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LA LEGENDE DE" VIE

U Ile Vierge

ŒUVRES DE CAMILLE LEMONNIER

Un coin de Village.

Un Mâle.

Le Mort.

Thérèse Monique.

Noëls Flamande.

Happe-Chair.

L'Hystérique.

Ceux de la Glèbe.

Madame Lupar

Le Possédé.

Dames de Volupté.

Le Bestiaire.

La fin des Bourgeois.

Claudine Lamour.

L'Arche.

L'Ironique Amour.

La Faute de Madame Charvet.

POUR P.AR.AITRH ULTliRIEUREMENT

La Légende de Vie. II. Le Libérateur.

La Légende de Vie. III. L'Aube Jes Dieux.

LA LEGENDE DE VIE

L'Ile Vietge

CAMILLE LEMONNIER

C'est pourquoi, ô roi, ayant fait cette île selon un dessein très sage, tu réalisas l'Œuvre de Vie.

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PARIS

LIBRAIRIE E. DENTU

78, BOULEVARD SAINT-MICHEL, 78

Tous droits réservés.

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Vjrviverslta» BIBUOTHECA

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LA NATURE

Éden, principe et fin des dieux qui dorment en nous.

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LA NATURE

Éden, principe et fin des dieux qui dorment en nous.

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LA NATURE

L'ILE VIERGE

Dans l'or et l'émeraude paissent les génisses sacrées, choisies pour perpétuer la race blanche d'Eolie. Un sang rose luit à leurs naseaux. Elles lèvent des visages de jeunes déesses, jouets d'une métamorphose. Toutes les dix eurent des mères belles et renommées, nées comme elles au bord des eaux, dans les limons verts. Un air aro- matique et sucré nombreusement distilla leurs vertus nuptiales. Elles sont les vierges promises au royal amour ; en mouvant ses entraves, le tau- reau mugit à leur odeur. Elles vont, fauchant en cercle la lavande et le serpolet ou bien, sous leurs soles saccadées, le pré tremble. Lasses ensuite d'ébats, leurs fronts lourds fléchis vers les fanons,

4 L ILE VIEIUiE.

elle» goûtent de longs assoupissements gorgés. Là-bas coulent les eaux, flottent à la dérive les brouillards lumineux. Des clôtures les isolent ; elles y demeurent parquées loin des taures déjà mûres.

Les bœufs aussi sont blancs, dans l'herbage profond et clos. Les cornes en demi-lune, hauts et râblés, ils marchent gravement comme les fils du soleil ; ils émergent comme des monts de froment de la courbe des plaines. Seules, les gé- nisses sont plus éclatantes : elles ressemblent à de larges et charnues nymphées ondoyées de lait. Et chacune a un nom, toutes croissent pour la dilection du maître.

Cependant l'heureux Eté mollit les vents. Le sol bout sous le soleil oblique. Toutes les herbes^ dans l'immense vie trépide de la prairie, vibrent et dardent comme des flambeaux. Au loin la forêt massive^ aux lourdes orfèvreries vermeilles, aux silences bleus, suggère les Forces éternelles. commence le végétal géant, la gloire des hauts arbres centenaires. Et c'est une après-midi des jours aimables de la terre, sous des airs subtils. La canicule a cessé d'aboyer dans les couchants roux : il pleut un or brillant, léger, sur les flouves et le troupeau. Voici que les grands bœufs blancs se

1- ILE VIERGE.

dirigent vers la rivière et les vaches les suivent, aux robes impareilles et chatoyées, car la race d'Éolie seule est blanche. Un long temps elles hument les bromes humides avant de plonger au courant. Le décours solaire, après les taons san- glants et le midi acéré, les adjuve, leur verse une paix merveilleuse ; toutes ensemble cornent vers les étables. Et très loin, un pipeau pastoral leur répond, agile, moqueur comme le vent ironique dans les roseaux. Mais plus haut, dans un frisson bleu, vibre et vire le grisoUis de l'alouette. Des fumées commencent d'onduler entre les cimes ; le sarment pétille aux àtres, c'est l'heure où, sous le toit de Barba, s'activent les apprêts de la cène ultime. Alors une senteur de bois s'évapore, évo- cative de mœurs simples, d'assemblées familiales et de huttes forestières. Elles montent, les pe- tites fumées, vers les nues annelées, comme les bandelettes tantôt s'ensevelira le jour. Il flotte des voiles à la dérive, des pavillons de soie par- dessus des jardins de nacres, dans les gouffres lim- pides. Le soleil lentement s'abime, un long rais glisse de proche en proche, une chaleur dernière qui plane et s'étend. Et tout le ciel fleuri de roses ensuite s'effeuille et se fane en clartés mourantes les vierges génisses rosissent, flambe la

6 I. ILE VIERdp:.

corne des hauts bœufs. La terre en amour fume comme une cuve.

L'aigre et vif pipeau s'est rapproché ; il semble venir du fond des âges. Comme le cri du grillon, il monte de la terre, il frémit au cœur des chênes, il remplit le soir innocent. Bientôt un doux jeune homme apparaît à la lisière des bois. Il s'avance dans la savane parmi les bêtes du troupeau, et toutes le suivent comme à un signal connu, il les mène vers les étables. Les grands bœufs seuls de- meurent parqués proche des citernes et des abris de chaume. Il n'en vient qu'un, patriarche barbu, pareil à un hiérophante. Celui-là pénètre chez les génisses et, par l'échalier levé, les fait sortir, sou- mises. Ensuite, avec les vaches, elles longent les avenues. Et toujours le champêtre musicien va devant, frôlant du doigt son roseau mélodieux. Il marche parmi les haleines chaudes et les naseaux fumants comme en un brouillard. Son front bou- clé et roux domine le troupeau, il a des yeux cou- leur de soir et d'innocence. Enfin le porche est franchi ; les cornes, par-dessus les huileux paillers, emmêlent un bois épais et sonore.

Le beau pâtre alors se tourne vers les demeures. Il module un air plus pressé et qui s'impatiente Sa jeune âme rit et vibre dans le vent des mu-

L ÎLE VIERGE. 7

siques. Des seuils, comme un vol libre d'hiron- delles, presque aussitôt s'échappent trois enfants divines. Or, le soir étant tombé, ils vont ensemble vers les eaux, selon le commandement de Barba, père d'Éolie. Florie, Hylette et Elée marchent devant en nouant des danses et se tenant par les mains. Sylvan, attentif à son pipeau, gravement les suit comme un petit faune des âges. Une agrafe légèrement retient à leur épaule les plis droits d'une tunique : comme la poussière d'un van, elle ondule et flotte autour de leurs corps vermeils. Et il n'a qu'un sayon à ses membres, il s'avance mi-nu dans les ombres roses. La chanson rustique, sous ses doigts mobiles, s'alentit ou se précipite, selon le rythme des danses, et il imite aussi le guilleri des oiseaux. Ainsi jouant du pipeau, il les guide vers la rivière.

Une joie ingénue alors les émeut. Elles rient de s'apparaître lumineuses sous les saules des berges. Maintenant le pipeau a cessé d'ébruiter la petite âme pastorale : le vent nocturne doucement souffle aux grands iris. Sylvan le premier s'élance au frisson froid des eaux. Florie et Hylette font envoler leurs tuniques comme des flammes légères, et seulement Elée s'attarde, masse entre ses poings ses noirs cheveux, comme la torsade d'un

8 I, ÎLE VIERGE.

casque. Toutes trois enfin plongent : leurs corps charmants sinuent, ondulent d'une grâce sub- tile de longs poissons d'or. Quelquefois un jeune sein aigu pointe, fleur de la nuit et des onctueux limons. Leurs mains par-dessus la rivière re- muent un brouillard d'argent. Et ils ne savent pas qu'ils sont nus.

Une trompe, sous V^esper soudain apparu, sonne du côté des demeures. Alors c'est comme une fuite de nymphes surprises par l'aurore. Leur nudité finit d'étoiler la molle ténèbre. Il n'est plus que leurs sœurs très belles et éternelles, les Pléiades, dans le vertigineux éther. Sur l'eau vive qui les ondoya voici les tuniques en hâte ragrafées. Et le pipeau bavard va devant : elles s'en retournent en dansant et se tenant par les mains.

Barba les attend sur le seuil. Les neiges ruis- sellent de ses tempes et de ses joues jusqu'à son torse vigoureux, comme un été des Alpes reverdi sous les glaciers étincelants. Quand il lève la main, cette main semble couvrir toute l'île. Ce vieillard sans doute connut les matins du monde ; il vécut parmi les éléphants blancs, brahme pen- sif qui sait parler aux étoiles. Il les voit accourir, telles des chèvres mutines, et sourit de leurs cein- tures dénouées, car il ne leur apprit pas la pu-

I, ÎLE VIERGE. Q

deur, fille du péché. Leur chair fleurit adamique sous les constellations comme aux innocences d'Éden. Tous les quatre l'entourent : il caresse leur nuque humide, et ensuite il les précède vers la table éclairée par les flambeaux.

Nul faste d'argenteries, mais d'amples bou- quets aux nuances d'arc-en-ciel, aux fragrances de champs mûrissants, la moisson des flouves que tiédit encore un parfum de soleil. Barba prend place au milieu, sur un siège plus élevé que les autres. A sa droite il a Florie l'aînée, à sa gauche Hylette la seconde, et Elée est venue ensuite et s'assied près de Sylvan, devant lui. Les portes sont restées ouvertes : il entre six Pauvres aux durs visages corroyés, aux corps de silex comme d'anciennes glèbes pétrifiées. Ceux-là sont la tribu nomade et primitive, plus forts que la mort et les famines. D'un signe le Père leur commande de s'asseoir. Personne ne rit de leurs faces cortiquées et velues, de leur paumes rigides qui, en se fer- mant, font un bruit de galets broyés. C'est la coutume chez les Barba qu'il y ait aux repas du soir un égal nombre de sièges pour les lointains pèlerins. Peut-être tous les dieux exilés n'ont pas fini d'errer chez les hommes. Alors Eurnée, le vassal ami, le serviteur usé d'ans et d'offices, ap-

I.

lO L ILE VIERGE.

porte les fumants et friables tubercules odorant l'humus. Il boite en marchant ; une ruade de cheval le fit œgipan comme ses frères antiques des forêts, et il a en outre leur oreille effilée et chevelue. A chaque pas, le plat paraît sur le point de chavirer, mais ses mains le serrent avec force. Des pêches, des gâteaux de miel achèvent le repas frugal. Et les cruches à mesure épanchent une bière blonde dans les verres.

Barba promulgua le régime primordial, par res- pect du bœuf ami, des bêtes à la vie pourpre. Il estimait le sang séditieux, chargé d'arômes ver- tigineux et lourds. Or un péché de démence et de luxure longtemps dévasta la race des Barba. C'est pourquoi le maître d'Eolie proscrivit les rouges holocaustes, espérant ainsi conjurer l'acre legs. Le meurtre et la mort s'arrêtent donc aux portes de la maison ; les convives ignorent les hoquets sanglants ; ils ne connaissent pas davan- tage les colères du vin et le funeste alcool. Mais ils mangent toute nourriture venue de la terre et boivent les sucs du houblon, comme en un re- tour aux âges d'Agni.

Le Vénérable maintenant regarde ses enfants et les interroge.

Toi, fleur de mon hiver, ma Florie, qu'as-tu fait tout ce jour ?

I, ÎLE VIERGE. II

Père, les servantes barattaient le beurre. Il y avait cent vaisseaux de lait, jusqu'au soir je suis restée à les surveiller.

Bien, fille... A ton tour, parle, toi, blonde comme les seigles, chère Hylette.

J'étais avec Florie. C'est moi qui tenais les balances et pesais les pains de beurre. Il y en avait tout un mont. Et ensuite nous avons détaché les plus larges feuilles de nos vignes, nous en avons enveloppé les pains. A l'aube, ils partiront pour la ville.

Tout est bien... Et toi, Elée, ma vigne noire, parle avec franchise, qu'as-tu fait?

La voix de l'enfant dit en rêve :

Père, il y avait une voix dans l'île... Ensuite il se tourne vers Sylvan.

Maintenant, fils cher, je m'adresse à toi comme au jeune chef de ma tribu... Quels travaux signa- lèrent ta \'aillance?

Père, le taureau ce matin s'était déchaîné. Je me pendis à ses cornes. Ensemble nous volions par les cours. Alors les hommes arrivèrent : on lui remit ses entraves. Je maîtrisai aussi le bel et vierge étalon qui s'appelle Héraut. Pour la première fois je le sentis frémir sous moi, docile et soumis. Puis je visitai, selon tes ordres, les mois-

1, ÎLE VIERGE.

sonneurs. Tout un champ déjà était tombé sous leur faucille. Enfin, en jouant du pipeau, je rentrai le troupeau ami.

Sylvan a parlé avec simplicité. Cependant, en évoquant l'exploit du taureau et du beau cheval indompté, sa narine frémit, un sang ardent lui empourpre les tempes. Barba remue sa barbe blanche et dit :

Fils, sois loué : tu agis selon mon coeur. Or voici le temps venu des choses héroïques. Le pi- peau est un bruit trop léger pour ton âge de jeune homme. Reçois donc de mes mains l'em- blème viril, le cor rythmique et dur. Qu'il soit pour toi le symbole de la force et de la joie : sonne au travers ton âme libre dans les horizons d'Eolie. Maintenant aussi je te donne Héraut comme un frère, toi qui le méritas par ton courage.

Il se lève et détache du mur le cuivre cou- leur de soleil. Ensuite il le passe aux épaules de Sylvan et celui-ci est debout, grandi d'orgueil sous sa crinière rousse comme l'août des moissons. Ses sœurs l'admirent et ne le reconnaissent plus : déjà il a l'air d'un héros. Chacune à son tour sou- lève le cor, elles s'effraient de son poids. Lui seul, d'un geste magnifique, le brandit sous les flam- beaux.

LA LEÇON DU COR. 13

Barba fait un signe. Les six Pauvres quittent leurs sièges ; il leur souhaite le bon sommeil. Et les plantaires que râpa le caillou des routes, les visages tannés de pluies et de soleils s'en vont vers les granges. Dans les foins odorants, dans le duvet et la fleur de la terre leur âme lasse se dé- tendra et rêvera d'arcadies. Puis le Vénérable bénit sa race. On emporte les flambeaux. Et une joie profonde apaise les demeures, comme la fin d'un jour des temps.

LA LEÇON DU COR

Au gouffre pâle, Vénus s'évanouit. Un sang de roses et d'oeillets infuse le ciel. Les cimes, aux lisières de la silve, longuement fument. Et des vapeurs flottent au ras des prairies, des soies on- duleuses et légères. Le vent ensuite s'éveille, un souffle monte de la fraîcheur des eaux, un frisson profond, très doux.

Encore une fois la nuit est déliée. Dans le mys- tère quelqu'un a fait un geste. Maintenant des archipels d'améthystes et de rubis dérivent, tout le ciel en marche roule une atlantique d'or et

14 L ÎLE VIERGE.

de pourpre. L'Orient s'embrase, volcan de fleurs, roue de feux, rosace des basiliques. Alors le pré mugit, les grands bœufs blancs cornent vers le Père glorieux. Et les seuils tremblent, une ru- meur puissante emplit les étables. Le bouvier, d'un pas lourd, va lever les barrières.

Le bœuf patriarche apparaît d'abord, ramenant les fraîches génisses vers l'enclos ; quelques-unes déjà se tourmentent d'amour et meuglent ; et le troupeau sort ensuite, immense, avec ses belles robes bigarrées, lavées de brouillard bleu. C'est l'heure aimée des bétes : la rivière tièdement bout. L'ai- guail avive le sel des gramens. Au ras du pré fument les naseaux, tournent les langues roses comme des faux, et les pis veinés ont l'air de fleurs de lait. Des ombres agiles errent^ les lapins gris, les lièvres roux, amis des troupeaux. Cependant la vie s'enfle, bourdonne d'un ronflement de grandes eaux. Les dures corneilles, les pies stri- dentes, le loriot siffleur ont dispersé la nocturne chouette. Du côté des demeures le cor soudain sonne le jour nouveau.

Tl roule, tinte aux fenêtres des tours, expire dans les bois. Un cri derrière les vitres, farouche et clair, aussitôt se raidit dans un effort de réveil. Le cor ne sonna qu'une fois, déjà une petite âme

LA LEÇON DU COR. 15

guerrière s'éveille dans les demeures. Et l'une cria : Hilléï ! La seconde : Hïa ! Élée a crié : Hi ! ronfla la voix héroïque, il n'y a plus en- suite que le silence.

Mais, violent et prompt, le cor renaît comme le tonnerre d'une forge, comme un choc de mé- taux. Il attise le bruit et la lumière, il martèle du soleil, il sème des tisons écarlates sur le che- min. Quelle bouche s'y déchira, iv^e de gloire et de fracas ? Vers l'Occident il corne le meuglement d'un taureau rué. Ensuite il se déchaîne vers le le Nord, il halette vers le Midi : tout l'espace s'enfle dans ce souffle immense. Et l'effroi des paons rouant à la crête d'un mur aigrement discorde. Un éventail de pigeons s'éploie et bat d'un tu- multe bariolé les toits. La folie des grêles pou- lains s'épare, hennissante, parmi les cours. Le cor d'or et de soleil tourbillonne comme une roue, il va par éclats dans la plaine, il cogne le sol et rebondit au ciel. Il rugit comme un lion vierge. La forêt longuement vibre et gémit, les feuilles volent sous des fuites d'oiseaux et toute l'ombre s'est dispersée. Ainsi un jeune dieu appa- raissait aux temps fabuleux. Alors encore une fois les trois cris comme un stylet vermeil raient les airs : Hilléï ! Hïa ! Hi ! Et le cor joyeux broie

i6 l'île vierge.

du cuivre et fanfare. Il passe dans un vent d'orage, il roule dons une crinière de soleil. Une âme magnifique le propage à travers l'ile entière. La terre tremble, les hêtres frissonnent au galop d'une croupe ardente rebondit un torse mi-nu. Et l'élan souple de six grands lévriers va devant comme un nuage de neige et de grêle.

Hilléï ! Hïa ! Hi ! Un vent léger de tuniques à présent rase la berge. Une flûte siffle aux roseaux, moque le cor héroïque et dur. Et dans les saules un oiseau a chanté la chanson d'innocence. Alors il passe un air subtil. L'heure candide sur les écharpes dénouées met un émoi bleu de clartés. Trois chairs nues, trois frissons divins ont fleuri la rivière. Elles ondulent et se poursuivent d'une grâce subtile. Et se jouant elles s'appellent Florie! Hylette! Élée! Les noms volent comme des abeilles antiques dans la clarté des bouches ; des rires lumineux glissent aux ors et aux roses de l'eau. Mais Hylette tend l'oreille. « Mes sœurs, n'avez- vous plus rien entendu ? Le cor rouge en un spasme tout à l'heure expira au fond des bois. » Hilléï! Hïa! Hi ! Et le cri, comme un vol de cy- gnes sauvages, une dernière fois s'effile au ras des roseaux. Soudain, chevelu de soleil, par-dessus la berge leur apparaît Sylvan monté sur Héraut. Le

LA LEÇON DU COR. I9

cor luit dans ses poings, couleur de joie et de gloire. A peine il y souffla son âme magnifique, déjà il a le visage d'un autre homme, il ressemble à un jeune roi inconnu. « Quoi ! s'écrient-elles, ce serait notre frère Sylvan? » D'un cabrement hardi le héros enlève la bête ailée. Un long fracas rompt les eaux et meurt aux confins d'Eolie. Les cheveux et les crins emmêlés, ils fendent le cours et nagent vers les corps charmants, là-bas joail- lés de perles vives. L'effroi mutin des petites nymphes aussitôt fuit ; à larges brassées elles refoulent le flot rapide. Mais tout à coup le cor barbare et rauque a sonné la victoire : il ricoche en palets d'or sur la rivière ; et Hylette est \'aincue. Sylvan par les épaules la plonge aux re- mous sonores. Alors s'afflige le dépit jaloux d'E- lée : « Pourquoi la poursuivisrtu plutôt que moi, traître Sylvan ? » Elle quitte les eaux et, tordant ses cheveux, elle va s'asseoir sur la berge comme une petite Andromède. Tous trois l'invoquent. « Reviens, ô boudeuse Elée. Sans toi il n'est plus de jeux. » Mais elle roule aux herbes son flanc irrité et bat la terre : « Je te hais, Sylvan qui me préféras mes sœurs blondes ! » Sous le poitrail du cheval Héraut s'effrangent et tourbillonnent les écumes d'argent; comme des tritones voguent et

20 I. ILE VI F. R (JE.

virent autour Florie et Hylette. Leurs cuisses minces sous elles écroulent une chute de neiges et de roses. El aucune ne s'aperçoit de sa chair impudique, toute claire brandie au soleil.

Cor frivole ! cor funeste !

La sauvage Elée, d'une clameur frêle ainsi maintenant injurie la voix héroïque d'Eolie. Elle écarte ses crins noirs et les poursuit de ses yeux rusés.

Ou'as-tu dit, Elée?

Le cor, ô Sylvan impie, te fit oublier le ma- tinal dev^oir !

Leur jeu cesse aussitôt. « Elle a raison, s'écrie Florie. Vois, Sylvan, quelle fut notre folie 1 Nous avons méconnu le commandement de notre père. » Ils regagnent la rive, les tuniques sont rattachées, et le fier Héraut repart seul en frémissant le long des berges. Les mains enlacées, tous quatre ensuite se dirigent vers une clairière et ensemble ils chantent le salut au matin. Leurs visages sont tournés vers le soleil. Comme aux champs de Bac- triane monte le lent cantique.

O Forces ! ô Joies ! Feux divins ! Terre mater- nelle !

Nous te magnifions!

L^ne éternité en ce jour nouveau renaît !

I,A LEÇON Dr COR. 21

Salut à la Vie !

Salut à toi, Soleil !

Un vent léger remue les feuilles. Tous les oi- seaux chantent. L'âme de la terre, le souffle pro- fond du bois se mêlent à l'unisson des voix. Aux prés prochains meuglent les taures heureuse?. Ainsi chez Barba se sont renoués les temps.

Le religieux mystère accompli, ce ne sont plus que des enfants, de libres bêtes de nature courant par les taillis, se déchirant les jambes aux ronces, les joues barbouillées de sang et de fruits écrasés. La tunique ramassée jusqu'aux genoux, elles vont par la rosée les pieds nus, gambadant comme des chèvres. Mais Sylvan leur fait signe.

« Ecoutez ! » Elles s'arrêtent, il embouche le cor. Toute la forêt, en cette clameur sauvage, de nou- veau a tressailli : un fin animal, un corps agile et roux fuit par bonds merveilleux. Là-bas, der- rière les clôtures d'un parc, vaguent captifs les chevreuils amis de Barba, hôtes mystérieux de l'Ile. Peut-être l'un deux s'échappa; avec un cri bref, Sylvan s'est élancé. L'âme du cor héroïque le remplit de fureur.

Florie et Hylette demeurent troublées. Mais un rêve de chasses s'éveille en Elée. Sa petite âme farouche bat à ses narines. « Oh ! mes sœurs.

2 2 L ILE VIER(;E.

courons... Le sang vermeil va jaillir ! » Elles vo- lent par les sentes et toutes trois appellent : « Sylvan ! S3'lvan ! »

La houle glauque des feuillages s'est refermée. Elles écoutent, très loin, un froissement de bran- ches, écho d'un rapt dont s'attriste la forêt. Hy- lette gémit : « C'est la voix de Sylvan... Peut-être il est en danger... » « Non, dit Elée joyeuse- ment, c'est la bête qui râle et rauque entre ses poings. » Et elles demeurent inclinées vers le sol, l'oreille tendue. Mais voici que Sylvan leur appa- raît, pleurant de douleur et de rage ; et il tord en ses doigts le cuivre vain, couleur de meurtre et de gloire. « Elle s'est dérobée ! Si seulement j'avais eu mes flèches ! »

Elles le regardent charmées, conquises, froides de plaisir et d'envie. Un chasseur de proies, en l'éveil sanglant du mâle, se révéla, terrible même sous les pleurs. Et encore une fois elles ne recon- naissent plus leur frère. Seule Florie a pâli, car elle se souvient de l'ordre paternel. Et elle mur- mure :

Toute chair qui vit tu respecteras.

La roue solaire là-haut tourbillonne, broyant les heures. Dans l'ombre humide, s'effument les fleurs pâles du brouillard. Hâtivement ils se dis-

LA LEÇOX DU COR. 23

persent vers les demeures. Sylvan d'un bond en- fourche le bel Héraut : ensemble ils volent rejoindre les moissonneurs. Le cor sur les routes roule et se broie, couleur de joie et de soleil. Et les trois sœurs s'en vont surveiller les buandières, car c'est jour de coulée. Les cuviers débordent, dix paires de bras plongent aux écumes de la lessive ; vers le soir elles aideront les servantes à herber ; le pré sous les pommiers se couvrira de linges neigeux comme un lac de lune.

Poudreux et roux, desséchés aux brasiers cé- lestes, leurs pileux tetins à nu, les aoùterons de- puis des aubes scient la seiglière. Jusqu'à la nu- que sombres dans le chaume, les reins bas et tournants, ils vont par andains, et la claire fau- cille entre leurs poings vire et frappe, constante comme la mort. A chaque coup tombent les che- veux glorieux, la toison rouge des étés. Ils mar- chent sur un rang, dix de front, musculeux, les )'eux évanouis de lumière, et à l'autre extrémité un autre rang s'avance. Une grêle de soleil cré- pite à leurs peaux crevassées, ricoche à leurs os de cailloux. Et le sol brûle, les mouches voraces

24 I> ÎI-K VIERGE.

boivent la sueur et le sang. D'un effort sans hâte et rythmique, ils abattent les houles vermeilles. Aucun ne comprend le symbole des moissons, les renaissances éternelles, l'hymen sacré de l'Homme et de la Terre. Ils sont les ouvriers mornes d'un sacrifice divin. Leur geste religieux et fatal fauche la vie, tarit la mamelle des glèbes. Sous leurs talons le champ tourne et poudroie à l'imitation du van.

L'enfant Sylvan en riant prend une faucille. Les épis lourds mollement irritent sa chair : il goûte un plaisir fort à s'enfoncer au cœur des seigles comme en une autre rivière, comme en des eaux ardentes et fluides. A brassées il les meut, les refoule, en une ivresse déjeune faune. Il plonge les mains en leurs touffes, les caresse ainsi qu'un poil tiède, la blonde fourrure animale. Et il se re- mémore les veillées le père à la barbe d'argent leur révéla la jeunesse du monde et les dieux in- génus. Sa pensée s'éveille, il se croit rev^enu au.K premiers âges, il rêve couché sur la poudre rose. Des sœurs aussi s'en allaient par les bois avec de jeunes hommes, des filles aux cheveux épandus, flambants comme des automnes.

En gorges, en courbes la campagne ondule ronde, infinie. Au loin les arbres font ruisseler

I,A LEÇOX m' COR. 25

des chevelures. Et il regarde bas braséer la fournaise des froments. Leur or rugit dans l'éther, comme le midi d'un jour sans aubes et sans soirs. Plus près, les avoines dorment en pâleurs vertes d'étangs. Maintenant ses idées se lient : il songe à ses sœurs, aux hanches sinueuses de la belle Florie, comme le val à l'horizon. « La terre donc serait femme, puisqu'elle est chevelue et qu'elle ondule en grâces flexibles ? » Et il rit, il s'étonne de cette suggestion plaisante. Elle n'a fait que passer dans le doux, le profond éden. Mais il aspire plus fort les haleines, il boit le feu de la grande plaine embrasée. Déjà il n'est plus le même enfant, une morsure lui a déchiré le flanc. Pourtant rien n'est arrivé, il ne souffre qu'un lé- ger mal délicieux. Et ignorant, amolli, il prend la terre amoureuse en ses bras ; la petite défaillance ne dure qu'un instant : il se relève héros, sa jeune âme sonne dans le cor couleur de joie et de soleil. Dans les champs les chars roulent et d'autres se comblent. Autour l'air vibre et trépide, la sueur fume au poitrail des chevaux. Maintenant la chaleur haute a pompé partout les eaux ; une buée vermeille bout aux limites de l'île, oscille au vent léger. Et Sylvan, s'étant élancé sur Hé- raut, voit la plaine diminuer sous le vol des cri-

26 1,'ÎLE VIERGE.

nières. Un adroit artisan ameulonne des chaumes. Comme les douves d'une futaille monte la tour ronde^ large à sa base, évasée vers la cime. Il admire l'art de cette construction, la forme con- centrique et rationnelle, comme un cône autour duquel tournera l'ouragan. Toute forme aurait un sens en corrélation avec les Forces ? Autrefois il n'y eût point songé. Le cor lui a fait une âme nouvelle et subtile.

Des gars râblés, de sanguines jouvencelles sillon- nent, apportant les moyettes, d'une activité égale. Régulier et cadencé, le broqueteur, droit sur le char, à mesure les tasse sous ses talons. Sylvan s'arrête, observe : il est sans dédain pour ses humbles frères de la Terre, expérimentés au labeur des saisons. Puis la lourde toison vacille, l'attelage d'un coup de collier s'avance dans l'arène graduellement déblayée. Mais une lan- gueur anonchalit les varlettes à la vue du beau jeune homme, comme un prince de l'Eté. La sève lascive les tourmente ; elles le regardent avec amour. Alors, sans voir le mal qu'il propage, il délaisse Héraut, les stimule, lui-même ramasse à grands coups les gerbes. L'efflux poivré des seigles le grise, distend ses narines. Il sent circuler en lui une force merveilleuse, la large vie de la terre.

LA LEÇON Dl' COR. 27

comme un sang divnn. Mais bientôt ce travail de femme lui répugne ; l'àme du cor en lui se ré- veille. Comme un taurin sorti des étables, il hume l'air, regarde par la plaine avec qui se mesurer. Un adolescent robuste, au front court et canin, lutine une des mercenaires, et la ployant par les reins, cherche à lui dérober un baiser. L'inno- cent Sylvan se méprend sur ses fureurs, envahi d'un trouble jaloux. Et soudain le provoquant :

- Traître qui n'as de force que contre une femme ! Ose donc venir jusqu'à moi !

Le drille rit. Ils se nouent aux aisselles, tête contre tète, comme des bœufs enlacés par les cornes. Chacun par de brèves saccades s'efforce de déraciner son partenaire. D'une fois Sylvan, souple, hardi, s'enlève, passe par-dessus l'épaule du rustre. Celui-ci roule, l'entraînant dans sa chute. Mais d'un coup de reins nerveux, le héros a rebondi et maintient sous son genou l'ennemi terrassé. Les tâcherons ont interrompu leur tra- vail. Du haut du char, le broqueteur, vert sous les ans et autrefois réputé dans la lutte, proclame l'adresse de Sylvan. Quand, bandé dans sa force mâle, il se redresse, les cris des servantes mon- tent ; car il s'est attesté le Prédestiné. Sur un signe elles s'humilieraient dociles. Mais il n'a souci

L il, F, VIERGE.

de leur hommage et gaiment, en sonnant du cor, repart sur Héraut par les guérets.

L'ETRANGER

Au loin grelottent des sonnailles, un char s'avance dans les feux et la poudre, celui-là même qui naguère roulait et tanguait sous sa moisson comble. Le calvanier le vida dans la grange, et l'attelage à présent pour la seconde fois revient charrier la charge mûre. Aussitôt qu'il a aperçu Sylvan fils de Barba, le voiturin oblique et marche à sa rencontre.

Il est entré un homme tout à l'heure dans les cours, dit-il. Il a demandé le vieux maitre vénérable. Et ensuite ils ont échangé des paroles violentes.

Cet homme, comment était-il ?

Noir et terrible comme une nuée d'orage. Il parlait aussi et marchait en maître.

Eolie, solitaire, croit dans une paix d'Eden. Barba, pour des raisons justes, a rompu le lien social. Et seulement il vient quelquefois des mar- chands négocier la coupe des bois et la portée

Î7.

L ETRANGER. 29

des étables. Mais nul jamais n'osa élever la voix devant le roi de l'Ile. Inquiet, fréniissant, Sylvan sent s'éveiller le devoir filial. Comme la pierre va avec la fronde, l'acte en lui suit la pensée. A peine il connut le cor, déjà il a la décision rapide des forts. Héraut et son esprit à la fois volent vers l'événement. D'abord il est surpris de ne plus apercevoir ses sœurs auprès des cuviers fumants. Il s'enquiert chez les buandières. A la vérité un homme est venu, Barba aussitôt a fait rentrer ses filles dans leurs chambres. Un mystère depuis plane sur la maison.

Là-haut, dans la tourelle, Florie, Hylette et Elée, l'oreille tendue derrière les portes, écoutent mon- ter un pas rapide. Puis un souffle bref à travers l'ais les appelle, frémit : « Sœurs ! sœurs ! quelle chose est advenue ? »

Florie a reconnu Sylvan.

Nous ne savons. Un homme est entré. Il nous a prises toutes les trois dans ses bras en san- glotant. Aucune de ne nous ne l'a reconnu et il nous demandait : « Laquelle, ô jeunes filles ! s'ap- pelle... ? » Le nom expira à ses lèvres, car déjà notre père était devant lui. Tous deux ont poussé un cri. Et maintenant nous ne savons pour quelle faute nous sommes ici enfermées.

30 L ÎLE VIERGE.

Leurs voix bruissent comme des oiseaux dans une volière à la vue du chat insidieux.

O Sylvan, s'écrie Hylette, c'est affreux. Nous sommes prisonnières, nous sommes trois pauvres petites prisonnières.

Méchant Sylvan, à son tour dit Elée, toi du moins tu restes libre... Cependant nous ne fîmes pas le mal plus que toi, ou bien toi et nous, nous sommes également coupables.

Et Florie :

Cours nous cueillir des fleurs dans le jardin, cher Sylvan. Nous attacherons bout à bout des lacets que nous laisserons couler jusqu'à toi. Ainsi nous croirons nous promener dans le jardin fleuri.

Sylvan descend couper au jardin une brassée de chèvrefeuilles. Des rires trillent à la fenêtre, glissent le long de la corde qui se balance au vent. Et ensuite il fixe le bouquet, l'assure d'un double nœud.

A présent, ami Sylvan, soupire Hylette, nous n'espérons plus qu'en toi. Remonte doucement de peur que notre père ne t'entende, et viens à travers la porte échanger des paroles avec nous : elles nous consoleront dans cette triste solitude. Nous reconnaîtrons ton visage à la couleur de tes paroles.

