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L'ÉGLISE CATHOLIQUE
EN POLOGNE
SOUS LK GOUVERNEMENT RUSSE.
Gliez les infimes Libraires , ouvrages du même Auteur.
Le schisme moscovite et la Pologne catholique, broch. in-8. . i fr.
La Théodicée chrétienne d'après les Pères de l'Eglise, ou Essai philosophique sur le traité De Deo du P. Thomassin, de rOraloire 3 fr.
Paris. — Imprimerie de L. Martinet, nie Miîjnon , 2.
L'ÉGLISE CATHOLIQUE
EN POLOGNE
sous
LE GOUVERNEMENT RUSSE
liC R. P. LOUIS liEi^CŒUR
Piètre de l'Oratoire de rininiaculée Conception.
Concilium feccrunt ut Jcsuni dolo Icnerent et occidcrent. (Mallli. xxvi, 4.)
« Ce que mon père a fait est bien fait, et je le maintiendrai. »
(Paroles d'Alexandre II au.x Polonais en 1856.)
PARIS
A. FRANK, LIBRAIRE
RUE RICHELIEU, 67
CHARLES DOUNIOL, LIBRAIRE
RUE DE TOURNON, 29
1860
L5
i{ FEB 1 3 <5'/,...,
.ÎSITY Oï
AVIS AU LECTEUR.
En d'autres circonstances que celles où nous sommes , la pensée ne nous serait point venue d'avertir nos lecteurs que cet ouvrage n'est pas du tout un livre de politique et de passion, mais bien un livre de religion et d'histoire.
Malheureusement l'abus sanglant qui se fait aujour- d'hui, sous nos yeux, de certains mots que nous avons dû prononcer, et de certaines pensées que nous avons dû exprimer, nous force à prévenir, par quelques paroles, des interprétations auxquelles, sans le vouloir, notre langage pourrait prètei'.
VI AVIS AU LECTEUR.
On ne peut parler de la Pologne, môme au nom de la religion catholique, (ju'on ne cesse d'y étouffer à petit bruit, sans rencontrer la question de l'indé- pendance politique de cette généreuse nation.
En second lieu , le plus oppressif des trois gouver- nements qui ont commis le crime de 1772 a telle- ment identifié de tout temps sa religion avec sa politique, qu'on ne pouvait traiter des intérêts reli- gieux des victimes sans stigtnatiser la politique des bourreaux.
Sur le premier point , nous espérons que nos lecteurs, à quelque opinion (ju'ils appartiennent, nous pardonneront d'avoir exprimé nettement nos désirs et nos espérances. Nos pensées sur ce grave sujet sont celles du moins révolutionnaire des hommes, ajoutons de l'homme de ce siècle qui a le plus aimé et le plus admiré la Russie et les Russes, du comte Joseph de Maistre. Il écrivait, le 28 octobre 1 79/i , à propos du démembrement dont les coalisés mena- çaient la France '. ■< L'idée de détruire ou de morceler un grand empire est souvent aussi absurde que celle d'ôter une planète au système planétaire. » Et il ajoutait :
AVIS AU LECTEUR. VII
a Tout ce que vous reprochez à Louis XIV ne peut entrer en comparaison avec trois cents vaisseaux pris par les Jnglais en 1756, sans déclaration de guerre,
ENCORE MOINS AVEC l'eXÉCRABLE PARTAGE DE LA POLOGNE, o
Les faits dont ce livre abonde montreront si nous avons raison de voir dans le partage de la Pologne la cause effective de maux semblables à ceux dont M. de Maistre signalait le germe dans le démembre- mem projeté de la France : « Je vois dans la destruc- tion de la France (lisez de la Pologne) le germe de deux siècles de massacres, la sanction des maximes du
plus odieux machiavélisme et même une plaie
mortelle à la religion. » La conclusion était facile à tirer : il faut que la nationalité polonaise renaisse avant la fin de ce siècle. Ne serait-ce point cette consolante résurrection que la Providence prépare dans l'ébranlement actuel de toutes les races slaves ? C'est le secret de Dieu. Quoi (}u'il en soit, c'est un heureux symptôme de voir des préjugés invétérés s'affaiblir, et de nobles esprits, parmi les Russes, saluer le jour où une tache honteuse aura disparu du front de leur patrie, et où la politique moscovite
VIII AVIS AU LECTEUR.
pourra reparaître avec honneur dans les congrès des nations civilisées. Est-il besoin de dire que ces désirs et ces espérances d'une renaissance polonaise nous laissent pur de toute sympathie quelconque pour les tentatives révolutionnaires à l'aide desquelles certain parti (s'il existe encore en Pologne) voudrait amener un si grand résultat ? Nous n'avions pas attendu ce qui se passe aujourd'hui, en Italie, pour savoir qu'on peut poursuivre un but spécieux par des moyens infâmes ; abuser des noms sacrés de patrie , de nationalité , de liberté , pour ruiner les plus chers intérêts des peuples, violer les droits les plus augustes et les plus sacrés, retarder indéfiniment, sinon empê- cher à tout jamais, la réalisation des plus légitimes espérances, et enfin, sur les ruines faites au nom de la liberté, asseoir le plus ignoble et le plus inepte despotisme.
Quant à la politique russe en général, on devra nous rendre cette justice que, si nous avons flagellé quelques hommes, nous n'avons nullement entendu outrager une nation. Si la tâche que nous avons entreprise n'eût été (jue politique , nous l'eussions
AVIS AU LECTEUR. IX
laissée à d'autres, non pas plus convaincus, mais plus compétents et plus habiles ; mais il s'agissait, avant tout, (le religion et de morale : de religion, luiisque nous faisons voir, pièces en main, que, si les choses ne changent, d'ici à vingt ans, il n'y aura plus de catholiques ni dans la vieille Russie ni dans la Pologne russe ; de morale, puisque les moyens employés contre l'Église et appliqués en Russie à tout le resie, sont la négation radicale non-seulement de tout dogme religieux, mais aussi de toute probité naturelle, et qu'il suffirait de les étendre à toute l'Europe pour y extirper, par le fait môme, tout ce qui subsiste encore de la civilisation chrétienne.
En nous plaçant à cette hauteur, on conçoit com- bien il nous a été facile de nous désintéresser de tout système particulier de politique proprement dite. Aussi dans la région des principes , dont nous ne sommes jamais sorti , nous ne connaissons ni amis ni ennemis, ni juif ni gentil, ni schismatique ni ortho- doxe : nous serions honteux d'être surpris à oublier cette impartialité sereine avec laquelle la sainte Église catholique, notre mère, a toujours su juger, et
X AVIS AU LECTEUR.
condamner ou absoudre les rois et les sujets, les individus et les peuples.
Au reste, nous ne prétendons pas que ce travail soit sans défaut : il suffit, pour la tranquillité de notre conscience comme pour les exigences légitimes de nos lecteurs, f[ue nous n'ayons, autant que possible, rien écrit que d'exact, après une sérieuse élude des faits, et que nous n'ayons jamais sacrifié à d'autre passion que celle de la justice et de la vérité.
Paris, 9 octobre 18G0.
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
Avant-propos 1
CHAPITRE PREMIER. — Catherine II (I762-I79G). . . S
I. Les manifestes de Catherine 5
II. Cruautés de Catherine 9
III. Les traités de tolérance 13
CHAPITRE II. — Paul et Alexandre (1796-1825) ... 16
Toléranco de ces deux princes 16
CHAPITRE III. — IVÎcolas (1823 -1855) 22
I. Les plans de persécution 22
II. Principaux actes de Nicolas 26
m. La persécution 32
IV. Défection des Ruthènes unis 37
V. Persécution de l'Église latine 42
VI. Nicolas et la cour romaine 46
VII. Grégoire XVI et l'insurrection polonaise 54
VIII. Mémoire du comte Gourieff 61
IX. Note du chevalier Fiihrmann 74
X. Nicolas et l'opinion 75
XI. Allocution de Grégoire XVI 78
XII. Effet de l'allocution 82
XII TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE IV. — I/ins(ruction luibliquc 8f)
I. Anlipathie de Nicolas contre la Pologne S'J
II. Premières mesures : l'enseignement ihéologique . . . 1)2
III. Établissements laïques 100
IV. Enseignement religieu.K du peuple 107
CHAPITRE V. — L'administration 111
I. Coup d'oeil général 111
II. Quelques exemples , . 116
III. Mesures vexatoires 119
IV. Le comte Bibikoff 12i
V. Les popes en Pologne 135
CHAPITRE VI. — Alexandre II 141
I . Premiers actes il!
II. Les sociétés de tempérance 1 l!j
III. La mission de Dziernowilze 149
IV. Quelques conséquences . 169
V. Le rapport de M. Slcherbinin 173
CHAPITRE VII. — L'Église polonaise en 1859. ... 179
I. Évêques et réguliers 179
II. Le clergé séculier 191
m. Les fileles 199
CHAPITRE VIII, — ff-a diplomatie et l'adminislralion
russe depuis Alexandre II 2'}1
I. Espérances et promesses 20 7
II. Déceptions -2 II
III. La question romaine et lu Russie 216
IV. Les dernières mesures 2 20
CHAPITRE IX. — Résumé historique 238
I. La situation religieuse 238
II. L'état moral des esprits 2n
CH.4PITRE X — Conclusions morales. — ï^es deux
politiques 2 i 7
[. Le droit de conquête , 217
II. Des congrès 249
TABLE DES MATIÈRES. XIII
III. La p;ilitique russe et la moralo 2S2
IV. L'aiiloiratie et la révolution 2o9
V. La Pologne et la révolution 265
VI. Les pouvoirs réguliers et la Pologne 273
CHAPITRE XI. — Conclusions religieuses. — Les deux
Églises 279
I. Le principe du schisme 279
II. Le schisme grec et le mariage 284
III. L'empereur orthodoxe et son clergé ........ 293
IV. Les effets du contraste 306
V. Le très saint-synode et la procession du Saint-Esprit. 310 VI. Le très saint-synode et les traditions apostoliques. . 314
VII. Le très saint-synode et le czar 318
VIII. L'Église russe et le baptême 323
IX. Contradictions, variations et ignorances de la théo- logie russe 328
X. L'Église russe et la papauté 336
XI. La tolérance du schisme. 348
CHAPITRE XII. — Conclusions générales 363
I. La solidarité des nations chrétiennes 363
11. L'Église catholique et ses contradicteurs 368
III. La nationalité polonaise 372
IV. La cpiestion religieuse 391
Pièces ù consulter 408
I. Allocution de 18 42 408
E.xposition des actes de Sa Sainteté 409
II. Concordat de 1847 434
III. Rapport de Siemaszko 440
Lettre de Filaret 44g.
Oukase secret de l'empereur 450
IV. Rescrit de M. Mouchanow à l'administration du dio-
cèse de Plotzk 451
Circulaire de M. Pochvisniew 454
Circulaire de la Chambre des Domaines d'État de
Kowno 455
Lettre du gouverneur général Nazimovv à l'évêque
de Samogithie 460
j
463
XIV TABLE DES MATIÈRES.
V. Rapport de M. Slcherbinin sur l'affaire de Dzierno-
wilze
VI. Procès-verbaux du Comité des affaires de l'Église
catliollque à Saint-Pétersbourg 481
VII. Communications faites au Collège catholique et aux
évêques *^^
ERRATA
Page 90, ligne \\ , au lieu de sur un faux, exposé, Usez sur un faux
exposé. Page 86, à la note(1), au lieu de chapitre X, § 2, Usez chapitre XI. Page 98, à la note (2), aa lieu de des archevêques de l'établissement,
lisez de l'Église établie. Page 225, ligne 19, au lieu de 1859, lisez 1858. Page 292, à la note, au lieu de Perrond«, lisez Perrone. Page 460, ligne 3, au lieu de Samogithei, lisez Samogilhie.
L'ÉGLISE CATHOLIQUE
EN POLOGNE SOUS LE GOUVERNEMENT RUSSE.
J'ai le dessein d'exposer dans un récit, qui sera un tableau plutôt qu'une histoire, la situation présente de l'Église catholique des deux rites, dans les provinces polonaises de la Russie et dans le royaume do Pologne.
Il n'y a pas eu , dans le cours de ces dernières années, de question plus agitée que celle des droits respectifs des peuples et des souverains. Il n'y en a pas qui donne lieu à des controverses plus animées que la liberté des consciences. De toute part aussi on tend à un progrès dans les lois qui ont jusqu'ici réglé les rap- ports internationaux; et tout en violant, autant que jamais, les plus clairs principes de l'équité et de la justice, les divers partis semblent s'entendre pour condamner , en public , les vieux errements de la politique païenne et égoïste, qui soumet tout au droit du plus fort et du plus rusé; qui prend pour synonymes le mot gloire et le mot conquête, et qui traite en ennemi l'étranger de religion, de pohtique ou de patrie.
* 1
0
Ceux qui se préoccupent de ces questions, c'est- à- *dire à peu près tout le monde, comprendront sans doute l'opportunité de notre travail.
Une étude historique, sur la situation présente des catholiques de Pologne, est une des plus fertiles en enseignements que puisse faire le publiciste contem- porain. Elle nous montrera d'un même coup d'œil, en présence et en action, dans un drame continu et saisissant , les grands intérêts qui agitent tous les esprits : deux nationalités, deux cultes, deux poli- tiques : le pays de Sobieski et celui de Pierre le Grand, la religion catholique et l'église gréco-russe, la poli- tique de Catherine II et celle de la papauté.
Notre intention n'est pas d'introduire dans ce récit la controverse : nous laisserons parler l'histoire. En pareille matière, il faut craindre jusqu'à l'apparence de la passion : nous nous ferions scrupule d'éveiller dans l'esprit du lecteur jusqu'au plus faible soupçon des injustices ordinaires à la polémique. Nous n'irons pas néanmoins jusciu'à confondre l'impartialité que demande l'histoire, et qui n'est que la vérité, avec cette indifférence glacée dont l'école fataliste nous donne l'exemple, et qui est un outrage à la conscience. Racon- ter les faits tels qu'ils sont, en nommant les choses par leur nom ; ne rien exagérer, mais ne rien affaiblir, là doit se borner l'arLifice de ce récit. Ce n'est point comme catholique, au point de vue du dogme, que nous voulons combattre le schisme oriental; ce n'est pas même comme ami et défenseur de la nationalité
polonaise que nous prétendons relever les torts de la politique russe : nous ne voulons pas sortir de la région des principes que doit admettre et que peut invoquer tout homme, quels que soient sa religion, sa langue ou son pays ; nous ne sortirons pas du terrain sur lequel se peuvent rencontrer tous les gens de bien ; nous voulons dire la conscience, la justice et l'universelle équité. Nous n'ignorons pas que plusieurs des faits dont nous parlerons ont donné lieu à des démentis venus de très haut; mais, sur la plupart, la lumière est déjà faite, et, quant aux autres , nos renseignements sont puisés à des sources tellement respectables et d'une authenticité à nos yeux si évidente, que nous n'hésitons pas à dire que toute dénégation, si elle se produit, sera presque certainement une imposture de plus.
D'ailleurs ne tenons-nous pas de l'autorité la plus précieuse pour notre sujet, de Catherine II elle-même, la théorie de l'imposture ?
C'est cette impératrice qui, dans un accès de fran- chise, des plus rares chez elle, écrivait au gouverneur de Moscou :
< Mon cher prhice, ne vous affligez point si nos Russes n'ont aucun désir de s'instruire, et si l'ordre d'ériger des écoles dans mon empire n'est pas fait pour nous, mais pour l'Europe et pour soutenir près des étrangers la bonne opinion qu'on a de nous ; car, dès le moment où le peuple russe aura vraiment commencé à s'instruire , je ne resterai pas impéra- trice et vous gouverneur (1). »
(1) Cité par Rohrbacher, llisl. de l'Eylise, t. XXVIII, p. 4li.
— li —
Ces paroles que nous nous garderions bien de con- tredire^ en ce qui concerne la puissante impératrice qui les dicta, et le noble gouverneur qui les lut, ont encore aujourd'hui toute leur force et leur incontes- table application. Combien de choses que la Russie ne fait pas pour elle, mais pour l'Europe ! Que de choses elle s'efforce de montrer, qui ne sont pas! Combien en voudrait-elle cacher, qui ne sont que trop réelles! Montrer ce qui n'est pas, cacher ce qui est; sous de beaux masques, déguiser de laides figures ; peindre et vernir avec soin tout ce qui sent trop la barbarie asiatique, ce qui, malgré des progrès réels, répugne encore trop visiblement aux allures si enviées de la civilisation occidentale; c'est là une des habiletés su- prêmes de la diplomatie russe, et peut-être le plus grand secret de sa politique extérieure. De là vient qu'encore aujourd'hui quiconque veut pénétrer dans les arcanes de la chancellerie moscovite, doit prendre en main la clef si libéralement offerte par Catherine ; mais si, en tout temps et pour tout sujet, cette pré- caution est nécessaire, combien plus dès qu'il s'agit des afftiires religieuses ! Combien plus dans un temps où la Russie , persécutrice chez elle , étend son zèle libéral jusqu'à la conscience des sujets du saint- siége !
CHAPITRE PREMIER.
CATHERINE II (1762-1796].
Les manifestes de Catberine.
C'est à Catherkie II que remonte Tasservissement politique et reliaçieux de la Pologne : c'est à elle aussi qu'il faut reprendre, au moins en abrégé, l'exposé des faits : son esprit politique encore vivant, fidèlement représenté dans son petit-fils Nicolas l", la plupart de ses actes toujours subsistants ou renouvelés de nos jours, tout nous en fait une loi.
Trois points sont à remarquer dans la politique de Catherine II, vis-à-vis de la Pologne catholique. D'abord ce qu'elle persuade à l'Europe; en second lieu, ce qu'elle promet à la Pologne avant et même après les partages; enfin, la manière dont elle tient ses promesses et exécute les traités.
Aux yeux de l'Europe, Catherine se présente comme l'avocate et la protectrice de ses coreligionnaires, et de \ tous les dissidents répandus en Pologne : c'était le plan convenu en secret avec Frédéric de Prusse, on sait dans quel but. Il est bon de remarquer que la Pologne
6 CATHERINK II ( 1 7G-2-i 796).
était, au xviir siècle, le seul pays du monde où les dissidents eussent la pleine et absolue liberté de leur foi et de leur culte. Néanmoins, des réclamations réitérées présentées à la diète, d'abord au nom de la Russie et de la Prusse, puis de l'Angleterre, de la Suède et du Danemark , apprennent tout à coup à l'Europe : « Que la voix de la conscience, l'inviola- bilité des traités, l'intérêt tout particulier que porte l'impératrice aux Polonais , ses coreligionnaires et dissidents, ne lui permettent pas de voir d'un œil indifférent l'oppression sous laquelle gémit un grand nombre d'entre eux (1). » Bien plus, l'impératrice emprunte aux philosophes, alors en crédit, le langage humanitaire, qui bientôt sera le langage révolution- naire et qui dès lors commençait à se répandre ; et l'on entend son ambassadeur Repnine faire aux Polonais cette déclaration fastueuse : « L'impératrice n'a que le bonheur et l'indépendance du genre humain en vue. L'égalité est le seul fondement de la liberté, c'est le seul principe auquel se rattachent tous les autres. L'impératrice ne peut faire un meilleur usage de l'autorité qu'elle tient de Dieu qu'en réalisant cette égalité dont il a lui-môme placé le désir dans le cœur de tous les hommes, comme un témoignage de sa volonté (2). »
(1) Theiner, Vicissitudes de l'Eglise catholique des deux rites en Pologne et en Russie, 1, 90. Paris, 4 843.
(2) Ibid., p. 96.
LES MANIFESTES DE CATHERINE. 7
Voilà donc ce que TEurope verra, ce qu'elle ne peut manquer d'applaudir, une princesse magnanime qui prend la défense de ses coreligionnaires opprimés: noble altitude qui arrachera des larmes d'attendrisse- ment à tous les courtisans philosophes. Le moyen âge fanatique avait fait les croisades pour enlever aux Musulmans le tombeau du Sauveur : le xvm' siècle, plus heureux, voit la souveraine éclairée de toutes les Russies, encore barbares, faire des manifestes pour l'égalité de tous les hommes, et se déclarer prête à prendre les armes pour le bonheur et l'indépendance du genre humain !
Au reste, la Pologne pouvait se rassurer. Politique- ment d'abord, que craindrait-elle? Le 9 juin 1764, en retour du titre d'impératrice que lui reconnaissait la Pologne, Catherine avait promis, par un acte solen- nel (ij, « de n'élever aucune prétention sur ses pos- sessions, de lui rendre toutes celles garanties par la paix de Moscou, du 6 mars 1686, et de la protéger et défendre contre tous ceux qui viendraient la troubler dans cette juste et légitime possession. » Il est vrai que, le 31 mars (11 avril) précédent, un traité secret avait été signé avec la Prusse, par lequel on s'engageait, dans l'intérêt des parties contractantes, à maintenir, sous le nom de constitution , le trouble et l'anarchie en Pologne, par tous les moyens possibles (2). Mais
(1) Theiner, I, 88.
(2) Yoici le texte : « S. M. le roi de Prusse et S. M. l'impératrice ont promis et se sont engagés mutuellement et de la manière ]a
8 CATHERINE II (176^2-1790).
qu'importe? L'Europe n'en sait rien ! Aussi, trois ans •plus tard, lorsque, voyant déjà le succès prochain de ses intrigues, l'impératrice appelle publiquement aux armes ceux qu'elle avait soulevés, voici le langage dont elle ose encore se servir, à. la date de 1767 : « C'est uniquement pour remplir consciencieusement un enga- gement sacré que S. M. a ordonné de renforcer les troupes qui étaient en Pologne depuis le dernier interrègne, et qui ont rendu depuis cette époque de si grands services pour le maintien de la paix publique. L'impératrice, dans toute l'affection de son cœur de mère, supplie les membres de la Diète d'apporter dou- ceur, indulgence et amour dans la discussion d'un droit aussi sacré que celui qui est réclamé par les dissidents... En vain la jalousie s'efforcerait-elle d'at- tribuer à l'impératrice des projets odieux contre l'in- dépendance et les intérêts de la république, elle croit s'être placée au-dessus d'im soupçon de cette nature... Elle n'a aucun projet sur leur pays, et elle est aussi éloignée du désir d'agiter la Pologne et d'agrandir son empire à ses dépens que de la pensée de la soumettre
plus forte, par cet article secret, non-seulement à ne point per- mettre que qui que ce soit entreprenne de dépouiller la république de Pologne de son droit de libre élection, de rendre le royaume héréditaire, mais encore à prévenir et à anéantir par tous les moyens possibles, et d'un commun accord, les vues et les desseins qui pourraient tendre à ce but aussitôt qu'on les aura découverts, et à avoir même, en cas de besoin, recours à la force des armes pour garantir la république du renversement de sa constitution et de ses lois fondamentales. »
CRUAUTÉS DE CATHERINE. 9
par la force des armes. » Enfin le partage, si perfide- ment préparé, s'accomplit : nouvelles promesses, non plus de respecter les droits politiques, mais au moins « de maintenir la religion catholique des deux- rites dans les provinces cédées et d'en respecter les droits et les biens. » C'est la stipulation expresse du traité de 1773, article VI.
On a vu les prétextes; on vient de lire les promesses et les traités. Voici les actes :
II
Cruautés de Catlieriae.
Dans le temps même que Catherine prodigue les protestations et les promesses, son ambassadeur Rep- nine domine en despote insolent et souverain tous les actes et toutes les délibérations de la Diète, et il fait livrer au pillage par des soldats russes les biens des nobles polonais qui osent élever la voix pour la défense de l'Église et de la patrie: les Soltyk, les Zaluski, les Rzewuski; mais les trouvant plus attachés à leur hon- neur qu^à leur fortune, il les fait saisir, comme des malfaiteurs, et transporter en Russie. Quand la con- fédération de Bar, prenant enfin les armes pour la plus sainte des causes, essaye de reprendre par la force ce quela ruse et l'audace avaient enlevé, Catherine II lance sur la Pologne les hordes féroces des Cosaques Zaporo- gues. Dans les diètes, elle s'était posée en amie de la
10 CATHERINE II (J 762-] 796).
tolérance et de l'égalité des hommes ; voici dans quels termes elle excite les barbares à une vraie croisade, mais furieuse et forcenée : « Nous avons donné Tordre à Maximilien Zelezuiak , colonel des Zaporogues, de conduire en Pologne tous ses hommes, avec les Cosa- ques du Don, pour détruire, avec la grâce de Dieu, tous les Polonais et les Juifs, qui sont traîtres à notre sainte religion : misérables assassins, hommes perfides, violateurs audacieux de toutes les lois; qui protègent la fausse religion des Juifs et oppriment un peuple fidèle et innocent. Nous ordonnons qu'une invasion en Po- logne détruise pour jamais jusqu'à leur nom et leur race. » Conduits et excités au pillage par des popes fanatiques, les Zaporogues firent environ 200,000 vic- times (1), hommes, femmes ou enfants, et, de plus, un immense butin, que les Russes eurent le soin de leur enlever sous prétexte de châtier leur cruauté.
Abandonnée de l'Europe entière , que Catherine avait fascinée par ses proclamations mensongères, la Pologne succomba. La manière dont s'était préparé le traité de 1773 fait assez comprendre comment il s'exécuta. Les clauses de tolérance étaient à peine signées, que déjà plus de 1200 églises étaient enle- vées aux Grecs unis, et leurs prêtres forcés, par de mauvais traitemegts, à signer l'engagement de passer, eux et leurs ouailles, dans le sein de l'Église orthodoxe. Les réclamations du nonce du pape,
(1) Les rapports officiels des Russes les font monter à SO.OOO.
CRUAUTÉS DE CATIJERINE. 11
comme celles des évoques et des nobles, restèrent infructueuses.
Ajoutons, à la honte de l'Europe alors philosophique et tolérante, qu'un seul souverain, outre le pape,, pro- testa à la fois contre l'hypocrisie du langage et la bar- barie des actes : ce fut le sultai] Moustapha III, seul allié de la patrie de Sobieski. Il fit précéder sa décla- ration de guerre à la Russie d'un manifesté, en réponse à celui que Catherine avait présenté aux regards éblouis de l'Europe. Il convient d'opposer aux plaisanteries, aussi cruelles que viles, dont Voltaire accable les confé- dérés de Bar (1 , le noble langage d'Achmet pacha.
(1) Voici comment il parle de leur manifeste : « Je pense que c'est un bedeau d'une paroisse de Paris qui a écrit cette belle apo- logie » (lettre du 6 mai 1771). « J'ai le cœur navré de voir qu'il y a de mes compatriotes parmi cps fous de confédérés. Nos Velches n'ont jamais été trop sages, mais du moins ils passaient pour galants. Daignez observer, madame, que je ne suis point Velche ; je suis Suisse, et si j'étais plus jeune je me ferais Russe » (1 8 octobre 1771). « Une autre peste est celle des confédérés de Pologne; je me flatte que 'V. M. I. les guérira de leur maladie contagieuse» [1" jan- vier 1772). « Certainement, puisque ces deux braves dames (Cathe- rine et Marie-Thérèse) se sont si bien entendues pour changer la face de la Pologne, elles s'entendront encore mieux pour changer celle de la Turquie » (2 novembre 1772).
L'œuvre accomplie en Pologne par Catherine excite en lui des transports d'admiration et lui paraît mériter un culte : « La gloire se dégage des lambeaux dont on la couvre, et paraît à la fin dans toute sa splendeur. Heureux l'écrivain qui donnera dans un siècle l'histoire de Catherine II » (3 décembre 1771).-« Je n'ai plus qu'un souffle de vie, je l'emploierai à vous invoquer en mourant comme ma sainte , et la plus grande sainte assurément que le Nord ail jamais portée » (31 juillet 1772).
12 CATHERINE II (176-2-179G).
Peiuîanlque le philosophe prend rattitude des courti- sans du Bas-Empire, le général d'un sultan parle d'avance le langage de l'histoire. « Personne n'ignore, disait ce manifeste, que la Russie est arrivée à un si haut degré de puissance uniquement parle mensonge, la perfidie et le mépris le plus audacieux des plus saintes promesses... La Russie a répandu les men- songes les plus odieux contre la Pologne, et cela uni- quement afin de trouver une occasion de la soumettre à son empire et de lui ravir sa liberté... Depuis que la Russie a planté son drapeau sur le territoire polo- nais, elle l'a inondé de sang... Et voilà que l'on veut nous faire prendre ces horreurs comme des témoi- gnages de la grandeur d'àme, de la douceur et de l'hu- manité de l'impératrice!... Quel superbe témoignage en effet de votre humanité n'avez-vous pas donné en chargeant de fer les évoques d'une nation libre, en fai- sant placer des canons à la porte de la diète et des églises!... Le fer et le feu, voilà les instruments de conviction que vous avez employés, mais ce qui sur- tout fait dresser les cheveux sur la tête, c'est que vous avez excité les habitants de l'Ukraine à la révolte et au massacre... Et c'est vous qui osez appeler les confé- dérés de Bar des rebelles et des brigands (l) ! »
Il convient de remarquer que chaque nouveau par- tage de la Pologne fut toujours suivi d'un nouveau traité, de nouvelles garanties pour la tolérance religieuse, et
(1) Theiner, T, 154.
LES TKAITÉS UE TOLÉRANCE. 13
accompagné de lettres au saint-siége, aussi explicites, en faveur de Vun et de l'autre rite, que le Père commun des fidèles et la conscience des catholiques pouvaient le désirer. Donnons un spécimen de ces deux genres de documents.
111
Les traités de tolérance.
L'article YIII du second traité de partage conclu à Grodno, le 13 juillet 1793, est ainsi conçu :
«Les catholiques romains, utriusque ritus, qui pas- sent sous la domination de S. M. l'impératrice de toutes les Russies, jouiront non -seulement par tout l'empire de Russie du plein et libre exercice de leur religion, conformément au système de tolérance y introduit, mais ils seront maintenus dans les provinces cédées... dans Tétat strict de possession héréditaire actuel. S. M. l'im- pératrice de toutes les Russies promet en conséquence d'wne manière irrévocable, pour elle, ses héritiers et suc- cesseurs, de maintenir à perpétuité lesdits catholiques romains des deux rites dans la possession impertur- bable des prérogatives, propriétés et églises, du libre exercice de leur culte et discipline, et de tous les droits attachés an culte de leur religion, déclarant, pour cHe et ses successeurs, ne vouloir jamais exercer les droits de sou - verain au préjudice delà religion catholique romaine des deux rites (1). »
(l)Theiner, II, 110.
ill CATHERINE 11 (1762-1796).
Les premiers actes de la persécution des Grecs-unis, qui avait suivi le premier partage et le premier traité de tolérance, avaient, comme on le pense, éveillé au plus haut point la sollicitude du saint-siége. C'est en réponse à ses réclamations que Pie YI recevait le 31 dé- cembre 1780, de la main de l'impératrice, une lettre dont nous extrayons les passages suivants: « Depuis l'origine de notre gouvernement jusqu'au présent jour, nous avons établi et fixé qu'il serait permis à quiconque habite dans notre vaste empire, d'adorer en toute liberté le Dieu vivant, sans qu'aucune religion pût être opprimée de quelque manière que ce soit ; bien plus, notre sceptre soutient toute religion et en favo- rise les sectateurs, aussi longtemps qu'ils le méritent, en satisfaisant au devoir de fidèles sujets et de bons citoyens... Nulle communauté chrétienne n'a à craindre d'être privée de ses privilèges, ni de son rite, c'est ainsi que nous venons d'ordonner qu'à la mort ou à la démission du curé uni, la communauté soit inter- rogée sur le rite et sur le prêtre qu'elle préfère, afln qu'il lui soit donné par les autorités un prêtre selon son désir (1). »
Ces deux pièces sont séparées par un intervalle de treize années, elles datent néanmoins l'une et l'autre d'époques où la persécution était en pleine activité, et, à la seconde, les fruits qu'on attendait étaient déjà en grande partie obtenus. Donnons ici seulement les
(1) II, 105.
LES TRAITÉS DE TOLÉRANCE. 16
résultats, non sans avoir fait remarquer que cette pn''- tendue liberté laissée à la communauté de choisir son curé, équivalait, dans le fait, à une abdication de tous les pouvoirs, et des autorités ecclésiastiques et des pa- roissiens, dans les mains de l'autorité civile, essentiel- lement dévouée à l'impératrice et seule chargée de représenter la commune. Sur le sens et les effets de cette tolérance, les chiffres sont éloquents: à la mort de Catherine, trois ans seulement après le traité de Grodno, sur 5000 paroisses des diocèses unis de Kiew, Wladimir, Luck et Kamieniec, il en restait 200 àpeine, et l'on évalue à sept millions le nombre des fidèles enlevés à l'Église catholique. Quant aux procédés employés pour y arriver, nous aurons l'occasion d'y revenir.
Le règne de Catherine II marque la première pé- riode et, pour ainsi dire, le premier acte de ce long drame d'oppression religieuse qui a commencé pour la Pologne le jour de sa chute comme nation : drame qui se poursuit encore aujourd'hui, on va le voir, et qui, malgré la différence des hommes et des temps , pré- sente toujours le même caractère : en haut, dans la tète qui conduit, une perfidie profonde, marchant de pair avec l'ostentation de la grandeur, de l'humanité et du droit; dans les subalternes qui exécutent, la ruse sans pudeur et saqs frein, et, au besoin, une sauvage cruauté.
CHAPITRE H.
l'AlL ET ALEXANDRE (1796- 1823).
Tolérauce de ces deux princes.
La mort de Catherine II sauva pour un temps les der- niers restes deTÉgliseruthène. Son successeur Paul I" mit fin, dès son avènement, aux persécutions de tout genre. Il entra en relations amicales avec Rome, et un nonce apostolique, envoyé sur sa demande par le souverain pontife Pie Yï, régla la situation de l'Église catholique des deux rites dans tout Tempire. La célèbre bulle Maximis undiqiie prcssi, datée de la Chartreuse de Florence où le pape était prisonnier, contenait une nouvelle délimitation des sièges rélabhs : c'étaient, pour l'Église grecque unie, les trois diocèses de Polock, Luck et Brzesc; pour l'église latine, dont Catherine II avait aussi aboli tous les sièges, sauf un seul, celui de Livonie, c'étaient le siège métropolitain de Mohilew, les évêchès de Samogitie, Wilna, Luck, Kamieniec et Minsk. Si Paul I" et son successeur Alexandre eussent pu suivre jusqu'au bout leurs propres inspira- lions et leur loyauté naturelle, les justes réclamations
TOLÉRANCE 1)H CES DEUX PUINCES. 17
du saiiit-siége auraient eu tout leur effet. Malheureu- sement l'expérience de tous les jours montre que per- sonne n'est moins libre pour le bien, plus circonvenu et plus trompé que les souverains absolus. Cela est vrai de toute souvieraineté arbitraire, mais surtout de la Russie: les dispositions personnelles des monarques n'y peuvent prévaloir sur la tyrannie de l'entourage et des précédents, qu'aux dépens de leur stabilité. C'est ce que nous voyons aujo'urd'hui, où la généreuse initiative du czar pour l'émancipation fait le plus grand danger qu'ait encore traversé la monarchie de Pierre le Grand. Pour réparer le mal fait par Catherine, il aurait sulïi de la seule application des traités que Catherine elle- même avait tant de fois signés, des édits de tolérance dont elle avait tant de fois trompé ses nouveaux sujets et amusé l'Europe (1). Mais elle avait laissé après elle sur le trône métropolitain latin de Mohilew le prélat Stanislas Siestrzencewicz , sa créature , homme que sa perversité même avait fait choisir pour le but infernal que Ton poursuivait, savoir : la ruine de l'Église catholique par ses propres pasteurs. Le même système qui, avant le partage, avait imposé à la Pologne, pour archevêque primat, le traitre et dissolu Podoski, avait dicté à Catherine l'élection de Siestrzencewicz, et elle était venue à bout, par ses intrigues ordinaires, de le faire agréer au saint-siége. Quel fut donc ce prélat?
(i) Par exemple, léJiUlu 22 juillet (2 aoùl) 1763, renouvelé par oukase du 21 avril (2 iDars) 1785.
18 PAUL ET ALEXANDRE (1796-1825).
Né calviniste, cF abord sokMt, puis converti au catho- licisme (il est difficile de croire que ce fut sincère- ment) Siestrzencewicz eut, dans tout le cours de son trop long épiscopat (1772-1 826), un double mérite aux yeux du schisme russe. Polonais, il combattit toujours contre sa patrie ; catholique; il n'omit rien pour entraver l'action du saint-siége. Son ambition n'eut d'égale ipie sa bassesse ; pendant cinquante- quatre ans défaveur et de puissance, il eut le talent de se servir de l'Église sans la servir jamais, et il acheta par des trahisons tous les honneurs dont elle le combla en gémissant, ou qu'il usurpa sans pudeur. S'attri- buant, malgré le pape, le titre de métropolitain des catholiques des deux rites, de légat à latere du saint- siége, il usa de ses pouvoirs prétendus sur les Grecs unis, pour contraindre, par la violence et la rus(3, les prêtres de ce rite à passer au l'ite latin (1) : cause iné- vitable et prévue de la perversion des peuples, qui, vic- times de mesures évidemment iniques, préférèrent, en trop grand nombre, passer au schisme pour sauver leur rite. Par ce procédé, où l'on reconnaissait la main de Catherine, furent ravagés entièrement les diocèses de Polock, Smolensk, Novvogrodek et Minsk. Son ac- tion sur les latins ne fut pas moins funeste. Tout fut subordonné par lui à son ambition suprême, celle de
(1) Co qui élail forinellement défendu par le Saint-Siège : « Sub severioribns ecclesiaslicis pœnis elccnsuris elimn privaiionis miuu'vuin cl ollh-iormn. » Bref de Benoît. XIV aux reiij^icux basiliens, 20 avril 1751.
TOLÉRANCE DE CES DEUX PRINCES. 19
devenir le maître absolu des Églises des deux rites en Russie. Pièges tendus à la bonne foi des légats apostoli- ques, intimidation tentée jusque sur le pape, au moyen d'oukases arrachés à Catherine, suppression de pièces authentiques, désorganisation systématique des ordres religieux, falsification des brefs du pape et même des décrets du concile de Trente, protection ouvertement et publiquement accordée à la Société biblique, trafic scandaleux dans les procès de divorce, Siestrzenczewicz mit le comble à tous ses forfaits-en persuadantà Paul V% puis à Alexandre, dont la bonne foi fut trompée, l'érection du trop fameux collège ecclésiastique catho- lique romain, siégeant à Pétersbourg, à l'instar du saint synode, et dont lui-même avait dressé le plan. Ce collège était une cour générale de justice, qui devait connaître de toutes les affaires ecclésiastiques importantes, dans les six diocèses latins et dans les trois diocèses ruthéniens unis, et juger en dernière instance sous la présidence du métropolitain de Mohilew. Etablie par Paul T', cette cour fut constituée définitivement par un oukase organique d'Alexandre 1", du lo-2/i no- vembre 1801. « 11 est impossible, dit le P. Theiner, d'imaginer rien de plus absurde ni de plus outrageant pour les lois de l'Église que les statuts du collège ecclé- siastique. - On peut les lire m extenso dans l'ouvrage du savant oratorien. Qu'il nous suffise de dire ici que, sous la juste administration d'Alexandre, commença, par l'inspiration d'un archevêque soi disant catholi(iue, dont Catherine II avait presque imposé la nomination
20 l'AUL ET ALEXANDRE (1796-1825).
au saint-siége, celte funeste institution qui, législa- tivement, livrait l'Église catholique au bon plaisir du pouvoir temporel, et ne lui laissait d'autres ressources que l'énergie de ses pasteurs et la vertu doses enfants. Siestrzenczewicz se hâta de faire servir le collège ecclésiastique à l'objet qu'il se proposait : il le forma d'hommes sans conscience , sans religion et sans mœurs; il en écarta tout ce qui avait quelque renom de probité et de vertu : il y mit, entre autres, deux moines dissolus, dont l'un abjura bientôt et se maria à Saint-Pétersbourg, et son propre frère (pii était pro- testant et d'une réputation équivo(|ue. On verra que la présence de protestants dans le collège catholique de Pèlersbourg est restée de tradition. 11 semblait que le métropolitain de Mohilew ne pouvait pousser plus loin la mesure du cynisme. Il couronna cependant digne- ment son œuvre en arrivant, par ses intrigues, à faire éloigner le nonce apostolique, dont la seule présence à Pétersbourg rompait toutes ses mesures (1). C'est
(i) Siestrzenczewicz représente exactement le type des évêques catholiques, tels que le gouvernement russe les demande. Voici en quels termes parle de lui le comte Gourieff, ministre de la cour de Russie à Rome, dans un mémoire du mois de mai I 833, où il répond à diverses plaintes du souverain pontife : « Durant le demi-siècle que M^' Siestrzenczewicz s'est trouvé à la tête de l'Église catholique romaine en Russie, il a constamment suivi le précepte de l'Évangile qui lui ordonnait de rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César, et il a laissé à ses successeurs deux grands exemples à suivre : un amour pur pour la religion qu'il professait, et un entier dévouement à son souverain légitime. » (Voir plus bas l'analyse de la note du comte Gourieff.)
TOLÉRANCE DE CES DEUX PRINCES. "il
depuis cette époque que la cour de Rouie, qui reçoit un ambassadeur de Russie, a cessé, malgré tous ses efforts, d'être représentée à Saint-Pétersbourg. Rome n'a pu obtenir de la Russie ce que celle-ci obtient de la Chine : on a constamment refusé à elle seule ce que demandent les lois d'une juste réciprocité, ce que comporte l'usage constant des nations civilisées, ce que les Turcs viennent enfin d'obtenir de la tolérance du nouveau règne.
CHAPITRE III.
NICOLAS (l82-i-18:i5).
I
Les plans de perséciilioii.
On a vu que les bonnes intentions de Paul et d'Alexandre n'avaient eu qu'à demi leur effet. La législa- tion de Catherine subsistait au fond tout entière, mais il avait suffi de l'équité personnelle des princes pour en paralyser , en partie , les détestables conséquences. Aussi, depuis la mort de Catherine jusqu'à Nicolas, un progrès constant s'était fait remarquer dans l'Église catholique des deux rites. Nicolas monte sur le trône ; aussitôt tout change de face, car ce serait une grande erreur que de voir dans l'insurrection polonaise de I80O la première origine des innovations de Nicolas. Il est vrai qu'elle fut pour lui d'un grand secours; elle lui fournit en abondance ce dont la Russie, qui se pose en pays civilisé et agit au besoin en barbare, est toujours en peine vis-à-vis de l'Europe : des prétextes. 1 -es Polo- nais n'avaient pas pris les armes, que la ruine de leur Église était dès longtemps résolue. On va le voir par les dates.
].ES PLANS DE Pi'HSÉCUTIOX. 23
Mais avant de rappeler les actes, donnons inie idée du système. La tête puissante de Nicolas était capable de le concevoir et son bras de fer de l'exécuter; cepen- dant il ne fît que copier : c'est à Catherine- qu'il en faut rapporter l'invention (1). Dans ce qu'il fit contre .l'Église unie, il imita jusqu'aux |)lus minces procédés de Catherine; dans sa lutte contre l'Église latine, il s'empara surtout de son esprit : le mérite propre du petit-fils consiste à avoir rendu plus odieuse, s'il est possible, l'œuvre de l'aïeule, tout en suivant fidèlement ses plans, qu'il eut soin de consulter, et sur lesquels il est bon de dire un mot.
La même année qu'elle signait le traité de Grodno, à l'occasion du second partage, et qu'elle entrait par Icà en possession des évêchés unis, Catherine, qui venait de jurer à ses nouveaux sujets le maintien de leur reli- gion et de leurs églises, rassemblait à Saint-Pétersbourg un conseil secret, composé de prélats russes, pour y discuter le moyen le plus sûr et le plus prompt de faire passer au schisme les ruthéniens unis. Le plan proposé par Eugène Bulgari fut adopté. Ce prélat, savant aven- turier grec de Corfou, grand amateur de la phihi-
(1) Il est remarquable, d'ailleur?, qu'en Russie rien ne se fait contre l'Église qui ne soit pré[»arù de longue main. Tel règlement insi- gnifiant en apparence, telle assertion incidente, insérée aujourd'hui comme par hasard dans un oukase, sera demain un principe immuable, une vérité qu'on ne peut attaquer sans se rendre coupable de lèse- majesté, La règle admise est que le gouvernement ne se trompe jamais, et, par suite, ne trompe jamais, ni en adniinistration, ni en finances, ni en histoire ecclésiastique, ni surtout en théologie!
24 NICOLAS (1895-1855).
Sophie du xvni' siècle, ancien ami et courtisan de Frédéric II, qui l'avait donné à Catherine, ftit pour l'Église unie le plus grand instrument de sa perte. Il proposa de fonder, dans les provinces nouvellement acquises, un étahlissement de missionnaires sous la direction d'un évoque russe. Sur ses conseils, la mission fut fondée, dotée richement et confiée à l'évêque Sadkowski, archimandrite de Sluck, qui procéda sans tarder au genre d'apostolat qu'on attendait de son zèle.
Voici les procédés qu'il employa :
Après s'être annoncé à ses futures ouailles par un manifeste incendiaire contre l'union, rempli de pro- messes de tout genre en faveur de ceux qui vou- draient y renoncer, il fit marcher, sous la conduite de quelques popes, des bandes de soldats qui , par d'indignes violences, par la cruauté et la ruse, eurent bientôt conquis nombre de prosélytes : digne pen- dant de la croisade des Cosaques Zaporogues. Les prêtres qui refusaient d'embrasser le schisme étaient aussitôt chassés avec leurs familles, ou mis en prison. Ainsi furent dévastés et convertis en masse les dio- cèses de l'Ukraine, ceux de Luck , de \Yladimir, de Chelm en Volhynie, de Kamieniec en Podolie. A consulter les oukases rendus par Catherine dans ces circonstances, on ne voit, dans tout ceci, que zèle le plus pur pour l'Église , et sages détails d'une administration bien réglée. Les églises qu'on vou- lait détruire avaient-elles, avant le renouvellement de l'union, opéré à la fin du xvi^ siècle, appartenu
LES PLWS DE PERSÉCUTION. 25
au schisme, vile on déclare que l'union avait été violente et illégale , et toute la communauté est réin- tégrée d'autorité dans l'orthodoxie. Il est de même décidé par oukase que, pour fonder de nouvelles pa- roisses et entretenir un prêtre, il faut au moins cent feux, et que toutes les communes qui n'auront pas ce nombre de feux seront réunies aux communes voi- sines. Le sens de cet oukase est facile à comprendre : comme les villages des provinces polonaises de la Russie ne sont pas peuplés, il en résulta que la plus grande partie des paroisses fut détruite et leurs prêtres éloi- gnés, et même, grâce aux soins vigilants de Catherine, réduits à la mendicité par la vente publique de leurs biens. La fréquentation des églises devint on ne peut plus difficile par suite de leur éloignement, et la plu- part des fidèles de la campagne durent renoncer, au moins pendant tout l'hiver, à toute consolation reli- gieuse.
Le succès de la mission accomplie par de tels moyens fut immense et universel : comme nous l'avons dit plus haut, tout fut détruit, évêchés et mo- nastères, il n'y eut quelques exceptions que pour le seul diocèse de Polock, grâce à l'obéissance moins rigide des gouverneurs de ces provinces. Est-ce une témérité de croire que cette audacieuse humanité les eût perdus devant Catherine? La mort de l'impératrice les sauva.
20 NICOLAS (IS2.')-î8r>5).
II
Principaux actes de Nicolas.
C'est ce système suivi par Catherine, avec une per- sévérance inflexible, que Nicolas s'appliqua h ressus- citer (lès les premières années de son règne : système qui dure encore aujourd'hui, comme on le verra par les faits. Nous avons dû le rappeler pour donner une idée plus nette de la situation présente, et faire bien saisir au lecteur tout ce qui est compris sous celte parole d'Alexandre II aux Polonais : « Ce que mon père a fait est bien fait, et je le maintiendrai. »
Qu'a donc fait Nicolas ?
Pour le raconter dans le détail, un volume entier serait nécessaire. Si ce règne tient une grande place dans l'histoire de la Russie an xix" siècle, on peut dire que la persécution de l'Ëglise catholique occupa, dans ce règne lui-môme, la plus grande place. Le rêve de Nicolas fut celui de tous les despotes qui ont la conscience de leur propre force, et acceptent sans hésiter et jusqu'au bout la fatalité de leur rôle. Réaliser la triple unité religieuse, politique et natio- nale ; dans un empire immense où tous les cultes, toutes les formes de gouvernement, tous les climats étaient représentés, établir à tout prix une unité contre nature, analogue à celle qui règne entre les soldats d'une armée moscovite, composée de vingt peuples divers, parlant
PRINClP.VrX ACTES DE NICOIAS. 27
cent dialectes, mais revêtus du même uniforme et tremblant sous le même bâton ; pour y parvenir, tendre tous les ressorts d'une centralisation à outrance, qui ne recule jamais devant l'emploi de la force ni de la ruse, qu'aucun effort ne lasse, qu'aucun échec ne dé- courage : tel fut le but suprême poursuivi par Nicolas, pendant les trente ans que la Providence laissa dans ses mains le sceptre de fer qu'il semblait avoir reçu directement de Pierre le Grand. Le plus grand obstacle à ses desseins étai\ l'Église catholique, la seule qui ait jamais contrarié tous les despolismes, en tout tenqjs et par tous pays, quel que fût leur nom ou leur costume ; la seule qui ait le don de les lasser et la gloire de leur survivre. Nicolas en fit l'épreuve, et il ne tint pas à lui que cette épreuve ne tournât à la ruine de la foi ro- maine, tant il multiplia les règlements astucieux pour l'enchaîner, les avances trompeuses pour la séduire, et, au besoin, les persécutions ouvertes pour l'abattre. Nous renonçons h tout dire ; nous ne nous astrein- drons même pas à présenter l'ordre chronologique des faits. D'ailleurs, si nous voulions l'entreprendre, nous serions obligé, contre notre dessein , d'entrer beaucoup trop avant dans l'histoire politique de ce règne, qui se confond presque partout avec son his- toire religieuse. Il sullira de présenter les traits sail- lants, de manière à ce que l'ensemble de la poli- tique religieuse de Nicolas soit mis en pleine lumière, et à ce qu'aucune de nos assertions ne reste sans preuve.
28 NICOLAS (182.5-1855).
Heureiisenu3iit nous avons pour guide la célèbre allo- cution de Grégoire XVI, du 22 juillet 18/|2, destinée à donner coiniaissance au monde catholique de tout ce qui s'était passé, au sujet de l'Église, entre le pape et l'em- pereur : monument admirable de droiture, de fermeté, de dignité et de cette grandeur sereine dont les vicaires de Jésus-Christ, seule puissance au monde que la passion n'ait jamais fait dévier de son orbite, se sont toujours réservé le secret (1). De cette allocution, dont le seul caractère devrait suffire pour rendre pensif un schis- matique de bonne foi, pas une parole n'a été démentie, ni ne peut l'être. Nous nous bornerons- donc à rap- porter les traits principaux de cette pièce si formidable par sa modération même ; si sévère pour le coupable par l'extraordinaire mansuétude dont elle témoigne ; si pleinement historique, enfin, et par son exactitude religieuse et par son abstention complète de tout carac- tère politique. Nous nous réservons seulement de la commenter avec les explications même et les paroles de l'empereur Nicolas, et de ses agents officiels.
Ce fut en pleine paix, par un oukase du mois de fé- vrier 182G, que Nicolas commença la guerre contre l'église unie, que l'humanité de Paul et d'Alexandre I" avait laissé se relever de ses ruines (2). Cet oukase dé-
(1) Voir celle alloculion reproduite à la fin du volume. Quand nous cilons Vallocuiion, nous désignons à la fois, par ce mot, l'allo- cution proprement dite et l'exposé qui la suit.
(-2) Si Ion peut appeler bumanité l'exécution des traités les plus solennels, et encore avec celle restriction que tout rapport direct avec le souverain pontife est interdit aux catholiques (oukase du
PRINCIPAIX ACTES DE NICOLAS. '29
fendait à tous les marchands polonais ou russes, ap- partenant à l'Église unie, de vendre dans les foires ou toute autre réunion de peuple dans la petiie Russie, la Russie blanche ou ailleurs, aucun livre à l'usage des fidèles de cette Église, imprimé par les imprimeurs de cette relioion et en lans-ue slave.
Mais ce ne fut là qu'un préliminaire insignifiant dont la date seule importe; l'oukase du 2'2 avril 1828, an- térieur de deux ans à l'insurrection polonaise, de onze ans à la chute définitive de l'Église unie, est la vraie date de sa ruine. C'est aussi le vrai modèle de cette persécution savante dont l'Écriture sainte a depuis /lOOO ans donné laforinule : « Opprimamus sapienter; » persécution qui, déguisée sous des formes administra- tives, est de toutes les tyrannies la plus cruelle, parce qu elle est la plus minutieuse, la plus durable et la plus perfide. Si l'on a oublié le ton des déclarations de Catherine II à ses fidèles amis les Polonais, qu'on lise seulement le préambule de l'oukase destiné à préparer l'extirpation de l'église unie :
« Désirant donner à la direction supérieure des af- faires ecclésiastiques de l'Église grecque unie une orga- nisation qui réponde pleinement aux besoins et à l'utilité réelle de ceux de nos fidèles sujets qui profes-
16 décembre 1812, renouvelé de Catherine). Mais avec la Russie il faut se montrer coulant sur la manière d'interpréter et d'appliquer les traités. Sous ce rapport, on la vu sous Catherine et on le verra plus encore sous Nicolas, on le verra sous Alexandre II, elle a des traits frappants de ressemblance avec la Chine. L'expul-ion des jésuites est aussi, comme on le sait, l'œuvre d'Alexandre.
30 NICOLAS (1825-1855).
sent cette religion, et qui soit en harmonie avec les institutions fondamentales de cette Église, et voulant, en particulier, donner des marques de notre bienveil- lance au clergé grec uni en général et à son respectable chef, le métropolitain Josaphat Bulhak, en particulier, nous ordonnons, etc. »
C'est dans ces vues si bienveillantes que l'empereur bouleversait d'un trait de plume toute l'organisation que le souverain pontife, d'accord avec l'empereur Alexandre, avait donné à l'Église unie, et rendait impos- sible à l'avenir tout effort du saint-siége pour améliorer ou même maintenir cette pauvre église, si enchaînée déjà et à peine renaissante. Cet oukase instituait un collège ecclésiasti(|ue grec uni à l'instar du saint synode russe, invention de Pierre le Grand, si favorable, comme on sait, à l'indépendance du clergé grec; à l'instar aussi du collège catholique romain, dont le pervers Siestrzeu- cewicz avait dressé le plan. C'était, comme le remar- que Grégoire XYI, « une dépendance presque totale imposée par le gouvernement russe aux évoques dans l'exercice de leur autorité : » c'était justement le but que poursuivait l'empereur. Aussi tous les actes qui suivent ne sont que le développement logique de celui-ci. Exclusion formelle d(3 la surveillance de l'enseigne- ment du clergé séculier et régulier, prononcée contre les évêques et les supérieurs des ordres religieux, et, par suite, intrusion forcée de personnes séculières et de dissidents dans radministration des choses ecclésias- tiques ; suppression ou bouleversement complet des
PRINCIPAUX ACTES DE NICOLAS. o\
ordres religieux, auxijuels on imposait arbitrairement des règlements nouveaux eu ce qui concerne la pro- fession, les vœux monastiques, le noviciat, les études, de manière à rendre moralement impossible le recru- tement des couvents qu'on ne supprimait pas ; vacances systématiquement prolongées des sièges épiscopaux, et choix prémédité, pour les remplir, de personnes inca- pables, où par leur grand âge, ou par leur caractère moral, système renouvelé de Catherine II; confiscations réitérées des biens des couvents; puis, quand l'insur- rection polonaise ent enlevé tous les scrupules qui pouvaient rester, enlèvement de milliers d'enfants, déportés en Russie; interdiction formelle de publier ou de recevoir toute bulle ou rescrit de Rome ; renou- vellement des peines les plus sévères contre quiconque aurait travaillé à la conversion d'un sujet russe ; exten- sion à la Pologne des lois de l'empire relatives aux mariages mixtes, et en vertu desquelles tous les enfants^ à naître doivent être élevés dans le schisme; nullité déclarée de tous ces mariages, s'ils ont lieu devant le seul curé catholique; renouvellement de l'oukase de Catherine sur le chiffre des populations nécessaires pour former une paroisse, dans le but évident de sup- primer un nombre immense de paroisses catholiques ; interdiction aux prêtres latins de recevoir à la confes- sion et à la communion les personnes qui ne leur sont . pas connues ; tous ces actes exorbitants, couronnés enfin par l'éclatante destruction de l'Église grecque unie, en 1839, au moyen de l'apostasie de trois
m NICOLAS (1825-1855).
évêques, savamment préparée par des machinations infernales : lelle est la série des faits énumérés dans la première partie de l'allocution.
III
La persécution.
Arrêtons-nous ici pour examiner, d'une part, la na- ture des actes commis contre l'Église unie, puis contre l'Église latine; de l'autre, le caractère des pièces offi- cielles, diplomatiques ou autres, publiiiuesou secrètes, mais toutes authentiques, qui constatent le rôle de Nicolas vis-à-vis de ces trois intérêts qu'il avait à mé- nager : l'intérêt de sa toute-puissance religieuse, le soin de sa réputation devant l'Europe, les égards dus au souverain pontife.
Qu'on veuille bien d'ailleurs ne pas oublier que Nicolas, aussi bien que Catherine et Alexandre, est engagé par ses serments, par les traités, à respecter la liberté des consciences; que, de plus, lui-même avait renouvelé ces promesses dans le statut du ilx fé- vrier 1832, où il réglait en vainqueur la nouvelle orga- nisation du royaume de Pologne (1); statut conmiu-
(1) On a quelquefois soutenu, de la part du gouvernement russe, que le royaume de Pologne seul était compris dans les Irrités de tolérance qui assurent le libre exercice du culte catholique. C'est à cette allégation que répond Grégoire XVI dans ce pa-^siige de Tallo- cution : « Ces assurances, quoique données pour le royaume de Pologne, tel qu'il est conslitué depuis la restauration de 'I 8 1 5, étaient
l.\ PERSÉCUTIOX. 3o
iiiqué. officiellement au souverain jîontife le 12 avril suivant; sans parler des lettres autographes ou autres dont, à l'exemple de Catherine II, il sut. dans tous les cas importants, amuser l'attention du pape et arrêter des actes pulilics de nature à l'embarrasser.
Contre l'Église unie on adopta les bases autrefois proposées à (Catherine parBulgari. Un prélat grec uni, ambitieux et vil, avant de devenir cruel, Siemaszko, se chargea de jouer vis-à-vis de ses collègues et de ses coreligionnaires le rôle de Judas.
Il fallait avancer lentement et miner le terrain par la ruse, avant de frapper le grand coup. L'important, après avoir corrompu les pasteurs, était de persuader au peuple qu'on ne voulait introduire dans les rites que des changements insignifiants et sans portée. On commença donc par fonder, dans les provinces ruthé- niennes, des évêchés gréco-russes auxquels on donna la dénomination des anciens sièges ruthéiiiens unis. Les cathédrales catholi([ues furent transformées en cathédrales schismaliques. On pouvait craindre les résistances du vénérable métropolitain Bulhak. iMais son grand âge le rendait à peu près incapable d'autre chose que de protestations personnelles, auxquelles
iL'lles qu'il devenait impossible de ne pas les recevoir coiiinie s ap- pliquant également aux possessions et propriétés du clergé (atlio- lique dans les provinces polonaises russes. Celle persuasion résul- tait invinciblement de la pleine conformité de ces assurances, non- seulement aux inébranlables principes de la justice, mais aussi à la teneur des anciens traités concernant ces dernières provinces. »
â/i NICOLAS (18^25-1855).
il ne faillit pas. Siemaszko devint, de fait. piV^sident du collège ecclésiastique grec uni, déjà fondu, par la prévoyance de Nicolas, dans le saint synode russe (1); et, en cette qualité, il donna l'ordre de retirer aux prêtres grecs unis tous leurs anciens mis- sels, eucologes et bréviaires, pour les remplacer par des livres schismatiques imprimés à Moscou en 1831. Les évêques , gagnés par lui, métamor- phosent leurs églises extérieurement en églises russes, suppriment la plupart des cérémonies et des usages plus spécialement catholiques; enfin, ils dé- fendent sévèrement aux prêtres de prêcher, afin de préparer les peuples, par l'ignorance, à l'apos- tasie. Pour plus de sûreté , la nomination de tous les curés des deux rites est conférée aux gouver- neurs des provinces, et dès lors on devine que les éghses catholiques reçurent pour pasteurs tout ce qu'il y avait de vicieux et de corrompu dans le clergé, et qu'une vigilance jalouse écarta du soin des âmes tous ceux qu'en d'autres temps leur vertu y aurait appelés. Comme il arrive toujours, la partie la moins digne d'un clergé, travaillé de longue main, se montra facile aux séductions; mais, chez un grand nombre, on se heurta devant d'héroïques résistances. La Sibérie, la prison, le fouet, telsfurent les arguments partout em- ployés; et le seul simulacre de légalité qu'on daigna employer fut encore un emprunt fait à Catherine. A
(]) Par un oukase de 1 832.
LA PERSÉCUTION. 35
l'exemple de l'impératrice, on se faisait apporter les registres de baptême des églises qu'on voulait enlever aux catholiques. Si elles avaient été fondées dans l'ori- gine par des schismatiques, ou qu'elles eussent un seul jour appartenu à ce culte, elles étaient, par le seul fait, déclarées schismatiques, et presque tous les oukases qui enlèvent des églises aux Unis commencent par ces mots : « Il a été trouvé que telle cure a autrefois ap- partenu à la religion dominante... » Ce fut bientôt le cas de toutes les églises. Il suffisait aussi qu'un certain nombre de mauvais sujets d'une paroisse, gagnés par la police, se déclarassent orthodoxes pour qu'aussitôt toute la paroisse fût censée appartenir au culte domi- nant , et dès lors tout habitant resté fidèle devenait passible des peines de l'apostasie (1).
Il nous est impossible d'entrer dans les détails de cette persécution. On peut les voir dans le P. Thei- ner (2). 11 convient cependant de rappeler, à côté des évoques apostats, le nom du protestant Schrœder, gouverneur de Witepsk, à qui Nicolas paya ^53,000 rou- bles les trente-trois mille âmes qu'il sut conquérir au schisme. Il y gagn^^de plus une place au sénat. Dis- gracié peu après, à Ccluse de ses concussions, il ne put quitter Witepsk qu'à la faveur de la nuit : la vengeance populaire se préparait à lui faire payer chérie sanglant
(1) Voy. Perséculions et souffrances de l'Eglise catholique en Russie, par un ancien conseiller d'État de Russie (M. le comte d'Horrer). Paris, Gaume, 1842.
(2) T. II, p. 333 elsuiv.
30 NICOLAS (1825-1855).
prosélytisiDO qu'il avait exercé en faveur d'un culte qui
n'était pas le sien.
En résumé, Catherine II fut surpassée : on donna à ses oukases renouvelés une latitude d'application qu'elle même n'avait pas soupçonnée : les prêtres unis durent opter entre le schisme ou la prison, les galères et les mines. Les moins maltraités durent subir une ruine absolue [tour eux-mêmes, pour leurs femmes et leurs enfants. L'agent principal de Nicolas, l'évêque Siemaszko, trouva son propre père parmi ceux qui refusaient d'apostasier et lui reprochaient son crime. La générosité de l'évoque et de l'empereur se borna, vu son grand Age , à ne le pas faire traîner en Sibérie.
Mais l'intérêt se porta surtout sur le vénérable mé- tropolitain Bulhak , inébranlable , malgré son grand âge, et à qui les menaces du comte Bludoff, envoyé au milieu de la nuit dans son palais pour lui extorquer une signature, ne purent arracher un seul acte de fai- blesse. On fut obligé d'attendre sa mort pour consom- mer la séparation )»ar des actes officiels. Mais n'ayant pu le séduire vivant, Nicolas voulut le déshonorer mort, et, par ordre exprès de l'empereur, les funérailles du saint archevêque durent scandaliser ceux qu'avait édi- fiés sa vie. Car, en lui décernant des obsèques magni- fiques, l'empereur voulut qu'elles fussent célébrées suivant le rite russe et qu'on l'enterrât au couvent grec d'Alexandre Newski, dans le caveau réservé aux mé- tropolitains russes : on espérait par là tromper les
DÉFECTION DES RUTHÈXES UNIS. 37
catholiques en leur persuadant que l'archevèciue était mort métropolitain de TÉglise russe, et que le temps seul lui avait manqué pour donner son adhésion pu- blique à l'union avec l'Église dominante.
IV
Défection des Itiillièncs unis.
La mort de Bulhak enlevait le dernier obstacle à la défection publique de Siemaszko et de ses complices. Aussi dès le commencement de l'année 1839 (12- 24 février) fut publié, dans la Gazelle officielle de SaùU-Pélersbourg, un arrêté synodal qui constatait leur séparation de l'Église romaine et leur réunion à l'Église nationale. Celte pièce était destinée à faire le tour de l'Europe : aussi présente-t-elle le fait de cette réunion comme Theureux retour d'un jeuple, longtemps vic- time de l'erreur romaine et de la violence des anciens conquérants polonais, cà la vérité religieuse et au bonheur de l'unité. « Nos ancêtres, y est-il dit, ont toujours été une partie inséparal)le de la nation russe. Sous la domination polonaise, le clergé ruthénien avait été subjugué par le clergé romain, et courait le danger d'être détruit ou entièrement réformé. Mais le Très- Haut mit fin à des souffrances qui avaient duré des siècles. La Ruthénie , c'est-à-dire les provinces que nous habitons, rentra sous la domination de la Russie. C'est surtout à la générosité et ii la protection pater-
38 NICOLAS (1825-1855).
nelle de Nicolas Pawlowitch , empereur actuellement régnant avec piété et bonheur, que nous devons l'en- tière délivrance de notre Église. Tout ce qui nous reste à désirer, c'est que cet ancien ordre de choses puisse se consolider et durer à l'avenir... » Dans ce but, on a résolu de consommer, par un acte public, l'union déjà presque réalisée de fait, et c'est pourquoi l'on décrète :
« r De reconnaître de nouveau l'union,... de faire preuve de la plus parfaite obéissance envers le saint synode dirigeant de toutes les Russies. »
2" « De prier humblement le très pieux empereur et maître de prendre notre projet actuel sous sa très haute protection, et de hâter son exécution selon son bon plaisir, selon sa volonté de maître, pour la paix et le salut des âmes. »
Un acte si humble et si véridique, mais où se peint d'une manière si naïve, jifsque dans les termes, le degré invraisemblable de servilisme auquel descend, par le seul fait, quiconque prend rang dans la hiérar- chie russe, fut suivi immédiatement d'actes non moins solennels et non moins authentiques, qui complètent la haute hypocrisie de cette scène digne du bas empire. C'est d'abord un oukase par lequel Nicolas, « remer- ciant Dieu d'avoir touché les cœurs d'un clergé si nombreux et jadis russe, » donne au général Protasoff, procureur général du saint synode, « l'ordre de faire examiner l'acte de réunion dans le synode, et de lui soumettre le projet d'une décision conforme aux lois de la sainte Église. » Vient ensuite un décret du saint
DÉFECTION DES lîUTHÈNKS IMS. 89
synodn qui « par la volonté du souverain et empereur Nicolas Pawlowitch, autocrate de toutes les Russies, » déclare avoir pris connaissance de l'acte fait en concile par les évoques et « rend des actions de grâces à Dieu et àN.-S. J.-C, qui, par les moyens impénétrables de sa puissance, a mis à néant les efforts nombreux, sou- tenus et triomphants en apparence qui éloignaient de l'Église orthodoxe russe un peuple nombreux...; qui a inspiré à notre très pieux souverain et monarque iNicolas Pawlowitch de délivrer le clergé grec uni de l'influence étrangère, et qui a, par sa puissance invin- cible, ramené les cœurs de ceux qui étaient séparés iVune manière à jamais mémorable dans les annales de l'Eglise. »
Ce décret admettait à la communion orthodoxe les évêques, le clergé et le troupeau des nouveaux con- vertis, et, après avoir constaté que ce résultat se pré- parait depuis plusieurs années, et que notamment, en 1834, les archiprêtres grecs, unis par une résolution unanime (1) « empruntèrent au saint synode leurs
(1) Voy. plus haut, page 34. Les prêtres du district de Nowogro- dek, qui avaient le plus fermement résisté à l'introduction des livres schismatiques, avaient été, par ordre de l'empereur, condamnés à une année de pénitence dans un couvent. L'un d'eux, Plawski, curé de Lubieszow, profita de ce loisir forcé pour écrire une réfutation du schisme grec, qu'il envoya à Siemaszko. L'empereur, informé, relégua Plawski à Wialka, sur les confliis de la Sibérie, où il fut condamné à être sonneur de cloche de l'église russe de cette ville Sa femme et ses six enfants lui furent enlevés, placés séparément dans diverses maisons d'éducation russes , et forcés d'y embrasser la religion schismatique. (Theiner, I, 233-235.)
AO NICOLAS (18-25-1 85b).
livres d'église les plus importants. » Il ajoutait néan- moins « qu'on devait user d"une grande indulgence apostolique en ce qui concerne la diversité de quelques usages locaux qui ne touchent ni aux dogmes ni aux sacrements, et que l'on ramènera l'uniformilé primi- tive, lentement, avec douceur, et par libre conviction des fidèles. »
11 ne restait plus qu'à célébrer par des fêtes, des actions de grâce et des réjouissances publiques, un si heureux événement. C'est ce qu'on fit en grande pompe, et les journaux russes firent part à toute l'Europe de la joie universelle de fcmpire. Voici ce qu'on lit dans V Abeille du Nord :
« Aujourd'luii le clergé réuni des deux, ou plutôt d'une seule et même Eglise, adresse en commun au Très-Haut ses prières dans toute l'étendue des éparchies réunies, où jadis périrent tant de victimes d'une superstition barbare. Aux mesures réprouvées de Dieu, des temps passés, on n'a opposé que des moyens de persuasion, et autant fut terrible la sépa- ration des enfants du sein de leur mère, autant a été facile et joyeux leur retour actuel (1). Les ancieimes bles-ures sont
(1) C'est une des vérités à l'usage de la théologie officielle en Russie que la persécution par laquelle les Rulhéniens auraient été ramenés violemment à l'Eglise romaine, au xvi* siècle. 'Voici ce qu'écrit à ce sujet M. Dimitri Tolstoy, homme distingué et instruit, que nous devons croire l'organe des opinions religieuses autorisées, ou plutôt commandées par le gouvernement : « Savez- vous ce que c'est que l'union inventée en Pologne [lar les jésuites à fa fin du XVI* siècle? C'est un (lot. de sang quia couié comme du temps du paga- nisme, où les chrétiens ont été brûlés vifs; c'est une tyrannie qui
DÉFECTION DES RUTHÈNES UNIS. h\
fermées, les préceptes de la religion affermis, l'esprit et la conscience du peuple ironquillisés. Une branche entière de l'Église russe, abandonnant l'union prétendue, est revenue à l'unité vraie et universelle ; et la Russie, qui, grâce à la sage sollicitude et au pieux exemple de son monarque, a fait de si grands progrès dans les choses de la religion, s'empresse , comme lui, d'exprimer sa reconnaissance au grand auteur de ce paisible triomphe, dont les suites bien- faisantes sont innondjrables. On peut soutenir désormais, avec raison, qu'à l'exception de la Lithuanie proprement dite, et de la Samogilie, la j)opulalion entière des provinces occi- dentales de l'empire est noa-seulement russe, mais aussi orthodoxe. Des ennemis s'efforceront en vain de soutenir le contraire, malgré l'histoire et l'état actuel des faits. Leur opinion ne trouve pas d'écho dans les vrais habitants de ces provinces qui ont conservé le souvenir de leur origine, de leur langue et de leur ancienne croyance. »
Enfin, pom' mettre le comble à l'hypocrisie officielle et pour suborner l'avenir, s'il était possible, comme on
n'a pas sa pareille dans les temps les plus barbares ; c'est une oppression de conscience ; ce sont des cacfiols, des tortures, des tourments de tout genre, par lesquels on faisait passer ce malheu- reux peuple russe qui ne voulait pas renoncer à ses croyance?. » Il est bien entendu que la véritable histoire ne dit pas un nriOt de loul cela, et que M. Tolstoy, sommé de produire ses preuves, n'a pu les produire. Le même écrivain, dans la même lettre, accuse le pape Grégoire XVI d'avoir Iraiii la vérité dans ses « ulloculiom aussi pleines d'outrages quinlcnllonncUemcnl inalceillantes. » On peut voir, aux pièces juslificalives, l'allocution de Grégoire XVI. Il y a du moins celle diftérence entre le publiciste russe et le souverain pon- tife, que le souverain pontife ne s'emporte jamais et ne dil rien sans preuve. L'écril de M. Tolstoy est analysé et cilé dans VUnivers du 21 septembre 1858. H avait paru dans V Avenir de Nice au mois de mai précédent.
42 NICOLAS (1825-1 S55).
s'efTorçait de tromper les contemporains, Nicolas faisait frapper cette fameuse médaille que la dernière posté- rité verra, en effet, briller sur sa poitrine, comme un honteux stigmate, et qui porte ces mots : « Séparés par la haine en 1595, réunis par l'amour en 1839. »
Mais ce fut en vain : à la honte d'avoir menti, le gouvernement russe dut joindre l'amer dépit d'avoir menti inutilement; car, tandis qu'il faisait célébrer partout, par des plumes vénales, l'heureux retour de la concorde religieuse, la Gallicie autrichienne, où du moins on pouvait parler, se remplissait comme en 1795, sous la persécution de Catherine, des prêtres catholiques assez heureux pour avoir pu atteindre la frontière, et échapper à la Sibérie par un volontaire exil. « Quant aux fidèles, écrit un témoin oculaire, tous ceux qui se montrent fermement attachés à leur culte sont forcés d'endurer des traitements que je n'essayerai pas de décrire. » Au reste, les oukases postérieurs de l'empereur Nicolas feront voir suffi- samment, par ses propres paroles, quel fut le vrai caractère de ce retour de l'Église ruthénienne « au sein de la commune mère. »
Persécution de l'Ûglise latine.
L'Église latine ne fut pas mieux traitée. Les couvents avaient été de tout temps la gloire et la force de l'Église polonaise. Ils étaient le centre de la piété et des lu-
PERSÉCUTION DE L ÉGLISE LATINE. 43
mières ecclésiastiques, et les biens considérables qu'ils possédaient, ressource du pauvre et de toutes les œuvres de miséricorde, ne contribuaient pas peu à leur donner une grande influence sur le peuple. Dans la Russie schismatique, grâce à l'absorption complète du pouvoir religieux par le pouvoir civil, Catherine II avait pu, sans coup férir, continuer l'œuvre de Pierre le Grand, s'emparer sans résistance de tous les biens ecclésiastiques et réduire ainsi tout le clergé russe à l'état de misère et de dégradation irrémédiable, où il languit encore aujourd'hui et où il achèvera bientôt de mourir. Vis-à-vis de l'Église catholique, quoique infi- niment moins riche et moins nombreuse, la tache était plus difficile. []n grand nombre de couvents avaient survécu aux rapines de Catherine II. L'affaire de leur suppression, résolue et préparée dès! 8*28, fut reprise en 1832, avec une ardeur et une âpreté qui s'expliquent moins par le fanatisme de la toute-puissance religieuse que par la crainte, souvent avouée, de voir subsister dans les couvents catholiques des foyers de patriotisme anti- moscovite.
Ici encore il faut admirer l'astuce qui présida au travail de la spoliation, et rapprocher soigneusement les paroles des actes.
En 1832, le ministre Bludoff présenta au collège ecclésiastique catholique romain un rapport sur l'état des couvents. « Sa Majesté Impériale, disait ce rapport, avait appris que les nombreux couvents catholiques romains étaient en état de désordre, et que tous les
hk NICOLAS (1825-1855).
moyens pris pour y remédier restaient sans effet. » (Notez que cette même année 1852 vit renouveler la défense, sous des peines terribles, de communiquer avec Rome.) La cause en était le petit nombre des religieux qui diminuait toujours par l'influence natu- relle du siècle.
« Il nous a paru, concluait le rapport, que le meilleur moyen et le plus efficace pour remédier à cet état de choses était de supprimer les monastères superflus, d'en répartir les religieux dans ceux (jue l'on conserve, et auxquels on don- nera une constitution (|ui les mette en harmonie avec le but primitif de leur établissement, avec le véritable esprit du christianisme, et avec les besoins actuels de l'Église catho- lique romaine (1). »
La suppression était donc, comme on le voit, dans l'intérêt de TÉgiise romaine. D'ailleurs on ne faisait (c'est toujours Bludoff qui parle) qu'appliquer une bulle de Benoît XIV. Le ministre n'oubliait qu'une chose, c'est de dire que la bulle de Benoît XIV était citée mal à propos et ne s'appliquait point au cas pour lequel on l'invoquait, et que d'ailleurs, si les vocations diminuaient, ce n'était pas l'esprit du siècle qu'il fallait accuser, mais bien l'oukase de \ 828 qui avait, pour ainsi dire, fermé tout accès aux noviciats. Devant des raisons aussi péremptoires, le collège catholique romain n'avait qu'à s'incliner; c'est ce qu'il fit. Il était alors présidé par le prélat Pawlowski, digne successeur de Sies-
(1) Theiner, I, 321.
PERSÉCUTIOX DE l'ÉGLISE LATINE. fiù
trzencewicz, qui mérita peu après, par des prévarica- tions nouvelles, d'être élevé au siège métropolitain de Mohilew. On triompha par les moyens ordinaires de la résistance des évêques fidèles. Le prélat Szczyt,. admi- nistrateur de Mohilew, fut, pour l'exemple, arraché de son siège et envoyé aux extrémités les plus reculées de Fempire. On lui donna pour successeur Tabhè Ka- mionka, c[ui, de concert avec Pawlowski, travailla à la l'uine projetée avec tant d'activité qu'à la fin de ISo'i, sur trois cents couvents , deux cent deux avaient été détruits. Qui dira la brutalité, la rapacité, les scènes de sang et de larmes qui marquèrent cette expurga- tion de l'ordre monastique entreprise, selon Nicolas, dans l'intérêt même de l'Église ? Personne, dans les provinces polonaises, n"a oublié ces employés, escortés d'une bande de soldats, tombant à Timproviste sur les couvents, à toute heure du jour ou de la nuit, les moines expulsés sur-le-champ, sous escorte, sans pou- voir emporter rien que ce qui était à l'usage personnel de chacun ; puis les approvisionnements du monastère livrés au pillage, et les violences expirant dans l'orgie. De cette époque date la fortune subite de bon nombre d'employés russes, supérieurs et inférieurs. On vit des officiers de police vendre des vêtements et des vases sacrés. Mais surtout l'histoire enregistra pour toujouis l'héroïsme de ces religieuses basiliennes de Minsk (1 1, dont le long martyre égale, s'il ne le surpasse, tout ce
(I) Voy. Martyre de sœur Irena-Macrina Mieczysluska cl de sis compagnes en Pologne. Paris, Gaume frères, 1846,
^0 NICOLAS (18^5-1855).
que rantiquiié nous a appris , non-seulement de la générosité des chrétiens tourmentés pour leur loi, mais aussi de la froide cruauté, de la ruse scélérate, de la patiente effronterie des scribes et des bourreaux de l'ancienne Rome. Aucun catholique ne s'étonnera que l'évêque apostat Siemaszko ait présidé en per- sonne à toutes ces horreurs. Mais on se demande à bon droit que penser d'une Église dans laquelle un tel homme occupe encore, à l'heure où j'écris, pour prix de ses cruautés, le poste le plus éminent dans la hié- rarchie sacrée, bénit de ses mains homicides un peuple converti par de tels moyens, et conduit dans les voies du salut les nouveaux orthodoxes, avec un bâton pasto- ral teint du sang de ses enfants ! Celui dont toute con- science honnête doit avoir horreur, comme du scélérat le plus vil, a été jugé digne de présider des évêques ! Pourquoi faut-il surtout (jue la suppli({ue envoyée à Pétersbourg par Fabbesse martyre ait été renvoyée à Siemaszko avec ces mots tracés en marge de la main même de Nicolas : « Saint et vénérable archevêque, ce que vous avez fait est vénérable et saint; j'approuve ce que vous avez fait et ce que vous ferez (1) ! »
VI
IMcolas et la cour romaine.
Tournons-nous maintenant du côté de Rome, la seule puissance humaine qui ait eu le courage de de-
(1) MarUjre de la sœur Irena-Macrina, elc.
NICOLAS ET L\ COUR ROMAIXE. kl
iiiauder compte au czar de ses actes contre l'Église, et Taudace de lui rappeler qu'au moins en un point la toute-puissance lui était refusée.
On devine assez que ce ne fut qu'après une longue série de réclamations, de négociations, de prières inu- tiles que le souverain pontife se décida à publier son fameux manifeste. Donnons-nous donc le plaisir d'ana- lyser en quelques parties les pièces officielles de cette ■diplomatie russe, qui jouit d'une réputation si an- cienne et si universelle, et dont le saint-père a cru faire une suffisante justice en la dévoilanl.
Nous voudrions pouvoir trouver des expressions mesurées, afin de ne blesser en rien le respect qui est dû à l'autorité souveraine, quelles que soient ses fautes, (juels que soient le nom qu'elle porte et le pays où elle s'exerce. Mais quel moyen de trouver des expressions adoucies et délicates pour qualifier des actes empreints à un degré si évident du caractère de la fraude, de l'astuce et de la plus vile hypocrisie ? Est-ce notre faute si, dans ses rapports avec le souverain pontife, et toutes les fois qu'il s'agit de l'Église catholique, l'empereur orthodoxe se croit affranchi des lois de la plus vulgaire probité?
Nicolas n'était pas homme à laisser échapper l'oc- casion si favorable que lui offrait sa victoire sur l'insurrection polonaise : mais, ce que lui seul pouvait imaginer , il résolut d'engager le pape lui-même dans la complicité de l'œuvre entreprise contre l'Église de Pologne autant que contre la nationalité polonaise,
/,S NICOLAS (1 8-25-1 855).
et, ce qu'il y a de triste à dire, cest ([u'aiw yeux d'une
partie de l'Europe, il y réussit.
On sait quel soutïle révolutionnaire agitait alors le monde. C'était le temps de l'effervescence démocra- tique et républicaine qui, de Paris, après l'explosion de juillet 1830, s'était propagée, latente ou cachée, mais partout évidente, dans les divers pays de TEu- rope, et ébranlait encore tous les trônes. Sans aucun doute l'effort imprudent peut-être, mais à coup sûr généreux , des Polonais pour reconquérir leur indé- pendance, n'avait rien de commun, dans la grande masse de la nation, avec les prétentions des sociétés secrètes à régénérer l'univers par l'égalité républi- caine, le socialisme saint-simonien ou la libre pensée. Mais il importait à Nicolas de le faire croire. Pour le faire croire, il lui importait suilout d'en persuader le souverain pontife et de l'entraîner à quelque acte public qui put justifier aux yeux de V Europe une partie de ses rigueurs, et, sous le manteau de l'ordre et de la conservation politique, lui permît, tout en activant la persécution religieuse, de la dérober même aux regards du pape. Dans ce but, il fallait effi'ayer le pontife et le tromper : l'effrayer en le rendant responsable des mesures dont l'Église serait la victime, s'il refusait d'agir; le tromper en lui faisant croire que la puissance antisociale qui, en ce temps-là même, sous les yeux de Grégoire XVI, ensanglantait les Ro- magnes; qui, sous les yeux de son nonce L^mbrus- chini, actuellement son secrétaire d'État, venait de
NICOLAS ET LA COUR ROMALNE. /|9
soulever Paris; que la révolution enfin, dans le plus mauvais sens du mot, était la vraie, la seule cause de l'agitation polonaise. H fallait le tromper encore en lui persuadant que le clergé polonais avait été l'àme d'un mouvement réprouvé par les lois de Dieu ; il fallait le tromper, enfin en lui faisant croire que servir la cause de l'ordre matériel en Pologne c'était servir du même coup la cause de la religion. C'est dans ce sens que le prince Gagarin, ministre de Russie à Rome, dut remettre au saint père, le 20 avril 18;^2, une note dont voici les principaux passages :
« La dernière rébellion de Pologne, qui a présenté un as- pect aussi menaçant, aurait pu facilement acquérir une im- mense extension, si elle n'avait été réprimée par les armées victorieuses de Sa Majesté Impériale; mais, pour assurer le bien-être réel de ses sujets, il est indispensable d'étouffer jusqu'aux derniers germes révolutionnaires qui peuvent en- core exister dans le pays; c'est par une influence morale que ce résultat peut être obtenu. En f.st-il de plus puissante que celle de la religion?
» Cette source divine de tous les biens et de toutes les consolations a heureusement encore une action puissante en Pologne, et rien ne serait plus désirable que de voir le clergé polonais employer son influence dans le vrai sens du minis- tère saint dont il est revêtu, ministère entièrement de paix, de soumission, de conciliation. Malheureusement il n'en a point été ainsi pendant les derniers désastres qui ont affligé la Pologne, les ecclésiastiques de loutes les classes, oubliant la sainteté de leur mission, se sont mêlés aux actes les plus sangui- naires, ont presque partout été à la tête des menées révolution-
k
50 NICOLAS (1825-1855).
naires, et la fureur de leur exaspération les a plus d'une fois portés sur les champs de bataille, où ils ont été acteurs et victimes (1).
» Le cœur paternel de Sa Sainteté déplorera sans doute plus que personne de pareils excès, et se prêtera d'autant plus volontiers au désir de Sa Majesté l'empereur et roi, qui charge le soussigné de prier Sa Sainteté d'employer la voix de son autorité spirituelle pour engager le clergé polonais à se repentir d'aussi coupables et funestes erreurs, et pour lui dire avec énergie qu'il ne peut la réparer que par une entière soumission aux lois, par une coopération tranche à tout ce qui peut garantir à jamais l'obéissance la plus sincère el la plus réelle à l'ordre de choses légitimes. Le saint-père se persuadera facilement qu'en soutenant les droits du trône, il défendra de la manière la plus puissante ceux de la religion. La répression de la révolte en Pologne a été un éminent ser- vice rendu à toutes les puissances... »
Grégoire XVI, nous verrons bientôt pourquoi, crut devoir céder aux instances du gouvernement russe. Il adressa donc au clergé polonais une lettre encyclique en date du 9 juin 1832, où il lui rappelait, sans traiter aucune autre question, les éternelles maximes de l'É- glise catholique, touchant la soumission au pouvoir
(1) On peut citer en effet deux ou tro/s exemples d'ecclésiastiques qui ont oublié d'une manière grave ce qu'ils devaient à leur carac- tère. Tous les autres n'ont paru « sur les champs de bataille » que pour prodiguer les soins du corps el de l'âme aux blessés el aux mourants, comme on a vu à Paris des prêtres et des religieux accourir aux barricades, dans les terribles luîtes de 1848, et faire héro'iquement leur devoir en faveur de toutes les victimes du combat, sans distinction de partis.
NICOLAS ET LA COUR ROMAINE. 51
temporel dans l'ordre civil. Dans cet écrit, le souverain pontife acceptait comme vraies les allégations intéres- sées du ministre de Russie. «Nous avons appris, disait- il, que les affreuses calamités qui ont désolé .votre royaume n'ont pas eu d'autre source que les manœu- vres de quelques fabricateurs de ruse et de mensonge qui, sous prétexte de religion, dans notre âge malheu- reux, élèvent la tête contre la puissance légitime des princes (1). »
Aussi le père commun des fidèles exhorte-t-il les pasteurs à veiller « à ce que ces hommes pervers ne propagent pas des doctrines erronées et de faux dog- mes dans leurs troupeaux, et, sous prétexte du bien public, n'abusent de la crédulité des simples pour ren- verser l'ordre de la société (2).»
Contre ces artisans éternels de révolutions, il faut proclamer sans crainte «que l'obéissance que les hom- mes doivent aux pouvoirs établis de Dieu est un pré- cepte absolu, auquel personne ne peut se soustraire (3),
(1) « Accepimiis illas non aliunde profectas quani aliquibus doli mendaciique fabricatoribus qui, sub religionis prselexlu, nostra hac raiseranda setate, adversus legitimam principum poteslatem caput extollentes. .. » •
(2) « Ne dolosi homines ac novitatum propagatores erroneaa docirinas falsaque doginala in grege vestro disseminare perganl, pu- bliciinique bonum, uti soient, praetexenles, aliorum credulilati, qui simpliciores et minus cauli sunt, abutanlur, adeo ut éos, praeter ipsorum intentionem, in regni pace turbanda socielatisque ordine evertendo veluti ceecos ministros fauloresque habeant. »
(3) « Gui nemo prœterquam si forte contingat aliquid imperai^i, quod Dei et Ecclesiœ legibus adversatur, contraire potest. b
5-2 NICOLAS (1825-18551
si ce n'est dans le cas où l'autorité connnande des choses contraires aux lois de Dieu et de l'Église... Çvi resislil potestati, Dei ordinationi resislit... ideo necessilati snb- diti estote. Le saint-père cite ensuite, avec saint Au- gustin et Tertullien, l'exemple des j remiers chrétiens qui, sous les princes persécuteurs, étaient restés étran- gers à toutes les séditions. C'étaient, comme on le voit, les maximes universelles que l'Ëglise n'a cessé de pro- clamer, et que le souverain pontife aurait pu. dans le même temps, adresser à tous les peuples de l'Europe. Mais il ajoutait cette parole si importante à ses yeux, et qui ne pouvait concerner que la Pologne : « Votre très puissant empereur se montrera plein de bonté pour vous, il recevra toujours avec bienveillance les bons offices que nous ne manquerons pas d'interposer en votre faveur, et les demandes que vous lui ferez pour le bien de la religion catholique que professe le royaume , et à laguelle il a promis de ne refuser en aucun temps sa pi^otection (1). »
Malgi'é les termes si généraux où le pape s'était ren- fermé, dans une lettre écrite près d'un an après que toute espérance de reconquérir leur liberté politique était perdue pour les Polonais, l'efTet produit fut dé- plorable et tout à fait conforme à ce que Nicolas s'était
(1) « Fortissimus imperalor vesler benignuni se erga vos geret, officia noslra quae cerle inlerponere non omillemus, poslulaliones- que vestras e bono calholicae religionis, qnam regnum islud profi- tetur, cuique palrociniuni suum nullo iinqiiam Icmpore nefjalnrum promisil, œquo Kcmpcr aiiimo excipicl. »
MCOI,AS El J.A COUR ROMAINE. 53
proposé. l;empeieur, qui d'ordinaire proscrivait sévè- rement la circulation de toutes les pièces émanées de la cour romaine, fit lire et répandre partout cette en- cyclique, en la présentant comme un gage assuré de l'approbation entière que le pape donnait à sa poli- tique. Bien plus, on fit passer ce document, par lui- même si inoffensif, pour une excommunication pro- noncée contre tous ceux qui avaient pris part au mou- vement national. Ainsi, Nicolas pouvait opposer cette pièce à la fois aux révolutionnaires, que seuls elle at- teignait réellement; aux amis de l'indépendance qu'il affectait de confondre avec les premiers; au clergé, dont les sentiments patriotiques , incontestablement vivants au fond des cœurs, mais traduits en fait ex- térieur par une infime minorité seulement, furent tra- vestis en sanguinaires complots ou en folles utopies; à tous les catholiques de Pologne enfin, qui purent se croire abandonnés, sinon trahis par leur père, et deux fois condanmés, pour avbir forfait au devoir du chré- tien et sympathisé avec la cause nationale. Ainsi, la seule voix que redoutait Nicolas semblait n'avoir parlé que pour lui, et le souverain pontife, défenseur né de toutes les infortunes que consacre l'Évangile, parut en avoir déserté la plus grande, celle des fils vaincus et décimés de Sobieski !
5fj NICOLAS (1825-1855]
VU
Grégroire XVI et rinsarrection polonaise.
Peut-être quelques lecteurs s'étonneront-ils de l'in- terprétation que nous donnons à la lettre encyclique de 1832. On s'est tellement habitué, dans certains partis, à faire de Grégoire XVI l'adversaire obstiné de l'indépendance et des droits des peuples, qu'on croi- rait volontiers que ce grand et saint pontife, capable de se laisser circonvenir par les intrigues de la Russie, alors appuyée de la Prusse et de l'Autriche (1), l'était aussi d'oublier que, s'il y a des devoirs de soumission pour les peuples envers le pouvoir établi, quel qu'il soit, ne fût-ce qu'un pouvoir de fait, il y a aussi des droits pour les peuples, lorsque, foulés aux pieds par des maîtres iniques, au mépris des droits sacrés de la conscience et de la foi jurée, dans un accès d'indigna- tion trop légitime, ils osent, comme les Machabées, revendiquer à la fois leur patrie et leur Dieu. Sur ce point, les principes de la théologie catholique sont connus, ce n'est pas le lieu de les exposer ici ; nous affirmons qu'il n'entra pas dans la pensée du sou-
(1) Jusqu'en <837, l'accès et le séjour de Rome furent interdits, sauf de rares exceptions, aux émigrés polonais. Leur présence ne manquait jamais d'y provoquer, de la part d'une de, trois légations hostiles aux Polonais, des réclamations que la police de Rome avait la condescendance de traduire en ordre de départ.
GRÉGOIRE XVI ET L INSURRECTION POLONAISE. 55
verain pontife d'y changer une syllabe (1). Mais ce qui vaut mieux que notre affirmation, c'est le témoignage de Grégoire XM lui-même. La chose est assez impor- tante pour que nous le rapportions avec quelques dé- tails, au risque d'être trop long ou de nous répéter. Ce ne sera pas acheter trop cher le bonheur de dé- truire par là des imputations contraires à l'honneur de la papauté, et de réfuter quelques calomnies, malheu- reusement trop exploitées aujourd'hui. Dans ce but, nous ne ferons pas autre chose que d'insérer ici le ré- cit inédit d'une double audience accordée par Gré- goire XVI à un enfant de la Pologne, que nous savons aussi fidèle aux lois de l'Église qu'au sentiment natio- nal, et qui était accouru aux pieds du père commun pour lui exposer respectueusement les plaintes de ses compatriotes. C'est du général comte Zamoyski que nous tenons ce récit. Ecrit sous sa dictée, nous le reproduisons simplement. C'est à 1837 que remonte la date de cet entretien.
«Dès le lendemain de mon arrivée, le cardinal Lam- bruschini me reçut et me dit que le saint-père me ver-
(I) Sur ce sujet, voyez le P. Ventura, dans son Essai sur le pouvoir public, p. 395 et suiv., exposant les théories de Suarez, et appliquant ses principes à la question de savoir si le pouvoir du czar sur la Pologne, inique dans son origine, a pu devenir légitime par les actes subséquents du souverain, et la résignation forcée des populations. — Voyez aussi de judicieuses réflexions dans M. Cré- tineau-Joly, V Eglise romaine devant la révolution, t. FI, p. 241, 4'* édition.
56 NICOLAS (1825-1855).
rait le jour suivant. J'étais muni d'un certain nombre de renseignements et de documents constatant la persécution ouverte exercée contre les catholiques en Pologne. Une lettre même de l'un de nos principaux évêques, bientôt après chassé de son diocèse, Mgr Gulkov^ski, évêque de Podlachie, m'a- vait été remise par un compatriote, arrivé de Pologne, pour la faire parvenir au saint-père. Grégoire XVI lut cette lettre avec une vive émotion, et m'en dit aussitôt le contenu. L*é- véque adressait au saint-père comme une plainte de se voir obsédé sans cesse dans l'accomplissement des devoirs de son ministère, par des assertions, des pièces même, présentées par les autorités russes, tendant à lui démontrer que, par sa résistance aux ordres de l'autorité civile, il encourait le blâme du souverain pontife. Le pape ne déguisa point le cha- grin qu'il éprouvait : « Que puis-je faire, me dit-il, envers un » gouvernement (|ui m'aborde toujours en me menaçant de » se venger sur mes fils de Pologne, si je refuse de les inviter » à la soumission? Cette soumission au pouvoir établi est le " précepte de l'Église, qui ne le sait? Je crois donc pou- » voir, pour ajourner du moins les violences de l'ennemi, » rappeler ce précepte, mais je n'entends pas assurément » blâmer ni réprimander ceux de mes fils ou de mes chers >) évêques qui font leur devoir, en résistant aux mesures qui » portent atteinte aux droits et aux intérêts de la religion. » Mais comment me faire comprendre, quand toute commu- » nication directe m'est interdite avec eux? »
» J'offris au pape, s'il voulait me confier du moins une ré- ponse à cette lettre, de la faire parvenir sûrement à l'évêque de Podlachie. Le saint- père me promit celte réponse. Le ta- bleau que je lui traçai de la situation des catholiques en Po- logne l'intéressa vivement. Il me recommanda d'en remettre à la secrétairerie d'Etat les preuves, et me dit de revenir sous peu de jours.
GRÉGOIRE XVI ET L INSURRECTION POLONAISE. 57
» Quelques jours après, je recevais de ses mains la lettre qu'il avait préparée pour l'évèque de Podlachieet qu'il eut la bonté de me lire en me la remettant. Cette lettre avait pour but de consoler et de fortifier l'évèque, en l'assurant que le saint-père comptait sur sa fidélité et sur son dévouement pour défendre les intérêts de l'Eglise. Ce fut alors que je me sentis le courage de dire au pape qu'une douleur semblable à celle que lui exprimait cet évéque avait été ressentie par la Polo- gne entière, à l'occasion de la lettre apostolique qu'il avait adressée aux évêques de Pologne, en juin 1832. J'avais appris à Rome que des personnages considérables du sacré collège avaient osé reprocher au pape sa lettre aux évêques de Pologne. L'un d'entre eux, le patriarche de Jérusalem, prélat d'un grand âge, avait hautement blâmé, en consistoire, cette lettre apostolicpie, et dit au saint-père : « Le bruit se » répand que des millions de catholiques en Pologne, ceux " surtout du rit uni, sont entourés de menaces et de séduc- » tions. Il est à craindre que, blessés dans leurs affections les » plus chères, un grand nombre ne faiblisse. La perdition de ') ces âmes et des nombreuses générations qui les suivront ') peut-être, restera à votre charge, saint-père, pour avoir eu » le malheur de signer cette lettre apostolique! » Ce fut là, je le répète, ce qui me fit oser exprimer au pape lout ce que je sentais; mais ce fut aussi mon attachement filial à sa per- sonne sacrée qui m'inspira la confiance de lui dire que tous les Polonais, et moi-même, avions éprouvé la douleur la plus profonde, lorsque, sentant que nous défendions notre droit et que nous remplissions un impérieux devoir, nous avions encouru sa désapprobation ! Grégoire XVI fut visiblement ému, des larmes parurent dans ses yeux, il fit un pas vers moi, me saisit avec tendresse par les deux épaules, puis, avec un regard (|ui exprimait le reproche, il me dit vivement : « Mais Je ne vous oi jamais désapprouvés. Je ne vous ai pas
58 NICOLAS (1825-1855).
.) compris d'abord, cela est vrai; mais vous-mêmes, pendant » votre lutte, avez-vous suffisamment songé à m'éclairer? » Oui, fai été trompé sw votre compte; mes propres serviteurs, » ceux à qui j'étais tenu d'accorder ma confiance, se sont, eux » aussi, laissé tromper et m'ont induit en erreur. J'ai déplgré )) vos malheurs; mais enfin, vous aviez succombé; tout sem- » blait fini pour vous; la religion restait seule à sauver devant » un vainqueur irrité. Les menaces m'ont ébranlé; j'ai frémi » des persécutions qui allaient fondre sur vous et dépasser » tout ce que vous enduriez déjà. J'ai cédé à une véritable n sommation; on me déclarait que, pour commencer, tous les » évêques de Pologne seraient déportés en Sibérie, si je ne leur » adressais des ordres de soumission. Je me demandai ce que » deviendrait votre infortunée nation, privée de ses pasteurs » et tellement séparée de moi, que sa voix, depuis longtemps, » n'arrivait plus jusqu'à moi. J'ai cru, dans ma conscience, » pouvoir et devoir, devant de tels dangers, consentir à pro- » noncer quelques paroles de résignation adressées à vos évé- » ques, et leur rappeler ce que les apôtres ont commandé aux » chrétiens et ce dont l'Église a fait sa règle invariable, à sa- . voir : que le devoir du chrétien, devoir de conscience et non » pas de crainte seulement, est d'obéir au pouvoir établi; » mais je ne manquai pas d'ajouter que, dans aucun cas, il » n'était permis à ce pouvoir d'ordonner ce qui était contraire )) aux lois de Dieu et de l'Eglise. »
» Et dans ce moment, le j)ape ouvrant son secrétaire, en tira un exemplaire imprimé de cette lettre apostolique, sur lequel se trouvait souligné de sa main le passage qu'il venait d'en citer; puis il reprit :
«Que fallait-il de plus à vos consciences? Les droits de n l'Église et de la religion n'étaient-ils pas, au moment même « où ma lettre vous parvenait, suffisamment foulés aux pieds? » Mais si, d'une part, je pourrais me plaindre d'avoir peut-
GRÉGOIRE XVI ET l' INSURRECTION POLONAISE. SH
') être quelquefois été oublié de vous, de n'avoir pas été ren- » seigné par vous-mêmes comme j'aurais dû l'être; de l'autre, » j'ai peut-être le droit de vous reprocher de m' avoir lu sans » attention et de n avoir pas vu, dans le retard même que j'avais n mis à me prononcer, la contrainte à laquelle j'avais enfin ^) cédé (1). »
» Heureux d'entendre ces paternelles assurances, touché de la douleur et de l'émotion avec laquelle le pape avait parlé, je lui demandai s'il m'autorisait à répéter ce que j'avais en- tendu, et j'ajoutai que ces éclaircissements seraient pour mes compatriotes une grande consolation et une force nécessaire, peut-être, dans les épreuves qui les attendaient. Grégoire XVI m'y^autorisa en ajoutant : « Vous le ferez avec discerne- » ment. »
» Six mois plus tard, la lettre que m'avait confiée le pape
portait ses fruits. L'évêque de Podlachie avait eu le courage de demander au pape comment il devait interpréter ses ordres de soumission au gouvernement qui administrait la Pologne, et dont ce gouvernement se faisait, à tout propos, une arme contre lui, prétendant qu'en résistant aux mesures destruc- tives de la religion dans son diocèse, il se mettait en désobéis- sance flagrante avec les ordres écrits du saint pontife. Les encouragements confidentiels et la bénédiction du saint- père lui avaient donné une force nouvelle. Poussé à bout, il n'hésita point à produire la lettre même qu'il avait reçue. Le prince Paskiewicz, vice-roi, cessa dès lors d'obséder l'évêque, adressa à Rome les plus vifs reproches sur la correspondance secrète du saint-siége avec les évêques de Pologne, et, peu de temps après, obtint de l'empereur Nicolas l'exil définitif de l'évêque de Podlachie, en lui permettant d'aller finir ses jours dans la Pologne autrichieujie. »
(I) En effet, Varsovie avait succombé le 8 septembre 1831, el la lettre apostolique avait été signée le 9 juin 1 832.
