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NOMBREUSES ILLUSTRATIONS HORS TEXTE. REPRODUCTIONS D'ŒUVRES ET PHOTOGRAPHIES PRISES A L'HOTEL BIRON ET A MEUDON. AVEC DES COMMENTAIRES

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EDITIONS JULES TALLANDIER

75, RUB DAREAU, 75, PARIS (14*) = Tous droit! r«s<rv«s.

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University of Ottawa

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IL A ETE TIRE A PART, DE CET OUVRAGE :

20 exemplaires numérotés de i à 20 sur papier du Japon, des manufactures Impériales.

20 exemplaires numérotés de 21 à 40 sur papier Hollande, de Van gelder-Zonen, d'Amsterdam.

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NOMBREUSES ILLUSTRATIONS HORS TEXTE, REPRODUCTIONS DŒUVRES ET PHOTO- GRAPHIES PRISES A L'HOTEL BIRON ET A MEUDON. AVEC DES COMMENTAIRES

GUSTAVE COOUIOT

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DEUXIÈME EDITION

ÉDITIONS JULES TALLANDIER

75, RUE DAREAD, 75, PARIS (l4«) Tout droit i ristrvJi.

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Copuruililoi/JulesTallandierlOIS.

reproduclioa réservés pour lous pays.

PORTRAITS DE RODIN

CONSIDÉRONS certains de ses portraits à ce jour. Hommes de lettres, peintres et sculpteurs ont représenté Rodin à leur façon ; et elle n'est pas souvent excellente !

Aussi bien, il ne fut guère possible de fixer littérai- rement, ou par le modelé ou par la couleur, une person- nalité aussi touffue et aussi complexe que la sienne ; et l'on n'a guère pu, même après une étude appro- fondie, qu'en inscrire que des aspects, qui sont bien- tôt devenus, cependant, pour la plupart des gens, de suffisants « clichés ».

Il sied, néanmoins, de parler de quelques-uns de ces portraits, au moins des plus connus, eu commençant par deux portraits « Littéraires », également curieux.

Le premier, ^I. Léon Riotor l'a signé. Ce critique d'art et ce bon poète nous dit :

« L'fiomme vient à vous, les vêtements taches de plâtre, hésitant et timide. Une médaille de Ringel le montra, les cheveux drus, la barbe flavescenie, l'œil naïf mais positif. Le front est puissant, le nez inquisiteur, le bas

LE VRAI RODIN

du visage noj^é dans sa lourde barbe, sur une de « ces « fortes encolures aimées de Balzac (ceci emprunté « à M. Daniel Baud-Bovy), qui unissent plus intime - « meut le cœur au cerveau ». // a des étonncments bon enfant. Le buste un peu épais, tel que le révèle ailleur s W^^ Claudel, trapu et tranquille, son geste a de la force. Vous examinant sans que vous vous en doutiez, il prend des notes, et prolongeant les contemplations silencieuses, vous écoute volontiers sans vous entendre. Ses yeux ont des abîmes lointains. »

Ici, je fais tout de suite une confession, dont M. Léon Riotor, je l'espère, ne me gardera pas rancune.

J'ai cru devoir souligner les phrases qui relèvent évidemment de la Littérature, ou plus exactement qui pourraient convenir à un tout autre artiste que Rodiu.

D'autre part, il est étonnant de voir que M. Riotor s'en rapporte à une médaille de Ringel, pour commencer la « description » du maître qu'il admire ; car cette médaille est notoirement incomplète, et, ce qui est plus grave, banale.

Il y a bien aussi cette phrase : les vêtements tachés de plâtre, qui fera un peu sourire ; car elle est trop conven- tionnelle ; mais, j'en conviens, cette phrase aide beau- coup à camper un portrait qui s'adresse surtout à la majorité des visiteurs dos Salons.

Voyons, maintenant, le second portrait littéraire.

Celui-ci a pour auteur M. Gustave Geffro}', l'éminent critique d'art, qui dirige avec tant de clairvoyante intellicrence la manufacture des Gobelins.

PORTRAITS DE RODIN

Voici ce portrait tout au long : « L'homme, il est devant vous, les vêtements tachés de plâtre, (qu'il me soit permis de souligner encore certaines phrases !) les mains poissées de terre glaise. Il est petit, trapu et tranquille. Tous les traits du visage apparaissent à la fois, car tous ils sont caractéristiques. Entre les cheveux coupés court et la longue barbe qui descend à flots blancs sur la poi- trine (évidemment ceci remplace 1 epithète flavescente, soulignée plus haut) , un visage fin, passant du distrait au soucieux, et du soucieux au souriant, se masque de préoccupations et s'éclaire de joie paisible et de sérénité silencieuse. Le front, un peu mystique et vaguement ogival, mais très étendu et bien bossue, est fait pour enclore et pour sceller des pensées nombreuses. Le nez droit achève un profil comme les profils de moines sculptés aux portails des cathédrales. Mais ce moine paterne et subtil est armé de volonté ; hanté dans sa cellule d'artiste par les inquiétudes et aussi parles certi- tudes modernes. Le regard et la voix sont dans un accord rare, regard aigu et brillant, qui rassemble la lumière et la couleur bleu pâle de l'œil, voix douce, intime, pénétrante, avec un étonn:ment bon enfant et un rien de causticité toujours présent datis le rire. »

Le portrait, certes, est achevé; et il tient, celui-ci, et de la Littérature et de la Sculpture.

M. Léon Riotor. le premier, l'a fort goûté ; car il lui a beaucoup emprunté ; mais cela ne gène pas, cela précise, au contraire, et fixe davantage le « cliché » dans les mémoires paresseuses.

LE VRAI RODIN

On a lu encore que Rodin « avait », quand il apparut à M. Geffroy : les vêtements tachés de plâtre, les mains poissées de terre glaise ; mais ce détail, abon- dant, est peut-être, somme toute, utile, pour bien se représenter un sculpteur, même illustre !

Quoi qu'il en soit, si nous confrontons ces deux portraits, ils nous permettent de retenir des points principaux, assez importants, ma foi ! pour dresser « le portrait littéraire » de Rodin.

Aussi bien, du reste si l'on s'imposait l'affligeante corvée de débusquer d'autres portraits de tant de gazettes et de revues, l'on aurait bientôt à endiguer un tel flot de sottises et de jugements ridicules, que la tâche serait au-dessus du plus extraordinaire courage !

En effet, de cet homme si simplement épris de son travail, si simplement admirable statuaire, n'a-t-on pas osé écrire qu'il était thaumaturge, apôtre et mage, et bien d'autres choses encore ? et, bien entendu, ce sont surtout les femmes dites de lettres qui se sont hysté- risées à le recouvrir de ces absurdes et niaises louanges.

Et ce n'est pas tout ! Ont-elles, en effet, assez multiplié les conférences consacrées à Rodin, pour ne rien dire, pour rabâcher les plus déplorables « ponts- neufs », pour arriver à détourner du grand statuaire de pacifiques auditeurs, ahuris par tant de propos jetés à tort et à travers !

Dans ces conditions, il est donc tout à fait indiqué de s'en tenir aux deux portraits qui résument, au fond, tout ce qu'il est nécessaire de connaître, pour l'instant, du moins.

PORTRAITS DE RODIN

D'ailleurs, il y a maintenant les renseignements fournis par les peintres et par les sculpteurs.

Examinons-en donc quelques-uns.

Je me bornerai aux portraits que Rodin, fidèle à ses amitiés, conserve en sa villa de Meudon, et que, de con- cert avec Karl Boès, nous eûmes le plaisir de reproduire, en 1900, dans un numéro spécial de la Plume.

Le premier portrait en date est un portrait de jeunesse, par Bamouvin.

H est sommaire et fruste, sans indication véritable. C'est un Rodin sans moustache et sans barbe. Ce Bar- nouviu était un 'peintre consciencieux, mais peu habile. C'est une œuvre exécutée par un Holbein de hameau.

En 1882, Alphonse Legros, l'excellent peintre-gra- veur français, retiré^ et mort à Londres, a fait, lui, un portrait plus ^substantiel, et, heureusement, plus vivant.

C'est un profil brutal et fort, tenace et résolu. Une très belle œuvre ! Néanmoins, ne la confrontez pas avec le portrait écrit par M. Léon Riotor : vous seriez déconcerté.

Certes, il y a des années d'écart entre ces deux verdicts ; mais l'un n'est pas du tout contenu dans l'autre. Je ne veux pas rechercher lequel des deux s'est trompé ; mais celui-là, il s'est trompé singulièrement.

Eugène Carrière, on s'y attend, a portraituré aussi Rodin. Car Carrière était hanté, comme Pierre Petit, du désir de portraiturer tous les gens notoires ou sur le point de l'être.

LE VRAI RODIN

En dehors de ces gens-là et de sa famille, rien, à peu près, ne l'intéressait.

C'est pourquoi la plupart des critiques et tous les « amateurs d'art » n'ont point] manqué de répéter à satiété qu' « il était un peintre de forte culture » !

Eugène Carrière s'est donc attaqué à Rodin, même plusieurs fois. Il y a un portrait peint et une lithographie : Rodin de face, et Rodin, dans un clair-obscur, mode- lant une de ses œuvres.

I^e Rodin de face est une interprétation hors de toute mesure. Aucune ressemblance ph3-sique ou morale. Une effigie peinte avec virtuosité, sans aucun doute, avec beaucoup de profondeur ; mais rien de Rodin, très certainement !

La lithographie, elle, est plus proche de la vérité. Elle comporte un intérêt dramatique à peu près suffi- sant.

C'est un Rodin volontairement nuageux, toutefois, dont la main en avant est sans anatomie puissante. C'est une image qui plaît ; mais, pour l'admirer vraiment, il ne faut pas trop connaître le maître, autrement rageur au travail.

Trois tentatives picturales restent, puis un dessin tout à fait louable qu'a signé J.-F. Raûaëlli et un por- trait de Rodin par lui-même.

lya première des trois huiles est de ce peintre exo- tique qui a considéré la peinture comme un flux d'humeurs coloriées : elle est de John Sargent qui revit, aujourd'hui, dans ce pommadin de la mode qui se nomme Boldini.

PORTRAITS DE RODIN

John Sargent a représenté Rodin de telle façon que c'est, à coup sûr, un outrage à l'amitié.

Les yeux sont mornes et tout le visage est languissant. C'est une peinture faite comme après une nuit de veille, une gageure !

Par contre, M. Jean-Paul Laurens, qui personnifie si parfaitement par sa Milgarité l'Institut, a vu en Rodin un ascète au visage émacié, aux yeux battus de fièvre dans des orbites trop creuses.

Pour qui a vu, réellement vu Rodin, si vivant, si fort, si alerte toujours, il est bien impossible de croire à la sincérité d'un tel portrait.

Enfin, la troisième de ces tentatives.

Elle est, heureusement, celle-ci, d'une fantaisie supé- rieure.

Elle représente un Rodin coiffé d'une calotte franque, et elle compose le simple détail d'une frise, que le Pan- théon, avec tant d'autres laideurs, hospitalise. J'avoue, pour être juste, que l'on reconnaît mieux ses voisins Gambetta et Clemenceau. Ce dernier est même représenté ici tel qu'un parfait Tartare.

Voyons l'apport des sculpteurs.

D'abord, le buste exécuté par M^^^ Camille Claudel.

Ce buste, qui a été très inspiré par Rodin des parties de modelé, à dire vrai, le laissent croire n'est pas, néanmoins, autrement impressionnant.

Il réédite l'air morne que M. Jean-Paul Laurens a si bien figé dans son portrait.

Assurément, après l'avoir considéré bien souvent.

10 LE VRAI RODIN

je n'ai jamais retrouvé dans ce buste « le front un peu mystique et vaguement ogival >>, qui est une des trou- vailles littéraires du portrait écrit par M. Geffro}' ; et non plus « ce profil comme les profils de moines sculptés aux portails des cathédrales » !

Jules Desbois a modelé également un buste d'après Rodin ; mais, malgré de nombreuses séances, il ne s'en déclara point satisfait ; et, cependant, Desbois est un habile sculpteur, qui a signé maintes fois d'admirables bustes.

Rodin, « très complaisant modèle », a posé encore devant d'autres modeleurs ; mais il est plus décent de ne pas même mentionner ces vaines tâches. Rodin par Dalou, voilà quel était le buste à faire ! Mais les deux amis se séparèrent, désunis, comme je le dirai plus loin, par la commande du Monument à Victor Hugo.

I^es autres portraits de Rodin, il me reste à consi- dérer celui que J.-F. Rafïaëlli a dessiné pour la Revtie illustrée; et le portrait de Rodin par lui-même.

A vrai dire, le premier de ces portraits est très près du modèle ; il le certifie à l'époque il fut exécuté.

L'attention qu'apporte ici le sculpteur à modeler une petite figure, posée sur une selle, est autrement attachante que le geste flou qui caresse, dans la litho- graphie de Carrière.

On voit un Rodin méditatif, attentionné, très soli- dement campé malgré le flottement de la longue blouse de travail.

Le profil est nettement vigoureux ; le front est têtu.

PORTRAITS DE RODIN

un peu bas ; il bute presque contre la statuette. Il y a l'achamement du créateur; tout ce dessin est volontaire, tendu.

C'est un des meilleurs de la bonne douzaine d'excel- lents portraits que Raffaëlli a réalisés d'après certains de ses amis.

En attendant la véritable effigie d'aujourd'hui, c'est, à la date d'hier, une vivante et caractéristique phy- sionomie de Rodin.

Mais, certes, le portrait de Rodin par lui-même est le plus curieux.

C'est un dessin au crayon, tout à fait significatif, et qui fait partie aujourd'hui de la très belle collection de M. Olivier Sainsère, le conseiller d'Etat.

Ce portrait représente Rodin de face, vers la cin- quantaine. Il est divisé en deux parties très nettes : lumière et ombre. Le caractère en est violemment marqué; et le regard est bien celui d'un visionnaire ardent.

Ce dessin est tout désigné pour le ]Musée du Louvre. Il y prendra sa place au milieu des plus merveilleux dessins de maîtres.

Maintenant et pour en terminer ! faut-il dire un mot des portraits de Rodin, livrés par tous les photo- graphes du monde ?

Ma foi ! ces choses-là, nombreuses pourtant, contien- nent trop, en général, de maladroites retouches. Je passe aussi sous silence bien d'autres essais stupéfiants en exceptant toutefois, j'y pense, un intéressant profil de Rodin, dessiné par M. Loys Delteil ; et, ceci dit.

12 LE VRAI RODIN

qu'on n'attende pas de moi, à présent, le portrait du vrai Rodin.

Et voici pour quelle raison : parce que, tout simple- ment, je crois qu'il est tout à fait impossible de le faire. On ne résume pas en quelques lignes, et même en un livre qui ne se peut accompagner de lettres, de sou- venirs intimes, de mémoires au jour le jour une telle personnalité !

Est-ce donc par désir de mystification que j'ai écrit, sur la couverture de ce livre : Le vrai Rodin ?

Assurément non ! Je voulais et je veux seulement faire entendre ici que, toutes les fois que j'en aurai l'occasion, je chercherai à donner des notes prises à bon escient; je fixerai quelques points jusqu'à ce jour imprécis ; et je ne chercherai pas autre chose ! J 'estime que c'est une tâche suffisante, pour le moment. Plus tard, quand on pourra tout raconter, il sera alors pos- sible, vraiment, à celui-là qui sera bien renseigné, d'écrire un livre plus attachant, certes, que tous les romans du monde !

Cela affirmé, me voilà à l'aise. Je ne vais écrire, con- cernant le vrai Rodin, qu'une manière d'esquisse, que, plus tard, on « augmentera », comme on dit en argot de sculpteur.

Oh ! je le dis d'avance : c'est alors que beaucoup de légendes et de racontars se multiplieront ; car nul n'est plus accueillant que Rodin. Et qui, en conséquence, l'aj-ant approché, ne voudra inventer sur lui son anec- dote ?

Evidemment, il y aura beaucoup moins à dire sur un

PORTRAITS DE RODIN 13

Degas, un Claude Monet ou un Renoir ; car ceux-là, ils ont défendu leur porte ; et personne n'osera se vanter d'une « intimité », qui serait risible aux yeux mêmes des moins informés.

En effet, on se répète des mots cruels de Degas ; on commente plus ou moins utilement l'œuvre de Renoir et celle de Monet ; mais c'est tout ! Quand on veut en raconter davantage, on reste interdit !

Rodin, lui, au contraire, a cru au monde (mais Velaz- quez, Rubens, ont été, eux aussi, des artistes de ce genre); son extrême politesse lui a fait perdre du temps à rece- voir, à assister à des banquets et à des fêtes qu'on lui imposait ; et, certes, l'on ne peut pas avancer que cela lui a mal réussi, puisqu'il est devenu une sorte de héros univ^ersel.

Et qu'avons-nous, au bout du compte, à y voir ?

Mais, d'ailleurs, il n'a pas rencontré que des impor- tuns ! il sait qu'il peut compter sur des amitiés sincères.

C'est de l'une d'elles que je voudrais parler tout de suite ; car elle est, celle-là, pour Rodin, sans limite.

M , appelons-le Dupré, par exemple..., M. Dupré,

donc, est un avisé dilettante, que le tout-Paris artiste recherche.

Oh ! je n'ignore pas que ce mot : dilettante, ne con\âent guère à cet homme qui s'est jeté avec frénésie dans les ateliers de tous les véritables artistes. Dilettante, c'est presque, aujourd'hui, un terme injurieux. Hiiysmans en a fait le divertissant procès que l'on sait, dans Certains. Un dilettante, c'est, en somme, le plus cuistre des amateurs.

14 LE VRAI RODIN

C'est fort bien ! Mais M. Dupré a commencé par être un grand voyageur, à aimer les prodigieux spectacles maritimes, avant que de se réfugier à Marseille, il y a encore de la mer admirable ; et c'était entre ses congés d'autrefois qu'il venait à Paris, qu'il visitait un atelier, puis un autre ; qu'il achetait, toutes les fois qu'il le pouvait, estimant avec raison que les meilleurs éloges à un artiste consistent surtout dans l'achat de l'une de ses œuvres.

Et cette enviable vie a duré longtemps, errante d'Angkor au Japon, ou des Indes au Brésil. Bien sou- vent, de quart sur son bateau, M. Dupré rêvait.

Il rêvait à la Beauté, à de belles peintures, à de belles sculptures, à de beaux livres; et, vite, dès qu'il débarquait à Brest, à Cherbourg, à Marseille, ou à Bordeaux, il accourait à Paris, près de vous : Desbois, Charles Maurin ; et, pour le bouquet, il allait rendre visite à Rodin.

Il trouvait qu'on n'accordait jamais une justice assez complète à ce statuaire. Il vous enflammait de ses propos. Il inventait chaque jour des termes colorés pour le glorifier.

Je me souviens ainsi d'une réunion au Café de Fleurus, qui dégénéra en tumulte.

Comme certains des assistants vantaient ce soir-là l'Ins- titut, et toute la sculpture fléchissante. M. Dupré se leva, magnifique, et, pendant plus d'une heure, il pérora, ana- thématisant, avec des mots convaincants, tout le labeur si inconnu aujourd'hui des Thomas et des Dumont, alors professeurs à l'Ecole des Beaux-Arts.

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PORTRAITS DE RODIN 15

Ce fut lyrique et ce fut superbe. Puis, le discoureur loua Rodin.

Une entière gratitude nous étreignait, nous, encore dans les ateliers, pour tant de beauté expliquée avec cette ferveur.

Rodin, ce soir-là, nous fut commenté, expliqué, im- posé avec une force et un courage expressifs.

C'était le temps, précisément, l'Age d'airain s'oxy- dait dans une petite allée du jardin du Luxembourg. On avait placé cette statue au hasard; à l'Adminis- tration des Beaux-Arts, il ne faut pas en demander trop !

Pour une troisième médaille au Salon s'exclamait-on à l'Ecole et à l'Institut c'était certes une trop belle place !

La Velléda, de Maindron, et le Roland furieux, de Jehan du vSeigneur, « œuvres pourtant bien supérieures à \'Age d'airain ! » n'avaient pas été aussi bien traités ; et il y eut, je me souviens, à l'Ecole, une pétition pour demander l'enlèvement de cet « homme nu, si manifeste- ment incompréhensible, qu'on l'avait appelé successi- vement le Soldat blessé, le Réveil de l'humanité, VAge d'airain » !

Pauvre Jardin, pauvre Musée du Luxembourg, que de sottises ils entendaient alors !

Je me rappelle également qu'un de nos professeurs daignait nous conduire lui-même au Musée, pour tâcher de nous imposer l'admiration des œuvres de Bonas- sieux et de Dumont. Falguière, si sage pourtant et bien que professeur à l'Ecole, était, par contre, tenu en

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moindre estime. S'il ne faisait pas de la meilleure sculp- ture que ses collègues, il en pressentait une autre ; c'était suffisant pour lui attirer des sarcasmes.

Sou Jeune chrétien blessé ralliait, seul, quelques parti- sans.

Un détail technique : par haine de Rodin, on ne se contentait pas de laver la terre pendant l'exécution de la figure de la semaine, on la lavait encore quand on la jugeait terminée ! Le cliché : « Rodin modèle avec des trous ! » date de ce temps-là.

Ah ! l'on n'en était pas à une sottise près !

C'est avec M, Dupré que, pour la première fois, j'ai visité l'atelier si honni de la rue de l'Université, par une belle matinée de juin, avec du soleil plein la cour du Dépôt des Marbres.

Tel que m' apparut Rodin, M. Gustave Geffroy, aux premières pages, vous l'a dit, tenez !... Toutefois, je ne crois pas que, de ma première visite, j'aie retenu une si complète description physionomique.

Heureusement, M. Dupré parlait.

Il avait, à propos d'une petite figure, entamé un dis- cours sur les temples cambodgiens ; et, intarissablement, il bavardait.

Rodin l'écoutait en souriant, et en hochant la tête ; il avait l'air de s'intéresser extrêmement à ce que son ami disait ; mais, comme le discoureur ne tenait pas en place, tournant sans cesse autour des selles, menaçant peut-être pour les plâtres posés dessus, Rodin le suivait, les bras tendus, pour protéger ses œuvres.

J'étais, moi, un peu interdit, et je redoutais une catas-

PORTRAITS DE RODIN 17

trophe : une figure tombant quand même, ou M. Dupré chancelant sur une terre fraîchement modelée.

Heureusement, tout se passa sans encombre.

Dans un second ateher, la Porte de V Enfer se dressait.

C'était elle surtout qui attirait les visiteurs.

On la venait voir comme une des merveilles du monde ; et elle justifiait ce que l'on en racontait.

Par la porte ouverte de l'ateher, le soleil entrait à pleins rayons et baignait les petites figures, accro- chées après la Porte, ou amoncelées pêle-mêle à sa base.

Et il y avait une autre damnation éparse dans l'ate- lier : des corps prostrés, des jets éperdus de bras, des dos bombés par l'effort, toute une mythologie réalisée avec une passion désordonnée.

Rodin, au milieu de cette œuvre poignante, se tenait maintenant sans un geste, M. Dupré ayant arrêté sa marche.

Et Rodin pouvait parler, à présent ; il expliquait des choses menues, la voix paisible, hésitante.

Il n'avait pas de révolte quand son interlocuteur lui parlait des batailles anciennes, et de toutes celles qu'il devrait encore livrer, parce qu'il était Rodin, simple- ment.

Il avait l'air, d'ailleurs, d'être parfaitement sûr de les gagner, ces futures batailles.

Mais ce n'était pas le fait d'une résolution exprimée par le verbe et par le geste ; même pas une affirmation volontaire, précise.

Rodin, tout naturellement, sans exprimer un mot à ce

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l8 LE VRAI RODIN

sujet, croyait c'était visible ! en son obstination têtue, à sa patience qui caractérise, à n'en pas douter, la meilleure forme de son génie !

Je ne pense pas m'être trompé en comprenant ainsi son impassibilité souriante, devant les propos de son ami. Il se sentait fort, résolument, placidement. Il n'avait pas besoin de l'affirmer à haute voix, à quiconque. Il suffisait qu'il se le répétât pour lui, au profond de lui, à voix basse.

Et il comptait aussi beaucoup sur sa politesse.

Après bien des épreuves, elle est restée entière.

Alors, tous les samedis, rue de l'Université, ses ateliers étaient ouverts aux visiteurs.

Ils ne lui manquaient pas.

Il a nettement préparé son succès à l'Exposition de 1900, en accueillant tous les Américains, tous les Alle- mands, tous les Italiens, tous les Anglais, et jusqu'aux Scandinaves les plus exigeants.

Il avait eu cette sagesse de ne jamais se mêler aux parlottes de café. Il n'allait point dans les tavernes d'artistes. Il se tenait soigneusement à l'écart des « scul- ptiers » de l'Institut ou d'ailleurs, qui déversaient à pleins tombereaux, sur les places de Paris, les encom- brants amas de leurs productions.

Aux premiers jours de la Société nationale des Beaux- Arts, on l'avait vu, cependant, assister aux opérations du Jury. Cela dura peu.

Aujourd'hui, il ne s'y rend plus. Ce bref stage d'écœurement lui suffit .

Il n'éprouve même plus d'intérêt à lutter contre la

PORTRAITS DE RODIN 19

jalousie épileptique de certains membres du Jury ; et surtout contre ces louches conspirations, chuchotées dans de tristes conciliabules et que l'arrivée du scul- pteur Desbois, qui a toujours défendu Rodin avec cha- leur, coupe d'un brusque : « Taisons-nous, voilà Des- bois ! »

Piètre Société nationale, si amputée, en vérité, si débile qu'elle ne vit plus que de l'afflux du sang étranger !

]\Iorne Société nationale où, en effet, les Suédois, les Moldo-Valaques, les Siamois, les Patagons abondent !

Lamentable cohue qui n'a pas su se donner des chefs tels que Degas, Renoir et Claude Monet !

Du reste, Rodin n'expose plus que de temps en temps dans la vaste et froide rotonde de cette bâtisse, que notre République si athénienne a prétentieusement appelée : Le Grand Palais !

C'est que, plus que jamais, il se rend compte qu'il demeure un extraordinaire barbare parmi la horde des exposants ; et il a entendu tant de sottises autour de ses fragments de statues, qu'il persiste à montrer ainsi que d'irrécusables témoignages d'incomparable modelé !

Comme tout se décroche et tombe, pourtant, malgré les armatures intérieures; comme toutes les statues sébacées fondent et coulent, dès qu'une main seulement, modelée par Rodin, apporte ici la \'ie frémissante! Une de ces mains dont Gustave Kahia a pu dire :

« Rodin est le sculpteur des mains, des mains furieuses, crispées, cabrées, damnées. En voici qui se tordent comme pour saisir le \àde, le ramasser et le pétrir, en

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faire comme une boule de neige et de guignon à jeter sur le passant heureux ; en voici une formidable, qui rampe, violente, sillonnée de crevasses, avec un mouvement forcé de tentacules, avec un mouvement comme d'une bête forcée, éclopée, marchant encore vers un invisible ennemi sur des moignons sanglants; en voici une qui s'écrase sur une surface lisse et vide, d'une pesée décidée, d'un agrippement inutile, les doigts glissant sur le vague comme l'argument d'innocence sur la cervelle du bour- reau. Une autre semble encore tordue d'un violent eJBFort pour retenir de l'or, une femme, une vérité, renoncer et laisser s'envoler la bulle irisée, et souffrir et trémuler encore de l'effort qui la contracte. »

Mais cela, je le sais, ne barre point les propos stupides ; fait surgir, au contraire, des anecdotes niaises, des racontars épuisés ; et des dos s'arrondissent, et des épaules se soulèvent, convulsées ; et des bouches, aux dents mauvaises, se contorsionnent : c'est la foule des « sculptiers » qui ricane !

Rodin entend ; il passe, impassible.

Il songe à sa sculpture, à son travail qu'il va reprendre tout à l'heure ; et, lui aussi, il sourit ; mais autrement !

Voilà un des aspects du vrai Rodin !

OPINIONS

DAXS l'abondante moisson de gloire qui fut en- grangée pour Rodin, et un louable froment se mêle si souvent à l'ivraie, je vais choisir quelques gerbes, reliées entre elles par le même lyrisme un peu désordonné, qui fit s'élever, en riposte, tant de haines furieuses et tant de sottes injures. Mais, aussi bien, cette petite moisson-là, faite sur l'autre, sera précieuse : elle contiendra, à peu de chose près, tout le meilleur de ce qui fut récolté pour Rodin ; et il est utile de montrer ce meilleur-là par parties : on ne montre jamais assez les choses essentielles.

Le plus modéré et le plus exact des articles, un cri- tique judicieux, M. Raj-mond Bouyer, l'écrivait en juil- let 1900. Il disait, en substance :

« Rodin ! C'est un souvenir aussi de la Renaissance qui nous assaille, aussitôt que nous abordons son œuvre, un souvenir de la salle claire de notre Louvre les Deux captifs de Michel- Ange jettent leur soupir ou leur cri, de chaque côté de la Porte monumentale : ces deux âmes en exil sont les aïeules de ce génie déconcertant et

24 I^E VRAI RODIN

grand. Du bloc jaillit l'être qui se tord ou la pensée qui sommeille. Rodin réalise tardivement le romantisme de la statuaire : quelques natures l'avaient entrevu, Rude, Clésinger, Carpeaux, Barye ; aucun artiste n'avait été plus résolument farouche, aucun n'avait encore violenté plus audacieusement la forme pour en extraire de l'âme. C'est ainsi qu'il faut envisager l'art fruste et mouvant de Rodin.

« Entre Phidias et Rodin, entre l'antique pur et le moderne idéal, tout un abîme ; un abîme s'engouf- frent sans espoir les damnés de la Porte de l'Enfer, s'avancent héroïquement les Bourgeois de Calais, Balzac profile sa silhouette informe, hardiment vraie, moliéresque ou shakespearienne. Le romantisme, avec Stendhal, avait prévu cette crise de la plastique qui chercherait à « dépasser « l'antique ou tout au moins à créer, tout autrement que lui, de la vie par de la forme. A la statuaire païenne, qui aurait pu dire avec le poète :

Je hais le mouvement qui déplace les lignes; Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

la statuaire ultra-moderne peut répondre avec roman- tisme, avec le sombre accent de la matière dure :

Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme, C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans ;

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel- Ange...

« C'est la « sculpture pittoresque », de\'inée par Baudelaire, qui tourmente le bronze et le marbre, opi- niâtrement, qui fouille les portraits et les bustes, qui

OPINIONS 2=;

s'essaie dans les dessins en couleurs ou dans les pointes sèches, gravant les traits de Victor Hugo. C'est l'affir- mation du moi contemporain. En 1855, Gustave Courbet, avenue Montaigne, en 1867, Edouard Manet, avenue de l'Aima, s'isolaient pour manifester leur volonté ; en 1900, de même, Auguste Rodin.

« Je relis ces lignes (termine M. Raymond Bouyer) et j'ensuis mal satisfait, ce qui est fort naturel, puisqu'elles émanent de moi-même... J'en lis d'autres, qui ne me satisfont guère davantage... Rodin me semble toujours méconnu non seulement Rodin portraitiste, mais Rodin créateur méconnu surtout par ses fervents : c'est que, en haine des « maçons » qui ne parlent que de modèles, d'ébauchoirs et de chiffons mouillés, les lettrés sont devenus intransigeants à leur tour ; en haine de la cuisine de l'art, ils en ont exagéré la métaph3'sique ; ils n'ont pas assez spontanément compris Rodin sta- tuaire, qui fait palpiter des plans éloquents. »

C'est net, n'est-ce pas ? C'est, en tout cas, tout le procès des opinions qui vont suivre, et que, je le répète, j'ai cependant choisi parmi les préférables.

Oui, vous allez lire des mots, des phrases, et toute l'œuvre de Rodin sera encore à comprendre. M. Mir- beau, lui-même, si dur pour les critiques d'art, n'expli- quera pas, au fond, grand 'chose ; et pourtant son grand talent n'aura jamais été plus précis.

Mais, avant de citer quelques parties des divers ar- ticles que M. Mirbeau a consacrés à l'œuvre de Rodin,

4

26 LE VRAI RODIX

je voudrais exclure, du noble groupe des statuaires romantiques nommés par M. Ra^-mond Bouyer, l'indigne Clésinger,

Car, vraiment, ce dernier fut par trop un bricoleur éhonté, un extraordinaire « faiseur », ayant pratiqué sans pudeur le moulage sur nature ; et la seule chose, ma foi ! qui soit à retenir de lui, c'est cette amusante aventure :

Il avait obtenu la commande d'une statue équestre de François I^^", pour la cour du Louvre. Personnage très encombrant et très considérable, il réclame un jour l'armure de François I^^" pour lui servir de modèle. On la lui accorde. Des mois se passent ; on vient chez Clé- singer pour reprendre l'armure, qui a une valeur con- sidérable. Il ne l'a plus : il l'a mise au clou !

La statue équestre, du reste, eut un sort funeste. Installée, elle souleva de tels rires qu'on se décida à la cacher dans une cave.

Venons à M. Octave ]\Iirbeau. ]\lais qu'il soit bien entendu encore que je ne cite que des extraits d'articles ! M. Mirbeau, donc, a écrit :

« M. Auguste Rodin, qui est un des organismes céré- braux les plus souples et les plus vibrants que je con- naisse, curieux de tout ce qui \'it et de tout ce qui pense, homme de méditation et d'observation profonde, est, avant tout, un sculpteur, et, disons-le hardiment, un sculpteur païen. J'entends qu'il n'a qu'un culte, parce qu'il n'a qu'un amour : l'amour et le culte de la nature. La nature est la source unique de ses inspirations, le

OPINIONS 27

modèle sans cesse consulté par il cherche et atteint la perfection dans un art, difficile entre tous, auguste entre tous. Voir la nature, connaître la nature, pénétrer dans les profondeurs de la nature, comprendre l'harmonie immense et simple qui enserre, darus un même langage de formes, le corps humain et les nuages du ciel, l'arbre et la montagne, le caillou et la fleur, cela est donné à très peu d'esprits. C'est pour cela que M. Auguste Rodin est si grand, si multiple, si nouveau. C'est poni cela qu'il nous étonne parfois, et qu'il nous émeut d'une émotion si intense et si particulière. Il semble, en effet, que la nature sans doute parce qu'il l'a mieux aimée et mieux comprise que tout autre se soit complu à en faire le dépositaire de ses secrets jusqu'ici les mieux gardés. »

Non ! Rodin se contente d'être un admirable sta- tuaire ; et il n'en demande pas davantage. Du reste, c'est le maître lui-même qui répète volontiers : « La nature, nous n'y comprenons rien ! Elle fait tout sans notre collaboration. Nous sommes égarés au milieu du profond mystère qui nous environne ! »

Ailleurs, M. Octave Mirbcau s'exprime ainsi : « Tout ce qui est sorti du cerveau de Rodin et tout oe que sa main créa, idées et matière, pensées et formes, même le plus humble cherchement de sa plume sur des bouts de papier volant, même le plus rapide pétrisse- ment d'une esquisse dans la glaise, vaut d'être pieuse- ment conservé. Il importe que toutes les manifestations

28 LE VRAI RODIN

de sa pensée, linéaires ou plastiques, soient rassemblées, car elles sont un exemple de ce que l'étude constante, l'observation, la vie surprise dans le plus fugitif ou le plus familier de ses rythmes peuvent développer en un cerveau comme celui d'Auguste Rodin. Non seulement il est la conscience artistique et la plus pure gloire de notre temps, mais son nom, désormais, brille comme une date lumineuse dans l'histoire de l'art. De lui, part un style. Bn lui, commence une époque. Il est la source où, depuis vingt années, chacun vient retremper son inspiration. Tout en demeurant fidèle au culte, dans le passé, de la Beauté immuable, il aura été le grand réformateur de la statuaire, qui lui doit un modelé, un mouvement, de la passion, c'est-à-dire une plus intime communion de l'art avec la nature ou, si l'on veut, une plus com- plète, une plus virile possession de la nature par l'amour humain. Il est, peut-être, le seul parmi les sculpteurs de tous les temps dont l'œuvre révèle une compréhension universelle de la vie.

« Et il est toujours près |de la vie ; il est toujours dans la vie, dans le frisson de la vie, même quand il semble s'élever au-dessus d'elle, dans le rêve ! Nos inquiétudes, nos découragements, nos enthousiasmes, nos héroïsmes, nos passions, nos sensualités, il a tout tra- duit, tout exprimé, mieux qu'un poète, mieux que par des mots : par des formes. Il a été, tour à tour, le supplice et l'exaltation de la Volupté, la douleur de la Vie, la terreur de la Mort avec V Enfer, la voix de l'His- toire avec les Bourgeois de Calais, le fracas de l'Elé- ment avec Victor Hugo, l'Humanité multiple avec

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OPINIONS 19

Balzac. Et, avec VEnfcr, les Bourgeois de Calais, Victor Hugo, Balzac, il aura été toujours la Beauté. Esprit tumultueux comme un volcan, imagination grondante comme une tempête, cen'eau sans cesse au feu et dévoré de flammes, comme une forge qu'on n'éteint jamais, il est sage pourtant et prudent. Et, jamais, il ne lui arriva de chercher une expression de \'ie en dehors des lois primordiales et étemelles de la Beauté.

« Il sait (continue avec entrain M. Octave Mir- beau) que tout ce qui s'éloigne de la Vie est fallacieux et vaiif; et que rien n'est mystérieux de ce qui va demander de la lumière aux ténèbres, du mouvement au néant. Son sj'mbole est clair, parce qu'il est dans la nature comme la forme impérissable et une qui se répète des nuées du ciel à la montagne, de la montagne au corps de l'homme, du corps de l'homme à la plante, de la plante au caillou. Et c'est pour avoir compris ce prin- cipe unique du dessin, pour l'avoir toujours respecté dans son œuvre, que son œuvre nous émeut, nous étreint et nous subjugue plus que toutes les autres. Terrible et formidable, déchirant les chairs convulsées sous le fouet de la luxure et les morsures de la tentation, il est tendre aussi, et il est chaste, et nul n'aura fait rayonner du corps de la femme plus de grâce, plus de jeunesse et plus de caresse ! O cette chair blanche des statues, le marbre transfiguré s'anime, palpite, frémit et se soulève en mouvements d'hannonieuse respiration ; la chaleur de la vie, le mystère de sang, la fécondité du sexe gonflent les. seins ; chair réelle et parfumée toute la peau, alanguie et souple, tendue et pâmée, que

LE VRAI RODIN

la lumière caresse, que les ombres satinent, semble modelée par les doigts divins du créateur !...

« Et l'art de Rodin aura été d'autant plus haut, il nous aura donné d'autant plus de rêve que son métier aura été poussé à plus de perfection ! »

Cette fois, ce sont, n'est-ce pas, d'admirables et gran- diloquentes pages ? et il est impossible de louer mieux Rodin par-dessus Phidias, Michel-Ange et Puget ! Mais on sait que M. Mirbeau n'est pas l'homme qui loue à demi, quand l'envie lui en prend ; et cela enlève beau- coup d'influence à ses accès lyriques. Quelquefois même, il le renie, son lyrisme, à propos de tel ou tel artiste qui a cessé de lui plaire ; et alors il devient brutal, oublieux, maladroit. Mais Rodin garde sa haute estime, nous ne lirons donc jamais le contre-article qui eiàt été certai- nement, une fois de plus, un régal de mauvaise foi !

M. Gustave Geffroy est mesuré. Il a un bon sens assuré. Il ne manque pas non plus de lyrisme ; mais son lyrisme ne perd pas pieds et tête à tout instant. Il a écrit :

« Ah ! cette beauté de nature emmenée captive par les professeurs, qui la délivTera ?

« Rodin l'a délivrée. Dès qu'il vint, tout le monde comprit que quelque chose de grand, qui avait été oubHé, recommençait. Il ne pouvait pas nous rendre la sérénité antique, avec sa force et sa grâce, mais il nous a rendu la vie. Il a ressuscité la morte, il a retrouvé les secrets que cache la matière, le mystère de la chair et de la pierre, le frémissement universel. Parmi les froides figures qui semblent des moulages appauvris et des

OPINIONS 31

démonstratious d'académies, il a subitement installé la volupté, la passion, la vérité. A lui seul, il est notre Paganisme et notre Renaissance. Il nous a fait entendre de nouveau les chants joyeux et tristes que tout exhale, il a suivi Pan aux halliers des grandes villes, il restera grand et admirable pour avoir découvert en chaque femme la Vénus étemelle. »

Voici maintenant de la critique d'art à travers un tempérament de pur poète : M. Stuart-Merrill :

« il faut saisir, dit-il, l'instructive genèse des con- ceptions de Rodin, c'est dans cette admirable série de marbres à peine dégrossis, chefs-d'œuvre de science et de IjTisme, des croupes enflées et des mamelles dressées de femmes soulèvent, semble-t-il, le mystère dont elles se dégagent à peine, des lèvTes convulsées s'attirent en baisers créateurs, des membres, comme foudroyés, s'enlacent confusément en le tressaillement dernier du spasme. Toute la vie qui briile des atomes aux astres, tord, noue et contracte ces images de la douloureuse passion humaine.

« Car Rodin est un grand poète de la douleur, non pas de la douleur résignée qui se pUe en attitudes molles, mais de celle dont le front défie le del. Il est ainsi vrai- ment de son siècle, nourrisson de la science et enfant de la révolte. Il n'est ni assez ignorant pour être optimiste, ni assez faible pour être pessinùste. Il est, dans la pléni- tude de sa foi et la certitude de sa force, un mélioriste. Il a chanté à la gloire de l'homme infime et sublime le plus beau chant plùlosophique qui ait retenti depuis Pascal.

32 LE VRAI RODIN

« C'est aussi le poète de la passion, de celle qui crie et saigne et s'arrache la chair dans récroulement des mondes, et crache son désir par ses blessures, et lance l'insulte de ses poings et de ses cris jusqu'à la pure indif- férence des étoiles. Parfois, plus redoutable, elle se con- centre en le silence, et ne s'exprime que par la crispation intolérable des muscles. Des fronts écrasés contre des genoux, des bras enserrant des jambes, des dos bombés comme sous la chute imminente de la foudre, font alors penser aux frustes pages de William Blake.

« Disons même plus largement que Rodin est le poète de toute l'âme, depuis ses désirs qui soulèvent les pau- pières et font trembler les doigts, jusqu'à sa folie qui retourne les yeux et convulsé les pieds. Sa pitié est infinie comme son amour. Il se penche sur le corps humain comme sur une lyre que fait vibrer le soufHe des dieux. Et de son geste tranquille et sûr a germé ce peuple blanc, silencieux et immobile, qui perpétue dans le calme ou le tumulte de ses poses tout ce qui n'ose s'exprimer dans nos corps, de peur de les briser définitivement ou de les alanguir à jamais. Et vraiment l'Art, n'est-ce pas l'accomplissement dans la Vie éternelle de ce que nous n'osons essayer dans notre vie fugitive, c'est-à-dire la réalisation des espoirs apparemment impossibles de l'humanité ?