L ETRANGER. 3I

Bientôt quelqu'un gratte de l'ongle à la serrure. Est-ce toi, Sylvan ? Il y a tant de bruit dans la maison que nous ne pouvons reconnaître si c'est toi.

La maison est muette. On n'entend que les rats dans le grenier.

Dis-nous alors pourquoi nos oreilles bour- donnent comme si l'air autour de nous était plein de voix.

Ce sont les rats... Tous les rats de la maison jouent dans le grenier.

N'entends-tu pas aussi des voix, Sylvan?

Non, personne n'a parlé.

O Sylvan ! il se passe quelque chose de ter- rible dans la maison. Cette tourelle est sonore ; il y a des voix qui montent d'en bas. Mais nous ne comprenons pas ce que disent ces \'oix. Ce sont des voix comme nous n'en avons jamais entendu.

Cher Sylvan, les voix à présent se sont tues. Mais on dirait que quelqu'un pleure dans la mai- son. L'homme avait un visage à la fois triste et terrible.

Il avait une grande barbe rouge, S3'lvan. La barbe m'entrait dans les joues et m'a fait mal.

Moi, dit Elée, j'ai senti un petit vent très doux...

32 1. ÎI.E VIERGE.

Hélas ! gémiïsent-elles toutes les trois en- semble. Maintenant nous voilà à jamais captives. Eumée a retiré la clef... Nous n'irons plus nous baigner dans la rivière, nous ne verrons plus nos belles génisses blanches.

Silence ! s'écrie Florie, j'entends encore une fois pleurer... Une voix prie et se lamente.

Mais l'âme du cor est restée en Sylvan. Fière- ment il frémit et se révolte : « Un homme ne se lamente pas ainsi... Ce ne peut être la voix d'un homme. »

Ensuite tous se taisent, anxieux. Et des paroles hautes, ardentes, volent sous les plafonds.

Ecoute, insinue Élée, ily a dans l'escalier une porte. Elle ouvre sur un corridor au bout duquel il y a une trappe... En collant l'oreille à la trappe, Sylvan, on entend tout ce qui se dit chez notre père.

Un silence se prolonge, des instants passent. Et un bruit léger de nouveau s'entend dans l'es- calier. Elles reconnaissent la voix tremblante de Sylvan .

O pourquoi vous ai-je écoutées ? Cachez vos tètes sous les oreillers, mes sœurs, plutôt que d'entendre les horribles paroles. Moi, je meurs de les avoir ouïes.

L ETRANGER. 33

Elles brament comme de petites biches blessées, se serrent l'une contre l'autre dans la tour mé- chante.

Sylvan ! Ou'as-tu dit?

Mais l'enfant Sylvan n'entend pas leur cri de détresse. D'un élan, emportant en ses veines la flèche entrée jusqu'aux barbes, il fuit le long des avenues. Une voix est sortie des entrailles déchirées de la terre ; elle rugissait du fond des destinées comme une bête vomissant le sang et la vie. Et il court, il fuit la clarté du soleil ; ses lé- vriers volent sur ses pas, croyant à un jeu, au départ pour les prés et les bois. Mais le mal habite Sylvan, la divine harmonie est rompue ; il a perçu les livides tisiphones, ouvrières de la passion des hommes. Il repousse ses compagnons soumis. Leur joie l'offense, leurs abois stupides, dans sa soif de silence et de nuit. Il pousse la barrière et va se cacher chez les bœufs amis. Au lac des herbes, au giron profond du dormoir, les lourds ruminants ont fui l'accablant soleil. Leurs fanons blancs écroulés entre leurs jarrets ployés, ils tournent vers l'éphèbe leurs lents visages humains. L"n seul, le plus grand, l'âge et la majesté d'un chef, est resté debout, sa rugueuse échine droite au-dessus des autres comme un tronc noueux. Il a reconnu le

34 I' ÎI-E VIERGE.

maître aimable. A pas graves, en reniflant, il foule le gramen et s'en vient lécher sa nuque émergée des remous verts. Une paix merveilleuse baigne la savane, la fraternité des hommes et des trou- peaux comme au temps d'Arcadie. Et pourtant une douleur gémit, le cri de la créature frappée dans sa vie. Sylvan pour la première fois se sent malheureux. Les paroles sans trêve bourdonnent à ses oreilles comme des taons.

Douze ans. Sévère ! disait l'étranger, voilà douze ans que ses traits charmants se sont pour la suprême fois imprimés en mes yeux. Ce n'était alors qu'un visage d'enfant. A présent je ne pourrais plus la reconnaître d'entre les filles sorties de toi. Est-il une souffrance plus affreuse et qui viole plus étrangement les lois de la nature ?

Aussitôt s'éleva la voix de Barba.

^ Tu les violas bien plus toi-même, toi qui profanas l'amour. N'évoque donc aucune des lois obéies par la totalité des hommes.

Songe, Sévère, que nous étions alors des en- fants livrés à leur jeunesse et à leurs ardeurs. Le mal était en nous, un mal déjà ancien et venu des profondeurs troubles de la famille. Nous man- quions de force pour le conjurer, tout nous y pous- sait, au contraire : le sang, la maison ravagée par

L ETRANGER. 35

le meurtre et la folie, et plus encore l'obscure fata- lité d'une ascendance misérable entre toutes!

J'ai tâché de détourner le cours fangeux du torrent, dit le Père. Ne détruis pas mon œuvre, laisse-moi l'orgueil d'avoir enfin triomphé des Furies.

De nouveau la voix sans visage cria.

Ce long et rigoureux exil ne devrait-il pas parler plus haut que toutes les raisons et les dé- fenses? Le don d'oubli sur lequel nous avions toi et moi compté, je n'ai pu l'acquérir. Les vaisseaux, en me roulant par les mers, ne m'ont pas détaché de l'enfant qui habite sous ton toit. Je suis devenu l'errant, mon lit légitime est resté sans postérité. Une destinée me voue à n'avoir d'enfant que l'impudique et la réprouvée, si pour la nature de telles distinctions n'étaient monstrueuses! Songe, ô Sévère^ à cette chose épouvantable et qui at- tente bien plus à la nature que toutes les choses par lesquelles on dit la nature violée. J'avais une enfant qu'il m'était interdit d'appeler mon enfant, quand toute autre me fut refusée... Elte devint mon tourment, mon inégalable supplice, me brû- lant de toutes les poix d'un amour d'autant plus ardent qu'il me resta inaccessible.

Tu fus le Taureau furieux de notre race,

36 l'île VIEK(iE.

parla tristement Barba. Un taon te piqua au berceau et est resté attaché à ton flanc. Tu es la dernière cuvée de nos vendanges. O Rupert ! d'horribles fumées te remplissent, ta force meugle et se meut incompressible. Tu parus pour vomir en un hoquet suprême ta filiation, pour absorber et l'épuiser jusqu'à la lie toute la sécu- laire scélératesse familiale. Ces choses-là, je te les dis maintenant comme je les sens, sans mépris et sans colère, mais avec la volonté de défendre de tes atteintes la jeune pousse régénérée sortie d'un tronc pourri.

Toi qui es réputé le Juste, sois à la fois exécré et remercié, dit alors impétueusement l'Etranger, car si tu sauvas l'enfant, tu me l'en- levas aussi à jamais. Eh bien, à mon tour, je par- lerai franchement. Pour refouler mes paternelles voix, pour éteindre les braises de mon amour plus fort que la mort, tu as fait valoir un serment qui me fat arraché par la force. Mais nul serment ne tient contre les puissances de la nature. Ecoute donc ceci : je ne ferai rien contre toi ; je quit- terai cette maison comme tu me l'enjoins. Mais, sache-le. Sévère : je reviendrai deux fois encore, et chaque fois je te redemanderai mon enfant. Or la troisième fois une chose s'accomplira. Car, je

L ETRANGER. J7

Le le dis, le meurtre est en moi et je ne puis être sauvé que par la pitié.

Ensuite ils n'ont plus échangé que de brèves paroles.

Au revoir, mon frère, a dit rÉ-tranger. Et Barba a répondu :

Mon frère, adieu.

Maintenant il semble à Sylvan que sa vie est finie. Il gémit, il pleure, il aspire inutilement à l'oubli. La paix des bonnes abeilles a quitté la ruche intérieure, de furieux frelons la dévastent Il roule sa tête bourdonnante aux herbes fraîches. Un arôme poivré, l'àme des serpolets et des menthes s'évapore du sol foulé par sa peine. Le vent aussi lui apporte l'odeur d'amandes et de musc des vaches gonflées de lait. Et le grand bœuf fraternel a mugi, les taures ont répondu. La bonne terre pitoyable ainsi vient à lui, met des baumes sur sa blessure. Mais son âme violem- ment a rompu les liens d'enfance. A peine il con- nut le cor, emblème viril,*" la douleur le rendit semblable aux autres hommes. Sylvan sait dé- sormais qu'un mystère règne plana un rythme divin d'harmonie. O doute qui le ronge et ne le quittera plus! Une de celles qu'il chéris- sait a cessé d'être sa sœur et s'est détachée de son

3

3^ l'îi.e vterge.

sang. Une mère inconnue l'eut d'un père qui ne fut pas le sien ; et sa naissance est impure. La nuit redouble plus horrible en cette chose qui déjoue la conjecture et qui l'irrite et l'enfièvre. Quel sceau réprouvé marqua cette chair souillée parmi ses sœurs innocentes? Aux champs, toute chair qui naît est filiale, toute mamelle maternelle et sacrée. Se peut-il que de secrètes causes en décident au- trement chez les hommes? Il se creuse, se tour- mente, scrutant le sens de l'affreuse énigme. Quelquefois il se croit sur le point de savoir : ses idées tourbillonnent. Il aspire l'air, tout frémis- sant d'une chaleur aux entrailles. Puis les ombres reviennent ; les affres le froidissent ; il retombe vaincu, la tête dans les poings.

FLORIE, HYLETTE ET ELEE

Ses sœurs, toutes les trois à présent il les dé- teste d'un cœur brusque et révolté. Tant qu'il ne sait laquelle, toutes les trois demeurent ses sœurs, aucune des trois ne l'est plus. Une seule pourtant est impure, mais les trois en celle-là! Une fureur physique le déchaîne après cette portée d'une mère

FLORIE, HYLETTE ET ELEE. 39

étrangère. Il crie, il mord l'herbe. O celle-là qui brisa la famille, comme il la hait ! Il voudrait la battre comme il bat la terre, lui imprimer ses dents aux épaules. Mais laquelle des trois? Au- cune ne diffère par un indice qui l'atteste moins sa sœur que les autres. Et toutes les trois se res- semblent comme un même enfant à des âges dif- férents. Sylvan ignore si elles sont belles ; il sait seulement qu'elles sont ses sœurs ; et néanmoins une des trois ne mérite plus ce nom. A quelle rougeurs secrètes reconnaître l'impure ? L'horrible mDt obscur vole, revient à ses lèvres ; il le bal- butie, le crie avec colère, en fait l'air et la terre confidents. Comme d'un blasphème, d'un mot infâme, il s'en affole, s'en repaît dans le plaisir, l'effroi et le mépris. Impure ! impure ! Acrement, voluptueusement il jouit de haïr, sent pénétrer l'aiguillon inconnu qui lui révèle un autre homme. Toutes les trois, en ce grand trouble, il les vou- drait également coupables et innocentes. Et sou- dain ses fibres se déchirent, il mouille le sol de ses pleurs salés, les appelle :

O Florie ! Hylette ! Petite Élée !

Perdre seulement une des trois, rien qu'une ! Et n'être plus le chœur complet des petites nymphes ! n'être plus la théorie des petites tuniques lumi-

40 L ILE VIERCJE.

neuses au bord des eaux, toutes les trois ses soeurs et lui leur frère à toutes trois ! Pour une perle tombée, tout le collier s'est rompu... O comme se désole l'enfant Sylvan à la pensée qu'il ne sait laquelle n'est plus toutes les trois! Et sans cesse il entend bourdonner les mauvaises paroles.

Hilléï— Hïa— Hi!

D'écho en écho stride le cri sauvage. Un vol rauque de hérons semble déchirer le couchant. Et les voi.x toujours sonnent plus hautes, plus aigres, elles glissent sur les obliques rayons, se meurent et renaissent aux ondes du vent déjà nocturne. Alors aussi le mugissement des trou- peaux s'épand comme un fleuve sonore.

Sylvan a tressailli, il craint d'être surpris par ses sœurs. Des pâtres tout à l'heure ont passé dans l'enclos ; l'un deux peut-être trahit sa retraite. Et il se relève, il s'aperçoit qu'il a dormi. Sa jeune révolte s'est usée dans la peine ; celle-ci le terrassa comme un vieux lutteur, comme un aîné qui sait porter ses coups sûrs. Maintenant sa poitrine se gonfle librement : la terre secourable lui a versé un oubli momentané. Il aspire les sen- teurs froides, la nuit de lait et d'amandes dans les ombres bleues. Les grands bœufs sont repartis

FLORIE, HYLETTE ET ELEE. 4I

vers les confins et broutent les miels, les sucs fraîchement distillés.

O Fiorie ! Hylette ! Élée !

Il se souvient trop tôt ; son âme par l'espace vole vers elles et les joint. Il ne sait plus s'il les déteste ou les chérit, s'il est réconcilié ou si dure sarancœur. Mais il s'éplore qu'elles étaient trois et ne soient plus que deux. Et c'est un mal très doux, plaintif, comme pour une peine qu'on ne sait pas dire. Cependant il ne peut se faire à l'idée de se retrouver tout à coup en leur présence. Il lui semble qu'une immense rougeur va le cou- vrir pour cette faute qu'il ignore et qui rendit l'une d'elles impure. Rien que d'y songer, elle le brûle, il la sent circuler en lui, obscure, corrosive. Et il est plein de honte^ comme pour sa propre souil- lure.

Hilleï Hïa Hi ! Les cris se rapprochent. Il reconnaît la voix de Fiorie, onctueuse au- tant que le jus des mûres. Il entend la voix de Hylette, plus claire, d'un or grêle et léger comme le matin dans les hauteurs. S'il en est une qui me trouble, pense-t-il, je saurai que c'est celle-là qui est moins ma sœur que les autres. Et ensuite, il perçoit la petite voix acide d'Elée, son goût vert comme un citron trop jeune. Toutes trois ont

42 L ÎLE VIERdE.

glissé sur lui comme la lune sur un étang, sans l'agiter. Et elles l'appellent, pressées, anxieuses. Il jouit de la peine qu'il leur cause. Soudain le breuil a remué, un frisson court aux feuillages, Florie apparaît. « Le voilà! » Hylette et Elée non loin tirelirent d'un tumulte frais de pinsons. Mais il leur échappe, d'un bond il se rase derrière les yeuses. Alors sur ses pas elles franchissent l'écha- lier et le poursuivent.

Sylvan! méchant Sylvan : Va. tu ne nous échapperas pas.

Elles croient à un jeu. Une autre chose peut- elle expliquer cette fuite rapide? Les pieds bon- dissent ailés, les tuniques ont l'air de s'évaporer aux ombres pâles. Laquelle, en ce soir de déesses, est Diane, lesquelles ses suivantes? Les visages s'estompent, il bruine une fine cendre grise et tout est fable et mensonge dans l'ombre vo- lent des ombres.

Sylvan, cesse de fuir... Sylvan, c'est nous, les délivrées, tout à l'heure les prisonnières... Cher Sylvan !

Il s'arrête, il s'en veut de fuir devant des fem- mes. Florie l'atteint la première et lui noue le col. « Pourquoi nous as-tu délaissées, Sylvan? Nous gémissions, tu ne nous répondais plus...

FLORIE, HYLETTE ET ELEE. 43

Et nous pleurions sur toi, nous pleurions sur nous. »

Il la regarde, s'attendrit : « O Florie ! » et il, songe : « Ce n'est pas elle! » Mais Hylette et Elée aussi sont accourues, de nouveau sa colère bouillonne : « Fuyez, fuyez... Je ne suis plus pour vous Sylvan. »

Les bras charmants se pendent^ l'entourent de lianes vives. « Qu'as-tu dit? Sylvan, reviens à toi... Les larmes nous ont-elles à ce point chan- gées que tu ne reconnaisses plus tes sœurs? » Il gérqit. Son œil farouche erre au loin. Ensemble elles le caressent. «Que t'avons-nous fait, ami? Ne sommes-nous plus Florie, Elée et Hylette? »

Alors il délie leur chaîne légère et les repousse : « Partout j'irai, la douleur sera avec moi. » Nulle ne le comprend ; mais elles sentent qu'une chose est arrivée, et chacune s'éplore, toutes avec des lèvres légèrement bruissantes exhalent leur cœur blessé. « Reviens-nous, cher Sylvan... Pour- quoi nous accables-tu de tes dédains ? »

L'enfant Sylvan a disparu dans le soir. Elles cessent de l'apercevoir et demeurent longtemps embrassées, pleurantes. Il s'est caché derrière un arbre et les regarde, si pâles, évanouies aux ombres, images trop réelle: de leur destinée qui les efface

44 l'île vier<;e.

comme en un nuage. Et triste, sa colère tombée, il pense : « Laquelle? ô laquelle? » , Ensuite se tenant par les mains, elles s'en vont sous la nuit bleue, les trois petites Karites dolentes. Et ce soir-là, le cor d'or et de joie n'a plus retenti dans nie.

L"ŒUVRE DE VIE

Un jour nouveau se lève sur Eolie. Au loin, par les routes, les six Pauvres déjà pèlerinent en fai- sant sonner leurs bâtons. Barba, pensif, va par les cjurs. Il voit les granges combles. Les étables se sont vidées vers les prés. Les fumiers, sous une buée d'or, mûrissent pour le noir octobre. Mais un chenal s'est engorgé du suint de la bergerie : il donne des ordres. La charrière martelée de l'hu- mide piétinement des bêtes à cornes, à la longue s'est embourbée. Il y fait précipiter des gravats. Jugeant alors toute chose selon l'ordre, il marche par l'allée des ormes, gagne la campagne.

Là-bas sont les prairies des âges, infinies, aux liants peupliers en files, aux thyrses vermeils et tremblants. Un air subtil et brillant les baigne.

l'œtvke de Vie. 45

La vaste faune rurale s'y dissémine en touffes mauves et pourprées^ en vagues de clartés flo- rales. C'est l'amas des viandes parfumées, le fleuve des grandes sèves nourries de soleil et d'arômes verts. Un paj-sage primitif autour s'évente aux feuillages lentement remués du bois. Et le père d'Eolie rêve. Il contemple le bel été de la savane. Les temps ont recommencé, ingénus et frater- nels. Le feu clair pétille, l'étincelle du silex. Sur l'autel odore et s'efFume le léger soma, l'hostie de joie. Il vit parmi les pasteurs, il est lui-même le pasteur des âges d'Agni. Alors les âmes étaient simples, mariées à la tei're. Un dieu théologique ne s'était pas séparé des quatre éléments, et ceux-ci étaient les quatre visages révélés de l'éternité. Quiet et respecté, le troupeau allait gorgeant ses mamelles, dans une paix d'innocence Nulle chair ne s'était aperçue nue et toutes étaient animales, divinement. Des paroles bruis- sent aux lèvres du vieillard comme un vent légers venu d'au delà les jours. « Chair! glèbe des mois, sons de l'Être! Terre des races, comme l'autre éternelle et irréductible, la même à travers le temps et les espèces ! Toutes deux nuptiales, toutes deux viriles et maternelles, les deux matrices uni- verselles! La moindre de tes cellules, ô Chair,

3-

40 l'île VIERGE.

contient l'univers vivant. Et tu es, Terre, l'ori- gine et la substance première. Or, toute chose est vivante, la vie n'est que l'infini désir réalisé. La chaîne immense se recompose. Il assiste à la genèse, il descend aux limbes. Tout est mucus, gélatines, albumines, substance, tout stagne comme un morne et tiède limon, et déjà c'est la vie. La monère se coagule, l'amibe flue, la lourde ténèbre des protozoaires se meut. Du fond de l'amorphe, l'inorganique tressaille : un vœu éperdu monte des gouffres obscurs rampent les larves, proto- plasmes de l'Etre futur. Avec la gastriade s'ébauche l'intestin ; la lymphe pâle se transmue en sang chez les scolécides ; l'épine dorsale noue le frêle chordonien. A peine cette faune embryonnaire est née, l'amour magnétiquement l'électrise ; elle aspire à la lumière, à l'hymen, au miracle qui, par la force terrible du désir, après des laps millé- naires, dédoublera l'unisexe et de la grasse lai- tance initiale fera jaillir le lait de la mamelle. Des siècles encore, et dans la silve monstrueuse rôde le farouche anthropoïde. Moment inouï où, face à face, dans le déclin du monde primitif, le bimane à visage humain rencontra son père velu et peut-être lui tendit les bras en l'appelant d'une voix articulée! Le fauve ancêtre ensuite s'éteint

LŒl'VKE DE VIE. 47

avec les débris du kosmos pacifié. La famille naît, la horde s'est dispersée, la tribu se stabilise et l'homme dans la foudre apprend à redouter un dieu. Aux âges de proies et de famine succède l'ère ingénue des laboureurs. Le vierge et religieux Arya lève ses mains jointes vers le soleil.

Ainsi songe le Vénérable. Soudain d'affreux meuglements montent de la terre profanée. La vie jaillit, pourpre holocauste dont les airs de- meurent empestés. Une âme, la douce âme ani- male, l'aînée du monde, s'est évaporée à travers les fumées rouges. Le meurtre est né. L'homme a tué le taureau ami, le père du troupeau, le com- pagnon des labours.

Eden s'évanouit, l'heureux été de la sa va ne, e les noires visions tourbillonnent ; « Humanité! Humanité ! Voici venir Gain. Voici naître les Barba, race en qui pour la seconde fois Abel fut immolé. Toi Hier on y me, l'attila de la famille ! Toi Urbain, l'incendiaire! Toi César-Hugues, le parricide! Toi Romuald au front de taureau, adultère avec tes filles ! Rois barbares et tortion- naires ! Fumier pourri d'où tu sortis, mon père Régule, justicier à la rouge simarre, âme incoer- cible que ne détendirent ni l'amour d'une femme ni les ris de^^ enfants... Mourant, tu frappas Ruper

48 l'île vierge.

au visage pour une faute vénielle. Un trèfle rouge à l'avance parut sceller sur ses joues l'exécration paternelle... Peut-être tu pressentis ton blason à nouveau écartelé d'inceste, peut-être à travers les affres lucides tu vis refleurir la grappe des roses écarlates et jumelles... Régule, ivresse du sang frais transmuée dans l'homicide légal, crimes des ancêtres devenus la démence froide des expia- tions !

«O du moins, ce fut une trêve dans le remous fangeux de l'iiérédité. Et puis encore une fois le flot maudit remonta en la trouble et triste Cor- dalie, en le forcené Rupert... Côme et moi seuls dérivâmes vers une meilleure conscience, Côme trop tôt séparé de moi et tourmenté, hélas ! par la contradiction! Et voici. J'ai recueilli l'Enfant de la douleur des âges. J'ai fait de cette île ronde un grand jardin, une fleur sortie des limons. Et nulle arche ne la rattache au reste du monde. Pour les uns, je suis Barba le fou, les autres m'appellent Barba le sage. Ma table ploya sous les antiques bibles, le3 livres sacrés, les origines... Je remontai les grands fleuves humains, chargé de mes petites âmes... Je rêvai d'engendrer de ma chair spiri- tuelle l'Être futur ! »

Et Eolie vit renaître les symboles. Sylvan de-

L ŒUVRE DE VIE. 49

vint le petit faune agile des bois. Florie, H3lette, Elée furent les divines légendes qui dansent aux clairs de lune. Tous quatre jusqu'à la puberté cou- rurent sans vêtements. Ils luttaient nus comme des enfants d'Ionie. Et ensuite, accoutumés aux tuniques, ils ne cessèrent pas de se baigner en- semble. Ils connurent les vieux cultes de la terre. Un dieu régna dans l'île, très grand, fait de tous les dieux heureux. Au printemps ils offraient des fleurs au soleil. L'été, en dansant devant les chars, ils se guirlandaient d'épis mûrs. Chaque matin ils chantaient le cantique dans la clairière. Ainsi ils grandirent parmi les troupeaux, les arbres, les fon- taines, petites essences joyeuses et libres. Et ils ignoraient le mal. Or Barba enseignait : l'huma- nité recommence en chaque homme ; le fort se fait à lui-même ses dieux ; il n'est de loi que le sens intime ; et toute délivrance vient de la nature.

Le Vénérable à présent considère avec délices la prairie. Tous les nuages se sont dispersés. Il renaît un été brillant, il pleut des arcs-en-ciel de lumière et une joie surhumaine gonfle sa poitrine.

O Eolie ! les dieux te sont rendus ! Que le Taureau furieux mugisse au loin ! Ici règne la paix, l'âge d'enfance, ici finit l'exil d'Eden. J'ai lavé d'aurore la petite chair malade, je l'ai parfu-

L ILE VIERGE.

mée d'innocence. J'ai dit au frère : « Regarde ta sœur », aux sœurs : « Regardez votre frère ! » Et ils n'ont pas rougi. Ils sont ensemble comme l'âme lisse et nue des premiers hommes ingénus. Moi, Barba, j'ai fait cette chose. Je me suis égalé à ma volonté. Et c'est pourquoi, patriarche à la barbe d'argent, je vais tranquille par les chemins.

Une clameur accourt du fond de l'avenue, un vent de cris et d'haleines. Et il a reconnu les voix, il a perçu le nom sacré dont on le révère.

Notre père...

Déjà elles l'entourent de leurs bras. Leurs tuni- ques sont agitées et ondoient à leurs jambes fines. Et il tressaille de les voir malheureuses. « Quelle peine, enfants, vous fit ces bouches pâles ? »

Alors les mots tourbillonnent. L'une achève ce que l'autre a commencé, et toutes ensemble font un bruit d'eaux après les vannes levées.

Notre père, dites-nous la cause pour laquelle, depuis deux jours, Sylvan se dérobe à nos appels... Nous courons en vain par Eolie.

Barba caresse leur nuque et sourit : « Vrai- ment Sylvan fut ce jeune homme sauvage? » « Notre père, c'est depuis que cet Etranger... »

Subitement ses prunelles brasillent, comme l'éclat dur d'une mer sous un couchant électrique.

LŒUVRE DE VIE. 5I

Cet Etranger, dit-il, personne ici ne sait son nom, personne n'en doit parler. Il est celui qui passe et ne revient pas. Taisez- vous donc, filles bavardes et mal embouchées.

Il essuie les eaux de son front. Il les regarde avec des yeux terribles. « Dites, mes filles, donc était Sylvan pendant le temps que l'Étranger demeura dans la maison? »

La honte les empourpre, car elles se souvien- nent qu'elles-mêmes perfidement le poussèrent vers la trappe. Cependant Elée, après un instant, lève jusqu'à lui des yeux hardis et dit :

Notre père, nous étions dans la tour, com- ment l'aurions-nous su ?

Et ses sœurs admirent sa dissimulation. A leur tour, en le caressant, elles élèvent la voix.

Oui, nous étions enfermées, nous étions trois petites prisonnières dans la tour, notre père.

Alors il s'attendrit dans sa confiance, secoue son front aux neiges brillantes.

Maintenant l'orage est passé. Serrez-vous contre moi, enfants... Soyez les oiseaux de mes ra- mures... Ensemble nous irons par les avenues, criant après le boudeur Sylvan.

Elles agitent leur mains comme des sistres ; leurs rires tintent et ruissellent d'un bruit clair de jet

52 L ILE VIERGE.

d'eau dans un bassin, et le jour divin rit dans leurs yeux ; leurs lèvres semblent avoir mangé des fruits d'aurore. Barba sous leur grappe ressemble à un espalier chargé de pêches d'or. Ils vont appelant Sylvan et les grands bœufs aux yeux violets cornent vers leur passage. Bientôt les rejoint un char, tout chevelu d'or roux, devant qui va le valet, sifflant et tressant son fouet.

Le jeune maître, dit-il, tout à l'heure passa chez les aoùterons.

' Aussitôt, tordant joyeusement sa barbe, le vieil- lard rit :

Tandis que nous l'accusions, l'enfant veillait au pain, à la grange... Laquelle de vous, en ce jour, œuvra plus profitablement ?

Florie, Hylette et Elée, à grands flots de pa- roles, se défendent :

- Les buandières ont fini leur lessive. Ensuite elles l'ont mise herber sur le pré. Et maintenant elles rincent le linge à la rivière... Notre père, nous avons été au pré, le linge était clair et frais comme le jour.

LE HEROS INGENU. 53

LE HEROS INGENU

Et le cinquième matin s'est levé sur Éolie.

Sylvan descend aux étables, il chasse devant lui le troupeau ; en mugissant, les vaches gagnent lasavane givrée d'aiguail. Ensuite il pénètre chez les génisses aux yeux humides ; et à présent elles nuitent sous les minuits chauds, elles ne quittent plus leur dormoir. Trois, parmi les plus belles, furent choisies. Barba les donna à ses filles comme un apanage, une chair personnelle et amicale, et l'une fut appelée Florie, la seconde Hylette, la troi- sième Elée. Et toutes trois ont grandi, d'une vir- ginité heureuse comme des femmes. Or, Sylvan, étant entré dans l'enclos, va à Florie. Il la main- tient par les cornes, la baise entre ses naseaux frais. « O Florie ! » gémit-il. Ensuite il caresse le col annelé, les tremblants fanons de celle qu'aime Hylette, et pareillement il gémit : « O Hylette ! » Il va aussi à la troisième et appuie ses lèvres à son front busqué entre ses cils raides. « O Elée! » Son cœur bat, rythmique et fort ; un sang égal bruit à ses tempes. Sa rancune s'est effacée ; il ne baisa que le nom de ses sœurs et il a l'illu- sion d'avoir baisé leurs visages. Piiis, riant de sa

54 I- ÎI-E VIERGE.

folie, il s'en va tandis que les génisses, en humant son odeur, docilement le suivent par les herbes fleuries jusqu'aux limites. Ainsi, au divin Rà- mayana, la bête sauva l'homme dans la peine.

Sylvan traverse en courant les prairies, il atteint la rivière. Sa chair nue fume aux eaux d'aurore, d'un élan immergée. Il dérive au reflet des nues blondes, aux espaces fleuris d'azalées et d'iris, et une joie libre l'emplit. Le suint tiède, l'efflux musqué des bonnes génisses n'a pas quitté ses narines. Il songe : O Florie ! O Hylette ! Et Élée !

Du milieu des roseaux, un rire crécelle. Il voit surgir leur nudité comme un pommier aux fruits pourprés. Toutes trois sont roses comme si elles rougissaient. Alors il les aperçoit nues pour la pre- mière fois. O qu'elles se cachent ! Qu'elles se renfoncent dans les roseaux ! O la laideur de leur chair ! Et la petite chose inconnue qui rend impure celle qu'il ignore ! Leurs ris le raillent : « As-tu fini de bouder, affreux Sylvan, ô Sylvan le fol! Quelle mouche méchante te piqua? » Il leur échappe et de loin leur crie : « Non, vous n'êtes plus mes sœurs... » Toute sa colère l'a repris pour ce mal qu'elles portent en elles et qu'il ignore. Mais tendrement Florie le supplie : « Aimable Syl- van, voyons, que t'avons-nous fait ? » « Je ne

LE HEROS IXGE.\l\ 55

suis plus votre Sylvan, dit-il. Laissez-moi maudire l'Étranger. » Alors les yeux fixes, elles s'interro- gent : « Qu'a voulu dire notre frère? Maintenant nous n'en pouvons plus douter, cet homme in- connu a fait entrer le malheur dans cette île. » Elles le voient atterrir au loin. Il détourne la tête, il n'ose regarder leur nudité. Et sortant des eaux, il lui semble aussi qu'il s'aperçoit nu pour la première fois. Aussitôt il se cache : il a peur que quelqu'un soit sur la rive. Et sa main, en tou- chant à sa chair, lui fait une blessure.

Puis, comme les autres jours, il gagne l'enclos des grands bxufi. sont les abris profonds et le silence. Une langueur jusqu'aux pleurs l'énervé ; il se doute qu'il ne connaissait pas encore l'être qui rit à travers des cheveux longs et qu'on ap- pelle la Femme. O laquelle pourtant n'est pas sa sœur? Il n'en veut qu'à celle-là et l'amour lui vient à travers la haine. O la mordre, l'égratigner du coupant de ses ongles jusqu'à ce que le sang bruine comme le jus des mûres! Ensuite ses bras se détendent, amoureux. Il rampe vers un orme dardé du buisson et le tient embrassé. Autrefois il se mesurait avec les souches, les hautes tiges ; il tentait de les déraciner, dans une ivresse de force. A présent, il espère les sentir s'amollir

56 l'île vierge.

entre ses bras comme une poitrine humaine. Mais l'écorce le blesse ; il frappe le tronc qui l'a repoussé. Et derrière lui, des herbes foulées une senteur de mélilot s'efflue. Il voit son père.

Parle, Sylvan, de crainte que je ne me figure un mal plus grand !

Barba le regarde de ses yeux clairs, bienveillants. Mais un pli de volonté barre le front de Sylvan, une âme orgueilleuse et mâle. Il devine qu'un homme a surgi dans l'adolescent.

Mon père, les pommiers ont fleuri mon dix- huitième printemps. Donnez-moi un cheval à dompter, un boeuf à terrasser... Alors on verra si je suis une fille ou un garçon. Je ne dirai pas autre chose.

Barba secoue ses crins d'argent.

Si tu as un secret et que tu veuilles le gar- der, garde-le fidèlement. C'est déjà l'indice d'une âme libre. Donc je ne te contraindrai pas à parler. Mais fais ta paix avec tes sœurs. Cela, je puis l'exiger ; elles sont restées là-bas gémissantes.

Ensuite sa large main lui flatte les épaules.

Va maintenant comme un jeune étalon, dit- il. La joie est le signe de la force. Méprise donc la douleur, Sylvan, laisse les larmes aux femmes.