6b NICOLAS (1 825-1 855y.
Le récit du général Zamoyski a reçu de la cour pon- tificale elle-mênie une confirmation muette, mais écla- tante : l'encyclique de Grégoire XYI aux évêques polonais ne figure pas dans le bullaire de ce pape. Ce n'est pas assurément que la cour romaine ait voulu en rien i*étracter les principes toujours enseignés par l'Égfise et rappelés par la lettre pontificale, sur la soumission due au pouvoir établi, en ce qui ne blesse pas les droits de la conscience. Mais, par celte sup- pression, on reconnaissait hautement la nullité d'un acte arraché par la ruse, sur un faux, exposé qui avait entièrement dénaturé, aux yeux du pontife, le réel caractère de l'insurrection polonaise.
Les explications que nous venons de donner fixeront devant l'histoire, nous l'espérons, la vraie signification de l'encyclique de 1832. Mais si quelques-uns étaient encore portés à s'indigner de l'accent trop humble de Grégoire vis-à-vis du plus cruel ennemi de la Pologne, nous nous permettrons de leur citer un grand écri- vain, non moins connu pour son sincère amour de la liberté des peuples que pour son attachement à l'É- glise; nous leur rappellerons ce rapprochement, d'une vérité si touchante, par lequel le R. P. Lacordaire, longtemps avant que l'histoire pût parler, sous la seule inspiration d'un cœur filial, sut rendre son caractère véritable à l'acte tant reproché au souverain pontife.
« A supposer même, ce que je ne crois pas, que dans l'espérance d'apaiser un prince irrité contre une portion de son troupeau, le pasteur ail excédé par les
MÉMOIRE DU COMTE GOURIEFF. 61
expressions, je ne me persuaderai jamais que Priam fit une action indigne de la majesté d'un roi et des entrailles d'un père quand il prit la main d'Achille, en lui adressant ces sublimes paroles : « Juge de la » grandeur de mon malheur, puisque je baise la main » qui a tué mon fds (Ij! »
Vlll
Mémoire du comie GoiiriefT.
La concession tant désirée , qui venait d'être faite au gouvernement russe par le souverain pontife, lui parut une occasion favorable pour faire remettre à l'ambassade russe une note confidentielle, en date du mois de juin 1832, concernant les atteintes faites à la religion dans les domaines impériaux. Cette réclama- tion ue portait que sur les faits les plus certains et les plus authentiques. On la laissa sans réponse. Elle fut suivie d'une autre note du 6 septembre 1832, où de nouveaux griefs étaient articulés. Il était trop évident que, des promesses faites au nom de l'empereur, aucune n'avait été tenue. Bien plus, par l'effet même de la condescendance de Grégoire, dont l'encyclique n'avait pas peu contribué à faciliter en Pologne le rétablissement du pouvoir impérial , la situation des catholiques, qui avaient cessé d'être craints, était
(1) Lellre sur le saintsiége.
62 NICOLAS (1>525-I855).
devenue plus mauvaise. Ainsi, on avait trompé le pape sciemnient , et l'on se servait ouvertement , contre l'Église , des armes qu'on lui avait demandées contre la révolution. Il était évident , comme la lumière du soleil, que la révolution n'avait été qu'un prétexte pour emprunter au chef de la religion de quoi affaiblir, non pas la révolution, mais l'Église.
Tout autre eût pu se trouver embarrassé , mais la diplomatie russe ne s'effraye point des situations équi- voques. Le ministre Gourieff fut donc chargé de remettre au pape, en réponse à ses griefs, un mémoire qu'on pourrait citer comme une pièce de haut co- mique, si, sous ces paroles ambiguës et déloyales, et souvent sous un silence affecté , ne se cachait l'apo- logie opiniâtre de mesures qui opprimaient la con- science de millions d'hommes, et faisaient couler le sang humain. Voici le début de ce mémoire, qui est en date du mois de mai 183â :
« Une simple note renfermée dans un mémoire du minis- tère impérial relatif au projet d'une nouvelle circonscription des diocèses en Russie, et qui observe que, depuis quelque temps, on remarque parmi les sujets, et même parmi le clergé du rit latin de la Lithuanie, un certain relâchement des mœurs et de l'affaiblissement de la foi, paraît avoir fourni au saint-siége l'occasion et le texte d'un mémoire volumineux, dans lequel on essaye d'attribuer l'origine de ces maux aux mesures du gouvernement impérial et aux règlements récem- ment émanés de lui, sur l'organisation et les rapports du clergé catholique dans l'empire.
MÉMOIRE DU COMTE GOURIEFF. 63
» Le présent mémoire a pour but d'examiner avec fran- chise et impartialité, et de répondre point par point à chacun des huit griefs articulés par la cour de Rome à la charge du gouvernement russe (1). »
La suite clu mémoire tient tout ce que promet un début si hautain. On remarque, d'un bout à l'autre, que l'envoyé impérial teint l'ignorance sur les points les plus embarrassants, alors même que toute l'Europe les connaît, quand il ne les passe point sous un prudent silence : ce qui ne l'empêchera pas de conclure d'une manière triomphante, mais tout à fait inattendue, par ces paroles :
« Nous aimons à croire, d'après ce qui précède, que nous sommes parvenu, autant que cela dépend d'une argumenta- tion basée sur la bonne foi et sur la connaissance des faits, à détruire les préventions du saint-siége contre les intentions et les vues du gouvernement impérial. »
Les points que le ministre russe passe sous silence sont, comme le remarque l'allocution, « la demande explicite d'envoyer un chargé d'affaires du saint-siége à Pétersbourg ; » ce sont aussi les persécutions dirigées contre la religion dans le royaume de Pologne propre- ment dit, en faveur duquel, remarque la note romaine, « était solennellement engagée l'auguste parole de Sa Majesté impériale et royale. » Remarquons encore que dans ces persécutions signalées par le pape, et dont
(l)Theiner, II, 27Ç.
64 NICOLAS (18^25-1855).
l'envoyé russe ne parle pas, est compris l'enlèvement de ces milliers d'enfants polonais, dont le sort excitait alors dans l'Europe entière le soulèvement de la plus légitime indignation.
Qui le croirait ? Parmi les choses qu'ignore le diplo- mate, il faut compter la suppression des couvents.
« Bien qu'on ne puisse préciser de quelle suppression de couvents il est question dans le mémoire du saint-siége, nous supposons qu'on veut parler des quatre couvents de la ville de Brest-Litowski, supprimés en 1830 parce que leurs bâti- ments entraient dans le plan de la fortification de la ville, et six couvents supprimés en 1831 pour avoir participé à la révolte. Les biens-fonds appartenant aux premiers ont été conservés à leurs ordres respectifs, et non-seulement on ne leur a rien pris, mais ils ont encore reçu, d'après l'estimation qui en a été faite, la valeur des bâtiments, qui ont dû subir les effets de la loi d'expropriation pour cause d'utilité pu- blique. En outre, les religieux de ces couvents ont obtenu, à leur translation dans d'autres monastères, une rémunération suliisante, et les frais de route nécessaires.
» Quant aux couvents supprimés pour leur participation à la révolte contre le gouvernement, les lois du pays les con- damnaient à la peine de la confiscation. Malgré cela, une partie de ces biens a été assignéeà l'accomplissement des obligations qui leur étaient imposées par les fondateurs, à l'entretien du clergé séculier et des couvents convertis en églises parois- siales. D'autres couvents qui ont fait cause commune avec les insurgés, et dont le nombre était très considérable, ont été amnistiés par S. M. rempereui*et subsistent encore au- jourd'hui. »
Notez que la pièce que nous analysons est datée de
Ml'MOlRE DU COMTE GOLRIEFF. 65
mai 1833, et que les oukases qui suppriment p/ws de deux cents couvents latins datent de février 1832 (1)!
Le saint-père se plaint de ce quon enlève leurs biens aux couvents, et la plainte se conçoit, puisque l'oukase de 1832 qui supprime les couvents inutiles ordonne « de faire passer les biens immeubles et autres possessions des couvents qu'on supprime sous la direc- tion du Trésor. »
Voici la réponse du diplomate :
« Dans l'ignorance où nous nous trouvons sur les bénétices, couvents et œuvres pies dont il est ici question, puisque aucun de ces établissements n'a été spécifié, nous ne croyons pou- voir mieux faire que de donner i''i un exposé succinct de tout ce qui a rapport à ce sujet.
» Loin de priver les églises de leur propriété, le gouverne- ment russe se fait au contraire un devoir de défendre les droits du clergé, à l'égal des intérêts du fisc, toutes les fois qu'ils se trouvent en litige avec des particuliers. C'est grâce à cette protection que le clergé catholique a gagné dans le court espace de peu d'années, et par l'intercession du minis- tère des cultes étrangers, plusieurs centaines de procès des plus compliqués et des plus douteux. »
Mais il y a des choses que le diplomate ne cache point, qu'il sait, et quïl ne craindra pas de dire au pape. Les voici : Le pape se plaint de ce que la com- munication libre avec le saint-siége est interdite aux catholiques; plainte légitime, s'il en fut, puisque la
(1) Le nombre UHal de.- couvents élail de 412.
66 NICOLAS (18^25-1855).
communication avec Rome est de l'essence même du catholicisme, et que néanmoins les relations directes des enfants avec le père sont un crime puni de la Sibérie. Mais, répond le diplomate, quoi de plus facile à justifier qu'une telle mesure?
« Le premier motif de cette mesure a été fourni au gou- vernement par les sujets catholiques eux-mêmes , qui por- taient plainte à S. M. l'impératrice Catherine II contre les membres de leur propre clergé, sur ce que plusieurs d'entre eux, s'étayant sur des pouvoirs qu'ils avaient reçus de Rome, considéraient comme leur propriété particulière ce qui appar- tenait aux Églises, empruntaient de l'argent sur l'hypothèque de ces biens, et quittaient ensuite le territoire de l'empire sans rendre compte de leur gestion, laissant peser sur les paroissiens les charges qu'ils avaient contractées dans leur propre intérêt. »
» Quant aux actes émanés du saint-siége, il est hors de doute qu'ils renferment souvent des principes et des expressions qui ne sauraient être admis par le gouvernement impérial, et même incompatibles avec les règles de tolérance religieuse, scru- puleusement ohervées en Russie {sic), et en. vertu desquelles, en assurant le libre exercice à tous les cultes, le gouverne- ment ne permet à aucun d'eux d'empiéter sur les droits de l'Église orthodoxe ou sur ceux des autres croyances.
«Du reste, le gouvernement russe a de tout temps su apprécier la distinction des rapports religieux d'avec les rap- ports politiques. Une longue expérience lui a démontré que non-seulement la religion chrétienne, mais que toute autre croyance religieuse, sert d'appui au trône et de garantie au repos public. Dans cette conviction, loin d'opposer des diffi- cultés aux catholiques romains qui, pour leurs beâoins spiri- tuels, ont recours à Rome, le gouvernement impérial emploie
MÉMOIRE DU COMTE GOURIEFF. 67
au contraire ses bons offices pour leur procurer dons ce but toutes les facilités possibles, et en leur offrant le secours de sa média- tion, il se charge lui-même de la transmission de leurs demandes et de l'argent quils envoient aux tribunaux romains sans exiger pour celaaucune rétribution. La légation même, accréditée auprès du saint-siège par feu l'empereur Alexandre, a pour principal objet de prêter ses bons offices à tout ce qui a rapport aux appels, en cour de Rome, des catholiques de l'empire (1). »
Ainsi, loin que les plaintes du pape sur le peu de liberté laissée aux catholiques soient fondées, le mi- nistre russe nous apprend que la tolérance universelle est un dogme religieusement respecté par la Russie, qu'elle lui est chère jusqu'au scrupule. S'abstenir de la violer, ce serait peu : le gouvernement russe ne veut pas même paraître la violer, et c'est pourquoi il est réduit à supprimer des actes émanés du saint-siége, à cause de leur expression évidemment incompatible avec les règles d'une si sage liberté ! Le père commun se plaint de ne pouvoir communiquer librement avec les enfants : plainte inexplicable ! Le gouvernement russe, loin de s'y opposer, procure à ces communica- tions, qui ne le sait? toutes les facilités possibles ; il veut bien condescendre jusqu'à s'en faire l'intermédiaire, et même, chose qu'on n'eût pas attendu d"un pouvoir schisniatique, il fait tous les frais !
Enfin, si l'on veut savoir jusqu'à quel point un diplomate russe peut se croire le droit de persiffler
(4) Theiner, H, 178.
68 NICOLAS fi 825-1 8Ô5).
(le mot n'est pas trop fort) le père commun des fidèles, qu'on entende le comte GourieflT, représentant son maître orthodoxe et pontife, et, en cette qualité, devenu lui-même théologien, domier à Grégoire XYl la leçon suivante de droit canonique, et citei' en exemple à suivre au pape de Rome, ce (pie le pape de Pétersbourg a souvent prati(uié chez lui :
« Parmi les attributions (iiii sont considérées, par la cour de Rome, comme relevant du imuvoir épiscopal, on cite phis spécialement la réforme des mœurs, la discipline ecclésias- tique, et les alîaires matrimoniales li paraiirail (pic les vœux de la cour de Rome tendraient à remettre en vigueur à leur égard les stipulations de quelques-uns des anciens conciles, ou d'autres décrétales tombées aujoin-d'hui en désué- tude. Vouloir faire revivre cette lotitiitle (hi pouvoir ('piscnpal, serait empiéter sur le domaine du pouvoir politique, appelé à régler en dernier ressort les rapports des différentes auto- rités entre elles, et à fixer les limites de leurs attributions respectives. C'est aussi par des considérations de cette mémo nature que plusieurs anciens règlements de l'Eglise domi- nanteen Russiesont depuis longtemps frappés de prosci'iption, et ont subi des modifications que la succession des siècles intro- duit insensiblement dans toutes les matières législatives (1). «
(1) Le lecteur catholique ne pourra sempêcher de remarquer ici, au milieu de cette diplomatie rusée jusqu'à l'insolence, la précieuse naïveté avec laquelle le ministre de Nicolas constate lui-même ce qui est la grande plaie, la honte et le juste châtiment du schisme et de l'hérésie : savoir la subordination du pouvoir spirituel au pouvoir temporel, dans les choses mêmes qui sont lo plus évidemment de son ressort. C'est au pape lui-même, au gardien inébranlable des droits sacrés que l'Eglise lient de Jésus-Chrisl, droits supérieurs à toute loi humaine, dont l'indépendance absolue fait l'essence, le
MÉMOIKK 1)1 COMTE (JOLRIEFF. 69
Il y a cependant un point où le diplomate déchire les voiles et met à nu la politique de son maître, non pas cependant, comme on va le voir, sans trahir encore la vérité. Le pape a invoi^ué les traités de 1772 qui garantissaient la liberté religieuse. L'empereur, répond le ministre russe, n'est plus lié par ces traités :
« C'est le clergé qui, par sa conduite coupable et ingrate, a déchiré le pacte qui lui assurait la jouissance paisible des bienfaits qui en découlaient. Après l'avoir soumis par la force de ses armes, auxquels il l'a obligé de recourir, le gouverne- ment rentre dans le plein exercice de ses droits de vainqueur, et c'est à lui seul aujourd'hui qu'il appartient de prononcer sur les moyens qu'il jugera les plus efficaces pour prévenir le retour des désordres, qui ont momentanément plongé ces provinces dans toutes les horreurs de l'anarchie civile et religieuse. «
Ici le diplomate parait accepter franchement pour son maître la responsabilité des attentats qu'on lui reproche.
propre et spécial caractère ; droits que le schisme et l'hérésie recon- naissent en principe, et que la seule raison respecte elle-même, puisque autrement la notion même d'un pouvoir spirituel s'évanouit ; c'est au pape, et, en sa personne, à toute l'Église, que l'on vient dire, avec un sang-froid sans pareil, que revendiquer en faveur des évêques catholiques le droit de veiller à la réforme des mœurs, à la discipline ecclésiastique, d'intervenir dans les affaires matrimoniales, c'est empiéter sur le pouvoir politique ! Cest au pape que l'on vient dire qu'au pouvoir politique il ajtpartient de régler « en dernier res- sort » les rapports du temporel et du spirituel et de fixer « les limites de leurs attributions respectives ! »
Voilà pourtant ce que l'on admet en Russie!
Nous aurons [)lus d'une fois l'occasion de faire remarquer jusqu'à quel point \ orthodoxie russe est foulée aux pieds par l'autorité civile.
70 NICOLAS (1825-1855).
Mais d'abord, quelle étrange extension donnée fm droit du vainqueur? Y a-t-il donc un droit du vainqueur, en pleine paix, contre des prêtres, et croit-on s'excu- ser en les accusant faussement d'avoir été en masse les fauteurs de l'anarchie civile et religieuse ? Mais, de plus, les parties les plus maltraitées de la Pologne étaient les provinces polonaises, précisément celles qui avaient eu le moins de part à l'insurrection , celles pour lesquelles avaient été conclus les traités de 1772. A quoi donc se réduit à leur égard le droit du vain- queur, et comment Nicolas est-il délié de la foi des traités? Quant au royaume de Pologne, il y a lieu d'être stupéfait, en voyant que le diplomate paraît n'a- voir pas lu la seconde des deux notes auxijuelles il répond. Dans la note du 6 septembre, en effet, le saint-père se plaint tout particulièrement des persé- cutions dont le royaume de Pologne a été le théâtre. Il invoque, non plus la convention de 1772, mais bien le statut organique octroyé au royaume le 14 février 1832, communiqué officiellement au pape le 12 avril suivant, au moment où l'on sollicitait de lui la fameuse encyclique. Il faudrait donc admettre, pour entrer dans les vues du diplomate, que le droit du vainqueur va jusqu'à violer les promesses faites au pape posté- rieurement aux désordres dont on se plaint pour le motiver, et à fouler aux pieds, en 1835, la charte solennellement octroyée en 18o2, quand depuis long- temps il n'y avait plus en Pologne ni insurrection ni insurgés ! Cela rappelle le mot du trop célèbre Repnine,
\OTE DU CHEVALIER FÏIRHMANN. 71
répondant, dans la fameuse diète de 1767, à ceux qui, le manifeste de Catherine à la main, invoquaient les droits reconnus aux catholiques : « Taisez-vous, il n'appartient qu'à moi de connaître le véritable -sens des déclarations de ma souveraine (l). »
IX
Note du chevalier FUrbmann.
Le mémoire du comte Gourieff est peut-être sur- passé par la note du chevalier Fùrhmann, autre diplo- mate russe, qui arriva à Rome en 1840, chargé d'ob- tenir du saint- siège l'institution canonique pour M^'Pawlowski, archevêque nommé de Mohilew. C'est par cette dignité que le gouvernement russe avait jugé à propos de récompenser la coopération coupable de ce prélat à l'oukase de 18'^)6, qui interdisait au clergé catholique l'administration des sacrements aux personnes inconnues. Le chevalier Fiirhmann devait en outre obtenir du saint-siége l'éloignement du cou- rageux évêque Gutkovvski, coupable d'avoir été inva- riablement fidèle aux devoirs de sa conscience et à ses obligations envers l'Église. Moyennant ces concessions exorbitantes, on promettait au saint-siége le redresse- ment de quelques griefs. On sait, par l'allocution du souverain pontife, qu'il se résigna à ce qu'on lui de-
(I) Theiner, I, 129.
72 NICOLAS (1825-1855).
mandait. On y peut voir aussi comment toutes les promesses par lesquelles on avait acheté son consen- tement étaient de purs mensonges, oificiellement ap- portés et revêtus de l'authenticité la plus complète, par le nn'nistère d'un ambassadeur envoyé à cet eftet. Seu- lement, comme un dernier spécimen de ce qu'a pu se permettre la diplomatie contemporaine, de ce qu'a pu écrire un souverain à un autre souverain qui, hu- mainement parlant, était au moins son égal, et de ce que peut enfin signer un ambassadeur, rapportons textuellement l'explication donnée par le chevalier Fiirhmann , sur l'enlèvement des enfants polonais transportés par milliers en Russie.
« Voici, en peu de mots, l'exacte vérité sur le prétendu en- lèvement d'enfants catholiques. Après la prise d'assaut de Var- sovie, un nombre considérable d'entants étaient restés orphe- lins par la mort de leurs pères, qui avaient combattu dans les rangs des insurgés. Les propres mères de ces enfants, privées de tout moyen de suôsistance, vinrent elles-mêmes implorer la com- passion du vainqueur, pour le supplier de prendre ces orphe- lins sous sa protection.
» Touché par leur sort, jetant un géupreux oubli sur le passé, et ne voulant pas punir dans les entants la faute de leurs pères, le général commandant en chef de l'armée impériale (aujour- d'hui maréchal, prince de Varsovie), accorda un asile provi- soire à ces malheureux entants, les fit nourrir et vêtir, et après avoir pris les ordres de S-i Majesté l'empereur, et vu l'impossibilité de Iesj)lacer enl^)li»gîie, où l'insurrection avait désorganisé tous les établissements publics, ils furent répartis dans les ditrérentes écoles militaires de l'intérieur de l'em-
NOTE Dl CHEVALIER FURHMANX. 73
pire, où il leur est ouvert une voie de s'instruire et de servir un jour utilement leur pays. Comme d'ailleurs la plupart de ces écoles se trouvent ou dans des villes ou dans leur proxi- mité, ces enfants ne manquent nullement d'ecclésiastiques de leur religion, et ne risquent en aucune manière d'abandonner leur croyance. Ainsi donc^ le fait que des enfants catholiques ont été conduits en Russie, est matériellement vrai ; mais la mal- veillance, si prompte à dénaturer toute chose, a représenté un acte de bienfaisance et d'humanité comme un acte d'oppression. Cet exemple prouvera à la cour de Rome combien elle doit se méfier de la véracité des rapports qui lai parviennent par d'au- tres voies que par celle du gouvernement impérial. »
Entre rexplication «5? conforme à l'exacte vérité >^ donnée par le diplomate, et l'opinion adoptée par les hommes de tous les partis à cette époque, l'histoire a depuis longtemps fait son choix.
Eu regard de la dépêche officielle, à laquelle le saint-siége a infligé la honte de la publicité, tout le monde a pu lire le rescrit du 10 avril 1832 qui décide que « tous les enfants mâles orphelins, sans tutelle, ou âgés de six à dix-sept ans, seront recherchés dans le royaume pour être transportés à Minsk, placés dans les bataillons des cantonistes et successivement en- voyés aux compagnies des colonies militaires. »
Tout le monde a pu se convaincre que cet orch'e était exécuté, et qu'il se poursuivait plus de trois ans encore après la prise de Varsovie, par la lecture de l'avis que fît donner, dans les journaux, le gé- néral Slrorozvenko . chef de la police à Varsovie ,
lli NICOLAS (1825-1855).
« d'une adjudication publique a minima, qui aurait lieu le 6 et le 7 novembre 1834 dans les bureaux de l'administration de police, pour le transport de Varsovie à Minsk des enfants et des orphelins enlevés dans le royaume de Pologne , conformément au rescrit du 10 avril 1832 (1).»
Toute l'Europe, enfin, a entendu le cri des mères à qui la prétendue clémence de l'empereur enlevait leurs enfants ; et c'est de la bouche même d'un officier russe, témoin oculaire, que la comtesse K... (de qui nous le tenons), a entendu l'effroyable récit de cette mère désespérée qui, sous prétexte d'embrasser une dernière fois son enfant, s'élança dans le chariot qui l'enunenait pour toujours, et eut le cruel héroïsme de le poignarder, préférant pour lui une mort san- glante à la pitié, plus meurtrière, qui allait lui ravir tout ensemble sa mère, sa patrie et sa foi.
On ne s'étonnera pas, sans doute, que Grégoire XVI n'ait pas trouvé l'explication du chevalier Fiihrmann assez satisfaisante pour se méfier, suivant l'avis qu'on lui en insinuait si poliment , « des rapports qui lui parvenaient par d'autres voies que par celles du gou- vernement impérial. »
(1) Six, ans plus lard, en 1838, le 13 avril, nous lisons dans les journaux de Varsovie l'avis suivant, du conseil gouvernemenlal : « Le 1 8 du présent mois, à midi, aura lieu, dans la salle ordinaire des séances du conseil, une adjudication publique a minima pour le transport de Varsovie à Saint-Pétersbourg des /ils de nobles Pulotiais. La mise à prix sera de 120 roubles en papier » (I 20 francs par léte).
NICOLAS ET l'opinion. 75
Nlcoia» et ropluion.
Toutes ces noirceurs, quelque évidentes qu'elles fus- sent, n'ont pas empêché Nicolas de continuer, lui aussi, vis-à-vis de l'opinion européenne, le rôle honteux et fourbe de Catherine. Sans doute, il avait répudié avec ostentation les traditions de Pierre le Grand, tout en suivant sa politique, et revendiqué hautement pour la Russie l'originalité et l'indépendance qui conviennent à une grande race, destinée, suivant lui, à vaincre la vieille civilisation latine, plutôt qu'à la copier en esclave. Néanmoins, il sentit toujours aussi bien que ses pré- décesseurs, moins Russes que lui, la nécessité de faire sa cour à l'Europe. Aussi n'y a-t-il pas un préjugé dominant dans les académies, dans les universités, dans les journaux à l'usage des classes lettrées, qui ne soit cité, invoqué, flatté dans tous les actes pour les- quels on désire, on prévoit ou l'on subit la publicité ? On peut dire de Nicolas que, s'il a fait trembler devant lui les peuples et les rois, lui cpii ne tremblait pas même devant Dieu, le père incorruptible des orphelins et des persécutés, il a toujours tremblé devant le plein jour.
Veut-il supprimer les couvents, fermer les novi- ciats ou en rendre l'accès impossible? « C'est, dit l'empereur dans son oukase du 16 février ISo'i, pour
76 NICOLAS (1825-1855).
mettre un tenue aux admissions inconsidérées dans la religion, et surtout au relâchement des mœurs, enra- ciné parmi les moines, mesure utile à l'Église catho- lique romaine et à son troupeau. » S'il ordonne de les fermer, « c'est parce qu'ils ne sont pas suffisamment peuplés, et cela fait tort à la religion catholique ro- maine. » S'il leur prend leurs biens, c'est pour employer les revenus qu'on en tirera en faveur des institutions de charité ( lesquelles sont encore à créer ) , entre autres à fonder des écoles (qu'on n'a jamais fondées), ou bien encore (ceci est copié textuellement dans Catherine) « pour décharger le clergé des soins incom- patibles avec l'état ecclésiastique (1). » Voilà pour l'esprit révolutionnaire, libéral, hunumitaire et pro- gressif de Paris, de Londres et de Berlin. C'est de quoi flatter aussi les demeurants de l'âge de Voltaire, encore si nombreux en Russie et ailleurs.
La liberté de conscience fait naturellement partie de toute charte octroyée au xix' siècle. Qui le croirait? Nicolas lui-même s'en souviendra. Voyez le statut organi([ue octroyé au royaume de Pologne le 1 4 février 1832. Nous savons comment cet article est appliqué.
Il eût semblé dur, au milieu de l'effervescence libé- rale qui suivit 1830, de supprimer absolument toute forme représentative dans le royaume de Pologne , auquel la constitution de 1815, imposée par les traités,
(1 ) Oukase du 25 décembre 1841, qui met les nouveaux diocèses, réunis en 1S39, sur le même pied d'indigence el de dépouillement (pie tout lo reste de l'Église gréco-russe.
NICOLAS ET I/OPIMON. 77
accordait deux chambres. On se borne donc à lei'.r substituer des assemblées provinciales : elles ne furent jamais convoquées.
Mais si >'icolas sait flatter jusqu'aux opinions libev raies, il n'oublie point que, vis-k-vis des coiu's mena- cées par la révolution, il faut se poser eu défen.seu'r de l'ordre.
Quand il écrit au pape pour obtenir de lui le bref aux évêques de Polosrne. c'est que « S. M. l'empereur et roi, dont les vues paternelles pour la prospérit»' de son empire s'identifient toujours avec le bien- être général de l'Europe entière, n'a rien de plus à cœur que d'en assurer le repos et d'employer sa pm's- sance pour en garantir la tranquillité. > Qui ne se rap- pelle l'amour de lu grande Catherine pour Ylmmanité? Si quelque ami trop ardent du saint-siége osait pré- tendre que Nicolas manque à la tolérance tant de fois jurée, l'empereur lui-même réfutera cette calomnie par une lettre au pape du "25 février 1839 (c'est la date de l'extirpation sanglante de l'h'^glise grecque unie). « Mon fils m'a exactement rendu les paroles affectueuses que Votre Sainteté a daigné lui confier pour moi. Je me plais à y répondre par l'assurance renouvelée que je ne cesserai jamais de mettre au nombre de mes premiers devoirs celui de proléger le bien-être de mes sujets catholiques, de respecter leurs convictions , d'assurer leur repos. » Nous ne savons si Nicolas a cru sérieusement mériter par ses amnisties, aux yeux de l'opinion, la réputation d'empereur clé-
78 NICOLAS (1825-1855). '
ment et miséricordieux ; mais, si extraordinaire que fût ce dessein, comment croire que ses amnisties aient eu jamais un but quelconque, autre que de tromper l'opinion, (juand on voit l'empereur faire transporter « cinq mille familles de gentilshommes polonais du gouvernement de Podolie sur la ligne du Caucase, en les choisissant parmi les personnes qui, ayant pris part à la dernière insurrection, sont revenues, au terme fixé, témoigner leur repentir (1) ? »
XI
Allocation de Grégoire \VI.
Nous pourrions étendre beaucoup plus loin l'étude de ces pièces. Mais ce que nous avons dit suffit, et au delà, pour prouver ce que nous avions avancé : que la plus vulgaire morale ne saurait excuser ni le plan d'attaque suivi par la Russie contre l'Église catholique, ni la manière dont on essaye de le justifier. Réticences calculées, explications dérisoires, raisonnements cap- tieux, mensonges formels (2), oubli de toutes les con- venances, tout ce qui défraye ordinairement les intri-
[i] Ordre du ministre des finances au gouverneur de Podolie, en date du 9-21 septembre 1831.
(2) Il faut rapprocher du chevalier Fiihrmann, donnant à l'enlève- ment des enfants l'explicalion qu'on a vue, le comte Boulenieff niant, en cour de Kome, jusqu'au nom et à l'existence du couvent et des religieuses de Minsk I Nous tenons d'une dame russe, femme d'un diplomate influent et présente à Pétersbourg, lors de l'enquête ouverte
ALLOCUTION DE GRÉGOIRE XVI. 79
gues du plus bas étage, voilà les pièges misérables dans lesquels le souverain de soixante millions d'hommes, de la neuvième partie de l'univers, a cru possible de faire trébucher tout ensemble l'opinion publique de l'Europe, la sagesse de Rome, les lumières inspirées du vieillard du Vatican et la conscience de ses sujets catholiques ! Les faits que nous venons d'énumérer mettent dans son plein jour la situation réelle du saint-siége vis-à-vis delaRussie,et lescirconstancesqui motivèrent lacélèbre allocution de Grégoire XVI. De la part de Rome, toutes les mesures de conciliation étaient épuisées, toutes les voies avaient été tentées, toutes les concessions essayées. Un pas de plus, et l'on se déshonorait. Le vieux pon- tife en était venu jusqu'au point d'entendre murmurer à son oreille, et de la part des hommes qui lui étaient le plus sincèrement dévoués, des reproches de crédu- lité, de faiblesse, et même de lâcheté. Et, en effet, toutes les apparences étaient contre lui. A cause de son opposition si ferme à toutes les manœuvres révo- lutionnaires, certaine opinion croyait le pape devenu, en haine de la révolution, le complice de l'impiété. Nicolas, surtout, se flattait d'avoir trompé un vicaire de Jésus-Christ ; bien plus, de lui avoir fait peur. Il allait apprendre, à ses dépens, ce qu'il en coûte de
devant le saint synode sur l'affaire de Minsk, qu'elle ne put jamais obtenir de la commission qu'on entendît un jeune médec n polonais qui était de Min>k, et qui avait connu personnellement l'abbesse Makrena. L'enquête était pour l'Europe; la persécution, pour les catholiques polonais !
80 NICOLAS (1825-1855:.
provoquer cette puissance spirituelle qui, lorsqu'elle a fait un pas, ne sait plus reculer ; cette voix toujours écoutée et toujours crue qui, lorsr[u'elle a parlé, ne se rétracte jamais. L'Europe allait apprendre une fois de plus que lorsque Rome se tait devant les attentats d(jiit l'Église est victime, ce n'est pas le silence de la fai- blesse qui a peur, mais celui de la force qui se recueille, de la prudence qui temporise, ou de la charité qui attend. Grégoire parla enfin : il raconta à l'univers, avec une simplicité et une vigueur tout apostolique, cette histoire si touchante de la faiblesse aux prises avec la force, de la vérité nue et désarmée aux prises avec la violence perfide et rusée, et déjà sûre de son succès, parce qu'elle croyait trouver une impunité sans fin dans sa puissance sans limites. La conscience universelle fut éveillée et tressaillit à l'appel du pon- tife.
« Celui dont nous sommes, quoique indigne, le vicaire sur la terre, disait le pape aux cardinaux réunis, nous est témoin que, depuis le moment où nous fûmes revêtu de la charge du souverain pontificat, uous n'avons rien négligé de ce que commandent la sollicitude et le zèle pour remédier, autant que cela était possible, à tant de maux chaque jour croissants. Mais quel a été le fruit de tous nos soins ? Les faits, et des faits très récents, ne le disent que trop. Combien notre douleur, toujours présente, s'en est accrue ! Vous le voyez mieux par la pensée qu'il ne nous est possible à nous de l'expliquer par des paroles. Mais il y a quelque chose qui met comme le comble à cette intérieure amertume, quelque chose qui, à
ALLOCITION Di: GRÉGOIRE XVI. 81
cause (Jyla sainteté du ministère apostolkiue, nous tient outre mesure dans l'anxiété el l'aftliclion. Ce que nous avons lait sans repos ni relàclie, pour protéyer et défendre, dans toutes les régions soumises à la domination russe, les droits invio- lables de l'Kglise calholi(pie, le public n'en a point eu con- naissance; on ne l'a point su dans 'ces régions surtout, et il est arrivé, pour ajouter à notre douleur, que parmi les fidèles qui les habitent en si grand nombre, les ennemis du saint- siége ont, par la fraude héréditaire qui les dislingue, fait prévaloir le bruit que, oublieux de notre ministère sacré , nous couvrions de notre silence les maux si grands dont ils sont accablés , et qu'ainsi nous avions presque abandonné la caubc de la religion catholique. Et la chose a été poussée à ce point, que nous sommes presque devenu comme la pierre d'achoppement, comme la pierre de scandale, pour une partie considérable du troupeau du Seigneur, que nous sommes appelé de Dieu à régir, et même pour l'Église universelle, fondée, comme sur la pierre ferme, sur celui dont la dignité vénérable nous a été transmise, à nous, son successeur. Les choses étant ainsi, nous devons à Dieu, à la religion, à nous- même, de repousser bien loin de nous jusqu'au soupçon d'une taute si injurieuse. Et telle est la raison pour laquelle toute la suite des efforts faits par nous en faveur de l'Eglise catholique, dans l'empire de Russie, a été par notre ordre mise en lumière dans un exposé particulier qui sera adressé à chacun de vous, afin qu'il soit manifeste à tout l'univers fidèle que nous n'avons en aucune façon manqué aux devoirs que nous impose la charge de l'apostolat. »
Toute l'Europe, catholique ou protestante, libérale ou non, lut avec une émotion irrésistible et une sym- pathie qui honore la nature humaine, cette harangue,
6
82 NICOLAS (1825-1855).
incomparable dans sa candeur et [d'une simplicité si pathétique. Toutes les consciences applaudirent à cet exposé si lumineux, si éloquent dans sa sobriété, dont elles pouvaient traduire et résumer le sens en ces quelques paroles : « ¥ous êtes puissant, ô César; mais aucune puissance n'a pu vous dispenser d'être juste; vous répondrez devant Dieu des attentats sacrilèges commis par vous contre des âmes immortelles, dont la moindre vaut plus que votre empire; vous avez d'in- nombrables armées, d'immenses trésors ; rois et peu- ples tremblent devant vous, et pourtant, ô César, vous avez menti, tout l'univers le saura, devant un vieillard désarmé ! »
XII
Effet de rallocutiou.
L'allocution de Grégoire XVI sauvait l'honneur de la papauté ; elle ne mit pas un terme aux souffrances des catholiques polonais. Pourtant on ne peut nier qu'elle n'imposât une particulière réserve au gouver- nement de Nicolas, toujours craintif, dans son audace apparente, devant les manifestations de l'opinion pu- blique, et surtout du saint-siége. Le vieux pontife devait encore, avant de mourir, remporter sur l'auto- crate un autre triomphe.
En décembre 1845, Nicolas vint à Rome. Que se passa-t-il dans l'entrevue qu'eurent ensemble le pape et l'empereur? Nul n'en sut jamais les détails. Grégoire,
EFFET DE l' ALLOCUTION . 83
en en parlant, renferma tout dans ce simple mot : «Je lui ai dit tout ce que le Saint-Esprit m'a dicté. » On eut cependant des preu\'es suffisantes que le vicaire de Jésus-Christ avait dignement représenté son maître. Laissons l'éminent cardinal Wiseman nous les rap- porter dans son beau style :
« Un Anglais, qui se trouvait dans une partie du palais que le visiteur impérial traversa au retour de son entrevue, décrivit l'apparence altérée du monarque. Nicolas, en entrant, avait déployé la contenance assurée et l'aspect royal habituels à sa personne, offrant au spectateur les nobles traits d'une statue, une taille majestueuse et un port martial. Il était libre et à son aise, prodiguant du regard et du geste ses salutations gracieuses et bienveillantes. En traversant la longue suite des antichambres, il était réellement cet aigle impérial, bril- lant et plein de feu « aux plumes unies et au regard per- çant », dans toute la puissance des ailes que le vol n'avait jamais fatiguées, dans toute la force d'un bec et de serres auxquelles jamais proie n'avait résisté. Il retourna la tête découverte et les cheveux en désordre, l'œil hagard et le teint pâle, comme si, pendant cette heure, il avait souffert tous les maux d'une fièvre prolongée. Il marchait d'un pas précipité, la tête baissée, sans rien voir, sans saluer personne. Il n'attendit pas que sa voiture vint se placer au bas du perron, mais il s'élança dans ia cour extérieure et se ht éloi- gner au plus vite de ce théâtre d'une défaite évidente. C'était l'aigle arraché de son aire tixée sur le sommet des rochers, « de son nid placé parmi les étoiles » ; ses plumes étaient froissées et son œil éteint par une puissance méprisée jus- qu'alors (1). »
(1) Wiseman, Souvenir des (jualre derniers papes, p. i8\.
Sli NICOLAS (18V5-1855).
Peut-être est-ce ù cette entrevue qu'il faut rcap- porler l'origine du concordat que put enfin conclure avec Nicolas le successeur de Grégoire. Ce concordat, signé à Rome le o août '!8!i7, faisait droit à quelques- uns des griefs les plus légitimes du saint-siége. Ainsi il est stipulé (art. 12), que la désignation des évèques n'aura lieu qu'à la suite d'un concert préalable entre l'empereur et le saint-siége, pour chaque nomination. Nous citerons encore les dispositions suivantes :
AiiT. 13. — L'évêque est seul juye et atlniinistraleur des affaires ecclésiastiques de son diocèse... Toutes les personnes du consistoire de l'évêque sont ecclésiastiques; leur nomina- tion et leur révocation apparlienncnt à l'évêque.
Art. 21. — L'évêcjueala direction suprême de l'enseignement de la doctrine et delà discipline de tous les séminaires de son diocèse, suivant les prescriptions du concile de Trente. Les professeurs des sciences théologiques seront toujours choisis parmi les ecclésiastiques. Les autres maîtres pourront être choisis parmi les laïques professant la religion catholique romaine.
Art. 31. — Les églises catholiques romaines sont librement réparées aux frais des communautés ou des particuliers (|ui veulent bien se charger de ce soin.
On voit ([ue la liberté de l'Église, contre les empiéte- ments du collège soi-disant catholique, est sauvegardée en plusieurs points par le nouveau concordat. C>es concessions, comme le remarque Pie IX en annonçant aux cardinaux la conclusion de ce traité, sont encore peu de choses, si on les rapproche de ce qui reste à de-
EFFET DE l' ALLOCUTION. 85
mander pour assurer la liberté de l'Église (1). Néan- moins elles semblaient marquer un heureux retour dans les dispositions de Nicolas : c'est encore une illusion qu'il faut perdre. Pendant que ses agents signaient à Rome un cou-
(1) Les paroles de Pie IX sont trop belles el trop significaiives, elles montrent irop bien le véritable état des choses, elles sont trop touchantes enfin, et vont trop directement au cœur des fidèles, el surtout du clergé polonais, pour que nous ne nous fassions pas une pieuse joie de les rapporter ici :
B Beaucoup d'autres chose.-, et de la plus grande importance, restent encore, que, dans le Irailé, les pléiiipolenliaires n'ont pu mener à fin, et qui cependant excitent nos plus vives sollicitudes et nous remplissent d'angoisses ; car elles louchent au plus haut degré à la liberté de l'Église, à ses droits, à ses fondements et au salut dos fidèles de ces contrées. Nous voulons parler de la véritable et entière liberté à assurer aux fidèles, de pouvoir, dans les choses relatives à la religion, communiquer sans aucun obstacle avec ce siège apo- stolique, centre de l'unité el de la vérité catholiques, père el maître de tous les fidèles ; sur ce point quelle n'est pas notre douleur ! Cha- cun peut aisén.ent le comprendre, en se rappelant les réclamations muliipliées que ce sainl-siége apostolique n'a cessé de faire entendre dans la diversité des temps, pour obtenir cette libre communication des fidèles, non-seulement en Russie, mais encore en d'autres con- trées où, en certaines affaires de religion, elle est empêchée, au grand détriment des âmes. Nous voulons parler des biens u restituer au clergé; nous voulons pailer de la personne la'ique, choisie par le gouvernement, à faire éloigner des consistoires des évêques, afin que dans ces assemblées les évêques aient toute leur liberté; nous voulons parler de la loi d'après laquelle, dans cet empire, les mariages mixtes ne sont valides qu'après avoir été bénis par le prêtre gréco- russe; nous voulons parler de la liberté que les catholiques devraient avoir, de faire examiner el juger leurs causes matrimoniales, en matière de mariages mixtes, par un tribunal ecclésiastique catho- lique ; nous voulons pjrler de diserses lois, en vigueur dans ce pays, qui fixent lâge requis pour la profesfion religieuse, qui dé-
86 NICOLAS (1825-1855).
cordât en faveur des catholiques, il publiait contre eux en Russie, pour le royaume de Pologne, un code criminel dont les dispositions ne sauraient être com- parées, comme on l'a dit (1), qu'aux lois de la san- glante Elisabeth. Blâmer la religion russe par parole ou par écrit; engager une personne orthodoxe à passer à une autre confession , voilà quelques-uns des cent quatre-vingt-quinze délits qui entraînent les travaux forcés ou l'envoi en Sibérie, avec la cessation des droits de famille ! .
truisent entièrement les écoles dans les familles d ordres religieux, qui écartent absolument les supérieurs provinciaux, qui défendent et interdisent la conversion à la religion entholique.
» Une immense sollicitude nous presse encore pour tous ces fils bien-aimés de l'illustre nation rulhénienne, qui, ô douleur, par la malheureuse et déplorable défection de quelques évéques, sont misé- rablement dispersés dans ces vastes régions, dans l'état le plus lamentable, et exposés pour leur salut aux plus grands périls; car ils n'ont pas d'évêques pour les gouverner, pour les conduire aux pâturages salutaires et dans les voies de la justice, pour les fortifier par les secours spirituels, pour les défendre des pièges trompeurs que leur tendent des ennemis pleins d'astuce. . Les prêtres latins, nous en avons la confiance, emploieront tous leurs soins et toutes les ressources de leur sagesse pour donner les secours spirituels à ces très chers fils ; mais, du fond intime de notre cœur, nous exhortons avec ardeur, avec amour dans le Seigneur, et nous aver- tissons les Ruthéniens eux-mêmes de demeurer fidèles et inébran- lables dans l'unité de l'Église catholique, ou, s'ils ont eu le malheur de s'en éloigner, de revenir au sein de la plus aimante des mères, de recourir à nous qui, avec l'aide de Dieu, sommes prêt à faire tout ce qui peut assurer leur salut éternel. »
(1J L. Yeuillot, Mélanges, 2" série, t. II, p. 34. — "Voir plus bas, au chapitre x, § 2, ce que Nicolas entendait par ces mots: cessation des droits de famille.
EFFET DE L^\LLOCUTION. 87
Mais il faut citer : on ne nous croirait pas.
Art. 184 et 185. — Pour quiconque, dans un lieu public, en présence d'un nombre plus ou moins grand de personnes, osera, avec intention, blâmer la religion ou l'Eglise chré- tienne (russe), ou injurier l'Écriture sainte ou les sacrements, perte de tous les droits et six à huit ans de travaux forcés. Pour le non-révélateur, emprisonnement de six mois à. un an.
Art. 187. — Pour les mêmes faits commis au moyen d'écrits imprimés ou manuscrits propagés par quelque moyen que ce soit, perte de tous les droits et dépoi^tation du coupable dans les contrées les plus éloignées de la Sibérie. — Pour le colporteur ou le propagateur, même peine.
Art. 193. — Pour quiconque engagerait une personne de la confession orthodoxe à passera une autre confession, déporta- tion dans les youvernements de Tomsk ou Tobolsk. S il y a vio- lence, la Sibérie.
Art. 195. — Pour avoir, par sermon ou par écrit, tenté de faire passer une personne orthodoxe à une autre confession, même chrétienne, ou fait entrer dans quelque secte hérétique ou schismatifpie : la première fois, emprisonnement d'un à deux ans; la seconde fois, emprisonnement de quatre à six ans ; la troisième fois, déportation à Tomsk ou Tobolsk.
Art. 197. — Pour quiconque empêcherait une personne de passer librement à la confession orthodoxe, emprisonnement de trois à six mois. S'il y a menace, vexation ou violence, l'emprisonnement sera de deux à trois ans dans une maison de confection.
Il faut noter que la privation de tous lés droits et la déportation en Sibérie entraînent, à l'égard des per- sonnes non exemptes de peines corporelles, celle de la marque., plus quatre-vingts à deux cents coups de verges!
83 NICOLAS (1825-1855).
Il va sans dire que l'auteur d'un pareil code ne songeait guère à faire exécuter le concordat qu'il avait signé. Le czar ne daigna môme pas le pul>lier, et il emporta dans la tombe une tache plus grande, à notre avis, que l'humiliation de Sébastopol, celle d'être resté jusqu'au bout fidèle à celte ruse héréditaire, avita fraude, si sévèrement mais si justement relevée dans l'allocution pontificale.
Le concordat de IH'iT est le dernier acte important de Nicolas dans ses rapports diplomatiques avec Rome. Nous aurions toutefois une idée bien incomplète de ce qui s'est fait sous son règne contre la religion catho- liijue, de ce qui dure encore ; bien plus, de ce que l'on maintient et de ce qu'on renouvelle sous nos yeux, si lions ne parlions des actes intérieurs de son gouverne- ment par rapport à l'Église : disons donc un mot de la mortelle influence exercée sur la jeunesse catholique par l'instruction publique et l'administration, les [uelles ne sont, comme on le verra, qu'une autre face de la persécution religieuse.
CHAPITRE IV.
L INSTRUCTION PUBLIQUE.
Antipalliie de Xlcoias contre la Pologne.
Si le gOLiveniement despotique a une explication ou une exTuse, il ne saurait la trouver que dans le carac- tère paternel de celui qui l'exerce. Un peuple, si ar- riéré qu'il soit, ne peut tolérer longtemps une tutelle arbitraire, absolue, minutieuse et universelle, qu'au- tant qu'elle réside entre les mains d'un père intelli- gent et bon. C'est sans doute par suite de cette pensée (pie le beau nom de père désigne les autocrates, dans le langage des sujets russes. Mais qu'est-ce que cette paternité, appliquée à la Pologne catholique? Le lec- teur en jugera.
Lorsque la reine Marie-Antoinette fut traduite de- vant le tribunal révolutionnaire, elle entendit, impas- sible et méprisante, les accusations indignes dont elle fut l'objet, et n"y répondit que par un légitime dédain. Mais quand l'infâme Fouquier-Tinville osa l'accuser d'avoir elle-même travaillé à corrompre les rnœursde Tenfant royal, la majesté maternelle ne put
90 l'instruction publique.
supporter ce que la majesté royale aurait m.éprisé, et des entrailles de la mère outragée jaillit ce cri sublime, qui fit pâlir les hommes de sang : « J'en appelle au cœur de toutes les mères ! »
Ce crime, qui fait bondir le cœur, est celui que la paternité du gouvernement moscovite commet, depuis trente ans, à l'égard des catholiques polonais.
Une telle accusation a besoin de preuves, on le con- çoit. Malheureusement elles sont trop faciles à donner.
Le czar Nicolas ne faisait mystère à personne de son antipathie ardente contre les Polonais. L'inimitié sé- culaire des deux peuples, nourrie par tant et de si lon- gues rivalités, attestée par tant de batai^es, avait pour ainsi dire concentré toutes ses flannnes dans cette âme ambitieuse et hautaine, ([ue toute résistance exaspérait jusqu'au délire, (1). L'insurrection de 1830 exalta sa passion et la rendit d'autant plus redoutable, qu'il put la prendre pour un système politique. C'est ce qui ex- plique comment son règne ne fut guère qu'un long ministère de représailles et de vengeance, à l'égard de ceux dont il avait juré d'être le protecteur et le père. L'intérêt bien entendu de la couronne moscovite eût été de faire oublier l'inique origine de son pouvoir, et de le rendre légitime, en le rendant cher, à force
(1) (Comment expliquer autrement le fait suivant. En 4 831, le prince Ronnain Sanguszko, appartenant à l'une des plus grandes fa- milles de Pologne, fut condamné à Texil en Sibérie, pour avoir pris part à l'insurrection. Sur l'arrêt soumis à son approbation, Nicolas écrivit de sa main : « Sera conduit en Sibérie comme na [orrai ordi- naire, à pied et enchaîné. » Cet ordre fut exécuté.
L^ ENSEIGNEMENT THÉOLOGIQUE, 91
de justice et de clémence. Tout autre fut le système d'un prince dont on a retenu cette parole : « Je ne connais que deux sortes de Polonais^ ceux que je hais et ceux que je méprise. » On devine sur qui tombait la haine et sur qui le mépris. Aussi lie négligea-t-il rien pour augmenter le nombre des seconds, aux dépens des premiers. Il ne pouvait pas se dissimuler ([ue tout ce que la Pologne conservait de dignité dans son malheur, d'indépendance dans sa chute, c'est à sa foi qu'elle le devait. Une autre parole, non moins connue, fait voir jusqu'à quel point il le sentait, et combien cette impression lui était amère. Un jour qu'on vantait devant lui la science et la vertu de l'ar- chevêque Holowinski, sa mauvaise humeur ne put se contenir : « Sous le front d'un prêtre catholique, s'é- criat-il avec emportement, je distingue toujours une bouche polonaise (1)! »
Ces dispositions, si étranges et si fâcheuses dans un souverain et dans un homme d'État, peuvent seules expliquer, sans les excuser, les mesures que Nicolas appliqua à l'instruction et à l'administration intérieure dans les provinces polonaises et même dans le royaume de Pologne.
(1) Nous changeons l'expression. H désignait ordinaireniei:l les prêtres catholiques par le sobriquet de Dominus vohiscunt.
92 l'instruction PUBLIQUE.
II
Preiuiércs mesures ; renseisnciuent théologiqiie.
Sur ces deux points, on peut dire qu'un senl prin- cipe domine toute la matière : tout ce cpii peut affai- ])lir la foi catholique et le sentiment national par l'af- faiblissement du caractère et la dépravation des mœurs, est approuvé, adopté, consacré et maintenu par le gou- vernement; tout ce qui pourrait produire l'effet con- traire est, ou sévèrement défendu, ou minutieuse- ment entravé et rendu impossible. Pour arriver à ce double but, le gouvernement ne reculera devant au- cune mesure.
On sait que, parmi les premiers actes qui suivirent la victoire des Russes à Varsovie, figure l'ukase du 9 novembre \SM, qui supprime les écoles supérieures du royaume et l'université de Varsovie. En consé- quence, furent enlevés et transportés à Pétersbourg la bibliothèque, les gravures et le cabinet de numis- matique, tout aussi bien que les tableaux, sculptures et autres objets d'art qui décoraient le château royal. Parmi les objets enlevés figure l'acte original de la charte polonaise jurée par les prédécesseurs de Nicolas et par lui-même.
L'année suivante, au mois de mai, fut supprimée l'université de Wilna. Le 10 janvier 1832, était sup- primé le corps des cadets de Kalisz. Le 9 novembre
l'enseignement THÉOLOGlyiJE. Oo
18o5,uii ukase transférait à Kiew le lycée polonais de Krzemieniec (en Yolhynie). Quelques années après, en 1838 , l'université do Kiew était suspendue pour un an. Pour compléter la liste de ces suppressions, il ne faut pas oublier les couvents, dont la destruction , opérée en masse à cette époque , était en même temps, avec la ruine de chaque maison, la destruction d'une ou de plusieurs écoles et l'enlèvement d'une bibliothèque (1).
Après avoir ainsi fait le vide dans le domaine de l'instruction publique, le gouvernement russe s'appli- qua à le combler à sa manière. L'importance particu- lière qu'il attache à cette branche de l'administration se révèle dans tous ses actes. Ainsi, jusqu'à l'année 1859, le royaume de Pologne avait son directeur spé- cial, siégeant à Varsovie, pour chacune des branches de l'administration, sauf les postes, la douane et l'in-
(I) « 11 existait dans les provinces polonaises un grand nombre d'écoles pour la jeunesse, où renseignement était donné par des re- licrieux, dominicains et piiaristes, ou par des moines de Saint-Basile, Kutliéniens, ou bien par des professeurs séculiers catholiques... Actuellement, par suite do la suppression des couvents, la majeure partie de ces écoles n'existe plus; celles qui se maintiennent encore sont organisées à la manière des écoles grecques non unies, et con- fiées à la direction de professeurs séculiers appartenant au culte dominant, ou au culte protestant, ou à un professeur catholique, mais de nom seulement. Quant à l'instruction religieuse, elle est par- loul confiée à des prélris (jrccs, non calhoiiqitcs. » 'Note officielle du cardinal secrétaire d État dé Sa Sainteté, le l" juin 1S40.)
L'usage que le schisme sait faire, à son profit, des catholiques de nom est désastreux dans toute la Pologne.
9/i. • l'ixstruci'iox publique.
struction publique. L'année dernière, les postes et les douanes elles-mêmes ont été affranchies de la tutelle directe de Saint-Pétersbourg, rinstruction publique seule exceptée.
Voyons d'abord ce qu'est l'enseignement par rapport au clergé catholique.
Une lamentable expérience a appris à tous les pou- voirs, mais surtout au gouvernement russe, que, pour corrompre le troupeau catholique, le plus sûr moyen est de gagner les pasteurs suprêmes : de là réserve expresse des hautes dignités ecclésiastiques aux seuls élèves qui ont étudié trois ans dans l'académie théolo- gique et dans le séminaire de Wilna, fondé à la place de l'université de cette ville, par ukase du ^^ juillet 1833. Cette académie, on le pense bien, était sous- traite à la surveillance de l'évêque diocésain ; elle rele- vait directement du collège catholique romain de Pétersbourg, composé, comme chacun sait, dans les vues de l'empereur, et qui ne saurait jamais avoir aucune existence canonique. Par là on se proposait, el Ton n'y réussit que trop bien, d'introduire dans les séminaires ri ndifïérence pour les lois ecclésiastiques et la corruption des mœurs. Comment en pouvait-il être autrement? « Il suffisait, dit le P. Theiner, qu'un séminariste adressât sa plainte à l'autorité civile pour échapper à toute censure. Dans un cas de ce genre, le ministre ordonna au gouverneur général de Wilna, prince Dolgorouki, d'examiner l'affaire. Dolgorôuki se rendit au séminaire, destitua le directeur Staniewicz,
l'enseignement tuéologique. 95
rassembla les séminaristes, et les engagea à s'adresser toujours à lui en pareil cas, leur promettant (pi'il serait toujours fait droit à leurs plaintes, de quelque nature qu'elles fussent (1). »
Malgré des procédés si caractéristiques et d'une si irrésistible autorité pour agir sur l'enseignement dans un sens favorable aux idées russes , l'académie catho- lique de Wilna parut encore dangereuse, à cause de son éloignement du centre ; on la supprima donc pour en créer une autre à Pétersbourg. Là, sous les yeux de l'empereur, au mépris des conventions faites avec le saint-siége, des professeurs schismatiques, nommés par le gouvernement , enseignent à côté do professeurs catholiques (2). C'est ce que l'on voit, d'ailleurs, dans tous les séminaires. L'histoire et la philosophie au moins y sont enseignées par des schismatiques, sans que l'évêque diocésain puisse réclamer. Ces profes- seurs servent, comme on le pense bien, d'espions au gouvernement qui les paye, et ils veillent à ce que, dans des séminaires catholiques, on observe la défense
(1) Tomel, p. 34'2.
(-2) Art. "21 du concordat de 1847 : « L'évêque a la direction su- |)rême de l'enseignement de la doctrine et de la discipline... suivant les prescriptions du concile de Trente. Les professeurs des sciences Ihéologiques seront toujours choisis parmi les ecclésiastiques. Les autres maîtres pourront être choisis parmi les laïques professant la religion catholique romaine.» — On nous apprend que les professeurs schismatiques de l'académie catholique de Saint-Pétersbourg vien- nent de donner une démission qui les honore. Puisse cet exemple, qui remonte au mois de septembre dernier (1839), ne pas rester isolé I
06 l'instruction PLBLiyUE.
portée i)ar laulorité d'expliquer aux élèves les articles qui séparent de l'Église oificielle la communion ro- maine I '1) !
Dès 1830, et par un ordre exprès de rempereui', on avait introduit dans les séminaires ruthéniens- unis et dans les autres écoles, pour y servir de base aux études religieuses,- un livre de théologie schisma- tique, \n['\[u\é Koromtschvaia Jmiha. H faut que les sémi- naristes, non-seulement soient incapables d'opposer la discussion aux erreurs scbismatiques, mais déplus qu'ils ignorent ce qui les sépare du schisme, et puissent, à un jour donné, y être amenés sans s'en douter.
Les effets de cette ignorance, dont grand nombre de prêtres catholiques sont les victimes, servent à merveille les desseins du pouvoir. Ainsi il n'est pas rare d'en rencontrer qui se persuadent que Rome est désormais en parfait accord, sur tous les points, avec le gouvernement russe. On leur fait croire que le concordat intervenu, et dont ils ne connaissent ni la lettre ni l'esprit, autorise en toutes choses, et même sur le point si grave des mariages mixtes, l'obéissance complète aux lois de l'empire. Enfin, quelipies-uns se rassurent par la fausse pensée, soigneusement encou- ragée chez tous, que le saint-père sait tout ce qui se passe, et que, s'il ne proteste pas, son silence est une approbation.
(I) Un des articles de foi les plus sévèrement proscrits esl celui ci : « Hors de l'Église calliolique, point de salut. »
i.'enseignemknt tuëologique. 97
C'était pour amener ces tristes résultats que « le gouvernement ordonna un jour à l'évêque de Podla- chie, rillustre Gutkowski, et aux autres évoques du royaume de Pologne et de la métropole de Mohilew^ de détruire le livre intitulé : De la concordance et de la différence entre la croyance russe et la croyance ro- maine. Et dans le même temps, la détestable histoire russe d'Ustrialow, dans laquelle l'Église catholique est traitée injurieusement, devenait la base de l'enseigne- ment dans les séminaires, gymnases, lycées, éco- les, etc. (1). »
On ne s'étonnera point de voir le gouvernement russe ne pas reculer devant Tidée prodigieuse de dé- clarer la guerre aux faits et de supprimer l'histoire, lorsqu'il s'agit pour lui d'un intérêt majeur, comme la suppression du catholicisme en Pologne, et par lii, ce qui est tout un, de la nationalité polonaise. C'est la logi(|ue du despotisme. Le prince P. Dolgoroukow, dans le livre loyal et courageux qu'il vient de publier et que nous aurons plus d'une fois l'occasion de citer, nous confirme des faits déjà connus, mais invraisem- blables. Ainsi, sous Nicolas, la censure ne permettait pas de donner le nom de tyran à Néron et à Caligula et surtout au czar Iwan IV le Terrible; il était défendu de dire que c'était la maison de Holstein-Gottorp (pii régnait en Russie, il fallait atrirmer([ue c'était celle des Piomanotr, (luoique éteinte, en 1761. dans la personne
(I) L. p. Theiner, ibUL, p. 343.
98 l'instruction publique.
de l'impératrice Elisabeth : il fallait faire descendre le czar régnant, en droite ligne, de la branche de la mai- son de Rurik qni avait régné à Moscou. Mais voici qui est plus fort : une histoire rom_aine à l'usage des écoles, apprend aux jeunes Russes « que les Romains vivaient en république, par la raison quils n'avaient point encore été assez heureux pour apprendre à connaî- tre le pouvoir bienfaisant de l'autocratie d'un seul sou- verain (1). »
On voit assez pourquoi le gouvernement russe a besoin, dans les séminaires catholiques, d'un profes- seur d'histoire à lui, pourquoi il impose certains ma- nuels et en condamne au feu certains autres (-2).
L'évêque Gutkowski refusa courageusement d'obéir :
(i) La vérité sur In Russie, par le prince Pierre Dolgoroukow, p. 317. Paris, chez Frank, 1860.
(2) Les manuels qu'on impose à l'enseignement en Pologne rap- pellent de trop près ceux qu'on impose aux écoles dites nationales (écoles mixtes) de la fidèle Irlande, pour que nous nous interdisions le plaisir d'un instructif rapprochement. Les écoles soutenues par le gouvernement en Irlande comptent 600,000 élèves, dont 520,000 catholiques. Cependant tous les livres classiques, qu'on leur met entre les mains, sont rédigés par des protestants. Des archevêques de l'établissement, aidés de leur famille, ne dédaignent pas d'em- ployer leurs vastes loisirs à composer ces livres. L'archevêque 'VV'hately, dans une Histoire du culte divin, établit que quelques-unes des doctrines et des pratiques de l'Église catholique sont d'origine païenne. Il a fallu quatorze ans de réclamations pour faire effacer cet ouvrage de la liste des classiques. Mais quand réussira-t-on à faire supprimer aussi les Leçons d'écriture, du même auteur, où l'on a remplacé le : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce, » par ces paroles : « I^l fange la salua comme étant particulièrement bénie de Dieu! » Jusqu'à quand laissera-l-on entre les mains des enfants
l' ENSEIGNEMENT THÉOLOGIQUE. 99
bien plus, il menaça d'excommunication quiconque lirait l'histoire d'Ustrialow. Ce fut la source de toutes ses disgrâces: sa noble fermeté lui valut, de la part du gouvernement russe, ces traitements indignes que toute l'Europe a connus, et qui rendront à jamais sa mémoire illustre et chère à tous les cœurs catholiques. C'est dans le même esprit de corruption de l'ensei- gnement théologique que, jusciu'à ces dernières années^ le gouvernement envoyait à ses frais les séminaristes les plus distingués du diocèse de Chelm achever leurs études dans les universités schismatiques de Moscou et Kiew. Je ne parle pas de la tentative récemment faite par M. MuchanoAv, directeur général de la commission
catholiques, ou autres, le Fiflli Dook, ouvrage d'histoire et de litté- rature compilé par le révérend Carlisle, ministre presbytéiien, où le nom, l'existence de l'Église catholique, même comme institution purement humaine, ne se rencunlre jamais, non plus que le nom d'aucun pape. Il n'est fait allusion à \ Eglise de Rome que dans le xv'= siècle. Écoutez ce résumé : « Dans ce siècle commença le conflit connu dans l'histoire sous le nom de réforme, qui sépara de l'Église de Rome plusieurs royaumes de l'Europe.... Cet âge, si fertile en grands événements, fut l'âge de la Réforme dans lequel les Églises protestantes se séparent de l'Église de Rome, — événement qui exerce encore aujourd'hui de l'influence sur les affaires politiques de l'Europe. » "Voilà pour l'histoire de l'Église. L'histoire nationale, permise aux enfants irlandais, est encore plus sommaire. La voici tout entière, extraite du même livre : « Ce fut vers la fin du xii" siè- cle qu'Henri II, roi d'Angleterre, envahit le premier l'Irlande et reçut l'hommage des rois irlandais. — An I 800, union de la Grande- Bretagne et de l'Irlande. »
("Voir sur ce point de curieux détails dans un livre de notre confrère, le R. P. A, Perraud, de l'Oratoire, sur la situation actuelle de l'Irlande.)
100 l'iNSTRICTION l'IBLlQUE.
de rintéiieiii- à Varsovie, auprès de Mejr. Teraszkie- wicz, administrateur de ce diocèse; il s'agissait d'ob- tenir de lui qu'il signât un ])rojet d'organisation de son séminaire, qui livre entièrement la direction de cet étatjlissement aux agents du gouvernement.
111
Élabli8spment»i laïques.
Si le gouvernement, depuis comme avant le concor- dat, qui stipule si énergiquement le respect des droits des évoques, a pu marcpier si largement sa présence tyrannique et corruptrice jusque dans Tintérieur des écoles destinées à former les prêtres, que ne fera-t-il pas dans les établissements laïques, que rien ne protège contre ses prétentions?
Une espèce de proverbe, universellement reçu parmi les étudiants, donne une idée fort exacte de la consi- dération dont sont entourés, non sans mérite, ceux que le gouvernement prépose en Pologne au soin des études et à la surveillance de la jeunesse. Voici le sens de cet adage : « Tout officier que Tivrognerie, ou la débauche ou le jeu, ou une probité suspecte, a fait rayer des contrôles, est porté de droit sui' la liste des candidats à la direction des gymnases dans le royaume de Po- logne. »
C'est, en elfet, le ])lus souvent un généi'al, un colo-
ÉTABLISSEMENTS LAÏQUES. JOl
iiel ou un major émérite, toujours Russe, qui occupe la fonction suprême de curateur des établissements d'in- struction publique. 11 en est de même des directeurs de gymnase et inspecteurs. Le genre de surveillance qu'ils exercent pour former l'esprit et le cœur de la jeunesse est, comme tout ce qui est russe, essentielle- ment et presque exclusivement militaire. Les soins de l'autorité se sont portés avant tout sur la discipline ex- térieure, et l'on peut voir, par un document émané, en 1835, de la direction de l'instruction publique du royaume, jusqu'où le génie russe sait descendre en fait de minuties disciplinaires. « Il est nécessaire, y est-il dit, que les écoliers des quatre classes supé- rieuresdes gymnases soient envisagés comme mineurs, et que, loin d'être exempts de la 'punition corporelle, ils y soient soumis avec d'autant plus de rigueur quils sont censés devoir être raisonnables. » Être impitoyables pour la forme des cheveux, la bonne tenue des uniformes, l'éclat des boutons, la proscription du faux col, la ma- nière de saluer; présider à l'administration des coups ordonnés, comme on vient de le voir, même pour les grands élèves, ouvrir ou fermer la prison, faire des descentes à l'improviste chez les étudiants, pour s'as- surer qu'ils étudient les livres prescrits par le gouver- nement, et n'ont pas d'ouvrages patriotiques; par- dessus tout, entrer dans les vues du gouvernement, en tout ce qui touche à la perversion de la fui, et appli- quer la minutie despotique du commandement mili- taire aux tracasseries religieuses, voilà à peu près à
102 L^NSTRUCTION PUBLIQUE.
quoi se borne l'action des directeurs et inspecteurs des établissements d'instruction.
La surveillance immédiate des élèves est confiée, dans les internats, à de vieux caporaux et sous-offi- ciers, qu'on appelle diatki (papas), hommes grossiers, communs et corrompus, qui, n'ayant sur les élèves d'autre autorité que celle qu'ils tiennent de leur fonc- tion et de la crainte qu'ils inspirent, ne sauraient avoir d'influence que pour le mal : car, étant on ne peut plus accessibles à une corruption, dont leur seule vue suggère l'idée, ils changent bientôt de rôle, et de cer- bères hargneux et redoutables deviennent les plus ram- pants, les plus habiles et les plus souples des laquais.
On devine facilement quels dangers courent les mœurs et la foi des enfants polonais, casernes dans ces pensionnats du gouvernement peuplés par moitié de jeunes Russes, où l'éducation se donne en langue russe et où les parents, éloignés des villes, sont forcés, par oukase, de placer leurs enfants (1). Nous pourrions entrer sur ce point dans les plus lamentables détails. Quelques-uns de ceux ((ue l'on peut citer suffiront.
Il n'y a pas longtemps à Kiew, le général gouverneur Bibikoff, au moment de partir pour Pétersbourg, con- voquait la jeunesse de l'Université, et, au nombre de ses
(1) Ces pensionnats sont de trois sortes, correspondant à trois degrés ou à trois espèces d'instruction : ceux près les universités, ceux près les corps de cadets, ceux près les lycées.
ÉTABLISSEMENTS LAÏQUES. 103
recommandations pour le temps de son absence, se trouvait celle de « mener joyeuse vie (1). » Peu scru- puleux dans sa jeunesse, le mentor en cheveux blancs ne craignait pas de se citer en exemple, et promettait de fermer les yeux sur tout, excepté sur le point unique du dévouement à la Russie. Le même homme contri- buait de lui-même dernièrement à préparer ces beaux résultats, en décrétant arbitraireuient la fermeture de l'Université, et des vacances extraordinaires de six semaines sous le plus futile prétexte. La chose fut si évidente que les étudiants en masse en furent révoltés, et qu'une réaction en sens contraire s'opéra sur-le- champ dans les mœurs de la jeunesse.
Dans le royaume de Pologne, tous les professeurs sont censés Polonais, et néanmoins, de tant d'établisse- ments d'éducation que l'on est forcé de remplir exclu- sivement d'élèves catholiques, dans un pays où il n'y a de non cathohques que les fonctionnaires russes, on ne pourrait pas en citer un où le culte schisniatique n'ait la haute main, quand il ne fournit pas tous les directeurs. Les protestants y jouissent aussi d'un crédit spécial. Partout, à côté du professeur qui enseigne le catéchisme catholique, lequel est choisi ad hoc par le gouvernement;, doit se trouver un professeur de reli- gion russe. Le gouvernement a jugé à propos de réduire
(I) Nous paraphrasons. La crudité des termes ne permet pas do citer textuellement.
104 l'instruction publique.
Tusage de Tassistance à la messe aux dimanches et jours de fête (1), et a défendu l'emploi d'aucune con- trainte contre ceux des enfants qui refuseraient d'ac- complir leurs devoirs religieux. (Notez que, pour le reste, le gouvernement ne permet pas seulement, mais exige l'usage du fouet môme pour les plus grands élèves ('2); notez surtout que, dans toute la Russie ortho- doxe, le gouvernement fait une loi expresse, sous des peines graves, de satisfaire au devoir pascal.) • Le gouvernement a étendu sa surveillance jusque sur renseignement privé, dans le sanctuaire sacré de la famille, pour le corrompre. Les Polonais ne sont pas libres de choisir les instituteurs de leurs enfants, ils doivent les demander au gouvernement. Cette dispo- sition, qu'on voudrait croire tombée en désuétude, n'a pas cessé d'être en vigueur. Dans l'Europe tout en- tière, la Révolution elle-même n'a jamais osé toucher à la sainte liberté de l'enseignement domestique. Mais voici un avis administratif, publié dans le royaume de Pologne, le 8 {'10) janvier 'J860, qui nous montre h quoi s'exposent encore aujourd'hui les parents polo- nais assez hardis pour choisir eux-mêmes l'instituteur de leurs enftints. Nous citons textuellement, en deman- dant pardon au lecteur de l'impression désagréable que pourra lui causer le style administratif.
(I) C'est robjet d'une circulaire secrèlc du gt'néru! Szypow, de juin 1839.
(2j Voy.plusliuul, p. 101.
ÊTABUSSËMEXTS LAÏQUES. 105
niVlSlON DE L ADMINISTRATION. — SECTION DE L INSTRUC IION
PUBLIQUE.
•
N° 7337^4. — Par décision du très honorable inspscteur de renseignement dans le district de Varsovie, datée dn 19 novembre (l" décembre) 1858, n° 5702, Félix B)rowski, ex fabricant d'eau -de-vie dans le village de Zielona, district de .>Mawa, a été condamné à une amende de 22 roubles 50 kopeks, pour avoir donné à ses enfants un institnleur non autorisé. Comme il a quitté son domicile antérieur, sans que l'on sache où il réside actuellemeut, l'administralion du gou- vernement de Plock presci it aux maires des villes et villages d'ouvrir, chacun sur le territoire de sa commune, une en- quête à l'effet de découvrir où se trouvent la personne et les l)iens du susdit Félix Borovvski ; en cas de découverte, ils se saisiront d'une somme de 22 r. 50 kop., qu'ils enverront fianclie de port à la Banque de Pologne, et, dans tous les cas, 20 jours apiès la réception de cet avis, ils soumettront aux chefs de leurs districts respectifs un rapporteur le résul- tat de l'enquête.
Plock, les [20] Janvier 1860.
Pour le gouverneur civil, le conseiller de gouvernement,
KUOKOWSKI.
Pour le chef de la chancellerie, le conseiller honoraire^
DOROZYNSKl.
L'instruction primaire offre un spectacle encore plus lamentable. Dans les campagnes, c'est-à-dire presque partout, il n'y a qu'un mot à en dire : elle n'existe pas, grâce encore aux efforts de l'autorité. La législation
106 L^INSTRUCTION PUBLIQUE.
sur ce point est un chef-d'œuvre d'habileté machiavé- Hque. Un propriétaire catholique veut-il établir uiie école dans ses terres? la loi l'y autorise, mais à quelle condition ? Il est contraint de faire une fondation à perpétuité, dont l'existence est garantie, vis-à-vis de l'État, par une hypothèque sur ses propres biens. Cela fait, le gouvernement lui-même désignera un institu- teur qui sera chargé, aux frais du seigneur bienfaisant^ de démoraliser et de dénationaliser le pays!
Dans les villes,' la situation n'est guère meilleure. Qu'on veuille bien songer que, dans les provinces polor- naises de l'empire, aucune école n'est tenue par des catholicpies. Voilà comment Nicolas a rempli les pro- messes faites au pays et aux évoques, d'employer les fonds provenant de la suppression des couvents à éla- l)lir de nouvelles écoles et à propager partout l'instruc- tion! Quand nous disons pas une seule école, c'est trop dire, il y en a une, mais une seule. La princesse Wasilitchikoff a obtenu dernièrement, dans les intérêts des jeunes filles orphelines de Zytomir, la permission d'établir à ses frais, une école tenue par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, respectable reste d'un ordre partout ailleurs admiré et que la Pologne catholique, une de ses premières colonies, envie aujourd'hui aux Turcs ses voisins ! La princesse avait demandé la même faveur pour établir un orphelinat de jeunes garçons. On la lui refusa.
l'enseignement religieux du peuple. 107 IV
Enseignement religieux du peuple.
Mais c'est surtout renseignement religieux du peu- ple que Ton met tout en œuvre pour corrompre.
Quoique le catéchisme enseigné clans les écoles des villes ait été rédigé par les évêques, il faut, bon gré mal gré, que, sur les points délicats, le catéchisme ca- tholique enseigne la même chose que le catéchisme russe, ou parle du moins par son silence. Dans ce but, il est revu et corrigé par le gouvernement, et les en- fants catholiques, aussi bien que les Russes, sontobligés de croire, pour peu qu'ils s'en rapportent à ce qui est imprimé, que l'empereur vient immédiatement après Dieu même dans l'ordre des choses spirituelles, et (pi'il est maître absolu dans l'Église comme dans l'État. En voici une curieuse preuve :
- Nous avons sous les yeux un supplément au caté- chisme catholique, fait tout spécialement pour incul- quer aux habitants des provinces polonaises le grand devoir politique de devenir de bons Russes. Yoici le titre, traduit mot à mot sur l'original : Catéchisme sur le culte dû à l'empereur de toutes les Russies^ ou expli- cation du quatrième commandement de Dieu, en ce qui louche rautorité du pays. — Imprimé par ordre su- prême, pour r usage des écoles et des églises catholiques - romaines dans les villages. Wilna, imprimerie diocé-
108 l'in^struction publique
saine, 1832. Nous en extrayons les demandes elles ré- ponses suivantes, en conservant la forme typogra- phique, très significative par elle-même.
D. Comment, dans l'esprit de la religion du Christ, consi- dère-t-on lautorité de notre Empeueur, régnant sur toutes les Russies?
//. On la considère comme procédant de Dieu.
I). En (luoi et comment l;lut-il montrer le dévouement (à l'Empereur) ?
Ji. En nous appliquant, dan^ la mesure de notre position et de nos lorces, au bien commun, et en souhaitant de tout notre cœur la prospérité de notre patrie la Russie, de ('Empe- reur et de toute sa famille.
D. Faut il prier pour I'Empereur et pour notre patrie la Russie ?
J{. Il faut dans les prières particulières et publiques recom- mander rE.MPEREUR aux grâces de Dieu, prier pour sa santé, pour SA sécurité, pour son bonheur en tout, et pour son salut, et aussi pour notre patrie qui est inséparable du
MONARQUE.
On voit clairement, dans ce catéchisme, que la Po- logne est inséparable de la Russie, et qu'elle doit pro- fesser pour le souverain des sentiments aussi dévoués que les Russes de la plus ancienne origiite. On y voit aussi que l'empereur, typograpliiquemenl parlant, est l'égal de Dieu. Mais on n'y voit imlle part la restriction que l'Église, après l'Évangile, ne manque jamais d'a- jouter, toutes les fois qu'elle parle de César et de ses di^oits.
Du moins ces prêtres catholiques pourront-ils com-
l'enseignement religieux du I'EUPLE. 109
nienter ce catéchisme à leurs ouailles dans un sens catholique? Gardez-vous de le croire. Les curés et cha- pelains calholiques ne peuvent pas les instruire, car ils n'ont la paiole que pour prêcher des sermons faits par l'évèque, il est vrai, mais revus et corrigés par l'auto- rité civile, où ils ne peuvent rien changer sous les plus graves peines. C'est ce qu'éprouvèrent entre au- tres, deux prêtres calholiques, Bireti et Baranowski, lesquels, « pour avoir agi de propos délibéré contre les progrès de la religion orthodoxe, et pour des sermons prononcés sans la permission de la censure, en contra- vention à l'ordonnance suprême du 1 6 décembre 1 839, » Nicolas daigna envoyer, le 21 novembre 18/i0, loin de leurs troupeaux, «dans les gouvernements de la grande Bussie pour y fixer leur demeure sous la sévère sur- veillance delà police (1 ). » Cette ordonnance est signée du ministre de l'intérieur Stro2;onofF.
On voit quelle est la situation du clergé catholique : ré- pondre aux insinuations qu'on répand parmi le peuple contre l'Église ou contre le pape ; par exemple, réfuter la grossière calomnie par laquelle l'autorité voulut faire croire que le bref de iSo'l aux évoques de Pologne, si perfidement arraché à Grégoire XVI, était une excom- munication prononcée contre les combattants de 1831 ; éclairer le peuple sur la véracité des journaux russes en matière religieuse; apprendre au peuple, et même dans les séminaires catholiques, la différence qu'il y a
(l)Tlieiner, II, 407,
110 l'instruction publique.
entre les deux églises; introduire, donner ou recevoir un livre qui traite cette matière; faire remarquer, entre autres choses, que la censure a coupé dans le catéchisme français de Pouget, traduit en polonais et dont on se sert beaucoup, toute la partie qui concerne TËglise et sa divine constitution; prononcer le nom de grec-uni dans les provinces réunies par Vamour en 1839 (1) : voilà tout autant de crimes capitaux. N'est' il pas clair, par cette seule ënumération, qu'ilestimpos- sible à un prêtre consciencieux de ne les pas com- mettre tous |.-lusieurs fois par an ? N'est-il pas clair qu'un prêtre timide doit renoncer a instruire ses paroissiens? D'où il suit que l'enseignement catholique est complè- tement et absolument à la merci d'une autorité qui a en main un glaive ta deux pointes, dont l'une peut toujours frapper à défaut de l'autre : je veux dire l'abrutissement des fidèles, ou l'extermination des pasteurs.
Mais peut-être des lecteurs peu dilïiciles trouveront- ils que, dans tout ce que nous venons de dire, il n'y a pas encore assez pour justifier nos accusations contre le système sciemment corrupteur appliqué à la Pologne. Il est vrai, pensera-t-on, que pour ravir au peuple sa foi, on a recours aux plus extrêmes rigueurs de la plus subtile tyrannie. Mais que fait-on directement contre les mœurs? Ici il faut nous tourner du côté de l'admi- nistration proprement dite.
(1) Oukase du 20 janvier 1840. . .
CHAPITRE V,
L'ADMINISTRATION.
Coup d'œil général.
La réputation des employés russes est européenne. On sait que, dans Tadministration de ce vaste empire, le larcin se pratique du haut en bas de l'échelle, à tous les degrés, sous tous les prétextes et sous toutes les formes : concussions directes et indirectes, dilapida- tions des deniers publics, extorsions, spoliations mani- festes ou cachées, rapines, pots de vin, détournements de tout nom et de toute sorte; le tout coïncidant avec un système financier des plus rigoureusement et des plus minutieusement combiné , pour prévenir et empêcher jusqu'aux moindres fraudes ; voilcà, au témoi- gnage de tous les auteurs, ce qui règne dans toute rétendue de Fempire, et l'on peut dire que, sous ce rapport, nous avons devant nos yeux, sans passer les mers, le spectacle d'une seconde Chine.
Comment un tel résultat a pu se produire et surtout comment il peut se perpétuer, nous n'avons pas à
1 \ '2 l'administration.
rexamiuer ici (1). 11 nous suflil de conslater le t'ait, et d'en examiner les conséquences pour la niallieureuse Pologne qui, en devenant partie intégrante de l'empire de Russie, est devenue la proie obligée, iious devrions dire privilégiée, des employés russes.
Dans les provinces polonaises, la plupart des fonc- tionnaires sont russes. De toutes les parties de l'empire, ils viennent s'abattre par bandes innombrables sur des provinces, où lous les habitants catholiques sont des victimes désignées diivance aux vexations les plus sordides. Ailleurs, l'autorité supérieure en gémit et ne les tolère que faute de puissance pour les empêcher; ici elles seront encouragées, et même récompensées toutes les fois qu'elles auront produit le but suprême, (pi'on se propose, l'apostasie. Conmient ce système appliqué à tout un peuple est une provocation directe au désordre des mœurs, il est facile de s'en convaincre si on se rappelle de quelles lois de tels administrateurs sont armés. Yent-on des exemples? Nous n'aurons que l'embarras du choix.
Un oukase accorde aux femmes dont les maris ont été condamnés à l'exil, à la prison, aux mines ou aux galères, la permission de se remarier, du vivant de leurs maris, à la condition d'élever leurs eufanls dans la
(1) On peut consulter sur ce point les Eludes sur Cavcnir de la liiissie, deuxième éluile; Les principes du ijouverncmenl el leurs consé- quences, par D. K. ScheJo-Ferroli, Berlin, cluzBehr, el Paris, chez Franck. — Voir aussi le prince Dolgoroukow.
COLP d'oeil Général. 113
religion russe (l). Remarquez (juc l'Église grecque, aussi bien que la nôtre, reconnaît l'indis'^oUibilité du lien conjugal : cette loi est donc doublement immo- rale : dans les personnes pour qui elle est faite, puis- (prelle incite à l'adultère, dans le législateur orl/wdoxc qui la portée, puisqu'elle constitue un odieux sacrilège. Dans le même genre citons un oukase du "2 janvier 1839, accordant sa grâce à tout catholique qui, pour meurtre, vol ou autre crime, a été condamné au knout, aux mines, aux galères ou à la prison , s'Use fait orthodoxe. Pour comprendre l'efTet de cette loi véritablement in- fâme, qu'on se ligure ce que deviendrait la France, ou tout autre pays, dans lequel on promettrait, seulement pendant vingt-quatre heures, une pleine et entière am- nistie à tous les galériens qui voudraient consentir à se faire musulmans. C'est pourtant ce qui se pratique en Pologne depuis vingt ans : car on n'a point ouï dire que cet oukase ait jamaisété révoqué. Mais, me croira- t-ou, si j'ajoute que ces renégats obtiennent aussitôt après la permission de porter, au ruban de la déco- ration de Sainte-Anne, une médaille frappée en l'hon- neur de l'événement (2) ?
(l)Theiner, I, 328.
(2) Tlieiner, I, 333. — L"iiposiasie ne réussit pas loujours aussi bien, malgré la loi qui la protège. Ainsi, un comte P..., condamné à Texil, crut acheter sa grâce en se fiiisanl scliismatique : l'unique conséquence fui qu'on enleva son fils unique, âgé de cinq ans, pour le faire entrer de force dans la religion scliismatique. (Juanl au père, il resta sous les rigueurs de la loi, el il y est encore.
8
ll/l l'administration.
Une loi, peut-être plus effroyable encore, est un oukase de Catherine II, daté de 1789, remis en vi- gueur en 1833, répété, comme nous l'avons vu, dans le Code pénal de 1847, qui ordonne de punir comme rebelle tout catholique, fût-il prêtre ou laïque, d'une condition basse ou élevée, toutes les fois qu'on le verra s'opposer, soit par des paroles, soit par des actions au proiçrès du culte dominant, ou empê- cher de quelque manière ([ue ce soit la réunion à l'Église russe de familles ou villages séparés. Il est trop clair qu'une telle loi n'est pas appliquée généra- lement , car elle ne peut l'être. Autrement , tout Polonais sincèrement catholique, serait actuellement en Sibérie, et il ne resterait dans le pays que les honnêtes gens convertis par l'oukase du 2 janvier 1839. Car quel catholique pourrait assez compter sur lui- même pour se promettre de ne jamais prononcer, dans le cours de sa vie, une seule parole capable de blesser les oreilles d'un agent de l'orthodoxie, de ne jamais répondre aux incessantes provocations dont sa foi est l'objet?
Une seule chose sauve les malheureux des effets de semblables lois ; c'est, comme en Chine, la vénalité des fonctionnaires. La vie n'est possible qu'au moyen des contributions volontaires , par lesquelles on achète son repos; aussi, contrairementàcequi se voit ailleurs, l'arrivée d'un fonctionnaire intègre dans une province polonaise est le signal d'une consternation générale; un fonctionnaire est un tyran insupportable aussitôt
COUP d'oeil général. 1 1 5
qu'il applique la loi; heureusement, c'est l'exception. Mais aussi quelle fâcheuse réaction produite sur le caractère des malheureux catholiques, obligés à tout propos de spéculer sur le plus ou moins d'élasticité de la conscience de ceux qui les gouvernent, séduits eux- mêmes trop souvent par de honteux exemples, et en tout cas, toujours placés entre leur devoir et leur intérêt, condamnés, sous peine de la vie, à un mensonge perpétuel !
Et comment en serait-il autrement ? En devenant russe, la Pologne a dû entrer forcément dans le système administratif de ses oppresseurs, et souffrir d'une contagion plus ruineuse, s'il est possible, pour l'âme elle-même que pour le corps. Qu'est-ce en effet que le système russe? Ecoutez la peinture éner- gique et fidùle que vient d'en tracer une plume moscovite : « La Russie, depuis l'invasion mongole au vin" siècle, jusqu'à nos jours, n'a été qu'une immense pyramide d'oppression. Dans ce vaste édifice, de haut en bas, régnent Tesclavage et l'arbitraire, et de bas en haut se développe, dans des proportions formidables, le mensonge officiel, le mensonge élevé à l'état d'institution [solitique, triste et amer fruit de l'esclavage et de l'absence de toute liberté individuelle , de toute publicité, de tout contrôle sérieux et réel. Le despotisme, déjà hideux en lui-même, exerce encore une influence morale éminemment délétère; il dessèche les sentiments nobles et élevés, il avilit les âmes, il corrompt, pervertit et abaisse les caractères, l)ien plus
'\ IG l'ai)mimstk\tion'.
encore chez ceux (jui rexerceiii ([iie chez ses vicli- mes (I). » Hélas! chez les victitiies elles-mêmes, l'action corruptrice n'est (\ue trop sensible ! « C'est là, nous disait un respectable prètn^ polonais, c'est là la grande plaie de la Pologne catholiijue : la démo- ralisation introduite parmi nous par la bureaucratie russe. »
II
Quelques exemples.
Mais il faut voir Tadministration russe à r(Puvre. En t835 , des popes ari'ivent dans les terres de M. Makowiecki, riche propriétaire du district de Witepsk. C'étaient des missionnaires envoyés par l'empereur, avec ordre de convertir à tout prix, suivant le plan décrit plus haut. Résistance héroïque des paysans, soutenus de leur seigneur. Les malheureux avaient pour eux leur conscience, mais contre eux la loi! Aussi arrive bientôt de Pétersbourg un ordre de confiscation contre Macowiecki ; ses biens sont donc saisis et sa personne envoyée en Sibérie. Laissés à eux- mêmes, les malheui'eux paysans résistèrent deux ans entiers à des persécutions inouïes; enfin ils cèdent! Aussilôt M. Bloudow, ministre de Tintérieur, reçoit l'ordre d'exécuter Toid^ase suivant : «^ Rendez à
(1) Le prince OolgoroukDw, p, 153.
nUELQUKS EXEMPLES. 117
Makowiecki sa liberté el ses terres, car tous ses paysans sont devenus Russes orthodoxes. »
En 1836,1e 18 mars, l'empereur fit publier par le collège ecclésiastique romain , présidé par le triste éYÔque Ignace Pawiowski, un oukase qui défend aux prêtres latins de confesser d'autres pénitents que leurs propres paroissiens. Le but de cet oukase est d'em- pêcher les Grecs unis restés fidèles et les schismatiques convertis en secret, de trouver des confesseurs, (tétait aussi faciliter prodigieusement aux administrateui's russes l'œuvre de la conversion. Car, par ce moyen, il suffit de gagner le curé d'une paroisse pour que tous les paroissiens soient forcés au schisme, aucun autre jirêtre n"osant plus, sous peine de la Sibérie, ni les confesser, ni leur donner aucun des secours de la leiigion. Mais comment corrompre les pasteurs? Quand la crainte ne suffit pas, on ajoute les promesses, bien plus, la permission et l'attrait du crime ; ainsi, quoique l'orthodoxie russe elle-même ne permette pas au prêtre de contracter mariage après son ordination, on autorisera le prêtre latin à se marier s'il apostasie, (rest ce que fit entre autres, k Witepsk, un carme nommé. Polanski ; mais la liberté du mariage n'était pas assez pour récompenser ce misérable; on le fit professeur au collège de la ville !
A Wilna, le provincial des frères de la Miséricoi'de vole la caisse du couvent et ihi chapitre ; pour échapper à son chàliu;ent, il n'avait qu'un moyen : eHd)i'asser l'orthodoxie, (rest ct^ qu'il fit. L'archimandrite russe
Il8 l'administration.
de Wilua, sans autre examen, F incorpora dans son clergé. Un homme qui vole la caisse des pauvres moines catholiques est toujours assez bon pour faire un pope. Mais ce n'est pas tout : le drôle fut encore plus heureux qu'il ne devait l'attendre de la faveur des lois prolectrices de l'orthodoxie et du larcin. Voici un trait qui peint la situation : l'archevêque catholique crut au moins pouvoir porter plainte au prince Dolgorouki, gouverneur de la province ; il ne demandait pas qu'on punît le coupable, mais seulement qu'on l'obligeât de restituer. « Pourquoi diable, lui répondit Dolgorouki, vous inquiéter de ce provincial, il n'est plus des vôtres maintenant! » Cette réponse fut tout ce qu'il obtint.
La mauvaise foi d'un prince, gouverneur d'une province, dans une circonstance aussi criante, pourra paraître invraisemblable; mais que dira-t-on si l'on voit, dans un cas pareil, la même accusation atteindre Nicolas en personne?
En supprimant les couvents et en s'emparant de leurs biens, on s'était engagé à doter de leurs revenus des fondations pieuses, à créer des écoles catholiques ; on n'en fit rien. Tout au moins avait-on expres- sément réservé un couvent par diocèse, lequel serait transformé en asile pour les prêtres âgés et malades. Mais les prêtres catholiques, vieux et infirmes, ne doivent trouver d'asile que dans les bras de l'ortho- doxie ! C'est pour cela sans doute que le gouvernement préféra laisser tomber en ruines les couvents qu'il ne changea pas en casernes. L'évèque intrépide que nous
MESURES VEXATOItlES. Il9
avons déjà cité plusieurs fois, Gutkowski, eut le courage, en s'appuyant sur la loi, de réclamer deux maisons situées dans son diocèse : c'était le pres- bytère de ^Yengro^Y et le couvent de l'ordre de Saint-Paul, à Wlodawa. Le gouvernement du royaume de Pologne, plus franc que Dolgorouki, reconnut la justice de sa réclamation , et promit d'y faire droit : peu après, les deux maisons étaient transformées en casernes. L'évêque adressa une plainte à l'empereur ; l'empereur l'envoya en exil à Mohilew (1).
C'était pourtant ce même Nicolas qui, se plaignant, dit-on, à un de ses familiers, de la monstrueuse vénalité des fonctionnaires de l'empire, lui disait tristement : «Il n'y a, dans tout l'empire, que vous et moi qui ne volions pas ! » L'empereur orthodoxe, — aussi bien que tous les révolutionnaires, de tous les pays et de tous les régimes — avait la conscience large à l'endroit des biens d'Église î
III
Mesures vexatoires.
Parmi les mesures que l'administration russe pro- digue à ses administrés polonais, il en est qui semblent purement et absolument vexatoires ; car comme elles
(1) Tous ces fails sont rapportés par le P. Theiner, t. I.
120 ladmi?îistrâtion.
sont d'une exécution impossible ou d'une utilité nulle, on ne peut les expliquer que par le désir de montrer la tbrco du pouvoir central, et de prouver, par des arcfunients d'un poids irrésistible, la réalité d'une vérité gouvernementale qu'on ne cesse de l'épéter, sur tous les tons, aux Polonais, pour la leur faire entrer dans l'esorit, sinon dans le cœur; je veux parler de leur incorporation ce qui est tout autre chose ([iw la simple aiHiexion) à l'empire de toutes les Russies.
Par e\enq}le, parmi les innombrables règlements émanés du général Szypow, directeur de Tintérieur à Varsovie, nous trouvons, à la date du mois d'août i 808,
l'arrêté suivant relatif au coslume des habitants. Il
faut citer :
AuT. 1'". — Les liabitanls des bourgs et villages polonais ne porteront plus, à l'avenir, les costumes nationaux de Varsovie et de Cracovie. F^n conséquence, il est délcndu de porler des boiuicts carrés cramoisis, des plumes de paon, des ceintures ornées de rondelles en cuivre, de faire usage des couleurs bleues, cramoisies et blanclies : celte deiiiibre pourra toutefois être employée pour chemises, mouchoirs et caleçons.
Art. 2. — Le costume russe de couleur brune devra être adopté à l'avenir; les femmes, toutefois, pourront Caire usage des couleurs verie ou rouge.
Art. 3. — Le costume russe étant beaucoup plus écono- mique, l'administration centrale fera ouvrir dans les villes et villages ([ui seront désignés, des magi.sins d'habillements russes, dans lesquels cette marchandise sera vendue aux indigents à prix l'é 'uits.
Art. f\. — i'u" récompense d un rouble sera accordée aux plus
MESURES VEXATOIRES. \'2[
empressés à obéir à cette disposition : les réc:dcitr<)afs seront fustigés, et cette peine doublée en cas de récidiue.
Un tel arrêté n'a pas besoin de commentaire ; il. est trop clair que, s'il était à peu près impossible à ima- giner, il était encore bien plus impossible à faire exécuter. Pour en venir à bout, il aurait fallu une armée entière occupée, du matin au soir, à fustiger les pauvres habitants de tous les bourgs et de tous les villages polonais. 11 y en eut cependant, assure-t-on, qui furent tentés par le bon marché et par l'appât du rouble promis ; hàtons-nous de dire qu'ils n'étaient ni Polonais, ni Russes, ni catholicpies, ni protestants : c'étaient des Jm'fs.
Au nondjre des arrêtés inexécutables, quoique moins ridicules, mais plus vexatoires encore, il faut me'Itre certaines dispositions relatives à l'enseignement de la langue russe qu'on voulut rendre obligatoire pour tout le monde, même dans le royaume (1). Non-seulemeut chaque école élémentaire dut avoir un professeur de langue russe, envoyé par le gouverne- ment et entretenu aux fi'ais de la paroisse; mais, dit l'ordonnance, « les enfants habitant dans la paroisse, à cjueli[uc classe de la société qu'ils appartiennent^ sont tenus de fré(jueuter l'école élémentaire afin d'y apprendre la langue russe. » L'enfant ([ui se refusera à apprendre la langue russe sul»ira les punitions ordi- naires, « et ses parents^une amende pécuniaire qui sera
(I) AiTiHéda gériénil Szy[iow, ju'.n I83S,
12^ L* ADMINISTRATION.
de 300 francs pour la première fois; à la quatrième fois, parents et enfants seront considérés comme en état de désobéissance à l'autorité du gouvernement et punis en conséquence. » Mais comment s'assurer que les enfants élevés exceptionnellement dans la maison paternelle apprendront la langue russe? Le vigilant général y a pourvu : « Il est défendu à tout chef de famille d'accueillir chez lui des précepteurs non munis d'un certificat constatant qu'il possède la langue russe, » et pour plus de sûreté, les enfants ainsi élevés seront tenus de se présenter chaque mois à l'école paroissiale « pour y subir un examen de langue russe. »
Quand l'esprit do vexation n'est pas inscrit dans la loi même, il ne se retrouve pas moins dans les actes. Ainsi on ne détruit pas les congrégations religieuses uniquement par la fermeture des maisons ; quelque- fois on les laisse ouvertes, mais de manière à rendre cette tolérance pire qu'une expulsion brutale. C'est ainsi qu'un pauvre reste des sœurs de Charité, établies à Yinnitza, avaient acheté de leurs deniers une terre dont les revenus se partageaient entre les pauvres, les veuves, les orphelins, à qui elles procuraient en même temps le pain de l'âme, par leurs charitables leçons. On leur prit la terre, et même leur maison; mais on ne les chassa pas ; on leur laissa quelques chambres dans leurs propres bâtiments, et dans l'autre partie, on installa un gymnase russe. Insultées journellement par les enfants schismatiques, elles n'avaient pas même la consolation de faire part aux enfants catholiques ni
Mesures Vexatoires. I^o
tlii peu de pain qui leur restait, ni des enseignements de la foi. Elles n'auraient pu l'oser, sans être punies, et les enfants, coupables d'avoir demandé à leurs bonnes mères ce qu'elles leur prodiguaient autrefois, auraient été fouettés (1) !
N'est-ce pas ici le lieu de citer une admirable page de de Maistre sur les amertumes de la domination étrangère : « Aucune humiliation, aucun tourment de cœur ne peut être comparé à celui-là... nulle nation ne veut obéir à une autre, par la raison toute simple qu'aucune nation ne sait commander à une autre. Observez les peuples les plus sages et les mieux gouvernés chez eux, vous les verrez perdre absolument cette sagesse, et ne ressemblei' plus à eux-mêmes lorsqu'il s'agira d'en gouverner d'autres. La rage de la domination étant innée dans l'homme, la rage de la faire sentir n'est peut-être pas moins naturelle. L'étranger qui vient commander chez une nation sujette, au nom d'une souveraineté lointaine, au lieu de s'informer des idées nationales pour s'y conformer, ne semble trop souvent les étudier que pour les contrarier ; il se croit plus maître à mesure qu'il appuie plus rudement la main. 11 prend la morgue pour la dignité, et semble croire cette dignité mieux attestée par l'indignation qu'il excite que par les bénédictions qu'il pourrait obtenir (2). »
(1) Ce fait est cité par M. L. Veuillot, Mélanges, V série, t. II, p. 3.
(2) Du papc'j 1. II, cap. vu, art. 3.
1 2/i l'administration.
Mais nous ne pouvons donner une idée plus complète et plus saisissante de ce que souffre un territoire étranger administré par les Russes, qu'en esquissant la monographie d'un gouverneur général d'une province polonaise. Nous cboisiions, parmi plusieurs que nous pourrions citer, un nom déjà connu de nos lecteurs, le fameux comte Bihikoff, o;ouverneur a;énéral de Kiew,
IV
Le comte BibikofT.
BibikofFappartenait à celte nombreuse noblesse russe dont les ancêtres, sous les ordres de Batou-Klian, firent la conquête de Kiew^ Soldat dans sa jeunesse, il perdit un bras à Borodino; par suite de cet accident, il entra dans le service civil. A l'avènement de Nicolas, il était directeur des douanes au ministère des finances. Sa bonne étoile, et particulièrement l'agrément de sa figure et de ses manières, joint aux richesses qu'il tenait de sa naissance et d'un brillant mariage, le firent choisir, entre de nombreux rivaux, pour le poste envié de gouvei'ueur de Kiew, Volhynie et Podolie. C'était le temps où à Pétersbourg on songeait sérieusement à une piompte et définitive dénationa- lisation de la Pologne ; et il faut dire, pour ne pas être injuste envers le czar, que ses vues personnelles à ce sujet avaient rassentiment complet et cordial, sinon du peuple, au moins de la noblesse russe tout entière.
