L'HOMME MACHINE SUIVI DE L'ART DE JOUIR LA COLLECTION DES CHEFS-D'ŒUVRE MÉCONNUS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION de M. GONZAGUE TRUC La collection des« Chefs d'OEuvre Méconnus » est impri- mr papier Bibliophile Inaltérable (pur chiffon) de Renage et d'Annonay, au format in-lG Grand-Aigle . t3,5Xl9,5j. Le tirage est limité à deux mille cinq cents exemplaires numérotés île 1 à 2500. Le présent exemplaire porte le A° 1 Le texte reproduit dans ce volume est, pour l'Homme machine, celui de i748 et, pour YArt de jouir, celui de 1753. Julien Offroy de LA METTRIE (1709-1751) Gravé par Achille Ouvré D'après l'original de G. -F. SCHMIDT (Bibl. Nat.)- COLLECTION DES CHEFS-D'ŒUVRE MÉCONNUS Julien OFF1UY de La METTRIE L'HOMME MACHINE SUIVI DE L'ART DE JOUIR INTRODUCTION ET NOTES Dli Maurice SOLOVINE Avec un portrait grave sur bois par Achille OUVRÉ É D I T I 0 N S BOSSA l\ D i3, RUE MADAME, f\'S I1 \ IUS 1921 8 3063 H5 mi INTRODUCTION DE Maurice SOLOVINE INTRODUCTION Julien Offray de La Mettrie, qui naquit à Saint-Malo le 20 décembre 1709, fit ses humanités au collège de Coutances. Il suivit après les cours de rhétorique dans une institu- tion de jansénistes à Caen. où il se distingua par la vivacité de son esprit et l'ardeur aux études, de sorte qu'il remporta tous les prix. Destiné par son père, qui était un commerçant aisé et d'esprit positif, à embrasser la carrière ecclésiastique, comme étant la plus sûre, La Mettrie fut envoyé au collège de Plessis pour y suivre les cours de logique de l'abbé Cordier qui était un ardent janséniste. Profondément impressionné par les leçons de son maître, il s'enthousiasma pour le jansénisme et com- posa en sa faveur, à l'âge de i5 ans, un ou- vrage d'apologétique, qui fut très estimé par le parti. Cet ouvrage d'ailleurs ne l'ut jamais publié. Mais à peine s'éluil il occupé de théo logie pendant une année qu'il en fut proton- 12 INTRODUCTION dément dégoùtu,: il la quitta et lui voua une haine implacable tout le reste de ses jours. En 1725 il suivait au collège d'Harcourt les cours de physique, où il fit de grands progrès, cl se décida ensuite, sur le conseil de son compatriote le médecin Himnuld . p étudier In- inildiiciue— Son père acquiesça volontiers à cette résolution, après qu'on l'eût persuadé « que les remèdes d'un médecin médiocre rapporteraient plus que les absolutions d'un bon prêtre (a) ». Après deux ans d'études médicales il obtint à Reims en [728 Le bonnet de docteur. Il exerça la médecine pendant cinq ans dans sa ville natale, mais cette fonction ne semble pas lui avoir procuré beaucoup de satisfaction. Il prit la résolution en 1 y33 d'aller à Leyde pour s'instruire près du célèbre Boerhaavc, qui jouissait d'une immense réputation. — réputation justifiée aussi bien par ses remar- quables connaissances médicales que par sa gr;i mie bonté et ses conceptions philoso- phiques 1res élevées. Ce séjour de La Mcltrie étail d'un grand profit non seulement pour lui-même, mais encore pour les progrès des études médicales en France, qui n'étaient pas (*) Frédéric 11, Éloge de La Meltrie. INTRODUCTION 13 alors dans un état brillant. Déjà en 170a, il entreprit la traduction du Tractatus medicus de lue aphrodisiaca de Boerhaave. auquel il ajouta son propre Traité des maladies vénériennes. Ces deux livres obtinrent un grand succès et lui causèrent en même temps beaucoup d'ennuis, à cause de la jalousie qu'ils excitèrent parmi ses confrères. Jean Astruc notamment, le célèbre médecin et exégète, publia en 1706 un livre sur le même sujet (De morbis venereis libri VI et y attaqua violemment La Mettrie. Celui-ci répondit d'abord par une lettre polie, qu'il publia à la fin de son ouvrage intitulé Traité du vertige. Astruc cependant, lier de sa situa- tion élevée et de son autorité acquise, garda une attitude dédaigneuse et hautaine. La que- relle s'envenima, les attaques de La Mettrie devinrent de plus en plus violentes et s'éten- dirent ensuite à toutes les célébrités médicales de Paris. Rentré à Saint-Malo, il y poursuivit la tra- duction des principaux ouvrages de Boerhaave. Il publia en i-3q les Aphorismes sur la connais sance et ta cure des maladies et le Traité de la matière médicale, en 17^0 les Institutions de médecine, en 17/ii Y Abrégé de la théorie chimi- que, tiré des propres écrits de M. Boerhaave. Sun Traité de la petite vérole et Y Essai sur !^ INTRODUCTION l'esprit et les beaux esprits parurent en 17/io. Mais, avide d'aventures et désireux d'accroître ses connaissances, La Mettrie quittede nouveau Sainl Miilo en 17^2 et se rend à Paris, où, grâce à l'intervention du chirurgien Morand el du docteur Sidoine, il oblienl une place auprès du due de Gramraont, qui lui procure un brevel de médecin aux gardes. Cet événe- ment esl peut-être le plus important de sa \\v. car il fui suivi de conséquences inatten- dues, dont la plupart étaient très fâcheuses, el l'engagea dans lit voie où il devait s'illustrer. En sa qualité de médecin des gardes il assistait (aux batailles et fut attaqué d'une lièvre chaude au siège de rïibourg. Le désordre qu'elle occa- sionna dans ses idées le frappa vivement et le détermina, après son rétablissement, à sou- tenir avec une énergie inlassable que la con- cention d'une àme indépendante et différente du corps est une pure chimère, I et que nos fonctions mentales sont rigoureusement con- ditionnées par les fonctions de notre orga- nisme. Il développa cette idée d'une manière circonstanciée dans {'Histoire naturelle de Câine (ft), qui devint plus tard le Traité de Vâtne. Cel ouvrage lui publié ;'i La Haye en 17^0 cl pré- senté comme initiait de l'anglais de M. Charp, par feu \l il. INTRODUCTION 15 C'est avec cet ouvrage que La Metlrie entre dans la carrière philosophique. 11 y expose ses conceptions concernant les fonctions psychiques, en prenant comme base unique d'explication les fonctions physiologiques. Une grave erreur a été commise par les historiens de la philosophie quand ils ont donné au maté- rialisme de La Mettrie un sens objectif et sub- stantialiste. Une telle interprétation serait jus- tifiée seulement si La Metlrie avait affirmé que la matière seule devrait être regardée comme réalité véritable, qu'elle seule serait primor- dialement donnée et que les états psychiques en seraient simplement dérivés. Nulle part dans ses ouvrages on ne trouve une telle affir- mation expressément formulée. Dans le pre- mier chapitre du Traité de Pâme, intitulé Expo- sition de l'ouvrage, il s'exprime ainsi au sujet des deux prétendues substances, matière el esprit : «\L'essence de l'âme de l'homme et des I animaux est et sera toujours aussi inconnue j que l'essence de la matière et des corps} Je dis j pins, là me dégagée du corps par abstraction ressemble à la matière considérée sans aucunes formes : on ne peut la concevoir. L'âme el le corps ont été faits ensemble dans le morne instant, et comme d'un seul coup de pinceau. Ils ont été jetés au même moule, dit un grand I(> INTRODUCTION théologien (*) qui a osé penser. Celui qui voudra connaître les propriétés de l'âme doit donc auparavant rechercher celles qui se ma- nifestent clairement dans les corps, dont l'Ame csi le principe actif. Cette réflexion conduit naturellement à penser qu'il n'est point de plus sûrs guides que les sens: >.oilà mes philosophes (a). » Et cette pensée encore: « Quoique nous n'ayons aucune idée de l'essence de la matière, nous ne pouvons refuser notre consentement aux propriétés que nos sens y découvrent (b). » C'est là le \ rai langage du phénoménisme, qui domine presque exclusivement les recher- ches physiques et psychologiques de nos jours. Guidé parce principe, il fait une analye com- préhensive et pénétrante des principales fonc- tions psychiques, qu'il divise en deux grandes classes, a) la mémoire, l'imagination, les pas- sions, b) les inclinations, les appétits, la péné- tration et la conception. Dans l'ensemble d e^ (on cl i 01 1 s psychiques La Met trie assigne àÇTiinagination^le ro.le.Je plus important^car c'est elle qui, chez le poète comme chez le savant, préside à toutes les ■ Tertullien, De resurreclione. Traité de l'âme, chap. [•*. (b) Ibkl., chap. III. INTRODUCTION créations de l'esprit. Cette idée originale a été reprise plus tard par le- philosophe allemand J. Frohschammer qui, en lui donnant une extension plus générale, regarda l'imagination comme principe créateur immanent de l'in- finie variété des phénomènes de la nature (a). Au lieu d'opérer avec des abstractions et des entités, il a constamment en vue le fait concret et s'applique à étudier, à coté des fonctions normales, les troubles pathologiques causés par les lésions organiques. Ses obser- vations médicales s'y révèlent nombreuses et j judicieuses, et si ses explications sont parfois incomplètes, elles sont rarement tout à fait erronées. Partout on sent l'effort sincère d'introduire la méthode rationnelle et l'ob- servation dans un domaine où seules la dis- pute théologique et la dialectique des mêla physiciens régnaient souverainement . Certes, ce Traité ne nous offre pas une théorie complète et systématique des phénomènes mentaux, mais on y trouve amorcées les études les plus importantes de la psychologie : celle sur la mémoire ni-gnniqiiP!, celle sur les nmné- sies dues aux lésion s traumatiques, celle sur les hallucinations, celle sur les obsessions, celle (a) Voyez J. Frohschammc;-, Die Phantasie als Grund- princip des Wellprocesses, Munich, 1877, I S INTRODUCTION sur les localisations cérébrales, etc. On y trouve encore formulées la loi des sensations. la loi de L'association des idées par contiguïté spatiale, et la loi de la spécificité des organes sensoriels. La publie;) tion du Traité de l'âme ne pouvait pas manquer de provoquer des protestations violentes de la part de ceux qui étaient habitués à une méthode d'investigation diamétralement opposée à celle brillamment soutenue par La Mettrie. « L'aumônier du régiment, dit Fré- déric 11 dans son Éloge (a), sonna le tocsin contre lui, el d'abord tous les dévots crièrent. » C.el Éloge contient encore des réflexions qui dé- peignent fort bien la mentalité des ennemis de La Mettrie. « La plupart des prêtres, continue examinent tous les ouvrages de litté- rature comme -si c'étaient des traités de théo logie ; remplis de ce seul objet, ils voient des hérésies partout: de là viennent tant de faux jugements, el tant d'accusations formées, pour la plupart, mal à propos contre les auteurs. Un livre de physique doit être lu avec l'esprit d'un physicien : la nature, la vérité esl son juge ; c'est elle qui doit l'absoudre ou "La Met I rit Frédéric, i ■' <;<>i Éloge fut lu en séance publique de l'Aca- démie 'li' Berlin, le 19 janvier 17.")», par Darget, secré- taire des conimandenipnts du roi. INTRODUCTION 19 1p condamner : un livre d'astronomie doit être lu dans un même sens. Si un pauvre médecin prouve qu'un coup de bâton fortement appli- qué sur le crâne dérange l'esprit, ou bien qu'à un certain degré de chaleur la raison s'égare, il faut lui prouver le contraire ou se taire. Si un astronome habile démontre, mal- gré Josué, que la terre et tous les globes célestes tournent autour du soleil, il faut, ou mieux calculer que lui, ou souffrir que la terre tourne. u Mais les théologiens, qui, par leurs appré- hensions continuelles, pourraient faire croire aux faibles que leur cause est mauvaise, ne s'embarrassent pas de si peu de chose. Ils s'obstinèrent à trouver des semences d'hérésie dans un ouvrage qui traitait de physique : l'auteur essuya une persécution affreuse, et les prêtres soutinrent qu'un médecin, accusé d'hérésie, ne pouvait guérir les gardes fran- çaises. » La plupart des attaques parurent dans la Bibliothèque raisonnée et sa situation devenait intenable. Il quitta le régiment des gardes, regretté de tous ceux qui l'entouraient, et fut nommé médecin inspecteur des hôpitaux mi- litaires de Lille, Gand, Bruxelles, Anvers et Worrns. La Mettrie aurait pu y couler des jours BOMMl M \< MINE - 20 INTRODUCTION heureux, s'il aVàit pu oublier les critiques blessantes d \slnic cl rosier indifférent en face de la ruulino et de l'ignorance tics médecins de l'époque, qui tranchèrent les difficultés avec présomption eu invoquant les autorités anciennes. Son jonchant au sarcasme et à la mordante raillerie trouva dans la conduite de m -s « -ou frères une occasion trop favorable pour qu il la laissai échapper. Il publia ainsi en 17 V") la Politique du médecin de Wichiuvel on If chemin de lu Fortune ouvert aux médecins, et in \~'\- Lu Faculté vengée, comédie en trois (ides. I^es médecins de la Faculté de Taris y sont bafoués et ridiculisés de la façon la pins virulente. Valère, un des personnages de cette dernière pièce, dit par exemple à Chat- llnant. qui n'est aulre que La Mettrie lui- même : « Les médecins sont noirs, comme Pluton, mais ils ne \ous seraient pas si favorables. De bonne foi, y pensez-vous, d'avoir ainsi \ivement blessé, dans leur partie la plus sensible, des êtres aussi vindicatifs, aussi remplis d'amour-propre et d'orgueil :1 Mé- priser les Médecins les plus en vogue, c'est afflcltfâf un vrai mépris pour le Public, qui prendra inévitahlemenl leur défense cl les aidera i le 'Neni.'ei. Mon ami, les nueurs INTRODUCTION 21 corrompues sont plus respectables que vous ne pense/. Eh ! de quoi diable vous avis vous, vous surtout qui fuies fiait pour être médecin, eomme un homme d'esprit pour être géomètre, d'être ainsi le Don QtùekotUe d'un art. dont vos confrères ne font qu'un vil métier ? de vous sacrifier, nouveau Cur- fius. pour le bien de la pairie, c'est-à-dire pour une multitude d'ingrats et d'imbéciles ! » Et plus loin : « Je regarde un médecin, même te meilleur, s'il ne fait que la médecine, comme une machine qui résonne toujours iJippocriilc. ou (ia/ien, lorsqu'on la frappe, cl qui ne rend jamais d'autre son. » Voici enfin les conseils (pic Plu ton donne aux médecins de la l-'acullé à la lin de la pièce : « Snrloul protégez les sots, les fourbes et les fripons : ('•«rasez le mérite et le génie, et regarde/ qui- conque a delà vertu et des la lents comme un double ennemi. Ne souffre/ pas qu'on s'aime. ni qu'on soit uni. Que l'ambition, l 'avarice et la jalousie, l'impudieilé, les ruses, la des- truction de l'homme naissant, tout l'artifice bien concerté de celui d'entre vous, qui n'est liabile qu'à succéder : eu un mot, que tous les abus possibles d'une profession doul les replis s.iiil impénétrables soient VUS pussions favo rites et vos inséparables attributs. Préférant 22 INTRODUCTION votre réputation à la vie des hommes.... Qu'on ne s'écarte jamais par la même raison des idées reçues par le vulgaire Ce n'est p;is (oui que les jeunes médecins, même le plus éclairés, rampent comme autrefois devant les \ieu\ doyens, pour apprendre au peuple à ne jamais cesser de respecter une ignorance qui m'est aussi précieuse : il faut réunir tous les caractères, et. s'il se peut, l'ignorance de tous, pour s'en servir et varier tout au besoin, comme autant de Prolées. C'est ainsi que. rejetant tout, ignorant tout, Graves, Impor- tants, Décisifs, vous verrez le rosier de la Médecine fleurir magnifiquement entre vos mains. C'est ce que je vous souhaite. » A quoi les médecins assemblés répondent : Amen. Celte diatribe causa la ruine de La Mettrie. Les légions des piètres furent grossies par celles des médecins, qui n'étaient pas moins véhéments dans leur rancune que les pre- miers. Le g juillet 17/1G ses livres furent brûlés par le bourreau sur la place publique, et, menacé d'être arrêté à chaque instant, il jugea prudentde se démettre de ses fonctions, et se réfugia à Saz prèsGand. \ccusc d'espionnage, il fut obligé de quitter cet endroit, et chercha un asile à Levde. INTRODUCTION 23 Poursuivant les idées qui lui étaient chèreg. il y composa Y Homme machine, livre hnrdi qui parut sans _nom d^anlcur chez Elie Luzac Ù Leyd^U la flll (ÎC îy^^el qui prnvnqnn nnn tempête de haine dans les milieux ecclésias- tiques 'i-"> (IV' écUft.)< P«?i*. l8a(i- INTRODUCTION 2Q serait trop présumer de mon peu de forcer. ; car que peut-on ajouter à la gloire d'un prince, qui. tandis que presque tous les autres rois font consister leur bonheur à s'endormir mol- lement dans les bras de la volupté, n'en con- naît d'autre que celui qui résulte de l'humanité la plus éclairée et du parfait héroïsme... Qu'il me suffise donc de sentir (quoi de plus flatteur pour le maître et pour les savants de son royaume !) que e"csl à son puissant génie que noua devons tous, ce que tant d'autres doivent ailleurs à la faveur, à l'intrigue, à la bassesse, et à tout ce vil manège de dévots, de femmes et de courtisans, qui n'a point lieu devant un roi philosophe (a). » Dans ce refuge heureux, où il fut choyé par le roi, de sorte qu'il excita la jalousie de Voltaire, qui partout et toujours aimait occu- per la première place. La Mettrie, à l'abri du besoin et des persécutions, pouvait désormais s'exprimer librement sur les sujets qui lui _ plaisaient En 17 AS il publie à Potsdam l' Homme piaule. Les idées essentielles qu'il y développe sont celles de l'enchaînement et de l'évolution graduée et continue des êtres. Si ses coin pi 3 ;' Discours sur le bunlwur, in fine. 30 INTRODUCTION raisons de détail sont souvent sans valeur, — comme il n'en pouvait pas être autrement à une époque où l'embryologie et l'analomie comparée étaient encore clans les langes, — ses considérations générales par contre sont frap- pantes de justesse. Telle est entre autres l'idée que le degré d'intelligence d'un être est en fonc- tion du nombre cl de la variété de ses besoins.* Et cette belle réflexion encore : « Il n'y a point d'animal si cliétif et si vil en apparence, dont la vue ne diminue l'amour-propre d'un philo- sophe. Si le hasard nous a placés au haut de l'échelle, songeons qu'un rien de plus ou de moins dans le cerveau, où est l'âme de tous les hommes (excepté des Leibniziens), peut sur-le- champ nous précipiter au bas, et ne méprisons--* point des êtres qui ont la même origine que J» nous. Us ne sont à la vérité qu'au second rang, mais ils sont plus stables et plus 1er mes. » Les trois ouvrages* qui entrent en ligne de compte pour ses conceptions morales sont VAnti-Sénèque ou Discours sur le bonheur ( 17^8), le Système d'Épicure (l'jbo), et l'Art de jouir ) Dans [JjQWJuc^mq^dne La Mettrie énonce une idée singulièrement originale et frap- pjinlc. qui a réapparu sons des modes variés INTRODUCTION 31 an wiu" et au xix" siècles, « Nous n'avons pas. dit-il, originairement été faits pour êtr< savants : c'est peut-être par une espèce d'abus de nos facultés organiques que nous le sommes devenus... La nature nous a tons créés uniquement pour être heureux : oui ^ous, depuis le ver qui rampe jusqu'à l'aigle qui se perd dans la nue. >rd\Trp heureux! r.'pst I uniquenient cette idée qui domine ses réflexions J surja conduite humaine. C'est le cri poussé tant de fois par tous ceux qui supportent mal le poids des obligations que la société dite civilisée leur impose, sans leur offrir une compensation individuelle équivalente. Notre auteur prend précisément le contre-pied des moralistes habituels, qui ne trouvent pas de termes assez forts pour blâmer et condamner la joie de vivre et tout ce qui contribue à son épanouissement. Les fonctions p_hyjdo logiques qui lui servaient de base pour rexplicatipjulcs phénomènes psychicrues, jouent un rôle^ plus grand encore quand il s'agit de trouver la raison de notre existence, qui n'est autre que l'existence elle-même. Et c'est pourquoi on est obligé de reconnaître que la joie organique est celle qui nous est immédiatement donnée, celle qui nous exalte le plus, et celle aussi qui nous rend meilleurs. I n être satisfait et heu -2 INTRODUCTION ini\ est un être doux <•! bienveillant, un être mécontent el malheaireux eel un rire grincheux .1 .mieux. Dans son eèle à revendiquer pour L'individu les droits de jouir sans entra\e niii'iiiiiv il \;i jusqu'à condamner le remords. nul esl une peine inutile d'un acte irréparable. Il surcharge des machines aussi à plaindre <|ii«' m, il réglées, entraînées vers le mal. comme l.- bons \its le bien, et ayant déjà trop par conséquent de la frayeur des lois, dont les blets nécessaires les prendront totou tard. Si je les soulage de ce fardeau de la vie, elles en seront moins malheureuses, et non plus impunies. ■> (Discours sur1 /<■ hoiiliciir.) Ce sérail tomber dans la même grossière erreur eût pour jugea que d'excellents médecins. Eu» S0tt(s pourraient distinguer le INTRODUCTION 33 criminel innocent du coupable. Si la raison est esclave d'un sens dépravé ou en fureur, comment peut-elle le gouverner!1 » {L'Homme machine.) Cette idée juste et humanitaire n'a pas été prononcée en vain. Plusieurs grands esprits l'ont reprise dans le courant des xvmc et xixp siècles, sans pouvoir, hélas ! la faire entrer dans les codes. Outre la prétention dul que d'assurer à chacun le maxi mu m ilf sécurité. Ce plaidoyer »lt* La Mettrie en laveur d'une morale plus humaine fui accueilli avec sympathie par les esprits les plus émineuts .lu wiii siècle. Gcethe, par exemple, qui était hostile au matérialisme et qui disait du Système de lu nature du baron d'Holbach qu'il lui paraissait e gris, d'une obscurité impéné- trable, cadavéreux comme un spectre », Goethe ne pouvait s'empêcher de faire eet aveu, à propos d'une de ees morales rigoristes et trans- cendantes qu'il venait de censurer, que « Vol- taire, Hume. La Mettrie, Helvétius, Rousseau et toute leur école ont moins nui à la moralité v[ à la religion que le sévère et malade Pascal et ses partisans >. l.i Mettrie. qui était un excellât médium, fut_Jrès recherchédans le milieu où il vivait. Comme à tant d'autres il était arrivé à sauver la vie à Milord Tvreonnel. l'ambassadeur de France à Berlin. Celui-ci l'invita, après - guérison, à assister à un dîner. Il y commit l'imprudence de manger trop d'un pâté cor- rompu, qui lui causa une indigestion dont il mourut, le 11 novembre î 7 .~> i . après quelques jours .le grandes souffrances. Les fanatiques n'ont pas voulu manquer cette occasion pour INTRODUCTION 35 répéter l'histoire absurde qu'ils avaient écha- faudée à propos de la mort de Spinoza. La Mettrie, étant athée et ayant refusé les secours de la religion, serait mort en proie au désespoir et aux tourments les plus affreux. Il n'en est rien. La Mettrie est mort en philo- sophe, calme et supportant courageusement ses douleurs, conformément à la belle pensée qu'il a écrite jadis : « Trembler aux approches de la mort, c'est ressembler aux enfants qui ont peur des spectres et des esprits. Le pale fan- tôme peut frapper à ma porte quand il le vou- dra, je n'en serai pas épouvanté. Le philosophe seul est brave où la plupart des braves ne le sont point (a). » Les témoignages à ce sujet sont formels et nombreux. Nous nous contenterons de citer celui de Voltaire, qui n'aimait pas La Mettrie et qui ne partageait pas ses opinions. Dans sa lettre adressée à M "" Denis le i \ novembre, il parle ainsi de ce triste événe- ment : « Je ne reviens point de mon éton- nement. Milord Tyrconnel envoie prier La Mettrie de venir le voir pour le guérir ou pour l'amuser. Le roi a bien de la peine à lâcher son lecteur, qui le fait rire, et avec qui il joue. La Mettrie part, arrive chez son Système d'Kpicure, Pensée LU. HOMME MAI 'Il M. 36 INTRODUCTION malade dam le temps que Madame Tyrconnel se met à lable : il mange et boit, et parle, et 1 i t plus que tous les convives ; quand il en a jusqu'au menton, on apporte un pâté d'aigle déguisé en faisan, qu'on avait envoyé du Nord, bien farci de mauvais lard, de hachis de porc, et de gingembre ; mon homme mange tout Le pâté, et meurt le lendemain cli./ Milord Tyrconael, assisté de deux médecins dont il s'était moqué. Voilà une grande époque dans l'histoire des gourmands. 11 11 y a actuellement une grande dispute pour savoir s'il est mort en chrétien ou en médecin. Le fait est qu'il pria le comte de Tyrconnel de le faire enterrer dans son jardin. Les bien- séances n'ont pas permis qu'on eut égard à son testament. Son corps... a élé porté, bon gré, mal gré, dans l'église catholique, où il qe( tout étonné d'être. » Et dans la lettre qu'il adresse à la même le •i!