Si toutefois devant l'une des trois sa bouche

LE HEROS I\(;EXr. 57

s'avance comme pour mordre, ou si ses paumes se réticulent, celle-là se dénoncera haïssable. Ainsi pensant, Sylvan marche par les avenues, vindicatif comme un taurin blessé par sa corne naissante. Un lièvre soudain débusque, casse à bonds rapides la sente, couleur des labours d'automne ; et toute la terre a bougé, semble fuir en sa fuite. Violent, le cor rouge se réveille... Un silex ! Et d'un bras sur, mortel à l'égal de la fronde, Sylvan abat raide l'animal. Le geste devança sa volonté ; il a frappé sans penser, déchaîné à la vue de la proie, tout son être subtilement élancé à la mort. D'abord il s'étonne, il pâlit ; il regarde si personne ne l'a surpris. L'aire s'étend déserte, sans nul hôte, et seulement une pie s'envole, d'un cri irrité. Alors sa force l'enivre : le premier, il versa le sang dans Eolie. Le lièvre gît, l'œil déjà terne, les pattes encore agitées de tressants rapides. Sylvan, très pâle, le cœur gonflé d'orgueil, admire le coup et la mort. Une pierre en plein élan peut donc arrêter la vie ! Ainsi il s'égala aux dieux, ordon- nateurs des Destins. L'enfant rit, hardi, sentant une fierté divine ; il regarde ses mains, il tàte l'arc bandé et nerveux de son bras. Et il a le visage dur et enflammé des héros. Cruellement il observe les spasmes plus lents, le dessin rigide

58 1,'iLE VIERC.E.

des membres, l'œil vertigineux. Deux gouttes de sang, deux larmes brunes ont glué. Ensuite le poil froidit, moite et lourd ; il sent la chair se rai- dir. Mais la mort maintenant glace la main dont il palpe l'être expiré. 11 croit mourir lui-même ; il se prend en horreur. La vie s'épand du haut ciel, roule en ondes de soleil et de vent jusqu'au taillis tourbillonnent les mouches voraces. Ar- dente et ivre, la sève bout, circule, bruit, gonflant les faunes et les flores, accélérant le cœur des chê- nes. Lui seul est la Mort ! Et des corbeaux noirs ont apparu.

Sylvan recouvre de feuilles le cadavre. A pré- sent il a touché le mystère, il a violé le sombra arcane. Un respect superstitieux lui vient pour cette chose immolée et qui vécut. Et ensuite ce n'est plus encore une fois que l'orgueil ;il cherche le cor à son épaule et s'en va, magnifique, touchant de la tête le ciel comme un petit Achille abatteur de proies sur les monts. Maintenant je sais frap- per, je suis le maître de toute vie, pense ce jeune homme téméraire.

Son sang délicieusement bouillonne. Il ne garde plus rancune à ses sœurs ; il jouit à l'avance de leurs visages émerveillés quand il leur apparaîtra le Meurtrier glorieux. Elles ont noué un chœur

I.R HEROS IX(;EXU. 59

dans le verger et dansent en tournant parmi leurs tuniques volantes. Il les appelle, leur fait signe, frappe dans ses mains. La ronde spire et vire plus vive. Il voit leurs cols onduler et, comme l'or des girasols, tourner en rond leur chevelure, buveuse de soleil. Nulle n'a pris attention à Sylvan. Alors il se rapproche... « Florie ! Hylette ! Elée ! C'est moi, Sylvan votre frère ! » Et la danse gire, verti- gineuse. Voici qu'à son tour il pénètre dans le verger. Et elles ont dénoué leurs doigts, le collier de leurs bras nus s'est rompu. A présent elles tournent autour des arbres, se joignant seulement par une main et, d'une arabesque de guirlande, d'une vie onduleuse de lianes, elles se déroulent.

O soeurs... mes sœurs !

Un enchantement semble le rendre invisible, mailler sur sa présence un rets subtil. Aucune ne tourne la tête et, à mesure, le jeu en leurs orbes circonscrit les arbres et l'aire fleurie. Elles ont l'air de fringants orvets aux mains d'une psylle. Les tuniques autour d'elles bruissent ainsi qu'une pluie de girande, volent et sinuent comme le blé d'un van. Ainsi elles tournent dans la clarté verte sous les pommiers feuillus. Alors un esprit impétueux, une fierté mâle l'envahit ; il souffre de se voir méconnu, lui l'enfant vainqueur, le

6o l'île vier(;e.

tueur heureux. Les mains en avant, il se lance.

O sœurs... petkes sœurs... écoutez-moi!

C'est fini de t'écouter puisque tu nous mé- prisas !

Et encore une fois, elles s'envolent en riant vers les arbres. Il les regarde valser comme un vent de feuilles sur la route. Leurs prunelles mali- cieuses verluisent, émail et or de sveltes libellules dansant au-dessus des eaux. Il songe : Laquelle, ô laquelle est la petite chose impure .'' Et ensuite il leur dit mystérieusement : « Écoutez... Il pas- sait, je l'ai lapidé ! »

Oui?

La chaîne subitement s'est déliée. Elles accou- rent, l'entourent de leurs visages anxieux. Et Syl- van remue ses crins vermeils :

Je ne dirai rien.

Ami ! supplie l'une.

Mon petit Sylvan ! regrettent les deux au- tres.

Leurs bras le cerclent, il sent leurs haleines chaudes. Et il rit, il montre ses dents aiguës.

Oh ! il battait l'air, il a agonisé lentement... j'ai regardé jusqu'au bout.

Dans sa joie, son intrépidité, toutes trois sont redevenues ses sœurs. Elles l'admirent, touchées

LE JUGE IXTERCESSEIK. 6r

par l'éclat sombre de ses yeux et sa force sauvage. Leur chair se réveille chasseresse, ivre des mas- sacres d'autrefois. Et Élée regarde à ses doigts le signe rouge. Cependant Florie, la jeune prêtresse, déjà secoue un court vertige : « Ou'as-tu fait, Sylvan ? Maintenant tuas transgressé le comman- dement du Père. Tu ne pourras plus regarder un animal vivant sans être transporté de fureur... »

Dans les bois, ce soir-là, sonna le cor d'orgueil et de meurtre. Mais tôt il se tut.

LE JUGE INTERCESSEUR

DE COME .\ SÉVÈRE

Mon frère.

Longtemps séparés par l'esprit et la vie, moi le cadet des quatre qui ne furent une famille que par le sang, je reviens vers toi, l'aîné. Je touche à mon demi-siècle, j'ai beaucoup souffert; j'espère ne pas mourir avant que nous nous soyons réconciliés, nous et les nôtres. L^ne destinée accable la race déchirée des Barba. Par ta volonté, d'une âme antique, tu te libéras du malheur d'en

4

62 h'ihK VIERGE.

être issu ; toi seul les as vaincus et rachetas le péché originel. Mais la chair horrible des an- cêtres gémit et hurle toujours dans les autres.

Il est quelque part, mon frère, en une geôle de misère et de torture, une morte vivante. Il court aussi par le monde la démence et la fureur d'un homme qui durement expie l'hérédité. Mais peut- être moi, le Juge, sis par devoir au carrefour des détresses et des erreurs de la créature, je suis le plus malheureux, puisque je sens la douleur de les porter tous deux en ma chair fraternelle et ne puis rien pour leurs maux. Eux, du moins, subissent inconscients cette fatalité que réprouve mon àme chrétienne et dont, tout sanglant de mes luttes avec l'Ange-au-front-de-ténèbres, j'es- saie lamentablement de m'affranchir.

O Sévère, je tends les bras vers les espaces infi- nis ;aux sources de la miséricorde et du pardon, je vais cherchant Dieu. Toi, mon frère, tu voulus le trouver en ton âme libre ; tu créas ton dieu à l'image de ta force. Au fond, nous sommes restés persécutés par une égale horreur du sang funeste qui charrie en nous ses limons. Tandis que je m'humilie et courbe le front sous la Loi, ta sa- gesse et ta sérénité ne sont peut-être que le défi d'un cœur qui, en bravant les providences, mon-

I,E JUGE IxXTERCESSEl'P. 63

tre encore qu'il les redoute. Je ne te juge pas, ô Barba, mon frère ; ma justice est boiteuse et aveu- gle ; et je succombe sous le dur eflFort de me juger moi-même. Maintenant que l'âge et la peine m'ont dessillé les yeux, je m'atteste seulement qu'un peu plus de ténèbres est l'unique certitude laissée aux hommes. Je ne suis qu'un faible es- prit ; je chancelle sous le faix de l'Insondable ; mes mains éperdument tâtonnent devant moi. C'est pourquoi je regrette que nos âmes se soient séparées pour avoir cherché le salut par des voies différentes. Et je te le dis, je crois que nous por- tons tous le supplice épouvantable de notre chair expiant en nous. Dieu éternellement combla de douleur l'homme, le fils de sa dilection, et ainsi lui révéla le secret de son Immensité solitaire et triste. Car Dieu est lui-même la suprême Douleur et nous sommes, à travers les temps, ses pensées vivantes, les parcelles de son infinie Désolation.

Maintenant donc, ô Sévère, je viens te prier d'oublier mes torts vis-à-vis de toi et ensuite je te parlerai de ceux des autres. Une grande tolé- rance mutuelle est l'une des formes très pré- cieuses de la Charité et de la Justice. Telle fut jus- qu'à ce jour ma loi sur ce siège que le Juge tient des hommes, ses pareils, mais qu'il lui faut rap-

64 I.'il.E VIERGE.

porter à Dieu, principe de toute investiture. Jamais je ne m'approchai du tribunal sans res- sentir l'accablement de mon infirmité devant les infirmités d'autrui. Notre père Régule, le ma- gistrat terrible, communiait avant de revêtir la simarre : il implorait le Dieu des châtiments afin qu'il lui octroyât une âme brillante et froide comme le glaive dont il était le gardien. La Sainte-Table était le marchepied de l'autel il consommait la Messe de sang, il se transfigurait le Sacrificateur. Ma Sainte-Table, à moi, fut le tribunal même; je tâchai d'y être le Ministre de la clémence, l'Intercesseur des douleurs plutôt que le Vengeur armé. Je me oignis le cœur, j'é- coutai les voix secrètes, je ne suis moi-même qu'un eflfrayant pécheur. A défaut des fulgurantes lu- mières, des cataractes et des volcans d'évidence qui seuls pourraient élucider le mystère de la vie, assignons-nous du moins l'effort de discerner quelle part dans le mal fut le legs inconjurable. Le criminel peut-être n'est que l'ouvrier des Œuvres d'expiation, le machinal et sombre fleuve écoulant aux mers purificatrices les lies séculaires, les pléthores de la démence et du sang.

J'élève vers toi une voix suppliante. Les Barba, vaincus en l'aîné de nous, se sont relevés dans

LE JUGE INTERCESSEUR. 65

notre frère et notre sœur misérables. Ceux-là sont restés. marqués du sceau de la réprobation divine. Voilà bien rôt seize ans, mon frère, depuis cette chose mauvaise et la tentation trop bien obéie. Alors tu te révélas vraiment le chef de notre mai- son ; tu assumas l'enfant née de l'âme forcenée des ancêtres. Ainsi tu fus grand et purifias le pé- ché. Alors aussi tu décidas de reléguer en un ca- banon notre sœur tourmentée par les furies ; et je me soumis, nous échangeâmes le serment de ne plus la revoir. Elle entra donc en ce lieu de déré- liction ; elle y vécut, vêtue de bure, les cheveux ras, comme en un cloître, Madeleine de la caverne de ses remords. Seize ans, ô Sévère ! Et la mort n'est pas venue, les Saintes-Huiles, ce baptême des affres, tardent toujours. Elle git, martyre, sur sDn fumier de pénitence et baise les plaies du Christ, d'une bouche il n'y a plus que les cris de la douleur et de la démence. Ah ! Cordalie aura mérité de voir s'ouvrir les seuils d'or, les taber- nacles de lumière. Des anges procession neront au- devant d'elle qui fut la suppliciée et la mèneront par des chemins de cierges vers la paix des ré- demptions. Dieu, moins cruel que les hommes, lui accordera le pardon qui, jusqu'à ce jour, n'est pas entré dans nos cœurs.

4-

66 l'île vierge.

Or moi, le Juge, je sens aujourd'hui ma justice trembler et fléchir les genoux comme si,, dans cette faute aux expiations éternisées, j'avais outre- passé les limites de l'ingérence concédée à la créa- ture toujours sujette à errer. Dieu ne veut pas que l'homme se substitue à ses jugements ; il nous délègue le pouvoir d'amender, non d'opprimer; les charbons ardents nous furent remis pour cau- tériser, non pour consumer. C'est pourquoi mon remords tardif s'est éveillé avec ma pitié. Je te demande, mon frère, de me délier du serment comme ici je t'en délie. Il faut qu'un lambeau de cette chair qu'elle déchire de ses doigts furieux soit épargné, afin que le cercueil ne s'en aille pas vide à la terre.

Ensuite, si tu consens, nous penserons à Rupert, Je l'ai revu comme il te visita toi-même à Eolie. Du temps aussi s'était passé, le même temps qui pour Cordalie fut l'avant-goùt du tombeau. J'ai reconnu à travers le ravage des ans le front foudroyé et superbe, l'homme captif de sa force et de sa destinée. Il m 'apparut comme tous les Barba ensemble déchaînés, comme Hercule brûlé par la robe de Déjanire et flambant sur l'Œta. Et cepen- dant il pleura comme un simple homme malheu- reux « Notre frère, me dit-il, m'a durement re-

VE JUGE INTERCESSEUR. 67

poussé ; je ne sais plus laquelle de ses filles fut ma chair. O Côme ! Je suis rancienne humanité du péché et de la 'démence. Je suis la chair en folie, sauvage et primitive. Un charme d'innocence seul peut me sauver, me retenir au bord de l'abîme je me sens rouler. » Ensuite il m'a tenu longtemps contre sa poitrine ; son cœur bondissait comme un lion. Et il n'a plus eu que des paroles enflam- mées, des élans de fraternité passionnée, s'acca- blant, pleurant sa vie avec des cris effrayants, comme si le bien et le mal en lui s'accompa- gnaient d'égales fureurs. Ainsi rugissant et sanglo- tant, il se dénonçait la victime d'un sort horrible, l'esclave enchaîné et qui, en tordant ses fers, aspire à la délivrance. Enfin il m'a parlé de Cordalie... Alors encore une fois sa nature indomptable s'est levée : il voulait aller l'arracher à son triste asile ; il eût brisé les seuils, dispersé les gardiens. « O Côme, s'écriait-il en ce transport, je l'emmènerai, je l'emporterai là-bas, dans la grande savane. Elle aura des joyaux, des soies riches et légères comme une idole, comme la folle Cordalie qu'elle fut. Je veux être pour elle le frère infiniment secourable et repentant... » Son délire ensuite a pris fin ; d'une voix déchirante il implorait ma pitié pour cette sœur opprimée. Même la boue des chemins,

68 l/ÎLE VIERGE.

ô Sévère, reflète encore l'azur. Ses regards ressem- blaient à la tristesse des cieux par-dessus des con- trées mornes aux grands couchants sourcilleux. Et il partit ; je le vis s'enfoncer dans le soir de la ville... Maintenant considère, mon frère, que même les plus sages sont encore des fous dans notre race. La force qui gronde en lui comme un fleuve n'a point trouvé son lit. Mais ce n'est pas aux rivières à juger les grandes eaux tourmen- teuses d'un Ohio.

Ton frère Côme.

LA PERTK D'INNOCENCE

La paix est rentrée dans Eolie ; mais le Maître à la barbe d'argent demeure soucieux. Il roule entre ses sourcils des pensées, il est de ceux qui délibèrent longtemps et dont les actes sont pareils à des hommes mûrs. Ses enfants, dans le soir des tables, rentrent leurs paroles, suivent le geste de ses mains caressant les flots annelés qui ruissellent de son menton. Barba songe à la lettre de Côme : l'humide, le bienfaisant été de la pitié n'a pas encore amolli l'hiver de ses rancunes.

LA PERTE d'iXXOCENCE. 69

Maintenant les froments rentrent à pleines charretées : les champs en larges coupes roses se dénudent sous la faucille. L août aux odeurs las- cives, aux moûts de sève et de sang, gonfle d'a- mour le cœur des hommes. Mais Sylvan n'est pas retourné à ses ruches amies. Il dédaigne les siîn- ples travaux de la terre, l'œuvre de vie. Il écoute résonner en lui le cor couleur de gloire et d'or- gueil. L'Amour et la Mort, sœurs aux yeux per- suasifs et cruels, ont pris possesssion de son âme. Toutes choses se suscitent sous un jour changé. La plainte du vent s'enfonce aux bois sonores comme la fuite blessée d'un animal. Aux taillis verts roulent les palets de soleil, s'évanouissent de mobiles émeraudes, et il croit voir briller des yeux d'or, s'éteindre de glauques et rigides pru- nelles. L'air a des chaleurs soyeuses de fourrures et puis fraîchit comme une agonie. Il mesure le vol des oiseaux et les bonds de l'écureuil. Quel- quefois des hommes sur l'autre rive tirent l'arc et il n'ignore plus qu'une pierre sûrement lan- cée donne la mort. Même le troupeau sacré, les grandes viandes parfumées étrangement le troublent. Toute son àme se raidit à la pensée des fils de la forêt, des agiles chevreuils là- bas errant au mystère du parc. La terre, la bonne mamelle

70 I- ÎLK V 1ER CE.

au lait d'innocence, lui apparaît un giron velu, le noir abri des bêtes furtives. Et Sylv^an mainte- nant se défie de Florîe, car elle est la jeune prê- tresse, elle attise la flamme pure sur l'autel d'Eo- lie. Un charme subtil captive à sa voix les libres oiseaux du verger, déploie en éventail autour de sa tête les pigeons domestiques. Et comme les es- prits des bois, deux faons vont dans le vent léger de sa tunique. Sylvan, à ces indices la jugeant d'un autre sang, conjecture Des trois peut-être c'est elle. » Seule Élée, d'une petite âme farouche, a ri et du moins il sait que celle-là est sa soeur. Ensemble ils sont retournés voir les grosses mou- ches carnassières entrées dans les orbites. Et d'au- tres déjà avaient sucé le sang égoutté à terre.

Or, le sixième jour, ayant écarté les feuilles, ils virent remuer le cadavre. Sous un flot d'hel- minthes, le ventre ondulait vert et lourd, crevé de plaies. Et les yeux, sous les arcs rongés, mou- vaient des anneaux mous et vivants comme un regard. Ils restèrent un long temps^ sans se parler, goûtant un étrange plaisir. Mais un fumet fade et mùr soudain monta ; ils furent contraints de s'écarter. Cependant un charme funèbre ensuite les ramenait très doux, profond. Ni l'un ni l'autre ne sentaient plus l'horrible odeur ; ils étaient re-

I.A PERTE D INNOCENCE. 71

mués dans leur chair de mouvements inconnus. Ils auraient voulu s'embrasser, se faire mal, à peine ils osaient se regarder. Sylvan, par jeu^ du pied repoussa la charogne. D'un élan furieux les putrides vermines aussitôt ramèrent par les herbes, remontèrent à l'assaut, comme pour une proie riche, une cité conquise et mise au pillage. - « C'est donc cela, la mort, Sylvan ? dit Elée. Et tu seras comme ça et moi aussi... Et cette odeur, ô Sylvan ! » Il resta pensif, regardant le myriadaire pullulement. Puis tout à coup se- couant ses crins roux : « La mort n'existe pas^ Elée, dit-il avec force. La mort c'est encore la vie. Ne vois-tu pas que le lièvre vit ? »

Alors Elée le regarda frissonnante, et d'un im- mense espoir : « Le crois-tu sincèrement^ Syl- van ? » Il haussa les épaules sans répondre, hardi et beau, comme le jeune roi de la mort même. Mais ensuite elle secouait ses cheveux lourds : « Non, non, tu ne sais pas, toi... Oh! il y a la petite âme... La petite âme, Sylvan... Celle-là est bien morte. Et c'est elle alors qui pue, qui sent comme cette horrible bête... O Sylvan, cette odeur ne s'en ira plus. » Avec orgueil il dit : « Maintenant, petite Elée, nous sommes pareils aux dieux... Nous savons la Vie et la Mort. »

72 L ÎLE VIERGE.

Sans un cri, sans une plainte, la pâle Elée sou- dain s'abat, les lèvres fanées, et ses mains raidies ne se desserrent plus.

O Elée ! Elée ! se lamente Sylvan. Il s'age- nouille, la prend entre ses bras, croit qu'elle est morte. Et il l'appelle, il tâche de la réchauffer sous ses baisers, il évoque du fond des ombres sa petite âme disparue. Elée ! Le cri déchirant monte, la terre n'a pas tressailli, le ciel est resté sourd, et il la laisse retomber, il tord ses poings, gémit lugu- brement : « Elée est morte ! Elée est morte ! Maintenant je suis puni... »Ensuite il court heurter son front contre un arbre, il appelle la mort, et de nouveau il l'embrasse, baise ses prunelles ouvertes et brûlantes. Elée ! chère Elée ! La vie, la chaleur se sont retirées là, en ces regards morts à la terre, ressuscites au ciel. Alors, d'un grand cri d'amour et de foi, il l'appuie plus fort à sa poitrine : « O Elée... Tu vis! » Et tout à coup elle est secouée d'un long tremblement. Ses dents cris- sent, se serrent comme si elle-même retenait son âme près de passer. Il pleure de joie, d'espoir. « Elée, chère Elée... ^> Enfin elle entend sa voix. Il l'enlèv^e, la porte sur une herbe fleurie, loin de la mort. Et doucement il lui parle : « O Elée, tu avais raison... La vie n'est pas dans la mort, la

LA PERTE D INNOCENCE. 73

mort est bien la fin de toute vie et de tout espoir... Oh! je l'ai senti, pour la première fois j'ai connu la mort... Et aussi je sais à présent que tu es bien ma sœur, ô Elée ! »

Le sens revdent à l'enfant, les œillets de la vie. « Sylvan, dit-elle, j'étais très haut, je ne pen- sais plus... O si légère!... Pourquoi m'as-tu rap- pelée ? » La douleur née de la mort scelle en eux une fraternité plus forte que la chair. Ils ont com- munié dans l'agonie, dans un spasme mortel. Ils se sont évanouis dans la mort et y ont réappris la vie. Et pourtant ils s'aperçoivent changés : « Tu n'es plus la même » dit Sylvan. » « Toi non plus... Je te regarde, tu es bien plus beau... Quelque chose est arrivé, Sylvan... » Ils se lèvent. Il la tient contre lui en marchant, noue son col d'un bras qui la défend... « O Elée! oui, quelque chose est arrivé... » A présent il croit sincèrement que sa volonté l'arracha aux ombres. Ainsi, après avoir été le vainqueur de la vie, il est devenu le vain- queur de la mort. Et elle ne sait pas pourquoi elle tremble quand il lui dit : « Tu ne serais pas ma sœur, ô Elée, qu'en te sauvant je méritai d'être appelé ton frère. »

Des jours s'étant écoulés, un matin elle le mena sous les arbres. Des os, des touffes rousses subsis-

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74 L ÎI, E VIERGE.

taient, mais la terre avait bu les viscères. L'être chimique, décomposé, liquéfié, était retourné aux artérioles, semblait volatilisé par l'air. Mais une herbe grasse et drue, toute jeune, maintenant repoussait de la bête décomposée, comme son à me Une odeur verte parfumait l'ancienne pestilence

LES DIEUX D'EOLIE

Le dernier char par les champs ras tangue et roule comme une carène d'or. Il ramène aux granges ce qui reste de la dépouille de l'été, la glo- rieuse toison enflammée de soleil. Et deux paires de chevaux, aux crinières tressées d'épis, la traî- nent royalement, car il faut honorer la 'terre en ses biens. Le chef des moissonneurs est en haut du char ; il a la barbe des patriarches ; il ressemble à un saule noueux, chevelu d'argent ; et les deux plus âgées des servantes sont assises auprès de lui, brunes et crevassées à l'égal des sillons Ainsi va le vermeil quadrige, balancé par-dessus les campagnes, haut comme les tours. Près des essieux grinçants marchent en files les gars roux et les blondes varlettes, tout fumants de leur

LES DIEUX DEOLIE. 77

labeur, et chacun porte à son épaule ses outils, les faucilles, les fourches et les râteaux. Ils ont connu les chiens enflammés de la canicule; ils ont vu s'éteindre et se rallumer sur les glèbes roses la luciole des galaxies, Vesper ami des fils de la terre. Et voici que l'août s'achève, clôt le cycle d'or dans les airs rutilants. C'est la coutume à Eolie que la fin de la moisson soit célébrée comme les noces accomplies de la Genèse et de l'Homme, et la terre infiniment est nuptiale en ses œuvres. Parfois l'énorme char s'arrête. Les filles et les jeunes hommes, d'un rythme pesant, nouent une danse. Quelques-uns lèvent en cadence leurs orteils nus, les autres heurtent au sol les sabots sonores. Et tous en dansant chantent une chanson de joie et d'amour. Puis de nouveau le char roule comme une meule d'or, la meule broyeuse des mûrs froments ; et un grand nuage blond s'élève du sillage des roues, pareil aux pailles du grain moulu.

Dans les cours, les serviteurs achèvent de dres- ser une table vaste. Ils ont vu arriver les moisson- neurs, ils avertissent Barba. Et le maître d'Eolie à son tour appelle Sylvan et ses filles ; ensemble ils saluent le char, symbole des fructifications. Le chef des moissonneurs s'est laissé glisser jusqu'à la

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croupe des chevaux et ensuite il a pris pied sur le sol, et les aoùterons, les varlets autour ont fait un large cercle. Barba serre avec cordialité les mains du probe et ponctuel artisan versé aux semailles et aux récoltes.

Ami, dit-il, voici deux fois vingt étés que toi et tes fils moissonnez en cette île, et toujours je me louai de vos offices. Un tel serviteur, je le déclare, honore celui qui l'emploie. Or mainte- nant écoute : afin que cette date soit commémo- rée, je te donne en propriété, à toi et à tes en- fants, vingt arpents de terre dans cette ile et je ferai construire pour toi une demeure, et celle-ci et la terre t'appartiendront et tu ne travailleras plus que pour ta propre subsistance.

Le moissonneur, père d'une tribu de dix garçons, baisse la tète, savourant la récompense. Mais les ans et les labeurs ont rouillé son esprit : il demeure un assez long temps les lèvres tremblantes, pleines de choses qui remuent au dedans de lui et ne peu- vent sortir. Et tout d'un coup il frappe fortement de son poing le creux de sa poitrine, ses larmes s egouttent. Il ne sait que balbutier : « O notre maître! » Alors l'aîné de ses fils, quadragénaire robuste et velu, le soutient sous les aisselles. Et celui-là dit à Barba avec respect :

LES DIEX'X DEOLIE. 79

Notre père aura donc une maison il pourra attendre son jour de repos. Grâces vous soient rendues, ô maître d'Eolie. Alors ce sera mon tour de diriger les moissonneurs. Maintenant je veux vous adresser une prièi:e. Voilà six ans que moi et celle qui est (et son geste désigne une des servantes descendues du char) avons échangé des promesses. Elle a vieilli à votre ser- vice, elle ne le quittera que si vous me la donnez pour femme. Ensuite nous ferons souche afin que le maître soit honoré dans la lignée de ses serviteurs.

Qu'il en soit donc ainsi, décrète Barba en souriant.

Il appelle la fidèle ouvrière. Des hàles saurent son dur visage, étoile de couperose ; ses bras gru- meux pèlent comme une vieille écorce ; et elle s'est avancée, gourde, rigide, les yeux humides et soumis. Il leur prend leurs mains à tous deux, et, en se joignant, leurs paumes râpeuses grincent d'un bruit de noix broyées. Et il leur dit : « Main- tenant, allez. Vous êtes mari et femme. Et je veil- lerai aussi à ce qu'un toit vous abrite, vous et ceux qui sortiront de vous. » Un large rire heureux fend leurs faces terreuses et ne s'en va que lente- ment, comme les ors du couchant par la plaine.

8o l'île VIE KdE. .

Ensuite Barba invite les moissonneurs à prendre place à la table. Celle-ci est faite d'ais aboutés et pose sur des tréteaux immenses : et une extrémité touche aux étables, l'autre s'allonge vers le fenil. Le vieux roi des faux s'assied au milieu, grave, la barbe secouée par les paroles, car à présent ses silences se sont déliés, il aime revivre à voix haute ses âges de jeune homme. Les autres moissonneurs se placent à ses côtés, et tous sont de son sang, car il y a ses fils et les fils de ses fils, et ils forment ensemble la tribu fille du brillant été et sœur des cigales musiciennes. Aux deux bouts s'attablent les varlets et les var- lettes. Alors Barba rompt le pain parfumé, pétri avec le jeune froment de l'année et il en distribue les morceaux. L'n grand silence plane. Toutes les tètes sont découvertes. Chacun adore le dieu qu'il apprit et tous les dieux en un seul, éternel... En- suite les filles de Barba apparaissent au seuil des cuisines, vêtues de robes longues flottantes, de kitons aux plis harmonieux. Et Florie a pétri la pâte et le miel des gâteaux, Hylette et Elée en surveillèrent la cuisson au four. Toutes trois ap- portent les corbeilles combles, leurs mains passées dans l'anse. Sur la table, de copieux plats de riz au lait, comme des vasques d'or, oscillent et vola-

LES DIEUX DEOLIE. 8l

tilisent un fleur de safran. Et les servantes aussi sortent des demeures, chargées de cruches pleines.

La race de Triptolème sent s'éveiller sa gour- mandise pour ces nourritures faites du suc des abeilles et du lait des vaches choisies. Une gaîté rit et bruit comme le vent de l'été, les mâchoires tournent d'un mouvement actif de meules. Et les ors célestes s'épandent, ruissellent sur les gâteaux blonds, les torses roux. L'âme de la terre est en ces hommes ; ils ont gardé à la peau recuite les feux de la fournaise céleste ; une odeur de froment mùr fume de leurs aisselles. Florie, Hylette et Élée vont de l'un à l'autre et entre leurs épaules leur passent les gâteaux en forme de palets. Une bière fraîche et amère coule des cruches et éteint leurs haleines ardentes. Le houblon en fut cueilli et brassé à Eolie, car Barba voulut que toutes choses fussent en Eolie afin qu'elle demeurât isolée du reste du monde. Et trois serviteurs con- stamment binent la houblonnière et veillent aux cuves.

Barba et Sylvan ont bu et mangé avec les moissonneurs. Le Père en soi les compare aux grands bœufs des enclos, puissants et doux, âmes élémentaires confondues au mystère. Et il songe : « Chair primordiale, printemps et jou-

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82 l'île vierge.

vence des races 1 En toi est le secret des renais- sances, la vertu des rédemptions. Je ferai de mon fils le héros laboureur, mes filles resteront vouées aux œuvres de la terre et de la maison. Et tout autre espoir de rachat est captieux. Une âme an- tique s'enferme en sa force et bannit la pitié, con- seillère de mollesse. C'est pourquoi je n'écouterai pas Côme et le laisserai pleurer avec les femmes. » Il savoure ce penser orgueilleux. Il a fait Eolie semblable à lui ; il la tira de sa seule volonté, et à présent elle vit et se meut à son image, comme une part de son esprit, comme son idée vivifiée et debout. La douleur est demeurée en exil sur l'autre rive.

Cependant la courbe du soleil s'est abrégée. Apparaissent les six Pauvres, hôtes des soirs ; et l'un d'eux, resté droit sous les ans et les calamités, salue noblement Barba. Celui-ci les fait asseoir à sa table ; et Florie, Hylette et Elée reviennent avec les corbeilles. Un jardin de poires, de prunes, de pommes hâtives circule, mosaïque de tons ar- dents et onctueux. Les Pauvres ont fait le signe crucial ; et ensuite, d'une large faim, ils meuvent leurs mâchoires. Un repos mollit leurs visages pétrés ; ils goûtent ce relais réconfortant et s'é- prouvent redevenir des hommes. Alors Barba est

LES DIErX D EOLIE. 83

frappé du triste et majestueux visage du vieillard entré avec eux ; et celui-là ne ressemble pas aux misérables canapsas errant par les chemins. Il lui dit : « Vos traits, ô étranger! sont scellés, et pourtant on y lit une destinée. Dites-nous, si ce n'est un secret, quelle fortune vous poussa jusqu'à Éolie. »

Je viens de très loin, des confins du monde et des âges, ô maître de ces demeures. Je marche depuis si longtemps que je ne sais plus quelles furent les contrées où, pour la première fois, je fus visité par le malheur. Les miens avant moi pareillement avaient pàti, ils traînaient le sou- venir de maux sans nombre. Et' je fus enfanté au coin d'un bois, pendant une halte, comme une louve met bas son fils velu. Ensuite, la caravane a poursuivi sa marche ; elle traversait de longs déserts, des territoires arides et sans citernes, et tantôt l'un tantôt l'autre restait en chemin. Et un jour arriva je me retrouvai seul, ayant laissé les ossements des miens le long des routes. Alors je tendis les mains vers les hommes, mes frères. Les villes devant moi se fermaient. J'étais le banni partout je passais. Je n'avais commis d'autre crime pourtant que de naître. Je cherchai du travail, on cracha sur mes mains. Je fus jeté au

84 l'île vierge.

bagne pour avoir pénétré dans un jardin et y avoir cueilli trois pommes : elles étaient amères ; elles avaient le goût de la soif et ne désaltéraient pas. Et je demeurai dix ans, personne ne se souve- nait plus pourquoi j'y étais entré. J'en sortis éclairé et purifié. Je compris que les temps n'étaient pas venus : l'humanité ne sera régénérée que par l'amour. Et, reprenant mon bâton, je recom- mençai ma marche. Je redevins le marcheur des âges, l'éternel pèlerin que les miens avaient été avant moi. En même temps ma pitié s'éveillait pour les hommes : je les vis livrés aux furies, se déchirant d'amour et de haine, la chair ulcérée de maux infinis. Je les plaignis : ils inventèrent les dieux et ne surent devenir des dieux eux-mêmes. Maintenant, si vous me demandez qui je suis, je vous répondrai. J'appartiens à la race d'Abel, mes pères aspirèrent au pur et vierge Eden ; mais Caïn tua Abel et en Abel l'espoir sacré d'Éden. Et les fils de Caïn depuis ce temps régnent et n'ont plus cessé d'immoler les fils d'Abel. Pourtant on m'a dit qu'Éden était à Éolie, et c'est pourquoi je suis venu. Et, en effet, je vois ici des visages heu- reux. »

Le Pauvre cesse de parler ; et un vieil âne est arrivé en boitant et a posé sa tète aux lourdes

LES DIEUX D EOLIE. 85

oreilles sur son épaule. Des brebis aussi ont quitté le pré voisin, et ces bêtes amies ne sont plus par- ties, l'entourant comme un saint des vieilles images, innocentes et charmées. Barba caresse ses ondes d'argent et songe : « Celui-là certes a souffert. Il porte en soi des siècles d'affliction. Pourtant la pitié et le pardon sont sur sa bouche comme le miel et les abeilles. » Ensuite il le loue ainsi : « O notre hôte respecté ! une grande paix vous est venue et rachète vos maux cuisants- Aussi ne vous parlerai-je plus de ceux-ci, mais sachez que nous honorons en vous une destinée malheureuse et accomplie. » Or : « Les vieillards, pense Sylvan, sont enclins à longuement discourir. Les gonds de leur âme sont usés, ils ne savent plus enfermer en eux la vie. Moi, j'ai scellé dans la mienne un secret terrible. Cette table verrait se lever, comme des ombres éperdues, ses convives en fuite si seulement je desserrais les lèvres. »

Les flammes occidentales glissent obliques d'en- tre les arbres et les toits ; d'un vent de soies au clair s'abat et remonte en éventail le vol des pi- geons. Ils entourent Florie, se posent sur son épaule, le long de ses bras tendus; toute du- vetée de leurs plumes, dans un bruissement d'ailes, elle a l'air d'un pommier fleuri. Elle se di-

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rige vers la maison et les deux faons gambadent aux plis de sa tunique. Ensuite elle plonge les mains dans le coffre aux avoines et les grains blonds grêlent sur l'aire. Puis la nue ailée repart, décrit de larges orbes très haut dans la lumière. A la crête des toits rouent les paons vermeils aux longs cris aigres. Et par la charrière se rapproche le mugis- sement des troupeaux.