LU COMTK FilBiivOFF. 1*25
Atteindre ce but, et l'alteiiulro le plus toi et le plus conipl(''temeiit passible, c'est s'ir ([tioi l'einpei'eur concentra pendant vingt-cinq ans tous les eiïorts.de son âpre volonté et do son persévérant génie; c'est dans ce sens qu'étaient rédigées toutes les instructions adressées à ses gouverneurs généraux : agir pVompte- ment, fortement et efficacement ; ce fut aussi le pro- gramme de Bihikoff.
Mais en Russie, il ne faut jamais oublier que Ton vit sous un gouvernement absolu, tempéré par la vénalité. Ce second point de la constitution, toujours sous- entendu, est comme ces articles secrets de tant de traités diplomatiques, où les choses que le public i)eut voir ont moins d'importance que celles qu'il ne voit pas. Arrivé en Ukraine v.ers 18oS, Bibikotf, d'abord très circonspect, montra bientôt fort clairement que les intérêts du czar n'étaient pas les seuls ([u'ils poursuivît.
Il s'était attaché un certain Pissareff, comme direc- teur de sa chancellerie : homme jeune, ambitieux, 1res entendu en affaires, et surtout armé de ce dévoue- ment effronté du subalterrie, qui devant un supérieur ne connaît pas le mot : je ne sais, ou : je ne puis. Il se forma bientôt entre ces deux hommes une commu- nauté de vues et de sentiments qui n'allait ni au bien du czar ni au bien de la province : s'enrichir en commun aux dépens du pays ruthénien, tel fut le point central et comme le ciEur de leurs opérations admi- nistratives. Toute la chancellerie était montée en cou
126 l'administration.
séquence, et de là vint que, lentement et par clee^ré, toutes les instructions de Nicolas reçurent une autre direction. Piller au profit de l'empire ne leur était pas interdit, tout au contraire ; ils préférèrent piller pour leur propre compte.
Au commencement, c'étaient de simples contri- butions privées qu'on levait, pour ainsi dire, en famille. D'abord, trente-six chefs de police, cent cinquante inspecteurs et environ trente commissaires de gouver- nement et de district, et autant de juges se soumirent à ce tribut. C'étaient différents payements réglés selon la dignité, l'importance et le lieu de l'emploi. Un chef de police contribuait à la caisse pour mille roubles d'argent, un inspecteur contribuait pour cinq cents, un juge en payait six cents ; les commissaires des plus petites villes achetaient leur place deux ou trois cents roubles; ceux des grandes, cinq cents. Les commissaires de district et de gouvernement étaient taxés à mille, et la somme s'élevait à plusieurs milliers de roubles, s'il s'agissait des places importantes de Mohylow, de Balta et de Berdyczew.
Il ne faut pas s'imaginer que ces payements se fissent en secret, ce serait mal connaître l'employé russe. C'était de sa propre main que Pissarew recevait les sommes destinées à son chef et à lui ; on comptait l'argent sur la table ofïicielle, dans la chancellerie du gouverneur. , -
Une autre source abondante de revenus, ce furent les passeports; une des formalités reçues, et bien
LE COMTE BIBIKOFF. 127
connues des pétitionnaires, consistait à glisser dans la demande un paquet d'assignats proportionné aux revenus, mais d'autant plus gros que le nom du can- didat était plus compromis.] On cite beaucoup d'exemples de passeports refusés; on n'en cite pas un d'assignats renvoyés à l'adresse des pétitionnaires malheureux.
La troisième espèce de contribuables était ceux qui avaient été mêlés dans les affaires de la police ou du trésor, criminels vrais ou fictifs, simplement suspects ou coupables; en un mot tous ceux qui, de gré ou de force, avaient eu affaire avec l'autorité. La fortune de Bibikoff, c'est-à-dire le malheur de la Pologne, voulut que cette source de revenus s'accrût d'une manière démesurée sous son gouvernement.
Ce fut à l'i'poque où, dans ces dernières années, arriva dans les provinces rhuténiennes un émissaire du parti démocratique de l'émigration polonaise, dans le but d'organiser une conspiration générale. Bibikoff, informé, laissa faire; puis, quand le moment lui parut opportun et les conjurés assez nombreux et assez compromis, il ouvrit une enquête, et au bout de quelques semaines, plus de mille accusés remplissaient les cachots de Kiew.
Il faut savoir que le code pénal russe défend la torture; que, pour condamner l'accusé, il faut absolu- ment de sa part un aveu volontaire, qu'enfin les peines corporelles ne sont autorisées que lorsque le prisonnier se montre insolent pour le juge. Mais quelle est en
158 l'administrvtiov.
Russie la loi qui ne soit facilement éludée? Comme le souverain n'est lié par aucune loi, ainsi les subor- donnés ne se croient tenus, en conscience, d'en respecter aucune ; et, par une logique trop naturelle, l'arbitraire se retrouve du haut en bas du système. Seulement, tandis que le czar peut toujours alléguer pour toute raison et faire adorer son caprice, les subalternes doivent s'appliquer soigneusement à ce seul point : qu'on ne puisse pas prouver contre eux l'illégalité de leurs actes. Celte précaution prise, ils ont libre carrière, et tout ce qui favorise en quelque chose leur avancement ou leur fortune, leur semble permis. C'est ce qui fait que la torture, proscrite par les lois de (Catherine — cette proscription n'est que pour l'Europe — est odieusement pratiquée en fait; c'est ce qu'éprouvèrent amplement les administrés de BibikofP.
Voici le procédé de la torture communément suivi :
Lorsque les moyens ordinaires n'ont pas sulïi pour faire découvrir à la police ce qu'elle veut savoir du prisonnier, on commence par l'oublier trois jours dans sa prison, en ne lui laissant qu'un morceau de pain et de Teau. Au bout de ce temps, si la faim ne l'a pas rendu sage, on essaye du supplice plus rigoureux de la soif; pour cela, on donne au pauvre affamé du poisson sfilé qu'il dévore avidement, puis on l'oublie encore, connue la première fois. C'est dans cet clat, consumé par la faim, brûlé par la soif, (pic le malheureux est
LE COMTE BIBIKOFF. 129
traîné dans la salle de l'enquête ; mais alors, comment pourrait-il, à moins d'une force d'âme exceptionnelle, ne pas laisser échapper quelques paroles d'indignation ou de colère? C'est assez, pour que, aux termes de la loi, il devienne passible des plus cruelles tortures! Mais supposons que les premières épreuves l'aient trouvé héroïquement résigné ; l'esprit de suite et la violence sagement pondérée sont ce qui man([ue le moins à l'esprit russe. La troisième épreuve sera celle de rinsoumie ; pendant trois ou quatre jours et autant de nuits, la paille infecte du cachot, seul lit du pauvre piisonniei', sera le moindre des obstacles opposés à son sommeil ; il sera condamné à entendre les cris des geôliers, les sons perçants des coups qu'ils frappent contre la plaque en cuivre fixée à la porte de son cachot ; après quoi, il sera ramené de nouveau dans la salle de l'enquête, où le gouverneur lui-même ou quelque autre agent supérieur se tiendra caché derrière un paravent, pour recueillir des aveux si savamment préparés 1).
(1) Le P. Dolgoroukow confirme le fait du pillage universel et de la torture, appliqués aux Polonais avec une libéralité sans mesure : • Les ci-devant provinces polonaises constituaient pour la police politique une véritable Californie... De temps en temps la police politique inventait une société secrète, surtout el le plus fré- quemment, dans les provinces de l' ouest et le royaume de Pologne... L'on arrêtait et l'on jetait en prison des individus riches ou aisés, dé.signés d'avance. Ces malheureu.x avaient le choix entre le paye- ment d une rançon considérable et l'avenir le plus affreux. S'ils refusaient de payer, alors ils se voyaient chargés de chaînes, mis à
9
j 30 l' administration .
Ce procédé ïrenquêles explique comment Bibikoff et Pissarew purent à la fois satisfaire aux exigences de la justice du czar par les condamnations à mort, à l'exil, aux travaux forcés, au. service militaire, qui furent prononcées en masse dans cette affaire, et aux intérêts de leur fortune privée, qui s'accrut de tout l'argent et des dons en nature déposés par les mères, les femmes, les sœurs des malheureux prisonniers.
la question, livrés aux tortures, et martyrisés, jusqu'au moment où la douleur leur arrachait un owt fatal... Ils étaient envoyés en Sibérie ; s'ils éluient Russes, leurs biens ])assaienl à leurs héritiers légilimes ; mais s ils étaieut Polonais, leurs biens étaient confisqués et leurs familles réduites à la misère. A Varsovie, surtout dans les années qui suivirent la révolution de 1831, le royaume de Pologne tout entier avaitélé mis en coupe réglée d'exactions. Voici comment Ton y pro- cédait : on saisissait un homme riclie ou aisé, et on le jetait en prison. Un agent de police délégué à cet effet venait le trouver dans son cachot : « De quoi m'accuse-t-on? demandait le malheureux. — D'avoir pris part à la dernière révolution. — Mais je -me suis tenu tranquille, à l'écart de tout mouvement politique. — Tant mieux, il vous sera facile de vous justifier, après avoir subi un ou deux interrogatoires. — Quand serai-je donc interrogé? — Mais chacun l'est à son tour, d'api es la date de son incarcération. — Mon tour viendra-t-il bientôt? — Hum ! il y a plus de deux mille personnes incarcérées avant vous ; vous pourriez bien rester en prison deux ou trois années. » Voyant l'effet produit par cette déclaration sur le détenu, l'agent de police lui insinuait qu'avec une somme d'argent (plus ou moins considérable, suivant la position de fortune du pri- sonnier), il obtiendrait sa liberté immédiate. Il payait, et se trouvait libre sur-le-champ.
Dons les provinces occidentales, les propriétaires se trouvaient astreints à des payements permanents et annuels en-faveur des fonctionnaires de tout genre. Les récalcitrants avaient en perspec- tive la Sibérie et la ruine. » — La Vérité sur la Russie, page 298-302.
LE COMTE BIBIKOFF. 131
11 ne s'agissait pas d'obtenir pour eux l'élargissement ou même des adoucissements notaljles, mais seulement la faveur de quelques nouvelles, ou bien l'autorisation de leur faire parvenir quelques vêtements ou un peu de linge ; objets qui, la plupart du temps, diminuaient ou s'égaraient en chemin ! Car quel tchinownik se serait fait scrupule de suivre les traces de son Excel- lence (l)?
(() A l'affaire de ce complot se rattache un trait caractéristique d'un digne émule de Bibikoff, du gouverneur de Podolie, Pétroff. Ce fait acquit dans le temps ia plus patente notoriété. C'était au moment des arrestations les plus rigoureuses, et naturellement on évitiiit alors avec le plus grand soin de se compromettre avec les émigrés. Aidé d'un employé de sa chancellerie, le gouverneur Pétrott" composa une lettre à M. R..., soi-disant écrite par un émigré. On envoya cette lettre à la frontière au bureau de poste, avec l'ordre de la faire porter par un exprès à son adresse. Le temps était calculé de telle sorte, qu'au moment de l'arrivée de la lettre, la police, envoyée par le gouverneur, devait saisir M. R. .. sur le fait. Au pis-aller, ce plan devait procurer tout l'argent que le riche propriétaire pouvait avoir chez lui. Mais il ne réussit pas, parce que l'exprès chargé de la lettre s'enivra en route, et arriva trop lard. La police n'arriva pas trop tard : à la minute fixée, elle fait irruption, elle fouille tous les bureaux, les armoires, les tables, s'empare de tout, met les scellés, et bien qu'elle n'eût rien trouvéi emmène M. R... à Kamieniec. Par hasard, quelques heures après, un des amis de M. R..., occupant une haute position dans le gouver- nement, arriva à son château ; pendant qu'il (|uestionne les domestiques, voilà qu'arrive l'exprès avec sa lettre. On te mit à. en. rechercher l'origine et on découvrit que cet écrit avait été frauduleu- sement envoyé par la police. M. R... mis en liberté après un emprisonnement de quatre semaines, regul une décoration; quant au gouverneur Pétroff, qui s'était compromis (si maladroiten)entI), on l'envoya, avec le même grade et les mêmes fondions, dans les provinces du Caucase, où l'on doit supposer qu'il continue son com- merce !
'UV2 l'admixistration.
Les succès ilii gouverneur général dans une admi- nistration si fructueuse pour lui-mênne et pourtant, en apparence, si conforme aux vues de l'empereur, le rendirent d'une arrogance et d'une témérité sans bornes. 11 témoignait hautement son mépris pour les Polonais viclinies de ses exaclions, il s'insinuait dans les affaires de famille hs plus secrètes, les racontait publi([uement el tournait ouvertement en ridicule ceux qui l'avaiont payé pour se taire. Il eut cependant l'affront d'échouer dans une de ses plus splendides opérations. Voici le fait :
Dans l'aniiée ISfiô se répandit la nouvelle que des luis allaient paraître, destinées à changer la condition des paysans, et par suite, à mettre en question la propriété foncière des gentilshommes. Ce fut une crainte générale. Bibikoff aussitôt répand dans toute la province des agents, chargés d'insinuer ii hi noblesse inquiète que le tout-puissant gouverneur saura con- jurer l'orage, si les propriétaires souscrivent à son profit, pour un rouble par paysan. C'était une pêche d'importance, qui devait rapporter pour le moins plusieurs millions. Mais trop de zèle dans les agents de Bibikoff fit manquer le coup de filet; la présence du général Geysinar, aide-decamp de l'empereur, rendit impossible une entreprise effrontément ébruitée et devenue presque publique.
On se demande comment pouvait faire l'empereur Nicolas pour ignorer ces choses, ou s'il les savait, co'.nmeni il It's pouvait tolérer. On peut l'épondre
LE COMTE BlBlkOFF. I o3
d'abord que renipeieur ne s'est jamais soucié de voir la Pologne satisfaite et heureuse sous son gouver- nement. Il la voulait inerte, soumise et russe : rien de plus. Pour cela, le régime du soldat moscovite sons les drapeaux, voilà ce qu'il lui fallait. En second lieu, l'empereur savait que gagner au change lui eût élé difficile. Le moule de l'administration russe est fait depuis longtemps, il ne faut rien moins qu'une révo- lution gêné: aie pour le briser. Mais surtout nous devons ajouter que Bibikoff, à toutes les qualités dont nous avons parlé, joignait une adresse extraordinaire pour détourner de sa tète la foudre, souvent préparée contre lui par des rivaux envieux.
On sait que tout grand personnage russe en pro- vince, s'il est entouré des espions du gouvernement, a aussi sa police et ses agents secrets à Pétersbourg. Le grand-duc Constantin , dans le lenq)s (jue ce maniaque, qui a tant contribué à préparer le mouve- ment de 1831 , gouvernait la Pologne, et, à son exemple, Paskiewicz, Worontzoff, Bibikoff et presque tous les petits czars qui régnaient ou régnent aujourd'hui en Pologne, en Sibérie, à Orembourg, dans le Caucase, avaient ou ont encore, auprès du czar véritable, des afïidés chargés de surveiller l'opinion de la cour, le bruit public ou les caprices du prince. Toujours informé à temps, Bibikoff apprenait-il que le tenqjs était à l'orage du côté de la Newa, aussitôt il se faisait donner la permission d'aller à Pétersbourg, et la pre- mière audience du czar lui faisait juger l'état de ses
134 l'administration.
affaires. Si l'œil du czar était sombre, Bibikoff atten- dait quelque temps dans le silence et s'effaçait, jusqu'à ce que des rapports venus de la Ruthénie, et dressés à cet effet, lui eussent apporté la nouvelle que de graves événements se préparaient dans cette province contre l'autorit-é impériale. Muni de ces pièces, il demandait une audience extraordinaire à l'empereur, lui révélait tout, faisait montre de sa vigilance, de sa vigueur, de son énergie; tellement que Nicolas, fasciné, persuadé de son génie administratif, pliant devant la nécessité des circonstances, qui commandent si souvent aux des- potes eux-mêmes, se hâtait de renvoyer en Ukraine l'homme habile, seul capable de réparer les désordres que seul il avait faits, ou simplement supposés. Mais si les plaintes avaient été tellement puissantes, si la dis- grâce était déjà tellement com[>lète qu'on lui refusât la permission d'aller à Pétersbourg, même pour se jus- tifier, Bibikoff envoyait un rapport qui commençait généralement par ces mots : « Les perfides et insensés Polonais reprennent de nouveau la trame de leurs projets révolutionnaires... » Une mesure de cette nature ne manquait pas de produire son effet, et le rapport n'était pas plutôt lu, que le gouverneur me- nacé était devenu plus puissant que jamais.
C'est ainsi cpie Bibikoff a pu, jusqu'à ces dernières années (l), prolonger dans la Ruthénie polonaise une
(!) Bibikoff vil encore, mais de[>ai5 sa disgrâce il est devenu libéral !
LES POPES EN POLOGNE. 135
administration, qui pourra être égalée dans son genre, mais qui ne sera jamais ni surpassée, ni oubliée; trop semblable d'ailleurs aux Paskiewicz, aux Mourawieff, aux Storojenko et à tant d'autres qui, depuis 1830, fidèles au génie de celui qui les envoyait, ont moins gouverné qu'exploité la Pologne.
Les popes eu Pologne.
Pour compléter le tableau de l'administration ru«se dans les provinces polonaises, il est indispensable de dire un mot d'une classe d'agents qui remplit dans les questions religieuses, le rôle sinon le plus important, au moins le plus vexatoire, nous voulons parler des popes.
On a beaucoup écrit sur la dégradation du bas clergé russe. Notre intention n'est pas de traiter de nouveau un sujet si connu. Nous pourrions renvoyer sur cet article, à .tous les voyageurs, protestants ou catholiques, croyants ou incrédules, littérateurs, philo- sophes ou marchands, qui ont jamais traversé l'empire, et même aux romanciers russes en vogue qui, de- puis quelques années, n'ont pas craint d'aborder un sujet si délicat. Les rapports les plus favorables donnent l'idée la plus triste de ces hommes, hébétés de servilisme, d'une ignorance absolue, sorte de caste
136 l'administration.
fatalement abjecte, à qui un despotisme plusiein's fois séculaire a fait perdre tout sentiment d'hon- neur et d'indépendance vis-à-vis du pouvoir civil. Comment en serait-il autrement? Tout pope peut toujours être immédiatement destitué sur la seule demande du pouvoir séculier. Pour quiconque sait ce que vaut, aux yeux de Dieu et du chrétien, le privilège sacré du sacerdoce, quelle est la dignité surnaturelle de son caractère, c'est un navrant spectacle que ce- lui de cette armée de prêtres cupides, grossiers et faméliques, lèpre immense qui souille tous les do- maines de la prétendue orthodoxie ; dont la dégra- dation, contenue en germe dans le seul fait du schisme, a été avancée par Pierre le Grand, destructeur du patriarcat et fondateur du saint synode ; continuée par Catherine, spoliatrice avide et insolente du clergé russe; consommée enfin par Nicolas qui a fait du pope, au moins en Pologne, la plus vile partie de sa police et le plus odieux supplément de ses bourreaux.
C'est cette dégradation irréparable, contre laquelle se débat en vain aujourd'hui Alexandre II, écrasé lui- même, tout empereur qu'il est, sous le poids d'un in- strument trop docile. Car si, telle qu'elle est aujourd'hui, la masse énorme du clergé inférieur n'existe guère que pour le service du pouvoir temporel, et par son bon plaisir, à mesure que la civilisation se répand, elle devient tons les jours ]>lus inutile même à ces humbles fonctitjus, par l'effroyable excès de sa misère maté- rielle et morale. Qu'est-ce qu'un y)ope en général? car
LES POPES EN POLOGNE. 137
s'il y a des exceptions, elles sont bien rares. C'est un malheureux que la fatalité de sa naissance ou la volonté ' de l'empereur a fait ordonner prêtre, comme ailleurs la naissance fait des domestiques ou des esclaves. L'ordre du maître peut, à plaisir, le transporter du clergé dans l'armée ou de l'armée dans le clergé. La volonté de l'empereur est tout pour lui, et néanmoins le pope est le plus mal payé de ses espions, comme il est le plus bas de ses valets ; c'est par force qu'il se marie : l'honneur du célibat volontaire, la dignité de la chasteté évangélique lui sont interdits. S'il prêche, c'est par ordre; il se tait autant qu'on le veut, et ne dit que ce qu'on lui permet. Malheu- reux du côté de l'autorité, il prend sa revanche sur le pauvre peuple. Il vit en vendant les sacrements, les cérémonies et le ciel. Il est misérable, voleur, ivrogne, haï, méprisé et battu, et néanmoins, l'esprit profondément religieux de la nation russe fait qu'il est toujours redouté et, quoi qu'il fasse, toujours payé. Que le lecteur peu habitué aux révélations de ce genre veuille bien ne pas se hâter de trouver exa- gérée cette simple esquisse ; il verra quelques pages plus bas, un tableau d'hier, pris sur le vif, et où les plus défiants trouveront une pièce largement justi- ficative.
Ce sont ces pasteurs d'une espèce si odieuse que la Russie envoie aux villages polonais enlevés, par les conversions en masse, au culte catholique. Par le seul récit de la manière dont les popes ont servi les vues de
438 l'administration.
Nicolas, lors de la suppression de l'Église grecque unie, ou peut se faire uue idée du rôle que jouent encore tous ces malheureux, partout où ils sont établis (1). Les pays convertis sont, en grande partie, par rapport aux popes, dans la même situation que plusieurs miW'iom de Rascolnics , répandus dans l'empire de Russie, qui, ayant en exécration l'Église dominante, n'en sont pas moins comptés parmi ses fidèles. La seule ressource des dissidents, c'est la vénalité des popes qui, pour de l'argent, consentent très volon- tiers à les exempter des cérémonies d'un culte qu'ils abhorrent. Nous aurions peine à croire que, s'il y a des paroisses que les popes désirent, ce sont précisément celles où il y a moins de sectateurs sincères du culte officiel ; il en est pourtant ainsi. Moins il y a de fidèles, plus le poste est lucratif. En effet, le pope y reçoit de toutes mains ; du gouvernement, qui lui paye à beaux deniers comptants, ou par des distinctions honori- fiques (2) toutes les conversions qu'il peut opérer, de gré ou de force, vraies ou fausses ; des dissidents, qui le payent encore plus cher, pour se débarrasser de ses vexations. Par là on comprend facilement que, si paitout
(1) Voyez Theiner, t. II, p. 323 et suivant.
(2) Vingt roubles par tête pour cliaque catholiques. Il y a des décrets du czar, conférant, entre autres, « au préposé du consistoire de Witebsk, Stefanowicz, tusaye de la calotte en velours violet, pour s'être acquitté avec succès des or dressant il était chargé, en convertissant un grand nombre de Grecs unis dans le gouverne- ment de Witebsk. — Au doyen de l'église de Oruya, Stukalicz, le droit de porter la barrelle de velours violet. — Au prêtre Janvier
LES POPES EN POLOGNE. 139
ailleurs le pope est un fléau, dans les provinces polo- naises, il est une peste; armé comn)e il l'est de l'oukase qui condamne aux peines de l'apostasie quiconque, ayant une seule fois communié selon le rite ortho- doxe, retournerait au culte catholique; bien plus, investi du droit exorbitant de faire déclarer schisraa- tique sur sa seule parole, confirmé par deux témoins, le premier catholique venu, sous prétexte qu'il aurait déclaré appartenir à l'Église russe. On comprend aussi quelle peut être la reconnaissance des provinces catholiques qui voient multiplier chez elles, par tous les moyens, ces agents redoutables et qui, jusque dans le royaume de Pologne, pays privilégié, ne l'oublions jamais, par rapport aux provinces polonaises, voient tous les jours élever des évêchés et fonder des paroisses schismatiques !
Après ce tableau, nous ne serons pas surpris d'en- tendre l'empereur Nicolas lui-même constater le suc- cès merveilleux de ses mesures, vis-à-vis de ceux qu'of- ficiellement il devait, aussi bien que ses sujets russes, appeler ses enfants. Comme le prince Paskiewicz lui demandait la grâce d'un Polonais, coupable de mal-
Sawicki celui de porter la calotte de velours, en récompense de leur zèle.» — Le grand Frédéric appelait Joseph II : mon frère le sacristain à propos de la minutie de ses innovations ecclésiastiques: qu"aurait-il dit du système russe qui, pour décerner une calotte de velours 'd un pope, met en mouvement le procureur du saint synode, le sain synode, le sénat dirigeant et le czar lui-même! Il faut voir la lettre de ces décrets dans Theiner (II. 402).
\[lO l'administration. LES POPES EN POLOGNE.
versations considérables, alléguant que ce personnage était d'ailleurs très-dévoué à la Russie : « Je vois, dit l'empereur avec amertume, qu'il n'y a dans ce pays que les voleurs qui me soient tout dévoués. » Parole aussi juste qu'elle était cruelle contre celui qui la pro- nonçait : de quel droit le czar aurait-il pu espérer mieux?
CHAPITRE Vf.
ALEXANDRE II.
Premiers actes.
La mort de Nicolas fut le signal d'un soulagement immense et universel, dans toute l'étendue de l'em- pire. Les têtes courbées depuis trente ans se relevèrent de toute part : le besoin qu'on avait d'espérer un change- ment tît que tout le monde l'espéra; l'instinct général devança toute réflexion et prévint toute crainte. Les catholiques surtout, se fiant à ce que la renommée pu- bliait du nouvel empereur, commencèrent à respirer plus librement, et, trompés par la ressemblance du nom, se crurent un instant revenus au règne équitable du premier Alexandre. Était-ce une illusion? Nous n'oserions encore l'affîruier, malgré ce qui nous reste à dire, et quoique, dans les cinq ans qui déjà nous séparent de ces premières lueurs, la politique russe n'ait encore en rien renoncé ni à son ancien caractère, l'hypocrisie dans les formes, ni à son ancien but, la suppression graduelle du catholicisme. Ici, plus encore
i42 ALEXANDRE II.
que dans ce qui précède», nous nous bornerons à raconter et à constater : la conscience du lecteur jugera.
On ne peut douter que les premières intentions du nouveau czar, relativement à lÉglise catholique, n'aient été conformes à ce qu'on attendait de lui. La nomination du successeur du vénérable Holowinski en fut la preuve (1). Alexandre sut, dit-on, se mon- trer alors noblement indigné de ce que ses ministres parussent avoir absolument oublié qu'un concordat avait été signé avec le saint-siége; ce fut mèMie à cette occasion qu'on rechercha et qu'on finit par dé- couvrir l'original du traité, enfoui et oublié, comme pièce inutile, dans les cartons du ministère. Cette né- gligence, que Nicolas aurait récompensée, fut punie; et le métropolitain défunt eut pour successeur celui que lui-même avait désigné à son lit de mort.
Un pareil acte était de nature à confirmer les bruits de tolérance que le gouvernement d'Alexandre II fit colporter partout, et à l'étranger et dans l'intérieur du pays. Mais ces bruits n'étaient pas encore tombés que déjà l'Europe entière apprenait, avec une pénible émo- tion, par quelles paroles l'empereur Alexandre, écho trop docile des conseillers de son père, venait d'accep- ter en Pologne le lourd héritage du règne précédent.
(4) Il est vrai que la nomination de Mgr Zylinski et de plusieurs autres évêques était déjà consentie par Nicolas.
PREMIERS ACTES. ill2>
et de glacer d'une crainte, bientôt justifiée, les cœurs qui commençaient à souvrir.
«Je vous porte tous dans mon cœur, comme les Finlandais, comme les autres sujets russes, dit-il ;i la noblesse polonaise qui l'accueillit à Varsovie, mais j'entends que l'ordre établi par mon père soit main- tenu. Ainsi, avant tout, point de rêverie! Je saurai contenir ceux qui voudraient continuer à s'y livrer. Le bonheur de la Pologne dépend de son entière fusion avec le peuple de mon euq)ire. Ce que mon père a fait est bien fait et je le maintiendrai. . . Mon règne sera la continuation du sien (1). »
La preuve suivit immédiatement; ce fut la publica- tion d'une amnistie, entourée de restrictions exorbi- tantes, qui soumet ceux qui en profitent à des humi- liations intolérables, qui maintient toutes les confis- cations prononcées par l'empereur Nicolas, et qui enfin « se tait sur le sort de tant de Polonais G:émis- sant au fond de la Sibérie pour avoir trop aimé leur pays ("2). » Cette amnistie, au début d'un règne an- noncé comme une ère de clémence, eut, aux yeux de tous, le tort impardonnable de rappeler de trop près celle qu'au lendemain d'une insurrection formidable avait publiée le vainqueur de Varsovie ; amnistie, on s'en souvient, qui fut un piège destiné à préparer la
(4) Disc. d'Alex. II à Varsovie, mai \ 856.
(2) Protestation des émigrés polonais contre la prétendue amnistie d Alexandre II, publiée à Paris par le prince Adam Czarloryski, le 9 juin 1 836.
Hill- ALEXANDRE II.
transportation dans le Caucase de plusieurs milliers de ceux qui se fièrent au pardon impérial (1) !
L'indépendance de l'Église ne fut pas mieux traitée que le sentiment de la nationalité polonaise.
La publication du concordat de 1847, tenu secret par Nicolas, n'avait été qu'un appât jeté à la confiance publique. On se hâtait trop d'espérer. La Gazette du royaume de Pologne eut l'ordre de le publier en no- vembre 1856; mais on put remarquer qu'on avait eu soin d'en mutiler le préambule. Ce préambule, évi- denmient, avait été, comme le reste des articles, con- venu entre les parties contractantes; toutes deux l'avaient signé : publier le traité mutilé c'était donc, selon la morale ordinaire, commettre un faux en écri- ture publique. Mais Pie IX, en y annonçant que les améliorations introduites dès à présent n'étaient qu'une partie de celles que l'avenir permettait d'espérer, gênait la liberté d'un gouvernement qui, vis-à-vis de l'Église catholique, a toujours tenu, comme a un.privi-
(4) Les termes même de l'ordre de transportation, en date du 21 (9) novembre 1 831 (l'amnistie estdes premiers jours de ce mois), sont trop précieux pour n'être pas rapportés :
(. S. M. l'empereur a daigné émettre l'ordre suprême, etc.
» Pour effectuer ladite transportation il faut choisir :
» I. Les personnes qui, ayant pris part à la dernière insurrection, sont revenues, au terme fixé, témoigner leur repentir; celles aussi qui ont été comprises dans la troisième classe des coupables, et qui, par conséquent, ont obtenu lu grâce et le pardon de Sa Majesté.
» II. Les personnes dont la manière de vivre, d'après l'opinion des autorités locales, éveille la méfiance du gouvernement... »
LES SOCIÉTÉS DE TEMPÉRANCE. 1^5
lége essentiel, au droit de ne point tenir sa parole et de \ioler ses engagements. En mutilant le concordat on blessait rhonnôteté; mais on respectait la tradition. 11 faut encore remarquer que pas un exemplaire du numéro de la Gazette officielle qui contenait ce docu- ment ne put passer la frontière, et enfin que tous les autres journaux eurent la défense de le reproduire.
Mais, ce qui est encore plus facile à constater, la suite n'a que trop réalisé les craintes que faisait con- cevoir ce début. On verra plus bas que de ce concor- dat, tant attendu, si nécessaire, si modéré, si incom- plet, qui n'accordait, après tout, qu'une faible partie de cette liberté si expressément stipulée dans tous les traités de partage ; de ce concordat conclu après des négociations si pénibles, signé pour ainsi dire en pré- sence de l'Europe attentive et indignée, publié grâce à la mort de Nicolas, après neuf ans d'attente; de ce traité enfin, le plus sacré que des souverains chrétiens puissent conclure, puisqu'il intéresse exclusivement les droits imprescriptibles de la conscience, tout est encore à exécuter!
II
Les sociétés de tempérance.
Tout l'ensemble des faits particuliers, parvenus à la connaissance de l'Europe, répond à l'esprit qui a dicté cette odieuse tromperie. Sous Alexandre, comme sous
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l/iÔ ALEXANDRE II. •
Nicolas, les fonctionnaires de tous les ordres ont pleine et entière licence dès qu'il s'agit de prévenir ou de ruiner l'influence catholique, fût-ce aux dépens des mœurs. Qui n'a entendu parler de la circulaire du gouverneur civil de Wilna, Pochwisnieff, destinée, par crainte ou plutôt en haine du catholicisme, à protéger l'ivrognerie, comme l'oukase du 2 janvier 1839 pro- voque le vol et autres crimes chez les catholiques, en les abritant d'avance sous le pieux manteau de V orthodoxie? On sait qu'en Russie le gouvernement s'est réservé partout le monopole de la vente des spiritueux. Dans un pays où le chef suprême de l'état exerce théorique- ment les droits et la surveillance du père de famille, on aurait pu faire de cette restriction une sage mesure, propre à prévenir les funestes suites de l'intempérance alcoolique, si répandue au nord de l'Europe. Malheu- reusement il n'en est rien, et l'on a calculé que chaque année environ cent mille sujets russes payent de leur vie le funeste abus des liqueurs fortes. En présence de ces lamentables résultats, des prêtres catholiques se cru- rent le droit d'introduire en Pologne ces sociétés de tempérance qui ont fait tant de bien à la pauvre Irlande. L'initiative en est due au pieux évêque de Samogitie, Mgr Wolonczeski (1). Mais le noble prélat
(1 ) Disons encore, à l'honneur de la Pologne, que c'est un capucin polonais, le P. Brzozovvski, qui introduisit les sociétés de tempérance en Allemagne, dans la Silésie, en 1 844 ; peu après, sur 900,000 âmes, dans le seul déparlement d'OppeIn, 600,000 avaient fait le vœu de tempérance. On conçoit que le fisc russe fasse tout pour se préserver d'un pareil désastre.
LES SOCIÉTÉS DE TEMPÉRANCE. l/j?
avait compté sans le gouvernement : prêcher la tem- pérance, c'était nuire aux revenus du trésor; c'était « établir des confréries ou sociétés contraires aux ar- ticles 164 et 169 des lois sur la répression des délits. » Aussi, déjà proscrites par ordre de M. Paul Muchanow, directeur de Tlnstruction publique, ces malheureuses associations provoquèrent de nouvelles aggravations de la police si sévère dont tout prêtre catholique est l'objet; et il faut désormais, dans le gouvernement de" Wilna, que les fonctionnaires civils « dénoncent au gouvernement toutes les sociétés de tempérance, défen- dues par la loi, et lui fassent connaître les moyens em- ployés par les curés pour détourner leurs paroissiens de l'ivrognerie. » Comme on devait s'y attendre, les so- ciétés de tempérance, étant prohibées par le gouverne- ment, n'ont pas d'ennemis plus zélés que les popes. Us prêchent ouvertement qu'un serment de ne pas s'enivrer, parce qu'il est contraire aux intérêts de l'empereur, n'engage pas la conscience : plaisante déci- sion, mais qui ne saurait étonner, dans un pays où la ^religion est habituée depuis longtemps à se considérer comme un des organes subalternes de la police im- périale (1).
(1 ) Pour être juste, il faut dire que la mesure contre les sociétés de tempérance n'est pas diiigée exclusivement contre l'influence catholique. Un chapitre curieux du prince Dolgoroukow fournit sur ce point les plus instructives révélations. Sur quelques points de la Russie, les sociétés de tempérance sont nées de l'ini- tiative des paysans eux-mêmes, indignés de l'exploitation abomi- nable dont ils étaient l'objet, de la part des fermiers des eaux-
il\S ALEXANDRE II.
ni
La mission de Dziernowilze.
Un fait qui eut un tout autre retentissement, et dont les détails viennent seulement de nous parvenir, prouva bientôt jusqu'à quel point l'administration ac- tuelle, malgré les bruits qu'elle laisse répandre, est déterminée à marcher, fussent-elles sanglantes, sur les traces du règne précédent; nous voulons parler de la mission de Dziernowitze. Nous avons cru utile, malgré leur longueur, de reproduire en entier les deux lettres suivantes qui en présentent les navrantes scènes. C'est en effet un tableau vivant où rien ne manque : la vérité du coloris et l'exactitude minutieuse des détails y compensent la simplicité peut-être trop naïve du
de-vie : grand embarras cliez les employés du gouvernement, qui allaient voir la moralité renaître, mais les revenus du Trésor baisser! Aussi intervinrent bientôt trois ciiculaires des ministres de l'inté- rieur, des finances et des domaines, lesquelles, après avoir posé en piincine que la sobriété est une bonne chose, ajoutent (admirez la conclusion'), « que nulle association ne peut être formée sans l'aulo- risation du gouvernement, lequel n'ajttmais admis les sociétés de tem- pérance. » Armés de ces circulaires, la bureaucratie fit une guerre acharnée à ces coupables sociétés. On vit, en 1859, la police con- traindre les paysans, à coup de verge et de Lâlon, à boire de l'eau- de-vie! Des paysans poussés à bout démolirent les cabarets. L'admi- .nislration les rebâtira plus vastes. Pour assurer à tout jamais sa vic- toire, la bureaucratie fit imposer à la censure la défense de laisser passer le moindre article où l'immoralité du fermage des eaux-de- vie serait signalée. — La Vérité sur la Russie, p. 238 et suiv.
LA. MISSION DE DZlERNOWlTZli . l/l9
récit; ou plutôt Tabseiice complète de l'art sera une garantie de plus pour le lecteur: on sentira à première vue que c'est ainsi que parle, ainsi qu'écrit la con- science. D'ailleurs, pour faire pénétrer la conviction et la lumière dans les esprits, sur des mœurs et des actes presque invraisemblables dans toutes leurs parties, sur des scènes sans analogie parmi nous dans tous leurs personnages, depuis l'empereur orthodoxe, figuie loin- taine et pourtant dominante, et toujours présente dans ce drame sans nom: depuis ces hauts fonctionnaires qui ne dédaignent pas de venir de Saint Pétersbourg représenter, le fouet en main, l'apostolat impérial; jusqu'à cet évèque, appuyé sur le bras du gendarme et de la police, à ces popes qui distribuent de force l'absolution et la communion à des malheureux chassés dans l'église à coups de bâton; pour rendre croyables, dis-je, toutes ces choses qui ne sont ipie trop réelles et qui datent d'hier, ce ne sera pas trop de la fidéhté minutieuse d'une photographie prise sur les lieux mêmes, avec la plus religieuse exactitude, comme dans les actes de nos anciens martyrs (1). Ajoutons seule- ment que ces lettres ont mis plus d'un an à nous par- venir; que ceux qui les ont écrites n'ont pu le faire
(1) Depuis que ces lettres nous sont parvenues, les délails mômes de l'affaire de Dziernowiize ont reçu la plus éclatante noioriété. N us sommes heureux de pouvoir citer encore ici le lémoiguaged'un Russe orthodoxe. (Voy. le P. Dolgoroukow, pages 358 et suiv.) En compa- rant son récit au nôtre, on pourra s'assurer de l'identité du fond et des détdils.
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sans courir le risque de la prison, de la confiscation ou de l'exil en Sibérie, et qu'il en est de même de tous ceux qui les ont lues, colportées et expédiées jusqu'à
nous,
I
Rutliénie Blanche, le 6 juin i858.
Dans le gouvernement de Witebsk, province de Driza, est sise la propriété de M. Korsak, nonnmée Dziernowitze; près fie la maison seigneuriale, s'élève une église, fondée par la famille Korsak, qui a toujours été une église paroissiale ca- tholique.
Le desservant de cette église était habituellement un prêtre de l'ordre des Dominicains. La noblesse des envi- rons et les villageois de Dziernowitze en composaient la pa- roisse.
Dans l'année 18^2, il plut au gouvernement russe de reti- rer aux catholiques l'église de Dziernowitze, comme il l'avait fait pour beaucoup d'autres églises, et d'y installer un pope de la foi orthodoxe. Pendant une année encore, les pratiques du rite catholique furent tolérées dans la chapelle nommée Siodlowo, affectée au service du cimetière situé dans la forêt; mais bientôt, on finit par interdire ce lieu aux catho- liques, afin de les empêcher de faire leurs prières, et l'on éloigna le prêtre, Pierre Ciecierski, de la circonscription pa- roissiale. Quant aux villageois de Dziernowitze, sous prétexte que beaucoup d'entre eux avaient naguère passé du rite slave (uni) au rite latin (1), en se détachant de l'union et par con-
(1) C'est ce qui avait réellement eu lieu sous le règne de Catherine II. Cette impératrice, néanmoins, sur la demande des propriétaires, autorisa, par un ukase fait en son nom, les villageois de Dziernowitze à continuer d'esercer le rite latin, autorisation qui fut confirmée par Alexandre I".
LA MISSION DE DZIERNOWITZE. 151
séquent de l'église orthodoxe (russe) que déjà le gouverne- ment confon dait à dessein, on les comprit, sans les consulter et contre leur gré, dans la pop ulation orthodoxe, et ils furent en cette qualité incorporés dans l'Église orthodoxe.
Le peuple voyant son église transformée et destinée à de- venir ini temple scliismatique, s'abstint totalement d'assister aux cérémonies de la religion russe, pour lesquelles il n'avait que répugnance et dégoût.
On procéda alors immédiatement à l'organisation d'une mission dans le genre de celle qui avait eu lieu, quatorze ans auparavant, à Dudakowitze et à Léonpol.
 l'appel de Tévêque russe Luzinski (1), les autorités civiles et militaires intervinrent et principalement la police, qui se fit appuyer par deux escadrons. On refoula le pauvre peuple dans l'église où le clergé l'ayant, pour cette fois, dispensé de toute confession, procéda à la communion en introdui- sant, par force, l'hostie dans la bouche des récalcitrants. Tout le monde ne succomba pas à cet acte de violence, mais ceux mêmes auxquels on fit subir celte communion, d'une sainteté aussi douteuse, ne retournèrent jamais à l'église grecque et conservèrent leur foi au catholicisme; mais en secret.
Ils allaient se confesser dans d'autres églises, ils ne con- tractaient presque plus de nouveaux mariages, et baptisaient eux-mêmes leurs enfants. Cela n'empêcha pas les popes de l'endroit, pour conserver leurs places, de porter sur les re- gistres de la paroisse tous les villageois comme ayant satis- fait à la confession (2).
(1) Luzinski est un des deux évêques catholiques que Siemaszko entraîna à sa suite dans l'apostasie.
(2) Quelques villageois, afin d'éviter les tracasseries, achetaient aux popes un billet de confession ou une attestation. Cette coutume est, à la connaissance de tout le monde, en usage dans toute la
J52 ALEXANDRE II.
Cet état de choses déplorable dura jusqu'en 1857. Pen- dant l'été de cette année, les villageois de Dziernowitze, confiants dans la bonté du nouveau czar, sollicitèrent la permission de pratiquer le catliolicisme ostensiblement; ils alléguaient qu'ils avaient été enrôlés sous la bannière de la foi orthodoxe, à l'aide de la ruse et de la force, et qu'ils n'a- vaient jamais librement consenti à pratiquer ce culte.
La commission des pétitions leur fit parvenir sa réponse, par l'entremise du tribunal de district. On leur faisait savoir que leur demande, n'étant même pas digne d'examen, n'a- boutirait à aucun résultat.
Les villageois néanmoins ne se rebutèrent pas de ce pre- mier échec, car on ne leur défendait pas de pétitionner de nouveau; aussi, dans le courant de l'année 1858, ils adres- sèrent une supplique à l'empereur et au ministre de l'inté- rieur. Cette démarche réveilla les appréhensions du pope de l'endroit. 11 accuse donc ses paroissiens, auprès de l'évêque Luzinski, de vouloir se détacher de l'Église orthodoxe, et l'évêque, comme d'habitude, appelle à son secours l'auto- rité militaire et civile.
Dans les premiers jours d'avril, arrive à Dziernowitze, en- voyé de Witebsk par le gouverneur Kolokoltzoff, le sowiet- nik (1) Howorowich, accompagné de l'archiprêtre Humilevv, agent de Luzinski, avec mission d'employer tous les moyens possibles pour ramener ces âmes égarées.
Sur-le-champ, il s'organise une mission rappelant aux ca- tholiques l'effrayante époque du règne de Nicolas; sur l'ordre des nouveaux commissaires, toutes les autorités locales, es- Russie; autrement, il eût été impossible de dissimuler, au sein d'une église schismalique, un aussi grand nombre de dissidents restés fidèles à leur ancien culte.
(I) Sowietnik, emploi correspondant à celui de conseiller de pré- fecture.
LA MISSION DE DZIERNOWITZE. lôo
cortées des agents ou, comme on dit en Russie, des soldats de police, s'empressèrent d'arriver, savoir : ris[)rawnik Spo- dartzotî (1) accompagné de tous les pristaves qui lui étaient subordonnés, entre autres les pristaves Popoff, nommé à titre provisoire, et Falenski et Loweiko, nommés à litre définitif auxdites fonctions. Popoff céda bientôt sa place au pristave Fidelski.
On rassemble tous les soldats de l'arrondissement en congé, au nombre de quatre-vingts environ. Je ne parle pas des popes qui, pendant la séance de la commission, ar- rivèrent successivement au nombre de quarante.
De:, que la commission eut ainsi à ses ordres la police et la force armée, elle commença ses opérations. C'est en les accompagnant de coups de poing et de coups de verges que les inquisiteurs (surtout Spodartzoff et Falenski) posaient les questions suivantes : Qui est-ce qui a conseillé d'écrire à l'empereur? qui a rédigé? (jui a copié les pétitions? où sont les minutes? Vincent, barbier du village, prit tout sur lui. En etïet, c'était bien lui qui soutenait le moral de toute la paroisse, qui faisait circuler les pétitions et qui les signait. Ce fut aussi lui qui souffrit le plus : on le roua de coups, on lui brisa les -dents, on le mit tout en sang, on le tourmenta au point qu'il fut plusieurs semaines sans connaissance. Ensuite on l'envoya à Drisa, en société de trois autres, et on le mit en prison. Quinze jours plus tard, on l'envoya à Witebsk; il n'avait pas encore repris entièrement connaissance, il était tout enflé et c'est dans cet état qu'on le fit comparaître de- vant le gouverneur de la province et l'évèque scliismatique Luzinski; enfin il fut condamné aux travaux forcés, et mis
(1) L'isprawnik exerce des fonctions à peu près analogues à celles de sous-préfet en France, son arrondissement se compose de plusieurs subdivisions, dont chacune est conQée à un pristave.
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au rang des malfaiteurs. .Sa maison, visitée dans le but de découvrir les brouillons des pétitions, fut bouleversée de fond en comble. On maltraita sa femme enceinte au point qu'elle fit une fausse couche. Une autre femme de la maison, qui était également enceinte, fut tellement rudoyée qu'elle éprouva le même accident, dont elle mourut le lendemain.
N'ayant pu découvrir qui avait écrit les pétitions, on cher- cha à savoir où et chez quels prêtres les paysans étaient allés se confesser. Ceux-ci citaient les églises environnantes de Polock, Drisna, Oswiey, même celle de Ryga et autres, s'abste- nant de nommer les prêtres de l'église la plus voisine, éloi- gnée de trois milles seulement, desservie par l'ordre des dominicains de Zabialy. Mais on n'ajouta aucune foi à ces déclarations; toute la commission, au grand complet, se ren- dit à Zabialy, soupçonnant les dominicains de cet endroit d'avoir confessé les villageois de Dziernowitze. On fit prêter serment aux habitants que les villageois de Dziernowitze ne fréquentaient pas l'église et n'y venaient pas se confesser. Le peuple répondait tantôt d'une manière, tantôt d'une autre; et sans avoir acquis de preuves, on fit peser tout le poids de la faute sur les Dominicains. Tout un mois fut employé à ces opérations préliminaires; je dis préliminaires, car le but réel était de forcer les villageois de Dziernowitze de retourner à la foi orthodoxe et de les y maintenir. Mais quelle que fût la force dont disposaient les popes dans cette alfaire, elle se trouva insuffisante. En conséquence, arriva de Witebsk un colonel de gendarmerie nommé Losiew, avec quatre de ses gendarmes; il flonna l'ordre à la police de rassembler le plus possible de soldats en congé, il les fit loger chez les habitants du village, avec la recommandation de les engager à se con vertir à la foi orthodoxe. En attendant, il convoqua partielle- ment les habitants du village dans la maison seigneuriale et, ne s'en rapportant pas a rel'lîcacilé de l'apostolat des popes.
LA MISSION DE DZIERNOWITZE. 455
il les haranguait lui-même journellement, vantant et recom- mandant la religion du czar. Quant à ceux qui lui avaient été signalés comme les plus endi^rcis, il les lit traîner individuel- lement dans le cabinet noir, pour les faire hacher à coups de verges.
Les popes ne perdaient pas leur temps non plus, et quand ils rencontraient un paysan isolé, ils l'entouraient, lui don- naient des coups de poing, le tiraient par les cheveux en lui criant : Accepte donc l'orthodoxie ! Le pauvre paysan, (|uand il parvenait à leur échapper, faisait le signe de la croix, per- suadé que ces gens-là étaient de véritables démons.
Cette douloureuse et révoltante tentative de conversion se prolongea jusque vers la mi-mai, et pourtant, dans l'espace de six semaines, on ne parvint à convertir qu'un seul homme. Voyant l'inutilité des conférences partielles, le colonel Lo- siew donna l'ordre de rassembler tous les pères de famille et les chefs d'exploitation au nombre de quatre-vingts. Il se met en grand uniforme et enjoint à ses adjudants d'endosser les leurs et de ceindre leurs épées. Dans cet équipage de parade, tous sortent de la maison et se rendent dans la cour; les popes, en noires cohortes, les suivent de près et se rangent à leur suite. Le colonel prend alors la parole en ces termes :
« L'empereur, notre gracieux souverain, veut que vous » soyez tous orthodoxes. Pourquoi êtes-vous récalcitrants? » pourquoi ne voulez-vous pas vous convertir? »
-Le peuple répond : « Nous sommes tous fidèles sujets de )) l'empereur, nous payons l'impôt, nous fournissons des re- » crues à l'armée, nous n'épargnons pas au besoin notre sang, » rnais nous n'abjurerons jamais la foi de nos pères. »
Le colonel ; « Vous vous révoltez donc, car vous vous op- ') posez à la volonté de l'empereur; qui est-ce qui vous pousse » à la révolte? Avouez les noms des meneurs; de cette ma- ') nière, une partie de vous restera libre, autrement, vous
15G ALEXANDRE II.
B passerez tous par le knout et serez envoyés en Sibérie, vous » ne reverrez plus ni vos femmes ni vos enfants. »
Le peuple s'incline et répood : « Nous sommes tous des » meneurs, car nous sommes tous catholiques, nous sommes » prêts à subir la Sibérie et la mort même, mais nous n'abju- » rerons jamais notre croyance. «
Le colonel: « Mais vous êtes déjà allés à l'église, et vous » avez embrassé la foi orthodoxe, vous êtes donc aujourd'hui » des apostats. »
Le peuple s'incline de nouveau et répond : " Seigneur, » daignez ne pas vous fâcher de ce que nous allons dire. » Vous-même, si deux compagnies^de soldats vous avaient » poussé la baïoimette dans les reins, n'auriez-vous pas été «obligé d'entrer même dans la bauge d'un cochon? Qu'y 1) a-t-il donc d'étonnant qu'on nous ait refoulés de. la sorte » dans l'église? Et ceux qui restaient en s"accrocliant aux » verroux ou aux portes de l'église, ne leur a-t-on pas coupé » les doigts à coup de sabre ou de hache? Ces victimes exis- » lent encore aujourd'hui parmi nous. »
Ici, le colonel se tut, mais les popes se mirent à crier en chœur : « Mais plusieurs de vous ont communié, on dirait » que vous vous moquez de notre croyance. »
Le peuple répond : « Nous ne nous moquons pas : » mais comment nous administrait-on la communion? En » nous donnant des coups dans la mâchoire ou en nous in- » troduisant entre les dents la pointe d'une épée ; et puis nous » n'étions pas à jeun et nous ne nous étions pas confessés. »
L'archiprêtre Humilew prit alors la parole d'un ton so- lennel et dit : « Je suis surpris de votre aveuglement et de » votre ignorance; comment n'ètes-vous pas encore convain- » eus que la sainte croyance orthodoxe est la seule vraie ? •) Savez-vous comment on peint Jésus-Christ? »
Le peuple : « Nous le savons. »
L\ MISSION DE DZIERNOWITZE. 157
L'archiprètre : « Eli bien! regardez, n'avons-nous pas une ') barbe seml)lable à la sienne, nos cheveux ne sont-ils pas » peignés de la même manière que les siens, ne nous voyez- » vous pas vêtus d'habits semblables à ceux de Jésus - » Christ? Donc, notre croyance est la seule vraie. »
Le peuple répond : «. Nous savons que Jésus-Christ portait » la barbe et les cheveux longs et peut-être des habits sem- » blables aux vôtres, mais cela n'a aucun rapport avec la foi, » et nous n'abjurerons pas la nôtre. »
C'est ainsi que se termina l'enquête. La commission, con- vaincue qu'il serait difficile de venir à bout des villageois, prit le parti de rechercher d'abord les causes de l'entête- ment et de l'opposition qu'elle éprouvait, ainsi que de décou- vrir les véritables fauteurs de ce crime de rébellion, ainsi qu'elle l'appelait.
J'ai déjà mentionné plus haut que l'on soupçonnait les dominicains d'instigation à ce sujet. Aussi, est-ce dans ce sens que l'on rédigea le rapport adressé au ministre de l'intérieur. On ajouta, en outre, que le '23 avril, on avait célébré dans l'église de Zabialy la fête de saint Jérôme, patron de l'église et de la paroisse, et que le prédicateur, le prêtre Mokrzecki, en racontant au peuple, dans son idiome ruthène, la vie et le martyre du saint et en invitant ses auditeurs à suivre son exemple, les confirmait dans la Coi catholique, et que toute cette doctrine n'était qu'une allusion aux martyrs de Dzier- nowilze. C'est dans ce sens que le pristave provisoire, Popow, fit son rapport au colonel Losiew, et celui-ci, sans s'être donné la peine de vérifier les faits, le transmit au chef de la gendartnerie. On n'a rien appris encore du résultat de cette dénonciation.
Ici, je rétrograderai un moment vers les opérations aux- quelles j'ai donné le nom de préliminaires.
Le barbier Vincent, mentionné plus haut, avait plusieurs
l58 ALEXANDRE it.
sœurs. L'une d'elles, la deinoiselle Madeleine, d'une foi et d'une piété simple, mais chrétienne intelligente et d'une grande force d'âme, avait déjà beaucoup souffert à l'époque des premières conversions; car, étant obligée de se cacher pendant la saison d'hiver, elle avait eu les doigts des pieds gelés. A l'annonce des mauvais traitements dont son frère était victime, et au moment où on le jetait en prison, à moitié mort, ne perdant ni temps ni courage, Madeleine s'échappa des mains de la commission, courant, parlant et instruisant tout le monde de ce qui se passait à Dziernowitze, et implorant secours pour son frère et les villageois. D'abord elle rencontra le maréchal Lopacinski, qui intervint en laveur des malheureux auprès du gouverneur Kolokoltzoff et du colonel Losiew. Elle réussit même à faire parvenir une péti- tion à l'impératrice. Quant au résultat de l'envoi de cette demande, on ne sait rien encore. Toujours est-il que la com- mission n'ayant pu aboutir, soit par ordre supérieur, soit de sa propre volonté, fatiguée par un labeur d'un mois et demi de travail, fit clore les opérations de son terrible tribunal, le 19 mai, et évacua enfm Dziernowitze. Nous altendons,mais il nous est impossible de prévoir quelle sera, relativement à cette affaire, la décision de l'empereur ; car il est impossible qu'elle ne soit pas parvenue à sa connaissance. C'est d'après celte première décision, prise à la suite de semblables événe- ments, qu'il nous sera permis de juger quelles espérances nous devons concevoir relativement au libre exercice de notre culte.
Il . *
PiuUiénie Blanche, 1" aofit.
Javous ai instruit précédenmient des tentatives de conver- sions violentes au schisme, inutilement tentées sur les villa-
La mission de dziernowitzk. 159
geois fie Dzioriiûwitze, (lej)iiis les premiers jours d'avril jus- qu'au 19 mai. Nous avons porté à la connaissance de vos lecteurs le parti que l'on voulait tirer des aveux du pauvre peu- ple; nous vous avons dit quels moyens avaient été mis en jeu pour lui faire abjurer ses croyances, et qu'après avoir épuisé tous les moyens possibles, on avait soumis cette affaire à la décision impériale. Je vais vous raconter actuellement com- ment l'empereur l'a résolue.
Dans le courant du mois de juin, le sénateur Stcherbinin, qui était en tournée d'inspection dans la province, reçut un ordre impérial de se rendre à Dziernowitze.
La nouvelle de l'arrivée d'un personnage aussi important, envoyé au nom de l'empereur, fit favorablement augurer de la solution de l'affaire pendante. On pensa qu'elle tournerait à l'avanlage des persécutés. Mais les mesures préliminaires prises à cette occasion démontrèrent clairement qu'on allait procéder conformément aux errements consacrés par la mis- sion précédente, en employant cette fois des formes beaucoup plus officielles, et en déployant toute l'habileté nécessaire pour mettre à exécution la volonté inflexible du gouver- nement.
Le 20 juin, à peine le sénateur avait-il reçu les hommages des autorités de Witebsk, qu'il envoya quérir, par les gen- darmes de Driza, les trois hommes qui, de concert avec le barbier Vincent, dans les premiers jours d'avril, avaient été mis en prison, et qui y avaient été retenus, enchaînés, jusqu'à ce jour pour avoir signé la pétition. Néanmoins, comme du temps de la première commission, le maréchal Lopacinski du district de Driza, après avoir recueilli la de- mande de ces malheureux, avait cru devoir intercéder en leur faveur auprès de l'autorité, et qu'il avait, par cela même, pris en quelque sorte une part active dans cette affaire, il tut mandé lui aussi à Witebsk. S'étant présenté devant le séna-
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leur, celui-ci lui fit la proposition, entre autres, de se rendre sans aucun retard à Dziernowilze et d'annoncer au peuple la volonté impériale qu'il ait à embrasser la foi orthodoxe. Mais M. Lopacinski, pensant avec raison, comme un bon chrétien, qu'il fallait écouter plutôt la voix de Dieu que celle des hommes, rejeta avec indignation la proposition qui lui était faite, et rentra chez lui, après avoir été congédié d'une ma- nière tiès peu courtoise.
En attendant, on annonça la présence du sénateur à Dzier- nowilze pour le 12 juillet. Quelques jours avant celte époque, se rendirent sur les lieux, non-seulement la police de Driza, mais encore celle de Polotzk; les pristaves Fidelski, Lovvejko, Zwierow, le fiscal du gouvernement de Polotzk, Howorski, l'is- prawnick Spodartsow, le procureur Krivonosoff et le colo- nel de gendarmerie Losiew. Ce dernier, se rendant de Witebsk à Dziernowilze, en société d'un des employés du sé- nateur, se détourna de sa route pour se rendre, le 9 juillet, au couvent des Dominicains de Zabialy, et, dans une entre- vue qu'il eut avec le supérieur Dziegielewski, il lui apprit d'abord le but de son voyage à Dziernowizte, et ensuile lui exposa avec chaleur le lourd fardeau de responsabilité qui pesait sur le couvent de Zabialy, pour avoir arraché à la toi orthodoxe, non pas quelques personnes, mais toute une pa- poisse. C'est avec une grande indignation qu'il, parla de l'usage catholique de recevoir à confesse des inconnus et d'instruire le peuple en idiome ruthène, dans lequel avait été fait le sermon prononcé le jour de la Saint-Jérôme par le prêtre Mokrzecki. Il ajouta enfin que le seul moyen, pour les Dominicains, de préserver leur couvent d'une suppres- sion imminente et d'effacer un aussi grand crime, était d'en- voyer un de leurs prêtres, qui se chargerait d'inviter le peuple de Dziernowilze à embrasser l'orthodoxie, ou au moins, qui s'efforcerait de lui persuader que le sénateur attendu
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tenait la place de l'empereur lui-même, que ce qu'il dirait serait l'expression de la volonté impériale, et que tout le monde devait s'y soumettre, car c'était aussi celle de Dieu. Il demandait, en conséquence, le concours de leurs prêtres et notamment du prêtre Mokrzecki. Le supérieur refusa net, en lui représentant l'inconséquence d'une pareille exigence. Alors Losiew, n'étant pas maître de contenir plus longtemps sa colère, vomit un flot d'insultes contre la religion catho- lique et ses prêtres ; il menaça le couvent de la perte des bonnes grâces de l'empereur, et fit des reproches sur l'in- gratitude avec laquelle on- payait la protection et les bienfaits du gouvernement, v On a autorisé, dit-il, les catholiques à » réparer leurs églises, comme se répare dans ce moment » la vôtre; ces murs si superbes (il désignait. ceux de l'église), » ce jardin si beau ne méritent-ils pas que vous agissiez de » concert avec le gouvernement, et que vous vous appliquiez » à seconder tous ses desseins? » Le supérieur répondit sè- chement « qu'ils ne le méritaient pas, s'il fallait les conser- » ver en offensant Dieu. « Le colonel : « Vous désobéissez donc à l'empereur? « Le supérieur : « Nous obéissons à l'empereur, mais plus » encore à Dieu! » Là se termina la conversation, à la suite de laquelle les deux employés se rendirent à Dziernowitze, oi^i, pendant trois jours, ils travaillèrent à préparer le peuple à recevoir l'expression de la volonté de l'empereur, par l'organe du sénateur.
Le 12 juillet, arriva enfin à Dziernowitze le sénateur Stcher- binin(l), et, avec lui, six autres employés. Le peuple ras- semblé les attendait. M. Stcherbinin, en grand uniforme,
(4) L'empereur avait d'abord désigné pour cette mission un séna- teur catholique, M. Duhamel, qui la déclina par prudence. Était-ce impartialité de la part d'Alexandre II, ou bien voulait-il faire consa-
H
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entouré d'un nombreux cortège, se présenta devant le ras- semblement, le salua gracieusement et l'aborda avec ces pa- roles : « Chers enfants, vous avez prié notre très gracieux » souverain, l'empereur Alexandre 11, de vous permettre de » rester catholiques; eh bien, moi, en son nom, je viens por- » ter à votre connaissance que l'empereur Alexandre II, en » montant sur le trône de toutes les Russies, a juré de proté- » ger la foi orthodoxe, de la soutenir, de la défendre et de la » propager. En conséquence, les obligations du serment ne ') lui permettent pas d'agréer votre demande et de vous auto- » riser à rester -catholiques. Vous devez savoir aussi que la » volonté de l'empereur est sacrée, que l'empereur est l'en- » voyé de Dieu. Dieu est au ciel, l'empereur sur la terre : qui » désobéit à l'empereur désobéit à Dieu. Gardez-vous donc » bien, mes enfants, de vous opposer à cette volonté, l'empe- » reur veut et Dieu le veut aussi, que vous soyez orthodoxes; » eh bien ! y consentez-vous? »
Alors eut lieu une scène déchirante : le peuple, les larmes aux yeux et en sanglotant, criait : « Excellence, nous obéissons » à l'empereur, nous respectons sa volonté, en tout ce qui ne » se rapporte pas à notre conscience et à notre âme; mais » nous ne pouvons, pas abandonner notre sainte foi. Permet- » tez-nous, comme vous le permettez aux juifs et aux luthé- > riens, de louer Dieu comme le louaient nos pères ; car nous » n'avons rien de commun avec l'orthodoxie, nous n'en vou- » Ions pas. »
« — Non, mes enfants, ce n'est pas possible; ne vous op- n posez pas à la volonté de l'empereur et à celle de Dieu, bon » gré mal gré, il faut que vous soyez orthodoxes. N'écoutez
crer l'iniquité par une autorité catholique, selon le mode usité, tous les jours et pour toutes choses, par le moyen du collège catholiqne romain? Celle dernière supposition est la plus vraisemblable.
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» pas surtout ces dominicains qui vous montent la tête et que w nous allons bientôt chasser. »
En ce moment, tlu sein du cortège qui accompagnait le sénateur sortirent ces paroles : « Vous n'avez pas encore » salué l'empereur dans la personne de son sénateur. » Le peuple incline la tète avec respect: « Ce n'est pas cela, inter- » rompent que^ues employés, que chacun de vous se jette » aux pieds du sénateur et qu'il lui baise la main. «Le peuple hésitait encore, ne sachant pas dans quel but on exigeait de lui une pareille démonstration, lorsque soudain plusieurs employés se précipitent au milieu du rassemblement, pous- sant, bousculant ces malheureux; chacun d'eux individuel- lement est traîné devant le sénateur; là, on lui courbe d'a- bord la tête jusqu'aux genoux de l'envoyé d'Alexandre; puis on lui ordonne de baiser sa main. Le sénateur, de son côté, embrasse la tête du patient.
Cet acte de salutation et de baise-main lut considéré comme un acquiescement aux suggestions du sénateur, et comme une acceptation de la foi orthodoxe ! Tous ceux qui subirent cette perfide cérémonie furent immédiatement mis à part, et inscrits comme ayant volontairement embrassé l'or- thodoxie.
Pourtant il s'en trouva huit qui, s'étant doutés du piège qu'on leur tendait, ne voulurent pas se soumettre à la céré- monie du salut; on les enferma pour toute la journée dans une bauge à cochon. Ceci se passait le samedi. Dès que la liste fut préparée, le sénateur ordonna que tous les conver- tis se trouveraient le lendemain, c'est-à-dire le dimanche, dans l'église, afin de recevoir la communion orthodoxe. En attendant, afin de témoigner aux villageois toute sa satis- faction, le sénateur leur fit don de cinq roubles en argent pour acheter de l'eau- de-vie. A!ais le peuple s'étant remis promptement d'un premier mouvement de surprise, comprit
164 ALEXANDRE II.
le stratagème, renvoya l'argent au sénateur, et personne n'alla le lendemain à l'église.
Cette conduite indigna le sénateur et tous ceux qui l'en- touraient; du moins affectaient-ils de ressentir une grande indignation, et comme il fallait trouver absolument des cou- pables de l'avortement d'une œuvre aussi heureusement commencée, on rejeta tout sur les dominicains de Zabialy, les accusant d'avoir influencé le peuple pendant la nuit, lors- qu'il se préparait à la communion du lendemain, et par con- séquent d'avoir détruit tout le bon résultat des travaux et du discours persuasif du sénateur. Malgré cela, le sénateur Stcherbinin déclara que l'empereur ne renoncerait jamais à ses desseins, que les villageois, portés sur la liste orthodoxe, à la suite du baise-mains de la veille, seraient jugés et punis, comme renégats; quant à ceux qui n'avaient pas voulu se soumettre à cette cérémonie, ils seraient mis au cachot, ou condamnés aux travaux forcés.
Il ajouta, qu'en cas de résistance, il ferait venir des gen- darmes et plusieurs compagnies de soldats, comme cela avait eu lieu quatorze ans auparavant. Ensuite, ayant remis tous ses pouvoirs an colonel de gendarmerie Losiew, il quitta Dziernowitze le 13 juillet. Lors de son passage à Driza, il se rendit au couvent des dominicains de Zabialy. Il représenta au supérieur qu'en encourageant les paysans à rester fidèles à la religion catholique, ils agissaient à l'encontre du gouver- nement; qu'une propagande catholique était bonne dans tout autre pays, mais quen Russie, où Dieu et rempereur c étaient une seule et même chose, se déclarer contre la religion ré- gnante, c'était coynmettre un crime d'Etat et un sacrilège.
Il leur dit ensuite qu'ils assumaient sur eux la plus terri- ble responsabilité, les menaça d'une disgrâce générale de l'empereur, et en particulier, pour chacun d'eux, d'une condamnation sans miséricorde, s'ils continuaient à para-
LA MISSION DE DZIERNOWITZE. 165
lyser plus longtemps les eiforts de la commission de Dzier- nowitze.
Je n'ai pas encore parlé du propriétaire de Dziernowitzc, M. Korsak. Des bruits de voisinage insinuaient que, quoique catholique lui-même, ce seigneur avait, du temps des pre- mières tentatives de conversion, en 18^3, activement aidé les agents du gouvernement à forcer ses sujets à abjurer le ca- tholicisme. Pourtant peu de personnes en étaient instruites et croyaient à ces bruits. M. Korsak n'en passait pas moins pour un loyal gentilhomme et un propriétaire soigneux du bien-être de ses gens. Lorsque, au début de la commission actuelle, il s'éloigna de son domaine, et, sous prétexte de maladie, alla habiter Driza, gardant une attitude passive dans toute cette affaire, il mérita, par cela seul, la bonne opinion de tout le- monde (on est si peu exigeant chez nous !) Quant aux paysans, ils lui surent un gré indiii, si ce n'est de ne pas approuver, du moins de ne pas blàmei' leur ferveur et de ne pas s'être rendu, par des actes, le complice du gouvernement. Ce que les paysans craignaient le plus, c'était l'influence du seigneur. Mais l'arrivée du sénateur expliqua tout. Stcherbinin, nanti de tous les pouvoirs nécessaires, par ses instructions, pour briser l'opposition des paysans de Dziernowitze et leur retirer tout espoir de conserver la foi de leurs pères, sachant que le con- cours du propriétaire pourrait lui être d'un grand secours, et ayant des motifs plausibles d'y compter, comme cela s'est dévoilé plus tard, écrivit de Witebsk à M. Korsak, pour l'en- gager à coopérer avec lui. Dans cette lettre, il lui faisait savoir qu'il possédait un écrit de lui dans lequel il avait pro- mis, il y avait de cela quatorze ans, que tous ses villageois deviendraient orthodoxes. Sappuyant sur cet engagement, Stcherbinin exigeait que M. Korsak vînt, en personne, décla- rer à ses subordonnés que la volonté de l'empereur et celle de Dieu étaient qu'ils devinssent schismatiijues. Quels avaient
166 ALEXANDRE II.
été les motifs d'un engagement aussi infâme, nous l'igno- rons, mais ils durent être bien pressants puisqu'il crut ne pas pouvoir reculer. 11 pria seulement le sénateur, qu'en rai- son de sa maladie, il l'exemptât de paraître en personne aux opérations de la commission, et offrit en son lieu et place son fondé de pouvoir, Zarnowski.
Catholique comme lui, Zarnowski avait éprouvé bien des vicissitudes ; il avait exercé, en sous-ordre, des emplois subal- ternes dans la police, et y avait acquis une connaissance approfondie des ruses de l'emploi. Habile, peu scrupuleux sur le choix des moyens, il jouissait dans les environs d'une grande influence. Il accepta la mission qu on lui offrait, ainsi que les instructions de StcherbininetdeKorsak, et, s'étant assurés du concours de deux aides , Raciborski, économe de Dzierno- witze,et Szaura, médecin, il se mit sous les ordres du colonel Losiew. Aussitôt après le départ du sénateur, toutes les routes et sentiers conduisant à Dziernowitze furent gardés par des agents de police, de manière que personne ne pût être instruit de ce qui se passait dans ce malheureux village. On mit en même temps activement la main à l'œuvre. Losiew se mit à la tète des employés de la police, Zarnowski à la tête des em- ployés du propriétaire du village. Le premier agissait au nom de l'empereur^ le second, au nom du propriétaire; le premier parlait de l'inflexible volonté du gouvernement, et menaçait de faire intervenir la force militaire qui, à Polock, attendait un seul de ses gestes; le second, courant d'une chaumière à une autre, pleurait, s'attendrissait sur le sort malheureux des villageois, les priait, les conjurait de ne pas s'exposer, par leur obstination, à la colère doublement dangereuse de l'em- pereur et de leur seigneur. « A quoi vous mènera, leur » disait-il, votre opposition? On administrera à chacun de » vous 500 coups de verges; à celui qui les supportera, on en » administrera 500 autres, et puis encore 500! On vous en-
LA MISSION DE DZIERXOWITZE. 167
» verra en Sibérie, on tirera de votre corps des lanières de » chair et on ne vous un ordonnera pas moins d'être ortho- » doxes. En attendant, les compagnies de soldats, qu'on ap- » pellera sur les lieux, violeront vos femmes et vos filles. »
Ce n'est pas encore tout, on fit venir à Dziernowilze le barbier Vincent, mais combien il était changé! Le malheu- reux avait été tenu trois mois aux fers. Accablé de travail et de coups, tourmenté par les tentatives de l'évêque Luzinski, pour sa conversion, n'ayant pas toute sa raison, il ne put se défendre efficacement contre une tactique aussi infernale, et finit par adhérer à l'orthodoxie. Ramené enfin parmi les siens, lui qui était naguère leur àme et leur soutien, il reparut comme schismatique ; son visage et son corps portaient les traces des plus affreuses violences. Le pauvre peuple, en- tendant constamment les plus épouvantables menaces et les plus sinistres prédictions, dont la réalisation n'était pas dou- teuse, effrayé de l'apparition de Vincent, privé de tout appui, de toute protection et même de tout espoir, se laissa aller au découragement et finit par désespérer de pouvoir conserver ses croyances. Pourtant aucun des villageois ne se rendit à la commission pour adhérer à l'orlhodoxie. Ou employa dès-lors un moyen plus expédilif. Le lundi, Id juillet, comme les villageois s'assemblaient pour leurs travaux, la police les entoura et les refoula dans l'église. La, les popes, sans s'inquiéter si l'on était à jeun ou non, si l'on voulait ou si l'on ne voulait pas se confesser, donnèrent une absolution générale et introduisirent de gré ou de force l'hostie dans la bouche des assistants. 11 y en eut beaucoup pourtant qui s'op- posèrent à cette profanation et parvinrent à s'en préserver ; mais cela ne remédia à rien, car tous ceux que le sénateur avait embrassés, comme tous ceux qu'on avait refoulés dans l'église, furent comptés pour orthodoxes et inscrits comme tels sur le registre. Pendant plus d'une semaine, on pour-
168 ALEXANDRE 11.
chassa ainsi les villageois, en violentant leurs consciences. La plupart des habitants du village en passèrent par là, et on rebaptisa les entants. Après quoi on expédia au sénateur un rapport annonçant que tous les villageois de Dziernowitze, ayant fait l'aveu de leurs erreurs et en ayant exprimé tout leur repentir, étaient retournés à la religion régnante, con- trits, de bonne foi et convaincus. Le sénateur Stcherbinin fit une réponse gracieuse, promettant, au nom de l'empereur, des égards et des récompenses à quelques-uns. 11 honora de sa visite Zarnowski, qui s'était le plus distingué, et admit ses deux filles à l'institut d'éducation, aux trais du gouverne- ment.
Le barbier Vincent, de retour à Witebsk, semblant alors seulement comprendre ce qu'il avait fait, tomba dans une morne tristesse. Il errait pensif, pleurait et priait, se livrait au désespoir ou tombait dans la folie. Enfin, dans la nuit du 23 au 2k juillet, ne pouvant supporter plus longtemps ses remords, il se brûla la cervelle.
Tel est le dénoûment tragique de ce drame épouvantable qui, sous le règne d'Alexandre II, en Russie, arracha plus de mille âmes à la foi catholique. Domine ! tu es i^efugium meum... erue me a circumdantibus me !
Ici nous avons besoin de rappeler ta ceux de nos lec- teurs qui sont habitués aux récits de la Propagation de la Foi, que la scène qu'ils viennent de lire s'est passée, non pas dans une terre barbare, mais dans un pays chrétien, dont les habitants, nos frères, aux jours de leur liberté, ont plus d'une fois sauvé la civilisation catholique, en répandant leur sang pour elle ; que nous sommes en pleine Europe, et non en Asie ; en Pologne
QUELQUES CONSÉQUENCES. 169
enfin, et non pas en Chine, malgré la forte odeur de mandarinat qui s'exhale de ce sinistre récit ! La Russie copie depuis deux siècles la civilisation de l'occident : elle se présente comme la gardienne de l'ordre légitime en Europe; elle a des ambassadeurs séduisants, dont tous les salons de Paris et de Londres célèbrent les bonnes grâces et les fines manières. On voit quelles serres d'oiseau de proie peuvent recouvrir les gants de soie et de velours, ce qui peut se cacher de hideux et de vil sous ces dehors séduisants; jusqu'à quel point enfin il est sage de se fier aux doucereuses paroles de ces hommes si polis qui, au sortir d'un congrès de Paris, où, au nom de leur maître, ils auront parlé peut-être pour les droits temporels du pape, peuvent aller, au nom de leur maître aussi, remplir, dans quelque obscur village des provinces polonaises, le noble rôle d'un Stcherbinin!
Mais voyons les conséquences qui ressortent directe- ment de notre récit.
IV
Quelques conséquences.
C'était dans le temps même où l'empereur Nicolas faisait au pape Grégoire XVI des promesses réitérées, qu'éclatait dans toute l'Europe, par une intervention manifeste de la Providence, le récit de l'effroyable martyre des religieuses basiliennes. Ne semble-t-il pas
170 ALEXANDRE IL
aujourd'hui que la Providence ait voulu de même ras- sembler dans un seul fait, dont l'exactitude est abso- lument démontréej toutes les lumières dont l'Église, dont l'Europe entière a besoin pour apprécier et juger en pleine connaissance de cause tout ce qu'elle doit attendre de la politique d'Alexandre?
Ce récit justifie tout ce qui a jamais été dit de la dégradation de l'Église russe. Ce n'est pas un théolo- gien catholique, c'est un sénateur envoyé par l'empe- reur Alexandre IT, qui dit en toutes lettres, plusieurs fois, et dans les formes les plus claires, à des malheu- reux que le bâton réunit pour l'entendre, et même à des religieux catholiques, que : « En Russie, Dieu et l'empereur c'est la même chose! n
Ce n'est point une calomnie, ni une exagération, que de représenter le clergé russe comme un type d'ignorance et de servilisme : il s'agit, en effet, dans toute cette afïaire, d'une œuvre éminemment sacerdo- tale : convertir des âmes égarées, ramener des brebis perdues au bercail orthodoxe. Or, remarquons-le, évêque et sénateur, popes et gendarmes, les juges et l'empereur lui-même, tout le monde se trouve d'ac- cord ponr recourir aux seuls moyens reconnus efficaces et usités en pareil cas : les promesses et les menaces, l'argent et l'eau-de-vie, la prison et les coups! C'est une tradition établie qui date déjà de loin. Luzinski imite dignement son chef et son collègue Siemaszko, le sénateur Stcherbinin représente à s'y méprendre le sénateur Schrœder, et Alexandre II copie Nicolas !
QUELQUES CONSÉQUENCES. 171
Quand le schisme, aussi bien que l'aclministration russe, entreprendra de se défendre de ce caractère de mauvaise foi et de tromperie, qui forme en quelque sorte le cachet indélébile de l'un et de l'autre, et que Grégoire XVI lui-même a dû signaler, on pourra jus- qu'à la fin lui objecter cette scène d'escroquerie san- glante, présidée et jouée, en 1858, par un membre du sénat, sous prétexte de religion, au nom de l'em- pereur!
Si on veut faire ressortir une fois de plus, aux yeux de l'Europe entière, le mensonge de cette prétendue tolérance, inscrite dans toutes les lois, dans tous les traités, dans tous les actes pubUcs de la Russie, et l'au- guste privilège de persécution qui, partout, distingue seule la vérité catholique, il n'y aura qu'à faire enten- dre la voix suppliante de ces malheureux paysans de Dziernowitze qui, les épaules meurtries par le bâton, le corps épuisé par une lutte prolongée, mais l'âme encore maîtresse, crient vainement d'une voix lamentable : « Permettez-nous, comme auœ juifs et aux luthériens^ d'adorer Dieu ainsi que l'ont adoré nos pères! »
Si enfin l'on veut se donner à la fois, dans un même coup d'œil, le spectacle de l'ignominie la plus abjecte en contraste avec la grandeur morale la plus sublime, que l'on considère, d'une part, ce ministre d'un em- pereur chrétien, pontife de fait, qui vient prêcher le dogme ignoble et unique de la religion des souve- rains pontifes Néron et Héliogabale, savoir que Dieu
172 ALEXANDRE II.
et l'empereur c'est tout uu; de l'autre, ces pauvres paysans qui résistent juscprau sang, fermes à ne vou- loir donner à César que ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu; l'un, l'homme instruit, qui ment à sa conscience; les autres, les paysans, qui veulent mourir pour elle !
Une autre réflexion se présente, bien propre à nous faire comprendre par quel fatal mais juste enchaîne- ment, pour la punition des coupables, le mal engendre le mal ; par quelle équitable fécondité le crime produit le crime, comme la ronce porte les épines, comme la pourriture engendre les vers. Le cœur d'Alexandre II est généreux et bon, toute l'Europe le sait. Comment ne pas espérer dès-lors que la demande si juste des paysans de Dzernowitze sera accueillie? Oui, mais si on l'accueille, que devient l'œuvre de Nicolas? Toute cette église enlevée à l'union par tant de ruses, tant de combinaisons machiavéliques, tant de sang et de cruautés; ces traités violés, ces saintes promesses foulées aux pieds, tant de justes ressen- timents bravés, une responsabilité si etïroyable as- sumée devant le monde entier, tout cela aura été vain, tout cela devient inutile , si on accorde la seule demande des paysans de Dzernowitze, quoique juste; si on ne leur oppose un énergique refus, quoique inique. Car qui peut douter, si on l'accueille, que les trois diocèses convertis, comme Dzernowitze, par Siemaszko et ses complices, en dépit de la fameuse médaille de 1839, ne s'empressent en masse de répéter
LE RAPPORT DE M. STCHERBININ. 173
la même demande, sans qu'on puisse s'y refuser? Alors quel mouvement, quelle joie, quelle reconnaissance, dans toute l'Église ruthénienne, pour le prince juste et libéral ! Mais aussi quel outrage à la mémoire de Ni- colas! 0 justice de Dieu! L'équité du fils prouve l'ini- quité du père! Voilà que l'œuvre de Nicolas est par terre, et que sa honte seule est debout! Ses anciens complices, les conseillers d'Alexandre aujourd'hui, l'ont senti : la raison d'État le veut donc; pour que l'œuvre de l'iniquité subsiste, il faudra encore braver cette honte, encore une fois violer l'humanité et la justice, il faudra faire d'un czar libéral et bon le timide plagiaire de Tibère et de Dioclétien, réunis en un seul: et aux exploits de Siemaszko contre les reli- gieuses de Minsk se rattacheront, par un lien logique, mais nécessaire, les triomphes des Losiew et des Stcherbinin à Dzernowitze !
Le rapport de M. Stcherbinin.
C'est cette fatale hérédité du mal que fait compren- dre le rapport présenté sur cette aifaire par le sénateur Stcherbinin, véridique en ce point (1). Il fallait, selon lui, et il propose, en concluant, des mesures énergiques
(I) Voy. l'analyse de ce rapport dans V Univers du 10 jan- vier 1860,
174 ALEXANDRE II.
pour achever ce qu'il avait si dignement commencé. «Car, dit-il, la disposition des esprits est telle que la moindre faiblesse conduirait à une catastrophe, et qu'on pourrait bien aisément voir s'allumer un incendie difficile à éteindre. » L'archevêque apostat Basile, de son côté, n'avait cessé de provoquer des rigueurs; car il craignait surtout « la contagion de l'exemple. »
On se demande, après avoir vu, par le rapport du sénateur lui-même, l'urgence de « mesures énergi- ques, )) et par ses actes, de quelle manière il les en- tendait, comment le même sénateur peut assurer à l'empereur, dans le même rapport, « que son heureux succès à Dziernowitze est dû tout entier à la seule per- suasion, que tout s'est passé sans la moindre contrainte, que Dieu l'a aidé visiblement à accomplir sa mission, et qu'en partant il a eu soin de laisser à la police, chargée de poursuivre et terminer l'œuvre com- mencée, l'ordre de procéder avec la plus grande dou- ceur ! »
Partout ailleurs un fonctionnaire, et surtout un haut personnage comme un membre du sénat, se ferait scrupule d'étaler dans une pièce officielle de si pitoyables contradictions. Car enfin si des mesures énergiques étaient nécessaires pour prévenir un in- cendie, comment osez-vous dire que vous n'avez agi que par les voies de douceur? ou, si vous avez agi par les voies de douceur, pourquoi proclamer nécessaires les mesures énergiques? Mais en Russie, dès qu'il s'agit
tE RAPPORT DE M. STCUËRBINIIV. 175
des catholiques, toute contradiction est admise, tout mensonge accepté, les minisires peuvent tout faire, l'empereur tout croire, et l'on sait depuis trop long- temps que l'Europe peut tout supporter!
La même pièce ofïicielle renferme encore un aveu très important pour l'histoire de la réunion, prétendue volontaire, des Églises. Nous le savons du sénateur Stcherbinin lui-même, « des irrégularités » furent com- mises, lorsque, en 18/|5, l'autorité réduisit de plus de la moitié la liste des catholiques latins, ayant le droit de professer leur culte à Dziernowitze, et en força dix- sept cent vingt et un à passer au schisme. Mais, ajoute le sénateur, « la loi ne permettant pas d'effacer un nom déjà inscrit sur les registres de la paroisse orthodoxe^ il n'a jamais pu être question de revenir là-dessus. » Que dirons-nous de ce respect de la loi qui condamne des milliers d'àmes catholiques à l'apostasie, pour ne pas toucher aux irrégularités d'un registre dressé par la police? Telle est la condition des ministres du czar; ils sont coupables s'ils violent ses lois, plus criminels s'ils les respectent !
Enfin veut-on se faire une idée de l'esprit de dou- ceur qui anime l'envoyé d'Alexandre II, et dont il veut se parer aux yeux de son maître? Qu'on lise seulement les conclusions du rapport. Les voici :
l** Que le couvent de Zabialy soit supprimé;
2" Que le P. Philippe Mokrzecki soit renvoyé du gouvernement de Witebsk, à perpétuité, pour avoir prêché des sermons hostiles à l'orthodoxie;
176 ALEXANDRE II.
3" Que l'autorité ecclésiastique latine (il s'agit du collège soi-disant catholique romain) interdise aux prêtres catholiques d'administrer quelque sacrement que ce soit aux personnes qui appartiennent à l'ortho- doxie légalement (c'est-à-dire sur la simple affirma- tion d'un pope assisté de deux témoins, ou sur présen- tation d'un prétendu registre, et autres preuves de même nature). Que, de son coté, le gouvernement fasse prendre aux ecclésiasticjues latins un engagement par écrit dans ce sens, et qu'iV porte contre eux la peine d'exil, en cas d'infraction.
Mais enfin, si malgré ces précautions, renouvelées de Nicolas et de Catherine, quelque village entier ve- nait encore à déclarer en masse, comme celui de Dziernowitze, qu'il veut écouter la voix de sa con- science et qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'au czar, le sénateur prévoit ce cas; et bien que, selon son rapport, les voies de douceur et de modération lui aient réussi à Dziernowitze. il ne suppose point que ses successeurs seront aussi habiles. Il demande donc :
1" Qu'au cas où une commune entière du gouverne- ment de Witebsk ferait défection à l'Église orthodoxe, il soit loisible d'envoyer les chefs de famille dans les couvents de la Grande-Russie.
2o Qu'il soit formé à Witebsk une commission com- posée : 1" d'un conseiller du gouvernement; 2" d'un olïlcier de la gendarmerie; 3» du juge de paix du dis- trict; li" d'un prêtre orthodoxe. (Remarquez le rang qu'occupe le pope : après le gendarme, c'est celui que
LE RAPPORT DE M. STCIIERBI.MX. 177
lui assigne partout la Russie.) Cette commission devra dresser, s'il y a lieu, la liste des apostats de l'ortho- doxie et la soumettre, avec des conclusions, au chef de la province.
o" Que le gouverneur de la province désigne un chef de police, pour présider à l'envoi desdits apostats dans les couvents de la Grande-Russie.
/i° Enfin, que toutes les fois que dans les affaires de ce genre Tintervention des tribunaux deviendra né- cessaire, les causes soient déférées aux tribunaux des gouvernements limitrophes (ceux du gouvernement de Witebsk étant en partie composés de catholiques).
On le voit, rien ne ressemble plus aux violences de Nicolas et de ses agents que les procédés suivis par son successeur. C'est qu'en effet une complicité fatale, née de la nécessité de ne pas reculer, rend inévitable, hu- mainement parlant, la continuation du système pré- cédent. Les quelques faits survenus, soit avant, soit après la tragédie de Dziernowitze, et qui ont semblé un retour vers les principes de l'équité, pourraient s'ap- peler des inconséquences, si nous ne prenions pas garde à cette autre nécessité qui, malgré tout, et aujourd'hui plus que jamais, domine la Russie depuis Pierre le Grand : celle de ne pas se brouiller avec l'Europe, pour cause de barbarie. Quoi qu'on fasse, et quoi qu'on se propose, il faut toujours avoir l'œil sur l'opinion de l'Europe, endormir ou tromper la vigi- lance du souverain-pontife par quelques semblants de concessions, longtemps espérées, tardivement pro-
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178 ALEXANDRE H. LE RAPPORT DE M. STCIIERBIXIN.
mises, plus lentement accomplies; et, à la faveur de ces temporisations savantes, de ce machiavélisme transcendant, préparer mystérieusement, mais sûre- ment, par l'extirpation du catholicisme, la formi- dable unité panslaviste. Les faits les plus récents parvenus à notre connaissance confirment pleine- ment ces données; mais, pour rendre nos conclu- sions encore plus claires, commençons par présen- ter une sorte de statistique de l'Église catholique en Pologne, telle qu'elle est aujourd'hui, sous Alexan- dre II, depuis la publication du concordat de 18/i7. Bien qu'incomplète, cette statistique sera plus que suf- fisante pour justifier toutes nos assertions.
CHAPITRE VIL
L'ÉGLISE POLONAISE EN 1859.
Evéqucs et réguliers.
On sait qu'à la tête de radniiiiistiation ecclé- siastique des sept diocèses de l'empire se trouve le collège catholique romain de Saint-Pétersbourg, non reconnu par le saint-siége, car il ne peut l'être. Ce collège, qui, selon les desseins de ses fondateurs, doit un jour se fondre dans le saint synode, dé- pend tout à fait d'un ministre et transmet aux évê- ques les décisions du gouvernement. 11 se compose de sept chanoines, un pour chaque diocèse, et de trois prélats nommés par l'empereur. 11 remplace en quelque sorte le métropolitain, sans avoir la faculté de protéger les droits de l'Église ni de s'opposer aux dé- cisions des autorités civiles.
Ne semblerait-il pas que le gouvernement, ayant ce corps près de lui à Saint-Pétersbourg et disposant de tous ses membres, peut être tranquille sur le résultat de ses décisions? Il n'en est rien, cependant. Pour para-
180 l'église polonaise en 4859.
lyser et fausser encore *plus, s'il est possible, l'action du clergé catholique siégeant au collège, le gouvernement lui adjoint des employés civils d'une autre religion. M. Zeltouchow, procureur du collège, est schisma- tique; M. Krum.bmuller, qui remplit les fonctions de secrétaire, est luthérien ; même la chancellerie du col- lège se compose en grande partie de schismatiques ou de protestants. Ces fonctionnaires sont les agents avoués du ministre de l'intérieur et des cultes. Depuis que la di- rection des cultes a passé à M. Sievers, un soi-disant libéral ( I ), la pression sur le collège catholique est moin- di'e que sous son prédécesseur, M. Scripitzin, de ti'iste mémoire. Ce fonctionnaire avait pour industrie bien connue de s'insinuer dans les bonnes grâces de tout ce qu'il y avait de moins honorable dans le clergé catho- lique, et de pousser ses favoris aux dignités ecclésias- tiques : tel évèque, dont les catholiques savent fort bien le nom, a dû sa promotion à la faveur de M. Scri- pitzin, méritée par des mœurs ouvertement et publi- quement scandaleuses. 11 ne faut pas croire qu'il soit le seul homme dont les titres à la faveur du gouverne- ment soient de cette nature, et aussi publics. Depuis longues années le collège catholique romain compte parmi ses membres un ancien curé, qui, entre autres
(1) Il finit toutefois rendre à M. Sievers celte justice, que par une lolériuice bien riire dans les fonctions qu'il occupe, il a laissé la liberté de la chaire, dans l'église catholique de St-Pétersbourg, à l'illustre père Souaillard, dominicain français, en I8o9, fait inou'i sous Nicolas.
ÉVÊQUES ET RÉGULIERS. 181
mérites, a eu celui de vendre ses paroissiens au schisme, pour la somme de trente sous par tête. On sait co-n- bien ces sortes de marché étaient faciles, et le sont en- core, l'affaire de Dziernowilze ne le prouve que trop. 11 suffit pour cela de faire inscrire les paroissiens, à leur insu, sur les registres de l'Église officielle. C'est ce ({ue lit ce curé, bien digne par là d'occuper un siège au collège catholique : ajoutons que ce digne pasteur a été depuis présenté plusieurs fois pour Tépiscopat !
Que de tristes révélations nous pourrions ajouter sur ce collège, le grand instrument de la servitude de l'Église, et où le gouvernement maintient, mvcc un zèle persévérant, la tradition, hélas! toujours vivante des Siestrzencewicz et des Pawlowski. Nous rougirions de dire les titres d'un de ses membres, récemment nommé, aux faveurs de Sa Majesté Impériale, (jui sans nul doute les ignore elle-même.
La correspondance directe avec le saint-siége con- stitue encore aujourd'hui un crime d'État, et est punie de l'exil en Sibérie. Tout écrit venant de Rome doit être lu précédemment par le ministre, qui décide s'il peut ou non être communiqué au collège catholique. Si l'écrit demande une réponse, le métropolitain ou l'évêque doit la renvoyer au ministre, avec une copie; la réponse ne doit être cachetée qu'après avoir été confrontée avec la copie. Les avis donnés au saint siège par l'archevêque sur les candidats présentés par le gouvernement pour un siège épiscopal, ne pouvant ja- mais être contraires aux candidats du gouvernement,
182 l' ÉGLISE POLONAISE EN 1859.
on ne peut même pas répondre aux questions du siège apostolique par un : Je ne sais pas; il faut savoir, et savoir comme le ministre l'entend.
Voici sur ce point deux exemples récents et signifi- catifs.
L'archevêque métropolitain Zylinski ayant, ainsi que son chapitre, à satisfaire aux questions du saint- siége relatives à un candidat recommandé par le gou- vernement, donna sa réponse officielle en termes quel- que peu déguisés, mais néanmoins déjà peu conformes aux vues de l'autorité. Aussitôt après il fit partir pour Rome un avis confidentiel, par lequel le candidat était formellement repoussé. Cette communication fut saisie par les agents russes. Bientôt après un employé du mi- nistère la mettait devant les yeux du métropolitain, et lui relisait, par ordre de l'empereur, les oukases qui interdisent aux évêques toute correspondance avec Rome, lui énumérant en même temps les condamna- tions et déportations infligées jusque-là à ceux qui avaient osé braver ces injonctions.
Un mendîie du chapiti'e ayant, dans la même cir- constance, répondu à une des questions par le mot : «J'ignore, » se vit renvoyer la pièce avec menace d'une déportation immédiate en Sibérie, s'il refusait de con- signer une réponse précise et conforme aux désirs du gouvernement.
Moins il y a d'évêques catholicpies, mieux la Russie s'en trouve. Nicolas fit de longues démarches au- près du saint-siége pour obtenir la réduction des
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huit diocèses du royaume de Pologne au nombre de cinq; n'ayant pu y parvenir, il résolut de laisser va- cants les sièges épiscopaux et de les confier à des administrateurs. C'est que Tadministrateur, n'étant pas suffragant, ne peut remplir les fonctions spirituelles de l'évêque et n'en possède pas moins une autorité sur le clergé; et qu'étant révocable dans ses fonctions, il doit se plier plus docilement aux ordres et aux volontés du gouvernement. L'histoire des provinces conquises cite beaucoup d'administrateurs qui ont fait subir des dommages irréparables à leurs diucèses. Il suffira de nommer Laski, dans le diocèse de Mohilew, et Butkie- wicz, dans le royaume de Pologne. C'est ainsi que, par les soins d'un administrateur, le gouvernement avait tenté d'introduire le catéchisme schismatique dans toutes les paroisses du diocèse grec- uni de Chelm, dans le royaume de Pologne, le seul de ce rite qui soit resté debout, grâce à l'énergique et universelle résistance du pasteur et du troupeau. Pour éviter le sort des diocèses réunis en 1839, l'évêque et tous ses diocésains s'étaient décidés îi passer en masse au rite latin. Cela déconcer- tait tous les plans de Nicolas. Aussi dut-il reculer. C'est ce que témoigne une communication du président de la commission des cultes, Szypow, à l'évêque, en date du (12) 24 mars 1838. Il y est dit « que le gouverne- ment ne désire non-seulement pas attaquer la liberté de leurs consciences^ mais qu'il désire^ au contraire, la garantir de toute influence étrangère et protéger en tout l'intérêt de l' Eglise grecque unie, de son clergé et des
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séculiers de ce culte^ etc.'» Mais à peine le siège vacant, on voulut reprendre par la ruse ce qu'on avait renoncé à conquérir par la violence. C'est un exemple entre mille.
Au reste, les tentatives contre le diocèse de Chelm n'ont jamais cessé, et se poursuivent encore tous les jours; et pour bien comprendre la marche que l'on suit à l'égard de ce diocèse, ce dernier espoir de l'Église unie en Pologne, il est bon de rappeler ce qui a déjà été fait.
La lettre si rassurante de Szypow est du mois de mars 1838. Or, à la date du 5 mai 18/i0, nous trou- vons un oukase qui ordonne de bâtir, en grand nom- bre, dans le diocèse de Chelm, des églises gréco-russes, «en commençant par la ville de Chelm, où se trouvent deux états-majors de l'armée en permanence. » Ce n'est pas tout. « Eu égard, dit l'ordonnance, à la de- mande faite par le recteur du séminaire grec-uni à Chelm, il est ordonné d'agrandir \es portes impériales (iconostases) (1) de l'église paroissiale de Saint- Michel, à Chelm, dans le but de faciliter aux sémina- ristes l'acquit des usages et des rites de l'Eglise orien- tale. » Ce n'est pas tout encore : « Eu égard à l'état de pénurie dans lequel se trouve un certain nondîre de paroisses dans le diocèse de Chelm, il est ordonné de délivrer à chacune de ces paroisses une somme de ftOOO florins, destinée à l'érection des portes impériales
(I) Détails d'arcliilecturo et d'ornenientalion propres aux églises gréco-russes seuiemenl.
ËVÈQUES ET RÉGULIERS. 185
et ù l'achat d'un certain nombre d'objels nécessaires au culte, à la condition absolue que le tout sera organisé d'après le rit de l'Eglise orientale. »
C'est ainsi que Nicolas entendait appliquer les paroles de son lieutenant Szypow, dans la lettre citée plus haut, où, démentant au nom do son maître « la pré- tendue intention du gouvernement de les convertir à la foi grecque russe, » il ajoute : « La liberté des cultes dans le royaume de Pologne est garantie par les lois qui ont été données par notre gracieux souverain, le gouvernement ne peut donc nullement se proposer de violer la tolérance. «
On voit par là à quoi on se propose d'arriver par le moyen de la vacance des sièges. Il suflQt, en rabsenco d'un évêque vigilant et ferme, de se faire adresser quelques demandes par les créatures qu'on entretient dans les établissements catholiques; le gouvernement se montre favorable, moyennant quelque condition, et c'est ainsi que « sans violer la tolérance » on fait passer tout doucement au schisme le clergé et le peuple.
Deux sièges épiscopaux étaient encore vacants il y a peu de temps dans le royaume. Il serait superflu de décrire quel désordre dans l'administration parois- siale, et quel manque de discipline dans le clergé ont été le résultat de ces longues vacances : qu'il nous suffise de dire que le but qu'on se propose a été trop réellement atteint.
Par un des articles du concordat de 1847, Nicolas
186 l'église polonalse en 1859.
a consenti à la nomination de quinze snffragants clans l'empire : un seul a été nommé, celui du diocèse de Tyraspol. Ce n'est qu'en septembre Î858 que le saint-père a nommé, après une longue vacance, l'abbé Krasinski, évêque de Wilna; l'abbé Staniewski, suffra- gant de Mohilew; les abbés Dekert, Plater et Beresne- wicz , sufTi agants , le premier à Varsovie , les deux autres dans les diocèses de Lowicz et de la Samogitie.
Le concordat a établi que des cent six couvents qui subsistaient à cette époque, aucun ne serait plus fermé. On en a supprimé cependant trente six depuis 1847. Un des derniers l'a été par Alexandre 11 à Wilna, dans son voyage de gracieux avènement en Pologne. On sait que les couvents en Pologne sont privés de toute com- munication avec les généraux d'ordres; mais, de plus, pour enqiêcher l'unité et le concert de régner entre eux, on leur a encore ôté les provinciaux. Les couvents d'hommes et de fennnes sont divisés en couvents re- connus par l'État (il y en a cinquante), et ceux qui, ne l'étant pas, doivent être fermés dès que le nombre des religieux sera au-dessous de huit.
Les couvents reconnus par l'État sont subdivisés en trois classes : la première comprend les couvents dans lesquels le nombre de vingt-trois religieux, qui doivent composer la congrégation, est prescrit; une sonnnede ;^00() roubles (1) par an est destinée pour leur entre- tien. Dans la seconde classe, le nombi'e de dix-sept,
(1) Un rouble vaut quatre francs de noire monnaie.
ÉVÈQUES ET RÉGULIERS. 187
dans la troisième, celui de treize religieux est exigé par la loi : 2000 roubles de rente annuelle sont alloués par le gouvernement pour l'entretien des couvents de la deuxième classe, 1500 pour ceux de la troisième.