\ décembre il continue : « C'élail le plus fou des hommes, mais c'était le plus ingénu. Le roi s'est fait informer 1res exactement de la manière dont il était mort, s'il a\;iil passé par toutes les formes catholiques, s'il \ avait eu quelque édification ; enfin il a été bien éclairci que ce gourmand était mort en philosophe : J'en suis bien aise. INTRODUCTION 37 nous a dit le roi, pour le repos de son ùme : nous nous sommes misa rire, et lui aussi. » Ce qu'il y a de particulièrement tragique dans la vie de La Mettrie, c'est qu'il n'était pas seulement persécuté et haï par ses ennemis, niais encore abandonné et traité avec injustice par tous ceux qui avaient les mêmes concep- tions et combattaient pour le même but que lui. Voltaire, Maupertuis, Diderot, le baron d'Holbach, Grimai, Helvétius propageaient des idées de même essence que les siennes. Ils trouvèrent cependant bon, pour détourner les [X)ups d'eux-mêmes, de fulminer contre l'au- teur de r Homme machine et de l'accabler d'in- jures. Il y en avait certes, parmi ses contempo- rains et ses successeurs immédiats, qui avaient plus de génie que lui et qui accomplirent de plus grandes choses que lui, mais aucun ne L'égale pour l'audace et le courage avec lesquels il soutenait publiquement ses convictions. Sans être un de ces génies dont les imposantes constructions systématiques étonnent et eapli vent les esprits de plusieurs générations, il ïccupe une place honorable dans cette lignée de ohercheurs qui n'aiment pas dépasser les limites JUe l'expérience leur prescrit, (l'est, comme on lirait aujourd'hui, un scienlislc de bon aloi. Il peut ainsi revendiquer le mérite d'avoir .^..1 II — 38 INTRODUCTION parié, Le premier, d'une façon précise des loca- lisations cérébrales, d'ayoir anticipé la théorie de Robinet, selon laquelle chaque particule de La matière est capable de sentir, d'avoir réfuté Le finalisme par des raisons solides et d'avoir saisi L'importance extraordinaire de L'irrita- bilité animale. C'est encore lui qui a contribué puissammenl à la constitution de la psycholo- gie e! de la morale en sciences expérimentale^ e| autonomes, enécartantde la. rouie la masse encombrante de3 gens incompétents, qui pré- tendaient que toul doit être soumis à leur contrôle et à leur approbation. « Les théolo- giens juges des philosophes ! Quelle pitié ! C'est vouloir ramener la superstition et la barbarie. \u contraire, brider ces bêtes féroces, leur laisser peu de pouvoir, (ils en usurpent assez), c'est le moyen de favoriser le progrès des Ici 1res et de faire fleurir les Ktats. L'ignoj rance commence parles avilir, et finit par les détruire. » Discours sur le bonheur). Ses idées, originales et curieuses et n'étant pas enchaînées par une pesante armature scol l^tique, frappèrent les esprits, heur influence est partout visible dans la seconde moitié du wnie siècle et principalement dans les écrits de Georges Lero} et de Cabanis. NOTE BIBLIOGRAPHIQUE Le tcxlc de l'Homme machine est reproduit d'après l'édition originale de IT'iS, publiée à Leyde chez Elio Luzac fils, et celui de l'Art de fouir d'après l'édition des Œuvres philosophiques, publiées à Amsterdam en 175.'! (2 vol. petit in-12). Sur la vie de La Mettrie, on peut consulter : Frédéric II, Éloge de La Mettrie, va. Œuvres, t. VII, p. 22/7 (édition de Preuss. Berlin, 1847). Prosper Levot, La Mettrie, in Biographie bretonne, t. II, p. 124/7. Vannes, 1852-57. Gustave Desnoiresterres, Voltaire et Frédéric, chap. Ier, p. 29-50. Paris, 1870. Tout ce qui a été écrit sur la philosophie de La Mettrie avant 1866, mérite à peine d'être cité, car ni Villemain, ni Cousin, ni Damiron, et tant d'autres spiritualistes, n'ont été à même d'étudiei impartialement les œuvres de La Mettrie et de lui rendre justice. C'est incontestable- ment à F -A Lfmgg qtie revient l'honneur d'avoir, pour la première fois, soumis à \in examen judicieux les œuvres de La Mettrie et d'avoir mis en relief la valeur de ses idées. (Voir F.- A. Lange, Histoire diimatérialisme, livre Ier, 4e partie, IL De la Mettrie." Solingcn, 1866.)" fi^ Après lui vient Néjéc Quépat fa), La philosonlii&As matérialiste au XYJIIC siècle. Essai sur La Mettrie, sa vie et ses œuvres. Paris, 1873. Emile Du Bois-Reymond s'est efforcé de son côté de montrer la fécondité des conceptions de La Mettrie dans son .Discours prononcé à la séance publique de L'Académie des sciences de Berlin, le 28 janvier 1875. Pour ses doctrines médicales voir II. Ilaeser, Lehrbuch der Geschichte der Medizin, t. Il, p. 475/6. Iéna, 1881. (a) Anagramme de René Paquet, V ViVV^V'fV'iVVÏVVïViViVi'VI AVERTISSEMENT DE L'IMPRIMEUR On sera peut-être surpris que j'aie osé mettre mon nom à un livre aussi hardi que celui- ci. Je ne l'aurais certainement pas fait, si je n'avais cru la Religion à l'abri de toutes les tenta- tives qu'on fait pour la renverser; et si j'eusse pu me persuader, qu'un autre imprimeur n'eût pas fait très volontiers ce que j'aurais refusé par principe de conscience. Je sais que la prudence veut qu'on ne donne pas occasion aux esprits faibles d'être séduits. Mais en les supposant tels, j'ai vu à la première lecture qu'il n'y avait rien à craindre pour eux. Pourquoi être si attentif, et si alerte à supprimer les arguments contraires aux idées de la Divinité et de la religion ? Cela ne peut-il pas faire croire au peuple qu'on le leurre ? et dès qu'il commence à douter, adieu la conviction et par conséquent la religion ! Quel moyen, quelle espérance, de confondre jamais les irréligion- 42 AVERTISSEMENT naires, si on semble les redouter ? Comment les ramener, si en leur défendant de se servir de leur raison, on se contente de déclamer contre leurs mœurs, à tout hasard, sans s'informer si elles méritent la même censure que leur façon de penser. Une telle conduite donne gain de cause aux incrédules ; ils se moquent d'une religion, que notre ignorance voudrait ne pouvoir être conciliée avec la Philosophie : ils chantent victoire dans leurs retranchements, que notre manière de com- battre leur fait croire invincibles. Si la religion n'est pas victorieuse, c'est la faute des mauvais auteurs qui la défendent. Que les bons prennent la plume, qu'ils se montrent bien armés, et la théologie l'emportera de haute lutte sur une aussi faible rivale. Je compare les athées à ces géants qui voulurent escalader les cieux : ils auront toujours le même sort. Voilà ce que j'ai cru devoir mettre à la tête de cette petite brochure, pour prévenir toute in- quiétude. Il ne me convient pas de réfuter ce que j'imprime, ni même de dire mon sentiment sur les raisonnements qu'on trouvera dans cet écrit. Les connaisseurs verront aisément que ce ne sont^que des difficultés qui se présentent toutes les fois qu'on veut expliquer l'union de l'Ame avec le Corps. Si les conséquences, que l'auteur AVERTISSEMENT 43 en tire, sont dangereuses, qu'on se souvienne qu'elles n'ont qu'une hypothèse pour fondement. En faut-il davantage pour les détruire ? Mais s'il m'est permis de supposer ce que je ne crois pas, quand même ces conséquences seraient difficiles à renverser, on n'en aurait qu'une plus belle occasion de briller. A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. L'auteur, que ne je connais point, m'a envoyé son ouvrage de Berlin, en me priant seulement d'en envoyer six exemplaires à l'adresse de M. le Marquis d'Argens. Assurément on ne peut mieux s'y prendre pour garder l'incognito, car je suis persuadé que cette adresse même n'est qu'un persiflage. ■ 'Ç'V^^^^^î^iÊ^^^^^^^^^^^^^^é^^ xMONSIEUR HALLER PROFESSEUR EN MÉDECINE A GŒTT1NGUE (]) CE n'est point ici une Dédicace ; vous êtes fort au-dessus de tous les éloges que je pourrais vous donner ; et je ne connais rien de si inutile, ni de si fade, si ce n'est un Discours académique. Ce n'est point une Exposition de la nouvelle Méthode que j'ai suivie pour relever un sujet usé et rebattu. Vous lui trouverez du moins ce mérite ; et vous jugerez au reste si votre disciple et votre ami a bien rempli sa carrière. C'est le plaisir que j'ai eu à com- poser cet ouvrage, dont je veux, parler ; c'est moi- même, et non mon livre que je vous adresse, pour m' éclairer sur la nature de cette sublime Volupté de l'Étude. Tel est le sujet de ce Discours. Je ne serais pas le premier écrivain, qui, n'ayant rien à dire, pour réparer la stérilité de son imagination, aurait pris un texte, où il n'y en eut jamais. Dites- moi donc, double enfant d'Apollon, Suisse illustre, 46 DÉDICACE Fracastor (2) moderne, vous qui savez tout à la fois connaître, mesurer la Nature, qui plus est la sentir, qui plus est encore V exprimer ; savant Médecin, encore plus grand Poète, dites-moi par quels charmes V Étude peut changer les heures en moments ; quelle est la nature de ces plaisirs de V esprit, si différents des plaisirs vulgaires... Mais la lecture de vos charmantes Poésies m'en a trop pénétré moi-même pour que je n'essaie pas de dire ce qu'elles m'ont inspiré. L'homme, considéré dans ce point de vue, n'a rien d'étranger à mon sujet. La volupté des sens, quelque aimable et chérie qu'elle soit, quelques éloges que lui ait donnés la plume apparemment aussi reconnaissante que délicate d'un jeune médecin français, n'a qu'une seule jouis- sance qui est son tombeau. Si le plaisir parfait ne la tue point sans retour, il lui faut un certain temps pour ressusciter. Que les ressources des plaisirs de l'es- prit sont différentes ! plus on s'approche de la Vérité, plus on la trouve charmante. Non seulement sa jouis- sance augmente le\ désirs, mais on jouit ici, dès qu'on cherche à jouir. On jouit longtemps, et cepen- dant plus vite que l'éclair ne parcourt. Faut-il s'éton- ner si la volupté de l'esprit est aussi supérieure à celle des sens, que l'esprit est au-dessus du corps? l'esprit n' est-il pas le premier des sens, et comme le rendez-vous de toutes les sensations ? N'y aboutis- sent-elles pas toutes, comme autant de rayons, à un DEDICACE 47 centre qui les produit ? Ne cherchons donc plus par quels invincibles charmes, un cœur que V amour de la Vérité enflamme, se trouve tout à coup transporté, pour ainsi dire, dans un monde plus beau, où il goûte des plaisirs dignes des Dieux. De toutes les attractions de la Nature, la plus forte, du moins pour moi, comme pour vous, cher Haller, est celle de la Philosophie. Quelle gloire plus belle, que d'être conduit à son temple par la raison et la sagesse ! quelle conquête plus flatteuse que de se soumettre tous les esprits ! Passons en revue tous les objets de ces plaisirs in- connus aux âmes vulgaires. De quelle beauté, de quelle étendue ne sont-ils pas ? le temps, l'espace, l'infini, la terre, la mer, le firmament, tous les éléments, toutes les sciences, tous les arts, tout entre dans ce genre de volupté. Trop resserrée dans les bornes du monde, elle en imagine un million. La nature entière est son aliment, et l'imagination son triomphe. Entrons dans quelque détail. Tantôt c'est la Poésie ou la Peinture, tantôt c'est la Musique ou l'Architecture, le Chant, la Danse, etc. qui font goûter aux connaisseurs des plaisirs ra- vissants. }'oyez la Delbar (femme de Piron) dans une loge d'Opéra ; pâle et rouge tour à tour, elle a la mesure avec Rebel, s'attendrit avec Iphigénie, entre en fureur avec Roland, etc. Toutes les impres- sions de l'orchestre passent sur son visage, comme 48 DÉDICACE sur une toile. Ses yeux s'adoucissent, se pâment, rient, ou s'arment d'un courage guerrier. On la prend pour une folle. Elle ne l'est point, à moins quil n'y ait de la folie à sentir le plaisir. Elle n'est que pénétrée de mille beautés qui m'échappent. Voltaire ne peut refuser des pleurs à sa Mé- rope ; c'est qu'il sent le prix et de l'ouvrage et de l'actrice. Vous avez lu ses écrits, et malheureuse- ment pour lui, il n'est point en état de lire les vôtres. Dans les mains, dans la mémoire de qui ne sont-ils pas ? et quel cœur assez dur pour ne point en être attendri ! comment tous ses goûts ne se communique- raient-ils pas ? Il en parle avec transport. Ou' un grand peintre, je l'ai vu avec plaisir en lisant ces jours passés la préface de Richardson (3) , parle de la peinture, quels éloges ne lui donne-t-il pas Y il adore son art, il le met au-dessus de tout, il doute presque qu'on puisse être heureux sans être peintre. Tant il est enchanté de sa profession ! Qui n'a pas senti les mêmes transports que Scali- ger, ou le Père Malebr anche, en lisant quelques belles tirades des poètes tragiques, grecs, anglais, français, ou certains ouvrages philosophiques ? Jamais Mrae Dacier n'eût compté sur ce que son mari lui promettait, et elle trouva cent fois plus. Si l'on éprouve une sorte d'enthousiasme à traduire et développer les pensées d' autrui, qu'est-ce donc si l'on pense soi-même ? qu'est-ce que cette généra- DEDICACE 49 tion, cet enfantement d'idées que produit le goût de la Nature et la recherche du vrai ? Comment peindre cet acte de la volonté ou de la mémoire, par lequel l'âme se reproduit en quelque sorte, en joignant une idée à une autre trace semblable, pour que de leur ressemblance et comme de leur union, il en naisse une troisième ; car admirez les productions de la nature. Telle est son uniformité, qu'elles se font presque toutes de la même manière. Les plaisirs des sens mal réglés perdent toute leur vivacité et ne sont plus des plaisirs. Ceux de V esprit leur ressemblent à un certain point. Il faut les suspendre pour les aiguiser. Enfin l'étude a ses extases, comme l'amour. S'il m'est permis de le dire, c'est une catalepsie ou immobilité de l'esprit si délicieusement enivré de l'objet qui le fixe et V en- chante, qu'il semble détaché par abstraction de son propre corps et de tout ce qui l'environne, pour être tout entier à ce qu'il poursuit. Il ne sent rien, à force de sentir. Tel est le plaisir qu'on goûte, et en cherchant et en trouvant la vérité. Jugez de la puissance de ses charmes par l'extase d'Arcfumèdi ; vous savez qu'elle lui coûta la vie. Que les autres hommes se jettent dans la foule, pour ne pas se connaître ou plutôt se liair, le sage fuit le grand monde et cherche la solitude. Pour- quoi ne se plaît-il qu'avec lui-même, ou avec ses semblables ? (Test que son âme est un miroir fidèle, 50 DEDICACE dans lequel son juste amour-propre trouve son compte à se regarder. Oui est vertueux, n'a rien à craindre de sa propre connaissance, si ce n'est l'agréable danger de s'aimer. Comme aux yeux d'un homme qui regarderait la terre du, haut des deux, toute la grandeur des autres hommes s'évanouirait, les plus superbes palais se changeraient en cabanes, et les plus nom- breuses armées ressembleraient à une troupe de fourmis, combattant pour un grain avec la plus ridicule furie — ainsi paraissent les choses à un sage tel que vous. Il rit des vaines agitations des hommes, quand leur multitude embarrasse la terre et se pousse pour rien, dont il est juste qu'aucun d'eux ne soit content. Que Pope débute d'une manière sublime dans son Essai sur l'Homme ! Que les grands et les rois sont petits devant lui. O vous, moins mon Maître que mon Ami, qui aviez reçu de la nature la même force de génie que lui, dont vous avez abusé, Ingrat^ qui ne méritiez pas d'exceller dans les sciences ; vous m'avez appris à rire, comme ce grand poète, ou plutôt à gémir des jouets et des bagatelles, qui occupent sérieusement les monarques. C'est à vous que je dois mon bonheur. Non, la conquête du monde entier ne vaut pas le plaisir qu'un Philosophe goûte dans son cabinet, entouré d'amis muets, qui lui disent cependant tout ce qu'il désire d'entendre. Que DEDICACE 51 Dieu ne m'ôte point le nécessaire et la santé. c'est tout ce que je lui demande. Avec la santé, mon cœur sans dégoût aimera la rie. Avec le nécessaire, mon esprit content cultivera toujours la sagesse. Oui, l'étude est un plaisir de tous les âges, de tous les lieux, de toutes les saisons et de tous les moments. A qui Cicéron n a-t-ïl pas donné envie d'en faire l'heureuse expérience ? Amusement dans la jeunesse, dont il tempère les passions fougueuses ; pour le bien goûter, j'ai quelquefois été forcé de me livrer à l'amour. L'amour ne fait point de peur à un sage : il sait tout allier et tout faire valoir l'un par l'autre. Les nuages qui offusquent son entende- ment, ne le rendent point paresseux ; ils ne lui indi- quent que le remède qui doit les dissiper. Il est vrai que le soleil n'écarte pas plus vite ceux de l'at- mosphère. Dans la vieillesse, âge glacé, où on n'est plus pro- pre, ni à donnei- ni à recevoir d'autres plaisirs, quelle plus grande ressource que la lecture et la médi- tation ! Quel plaisir de voir tous les jours sous ses yeux et par ses mains croître et se former un ouvrage qui charmera les siècles à venir, et même ses contemporains ! je voudrais, me disait un jour un homme dont la vanité commençait à sentir le plaisir d'être auteur, passer ma vie à aller de chez moi chez l'imprimeur. Avait-il tort ? et lorsqu'on HOMME «Al III M i DEDICACE est applaudi, quelle mère tendre fut jamais plus charmée d'avoir fait un enfant aimable ? Pourquoi tant vanter les plaisirs de V étude ? Oui ignore que c'est un bien qui n'apporte point le dégoût ou les inquiétudes des autres biens? un trésor iné- puisable, le plus sûr contrepoison du cruel ennui, qui se promène et voyage avec nous, et en un mot nous suit partout ? Heureux qui a brisé la chaîne de tous ses préjugés ! celui-là seul goûtera ce plaisir dans toute sa pureté? Celui-là seul jouira de cette douce tranquillité d'esprit, de ce parfait contente- ment d'une âme forte et sans ambition, qui est le père du bonheur, s'il n'est le bonheur même. Arrêtons-nous un moment à jeter des fleurs sur les pas de ces grands hommes que Minerve a, comme vous, couronnés d'un lierre immortel. Ici c'est Flore qui vous invite avec Linnœus, à monter par de nouveaux sentiers sur le sommet glacé des Alpes pour y admirer sous une autre montagne de neige un Jardin planté par les mains de la Nature : Jar- din qui fut jadis tout l'héritage du célèbre Prof esseur suédois. De là vous descendez dans ces prairies, dont les fleurs l'attendent pour se ranger dans un ordre, qu'elles semblaient avoir jusqu'alors dédaigné. Là je vois Maupertuis, l'honneur de la nation française, dont une autre a mérité de jouir. Il sort de la table d'un ami qui est le plus grand des rois. DEDICACE 53 Où va-t-il? dans le Conseil de la Nature, où V attend Newton. Que dirai-je du chimiste, du géomètre, du physi- cien, du mécanicien, de l'anaiomiste, etc. ? Celui-ci a presque autant de plaisir à examiner l'homme mort qu'on en a eu à lui donner la vie. Mais tout cède au grand art de guérir. Le méde- cin est le seul Philosophe qui mérite de sa patrie, on Va dit avant moi ; il paraît comme les frères d'Hélène dans les tempêtes de la vie. Quelle magie, quel enchantement ! sa seule vue calme le sang, rend la paix à une âme agitée et fait renaître la douce espérance au cœur des malheureux mortels. Il annonce la vie et la mort, comme un astronome prédit une éclipse. Chacun a son flambeau qui V éclaire. Mais si V esprit a eu du plaisir à trouver les règles qui le guident, quel triomphe, — vous en faites tous les jours V heureuse expérience, — quel triomphe, quand V événement en a justice la hardiesse ! La première utilité des sciences est donc de les cultiver ; c'est déjà un bien réel et solide. Heureux qui a du goût pour l'étude ! plus heureux qui réussit à délivrer par elle son esprit de ses illusions et son cœur de sa vanité ; but désirable, où vous avez été conduit dans un âge encore tendre par les mains de la sagesse, tandis que tant de pédants, après un demi-siècle de veilles et de travaux, plus courbés sous le faix des préjugés que sous celui du temps, scm- 54 DEDICACE hlent avoir tout, appris excepte à penser. Science rare à la vérité, surtout dans les savants, et gui cependant devrait être du moins le fruit de tous les autres. C'est à cette seule science que je me suis appliqué dès V enfance. Jugez, Monsieur, si j'ai réussi, et que cet hommage de mon amitié soit éter- nellement chéri de la vôtre. t L ' H 0 M M E MACHINE Est-ce là ce Rayon de l'Essence Suprême, Que l'on nous peint si lumineux ? Est-ce là cet Esprit survivant à nous-mème ? 11 naît avec nos sens, croît, s'affaiblit comme eux Hélas ! il périra de même. Voltaihk. WÊM%$MMMIÊÊM^ÊÊÊ^ÈÊÊ$i%ÊiÊM L'HOMME MACHINE IL ne suffit pas à un sage d'étudier la Nature et la Vérité, il doit oser la dire en faveur du petit nombre de ceux qui veulent et peuvent penser ; car pour les autres, qui sont volontaire- ment ^esclavesde^joj^iugés^ il ne leur est pas plus possible d'atteindre la Vérité qu'aux gre- nouilles de voler. Je réduis à deux les systèmes des Philosophes ,sur_ l'âme dej^hojnmp,. Le premier, et le plus ancien, est le système du Matérialisme ; le second \ est celui du Spiritualisme. — Les métaphysiciens, qui ont insinué que la ma- tière pourrait bien avoir la faculté de penser, n'ont pas déshonoré leur raison. Pourquoi ? C'est qu'ils ont un avantage (car ici c'en est un) de s'être mal exprimés. En effet, demander si la matière peut penser, sans la considérer autrement qu'en elle-même, c'est demander 'si la matière peut marquer les heures. On voit d'avance que nous 58 l'homme machine éviterons cet écueil, où M. Locke a eu le malheur d'échouer. Les Leibniziens, avec leurs Monades, ont élevé une hypothèse inintelligible. Ils ont plutôt spiri- tualisé la matière que matérialisé l'âme. Com- ment peut-on définir un être, dont la nature nous est absolument inconnue ? Descartes et tous les Cartésiens, parmi les- quels il y a longtemps qu'on a compté les Male- branchistes, ont fait la même faute. Ils ont admis deux substances distinctes dans l'homme, comme s'ils les avaient vues et bien comptées. Les plus sages ont dit que l'âme ne pouvait se connaître que par les seules lumières de la foi : cependant en qualité d'êtres raisonnables, ils ont cru pouvoir se réserver le droit d'examiner ce que l'Écriture a voulu dire par le mot esprit, dont elle se sert en parlant de l'âme humaine ; et dans leurs recherches, s'ils ne sont pas d'accord sur ce point avec les théologiens, ceux-ci le sont-ils davan- tage entre eux sur tous les autres ? Voici en peu de mots le résultat de toutes leurs réflexions. sS'jl y a un Dieu, il est auteur de la Nature,, comme de la révélation ; il nons^a donné l'une,/ pour expliquer l'autre, et la raison pour les accorder ensemble. Se défier des connaissances qu'on peut puiser L HOMME MACHINE 59 dans les corps animés, c'est regarder la Nature et la révélation comme deux contraires qui se détruisent et, par conséquent, c'est oser soutenir cette absurdité : que Dieu se contredit dans ses divers ouvrages et nous trompe. S'il y a une révélation, elle ne peut donc dé- mentir la Nature. Par la Nature seule, on peut découvrir le sens des paroles de rËvangjle, jdontCf \>V*V^A ^'expérience ^eule est la véritable interprète! En V effet, les autres commentateurs jusqu'ici n'ont fait qu'embrouiller la vérité. Nous allons en juger par l'auteur du Spectacle de la Nature. « Il est « étonnant, dit-il (au sujet de M. Locke), qu'un « homme qui dégrade notre âme jusqu'à la « croire une âme de boue, ose établir la raison « pour juge et souveraine arbitre des mystères « de la foi ; car, ajoute-t-il, quelle idée étonnante « aurait-on du christianisme, si l'on voulait « suivre la raison ? » Outre que ces réflexions n'éclaircissent rien par rapport à la foi, elles forment de si frivoles ob- jections contre la méthode de ceux qui croient pouvoir interpréter les livres saints, que j'ai presque honte de perdre le temps à les réfuter. i° L'excellence de la raison ne dépend pas d'un grand mot vide de sens (V immatérialité) , mais de sa force, de son étendue, ou de sa clair- voyance. Ainsi une âme de boue, qui découvrirait, 6o l'homme machine comme d'un coup d'œil, les rapports et les suites d'une infinité d'idées, difficiles à saisir, serait évidemment préférable à une âme sotte et stupide, • qui serait faite des éléments les plus précieux. Ce n'est pas être Philosophe que de rougir avec Pline de la misère de notre origine. Ce qui paraît vil, est ici la chose la plus précieuse, et pour laquelle la Nature semble avoir mis le plus d'art et le plus d'appareil. Mais comme l'homme, quanc même il viendrait d'une source encore plus vile'j en apparence, n'en serait pas moins le plus par,-i fait de tous les êtres, quelle que soit l'origine del son âme, si elle est pure, noble, sublime, c'est] une belle âme, qui rend respectable quiconque en est doué. La seconde manière de raisonner de M. Plu^ che (4) me paraît vicieuse, même dans son sys- tème, qui tient un peu du fanatisme ; car si nous avons une idée de la foi, qui soit contraire aux principes les plus clairs, aux vérités les plus incon- testables, il faut croire, pour l'honneur delà révé- lation et de son auteur, que cette idée est fausse, et que nous ne connaissons point encore le sens des paroles de l'Évangile. De deux choses l'une : ou tout est illusion, tant la Nature même que la révélation, ou l'expé- rience seule peut rendre raison jie la foi. Mais quel plus grand ridicule que celui de notre au- l'homme machine 6i teur ? Je m'imagine entendre un péripatéticien qui dirait : « il ne faut pas croire l'expérience de « Torricelli (5), car si nous la croyions, si nous « allions bannir l'horreur du vide, quelle éton- « nante philosophie aurions-nous ? » J'ai fait voir combien le raisonnement de A I.Pluche est vicieux (a), afin de prouver première- ment que s'il y a une révélation, elle n'est point suffisamment démontrée par la seule autorité de l'Eglise et sans aucun examen de la raison, com- me le prétendent tous ceux qui la craignent ; secondement, pour mettre à l'abri de toute attaque la méthode de ceux qui voudraient suivre la' voie que je leur ouvre d'interpréter les choses surnaturelles, incompréhensibles en foi, par les lumières que chacun a reçues de la Nature. C[L,expérienœ_ej;l l'observai on doivent, donc seu- leLilQusi^uide£iici. Elles se trouvent sans nombre dans les fastes des médecins qui ont été Philo- sophes, et non dans les Philosophes qui n'ont pas été médecins. Ceux-ci ont parcouru, ont éclairé le labyrinthe de l'homme ; ils nous ont seuls dévoilé ces ressorts cachés sous des enve- loppes, qui dérobent à nos yeux tant de mer- veilles. Eux seuls, contemplant tranquillement notre âme, l'ont mille fois surprise, et dans sa r _ ' (u) 11 pèche évidemment par une pétition de Principe. 