« Rodin, plus que tout autre artiste de ce temps, a ce sentiment religieux des destinées de l'Art. Il a cepen- dant peu cherché l'expression de la beauté définitive ; il s'efforce plutôt à la suggestion d'une beauté inachevée. Il a été ainsi amené souvent à sacrifier l'ensemble au

OPINIONS 33

détail, et l'on a même osé prétendre, devant certains essais, qu'il était plus \nrtuose que poète. Laissons aux ignorants un pareil jugement. Devant la gloire rayon- nante de son poème total, dont les strophes de marbre chanteront bientôt à la foule, la critique hostile se rendra d'elle-même à la toute-puissance de sa magie. Ne repro- chons pas à Rodin de n'avoir p>as réalisé l'idéal olym- pique d'un Phidias. Il est d'une époque, je viens de le dire, douloureuse et passionnée, et qui tend vers la beauté plutôt qu'elle ne la réalise. Il aura eu le mérite de ratta- cher aux traditions des plus grandes écoles du passé son oeuvre contemporain et encore gros d'avenir. Il est de ceux dont la main sans défaillance aura reçu des aïeux et transmettra aux descendants la torche sacrée. C'est un génie. »

Sans doute, il n'est pas question, on le voit, de la technique de l'art de Rodin ; et la conclusion de l'article de M. Raymond Bouj-er reste entière ; mais comment

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s'empêcher d' « enfiler des phrases » à propos de critique d'art? Mon ami regretté, Louis Mullem, qui a écrit les déli- cieux Contes d'Amérique, prétendait même que c'était l'unique fonction du critique d'art cette fonction que M. Mirbeau, critique d'art lui-même, devait appeler férocement, un jour, une « fonction de sinistre imbécile » !

Encore un article de poète. Il faut le donner tout entier ; car celui-ci apporte, c'est incontestable, des remarques positives et utiles :

« Si l'on recherche (dit M. Yvanhoë Rambosson) à

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34 LE VRAI RODIN

quoi tient l'incontestable supériorité de la sculpture grecque, des sculptures égyptiennes, assyriennes et de la floraison gothique, on s'apercevra que c'est à une connaissar.ce merveilleuse du modelé et du mouvement. I,a gloire d'Auguste Rodin est d'avoir, au prix d'un labeur consciencieux et tenace, retrouvé cette science à peu près perdue et d'avoir ainsi magnifiquement renouvelé la statuaire.

« Jean Dolent écrivait à Rodin : « Ribot a chez lui un « buste de vous. Il m'a dit : C'est beau comme une an- tique ». A côté de ce précieux témoignage d'un Ribot, que tiennent les vociférations des tombeurs de chefs-d'œuvre ! Ribot était un maître déposant son hommage, mais d'autres, plus jeunes, sentaient s'éveiller, devant les œuvres de Rodin, leur enthousiasme créateur. Rodin apportait au monde de l'art la vérité retrouvée. Son influence allait être décisive et Etcheto pouvait lui dire dans une de ses lettres : « Dans votre atelier, j'ai vu « clair ».

« Quel chemin Rodin avait-il suivi pour arriver à sa conquête ? I^e plus droit et le plus difficile. Il s'était con- tenté de marcher en homme tout simple au milieu des choses, s' efforçant de se pénétrer de la nature le plus sincè- rement et avec le plus d'intensité possible, persuadé que c'est de l'observation seule que naissent les conceptions inattendues et que le plus grand éducateur d'un véritable artiste, c'est lui-même. Dans le divin pressoir du monde, un vin toujours nouveau bouillonne pour qui tend inno- cemment ses lèvres.

« Rodin n'a pas cherché à être poète. Il a atteint la

OPINIONS 3S

plus haute poésie parce qu'il a voulu et su regarder, comprendre et copier honnêtement la nature.

« Ce dont tous les jeunes doivent se méfier, c'est de se laisser tenter par la sculpture littéraire. Il ne faut pas essayer d'exprimer une idée par des formes. Faites quelque chose, l'idée viendra ensuite. Rodin, travaillant devant la nature, en exécute tel ou tel aspect et c'est seulement alors qu'il baptise la figure nouvellement créée. Les critiques d'art viendront dire que le sculpteur à voulu exprimer ceci ou cela. C'est faux. Ce qu'ils ont trouvé dans l'œuvre y est puisqu'ils l'ont vu, mais d'autres y verront autre chose et l'on peut presque dire que la grandeur d'une manifestation sculpturale est en proportion de la force et de la quantité des idées qu'elle évoque sans qu'aucune idée particulière et préconçue ait présidé à son propre enfantement. Ce ne sont donc pas les idées génératrices des formes ; ce sont les formes qui sont génératrices des idées.

« Une seule chose compte en sculpture, exprimer la vie et on ne l'exprime que par le modelé. Une belle statue vit comme un être vivant. Elle est différente selon l'angle on la voit, selon le jour et selon l'heure. Les expressions changent et glissent sur son visage et sur ses membres selon le jeu des lumières et des ombres. Et c'est la seule observation des volumes qui donne à ce jeu un aspect naturel et régulier. Les valeurs de volume pré- cises donnent des ombres blondes. Les duretés ne naissent que de faux rapports. Tout consiste donc en un modelé puissant devant la nature et à situer exactement les masses.

36 LE VRAI RODIN

« C'est à quoi Rodin donne toute son application. Puis il reste des mois à étudier le mouvement d'un visage car un visage a un mouvement et lorsqu'il s'est suffi- samment documenté, il exagère un peu ce mouvement et amplifie légèrement les formes pour en augmenter le caractère. (C'est ce qu'il a de commun avec Michel-Ange, dans une beaucoup plus grande diversité de vision.) Ce faisant il interprète et si dans cette interprétation il est entré, à la longue, une part de conscience et de rai- sonnement, il y entre beaucoup plus encore d'incons- cience.

« Rodin part de la nature et d'instinct il la transpose. Lors même qu'il croit rendre le plus rigoureusement et avec le plus profond respect la nature, il se trompe, et c'est tant mieux, car s'il amplifiait de parti pris, il serait davantage sujet à l'erreur. Tandis qu'il fait vrai puisqu'il reproduit ce qu'il voit. Ce qui constitue un grand artiste, c'est justement ce que sa personnalité ajoute à la vision commune sa7is qu'il s'en rende compte. « Tout ar- « tiste, qu'il le veuille ou non, a dit Jean Dolent, interprète «et c'est bien; ce qui est mal, c'est de préméditer l'inter- «prétation. » Et c'est peut-être le secret de la force de Rodin qu'il s'efforce toujours vers l'expression de la nature contre son propre tempérament, ce qui établit l'équilibre désirable entre la nature telle qu'elle est et la nature telle qu'il la voit.

« Comme tous les grands (ajoute j\I. Yvanhoë Ram- bosson), comme Puvis entre autres, qui fut -beaucoup plus influencé par le naturalisme qu'on ne le croit et qui s'est toujours très sincèrement défendu d'avoir

OPINIONS 37

voulu mettre du mystère dans ses fresques, Rodin a tou- jours amoureusement considéré les aspects de la vie et des choses, travaillant âprement à en réaliser la beauté. Certains morceaux de ses œuvres regardez le nez du buste de Falguière sont poussés aussi loin qu'il est possible de pousser. C'est cette patiente recherche de la vie dans le détail qui compte. A côté de cela, l'imagination pourrait se donner carrière sans rien gâter. Qu'importe que l'on fasse une tète avec des ailes, par exemple, pour^Ti que ces ailes soient bien attachées, selon les lois naturelles. \'oilà ce que n'ont pas compris des artistes méritants et chercheurs, mais manquant parfois de savoir, parmi lesquels il y en a d'aussi nobles et d'aussi intéres- sants que M. Odilon Redon.

« Devant le modelage en plâtre du buste de Rochefort, le sculpteur belge Vincotte s'étonnait que l'on n'y puisse discerner la trace du doigt et, comme quelqu'un expli- quait que Rodin lavait sa terre, il s'écria : « Pour oser cela, « il faut que ce soit rudement construit ! » En effet, cette sûreté dans la construction donne au modelé de Rodin toute sa vigueur et fait que ses sculptures, comme celles des antiques, crachent la lumière. Elles accrochent l'atmosphère ou plutôt elles ont une atmosphère person- nelle qui les suit et forme en quelque sorte le vêtement mystérieux de la vie dont les a dotées le sculpteur.

« Ce dernier sait si bien ce qui est nécessaire à une œuvre pour qu'elle garde celte ambiance animée, que nul mieux que lui n'approprie la sculpture à la matière. Il connaît qu'un plâtre doit être traité largement, mais un marbre plus largement encore et que, plus on en laisse

38 LE VRAI RODIN

de cette matière immortelle, plus la beauté rayonne.

« J'ai souvenir du Victor-Hugo en marbre ébauché dans l'atelier du maître. Il était ainsi, à peine entamé par la pratique, si terriblement évocateur et jupitérien que j'exprimai le vœu de le voir rester en cet état. C'eût été aussi le désir de Rodin si tant de circonstances n'en- travaient la volonté des artistes. Aujourd'hui on enlève trop de matière parce que l'habitude est de travailler la glaise. Autrefois on taillait à même le marbre et le sculpteur était arrêté par la majesté du bloc. C'est pour- quoi il faut savoir gré à Rodin d'avoir remis en honneur le travail direct, fécond en trouvailles de beauté.

« J'ai montré jusqu'ici dans l'œuvre du maître la com- préhension spéciale du modelé et la justesse des volumes, la science de la lumière.

a C'est par la sincérité des mouvements que se complè- tent ces qualités.

« Il n'y a peut-être rien de plus difficile pour un artiste que d'habituer son œil à saisir les mouvements réels dans leur complexité. Un mouvement quelconque, lever un bras, se compose d'une infinité de temps. Une atavique habitude nous incline à n'enregistrer de ce mouvement que le temps du départ et celui de l'arrivée. Il existe, cependant, entre les deux, une multitude de temps perceptibles. Qu'un homme de génie comme Rodin saisisse le modèle dans l'atitude d'un de ces temps, ou criera à l'invraisemblance, on dira que le geste est faux. Nullement. Ce sont les protestataires qui auront tort parce qu'ils s'en tiennent à une espèce de répertoire résumé des gestes humains, inscrit héréditairement

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OPINIONS 39

dans leur conscience, au lieu de regarder, avec des yeux dessillés, la nature.

« Un geste vrai qui n'ait pas encore été révélé, qui ait la sav^eur d'une naissance, combien pourrait-on en noter dans l'histoire de l'art ? Peut-être dix ? Peut-être vingt ? Il y a des génies comme Rubens qui ont empli des musées et qui n'ont peut-être pas trouvé cela ! L'œuvre il y en a un est assuré de ne point périr. Je songe à l'Hiver de Puvis de Chavannes, au vieillard qui donne le signal d'abattre l'arbre, et je songe parmi les créations de Rodin à telle attitude des Bourgeois de Calais et à ce formidable Balzac qui n'est tout entier qu'un geste.

« C'est surtout dans ses dessins qu'apparaît avec évidence l'apport inouï de Rodin dans le domaine de l'observation des mouvements. Ces dessins, sortes d'ins- tantanés, jetés sur le papier en quelques secondes, sont de la nature arrêtée au vol. Le modèle se promène dans l'atelier ; il fait ce qu'il veut. Rodin le surprend dans ses poses les plus imprévues. Il ne choisit pas ; tout ce que donne le corps humain ainsi compris est beau et c'est seulement au choix des lignes générales et synthétiques que se bonie l'inters'ention originale de l'artiste.

« \'éritables notations de vie surprise à la manière des Japonais que le pubhc prend pour des fantaisistes et qui sont d'étonnants réalistes comme tous les peuples pri- mitifs, Rodin a entassé ainsi depuis des années des séries de déclinaisons animées, les premières à l'encre, rapides, à traits répétés, d'autres plus simples et plus promptes, et enfin les merveilleux dessins en couleurs, déclinaisons plus complètes, mais non plus précieuses.

40 LE VRAI RODIN

« Rodin a compris à ce point la mathématique du geste qu'il s'est rendu compte que toute sculpture devait s'en- clore dans une figure géométrique.

« Pourquoi brise-t-il certaines de ses œuvres et n'en montre- t-il que des fragments ? Qu'est-ce que cela ajoute à leur signification ? disent certains. Ceux-là n'ont certai- nement pas médité le mot de Puvis de Chavannes : « Il y « a quelque chose de plus beau encore qu'une belle chose, « ce sont les ruines d'une belle chose ! » Une belle chose,, complète et neuve, nous émeut au point de vue esthé- tique, mais une belle chose usée, cassée, comme elle est plus humaine et plus près de notre cœur, pour avoir participé à la souffrance, et comme à l'impression de beauté pure s'ajoute une indéfinissable sensation de pitié mélancolique, un côté douloureux et d'humanité qui amplifie notre émotion !

a Je ne sais si ce sont ces réflexions qui guidèrent Rodin, mais il se pourrait également qu'il ait certaines fois morcelé une de ses œuvres pour qu'elle nous donne davantage l'impression du bloc. Par cela il montrerait encore avec quelle rare puissance il a saisi le côté archi- tectural de la sculpture.

« Quelqu'un a-t-il mieux compris que lui ce qu'il fallait à la place publique ? Je ne citerai pas son Balzac, semblable à un menhir, mais je dirai les deux manières dont il avait conçu la présentation des Bourgeois de Calais. Il désirait, soit mêler le drame à la foule sur un sodé à peu près nul, soit dresser, du côté de la mer, son groupe carré, sur une colonne carrée, sans rehefs extérieurs, haute de deux étages, et qu'on aurait pu nommer la

OPINIONS 41

Colonne triomphale du Courage. Je n'ai pas besoin d'a- jouter qu'aucune de ces deux idées n'a été mise à exé- cution.

« Je m'arrête (dit M. Yvanhoë Rambosson). J'ai essaj'é de montrer combien la science de Rodin était splendide et sûre. Je clorai ces notes sur une pensée de Joubert : « Il est certain que le beau a toujours quelque beauté « visible et quelque beauté cachée. Il est certain encore « qu'il n'a jamais autant de charme pour nous que lorsque « nous le lisons attentivement dans une langue que nous « n'entendons qu'à demi. »

« Evidemment la foule n'entendra jamais Rodin mieux qu'à demi, mais si elle n'est pas encore avec lui aujour- d'hui, c'est qu'on ne lui a pas encore donné les premiers éléments de compréhension de son vaste effort. »

Au tour maintenant de M. Anatole France. Dans un article intitulé La Porte de l'Enfer, et qui comme à l'ordinaire envisage, d'un ton léger, bien des choses, je choisis ce paragraphe :

« Rodin... Je ne crois pas qu'il y ait d'œuvre plus forte, plus touchante que la sienne.

« Figures, bustes, groupes, tous les êtres créés par lu* vivent et palpitent. De ses mains un monde est sorti, agité d'un éternel frémissement. Ce maître a, jusqu'à l'excès, le sens du mouvement, et jamais l'art, avant lui, n'avait à ce point agité, fomenté l'inerte matière. Son intelligence extraordinaire du mouvement va des tor- sions violentes de tout le corps à ces imperceptibles fris- sons du visage qui révèlent l'état intérieur et la pensée.

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42 LE VRAI RODIN

C'est pourquoi ses portraits, tous rudes ou suaves, nous révèlent des vérités secrètes, profondes, précieuses, qui nous étaient cachées, tandis que ses groupes expri- ment tant de violence et de volupté ! Son art n'admet point le repos. Toutes ses grandes figures, l'Homme des premiers âges, le Sai7it Jean-Bapiiste, les Bourgeois de Calais, le Balzac, sont en marche. Seul, son admirable Claude Lorrain, venu au-devant du soleil, s'arrête à la rencontre de l'astre levé; arrêt si soudain et si énergique que tout le corps du peintre en est échauffé. Le sculpteur du mouvement pouvait seul exprimer cette ardente immobilité. »

Nous sommes dans les redites. C'est que M. Anatole France considère toujours d'un œil distrait les œuvres des autres. Il voit tout, cependant, il s'assimile tout, mais sans y attacher beaucoup d'importance ; et s'il lui faut parler de quelque chose, il s'en tire avec des phrases aimables. Il a, on le sait, l'horreur des découvertes sau- grenues ou même seulement imprévues. M. Anatole France, est, en somme, dans le domaine de la critique d'art, un critique mondain, c'est-à-dire de tout repos.

Oui, nous sommes dans les redites, encore, avec lui. ]\Iais il n'en pourra être autrement tant que les littéra- teurs, aux Heu et place des sculpteurs, auront à juger de la sculpture. Toutefois, des remarques, dans ces divers articles, concordent ; et elles devinrent vite des thèmes tout faits pour la phraséologie étrangère ; car, croyez-le bien, les critiques d'art des autres pa}-^ ne sont pas moins bavards que les nôtres ; et ils l'ont bien prouvé.

OPINIONS 43

en accumulant, sur l'œuvre de Rodin, le plus extraordi- naire amas de rengaines philosophiques, ésotériques et psychologiques !

Toutefois, je fais exception pour l'écrivain d'art es- timé qu'est M. V. Pica. Il se trompe, pourtant, en affirmant ceci :

'< Ceux qui se scandalisent parce que souvent Rodin laisse quelques parties de ses statues simplement ébau- chées, ont-ils pensé qu'il ne fait que suivre l'exemple de Michel-Ange ? Voilà en effet ce qu'écrit M. Corrado Ricci dans sa monograpliie aiguë et profonde sur l'artiste génial itaUen : « Nous ne voulons pas quitter cette statue a sans répéter pour une dernière fois que nous sommes « convaincu que Michel- Ange a laissé imparfaite quelque « partie de sa statue, le voulant par critérium artistique.»

Oui, M. Pica se trompe ; car si Rodin a suivi l'exemple d'un maître, ce n'est pas, à coup sûr, celui de Michel- Ange. Il a sans cesse proclamé son enthousiasme pour les Antiques et pour les gothiques; et il s'en est presque son admiration pour Puget exceptée tenu à eux. Je i,'^4prais même que son ironie très fine pourrait lui faire tlrre qu'il n'a jamais considéré, avec un absolu recueillement, l'œuvre du mer\'eilleux Florentin.

Les Allemands, les Anglais, les Américains, etc., etc., ont consacré à Rodin, je le répète, beaucoup de longs articles. Ils ont été toujours très nuageux, et ils ont, avec enthousia.sme, accueilli cette sottise que Rodin était mage, sorcier et apôtre. Mais il faut leur pardonner ; car Rodin. à New- York (où il a, sous son nom, des salles

44 LE VRAI RODIN

entières au Musée Métropolitain), à Prague, à Weimar, à Londres, à Stockholm et à Rome, Rodin est infini- ment vénéré.

Enfin, voici, pour le couronnement, un commentaire de l'œuvre de Rodin par Jean Dolent.

Au moins, si Dolent n'est pas plus précis que certains critiques d'art, il est plus divertissant.

On sait, du reste, quel forcené « amoureux d'art », comme il s'appelait lui-même, était ce petit vieillard fluet, qui avait rebâti Athènes sur les hauteurs de Belleville !

Quelle jolie retraite, il s'était faite, dans son pavillon tout encombré de tableaux et d'objets d'art ! Ah ! les Delacroix, les Carrière, les Rodin, tout ce qu'il possé- dait ! Trop de Carrière, néanmoins ! tous les Carrière ! mais il ne vous en imposait pas l'admiration!

Voici son hommage à Rodin :

« C'est encore V interview .. . Sans écouter les sculp- teurs, j'ai interrogé les statues. Les statues, ces statues, m'imposent le silence et l'immobilité : le gotliique fran- çais, la Renaissance, les marbres grecs, les Egyptiens ; et je suis allé d'eux à lui. Moi qui tente ah, vainement ! d'exprimer par la gesticulation discrète, humaine- ment, je résistais à ce que je ne pouvais égaler, à celui que je ne puis entendre pleinement ni rejoindre. Tout à la douceur d'une valse lente, je me défendais.

« Rodin est un Clodion tragique ; c'est un prince lui aussi, le prince des ténèbres. Ce vainqueur est une victime, ce triomphateur est un martj^r. Il est possédé, non dominé.

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Voici son hommage à Rodin :

« C'est encore l'interview... Sans écouter les sculp- teurs, j'ai interrogé les statues. Les statues, ces statues, m'imposent le silence et l'immobilité : le gothique fran- çais, la Renaissance, les marbres grecs, les Egyptiens ; et je suis allé d'eux à lui. Moi qui tente ah. vainement ! d'exprimer par la gesticulation discrète, humaine- ment, je résistais à ce que je ne pouvais égaler, à celui que je ne puis entendre pleinement ni rejoindre. Tout à la douceur d'une valse lente, je me défendais.

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OPINIONS 45

« Ah ! son rire ! Ah ! les « navets ». les petits navets des statuaires renommés, des statuaires célèbres, des statuaires illustres, des statuaires mondains ! Qu'a fait aujourd'hui celui-ci pour la gloire ? Il s'est fait la barbe... Les navets aux déguisements ingénieux ; les navets qui jouent la force, les navets qui singent la grâce! Les navets ratisses, et les plaisants navets rugueux. Ah ! le goût moyen, l'affreux goût moyen, l'arabesque sans enlacement, les anses du vase qui ne menacent pas le col ! . . Ça du bronze, ça du marbre !.. Et ces sta- tuaires le mordillent de presque toutes leurs dents'presque blanches ! Ils essayent de rendre le grouillement, le piaillement de la vie. Ça la vie, ça la mort ! Il rit, son nez, son formidable nez branle et son masque exprime l'horreur, dégage de la terreur. De sa sensuahté, notre paillardise d'homme apaisé ne s'accommode pas sans trouble. Nous sommes lascifs seulement. Ah. les mots qu'il dit ! la bouche qui les dit ! Rodin ! l'œuvre de Rodin, c'est l'esprit en rut. Rodin cherche le bénéfice de sa sen- sualité dont il souffre. Un groupe de Rodin est pris à la seconde phase du Nnol, à l'instant de la violence acceptée, subie : Une femme de Rodin est prise à l'imméxliat moment qui précède ou suit le forfait. Ah ! femelle !

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« Et si c'était d'un autre ?

« Ce ne peut être d'un autre ! »>

Sans doute, on a consacré à Rodin bien d'autres articles ; mais, comme l'a dit M. Ra>Tnond Bouyer : « on n'a pas assez spontanément compris Rodin sta-

46 LE VRAI RODIN

tuairc ». Et, ma foi, il semble bien que, seul, un autre grand sculpteur, un Desbois ou un Baffier, pourrait écrire l'article valable ; celui qu'un excellent critique a intitulé, un jour, bravement : La technique de Rodin, pour, en fin de compte, s'en tenir, lui aussi, à un article philosophique.

Toutefois, il convenait de donner des extraits des principaux articles consacrés à Rodin, pour montrer en quelle apothéose la Littérature situe cet exceptionnel statuaire.

DANS LA MAJESTÉ

DU DOME DES INVALIDES

LES banquiers heureux, les détrousseurs d'affaires, les aventuriers de tout acabit et de toute nuance, ont toujours témoigné d'un goût invétéré pour la cam- pagne.

Ils recherchent les plaisirs idylliques. Ils ont un besoin de se détendre, après avoir tendu toutes les cordes de leur ruse et de leur âpreté. Ils ont, assurément, dans la Ville, de somptueux salons et d'opulentes cavernes ; mais, les meilleures de leurs joies, ils les ouatent en d'admirables hôtels des champs, ils jettent comme des défis à la Nature, en y accumulant les plus extrava- gantes et les plus coûteuses des fantaisies.

En ce sens, ce que nous lisons dans les Mémoires de ces derniers siècles est curieux.

Au siècle dix-huitième, par exemple, les châteaux montés ainsi que des pièces truquées se multiplient. Ce ne sont que bosquets, petits temples circulaires, jets d'eau, grottes, Tocailles. ponts minuscules, pavillons à la chi- noise, pelouses hérissées d'arbres mangés par le Uerre.

Et le logis est à l'avenant : il regorge de richesses de toutes sortes : meubles, statues, peintures et tapisseries.

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50 LE VRAI RODIN

Il semble à tous ces roués de l'agio que rien ne viendra les troubler, quand ils s'épanouissent aux champs. Il n'y a que les Parisiens pour être turbulents ; et, sou- vent, sans qu'on s'y attende, les pires des révolution- naires ! Prudemment donc, en fuyant Paris dès qu'on le peut ! on écarte le péril !

C'est ainsi que, vers l'année 1731, un sieur Abraham Peyrenc de Moras s'était installé dans le nouvel hôtel, qu'il avait fait bâtir par Jacques Gabriel, tout au bout de la rue de Varenne, près de l'hôtel des Inva- lides.

Ce Peyrenc de Moras n'était autre chose qu'un ex-frise-toupet, arrivé jeune de son I^anguedoc, et qui, à peine débarqué à Paris et engagé comme valet de chambre, avait engrossé la fille de son patron, un ex- soldat, parvenu filou heureux et donc bientôt million- naire.

L'aventure avait eu la suite classique : Peyrenc de Moras avait épousé la fille, reçu une imposante somme, joué sur les actions de Law, et, à son tour, il avait vite arrondi un des ventres les plus dorés de l'époque.

Alors son hôtel de la place Louis-le-Grand lui était devenu aussitôt à crainte ; et il était accouru, lui aussi, aux champs, près du dôme élevé par Mansart.

Un quartier presque désert. C'était tout à fait la cam- pagne, avec sa sécurité absolue. Jamais des hordes d'affamés ne viendraient aboyer jusqu'auprès de l'hôtel des Invalides. Quelle tranquillité donc et quelles heu- reuses digestions !

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DANS LA MAJESTÉ DU DOME DES INVALIDES 51

A dire vrai, ce Moras n'avait pas si mal calculé ! Car, s'il ne vécut pas longtemps dans son nouvel hôtel à peine au bout de deux années, il y décédait le maréchal duc de Biron, qui, après la duchesse du Maine, était venu s'y installer, put y vivre, lui, très paisible- ment et fort longtemps, en se reposant de ses batailles, et en y cultivant des tulipes, qu'en radotant, il quaU- fiait de merveilleuses !

Il convient de lire dans un très curieux rapport, pré- senté à la séance du 16 novembre 1907 du Conseil muni- cipal de Paris, toute l'histoire détaillée de cet hôtel.

M. F. d'Andigné, membre de la Commission du Vieux- Paris, a signé une fort intéressante brochure, illustrée de précieuses gravures, qui donne la description propre- ment dite de l'hôtel, la hste des propriétaires successifs, l'histoire de la Congrégation du Sacré-Cœur et des anec- dotes pittoresques sur la famille de Moras, avec une foule de notes plus amusantes les unes que les autres, qui for- ment de véritables pièces justificatives.

C'est ainsi, en abrégé, que l'on trouve, après la famille de Moras, la duchesse du Maine et le maréchal duc de Biron, l'hôtel loué, en 1797, à « des entrepreneurs de fêtes pubhques qui y nistallent des jeux, un bal et des illuminations, des concerts et des feux d'artifice avec promenades délicieuses dans les jardins ».

En 1800, le 27 octobre, le duc de Béthune-Charost y meurt âgé de soixante-douze ans.

Sous le premier Empire, de 1806 à 1808 inclusivement, l'hôtel est habité par le cardinal Caprara, légat a latere du pape, qui avait quitté l'hôtel Montmorin de la me Plumet.

52 LE VRAI RODIN

Puis, l'hôtel est loué, le i'^'' janvier 1811, au prince Kourakin, ambassadeur de Russie en France, moyen- nant 25.000 francs de loyer par an.

Enfin, le 5 septembre 1820, il est vendu à la commu- nauté du Sacré-Cœur.

C'est alors que l'hôtel si calme connaît quelque tapage ; des bandes révolutionnaires l'assiègent, en 1831 et en 1848 ; puis la congrégation du Sacré-Cœur est dissoute par arrêté ministériel du 10 juillet 1904 ; et le i^r octobre de la même année, l'établissement est fermé.

Tout retombe alors au silence ; et, depuis ce mo- ment, le noble faubourg somnole dans la majesté du dôme doré.

L'admirable quartier, d'ailleurs, qui tire toute sa paix recueillie de la calme ordonnance de ce grave hôtel des Invalides !

La majestueuse façade, qui se couvre du bonnet de gloire du dôme, elle est sereine, vraiment, par tous les temps; et comme elle est glorieuse avec son empha- tique portail, qui est pareil à une haute arcade de triomphe !

Et ces canons de parade, ornés d'armoiries ; ancêtres muets désormais sur lesquels grimpent ainsi qu'aux genoux de joj'-eux gamins ; et ces arbres en cône, si serrés l'un contre l'autre, campement d'une armée silencieuse ; et ces jardinets, des cliats familiers s'étirent ou rôdent, en secouant leurs pattes !

Oui, un quartier paisible qui ne reçoit plus que les visites au Tombeau de l'Empereur ! oh ! je l'avoue,

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DANS LA MAJESTE DU DOME DES INVALIDES 53

une « attraction » sans pareille pour les encombrantes hordes des chars à bancs cosmopolites !

Dans ce mélancolique quartier, dans ce vieil hôtel de Biron, Rodin, à son tour, est venu, pour y achever son rêve de gloire.

Il y a déjà plusieurs années qu'il a installé de nou- veaux ateliers ; et qu'il y trouve le calme propice à sa méditation. Et cet hôtel, qu'il a arraché aux démolis- seurs, qu'il a sauvé en le faisant classer comme monu- ment historique, n'est-il pas juste qu'il lui soit réservé, puisqu'il est en train d'y organiser un illustre musée, de par le classement d'incomparables œuvres : ses propres œuvres d'abord, et toutes celles qu'avec une patience obstinée, il va choisir chex les antiquaires ?

Un musée digne de sa renommée !

En vérité, il est légitime que cette grande chose s'ac- complisse, dans l'ombre chargée de souvenirs du dôme des Invalides.

Je me flatte de l'avoir demandée, le premier, dans une gazette de Paris, cette chose inéluctable dès l'instant que Rodin adoptait et aimait le vieil hôtel, dont les charmantes façades correspondent si bien à la tournure éternellement jeune de son esprit.

Mais que de démarches et que de visites dans d'autres journaux, avant que de pouvoir caser, comme on dit, mon article.

Je me souviens, par exemple, de mes longues conversa- tions avec la Direction de l'Echo de Paris, qui m'obligeait chaque fois à lui expliquer toutes les merveilles dont nous

54 LE VRAI RODIN

a gratifiés Rodin. Ah ! si j'avais apporté la chaude inter- view d'une fille de théâtre, nul doute que l'accueil eût été t out autre ! mais les Bourgeois de Calais, VA ge d'airain, le buste de Dalou, etc., etc., la Direction de l'Echo de Paris i gnorait et ignore encore tout cela ! et cela, alors que le dernier étranger, qu'il soit de Prague ou de Pittsburg, de Munich ou d'Edimbourg, de Venise ou même de la Terre de Feu, connaît, par le détail, l'ensemble produit par un vrai génie, au cours de quarante années de sa vie ! Et j'avais bien envie de m'en aller, tandis que je parlais du génie de Rodin, à la Direction de l'Echo de Paris. C'était par de belles après-midi du mois de mai 191 1 ; et je regardais avidement les passants sur la lumineuse place de l'Opéra. Je me disais qu'ils étaient tous bien heureux de n'avoir pas, comme moi, à faire entrer ce nom de Rodin dans des oreilles rébarbatives ! Et comme il était beau, toujours, toutes ces après-midi-là, le soleil- et comme il devait faire bon, là-bas, chez les barbares, qui connaissent bien Rodin et qui ignorent ce que c'est que l'Echo de Paris !

Cet hôtel de Biron ! Oui, il convient bien à Rodin.

Car, ce n'est un mystère pour personne que le maître chérit étrangement, passionnément, le siècle dix-hui- tième ; et il faut l'entendre en parler, pour en comprendre vraiment toute la grâce exquise et toute la fraîcheur si maladroitement exploitées par les « cambousiers » de notre temps !

Il faut l'entendre vanter Watteau, pour aimer sur sa vraie valeur le peintre de tant de chefs-d'œuvre ; et,

DANS LA MAJESTE DU DOME DES INVALIDES 55

tandis que je regardais certains de ses propres dessins, il était aisé de voir que Rodin avait recherché, comme le maître d'hier, les prestigieux bienfaits d'une manière de dessiner tout en profondeur.

Mais revenons à l'hôtel de Biron, et déclarons qu'il est temps de comprendre, enfin, le sens de ce quartier.

Aujourd'hui, en effet, que l'hôtel est débarrassé de ses entraves si laides, qui dataient du règne de Louis- Philippe ; ces dames du Sacré-Cœur ne pouvaient, hélas ! donner du talent à leur architecte ! aujour- d'hui que l'hôtel offre, seul, de bout en bout, d'une aile à l'autre, ses façades si harmonieuses, je demande aux plus farouches utilitaires, à quel autre usage, en dehors d'un musée, on eût pu destiner la merveille de Gabriel ? je le demande, bien que la chose soit, présentement, tout à fait entendue ?

Ah! n'ayez pas de regrets!... Une partie de Minis- tère ? une Direction de quelque chose ?.,. Allons donc ! la situation eût été comique, dans l'ombre du dôme !

L'on ne sait donc pas ce que l'on a déjà gâté Paris, avec ces manies de tout utiliser pour l'Administration ! Tant de bureaux inutiles ! tant de locatis parqués, divisés, s'alanguissent de si ridicules besognes !

Oh ! je n'ignore pas qu'il y a une \4gilante Société dite du « Nouveau- Paris » ; et que cette Société ne rêve que l'effondrement de Paris, pour le reconstniire ! et je sup- pose que les architectes sont en nombre dans cette troupe malfaisante ! Ah ! les braves gens ! ah ! les solides et vaillants démolisseurs, qui parlent, sans rire, d'^.v- proprier la Tour Saint- Jacques ou la Sainte-Chapelle !

56 LE VRAI RODIN

Mais démolir, pour construire quoi ? Des maçonneries semblables à l'Opéra, à la Sorbonne, aux grands magasins et à ce « bijou de style Renaissance » qu'est l'Hôtel de Ville ?

Ah ! c'est une gageure véritablement drolatique ! Et il faut bien compter, ma foi ! sur la lâcheté des \Tais et faux artistes, pour la faire réussir ! Du reste, elle réus- sit presque toujours.

De temps en temps, alors, elle revient dans les parlottes d'architectes, cette question de l'hôtel Biron, Oui, pour le restaurer, « tout au moins » !

Ah ! voilà le grave, le sérieux danger !... Mais il n'est pas à toucher, cet hôtel, ô maçonniers diplômés ! C'est affaire seulement aux plombiers, aux peintres, aux couvreurs à intervenir. Des toitures à réparer, des lessivages à faire, et c'est tout ! Le vieil hôtel se porte, à part cela, fort convenablement ; et il faut le laisser reposer en paix tel qu'il est, architecturalement.

Voyez quel grand air il garde, malgré d'inévitables mutilations !

Quand on aura tracé devant la façade d'entrée un beau jardin à la française ; quand on aura fait, pour l'hôtel de la rue de Varenne, ce qui a été réalisé pour le château de Maisons-LafiStte, récemment ; on comprendra quelle heureuse obstination fut celle de Rodin à dé- fendre cet hôtel parisien ; et combien les grands artistes ne se trompent jamais, quand on accorde crédita leur génie.

Ce que Rodin fit pour cet hôtel. M^^^ Judith Cladel l'a éloquemment raconté dans une brochure, pubUée en faveur du muscc Rodin.

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Avec sa patience inlassable, avec une foi inébranlable, le maître présenta l'hôtel à tous ses amis des Lettres, des Arts et de la Politique.

Chaque jour, se distrayant de son œuvre, il recommen- çait passionnément les mêmes discours ; il parlait, trou- vant, pour célébrer l'œuvre de Gabriel, des accents convaincants. On ne quittait point Rodin avec l'idée qu'il s'agissait, au bout du compte, d'une menue chose du patrimoine national ; l'hôtel grandissait, au contraire, dans l'esprit de tous ; et chacun se promet- tait de se souvenir, au moment voulu, des nets argu- ments du maître.

Il était venu là, après d'autres locataires des chambres au rez-de-chaussée se trouvant encore libres ; car, il convient de dire qu'à l'hôtel de Biron, aussitôt que conquis sur les sœurs, une nuée d'étrangers et de métèques, aggravée d'un tragédien-néronien, s'était tout de suite abattue ; et mêlant l'espionnage à de vaines besognes de sculpture ou de peinture, elle vilipendait, cette horde, la « douce « France !

Par bonheur, Rodin vint ; et il saisit vite toute la beauté, toute l'harmonie de cet hôtel ; et cette idée de le sauver coiite que coûte s'implantant en lui, il trouva tout naturel de prendre pour cela des journées, des mois et des années sur son temps.

« J'ai été si malheureux, nous disait-il, un jour, de ne pouvoir agir de même, autrefois, pour le charmant hôtel dit de Corvisart, au clos Payen ! En le quittant celui-là, chassé par les démolisseurs, je m'étais bien promis d'être

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58 LE VRAI RODIN

plus heureux dans l'avenir ; c'est pourquoi vous me voyez aujourd'hui si obstiné ! »

Et c'est cet hôtel de Biron, que Rodin a sauvé, qui lui valut tant d'odieuses calomnies !

« Ah ! le triste pays que le nôtre ! » aimait à répéter Fantin-Latour.

N'est-ce pas Delacroix qui, sur la fin de sa vie, écri- vait : « Voilà plus de trente ans que je suis hvré aux bêtes ! »

Rodin, lui, se contente de dire : « Dans notre temps, il faut batailler d'une main, et faire de la sculpture de l'autre ! »

Mais, je le répète, il a, heureusement, une parfaite impassibilité qui fait mur contre les sottises et contre les lâchetés.

Ah ! ceux qui se disent ses ennemis, s'ils le voyaient, ce grand statuaire, si emporté toujours après son travail, si amoureux toujours de son art, ne connaissant guère les nouvelles du dehors que par ce qu'on lui en raconte ; s'ils le vo3'aient si ferme, si droit, si calme ; passant, le soir, à l'hôtel Biron, sous l'ombre fantastique de ses groupes de plâtre, alors que des bougies éclairent seules les vastes salles, toutes pleines de statues vivantes ; s'ils le voj-aient ne considérant de ses yeux de vision- naire que de nouvelles formes à créer, quelle pitoyable amertume les poignerait!

D'un autre côté, comme si le pro\'isoire Bérard. préposé aux Beaux- Arts, n'était pas plus néfaste, on a beaucoup attaqué M. Dujardin-Beaumetz, parce qu'il encourageait trop de médiocrités.

DA^'S LA MAJESTÉ DU DOME DES INVALIDES 59

Qu'il lui soit pardonné, car c'est à sa volonté, nette- ment exprimée, que l'on doit, devant les commissions, le salut de l'hôtel de Biron.

C'est lui, et pas un autre, qui a appuyé en toutes cir- constances Rodiu ; qui s'est fait l'interprète tout dévoué au maître ; et il n'a jamais redouté, non plus, à la tribune de la Chr.mbre, et la tâche était dure d'imposer Rodin à tous ces gambadins de sous-préfectures de dire pourquoi il l'admirait, et de quelle façon il était, en ce temps, le plus grand sculpteur du monde !

Cette situation, n'est-ce pas ? vaut bien une exception unique ! et, en conséquence, qu'on laisse donc en paix Rodin dans la dernière retraite d'art qu'il s'est choisie ; moyennant une raisonnable location, ô contribuables !

Aussi bien, quand le jour en sera venu, quel inven- taire on fera des trésors patiemment amassés : les mou- lages groupés, classés ; les collections dans des vitrines ; les dessins aux murs ; et tant d'œuvres inédites, oui, des œuvres encore nouvelles qui frapperont d'étonne- ment et de respect, quand ou les verra, soudainement, en pleine lumière !

Assurément, pour l'instant, ces mots : « Rodin à l'hôtel Biron ! » convulsent les furieuses haines des modeleurs de « boulots », de tous ces sculptiers qui assiègent les bureaux de la rue de Valois, annexe aujourd'hui de l'Assistance publique, sous cette dénomination : Secours aux artistes !

Mais c'est la décourager, l'abattre tout à fait, cette cohue de quémandeurs, qui serait œuvre pressante ! Et je raconterai dans un autre chapitre tout le mal qu'ils

6o LE VRAI RODIN

ont fait à Rodin et à d'autres artistes, ces impuissants embusqués derrière les blocs de marbre que leur octroie sans répit un Etat soumis à toutes les recommanda- tions politiques.

Kn attendant, l'Art est tombé dans un tel discrédit ; on a organisé un tel trust de l'imbécillité artistique, qu'il est indispensable que l'œuvre de Rodin demeure, là-bas, rue de Varenne, comme un phare qui aveugle de sa lumière les basses combinaisons des nouveaux marchands du Temple.

Car, tant qu'il y aura un Musée Rodin, près de la majesté du dôme des Invalides, l'Art aura les dernières chances de protester avec efficacité contre les lourds appétits des sots.

UNE VIE

IL est, à Paris, un vaste jardin qui, le caractère de la Provence à part, évoque le Paradou. C'est le jardin de l'hôtel de Biron.

Une large allée centrale, mangée par les herbes et par les plantes sauvages, subsiste, seule, du beau dessin d'autrefois, au temps des merveilleuses tulipes du maréchal ; et, au hasard, les poiriers, les pommiers et les cognassiers ont poussé, échevelant leurs branches, ou les laissant retomber, lourdement.

Partout, les broussailles bombent leurs petites feuilles, piquées, çà et là, de points noirs et rouges ; partout, la terre est recouverte d'une verdure si drue, qu'on ne distingue plus les arabesques, qui ornaient encore le jardin jusqu'à ces dernières années.

Un botaniste pourrait, peut-être, tenter la description technique de ce vaste jardin si fruste. Lui seul y recon- naîtrait sans doute toutes les plantes mêlées les unes aux autres, et si vivaces qu'à tour de rôle elles sur- gissent, paradent, en plein épanouissement.

Un nouveau Paradou ! oui, le mot est exact, à consi-

64 LE VRAI RODIN

dérer cette massive confusion de verdures ; et ce mot je lui en rends grâce ! me dispense de chercher à détailler les attraits de ce jardin sauvage.

Que de fois, au dernier été, j'y suis allé avec le maître, qui venait chercher un moment de repos !

C'était vers la fin de l'après-midi, dans les rares belles journées de la saison, alors que le dôme, tout proche, arrondissait son dos doré, en plein azur atténué du ciel.

Dora, la chienne familière, bondissait devant nous, et nous causions.

J'ai écouté ainsi je puis l'affirmer ! le plus toujïu roman d'artiste qui soit !

Mais ce n'est pas ce roman-là que je raconterai, au moins dans toutes ses parties, dans ce livre. Il y a trop de gens et trop de choses encore à ménager ; il faut un recul pour pouvoir tout dire; il faut laisser du mys- tère s'établir et aussi des légendes. Cela flatte tellement les opinions reçues !