Le nombre des religieux qui doivent composer les couvents non reconnus par l'État n'est pas désigné ; qua- rante roubles par an sont payés par le gouvernement pour chaque religieux. Il faut savoir cependant qu'au- cun couvent dans les provinces polonaises ne peut admettre de novices; les moines décédés dans les cou- vents reconnus par l'État doivent être remplacés par des religieux pris dans les couvents non reconnus, ce qui constitue pour ceux-ci un genre d'avancement. Ce n'est qu'après que les couvents non reconnus auront disparu, et quand, dans les couvents reconnus, le nombre des religieux n'atteindra plus le chiffre prescrit par la loi , c'est alors seulement qu'on pourra recevoir un nouveau membre comme novice, avec la permission préalable du ministre (1). Quelle
(1 ) Comment ne pas remarquer ici que, pour avilir et dégrader, ciiez les catholiques, la profession monastique, la Russie n'a rien pu trouver de mieux que de calquer servilement les règles qu'elle applique à sa propre Église? C'est l'administration civile qui détermine en Russie le nombre des monastères, le nombre des habitants qui doi- vent les occuper, et l'âge où l'on peut s'y faire recevoir, avec l'agré- ment du gouvernement. Le chiffre des religieux, de l'un et de l'autre sexe, qui peuvent exister dans les monastères subventionnés par lui (tous ne le sont pas), est fixé à quatre mille quatre cent cinquante- six personnes pour tout l'empire, absolument comme on règle le nom- bre des douaniers ou des agents de police ; mais ce nombre est loin d'être atteint. Les hommes peuvent se faire moines à quarante ans ;
18S l'église polonaise en 1859.
est l'institution ou la congrégation f[ui, animée même de l'esprit le plus ardent et le plus apostolique, pour- rait subsister et porter des fruits de vie sous le coup de tant de chicanes, de formalités et de restrictions? Mais le gouvernement russe s'en intpiiète peu. Il sait que les couvents sont l'appui de l'Église : en sapant les colonnes, il espère que l'édifice tombera peu à peu. 11 sait aussi que le sentiment religieux ([ui anime les classes laborieuses en Pologne était , en grande partie, le résultat de l'influence des couvents : par la suppression des écoles, où venait se former la jeu- nesse, il espère que la population deviendra indiffé- rente. Il est vrai qu'aller trop vite ne serait pas sans péril; tout détruire à la fois serait odieux : il temporise donc; mais le résultat final est sûr : au bout de quelques années, il n'y aura dans l'empire qu'un très petit nom.bre de religieux qui , cloîtrés dans les couvents , ne pouvant communiquer entre eux, et placés le plus souvent au milieu d'une popu-
pour les femmes, elles doivent avoir la cinquanlaine. Il osl vrai que le gouvernement, qui ne peut prendre les hauts dignitaires du clergé que parmi les moines, accorde des dispenses d'âge. Mais ceux qui en sont favorisés ne sont moines que de nom, et n'entrent au couvent, s'ils y entrent, que pour en sortir promptemont avec un titre qui les dispense d'y rentrer jamais, sauf dans le cas oii l'empereur les y en- verrait en pénitence, pour avoir encouru sa disgrâce. Ajoutez que la pension faite par le gouvernement aux religieux subvenlionnés n'est pas suffiïfante pour lus faire vivre; aussi vivent-ils, sur la supersti- tion populaire, des plus honteux expédients. C/estàcelte abjection (|ue le gouvernement russe voudrait réduire les couvents catho- liques.
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lation schismalique, ne pourront plus aider le cleri^é séculier ni porter secours à l'Église menacée.
Le gouvernement russe a voué une haine particu- lière aux ordres enseignants, tels que les jésuites, les piarisles, les missionnaires. Aucun couvent ne peut s'occuper de Téducation de la jeunesse, pas môme les sœurs de charité, qui ne sont que tolérées; on a supprimé leur noviciat, on les a séparées de l'auto- rité des missionnaires et détachées de la direction générale de France. Celles qui vivent encore, accablées par l'âge, sont obligées de se borner au service des hôpitaux , et ne peuvent porter les secours cpie , partout ailleurs, un catholique attendrait des sœurs de charité.
11 faut noter que, dans le royaume de Pologne, les ordres religieux qui existent encore, ont la faculté de recevoir des novices. Le gouvernement se hâte de dé- truire d'abord le catholicisme dans les provinces an- nexées à l'empire, et, en attendant, il fait parade des procédés, relativement moins mauvais, qu'il suit dans le royaume de Pologne.
Dieu seul peut savoir si le gouvernement russe atteindra tous les buts qu'il s'est proposés par la sup- pression des couvents; aujourd'hui déjà il peut se glo- rifier d'avoir obtenu de grands résultats, et même des résultats qu'il n'avait pas prévus et qu'il s'expose à payer cher un jour. C'est ainsi que la misère des r classes pauvres, dans les pays conquis, s'est augmen- tée depuis que les couvents ont cessé d'apporter, avec
190 l'église polonaise en 1859.
la lumière de la foi, leurs abondantes aumônes. A Wilna, à Kowno, comme dans tous les chefs-lieux de gouvernement, des bandes de pauvres et de mendiants assiègent les rues et les entrées des églises. Comme en Angleterre, depuis la réforme, une nouvelle classe de population s'est formée, dans laquelle les indi- vidus vivent et mourront probablement mendiants. Gemme Henri VIII, Nicolas a eu le rare mérite de créer dans ses états la misère. Il est défendu aux catholiques de former des congrégations de charité, surtout celles qui soulageraient à la fois les besoins matériels et spirituels; mais sitôt (pie l'empereur ou un membre de la famille impériale a annoncé son pas- sage par une de ces villes, la police se met aux abois, elle arrête les pauvres, les transporte hors de la cité, et les rues, délivrées des mendiants, présentent à Sa Majesté l'image d'une population dans l'aisance et dans le bonheur. C'est toujours le procédé si connu des favo- ris de Catherine II; car, aujourd'hui comme autrefois, la monarchie despotique est toujours trompée par ceux qui la servent. Ses pires ennemis sont ses plus intimes serviteurs, réduits à échapper, par le mensonge, à l'arbitraire (1).
Passons au clergé séculier.
(1 ) Citons à ce sujet une anecdote piquante dont l'authenticité pa- raît certaine. L'empereur de Russie lit très altentivenienl la tVoc/ie, de Londres, journal déuiocratique el socialiste publié par le célèbre réfugié, M. Herzcn. Le numétodu !"■ février lardant à lui [larvenir, il l'avait réclamé [ilusieurs fois, et ne l'obtint que quinze jours apiesson
LE CLERGÉ SÉCULIER. 191
II
Le clergé séculier.
Il n'y a que cinq séminaires diocésains, Tarchevêque lui-même n'a pu obtenir qu'on en fondai un dans son diocèse : le gouvernement, qui a confisqué à peu près pour 20,000,000 de francs de biens d'église, donne pour raison qu'il n'a pas les fonds nécessaires à l'en- tretien d'un séminaire à Mohilew. Pour le dire en pas- sant, le gouvernement est très pauvre et très économe à l'endroit des évoques, toutes les fois qu'il s'agit de leur faire sentir quelque mécontentement. Ainsi, en 1858, le temps de sa visite pastorale approchant, le métropolitain reçut avis que le gouvernement jugeait sa tournée inutile et lui refusait les fonds affectés à un voyage aussi dispendieux. Le gouvernement en fut pour sa honte. Le métropolitain eut le courage de se
apparition. Le lendemain, le grand-duc Constantin vint chez le czar et lui dit: « Eh bien! la Cloche est aujourd'hui bien retentissante. » — Mais non, lui répond l'empereur, je n'y ai rien trouvé qui m'ait » frappé. — Comment rien? et ces atroces détails sur le martyre yi que Boulakoff a fait subir à un matelot? — Quel martyre? quel ma- » telot?je n'ai rien vu. » Le grand-duc tira alors de sa poche le jour- nal et le déploya sous les yeux de Sa Majesté. — Enquête faite, il s'est découvert que, pour cacher à l'empereur l'article en question, on avait imprimé, dans sa propre imprimerie impériale, un faux numéro de la Cloche, dans lequel on avait habilement remplacé par une page littéraire les faits que M, Herzen espérait révéler à Sa Majesté.
102 l'éGLISK POLbNAISE EN 1851).
mettre en route, avec la simplicité qui convient aux ministres de l'Évangile, clans les temps de persécution : il réduisit son cortège aux proportions les plus modestes, et nous ne doutons pas qu'au besoin il ne sache, pour ne pas laisser manquer ses ouailles, vendre son anneau pastoral et se réduire, comme en Chine, à une mitre de papier doré.
Une chose bien plus triste à dire, et qui montre une fois de plus dans quel but a été créé le collège catho- lique, c'est que le gouvernement peut trouver dans un ncte émané de ce corps, soi-disant chargé de veiller aux intérêts de l'Église romaine, de quoi justifier son refus de donner un séminaire à la métropole de Alohilew^. C'est un membre de ce collège qui, chargé sous Nico- las d'une inspection dans ce diocèse, le plus grand peut-être du monde entier, fit décider la suppression du séminaire alors existant, sous prétexte qu'il était inu- tile. Le même rapj)ort déclarait aussi inutiles plusieurs couvents!
Le gouvernement, si parcimonieux pour la métro- pole de Mohilew, n'est guère plus généreux pour les autres diocèses.
Le diocèse de la Podolie, comme celui de la Wol- hynie, doit couvrir avec 1500 roubles par an les frais d'entretien de dix-huit élèves; 6000 roubles par au sunl allou('s au séminaire de ^Vilna pour l'entretien d'un lecteur, des professeurs et des gens de service néces- saires; il doit subvenir aussi aux frais d'enseignement et aux besoins de quarante séminaristes. Connue les
LE CLERGÉ SÉCULIER. 193
études dans les séminaires durent quatre ans, le sémi- naire de Wilna ne peut, dans les circonstances les plus avantageuses, disposer que de dix nouveaux ecclésias- tiques à la fin de l'année scolaire, pour remplir les places devenues vacantes dans le courant de l'année; et cela, dans un diocèse qui compte trois cents églises paroissiales, quatre cent cinquante églises succursales, en tout sept cent cinquante églises, desservies par cinq cents prêtres seulement. Il est clair que ce nombre n'est même pas suffisant pour la célébration d'une messe en chaque église. La mort et les maladies em- pêchent chaque année vingt-cinq prêtres de remplir leurs fonctions ; ce nombre est donc trois fois plus grand que celui des jeunes ecclésiastiques que le sémi- naire peut fournir chaque année.
Les choses vont encore plus mal dans d'autres dio- cèses, au point qu'aujourd'hui déjà le manque d'ecclé- siastiques, sur lequel le gouvernement russe compte beaucoup, et qui chaque année deviendra plus sen- sible, se fait douloureusement sentir dans les provinces polonaises; il n'y a guère plus d'un ecclésiastique pour mille âmes.
En revanche, l'apostat Siemaszko a obtenu les fonds nécessaires pour l'entretien de trois cents séminaristes schismatiques à Wilna; on leur enseigne le russe, le polonais, la langue des Lettons et des Samogitiens. Le gouvernement, aussi prévoyant que prodigue, dès qu'il s'agit du schisme, lui prépare d'avance des apôtres pour toutes les provinces de la Pologne, où la dimi-
13
i9li l'église pol^onâise en 1859.
nution des fidèles ne répond que trop déjà à la rareté croissante des prêtres. C'est ce résultat que préparait l'empereur Nicolas, dès 1828, il y a plus de trente ans, en ordonnant, par un oukase (inexécutable, il est vrai, mais qui peint l'homme et la situation), « que qui- conque voudrait entrer dans un séminaire, pour devenir prêtre, devrait présenter ses titres de noblesse. Les aspirants à la prêtrise devaient, en outre, avoir fait leurs études dans une des universités de l'empire, être âgés de vingt-cinq ans au moins, fournir un remplaçant pour le service militaire, obtenir la permission du ministre des cultes, et enfin verser une somme de six cents francs dans la caisse de leur province, au profit du clergé schismalique » (1) !
Le clergé, dans les paroisses, est divisé en cinq classes : les curés de la première ont 600 roubles de pension par an ; ceux de la cinquième, 230 roubles, moins une retenue de cinq pour cent affectée à l'en- tretien d'un doyen; les 220 roubles qui composent le revenu net des curés de la cinquième classe doivent suffire à l'entretien du curé, du vicaire, de l'organiste, au service de la sacristie, aux frais du culte et à l'entre- tien de l'église ! Il faut avouer cependant que le gou- vernement contribue, par un fonds spécial, à la conser- vation des édifices destinés au culte catholique : ce sont 12,000 roubles de subvention annuelle, accordés par l'empereur Nicolas pour l'entretien et les réparations
(i)Theiner,I, 317.
LE CLERGÉ SÉCULIER. 195
de onze cents églises paroissiales : ce qui fait dix rou- bles et quatre-vingts kopeks pour chaque église. Nous rappellerons encore qu'un décret rendu par le sénat le 7 janvier 1857, accorde aux évoques la permission de rebâtir ou restaurer les églises tombant en ruines; mais nous verrons plus bas comment cet oukase est entendu et appliqué.
C'est, au reste, l'œuvre propre de l'administration russe d'entraver de mille manières l'exécution des lois tant soit peu justes envers les catholiques. Un évêque a besoin d'un héroïsme permanent, tous les jours de sa vie, pour protéger le droit, le plus clair et le plus inoffensif, du plus humble de ses enfants, contre les tracasseries arbitraires du dernier des employés. Au reste, y a-t-il rien qui donne une idée plus parfaite du degré inouï de l'oppression administrative que cet oukase du 7 janvier 1857, lequel sera certainement présenté au saint-père comme une marque évidente de la tolérance et de la libéralité du nouveau règne? Il faut un oukase spécial pour permettre aux paroisses catholiques, dans un pays catholique, de réparer leurs églises en ruines depuis trente ans! Et encore, cet oukase obtenu, nous verrons tout à l'heure au prix de quelles vexations, vraiment surprenantes, il faut, par faveur et après de longues démarches, en arracher la partielle exécution !
l.a manière dont on a pourvu aux autres besoins de l'Eglise répond tout à fait à celle dont on a doté le clergé séculier et les couvents des diocèses polonais:
196 l'église polonaise en 1859.
la pension annuelle des prélats dans les chapitres est de 250 roubles; celle des chanoines de 120 à 150 rou- bles. Mais plût à Dieu que le manque de fonds fût l'unique sujet des plaintes de l'Église en Pologne ! Elle ne réclame qu'une chose à laquelle elle a droit : la liberté. Libre, l'Église ne redoute pas d'ennemis, et tant qu'elle sera libre, elle ne manquera jamais de ressources pour remplir sa mission ; elle vit dans la lutte et grandit par ses martyrs, quand elle rencontre un ennemi déclaré qui lui demande du sang, en témoi- gnage de la foi et de la vérité.
La persécution savante et hypocrite lui est autre^ ment funeste.
Le clergé polonais, violé dans sa conscience par les décrets schismatiques , est obligé de s'entourer de précautions et de réserves; il doit peser chaque parole proférée du haut de la chaire comme des marches de l'autel, à l'occasion d'un baptême aussi bien que d'un enterrement; il faut qu'il modère môme ses sentiments les plus légitimes et son ardeur la plus sainte ; toutes ses actions, toutes ses paroles sont épiées par un agent du gouvernement; un ennemi acharné le guette en tout endroit. Exposé à mille tentations, entouré de trahison, séparé de son chef suprême, détaché de la source de ses pouvoirs, au point de se sentir souvent abandonné, le clergé polonais, pour lutter avec tant de difïicultés, pour ne pas fausser sa vocation, et main- tenir d'une main ferme l'étendard de la foi, a besoin d'une coopération sincère de tous ses adhérents de
LE CLERGÉ SÉCULIER. 197-
toutes les classes, et de l'appui compacte de toute la nation. Les propriétaires des villages, non contents de conserver leur foi personnelle, ont aussi, pour ainsi dire, charge d'âmes à l'égard de leurs serfs. La funeste affaire de Dziernowitze montre trop bien ce que le gouvernement se propose, en séparant les paysans de leurs seigneurs. Le nom de M. Korsak figurera, à côté de celui des Siemaszko et des Zarnowski, sinon parmi les Judas, au moins parmi les Pilâtes de l'Église polonaise : puisse-t-il n'avoir jamais d'imitateurs !
Ce qui est plus triste à dire que tout le reste, c'est que le gouvernement, par tant de manœuvres corrup- trices, par une intimidation si prolongée, par le contact incessant et journalier avec le système et les mœurs russes, n'a que trop réussi, sur certains points, à enta- mer le clergé catholique lui-même. Qui ne sait ce que la véritable Église exige dans ses ministres de désinté- ressement, de dignité, de force, de droiture dans le langage, de noblesse dans le caractère? La fécondité de l'apostolat est à ce prix. Le schisme ne l'ignore pas : il sait bien que TÉglise polonaise aura péri, le jour où les évêques catholiques seront devenus aussi souples que des prélats russes, où leurs prêtres seront des popes, où les religieux latins seront formés sur le modèle des moines grecs, cette race qu'un Russe très éclairé et très attaché à sa religion déclare sans hésitation « une classe fainéante, dépravée, et, après la bureaucratie, la plus nuisible qui existe en Russie (1)! » C'est pour at-
(1) Dolgoroukow, p. 330.
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teindre à ce but que Nicolas ne s'est pas borné à rendre plus difficiles que jamais les rapports directs avec le souverain pontife, source certaine et jamais tarie de la pureté de la doctrine et de la vigueur du zèle. Il s'est hâté de dépouiller le clergé catholique de ses biens pour lui épargner, disait-il, des soins peu compatibles avec son ministère; et pour le rendre, s'il était possi- ble, en tout semblable à son propre clergé, il a exploité, contre lui, nous l'avons vu, deux grandes causes d'avi- lissement, la misère et la peur : la misère, qui émousse à la longue les consciences les mieux trempées; la peur, qui paralyse les convictions les plus fermes. Aussi, à côté des héroïques exemples dont les persécutions de Nicolas ont enrichi à jamais les souvenirs de l'Église, que de misères à déplorer ! Que de concessions timides, trop semblables à des lâchetés! Que de dignités ecclé- siastiques, payées au prix de la conscience! On ne sau- rait être sévère pour des infortunés qui, trop souvent, en briguant quelque avancement, ne font qu'assurer leur pain de chaque jour. Qu'il est triste néanmoins d'être forcé d'avouer qu'on a pu rendre contagieux, pour le clergé catholique, le voisinage d'un clergé pour qui la noblesse et l'indépendance du caractère n'est rien, pour qui la faveur du gouvernement est tout ! On a vu des évêques catholiques enq^loyer vis à-vis de leurs prêtres, et même de religieux de leurs diocèses, sur lesquels le droit canon ne leur accorde aucune juridic- tion, les procédés hautains et môme cruels, familiers aux évêques du schisme ! On a vu, et nous ne pourrions
LES FIDÈLES. 199
le croire si les témoins les plus dignes de foi ne Tat- testaient, on a vu s'enivrer, à la table d'un évêque catholique, un homme dont le nom même est une injure , cet évêque brigand, ce misérable Siemaszko ! Heureusement ces exemples sont déjà loin de nous, et tout annonce pour le clergé une génération nou- velle où seront en honneur les traditions glorieuses des Josaphat, des Bulhak et des Gutkowski.
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Les Fidèles.
La situation présente du clergé ne fait que trop pré- voir celle des fidèles.
Tarie ou corrompue à la source, la vie ne saurait se communiquer qu'amoindrie et diminuée : la langueur et la mort ne tardent pas à s'emparer des membres, lorsque le cœur a cessé trop longtemps de battre en liberté.
Disons-le donc : dans toute l'étendue des provinces catholiques soumises à la Russie, le royaume de Polo- gne compris, le système inauguré par l'empereur Ni- colas, et accepté par son successeur, continue de pro- duire avec une effrayante régularité les résultats qu'on s'était proposés. Dans plusieurs diocèses, la foi dimi- nue, les mœurs se corrompent, les caractères s'abais- sent, le nombre des catholiques décroît, et il n'est pas nécessaire pour le gouvernement d'Alexandre d'avoir
200 l'église polonaise e.\ 1859.
recours k aiicuDe mesure nouvelle pour que, dans un temps donné, l'Église catholique ne reste plus, dans ces vastes contrées, qu'à l'état de souvenir.
Nous avons fait le tableau des moyens employés contre le catholicisme; le tableau des résultats déjà obtenus n'est pas moins douloureux.
C'est surtout par la loi sur les mariages mixtes qu'on a réussi à diminuer, dans des proportions lamentables, le chiffre de la population catholique.
Cet oukase, en date du 20 août 1832, statue que les mariages entre une personne grec([ue-russe et une personne attachée à une autre confession, seront né- cessairement réputés non valides, s'ils n'ont été con- tractés en présence d'un prêtre grec-russe, et après la promesse, faite par la partie appartenant à une autre confession, d'élever tous les enfants dans la religion grecque-russe. Par cette loi, un catholique qui épouse une schismatique, de même qu'une catholique en se mariant avec un schismatique, sont obligés de voir leurs enfants, des deux sexes, passer à la religion dominante.
Ce n'est pas tout : s'il plaît aux parents catho- liques d'embrasser l'orthodoxie, tous les enfants, qui - ont moins de vingt et un ans, sont obligés, par une autre loi, d'embrasser la religion de leurs père et mère.
L'effet de ces oukases a été terrible, et il est tous les jours encore désastreux jiour le catholicisme.
Indépendamment même des dispositions législatives.
LES FIDÈLES. 201
l'administration, dans un pays dévoré par la bureau- cratie, a entre les mains mille moyens de favoriser les alliances entre catholiques et schismatiques. Pendant toute la durée du règne de Nicolas*, tout Polonais at- taché à l'administration civile devait commencer par servir cinq ans dans les provinces russes, et une instruc- tion secrète enjoignait aux gouverneurs de province de favoriser les mariages de ces Polonais avec des femmes du pays. Pour avoir une place dans les provinces polo- naises, quand on est Polonais, il faut avoir également servi cinq ans dans la grande Russie. Depuis 1849, les fils de nobles propriétaires lithuaniens sont obligés d'entrer pour trois ans dans le service militaire, et les régiments étant cantonnés dans les provinces russes, ils courent les mêmes dangers. Ces obligations ne sont plus aussi sévèrement observées depuis l'avènement d'Alexandre II, mais elles n'ont pas été levées et sub- .sistent toujours comme règlement.
Dans l'administration de la Lithuanie, les catho- liques ne peuvent occuper que des places subal- ternes , les fonctions supérieures étant réservées aux schismatiques. De là vient que beaucoup de fonc- tionnaires, pour ne pas voir leur carrière entravée, embrassent le schisme et y entraînent leurs enfants mineurs.
Dans les classes inférieures, l'effet des lois sur les mariages mixtes n'est pas moins désastreux. Ces sortes de mariages tendent à se multiplier dans les provinces polonaises par une cause toute spéciale : c'est que les
502 l'église polonaise en 1859.
soldats russes sont cantonnés clans les villages, entrent dans l'intérieur des paysans, et font, pour ainsi dire, partie de la famille.
Aussi, voyez les résultats traduits en chiffres.
La Lithuanie, c'est-à-dire les gouvernements de Kowno,Wilna, Grodno et Minsk, jusqu'à l'abolition du rite uni, ne contenaient pas de scliisinatiques. 11 n'y en avait que dans les villes, parmi les fonctionnaires ci- vils et militaires et les marchands, venus de Russie. Aujourd'hui, dans le gouvernement de Kowno, les schismatiques forment déjà une faible minorité, dans ceux de Wilna et de Grodno, les deux religions se par- tagent en parties égales. Dans le gouvernement de Minsk, les catholiques sont de beaucoup les moins nom- breux.
Dans toutes les localités où les deux cultes sont en présence, le nombre des catholiques diminue chaque année. Or, dès qu'une paroisse schismatique a dépassé le chiffre de mille âmes, on bâtit une nouvelle église et on installe un nouveau pope. Par contre, dès qu'une paroisse catholique voit descendre le nombre de ses adhérents au-dessous de cinq cents âmes, on la supprime et on la joint à la paroisse voisine : ce qui est, comme nous l'avons dit plus haut, supprimer par le fait la possibilité de l'exercice du culte pour la plus grande partie des paroissiens, pendant une grande partie de l'année.
Mais on ne peut donner une plus effrayante idée des ravages produits par la législation en vigueur sur
LES FIDÈLES. 203
les mariages mixtes, qu'en disant que sur cent maria- ges conclus chaque semaine, à Pétersbourg et à Mos- cou, on peut en compter, en moyenne, jusqu'à cin- quante de mixtes.
« A Saint-Pétersbourg, nous rapporte un témoin auriculaire, j'en ai entendu publier vingt-huit un di- manche à la messe, l'unique fois que j'aie voulu con- stater la chose par moi-même. Si l'on veut savoir, nous disait la même personne, ce qu'ont produit pour le schisme ces mariages mixtes depuis vingt ans, on n'a qu'à le demander aux statistiques du ministre de l'intérieur. Elles répondent par le chiffre de 2,000,000 en vingt ans. D'où il suit qu'on peut, dès main- tenant, par un simple calcul mathématique, déter- miner le jour de l'extinction totale du catholicisme en Russie. »
La réputation libérale d'Alexandre a valu encore sur ce point aux catholiques une cruelle déception. On apprit dans tout l'empire que trois mariages mixtes avaient été conclus à Pétersbourg, sans qu'on imposât aux époux l'obligation d'élever leurs enfants dans le schisme. Ce fut assez pour que l'opinion, déjà préve- nue, en conclût que le gouvernement se relâchait de ses rigueurs. On n'avait pas pris garde que, des trois contractants, aucun n'élait sujet russe : c'étaient M. de Morny, ambassadeur de France, le comte de Wetzerode et M. Leszatycki, chanteur de la cour.
Un noble polonais fournit au public l'occasion de revenir de sa méprise. Ce propiétaire, M. Dowgird,
2()/i l'église polonaise en 1859.
frère d'un des maréchaux de la noblesse , avait épousé une schisraatique dont il eut plusieurs fdles, et dernièrement un fils. La pensée que l'unique héri- tier de son nom et de sa fortune allait être schisma- tique fit frémir le cœur paternel. Il osa, sous Alexan- dre, ce dont la seule pensée eût fait frémir sous Ni- colas : ce fut de présenter une pétition à l'empereur, pour qu'on lui permît d'élever son fils dans la foi de ses pères : cette demande, il le faisait remarquer, était celle d'un vieux et fidèle serviteur de la Russie, qui avait versé pour elle son sang dans le Caucase. Tout ce qu'il reçut fut un refus sévère et une acerbe répri- mande pour avoir osé présenter une pétition pareille. On ajouta, pour tous, l'avertissement que de sem- blables demandes ne seraient pas même reçues par les autorités.
Mais nul ne sait mieux, et par de plus sensibles preuves, que le cleigé catholique jusqu'à quel point l'on tient à l'exécution de cet oukase. Les rigueurs exercées contre les prêtres, que leurs évêques sont im- puissants à défendre, en ont découragé un trop grand nombre. Encore un peu de temps, et les curés à qui ne peut parvenir librement la voix de leurs supérieurs immédiats, croyant peut-être à une tolérance que l'É- glise ne peut pas accorder, se laisseront aller à bénir les mariages mixtes sans condition, contre les prescrip- tions formelles de l'Église. Sous ce rapport on a déjà à déplorer de lamentables faiblesses et de coupables dé- fections. Disons néanmoins, à l'éternel honneur du
LES FIDÈLES. 205
clergé catholique, que l'oukase sur les mariages mixtes a trouvé, et trouve encore dans le clergé catholique de nobles résistances. Sous Nicolas, il a fait des martyrs, et nous ne doutons pas qu'au besoin, il n'en produise de nouveaux (1).
Voilà l'ensemble de la situation en 1859. Faut-il espérer que le gouvernemeut russe, désormais plus fidèle à la lettre des traités, moins sourd à la voix de la conscience et de l'honneur, plus capable enfin de comprendre ses intérêts véritables, voudra cesser de compter parmi les défenseurs d'un système qui fait horreur à tous les partis honnêtes? Est-ce une illusion qui a fait croire un instant à toute l'Europe que la Russie, mise au ban de l'opinion publique, depuis Nicolas, et, toutes les fois qu'il s'agissait de la Pologne, citée comme le type de toutes les oppressions et de toutes les tyrannies, allait enfin cesser, sous Alexandre, de faire tache à la civilisation européenne? Qui ne l'aurait espéré en présence de certaines déclarations officielles ?
Mais des faits bien caractéristiques, et on ne peut plus certains, vont nous faire voir, avec une trop triste évidence , que la Russie , en propageant elle-
(1) Il faut citer, entre autres, le nom de l'abbé Horbaszewski, sorti le premier de l'Académie ecclésiastique de Saint-Pétersbourg, qui, nom:i:é curé de Moscou en 1 849 , se vit priver violemment de ses fonctions pour avoir refusé de bénir sans condition un mariage mixte. Après avoir passé quelque temps en Sibérie, il a été en dernier lieu relégué dans les environs de Minsk, où il est sans emploi.
206 l'église polonaise en 1859. — les fidèles.
mÔQie le bruit d'un chaugement de système , n'a voulu qu'ajouter un anneau de plus à cette longue chaîne de duplicités audacieuses qui ont fait, incon- testablement, sa réputation diplomatique ; selon quel- ques-uns, sa force; selon d'autres, sa gloire! Pour le prouver, nous n'avons qu'à achever le tableau du règne d'Alexandre II.
CHAPITRE VIII.
LA DIPLOMATIE ET L'ADMINISTRATION RUSSE DEPUIS ALEXANDRE II.
< Espéranees et promesses.
C'était à la fin de la guerre d'Orient : la Russie, épuisée, songeait à conclure la paix aux conditions les moins désavantageuses possibles : les plénipotentiaires des diverses puissances étaient au moment de partir pour Paris, où se réunissait le congrès, lorsque le prince Gortschakofî, alors ambassadeur à Vienne, apprit que le nonce faisait des efforts pour obtenir des puissances catholiques que la question de la liberté de l'Église en Russie fût portée au congrès. Aussitôt il expédia au comte de Nesselrode une dépêche dont le sens était celui-ci :
« Hâtez- vous dapaiser le pape : autrement vous vous exposez à la honte et au danger de voir un des articles du traité garantir, en Russie, la tolérance du culte catholique. »
Sur cette dépêche de l'ambassadeur, le télégraphe transmit immédiatement au lieutenant du royaume de Pologne l'ordre de présenter, sans perdre un moment, des candidats aux sièges vacants dans les diocèses de Pologne. Les présentations furent faites sur-le-champ,
13*
208 LA DIPLOMATIE RT l'aD.MINISTRATION RUSSE.
ce sont celles que nous avons rapportées plus haut.
C'était là une première précaution pour parer le coup que l'on redoutait. Mais à Pétersbourg môme on n'avait pas pensé que ce fût assez. Dès le mois de décembre 1865, on avait assemblé un comité secret dont faisaient partie MM. de Nesselrode, Bludow, les deux comtes Kisseleff, M. Lanskoï et les Polonais Tur- kull et Hube. Sous prétexte de préparer l'exécution du concordat , cette commission avait pour objet de rechercher et de trouver les moyens (sans rien changer d'important dans les affaires de l'Église) de présenter cependant au saint-siége un ensemble de mesures capables de l'éblouir, sinon de le satisfaire, et de pré- venir par là des explications redoutables : légitime et instructif effroi d'une puissance dont le saint-siége ne peut raconter à l'Europe les actes authentiques sans la déshonorer, même aux yeux de ses amis.
Mais cette fois encore la Russie, toujours heureuse jusque dans ses défaites, en fut quitte pour la peur.
La pression que l'on redoutait du côlé de l'occident n'eut pas lieu. Dès lors la commission était sans objet. Quelle manœuvre avait donc pu amener, au congrès de Paris, ce silence absolu sur la Pologne, silence telle- ment significatif et si inattendu, qu'un organe russe ne put contenir sa joie, et annonçait à toute l'Europe, dans un style bien digne de son sujet, avec l'accent d'un fossoyeur ivre, que « le congrès de Paris venait de jeter la dernière pelletée de terre sur le cadavre de la Pologne? » {Le Nord, 5 juillet 1850.)
ESPÉRANCES ET PROMESSES. 209
Ici se montre encore l'habileté propre à la diploma- tie moscovite.
Le comte Orlofî, plénipotentiaire au congrès, n'igno- rait point que l'Angleterre et la Fraijce étaient d'ac- coi'd pour présenter des communications relatives à la (piestion polonaise. 11 fallait, à tout prix, prévenir le coup. Dans ce but, le ministre russe semble lui- même vouloir aller au-devant de ce que son gouverne- ment redoutait davantage. Il fit entendre que, si la question était portée devant le congrès, et les demandes de la diplomatie franco-anglaise insérées dans les pro- tocoles, l'honneur de son maître lui interdisait de cé- der, et lui dicterait invariablement la réponse sui- vante : « Les Polonais sont des rebelles et des révolu- tionnaires; ils ont les premiers violé la constitution (jue les traités de Vienne leur avaient donnée : nous avons le droit de les traiter en pays conquis, et nous en usons. » Si au contraire, on laissait au gouverne- ment d'Alexandre 11 l'honneur de l'initiative et la li- l)erté de son action, il promettait que son gouverne- ment donnerait la plus large satisfaction aux griefs légitimes des Polonais, et que, loin de s'obstiner à con- tinuer les traditions de Nicolas, il étonnerait l'Europe, en dépassant tout ce qu'on attendait. C'était donc dans l'intérêt des Polonais eux mêmes, que le plénipoten- tiaire demandait que la question ne fût pas traitée dans le congrès.
Sur ces assurances officieuses, confirmées néan- moins par une dépêche télégraphiciue venue de Saint-
210 LA DIPLOMATIE ET l' ADMINISTRATION RUSSE.
Pétersboui'g, Fou convint des points suivants, au nom- bre de cinq, dont les actes officiels ne firent pas men- tion, on vient de voir pourquoi.
1° L'empereur Alexandie accorderait une amnistie générale ;
2° La liberté de conscience serait rendue aux Po- lonais ;
2»" La langue polonaise, rétablie dans l'administra- tion du royaume ;
d" Elle serait de même introduite de nouveau dans les écoles ;
5" Enfin les universités seraient rétablies.
Des promesses aussi nettes durent paraître loyales, surtout au début d'un rogne qui s'ouvrait sous d'aussi favorablesauspices. Mais quelques mois s'étaient à peine écoulés, que l'Europe tout entière était forcée de s'as- socier à la protestation de lord Lyndburst, qui, dans une interpellation adressée au ministère anglais (1), s'écriait :
a Si mon honorable ami, lord Clarendon, s'est occupé de la Pologne au congrès, le résultat doit être pour lui aussi humiliant qu'il est offensant à l'égard du gouvernement an- glais , dont il était un des représentants. J'exprime ma propre opinion , et je crois être l'organe de tous les hommes modérés, non-seulement du pays, mais de toute l'Europe. Il est du devoir de l'iiomme dont la voix peut être entendue de s'indigner contre tant de cruautés, lant de violences et
(4) Séance de la chambre des lords du 1 1 juillet 1 856.
DÉCEPTIONS. 2 H
tant d'oppression. Disons-le hautement, c'est être le complice de toutes ces horreurs que de les couvrir d'un silence com- plaisant. »
La réponse de lord Clarendon : « Que les plénipo- tentiaires, dans l'intérêt même des Polonais, avaient cru devoir renoncer à soulever la question dans le con- grès, >' ne fit qu'accroître l'indignation du parlement anglais, et les applaudissements qui avaient accueilli les paroles chaleureuses de lord Lyndhurst, trouvèrent un écho unanime sur tout le continent. Comment s'en étonner? Il n'y a qu'à voir, en effet, comment étaient tenues les promesses faites par le comte Orloff", au nom de son souverain.
II
D(^cep(ions.
L'amnistie fut publiée, nous avons vu plus haut dans quelles conditions. « On a réellement accordé, disait lord Lyndhurst, une espèce d'amnistie qui a un son pour l'oreille, mais qui ôte toute espérance. » Ceux qui veulent savoir la mesure de la déception universelle, n'ont qu'à comparer l'acte d'Alexandre II à l'amnistie publiée par l'empereur Napoléon III, au lendemain de la glorieuse campagne d'Italie. Il suffit de rappeler ici que les innombrables confiscations prononcées par l'empereur Nicolas étaient toutes maintenues!
21 '2 LA DIPLOMATIE ET l'aDMINISTRATION RUSSE.
Mais ce n'est pas tout. Ou avait espéré que du nou- veau règne daterait la suppression du droit barbare de confiscation qui a, au inoius en fait, disparu de toute l'Europe civilisée. Il n'eu fut rien : dans le cours mêtue de l'année 1856, des confiscatious nouvelles ont été prononcées contre plus de viug-cinq émigrés, à rai- son de faits antérieurs à l'amnistie (1). Et afin de com- pléter, s'il était possible, pour les Polonais, la mesure de la désillusion, pour la diplomatie européenne, la mesure de l'ironie, un oukase du 7 septembre 1859 est
(l) Remarquez les dates : l'amnistie csl du 15-27 mai l8oG. Or, en vertu du décret organique du 2-14 avril 1835, nous trouvons, dès le mois de juin 1856, une confiscation prononcée coi'tre trois émigrés polonais, pour le [ail d'avoir servi dans l'année révolulion- naire de la Hongrie ; plus, contre deux prêtres polonais pour le fait de participation aux troubles politiques en pays étranger; plus, en août 185fî, contre deux Polonais qui, déportés au Caucase, pour cause d émigration, se sont évadés en roule,; plus, en octobre 1856, contre cinq émigrés pour le fait de pariicipalion à la réooluiion de 1830, leurs noms ayant par hasard échappé depuis vingt-cinq ans, à la liste générale des confiscations. Mais voici qui dépasse tout : un de ces cinq émigrés profite de l'amnistie, il reçoit son pardon, par oukase du mois de septembre 1 856. Mais, à peine de retour à Varso- vie, il est frappé de la peine de confiscation, postérieurement a l'ou- kase DE SON AMNISTIE ! (Voy. Desdiverscs amnisties octroyées aux Po- lonais ^'Av Louis Lubliner. Bruxelles 4 857.)
Ce n'est que le 19 février (2 mars) dernier (1860), qu'a paru un oukase d'Alexandre II qui statue : « qu'à partir du 8-20 septembre 1859, doivent cesser, dans le royaume de Pologne, toutes perquisi- tions, à l'effet de découvrir des biens immeubles ou meubles non en- core découverts à celte date : » grâce qu'on peut regarder comme pleinement illusoire, et comme un simple appât jeté à l'opinion ; car comment croire qu'en trente ans, la bureaucraUe n'ait pas su décou- vrir toutes les terres d'émigrés, et ronger les chairs jus(pi'à l'os! Ce serait contraire à toutes les traditions.
i)i':ci:\'TiONS. 2 1 ."')
vomi décrétci' ([iTà ravoLiif il n'y aurait plus fie con- fiscation, à l'égard seulement de ceux qui ont profité de l'amnistie.
Le reste des uiesuros généreases prises à l'égard de la Polosçne sera facile à résumer.
On demandait le rétablissement des universités : on s'est borné à fonder à Varsovie une Faculté de méde- ciue : institution dont la Pologne n'a nul besoin, car elle trouve à Cracovie, sous ce rapport, toutes les res- sources qui lui sont nécessaires. 11 est vrai qu'elle était indispensable à la Russie elle-même ; et la Russie, en ce point généreuse peut-être aux yeux de l'Europe, en réalité n'a rien fait que pour elle-même, et dans la proportion exacte de ses propres besoins. A chaque guerre, la Russie est réduite à chercher des médecins à l'étranger; elle se résigne désormais à les prendre parmi les Polonais : voilà tout.
On demandait le droit de parler polonais dans les tribunaux et dans les écoles. L'empereur Alexandre à son passage à Kamienietz, où on l'accueillit avec la pompe et l'enq^ressement dont tous les journaux ont retenti, traita la pétition que lui fit à ce sujet la no- blesse comme une impardonnable insolence et un crime de lèse-majesté! H refusa de recevoir la pétition et rappela avec violence à ses sujets, coupables d'être nés dans l'ancienne Pologne, « qu'il était empereur de Russie, qu'il était sur le sol russe, que ceux qui lui parlaient étaient tousRusses ; qu'en dehors du royaume de Pologne, il ne connaissait pas de Polonais, et ne
2\[\ LA DIPLOMATIE ET l' ADMINISTRATION RUSSE.
voulait 1 ien avoir à faire avec la Pologne et les Polo- nais (i). »
Il faut rappeler ici, pour ne point nous écarter de notre sujet, que la tolérance religieuse était comprise formellement dans la demande de la noblesse. On peut donc conclure sans témérité qu'aux yeux d'Alexandre, qui a publié le concordat de 1847, comme aux yeux de son père qui l'a signé, nulle autre religion que la religion russe n'est reconnue en pays russe, et que si en fait l'Église polonaise a subsisté jusqu'ici, il y a une chose qu'on n'a pas cessé de lui refuser : c'est le droit de vivre !
Soyons justes cependant : l'empereur n'a pas tout refusé, sinon au zèle religieux, du moins au patriotisme polonais. Lors de son passage à Wilna, il a permis d'enseigner le polonais dans les écoles polonaises, à titre de langue étrangère^ et dans une leçon d'une heure par semaine.
On pense bien que le clergé catholique a voulu, aussi
(1) Yoy. Gazette de France du 8 novembre ISoO. Les Polonais, justement obstinés dans le sentiment de leur droit, sont décidés à ne point se lasser des refus. C'est ainsi que la noblesse du gouverne- ment de Minsk, dans sa dernière assemblée générale, a rédigé une pétition au czar, pour demander encore l'autorisation de l'étude de la langue polonaise dans les écoles, et l'établissement d'une université à Minsk. Cette dernière demande est d'autant mieux fondée, qu'à plus de cinquante lieues à la ronde, il n'y a aucune institution pour l'enseignement supérieur. La pénurie actuelle des finances de la Rus- sie pourrait être un obstacle : la noblesse va au-devant de l'objection en se chargeant de tous les frais d'érection et dentretien. On ne de- mande qu'une autorisation : mais viendra-l-elle? Nous n'osons l'es- pérer.
DÉCEPTIONS. '215
bien que lanoblesse, profiter du passage de l'empereur à travers les provinces polonaises. Eut-il lieu d'être plus satisfait? Le trait suivant pourra nous éclairer sur ce point.
L'évêque de Volhynie osa exposer au monarque les besoins pressants de son église. Il fut renvoyé avec hu- meur au gouverneur général de la province, et il ob- tint que le couvent des Carmes de Berdyczew, qui était sur le point de s'éteindre , fût autorisé à recevoir cinq ou six novices. Grande faveur! mais sa joie ne fut pas de longue durée; car presque au même moment, il vit arriver des religieux du même ordre qu'on chassait de leur couvent, situé dans le diocèse voisin, et qu'on en- voyait peupler celui de Berdyczew. C'est de cette triom- phante manière, qui caractérise si admirablement l'ad- ministration russe, que du même coup, on leurrait un évêque catholique, tout en exécutant, chose rare, une promesse qu'on lui avait faite, et en détruisant un cou- vent, sous le fallacieux prétexte d'en peupler un autre.
Cet exemple est parlant, et il faut ne point le perdre de vue si l'on veut juger, sans illusion, ce qui depuis quelques mois se passe sous nos yeux, et a pu faire croire à des catholiques que le moment de se plaindre de la Russie n'est pas encore venu, et que l'intérêt de l'Église elle-même, aujourd'hui comme au congrès de Paris, exige que l'on se taise sur la question de la Po- logne. La Russie, dit-on, dans les conflits où le saint- siége est engagé, offre au pape un appui, et avec toute l'Europe catholique, elle est prête à reconnaître les
216 LA DiriOMATIE Et l'aD.AI'MSTKATIOX RUSSE.
droits du souverain pofjlife. Rien de mieux assuré- ment, mais que ces dehors n'empêchent personne, et surtout les cathohques, de se rappeler tout ce qui précède et de considérer ce qui suit.
m
La question roiiiainc et la Rusi^ie.
Quand les premières dissidences qui amenèrent la guerre d'Italie éclatèrent, de quel côté se trouva la cour de Saint-Pétersbourg? L'antipathie, qui lui est com- mune avec la cour de Vienne, pour le principe sacré des nationahtés, l'ancien droit européen et les traités menacés, tout semblait lui faire un devoir de prendre parti pour l'Autriche. Tout au contraire, la logique de l'intérêt et des passions l'emporta sur la logique des prin- cipes, et on la vit, par ses manœuvres, par lesarlicles de ses journaux, devenus tout d'un coup libéraux, fournir aux révolutionnaires l'appoint (pii leur manquait pour intervenir en maîtres dans la cause nationale italienne et la gâter. Si donc aujourd'hui elle offrait un appui au pape, faudrait-il nécessairement croire que c'est le souverain tenqiorel, appuyé sur les droits communs à tous les trônes légitimes, h; prince temporel reconnu par les traités, dont l'indépendance lui est chère? Que les catholiques y preiment garde, nous le disons cette histoire à la main; ce n'est pas le pi'ince tenq)orel qu'elle veut d(''tV'ii(hv. c'est le pdiitife (pi'clh; vent ga- gner. Fuii'o rendre Bologne a'i pape, le gouvernement
LA 0Ul':STIO!V ROMAINE ET LA RUSSIE. '217
russe s'y prêterait volontiers si, à ce prix, il pouvait obtenir fie Rome, qn'on le laissât tranquillement enlever au catholicisme les âmes qui lui restent en Polocjne. Sur la moindre chance de succès, la Russie s'exposerait volontiers à entendre, de la bouche de Pie IX, la noble réponse de Clément XIV à Moniiio, l'ambassadeur es- pagnol, qui offrait la restitution d'Avignon et de Béné- vent en échancje du bref d'abolition demandé contre les jésuites : « Un pape gouverne les âmes et n'en trafique pas. »
Voyez en effet le double jeu dont nous avons été té- moins : car, malgré tout, rien ne peut rester absolu- ment caché, et la Russie perd tout à être vue.
Pendant qu'on imprimait à Saint-Pétersbourg et sous les yeux du czar, des articles pleins de zèle pour la cause italienne et pour les droits du peuple, les mê- mes articles étaient sévèrement interdits et proscrits à Varsovie : libérale pour l'Europe et même révolu- tionnaire, la Russie reste ce qu'elle est pour la Po- logne, absolue et oppressive : ce que mon père a fait est bien fait!
Nous demandons ce qui empêche que la Russie dé- fende le pape, dans les congrès, et opprime les catho- liques, à Varsovie (1).
(1) An resie, la vraio pensée du gouvernement russe est assezclaire: les journaux, publiés sous le règne dti la censure, répètent les argu- nienls du Siècle, eidv, l'Oi>inion nalionale contre In domaine temporel du pape Le gouvernement russe ne voudrait ])as porter les mains oslensibleiient contre une souveraineté légitime, il craindrait de se
218 LA DIPLOMATIE ET l' ADMINISTRATION RUSSE.
Il y a plus, il faut affirmer, à la double lumière du passé et du présent, que plus la Russie est ostensible- ment favorable au saint- siège, plus elle est réellement redoutable pour les catholiques de son empire.
Qu'on veuille bien, en effet, se remettre sous les yeux seulement les dates des lettres les plus flatteuses écrites, par Catherine II à Pie VI, par Nicolas à Grégoire XVI ; on verra que ces dates sont justement celles des plus imi)lacables et des plus féroces persécutions. Lorsque Catherine II accueillait avec une fastueuse hospitalité les jésuites en Russie , les plans destructeurs de Bulgari étaient déjà en pleine exécution. La lettre la plus ras- surante peut-être que Grégoire XVI ait reçue de Nico- las est du 25 février 1839, l'année même des tragé- dies qui mirent fin à l'union. C'est que l'Église catho- lique en Russie et en Pologne n'a qu'un seul soutien, le pape ; c'est qu'on ne peut rien obtenir du pape par des menaces, et qu'on a maintes fois obtenu de lui, par des promesses, la seule chose dont on sente un vrai besoin pour achever la ruine commencée : je veux dire son silence.
Un jour un souverain pontife, dans des circonstances trop semblables à celles que nous traversons, reçut d'un
blesser lui-n)ême ; mais contre le pape, il serait enchanté de voir la révolution faire ce qu'il désire aussi bien qu'elle, tout en lui laissant la pleine responsabilité. Il a défendu au clergé catholique de parler de cette question aux fidèles, allendu quelle esl toute poiilique. Le gou- vernement russe connaît, aussi bien que M. Dupin hii-môme, lesdis- linctions et libertés gallicanes.
LA QUESTION ROMAINE ET LA RUSSIE. 219
prince européen une lettre autographe, dont nous extrayons ce qui suit :
« Je sais que Votre Sainteté est très embarrassée, mais la crainte convient mal à votre caractère, votre dignité ne peut point s'accorder avec la politique, tou- tes les fois que la politique blesse la religion. Que Vo- tre Sainteté bannisse toute crainte, car je soutiendrai de tout mon pouvoir les droits que vous avez reçus de Jésus-Christ. »
On ne saurait mieux dire. Quel est donc le pieux monarque qui s'exprime ainsi ? Est-ce le roi catholique? Est-ce le roi très chrétien? Non, c'est Catherine II. Cette lettre est du mois de mars 1783, elle est adressée à Pie VI. Mais quel est le souverain dont le génie toujours vivant, dont les lois toujours subsistantes ont le plus avancé la ruine de tous les droits du saint-siége en Pologne, et par suite de l'Église catholique? C'est Catherine II.
Si donc aujourd'hui un diplomate russe offrait au saint-siége de le défendre en Italie, et de la même main qui aurait signé cette offre, contre-signait l'ordre de l'exécution de Dziernowitze, il ne sortirait pas de son rôle : en échange des âmes, que l'on ne convertit que dans un but politique, offrir au pontife un appui temporel ; ici défendre les droits temporels du père, là- bas opprimer les enfants; aller avec des flatteries et des promesses au-devant du pasteur, et s'assurer son si- lence pour égorger plus sûrement le troupeau, c'est une occasion que le schisme russe n'a jamais man(|uée, qu'il ne manquera jamais, tant que le génie de Cathe-
2-20 LA DIPLOMATIE ET' l'aDMINISTRATION RUSSE.
riiie et de Nicolas restera vivant. Or. il vit encore, ne l'oublions pas. Ce que mon père a fait est bien fait^ et je le maintiendrai.
Nous citons le passé : mais voyons, non pas ce qui est d'hier, mais ce qui est d'aujourd'hui.
Aujourd'hui le monde catholique, en présence des grands attentats commis contre le Père commun, re-
cl
tentit partout des vœux, des supplications, des mani- festations des fidèles. Partout les pasteurs élèvent la voix. Une seule Église se tait, c'est l'Église polonaise sous la domination russe. Et pourquoi ce silence? Parce que l'autocrate, si favorable aux droits tempo- rels du souverain, n'entend se relâcher en rien de la guerre qu'il fait au pontife.
IV
Les dernières mesures.
Mais malgré tout, dira-t-on, à l'heure qu'il est, l'Église est mieux traitée en Pologne. Il est vrai, un oukase du 7 janvier 1857 permet de réparer les églises en ruines, ou même d'en bâtir dans les lieux où il en manque ; mais qu'on y regarde de près, on verra que l'administration d'Alexandre ne laisse pas même à ses défenseurs ce mince argument.
Nous l'avons déjà dit, dans la pratique on s'arrange toujours de manière à entraver ou annihiler les con- cessions faites aux catholiques, et Ton ne sait, toute
LES DKRNIÈRES MESURES. 221
compensation faite, lequel est le plus fertile pour eux en vexations et en déboires de toutes sortes, d'un droit netlernent violé ou d'un droit légalement reconnu.
Voici des faits récents :
A Szarafka. en Podolie, paroisse qui compte plus de 4000 catholiques, il y avait une belle église. Le propriétaire du village, M. Dulski étant mort, le gou- vernement, nous ne savons sous quel prétexte, mit ses biens sous le séquestre. L'église fut donnée au pope, les autels en furent enlevés et reb'gués dans le hangar où, de son vivant, M. Dulski gardait ses chiens, et c'est là que, pendant un an, dut s'assembler pour la prière la population catholique.
Révolté d'un pareil scandale, M. l'abbé Budzynski, alors exerçant les fonctions de l'évêque, prit sur lui d'ordonner la construction d'une autre église. On assemble des matériaux et l'on se met ù l'œuvre, mais la police se hâte d'intervenir et interrompt l'ouvrage commencé; il faut s'adresser à Pétersbourg, pas une pierre ne sera taillée sans l'autorisation préalable du czar; car, malgré l'oukase qui permet de bâtir des églises, on ne peut bâtir sans une autorisation, et l'au- torisation peut toujours être refusée. Cette fois-ci elle arriva après un an d'attente, mais avec un avertisse- ment solennel (pie cela ne devait point servir de pré- cédent. Pendant l'intervalle, tous les matériaux avaient été volés !
A Braïlow, propriété de M. lukowski, quoiqu'il y eût déjà dans la paroisse trois églises schismatiques, le
222 LA DIPLOMATIE ET l' ADMINISTRATION RUSSE.
gouvernement trouva bon, il y a environ douze ans, d'enlever aux catholiques l'unique église qui leur restât. Cette église appartenait aux Trinitaires. Les autels, plus favorisés que ceux de Szarafka, furent transportés dans l'oratoire du cimetière, où la popu- lation continua de s'assembler pour prier auprès d'un Christ miraculeux.
Un père capucin eut alors l'idée de faire bâtir une belle église catholique. L'autorisation fut obtenue du gouvernemeiit, sous l'empereur Nicolas, et les travaux commencèrent. On avança lentement, car les fonds manquaient. En 1858 seulement on redoubla d'activité, quand tout à -coup arrive aux catholiques l'ordre de bâtir à leurs frais une nouvelle église schismatique à Brailow. D'une main la pohce présentait l'ordre émané de l'autorité supérieure, de l'autre, le plan de la nou- velle éghse schismatique, tout dressé d'avance à Saint- Pétersbourg. Que pouvaient faire les catholiques? Ils obéirent et durent bâtir à la fois le temple de l'erreur et le temple de la vérité, sous l'inspection de la police et des popes qui veillent avec un soin jaloux à ce que les deux constructions avancent en même temps.
Il faut savoir que ce n'est pas là un fait isolé, mais une mesure générale. Partout où il y a une église schismatique délabrée (et il y en a beaucoup, car c'est l'administration qui en est chargée), les paroissiens ca- tholiques sont forcés de la reconstruire, s'ils ne veulent ([u'on leur enlève leur propre église.
A Tynna, ville située également en Podolic, il existe
LES DERNIÈRE^ MESURES. 223
une magnifique église catholique, bâtie jadis par le prince de Nassau qui demeurait dans cette propriété. Il y a quelques mois, vers la fin de 1859, le curé a reçu l'ordre d'ouvrir une souscription à TefTet de bâtir une église schismatique, sans quoi on s'emparerait de son église.
On le voit, rien n'est changé, c'est l'esprit même de l'oukase de Nicolas, cité plus haut et qui oblige tout lévite catholique à payer son entrée au séminaire d'une subvention au profit du clergé schismatique. C'est toujours le procédé du schisme : mettre les catholiques, à l'exemple de Satan, entre leur conscience et leurs intérêts. On ne peut les contraindre à l'apostasie, du moins on les feratravailler pour le schisme, l'apostasie du corps tiendra lieu de celle de l'âme. De toutes les vexations , c'est celle que la Russie préfère ; c'est le procédé de la Chine et du Japon : fouler aux pieds la croix !
Voilà, dans la pratique, à quoi se réduit l'oukase libéral du 7 janvier 1857.
On ne mettra pas non plus sans doute, au nombre des symptômes rassurants, les cent mille roubles dont l'empereur Alexandre vient de gratifier les sociétés bibliques, pour encourager la propagande protestante. L'exclamation suppliante des paysans de Dziernowitze montre assez, quand on ne le saurait d'ailleurs, que l'orthodoxie russe s'accommoderait assez de Polonais protestants, comme elle enrégimente tous les jours, sans se préoccuper le moins du monde de leur conversion,
H'Ù.ll LA DIPLOMATIE ET* l'aDMINLSTRATION RUSSE.
des sujets musulmans ou idolâtres. Une longue expé- rience a appris que le protestantisme n'est nulle part une gône pour le pouvoir civil ; et le tout puissant empereur se résignerait sans peine à n'avoir, sur ceux de ses sujets que la réforme aurait séduits, d'autres droits religieux que les droits exercés par les rois d'Angleterre, de Suède ou de Danemark sur leurs propres sujets. Et puis, sans parler de l'élasticité des dogmes, — laquelle va jusqu'au point qu'une princesse proteslanle est toujours propre à devenir une inqiéra- trice russe et scbismatique, — les protestants n'ont pas un père commun pour les défendre. Avec un peu de patience, on finit toujours par avoir raison d'une population protestante, comme on triomphe toujours d'un saint-synode et môme d'un collège catholique, dressé sur le même plan, où la responsabilité, jamais personnifiée dans un seul homme inamovible, s'affaiblit en se divisant jusqu'à rendre toute résistance illusoire et toute indépendance impossible. C'est ce qui explique comment l'enq^ereur Nicolas a pu faire endjrasser le schisme à quarante mille Esthoniens protestants, sans que personne s'en soit soucié en Europe. Les catho- ■ liques seuls savent dire le : Aon possumus des apôtres, elle cri de leur conscience, toujours entendu à Home, vient de tcnqis en temps émouvoir jusqu'à cette masse, peu sensible et peu chrétienne, qui tend à dominer en Europe, et qui môme la gouverne : je veux parler des habiles de la diplomatii', des puissants de l'in- dustrie et de la banque, et des indifférents <le la science.
LES DERNIÈRES MESURES. 225
Un des plus tristes symptômes de la situation pré- sente, c'est que le rapport du sénateur Stcberbinin ait pu porter ses fruits et amener le renouvellement des mesures les plus graves.
On se rappelle que Grégoire XVI avait protesté, avec une particulière énergie, contre l'oukase du 16 décembre 1839, qui, pour rendre solide dans l'avenir la conversion violente des Grecs unis, défen- dait à tout prêtre latin de conférer les sacrements à des personnes inconnues ou étrangères à leurs pa- roisses. L'allocution nous apprend que le pape, « sur la parole formelle de l'ambassadeur russe (1) » le che- valier Fûrhmann, avait cru cet oukase révoqué, et qu'à cette considération seulement Sa Sainteté avait cru pouvoir consentir à la nomination de Pawlowski au siège métropolitain de Mohilew. C'est pourtant le même oukase, frauduleusement maintenu par Nicolas, qu'Alexandre 11 vient de remettre en vigueur. Un res- crit du comte Lanskoï, en date du 12 novembre 18.59, porte ce qui suit :
« Sa Majesté l'empereur a appris par le très humble rap- port du sénateur Stclierbinin qu'un certain nombre d'ec-
cU'siast'ujucs de la religion catholique romaine admettaient à la confession et à la communion des membres de l'Église orthodoxe (les paysans de Dziernowitze), aussi Sa Majesté l'empereur a daigné ordonner que l'on défende, encore une fois, à tout le clergé catholique, de pareils actes, qui sont contraires aux lois, sous peine d'une expulsion immédiate du
(I) Voyez raliociUion.
15
226 LA DIPLOMATIE ET l' ADMINISTRATION RUSSE.
pays. Et pour que le clergé n'ait pas à alléguer une ignorance du fait, Sa Majesté l'empereur ordonne en même temps que tous les ecclésiastiques résidant actuellement dans le gouverne- ment de Witebsk, et ceux que les devoirs de leur état pourraient y appeler un jour, s'engagent, par un écrit signé de leur main, à n' admettre ni à la confession, ni à la communion, ni à aucun acte religieux personne autre que leurs propres paroissiens, et les personnes munies d'un document authentique attestant qu elles appartiennent à la religion catholique romaine. Cette volonté suprême a été communiquée aux cliefs des diocèses catho- liques romains. »
On le voit « la volonté suprême » de l'empereur or- thodoxe se croit en droit de prescrire à des évoques catholiques tout le contraire de ce que le pape leur demande avec instance (1), ce que leur conscience réprouve, ce que condamne la raison elle-même et la plus simple humanité. Au mépris des droits les plus sacrés, elle intervient, pour chasser Dieu, entre le prêtre et le pénitent; elle interdit le repentir; elle exige du pasteur qu'il trahisse la contiance des âmes; elle veut le rendre complice des conversions sacrilèges opérées par le sabre e't par le fouet, comme à Dzierno- witze et dans la Lithuanie tout entière. Le devoir des pasteurs sera désormais de veiller avec un soin infati- gable, « sous peine d'expulsion, » à ce que leur troupeau ne reçoive jamais le moindre accroissement, à ce que ceux que la faiblesse ou le désespoir a poussés dans le schisme ne puissent jamais en revenir. Ils savent, en
(1) Voir plus haut, pa;îe H6, en note, les paroles de Pie IX.
LES DERNIÈRES MESURES. 227
revanche, que s'ils mettent le plus léger obstacle à ce que le pope voisin enlève à leur paroisse leurs propres ouailles, ils sont passibles de la prison (1). Voilà le libé- ralisme et la tolérance d'Alexandre II, et comment les traditions de Nicolas sont oubliées !
Mais de quel serrement de cœur n'est-on pas saisi quand on voit des évoques catholiques publier, pro- mulguer, imposer eux-mêmes à leur clergé de sem- blables décisions ! On ne sait ce qui doit l'emporter, ou de l'indignation contre le gouvernement, oppresseur des consciences, qui a pu ordonner des prévarications de cette nature, ou de la pitié pour les évêques que la crainte de maux plus grands a pu seule, sans doute, obliger à signer de pareils décrets, qu'ils savent fort bien n'obliger personne. Avouons-le toutefois, nous aurions aimé, ne fût-ce que pour ouvrir les yeux d'Alexandre sur ce qui se fait en son nom plutôt que de son aveu, voir un évêque polonais, martyr de sa foi, « expulsé» glorieusement de son diocèse, aux yeux des prêtres et des fidèles; nous aurions béni ces nobles chaînes qui, plus tpie tout le reste, auraient hâté la délivrance des peuples et raffranchissement des con- sciences. Qui sait même si le gouvernement d'Alexan- dre II , impitoyable pour les pauvres paysans de Dzicrnowilze, eût osé braver ouvertement la conscience d'un évoque ? Lorsque, en I8o9, à l'instigation de Siemaszko et par l'ordre de Nicolas, M. Bloudow
(I) Art. 107 du r.oJe pénal, voy. plus haut, p. 87.
228 LA DIPT.OMATLE ET L ADMINISTRATION RUSSE.
pénétra de force, au milieu de la luiil, dans le palais du métropolitain Bulhak, lui apportant l'acte d'apos- tasie : «Excellence, répondit froidement le vieillard, aucune force humaine ne saura m'obliger à signer cet acte; si d'autres évêques le signent et que le gouver- nement le publie, je publierai aussitôt une protestation solennelle.» On a vu que devant cette résistance Nicolas dut reculer. Le vieillard, au bord de la tombe, triompha de l'empereur tout-puissant; Siemaszko dut ajourner sa honte, et Bulhak eut la gloire de mourir libre, ca- tholique, métropolitain d'une église encore catholique, laissant une mémoire doublement précieuse devant Dieu et devant les hommes, et par le noble exemple dont il transmettait à ses frères dans l'épiscopat l'im- périssable héritage, et par les efTorts dont le gouver- nement s'efforça vainement de la flétrir (l).
C'est donc avec le plus amer regret que nous avons sous les yeux les décrets de plusieurs évèques , en y comprenant celui du métropolitain lui-môme, M^' Zylinski, par lesquels « il est enjoint à chaque prêtre, afin d'assurer l'exécution, mieux que par le passé, de l'oukase renouvelé du 29 décembre 1839 de prendre l'engagement par écrit de s'y conformer. »
Voici la copie textuelle de cet engagement, tel qu'il est ordonné par le consistoire deMohilew :
«La circulaire de Son Éminence l'archevêque métro- politain,., enjoignant aux prêtres de 7ie pas se mêler
(1) Voyez plus haut, page 36.
LKS DEllMÈKES MESURES. !229
des affaires du bercail étranger, a été acceptée par moi pour être exactement et littéralement exécutée dans tous ses points. »
La formule prescrite par l'évêque de Minsk, ]yp' Woitkiewicz, est ainsi conçue : « Je, soussigné, m'oblige, sous peine de responsabilité personnelle à ne jamais administrer les saints sacrements aux personnes appartenant au culte orthodoxe. » La signature de ces pièces incroyables est demandée à tout le clergé latin, tant séculier que régulier ; elle sera exigée, à l'avenir de tous les prêtres nouvellement ordonnés, et conservée aux archives des diocèses !
Nous sommes heureux, en présence de tant d'op- pression ou de tant de faiblesse, d'avoir à signaler de nobles résistances. Un digne curé, dans le diocèse de Minsk, refusa de signer la circulaire épiscopale. A Saint- Pétersbourg, l'abbé Lubienski eut le courage de protester respectueusement dans un mémoire présenté au métro- politain. Un autre ecclésiastique, ayant à se prononcer devant les élèves de l'Académie ecclésiastique, n'a pas craint de dire hautement le : Non licet. 11 est vrai que M. Lubienski, nous savons par quelle influence, n'a pas tardé à porter la peine de sa sainte indépendance ; de Saint-Pétersbourg on l'a envoyé simple vicaire à Kark- hof, à 1500 verstes dans l'intérieur de l'empire (1). Jus-
(I) Nous venons d'apprendre que, sur les instances de M^'' Zy- linski, M. l'abbé Lubienski vient d'être envoyé comme curé à Revel, d'où, en revanche, viennent d'être chassés les dominicains, coupa- bles d'avoir reçu l'abjuration d'une pauvre servante prolestante.
230 LA DIPLOMATIE ET l' ADMINISTRATION RUSSE.
qu'ici les autres ont été plus heureux, mais le seront-ils longtemps?Nous n'osons l'espérer; dumoins nousavons la fermeconfiance que ces exemples, jusqu'ici beaucoup trop rares, ne seront pas stériles ; mais dussent-ils rester isolés, quelleâme vraiment catholique pourraitconsentir àplaindredeshommesquionteulebonheur, si cher aux apôtres (1 ) , de souffrir pour la liberté de la parole évan- gélique et les droits imprescriptibles de la conscience ?
Les faits les plus récents, parvenus à notre connais- sance, ne sont pas de nature à corriger la fâcheuse impression produite par le renouvellement d'un des plus funestes décrets de Nicolas.
M. Lanskoï, le même ministre cité plus haut, vient de refuser aux catholicpies de Koursk « V autorisation d'avoir un prêtre à leurs frais dans leur ville. » Comme les habitants, se fondant sur les droits de leur conscience et même sur la lettre des lois, s'obstinaient dans leur demande, on ne se borna pas à leur répondre par un nouveau refus, on n'a pas craint de les priver, jusqu'à nouvel ordre, du droit de recevoir chez eux un prêtre de Kharkof, qui venait de temps à autre administrer les sacrements.
Ces vexations, si conformes à l'ancien esprit, se com- mettent dans l'année même et dans le mois où le comte Bloudow (l'ancien agent des persécutions de Nicolas contre l'Église ^grecque unie) se fait honneur aux yeux de l'Europe de dresser et de soumettre, par ordre
(i) lîl illi fiuidem ibanl paudenles quoiiiaiii digni liabili siint pro noniine Jcsii coiiluiiicliam pâli. (Act. V, 41.)
LES DERNIÈRES MESURES. 231
suprême, à l'examen du conseil de l'empire un piojet tendant à modifier les lois barbares du Code russe contre les dissidents. D'une délibération, tenue le 19 inarsl860 et confirmée par l'empereur, est sortie la modification suivante de l'article 216 du XV' tome du Code:
« Les individus coupables de propagation d'hérésie et de schismes, parmi ceux qui se sont séparés de l'Église orthodoxe et qui ont fondé de nouvelles sectes nuisibles à la foi, sont passibles pour ces crimes :
«DtJ la privation de tous leurs droits civils et de l'exil pour être colonisés, ceux de la Russie européenne, dans les provinces transcaucasiennes; ceux de ces der- nières provinces et du gouvernement de Stavropol, en Sibérie^ et enfin ceux de Sibérie, dans les parties les plus reculées de cette contrée.
» Sont passibles des mêmes peines les sectaires qui, égarés par le fanatisme, se permettent d'insulter ouver- tement l'Église orthodoxe ou son clergé.
» Ceux qui ont quitté l'Eglise orthodoxe^ pour tomber dans une hérésie quelconque^ sont renvoyés à l'autorité ecclésiastique pour en être instruits et persuadés. «
On a peine à se persuader, en lisant cet article, qu'il contienne un arfowmsemen^ quelconque d'une pénalité antérieure. Sauf la confiscation des biens (privilège encore réservé aux seuls Polonais), on ne voit pas que la situation des sujets russes, étrangers à la religion de Sa Majesté, en devienne beaucoup meilleure. Remar- quons de plus que, jusqu'ici du moins, ces modifica- tions ne s'appliquent pas au Code polonais/le 18/i7.
232 LA DIPLOMATIE ET* l'aDMLMSTRATION RLSSE.
Mais ce n'est pas tout : quand on lit la fin de l'ar- ticle, on ne peut s'empêcher de se demander s'il est possible à un législateur quelconque de laisser une porte plus largement ouverte à l'arbitraire ; et quand on sait la façon dont les législateurs russes, en parti- culier, interprètent et appliquent leurs propres lois , il n'est que trop sage de soupçonner que les rédacteurs du nouveau projet ont eu en vue précisément cette latitude, qui permet au gouvernement, tout en faisant de nouvelles lois, de pratiquer les anciennes.
Consultons en effet l'oukase de Nicolas sur cette ma- tière, du 21 mars I8/1O, oukase inséré au Code criminel par les soins de ce même M. Bloudow (rapprochement qui ne laisse pas d'être piquant). L'article 6 est ainsi conçu :
«Le ministre de l'intérieur prend les renseigue- ments nécessaires sur la famille de l'apostat, et s'il se trouve des enfants en bas âge, il me fera son rapport sur les mesures à prendre, afin de mettre à l'abri leur orthodoxie. »
Or, pour quiconque sait la manière russe d'inter- préter les lois, est-il bien difficile de voir que l'article modifié ne prive en rien le gouvernement du droit barbare dont Nicolas Tavail investi vis-à-vis du père de famille apostat? Qui ne voit, la remarque a été déjà faite, (pie pendant cpie le père de famille sera soi- disant renvoyé à l'autorité ecclf'siastique pour être per- suadé et converti (c'est-à-dire, en réalité, enfermé dans un monastère, où pour toute persuasion il sera, jus-
LES DERNIÈRES MESURES. 233
qu'à résipiscence, horriblement maltraité et condamné aux emplois les plus vils), les enfants en bas âge i^eiwenl de leur côté être saisis, suivant le mode si largement usité à l'égard de la Pologne, et élevés, bon gré mal gré, dans la foi orthodoxe?
Quand une loi laisse subsister, entre autres choses, la possibilité d'énormités pareilles , peut-on dire , comme on s'en vante, qu'elle ait été modifiée dans le sens de-la tolérance et de la liberté?
Mais que penser des intentions tolérantes de l'em- pereur et de ses ministres, quand des faits pareils à celui que nous allons raconter leur servent tous les jours de commentaires?
M. Tokarski, demeurant dans les environs deZytomir, en Volhynie, avait épousé une grecque orthodoxe. Le mariage fut béni par le pope de l'endroit; mais celui-ci négligea de demander l'engagemeut par écrit que les enfants à naître de ce mariage seraient élevés dans le schisme. Un an après, M. Tokarski eut un fils, et s'adressa pour le faire baptiser à l'Église catholique. Informées du fait, les autorités du lieu l'ont dénoncé comme contraire à la loi. Le châtiment ne se fit pas attendre et dut satisfaire tous ceux qui peuvent re- gretter encore les ti*aditions de Nicolas. Alexandre II a daigné condamner le pope négligent à servir comme soldat; le prêtre catholique, chanoine vénérable, âgé de soixante et dix ans, coupable d'avoir baptisé l'en- fant d'un père catholique, fut envoyé en Sibérie. Quant à M. Tokarski, il fut jeté en prison et il attend encore
234 LA DIPLOMATIE ET l' ADMINISTRATION RUSSE.
ce qu'il plaira de décider à la clémence de l'empereur orthodoxe !
Ce n'est là qu'un fait particulier : mais voici une mesure administrative, toute récente aussi, qui montre avec quelle persistance et par quels moyens, après comme avant la publication du concordat, en 1860 comme en 1839, sous Alexandre II comme sous Nicolas, on poursuit le projet de détruire ce qui reste de foi dans les anciennes provinces polonaises.
Nous avons vu plus haut que Siemaszko avait fondé à Wilna un séminaire schismatique fort nombreux, entretenu avec les fonds volés aux catholiques, pour fournir des apôtres à l'erreur dans toute la Pologne. Malgré les énormes ressources dont cet établissement dispose, un point essentiel manquait : la discipline adoptée par l'Église russe veut qu'on ne puisse ordon- ner un diacre qu'après l'avoir préalablement marié. Mais comment trouver pour des popes des femmes en Pologne? La famille la plus misérable ne consentirait jamais à donner sa fille à un clerc de l'orthodoxie, ne fût-ce que pour s'épargner l'affront d'entendre ses petits-enfants poursuivis de l'injure la plus sanglante qu'on puisse recevoir en Russie, même des schisma- tiques, celle de : fils de pope. L'inconvénient, comme on le voit, était majeur. Aussi on prit le parti d'élever à Wilna môme, sous le patronage de l'impératrice, un séminaire de jeunes filles, destinées à devenir les femmes des diacres ordonnés par Siemaszko. Tel est l'objet de Toukase suivant, dont nous recommandons
LES DERNIÈRES MESURES. 235
tous les termes à l'attention du lecteur. L'oukase est du 30 janvier 1860, VJbeille du nord le publie à la date du 19 mars. Nous n'en citons que les principales dispositions :
« 1" Il sera fondé à Wilna, sous le patronage de Sa Majesté l'impératrice Marie Alexandrowna, une école orthodoxe de jeunes filles de profession religieuse, à l'instar de celle qui existe à Tzarskoë-Selo.
^" Elle sera établie dans le local de l'école orthodoxe de Wilna, transférée dans les bâtiments de l'ancienne Université catholique romaine et de l'ancien couvent des Augustins.
3» Pour réunir la somme nécessaire à l'entretien de cet établissement, montant à 7^20 roubles argent, on prendra :
a. Les 2765 [roubles alloués jusqu'ici aux reli- gieuses du couvent de Miedzial; le couvent est supprimé^ le bâtiment et V église qui en dépend seroni affectés, dans la paroisse de l'endroit, aux besoins du culte orthodoxe.
b. 1555 roubles provenant de la dotation de V an- cien couvent de missionnaires catlioliquesromains et aussi de la ferme de Burbiszki.
c. les 3100 l'oubles restants seront pris sur les fonds de l'instruction publique et des cultes.
h" Pour couvrir les frais de premier établissement et d'installation de cette école, on se servira des biens de l'ancien couvent de missionnaires catholiques romains, évalués à î8,15l roubles argent, 78 kopecks argent; et
23G LA DIPLOMATIE ET L ADMINISTRATION RUSSE.
le surplus eu sera employé à la création d'un capital additionnel pour cette école. »
Suit l'indication du personnel de l'école, des appoin- tements, du nombre d'élèves, etc.
Ce dernier acte nous donne la mesure de la bonne volonté présente de l'empereur Alexandre à l'égard de ses sujets catholiques (1).
Nous ne pouvons cacher ici que l'on attribue généra- lement à l'impératrice les pas rétrogrades faits par son époux, depuis son couronnement. Sans doute cette princesse, née protestante et protestante jusqu'à son mariage, comme Catherine II, veut combler, par l'éten- due et l'ardeur de son zèle de néophyte, l'abîme im- mense qui sépare de l'orthodoxie le dogme qui a pro- tégé son berceau. Il n'est pas inutile de remarquer que les provinces catholiques, si rudement évangélisées en faveur du schisme par le protestant Schrœder, pourront attribuer peut-être l'oppression totale et la ruine définitive de leur foi à une princesse appartenant comme lui, par son baptême, à la doctrine du libre examen et de la liberté illimitée de la conscience. Mais en dehors de la seule Église véritable, quel dogme religieux s'est jamais emparé d'une société, autrement que par la violence?
Est-il étonnant que l'erreur se maintienne et qu'elle
(1 ) Nous disons la bonne volonté présente : car nous n'onblions pas qu'Alexandre II, il y a peu de temps, par son initiative person- nelle, a fait rendre au culte catholique deux églises confisquées par Nicolas.
LES DERNIÈRES MESURES. 237
se propage par les moyens qui Tout établie? Le con- traire ne serait-il pas étrange ? C'est ainsi que la situation présente de l'Irlande catholique, tout adoucie qu'elle soit, a son explication naturelle et logique dans l'histoire sanglante d'Henri VIII et de sa réforme. De même, l'hospitalité que la France catholique est obligée de donner aux Suédois, nos frères, encore aujourd'hui exilés et dépouillés pour leur foi, nous rend plus claires que bien des livres les méthodes de conversion suivies par Gustave Wasa, \\ouy émanciper les peuples du Nord. Non, nous ne nous étonnons point que, malgré lui- même, le fils de Nicolas applique encore à ses sujets catholiques les mesures inaugurées par son père; nous ne sommes pas surpris de la responsabilité que les peuples font remonter jusqu'à son impériale compagne, formée aux pratiques religieuses de Catherine II par les dogmes de Luther. Allons plus loin : nous ne pou- vons en un sens que nous applaudir de voir le schisme oriental donner la main à l'hérésie pour étaler au grand jour, aux regards des hommes de bonne foi de tous les pays, ce qu'il a de commun dans ses procédés avec cet islamisme sauvage et corrompu dont il convoite aujour- d'hui l'héritage. Comme toutes les vérités sont sœurs, ainsi toutes les formes de l'erreur ont des traits com- muns, et l'histoire ne remplirait que la moitié de son objet, si, contente d'éclairer les esprits, elle n'était aussi, pour qui sait la lire, la lumière des consciences.
CHAPITRE IX.
RÉSUMÉ HISTORIQUE.
I
La situation religieuse.
Histori([uement, nous ne croyons pas qu'il y ait dans les événements contemporains ou récents une question mieux éclaircie que celle de la Pologne et de sa situa- tion présente, tant religieuse que politique. ' Sans discuter ici la question de l'authenticité du testament de Pierre le Grand, il est évident pour tout le inonde qu'en ce qui concerne la Pologne le plan tracé dans cette pièce fameuse a été suivi de point en point, et a, jusqu'à présent, complètement réussi. De même que Nicolas F' a consulté et appliqué les idées de Catherine pour exterminer les églises grecques unies, on peut dire que Catherine a su réaliser à la lettre cet article du testament de Pierre 1" :
Art. IV. — « Diviser la Pologne en y entretenant le trouble et les jalousies continuelles; gagner les puissants à prix d'or; intluencer les tièdes, les cor-
RÉSUMÉ HISTORIQUE. — LA SITUATION RELIGIEUSE. 239
rompre, afin d'avoir action sur les élections des rois; y faire nommer ses partisans, les protéger; y faire en- trer les troupes russes, et y séjourner jusqu'à l'occa- sion d'y demeurer tout à fait. Si les puissances voisines opposent des difficultés, les apaiser momentanément, jusqu'à ce qu'on puisse reprendre ce qui aura été donné. »
Yoilà pour la suprématie territoriale et politique. La suprématie religieuse, comme ressource indispen- sable de la conquête, était de même indiquée par Pierre le Grand.
Art. XII. — « S'attacher à réunir autour de soi les chrétiens orientaux, unis ou non, qui sont répandus soit dans la Hongrie, soit dans le midi de la Pologne ; se faire leur centre, leur appui, et établir d'avance une prédominance universelle par une sorte de royauté ou de suprématie sacerdotale : ce seront autant d'amis qu'on aura chez chacun de ses ennemis. »
Ces articles nous donnent la clef des événements que nous avons racontés, comme de ceux que nous avons aujourd'hui sous les yeux en Pologne. L'œuvre politique, bien que encore chancelante, est achevée, et il semble que tout a contribué à en favoriser le succès: dans le pays objet de convoitises si anciennes, à la fin du xviii" siècle, un déplorable état de la société et des mœurs, le plus large accès ouvert aux moyens de corruption et d'intimidation; dans les gouvernements voisins, (jui auraient été, au fond, intéressés au main- tien ik la Pologne, où ils trouvaient un rempart conire
2ft0 RÉSUMÉE HISTORIQUE.
les envahissements futurs de la race slave, une cupi- dité effrontée, capable de faire taire tous les instincts de l'honneur et de la conscience, aussi bien que les conseils de la raison ; dans tout le reste de l'Europe, une indifférence coupable, provoquée principalement par l'affaissement du sens moral qui prévalut à la fin du xviii^ siècle, et soigneusement entretenue par les arti- fices savants de la diplomatie russe; enfin dans les princes qui entreprirent l'œuvre et dans ceux qui la continuèrent, une persévérance redoutable, une pa- tience ([ue rien ne vint trahir, l'absence complète de scrupules sur le choix des moyens, et Thabileté la plus étonnante à profiter des circonstances, et à tendre les voiles à la fortune.
La résistance n'a été sérieuse, elle ne se prolonge encore que sur un point : la religion seule a empêché jusqu'à présent la Pologne de disparaître comme natio- nalité; c'est par sa foi seulement qu'elle est encore un point d'appui pour l'Occident, contre les envahissements projetés de la Russie et les progrès évidents du pansla- visme. C'est la leçon de tousles siècles et c'est l'honneur du nôtre que cette lutte des consciences désarmées, dé- nuées de tout secours humain, contre une puissance colossale qui, malgré tous les ménagements extérieurs d'une politique habile et ordinairement trop sage pour se déshonorer tout à fait en se démasquant tout d'un coup, ne peut cacher à personne l'ardent désir, l'im- placable besoin qu'elle a d'en finir bientôt avec le seul ennemi qui lui dispute encore victorieusement le terrain:
L\ SITUATION RELIGIEUSE. 2/l 1
je veux dire la force nioiale représent('?e par l'Église catholique.
Les résistances isolées des convictions individuelles ne peuvent rien contre son ambition : l'événement l'a mille fois prouvé. Mais l'Église catholique tient en échec les armées les plus nombreuses et déconcerte les trames les mieux ourdies, parce que l'Église, ce sont les consciences enrégimentées, disciplinées, formant un corps, conduites au combat et sans cesse ralliées par un chef vigilant, qui ne meurt jamais, qui ne som- meille jamais et pour qui parler, c'est combattre. A cette puissance formidable, qui est en dehors et au- dessus de toutes les combinaisons humaines, il a fallu opposer le plus formidable réseau de précautions légis- latives, de vexations légales, de guet-apens adminis- tratifs de toutes sortes. On ne pouvait exterminer, on a voulu corrompre; à défaut du fer, on a recours au poison. C'est surtout renseignement de la foi qu'il fal- lait obscurcir. Pour nuire à cet unique ennemi, on n'a pas craint de se blesser soi-même. En haine du catholicisme, Nicolas a poussé son clergé à étudier les théologiens protestants. De même, en envoyant à Ber- lin les professeurs laïques, il a introduit le rationalisme allemand , et avec lui le libéralisme révolutionnaire dans les universités, et même dans les collèges. On ne vit jamais de fanatisme plus aveugle. Tout ce qui éclaire les esprits, tout ce qui relève les cœurs catho- liques, a été impitoyablement proscrit. iMais c'est prin- cipalement la parole du souverain pontife qu'on devait
16
2/|!2 RÉSUkÉ HISTORIQUE.
empêcher de passer. (Contre elle on dresserait volon- tiers une muraille de la Chine, si elle pouvait servir à queUiue chose; du moins la Sibérie est là, comme répression, pour suppléer à l'insuffisance des mesures préventives, et sous ce rapport, les czars du xix' siècle sont unanimes à donner au sultan, leur voisin, des exemples d'intolérance qui auraient fait rougir Omar.
Avouons que humainement parlant, si l'on ne consi- dère que le but, il n'y a rien d'égal à la sagesse de ces vues. Nicolas, aidé des traditions de Catherine, des lumières des Bloudow et des Protassow, des procédés des BibikolF et des Paskiewicz, a tout prévu, tout réglé, de manière à procurer dans un délai donné, lequel ne saurait être long, la ruine entière du catho- licisme dans les provinces polonaises. Ce qui reste de rÉj;lise grecque unie dans le royaume est aussi sérieu- sement menacé, et l'Église latine ne peut qu'y végéter sous des entraves insupportables. Pour amener les ré- sultats désirés, (jue faut-il donc? Laisser agir, sans y fien ajouter, sans en rien retrancher, la législation de Nicolas, et l'appliquer dans le même esprit : la dose de poison, sagement mesurée pour ne pas faire périr tout d'un coup le catholicisme, a été ménagée de façon à produire inévitablement la mort d'un malade qu'on né laisse vivre encore à demi (jue pour avoir le droit de dire un jour à l'Europe que. s'il est mort, du moins on ne l'a pas assassin(''.
Ainsi, contre la lettre et l'esprit des traités de l(Sir>. absorption politique conqjlète de toute la Pologne,
l'état moral des esprits. 2AS
absorption religieuse graduelle, mais inévitable, clans les provinces polonaises et dans le diocèse grec uni du royaume; dans le royaume lui-même, régime odieuse- ment oppressif (1) applicpié aux consciences catholi- ques, voilà la situation en ISfU).
II
■■'état moral ûea eetprlls.
Un autre point intéresse encore l'histoire : c est la disposition relative des esprits entre les deux peuples qui, politiquemeni, n'eti font qu'un.
Il est trop clair que l'unité territoriale n'est pas tout dans un empire, et même que si elle se maintient trop longtemps par la force seule, la dissolution, à un jour doimé, devient inévitable. Une certaine fusion des esprits est donc nécessaire. Pour y arriver en Po- logne, il n'y avait que deux voies à prendre : ou bien assimiler complètement les deux peuples par l'unité religieuse, même au prix de la violence, ou bien, entrant franchement dans les vues du congrès de Vienne, lorsqu'il latifia par des traités l'œuvre inique de la conquête, donner peu à peu aux Polonais, par une administration sage, honnête et libérale, Tamour
(1) A Varsovie, les commissions do l'intérieur el des cultes rem- placent le collège catholique de Pélcrsbouig. Mais ce sont toujours des laïques qui gouvernent l'Église, et à leur tôto M. Moukhanow, russe parfait de l'école de Nicolas.
'2llk RÉSUHrt^: HISTORIQUE.
de leur nouveau souverain; faire oublier, on un mol, que c'était une sanglante et indigne spoliation (jui avait mis à leur tête ce que leur ancienne constitution nationale leur avait plus d'une fois donné : un prince étranger. De ces deux voies, le premier Alexandre parut quelque temps choisir la seconde: la première est celle qui a prévalu depuis trente ans.
Mais à quoi a-t-elle abouti ?
Malgré tant de mesures atroces, vexatoires ou ridi- cules pour la dénationalisation, tant de Polonais trans- portés en Russie, tant de Russes transplantés en Po- logne, tant de milliers de catholiques transformés eu Grecs, où en est la fusion des esprits et des races? Où en est la fusion des cœurs? Les Russes se sont-ils ha- bitués à voir dans les Polonais autre chose que des étrangers et des vaincus? Les Polonais voient-ils dans les Russes des frères de même famille et de même race, et non des oppresseurs qui, après soixante ans, abusent encore tous les jours, et cruellement, de la victoire? On sait ce qu'il en est. « Je consens, disait Alexandre II dans sa fameuse allocution, à oublier le passé. » Que l'empereur y consente, il a mille fois raison; mais les Polonais, pourquoi y consentiraient- ils? Le présent dont ils jouissent est trop semblable au passé dont ils ont soufTert, et l'avenir qu'on leur pro- met trop identique avec l'un et l'autre pour qu'au- cune plaie se ferme, pour qu'aucune blessure se cica- trise. Tant que la religion sera pour eux une cause de persécution incessante : tant que Tadministration russe
I.KIAT MUK.VI. DES ESPKHS. ii/l")
pèsera sur eux dtj tout le fardeau de sa vénalité et de sa corru|)tiou ; tant ([ue rinstruction publique restera démoralisatrice, couiuie elle l'est ; tant que la langue nationale sera persécutée, la Russie ne saurait prendre racine sur une terre dont elle s'aliène tous les nobles cœurs, pas plus, (ju'on nous passe la comparaison, que l'enclume ne pourrait prendre racine sur le sol géné- reux qu'elle écrase de son énorme poids.
X l'époque où nous en sommes, la situation de la Russie vis-à-vis de la Pologne est encore celle que dé- peignent avec une brutale, mais précieuse franchise, les paroles de Repnine aux évèques catholiques :
« Il est vrai qu'à moins de nier tout sentiment d'humanité, on ne peut s'empêcher de reconnaître le droit qu'auraient les Polonais de se plaindre. Vous auriez plein droit de chasser les Russes si vous le pou- viez: mais vous n'êtes pas en état de le faire : il faut donc vous soumettre (1). »
A ces paroles, qui appartiennent à l'histoire et par lesquelles l'ambassadeur de la cour de Russie a stig- matisé lui-même une politique qui dure encore, quelle pourrait être la réponse de la partie la plus chrétienne, la moins révolutionnaire, la plus sage, la plus modérée de la Pologne actuelle? Elle se résumerait assez bien, ce semble, dans cette couite harangue, dont tous les actes d'Alexandre II n'ont pas encore rendu injuste une seule syllabe :
(1) Theincr, I, 11'.'.
'i/lH RÉSUMÉ HlSTORiyUli. LÉTAT MORAL DES ESPRITS.
« Parce que nous sommes avant tout chrétiens et catholiques, nous ne vous aimons pas : c'est le droit de notre conscience; parce que vos procédés à notre égard n'ont jamais cessé d'être déloyaux et malhon- nêtes, nous vous méprisons : c'est le devoir de notre honneur, et parce qu'il y a un Dieu dans le ciel, un pape à Rome, une France en Europe, nous atten- dons! »
CHAPITRE X.
CONCLUSIONS MORALES. — LES DEUX POLniQL ES.
L« droit de couquétc.
(Constater les faits iic siiiïît pas : il faut chercher la philosophie de cette histoire, et se demander de quel nom la morale universelle doit qualifier, comment elle doit juger une telle politique.
Rappelons encore une fois que nous ne voulons ici invoquer d'autres principes que ceux sur lesquels tous les honnêtes gens sont d'accord, comme nous n'avons voulu alléguer que des faits absolument certains.
Or, s'il est un point à l'abri du doute, c'est que le vrai progrès des sociétés modernes, ce qui fera tou- jours la différence essentielle entre les âges chrétiens et les siècles du paganisme, c'est l'introduction dans les affaires humaines de l'idée du droit, substitué de plus en plus à la force; c'est l'intervention, de plus en plus marquée, de la morale dans la politique.
J'ouvre les saintes Écritures au livre de Judith, cl j'assiste au conseil de Nabuchodonosur. « Il avait con-
2/l8 CO.NCIASIONS MOKALIiS.
voqué, dit raultMir sacré, lous les vieillards, tous les généraux, tous les guerriers, et il eut avec eux un conseil secret, et il leur fit connaître que sa pensée était de subjuguer toute la terre sous son empire. »
C'est là le résumé de toute la politique, de tout le droit des gens de l'antiquité, dans sa première phase.
Mais voici une assemblée plus auguste : c'est le sénat romain, moins illustre encore par les victoires de ses généraux et les conquêtes de ses soldats que par la sagesse tant admirée de ses lois et l'habileté raffinée de ses jurisconsultes. Sous la majesté de ces discours et sous l'appareil compliqué de cette administration savante, je distingue encore sans peine, avec saint Augustin, un Irait principal, « cette rage de domina- tion qui, parmi tous les autres vices du genre humain, fut la passion la plus vivace du peuple romain tout entier (1). » Dans le sénat, la force ne parle plus le brutal lansraoe de Nabuchodonosor : elle sait désormais attendre, se dissimuler, parlementer; elle connaît l'emploi de la ruse; mais le vœ victis du barbare s'y fait encore entendre, mal déguisé sous la ponqie du vers célèbre :
Tu regere imperio populos, Romane, inemenlo.
Avec le christianisme, la guerre, fruit inévitable des passions humaines, ne disparaît pas; mais aussitôt le droit de la guérie est changé, et bien longtemps
(I) Libido douiinandi quic inler alla vilia generis huiuani meracior iiierat univorso populo romano. (Aug.. De civil. Dci, I, 39.)
DES CONGRKS. ^/"l9
avant la voix publique, le grand docteur que nous venons de citer proclame, sans balancer, cet axiome de vérité éternelle : « Sans la justice , que sont les empires de la terre, si ce n'est de vastes brigan- dages (1)? »
C'est cette vérité que l'Église n'a cessé de prêcher, d'inculquer sans relâche dans les esprits des rois et des peuples, dont l'éducation lui a coûté au moyen âge tant d'efforts et de patience. Grâce à l'Église, elle est devenue dans le monde chrétien un lieu commun de toute philosophie raisonnable. La conquête propre- ment dite a cessé; elle ne constitue plus un droit par elle-même; elle ne se présente plus que déguisée sous l'apparence du droit, soit des rois, soit des peuples, suivant les siècles et les courants divers de l'opinion publique. Toute guerre, au lieu d'être une brutale oc- cupation du bien d'autrui, est devenue comme un appel au tribunal de Dieu, seul juge en dernier res- sort des contestations entre les peuples. Le destin de la guerre ne fait plus le droit, comme dans le monde païen ; mais lorsque la ([uestion est ou paraît douteuse, il le déclare.
II
Des congrès.
Un progrès reste à faire : tout le monde le sent et
(1) Remota justilia quid sunl régna nisi magna latrocinia ? {Ibid. IV, 4.)
■250 CONCLUSIONS MORALES.
en parle aujourd'hui volontiers : ce serait de supprimer la guerre, ou du moins de la rendre à peu près impos- sible;'mais ce progrès, les hommes deviendront-ils assez sages pour le réaliser jamais? S'il se fait, il se fera lorsque, par la ligue des gens de bien, lidée du droit et de la justice universelle aura pris un empire assez grand sur les esprits, une prépondérance assez éclatante sur l'opinion pour que toute guerre, autre que la guerre défensive, devienne moralement impos- sible, et pour que toutes les grandes questions qui divisent les peuples puissent, sans effusion de sang, se décider en congrès : idée chimérique jusqu'à ce jour, et sifîlée dans l'abbé de Saint-Pierre par la sagesse de ce xviii" siècle qui, impassible et muet devant le dé- membrement de la Pologne, était trop aveugle pour comprendre la honte d'un retour à la politique païenne, trop lâche pour la combattre, trop corrompu pour la conjurer.
Aux yeux de la conscience et de la raison, que serait-ce donc qu'un congrès?
Un congrès ! ce mot tant répété de nos jours, mais peu compris, ce mot à lui seul élève bien haut la pen- sée : il signifie une grande chose; il suppose de grands peuples, une grande civilisation, de nobles desseins. Qui voudrait comparer l'œuvre du champ de bataille à celle qui, sans aucune effusion de sang, saurait asseoir et cimenter la paix? N'est-ce pas un spectacle à ravir les sages? Tous les chefs de la république chrétienne imposant silence aux passions, et quoique divisés de-
DES C(jn(;rès. '251
puis des siècles sur des questions capitales, autrefois la source d'afiVeux combats, associant leurs etlorls pour se rencontrer dans l'unité du droit; les intérêts les plus sacrés des peuples apportés, représentés devant cet aréopage où la raison, Texpérience, Tamour du bien public, seraient appelés à délibérer en commun sous la présidence de la justice ; les impérieuses lois de l'ordre, et les exigences non moins respectables d'une sage liberté , les droits des nations et l'honneur des rois mis loyalement en présence; l'Europe attentive à ces dé- bats solennels ; la religion elle-même appelant de tous ses vœux la lumière d'en haut sur ce concile de la politique, qu'elle seule pourrait rendre possible, en- core une fois quel spectacle ! Ce serait le dernier terme du progrès chrétien en politique. La Grèce et Rome, au plus beau temps de leur plus florissante liberté, n'en ont pu même concevoir l'imposante idée, et il faudrait bénir Dieu, au milieu de nos incalculables mi- sères, de ce que le droit sauvage de la force verrait ainsi baisser son empire et l'esprit de paix évangélique étendre le sien malgré nos fautes; il faudrait deman- der au ciel d'inspirer à. tous ceux qui auraient l'hon- neur de représenter les diverses nations de l'Europe des résolutions dignes en tout point du noble but que se proposerait une telle assemblée, et de la sainte pen- sée qui l'aurait conçue.
ti52 coNCusioNs mokai.es.
La politiqae i'u.sse et la morale.
Mais avant d'appeler la cause de la Pologne catholi- que devant cet auguste tribunal, qui probablement ne siégera jamais, faisons-la comparaître devant le mora- liste le moins sévère, devant le politique le plus indul- gent, pourvu seulement (pril ne soit pas étranger à la civilisation chrétienne.
Évidemment le testament de Pierre le Grand n'ap- partient en aucune façon aux idées que cette civilisation représente : faire la conquête du monde'pour la gloire comme au temps de Nabuchodonosor ou de Cyrus; dans ce but, ne tenir aucun compte des droits sacrés des peuples et des règles inviolables de la justice; briser les résistances les plus légitimes par la force ou les tourner par la ruse, comme l'aurait pu faire Rome ou Cartilage; mais, de plus, ce que n'ont jamais fait Rome ni Carthage, se servir comme d'une machine de guerre de l'idée religieuse et cacher le drapeau du conquérant sous la bannièi'e du pontife, voilà tout le plan conçu par le plus grand des czars; c'est connne une épopée grandiose dont les persoiHiages seraient Sésostris, César et Mahomet réunis en un seul, le meurtre de la Pologne n'en est qu'un épisode.
Établissons, en etfet, un parallèle entre la politique dont nous avons exposé les actes et la politique chré-
LA POIJTIQrE RUSSE ET LA MORALE. 255
tienne, qui est aussi celle de la conscience et de la raison ; politi([ue que TÉglise a prèchée toujours el ([u'elle a eu la gloire d'appliquer quelquefois, je veux dire toutes les fois ([u'elle a ét<'^ maîtresse.
D'abord quel a été le principe destructeui- de la nationalité polonaise? Est-ce une guerre motivée, expliquée par la nécessité de faire triompher un droit (juelconque? Y a-t-il encore aujourd'hui quelque homme sensé qui croie un mot des déclarations de Catherine et de ses alliés, quand ils prétendent avoir prisles armes pour faire triompher en Pologne la liberté de conscience? Y en a-t-il qui croie que le démembre- ment de la Pologne, dans l'intention de ses auteurs, ait dû jamais servir la cause de la civilisation, de l'huma- nité, du progrès? C'est d(tnc la conquête antique dans toute son immoralité native, dans toutes ses horreurs, avec l'hypocrisie de plus.
Mais aux yeux de l'Église comme de la raison, quelles sont les guerres qui s'excusent ou se justifient?
Les guerres défensives d'abord, puis surtout celles qui doivent porter au vaincu la civilisation, la lumière de la foi et avec elle le progrès de la science et du bien- être. L'Église n'a cessé de maudire, d'empêcher, de conjurer les guerres entre princes chrétiens. Sa litur- gie est remplie des plus magnifiques prières pour obtenir de Dieu l'extirpalion des guerres intestines qui divisent la famille chrétienne. En fait de guerres elle n'a protégé, encouragé et béni que les croisades, parce ipie. outre la légitimité de la défense, ces guerres.
254 CONiCLUSIONS MORALES.
dans la pensée des souverains pontifes, eussent été le salut des vaincus : l'Orient reconquis, la barbarie musulmane eût été détruite et les frontières de la paix évans;élique reculées.
On apprécie aujourd'hui le résultat trop incomplet ijuoique sérieux de l'œuvre des croisades ; il est triste de penser que la Russie, qui n'y a pris aucune part, sera peut-être la première à en recueillir le dernier et le plus magnifique fruit (l ). Mais est-il possible de ne pas voir que la plus sage politique, pour l'Europe, eût été de suivre jusqu'au bout la politique de la papauté, cette même politique qui aurait sauvé la Pologne?
Le droit des faibles et celui des neutres, le droit sacré de ceux qui, dénués de toute force, n'ont d'autre protection que leur dioit même, \oilà ce que repré- sente, ce que prêche essentiellement l'Église, société qui toujours et en tout temps, malgré quelques appa- rences contraires, a pu être et a été, de fait, sur quelque point, la proie du plus fort et du plus rusé. Partout où sa voix a été écoutée, les sociétés faibles ont été protégées contre les sociétés puissantes, au môme titre que l'enfant du pauvre trouve sous son aile un abri contre l'injustice du riche. Il y a eu des royautés
(1) Personne n'ignore les prétentions toujours croissantes de la Russie sur le saint sépulcre, pour lequel, à défaut de .-on sang dont elle n'a jamais versé une goutte, elle répand aujourd'hui des flots d'or. Une lettre récente de Jérusalem nous apprend que dans la ville sainte « dans les grandes solennités de hi prétendue orthodoxie, on voit briller au point culminant du fronton du polit monument du saint sépulcre les armea de la Russie. »
LA POLITIQUE RUSSE ET LA MORALE. 255
veuves et des empires orphelins que la papauté a sauvés. On ne voit pas qu'elle ait jamais dépouillé un de ses pupilles, ni rien omis pour les protéger; témoin le grand Innocent III et l'empereur Frédéric 11. Le temps de sa plus grande puissance a été le temps de sa plus éclatante justice , au rebours de ce qui se voit dans les souverainetés purement temporelles; et ce magnanime caractère la désigne encore à l'admiration du monde, aux époques où son influence subit le plus visible déclin. Si au xiii' siècle, elle savait contenir les convoitises des princesambitieux au profil de leurs plus faibles voisins, au xvin% Voltaire ne tarit point de lazzis sur le nonce du pape, seul et dernier appui, dans toute l'Europe chré- tienne, de la Pologne agonisante (1) !
Veut-on d'autres exemples, tirés des deux mêmes siècles, de ce que peut l'idée du droit et de la justice, telle que l'a toujours proclamée, en la faisant prévaloir quelquefois, la politique de la papauté?
Au xHi" siècle, c'est un roi de France, dans toute la supériorité de sa bravoure, de sa force et de son génie, c'est saint Louis qui, troublé dans sa conscience par la pensée d'un héritage politique qu'il croit injuste, rend de lui-même aux Anglais étonnés les conquêtes de son aïeul. Au xviii" siècle, c'est un pape, Clément XII, dont le légat trop zélé, le fameux Alberoni, sur une apparence de droit, avait déclaré annexée aux États
(I) Voir les lettres pressantes du pape Clémenl XIII à Louis XV, à Charles III d'Espagne et à l'empereur Joseph II, en faveur de la Polo2;ne (dans Theiner, H, 33 etsq.).
256 [conclusions morales.
romains la petite et inoffensive république de Saint- Marin. Le pape mieux informé fait voter les habitants de la ville, et sur leur vœu, librement exprimé, leur rend leur cité et casse l'œuvre de son légat (1). De quel retour la papauté est payée aujourd'hui !