62 l'homme machine misère et dans sa grandeur, sans plus la mépriser dans l'un de ces états, que l'admirer dans l'autre. Encore une fois, voilà les seuls physiciens qui aient droit de parler ici. Que nous diraient les autres, et surtout les théologiens ? N'est-il pas ridicule de les entendre décider sans pudeur sur un sujet qu'ils n'ont point été à portée de con- naître, dont ils ont été au contraire entièrement détournés par des études obscures, qui les ont conduits à mille préjugés et, pour tout dire en un mot, au fanatisme, qui ajoute encore à leur igno- rance dans le mécanisme des corps. IJ Mais, quoique nous ayons choisi les meilleurs guides, nous trouverons encore beaucoup d'épi- nes et d'obstacles dans cette carrière. - L'homme est une machine si composée, qu'il est impossible de s'en faire d'abord une idée claire, et conséquemment de la définir. C'est pourquoi toutes les recherches que les plus grands Philo- sophes ont faites a priori, c'est-à-dire en voulant se servir en quelque sorte des ailes de l'esprit, ont été vaines. Ainsi ce n'est qu'tf posteriori, ou en cherchant à démêler l'âme comme au travers des organes du corps, qu'on peut, je ne dis pas dé- couvrir avec évidence la nature même de l'hom- me, mais atteindre le plus grand degré de proba- Lbilité possible suji-ce. sujet. >-/ Prenons Hnnr|le bâton de rçyptfrienrey, et lais- l'homme machine 63 sons là l'histoire de toutes les vaines opinions des Philosophes. Etre aveugle et croire pouvoir se passer de ce bâton, c'est le comble de l'aveugle- ment. Qu'un moderne a bien raison de dire qu'il n'y a que la vanité seule, qui ne tire pas des causes secondes le même parti que des premières ! On peut et on doit même admirer tous ces beaux génies dans leurs travaux les plus inutiles, les Descartes, les Malebranche, les Leibniz, les Wolf, etc., mais quel fruit, je vous prie, a-t-on retiré de leurs profondes méditations et de tous leurs ouvrages ? Commençons donc et voyons, non ce qu'on a pensé, mais ce qu'il faut penser pour le repos de la vie. Autant de tempéraments, autant d'esprits, de caractères et de mœurs différentes. Galien même a connu cette vérité, que Descartes, et non Hippo- crate, comme le dit l'auteur de l'Histoire de l'Ame, a poussée loin, jusqu'à dire que la méde- cine seule pouvait changer les esprits et les mœurs avec le corps. Il est vrai que la mélancolie, la bile, le flegme, le sang, etc., suivant la nature, l'abon- dance et la diverse combinaison de ces humeurs, de chaque homme font un homme différent. Dans les maladies, tantôt l'âme s'éclipse et ne montre aucun signe d'elle-même ; tantôt on dirait qu'elle est double, tant la fureur la trans- porte ; tantôt l'imbécillité se dissipe, et la conva- 64 I. ' H O M M E MACHINE lescence d'un sot fait un homme d'esprit. Tantôt le plus beau génie, devenu stupide, ne se recon- naît plus. Adieu toutes ces belles connaissances acquises à si grands frais et avec tant de peine ! Ici c'est un paralytique qui demande si sa jambe est dans son lit, là c'est un soldat qui croit avoir le bras qu'on lui a coupé. La mémoire de ses anciennes sensations et du lieu où son âme les rapportait, fait son illusion et son espèce do délire. Il suffit de lui parler de cette partie qui lui manque, pour lui en rappeler et faire sentir tous les mouvements ; ce qui se fait avec je ne sais quel déplaisir d'imagination qu'on ne peut exprimer. Celui-ci pleure, comme un enfant, aux appro- ches de la mort, que celui-là badine. Que fallait- il à Canus Julius (6) , à Sénèque, à Pétrone (7) , pour changer leur intrépidité en pusillanimité ou en poltronnerie ? Une obstruction dans la rate, dans le foie, un embarras dans la veine porte. Pour- quoi ? Parce que l'imagination se bouche avec les viscères, et de là naissent tous ces singuliers phénomènes de l'affection hystérique et hypo- condriaque. Que dirais-je de nouveau sur ceux qui s'ima- ginent être transformés en loups-garous, en coqs, en vampires, qui croient que les morts les sucent ? Pourquoi m'arrêterais-je à ceux qui voient leur nez ou autres membres de verre, et à qui il faut l'homme machine 65 conseiller de coucher sur la paille de peur qu'ils ne se cassent ; afin qu'ils en retrouvent l'usage et la véritable chair, lorsque mettant le feu à la paille, on leur fait craindre d'être brûlés : frayeur qui a quelquefois guéri la paralysie ? Je dois légère- ment passer sur des choses connues de tout le monde. Je ne serai donc pas plus long sur le détail des effets du sommeil. Voyez ce soldat fatigué ! il ronfle dans la tranchée, au bruit de cent pièces de canon ! Son âme n'entend rien, son sommeil est une parfaite apoplexie. Une bombe va l'écra- ser ; il sentira peut-être moins ce coup qu'un insecte qui se trouve sous le pied. D'un autre côté, cet homme que la jalousie, la haine, l'avarice, ou l'ambition dévore, ne peut trouver aucun repos. Le lieu le plus tran- quille, les boissons les plus fraîches et les plus calmantes, tout est inutile à qui n'a pas délivré son cœur du tourment des passions. L'âme et le corps s'endorment ensemble. A mesure que le mouvement du sang se calme, un doux sentiment de paix et de tranquillité se répand dans toute la machine ; l'âme se sent mollement s'appesantir avec les paupières et s'affaisser avec les fibres du cerveau : elle devient ainsi peu à peu comme paralytique, avec tous les muscles du corps. Ceux-ci ne peuvent plus porter 66 l'homme machine le poids de la tête ; celle-là ne peut plus soutenir le fardeau de la pensée ; elle est dans le sommeil comme n'étant point. La circulation se fait-elle avec trop de vitesse ? l'âme ne peut dormir. L'âme est-elle trop agitée, le sang ne peut se calmer ; il galope dans les veines avec un bruit, qu'on entend : telles sont les deux causes réciproques de l'insomnie. Une seule frayeur dans les songes fait battre le cœur à coups redoublés et nous arrache à la nécessité ou à la douceur du repos, comme feraient une vive dou- leur ou des besoins urgents. Enfin comme la seule cessation des fonctions de l'âme procure le som- meil, il est, même pendant la veille (qui n'est alors qu'une demi-veille), des sortes de petits sommeils d'âme très fréquents, des rêves à la Suisse, qui prouvent que l'âme n'attend pas toujours le corps pour dormir ; car si elle ne dort pas tout à fait, de combien peu s'en faut-il ! puisqu'il lui est impos- sible d'assigner un seul objet auquel elle ait prêté quelque attention, parmi cette foule innombrable d'idées confuses, qui, comme autant de nuages, remplissent, pour ainsi dire, l'atmosphère de notre cerveau. L'opium a trop de rapport avec le sommeil qu'il procure, pour ne pas le placer ici. Ce remède enivre, ainsi que le vin, le café, etc., chacun à sa manière, et suivant sa dose. Il rend l'homme l'homme machine 67 heureux dans un état qui semblerait devoir être le tombeau du sentiment, comme il est l'image de la mort. Quelle douce léthargie ! L'âme n'en voudrait jamais sortir. Elle était en proie aux plus grandes douleurs ; elle ne sent plus que le seul plaisir de ne plus souffrir et de jouir de la plus charmante tranquillité. I^'opiurn change jusqu'à la volonté ; il force l'âme, qui voulait veiller et se~~ divertir, d'aller se mettre au lit malgré elle. Je passe sous silence l'histoire des poisons. C'est en fouettant l'imagination que le café, cet antidote du vin, dissipe nos maux de tetc et nus chagrins, sans nous en ménager, comme celte liqueur, pouï fe lendemain. Contemplon^Tàme)dans ses autres besoins. ^£j£ corps humainest une machine qui monteur elle-même ses ressorts : vivante image du mouve- ment perpétuel. Les aliments entretiennent ce que la fièvre excite. Sans eux l'âme languit, entre en fureur et meurt abattue. C'est une bougie dont la lumière se ranime, au moment de s'éteindre. Mais nourrissez le corps, versez dans ses tuyaux des sucs vigoureux, des liqueurs fortes : alors l'âme, généreuse comme elles, s'arme d'un lier courage, et le soldat que l'eau eût fait fuir, devenu féroce, court gaiement à la mort au bruit des tambours. C'est ainsi que l'eau chaude agite un sang que l'eau froide eût calmé. HOHHH M il m\i: 68 l'homme machine Quelle puissance d'un repas ! La joie renaît dans un cœur triste, elle passe dans l'âme des convives qui l'expriment par d'aimables chan- sons, où le Français excelle. Le mélancolique seul est accablé, et l'homme d'étude n'y est plus propre. La viande crue rend les animaux féroces ; les hommes le deviendraient par la même nourriture ; cela est si vrai, que la nation anglaise, qui ne mange pas la chair si cuite que nous, mais rouge et sanglante, paraît participer de cette férocité plus ou moins grande, qui vient en partie de tels aliments et d'autres causes, que l'éducation peut seule rendre impuissantes. Cette férocité produit dans l'âme l'orgueil, la haine, le mépris des autres nations, l'indocilité et autres sentiments qui dépravent le caractère, comme des aliments grossiers font un esprit lourd, épais, dont la paresse et l'indolence sont les attributs favoris. M. Pope (8) a bien connu tout l'empire de la gourmandise, lorsqu'il dit : « Le grave Catius parle « toujours de vertu et croit que, qui souffre les « vicieux, est vicieux lui-même. Ces beaux sen- « timents durent jusqu'à l'heure du dîner ; alors il « préfère un scélérat, qui a une table délicate, à « un saint frugal. « Considérez, dit-il ailleurs, le même homme « en santé ou en maladie, possédant une belle l'homme machine 69 « charge ou l'ayant perdue ; vous le verrez chérir « la vie ou la détester, fou à la chasse, ivrogne « dans une assemblée de province, poli au bal, « bon ami en ville, sans foi à la cour. » Nous avons eu en Suisse un Baillif, nommé M. Steiger de Wittighofen ; il était à jeun le plus intègre et même le plus indulgent des juges ; mais malheur au misérable qui se trouvait sur la sellette, lorsqu'il avait fait un grand dîner ! Il était homme à faire pendre l'innocent comme le coupable. Nous pensons, et même nous ne sommes hon- nêtes gens, que comme nous sommes gais ou braves ; tout dépend de la manière dont notre machine est montée. On dirait en certains mo- ments que l'âme habite dans l'estomac, et que Van Helmont (9), en mettant son siège dans le pylore, ne se serait trompé qu'en prenant la partie pour le tout. A quels excès la faim cruelle peut nous porter ! Plus de respect pour les entrailles auxquelles on doit, ou on a donné la vie ; on les déchire à belles dents, on s'en fait d'horribles festins ; et dans la fureur, dont on est transporté, le plus laible est toujours la proie du plus fort. La grossesse, cette émule désirée des pâles couleurs, ne se contente pas d'amener le plus vent à sa suite les goûts dépravés qui accompagneni yo L'HOMME MACHINE ces deux états ; elle a quelquefois fait exécuter à l'âme les plus affreux complots : effets d'une manie subite qui étouffe jusqu'à la Loi naturelle. C'est ainsi que le cerveau, cette matrice de l'es- prit, se pervertit à sa manière avec celle du corps. Quelle autre fureur d'homme ou de femme dans ceux que la continence et la santé poursui- vent ! C'est peu pour cette fille timide et mo- deste d'avoir perdu toute honte et toute pudeur ; elle ne regarde plus l'inceste que comme une femme galante regarde l'adultère. Si ses besoins ne trouvent pas de prompts soulagements, ils ne se borneront point aux simples accidents d'une passion utérine, à la manie, etc. ; cette malheu-, reuse mourra d'un mal dont il y a tant de méde- cins. Il ne faut que des yeux pour voir l'influence nécessaire de l'âge sur la raison. L'âme suit les progrès du corps, comme ceux de l'éducation. Dans le beau sexe, l'âme suit encore la délica- tesse du tempérament : de là cette tendresse, cette affection, ces sentiments vifs, plutôt fondés sur la passion que sur la raison ; ces préjugés, ces superstitions, dont la force empreinte peut à peine s'effacer, etc. L'homme, au contraire, dont le cerveau et les nerfs participent de la fermeté de tous les solides, a l'esprit, ainsi que les traits du L HOMME MACHINE 7 1 visage, plus nerveux : l'éducation, dont manquent les femmes, ajoute encore de nouveaux degrés de force à son âme. Avec de tels secours de la nature et de l'art, comment ne serait-il pas plus recon- naissant, plus généreux, plus constant en amitié, plus ferme dans l'adversité, etc.? Mais, suivant à peu près la pensée de l'auteur des Lettres sur les Physionomies (10) : qui joint les grâces de l'esprit et du corps à presque tous les sentiments du cœur les plus tendres et les plus délicats, ne doit point nous envier une double force, qui ne semble avoir été donnée à l'homme, l'une, que pour se mieux pénétrer des attraits de la beauté, l'autre, que pour mieux servir à ses plaisirs. Il n'est pas plus nécessaire d'être aussi grand physionomiste que cet auteur, pour deviner la qualité de l'esprit par la figure ou la forme des traits, lorsqu'ils sont marqués jusqu'à un certain point, qu'il ne l'est d'être grand médecin, pour connaître un mal accompagné de tous ses symp- tômes évidents. Examinez les portraits de Locke, de Steele (11), de Boerhaave (12), de Mauper- tuis (13), etc., vous ne serez point surpris de leur trouver des physionomies fortes, des yeux d'aigle. Parcourez-en une infinité d'autres, vous distin- guerez toujours le beau du grand génie, et même souvent l'honnête homme du fripon. On a remarqué, par exemple, qu'un poète célèbre ■*<-*■ ■ -72 L'HOMME MACHINE réunit£(dans son^portrait) l'air d'un filou avec le feu de Prométhée. L'histoire nous offre un mémorable exemple de la puissance de l'air. Le fameux duc de Guise était si fort convaincu qu'Henri III, qui l'avait eu tant de fois en son pouvoir, n'oserait jamais l'as- sassiner, qu'il partit pour Blois. Le chancelier Chiverny, apprenant son départ, s'écria : voilà un homme perdu. Lorsque sa fatale prédiction fut justifiée par l'événement, on lui en demanda la raison. Il y a vingt ans, dit-il, que je connais le Roi ; il est naturellement bon et même faible, mais fai observé qu'un rien l'impatiente et le met en fureur, lorsqu'il fait froid. Tel peuple a l'esprit lourd et stupide, tel autre l'a vif, léger, pénétrant. D'où cela vient-il, si ce n'est en partie, et de la nourriture qu'il prend, et de la semence de ses pères (a), et de ce chaos de divers éléments qui nagent dans l'immensité de l'air ? L'esprit a, comme le corps, ses maladies épidémiques et son scorbut. Tel est l'empire du climat, qu'un homme qui en change, se ressent malgré lui de ce change- ment. C'est une plante ambulante qui s'est elle- même transplantée ; si le climat n'est plus le (a) L'Histoire des Animaux et des Hommes prouve l'empire de la semence des pèr-es sur l'esprit et le corps des enfants. L HOMME MACHINE 73 même, il est juste qu'elle dégénère ou s'amé- liore. On prend tout encore de ceux avec qui l'on vit, leurs gestes, leurs accents, etc., comme la paupière se baisse à la menace du coup dont on est prévenu, ou par la même raison que le corps du spectateur imite machinalement, et malgré lui, tous les mouvemens d'un bon pantomime. Ce que je viens de dire prouve que la meilleure compagnie pour un homme d'esprit est la sienne, s'il n'en trouve une semblable. L'esprit se rouille avec ceux qui n'en ont point, faute d'être exercé : à la paume, on renvoie mal la balle à qui la sert mal. J'aimerais mieux un homme intelli- gent, qui n'aurait eu aucune éducation, que s'il en eût eu une mauvaise, pourvu qu'il fût encore assez jeune. Un esprit mal conduit est un acteur que la province a gâté. Les divers états de L'âme sont donc, toujours corrélatifs à ceux du corps. Mais pour mieux démontrer toute cette dépendance et ses causes, servons-nous ici de l'Anatomic comparée ; ou- vrons les entrailles de l'homme et des animaux. Le moyen de connaître la nature humaine, si l'on n'est éclairé par un juste parallèle de la structure des uns et des autres ! En général, la forme et la composition du eer- \1\1u des quadrupèdes est à peu près la même 74 L TÎ^)"M ME MACHINE que dans l'homnjie. Même figure, même disposi- tion partout, avec cette différence essentielle, que l'homme est, de tous les animaux, celui qui a le plus de cerveau, et le cerveau le plus tor- tueux, en raison de la masse de son corps : ensuite le singe, le castor, l'éléphant, le chien, le re- nard, le chat, etc., voilà les animaux qui ressem- blent le plus à l'homme ; car on remarque aussi chez eux la même analogie graduée, par rapport au corps calleux, dans lequel Lancisi (14) avait établi le siège de l'âme, avant feu M. de la Pey- ronie (15), qui cependant a illustré cette opinion par une foule d'expériences. Après tous les quadrupèdes, ce sont les oiseaux qui ont le plus de cerveau. Les poissons ont la ! tête grosse, mais elle est vide de sens, comme celle i de bien des hommes. Ils n'ont point de corps calleux et fort peu de cerveau, lequel manque aux insectes. Je ne me répandrai point en un plus long détail des variétés de la Nature, ni en conjectures, car les unes et les autres sont infinies, comme on en peut juger en lisant les seub Traités de Wiîlis (16) de Cerebro et de Anima Brutorum. Je conclurai seulement ce qui s'ensuit claire- ment de| ces incontestables observations : i° que plus les animaux sont farouches, moins ils ont de cerveau ; 2° que ce viscère semble s'agrandir LHOMME MACHINE 75 en quelque sorte, à proportion de leur docilité ; 30 qu'il y a ici une singulière condition imposée éternellement par la Nature, qui est que plus on gagnera du côté de l'esprit, plus on perdra du côté de l'instinct. Lequel l'emporte de la perte ou du gain ? Ne croyez pas au reste que je veuille prétendre par là que le seul volume du cerveau suffise pour faire juger du degré de docilité des animaux ; il faut que la qualité réponde encore à la quantité, et que les solides et les fluides soient dans cet équilibre convenable qui fait la santé. Si l'imbécile ne manque pas de cerveau, comme on le remarque ordinairement, ce viscère péchera par une mauvaise consistance, par trop de mol- lesse, par exemple. Il en est de même des fous ; les vices de leur cerveau ne se dérobent pas toujours à nos recherches,; mais si les causes de l'imbécillité, de la folie, etc., ne sont pas sensibles, où aller chercher celles de la variété de tous les esprits ? Elles échappent aux yeux des Lynx et des Argus. Un rien, une petite fibre, quelque chose que la plus subtile anatomie ne peut découvrir, eût fait deux sots d'Erasme -et de Fontenelle, qui le remarque lui-même dans un de ses meilleurs Dialogues. Outre la mollesse de la moelle du cerveau dans les enfants, dans les petits chiens et dans les oi- seaux, Willis a remarqué que les corps cannelés j6 l'homme machine sont effacés et comme décolorés dans tous ces animaux, et que leurs stries sont aussi imparfaite- ment formées que dans les paralytiques. Il ajoute, ce qui est vrai, que l'homme a la protubérance annulaire fort grosse ; et ensuite, toujours diminu- tivement par degrés, le singe et les autres ani- maux nommés ci- devant, tandis que le veau, le bœuf, le loup, la brebis, le cochon, etc., qui ont cette partie d'un très petit volume, ont les Nates et Testes fort gros. On a beau être discret et réservé sur les consé- quences qu'on peut tirer de ces observations et de tant d'autres sur l'espèce d'inconstance des vaisseaux et des nerfs, etc. : tant de variétés ne peuvent être des jeux gratuits de la Nature. Elles prouvent du moins la nécessité d'une bonne et abondante organisation, puisque, dans tout le règne animal, l'âme se raffermissant avec le corps acquiert de la sagacité, à mesure qu'il prend des forces. Arrêtons-nous à contempler la différente doci- lité des animaux. Sans doute, l'analogie la mieux entendue conduit l'esprit à croire que les causes dont nous avons fait mention, produisent toute la diversité qui se trouve entré eux et nous, quoi- qu'il faille avouer que notre faible entendement, borné aux observations les plus grossières, ne puisse voir les liens qui régnent entre la cause et L HOMME M A C H I X E 77 les effets. C'est une espèce d'harmonie que les Philosophes ne connaîtront jamais. Parmi les animaux, les uns apprennent à parler et à chanter ; ils retiennent des airs et prennent tous les tons aussi exactement qu'un musicien. Les autres, qui montrent cependant plus d'esprit, tels que le singe, n'en peuvent venir à bout. Pour- quoi cela, si ce n'est par un vice des organes de — - la parole ? Mais ce vice est-il tellement de conformation qu'on n'y puisse apporter aucun remède ? En un mot, serait-il absolument impossible d'apprendre une langue à cet animal ? Je ne le crois pas. —-*" Je prendrais le grand singe préférablement à tout autre, jusqu'à ce que le hasard nous eût fait découvrir quelque autre espèce plus semblable à la nôtre, car rien ne répugne qu'il y en ait dans des régions qui nous sont inconnues. Cet animal nous ressemble si fort, que les naturalistes l'ont appelé homme sauvage, ou homme des bois. Je le prendrais aux mêmes conditions des écoliers d'Amman (17), c'est-à-dire que je voudrais qu'il ne fût ni trop jeune ni trop vieux, car ceux qu'on nous apporte en Europe sont communément trop âgés. Je choisirais celui qui aurait la physionomie la plus spirituelle, et qui tiendrait le mieux dans mille petites opérations ce qu'elle m'aurait pro- mis. Enfin, ne me trouvant pas digne d'être son 78 l'homme machine gouverneur, je le mettrais à l'école de l'excellent maître que je viens de nommer, ou d'un autre aussi habile, s'il en est. Vous savez par le livre d'Amman, et par tous ceux (a) qui ont traduit sa méthode, tous les prodiges qu'il a su opérer