Un touffu roman !

Il est assez complexe et assez beau, du reste, dans ses phases essentielles !

Sans doute, il n'est point comparable, toutefois, ce roman, à celui que vécut, par exemple, l'orageux Benvenuto Cellini. I^a vie d'un artiste, aux siècles dix- neuvième et \ingtième, ne peut pas être faite des aven- tures d'un artiste du siècle seizième. Non ! c'est la vie plus simple, au jour le jour, d'un artiste d'aujourd'hui ; et c'est pour cela que nous nous attachons à lui, et que

UNE VIE 65

nous trouvons tant de prix à rassembler quelques-unes de ses actions.

Evidemment, on les a déjà tournées et retournées de toutes les façons, ces actions-là ! et il apparaît tout d'abord qu'il n'y ait plus rien à dire quant à elles ! Oui, si l'on s'en tient à des redites ; non, si l'on précise dès maintenant des points peu connus ou même passés sous silence.

Ainsi, combien de fois s'est-on posé cette simple question : « est-il né, à Paris, Rodin ? »

Répondez !... Vous cherchez ?... Surtout, n'inter- rogez point là-dessus le maître. Pour lui, ceci et le reste, ce sont choses peu importantes, et que vous ne con- naîtrez que par hasard, après bien des attentes rési- gnées, mais obstinément résignées ; car vous, vous voulez connaître, n'est-ce pas ? tous les points de départ et tous les points d'arrivée de cette étonnante carrière.

Eh bien ! ne cherchez plus !... La rue, la rue de l'Arbalète existe encore, non loin de l'ancienne et rus- tique église consacrée à saint Mcdard, dans cette partie du cinquième arrondissement que la Bicvre, autrefois, avant que d'être recouverte, arrosait si l'on peut ainsi dire ! de ses eaux malodorantes ; mais la maison natale est démolie ; car on a, à diverses reprises, saccagé ce quartier peuplé d'ouvriers et de petits employés.

Et pourtaiit, tel quel, il reste intime et empli de grands souvenirs. C'est là, en effet, tout près, que M. de Buffon, Cuvier et Pasteur eurent des cabinets de travail, des laboratoires et de magnifiques pensées. Il

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66 IK VRAI RODIN

semble tout juste alors que Rodin soit dans ce centre de rayonnement ; et que l'avenue de Villiers, par exemple, soit réservée par l'ordre bien établi des choses aux nais- sances des peintres et des sculpteurs sans talent.

Ce que l'on sait mieux, ce que l'on sait déjà, car on l'a, maintes fois, comme en hâte raconté, c'est que le père du maître était normand j'ajoute : venu d'ancêtres Touliers et sa mère lorraine.

La date de sa naissance : le 14 novembre 1840, c'est aussi une chose connue ; et connue aussi son enfance, passée auprès d'un parent, à Beauvais, dans une école, où, s'il témoignait d'une horreur profonde pour l'arith- métique et le solfège, il était, en revanche, transporté de discours, au point que, pendant les récréations, il s'enfermait dans la classe vide, pour gesticuler et parler devant les bancs.

A l'âge de quatorze ans, il revenait à Paris; et, dès ce moment-là, c'est toute une vie de frénétique tra- vail qui commence.

On a raconté, également, beaucoup de choses de cette époque-là : son entrée à la petite école des Arts décora- tifs, sise rue de l'Ecole-de-Médecine ; des leçons sui\4es au Muséum, auprès de Barye ; mais il y a, sur ces points* plus de choses à dire.

En même temps, en effet, qu'il suivait les cours de la petite école de la rue de l'Ecole-de-Médecine, il allait au musée du Louvre, pour dessiner des antiques ; bien que, là, il ne fût point vu d'un bon œil par les gar- diens, complaisants seulement pour les dessinateurs... élégants.

UNE VIE 67

Au marché aux chevaux, il est vrai, Rodin se rendait aussi deux fois par semaine, pour dessiner, les maquignons n'accueillaient pas mieux ce gamin qui se fourrait partout, et qui manqua un jour d'être étouffé par un cheval serré contre lui.

Ses progrès furent singulièrement rapides.

A l'école de la rue de l'EcoIe-de-Médecine, tout jeune encore, il émerveillait les autres élèves et les modèles qui, durant la pose, faisaient cercle autour de lui. Et, cependant, il ne pouvait pas, lui, ne penser qu'à ses dessins.

Il devait « gagner sa vie ! » et il avait trouvé à s'employer chez un ornemaniste.

Toutes ses journées, bientôt, furent alors strictement réglées.

Le matin, de très bonne heure, avant que d'aller à son « gagne-pain », il courait chez un vieux peintre ; et là, il faisait de la peinture, « comme un fou ! » d'après du nu ! Le soir, après cinq heures, il reprenait sa course jusqu'au musée des Gobehns, pour y dessiner encore du nu ! »

Et c'est cet enragé de dessin, qui, après plus de cin- quante ans d'une telle passion, est accusé par les cuistres de ne dessiner que d'une manière incompréhensible !

Vers l'âge de dix-sept ans, il fit la connaissance de Dalou.

Ils travaillèrent de concert chez un sculpteur, nommé Roubaud. Mais ce Roubaud ne les payait que fort irrégulièrement ; et les deux amis durent se séparer, au moins au cours des heures de la journée. Rodin,

68 LE VRAI RODIN

pour entrer chez un nouvel ornemaniste ; et Dalou, chez un... empailleur-naturahste.

On a parlé beaucoup des leçons de Barye données à Rodin. On indique même, sur les livrets des Salons, que l'illustre sculpteur animalier fut le professeur de Rodin. Ce n'est point tout à fait exact.

Rodin ne suivit que quelques leçons dans le sous- sol obscur du Muséum ; et ce ne sont pas ces leçons-là, en vérité, qui peuvent compter !

La bibliothèque était trop propre ; et l'on n'osait pas y travailler. Ce qu'il fit, Rodin, dans l'obscur sous-sol ? Tout ce qu'il trouvait à y dessiner, des études d'après des débris anatomiques, un amas de modèles iuATrai- semblables. Et le professeur, le grand Barj'e, n'était pas gai. Il avait tellement l'air d'un pauvre répétiteur, avec sa redingote fatiguée, avec son chapeau roussi. L'Etat le laissait positivement mourir de faim, cet admirable artiste, les pensions allant, comme toujours» à toute une clique aujourd'hui inconnue.

Toutefois, si Rodin ne put longuement travailler dans le funèbre sous-sol, il y trouva là, cependant, un point de départ amusant.

Un jour, en effet, il montre avec satisfaction à Barye une biche qu'avec sa prodigieuse habileté, vraiment innée, il vient de terminer. La terre en est absolument lisse : c'est une parfaite besogne d'élève.

Barye, bourru, taciturne à son ordinaire, regarde cette biche, et il dit : « Bien ! maintenant il va falloir commencer à modeler ! »

Rodin comprit. Il comprit pour toujours.

UNE VIE 69

Ces cours cessèrent ; il alla alors dessiner à la Biblio- thèque Impériale ; puis il songea à se présenter à l'Ecole des Beaux- Arts, la grande École, comme on disait, sise me Bonaparte.

Par trois fois, il y fut refusé. La raison : il ne savait pas dessiner !

Il apportait, lui, un dessin établi en profondeur ; et, à l'Ecole, on ne connaissait que le dessin « passé au cylindre ».

Ah ! triste métairie ! En as- tu fait d'autres gaffes de ce genre ! Si tu as refusé Rodin, en as-tu hospitalisé, par contre, de ces jeunes gens sans talent, sans ambition, sans « rage de parvenir », qui, après avoir peint je ne sais combien de Chemins de croix, sculpté je ne sais combien de bondieuseries, ont fini par être photographes ou chefs de bureau !

En as-tu, suprême couronnement, envoyé à Rome de ces médiocres, avec leur brevet d'ànerie ! et combien de fois as-tu rougi d'exposer leurs piteuses « productions « dans ces salles si froides, si mornes, que n'arrivent point à réchauffer les copies des chefs-d'œuvre des maîtres italiens.

Enfin, en as-tu vu passer de ces professeurs, plus ignorés aujourd'hui que des Pharaons de la vingt-sixième dynastie ! et que de Directeurs sans autorité, parfaits ronds-de-cuir sans aucun lustre !

Mais toujours tu te redresses, ô vieille Ecole, appuyée sur les nobles béquilles de l'Antiquité et de la Renaissance ; et tu persuades encore aux bélîtres (^ue tu existes 1

70 LE VRAI RODIN

Cependant, confesse ici, j'anticipe qu'il fut terrible ce mot historique de Dalou sur Rodin, quand les deux amis furent séparés :

Ah ! il a de la chance, celui-là, de n'avoir pas été à l'Ecole des Beaux-Arts !

I^es meilleurs de tes enfants te renient, ô sainte Ecole !

Et passons !

Voici maintenant Rodin logé à Montmartre. Il est entré chez Carrier-Belleuse, rue de la Tour-d'Auvergne .

Ce Carrier-Belleuse était un sculpteur qui ne faisait que du chic ; mais il avait un goût très fin, très artiste , et il était, lui aussi, d'une habileté invraisemblable C'était un type très allural, l'air d'un d'Artagnan. Ses ouvriers, il en occupait bien une vingtaine, copiaient à l'envi ses manières et son pantalon à vis, son chapeau vaste et ses souliers à boucles. Mais l'argent l'entraînait; aussi, il inondait le Marais de statuettes et de dessus de pendules. Je dois dire tout de suite que beaucoup de ces sujets-là sortaient des doigts de Rodin.

On a écrit que ce dernier « avait fait de la pratique » chez Carrier-Belleuse. C'est inexact. Rodin n'a jamais été, même à ses débuts, un « praticien » ! Il n'exécuta, chez Carrier, que des modèles.

Dans ce nouvel atelier, on s'émerveillait encore de voir Rodin terminer en quelques heures une statuette ou un bibelot. « Et c'était toujours une jolie œuvre d'art qu'il réalisait ! » m'a dit Desbois. On pouvait bien lui prédire le plus grand avenir, car il y avait

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L'HOMME AU NEZ CASSÉ

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On a écrit que ce dernier « avait fait de la pratique * chez Carrier-Belleuse. C'est inexact. Rodin n'a jamais été, même à ses débuts, un « praticien » ! Il n'exécuta, chez Carrier, que des modèles.

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L'HOMME AU NEZ CASSÉ

UNE VIE 71

un sacré modelé du diable dans la plus petite de ses statuettes ! »

Comme il avait dessiné, Rodin, en effet, avait modelé avec la même fougue, à la petite école de la rue de l'Ecole-de-Médecine : du nu et des plantes, dites « vivantes », que l'on apportait sur la selle.

Aussi, dès l'année 1864 date historique ! on allait le voir débuter par ce véritable coup de tonnerre ; l'Homme au nez cassé.

On allait le voir. Je m'avance ! Cet admirable buste, un des plus beaux de toute sa vie, fut refusé au Salon !

A cet aboutissant, qui tient de l'Ecole des Beaux- Arts et des ateliers mondains, on ne pouvait, il est vrai, agir autrement. Tous les médiocres se tiennent. Accepter Rodin, c'était condamner définitivement l'Ecole, depuis longtemps, depuis toujours moribonde !

Rodin revint à sa sculpture, avec quelle joie, avec quel amour I

Il se jetait alors sur elle comme sur une proie ! Il ne prenait aucun autre plaisir. Il n'a jamais fumé, par exemple, pour ne pas se distraire de modeler. Il travail- lait toujours dix heures par jour, n'aspirant qu'à l'aube du lendemain pour recommencer.

Après la guerre, il partit pour Bruxelles. Il modela, en compagnie de l'artiste belge Van Rasbourg, des figures décoratives pour le Palais de la Bourse ; et il se prit à aimer la Belgique, plaisant pa>-s, qu'il visitera et revisitera souvent au cours de sa vie. Il

72 LE VRAI RODIN

chérissait surtout ce vallon de Grœnendael, qui revient dans ses pensées.

« Avec ses quartiers pittoresques et grouillants (a écrit M. Maurice Kunel), ses coins recueillis et somnolents aux alentours des béguinages, Bruxelles évoquait alors une ville bourgeoise et provinciale : des rues torves et mal- propres étendaient leur réseau entre des blocs de maisons disparates et encaquées, dévalant vers la place de l'Hôtel- de-Ville.

« Aux abords de la Grand'Place, quelques-unes, res- tées fidèles au bon vieux temps des ripailles, gardent encore aujourd'hui, avec leur aspect original, ce goût de vieux, rance et pénétrant. C'est la ruelle du Veau-]\Iarin avec ses coins ornés de petites vierges, la rue de l'Etuve qui veille jalousement sa fontaine et son petit homme de bronze ; et puis, toutes ces maisons sans st>'le, sans architecture : guinguettes, vieilles chandelleries, magasins à auvent, buvettes, bicoques des quartiers bas, auxquelles pendaient, comme enseignes, des urnes, des lampions, des chaînes et des blasons peints.

« Les viandes des boucheries et les fruits des marchés empiffraient les estomacs ; et la bière moussant des caves allumait, aux godailles des kermesses, la goinfrerie d'une grosse joie braillarde. Une odeur de cuisine grasse, plan- tureuse, montait des auberges et des restaurants, partout les terrasses des tavernes suintaient l'acre relent du « faro ».

« Chaque rue avait ainsi ses estaminets et ses bou- tiques chargées de volailles et de poissons. C'était, au voisinage des salles de vente, une odeur forte et puante

UNE VIE 73

que respirent encore certains centres de l'Anvers actuel. A cet air mauvais et chaud se mêlaient les vapeurs malodorantes de la Senne, qui déambulait à ciel ouvert d'un bout à l'autre de la ville. Véritable lave infectieuse d'eaux bourbeuses et jaunâtres, elle déversait les détritus des halles, les malpropretés des éviers et des caniveaux, les rinçures des brasseries, et, parfois, charriait des cha- rognes en décomposition. Cette rivière grouillait aux écluses, barbotait sous les roues des mouhns et activait les palettes des machines hydrauliques, exhalant une buée qui embrouillardait comme d'une haleine moite» âpre et fumante, tout son parcours.

« Tel était ce Bruxelles révélé dans l'âme flamande des Steen, des Ttniers, des Breughel, des Grimmcr, amants du bon fumet et de la dive bouteille.

« Alors (continue M. Maurice Kunel), dans les endroits moins populeux, régnait une atmosphère condensée, religieuse. Les cloches, de leurs combles, parlaient gra- vement, mj'stérieusement. Des femmes en cornette sor- taient leurs grands châles d'indienne et se rendaient aux vêpres. Les bourgeois, canne à pomme d'ivoire à la main, coiffés de hauts chapeaux à bords plats, dans leur longue redingote noire, allaient entendre la musique mili- taire au Parc.

« Aux jours d'été, les familles bruxelloises se répan- daient dans la banheue, pour y goûter l'air de la cam- pagne. Vers le soir, on rentrait boire quelques lambics à l'estaminet, jusqu'à neuf heures, quand les tambours sonnaient la retraite. Elles fréquentaient, en hiver, l'une des trois ou quatre grandes salles de spectacles,

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74 LE VRAI RODIX

allaient voir Faust au théâtre royal de la Monnaie, Le marquis de Villemer au Parc, assistaient aux représen- tations des galeries Saint-Hubert, ou aux concerts de la Grande Harmonie, alors un des grands cercles de Bruxelles. »

C'était « cette vie double, caractéristique, à la fois simple et débraillée » de ce vieux Bruxelles que connut alors Rodin.

Il modela là-bas son Age d' Airain : dix-huit mois d'un travail exalté pour aboutir à ceci : être accusé d'avoir fait un moulage sur nature !

Il eut du mal à renverser cette opinion, clabaudée par les « sculptiers ». C'est qu'il y avait de quoi s'étonner aussi !

Quelle était, en effet, cette statue si étrangement, si passionnément modelée, surtout si miraculeusement vivante ? Que voulait dire ce modelé si exact, si têtu, si frémissant ?

« Il n'y a pas un artiste au monde, ricanait-on, capable d'accumuler autant de trous et autant de bosses ! Nous, nous ne les voyons pas ! Allons ! C'est xme mys- tification ! confrères sculpteurs, elle a assez duré ! »

Hélas, pour tous ces derniers, elle dure encore, la mystification ! Car aucune des plus glorieuses statues de Rodin ne dépasse le succès public de cet Age d'ai- rain. Nulle statue n'est plus demandée, présentement, plus recherchée. Elle figure dans tous les grands musées du monde et chez les plus riches collectionneurs. Pour une troisième médaille au Salon, c'est, on en con\'ien- dra, une exception sans précédent !

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UNE VIE 75

On a raillé, je l'ai noté, les titres successifs donnés à cette statue. Il est vrai que d'abord elle représen- tait un soldat blessé appuyé sur son javelot. L'arme enlevée et c'était bien le droit du sculpteur, peut-être !

il fallut bien voir que la statue prenait une signifi- cation autrement puissante, d'où son vrai nom : l'Age d'airain ou le Réveil de l'humanité.

Et même si elle ne portait pas de nom, braves gens !

qu'importe après tout ? est-ce que cette statue ne resterait pas une œuvre magnifique, comparable aux plus significatives réussites de l'Art ?

Voyez-la, considérez-la bien, éclairée par une flamme pour mieux en saisir le modelé ; et vous resterez interdit de tant de beauté ! Tous les « passages », toutes les nuances, toute une merv^eilleuse mise en œuvre ana- tomique, c'est le long travail d'un modeleur de génie, et, par surcroît, prodigieusement habile ! Quoi d'étonnant alors à ce qu'il en résulte un véritable chef-d'œuvre ?

Quand l'ancien camarade, quand Dalou revint de Londres, après la Commune, il vit l'Age d'airain; et, dès ce moment, son amitié pour Rodin s'atténua. Voilà un indice formel !

Et, pourtant, Rodin ne lui avait pas ménagé ses ser- vices.

Mais Dalou n'était pas un homme à dissimuler sa jalousie. Il était ambitieux et autoritaire. Il rêvait d'être le Le Brun de la République ; et il se préparait à ce rôle avec force palabres. Actif discoureur, il fut vite très écouté à l'Hôtel-de- Ville. Il fut le seul mais il fut, celui-là! à pouvoir régenter l'assemblée munici-

76 LE VRAI RODIN

pale ; et, emporté par son élan, il fit cette action mémorable d'y imposer Puvis de Chavannes, bien qu'il fût de notoriété publique qu'il le détestait.

Plus tard, quand Rodin eut la commande du Monu- ment à Victor Hugo, la brouille fut complète entre les deux amis. Dalou ne pardonna jamais à Rodin d'avoir été préféré.

En 1878, Rodin fut occupé aux travaux de l'Expo- sition universelle. Il travaillait de concert avec Des- bois chez un nommé Legrain, qui leur faisait mode- ler des mascarons et des cariatides.

L'habileté de Rodin était alors devenue tout à fait déconcertante. Eu se donnant comme prétexte qu'il n'y avait pas trop à chercher, il modelait en un jour une grande figure. Que sont devenues toutes ces prouesses ? Il y a certains de ces mascarons au Musée Carnavalet ; mais quant aux cariatides, elles sont, hélas ! allées rejoindre toutes les autres figures que Rodin, faute d'argent, autrefois, pour les faire mouler, a per- dues. Oui, l'argent vient toujours trop tard ! malgré toutes les sottises contraires que l'on ne manque jamais de rééditer.

Rodin redevint fidèle à la rive gauche ; et c'est désormais, qu'il faut le suivre d'ateher en atelier.

Le premier que l'on mentionne, il l'eut au faubourg Saint-Jacques, dans une maison de l'Assistance publique, contiguë à l'hôpital Cochin, et qui est aujourd'hui démolie.

C'était alors un morne quartier, les petites

UNE VIE 72

maisons abondaient, avec, de place en place, la seule gaîté d'estaminets s'arrêtaient les camionneurs.

Les ateliers d'artistes pauvres ne manquaient pas dans ces parages. Beaucoup de sculpteurs et quel- ques peintres qu'aucun client ne visitait. On avait là, autour de soi, une prison, des hôpitaux, des com- munautés religieuses; et, un peu plus loin, la maison de fous que quelques-uns de ces pauvres bougres d'ar- tistes, véritables ou faux, entrevoyaient comme une déli- vrance i)our leurs privations continuelles. Une fête foraine secouait une fois par an la torpeur du quartier.

Rodin le quitta pour aller au boulevard de Vaugirard. Là, il occupa un vaste atelier, d'où sa grande renommée partit avec les Bourgeois de Calais, dont je parlerai plus loin, et qu'il exécuta dans le plein épanouisse- ment de son génie.

Mais il cherchait toujours d'autres œuvres à créer et aussi d'autres logis !

Et c'est ainsi, qu'au hasard de ses promenades, il découvrit, boulevard d'Italie, la charmante maison élevée pour M. de Neufbourg, et que Cors'isart, le méde- cin préféré de l'Empereur, Musset et George Sand, habitèrent ensuite.

Il s'informa, et il put s'y installer sans garantie.

Je dis : sans garantie ; car, hélas ! l'exquise maison menaçait ruine dans quelques-unes de ses parties ; et les plafonds ne tenaient que par miracle. Mais Rodin en était fort épris ; et il ne rêvait rien moins que de l' ache- ter, cet harmonieux pavillon, si délicat dans son en- semble, et qu'un clos sauvage entourait. Aujourd'hui,

78 LE VRAI RODIN

c'est l'atelier qu'il regrette le plus ; et il a vu, avec une véritable amertume, les démolisseurs dépecer, i>eu à peu, cette coquette folie, comme on disait galamment au siècle dix-huitième !

Obligé d'en partir, il se trouva bien qu'on lui ordonnât la campagne : seul remède efficace au surmenage que, depuis tant d'années, il s'imposait.

Le hasard, une fois de plus, l'amena à Sèvres ; et il découvrit, sur une hauteur, une petite maison vieil- lotte, isolée, mais attachante parce qu'elle avait beau- coup de fenêtres donnant sur un ample panorama. Cette maison avait, disait-on, appartenu à Scribe, le fécond et niais dramaturge. Rodiu loua la maison, nul- lement influencé, ainsi qu'on le pense, par le médiocre souvenir du vaudevilliste ; et là, durant plusieurs années, il se reposa en travaillant de plus belle, avec, de temps en temps, quelques travaux à la manufacture de Sèvres, qui n'était pas alors réglementée comme elle l'est actuellement.

Pitoyable manufacture, du reste ! Celle d'hier et, aussi bien, celle d'aujourd'hui.

Celle d'hier, pire, je le confesse, toutefois. Elle était alors dirigée par un cliimiste, nommé Lauth. A bien dire, que venait faire un chimiste dans cette galère ? Ennuyer les artistes, les écœurer par des obser\'ations ridicules, les traiter sans politesse, oh ! à tout cela, ce Lauth s'y employait sans lassitude. Bien entendu, en haut heu, on ignorait de tels agissements ; et l'inutile manufacture, bon an mal an, accouchait d'horribles vases et de

UNE VIE 79

statuettes, dont on ne voulait plus, même clans les plus pauvres sociétés sportives !

Carrier-Belleuse y était directeur, mais sans grande influence ; ce fut lui qui y appela Rodin.

Un temps dont le maître ne garde pas de plaisants souvenirs.

Il y fit bien quelques vases ; mais on posait ses œuvres par terre, pour qu'on pût, en passant, y dormer des coups de pied ; ou on les laissait exposées à la poussière ! ly'Ktat, certainement, protège u-» arts : Ro<liii lu- pouvait pas en douter !

Cei)endant, il fut ingrat, et il partit. On nomma à sa ])lace un chimiste de plus ; et le renom de la manufacture, à n'en pas douter, s'accrut.

Entre temps, Rodin avait obtenu un atelier au Dépôt des marbres ; il décida, alors, de rester, désor- mais, à la campagne.

Précisément, une maison à Meudon-\'al-Fleur>- le tentait. Elle avait appartenu à une femme-peintre, Miûo Delphine de Cols ; et elle était à vendre.

Cette maison se trouvait encore sur une hauteur ; elle était isolée, et au beau milieu des champs ; Rodin l'acheta.

Il y a maintenant de cela plus d'une vingtaine d'années : et il n'a jamais regretté sa détermination.

C'est qu'on vient bien plus le voir, qu'il ne va chez les autres.

Et il a reçu ici toutes les visites : visites royales, ministérielles et même de l'Institut !

8o LE VRAI RODIN

Falguière l'y visita souvent ; mais il fut plus éton- nant d'y voir le vieil Eugène Guillaume, la sacro- sainte clé de voiîte de la Maison du quai ^lalaquais, et qui avait commencé par être un des plus irréduc- tibles ennemis de Rodin.

Même un « épileptique » ennemi, car, trouvant un jour chez un de ses amis le masque de l'Homme au nez cassé, il l'avait fait jeter aux gravats.

Guillaume vint donc, sur le tard de sa vie, visiter Rodin ; et, ingénument, il se confessa à lui, jurant que, lui aussi, il adorait la Nature. Ces sortes d'amendes honorables, c'est un peu la consolation de vivre !... Au demeurant, c'était un triste bonhomme, cet ancien direc- teur, par deux fois, de l'Académie de France à Rome ; car, lisez ceci :

Médiocre, chargé d'honneurs et de commandes, il emploj'ait souvent Turcan, l'auteur admiré du groupe : l'Aveugle et le Paralytique. Turcan redressait les erreurs de modelage, faisait une « pratique » ensuite qui était loin de l'inconsistant labeur du patron ; et, naturellement, le bon praticien était laissé jalousement dans l'ombre.

Un jour, il se hasarde pourtant à s'informer auprès de Guillaume qui était alors directeur des Beaux- Arts s'il a des chances d'obtenir une modeste com- mande, s'il la lui demande, officiellement. Ce lui serait un grand appoint pour sculpter enfin, pour son propre compte, une statue en marbre.

Et Guillaume de répondre : « Non, monsieur, aucune chance ! »

Et ledit Guillaume venait de se commander à lui-

UNE VIE 8i

même pour plus de cinquante mille francs de « bou- lots ! »

Je me hâte d'ajouter que je tiens cette anecdote de feu Turcan.

Pour le reste, je veux dire dès qu'il s'agissait de sa triste chair, le vieil Eugène Guillaume était plus géné- reux. C'est ainsi que, très décrépit, il reprit le train d'Italie pour aller rejoindre un petit modèle qui avait l'accablante corvée de 1' « aimer ». C'est touchant, n'est-ce pas ?

Rodin, lui, a mieux aimé ses collaborateurs, ses prati- ciens. Combien de fois, par exemple, il m'a vanté le mérite de certains d'entre eux, et surtout le grand talent de Jules Desbois !

Turcan tint aussi une large place dans son estime, et il l'appela souvent auprès de lui.

C'est qu'il eut de plus en plus des marbres à faire sculp- ter, et des « augmentations » d'esquisses à faire prépa- rer. Parbleu ! avec sa formidable imagination, avec son excessif besoin de toujours modeler, d'ajouter sans cesse des œuvres à des œuvres, comment eût-il pu se livrer à un travail de praticien ? Comment eût-il trouvé le temps de reprendre en plus grand le surprenant modelé de son modèle en jilàtre ?

Il a formé des praticiens. C'est sous ses yeux qu'ils accomplissent leur tâche ; et il suit pas à pas leur tra- vail. C'est nécessaire.

Le sculpteur qui lui fait ses « augmentations », Rodin l'a fonué également, discipliné ; et. pourtant, de celui-ci

82 LE VRAI RODIX

encore il sun-eille tout le travail ; et il ne le quitte que lorsqu'il est pleinement satisfait.

Il a donné un modèle toujours admirable, toujours extraordinairement vivant. Vous ne voudriez point qu'il s'appliquât encore à 1' « augmenter », alors qu'un modèle fait, il ne songe plus, je le répète, qu'à en réaliser un autre ? Comment un tel maître trou- verait-il le goût de « se reproduire » pour toutes ses

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Je dirai quelles œuvres grandes il a faites, en effet, de bout en bout, [dressant celles-là si splendidement vivantes, qu'on peut croire, après cela, qu'aux prises avec toutes les « grandeurs », il est toujours à son aise.

Il a trouvé un artiste capable de comprendre son modelé ; capable de préparer, comme il le veut, ses « aug- mentations », tant mieux pour lui ! Il a à exiger bien davantage de ses autres praticiens. C'est que, pour « s'y retrouver » dans son modelé si serré, si obstiné, si complet, il faut un Desbois ou un Turcan ; et de tels artistes, naturellement, veulent faire œuvre originale.

Je gagerais bien que Rodin a tout tenté autrefois pour les retenir près de lui, ces deux artistes.

Il a sans doute rêvé plus d'une fois aux académies de jadis, aux ateliers illustres un Michel-Ange gardait près de lui d'autres maîtres, qui l'aidaient dans son ceuvre totale...

Je dois dire que l'hôtel de Biron et les atehers de "Mcudon, si vastes, entretiennent certainement ce rêve. Il est d'hier et il est de tous les jours.

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CUtht J.-E HailOt.

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UNE VIE 83

d'artistes, d'artisans et d'ouvriers, autour de toutes les statues qui peuplent les salles à Paris, et là-bas, à la campagne. Car, vraiment, si l'on s'explique que Des- bois ne soit pour Rodin qu'un praticien très intermit- tent, comment envisager que tant de sculpteurs n'aient pas compris tout ce qu'ils auraient eu à gagner à se faire, non pas les disciples de Rodin, mais ses collaborateurs, ses praticiens, ses auxiliaires ? Ils se seraient épargné bien des hontes, bien des dépits et tant de secours mendiés dans les bureaux, l'on distribue des aumônes sous forme de statues ou de bustes, que l'on s'empresse, dès qu'ils sont livrés, de déposer dans les squares des petites villes de province, quand ils ne sont pas plus simplement jetés dans des caves de lointains musées !

Rodin est donc presque isolé à Paris et à Meudon. et cela, je l'avoue, a bien aussi sa noblesse.

Il est ainsi, déjà, une sorte de statuaire de légende; et je me sou\'iens d'un soir où, passant devant la \'illa des Brillants, à Meudon ; et, voyant se découper sur le ciel, très éclairé par la lune, la façade du château d'Issy, j'ai été pris d'un grand frisson... Je songeais à tous les fantômes qui dormaient là, dans les atehers, les uns tout nus, les autres dans leurs longs draps blancs. . . et je revoyais le Balzac, colossal, et toutes les nymphes, et tous les faunes que la nuit avait arrêtés dans leur course ; et je songeais aussi à tant de visages aux rictus d'épouvante ou de passion, qui n'attendaient que le périt jour pour revi\Te ardemment, pour donner de la vie l'expression artiste la plus forte et la plus angoissante!...

LE VRAI RODIN

Et je trouvais bien maintenant que Rodin fiît seul, le seul hôte de ces ateliers, une autre présence conti- nuelle eût été hostile à toutes les songeries qu'il ébauche dans le formidable silence !...

De temps en temps, ses modèles lui sont suffisante compagnie.

Les modèles qu'il recherche toujours extrêmement vivants.

Il n'a point caché ainsi le'plaisir qu'il prit à dessiner les petites danseuses j avanaises et cambodgiennes, ame- nées à Paris. Ces merv^eilleuses petites créatures étaient, du reste, d'une souplesse tout à fait invraisemblable et d'une grâce inimitable. Ah ! leurs johs gestes si enve- loppants . de caresse ! Quels bras expressifs et quelles cuisses nerveuses ! Il y avait en elles une vie débor- dante !

Rodin les représenta souvent, quelques-unes très minu" tieusement rehaussées d'aquarelle, telles qu'on les voit sur les enluminures des vieux manuscrits de l'Orient ; minces gazelles, nullement gênées par la haute orfè- vrerie de leur coiffure si amusante, les bras levés et arrondis, les mains johment retombantes comme des palmes ! Et c'était encore le complexe ajustement doré des costumes, les pieds si finement recourbés, les petites narines battantes, les yeux si brillants, les mains s'écar- tant et se posant à plat dans l'air, pendant que l'orchestre rythmait les salutations et les séductions des amou- reuses épopées.

Le maître les retrouve quelquefois, ces mouvements

UNE VIE 85

si souples, dans ses modèles habituels ; et, dans ce but, il les laisse aller à travers l'atelier, s'asseoir, se courber, à leur fantaisie.

Ah ! ce n'est pas cela la vie des modèles de tant de salonniers !

Presque tous les autres sculpteurs figent une pose d'après une esquisse qu'ils ont faite, préalablement ; et il faut que la nature, que la vie se rapproche de cette esquisse !

C'est l'inverse, naturellement, qu'il faut faire : l'es- quisse d'après la pose retenue, donnée par le modèle. S'ils savaient, presque tous les autres, ce qu'un modèle libre peut donner de mouvements intéressants ! On n'a que l'embarras du choix, comme on dit famihèrement. Il y a beaucoup de dessins à exécuter en une seule séance ; la nature vous grise en se révélant à vous, si diverse toujours et si belle !...

Je me doute bien que lorsque Rodin, après une absence, un voyage, retrouve quelques-uns de ses modèles, il voit, tout de suite, si, durant ce temps, ils ont posé ailleurs que chez lui. Ils reviennent gauches, maladroits déjà figés par les poses conventiomielles et académiques. Ils ont perdu tout caractère et toute expression. Cela explique les « boulots » si lisses, et toujours si « ron- douillards ! »

Et il y a une autre raison : c est que les habituels salonniers font du modelé à distance, sans prendre même la peine de tourner autour du modèle. Ils se flattent de tout saisir en considérant le modèle d'en- semble. Ils font du chic d'après nature. Ils ont appris,

86 LE VRAI RODIX

à l'Ecole, à modeler de leur coin une figure ; ils ne sor- tent pas de là. Ils corrigent la nature d'après des tradi- tions immuables, rabâchées par tel ou tel professeur. Quand ils ont eu deux ou trois professeurs, alors c'est de la démence. Ils sont perdus. Toutes les précieuses théories se combattent. C'est un bafouillage burlesque!

J'oppose à cela l'impressionnante façon de modeler de Rodin.

Il modèle, lui, tout contre le modèle ; il le palpe ; il suit tous les jeux de la lumière sur la chair; il la consi- dère de toutes les façons ; il la confronte à chaque minute avec son travail ; pour un détail, une main, une jambe, il lui arrive d'enlever la petite main en terre, et d'en achever le modelé, main à main, la main en terre tout contre la main vivante ; et avec quelle frénésie, quelle rage de modelé ! Il a l'air, vraiment, d'arracher la vie à son modèle pour la donner à son esquisse

Ainsi s'explique avec du génie ! ce modelé qui fit bêler au moulage sur nature ! alors que le moulage sur nature ne donne pas ce frémissement, cette houle qui court dans tous les plâtres et tous les bronzes du maître, dont je viens à peine d'esquisser la noble vie!...

LE PEUPLE DES STATUES

QUAXD un jour oh ! souhaitons-le très lointain 1 car Rodin est une sorte de Force nationale ! quand un jour, on établira le compte de toutes les œuvres laissées par ce statuaire, on sera stupéfait.

On se demandera comment, même avec des dons de prodigieux labeur et de miraculeuse habileté, il fut possible à un homme d'accumuler tant de statues et tant de fragments admirablement modelés, presque toujours. On éprouvera le même étonnement que lorsque passèrent en vente, après la mort de Delacroix, les peintures et les six mille dessins de ce superbe « tragé- dien de la couleur ».

Bien des gens qui auront cru connaître Rodin tout entier, qui se seront satisfaits de redites même élogieuses, verront une œuvre si formidable qu'ils seront bien excusables de ne l'avoir même pas pressentie.

Quel émoi quand on touchera tous ces plâtres accu- mulés jalousement par un thésauriseur de génie ! Depuis les esquisses, depuis des fragments de torses à p)eine plus gros que le poing, mais, si modelés toujours jusqu'à l'impossible, jusqu'aux grandes statues frémissantes,

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90 LE VRAI RODIN

ébauches quelquefois, œuvres terminées le plus souvent, quel amas de travail, quelle merveilleuse manifestation d'un génie pour qui le repos était une fatigue, une angoisse telle que pas un instant ne fut distrait de cette longue tâche, fixée non comme un but, mais comme l'unique raison de vivre !

Et tout ce que l'on ne retrouvera pas ! Car il faut bien répéter que beaucoup d' œuvres furent perdues, anéanties, au temps il n'était pas possible à Rodin d'avoir recours au mouleur. Et ce temps, ce fut celui de sa forte jeunesse, dont l'Homme au nez cassé demeure un si complet témoignage. Cette œuvre-là a été sauvée, mais les autres ?

Allez donc retrouver maintenant les jolies statuettes qu'il modela pour Carrier-Belleuse. Tout ce précieux tra- vail sortait de ses doigts habiles ; et les mouleurs, les fon- deurs, les ciseleurs le dénaturaient à l'envi. Pourtant, l'ensemble devait être d'un rare intérêt, quand on songe que cet Homme au nez cassé fut modelé en l'année 1864 ! Faut-il rapprocher ce moment-là de l'époque Rodin fut à Sèvres, pour y modeler, en somme, aussi, dans la grâce et dans l'exquise fantai- sie ? C'est bien probable ; et les « amours » qu'il put enrouler aux flancs des vases, malgré tant de haines autour de lui, ces « amours-là » devaient venir tout droit de chez Carrier ; car, au contact de ce véritable fabricant, si virtuose, je le répète, Roiin, piqué d'ému- lation, en avait, lui aussi, enfanté par centaines, des « amours », plus que Murillo et tous les autres peintres dans leurs fameuses Assomptions, bien certainement !

LE PEUPLE DES STATUES 91

Songez ! Au moins cinq bonnes années passées chez Carrier cinq bonnes années pour un fou furieux de travail comme le fut toujours Rodin, mais c'est de quoi perpétuer la mémoire de bien des statuaires, tout ce qu'il produisit seulement en ce laps de temps ; et je pense que bien des bourgeois de Paris ont sur leur che- minée une œuvre de Rodin, sans s'en douter ; et s'en douteraient-ils, qu'il ne faudrait pas leur en vouloir de ne pas l'afl&rmer ; car, dans cette rapide production, on peut bien croire que Rodin ne s'imposait point tou- jours en maître.

On le retrouve, par exemple, tout de suite dans un buste en terre cuite, une Alsacienne qu'il modela vers l'année 1871. Puis, de nouveau, c'est le long travail anonyme ; et cette fois à Bruxelles, au Palais de la Bourse et au Palais des Académies.

Après tout, fut-il perdu tant que cela ce labeur même pour autrui ? On peut bien croire que Rodin y gagna sans conteste de pouvoir exercer de plus en plus sa presti- gieuse habileté ; et il s'en tirait si bien, en vérité, de tous ses travaux décoratifs, qu'il trouvait le loisir de modeler également des bustes pour son propre compte. Et puis il voyageait, il parcourait la Belgique; il l'ai- mait de plus en plus, surtout dans ses paysages et dans ses peintres.

A Anvers, notamment, il demeura longtemps ; et il ne quittait guère le Musée, il s'éprenait violemment de Rubens, de Van Dyck, des deux Teniers, de Snyders et de Jordaens. Son goût de la peinture l'ayant repris,

Q2 LE VRAI RODIN

il lui arrivait même d'entreprendre de reproduire de mémoire une œuvre de Rubens ; et, en faisant et en refaisant le chemin de son logement au musée, et vice versa, il arrivait à une interprétation en somme très satisfaisante.

A Anvers, Rodin put admirer la « coquetterie de la ville et la somptuosité des monuments : l'Hôtel-de- Ville, cette belle œuvre de la Renaissance flamande avec ses marbres roses et ses ors ; les églises des Jésuites, parées de deuil avec leurs marbres noirs et blancs ; Notre-Dame, sont détenus des Rubens.

« I^a métropole (a écrit encore ]\I. [Maurice Kunel) se présente pleine de richesses. ^Malgré les mœurs grossières de certains quartiers, aux abords du port, les plaisirs grouillants des kermesses avec leur musique de foire, on s'y plaît. A Anvers, l'Bscaut, cette immense écharpe bleue, contourne le flanc de la ville, on respire, enfin ! »

Et Rodin, dans un continuel enchantement, visita Gand, I^iège, Bruges et Malines.

Cette dernière ville sut même le retenir dans son charme. N'avait-elle pas déjà exercé la même emprise sur Baudelaire, qui, pendant son séjour en Belgique, avait écrit ces notes charmantes que je ne puis résister au désir de transcrire ici :

« Combien de carillons, combien de cloches, combien d'herbe dans les rues, et combien de béguines ! J'y ai trouvé une église de Jésuites, merveilleuse, que personne ne visite. Enfin, j'étais si content que j'ai pu oubher le présent, et j'ai acheté de vieilles faïences de Delft. Mahnes donne une impression générale de repos, de fête,

LE PEUPLE DES STATUES 93

de dévotion. L'air chante une musique vieille, dolente, comme la musique mécanique d'un orgue. Elle repré- sente la joie d'un peuple automate qui ne sait se divertir qu'avec discipline. Les carillons dispensent l'individu de chercher une expression de sa joie. A Malincs, chaque jour a l'air d'un dimanche. Un vieux relent espagnol flotte dans la ville.

« Malines (ajoute Baudelaire) est traversée par un ruisseau rapide et vert. Mais Mahnes, l'endormie, n'est pas une nymphe ; c'est une béguine dont le regard con- tenu ose à peine se risquer hors des ténèbres du capu- chon.

« C'est une petite vieille, non pas affligée, non pas tra- gique, mais suffisamment mystérieuse pour l'œil de l'étranger non famiharisé avec les solemielles minuties de la vie dévote.

(( Airs profanes, adaptés aux carillons : A travers les airs qui se croisaient et s'enchevêtraient, il m'a semblé saisir quelques notes de la Marseillaise.

« L'hjinne de la canaille, en s'élançaiit des clochers, perdait un peu de son âpreté. Hachis menu par les mar- teaux, ce n'était plus le grand hurlement traditionnel, mais il semblait gagner une grâce enfantine. On eût dit que la Révolution apprenait à bégayer la langue du ciel. Le ciel, clairet bleu, recevait sans fâcherie cet hommage de la terre confondu avec les autres. »

Epris de tous ces décors, Rodin avait eu cette chance de ne pas s'attarder dans une école, de ne pas pnîrdre de temps sur des leçons académiques, si vaines pour tous

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ceux qui ont un instinct. Il profitait de cette heureuse situation, en ne demandant des conseils qu'aux vrais maîtres d'hier, et aussi, quelquefois, à l'ingéniosité et à la judicieuse observation de certains de ses cama- rades.

Revenu à Paris, après avoir longuement médité, travaillé, et en apportant ce chef-d'œuvre : l'Age d'ai- rain, 'il allait, le plus naturellement du monde, reprendre, comme je l'ai dit, des travaux anon>Tnes, qui, certes, lui permirent encore de développer cela semblait pourtant bien impossible ! sa merveilleuse virtuosité.