Le soir tombe comme une pluie de roses sur la table et les vieillards. Mais les jeunes hommes et les servantes nouent des danses en alternant des chants. Alors Eumée, le fidèle serviteur, s'en vient vers le chef des moissonneurs et lui remet une pleine manne de pains dorés. Et les étoiles l'une après l'autre s'allument ; la lune, de sa faucille d'argent, après les moissons terrestres, à son tour moissonne les champs de la nuit. Soudain, par- dessus les bois, sonne le cor héroïque.

SYLVAN LABOUREUR

Maintenant les grands bœufs sont sortis du dormoir. Par paires égales, ils supportent le joug et raient l'aire, traçant des parallèles harmonieuses.

SYLVAX LABOUREl'R. 89

Le laboureur les suit en forçant les enjambées. Le soc en long, en large fouille le champ, lui fait la blessure féconde.

Barba a dit à Sylvan :

Tu choisiras une paire déjà expérimentée et à ton tour tu creuseras les sillons. Ce faisant, tu tâcheras de t'égaler aux maîtres en cet art sacré.

Et la première journée de labour a commencé pour le fils d'Éolie. Il a attelé deux boeufs parmi les plus âgés. Le bras déjà sûr, il les mène droit à travers la plaine, d'un coup brusque incline la charrue en virant aux courbes, puis pèse plus for- tement sur le mancheron et marche devant lui. Les bœufs d'un pas rythmé s'enfoncent aux hori- zons et reviennent, longeant les crêtes, prudents, soumis. Leurs cornes, quand ils remontent des fonds, découpent un croissant semble s'attarder la lune. Et ensuite ils se rapprochent, le champ diminue à mesure qu'ils grandissent ; et de nou- veau ils s'éloignent.

Sylvan jouit d'entendre leur souffle fort, le dé- chirement sourd de la terre au fil de l'acier. Comme une écume, comme le flot des mers, le sillon se creuse et remonte, s'ourle de volutes. Et quelquefois le jeune laboureur se penche, ramasse une motte dure qu'il jette aux bœufs

90 L ÎLE VIERGE.

devenus languissants. Sa force, en ce labeur vi- ril, se décomprime et le grise. Elle s'unit à la peine des aumailles amies, au poitrail bandé dont ils entraînent à leurs jarrets le champ. Sa chair s'effume au soleil, il hume la chaleur et la pous- sière, il aspire l'arôme des humus, le suint musqué qui s'évapore des râbles. Et en chaque pas il possède le champ, il conquiert l'espace et la vie. L'âme de la terre à présent gonfle sa poitrine et pacifie son sang. Il a oublié le meurtre, les secrets d'Eolie. Il marche derrière ses bœufs, joyeux et fort. Ensemble ils vont comme des frères.

L'aire ainsi s'accourcit sous leurs arpentées. A midi il a ramené les bêtes suantes, il a pris un court repos, couché parmi les lorandiers, sous les pommiers du verger, et ensuite il est reparti avec une paire fraîche. Maintenant il achève l'ouvrée, pousse la charrue d'une force nouvelle. La rouge après-midi flambe aux horizons; toute la cam- pagne est sillonnée de bœufs blancs, s'allume d'é- clairs de socs ; et les caverneux mugissements alternent, se répondent dans les silences sonores. En tous sens la glèbe ondule et bouge sous les charrues. Elle déferle en billons, en longues va- gues mouvantes ; des bandes jumelles la lignent comme d'un gril immense, d'une herse profonde.

SYLVAX I.ABOrUEfR.

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Et l'ornière en ses rais semble suivre l'orbe so- laire, décrire de l'est à l'ouest une trajectoire ac- cordée au cours du jour enflammé. Ils sont pareils aux jantes d'une roue dont le soleil est le moyeu. Un vieux laboureur apprit à Sylvan à orienter la marche de la charrue selon le cycle solaire.

Sylvan, d'un dernier élan, presse ses bœufs. L'alouette au-dessus de lui grisolle, chante la chan- son d'espoir. Mais les maîtres seuls excellent au secret de mesurer sans lassitude la distance entre les sillons. Sylvan embrouille ses rais; de dépit il injurie ses boeufs aux grands visages tranquilles. Et puis il s'assied et conjecture comment il se fût égalé aux ouvriers renommés. Le soir d'or et d'améthyste est tombé sur le champ ; les nuées effilent une charpie légère sur ses plaies mater- nelles, jjrétes pour la genèse. La terre au loin rosit, comme pour un baiser d'amour, pour un hymen qui plus tard fructifiera. Alors une grande douceur entre en Sylvan : il se sent l'âme apaisée du laboureur après la tâche accomplie. Il est pa- reil à un jeune homme des âges qui regarderait se lever Dieu. Et tout à coup ses sœurs apparais- sent, tourbillonnent sur la lande, comme les Heures déjà nocturnes.

Oh! leur dit-il religieusement, entendez-

92 I. ÎLE VIERdE.

VOUS comme moi quelqu'un pai'ler dans la nuit ?

Mais elles se moquent, leur âme ne s'est pas exal- tée dans un sévère travail. Là-bas les lorandiers s'en sont allés, les derniers bœufs cornent au fond des avenues. Et elles regrettent le temps il son- nait du cor dans les soirs, le cor, comme une vie héroïque, palpitait, se mourait dans les bois. « Ah ! Sylvan, tout est bien changé. Que n'es-tu encore le héros dont les yeux nous faisaient peur ! » Ainsi s'afflige Hylette aux yeux couleur d'abeille. Elée, dans un rire, lui coule à l'oreille : « Ne les écoute pas, Sylvan, puisque à deux nous avons vu la mort. » Ensemble ils ramènent l'at- telage. Le soc reste plongé aux noires matrices. Et toutes trois dansent sur le chemin en se tenant par les mains, comme les jeunes prêtresses d'un mystère.

Pendant six jours Sylvan, dès l'aube, visite les bœufs laboureurs et leur passe le joug. Ensuite il les pousse vers les champs roses et trace ses sil- lons, fier, joyeux. Il lui semble qu'il ne connais- sait pas encore la Terre, que l'initiation seulement commence ; et il l'appelle mère en lui, filiaiement. Barba lui révéla les Mythes, les Symboles ; il per- çoit qu'il la portait dans son sang comme la forme même de la vie.

SYLVAX LABOUREUR. 93

D'instinct il revit les âges pélasgiques, l'éter- nité des serviteurs de la terre, et il soupçonne le sens profond d'Anthée. Maintenant il sait diriger les bœufs sans dévier ; il pousse ferme et droit sa charrue, comme un marinier sa nef. Cet art le passionne ainsi qu'un jeu viril, un exercice de orce et d'adresse. Le souffle égal et sonore, il arpente l'aire immense, très grand sur le ciel, tan- dis que le fer, comme une proue, fend et rejette les terreaux lourds. Les autres laboureurs admi- rent sa décision, ses reins fermes et bandés quand, d'une large impulsion, il fait virer aux tournants le soc massif et rebelle. Au-dessus de lui la petite alouette vole et chante comme son âme vaillante, comme sa joie. Et le soleil crépite à sa peau, sa chevelure d'or s'annèle d'or léger, onduleux, il marche caressé de l'amour du splendide Eté, par- fumé des muscs chauds de la glèbe. Ensuite la vesprée étanche sa sueur.

D'autres jours suivent. C'est à présent au tour de la herse à planir les sillons que creusa le la- bour. Sylvan soupçonne un art nouveau. Il attelle ses bœufs au lourd appareil qu'un moellon rend plus pesant encore. La herse soumise mord la terre et sinue en molles ellipses. Elles ondulent comme les parallèles d'une sphère, comme les

94 L ÎLE VI EU CE.

profonds courants des eaux. Elles se déroulent par l'étendue brune ainsi que des banderoles, les plis symétriques d'un kiton. Selon le rite, il a com- mencé par ceinturer le champ d'un large vallon- nement, et les autres travaux ensuite furent con- tenus en celui-là comme en un réseau ; à mesure a décru l'ellipse de la herse, tournant en des circuits plus brefs. Et l'artisan plein d'orgueil espère qu'il saura garder la symétrie jusqu'au bout.

LE DIEU INCONNU

Or, l'après-midi du huitième jour, le ciel se voila sur Éolie. Une fine cendre monta, fit pâlir l'août glorieux. Poudreuse, recuite aux fournaises depuis des semaines, la terre haletait, vibrait toute sèche, altérée.

Sylvan, las, découragé, partit remiser ses bœufs avant la fin du jour. Maintenant le champ, le la- beur sacré s'attestait pour lui sans vertu. Couché sur la berge au bord des eaux, il ne savait plus s'il était le vaillant artisan des labours ou s'il était redevenu le faible enfant opprimé d'un mal in- connu. L'Ile, sous des souffles sans remous, fer-

LE DIEL' r\CON.\r

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mentait comme une cuve. Même les rudes bœufs aux mains des lorandiers pantelaient en des orbes négligents. Seules, les âpres sauterelles grinçaient d'amour, de colère, stridentes comme des cistres, tandis que, remontée aux nuages, la musicale alouette se mourait d'un cri. Ensuite l'ombre sourde régna, un crépuscule déchiré de muets éclairs. Ce fut un soir des âges élémentaires, sous Saturne et Vulcain déchaînés, un soir aux lourds suspens électriques dans la fumée d'un ardent stymphale.

« Oh ! pensait Sylvan, quelle chose en moi se meurt et se réveille pour mon constant malheur? Et qui me délivrera de cet on ne sait quoi qui me tourmente et me fait regretter la vie ! Sans doute il est un dieu des larmes secrètes vers qui s'éplore l'appel des âmes solitaires. Mais ce dieu, lequel peut-il être ? Mon père ne m'enseigna que les dieux heureux... » Dans sa peine il sentit le besoin d'un recours. Sa foi soudaine jaillit, darda vers les miséricordes obscures. Il ou\'rit les bras et cria :

Dieu ! ô Dieu inconnu !

Le ciel .se fendit. Au fond des espaces ouverts, il vit tournoyer d'autres espaces, fuir de vertigi- neux abîmes. Des volcans y éruptaient, des tor-

96 I,' ÎLE VIERGE.

rents de lave et de sang. Et il retomba, gémit : Celui-là est le dieu de colère... Ce n'est pas le triste et secourable dieu que j'évoque. Va à présent, triste Sylvan ! Retourne aux demeures, puisque aussi bien ce dieu n'existe pas.

Des ombres de l'autre rive, comme il disait, une plainte s'égala à la sienne. vivait une huma- nité douce et courageuse, la solidarité des humbles compagnons des semailles et des labours. Un adroit et mystérieux musicien pourtant, une àme plus fine sur la flûte pleurait son mal. Mais Syl- van ignorait l'artiste et quel était ce bois sonore ; il ne connaissait que le pipeau pastoral et le cor riche et dur. Alors il resta saisi, retenant son ha- leine. L'acide et persuasive mélodie le perforait, lui coulait un baume merveilleux. Elle aussi, en la crise du grand ciel, en ce soir voluptueux et an- goissé, déchirait l'air léthargique d'un spasme gé- missant et subitement furieux. Après des notes profondes et lentes, l'amas lourd des pleurs con- tenus se libéra, éclata en souffles rauques et ra- pides, pareils à l'éclair dont se délivraient les nues. Ainsi des sombres mystères d'Asie était née la flûte fiévreuse et saccadée comme un pouls d'ago- nie. L'invisible musique s'enflait, vibrait, expirait l'amour et la mort. Sous l'herbe brûlée, sa sœur,

LE DIEU INCONNU. 97

la sèche et électrique sauterelle, tâchait de s'égaler à ses cris livides. Quel remords de la vie pour un mal ignoré se lamentait en cette voix folle, em- portée? Sylvan, les yeux en pleurs, s'interrogeait, interrogeait la nuit équivoque. Et ne connaissant pas l'amour par son nom, il se suggérait une des- tinée cruelle, un malheur immérité. Sa sympathie s'éveilla ; il eût voulu franchir la rivière, tendre les bras à l'être fraternel. C'était comme lui- même se perdant, se retrouvant en cette musique blessée et lascive. Et il restait mi -évanoui, la chair froide, saisi d'un frisson inconnu, dans le large frisson des cieux, la brûlante palpitation de la terre.

O comme s'accordaient les effrois de cette nuit hallucinante et ces sanglots, ces appels de l'aigre flûte ! Comme il mourait et revivait dans ses fureurs et ses regrets ! Oh ! une poitrine à étrein- dre, une chair amie sous ses lèvres et se faire mal à vouloir entrer l'une dans l'autre ! O Florie, Hy- lette, Elée ! Si du moins il pouvait aimer celle qui n'est plus sa sœur ! Au contraire il la hait, celle-là, et il ne sait pas laquelle. Et il appelle Elée ; il s'étonne de la désirer en cet instant auprès de lui, elle en qui pourtant se reconnut sa race ! En- semble ils ont bu la mort, goûté des soifs barbares

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L ILE VIERGE.

et délicieuses. Et la funèbre, la voluptueuse fliite aiguise ce souvenir, avive sa nostalgie d'un mal qui va jusqu'à la mort. Il se voit solitaire, voué à toujours errer sans une âme jumelle et qui ce- pendant soit différente, et il rêve de mourir, il se pleure mort avec le plaisir d'être lui-même long- temps pleuré.

O Sylvan, malheureux Sylvan ! Des vers aussi sortiront de toi... Tu n'auras donc vécu que pour en arriver à cette chose horrible. O mou- rir à deux du moins! Être avec Élée la petite chose périssable, ce ne serait déjà plus mourir !

Ainsi il défaille, et dans son regret, sa démence, il se laboure de ses ongles, il aspire à rouler aux seuils de la mort. Maintenant il sait le mystère, il n'a plus rien à apprendre : l'amour est sœur de la mort comme Sylvan est le frère d'Elée. Et il se complaît à cette idée ; d'une foi ardente il as- pire à la loi accomplie, soupire : « Mourir ! ô mourir ensemble! » Mais la flûte soudain s'alanguit, s'éteint en notes lentes, résignées. Alors sa colère aussi tombe, il ne sent plus qu'un grand vide, les silences de ce soir étouffant. Des feux, de rouges herses sillonnent l'étendue. Le ciel comme lui se meurt, reste vide aux intervalles.

Et tout à coup la flûte a cessé.

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I, AME CAPTIVE. 99

L'AME CAPTIVE

D'autres jours électriques suivirent. L'orage aux ciels plombés menaçait Eolie et n'éclatait pas. Une langueur consuma les belles génisses, comme un mal d'amour. Les bœufs, sous les haleines moites, restèrent flâtrés aux herbages. Ceux qui labouraient avaient perdu leur vi- gueur, rayaient l'aire d'un pas découragé. Et dans les demeures, l'attente d'un événement rendait les âmes anxieuses, l'espoir aussi d'une délivrance qui n'arrivait pas. Florie, Hylette et Elée à leur tour gagnèrent l'ombre du bois, mais la terre, même aux taillis profonds, restait brûlante^ toute fiévreuse ; et elles demeuraient couchées, palpi- tantes, leur jeune sang tourmenté. Sylvan encore une fois avait fui ; le cor ne sonnait plus dans les bois. Elles l'appelaient, il ne répondait pas, et même Elée, pour le reconquérir, évoqua en vain les charmes de la mort.

« O Elée! » fit-il. Il la regardait avec des yeux brillants. Puis ses prunelles s'obscurcirent. Il essaya de parler, ses sanglots l'étoufFèrent. Elle ne reconnaissait plus le héros. Et tout à coup,

VjoWersItaa BIBUOTHECA

L 1I.E VIERGE.

avec un cri plaintif, il disparut ; nulle des trois n'avait plus de goût au jeu. Hylette se roulait aux herbes d'un étirement malade. La sage Florie soupirait, molle du regret d'une chose qu'elle ne savait pas, et les faons amis ne la charmaient plus. Mais Élée, parmi leur silence, gardait une âme irritée. Un feu la brûlait, couvait en ses prunelles sombres comme l'éclair des soirs torpides. Elle vi- brait à l'égal des furieuses sauterelles.aspirait l'ozone ardent, blessée, les nerfs tendus. Ce Sylvan qui la renie après avoir goûté ensemble l'horreur ver- tigineuse, elle s'accabla de l'espérer malgré lui, l'accabla auprès de ses sœurs. « O très chères, il se joue de notre amitié trop faible. S'il nous res- tait du cœur, nous n'aurions plus que haine pour ce frère méchant qui a cessé de nous appeler ses sœurs. » Mais Florie, hochant la tête : « Il n'en est pas moins notre frère... » Et Hylette, du fond d'un demi-sommeil : « Il est peut-être malheu- reux, Elée! » Aussitôt sa jalousie monta comme un flot. « Sylvan me chérissait encore quand déjà il ne vous aimait plus... Un secret nous lie! » Et ses mains au-dessus de leurs têtes échevelaient du vent .

Un secret ! Dis, parle...

Jamais !

LAME CAPTIVE. lOI

Cependant, s'avisa Hylette dépitée, un secret ne se prouve que dès l'instant il fut révélé !

Viens donc me le prendre, cria l'enfant sauvage.

Et elle se sauva par les avenues en riant.

Élée!

C'est Sylvan qui l'appelle. Elle ouït le cri et ne précipite ni n'alentit son pas. Et de nouveau la voix sort du taillis.

Elée, petite Élée...

A présent elle éprouve un charme très doux Elle se sent sur le point de mollir, elle va rési- gner sa rancune; et déjà il est auprès d'elle, le front humilié, un étrange sourire aux lèvres. Soudain son front se busqué irrité, et comme il étend les mains vers sa tunique, elle lui échappe. Alors tous deux courent par le bois. Elle tombe, il l'enlève entre ses bras et, riant, lui baise, vainqueur, la nuque. « O traître ! s'écrie- t-elle furieuse j'ai senti tes dents, tu m'as mor- due... » Et, ayant porté les mains à son cou, elle regarde si le sang ne s'en égoutte pas. Lui, hausse les épaules et proteste qu'à peine il l'effleura des lèvres. A son tour elle se met à rire, ses dents aiguës au clair : « Ecoute, je te détestais... Main-

6.

I, lI.E VIERGE.

tenant c'est fini. Mais il faut me promettre... « Quoi? » « Que tu n'iras plus avec elles... » Follement il se lie par cette parole ; et elle se roule câline, joyeuse, dans sa poitrine, répétant : « Jamais plus, petit Sylvan... jamais plus. »

Un soir cauteleux rase la terre, s'épand du ciel déchiré d'aigre clarté ; et ils désirent être plus seuls, ils ne verront plus leurs visages. Il l'entraîne vers la rivière. Il lui dit : « N'entends- tu pas gémir une voix triste, ÉléePElle venait de la rive, l'autre soir... Je me sentais vivre et mourir en l'écoutant... Je croyais mordre dans une pomme verte, je croyais manger un gâteau de miel. Je n'étais plus Sylvan, mais un autre Syl- van... Et de grands éclairs passaient comme les frissons de la mort du ciel, comme la petite agonie du lièvre, Élée 1 »

Un son, vers ce temps, blesse l'air, léchant triste et voluptueux recommence. « O ami ! ami ! » crie Sylvan, aspirant à marier son âme à l'âme inconnue. Et il s'est mis debout, il enfonce ses yeux aux ombres de la rive.

Ensuite tous deux se taisent. Et assis l'un près de l'autre, la main en la main, ils écoutent long- temps pleurer la flûte et pleurent aussi dans le soir dangereux, sous les arbres profonds.

LASPIRATIOX A LA DOTLEUR. IO3

L'ASPIRATION A LA DOULEUR

Un enchantement lourd toujours pesait sur la terre et dans leurs âmes. L'orage palpitait au flanc des nues, de sourds volcans enchaînés aussi tressaillaient en eux. Ils restaient tourmentés d'une peine qui ne se délivrait pas. Le jour, le soir, ils allaient s'asseoir au bord de la rivière ; la flûte restait muette dans la paix morte des rives. Et ils éprouvaient une lassitude infinie, une an- goisse d'attente et d'agonie comme pour leur propre vie suspendue. De nouveau ils s'ignorèrent après s'être un instant reconnus, devenus des étrangers en la douleur de ne 'plus se retrouver. Ils n'osèrent plus se tenir enlacés, une gêne sourde parfois naissait, la honte de leurs âmes nues. Et un charme fragile s'était rompu.

Au crépuscule, une dernière fois ils entendirent la flûte. Mais rien qu'une modulation, rien qu'une plainte brève et qui s'éteignit dans un sanglot. Et tous deux, très pâles, s'étaient repris par la main, reconquis au charme, opprimés d'un exquis sortilège. Ensuite leur âme expira quand expira la flûte. Ils attendirent long-

I04 I/ÎLE VIERGE.

temps, nulle voix ne monta plus^ et seulement ils continuaient à l'entendre en eux, très triste, regret- tant l'amour et l'innocence. Subitement Sylvan, comme en ce matin des bois, sentit se raidir Elée, ravie au sens, toute moite d'affres. Et il pleurait sur l'enfant, il pleurait sur la mort de la flûte. Un spasme la délivra. « O Sylvan « O Elée! ». Tous deux se souriaient et pourtant n'étaient plus heureux. Ils revinrent le lende- main. Doucement elle le poussa de l'épaule : « Rien que la rive à passer, ami, et nous sau- rions... » Il la regarda : elle avait les yeux brillants et rusés... « Notre père, Elée, nous fit défense de quitter l'île. » Elle se mit à rire. « Il te défendit aussi de tuer les bêtes du bois... » Ils descendirent ensemble la berge. « Personne ne le saurait, dit-elle ; tu connaîtrais les hommes qui vivent là-bas 1 » Il sentit mollir son cœur. « Les hommes, ô Elée! » Ils firent encore un pas, l'eau monta autour de sa ceinture ; et ensuite il ne cessa plus de nager jusqu'à ce qu'il eût atteint l'autre rive. Elle l'encourageait de son sourire, mystérieuse, un doigt sur les lèvres. Et tout à coup il s'aperçut qu'il foulait la terre in- connue. Alors très vite il traversa les champs, marcha vers les maisons.

L ASPIRATION A LA DOILETR. I05

Un vieillard, perclus d'ans et de maux, était assis devant un seuil, la tête tournée vers les arbres lointains d'une route. Sylvan s'arrête et l'inter- roge. « Père, n'est-il pas en ce village un divin musicien joueur d'un bois mélodieux? Si vous le connaissez, dites-moi à quelle porte je dois frap- per pour le connaître à mon tour. »

Le vieillard éclaircit de la main ses prunelles voilées et le regarde. Il admire cejeune homme aux cheveux de froment mûr, à la mine douce et fière, et qui, les yeux ingénus, une rougeur aux joues, le révère d'un nom paternel. D'abord, il ne le reconnaît pas, mais une jeune fille s'avance du fond de la maison et lui apprend qu'il a devant lui le fils de Barba. Alors il s'émerveille. « C'est donc le noble enfant dont mes regards, au temps la peine et l'âge ne les avaient pas usés, suivirent sur l'autre rive la croissance merveil- leuse! Le son du cor à mesure s'enfla dans le soir des bois ; une âme de héros y expirait, déjà magnifique. »

Sylvan observée la maison, le vieillard, la jou- vencelle, leur trouve un air inconnu d'Eolie. Cette belle fille qui lui rit, écarlate comme un pampre à l'automne, surtout le trouble, et il a l'étonnement d'un jeune dieu parmi les laboureurs.

io6 l'île vierge.

Maintenant, reprend le vieillard, je répon- drai à votre question. Celui dont vous me parlez est mon fils. Celle-ci est sa sœur ; et nous con- nûmes le bonheur avant les choses irréparables.

Il frôle de la main son front comme pour en chasser un pénible souvenir. Et ensuite il lui montre les arbres de la route, au loin.

- C'est par qu'il partit ce matin même. Je l'ai vu disparaître derrière ces ombrages. Quand je cessai de l'apercevoir, il me parut que la mort elle-même me l'enlevait. Voilà près d'un mois qu'il nous était revenu, souffrant d'un mal ter- rible et lent. Sachez, monsieur, que mon fils, pour son malheur, connut jeune la gloire et l'amour. Un don merveilleux le prédestina à la musique. Il partit. Mais une femme fut son mauvais génie. Elle empoisonna à jamais ses jours. O lamentable histoire ! C'était une fille peinte, une de ces créa- tures de péché et de tentation dont les mères n'osent prononcer le nom. Tandis qu'il se consu- mait de passion et de jalousie, elle se riait de son mal, traînait après elle un cortège d'amants. Que vous dirai-je encore que vous ne sachiez par ce triste aveu? Après des ans, il nous re\'int. Il jurait de vivre parmi nous, il voulait boire aux mamelles de la terre le lait fort. D'horribles

L ASPIRATION A LA DOILETR. IO7

scènes, leurs fureurs à tous deux, avaient porté, me disait-il, le dernier coup au mauvais amour. Il la maudissait ; des sanglots de rage le prenaient rien qu'à prononcer son nom. Il demandait qu'on ne lui parlât plus de la flûte qui avait fait sa joie et son malheur. Un soir il s'échappa, s'en alla vers les champs, et des sons délicieux et tristes se répandirent. Je compris à mes larmes que j'entendais à la fois le génie et la mort. Deux fois encore, il joua. Vous ne vous doutiez pas, vous qui l'écoutiez comme moi, qu'une âme se brisait en ces hoquets divins. La mort elle-même mettait ses doigts aux ouvertures du bois il soufflait sa vie... Ainsi revint le mauvais amour, ainsi la flûte damnée fut pour lui comme l'appel de l'émpuse. Et ce matin il est parti, rien n'a pu le fléchir. Maintenant il court à sa destinée , nous l'avons à jamais perdu.

La douleur exaltait le vieillard comme si l'arbre frappé par la cognée était encore capable de rever- dir dans les larmes. Il se dressa sous l'âge et les maux, leva la main :

Fasse le ciel, ô jeune homme, que vous ne connaissiez jamais une telle détresse et que ces fureurs vous soient épargnées. Un démon, un vampire dévorant, par les yeux d'une femme

I08 l.'ÎLK VIERGE.

funeste, est entré dans mon fils et il en meurt pos- sédé. Fuyez le péché, la chair impure, ô vous qui êtes innocent et beau. Un cœur vierge seul est fort et s'égale à soi-même.

Ces mots, tandis qu'à pas lents S3dvan regagne la rivère, repercent son ancienne blessure. Il per- çoit des analogies entre le récit du père affligé et les cris effrayants de l'Homme-au-front-de-taureau ; aussi sanglotait le regret d'une chair impure, aussi une plaie avait saigné, et tous deux ont évoqué le péché avec remords, avec terreur. Il soufire, il sent s'épaissir sur lui les ombres. Une destinée n'opprime donc pas seulement les Barba ? elle règne aussi chez les autres hommes, et Eolie, les terres qui s'étendent par delà sont pareille- ment obscurcies de nuées... Des fumées rouges, d'affreuses ténèbres déchirées d'éclairs en tous sens ferment les horizons. Et un sens en lui s'éveille ardent, subtil. Il avait cru connaître la douleur : ce n'était qu'un mal sourd, confus, la peine physique de ses fibres irritées. Mais la flûte l'initia : en l'écoutant gémir, il se sentit une âme et gémit lui-même, infiniment brisé et fraternel ; il se vit malheureux en tous les hommes et les vit eux-mêmes malheureux en lui. Alors ses pleurs jaillissent brûlants, pressés. Il plaint le triste mu-

l'aspiration a la UOl'LEl'R. IO9

sicien, il s'en veut d'avoir trop tardé : accouru plus tôt, il l'eut consolé. Et son cœur ingénu pense : Sauvé.

Sylvan de loin entend l'appel d'Élée. Aussitôt ses pleurs se sèchent ; il est fier que le vieillard lui ait parlé comme à un homme ; il se réjouit d'ap- paraître à l'innocente le révélateur des destins. Il fend le flot, remonte s'asseoir auprès de celle qui seule est sa sœur, et il s'écrie :

O Elée ! Élée ! Le vieillard m'a dit d'étranges choses... Je ne sais si je puis te les répéter à toi, une enfant...

J'ai vu la mort du lièvre, Sylvan.

Oh ! fait-il, ce n'était rien cela, à côté de ceci. Sache d'abord, Elée, qu'il m'a parlé du péché. Ce mot ne fait-il pas passer un frisson en toi ? Sais-tu, Elée, ce que c'est que le péché ?

L'enfant répète trois fois, songeuse :

Le péché... le péché... le péché...

Et n'y trouvant nul sens connu ni d'ana- logies, elle secoue la tête, le regarde étonnée, les yeux clairs :

Non, je ne sais pas ce que tu veux dire.

Oh! vois-tu, c'est une laide chose... Oui, une bêLe qui s'attache à l'homme, un serpent ou une femme furieuse... Pense bien à cela, Elée.

IIO L ÎLE VIERGE.

Elle se tourmente le front du bout de l'ongle.

Attends, tu n'y es pas... Une des servantes, un jour, me conta une histoire singulière. C'était chez le bon Dieu, en paradis. Et il y avait un homme et une femme, et il y avait aussi un pom- mier... Alors, je ne sais plus pourquoi, le bon Dieu défendit à l'homme et à la femme démonter dans le pommier. J'aurais fait comme la femme, elle monta dans le pommier et cueillit une pomme... Et il parait que c'est comme ça qu'est le péché.

Non, dit Sylvan, c'est trop bête... Le péché c'est autre chose. Ainsi, par exemple...

Il s'arrête,

- Ainsi ? interroge Elée.

Non, rien.

Et elle s'aperçoit qu'il a rougi.

Celui qui jouait de la flûte est parti, ô petite Elée, dit-il, et ce vieillard est son père ; il pleurait en me parlant de son fils. Or, celui-ci aimait une fille peinte... Elle, au contraire, se moquait. Et quand il jouait de sa flûte, c'était pour gémir sur son malheur. Voilà ce que m'a dit le vieillard... Une fille aux joues comme des gâteaux de miel était restée près de nous et me regardait avec des yeux qui n'étaient pas les tiens, ô Eléel

I, A SHIKA'IION A l.A DOITLEUR. III

Aussitôt sa petite âme jalouse se déchaîne.

Maintenant je sais bien que tu ne m'aimes plus, Sylvan... Tu aimes cette fille qui sans doute est plus belle que moi.

Oh ! fait-il en souriant, toi et elle ce n'est pas la même chose. J'avais envie de l'embrasser et pourtant je n'ai pas osé.

Elle fuit, le laisse seul dans l'oseraie. Il ne songe pas à la rappeler, il goûte la solitude qui le rend à lui-même. Longtemps il reste couché sur la berge, les yeux perdus, l'àme traversée de pensées en fuite. Il revoit le vieillard, la belle fille ; il entend se plaindre la flûte... Et un vent le caresse, venu de la plaine, un souffle profond et lourd qui fait ployer les arbres. A présent, les nuages passent rapides et roux, très bas. Mais il ne vit plus qu'en soi, au monde des images et des ombres. Il se souvient, souffre de désir, d'effroi. Le vieillard a parlé de la chair impure. Il a mêlé ensemble le péché et la femme. Ses idées tourbillonnent comme les fumées, comme les nuages. Il est donc une chair de mal et de péché qui fait impure la femme, qui fit impure celle de ses sœurs qui cessa de lui être fraternelle ? O l'énigme, le cruel mystère duquel peut-être dérivent tous les autres ! Il conjecture en quoi fut impure l'enfant inconnue.

112 l'Île VIERGE.

en quoi la créature qu'aima le triste musicien et dont il se meurt... Toute chair peut-être traîne son péché et sans doute la sienne, la mauvaise chair qu'il sentit bondir sous lui et qu'il déchira de ses mains. Et toujours il repense à l'être bizarre et merveilleux que le vieillard appela la fille peinte. Il soupçonne une autre femme à la nudité vermeille, aux yeux de pierreries, aux ors et aux pourpres d'une chair ardente comme l'été. O de quelle bouche au rire cruel, de quelles lèvres vénéneuses elle dut l'embrasser, le pâle mu- sicien! Sa colère, son désir s'excitent comme pour une proie, pour une bête des halliers. Il la hait et l'appelle, il se meurt d'horreur et d'amour pour la funeste enchanteresse. Il voudrait la mordre de ses baisers, rouler vaincu sous les siens... Comme il croit l'exécrer même en la désirant ! Et il ne voit pas qu'en plaignant l'ami parti, le frère que lui donna la sympathie, il l'envie.