sur les sourds de nais- sance, dans les yeux desquels il a, comme il le fait entendre lui-même, trouvé des oreilles, et en combien peu de temps enfin il leur a appris à entendre, parler, lire et écrire. Je veux que les yeux d'un sourd voient plus clair et soient plus intelligents que s'il ne l'était pas, par la raison que la perte d'un membre ou d'un sens peut augmen- ter la force ou la pénétration d'un autre : mais le singe voit et entend, il comprend ce qu'il entend et ce qu'il voit ; il conçoit si parfaitement les signes qu'on lui fait, qu'à tout autre jeu, ou tout autre exercice, je ne doute point qu'il ne l'em- portât sur les disciples d'Amman. Pourquoi donc l'éducation des singes serait-elle impossible ? Pourquoi ne pourrait-il enfin, à force de soins, imiter, à l'exemple des sourds, les mouvements nécessaires pour prononcer ? Je n'ose décider si les organes de la parole du singe ne peuvent, quoi qu'on fasse, rien articuler ; mais cette impossibilité absolue me surprendrait, à cause de la grande (») L'Auteur de l'Histoire naturelle l'Ame, etc. L HOMME MACHINE 79 analogie du singe et de l'homme, et qu'il n'est point d'animal connu jusqu'à présent, dont le dedans et le dehors lui ressemblent d'une manière si frappante. M. Locke, qui certainement n'a jamais été suspect d'incrédulité, n'a pas fait difficulté de croire l'histoire, que le Chevalier Temple (l8) fait dans ses Mémoires, d'un perroquet qui répon- dait à propos et avait appris, comme nous, à avoir une espèce de conversation suivie. Je sais qu'on s'est moqué (a) de ce grand métaphysicien ; mais qui aurait annoncé à l'Univers qu'il y a dés générations qui se font sans œufs et sans fem- mes, aurait-il trouvé beaucoup de partisans ? Cependant M. Trembley (l9) en a découvert, qui se font sans accouplement et par la seule section. Amman n'eût-il pas ausii passé pour un fou, s'il se fût vanté, avant d'en faire l'heureuse expérience, d'instruire, et en aussi peu de temps, des écoliers tels que les siens ? Cependant ses succès ont étonné l'Univers et, comme l'auteur de l'His- toire des polypes, il a passé de plein vol à l'im- mortalité. Qui doit à son génie les miracles qu'il opère, l'emporte à mon gré sur qui doit les siens au hasard. Qui a trouvé l'art d'embellir le plus beau des règnes, et de lui donner des perfections qu'il n'avait pas, doit être mis au-dessus d'un (a) L'Auteur de l'Iiigt. de l'Ame. 80 l'homme machine faiseur oisif de systèmes frivoles, ou d'un auteur laborieux de stériles découvertes. Celles d'Amman sont bien d'un autre prix ; il a tiré les hommes de l'instinct auquel ils semblaient condamnés ; il leur a donné des idées, de l'esprit, une âme en un mot, qu'ils n'eussent jamais eue. Quel plus grand pouvoir ! Ne bornons point les ressources de la Nature ; elles sont infinies, surtout aidées d'un grand Art. La même mécanique, qui ouvre le canal d'Eus- tache dans les sourds, ne pourrait-elle le débou- cher dans les singes ? Une heureuse envie d'imiter la prononciation du maître, ne pourrait-elle mettre en liberté les organes de la parole dans des ani- maux, qui imitent tant d'autres signes avec tant d'adresse et d'intelligence ? Non seulement je défie qu'on me cite aucune expérience vraiment concluante, qui décide mon projet impossible et ridicule, mais la similitude de la structure et des opérations du singe est telle, que je ne doute presque point, si on exerçait parfaitement cet animal, qu'on ne vînt à bout de lui apprendre à prononcer, et par conséquent à savoir une langue. Alors ce ne serait plus ni un homme sauvage, ni un homme manqué : ce serait un homme par- fait, un petit homme de ville, avec autant d'étoffe ou de muscles que nous-mêmes, pour penser et profiter de son éducation. L ' H O M M E MACHINE 8r Des animaux à l'homme, la transition n'est pas violente ; les vrais Philosophes en convien- dront. Qu'était l'homme, avant l'invention des mots et la connaissance des langues ? Un animal de son espèce, qui avec beaucoup moins d'instinct naturel que les autres, dont alors il ne se croyait pas roi, n'était distingué du singe et des autres animaux que comme le singe l'est lui-même, je veux dire par une physionomie qui annonçait plus de discernement. Réduit à la seule connais- sance intuitive des Leibniziens, il ne voyait que des figures et des couleurs, sans pouvoir rien dis- tinguer entre elles ; vieux, comme jeune, enfant à tout âge, il bégayait ses sensations et ses besoins, comme un chien affamé ou ennuyé du repos de- mande à manger ou à se promener. Les mots, les langues, les lois, les sciences, les beaux-arts sont venus, et par eux enfin le diamant brut de notre esprit a été poli. On a dressé un homme comme un animal ; on est devenu auteur comme portefaix. Un géomètre a appris à faire les démonstrations et les calculs les plus difficiles, comme un singe à ôter ou mettre son petit chapeau et à monter sur si m chien docile. Tout s'est fait par des aign< chaque espèce a compris ce qu'elle a pu com- prendre : et c'est de cette manière que les honni ont acquis la connaissance symbolique, ainsi nom- 82 l'homme machine mée encore par nos philosophes d'Allemagne. Rien de si simple, comme on voit, que la méca- nique de notre éducation ! Tout se réduit à des sons ou à des mots, qui de la bouche de l'un passent par l'oreille de l'autre dans le cerveau, qui reçoit en même temps par les yeux la figure des corps dont ces mots sont les signes arbitraires. Mais qui a parlé le premier ? Qui a été le pre- mier précepteur du genre humain ! Qui a in- venté les moyens de mettre à profit la docilité de notre organisation ? Je n'en sais rien ; le nom de ces heureux et premiers génies a été perdu dans la nuit des temps. Mais l'art est le fils de _la Nature ; elle a dû longtemps le précéder. On doit croire que les hommes les mieux or- ganisés, ceux pour qui la Nature aura épuisé les bienfaits, auront instruit les autres. Ils n'auront pu entendre un bruit nouveau par exemple, éprouver de nouvelles sensations, être frappés de tous ces beaux objets divers qui forment le ravissant spec- tacle de la Nature, sans se trouver dans le cas de ce sourd de Chartres dont le grand Fontenelle nous a le premier donné l'histoire, lorsqu'il entendit pour la première fois à quarante ans le bruit étonnant (.les cloches. I )e là serait-il absurde de croire que ces pre- miers mortels essayèrent, à la manière de ce sourd, ou à celle des animaux et des muets y L HOMME M A C H I X H 83 (autre espèce d'animaux), d'exprimer leurs nou- veaux sentiments par des mouvements dépen- dant de l'économie de leur imagination, et con- séquemment ensuite par des sons spontanés propres à chaque animal, expression naturelle de leur surprise, de leur joie, de leurs transports ou de leurs besoins ? Car, sans doute, ceux que la Nature a doués d'un sentiment plus exquis ont eu aussi plus de facilité pour l'exprimer. Voilà comme je conçois que les hommes ^ont employé leur sentiment, ou leur instinct pour avoir de' l'esprit, et enfin leur esprit pour a\<>ir des connaissances. Voilà par quels moyens, autant que je peux les saisir, on s'est rempli le cerveau des idées, pour la réception desquelles !a Nature l'avait formé. On s'est aidé l'un par l'autre, et les plus petits commencements s'agrandissant peu à peu, toutes les choses de l'Univers ont été aussi facilement distinguées qu'un cercle. Comme une corde de violon ou une touche de clavecin frémit et rend un son, les cordes du cerveau, frappées par les rayons sonores, ont été excitées à rendre on à redire les mots qui les touchaient. Mais comme telle est la construction île ee viscère, que dès qu'une fois les yeux bien formés pour l'optique ont reçu la peinture des objets, le cerveau ne peut pas ne pas voir leurs images et leurs différences : de même lorsque les H'iMUI. \l \i III \L 84 l'homme machine signes de ces différences ont été marqués ou gravés dans le cerveau, l'âme en a nécessairement examiné les rapports : examen qui lui était impos- sible, sans la découverte des signes ou l'inven- tion des langues. Dans ce temps, où l'Univers était presque muet, l'âme était à l'égard de tous les objets, comme un homme, qui, sans avoir aucune idée des proportions, regarderait un tableau ou une pièce de sculpture : il n'y pour- rait rien distinguer ; ou comme un petit enfant (car alors l'âme était dans son enfance) qui, tenant dans sa main un certain nombre de petits brins de paille ou de bois, les voit en général d'une vue vague et superficielle, sans pouvoir les compter, ni les distinguer. Mais qu'on mette une espèce de pavillon, ou d'étendard à cette pièce de bois, par exemple, qu'on appelle mât, qu'on en mette un autre à un autre pareil corps ; que le premier venu se nombre par le signe 1 et le second par le signe ou chiffre 2 ; alors cet enfant pourra les compter, et ainsi de suite il apprendra toute l'arithmétique. Dès qu'une figure lui paraîtra égale à une autre par son signe numératif, il conclura sans peine que ce sont deux corps, que 1 et 1 font 2, que 2 et 2 font 4 (a), etc. (a) Il y a encore aujourd'hui des peuples qui, faute d'un plus grand nombre de signes, ne peuvent compter que jusqu'à 20< l'homme machine C'est cette similitude réelle ou apparente des\ figures, qui est la base fondamentale de toutes les vérités et de toutes nos connaissances, parmi lesquelles il est évident que celles dont les signes sont moins simples et moins sensibles, sont plus difficiles à apprendre que les autres, en ce qu'elles^ demandent plus de génie, pour embrasser et combiner cette immense quantité de mots, par lesquels les sciences dont je parle expriment les vérités de leur ressort ; tandis que les sciences, qui s'annoncent par des chiffres, ou autres petits signes, s'apprennent facilement, et c'est sans doute cette facilité qui a fait la fortune des calculs algébriques, plus encore que leur évidence. Tout ce savoir dont le vent enfle le ballon du cerveau de nos pédants orgueilleux, n'est donc qu'un vaste amas de mots et de figures, qui for- ment dans la tête toutes les traces, par lesquelles nous distinguons et nous nous rappelons les objets. Toutes nos idées se réveillent, comme un jardinier qui connaît les plantes se souvient de toutes leurs phases à leur aspect. Ces mots et ces figures qui sont désignées par eux, sont telle- ment liés ensemble dans le cerveau, qu'il est assez rare qu'on imagine une chose, sans le nom, ou le signe qui lui est attaché. Je me sers toujours du mot imaginer, parce que je crois que tout s'imagine, et que toutes les parti ) 86 l'homme machine de l'âme peuvent être justement réduites à la seule imagination, qui les forme toutes ; et qu'ainsi le jugement, le raisonnement, la mémoire ne sont que des parties de l'âme nullement absolues, mais de véritables modifications de cette espèce de toile médullaire, sur laquelle les objets peints dans l'œil sont renvoyés comme d'une lanterne ma- gique. Mais si tel est ce merveilleux et incompréhen- sible résultat de l'organisation du cerveau, si tout se conçoit par l'imagination, si tout s'explique par elle, pourquoi diviser le principe sensitif qui pense dans l'homme ? N'est-ce pas une contradiction manifeste dans les partisans de la simplicité de l'esprit ? Car une chose qu'on divise ne peut plus être sans absurdité regardée comme indivisible. Voilà où conduit l'abus des langues et l'usage de ces grands mots, spiritualité, immaté- rialité, etc., placés à tout hasard, sans être entendus même par des gens d'esprit. Rien de plus facile que de prouver un système fondé, comme celui-ci, sur le sentiment intime et l'expérience propre de chaque individu. L'imagi- nation, ou cette partie fantastique du cerveau, dont la nature nous est aussi inconnue que sa manière d'agir, est-elle naturellement petite ou faible ? elle aura à peine la force de comparer l'analogie ou la ressemblance de ses idées ; elle ne l'homme machine 87 pourra voir que ce qui sera vis-à-vis d'elle, ou ce qui l'affectera le plus vivement, et encore de quelle manière ! Mais toujours est-il vrai que l'imagination seule aperçoit que c'est elle qui se représente tous les objets, avec les mots et les; figures qui les caractérisent ; et qu'ainsi c'est elle encore une fois qui est l'âme, puisqu'elle en fait tous les rôles. Par elle, par son pinceau flatteur, le froid squelette de la raison prend des chairs vives et vermeilles ; par elle les sciences fleuris- f sent, les arts s'embellissent, les bois parlent, Ç les échos soupirent, les rochers pleurent, le ' marbre respire, tout prend vie parmi les corps \ inanimés. C'est elle encore qui ajoute à la ten- dresse d'un cœur amoureux le piquant attrait de la volupté ; elle la fait germer dans le cabinet du Philosophe et du pédant poudreux ; elle forme enfin les savants comme les orateurs et les poètes. Sottement décriée par les uns, vainement dis- tinguée par les autres, qui tous l'ont mal connue, elle ne marche pas seulement à la suite des grâces et des beaux-arts, elle ne peint pas seulement la Nature, elle peut aussi la mesurer. Elle raisonne, juge, pénètre, compare, approfondit. Pourrait- elle si bien sentir les beautés des tableaux qui lui sont tracés, sans en découvrir les rapports ? Non ; comme elle ne peut se replier sur les plaisirs des sens, sans en goûter toute la perfection ou la 88 l'homme machine volupté, elle ne peut réfléchir sur ee qu'elle a mécaniquement conçu, sans être alors le jugement même . Plus on exerce l'imagination, ou le maigre génie, plus il prend, pour ainsi dire, d'embon- point ; plus il s'agrandit, devient nerveux, robuste, vaste et capable de penser. La meilleure organisa- tion a besoin de cet exercice. /py L'organisation est le premier mérite de l'hom- me ; c'est en vain que tous les auteurs de morale ne mettent point au rang des qualités estimables celles qu'on tient de la Nature, mais seulement les talents qui s'acquièrent à force de réflexions- et d'industrie : car d'où nous vient, je vous prie, l'habileté, la science et la vertu, si ce n'est d'une disposition qui nous rend propres à devenir habiles, savants et vertueux ? Et d'où nous vient encore cette disposition, si ce n'est de la Nature ? Nous n'avons de qualités estimables que par elle ; nous lui devons tout ce que nous sommes. Pourquoi donc n'estimerais-je pas autant ceux qui ont des qualités naturelles, que ceux qui bril- lent par des vertus acquises et comme d'emprunt ? Quel que soit le mérite, de quelque endroit qu'il naisse, il est digne d'estime ; il ne s'agit que de savoir la mesurer. L'esprit, la beauté, les riches- ses, la noblesse, quoique enfants du hasard, ont tous leur prix, comme l'adresse, le savoir, la l'homme machine 89 vertu, etc. Ceux que la Nature a comblés de ses dons les plus précieux, doivent plaindre ceux à qui ils ont été refusés ; mais ils peuvent sentir leur supériorité sans orgueil et en connaisseurs. Une belle femme serait aussi ridicule de se trouver laide, qu'un homme d'esprit de se croire un sot. Une modestie outrée (défaut rare à la vérité) est une sorte d'ingratitude envers la Nature. Une honnête fierté au contraire est la marque d'une âme belle et grande, que décèlent des traits t mâles, moulés comme par le sentiment. Si l'organisation est un mérite, et le prunier mérite, et la source de tous les autres, lj.gRtrur.-^^y--' ■ond. Le cerveau le mieux construit, sans elle, le serait en pure perte ; comme sans l'usage du monde, l'homme le mieux fait ne serait qu'un paysan grossier. Mais aussi quel serait le fruit de la plus excellente école, sans une ma- trice parfaitement ouverte à l'entrée, ou à la conception des idées ? Il est aussi impossible de donner une seule idée à un homme, privé de tous les sens, que de faire un enfant à une femme, .1 laquelle la Nature aurait poussé la distraction jusqu'à oublier de faire une vulve, comme je l'ai vu dans une, qui n'avait ni fente, ni vagin, ni matrice, et qui pour cette raison fut démariée après dix ans de mariage. Mais si li- cerveau est à la lois bu-ii organisé £l 90 l'homme machine bien instruit, c'^st-une 4err-e féconde/parfaitement ensemencée, qui produit le centuple* de ce qu'elle a reçu, ou (pour quitter le style figuré souvent nécessaire, pour mieux exprimer ce qu'on sent et donner des grâces à la vérité même) l'imagina- tion élevée par l'art à la belle et rare dignité de génie, saisit exactement tous les rapports des idées qu'elle a conçues, embrasse avec facilité une foule étonnante d'objets, pour en tirer enfin une longue chaîne de conséquences, lesquelles ne sont encore que de nouveaux rapports, enfantés par la comparaison des premiers, auxquels l'âme trouve une parfaite ressemblance. Telle est, selon moi, la génération de l'esprit. Je dis trouve, comme j'ai donné ci-devant l'épithète à! apparente, à la similitude des objets : non que je pense que nos sens soient toujours trompeurs, comme l'a pré- tendu le P. Malebranche, ou que nos yeux natu- rellement un peu ivres ne voient pas les objets, tels qu'ils sont en eux-mêmes, quoique les micros- copes nous le prouvent tous les jours, mais pour n'avoir aucune dispute avec les Pyrrhoniens, par- mi lesquels Bayle s'est distingué. Je dis de la vérité en général ce que M. de Fontenelle dit de certaines en particulier, qu'il faut la sacrifier aux agréments de la société. Il est de la douceur de mon caractère, d'obvier à toute dispute, lorsqu'il ne s'agit pas d'aiguiser la con- L HOMME MACHINE 91 versation. Les cartésiens viendraient ici vainement à la charge avec leurs idées innées, je ne me donne- rais certainement pas le quart de la peine qu'a prise M. Locke pour attaquer de telles chimères. Quelle utilité en effet de faire un gros livre, pour prouver une doctrine qui était érigée en axiome, il y a trois mille ans ? Suivant les principes que nous avons posés, et que nous croyons vrais, celui qui a le plus d'ima- gination doit être regardé, comme ayant le plus d'esprit, ou de génie, car tous ces mots sont syno- nymes ; et encore une fois, c'est par un abus honteux qu'on croit dire des choses différentes, lorsqu'on ne dit que différents mots ou différents sons, auxquels on n'a attaché aucune idée ou distinction réelle. La plus belle, la plus grande, ou la plus for,te imagination, est donc la plus propre aux sciences, comme aux arts. Je ne décide point s'il faut plus d'esprit pour exceller dans l'art des Aristote, ou des Descartes, que dans celui des Euripide, ou des Sophocle ; et si la Nature s'est mise en plus grands frais, pour faire Newton, que pour former Corneille, ce dont je doute fort ; mais il est certain que c'est la seule imagination diversement appliquée, qui a fait leur différent triomphe et leur gloire immortelle. Si quelqu'un passe pour avoir peu de jugement ()Z l'homme machine c beaucoup d'imagination, cela veut dire que l'imagination trop abandonnée à elle-même, pres- que toujours comme occupée à se regarder dans le miroir de ses sensations, n'a pas assez contracté l'habitude de les examiner elles-mêmes avec attention ; plus profondément pénétrée des traces, ou des images, que de leur vérité ou de leur res- semblance. Il est vrai que telle est la vivacité des ressorts de l'imagination, que si l'attention, cette clé ou mère des sciences, ne s'en mêle, il ne lui est guère permis que de parcourir et d'effleurer les objets. Voyez cet oiseau sur la branche, il semble tou- jours prêt à s'envoler ; l'imagination est de même. Toujours emportée par le tourbillon du sang et des esprits ; une onde fait une trace, effacée par celle qui suit ; l'âme court après, souvent en vain, il faut qu'elle s'attende à regretter ce qu'elle n'a pas assez vite saisi et fixé : et c'est ainsi que l'ima- gination, véritable image du temps, se détruit et se renouvelle sans cesse. Tel est le chaos et la succession continuelle et rapide de nos idées ; elles se chassent, comme un flot pousse l'autre, de sorte que si l'imagination n'emploie, pour ainsi dire, une partie de ses mus- cles, pour être comme en équilibre sur les cordes du cerveau, pour se soutenir quelque temps sur un objet qui va fuir, et s'empêcher de tomber sur l'homme machixe 93 un autre, qu'il n'est pas encore temps de contem- pler, jamais elle ne sera digne du beau nom de jugement. Elle exprimera vivement ce qu'elle aura senti de même ; elle formera l'es orateurs, les musiciens, les peintres, les poètes, et jamais un seul Philosophe. Au contraire, si dès l'enfance on accoutume l'imagination à se brider elle-même, à ne point se laisser emporter à sa propre impétuo- sité, qui ne fait que de brillants Enthousiastes, à arrêter, contenir ses idées, à les retourner dans tous les sens, pour voir toutes les faces d'un objet : alors l'imagination prompte à juger, embrassera par le raisonnement la plus grande sphère d'ob- jets, et sa vivacité, toujours de si bon augure dans les enfants, et qu'il ne s'agit que de régler par l'étude et l'exercice, ne sera plus qu'une pénétra- tion clairvoyante, sans laquelle on fait peu de progrès dans les sciences. Tels sont les simples fondements sur lesquels a été bâti l'édifice de la logique. La Nature les avait jetés pour tout le genre humain, mais 1 uns en ont profité, les autres en ont abusé. Malgré toutes ces prérogatives de l'homme sur les animaux, c'est lui faire honneur que de le ranger dans la même classe. Il est vrai que jusqu'à un certain âge, il est plus animal qu'eux, parce qu'il apporte moins d'instinct en naissant. Quel est l'animal qui mourrait de faim au 94 l'homme machine milieu d'une rivière de lait ? L'homme seul. Semblable à ce vieux enfant dont un moderne parle d'après Arnobe (20) , il ne connaît ni les aliments qui lui sont propres, ni l'eau qui peut le noyer, ni le feu qui peut le réduire en pou- dre. Faites briller pour la première fois la lumière d'une bougie aux yeux d'un enfant, il y portera machinalement le doigt comme pour savoir quel est le nouveau phénomène qu'il aperçoit ; c'est à ses dépens qu'il connaîtra le danger, mais il n'y sera pas repris. Mettez-le encore avec un animal sur le bord d'un précipice : lui seul y tombera ; il se noie, où l'autre se sauve à la nage. A quatorze, ou quinze ans, il entrevoit à peine les grands plaisirs qui l'at- . tendent dans la reproduction de son espèce ; déjà adolescent, il ne sait pas trop comment s'y prendre dans un jeu, que la Nature apprend si vite aux animaux : il se cache, comme s'il était honteux — d'avoir du plaisir et d'être fait pour être heureux,— tandis que les animaux se font gloire d'être cyniques. Sans éducation, ils sont sans préjugés. I Mais voyons ce chien et cet enfant qui ont tous deux perdu leur maître dans un grand chemin : l'enfant pleure, il ne sait à quel saint se vouer ; le chien, mieux servi par son odorat, que l'autre par sa raison, l'aura bientôt trouvé. La Nature nous avait donc faits pour être au- i l'homme machine 95 dessous des animaux, ou du moins pour faire par là même mieux éclater les prodiges de l'éduca- tion, qui seule nous tire du niveau et nous élève enfin au-dessus d'eux. Mais accordera-t-on la même distinction aux sourds, aux aveugles-nés, aux imbéciles, aux fous, aux hommes sauvages, ou qui ont été élevés dans les bois avec les bêtes ; à ceux dont l'affection hypocondriaque a perdu l'imagination, enfin à toutes ces bêtes à figure humaine, qui ne montrent que l'instinct le plus grossier ? Non, tous ces hommes de corps, et non d'esprit, ne méritent pas une classe parti- culière. Nous n'avons pas dessein de nous dissimuler les objections qu'on peut faire en faveur de la distinction primitive de l'homme et des ani- maux, contre notre sentiment. 