C'était au moment des travaux de l'Exposition, au Trocadéro. Alors là, il fallait aller vite et Rodin faisait tous les miracles qu'on lui demandait. Entre temps, il modelait toujours pour lui-même, et il accumulait les œuvres sur les œuvres.

Il avait loué au faubourg Saint-Jacques une sorte de remise pour les abriter. Chaque jour, une œuvre venait rejoindre tout ce peuple déjà timiultueux. Rodin, poussé par une force mystérieuse, qui ne le laissait pas en repos, ne savait déjà plus, au bout de quelques mois, ce que sa remise contenait, exacte- ment.

« On y entrait, m'a dit un de ses familiers de ce moment- là, avec mille peines. Il y a^'ait des statues tournées contre le mur, dont il était impossible de distinguer les formes ; et Rodin, quand on l'interrogeait à ce sujet, avait un geste de créateur qui ne peut pas s'arrêter sur toutes les choses qu'il enfante. On voyait d'admi-

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C'était au moment des travaux de l'Exposition, au Trocadéro. Alors là, il fallait aller vite et Rodin faisait tous ' ' qu'on lui ' ' lit. Entre temps,

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Il avait loué au faubourg Saint-Jacques une sorte de remise pour les abriter. Chaque jour, une œuvre venait rejoindre tout ce peuple déjà tvunultueux. Rodin, poussé par une force mystérieuse, qui ne le laissait pas en repos, ne savait déjà plus, au bout de quelques mois, ce que sa remise contenait, exacte- ment.

« On y entrait, m'a dit un de ses famiHers de ce moment- là, avec mille peines. Il y avait des statues tournées contre le mur, dont il était impossible de distinguer les formes ; et Rodin, quand on l'interrogeait à ce sujet, avait un geste de créateur qui ne peut pas s'arrêter sur toutes les choses qu'il enfante. On voyait d'admi-

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rables statues ; mais, que voulaient dire tous les autres plâtres enchevêtrés, on ne savait pas! C'est que je découvris l'Eve, tant de fois reproduite, depuis. Le modèle qui avait posé pour cette statue, s'était, un jour, éclipsé ; et Rodin avait laissé sa statue !... Ah ! Il a y avoir bien des massacres dans cette magnifique floraison d' œuvres ! »

Et combien les bustes y étaient nombreux !

Car Rodin a toujours aimé modeler des visages, visages d'amis ou de gens qu'il admirait.

On connaît de cette époque-là, entre autres bustes, ceux de Carrier-Belleuse, de Jean-Paul Laurens, de Legros, de Victor Hugo, de Dalou, d'Antonin Proust et d'Henr>' Becque.

On a raconté comment il avait été amené à faire le buste de Victor Hugo, et comment sans pouvoir faire poser le poète, il avait réussi à prendre, à l'échappée, les traits principaux, les accents les plus caractéristiques de ce « mauvais » modèle, uniquement préoccupé de sa maîtresse, M^^® Drouet. miladi. C'était à un médiocre sculpteur qui avait infligé d'inutiles séances au poète que Rodin avait aussi à s'en prendre. Son propre buste s'en ressentit; et il n'est pas, aujourd'hui, un de ses plus illustres.

Mais le buste de Dalou, n'est-il pas l'égal dun ma- gnifique Donatello ? Cette fois, le futur auteur du Monument à Eugène Delacroix avait bien posé ; et c'est le chef-d'œuvre que Dalou ne posséda point, et pour lequel, en échange, il devait faire le buste de Rodin .

ÇÔ LE VRAI RODIN

Desljois vit de ce buste de Dalou une belle cire ambrée, dans le ton d'un vieux marbre, préparée pour la fonte à cire perdue.

Il dit à Dalou :

J'ai vu votre buste par Rodin ; il est admirable I

Oui, admirable ! répondit Dalou.

Le buste de Jean-Paul Laurens est, également, une extraordinaire effigie. Pourtant, le peintre ne fut pas, dit-on, enchanté de cette œuvre. Pas plus que l'ex- ministre Antonin Proust, de son buste à lui. Rodin a souvent entendu cette chanson-là !

Mais Antonin Proust ne gardait pas rancune de... sa propre incompréhension. Il se contentait d'être un politicien heureux, qui redoutait les coups de toupet. On le vit bien quand il fut compromis, avec tant d'autres de ses collègues, dans la vile histoire du Panama. H s'afïola, et il en perdit la \'ie. C'était, au demeurant, un brave homme, sinon un homme brave ; et il était plai- sant à voir, soit au Ministère, soit dans sa villa des champs, sise rue des Douves, à Niort, s'entêtant dans des conversations artistiques, très orgueilleux surtout de son dédain de l'Institut ; et, ma foi, il a bien mérité de ses concitoyens, en leur offrant, pour leur jardin public, un tas de laissés-pour-compte de la statuaire officielle. Et c'est lui, enfin, qui, dans son dédain de l'Ecole des Beaux-Arts, et en s'appuyant sur Rodin et sur Dalou, créa le musée de scul])ture du Trocadéro. Voilà, n'est-ce pas, un vrai titre à notre reconnaissance ?

Les bustes de Rodin ! Ah ! oui, ils en ont effrayé bien d'autres ! Pu vis de Cha vannes ne fut pas plus

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LE PEUPLE DES STATUES 97

sensible que tx)us les autres portraiture-^ au génie de Rodin. Ni M. Henri Rochefort, qui avait fait porter son buste au grenier avant de le faire redescendre dans son salon ! dame, Rodin était devenu si illustre 1 Ni M""*^ Séverine, meilleure journaliste que critique d'art ! Xi quelques autres qui trouvent apparemment que Rodin les a « enlaidis » ! ce qui est au moins lisible pour la plupart d'entre eux, vieillards déjà frôlés par l'Intruse !

Le dernier portraituré par Rodin, M. Georges Clemen- ceau, a refusé, cette année dernière, que son buste fût exposé, en donnant comme raison qu'il se trouvait trop semblable à un vieux magot chinois !

Simple hantise, sans doute ! Car M. Clemenceau pos- sédait récemment quelques très beaux masques chinois ; aujourd'hui, il n'en a plus un seul ; il les a tous ven- dus. M. Clemenceau, ingrat, n'aime plus les vieux ma- gots chinois!

N'importe, « au-dessus de ce temps, » les bustes de Dalou, de Jean-Paul Laurens et de Puvis de Cha- vanues, par exemple, exécutés in\Tait;emblabkment en ime quinzaine de séances à peine, demeureront tomme les plus complètes effigies de la statuaire contemporaine. Oui, qu'importe que les intéressés se soient trouvés laids, à travers un modelé miraculeux ! Demande-t-on des jugements, des critiques aux superbes figures des cathédrales ? Se préoccupe-t-on de savoir ce que les modèles pensaient du sculpteur qui les a immortalisés dans la pierre ?

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Instinctif puissant, croyant en son génie, conscient à coup sûr de sa force, Rodin, du reste, poursuit sa route.

Les grandes œuvres s'ajoutent aux grandes œuvres. Parti de l'antique, qu'il a patiemment étudié, dessiné, Rodin est devenu maintenant un gothique. Il l'est devenu sans le vouloir, à force de chérir les cathédrales. Il dira plus loin qu'il n'est revenu à l'antique que bien des années plus tard, après une longue période d'une vingtaine d'années. Il est, présentement, plus esclave de la nature que ne le furent Phidias, Michel-Ange, Puget ; mais il est aussi, en général, moins complet que ces trois divins maîtres. Il repart des Gothiques, sans se préoccuper que la Renaissance, cet art « artificiel » qui tient de l'antique et du gothique, a produit une belle floraison d'œuvres. Il n'a pas davantage imité Michel -Ange ; quand on le prétend, on exprime une sottise. Il a, au contraire, une originalité entière, un réalisme très près de la nature que les sculpteurs gothiques, seuls, ont possédé. Pas toujours dans le nu, puisque aussi bien le nu leur était à peu près défendu mais, à coup sûr, dans l'arrangement des draperies. Là, ils sont merveilleux. Allez au British Muséum ; voyez les sublimes sculptures volées par lord Elgin ; allez à Amiens, voyez, sur un des côtés de la cathé- drale, la statue d'un évoque, demi-grandeur nature, qui se trouve au-dessus d'une porte ; c'est la même maîtrise souveraine. L'anonyme sculpteur de cette œuvre gotliique égale le sculpteur grec. Admirons de tout notre cœur les sculpteurs gotliiques

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qui, eux, ignoraient la sculpture grecque. Elle procède, celle-ci, de la sculpture égyptienne, enfermée dans des canons, par son amour des grands plans, des grands volumes ; et son originalité, c'est d'avoir acquis elle en avait le libre moyen un modelé plus vivant, plus frémissant. Mais, je le répète, dans les draperies, dans les ornements (crochets, fleurons, chapiteaux, etc.), les gothiques sont aussi hauts. Des statuaires enviés du dernier siècle : Rude, Carpeaux, Dalou, dérivent, eux, directement de la Renaissance.

Rodin, lui, avec ses Bourgeois de Calais, vient des cathédrales. Il est datis la plus pure tradition fran- çaise.

On lira un jour le livre qu'il a consacré aux édi- fices religieux de la splendeur gothique. Ainsi sera expliquée toute sa sculpture, mieux que par tous nos essais et toutes nos faibles critiques.

Les cathédrales ! la cathédrale ! Avec quelle ferveur Rodin l'a étudiée, commentée.

Voici Notre-Dame de Reims, la merveille des cathé- drales gothiques, avec la magnifique ordonnance de sa façade occidentale, l'ornementation est aussi sobre qu'admirable ; Reims, avec sa façade à deux tours, à triple portail, donnant la vie émouvante à tout un peuple de centaines de statues, à toute une floraison de dais, de pinacles, de dentelles, d'aiguilles, de feuil- lages et de clochetons ; voici Notre-Dame d'Amiens, vaste et lumineuse, abritant encore une foule de statues, et, au trumeau de son porche central, le Beau Dieu

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d'Amiens, l'incomparable effort de la statuaire médié- vale ; voici Beauvais, avec son chœur mers'^eilleux ; voici Notre-Dame de Paris, avec la splendeur de sa façade ouest et avec ses trois portails creusés en ogive ; voici la souveraine, peut-être, Notre-Dame de Chartres, celle que Hiiysmans élut; Notre-Dame de Chartres, avec l'aristocratie artiste de ses statues ; voici Notre-Dame de Rouen, dont la façade ouest est certes grandiose avec ses arcatures à jour, ses pinacles, ses balustrades et ses trois portes, s'attarde encore la procession de plusieurs centaines de statues ; voici Notre-Dame de Bayeux ; voici Notre-Dame de Coutances ; voici Notre- Dame de Renues ; voici Notre-Dame de Tours ; voici le pur et majestueux chœur de la cathédrale du^Mans ; voici Notre-Dame de Bourges, l'égale des chefs-d'œu\Te de Chartres, d'Amiens, de Reims, de Beauvais et de Paris, avec le féerique épanouissement de ses cinq portails accolés et la somptuosité de sa grande nef ; Notre-Dame de Bourges se trouve le développement le plus com- plet de la statuaire du moyen âge ; et voici tant d'autres cathédrales, que les modernes architectes dits diocésains mutilent peu à peu, à l'exemple de ces malfaisants maçonniers que furent Viollet-le-Duc, Lassus et Boes- willwald. Ah! les restaurateurs! Ce mot!... S'ils pou- vaient donc méditer, une fois de plus, ces justes lignes de M. Hourticq, que je reproduis à leur intention :

« Il ne suffit pas d'aimer une architecture, ni môme de la bien comprendre pour la ressusciter. Les pastiches gothiques les mieux réussis sont d'une extrême froi- deur ; le constructeur moderne y apporte ses habitudes

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de Bourges se trouve le développement le plus com- plet de la statuaire du moyen âge ; et voici tant d'autres cathédrales, que les modernes architectes dits diocésains mutilent peu à peu, à l'exemple de ces malfaisants maçonniers que furent Viollet-le-Duc, Lassus et Boes- willwald. Ah ! les restaurateurs ! Ce mot 1... S'ils pou- vaient donc méditer, une fois de plus, ces justes lignes de M. Hourticq, que je reproduis à leur intention :

« Il ne suffit pas d'aimer une architecture, ni même de la bien comprendre pour la ressusciter. Les pastiches gothiques les mieux réussis sont d'une extrême froi- deur ; le constructeur moderne v apporte ses habitudes

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classiques, la régularité du plan, la s>-métrie, la netteté du dessin, cette rigoureuse régularité qui détermine la forme de l'édifice dans tous ses détails et cette division du travail qui fait de l'architecte un pur dessinateur sur le papier et de l'ouvrier un simple tailleur de pierre. Dans les vieilles cathédrales, la pierre est partout vi- vante, l'œuvre est variée, riche et impréxoie ; ces copies modernes sout étriquées ; la géométrie sèche de nos arclii- tectes n'a pu retenir l'âme des cathédrales gothiques. »

Cette âme errante. Ro<^lin l'a retrouvée ; ses Bour- geois de Calais la contiennent toute. Regardez ces six ligures ; elles descendent directement des pierres d'Amiens ou de Bourges : il y a même réalisme émouvant dans les figures, même virtuosité superbe dans les dra- peries. Dans ces sublimes musées de la rue que sout les cathédrales, les Bourgeois de Calais retrouveraient à coup sûr demain leur place. A Notre-Dame d'Amiens ou à Notre-Dame de Bourges, ils seraient les frères naturels de tant de bourgeois du moyen âge représentés en figures de saints ou d'évôques. Imaginez-les, par la pensée, dans les niches des hauts portails ou surplom- bant l'extrême pointe de l'arc ogival, ou arrêtés comme pour veiller, sur la rampe d'une balustrade ; et vous com- prendrez, par comparaison, que ces six figures-là sont hau- tement et hautaiuoinent gothiques ! Oh ! sans doute, leur motlelé si vivant perdrait beaucoup à être vu de si loin ; la sculpture de Rodin est surtout faite pour être vue de près, pour être touchée, caressée, comme on touche, comme on caresse un corps vivant ; mais, néaimioins.

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les grands plans y sont et s'il y a incontestablement en eux plus de détails que chez les gothiques (j'entends toujours pour le nu), l'effet en resterait singulièrement saisissant. Les antiques, Michel- Ange, Puget, je le répète, voient plus large, créant des ensembles plus impressionnants à distance, à la limite même des yeux; mais ils sont, ceux-là, des sculpteurs de pleine atmosphère, si je puis ainsi dire et Rodin est un sculpteur plus « terrestre ».

Il nous a lui-même imposé cette opinion, en deman- dant autrefois, pour ses Bourgeois de Calais, qu'ils fus- sent posés, sur le sol, sans socle, pareils à des hommes de bronze se mêlant à la foule des autres hommes. Pour son Penseur, également, voyez-le au Panthéon, presque sous vos regards, et nullement considéré par Rodin ainsi qu'une figure décorative pour l'architecture si morne et si froide de Soufflot.

Rodin fut aussi très à son aise quand il s'atta- qua au poème dantesque, quand il eut à modeler tous les personnages hurlants et torturés de la Porte de l'Enfer. Là, il se retrouvait dans le cadre d'un por- tail de cathédrale ; et il n'était préoccupé que de bous- culer les uns sur les autres les modelés les plus saisis- sants, les plus angoissants. Il avait observé de nombreux Jugements derniers ; et son esprit critique avait vu clair dans la manière dont les sculpteurs du moyen âge ont successivement représenté ce dra me grandiose et de sûre épouvante.

« Car, dit M. Hourticq, le thème du Jugement dcr-

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nier, qui se retrouve dans presque toutes les grandes cathédrales, permet de voir comment un même motif s'est forme, puis transformé durant les xii^ et xiii^ siècles ; il a manifesté les caractères successifs de la statuaire française, la violence informe et disloquée d'Autun, puis la majesté sereine de Paris, et enfin l'art dramatique et pathétique de Bourges. A Autun, la scène est déjà au complet : le Christ, les morts qui s'éveillent, les anges et les démons qui se disputent, élus et réprouvés ; mais les éléments sont encore mal agencés ; le Christ prend trop de place ; autour de lui, des figures dégingandées font un tel désordre qu'on ne s'explique pas clairement le grand mystère qui se joue. Au porche méridional de Chartres, la composition est calme, bien équilibrée ; au-dessous du Christ, les petits corps des élus et des damnés sont rangés avec ordre, mais la scène, un peu réduite, manque de grandeur. A Paris, le Jugement dernier est représenté en trois registres, avec une clarté merveilleuse ; en haut, Jésus préside au dernier jour du monde ; au registre inférieur, les morts sortent de leur tombeau; à l'étage intermédiaire, l'archange et le diable partagent les âmes. Mais si elle est nette, la composition manque peut-être de mouvement ; le réveil des morts ne va pas sans quelque monotonie {l'exécution, il est vrai, en est moderne) ; les groupes des damnés et des élus s'organisent en théories compactes et bien sagement dirigées ; dans les voussures seulement passe la chevau- chée sinistre de l 'Apocalypse. A Amiens, on retrouve la même composition grandiose, moins paisible, plus grouillante. Mais c'est à Bourges que le drame est animé

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et émouvant. Ici, le sculpteur, au lieu de la masse un peu monotone des figurants identiques, s'est appliqué à l'analyse des sentiments ; après avoir soulevé la dalle de leur tombeau, les ressuscites s'inquiètent, s'agitent supplient ; au-dessus, de chaque côté du grand ange qui pèse les âmes, la séparation définitive se fait entre les deux mondes. Les damnés sont chassés, jetés dans la gueule de l'Enfer par des diables horribles et gro- tesques ; l'un d'eux a la face ricaneuse d'un sat>Te. Mais les élus surtout sont attendrissants à contempler pour la foi intime qui éclaire d'un sourire poupin leurs petites têtes frisées. »

Je dirai, dans un autre chapitre, comment Rodin fut amené à modeler sa Porte de l'Enfer ; mais j'ai tenu à noter tout de suite le rapprochement qu'il est impos- sible de ne pas établir entre elle et un portail de cathédrale. Sans doute, d'autres sculpteurs ont eu cette idée de reprendre le grand enseignement gothique. Carriès a abondamment fait surgir des têtes grima- çantes et grotesques sur des cadres de portail. Il les a d'autant plus multipliées, qu'avec son adresse véritable et sa ruse, il abusait plutôt du moulage sur nature, jusqu'à se mouler soi-même ; mais en céramiste ingé- nieux, il déroutait beaucoup de professionnels ; et l'on s'extasiait, généralement, sur sa forte production. Aussi bien, Bernard Palissy ne l' avait-il pas déjà employé le moulage sur nature, pour surcharger ses plats de poissons et de fruits ?

Le Balzac, c'est encore une pierre gothique, tor-

LE PEUPLE DES STATUES 105

turée par un sculpteur du xix^ siècle. Je veux dire que cette figure porte, inscrites sur son visage, des soufifrances et des révoltes modernes. Mais elle a aussi son étampe indiscutable. Voyez le nu qui servit pour porter la robe de moine : ce nu massif, cambré ; ne le retrouvez-vous pas dans les grandes études des Bourgeois de Calais ? Certes, bien qu'à un degré moindre, car les Bourgeois de Calais, entièrement modelés dans leur grandeur d'exé- cution par Rodin seul, demeurent inimitables.

Il reste un Rodin sur lequel la Littérature a tout à fait divagué : le Rodin que les poètes ont présenté comme un thaumaturge, comme un mage ou comme un 0 grand douloureux ».

J'y arrive.

Ce Rodin-là, chaque fois qu'il lui est venu le désir de modeler un corps de femme, Danaïde ou Faunesse, on n'a pas manqué de célébrer en lui, en même temps que sa sensualité, un amas de subtiles vertus littéraires, qui n'ont rien à voir avec la Sculpture.

Rodin a cultivé son esprit : il a lu Baudelaire, Hugo et bien d'autres poètes et prosateurs (n'a-t-il pas, par exemple, une prédilection marquée pour Jean-Jacques Rousseau ?) ; mais est-ce une raison valable pour voir, dans chacune de ses figures féminines, une Femme damnée ou un Succube ?

Parce que, la plupart du temps, lesdites figures sont animées d'un mouvement, il est vrai, quasi -étrange ? Allons, c'est tout simplement le modèle qui donne ce mou- vement ; un modèle, qui, le plus généralement, est une brave et honnête fille, très pacifique ; mais, voilà, elle

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est aussi fort souple ; et Rodin sait l'encourager à lui donner des poses qui suscitent le lyrisme des porteurs de lyre !

Certainement, oui, il a dessiné tout au moins des « Femmes damnées )), (un exemplaire de collection des Fleurs du Mal contient en marge des dessins de Rodin) ; mais ces dessins-là, en quoi sont-ils, plus que d'autres, des dessins de « Femmes damnées »? Ce sont des mouve- ments de modèles, des mouvements sensuels, frénétiques quelquefois; mais, je le répète, les jolis corps vivants qui ont posé n'inspirèrent rien du tout de damné !

Bien entendu, des imitateurs de Rodin car ce com- ble existe! ont exagéré la thaumaturgie si niaise- ment accordée à ce grand statuaire ; et l'on a vu, durant ces dernières années, tout un lot d'encombrants « navets » s'imposer aux Salons des deux Sociétés, aussi vaines, d'ailleurs, l'une que l'autre !

Ou a vu je ne sais combien de ces « boulots » dits littéraires, pas venus à terme, et que recommandaient seulement des titres ridicules. Corps prostrés, toutes luxures dehors ; corps éperdus, effondrés sous l'amas des plus effroyables peines ; visages de damnés et figures de passion !!!

On a vu mieux encore : des gens qu'affole Rodin, aller vers celui de ses imitateurs qui le démarque le plus, et lui commander des besognes pour une décoration de théâtre ! Ça, n'est-ce pas, c'est un couronnement ?

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On a vu mieux encore : des gens qu'affole Rodin, aller vers celui de ses imitateurs qui le démarque le plus, et lui commander des besognes pour une décoration de théâtre ! Ça, n'est-ce pas, c'est un couronnement ?

M. Octave Mirbeau a écrit sur Rodin : « De lui, part un style. » Espérons que non ; le résultat en serait

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pitoyable. Voyez- vous de jeunes sculpteurs prenant can- didement le fiJ de cette nouvelle tradition ? Rodin est un isolé, un forcené individualiste ; il ne peut avoir ni élèves ni disciples. Son âme est une âme tout de même de ce temps ; nous croyons la comprendre à force de littéra- ture, et alors, nous sombrons dans la folie ou dans la sottise. Pourquoi s'obstiner à l'expliquer par tant de phrases lamentablement égarées ? Pourquoi tant de phraséologie à propos d'une sculpture uniquement et fortement instinctive développée par l'admiration continue des cathédrales ? Seul de tous les littérateurs, M. Raymond Bouyer a eu raison d'écrire : <; Cherchons simplement à comprendre Rodin sculpteur ! »

La tâche n'est déjà pas si aisée ; et j'en\'ie ceux qui acceptent toute son œuvre, en bloc, sans raisonner.

D'autres, aussi peu inquiets, s'en tiennent à des sujets, choisis dans son œuvre ; et ils n'achètent que ces sujets- pour leurs Musées ou leurs collections.

Une remarque est à retenir : il y a des années l'on ne demande que VAgc d'airain; d'autres années l'Eve, seulement. Le charmant groupe : Frère et sœur, est, lui, par contre, toujours très prisé. Le Baiser, aussi, jouit de la faveur publique; et, au musée du Luxembourg, ce groupe est bien plus regardé, à tort, que le buste de Jean-Paul-Laurens, par exemple.

Aussi, je comprends bien que les fragments que Rodin expose mainleuant aux Salons effarent.

Ce n'est plus un sujet ; on est pris d'une fureur sauvage, et d'autant mieux qu'on la sait localisée également chez les sculptiers de l'Institut.

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On répète : « C'est un défi au bon sens ! une atteinte à l'Art ! un outrage au goût public ! »

Durant quarante années, Rodin a produit des chefs- d'œuvre entiers, montrant qu'il savait modeler, mieux que tous les sculpteurs ensemble, des bras, des jambes, des pieds, des mains, des têtes ! N'importe, on aboie, parce qu'il faut toujours malmener le génie le plus incontestable. Et les petits journaux, les revues de beuglants, les vaudevillistes, recueillent à ce propos les mots les plus éculés, l'esprit qui monte des com- posts !

Pendant ce temps, il y a un spectacle annuel qui est de la plus irrésistible drôlerie : je veux parler du Salon de sculpture de la Société des artistes français.

Chaque fois, c'est un spectacle vraiment gai !

Des « navets » de plâtre et de marbre s'étalent, se chevauchent, dressent des bras, des jambes, replient des croupes, érigent des fesses, se pavoisent de faces inexpressives ou hurlantes.

On voit des soldats brandissant des fusils de marbre ; des navigateurs s'arc-boutant sur une ancre ; des Adonis qui pleurent sur leurs pieds inexistants. On voit des attelages de bœufs plus grands que nature ; des chevaux bicéphales et des nymphes obèses. On voit des statues d'hommes politiques et de magistrats, d'évèques et de marchands d'Elbeuf. On voit des cuirassiers à cheval, regardant au loin ; une famille qui mendie ; une porteuse de pain, accorte ; un Gan^^mède qui s'efïondre sous des flots de muscles mal attachés. On voit des bustes enfin

Lh PEUPLE DES STATUES 109

et des médaillons en tas. C'est le Salon de l'Institut et des commandes.

M. Dujardin-Beaumetz. lui-môme, s'est lassé d'acheter ça. Il est parti ; il ne reviendra plus !

Et ce sont ces exposants-là qui passent, avec des ricanements, devant l'œuxTe magnifique de Rodin ; qui se vantent de lui « souffler » des commandes ; qui ont, plein la bouche, les noms de Carpeaux ou de Rude, pour les opposer à leur Maître, au seul Maître ! C'est d'une irrésistible gaîté !

Je réserve pour un chapitre spécial le récit de leurs tristes histoires ; car, ils ont volé à Rodin bien des commandes, ces affligeants indigents de la Ville de Paris et de l'État. Nous les retrouverons soutenus par la sottise des bureaux, pendant que Rodin ne pou- vait compter que sur les intelligences étrangères pour vivre.

Aux Etats-Unis, il y a longtemps qu'on lui a consacré, au musée métropolitain de New- York, de spacieuses salles, toutes embellies de ses œuvres. Eu Allemagne, en Angleterre, en Suède, en Autriche, partout, on l'a fêté ; et les plus notoires écrivains de tous ces paj's sont venus à lui.

En France, les sculptiers, les faux peintres, les archi- tectes et les tapissiers, se sont souvent plaints des louanges accordées à Rodin par les littérateurs et les journalistes. Parbleu ! Il eût été étonnant qu'il en fût autrement. Il eût été agréable aux sculptiers. je le sais, qu'on ne parlât point de Rodin. Un gêneur, maintenant.

no LE VRAI RODIN

un trouble-fête, un dérange-toute-combinaison ! Et cependant, et cependant quel sculpteur est toujours préféré, à Paris, à Rodin ? Monsieur Denys Puech !

Vous voyez bien que l'Internationalisme a du bon, au moins pour l'honneur de l'Art 1

]\Ialgré tout, on ne peut s'empêcher de songer à telle autre grande chose glorieuse que Rodin eût exécutée, si on lui avait donné, tenez, tout le Panthéon à décorer ! Une liberté entière d'agir à sa guise ; les bureaux, pour une fois, s 'endormant pour de bon ; et des crédits illimités.

Dans la pleine maturité de son génie, on pouvait tout attendre de Rodin, car il y a certaines de ses œuvres (ses Bourgeois de Calais, en exemple) qui vont de pair avec les plus magnifiques œuvres de ]Michel-Ange ou de Puget. Comment, dans la triste histoire politique, ne s'est-il donc pas trouvé un homme pour investir Rodin de cette noble confiance ? Un Jules II, lui, n'eût pas manqué de donner à Rodin la clé du Panthéon, et même de l'enfermer dans le monument jusqu'à l'achè- vement de son œuvre !

Telle quelle, elle est prodigieuse. Inégale, certes ; mais, plus tard, il sera aisé, dans ce peuple de statues, de réunir une centaine d' œuvres absolument incompa- rables ; et l'on verra bien, alors, que c'est lui, et lui seul, qui succède à Puget; et que les Bourgeois de Calais sont de la même famille illustre que les Cariatides de l'Hôtel de Ville de Toulon.

Car, on ne s'en rendit peut-être point compte exacte-

LE PEUPLE DES STATUES Ut

ment, quand le modèle en plâtre des Bourgeais de Calais fut exposé dans la galerie Georges Petit, en même temps que des peintures de Claude Monet, et à côté d'autres œuvres de Rodin, telle la statue de Bastien- Lepage.

Il y eut quelque émoi parmi les visiteurs ; mais com- bien peu d'entre eux purent analyser les sensations qu'ils subirent !

On sait, en efifet, ce que valent ces foules de dilet- tantes et de dames qui s'abattent à jour fixé dans des salles de marchands de tableaux ! Elles viennent sans éducation préalable, et elles n'y apportent, en outre, aucune espèce d'intelligence. On le vit bien quand on organisa à l'Ecole des Beaux- Arts une exposition d'Eu- gène Delacroix ; et, presque à côté, dans un bâtiment voisin, une autre exposition, celle-ci consacrée à Bas- tien-I^epage. Tout le succès fut pour ce dernier peintre, et J.-K. Hiiysmans raconta cette aventure en ces termes :

« Les expositions de Delacroix et de M. Bastien-Lopage se touchaient ; les dames qui, comme chacun sait, s'intéressent vivement à la peinture et la compren- nent autant que la littérature ce qui n'est pas peu dire ! passaient, sans sourciller, de l'exposition des Beaux-Arts à l'exhibition de la maison Chimay, et regardaient avec une admiration égale Y Entrée des Croi- sés à Conslantinople de Delacroix et les bouvières d'opé- rettes costumées par le Gré\'in de cabaret, par le Sirau- din de banlieue qu'était M. Lepage. Les rengaines sévis- saient : tt On admire le beau qu'il se trouve. Parce

LE VRAI RODIN

« que Delacroix fut un grand peintre, est-ce une raison « pour que M. Bastien n'en soit pas un autre Et per- sonne, non, personne ne tressaillait devant cette ridi- cule familiarité d'un office et d'un salon, devant cet incroyable coudoiement d'un laquais et d'un maitre ! «

Cette fois, à vrai dire, on n'avait fourni, à la galerie Georges Petit, aucun moyen de comparaison entre Rodin et un autre sculpteur. Il était le seul statuaire présent, et il fallut bien faire en sorte de « comprendre ». On ne comprit point ; mais on poussa quelques cris d'éloges qui compensèrent les sottises exprimées à haute voix par de sots banquiers, avoués ou marchands de nou- veautés, qui regrettaient, sans pudeur, l'absence de M. Mercié.

D'ailleurs, c'est de cette façon-là que Rodin a tou- jours pris contact avec les visiteurs mondains : en les stupéfiant ou en les faisant ricaner. « L'impopularité est une marque d'aristocratie ! » a dit Baudelaire ; or, Rodin est toujours impopulaire. On l'admire quelquefois, on le redoute toujours. Quand il arrive au Salon avec ses œuvres, les membres du Comité, eux-mêmes, ont un frémissement. Quelle place va-t-il encore exiger ? La première !

Et ils sont contraints de se rendre compte qu'il est le Salon, tout le Salon ! Si, par de bas complots, de sour- noises attaques, ils arrivaient à obliger Rodin à ne plus exposer, c'en serait fait de leur groupement. Ils ont bien vu cela jusqu'à ^é^'idence ; et ils ne peuvent mieux faire que de se révolter... en dedans !

CUIM4.-K. I

L'HOMME DES PREMIERS AGES

LE PEUPLE DES STATUES 113

Pourtant, Dieu sait que Rodin n'accable pas de nombreux « envois » les Salons. Depuis pas mal d'années, il se contente d'exposer mie statue, un fragment ; et c'est tout ! Mais c'est formidable et l'on ne voit que celai

Et cherche-t-il à frapper par le volume, par la masse ? Non, certes. Il a des groupes magnifiques qu'il ne veut pas montrer, qu'il a l'air de tenir en réserve pour les belles années de l'avenir.

Fit -il des statues équestres, d'encombrantes sta- tues équestres ? Non. Une merv'^eilleuse esquisse du Général Lynch, réduite ; et c'est tout ! Feu Barrias, de l'Institut, était, lui, un véritable entrepreneur avec son Monument à Victor Hugo, cette honte ! et, de même, ce Morice qui installa, sur la place de la République, un gigantesque encrier que garde un lion-bobèche, arrêté devant l'urne du suffrage universel !

Oui, combien d'esquisses, combien d'inégalables œuvres que Rodin n'a jamais voulu montrer au public. Dois-je signaler, par exemple, son Monument du Travail, dont l'idée première est de M. Armand Dayot, qui la proposa au sculpteur Jules Desbois, et que celui-ci offrit à Rodin, comme au plus digne. De ce beau projet, M. Gabriel Mourey donna, dans les termes sui- vants, une éloquente description, qu'il con\-ient de reproduire ici :

« N'a-t-on pas oublié, à travers les agitations et les angoisses de ces derniers temps, certain projet d'un Monument du Travail que M. Armand Dayot souhaitait.

114 LE VRAI RODIN

il y a quelques mois, de voir s'élever, à l'aube du pro- chain siècle, comme une glorification de l'effort humain? On courut interviewer tous les sculpteurs plus ou moins dignes de ce nom ; ils s'enthousiasmèrent et l'on put un moment fonder des espérances de réalisation. L'œuvre étant au-dessus des forces d'un seul homme, un groupe- ment d'artistes s'imposait ; mais toute collaboration encore que l'on ait souvent eu l'exemple du contraire' nécessite une entente. Or, comment concilier les tendances, les aspirations, les goûts sinon opposés, différents du moins, de tant de p2r3onnalité3 isolées ? L'abnégation est une vertu que pratiquent peu les artistes modernes, et ce n'est plus la foi qui les unirait, comme au moyen âge, pour une œuvre d'art collective ; on ne construit plus de cathédrales aujourd'hui. Si séduisant qu'il pût paraître, le projet fut donc abandonné. |(( Mais aucune idée belle ou généreuse ne demeure inféconde. Au lendemain de cette lutte qu'il eut à sou- tenir avec son B.ilzac contre l'ignorance, le parti pris et la sottise, Rodin la sentit germer en lui. Célébrer le travail, glorifier l'effort, devait tenter cet infatigable travailleur. Il chercha, il chercha, et il trouva, et j'ai eu la joie de le voir, hier, dans son atelier de la rue de l'Université, découvrir la première maquette du Monu- ment du Travail.

« S'il y a quelque enseignement à tirer d'un monument consacré à la gloire du travail, s'est dit Rodin. il faut (jue chaque partie en soit visible ; il faut que ce monu- ment, après avoir étonné et attiré le regard par son ensemble, satisfasse par chacun de ses détails la curio-

LE PEUPLE DES STATUES 115

site et rende tangibles les leçons qu'il contient. Une colonne, comme la colonne Trajane ou la colonne Ven- dôme, a pour elle la noblesse et la beauté de l'ensemble, mais qui donc a jamais vu les bas-reliefs qui s'enrou- lent autour d'elle ? A peine peut-on discerner ceux de sa partie inférieure. Donc, si l'on fixait autour de cette colonne un clu-min en spirale d'où la \'ue pourrait aisé- ment contempler les sujets qui la décorent et si l'on enfermait le tout dans une tour ajourée, dans une tour à arcatures légères par la lumière pénétrerait large- ment, et qui rendrait plus séduisant encore l'aspect exté- rieur du monument, il semble que toutes les difficultés seraient vaincues.

« Par une porte que gardent des figures du Jour et de la Nuit, symbolisant l'éternité du travail, on pénètre sous la tour : une vaste chambre est réservée aux métiers qui extraient des entrailles du monde les matières premières. En larges bas-reliefs d'une facture brutale presque, d'une sculpture synthétique à grands plans, afin de les rendre plus lisibles dans le demi-jour qui règne là, est dépeinte la vie des mineurs, des scaphandriers, les som- bres et périlleux labeurs de la terre et de la mer.

a Puis l'ascension commence. Le coHmaçon s'enroule de droite à gauche. A mesure que l'on monte, le travail s'affine, les métiers moins grossiers apparaissent, ceux l'esprit prend le plus de part. D'un bas- relief à l'autre, le sujet change ; une sorte de cariatide-corbeau SNTithé- tisant chaque métier les sépare et supporte le plafond. Montez jusqu'au sommet ; là-haut, c'est la pensée pure qui réside, le métier le plus noble, représenté par l'ar-

uO LE VRAI RODIN

tiste, le poète, le philosophe. Puis, couronnant le monu- ment en plein ciel, posés sur l'extrémité de la colonne qui, maintenant dégagée de la tour, s'élance vers l'azur, deux génies, deux bénédictions, versant sur le travail l'amour et la joie, car c'est d'amour et de joie, malgré toutes les douleurs et toutes les haines, qu'est fait le travail.

« Quant aux proportions du Monument, quoiqu'elles ne soient nullement arrêtées dans l'esprit de Rodin, il convient d'en parler. La colonne elle-même aurait à peu près le diamètre de la colonne Trajane, c'est-à-dire de 3 à 3^,50 ; le promenoir en spirale serait large d'environ 2™, 50 ce qui fait en tout 8 mètres de diamètre. Quant à la hauteur, elle resterait soumise au plus ou moins d'importance que prendrait l'œuvre, mais il faut compter une dizaine détours de spirale de 2^,50 à 2",8o de haut. La dimension des bas-reliefs serait celle de la frise des Panathénées et ils seraient éclairés de la même façon. H va sans dire que toutes les figures du monument sauf les figures symboliques du Jour et de la Nuit et des deux Bénédictions, porteraient le costume moderne, représenteraient le travail tel que nous le voyons chaque jour se- manifester autour de nous.

« Tel est le rêve de Rodin. Rêve de grand poète et de grand artiste. Rêve d'un grand amoureux de la vie. Puisse-t-il être mis à même de le réaliser, non par lui-même seul car la tâche matérielle est trop lourde mais avec l'aide d'un groupe d'artistes choisis par lui, et qui accepteraient le plan général de son œu\Te, tout en conservant leur indépendance d'efforts ! Voilà

LE PEUPLE DES STATUES li;

une belle occasion pour l'Etat de montrer que ce n'est pas en vain qu'un grand artiste peut avoir de grandes idées. »

Ah ! bien oui ! l'appel généreux de M. Gabriel Mourey ne fut même pas écouté ! Nulle solitude n'est plus aride que celle que l'on fait autour du génie ; et tous les cris que l'on pousse pour qu'il se manifeste plus aisément, ce n'est pas l'Etat qui a pour mission de les entendre.

Ni l'Etat, en conséquence, ni les sculpteurs, du reste, ne souscrivirent au vœu si noblement exprimé par M. Gabriel Mourey ; et Rodin. après de nombreuses tentatives, dut abandonner la réalisation de ce beau projet.

J'ai vu, à Meudon, l'esquisse en plâtre de ce Monu- ment du Travail. Elle se dresse dans un coin du vaste hall, qui contient taiit d'autres œuvres ; et la poussière, lentement, semble la voiler de résignation. Oui. c'est encore une admirable chose perdue, parce que le règne du suffrage universel ne réalise pas les rêves des artistes de génie. Et c'est compréhensible ! Que peut-on demander, en effet, à des gens uîiiquement préoccupés d'affaires, de dois et de vols, et que la politique, seule, réussit à agiter comme des convulsionnaires ?... Et puis, je l'ai déjà dit, un directeur des Beaux- Arts (un mot et une chose saugrenus !) doit contenter une foule de médiocres, commander un amas de statues, un lot de toiles, afin que le suffrage utiiversel (toujours lui!) soit satisfait ! il n'y a rien à répoudre à cela ! Le génie est haïssable !

Ii8 LE VRAI RODIN

Les gens de la Chambre aboyaient assez chaque fois que M. Dujardin-Beaumetz avait à défendre les achats d' œuvres de Rodin qu'il avait faits au prix du bronze ! Les députes hurlaient comme si l'on avait tenté de toucher à leurs quinze mille livres de rente. Ils faisaient aussi des mots ; ils s'égayaient. L'un disait : « Si l'on achète telle œuvre de M. Rodin, alors, il faut défal- quer le prix des bras, puisqu'ils manquent ! » Un autre : « M. Rodin est un Turc ; il ne fait que des massacres ! » et des rires bru3'ants secouaient tous les bancs ; cependant que le président, feu Henri Brisson, la mine lugubre, déplorait ces « querelles byzantines », en son- geant à la question bien plus vitale du cléricalisme !

Le cléricalisme ! Rodin, aussi, y songeait, à sa façon. Il avait dit, un jour : c Ah ! combien elles sont johes les églises de villages, avec leurs allées de tilleuls, plan- tés tout autour ! »

LA PORTE DE L'ENFER

IL y a pas mal d'années, vivait un sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, qui n'était, à tout prendre, ni plus sot ni plus intelligent que tous ceux qui lui ont succc<lé. Ce qui le recommandait surtout, c'était un réel besoin de justifier son existence ou mieux sa fonction. Pour cela, il se révélait très actif et, chaque jour, il faisait parler de lui.

Bien entendu, comme il sied, l'Institut était pour lui un Temple, peuplé de dieux et de demi-dieux. L'Art Officiel, par deux majuscules, se présentait, à ses yeux, sacro-saint : Jouffroy, Dumont, Thomas, grands lamas de la Sculpture, seuls, comptaient, dès qu'il cherchait un ou des successeurs à Pradier et autres Clésingers. Mais, néanmoins, quand un autre nom que ceux-là bour- donnait un peu trop à ses oreilles, il se décidait à « chercher à savoir » ce que valait ce nouveau veim.

C'était ainsi que le sous-ministre Turquet avait appelé auprès de lui Rodin.

Il y avait bien la fâcheuse histoire de VAgc d'airain : le soi-disant moulage sur nature de la statue tout entière. Mais l'Institut, représenté par Paul Dubois et Fal-

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122 LE VRAI RODIN

guière, s'était prononcé : on avait renvoj'é Rodin des fins de la suspicion, et capable de modeler la fameuse statue.

Tout était donc pour le mieux, et Turquet, pour se punir de son indécision tatillonne est-ce qu'il n'avait pas pris, par surcroît, des renseignements sur Rodin durant son séjour en Belgique ? et n'avait-il pas demandé comment ladite statue avait été faite ? Turquet avait, coup sur coup, acheté l'Age d'airain et le Saint Jean.

Cela, malgré, bien on pense, les cris et les fureurs de l'Institut. Il est vrai que le ministre Antonin Proust se tenait derrière Turquet ; et Proust n'aimait ni l'Institut, ni l'Ecole des Beaux- Arts, comme j'ai déjà eu le plaisir de le dire

« Couvert » par son ministre, selon l'étonnante expres- sion administrative, Turquet, alors, fut pris de délire. Acheter des œuvres à Rodin, ce n'était pas assez ; il fallait lui commander une œuvre, spécialement.