De notre temps la politique pontificale, seule, offre les mêmes exemples.
Ainsi, pas plus au xix' siècle qu'au \m% elle n'a un seul instant balancé à sacrifier les intérêts les plus pres- sants du moment aux principes éternels. Pie YII a été dépouillé pour n'avoir pas voulu prendre part à la guerre contre les Anglais, les ennemis les plus acharnés etles plus perfides du souverain pontificat, alors comme aujourd'hui.
Pie ÏX a été une première fois renversé pour n'avoir pas voulu, contre sa conscience, déclarer la guerre à l'Autriche; il le sera une seconde fois peut-être; la postérité dira que ce fut, entre autres motifs, pour n'avoir voulu, à aucun prix, pactiser avec l'injustice et sanctionner par de lâches concessions un ci'iminel abus du droit du plus fort, ou accepter pour la poli- tique chrétienne, dont il est le gardien, l'amoindrisse- ment de son honneur.
Vis-à-vis de la Russie enfin, pour rentrer dans notre
(1) Sismondi, Hisl. des Rcp. iluL, l. X, p. 319. — On peut penser, sans faire de tort à personne, que de notre temps, sous tout autre prince que le pape, le vole de Saint- Marin, même renouvelé deux fois, eût donné infailliblement l'unanimité, moins deux ou trois voix, en faveur do l'annexion.
LA POLITIQUE RUSSE ET LA MORALE. 257
sujet, que Ton pèse et qu'on examine avec soin toutes les négoeiations que nous avons rappelées, on verra, s'il y a une convention, quelque onéreuse qu'elle soit, que le saint-père n'ait rigoureusement exécutée. Que la diplomatie russe ait manqué de loyauté, la preuve en est acquise à l'histoire ; mais n'est-il pas aussi cer- tain que la cour romaine ne lui en a jamais fourni le plus léger prétexte? En regard des mensonges officiels, explicites, répétés, qui sont la base permanente de la politique du schisme vis-à-vis du saint-siége, la poli- tique pontificale pourra toujours citer avec orgueil comme son immortelle devise que nul intérêt divin ni himiain ne lui fera oublier cette parole du grand ministre de Pie VII, de Consalvi mourant, au pape Léon XII : « Un état de mensonge est la vie habituelle de bien des cours; à Rome, unmensonge perdrait tout un règne. Sur-le-champ il faudrait un autre pape (1) !»
(1) Vie de Léon XII, par M. Artaud, I, 167. — Au reste, ce n'est pas le schisme seul qui fait du mensonge un des ressorts de sa poli- tique vis-à-vis du saint-siége. Pie IX ne pensait ni au schisme ni à l'hérésio quand il disait tout récemment: «Si j'avais, comme saint Pierre, la vertu de frapper les hommes du caractère d'Ananie et de Saphire, et que je voulusse en faire usage, le Vatican servirait de tombeau à la diplomatie gwi m'a toujours trompé. » (Cité par M"'' Du- panloup, La souvcrainclé pontilicale, p. 302.) Puisse en effet le Vati- can, c'est-à-dire l'idée chrétienne enfin appliquée, être le tombeau de cette diplomatie menteuse, qui n'est devenue justement impuis- sante pour le bien qu'à cause du mépris mérité que sont forcés de lui vouer tant de cœurs généreux I Ce qui leur fait croire, non sans raison, que la sciencediplomatique, quoique sortiedes entrailles mêmes du christianisme, si elle se développe dans le sens qu'on lui voit sur- tout depuis un siècle, nous fera nécessairement aboutir au droit des gens do la Chine et du Japon !
17
!25^° coxCLusioNS morales.
C'est clans riiistoiredii déinenibrementdela Pologne et dans ses suites qtril faut voir ce qu'en l'absence de l'esprit chrétien, devient le droit du plus faible, môme reconnu par les traités, même garanti solennellement par les puissances européennes. Nous ne \oulons pas nous répéter, il suffît de présenter en une phrase l'in- contestable résumé de tout ce (|ui a été dit et de tout ce qu'on peut dire sur ce point.
Au xix' siècle donc et à la fin du xviii% dans la plus brillante époque, dit-on quelquefois, de la civilisation et des mœurs, il y a un grand empire qui a signé vingt traités et n'en a observé aucun ; fait cent promesses et n'en a jamais tenu une seule, qui s'est lié vis-à-vis de l'Europe tout entière, intéressée à maintenir l'équi- hbre, et que l'Europe tout entière, silencieuse et inat- tentive, voit depuis un demi-siècle manquer à tous ses engagements; qui a promis et qui doit à ses sujets la liberté de conscience, et ([ui n'a cessé de faire des mar- tyrs; qui doit, comme tout État chrétien, à ses sujets la pleine liberté de rinstruclion chrétienne et des œuvres qui en découlent, cl qui s'applique de toutes ses forces à plonger plusieurs millions de ses sujets dans l'abrutissement, et crée volontairement chez eux l'ignorance et la misère, consumant tous les efforts d'une administration astucieuse à faire périr leur foi d'inanition, et à dresser des guct-apens à leur con- science; ({ui signe des concordats avec le pape et les mutile; qui les promulgue officiellement et en sup- prime l'exécution. Ainsi, traités consentis avec l'Eu-
l'autocratie et la révolution. 259
rope et constitution jurée à ses sujets avec la garantie de l'Europe: concordats signés avec le pape, droits inaliénables de la conscience, de la raison, de l'hon- neur : tout cela ouvertement, publiquement, persévé- ramment foulé aux pieds, dans les vues d'une politique impitoyablement hostile à tout ce qui peut entraver la marche oblique, mais constante vers un but de domi- nation écrasante et absolue, sur près d'un tiers du genre humain, voilà la Russie au xix*" siècle, et rien ne prouve qu'un pareil état doive cesser de sitôt. La plus monstrueuse et la plus complète déification de la force, employée à broyer à la fois l'âme et le corps d'un peuple, tels sont la conclusion et le résultat final de tant de guerres entreprises au nom de l'équilibre, de tant de traités, de tant de protocoles, de tant de gros livres sur le droit de la nature et des gens, et de vingt siècles de christianisme !
IV
L'autocratie et la révolution.
Mais le plus étrange n'est pas que de semblables choses aient pu se produire. Il ne faut voir en elles qu'une nouvelle preuve à l'appui d'une vérité fort ancienne, savoir : que là où n'existe pas le véritable esprit de l'Évangile, il n'y a place que pour deux classes d'hommes, les opprimés et les oppresseurs, et que tout homme ou toute assemblée investie du pouvoir absolu , sans le contre-poids de la véritable Église,
260 CONCLUSIONS MORALES.
aboutit, comme fatalement, à copier Néron, Henri VIII OU la Convention.
Ce qui bien pbatôt donne lieu au plus légitime et au plus douloureux étonnement, c'est que la Russie, telle que le schisme et le despotisme l'ont faite, ait pu pa- raître, aux yeux de gens sensés et instruits, un boule- vard assuré pour l'Europe menacée par la révolution, et le dernier asile des principes qui soutiennent les pouvoirs et font vivre les sociétés.
Il faut montrer l'illusion étrange de ce poiiit de vue.
Avant tout , prévenons une confusion à laipielle donne trop souvent lieu le mot de révolution . quand on l'emploie sans en définir le sens.
Tout changement, plus ou moins lirusque, dans la forme politique d'im État, est une révolution, maisce n'est pas toujours un malheur ou un crime. Ici, parle mot révolution nous entendons particulièrement cet esprit, tout jnoderne, qui, essentiellement hostile à toute autorité et surtout à l'autorité religieuse, fondement de toutes les autres, se fait du motde liberté une arme pour arriver tôt ou tard au despotisme, par la destruction plus ou moins prompte de tous les pouvoirs légitimes (I).
(I) Personne, mieux que M. de Tocquevillc, n'a décrit celte race d'homnnes, à laquelle l'idée révolutionnaire a donné naissance depuis 1789. a Dans la révolution française, dit-il, les lois religieuses ayant été abolies en même temps que; les lois civiles étaient renversées, l'esprit humain perdit entièrement son assiette, il ne sut plus à quoi se retenir ni où s'arrêter, et l'on vil ajjparaître des révolutionnaires d'une espèce inconnue (jui portèrent l'audace jusqu'à la folie, qu'au- cune nouveauté ne put surprendre, aucun scrupule ralentir, et qui n'iiésitèrenl jamais devant l'exécution d'aucun dessein. Et il ne faut
l' AUTOCRATIE ET L\ RÉVOLUTIOX. -26 l
Or, qu'on le remarque : la révolution entendue en ce sens, et le gouvernement despotique (I), n'ont qu'un seul et môme principe, ce qu'on a appelé si bien la souveraineté du but, et ce but est le môme de part et d'autre : c'est la domination universelle et sans rivale, et le nivellement absolu : c'est, en d'autres termes, la suppression du droit au profit de la force. En d'autres termes encore, c'est la malhonnêteté, celle qui désho- nore les particuliers et bouleverse les rapports sociaux, assise sur le trône et devenant un instrument de règne.
Voyez, en effet, comment le despotisme et la révo- lution se copient l'un l'autre, jusque dans les plus minces procédés.
On accuse la révolution, et c'est justice, de se faire de la centralisation une arme terrible ; mais dans quel
pas croire que ces êtres nouveaux aient" été la création isolée et éphémère d'un moment destiné à passer avec lui : ils ont formé depuis une race d'hommes qui s'est perpétuée et répandue dans toutes les parties civilisées de la terre, qui partout a conservé la même physio- nomie, les mêmes passions, le môme caractère. Nous l'avons trouvée dans le monde en naissant, elle est encore sous nos yeux. » [L'Ancien régime et la RévoluUon, p. 26 1 .)
(1) Il est bien clair que, pas plus que Bossuet, nous ne confondons le gouvernement despotique ou arbitraire avec le gouvernement absolu. Même dans ie gouvernement absolu, Bossuet reconnaît «qu'ti y u des lois contre lesquelles tout ce qui se [ail est nul de droit. » Quant à la puissance arbitraire, après en avoir décrit le caractère, il ajoute : « Je ne veux pa, examiner si elle est licite ou illicite. Il y a des peuples et de grands empires qui s'en contunlcnt, et nous n'avons point à les inquiéter sur la forme de leur gouvernement. // nous suffit de dire que celle-ci est barbare et odieuse. » {Polit, sacrée^ VIII, art. 2). Bossuet pçnsait-il ù la Russie?
262 CONCLUSIONS morales.
pays du monde la centralisation a-t-elle atteint des pro- portions aussi formidables et produit des conséquences plus funestes que sous le despotisme autocratique ?
La révolution écrase tout, elle comprime tout; elle veut faire entrer toutes choses, de gré ou de force, dans un moule uniforme; elle ne connaît la distinction du temporel et du spirituel que pour s'en faire un jouet, et s'en servir tantôt comme d'une arme et tantôt comme d'un rempart hypocrite. Mais dans quel pays cette lamentable oppression a-t-elle égalé celle que Nicolas a fait peser sur son peuple , et principalement sur les catholiques? Par exemple, on ne se souvient pas que jamais pouvoir révolutionnaire ait essayé, comme Nicolas, de forcer des curés à envoyer à l'au- torité la liste de leurs pénitents, avec noms et prénoms; bien plus, avec mention expresse du refus ou non de l'absolution sacramentelle (1)!
Dans la révolution française, dit M. de Tocqueville, l'irréligion produisit un mal public immense; mais ne voit-on pas l'empereur Nicolas flatter l'impiété, jusque dans ses oukases, quand il s'agit de dépouiller le clergé?
La révolution absorbe l'individu, la famille, aussi bien que la religion dans l'État; mais aux plus mau- vais jours de 1793, quand a-t-on vu en France, comme nous le voyons en Russie, s'engloutir plus monstrueu- sement au profit de l'État, se briser plus arbitraire- ment sous les caprices d'un maître, les droits des pères
(1) Ce fait incroyable a été attesté par plusieurs curés polonais a la personne de qui nous le tenons.
l'autocratie KT la RLVOLITIOX. 263
sur les enfants, les liens sacrés des époux, toutes les saintes choses qui font du foyer domestique le dernier sanctuaire et le dernier autel, quand les autres sont souillés ou renversés?
Agir promptement, énergiquement, efFicacement, c'est là l'avantage ou, si l'on veut, l'excuse du despo- tisme. Nicolas le savait bien, et, aux yeux de ceux qui adorent la force, c'est là une partie de sa gloire. Comme on demandait à Nicolas des instructions pour les com- missions militaires qu'il venait d'établir en Pologne après la défaite de l'insurrection, il fît répondre par ces deux mots : Faire vite et frapper. C'est aussi la prétention des révolutionnaires, et Dieu sait jusqu'où elle mène, dans tous les temps, ceux qu'aucun scru- pule n'arrête, qu'aucune résistance n'enchaîne et que la lumière d'en haut n'éclaire pas!
Ainsi se figurer que le despotisme est le remède de la révolution, faire du système russe, c'est-à-dire de la personnification du despotisme la plus complète et la plus absolue que l'Europe ait vue depuis longtenq)s, l'antidote et le préservatif des maux dont la révolution menace la société, c'est la plus folle et la plus inexpli- cable des chimères. Mickiewicz a fort bien dit que le despotisme des czars, c'est la Convention condensée dans une seule tête. Loin que la révolution et le des- potisme s'excluent, ils ne sont que les deux formes d'une même chose : le mépris du droit. Tous deux oppresseurs, tous deux malhonnêtes, tous deux cor- rupteurs, ils ne diffèrent que par lapparence et par la
264 CONCLUSIONS MORALES.
durée. La révolution est la forme violente du machia- vélisme; le despotisme est la forme machiavélique de la révolution : la première s'use vite par la violence; le second subsiste plus longtemps, parce qu'il s'appuie sur la ruse et n'opprime pas également tout le monde en même temps. L'un et l'autre ont droit à la même exécration, au même mépris, aux mêmes protestations de la conscience et du droit. Bien plus, l'expérience l'a mille fois prouvé, la malhonnêteté qui s'étale dans un manifeste révolutionnaire est moins dangereuse que celle qui se cache dans le portefeuille d'un ministre.
Mais veut-on saisir un des traits les plus caractéris- tiques de l'alliance naturelle entre l'esprit révolution- naire et l'esprit despotique? Bien que l'un et l'autre affectent des principes contradictoires, l'un parlant au nom de l'ordre et l'autre au nom de la liberté, comme ils sont dressés tous les deux contre les mêmes droits, tous deux s'applaudissent ou s'amnistient au moius par le silence, quand il s'agit de certains actes. Que la révolution prenne les biens de l'Église de France ou de Piémont, exile ou emprisonne les évêques d'Italie, sera-ce le schisme russe qui le trouvera mauvais, lui qui, en fait de spoliations sacrilèges et de lâches atten- tats, est en avance fl'un siècle sur la révolution? Mais quand la Russie renouvelle sous nos yeux, pendant trente ans de suite, par les mains des Siemaszko, des Schrœder et des Schterbinin, des actes de persécution sanglante, qui se tait en France? Qui conteste aux martyrs jusqu'à la sincérité de leurs larmes, jusqu'à la
LA POLOGNE ET LA RÉVOLUTION. 265
légitimité de leurs plaintes? Qui affecte de ne les pas entendre? N'est-ce pas la révolution, dans toutes ses nuances, depuis les lettrés du journalisme jusqu'aux écrivains de barricades? C'est que tout ce qui atteint le catholicisme est un gain pour la révolution, quand môme l'équité, la conscience et la raison devraientêtre frappées et périr avec lui. Aussi nous ne savons si le courroux d'une âme , je ne dis pas catholique, mais seulement honnête, doit pardonner davantage aux persécuteurs de Dziernowitze leur exécution san- glante, ou aux journaux de la révolution leur silence impudent.
La Pologne et la révolution.
Si c'est folie de vouloir, pour le reste de l'Europe, donner à guérir au despotisme les plaies faites par la révolution, ce ne serait pas une erreur moins funeste de se persuader qu'en Pologne la révolution pourrait porter remède aux maux produits par le despotisme de la conquête.
De nos jours, le mot de révolution et d'esprit révo- lutionnaire est souvent prononcé quand il s'agit de la Pologne. Ce mot tient lieu de raison à tous ceux qui veulent, sinon excuser, du moins expliquer le crime des puissances copartageantes, puis les violations, sans cesse renouvelées, des stipulations par lesquelles les traités de Vienne ont voulu atténuer les conséquences
266 C0NCL*US10NS MORALES.
de la grande iniquité qu'ils toléraient. Avec M. de Metternich, on accuse les Polonais de polonisme ^ et tout est dit : absolument comme Nicolas déclarait fous officiellement et pourvoyait d'un médecin les plus dis- tingués de ses sujets, quand ils avaient le malheur de parler ou d'écrire autrement que lui sur la politique ou la religion (1). Mais si l'on va au fond des choses, on arrive promptement à cette conclusion, qu'il est peu de nations en Europe qui doivent jetor aux Polonais la première pierre, et que le plus grand tort des Polonais n'est pas d'avoir été ou d'être encore des révolution- naires, mais bien d'avoir été vaincus.
Avouons d'abord franchement ce qu'il ne faut pas craindre d'avouer.
Il est certain que l'esprit révolutionnaire, pendant ces trente dernières années, a joué son rôle en Pologne. Oui, la Pologne les a connus, elle les connaît encore ces hommes que M. de Tocqueville a si bien décrits, que Grégoire XVI a condamnés dans une bulle sévère, mais dont les termes ne sont pas plus forts que ceux qu'emploie le pubhciste libéral (2), ces hommes qui
(1) C'est ce qui est arrivé à Tcliadaief> au prince Dolgoroukow et à d'autres.
(2) Grégoire XVI : « Detestiindam illorum insolenliani et impro- bitatem... qui, projecta effrenutaque procncis Hhertnlis cupiditate œstuantes, toli in eo sunl ut jura quœque priucipaluum labefaclent atqiie convellant, servitutem sub libertatis specie j)opulis iliaturi. (Bulle Mirari. )
M. de Tocqueville : « Révolutionnaires d'une espèce inconnue, qui portent raudace jusqu'à la folie, qu'aucune nouveauté ne peut sur-
LA POLOGNE ET LA RÉVOLUTION. 267
se retrouvent partout dans les nations modernes, em- poisonnant les esprits par des libelles subversifs et des journaux malsains dans les temps de calme , et aux jours de crise, toujours prêts à sortir des voies légales et à souiller de sang les plus nobles drapeaux. L'émi- gration polonaise, en portant à toute l'Europe le spec- tacle de ses douleurs et en soulevant partout une sym- pathie, immense comme son infortune, a montré à tous aussi, par les divisions qui la déchirent, par les opinions extrêmes soutenues trop souvent dans son sein , quel mal profond a fait à sa noble cause ce même esprit révolutionnaire qui tient aujourd'hui la civilisation chrétienne en échec. Grégoire XVI a donc pu, sans se contredire, d'une part, regretter amère- ment la lettre aux évêques de Pologne, qui semblait accepter toutes les assertions intéressées de la politique de Nicolas, et de l'autre dans son allocution de 1842, qui la condamne, faire encore allusion au « coupable esprit de sédition » qui , en 1830 , avait agité la Pologne : tant il craignait d'être injuste envers celui qu'il ne désespéra jamais de fléchir (1) ! Et enfin, pour
prendre, aucun scrupule ralentir... race d'hommes qui s'est perpé- tuée et répandue dans toutes les parties civilisées de la terre (par conséquent en Pologne aussi).
(1) On pourrait même ne considérer la phrase de Grégoire XVI que comme une simple concession de langage. C'est ce que l'on pourrait conclure 1° de la conversation du pape au sujet de l'ency- clique, rapportée plus haut; 2" delà réponse du cardinal Bernetti, se- crétaire d'État de Sa Sainteté, à la lettre du comte Ladislas Ostrowski, écrite de Varsovie au .souverain pontife, au nom et en faveur de
268 CONCLUSIONS MORALES.
citer mi téiiioignage qui ne sera suspect à personne, le comte de Montalembert a pu écrire dans un ])eau livre où il prophétise, avec son éloquence ordinaire, la résurrection de la Pologne, que « la réparation lui sera due lorsqu'elle aura pu abjurer toute solidarité avec l'esprit révolutionnaire (1). »
C'est cette solidarité plus ou moins prononcée, mais souvent exagérée (et notamment en ce qui concerne le mouvement de 1830) (2), qui a brusquement arrêté les sympathies d'une partie de l'Europe pour la cause polonaise ; c'est elle qui a refroidi les hommes reli- gieux, paralysé les efforts des cabinets hostiles au sys- tème russe, donné à Nicolas la spécieuse apparence d'un défenseur de l'ordre aux prises avec l'anarchie, et lui a fourni le masque hypocrite dont sa politique avait
l'insurrection polonaise. Dans celte réponse, il n'y a pas la moindre allusion à l'esprit révolutionnaire du mouvement polonais, mais tout au contraire, les expressions les plus paternelles de la plus tendre sympathie pour « un peuple valeureux qui mérite, par l'éminence de son esprit religieux, l'attention la plus bienveillante du père com- mun des fidèles. » Voyez aussi dans l'Univers, numéros du 26 août 1842 et du 4 septembre 1842, deux lettres au sujet de l'allocution de Grégoire XVI ; la première, signée un Polonais, la seconde, signée unmembrede l'émigrolion polonaise.
(1) Des intéréls catholiques au xix' siècle, ch. i.
(2) On oublie toujours que la très grande majorité des troupes de l'insurrection se composait de soldats qui n'avaient quitté le grand- duc (lonstantin que quatre jours après l'explosion, sur un écrit de sa main commençant par ces mots : « Je permets aux troupes polo- naises, qui me sont restées fidèles jusqu au dernier moment, de rejoindre es leurs à Varsovie. »
LA POLOGNE ET LA RÉVOLUTION. 269
besoin, et contre la France, et contre l'Angleterre, et contre l'opinion publique de l'Europe civilisée, et contre le pape lui-même. Quand le despotisme a be- soin (juelque part d'un complice pour affermir et com- pléter son œuvre, il ne le trouve point dans l'Église, il le trouve dans la révolution.
Mais, cela admis, que de choses à répondre à ceux qui, pour débarrasser leur égoïsme de cette Pologne incommode, qui ne veut pas mourir et dont la cause renaît sans cesse, dont le nom est le remords vivant de la politique contcuiporainc, lui jettent cette accu- sation banale d'être un pays de révolution et de révo- lutionnaires!
D'abord, y a-t-il plus de révolutionnaires en Pologne qu'il n'y en a en France? Au contraire, il y en a beaucoup moins. Y en a-t-il plus qu'en Italie, en Prusse , en Espagne ? La preuve serait difficile à donner. Y en a-t-il seulement autant qu'en Russie? L'empereur Alexandre et ses conseillers savent sur ce point à quoi s'en tenir. Pourtant l'Europe entière se croit intéressée à l'indépendance de la Prusse , de l'Italie, de la Russie elle-même : comment donc l'es- prit révolutionnaire serait-il, pour la Pologne seule, un motif suffisant de fermer les yeux sur ses plus légi- times griefs, et de river sur elle les fers d'une servi- tude éternelle?
On dit : C'est la Pologne ([ui est, dans le centre de l'Europe, le foyer permanent et le principal théâtre des menées révolutionnaires; c'est elle d'ailleurs qui,
270 CONCLUSIONS MORALES.
au temps de sa douloureuse indépendance, a donné la première l'exemple de ces constitutions anarchiques, impossibles et inapplicables, auxquelles la révolution nous a depuis habitués, et la Pologne ne pouvait échapper à son sort : elle est justement punie par où elle a péché.
Sans aucun doute, le philosophe et le moraliste chrétien pourraient peut-être se rendre compte, sans trop de difficultés, de la grande leçon que la Provi- dence a voulu donner au monde, dans la chute de la Pologne. L'affaiblissement de la foi dans ce noble pays, qui, malgré sa constitution, demeurée celle du moyen âge au milieu de l'Europe moderne, resta grand tant qu'il resta le boulevard de l'orthodoxie catholique; la décadence des mœurs, et, entre autres, le scandale prolongé des divorces ; une noblesse, dont le chiffre s'élevait au dixième de la population totale, qui avait réduit presque tout le reste à l'état de servage, et qui, en même temps, avait presque anéanti le pouvoir royal ; l'anarchie presque permanente, par suite des rivalités héréditaires de quelques grandes familles : toutes ces causes réunies expliquent trop bien l'affai- blissement progressif des derniers temps et la catas- trophe finale. Mais, qu'on le remarque, c'est à la date précise où la Pologne, instruite par ses propres fautes, s'apprête à réformer sa constitution sous la sage in- fluence de deux frères, les princes Auguste et Michel Czartoryski; c'est au moment où le pouvoir royal va être raffermi, l'anarchie prévenue, le servage aboli,
LA POLOGNE ET LA RÉVOLUTION. 271
qu'on voit intervenir les trois puissances voisines et surtout la Russie, pour prévenir une réforme (jui eût rendu le partage impossible. Longtemps avant la France, la Russie a importé en Pologne le langage et les idées révolutionnaires. Aujourd'hui les trois puissances spoliatrices se plaignent de ce foyer d'incendie qu'il leur faut, disent-elles, contenir sans cesse dans l'inté- rêt de l'ordre européen. « Mais , pourrait-on leur répondre, ce foyer, qui l'a allumé? Ces manœuvres révolutionnaires, qui les a d'abord employées ? Si les révolutionnaires de tout pays trouvent, dans les iniquités dont la Pologne est depuis soixante ans la victime, le plus populaire et le plus spécieux de tous les prétextes contre les pouvoirs réguliers, à qui la faute? Si les émigrés polonais ont été partout et toujours accueillis, fêtés et trop souvent séduits par les avances de la révo- lution, il faut les plaindre sans doute; mais n'est-ce pas vous qu'il faut accuser? Enfin si, quelque jour, ce qu'à Dieu ne plaise ! sortant en réalité de cette Polo- gne que vous n'avez jamais cessé d'opprimer, la révolution venait à dévorer et à démembrer à leur tour les trois puissances spoliatrices, sans doute la conscience aurait à protester contre la violence des
hommes; mais qui donc oserait accuser la justice de Dieu ? »
Ce n'est pas tout encore : aux yeux de tout homme de sens et d'honneur, de quel poids peuvent être les reproches « d'esprit révolutionnaire » adressés à la Pologne vaincue, quand on voit les puissances qui l'ont
27â CONCLUSIONS MORALES.
dépouillée s'efforcer encore de tromper l'opinion par les procédés qui ont déjà servi Catherine II, et conti- nuer, pour achever la Pologne, les lâches pratiques qui l'ont une première fois perdue? Il ne s'agit pas ici de vagues accusations, lancées par des conspirateurs aux abois. Non : ce n'est pas seulement le comte Bibi- koff ou tel autre envoyé de Nicolas, qui suppose, dans un intérêt personnel, des complots imaginaires. C'est dans l'année même et dans le mois où' nous écrivons qu'un député polonais a pu, à Berlin, en plein parle- ment, prouver, avec des pièces authentiques, que la police prussienne elle-même fabriquait, imprimait, distribuait des pièces incendiaires destinées à prouver à l'Europe, et surtout à la Russie et à l'Autriche, l'esprit incorrigiblement révolutionnaire et ingouvernable des Polonais (1). Que sera-ce quand on aura écrit l'histoire véritable et définitive du massacre de Gallicie, et celle de la suppression de la république de Cracovie, le der- nier point de la terre polonaise où il fût encore permis d'être et de se dire citoyen polonais? Quel homme sé- rieux est aujourd'hui porté à rendre la révolution res- ponsable de cesdeuxactes iniques, dontl'un est un crime épouvantable, commis, dit-on, au profit de l'ordre, et l'autre un guet-apens, longuement prémédité par l'esprit conservateur de M. de Metternich ? Et enfin, quand môme tout espoir d'indépendance serait à jamais
(1) Interpellation de M. Niegolewfki à la chambre des dcpulés de Berlin, le 12 mai 1860.
LES POUVOIRS RÉGULIERS ET LA POLOGNE. 273
perdu, et le but poursuivi au grand jour parles trois puissances, entièrement atteint; quand, sous prétexte d'écraser la révolution, les Russes seraient parvenus à ne plus laisser un seul catholique à Wilna et à Varsovie, les Prussiens à supprimer, dans le grand duché de Posen, tous les propriétaires polonais, les Autrichiens à faire, à Cracovie, du polonais une langue morte; quand, pour tout dire, suivant le langage du jour, le fait accompli, cette dernière divinité des consciences éteintes et des époques avilies, aurait semblé consacrer à tout jamais, dans la Pologne disparue, la cause de l'ordre, victorieuse par de tels arguments , il serait encore d'un homme sage de ne point accuser la révo- lution de ces odieux résultats, et de se rappeler que l'histoire de la Pologne , écrite par les serviteurs aveugles, intéressés ou pervers des trois puissances, c'est encore une autre forme du vœ viclis : c'est l'his- toire de Carthage, écrite par les Romains.
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Les ponvoirs réguliers et la Pologne.
Heureusement les nations sont guérissables, et Dieu, qui ne châtie qu'en père et ne permet jamais le triom- phe absolu du mal et de l'erreur, a voulu que le mal et Terreur trouvassent en eux-mêmes leur propre châ- timent. Le système appliqué par Nicolas, continué par Alexandre, peut-il durer? L'œuvre de cette politique
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27 /l CONCLUSIONS MORALES.
diim-t-elle un jour en sa faveur le bénéfice définitif du fait accompli ? Nous ne le croyons pas. On pourrait en donïier bien des raisons. Une seule suiTit. Les moyens politiques de la Russie, la marche tortueuse de sa diplomatie, le machiavélisme odieux dont, après son vieil allié le grand empire du milieu, elle offre le type le plus tristement parfait : tous ces ressorts d'une civilisation demi-païenne et demi-barbare, sur les- qui'ls est fondée sa grandeur présente , sont aussi connus, aussi usés qu'ils peuvent l'être : nous en con- cluons que, de ce côté, si l'Europe le veut, ses succès sont finis. Ou sa politique cessera d'être tout asiatique et païenne, ou il en sera d'elle comme de ces mar- chands enrichis par le vol, qui, discrédités par des profits fabuleux, trouvent enfin leui' ruine dans l'im- probité même qui les avait élevés.
Politiquement, une réaction est imminente, qui ne le voit? Et nous osons espérer que la Russie elle-même est à la veille de reconnaître que, indépendamment de toutes les lois de la morale et de l'équité, il y a quel- que chose qui lui commande la justice : c'est son propre intérêt. Désorganisée, ruinée et affaiblie comme la Pologne elle-même par le despotisme de Nicolas, la Russie est devenue, tlit-on, pour quelque temps du moins, une puissance de second ordre. Quoi qu'il en soit de cette assertion, ce n'est pas aux hommes qui croient à la Providence de s'étonner, ni de se plaindre, s'ils voient l'épuisement mérité de la faiblesse succé- der airx extases brutales de la force. Un grand empire,
LES POUVOIRS RÉGULIERS ET LA POLOGNE. 275
pas plus qu'un simple citoyen, n'a le droit de chercher la sécurité ailleurs que dans la justice. Le grand ennemi de tout ordre et de toute sécurité est toujours la révo- lution ; mais est-il possible de la combattre encore avec ses propres armes? La combattre ainsi, cest la servir. Quelle fortune pour ses partisans, de pouvoir, les pièces en main, prouver à tous les peuples, avec l'histoire de la Pologne, que la parole d'un empereur de Russie a juste autant de valeur, mérite autant de crédit qu'un assignat révolutionnaire? Quel formidable argument fourni à la révolution, contre les pouvoirs réguliers, que cette longue série d'impostures diplomatiques, d'iniquités officielles, d'infamies légales, qui ont pré- paré, consommé, perpétué ce fait inouï depuis l'ère chrétienne, la suppression d'une nation chrétienne I Qu'on y songe, en effet : nous sommes en présence de l'oppression religieuse la plus immorale et la plus per- sévérante dont l'hisloire du xix' siècle fasse mention : or, elle a pour point de départ les manifestes de Cathe- rine, imposant, par la force, à la diète polonaise un traité en faveur de la liberté religieuse, sur la base que voici : « Art. m. La liberté de conscience est de droit divin, et ce fait intéresse tout citoyen. H est donc du devoir de tout État bien ordonné d'en faire jouir tous ses sujets et de ne les faire dépendre, sous ce rapport, d'aucune autre religion. » Et à l'heure où nous sommes, en 1860, les catholiques sont obligés, s'ils veulent rebâtir leurs propres églises, de couvrir, à leurs pro- pres frais, leur propre sol, d'églises schismatiques ! Et
276 CONCLUSIONS MORALES.
des prêtres, âgés et infirmes, sont envoyés en Sibérie pour avoir osé, sur la demande des parents, baptiser des enfants de pères catholiques ! Et la puissance qui com- met ces crimes impudents se présente comme l'avocate et la protectrice de la liberté religieuse en Orient !
Depuis la suppression de Cracovie, il n'y a plus un pouce de terrain en Pologne ([ui soit sous une domina- tion polonaise : or, le manifeste par lequel Catherine annonce le premier démembrement le présente comme destiné à prévenir « la ruine et la décomposition du royaume de Pologne, et à rétablir sur un fondement solide l'ancienne constitution de cet État et les libertés de la nation ! » Et quand les derniers débris de la glo- rieuse confédération de Bar ont été vaincus et dispersés, les trois puissances spoliatrices déclarent de concert que tous ceux qui s'attrouperont encore, sous quelque nom que ce soit, seront poursuivis, arrêtés et jugés, comme brigands, meurlriers el incendiaires !
Les traités de Vienne avaient garanti aux Polonais, placés sous la domination des trois puissances, une administration distincte , une représentation et des institutions nationales, sans parler de l'indépendance de Cracovie. Qu'est-ce que les trois puissances ont fait des traités de Vienne? Fallait-il donc former une Sainte-Alliance et invocjner la sainte Trinité pour mettre à l'abri de ce nom sacré la plus dérisoire im- posture ?
Voilà les actes des pouvoirs réguliers , voilà les œuvres de la diplomatie, voilà ce que font les cabinets.
LES POUVOIRS RÉGULIERS ET LA POLOCiNE. 277
Et c'est avec de telles armes qu'on se flatte de vaincre la révolution !
On compte aujourd'hui beaucoup sur la diplomatie, et c'est là un progrès des temps nouveaux qu'il faut reconnaître. Il est digne des peuples chrétiens de ne se décider à la guerre qu'après les derniers efforts pour la conjurer; mais il y a une chose qu'on oublie : pour que la diplomatie soit forte, il faut qu'elle soit hono- rée; pour être honorée, il faut 'qu'elle soit honnête. N'est-il pas temps, pour un gouvernement qui veut tenir une place ('?levée dans l'opinion, de rompre toute solidarité avec les procédés de (Catherine et de renoncer aux traditions dangereuses de sa diplomatie scélérate? Il n'y va plus seulement de l'honneur, il est aussi de l'intérêt de tous les pouvoirs de laisser désormais à la révolution le monopole de la malhonnêteté politique, comme elle lui a, depuis longtemps déjà, abandonné le monopole de l'assassinat.
Naguère un illustre ami de la Pologne, avocat géné- reux de tous les faibles contre la tyrannie des forts, prenait contre lord Palmerston la défense de l'auguste Pie IX, brutalement calomnié en plein parlement (1). Les pages vengeresses ont fait le tour de l'Europe et ne seront pas oubliées. Pourquoi cet applaudissement uni- versel? C'est que l'illustre écrivain n'était pas seule- ment un catholique qui défendait un pontife, un fds qui parlait pour son père, mais un honnête homme in-
(1) Pie IX cl lord Palmerston^ par le comle de Montalembert.
278 CONCLUSIONS MORALES.
digne qui faisait un appel à tous les cœurs honnêtes, et, pour châtier un lâche abus de la parole, commis en plein parlement, contre une majesté sans défense, jetait à la face du noble vicomte, en pleine Europe, sa vilenie !
C'est un sentiment de même nature que doit soule- ver la fameuse parole d'Alexandre II aux Polonais : « Ce que mon père a fait est bien fait, et je le maintien- drai. » Quoi ! corrompre pour régner, tromper pour vaincre, tuer pour convertir; se faire de la conscience et des mœurs de son peuple un vil jouet, spéculer sur l'ignorance qu'on prépare, préméditer l'abrutissement de ceux qu'on gouverne, c'est là l'œuvre qu'on veut maintenir; et, sous prétexte que c'est le catholicisme seul qui est écrasé, les ennemis même du catholicisme resteront muets ; la fibre chrétienne sera la seule émue ! A Dieu ne plaise que le sens moral ait à ce point dis- paru ! Ce que mon père a fait est bien fait! Non pas, sire ! car, prenez-garde : si le monde chrétien est partagé en communions diverses, il n'y a pas deux consciences, il n'y a pas deux raisons, il n'y a pas deux morales; et cette œuvre que vous voulez mainte- nir, elle est perverse, et pervers, devant Dieu et devant les hommes, quiconque la maintiendra, parce qu'il n'y a pas de droit contre le droit, sire !
CHAPITRE XL
CONCLUSIONS RELIGIEUSES. — LES DEUX EGLISES.
Le principe du sciiisiue.
Si la politi(iue du schisme représentée par les em- pereurs orthodoxes, mise en face de la politique catho- lique représentée par la papauté, n'a rien à gagner au parallèle, que dirons-nous de la religion russe com- parée à la religion catholique, telle qu'elle nous appa- raît dans la lutte avec la Pologne? Ce parallèle nous est indispensable pour faire comprendre comment, indépendamment même de tout dessein prémédité de persécution, le gouvernement russe, par le seul fait du schisme, aurait été conduit à appliquer à l'Église polo- naise des mesures qui doivent la tuer, mais dont l'ini- quité n'est frappante que pour des catholiques, ou pour tous ceux qui, en lisant l'Évangile, ont su y voir que la distinction et l'indépendance réciproque des pouvoirs temporel et spirituel en étaient la principale, et, pour ainsi dire, la plus divine nouveauté.
Si conspirer dans le secret, travailler dans la nuit, et frapper dans l'ombre est la ressource par excellence île la politique moscovite, pour l'Église russe rester cachée,
280 CONCLUSIONS REUCIliUSES.
vivre ignorée et ignorante sans faire parler d'elle et sans parler des autres, était non-seulement utile, mais rigoureusement nécessaire. 11 y a longtemps qu'on l'a dit : le grand jour la tuera; et, chose étrange, mais d'une consolante justice j ce sera au souverain qui, pour l'accroître, n'a reculé devant aucune violence; qui, le premier, lui a décerné fastueusement le nom exclusif d'orthodoxe (i), que cette Église devra de voir se hâter son déclin et se précipiter sa chute : et Dieu veuille que cette chute ne soit qu'une heureuse transformation, qu'elle ne périsse que pour renaîtie !
Si l'on nous demande, en effet, par quel chemin tant de nobles cœurs que la naissance avait faits schis- matiques, sortent aujourd'hui et sortiront, tous les jours plus nombreux, de l'orthodoxie officielle, nous répondrons : par le chemin de la Pologne. Assurément cette voie n'est pas la seule, mais qu'elle soit déjà suivie, nous le savons par nous-même.
C'est celle qu'avait prise un noble Russe, récem- ment revenu au catholicisme, homme instruit, élevé à Pétersbourg, mais n"ayant jamais ouvert un livre de controverse et ignorant jusqu'au nom du comte Joseph de Maistre, (|ui nous écrivait peu de temps après son abjuration :
« Il me hâtait d'entrer dans une nouvelle vie, de secouer une religion que je mc^prisais, et maintenant
(1) Par un oukase de 1839.
LE PRINCIPE DU SCHISME. 281
le rêve de tant d'années vient de s'accomplir pour moi ! »
Une religion que je méprisais : quelle parole, quand on songe que cette religion professe, à peu de choses près, tous les dogmes de la véritable Église, que depuis des siècles elle fait vivre un grand et bon peuple, où la foi, jusqu'à ce jour, n'a cessé de produire des vertus; et qu'enfin elle est la partie de beaucoup la plus con- sidérable et l'héritière de cette grande fraction de l'Église universelle, où se sont tenus les huit premiers conciles œcuméniques, où ont fleuri les Basile, les Chrysostome, lesGrégoire deNaziance, les Jean Damas- cène, l'ornement et la lumière de leur siècle, les doc- teurs des chrétiens de tous les temps, de toutes les langues et de tous les pays !
Pourtant cette expression n'est que juste, et, en dehors de toute controverse, elle naît invinciblement sur les lèvres de tout homme de bien et de tout homme instruit qui regarde en face l'Église grecque, non pas telle qu'elle est dans son antique et auguste origine, mais telle qu'elle est aujourd'hui à Constantinople, à Jérusalem, à Alexandrie, mais surtout en Russie : telle surtout que nous l'ont révélée ses récents rapports avec la Pologne catholique.
Veut-on avoir le secret de cette dégradation qui, à première vue, choque les yeux de la conscience? Il faut remonter au principe : dès l'origine du schisme, on voit les titres de sa condamnation nettement ex- primés, dans une lettre du grand pape Nicolas, qui
'282 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
eut la gloire de le combattre à sa source, dans Photius lui-même et dans le misérable empereur qui le protégeait .
« Avant Jésus-Christ, écrit le pape à Michel l'Ivro- gne, digne patron de Photius, il y avait des rois qui étaient en même temps prêtres, comme Melchisédech. Satan l'a imité dans la personne des empereurs païens, qui étaient souverains pontifes. Mais après la mort de celui qui est véritablement roi et pontife, l'empereur ne s'est plus attribué les droits du pontife, ni le pontife les droits de l'empereur. Jésus-Christ a séparé les deux puissances, en sorte que les empereurs eussent besoin des pontifes pour la vie éternelle, et que les pontifes se servissent des lois des empereurs pour les affaires temporelles (1). »
Or, que sont devenues à Constantinople, et surtout à Pétersbourg et dans toutes les Églises séparées de Rome, la distinction et l'indépendance des deux pouvoirs, dis- tinction que toutes les Églises, aussi bien que la nôtre, reconnaissent en principe et qui est si nettement ex- primée dans l'Évangile ?
L'étranger désintéressé qui , en dehors de toute préoccupation religieuse, considère l'Église de Russie, ne voit guère qu'un dogme vivant et agissant , lequel est partout; un dogme fait homme, qui tient peu de place dans les catéchismes traduits en français
(1) Cilé par Rohrbacher, Hisl. ecclés., t. XII, p. 182.
LE PRINCIPE DU SCUISMi;. 28S
par ordre du gouvernement russe (t), mais qui, dans la pratique, absorbe et supprime tous les autres, et qui les plie ou les brise à volonté toutes les fois qu'ils sont un obstacle : ce dogme, on l'a déjà nommé, c'est l'omnipotence absolue de l'empereur en matière religieuse.
C'est déjà donner une suffisante idée du pouvoir exorbitant que s'attribue l'empereur, et de l'étrange manière dont s'interprète à Pétersbourg la maxime évangélique de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, qiTe de rappeler les actes arbi- traires de Nicolas à l'égard de l'Église catholique de Pologne. Supprimer les couvents et leur prendre leurs biens, modifier de son chef les règles monastiques, fonder ou abattre des évêchés, tracer les limites des diocèses, permettre ou défendre l'exercice des fonc- tions les plus strictement ecclésiastiques, comme la confession ou la communion, imposer des catéchismes, tous ces actes d'une tyrannie inconcevable, et qui, en Occident, paraîtraient non-seulement monstrueux, mais puérils dans leur minutie tracassière, l'empe- reur les exerce sans contestation et sans contrôle à l'égard de \ orthodoxie gréco-russe ; et peut-être pour- rait-on prétendre, avec grande apparence de raison,
(2) Nous faisons allusion au Catéchisme détaillé de V Église catho- lique orthodoxe d'Orient. Paris, chez Klinsieck, i 851 , ouvrage hété- rodoxe par les vérités qu'il ne dit pas, beaucoup plus que par les erreurs, fort peu nombreuses, qu'il exprime. L'auteur est M»"" Phila- rète, métropolitain de Moscou.
28/1 CONCLU.Si()NS RELIGIKUSES.
que ce n'est pas sans une certaine bonne foi qu'il usurpe si souvent, à l'égard de ses sujets catholiques, les droits et les prérogatives réunis du pape , des évoques et des simples prêtres, en appuyant (ce que le pape ne fait pas) d'une menace de Sibérie , souvent suivie d'effet, ses canons impériaux. Chose bien digne de remarque et destinée tôt ou tard à être remarquée, même des Russes orthodoxes : les prélats qui composent le prétendu saint-synode ont si parfaitement habitué le czar Pierre et ses successeurs à ne voir dans un évoque qu'un fonctionnaire comme un autre, une de leurs créatures, et même la plus simple et la plus inoffensive de toutes, que la seule notion de ce que c'est qu'un véritable évêque serait depuis longtemps sortie de leur esprit, s'il n'y avait quelque part une Église catholique, héritière légitime des Athanase et des Chrysostome, aussi bien que des saint Ambroise et des saint Léon.
Mais venons aux exemples : nous n'aurons que l'em- barras du choix.
II
i.e schisiae grec cl le mariage.
On sait que si l'Église catholiqu(3 a tant de fois trouvé, dans les princes môme catholiques, de redou- tables adversaires et des enfants dénaturés, c'est sur- tout lorsqu'elle a voulu défendre contre eux l'indisso-
LE SCHISME GREC ET LE MARL\GE. 285
lubililé du mariage et les saintes lois de la chasteté conjugale. Pour ne citer qu'un fait, le plus éclatant de tous, c'est la gloire du pape Clément VII que d'avoir soutenu jusqu'au bout les droits de l'infortunée Cathe- rine d'Aragon, contre les prétentions adultères de Henri YIII. Cette résistance apostolique coûta au saint- siége l'obédience du royaume britannique. Mais il n'est encore entré dans la pensée d'aucun pape qu'il eût mieux valu céder aux menaces et à la crainte, et sacri- fier la vérité révélée de Dieu aux passions libertines d'un souverain, fût-ce même dans l'espoir de conser- ver à l'Église plusieurs millions de ses enfants. Et si quelque catholique peu instruit, ou confondant mal à propos les exigences de la diplomatie humaine avec les règles imprescriptibles de la diplomatie divine, se pre- nait à regretter la fermeté du successeur de saint Pierre en un pareil sujet, il n'y aurait qu'à lui deman- der en quel temps et en face de quel pouvoir, l'Église romaine, pressée de sacrifier un principe, a jamais décliné la persécution et oublié la grande parole de saint Cyprien : « L'évoque, tenant dans ses mains l'Évangile de Dieu, peut être tué : il ne peut pas être vaincu ! »
Les évoques du saint-synode ont un autre système, on l'a vu de nos jours.
Le grand-duc Constantin, frère d'Alexandre I" du vi- vant de sa première femme, voulut en épouser uneautre; l'empereur y consentait : que faire? L'Église grecque défend le divorce, sauf dans le cas d'adultère, et l'on
286 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
ne songeait pas à élever contre lagrande-duchesse Anna Feodorowna nne accusation de celte nature. En pré- sence d'une si monstrueuse violation des canons, autorisée par l'empereur, qui devait protester? N'était- ce pas le saint-synode ? Pouvait-il oublier le glo- rieux exemple que, dans une circonstance toute sem* blable, avait donné aux évoques de tous les temps un des plus illustres patrons de l'Église grecque , saint Théodore Studite? Un prince de même nom, Constantin YI Porphyrogénète , avait, du vivant de Marie sa femme, contracté mariage avec Théodote sa concubine. En 809, une assemblée de prélats cour- tisans avait déclaré cette union légitime et proclamé les princes au-dessus des lois divines. Que fit le saint patriarche? Il protesta seul contre l'adultère, comme il avait protesté contre l'hérésie des briseurs d'ima- ges; et c'est du fond de sa prison que l'héroïque con- fesseur de la foi écrivait au pape saint Léon III : « Puisque Jésus-Christ, notre Dieu, a confié à Pierre, d'abord les clefs du royaume des cieux, puis la dignité de prince des apôtres, c'est à Pierre ou à son succes- seur qu'il faut faire connaître toutes les innovations introduites dans l'Église catholique contre ceux qui s'écartent de la vérité... 0 chef très divin de tous les chefs, il s'est formé, suivant l'expression de Jéréaiie, une assemblée de prévaricateurs et une réunion d'adultères! »
Les prélats du saint-synode avaient une occasion de montrer ([u'ils étaient, comme ils s'en vantent, les
LE SCmSMK GREC ET LE MARIAGE. 287
héritiers du glorieux patriarche, et qu'ils n'avaient point dégénéré de leurs ancêtres. Protester hautement était de leur devoir ; il y allait de leur honneur, et bien plus de rhonneur de l'Église; se taire eût été lâcheté. Peut-être cependant le silence eût-il pu s'excuser par l'inutilité certaine de la remontrance.
Le saint-synode prit un troisième parti, celui d'une approbation sacrilège !
Par une décision solennelle, il approuva le ma- riage et le déclara licite et valide. Un tel acte, si nouveau , même en Russie , si contraire à la doc- trine connue de l'Église orthodoxe , avait besoin d'être justifié. Le saint-synode ne balança pas à fonder sa décision sur un canon de saint Basile et à prendre, pour complice de cette servile complaisance, le grand archevêque de Césarée. Il va sans dire que saint Basile n'avait rien statué de pareil; et Teût-il fait, son décret n'aurait jamais pu recevoir d'application au delà des limites de son diocèse, et n'obliççeait en rien l'Édise universelle. Mais pour que le lecteur puisse juger du degré d'audace avec lequel le saint-synode osait citer saint Basile, il n'y a qu'à copier textuellement, ce que le saint-synode s'est bien gardé de faire, le canon de saint Basile.
«Si une femme, qui a abandonné son époux, en prend un autre, elle commet un adultère; mais ri'poux abandonné, s'il convole à d'autres noces, est digne d'indulgence, et la femme qui habite avec lui ne sera pas condamnée comme adultère. »
288 CONCLUS'IONS RELIGIEUSES.
Or, dans l'espèce, il n'était question ni d'adultère, ni d'abandon d'un époux par sa femme, et il n'est ])as question de divorce dans le canon de saint Basile (1 i, mais seulement des peines, plus ou moins graves, à infliger aux époux qui se séparent.
On voit ce que devient, dans l'Église russe, la plus liaute autorité ecclésiastique, celle qui remplace le patriarche, celle qui, selon les catéchismes orthodoxes, joue le rôle du successeur de Pierre sur le trône patriarcal d'Occident.
Le lecteur ne pourra pas s'empêcher de remarquer ici avec quelle justesse le pape Nicolas T" rapproche des empereurs païens les souverains qui, depuis Jésus- Christ, veulent réunir dans la même main, de fait ou de droit, le sacerdoce et l'empire. Quand l'empereur Claude voulut épouser sa nièce Agrippine, il s'adressa au sénat, qui déclara licite, par une loi, ce que jus- qu'alors la religion et la morale avaient défendu. Ainsi le synode du prédécesseur de Néron justifie l'inceste : le synode du prédécesseur de Nicolas autorise solen- nellement l'adultère ! Mais du moins le sénat de Rome n'avait point calomnié un père de l'Église, et tenté de cacher sa servilité sous le voile d'une imposture sacrilège !
(1) Voy. Persécutions el so)///'/'a»ct's, p. -18. L'auteur auquel nous einpruiilons ce fait cite le canon viii de saint Basile : c'est sans doute une erreur de chiffre. Le canon cité est le ix*' ; voici le texte : Il xaTa)>(7r(>ijTa, [j.or/^cxkii;, zt m aXXov y;).9ôv œ^Spa. ' o St xocraXeîc^Osiç (jOyyvtoffTo; eart, xa't /) a'jvotxoycot tw TOtourw ou xcxTc.xpivtra!. Kdil. Migne, t. IV, p. 073.
LE SCHISME GREC ET LE MARL\GE. 289
« Rien n'est désormais contraire aux saintes lois de la pudeur, s'écrie Tacite en rapportant ce fait, qu'autant que le pouvoir du maître y trouve son inté- rêt (1). » Sur qui tombe le trait sanglant de l'immor- tel historien? Sur le sénat de la Rome impériale, ou sur le saint-synode de Saint-Pétersbourg ?
Ce qu'avait fait Alexandre, Nicolas ne devait pas avoir plus de scrupule à le faire; aussi abolit-il de son plein gré, sans aucune remontrance des gardiens de l'orthodoxie, plusieurs degrés de consanguinité et d'affinité regardés jusque-Là pai' l'Église russe comme enq)écheinents dirimants au mariage : tant il est passé en principe que l'ancienne discipline, si solennelle- ment attestée, toutes les fois qu'il s'agit de se plain- dre de l'Église d'Occident, n'a rien à voir à tout ce que fait ou défait le très pieux empereur !
Si le saint-synode est si coulant quand il s'agit des règles les plus véneh^ables de l'Église, on ne s'étonnera pas de voir l'empereur Nicolas dédaigner de consulter le saint-siége toutes les fois qu'il s'agira de casser le mariage de ses sujets catholiques.
Ce n'était pas assez qu'un oukase eût permis aux femmes, dont les maris ont été condamnés à l'exil, à la prison, aux mines ou aux galères, de se remarier du vivant de leurs époux, à la condition d'élever leurs
(1) Nihil domi impudicum nisi dominationi expedirel. Tacil. Ann. xii, 7.
19
200 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
enfants dans la religion russe (1), il fallut insérer jus- que dans le code criminel destiné au royaume de Po- logne, des articles absolument subversifs de toute mo- rale , non-seulement religieuse, mais naturelle , non- seulement catholique, mais schisniatique.
Par exemple, on y lit que la condamnation aux tra- vaux forcés (on sait pour quels délits elle peut être pro- noncée en Pologne) est suivie de Vamission des droits de famille (art. 29). L'article suivant déclare que l'a- lïiission des droits de famille consiste :
1" Dans la cessation dos droits du mariage, excepté le cas où le conjoint du condamné le suit volontairement à l'en- droit de sa condamnation. Le conjoint qui ne suit pas le con- damné peut d'smunder divorce à l'autorité ecclésiastique respec- tive, laquelle jugera d'après les lois de sa confession. Dans le cas où le condamné serait gracié par, le monarque, ou re- comiu innoccnfpar un décret subséquent et renvoyé au lieu de son ancien domicile, alors le mariage continue, si le di- vorce n est pas encore demandé.
2" Dans la cessation de la puissance paternelle, quand les entants ne suivent pas le condamné au lieu de sa condamna- tion, ou qu'ils le quittent après l'y avoir d'abord suivi.
Laissons de côté le caractère sauvage de ces articles, pour ne les exi^miner qu'an point de vue de la religion et de la conscience.
Voilà donc un législateur, garant et défenseur de
(1) Theiner, I, 328.
LE SCHISME GREC ET LE MARIAGE. 291
l'orthodoxie évangéliquedans un vaste empire, qui d»'- crète que le mariage de ses sujets pourra être dissous dans cent quatre vingt-quinze cas différents (car il n'y en a pas moins), quoique l'Évangile n'en connaisse au- cun. Ce code est destiné à des peuples presque exclusi- vement catholiques, dont le dogme n'admet la dissolu- tion du mariage dans aucun cas. Mais de plus, dans les cent quatre-vingt-quinze cas, nous doutons qu'on ait compris ladultère, cas unique dans lequel l'É- glise grecque (1), plus tolérante, admet que le lien
(1) Nous ne parlons ici que de l'Église orientale au temps des Basile et des Chrysostome, où celle tolérance, fondée sur une in- terprétation, propre aux Grecs seuls, de quelques versets de saint Matthieu, était déjà passée en coutume, Mais, depuis que les liens de l'union entre les deux Églises se sont relâchés, puis brisés, les empiétements de l'autorité civile ne trouvant plus de frein dans le pouvoir spirituel, toutes les causes de divorce, reconnues par la loi civile, ont passé dans la loi canonique. Photius eut le triste hon- neur, qui lui revenait de droit, de consacrer, au nom de l'Église, les prétentions des empereurs grecs à imposer aux chrétiens une légis- lation sur le mariage formellement contraire à l'Évangile. Il pu- blia un corps de droit canon qu'il appela Nomocanon, pour faire en- tendre que les lois impériales et les canons de l'Église avaient la même force, ou plutôt puisaient leur autorité à la même source. C'est ainsi qu il insère dans son recueil, pêle-mêle, les Novelles de Justinien et les lois canoniques. Peu à peu, à son exemple, les canonistes grecs.se sont habitués à donner la première place aux lois impé- riales. De là vient que, des lois civiles de Justinien, ont passé dans le droit canon des Grecs nombre de causes de divorce qui rendent le lien conjugal presque illusoire. La novelle 1 1 7 de Justinien recon- naît six causes de divorce en faveur du mari, cinq en faveur de la femme. A dater du schisme de Photius, il s'en ajoute trois autres, qui sont communes aux deux époux. Outre ces causes de divorce, qui sont toutes insérées dans le Nomocanon et dans le corps du
292 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
conjugal puisse être brisé. A quelle population doit donc s'appliquer une loi pareille pour ne pas blesser le sens moral et froisser les consciences? On déclare, en général et sans distinction, que le conjoint qui ne suit pas le condamné peut demander le divorce à Tauto- rité ecclésiastique respective, lacpielle jugera d'après les lois de sa confession. Mais ces lois, sauf une excep- tion peut-être unique, et pour les Grecs seuls, défen- dent d'admettre même les demandes de divorce ! Quelle idée se fait donc l'empereur de l'autorité ecclé- siastique même catholique (car il s'agit du royaume
droit canonique des Grecs, le droit canon des Valaques grecs en reconnaît encore trois autres. La collection récente du droit canon des Grecs, donnée par M. Rhalli, président de l'aréopage d'A- thènes, sous les auspices du saint-synode de l'Église hellénique (1852-18561 s'ouvre par le Nomocanon de Photius : elle est pré- cédée d'un grand éloge de ce patriarche et de son œuvre. Dans tout cela, où est l'Évangile, et comment expliquer l'exclamation décou- ragée des disciples, quand ils entendent le Sauveur leur révéler la loi sévère du mariage chrélien : Si ita est causa Iiomims cum uxore, non expedil nubere? [Yoy . Perronde, De matrimonio christiano, t. III, 397 et sq. Romse, 1858.)
En ce qui concerne l'Église russe en particulier, un aumônier de la chapelle russe de la cour, à Stuttgart, J. Bazaroff, qui s'est pro- posé dans un écrit ayant pour titre : Le mariage selon la doctrine et le ril de CÉylise orthodoxe russe, de défendre l'indissolubilité du ma- riage, parce qu'il est un sacrement, n'en reconnaît pas moins que, selon la loi civile russe (lisez selon l'Église russe, car c'est tout un), le mariage peut être dissous, outre le cas d'adultère, lorsqu'une des parties a disparu sans qu'on ait eu de ses nouvelles pendant cinq ans, lorsqu'une des parties a été condamnée à l'exil perpétuel, enfin dans des cas très rares, pour cause de stériiilé. (Voy. le P. Gagarin, El. de ThéoL, III, 481.) C'est celte loi que Nicolas a trouvé bon
LE SCHISME GREC ET LE MARL^GE. 'J93
de Pologne) ? Hélas ! celle que le saint-synode de Pétersbourg, toujours muet, toujours servile devant de pareilles énorniités, a pu en donner à son terrible prolecteur !
Ce n'est pas tout : voyez de ([uoi dépend le main- tien des droits du mariage.
Il dépend : l"du caprice du conjoint (pii peut, sui- vant le dévouement ([u'il se sent, s'attacher ou non à la fortune du condamné ;
2° Du caprice du monarque qui peut gracier le con- damné, et par là faire revivre en lui, à volonté, les droits du mariage et la puissance paternelle ;
d'imposer à la Pologne (;atholique. Nous le demandons encore à tout homme de bonne foi, dans loul cela, où est l'Évangile?
Nous n'ignorons point jusqu'où alla, dans l'Église caiholique de Pologne elle-même, l'abus des divorces prononcés à la suite de nul- lités souvent réelles, mais préméditées et frauduleusement intro- duites dans les unions contractées. Mais il y a cette différence es- sentielle entre le schisme et l'Église véritable, c'est que celle-ci, qui souffre des passions des hommes, ne cesse jamais de protester con- tre les abus et de maintenir la loi divine, même au prix de son sang. Les évéques de Pologne n'ont pas failli à ce devoir. La dernière diète du royaume de Pologne, en 1830, fut marquée parles coura- geuses plaintes des évêques sur le scandale des divorces ; ce fut malgré eux qu'on fit passer définitivement les causes de nullité de mariage sous la comjiotence des tribunaux civils. L'cvêque de Pod- lachie Gutkow:?ki, et Skorkowski, évêque de Cracovie, furent vic- times de leur zèle pour les saisits canons, et reçurent l'un et l'antre l'ordre de quitter Varsovie avant la fin de la diète. (Voy. Theiner, I, 31 1-320.) Ainsi, la Providence a voulu, par une glorieuse répara- tion des scandales du passé, et surtout du xviir siècle, que la sainte cause de l'indissolubilité du mariage fût le premier prétexte de la persécution religieuse dans la Pologne du xix'' siècle.
29/l CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
3° De l'erreur ou de la servilité du juge ([ui a pu se tromper, et dont l'arrêt peut être cassé ;
[i° Du fait, tout arbitraire, que le condamné gracié soit renvoyé au lieu de son ancien domicile et non pas ailleurs;
5" Enfin, du t'ait, tout fortuit, que le divorce n'ait pas encore été demandé.
Le maiutien ou l'abrogation de l'autorité paternelle dépend encore d'une sixième cause savoir : du caprice de l'enfant qui, après avoir d'abord suivi le condamné au lieu de sa condamnation, juge ensuite à propos de le quitter. Nous sommes étonnés que cette sixième cause ne s'applique pas également au divorce, pour le cas où l'époux, assez généreux d'abord pour suivre son conjoint en Sibérie, ne l'aurait pas été assez pour y rester.
Une telle législation, destinée à la Pologne catholi- que, est à elle seule un commentaire suffisant de ce passage du mémoire du comte Gourieff, cité plus haut (1 ), dans lequel le ministre russe, parlant au pape lui-même, s'étonne que l'Église catholique se croie le droit d'intervenir dans «les affaires matrimo- niales » , et lui rappelle, avec tant d'autorité, « que ces prétentions seraient un empiétement sur le pouvoir politique, appelé à régler en dernier ressort les rap- ports des différentes autorités entre elles, et à fixer les limites de leurs attributions respectives ! »
(1) Voy. page 89-
l'empereur orthodoxe et son clergé. "^OS
m
L'empereur orthodoxe ei son clergé.
11 nous serait facile, et on l'a fait mille fois, de mul- tiplier les preuves de l'annihilation complète, ou plutôt de l'absolue abjection de Tordre ecclésiastique, dans ses rapports avec l'autorité civile, en Russie. Nous pourrions parcourir tous les degrés de la hiérarchie, depuis le prétendu saint-synode, servile quand il se tait, plus servile encore quand il parle, jusqu'au dernier des popes de village ; depuis les univer- sités et les couvents piivilégiés, où se forme le petit nombre de sujets distingués dont le gouvernement se sert pour remplir les évêchés, pour le service des am- bassades et en général pour tous les postes que les étrangers peuvent voir, jusqu'aux misérables couvents d'hommes et de femmes, oii languissent de pauvres êtres sans piété, sans ferveur, sans charité, asiles iné- vitables de l'ignorance et du vice : partout on retrou- vera le même résultat produit principalement par la même cause : la subordination ou plutôt l'effacement absolu de l'élément religieux, sous l'absorption du pouvoir civil (1).
(I j Sur l'état des couvents de femme en Russie, on peut consulter la relation de la mère Macrina. Les couvents d'hommes ont été long- temps l'élément sérieux et la force vive du clergé russe. Il y avait encore de la piété et de la science. Aujourd'hui ce n'est plus qu'un nom. En dépouillant les couvents, on n'a laissé subsister (et encore
290 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
Ce qu'il y a de plus instructif et ce c^ui rend si utile à contempler le spectacle de cette Église, c'est que, malgré les vieilles formes solennelles qui recouvrent encore les restes d'un grand culte, et sont une der- nière satisfaction donnée à la foi des peuples, ni l'au- torité civile ne prend plus la peine de déguiser sa prépondérance, ni l'autorité ecclésiastique celle de ca- cher son abjection. Il n'y a aucun droit qu'un évoque russe ne laisse prendre au gouvernement dont il doit à tout prix conserver les bonnes grâces, et il n'y en a
on peut croire que c'est provisoirement) que le petit nombre de cou- vents nécessaires pour ne pas froisser trop vivement la piété du bon peuple russe, toujours très attaché à la foi et aux vieilles Iraditions. Un point embarrassait le gouvernement russe : c'est la règle de l'Église grecque qui n'admet pasd'évêques mariés, et veut par con- séquent qu'ils soient pris parmi les moines. On tourne la difficulté en donnante quelques jeunes gens -distingués des universités, dési- gnés pour l'épiscopat, le titre de quelque abbaye. Ils font profes- sion pour la forme; alors on les ordonne, contrairement aux usages, sans les marier préalablement, puis on les élève à l'épiscopat. Par là, le gouvernement a ôté aux pauvres couvents qu'il veut bien laisser subsister le seul attrait qui pût encore y attirer des sujets capables. On ne s'étonnera point que le clergé soit la seule carrière où la no- blesse russe ne soit représentée par aucun de ses membres, et soit devenu une caste fermée, contrairement au principe et à l'essence même du christianisme. — On nous apprend que le métropolitain de Moscou, M^'' Philarète, vient, de son autorité privée, d'ordonner prêtre un diacre qui n'était ni moine ni marié. Comme on représen- tait à l'archevêque que cet acte était contraire à tous les usages de l'Église russe, il répondit qu'il n'était pas coulraire aux canons. Si le digne archevêque est décidé à persister dans cette voie et à suivre les canons Jusqu'au bout, nous le félicitons sincèrement d'avoir pris un parti, certainement funeste à son repos, mais qui peut être pour l'Église russe un commencement de délivrance, et par cela mémo de résurrection et de retour à l'unité.
l'empereur orthodoxe et son clergé. 297
aucun que le gouvernement hésite à usurper, s'il y trouve son intérêt. L'histoire de la théologie de l'É- glise russe, faite par des prélats russes, fournit sur ce point les plus lamentables, mais les plus instructifs en- seignements.
Au xvni* siècle, la cour impériale favorise le protes- tantisme; on sait que Pierre le Grand, par le conseil du genevois Lefort, devait déjà au protestantisme la commode invention du saint-synode : il n'en fallut pas davantage pour que l'enseignement de la théolo- gie devînt tout protestant, et que le protestantisme s'introduisît, non "pas chez les laïques, mais «dans le clergé (1), dans les écoles ecclésiastiques et parmi les évêques eux-mêmes. »
Au commencement du xix« siècle, on sentit le be- soin de réformer cet état de choses et de réorganiser les écoles ecclésiastiques. Que fera le gouvernement, car c'est lui et toujours lui, qui fait tout dans l'Église? Il imaginera d'ôter l'autorité et l'inspection dans les écoles ecclésiastiques aux évêques diocésains ! Mais laissons la parole au P. Gagarin.
'(En 1807, une commission composée d'ecclésias- tiques et de laïques, et dont Speranski était l'âme, fut créée. Toutes les écoles du clergé furent placées sous son autorité immédiate. Il devait y avoir des acadé- mies ou maisons de hautes études dans les grands
(l) Voyez le P. Gagarin, Eludes de théologie el d'histoire, t. I, p. 56.
298 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
centres, des séminaires dans chaque diocèse, des écoles inférieures dans chaque arrondissement. L'adminis- tration et l'inspection de ces écoles et toute l'autorité se trouvaient concentrées entre les mains de la commis- sion des écoles ecclésiastiques, qui devenait ainsi une institution complète. Pour s'en faire idée, qu'on se figure une université ecclésiastique embrassant dans sa puissante organisation, avec les facultés de théolo- gie, tous les grands et tous les petits séminaires, et dans laquelle les évêques n'auraient rien à voir. Toute l'éducation du clergé, ainsi soustrait à l'autorité de l'épiscopat se trouvait confiée à une commission com- posée de laïques, dans laquelle le gouvernement ap- pelait ([uelques évêques à son choix (1). »
Voilà donc le rôle qu'on laisse aux évêques : ils ne sont plus gardiens de la doctrine, ils doivent au pou- voir l'obéissance du soldat. La cour est-elle protes- tante, les évêques inclinent en masse au protestan- tisme. Le gouvernement veut-il réformer l'enseigne- ment ecclésiastique, il se passe des évêques.
Mais qu'arriverait-il si des membres de l'épiscopat, moins oublieux de la mission dont le Saint-Esprit a revêtu les évêques et non les laïques, empereurs ou simples fidèles, fonctionnaires ou non, voulaient faire quelque résistance, et se souvenir de saint Athanase devant "Constantin ou de saint Basile devant le préfet Modeste? On va le voir.
(1) Ibid., page 57.
l'empereur orthodoxe et son clergé. '2^)9
Au xvi" siècle, Iwanle Terrible (celui que la censure de Nicolas défendait d'appeler tyran) fit étrangler le patriarche Philippe, qui lui reprochait ses désordres : préalablement, il l'avait fait condamner par ses col- lègues.
Le même empereur fit coudre dans une peau d'ours et dévorer par les chiens l'évêque Léonidas de Now- gorod, qui avait refusé de bénir un mariage défendu par la loi de l'Église orientale (alors le saint-synode n'était pas encore inventé) .
Au xvu' siècle, Pierre le Grand se vantait de sur- passer Louis XIV en un point : celui de l'obéissance complète à laquelle il avait su réduire son clergé. En effet, le sort des slrélitz menaçait tous les évêques ré- calcitrants. Il fil rouer, sur la place de Moscou, le pieux Dosithée, métropolite de Rostow : il l'avait fait d'abord dégrader par ses collègues. Il se borna à faire empoi- sonner le métropolite de Kieff. Sentant le besoin de réformer son clergé régulier, Pierre fit tenir un con- cile à Moscou, mais il confia l'exécution de cette ré- forme à son capitaine des gardes BaskakofF.
Au xvm' siècle, on veut protestantiser les évêques ; quelques résistances se produisent ; on dépose, on em- prisonne, on maltraite quelques prélats ; mais, par crainte, la grande majorité applaudit. En 176^, le seul évêque qui eut le courage de protester contre la confiscation des biens de l'Église, le métropolitain de Rostow et Jaroslaw, Arsène Macéiewicz, fut jugé par ses collègues, instruments de Catherine, condamné
300 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
coanne rebelle, dégradé, fait simple moine, puis dé- claré laïque, et enfermé dans une forteresse où il mourut. Quand il voulait protester encore, on lui ap- pliquait sur la bouche un bâillon de fer : frappant symbole de la liberté laissée à l'Église du schisme !
Mais les prélats du xix* siècle sont-ils plus heureux? Le prince Dolgoroukow va nous l'apprendre :
« Il y a une trentaine d'années , Mgr Irénée , archevêciue dlrkoutsk, s'étant pris de discussion avec le gouverneur général de la Sibérie orientale, Lavinski, un colonel aide de camp de l'empereur et un colonel de gendarmerie furent envoyés de Saint-Pétersbourg pour mettre d'accord les chefs des deux pouvoirs spi- rituel et temporel dans la Sibérie orientale. La négo- ciation ne fut point longue; l'aide de camp de l'empe- reur fit saisir rarchevèque, lequel, enfermé sous clef dans une voiture à quatre places, fut conduit ainsi à travers cinq mille verstes, dans un couvent de la pro- vince de Vologda, où il fut relégué pour le reste de ses jours. On voit que si l'empereur Nicolas consentait à reconnaître Notre-Seigneur Jésus-Christ pour le chef unique de l'Église, il agissait de manière à faire croire que le vicariat lui appartenait à lui- môme (1) ! »
Nicolas s'est plu pendant tout le cours de son règne, consacré, selon lui, au triomphe de l'orthodoxie, à écraser sa propre Église sous le poids du plus avilis- sant arbitraire. Les évoques, dépouillés et appauvris,
(1) Dolgoroukow, page 315.
l'empereur orthodoxe et son clergé. oOl
tels que les avaient faits Pierre I" et Catherine II, lui paraissaient encore dangereux. Ainsi, quand il trans- férait un titulaire d'un siège à un autre, il ne lui permettait pas encore de prendre le nom du second siège s'il était d'une hiérarchie plus élevée : il fallait attendre ce titre de nouveaux services et d'une longue fidélité témoignée à son auguste personne.
Au reste, évoques et archevêques devaient s'atten- dre, le cas échéant, à être atteints de réprimandes in- jurieuses de la bouche impériale en public, à la cour, à l'église même pendant le temps des offices : un prélat octogénaire pour avoir négligé de se rendre à une con- vocation de l'autocrate, empêché par la rigueur de l'hiver et l'abondance des neiges, se vit exiler en Sibérie.
Mais voici des faits non moins capables de frapper l'œil le plus inattentif.
En 181'2, lorsqu'il s'agit de résister à l'invasion française, le saint-synode ne croit déroger en rien à ses fonctions ecclésiastiques, en faisant à l'empereur un don patriotique de 30,000 séminaristes, qui sont immédiatement exclus pour jamais du clergé et incor- porés dans l'armée. En 1830, quand la Pologne me- naçait, l'armée en reçut 20,000, et ces jeunes lévites, changeant de carrière moins qu'on ne l'aurait cru, furent chargés d'aller saccager, à la suite de Paskié- wicz, ces populations qu'ils étaient destinés peut-être à évangéliser, le fouet à la main, à la suite de Sie- maszko ! De tels faits n'étonnent personne dans un pays
302 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
OÙ, depuis des siècles, le mot de vocation sacerdotale est dénué de toute espèce de sens; où le clergé est de- venu une caste, comme aux Indes, mais où, à l'in- verse de ce qu'on observe aux Indes, elle est la dernière de toutes; où enfin le nom de fils de pope est aujour- d'hui la plus mortelle injure.
Il n'y a pas d'office russe où l'on ne chante une li- tanie de prières pour la famille impériale, en commen- çant par l'empereur et en finissant, sans oublier personne , par le dernier né de la dynastie ; or , il semblerait aussi étrange et scandaleux en Russie qu'un prince ou une princesse de six mois ne fût point nommée avant le saint - synode , qu'il nous semblerait à nous inconcevable que le nom du pape et de l'évêque ne précédât celui du prince dans les prières de la messe.
Quel catholique, ou seulement quel lettré versé dans les antiquités chrétiennes, soit orientales, soit latines, ne tomberait dans le dernier de la surprise, dans une véritable stupeur, si, dans quelques canons des pre- miers siècles, dans quelques décrétâtes (assurément les plus fausses de toutes), il rencontrait les formules au- jourd'hui usitées en Russie à la tête des actes éma- nant des autorités ecclésiastiques : par exemple les suivantes :
« Le saint-synode s'est chargé, conformément à la très haute volonté de Sa Majesté^ de trouver le moyen d'améliorer le sort du clergé des provinces. — Par très haut ordre, approuvé par le conseil des ministres, plu-
l'empereur orthodoxe et sox clergé. 30o
sieurs monastères ont été privés de leur droit de pêche et de leurs moulins. — Il a été permis à l'évêque de Kursk cVimprimer ses sermons. — Sa Majesté trouve bon de dissoudre la commission des écoles ecclésiasti- ques, d'en réunir la direction au saint-synode et de confier le soin de r exécution de ses ordres au procureur suprême (c'est toujours un fonctionnaire laïque). — Par un avis du conseil de Vempire, confirmé par Sa Majesté, on a déclaré valide et légal, le mariage d'un païen avec une musulmane, quand celle-ci se laisse baptiser en- suite (1), etc. » Les évêques apostats de Lithuanie écri- vent à l'empereur : « Notre sollicitude pour le salut du troupeau nous porte... à supplier humblement Votre Majesté d'assurer à jamais le sort des unis, en leur per- mettant de se réunir de nouveau à l'Église orthodoxe de toutes les Russies. »
Ainsi, c'est l'empereur qui permet au zèle des évê- ques de s'exercer ; qui permet à des hétérodoxes de se réunir à la vraie Église; c'est lui, nous en avons l'aveu officiel, qui agit directement sur les consciences. Il ne faut pas s'étonner dès lors de voir l'empereur Nicolas régler lui-même le jour où se fera, par tout l'empire, la communion pascale : savoir pour les gensâgés etinfirmes les mercredi et vendredi de la Semaine sainte, pour les hommes valides le samedi, et le dimanche pour les enfants (:2).
(1) Exir. de l'ouvr. de Ttieiner. L'Église 7-usse d'après les relaliotis du saint-synode, cité par M. L. Veuillot. MéL III. 389.
(2) Voy. Persécutions et snuffrances, page 328. — A ce propos, il
304 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
Ce que l'empereur témoigne de considération an saint-synode et aux évêqnes, on ne s'étonnera pas que les simples gentilshommes raccordent à leurs popes et à leurs moines, sous une forme plus cavalière et moins déguisée. Le ministre des autels, le représentant de Dieu est placé par eux au rang des plus humbles va- lets. Il est admis chez quelques seigneurs bienfaisants à venir, le dimanche, s'enivrer avec les domestiques, et l'on comprend bien que si, par hasard, chez ces pauvres êtres, la dignité sacerdotale menaçait de se réveiller, le conflit du pope avec le gentilhomme peu chrétien ne pourrait jamais tourner qu'à la ruine dé- finitive du pauvre pope, envoyé loin de sa famille, en pénitence au pain et à l'eau dans un couvent, ou même dégradé, et, à ce titre, livré au bras séculier : ce qui signifie pour lui, comme pour les plus simples mortels, le knout, les galères ou la Sibérie.
Nous citerons, comme exemple, un fait tout récent, et nous le ferons d'autant plus volontiers que dans ce cas, des plus rares, c'est à un seigneur polonais, catho- lique par conséquent, que le gouvernement russe a prétendu rendre justice à sa manière.
Un pope de la Lithuanie dénonça ce seigneur pour
est bon de rappeler, parmi les adulations de Voltaire à Catherine If, ce compliment qui a l'avantage fort rare, dans sa correspondance, d'être véridique : « Pour moi, Madame, je suis fidèle à l'Église grecque d'autant plus que vos belles mains tiennent en quelque façon l'encensoir, et qu'on peut \ous regarder comme le patriarche de toutes les Russies. » Lettre du 6 juillet 1771.
l'empereur orthodoxe et son clergé. 305
avoir fait bâtir, prétendait-il, sans autorisation, un ora- toire catholique. Le malheureux pope ne faisait, en ce point, que suivre l'impulsion donnée avec tant de zèle par l'autorité elle-même à tous ses agents, dans les pays où domine encore la communion romaine. Mais, cette fois, il lui en coûta cher d'avoir eu trop de dévoue- ment, ou trop d'avarice. Le seigneur était en règle, et le dénonciateur, malgré les instances du dénoncé, fut. par ordre de l'empereur, privé de sa place, enlevé à sa femme et à ses enfants, et relégué dans un mo- nastère, k Tiflis! Voilà un exemple entre mille de ce que devient le pauvre pope, c'est-à-dire le caractère sacerdotal, et tout le pouvoir spirituel en sa personne, sous l'administration de l'orthodoxie russe (1).
(1) Il nous est impossible de ne pas rappeler ici un ouvrage pu- blié en 1858, par un prêtre russe, sous ce titre : Description du cleryé de campagne en Russie. Les détails donnés par l'auteur sont navrants et il en supprime d'autres « (]ui épouvantent limagina- tion. » L'auteur, on le conçoit, demande de promptes réformes, sans lesquelles c'en est fait de l'orlhodoxie. Ou va voir en quoi elles con- sistent , et si un état de choses qui a besoin de telles réformes est plus susceptible d'être réformé que l'empire du suUan. Avant tout, il faut que le gouvernement fasse construire des écoles spacieuses, pour qu'on y puisse loger en même temps les instituteurs et les élèves des séminaires. Mais l'inspection de ces établissements sera confiée à des jeunes gens laïcjues, sortis de l'université, lesquels, tra- versant incognito les villes, travestis en voyageurs, enverront des in- formaiions secrètes au gouvernement. Il convient que ces inspecteurs soient largement rétribués, sans quoi ils ne manqueraient pas de vendre leur secret el leur protection aux insliluleurs, et lu réforme se- rait impossible. De môme, les curés seront désormais bien logés et l)ien payés par rÉiat. c'(Sl le seul mnijcn de mrtire un terme aux
20
.^06 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
IV
Les effets du contraste.
Le spectacle de cet oubli complet de l'indépendance et de la dignité sacerdotale, à défaut de tout autre argument, formera toujours, on le conçoit, le plus lé- gitime préjugé contre les prétentions hautnines de l'É- glise russe à l'orthodoxie.
Mais combien ce préjugé devient pressant et irré- sistible quand on voit la lutte que soutient l'Église ca- tholique de Pologne, contre la persécution obstinée de son ennemi ! Ici, dans le dénuement absolu, après plus de trente ans d'une démorahsation systématique et avérée, qui ne cesse point, il y a encore des mar-
concussions. Les filles des popes, destinées à êlre femmes de popos .par leur naissance, seront enlevées à leurs parents, et leur éducation faite aux frais de l'État, dans des établissements où les jeunes élèves du séminaire viendront leur faire la cour et choisir une femme, non plus par intérêt, puisqu'il leur sera défendu d'accepter une dot. (C'est sans doute l'idée de cet ingénieux curé que 1 impératrice vient de réaliser à Wilna, aux dépens des catholiques.) Les doyens seront élus, non plus par le consistoire, mais par les curés, et seront fortement ré- tribués. Quant aux consistoires, l'auteur ne sait qu'en faire, « àmoins, dit-il, que le feu du ciel ne vienne nous en délivrer, en les punis- sant de l'opprobre qu'ils attii'ent sur l'Eglise. .-. Enfin, les évêques doivent être pris, non plus parmi les moines, mais dans le clergé, et êtes mariés comme tout le monde : c'est décréter la suppression des moines. Mais le remède des remèdes, ce serait l'intervention personnelle du czar; lui seul peut ajjporter le cliangemenl radical dont l'Église ;i besoin : « Si les czars y parviennent, s'écrie l'au-
LES EFFETS DU CONTRASTE. 307
tyrs; là, dans ce faste de paroles et dans cet éclat ap- parent, on ne rencontre que des esclaves! Ici, les pau- vres gens de la campagne résistent jusqu'au sang; là les évoques eux-mêmes ne savent pas défendre leur propre symbole ; humbles, jusqu'à l'ignominie, vis-à- vis du gouvernement qui seul les institue , seul les ré- compense ou les châtie, comme les fonctionnaires de tous les ordres; hautains, jusqu'à la cruauté, à l'égard des populations catholiques, qu'ils n'essayent même pas de convertir !
Comment ce contraste ne ferait-il pas réfléchir tout ami éclairé de la vérité, quand, en Russie même, une masse considérable de dissidents, ennemis de l'Église romaine autant que le saint-synode, n'a pas, au fond, d'autre raison de combattre et de haïr l'Église offi- cielle que sa dépendance, visiblement antichrétienne,
leur, si ces oints du Seigneur arrivent à réformer, alors lé synode du monde chrétien, non-seulement ici-bas, mais aussi dans l'autre monde, proclamera devant le trône du Roi des rois le nom du czar terrestre, qui a accompli ce que personne n'a pu faircdepuis le grand- duc Wladimir, puisqu'il aura délivré des ténèbres ceux qui doivent amener les autres à la clarté céleste. » Quelle que soit la valeur des réformes proposées par l'auteur de ce livre très sincère et très bien informé , il est hors de doute que les maux qu'il signale sont réels, et il est clair aussi que nulle Église n'a encore été plus sévè- rement punie d'avoir répudié son chef naturel el d'avoir refusé, tout en donnant à César ce qui est à César, de rendre à Dieu ce qui est à Dieu. Que nos lecteurs n'oublient pas que c'est cette Église que le gouvernement russe est en train, à l'heure qu'il est, de substituer, par les moyens que Ton a vus, à l'Église catholique en Pologne.
308 CONCLUSIONS RF.LIGIEUSES.
a l'égard du pouvoir impéi'ial (1)? En effet, c'est en vain que l'Église officielle a été longtemps pro- tégée par un véritable terrorisme; rien n'a pu jus- qu'ici empêcher et rien n'eiii péchera les sectes de grandir et de pulluler en Russie. Pendant que les classes élevées professent pour les dogmes du culte officiel, justement déshonoré à leurs yeux, une indif- férence toujours croissante, les masses populaires lui échappent tous les jouis davantage. « Il y a long- temps que le sein de rÊglisc russe est déchirée par des sectes dissidentes , mais jamais elles n'avaient pris un développement semblable à celui qu'elles ont aujourd'hui. Il y a de quinze à dix-huit millions d'hommes ({ui sont enrôlés sous leur étendard ('2). » Cette masse compacte couvre la Sibérie, les contrées de l'ouest, les pays des Cosaques et en général toutes les provinces orientales de la Russie: chaque jour en- core des villages entiers se détachent de l'Église offi- cielle. Or, sail-on, au milieu des rêveries plus ou moins monstrueuses ou immondes dont ces sectes se repais- sent, quel est le dogme unique, où toutes se rencon- trent? C'est justement la haine et le mépris de l'auto- rité hiérarchique de l'Église officielle, personnifiée dans le saint-synode et dans son principal représen- tant, l'empereur lui-même, lequel, aux yeux de plu- sieurs, n'est autre que l'Antéchrist (o).
(■1) Voy. le P. Gagarin, Étud. d'hisl. ci de ihéoL, II, 17.
(2) Ibid. III, 483,
(:i) Ce détail et beauconi) d'imlrcs sp ironvciil dans nn livre 1res
LES EFl'LTS DU CONTRASTE. 509
Mais, aux yeux de rOccidenl. la persécution polo- naise, mieux que tous les livres et tous les raisonne- ments, a, de nos jours, mis en pleine évidence l'incu- rable faiblesse et la corruption irrémédiable du schisme, au sein môme de ses plus éclatants triomphes. Elle a servi à justifier indirectement, mais par les faits, d'une manière palpable aux yeux les plus prévenus, tous les anathèmes dont les souverains pontifes l'ont frappé. Elle a forcé le clergé russe à étaler au grand jour les abaissements inouïs dont ses adversaires catholiques ne lui avaient jamais ménagé les prophétiques avertisse- ments. Mais ce n'est pas tout ; quand on a vu un pou- voir politique se faire d'un culte officiel une arme de guerre et un instrument de conquête : quand on l'a vu révéler brutalement à tous les regards les titres trop visibles de cette Eglise k un pareil outrage, l'attention s'est portée d'elle-même, du gouvernement persécuteur sur la doctrine qui se laissait exploiter ainsi, et s'im- posait par la violence. Instinctivement , on a voulu expliquer la servilité des hommes par la misère des doctrines; et si un premier coup d'oeil avait fait voir un inconcevable esclavage, un second regard montra
curieux publié par un Russe orthodoxe , on ne peut mieux informé, sous ce titre : le Raskul, essai sur les sectes religieuses en Russie. Paris, Franck, I8oi). « Les Raskolniks, dit cet auteur, con- fondant facilement dans leur esprit le souverain temporel avec le chef de l'Église (on conviendra que la confusion est facile) sont dans un état de révolte perpétuelle, bien que tacite, contre les lois du pays. Ils excommunient le tzar ; ils l'appellent l'Antéchrist » (p. 54).
310 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
dans la doctrine elle-même, déformée et obscurcie par la politique humaine, un inconcevable amas d'erreurs, de contradictions et d'ignorances.
C'est ce caractère, devenu tout extérieur et frappant de l'orthodoxie gréco- russe, telle qu'elle se montre dans les actes officiels, dans ce qu'elle dit ou écrit pour se justifier contre certains reproches ou pour attaquer la doctrine romaine ; c'est ce côté visible du dogme prétendu orthodoxe sur lequel nous voudiions maintenant attirer l'attention du lecteur.
Rappelons encore une fois que nous ne faisons pas de controverse, nous nous bornons à mettre en lumière ce que tout le monde, avec un peu d'attention, pour- rait voir de soi-même, et ce qu'il n'est pas possible de nier.
Le tris saint-STDOde et la procession du Saint-Esprit.
L'Église russe, comme tout l'Orient non uni, fait de la procession du Saint-Esprit, du Père seul, le dogme principal de sa foi, et comme la citadelle de son or- thodoxie : c'est par là surtout qn'elle veut montrer que l'Église romaine s'est écartée des dogmes des saints Pères, et a consommé ce qu'elle appelle une apostasie.
Mais alors comment justifier, au point de vue du dogme, l'acte officiel le plus important qu'ait accompli
LE SYNODE ET LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT 311
l'Église russe dans ces dernières années, c'est-à-dire la déclaration du saint-synode du 25 mars 1839, par la- quelle il recevait à la communion les évoques de la Lithuanie, qui se séparaient de l'Église romaine? Dans cette déclaration, en effet, sauf la renonciation à l'o- béissance envers Rome, on ne demande aux évoques ruthéniens aucune rétractation, aucune abjuration di- recte ou indirecte, explicite ou implicite, d'aucune doctrine quelconque (i) ! Lisons le texte :
« La solennelle confession exprimée aujourd'hui dans leur acte synodal : que le Seigneur Dieu et notre Sauveur Jésus- Christ est seul le véritable ehef de l'unique et véritable Eglise^ et la promesse de demeurer dans l'unanimité avec les très saints patriarches orthodoxes d'Orient et avec le très saint- synode, ne laisse plus rien à exiger de r Église grecque unie pour l'union véritable et essentielle de la foi, et par ce motif, il ne reste rien qui puisse s'opposer ci la réunion hiérarchique. .
« D'après ces considérations, le très saint-synode : en vertu de la grâce, du don et de la puissance qui lui est conférée du grand Dieu et notre Sauveur Jésus-Christ et du Saint-Esprit, consommateur de toutes choses, a résolu et décrété, etc. »
Plus bas, le saint-synode enjoint aux évoques nou- vellement admis à la communion de l'Église officielle de n'avoir pas à presser trop les ouailles qu'ils font entrer avec eux dans le bercail, et dont les paroles sui-
(1) Voy. le P. de Buck, S. J. dans les Eliulcs delhéol. et d'hisl., II, 321.
31 2 COiNCLUSlÔNS RliLlGIEUSEH.
vantes font assez entendre qu'on ne les croit pas trop bien converties :
o Pour ce qui concerne la diffe^rence de ([uelques coutumes locales, qui ne regardent ni les dogmes ni les sacrements, ils manifesteront une condescendance apostolique, de manière à ne les ramener à l'antique unifcrmité qu'au moyen d'une libre conviction, en toute douceur et longanimité. »
Ou ces paroles n'ont aucun sens, ou il faut en tirer l'une ou l'autre des trois conséquences suivantes, entre lesquelles le lecteur est libre de choisir.
Ou bien 1° quand les organes de l'orthodoxie russe s'élèvent avec tant de force contre Rome « à cause de l'addition coupable (1) » qu'elle aurait faite au sym- bole de Nicée, ils ne sont pas sincères, et ils considè- rent comme identique, au moins dans le fond, la foi des deux Églises, et dans ce cas, l'Église russe serait réellement en communion avec Rome, au même titre qu'avec les évoques transfuges de Lithuanie, auxquels on ne demande sur ce dogme, le plus important de tous, aucune rétractation.
Ou bien 2° le très saint-synode garde sa foi tout en- tière dans son cœur; mais « en vertu delà grâce, du
(1) Voyez la brodiure Orthodoxie cl Papixmc, \t. 8 2. Paris, cliez Franck. Nous aurons plus bas l'occasion de revenir sur cette bro- chure. Écrite en grec à Athènes, par le médecin du sultan, Kara- Iheodori, pour répondre à l'écrit du R. P.Gagarin : Ln Russie sera- l-elle, calhoUqne ? elle a élc en partie reproduite en français par un prêtre russe, sur l'ordre formel de son gouvernement.
LE SYNODE ET LA PROCESSION DU SAIN-ESPRIT olo
don et de la puissance que le Saint-Esprit lui a con- férés » tout exprès, sans doute, à cet effet, il dissimule sa croyance devant l'intérêt politique du gouverne- ment russe, qui est de faire rentrer les Lithuaniens au plutôt, sans les effaroucher et par surprise, sous le joug de l'Église officielle.
Ou bien 3° enfin, ce qui serait sacrilège et contra- dictoire avec l'enseignement de toutes les Églises du monde, le très saint-synode met la profession exté- rieure et publique du véritable dogme sur le Saint- Esprit, parmi « ces différences de coutumes locales qui ne regardent ni le dogme ni les sacremeiits. »
Ainsi, imposture, lâcheté ou sacrilège, il faut choi- sir : l'une, au moins, de ces taches dépare très certai- nement l'acte dogmatique le plus important dont se glorifie l'Église de Russie au xix' siècle.
Il y a plus : le saint-synode fait les patriarches or- thodoxes d'Orient complices ou de son impiété ou de sa faiblesse, puisqu'il déclare les Ruthènes « en com- munion avec eux» aussi bien qu'avec le saint-synode, quoiqu'il n'y ait « rien à exiger d'eux » pour l'ortho- doxie, si ce n'est la séparation d'avec la chaire aposto- lique. En quoi il n'est pas bien difficile d'assurer que les patriarches orientaux sont calomniés, et qu'il ne leur a manqué, pour élever leur protestation unanime, que d'être consultés, ou d'avoir osé éle\er la voix, ou seulement de savoir l'étrange abus que faisait de leur nom le saint-synode, leur très redouté, très incommode et très compromettant collègue.
314 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
VI
Le très saint-synode et les traditions apostoliques.
L'Église russe estfièrede son immobilité, laquelle n'est autre chose, selon ses docteurS; ([iie son immuable at- tachement aux traditions apostoliques, et elle reproche à l'Église latine « un besoin insatiable d'innovation en matière religieuse (1). »
Mais on peut lui demander dans quel père de l'Église, dans quel concile, dans quelle tradition de'l'Orient, sinon dans quelle page des saints livres, elle-même a pu trouver des traces d'une institution qui date, chez elle, de moins de deux siècles, et qui la transforme tous les jours, au point de lui donner les plus merveil- leux traits de ressemblance avec les Églises protes- tantes de Suède et d'Angleterre. Nous voulons parler du saint-synode lui-môme. Sans vouloir mentionner ici les innovations sans fin dont il est l'instrument, n'est-il pas lui-même la plus scandaleuse et la plus anticanonique des innovations? Le saint-siége, malgré l'omnipotence tyrannique que les théologiens russes lui attribuent, ne pourrait nullement changer la forme es- sentielle du gouvernement ecclésiastique ; il ne se recon- naît pas le pouvoir de supprimer ce qu'ont établi les apôtres. Bien moins encore le pape pourrait-il substituer
(1) Orthodoxie et Papisme, p. 72.
LE SYNODE ET LES TRADITIONS APOSTOLIQUES. 315
au pouvoir d'un seul, pour régir l'Église universelle, le collège des cardinaux. La primauté de saint Pierre est d'institution divine ; elle ne vient point des con- ciles, mais de Jésus-Christ même, et c'est pourquoi ni le pape, ni les conciles, ni, à plus forte raison, au- cune autorité humaine ne sauraient rien y changer. C'est pourtant une nouveauté de ce genre, qui ruine par la base toutes les traditions de la hiérarchie ecclé- siastique, transmise à l'Eglise par Jésus-Christ et les apôtres; c'est cette nouveauté inouïe dont l'Église russe offre au monde le spectacle, en accusant l'Église romaine d'innover. Mais pour condamner et flétrir ce scandale, il n'est pas nécessaire d'être catholique. Laissons la parole sur ce point à un témoin non sus- pect, à un archimandrite grec en communion avec les « très saints patriarches orthodoxes d'Orient. »
« L'Édise russe , dit l'archimandrite Snaooano , n'est qu'un schisme... parce qu'elle est séparée de la grande Église d'Orient, parce qu'elle ne reconnaît pas pour ehef le patriarche de Constantinople, parce qu'elle ne reçoit pas la sainte onction de Byzance, parce qu'elle s'est composé un synode dont le czar est le despote, et que, par ordre des autorités, ce synode a changé le culte;.... paice que la confession instituée dans le but d'améliorer et de sauver le pénitent, est de- venue par la servilité du clergé moscovite, un instru- ment d'espionnage dans l'intérêt du czarisme (1) ; enfin
(1) Ce fait énorme n'est malheureusement que trop prouvé. Voyez
316 CONCLUSIONS RELIGIEUSKS.
parce que ce synode a enfreint la loi et que les chan- gements sont arbitraires et sont faits en vue tlu des- potisme. Ces impiétés signalées, ces vérités connues, qui osera encore soutenir que l'Église russe n'est pas schismatique? Les conciles la repoussent, les canons défendent de la reconnaître, l'Église la rejette, et tous ceux qui ont la foi et qu'elle reconnaît pour ses enfants sont tenus de respecter ses décisions et de considérer le rit russe comme un rit schismatique (1 ). »
En présence de ce violent anathème, auquel il se- rait facile de recruter dans tout l'Orient les plus nom- breuses et les plus chaudes adhésions, il est assez piquant de citer le passage suivant du Catéchisme dé- taillé de l'orthodoxie russe ('2), où l'on expose les titres du saint-synode et où l'on détermine le rang qu'il tient dans l'Église :
Demande. Quelle est l'autorité ecclésiastique qui gouverne les principales divisions de l'Église univer- selle?
Réponse. Les patriarches orthodoxes de l'Orient et le synode de Russie. L'ordre de préséance hiérarchi- que est : 1° Constantinople, 2° Alexandrie. 3» Antio-
ïexemi>\e personnel cité par le prince Dolgorouknv, p. 308. L'au- teur du Raskol nous dit, p. 236 : // existe rine ordonnance qui oblige le prêtre à dénoncer tous les complots contre l'Etat^ dont il aurait connaissaiicc par les révélations du C(-nfessionnal.
(1) La question religieuse en Orient, p. 'i\ \ . Paris, Julien Lanier, 1854.
(2) P. 68.
LE SYNODE ET LES TRADITIONS APOSTOLIQUES. 317
che, k° Jérusalem, 5" le palriarcat ou syiioile de Russie. (Notez que l'Église romaine n'est pas même mention- née parmi les « principales divisions de TÉglise univer- selle » , et que le patriarcat de Rome n'existe pas !)
D. Quel rang- dans la hiérarchie occupe le synode de Russie ?
/». H est mis à l'égal d'un patriarche, ayant occupé la place du patriarcat de Russie, qui naélé aboli que du consentement des autres patriarches.
On ne voit pas trop, si ce consentement avait été sérieusement demandé ou sérieusement obtenu, quelle pourrait en être la valeur, personne iie s'étant jamais imaginé, nulle part, ni dans aucun temps, dans tout le monde chrétien, qu'il fût possible k l'Église de changer la constitution qu'elle tient de Jésus-Christ (1). Mais d'abord, historiquement, on sait ce qu'il faut penser de la manière dont s'y prit Pierre le Grand pour constituer son synode. Et de plus, après la pro- testation que nous venons de lire, et qui est loin d'être isolée, on peut croire, sans témérité, que le consente- ment des patriarches orientaux a été bien et dûment révoqué : et par conséquent, si le saint-synode n'a pas d'autre titre à l'existence, tout prélat russe vraiment attaché aux traditions apostoliques, doit désirer au-
(I) Nous ne voulons pas dire que la dignité patriarcale soit, aussi bien que fépiscopat lui-même, d'institution divine, et que par con- séquent l'Église ne puisse en rien la modifier; mais le saint-synode, en ce qu'il détruit essentiellement l'auloriié épiscopale, est certai- nement incompatible avec la constitution divine de l'Église.
318 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
tant que nous, de voir bientôt abolir dans l'Église des apôtres, une aussi inconcevable et aussi impertinente nouveauté.
VU
Le très sainl-synodc et le czar.
L'Église russe, comme toutes les Églises chrétiennes, professe qu'il y a, entre le pouvoir spirituel et le pou- voir temporel, une distinction nécessaire, essentielle, qui vient de Dieu, en telle sorte que l'un et l'autre, dans leur sphère, ont droit à une véritable indépen- dance. C'est sans aucun doute l'autonomie du pouvoir spirituel qu'a en vue le très saint-synode, lorsque, dans son décret pour l'admission des évêques de Lithuanie, il constate avec une si visible insistance, dans la profes- sion de foi des nouveaux convertis : « Que le Seigneur Dieu et notre sauveur Jésus-Christ est le seul véritable chef de l'unique et véritable Église. » C'est encore ce t[u atteste le catéchisme déjà cité, lorsqu'il déclare le concile œcuménique la seule autorité qui ait juridic- tion sur toute l'Église catholique. Sans doute on pour- rait dire que par là et le saint-synode et le cat(?chisme veulent surtout exclure la primauté de saint Pierre et les prétentions du pape. Mais ne serait-ce pas injuste de supposer qu'ils ne suppriment l'autorité du prince des apôtres que i)0ur lui substituer celle des empereurs? D'ailleurs l'empereur lui-môme ne cesse de proclamer
LE TRÈS SAINT- SYNODE ET LE CZAR. 319
hauiemeiU qu'il n'est nullement le chef de l'Église russe. Et en effet, comment l'Église russe, cette frac- tion si importante de l'Église grecque, aurait-elle à ce point oublié l'enseignement de ses plus grands doc- teurs, qui sont aussi les nôtres? Comment n'aurait- elle pas lu, dans saint Jean Damascène qu'elle aime à nous opposer sur la procession du Saint-Esprit, ces paroles si précises :
« Il n'appartient aucunement aux empereurs de donner des lois à l'Église. Faites attention à. ce que dit l'apôtre. Le Seigneur en a établi plusieurs ; d'abord des apôtres, secondement des prophètes, troisième- ment des pasteurs et tles docteurs pour la perfection de l'Eglise. // n'a point ajouté des empereurs (1). »
Et dans saint Athanase : « Si c'est là un décret des évoques, pourquoi alléguer l'empereur? Si ce ne sont que des menaces impériales, qu'ont-elles besoin de ces hommes qui portent le nom d'évêques? En quel temps a-t-on jamais ouï parler de pareille chose? Quand un décret de l'Église a-t-il tiré son autorité de l'empe- reur? où a-t-il été considéré comme son décret? Avant ce temps, bien des synodes ont été assemblés, beau- coup de décrets ont été promulgués par l'Église, mrtù jamais les Pères de ces conciles n'ont consulté les empe- reurs^ jamais les empereurs n'ont curieusement scruté les choses de V Église. Saint Paul a eu pour amis des fa-
(1) Joan. Damasc, De imagin., arl. 2, n" 12. Cité dans Theiner, II, 196.