11 y a, dit-on, dans l'homme une Loi naturelle, une connaissance du bien et du mal, qui n'a pas été gravée dans le cœur des animaux. Mais cette objection, ou plutôt cette assertion, est-elle fondée sur l'expérience, sans laquelle un Philosophe peut tout rejeter ? Jfo avons-nous quelqu'une qui nous convainque que l'homme seul a été éclairé d'un rayon refusé à tous les autres animaux ? S'il n'y en a point, nous ne pouvons pas plus connaître par elle ce qui se passe dans eux, et même dans les hommes, que ne pas 96 l'homme machine sentir ce qui affecte l'intérieur de notre être. Nous savons que nous pensons et que nous avons des remords : un sentiment intime ne nous force que trop d'en convenir ; mais pour juger des remords d'autrui, ce sentiment qui est dans nous est insuffisant : c'est pourquoi il en faut croire les autres hommes sur leur parole, ou sur les signes sensibles et extérieurs que nous avons remarqués en nous-mêmes, lorsque nous éprou- vions la même conscience et les mêmes tourments. Mais pour décider si les animaux qui ne par- lent point ont reçu la Loi naturelle, il faut s'en rapporter conséquemment à ces signes dont je viens de parler, supposé qu'ils existent. Les faits semblent le prouver. Le chien qui a mordu son maître qui l'agaçait, a paru s'en repentir le mo- ment suivant ; on l'a vu triste, fâché, n'osant se montrer, et s'avouer coupable par un air rampant et humilié. L'Histoire nous offre un exemple célèbre d'un lion qui ne voulut pas déchirer un homme abandonné à sa fureur, parce qu'il le reconnut pour son bienfaiteur. Qu'il serait à souhaiter que l'homme même montrât toujours la même reconnaissance pour les bienfaits, et le même respect pour l'humanité 1 On n'aurait plus à craindre les ingrats, ni ces guerres qui sont le fléau du genre humain et les vrais bourreaux de la Loi naturelle. L HOMME MACHINE 97 Mais un être à qui la Nature a donné un instinct si précoce, si éclairé, qui juge, combine, raisonne et délibère, autant que s'étend et lui permet la sphère de son activité ; un être qui s'attache par les bienfaits, qui se dctache par les mauvais traite- ments et va essayer un meilleur maître ; un être d'une structure semblable à la nôtre, qui fait les mêmes opérations, qui a les mêmes passions, les mêmes douleurs, les mêmes plaisirs, plus ou moins vifs, suivant l'empire de l'imagination et la délicatesse des nerfs ; un tel être enfin ne montre- t-il pas clairement qu'il sent ses torts et les nôtres, qu'il connaît le bien et le mal, en un mot a con- science de ce qu'il fait ? Son âme qui marque comme la nôtre les mêmes joies, les mêmes morti- fications, les mêmes déconcertements, serait-elle sans aucune répugnance à la vue de son sem- blable déchiré, ou après l'avoir lui-même impi- toyablement mis en pièces ? Cela posé, le don précieux dont il s'agit, n'aurait point été refusé aux animaux, car puisqu'ils nous offrent des signes évidents de leur repentir, comme de leur intelligence, qu'y a-t-il d'absurde à penser que des êtres, des machines presque aussi parfaites que nous, soient comme nous faites pour penser et pour sentir la Nature ? Qu'on ne m'objecte point que les animaux sont pour la plupart des êtres féroces, qui ne sont pas 98 l'homme machine capables de sentir les maux qu'ils font ; car tous les hommes distinguent-ils mieux les vices et les vertus ? Il est dans notre espèce, de la férocité, comme dans la leur. Les hommes qui sont dans la barbare habitude d'enfreindre la Loi naturelle, n'en sont pas si tourmentés que ceux qui la trans- gressent pour la première fois, et que la force de l'exemple n'a point endurcis. Il en est de même des animaux, comme des hommes ; les uns et les autres peuvent être plus ou moins féroces par tempérament, et ils le deviennent encore plus avec ceux qui le sont. Mais un animal doux, paci- fique, qui vit avec d'autres animaux semblables, et d'aliments doux, sera ennemi du sang et du carnage; il rougira intérieurement de l'avoir versé, avec cette différence peut-être que, comme chez eux tout est immolé aux besoins, aux plaisirs et aux commodités de la vie, dont ils jouissent plus que nous, leurs remords ne semblent pas devoir être si vifs que les nôtres, parce que nous ne sommes pas dans la même nécessité qu'eux. La ' coutume émousse et peut-être étouffe les remords, comme les plaisirs. Mais je veux supposer pour un moment que je me trompe, et qu'il n'est pas juste que presque tout l'Univers ait tort à ce sujet, tandis que j'au- rais seul raison ; j'accorde que les animaux, même les plus excellents, ne connaissent pas la distinc- L HOMME MACHINE 99 tion du bien et du mal moral, qu'ils n'ont aucune mémoire des attentions qu'on a eues pour eux, j du bien qu'on leur a fait, aucun sentiment de leurs propres vertus ; que ce lion, par exemple, dont j'ai parlé après tant d'autres, ne se souvienne | pas de n'avoir pas voulu ravir la vie à cet homme i qui fut livré à sa furie, dans un spectacle plus inhumain que tous les lions, les tigres et les I ours ; tandis que nos compatriotes se battent, Suisses contre Suisses, frères contre frères, se reconnaissent, s'enchaînent, ou se tuent sans remords, parce qu'un prince paye leurs meurtres ; je suppose enfin que la Loi naturelle n'ait pas été \ donnée aux animaux, quelles en seront les consé- quences ? L'homme n'est pas pétri d'un limon plus précieux ; la Nature n'a employé qu'une seule et même pâte, dont elle a seulement varié les levains. Si donc l'animal ne se repent pas d'avoir violé le sentiment intérieur dont je parle, ou plutôt s'il en est absolument privé, il faut néces- sairement que l'homme soit dans le même cas : moyennant quoi adieu la Loi naturelle et tous ces beaux traités qu'on a publiés sur elle ! Tout le règne animal en serait généralement dépourvu. Mais, réciproquement, si l'homme ne peut se dispenser de convenir qu'il distingue toujours, lorsque la santé le laisse jouir de lui-même, ceux qui ont de la probité, de l'humanité, de la vertu, lluMMT M M III M 7 -cr\ r^u_ -H-c-^v ioo l'homme machine (de ceux qui ne sont ni humains, ni vertueux, ici honnêtes gens ; qu'il est facile de distinguer ce quiX est vice ou vertu, par l'unique plaisir an la propre répugnance qui en sont comme les effets naturels, il s'ensuit que les animaux formés de la même matière, à laquelle il n'a peut-être manqué qu'un degré de fermentation pour égaler les hommes en tout, doivent participer aux mêmes préroga- tives de l'animalité, et qu'ainsi il n'est point d'âme^arjLde substance sensitive, sans remords^ La réflexion suivante va fortifiée. celles-ci. On ne peut détruire la Loi naturelle. L'em- preinte en est si forte dans tous les animaux, que je ne doute nullement que les plus sauvages et les plus féroces n'aient quelques moments de repentir. Je crois que la fille sauvage de Châlons en Cham- pagne aura porté la peine de son crime, s'il est vrai qu'elle ait mangé sa sœur. Je pense la même chose de tous ceux qui commettent des crimes, même involontaires, ou de tempérament : de Gaston d'Orléans qui ne pouvait s'empêcher de voler ; de certaine femme qui fut sujette au même vice dans la grossesse, et dont ses enfants héri- tèrent ; de celle qui dans le même état mangea son mari ; de cette autre qui égorgeait les enfants, salait leurs corps, et en mangeait tous les jours comme du petit salé ; de cette fille de voleur anthropophage, qui le devint à 12 ans, quoi- l'homme machine ioi que ayant perdu père et mère à l'âge d'un an, elle eût été élevée par d'honnêtes gens, pour ne rien dire de tant d'autres exemples dont nos observa- teurs sont remplis, et qui prouvent tous qu'il est mille vices et vertus héréditaires, qui passent des parents aux enfants, comme ceux de la nourrice à ceux qu'elle allaite. Je dis donc et j'accorde que ces malheureux ne sentent pas pour la plupart sur-le-champ l'énormité de leur action. La bou- limie, par exemple, ou la faim canine peut éteindre tout sentiment ; c'est une manie d'esto- mac qu'on est forcé de satisfaire. Mais revenues à elles-mêmes, et comme désenivrées, quels remords pour ces femmes qui se rappellent le meurtre qu'elles ont commis dans ce qu'elles avaient de plus cher ! quelle punition d'un mal involontaire, auquel elles n'ont pu résister, dont elles n'ont eu aucune conscience ! cependant ce n'est point assez apparemment pour les juges. Parmi les femmes dont je parle, l'une fut rouée et brûlée, l'autre enterrée vive. Je sens tout ce que demande l'intérêt de la société. Mais il serait sans doute à souhaiter qu'il n'y eût pour juges que d'excellents médeciçsy Eux seuls pourraient dis- tinguer le criminel innocent du coupable. Si la raison est esclave d'un sens dépravé ou en fureur, comment peut-elle le gouverner ? Mais si le crime porte avec soi sa propre puni- 102 l'homme machine tion plus ou moins cruelle ; si la plus longue et la plus barbare habitude ne peut tout à fait arracher le repentir des cœurs les plus inhumains ; s'ils sont déchirés par la mémoire même de leurs actions, pourquoi effrayer l'imagination des esprits faibles par un enfer, par des spectres et des précipices de feu, moins réels encore que ceux de Pascal (a) ? Qu'est-il besoin de recourir à des fables, comme un pape de bonne foi l'a dit lui-même, pour tour- menter les malheureux mêmes qu'on fait périr, parce qu'on ne les trouve pas assez punis par leur propre conscience, qui est leur premier bourreau ? Ce n'est pas que je veuille dire que tous les cri- minels soient injustement punis ; je prétends seule- ment que ceux dont la volonté est dépravée et la conscience éteinte, le sont assez par leurs remords, quand ils reviennent à eux-mêmes ; remords, j'ose encore le dire, dont la Nature aurait dû en ce cas, ce me semble, délivrer des mal- (a) Dans un cercle, ou à table, il lui fallait toujours un rempart de chaises, ou quelqu'un dans son voisinage du côté gauche, pour l'empêcher de voir des abîmes épou- vantables dans lesquels il craignait quelquefois de tomber, quelque connaissance qu'il eût de ces illusions. Quel effrayant effet de l'imagination, ou d'une singulière cir- culation dans un lobe du cerveau ! Grand homme d'un côté, il était à moitié fou de l'autre. La folie et la sagesse avaient chacune leur département ou leur lobe, séparé par la (aux. De quel côté tenait-il si fort à MM. de Port- Royal ? J'ai lu ce fait dans un extrait du Traité du vertige de M. de La Mettrie. l'homme machine 103 heureux entraînés par une fatale nécessité. Les criminels, les méchants, les ingrats, ceux enfin qui ne sentent pas la Nature, tyrans mal- heureux et indignes du jour, ont beau se faire un cruel plaisir de leur barbarie, il est des moments calmes et de réflexion, où la conscience venge- resse s'élève, dépose contre eux, et les condamne à être presque sans cesse déchirés de ses propres mains. Qui tourmente les hommes, est tour- menté par lui-même ; et les maux qu'il sentira, seront la juste mesure de ceux qu'il aura faits. D'un autre côté, il y a tant de plaisir à faire du bien, à sentir, à reconnaître celui qu'on reçoit, tant de contentement à pratiquer la vertu, à être doux, humain, tendre, charitable, compatissant et généreux (ce seul mot renferme toutes les vertus), que je tiens pour assez puni, quiconque a le malheur de n'être pas né vertueux. Nous n'avons pas originairement été faits pour être savants ; c'est peut-être par une espèce d'abus de nos facultés organiques que nous le sommes devenus, et cela à la charge de l'État, qui nourrit une multitude de fainéants, que la vanité a décorés du nom de Philosophes. La Nature nous a tous créés uniquement pour être heureux ; oui tous, depuis le ver qui rampe jusqu'à l'aigle qui se perd dans la nue. C'est pourquoi elle a donné à tous les animaux quelque portion de la Y 104 l'homme machine \J Loi naturelle, portion plus ou moins exquise selon que le comportent les organes bien conditionnés de chaque animal. I A présent, comment définirons-nous la Loi naturelle ? C'est un sentiment, qui nous apprend i Ice que nous ne devons pas faire, parce que nous ne j voudrions pas qu'on nous le fît. Oserais-je ajouter à cette idée commune qu'il me semble que ce sentiment n'est qu'une espèce de crainte ou de frayeur, aussi salutaire à l'espèce qu'à l'individu ; car peut-être ne respectons-nous la bourse et la vie des autres, que pour nous conserver nos biens, notre honneur et nous-mêmes ; semblables à ces Ixions du Christianisme qui n'aiment Dieu et n'embrassent tant de chimériques vertus que parce qu'ils craignent l'enfer. Vous voyez que la Loi naturelle n'est qu'un sentiment intime qui appartient encore à l'ima- gination, comme tous les autres, parmi lesquels on compte la pensée. Par conséquent, elle ne suppose évidemment ni éducation, ni révélation, ni légis- - lateur, à moins qu'on ne veuille la confondre avec les lois civiles, à la manière ridicule des théolo- giens. Les armes du fanatisme peuvent détruire ceux qui soutiennent ces vérités, mais elles ne détrui- ront jamais ces vérités mêmes. v Ce n'est pas que je révoque en doute l'existence L'HOMME MACHINE IOÇ > d'un Être suprême ; il me semble, au contraire, que le plus grand degré de probabilité est pour elle ; mais comme cette existence ne prouve pas plus la nécessité d'un culte que toute autre, c'est une vérité théorique qui n'est guère d'usage dans la pratique : de sorte que, comme on peut dire d'après tant d'expériences que la religion ne suppose pas l'exacte probité, les mêmes raisons autorisent à penser que l'athéisme ne l'exclut pas. /•Qui sait d'ailleurs si la raison de l'existence de l'homme ne serait pas dans son existence même ? Peut-être a-t-il été jeté au hasard sur un point de la surface de la terre, sans qu'on puisse savoir ni comment, ni pourquoi ; mais seulement qu'il doit vivre et mourir, semblable à ces champignons qui paraissent d'un jour à l'autre, ou à ces fleurs qui bordent les fossés et couvrent les murailles-/ Ne nous perdons point dans l'infini, nous ne sommes pas faits pour en avoir la moindre idée ; il nous est absolument impossible de remonter à l'origine des choses. 11 est égal d'ailleurs pour notre repos que la matière soit éternelle ou qu'elle ait été créée, qu'il y ait un Dieu ou qu'il n'y eu ait pas. Quelle_foJie_ de tant se toiirmenter_pour ce qu'il est impossible de_connaitrpi et rp q"i ur """<• rendrait pas plusheureux, quand nous en vir.u- drions à boutai [ Mais, elit-on, lisez tous les ouvrai^ des lénelou, io6 l'homme machine des Nieuwentyt (21) , des Abbadie (22) , des Der- ham (23), des Raïs, etc., eh bien! que m'appren- dront-ils ? ou plutôt que m'ont-ils appris ? ce ne sont que d'ennuyeuses répétitions d'écrivains zélés, dont l'un n'ajoute à l'autre qu'un verbiage, plus propre à fortifier qu'à saper les fondements de l'athéisme. Le volume des preuves qu'on tire du spectacle de la nature ne leur donne pas plus de force. La structure seule d'un doigt, d'une oreille, d'un œil, une observation de Malpighi (24) , prouve tout, et sans doute beaucoup mieux que Descartes et Malebranche, ou tout le reste ne prouve rien. Les déistes et les chrétiens mêmes devraient donc se contenter de faire observer que dans tout le règne animal, les mêmes vues sont exécutées par une infinité de divers moyens tous cependant exactement géométriques. Car de quelles plus fortes armes pourrait-on terrasser les athées ? Il est vrai que si ma raison ne me trompe pas, l'homme et tout l'Univers semblent avoir été destinés à cette unité de vues. Le soleil, l'air, l'eau, l'organisation, la forme des corps, tout est arrangé dans l'œil comme dans un miroir qui présente fidèlement à l'imagination les objets qui y sont peints, suivant les lois qu'exige cette infinie variété de corps qui servent à la vision. Dans l'oreille nous trouvons partout une diversité frap- pante, sans que cette diverse fabrique de l'homme, LHOMME MACHINE IOJ des animaux, des oiseaux, des poissons, produise différents usages. Toutes les oreilles sont si mathé- mathiquement faites, qu'elles tendent également au seul et même but, qui est d'entendre. Le hasard, demande le déiste, serait-il donc assez grand géomètre, pour varier ainsi à son gré les ouvrages dont on le suppose auteur, sans que tant de diversité pût l'empêcher d'atteindre la même fin ? Il objecte encore ces parties évidemment contenues dans l'animal pour de futurs usages : le papillon dans la chenille, l'homme dans le ver spermatique, un polype entier dans chacune de ses parties, la valvule du trou ovale, le poumon dans le fœtus, les dents dans leurs alvéoles, les os dans les fluides, qui s'en détachent et se durcissent d'une manière incompréhensible. Et comme les partisans de ce système, loin de rien négliger pour le faire valoir, ne se lassent jamais d'accumuler preuves sur preuves, ils veulent profiter de tout, et de la faiblesse même de l'esprit en certains cas. Voyez, disent-ils, les Spinoza, les Vanini (25), les Desbarreaux (26), les Boindin (27), apôtres qui font plus d'honneur que de tort au déisme ! la durée de la santé de ces derniers a été la mesure de leur incrédulité, et il est rare en effet, ajoutent-ils, qu'on n'abjure pas l'athéisme, dès que les pas- sions se sont affaiblies avec le corps qui en est l'instrument. io8 l'homme machine Voilà certainement tout ce qu'on peut dire de plus favorable à l'existence d'un Dieu, quoique le dernier argument soit frivole, en ce que ces con- versions sont courtes, l'esprit reprenant presque toujours ses anciennes opinions, et se conduisant en conséquence, dès qu'il a recouvré ou plutôt retrouvé ses forces dans celles du corps. En voilà du moins beaucoup plus que n'en dit le médecin NP Diderot dans ses Pensées Philosophiques , sublime ouvrage qui ne convaincra pas un athée. Que ré- pondre en effet à un homme qui dit : « Nous ne « connaissons point la Nature : des causes cachées « dans son sein pourraient avoir tout produit. « Voyez à votre tour le polype de Trembley ! « ne contient-il pas en soi les causes qui donnent « lieu à sa régénération ? quelle absurdité y aurait- « il donc à penser qu'il est des causes physiques « pour lesquelles tout a été fait, et auxquelles toute la chaîne de ce vaste Univers est si néces- « sairement liée et assujettie, que rien de ce qui « arrive, ne pouvait pas ne pas arriver ; des causes u dont l'ignorance absolument invincible nous a « fait recourir à un Dieu, qui n'est pas même un « être de raison, suivant certains ? Ainsi détruire « le hasard, ce n'est pas prouver l'existence d'un « Être suprême, puisqu'il peut y avoir autre chose « «qui ne serait ni hasard, ni Dieu, je veux diœ « la Nature, dont l'étude par conséquent ne peut L HOMME MACHINE 1 09 « faire que des incrédules, comme le prouve la « façon de penser de tous ses plus heureux scruta - « teurs. » Le poids de PL ui-vers n'ébranle donc pas un véritable athée, loin de l'écraser ; et tous ces in- dices mille et mille lois rebattus d'un Créateur, indices qu'on met fort au-dessus de la façon de penser dans nos semblables, ne sont évidente, quelque loin qu'on pousse cet argument, que pour les antipyrrhoniens ou pour ceux qui ont ânes de confiance dans leur raison, pour croire pouvoir juger sur certaines apparences, auxquelles, comme vous voyez, les athées peuvent en opposer d'au- tres peut-être aussi fortes et absolument con- traires. Car si nous écoutons encore les natura- listes, ils nous diront que les mêmes causes qui, dans les mains d'un chimiste et par le hasard de divers mélanges, ont fait le premier miroir, dans celles de la Nature ont fait l'eau pure, qui en sert à la simple bergère ; que le mouvement qui con- serve le monde a pu le créer ; que chaque corps a pris la place que la Nature lui a assignée ; que l'air a dû entourer la terre, par la même raison que le fer et les autres métaux sont l'ouvrage de ses entrailles ; que le soleil est une production aussi naturelle que celle de l'électricité ; qu'il ■n'a pas plus été tait pour échaulier la terr* tous ses habitants, qu'il brûle quelque-lois, que no l'homme machine la pluie pour faire pousser les grains, qu'elle gâte souvent ; que le miroir et l'eau n'ont pas plus été faits pour qu'on pût s'y regarder, que tous les corps polis qui ont la même propriété ; que l'œil est à la vérité une espèce de trumeau dans lequel l'âme peut contempler l'image des objets, tels qu'ils lui sont représentés par ces corps ; mais qu'il n'est pas démontré que cet organe ait été réelle- ment fait exprès pour cette contemplation, ni exprès placé dans l'orbite ; qu'enfin il se pourrait bien faire que Lucrèce, le médecin Lamy (28) et tous les épicuriens anciens et modernes eussent rai- son, lorsqu'ils avancent que l'œil ne voit que parce qu'il se trouve organisé et placé comme il l'est ; que posées une fois les mêmes règles de mouve- ment que suit la Nature dans la génération et le développement des corps, il n'était pas possible que ce merveilleux organe fût organisé et placé autrement. Tel est le pour et le contre, et l'abrégé des grandes raisons qui partageront éternellement les Philosophes. Je ne prends aucun parti. Non nostrum inter vos tantas componere lites. C'est ce que je disais à un Français de mes amis, aussi franc pyrrhonien que moi, homme de beau- coup de mérite et digne d'un meilleur sort. Il me fit à ce sujet une réponse fort singulière. Il est l'homme machine m vrai, me dit-il, que le pour et le contre ne doit point inquiéter l'âme d'un Philosophe, qui voit que rien n'est démontré avec assez de clarté pour forcer son consentement, et même que les idées indicatives qui s'offrent d'un côté, sont aussitôt détruites par celles qui se montrent de l'autre. Cependant, reprit-il, l'Univers ne sera jamais heureux, à moins qu'il ne soit athée. Voici quelles étaient les raisons de cet abominable homme. Si l'athéisme, disah>jL__était généralement répandu. toutes les branches de la religion seraient alors détruites et coupées~par la racmeTPlus de ^guerres théologiQ/uesT-pius de soldats de religion, soldats terribles-! la Nature infectée d'un poison sacre reprendrait ses droits et sa pureté. Sourds à toute autre voix, les mortels tranquilles ne suivraient que les conseils spontanés de leur propre indi- vidu, les seuls qu'on ne méprise point impuné- ment et qui peuvent seuls nous conduire au bon- heur par les agréables sentiers 'de la vertu. Telle est la Loi naturelle : quiconque en est rigide observateur, est ^honnête homme et mérite la confiance de tout le genre humain. Quiconque ne la suit pas scrupuleusement, a beau affecter les spécieux dehors d'une autre religion, est un fourbe ou un hypocrite dont je me défie. Après cela qu'un vain peuple pense différem- ment, qu'il ose affirmer qu'il y va de la probité 112 l'homme machine même à ne pas croire ta révélation ; qu'il faut en un mot une autre religion que celle de la Nature, quelle qu'elle soit ! quelle misère t quelle pitié ! et la bonne opinion que chacun nous donne de celle qu'il a embrassée ! Nous ne briguons point ici le suffrage du vulgaire. Qui dresse dans son cœur des autels à la superstition, est né pour adorer des idoles, et non pour sentir la vertu. Mais puisque toutes les facultés de l'âme dé- pendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu'elles ne sont visi- blement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! car enfin, quand l'homme seul aurait reçu en partage la Loi naturelle, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportion- nellement plus proche du cœur, et recevant aussi plus de sang, la même raison donnée ; que sais- je enfin ? des causes inconnues produiraient tou- jours cette conscience délicate, si facile à blesser, ces remords qui ne sont pas plus étrangers à la matière que la pensée, et en un mot toute la différence qu'on suppose ici. L'organisation suffirait-elle donc à tout ? oui, encore une fois ; puisque la pensée se développe visiblement avec les organes, pourquoi la matière dont ils sont faits ne serait- elle pas aussi susceptible de L H O M M E MACHINE 1 13 remords, quand une fois eile a acquis avec le temps la faculté de sentir ? L'âme n'est donc qu'un vain terme dont on point d'idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu'il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir et se con- duire, en un mot, dans le physique et dans le moral qui en dépend. Nous ne supposons rien ; ceux qui croiraient que toutes les difficultés ne seraient pas encore levées, vont trouver des expériences, qui achève- ront de les satisfaire. 1. Toutes les chairs des animaux palpitent après la mort, d'autant plus longtemps que l'animal est plus froid et transpire moins. Les tortues, les lézards, les serpents, etc., en font foi. 2. Les muscles séparés du corps se retirent, lorsqu'on les pique. 