Rodin, pressenti, accepta ; et il ne fit point attendre sa réponse. Il ferait la Porte de l'Enfer, de Dante. On l'avait accusé de moulage sur nature ; eh bien ! il exé- cuterait une foule de petits personnages, pour déjouer cette fois tout propos calomnieux. A la rigueur, on peut encore réduire une figure moulée sur nature, mais une centaine ! c'était bien impossible ! Et Rodin se mit à l'œuvre.

Pour qu'il pût exécuter sa commande, on lui donna un atelier au Dépôt des Marbres, sis rue de l'Université, au no 182.

Ce Dépôt des Marbres est un très vain immeuble de

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Cela, malgré, bien on pense, les cris et les fureurs de l'Institut. Il est vrai que le ministre Antonin Proust se tenait derrière Turquet ; et Proust n'aimait ni l'Institut, ni l'Ecole des Beaux- Arts, comme j'ai déjà eu le plaisir de le dire

« Couvert » par son ministre, selon l'étonnante expres- sion administrative. Turquet, alors, fut pris de délire. Acheter des œuvres à Rodin. ce n'était pas assez ; il fallait lui commander une oeuvre, spécialement.

Rodin, pressenti, accepta ; et il ne fit point attendre sa réponse. Il ferait la Porte de l'Enfer, de Dante. On l'avait accusé de moulage sur nature ; eh bien ! il exé- cuterait une foule de petits personnages, pour déjouer cette fois tout propos calomnieux. A la rigueur, on peut encore réduire une figure moulée sur nature, mais une centaine ! c'était bien impossible ! Et Rodin se mit à l'œuvre.

Pour qu'il pût exécuter sa commande, on lui dorma un atelier au Dépôt des Marbres, sis rue de l'Université, au vP 182.

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LA PORTE DE L ENFER 123

l'Etat; mais enfin, par son existence, il justifie quelques douces sinécures administratives particulièrement en- viables.

Il y a un conservateur et un concierge qui gardent des blocs de marbre et quelques carrés d'herbes folles.

On ne se doute pas quel silence règne là. C'est un véritable sanatorium, disons d'art, pour quelques pro- tégés du régime !

Rodin vint heureusement dans ce lieu ; et il le réha- bilita.

Depuis lors, la Porte de l' Enfer même l'illustre ; et vous ne me démentirez point, si vous lisez la description suivante de la magnifique œuvre de Rodin que donna, dans une éloquente série de la Vie artistique, M. Gustave Geffroy :

« La Porte, haute de six mètres, est debout, et elle est disséminée. Les statues du sommet, certains groupes des panneaux, les montants, des bas-rehefs sont placés. Mais partout, dans la vaste salle, sur les selles, sur les étagères, sur le canapé, sur les chaises, sur le sol, les sta- tuettes de toutes les dimensions sont éparses faces levées, bras tordus, jambes crispées, pêle-mêle, au hasard, couchées ou debout, donnant l'impression d'un \ivant cimetière. C'est une foule, une foule muette et éloquente, qu'il faudrait regarder, individu par individu, comme on feuillette et ht un hvre, s'arrètJiit aux paires aux aUnéas, aux phrases, aux mots.

« C'est en effet l'équivalent d'un hvre profond, c'est une œu\Te de grande obser\'ation et de haute métaphy-

124 LE VRAI RODIN

sique que ce répertoire prodigieux, qui doit réunir la complexe multitude des passions et des vices, évoquée par un geste, par une attitude, par une inclination de tête, par une expression de visage. Le sujet adopté et qui donnera son nom à la Porte, cet Enfer de Dante s'est arrêtée la rêverie du liseur avant le choix du statuaire, n'a été que le cadre nécessaire, ou plutôt le thème humain pouvant admettre une représentation tragique et com- plexe de la nature et de la vie. La Porte de l'Enfer, c'est l'assemblage, dans une action mouvementée, des instincts, des fatalités, des désirs, des désespérances, de tout ce qui crie et qui gémit en l'homme. Le poème du gibehn n'a conservé aucune couleur locale, a perdu toute sa signi- fication florentine ; il a été, pour ainsi dire, dénudé, exprimé dans sa signification synthétique, comme un recueil des aspects non changeants de l'humanité de tous les pays et de tous les temps.

« Non terminée, la Porte ne peut encore être complè- tement décrite. Les épisodes ne seraient pas racontés dans un ordre définitif, puisque les grandioses hnéa- ments ont des solutions de continuité, et que le sculpteur en est à compléter l'arrangement de sa tâche. Le cadre du poème sculpté est seul exécuté et agencé. Toutefois, pour dire les divisions principales, en commençant par les parties qui avoisinent le sol, il faut observer d'abord que les deux bas-rehefs, au-dessus desquels s'étage la composition, présentent à leurs centres d'inoubhables masques par lesquels parle la Douleur, des visages con- tractés, prêts à pleurer, aux fronts creusés par des soucis à demeure. Autour de ces masques, une course de

LA PORTE DE L'ENFER 125

femmes, de satyres et de centaures, des grâces fuyantes se mêlent à des virilités animales.

« Sur les deux montants, c'est une ascension de figures resserrées dans l'étroit espace, allongées, fluides, avec des parties sortantes de haut relief. Ce sont les douces amou- reuses, les heureuses criminelles des joies illicites, les amants réunis dans la souffrance, et les vieilles momifiées, à peine vivantes d'un dernier souffle de vie, et les enfants inconscients, à peine nés et déjà marqués du mal de vivre, faisant effort pour voir de leurs yeux aveugles dans les hmbes s'agitent leurs ombres chétives. Tout en haut, au-dessus du fronton, trois hommes dressent au sommet de l'œuvre un équivalent animé de l'inscription dan- tesque : Lasciate ogni speranza. Ils s'appuient l'un sur l'autre, se penchent dans des attitudes de désolation, leurs bras tendus et rassemblés vers le même point, leurs doigts indicateurs rapprochés, exprimant le certain et l'irréparable. Au-dessous d'eux, en avant des foules remuantes qui constituent le premier cercle de l'enfer, un Dante, ou plutôt le Poète, nu, n'ayant aucun des signes qui font reconnaître une époque ou une nationahté, médite, mais à la façon d'un homme d'action au repos. Ses membres sont faits pour la marche et pour la lutte, son visage inquiet et vaillant, en proie à la crispation de l'idée fixe, reflète et répercute toutes les pitiés, toutes les indignations, toutes les passions qui excitent le songeur jusqu'à l'enthousiasme, qui l'émeuvent jusqu'à la lamen- tation.

« La réflexion du rêveur peut être en effet étendue et profonde, car voici, à ses pieds, sous ses regards, le tour-

ia6 LE VRAI RODIN

noiement vertigineux, la chute dans l'espace et le ram- pement sur le sol, de toute une pauvre humanité obstinée à vivre et à souffrir, meurtrie, blessée dans sa chair et attristée dans son âme, criant ses douleurs, ricanant dans les pleurs et chantant ses inquiétudes haletantes, ses jouissances maladives, ses douleurs extasiées.

« A travers des pierres de chaos, sur des fonds em- brasés, des corps s'enlacent, se quittent, se rejoignent, des mains agrippent comme pour mordre, des femmes courent, les seins gonflés, la croupe impatiente, les désirs équivoques et les passions désolées frissonnent sous les invisibles coups de fouet du rut animal, ou retombent, navrés, pleurant l'attente stérile d'un plus grand plaisir, voulu et introuvable.

« Admirables panneaux ! Dans leurs cadres s'inscriront à jamais les misères charnelles et les sacrifices silencieux des damnés de l'amour, des avides d'ambition, des cher- cheurs d'idéal, les symboles lamentables et cruels des fatalités physiologiques et des vains vouloirs de l'esprit. »

Cette Porte avait été destinée au musée des Arts décoratifs. Mais la tâche pour la terminer entièrement, jusqu'à l'instant de la livrer au fondeur, était bien au- dessus des forces humaines ; et Rodin, lui-même, ne put la mener jusqu'au bout. ]\Ialgré un obstiné courage, son Imagination prit le dessus, et le conduisit à rêver d'un autre travail. Cependant, en un mois à peine, tout, peut-être, eût été en place. Rodin ne put consacrer ce mois-là à sa Porte ; et elle reste, et elle restera très vraisemblablement maintenant inachevée.

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Figure par figure, nous en avons connu, heureusement, tous les détails existants. Toute une partie de son œuvre vient, séparément, de la grande Porte : corps éperdus, entrelacés, douloureux, sensuels, tragiques. Le Penseur qui médite présentement devant le Panthéon, c'est la figure « augmentée », qui avait été placée image du poète considérant son œuvre au-dessus de la Porte ; et, dans la fête inaugurative qui eut lieu au Panthéon, M. Dujardin-Beaumetz eut l'impérieuse occasion de louer Rodin d'avoir honoré Paris d'une telle statue.

Rodin eut, ce jour-là, un mot amusant.

Comme le sous-secrétaire d'Etat avait, naturellement, oublié, dans son discours, de citer le nom du collaborateur, si l'on peut ainsi dire, de Rodin, pour 1' « augmentation » du Penseur, ce collaborateur s'en était étonné naïve- ment devant le Maître : a Oui, pas un mot pour moi ! » Alors, Rodin, finement et bienveillamment de lui ré- pondre : « Mais, mon cher X prenez-en votre part ! »

Autre réponse de Rodin, une fois qu'im sculpteur, impatient, lui demandait s'il « s'en irait bientôt de la rue de l'Université, parce qu'il voulait, lui aussi, obtenir de l'Ktat un atelier. »

Rodin laisse parler son interlocuteur ; et, à la question précise : a Pour combien de temps gardez-vous encore votre atelier ? » Rodin, au sculpteur ahuri, de répondre encore, doucement (ceci se passait il y a quelque temps, seulement) : u Pour combien de temps, mon cher !... Oh 1 une vingtaine d'années, peut-être ! »

Et, d'ailleurs, la Porte de l'Enfer, toujours debout, doit être conser\'ée dans l'ateUer qui la vit s'édifier, se

128 LE VRAI RODIN

peupler de figures passionnées ; elle doit être laissée, telle <iuelle, jusqu'au moment Rodin prendra à son sujet une décision définitive. La terminer ? Oh ! ce serait à souhaiter, pour notre enthousiasme. Mais il est bien difficile, comme je l'ai déjà dit, de croire à cette heureuse fortune. Rodin a beaucoup travaillé depuis autrement ! Le poème dantesque a été remplacé dans son esprit par bien d'autres poèmes aussi généreux en beauté et tout différents. Puis quel crédit à obtenir pour fondre toute la Porte ! Une centaine de mille francs, environ ; et cette somme ferait reculer tous les bureaux des Beaux- Arts !

Les moules sont conservés, c'est le principal, si l'on peut croire vraiment à l'achèvement complet de la Porte. Mais voilà, c'est la grande question ; et Rodin lui-même n'y répond pas, d'une manière catégorique. Il laisse vivre notre espoir ; comme il laisse espérer à la Galerie des Offices, à Florence, qu'il y enverra son buste par lui-même; tâche que jamais un \Tai sculp- teur n'a entreprise ; et que Rodin, malgré son goût de toute originalité, n'entreprendra pas.

Aussi, elles sont bizarres, quelquefois, les demandes faites par les gens les mieux intentionnés !

LES BOURGEOIS DE CALAIS

»7

CES six fabuleuses figures, Rodin les a modelées nues, grandeur nature, seul, eu pleine forme de son génie. Il les a créées dans son atelier du boulevard de Vaugirard ; et elles sont sorties de i)our révolutionner le Monde.

Elles ont une histoire.

Remontons au moment paraissait, régulièrement, chez un imprimeur de la rue de la V^ictoire, un journal intitulé : l'Art, dont feu le baron de Rothscliild assurait les frais, et dont la direction était confiée à un sieur Gaucher.

Ce grand journal par le format ! sorte de revue plutôt, était illustré de façon à sauver la i>énurie du texte, rédigé par les officiels crititiues d'art du moment ; toute cette chque que l'on retrouve toujours, et qui, installée dans de profitables sinécures, en profite pour expédier d'insipides proses et avancer de f>énibles ren- gaines.

Cette revue était en (quelque sorte la Revue des Deux Mondes de l'Art ; une suite d'appréciations telles sur les plus grands maîtres, qu'on en arrivait à les

132 LE VRAI RODIN

injurier en bloc ; car on leur en voulait vraiment d'avoir inspiré de si indigentes sottises.

A ce journal, était joint un bureau de commandes, dont feu Gaucher avait encore la gestion. C'était lui qui appelait à sa fantaisie les artistes, les faisait travailler, et qui réglait... avec les libéralités de son maître. Je suppose, du moins, que cet employé, à l'exemple d'un critique d'art qui se respecte, a laissé à ses héritiers une abondante galerie de tableaux honnêtement ven- dables !

Ce que ce Gaucher convoqua, en tout cas, de faux artistes dans son cabinet, c'est incalculable; car, natu- rellement, il mettait toujours la main sur les plus tristes produits de l'Art officiel ; et quand, par hasard, son maître s'en inquiétait, il répondait, comme remonté : « Monsieur X... a été recommandé par l'Institut ! »

De-ci, de-là, un véritable artiste servait d'alibi, de réhabilitation ; et les mois se suivaient...

Enfin, un jour vint que Gaucher manda Rodin, à lui imposé par M. de Rothschild.

Iv'entrevue vaut d'être racontée.

Gaucher dit sans préambule à Rodin qu'il a songé à lui commander un Eustache de Saint-Pierre, pour la somme de quinze mille francs. Il a pris des renseigne- ments : « Rodin n'est pas riche; c'est pourquoi, brave homme, il a forcé la somme qu'on donne habituelle- ment aux autres sculpteurs, pour une figure grandeur nature ! »

Rodin accepte.

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LES BOURGEOIS DE CALAIS 133

cher une esquisse, il entreprend de lire le récit du dévouement d'Kustache de Saint-Pierre, |X)ur sauver sa ville, assiégée par le roi d'Angleterre.

Il se renseigne, se fait prêter les Chroniques de Frois- sart, et il lit le chapitre intitulé : « Comment U roi Philippe de France ne put délivrer la ville de Calais, et comment le roi Edouard d' Angleterre la prit! »

Il arrive à ceci : « Le roi ICdouard consent à épargner la population, à la condition (^u'il parte de Calais six des plus notables bourgeois, nu-tête et les pieds nus, la corde au cou et les clefs de la ville et du château dans leurs mains. Il fera de ceux-là à son bon plaisir ! »

Vous avez bien lu : six ! il s'agit de six bourgeois de Cilais et non d'un seul !

Rodin poursuit sa lecture, et il lit encore :

« Quand le plus riche bourgeois de la ville se fut levé et eut consenti à mourir pour ses concitoyens, chacun alla l'adorer de pitié, et plusieurs hommes et femmes se jetaient à ses pieds, pleurant tendrement, et c'était grand'pitié d'être pour les entendre et regarder. » Puis c'est un second qui s'offre u très honnête iMiun^ciiis et de grande fortune, qui avait deux belles demoiselles pour filles », puis un troisième « qui était riche en meubles et en héritages », et ainsi des autres. Tous se déshabillent, ne gardent que leurs chemises et leurs braies, et Se mettent en marche, la corde au cou ; ils s'apiKllcnt : Kustache de Saint-Pierre, Jean d'Aire, Jacques et Pierre de Wissant... On ne sait pas les noms des deux autres.

Au récit complet de l'roissart, Rodin s'enflamme :

134 LE VRAI RODIN

ce n'est pas un bourgeois de Calais qu'il représentera ; il eu fera six ; tous ces héros ensemble ; il est impossible de les séparer. Six, pour le prix convenu.

lyC sieur Gaucher est averti de la décision formelle prise par Rodin. Les deux hommes se rencontrent de nouveau. Gaucher est ricanant. Ce n'est pas possible! Six! Allons donc !... C'est une gageure !... Rodin main- tient sa volonté. Il modèlera les six bourgeois, pas un de moins ; et il se retire.

Du coup, comme s'il s'agissait d'un travail supplé- mentairement énorme pour lui, le directeur de l'Art s'irrite ; et, le lendemain, il raconte partout, à qui veut l'entendre : « Non ! mais quel maladroit que ce Rodin ! Je lui commande une statue, et il veut en faire six pour le même prix ! Comment voulez- vous que je le tire de la misère ? »

Ces mots sont scrupuleusement historiques !

Est-il utile de répéter que Rodin eut raison d'être pris par le récit de Froissart ? Il a représenté six Bour- geois qui composent le plus incontestable et le plus éloquent de ses chefs-d'œuvre.

Et je tiens à faire relire ici, encore, d'admirables pages que signa M. Gustave Gcffroy, auquel il faut toujours revenir depuis la disparition de Hiiysmans.

Cette nouvelle belle description, consacrée aux Bour- geois de Calais, la voici donc :

« C'est le défilé de ces bourgeois que Rodin a été chargé d'installer sur une place de Calais. On devine immédiate- ment quelle grandeur peut avoir la procession de ces

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Ces mots sont scrupuleusement historiques !

Est-il utile de répéter que Rodin eut raison d'être pris par le récit de Froissart ? Il a représenté six Bour- geois qui composent le plus incontestable et le plus éloquent de ses chefs-d'œuvre.

Et je tiens à faire rehre ici, encore, d'admirables pages que signa M. Gustave GefFroy, auquel il faut toujours revenir depuis la di de Hiiysraans.

Cette nouvelle be: ..iiption i onsairi'i- aux Bour- geois de Calni^, la voici donc :

« C'est le dclile de ces bourgeois que Rodiu a C.

d'installer sur une place de Calais. On de\*ine imi. v.

ment quelle grandeur peut avoir la procession de ces

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EUSTACHE DE SAINT.PIERRE

LES BOURGEOIS DE CALAIS 135

personnages de bronze, dissemblables d'âges, d'aspects, d'attitudes, de caractères, affirmant à la fois une vision nette de l'humanité et une conception nouvelle de la décoration des places publiques.

« Les six hommes qui se mettent en marche sur la route, le statuaire les a revus par une opération de son esprit, par ses regards remontant le passé et apercevant distinctement le lieu de la scène. Il s'est refusé à cons- truire l'ordinaire groupe en pyramide, les héros s'étagent, des comparses s'appliquent en silhouettes contre le piédestal. Il a voulu la lente procession, le groupe espacé, la marche vers la mort, avec les pas de hâte fébrile et les pas qui traînent des hommes fermes et des vieillards, des furieux et des résignés. Les statues passeront les condamnés promis au gibet ont passé, l'artiste les a vus, s'échelonnant, fixant le but du supphce ou s'attardant à des regrets.

« Eustache de Saint- Pierre, Jean d'Aire, Jacques et Pierre de Wissant, et les deux anonymes qui ont été brutalement expulsés de la gloire conquise, tous ont été replacés dans le cortège d'humiUté extérieure et de sacrifice orgueilleux prirent place ces Christs bourgeois dévoués au salut de tous.

« Le premier, celui qui apparaît en tête du cortège funèbre, c'est le vieillard qui a parlé le premier, c'est Eustache de Saint-Pierre, débile et cassé. Il s'avance à pas lents, la tête oscillante, les épaules rentrées, les bras raides, les mains pendantes et maigres, muscles noués, artères gonflées. Sur ses bras, sur ses mains, les veines font des réseaux engorgés le sang circule avec

136 LE VRAI RODIN

lenteur. Les doigts ankylosés sont inaptes à saisir. I,es jambes sont chancelantes, les pieds enflés. Toute la car- casse grinçante, difficile à mettre en mouvement, dit la tristesse d'une anatomie de vieux. Les longs cheveux, la barbe maigre, le front bas et crispé, le long visage, parlent de résignation, de sacrifice humblement accepté. La route est dure comme un chemin de croix à ce con- damné pensif, vêtu de la chemise grossière, cravaté de la rude corde du gibet.

« Celui-ci, qui vient le dernier, drapé du cou aux pieds dans sa chemise aux longs plis droits, comme dans une robe monacale, les poings fermés sur l'énorme clef, celui-ci n'exprime pas la lassitude et le renoncement. Il porte haut sa tête rase et énergique, il révèle par du défi et du mépris la fureur concentrée et la faculté de résistance qui grondent en lui. La mâchoire vient en avant, la bouche dure est serrée dans une grimace anière. Les jambes écartées et solides font effort pour aller au pas lent de ses amis. C'est un homme d'âge mûr, un qua- dragénaire robuste, possible porteur de mousquet, un bourgeois capable de bataille. Ses yeux, lumineux dans l'ombre, encavés dans la profonde arcade sourcilière, regardent droit devant eux. Son crâne est solide, sa taillé est élevée et droite. Il affirme sa volonté de martjT et l'outrage fait à tous par une colère muette de vaincu, il porte superbement la haine et la douleur rageuse de la ville.

« Parmi les autres, le plus caractéristique est un jeune homme. Sa marche hésite et s'attarde. Il se détourne h demi, se tient comme en équilibre sur son corps inflé-

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« Celui-ci, qui vient le dernier, drapé du cou aux pieds dans sa chemise aux longs plis droits, comme dans une robe monacale, les poings fermés sur l'énorme clef, celui-ci n'exprime pas la lassitude et le renoncement. Il porte haut sa tête rase et énergique, il révèle par du défi et du mépris la fureur concentrée et la faculté de résistance qui grondent en lui. La mâchoire vient en avant, la bouche dure est serrée dans une grimace amère. Les jambes écartées et solides font 'effort pour aller au pas lent de ses amis. C'est un homme d'âge mûr, un qua- dragénaire robuste, possible porteur de mousquet, un bourgeois capable de bataille. Ses yeux, lumineux dans l'ombre, encavés dans la profonde arcade sourciUère, regardent droit devant eux. Son crâne est solide, sa taille est élevée et droite. Il affirme sa volonté de martyr et l'outrage fait à tous par une colère muette de vaincu, il porte superbement la haine et la douleur rageuse de la ville.

« Parmi les autres, le plus caractéristique est un jeune homme. Sa marche hésite et s'attarde. Il se détourne à demi, se tient comme eu équiUbre sur son corps inflé-

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LES BOURGEOIS l)L « A LAIS 137

chi, tourne la tête, incline son visage, entr'ouvre la bouche, clôt les yeux et fait de la main droite, l'index levé, les doigts détendus en éventail, un geste extraor- dinaire d'une grandeur bizarre, d'un attendrissement profond, un geste qui ne dit pas l'au revoir, mais l'adieu, l'adieu définitif du vivant éphémère, un geste qui exprime de la fatahté et de l'irréparable. La jeunesse condamnée s'avance d'un pas automatique vers la mort, la tête osseuse et la maigreur svelte laissent transparaître l'élégant squelette. Cet homme, dont le corps ploie, dont les jambes s'arrêtent, mais vont se remettre en mouvement, dont le visage se penche vers la terre, dont la main ébauche un geste machinal, c'est l'homme qui traverse la vie, fixé en une statue prodi- gieuse, qu'il faudrait peut-être simplement appeler le Passant.

« De même que pour la Francesca, de même que pour toutes les figures de la Porte, Rodin a donc ici transfiguré et agrandi son sujet. Son art n'a jamais été plus complet. Il a sculpté, car il faut c^u'on sache la conscience apportée à ces travaux, il a sculpté les nus avant de songer à aucun arrangement de draperies, il a mis sous ces voiles des charpentes, des systèmes nerveux, tous les organes de la vie, des êtres de chair et de sang. Il a marqué son œuvre des caractères indispensables à sa destination. Mais, ceci fait, il est allé, comme toujours, vers l'expres- sion durable, vers le symbole, vers la synthèse. Il est resté ouvrier, et il est monté jusqu'à la philosophie. Les personnages ijui passent devant nous, les trois en lesquels s'est résumé l'essentiel de la description et les

138 LE VRAI KODIN

trois autres, sont de toutes les latitudes et de tous les temps. Ils expriment, en de vivantes synthèses, le renoncement, le dédain, la fierté, la douleur de vivre, les sentiments humains arrivés au paroxysme muet, au moment la parole est moins éloquente que le geste errant des mains et l'expression exaltée de la face. Ils figurent éloquemment la courte existence et le chagrin de l'homme. Ils sont marqués de la tristesse qui est le caractère inéluctable de toutes les grandes œuvres. »

Pour l'installation de ses Bourgeois de Calais, Rodin connut les pires aventures, et ces atermoiements qui viennent à bout souvent de la patience la plus rési- gnée.

Ce ne fut qu'après bien des années d'attente qu'on put placer les six bourgeois sur un piédestal. Rodin, d'ailleurs, ne les avait pas « vus » ainsi ; mais « scellés, les uns derrière les autres, devant l'hôtel de ville de Calais, à même les dalles de la place, comme un vivant chapelet de souffrance et de sacrifice. Les personnages auraient ainsi paru se diriger de la Maison municipale vers le camp d'Edouard III ».

On lui imposa un piédestal aussi disgracieux que superflu, donc ! et, quant à la place choisie, elle est telle qu'un changement s'impose, à coup sûr ; mainte- nant que la renommée de Rodin c'est la chose impor- tante pour les municipalités, pour toutes les munici- palités, — est devenue universelle !

Et ce groupe est, au surplus, d'une originalité si acca- blante.

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Pour l'installation de ses Bourgeois de Calais, Rodin connut les pires aventures, et ces atermoiements qui viennent à bout souvent de la patience la plus rési- gnée.

Ce ne fut qu'après bien des années d'attente qu'on put placer les six bourgeois sur un piédestal. Rodin, d'ailleurs, ne les avait pas « vus » ainsi ; mais « scellés, les uns derrière les autres, devant l'hôtel de ville de Calais, à même les dalles de la place, comme un vivant chapelet de souffrance et de sacrifice. Les personnages auraient ainsi paru se diriger de la Maison municipale vers le camp d'Edouard III ».

On lui imposa un piédestal aussi disgracieux que superflu, donc ! et, quant à la place choisie, elle est telle qu'un changement s'impose, à coup sûr ; mainte- nant que la renommée de Rodin c'est la chose impor- tante pour les municipalités, pour toutes les munici- palités, — est devenue universelle !

Et ce groupe est. au surplus, d'une originahté si acca- blante.

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LES BOURGEOIS DE CALAIS 13Q

Comme M. Gustave Gcffroy, je pense, en effet, qu'une des « grandes idées » de Rodin, c'est de n'avoir pas dis- posé les six Bourgeois en un groupe dit décoratif. Quand il s'est agi de placer la Marseillaise, en haut relief, sur une des faces de l'Arc de Triomphe ou bien la Danse, en haut relief, également, sur la façade de l'Opéra, le groupement en pyramide s'est imposé, impérieuse- ment ; mais, pour les Bourgeois de Calais, la \'Taie trouvaille a bien été de les échelonner, en « cha- pelet de souffrance ». en rendant très visibles, en déta- chant nettement les six ])crsonnages, en les faisant participer chacun également au drame tout entier, selon leur âge, plus encore que selon leur condition. Et la belle description de M. Gustave Geffroy a très clairement expliqué tout ce qu'a voulu et parfaitement réalisé Rodin.

Or, malgré cet exact commentaire d'une œuvre sou- veraine, je dois confesser que les six héroïques bour- geois d'hier furent plutôt mal accueiUis par les bourgeois de Calais d'aujourd'hui ! C'est toujours la même sotte histoire qui recommence : un chef-d'œuvre tombe chaque fois sur une ville à la façon d'un aérolithe.

Il frappe d'abord les bourgeois d'hébétude; puis, la frayeur passée, des ricanements explosent. Alors, les plaisanteries courent ; et, dans les salons de la ville, dans l'autre Salon aussi, au bord des remparts, on se rejette des mots ; le notaire et l'avoué, le président du tribunal et le sous-préfet sont facétieux. C'est un doux moment de gaîté ; on se donne rendez-vous, pour gouailler, au pied du chef-d'œuvre ; on le montre aux visiteurs comme un

I4«> LE VRAI RODIN

phénomène ; et, couronnement suprême, on l'insulte en pleine séance du conseil municipal !

A Calais, l'aventure se déroula ainsi pour le chef- d'œuvre de Rodin ; et si l'on a un peu cessé de plai- santer, c'est à cause des Anglais qui s'arrêtent, graves, devant le monument.

Mais que diront-ils, les actuels bourgeois de Calais, quant ils apprendront qu'Eustache de Saint- Pierre et ses cinq compagnons sont placés à Londres, près ou devant le Parlement?... Oui, cette consécration est attendue, en voie d'être réalisée.

Cette fois, Rodin a demandé pour son groupe tra- gique un haut piédestal, tel que celui du CoUcone ; et, à Calais, par esprit d'imitation, on s'appUquera alors, peut-être, à respecter le chef-d'œuvre.

Au fond, de pauvres bonshommes, ces Calaisiens. Car, un jour, une délégation d'entre eux, aj^ant à offrir un objet d'art à un autre bonhomme de la Politique, ne vint-elle pas carrément chez Rodin pour lui deman- der... où l'on pourrait acheter ledit objet d'art?!... Après cela, on peut, n'est-ce pas ? famiUèrement, tirer l'échelle !...

Voilà une nouvelle page pour l'histoire moderne de Calais !

Oui, de pauvres bonshommes !

LE BALZAC

VOICI la troisième grande œuvre de Rodin dont il convient de parler un peu longuement ; car celle-ci suscita toutes les colères et tous les enthou- siasmes.

Un jour jour historique ! le comité de la Société des Gens dits de Lettres s'avisa de demander à Rodin la statue de Balzac.

Ceci fut un considérable événement. Personne ne s'attendait à un tel geste.

En général, en effet, tout groupement qui se respecte s'adresse, pour une jiareille entreprise, à un sculpteur patenté, je veux dire paré de toutes les sottises des Acadé- mies. Ainsi, il n'y a à craindre nul à-coup ; au jour dit, ou presque, le sculpteur i officiel » apporte son " boulot >• ; et, comme il est toujours d'une banalité traditionnelle, il plaît à tout le monde. Il n'y a plus ensuite qu'à le jucher sur un socle, dessiné spécialement par un archi- tecte, et à le recouvrir enfin de la lourde pelletée des discours également « officiels ».

Cette fois, à propos de l'auteur de la Comédie humaine, que se passa-t-il dans l'âme des chefs des « Gende- lettres », nul ne l'a jamais su ? Pourtiuoi et comment

144 LE VRAI RODIN

Rodin fut élu pour dresser une statue à Balzac, c'est un de ces impénétrables mystères, qu'une génération lègue à la génération suivante, sans pouvoir l'approfon- dir. Contentons-nous donc d'écrire, à notre tour, que Rodin fut choisi par un comité de gens, nullement préparés à entrevoir seulement les mérites d'un excep- tionnel statuaire.

Rodin, donc, fut préféré.

Et alors il se passa ceci :

Auteur de très belles statues déjà consacrées, un peu à tort et à travers à Claude Lorrain, à Bastieti- Lcpage et à Victor Hugo, Rodin veut se documenter très complètement. Il a lu, comme tout le monde, les principales œuvres de Balzac ; mais il s'applique sans tarder à les relire.

Déjà, quelle conscience désorbitée ! Le fameux comité ne lui en demandait pas tant. Une statue, c'est une besogne de quelques mois; et c'est tout. Elle est mili- taire ou civile ; il s'agit d'un homme ou d'une femme; et quand on possède ces renseignements, il n'3' a plus qu'à chercher une esquisse, à la faire approuver, et à appeler un praticien qui montera la terre grandeur d'exécution. Ensuite, quelques coups de pouce, quelques coups d'ébauchoir par-ci par-là ; et la statue n'attendra plus que le mouleur. En vérité, il n'y a pas à chercher midi à quatorze heures!

Rodin n'eut aucun goût à travailler de cette façon. // perdit du temps ! d'abord.

Il perdit du temps à réunir tous les documents pos- sibles relatifs à Balzac.

BALZAC

LE BALZAC 145

Une fois ses principales œuvres relues, méditées, Rodin voulut connaître tous les portraits exécutés d'après le grand romancier.

Des dessins, un buste de David d'Angers, un daguer- réotype curieux (qui représente Balzac en bras de chemise, une bretelle soutenant son pantalon), des cro(iuis de contemporains, toute cette documentation, Rodin s'applii^ua à la considérer longuement. Puis, il ne manqua point de lire l'étonnant portrait écrit par Lamartine, et que certainement le Comité des « gendelettres » ignorait : « Balzac, c'était, dit Lamartine, la figure d'un élément, grosse tête, cheveux épars sur son collet et ses joues comme une crinière que le ciseau n'émondait jamais, très obtus, œil de flamme, corps colossal : il était gros, épais, carré par la base et les épaules, beaucoup de l'ampleur de Mirabeau, mais nulle lourdeur ; il y avait tant d'àme qu'elle portait cela légè- rement, ce poids semblait lui donner de la force et non lui en retirer. Sesbrascourts gesticulaient avec aisance... «

Muni de ces références, dirait un inspecteur des Beaux- Arts, Rodin ne se trouva point, cependant, satisfait.

Restait le pays d'origine de Balzac : la Tourainc. Elle était familière à Rodin, déjà. Il avait, en effet, passé plusieurs étés à Azay-le- Rideau, dans ce coin déli- cieux du « Jardin de la France », un beau château Renaissance achève de vivre dans la mélancolie d'un parc sauvage. Et là, Rodin, ne connaissant point le repos, avait travaillé encore comme un forcené, y man- dant même son mouleur pour pouvoir rapporter à Paris les œuvres qu'il avait modelées.

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146 LE VRAI RODIN

Pour le Balzac, il voulut retourner en Touraine ; et, à Azay-le-Rideau, il fit le buste d'un jeune voitu- rier, qui ressemblait étonnamment, en vérité, à Balzac jeune. Ce buste en bronze, combien de fois il a, depuis, émerveillé ceux qui ont eu la joie de le voir !

Je reviens sur cette conscience que je qualifiais tout à l'heure de désorbitée ; et je voudrais trouver ime épithète plus forte; car, j'avoue qu'aujourd'hui encore, avec le recul même, elle a de quoi inquiéter les survi- vants du fameux comité.

Quoi qu'il en fût, Rodin, toujours, perdait du temps !

C'était la ville de Tours, qui, maintenant, le rete- nait. La ville de Tours, dont la grande rue, appelée hier rue Royale et baptisée aujourd'hui, naturellement, rue Nationale, a gardé encore, à certaines heures, bien des reflets des descriptions balzaciennes. Rodin cherchait à retrouver dans les passants, dans les boutiques, les aspects marqués par le romancier illustre ; car elle l'enthousiasmait, cette statue commandée, cette statue qui correspondait si bien à son génie, désordonné, énorme, fécond, pittoresque, comme l'est de tous points celui de Balzac. Oui, cette fois, en reprenant un mot usé, c'était, pour lui, « la statue à faire », la « statue de sa vie ! » et il la voulait faire après n'avoir rien laissé à l'aventure, après avoir compris complètement com- ment il fallait représenter Balzac.

Travailler autrement, comme un simple marbrier, à quoi bon ! Rodin pensait, peut-être, qu'elle est déjà assez imbécile, au fond, cette manie de dresser des statues à des morts plus ou moins notoires. La Posté-

LE BALZAC M?

rite est aussi sotte que le Présent, en ces sortes d'hom- mages ; et, vraiment, puisque la vanité des vivants est amplement satisfaite par des rubans ou des rosettes, au moins qu'on ne la perpétue pas, post mortem, par de grotesques et mensongères attitudes !

Pour Balzac, de grands points étaient acquis, en tout cas. « Les poètes, a dit Jean Dolent, ne font jamais d'erreur d'addition ! » Lamartine ne s'était donc pas trompé, quant à Balzac ; et le portrait qu'il en avait laissé s'of- frait d'une netteté impérieuse. Il était impossible de s'en écarter.

A Paris, sur le boulevard, dans les cafés de « gende- lettres », dans les salles de rédaction, entre deux sottises à élucubrer, on raillait la conscience de Rodin cher- chant son « vrai » modèle. Je me souviens de nombre de plaisanteries qui devaient déjà alarmer le comité Balzac. On disait que, revenu enfin à Paris, Rodin demandait, à tous venants, des modèles vivants ressem- blant à « son grand homme » ; et j'ai connu un ancien libraire pour « amateurs d'art », aujourd'hui fou ou tré- passé, qui, touché par ledit racontar, voulait à tout prix, se trouvant une ressemblance avec Balzac, poser pour Rodin. La bêtise courait les rues.

Rodin fit beaucoup d'études pour son Balzac. Il en empHt son atelier de la rue de l'Université ; et il exé- cuta, notamment, en une semaine, une figure demi- grandeur nature du plus sûr effet ; et celle-là eût rallié tous les suffrages; car elle était très belle, conven- tionnellement ; mais elle ne satisfit point Rodin.

Il ne retrouvait point en elle « la figure d'un élément ».

148 LE VRAI RODIN

Rien du beau portrait de Tyamartine n'apparaissait. L'œuvre formidable du romancier n'était pas représentée dans cette sage statue ; et, dès lors, à quoi bon ? il n'ose- rait jamais, lui, Rodin, affirmer que c'était là, la statue de Balzac.

Il reprit alors ses méditations ; et il aboutit au modèle de l'œuvre que vous connaissez.

Il en avait fait faire une « augmentation ». Quand elle revint, moulée, il la regarda, seule, sur le chariot qui l'avait amenée.

C'était sur la fin du jour. L'œuvre se dressait, énorme, chaotique, semblable à un colosse égyptien.

Tous les grands plans en étaient lisibles et forts, sou- verainement accusés.

Oui, c'était bien là, cette fois, le statue de Balzac ; au moins telle qu'il la concevait, lui, si en dehors, si au-dessus de toutes les pauvres effigies qui déshonorent depuis tant d'années la Rue!

Mais voilà, comprendrait-on ? Comprendrait-on qu'il y avait un homme construit, organiquement, sous cet ample manteau qui rappelait la vaste robe de travail du romancier ? Comprendrait-on enfin le masque si douloureux, les yeux si profonds du grand visionnaire ? Non, sans doute ! Cette œuvre-là était si différente de tout ce que l'on avait l'habitude de voir.

Emouvante confrontation de l'œuvre et de l'artiste, Rodin était seul à regarder sa statue. Il vous avait oubliés, messieurs du Comité. Vous étiez loin, très loin de ses pensées, et la nuit vint ; et elle ensevelit jusqu'à votre souvenir !

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Il en avait fait faire une « augmentation ». Quand elle revint, moulée, il la regarda, seule, sur le chariot qui l'avait amenée.

C'était sur la fin du jour. L'œuvre se dressait, éi'orme, chaotique, semblable à un colosse égyptien.

Tous les grands plans en étaient lisibles et forts, sou- verainement accusés.

Oui, c'était bien là, cette fois, le statue de Balzac ; au moins telle qu'il la concevait, lui, si en dehors, si au-dessus de toutes les pauvres effigies qui déshonorent depuis tant d'années la Rue!

Mais voilà, comprendrait-on ? Comprendrait-on qu'il y avait un homme construit, organiquement, sous cet ample manteau qui rappelait la vaste robe de travail du romancier ? Comprendrait-on enfin le masque si douloureux, les yeux si profonds du grand visionnaire ? Non, sans doute ! Cette œuvre-là était si différente de tout ce que l'on avait l'habitude de voir.

Emouvante confrontation de l'œuvre et de l'artiste. Rodin était seul à regarder sa statue. Il vous avait oubliés, messieurs du Comité. Vous étiez loin, très loin de ses pensées, et la nuit vint ; et elle ensevelit jusqu'à \'()tre souvenir !

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LE BALZAC 149

La résolution de Rodin était prise. Il exposerait. Il exposa son Balzac au Salon.

Alors, ce fut une ruée folle de gens qui jamais n'avaient vu une exposition de tableaux et de statues. La Galerie des machines fit des recettes somptueuses ; feu Dubufe en ricanait de joie.

\ai Balzac de Rodin attroupait les imbéciles.

Deux partis se formèrent, l'un pour l'insulte, l'autre pour l'admiration. Les «( gendelettres », qui avaient trop attendu (Rodin n'avait pas livré à temps sa statue) ! coasseront.

Les nommés Philippe Gillc, de Calonne et Jean Rameau conduisirent le chœur des nigauds. M. de Rochefort, incompétent, exprima de solennelles sottises. Presque tout le monde insulta.

M. Léon Riotor nous raconta ainsi la mémorable aventure de cette glorieuse statue :

« Admirée, bafouée, dit-il, refusée par ses propriétaires, soldée par souscription, acquise par un amateur, finale- ment conservée par son auteur qui repoussa ses offres généreuses, quoic^u'il fût pauvre, on se battit autour d'elle mieux qu'autour d'un drapeau. On la traita de « bloc informe », des amis de Rodin avouèrent que c'était « une grave erreur », on nous conta comment le Président de la Républi^iue, qui, lors de sa visite au vernissage oftî- ciel, jetait un mot aimable à chaque œuvre, n'avait pas daigné honorer d'un coup d'œil ce triste grand écri- vain, etc. Chacun discute ou apprécie. Des gens de bon sens n'iiésitent pas adonner leur avis. M. Harpignies dit :

i5o LE VRAI RODIN

« Je ne critique pas, je ne comprends pas ». Le poète Léon Dierx est plus dur encore : « C'est une fumisterie sans « nom, voilà dix ans, du reste, qu'elle dure ». Et M. Alphonse Humbert ajoute : « D'un homme qui avait certainement « du talent, on a fait cela. » Mais « regardez-le un instant « ce bloc enfariné des plaisantins, faites-en le tour, détail- « lez-en les silhouettes et vous y trouverez un balance- ce ment d'homme gros, une harmonie de charpente épaisse (( de la plus parfaite vérité, car Balzac fut un gros homme « aux membres lourds.

« Le rôle de la Société des Gens de Lettres semblait devoir rester des plus effacés. Le Comité en avait jugé autrement. Il était, des conventions acquises, dans l'obh- gation d'accepter le projet, mais on ne déchire pas en vain r amour-propre d'un artiste avec qui les procès sont peu à craindre. Un membre de la Commission « mit « au défi le Conseil municipal d'accorder un emplacement « à Paris pour ériger cette monstruosité ». Puis le Comité vota et informa M. Rodin que, par ii voix contre 4, on ne « reconnaissait pas Balzac » dans sa maquette. Après cette appréciation, Auguste Rodin, tranquille, écrivit aux journaux : « Soucieux avant tout de la sauvegarde « de ma dignité d'artiste, je vous prie de déclarer que je « retire du Champ de Mars mon monument qui ne sera « érigé nulle part. »

« Les édiles parisiens eussent-ils été aussi féroces qu'on l'insinuait ? ]\L Levraud président de la Commission des Beaux- Arts, qui donnait souvent le ton à l'Hôtel de Ville pour les questions esthétiques, avoua : « Je suis « certain qu'un artiste comme Rodin a pensé à une grande

LE BALZAC 151

« chose... Ceux qui reculent effrayés devant l'ébauche « seront peut-être les premiers à s'arrêter, émerveillés, « devant l'œuvre achevée ». Il y eut des avis contraires, assez hésitants. MM, Bellan et Rebeillard « réservèrent » leur opinion. « Quelle que soit l'admiration que j'aie pour «le grand talent de M. Rodin, j'estime que cette fois « l'artiste s'est absolument trompé », dit M. Lampué. M. Grébauval renchérit en affirmant « qu'il serait ridicule « de faire bon accueil à ce bloc » et M. Labusquière, éner- gique, conclut que « si la statue avait besoin d'un refuge, « c'était contre et non pour elle >>.