320 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
miliers de César, mais jamais il ne les admit à décider avec lui (1). »
D'où vient cependant que c'est un empereur qui a institué le saint-synode, c'est-à-dire une assemblée dont tous les membres sont à la nomination du czar ; tous révocables à sa volonté, tous soumis, sous le nom de procureur suprême, à un officier laïque, un militaire ordinairement, promoteur légal et unique de toutes les délibérations du synode, lesquelles ne peuvent avoir lieu que sur sa réquisition ?
D"oii vient que le décret même de Pierre I", qui a institué ce concile permanent, condamné à une im- muable docilité, afTecte , comme on l'a si justement remarqué, la forme d'une bulle pontificale? Écoutez :
« Au milieu des soins innombrables que demandait de nous la souveraine puissance, que nous tenons de Dieu, afin de réformer notre peuple et les royaumes soumis à notre empire, nous avons fixé aussi nos re- gards sur l'oi'di'e des choses sacrées [in ordinem sa- crum) , et nous avons constaté qu'il s'y })assait de gi'ands désordres et que leur administration souffrait beaucoup : c'est pourquoi nous avons été frappé dans
(1)S. Mil,, Hisl. Al km. ad monuclios, 52. — Ibid. llfautciler à l'orthodoxie grecque de nos jours rorthodoxie d'un de ses plus il- lustres Pères dans la foi, en lui demandant de concilier les deux : ft Ot£ yop, ex Touaiwvo;, y/X0U39r> -roiayra ; ttotc ^pt-jc; Exx/.r/Cta^ Traoa paai/Ecoî tayt ro xupo;, vj oXwç lyjtjiG^ri to xpijuoc; TTo/Xai cuvocJot tt^o TouTocî ycy'y^cxa:, TTo/Xa xpt^y.zot. Tv-y; exx/r/O'iaç ytyyjvj, aX). 'gutî ot Tr^TîjSE; £;r£!7av non ntpt rcurwv pQCJi/.tot, '>urr (337i/'.:u; ra rr/Ç txx/r/- ç[Oi.; ■ntpuirjy(xax-:o.
LK TRÈS SAINT-SY.NODE LT LE CZAR. 321
notre conscience de la crainte très légitime que nous ne fussions ingrat envers la Providence, si, nous qui par son secours avons fait de si heureuses réformes dans l'ordre militaire et civil (admirez la conséquence) nous négligions d'employer tous nos soins à rendre aussi toute leur perfection et tout leur éclat à l'ordre des choses sacrées... [gui toi tamque egregios in re inilitari et civili reformanda fecerimus progressus^ omni sacrum ordinem Hmandi expoliendique cura supersedebimus). Et c'est pourquoi, à l'exemple des rois qui, au sou- venir de Tantiquité, se sont rendus vraiment illus- tres par leur piété, tant dans l'Ancien que dans le Nouveau Testament, nous avons entrepris de remettre aussi en meilleur état V ordre ecclésiastique ( curam ordinis etiam ecclesiastici ad meliora reducendi susce- perimus (1). »
D'où vient enfin que chacun des prélats qui siègent au saint-synode, qui se disent les fils, les successeurs, les interprètes des Athanase, des Grégoire, des Jean de Damas, prononcent, la main sur l'Évangile, à leur entrée en charge, cet étrange serment :
«Je confesse et j'affirme par serment que le juge su- prême de ce collège est notre monarque lui-même, l'empereur très clément de toute la Russie {Confiteor porro et jurej urando assevero supremum hujusce collegii
(1) Voyez redit entier, avec la formule du serment prescrit aux membres du saint-synode dans le P. Gagarin, Études de théologie^ I, 42.
21
32'2 CONCLUSIONS RELIGIEUSES,
judicem esse ipswn totius Russiœ monurcham nostrum clementissimum) (1). »
(1) Les journaux russes eux-mêmes ne font pas mystère de cet asservissement du saint-synode. Nous lisons, dans le Nord du 2 février 1860, cette sorte djoraison funèbre du fameux colonel de hussards Protasoff, ancien procureur en chef du saint -synode : « 11 fut de fait, si ce n'est de nom, le chef de l'Église orthodoxe en Russie. Avec sa volonté ferme et énergique, il sut toujours lutter victorieusement contre les tendances rétrogrades de l'ancien clergé. Par l'entremise du synode dont il était, comme je l'ai dit, le vérila- ble chef, il distribua les évdchés (lui, le colonel Protasotï) à des ecclé- siastiques jeunes et ciiùlisés, léorganisa complètement le système d'éducation dans les séminaires et les académies, et fit beaucoup aussi pour assurer le bien-être matériel des prêtres, quoique, à vrai dire, il reste encore immensément à faire sous ce rapport. »
Cette note est d'une naïveté précieuse. Habemus confitentem reum. Qu'un colonel de hussards réorganise l'éducation cléricale dans les séminaires, cela n'a rien d'étonnant en Russie, mais il serait étrange que ce fût un évêque ! Toutefois, pour l'honneur de l'épiscopal moscovite, nous aimons à croire qu'au nombre des tendances rétro- grades de l'ancien clergé, il s'est trouvé quelque velléité d'indépen- dance sacerdotale, demeurée inutile, hélas I on devait bien s'y at- tendre, grâce au vaillant colonel. Nous ne voulons pas douter non plus que la réforme de l'éducation cléricale par un colonel qui était de son siècle, n'ait été pour quelque chose dans les progrès de l'exé- gèse antichrétienne allemande et du rationalisme, qui dévore au- jourd'hui la partie instruite du nouveau clergé moscovite-
Ajoutons que Protasoff, qui mettait dans l'épiscopat russe des hommes jeunes et civilisés, n'était sans doute pas étranger aux no- minations aux évêchés catholiques, où, quand on jugeait à propos de "faire cesser d'interminables vacances, on mettait le plus possible des évoques vieux et beaucoup trop civilisés^ tomme Pawlowski et quelques autres.
l'église russe et le b.vptème. 323
VIII
L'Éffllse russe et le baptême.
Un (les griefs de l'Église russe contre l'Église ro- maine est la suppression de l'ancien rit en usage pour le baptême.
Selon les Orientaux, la triple immersion est de l'es- sence même du baptême : d'où il résulterait, dit fort bien un auteur que nous avons plus d'une fois cité (l), que le baptême par immersion est le seul valide, et que par conséquent les neuf dixièmes du monde chrétien n'auraient pas reçu la grâce de la régénération spirituelle par l'eau et le Saint-Esprit. Lorsque, après le concile de Florence, le métropolitain de Moscou, Isidore, eut été déposé pour avoir souscrit l'union, son successeur Jonas rendit le décret suivant : « Les Russes doivent rebaptiser les catholiques romains qui embrassent la religion grecque, parce que les Romains baptisent par affusion , au lieu de baptiser par immersion, ce qui rend leur baptême nul. » Cette opinion est toujours de beaucoup la plus répandue en Russie, la seule qui pa- raisse sûre. On la trouve dans les livres les plus hau- tement approuvés par le saint-synode, dans les Stour- dza, les Mourawieff et autres. Et enfin, pour ne pas omettre, en fait d'autorité sur ce point, la plus ré- cente, nous lisons dans la réponse au P. Gagarin, in-
(1) Perséc. et soufjfr., etc. , p. 305.
32/i CONCLUSIONS REIJGIEUSES.
titillée Orthodoxie et Papisme, ces propres paroles : «Le baptême exceptionnel (celui des catholiques; n est pas un vrai baptême, si. par la foi, il n'est mis en rapport avec le prototype d'où il emprunte toute sa vertu sanctifiante, et il n'est admis qu'en cas d'ur- aence inévitable, et encore l'efficacité de ce baptême est- elle douteuse (1). »
Qui ne croirait, d'après des paroles si formelles, que le premier soin de l'Église orthodoxe doit être de re- baptiser les catholiques et surtout les protestants (2) qu'elle reçoit dans son sein ? Qui ne croirait surtout que le gardien incorruptible de l'orthodoxie, le défenseur né des immuables traditions apostoliques, le très saint- synode n'obtienne des princesses protestantes intro- duites par le mariage dans la famille impériale, et toujours converties, sans coup férir, à la foi ortho- doxe, qu'elles se soumettent ù un second baptême? Autrement, voyez la conséquence : la nation ortho- doxe court le danger d'avoir uneimpératrice, destinée peut-être comme Catherine II. à présider de fait le saint-synode, mais qui, selon toute la théologie ortho-
(1) Page 87.
(2) On sait que depuis un siècle, les opinions des protestants sur la nécessité du baptême ont singulièrement varié. Pour beaucoup, le baplême est une pure cérémonie qu'on peut omellre à volonté ; et dans ceux qui l'observent, beaucoup l'administrent d'une manière également contraire à la tradition des apôtres et à l'usage de l'É- glise, tant de l'Orient que de l'Occident. C'est pourquoi, dans l'Église romaine, on ne reçoit plus un protestant à l'abjuration sans lui avoir préalablement administré le baptême sous condition.
l/K(ilJSK lUISSIi ET Lb; BAFTÈMK. 3*25
doxe. pourmil iravoir pas même le droit au titre de chrétienne (1) !
Mais c'est mal connaître l'orthodoxie : il est vrai (jue les plus clairs principes, les autorités les plus graves, les plus solides, sont d'un côté : mais, de l'autre, est intervenue une autorité devant laquelle patriarches et théologiens doivent courber la tète. Pierre le Grand, le vainqueur de Charles XII, le fondateur de Péters- bourg, et aussi l'instituteur du saint-synode, a abrogé le décret du patriarche Jonas; et depuis qu'il a parlé, la logique a dû se taire, et les protestants eux-mêmes sont admis, sans nouveau baptême, non -seulement à la communion, mais aussi à la prêtrise et à l'épiscopat. Une princesse luthérienne pourra, sans nouveau bap- tême, prétendre au trône orthodoxe de Catherine II. En vain, les théologiens diront (je parle des plus mo- dérés) que l'efficacité du baptême par affusion est au moins douteuse : il n'importe, une princesse qui de- vient Russe peut, de par l'autorité de Pierre le Grand, exposer son salut : à plus forte raison, peut-on mettre en péril celui des Polonais. On admettra donc en
(1) On peut hardiment affirmer que les co/ii'er.s/o/is par mariage sont les seuls exemples de conversions tout à fait volontaires dont l'histoire du prosélytisme russe fasse mention. Disons encore, à l'é- ternel honneur de la foi cailioliiiue, que depuis que la Russie n'est plus en communion avec Rome, jamais ou presque jamais) la cour de Pélersbourg n'a cru pouvoir deman 1er à une cour catliolique la main dune de ses hériiières, c'est à-dire une apostasie. L'impéra- trice actuellede Russie, zélée piolestante avant son mariage, eslde- venue grec([uc non iiioiiis zélée.
O^i) CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
masse, dans rorlhodoxie. les villages latins de la Po- logne sans rien leur demander, que de renoncer au pape. Tl n'en faut pas davantage, et le saint-synode reconnaîtra toujours pour assez bons chrétiens des Polonais dont le baptême est au moins douteux, pourvu qu'ils soient bons Russes.
Mais admirez la tyrannie des principes, même er- ronés, et voyez comme la logique aime à se venger aux dépens de ceux qui la bravent.
Malgré leur ardent patriotisme, les docteurs du saint-synode savent très bien que l'Évangile n'est pas exclusivement russe, et que si leur Église, destituée de prosélytisme , ne dépassait pas , au moins en principe, les frontières de l'empire, elle serait dés- avouée non moins par l'Évangile que par le simple bon sens et par l'histoire. Aussi font-ils grand bruit de leur union avec les patriarcats orthodoxes de l'Orient, et surtout^^avec celui de Constantinople, d'où ils tirent leur origine. C'est cette unité prétendue qui est, comme on sait, le prétexte du protectorat redoutable dont la Russie menace l'Orient. Mais , chose étrange, l'incompatibilité religieuse entre Saint- Pétersbourg et Constantinople , destinée à devenir plus palpable un jour, est déjà parfaite, à la racine même du dogme, sur la question du baptême. Le baptême sans immersion est nul ou douteux, dit l'er- reur photienne : donc il faut rebaptiser les convertis latins ou protestiuits, dit la logique ; c'est ce qui se fait très rigoureusement, mais très logiquement à Constan-
l'kglise russe et le baptême. ^^27-
tinople. On a vu quelle autorité, à Saint-Pétersbourij:, a depuis longtemps fait fléchir les principes. Voilà donc deux Églises en communion qui se contredisent sur un point fondamental. Il en résulte la piquante consé- quence que voici, et qui a été relevée avec beaucoup d'esprit et de force par le révérend M. Palmer, alors membre du clergé anglican à la recherche de la vérité religieuse, aujourd'hui prêtre catholique. « Si, dit-il, je m'adresse au patriarche de Constantinople pour faire partie de son Église, il ne me reçoit qu'à la condition que je serai rebaptisé. Mais, à Saint-Pétersbourg, on n'exige pas ce second baptême : je me ferai donc Grec à Saint-Pétersbourg pour esquiver une cérémonie in- commode ; puis, une fois admis dans l'Église russe, nul doute que le patriarche de Constantinople ne me reçoive, puisque entre les deux Églises la communion subsiste. 11 est vrai qu'à ses yeux, logiquement, je ne puis être qu'un païen, comme non baptisé ; mais, néanmoins, je serai admis aux sacrements et même au sacerdoce comme Russe orthodoxe : et c'est ainsi qu'un voyage à Saint-Pétersbourg peut tenir lieu de baptême (1). »
Nous le demandons : que peut penser la raison, surtout la raison des néophytes polonais, qu'on recrute per fas et nefas, sans les rebaptiser, de la manière dont l'Église orthodoxe interprète et applique ses pro- pres principes ?
(1) Voy. la Question d'Orient, p. 4 0.
328 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
IX
Gontradlclions, variations et ig;norance8 de la tbéologie rassc.
Sur bien d'autres points, les niênies contradictions ou les mêmes ignorances se rencontrent, et il faudrait, ce semble, un aveuglement surnaturel pour ne les pas voir. Exemples :
Au commencement de ce siècle, un membre illustre de l'épiscopat russe, le métropolitain de Moscou, Pla- ton, interrogé sur la foi de son Église, relativement au purgatoire, faisait cette réponse : « Nous )'ejetons le purgatoire comme une fable indigeste et moderne qui n'a pas été imaginée sans donner lieu au soupçon de lucre (1). »
(1) Voici le texte : « Purgalorium ul cnidiini et recens, nec sine suspicions lucri excogitatum conimentum respuinius. » [Perséc. et souffr., 292.) — Au sujet du purgatoire et de la prière pour le* morts, selon l'Église russe, il faut lire, dans l'auteur que nous venons de citer, l'analyse d'un chapitre de M. Mourawieff, dans ses Lettres sur la liturgie de f Eglise catholirjuc orientale {Sa'mi-Véiershourg, de l'imprimerie de la troisième divi?ion de la chancellerie personnelle de S. M. I.) Les bizarres et incohérentes rêverie-^ que cetauteurdonne comme la doctrine de l'Église gréco-russe n'auraient par elles-mêmes aucune importance, si l'on ne savait : 1" que cet ouvrage, commandé par le gouvernement, a été publié, avec intention, immédiatement après la réunion des Rulhènes unis ; 2" que l'auteur est fort accrédité en Russie comme écrivain religieux, et que, d'ailleurs, comme laïque, il a beaucoup plus de liberté de parler i-t d'écrire sur les sujets de théologie que h-s évêqnes russes, ri (|iie du moins, à ce litre, comme il s'en est v;inté quel jue pirt, il peut comniuniipier avec l'étranger s.ms se .servir de rin'ormédiaire des autorités;
CONTRADICTIONS DE LA THÉOLOGIE RUSSE. 329
Un protestant n'aurait pas mieux dit, et c'est clans le même esprit qu'on enseigne clans les séminaires russes ce gros mensonge c|ue, selon les catholicpies. les indulgences sont une absolution payée d'avance pour tous les péchés que Ton pourrait commettre à l'avenir (1).
Fort bien ; mais alors pourquoi l'Église russe se fait- elle un assez joli revenu des prières pour les morts, si le dogme du purgatoire n'est qu'une fable inté- ressée ? Et pourquoi le Catéchisme détaillé , témoin irréprochable de la doctrine des successeurs de Pla- ton, établit-il, page 133, le devoir de prier pour les morts ?
On dira peut-être qu'en Russie, comme partout ail- leurs, les erreurs d'un évêque n'engagent point ses suc- cesseurs, et qu'il serait injuste de juger une Église, et surtout de la condamner sur la seule preuve d'une hé- résie professée par quelqu'un de ses membres, fût-il métropolitain.
3" enfin que M. Mourawieff était, il n'y a pas longtemps, candidat à la succession vacante du fameux procureur du saint-synode Protasoff^ lequel, selon le Nord et selon tout le monde, était, de fait, sous Nicolas a le chef de l'Église orlliodoxe en Russie ».
(1) Voyez ce fait attesté par l'auteur de la brochure : La Russie est- elle schismatique, par un Russe orthodoxe (Pari>, I 859), chez Frank. La thèse de l'auteur est que l'Église de Russie n'est point schismatique formellement, mais qu'elle l'est tout au plus matériellement et sans le savoir, parce qu'elle n'a jamais trempé dans le schisme de Photiuset dans toutes les révoltes de Constantinnp'e, qu'il blâmcsévèrement. La remarquable impartialité et la bonne foi de cet écrit ne i)Ouvaient rnan- querd'allirer l'atlenlion du gouvernement russe; l'auteur a été exilé.
3o0 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
Fort bien encore ; mais dans toute Église soucieuse des traditions apostoliques et fidèle aux exemples des saints Pères, jamais une hérésie publique d'un évéque n'a passé sans être aperçue, signalée et condamnée par les autorités ecclésiastiques. D'où vient que le célèljre métropolitain de Moscou n'a été fraj*pé d'au- cune censure? Peut-être de ce que l'Église ortho- doxe, suivant le Catéchisme détaillé, ne reconnaît sur la terre d'autre autorité suprême que le concile œcuménique? Autant vaudrait dire que le corps épi- scopal en Russie professe, au point de vue doctrinal, la même indépendance que l'honorable corps des ministres protestants; car ce concile œcuménique, qui a le dioit de le convoquer? de le présider? En fait, qui a jamais eu la pensée de l'assembler? i^t d'où vient que l'Église grecque a cessé de connaître les conciles œcuméniques depuis qu'elle a rompu avec Rome ? Une autorité fictive et impossible n'en est pas une. Aussi, comme avec la meilleure volonté d'arriver à l'uniformité absolue, le pouvoir autocra- tique ne peut pas tout faire , l'anarchie doctrinale entre les divers diocèses russes est-elle arrivée à son comble. Tels évêques s'inspirent du P. Perrone et de l'enseignement du collège rom^ain : ce sont les mieux inspirés, même au point de vue de l'orthodoxie grec- que ; d'autres introduisent dans leur clergé Strauss et la nouvelle exégèse allemande ; toutes les nuances intermédiaires sont représentées. Et de même que, de Mgr Platon à Mgr Philarète, le siège de Moscou,
CONTRADICTIONS DE LA THÉOLOGIE RUSSE. 331
sur le point si important de la prière pour les morts, est passé du protestantisme le plus cru au catholi- cisme le plus pur, les divers diocèses de l'empire russe, à l'abri de toute censure, amalgament à la fois, au gré de chaque évoque, les saints enseignements du concile de Trente et les élucubrations rationalistes de l'école de Tubingue : manière inattendue de répondre au reproche d'immobilité que lui adresse l'Église ca- tholique (1).
Les évoques apostats, dans l'acte synodal par lequel ils déclarent vouloir, de leur plein gré, rentrer dans le sein de l'Église dominante, se plaignent de ce que la tyrannie de Rome ne pouvait souffrir en eux les rites antiques de l'orthodoxie orientale, et avait introduit dans leur liturgie « des changements essentiels » . Cela n'empêche nullement le décret du saint-synode qui les
(1) Quand on songe au soulèvement qu'excita au xxu" siècle le patriarche de Coiislantinople, Cyrille Lucar, pour avoir voulu faire pénétrer le proteslanlisme dans l'Église grecque, et à la facilité avec laquelle les autocrates ont réussi au xyiii"^ siècle à en infester tout leur clergé, on ne peut s'empêcher de reconnaître combien l'autorité du sultan est préférable, pour l'Église grecque, au protectorat du czar. Cyrille Lucar fut déposé et anathématisé par trois conciles, ceux de Constantinople en -1 638, de Jassi en 1 642, et de Jérusalem en 1672. Quant à Théophane Procopowitch, qui, par la persécution comme favori et flatteur de Biren, et par ses doctrines copiées des protestants comme professeur de théologie, fit pénétrer le protestantisme dans l'ppiscopat russe, il est encore appelé aujourd'hui, par Mgr Macaire Boulgakofî, dans l'histoire abrégée' de la théologie qui précède sa Théologie dogmatique, le père de la théologie russe, « sans exciter aucune surprise, sans provoquer aucune réclamation ». (Voy. le P. Gagarin, Eludes de Ihéol. 1, p. 1 et suiv.)
3o2 CONCLUSIONS RELKiiEUSES.
reçoit à l'union, de déclarer « qu'i/s ont conservé l'an- cien rit oriental ainsi que les cérémonies sacrées » en tout ce qui est essentiel.
Où est la vérité?
Les mêmes évoques accusent l'Église romaine de célébrer les offices dans une langue inconnue au peu- ple, et de vouloir supprimer les liturgies nationales. Par là on voudrait faire croire, sans doute, que le peuple russe tout entier entend la langue slave dont on se sert exclusivement dans sa litursiie : il n'en est rien, et le dialecte sacré est bien moins intelligible aux orthodoxes que ne l'est le latin à la masse des ca- tholiques. On sait d'ailleurs que les fidèles, chez les catholiques, ont entre les mains des traductions et des commentaires sans nombre, et entendent constamment la parole de Dieu : il n'en est pas de même chez les Grecs. Quant aux liturgies nationales, on sait aussi que loin de vouloir porter atteinte à celles qui sont antiques, et notamment aux liturgies orientales, les papes ont interdit de les changer et en protègent le maintien par les censures ecclésiastiques les plus graves, et même par des excommunications formelles.
Où est la bonne foi ?
On se plaint des calomnies des théologiens catho- liques contre la prétendue ambition de Pholius « de bienheureuse mémoire» (1).
(1) Orlliod. elPap., |). 93. Un Uiéologien rus.>e, « pour donner plus de valeur aux louanges qu'il distribue à Pholius, emprunte à
CONTRADICTIONS Dl' LA THKOLOfHE RUSSE. 38o
Mais sonl-ce les théologiens catholiques qui ont ima- giné que Photius, laïque, grand écuyer de l'empereur, fut ordonné patriarche, en six jours, du vivant de son prédécesseur, saint Ignace, qui protestait au péril de sa vie? Ce qui partout et toujours constitue le fait d'une intrusion violente et illégale.
Sont-ce les théologiens catholiques qui ont supposé les lettres de Photius au pape, par lesquelles, recon- naissant en termes formels sa primauté, non-seulement d'honneur, mais de juridiction, il lui demande de con- firmer son élection?
N'est-ce pas Photius qui écrit au pape ces propres paroles :
« Mon prédécesseur aijant quitté sa dignité, le clergé, les métropolitains assemblés, et surtout l'empereur, humain envers tous les autres et cruel envers moi seul, poussés de je ne sais quel mouvement, sont venus à moi, et sans écouter mes excuses ni me donner de re- lâche, ils m'ont dit qu'il fallait absolument me charger de l'épiscopat. Ainsi , nonobstant mes larmes et mon désespoir, ils m'ont fait violence et ont exécuté leur volonté (1).»
VHist. ecclésiastique ùe Fleury une lettre de cet imposteur au pape Nicolas, qu'il reproduit comme un modèle de piété et d'humanité... Or Fleury cite cette lettre comme une preuve que Photius était un parfait hypocrite, agissant en scélérat et parlant en saint. » Nous empruntons cette note à l'auteur de la brochure citée plus haut : La Russie est-elle schismatique? (P, 29 ) (I) Baronius, an. 8.39.
334 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
Si ce n'est pas là le langage de l'ambition et de l'hypocrisie; si l'auteur de cette lettre est un « bien- heureux » calomnié, que deviendra l'histoire et où est la justice?
La proclamation du dogme de l'Immaculée concep- tion a été parmi les théologiens russes le signal d'un déchaînement universel contre Pie ÏX et contre la pa- pauté. Dans cette définition, s'écrie l'auteur cVOrt/w- doxie et Papisme. l'Église romaine, « par la voix du Vatican, a fait l'aveu de sa passion déréglée pour les changements, pour le mouvement, pour les innova- tions dans le domaine de la foi, qui cependant de sa nature est éternellement immuable. » Selon notre au- teur, c'est assurément une hérésie, puisque la sainte Église a constamment enseigné le contraire (i).
Ainsi s'exprime le «Grec, membre de l'Église d'O- rient » que le gouvernement russe fait traduire en français. Mais écoutez la réponse du « Uusse ortho- doxe » ['2) qu'il envoie en exil.
(4) Page 90. — Notez que l'auteur, en déclamant contre 1 imma- culée conception» reconnaît lui-même que, selon l'Église grecque, la sainte Vierge a été a à l'abri des effets du péché originel ». Pour com- battre l'Église latine, il est réduifà donner du privilège de Marie une notion tout à fait inexacte, à la fois contraire à l'enseignement do l'Église et à la raison. Il paraît s'être inspiré, non des théologiens latins ou grecs, mais des articles des journaux irréligieux, dans le temps où ils fulminaient contre la définition de Pie IX, prouvant à tout le monde qu'ils ignoraient parfaitement ce dont ils parlaient : Quœcumque ignoranty blasphémant.
(2) Page 43.
CONTRADICTIONS DE LA THEOLOGIE RUSSE. OOO
« Ici rachaniemeut et le dénigrement, joints à la plus complète ignorance, montrent à quel degré diu- conséquence peut conduire la passion... Le pape, en confirmant ce dogme, pensait se rapprocher de l'Église d'Orient. En effet, tous nos oflBces et toutes nos lita- nies en l'honneur de Marie fourmilleiit d'expressions incompatibles avec Tidée du péché originel ; nous n'en citerons qu'une entre mille. On chante le jour de la Nativité de la Vierge : « Nous proclamons et célébrons votre nativité, et nous honorons votre conception im- maculée, etc. »
Si, après ces témoignages et tant d'autres tirés de leur Eglise, les théologiens russes déclarent le pape hérétique pour avoir proclamé l'Immaculée conception, de quelle épithète ne l'auraient-ils point chargé, si, contre leur doctrine antique, explicite , unanime et universelle, il avait fait un dogme de l'erreur con- traire ?
Nous pourrions pousser beaucoup plus loin l'étude de ce qu'on appellerait avec raison les antinomies in- conciliables de la théologie russe contemporaine. La Pologne catholique, dont on espère faire une proie, en y corrompant renseignement, ne s'en plaindrait pas sans doute. Bornons-nous cependant, pour finir, à deux points principaux qui chacun méritent un article à part.
336 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
L'Église russe et la Papauté.
Le dogme qui chocjiie le plus les théologiens du schisme est, comme ou le sait, celui de la primauté de saint Pierre ; et si, sur d'autres points, ils flottent entre le protestantisme et TÉglise, au gré des siècles et surtout au souille du bon plaisir impérial, il y a un dogme sur lequel ils sont franchement protestants. A entendre déclamer contre le papisme les théologiens du saint-synode, on se croirait à Genève ou à Lon- dres; mais à voir les mesures minutieuses, toujours tracassières et souvent barbares, à l'aide desquelles on croit prévenir, et par lesquelles on ne punit que trop réellement tout rapport avec Rome, on reconnaît clai- rement la Russie. Les Polonais savent qu'il est plus dangereux d'être franchement papiste à Varsovie, que raskol nique à Moscou.
Mais comment s'y prendront les théologiens russes pour ramener les papistes de Pologne? La chose, si on l'entame par le raisonnement et par l'histoire, n'est point facile, et, pour tout dire, c'est une entreprise abrupte et hardie , qui demanderait à un raison- neur des chefs-d'œuvre d'une logique nouvelle, et à un savant en histoire des découvertes inattendues.
Car si l'on n'adopte pas franchement les thèses du protestantisme, — mais alors, ce serait abjurer l'oi*-
l'église russe et la papauté. 337'
thodoxie, — que de contradictions, tons les jonrs plus palpables et dont l'évidence grandit à mesure qu'on étudie, que d'absurdités véritables il faut dévorer pour rester fidèle au dogme le plus patriotique , sinon le plus raisonnable, de la religion russe!
Ce n'est pas ici le lieu de disserter : nous ne vou- lons pas recommencer ce qui a été fait avec un plein succès; montrer avec de Maistre, avec le cardinal Lewicki, archevêque des Ruthènes unis(l), avec le P. Gagarin, avec l'auteur anonyme, mais Russe ortho- doxe, de la brochure, La Russie est-elle schismatique? qu'un Russe orthodoxe ne peut pas consulter sa propre liturgie, célébrer les fêtes de son propre culte, lire ses livres de piété les plus anciens, les plus autorisés et les plus solides, sans y retrouver saint Pierre et ses droits, le saint-siége et ses prérogatives, transmises intactes de saint Pierre à ses successeurs, les saint Clément, les saint Léon, les saint Célestin, les saint Agapet; sans y surprendre enfin, toute vivante, la doctrine même de l'Église romaine, dans les termes les plus explicites, les plus précis et les plus formels. Rornons- nous à quelques questions qui n'étonneraient pas même la raison d'un enfant, pourvu qu'il ait lu un abrégé d'histoire ecclésiastique et n'ait pas oublié son catéchisme.
Première question :
Est-il douteux que l'Église grecque, jusqu'à Pho-
(1) Dans un mandement célèbre, reproduit dansTlieiner, II, 179.
22
B38 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
tius, et après lui jusqu'à Michel Cérulaire, ait été ca- tholique romaine, dans le sens où nous entendons, en- core aujourd'hui, que l'Église grecque doit être ro- maine, c'est-à-dire, avec une liturgie et des rites propres, mais sous la suprématie reconnue du saint-siége ? Et si cette suprématie n'était pas re- connue jusqu'alors, pourquoi Photius a-t-il demandé tant de fois et avec tant d'instances au pape de con- firmer son élection? Pourquoi Michel Cérulaire, lors- qu'il est venu jusqu'à excommunier le pontife romain et avec lui (ce qui est proprement l'acte d'un furieux et d'un insensé) toute l'Église d'Occident, ne fait-il pas entrer au nombre des accusations qu'il fulmine contre le saint-siége, celle d'avoir usurpé la puissance souve- raine dans l'Église?
Mais si Photius et Cérulaire, tout en fondant le schisme , n'ont osé, ni l'un ni l'autre, s'élever, au nom de la foi, contre l'autorité qui le condamne, à quelle date, à quelle origine, à quelle cause avouable les théologiens grecs feront-ils remonter la prétendue indépendance de leur Église vis-à-vis du siège romain?
Seconde question :
Est-il douteux que l'Église russe proprement dite ait été elle-même catholique romaine dans son origine (1) ?
(1) On peut en voir les preuves développées, avec une grande abondance d'érudition et une grande force de logique, par le P. Ver- dière, dans les Éludes de théologie, t. II, p. 133. Cela est constaté d'ailleurs en termes adoucis par Karamsin lui-même. Ibid.,i>. 294. — • Voir aussi : La Russie est-elle schismalique ?
l'église russe et la papauté. 3â9
Que si on le nie, comment expliquer, entre autres choses, des fêtes qui lui sont communes avec l'Église romaine et que les Grecs rejettent? Mais surtout, si l'Église russe n'a jamais reconnu la suprématie ro- maine, comment a-t-elle pu laisser se glisser clans sa liturgie tant de passages où elle célèbre encore au- jourd'hui, avec un euthousiasme que l'Occident égale à peine, «le pape saint Céleslin qui, ferme dans ses discours et dans ses œuvres et suivant la voie que lui avaient tracée les apôtres, s'est montré digne d'oc- cuper le saint-siége en déposant par ses letlres Vimpie Nestorius (patriarche de Constantinople) ? »
Et « le pape saint Agapet qui déposa l'hérétique An- //«HTîe (patriarche de Constantinople), lui ditanathème, sacra ensuite Mennas, personnage d'une doctrine ir- réprochable et le plaça sur le siège de Constantinople? »
Et « le pape saint Martin, qui sépara de l'Eglise de Jésus-Christ Cyrus (patriarche d'Alexandrie) ; Serge, (patriarche de Constantinople); Pyrrhus et tous ses adhérents? »
Voulez vous savoir ce qu'un pape peut écrire à un empereur? La liturgie russe vous l'apprendra : c'est Grégoire II qui écrit à Léon l'Isaurien, au sujet du culte des images :
« Nous qui sommes revêtu de la puissance et de la souveraineté de saint Pierre^ nous avons voulu vous in- terdire, etc. »
C'est encore l'Église russe qui nous apprend, dans ses menées, par un fragment de la vie de saint Jean
o/jO CO\CLUS!0\S RELIGIEUSES.
Chrysostome, qu'un pape peut excommunier non- seulement un patriarche mais un empereur, et non pas seulement l'empereur d'Occident, qui est de son patriarcat, mais aussi l'empereur d'Orient, qui n'en est pas.
« Le pape Innocent écrivit plus d'une fois à Arcade, le séparant de la communion avec Eudoxie sa femme, et prononçant l'anathème sur tous ceux qui avaient renversé saint Jean Chrysostome de son siège. Quant à Théophile (patriarche d'Alexandrie), non-seulement il le priva de son rang, mais il le sépara de l'Église. Ar- cade écrivit à son tour au pape Innocent, lui deman- dant humblement pardon et l'assurant de son repentir. Il écrivit aussi à son frère Honorius, atin qu'il suppliât le pape de le relever de son excommunication, et il obtint ce qu'il demandait, car le pape ayant pris con- naissance de son humble prière, agréa son repentir et écrivit au bienheureux Proclus, alors évêque de Cy- zique, pour l'autoriser à absoudre l'empereur de l'ex- communication, à l'admettre à la participation des sacrements et à inscrire le bienheureux Jean au nom- bre des saints (1). »
La conclusion est évidente : ou il faut que les théo- logiens russes cessent d'imiter les protestants dans leurs invectives contre le papisme, ou il faut qu'ils effacent leur propre liturgie, au risque de rendre plus accusa-
(1 ) Lo lexle slavon de tous ces passages est cité p;ir le P. Gagaiin , Éludes de llièologic, II, p. 75 et suiv.
l'église ul'Sse et la papauté. 5/il
trices que jamais les pages qu'ils auront effacées. 11 faut qu'ils prouvent que Pic IX n'est pas le successeur lé- gitime des Célestin, des Agapet et des Grégoire, ou il faut qu'ils lui reconnaissent sur le monde chrétien tout entier, Orient et Occident, évêqueset fidèles, em- pereurs et sujets, les mêmes droits spirituels, ni plus ni moins, qu'exerçaient les Célestin, les Agapet et les Grégoire. Il faut tout au moins, et, pour le moment, on ne leur en demande pas davantage, qu'ils cessent de soutenir de leurs écrits et de leurs invectives les lois odieuses d'un gouvernement qui met son orthodoxie à persécuter, comme le plus grand des crimes, la filiale soumission au siège apostolique, et à punir l'Église de Pologne do ce qu'elle est en ce point plus fidèle aux traditions de l'Église de Russie que la Russie elle-même; il faut enfin qu'ils reconnaissent avec nous que ces lois ne sont pas seulement une violation manifeste des traités et du droit des gens, un outrage permanent aux droits plus sacrés encore de la conscience, mais aussi la ty- rannie impertinente d'une ignorance fanatique exercée contre l'histoire, contre la logique, la raison et le sens commun (1).
(i) Il est vrai que l'auteur d'Orlhodoxie et Papiitne nous déclare que « le sixième canon du concile de Nicée nous apprend claire- menl que les droits de l'évêque d'Alexandrie sont les mêmes que ceux de l'évêque de Rome », et que « le vingt-huitième canon du qua- trième concile œcuménique nous dit péremploirement que ces privi- lèges ne viennent nullement du droit divin, mais qu'ils résultaient du caractère de Rome comme capitale de l'empire. » A ces assertions pércmploires, il y a plusieurs difliciiltés que l'organe du saint-syno('.o
342 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
Mais voici une troisième question, plus simple que les précédentes et à laquelle un théologien russe ré- pondra plus difficilement encore.
Est-il douteux que la papauté romaine soit le centre le plus ancien, le plus aiitorisé d'une grande commu- nion chrétienne, plus étendue que toutes les autres réunies ensemble et surtout que l'Église russe en parti- culier ?
S'il en est ainsi, d'où vient que le Catéchisme détaillé,
n'ignore sans doute pas plus que nous. D'abord il faut que le sixième canon ne soit pas si clair dans le sens prétendu par l'auteur, pour que, dans le concile même de Chaicédoine, le légat du pape saint Léon, Pascasin, se soit servi de ce même canon pour combattre les pré- tentions ambitieuses d'Anatolius, patriarche de Constantinople, qui voulait enlever la préséance à l'évêque d'Alexandrie; pour que saint Léon lui-même ait invoqué le concile de Nicée, afin de combattre les mêmes prétentions, dans ses lettres 1 04 et 1 03 à l'empereur Mar- cien et à l'impératrice Pulchérie, Ensuite, si les droits d'Alexandrie et de Rome sont les mêmes, comment se fait-il que saint Denys, ixitriarche d'Alexandrie, accusé par les évêques de Libye, ait été obligé de se défendre devant le pape saint Denys de Rome; que, de même, le pape Jules ait évoqué à Rome la cause de saint Athanase, patriarche d'Alexandrie; que le pape saint Martin, comme nous l'apprend la liturgie gréco-russe, ait déposé Cyrus, patriarche d'Alexandrie, etc.? Ajoutons que la prétendue égalité du siège d'Alexandrie avec Rome ne prouve pas très clairement l'égalité du saint-synode avec le patriarcat d'Occident. Le siège d'Alexandrie a été fondé par saint Pierre lui-même; le saint-synode a été établi, contre toutes les règles connues, par Pierre le Grand : on conviendra que la différence est claire.
Quant à l'argument tiré du vingt-huitième canon de Chaicédoine, il est encore moms péremptoire, s'il est possible. Tous les historiens de l'Église savent que ce canon fut voté subrepticement, en l'absence des légats du saint-siége, par les évêques orientaux seuls, sous la présidence d'Anatolius, patriarche do Constantinople, qui voulait par
l'église russe et la papauté. 3/i3
qui énumère avec soin les principales divisions de l'Église universelle, passe sous silence l'Église romaine? Peut-être dira-t-on que l'écrivain russe, en parlant de l'Église universelle, ne devait entendre par là que celle qui jouit à ses yeux du privilège de l'orthodoxie. Assu- rément, cette réponse serait concevable, s'il s'agissait de quelque fraction minime séparée de l'ensemble qu'on pût négliger, sans exciter la réclamation du lecteur, sur- tout si le Catéchisme délaillé éidiii un livre tout élémeu-
celte voie revendiquer pour son siège la préséance jusque-là recon- nue au siège d'Alexandrie. Les légats protestèrent contre celle indigne supercherie. Les évêques n'en persistèrent pas moins à demander la confirmation de leur décret iui pape saint Léon,.qui la refusa. L' :i"est pas hors de propos de rappeler ici en quels termes des évêques, tcas grecs, qui se flattent d"avoir agi en concile œcuménique, sollicitent du saint-siège la confirmation de leur décret : « Quae delinivimus... ha3C sicut propria et arnica et ad decorem convenientissima dignare complecti, sanctissime et bealissime pater... quidquid /rci/ha/Zo/s, a filiis sil ad paires recurril, facienles hoc proprium sibi. Rogamus igitur et tais decrclis nosLrum honora judiciurn, et sicut nos, cupidi in bonis, adjecimus consonanliam, sic et summilas tua filiis quod
decet adimpleat (ou-rw xai n xoçivw-n roiç Traî^tv ava7v),r>pa>(7at to -n^.z-
irov). — (Voy. Baron, an. 4ol, n" 148.) Ajoutons que le vingt- huitième canon ne prétend nullement à l'égalité de Constanlinople avec Rome.
Après cela, nous ne pouvons que louer la modestie de l'aulour d'Orthodoxie et Papisme, lorsque, prenant un ton moins péremploire, il écrit quelque part : « Nous ne voulons pas nous faire les maîtres de ses théologiens (de l'Église latine), car ils sont plus érudits que nous dans la connaissance des écrits de nos pères communs : c'est même à leurs savantes et laborieuses recherches que nous devon les preuves incontestables (?) de la vérité que nous défendons. Non I non ! loin de nous l'idée de vouloir convaincre ou instruire » (p. 92). A la bonne heure I mais alors pourquoi écriveic-vous ?
S/j/l CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
taire adressé à des enfants; mais quand il s'agit d'un ouvrage de quelque étendue, qui doit tenir dans l'Église russe la place qu'occupe parmi nous le catéchisme romain, et qui s'adresse aux fidèles instruits, il y a au moins de quoi s'éloimer grandement de voir que l'é- crivain ne va pas au-devant de la question que fait naître infailliblement dans l'esprit du lecteur la pen- sée d'une anomalie monstrueuse : «D'où vient que l'É- glise romaine, incomparablement la plus étendue detoutesles Églises, est excluede l'Église universelle?» Assurément se taire vaut mieux qu'invectiver, comme le font en pareil castes catéchismes protestants, même à l'usage des enfants du peuple. Mais ce silence n'est- il pas significatif? n'est-il pas la marque d'un visible embarras? Ne prouve-t-il pas que la papauté tient beaucoup plus de place dans l'esprit préoccupé de l'auteur du catéchisme qu'il n'en tient dans son livre? N'est-ce pas le cas de dire, avec Cicéron : « Cnm lacent clamant ! »
Mais se taire ne suffit pas. Le silence n'a jamais été une solution. Que fera donc l'orthodoxie russe quand elle voudra élever la voix sur la ditficile question du papisme, et hasarder des raisons contre ses sujets obs- tinés dans l'amour du saint-siége? elle aura recours à un procédé pire que tout le reste, après la persécution ; c'est la calomnie.
Exemples :
Jus([u'ici ce qu'on nous disait de la manière dont quelques Russes interprètent l'enseignement de l'Église
l'église hlsse et la papauté. o/i5
catholique sur le pouvoir du saint-siége nous avait paru incroyable et au-dessous de la réfutation. Mais quoi! il faut se rendre à l'évidence et attribuer aux théolo- giens eux-mêmes la mauvaise foi insigne du gouverne- ment, ou l'ignorance des particuliers. Nous lisons dans la brochure citée plus haut, ouvrage d'un Russe ortho- doxe, mais d'une évidente bonne foi, «que dans les séminaires russes on enseigne qu'à nos yeux le pape est un autocrate de son chef et quil se donne pour im- peccable (1). » Mais en croirons-nous nos yeux quand nous lirons dans le manifeste officiel de l'orthodoxie russe, Orthodoxie et Papisme, le passage suivant (2) : «Le papisme exige de nous... que nous remettions à ce mortel (le pape) tous les droits et toute l'autorité de r Église œcuménique... et ce qui est pis encore, que nous reconnaissions qu'iL est, de par Dieu, au-dessus
DES COMMANDEMENTS DIVINS EUX-MÊMES Ct qu'^7 rt le droit
de changer^ d'ajouter ou de supprimer tout selon sa vo- lonté. . . {?>) . »
(1) La Russie esl-elle schismalique ? p. 38.
(2) P. 93.
(3] Nous ne comprenons pas davantage dans quel but l'auteur d'Orthodoxie et Papisme se permet des insinuations outrageantes contre les vivants et des calomnies formelles contre les morts, dans le passage suivant : «Que l'on juge quelle serait la fin d'un con- cile composé d'hommes de l'espèce du prince jésuite (le P. Gagarin) qui ont des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne point entendre; d'hommes prêts à contredire et à rejeter toute vérité claire et précise; qui n'ont en vue que cV arriver à leurs propres fins à tout prix et sans s'embarrasser des moyens, fût-ce le mensonge, la calom- nie, la ftilsificalion des docu'iunls I L'exemple en a clé déjà donné au
346 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
Ces paroles n'ont pas besoin de commentaire. On se demande ce qui parle ici. Est-ce l'ignorance? est-ce la mauvaise foi? Espérons encore que l'auteur se trompe et que la calomnie n'est que matérielle. Était-il donc si difficile à l'auteur de connaître et de rapporter exactement la vraie doctrine du papisme, laquelle peut se réduire à deux points faciles à retenir. Le premier, c'est que l'infaillibilité du pape, même parlant ex ca- thedra, comme docteur de l'Église universelle (bien que certaine, autant que toute autre vérité théologique, solidement fondée sur l'Écriture et la tradition, mais non définie de foi), n'est cependant pas pour les catho- liques un dogme, et que, comme Bossuet, on peut être catholique sans y croire (1). Le second, c'est que,
concile de Florence, lorsque le cardinalJuUcn donna de faux actes du septième concile œcuménique [p. 99). » Le même auteur dit ailleurs (p. 42) que les évêques qui signèrent tous la réunion au concile de Florence, sauf un seul, le firent de guerre lasse, « abreuvés de dé- goût, de misères, de souffrances. » Ailleurs (page 56) l'auteur adresse aux papistes cette foudroyante apostrophe : « Est-ce que les cor- rections et les altérations des textes que vous avez fait subir aux œuvres des saints Pères, aux livres liturgiques, ne sont pas là pour stigmatiser à la face du monde vos mensonges et vos faux fuyants des noms qu'ils méritent? » Une seule bonne preuve vaudrait mieux que ce torrent d'injures.
(l) Voici ce qu'on lit dans la fameuse Exposition de la foi de Bos- suet, approuvée par le pape Innocent XI : « Nous reconnaissons cette même primauté dans les successeurs du prince des apôtres, auxquels on doit pour cette raison la soumission et l'obéissance que les saints conciles et les saints Pères ont toujours enseignées à tous les fidèles. Quant aux choses dont on dispute dans les écoles (il s'agit de l'infailli- bililé du pape), quoique les ministres (lisez les théologiens grecs), ne cessent de les alléguer pour rendre cette puissance odieuse, il
LEGLISK RUSSE ET LA l'AFAUTE.
2>!il.
parmi les docteurs qui l'admettent (c'est la presc[iie unanimité), il n'en est pas un seul qui n'admette aussi que, comme docteur particulier, le pape lui-même ne puisse tomber dans l'hérésie (I). Mais si ce malheur arrivait, quel serait le devoir du reste de l'Église? ajoutent ces théologiens. Selonlesuns, le pontife prévari- cateur devrait être déposé par le concile; selon d'autres, sa déposition résulterait du seul fait qu'il s'est écarté de la toi. Et voilà comment l'Église catholique oblige les fidèles à croire le pape au-dessus des commandements divins. Comment l'auteur n'a-t-il pas seulement lu dans un papiste assez prononcé, M. de Maistre, cette simple phrase, si exacte dans son ironie : « Cette épou- vantable juridiction du pape sur les esprits ne sort pas des limites du symbole des apôtres. »
Concluons, nous le pouvons sans témérité, que l'orthodoxie russe, qui fait tout pour ruiner le papisme
n'est pas nécessaire d'en parler ici, puisqu'elles ne sont pas de la foi calholiqiie : il suffit de reconnaître un chef établi de Dieu pour conduire tout le troupeau dans ses voies. »
(i) Voici trois propositions de Bellarmin qui réunissent tout ce qui est admis sur le pouvoir du pape par tous les catholiques.
'1° Posse pontificem, eiiam ut pontificem et cum suo cœtu con?i- liariorum vel cum generali concilio errare in conlroverjiis facli particularibus quro ex informatione teslimoniisque hominum praeci- pue pendent ;
2" Posse pontificem ut privalum doctorem errare etiam in quaes- tionibus juris universalibus , tani fidei quani niorum , idque ex ignorantia, ut aliis doctoribus interdum accidit ;
3" Pontificem, cum generali concilio, non posse errare in condondis fidei decrcLis vel generalibus préocoplis morum.
3^8 CONCLUSIONS RliLIGlEUSliS.
en Pologne, n'a su jusqu'à présent choisir qu'entre ces trois partis ; se contredire, se taire prudemment ou calomnier ; nous nous trompons, le schisme a un qua- trième procédé, c'est la persécution.
XI
La tolérance du schisme.
A entendre certains apologistes de la Russie, les plaintes si souvent élevées, au nom de la Pologne ca- tholique, contre l'oppression religieuse qui l'écrase, ne sont rien moins qu'une persévérante et grossière ca- lomnie. On va plus loin : on soutient qu'une des gloires propres de l'Église grecque, c'est d'avoir érigé en dogme et inscrit dans ses lois la tolérance!
C'était, en effet, comme nous l'avons vu, la préten- tion de Catherine IF. C'était celle de ÎSicolas : du moins, c'est ce que rappelle au pape Grégoire XVI lui-même l'ambassadeur Gourieff, lorsqu'il ne craint pas d'in- voquer contre les vues étroites de la cour de Rome « les règles de tolérance religieuse scrupuleusement observées en Russie (1). » En ce qui concerne spéciale- ment le royaume de Pologne, l'empereur Nicolas ne dédaigna point de faire mention spéciale de « la liberté de conscience » dans le préambule des Statuts orga- niques qu'il octroya, en 1852, aux Polonais, après la suppression de la constitution que leur avait donnée
(1) Voy. plusliaul, p. 66.
LA TOLKR.VNCK DU SCHISME. 3/|9-
le congrès de Vienne, et les articles V et VI sont ainsi conçus :
Art. V. — La liberté du culte est garantie; chacun est libre de pratiquer sa religion ouvertement, sous la protection (lu gouvernement, et la différence des croyances chrétiennes ne pourra jamais servir de prétexte à la violation des droits et privilèges qui sont accordés h tous les habitants. La religion catholique romaine, étant celle de la majorité de nos sujets polonais, sera l'objet de la protection spéciale du gouverne- ment.
Art. VL — Les fonds que possèdent le clergé catholique romain et celui du rit grec uni, seront considérés comme une propriété commune et inviolable de la hiérarchie de chacune de ces croyances.
Le prince Dolgoroukow est donc tout à fait fondé à écrire : « La liberté de conscience se trouve insciMte dans les lois et même dans les lois fondamen- tales de l'empire (1). » Enfin il faut citer in extenso la verte réprimande, faite par l'auteur (V Orthodoxie et Papisme, au P. Gagarin qui avait bien osé écrire dans sa brochure : La Russie sera-t-elle catholique? que la Russie combat l'Église romaine.
« Si le bon père aimait la vérité, il aurait dit : «De- puis des siècles, le saint-siége fait la gueiTe à l'Église russe, l'embrassant dans son inimitié pour toute l'or- thodoxie, » et nous pensons qu'un pareil aveu n'aurait
(I) P. 353.
â50 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
nullement nui à la paix honorable qu'il médite; car nous savons avec certitude, par l'histoire môme des troubles politiques qui ont agité l'Europe, que partout Rome a été l'agresseur, pendant que toutes les autres confessions religieuses se tenaient sur la défensive. // aurait dû dire que l'orthodoxie^ dont le principe est la tolérance, n'a jamais persécuté ni troublé personne pour sa foi. Nous en trouvons le témoignage le plus irrécu- sable dans toutes les communions chrétiennes de l'O- rient, et, bien plus, les papistes eux-mêmes l'attestent en nous qualifiant de stationnaires et en nous accusant d'immobiUté. La Russie, sous ce rapport, a droit à la prééminence, et noire bon père fausse sans pudeur la vérité, en lui attribuant le caractère d'inimitié. « La Rus- sie, dit-il (p. 66), combat l'Église catholique;» et dans un autre passage (p. 16) : u Elle refuse la tolé- rance aux catlioliques romains. » Ceci est une ccdomnie manifeste (1) ! »
Citer une semblable page, traduite ou écrite par un auteur russe, moins d'un an après l'affaire de Dzier- nowitze, c'est en faire, ce semble, une suffisante réfu- tation. Comment a-t-on pu l'écrire? comment un ami de la Russie a-t-il pu si maladroitement la défendre ? est-il un seul lecteur que l'on espèretromper?
Toutefois, il ne sera pas mauvais de montrer ici comment l'Église gréco-russe, qui se contredit en tant de points, car telle est la condition nécessaire de l'er-
(1) P. 77-78.
LA TOLÉRANCE DU SCHISME. 35l
reur, est tout particulièrement réduite à se contredire, toutes les fois qu'elle parle de sa tolérance, et se voit en quelque sorte condamnée, pour vivre, à la persé- cution.
D'abord, hâtons-nous de le dire, nous ne ferons point aux théologiens russes l'injure de croire qu'ils" professent le dogme, issu du protestantisme, et au- jourd'hui commun à tous les révolutionnaires de tous les degrés, qui , sous le nom ambigu de liberté de conscience, n'est en réalité que l'indifférentisme : « Opinion perverse, écrit Grégoire XYI, qui s'est répandue de tout côté par les artifices des méchants et d'après laquelle on pourrait acquérir le salut éternel par quelque profession de foi que ce soit, pourvu que les mœurs soient droites et honnêtes (1).» Comme nous, tout en laissant à Dieu seul de décider la ques- tion de bonne foi, et sans vouloir mettre de bornes à sa miséricorde, les théologiens grecs admettent que, selon le dogme de Jésus-Christ, la véritable Église est une et que, d'après renseignement de l'apôtre, « il n'y a qu'un Dieu, une foi, un baptême (2). » Lors
(1) 0 Indi/ferentismum... seu pravam iilam opinionem quse, im- proborum fraude, ex omni parte percrebuit, qualibet fidei professione Eeternain posse anima salutem comparari, si mores ad recli honesli- que normam exigantur. » Bull. Mirari.
(2) Ce n'est pas sans élonnemenl que nous lisons dans le Raskol (p. 231) cette phrase : « Celle tolérance (la tolérance dogmatique) n'a rien qui répugne aux principes essentiels de l'Église orthodoxe, puisque celle-ci admet la possibilité du salut dans toutes les croyances. » Cela est directement contraire à l'enseignement de l'Église gréco-
352 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
donc que l'on écrit de l'orlhodoxie qu'elle a pour prin- cipe « la tolérance, » on ne parle que de la tolérance extérieure ou civile, on ne veut dire autre chose sinon que partout où l'orthodoxie se trouve en contact avec des communions différentes, ou bien elle renonce tout à fait au prosélytisme « n'ayant pas la prétention, comme parle Fauteur d'Orthodoxie et Papisme, « de vouloir convaincre ou instruire, » ou, tout au moins, elle renonce à toute autre conquête que celles de la charité et des lumières , de la persuasion et de la science.
C'est cette pensée, ou du moins ce désir, qu'exprime avec autant de force que de noblesse le prince Dolgoroukow :
« Dévoué de cœur et de conviction à notre sainte mère l'Église orthodoxe orientale, la vraie Église de Jésus-Christ, nous aurions cru lui adresser l'injure la plus cruelle, lui faire l'outrage le plus sanglant, si
russe. Voyez notamment le Cnlèchisme déiaillc p. 65. Au reste, on est frappé, quand on lit les écrits dos auteurs russes non théologiens de profession, de l'ignorance où ils sont de leur propre dogme, qu'ils défendent par pur patriotisme. L'auteur du Rasl-ol appartient évidemment lui-même à ces défenseurs de la religion russe, qui ne croient à aucune révélation, et seraient justement anathéniatisés par leur propre Église qu'ils s'imaginent défendre.
Faut-il nous étonner diivantage devoir l'auteur (p. 221) présenter l'expulsion des jésuites par Louis XV, accomplie, de l'aveu de tous, au mépris de toutes les règles de la justice, comme la marque d'un progrès sensible de la tolérance en France? Autant vaudrait dire que c'est par toléruncc que l'on étouffe la catholicisme en Russie, à cause de son esprit essentiellement intotéranl.
LA TOLÉRANCE DL SCULSME. .')53
nous pouvions supposer un seul instant que, pour son maintien et sa prospérité, elle puisse avoir besoin de gendarmes, de geôliers et de bourreaux ! Elle n'a be- soin que de la protection divine et de la liberté civile, cette lib.erté dont l'Évangile est la source sacrée, comme il en est l'expression la plus sublime (I). » Et plus loin l'horrible affaire de Dziernowitze arrache au noble écrivain cette éloquente protestation : « Ce serait outrager notre sainte Eglise que d'admettre un seul instant qu'elle puisse avoir besoin de gendarmes...
L'ignoble catéchisme de M. Stch (Stcherbmiu; est
celui de la bureaucratie, mais non point de l'Église orthodoxe, animée de l'esprit de charité et de douceur chrétienne (2). »
Voilà bien le sentiment qui doit animer tous les nobles cœurs, et il y en a beaucoup, que renferme dans son sein le schisme grec. Mais c'est à ceux-là surtout que nous voudrions faire voir qu'en persécu- tant, contre ses propres principes, contre l'esprit de l'Évangile, contre la foi des traités, l'orthodoxie russe qui par là se blesse elle-même , et viole tous les droits divins et humains, est cependant conséquente, et obéit à une logique fatale : la logique de l'erreur toutes les fois qu'elle a la force en main et qu'un intérêt quelconque l'oblige de se défendre ou de se propager.
Quel est l'intérêt vivant du schisme gréco-russe?
(1) P. 3o3. '2) P. 363.
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35 /| CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
Est-ce le salut des âmes? Non, c'est la politique des czars, avec laquelle il a toujours fait corps et mainte- nant plus que jamais. Quant à la chanté de l'apostolat, lui-même se vante d'en être dénué (1), et c'est là ce qu'il reproche le plus à l'Eglise catholique, sous le nom de prosélytisme. Voyez la nature des récriminations qui assaillent particulièrement les nobles esprits que la terreur des lois n'a pu enchaîner, et que la force de la vérité arrache tous les jours au schisme oriental : c'est par-dessus tout le patriotisme russe qui exhale contre eux ses 'plaintes par la plume violente et injuste de M. Tolstoyet autres, comme si, en renonçant à l'erreur de Photius, on rencînçait par là même à la patrie de saint Wladimir ; comme si la vraie religion fondée par Jésus-Christ, patrie commune des âmes, n'embrassait pas dans son unité, sans jamais les confondre, tous les
(1) Nous rapporterons à ce sujet une conversation curieuse de M. Bloudow avec un prêtre catholique, de qui nous tenons ce détail : a Comment faites-vous, disait le prêtre, pour vous débarrasser des sectes innombiables qui se forment tous les jours dans le sein de votre Église? — Nous ne pouvons, comme on fait chez vous, répon- dit le ministre, envoyer des missionnaires pour instruire et ramener les fanatiques : nous n'-en avons pas. Et puis, si nous en avions, les choses n'en iraient pas mieux, parce que chaque missionnaire for- merait aussitôt une nouvelle secte. Aussi nous nous bornons à faire découvrir par la police le chef de la secte; aussitôt découvert, il est pris et fait soldat. Alors la secte tombe pour quelque temps, et dès qu'un nouveau chef s'élève, on le traite de même. Voilà comment nous arrivons à contenir le développement excessif de l'esprit sec- taire. » — On conviendra que ce détail tout seul, venant d"une source si authentique, suffit pour justifier et au delà tout ce que nous avons dit de l'état misérable de la religion dominante en Russie.
LA TOLl-RATÎÊE DU SCHISME. 355
rites apostoliques, tous les climats et toutes ies patries î C'est à cause de cette union étroite avec des vues humaines et politiques, que l'erreur photienne, quoi qu'elle en dise, est toujours persécutrice.
Et comment pourrait-elle faire autrement ? Les âmes ne se convertissent que par la persuasion, fille de la charité, et par les lumières, filles de la science. Or, en ce qui concerne la charité, est-ce faire injure à nos frères orientaux, si nous affirmons que l'Église catho- lique, en Pologne et ailleurs, n'a à redouter aucune comparaison, et que, si l'on s'en tient à ce moyen de convertir, le saint-synode fait sagement de renoncer, en Pologne, à toute espèce de prosélytisme?
Quant à la science, plût au ciel que ce fût un moyen de conversion sur lequel le schisme russe comptât davantage! Car alors, tant d'universités n'auraient pas été fermées, tant d'écoles supprimées, tant de livres défendus ou mutilés, tant de voies fermées à l'intelli- gence, tant de questions ensevelies sous un silence prudent (1). Si l'orthodoxie se rend compte de l'amour
[\) Voici un aveu précieux dun défenseur de l'Église officielle, l'auleur du Raskol. Il parle de l'antipathie qu'ont les sectaires russes pour l'instruction en général. « Pourtant, ajoule-l-il, en général, ils sont moins ignorants que la partie de la fopiilation soumise à l'Eglise d'Etat : la plupart d'entre eux savent lire et écrire. Mais ils nelisentque lessaintes Écritures el l'Évangile, trouvant que l'espritde I homme n'a pas besoin d'en connaître davantage. » (P. 100.) — Ce qui veut dire que les fidèles de l'Église officielle en Russie ne savent, en général, ni lire ni écrire, et n'ont, par eux-mêmes, aucune notion ni des saintes Écritures, ni de l'Évangile, si ce n'est peut-être celles
oo6 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
que toute âme bien née doit porter à la vérité et par conséquent à la science, elle doit comprendre que ces précautions de Musulmans ou de Vandales sont l'ini- quité même; et qu'elles sont l'absurdité même si, pour triompher, l'orthodoxie a jamais compté sur la science. Comment donc les expliquer ?
Le voici : c'est qu'un instinct très sûr avertit l'ortho- doxie russe que, si l'on admet la liberté du raisonne-
qu'ils pourraient tenir des instructions des Popes. Mais les Popes ne prêchent point, en général, et ils ont pour cela les nneilleures raisons.
N'oublions jamais que l'ignorance systématique est un des moyens employés pour dénationaliser la Pologne. Voici des chiffres : d'après les statistiques de Schnizler, en 1824, il y avait dans le gouverne- ment de Wilna I 34 écoles et 8,7 1 1 élèves. En 1 832, on ne comptait plus que 71 écoles et 1 ,942 élèves. Notez qu'à cette époque l'œuvre de Nicolas était encore à son début et que, depuis le nouveau règne, il n'y a rien de changé ! Un des actes les plus récents de l'administration actuelle (1860) c'est la désorganisation, par M. Muchanow, de la Société agricole de 'Varsovie, un des établisse- ments les plus utiles et les plus féconds pour le progrès de l'agri- culture et des agriculteurs dans le royaume de Pologne. Mais cette Société était justement suspecte de développer l'esprit nalional. Il n'en faut pas davantage pour qu'elle soit frappée I — Ajoutez un oukase récent qui enjoint à la censure de ne laisser passer soit dans les journaux, soit dans les livres ou mémoires, aucun des faits qui pourraient « dire ciuse d'opinions défavorables sur les persotmcs dé- funtes appartenant à l'auguste 7naison régnante. » La période finale à laquelle peuvent alteindre ces déUiils, d'après le même oukase, « sera le règne de Pierre le Grand i » D'où il suit qu'il n'est pas permis aux historiens polonais ou russes de parler de Catherine H, autrement que n'en parlait Voltaire, ou bien le Moniteur officiel de ce temps-là 1 Etonnez-vous, après cela, que les liasses soient j)orlés à aller chercher la science à l'étranger I
LA TOLl': RANGE DU SCHISME. 357
ment et de la science, elle sera promptement placée entre ce fâcheux dilemme :
Ou bien prouver, par l'Écriture, la tradition et les conciles œcuméniques, que jamais le saint-siége n'a joui, sur l'Église grecque, des prérogatives qu'il réclame aujourd'hui ; prouver, par les Pères, que la double procession du Saint-Esprit, telle que l'entendent les Latins, est une nouveauté ignorée ou niée par les Grecs antérieurs à Photius; prouver, par l'histoire ou par la raison, que le très saint-synode, faisant fonctions de patriarche, est une forme de gouvernement ecclé- siastique, compatible avec les enseignements de la tradition apostolique ; prouver, par la liturgie russe, que l'Immaculée Conception est une nouveauté incon- nue à l'Eglise grecque; prouver, par la critique, que la liturgie russe elle-même n'a pas de sens sérieux (1), ou a été inierpolée par des ennemis, toutes les fois qu'elle parle comme l'Eglise romaine ; prouver, par la géographie, que la religion et le rite doivent suivre une ligne parallèle aux chaînes de montagnes et au cours des rivières; prouver, on ne sait comment, que les Grecs unis et les Latins des provinces polonaises ont été convertis par l'amour en 18â9 et en 1858, etc.;
Ou bien, faute de preuves sur tous ces points, il faudrait tôt ou tard en venir, par le seul progrès de la
(1) C'est ce que n'a pas craint de soutenir l'Union chrétienne, journal russe publié à Paris. Voyej l'article de l'Union chrétienne, et la réponse dans lopusculo du P. Ga^arin : Réponse d'un russe à un russe.
358 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
lumière, à reconnaître que l'Eglise catholique, qui n'a jamais abordé un homme né dans l'infidélité ou l'hérésie en lui disant : Crois ou meurs, et qui, néan- moins, voit tous les jours l'infidéHté ou l'hérésie lui fournir de nouveaux enfants, est véritablement la seule à qui il ait été dit par celui qui ne trompe pas : « Allez et enseignez toutes les nations^ et voilà que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles!»
Mais si la science religieuse affranchie ou la charité catholique laissée libre produisait ce résultat si considé- rable, si elles amenaient une réunion qui est l'objet des plus ardentes prières de toutes les âmes ferventes dans les deux Eglises, que deviennent les plans de Pierre-le-Grand ? Que devient la prépondérance des races slaves sur la race latine? Que devient le protec- torat de rOrient? Il semble que les plans ambitieux d'une pohtique séculaire, fondée sur le double anta- gonisme de la religion et des races, vont s'écrouler sans retour; le but que poursuivent les czars est man- qué, et devant la réalisation de la grande unité de la paix évangélique promise par Jésus-Christ, et aujourd'hui prodigieusement accélérée par les progrès universels de lascienceetde l'industrie, semble s'évanouir cetteautre unité sous le sabre, rêve chimérique de l'orgueil païen relevé et caressé par l'autocratie, et qui n'a d'égal à ses prétentions gigantesques, que sa gigantesque inanité.
La conclusion est claire. Il est inutile de demander maintenant pounjuoi la Russie, tolérante dans certaines
LA TOLÉRANCE DU SCHISME. 359
lois faites pour l'Europe, est intolérante et barbare dans le fait ; pourquoi les traités de Vienne qui suppo- sent si évidemment la pleine liberté de conscience de toute l'ancienne Pologne, aussi bien que du royaume, les traités de Vienne, seul titre avouable de sa domina- tion présente, sont une lettre morte à ses yeux ; pour- quoi les catholiques de Pologne demandent au czar la même liberté que celle dont jouissaient les juifs à Rome, au temps de Grégoire VII et d'Innocent 111, dont ils jouissent sous Pie IX (y compris la famille Mortara), et ne peuvent l'obtenir ; pourquoi la Russie signe vingt conventions avec l'Europe, vingt concor- dats avec le pape, et ne les exécute jamais; pourquoi la lumière lui fait peur, pourquoi la science religieuse lui répugne, pourquoi elle ne cesse de calomnier et de faire calomnier les institutions -et l'enseignement catholique ; pourquoi enfin, sur cette question toujours vivante de la Pologne et de ses droits, malgré tant d'apparences et tant de protestations, elle se tient et reste toujours en dehors de la civilisation occidentale, pourquoi enfin, tant qu'elle restera fidèle à sa politique traditionnelle, elle sera vis-à-vis de l'Europe ce qu'est la Turquie elle-même, depuis le fameux Haiti Hou- mayoun. Si le sultan ne l'exécute pas, il manque aux traités ; s'il l'exécute, c'en est fait de l'empire ottoman. Les traités de Vienne eux-mêmes, c'est le Hatti Hou- mayoun du vieux parti russe : c'en est fait de lui s'il s'y montre fidèle; avec cette différence que les puis- sances de l'Europe, mais surtout la Russie, sont impi-
360 CONCLUSIONS REl.KnHUSHS.
toyables vis-à-yis de la Turquie, parce qu'elle est faible et décrépite et que l'Europe se tient muette devant la Russie, parce qu'elle est jeune et forte.
Nous venons de nommer l'Orient : mais croit-on, si les plans de la Russie venaient à réussir, que les chrétiens d'Orient, coreligionnaires du saint-synode, jusqu'à la hiérarchie exclusivement, auraient à se réjouir, beaucoup plus que les Polonais catholiques, de la tolérance inscrite dans les lois et dans les traités ? Sans aucun doute le bien-être matériel des chrétiens d'Orient augmentera, mais sans aucun doute aussi leur liberté religieuse actuelle diminuera, et les craintes que fait naître dans la race grecque le redoutable protectorat de la Russie, ne sont que trop juslitiées.
Qu'on veuille bien y songer en effet. La race épuisée des Osmanlis, en qui le fanatisme religieux s'éteint tous les jours, enchaînée d'ailleurs par la surveillance croissante de l'Europe, sa prochaine et avide héritière, a depuis longtemps cessé de persécuter la croyance de ses sujets chrétiens; elle les pille et elle les exploite; mais, excepté dans les jours de crise, comme aujour- d'hui, — et cette crise sera certainement la dernière, si l'Europe fait son devoir, — la Turquie ne persécute plus les chrétiens pour leur foi. Mais qu'on suppose un seul instant le czar enfin maître de Constantinople et du reste des provinces où domine le schisme grec, que serait l'unité de cet immense empire, si l'unité religieuse lui manquait? Que serait l'unité religieuse elle-même, si, au lieu de reconnaître la direction
LA TOLKRANCE DU SCHISME. 361-
siipn%ie et unique du saint-synode, l'Orient obéissait à dix patriarches indépendants (car il n'y en pas moins, et bientôt il y en aura quinze), tous jaloux les uns des autres, tous aspii'ant, avec des titres et des chances diverses, à la suprématie universelle? Sera-ce la cha- rité moscovite ou la science du clergé russe qui obligera le patriarche de Constantinople à se démettre de son siège et à se fondre dans le saint-synode? Et le patriarche de Jérusalem ? Et le patriarche d'Alexan- drie? Et le patriarche d'Antioche? Et le saint- synode d'Athènes (si Athènes devenait russe) ? Et les Eglises indépendantes de Chypre et du mont Sinaï, etc.? Comment faire entrer toutes ces hiérarchies l'ivales dans un seul bercail, dont le très saint-synode de Pétersbourg, c'est à-dire le czar, serait le souverain pasteur? 11 est trop évident qu'un seul moyen est pos- sible, la violence, ou plutôt la violence unie à la ruse, suivant le vieux procédé moscovite. Que la Russie ait donc la force en main, et bientôt, y eût-il vingt traités à rencontre, les bienheureux patriarches et papes œcuméniques, comme ils s'appellent, seront priés d'opter entre une place dans le saint-synode élargi, ou la Sibérie : le saint-synode où ils pourront siéger à côté de Siemaszko, un évoque catholique apostat ; la Sibérie, où ils retrouveront les ossements d'évêques et de prêtres catholiques martyrs.
Voilà la tolérance du schisme; voilà, en dépit des traités et des lois, en dépit des protestations géné- reuses de tant de cœurs vraiment nobles et vraiment
362 CONCLUSIONS RELIGIEUSES.
chrétiens, voilà la conséquence forcée d'un système qui a la politique païenne pour base, l'Evangile pour masque, la confusion violente et anti-chrétienne des deux pouvoirs pour moyen, et la conquête universelle pour but.
CHAPITRE Xir.
CONCLUSIONS GENERALES.
La solidarité des nations clirétiennes.
Nous avons achevé le tableau que nous nous étions proposé de tracer de la situation de la Pologne catho- lique sous le gouvernement des czars. Et cependant tout n'est pas fini : nous avons besoin, pour l'unité de cette œuvre, et pour compléter notre pensée, de rassembler ici, comme conclusion générale, quelques réflexions qui n'ont pu trouver place dans le récit, quelques impressions réveillées dans notre esprit, et sans doute aussi dans l'esprit du lecteur, par tant de scènes invrai- semblables et cependant contemporaines ; par tant d'actes monstrueux et cependant inaperçus ; par une cause si juste, si pressante et cependant oubliée par lassitude, comme s'il était permis de se lasser jamais de la vérité et de la justice !
Disons d'abord que nous sortons de cette étude sous deux impressions très différentes, mais toutes deux pro- fondément salutaires et dignes d'être méditées.
La première est une impression de profonde tristesse
o6ll CONCLUSIONS CliNliRALES.
à la vue du degré de barbarie relative où est encore plongée l'Europe chrétienne, au point de vue social, après vingt siècles de christianisme. Nous disons bar- barie relative, à cause des immenses régions que l'Evan- gile n'a pas encore pénétrées, ou dont il s'est retiré, et dont l'exemple rend saisissable à tous les esprits l'état du monde avant l'Évangile, et aussi l'état futur de l'Europe sans l'Evangile, s'il arrivait que l'esprit révo- lutionnaire pût vainci'e sans retour et asseoir son triomphe définitif sur la ruine des principes catholiques. Il y a dix-neuf siècles que saint Paul faisait retentir aux oreilles des païens étonnés ces grandes paroles: « Revêtez-vous de l'homme nouveau^ de l'homme renou- velé à l'image de son créateur^ dans lequel il n'y a plus ni juif ^ ni gentil^ ni barbare^ ni Scythe, ni esclave, ni homme libre, mais oii Jésus-Christ est tout en tous(\);)) paroles qu'il répète encore dans l'Epitre aux Galates. Ailleurs l'apôtre écrit, et il donne ces paroles en preuve de l'intelligence particulière qu'il a reçue du mystère de Jésus-(.ihrist : [Prout potestis intelligere pru- denliam meam in mysterio Christi) « Toutes les nations sont cohéritières , membres d\in même corps [concor- porales) participantes au même titre [comparticipes] des promesses que Dieu nous a faites en Jésus-Christ par son Évangile (2). » Cette glorieuse doctrine, patrimoine commun de l'humanité régénérée, qui contenait en
(1) Coloss. TU, 11 ; Gai. m, 18.
(2) Eph. III, 4-6.
LA SOUn.\RlTlt DES NATIOX.S C[IRV'T1E\NES. 365
germe tous les progrès sociaux, l'Église catholique et particulièremeut la papauté, n'ont jamais cessé de l'avoir présente devant les yeux, et ce n'est peut-être pas la moindre preuve de l'institution divine de l'une et de l'autre : c'est d'elle qu'est sorti, par un laborieux enfantement, ce que la langue du moyen-âge appelait si bien la république chrétienne. Travailler à cette réelle unité des nations diverses, unité non pas vio- lente ni artificielle, mais semblable à celle qui règne dans l'homme lui-même, où le corps est un, mais avec des membres différents; où un même sang anime des parties essentiellement distinctes, tel est le but vers lequel se sont dirigés invariablement les efforts des souverains pontifes, dans leur action sociale. La diver- sité harmonieuse des nations chrétiennes, fondues dans l'unité de la vérité et de la charité, c'est un idéal qu'aucune révolution ni religieuse ni politique n'a jamais fait perdre de vue au vicaire de Jésus-Christ, parce qu'elle sort des entrailles mêmes du dogme, et à l'heure où nous sommes, Pie IX, martyr auguste et obstiné des vrais principes d'ordre et de justice univer- selle, des principes fondamentaux sur lesquels repose la solidarité vraie des nations chrétiennes, Pie IX indignement calomnié, au nom du principe de natio- nalité (1), pourrait s'écrier encore comme saint Paul,
(i) Lo grand prétexte, exploité contre Pie IX, a été son refus de déclarer la guerre à l'Aulriche, en 1849. Mais la plus simple équité, pour ne rien dire de plus, comprend qu'il y a un abîme cnlre refuser
360 CONCLUSIONS GÉNÉRALES.
dans répitre même d'où nous tirons celte doctrine : « C'est pour vous, 6 nations, que je suis le prisonnier volontaire de Jésus-Christ, car vous devez savoir dans quel but f ai reçu pour votre bien la grâce de V aposto- lat (1). »
Du principe posé par saint Paul, et toujours inter- prété en c^ sens par l'Église, il suit que toutes les nations chrétiennes sont sœurs, comme puisant la vie morale à une même source; qu'elles ont un besoin réciproque les unes des autres, qu'elles se doivent mutuellement le respect et la protection, que l'une ne peut être attaquée sans que l'autre le soit ; en un mot, que les droits de chacune sont les droits de toutes.
de faire une guerre sanglante et d'ailleurs impossible à soutenir, et se déclarer contre les justes droits d'une nationalité opprimée.
On s'efforce aujouiiriiui de faire oublier, mais la posiérilé n'ou- bliera pas la lettre de Pie IX à l'empereur d'Autriche, lors delà pre- mière guerre de Lombardie : « Qn'il ne soit pas désagréable à V. M., écrivait Pie IX, que nous fassions appel à sa piété et à sa religion, l'exhortant, avec une affection paternelle, à retirer ses armes d'une guerre qui, sans pouvoir reconquérir à l'empire les esprits des Lom- bards et des Vénitiens, traîneà sa suite un fuiieste cortège de maliieurs.
» Qu'il ne soit point désagréable à la généreuse nation alle- mande que nous l'invitions à déposer les haines et à convertir en utiles relations d'amical voisinage une domination qui no serait ni noble, ni heureuse, puisqu'elle ne reposerait que sur le fer. Nous avons donc la confiance qu'une nation si légitimement fière de sa propre nationalité, ne mettra pas son honneur dans des tentatives sanglantes contre ta nation ilaiienne; mais quelle le croira plutôt intéressé à reconnaître noblement celle-ci pour sœur, toutes deux nos (il les.
(1) Ego vincius Christi Jesu pro vobis gentibus, si lamen audistis dispensatinnem gratia^ Dei queedata estmihi in vobis. Epli. III, 1-2.
LA SOLIDARITÉ DES NATIONS CHRÉTIENNES. 367
La simple raison avait dit par la bouche de Térence, et en parlant de l'homme individuel :
Homo sum, nihil humani a me alienum puto.
La raison chrétienne a étendu aux peuples cet axiome, en sorte que chacun a pu dire :
Chrislianus sum, nihil Christiani a me alienum puto.
Or, c'est dans l'Europe chrétienne où chaque nation, depuis des siècles, recevait cet auguste enseignement de la chaîne non interrompue de ses pontifes et de ses docteurs, dans l'Europe arrachée enfin, par tant d'ef- forts, au moyen de cette solidarité glorieuse, à l'égoïsme romain et à la violence barbare, que, tout à coup, les temps modernes ont vu se former ce qui n'existait plus depuis le règne de Sparte et d'Athènes, des peuples esclaves, des nations ilotes : je veux dire des nations entières impitoyablement sacrifiées au bien-être maté- riel, à la grandeur insolente, à la richesse orgueilleuse d'une autre nation : au xvi' siècle l'Irlande, au xviii' la Pologne. Je ne parle pas de la natioualité grecque. Les Turcs sont des barbares: en l'opprimant ils font leur métier de barbares, et rien de plus; mais qui pourrait tolérer que la Russie orthodoxe jouât, à peu •de chose près, dans la Pologne catholique, le rôle de la Turquie musulmane dans la Grèce chrétienne (1)?
(l) « Les Polonais se trouvent aujourd'hui vis-à-vis des Russes absolument dans la position où étaient ceux-ci vis-à-vis des Mongols,
368 CONCLUSIONS CKNKRALliS.
Oui, la détestable identité de la cause des Russes en Pologne avec celle des Turcs dans la Grèce, voilà ce que tous les faits rapportés dans ce livre ont, ce send^le, mis suffisamment en lumière ; des deux parts, à l'ori- gine une conquête brutale et sanguinaire; excusable peut-être chez le Turc, mais qui reste, dans la famille chrétienne, d'une horreur inexpiable; puis, oppression systématique des consciences, anéantissement volon- taire de toutes les ressources nécessaires à la vie de l'esprit et au développement de l'intelligence ; exploi- tation des pays conquis au profit des conquérants, voilà le douloureux résultat auquel nous a conduit une enquête sans prévention, et synq)alhi([ue plutôt qu'hostile.
II
L'KglUe catliolitiiie et »os conlradicteiirs.
A côté de cette impression si douloureuse et voisine du découragement, une autre s'est formée en nous, pleine d'une joie secrète et d'une légitime fierté ; celle
sous les successeurs de Bâti. » Le prince Kozlowski, Convevs. avec M. de Cusline^ rapportée dans la Russie en 1 839.
Quant à l'Irlande, loulo l'Europe sait, pour ne parler que de ce que. peuvent voir nos contemporains, que, dans les années mômes où des millions d'Irlandais meurent de faim ou sont forcés d'émigrer, l'Ir- lande produit le double de ce qu'il faudrait pour nourrir et vôlir sa population tout entière. Les Irlandais produisent, et les Anglais consomment : c'est i'ilolisnie parfait.
l'église CATHOLIOIE ET SES CONTRADICTEURS. o69 •
que fait naître le spectacle de la lutte du schisme grec contre la vérité catholique.
Nous avons constaté une fois de plus qu'aucun ennemi ne peut déclarer la guerre à l'I^^glise, sous quelque prétexte que ce soit, sans attaquer, avec le véritable esprit de l'Évangile, la conscience, la lionne foi, la vérité, la justice, le sens commun lui-même, sans dénaturer l'histoire, sans faire directement obstacle aux progrès de la civilisation et des lumières, sans se déclarer soi-même, sur quelque point, l'ennemi de son honneur. De là cette conséquence que l'Église catho- lique, dans la grande cause qu'elle défend, et qui est celle du bien universel, a toujours le droit d'appeler à son secours et à son service, non-seulement tout catho- lique de naissance ou de conviction, mais encore tout homme de bonne foi qui a souci des grandes choses et des principes éternels. C'est en ce sens que le maître de la vie disait aux disciples : Ceux qui ne sont pas contre vous sont pour vous (1).
Seule aussi, entre toutes les communions chrétiennes, l'Eglise catholique est l'objet, sur quelque point du monde, d'une incessante persécution. Et la cause en est claire. Parce qu'elle contient en elle toute vérité et toute vertu, elle ne peut nulle part se développer libre- ment sans heurter de front quelque erreur ou ([uelque vice. Le terrain de la lutte change avec les lieux et les temps, mais le combat dure toujours. Comme celui
(l) Qui enim non est adversum vos pro vobis est.
Marc. IX, 39.
24
370 CONCLURIONS GÉNÉRALES.
qu'elle représente et qu'elle continue sur la terre, elle est un signe de contradiction, in signum cui contra- dicetur (1). Dans l'islamisme, l'Église est en lutte avec le fanatisme et la volupté ; dans le protestantisme, elle combat l'orgueil sectaire, dans le rationalisme révolu- tionnaire, l'indépendance sauvage et sans contrôle, au nom de la souveraineté de la raison humaine ; dans le schisme russe, l'obscurantisme despotique et le servi- lisme byzantin \ contre toutes les erreurs, qui toutes ont intérêt à étouffer sa voix, l'Éghse défend, avant tout, sa liberté. Nulle part cette liberté n'est entière^ mais sa gloire est de n'avoir cessé nulle part ni dans aucun temps, de combattre pour elle. A ce signe indélébile et sacré, la véritable ÉgHse se reconnaît.
Mais si toute erreur a l'Église contre elle et persé- cute toujours l'Église, suivant la mesure exacte de son pouvoir, inspirant aux gouvernements, sous toutes les latitudes, ce rêve favori « de ne laisser au peuple que la quantité de vérité rehgieuse qu'ils estiment suffisante pour être un frein à la révolte (2) »,- il n'y a aucune noble caiise, même mal défendue, ou défendue dans des vuesperverses, à laquelle l'Église ne sache rendre hom- mage, et ne doive, aussitôt que l'opportunité se dé- clare, prêter le concours de sa voix, et, s'il y a lieu, le témoignage de ses martyrs et le sang de ses enfants. Car partout où une vérité morale est un péril, où les droits de la conscience sont trahis, où la dignité de
(1) Luc. II, 3/i.
(2) Lo P. Lacordaire, Lellre sur le sainl-siége .
l'église catholique et ses contradicteurs. o71.
l'homme est menacée, l'Église est menacée du même coup ; et quel que soit l'ennemi, riche ou pauvre, prince ou peuple, elle reconnaît en lui un adversaire, avec lequel elle se fait gloire de ne jamais transiger, coûte que coûte : Occidipolest^ vincinon potesl. Et c'est pourquoi, dans le cours de son immortelle vie, l'Église est toujours exposée aux reproches les plus contradictoires, et se voit en butte aux calomnies les plus diverses. Un fait qui, de nos jours, montre la justesse de ce point de vue , c'est qu'en Pologne l'Église est persécutée souvent, et toujours garottée par le pou- voir, comme auxiliaire de la révolution (1); dans le reste de l'Europe, notamment en Italie, les révolu- tionnaires voudraient la noircir, et, par provision, l'em- prisonnent et l'enchaînent, comme auxiliaire dudespo- tism (2], ou adversaire de la nationalité italienne.
(1) En Gallicie de même, le gouvernement autricliieii a sévère- ment blâmé, comme révolutionnaire, l'adresse envoyée aux membres polonais du conseil de l'empire, où l'on réclame pour les écoles et les tribunaux ïusnge de la langue naiionale. A la têle dis innom- brables signataires de cette adresse révoluiionnaive se trouve l'archevêque de Cracovie.
(2) Encore une confirmation frappante de cette vérité plus haut développée : que le but poursuivi contre 1 Église par le despotisme et par la révolution étant le même, les procédés sont identiques. Voulez-vous avoir une idée nette de ce qu'a fait Nicolas en Pologne, voyez ce que fait M. de Cavour en Italie. Vacances systématiques et prolongées des sièges épiscopaux, négociations dérisoires avec Rome, emprisonnements et exils arbitraires d'évêques et de cardinaux ; spoliations tt violences contre les ordres religieux, tentatives pour corrompre l'enseignement et détacher le clergé du souveriiin pontife, voilà ce qu'on a vu dans la vieille Russie, voilà ce que nous montre
tS72 CONCLUSIONS GÉNÉRALES.
Ce n'est pas ici le lieu de montrer ce que vaut ce dernier reproche , d'ailleurs les événements se chargent tout seuls d'y répondre; mais voyons ce que vaut l'accusation dirigée contre l'Église en Pologne.
En Pologne, la Russie se trouve en face de deux questions brûlantes, la question de nationalité et la question de conscience : les griefs des Polonais se résu- ment en deux mots, les plus grands de la langue hu- maine : religion et patrie. Voyons donc de que lie solu- tion, au point de vue catholique pur, mais sans sortir des limites de notre sujet, ces questions sont sus- ceptibles.
III
La nationalité polonaise.
11 faut écarter d'abord une objection dont se servent volontiers les gouvernements qui, sous un même pou- le Piémont émancipé. Seulement le crime de M. de Cavour est plus grand, car les excès de Nicolas ne rendent odieux que le despo- lisme ; mais M. de Cavour expose les peuples à la tentation fatale de haïr la liberté !
C'est avec une profonde raison que M. de Montalembert fait cette instructif rapprochement : « Deux cenls couvents ont été noyés dans le sang de la Pologne, par cette autocratie moscovite qui s'est tou- jours si bien entendue avec les démocrates du reste de l'Europe pour enchaîner et dépouiller l'Église, n Les Moines d'occident, t. I, p. ce.
En Autriche, un acte destiné à rendre à 1 Église sa liberté, sans blesser les droits d'aucun dissident, le concordat, est encore réduit, à peu de chose près, à l'étal de lettre morte par l'oppo.-ition simultanée du vieux parti despoliqiie et bureaucratique, d'où élait i>su le joséphisme, et du parti révolutionnaire pour qui la liberté de l' l'église n'est pas moins un obstacle et un danger.
LA NATIONALITË POLONAISE. 373
voir politique, renferment des nationalités diverses. «Qu'est-ce, disent-ils, que ce nouveau principe de na- tionalité? La nationalité est-elle le principe nécessaire de l'unité administrative qui constitue un État bien réglé? Mais de tout temps l'histoire nous présente des peuples de race diverse réunis sous un môme sceptre. Le droit public de l'Europe moderne s'est constitué tout entier en dehors et au-dessus de ce principe de nationalité, qu'on ne voit surgir qu"avec la révolution elle-même, dans le plus mauvais sens du mot : appât trompeur qu'elle attache à son drapeau, comme le plus puissant de tous ceux qu'elle a su imaginer pour séduire les peuples et les mener, en trois étapes, au terme invariable de ses succès : révolte, anarchie, puis un despotisme quelconque, remède funeste, mais né- cessaire quand la révolution a trop longtemps triomphé sur la ruine de l'ordre et des lois. »
C'est toujours le mot de révolution, employé en guise d'épouvantail; comme à l'aide de ce mot aussi on s'efforce d'obscurcir et de ruiner l'idée de la na- tionalité (1). On fait semblant de ne pas voir que,
(i) Exemple : Les trois cours spoliatrices de la nationalité polo- naise firent à Vérone, le I 4 décembre 1 822, une déclaration solen- nelle pour condamner, au nom de l'ordre, l'insurrection de la natio- nalité grecque contre l'oppression musulmane. Voici les termes de cette déclaration, qu'on ne saurait trop méditer : « A l'époque même où les révoltes militaires deNaples et de Turin cédaient à l'approche d'une force régulière, le brandon de l'insurrection fui levé au milieu de l'empire ottoman. La co'incidence des événements ne pouvait laisser aucun doulc sur l'idcnlilé de leur origine... Les monarques,
374 CONCLUSIONS GÉNÉKAI ES.
lorsqu'il est question de nationalités opprimées, il s'agit de nationalité politique et non pas d'une question de race, bonne pour les savants : autrement, il est trop clair, puisque l'Europe est divisée en trois ou quatre grandes races, qu'il ne devrait y avoir que trois ou quatre grands empires : c'est la théorie même du panslavisme, idée creuse par laquelle la Russie vou- drait aujourd'hui rajeunir et justifier ses vieilles pra- tiques.
Évitons donc toute éipiivoque, et au mot de natio- nalité substituons le mot de patrie.
Qu'est-ce que la patrie? Faut-il aussi la définir, et pour quiconque a le bonheur d'avoir une patrie, pour quiconque est privé de ce bien, l'idée de patrie n'est- elle pas assez claire? La cité où je suis né, la langue qui la première a résonné à mes oreilles, aux jours de mon euFance, les dogmes augustes qui, pour la première fois, ont éveillé dans ma conscience la pensée du ciel et de Dieu, les institutions sous lesquelles ont grandi mes pères et pour lesquelles ils ont combattu, tou-
décidés à repousser le principe de la révolte en quelque lieu el sous quelque forme qu'il se montrât, se hâtèrent de le frapper d'une égale el iinanime réprobation. » (Cité par M. S. -M. Girardin dans son très remarquable article sur la question d'Orient, Correspondant, numéro de juin 1860.) Que pense aujourd'hui la Russie de celte déclaration? Frapperait-elle d'une ^ga/e r^probatjon l'Orient chré- tien qui s'agite aujourd'hui encore sous une domination barbare et corrompue, étrangère de langue, de religion^ t de nationalité, et la Pologne catholique, qui, elle aussi, est frém/ssanle poîr A^ motifs dont on ne saurait méconnaître Xidentitc ?
LA NATIONALITÉ POLONAISE. 375'
tes ces choses réunies ensemble, et toutes ces choses H- bres, voilà la patrie ! Qui ne le comprend? Quel peuple moderne, formé par la civilisation chrétienne, ayant tenu son rang dans l'Europe parmi les nations indé- pendantes, ne fût-ce que l'espace d'un siècle, voudrait contredire une pareille définition ?iElle ne le sera point par les Espagnols, qui ont défendu Sarragosse contre les armées de Napoléon. Mais le sera-t-clle davantage par les Russes, qui ont brûlé Moscou? Le sera-t-elle par les Allemands qui, mêlés aux Russes, chantaient en 1813 en marchant contre la France, devenue à son tour, contre tous ses instincts, l'instrument d'une politi- que spoliatrice : «Quelle est la patrie de l'Allemand? nommez-moi cette grande patrie? Aussi loin que ré- sonne la langue allemande, aussi loin que les chants allemands se font entendre pour louer Dieu, là doit être la patrie de l'Allemand ! »
Mais, dira-t-on peut-être, la religion, pas plus que la raison, ne saurait glorifier l'égoïsme national; par l'idée de nationalité, telle qu'on le présente aujour- d'hui, les nations modernes reviendraient au dogme du paganisme, pour lequel tout étranger est un ennemi.
Singulière objection, dont il faut cependant tenir compte ! Autant vaudrait dire que les liens sacrés de la famille doivent être rompus ou affaiblis, pour laisser subsister intacte l'unité de la cité. On oublie que la révélation consacre l'idée de la patrie, comme elle a consacré la famille.
370 CONCLUSIONS GÉNKRALLS,
Le patriarche Joseph, mourant au faîte des honneurs et de la gloire dans la terre d'Egypte, veut que ses enfants, après les siècles de la servitude éconlés, trans- portent ses os dans sa patrie. Les Machabées sont glo- rifiés par lEsprit-Saint, parce^qu'ils ont su mourir pour leur pays et pour leur Dieu. La loi nouvelle ouvre à toutes les âmes les perspectives radieuses d'une patrie commune, par delà les diversités d'ici-bas ; mais, en ce qui touche la patrie terrestre, elle ne contrarie en rien les instincts irrésistibles du cœur de l'homme. Saint Paul, devant l'aréopage païen, fait remonter au vrai Dieu « la détermination des limites assignées à chaque peuple (1) ». Lui, ce même saint Paul, le docteur par excellence de l'unité du genre humain en Jésus-Christ, l'ami des Romains, des Scythes et des Barbares, se déclare prêt à être anathème pour les Juifs, parce qu'ils sont ses frères par le sang. Mais, que dis-je ? Jésus-Christ 1 ni -même, l'homme universel et le Dieu de toute chair, verse des larmes sur sa patrie ingrate, condamnée à périr. En faut-il davantage pour prouver que l'idée de la patrie ou de la nationalité, est une idée sacrée aux yeux de l'Évangile, comme aux yeux de la raison (2) ?
(1) Act. XVII, 26. Definiens statuta tetnpora et lerminos habi- lationis eorum.
(2) « Jésus nous a montré l'exemple ; les Juifs même le recon- naissaient pour un si bon citoyen, qu'ils crurent ne pouvoir donner auprès de Jui une meilleure reconmiandalion à ce cenlenier, qu'en disant à noire Sauveur : c II aime noire nation ». Jérémie a-l-il
L\ N AÏIONALITK POLONAISE. 37 /
Il est vrai, l'Évangile apprend à mettre clés ici-bas l'Église, la patrie des âmes, encore plus haut que la patrie terrestre ; mais une afîection subordonnée est- elle une affection supprimée ? Où est-elle, la philoso- phie qui ne connaît pas la hiérarchie des devoirs? Un missionnaire intrépide quitte son pays pour aller, au delà des mers, porter à des frères malheureux la bonne semence de l'Evangile : glorieux dévouement que tout le monde admire. Mais ce généreux apôtre, quel homme serait-il. aux yeux les plus prévenus, s'il pouvait regarder sans colère l'étranger brutal qui se ferait une joie cruelle de fouler aux pieds la fleur des champs dont le parfum a embaumé son berceau, ou l'humble arbuste qui agrandi sur la tombe de son père ? L'idée de la nationalité! l'idée de la patrie! quel homme, à la fois chrétien et Français, pourrait s'oublier au point d'en méconnaître la sainte grandeur et la divine majesté? La nationalité fi'ançaise n'a été vrai- ment en péril qu'une seule fois, au xv' siècle, par la main de l'Anglais ; mais alors le ciel lui-même inter- vint pour nous : qu'est-ce que Jeanne d'Arc et sa merveilleuse histoire? C'est la nationalité française sauvée par un miracle.
plus versé de larmes que lui sur les ruines de sa pairie? Que n'a pas fait ce Sauveur miséricordieux pour prévenir les malheurs de ses citoyens?... Lorsquil est mort pour nous sur le Calvaire, victime de l'univers, il a voulu que le plus chéri de ses évangélisles remarquât qu'il mourait spécialement pour sa nation : « Qaia morilurus eral pro gciUc. » BOïSiiet, Or. [un. de Michel le Tcllicr.
378 CONCLUSIONS GÉNÉRALES.
Et maintenant, que les Russes invoquent contre la Pologne le prétendu droit de la conquête, qu'ils en appellent aux traités de 1815; qu'ils osent même s'ap- puyer sur l'odieux triomphe de Nicolas en I80I : deux questions restent intactes, qui ne se peuvent résoudre ni par la guerre, ni par les traités, ni par l'érection d'une citadelle, ni par le silence de mort qui s'établit parmi les survivants d'une population décimée. Ces questions les voici : Les Polonais ont-ils, eux aussi, le droit d'avoir une patrie, et ont-ils des devoirs envers elle? Les Russes, ou tels autres peuples, ont-ils le droit de la leur ravir? Ils ne l'avaient pas, il y a cent ans : l'ont-ils acquis depuis ?
Sans aucun doute, les Polonais pouvaient, même à la suite d'une conquête injuste, adopter pour patrie celle des conquérants. Dans les temps modernes, la France a eu cette rare fortune de s'attacher par des liens indissolubles, mais devenus promptement volon- taires, des territoires voisins : au xvn' siècle, l'Alsace, la Flandre et la Franche-Comté ; au xvm% la Lorraine ; tout récemment la Savoie et Nice. Mais cet acte d'adoption, libre et volontaire, la Pologne l'a-t-elle jamais fait? Le fera-t-elle jamais? Bien loin de là, les mesures prises pour l'y amener n'ont-elles pas rendu ce résultat moralement impossible? Qu'importe que l'on fasse énumérer aux enfants polonais, dans leur catéchisme, les devoirs qu'ils ont contractés, de par la conquéle, envers « la Russie, leur patrie? a La religion intervient pour consacrer des droits et des
LA NATIONALITÉ POLONAISE. 379
devoirs naturels, dit saint Thomas, mais non pour les supprimer (1).
Et à quoi bon opposer aux Polonais des traités qu'ils n'ont pas consentis, et qui par conséquent ne les lient point ; bien plus, des traités qui ne sont pas contre eux, mais pour eux, puisqu'à Vienne, en sacrifiant leur indépendance polili((ue, on recula devant celle énor- mité, de sacrifier absolument la nationalité polonaise et qu'on voulut la sauver par des garanties illusoires ?
Quand on rapproche en effet les griefs des trois cours spoliatrices, contre l'esprit incorrigible des Po- lonais , des termes mêmes employés par les puissances signataires des traités de Vienne, on demeure frappé d'une véritable stupeur : on se fait une idée nouvelle du degré d'assurance que peut communiquer au lan- gage d'un vainqueur tout-puissant la longue impunité d'un succès coupable, et l'on comprend mieux l'amère ironie de ce vers du poëte, dans cet apologue où l'his- toire de la Pologne et tant d'autres histoires, même contemporaines, sont si fidèlement, quoique si briève- ment, retracées:
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Que peuvent en effet réclamer les Polonais, au nom de ces mêmes traités qui ont consacré leur anéantisse- ment politique? Précisément tous les droits, toutes les
(1) Jus divinum, per quod non lollitur jus humanum. Si. Th. 2% 2* XU, 2.
o80 CONCLUSIONS GÉNIIrALES.
garanties qu'il n'ont jamais invoqués, depuis quarante ans, sans voir se dresser contre eux, dans un formi- dable accord, la diplomatie et les polices des trois cours signataires des traités de Vienne, sans parler des décla- mations d'une foule d'écrivains, peu habitués (c'est le triste cachet de ce temps-ci) , à voir une cause soute- nable dans une cause vaincue.
Nous avons entendu Alexandre II, après Nicolas, reprocher aux Polonais leur obstination à rêver une nationalité distincte. Où donc les Polonais ont-ils pris cette étrange prétention, ce rêve insensé?
Dans l'article 1" de l'acte ofénéral du congrès de Vienne du 9 juin 1815, où nous lisons :
« Les Polonais sujets respectifs de la Russie, de l'Autriche et de la Prusse, obtiendront une représenta- tion et des institutions nationales^ réglées d'après le mode d'existence politique que chacun des gouverne- ments auxquels ils appartiennent jugera utile et con- venable de leur accorder ; »
Dans l'article 5 du traité entre l'Autriche et la Russie, du 31 avril (3 mai), qui est conçu dans les mêmes termes 5
Dans l'article 3 du traité entre la Russie et la Prusse, du même jour, où on lit :
« Les Polonais sujets respectifs des hautes parties contractantes, obtiendront des institutions qui assurent
LA CONSERVATION DE LEUR NATIONALITÉ. »
Toutes les fois que les Polonais sujets de la Russie font allusion, dans leurs demandes, aux limites de l'an-
LA NATIONALITÉ POLONAISE. 381
cieniie Pologne, ils sont traités comme séditieux, et on leur fait sévèrement entendre qu'cà part le petit royaume de Pologne, chez eux tout est russe et môme a tou- jours été russe, car il faut que Thistoire elle-même subisse, rétrospectivement, la loi du plus fort. Si les habitants des provinces polonaises s'unissent au pape pour réclamer la liberté de conscience, on répond que toutes les bonnes paroles données en ce sens ne s'ap- pliquent qu'au royaume, et que les 16 millions de Polonais que la Russie gouverne en dehors de ce petit État, ne sont pas des Polonais, mais des Russes.
A cela que répondent les Polonais? D'abord ils font voir que c'est avec une mauvaise foi insigne, et seule- ment à l'aide d'une grossière équivoque, que la Russie déclare russes, ou plutôt moscovites, certaines provinces polonaises qui, bien longtemps avant les partages, por- taient le nom de Russie, et n"en étaient pas moins les plus déclarées ennemies de la Russie moscovite, dont elles diiTéraient par l'origine, la religion, le dialecte, l'industrie et les mœurs. En preuve, ils apportent, outre les plus claires déductions de la géographie et de l'histoire, une déclaration formelle de Catherine II. Avant elle, la Pologne, défiante à juste titre, n'avait jamais voulu reconnaître le titre d'Empereur de toutes les Russies que s'attribuaient les czars, sachant trop bien que quelques-unes de ses provinces portaient aussi le nom de Russie. Enfin, Catherine obtint cette reconnaissance qu'elle désirait : mais, quoique déjà toute puissante, elle ne put l'obtenir qu'en faisant
â82 CONCLUSIONS GÉNÉRALES.
donner par ses ambassadeurs, Keyserling et Repnin, la déclaration suivante , datée du 23 mai ilQli et ratifiée par elle le 9 juin suivant, huit ans seu- lement avant le premier partage qui allait lui attri- buer déjà une partie de ces provinces. Nous citons textuellement : on reconnaîtra aisément l'emphatique désintéressement de Catherine dans tous ses actes publics.