3. Les entrailles conservent longtemps leur mouvement péristaltique ou vermiculaire. 4. Une simple injection d'eau chaude ranime le cœur et les muscles, suivant Cowper (2s) . 5. Le cœur de la grenouille, surtout exposé au soleil, encore mieux sur une table, ou une assiette chaude, se remue pendant une heure et 114 l'homme machine plus, après avoir été arraché du corps. Le mou- vement semble-t-il perdu sans ressource ? il n'y a qu'à piquer le cœur, et ce muscle creux bat encore. Harvey (3o) a fait la même observation sur les crapauds. 6. Bacon de Verulam, dans son Traité Sylva Sylvarum, parle d'un homme convaincu de trahi- son, qu'on ouvrit vivant, et dont le cœur, jeté dans l'eau chaude, sauta à plusieurs reprises, tou- jour moins haut, à la distance perpendiculaire de 2 pieds. 7. Prenez un petit poulet encore dans l'œuf, arrachez-lui le cœur ; vous observerez les mêmes phénomènes, avec à peu près les mêmes circons- tances. La seule chaleur de l'haleine ranime un animal prêt à périr dans la machine pneuma- tique. Les mêmes expériences que nous devons à Boyle (3l) et à Stenon (32), se font dans les pigeons, dans les chiens, dans les lapins, dont les morceaux de cœur se remuent, comme les cœurs entiers. On voit le même mouvement dans les pattes de taupe arrachées. 8. La chenille, les vers, l'araignée, la mouche, l'anguille offrent les mêmes choses à consi- dérer ; et le mouvement des parties coupées augmente dans l'eau chaude, à cause du feu qu'elle contient. L HOMME MACHINE 115 9. Un soldat ivre emporta d'un coup de sabre la tête d'un coq-d'Inde. Cet animal resta debout, ensuite il marcha, courut ; venant à rencontrer une muraille, il se tourna, battit des ailes en continuant de courir, et tomba enfin. Étendu par terre, tous les muscles de ce coq se remuaient encore. Voilà ce que j'ai vu, et il est facile de voir à peu près ces phénomènes dans les petits chats, ou chiens, dont on a coupé la tête. 10. Les polypes font plus que de se mouvoir, après la section ; ils se reproduisent dans huit jours en autant d'animaux qu'il y a de parties coupées. J'en suis fâché pour le système des naturalistes sur la génération, ou plutôt j'en suis bien aise ; car que cette découverte nous apprend bien à ne jamais rien conclure de général, même de toutes les expériences connues, et les plus décisives ! Voilà beaucoup plus de faits qu'il n'en faut, pour prouver d'une manière incontestable que chaque- petite fibre ou partie des corps organisés se meut par un principe qui lui est propre, et dont l'action ne dépend point des nerfs, comme les mouve.- ments volontaires, puisque les mouvements en question s'exercent, sans que les parties qui les manifestent aient aucun commerce avec la cir- culation. Or si cette force se fait remarquer jusque dans des morceaux de fibres, le cœur, qui est un HOMMl M \< MIM 8 It6 l'homme machine composé de fibres singulièrement entrelacées, doit avoir la même propriété. L'histoire de Bacon n'était pas nécessaire pour me le persuader. Il m'était facile d'en juger, et par la parfaite ana- logie de la structure du cœur de l'homme et des animaux, et par la masse même du premier, dans laquelle ce mouvement ne se cache pas aux yeux que parce qu'il est étouffé, et enfin parce que tout est froid et affaissé dans les cadavres. Si les dissections se faisaient sur des criminels sup- pliciés, dont les corps sont encore chauds, on Verrait dans leur cœur les mêmes mouvements, qu'on observe dans les muscles dii visage des gens décapités. Tel est Ce principe moteur des corps entiers, jou des parties coupées en morceaux, qu'il produit des mouvements non déréglés, Comme on l'a cru, mais très réguliers, et cela, tant dans les animaux chauds et parfaits j que dans ceux qui sont froids et imparfaits. Il ne reste donc aucune ressource à nos adversaires, si ce n'est de nier mille et mille faits que chacun peut facilement vérifier. • Si on rne demande à présent quel est le êiègfi- de cette force innée de nos corps, je réponds qu'elle réside très clairement dans ce que les anciens ont appelé parencJiyjne , c'est-à-dire dans la substance propre des parties, abstraction faite des veines, des artères, des nerfs, en un mot de l'organisa- l'homme machine 117 tion de tout le corps, et que pair conséquent cha- que partie contient en soi des ressorts plus OU moins vifs, selon le besoin qu'elles en avaient. Entrons dans quelque détail de ces ressorts de 1i machine humaine. Tous les mouvements viu animaux, naturels et automatiques se font par leur action. N'est-ce pas machinalement que le corps se retire, frappé de terreur à l'aspect d'un précipice inattendu ? que les paupières se baissent à la menace d'un coup, comme on l'a dit ? que la pupille s'étrécit au grand jour pour conserver la rétine, et s'élargit pour voir les objets dans l'obs- curité ? n'est-ce pas machinalement que les pores de la peau se ferment en hiver, pour que le froid ne pénètre pas l'intérieur des vaisseaux ? que l'estomac se soulève, irrité par le poison, par une certaine quantité d'opium, par tous les éméti- ques, etc. ? que le cœur, les artères, les muscles se contractent pendant le sommeil, comme pen- dant la veille ? que le poumon fait l'office d'un soufflet continuellement exercé ? n'est-ce pas machinalement qu'agissent tous le3 sphincters de la vessie, du rectum, etc. ? que le cœur a une contraction plus forte que tout autre muscle ? que les muscles érecteurs font dresser la verge dans l'homme comme dans les animaux qui s'en battent le ventre, et même dans l'enfant, capable d'érection, pour peu que cette partie soit irritée : ■J 118 l'homme machine Ce qui prouve, pour le dire en passant, qu'il est un ressort singulier dans ce membre, encore peu connu, et qui produit des effets qu'on n'a point encore bien expliqués, malgré toutes les lumières de l'anatomie. Je ne m'étendrai pas davantage sur tous ces petits ressorts subalternes connus de tout le monde. Mais il en est un autre plus subtil et plus mer- veilleux, qui les anime tous ; il est la source de tous nos sentiments, de tous nos plaisirs, de toutes nos passions, de toutes nos pensées : car le cerveau a ses muscles pour penser, comme les jambes pour marcher. Je veux parler de ce principe incitant et impétueux qu'Hippocrate appelle evopfjuov (l'Ame). Ce principe existe, et il a son siège dans le cerveau à l'origine des nerfs, par lesquels il exerce son empire sur tout le reste du corps. Par là s'explique tout ce qui peut s'expliquer, jusqu'aux effets sur- prenants des maladies de l'imagination. Mais pour ne pas languir dans une richesse et une fécondité mal entendue, il faut se borner à un petit nombre de questions et de réflexions. Pourquoi la vue ou la simple idée d'une belle femme nous cause-t-elle des mouvements et des désirs singuliers ? Ce qui se passe alors dans certains organes, vient-il de la nature même de ces organes ? Point du tout ; mais du commerce et de l'espèce de sympathie de ces muscles avec L H O M M E MACHINE 1 19 l'imagination. Il n'y a ici qu'un premier ressort excité par le bene placitum des Anciens, ou par l'image de la beauté qui en excite un autre, lequel était fort assoupi, quand l'imagination l'a éveillé : et comment cela, si ce n'est dans le désordre et le tumulte du sang et des esprits, qui galopent avec une promptitude extraordinaire, et vont gonfler le corps caverneux ? Puisqu'il est des communications évidentes entre la mère et l'enfant (:l), et qu'il est dur de nier des faits rapportés par Tulpius (33) et par d'autres écri- vains aussi dignes de foi (il n'y en a point qui le soient plus), nous croirons que c'est par la même voie que le fœtus ressent l'impétuosité de l'ima- gination maternelle, comme une cire molle reçoit toutes sortes d'impressions, et que les mêmes traces ou envies de la mère peuvent s'imprimer sur le fœtus, sans que cela puisse se comprendre, quoi qu'en disent Blondel (31) et tous ses adhérents. Ainsi nous faisons réparation d'honneur au P. Malebranche, beaucoup trop raillé de sa crédulité par des auteurs qui n'ont point observé d'assez près la Nature, et ont voulu l'assujettir à leurs idées. Voyez le portrait de ce fameux Pope, au moins le Voltaire des Anglais. Les efforts, les nerfs de en a point par les nerfs ':' 120 L, ' HO MME MACHINE son génie sont peints sur sa physionomie ; elle est toute en convulsion ; ses yeux sortent de l'or- bite, ses sourcils s'élèvent avec les muscles du front. Pourquoi ? c'est que l'origine des nerfs est en travail et que tout le corps doit se ressentir d'une espèce d'accouchement aussi laborieux. S'il n'y avait une corde interne qui tirât ainsi celles du dehors, d'où viendraient tous ces phénomènes ? Admettre une âme pour les expliquer, c'est être réduit à Y opération du Saint Esprit. En effet, si ce qui pense en mon cerveau n'est pas une partie de ce viscère, et conséquemment de tout le corps, pourquoi lorsque tranquille dans mon lit je forme le plan d'un ouvrage, ou que je poursuis un raisonnement abstrait, pourquoi mon sang s'échauffe-t-il ? pourquoi la fièvre de mon esprit passe-t-elle dans mes veines ? Demandez- le aux hommes d'imagination, aux grands poètes, à ceux qu'un sentiment bien rendu ravit, qu'un goût exquis, que les charmes de la Nature, de la vérité, ou de la vertu transportent ! Par leur enthousiasme, par ce qu'ils vous diront avoir "* éprouvé, vous jugerez de la cause par les effets ; par cette Harmonie que Borelli (35), qu'un seul anato- miste a mieux connue que tous les Leibniziens, vous connaîtrez l'unité matérielle de l'homme. Car enfin, si la tension des nerfs qui fait la douleur cause la fièvre, par laquelle l'esprit est troublé et l'homme machine 121 n'a plus de volonté, et que réciproquement l'es- prit trop exercé trouble le corps et allume ce feu de consomption qui a enlevé Bayle dans un âge si peu avancé ; si telle titillation me fait vouloir, me force de désirer ardemment ce dont je ne me souciais nullement le moment d'auparavant ; si à leur tour certaines traces du cerveau excitent le même prurit et les mêmes désirs, pourquoi faire double ce qui n'est évidemment qu'un ? C'est en vain qu'on se récrie sur l'empire de la volonté. Pour un ordre qu'elle donne, elle subit cent fois le joug. Et quelle merveille que le corps obéisse dans l'état sain, puisqu'un torrent de sang et d'esprits vient l'y forcer ; la volonté ayant pour ministres une légion invisible de fluides plus vifs que l'éclair, et toujours prêts à la servir ! Mais comme c'est par les nerfs que son pouvoir s'exerce, c'est aussi par eux qu'il est arrêté. La meilleure volonté d'un amant épuisé, les plus violents désirs lui rendront-ils sa vigueur perdue ? Hélas ! non ; et elle en sera la première punie, parce que, posées certaines circonstances, il n'est pas dans sa puissance de ne pas vouloir du plaisir. Ce que j 'ai dit de la paralysie, etc., revient ici. La jaunisse nous surprend ! ne savez-vous pas que la couleur des corps dépend de celle des verres au travers desquels on les regarde ? Ignorez- vous que telle est la teinte des humeurs, telle est 122 L'HOMME MACHINE celle des objets, au moins par rapport à nous, vains jouets de mille illusions ? Mais ôtez cette teinte de l'humeur aqueuse de l'œil ; faites couler la bile par son tamis naturel ; alors l'âme, ayant d'autres yeux, ne verra plus jaune. N'est-ce pas encore ainsi qu'en abattant la cataracte, ou en injectant le canal d'Eustache, on rend la vue aux aveugles et l'ouïe aux sourds ? Combien de gens 'qui n'étaient peut-être que d'habiles charlatans dans des siècles ignorants, ont passé pour faire de grands miracles ! La belle âme et la puissante volonté qui ne peut agir qu'autant que les dispo- sitions du corps le lui permettent, et dont les goûts changent avec l'âge et la fièvre ! Faut-il donc s'étonner si les Philosophes ont toujours eu en vue la santé du corps, pour conserver celle de l'âme ? si Pythagore a aussi soigneusement or- donné la diète, que Platon a défendu le vin ? Le régime qui convient au corps, est toujours celui par lequel les - médecins sensés prétendent qu'on doit préluder, lorsqu'il s'agit de former l'esprit, de l'élever à la connaissance de la vérité et de la vertu ; vains sons dans le désordre des maladies et le tumulte des sens ! Sans les pré- ceptes de l'hygiène, Ëpictète, Socrate, Platon, etc. prêchent en vain : toute morale est infructueuse, pour qui n'a pas la sobriété en partage, c'est la source de toutes les vertus, L HOMME MACHINE 123 comme l'intempérance est celle de tous les vices. En faut-il davantage (et pourquoi irais-je me perdre dans l'histoire des passions, qui toutes s'expliquent par l'evop[j.tov d'Hippocrate) pour prouver que l'homme n'est qu'un animal, ou un assemblage de ressorts, qui tous se montent les uns par les autres, sans qu'on puisse dire par quel point du cercle humain la Nature a commencé ? si ces ressorts diffèrent entre eux, ce n'est donc que par leur siège et par quelques degrés de force, et jamais par leur nature ; et par conséquent! l'âme n'est qu'un principe du mouvement, ou une partie matérielle sensible du cerveau, qu'on peut, sans craindre l'erreur, regarder comme un ressort principal de toute la machine, qui a une v"y y*J influence visible sur tous les autres, et même ^ y^ paraît avoir été fait le premier ; en sorte que tous les autres n'en seraient qu'une émanation, comme on le verra par quelques observations que je rapporterai et qui ont été faites sur divers em- bryonsJ Cette oscillation naturelle ou propre à notre machine, et dont est douée chaque fibre et, pour ainsi dire, chaque élément fibreux, sembla- ble à celle d'une pendule, ne peut toujours s'exer- cer. Il faut la renouveler à mesure qu'elle se perd ! lui donner des forces quand elle languit ; l'affaiblir, lorsqu'elle est opprimée par un excès ) 124 l'homme machine de force et de vigueur- C'est en cela seul que la vraie médecine consiste. Le corps n'est qu'une horloge, dont le nouveau chyle est l'horloger. Le premier soin de la Nature, quand il entre dans le sang, c'est d'y exciter une sorte de fièvre que les chimistes qui ne rêvent que fourneaux ont dû prendre pour une fermen- tation. Cette fièvre procure une plus grande filtrai- lion d'esprits, qui machinalement vont animer les muscles et le cœur, comme s'ils y étaient en^ voyés par ordre de la volonté. Ce sont donc les causes ou les forces de la vie, qui entretiennent ainsi durant ioo ans le mouve- ment perpétuel des solides et des fluides, aussi nécessaire aux uns qu'aux autres. Mais qui peut dire si les solides contribuent à ce jeu plus que les fluides, et vice versa ? Tout ce qu'on sait, c'est que l'action des premiers serait bientôt anéantie, sans le secours des seconds. Ce sont des liqueurs qui par leur choc éveillent et conservent l'élasti- cité des vaisseaux, de laquelle dépend leur propre circulation. De là vient qu'après la mort, le ressort naturel de chaque substance est plus ou moins fort encore suivant les restes de la vie, auxquels il survit, pour expirer le dernier. Tant il est vrai que cette force des parties animales peut bien se conserver et s'augmenter par celle de la circula- tion, mais qu'elle n'en dépend point, puisqu'elle L H O M M E M A C II I N 1 I 25 se passe même de l'intégrité de chaque membre ou viscère, comme on l'a vu. - Je n'ignore pas que cette opinion n'a pas été goûtée de tous les savants, et que Stahl (3G) surtout l'a fort dédaignée. Ce grand chimiste a voulu nous persuader que l'âme était la seule cause de tous nos mouvements. Mais c'est parler en fana- tique et non en Philosophe. Pour détruire l'hypothèse Stahlienne, il ne faut pas faire tant d'efforts que je vois qu'on en a faits avant moi. Il n'y a qu'à jeter les yeux sur un joueur de violon. (Quelle souplesse ! quelle agilité dans les doigts ! les mouvements sont si prompts, qu'il ne parait presque pas y avoir de succession. Or je prie, ou plutôt je défie les Stahliens de me dire, eux qui connaissent si bien tout ce que peut notre âme, comment il serait possible qu'elle exécutât si vite tant de mouvements, des mouve- ments qui se passent si loin d'elle, et en tant d'en- droits divers. C'est supposer un joueur de flûte qui pourrait faire de brillantes cadences sur une infinité de trous qu'il ne connaîtrait pas, et aux- quels il ne pourrait seulement pas appliquer le doigt. Mais disons avec M. Hecquet (a'j qu'il n'est pa , permis à tout le monde d'aller à Corintlie. I.i pourquoi Stahl n'aurait-il pas été encore plus favorisé de la Nature en qualité d'huinine qu'en I2Ô l'homme machine qualité de chimiste et de praticien ? Il fallait (l'heureux mortel !) qu'il eût reçu une autre âme que le reste des hommes, une âme souveraine, qui, non contente d'avoir quelque empire sur les muscles volontaires, tenait sans peine les rênes de tous les mouvements du corps, pouvait les sus- pendre, les calmer, ou les exciter à son gré ! Avec une maîtresse aussi despotique, dans les mains de laquelle étaient en quelque sorte les battements du cœur et les lois de la circulation, point de fièvre sans doute, point de douleur, point de langueur, ni honteuse impuissance, ni fâcheux priapisme. L'âme veut et les ressorts jouent, se dressent ou se débandent. Comment ceux de la machine de Stahl se sont-ils si tôt détraqués ! Qui a chez soi un si grand médecin devrait être immortel. Stahl au reste n'est pas le seul qui ait rejeté le principe d'oscillation des corps organisés. De plus grands esprits ne l'ont pas employé, lors- qu'ils ont voulu expliquer l'action du cœur, l'érection du pénis, etc. Il n'y a qu'à lire les Insti- tutions de médecine de Boerhaave, pour voir quels laborieux et séduisants systèmes, faute d'admettre une force aussi frappante dans tous les corps, ce grand homme a été obligé d'enfanter à la sueur de son puissant génie. Willis et Perrault (38), esprits d'une plus faible l'homme machine 127 trempe, mais observateurs assidus de la Nature, que le fameux professeur de Leyde n'a connue que par autrui et n'a eue, pour ainsi dire, que de la seconde main, paraissent avoir mieux aimé sup- poser une âme généralement répandue par tout le corps, que le principe dont nous parlons. Mais dans cette hypothèse qui fut celle de Virgile et de tous les Epicuriens, hypothèse que l'histoire du polype semblerait favoriser à la première vue, les mouvements qui survivent au sujet dans lequel ils sont inhérents, viennent d'un reste d'âme, que conservent encore les parties qui se contractent, sans être désormais irritées par le sang et les esprits. D'où l'on voit que ces écrivains, dont les ouvrages solides éclipsent aisément toutes les fables philosophiques, ne se sont trompés que sur le modèle de ceux qui ont donné à la matière la faculté de penser, je veux dire, pour s'être mal exprimés, en termes obscurs et qui ne signifient rien. En effet, qu'est-ce que ce reste d'âme, si ce n'est la force motrice des Leibniziens, mal rendue par une telle expression, et que cependant Per- rault surtout a véritablement entrevue ? Voir son Traité de la Mécanique des Animaux. A présent qu'il est clairement démontre contre les Cartésiens, les Stahliens, les Malebran- chistes et les théologiens, peu dignes d'être ici placés, que la matière se meut par elle-même, non 128 l'homme machine seulement lorsqu'elle est organisée, comme dans Un cœur entier, par exemple, mais lors même que cette organisation est détruite, la curiosité de l'homme voudrait savoir comment un corps, par cela même qu'il est originairement doué d'un souffle de vie, se trouve en conséquence orné de la faculté de sentir, et enfin par celle-ci de la pensée. Et pour en venir à bout, ô bon Dieu, quels efforts n'ont pas faits certains Philosophes ! et quel galimatias j'ai eu la patience de lire à ce sujet ! Tout ce que l'expérience nous apprend, c'est que tant que le mouvement subsiste, si petit qu'il soit, dans une ou plusieurs fibres, il n'y a qu'à les piquer pour réveiller, animer ce mouvement pres- que éteint, comme on l'a vu dans cette foule d'ex- périenceô dont j'ai voulu accabler les systèmes. Il est donc constant que le mouvement et le senti- ment s'excitent tour à tour, et dans les corps entiers, et dans les mêmes corps, dont la struc- ture est détruite ; pour ne rien dire de certaines plantes qui semblent nous offrir les mêmes phéno- mènes de la réunion du sentiment et du mouve- ment^ Mais de plus, combien d'excellents Philosophes ont démontré que la pensée n'est qu'une faculté de -^sentir, et que l'âme raisonnable n'est que l'âme sensitive appliquée à contempler les idées et à lïï l'homme machine 129 raisonner ! Ce qui serait prouvé par cela seul que, lorsque le sentiment est éteint, la pensée l'est aussi , comme dans l'apoplexie, la léthargie, la cata- lepsie, etc. Car ceux qui ont avancé que l'âme n'avait pas moins pensé dans les maladies sopo- reuses, quoiqu'elle ne se souvînt pas des idées qu'elle avait eues, ont soutenu une chose ridi- cule. Pouf ce qui eBt de ce développement, c'est une folie de prendre le temps à en rechercher le méca- nisme. La nature du mouvement nous est aussi inconnue que celle de la matière. Le moyen de découvrir comment il s'y produit, à moin9 que de ressusciter avec l'auteur de l'Histoire de VAnu l'ancienne et inintelligible doctrine des formes substantielles ! Je suis donc tout aussi consolé d'ignorer comment-la matière, d'inerte et simple, devient active et composée d'organes, que de ne pouvoir regarder le soleil sans verre rouge, et je suis d'aussi bonne composition sur les autres merveilles incompréhensibles de la Nature > sur la production du sentiment et de la pensée dans un être qui ne paraissait autrefois à nos yeuv bornés qu'un peu de boue. [jQu'on m'accorde seulement que la matièn organisée est douée d'un principe moteur, qui seul la différencie de celle qui ne Test pas (eh peut-on rien refuser à l'observation la plus iucon- 130 L HOMME MACHINE testable ?) et que tout dépend dans les animaux de la diversité de cette organisation, comme je l'ai assez prouvé ; c'en est assez pour deviner l'énigme des substances et celle de l'homme. On voit qu'il n'y en a qu'une dans l'Univers et que l'homme est la plus parfaite. Il est au singe, aux animaux les plus spirituels, ce que la pendule planétaire de Huyghens est à une montre de Julien le Roi. S'il a fallu plus d'instruments, plus de rouages, plus de ressorts pour marquer les mouvements des planètes que pour marquer les heures ou les répéter ; s'il a fallu plus d'art à Vaucanson (39) pour faire son flûteur que pour son canard, il eût dû en employer encore davantage pour faire un parleur : machine qui ne peut plus être regardée comme impossible, surtout entre les mains d'un nouveau Prométhée. Il était donc de même nécessaire que la Nature employât plus d'art et d'appareil pour faire et entretenir une machine, qui pendant un siècle entier pût mar- quer tous les battements du cœur et de l'esprit ; car si on n'en voit pas au pouls les heures, c'est du moins le baromètre de la chaleur et de la vivacité, par laquelle on peut juger de la nature de l'âme. Je ne me trompe point, le corps humain est une horloge, mais immense, et construite avec tant d'artifice et d'habileté, que si la roue qui sert à marquer les secondes vient à s'arrêter, celle des L HOMME MACHINE 1 3 1 minutes tourne et va toujours son train ; comme la roue des quarts continue de se mouvoir, et ainsi des autres, quand les premières, rouillées ou dérangées par quelque cause que ce soit, ont in- terrompu leur marche. Car n'est-ce pas ainsi que l'obstruction de quelques vaisseaux ne suffit pas pour détruire ou suspendre le fort des mouve- ments, qui est dans le cœur, comme dans la pièce ouvrière de la machine ; puisque au contraire les fluides dont le volume est diminué, ayant moins de chemin à faire, le parcourent d'autant plus vite, emportés comme par un nouveau courant, que la force du cœur s'augmente eu raison de la résis- tance qu'il trouve à l'extrémité des vaisseaux ? Lorsque le nerf optique, seul comprimé, ne laisse plus passer l'image des objets, n'est-ce pas ainsi que la privation de la vue n'empêche pas plus l'usage