« Quoi qu'il en soit, Rodin eut un réveil admirable. Toute la jeune littérature se leva pour affirmer sa sym- pathie au vaincu de cette nouvelle escarmouche. Il s'y mêla nombre de peintres et de statuaires. Et la protes- tation qui circula revint couverte de signatures : <i I^cs « amis et admirateurs de Rodin... encouragent de toute a leur sympathie l'artiste à mènera bonne fin son œuvre .< sans s'arrêter aux circonstances actuelles et expriment « l'espoir que, dans un pays noble et raffiné comme la « France, il ne cessera d'être, de la part du pubhc, l'objet « des égards et du respect auxquels lui donnent droit sa « haute probité et son admirable carrière. »>

Rodcnbach (dans le bi^^aro), Octave Mirbeau (dans le Journal), Robert de la Sizeranne (dans la Revue des Deux Mondes), Maurice Ilamel (dans la Revue de Paris), appuyèrent de leur autorité la protestation ci- dessus ; et la Société des « Gendelettres » eut, plus tard, la statue de Balzac, (qu'elle méritait ; un Balzac, qui

152 LE VRAI RODIX

vient de prendre sa douche, et qui attend, assis sur un banc de l'avenue de Friedland, le masseur !

Alors les sieurs Lampué, ex-photographe ; Grébauval, innocente compétence ; et Labusquière, aujourd'hui directeur d'Ecole, délirèrent de joie, faisant vis-à-vis au sieur Jean Rameau, qui a profession de poète ; tandis que l'on entendait pour la dernière fois les ombres Harpignies, Léon Dierx et Alphonse Humbert exhaler une cantate d'allégresse !

Pauvre Balzac, réservé en fin de compte à Falguière !

A ce propos, on s'étonna un moment de voir ce dernier fabriquer une statue refusée à Rodin, qui était son ami. Puis on s'étonna encore plus de voir Rodin conserver, après l'inauguration de l'avenue de Friedland, des rela- tions d'amitié avec Falguière.

Eh ! mon Dieu ! la raison en était bien simple : la statue en question est si médiocre, que Rodin ne pouvait être de tout cela que satisfait !

i\Iais le photographe Lampué et les incompétents Gré- bauval et Labusquière, on m'assure qu'ils sont « désar- çonnés », maintenant. Ils pleurent leurs illusions perdues ! On ne les écoute plus !

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EN plaçant sous ce titre les admirables dessins et les merveilleuses pointes sèches de Rodin, je prie que l'on ne me taxe point d'irrespect. J'ai voulu simple- ment considérer, tel un délassement à un énorme labeur, ces croquis si vivants que Rodin a accumulés, comme si la sculpture lui avait laissé de nombreux loisirs.

Quel étonnemcnt toujours ! Il y a une autre œuvre absolument incomparable, et d'une diversité si infmie qu'on ne peut la comprendre d'un seul coup.

Jean Dolent, (jui ne doutait jamais de rien, affirmait : « Je sais de Rodin qu'il fait de la sculpture depuis l'âge de trois ans, et je crois bien que cet artiste dessine depuis l'âge de trois ans aussi trois ans ou quatre. »

Tout de même, il y a là, je le répète, une nouvelle production si abondante, qu'il n'est pas possible de l'expliiiuer par cette seule boutade de Jean Dolent.

On a bientôt fait aussi de dire (jne les dessins de Rodin se bornent h n'être que des croquis, t^ue lave une teinte plate. Cela n'a plus que l'importance d'une sottise. La vérité, c'est que Rodin a dessiné, on l'a vu. dès sa premicro jeunesse ; et (juil n'a plus jamais cessé d'écrire

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des formes, presque au 'ymr le jour, sur les pages du glo- rieux album de sa vie.

Et cela, oui, remonte très loin. Très loin, au temps il arrivait toujours le premier à l'atelier des Gobelins, dès que la journée du gagne-pain était terminc-e. De cinq heures à huit heures, il devenait alors l'élève le plus fort de la petite école de Lecoq de Boisbaudran ; et il s'appUquait, comme un élève de l'Ecole Nationale des Beaux-Arts, à faire des « académies », qu'on récom- pensa souvent. Oh ! sans doute, ces dessins-là furent exécutés selon la tradition la plus stricte, avec ce mélange de crayon et de « sauce », qui étonne si fort les visiteurs aux jours d'exposition des envois de Rome, au quai Malaquais ; et il eût été bien pardonnable de ne pas devi- ner le Maître d'aujourd'hui dans l'élève d'hier. La façon de représenter ces académies est tellement tradition- nelle et puérile qu'elle apparaît surtout comme un en- semble de devoirs bien faits, et qui ne peuvent laisser place à une précoce originalité. Les maîtres d'atehers et Lecoq de Boisbaudran le premier ne concevaient pas qu'il y eût une manière en dehors de la tradition d'étaler le noir, pris avec le bout de l'estompe ou du tortillon.

Rodin se lassa vite, cependant, de cette « cuisine » d'ateher, qui exigeait des soins ridicules, de la patience et de la propreté. Puis, nul moyen de véritable expression possible, nulle émotion à communiquer, puisqu'il fallait toujours modeler les bras, les jambes, le ventre comme des sortes de cylindres soigneusement dégradés du noir au blanc. Ah ! ces sots dessins.

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qui se paraient d'un fond uniformément noir, poui bien détacher l'ensemble, dire qu'on les a même imposées aux architectes pour leurs (livsius dv cliapitc iiix et de modi lions !

Rodin, un jour, employa tout bonnement le fusain. Il avait besoin d'un procédé rapide pour dessiner plus vite que quiconque; et déjii, cUms ses dessins de cette époque-là, on le voit très préoccupé des plans, ne s'ap- pli(iuant plus à faire également tous les détaib du mo- dèle.

Puis ce fut une longue période pendant laquelle il exécuta à la plume des dessins qu'il lavait d'encre de Chine. Ce fut, si l'on peut ainsi dire, la période dantesque. Avec une fougue singulière, il accumula toutes sortes de croquis, très inspirés des beaux dessins delà Renaissance, de ces dessins (^ui sont comme des enseignements lucides et violents pour l'étude de rostéologie et de la myo- h>gic'.

Il représenta d'une manière inépuisable, dis-jc, ces longs corps un peu douloureux, et comme déséquilibrés, (jui abondent dans l'œuvre des précurseurs de Michel- Ange ; et si ces dessins-là ne témoignent pas, certes, d'une originahté entière, ils sont curieux à considérer, créés par une imagination qui s'exaltait à la lecture de la Divine Comédie.

Les contours, le lavis, rappellent des dessins déjà ntis ; mais la façon de grouf)er ces hommes, ces femmes, tirés des pages de Dante, ce qu'elle était déjà particulière!

Puis, une chose s'affirmait de plus en plus ; une chose,

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d'ailleurs, que Rodin avait apprise dans l'école delà rue de l'Ecole-de-Médecine, l'on gardait alors la bel!-- tradition du xviii<^ siècle, la tradition des Watteau et des La Tour, à savoir : qu'il fallait qu'un dessin eût de la profondeur ce souci presque complètement perdu depuis David. « Or, quand on oublie ce souci-là, disait, un jour, un maître, on se donne un mal infini pour n'arriver à rien ! C'est comme si on faisait les cent pas devant une porte qui ne s'ouvrirait point ! »

C'est en 1897 qu'un album publié chez Goupil, par les soins de M. Fenaille, et contenant près de cent cinquante dessins, vulgarisa une nouvelle manière.

On le retrouve là, éloquent, ce dessin comme sim- plifié, tout en profondeur, malgré l'absence d'un pro- cédé de peintre. Ces dessins, cette fois, sont d'une ori- ginalité enfin conquise, absolue. Ce sont les dessins d'un sculpteur épris de plans, de volumes.

Oh ! je sais bien que les peintres ont le plus absolu mépris pour les dessins des sculpteurs. Ils affectent de croire que ces derniers sont tout à fait incapables de repré- senter de façon satisfaisante sur le papier un corps en équilibre ou un instant de mouvement. A les écouter, ces peintres, les sculpteurs auraient le seul pouvoir d'exécuter un simple rudiment de lignes, une très incom- plète indication de formes. Et ils disent cela, ces gens, en ignorant les carnets et les albums (jue crayonnèrent, par exemple, avant Rodin, Carpeaux et Barye ; car je pense que leur émoi serait vif si on leur mettait sous les yeux CCS croquis de \'ie intensive, esquissés pêle-mêle

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dans le « désordre » de l'inspiration ; torses ployés, corps se chevauchant, toutes les séries, enfin, de ces prestes cro(juis, exacts et savants et complets, qui disent bien le libre exercice ou la fatigue du corps humain.

Les sculpteurs peuvent dessiner aussi bien que les peintres ; mais, d'une autre manière, voilà tout. La diffé- rence, entre eux, c'est que le sculpteur dessine encore « en tournant autour de son dessin ». Un bon dessin de sculpteur, c'est donc un dessin qui « tourne », un dessin que l'on peut se représenter tout de suite au verso ; un dessin de mouvement, si l'on peut dire ; car le repos même est, on le sait, un équilibre de forces en mouvement. Or, les dessins de Rodin sont toujours d'admirables représentations de mouvements.

Je les ai considérés, par centaines, ces dessins figurés par une ligne tout enveloppante, faite de repentirs, et lavés, souvent, d'une teinte quasi uniforme de terre de Sienne. Sur ces feuilles volantes, de papier fin, il y a comme un parcours libre de la pointe du crayon, pour les contours ; et la teinte plate, avec les hasards de la coulée du pinceau, comme elle situe l'être humain, debout, couché ou ployé en arc ! \

Naturellement, des racontars encore font, à propos de ces dessins si originaux, le tour des ateliers et des galeries de marchands de tableaux.

On raconte plaisamment, par exemple, sur le coup de six heures l'heure de l'apéritif permet toutes les niai- series ! que Rodin fait tous ses dessins sans regarder son papier ; alors la pointe du crayon tombe souvent en

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dehors, ampute un membre, en grossit, en zigzague démesurément un autre !

Tous ses dessins ! Mais il faut n'avoir jamais vu les centaines et les centaines de dessins à la mine de plomb qu'il a (' poussés » aussi loin et mieux que quiconque. Toute une vaste chambre de l'hôtel Biron est peuplée de ces dessins-là, faits avec une conscience, avec un amour extrême, et j'en sais une bonne centaine autre- ment plus modelés et plus vivants que tous les dessins d'Ingres et de sa suite !

Pour ses dessins en couleurs, on a raconté également qu'il les trempait dans un seau d'eau après avoir passé la teinte; puis, il les retirait, et... le hasard arrangeait tout!

Alors le hasard arrange joUment les choses ; car, dans l'énorme série de ses dessins en couleurs, Rodin peut mettre encore hors de pair des centaines de magnifiques aquarelles, modelées avec une puissance et un charme incomparables.

Il faut n'avoir pas vu non plus la série de ses danseuses cambodgiennes, pour imaginer une telle histoire. Toutes ses petites danseuses si choyées par la couleur, si pré- cieuses par le choix des tons, si vivantes par la qualité des, valeurs !

Je sais bien que l'imbécillité généreusement dispensée par quelque providence funeste aux « amateurs d'art •) ne leur permet pas de « comprendre » les dessins de Rodin. Je sais bien que l'actuel chantage organisé par quelques marchands de tableaux donne l'essor à toutes les sottises à propos de toiles à faire valoir, à pousser comme une action de Bourse ; mais, néanmoins, avant d'exprimer

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contre les dessins de Rodin les habituelles âneries, il serait bon, ne vous semble-t-il pas, de réfléchir durant une minute, et de se dire simplement que Rodin qui a dessiné durant soixante années, pas une de moins, doit être meilleur juge de son savoir, tout de même, que la cohue des ignorants qui pérore dans les atehers et autres galeries !

Mais, il est vrai, les plus zélés de ses admirateurs, aussi, disent des sottises !

Témoin ce critique d'art, bien intentionné, qui avança un jour que Rodin se servait, pour dessiner, «d'un bout de papier quelconque et d'un tronçon de crayon, trouvé sous sa main ». Désordre et génie, n'est-ce pas ?

Alors que c'est presque toujours le contraire qui arrive ! Les poètes Baudelaire, Victor Hugo, le peintre Eugène Delacroix, furent très métho<liques et très « ordonnés », et Rodin, lui, est un autre exemple d'ordre at)Solu. Aussi, pour ne pas désobliger le bon critique d'art, je ne veux pas écrire que Rodin dessine sur des feuilles de papier parfaitement propres, et avec des crayons toujours presijue entiers et très bien taillés.

Rodin, du reste, est le premier artisan de son impopu- larité comme dessinateur. Car enfin, pourquoi ne montre- t-il jamais ses plus beaux dessins ? pourquoi laisse-t-il, avec une entière indifférence, les regards des visiteurs s'ahurir sur des schémas de dessins, sur de sommaires indications de formes ? Eprouve-t-il un plaisir inté- rieur à faire dire des sottises, alors qu'on essaye de

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comprendre ? Pourtant, il a l'air, à d'autres moments, de noter avec intérêt les titres pour ses dessins qu'on lui suggère. Mais je crois bien qu'il tient alors à laisser croire qu'on collabore pour une minute avec lui ; qu'on est, en somme, et en s'illusionnant fortement, tout près de son génie !

En vérité, ce sont ses modèles seuls qui sont près de lui. Quand il les dessine, il leur est reconnaissant de toutes les joies qu'il en éprouve. Il leur dit : « Ne vous pressez pas de vous déshabiller ! » et il considère ces jeunes filles, ou ces jeunes femmes, sensuellement, avec une vraie gourmandise.

Ses modèles ! oui, ce sont, à vrai dire, les seuls êtres qui vivent un moment dans sa pensée ; et quand il a fait, d'après un de ces modèles, une série de beaux dessins, il lui en garde une telle gratitude et je dirai presque une telle ferveur ! qu'il le rappelle souvent auprès de lui.

Mais il est très certainement exigeant pour ses modèles ; et il ne recherche que les jeunes corps très souples, qui peuvent prendre au besoin des poses acrobatiques.

Et ce sont surtout ces poses-là qu'il affectionne. Aussi, l'on n'a pas manqué de s'étonner souvent de voir représentés par lui des mouvements, je l'avoue, très déconcertants. On est si habitué aux poses figées, froides, académiques, pour tout dire. Par haine de ces dessins-là, Rodin côtoie forcément la bizarrerie ou du moins l'étrangeté ; et, dans ce domaine-là, sou imagi- nation est sans limite.

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Cependant, il a fait également par centaines des dessins très « pondérés » ; et ces dessins à la niine de plomb, ombrés avec une science exacte de la profondeur, on peut, comme je le disais tout à l'heure, les opposer aux plus beaux dessins de peintres, ils leur sont encore supé- rieurs ; mais, quand je dis : dessins pondérés, ne vous attendez pas à voir des « figures qui hanchent » selon le mode classique. Ce sont encore des dessins de mouve- ments inédits, que Rodin lui-même n'a pu réaliser qu'a- près une patiente et longue étude de la nature.

Et, j'y reviens, quelle diversité infinie ! Pas un de ces dessins, de tous ces dessins, n'est semblable à un autre. Quand on les regarde en nombre, on est surpris de tom- ber chaque fois sur une expression de mouvement que l'on ne soupçonnait pas.

Rodin dessine avec une rapidité inégalable. Ce n'est pas lui que la pose la plus difficile prend en défaut. Quand il consacre toute une matinée à dessiner, les dessins s'ajoutent aux dessins ; et c'est là, bon critique que je nommais tout à l'heure, qu'il utilise tout un jeu de crayons soigneusement préparés à l'avance, ceci pour ne pas arrêter sa fougue. Même jeu de papier écoher, dont les feuilles, vite recouvertes d'un beau dessin, s'envolent sans p)erte de temps.

Ses aquarelles, je veux dire ses « dessins aquarelles », il les exécute avec la même verve ; et cela expHque que des coulées de couleur débordent des contours, sans nuire jamais pourtant à la mise en place parfaite des plans.

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Et (^ucl peintre, par surcroît ! Quelle science des valeurs et quel goût de la couleur !.., Il a aquarelle des torses de femmes et des draperies avec toute la finesse délicate si prodiguée dans quelques beaux tableaux de Renoir. Des roses, des bleus, des verts, des jaunes, asso- ciés comme par un vrai symphoniste de la couleur. Je sais tels nus qui sont de purs chefs-d'œuvre. Ceux-là exécutés sur de grandes feuilles d'un papier plus résis- tant, et qui porte allègrement la couleur, charriée avec toute la passion d'un grand maître peintre.

Quelquefois, on a traité, je le sais, ces dessins de « des- sins littéraires », à cause des titres, le plus souvent mythologiques, que Rodin affectionne. Quelle sottise ! Mais les meilleurs artistes de la Renaissance n'ont jamais fait autrement, que je sache ! et ces titres-là, ils sont bien imposés par toute une forte éducation que Rodin s'est faite, dans son obstinée volonté de connaître ce que j'appellerai les grands faits-divers de la Littéra- ture ; et s'il a interprété, lui aussi, ces faits-divers, c'est avec une originahté si nouvelle, si unique, que les titres ne sont que comme des points de repère dans son œuvre, ou ainsi que des numéros pour catalogues d'expo- sition, soit qu'il présente des dessins à Paris, à Lyon, ou à Tokio, qui va le fêter au cours même de cette année. Certes, on a cherché toutes les querelles à Rodin. C'est un merveilleux statuaire ; mais c'est aussi un mer\'eil- leux dessinateur. Cette seconde gloire hystérise à la fois et la tourbe des sculpteurs et la tourbe des peintres ! Car peintres et sculpteurs ne lui pardonnent pas de savoir dessiner.

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Certes, on a cherché toutes les querelles à Rodin. C'est un merveilleux statuaire ; mais c'est aussi un merveil- leux dessinateur. Cette seconde gloire hystérise à la fois et la tourbe des sculpteurs et la tourbe des peintres !

Car peintres et sculpteurs ne lui pardonnent pas de savoir dessiner.

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Les peintres, parce que leur dessin est le plus souvent lâche, inexpressif, vide de sens. I^es sculpteurs, eux, c'est plus simple, parce que le plus grand nombre ne savent pas dessiner. Si l'on excepte en ce moment les admirables dessins de Carabin, cherchez des dessins de sculpteurs, vous n'en trouverez point. Quand, par hasard, on oblige un sculpteur à dessiner l'une de ses œuvres, c'est presque toujours un dessin enfantin, mé- diocre, même tout à fait risible.

Aussi peintres et sculpteurs n'aiment pas les dessins de Rodin.

Ils n'aiment pas mieux, du reste, ses étonnantes pointes sèches.

C'est au cours d'un voyage en Angleterre, et après quelques visites à son ami l'excellent peintre-graveur Alphonse Legros, que Rodin eut le goût de la pointe sèche et qu'il devint, sans tarder, le plus fort de tous les graveurs.

Mais les outils ordinaires l'avaient tout de suite gêné ; il les avait jugés durs et incommodes, sans aucune flexi- bilité possible.

Que fit-il ? Ce fut bien simple. Il emmancha une ai- guille dans une sorte de porte-plume roseau ; et, avec cet outil nouveau, il « fouetta ^ la planche de cuivre, en tous sens, modelant aussi aisément qu'avec un crayon effilé.

Et, tout de suite, il grava, originalement, et avec quelle science innée! les Amours comiuisattt le monde, le Prin- temps, le buste de Bcllone, des études de figures, les

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portraits d'Henry Becque, de Victor Hugo, d'Antonin Proust, La ronde, etc., etc.

Quel émoi parmi les graveurs professionnels ! Du coup Rodin les dépassait tous, comme il avait, déjà, dépassé tous les sculpteurs. Il était encore impossible de nier une telle force ; et il convient de citer cette réflexion d'un excellent peintre-graveur original : « Rodin, il a exposé une gravure chez nous; elle nous met tous en déroute ! »

Eh bien, ce passe-temps pour Rodin, ce simple délas- sement qui eût consacré la gloire d'un graveur profes- sionnel, ne fut qu'une envie d'un moment. Rodin revint bientôt à sa sculpture.

Les graveurs originaux alors respirèrent ; ils avaient senti passer au-dessus de leurs têtes l'effroi de leur anéantissement collectif.

DE QUELQUES PLAISANTINS

Nous allons voir maintenant les bureaux artistiques de l'Ktat et de la Ville de Paris dans leurs rap- ports avec Rodin.

Aucune histoire n'est plus amèrement ridicule et déshonorante pour les gens qui prétendent, ici et là, diriger et encourager ce qu'ils appellent : Les Beaux- Arts !

Pour l'État, les bureaux siègent, on le sait, rue de Valois. Un sous-secrétaire d'Etat aux Beaux- Arts en a la direc- tion. Sous ses ordres, toute une horde d'inspecteurs et de chefs de division et de chefs de bureau opèrent. Ce sont des gens qui sont entrés ici justement parce qu'ils n'entendent absolument rien aux questions d'Art !

Voyons dans quelles conditions ils travaillent.

Examinons le cas, pour commencer, d'un autre sculp- teur que Rodin.

L'Etat artistique commanda, un jour, à un sculp- teur que je connais, une figure décorative à exécuter en marbre. J'entends qu'il accepta un projet de ce sculpteur. Les commandes de l'Etat ne portent jamais que sur des choses vues, des choses qu'on lui a

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fait toucher du doigt ; car il est bien incapable de concevoir lui-même à cause de tous les inspecteurs et tous les chefs de division visés plus haut la plus petite chose qui soit.

Un prix de trois mille francs fut convenu entre l'Etat et le sculpteur en question, qui devait fournir un modèle grandeur d'exécution, afin que l'on pût se rendre compte !

Le sculpteur se dit candidement que ce modèle gran- deur d'exécution, ce devait être une des multiples chi- noiseries administratives, dont les bureaux de l'Etat artistique partagent le monopole avec les autres bureaux. Tout le monde sait ou devrait savoir que lorsqu'on a seulement un modèle en esquisse très poussée, on s'at- taque ensuite avec bien plus de fraîcheur et d'entrain au marbre pour l'exécution grandeur nature. C'était ainsi que les grands sculpteurs de la Renaissance avaient tou- jours procédé ; et, de cette manière, l'on n'use pas ses forces sur un modèle que l'on aurait ensuite si peu de goût à recopier.

De son propre jugement, le sculpteur s'en tint donc, comme modèle à présenter, à une excellente esquisse, demi-grandeur d'exécution ; et un inspecteur des Beaux- Arts (un fonctionnaire inutile s'il en fût jamais!) vint.

Il regarda, puis il s'en fut.

Le sculpteur attendit de longs mois ; puis on le manda rue de Valois. Là, un solennel chef de division l'informa sans rire que, puisqu'il n'avait présenté qu'un modèle demi-grandeur, il n'avait droit qu'à la moitié des trois mille francs convenus, soit quinze cents francs !

Le sculpteur donna des cxpHcations ; elles furent

DE QUELQUES PLAISANTINS

rejetées ; ou plutôt, on lui repondit nettement ceci : « Mais, Monsieur, pourquoi ne procédez-vous pas comme vos camarades ? Ils font un modèle de la grandeur convenue ; et, ensuite, ils le confient à un praticien. Nous nous moquons, nous, que le marbre soit sculpté par un mercenaire quelconque ; celui-ci copie plus ou moins mal l'œuvre qu'on lui livre, mais qu'importe! En sculpture, nous ne nous y connaissons pas ! nous sommes ici seulement pour fixer des tailles de modèles ! nous sommes des sortes d'entrepreneurs de confections artis- tiques, comprenez-vous ? »

Oui, le tout n'est que de s'entendre ! « mais, m'ajouta ce sculpteur, comment les bureaux font-ils quand ils com- mandent une statue à Rodin, et que celui-ci ne livre qu'un de ses admirables fragments, privé de tête, de bras ou de jambes ? Est-ce que le prix convenu est diminué en conséquence ? »

Je n'ai pas répondu. C'est un des mystères trou- blants des bureaux artistiques.

Et puis, je crois qu'il n'est jamais venu à lidée d'un de ces charmants fonctionnaires aux Beaux-Arts, de commander un tel fragment ! Toutes les folies sont per- mises, pas celle-là !

Ces bureaux ! Je devrais, du reste, les appeler plutôt des bureaux politico-artistiqtus ; car, on pense bien cjue la Politique sévit dans ces petites cavernes se centralise toute la production officielle des Salons. Oui, si vous voyez, une fois par an une fois de trop ! dans le hall du Grand Palais, tant de mornes Ganymèdes, tant de plaintives Hébés, tant de désespérés Procustes, et tant de

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Femmes-sources, c'est aux bureaux artistiques que l'on doit ce désolant amas de « navets ». Chaque député a son sculpteur local accroché après lui, comme le vau- tour après le foie du fils du Titan Japet ; et, nous tou», ensuite, nous contribuons (c'est le mot !) à des exécutions en marbre, dont «le besoin ne se fait vraiment pas sentir!» « Mais qu'importe, dit le fonctionnaire aux Beaux- Arts, nous sommes des entrepreneurs de confections, et nous faisons confectionner ! »

Qu'importe ? Non. Dommage, au contraire, qu'il y ait tant de sottises accumulées ; et que l'on ne fasse pas à Rodin (voilà je voulais en venir !) la part plus belle qu'à un autre, qu'à tous les autres, puisque nous avons la gloire de posséder un tel statuaire !

L'Etat lui a acheté quelques-unes de ses œuvres, soit ! Mais pourquoi s'en est-il tenu à de timides com- mandes, toujours, comme s'il redoutait de mécontenter la foule des sculptiers ! pourquoi, si l'on veut absolument encombrer les places publiques et les jardins de pesantes masses de pierre ou de bronze, ne s'est-on pas réservé, avant tous les autres, le concours de Rodin ? Allons ! avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pour- tant pas défendre les basses œuvres des Coûtant, des Puech et autres fabricants de l'Institut. Ils travaillent, ceux-là, pour une sorte de magasin de pseudo-statues; ils sont des marbriers de la brocante ; ils obtiennent commandes sur commandes, et cependant on n'ignore point qu'ils mobilisent leurs praticiens dans les prisons et dans les asiles !

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Reste la Ville de Paris ! La Ville Lumière ! le Flambeau de l'Europe ! le bateau qui ne sombre pas ! Eh bien ' cette ville unique, représentée par ses conseillers munici- paux et par ses fonctionnaires, a été, à l'égard de Rodin, tout aussi indigne que l'État !

Je veux bien admettre, que, par définition, un conseiller municipal parisien n'est pas forcément un con- naisseur. Je veux bien entendre qu'on peut être très renseigné sur les questions de voirie ou d'assistance publique et être parfaitement nul dès qu'il s'agit d'une question d'art. Il n'y a même, comme dit l'autre, « aucun mal à cela ! » Un conseiller compétent en « grands travaux », c'est assurément un homme très utile et pour lui, d'abord ! affirme Gohier et pour nous, ensuite ! Mais il y a une quatrième Commission, dite des Beaux- Arts (encore !) à l'Hôtel de Ville ; et c'est à cette quatrième commission, seulement, que je voudrais men prendre. Toutefois, je ne vise que celle qui siégeait autour de l'an 1900, l'année de toutes les sottises. Car, tout ce que je vais dire ci-aprt'S est bien changé, heureusement, aujourd'hui, dans le Palais municipal.

Comment étaient donc alors formées les Commissions municipales ?

Je veux bien croire que l'on cherchait, autant que pos- sible, à réunir, dans chacune, les compétences les plus appropriées et les plus certaines. Mais, si l'on admettait que toutes les autres Commissions étaient parfaites quant au recrutement de leurs membres, on était bien forcé d'avancer que la quatrième Commission était autrefois, je le répète ! tout à fait inapte à

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examiner la plus menue question concernant l'Art.

Au temps Dalou conduisit cette quatrième Commission, les bévues furent pourtant moins nom- breuses. Ce grand artiste pérorait tant qu'il arrivait enfin à enfoncer, comme à coups de pioche, des idées dans quelques crânes un peu moins récalcitrants que les autres. J'ai dit, en un autre chapitre, qu'il avait imposé ainsi Puvis de Chavannes à tout l'Hôtel de Ville. Mais que l'on ne croie pas que ce fut une lutte aisée ; il y eut, au contraire, à l'infini, des motions, des ordres du jour et des attaques de la dernière heure, dignes d'une représentation de Botocudos.

Toutefois, la quatrième enfin céda ; mais elle en profita pour donner en même temps asile aux plus dénués arti- sans, qu'elle sut choisir avec un goût naturel vraiment affligeant.

Rodin, lui, pendant ce temps, restait à l'écart. Sa renommée, très éclatante déjà, ne réussissait pas à préoccuper les conseillers municipaux. Certes, on lui avait bien demandé une recommandation était intervenue ! ! une statue, une seule, celle de d'Alem- bert, et allez la chercher au diable ! pour une niche de la façade de l'Hôtel de Ville ; mais on s'en était tenu : Rodin avait été simplement un des mille sculpteurs employés à orner la médiocre bâtisse de Ballu et de de Perthes.

C'est que les bureaux artistiques, aussi, sévissaient à l'Hôtel de Ville. Alphand, mort sans gloire, on l'avait remplacé par l'arcliitecte Bouvard {sic), son ancien dis- ciple ; et c'était une situation pire. Parler de cette direc-

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tion-là, y compris celle d'un sieur de Pontich, c'est évoquer les plus tristes heures de la vie de Paris ; le paci- fique préfet Poubelle avait longtemps laissé faire, ayant au cœur uniquement l'amour de ses vignes ; Justin de Selves avait continué; et Bouvard, autoritaire, avait groupé autour de lui les gens médiocres, les pseudo- artistes, le déchet des Ecoles et de l'Institut.

Rodin, alors, put voir se développer son génie dans le lazaret le cantonnaient, avec les ricanements de la fameuse quatrième, les haines de Bouvard et de son co-associé Maillard, ancien zouave et depuis Directeur d'une Compagnie laitière (sic) !

Quels chefs de bureau, quels architectes, quels con- férenciers et quels critiques composaient dans ce temps-là cette quatrième, je n'ai pas cherché à le savoir; c'est, aussi bien, de nul intérêt ! Je veux seulement avancer ici que son Président devint le tenace ennemi de Rodin, parce que celui-ci eut le tort de préférer son travail aux invitations de cet élu à coup sûr du Ciel ! car il avait amassé une « galerie » de tableaux absolument stupéfiante; et que l'on devait admirer, sous peine de recevoir, en grêle, ses foudres.

C'est dans ces enviables conditions que Rodin réussit néanmoins à nistaller son hall, empli de chefs-d'œuvTC, à la Place de l'Aima, pendant la dernière Exposition uni- verselle. Après quelles luttes, après quels tiraillements ! Ce serait une histoire douloureusement comique à raconter. Qu'il suffise de dire ici que tous les membres du Conseil municipal et des bureaux, des fameux bureaux à Bou-

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vard, posèrent mille pièges, s'unirent pour tendre devant Rodin les plus écœurantes des embûches.

Lâchetés vaines ! Rodin eut son hall ; mais, à l'inaugu- ration, un ministre, seul, sans le troupeau protocolaire, se présenta. C'était le ministre Georges Leygues, qui, depuis, faisant oublier ce beau geste, pour un nombre respectable de millions, il est vrai, gava d'honneurs Chauchard- Plutus .

Que de luttes, oui ! Je mentionne seulement que, pour ce musée Rodin, il avait fallu mettre encore en déroute le long et maladroit Picard, ce commissaire général de l'Exposition qui en compromit, comme on le sait, tout le succès ; et qui, depuis ministre de la Marine, se van- tait, attaqué à la tribune, de « n'avoir pas, sur la conscience, autant de victimes qu'il en avait eues pendant la durée de l'Exposition » !

On sait que Paris ne visita point le musée Rodin. Aussi les plaisantins de la presse l'avaient tout de suite baptisé : le désert Rodin. Mais si Paris boudait, ne com- prenant pas, les étrangers s'attardaient dans ce musée illustre. Et toutes les commandes dont Rodin est actuel- lement chargé, elles lui viennent surtout de ces étran- gers, plus clairvoyants que nous-mêmes, qui, à la Place de l'Aima, cherchèrent les raisons les meilleures de leur éducation artistique ?

Toutefois, Paris a une excuse. On n'a jamais voulu lui faire connaître Rodin. Je l'ai dit, les haines des conseil- lers de la quatrième et celles des fonctionnaires munici- paux ont résolument écarté Rodin de toutes les com- mandes.

DE QUELQUES PLAISANTINS

On a bâti, en effet, les Petit et Grand Palais, la Sor- bonne, le théâtre de l'Opéra-Coniique, l'hôtel des Postes, les annexes du Palais de Justice, la gare d'Orsay, etc., etc., et jamais l'Etat et la Ville n'ont imposé aux maçon- niers la collaboration de Rodin !

On a édifié, sur les places publiques et dans les jardins, je ne sais combien de bornes de pierre, de marbre ou do bronze ; et l'on n'a jamais songé à Rodin !

Avec sa renommée universelle, il reste, pour Paris, un grand isolé. Ce serait assurément très étonnant, si ce n'était très honteux !

Toutefois, à y bien réfléchir, il est peut-être bien qu'il eu soit ainsi.

En effet, les monuments désignés plus haut sont de telles bâtisses informes, mal venues malgré le pillage de tous les styles, que Rodin s'y serait trouvé dépaysé, et, en quelque sorte, impuissant. A pauvres monuments, médiocres sculpteurs.

Je ne me représente pas, en effet, un groupe de Rodin sur ou dans le Grand Palais. Cette horreur sans nom construite par trois architectes, on a eu l'inconscience de le graver sur une plaque ! par trois arcliitectes, vous avez bien lu, sous la surv'eillance de deux lamas, dont l'un des deux est, naturellement, le sieur Bou- vard! — cette horreur sans nom, dis-je, mérite tout à fait, au contraire, les quadriges qu'un sculptier dément lança dans l'espace. De même au théâtre de rOj>éra- Comique ou à la Sorbonne, que ferait une statue de Rodin, vivante, expressive, au miheu des débiles colonnes placées par un prix de Rome ?

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178 LE VRAI RODIN

Les statues enfin p(3ur places publiques ou jardins !

Mais je crois qu'il est réservé aux politiciens ou aux notoriétés de camelote, d'avoir des sculpteurs indigents. Je ne me représente pas, en effet, un Charles P'ioquet ou un Waldeck-Rousseau, pour tout dire, « statufié » par Rodin. Pas davantage, un Péan qui fut un chirurgien de théâtre. Oui, ces gens-là ont eu les sculpteurs qu'ils méritaient !

ly' année de l'anniversaire de Victor Hugo, on songea pourtant à Rodin. Tout arrive ! même l'impossible.

Le sculpteur avait le buste du poète ; il chercha, sans tarder, à en faire un arrangement décoratif sur une colonne. Mais, cette fois, on s'impatienta encore, ou, plutôt, on eut des regrets d'avoir choisi le génial sta- tuaire ; et, brutalement, on lui retira cette commande, pour laquelle on lui avait alloué une somme de quinze cents francs !

On la lui retira pour la donner... à un M. Barrau, sculpteur amateur, auquel on offrit... quarante mille francs ! Vous avez bien lu! quarante mille francs!... Et l'on dit que les occasions de s'indigner ou plutôt de rire sont rares !

Voilà, en tout cas, comment Paris estime son plus consi- dérable artiste, son seul génie ! Quinze cents francs ! Nous sommes loin, n'est-ce pas, des centaines de mille francs donnés, l'hiver dernier, par des amateurs aliénés à des peintures de Degas, un grand peintre, certes ! mais qui doit lui-même, alors, par comparaison, estimer quatre millions une toile de Rembrandt, quarante nnllions les

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LE VRAI RODIN

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Je ne me représente pas, en effet, un Cliarles Floquet ou un Waldeck- Rousseau, pour tout dire, « statuâé » par Rodin. Pas davantage, un Péan qui fut un chirurgien de théâtre. Oui, ces gens-là ont eu les sculpteurs qu'ils méritaient !

Iv'année de l'anniversaire de Victor Hugo, on songea pourtant à Rodin. Tout arrive ! même l'impossible.

Le sculpteur avait le buste du poète ; il chercha, sans tarder, à en faire un arrangement décoratif sur une colonne. Mais, cette fois, on s'impatienta encore, ou, plutôt, on euf des regrets d'avoir choisi le génial sta- tuaire ; et, brutalement, on lui retira cette commande, pour laquelle on lui avait alloué une somme de (Quinze cents francs !

On la lui retira pour la donner... à un M. Barrau, sculpteur amateur, auquel on offrit... quarante mille francs ! Vous avez bien lu! quarante mille francs!... Et l'on dit que les occasions de s'indigner ou plutôt de rire sont rares !

Voilà, en tout cas, comment iaris csinne son plus ciin;?i- dérable artiste, son seul génie ! Quinze cents francs ! Nous sommes loin, n'est-ce pas, des centaines de mille francs donnés, l'hiver dernier, par des amateurs aliénés à des peintures de Degas, un grand j^intre, certes ! mais qui doit lui-même, alors, par comparaison, estimer quatre millions une toile de Rembrandt, quarante miUions les

CUtk* J.-E BsltM.

L'APPEL ALX ARMES

DE QUELQUES PLAISANTINS 179

Noces de Cana, et dc-iix millions une œuvre unique de Rodin!

Les plaisantins ! Mais les plus épileptiques, ce sont les gens de l'Institut.

Ont-ils assez répandu leurs injures contre le Monument à Victor Hîi^o, parce que Rodin avait représente le poète tout nu, comme s'il n'y avait pas des précédents fameux, à n'en citer qu'un : la statxte de Voltaire, par Pigalle.

Injures également contre V Appel aux armes, le si admi- rable groupe qui fut refusé au concours pour le Monu- ment commémoratif de la Défense de Paris, à ériger au rond-point de Courbevoie !

Un défunt, très acharné, ce fut cet Emmanuel Frémiet, dont deux statues équestres, édifiées à Paris, ne sont, au fond, l'une, Jeanne d'Arc, qu'un mannequin pour le Musée d'Artillerie ; et l'autre. Vélazquez, qu'un autre mannequin pour le Musée des Costumes !

On dit encore que, lorsqu'il passe devant une oeuvre de Rodin, M. Mercié (ah ! Rodin lui a porté un grand coup, je l'avoue !) M. Mercié ne manque jamais de laisser tomber dédaigneusement ce mot : « Oui, un moulage sur nature! »

Voilà leurs pauvres ripostes, à tous !

Mais Rodin est tellement vengé, au surplus, de la sottise de Vcx-quatrième fameuse et des bureaux artistiques de l'Etat.

Oui, il n'a qu'a se promener par les rues, par les carre- fours, à entrer dans les jardins, et à regarder V Alfred de Musset, de M. Mercié, les nombreuses statues de

l8o LE VRAI RODIN

M. Puecli, les « boulots » de M. Frémiet, l'Alphonse Daudet, des Champs-Elysées, et les inénarrables « navets » offerts aux mânes des Jules Ferry, des Waldeck- Rous- seau et de Victor Hugo, « confié '>, le grand poète, à un regrattier !

Oui, elles abondent les tristes, les lugubres statues, acceptées par d'incohérentes assemblées municipales ! Il y en a trop, parce qu'elles sont presque toutes hideuses et déshonorantes pour celui qui les éleva et pour nous qui laissâmes faire. C'est le krach de l'hommage posthume. Si l'on veut statufier quand même, il vaut mieux re venir tout de suite à ce projet de la Voie merveilleuse (!), qui devait aller de la place de la Concorde à l'Arc de Triomphe ; car si on réalise jamais cette idée, ce sera du coup et d'ensemble si ahurissant qu'on renoncera aussitôt à ce genre d'hommage.

La place manque, répète-t-on, mais les comités pour hommes célèbres ne se lassent point. Ils sont infatigables !

Les statues de Paris ! Oui, elles sont baroques. Si l'on voulait, un soir, pleinement égayer une salle de music-hall, on n'aurait qu'à les faire apparaître l'une après l'autre sur un vaste écran ; je puis assurer qu'on passerait alors de doux moments ; car toutes ces statues, faites pour vous inspirer des pensées d'héroïsme, tout au contraire, incontestablement, vous inciteraient à rire. Essayez de composer déjà une Voie merveilleuse avec le lot des statues actuelles, et vous verrez qu'il ne peut être imaginé rien de plus bouffon.

Sans doute, Paris s'honore de ceitaines effigies.

DE QUELQUES PLAISANTINS l8l

Quelques-unes même ont grande allure, comme le Louis XIV, de la Place des Victoires; d'autres aussi ])laisent, comme le maréchal Ncy, de Rude ; mais peut- on, j'y reviens, concevoir un bric-à-brac plus odieux que celui qui encombre les carrefours, les places et les jardins publics ?

Car on a commis cette chose stu|>é fiante : on a édifié, au milieu de la circulation, des statues de gens en redingote, tenant des crânes ou des cornues ; on a dressé des moulins à vent en pleine rue ; on a laissé à la pluie des femmes en toilette de bal !

Nul sentiment décoratif n'apparaît. On assoit des gens au croisement des rues ; on les installe dans leur fauteuil ; on les veut « comme chez eux ! »

Ce temps, en vérité, a horreur des gazons, des fleurs et des arbres. Dès qu'une belle pelouse est formée, vite, au milieu de l'herbe verte, voloutée, on pose, on dépose plutôt, une statue de savant, d'industriel ou de soldat, au hasard de la commande. Le parc Monceau, c'est une nécropole ! Le jardin des Tuileries, c'est une resserre de sculpteurs !

« La sculpture est un art de Caraïbes ! » a dit Baude- laire. Et n'est-ce point vrai quand elle représente de la façon que l'on sait des Dolet, des Broca, des Claude Chappe, des Meissonier, des Jules Fern*, des Jules Simon, des Lavoisier. des Diderot, des Raspail, etc., etc. ?

Toutes statues de concours ! Toutes statues choisies par des Comités, re\*ues et acceptées par les bureaux de l'Etat et de la Ville ; piètres rebuts d'un autre suf- frage universel !

l82 LE VRAI RODIX

Bien des fois on a médit des concours, bien des fois on en a démontré l'insanité, uniquement conservée par mesure politique. Il faudrait, de temps en temps, re- prendre cette antienne, et arri\'er à persuader que le choix d'un sculpteur qui s'est affirmé est le seul bon, et qu'il y a surtout honte nationale à penser que, sur les places publiques de Paris, il n'y a pas une seule statue de Rodin ; un buste d'Henry Becque, seul; c'est tout et l'on se répète que c'est assez !