« Il est notoire que le traité de paix conclu en 1686 entre la Russie et la sérénissime république de Pologne renferme une énurnération exacte des pays, des provinces et des con- trées qui sont et seront dans la possession des deux parties contractantes, et qu'il ne saurait y avoir ni doute ni contesta- tion à ce sujet.
» Mais on redoute souvent ce qui n'est pas à redouter, et c'est ainsi que l'on a ciu voir un danger dans ce titre : Impératrice de toutes les Russies. Afin que tous connaissent et voient l'es- prit d'équité et les dispositions bienveillantes de l'inipéiatrice de toutes les Russies envers la sérénissime république de Pologne et le grand duché de Lithuanie, nous déclarons, en réponse à la réclamation ([ui nous a été adressée , que Sa Majesté Impériale, notre auguste souveraine, en prenant le titre d'im- pératrice de toutes les Russies, n'entend s'arroger aucun droit, soit pour elle-même, soit pour ses successeurs, soit pour son empire, sur les pays et les terres qui, sous le nom de Russie, appartiennent à la Pologne et au grand duché de Lithuanie; et reconnaissant leur domination, elle offre plutôt à la séré- nissime répubiicpie de Pologne une garantie en conservation de ses droits, de ses privilèges, aussi bien que des pays et terres qui lui reviennent de droit ou qu'elle possède actuelle-
LA NATIONALITÉ POLONAISE. 383
ment, et elle promet de la soutenir et de la protéger toujours contre quiconciue tenterait de les troubler (1). »
Une semblable déclaration est assez de nature à faire voir clairement jusqu'où s'étendait, de l'aveu de Catherine, la vraie nationalité polonaise, et si Nicolas et Alexandre II peuvent être pris au sérieux quand ils veulent restreindre le titre de Polonais et le langage polonais aux quatre millions d'habitants de l'ancien grand- duché de Varsovie.
Mais ce n'est pas tout : il n'y a qu'à ouvrir les traités de Vienne et à voir jusqu'à quel point, en par- lant des Polonais « sujets respectifs des trois puis- sances », ils ont voulu prévenir toute équivoque et assurer des droits communs, aussi bien qu'une natio- nalité distincte, à toute l'ancienne Pologne. Lisons :
Article 22 du traité entre la Russie et l'Autriche : « La navigation de tous les fleuves et canaux dans toute l'étendue de l'ancien royaume de Pologne [tel qu'il existait avant l'année 1772) jusqu'à leur embouchure, tant en descendant qu'en remontant, sera libre de telle sorte qu'elle ne puisse être interdite à aucun des habi- tants des provinces polonaises qui se trouvent sous les gouvernements autrichien ou russe. »
Article 22 du traité entre la Russie et la Prusse : « La navigation de tous les fleuves et canaux de toutes
(1) Voyez Recueil de documents relatifs à la Russie, etc. Paris, Pagnerre, 1854, page 323,
38/l CONCLUSIONS GÉMiRALES.
les parties de V ancienne Pologne (année 1772) dai\s toute leur étendue, etc. »
Après des textes aussi formels de traités garantis par l'Europe tout entière, et dont la stricte observation était indispensable à l'équilibre européen, traités qui, dans des vues de haute équité autant que de sage politique, consacraient la nationalité distincte de toute l'ancienne Pologne, ne semble-t-il pas étrange que des pétitions des habitants de l'ancienne Pologne , pour avoir le droit (Rapprendre et de parler leur propre langue^ soient aujourd'hui considérées comme de graves symptômes d'agitation révolutionnaire ? Et que l'empereur Alexandre II passe pour libéral, parce qu'il sera permis désormais d'enseigner le polonais à Wilna « à titre de langue étrangère et dans une leçon d'une heure par semaine (1)? »
De semblables énormités étaient bien loin de la pensée du premier Alexandre; et même dans l'ivresse des succès de 1815, il n'avait pas oublié (il le disait du moins) qu'il était de son honneur de réparer, autant que possible, la grande injustice dont la Pologne avait été victime. Il avait voulu se réserver, par le traité (art. i "), le droit de donner au royaume « l'extension intérieure qu'il jugerait convenable, w Alexandre fut-il sincère? On a pu en douter lorsqu'on l'a vu, malgré des pro- messes mille fois répétées de rétablir la Pologne dans ses anciennes limites, non-seulement ne pas accomplir
(1) Voyez plus liaul pa^a^ 214.
LA NATIOXALITI-: POLONAISE. o^5 •
ce qu'il appelait son projet favori^ mais encore violei' à la fois la lettre et l'esprit des traités de Vienne, et com- mencer le premier, par des atteintes nombrenses portées à la législation et à rinstruction nationales dans les provinces polonaises, rœiivre cruelle et inique de la dénationalisation. Entre autres choses, ce fut Alexandre qui retira au prince Czartoryski la ionc- tion si importante de curateur de runiveisilt' de Yilna, pour la donner à l'un des ennemis les plus malfaisants de la nationalité polonaise, le Russe Novosilzoff. Au reste, un trait commun aux trois cours spoliatrices, c'est l'extermination en règle, par tous les moyens possibles, de la langue, de l'histoire et de la littérature polonaise. Même dans la Pologne pius- sienne, où le régime est forcément plus libéral, les cours des lycées, depuis la troisième, se font en alle- mand; l'enseignement de l'histoire de Pologne est proscrit; en revanche, la connaissance de l'histoire de Prusse est de rigueur pour le baccalauréat. Qu'on se figure ce que nous éprouverionsen France si, dans quel- qu'une de nos provinces, une éducation ou une admi- nistration allemande ou anglaise nous était imposée, et si la prétention d'être élevés, jugés et admiiiistrés en français, et de savoir l'histoire de Charlemagne et de Napoléon, plutôt que celle de Frédéric ou d'Henri Yïll, était traitée de révolutionnaire! C'est pourtant le régime que subit la Pologne depuis les partages, et cela, malgré les termes explicites des
traités de Vienne.
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386 CONGLUélONS GÉNÉRALES.
Avec Nicolas tous les scrupules ont cessé (1), et cela bien avant le mouvement de .1830 : mais aussi tous les droits des opprimés sont debout et vivants plus que jamais. Ce que mon père a fait est bien fait : tout au contraire ! L'avenir le prouvera, nous l'espérons : même au point de vue politique, la guerre ouverte déclarée à la nationalité polonaise est la plus grossière des fautes. Quoi ! demander à la fois à la Pologne une apostasie religieuse et une apostasie politique, et croire qu'une pareille prétention pourra jamais avoir d'autre appui que la force et la ruse ; et pour atteindre ce double but,
(1) Quel Polonais, en entendant Alexandre II recommandera la Pologne « de ne point récer, » ne s'est rappelé le fameux discours de Nicolas à la municipalité de Varsovie, du I 0 octobre 1 835 : « Si vous vous obstinez à conserver vos rêves de nationalité distincte, de Pologne indépendante et de toutes ces chimères, vous ne pouvez qu'attirer sur vous de grands malheurs. J'ai fait élever ici la cita- delle, et je vous .déclare qu'à la moindre émeute je ferai foudroyer la ville, je détruirai Varsovie, et certes ce ne sera pas moi qui la rebâtirai » Il ajoutait : « Au milieu de tous ces troubles qui agitent l'Europe, et de toutes ces doctrines qui ébranlent l'édifice social, il n'y a que Li Russie qui reste forte et intacte. Croyez-moi, messieurs, c'est un vrai bonheur d'appartenir à ce pays et de jouir de sa pro- tection. » — On ne comprend pas très bien comment ce peut être un bonheur d'appartenir à un autre pays que le sien, quand même ce pays est la Russie.
Il est inutile de répondre ici à ceux qui ont osé prétendre, avec Nicolas, que l'insurrection de I 830 l'avait délié de tout devoir envers les Polonais : comme si les traités n'étaient pas violés par lui et môme par Alexandre longtemps avant 1 830 ! Comme si ce mouvement, que lui-même avait rendu presque inévitable, pouvait le dégager de liens contractés vis-à-vis de toute l'Europe 1 t.omme si, enfin, rien au monde pouvait autoriser à braver les lois de l'humanité et de la justice!
LA VATIONALITK POLONAISE. 387
croire que la force et la ruse seront toujours suilisantes ! De la part de la Russie, c'est une simplicité par trop grande ; et, du côté des fds de Sobieski, l'injure est par trop forte aussi, d'imposer à la fois à cette nation che- valerescpje un double ci'inie, un crime contre la con- science et un crime contre l'honneur !
Je sais bien qu'on va jus([u'ii invoquer en faveui' du statu quo indéfini en Pologne le catholicisme lui-même et la fameuse doctrine de saint Paul , l'appelée par Grégoire XVI dans son encyclique : Tout pouvoir vient (le Dieu, il faut obéir aux puissances » ; car le despo- tisme, comme la révolution, sait très bien, dans l'oc- casion, se faire théologien. Écoutons donc, sur cette question, le plus éminent et le plus modéré des publi- cistes catholiques contemporains, philosophe profond, théologien consommé, l'h-onneur de l'Europe et de son pays, c'est Balmès que je veux dire :
« Certaine doctrine voudrait qu'on dût obéissance à un gouvernement par cela seul qu'i/ est, en considé- rant uniquement le fait et même en supposant ce fait illégitime; il faut, avant tout, établir la fausseté de cette doctrine : elle est contraire à la saine raison et n'a jamais été enseignée par le catholicisme. L'Église, en prêchant l'obéissance aux puissances, parle des puissances légitimes. Cette absuidité, qu'un simple fait puisse créer le droit, ne saurait faire partie du dogme catholique. S'il était vrai que l'on dût obéissance à tout gouvernement établi, même illégitime, s'il était vrai qu'on ne pût lui résister, il serait également vrai
388 C.ONCI.IISIONS CKNKUM.liS.
que le gouvernement illégitime aurait le droit de com- mander, car l'obligation d'obéir est corrélative au droit de commander : par conséquent le gouvernement illé- gitime se trouverait légitimé par le seul fait de son existence. Dès lors toutes les usurpations seraient légi- timées, les résistances les plus héroïques des peuples se trouveraient condamnées, le monde serait livré au pur empire de la force. Non, elle n'est point vraie cette dégradante doctrine qui décide de la légitimité par le résultat de l'usurpation, qui dit à un peuple vaincu et subjugué par un usurpateur : «Obéis à ton tyran; ses droits sont fondés sur sa force, et ton obligation envers lui, sur ta faiblesse.» Elle ne peut être vraie, cette doc- trine qui effacerait de notre histoire une de ses plus belles pages, qui flétrirait la nation espagnole luttant six ans pour son indépendance et finissant par vaincre le vainqueur de l'Europe. Si le pouvoir de ÎSapoléon se fût établi parmi nous, le peuple .espagnol n'en aurait pas moins gardé le droit en vertu duquel il se souleva en 1808; la victoire n'aurait pu légitimer T usurpa- tion (1). »
Voilà la doctrine de la raison, voilà aussi la doctrine de l'Église. Pour l'une comme pour l'autre, le fait ac- compli, quand il est seul, n'a jamais créé aucun droit, ni rendu juste aucune injustice. Or, en quoi la cause des patriotes espagnols de 1808 est-elle plus respec-
(l) lîaliliès, Le Calholicismc comparé au Proleslanliftmc, l. Ilf, p. 1 i.S, Ira luit par Blanclie-Hciffin. Paris, Valoii, ISol.
LA NATlOXALlTli POLONAISE. 389
table que celle des confédérés de Bar; et pourquoi les noms de Krazinski et de Kosciusko seraient-ils moins glorieux que celui de Palafox? Les manœuvres de Catherine et de ses alliés n'ont-elles pas, de bien loin, dépassé en perfidie les trames déloyales qui firent succomber pour un temps l'indépendance espagnole?
Mais alors, dira-t-on, comment Grégoire XVI a-t-il pu si fortement recommander l'obéissance à un gou- vernement certainement illégitime dans son origine, et qui, après quatre-vingts ans, bien qu'accepté peut-être par le droit public de l'Europe, a toujours été rejeté si énergiquement par la conscience des peuples?
Écoutons encore Balmès :
« Je ne nierai point qu'il n'existe certains cas où, même sous un gouvernement illégitime, il est à propos de recommander aux peuples l'obéissance : lorsqu'on prévoit, par exemple, que la résistance sera inutile, qu'elle ne conduira qu'à de nouveaux désordres et à une plus grande effusion de sang (1). »
(1) Ibid. p. loi. — Nous ne saurions trop recommander, dans l'ouvrage de Balmès, la lecture des cliapitres 54 à 37, intitulés : De la résistance au pouvoir civil; — De la résistance aux cjouvoniemenls de faits ; — De quelle manière esi-il permis de résister au pouvoir civil. On y trouvera éclaircies de main de maître un grand nombre de questions aujourd'hui brûlanles, notamment en ce qui concerne la théorie des faits accomplis, les droits respectifs des souverains et des peuples, et les reproches contradictoires qu'on fait à l'Église catholique. On peut lire encore, sur la lettre de Grégoire XVI, les réflexions d'un des plus ardents défenseurs de la papauté, l'abbé Rolubacher. Hist. de l'Eijlise, t. XXVIIl, p. 424.
390 (.OXCLLSIO.NS (ÎI^LXliRALKS.
Celte réponse si simple est, en réalité, la clef des difficultés soulevées par la lettre de Grégoire XVI, en y joignant toutefois l'appréhension si vive chez le pon- tife, des menées révolutionnaires, lescpielles, se mêlant si facilement, pour les compromettre, aux justes griefs d'une nationalité opprimée, en restent toujours profon- dément distinctes; mais sur ce point lui-même, nous avons entendu le pontife avouer qu'il s'était trompé, et que, dans le premier moment, on lui avait caché le véritable état des choses. Ne craignons donc pas de le dire : une chose est certaine, c'est que Grégoire XYI, nous en avons reçu l'aveu de sa bouche, a voulu, en présence d'une cause momentanément perdue, arrêter l'effusion du sang en Pologne et sauver les restes de l'Église : mais il n'a jamais songé à sanctionner, au profit du despotisîne de Nicolas, au détriment de la nationalité polonaise, l'immorale doctrine du fait ac- compli. Devrions-nous donc nous scandaliser si, au- jourd'hui, Pie IX, après avoir si énergiquement protesté contre l'occupation des Romagnes, donnait à ses sujets annexés malgré eux, pour éviter de plus grands maux , l'ordre d'obéir aux autorités révolutionnaires, en tout ce qui n'est pas contraire à la foi et aux mœurs : de la même manière que Grégoire XVI rappelait aux Polo- nais, vaincus et abandonnés par l'Europe, la soumission des premiers chrétiens sous le fer des persécuteurs (1)?
(1) Voy. plus haut page 52.
LA. QUESTION RELIGIEUSE. 391
IV
La question religieuse.
Le point do départ de toute la politique de Nicolas avait été, comme on le sait, cette parole du comte Ouvaroff : « Autocratie, orthodoxie, nationalité, voilà les trois idées qui doivent servir de hase à Téditice social de l'empire. » Comme conséquence de ce prin- cipe, on devait logiquement faire, à l'égard de l'Église catholique, tout ce que nous avons vu ; et puisqu'il était évident à priori, que la persuasion ne serait pas possible, la violence était nécessaire : c'est toujours, dans tout gouvernement, le terme où aboutit un faux principe, quand on veut le suivre jusqu'au bout, ou une passion, quand la raison fait défaut. Et c'est ainsi que rois millions au moins de Grecs unis ont été, de force et sans que leur volonté y ait eu la moindre part, en- chaînés à l'orthodoxie russe : conversion dont le saint- synode n'a pas eu honte de se réjouir, quoiqu'elle ne fût qu'un tribut sacrilège. levé sur la conscience des peuples par la main du bourreau (1).
(1) On ne se fait pas en général parmi nous, faute de point de comparaison, une idée assez exacte du genre et du degré des vio- lences employées contre les Ruthènes, quoique grand nombre de victimes soient encore vivantes. Pour ne citer que la plus illustre de toutes, lamère Macrina, il y a peu de mois, le P. Souaillard, domi- nicain, se trouvant à Rome, à son retour de Pélersbourg, lui rendit visite et lui demanda, entre autres choses, si elle connaissait Sie-
392 CONCLUSIONS GENERALES.
Est-il besoin de faire voir, indépendamment de ce ({ue ce fait a d'odieux, jusqu'à quel point il est insensé au point do vue politique. Ce n'était pas assez d'avoir rompu brusquement avec les traditions d'Alexandre, (}ui, au moins dans ses débuts, étaient celles du traité de Vienne, et d'avoir par là préparé en Pologne la guerre nationale : le czar posait encore le principe d'une auerre sacrée. Voici comment il travaillait à l'unité de son empire : il mettait dans ses entrailles mêmes le germe certain d'un déchirement inévitable, d'une in- dignation légitime et inextinguible; et, non content d'armer contre lui les intérêts temporels d'une natio- nalité sacrifiée, il donnait, comme à plaisir, à l'oppo- sition universelle à laquelle il devait s'attendre, la plus sacrée de toutes les bases, celle de la conscience. Ainsi, pour réaliser l'unité , il éternisait et sanctifiait la guerre !
Le plan adopté et suivi par Nicolas deviendra un jour dans l'histoire, nous l'espérons, une des preuves,
maszko : « Si je le connais, répondit-elle, è il miodenlislu [c'est mon denlistel.» En disant ces mois, elle portait la main à sa bouche, et, la montrant toute dépouillée, elle rappelait que Siemaszko lui avait brisé lui même les dents « à coups de talons de botte. » Un des pre- miers actes de Nicolas, au retour de sa fameuse entrevue avec Grégoire XVI, a été d'envoyer à ce même Siemaszko la croix de première classe de Tordre de Saint-WMadimir. Cet ordre (avant que Siemaszko en portât les insignes), était considéré comme hors ligne en Russie. Aujourd'hui ce même homme est encore membre du saint- svnode, métropolitain de la Lithuanie, et le représentant le plus considérable de l'orthodoxie gréco-russedans les provinces polonaises.
LA orKSJIuN KKl-KilEUSE. 393
déjà si nombreuses, que l'homme politique le plus résolu, et, sur d'autres points, le plus habile, est tou- jours vaincu tôt ou tard, quand il a besoin, pour réus- sir, de triompher de la nature et de braver la con- science, et qu'en définitive une politique qui méprise les lois de la morale est toujours une politique inepte. Pourquoi? Parce que la raison toute seule enseigne qu'un principe vaincu par un fait est encore plus fort que le fait sans principe qui triomphe. Le principe vaincu a toujours pour lui l'avenir, parce qu'il a pour lui la raison, la conscience et Dieu.
C'est là une vérité générale , partout a])plicable ; mais, à ne considérer que les intérêts de l'orthodoxie russe, il faut encore conclure que Nicolas, envoûtant la servir, n'a réussi qu'à créer contre l'Église officielle, déjà si malade, un nouveau et immense danger. En effet, ce n'est un mystère pour personne que le progrès constant des sectes dissidentes en Russie, et tout ce que nous avons rapporté de l'orthodoxie ne nous a que trop fait connaître les raisons de ce fait si désastreux, non pour la cause de la vérité, mais pour la politique du schisme.
La plus légère atteinte donnée à l'Église officielle doit la faire crouler. Qu'on donne, par exemple, à la secte la plus nombreuse et la plus influente, parmi les Starovères, celle des Popovtzi^ la faculté d'avoir une hiérarchie organisée dans l'intérieur de l'empire, et c'est une chose qu'on ne puurra bientôt plus leur re-
394 CONCLUSIONS GÉNÉRALES..
fuser (1); que rémancipaiion des serfs s'accomplisse, et c'est là une amélioration que tout le monde attend, l'Église officielle ne comptera bientôt plus de sectateurs que le saint - synode , l'empereur et les fonction- naires ('2). Déjà, dans l'état présent des choses, un homme qui n'est pas suspect. M*-' Philarète, de Moscou, a pu dire : « Il y a deux classes d'individus auxquels on ne peut pas toucher, ce sont les meneurs des Rascol- nicks et les monopoleurs d'eau-de-vie (5).» Que sera-ce quand le progrès prochain des esprits aura brisé le lien de fer qui est aujourd'hui le seul soutien de l'Église officielle ?
Eh bien ! qui le croirait, et qui n'admirerait les jus- tices de la Providence? Par la persécution de 1839, exercée dans les provinces polonaises, Nicolas aura très probablement réussi, dans un avenir prochain, à créer, sur la frontière occidentale de son empire, peut-être trois millions de nouveaux Rascolnicks, comme si ce
(1 ) Les Popovtzi, ne pouvant avoir un clergé constitué à l'intérieur de la Russie, ont un patriarche qui réside dans la B lukovine, sous la protection très accentuée de l'Autriche. Ce patriarche leur or- donne des prêtres et les expédie dans tout l'empire. On ne se fait pas d'idée de la puissance de ce patriarche et de ses émissaires, comparée à celle du saint-synode et du clergé officiel, quoique celle- ci soit identifiée avec celle du czar lui-même. Mais ce n'est pas quoique, c'est parce que qu'il faudrait dire. Car c'est précisément l'absorption du pouvoir spirituel par le pouvoir temporel qui a réduit le premier à une radicale impuissance en Russie.
(,2) Cette réQtixion n'est pas de nous, mais elle a été faite par deux membres zélés de l'Église orthodoxe, en présence d'un de nos amis.
(3j Le Rascol, p. 74.
LA QUESTION RELIGIEUSE. 395
n'était pas assez d'en avoir quinze ou dix-huit millions sur la frontière orientale. Tel est, en effet, le résultat vraisemblable qui se produira dans les provinces occu- pées par les anciens Uniates; résultat qui. sans doute, pourrait être encore prévenu, si la liberté du catho- licisme leur était rendue, mais qu'un slatu quo plus longtemps prolongé rendra inévitable.
Pour le comprendre, il n'y a qu'à se faire une idée exacte de la situation présente de la foi de ces popu- lations.
La vieille génération, celle qui a été l'objet direct des violences de Siemaszko et de ses complices, est restée attachée cà la foi catholique par le fond de ses entrailles, mais n'ayant aucune ressource religieuse, elle s'abstient de toute pratique extérieure plutôt que de communiquer avec le schisme.
La génération actuelle, née peu avant ou depuis les violences de 1839, a déjà beaucoup moins de catholi- ques; elle n'en est pas plus attachée à la religion offi- cielle, et ne la connaît guère que pour la haïr comme un joug odieux.
Mais que deviendi'a la troisième génération, celle qui forme aujourd'hui l'enfance et bientôt la jeunesse? Sans doute elle sera moins catholique encore que la précédente ; mais elle ne sera pas plus orthodoxe, et l'esprit sectaire, qui est déjà très répandu et très puis- sant dans ces contrées, ne peut guère manquer de les envahir tout entières, à mesure qu'à côté du schisme décomposé et odieux, se fera de moins en moins sentir
396 r.ONCLLSlONS GliXÉK.VLKS.
l'influence du catholicisme sans prêtre et sans autel ; tradition déjà lointaine, mais non pas oubliée du foyer domestique ; tradition, non plus de soumission et de respect pour les pouvoirs établis, mais de haine contre un gouvernement parjure qui a proscrit la foi des ancêtres , et contre l'orthodoxie persécutrice : qu'est-ce que tout cela, si ce n'est l'esprit môme et la double tendance du lîascol?
Ainsi, par la seule force des choses et par une con- séquence directe, mais étrange, de la politique de Nicolas, l'Église catholique sera vengée !
Enfin, pour résumer en quelques lignes la grande leçon qui ressort de toutes ces pages, et ici nous faisons un solennel appel à la conscience de nos lecteurs, quels que soient leur culte et leur patrie, n'y at-il pas une conclusion générale, irrésistible, qui ressort de tous ces faits? C'est que le système des religions nationales ei politiques, renouvelé du paganisme, est un système jugé et condamné par l'histoire, autant que par l'Évangile et par la raison. Ne sera-ce pas le progrès du xix' siècle de voir finir ce fractionnement du chris- tianisme, inauguré au xu» siècle par le schisme grec, porté à son comble au xvi' par l'explosion protestante, et qui, au très grand détriment de la dignité humaine a partout abouti à la suppression })lus ou moins com- plète de l'indépendance du pouvoir spirituel; qui, en fait, a rayé de l'Évangile cette phrase fondamentale : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ; puisipie jiartout où le schisme ou l'hérésie do-
LA QUESTION RKLIGIKISE. 397
mine, en fait, César a tout et que Dieu ne garde rien, que ce que César veut bien lui laisser... dans Fintérêt de César î Oui, nous l'espérons, il s'approche sensible- ment, pour l'honneur de la conscience humaine et le bien des peuples, le temps où deux monarques, chefs de religion, un Pierre-le-Grand et un Henri VIII, une Elisabeth et une Catherine II ne pouiront plus, comme les augures de l'ancienne Rome, se regarder sans rire, comme ils ne peuvent plus regarder l'histoire sans rougir, ni regarder leur conscience sans trembler. Parmi les hommes qui pensent, quelques-uns rejet- tent la révélation, les autres l'admettent. Mais, parmi ceux qui l'admettent, la fin de ce siècle en verra-t-elle beaucoup qui pensent que Jésus-Christ est venu sur la terre pour fonder non pas une Église, mais des Églises; non pas une Église universelle, lien flexible et vivant de toutes les nationalités diverses, unité centrale et librement acceptée de toutes les patries de h terre sous le même Dieu, comme les patries de la terre sont l'unité des familles et des cités sous les mêmes lois et sous un même drapeau ; mais des Églises locales, toutes divisées sur des points tondamentaux, et par consé- quent recouvrant certaiiiement au moins quelques erreurs du manteau de l'Évangile ; Églises qui font de la religion non plus un lien, mais une barrière entre les peuples; Églises qui reçoivent fatalement pour chefs réels, non pas ceux que leur ont donnés l'onction sacer- dotale et la transmission des pouvoirs apostoliques par l'imposition des mains, mais ceux qu'ont di'signés le
â98 CONCLUSIONS GÉNÉRALES.
caprice des peuples, ou bien les hasards de l'hérédité ou du crime, système certainement païen, puisque c'est en vertu des mêmes litres que la Rome antique a eu pour pontifes Néron le débauché, Claude l'im- bécile, l'infâme Héliogabale, et que l'Europe moderne a vu le sceptre de la religion aux mains d'Henri VIII l'adultère, de la sanguinaire Elisabeth, de Catherine II l'impudique !
Qui ne comprend que Jésus-Christ n'a, pour ainsi (lire, rien fait dans le monde, s'il est venu restaurer, sous un autre nom, ce que l'idolâtrie avait fait partout avant lui? Qui ne comprend que le patriotisme civique, si respectable et si sacré quand il s'agit des droits du citoyen, comme en Pologne par exemple, ne saurait être invoqué sans un véritable non-sens dès qu'il s'agit des droits de la vérité religieuse, aussi bien que de toute autre vérité? En d'autres termes, quand un des plus grands esprits de la Russie moderne, ïchadaieff (celui que Nicolas déclarait olliciellement fou), écrit ces belles paroles : « La raison chrétienne ne souffre aucune sorte d'aveuglement, et celui du préjugé national moins que tout autre, attendu que c'est celui ([ui divise le plus les hommes; » qui ne lui donnerait raison contre un autre Russe, M. le comte Dimitri ïolstoy (celui-ci est actuellement fort bien en cour), lorsqu'il ose écrire, à propos de madame Swetchine : « Ma raison est impitoyable ; elle ne pent pardonner à madame Swetchine de s'être faite de Russe Fran- çaise, comme elle l'avoue elle-même, autant, bien
LA QUESTION RELIGIEUSE. o99
entendu, que l'ultramoiitanisme (lisez le catholicisme) peut supporter une nationalité quelconque (1). »
Mais surtout qui ne serait frappé d'un salutaire éton- nement, et ne sentirait sa conscience merveilleusement instruite et consolée, en voyant par tant d'exemples, mais surtout par celui de Russie, qu'en matière de re- ligion les usurpations de César tournent toujours à la fin contre César ?
Sans doute, César ne s'est point trompé quand il a cru que le plus solide appui d'un gouvernement doit se trouver dans la conscience des peu])les, et par con- séquent dans sa religion. Oui, mais quand cette reli- gion est libre ! Car, dès que l'Église n'est plus libre, elle devient fatalement une chose tout humaine; dès lors elle n'est plus immortelle et ne communique plus l'immortalité ; au contraire, devenue sujette à la cor- ruption, loin de conmiuniquer la vie aux choses du temps, elle leur emprunte la mort et devient périssable comme elles. Quoi ! vous voulez fonder votre empire sur l'orthodoxie et vous la dégradez ii plaisir ! Vous vous trompez, on ne bâtit rien sur de la boue ! Voyez où en est la Russie de nos jours : ce gouvernement a épuisé les conséquences de son principe. Aussi cette
(1) Voy. le Correspondant du 25 juin 1860, article du P. Gaga- rin. — On ne comprend pas trop pourquoi, si le catholicisme est par sa nature indifférent à la nationalité, le parti qui gouverne en Russie (M. Tolstoy en est), s'acharne si fort contre le catholicisme en Po- logne, non point par fanatisme orthodoxe, bien s'en faut, mais unique- ment parce qu'il est le plus solide appui de la nationalité polonaise.
/|00 CONCLUSIONS C.KNKRALES.
religion nationale sur laquelle il s'appuie si fièrement, au nom de laquelle il veut à la fois anéantir la natio- nalité polonaise et relever la nationalité grecque, au nom de laquelle il se pose en monarchie conservatrice; cette religion, qui prétend garder intact l'héritage des Basile et des Chrysostome, est devenue chez elle un organe usé et discrédité de la police impériale : rien de plus. Sous la vaine enflure du nom qu'elle porte, sous les dehors pompeux (pi'on lui laisse k Pétershourg et à Moscou pour tromper le regard de l'étranger, l'œil le moins clairvoyant peut remarquer que la seule chose essentielle pour une Église a depuis longtemps disparu, je veux dire la foi. A Dieu ne plaise que je veuille ici parler de tant d'àmes simples et droites, encore très nombreuses, je l'espère, à qui leur invincible bonne foi sert de bouclier, et qui, devant Dieu et devant l'Église, sont protégées par elle contre les fatales con- sé(piences des erreurs qu'elles ont sucées avec le lait ! Je veux dire seulement que dans les classes supérieures, celles qui fouriiissent les plus bruyants avocats de Torthodoxie, règne sans contestation le rationahsme sous toutes ses formes; je veux dire que dans la partie instruite du clergé, celle qui entraîne nécessairement tout le resle, dans les jeunes élèves des académies ecclésiastiques, triomphe aujourd'hui le proteslantisme dans toutes ses nuances; je veux dire enfin qu'on ne peut appeler de la foi chrétienne l'abrutissante super- stition, compatible avec tous les vices, qui est le culte unique de la grande masse du peuple des campagnes ,
LA QUESTION RELIGIEUSE. i^Ol
à ce point, qu'on les étonnerait beaucoup si on leur disait que le grand o])jetde la religion, c'est d'instruire et de moraliser tout le monde.
Réduite à cet état, à quoi peut servir la religion aux pouvoirs qui en ont si criminellement abusé? Devenue incapable de relever et de grandir les âmes, elle n'est plus utile ni au gouvernement, ni aux âmes; bien plus, elle achève de ruiner la cité de la terre sans édifier la cité du ciel.
La Russie en fait aujourd'hui l'expérience. Au de- hors son Église ne peut plus lui servir de masque (1) ; au dedans elle lui est un lourd fardeau. On voudrait la relever, la régénérer; mais comment en venir à bout, si l'on n'emploie d'autres moyens que ceux-là même qui, depuis des siècles, n'ont cessé de l'avilir? La liberté sera sa ruine, et pourtant c'est le seul remède efficace. Or, il ne viendra jamais à l'esprit d'un gou- vernement schismatique et despotique, pas plus que d'une dictature révolutionnaire, de donner la liberté à l'Église. Le despotisme schismatique n'est pas même frappé des contrastes qui devraient le plus l'instruire. Voyez les États catholiques : tous les efforts des poli-
(I) La politique religieuse de la Russie, dans ses relulions exté- rieures, et ses succès futurs, sont assez bien caractérisés dans celte phrase d'un Père de l'Église : «^Hœc est vera demenlianon cogitare » necscirequodmendacia.non diufallant, noctern tamdiuessequandiu » illucescat dies; clarificato autem die et soleoborto, luci lenebras et » caliginem cedere q\. quœ grassabanUtr pernoctem latrocinia censure. » (Cyprian. epist. XII, ad Cornel. papam.)
26
402 CONCLUSIONS GÉ^fÉRALES.
tiques à courte vue , et c'est encore le plus grand nombre, niônie en France, s'y consument à empêcher les congrégations religieuses et les œuvres catholiques de renaître et de se développer, et ils ne peuvent en venir à bout. En Russie, le gouvernement décrète des institutions rivales des établissements catholiques, et il n'aboutit qu'à de vains et coûteux simulacres : le jour où le clergé cessera d'être une caste et le sacerdoce un métier obligatoire, la Russie n'aura plus de prêtres; et quant à ses couvents officiels, déjà elle ne pourrait en remplir les cadres, quand môme elle le voudrait. Le premier souffle de la liberté fera chanceler l'ortho- doxie, et bien longtemps avant que le catholicisme ait repris son empire, si jamais la Russie a ce bonheur, il ne restera plus de l'œuvre de Photius et de Pierre le Grand que des ruines.
C'est ce qui fait que cette Église, arrogante et per- sécutrice, est un objet de pitié même pour l'Église infortunée de Pologne, sa victime. Celle-ci sent encore circuler la vie évangélique dans ses veines, épuisées par le martyre ; mais en vain les bandelettes du pouvoir serrent jusqu'à l'étouffer le cadavre de l'Église russe, elles ne sauraient l'empêcher de tomber en poussière. La corruption suit son cours. Une Église peut se régé- nérer en versant son propre sang, jamais en versant celui des autres. Le schisme est victorieux dans les provinces polonaises ; mais victorieux et sanglant comme Sylla, il mouira, comme ,Sylla après son triomphe, de maladie honteuse.
LA QUESTION RELIGIEUSE. /|0â-
Au reste, que les czars orthodoxes le veuillent ou ne le veuillent pas, les temps s'approchent où la Russie va voir s'ouvrir l'ère orageuse peut-être, mais à coup sûr salutaire pour elle, des libertés publiques. Alors, enfin, il sera permis d'y parler tout haut et d'y exprimer sa pensée sans voile. Or, la première parole libre qui pourra se faire entendre en Russie, que cette parole soit chrétienne ou non, adressera à l'orthodoxie offi- cielle un unique reproche qui renferme tous les autres, celui de n'être pas une Église. «Non, lui dira-t-elle, vous ne pouvez être l'Église de Jésus- Christ. La véri- table Église, quelle qu'elle soit, n'adore point la force; elle ne se tient pas prosternée sans cesse aux pieds du pouvoir, attendant de lui le droit de parler de Dieu, incapable de lui rap|)eler ses devoirs. La véritable Église n'a jamais vendu h César, pour un peu de pain , le droit de l'avilir; la véritable Église sait élever une voix libre en faveur des pauvres, des délaissés, des per- sécutés, elle sait souffrir pour eux. Au temps de saint Wladimir, lorsque l'Évangile éclaira pour la première fois, comme un soleil radieux, les terres moscovites, il n'y trouva point l'esclavage, et c'est en plein xvn' siècle alors que partout ailleurs il disparaissait, qu'un patriarche de Moscou, Philarète, le fondateur de la dynastie des Romanow, dans des vues ambitieuses, rétablit et consolida parmi nous ce dur régime, notre vieille honte dans l'Europe moderne et aujourd'hui notre danger (1). Non, vous n'êtes point l'Église de
(1) Dolgoroukow, p. 138 et 169.
/lO/j. CONCLUSIONS GÉNÉRALES.
Jésus-Christ, et l'on peut emprunter contre yous le simple raisonnement que saint Augustin mettait dans la bouche des fidèles pour déjouer d'un mot les préten- tions des hérétiques de son temps : « Quand même je ne trouverais pas de raison peur démontrer la fausseté de vos dogmes, il me suffit de montrer qu'en vous don- nant pour l'Ëglise de Dieu, vous mentez. Etiamsi non invenirem unde ostendam falsum te esse, sufficit ut 05- tendam te mendacem esse (1). »
Une question a été posée avec éclat dans ces der- niers temps : La Russie sera-t-elle catholique?
Les esprits les plus divers entrevoient que là serait son salut. Dieu seul sait la réponse. Quant canons, sans rien prédire, nous nous bornons à croire que le règne du schisme, en Russie connne en Pologne, touche à sa fin, par le seul effet de la loi de caducité et de mort, qui met un terme à tout ce qui est purement humain ; et nous citerons en terminant une grave parole du cardinal Consalvi au pape Léon XIT :
« L'œil doit toujours être fixé sur l'égarement des Russes, mais l'esprit prescrit une longue patience. Ils reviendront d'eux-mêmes, s'ils ont à revenir, et puis, si ce grand corps continue de croître, il courra les pé- rils de toutes les obésités politi([ues. Le catholicisme seul, très saint-père, je le dis avec des larmes de bon- heur et de reconnaissance envers Dieu, le catholicisme seul ne peut jamais être trop étendu, et il couvrirait
(I) Ang. K'ior. in Ps.ilm. XXXVf.
LA QUESTION RELIGIEUSE. /l05'
plus facilement de puissantes nations civilisées des deux mondes qu'il ne pouvait dans l'ancien monde couvrir tant de nations barbares (1). »
Noble Église de Pologne, à laquelle j'ai, avec tant de joie, consacré ces pages, dont la lecture vous sera interdite par un pouvoir ombrageux, puissé-je du moins ne vous avoir pas trahie en voulant vous servir! Quoi qu'il arrive, recevez ici par la bouche d'un catholique et d'un prêtre, et aussi d'un Français, trois titres qui vous furent toujours chers, recevez l'hommage public de cette tendre et respectueuse sympathie que l'Europe civilisée a depuis si longtemps vouée à la plus sainte des causes, défendue par le martyre. Me suis-je trompé en croyant que le temps approche où vos souffrances vont cesser, où il vous sera donné de servir Dieu librement dans un pays libre ? Dieu seul connaît l'heure de la résurrection ; mais il me pardonnera, et vous me pardonnerez aussi de l'avoir devancée par le désir. Jusqu'à ce que cette heure arrive, continuez de profiter des dures leçons de l'infortune , et consolez- vous par la pensée que le schisme , votre grand ennemi , instrument , sans le savoir, des desseins de Dieu pour raviver votre foi, n'a pu vous atteindre sans se blesser grièvement lui-même et sans recevoir le coup de mort qu'il a cru vous porter. C'est de vous et de lui que prophétisait le grand docteur d'Hippone
(1) Vie de Léon XII, par Artaud, I, 170.
Z|06 CONCLUSIONS GÉNÉRALES.
quand il écrivait : « Tuum corpus premit adversitas, un us animam putrefacit iniquitas. Nam et quidquid in te profert in illum redit (1). » Oui, quoi qu'elle fasse contre cette Église catholique , qui n'a jamais oublié la tradition du martyre, et qui dans ce siècle. la retrouve en vous, continuez de l'écraser par le seul contraste, cette menteuse orthodoxie qui ne peut plus tromper les regards du monde : semblable en tout à un vaste chêne, de vigoureuse et saine origine, mais qui a été pour toujours arrêté dans son développement par les inextricables ronces qui oppriment la végétation de ses rameaux, tandis que des vers intérieurs en cor- rompent la moelle, en épuisent la sève, en font avorter les fleurs et mourir les fruits : putrefacit iniquitas. Heureuse un jour cette Église si, rougissant enfin de ses faiblesses et de ses erreurs, instruite par vos exemples et saisie de la généreuse contagion de l'hé- roïsme, pour rentrer enfin dans le commun bercail, elle secoue une servitude séculaire, et, désormais sans reproche comme sans peur, porte à l'Orient rajeuni la bannière sans tache des Athanase, des Basile et des Chrysostome !
(1) Aug., ibid.
PIÈGES A CONSULTER.
(Voyez la page 80 du volume.)
Allocution du pape Grég:oIre XVI an Sacré Gollégre dans le consistoire secret du 22 juillet 1842.
Vénérables Frères,
Déjà, dans ce lieu même, Nous avons épanché avec vous, Vénérables Frères, la douleur que dès longtemps a profondé- ment enracinée dans notre âme la condition misérable de l'Eglise Catholique au sein de l'empii'e de Russie. Celui dont Nous sommes, quoique indigne, le Vicaire sur la terre, nous est témoin que, depuis le moment où nous fûmes revêtu de la charge du souverain pontificat, Nous n'avons rien négligé de ce que demande la sollicitude et le zèle pour remédier, autant que cela était possible, à tant de maux chaque jour croissants. Mais (juel a été le fruit de tous nos soins? Les faits et des faits très récents ne le disent que trop. Combien notre douleur, toujours présente, s'en est accrue ! Vous le voyez mieux par la pensée qu'il ne nous est possible à Nous de l'expliquer par des paroles. Mais il y a quelque chose qui met comme le com- ble à cette intérieure amertume, quelque chose qui, à cause de la sainteté du ministère apostolique, nous tient outre me-
/lOS PIÈCES A CONSILTLR.
sure dans l'anxiété et l'affliction. Ce que Nous avons fait, sans repos ni relâche, pour protéger et défendre dans toutes les régions soumises à la domination russe les droits inviolables de l'Église catholique, le public n'en a point eu connaissance; on ne l'a point su dans ces régions surtout, et il est arrivé, pour ajouter à notre douleur, que parmi les fidèles qui les ha- bitent en si grand nombre, les ennemis du Saint-Siège ont, par la fraude héréditaire qui les distingue, fait prévaloir le bruit qu'oublieux de notre ministère sacré, Nous couvrions de notre silence, les maux si grands dont ils sont accablés, et qu'ainsi Nous avions presque abandonné la cause de la Reli- gion Catholique. Et la chose a été poussée à ce point que nous sommes presque devenu comme la pierre d'achoppe- ment, comme la pierre de scandale, pour une partie considé- rable du troupeau du Seigneur, que nous sommes divinement appelé à régir; et même pour l'Eglise universelle fondée, comme sur la pierre ferme, sur Celui dont la dignité véné- rable nous a été transmise, à Nous, son successeur. Les choses étant ainsi, nous devons à Dieu, à la Religion, à Nous-même de repousser bien loin de nous jusqu'au soupçon d'une faute si injurieuse. Et telle est laraison pour laquelle toute la suite des etïbrts faitspar Nousen faveur de l'Eglise Catholique dans l'empire de Russie, a été par notre ordre mise en lumière dans un exposé particulier qui sera adressé à chacun de vous, afin qu'il soit manifeste à tout l'Univers fidèle, que nous n'avons en aucune façon manqué aux devoirs que nous impose la charge de l'Apostolat. Du reste, notre àmc ne se laisse point abattre. Vénérables Frères ; nousespérons ([ue le très-puissant empereur de toutes les Russies et Roi de Pologne, écoutant sa justice et l'esprit élevé qui le distingue, voudra bien se rendre à nos vœux instants et à ceux des populations catho- li(juesqui lui sont soumises. Soutenu par cette espérance, ne cessons pas cependant de lever, en priant avec confiance, les
ALLOCUTION DL Ibll'l. /|09
yeux et les mains vers la montagne d'où Nous viendra le seeours, et demandons avec ardeur et supplicatioti au Dieu à la t'ois tout-puissant et tout miséricorclieux, d'accorder bien- tôt à son Église, depuis longtemps souffrante, l'assistance qu'elle attend.
Exposition des actes fie Sa Sainteté pour remédier aux niaax de la religion cathollciuc en Pologne et en Russie.
La situation déplorable où se trouve depuis fort longtemps l'Eglise catholique dans l'immense étendue des possessions l'usses est assurément la plus grave des causes nombreuses d'indicible sollicitude et de poignante amertume, qui tiennent dans l'angoisse l'âme du Saint-Père, depuis les premiers jours de son laborieux Pontificat. Bien qu'un ordre suprême, toujours et dans ces dernières années peut-être encore plus étroitement exécuté, interdise, sous les peines les plus sévères, sous lespeines capitales, aux évêques et aux catholiques sujets de la Russie, toute libre communication avec le Saint-Siège pour les affaires spirituelles; et bien qu'en dépit des deman- des réitérées, et en présence de la Légation Russe établie à Rome, le Saint-Siège n'ait pas même, auprès de la Cour Im- périale et Royale, un Représentant par lequel il puisse être informé du véritable état des choses de la religion dans ces contrées lointaines ; cependant, malgré les difticultès et les périls, les plaintes déchirantes d'une multitude de fidèles unis d'esprit et de cœur au centre de l'unité catholique, sont, l'une après l'autre, arrivées au Vatican, et d'ailleurs il y a eu un tel ensemble de faits universellement connus, qu'on n'a pu les dérober entièrement aux yeux du chef de l'Église.
Sa Sainteté savait donc; ([uel mal fiiit à la religion catho- lique, et combien a contribué à sa lamentable d(''cadence la dépendance presque totale imposée par le gouvernement russe
/ilO PIÈCES A CONSULTER.
aux évêques dans l'exercice de leur autorité et du ministère pastoral ; de telle sorte que des personnes séculières, et appar- tenant à une communion dissidente de la communion catho- lique, sont chargées de régler les choses ecclésiastiques et les intérêts des catholiques. Sa Sahileté savait qu'on avait de même confié à de pareils hommes, ou du moins à des hom- mes dépourvus de toute instruction dans les sciences sacrées, sinon imbus des principes les plus erronés, la surveillance de l'enseignement et de l'éducation du clergé séculier et régu- lier, dans les universités et dans les autres établissements publics, en excluant formellenent de ces fonctions les évêques et les supérieurs des ordres religieux. Sa Sainteté savait à quel état de pauvreté l'enlèvement de tant de biens ecclésias- tiques, propriétés de l'Eglise, la suppression de tant de béné- fices, de monastères et d'autres pieuses institutions avaient ré- duit le clergé ; et que par suite de ces spoliations, il se trouvait dépourvu des moyens nécessaires à un honnête entretien du culte et des ministres sacrés dans un nombre proportionné au besoin des âmes. Sa Sainteté ^avait les dispositions prises au grand préjudice des ordres réguliers, dont on a bouleversé de tond en comble les saintes disciplines établies par les ca- nons et les constitutions apostoliques, pour soustraire les di- verses familles religieuses à l'autorité et à la dépendance de leurs supérieurs généraux, en les assujettissant aux ordinaires diocésains, et en leur imposant des règlements nouveaux en tout ce qui concerne la profession, les vœux monastiques, le noviciat, les études et choses semblables. Sa Sainteté savait les suites funestes, soit de la trop grande étendue des dio- cèseSj tant dans l'Empire (jue dans le royaume proprement dit de Pologne, soit delà vacance indéfiniment prolongée des églises épiscopales et du système doublement anticanonique en vertu duquel on en confie l'administration à d'autres évê- ques, déjà impuissants à remplir auprès d'un troupeau trop
EXPOSITION DliS ACTES DE SA SAINTETÉ. kW
nombreux leurs devoirs spirituels, pour donner ensuite à ces églises veuves, des pasteurs, ou fort avancés en âge, ou dé- pourvus de toute force physique et morale, ou qui ne furent jamais formés pour le sanctuaire et p;)ur le ministère de l'Église, ou que d'autres raisons rendent impropres à la grande charge de la dignité et de la juridiction épiscopales ; et enfin, passant sous silence beaucoup d'autres griefs, le Saint- Père savait qu'après avoir enlevé, au clergé catholique séculim- et régulier de l'un et l'autre rit, un grand nombre de leurs églises et de leurs monastères, on avait livré ces mo- nastères et ces églises au clergé de la religion dominante en Russie ; il savait que, bouleversant de nouveau toute la hié- rarchie des Grecs Russes unis, l'Ukase du 22 avril 1828 sup- prime l'évêché de ce lit, érigé de toute antiquité à Luck, capitale delaVolhynie. Il savait que, suivant le plan malheu- reusement tracé vers la fin du siècle dernier, tous les ressorts étaient mis en jeu. tous les moyens étaient employés pour séparer les Grecs unis de l'unité catholique et pour les incor- porera la communion gréco-russe.
Cette série défaits, s'appuyant les uns les autres, et tendant tous à détruire le bien-être spirituel d'environ douze millions de catholiques épars dans l'empire réuni de Russie et de Pologne, ne pouvait qu'affliger profondément le cœur pater- nel de Sa Sainteté ; en effet. Dieu qui lui a confié le soin de ces douze millions d'àmes, lui en demandera un compte sé- vère ; et sa douleur ne diminuait pas, lorsque, comparant les actes aux promesses, le Saint-Père relisait, non-seulement les antiques et solennels engagements pris, dès l'année 1773, par le gouvernement Russe, de conserver le statu quo de la reli- gion catholique dans les provinces cédées à la Russie, mais encore les protestations toutes récentes et fort explicites par lesquelles ce gouvernement promit, à diverses reprises, d'ac- corder sa protection, sa bienveillance et ses faveurs au culte
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catholique et à ceu\ qui le professent. Le Saint-Père put donc croire que ce qui se passait dans les possessions russes était dû aux manœuvres des ennemis de notre religion ; lesquels, par la calomnie, par les insinuations de leur malice, excitant la colère et les défiances du gouvernement contre les sujets catholiques de l'un et de l'autre rit, l'auraient ainsi poussé à ces résolutions extrêmes d'une déplorable vengeance, en dépit de traités solennellement conclus, de promesses maintes fois renouvelées, et de ces intentions paternelles, de cette bonté miséricordieuse, apanage naturel du j)uissant souverain. Et l'on comprend que les premières et les plus vives sollicitudes du Saint-Père, dès qu'il eut pris le gouvernement universel de l'Eglise, le portèrent à entreprendre de réparer, autant que cela était possible, ces lamentables désastres de la religion catholique en Russie et en Pologne, d'éloigner les causes funestes qui semblaient les avoir amenés, et de réclamer, dans ce but, la protection et la faveur impériales.
Le royaume de Pologne était alors en proie à un coupable esprit de sédition, et entièrement bouleversé par des événe- ments politiques qui sont trop connus. Le Saint-Père, maître universel de la grande famille catholique, dépositaire jaloux et zélé soutien des doctrines sans tache d'une religion, aux yeux de laquelle a été et sera toujours sacrée, entre les autres, la maxime de la parfaite fidélité, de la soumission et de l'obéissance dues par les sujets au souverain temporel dans l'ordre civil, vit le besoin et sentit le devoir de rappeler et d'inculquer cette maxime, dans cette occasion, à la nation polonaise, de peur que les passions du temps et les conseils trompeurs de ceux qui osaient abuser du saint nom de la re- ligion, pour leurs desseins pervers, ne réussissent à l'altérer et à la détruire parmi ce peuple ; et aussi afin d'empêcher que le débordement des maux sans nombre dont une conduite opposée aux immuables j)rin(ipes catholi(pies devait inévila-
EXPOSITION DES ACTES DE SA SAINTETÉ. Ma
blcnieiit être la source, ne retombât malheureusement et sur cette chère et nombreuse portion de ses fils séduits par la méchanceté de cjueUiues-uns, et sur la religion elle-même, déjà si maltraitfîe et si al'fligée en Pologne. Mue par ces sen- timents, Sa Sainteté adressa sans délai une lettre aux évèques de ce malheureux pays, pour les exciter à l'accomplissement de l'obligation attachée à leur sacré ministère, les conjurer d'entretenir dans le clergé et dans le peuple la fidélité, la subordination, la paix, et de rappeler à l'un et à l'autre la grave faute dont se rendent coupables , devant Dieu et devant l'Eglise, ceux qui résistent à la puissance légitime. Et, comme il y eut quelques raisons de croire que peut-être, par l'effet même du trouble des choses publiques, la voix du Suprême Pasteur n'était point parvenue jusque dans ces con- trées, le Saint-Père, déférant d'ailleurs à la demande qui lui en fut faite au nom de l'auguste Empereur et roi par son mi- nistre plénipotentiaire, le prince Gagarin, voulut bien renou- veler ses sages et tendres avertissements aux évêques du royaume, dans le but de coopérer, par leur moyen, à la per- pétuité, à la consolidation de l'ordre politique, depuis peu rétabli en Pologne, et de ramener, en particulier, dans la voie du devoir, les membres du clergé qui, par malheur, s'en seraient écartés.
Mais les cruelles angoisses qu'il renfermait au fond de son cœur à la vue du triste état des choses catholiques dans les domaines royaux et impériaux ne lui permirent point de lais- ser passer cette occasion favorable sans la mettre à i^rofit. Heureux qu'elle se fût présentée, et désirant avec sollicitude s'en prévaloir, il voulut que, conjointement avec sa seconde lettre aux évêques, on fît parvenir, de la secrétairerie d'Etat, au ministère russe, un exposé des divers maux connus jusqu'à ce jour, et soufferts par la religion catholicpie dans ces vastes contrées, les uns exactement retracés, les autres seulement
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indiqués, à cause du moins de certitude et de précision dans les nouvelles reçues ; pour tous une réparation convenable était réclamée de la justice, de l'équité et de la grandeur d'âme de l'empereur et roi. Et ce fut dans cette même occasion que Sa Sainteté fit renouveler (mais toujours inuti- lement) la demande formelle qu'un chargé d'affaires du Saint-Siège demeurât accrédité à Pétersbourg, afin que Rome fût instruite par lui de ce qui concerne l'Église catholique, tant dans l'empire russe que dans le royaume de Pologne. C'est ainsi que si, d'un côté, la demande faite par le gouver- nement impérial témoigna glorieusement de la biet)faisante intluence de la religion catholique pour la tranquillilé et la soumission de ceux qui la professent, et par conséquent de l'absolue nécessité de respecter et de protéger cette religion de paix ; de l'autre, dans les soins pleins de sollicitude pris par le Saint-Père pour les malheureuses vicissitudes delà Po- logne, le monde eut une nouvelle et éclatante preuve de celte vérité déjà rendue évidente par l'expérience de tant de siè- cles, que le Saint-Siège, toujours étranger aux ténébreuses menées de la politique, offre un bras secourable, et emploie sans cesse son intluence morale pour écarter les périls dont les trônes, à travers la succession des temp.s et l'inconstance des choses publiques, sont si souvent menacés; et que tous ses vœux, ses désirs, ses sollicitudes, ne tendent uniquenwnt qu'à l'avantage spirituel des catholiques, en quel(|ue lieu qu'ils se trouvent.
Tandis que par l'ordie de Sa Sainteté on donnait cours à ces actes, les indices les plus consolants et les mieux fondés faisaient espérer un avenir prospère ou plutôt une ère nou- velle pour la religion catholifjue dans les possessions russes. Le statut organique du royaume de Pologne, promulgué dès le premier établissement de l'ordre public dans ce pays, et comnuini(iU('^ par la h'gation inq)éiiak'aa minis'ère pontifical,
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par la dépêche officielle du 12 avril 1832, donnait l'assurance que la religion professée par la plus grande partie des sujets polonais serait toujours l'objet des soins spéciaux du gouver- nement de Sa Majesté, et que les fonds appartenant au clergé catholique, tant Latin que Grec uni, étaient reconnus conime propriétés communes et inviolables; de même on déclarait sacré et inviolable le droit de propriété des individus non moins que celui des corporations en général. Et ces assu- rances, quoique données pour le royaume de Pologne tel qu'il est constitué depuis la restauration de 1815, étaient telles, qu'il devenait impossible de ne pas les recevoir comme s'appliquant également aux possessions et propriétés du clergé catholique dans les provinces polonaises russes. Cette per- suasion résultait invincibleinetit de la pleine conformité de ces assurances, non-seulement aux inébranlables principes de la justice, mais aussi à la teneur des anciens traités concer- nant ces dernières provinces.
Or, qui pourrait redire la douloureuse surprise du Saint- Père lorsqu'il fut instruit qu'en opposition ouverte avec de telles garanties, d'autresexpropriations avaientélé récemment décrétées au préjudice des communautés religieuses et du clergé séculier, et que de nouvelles dispositions, extrêmement funestes, étaient prises à l'égard des catholiques des deux rites, dans le royaume de Pologne, comme dans les provinces russes polonaises; en sorte qu'on ne paraissait pas tant vou- loir punir dans les sujets le délit de révolte, qu'accabler et éteindre la religion à laquelle ils étaient attachés. En effet, pour ce qui regarde le royaume dePologiie, Sa Sainteté apprit que les biens des ordres réguliers auparavant supprimés dans ce pays, biens dont les revenus, selon la prescription de la bulle Ex im[jositu de l'immortel Pie Vil, et le sens des traités conclus à cette époque entre le Saint-Siège et l'empereur Alexandre, de glorieuse mémoire, devaient servir de subsides
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aux églises cathédrales et aux séminaires, avaient été adjugés au lise; que le gouvernement de Pologne avait fait demander à chacune des administrations épiscopales la cession d'une église catholifjue désignée, afin de la destiner à l'exercice du culte grec non uni, chose à laquelle ni les évèques ni leur clergé ne pouvaient se prêter sans t'orfaire à leur propre reli- gion et sans trahir leur conscience ; que les traitements assi- gnés aux évèques en compensation des biens appartenant à leurs églises avaient été réduits de moitié; enfin, que des milliers de l'amilles polonaises avaient à déplorer le sort de leurs enfants, transportés dans l'intérieur de l'empire russe et mis dans le péril prochain d'abandonner la communion catholique^ au sein de laquelle ils étaient nés et avaient été élevés. Quant aux provinces polonaises russes, le Saint-Père ne tarda pas à apprendre, si ce n'est avec une précision par- faite, au moins avec une certitude suffisante, la concession faite par l'autorité du gouvernement impérial, aux Grecs non unis, du magnifique sanctuaire de Notre-Dame de Poczayow, célèbre par les pieux pèlerinages qui s'y faisaient de toute la Russie, ainsi que du riche couvent de Basiliens annexé à cette église dans la Volhynie ; de plus, la concession faite en- core à la même communion, des églises et monastères du même ordre en Lithuanie ; ainsi que celle de la grande char- treuse de Bercza, et d'un nombre considérable d'autres tem- ples ou couvents, tous enlevés au culte catholique latin ou grec uni, auquel ils étaient consacrés depuis leur fondation, ou depuis un temps immémorial.
La douleur profonde dont Sa Sainteté fut pénétrée à des nouvelles si funestes et si inattendues, fut portée au delà de toute expression, lorsqu'en recevant peu après les Ukases impériaux qui avaient trait à ces diverses mesures, elle put trop bien voir l'étendue et les conséquences incalculables pour la ruine du culte catholique des deux rites. Et en effet, i)ar
EXPOSITION DES ACTES DE SA SAINTETÉ. Ml
suite des dispositions (jui s'y trouvaient contenues en vertu et pour l'accomplissement de ces mêmes Ukases, le susdit Sanc- tuaire de Poczayow élaitdevenu un Evèché de la communion grecque russe; l'ordre de Saint-Basile, honneur, ornement et principal soutien de l'Église grecque unie, dans la Liihuanieet dans la Russie Blanche, avait été presque anéanti et détruit; le diocèse latin de Lutzk avait perdu dix-sept églises, et le même diocèse grec uni, un beaucoup plus grand nombre, lesquelles avaient toutes été livrées au culte dominant; on avait également ravi un grand nombre d'églises des deux rites au diocèse latin de Kamienielz ; dans la vaste étendue des provinces polonaises russes la laux de la suppressiou avait abattu en même temps deux cent deux, couvents latins de ditterenls Ordres, parmi les 291 (pii y existaient ; enfin la vente aux enchères des terres qui appartenaient à quelques- uns de ces couvents, et radjonction laite au profit du trésor public, avaient atteint jusqu'aux fonds des écoles paroissiales et des collèges.
Cependant, sans avoir encore des renseignements précis, le Saint-Père, certain de la substance des faits qui lui avaient été précédemment rapportés, frappé de leur gravité, en même temps fidèle aux obligations sacrées de son ministère aposto- lique, ne différa pas un instant d'ordoimer que, par une note officielle du cardinal secrétaire d'Etat, on adressât à ce sujet lesplusvives remontrances au ministre russe résidant à Rome, afin que ces remontrances parvinssent par celte voie à la con- naissance de l'empereur et roi, Sa Sainteté ne voulant pas renoncer à l'espérance de voir ce puissant monarque se rendre, après un mûr examen, à la justice de ses récla- mations.
Plusieurs mois s'étaient déjà écoulés, et l'on attendait en- core la réponse du Cabinet russe à cette note, aussi bien qu'à l'exposé dont nous avons déjà parlé, et qui avait été adressé à
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l'empereur, au nom de Sa Sainteté, à la fin du mois de juin 1832, lorsque le comte Gourielf, successeur du prince Gagarin dans la légation impériale à Rome, présenta, au mois de mai 1833, au ministre pontifical, un mémoire en forme verbale, renfermant les observations de son gouvernement en réponse aux divers points, objets des réclamations contenues dans la première note particulière et dans la note officielle de la secrétairerie d'Etat. Ces observations, outre qu'elles passaient tout à fait sous silence la demande explicite d'envoyer à Pétersbourg un chargé d'affaires du Saint-Siège, outre qu'elles ne touchaient pas les divers articles de la susdite note concernant les persécutions dirigées en dernier lieu contre la religion catholique dans le royaume de Pologne proprement dit, n'étaient point, quant au reste, de nature à dissiper les craintes et à calmer la douleur de Sa Sainteté. Pour s'en convaincre, il n'est besoin que de lire avec impartialité le Mémoire remis par le comte Gourieff, et d'en confronter pa- tiemment les assertions et les arguments avec ce qui se trouve avancé et déduit dans la communication particulière et dans la note officielle de la secrétairerie d'Etat, et surtout avec la série des faits qui n'avaient pu être qu'indiqués dans cette note, vu que l'on n'avait point alors des renseignements pré- cis. Mais néanmoins ces informations sont aussi publiquement connues que cela est possible, pour des choses qui se passent dans des pays éloignés, et (l'ailleurs elles sont attestées par des documents irréfragables et par les actes mêmes du gouver- nement impérial.
Cependant une circonstance heureuse sembla devoir adou- cir l'amertume de la douleur du Saint-Père, qui voyait sans effet favorable ses soins pour l'Eglise catholique en Russie et en Pologne ; l'assurance lui fut dotmée qu'en un moment solennel l'auguste empereur et roi s'était exprimé dans les termes les plus flatteurs en faveur du culte catholique et de
EXPOSITION DES ACTES DE SA SAINTETÉ. 419
la portion si recommandable de ses sujets qui professent ce culte. Le Saint- Père sentit avec joie se ranimer dans son cœur la douce confiance que lui avaient toujours inspirée l'éléva- tion et la noblesse de caractère de S. M. Impériale et Royale, et se fit un devoir de lui en maniiéster sa vive reconnaissance ; mais en même temps, après avoir retracé encore une fois, à cette occasion, avec une entière loyauté, les maximes de la religion catholique, constamment mises en pratique par le Saint-Siège, Sa Sainteté fit un nouvel appel à la bonté natu- relle et à la haute protection de ce puissant monarque, pour ses sujets catholiques et pour l'Église de Dieu.
Et certes, cette manifestation bienveillante des sentiments de l'Empereur, ces recommandations du Saint-Père à Sa Ma- jesté arrivaient à propos, car Sa Sainteté venait d'apprendre que, par un décret du sénat dirigeant, du 10 mars 1832, il était formellement interdit de publier ou de recevoir, dans les Etats impériaux, aucune espèce de Rescrit ou de Bulle Apostolique. Semblablement, un ukase, presque du même jour, remettait en vigueur les peines les plus sévères contre les prétendus coupables, qui auraient, disait-on, travaillé à des conversions du culte dominant à la religion catholique romaine. En outre, l'ukase du 20 août de la même année, confirmé et expliqué par celui du 26 août 1833, assujettis- sait la Pologne aux lois en vigueur dans l'empire russe, ([ui exigent pour les mariages mixtes, comme une condition ab- solue, la promesse formelle d'élever tous les enfants à naître, dans la religion grecque unie ; et par ce même ukase, il était disposé que de pareils mariages contractés devant le seul curé catholique doivent être regardés comme non valides, jusqu'à ce que la cérémonie ait eu lieu devant le prêtre grec russe. Bien plus, un autre ukase de 1833, remettant en vigueur les ordonnances depuis longtemps tombées en désuétude, de l'impératiice Catherine II, dispose, dans le but évident, et qui
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n'a étéquu trop atteint, de supprimer un nombre immense de paroisses catholiques, qu'il n'y aura désormais d'église et de prêtre que là où les catholiques formeront une population ag- glomérée de ^00 habitants. En exécution de deux ukases du 2/t juin de la même année et du 22 avril 183/i, relatifs à l'érec- tion de deux évêchés du culte grec non uni à Varsovie et à Polotzk, une magnifique église fut enlevée aux catholiques dans la première de ces deux villes : c'est ainsi qu'ils avaient perdu, dans une autre circonstance, le grand temple de saint Casimir à Wilna. Mais l'époque où furent prises les diverses mesures que nous venons d'énumérer précède, ou du moins ne dépasse pas les derniers mois de 18!) 3 et les premiers de 183Ù, sauf celles qui n'étaient que la conséquence des choses précédemment ordonnées ; de sorte que les ministres de Sa Sainteté, n'en ayant eu connaissance que plus tard, n'en purent rien dire dans les remontrances dont nous venons de parler. Du reste, d'après toutes les informations qui sont par- venues au Saint-Siège, depuis le jour où le Saint-Père eut adressé au magnanime monarque la lettre quenous rappelions tout à l'heure, plus d'une année s'écoula sans que de nouvel- les et odieuses mesures fussent prises au détriment de la reli- gion catbolique dans les possessions russes; il faut pourtant en excepter la mesure d'une si grande gravité, que contient l'ukase du 28 mars 1836, par lequel il est interdit aux prêtres latins, soit d'entendre les confessions sacramentelles des per- sonnes qui ne leur sont point particulièrement connues, soit d'admettre jamais de telles personnes à la connnunion eucha- ristique.
Mais que ce temps de calme fut court et insidieux ! Les ennemis de l'Église surent le mettre à profit pour l'exécution (le leurs ténéhreux et vieux desseins, et leurs manœuvres en firent l'avant-coureur de cette horrible tempête qui jeta, bien loin du port de salut, plusieurs évêques, ainsi qu'une grande
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partie du clergé et du peuple grec russe uni. Il serait longet trop douloureux de rapporter minutieusement toutes les circon- stances, et de retracer la marche progressive de ce déplorable événement. Quelles en ont étiUa cause et l'origine? pendant combien de temps a-t-il été préparé avec autant d'ardeur que d'habileté? quels moyens, quelles honteuses pratiques, quelles perfidies y furent employées? le but une fois atteint, sous quelles couleurs s'est-on efforcé de le représenter au monde? avec quelle adresse et avec quelle persévérance cherche-t-on maintenant à en étendre les effets dans les autres parties des Etats impériaux, et jusque sur les sujets catholiques du rit latin? La réponse à ces questions résulte, avec une entière évidence, d'un tel ensemble de documens authentiques et d'un tel nombre de relations publiées dans les journaux des pays étrangers, avec tant de précision, d'exactitude, avec des dé- tails tellement cu'constanciés (puisqu'on désigne nommément les personnes , les temps, les lieux auxquels chaque fait se rapporte), que, dans leur substance du moins, on n'essayera même pas de les démentir. Ceux qui , sur de pareils faits, veulent avant tout savoir la vérité, pourront donc la connaître et apprécier toute l'importance de cette déplorable défection des grecs russes dans les provinces russespolonaises. Et les fils de l'Eglise catholique, quel que soit le lieu de la terre qui les accueille, auxquels parviendra ce cri de notre douleur, tout en respectant profondément les jugements de Dieu sur d'in- fortunés prévaricateurs, et tout en battant des mains au cou- rage chrétien, à la constance religieuse de ceux qui , sous le poids de la persécution, ont su résister et se conserver fidèles à l'union catholique, jugeront, en connaissance de cause, si la mémoire de ce funeste événement peut de bonne foi être perpétuée par une médaille portant cette légende : « Séparés par la violence en 1596, réunis par l'amour en 1839. »
A la nouvelle de lu détestable apostasie des évêques grec^
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russes, le Saint-Père, chef suprême de l'Église catholique, res- sentant toute la douleur de cette plaie atroce , ouverte dans le sein de la commune Mère, eut aussitôt à élever , devant le Sacré Collège réuni, sa voix apostolique, pour reprocher à ces malheureux leur foi violée et leur indigne trahison. Dans la même occasion, ne pouvant cacher les longues et affreuses angoisses dont accablaient son âme tous les antres maux que la religion souffre dans les possessions russes, et voulant aussi faire connaître avec quel amour, par quels soins incessants il avait cherché à y porter remède, le Saint-Père résolut de faire partager à ses bien-aimés tils, les catholiques sujets de l'em- pire de Russie, sa douce espérance de voir enfin couronnées de succès les réclamations déjà soumises tant de fois et de nouveau en leur faveur, à S. M, l'empereur et roi. Et ces pa- roles pontificales n'étaient pas uniquement appuyées sur l'idée de la justice et de la magnanimité de ce puissant monarque; ce prince venait de faire donner de nouvelles et consolantes assurances qui justifiaient ces paroles. S. A. I. et R., le prince héréditaire de toutes les Russies , était depuis peu venue à Rome, et y avait séjourné; Sa Sainteté s'était trouvée heu- reuse de renouveler en cette occasion, avec effusion de cœur et avec confiance, ses recommandations en faveur de l'Église et des sujets catholiques de S. M. Dans sa réponse, l'empe- reur et roi promit la plus large protection , la plus sincère bienveillance, ce qui engagea le Sahit-Père à renouveler ses instances avec encore plus d'ardeur et de zèle.
Cependant deux questions particulières étaient engagées entre le Saint-Siège et le gouvernement russe : l'une à l'égard de Mgr Ignace Pawlowski, déjà évêque de Mégare in partibus infidelium, et suffragant de Kamienietz; l'autre concernant Mgr Marcel Gutkowski , évêque de Podlacliio, dans le royau- me de Pologne. Quant au premier, par plusieurs raisons gra- ves, entre lesquelles figurait au premier rang celle d'avoir
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souscrit et enjoint au clergé catholique l'observance de l'ukase impérial qui tendait à défendre à ce même clergé d'adminis- trer les sacrements à des personnes inconnues , Sa Sainteté, suivant l'impulsion de sa conscience, avait différé l'institution canonique de ce prélat pour l'église métropolitaine de iMohi- low. Quant à Mgr l'évêquede Podlacliie, quoique entièrement exempt, aux yeux du Saint-Siège, des taches criminelles que le gouvernement lui reprochait, et évidemment justifié de ces accusations dans les offices adressés, à différentes époques et sous diverses formes, par le ministère pontifical à la légation russe à Rome, il avait été, par l'ordre du gouvernement im- périal, violemment éloigné de son siège et enfermé dans le couvent de Ozeransk, dans la province de Moliilow. Il est inutile de dire qu'à la nouvelle de ce nouvel affront fait à l'Eglise, dont le Saint-Siège eut connaissance par les commu- nications du ministre impérial lui-même , celui que Dieu a établi pour protéger les droits de son épouse ne resta point muet. Le Saint-Père, toujours animé par la conscience intime de ses devoirs, ordonna que, par une note officielle du cardi- nal secrétaire d'État du 1" juin \8kQ, laquelle fut suivie d'une autre note le 16 août, on adressât à qui de droit, sur ce sujet, les plus pressantes réclamations , et ce fut encore d'après sa volonté expresse qu'on revint, à cette occasion, sur les maux soufferts par la religion catholique en Russie et en Pologne, en rappelant tout ce qui avait été exposé antérieurement jusque vers la fin de 1832, et en y ajoutant de justes doléances pour d'autres faits, qui, ainsi que nous l'avons indiqué ailleurs, n'étaient point à cette époque connus du Saint-Siège.
Après avoir attendu, pendant plusieurs mois, une réponse (juelconque de la part du gouvernement impérial , on vit arriver à Rome, au mois de septembre 1840 , le conseiller d'État chevalier Fùhrmann, accrédité par une lettre de M. le ministre des affaires étrangères à Pétersbourg , comte de
d^li PIÈCES A CONSULTER.
Nesselrode, pour entrer avec le cabinet pontifical dans quelques pourparlers ?'elativement à différentes questions , lesquelles S. M. T. désirait sincèrement voir terminées dans un esprit de conciliation et de convenances mutuelles. Du reste, le but de cette mission, renouvelée dans le mois de décembre suivant, et après la malheureuse mort suljite du susdit envoyé, pour- suivie jusqu'à son terme par M. de Potemkin , ne l'ut autre que de solliciter au nom même de l'empereur et roi, l'institu- tion canonique de Mgr Pawlowski à l'archevêché de Mohilow, et la coopération pontificale pour persuader à Mgr Gutkowski de se démettre volontairement de l'église de Podiachie. En proposant ces deux demandes, l'envoyé russe n'omit pas de faire clairement entendre que l'adhésion du Saint-Père serait le gage et la mesure des bienveillantes dispositions de son souverain à l'égard de l'Église catholique dans toute l'étendue de ses Etats. « Telles sont , disait le chevalier Fûhrmann, dans ne note verbale passée au cardinal secrétaire d'Etat, le 19 du mois susdit , « les deux demandes dont V acceptation amènerait l'accomplissement des vœux que Sa Sainteté s'est plu à exprimer à différentes reprises en faveur du culte et du clergé catholique, dans les Etats de Sa Majesté l'empereur et roi. »
Et, au commencement de la même note, exprimant avec quelle peine le gouvernement impérial voyait que les pre- mières et heureuses relations entre les deux cours se trouvaient altérées par les deux questions indiquées, il assurait que « le cabinet 7'usse désirxiit infiniment remédier ti un état de choses qui, s'il devait se prolonger, réagirait nécessairement sur la paix de r Église catholique dans les États de S. M. Vempereur, ainsi que sur les dispositions qui animent S. M. à son égard. « En outre, dans un second office, adressé le 23 du même mois , lorsque, du côté du Saint-Siège, on s'était borné à remarquer qu'il était nécessaire de soumettre à un mûr examen les deux propositions impériales, le chevalier Fûhrmann faisait obser-
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ver qu'il s'agissait « du maintien de la paix religieuse et de la consolidation du bien-être de l'Eglise, du clergé et des popula- tions catholiques en Russie et en Pologne , que le gouvernement impérial désire seconder par tous les moi/ens en son pouvoir^ » ajoutant que « un appel fait au chef de l'Eglise catholique, au nom d'intérêts aussi graves, mérite de fixer la sollicitude pjater- nelle de Sa Sainteté. » Telle fut aussi la manière dont l'au- guste souverain s'exprima lui-même dans une lettre du 3 dé- cembre 18/iO à Sa Sainteté, lettre apportée par le chevalier Fûbrmann, lors de son second voyage à Rome, vers la fin du même mois.
En réalité , le Saint-Père avait compris , par le sens de toutes ces communications, et, sur la parole formelle de l'en- voyé russe, tenait pour certain que l'ukase impérial du 28 mars 1836, relatif à l'administration des sacrements, souscrit par Mgr Pawlowski et imposé par lui au clergé catholique , était pleinement révoqué, et révoqué sur les instances du pré- lat lui-même. Sa Sainteté crut d'ailleurs pouvoir s'en rappor- ter à la déclaration de ses sentiments que Mgr Pa\vlo\vski lui avait adressée par écrit ; et, par ces motifs, après avoir beau- coup réfléchi devant Dieu, elle consentit à accueillir les deux demandes et à leur donner son assentiment. Donc, après avoir préconisé dans le consistoire du 1" mars ISZjl Mgr Pawlowski pour l'église métropolitaine deMohilow, le Saint-Père écrivit, peu après , un bref en forme de lettre à Mgr l'évêque de Podlachie , l'exhortant avec conseils et par les raisons ci-dessus exprimées , à la résignation spontanée de son siège.
Tandis que ces négociations suivaient leur cours, M. de Potemkin avait, depuis plusieurs semaines, remis au cardinal secrétaire d'Etat une note confidentielle signée par le cheva- lier Fûbrmann et trouvée dans ses papiers après sa mort, note qui était destinée à remplacer tout à la fois et la note verbale
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remise par le cardinal au chevalier pendant sa première mis- sion, et les deux notes officielles de 1832 et 1840 , dont.il est tait mention dans la note verbale. Cette note de l'envoyé russe, qui venait de mourir , se réduisait en substance, ainsi que le mémoire antérieurement présenté par M. le comte de Gourieff en 1833, à passer complètement sous sUence quelques-uns des faits dont le Saint-Siège s'était plaint, et à en nier quelques autres qui étaient notoires, tout en accumu- lant des assertions sans preuve et des éclaircissements insuffi- sants ; elle fut donc bien loin de produire une heureuse impression sur l'esprit de Sa Sainteté, sans cesse tourmentée par la vue des maux de l'Eglise catholique en Russie et en Pologne. Cependant cette note même fut l'objet de sérieuses considérations de la part de celui qui du haut de la chaire de saint Pierre, où la divine Providence l'a placé pour le gouver- nement de l'Eglise universelle, voit les difficultés, apprécie les dangers, se pénètre de la triste condition des temps et des lieux; si bien que Sa Sainteté finit par se convaincre qu'il était bon d'engager davantage le puissant empereur dans ses promesses sacrées en faveur de ses sujets et du culte catholi- que, et pour cela d'accéder aux deux demandes particulières que nous avons indiquées.
Voilà pourquoi, dans ladite note verbale remise aux mains du chevalier Fûhrmann, après avoir expliqué dans quel sens Sa Sainteté avait l'intention d'adhérer à ces mêmes demandes, on continuait ainsi : « Par tout ceci, l'empereur et roi, dans rélévation de son âme, comprendra facilement que le Saint-Père aime à pousser la déférence et les égards envers Sa Majesté jusqu'à cette limite qu'il ne lui est point permis d'outre-passer. Mais il comprendra également que la condescendance dont S. S. est disposée à user dans les termes que nous venons d'assigner, se base essentiellement sur les impériales et royales promesses de Sa Majesté en faveur de l'Eglise catholique. Sa Sainteté se re-
EXPOSITION DES ACTES DE SA SAINTETÉ. 427-
garde donc comme assurée de voir ces promesses idéalisées au plus tôt ; et c'est dans la vue de hâter ainsi, pour l' Église elle- même, un avenir prospère dans lu vaste étendue de l'empire russe et du royaume de Pologne , que S. S. a trouvé un moyen de se rassurer à l'égard des demandes énoncées. » Et, danslebref même en forme de lettre, adressé à Mgr l'évêque de Podlachie, le Saint-Père voulut mettre les expressions suivantes: « Proinde studio pacis ducti , de tua et cui prœes dioceseos incolumitate solliciti, nec non illecti spe desponsi nobis ob serenissimo impe- ratore et rege prœsidii in levamen malorum qui bus catholica religio in vastissimis Russiœ et Poloniœ regionibus dudum affli- gitur, hortatores et suasores tibi, venerabilis frater , esse debe- mus, ad Podlachiensem Ecclesiam sponte dimittendam. » Pour savoir avec quelle franchise le Saint-Père, dans cette circon- stance, dévoila directement au monarque ses profondes an- goisses et lui exprima sa foi entière dans ses impériales et royales promesses, il faut lire la teneur entière de la lettre qu'il envoya le 7 avril 18/il à Sa Majesté, par le moyen de la légation résidant à Rome. C'est à la même légation que fut transmis le bref en forme de lettre pour Mgr Gutkowski, évêque de Podlachie.
Après tout ce qui vient d'être rapporté , qui eût pu croire que la pesante oppression sous la([uelle gémissaient les malheureux catholiques dans les possessions russo-polonaises, au lieu de diminuer, s'accroîtrait; que de nouvelles et plus odieuses mesures seraient prises contre le culte qu'ils profes- sent; en un mot, qui eût pu croire qu'après de tels engage- ments les choses iraient de mal en pis? Et pourtant il en fut ainsi ; et les rapports les plus certains, les documents les plus authentiques, les faits notoires, en portent, dans tout esprit de bonne foi, l'amère conviction. Nous ne voulons pas dire, sur ce fait, que le Saint-Père n'a pas même reçu, jusqu'à pré- sent, un mot de réponse, pas la moindre communication dii
/|28 PIÈCES A CONSULTER.
cabinet russe sur les points indiqués dans sa dernière lettre si pressante à S. M. l'empereur et roi ; nous ne remarquerons pas non plus que quinze mois se sont écoulés depuis qu'on a confié à la légation russe le bref en forme de lettre adressé à Mgr l'évéquede Podlacliie, sans qu'on ait reçu aucune réponse de ce prélat, ce qui porte à croire que ledit bref n'est jamais arrive à sa destination. Mais nous dirons qu'un peu avant la première arrivée à Rome du chevalier Fuhrmann, un grand nombre d'actes, de décrets et d'ukases impériaux avaient été rendus, tous souverainement contraires à la religion catho- lique, et que le Saint-Siège n'en eut connaissance que fort longtemps après ; que l'envoyé russe eut soin de les tenir cachés et de n'en rien dire, quoique les circonstances et le sujet même des conférences qu'on avait avec lui semblassent faire un devoir à la loyauté de son gouvernement de ne point dissimuler de pareils faits ; de sorte que les ministres de S. S. ne purent pas même avoir l'idée de s'en plaindre et d'en de- mander raison. Parmi ces actes divers, citons l'ukase du mois d'août 1839, qui défend, sous peine de destitution, à tous les ecclésiastiques catholiques des provinces orientales de l'em- pire, débaptiser les enfants nés de mariages mixtes , et, pa- reillement, d'admettre jamais à la communion quiconque a, une seule fois, participé au rit gréco-russe ; un tel acte ayant la vertu , d'après le gouvernement impérial , d'incorporer à l'Église grecque ceux qui l'accomplissent, de telle sorte qu'ils ne peuvent plus en aucune manière cesser d'en faire partie. Citons encore l'ordre souverain du 16 décembre de la même année qui , remettant en vigueur plusieurs anciens *ukases, interdit formellement de bâtir des églises catholiques , si ce n'est en certains lieux et sous certaines conditions; (jui limite le nombre des paroisses et le nombre des curés ; qui enjoint aux membres du clergé catholi(iue romain, tant séculier que régulier, de ne sortir sous aucun prétexte de leur domicile,
EXPOSITION DES ACTES DE SA SAINTETÉ. f|29
sauf dans certains cas riyoïireusemeiU déterniinés; (jui enfin défend aux curés d'accorder jamais les secours spirituels aux habitants d'autres paroisses , n'exceptant de cette règle que quelques cas particuliers, pour lesquels même sont imposées diverses prescriptions. Citons le décret par lequel sont établis de nouveaux règlements, et un nouvel ordre de justice contre les personnes accusées d'avoir cherché à propager la religion catholique, au préjudice de la religioji dominante, et qui livre à la merci des tribunaux criminels de l'empire les ecclésiasti- ques catholiques accusés de ce prétendu forfait ; pendant que d'autre part, des honneurs, des distinctions, des récompenses de toute espèce sont prodigués aux membres du clergé russe, qui se sont efficacement employés à obtenir la prévarication des catholi(iues. Citons la défense formelle , promulguée le 20 janvier IS.'iO, de prononcer jamais à l'avenir le mot d'Eglise grecque unie, et de mettre aucun empêchement aux mariages entre Grecs russes et Grecs catholiques; avec la chîuse expresse et toujours eu vigueur, que les mariages célé- brés en présence seulement du prêtre catholiciuesont déclarés non valides. Citons enfin l'ukase impérial du 21 mars de la même année, qui décrète la confiscation des biens , contre quiconque abandonnera la religion dominante, sans préjudice d'autres peines établies par les lois préexistantes , le tout accompagné d'autres prescriptions fort sévères sur le même sujet.
Disons en outre que, d'après les renseignements fournis en dernier lieu au Saint-Siège, l'ukase impérial par lequel il est défendu au prêtre catholique d'administrer les sacrements à des persoimcs inconnues ou qui appartiennent à d'autres pa-* roisses que la sienne, n'a nullement été révoqué, quoique le chevalier Fûhrmann en eût donné sa parole au nom de l'empereur, mais bien au contraire que , sous prétexte de modifier cet ukase et d'en éclaircir le sens, on l'a confirmé.
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Constatons enfin que , dans l'intervalle de la première à la seconde mission du chevalier Fùhrmann et de son séjour à Rome, on ne se relâcha en rien du système de dureté et de véritable oppression mis en çeuvre contre le clergé et contre le culte catholique. Dans certains gouvernements de la Lithua- nie et de la Russie Rlanche , il n'est pas permis aux curés d'exercer le grand ministère de la parole, de remplir le devoir sacré qui leur est imposé de prêcher et d'instruire le peuple ; la seule liberté qui leur soit laissée est de réciter successive- ment certains sermons approuvés et déterminés ; dans le reste des anciennes provinces polonaises , toute prédication, avant d'être prononcée, doit être soumise à la censure de ce qu'on appelle les doyennés. En conséquence de ces dispositions sou- veraines, un ordre du ministère des affaires intérieures, du 5 décembre 1840, exile dans les districts de la grande Russie, pour y vivre à demeure sous la surveillance la plus rigou- reuse de la police , deux curés, dont le seul crime est d'avoir exhorté leurs paroissiens respectifs à demeurer fermes dans la foi de leurs pères , sans avoir soumis à l'examen préalable de la censure le texte de ces exhortations.
Et nous sera-t-il permis de garder le silence sur tous les maux faits à la religion catholique dans tous les Etats russes, depuis la conclusion des négociations commencées par le che- valier Fùhrmann , menées à fin par M. de Potemkin , et dont le résultat avait été l'assentiment pontifical donné aux deux propositions impériales, relatives à l'archevêque de Mohilow et à l'évêque de Podlachie? Un ordre souverain adressé au sénat dirigeant, le 22 mai 1841 , interdit aux autorités ecclé- siastiques catholiques romaines de recevoir les demandes et de connaître des causes de séparation conjugale déjà jugées par le haut synode gréco-russe. Les déplorables conséquences d'une telle mesure pour la ruine de la discipline et de la mo- rale catholique sont trop manifestes, pour qu'il soit nécessaire
EXPOSITION DES ACTES DE SA SAINTETÉ. 431'
de les détailler ici. Plût à Dieu, du moins, que le Saint-Siège n'eût pas à se plaindre de la coupable connivence de certain dignitaire élevé de l'Eglise , qui , foulant aux pieds ses prin- cipes inviolables , a accordé la célébration et le sacré rit du mariage à un catholique, avec une personne gréco-russe sé- parée de son premier mari, uniquement en vertu des décisions du synode grec uni !
Mais le dernier coup devait être porté aux infortunés catho- liques de ces vastes régions, le jour même le plus sacré pour eux. Un ukase impérial, daté du jour de Noël dernier, acon- sommé la spoliation, depuis si longtemps entreprise, des pro- priétés ecclésiastiques, ordonnant que : Tous les biens immeu- bles peuplés par des paysans y attachés, appartenant jusqu alors au clergé du culte étranger des provinces occidentales , passent sous la régence du ministère des domaines nationaux, en excep- tant seulement de cette mesure les biens qui , ne fcnsant point partie des possessions de la haute hiérarchie, ou ne formant point un fonds des capitaux de fondation, se trouvent uniquement dans la possession du clergé administrant les paroisses . L'importance de ce décret souverain, et sa connexion nécessaire avec l'ex- trême avilissement ou, pour mieux dire, avec la ruine totale de l'Église catholique dans les provinces polonaises russes, ne peut être bien comprise, si on ne le rapproche de divers autres actes mis en même temps à exécuticm par le gouvernement impérial , et surtout si l'on néglige tl'établir une comparaison exacte entre les possessions qu'avait encore en Russie, malgré les malheurs passés, le clergé catholique, et le peu qui lui est maintenant assigné.
Après tout cela , on sera peut-être moins étonné de voir l'autorité impériale choisir et nommer, le 22 mars dernier, sans avoir en aucune manière consulté le Saint-Siège , un sutfragant pour la partie du diocèse de Cracovie soumise à la Russie, puis choisir et nommer encore de la même manière ,
Uù'l PIÈCES A CONSULTER.
par trois décrets du 10 mai, un évêquc et deux suffragants pour le royauiuc de Pologne, comme si la promotion aux évèchés et la collation de la dignité sublime qui leur est atta- chée ne dépendaient pas essentiellement du chef de l'Église; et tout ce qui précède fera recevoir de môme, sans trop de surprise, l'ukase récent , dont ont parlé plusieurs journaux , en vertu duquel le calendrier julien est substitué, dans ce ^ même royaume de Pologne, au calendrier grégorien , pour bouleverser toute la discipline ecclésiastique et tous les usages et droits religieux des Polonais.
Ici se terjr.ine ce désolant exposé des maux si grands sous le poids desquels est courbée la religion catholique dans la vaste étendue des possessions russes, et en même temps des travaux incessants, mais, hélas ! toujours inutiles, du Saint- Père, pour en arrêter le cours et y porter remède. Après l'avoir lu, qui pourra dire que le Saint-Siège, laissant ces in- fortunés fidèles sans défense ni secours au milieu de leurs cala- mités, ait abandonné, en quoi que ce soit, la grande cause de la religion catholique? Et cependant, parce que les plaintes, les réclamations, les démarches, les prières, les sollicitudes de tout gem-e, employées selon les besoins du moment par Sa Sainteté, n'ont pas été publiquement connues, les ennemis du Siège apostoli([ue ont abusé de ces circonstances pour le dé- crier et l'avilir, donnant à entendre que tout ce qui s'est l'ait d'outrageant et de funeste, en Russie et en Pologne, au détri- ment des droits et des intéi êts du culte catholique (ce qui in- digne les gens de bien), n'est que le résultat de concessions antérieures faites par le chef de lEglise, ou du moins que le souverain pontife ayant tout su , a tout dissimulé et continue à tout couvrir de son silence. Le Saint-Père ne l'ignore point, et il sait aussi qu'on n'a pas rougi d'insinuer et de répandre, en des temps jugés opportuns, les plus atroces calomnies. Mais à Dieu ne plaise que le vicaire de Jésus-Christ, le grand pasteur
EXPOSITION DES ACTES DE SA SAINTETÉ. /|33
et gardien du troupeau catholique, devienne jamais une cause de scandale, une pierre d'achoppement! Kéduità cette extrémité, et les impérieuses lois du devoir et de la conscience ne lui permettant pas de s'y soustraire, le Saint-Père s'est trouvé dans l'inévitable nécessité de rendre public cet exposé des soins qu'il s'est donnés pour la défense de la religion catholique dans les Etats impériaux. Puisse cependant cette lamentable exposition parvenir jusque sous les yeux, et obte- nir la sérieuse attention du très puissant empereur et roi ! A la vue positive, à la démonstration de tant de maux, il est im- possible qu'ils ne prévalent pas dans son âme si élevée , ses sentiments naturels de modération, d'équité, de justice. Telles senties espérances que Sa Sainteté aime encore à nourrir, tels sont les vœux qu'elle adresse encore une fois à la majesté du trône impérial et royal ; en même temps qu'elle se plaît à rappeler, à représenter de nouveau, dans toute leur efficacité, à tous les catholiques de ce grand empire , la maxime inva- riable de l'Eglise qui les oblige à obéir et à demeurer fidèle- ment soumis au souverain temporel dans l'ordre civil, non- seulement à cause de la crainte , mais bien plutôt par raison de conscience.
De la sécréta irerie d'Etat ,
Le 22 juillcH842.
28
/l3/l PIÈCES A CONSULTER.
II
CONCORDAT DE 1847.
(Voyez la page 84 .)
Convention entre le Saint-SIége et l'Empereur de Russie, publiée par IV. S. P. le P. Pie 1\. à la suite de son allocution au Consistoire secret du 3 juillet i8<(8.
Les soussignésjplénipotentiaires du Saint-Siège et deSa Ma- jesté l'empereur deRussie, roi de Pologne, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, ont, en plusieurs séances, examiné et pesé divers chefs de la négociation confiée à leurs soins. Et comme sur plusieurs points ils sont arrivés à une conclusion, tandis que d'autres demeurent en suspens, sur lesquels les mêmes plénipotentiaires de Sa Majesté l'empereur promettent d'appeler toute l'attention de leur gouvernement, tout en po- sant la condition expresse qu'on arrêtera plus tard, en acte séparé, les points qui doivent donner matière à de nouvelles conférences à tenir dans cette ville de Rome, entre les mi- nistres du Saint-Siège et l'ambassadeur de Sa Majesté impé- riale, il a été convenu des deux côtés qu'on fixera, dans le présent protocole, les points sur lesquels on est arrivé à un résultat, réservant ceux qui, après d'ultérieures conférences, doivent terminer la négociation. C'est pourquoi, dans les séances du 19, 22 et 25 juin et 1"' juillet, les articles suivants ont été arrêtés :
Art. I'^ — Sept diocèses catholiques romains sont établis dans l'empire des Russies : un archevêché et six évêchés, savoir :
CONCORDAT DE 18/l7. /lo5
L'archidiocèse de Moliilcw, embrassant toutes les parties de l'empire qui ne sont point contenues dans les diocèses ci- dessous nommés. Le grand-duché de Finlande est également compris dans cet archidiocèse.
Le diocèse de Vilna, embrassant les gouvernements de Vilna et de Gi'odno dans leurs limites actuelles.
Le diocèse de Telsze ouSamogitie, embrassant les gouver- nements (ie Gourlande et de Kowno.
Le diocèse de Minsk, embrassant le gouvernement de Minsk dans ses limites d'aujourd'hui.
Le diocèse de Lucéoria et deZytomierz, composé des gou- vernements de Kiovie et de Volhynie
Le diocèse de Karaienietz, embrassant le gouvernement de Podolie.
Le nouveau diocèse de Kherson, qui se compose de la pro- vince de Bessarabie , des gouvernements de Khersonèse , d'Ecatherinoslaw, de Tauride, de Saratow, d'Astrakhan et des régions placées sous le gouvernement général du Caucase.
Art. il — Des lettres apostoliques, sous le sceau de plomb, établiront l'étendue et les limites des diocèses comme il est indiqué dans l'article précédent. Les décrets d'exécution comprendront le nombre, le nom des paroisses de chaque diocèse, et seront soumis à la sanction du Saint-Siège.
Art. IIL — Le nombre des suffragances, qui ont été éta- blies par lettres apostoliques de Pic VI en 1789, est conservé dans les six diocèses anciens.
Art. IV. — La suffragancedu diocèse nouveau de Kherson sera dans la villa de Sarato\v.
Art. V. — L'évêque de Kherson aura un traitement annuel de quatre mille quatre cent quatre-vingts roubles d'argent. Son suffragant jouira du même traitement que les autres évêques suffragants de l'empire, c'est-à-dire de deux mille roubles d'argent.
/|36 • PIÈCES A CONSULTER.
Art. VI. — Le chapitre de l'église cathédrale de Kherson se composera de neuf membres, savoir : deux prélats ou di- gnités, le président et l'archidiacre; quatre chanoines, dont trois rempliront les fonctions de théologal, de pénitencier et de curé, et trois mansionnaires ou bénéficiers.
Art. VII. — Dans le nouvel évêché de Kherson il y aura un séminaire diocésain ; des élèves, au nombre de quinze à vingt- cinq, y seront entretenus aux frais du gouvernement, comme ceux qui jouissent de la pension dans les autres séminaires.
Aux. VIII. — Jusqu'à ce qu'un évêque catholique du rit arménien soit nommé, il sera pourvu aux besoins spirituels des Arméniens catholiques vivant dans le diocèse de Kherson et de Kamienietz, en leur appliquant les règles du chapitre neuf du concile deLatràn, en 1215.
Art. IX. — Les évêques de Kamienietz et de Kherson fixe- ront le nombre des clercs arméniens catholiques qui devront être élevés dans leurs séminaires aux frais du gouvernement. Dans chacun desdits séminaires il y aura un prêtre arménien catholique. pour instruire les élèves arméniens des cérémonies de leur propre rit.
Art. X. — Toutes les fois que les besoins spirituels des ca- tholiques romains et arméniens du nouvel évêché de Kherson le demanderont, l'évêque pourra, outre les moyens employés jusqu'ici pour subvenir à de tels besoins, envoyer des prêtres en qualité de missionnaires, et le gouvernement fournira les fonds qui sont nécessaires à leur voyage et à leur nour- riture.
Art. XI. — Le nombre des diocèses dans le royaume de Pologne reste tel qu'il a été fixé dans les lettres apostoliques de Pie VII, en date du 30 juin 1818. Rien n'est changé quant au nombre et à la dénomination des suff"ragances de ces diocèses.
Art. XII. — La désignation des évêques pour les diocèses
CONCORDAT DE 18/l7. hol
et pour les suffragances de l'empire russe et du royaume de Pologne n'aura lieu qu'à la suite d'un concerl préalable entre l'empereur et le Saint-Siège pour chaque nomination. L'insti- tution canonique leur sera donnée par le pontife romain selon la forme accoutumée.
Art. XIII. — L'évêque est seul juge administrateur des affaires ecclésiastiques de son diocèse, sauf la soumission canonique dueauSaiiit-Siége apostolique.
Art. XIV. — Les affaires qui doivent être soumises préala- blement aux décisions du consistoire diocésain, sont, etc.
Art. XV. — Les affaires sus-indiquées sont décidées par l'évêque après qu'elles ont été examinées par le consistoire, qui n'a cependant que voie consultative. L'évêque n'est nul- lement tenu d'apporter les raisons de sa décision, même dans le cas où son opinion différerait de celle du consistoire.
Art. XVI. — Les autres affaires du diocèse, qualifiées d'administratives, et parmi lesquelles sont compris les cas de conscience, de foi intérieure, et, comme il a été dit plus haut, les cas de discipline soumis à des peines légères et à des ad- monitions pastorales, dépendent uniquement de l'autorité et de la décision spontanée de l'évêque.
Art. XVII. — Toutes les personnes du consistoire sont ecclésiastiques ; leur nomination et leur révocation appartien- nent à l'évêque; les nomuiations sont faites de manière à ne pas déplaire au gouvernement.
Art. XVIÏI. —Le personnel de la chancellerie du consis- toire sera confirmé par l'évêque, sur la présentation du secré- taire du consistoire.
Art. XIX. — Le secrétaire de l'évêque, chargé de la cor- respondance officielle et de la correspondance privée, est nommé directement et immédiatement par l'évêque; il peut être pris, selon le plaisir du môme évêque, parmi les ecclé- siastiques.
^38 PIÈCES A CONSULTER.
Art. XX. — Les fonctions des membres du œnsistoire ces- sent dès que l'évêque meurt ou se démet de l'épiscopat, et iissi dès que l'administration du siège vacant finit.
Art. XXI. — L'évêque a la direction suprême de l'ensei- gnement, de la doctrine et de la discipline de tous les sémi- naires de son diocèse, suivant les prescriptions du concile de Trente, chapitre dix-huit, session vingt-troisième.
Art. XXIL — Le choix des recteurs, inspecteurs, profes- seurs pour les séminaires diocésains est réservé à l'évêque. Avant de les nommer, il doit s'assurer que, sous le rapport de la conduite civile, ses élus ne donneront lieu à aucune ob- jection de la part du gouvernement.
Art. XXIII. — L'archevêque métropolitain de Mohilew exercera, dans l'Académie ecclésiastique de Saint-Péters- bourg, la même autorité que chaque évèque dans son sémi- naire diocésain. Il est l'unique chef de cette Académie, il en est le suprême directeur. Le conseil ni la direction de cette Académie n'a que voix consultative.
Art. XXIV. — Le choix des recteurs, inspecteurs, profes- seurs pour les séminaires diocésains est réservé à l'évêque.
Art. XXIV. — Le choix du recteur, de l'inspecteur et des professeurs de l'Académie sera fait par l'archevêque, sur le rapport du conseil académique.
Art. XXV. — Les professeurs et professeurs adjoints des sciences théologiques seront toujours choisis parmi les ecclé- siastiques. Les autres maîtres pourront être choisis parmi les laïques professant la religion catholique roiiiaine.
Art. XXVI. — Les confesseurs des élèves de chaque sémi- naire et de l'Académie ne prendront aucune part dans la di- rection disciplinaire de l'établissement. Ils seront choisis et nommés par l'évêque.
Art. XXVII. — Après la nouvelle circonscription des dio- cèses, l'archevêque, assisté du conseil des ordinaires, arrêtera
CONCORDAT DE 18/l7. /|o9
une fois pour toutes le nombre d'élèves que chaque diocèse pourra envoyer à l'Académie.
Art. XXVIII. — Le programme des études pour les sémi- naires sera réglé par les évéques. L'archevêque rédigera celui de l'Académie, après en avoir conféré avec le conseil acadé- mique.
Art. XXIX. — Lorsque le règlement de l'Académie ecclé- siastique de Saint-Pétersbourg aura subi les modifications conformes aux principes dont il a été convenu dans les pré- cédents articles, l'archevêque de Mohilew enverra au Saint- Siège un rapport sur l'Académie, comme celui qu'a fait l'ar- chevêque Horomanski, lorsque l'Académie ecclésiastique de cette ville fut rétablie.
Art. XXX. — Partout où le droit de patronat n'existe pas ou a été interrompu pendant un certain temps, les curés de paroisse sont nommés par l'évêque ; ils ne doivent point dé- plaire au gouvernement, et avoir subi un examen et un con- cours selon les règles prescrites par le concile de Trente.
Art. XXXI. — Les églises catholiques romaines sont libre- ment réparées aux frais des communautés ou des particuliers qui veulent bien se charger de ce soin. Toutes les fois que leurs propres ressources ne suffiront pas, ils pourront s'adres- ser au gouvernement impérial pour en obtenir des secours. Il sera procédé à la construction de nouvelles églises, à l'aug- mentation du nombre des paroisses, lorsque l'exigeront l'ac- croissement de la population, l'étendue trop vaste des paroisses existantes ou la difficulté des communications.
!\!lO PlÈCliS A CONSULTER.
ni
Rapport secret el conAdenliei de monseigneur Joseph Slemaszko , inonihrc «In saint-synode . arclievOque métropolitain de Lithuauie et de Vilna, au procureur général dn saint-synode, comte Protasow.
fN- 40.)