de l'ouïe, que la privation de ce sens, lorsque les fonctions de la portion molle sont interdites, ne suppose celle de l'autre ? n'est-ce pas ainsi encore que l'un entend, sans pouvoir dire qu'il entend (si ce n'est après l'attaque du mal) et que l'autre qui n'entend rien, mais dont les nerfs linguaux sont libres dans le cerveau, dit machinalement tous les rêves qui lui passent par la tête ? Phénomènes qui ne surprennent point les médecins éclairés. Ils savent à quoi s'en tenir sur la nature de l'homme, et pour le dire en 11UMML MAI 111 .Mi '•• 132 l'homme machine passant, de deux médecins, le meilleur, celui qui mérite le plus de confiance, c'est toujours, à mon avis, celui qui est le plus versé dans la physique ou la mécanique du corps humain, et qui, laissant l'âme et toutes les inquiétudes que cette chimère donne aux sots et aux ignorants, n'est occupé sérieusement que du pur naturalismej Laissons donc le prétendu M. Charp se moquer des Philosophes qui ont regardé les animaux comme des machines. Que je pense différemment! Je crois que Descartes serait un homme respec- table à tous égards, si, né dans un siècle qu'il n'eût pas dû éclairer, il eût connu le prix de l'expé- rience et de l'observation et le danger de s'en écarter. Mais il n'est pas moins juste que je fasse ici une authentique réparation à ce grand homme, pour tous ces petits philosophes, mauvais plaisants et mauvais singes de Locke, qui, au lieu de rire impudemment au nez de Descartes, feraient mieux de sentir que sans lui le champ de la Philo- sophie, comme celui du bon esprit sans Newton, serait peut-être encore en friche. Il est vrai que ce célèbre Philosophe s'est beau- coup trompé, et personne n'en disconvient. Mais enfin il a connu la nature animale ; il a le premier parfaitement démontré que les animaux étaient de pures machines. Or, après une découverte de cette importance et qui suppose autant de sagacité, l'homme machine 133 le moyen, sans ingratitude, de ne pas faire grâce à toutes ses erreurs ! Elles sont à mes yeux toutes réparées par ce grand aveu. Car enfin, quoi qu'il chante sur la distinction des deux substances, il est visible que ce n'est qu'un tour d'adresse, une ruse de style, pour faire avaler aux théologiens un poison caché à l'ombre d'une analogie qui frappe tout le monde, et qu'eux seuls ne voient pas. Car c'est elle, c'est cette forte analogie qui force tous les savants et les vrais juges d'avouer que ces êtres fiers et vains, plus distingués par leur orgueil que par le nom d'hommes, quelque envie qu'ils aient de s'élever, ne sont au fond que des animaux et des machines perpendiculairement rampantes. Elles ont toutes ce merveilleux instinct, dont l'éducation fait de l'esprit, et qui a toujours son siège dans le cerveau, et, à son défaut, comme lorsqu'il manque ou est ossifié, dans la moelle allongée, et jamais dans le cervelet ; car je l'ai vu considérablement blessé, d'autres (a) l'ont trouvé squirreux, sans que l'âme cessât de faire ses fonctions. Être machine, sentir, penser, savoir distinguer le bien du mal, comme le bleu du jaune, en un mot, être né avec de l'intelligence et un instinct (*) Haller dam Isa Tranaact. Philosoph. ' ~i ■ i r ] ' i ' 134 l'homme machine sûr de morale, et n'être qu'un animal, sont donc des choses qui no sont pas plus contradictoires qu'être un singe ou un perroquet et savoir se donner du plaisir. Car puisque l'occasion se pré- sente de le dire, qui eût jamais deviné a priori qu'une goutte de la liqueur qui se lance dans l'ac- couplement, fît ressentir des plaisirs divins, et qu'il en naîtrait une petite créature, qui pourrait un jour, posées certaines lois, jouir des mêmes dé- lices iTjc crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée, qu'elle semble en être une propriété, telle que l'électricité, la faculté mo- trice, l'impénétrabilité, l'étendue, etc. Voulez-vous de nouvelles observations ? En voici qui sont sans réplique et qui prouvent tou- tes que l'homme ressemble parfaitement aux animaux dans son origine, comme dans tout ce que nous avons déjà cru essentiel de comparer. J'en appelle à la bonne foi de nos observa- teurs. Qu'ils nous disent s'il n'est pas vrai que l'homme dans son principe n'est qu'un ver qui devient homme, comme la chenille papillon. Les plus graves (a) auteurs nous ont appris com- ment il faut s'y prendre pour voir cet animalcule. Tous les curieux l'ont vu, comme Hartsoeker, dans la semence de l'homme, et non dans celle de . (a) Boerh. Insl. méd. el tant d'autres. L HOMME MACHINE 135 la femme ; il n'y a que les sots qui s'en soient fait scrupule. Comme chaque goutte de sperme con- tient une infinité de ces petits vers, lorsqu'ils sont lancés à l'ovaire, il n'y a que le plus adroit ou le plus vigoureux qui ait la force de s'insi- nuer et de s'implanter dans l'œuf que fournit la femme, et qui lui donne sa première nourriture. Cet œuf quelquefois surpris dans les trompes de Fallope (40), est porté par ces canaux à la matrice, où il prend racine, comme un grain de blé dans la terre. Mais quoiqu'il y devienne monstrueux par sa croissance de 9 mois, il ne diffère point des œufs des autres femelles, si ce n'est que sa peau (Vamnios) ne se durcit jamais et se dilate prodi- gieusement, comme on en peut juger en compa- rant le fœtus trouvé en situation et près d'éclore (ce que j'ai eu le plaisir d'observer dans une femme morte un moment avant l'accouchement) avec d'autres petits embryons très proches de leur origine ; car alors c'est toujours l'œuf dans sa coque, et l'animal dans l'œuf qui, gêné dans ses mouvements, cherche machinalement à voir le jour; et, pour y réussir, il commence par rompre avec la tête cette membrane, d'où il sort, comme le poulet, l'oiseau, etc., de la leur. J'ajouterai une observation que je ne trouve nulle part, c'est que Vamnios n'en est pas plus mince, pour s'être pro- digieusement étendu ; semblable en cela à la 136 l'homme machine matrice dont la substance même se gonfle de sucs infiltrés, indépendamment de la réplétion et du déploiement de tous ses coudes vas- culeux. Voyons l'homme dans et hors de sa coque ; examinons avec un microscope les plus jeunes embryons, de 4, de 6, de 8 ou de 15 jours ; après ce temps les yeux suffisent. Que voit-on ? la tête seule ; un petit œuf rond avec deux points noirs qui marquent les yeux. Avant ce temps, tout étant plus informe, on n'aperçoit qu'une pulpe médul- laire, qui est le cerveau, dans lequel se forme d'abord l'origine des nerfs ou le principe du sentiment, et le cœur qui a déjà par lui-même dans cette pulpe la faculté de battre : c'est le punctum saliens de Malpighi, qui doit peut-être déjà une partie de sa vivacité à l'influence des nerfs. En- suite, peu à peu, on voit la tête allonger le col, qui en se dilatant forme d'abord le thorax, où le cœur a déjà descendu, pour s'y fixer ; après quoi vient le bas-ventre qu'une cloison (le diaphragme) sépare. Ces dilatations donnent l'une les bras, les mains, les doigts, les ongles et les poils ; l'autre les cuisses, les jambes, les pieds, etc., avec la seule différence de situation qu'on leur connaît, qui fait l'appui et le balancier du corps. C'est une végétation frappante. Ici ce sont des cheveux qui couvrent le sommet de nos têtes, là ce sont des l'homme machine 137 feuilles et des fleurs ; partout brille le même luxe delà Nature ; et enfin l'esprit recteur des plantes est placé où nous avons notre âme, cette autre quintessence de l'homme. I Telle est l'uniformité de la Nature qu'on com- mence à sentir, et l'analogie du règne animal et végétal, de l'homme à la plante. Peut-être même y a-t-il des plantes animales, c'est-à-dire qui, en végétant, ou se battent comme les polypes, ou font d'autres fonctions propres aux animaux./ Voilà à peu près tout ce qu'on sait de la géné- ration. Que les parties qui s'attirent, qui sont faites pour s'unir ensemble et pour occuper telle ou telle place, se réunissent toutes suivant leur nature, et qu'ainsi se forment les yeux, le cœur, l'estomac et enfin tout le corps, comme de grands hommes l'ont écrit, cela est possible. Mais comme l'expérience nous abandonne au milieu de ces subtilités, je ne supposerai rien, regardant tout ce qui ne frappe pas mes sens comme un mystère- impénétrable. Il est si rare que les deux semences se rencontrent dans le congrès, que je serais tenté de croire que la semence de la femme est inutile à la génération. Mais comment en expliquer les phénomènes, sans ce commode rapport de parties, qui rend si bien raison des ressemblances des enfants, tantôt BU père et tantùt à la mère. D'un autre côté, l'em-j 1 3-S l'homme machine barras d'une explication doit-elle contrebalancer un fait ? jl_me jjaraîLjque c'est le mâle qui fait \ tout, dans une femme qui dort, comme dans la plus lubrique. L'arrangement des parties serait donc fait de toute éternité dans le germe ou dans le ver même de l'homme. Mais tout ceci est fort au-dessus de la portée des plus excellents observateurs. Comme ils n'y peuvent rien saisir, ils ne peuvent pas plus juger de la mécanique de la formation et du développement des corps, qu'une taupe du chemin qu'un cerf peut par- courir. Nous sommes de vraies taupes dans le chemin de la Nature ; nous n'y faisons guère que le trajet de cet animal ; et c'est notre orgueil qui donne des bornes à ce qui n'en a point. Nous sommes dans le cas d'une montre qui dirait (un fabuliste en ferait un personnage de conséquence dans un ouvrage frivole) : « quoi ! c'est ce sot ouvrier qui « m'a faite, moi qui divise le temps ! moi qui « marque si exactement le cours du soleil ; moi « qui répète à haute voix les heures que j'indique ! « non, cela ne se peut pas. » Nous dédaignons de même, ingrats que nous sommes, cette mère com- mune de tous les Règnes, comme parlent les chi- mistes. Nous imaginonsjju plutôt nous supposons une cause supérieure à celle à qui nous devons tout, et qui jL_yéritablement tout fait d'une ma- L HOMME MACHINE 139 nière^inconcevable. Non, la matière n'a rien de vil qu'aux yeux grossiers qui la méconnaissent dans ses plus brillants ouvrages, et la Nature n'est * point une ouvrière bornée. Elle produit des mil- lions d'hommes avec plus de facilité et de plaisir qu'un horloger n'a de peine à faire la montre la plus composée. Sa puissance éclate également et dans la production du plus vil insecte, et dans celle de l'homme le plus superbe ; le règne animal ne lui coûte pas plus que le végétal, ni le plus bea^i génie qu'un épi de blé.\ Jugeons donc par ce que nous voyons, de ce qui se dérobe à la curio- sité de nos yeux et de nos recherches, et n'ima- ginons rien au delà. Suivons le singe, le castor, l'éléphant, etc., dans leurs opérations. S'il est évident qu'elles ne peuvent se faire sans intelli- gence, pourquoi la refuser à ces animaux ? et si vous leur accordez une âme, fanatiques, vous êtes perdus ; vous aurez beau dire que vous ne décidez point sur sa nature, tandis que vous lui ôtez l'immortalité ; qui ne voit que c'est une asser- tion gratuite ? qui ne voit qu'elle doit être ou nu >r- telle, ou immortelle, comme la nôtre, donc elle doit subir le même sort, quel qu'il soit ! et qu'ainsi c'est tomber dans Scylla, pour vouloir éviter Cha- rybde ? Brisez la chaîne de vos préjugés ; armez- vous du flambeau de l'expérience et vous ferez à la \a- l 140 l'homme machine Jirr^J'h^fnrHtr qu'elle niritAT au lieu de rien concluî^à son désavantage, de l'ignorance_o_ù 'Vous a laissé! Djjyrez les yeux seulement et \s fai55£z~Tà ce que vous nepouvez çornprendre, et vous verrez que ce laboureur dont l'esprit et les lumières ne s'étendent pas plus loin que les bords de son sillon, ne diffère point essentiellement du plus grand génie, comme l'eût prouvé la dissec- tion des cerveaux de Descartes et de Newton ; vous serez persuadé que l'imbécile ou le stupide sont des bêtes à figure humaine, comme le syige plein d'esprit est un petit homme sous une autre forme ; et qu'enfin, tout dépendant absolument de la diversité de l'organisation, un animal bien construit, à qui on a appris l'astronomie, peut prédire une éclipse comme la guérison ou la mort, lorsqu'il a porté quelque temps du génie et de bons yeux à l'École d'Hippocrate et au lit des malades. C'est par cette file d'observations et de vérités qu'on parvient à lier à la matière l'admi- rable propriété de penser, sans qu'on en puisse voir les liens, parce que le sujet de cet attribut est essentiellement inconnu. 0 Jsfe disons point que toute machine, ou tout animal, périt t.oiit^ à fait, ou prerûj_une autre forme après la mort ; car nousj3>n savons ahsolu- ment rien. Mais assurer qu'une machine immor- telle esTune chimère ou un être de raison, c'est l'homme m a c ii i x E 141 faire un raisonnement aussi absurde que celui que feraient des chenilles qui, voyant les dépouilles de leurs semblables, déploreraient amèrement le sort de leur espèce qui leur semblerait s'anéantir. L'âme de ces insectes (car chaque animal a la sienne) est trop bornée pour comprendre les mé- tamorphoses de la Nature. Jamais un seul des plus rusés, d'entre eux n'eût imaginé qu'il dût devenir papillon. Il en est de même de nous. Que savons-nous plus de notre destinée que de notre ofigine ? Soumettons-nous donc à une ignorance- invincible, de laquelle notre bonheur dépend. Qui pensera_jtinsi sera sage, juste, tranquille.. sur son sort, et par conséquent heureux. 11 atten- dra la mort sans la craindre ni la désirer ; et chérissant la vie, comprenant à peine comment le dégoût vient corrompre un cœur dans ce lieu plein de délices ; plein de respect pour la Nature ; plein de reconnaissance, d'attachement et de tendresse, à proportion du sentiment et des bien- faits qu'il en a reçus, heureux enfin de la sentir et d'être au charmant spectacle de l'Univers, il ne la détruira certainement jamais dans soi ni dans les autres. Que dis-je ! plein d'humanité, ij en aimera le caractère jusque dans ses ennemis. Jugez comme il traitera les autres. 11 plaindra les vicieux, sans les haïr ; ce ne seront à ses yeux que des hommes contrefaits. Mais en faisant gl 142 LHOMME MACHINE aux défauts de la conformation de l'esprit et du corps, il n'en admirera pas moins leurs beautés et leurs vertus. Ceux que la Nature aura favorisés, lui paraîtront mériter plus d'égards que ceux qu'elle aura traités en marâtre. C'est ainsi qu'on a vu que les dons naturels, la source de tout ce qui s'acquiert, trouvent dans la bouche et le cœur du matérialiste des hommages que tout autre leur refuse injustement. Enfin le matérialiste con- vaincu, quoi que murmure sa propre vanité, qu'il n'est qu'une machine, ou qu'un animal, ne mal- traitera point ses semblables, trop instruit sur la nature de ces actions, dont l'inhumanité est toujours proportionnée au degré d'analogie prouvée ci-devant, et ne voulant pas en un mot, suivant la Loi naturelle donnée à tous les ani- maux, faire à autrui, ce qu'il ne voudrait pas qu'il lui fît. I Concluons donc hardiment que l'Homme est ' une Machine, et qu'il n'y a dans tout l'Univers qu'une seule substance diversement modifiée. Ce n'est point ici une hypothèse élevée à force de demandes et de suppositions : ce n'est point l'ouvrage du préjugé, ni même de ma raison seule ; j'eusse dédaigné un guide que je crois si peu sûr, si mes sens portant, pour ainsi dire, le flambeau, ne m'eussent engagé à la suivre, en l'éclairant. L'expérience m'a donc parlé pour la L HOMME MACHINE 143 raison ; c'est ainsi que je les ai jointes ensemble. Mais on a dû voir que je ne me suis permis le raisonnement le plus vigoureux et le plus immé- diatement tiré, qu'à la suite d'une multitude d'ob- servations physiques qu'aucun savant ne contes- tera ; et c'est encore eux seuls que je reconnais pour juges des conséquences que j'en tire, récu- sant ici tout homme à préjugés, et qui n'est ni anatomiste, ni au fait de la seule philosophie qui est ici de mise, celle du corps humain. Que pour- raient contre un chêne aussi ferme et solide, ces laibles roseaux de la théologie, de la méta- physique et des Écoles : armes puériles, sembla- bles aux fleurets de nos salles, qui peuvent bien donner le plaisir de l'escrime, mais jamais en- tamer son adversaire. Faut-il dire que je parle de ces idées creuses et triviales, de ces raisonnements rebattus et pitoyables, qu'on fera sur la prétendue incompatibilité de deux substances qui se tou- chent et se remuent sans cesse rime et l'autre, tant qu'il restera l'ombre du préjugé ou de la superstition sur la terre ? Voilà mon système, * ou plutôt la vérité si je ne me trompe fort. Elle est courte et simple. Dispute à présent qui voudra ! L'ART l> E JOUIR Et quibus ipsa inudis Iraclclur blanda Volup.tas. Lucrèce. ^— ■ «^ ■ ^— • ^— ■ ^— ■ ^— • ^— - ^» ^M ^^ ■ ^M. ■ ^ . ^» - M. . ^ ^ ^ ^ ^ ^^ ^ .^ , I, ' A R ï [> i JOUIR y^vLAisiR, Maître souverain des hommes et I — * des dieux, devant qui tout disparaît, jusqu'à A la raison même, tu sais combien mon coin t'adore, et tous les sacrifices qu'il t'a faitsllj 'ignore si je mériterai d'avoir part aux éloges que je te donne ; mais je me croirais indigne de toi, si je n'étais attentif à m'assurer de ta présence, et à me rendre compte à moi-même de tous tes bienfaits. La reconnaissance serait un trop faible tribut, j'y ajoute encore l'examen de mes sentiments les plus doux. Dieu des belles âmes, charmant plaisir, ne per- mets pas que ton pinceau se prostitue à d'infâmes voluptés, ou plutôt à d'indignes débauches qui font gémir la Nature révoltée. Qu'il ne peigne que les feux du fils de Cypris, mais qu'il les peigne avec transport. Que ce Dieu vif, impétueux. ne se serve de la raison des hommes, qi"' p^m*-l^ I.'aII I M II 'I IH 11) 148 l 'art de jouir leurfaire oublier ; qu'ilsjie_raLsonnent que pour, e\agérerleursj5lajsïrj3_j^ ; que la froide Philosophie se taise pour m'écouter. Je sens les respectables approches de la volupté. Disparaissez, courtisanes impudiques ! Il sortit moins de maux de la boîte de Pandore, que du sein de vos plaisirs. Eh ! que dis-je ! des p.laisirs ! En fut-il jamais sans les sentiments du cœur ? Plus vous prodiguez vos faveurs, plus vous offensez l'amour qui les désavoue. Livrez vos corps aux satyres ; ceux qui s'en contentent, en sont dignes : mais vous ne l'êtes pas d'un cœur né sensible. Vous vous prostituez en vain, en vain vous cherchez à m'éblouir par des charmes vulgivagues : ce n'est point la jouissance des corps, c'est celle des âmes qu'il me faut. Tu l'as connue, Ninon, cette jouis- sance exquise durant le cours de la plus belle vie ; tu vivras éternellement dans les fastes de l'amour. Vous, qui baissez les yeux aux paroles chatouil- leuses, précieuses et prudes, loin d'ici ! La vo- lupté est dispensée de vous respecter, d'autant plus que vous n'êtes pas vous-mêmes, à ce qu'on dit, si austères dans le déshabillé. Loin d'ici surtout race dévote, qui n'avez pas une vertu pour couvrir vos vices ! Belles, qui voulez consulter la raison pour aimer, je ne crains pas que vous prêtiez l'oreille à mes discours ; elle n'en sera point alarmée. La L ART DE JOUIR 149 raison emprunte ici, non le langage, mais le sentiment des Dieux. Si mon pinceau ne répond pas à la finesse et à la délicatesse de votre façon de sentir, favorisez-moi d'un seul regard ; et l'amour qui s'est plu à vous former, qui s'admire sans cesse dans le plus beau de ses ouvrages, fera couler de ma plume la tendresse et la volupté, qu'il semblait avoir réservées pour vos cœurs. Je ne suivrai point les traces de ces beaux es- prits, précieusement néologues et puérilement entortillés ; ce vil troupeau d'imitateurs d'un froid modèle glacerait mon imagination chaude et voluptueuse ; un art trop recherché ne me condui- rait qu'à des jeux d'enfants que la raison proscrit, ou à un ordre insipide que le génie méconnaît et que la volupté dédaigne. Le bel esprit du siècle ne m'a point corrompu ; lé peu que la Nature m'en réservait, je l'ai pris en sentiments. Que tout res- sente ici le désordre des passions, pourvu que le feu qui m'emporte soit digne, s'il se peut, du Dieu qui m'inspire ! Auguste Divinité, qui protégeas les chants im- mortels de Lucrèce, soutiens ma faible \ Esprits mobiles et déliés, qui circulez librement dans mes veines, portez dans mes écrits cette ravissante volupté que vous faites sans cesse voler dans mon cœur. O vous, tendres, naïfs ou sublimes interprètes 150 LART.DE jouir de la volupté, vous qui avez forcé les Grâces et les Amours à une éternelle reconnaissance, ah ! faites que je la partage. S'il ne m'est pas donné de vous suivre, laissez-moi du moins un trait de flamme qui me guide, comme ces comètes qui laissent après elles un sillon de lumière qui montre leur route. Oui, vous seuls pouvez m'inspirer, enfants / gâtés de la Nature et de l'Amour, vous que ce Dieu a pris soin de former lui-même, pour servir à des projets dignes de lui^Je veux dire, au bon- heur du genre humain.; échajiffez=.moi de votre génie, ouvrez-moi le sanctuaire de la Nature, éclairé par l'amour ; nouveau, mais plus heureux Prométhée, que j'y puise ce feu sacré de la volupté, qui dans mon cœur, comme dans son temple, ne s'éteigne jamais ; et qu'Épicure enfin paraisse ici, tel qu'il est dans tous les cœurs. O Nature^n Am""r1 piiissé-je faire passer dans l'éloge de vos charmes tous les transports avec lesquels je sens vos pienfaîtsT "Venez, l'hylïSTTiESCBnclons dans ce vallon tran- quille ; tout dort dans la Nature, nous seuls som- mes éveillés ; venez sous ces arbres, où l'on n'en- tend que le doux bruit de leurs feuilles ; c'est le Zéphire amoureux qui les agite ; voyez comme elles semblent planer l'une sur l'autre et vous font signe de les imiter. l'art de jouir 151 Tariez, Phylis, ne sentez-vous pas quelque mouvement délicat, quelque douce langueur qui vous est inconnue ? Oui, je vois l'heureuse im- pression que vous fait ce mystérieux asile ; le brillant de vos yeux s'adoucit, votre sang coule avec plus de vitesse, il élève votre beau sein, il anime votre cœur innocent. En quel état suis-je ! Quels nouveaux senti- ments, dites- vous !... venez, Phylis, je vous les expliquerai. Votre vertu s'éveille, elle craint la surprise même qu'elle a ; la pudeur semble augmenter vos inquiétudes avec vos attraits ; votre gloire rejette l'amour, mais votre cœur ne le rejette pas. Vous vous révoltez en vain, chacun doit suivre son sort ; pour être heureux il n'a manqué au vôtre_ que l'amour ; vous ne vous priverez pas d'un bonheur qui redouble en se partageant ; vous n'éviterez pas les pièges que vous tendez à l'Uni- vers : qui balance a pris son parti. O si vous pouviez seulement sentir l'ombre des plaisirs que goûtent deux cœurs qui se sont donnés l'un à l'autre, vous redemanderiez à Jupiter tous ces ennuyeux moments, tous ces vides de la vie que vous avez passés sans aimer ! Quand une belle s'est rendue, qu'elle ne vit plus que pour celui qui vit pour elle ; que ses refus ne sont plus qu'un jeu nécessaire ; que la 152 l'art de jouir tendresse qui les accompagne autorise d'amoureux larcins, et n'exige plus qu'une douce violence ; que deux beaux yeux, dont le trouble augmente les charmes, demandent en secret ce que la bouche refuse ; que l'amour éprouvé de l'amant est couronné de myrtes par la vertu même ; que la raison n'a plus d'autre langage que celui du cœur ; que... les expressions me manquent, Phylis, tout ce que je dis n'est pas même un faible songe de ces plaisirs. Aimable faiblesse ! douce extase ! C'est en vain que l'esprit veut vous exprimer, le cœur même ne peut vous comprendre. Vous soupirez, vous sentez les douces appro- ches du plaisir ! Amour, que tu es adorable ! si ta seule peinture peut donner des désirs, que ferais- tu toi-même ? Jouissez, Phylis, jouissez de vos charmes : n'être belle que pour soi, c'est l'être pour le tour- ment des hommes. Ne craignez ni l'amour, ni l'amant ; une fois maîtresse de mon cœur, vous le serez toujours. La vertu conserve aisément les conquêtes de la beauté. J'aime, comme on aimait avant qu'on eût appris à soupirer, avant qu'on eût fait un art de jurer la fidélité. Amour est pauvre : je n'ai qu'un cœur à vous offrir, mais