Au ciel des meules enflammées roulent et gron- dent, les terres volent arrachées, balayées en épais tourbillons, les arbres ploient^ se choquent dans la houle des rafales comme des proues. Et la rivière rebroussée, ténébreuse, a remonté les berges. Soudain les carreaux écarlates se rompent, foudroient les airs. L'orale alors aussi éclate au

PEXTHESII.EE. II3

cœur de Sylvan. Il voit les cieux fracassés, les sols dévastés par la herse de la tempête, et l'accord liait : il aspire à la douleur, il frémit dans la nue ardente. Son être entier se soulève. D'un espoir sublime, d'un élan révolté il jaillit vers l'éclair, défie le dieu rugissatit du tonnerre. O souffrir ! par la douleur connaître la vie et l'épuiser ! Celui-là seulement peut se dire un homme qui fut voué au malheur et n'en fut pas terrassé... Ivre de souffrance, ainsi dans la grêle et les fou- dres crie le héros enfant.

PEXTHESILEE

Des orages coup sur coup éclatèrent. Vers le midi du jour les nues s'amoncelaient, d'élec- triques cratères vomissaient le phosphore. Le sonore paysage alors bondissait sous la bour- rasque comme un étalon en amour. Et Eolie but la pluie de vie, respira les vents ivres : le charme dangereux fut rompu. Elée crispée, brûlante, se détendit, Sylvan crut se réveiller de la mort. Tout gronda, palpita, reverdit sous la secousse des cieux. L'âme délivrée, il sentit passer l'équinoxe, le ma-

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gnétisme puissant des forces qui déliaient la na- ture. Sa sève se tourmenta d'action, vibra comme le sang des chênes. Il aspira l'ozone, l'éther en feu : en haut une forge grondait où, sous des marteaux divins, son être fut reforgé. Il regretta le favori aimé, le cheval ardent et mobile comme son âme. Héraut, délaissé maintenant, languissait sans hennissements, engourdi à l'égal d'un cheval de labour. Les grands lévriers fidèles ne le relan- çaient plus de leurs abois comme au temps ensemble, vers le verger, par les avenues, ils se déchaînaient d'un jeune sang forcené. Leur folie alors faisait tressaillir devant les auges les petites juments blanches de Florie, Hylette et Elée. Syl- van alla donc vers le bel Héraut et, le baisant entre les yeux, il le flatta de douces paroles. « Oami, l'appel des cors frémit dans l'air orageux. Nous irons rapides comme l'autan. » Il rede- vint le jeune Achille chevaucheur d'espace. Un monstre passa, velu et noir, cime d'une cri- nière d'or. Éolie vit leurs ellipses folles tournoyer au lointain. L^n vertige les précipitait dans l'hor- reur exquise des vents. Et, ayant appris de son père l'éducation du fils de Pelée, Sylvan seu- lement regrettait les monts. Or, Elée suppliante un matin apparut.* Que t'ai-je fait, cher Sylvan,

PEXTHESILEE. 117

pour qu'encore une fois tu me délaisses ? » Il la sou- leva, l'assit devant lui. Héraut, cabré sous la charge, les emporta par les prairies.

Elle criait son cri strident de valkire : Hilléï Hïa Hi ! Il brandissait dans ses poings le cor furieux et rouge. Ensemble ils couraient dans un tourbillon de feuilles et de cailloux, bondissaient très haut, retombaient comme d'un ciel, leurs chevelures mêlées et leurs cœurs. O comme il la sentait sa sœur ! Et si loin de la chair impure habitée du péché ! Il se perçut libre et fort, sur les cimes, dans un air clair et agité. Il était un élément, une force jeune et vierge retournée à la nature, épandue au torrent des Forces. Elée, de son côté, goûtait la joie sensuelle et tendre d'être possédée, de jalousement posséder ce frère trop aimé de ses sœurs et qu'elle leur ravissait, qu'elle emportait en ses bonds jusqu'à la nue. Au grand cœur fraternel elle mollit. Sa passion acre et sèche, délivrée en cris, en gestes, cessa de l'oppres- ser. Elle sentit sa supériorité sur Florie et Hylette.

L'Ile s'espaçait vaste et profonde. Au levant verdissait la grande prairie ; à l'occident s'éten- daient les labours ; et les hauts fûts, les arbres de la silve ailleurs dardaient vers le ciel. Em- portés par la course, il arriva que Sylvan et Elée

L ILE VIERCiK.

\'irent des chasseurs marchant par les terres sur la rive opposée. Une fumée tout à coup moussa, une étincelle jaillit, la charge d'un fusil déchira l'air. Et Élée vibrait toute pâle, regarda Sylvan. L'an- cienne sympathie du meurtre aussitôt comme entre des complices se renoua. Des chiens cependant se lançaient, rapportaient la proie ; et les hommes d'un geste glorieux déployaient leurs carniers. « O Sylvan... Voilà donc le secret! Ils ont des armes plus sûres que la pierre ou la flèche. A chaque coup il meurt une vie... C'est alors que tu serais héros, petit Sylvan ! » Son âme mâle gronda : il détourna ses yeux tristes et irrités. Et au large, d'un coup de talon furieux poussant Héraut, il tâ- chait d'échapper à la voix trop persuasive. Hilléï ! Hïa ! Hi !

Ils s'arrêtèrent devant l'enclos. C'était, au cœur de la hétraie, un profond halher bordant une clairière, un sûr asile défendu par des palis. Là, proche d'une mare, gîtait la harde agile. Souvent, en se hissant jusqu'à la crête des pieux, ils avaient goûté le mystère de ce lieu sacré. Les chevreuils, les biches aux yeux sensibles de femmes, venaient frôler leurs doigts caressants. Et un des chevreuils surtout était diligé de Barba, car il était le pa- triarche du troupeau. Longtemps nulle clôture ne

PEXTHESILEE. II9

limita leur élan ; ils avaient erré libres et dévasta- teurs ; mais quelques-uns tombèrent victimes de la dent des chiens. Le Maître alors les parqua.

« Une nuit, S34van, insinue Élée, toute une nuit ici dans le frisson du bois, et retenir son ha- leine quand les biches passent ! Vivre leur vie d'émois, de départs soudains, de fuites éperdues... » Sylvan ne répond pas ; mais ses regards demeu- rent fixés sur trois silhouettes mobiles, inquiètes, trois fines bêtes au col tendu, aux frémissants na- seaux. Soudain Héi-aut s'ébroue : par bonds légers aussitôt elles s'enfoncent aux feuillages, friselis roux, petites âmes évanouies couleur d'automne. Ensuite ils rentrent aux demeures.

Un vin trouble grisa Sylvan. L'acre parfum forestier l'énerva, l'odeur puissante de la vie ani- male. Il resta travaillé de l'espoir héroïque, aspira à rompre la trêve de la vie. Ensemble, avec l'ar- dente petite Penthésilée, ils revinrent rôder autour des clôtures. Des heures entières, dans la rumeur du bois, ils écoutaient craquer les branches, s'éloi- gner des pas nerveux, se tenant par la main, saisis tous deux d'un long frisson. Et le cor, ces soirs-là, sauvagement sonnait dans Éolie, le cor de gloire et d'orgueil.

I. ILE VIE KG E.

LES BOIS SE TAISENT OU PASSE LE TUEUR

Des jours coulèrent. Le venteux septembre mollit, dériva vers un octobre aux arômes de miel, aux efflux tièdes. Le pré rafraîchi s'argenta de matins délicieux, expira en des soirs roses tôt montait la lune. Une vie merveilleuse circulait dans Éolie. Les charrues fonçaient les derniers sols, des attelages s'en allaient charrier au bois le chablis, on préparait les celliers pour la récolte du fruit d'hiver, le pressoir et le cuveau pour le cidre. Quatre paires de meules sans cesse tournaient, deux pour la mouture du blé, deux autres pour l'émulsion de l'huile de faîne. Et des femmes à pleines charges déjà acheminaient vers les res- serres la jonchée des hétraies.

Au temps de la pleine lune, une nuit, Florie, Hylette et Élée descendirent, étouffant leurs pas dans le silence de la maison. Et aucuae ne parlait, car un bruit aurait pu réveiller le sommeil léger du Vénérable. L'été comme l'hiver ses fenêtres demeuraient ouvertes, il aimait sommeiller sous la clarté des étoiles, parmi les musiques du vent dans

LES BOIS SE TAISENT. 121

les arbres. Comrne de petites ombres, elles frôlèrent les degrés de l'escalier. Puis la porte doucement tourna, elles virent dans le jardin Sylvan qui les attendait. Alors la lune sur leurs visages rit, cau- teleuse, froide comme le mal. Et sans souffle, le cœur frissonnant, ils firent un détour pour ne pas passer sous la chambre de leur père. Mais ayant franchi la porte du potager, ils se retournèrent, émus de la paix plus grande de la nuit autour des fenêtres. Florie eut un soupir : « Nous trompons le vieillard! » « C'est bien plus amusant! » se moqua Elée. « Fuyons ! fuyons ! » conseilla la craintive Hylette en se glissant sous les feuillées. Toutes trois, de crainte, d'espoir, en les ombres violées, tremblaient comme les légers bouleaux. Mais Sylvan fortement aspirait l'arôme bleu du minuit.

Ils quittèrent les jardins aux belles fleurs de lune et gagnèrent la prairie. Elle baignait aux blancheurs d'un vaste lac, elle semblait ruisseler en eaux lumineuses. Et ils aperçurent la petite ombre rapide des lièvres, comme de pâles esprits, les âmes élémentaires de la glèbe. Ensuite ils péné- trèrent dans le bois. Une émotion douce et subtile aussitôt les captiva. Ils allaient à pas délicats, se parlant en sourdine, regardant s'ouvrir les arches

L ILE VIERCK.

immenses. Quelquefois ils n'avançaient plus, op- pressés d'un charme solennel ; et ils se voyaient différents, avec un autre visage inconnu. Alors ils s'appelaient d'une voix tâtonnante : « es-tu, Sylvan? nous avons cessé de t'apercevoir. Il n'y a plus, tu étais, qu'un pâle hélianthe balancé sur sa tige. » « Et toi, Florie, tu as l'air d'un flambeau à la flamme blanche! » «. Toi, Hylette, tu ressembles à une petite fumée dansant au clair de lune ! » Sylvan seul riait d'une âme hardie. Il les précédait, écartait les branches ; elles le suivaient en se tenant par les mains, nouant une guirlande de Karites. Par les sentes, leurs gestes blancs semaient des pétales de clarté.

Ils s'enfoncèrent aux taillis, ils virent l'orée d'une clairière. Tremblantes, pâles d'effroi plus que de lune, elles se montrèrent un soudain prestige... « O mes sœurs, ne croirait-on pas que ce sont des fileuses filant au clair de lune, tis- sant de merveilleux habits de clair de lune?... Et elles ondulent, se bercent en des hamacs, se ba- lancent en des escarpolettes sans cesser de remuer rythmiquement leurs mains qui toujours filent... Et là-bas, Sylvan, n'est-ce pas un grand cheval tout blanc qui sans bruit secoue sa crinière et nous fait signe? » Elles délibèrent, hésitent, en

LES BOIS SE TAISENT. 123

proie à un émoi d'images. Cependant Sylvan marche par la clairière, très grand ; mais bientôt il se voile, n'est plus pour elles qu'une vapeur qui s'efiume, une ombre retournée aux ombres. « O Sylvan ! reviens, cher Sylvan, » disent- elles. Et de nouveau elles le voient apparaître, lumineux, beau comme un prince de lune, fai- sant de ses mains le mouvement de diviser les écharpes de vapeur dont les leurra le mensonge des fileuses. Il n'est plus seul : une forme ondu- leuse glisse, flotte auprès de lui.

Toi, Elée?

Oui, ne dis rien... S'il te faut périr en ces lieux pleins d'embûches, du moins je périrai avec toi.

O exquise petite Elée, ma sœur !

Il la tient serrée une minute, ému de ce cœur charmant et dévoué. Puis à deux ils s'en revien- nent jusqu'à leurs sœurs. Alors celles-ci se mo- quent de leurs peurs vaines : leur rire bruit comme le vent. Maintenant elles s'enhardissent : toutes trois dansent dans les rosées. Un fleur sub- til s'évente de leurs pas, une essence de romarin dont s'embaument leurs tuniques ailées. Elles s'évanouissent spectres légers, fantômes dansants et renaissent trois petites Barba, si réelles, si dan-

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santés. Le vent au loin, comme éveillé des orbes qu'elles tracent, comme la musique de leur danse, accorde les flûtes et les hautbois.

Sylvan ! Sylvan !

Leur cri de nouveau s'élève. Elles l'aperçoivent arrêté, songeur, devant une souche une hache resta plantée. Le fer luit sous la lune en étin- celles, comme éclaté au frôlement rapide d'une meule d'argent. O quel sortilège mit cette arme comme pour un ignoré destin et fait passer en son âme le rouge frisson du meurtre! Il l'ar- rache à l'entaille profonde, la brandit vers le ciel. « O Elée! regarde... N'est-ce pas la mort déjà? » Mais Florie s'éplore : « Ou'as-tu dit?... La mort, Sylvan? Oh! alors, laisse cette hache. Que rien ne trouble le délice de cette nuit ! » Et le rire d'Elée bruit : « Emporte-la plutôt, ami... L^n ennemi peut-être rôde dans le hallier. » Il veut connaître sa force, lève la hache, d'une fois fend la souche jusqu'au sol. Le coup a retenti vers les limites : le cœur des chênes d'écho en écho frémit, reconnaissant la cognée. Et Hylette s'effare : « Mes sœurs, entendez- vous cette voix qui meurt et renaît comme un long sanglot? » Sylvan retire le fer et rit, fier de la blessure. Puis, appuyant la hache à son épaule, taciturne, cachant

LES BOIS SE TAISENT. X25

son âme, il va devant, comme un jeune chef de tribu. Bientôt ils atteignent le parc des chevreuils. Élée elle-même déroba la clef de la claire-voie qui en ferme l'accès. Mais les ferrures rouillées d'abord résistent, Tais grince, comme le cri du bois violé. Et de nouveau Florie supplie : « Oh ! demeu- rons ici... Une voix a parlé qui nous avertit de ne pas franchir les clôtures. Ne l'entendis-tu pas, Sylvan? » « Il n'y a que la lune et le vent lé- ger, Florie, il n'y a que le bruit de cette porte. » C'est plus doux, plus de songe encore, l'enchan- tement de cette solitude. Là, c'est comme la lune elle-même qui dort, gardée par les arbres. Le froissis des feuillées expire comme une claire viole. O sûrement, il y a quelqu'un qui si dou- cement haleine au fond du mystère nocturne! Ils s'avancent prudents, ils croient voir fuir aux sen- tiers des tuniques pâles, comme d'autres Florie, Hylette et Elée captives des ombres. Un égouttis de lumière verte pleure des branches, tremble aux gazons en rosées ; ils foulent un givre de bé- ryls ; ils dispersent un froment bluté des célestes ta- mis. Tout est surnaturel, fluide, élyséen comme en une vie d'étoiles. Et de nouveaux prodiges se dé- noncent : de subtils esprits les égarent vers des leurres d'images ; la mare insidieuse leur propose

126 l'île vierce.

un pré fleuri de lys ; ils croient flotter dans un mol et blond éther. Leurs cheveux aussi ondu- lent au frôlement d'infinies mains joueuses et des trames invisibles, des lacis maillés d'argent sou- dain les emprisonnent.

O mes sœurs, soupire Hylette, n'allons pas plus loin. J'ai peur... Les arbres nous regardent comme des visages.

Viens près de moi. chère Hylette, lui répond Florie. Mets-toi contre mon cœur : il bat avec con- fiance et te protégera.

Sylvan les précède, l'oreille aux écoutes, car lui seul reconnut dans le bois dormant des pas clandestins, la fuite rôdeuse des faunes déjouant leurs approches. Soudain il s'arrête, il étend un geste de m3'^stère et de silence... Et toutes trois retiennent leurs haleines. Une biche et ses faons, dans un nimbe lunaire, ont apparu au bord de la clairière. C'est comme la grâce d'une petite Sainte famille, un prestige amoureux et ingénu qu'un souffle va disperser. La mère, ardente, s'inquiète, scrute les rumeurs. Elle va bondissant avec ses petits, émue d'innocence et de nuit. Alors ils croient avoir vu l'àme même des solitudes et Florie, d'un élan religieux, d'un cœur de petite prétresse, s'exalte, communie avec les obscures vies frater-

LES BOIS SE TAISENT. 127

nelles. Mais Élée, près de Sylvan, le sent lon- guement vibrer d'un sombre désir.

L'aimable vision s'évanouit, la lune toute nue emplit la clairière. Et une neuve douceur s'épand comme après une délivrance ; la nuit, un moment angoissée, recommence à filer l'harmonieux si- lence. Une ivresse maintenant les grise, l'arôme vert des écorces, le ferment vineux des ronces et plus encore le vertige de ce minuit sous les étoiles. Florie surtout se sent brisée de la pléni- tude de la vie intérieure. Son cœur lui est révélé. Il se mêle si étroitement au charme bienfaisant et solennel qu'elle aspire à s'y confondre toute. « O Sylvan ! O mes sœurs ! n'être plus qu'une âme et se répandre dans la nuit! O dormir ici jusqu'à l'aube! dans le frisson des bois voir venir la clarté du matin !... » Un vaste chêne garda sèche, tiède encore, la mousse sous l'arc immense de ses voussures poudroyées d'astres. Tout autour, en vibrations blondes, irradie la lune. Elle perle aux feuillages, s'effile en larmes joaillées, légère comme la bruine d'une vasque, lourde comme le ruissellement d'un fleuve. Et les basses branches s'ajourent sur la clairière vaste comme de froides et blanches verrières.

Florie s'étend sur les duvets moelleux et Hy-

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lette pose son front las sur son épaule. Ainsi elles fleurissent l'ombre pile. Parmi les semi;; d'ar- gent dont s'étoile l'herbe, elles sont aussi des fleurs de la nuit. Bientôt leur souffle s'alentit ; leur àme déliée flotte aux espaces, n'est plus que du songe mêlé à un songe. Et le vieux chêne paternel imperceptiblement balance ses palmes sur les filles de la terre. Mais ni Élée ni Sylvan, assis non loin, ne sont visités par le sommeil. Elle lui chuchote à l'oreille :

Vois, Sylvan, nos sœurs à présent sont par- ties pour le pays du sommeil... Nous sommes les maîtres de ce bois... Sans t'en rien dire, j'y cachai ce matin ton arc et tes flèches... » Et elle le prend par la main. A grands pas ils s'enfoncent aux taillis. « Là, Sylvan, là... » A la vue de l'arme il hésite, il soupire. Il sait que s'il touche à ses flèches meurtrières, c'en est fait encore une fois des défenses de Barba. Il a peur de la mort et en même temps son cœur bat à l'idée qu'il sera l'ex- terminateur. Il se défend et déjà il est vaincu.

D'un trait sur tu leur perceras le cœur, in- sinue la perfide Elée.

Le mâle impétueux et primordial, le petit faune des silves l'emporte en ce débat de sa con- science. Il se jette sur l'arc : « Viens ! » Les ra-

LES BOIS SE TAISENT. 129

meaux s'agitent sur leur passage, comme déra- cinés, entraînés par la pitié vers le meurtre. Des mains dardent des arbres et les retiennent. Et le bois de proche en proche se tait, reconnaissant le tueur... « Vois, Sylvan. » Des brins ont craqué. Une vie erre, approche, secrète, furtive ; dans un brouillard de lune ils aperçoivent surgir le timide et fier chevreuil.

Au cœur ! souffle Elée, froide de volupté et d'horreur, le bras soudain pétrifié vers l'hallu- cinante image.

Hilléï Hïa !

Le sauvage hallali éclate en même temps que frémit la sagette. Et un cri répond, infiniment gémissant, une agonie d'enfant blessé. La pointe entra droit au jabot. La bête fléchit les jarrets. Son front charmant oscille, un long râle brame et sanglote. Et toute la nuit des bois pleure en ses prunelles étonnées et qui regrettent la vie. Alors, pour cette douleur de la petite âme animale, Sylvan se sent frappé lui-même en son meurtre. O qu'elle s'étrangle aux doigts de la mort ! Qu'elle cesse de se lamenter vers les étoi- les ! Le lièvre, lui, n'av'ait pas crié 1 Son cœur de jeune héros bondit, défaille au cri qui toujours recommence. « Oh ! apaise-toi, esprit vindi-

I30 L ILE VIERGE.

catif et indigné. Romps tes attaches, âme for- cenée de regrets et dont la douleur me persécute. » Soudain la mort l'envahit lui-même. Au col long et flexible il aperçut les mailles d'un collier. O douleur plus forte que les autres ! C'est le chef du troupeau qu'il a abattu. Il touche respectueu- sement, tristement aux affres de la chair sacrée. La sauver, s'il est possible encore ! Il arrache la flèche ; mais un sang noir épaissement coule de la bles- sure. Elée près de lui regarde, cruelle à la fois et timide. Le beau chevreuil pantelle, roulé sur le flanc ; un spasme étire ses membres déjà raides ; et le râle ne cesse pas. Tout deux se penchent, boivent d'un cœur orageux cette agonie. « O Sylvan, dit-elle, la flûte ainsi se lamentait et criait dans le soir déchiré d'éclairs! C'était déjà la mort en cette voix qui ensuite s'est tue ! » Et Sylvan gémit : « O non, plus ce cri... Elée ! plus cette plainte ! » Il court à sa hache, donne le coup qui délie la vie. Et le cri soudain expire avec le souffle. De douleur fraternelle, le fils d'Eolie alors pleure à genoux devant cette forme éva- nouie que nulles fanfares ne réveilleront.

« Sylvan ! Elée ! » appelle une voix. Et Florie voit le meurtre. Aussitôt sa peine éclate, égale à ce deuil... « O Sylvan, tu as frappé l'âme du

LES BOIS SE TAISENT. 131

bois, le vieux compagnon cher à notre père. Pour la seconde fois, le sang a coulé dans l'ile... Main- tenant nous sommes aussi punies en toi, frère barbare qui trompas notre foi. Accours, Hylette, viens pleurer avec moi ! »

Un souffle monte du hallier, la douleur du bois qui vit passer la Mort. Des galops fuient en ellipses toujours plus loin, vers un espoir de déli- vrance. La grande humanité obscure des bêtes tressaille. Florie veut qu'on honore la dépouille en la veillant. Sa piété clôt les yeux qui mirè.'ent les aubes et les vesprées... Le vent par-dessus son geste balance des palmes, un frisson s'étend, ondule parmi les arbres profonds. Et les astres allument les flambeaux, la lune neige sur la mort de son doux amant nocturne, lui tisse un suaire de clar- tés en pleurs. Puis le jour enfin rosit les cieux. La vie et l'amour reparaissent avec les roses célestes.

Sylvan avec la hache creuse une fosse . Florie Hylette et Elée à brassées sèment les fleurs du bois ; elles en font un lit parfumé sur lequel ensuite le fils charmant de la terre est couché. Et Florie par trois fois crie :

Ombre ! Ombre ! Ombre !

Elle se tourne vers Sylvan :

132 h ÎLE VIERGE.

Maintenant, toi, parle à ton tour. Alors il étend la main.

Ombre! pardonne à celui qui ici e.xpie et t'adjure. Sylvan ne versera plus le sang.

Ainsi Sylv^an se sent délié de la mort par la mort même. Et tous jettent de nouvelles fleurs, ensuite ils regagnent les demeures. Et ce matin-là ils n'ont pas chanté le cantique dans la clairière.

LES RACES

Dans la rondeur dei ponmiers se dressent les échelles, des homaiss se hissent aux hautes bran- ches et la pomme miîre emplit les corbeilles.

Florie préside à cette fè::e glorieuse de la terre. Un bouquet puissant et vert tonifie l'air au loin. Autour des rameau.x lourds, vibre l'ardent oc- tobre. Et les gazons rutilent comme des mosaïques vermeilles. Eolie active ses vendanges, riche en pommiers ; et il y a la pomme douce pour le pressoir , odorant la fraise et l'ananas, il y a la pomme sure pour la conserve, odorant le lait d'amandes aigri. Le bel été leur départit l'arôme et la nuance, distilla leurs sucs comme un autre vin parfumé

LES RACES. 133

et dur. Maintenant, dans l'or et les vermillons, le verger se chimérise d'un air d'hespérides.

Aux avenues pleut l'or des tilleuls. Les jardins expirent les moûts tardifs, le baume amer des phlox et des asters. Leurs effluves se mêlent aux mûrs relents du verger, aux exhalaisons crues des pâturages. Et les derniers vols d'abeilles virent, pompant les miels. Le chemin des ruches, comme aux portes d'une cité industrieuse, bruit de leur tourbillonnement immense. Elles semblent les âmes vouées à un acharné devoir, les nourricières et les bàtisseuses des races pour de renaissants printemps. C'est là, parmi l'œuvre de vie, que Sylvan vient chercher l'oubli de la mort. En tuant, il attenta aux esprits mystérieux d'Eolie,àla paix du bois sacré. Depuis, il traîne le regret de ce meurtre barbare. Le rucher lui évoque un symbole d'harmonie et de confiance. Elles bourdonnent, les bonnes abeilles, ivres d'amour et d'avenir.

A flots pressés, elles entrent, circulent aux gale- ries, sécrètent les sucs butinés, fiévreuses, rythmi- ques. Et une vibration infinie, un vent léger, profond, s'élève des demeures, comme le génie d'un peuple. Autrefois il ne subissait que l'attrait de les défier, un charme hardi et irrité. Maintenant il goûte des sensations neuves ; il s'émeut de leur

134 I. H. E VIERGE.

art, s'attendrit de leur innocence. Sylvan n'a plus embouché le cor héroïque. Mais soudain la Mort reparait, la flèche qui frappa le noble chevreuil ricoche, le frappe lui-même au cœur. Il ne peut plus penser à la Vie sans songer à la Mort. Et il gémit ; une ombre à présent s'étend sur la ruche. Elle sortit du massacre des mâles. L'Amour et la Mort firent la cité. Si paisibles, ouvrières d'éter- nité elles-mêmes, les filles de l'air furent guerriè- res et furieuses. Alors il s'afflige : une âme lui est née, triste, et qui connait la contradiction. « O malheureux Sylvan 1 il était si doux de ne rien savoir... Maintenant tu as perdu l'ignorance... Tu ne feras plus nulles choses spontanées, mais celles que tu feras, tu t'inquiéteras si elles sont bien ou mal. » Et à peine il ose regarder ses sœurs.

Quelque chose est changé dans l'air d'Eolie. Des signes ont averti Barba et il conjecture, il craint le jeune homme secret et inconnu qui s'est levé dans Sylvan. Il ne sait quoi est le pire ou de ses soudains élans ou de ses silences, de son âme ombrageuse ou de l'autre, clandestine. Il le croyait toujours enfant que déjà l'enfant était un homme. Et il connaît la faiblesse des vieillards, il regrette son âge puéril.

Or Sylvan supportait mal les regards de son

LES RACES. 135

père. Il avait trompé sa confiance. 11 s'en voulait de se taire et n'osait parler. Son âme franche à la fois fuyait le mensonge et différait la vérité. Et un jour, comme Barba s'en allait au bois des bêtes aimées, il écouta son cœur et entra avec lui. La barrière grinça. Tous deux, de peur d'effaroucher les chevreuils, marchaient en silence. Bientôt ils les aperçurent errant d'un pas léger. Barba dou- cement siffla, car le père du troupeau venait à sa voix. Sylvan aussitôt sentit un grand trouble. Il pensa : « Mieux vaut épargner cette douleur au vieillard. » Et Barba encore une fois siffla, étonné que l'ami n'accourût pas à son appel. Alors l'âme de l'enfant se délivra.

O mon père, toutes les bêtes de ce bois pourront venir et seulement celle-là ne viendra pas, car elle repose là-bas sous un tertre, frappée par mes mains.

De honte et de regret il courbe la tête et cepen- dant il se sent allégé. La barbe paternelle d'abord s'agite comme le feuillage d'un saule. Dans son saisissement et sa douleur, il ne peut trouver les paroles. Une grande ombre voile son regard. En- suite sa gorge se déchire.

Ne joue pas avec ma colère, fils cruel. Ja- mais je n'usai de violence, mais regarde cette

136 I. ÎLE VIK r(;e.

main, elle couvre toute Éolie et toi et les autres êtres d'Eolie. Eh bien, parle vite. Dis-moi que tu rêvas ce songe funeste ou si tu fus l'instrument d'une implacable destinée.

O père, ô mon père! je dirai peu de paroles. Je transgressai ton commandement : ainsi le mal sortit du mal. En effet, m'étant introduit dans le bois, je fus envahi par les furies. Je ne choisis pas ma victime, mais je frappai la première qui s'offrit à mes coups. Et la flèche partie, je reconnus seule- ment ma démence et laquelle d'entre les bêtes j'avais immolée.

O Sylvan! tu n'es plus mon fils, toi qui n'as pas pleuré.

Sylvan relève son front.

J'ai frappé dans le vertige, dans la colère de mon sang. Et ensuite j'ai touché à la mort avec des mains piaculaires. Maintenant je connais la douleur, bien que je ne sache plus pleurer.

O qu'as-tu fait, Sylvan? Tu as immolé une chair qui m'était précieuse, tu as frappé l'hôte sa- cré d'Eolie. O mon culte de respect et d'affection ! O petite âme chère qui n'est plus qu'une ombre ! Maintenant la mort obscurcit toute l'ile. Cœur barbare, tu en as pour jamais banni la paix divine. Une vie fraternelle git sous la terre, sacrifiée de

LES RACES. 137

ta main. Va, fuis, je t'ai en horreur, sang exécré des Barba qui es mien et que je répudie, race en qui s'est réveillé Caïn !

Le vieillard frappe l'air de ses bras, tremble et se lamente.

Je n'ai plus que des filles ! Mon fils en qui j'avais mis mon sur espoir m'a trahi ! Il a violé la loi d'Eolie. Un lâche enfant a détruit mon œuvre et brisé ma foi ! Maintenant Eden est perdu une seconde fois ! Va-t'en de mes yeux, je te dis, en- ferme-toi dans la tourelle, toi dont les mains sont désormais impures. Je ne regarderai plus ton visage forcené.

Devant le geste qui l'exile, Sylvan est parti fa- rouche. Et le vieillard erre longtemps dans le bois, en proie aux images détestées.

« A jamais nos fils naîtront-ils avec le soufflet écarlate, avec les cinq doigts imprimés en rouge de la main de mon père Régule ? Reparaitra-t-il à travers les âges comme la herse visible dont nos ter- reaux de péché demeurent labourés, comme les cinq barreaux de la geôle qui nous mure vivants dans le mal?... Maintenant mon orgueil est abattu, le doute amer me ravage. Serait-il un dieu outragé et qui, pour le crime d'autres dieux ici instaurés et plus ingénus, m'accable? Serait-il, le Dieu

138 l'île vierge.

unique et atrabilaire de mon frère Corne? O ne pas savoir ! Trop écouter un esprit insoumis et qui se fit ses s)^mboles ! O bonds, révoltes du mieux en qui s'éperd un espoir vain !

La colère pendant trois jours gronda au cœur de Barba, et ensuite il fit venir Sylvan. Et lui mettant ses deux mains aux épaules, il le regardait dans les yeux avec tristesse.

O mon faon, mon bel éphèbe, je t'ai parlé avec dureté, car alors tu m'apparaissais encore comme un enfant cruel et révolté. A présent, je te parlerai comme un homme à un homme. Tu liras dans l'âme paternelle. Sache donc que la race des Barba lointainement fut harcelée par les furies. C'est pourquoi je tentai de recommencer en vous l'humanité. Alors je fis d'Eolie cette île ronde : elle devint le matériel symbole de celle qui mys- tiquement régna au dedans de vous et vous isola des hommes méchants et perfides. Et vous avez grandi innocents, très purs, ne connaissant ni le bien ni le mal. La chair vivait en paix avec la chair, l'humaine et l'autre, l'obscure chair animale, et toutes deux étaient fraternelles, selon le vœu d'Éden. Je \ous avais dit : Vous ne frapperez nul être vivant. Le sombre pouvoir de la mort seul appartient aux dieux. Et vois : à présent tu

LES RACES. 139

as tué et tu n'ignores plus que tu as fait le mal.

Ah ! répondit Sylvan tristement, c'est sans doute que déjà j'étais un Barba quand encore je ne savais pas quels étaient ces Barba.

Tu les portes en toi comme je les portai moi- même, s'écria avec accablement le Maître à la barbe d'argent. Mais attends, je te dirai toute ma pensée. Maintenant tu as reconnu le mal à la douleur qu'il te laissa. Peut-être tout le passé n'était pas expié. Et la douleur aussi est une déli- vrance. Va donc ! jeune homme qui m'es revenu d'une àme éprouvée.

Ainsi prit fin l'orage d'Eolie et Florie, Hylette et Eléene surent pas ce que s'étaient dit le jeune homme et le vieillard. Fièrement Sylvan porta ses secrets comme des plaies cicatrisées, comme les blessures glorieuses de la vie. Des soleils roux allumèrent d'ardentes colonnades. Des arcs-en-ciel merveilleux, des ponts de jades et de porphyres planèrent, joignirent les arches de la hétraie. La rivière mira des alhambras de ferronneries et d'émaux. Un grand vent passait les cimes rou- laient des incendies vermeils. Et dans le soir des bois sonna le cor héroïque.

140 I- ÎLE VIERGE.

SYLVAN DELIVRE

L'or des fûts s'éclaircit. Un vent malade pleu- rait, il tinta un lointain cristal de lumière pâle. Dans les clairières, un voyageur las sembla errer, venu des forêts vertes, et chercher son âme de l'été. Eolie en sourdine tressaillit d'un sortilège de pas furtifs, du départ à regret de toute la petite école buissonnière des silves. La monotone mé- sange et son sifflet voilé attristait la fin des mu- siques. Le fils roux des automnes, le sonneur de cor vers les horizons pourpres alors se sentit on- doyé d'une langueur inconnue. L'âme grave de la terre se communiqua, le frisson religieux d'un mystère. « O mourir ! pensait-il, il faut donc tou- jours en venir là.! Même la nature s'en va de ses étés trop glorieux, de ses soleils trop beaux ! O mourir, Hyletteet Florie! » Il n'aimait plus Elée.

Sa force mollit. Il eut le pouls faible des sèves. Cependant il n'aspirait pas à la mort. Il était sans volonté et sans désir, comme détaché de soi, re- tourné à la nature. Dans sa faiblesse il croyait sentir un peu de sa vie couler avec les feuilles, avec les crépuscules. Et l'arôme fané et tiède des bois,

SVI.VAX DELIVRE. I4I

l'encens humide des écorces le peignait d'énerve- ment et de délice comme un baume voluptueuse- ment mortuaire.