Le 10 janvier 1853.
Ma qualité de sujet fidèle de l'empire, membre du saint- synode et archevêque, m'imposant une certaine responsabilité vis-à-vis des sujets orthodoxes, je crois de mon devoir d'ap- peler encore une fois l'attenlion du gouvernement sur l'état actuel de la contrée aux intérêts de laquelle je suis chargé de veiller.
Il me semble qu'après la conversion des Uniates à l'Église orthodoxe, on a trop vite oublié que ces Uniates étaient pour les Polonais et les catholiques romains une sorte d'avant- garde et de barrière devant la nationalité russe et sa foi orthodoxe, et que cette conversion a été un coup fatal porté aux Polonais, membres de l'Église latine; il faut se rappeler que ces derniers se virent forcés de chercher de nouveaux appuis, et ne manquèrent point dans leurs rapports avec les nouveaux convertis de montrer leur dépit et leur désir de vengeance. Il me semble aussi qu'on a considéré le parti po- lonais latin comme plus faible qu'il ne l'est en réalité, et qu'on a perdu de vue que ce part', sans compter les res- sources dont il dispose, a pour alliés, au point de vue reli- gieux comme au point de vue politique, toutes les popula- tions non orthodoxes de l'étranger. En dernier lieu, la situa- tion critique des anciens Uniates. qui font maintenant partie du corps de l'Eglise orthodoxe, était de nature à encourager le parti polonais dans l'exécution de ses projets.
RAPPORT SECRET DE SIEMASZKQ. /l/ll
J'ignore s'il est venu à la pensée de quelqu'un d'apprécier exactement tout ce qui, depuis dix ou quinze ans, a été fait ou tenté dans l'intérêt de ce parti , et je n'ai pas l'intention d'entreprendre ce travail ; ce qui a été accompli ne peut plus du reste être réparé. 11 ne s'agit pas ici du concordat, expé- dient politique que peut-être on ne pouvait éviter, mais ce qu'on ne peut nier, c'est que tout ce qui a été fait à l'occasion du concordat ne pouvait qu'affermir la hiérarchie catholique romaine et en faire un instrument dans sa lutte contre la foi orthodoxe. Aussi, dans les provinces occidentales, le clergé orthodoxe a de la peine à soutenir la lutte contre le clergé catholique romain. J'ai déjà dit, et je le répète encore, mon intention n'est pas de m'appesantir sur cette question ; je voudrais seulement attirer l'attention du gouvernement sur un moyen de propagande que les catholiques romains ont trouvé dans la classe des fonctionnaires civils.
J'ai été amené, dans le courant du mois dernier, à recueil- lir certaines données sur le nombre des fonctionnaires de re- ligion orthodoxe et ceux d'autres religions qui se trouvent dans les gouvernements de Vilna et de Grodno ; dans ces deux gouvernements la proportion entre la population ortho- doxe et celle appartenant au culte catholique est à peu près la même. Les recherches que j'ai faites m'ont donné le résul- tat suivant.
On sait que dans les deux gouvernements que j'ai cités, la presque totalité des paysans apppartient au culte orthodoxe; quant aux propriétaires, ils sont en grande partie catholi- ques romains, composant l'élément polonais; de sorte que les orthodoxes sont entièrement sous la dépendance de pro- priétaires professant une autre foi. Pour mettre dans une position analogue les paysans de l'État, ou choisit pour les fonctions d'administrateurs des biens de l'État des personnes appartenant à une autre religion que la religion orthodoxe.
llh'-l PIÈCES A CONSULTER.
Dans les directions du trésor des provinces de Vilna et de Grodno, sur quatorze fonctionnaires, il n'y en a que deux du culte orthodoxe ; sur trente-sept assesseurs et autres em- ployés, il n'y en a que cinq; sur douze chefs de section, il n'y en a que deux; sur quarante et un chefs d'arrondisse- ment et fonctionnaires de l'administration forestière, huit seulement sont de la religion orthodoxe : en résumé, sur cent quatre fonctionnaires supérieurs, on n'en compte que dix-neuf qui professent notre religion.
Si à cela on ajoute que dans les deux gouvernements pré- cités, les dix-huit maréchaux du gouvernement et d'arrondis- sementappartiennent à d'autres cultes, et que dans le nombre de leurs secrétaires, un seul est orthodoxe, on peut se con- vaincre aisément que, dans ces deux gouvernements, les orthodoxes se trouvent, en ce qui touche leurs intérêts les plus graves, sous la dépendance immédiate de personnes pro- fessant une au Ire foi.
Pourcontre-balancer cette influence étrangère qui pèse sur les sujets orthodoxes, on aurait besoin de l'appui et du con- cours favorable des autorités civiles supérieures qui siègent dans les gouvernements; mais ces autorités se composent comme il suit :
Auprès du gouverneur général se trouvent le directeur de la chancellerie, les premiers secrétaires, les secrétaires ad- joints et autres employés de la chancellerie, en tout vingt et un fonctionnaires, lesquels, à l'exception d'un seul secrétaire adjoint, sont tous d'une autre religion que la religion ortho- doxe. Dans la classe des lieutenants, des officiers et autres fonctionnaires chargés de missions spéciales, six seulement sont orthodoxes et cinq d'autres religions. Dans le personnel des deux gouvernements civils, ((ui comprend les directeurs de la chancellerie, des fonctionnaires en mission spéciale et les différents employés qui sont attachés aux chancelleries.
RAPPORT SECRET DE SIEMASZKO. hi\0.
neuf fonctionnaires seulement sont orthodoxes, il y en a vingt qui appartiennent à différents cultes. Il résulte de cet état de choses que, dans les gouvernements, les postes élevés sont occupés par onze fonctionnaires de la foi orthodoxe et quatre- vingt-quatre d'autres religions.
Dans les directions de district, nous retrouvons la même proportion. Déjà le tiers des bourgmestres et des chefs de district qui, d'après les règlements locaux, devraient être de foi orthodoxe et Russes, professent d'autres religions. Près des bourgmestres il y a cinq greffiers orthodoxes et onze d'autres religions. Dans les justices de paix, il y a seulement dix secrétaires et adjoints qui soient de notre religion, c'est- à-dire que, sur cent soixante- cinq fonctionnaires supérieurs, l'autorité executive du district n'en compte que quarante-sept de foi orthodoxe.
Dans le département de la justice, la proportion 'est encore plus à notre désavantage. Dans les quatre circonscriptions du tribunal civil et criminel de Vilna et de Grodno, sur dix- huit magistrats, il n'y en a que cinq qui professent notre foi; sur vingt-six secrétaires et autres employés, nous n'en trou- vons qu'un seul ; et sur vingt chefs de section [stolo-naczelnik) nous n'en trouvons pas un seul. Dans les juridictions de dis- trict des deux gouvernements, nous trouvons deux fonction- naires orthodoxes contre cinquante-neuf d'autres religions; deux secrétaires orthodoxes contre quatorze non orthodoxes. En résumé, sur cent quarante et un fonctionnaires supé- rieurs de l'ordre judiciaire, il n'y en a que dix-huit qui soient orthodoxes.
Nous obtiendrons des résultats analogues, en consultant les listes des fonctionnaires des autres départements. Ainsi, par exemple, sur un chiffre de cent sept fonctionnaires tels que les membres des administrations du trésor, leurs secré- taires, greffiers, contrôleurs, teneurs de livres, percepteurs.
lihk PIÈGES A CONSULTER.
huit seulement appartiennent à la foi orthodoxe. Sur dix-huit fonctionnaires, secrétaires et autres employés de la direction de l'inspection générale, quatre seulement sont orthodoxes. Parmi les ingénieurs, architectes, géomètres et autres em- ployés delà direction des ponts et chaussées, il n'y en a éga- lement que quatre. Sur vingt-six fonctionnaires de la 3' divi- sion du corps des ingénieurs des colonies militaires, seulement huit orthodoxes; sur vingt-cinq maîtres de poste delà cir- conscription, six seulement sont orthodoxes; sur vingt et un procureurs généraux ou d'arrondissement on n'en compte que quatre, et deux seulement parmi les membres de la so- ciété de bienfaisance qui dirigent les sept institutions de ce genre qui sont à Vilna. Enfin, parmi les cinquante-trois mem- bres de la faculté de médecine, il n'y a pas un seul médecin qui soit orthodoxe.
En résumant tous ces chiffres, nous trouvons que parmi les hauts fonctionnaires des gouvernements de Vilna et de Grodno, il y en a sept cent vingt-trois qui professent diverses religions, et cent quarante seulement, c'est-à-dire le sixième à peine du nombre total, qui sont de fui orthodoxe. Du pre- mier chiffre, il faut retrancher un dixième au plus pour les protestants et les mahométans ; l'immense majorité reste donc aux catholiques romains.
Le même travail, répété pour les sphères inférieures de l'administration, donne une proportion encore moins favo- rable pour la foi orthodoxe. Et cependant en ne consultant que ces chiffres, on ne peut pas encore se rendre un compte exact de la prépondérance exercée par les catholiques ro- mains. A l'exemple du parti polonais, ils s'efforcent de faire parvenir leurs créatures à tous les postes importants, et d'a- voir une influence décisive dans la nomination ou la révoca- tion des fonctionnaires de foi orthodoxe; aussi n'est-il pas
RAPPORT SECRET DE SIKMASZKO. /lÛ5
étonnant de voir la faible minorité contre laquelle ils agissent, céder à leurs ruses ou à leurs menaces.
Étant donnée une pareille composition de l'administration, il est clair que ceux qui ont entre les mains la direction des affaires, fussent-ils animés des meilleures intentions et doués de la plus grande sagesse, feront souvent des efforts impuis- sants pour lutter contre les tendances générales.
Nous voyons donc toute la population de foi orthodoxe des gouvernements de Vilna et de Grodno, qui peut être évaluée à près de sept cent mille âmes, dépendre entièrement des ca- tholiques romains, et recevoir leur influence directe par l'in- termédiaire des propriétaires, d'une part, et des autorités administratives et judiciaires, de l'autre.
Le clergé orthodoxe se trouve dans une pareille dépen- dance vis-à-vis de ses paroissiens, et les exigences de leur position matérielle contribuent à l'y maintenir. Lorsqu'un procès a lieu, la cause du prêtre orthodoxe doit être bien peu douteuse pour pouvoir être menée à bonne fin : pour peu qu'elle le soit, on voit surgir à l'instant de prétendues dittî- cultés, des délais, qui font qu'elle est perdue. Une cause même gagnée ne tourne presque jamais à l'avantage du ga- gnant, ni à celui de notre religion ; au contraire, le gagnant est en butte à diverses persécutions, et la cause la plus juste se trouve dénaturée de manière à présenter la foi et le clergé orthodoxes sous le jour le plus défavorable, en sorte que le plus souvent on est obligé de se taire et d'attendre avec pa- tience. Dans un tel état de choses, ceux-là seuls peuvent être tranquilles dans le clergé orthodoxe qui ne combattent point les tendances du parti latin-polonais; ceux, au contraire, qui veulent accomplir leurs devoirs, deviennent l'objet des haines et des persécutions de ce parti.
Je ne veux point parler ici de moi-même , j'ai soumis mon sort à la volonté delà Providence. Mais il me semble que tous
llliC) PIÈCES A CONSULTER.
ces faits que j'ai réunis devraient suffire pour intéresser au sort de sept cent mille âmes orthodoxes, qui se trouvent dans la situation que je viens de décrire, et cela dans la province de Lithuanie, dont la position, sous tous les rapports, est exceptionnelle.
Dans les autres provinces occidentales, la population non orthodoxe subit l'intluence de la majorité qui est orthodoxe* Au contraire, dans la province de Lithuanie, une population orthodoxe de sept cent mille âmes se trouve disséminée au milieu d'un million et demi de catholiques romains. De plus, dans les autres provinces, le nombre des orthodoxes nouvel- lement convertis est insignifiant en comparaison des anciens, ce qui fait qu'on peut facilement les diriger ; au contraire, en Lithuanie, la presque totalité des orthodoxes est de conver- sion récente, et l'on peut affirmer qu'en Lithuanie ils seraient plus prompts que dans toute autre province à se séparer de la nationalité russe et du rit de l'Église orientale, précisé- ment à cause du souvenir que la Lithuanie a gardé d'une autre foi et d'une autre nationalité. C'est pourquoi dans cette province, plus qu'en aucune autre, c'est un droit et un de- voir pour moi de demander au gouvernement une protection toute spéciale pour mes fidèles de Lithuanie, afin de les ga- rantir contre l'infiuencé étrangère qui règne ici. Mes seules forces ne suffiraient point à cette tâche.
Ce n'est pas seulement la position des fidèles de cette con- trée ([ui m'a détei'miné à donner ces éclaircissements. J'ai déjà plusieurs fois fait des rapports de ce genre, et je crains d'abuser de votre patience. Mais je tiens avant tout à veiller avec zèle au développement de la nationalité russe dans cette province; aussi ne puis-je voir sans tristesse une popu- lation russe (ruthénienne) et lithuanienne de dix millions d'âmes se laisser aller de plus en plus à l'influence de qua- rante à cinquante mille familles polonaises, et du parti polo-
RAPPORT SKCRET DE SIEMASZKO. llM
nais secondé par le clergé catholique, les propriétaires et les fonctionnaires; cependant j'espère, avec l'appui du gouver- nement, voir cesser cet état de choses.
Maintenant quittons le sujet de la religion orthodoxe et de la nationalité dans les provinces occidentales, pour dire quel- ques mots sur l'état politique actuel de l'empire : je croirais manquer à mon devoir si je passais cette question sous silence.
Je ne suis pas seul à me rappeler qu'à la veille de la der- nière insurrection en Pologne, on ne prétait aucune foi à ceux qui la prédisaient.
Qui pourrait douter que le parti polonais, en prenant une si forte prépondérance dans ces contrées, n'ait eu en vue les événements actuels? Je ne prétends pas que ce parti ait ac- tuellement assez de ressources matérielles pour inquiéter le gouvernement; mais dans l'hypothèse d'une coalition des puissances occidentales contre la Russie, l'ennemi ne trouve- rait-il pas dans ces contrées un terrain tout préparé ? Le gou- vernement a-t-il une arme avec laquelle il puisse agir d'une manière efficace dans ces contrées et faire face à toutes les éventualités delà guerre? Cette question mérite qu'on y ré- fléchisse. Il faut aussi se souvenir que, pour organiser une administration civile, il faut plus de temps que n'en a exigé, en 1830, la transformation du corps d'armée de Litliuanie. Il m'est arrivé de rencontrer des personnes qui défendent le parti polonais en donnant l'exemple de la Finlande et des provinces riveraines de la mer Baltique. Évidemment ces personnes ne parlent pas sérieusement; il faut être victime d'un préjuge bien opiniâtre, ou connaître bien peu la situation de ce pays, pour trouver la moindre ressemblance entre ces provinces.
Dieu garde que ce que je viens de dire soit interprété de manière à causer du tort aux fonctionnaires polonais et catho- liques de cette contrée. Je reconnais qu'ils peuvent aussi bien
llhS PIÈCES A CONSULTER.
que d'autres servir le gouvernement avec lionneur et profit, soit qu'ils combattent dans les rangs de l'armée, soit qu'ils remplissent des fonctions civiles. Mais dans ces provinces ils sont unis par des relations personnelles et par l'opinion pu- blique qui leur fait jeter les yeux, non sur la Russie, mais sur la Pologne; ils deviennent donc, sauf, bien entendu, quelques exceptions, les instruments du parti polonais et du clergé romain.
En écrivant ces lignes, je ne m'adresse pas au procureur général du saint-synode, mais au serviteur de Sa Majesté impériale qui l'approche de plus près. Il ne s'agit plus du sort d'un métropolitain ni de celui d'une population orthodoxe de sept cent mille âmes, il s'agit encore moins de savoir s'il ne serait pas plus agréable et plus focile à ceux qui sont ici à la tête des affaires, de s'unir à un parti riche, puissent et influent : là n'est pas la question ; ce que je veux obtenir du gouverne- ment, c'est de veiller à ce qu'une population russe (ruthé- nienne) et lithuanienne de dix millions d'àmes qui est répandue dans les gouvernements occidentaux, ne s'écarte pas de son devoir en présence des événements qui peuvent arriver, et soit préservée contre les influences contagieuses de l'étranger.
Je demande à tout homme consciencieux et impartial s'il est possible de regarder d'un autre œil les progrès constants que le parti polonais fait dans la province.
Il peut se faire, il est vrai, que dans cette question, le gou- vernement ait eu des intentions qui me sont inconnues et que je ne puis deviner; néanmoins, en vous envoyant ce rapport secret, j'ai cru l'emplir un devoir de conscience, et je m'en suis acquitté aussi bien que cela était en mon pouvoir.
Il me reste à vous prier, monsieur le comte, de vouloir bien m'avertir de la réception de la présente lettre.
RAPrORT SECRET DE SIEMASZKO. lik^J
Lcctre secrète et conndcntiplle de Filaret , urclirvOqiie iiiétropoliluiu de Moscou . au gouverucur gëuéral IVa^iniou .
J'ai eu entre les mains un rapport du vénérable Joseph, archevêque métropolitain de Litliuanie, adressé au comte Protasow, et contenant, sur la situation actuelle de l'admi- nistration de la Litliuanie, des renseignements peu rassurants pour le bien général du pays.
C'est un sujet, il est vrai, qui est en dehors de mes attribu- tions, mais je considère comme le devoir d'un sujet fidèle d'empêcher que ces laits restent inconnus à Sa Majesté l'em- pereur.
Ce rapport est daté du 10 janvier 1855. Je n'ai aucune raison de douter qu'il ait été présenté par le comte Protasow à feu l'empereur, qui repose en Dieu; mais comme il n'a pu l'être que très peu de temps avant la mort de Sa Majesté, il est à craindre que le rapport n'ait pas été pris en considéra- tion, et qu'il ne soit pas arrivé à la connaissance de l'empereur actuel. C'est là un point que je voudrais voir éclairci.
Sachant, monsieur le gouverneur, que vous avez été placé à la tête de la province de Litliuanie, jo m'empresse de faire ce que je considère comme mon devoir, et de vous envoyer une copie du susdit rapport, me confiant dans votre dévoue- ment pour l'empereur et votre zèle pour le bien des notre pays.
Kn appelant de tout mon cœur sur vous les bénédictions de Dieu, j'ai l'honneur d'être, monsieur le gouverneur. Votre très humble et dévoué serviteur,
Filaret, Archevêque métropolitain de Moscou.
Moscou, le 15 déccmltrc 1850.
29
libO PIÈCES A CONSULTliR.
Oukase très secret de l'empereur.
Sa Majesté impériale a daigné décréter ce qui suit :
1° Les ministres devront faire veiller les gouverneurs généraux des provinces occidentales à ce que, dans leurs provinces, les différentes fonctions de police municipale et les directions des biens de l'Etat soient confiées exclusive- ment à des personnes d'origine russe, ou du moins, si cette condition se trouvait impossible à réaliser, à des hommes connus par leurs sentiments et des bonnes intentions desquels ils auraient à répondre.
2° A l'exemple de ce qui a lieu dans les provinces du sud- ouest de l'empire, ainsi que dans le royaume de Pologne, il sera juste dorénavant de donner aux gouverneurs de pro- vince, pour auxiliaires, les commandants des arrondissements militaires, sinon dans tous les arrondissements, du moins dans ceux que désignera le ministre de l'intérieur.
3° On doit rappeler secrètement à tous les ministres et directeurs généraux dans les diverses branches de l'adminis- tration qu'ils aient à exécuter sans aucune restriction, le décret rendu par Sa Majesté impériale après l'année 1831, dans lequel il est enjoint de ne nommer, autant que possible, que des individus d'origine russe à certaines fonctions qui y sont énumérées; h savoir : aux fonctions de gouverneur, de vice-gouverneur, de procureur, de membres des tribunaux d'arrondissement, de commissaire de police, de maître de poste.
U" Les ministres et autres directeurs de services publics auront à prendre toutes les mesures qui dépendront d'eux pour (jueles autres fonctions que celles énumérées plus haut passent insensiblement entre les mains de personnes d'origine
LES SOCIÉTÉS DE TEMPÉRANCE. 451.
russe, et que les nationaux soient transportés dans les gou- vernements de la Grande-Russie.
5° Enfin, il faut établir eu principe qu'aucun individu né ilaus les gouvernements occidentaux, à moins qu'il ne pro- fesse la foi orthodoxe, ne pourra être appelé à une fonction quelconque dans ces provinces, s'il ne compte dix années de service dans les gouvernements de la Grande-Russie, ou s'il n'a servi dans l'armée avec le grade d'officier, et encore faut- il (ju'il se soit toujoui's distingué par les sentiments les plus modérés.
Le prince A. Gzerniszew.
IV
(Voyez la page 145 ilii volume.)
Rescrit de M. Muclianow à l'ailniiaistrateiir du diocèse de Plolzk.
(N« 10511.)
Varsovie, le 4 (IC) mars 1858.
Par son rescrit du 18 (30) juillet de l'année dernière (n° 5^38), la commission du gouvernement a eu l'honneur de porter à la connaissance de Votre Excellence la décision par laquelle Son Altesse le prince lieutenant général du royaume, tout en recommandant au clergé de détourner le peuple, au moyen d'exhortations religieuses faites avec dis- cernement des habitudes d'ivrognerie, a défendu l'introduc- tion des sociétés de tempérance, comme n'étant pas autori- sées par les règlements en vigueur.
Nonobstant cette défense, des sociétés de tempérance ont été formées dans le diocèse de Plolzk, par les soins de divers ecclésiastiques. C'est pourquoi la commission du gouverne-
/l52 PIÈCES A CONSULTER,
ment, voulant se renseigner sur les lieux, a délégué un de ses employés, le sieur Remiszewski, afin qu'il vérifiât par lui- même le fait de l'introduction des sociétés susdites.
Cet employé, homme intègre, ayant ouï les déclarations d'un grand nombre de personnes, tant ecclésiastiques que séculières, acquit la conviction qu'il existait dans le diocèse des soi-disant confréries de tempérance, ensuite de quoi, ayant dressé des procès- verbaux, il les transmit à la com- mission.
En conséquence, la commission du gouvernement a résolu de faire savoir à Votre Excellence ([u'elle a infligé à certains d'entre vos subordonnés des punitions dont le détail suit :
1. L'abbé Nicodème Skladowski, prédicateur des Pères Récollets à Zuromin, qui a travaillé de toutes ses forces à la propagation des confréries de tempérance, sera transféré au couvent de Biala, dans le diocèse de Podlachie. On recom- mandera au provincial des Récollets de lui infliger une puni- tion exemplaire pour avoir introduit clandestinement de l'étranger de petits livres non autorisés par le comité de la censure. Les sermons qu'il pourra prononcer à l'avenir se- ront, conformément aux prescriptions obligatoires, examinés préalablement par le Père supérieur du couvent, sous la res- ponsabilité personnelle de ce dernier. En outre, l'abbé Skia-, dowski ne pourra plus être promu à aucune des charges supérieures de son ordre, jusqu'à ce que la commission du gouvernement ait prononcé qu'il s'est corrigé suffisamment.
2. L'abbé Olszewki, curé à Ostrow, payera 30 roubles d'ar- gent pour frais d'instruction administrative, avec cette admo- nition ([u'à l'avenir tout manquement de sa part sera puni bien plus sévèrement.
3. L'abbé Gargilewicz , commendatairc de l'église parois- siale de Zaremby, payera pour tous frais 40 roubles d'argent et sera transféré à un vicariat.
LES SOCIÉTÉS DE TEMPÉRANCli. llb?i
II. L'abbé Oyrzann\vski, vicaire à Obryte, perdra sa place de vicaire et sera envoyé pour deux ans au séminaire.
5. L'abbé Ropelewski, curé à Obryte, payera pour tous frais 60 roubles d'argent', et pourvoira pendant deux ans à l'entretien de l'abbé Oyrzanowski au séminaire.
6. L'abbé Wielgolawski, curé et doyen dans la ville de Makow, payera 60 roubles et perdra sa place de doyen.
7. L'abbé Uscinski, curé à Zambsk, payera 30 roubles d'ar- gent, et sera puni comme il convient par ses supérieurs ecclé- siastiques.
8. L'abbé Kulpinski, commendataire à Przewodow et curé à Zielona, payera 30 roubles et perdra sa commende.
9. L'abbé Lubowidzki, curé à Zegrz, payera 30 roubles d'argent 8 1/2 copecks.
10. L'abbé Nawrocki, vicaire à Szrensk, sera envoyé au séminaire pour deux ans. Il pourvoira à sa subsistance par son travail personnel.
11. Les vicaires JanuszkowskideNasielsk, Tarnulowski de Wyszkow, et Zelazowski de Kadzidlo, seront transférés à des vicariats d'un revenu moindre.
12. Les supérieurs des Récollets de Zuromin et de Pultusk, ainsi que les vicaires de l'église collégiale de cette dernière ville, seront sévèrement réprimandés.
La commiijsion du gouvernement a donné avis de sa déci- sion au gouverneur de Plotzk et en a ordonné l'exécution.
Signé MuCHANOW, directeur général.
Et plus bas : Solnicki, directeur ; GcDOWSKi, secrétaire.
/lÔ/l PIÈCES A CONSULTER,
Circulaire de M. Pocbwisniew, sonverneur civil de Viliia.
Vilna, ce... mars 1859.
Monsieur le ministre des finances, ayant appris que le clergé catholique du gouvernement de Kowno avait fondé, sans y être autorisé, une association portant préjudice aux revenus du Trésor, invite M. le gouverneur militaire de Vilna et M. le gouverneur général de Grodno et de Kowno à inter- dire la formation de pareilles associations dans toute l'étendue de mon gouvernement.
M. le général aide de camp Nazirnow m'a communiqué un rapport de la chambre du Trésor de Vilna que lui avait fait remettre le ministre des finances, et portant que les prêtres catholiques romains commençaient à prendre la tempérance pour sujet de leurs sermons, qu'ils forçaient par les moyens les plus violents leurs paroissiens à faire dans les églises vœu de ne jamais user de liqueurs fortes, les menaçant, dans le cas où ils ne tiendraient pas leur promesse, de leur refuser l'absolution, la sainte communion et une sépulture chrétienne après leur mort. En présence de pareils faits, le général Nazimow m'a enjoint d'ordonner des mesures qui empê- chassent la formation de confréries et d'associations contraires aux articles 168 et 169 de la 4oi sur les contraventions.
En vous communiquant ces faits, je vous prierais, mon- sieur, dans le cas où des sociétés de tempérance non recon- nues par la loi seraient fondées dans le ressort de votre juri- diction, de m'en avertir immédiatement, et de me faire con- naître tous les moyens de coercition employés par les prêtres pour détourner leurs paroissiens de l'usage exagéré des spi- ritueux.
LES SOCIÉTÉS DE TEMPÉRANCE. 455
Ministère des Domaines d'État.
Cbaïubrc des Domaines d'Etat de Kowno.
Kowno, 26 mai 1860 (n» 7949).
Le second département des domaines d'Etat a communiqué au directeur de la chambre des domaines de Kowno la circulaire émise par le premier département du ministère d'Etat, et adressée à MM. les directeurs des chambres des domaines, le 19 mars 1859, n" 670, avec son instruction, en date du 30 avril de la même année, n° 5521, relative à son exécution. Voici la teneur des dispositions de cette circulaire :
Considérant que les paysans d'Etat, dans de certaines localités, ont pris la résolution de ne point boire de l'eau-de- vie provenant des dépôts des spiritueux des fermiers, et qu'à cette fin ils ont décidé, dans leurs réunions communales, de punir les récalcitrants et de placer des sentinelles auprès de tous les cabarets, comme cela ressort des renseignements reçus au ministère des domaines d'Etat;
Considérant que les réunions communales ne sont en droit de tenir les conseils et de prendre des décisions qu'en matière des affaires du ressort de leur compétence, ou bien de celles qui sont soumises à leurs jugements, conclusions, ou dispo- sitions par les autorités supérieures (art. 5350, second volume du Sivod Zakonmv);
Considérant que les décisions des réunions communales n'ont d'effet ou de force obligatoire qu'autant qu'elles sont prises conformément aux prescriptions de l'article 5351 du même volume, et que laloia désigné les matières pouvant être
/l56 PIÈGES A CONSUI.TKR,
l'objet (les délibérations dans ces réunions (art. 5000), a fixé l'époque de la réunion (art. 5001) et l'ordre même de la convocation (art. 5002) ;
Considérant que les réunions communales, convoquées ré- gulièrement et conformément aux prescriptions ci-dessus indiquées, n'ont pas le droit de délibérer sur la restriction de l'usage de spiritueux, de même que sur la propagande de la tempérance entant que matière d'utilité publi(iue, et doivent adresser à l'autorité supérieure une demande relative à l'adoption des mesures pour arriver à ce but;
Considérant qu'en aucun cas ces réunions ne peuvent arrêter les mesures nécessaires à assurer l'exécution des décisions prises par elles dans les affaires qui sortent de leurs attributions ;
M. le ministre déclare que les décisions des paysans rela- tives au placement des sentinelles près les débits de spiritueux, comme non autorisées par la loi, de même que la punition arbitraire infligée aux personnes faisant l'usage modéré de l'eau-de-vie, alors que la loi ne punit (pie l'ivrognerie, for- ment une atteinte portée à l'ordre et à la sûreté publique qui ne peut pas être tolérée. Sans avoir éj^ard à ce que ces déci- sions soient prises par les réunions régulièrement convo- quées et, fussent-elles l'expression unanime et spontanée des assistants qui, d'ailleurs, en aucun cas, ne peut devenir obli- gatoire pour tout le monde; vu qu'un tel abus de pouvoir, que les réunions s'arrogent, est contraire aux lois et peut produire des conséquences funestes pour le gouvernement, M. le ministre ordonne qu'on s'oppose à l'exercice de fonctions aussi illégales et à des pratiques aussi répréhensibles.
A cette circulaire qui doit servir à MM. les directeurs des cbambres des domaines, au cas où les paysans voudraient se livrera cet exercice illégal du pouvoir, Son Excellence a bien voulu ajouter :
LES SOCIÉTÉS DE TliMPÉRANCli. 'j57
1" Lii tendance des paysans à l'aire disparaître l'ivrognerie mérite des encouragements, mais à condition qu'on y procé- dera par la surveillance et la persuasion, n'infligeant de punition qu'à des ivrognes et de la façon déterminée par la loi. La poursuite contre ceux qui n'abusent pas de spiritueux et ne l'ont usage de l'eau- de- vie que pour rétablir leurs forces et leur santé, est défendue; toutes décisions prises à cet égard dans les réunions communales, comme en tous points con- traires aux lois, sont désormais interdites.
2° Les chambres des domaines doivent surveiller ces réunions communales et les empêcher de prendre les déci- sions qui dépassent leur droit et leur compétence. Elles sont tenues de condamner à une amende ceux qui s'en sont rendus passibles par leur conduite arbitraire, et particulièrement les gouvernants immédiats des paysans, chargés de la police et de l'administration communale, qui ont négligé de prévenir les actes semblables. Toutefois il est nécessaire d'expliquer aux paysans que si le gouvernement défend sévèrement les réunions communales qui prennent les décisions ci-dessus consignées et se livrent aux actes contraires à l'ordre légal, il reconnaît néanmoins tout le mérite d'une tendance ayant pour but de propager dans le peuple la vertu de la tempé- rance, à condition cependant de s'abstenir des résolutions et des mesures qui ne sont pas autorisées ni consenties par le gouvernement.
La chambre des domaines, par une circulaire en date du 18 juin 1859, n" 112/il, a fait connaître aux autorités commu- nales l'instruction de Son Excellence ci-dessus indiquée, en les invitant à veiller sur son exécution, sous peine, dans le cas de négligence, d'une grave responsabilité.
Les négociants Wolf et Bychowski, chargés d'affaires de MM. Strumillo et Oîrojdenny, fermiers de spiritueux dans les domaines d'Etat du gouvernement de Kowno, dans leur
/j58 PIÈCES A CONSULTER.
demande adressée à la chambre des domaines, en date du 10 mai dernier, déclarent qu'il a été pris actuellement des mesures si sévères en matière d'interdiction de l'usage de spiritueux, que l'on n'en a jamais eu à subir de semblables.
Ces mesures sont les suivantes :
1° On prêche sans cesse dans toutes les églises catholiques que l'usage de l'eau-de-vie, quelle qu'en soit du reste la quantité, est sévèrement interdit, sous peine de s'exposer, dans le cas contraire, à un péché mortel.
2» On force les paroissiens à s'obliger, par serment, de s'abstenir totalement de l'usage de l'eau-de-vie.
3" Ceux des paysans qui, au moment de forts travaux des champs, pour maintenir leurs forces et reconforter leur santé, font usage modéré de l'eau-de-vie, sont contraints à y re- noncer complètement par des menaces telles, par exemple, que la privation des secours de la religion, le refus de baptiser des enfants, de donner la sépulture aux décédés dans les cimetières du rit catholique et autres.
U° Les personnes soupçonni'es de taire usage de l'eau- de-vie sont renfermées, par ordre du clergé, dans les caveaux des églises, attachées par des billots et rouées de verges, ou bien elles sont envoyées aux juridictions communales, et même aux bureaux de la police territoriale, avec la commu- nication écrite ou verbale des pénalités encourues, et l'invita- tion de les appliquer aux récalcitrants, — ce qui a lieu dans plusieurs endroits.
5° On place des sentinelles secrètes auprès des débits de spiritueux pour surveiller et noter ceux qui y entrent; de cette manière, les personnes qui y viennent pour prendre un verre de bière et même clierclicr les provisions de bouche, sont frappées d'une punition sévère.
G" Enlin, dernièrement on a répandu des livres dans un bon nombre de domaines d'Etat, situés dans le gouvernement de
LES SOCIÉTÉS DE TEMPÉRANCE. 459
Kowno, où les paysans s'assemblent auprès des églises et se conslitueiit en réunions appelées sociétés et confréries de tempérance, et l'on fait promettre aux paysans, même par serment, de s'abstenir de tout usage spiritueux. De cette façon, la circulaire de M. le ministre reste une lettre morte, et les débits de spiritueux appartenant à l'Etat sont réduits à n'être d'aucune utilité, d'autant plus que, d'après le cin- quième article du contrat conclu avec les demandeurs, ils sont tenus de prendre, parmi les chrétiens seuls, leurs débitants d'eau-de-vie; et ces derniers étant persécutés, se refusent obstinément à accepter la fonction de cabaretier. En outre, les fermiers du débit des eaux-de-vie se sont chargés par l'article 12 du même contrat, de louer, pour la vente des spi- ritueux, les maisons des villageois ; et actuellement les paysans, de peur d'être punis par le clergé, ne veulent plus consentir à leur donner leurs maisons en location.
La chambre des domaines appelle l'attention des chefs des districts sur la plainte adressée par les fermiers des eaux-de- vie dont il a été parlé plus haut, et les invite à veiller sur l'exécution de la circulaire de Son Excellence M. le ministre des domaines. Ils ne devront plus tolérer qu'il soit pris dans ces réunions des mesures et des dispositions contraires aux lois et à la circulaire du ministre. Ils feront connaître à la police territoriale les noms des personnes qui s'en seraient rendues coupables. La police fera l'enquête régulière, et enverra les délinquants devant la justice pour y être jugés et punis. La chambre des domaines en recevra en même temps l'avis, afin qu'elle puisse veiller à la marche régulière de l'affaire et au bien jugé des résolutions.
Les autorités communales sont chargées de publier ces dispositions dans les villages; la chambre des domaines, et les chefs administrant les districts doivent être avertis sans retard de toutes les réunions où l'on se croirait en droit de
hGO PIÈCES A CONSULTER.
prendre et d'arrêter les mesures et les dispositions sans y avoir été autorisé par le gouvernement.
Le conseiller, A. Dowgerd. Rédacteur, Gedgowt.
Lettre du gouverneur général IVazimow ù l'évëque de Samogitie.
(N* 3Ô71.)
Vilna, le 2 juin 18G0.
Monsieur le ministre des finances, dans sa lettre du 16 du mois dernier, m'annonce qu'il avait entendu dire que Votre Excellence avait pris les mesures les plus rigoureuses pour forcer, par serment, le peuple à renoncer à l'usage des spi- ritueux. Le 19 mars de l'année courante, Votre Excellence envoyait aux curés qui sont sous vos ordres une circulaire portant qu'on devait préparer des registres pour ceux qui feraient le vœu de tempérance ; les curés étaient, par cette circulaire, invités à déterminer le plus grand nombre pos- sible de leurs paroissiens à y inscrire leurs noms, les parents et les tuteurs à y inscrire leurs enfants et leurs pupilles. En outre, tous ceux dont les noms avaient été ainsi réunis de- vaient, en face de l'autel de la Vierge, renouveler leur vœu de tempérance et promettre de le garder pendant toute leur vie. Le clergé, de son côté, était chargé de veiller à la bonne exécution de ces dispositions.
Considérant que la grande diminution des revenus pro- venant de l'impôt sur l'eau-de-vie dans le gouvernement de Kowno a pour motif le développement de la société de tempérance, j'avais, dans ma lettie du 5 mars, n° 1528, et
LES SOCIÉTÉS DE TEMPÉRANCE. /iGl
dans le but d'apprendre la vérité sur cette question, prié Votre Excellence de me faire connaître le nombre de per- sonnes domiciliées dans le gouvernement de Kowno qui fai- saient partie de la société de tempérance.
Par cette lettre je ne demandai que les chiffres recueillis dans les paroisses pour lesquelles on avait déjà précédem- ment fait une évaluation , mais je ne prétendis aucunement permettre l'établissement de registres où l'on recueillerait de nouvelles signatures, ni la formation de nouvelles associa- tions et confréries non autorisées par le gouvernement. Dans votre réponse du 15 mars, n" 575, Votre Excellence m'avertit que, pour répondre aux questions que je lui faisais, elle a ordonné des leclierches, sans rien dire des dispositions nou- velles prises dans ladite circulaire du 19 mars.
Sans doute il est très profitable aux bonnes mœurs du pays de faire ressortir les excellents résultats de la tempé- rance et de s'élever contre les excès de boisson ; mais lors- qu'on détourne entièrement de l'usage de l'eau-de-vie, sur- tout en se servant de moyens qui frappent aussi vivement l'imagination du peuple, par exemple, le serment, la pro- messe de la rémission des péchés, etc., on oublie que l'usage modéré des spiritueux peut être nécessaire à la santé; de plus on agit contrairement aux dispositions rendues par le métropolitain catholi([ue romain de Russie, ainsi qu'à mes prescriptions de 1858 et 1859, contrairement enfin aux vues du gouvernement, qui a affermé l'impôt sur l'eau-de-vie.
Le clergé, sans empêcher les paysans d'user avec mesure de l'eau-de-vie, laquelle est indispensable aux travailleurs, devra simplement détourner de l'ivrognerig, c'est-à-dire de l'usage immodéré des spiritueux, c'est runi([ue moyen de concilier les vues du gouvernement et la conservation de l'impôt sur les boissons avec l'intention de guérir le peuple de sa funeste passion pour les boissons.
/l62 PIÈCES A CONSULTER.
En conséquence, et conformément au désir de M. le ministre des finances, j'ai l'honneur de prier Votre Excel- lence de révoquer les dispositions rendues dans la circulaire du 19 mars, et d'empêcher la propagande exercée par le clergé. Il sera nécessaire en même temps d'avertir les curés que, tout en détournant leurs paroissiens de l'ivrognerie et d'autres vices, ils se gardent d'employer à cet effet des moyens non reconnus par le gouvernement, comme, par exemple, les menaces ; que par la parole ils s'efforcent d'in- spirer au peuple de bons principes, mais qu'ils ne l'empê- chent pas de boire de l'eau-de-vie en restant dans les justes mesures : Notre-Seigneur lui-même n'en a-t-il pas expressé- ment autorisé l'usage quand, aux noces de Cana, il a changé l'eau en vin ?
Votre Excellence aura soin de se faire présenter les registres établis dans les paroisses , afin qu'ils soient dé- truits , et de faire en sorte que le clergé, par ses actes , ne se mette jamais en contradiction avec les règlements de l'État ni avec les obligations bien entendues de son sacerdoce.
J'ai l'honneur d'être, etc.
RAPPORT DE M. STCIIERBININ. ^63
{Voyez la page 148 du volume) (1).
Rapport adressé à S. M. l'Empereur sur l'afTaire de Dziernowilze par ie conseiller intime sénateur Stclierbiuin , présenté le ti aoCit 1858.
(Sa Majesté a écrit de sa propre main sur l'original : « Exa- » miner au comité des ministres pour vie présenter les conclu- n sions-sur les actes du gouverneur et du maréchal gouvernemental » de la noblesse qui laissent à désirer. MM. les ministres veille- » ront, chacun en ce qui le concerte, afin de fcdre cesser les » désoi'dres signalés. Les articles accompagnés de mes résolu- » tioy\s doivent être exécutés incontinent. »)
L'apostasie et l'abandon de pratiques religieuses du rit orthodoxe, consommés dans le mois de mars de l'année cou- rante, par un millier de paysans du village de Dziernowitze, dans le district de Driza, appartenant au propriétaire Kor- sak, est un fait d'une telle importance, tant par sa nature que par les résultats et l'influence qu'il peut produire sur les gouvernements limitrophes , qu'il m'autorise à prendre la respectueuse liberté d'entretenir Votre Majesté impériale de quelques détails sur cette affaire.
Par suite de complications et de doutes qui se sont élevés au sujet de l'exécution des décrets rendus par les métropo-
(-1) Nous avons cru bon de reproduire en entier le rapport du sénateur Stcherbinin, dont nous n'avons cité que les conclusions dans le texte. On verra que dans celte pièce, écrite à sa louange par lui-même, le sénateur confirme toutes les accusalions portées contre lui dans les deux lettres que nous avons citées.
llCik PIÈCES' A CONSULTER.
litains Siestrzcncewicz et Lisowski, confirmés le 19 juillet "1806, et de l'oukase du sénat, en date du 25 octobre 1807, relatif à la séparation des ecclésiastiques du culte grec-uni, qui ont embrassé le catliolicisme romain, du clergé catholique romain, pour les soumettre de nouveau à la hiérarchie du métropolitain grec-uni, il a été rendu un oukase du sénat le 6 août 1810 dans lequel, entre autres choses, il a été ordonné ce qui suit :
c( Pour épargner des difficultés au gouvernement dans » la question dé savoir à partir de quelle époque on doit » compter la prescription de la conversion des Grecs unis qui » ont embrassé le culte catholique romain, non pas en masse, » mais individuellement, il faut prendre l'année 1788 comme » terme de cette prescription; c'est l'année suivante, 1789, » qu'a été rendu l'arrêt interdisant toutes sortes de démarches » dans le but de faire embrasser aux Grecs unis le rit calho- » lique romain. »
Par suite d'une supplique adressée à l'empereur Nicolas, feu l'auguste père de Votre 3Iajeslé impériale, par Leurs Grandeurs lesévéques Joseph, Basile, Vital et autres membres du clergé, au nombre de 1305 ecclésiastiques séculiers et ré- guliers, sollicitant pour eux et leurs troupeaux la permission de revenir à l'orthodoxie, foi de leurs ancêtres, il leur a été permis d'entrer au sein de la sainte Église orthodoxe catho- lique orientale de toutes les Russies. L'oukase du sénat à ce sujet a été rendu le 23 juin 1839. Dans le mois de juin ISZiO, Sa Grandeur Basile, archevêque de Polotzk et de Witebsk, a présenté la copie de la visite générale effectuée en 1792. Cette pièce contient une déclaration que l'Eglise catholique romaine de Dziernowitze, dans le district de Driza, appartenait à l'an- cien clergé grec- uni. Sa Grandeur pria le ci-devant gouver- neur général de Smolensk, Witebsk et Mohilew, le général aide de camp Diacow, d'ordonner la remise de cette église au
RAri'ORT !)E M. STCIIERDININ. /iG5
clergé orlliodoxe, ('Oiironiiémt'nt à l'oukase du 25 t)Ctobre 1807. Il a ùlé fait une enquête à cet égard, et les (locuivieiits présentés ont été examinés. Il en appert (pie l'église de Dzier- nowitze servit de paroisse du culte grec-uni jusqu'au mois de mars 1795, et qu'à cette époque elle fut remise au culte catholique romain et les paroissiens convertis au rit latin. S'appuyant sur cette conquête et prenant en considération les renseignements fournis par l'autorité diocésaine catholique en 18^0 et 18il, où l'église de Dziernowitze figure comme paroissiale sans que le nombre des Grecs unis formant la paroisse soit indiqué (ce qui fait voir qu'ils sont entrés au sein de l'Eglise ortiiodoxe), le ministre de l'intérieur a soumis à l'examen du sénat la proposition relative a la remise de cette église au clergé orthodoxe. Ce qui fut ordonné par un oukase en date du 28 septembre 18^2. Dans cet oukase, entre autres choses, on a reproduit l'opinion du Collège catho- lique, qui déclare, que depuis la remise de l'église de Dzier- nowitze au clergé orthodoxe et la conversion à l'orthodoxie de ses paroissiens, il ne reste plus de catholiques romains ; néanmoins, au moment de l'exécution de celte disposition, dans le mois de janvier 18/i3, le clergé paroissial latin, dans son rapport relatif à cette remise, fait mention de l'existence de 2718 catholiques romains privés de l'église et réduits à célébier le service divin dans une chapelle. Après le dénom- brement fait en 1865 par le curé orthodoxe, de concert avec le curé catholique, on a restitué au clergé orthodoxe un troupeau de 1721 personnes.
Dans ce dénombrement, il a pu s'être glissé assurément quelques inexactitudes, mais, quoi qu'il en soit, les villageois, portés une fois au livre de paroissiens orthodoxes, ne peuvent être reconvertis, sous aucun prétexte, au rit latin. En effet, depuis ISkô , ils n'ont formulé aucune réclamation à cet
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[l66 PIÈCES' A CONSULTER.
égard (1), et ce n'est que dans le mois d'octobre 1857 qu'ils ont soumis à Votre Majesté Impériale une supplique où ils déclarent que, par suite de la transformation de l'Eglise ca- tholique romaine de Dziernowitze en temple orthodoxe, ils ont été privés de la possibilité d'accomplir leurs pratiques religieuses d'après le rit catholique romain, et sollicitent la permission de rentrer sous la bannière de la foi de leurs ancêtres.
Le 6 décembre 1857 le gouverneur a reçu, par l'entremise du secrétaire d'Etat, du département des pétitions, l'invitation de déclarer aux premiers villageois qui ont signé cette sup- plique, que leur demande n'aboutira à aucun résultat. Le gouverneur voyant se manifester une tendance de toute la population pour se détacher de l'Eglise orthodoxe, eût du, ce me semble, sans retard, prendre des mesures actives, afin de mettre terme à cette tendance funeste [« c'est Juste (2) »] et se rendre de sa personne dans lé village de Dziernowitze. Au lieu de le faire lui-même il a chargé l'isprawnik de l'exécution de l'ordre du secrétaire d'État [it procédé inopportun»] sans en avertir même Sa Grandeur l'archevêque Basile. La réponse du prince Galitzin a été communiquée aux deux premiers villa- geois qui ont signé la supplique; les autres n'en ont point été instruits. De cette façon on a perdu le temps, laissant les ilammcs se propager et causer des ravages.
Dans le mois de mars dernier, M. le ministre de l'intérieur renvoya au gouverneur la nouvelle pétition des villageois de
('!) La manière dont Alexandre H a accueilli la réclamation des habitants de Dziernowitze fait trop bien comprendre pourquoi, sous Nicolas , ils n'ont pu même penser à adresser une pareille demande.
(2) Ces mots, et tous ceux qu'on trouvera dans la suite de ce rapport, imprimés en italique et entre parenthèse, sont de la main môme de l'empereur qui les a écrits à la marge.
RAI'PORT DE M. STCHERBININ. 407
Dzieniowitze, En môme temps Sa Graiideiir Basile, l'arclio- vèque de Polotzk et de Witebsk, instruisit M. le conseiller in- time Kolokoltzoff que los habitants de Dziernowitze, par suite des rumeurs propagées par la prétendue liberté de confession, cherchent à revenir au rit latin et abandonnent les devoirs essentiels du culte orthodoxe : la confession et la commu- nion (1). Une commission fut nommée alors pour faire une enquête sur les motifs de cette apostasie, et ramener les âmes égarées; mais sa mission avorta. On a dû solennellement communiquer aux villageois la teneur de la disposition du secrétaire d'État du département des pétitions et leur rappe- ler le devoir de se conformer aux ordres du gouvernement, mais ils demeurèrent inflexibles à toutes les exhortations ; ils prirent même leurs franches coudées pour déclarer qu'ils ne veulent plus appartenir à l'orthodoxie. Le 19 mai, on dressa un acte constatant cette obstination à persévérer dans l'apos- tasie ; la commission ensuite fut dissoute.
Voilà la situation de l'affaire telle que je l'ai trouvée à mon arrivée à \Yitebsk, un mois après la dissolution de la commis- sion. Elle a pris une direction défavorable et il a fallu la ra- mener à la marche légale. Toutefois, prenant en considération : 1° les lenteurs de la procédure légale, alors qu'un remède urgent était nécessaire pour arrêter la tendance générale de la population du district de Driza et de ([uelques localités de celui de Polotzk à accepter le rit latin; 2" la difliculté d'ap- pliquer à toute la masse de la population les lois pénales contre les renégats et les instigateurs de l'apostasie; 3° la disposition des villageois de Dziernowitze de pétitionner par- tout et d'exprimer des doutes sur l'esprit avec lequel leur
(I) Ou voit ce que, clans leurs rapports intimes, les conseillers de l'empcieur pensaient de cette liberté de conscience qu'on promettait tout haut, à l'avènement d'Alexandre II.
/|68 PIÈCEfS A COXSULTER.
supplique, adi'essée à Votre Majesté Impériale, a été accueil- lie; h" la conviction que le recours à des moyens secrets et violents ne répondait, Sire, ni à votre magnanimité, ni à la dignité de notre religion, je résolus d'essayer encore la voie de persuasion pour amener la population de Dziernowitze à reconnaître la vérité. Le repentir et le regret montrés par un des instigateurs de l'apostasie, son édifiante réconciliation avec l'Église orthodoxe (1), m'ont sem^Jlé de bon augure. Suppo- sant que les trois autres promoteurs de défection incarcérés dans la prison de Driza suivraient l'exemple de leur cama- rade, je les ai fait venir à Witebsk; mais je dois dire avec regret que leur séjour prolongé à Driza, sous l'influence des dominicains, les a tellement encouragés et raffermis dans l'obstination, que les plus chaleureuses persuasions de ma part ne purent les ébranler. Je les ai laissés provisoirement dans la prison de Witebsk.
D'après les avis de la commission, il ne fallait pas s'attendre à la coopération du propriétaire de Dziernowitze ; néanmoins cette coopération pouvant seconder très favorablement l'ac- complissement de ma, mission, j'ai écrit à M. Korsak. Je lui ai déclaré cjue je comprends dans une certaine mesure les motifs de son abstension allégués devant la commission. Catholique romain lui-même, il a dû être embarrassé d'agir sur les con- victions religieuses de ses paysans ; toutefois je me suis permis de lui rappeler son engagement écrit de raffermir les villa- geois de Dziernowitze dans l'orthodoxie. Je lui ai fait part, en outre, de ma conviction dans ses sentiments de fidélité au trône et dans ses lumières. Catholique romain éclairé, il a dû
(1) Il s'agit du barbier Vincent. Nous invitons le lecteur à se reporter à la page 167 du volume pour réveiller ses souvenirs sur la nature des procédés qui avaient amené celte « édifiante réconci- liation. »
RAPPOIIT DE M. STCUERBI.MX. /j69
savoir que sa religion, de même que l'orlliodoxie, commande l'obéissance aux autorités. Père bienveillant pour ses paysans, il possèile sans doute toute leur confiance; je lui ai exprimé enfin l'espoir qu'il voudra prendre des mesures pour convaincre ses paysans de ce que la désobéissance à la vo- lonté du souverain, l'oint du Seigneur, leur prépare un châtiment mérité, leur perte et la ruine de leur famille. Cette lettre a été envoyée à M. Korsak en résidence à Driza en même temps que le lieutenant-colonel de gendarmerie Losiew et le fonctionnaire Milos. Bientôt après, je me suis rendu moi-même dans le village de Dziernowitze. Chemin faisant, j'ai rencontré à Polotzk mes envoyés qui arrivaient avec la réponse de Korsak, pleinement satisfaisante. Il manifestait le regret de ce qu'en raison de sa maladie constante, de l'âge avancé et de la distance, il fijt privé de la possibilité de pa- raître en personne aux opérations de la commission, afin d'amener ses paysans à remplir la volonté sacrée de Votre Majesté Impériale; il mandait, qu'étant pénétré lui-même de sentiments d'obéissance et de soumission envers son sou- verain adoré, il ne désire rien autant que de voir les villa- geois reconnaître leur égarement, en ressentir du regret, se soumettre pieusement à cette volonté et assurer de cette façon leur tranquillité et celle de leurs familles. Pour atteindre ce but, Korsak m'envoya son fondé de pouvoirs, qui possédait toute sa confiance, une personne connue par ses sentiments de probité et d'honneur, qui en a donné des preuves constantes pendant plusieurs années de son séjour dans le district. Le personnage investi de cette confiance n'était autre que le même Zarnowski qui a été noté comme l'instigateur le plus zélé de l'apostasie et qui a été démis de ses fonctions d'asses- seur de cabarets (1) par le gouverneur, comme un intrigant et
(l) L'honorable fonction d'assesseur de cabaret =^3t sans doute une
/l70 PlÈCliS A CONSULTER .
un suspect, .l'ignore à quel point ces accuàations élaii til l'un- dées, mais je puis certifier, la main sur la conscience, que Zarnowski les a rachetées au centuple par les services rendus dans l'œuvre de la persuasion et de la conversion des villa- geois de Dziernowitze.
Muni de l'instruction nécessaire, Zarnowski partit pour Dziernowitze, accompagné de MM. Losiew et Milos. Ils ont été chargés de rassembler à mon arrivée tous les chefs de fa- milles habitant les villages des domaines de M. Korsak. Je "suis arrivé dans le village de Dziernowilze le 12 juillet, et me suis présenté devant la réunion pour la haranguer. Il lui a été fait lecture du but de ma mission, répétée en idiome de la Ruthénie Blanche par M. Zarnowski. Les victimes malheu- reuses de l'égarement écoutaient tous mes conseils avec une humilité et une soumission surprenantes, elles sont tombées à terre en sanglottant et suppliant de leur laisser professer librement le culte catholique romain, la foi de leurs pères, et protestant de leur résolution de subir de plus cruelles épreuves dans l'œuvre du salut de leur àme alin de mériter le royaume du ciel. Longtemps j'ai lutté avec le fanatisme en- durci de ces paysans (1), jusqu'à ce que, secondé par le con- cours zélé de Zarnowski, qui a préparé le peuple par la dou- ceur et la persuasion, je finis par triompher de l'opiniâtreté. Les villageois ayant acquis, par ma déclaration solennelle, la conviction de l'impossibilité de se convertir au rit latin et
de celles qui se rapportent au monopole des spiritueux que le gou- vernement s'est réservé en Russie et qu'il exerce au grand détri- ment de la moralité publique. Voir sur ce point les détails si curieux fournis par le livre, on ne peut plus exact, du prince Dolgoroukow, La Vérité sur la liussic, p. 282. — Voir aussi les pièces citées plus haut.
(1) Nous recommandons à nos lecteurs le discours du sénateur Slcherbinin, page 162.
IIAPPOUT DE M. STCHERBININ. llH
que la volonté de Votre Majesté Impériale à cet égard est sacrée et inexorable, commencèrent à revenir progressive- ment au repentir ; ils se jetaient à mes pieds demandant pardon; tous ces individus ont immédiatement été séparés et portés sur la liste des rentrés au sein de l'Église orthodoxe. Il n'en est resté que quelques renégats les plus endurcis, mais ils ont fini, eux aussi, par reconnaître leur égarement. Le lendemain, c'est-à-dire le dimanche, un bon nombre de vil- lageois se sont rendus à l'église, afin de recevoir la commu- nion orthodoxe; cependant j'ai nperçu dans l'église bien moins de peuple que la veille, et c'est là principalement où j'ai puisé la conviction d'un forte réaction contre l'ortho- doxie de la part des propriétaires, et des dominicains qui prêtent le serment, à leur entrée au couvent, de faire la pro- pagande catholique par tous les moyens en leur pouvoir. On m'a fait connaître, pendant la nuit, que les dominicains, voyant les victimes de leur fanatisme échapper à leur auto- rité, sont parvenus de nouveau à ébranler leur conviction en assurant les paysans qu'on les trompait. Le sénateur, leur a-t-on dit, est un personnage inventé; il n'est pas nanti du mandat de Sa Majesté, et n'a pas le droit de vous entraîner dans l'orthodoxie.
J'ai envoyé quérir incontinent le propriétaire qui m'a été indiqué comme ayant pris part à ces menées corruptrices, et l'ecclésiastique demeurant dans le même village que lui, son complice. Il m'a été amioncé que le premier s'était rendu dans la ville de Polotzk, il y a quelques jours : c'est ce que l'enquête m'a confirnié depuis; quant au dominicain qui m'a été envoyé, je lui ai adressé des admonestations sévères, en déclarant en termes catégoriques qu'il sera jugé avec toute la sévérité des lois, si des faits de corruption qu'on lui attribue venaient à être prouvés par l'enquête.
Avant laissé à la police l'achèvement de l'œuvre commen-
lll'l PIÈCES A CONSILIKU.
cée, jo lui ni donné l'ordre do piocwler lentement et avec la plus grande douceur là où il s'agit de préparer les villageois aux plus importants mystères de la religion, et je me suis rendu ensuite à Driza et à Dinabourg. J'ai renvoyé de Driza au village de DziernoNvitze le lieutenant-colonel Losiew et M. Milos, nantis des instructions nécessaires pour surveiller la police dans l'œuvre de l'exécution de mes ordres. Je me suis arrêté, chemin faisant, au couvent des dominicains de Zabialy, et j'ai adressé au supérieur un avertissement pareil à celui que j'ai jugé à propos de l'aire précédemment au do- minicain mandé à Dziernowilze.
A mon retour de Dinabourg, j'ai reçu de MM. Losiew et Milos, commissionnés par moi k Dziernowitze, les nouvelles les plus satisfaisantes. Les villageois contrits, de bonne foi, sans aucune contrainte (1), rien que par la confession et la sainte communion, revenaient peu à peu au sein de l'Eglise orthodoxe. On baptisa quelques enfants qui ne l'ont pas été depuis le mois d'avril dernier, et on dressa un acte séparé. Une députation, composée des apostats les plus endurcis, m'attendait à une station proche de la ville de Polotzk; elle demandait à genoux mon intercession auprès de Votre Majesté Impériale, pour en obtenir le pardon et l'oubli généreux de leur crime. Tous les r.q^porls que j'ai reçus depuis, accom- pagnés des actes dressés par l'isprawnik de Driza, constatent l'accomplissement progressif, mais assuré, des pratiques reli-
(1) Il faut que le sénateur compte prodigieusement sur l'inad- vertance de l'auguste lecteur auquel son rapport est destiné, ou bien que les mots n'aient pas le même sens en Russie qu'en France. Car lui-même a écrit plus haut des principaux coupables : « Je lésai laissés provisoircvicnl dans les prisons de \]'it lisk. » On no voit pas trop non plus ce que vient faire le lieulcnanl colonel Losicw dans une œuvre do persuasion où « rien que pur la confession cl la sainte communion » les villageois a conirils » reviennent en foule à l'orthodoxie.
RAPPORT DK M. STCHERBININ. ii73
giouses du rit orthodoxe de la part des villageois de Dzier- nowitze. Des trois] apostats, les plus intraitables qui ont été incarcérés par moi dans la prison de \Yitebsk, deux ont ex- primé le repentir à mon retour; ceux-là ont été conduits à confesse et à la sainte communion par n oi-méme.
Dieu m'a aidé ainsi dans l'accomplissement de cette œuvre surprenante que personne, j'ose le dire, n'attendait à \Yitebsk. C'est un succès d'une importance incontestable tant sous le rapport religieux que politique, que tout le inonde suivait avec un vif intérêt. L'apostasie était au point de prendre des proportions considérables, une tournure funeste; elle mena- çait déjà de dissolution l'union de l'Eglise grecque unie avec l'orthodoxie opérée en 1839. [« Ces procédés prudents et véri- tablement chrétiens font grand honneur à M. Stcherbinin ■>>] (1). Le mal aurait pu être facilement étouffé à sa naissance ; mais une indifférence inconcevable, les dispositions inconsidérées des autorités locales, les négligences fatales, telles que l'omis- sion de pourvoir la commission d'enquête de l'original de la réponse du secrétaire d'État du département des pétitions, la détention par trop prolongée du principal instigateur de l'apos- tasie dans la prison de Witebsk sans chercher à l'amener à de
(I) Celle noie de fempereur prouve ce qu'un empereur libéral peut entendre en Russie par des procédés « vérilablemenl chrétiens. » Pour mus, le rapport de M. Stcherbinin, lui seul, prouve surabon- damment la barbarie de sa conduile, quand nous n'en siurions pas les détails. On voit de quelle nature est celte prétendue réunion faite en 1839 entre les Grecs unis et l'orthodoxie russe. Opérée par la force, elle ne se maintient, depuis vingt ans, que par la force. C'est ce que tout le monde savait; mais le rapport de M. Stcherbinin en est la preuve officielle. Ce qui le prouve mieux encore, c'est que les .scènes de Dziernowitze se sont renouvelées depuis plusieurs fois, quoiqu'on se soit proposé alors de faire un exemple. Nous citerons, en parliculicr, ce qui est arrivé à Porozow, dans le gouvernement dcGrodno (Lithuanie) en septembre 1858,
lllk PIÈCES A CONSULTER
meilleurs sentiments, ont dû nécessairement développer et for- tifier l'opiniâtreté des paysans Quoi qu'il en soit, bien que celte malheureuse affaire soit terminée d'une manière favorable, je n'oserais engager ma responsabilité que des faits semblables ne se reproduiront pas à l'avenir, si l'on lartle encore à prendre des mesures sévères, mais équitables, afin de répri- mer la ferveur des dominicains dans l'œuvre du prosélytisme. Ces dominicains égarent facilement les esprits des paysans crédules, en leur disant que l'on ne peut faire le salut de son àme que dans l'Église rcmaine. Ces mesures sont les sui- vantes :
1» Le couvent des dominicains, situé près du village de Dziernowitze, se trouve en dehors des étals arrêtés, il aurait dû être depuis longtemps aboli aussitôt que le nombre des religieux s'est trouvé abaissé au-dessous du minimum déter- miné. Néanmoins on s'arrange toujours de manière à faire subsister le nombre prescrit des religieux en remplaçant les sortants par de nouvelles personnes envoyées de tous les points de l'empire. Les dominicains sont tellement assurés de leur longue existence, que j'ai vu, lors de ma visite dans ce couvent, de grosses réparations activement poursuivies. 11 est urgent d'abolir le plus tôt possible. ce foyer de la propagande fanatique [« supprima' incontinent. »] (1).
2" Le supérieur du couvent, l'abbé Phili|qDe Mukrzecki, se trouvait auparavant sous la surveillance de la police et fut gracié par un manifeste. Cet ecclésiastique, dans ses sermons, prononcés en idiome ruthénien, combattait toujours les senti-
(1) Dans les négociations du conrordat de 18 47, i! ai'ail été con- venu qu'aucun couvent ne Ferait pins supprimé sans entente préa- lable avec le siège apostolique. Cependant on en a abnli trente-cinq depuis. El l'on voit que l'empereur adopte les conclusions illégales du sénateur, sans paraître so douter que cela soulTrc la moindre difficulté.
RAPPORT DE M. SïCUEPiBI.XlN. /l75
iTicnts (le dévouement et du respect à l'orthodoxie. Son renvoi immédiat du gouvernement de^Yitebsk, avec l'ordre de n'y plus reparaître, pourrait servir d'exemple salutaire aux autres ecclésiastiques séculiers et réguliers. [« Exécuter. .>]
V L'enquête conduite par la commission, démontre que le clergé catholique romain admettait en confession et à la réception des sacrements les personnes appartenant à l'Église orthodoxe de l'Orient, contrairement à ses engagements écrits, comme l'abbé Ostankowiez, résidant chez M. Eysmont, et l'ecclésiastique de Wolliynie, l'abbé Sawicki. Ce dernier ad- ministra le sacrement de baptême, selon le rituel catholique romain, aux enfants d'un villageois, sans tenir compte de ce que le métropolitain Holowinski avait répondu par un refus absolu à la demande de ce villageois sollicitant la permission d'entrer au sein de l'Église catholique avec sa famille , adressée encore en 185.'i et repoussé de nouveau par le mé- tropolitain actuel, M-'' Zylinski [\]. Si l'on ne juge pas oppor- tun de traduire ces deux ecclésiastiques devant la justice, il est nécessaire, dans tous les cas, d'enjoindre sévèrement à tout le clergé catholique romain, qu'il ait à s';ibstenir désor- mais de ces manœuvres illégales sous peine de renvoi immé- diat du pays. El comme ce clergé pourrait alléguer son ignorance dans cette matière, il est nécessaire d'exiger' de la part des ecclésiastiques du gouvernement de Witebsk, de même que de ceux qui seront nommés à l'avenir, des obli- gations par écrit portant qu'ils n'admettront à la confession et aux secours de la religion que les personnes de leurs
(I j Nous ne voulons faire ni à M""" Holowinski, ni à M^'' Zylinski l'injure de croire qu'il aient « refusé » à qui que ce soit, contre les canons, la permission d'embrasser la vérité catholique. Seule- ment, l'assertion du sénateur prouve qu'en Russie on se croit le droit d'imposer au clergé catholique ce qui est foriisellemeni con- traire à sa conscience.
/[76 PIECES A CONSULTEll.
paroisses qui peuvent présenter des certificats légaux consta- tant leur culte (1).
Je prends la liberté d'annexer à ce rapport quelques obser- vations relativement aux moyens que l'on pourrait appliquer d'après mon opinion , à l'apostasie colledive de villages entiers.
Nos lois pénales sur les instigateurs de l'apostasie sont expresses et formelles. Elles commandent de traduire les apostats devant l'autorité cléricale qui, en cas de résistance, procède avec eux d'après le règlement et les prescriptions de l'Église.. Il est certain que les instructions du consistoire orthodoxe de Pololzk n'influencent pas l'esprit des fidèles annexés et non pas raffermis dans la confession du culte de l'Église d'Orient, dont un bon nombre professait autrefois le rit latin. Les popes grecs-unis, convertis à l'orthodoxie, ont perdu toute estime dans l'esprit public du pays, ils sont con- sidérés généralement comme des renégats. L'archevêque Basile lui-même n'a pas une meilleure réputation, et lors- qu'il s'est agi d'éclairer l'esprit du principal instigateur de l'apostasie, Sa Grandeur, après avoir mûrement pesé tout ce qui s'était passé et examiné les conseils donnés aux convertis et aux incorrigibles, s'adressa au gouverneur avec prière de ne les traduire par devant le Consistoire que lorsqu'ils au- raient témoigné le repentir le plus sincère et fait l'aveu de leur crime (2). Les procès des instigateurs et des apostats sont instruits aux tribunaux où siègent des' catholiques ro- mains avec de telles lenteurs, que j'ai trouvé quelques affaires
(1) L'oukase demandé par M. Stcherbinin a été, en effet, rendu et communiqué au collège calliolique romain, le 12 novembre 1 8 5 .S. (Voy. plus haut p. 225.)
(2) On voit que févêque apostat, craigiianl de se trouver en face de ses ouailles restées fidèles ou revenues à leur antique foi , ne veut pas s'exposer à rougir devant elles. Il veut donc qu'on n'amène
RAPPORT DE M. STCIIERIÎININ. [\11
de l'apostasie en voie d'instruction depuis dix ans et môme davantage. J'ose penser que l'on pourrait dresser à l'usage du gouvernement de Witebsk un règlement spécial, le sui- vant, par exemple :
1° Qu'au cas où une commune ou un village entier ferait défection de l'Église orthodoxe, il soit loisible d'envoyer les chefs de famille dans les couvents de la grande Russie, afin de les affermir dans la confession du rit grec orthodoxe. [" Mettre en exécution s'il y a lieu (1), »]
2" Qu'il soit formé une commission composée d'un con- seiller du gouvernement, d'un officier de la gendarmerie, du juge de paix du district, d'un député ecclésiastique. Pour déterminer le degré de la culpabilité, cette commission devra classer les apostats par catégories de dix personnes, et elle dressera la listeau terme fi>é et la soumettra avec ses con- clusions au chef de la province,
3" Que le gouverneur de la province désigne un chef de police {stanovoï pristav) connu par ses intentions, qui sera chargé de l'exécution des résolutions prises par la commission, et de la surveillance immédiate de la conduite des paysans possédés par l'esprit de l'apostasie. Ce pristav présidera à l'envoi des apostats portés sur la liste dans les couvents de la grande Russie indiqués par le gouvernement, ayant soin de commencer toujours par les plus endurcis.
l\° Enfin, que toutes les fois que dans les affaires de ce genre dans le gouvernement de Witebsk, l'intervention des tribunaux deviendra nécessaire, les causes soient déférées aux tribunaux des gouvernements limitrophes à ceux de la
les victimes à son tribunal que lorsque, brisées par la torture, elles auront déjà faibli, et n"auronl plus qu"à répéter devant lui un aveu déjà extorqué par la souffrance. 0 justice de Dieu !
\\) Le sénateur provoque ici la ruine de la famille et la torture indéfinie de son chef.
/l78 PIÈCES A CONSULTER.
grande Russie. [« Accepter tout cela pour règle invariable de la coH'Juite, en en domiant la communication au procureur général du saint-sijnode. »]
Je lie partage pas entièrement l'opinion de nombreuses personnes qui donnent comme une nécessité le remplacement des popes anciens grecs -unis par les popes orthodoxes origi- naires. Outre (jue cette mesure serait contraire à la justice, car il se trouve parmi eux des hommes probes et éclairés, envers lesquels l'oukase impérial commande la clémence apostolique, il ne faut pas perdre de vue que les popes ex- grecs-unis rendent des services incontestables par la connais- sance de l'idiome et des mœurs locaux, en beaucoup de matières qui n'ont aucune corrélation avec les dogmes et les mystères de la foi. A mon avis, il serait utile de mettre à la disposition de l'autorité diocésaine un certain nombre d'ec- clésiastiques orthodoxes connus par leur conduite exemplaire et leurs lumières. Ces ecclésiastiques seraient choisis par le saint-synode, investis du caractère de missionnaires, et chargés par lui de travailler à l'affermissement dans la foi orthodoxe des convertis à l'Église orientale. Sans porter at- teinte à d'autres cultes religieux, ces missionnaires pourraient par leurs exemples et leurs sermons, réagir efficacement contre l'induence du clergé catholique qui se propage dans le gou- vernement de Witebsk d'une façon lente, mais infaillible. Pour assurer la position de notre clergé dans le gouvernement de Witebsk, il est nécessaire de recourir à des moyens déci- sifs. Il faut le mettre à l'abri des soucis et des besoins de la vie quotidienne pour le rendre tout aux services spirituels de ses paroissiens. C'est là la source vhale de la supériorité des pa- roissiens catholiques romains comparativement aux parois- siens du rit grec orthodoxe, et c'est encore un attrait puissant a ces derniers pour les décider à embrasser le rit latin. Les villageois de Dziernowitze eux-mêmes m'ont souvent saisi de
RAPPORT DE M, STCHERBININ. ^79
plaintes sur l'impossibilité de satisfaire l'exigence des popes orthodoxes, qui leur réclament constamment tantôt du l'ar- gent, tantôt des cadeaux et des produits en nature sous pré- texte d'étrennes. [« Communiquer ces considérations auprocu- reur général du saint- synode et Vinviter à élaborer des proposi- tions conformes qui seront présentées à mon approbation (\). »]
La construction de nouvelles églises destinées au culte grec orthodoxe, de même quela réparation des églises détériorées par la vétusté, doivent faire l'objet d'une attention particu- lière. La correspondance très volumineuse qui a été faite en temps différents au sujet de cette affaire, n'aboutit qu'à des propositions stériles pour engager des propriétaires, par écrit, à la construction et à l'entretien des églises orthodoxes. Ces propriétaires sont des catholiques pour la plupart, et ne s'oc- cupent que de leurs églises. Pendant ma tournée dans le pays, j'ai eu maintes occasions de constater un contraste déplorable entre l'état des unes et celui des autres (2), Cette circonstance ne peut manquer d'exercer une influence fâcheuse sur les esprits du peuple, accessibles toujours et partout à des im- pressions extérieures. Dans l'administration des domaines d'Etat du gouvernement de Witebsk, se trouvent déposées
(1) Nous sommes heureux de recevoir de la bouclie de M. le sé- nateur Stcherbinin la confirmation de ce que nous savions déjà de la supériorité du clergé calhoiique sur le clergé schismatique, et de l'affreuse et dégoûtante vénalité des popes, provoquée surtout par le dénûment oîi les laisse le gouvernement russe après leur avoir, il y a un siècle, volé tous leurs biens, sous le prétexte (donné par Cathe- rine et renouvelé par Nicolas) de les décharger des soins incompa- tibles avec leur état ecclésiastique.
(2) Encore un aveu précieux : les églises catholiques sont bien tenues, par le zèle des fidèles ; celles du schisme sont délabrées parce que le gouvernement seul en est chargé, et que le zèle des fidèles, déjà spoliés suffisamment par les popes, fait complélemcnt défaut.
/|80 PIÈCES A CONSULTER.
des propositions utiles, relativement à la construction des églises orthodoxes dans les domaines d'Etat, il serait à désirer qu'avec le concours du gouvernement et la coopération du gouvernemcîit de cette administration , on puisse faire le choix d'un homme pleinement consciencieux et pénétré de l'utilité et de l'avantage d'appliquer ces propositions au do- maine privé.
Pour compléter les sacrifices pécuniaires du Trésor public, on pourrait tant soit peu imposer les villageois d'une contri- bution individuelle, afin de former un capital spécial qui porterait le nom de capital ecclésiastique. Un comité serait institué pour présider à la distribution de ce capital, aux travaux duquel prendrait part le fonctionnaire dont il est question pins haut. Certaines sommes de ce capital seraient assignées aux presbytères et aux salaires des ouvriers em- ployés à la culture des terrains qui en dépendent. Une pa- reille contribution serait payée par les villageois en échange des prestations en nature, qui sont une charge et un empê- chement dans leurs travaux agricoles et domestiques. [« Le minisirc de Vinlérieur est chargé cV examiner celle proposilion pour èlre présentée sans retard à mon approbatio.i. »]
(Voir la page 208 tlii volume.)
Procès-verbaux du Comité des affaires de l'Église eatlioiique romaine connrmés par l'Empereur.
rrcmicro séance le 3 décenibre 1855.
Dans le traité conclu avec le siège de Rome, le 22 juillet {?y août) 18^7, on a établi les principes de l'organisation et de l'administration de l'Eglise catholique romaine dans l'empire
LE COIMIT?:; DES AFFAIRES ECCLliSIASTIQUES. /l8l
et le royaume de Pologne. Quelques articles de ce Irailé ne sont pas jusqu'à présent mis en exécution, et Sa Majesté l'Em- uereur a bien voulu instituer un comité ayant pour but de définir exactement lesquels de ces articles ne sont pas ex.écutés, pour quels motifs ils ne le sont pas, et quels moyens se pré- sentent en ce moment pour donner satisfaction à cet égard aux réclamations de la cour de Rome. Ce comité sera présidé par le chancelier de l'empire; les membres qui le composent sont : le général aide de camp, général de l'infanterie, comte Kisieleiï, le secrétaire d'Etat comte Bloudoff, le ministre de l'intérieur S. Lanskoï, le ministre secrétaire d'Etat du royaume de Pologne J.-L. Tuikull, les conseillers intimes Boutenieff, Hube et N.-D. Kisieleff, ministre de Russie près la cour de Rome.
En exécution des ordres de Sa Majesté, et désireux de rendre la tàclie imposée au comité plus facile, après l'avoir mis en mesure d'examiner mûrement toutes les questions de cette espèce, le chancelier de l'empire a reconnu nécessaire, avant l'ouverture des séances, de communiquer à M. le ministre de l'intérieur un mémoire composé sous sa direction. Tous les articles dont l'exécution formait le sujet de maintes représen- tations de la part du siège apostolique, exprimées tant dans les rappels adressés au gouvernement que dans les notes confidentielles échangées avec notre plénipotentiaire auprès de la cour de Home, sont consignés par ordre dans ce mémoire. Le chancelier a proposé à M. le ministre de l'intérieur de lui adresser des renseignements exacts et détaillés sur chacun de ces articles. Aussitôt après leur réception, les renseignements ont immédiatement été transmis au secrétaire d'Etat, le comte Bloudoff, le premier plénipotentiaire qui ait traité cette atïiiire avec la rour de Rome, en 18/r7, et le comte a fourni, de son côté, quelques renseignements complémentaires.
{Sûntnis à S. M. l'Empercui' à Sjiint-Pck'r.sbniirg- le 3 mars 1800.)
31
/^82 PIÈCES k CONSULTER.
Le chancelier de l'empire, dans la première séance du comité, a déclaré à celui-ci que sa convocation avait lieu de par la volonté souveraine; il a tracé ses travaux et présent^ à ses membres le mémoire ci- dessus indiqué avec les rensei- gnements du ministre de l'intérieur et les remarques com- plémentaires rédigées par le secrétaire d'Etat M. Bloudoff. Après quoi, le comité a procédé immédiatement à l'examen des questions suivantes qui lui ont été posées.
!• Diocèse de Tiraspol (art. i, 6 et 7 du traité).
D'après le traité conclu avec la cour de Rome, l'évêque de Tiraspol a dû s'installer à demeure fixe dans la circonscrip- tion territoriale de son diocèse. Il a fallu ériger la cathédrale métropolitaine, nommer les membres du chapitre diocésain et du consistoire, fcmder enfin le séminaire.
Ces stipulations du traité, d'après les renseignements re- cueillis par le ministre de l'intérieur, ne pouvaient pas être exécutées jusqu'à présent, attendu que dans la ville de Tiras- pol désignée pour la résidence des autorités diocésaines, on ne trouve ni église catholique romaine, ni endroits convena- bles pour placer l'évêque, le chapitre, le consistoire et le sé- minaire, et que de l'autre côté, on n'a pas encore eu assez de temps pour construire des édifices nouveaux, vu les difficultés de la guerre. M. le ministre de l'intérieur a déclaré en outre que, pour hâter l'éducation des ecclésiastiques pris parmi les habitants des colonies allemandes, il reconnaît la fonda- tion du séminaire comme la chose la plus urgente. Il est de l'avis de M. le ministre des domaines qui a proposé à l'évêque de Tiraspol de soumettre le plan de l'établissement du sémi- naire diocésain, que ce séminaire pourrait être sans inconvé- nient installé, du moins provisoh'ement, dans la ville de
LE COMITÉ DES AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES. /|83
Saratow, située dans le point central entre les colonies du midi et de l'est.
Après avoir attentivement examiné toutes ces circonstances, le Comité trouve que la pensée relative à l'installation de l'é- vêque, du chapitre et du consistoire dans la vilie de Tiraspol, ne sauraitencorede longtemps être réalisée, et, par conséquent, voulant exécuter les stipulations conclues avec lu cour de Rome, il émet l'avis quej'évêque de Tiraspol pourrait choisir sans inconvénient pour sa résidence provisoire la ville de Saratow, d'autant plus qu'en vertu de ce traité, c'est l'évêque lui-même qui doit s'occuper de l'administration et exercer la surveillance immédiate sur le séminaire. Il ne reste qu'à dé- signer immédiatement les membres du chapitre, qui, d'après l'opinion du Comité pourrait être également institué auprès de l'église catholique de Saratow. Cette église serait provisoi- rement convertie en cathédrale. Ensuite l'évêque pourra pro- céder sans obstacle à l'élection des membres du consistoire de même qu'à l'établissement de la chancellerie consistoriale, après l'entente préalable avec le ministre de l'intérieur.
2° Description et délimitation des diocèses catholiques romains dans Tcmpire (art. 1 et 2 du traité;.
Accédant au vœu exprimé par notre gouvernement, la cour de Kome a consenti à la création dans l'Empire d'un nouveau diocèse catholique romain (celui de Tiraspol), de même qu'à la délimitation de tous les diocèses existant en Russie, con- formément au nouveau partage du pays. Tous les diocèses ont été énumérés dans l'art. 1" du traité, avec l'indication de leurs limites, l'art. 2 porte que l'étendue et les limites de ces diocèses seront fixées en détail par la bulle papale, d'a- près les principes indiqués dans l'art, 1"; en outre les décrets exécutoires seront présentés à la confirmation tlu siège de Rome.
/i8/| P1ÈC!:S*A CONSULTER.
Après la ratification du traité, le pape a envoyé une bulle [Universalis Ecclesiœ) donnée le 5 juillet 18^8, par laquelle il a chargé feu l'archevêque métropolitain Holowinski, alors coadjuteur, de procéder à la composition des décrets exécu- toires. Le 29 décembre de la même annéb 18Zi8, il a été pu- l)lié un oukase impérial par le(iuel il a été ordonné au sénat, en ce qui concerne l'autorité civile, et à feu Holowinski pour les affaires cléricales, de prendre les dispositions nécessaires afin de coordonner la délimitation des diocèses du culte ca- tholique romain, avec les frontières actuelles des provinces occidentales et de fonder le septième diocèse, celui de Tiraspol .
D'après l'article 1" du traité, confoi-mémjnt à la Bulle pa- pale {f/iiioersalis Ecclesiœ) et les principes admis par l'Eglis e catholique romaine, les décrets exécutoires dont la composi- tion a été confiée à feu Holowinski, devaient contenir :
1" L'indication des frontières des diocèses ;
2° L'énuinération de paroisses dans chaque diocèse, avec ^a dénomination des endroits, c'est-à-dire des villes, villages et bourgs appartenant à chacune des paroisses ;
3° L'énumération de tous les couvents dans un diocèse, avec la consignation du nombre des religieux et des reli- gieuses dans chacun des couvents ;
U" L'indication du chiffre des sommes allouées à l'entre- tien des églises de chaque diocèse.
Six mois au plus tard après leur préparation, ces décrets devaient être présentés à la cour de Rome. Le feu métropolitain Holowinski a composé les décrets exé- cutoires en 18fi9 ; il en a adressé des copies certifiées aux évéques compétents pour être exécutés en ce qui concerne leur partie spirituelle, tandis qu'il a envoyé en 1851 leur ori- ginal accompagné de son rapport au ministère de l'intérieur avec la prière de les transmettre à la cour de Rome.
LE CUMITI' DES AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES. [lH6
Cette prière du métropolitain Holowinski n'a pas été rem- plie jusqu'à présent pour les motifs suivants.:
Pendant les négociations, les plénipotentiaires de la cour de Rome ont demandé qu'aucun des couvents existant en Russie ne puisse être supprimé sans entente préalable avec le siège apostolique et les plénipotentiaires de notre cour dans un protocole signé simultanément avec le traité, ont déclaré qu'ils n'ont pas de motifs d'attribuer à notre gouvernement le projet d'abolir de nouveau des couvents et que d'ailleurs, si le gouvernement , par suite du nombre fort restreint du personnel ou d'autres motifs canoniques, trouvait utile de procéder à la suppression de quelques couvents, il s'en en- tendra avec la cour de Rome. Cependant, par les dispositions prises après la ratification du traité, on a aboli à différentes époques, environ trente-cinq couvents catholiques romains, sans que le pape en fût averti, et c'est pour cela que le nom- bre des couvents indiqués dans les décrets du feu Holowinski au moment de leur présentation, ne s'accordait pas avec le nombre réel. D'un autre côté, on a fondé deux paroisses nouvelles après l'élaboration de ces décrets, et par conséquent elles ne peuvent pas y figurer.
Deux moyens se présentent actuellement pour sortir des difficultés que cet état de choses vient de produire.
1° Faire savoir au Souverain Pontife que les décrets exécu- toires ont réellement été élaborés et adressés au ministère de l'intérieur; mais par suite de l'inexactitude de certains ren- seignements qu'ils contiennent, il serait indispensable de nom- mer un autre fonctionnaire pour en préparer de nouveaux ou compléter ceux qui existent.
.?,° Communiquer à la cour de Rome les décrets tels qu'ils ont été envoyés par feu le métropolitain Hoîowinski, en fai- sant connaître que depuis cette époque on a supprimé quel(|ues couvents, par suite du nombre fort restreint de leur person-
/iSO PlÉCiiS A CONSULTER.
nel. Il serait bon de protester dans cette communication de la sollicitude que porte notre gouvernement aux besoins reli- gieux de ses administrés professant le culte catholique romain et d'aviser le siège apostolique que non-seulement le gouver- nement de l'Empereur n'a supprimé aucune église monacale près laquelle se trouvait une paroisse, mais qu'à l'avenir il leur sera alloué des fonds nécessaires pour entretenir un nombre d'ecclésiastiques suffisant pour le service de ces églises. Bien plus, notre gouvernement est même disposé à affecter au service du culte catholique romain d'autres églises non paroissiales aussitôt qu'après les avis pris sur les lieux, le besoin d'augmenter le nombre des paroisses se fera sentir. Après une réflexion approfondie sur ces questions épi- neuses, le Comité est d'avis que ce second moyen est plus compatible avec la dignité de notre gouvernement. Il est de nature à prévenir toutes sortes d'explications auxquelles la suppression des couvents pourrait encore donner lieu, et qui feront en cas contraire l'objet de réclamations de la part du siège apostolique. Pas n'est besoin de rappeler qu'il faudrait saisir cette circonstance pour communiquer au pape la fonda- tion de deux nouvelles paroisses, après la conclusion du con- cordat, et l'élaboration des décrets exécutoires comme preuve nouvelle des vœux constants de notre gouvernement, afin de ne pas entraver la libre pratique du culte catholique romain et au contraire de favoriser l'accomplissement des devoirs spirituels de ses sujets catholiques romains.
3» SufTi-aganls.
L'art. 3 du Concordat confirme le nombre des suffragants institué par la bulle du pape Pie VI (1798), et l'art. U porte sur la création d'un poste du suffragant dans le nouveau dio- cèse de Tiraspol. Plus tard, par suite d'une entente particu-
LE COMITÉ DES AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES. l\Sl
lière avec la cour de Rome en 18^8, il a été créé dans le même diocèse un second suffragant.
Conformément à ces dispositions, le nombre des suffragants dans l'Em.pire doit être le suivant : deux dans l'archidiocèse de Mohilew; dans les diocèses de Vilna, trois; de Telsze, trois; deLutzk etZitomir, deux; de Minsk, un ; de Kamienietz, un ; de Tiraspol, deux. En tout quatorze.
M. le ministre de l'intérieur a fait savoirau Comité que, jus- qu'à la fin de l'année dernière, 1855, il n'y avait pas en Russie un seul suffragant, et que, pour donner un commencement d'exécution des stipulations du traité, le ministre est disposé à présenter les cinq candidats aux postes des suffragants (ce qui est déjà fait), et, plus tard, à mesure que les candidats méritants se présenteront, il adressera à la cour de Rome de nouvelles présentations.
Le Comité reconnaît également que. pour assurer la cour de Rome de la sincérité et de l'importance que notre gou- vernement attache à l'accomplissement de toutes les stipula- tions du Concordat, il importe de liàter dans la mesure du possible la présentation des candidats aux suffraganats va- cants.
4" Culte calholique romain des Arméniens.
Les articles 8., 9 et 10 du traité statuent que :
1° Les évêques de Kamienietz et de Cherson désigneront le nombre des séminaristes devant être rentes par le gouverne- ment dans chacun des séminaires qui relèvent de leur hié-' rarchie.
2° Dans chaque séminaire catholico-arménien, un ecclé- siastique s'occupera spécialement à enseigner aux élèves le rituel arménien.
3° Toutes les fois que les besoins spirituels des catholiques arméniens habitant le diocèse de Tiraspol l'exigeront, l'évéque
/|88 VmZES A CONSULTIÎR.
de ce diocèse, outre ies fonds iK'ccssaircs alîcctés en co mo- ment à la salisfactioii de ces besoins, commissionnera des ccclésiasliques pour faire des tournées d'inspection dans le pays aux frais du gouvernement.
Les renseignements fournis par M. lo ministre de l'intérieur apprennent que les dispositions contenues dans les articles ci-dessus ne recevaient pas également d'exécution; mais M. le ministre a déclaré qu'aussitôt après la réception par lui des propositions des évêques compétents, il s'empressera de les mettre en mesure de remplir l'obligation qui leur est imposée par les articles du Concordat ci-dessus. Afin de pré- venir désormais toutes les difficultés auxquelles peut donner lieu cette matière, il serait à désirer, d'après l'opinion de M. le ministre de l'intérieur, que l'évêque de Tiraspol reçût l'assurance que la réception d'un certain nombre des élèves arméniens dans le séminaire de Kamienietz, dépendra entiè- rement de son appréciation et de son entente avec l'évêque de l'endroit.
Le Comité, accédant pleinement à ces propositions, se per- metseulement d'observer qu'il serait préférable de n'admettre dans le séminaire de Kamienietz que les jeunes gens pris parmi les Arméniens habitant le diocèse do Kamienietz, ceux qui pourront arriver plus tard de la Transcaucasie seraient placés dans le séminaire de Saratow en voie de création, et que, dans ce cas, conformément aux dispositions du traité, il faudrait installer dans ce séminaire un ecclésiastique du rit catlioliquc arménien, devant s'occuper do l'enseignement du rituel de cette confession.
5° AlTaires des mariages.
Conformément à l'art. \h du traité, les affaires des mariages doivent être examinées et résolues dans la première instance parles consistoires locaux compétents, et d'après' les stipula-
LE COMITÉ DES AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES. ^89
lions complémentaires du 29 novembre \SliS, le consistoire archiépiscopal forme pour ces affaires une seconde instance. Lorsqu'une affaire de cette espèce est résolue en première instance par le consistoire archiépiscopal , l'évêque du dio- cèse le plus prochain, muni de l'autorisation spéciale du siège de Rome, la jugera en seconde instance. Le 12 juin 18-'i9, il a été publié à cet effet deux, brefs du pape, par lesquels l'auto- rité du jugement clérical dans la seconde instance est dévolue pour cinq ans à l'évêque de Zitomir, en ce qui concerne les affaires des mariages décidées en première instance par le métropolitain de Mohilew ; celles jugées en première instance dans le consistoire archiépiscopal- de Varsovie, seront trans- missibles à la compétence de l'évêque de Plotzk pour la se- conde instance.
Ces brefs, immédiatement après leur réception , devaient être communiqués aux évêques intéressés ; mais d'après les renseignements recueillis par M. le ministre de l'intérieur, ils ne l'ont pas été jusqu'à présent. 11 reste à prononcer com- ment on doit résoudre cette affaire.
Considérant que, le délai de cin([ ans pour lequel ces brefs ont été donnés est expiré, et que l'un des évêques, notamment celui de Plotzk, est décédé, le Comité propose de s'aboucher avec la cour de Rome, à l'effet de la publication des nou- veaux brefs investissant d'une autorité identique les deux nouveaux évêques, l'un dans l'Empire, l'autre dans le royaume de Pologne. Ces brefs, immédiatement après leur l'éception de Rome, doivent être envoyés à leur destination respective.
6* Professeurs des séminaires.
Par l'art. 22 du traité, le choix des professeurs dans les séminaires est dévolu à l'arbitre des évêques, et en vertu de l'art. 25 du môme traité, tous les professeurs des séminaires
/|90 PIÈCES A CONSULTER.
doivent de rigueur appartenir à la religion catholique ro- maine. Cependant, par l'oukase impérial rendu en 1851, il a été ordormé aux Russes d'enseigner la langue et l'histoire de la Russie dans les séminaires catholiques romains. Depuis cette époque, la langue russe et l'histoire de la Russie sont enseignées d'habitude par les maîtres pris parmi les profes- seurs des écoles et des lycées locaux.
C'est une circonstance à laquelle le Comité a donné une attention toute particulière. Il ne trouve pas de moyen pos- sible pour satisfaire les réclamations de la cour de Rome à cet égard. 11 s'est arrêté à la pensée de charger notre ministre accrédité près la cour de Rome de faire entendre au siège apostolique que l'oukase de 1851 a été inspiré et dicté par les circonstances, car nulle part le gouvernement n'a pu trouver entre la population locale des professeurs du culte autre que grec-orthodoxe capables d'enseigner d'une manière satisfais santé ces deux sciences. Toutefois notre gouvernement s'en- gage à prendre des mesures nécessaires pour former à l'avenir des professeurs appartenant à l'église catholique romaine par leur confession, et capables en même temps d'enseigner dans les sémhiaires la langue et l'histoire de la Russie.
7° Règlement de rAcadémie catholique romaine à Saint-Pi'tersboiirg.
L'art. 29 du traité statue sur ce que le règlement en vigueur de l'Académie catholique romaine (qui a été communiqué par nos plénipotentiaires au chargé de pouvoirs du siège aposto- lique, lors des négociations du traité à Rome) doit être modi- fié selon les principes admis dans le traité, en ce qui (con- cerne l'organisation des séminaires, et être soumis à la cour de Rome par l'archevêque de Mohiiew, accompagné d'un rapport.
C'est un devoir imposé à l'archevêque personnellement
LE COMITÉ DES AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES. 691
qui n'a pas été rempli par feu le métropolitain Holowinski, et, en ce moment, d'après l'opinion du Comité, il ne reste qu'à attendre la nomination de son successeur. Et comme la cour de Rome réclame également l'exécution de la disposi- tion du Concordat à cet égard, M. le ministre de l'intérieur est invité par le Comité d'en aviser l'archevêque de Mohilew et d'appeler son attention en temps opportun sur ce que l'exécution de celte disposition incombe à ses obligations personnelles. M. le ministre veillera sur la mise à exécution de l'art. 29 du Concordat.
8° Réparations des églises catholiques romaines.
L'art, ol du Concordat porte que les réparations des églises catholiques romaines qui, jusqu'en 1852, ne pouvaient avoir lieu qu'en vertu de l'autorisation du ministre de l'inté- rieur, seront faites désormais sans obstacle. Accédant à la sollicitation de feu le métropolitain Holowinski, l'empereur Nicolas Pawlowitch, d'impérissable mémoire, a bien voulu autoriser, en 1852, les réparations dans les églises catholi- ques. Ces réparations se font depuis sans opposition.
Prenant en considération, cependant, que l'ordre impérial rendu à ce propos n'a pas été promulgué et inséré jusqu'à présent dans le Recueil de lois {Sivod zukomiv) , le Comité, d'accord avec l'opinion de M. le ministre de l'intérieur, pense ([u'il faut s'aboucher avec le directeur de la seconde division de la chancellerie de S. M. l'Empereur pour hâter cette inser- tion. Le Comité trouve, en outre, utile d'appliquer ces dis- positions à toute restauration des églises catholiques romaines nécessitée, soit par un sinistre quelconque, soit par la vé- tusté, de même qu'à les étendre à des églises annexes à des chapelles érigées par l'autorisation du gouvernement.
/|92 PIÈCES A CONSULTER.
Après avoir exiiniiné ainsi toutes les disposilious du traité qui n'ont pas été exécutées jusqu'à présent et avisé aux moyens les plus favorables, le Comité a décidé d'en saisir Sa Majesté l'empereur.
Signé : comte Neselrode; comte Kisieleff; comte Blou- doff; Serge Lanskoï; Ig. Turkull; A. Boute- nieff; h. Hube; N, Kisieleff.
Sur rori;jinal S. M. reiiiperciir a écrit di; sa propre main : « Exéciilcr. »
A Son Excellence le iiriiice M. D. Gorlchakoff à Saint-Péicrsbourg:
le i"-i3 mai 1856. (N° H73.)
Prince Michel Dmitrievitch,
Votre Altesse n'ignore pas que, par ordre de Sa Majesté l'empereur, il a été institué à Saint-Pétersbourg un comité spécial chargé de l'examen de certaines questions, ayant rapport à l'Eglise catholique romaine dans l'empire et le royaume de Pologne. Ce comité doit veiller principalement à l'exécution du traité conclu avec la cour de Rome, le 22 juillet (3 août) 18/t7.
J'ai l'honneur de transmettre à Votre Altesse, pour son usage particulier, ci-jointes les copies complètes de deux journaux des séances de ce comité, contenant les délibérations et les opinions admises et confirmées par Sa Majesté l'Empereur.
Votre Altesse verra, par ces pièces, que toutes ces questions viennent de la situation de l'Eglise catholique romaine dans
LE COMITÉ DES AFFAIRES ECCF-ÉSIASTIOUES. A93
l'empire. Les articles suivants se rapportent particulièrement au royaume de Pologne.
1° Affaires malrimonialcf.
A cet objet se rapportent les articles complémentaires du 29 novembre 18^8 (dont l'exécution fut arrêtée). Ces articles ont trait à quelques changements de la hiérarchie établie dans la procédure et la solution des affaires de cette espèce et à celles transmises par le consistoire archiépiscopal de Var- sovie. L'exécution de ces articles formera le sujet d'une négociation séparée avec la cour de Rome.
2° Présentation des candidats aux sièges vacants des évèquos et de> évOquos in partibus dans le royaume de Pologne.
En ce qui concerne cet article du journal, Sa Majesté a bien voulu qu'un nouveau candidat fiîl présenté au siège épiscopal du diocèse d'Augustow. Si les candidats présentés dans ces derniers temps par feu le prince de Varsovie aux autres sièges épiscopaux vacants dans le royaume de Pologne, ne sont pas accueillis par la cour de Piome, il faut pourvoir immédiate- mentà leur remplacement et présenter denouveaux candidats, à l'exception de l'évêché de Kieltze qui n'aura pas de titulaire jusqu'à ce que ce diocèse soit délimité définitivement par suite de l'annexion à l'Autriche du district de Cracovie.
Sa Majesté a également voulu que la présentation des can- didats aux sièges épiscopaux fût immédiatement suivie par celle des candidats aux postes des évêques in partibus.
En général, d'après la volonté de Sa Majesté l'Empereur, il importe de suivre scrupuleusement les prescriptions des statuts canoniques dans le choix des candidats. Ce choix doit être laissé comiplétement au libre arbitre des chapitres épisco-
ll^k PIÈCES A CONSULTER.
paux, et ceux des camlidats aux sièges desévêques in partions, aux évêques eux-mêmes. Il va sans dire que le gouvernement conservera toujours le pouvoir de refuseï* sa confirmation aux nominations incompatibles et suspectes, bien qu'il soit à espérer que le clergé lui-même, convaincu combien il serait utile, dans son intérêt, d'avoir pour chefs les personnages investis de la confiance du gouvernement, s'abstiendra de taire des choix douteux.
3* Préscntalion à la cour papale d'un candidat au siège épiscopal grec -uni, vacant
à Chelrano.
Il importe de hâter cette présentation.
4' Les devoirs à observer par le clergé catholique romain au sujet des mariages
mixtes.
On a reconnu la possibilité d'appliquer au royaume de Pologne les dispositions prises à cet égard par le siège de Rome en ce qui concerne la Prusse, la Hongrie et la Bavière.
5* Le provincial de l'ordre des Carmes dans le royaume de Pologne est aulorisé à se rendre à Rome pour assister aux éleclions du général de cet ordre.
Cette permission peut être donnée aux autres ordres, dans
le royaume de Pologne, qui se trouvent dans les mêmes
conditions, c'est-à-dire lorsque les invitations de Rome seront
adressées aux provinciaux dans l'ordre institué pour les
relations des autorités cléricales avec le gouvernement du pape.
Enfin, Sa Majesté l'Empereur désire qu'il soit verbalement
déclaré aux évêques et administrateurs des diocèses, que son
gouvernement ne s'oppose en aucune manière à ce que leurs
rapports sur la situation des diocèses, dont l'administration
• LE COMITÉ DES AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES. 495
leur a été confiée, et .qu'ils dressent en vertu de l'obligation imposée par les lois canoniques, soient présentés au siège de Rome à la condition expresse, toutefois, que ces rapports seront transmis par notre mission dans cette capitale.
Je communique à Votre Altesse les ordres de Sa Majesté, afin qu'elle puisse prendre des dispositions nécessaires à leur exécution, et je la prie de vouloir bien agréer, etc.
VII
(Voir la page 225 du volume.)
Communication faite an Collég;e catholique romain par M. le ministre de l'intérieur le 12 novembre I858. (N- 158.)
Sa Majesté l'Empereur ayant trouvé dans le rapport pré- senté par le sénateur Stcherbinin qui a visité, dans le courant de cette année, le gouvernement de Witebsk, que certains ecclésiastiques, appartenant au culte catholique romain,, confessent et font communier des membres de l'Eglise grecque orthodoxe, comme le prouve une enquête, a bien voulu ordonner de rappeler sévèrement le clergé latin à l'abstention d'une conduite aussi illégale, sous peine de ban- nissement immédiat. Afin que ce clergé ne puisse alléguer son ignorance dans cette matière, vous exigerez désormais de tous les ecclésiastiques du gouvernement de Witebsk et autres, de même que de ceux qui seront nommés à l'avenir, une obligation écrite et signée par laquelle ils s'engagent à n'ad- mettre à la confession et à la réception des sacrements que
/i96 PIÈCES A CONSULTER.
leurs paroissiens ou les personnes qui peuvent présenter un certilicat légal constatant leur culte.
Ayant porté à la connaissance des évêques et administra- teurs des diocèses catholiques romains cette volonté souve- raine, je la communique présentement au Collège catholique romain pour s'y conformer en ce (|ui le concerne.
L'original est signé par le ministre de l'intérieur Lanskoï, et contre-signe par le directeur comte Siewers.
La môme circulaire a été adressée aux évoques et aux chefs de diocèses avec l'annexe suivante :
« Monseigneur, je vous transmets cette volonté souveraine et je vous prie de prendre, sans retard, les mesures nécessaires afin de la porter à la connaissance du clergé qui relève de votre hiérarchie. Vous voudrez bien recommander sévèrement aux doyens et aux supérieurs des couvents de surveiller avec une constante vigilance le clergé séculier et monacal, et de l'empêcher de s'immiscer, sous aucun prétexte quelconque, dans les aftaires de la conscience du troupeau appartenant à l'Eglise grecque orthodoxe. «
FIN.
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