il est tendre comme le vôtre. Unissons-les, et nous connaîtrons à la fois le l'art de jouir 153 plaisir, et cette tendresse plus séduisante qui conduit à la plus pure volupté des cœurs. Quels sont ces deux enfants de différent s< qu'on laisse vivre seuls paisiblement ensemble ? Qu'ils seront heureux un jour ! Non, jamais l'amour n'aura eu de si tendres, ni de si fidèles serviteurs. Sans éducation et par conséquent sans préjugés, livrés sans remords à une mutuelle sym- pathie, abandonnés à un instinct plus sage que la raison, ils ne suivront que ce tendre penchant de la Nature, qui ne peut être criminel, puisqu'on ne peut y résister. Voyez ce jeune garçon ; déjà il n'est plus hom- me sans s'en apercevoir. Quel nouveau feu vient de s'allumer dans ses veines ! quel chaos se dé- brouille ! il n'a plus les mêmes goûts, ses inclina- tions changent avec sa voix. Pourquoi ce qui l'amu- sait l'ennuie-t-il ? Tout occupé, tout étonné de son nouvel être, il sent, il désire, sans trop savoir ce qu'il sent, ni ce qu'il désire : il entrevoit seule- ment, par l'envie qu'il a d'être heureux, la puis- sance de le devenir. Ses désirs confus forment une espèce de voile, qui dérobe à sa vue le bonheur qui l'attend. Consolez-vous, jeune berger, le flambeau de l'amour dissipera bientôt les nuages qui retardent vos beaux jours ; les plaisirs après lesquels vous soupirez ne vous seront pas tou- jours inconnus ; la Nature vous en offrira partout 154 l'art de jouir l'image ; deux animaux s'accoupleront en votre présence ; vous verrez des oiseaux se caresser sur une branche d'arbre, qui semble obéir à leurs amours. Tout vous est de l'Amour une leçon vivante. Que de réflexions vont naître de ce nouveau spectacle ! jusqu'où la curiosité ne portera-t-elle pas ses regards ! L'amour l'aiguillonne ; il veut instruire l'un par l'autre ; il a fait la gorge de la bergère différente de celle du berger ; elle ne peut respirer sans qu'elle s'élève, c'est son langage ; il semble qu'elle veuille forcer les barrières de la pudeur, comme indignée d'une contrainte qui la fâche. Pensées naïves, désirs innocents, tendres inquiétudes, tout se dit sans fard ; le cœur s'ouvre, on ne se dissimule aucuns sentiments ; ils sont trop nouveaux, trop vifs, pour être contenus. Mais n'y aurait-il point encore d'autre diffé- rence ? Oh oui ! et même beaucoup plus considé- rable ; voyez cette rose que le trop heureux hymen reçoit quelquefois des mains de l'Amour : rose vermeille, dont le bouton est à peine éclos qu'elle veut être cueillie ; rose charmante, dont chaque feuille semble couverte et entourée d'un fin duvet, pour mieux cacher les Amours qui y sont nichés et les soutenir plus mollement dans leurs ébats. LART DE JOUIR I 55 Surpris de la beauté de cette fleur, avec quelle avidité le berger la considère ! Avec quel plaisir il la touche, la parcourt, l'examine ! Le trouble de son cœur est marqué dans ses yeux. La bergère est aussi curieuse d'elle-même pour la première fois ; elle avait déjà vu son joli minois dans un clair ruisseau ; le même miroir va lui servir pour contempler des charmes secrets qu'elle ignorait. . Mais elle découvre à son tour combien Daphnis lui ressemble. Qu'elle lui rend bien sa surprise ! Frappée d'une si prodigieuse différence, toute émue, elle y porte la main en tremblant ; elle le caresse, elle en ignore l'usage, elle ne comprend pas pourquoi son cœur bat si vite, elle ne se con- naît presque plus ; mais enfin, lorsque revenue à elle-même, un trait de lumière a passé dans son cœur, elle le regarde comme un monstre, la chose lui paraît absolument impossible, elle ne conçoit pas encore, la pauvre Agnès, tout ce que peut l'amour. L'idée du crime n'a point été attachée à toutes ces recherches amoureuses ; elles sont faites par de jeunes cœurs qui ont besoin d'aimer, avec une pureté d'âme que jamais n'empoisonna le repentir. Heureux enfants ! qui ne voudrait l'être comme vous ? Bientôt vos jeux ne seront plus les menus, mais ils n'en seront pas moins innocents ; le plaisir 156 l'art, de jouir n'habita jamais des cœurs impurs et corrompus. Quel sort plus cligne d'envie ! vous ignorez ce que vous êtes l'un à l'autre ; cette douce habitude di- se voir sans cesse, la voix du sang ne déconcerte point l'Amour ; il n'en vole que plus vite auprès de vous, pour serrer vos liens et vous rendre plus fortunés. Ah ! puissiez-vous vivre toujours en- semble et toujours ignorés dans cette paisible solitude, sans connaître ceux qui vous ont donné le jour ! Le commerce des hommes serait fatal à votre bonheur ; un art imposteur corromprait la simple Nature, sous les lois de laquelle vous vivez heureux : en perdant votre innocence, vous per- _jrirY( t™^ Ai£ttu-p^w**q- Que vois-je ! C'est Isménias, qui est sur le point d'enlever l'objet de ses désirs. Son bonheur est peint dans ses yeux, il éclate sur sa figure ; et du fond de son cœur, par une sorte de circulation nouvelle, il paraît répandu sur tout son être. Il parle d'Ismène, écoutons. Qu'il a l'air content et ravi ! Enfin, dit-il, je vais donc posséder celle que mon cœur adore ! Je vais jouir du fruit de la plus belle victoire. Dieux ! que cette conquête m'a coûté ! Mais qui soumet un cœur tel que celui d'Ismène, a conquis l'Univers. Il fait l'éloge de ses charmes. Toutes les femmes n'ont que des visages, Ismène seule a de la phy- L'ART DE JOUIR i" sionomic. On sent, on pense toujours iv traits-là ; mais par quel heureux mélange de cou- leurs est-on embarrassé de dire s'il y a plus de sentiment que d'esprit dans ses yeux ! Ismène ignore le parti qu'a pris son amant : elle lui avait défendu de tenter une entreprise aussi délicate. Mais il faut épargner à ce qu'on aime jusqu'à la moindre inquiétude : il n'y a point à balancer ; on obéit à l'amour, en désobéissant à l'amante. Le devoir est tout en amour comme en guerre, et le péril n'est rien. Plus la démarche est téméraire, plus Ismène sera sensible... Ah ! que l'amour donne de courage ! Ah ! que cette preuve de tendresse lui sera chère, et qu'elle en saura un jour bon gré à son amant ! Isménias, près d'arriver chez Ismène, la croit déjà partie sur un faux rapport ; il ne comprend pas comment il a pu la manquer sur la route ; il s'agite, il délibère, quel parti prendre ? Hélas ! Est-il en état d'en prendre un ? il retourne sur ses pas, on le prendrait pour un insensé ; égaré, se connaissant à peine, il court nuit et jour, il ne rencontre point Ismène, il tremble qu'elle n'arrive la première au rendez-vous. O Dieux ! O Amour ! Quelles eussent été ses inquiétudes de n'y point trouver son amant ! Mieux instruit ensuite au moment qu'il s'en flatte le moins, quelle heureuse révolution ! quelle 158 l'art de jouir brillante sérénité relève un front abattu ! Comme il remercie l'amour d'avoir pris pitié de son tour- ment ! Il baise cent fois le billet d'Ismène, il l'arrose de ses larmes, il revole sur ses premiers pas. Rien ne fatigue, rien ne coûte quand on aime ; la dis- tance des lieux est bientôt franchie par les ailes de l'Amour. Par la joie de l'amant, jugez de celle de l'a- mante, lorsqu'elle entendra cette histoire de la bouche même d'Isménias ; et devinez, si vous pouvez, lequel des deux va goûter le plus pur con- tentement ! Si les plaisirs augmentent par les peines, que j'envie votre SQl'l. IsiiiéniaiTT"" Ils se revoient enfin, ils veulent en vain parler ; mais à la vivacité de leur silence et de leurs caresses qu'on voit bien que la parole est un faible organe du sentiment ! Ont-ils enfin repris l'usage de la voix ? grands Dieux ! quels entretiens ! Se racontent-ils tout ce qui se passe dans l'Univers ? Non, ils ont bien plus de choses à se dire, ils s'aiment, ils se retrouvent après une longue et trop cruelle absence. Qui pourrait redire ici leurs discours, et plutôt encore leur joie que leurs plai- sirs ? Il faudrait sentir comme eux, il faudrait s'être trouvé dans la même situation délicieuse. Ismène, je l'ai prévu, n'oubliera jamais ce qu'a fait Isménias ; elle ne quitte point une fortune L ART DE JOUIR 1 59 brillante, ce serait un petit sacrifice à ses yeux ; c'est elle-même qu'elle sacrifie. Pour qui ? Pour un amant dont l'amour fait toute la richesse. Le plaisir appelle Ismène, il lui tend les bras, il lui montre une chaîne de fleurs. Refusera-t-elle un Dieu jeune, aimable, qui ne veut que sa féli- cité ? C'en est fait ; « le conseil en est pris, quand « l'Amour l'a donné ». Mais de combien de senti- ments divers elle est agitée, et quelles singulières conditions elle impose à son amant ! « Vous voyez, dit-elle, Isménias, tout ce que « je fais pour vous. Je ne pourrai reparaître dans « l'Univers, les préjugés y tiennent un rang trop « considérable ; et si je vous perds (tombe sur « moi plutôt la foudre !) je n'ai d'autre ressource « que la mort. Je ne vous parle point de l'ingrati- ' tude, de l'infidélité, de l'inconstance, du mé- « pris... car qu'en sais-je ! Et combien me repen- « tirai-je peut-être de cette démarche, quand il « n'en sera plus temps ! Mais que dis-je ! non, « Isménias, vous ne ressemblerez point aux autres « hommes ; non, vous ne séduirez pas la vertu « pour l'abandonner aux plus vifs regrets. Je vous « fais injure, je suis sûre de vous, je ^ous ai choisi ; « et si cela n'était pas, à quoi me servirait de 1 prévoir un malheur que je n'aurais pas la force " de prévenir. Mais cependant, quelque empire « que l'amour ait sur mon cœur, j'aurai celle d'en IÔO L'ART DE JOUIR (C rester aux termes où nous en sommes : jamais, « comptez-y, vous ne serez mon amant tout à « fait. » Ismène l'eût juré par le Styx. Isménias gémit, il est désolé, il ne conçoit pas la trop rigoureuse loi d'un cœur sensible. « Tendre « et cruelle Ismène, quoi ! vous m'aimez et vous « ne ferez pas tout pour moi ! » « Il m'en coûtera « peut-être plus qu'à vous, interrompit-elle, « mais la tendresse est la volupté des cœurs. Ce « que je vous refuse en plaisirs, vous l'aurez en « sentiments. Il n'y a pas dans toute mon âme « un seul mouvement qui ne m'approche de vous, « un seul soupir qui ne tende vers les lieux où le « destin vous appelle. Ne sentez- vous donc point, « Isménias, le prix de tant d'amour, le prix d'un « cœur qui sait aimer, dans ces moments où les « autres femmes ne savent que jouir ? » L'amour est éloquent ; Isménias aurait pu déployer toute sa rhétorique ; il aurait pu vanter son expérience, son adresse, persuader, peut-être convaincre... Mais il n'était pas temps, la retenue était nécessaire ; en pareil cas, il s'agit moins de séduire que d'obéir et de dissiper les craintes. Quand l'heure du berger n'a pas sonné, il serait heureux que certaines poursuites ne fussent qu'inutiles ; un à compte demandé mal à propos a souvent fait perdre toute la dette de l'amant. Notre amoureux était trop initié dans les mys- V-*, L ART DE JOUIR i (> r tères de Paphos, pour ne pas contenir l'impétuo- sité de ses désirs. Il fut même si sage jusqu'au départ que la Belle, à ce qu'on dit, craignit d'avoir trop exigé. Mais déjà les mesures sont prises, et bien prises ; la circonspection d'Ismène ne souffre aucune légèreté ; tout sera trompé jusqu'aux pré- jugés. Pourquoi de si cruels retours ? un cœur sans artifice devrait-il connaître les remords ? Quoi ! ces bourreaux déchirent sans pitié le cœur d'Ismène ? Elle craint les suites d'une démarche aussi hardie ; elle tremble d'être reconnue ; elle se reproche tout, jusqu'aux hommages rendus à une vertu qu'elle ne croit pas avoir. Que cette simplicité est belle et honnête ! Elle s'accuse d'avoir joué la sagesse, d'avoir trompé les hommes et les Dieux. « Jusqu'ici, dit-elle, on n'a respecté en moi qu'une « trompeuse idole, qu'un masque imposteur ; le « rôle que je vais faire ne sera pas plus vrai. In- « digne des honneurs que je recevrai... Ah Dieux ! « une âme bien née peut-elle se manquer ainsi à « elle-même ? ô Vénus ! pourquoi faut-il que je « sois destinée à être ta proie, comme celle des « remords ? » .Amour, tantquej.M gruiffri™** un rf>/ . Page 46. -— (2) Girolamo Fracastoro naquit ;'i (a) Dans ces Notes muiI donnés des éclaircissements gur ceux des auteurs seulement, < ■ i i < '■ -; par La Mettrie, qu'on pouvait supposer ne pas être suffisamment connus du grand public. Les notes au bas du texte >. Il professai! I ana- lomic au collège d* Sapience el jouissait dune immense réputation. Ses importantes cou tribu- 208 NOTES tions au progrès de la médecine se trouvent dans les trois ouvrages suivants : De Subitaneis mor- tibus (1707), De Nosciis paludum effluviis (1717), et principalement dans De Motu cordis et anevris- matibus, public après sa mort en 1728. Page 74. — (15) François Gigot de la Peyronie, illustre chirurgien et philanthrope, naquit à Mont- pellier le 15 janvier 1678 et mourut à Versailles le 25 avril 1747. Parmi ses nombreux mémoires il convient de citer tout particulièrement le Mémoire contenant plusieurs observations sur les maladies du cerveau, par lesquelles on tâche de découvrir le véritable lieu du cerveau dans lequel l'âme exerce ses fonctions (1708). Le siège de l'âme serait, d'après lui, dans le corps calleux. Page 74. — (16) Thomas Willis, célèbre médecin anglais, naquit le 6 février 1622 et mourut le 11 novembre 1675. Esprit profond et hardi, il fit accomplir des progrès considérables à la science médicale. De ses nombreux ouvrages, les trois suivants sont encore aujourd'hui hautement ins- tructifs : Cerebri anatome, cui accessit nervorum descriptio et usus (1664), Pathologia cerebri et nervosi generis, in qua agitur de morbis convulsivis et de scorbuto (1667) et De anima brutorum qux hominis vitalis et sensitiva est : exercitationes duae, pars physiologica, pars pathologica (1672). Ce dernier ouvrage lui attira des attaques violentes de la part des théologiens. Page 77. — (17) Johann Conrad Amman, médecin NOTES 209 suisse, naquit à Bchaffbouse en 1669 el mourul à Warmoud, près de Leyde, en 1730. Il es1 consid< comme un des précurseurs de l'abbé de l'Épi car il s'efforça d'établir l'instruction des sourds- muets sur une base physiologique. Ses recherches remarquables sur la physiologie de la voix arti- culée et sur la phonation se trouvent dans ses ouvrages : Surdus loquens (1692) et Dissertatio de loquela (1700). Page 79. — (18) Sir William Temple, qui était un remarquable diplomate, vivait de 1628 à 1699. Esprit éminent et sans préjugés, il s'attira beau- coup de haine de la part des théologiens. l.V\ .'que Burnet notamment lui reprochait d'être matéria- liste, de considérer la religion comme n'étanl bonne que pour le peuple, de n'avoir aucun souri de la vie future et d'être un grand admirateur de la doctrine de Confucius. Outre des mémoires, des écrits politiques et his- toriques, il a écrit de pénétrants essais littéraires et philosophiques, qu'il a réunis en deux volumes portant le titre Miscellanea. e 79. — (19) Abraham Trembley, naturaliste suisse, naquit à Genève le 3 septembre L700 el > mourut le 12 mai 1784. 11 se rendil oélèbre p Mémoires pour servir à V histoire d'un genre de polype d'eau douce ( 1 7 S ».'94. — (2oj Arnobe, autour la tin, es1 né en Afrique au 111e siècli- à une date difficile è préciser. Il fut contemporain de Dioclétien, se convertit au olnis- 2 1 0 NOTES tianisme et mourut vers 327. Il est connu par son ouvrage intitulé Adversus nationes, écrit vers 295, où il s'efforce de réfuter les objections des païens contre le christianisme. C'est dans ce livre encore qu'il pose la ques- tion : ce que sérail le contenu mental d'un enfant s'il était élevé dans une caverne, privé des impressions du monde extérieur et des rap- ports sociaux, et il en conclut qu'il ne dépas- serait pas le niveau de l'animal. Page 106. — (21) Bernard Nieuwentyt, mathématicien hollandais, est né à Westgraafdak le 10 août 1654 et est mort à Parmerende le 30 mai 1718. C'était un adepte ardent du cartésianisme. Il se fit remar- quer par sa polémique avec Leibniz, où il «combattit le calcul infinitésimal, e1 par son livre théologique intitulé l'Existence de I heu démontrée par les mer- veilles de la nature. Page 106. — (22) Jacques Abbadie, qui vivait de 1654 à J 727, a écrit de nombreux ouvrages de religion empreints de mysticisme et \\\\. livre inti- tulé V Art de se connaître soi-même, ou la recherche des ressources de la morale (1692). Page 106. — (23) William Derham, ecclésiastique et savant anglais, vivait de 1657 à 1735. Il s'occupait de physique, de sciences naturelles et de médecine, ci s'efforça de démontrer l'existence de Dieu par les manifestations de la nature. Il composa à ce1 effet plusieurs ouvrages : Physicotheology (1713), Astro-TIieology (1714) et Christo-Theology (1713;. NOTES 2 ! I Page 106. — (24) Marcello Malpighi, célèbre natura- liste et anatomiste italien, naquil à Crevalcuore, près de Bologne, le 10 mars L628, »•( mourut à Rome le 29 novembre 1694. Il étudia d'abord Il- lettrés et la philosophie, puis la médecine. Obser- vateur sagace et expérimentateur habile, il a orée l'histologie et reconnu la vraie structure du pou- mon. On lui doit encore la découverte des papilles de la peau, des glomérules dans le rein, et des recherches extrêmement importantes sur la struc- ture du foie, du cerveau, de l'embryon du poulet, etc. Marcelli Malpighii Opéra omnia (1686) et Opéra posthuma (1697). Page 107. — (K) Lucilio Vanini, qui est né en 1585 à Taurisano, a fait des études à l'Université de Rome, de Padoue, et se fixa finalement à Toulouse. Accusé d'hérésie et d'athéisme, il fut incarcéré et brûlé vif en 1639. Il professa la doctrine panthéiste et affirma que la nature se meut par ses propres forces sans l'intervention aucune d'esprits, que l'univers est éternel, que la quantité de la matière est constante et que ce ne sont que ses forme* qui changent. Page 107. — (2e) Jacques Vallée, seigneur des Bar- reaux, vivait de 1602 à 1673. Il était réputé comme jouisseur raffiné. Ayanl été exhorté par un reli- gieux à faire pénitence, il acquiesça en demandant à Dieu trois choses : oubli pour le passé, patience pour- le présent, et miséricorde pour l'avenir. Page 107. — (27) Nicolas Boindin naquit à Paria le 14 IIIIMMF M \i Ml xl 212 NOTES 29 mai 167G et mourut le 30 novembre 1751. TI professa ouvertement l'athéisme et était réputé pour ses discussions passionnées au eafé Pro- cope. Page 110. — (28) Il s'agit probablement de Guillaume Lamy qui vivait dans la seconde moitié du xvne siècle. Il était membre de la Faculté de médecine de Paris et soutenait, dans son ouvrage intitulé Tractatus de principiis rerum, que l'origine du monde est due au hasard. Page 113. — (29) William Cowper, célèbre anato- miste et chirurgien anglais, naquit à Alresford en 1666 et mourut à Londres le 8 mars 1709. Ses principaux ouvrages sont Myotomia reformata (1694) et Glandularum clescriptio (1702). C'est dans ce dernier qu'on trouve la description des glandes qui porlent son nom. Page 114. — (3o) William Harvey, célèbre médecin et biologiste anglais, naquit à Folkestone le 1er avril 1578 et mourut à Lambeth le 3 juin 1657. II fit ses études à Canterbury, à Cambridge et puis à Pa- doue. A partir de 1615 il était professeur d'anato- mie et de chirurgie au Collège royal de Londres. C'est lui qui a fourni la preuve décisive de la cir- culation du sang dans son livre intitulé Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus (1628). A cet ouvrage fondamental il faut encore ajouter celui non moins remarquable sur la géné- ration, portant comme titre Exercitatio de généra- tions animalium (1654). C'est lui encore qui a NOTES 2IT énoncé, le premier, le fameux principe Omne vivum ex ovo. Page 114.— (31) Robert Boyle, le célèbre chimiste vivait de 1627 à 1691. Il adopta dans ses recher- ches la conception atomistique et soutenait la doctrine de la subjectivité des qualités sensibles. Page 114.— (32) Nicolas Stenon, célèbre anatomiste, naquit à Copenhague en 1638 et mourut à Schwerin le 25 novembre 1687. Il est le premier qui ait décrit le canal qui porte son nom et qui naît de la paro- tide. Son ouvrage le plus important est son Dis- cours sur Vanatomie du cerveau (1669). Page 119. — (33) Nicolas Tulpius, illustre médecin et magistrat d'Amsterdam, naquit dans celle ville le 11 octobre 1594 et y mourul le 12 septembre 1674. Il a fondé à Amsterdam le collège de méde- cine où il enseigna l'anatomie. C'est lui qui est figuré sur le célèbre tableau de Rembrandl don- nant une leçon d'anatomie. Ses Observationes medicae furent, publiées en 1641. Page 119. — (84) Il y avait plusieurs médecins de ce nom au xvir* siècle, dont il n'est pas possible de savoir auquel pensait La Met trie. Page 120. — (35j Giovanni-Alfonso Borelli, célèbre médecin et physicien italien, naquit le 28 janvier 1608 à Castelnuovo, près de Naples, et mourul I- 31 décembre 1679. Membre de VAcademia del l imento, il y lit des recherches importantes pour appliquer les mathématiques et la physique à la UOMUE MACHINE | ; 214 NOTES physiologie. Fondateur de l'école iatro-mathéma- tique, il a, le premier, essayé d'expliquer les mou- vements des membres du corps humain par les lois de la mécanique. De motu animalium (1680-1). Il a encore écrit des ouvrages de mathématiques, de mécanique, d'astronomie et de physique. Page 125. — (^ G.-E. Stahl, médecin et chimiste allemand, est né à Ansbach en 1660. Il est connu dans l'histoire des idées par sa doctrine de l'ani- misme, selon laquelle l'âme inconsciente (anima inscia) formerait et dirigerait le corps qui est son organe. Il est mort à Berlin en 1734. Page 125. — (37) Philippe Hecquet, médecin renommé, naquit à Abbeville le 11 février 1661 et mourut à Paris le 11 avril 1737. Doyen de la faculté de Paris, d'une piété austère, il soignait de préférence les pauvres et s'appliqua avec persévérance à l'avancement de la médecine. Ses principaux ouvrages sont le Traité de la saignée (1707), De la digestion et des maladies de l'estomac, suivant le système de la trituration (1712) et La médecine, la chirurgie et la pharmacie des pauvres (1740-42). Page 126. — (38) Claude Perrault, le frère de Charles Perrault, qui vivait de 1613 à 1688, fit de fortes études mathématiques dans sa jeunesse, s'adonna ensuite aux études médicales et fut reçu docteur à la Faculté de médecine de Paris. Devenu plus tard architecte, il est resté célèbre surtout par la construction de deux remarquables monuments : la Colonnade du Louvre et l'Observatoire astrono- NOTES 215 mique de Paris. Il cultiva toute sa vie les mathéma- tiques et les sciences naturelles, et fut membre de l'Académie royale des sciences. Page 130. — (39) Jacques de Vaucanson naquit à Grenoble le 24 février 1709, et mourut le 21 no- vembre 1782. Il montra de bonne heure un goût très vif pour la mécanique. Il a construit des auto- mates très ingénieux qui provoquèrent l'admira' tion universelle, des anges qui agitaient leurs ailes, un joueur de flûte, un autre automate jouant à la fois du tambourin et du galoubet, enfin deux canards qui barbotaient, allaient chercher le grain, le saisissaient dans l'auge et l'avalaient. Et chose curieuse, le grain avalé éprouvait dans leur estomac une espèce de trituration et passait ensuite dans l'intestin. Il se proposait en outre de construire un automate dans l'intérieur duquel devait s'opérer le mécanisme de la circulation du sang. Page 135. — (40) Gabriele Fallopio, célèbre anato- miste italien, naquit à Modène en 1523 et mourut à Padoue le 9 octobre 1562. Disciple de Vésale, il enseigna l'anatomie successivement à Ferrarc, à Pise et à Padoue. Il fit des découvertes remar- quables qui portent son nom (aqueduc, ligament, trompes de Fallope). Son ouvrage le plus impor- tant est intitulé Observationes anatomicœ (Venise, 1561). TABLE DES MATIÈRES Pap:cs Introduction 1 r Note bibliographique 3g Avertissement de l'imprimeur S i Dédicace V"» L'Homme machine > L* Vit de jouir i '17 Notes ao3 LA COLLECTION DES chefs-d'œuvre MÉCONNUS EST IMPRIMÉE PAR FRÉDÉRIC PAILLART IMPRIMEUR A ABBEVILLE (SOMME), SUR VÉLIN PUR CHIFFON DES PAPETERIES d'annonay ET DE RENAGE M BINDING SECT. r13 2 \ fiCO nob«^ B 2063 H5 1921 La Mettrie, Julien Off ray d< L'homme machine