VOYAGES

LES voyages ! Ils comptèrent beaucoup dans la vie de Rodin. L,e premier pays étranger qu'il visita, ce fut la Bel- gique; la Bolgic|ue, dont les musées et les forêts et les vallées l'attirèrent également.

« Ce que Rodin, d'ailleurs, (a dit M. Gustave Gefïroy), se rappelle le mieux de ce temps, il s'appropriait la pratique d'un métier avant de se formuler à lui-même la conception de son art, c'est l'heureuse solitude il pouvait se réfugier après les heures données au travail forcé. Il resi)ire encore avec ivresse l'air de liberté qui l'enveloppait pendant ses promenades et ses marches, il revoit les lumières et les végétations des saisons diffé- rentes, les champs colorés, les javelles pâles, il sent encore sur ses paupières les fines pluiee incessantes qui sont toujours, dans ces contrées du Nord, coupées de canaux et voisines de la mer, en suspension dans l'atmosphère.

" C'est pendant ces courses, ces jours de réflexion,

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l86 LE VRAI RODIN

ces rêveries devant les Monuments, cette existence concentrée que l'homme s'est blotti en sa pensée, que l'artiste a pris son goût de travail indépendant et fort, dans l'atelier formé, comme au milieu de la nature, courent tous les souffles, passent toutes formes. »

De cette hospitalière Belgique, Rodin redevient chaque année un hôte qui se souvient. Il y fut si plei- nement heureux qu'il se met en route aisément pour revoir la ville de jadis, ce Bruxelles agréable, qu'hélas ! on mutile trop à son gré.

Oui, il y fut heureux ! C'est le profitable moment de toutes ses recherches, d'un acharné et intelligent labeur, parce qu'il voulait comprendre, discuter tous les principes établis par les maîtres.

Et Gand aussi l'attirait ; et cette adorable ville de Bruges, moins morte pourtant que ne la désirait le poète Rodenbach ; Bruges et ses canaux et ses caril- lons ! Et de Là, Rodin alla en Hollande « y faire pro- vision de brume et de rêve » ; et avec quelle ferveur il y admira Rembrandt, qu'il surnommera plus tard, en songeant à tant de dessins éloquemment teintés : le roi de la profondeur ! alors que Chéret, de son côté, dira : « Rodin, c'est plus qu'un sculpteur, c'est excep- tionnel, c'est Rembrandt sculpteur ! »

Puis il eut la hantise de l'Italie ; et, à maintes reprises, il réalisa ce voyage.

Il voulut connaître et il connut mieux que personne Niccola Pisano, Giacopo délia Quercia, Ghiberti, \'er-

VOYAGES 187

rochio et le savant Donatello et le grand Michel- Ange. l'.t rien ne fut plus émouvant que sa propre confronta- tion avec tous ces maîtres !

S'imagine-t-on ce spectacle ? Voit-on Roclin, en pleine possession de son génie, se camper, jxiur une l)lus parfaite contemplation, devant le Tombeau de Jules II ou un chef-d'œuvre de Donatello ? Ah ! l'ad- mirable interview à prendre, pour un reporter en délire ! Ah ! les frémissantes pensées qui durent agiter l'âme de cet autre noble sculpteur, qui, vivant, venait chercher auprès des maîtres disparus de fortes leçons ! Et c'est sans doute d'avoir contemplé l'Enfer \)Q'n\t sur les murs du Campo-Santo de Pise ou dans une chaixîUe de Santa Maria Novella, à Florence, qu'il fit, lui, Rwlin, plus tard, un Enfer tout di fièrent ; non semblable éga- lement aux damnés des cathédrales, monstres qu'agitent des diables cornus. Il avait trop considéré ces élo- quentes œuvres pour tenter de les répéter, à des siècles d'inter\'alle. Les fables dantesques et l'enfer théolo- giciuc, Rodin devait adapter ces deux enfers à une sen- sualité, à une damnation « modernes ».

Il visita Naples, Rome, Florence, Venise.

Il fut l'hôte assidu des Muscles ; il s'assimila sans fatigue la formidable production des Maîtres ; il retint dans chaque must-e ce qu'il y avait de sublime ; et il exalta son ima- gination jusqu'à la frénésie. De Michel-Ange, les pein- tures lui furent bientôt aussi familières que les sculp- tures. C'est depuis ce moment, qu'il « connaît » Xa^. Sainte Faniille, de la Galerie des Offices, la Conversion de saint Paul, du \'atican, le Jugement dernier et rillustrf

LE VRAI RODIN

fresque du Plafond de la Chapelle Sixtine, puissantes anecdotes bibliques, qui dominent les termes de la contemplation la plus passionnée. Et il s'enthousiasma de même pour les musées de Venise, le musée Correr, San Giorgio dei Schiavoni, San Vitale et l'Académie, s'épanouit Carpaccio.

Souvent à Rome, de la place sise devant l'église de Saint-Pierre-in-Montorio, il s'attardait à regarder la Ville, la Ville des Villes.

C'étaient, pêle-mêle, de l'eau, du ciel, et des formes de pierres, de coupoles, de dômes et de tours !

Il voyait le Tibre, Saint-Paul-hors-les-murs, et, en avant du mur d'enceinte, le mont Testaccio, la pyra- mide de Cestius et la porte Saint-Paul. Puis, il considé- rait l'Aventin, s'élèvent les églises Sainte-^Marie Aven- tine, Saint-Alexis, Sainte-Sabine et Saint- Anselme. Puis c'étaient des monts, des villas et encore des églises, avec, dans le lointain, les Abruzzes. Le Palatin, surtout, le retenait, puis le Colisée, les trois arcades de la basi- lique de Constantin, le Capitole avec le palais Caffarelli, et l'église d'Aracœli. ^Majestueux, les deux dômes et la tour de Sainte-Marie ^Majeure s'imposaient maintenant, et c'étaient ensuite le palais ro\'al du Quirinal, la colonne Trajane et l'église du Gesu, avec son dôme, qui surgissaient de ce chaos tantôt comme voilé, tantôt comme poudré de lumière. Sur le Pincio, il découvrait la \'illa Médicis, si hostile ; et, là-bas, non loin du Tibre, le palais Fanièse qui ne lui était pas plus hospitalier. Et il regardait encore des croupes de monts et le château Saint-Ange et Saint- Jean des Florentins et le mont ^lario, et la

VOYAGES 189

villa Mellini, jusqu'au moment il arrêtait sa contem- plation profonde sur le dôme de Saint-Pierre !

Plus tard, si l'on en croit M. Vittorio Pica, les Ita- liens ne surent pas gré à Rodin de sa ferveur pour leurs anciens maîtres ; car « les cinq statuettes en plâtre (raconte M. Pica) que Rodin en 1897 envoya à la deuxième exposition d'art international de V'enise, bien que présentant, dans la nouveauté insolite de l'inven- tion et la hardiesse de vie, de pose, et de group>e- ments, un caractère très marqué d'originalité furent à peine remarquées du public italien ; si elles ne provo- quèrent pas grand enthousiasme, elles ne suscitèrent d'ailleurs ni indignation ni grande surprise. En l'année 1903, au contraire, comme on a concédé au puissant sculpteur toute une salle exposer tout un group)e d'oeuvres intéressantes et caractéristiques, les discussions ont éclaté, ardentes, bruyantes, depuis le premier jour.

« Tandis que les rigides gardiens de la tradition et les féroces gendarmes de l'esthétique plus ou moins acadé- mique crient au scandale, comme les oies i)réposées à la garde d'un Capitole de carton, que quelques sculpteurs autorisées, avec cette profonde incompréhension qui souvent nous étonne dans les jugements tranchés, étroits des artistes, s'inquiètent, s'indiquent, avec de petits sourires sardoniques de compassion, l'absence de plas- tique et les erreurs de proportion de l'une ou de l'autre statue de Rodin, la grande majorité des visiteurs s'éloignent de la salle, après un rapide regard alentour, haussant les épaules avec mépris. »

igo LE VRAI RODIN

Rodin fut mieux accueilli, en l'année 1902, à Prague, quand la Société des jeunes artistes tchèques « Mânes » inaugura une très complète exposition de ses œuvres. Il y fit une visite triomphale, fêté par les cercles officiels, acclamé par les artistes ; et, de tous les banquets qu'il dut accepter, il ne garda point certes le souvenir de la cuisine tchèque, car on ne lui laissait que le temps de signer d'innombrables portraits de lui-même et des photogra- phies de ses œuvres.

« ly'exposition de Rodin, écrivit M. Karel B. Madl, fut pour Prague une invasion inattendue et soudaine, mais non une invasion, dans l'ancienne culture, de bar- bares pillards et destructeurs, mais une invasion de quelque chose de victorieux, d'étranger, d'inouï, de tour- billonnant, de triomphant. Rodin apparut à Prague por- tant sur son front élevé la couronne d'or du triompha- teur, recevant des hommages comme s'il était monté sur un quadrige dans la Via sacra. Les enthousiastes en tête entraînaient à leur suite la multitude des curieux qui se pressaient dans de bruyantes acclamations. Mais dans les premiers rangs, comme dans la foule d'arrière, il y avait des hommes qui ne restaient que parmi les curieux, consternés, sans parole, taciturnes, intimidés, ne croj'ant pas même leurs propres sens, parce qu'il leur appa- raissait quelque chose de singulier, d'inaccoutumé, d'inconnu jus(iuc-là, qu'ils ne pouvaient saisir sur-le- champ et dont ils ne pouvaient pas s'enthousiasmer d'abord. Ils ne sentirent que la grandeur étrange du phénomène, ou plutôt, ils ne s'en aperçurent qu'obscu- rément.

VOYAGES 191

« Nulle part, une résistance uniquement doctrinaire, élémentaire ou fanatique ne se fit entendre. »

En Angleterre, Rodin, avant que d'y être fêté et con- sacré (j'ai dit qu'on était en arrangement pour placer les Bourgeois de Calais auprès du Parlement), Rodin fut honoré d'un refus d'exposer par le jury de l'Académie royale d'Angleterre. Depuis, on le voit, les opinions à son égard ont changé.

Aussi, son ami le peintre-graveur Alphonse Legros, bien que vivant tout à fait à Londres, n'était pas alors pour le recommander ; car il vivait dans Qne condition peu aimable : craint, isolé et de propos amers. Il s'obsti- nait à garder le souvenir de dures luttes.

« Il avait quitté Paris, (a raconté son ami le statuaire Dalou), malade, sans feu, fuyant les créanciers, en un mot, dans une affreuse misère. » Entrahié par son ami Whistler, qui lui faisait espérer du travail à Londres, Legros avait, grâce à l'influence toute-puissante de D.-G. Rossetti, le chef du groupe des préraphaélites, et de G. -F. Watts, la plus grande figure de l'art anglais, Legros avait trouvé, tout de suite, un gague-pain ; puis un jour, sir PMward Poynter, le directeur de la National Gallery, lui avait noblement abandonné son cours, dont les appointements étaient de vingt-cinci mille francs. Mais Legros, malgré sa vie désormais assurée, gardait rancune à ceux qui l'avaient obligé de quitter la France, qu'il ne cessait point d'aimer ; et la croix de la Légion d'honneur, qu'il avait eu la sottise de demander, lui ayant été refusée à cause de sou original

ig2 LE VRAI RODIX

talent, il était devenu irritable et s'en prenait à tous de cet insuccès pour en arriver à rompre avec Whistler, d'abord, avec Rodin, ensuite, dès le jour que ce dernier avait été, sur le tard pourtant, décoré.

Quant à Whistler, Rodin n'avait pas eu non plus à compter sur lui pour acquérir, en Angleterre, d'utiles et puissantes amitiés. « On était ami avec Whistler de toute la longueur du bras », a-t-on dit, quelquefois ; et rien n'était plus exact. Nul être ne fut plus distant, plus susceptible et plus orgueilleux ; et Rodin, par sur- croît, un jour que Whistler s'était plu à lui montrer quel- ques-uns de ses tableaux, Rodin, tout à ses propres pensées, distrait, avait oublié de l'en féHciter. La rup- ture fut complète.

En Allemagne, l'empereur Guillaume témoigne, chaque fois qu'il en a l'occasion, de son dédain pour l'œuvre de Rodin ; et il ne peut en être autrement quand on songe à toutes les horreurs qu'il a imposées à Berhn et à Post- dam. Cet empereur, à la parole trop abondante, a, pour- tant, daigné honorer de son amitié Adolf Menzel ; mais cela ne compnese pas les lourdes productions d'une sta- tuaire médiocre qu'il a généreusement encouragées.

Aussi, en opposition aux sentiments de son Empe- reur, M. V. de Seidlitz, au cours d'un voyage à Rome, a tenu, dans un charabia sympathique, à nous faire entendre un autre sou de cloche :

« Chez nous, en Allemagne, dit M. de Seidlitz, Au- guste Rodin est bien envisagé de tous ceux qui croient en l'avenir de l'art et en entrevoient la forme vibrante

VOYAGES 193

d'une vie nouvelle, comme le sculpteur non seulement le plus grand de la France mais de tout notre temps. Non pas à cause de nouvelles formules qu'il aurait établies que Dieu nous garde de tous les théorèmes, mais puis- qu'il a su redescendre jusqu'à la source intarissable dont jaillit toute œuvre d'art destinée à pardonner les siècles, la vision intime des forces qui constituent l'organisme si compliqué et si mouvabledu corps humain. Ces notions- là, ni la tradition, ni l'étude de l'antiquité, ni même l'étude de la nature, ne peuvent les transmettre ; seule, l'imagination du vrai et grand artiste les possède et les incorpore dans son œuvre, en preuve de l'axiome que l'art est le rival et non l'esclave de la nature.

« Quoique le maître le plus moderne de sentiment que nous possédions, Rodin crée ses œuvres à l'égard des Grecs sans jamais penser à entrer en concurrence avec eux. Ce matin encore, lorsque sous un ciel brillant nous pouvions jouir des beautés réunies dans la villa Âlbani, dont le duc Fortonia avait, par grande exception, ouvert les portes aux membres du Congrès pour les sciences historiques clos le jour avant, on pouvait largement s'en convaincre que chez lui, comme dans les antiques, règne le même amour du beau, de la forme souple et mouve- mentée, des grandes lignes expressives et des fines at- taches, (lui vous invite à caresser le marbre comme le sculpteur l'a caressé dans sa pensée et durant l'exécution.

» Ces mystères-là ne peuvent être ni transmis, ni appris ; mais l'homme qui nous les révèle mérite bien d'être appelé un bienfaiteur de l'humanité. "

Et ceci doit encore être désagréable à Guillaume II,

194 I-E VRAI RODIN

nombreux sont les ouvrages consacrés, en Allemagne, à Rodin. Il convient de citer entre autres : Auguste Rodin Eine studie, von L- Brieger-Wasser, Vogel, volume édité à Strasbourg, par Heitz, en l'année 1903 ; puis Auguste Rodin, von Georg. Treu [Jahrhuch dcr hilhendcn Kunst, Berlin, 1903, chez l'éditeur Marters- teig), et dont M. René Chéruy donna une excellente traduction ; et Auguste Rodin, von Rainer Maria Rilke ^ Berlin, J. Bard, en l'année 1903, également ; etc., etc. Enfin, sans mentionner les collections particulières, la Nationale-Galerie de Berlin et le Musée des Arts industriels de Hambourg possèdent des œuvres de Rodin ; tandis que l'Albertinum de Dresde à réuni une collection de ses principales œuvres : originaux et moulages.

Rodin alla aussi en Espagne.

Ce voyage s'était décidé au cours d'un déjeuner avec le peintre Ignacio Zuloaga, à Meudon.

Ce fut un assez court voyage en automobile, avec des arrêts à Madrid, à Tolède, à Cordoue et à Séville.

Zuloaga, très épris du Gréco et de Goya, vit Rodin considérer avec peu d'enthousiasme les œuvres de ces deux maîtres, auxquels il opposait toujours sa grande admiration : Le Titien, Mais, par contre, les paysages de la Castille l'enchantèrent ainsi que le véritable style architectural espagnol.

A Madrid, Rodin eut une réelle joie à voir danser les gitanes ; et pourtant le lieu elles se trouvaient sentait l'huile, et il y faisait une atroce chaleur-

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nombreux sont les ouvrages consacrés, en Allemagne, à Rodin. Il convient de citer entre autres : Auguste Rodin Eine sttidie, von h- Brieger-Wasser, Vogel. volume édité à Strasbourg, par Heitz, en l'année 1903 ; puis Auguste Rodin, von Georg. Treu {Jahrhuch der hilhendcn Kunst, Berlin, 1903, chez l'éditeur Marters- teig), et dont M. René Chéruy donna une excellente traduction ; et A uguste Rodin, von Rainer Maria Rilke^ Berlin, J. Bard, en l'année 1903, également ; etc., etc. Enfin, sans mentionner les collections particulières, la Nationale-Galerie de Berlin et le Musée des Arts industriels de Hambourg possèdent des œuvres de Rodin ; tandis que l'Albertinum de Dresde à réuni une collection de ses principales œuvres : originaux et moulages.

Rodin alla aussi en Espagne.

Ce voyage s'était décidé au cours d'un déjeuner avec le peintre Ignacio Zuloaga, à Meudon.

Ce fut un assez court voyage en automobile, avec des arrêts à Madrid, à Tolède, à Cordoue et à Séville.

Zuloaga, très épris du Grèce et de Goya, vit Rodin consi^dérer avec peu d'enthousiasme les œuvres de ces deux maîtres, auxquels il opposait toujours sa grande admiration : Le Titien. Mais, par contre, les paysages de la Castille lenchantèrent ainsi que le véritable style architectural espagnol.

A Madrid, Rodin eut une reeuo joie a voir danser les gitanes ; et pourtant le lieu elles se trouvaient sentait l'huile, et il y faisait une atroce chaleur-

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VOYAGES 195

« Mais comme elles savent danser (a dit Théophile Gau- tier), les fauves gitanas au teint de cigare, aux yeux de braise, à la hanche provocante, en tannant de leur pouce la peau brunie du pandéro ! Quel feu. quel entrain, quelle vexve dans cette maigreur passionnée, dans cette pâleur ardente 1 »

Toutefois, ce voyage n'a pas laissé à Rodin les traces l)rofondes de ses voyages en Italie et de ses visites à Londres, il revint line fois pour le plaisir de mon- trer à son ami Desbois les statues du British Muséum.

L'Italie surtout reste le pays envié, le pays auquel Rodin songe toujours; et son contentement fut grand quand, au printemps de la dernière année, il put aller placer, à Rome, sa statue de l'Homme qui marche', dans la cour d'honneur du Palais Farnèse.

Il a raconté lui-même, dans une interview, comment, néanmoins, il avait placé cette statue, presque seul ; je veux dire sans la participation officielle de l'Ambassade de France h Rome et sans l'autre participation de l'Aca- démie de France.

Pour le bon renom de la France, le maire de Rome, M. Nathan, heureusement, le fêta. On ne crut pas alors au geste d'un cambrioleur venant se débarrasser d'un chef- d'œuvre au miheu de la cour d'un Palais. Pendant ce temps, l'ambassadeur français évoquait sans doute la gloire passée de feu Guillaume, de l'Institut, deux fois directeur de l'Académie de France à Rome ; et, cette dernière, par son accablante imbé*cillité, indiquait à un futur rapporteur du budget des Beaux- Arts pas trop

içô LE VRAI RODIN

ignare combien sa suppression enfin votée serait un bienfait sans limite pour l'Art !

Mais cette comédie anière n'est point terminée. Il reste à édifier le socle de cet admirable Homme qui marche ; et Rodin devra réunir « toutes les herbes de la Saint- Jean » pour pouvoir enfin, en paix, dresser sa statue sur son piédestal. Il devra retourner à Rome, pour arriver à bout des dernières embûches. Quelle pitié ! Croira-t-on vraiment plus tard une pareille aventure, quand on en retrouvera l'anecdote détaillée ?

Je sais bien que Rodin aura une compensation à revoir les musées affectionnés, à revoir le palais Barberini, le musée des Thermes, le Moise de Michel- Ange, à Saint-Pierre-aux-Liens, le musée Kircher, le palais Doria, le palais Colonna, le musée Barracco (si abondant en beaux antiques), le musée du Capi- tole, l'Académie de Saint-Luc, le musée du Latran, et la Chapelle Sixtine et les plus miraculeux antiques du Vatican.

Mais, aussi bien, n'est-ce pas Paris qui dicte la conduite de l'ambassadeur de France à Rome, et les non moins aimables agissements de l'Académie de France ?

Je comprends à la rigueur que la Commission du Musée national de Stockolm se soit rendue ridicule en refusant, en 1897 (il y a bien du temps déjà !) le plâtre de la Voix intérieure, offert par Rodin. Ces gens-là ne savaient pas ce qu'ils faisaient ; mais les Commissions de Paris, les Ama- teurs d'art de Paris, les Amants de la Beauté de Paris,

VOYAGES 197

toutes ces comiques sociétés d orphéonistes, à c^uoi son- gent-elles, bon Dieu ! alors qu'en Amérique, le plus simple Musée convoite passionnément des œuvres de Rodin ?

Allons, messieurs les porte- mirlitons, saxophones, cornets à bouquin, un salutaire mouvement : remontez une fois pour toutes dans vos guimbardes et détalez jusqu'à Palaiseau !

Entre temps, Rodin continuera à créer des œuvres et à aimer la France. Car il ne craint pas, malgré son âge, d'accomplir encore de longs trajets pour aller voir une œuvre d'art qu'on lui signale.

Il a déjà parcouru toute la France, de l'Est à l'Ouest, et du Nord au Sud. Combien de dimanches il a passé devant et dedans les cathédrales, par exemple, puisant encore de nouvelles forces dans sa foi adiuirative ! Il va vers les chefs-d'œuvre d'autrefois, comme on allait jadis aux pèlerinages, avec le même sentiment ému et préparé par de longues méditations. J'envie son ami, M. Gabriel Ilanotaux, (jui a la joie, l'été, de le recevoir souvent dans sa villa de campagne du département de l'Aisne; car, les entretiens de Rodin, en voyage, c'est un haut et fécond enseignement.

Ali ! quel regret que son génie et son âge remf>êchent de faire partie, lui aussi, d'une Commission artistitjue et historique, pour la sauvegarde des derniers chefs-d'œuvre de France ! Il faut entendre Rodin parler de certains vestiges d'art, attaqués, p<iur comprendre de quel salu- taire appui serait sa parole.

198 LE VRAI RODIN

Hélas ! que de niais courtisans de Ministères vont en mission à sa place, et parlent en... leur nom! Aussi M. Maurice Barrés vivra assez pour voir jeter aux décharges publiques la dernière église et le dernier clocher.

RODIN A MEUDON

Mi:udon-\'aj.-Fleury ! C'est ainsi que l'on a baptisé le joli coin de banlieue parisienne Rodin, depuis longtemps, abrite toutes ses rêveries et mûrit tous ses grands projets.

Meudon-Val-Fleury ! Ce val est adorableraent sédui- sant et boisé ; et, au-dessus de sa courbe gracieuse, il semble que passent et repassent les plus beaux nuages du monde et les plus majestueux soleils!

Meudon-Val-Fleury ! oui, si près de Paris, plus rien de la banlieue chantée jadis par Raffaëlli ; plus d'arbres grêles, dolents, mais d'abondantes toufïes d'arbres, des buissons de hêtres et d'ormes, des panaches de chênes géants et de hauts peuphers !

Et le coquet village rustique part de la gare pour escalader les hauteurs !

\'ieilles maisons d'autrefois, aux graves visages ren- fermés, aux baies prestiue toujours closes, et maison- nettes aussi d'aujourd'hui, avec des jardinets, des chiens, des gamins tapageurs, et maisonnettes, quelques- unes même en bois, tout en bois, un rêve exaspéré

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LE VRAI RODIN

d'employé qui a voulu vivre à la campagne, et qui a édifié sa maison, comme il a pu, au petit bonheur !

Toute cette verdure, toute cette paix, Rodin fut conquis.

Justement, il y avait des mois qu'on cherchait à ven- dre, perché sur la hauteur, au-dessus de la hgne du chemin de fer, une sorte de pavillon Louis XIII, aux briques rouges et au toit élevé. Sa propriétaire, M^^e Del- phine de Cols, s'était vite lassée de son caprice : le pavil- lon isolé, et trop de chemineaux inquiétants qui rôdent par en la belle saison.

Rodin, lui, ne redoutait ni la solitude ni les vaga- bonds de la banlieue ; et il acquit pour une quarantaine de mille francs la villa des Brillants (ainsi l'appelle-t-on), sise avenue Paul-Bert.

Tout de suite, il s'y installa ; et il ne fut pas longtemps à voir tout le parti qu'il en pouvait tirer, en y com- prenant le jardin, qui descend selon la pente molle du terrain.

Il chercha les emplacements des premiers ateliers d'abord ; et, dès qu'ils furent édifiés, arriva tout un peuple de statues.

C'était un choix fait dans les atehers de Paris, le plus bel ensemble que Rodin pût alors réunir. Car il comprit tout de suite que là, à IVIeudon, il vivrait le meilleur de sa vie, et si à l'abri, si isolé de tous.

En effet, un importun hésite tout de même à prendre un train, et à gagner au haut d'une station, après dix minutes de marche, une villa on ne l'attend point ; puis, il y a encore une longue allée bordée d'iris et de

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d'employé qui a voulu vivre à la campagne, et qui a édifié sa maison, comme il a pu, au petit bonheur !

Toute cette verdure, toute cette paix, Rodin fut conquis.

Justement, il y avait des mois qu'on cherchait à ven- dre, perché sur la hauteur, au-dessus de la hgne du chemin de fer, une sorte de pavillon Louis XIII, aux briques rouges et au toit élevé. 3a propriétaire, M™^ Del- phine de Cols, s'était vite lassée de son caprice : le pavil- lon isolé, et trop de chemineaux inquiétants qui rôdent par en la belle saison.

Rodin, lui, ne redoutait ni la solitude ni les vaga- bonds de la banlieue ; et il acquit pour une quarantaine de mille francs la villa des Brillants (ainsi l'appelle-t-on), sise avenue Paul-Bert.

Tout de suite, il s'y installa ; et il ne fut pas longtemps à voir tout le parti qu'il en pouvait tirer, en y com- prenant le jardin, qui descend selon la pente molle du terrain.

Il chercha les emplacements des premiers ateliers d'abord ; et, dès qu'ils furent édifiés, arriva tout un peuple de statues.

C'était un choix fait dans les atehers de Paris, le plus bel ensemble que Rodin pût alors réunir. Car il comprit tout de suite que là, à Meudon, il vivrait le meilleur de sa vie, et si à l'abri, si isolé de tous.

En effet, un importun hésite tout de même à prendre un train, et à gagner au haut d'une station, après dix minutes de marche, une villa on ne l'attend point ; puis, il y a encore une longue allée bordée d'iris et de

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marronniers, avant que d'arriver à la petite barrière de la cour, pend une sonnette. On a tout le temps ainsi de méditer sa démarche ; et j'espère que beaucoup qui étaient venus pour voir Rodin à Meudon, en se disant qu'après tout un grand artiste doit recevoir tous ses admirateurs, j'espère que beaucoup de ceux-là, au der- nier moment, sont repartis, contents, en somme, d'avoir vu le paisible pavillon, et d'avoir entendu aboyer le chien niché à l'entrée.

C'est qu'aussi, d'ensemble, cette villa est un peu celle de la Belle au bois dormant, quand on passe sur la route. Elle est, là-bas, cachée dans les arbres; et, tout autour d'elle, de rares maisonnettes, disséminées, ne sont point vivantes. Il y a même, au bout de la route, bordée de champs et de potagers, et avant de redescendre par une autre route, dans le creux du val, une villa qui. il y a bien longtemps, fut, sans doute, brûlée et qui, aujour- d'hui, tombe en ruines.

Elle fut coquette, jadis, à en juger par des tourelles- pigeonnières et par des découpures de toits ; puis, il y eut des jeunes femmes, peut-être, qui veillaient sur deux cages d'oiseaux, jetées dans l'herbe ; et qui ani- maient de leurs rires une salle de bain, dont on voit encore la baignoire dorée !... Mais si vous voulez en savoir davantage, n'interrogez personne ; on ne sait pas dans le pays!... et, ma foi, il vaut peut-être mieux, malgré l'invraisemblance, songer tout uniment à quelque villa gallo-romaine, saccagée par des Mercenaires 1

Rodin n'a modifié en rien le plan même de la villa

204 LE VRAI RDDIN

des Brillants. Il n'eut jamais le temps de s'attarder aux rêveries d'un petit rentier, qui projette, à propos de sa* bastide, des reconstructions et des améliorations dignes d'un empereur romain. Les diverses chambres demeu- rèrent donc telles qu'elles étaient, mais elles se meu- blèrent d'objets d'art.

IvC jardin, lui, par contre, subit une transformation fastueuse. De jardin de banlieue, de jardin de villa pari- sienne, il devint peu à peu un jardin antique.

Je me suis souvent amusé à penser que le verger archaïque d' Alcinoiis (décrit dans VOdyssée) était presque celui que j'ai vu et que je revois à la villa des Brillants, tout orné d'édicules, de bassins et de statues. L'aspect des beaux sites que l'on aperçoit ici à travers les arbres fruitiers, il était ménagé également jadis au moyen de belvédères ou d'exèdres. Les plus magnifiques horizons étaient, pour les artistes grecs, des décors propres à faire ressortir leurs œuvres. Or, Rodin pense de même, lui qui, dans les coins propices de son jardin, a placé tant d' œuvres d'art pour que la nature les fasse valoir.

A d'autres moments, à Meudon, au miheu du jardin, on évoque aussi les retraites que Catulle aimait à Tibur et à Sermione sur le lac de Garde, ou les jardins de Cicéron, à Tusculum et à Pouzzoles. Et ces ressouvenirs ne sont point écrits par affectation de pédanterie, mais simplement parce qu'il y a, dans ce jardin hors les murs de la \^ille, tant de fragments an- tiques, tant de charmantes statues et tant d'exquises

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Le jardin, lui, par contre, subit une transformation fastueuse. De jardin de banlieue, de jardin de \'illa pari- sienne, il devint peu à peu un jardin antique.

Je me suis souvent amusé à penser que le verger archaïque d'Alcinoiis {décrit dansV Odyssée) était presque celui que j'ai vu et que je revois à la villa des Brillants, tout orné d'édicules, de bassins et de statues. L'aspect des beaux sites que l'on aperçoit ici à travers les arbres fruitiers, il était ménagé également jadis au moyen de belvédères ou d'exèdres. Les plus magnifiques horizons étaient, pour les artistes grecs, des décors propres à faire ressortir leurs œuvres. Or, Rodin pense de même, lui qui, dans les coins propices de son jardin, a placé tant d'oeuvres d'art pour que la nature les fasse valoir

A d'autres moments, à Meudon, au milieu du jardin, on évoque aussi les retraites que Catulle aimait à Tibur et à Sermione sur le lac de Garde, ou les jardins de Cicérou, à Tusculum et à Pouzzoles. Et ces ressouvenirs ne sont point écrits par affectation de pédanterie, mais simplement parce qu'il y a, dans ce jardin hors les murs de la Ville, tant de fragments an- tiques, tant de charmantes statues et tant d'exquises

RODIX A MEUDON 205

stèles, que l'on est bien forcé de songer à ces « jardins pour la conversation » que les Romains, artistes et lettrés, affectionnèrent d'une façon si absolue et avec un goût si excellent !

Et puis les visiteurs du jardin de Meudon éprouvent encore une vive joie à découvrir une sorte de petit lavoir, orné d'un simple masque et un bassin, au-dessus duquel s'èploicnt de beaux arbres. C'est tout près de que dort un amour de marbre, sur une stèle décorée. Le petit dieu de ce jardin ! Et il est si familier et si doux, endormi sur une peau de lion, que des pigeons viennent se poser, confiants, sur sa joue.

Des cygnes animent le bassin, et duvettent de leurs plumes les plates-bandes et les allées ; et des paons, posément, orgueilleusement, se promènent, ou s'ins- tallent sur un fragment de marbre.

Car, partout, disséminée sous les arbres ou droite ou couchée dans les allées, elle est accueillie, la Beauté antique. Et Rodin lui a fait un si joli sort, a si bien choisi pour elle le coin favorable, que l'on ne songe jamais à la plus légère critique : tant de choses amassées que l'idée viendrait vite d'un dépôt de pierres.

Voyez également avec quel art consommé Rodin a fait réédifier dans son jardin une façade d'un châ- teau du xviii^ siècle, élevé autrefois à Issy. Érigée sur qucl<iucs marches, elle offre l'aspect d'une ruine admi- rable ; et son fronton qui se découpe en plein ciel est du plus noble dessin. C'est un décor, qui, placé à l'écart, complète superbement l'aspect du jardin, comme le

2o6 LE VRAI RODIN

hall, venu de la Place de l'Aima (au temps de l'Ex- position dernière), met un air de grandeur souveraine dans l'ensemble de ce jardin intime, vrai jardin d'un artiste et toujours, j'y reviens, car cela tout le temps ici s'accuse si loin de nous !

Je l'ai revu aujourd'hui ce jardin, par un beau jour de fête, un lundi de Pâques tout ensoleillé et tout blanc de la neige blanche et rose des arbres fruitiers.

On voyait là-bas, comme toile de fond, les coteaux de Sèvres, de Saint-Cloud, de Suresnes, de Garches et le Mont-Valérien et les toits d'usines d'Issy-les-Mouli- neaux. Tout cela miroitait et se fondait dans la cha- leur; tandis que la Seine, tranquille, s'étalait, portant de lents et pacifiques bateaux. On entendait des cris d'enfants, des claironnements de coqs et le fracas des trains qui démarraient. Dans des prés, des vaches pais- saient. Des tableaux de Paul Potter, si la foule des pro- meneurs endimanchés, maladroits et hilares, évoquait une fresque copieusement comique de Jean Vebcr.

Iv'air était si doux que des aéroplanes et un dirigeable évoluaient, dans un grondement rapide, au-dessus du joli jardin antique. Paysage de féerie du Théâtre du Châtelet ! I^es champions de l'air au-dessus des ruines : torses, bustes, fragments de la Grèce et de Rome.

Et, toujours, de partout, j'étais dans la neige des cerisiers, des pêchers et des poiriers en fleurs. Le grand paj'sage se pâmait un peu sous le soleil. La villa et les ateliers m' apparaissaient maintenant comme un temple élevé tout au sommet des cités industrieuses ; et c'était

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Je j'ai revu aujourd'hui ce jardin, par un beau jour de fête, un lundi de Pâques tout ensoleillé et tout blanc de la neige blanche et rose des arbres fruitiers.

On voyait là-bas, comme toile de fond, les coteaux de Sèvres, de Saint-Cloud, de Suresnes, de Garches et le Mont-Valérien et les toits d'usines d'Issy-les-Mouh- neaux. Tout cela miroitait et se fondait dans la cha- leur; tandis que la Seine, tranquille, s'étalait, portant de lents et pacifiques bateaux. On entendait des cris d'enfants, des claironnements de coqs et le fracas des trains qui démarraient. Dans des prés, des vaches pais- saient. Des tableaux de Paul Potter, si la foule des pro- meneurs endimanchés, maladroits et hilares, évoquait une fresque copieusement comique de Jean Veber.

L'air était si doux que des aéroplanes et un dirigeable évoluaient, dans un grondement rapide, au-dessus du joli jardin antique. Paysage de féerie du Théâtre du Châtelet! Les champions de l'air au-dessus des ruines : torses, bustes, fragments de la Grèce et de Rome.

Et, toujours, de partout, j'étais dans la neige des

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tout au soinin-t Je<; cités industrieuses : et c'était

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Paris, là-bas, sur la droite ; Paris et le viaduc du Point- du-Jour; Paris et la tour Eiffel, toute dorée.

Et je songeais à la Place de l'Alnia, au hall installé à l'aube de ce nouveau siècle.

Le hall de la Place de l'Aima! Il était si glorieux, hier; il apparaît si intime ici, malgré son formidable spectacle. Quel labeur a créé toutes ces statues, a animé toutes ces ligures ! Elles sont là, tumultueuses ou se- reines, passionnées ou tranquilles, debout ou couchées ; et toutes, quand on les examine avec obstination, p>or- tent la splendeur vivante de ce modelé qui a fait saillir tous les plans, et a accusé toutes les profondeurs du modèle humain. Peuple blanc, peuple de plâtre ou de marbre, personnages dantesques ou mj'thologiques, quelle nouvelle création du monde est renfermée ici, avec toutes les passions ! Les voici toutes les statues que vous avez vues passer aux heures enchantées de votre vie ; les voici les amants éperdus, les faunes, les faunesses, toutes les mythologies et toutes les sensualités, et tous les frémissements de la vie, et toutes les douleurs, et toutes les angoisses ! Voici la Vie, toute la Vie !

Voici l'Age d'airain, le Penseur, le Printemps, la Pensée, l'Emprise, les études des Bourgeois de Calais, V Homme au nez cassé, le buste de Dalou, Eve, le Balzac, le Saint Jean, l'Appel aux armes, le Monument Sarmiento, l'Ugolin, la Parque et la Convalescente, les bustes, les torses, les fragments, la Vie ! toute la Vie !

Et, dans une autre partie de ce domaine d'un noble artiste, se dresse une nouvelle verrière, celle-ci consacrée

208 LE VRAI RODIX

à une magnifique collection d'antiques, des marbres jaunis, dorés par la patine du temps, des fragments : torses, visages mutilés, que Rodin a recueillis dévotieu- sement, et auxquels il rend visite, presque chaque jour ; œuvres de maîtres anonymes qui ne furent jamais plus aimées, et, on peut l'affirmer, plus intelligemment com- prises. L'Egypte, la Grèce ! Rodin a fait la part égale à ces deux terres admirables; et, patiemment, amoureuse- ment, il a voulu connaître tous leurs mythes, toutes leurs légendes et tous leurs mystères.

Avec quel art, avec quelle éloquence, il commente toutes ces formes que le temps a rudement polies, quelque- fois effacées ! Ah ! quel catalogue superbement imagé il eût pu établir, ce maître, pour tous ces chefs-d'œuvre arrachés, pour un moment, à la destruction inéluctable ! J'ai pensé souvent, en l'écoutant, à ce que les archéo- logues nous disent, sur les mêmes sujets, en comparaison. S'ils savaient, ces gens-là, tout ce qu'il y a à découvrir chez les antiques, dans les antiques, en les considérant seulement, de la bonne manière, par exemple : avec une observation et une connaissance du modelé, qu'ils ne peuvent pas, bien entendu, approfondir ! Ah ! les gens de l'Ecole d'Athènes, les professeurs- jurés d'art, les improvisateurs issus de l'Ecole normale, dont le plus mémorable type fut, sans conteste, feu Larroumet, quelles sottises ils profèrent, quelles ridicules opinions ils émettent !

Et ils continuent, toujours! Des éditeurs leur ouvrent toutes grandes leurs portes, parce qu'ils se parent d'un titre officiel ; parce qu'ils ressassent des

RODIN A MEUDON J09

idées centenaires ; parce qu'ils aflârraent que, la Musique exceptée (on ne sait trop pourc|uoi !) tous les arts leur sont familiers ! S'ils savaient ! S'ils savaient !

Ce qui est certain, c'est qu'une leçon de Rodin domine toutes les leçons des Instituts. Ah! tenez, les pions, allez donc à Meudon ; et écoutez le maître, quand il regarde un de ses antiques ; il vous expliquera tout le modelé, tout le caractère de l'œuvre; et vous ne vous promènerez plus peut-être, ensuite, à travers les antiques du Louvre, avec des airs égarés, passant sans voir devant des chefs-d'œuvre ; et ne faisant des stations que devant d'autres chefs-d'œuvre que vous ne comprenez pas mieux, mais au sujet desquels on vous a transmis des ordres tout faits d'admiration.

A Meudon, Rodin c(^iiscrvc', avec des peines infinies, sous des vitrines hermétiquement closes, d'autres frag- ments antiiiues. L'air les menace, ceux-là ; s'il pénètre, des parties se désagrègent, tombent en poussière. Jamais moribonds ne furent mieux soigné*s, ne furent mieux défendus contre l'àpreté du temps. Ht les formes en sont encore si délicates et si merveilleuses !

Ces pieux hommages rendus au passé, Rodin, conmie s'il s'était laissé faire, a hospitalisé, dans sa villa, bien des œuvres modernes, également. Il garde ainsi des pein- tures de Falguière, de Carrière, de Zuloaga, et, avec quel- ques œuvres de divers autres jx-'intres, un admirable tableau de Van Gogh : le portrait de feu le père Tanguy, le marchand de tableaux, sur un fond d'estampes japo- naises.

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LE VKAI RODIN

Mais, comme pour rejoindre l'antique, à travers tout cela, voici, maintenant, une œuvre du moyen âge, un grand Christ en bois peint ; un Christ à tête de vagabond, de dégénéré déprimé, dont le thorax remonte en se creu- sant, et dont les pieds se recroquevillent dans le mas- sacre des plaies. Cette œuvre est une authentique mer- veille. Je crois qu'elle eût fait hurler de joie Hiiysmans. Elle vaut, sans conteste, le terrible Christ de Mathias Griinewald, qui appartient maintenant au musée de Carlsruhe, et que le grand écrivain cathohque a décrit, avec des mots corrosifs, dans Là-bas.

Dressé contre le mur d'une chambre, en somme, assez petite, ce Christ en bois penche de tout son air hébété ; il est las de souffrir ; et rimbécilhté a figé ses yeux. Il est exténué de maigreur ; et ses bras et ses jambes sont tendus, prêts à se déchirer. Le sculpteur anonyme prit assurément pour modèle un de ces serfs que tous les maux à la fois accablaient ; et, misérable, sans doute, lui-môme, il offrit ainsi à Dieu, pour mieux l'implorer, leur double souffrance ! . . .

Il faut redescendre dans le jardin pour échapper à cette hantise d'angoisse ; il faut revoir le petit dieu qui dort toujours, si posément, avec cette mine un peu gonflée que Donatello exprima avec tant de bonheur ! Il faut retrouver les paons qui, maintenant, font la roue, devant les cygnes indifférents.

Alors le charme de ce jardin si rare agit. On conçoit qu'un jour des jeunes hommes, des artistes viendront ici en pèlerinage, et qu'ils se demanderont comment

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.\iais, comme pour rejoindre l'antique, à travers tout cela, voici, maintenant, une œuvre du moyen âge, un grand Christ en bois peint ; un Christ à tête de vagabond, de dégénéré déprimé, dont le thorax remonte en se creu- sant, et dont les pieds se recroquevillent dans le mas- sacre des plaies. Cette œuvre est une authentique mer- veille. Je crois qu'elle eût fait hurler de joie Hiiysrnans. Elle vaut, sans conteste, le terrible Christ de Mathias Griinewald, qui appartient maintenant au musée de Carlsruhe, et que le grand écrivain cathoUque a décrit, avec des mots corrosifs, dans Là-bas.