Sous les ciels endeuillis d'agonie, une figure darda spécieuse, une chair de rêve et de nuage. Elle se confondit au décor pavoisé des futaies, tourbillonna dans le vent d'une vie chimérique et dansante. L'image s'éclipsa, revint, solitaire, alliciante ; et seulement une part d'elle, ses yeux voilés et secrets comme son àme, lui restait cachée. Quand il la reconnut, déjà il était le captif d'un enchantement. Là-bas, aux rives orageuses, tandis que pleurait la flûte acide, l'ensorceleur rythme d'amour et de mort, il l'avait aimée d'un désir sauvage et ingénu. Elle était celle dont meu- rent les hommes : comme le triste musicien, il avait subi son dangereux pouvoir, aspiré son bai- ser vénéneux. Mais alors il était la proie des airs magnétiques et forcenés. Il l'emporta donc au bois comme un péché, comme un rapt, fleur d'amour germée dans la mort. La nature s'évanouissait dans un songe : elle ne fut plus, elle aussi, que le songe, le souffle léger d'un âme en fuite, une agonie exquise qu'il eût voulu réchauffer de son nostalgique amour. O sœur ! chère soeur avilie qui peut-être expia une destinée à l'égal des Barba!

142 l'île vierge.

Sœur aux yeux cruels et sincères, ô tous les men - songes, ô toutes les tristesses en une âme qui rit et gémit comme la flûte et se meurt comme elle en un sanglot ! « O toi qui fus aussi l'impure ! » Ses cris s'élevèrent, il pleura sur elle, sur lui, et il n'éprouvait pas de douleur, mais un mal très doux et charmé. Elée passa dans la saulaie. Leurs images se mêlèrent, il l'appela, gémit : « O Elée ! Elée ! vois ma peine... » Elle se mit à rire : « Toi qui méprisas la mienne, sois à ton tour méprisé maintenant que tu n'es plus le héros 1 » Et il vit qu'elle avait les yeux méchants de la femme peinte.

Dans son ressentiment, il retrouva la force, se crut le jouet des esprits de l'air. « O mort! je pàtis de ton charme redoutable. Toi seule m'induisis en faiblesse... Et je te reconnais aussi maintenant, femme astucieuse, ombre à qui je fus trop dévot. Tu avais pris la mine voilée de la mort pour mieux m'asservir. Sortez de moi l'une et l'autre. Je ne suis plus le petit Sylvan que la mort appelait du doigt et qui s'en allait vers les bêtes, nostalgique des affres... » Mais quelquefois il regrettait son mal. Le délice lui fut si exquis de se sentir comme évanoui entre la vie et la mort et d'être la petite chose qui va n'être plus!... Il essaya d'éluder la

SYLVAX DELIVRE. I43

délivrance, retomba, vainquit, et le cercle funeste enfin fut rompu. Alors, triomphant, il sonna l'hal- lali de la mort, redevenu le Héros. Eolie dans les soirs entendit le cor couleur de soleil mourir et renaître comme une voix fabuleuse, comme l'àme des âges. Et une haute joie était venue à Sylvan ; ses traits révélèrent une beauté de force et d'es- poir. Il sonnait d'un large souffle délivré, écoutant aux ondes métalliques se réveiller son cœur or- gueilleux et libre.

Il souffla des vents doux, humides qui faisaient tomber les feuilles : une rumeur continue traînait comme un fleuve sous des ponts. Et enfin l'os de la glèbe apparut, un pâle cadavre en des cryp- tes nues, les Saintes reliques de la terre derrière les vitres d'une châsse. Eolie, solitaire, connut l'exil du troupeau; les bœufs patriarches, les vierges génisses mugirent aux étables leur regret des pâturages. Et Sylvan entendit une voix qui disait : « Écoute l'Arcane. toi qui te fuyais et t'es retrouvé. Tu n'es qu'un laps à travers la vie, un passage sans durée comme mes étés et mes printemps, et tout se résout en la mort, mais pour renaître éternel en la durée vertigineuse. Ainsi rien ne meurt réellement ; les fontaines taries res- surgissent jaillissantes et vives, des ténèbres se

144 L ILE VIEK(iE.

réengendre la lumière, la mort n'est que la vie infiniment ressuscitée. Va donc, grandis : trouve en toi-même le secret de tes résurrections... » Et Sylvan cria vers les bois : « O Nature ! Dieux inconnus ! Sylvan a ressuscité en la vaillance et la foi. Maintenant j'ai fait acte d'homme libre, j'ai tué la mort en moi. »

LE JUGE TORTURE

DE CD ME A SEVERE

Tu n'as eu, mon frère, que le silence pour mes maux, pour les maux des nôtres ; je ne puis croire cependant que tu leur sois indifférent; sans doute tu ajournais l'issue de ta délibération avec toi- même. Considère seulement que le temps entérine les fautes et endurcit la mauvaise conscience. Je t'en prie, considère cela et si tu te sens mùr pour les paroles, ne les retiens pas, car tu es l'ainé par les ans et la sagesse. Pour moi, en t'écrivant de nouveau, je suis sans orgueil et sans humilité. Ces sentiments extrêmes ne sauraient convenir à celui qui souffre et cherche un recours en une âme plus haute et plus forte. Je viens donc à toi comme

LE JUGE TORTl'KE. I45

à un tribunal je ne suis plus le Juge, mais sim- plement un frère malheureux et qui invoque les solidarités anciennes. Écoute ma confession, peut- être en apaiseras-tu l'amertume ; si seulement je n'ai que ta pitié et que tu me plaignes, ce sera déjà pour moi, à défaut d'autre secours, un allége- ment suffisant. Toute chose s'accomplit en soi se- lon d'obscures prémisses ; toute chose est l'aboutis- sement des ramifications de l'Etre à travers la circonstance et le temps. La vie morale comme la vie organique n'est que le développement continu de la cellule primordiale, une chaîne aux multi- ples mailles sorties d'une, initiale, et que les autres indéfiniment prolongent. Connais à ces pensées ma déchéance et la profondeur du mal qui en fut la cause.

Je fus victime, ô Sévère, d'une barbarie de na- ture, si ce n'est point blasphémer Dieu. Du moins, au jugement des hommes, n'ai-je point commis de faute pour laquelle je méritai d'être puni. Je ne trahis nul serment, je n'outrageai nulle loi divine ou humaine, et pourtant je fus châtié comme si j'avais transgressé les saintes défenses. Notre entendement ne peut s'élever jus- qu'aux régions du souverain mystère. Dans le doute je ne trouve à incriminer que la Nature

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146 Lil.E VIERGE,

puisqu'elle seule s'atteste le principe et la fin de mes afflictions. C'est pour l'avoir trop bien écoutée que je pâtis en ma chair spirituelle aussi bien qu'en l'autre, aux sources mêmes de la tendresse qu'elle en fit jaillir. O ironie effrayante qu'elle réside inaliénablement en chacun de nous comme une force maternelle à la fois et diabolique !

Quand j'épousai Godelieve, la divine sympathie, bien plutôt qu'un inconsidéré et futile amour, noua dans les larmes et la pitié un hymen elle appor- tait ses inguérissables plaies, moi-même, tour- menté par la contradiction, j'apportai un esprit morose. Rappelle-toi qu'après un mariage tôt délié par la mort, elle perdit ses fils à un âge ils commençaient seulement à la rattacher à l'existence.

La tristesse, mon frère, habita notre foyer ; Go- delieve y entra avec les longs voiles noirs de la femme qui ne consent pas à oublier. Même après m'avoir donné mon Eleuthère, elle y resta la Veuve et l'Inconsolée. Ni elle ni moi ne con- nûmes donc le bonheur au sens qu'y attache le monde. Nos âmes, comme un peu sourdes et muettes, cependant vécurent l'une de l'autre, sans expansion, mais transsubstantiées ; elles furent les sœurs de leurs réciproques charités. Je

LE JldE TORTl'RE. 147

l'entourais, à défaut d'un autre amour, de toute ma passion secourable, d'une ardeur de sacrifice et de commisération ; elle y répondait par une re- connaissance sans paroles, une muette et vive sensibilité. Éleuthère grandit à l'ombre de nos cœurs, et alors seulement nous commençâmes à nous cacher quelque chose. O Sévère ! O mon aîné! le moment est venu de te faire ce cruel aveu, et j'hésite encore. Si près de se mettre nue devant toi, mon âme paternelle me retient et plus encore les respects jurés pour l'épouse innocente, en qui seule fut coupable la Nature! Vois quelle chose horrible : Eleuthère, vers la douzième année, cessa de me ressembler ; mon enfant ne fut plus mon enfant, mais l'affreuse survivance d'un spectre. Une ombre sembla remonter du fond des noirs royaumes pour marquer d'un stigmate le front vainement je me cherchais et sceller à sa res- semblance la chair que j'avais espéré modeler d'après la mienne. Alors je pensai à toi, Sévère ; mon cœur te donna raison ; je méprisai moins ton effort pour conjurer le retour de la race. Celle-ci s'attesta dans tout le mystère effrayant de sa per- durée. Et quel mystère à côté plus redoutable puisque ses germes, une fois précipités au creuset de la vie, y subsistent et reparaissent à travers

148 1,'ÎI-E VIERCE.

l'alliance des sangs nouveaux, puisque éteinte, elle ressuscite, cette race, et laboure la matrice des mères d'un sillon qui ne s'efface pas ! Alors aussi le sentiment de notre misère, du peu que nous sommes aux mains de la destinée commença à m'opprimer. Je redoutai une fatalité sévissant chez tous les hommes ; elle m'apparut la résultante de nos erreurs en même temps que, par un cycle fu- neste, elle nous asservissait à n'en pouvoir nous affranchir et rivait en nous l'inutilité d'aucun es- poir de délivrance. Ma foi de chrétien m'avertis- sait bien que le péché originel avait été racheté par Jésus ; mais sa mort même restait irrachetée et punissable en la descendance des hommes que son sacrifice n'avait pas amendés. Il lui eût fallu mou- rir une seconde fois pour rédimer les humanités sorties du sang de la Croix et qui s'étaient replon- gées au mal primordial. Demeuré jusque-là le juge professionnel, l'arbitre machinal des consciences, je considérai la fragilité des âmes toutes sujettes à pécher et j'eus peur de cette justice la société me substituait à Dieu.

Éleuthère grandit et je vis grandir av^ec lui le visage redouté. Mes yeux à présent étaient trans- percés de certitude. J'adjurai les Suprêmes Misé- ricordes. Oh! j'usai mes genoux aux marches des

LE JUGE lORTURE. I49

autels, je creusai mes mains du ruissellement de mes larmes, je devins dans ma maison le solitaire qui cache son visage et évite celui des autres. J'eus la douleur de voir comme un masque se graver plus indélébilement en la tendre chair filiale, le premier homme qu'avait aimé la douce Gode- lieve. Je vis celui-ci renaître et se refléter aux miroirs de ces adorables prunelles lointaines et qui parfois me semblaient regarder avec un autre regard, comme venu d'au delà la vie. Considère ce martyre, ô frère : je n'osai plus embrasser mon fils devant sa mère. Elle aussi cessa de l'embrasser devant moi, ou si elle cédait à l'amour plus fort que toutes les défenses, elle détournait ses yeux des miens et rougissait comme si les Saints Anges retirés d'elle l'eussent abandonnée à son péché.

Jamais Godelieve ni moi ne nous parlâmes de cette ressemblance qui nous accablait comme d'un crime. Nous le gardions en nous, ce secret dont la révélation, si elle fût partie de nous ou si elle avait échappé aux lèvres d'un étranger, nous eût probablement foudroyés sur le coup. Et le visage, avec les ans, comme un portrait à mesure dévoilé, après avoir été le front et les yeux et la bouche, finit par être l'image tout entière, la forme de beauté extérieure de cet homme qui peut-être

L ILE VIERGE.

n'avait pas cessé d'être beau pour le cœur qui le porta en soi ! Oh ! j'eus certainement alors la pen- sée que l'un de nous deux et tous les deux en- semble étions punis pour avoir trop servilement écouté la Mauvaise et la Tentatrice, cette nature qui nous étranglait avec les tendres nœuds qu'elle avait formés et ainsi se vengeait d'avoir été à la fois obéie et violée ! Voulut-elle, en nous précipi- tant en ces puits d'affliction, nous atterrer de l'évidence d'un sacrilège et est-il enjoint au flanc qui a conçu de garder à jamais fermée la bles- sure du premier amour? Mais alors, pourquoi, ô pourquoi, des mêmes mains qui l'ouvrirent, ne scella-t-elle pas le ventre des mères? Ce sont d'horribles et déchirantes lamentations quand l'homme tend ses bras vers Dieu et que les espaces restent sourds à sa peine.

Je te dirai tout, mon frère, j'irai jusqu'au bout de ces humiliations puisque aussi bien je t'élus pour juge et pour confesseur. Il y a des moments je doutai de ma paternité, du fond de ma honte et de ma douleur j'injuriai l'épouse comme si ses entrailles m'avaient été infidèles, comme si, en s'ouvrant à moi, elles s'étaient refermées sur l'ancien, sur l'immortel amour. Je m'avilis jusqu'à ces sentiments indignes. Cœur d'élection, âme de

LE JUGE TORTURE. 151

mémoire qui vécus au tombeau de tes jours, par- donne, chère femme autant que moi martyre, je voudrais effacer de mes larmes les horribles mots, mais ils renaîtraient démon cœur, les larmes n'en viendraient pas à bout... Et toi, mon Eleuthère, bel adolescent aimé et détesté, toi qui sans doute te sentis attiré en même temps que repoussé vers un père qui te resta une énigme, ne te presse pas de me connaître si, pour me juger, tu dois avoir l'âme de celui dont tu as le visage ! Mais, hélas ! n'est-ce pas une folie pire que les autres et ne fermé-je pas sur moi, pour concevoir une telle chose, à la fois les portes de la raison et de la vie ?

...Je me suis interrompu d'écrire ;je me suis levé, j'ai été embrasser mon fils. Il a vu que j'avais pleuré. Ses yeux sont devenus tout pâles ; il a ou- \ert sa bouche pour me parler et il n'a rien dit. J'ai pensé alors à le serrer si fort dans mes bras qu'il eût compris qu'à travers l'autre, c'était son âme que je cherchais et voulais fondre à la m ienne. Déjà l'élan était passé, mes bras retombèrent, et il s'en alla en baissant les yeux.

Je ne me relis pas, je n'oserais peut-être plus t 'envoyer cette lettre, mon frère. Mais, l'ayant écrite selon ma pensée, je suis étonné de vivre encore. O Sévère, une âme tourmentée cherche

152 L ILE VIERGE.

dans des infortunes comparables aux siennes la preuve qu'elle n'est pas seule frappée et qu'il est d'autres malheureux à qui la lie la sympathie d'un sort mêmement immérité et pleuré. Élée te rap- pelle-t-elle les images parentales? Est -elle la sœur, est-elle le frère ou, chose plus terrible, est- elle à la fois tous les deux? Et son âme, ô ami, sa petite âme enfant se souvient-elle ?

Que ceci reste entre tes mains comme le testa- ment d'une douleur qui, en cette partie de mon être mortellement atteinte, déjà fait de moi un mort parmi les vivants. C'est bien la confession d'un homme trépassé à l'espérance et qui n'attend plus de la vie que l'usure lente de ses forces sous la meule des jours. Considère, m on frère, que Éleu- thère est à peine un jeune homme et plains-moi.

C ô M K.

II

LES HOMMES

Ma vie est comme une maison aux fenêtres murées et il y a un aveugle.

LES HOMMES

LA VILLE TRISTE

Par un chemin de croix, Barba pénètre dans la Ville. Aux fenêtres, des visages malades regardent si Ton n'apporte pas les bières. Trois cygnes blancs sur un canal ressemblent à des âmes captives d'un mortel enchantement.il pleut une cendre d'heures lentes et tristes. Quelquefois dans la tour un caril- lon sanglote. Et toutes les rues mènent à des cimetières, à des jardins d'ifs et de stèles. Au fond d'un porche, devant une herse ardente, de vieilles femmes à genoux, en longs manteaux noirs, pleu- rent des larmes lourdes comme des joailleries. Leurs mains d'os ont cousu des suaires, étanché l'eau des agonies, épandu les aromates. Et aucune ne bouge, elles sont les sœurs des grandes figures

156 l'île VIERGE.

pleurantes des tombeaux. Une chair livide sous l'or et les dentelles, une image d'amour et de dou- leur boit leur passion. Jésus n'a pas cessé de tré- passer en leur maternité suppliciée et qui garda la pointe des glaives. Sous les voûtes traînent leurs voix gémissantes.

Alors Barba redevient le songeur des âges. Adonai ! Zagreus, Attis ! morts et ressuscites ! Ido- les adorées dans les pleurs et les baisers ! Eternité d'une même soif de souffrance et d'amour 1 Déjà Byblos en lacchos pleure lesous et les afflictions futures ! Et Byblos continue Eleusis, le premier mystère de la mort, la douleur de Demeter, mère orpheline et qui renaîtra en Marie de Judée symbole des affres de la chair, tabernacle des af- flictions ! Ainsi au fond des humanités plonge la Croix aux bras ouverts, image des embrassements déliés et qui ne se sont plus renoués. Et la pro- cession des pleureuses se met en marche, pèlerine derrière les messies tristes, le long des siècles... Là-bas cependant, en un éternel printemps, l'Ile vierge moud son pur froment, le pain d'espoir et de joie.

Une haute demeure en ruine plonge aux vertes stagnations d'un lac. Les fenêtres, étroites et gril- lées, sont pareilles à des âmes mal éveillées, à des

LA VILLE TRISTE. I57

paupières mortes sur des yeux fixes d'aveugle. Un maître dur y régna, ce Régule inflexible qui, même pour les siens, gardait encore son raide visage de justicier. C'était presque un temps déjà de légen- des, un lointain effacé des mémoires. La mort était entrée, avait frappé dans la grande maison muette comme un cloître. Barba maintenant se rappelle les cierges pour sa mère ; deux petits lits d'enfants en- suite s'étaient vidés ; une foule noire suivait par les rues ; un vieillard sans larmes marchait derrière les lanternes allumées. Comme il était toujours vêtu de deuil, rien ne parut changé : on ferma les cham- bres d'où les bières étaient sorties. Ce fut lui qui parut avoir fait signe à la mort, du geste dont il la requérait pour l'échafaud. Puis les portes encore une fois battirent ; lui-même passa dans un grand vent. Un peu de vie remonta l'escalier par les porteurs l'avaient descendu. Mieux eîit valu que la maison elle-même l'eût suivi chez les ombres ; l'élémentaire, la trouble et tragique animalité, les forces brutes de nouveau prédominèrent. O Ru- pert ! survivance de l'être atavique ! O Cordalie ! âme corruptible et trop fraternelle ! Cordalie aux pas légers, rôdeurs des minuits impurs ! Un chétif et inquiet jeune homme, un esprit triste d'un mal ignoré, Côme, déjà alors brûlait d'ardeurs

158 1,'ÎLE VIER(iE.

ineffables. Il allait rêvant en des chemins de pro- cession, en des jardins de roses blanches, d'une sensibilité frileuse et blessée, d'un regret solitaire de s'apercevoir nu et si frêle devant les hontes de la vie. Il avait vécu chez les anges des vieux ta- bleaux, mains jointes : un Concert spirituel aux musiques de théorbes et de psaltérions sous un frôlement de mains séraphiques, fleurissait l'une des chambres. En grandissant il parut s'éterniser lui-même un des angéliques chanteurs de la céleste spallette. Même ce frère borné et sauvage, Rupert, s'attendrissait à son charme de fragilité et d'in- nocence. Il n'eut pas de jeunesse, d'autrefois comme un petit saint Jean de vitrail. Ensuite il fut v^isionné d'êtres grimaçants et velus, agitant des torches empestées, des lanières de poix enflam- mée. Il montait sur le toit et dans la nuit priait pour la Ville. Il se crut voué à catéchiser les en- fants, à porter la bonne parole chez les sauvages, à s'offrir en holocauste. Mais Régule l'ayant dédié à la Loi, il subit la volonté paternelle comme un sacrifice ; il entra aux saints ordres terrestres de la Justice.

Barba agita la cloche ; le métal fêlé aussitôt se cassa aux profondeurs sans écho de cette demeure du silence. Puis un pas très loin s'entendit, il vit

LA VILLE TRISTE. I59

apparaître un visage taciturne. Il se nomma. Le serviteur, au bout d'un temps assez long, revint et d'un geste l'invita à monter derrière lui. Dans l'escalier, de vieilles tapisseries lui restituèrent un paysage de sainteté connu de son enfance. Ils traver- sèrent ensemble d'obscurs couloirs. Une porte s'ou- vrit : il fut épouvanté du changement survenu en Côme. Usé à la longue de la monotonie de la dou- leur, les paupières rougieset saignantes, son visage ne décelait plus que la stupeur et la passivité de la souffrance.

Me voici, mon frère.

Il attendit un élan. Ni l'un ni l'autre ne sem- blaient plus se connaître : ils arrivaient des deux pôles, du fond des âges et de la vie. Côme étendit la main, la laissa retomber. Barba pensa : « C'est bien le Juge, l'os d'une humanité dépouillée de sa substance viv^e. Il est lui-même le prisonnier de sa justice. Il est le condamné des hommes. » Puis une voix basse parla :

« O Sévère ! voyez l'homme que je suis de- venu. Je n'ai pas une parole à vous dire. Et cepen- dant il y a de longues années que nous ne nous sommes plus trouvés l'un devant l'autre. » Il se tut, reprit : « Et cependant tu es bien mon frère, tu es bien mon aîné, le chef de notre fa-

l6o I.'ÎLE VIERGE.

mille. » « Ne parle pas des Barba, dit Sévère. II n'y a ici qu'un homme qui souffre et vers qui vient un autre homme, fraternel. » Une grande tristesse alors évanouit les yeux malades de Côme. Il eut le regard d'un homme qui long- temps vécut dans les ténèbres, d'un pauvre serf des mines remonté du fond de la nuit terrestre. Ainsi ce regard parut s'élever des puits de la douleur. Éolie s'éclipsa, le Vénérable sentit tressaillir sa race.

Je te plains, ô Côme !

Cette parole les délia. Ils se retrouvèrent em- brassés, d'une vieille passion enfin hbre. Côme, avec des mains d'enfant, touchait à la barbe sacrée, à cette blanche toison d'un dieu. Un déclin de lumière ghssait des vitres sur leur frater- nité réconciliée. Et Côme dit : « Quand tu m'apparus tout à l'heure, tout mon être vola vers toi et pourtant je demeurai immobile. C'est qu'il est en moi deux âmes. A force de me scruter, de descendre en mes intentions, j'ai étouffé les plus irrésistibles mouvements de la nature. Je suis le Juge et j'ai peur de moi-même. » Il étendit la main : « Seul, Celui qui est voit en moi. »

Une pénombre obscurcissait un des angles de

LA VILLE TRISTE. l6l

cette pièce profonde. Sévère, en suivant des yeux le geste de Côme, aperçut le corps pâle du Cruci- fié. Une des extrémités de la croix s'appuyait au mur, l'autre posait sur le sol, et le bois funèbre, avec son cadavre d'une taille qui dépassait la me- sure humaine, s'inclinait, régnait en travers de la chambre. C'était le symbole qu'il avait vu partout dans la Ville, persuadant le renoncement et le sacrifice. Il sentit la maison opprimée par l'Image ; des pleurs et du sang en ruisselaient. Alors les dieux jeunes s'agitèrent en lui. Tendant la main vers les blessures sacrées, il parla tristement :

Tu as élu la Mort, ô mon frère, et à son tour elle t'élit, tu es l'oint de ses dilections. Ton dieu est celui des cryptes et du sépulcre, Adonaï adoré des femmes.

Christ est le Sauveur, dit Côme.

Il ne t'a pas sauvé, car tu le méconnus. Côme se leva, marcha lentement vers le grand

crucifix. Et ayant baisé la plaie des mains et des pieds, il murmura : « O mon Sauveur et mon Dieu ! faites que je ne cesse pas de souffrir s'il me faut attester ainsi que je crois en vous, en l'utilité bénie de votre divin sacrifice. » Le père d'Eolie comprit qu'il est des âmes de douleur qui ne veu- lent pas être sauvées d'elles-mêmes. « Mon frè-

102 l'Île vierge.

re, dit-il, j'étais venu pour te parler de ton fils et de celle... » « Achève ta pensée, fit Côme, n'hésite pas à la nommer, celle qui n'est plus. Ce qu'il en reste est si près de la mort qu'à peine elle subsiste l'apparence de ce qu'elle fut aux jours de sa beauté. Elle perdit jeune la raison, mon frère, ou peut-être elle ne la recouvra qu'en sa folie même, puisque alors seulement elle commença à res- sentir le remords de la chair coupable. Ainsi la raison lui serait revenue à peu près vers le même temps que lui vint la mort. Considère cette ironie : les Sœurs, ses gardiennes, entre elles l'appellent la Sainte, car elles ignorent son péché. Maintenant parle à ton tour. Me sera-t-il défendu d'espérer que toi, la force et la joie des âges, tu fus aussi à la longue touché par l'immensité d'une telle douleur ?

Des ombres passèrent, obscurcirent les pru- nelles du vieillard :

Oh ! dit-il, Éolie n'est plus Éolie, et je ne suis plus l'homme que tu crois. La loi fut trans- gressée : j'ai vu se réveiller le crime antique. La Mort, ô Côme, malgré mes défenses, est entrée dans l'Ile vierge. L'ingénu Sylvan souilla ses mains pures du sang des bêtes. Mon orgueil à présent a une fêlure par laquelle s'insinua la pitié. C'est elle qui m'a conduit vers toi.

LA VILLE TRISTE. 165

Un silence s'abattit des hauts plafonds, et Côme ensuite de nouveau parla.

Iront-elles, tes charités, je te le demande en tremblant, mon frère, jusqu'à alléger aux épaules du pécheur misérable, auteur de tous ces maux, le poids d'une destinée qu'il ne put conjurer?

Aussitôt Sévère se dressa, le sang de la colère empourpra ses neiges.

Rupert ! exécrable Rupert ! Il a suffi pour que tout mon être se révolte ! Le moût des âges, le vin fermenté du meurtre et de la luxure bouil- lonna en ses entrailles. Cesse, en évoquant son image, d'évoquer les spectres de notre race !

Ensuite, s'attendrissant :

Il est là-bas une jeune âme, j'osai l'arracher aux ombres. Elle a la fraîcheur des premiers ma- tins du monde, le mal obscur d'où elle sortit ne l'a pas même effleurée... Lys noir miré aux claires eaux d'un lac ! O ma fille, chère et fragile essence ! Un seul baiser de celui qui par la nature s'attesta ton père te consumerait mieux qu'un bûcher.

Il se tut ; un lourd suspens d'âmes parut chan- celer aux bords d'un gouffre.

Maintenant je te comprends, murmura Côme après un long silence... Je lis en ton âme déchirée la peur de l'enfant qui est aussi au fond

l66 T-'ÎLE VIERGE.

de la mienne. L'enfant, passé et avenir! Nœud frêle aux mains des destinées ! Elée ! Éleuthère ! Ah ! qui saura jamais ?

Son cœur paternel, à ces mots, entra en défail- lance. Sévère le vit se glacer d'agonie, redevenu soudain l'homme aux yeux saignants, aux pru- nelles rongées de sels, brûlées des tisons de la douleur. A pas furtifs il marcha vers la porte, tendit l'oreille à d'imaginaires rumeurs ; et sa main devant lui, éclairée d'un reste de jour, re- muait des ombres. « N'as-tu point ouï des pas dans l'escalier? O parlons bas, mon frère, étouffons nos voix en cette maison pleine d'échos ! Pense à cette chose horrible, Godelieve pourrait nous entendre!... Et cependant j'ai besoin que tu me parles... Eleuthère! Enfant charmant et dé- testé! »

Il ouvrit un tiroir, en retira une miniature sertie de pierreries comme l'émail d'un reli- quaire... « Contemple ce front, vois cette bouche au dessin délicieux. Il n'avait encore que dix ans et déjà c'était l'image de son père... De son père, ô quelle ironie ! bien que ce soit moi qui lui don- nai le jour. »

Un accablement l'opprima ; il cessa de parler. Et Sévère doucement lui toucha l'épaule :

LA VILLE TRISTE. 167

Il est ton fils, Côme... Qu'importe le reste s'il a ton âme ! Il est ton amour vivant et incarné, il est ta chair spirituelle, ô frère !

Croix ! ô Croix ! gémit Côme d'une voix à peine distincte dans la ténèbre grandissante un reste de jour parut éclairer, comme du reflet d'un ultime espoir, vainqueur de la nuit des âmes, le cadavre crucifigé. Croix ! répéta-t-il plus bas encore, sombré aux détresses intérieures, en ouvrant lentement les bras par assimilation peut- être des divines souffrances. Et Sévère ne sut pas si la parole se rapportait aux afflictions de Christ ou s'il les confondait avec ses propres douleurs. Il marcha vers l'une des fenêtres et l'ouvrit. Une croix aussi s'écartelait dans le ciel livide par-dessus la Ville, une croix de soir et de tristesse qui s'ap- puyait sur le grand beffroi solitaire. Des fenêtres, en des chambres de moribond, en de longues salles blanches d'hôpital, s'étoilaient du trèfle vacil- lant des cierges. Des files processionnaires s'écou- laient portant des lanternes. Et les verrières d'une basilique simulèrent le giroiement d'une roue de feux et d'émeraudès. Il entendit monter la plainte des orgues, comme des litanies de vierges martyres, comme les lamentations d'une foule pendant une famine. Des cloches grelottaient.

l68 l'île VIERGE.

tristes, infinies, aux prochaines paroisses. Le Vé- nérable étendit les mains vers les ombres.

C'est de cela que tu es malade, mon frère Corne. Écoute pleurer la pluie aux gouttières : c'est comme l'âme de cette ville morte qui s'en va par le ruissellement des larmes. Tout ici dé- rive vers la mort. Les cloches elles-mêmes tintent du silence.

Oui, gémit Côme, c'est bien de cela que je meurs, je fléchis sous le passé, je porte cette Ville en moi. Mes pensées comme ses canaux stagnent sous les ponts. Mes espoirs sont les cygnes blancs captifs des eaux gelée v Je regarde pèleriner en mes soirs la file noire des pénitents portant des lanternes et processionnant vers les ifs. Ma vie est comme une maison aux fenêtres murées et il y a un aveugle. J'écoute toujours aux portes de ma conscience.

Tous deux, penchés vers la nuit, demeurèrent sans paroles. L'n léger météore ensuite comme une étoile sur une cime, s'enflamma au haut du beff"roi.

Regarde s'allumer ce fanal, dit Sévère. Au- dessous, tout est léthargie et ténèbres. Lui seul brille, il brillera jusqu'au retour des matinales lueurs. Qu'il te soit un symbole réconfortant.

LA VILLE TRISTE. 169

Regarde à ton tour se ranimer en toi la bonne étoile. Sois le veilleur de ton âme, rallume à ce flambeau des ombres ta foi en la vie.

Il fut autrefois le compagnon de mes veilles, répondit Côme. Alors mes yeux s'en allaient vers la tour et cherchaient la petite lampe dans la nuit comme ma vigilante providence, comme le regard dont Dieu du fond du firmament voit la passion des hommes.

Ils rentrèrent dans la chambre. Une pâleur, la clarté faible d'un astre mort depuis des siècles et qui expire à travers les étendues, miraculeuse- ment baignait les chairs crucifiées, en éternisait la souffrance visible à travers les adieux du jour. Un cœur martyr, comme une lampe voilée, sem- bla brûler sous le flanc transpercé. « Voilà, ô voilà, dit Côme, la lumière qui ne s'éteint jamais... Je n'ai plus que Christ. »

Il prit la main de Sévère pour le guider sous les voûtes sombres.

Viens, mon frère !

Mais une angoisse ensuite l'arrêtait tremblant au seuil des chambres. Il gémit faiblement :

O Sévère ! C'est maintenant que tu vas con- naître ma douleur !

I70 L ILE VIERCxE.

LES OMBRES

Une salle s'ouvrit, antique, très grande, presque nue. hormis d'anciennes boiseries, un meuble sur- anné et des panneaux de haute-lisse figurant un mythe profane. Un jeune homme travaillait à la clarté faible d'une lampe ; une femme se tenait assise sous le chapiteau d'une haute cheminée héraldique. A peine la lumière s'infusait aux confins de la pièce ; ils entrèrent et dans la pé- nombre parurent un instant confondus au geste chimérique des tapisseries. Le Vénérable s'aper- çut que personne en cette maison taciturne n'a- vait été averti de son arrivée. Le jeune homme resta penché sur ses livres, la dame ne détourna pas son visage, et un silence profondément régnait, comme si, en dehors du réel et de la durée, ces apparences humaines n'étaient qu'il- lusoires.

Vois, dit Côme d'un souffle en l'arrêtant et des yeux lui désignant la silhouette méditative, tristement inclinée vers la flamme. N'est-il pas visible qu'elle aussi porte sa croix ?

Sa taille voûtée ne dépassait plus celle d'un enfant. Sévère crut qu'il allait défaillir entre ses

LES OMBRES. I7I

bras. Cependant Côme fit un effort et s'avançant d'un pas :

Mon frère... Ton oncle...

La léthargie des choses fut rompue ; la tran- quille lumière vacilla au vent des paroles. Gode- lieve se leva, porta les mains à son cœur. Sévère l'avait connue autrefois jeune femme, il ne recon- nut pas son visage creusé par la douleur. Et elle restait debout devant lui comme une ombre, le fantôme de son âge de beauté et d'amour. Mais Eleuthère, d'un mouvement ingénu, s'était élancé, timide, spontané, une âme rose aux joues, et ensuite^ pris de honte, il s'arrêta, regarda son père.

O Côme! murmura l'aîné des Barba,' tu l'a- vais pourtant baptisé Eleuthère en signe de déli- vrance... Ne sera-t-il pas pour cette maison le libé- rateur espéré ?