Dressé contre le mur d'une chambre, en somme, assez petite, ce Christ en bois penche de tout son air hébété ; il est las de souffrir; et l'imbécillité a figé ses yeux. Il est exténué de maigreur ; et ses bras et ses jambes sont tendus, prêts à se déchirer. I^e sculpteur anonyme prit assurément pour modèle un de ces serfs que tous les maux à la fois accablaient ; et, misérable, sans doute, lui-même, il offrit ainsi à Dieu, pour mieux l'implorer, leur double souffrance ! . . .

Il faut redescendre dans le jardin pour échapper à cette hantise d'angoisse ; il faut revoir le petit dieu qui dort , toujours, si posément, avec cette mine un peu gonflée que Donatello exprima avec tant de bonheur ! Il faut retrouver les paons qui, maintenant, font la roue, devant les cygnes indifférents.

Alors le charme de ce jardin si rare agit. Ou conçoit qu'un jour des jeunes hommes, des artistes viendront ici en pèlerinage, et qu'ils se demanderont comment

RODIN A MEUDON 2ii

une telle œuvre put être accomplie par un seul, malgré tout son génie ! et, à ce moment-là, les dernières injures, les critiques les plus péniblement exhaussées, seront toutes oubliées. Peut-être cependant restera-t-il encore la hideuse réclame en bois qu'un mercanti impose comme un témoignage si humain d'irrespect et de... muflerie et cela sur un terrain sis devant le jardin même de Rodin ; de façon que, du chemin de fer, en regardant la villa des Brillants, on ne puisse s'empêcher de voir cette réclame en planches 1... Peut-être, même, y aura-t-il toujours un Etat protecteur et un Institut de faux artistes, de quémandeurs officiels, de convalescents de l'Art, de bossus et d'aveugles ; mais qu'importe, tout cela n'empê- chera pas ce logis de constituer un de ces héritages qui honore toute une Nation !

IDÉES ET SENSATIONS

JE vais donner ici quelques-unes de ces brèves pensées, qui sont pour Rodin les fruits savoureux de ses profondes observations.

Sculpture, architecture, paysages et toute nature vivante, tout est l'objet de ses méditations. Alors, il a pris l'habitude d'écrire sur des feuilles volantes des notes, jolies notes d'album, qu'il réunira sans doute un jour pour en composer un précieux livre d'artiste.

En regardant un Petit torse, sculpture mutilée du bel âge classique, il a écrit :

« L'âme se pose sur les chefs-d'œuvre. Nous n'avons | une âme que pour cela. »

Et ce développement :

« Qu'est-ce que vous appelez la vie ? Une chose qui vous excite, vous pénètre en tous sens. Il n'est pas néces- saire que ce torse saigne, il ne dirait rien de plus. Il n'est pas besoin non plus qu'il me parle par une bouche qui, d'ailleurs, lui manque. Toutes les critiques de ce qu'il n'est pas entier ne l'amoindriront pas. L'âme ainsi n'a pas besoin de tout le corps. L'âme des pierres est

2i6 LE VRAI RODIN

ainsi dans la parcelle, plus entière que la nôtre qui abandonnerait un tronçon tel que celui-ci !

« Est-il donc étonnant que je vive continuellement avec les antiques : poètes plus puissants que certains qui existent ? Les antiques ont créé des âmes qui vivront dans nos vitrines plus que nous-mêmes ! »

Lisez cette observation, toujours enregistrée devant le Petit torse :

« La pensée que me suggère ce torse est nombreuse, infinie. Je puis écrire devant lui sans m'arrêter. Est-ce que je l'apporte avec moi, cette pensée ? Est-ce que je la mets moi-même dans ce marbre ? Non. Car, lorsque je ne le vois plus, je sens tarir aussitôt cette flamme de la vie ; elle cesse en moi, c'est donc lui qui la possède ! »

A propos de ce Petit torse, quelle sensation encore !

« Une chose antique est imitable. ]Mais celle-ci a une âme. Ce ventre, est-il pareil aux autres ventres de marbre ? Pourquoi les marbres vivent-ils ? La chair est-elle donc devenue marbre cette fois ?

« Les ombres ne tremblent-elles pas ?... on les voit bouger. La pensée de l'homme, une fois abritée dans un livre, dans le marbre, est plus vivante que la nôtre ; mais elle peut être opprimée. Ce marbre a été enterré. »

Le même petit chef-d'œuvre dicte cette pensée : « Ce marbre conseille mieux les sculpteurs qu'un professeur. Il me chuchote des secrets ; il me les dira de plus eu plus fort, si je lui reste fidèle ; il me donnera

IDÉES ET SENSATIONS 217

une âme pareille à celle de son ami, le sculpteur grec, qui l'a modelé.

« La i)ensée de Dieu n'est-elle pas par le monde, germe fécond enfermé dans un cerveau, puis dans une ordonnance de pierre ; et les magiciens, qui sont les poètes, ne la captent-ils pas ? Ne la contemplent-ils pas pour leur œuvre ? Des sculpteurs ne s'en approchent-ils pas ? N'en laissent-ils rien à la postérité ? ... Oui.

« Il n'a pas de chair inutile. Regardez, pour ne pas abîmer cette mesure, cette fraîcheur. Son modelé est notre guide. Respectez ce printemps ! »

Puis, toujours devant le Pciit torse, palpitant d'amour :

« Nous trouvons la vie mauvaise, c'est notre faute.

Nous la renfermons dans des enfantillages. Nous nous

méprisons les uns les autres. Que penserait-on des

arbres si l'on soupçonnait cela d'eux ? »

Ne vous étonnez pas, maintenant, que ce petit torse admiré, ait inspiré ce cri du sculpteur :

« Triomphe, mère des voluptés ! J'ai peur de bouger ce torse, d'en changer l'éclairage. L'effet est dans les lombes. Je l'ai tourné sur la selle. Il a dans ses confins les séductions de la femme. Le pli qui redouble la fesse est peu marqué. Sur la cuisse, passages, souplesse gra- cieuse, charmes sacrés, peu appuyés. Mont de Vénus qui fait que la plus faible, la plus enfant a une volonté ter- rible.

« Magie pour dompter notre destinée, obstacle du charme féminin qui retarde le penseur, le travailleur,

a8

2i8 LE VRAI KODIN

l'artiste, qu'il inspire en même temps. Compensations pour lui qui joue avec le feu.

« Est-ce que ce siège des voluptés réveille des souve- nirs ? Mais le nouveau venu ne devine-t-il pas aussi l'oracle, la prophétie de cette chose men'eilleuse entre toutes ? Les cuisses rapprochées double caresse. Jalouses, enfermant le ténébreux mystère, le beau plan d'ombre rendu plus marqué par la lumière des cuisses.

« J'entends le merle en te dessinant, petit torse, jardin des plaisirs.

« Comme cette grâce s'est assombrie ! Une nuit, un crépuscule vient de s'étendre, pénétré de cette vie plus intense qui se voile naturellement ; pouvoir des formes géométriques ; jamais la dureté des mauvais artistes.

« Ce que ce voile d'ombre laisse voir, c'est cet endroit du flanc l'os de la jambe glisse dans sa cavité, au toucher la paume des mains s'emplit naturellement des formes. Les cuisses, protectrices des pudeurs, adou- cissent alors leur chair et les satinent.

« Ah ! cette émotion que la main éprouve dans la caresse du modelé ! »

Amoureux des paysages et des fleurs, Rodin a épingle, çà et là, ces notes :

« Sans ombre, sans lumière, le ciel bleu est profond. La beauté s'est installée sans effort dans ces allées. Cette jeunesse dans son orgueil. Les verts sont écla- tants jusque dans leur ombre. »

Ailleurs :

« Fleurs. Cette tige est grosse ; elle jette ses boutons

IDÉES ET SENSATIONS 2iq

en l'air comme des encensoirs. Les boutons se touchent comme des oiseaux au fond d'un nid. De la verdure tendre, de la symétrie, je ne sais quelle mollesse de beauté ! »

Ou bien :

« Petits pétales s'ouvrant, vifs comme les ailes de l'Amour. »

« La présentation de ces f>étales enroulés et endormis, c'est le bouton grossi et porté mollement à vos yeux.

« Ce culot, comme une jolie tasse verte, supporte, avec quel amour, ces pétales qui maintenant se i)enchent outrageusement dehors, servent de collerettes à ceux qui sont encore au centre, penchés, les uns devant les autres. Au centre, des graines vertes sont enchâssées par l'or- fèvre Dieu. »

Ou ces jolies images :

« Fleurs. Elles étendent leurs petites mains au soleil. » « Cette musique comme si on respirait une rose : parfum de la musique. »

Lisez à présent cette pensée, toute pour les fleurs : « Comme je me suis dispersé, je rassemble maintenant ma \'ie aujirès des fleurs.

« Jeune, je ne les connaissais pas : c'était pour ma sœur. Vieux, je suis dans la joie. Dieu se révélant et \'énus tout ensemble, sont là. La volupté couvre le monde ; et le seul instinct des femmes l'a toujours com- pris ! »

Voici un coin de pa^-sage :

a20 LE VRAI RODIN

« Un petit mouvement de soleil s'est fait, mais il laisse le paysage comme avant dans un repos humide. On s'aperçoit du bonheur des campagnes quand on les voit de loin : on sent qu'elles sont bénies et protégées. Le beau temps s'élargit ; les persiennes du paysage s'ouvrent. »

Et ces aspects de fleurs :

« Cette petite fleur de marronnier, de profil et de face, a une tête de lion héraldique.

« L'aubépine est toute jolie. La charmante feuille, aux fleurs si vives.

« La petite aubépine couchée sur une table, c'est la grâce même ; toutes ses petites feuilles et fleurs vous regardent. »

La forêt, à Bruxelles, lui inspire ces notes brèves, impressionnistes :

« Des feuilles, branches délicates de vert sur vert ; au delà, des tiges noires, rares, barrant le ciel.

« C'est tellement sombre que l'on voit à peine l'arrivée de l'arbre sur le terrain de feuilles sèches.

« Le jour enfin pénètre. Quantité de jeunes arbres touffus, arbres nombreux : fond d'aquarium qu'on des- sine par un jour douteux, du haut, du gris.

« Cette lumière si indécise. Pays des brumes. Le vert des arbres confondu avec les feuilles jaunâtres, rouges.

« Au seuil, un seul arbre éclairé : le premier, à l'avant- garde ; les autres confondus, entrevus à peine. »

Cette image d'autrefois :

IDÉES ET SENSATIONS 221

« Dans la forêt, la bonne Notre-Dame ! Cette petite chapelle se présente comme les paysannes, les naïves, les petites filles ; mais elle est le repère du chemin pour le voyageur, le touriste.

« Elle est un centre, un carrefour ; on va la visiter comme les boutiques publiques, autrefois. »

Cette note :

« La forêt paraît avoir des trous. L'arbre, ses feuilles sont détachées sur des trous noirs ; et des fûts continuent à s'enfoncer, éclairés de raies roses dans le bas. annon- çant la profondeur. »

Ce souvenir :

Chère forêt de Grœnendael !... C'est peut-être que j'ai trouvé ma Muse sauvage ! '

Parfois la sculpture épouse le paysage :

« Le xviii*" siècle est dans la donnée du plan égyptien, mais plus près pourtant de la donnée du gothique. Le spliinx égyptien, plus énorme, plus orné, est notre cathé- drale : les grandes lignes silencieuses et la croupe des nefs ; les tours constituent son cou altier.

« L'homme se retrouve, du reste ; il tourne pour se retrouver mille ans après ; le feu qui produit ses élans est notre cœur.

« Combien de fois j'ai vu. dans ces attirantes et capti- vantes sculptures du xviii*^ siècle, cet immense prin- cipe !

« Etant jeune, étant sculpteur, longtemps j'ai, sans doute, cherché le charme, la chose qui me surpassait

222 LE VRAI RODIN

et qui donnait raison aux amateurs, de trouver dans le XVIII® siècle de grandes œuvres d'art que les profes- sionnels ignorent, parce qu'avec leurs œillères, ils se mentent et ne voient plus le plan qui n'a de style que par ses franges, mais qui est éternel comme la Nature, éma- nation directe qui tient tout et courbe les vrais artistes sous sa vérité, dussent-ils être à quatre mille ans de dis- tance !

« La vérité n'a pas d'âge !

« Quand ce sphinx modèle son corps dans l'amoncelle- ment des brumes, quand il apparaît lointain, quelle poitrine ne tremble pas d'impression ? aussi lorsque ce temps qui passe outre, avec son cortège de pluie ou de lumière, laisse voir le monstre !... il se lève immense comme le génie de l'homme, et l'admiration arrive comme une amie à vos côtés. »

Voici d'autres notations ; des paysages d'architec- ture et des portraits de femmes, pris çà et :

« Le Pont du Gard étonne d'admiration. Depuis deux mille ans, il parle au paysage, et le paysage sauvage et vaste lui répond. Lumineuse pensée en pierre de l'homme qui réveille ceux qui, jusque-là, avaient été insensibles. La beauté de la main de l'homme produit comme la main de Dieu des âmes nouvelles et transformées. »

Une Arlésienne :

« Cette fleur est toute du pays. Ses beaux cheveux noirs, le chignon à l'antique. Ces adorables femmes savent mourir dans la nature embaumée ; leur grâce est

IDÉES ET SENSATIONS aaj

suspendue sur les siècles ; et elles gardent le souvenir du peuple divin : les Grecs.

« L'antique est confondu avec le bonheur de ma jeunesse ; il est plutôt toute ma jeunesse ! »

Ce cri :

« Oh ! calme et profonde jouissance quand, à propos d'une fleur aimée, on résume sa vie ! Quand l'énorme monstre laisse l'àme d'amour prier, c'est un hommage pieux au Créateur. Quand, èi propos d'un modèle, il recule de quatre mille ans en arrière, l'homme admire la soHdité de l'ouvrage il n'y a pas trace d'usure. Vous le savez, filles des Abbruzzes, vous. Grecques altières, qui posez pour moi ; vous le savez, vous, qui, I)olies par la continuation des grâces, réapparaissez entières de style et de beauté ! »

Au musée du Louvre :

(I Tous les dieux ont été nos dieux d'élégance. Aujour- d'hui, ils sont nos dieux du modelé. »

A Bruxelles, portraits de femmes :

X Tous les fonds de Rubens sont gris comme le ciel du pays. Toutes les chairs sont éclatantes comme les femmes du pays ! »

<( Trois petites blondes. Elles restent, se détournent ; elles nous ont vus. Elles feront cela toute leur vie, et c'est assez, et c'est la vie des femmes, et c'est le charme de la vie des envoyées de Dieu ! »

« Trois autres sont là. Elles paraissent comme le lait qui se gonfle. Elles écarteront tout insensiblement

224 LE VRAI RODIN

pour vivre, comme cette journée a écarté les autres jours. »

« Les trois grâces revenues. Elles n'ont encore qu'une

grâce enfantine. Ces roses petites filles seront les femmes

terribles de l'avenir. L'instinct leur donnera le monde ! »

A propos de Sainte-Gudule :

« Combien de fois j'ai cru l'apercevoir !... Hier, et en face, j'ai cru lui reprocher tous ses défauts ; défauts que je lui avais donnés.

« Telle est l'ignorance ; elle ne se contente pas d'i- gnorer : elle critique. »

« Sointe-Gudule m'a regardé avec la perfection de la Joconde. »

« Les effets de Sainte-Gudule sont délicieusement délicats comme ceux de la Renaissance.

« Cet autre petit chef-d'œuvre, la Place de l'Hôtel-de- Ville qui lui répond, gracieusement ! »

« Il faut revoir ce que nous avons mal vu. »

Et, en rentrant à Paris, Rodin note ceci :

« Je vote pour que le plus athénien des conseillers

envoie les statues aux gravats, et qu'il réserve à Paris la

pureté de son goût.

« Mais lesquelles choisira-t-il ?

« Moi, je suis déjà suspect : Becque, Hugo, Le Penseur. »

« L'on érige des statues équestres comme on fait

des maisons. Cela n'a pas besoin de beauté, et n'a pas

d'importance ! »

Il retrace son admiration ancienne, celle d'hier et celle d'aujourd'hui :

IDÉES ET SENSATIONS 235

« Comprendre ! c'est ne pas mourir ! Pour moi, les chefs-d'œuvre antiques se confondent dans mon sou- venir avec toutes les félicités de mon adolescence ; ou plutôt, l'Antique est ma jeunesse elle-même, qui me remonte au cœur maintenant et me cache que j'ai vieilli. Dans le Louvre, jadis, comme des saints à un moine dans son cloître, les dieux olympiens m'ont dit tout ce qu'un jeune homme pouvait utilement entendre ; plus tard, ils m'ont protégé et inspiré ; après une absence de vingt ans je les ai retrouvés avec une allégresse indicible, et je les ai compris. Ces fragments divins, ces marbres vieux de plus de deux mille ans, me parlent plus haut, m'émeuvent plus que les êtres vivants. Qu'à son tour le siècle nouveau médite sur ces merveilles et tâche de s'élever jusqu'à elles par l'intelli- gence et l'amour. Il leur devra ses meilleures joies. L'homme peut être le forgeron de son bonheur...

« L'Antique et la Nature sont hés du même mystère. L'Antique, c'est l'ouvrier humain par\-enu au suprême degré de la maîtrise. Mais la Nature est au-dessus de lui. Le m^-stère de la Nature est plus insondable encore que celui du génie. La gloire de l'Antique est d'avoir compris la Nature. »

Ailleurs, il dira :

« La nature ne rate jamais rien, elle. Elle produit toujours des chefs-d'œuvre. Voilà notre grande et seule école à tous ; les autres écoles sont faites pour ceux qui n'ont ni instinct ni génie !

« Dante, dans sa Dimfic comédie, a rassemblé, pour

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226 LE VRAI RODIN

évoquer le ciel, une foule d'images ; mais il est dans la nature, le ciel. Oui, une vierge, par exemple ; un par- terre de fleurs magnifiques ! Nous ne pouvons rien ima- giner de plus beau !

« En art, du reste, on ne crée rien ! on interprète la nature selon son propre tempérament, voilà tout ! »

Et il note ceci :

« Les anciens ont obtenu, avec un minimum de gestes, par le modelé, et ce caractère individuel, et cette grâce empreinte de grandeur qui apparente la forme humaine aux formes de la vie universelle. Le modelé humain a, chez eux, toute la beauté des lignes courbes de la fleur. Et les profils sont fermes, amples comme ceux des grandes montagnes : c'est de l'architecture. Surtout, ils sont simples ; ils sont calmes comme les serpents d'Apollon. »

Enfin, la Vénus de Milo lui fait écrire ces remarques éloquentes :

« Peut-être les dénominations anatomiques ont-elles eu cet effet déplorable d'imposer aux esprits le préjugé de la division des formes corporelles. La grande ligne géométrique et magnétique de la vie en reste comme brisée dans le regard du passant : ces analyses théo- riques ont altéré, chez les non-initiés, le sens du vrai.

« Le chef-d'œuvre proteste contre cette idée factice et fausse de la division. Ces formes concordantes, qui passent les unes dans les autres, comme ondulent les nœuds du reptile, et qui se pénètrent soudainement, c'est le corps, dans sa magnifique unité.

IDÉES ET SENSATIONS 227

« Livré à lui-même, l'ignorant n'aperçoit que les détails apparents des choses ; la source de l'expression, la synthèse, seule éloquente, lui échappe. Il est regret- table que la description anatomique apporte, en quelque sorte, des arguments à l'ignorance plastique des foules en appelant par des mots leur attention sur les diverses parties dont se compose l'architecture corporelle. Ces mots pédants, biceps, triceps brachial ou crural, et tant d'autres, ces mots courants, bras, jambe, n'ont point de signification, plastiquement. Dans la synthèse de l'œuvre d'art, les bras, les jambes ne comptent que s'ils se rassemblent selon des plans qui les associent en un même effet. Et il en est ainsi dans la nature, qui ne se soucie pas de nos descriptions analytiques.

« Les grands artistes procèdent comme la nature compose, et non pas comme l'anatomie décrit. Ils ne sculptent pas tel muscle, tel nerf, tel os pour lui-même ; c'est l'ensemble qu'ils visent et qu'ils expriment ; c'est par larges plans que leur œuvre vibre dans la lumière ou entre dans l'ombre.

« Ainsi, du point d'où je regarde la Vénus de Milo, tout le profil de trois quarts est ruisselant de clarté, tandis que le côté opposé baigne dans l'ombre. A peine, vers le bas du profil de trois quarts, distingue-t-on des demi-teintes. Plus haut, plus loin, la tête s'élève et règne, modelée par les clairs-obscurs, cependant que les lignes reposantes, les lignes penchées du dos concer- tent leurs mélodies lentes. Quelle condescendance expriment les longues lignes douces de ce dos et la fuite des reins dans la demi-teinte !

228 LE VRAI RODIN

« Sublime orgueil du marbre ! Vie tranquille de l'âme corporelle ! La nature est une harmonie ininterrompue.

« Considérez la Vénus sous tel profil que vous voudrez. Celui que nous admirions tout à l'heure est d'une beauté qui appelle, qui impose l'idée de l'éternel ; mais déplacez- vous, voici un autre profil : il est également marqué du sceau de l'impérissable. Tous, ils sollicitent l'admira- tion et la tendresse, ils sont heureux, à l'aise dans l'air calme,

« Cette figure a la variété et la liberté d'ime fleur, et l'artiste, penché attentivement sur elle, se relève, reh- gieux : il a entendu parler Vénus.

« Je tourne autour d'elle ; voici un autre profil, et je regarde la figure. Il y a de l'ombre dans cette bouche ; tout à l'heure il n'y en avait pas ; au dessin s'est ajouté le modelé, et les lignes qui hésitaient se décident. Le bord des lèvres est un peu ourlé, le bord des narines aussi, ce sont les signes de la jeunesse. Cette bouche est d'un dessin d'école, mais sur un plan de maître. L'erreur serait de chercher la commissure des lèvres. Tout est dans le plan de la tète, de la joue. Cette joue, qui m'appa- raît en profil perdu, cette joue est toute la Sculpture, comme une vertu est toute la Vertu. O bouche si simple, si naturelle, si généreuse ! Elle retient des milliers de baisers ! Impossible d'échapper à son charme. Le plus ignorant visiteur lui-même en est touché. Comme on voit bien que la femme a posé pour la divinité !

« L'àme des formes respire dans la vie profonde de ce corps palpitant. Je vois sa magnifique armature d'os comme je vois ses pensées. Toute cette grâce, cachée

IDÉES ET SENSATIONS aaç

et présente, organisée si fortement ! Par delà cette forme douce comme le miel, l'œil ne surprend ni noirs ni éclats, mais la vie coule sans cahots ni sur- sauts, claire comme l'eau vive, on sent si bien la résis- tance d'une ferme et puissante charpente ! Soutenue par ces bases qui ne faibliront pas, assurée de leur soli- dité, la chair bondit avec allégresse, comme si elle voulait échapper à ces ombres redoublées qui s'épais- sissent sous les seins pour les faire surgir, tandis que la lumière ardente semble émaner du torse.

« Et la haute figure adorable fait à tous l'accueil complaisant de la vie.

« Les ombres, le jeu divin des ombres sur les marbres antiques ! On peut dire que les ombres aiment les chefs- d'œuvre. Elles s'y accrochent, elles leur font une parure. Je ne retrouve que chez les Gothiques et chez Rem- brandt de tels orchestres d'ombres. Elles en\'ironnent de mystère la beauté, elles nous versent la paix et nous permettent d'écouter sans trouble cette éloquence de la chair, qui mûrit, qui ampUfie l'esprit.

« Cette éloquence darde sur nous la vérité, diffuse comme la lumière. C'est le rayonnement de l'allégresse. Quelle secrète émotion m'envahit devant la grâce mé- ditée de ce modèle. Passages ineffables de la lumière à l'ombre ! Inexprimable splendeur des demi-teintes I Nids d'amour ! Que de merveilles qui n'ont pas encore de nom dans ce corps sacré ! »

A LA RECHERCHE

DE LA BEAUTÉ UNIVERSELLE

CEUX qui persistent à affirmer que Rodin n'admire fjue ses propres œuvres, ceux-là sont des gens peu renseignés; car ce n'est plus un secret, aujourd'hui, que Rodin, au contraire, collectionne avec une passion que lui envient sans doute, dans le ciel, les âmes de Dutuit et de Du Sommerard.

Avec une telle passion, oui, qu'un catalogue de toutes SCS acquisitions serait déjà une chose fort longue à établir. Car l'art antique et l'art médiéval sont abondamment rei)résentés dans les vitrines et dans les salles de l'hôtel Biron et de Meudon.

Et c'est la recherche seule de la Beauté universelle qui exerce son emprise sur Rodin ; il est assez indifférent, en effet, à la matière elle-même; et les pièces rares ne le tentent point, quand elles ne sont point admirables.

Mais, pour tout ce qui est beau, avec quelle vivacité, avec quelle jeunesse d'admiration, il exprime sa joie !

Il est aussi sensible à une fresque de la préhistoire qu'à une poterie lacustre. Il croit fermement que la Beauté a été de tous les temps ; et c'est cette idée absolue qui rend ses collections si captivantes et si variées.

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234 LE VRAI RODIN

Visitez-les durant un très long moment. Vous y verrez rEgyi^te représentée par ses témoignages religieux et funéraires : peintures murales, objets de toilette, porteuses d'offrandes, éperviers, statues de bois, reines de l'époque Saïte, etc., etc. Puis, voici des objets de l'ancien Orient, de la Chaldée et de l'Assj'rie : des bas-reliefs extraordi- naires ; des profils d'officiers et de rois combattants, de lionnes et de lions. Puis encore, des têtes de reines et des frises de Perse.

L'art grec a, chez Rodin, également, toutes ses sources. Un grand moulage en plâtre de l'Héra de Samos dont l'original est au musée du Louvre, annonce, à l'hôtel Biron, les collections.

Voici des sculptures du vi*^ siècle, telles qu'on en voit dans les musées de Delphes et de l'Acropole. Puis des fragments merveilleux : torses, bras, têtes ; des détails de la grande époque de Phidias ; et Rodin a présenté tout cela, avec amour, surtout à Meudon, dans la grande galerie dite des antiques.

Il a amassé jalousement de quoi orner une vaste salle d'opulent musée. Chez lui, tous ces beaux frag- ments sont un peu entassés, attendant le moment d'une délivrance.

Aussi bien, un long examen est nécessaire pour tout considérer ; mais combien lucide, combien enchanté, quand le maître est en humeur de commentaires. Alors, on est tout de suite très loin des textes appris, des juge- ments des professeurs bâtés et des conférenciers épuisés.

L'art grec expliqué par Rodin ! Voilà un véritable gala de paroles ! et, pourtant, tout est dit par lui d'une

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LE VRAI RODIN

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L'art grec a, chez Rodin, également, toutes ses sources. Un grand moulage en plâtre de l'Héra de Samos dont l'original est au musée du Louvre, annonce, à l'hôtel Biron, les collections.

Voici des sculptures du vi*' siècle, telles qu'on en voit dans les musées de Delphes et de l'Acropole. Puis des fragments merv^eilleux : torses, bras, tètes ; des détails de la grande époque de Phidias ; et Rodin a présenté tout cela, avec amour, surtout à Meudon, dans la grande galerie dite des aiitiques.

Il a amassé jalousement de quoi orner une vaste salle d'opulent musée. Chez lui, tous ces beaux frag- ments sont un peu entassés, attendant le moment d'une délivrance.

Aussi bien, un long examen est nécessaire pour tout considérer ; mais combien lucide, combien enchanté, quand le maître est en humeur de commentaires. Alors, on est tout de suite très loin des textes appris, des juge- ments des professeurs bâtés et des conférenciers C '"

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A LA RECHERCHE DE LA BEAUTÉ UNIVERSELLE 235

façon improvisée, selon l'inspiration du moment, selon aussi un éclairage nouveau qui intervient et change les plans des ombres.

Et tout est affirmé d'une parole convaincue, mais pas bruyante. Il semble que l'écho de son admiration toujours renouvelée ne doive pas aller plus loin f^ue la personne de son interlocuteur ; et, en effet, à y réfléchir, c'est bien pour sa propre joie, toute seule, que Rodin dit ces choses si originales, que personne ne recueille, d'ailleurs, pour un des seuls livres d'art propre- ment dits que l'on devrait, en ce temps, pubher.

Le sublime art grec ! C'est pour réentendre un écho de ces admirables discours, que, souvent, il m'est arrivé de relire les lyriques pages suivantes, choisies dans la très belle Histoire de l'art, de M. Ehe Faure :

« Avec lui (Phidias), le modelé n'est plus une science, il n'est pas encore un métier, il est une pensée vivante. Les volumes, les mouvements, la houle qui part d'un angle du fronton pour aboutir à l'autre, tout est sculpté par le dedans, tout obéit aux forces intérieures pour nous en révéler le sens. Le flot vivant parcourt les membres, les rempht tout à fait, les arrondit ou les allonge, modèle les têtes des os, et ravine comme une plaine les torses glorieux, du ventre secret au tremblement dur des mamelles. Par la sève qui monte et le fait battre, chaque fragment de matière, même brisé, est à lui seul un en- semble mouvant qui participe à l'existence de l'ensemble, reçoit et lui renvoie sa vie. Une solidarité organique les attache invinciblement. La vie supérieure de l'âme,

236 LE VRAI RODIN

pour la première et la seule fois dans l'histoire mêlée et confondue avec la vie torrentielle des éléments indiffé- rents, se lève sur le monde, ivre et forte, dans la jeunesse immortelle d'un moment qui ne peut durer.

« Du crépuscule au crépuscule, les frontons déroulent la vie. En eux la paix descend avec la nuit et la lumière monte avec le jour. La vie grandit, marche sans hâte, décroît, des deux bras de Phoibos qui émergent de l'ho- rizon, tendus vers le sommet du monde, à la tête de cheval dont le corps est déjà dans l'ombre, de l'autre côté du ciel. Toute la vie. Sans interruption ses formes se continuent. Comme des végétations pacifiques elles sortent de terre, et, dans l'air dont elles vivent, unissent leurs rameaux et mêlent leurs frondaisons. Seules ou enlacées elles se continuent, ainsi que la plaine se perd la colline, la vallée qui remonte vers la montagne, le fleuve et son estuaire qu'absorbe la mer et le golfe qui va du promontoire au promontoire. L'épaule est faite pour le front qui s'y pose, le bras pour la taille qu'il étreint, le sol prête sa force à la main qui la presse, au 1)ras qui s'en élance comme un arbre rugueux et soulève le torse à demi couché. C'est l'espace sans bornes qui va se mélanger au sang dans les poitrines, et, quand on regarde les yeux, on dirait qu'il épouse, au fond de leurs eaux immobiles, l'esprit qui est venu s'y reposer pour y recouvrer sa vigueur. Le cours mécanique des astres, la rumeur de la mer, l'éternelle marée des germes, la fuite insaisissable du mouvement universel passent incessamment dans ces formes profondes pour y fleurir en énergies intelhgentes.

A LA RECHERCHE DE LA BEAUTÉ UNIVERSELLE 237

« Grande et solennelle minute ! L'homme prolonge (continue M. Elie Faure) la nature dont le r>i;hme est dans son cœur et détermine, à chaque battement, le flux le reflux de son âme. La conscience explique l'instinct et remplit sa fonction supérieure, qui est de pénétrer l'ordre du monde pour lui mieux obéir. L'âme consent à ne pas abandonner la forme, à s'exprimer par elle, à faire jaillir de son contact l'unique éclair ; l'esprit est comme le parfum du sensualisme nécessaire et les sens demandent à l'esprit de justifier leurs désirs ; la raison n'affaiblit pas encore le sentiment qui puise, en l'épousant, une force nouvelle ; l'idéalisme le plus haut ne perd jamais de vue les éléments rét.ls de ses généralisations, et quand l'artiste grec modèle une forme immédiate, elle resplendit sans effort d'une vérité symbohque.

« L'art grec, à ce moment, atteint l'instant philoso- phique. Il est un devenir vivant. Idéaliste dans son désir il vit, parce qu'il demande à la vie les éléments de ses constructions idéales. Il est l'espèce dans sa loi, l'homme et la femme, le chevAl et le bœuf, la fleur, le fruit, l'être exclusivement décrit par ses qualités essentielles et fait pour vivre tel qu'il est dans l'exercice supérieur de sa fonction moyenne. Il est en même temps un homme, une femme, un cheval, un bœuf, une fkur, un fruit. La grande Vénus, paisible comme un absolu, est voulue par toute la race. Elle résume son espoir, elle fixe son désir, mais son cou gonflé, ses beaux seins mûrissants, ses flancs qui bougent la font vivante. Elle prête son rayonnement à l'espace qui la caresse, dore ses flancs, fait se soulever ses poumons. Il la pénètre, elle se mêle à lui. Sur les pro-

238 LE VRAI RODIN

montoires, près de la mer illuminée, le sculpteur peut l'abandonner à l'étreinte du ciel : intacte ou mutilée, elle est l'insaisissable instant l'éternité se rencontre avec la vie universelle.

« Cet état d'équilibre (termine M. Elie Faure), toutes les puissances vitales paraissent suspendues datis la conscience de l'homme avant d'en rejaillir multi- pliées sous des formes définitives, donne sa force à tout le grand art grec. L'anonyme d'Olympie, Phidias et ses élèves, les architectes de l'Acropole expriment les mêmes rapports, le même univers prodigieux et confus ramené à l'échelle humaine, la même raison supérieure aux acci- dents de la nature, et subordonnée à ses lois. Mais le lan- gage de chacun reste aussi personnel que son corps, ses mains, la forme de son front, la couleur de ses yeux, toute sa substance première qui s'écrit dans le marbre avec le même trait que l'ordre universel compris et extériorisé. Voyez la foi, l'élan presque sauvage du statuaire d'O- Ijonpie, sa phrase rude et large ; voyez la rehgion. l'é- nergie soutenue, le recueillement de Phidias, sa longue phrase balancée ; voyez, aux frises du pourtour, la discré- tion de ses élèves qui n'ont ni sa liberté ni sa puissance, mais qui sont nobles comme lui et calmes comme lui parce qu'ils vivent comme lui une heure de certitude. L'homme, l'animal, l'élément, tout consent à son rôle, et l'artiste a sur tout son cœur fraternel, sur toute sa grande âme ouverte, la joie de ce consentement. C'est avec le même esprit qu'il raconte la tiédeur des femmes, la force des hommes et la rumination des bœufs. Vie glo- rieuse comme l'été ! L'honune a saisi le sens de son action,

A LA RECHERCHE DE LA BEAUTÉ UNIVERSELLE 239

c'est par ce qui est autour de lui qu'il s'affranchit et s'amé- liore, c'est par lui-même qu'il humanise ce qui est autour de lui. »

Rodiu, avec un constant enthousiasme, a réuni aussi à l'hôtel Biron et à Meudon, des Tanagras, graves, voilées, et des Tanagras grotesques : petites figures de monstres à ventres rebondis, à visages ricanants, à jambes contrefaites ; tout ce qui constituait lart de la Grèce familière.

Et les statuettes syriaques se mêlent, dans ses collections, aux canthares d'Epigenes, aux coupes de Chéhs, parce que, i)our ces vases, la forme en est gra- cieuse, et que, sur leurs flancs, des personnages racontent des détails de la vie antique.

Et voici ensuite combien de bas-reliefs et de stèles funéraires ! toute une longue histoire écrite par des gestes expressifs et rythmés!

Dans une autre xàtrine, Rodin a recueiUi des fragments de l'âme indoue ; des parties de bas-rehefs de Mahavel- lipore et du Mont-Abou ; des bronzes du xiv« siècle et des miniatures du xvii*^ siècle.

Avec (luelle passion il parle encore des temples de ce merveilleux art klimer! Le palais d'Angkorvat, sur- tout, où une frise, dite des Apsaras, représente d'ex- traordinaires petites danseuses, aux visages souriants, aux bras recourbés, aux jolis torses, arrondis et pleins! Petites danseuses charmantes, aux yeux ingénus, qui se survivent dans les danseuses actuelles de l'Extrême- Orient !

240 LE VRAI RODIN

Et quels éléphants énormes, magnifiques, mangés par les luxuriances d'une flore fantastique ; lourdes têtes pensives qui émergent des arbres, des feuilles-parasols et d'une terre pleine de sucs ardents !

Voyez une autre vitrine. Ici, c'est un peu de l'âme de la Chine monstrueuse. Des spécimens de l'art bouddhiste, des bas-reliefs extraordinairement réalistes. Puis, des fragments de déhcates peintures du x^ siècle, des peintures d'animaux et d'enfants ; et des para- vents décorés de toutes les flammes de l'or et de la couleur !

Voici encore des cloisonnés des Mings, des porcelaines et des sculptures sur bois taoïstes du xviii® siècle.

Autre vitrine : le Japon.

Statues de bois, peintures bouddhistes, voici de nou- velles richesses. Puis des estampes, des céramiques, des netzkés, bois et ivoire, des xvii^ et x\aii6 siècles ; tout cet art charmant, déhcat, pittoresque, ingénieux, qui a représenté des enfants, des animaux, des grotesques, et qui sont patines en tons de pain d'épices ou de chicorée. Admirables bibelots familiers que Rodin a égrenés, çà et là, et qui allège la gravité des fragments de pierre que l'on vient de considérer, près d'eux !

Et maintenant, des miniatures persanes voisinent avec des tapis ; et des figures d'églises romanes précèdent des fragments, choisis, d'art ogival.

Mais ses pièces les plus rares, Rodin les conserve à Meudon ; et il y a telles de ces très antiques effigies, déjà notées, qui s'effritent littéralement, dès qu'un peu d'air se glisse sous la cage de \erre qui les abrite.

A LA RECHERCHE DE LA BEALTL UNIVERSELLE 241

Figures enlevées au vide absolu des tombeaux !

A l'exemple d'Edmond de Concourt, Rodin pourrait, aussi, touchant sa villa de Meudon et ses collections, publier une seconde Maison d'un artiste; car combien j'oublie de pièces curieuses, extraordinaires, dans cette rapide revue d'ensemble.

De l'art moderne, Rodin n'a retenu je l'ai dit que quelques peintures.

A l'hôtel de Biron, au-dessus de son bureau de travail, il garde une peinture : un torse de femme, peint par Renoir.

Mais, rien ne vaut pour lui la découverte d'une sculp- ture antique, que ce soit un torse grec, une lionne assy- rienne ou un masque chinois !

Aussi un milliardaire américain ne saurait s'intéresser une minute à une telle collection !

Avril içij.

ESSAI DE CATALOGUE

ANNEES

1864. I/homme au nez cassé. 1865-1870. Travaux chez Carrier-Belleuse.

1871. Buste d'Alsacienne. 1872-1877. Frises de la Bourse, à Bruxelles ; et travaux décoratifs divers. Buste du D' Thiriar. Divers autres bustes. I/Age d'airain.

Travaux décoratifs au Palais du Trocadéro. 1878-1879. Tête de saint Jean-Baptiste prêchant. Divers.

1880. Saint Jean-Baptiste prêchant. Travaux à la manufacture de Sèvres.

1881. Eve. Divers.

1882. Bustes de Jean-Paul Laurens et de Carrier-Belleuse. Divers.

1883. Buste d'Alphonse Legros. Divers.

1884. Bustes de Victor Hugo et de Dalou.

1885. Buste d'Antonin Proust. Divers.

244

ESSAI DE CATALOGUE

ANNEES

1886. Buste d'Henry Becque. Le Baiser.

Première esquisse du monument à Victor Hugo.

1887. Persée et la Gorgone.

1888. L'homme qui marche. Premiers Bourgeois de Calais. Divers.

1889. Statue de Bastien-Lepage.

Groupe en plâtre des Bourgeois de Calais.

La Pensée.

Médaillon de M. Octave Mirbeau.

Divers.

1890. La vieille heaulmière. Buste de Castagnary. Divers.

i8gi. Frère et sœur. Etc..

1892. Buste de Puvis de Chavannes et d'Henri Rochefort. Monument à Claude Lorrain.

1893. Divers groupes : plâtre, bronze et marbre.

1894. Orphée et Eurydice. Divers.

1895. Les Bourgeois de Calais (bronze).

1896. Groupe plâtre du monument à Victor Hugo.

1897. Études pour le Balzac. Divers.

1898. Balzac. Divers.

1899. Monument du Travail (maquette). Buste de Falguière.

Divers.

ESSAI DE CATALOGUE 245

ANNEES

iqoo. Statue du Président Sarmiento.

1901. Victor Hugo (marbre pour le musée du Luxembourg).

Divers. 1902-1903. Divers groupes.

Les ombres (3 grandes figures plâtre).

Etc., etc.. 191 14. Le Penseur 'bronze).

Buste d'Eugène Guillaume.

Divers.

1905. Paolo Malatesta et Francesca do Rimini. Décoration de la villa du baron Vitt.i Bustes divers.

Monument à RoUinat.

1906. Bustes divers.

1906 1912. Bustes ; groupes et travaux divers.

TABLE DES CHAPITRES

Portraits de Rodin

Opinions

Dans la majesté du dôme des Invalides .

Une vie

Le peuple des statues

La porte de l'Enfer

Les Bourgeois de Calais. . . Le Balzac .

Pages d'Album

De quelques plaisantins. . .

Voyages

Rodin à Meudon .

Idées et sensations

A la recherche de la Beauté universelle .

I

21

47

bl

«7 119 129 141

«53 167

199 213 231

TABLE DES GRAVURES

Auguste Rodin . FronUtpice.

L'Age d'airain 15

La Vague 29

Ugolin 39

Puvis de Chavannes 45

Hôtel Biron (Façade sur la Cour dhonueur) . . 51

Hôtel Biron (Rodin, dans son principal atelier). 53

Hôtel Biron (Façade sur le jardin) 57

L'Homme au nez cassé . 7'

Dalou 7$

Bellone S3

Eve ... 95

Jean-Paul Laurens . q7

Saint-Jean-Baptiste. 10 1

Faunesse 107

L'Homme des premiers âges 113

La Porte de lEnfer (Détail. Le Penseur 123

Le Penseur '^7

Les Bourgeois de Calais 133

Eustache de Saint-Pierre . '3S

Un des Bourgeois de Calais . 137

Un des Bourgeois de Calais . '39

Balzac 145

Tôte du Balzac 149

Victiir Hugo J'ointe sèche) ... 165

32

250 TABLE DES GRAVURES

L'Appel aux armes 179

L'Homme qui marche (Hôtel de Biron) 195

Villa des Brillants à Meudon (Ensemble) 203

Villa des Brillants (Pavillon d'habitation et Hall-Musée) . 205

Villa des Brillants (Le grand lavoir) 207

Villa des Brillants à Meudon (Façade d'un château élevé à

Issy) 211

Villa des Brillants (Vestibule du Hall-Musée) 235

Universit^ia / BIBLIOTHECA

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ACHEVÉ D'IMPRIMER Pour JULES TALLANDIER. Éditeur

Paul HÉRISSE Y. Imprimeur

A ÉVREUX

La Bibliothèque Université d'Ottawa

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1 6 OCT 1970

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