Il ouvrit les bras, le serra contre lui. Rien en ses traits ne. rappelait son père : il était aussi plus grand, souple et mince comme une fille. Et sa beauté, ses yeux languissants s'attristaient d'exil, déjà fanés, comme une ancienne image. Barba ne pouvait détacher ses regards de ce visage délicieux et nostalgique : il semblait y scruter les secrets de la vie, l'incertaine destinée. Eleuthère doucement tremblait de joie et d'effusion dans sa poitrine.

173 1, ÎLE VIERGE.

Laisse-le, s'écria tout à coup Côme. Ne vois- tu pas quel mal tu me fais? Déjà il t'aime mieux que moi!

O Côme ! gémit Godelieve.

L'enfant plus pâle regagna ses livres sous la lampe, et le frère, en tremblant, dit bas à son frère : « A présent je sais ce que tu penses de ce jeune homme et de son étrange ressemblance. Tes yeux en le regardant me donnèrent raison. O Sévère ! vois mon malheur. Je n'ai pas le cœur de mon enfant. Toi-même, il te contemplait avec des yeux qu'il n'eut jamais pour moi... »

La jalousie, la colère, les mouvements les plus désordonnés de la passion paternelle déchiraient ses fibres. Il soupira fortement, parut essuyer du revers de la main la mauvaise pensée à son front. Et tout à coup ses effrayants yeux rouges se re- mirent à saigner. Il rappela l'enfant d'un cri blessé.

Eleuthère ! mon Eleuthère !

O Côme, gémit de nouveau Godelieve.

Sa plainte sembla monter des ombres, traîner comme une ancienne voix prisonnière d'un in- pace. Elle n'avait encore rien dit à Sévère. Il com- prit qu'elle ne parlait jamais dans cette maison de la mort une parole eût fait déborder la souffrance. Ses lèvres restaient scellées sur un

I-ES OMBRES. 173

secret ; elle regardait en elle comme en une tombe. Et ainsi elle et Côme vivaient séparés par d'arides déserts, le lit séché de leurs larmes.

Eleuthère s'était levé. Il avait tendu son front ; il sembla apporter à son père sa vie pour un sacri- fice. Déjà la bonne rosée tarissait; Côme se raidit sous le souffle filial. D'un geste accablé, il le ren- voya à ses livres. Et le froid retomba, s'étendit. Dans la ville, une cloche quelque part agonisait. Tous maintenant prenaient attention à cette cloche comme si elle eût sonné pour l'un d'eux.. « Il y a quelqu'un encore une fois qui meurt dans la Ville, dit Côme en tressaillant. Il y a toujours quelqu'un qui meurt dans cette ville. »

La contrainte plus rigidement pesa. Le vieillard à la barbe d'argent sentit son àme des âges s'en aller en ce milieu discord, en cet air torpide et mal- faisant. Des paroles lui montèrent aux lèvres ; il les contint, étreint par un pouvoir étrange. D'autres qui lui échappèrent, démentirent sa pensée, et sa voix aussi lui parut changée, comme s'il eût parlé dans le silence d'une veillée, au chevet d'un mori- bond. Les visages sous la lampe s'obscurcirent, semblèrent décroître vers une région ténébreuse. Godelieve, silencieuse, ployée vers l'âtre, ressem- blait aux Saintes femmes douloureuses des cryptes.

174 L ÎLE VIERGE.

Éleuthère, sans mouvement, demeurait penché sur ses livres. Côme, la tête dans les mains, voilé de nuit, peut-être en d'autres temps avait vécu. Toute apparence flotta irréelle, dans les limbes. Et seu- lement, aux tentures, les grandes figures d'un songe d'autrefois paraissaient encore vivantes en leur geste immobile, comme des esprits enchaî- nés. Il se sentit au pouvoir des ombres, les mem- bres et la volonté noués. Fidèlement elles gardaient la maison, ourdissant du passé, filant à leur rouet du silence comme des parques domestiques. Côme et Godelieve aussi n'étaient que des ombres, la vie ne les avait pas déliés ; ils vivaient dans le rêve, la grande défaillance humaine, le vertige et la vo- lupté des larmes. Mais surtout la destinée du bel enfant triste l'émouvait, lui-même déjà touché par les ombres. Il le vit, traînant son rêve mort, entre le déclin du père et de la mère, leurs vieil- lesses solitaires et éprouvées. Sylvan, lui, d'une âme libre avait grandi parmi les chênes et les tau- reaux, jeune Héraclès promis aux travaux fabu- leux... Son orgueil, à ce penser, renaquit; il eut la vision d'Eolie, de ses jeunes cultes, de ses sym- boles éternels. Et le songe funeste miraculeuse- ment se dissipa, un autre marchait glorieux, du pas des dieux.

LES OMBRES. 175

Le Vénérable se leva et, appuyant ses larges mains aux épaules du juge : « Réveille-toi, Côme, dit-il. Déjoue les hallucinations qui captivent ici la vie. Elles s'étaient emparées de moi-même, et vois, je m'en suis affranchi. Suis-moi nous puissions nous entretenir seul à seul. Je veux te dire des paroles mûries. »

Une cloche encore une fois se lamenta dans le soir de la ville, très faible, comme la fin d'une vie. Ils passèrent dans un parloir. Des cierges brûlaient devant les Saintes-images. « Aveugle! aveugle! dit Barba. Eleuthère se meurt... L'âme en lui se débat, elle veut fuir la prison des ombres tu la muras... » Mais le cœur usé de Côme sembla sans force pour mesurer l'immensité d'une telle dou- leur. « O se peut-il? Dis-tu vrai? demanda-t-il presque avec indifférence. O Eleuthère ! mon cher Eleuthère! Et rien à faire à cela... Je t'en prie, Sévère, n'y a t-il rien à faire ? » « Le sauver de lui-même, et peut-être vous sauver tous avec lui... Qu'il soit Eleuthère ! Qu'il soit le sauveur et l'élu ! Qu'il soit l'Homme libre 1 Jamais enfant ne porta nom plus divin.

Il est le fils de la douleur et de la mort, s'écria Côme en laissant retomber ses bras. Pense à cela, pense bien à cela, mon frère.

176 I,'ÎLE VIERGE.

Alors qu'il meure, père barbare, s'il ne doit être Éleuthère que par le mensonge du nom !

La paternité subitement s'exalta, cria comme sous une hache : « Qu'il vive !... Qu'il soit sauvé! O Sévère! s'il n'eut pas mon visage, qu'il n'ait pas davantage mon âme infirme! O qu'il ne ressemble à personne! Mais qu'il soit sauvé! Go- delieve et moi traînons après nous trop de passé... »

Alors, écoute, dit avec force le roi d'Eolie, qu'il quitte cette maison des ombres, qu'il fuie sans retourner la tête ! Ici fut pour lui l'exil. Ici son âme se meurt de n'être plus que du vertige au bord d'un puits. Qu'il brûle ses livres! Qu'il se pense vivant ! La vie est la seule pensée éter- nelle ! Cesse donc de lui enseigner les sciences qui sont la mort ; ne dessèche pas en lui les sources. Mais abandonne-le à sa vierge huma- nité, ramène-le vers Eden. Et Eden est le vœu d'Idéal avec l'homme, consubstantiel à son essence, principe et fin des dieux qui dorment en nous. L'homme, ô Côme, ne peut être sauvé que par lui-même et le miracle de l'innocence. Mêle-le aux forces, trempe-le dans la douce âme de la na- ture ! »

Non, non, pas cela, pas la nature! Trouve

I

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LES OMBRES. I77

autre chose. Pas la nature, te dis-je. Elle est la répouvée, l'interdite. Elle est l'inconjurable péché. Le front du vieillard s'empourpra. Une foi d'apôtre enfla sa voix, élargit son geste. Il sembla le patriarche venu pour chasser les Baals et con- vertir aux dieux nouveaux les peuples de la Mort. « Scolastique byzantine 1 Exécrables casuis- tiques! cria-t-il. C'est le sacrilège! En niant la nature, c'est ton Dieu même que tu renies et ta Bible. Il fit Eden, ô Côme, semblable à l'homme, il les fit tous deux semblables à lui. Alors toute chair était sacrée. Abel vivait encore et voici tressaillir la terre sous les pas de Caïn. Caïn frappa l'amour, il immola la nature... Et du sang, de la nature méprisée sortirent les monstres, les terreurs, les damnations. Le Serpent fut roi et Eden avait vécu.

Tu blasphèmes, mon frère. Le monde naquit le jour il s'ouvrit à la Grâce.

Théologie ! théologie ! L'homme connut la Grâce et perdit sa conscience. Depuis des siècles, il agonise en un songe impur, il se consume de la perte d'innocence, du remords de la nature. C'est elle la mère aux vives mamelles, ô Côme! Elle était avant les dieux. C'est pourquoi je te dis : Sois secourable à ton fils. Ou'il recommence en

178 l'île vierge.

soi l'humanité ! Qu'il ait l'âge d'enfance ! Je lui ouvre Eolie: il y apprendra à devenir un homme.

Notre foi n'est pas la même, dit Côme avec humilité. Il vaut mieux que nous allions chacun en notre chemin.

Sévère courba la tête, resta longtemps silen- cieux. Puis, secouant son front neigeux :

Voici, dit-il, j'étais venu pour te dire ces choses selon mon cœur. A présent il me semble que je te perds une seconde fois. Chacun porte en ses mains sa vie. Tu en voulus porter trois.

Une cloche en ce moment commença de tinter d'un argent léger d'angelus renaissait la vie. Côme étendit la main : « Voilà la fin du jour, voilà la délivrance. Ne te semble-t-il pas qu'une étoile doucement croise les mains et s'agenouille en cet angélus ? Maintenant Godelieve et son fils sont partis prier à l'église. Pensons à Cordalie, mon frère^ pensons à celle pour qui ne luit plus nulle étoile. »

LE SEJOUR UAXS LA MORT. 179

LE SÉJOUR DANS LA MORT

Ils cessèrent d'apercevoir les tours de la Ville, et devant eux se dressa une haute masse carrée sans fenêtres. Elle dominait toute la campagne, elle était seule au bord d'une route sans arbres. Ils cheminèrent pendant une heure ; ils croyaient être tout près, mais elle se reculait comme un mirage, comme une idée dans une cervelle malade ; et ils ne pouvaient l'atteindre. Le paysage autour sem- blait avoir été vert autrefois, tout nu à présent, infiniment solitaire. Cependant, s'étant baissés, ils virent que c'était bien de la terre, mais sans sève, de maigres et pauvres sablons aux gramens débiles comme des cheveux morts. Une ancienne huma- nité s'était consumée de misère, ou bien un fleuve avait passé et qui s'était tari. Bientôt ils aperçurent un homme qui, à grands coups de bêche furieux, fouissait le champ aride. Sa tête et ses épaules seules dépassaient l'aire ; le reste du corps plongeait dans le trou qu'il creusait. Ils s'appro- chèrent et lui demandèrent la raison de son labeur acharné. L'homme, sans s'arrêter de travailler, les regarda et ne parut pas les comprendre. Ils réi- érèrent leur question et il leur dit : « Voilà

I 80 L ILE VIKRGE.

plus d'un siècle que je creuse cette fosse. Mainte- nant je suis à peu près au bout de mes peines. Il n'y a plus que quelques pelletées qui' me séparent de Dieu. » Il se remit à creuser, mais le sable cou- lait en pluie de sa bêche, comblait à mesure la tranchée ; et il était très maigre, sans âge. d'une force de bête sauvage.

Un peu plus loin, un jeune homme pâle, aux traits charmants, se mit à pleurer sitôt qu'il les vit approcher ; et il prenait leurs mains, il baisait leurs vêtements. Il les supplia de lui révéler l'endroit secret ils avaient caché la jeune fille à laquelle il était fiancé. Ils essayèrent de le consoler ; il se jeta sur eux dans un élan de désespoir et de tendresse ; et pour s'en débarrasser, ils lui dési- gnèrent une grosse pierre. Il se précipita avec fureur et, l'ayant ébranlée, il creusait dessous avec ses ongles comme un chien. Ils rencontrèrent en- core d'autres visages. Un vieillard, sous des vête- ments en lambeaux, dissimulait un trésor. Il se détourna quand ils voulurent lui adresser la pa- role, mais à distance il leur criait : « Maintenant on ne me le volera plus ; j'ai cousu ma peau par- dessus. Je le porte entre mes os. » Et ils virent qu'ils n'avaient quitté le pays des ombres que pour pénétrer en des territoires bien plus ter-

LE SEJOUR DANS LA MORT. l8l

riblement régnaient des morts vivants. Sans doute c'étaient de pauvres déments inofiènsifs ; ils allaient cherchant une part d'eux-mêmes qu'ils avaient perdue ; et ils étaient très doux, les sui- vaient d'un air humble et craintif. Toute la cam- pagne était remplie de ces âmes déjà retournées aux limbes et qui ne gardaient que le geste ma- chinal de la vie. Maintenant ils étaient devant la maison ; ils apercevaient les grilles du porche ; et elle gardait néanmoins un air lointain et voilé.

La cloche longuement grelotta comme un glas, comme le dernier bruit des vivants avant la mort. Ils durent parlementer avec le portier ; et ensuite des portes retombèrent, des ais massifs et puissam- ment verrouillés. Ils franchirent une première en- ceinte : des portes encore une fois s'ouvrirent, se fermèrent ; ils remarquèrent que les bruits avaient un autre son qu'au dehors. Le silence même se dénonçait discord et insolite comme si, dans une foule hurlante, ils n'entendaient plus rien. Et les murs trop blancs les aveuglaient, la forme des pierres violait en eux d'antérieures lois d'har- monie.

Un gardien d'un visage hypocrite et bas les mena vers un préau ils attendirent un peu de temps celle des Sœurs qui dirigeait l'asile des

II

i82 l'île vierge.

femmes. Ils en virent passer d'autres, pâles comme des veuves, et dont les capes blanches voletaient d'un essor comprimé, d'un bruissement dou.x d'ailes captives. Il y en avait une, très jeune; elle traversa le préau comme un fantôme léger, comme une âme des âges v^enue en visite dans cette geôle ; et elle tenait à la main une poupée défigurée et qu'on donnait aux mères folles. Mais surtout ils restèrent frappés de l'agitation de quelques femmes dans cet espace clos. Une, à la vue de la poupée, se précipita avec des cris ; elle suppliait la petite religieuse de lui rendre son enfant, et sa bouche se collait à l'ancien vermillon de cette tète en bois, effacé par d'autres baisers. Elle s'enfonça dans le couloir, suivant toujours sa chère illusion, sa pauvre vie en allée avec l'horrible poupée. Une belle jeune fille ensuite, d'un air réservé, s'ap- procha d'eux et leur demanda s'ils venaient de la part du prince pour régler le cortège des fiançailles. Et regardant en tous sens, de peur d'être surprise, elle leur glissa furtivement aux doigts une boucle de ses cheveux qu'elle avait retirée de son corsage et qu'elle leur remit pour celui qu'elle chérissait si follement. Mais une autre folle, une aïeule grande et maigre, aux livides cornées ron- gées de cécité, surtout les affligea. Elle allait les

LE SÉJOl'R DANS LA MORT. 183

inains tendues devant elle, d'un mur à l'autre mur, sans dévier de sa route, marchant très vite et recommençant le même trajet comme un mé- canisme, comme le retour de la navette au mé- tier du tisserand, son rigide visage de vieille parque aux yeux morts levé ve.i's le ciel. Chaque fois qu'elle arrivait au mur, elle le cognait d'un petit coup sec du front, sans presque s'arrêter, et en- suite elle repartait de son pas égal, rapide, faisant une chose que per:ionne jamais n'avait com- prise et qui était sa folie.

Une femme, un pauvre corps exténué et qui se traînait à peine, redevenu enfant par la taille, ensuite traversa le préau. Son visage res- semblait à une tète de mort, l'os pointait sous l'usure de la chair. Ce spectre, cassé d'ans et de maux, vêtu de la bure des cloîtres, disparut dans le couloir, reparut au bout d'un instant, et en:ore une fois il passait devant eux sans les regarder, sentant la décomposition et la terre, comme échappé du tombeau. Puis la Sœur supé- rieure arriva et ils lui parlèrent de Cordalie. Ils auraient voulu la voir d'abord, sans qu'elle s'en doutât, car ils craignaient ne pouvoir la reconnaître. Alors la Sœur, étendant la main, dit lentement i

184 l.'il.K VIERGE.

Celle qui vient de s'en aller par est Cor- dalie.

Ils se regardèrent : nul mouvement de la na- ture ne les avait avertis ; toute ressemblance aussi entre l'ancienne Cordalie et cette ruine humaine semblait depuis longtemps eflFacée, comme aux eaux mortes d'un puits la claire lumière des étés, comme les musiques aux airs enchaînés de l'hiver. Et se souvenant de sa belle jeunesse de péché quand à ses rameaux de vive et ardente lambrus- que courait un sang rouge, ils se disaient :

Comment, ce serait notre sœur Cordalie ? La dame de charité doucement remua son front

plus blanc que sa coifife.

Oh 1 dit-elle, un souffle seul la retient encore à la terre. La douleur et la pénitence l'oxit consu- mée. Mais personne ne connaît ici quelle faute elle expie, hormis notre pasteur. D'abord elle fut vraiment impie ; elle repoussa son saint minis- tère, tout lien sembla rompu entre elle et l'Eglise. C'était alors le temps de son égarement. Un jour Dieu la toucha de sa grâce ; elle vint d'elle-même au tribunal des âmes. Depuis, elle n'a cessé de se confesser et de communier toutes les semaines.

Et dites-nous, fit Côme en touchant son front du doigt, la raison ne lui revint-elle jamais?

LE SÉJOUR DANS LA jMORT. 185

La Sœur ne répondit pas, mais d'un geste les invita à la suivre. Après avoir traversé des cours et des galeries, ils pénétrèrent en un parloir froid et nu. Un Christ étendait ses bras crucifiés sur le mur.

Monsieur, dit-elle, les jours Notre Sei- gneur la visite, elle goûte une joie admirable. Vous la verriez alors passer les yeux baissés et les mains jointes ; elle semble porter son âme entre ses doigts comme un trésor fragile. Mais pendant les intervalles de ses communions, le charme déli- cieux s'en va ; elle est reprise de ses exaltations. Son ardeur de pénitence aspire au martyre, à la mort volontaire ; elle se déchirerait de ses mains. C'est une grande calamité. C'est peut-être aussi le signe que Dieu ne l'a point encore guérie tout à fait. Et cependant on ne peut dire que ce soit de la démence. Dieu voit au fond de la créature, il choisit ses âmes et les modèle sur son dessein. Oh ! elle nous donne à toutes un grand exemple.

Et, dites-nous, madame, jamais elle ne pro- nonça un nom ? Jamais elle ne parla de ses frères, jamais non plus d'un enfant ?

Non, monsieur. Autrefois, au commence- ment de sa pénitence, ses douleurs lui échappaient. Elle se roulait au pied de la Croix, elle était

I. ii.K viek(;e.

comme possédée d'un mal auquel nous ne compre- nions rien. Alors elle nous faisait appeler, elle s'agenouillait devant nous, elle s'accablait des cri- mes les plus sombres sans les nommer. « Oh ! di- sait-elle^ je suis une si grande pécheresse que cet asile de pauvres âmes innocentes ne se purifiera jamais d'avoir contenu mes souillures. Je suis un fumier vivant de péché, je ne mérite pas que quel- qu'un prenne attention à moi. Abandonnez-moi, mes chères sœurs, chassez-moi sur la route afin que les chiens mêmes se détournent de mes iniqui- tés. » En ce temps aussi elle s'était fait secrète- ment une ceinture de clous qu'elle portait sur sa chair et avec laquelle elle se couchait. Le sang de ses blessures, en s'égouttant sur ses pas, révéla à la longue le supplice qu'elle s'infligeait. Lorsqu'on lui eut enlevé ces pointes meurtrières, elle eut de telles crises de douleur qu'il nous fut visible qu'elle ne pouvait continuer à vivre que par la souf- france. Ainsi^ monsieur, le salut fut pour elle sa mort même, continuellement approchée de ses lèvres et bue en quelque sorte à petites gorgées comme un calice que, par une délectation de dou- leur, elle s'épargnait dévider tout d'une fois. Il lui fut permis, monsieur, de se servir d'une discipline. Elle coucha sur une planche, elle n'a pas vécu au-

LE SÉJOUR DANS LA MORT. 187

trement depuis ces dernières années. Quelquefois, la nuit, elle est visitée du démon. Nous en sommes averties par ses cris. Une de nous alors reste au- près d'elle en prières, ne s'inlerrompant que pour l'ondoyer d'eau bénite ; et les autres vont à la chapelle allumer des cierges devant la sainte Mère des douleurs.

La dame mystique, ayant fini de parler, croisa ses mains pâles et regarda Christ sur sa croix. Alors Côme pensa à cette parole du Seigneur di- sant à Paul : « Ma grâce te suffit. Ma vertu mani- feste sa force dans l'infirmité. » Et comme il était versé aux casuistes, il se rappela aussi Molinos. « Par le péché on monte , qui pèche glorifie Dieu. » Cordalie lui apparut la scolastique vivante. Il regretta d'avoir accompagné son frère pour éprouver sa raison. Mais Sévère parla : « Un secret terrible, en effet, l'amena en cette maison. Maintenant elle semble avoir expié par la démence la loi violée. Cependant si, sachant notre présence ici, elle exprimait la volonté de nous suivre, nous tâcherions de lui rendre moins pénibles les jours qu'il lui reste à vivre. Soyez notre recours auprès d'elle : rapportez-lui cette parole fraternelle. Parlez-lui aussi d'une enfant qui s'appelle Élée. Il se peut qu'à ce nom ses fibres soient déchirées. Ce

l88 L ILE VIERGE.

sera l'évidence que la nature est encore sensible en elle. »

Notre vie est aux mains de Dieu, répondit la Soeur en se courbant. Cependant je déférerai à votre désir.

La clarté aussitôt autour d'eux s'obscurcit comme si, en disparaissant, la religieuse eût em- porté la bonne conscience aux blancheurs de sa coiffe. Ils la virent s'éloigner, s'évanouir aux om- bres, forme eucharistique et nimbée qui ressem- blait à la suprême lumière de toutes les âmes autour d'elle gémissantes de n'être plus que des ténèbres. Et les murs s'écroulèrent de silence ; un spectre toujours repassait dans leur esprit, cette femme de douleur qui était leur sœur et qui portait sur ses épaules le visage de sa mort.

Je croyais avoir connu la souffrance, dit Côme. Mais ma croix fut légère à côté de la sienne. Elle s'est enfoncée jusqu'au cœur les clous et les épines. O malheureuse Cordalie !

Le maître d'Eolie remua sa longue barbe.

O Côme, notre sœur Cordalie vécut au cloître de son illusion, transpercée de si prodigieuses blandices que le remords même ne fut plus qu'une huile presque céleste sur le grand feu de sa pas- sion. Considère ceci. Ce n'est pas à la mort qu'as-

LE SEJOUR DANS LA MORT. 189

pira Cordalie, mais aux funèbres délices des ago- nies voluptueuses. La souffrance, pour les âmes lourdes de passé, est une joie au bout de laquelle fleurit le baiser mystique, et celui-ci est encore l'ob- scur tressaillement de la chair. Jésus ne fut jamais mieux aimé que par la courtisane repentie, Marie de Magdala. Elle le vit ressusciter en ses en- trailles vives ; elle seule ne crut pas à sa mort. Sa foi émana si subjuguante qu'elle en devint l'Evan- gile. La pécheresse, la pauvre amoureuse du corps de Jésus lui rendit cette vie éternelle que lui avait retirée son père.

Ils étaient comme d'anciens hommes oubliés, perdus aux catacombes. Les limbes enfin tressail- lirent, en trav^ail d'un événement impossible à con- jecturer. Ils crurent entendre vivre le silence. Un visage dans une coiffe apparut, glissa du sombre couloir. Ce n'était pas la supérieure, mais une des Sœurs de ce couvent de la désolation hu- maine. Elle croisa les bras sur son corsage, pen- cha la tète et dit :

Maintenant les tourments ont commencé pour Cordalie. Elle est partagée entre la vie et la mort. Le sens l'abandonne. Elle tord ses bras et crie : Je n'ai plus de frères ! Mes frères sont morts ! Priez pour elle !

II.

I90 I. ÎI.E VIERdE.

Et de nouveau ils demeurèrent seuls pendant un temps. Ensuite une autre Sœur entra; elle te- nait dans ses bras une poupée comme quand ils l'avaient vue traverser le préau.

Au nom d'Élée, Cordalie est tombée à ge- noux. Elle a dit d'abord : Seigneur, écartez de moi ce calice. Puis elle a frappé les dalles de son front et elle a crié : Élée ! Elée ! comme si elle appe- lait celle qui porte ce nom. Et ensuite elle m'a pris des mains cette image et l'a tenue longtemps embrassée. Quand elle me la rendit, elle semblait à bout de force et elle m'a dit avec douceur :

«. Non. je ne connais pas celle que vous voulez dire. » Maintenant, priez pour elle.

A son tour la jeune religieuse s'en alla. Bientôt il en vint une autre qui également croisa les bras et inclina son front ceint du bandeau en disant :

Cordalie appelle la mort. Elle demande qu'on lui applique les clous. Elle crie qu'elle sent la présence du démon çn elle. Priez pour elle.

La Sœur disparut comme celles qui l'avaient précédée, et toutes ressemblaient à des figures de mystère déléguées par un pouvoir céleste. Une quatrième alors arriva, fit le geste qu'avaient fait les autres. Et elle était toute blanche sous sa coiffe, dit :

LE SÉJOUR DANS LA MORT. 191

O crime! ô deuil! Cordalie vient d'avouer qu'elle fut incestueuse et mère. Les cierges se sont éteints dans la chapelle. Seigneur ! Seigneur ! se peut-il qu'une telle chose soit ! Priez pour elle !

En s'en allant, elle eut elle-même l'air d'un flambeau qui s'éteint. Des minutes s'écoulèrent, ils n'osaient plus se parler. Mais un pas encore une fois effleura le carreau. Ils reconnurent la Sœur supérieure.

Cordalie entre en agonie, dit-elle. Priez pour Cordalie.

A peine elle avait parlé qu'elle passa comme un souffle. Côme avait fait le signe de la croix et croyant ouïr monter de la maison la prière des agonisants, il répéta les paroles à mi-voix. Ni l'un ni l'autre n'éprouvaient de pitié sincère : ils semblaient assister à la fin d'un drame qui leur était étranger.

Encore une fois ils entendirent le silence mar- cher et tressaillirent : sans doute une des Sœurs venait leur annoncer la mort de Cordalie. Mais celle qui leur avait parlé la première reparut et dit :

Cordalie a supplié le Seigneur. Seigneur, ne me rappelez pas encore à vous. Seigneur, faites que j'expie jusqu'au bout mon crime. Le Seigneur

192 L ÎLE VIERGE.

a exaucé son vœu. Cordalie n'est pas morte. Alors Sévère dit au juge :

Notre sœur maintenant a vraiment tré- passé pour notre espoir. Retirons-nous, mon frère.

Mais avant de partir, Côme demanda qu'on leur montrât la chambre de Cordalie. Une religieuse les conduisit et ils tournoyèrent encore une fois parmi les ombres. Ensuite ils pénétrèrent dans une cellule nue et sombre, grillée de barreaux. Et elle leur dit : « C'est ici que repose Cordalie. »

En tournant les yeux ils aperçurent une tête de mort polie et noire comme de l'ébène. Ils inter- rogèrent la Sœur et elle leur répondit :

Cordalie un jour la ramassa dans la cam- pagne. Depuis elle ne voulut plus s'en séparer. Elle s'en rassasie comme de sa propre mort.

O Cordalie! malheureuse Cordalie! gémit Côme.

Il n'y avait point de meubles dans cette cellule. Un grand christ en bois gisait sur le carreau. Son corps et son visage avaient perdu la forme hu- maine, semblaient excoriés par le feu ou rongés par un acide. Ils regardèrent la Sœur : elle inclina la tête et baissa les yeux. Ils comprirent que Cordalie avait usé son Dieu sous ses baisers.

Et ils s'en allèrent.

LA LEÇON DES AGES. I93

LA LEÇON DES AGES

Il lui sembla avoir été le Voyageur des âges. Il subissait la tristesse d'une grande durée de temps à errer chez les hommes. Il était parti d'Eden au matin, il avait marché devant lui. Les pasteurs ainsi désertèrent la blonde savane, regardant au loin des tours grandir, des eaux tristes rouler ; ils cessèrent d'apercevoir la majesté des grands fleuves heureux. Et ils entraient ensuite dans la Ville. Us se mêlaient aux femmes gémissantes, ils adoraient les messies, les faux dieux, Adonaï au flanc déchiré, le lacrymal Sabbas-Attis, le douce- reux Zagreus. Autour brûlaient les aromates, sanglotait l'aigre flûte de Syrie. Puis la Croix grandit, resta seule éclairée dans l'ombre déme- surée projetée par ses bras. Et il était lui-même chez Côme. Un souffle balayait les âmes, un ou- ragan de larmes et de soupirs, venu des confins de la vie. L'humanité sembla clouée avec l'Elu sur le patibulaire ; la Mort, debout sur le Calvaire, ouvrait les bras, étouffait les races comme Baal. Ensuite toute lueur fut éteinte ; il tournoyait là- bas chez les ombres. Cordalie apparut la vieillesse d'un monde, la grande hystérie de la douleur et

194 I' ÎIE VIERGE.

du péché. Il crut être descendu aux limbes avec le dur et trouble moyen âge. Mais à peine eut-il abordé à Éolie, il ressuscita de la mort, et l'huma- nité et les dieux vierges amis de l'homme. L'hi- ver, par-dessus l'île, filait une neige fine. Une ténèbre blanche ouatait les champs. Toute mu- sique ailée repartie vers d'autres étés, il n'y avait plus que le cri raboteux des corbeaux, l'aigre lime des mésanges, comme les menuisiers de la mort. Cependant le cœur de la terre, l'Etna intérieur ne s'éteignait pas, continuait à brûler sous l'os nu des glèbes. Et dans les demeures, la lampe des races était alimentée par les huiles éternelles.

La maison redevint l'arche aux vives essences. Les oiseaux dans le rire des petites Karites esso- rèrent, d'un long émoi joyeux. Et une forêt se consumait aux àtres, les sèves contemporaine? des anciens hommes. Barba se mit à leur conter les belles légendes, le conte divin des âges. Tan- dis qu'il parlait, les mains actives tiraient l'aiguil- lée ou tressaient les délicats osiers. Nulle des trois ne restait inoccupée, elles étaient ensemble comme les abeilles du printemps. C'était le temps la maison panse ses plaies, la ménagère uti- lise les heures brèves à réparer l'usure des choses. Un art charmant naissait, le fin maillage des

LA LEÇON DES AGES. I95

laines, l'arabesque des reprises, les lianes des cor- beilles. Et comme elles avaient appris à filer, les fuseaux sous leurs doigts aussi dévidèrent une neige d'hiver. Sylvan, lui, maniait la varlope et la scie, battait le fer sur l'enclume, aidait lesvar- lets à réparer les outils.

Elles connurent Pénélope, la douce reine do- mestique. Il connut l'âme d'Hercule et ses tra- vaux. Des monstres en fuite signifiaient la victoire de l'esprit sur les ténèbres primordiales. Les bornes du monde étaient reculées, parabole du permanent prodige par lequel le fort agrandit l'univers en soi. Et des mers se joignirent fraternelles et qui autre- fois restaient séparées. L'homme se sentit plus près de l'homme et plus loin des dieux absolus. Le mi- racle d'un seul y suffit, la conscience héroïque en qui naissait à l'humanité une conscience. Toute force ainsi découle d'Hercule ; il enseigne la vie, la foi, le devoir. Il est la grande leçon, lui presque un dieu et qui meurt comme un homme, du remords de son unique défaillance, de la douleur de ne pas être plus qu'un homme. Les Furies, à la fin, se l'assignent ; son âme forcenée se résout au brasier d'Œta. Mais Œta, c'est encore son âme enflammée d'héroïsme, dévorée par ses propres feux. Il s'en va comme un soleil, tandis que de la

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splendeur et de la gloire d'Hercule mourant, pâlit le déclin consterné des dieux. Et Sylvan conjec- ture. Le mythe sublime le transporte. Il boit l'héroïsme à cette coupe fabuleuse. Il se sent de la lignée des fils qui recueillirent les tisons d'Œta. En elle revit Hercule vainqueur de la mort même, car Hercule ne peut mourir, l'humanité tout entière mourrait avec lui. Il s'éclipse seulement. Sa forme matérielle se volatilise aux fumées du bûcher, la forme par laquelle Hercule fut homme. Purifiée, retournée aux éléments, elle brille au firmament, parmi les constellations. Soudain Sylvan frappe son front et s'écrie :

Hercule vit, ô père, puisque tous les mons- tres ne sont pas morts !

Ses sœurs l'admirent : il a la beauté d'un jeune héros. Cependant leur léger esprit de femme ne peut s'égaler au sens caché de ses paroles. « Hercule expire sur le bûcher et n'est pas mort ! Quel serait ce prodige ? » Il explique : « Les monstres toujours renaissent, comme de la mort sort la vie, comme d'une chair consumée s'engendrent les vers. » Tou- tes trois tressaillent ; il leur semble qu'elles vont comprendre enfin cette âme obscure de Sylvan. Toutes trois ont connu la mort, mais Elée seule a vu la vie renaître de la mort. L'osier échappe à

I.A LEÇON DES AGES. I97

ses doigts tandis qu'elle le regarde, inquiète et joyeuse comme pour un aveu dangereux, un acte glorieux dont elle eut sa part. Le taillis, l'agonie du lièvre, le sang mué en grappes vivantes, tant d'images en une, la mort qui revit ! Sa petite âme d'orgueil et de péché lui bat aux narines. Mais Syl- van n'a plus rien dit. Il médite ; il voit passer, à l'ho- rizon des temps, le galop furieux des centaures. De livides oiseaux à figures de femmes hululent et plangorent par-dessus des lacs ardents . Le mugissement effrayant des hydres fait trembler la terre en ses profondeurs. Soudain un pas vient, l'Exterminateur apparaît. A chaque coup c'est la mort ; les cavernes se dépeuplent ; les monts s'em- pourprent de sang ; les funestes vols ont replongé aux eaux stymphalites. Ainsi le meurtre, aux mains du Sagittaire, se fait sacré. Par le carnage, par l'immolation d'un sang venimeux, le monde retourne à l'harmonie et à la paix. Or lui, Syl- van, il a tué l'innocent, il a frappé l'âme char- mante des bois, la bête à l'œil fraternel. Il soupire : « Peut-être que nous sommes pour nous-mêmes l'hydre et le marais empoisonné... » Florie, petite vestale visitée des esprits, s'émeut, applaudit : « Tu l'as dit, frère : la fable sans nul doute eut ce sens profond. » Hylette, séduite par l'aventure

IÇo L ILE VIERGK.

amoureuse, rêve : « J'aime mieux le beau che- valier Hercule ; il tua le centaure et fila aux pieds d'Omphale. » Et à son tour Elée s'écrie : « Il tua, tu l'entends, ô Sylvan, et ne cessa pas d'être Hercule ! »

La colère, à ce mot, emporte Sylvan. Il soup- çonne la ruse, l'embûche ; il se souvient qu'elle fut la conseillère perfide. Tout plein du héros et de ses malheurs, il ne trouve qu'un mot à lui jeter : Déjanire !

Comme une flèche, le nom cruel vibre, frappe Elée au cœur. « Oh ! dit-elle, j'aurais partagé joyeusement la tunique avec Hercule : il n'en se- rait pas mort tout seul ! » Et Sylvan la regarde, irrité et déjà mi-vaincu, charmé par cette âme sau- vage qui mêle le plaisir et l'amour à la mort. Florie et Hylette, amusées que pour Sylvan Elée soit Déjanire, rient aux éclats. Et le père à la barbe blanche rit aussi, car il ne voit en cela que badinage et jeux futiles. Mais Elée, la voix brouillée et les prunelles ardentes, insiste : « Et tu sais, Syl- van, ce que je dis, je le fais, moi ! » Alors elles la regardent, étonnées. Cette petite âme d'Élée est un mystère pour tout le monde. Elle vit au fond d'une tour ; quelquefois elle glisse d'un pas léger jusqu'aux barreaux et puis elle rentre, on cesse de la voir.

LA LEÇON DES A(;ES. I99

Barba quitte la chambre : ils restent seuls, et l'étrange voix d'Elée retentit encore aux airs. « Tu es notre sœur, lui dit Florie, et cependant tu nous apparais une étrangère par moments. Il y a entre toi et nous quelque chose que nous ne savons pas. » Elée pleure et lui répond : « Il me sem- ble que j'ai vécu autrefois avec un autre père dans un palais au fond d'un bois. Je dormais toujours, je n'étais jamais éveillée. »

Sylvan, qui l'entend, pâlit.

Qu'as-tu dit, Elée? Un autre père?

Il regarde ses sœurs, il les compare à Elée : la nuit n'est pas plus dissemblable du jour. Mais déjà elle rit : « O Florie, j'ai une bête, je suis toute pleine de bêtes. Est-ce qu'on ne voit pas déjà passer leur tête par ma gorge? » C'est au tour des autres de rire. Aussitôt elle croit vraiment sentir une bête s'agiter en elle. Elle se lamente, se roule sur le carreau. Alors Florie l'assied sur ses genoux, grave comme une petite sibylle, et dit :— « C'est ton cœur qui grandit, pauvre Elée. » Mais Elée étrangement répond : « Mon cœur est mort. » Et ensuite elle demeure devant la fenêtre à regar- der la savane morte, les neiges s'effilant comme des charpies, les arbres cristallisés de givre et les noirs corbeaux fossoyeurs.

200 L ILE VIERGE.

« Certes, pense Sylvan, elles eurent aussi ce signe, les autres que si follement chérit le Héros ! » Il considère ses noirs sourcils comme la courbe d'un arc : une idée s'enchaîne, il se suggère l'ironie de cette vie d'un dieu. Il fut l'archer miracu- leux, ses flèches à son arc vibraient comme sa pen- sée, comme sa grande àme violente et prompte. Mais lui-même fut frappé par des flèches non moins sûres. Et tantôt c'était Omphale ou lole, tantôt Déjanire. Ainsi songe Sylvan et ensuite il regarde Hylette et Florie, il s'étonne de les avoir méconnues. « Leur àme est blonde comme un vol de bonnes abeilles : elles n'auraient pas fait souffrir le divin Hercule ! »

LE TOURMENT FR.\TERNEL

Sylvan quitte ses outils, il va par les cours, il gagne le pré rigide dont le givre craque sous ses pieds. De fines aiguilles, des cristaux acérés lui percent la peau. Si loin que vont ses yeux, un morne enchantement tient les airs captifs. Les vertèbres de la terre saillissent à nu, comme les os

I.E TOURMENT FRATERNEL. 20I

d'un pauvre. Un épais granit pétrifie le fluide cou- rant des eaux. Pourtant l'août glorieux régna sur ce désert, agita les palmes feuillues, treillissa d'or et d'améthyste la prairie.

Alors les Heures nouaient leurs guirlandes harmonieuses et ses sœurs elles-inèmes enguirlan- daient la fuite heureuse des jours. O charme bref d'innocence! Ère aimable Hercule n'était pas né, ni les monstres ! Soudain apparut l'Homme au-front-de-taureau, détesté de son père, et l'Ile se voila, comme pour tous les monstres ap- parus en un seul. De sombres prodiges éclatèrent : ils connurent la mort, s'aperçurent nus au miroir des eaux, et il savait l'amour ; et l'une des trois n'était plus que la petite chose honteuse... Main- tenant l'hiver est au cœur de Sylvan comme dans Eolie. Le péché se révéla en celle-là qu'il aima d'une folie presque trop tendre, comme Hercule aima Déjanire. Et il s'en veut de ne pas détester la méchante Elée autant qu'il l'aima, car il ne peut oublier qu'elle accepta d'être Déjanire, à la condition de mourir avec Hercule. Une chaleur d'orgueil à ce penser l'exalte, il songe. « Si tu mou- rais, Sylvan, Elée te suivrait aux ombres ! » Il se sentl'àme d'Hercule et aussi ses défaillances.

Il revient sur ses pas, il pénètre aux étables.

202 L ÎLE VIERGE.

sont les grands boeufs blancs, les patriarches du bel été au vàsage contemplatif, à la soyeuse robe de lune. Il prend leurs cornes entre ses mains, il voit renaître en leurs prunelles les matins inno- cents de la prairie. « O amis ! dociles amis à qui j'attachai le joug et qui selon ma loi décrivîtes la parabole, vieillards contemporains des dieux d'Éolie, maintenant des signes m'avertissent d'une destinée prochaine. Comme vous, ô bœufs, je marcherai jusqu'au bout de l'horizon, traçant mon sillon. »

L'aîné du troupeau, à cette voix qui rythma son pas cadencé, doucement meugle, tourne ses yeux glauques vers les seuils, se souvenant du rouge octobre et de l'araire aux courbes profondes. Un regret amollit le cœur de Sylvan. Il flatte les naseaux humides, il lisse les lourdes paupières frangées de cils d'argent. Et encore une fois il parle : « Nous n'irons plus, ami, par la lande rose, dans le brouillard matinal. Je ne verrai plus s'allonger comme un mont ton ombre sur les gué- rets. D'autres soleils se seront levés pour le maître qui guida harmonieusement tes pas. Car toute chose n'est pas en Eolie : les hommes seulement commencent par delà ses rives. Et j'ai soif, ô bœufs aimés, de la vie, je suis ivre de tout l'univers que

LE TOURMENT FRATERNEL. 203

je sens au delà. Ainsi Hercule d'abord accepta d'être un pasteur et ensuite partit accomplir ses travaux. »

Sylvan s'en va vers l'écurie. Son cheval Héraut reconnaît son pas et hennit, comme aux soirs de légende sonnait le cor. Et il tresse entre ses doigts la dure crinière de la bête fraternelle; il lui caresse tendrement le garrot. « Là-bas, ami, s'é- ploie l'espace... Là-bas sont les plaines sans fin... Mon cor sonnera aux solitudes vierges. Nous irons par l'horreur des grands monts, car tous les cen- taures n'ont pas été transpercés par les flèches d'Hercule. »

Ainsi dans un vertige parle le jeune héros. Il aspire à une destinée merveilleuse. Et ensuite, il reprend pensif le chemin des demeures. Il voit ses sœurs réunies autour de la table. Le soir rose qui scintille au givre des vitres fleurit leurs mains mobiles occupées de travaux. Et elles-mêmes res- semblent à des fleurs nées d'une aurore d'hiver. Il leur dit : « Les corbeaux montaient très haut dans l'air ; ils déchiquetaient de leur bec rauque le couchant rouge. Et regardez, voici qu'à l'orient s'effile la lune brillante comme une faux. C'est le signe du gel, mes soeurs, maintenant les neiges ont pris fin. » Alors elles battent des mains,

204 L îl.E VIERGE.

joyeuses, pensant à l'essor hardi des patins.

Des jours magiques se levèrent, habillés d'ar- gent comme des princes du pôle. Un dur éclat de verreries miroitait aux prismes glacés des eaux. De fins micas, un grésil d'arc-en-ciel s'effritaient des raides écorces du sol, tourbillonnaient en subtils iris dans les vans de l'air. L'aigre bise bluta la neige restée aux arbres, dispersa comme un vol en fuite de colombes la toison des toits. Éolie apparut sous un or froid de soleil le métal et les marbres d'une walhalla, l'éternel matin rigide des dieux violents, ennemis du rêve. Alors, l'âme de Sylvan se sentit déliée, elle crut se réveiller d'un enchantement. Que lui importent Déjanire et la petite Élée et toutes les Elée ? Elles furent pour lui le songe. Il but les philtres dangereux à leur coupe. Hercule dit aux hommes : Voyez ma force. Il ne leur dit pas : Imitez mes faiblesses.

Maintenant il aspire à la vie libre, au rythme, à l'espace. Il chausse le patin ailé ; d'un souple élan il rase la glace, plonge aux horizons, revient, encerclant l'île d'orbes rapides. Il va plus vite que les heures, il devance le vent, d'un souffle so- nore. Sa beauté excelle aux harmonieuses gymni- ques : il sait l'art de glisser sans effort et de varier l'arabesque, balancé sur les hanches d'une inflexion

LE TOURMENT FRATERNEL. 205

onduleuse et sûre. Ainsi il vole, s'atteste son adresse en multipliant les entrelacs. Il décrit la parabole de la lune, de la terre et des étoiles. Ses sœurs se dépitent de ne pouvoir l'atteindre : un horizon toujours les sépare de ce Sylvan aux pieds d'Hermès. Sylvan entend leurs appels et, d'un essor plus vigoureux, repart, un sifflement mo- queur aux lèvres comme la petite âme libre d'un merle de l'autre été. Entre elles, elles gémissent : « Sylvan n'est plus Sylvan, nous avons encore une fois perdu notre frère. » Sa course rapide se conforme à son àme. Elle s'élance en bonds hardis, elle voudrait atteindre le ciel qui s'aper- çoit par delà la rive. Mais la rivière, en ses ellipses, le ramène vers lui-même ; il croit se re- trouver et se demeure inconnu.

Or, un soir. Barba, entouré de ses filles, s'est assis à la table. Les mets fument sous les pla- fonds. Et tous s'inquiètent, Sylvan est parti à la pointe des patins et n'a plus reparu. Ses sœurs sont montées à la tour, la lune polaire et pleine jusqu'aux confins ricochait sur les givres ; elles ont aperçu la randonnée des bêtes familières ; elles n'ont pas vu Sylvan. Ensuite les six Pauvres ont pris place, descendus vers les demeures avec la nuit. Barba a dit les paroles cordiales, consacré le

206 l'île vierc.e.

pain et les fruits de la terre en symbole d'hospi- talité. Soudain des abois amis montent des cours. Ils voient entrer Sylvan, pâle et frémissant, comme s'il échappait aux ombres. Il semble mal réveillé d'un songe triste, il a les yeux de celui qui a contemplé la douleur. « O mon père, dit-il, j'ai vu... » Il n'achève pas, ses sanglots rauquent. Mais un cri jaillit, le mal d'un cœur trop précoce. « La mort? » interroge l'ardente et sombre Elée. Il secoue le front : « La mort, tu l'as dit, Elée. et toutes les morts. » Alors il s'humilie de- vant Barba ; pour la seconde fois, au mépris des commandements, il osa franchir la rive, pénétra aux horizons des hommes. « Quoi ! tu fis cela, Sylvan? » s'écrie le maître d'Éolie et un silence lourd s'abat comme entre l'éclair et le ton- nerre. Mais il caresse sa barbe, la confiance re- naît tandis qu'il dit : * Et sans doute ils t'ap- parurent esclaves et malheureux « J'ai pleuré comme s'il m'était venu des frères, » répond sim- plement Sylvan.

Ensuite ses paroles se délient. Un canal filait, une glace toute droite, infinie... Du fer, de l'àme, il glissa, emporté. Et une ville apparut, il vit pè- leriner vers un temple illuminé une foule gémis- sante, des femmes, des vieillards, des enfants. Ils

LE TOURMENT FRATERNEL. 20Q

traînaient des maux, une affliction immenses ; ils évoquaient un Esprit inconnu, et beaucoup se tordaient à terre blessés, écnmants, ne se rele- vaient plus. O Jésus ! imploraient-ils, délivre- nous de la mauvaise mort, nous, les agonisants. Prends en pitié les pécheurs misérables. Conjure par ton intercession l'enfer et ses châtiments éternels. Considère nos cœurs transpercés de glaives à l'égal de ta mère divine, Sauveur expiré sur le calvaire. Voici que nous te prions et venons à toi des confins de la mort et de la douleur. Nous marchions en de lourdes ténèbres ; les jours duraient des ans et les nuits des siècles, nos che- mins étaient bordés de croix. Et nous portions notre foi dans les mains comme une lampe, pour nous guider vers toi. Une petite cloche sonnait dans la nuit comme si toujours il mou- rait quelqu'un. Et maintenant, vois, nous arri- vions vers toi du fond des âges. Nos plantaires sont déchirés à force de marcher ; nous sommes sans bouche et sans lèvres, car la prière les a usées ; et chacun de nous est pareil à un cimetière dorment ensevelies les races. » Un grand vent de prières et de gémissements tourbillonnait au- tour de cette multitude. Il ne savait pas quelle vertu leur espoir attachait à une image sur une

12.

L ILE VIERGE.

croix, et lentement ses larmes coulèrent avec les leurs, il aspira au sacrifice, à l'amour inconnu : « O mon père, dit-il, toi qui sais les Mys- tères, enseigne-moi celui-ci. » Alors Barba songe ; sa pensée solitaire l'enveloppe d'un nuage. 11 murmure : « Une telle chose, certes, devait arriver. J'ai enfermé Éolie dans les eaux ; mais l'âme subtile des hommes se joue des barrières. » Ensuite il passe la main sur son front ; il regarde S)'lvan, il l'attire entre ses genoux. « Enfant, dit-il, l'heure n'est pas encore venue de t'initier ! Admire et vénère les libres dieux d'Eolie en atten- dant que les autres te soient connus. Il en est de funestes. Je ne t'enseignai que les dieux de la joie. Or toute force est joie. L'homme fort s'égale aux dieux. Maintenant donc que par ta désobéissance un mal trouble te fut révélé, fuis le songe, ô Sylvan! Lui seul rendit les hommes faibles et malheu- reux. Ils délaissèrent la terre d'Eden, les grâces d'innocence et la divine paix. Et pénètre-toi de ce symbole, leur âme débile enfanta les Monstres. Alors fut suscité Hercule, le roi ingénu et fort. Et les centaures, les oiseaux stymphalites, le bétail corrompu d'Augias sont les formes de l'antique servage avant la libération. Ainsi tout prend un sens harmonieux. Comme le Héros fends l'isthme

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LE T01:RMENT fraternel. 211

à ton tour, épands ton àme en l'âme universelle, le flot intérieur dans l'immense mer des Forces. Et les bornes du monde alors aussi en toi seront reculées. Sois Hercule, ô jeune homme aimé ! » « Mon père a raison, pense Sylvan. Pourtant les larmes me furent une rosée délicieuse. Je pleu- rai, j'aimai. Deux mers ainsi se joignirent. Her- cule n'est peut-être que la moitié d'un dieu. »

Il délaissa le patin ailé, travailla solitaire et méditatif dans les chambres closes. Lui aussi, en ce soir de l'autre été, avait invoqué le dieu inconnu, haletant de fièvre et d'amour. La terre pantelait d'un volcan enchaîné. Et la foudre tonna, un dieu sembla venir à lui du fond des espaces. Cepen- dant le pensif adolescent restait tourmenté par son àme : la mort, la douleur le mûrissaient pour ses destins. Il soupçonna les humanités élé- mentaires, l'âme limoneuse et brute, presque ani- male, l'empire des Forces : c'étaient les temps d'enfance ; il y touchait encore lui-même. Ensuite l'homme grandissait : à tâtons dans l'ombre il se cherchait, s'espérait, ne trouvait qu'énigmes. Il pleura sur lui, il pleura sur les autres ; un monde nouveau lui fut révélé par ses armes. Ce penser agite Sylvan, il s'émeut d'être en communion avec la grande àme fraternelle.

212 L ILE VIERGE.

« O joie ! je serais donc à la fois moi et tous les hommes? Je porterais en moi les âges d'huma- nité ! Espoir indéfini ! »

Les blanches laines encore une fois se dévident aux rouets de l'hiver, il pleut des duvets de cygnes, tout le paysage se dissout en flocons. Alors naît le mensonge délicat d'un printemps boréal aux jar- dins de lys, aux matins de lune, aux pommiers fleuris de neige. Les givres prismatisent de surna- turelles architectures, de grêles et aériennes colon- nades. Et il neigea pendant dix jours.

Trois Pauvres ensuite apparurent dans l'Ile. Tls marchaient la tète vers le ciel, l'un à la suite de l'autre, et tous trois étaient aveugles, avec des cor- nées changées en cailloux. Et le premier frappait devant lui le sol de son bâton, le second tenait la main posée sur l'épaule du premier, le second sur l'épaule du troisième. Mais celui qui allait devant butta contre une souche, tous les trois tombèrent. Et ensuite ils ne savaient plus se relever, criant : « N'est-il ici personne qui ait pitié de notre misère? Nous arrivons des confins du monde, nous marchons depuis des siècles, nous ne savons pas combien de temps nous avons marché. Et voici, l'un de nous, celui qui va devant, connut seul la lumière du jour. D'épaisses ténèbres depuis l'en-

LE TOURMENT FRATERNEL. 213

tance scellèrent la paupière des deux autres, et celui-là marche devant, car il est pour nous le so- leil qui visita ses caves prunelles et nous le sui- vons comme son ombre, nous sommes ses ombres nous-mêmes! O hommes bienfaisants ! Hôtes de cette île ! Vous refuserez-vous à nous guider d'une main secourable? Nous ne savons pas pourquoi nous sommes tombés. Aucun de nous trois n'ose plus se relever. Peut-être est-ce la mort qui nous fit trébucher avec sa faux. Mais comment la re- connaîtrions-nous, n'ayant pas connu la vie? Et nous gisons, gémissants, nous avons pem" de la mort. »

Sylvan les entend et accourt. Il ouït les mêmes lamentations venir du fond des âges avec les tristes pèlerins. « Amis, obscurs amis, moi aussi je suis aveugle, bien que je voie. commence la nuit? finit le jour ? » Il les aide à se relever, il prend parla main celui des trois qui va devant, et les autres nouent leurs doigts au bâton, mar- chant avec confiance. Ensuite il les fait entrer dans la maison, ils s'assoient à la table et le plus âgé dit :

Toute notre vie s'est réfugiée en nos oreilles. Nous voyons les bruits et ils sont pour nous les signes. Or apprenez que les temps sont proches.

214 I- ÎLE VIERdE.

nous avons passé, les sèves commençaient à bruire sous l'écorce. La terre ivre buvait la fonte des neiges. Et les grues, les oies sauvages fuyaient en claquant du bec dans les airs. Des oiseaux, d'ai- mables chanteurs ont préludé, annonciateurs du vert printemps. Bientôt le pis des brebis gonflera, le mélilot et le serpolet parfumeront la lande.

Alors Florie monta sous les toits, délivra le vol des pigeons familiers.

L'AME OBSCURE D'ELEE

Le cycle recommença, le choeur des mois de grâce et d'harmonie. La vie d'une pulsation im- mense battit, palpita aux terres, aux arbres, aux fl ancs du troupeau. Les horizons mugirent, le pré résonna du bond léger des agnelles, du galop puissant des taures amoureuses. Florie, Hylette et Elée tressèrent des guirlandes et les fixèrent aux cornes d'argent des belles génisses. Et toutes trois dansaient en chantant les hymnes. Une odeur de lavande sous leurs pas montait des herbes foulées. Ensuite Barba, du tranchant de la faucille, coupa la première herbe. Il la jeta devant

l'ame obscure d'élée. 215

les génisses et il dédia celles-ci à la joie, au bel été. Puis Sylvan le conduisit vers les grands bœufs sacrés. Et Barba aussi coupa pour eux l'herbe parfumée et il les voua à l'innocence, aux travaux féconds comme les symboles mêmes d'Éolie.

Une table ensuite fut di'essée dans le verger. Il y eut des danses, comme pour un mystère, comme pour les noces de la terre et de l'homme réconci- liés. L'âme antique renaquit, le règne d'Agni, le rite des ambarvalies. Et les jeunes hommes aux peaux coriaces, les filles aux cheveux de lin échangèrent les promesses nuptiales, la fleur des pommiers neigea dans la barbe des vieillards. Maintenant l'Ile fructifiait, les blondes essences, le sang riche des aumailles. Des muscs froids s'év-en- taient de la savane, se mariaient dans les soirs aux ferments chauds des terreaux, à l'odeur poivrée des résines. Les hommes connurent les dieux heureux. Et un jeune bouleau au feuillage clair et léger avait été planté par les mains de Barba sur le tertre reposait le chevreuil, père du troupeau gracieux.

Sylvan redevint le petit faune mystérieux du bois. Il sifflait avec les oiseaux, il visitait les nids, il parlait à ses abeilles, ondoyé de vent frais,

2l6 l'île VIERGE.

d'aromes et de clarté. Il avait oublié la douleur et la mort. Il ne fuyait plus ses sœurs, il ne savait plus laquelle était Déjanire. Quelquefois douce- ment il pleurait, troublé d'une chose en lui, si sub- tile et lointaine. Peut-être il était trop heureux, peut-être il s'étonnait de vivre. Et il ne se raison- nait pas, il était la vie comme l'eau, l'air et la lu- mière, comme les Forces éternelles. Sylvan savait le mal et seulement croyait ne plus s'en souvenir. Il guidait le troupeau vers les prés, le ramenait aux étables et il n'avait plus l'âme tout à fait d'un pasteur, il ne se sentait plus l'âme d'un héros. Et Florieet Hylette étaient le rj^thme mémed'Eolie, sa jeune vie d'oiseaux et de fleurs. Seule Elée res- tait troublée, fuyait Sylvan et se fuyait elle- même.

Un jour il l'aperçut penchée sur la rivière, se mirant aux eaux, et elle ne bougeait pas, elle sem- blait là évanouie de plaisir et de peine. Il fit un paî, s'arrêta ému, honteux comme d'un secret dérobé. Elle avança la bouche, effleura d'un baiser son image, et elle fermait les yeux, il l'entendit soupirer. Ensuite elle appelait tendrement : « Syl- van! » et d'une voix doucement gémissante disait aussi Elée ! »s'appelant elle-même du fond des eaux, mariant leurs deux noms. Et il n'osa plus

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I- AME OBSCURE D ELEE. 2l()

av^ancer ; il sentit grandir le mystère. Il eut voulu l'emporter entre ses bras, pleurer avec elle du mal inconnu. Il était triste jusqu'à la mort. Mais elle releva la tête ; il craignit d'être vu et s'en alla sur la pointe des pieds. Ainsi la paix régnait à Éolie, mais non plus l'innocence, et tout le mal vient de la perte d'innocence. Ils ne se baignaient plus ensemble dans les soirs ; ils n'étaient plus la chair primordiale, ni les candides nudités. Ils avaient appris la rougeur, ils igno- raient pourquoi ils avaient rougi. Or, par des chemins opposés, ils s'en allaient maintenant vers le crépuscule des eaux. Elles cessèrent d'être pour Syl van les petites nymphes du paysage, la grâce d'un jeu de naïades égouttant d'humides joyaux, tordant leurs crinières d'algues et de clartés. Élée, farouche, se voilait derrière les arbres du manteau éployé de sa noire chevelure, regardant si au loin ne flamboyaient pas les crins d'or de Sylvan. Mais celui-ci se cachait de ses soeurs et plongeait d'une rive solitaire. Barba cependant se fiait aux dieux et ne savait pas qu'ils fussent méprisés.

Il advint qu'un soir, passant non loin de l'en- droit où elles se baignaient, Sylvan entendit une querelle. Hylette regrettait le temps ils cou- raient tout nus comme des enfants. Alors ils

220 I. ÎLE VIERGE.

ignoraient que Sylvan fût un homme ; ils étaient bien plus heureux. Mais Elée, de son étrange voix s'écria : « O moi! quand Sylvan était là, je me sentais toujours nue ! » Florie gravement prononça : « Le mal, méchante, c'est de le dire. » Encore une fois la petite voix dure s'éleva : « Xon ! non! vois-tu, Florie, il y aie péché... » Elles se mirent à rire, ne comprenant pas, et Elée tout à coup se fâcha, leur cria avec insis- tance : « Oui, oui, le péché... Sylvan ne savait pas non plus autrefois... » « Quelqu'un au moins te le révéla?... » La voix alors se fit profonde, m3-stérieuse : «Oh! les filles noires n'ont pas be- soin qu'on leur apprenne. »

C'était maintenant son orgueil, ce sang des races ardentes. L^n charme la faisait se regarder longuement aux fontaines. Elle aimait nouer à ses cheveux des rubans ou tresser des fleurs en leurs spirales vives comme des couleuvres. Et quel- quefois elle y piquait la colère d'un scarabée ou l'agonie d'un papillon. Elle se trouvait bien plus belle que ses sœurs. « Toi, Hylette, c'est comme l'hiver qu'on regretterait pendant l'été. Moi, je suis l'été quand il passe un vent brûlant, quand il va tonner et qu'on entend pleurer la flûte... » Elles ne savaient pas ce que cette Elée

I. AME OBSCURE D ELEK. 221

voulait dire et s'étonnaient de ses mots spécieux. Alors, tordant fièrement ses cheveux, elle eut ce cri : « Je suis noire comme la Mort ! •» Elles s'effrayèrent et Elée se sentit triompher en son charme noir de petite Astarté qui faisait peur. Mais Hylette presque aussitôt se vengea : « O Elée! tu es noire comme la chouette de la tour! » Son orgueil tomba. Elle courut se regar- der au miroir : « Hylette a raison, j'ai les yeux et le visage de l'oiseau funèbre. Je suis la triste Elée des nuits. Voilà donc pourquoi Sylvan me déteste. Maintenant aussi je sais pourquoi mes sœurs ne m'aiment pas. » Et toute seule dans les bois, elle pleurait sa beauté perdue. Elle fut la petite bête blessée des halliers. Une destinée en ce cœur ar- dent et mièvre comme en Sylvan se tourmentait. Ce fut la crise. Elle se vit méprisée, se détesta, pensa à la mort qui seule déliv^re. Elle eût aimé mourir pour les faire souffrir. « Qu'ils me pleu- rent! Qu'ils sachent que je mourus à cause d'eux ! Qu'ils en sèchent de remords! » Elle plongea dans la rivière, en sortit presque sans souffle, froide d'agonie. De colère, de dépit, l'idée du sa- crifice ainsi pénétra dans sa petite âme farouche. Et ensuite la vie lui revint à jets tumultueux. Elle eut une folie de gestes et de rires. Mais

I, ILE VIERGE.

l'ineffable et angoissante volupté des eaux ne dis- parut pas, elle en garda la douceur, l'effroi comme d'une ténèbre divine, d'un bercement de sommeil infini. Et quelquefois elle reparlait à Sylvan du temps ils allaient à deux sous la nue déchirée. « Alors, ô Sylvan ! la flûte si étrangement nous fit frissonner ! » Mais Sylvan avait oublié le triste délice, et ses sœurs non plus ne la reconnaissaient plus.

A présent ne sonnait plus aux bois la fanfare de gloire et d'orgueil. Le. cor était mort et l'hé- roïsme. A la place monta dans les soirs l'innocent et agile pipeau. Loin des demeures sifflait et chan- tait la petite âme pastorale, comme une alouette très haut dans le ciel, comme la cigale aux ramures profondes des chênes. Sylvan près de ses bœufs n'aimait plus d'autre musique. Et Elée regretta le cri livide dans la nuit. Ensemble, assis l'un près de l'autre, la main dans la main, ils avaient écouté pleurer la flûte, ils avaient pleuré dans le soir dan- gereux. Ensuite la flûte expira, elle-même se sen- tit expirer d'un mal très doux et triste. En ce temps encore Sylvan l'aimait : ils n'avaient pas pénétré au bois sacré ; elle n'avait pas glissé dans ses mains la flèche qui tua le beau chevreuil... Puis le sang avait crié vers eux d'Eolie violée.

L AME OBSCITRE D ELEE. 223

Pour avoir touché à la mort, la mort était entrée en eux ; et à son tour, comme Sylvan, elle souhaita mourir. « O s'en aller! gémissait-elle, et ne plus même se sentir souffrir ! Finir par n'être plus que la petite chose de sommeil et de silence! » Une peine exquise l'oppressa ; elle coula plus avant aux eaux funèbres. Un soir son àme parut se débattre, elle appela Sylvan, ses sœurs, leur fit ses adieux, presque déliée déjà, esprit léger flottant aux limbes. Et elle leur souriait, leur disait : « Ne pleurez pas, c'est comme si seulement j'allais vivre ! » Presque aussitôt d'horribles déchirements éclatèrent. Elle ne sentit plus la volupté des eaux ensevelisseuses, se raidit contre l'immense nuit désolée du vide. Toute sa vie remonta dans un cri : « Je ne veux pas!... » Et ensuite elle entra aux douleurs, aux démences de l'agonie. Un lourd silence, une vaste angoisse plana sur Eolie. Des médecins arrivèrent, ne quittèrent plus le lit envahi par les ombres. Sylvan eût voulu s'immo- ler pour Elée ; Hylette et Florie mouraient de cette âme sœur indécise entre la vie et la mort. De leur affliction une superstition touchante s'éveilla. Elles crurent que la Mort, après le meurtre du chevreuil, ne s'en était plus allée, que les mânes du fils charmant des bois res-

2 24 T' lï'K VIERCiK.

taient irrités. Ensemble elles partirent un matin vers le tertre, vers le léger et frémissant bouleau. Elles jetèrent des fleurs, supplièrent son ombre courroucée : « Pardonne, ô gentil Esprit ! Ne sois pas inexorable. La flèche qui te frappa est re- venue s'enfoncer en nos cœurs ! » Leurs larmes coulaient pour Elée, pour le doux chevreuil, les pleuraient tous deux dans un regret fraternel. Sylvan, lui, vit renaître les files processionnaires. Elles arrivaient du fond des âges, elles tramaient des détresses pareilles aux leurs et qui n'étaient point secourues. D'espoir, de douleur, il se mêla à la grande misère, implora les miséricordes. Sa prière jaillit comme elle était née chez les premiers hommes. Mais il ne savait par quelles sûres paroles attendrir le Paraclet inconnu, lui cherchait un nom et, n'en trouvant pas, pleurait, tendait les bras. Ainsi l'hiver, la terreur des pôles enchaî- nait les cœurs cependant que dans l'Ile mûrissait la moisson blonde et que pépiaient les jeunes couvées. Puis un souffle passa, un vent matinal dispersa la nuit. Et l'éternelle palingénésie recom- mença, la sortie des limbes, le retour à la lumière. Les oiseaux de la vie chantèrent. Ils virent re- naître une autre Elée qu'ils ne connaissaient pas, une ombre légère, charmante, aux yeux

IXE VOIX CRIE DANS EOLIE. 225

clarifiés. Elle n'était pas certaine de v^ivre tout à fait, ne semblait qu'à demi réveillée d'un songe. Elle leur disait : « Un peu de moi est resté là- bas. »Les heuresjo3''euses furent renouées. Sylvan ne douta plus qu'il n'eût été entendu du dieu que ne connaissait pas Eolie.

L'XE VOIX CRIE DAXS EOLIE

Tous les merles sifflaient au bois, les palombes roucoulaient : seul, l'aimable pipeau se taisait, le cœur de Sylvan était resté sur la rive sombre. Et des jours succédèrent aux jours ; l'août sec, altéré, vibra d'ors et de faux. Dans les soirs électriques, les âpres sauterelles grincèrent, stridentes comme des cistres. Un accablement pantela. l'effroi lourd des choses inconnues. Et seulement la flûte, son cri funèbre et voluptueux était mort. Or Elée un soir, avec des paroles tendres, l'entraîna. Ils s'assirent au bord des eaux ; et tous deux maintenant au- raient voulu entendre la voix qui les avait déli- cieusement torturés. Ils étaient sans courage et pleurèrent. « O Sylvan ! dit Elée, je sais à pré- sent qu'elle nous parlait de la Mort. Moi-même

13.

226 1,'ÎLE VIERCE.

j'ai été morte tout un temps ; c'était alors un soir en moi comme maintenant, un soir surnaturel entre deux abîmes. » Soudain Sylvan tressaille : « Elée! Elée! N'as-tu rien entendu? » Elle retient son haleine, l'inten-oge. « La flûte, ami? » « Non, mais une voix qui pleurait comme elle... O cieux ! quelqu'un vers nous a crié dans les bois ! »

Ils demeurent oppressés d'attente, d'angoisse. La nue magnétique vibre en leur sang. Mais la voix ne s'est plus fait entendre; une pesante lé- thargie enchaîne les airs. « Et cependant, dit-il. ]e t'assure, petite Elée, c'était bien le cri de la douleur. » Ils ne se parlent plus, ils se sentent la chair froide dans cette nuit de mystère et d'effroi. « Ce n'était que l'orage, dit enfin Elée. Entends sourdement marcher un pas derrière la nue. » « Un pas, certes, s'écrie Sylvan, mais non celui d'un dieu là-haut, si toutefois un homme peut d'une telle force fouler la terre. Voici qu'il ap- proche, Elée ! Et l'air gémit comme autour du flanc d'un taureau furieux, comme autour de la barque quand nous accrochons la voile sonore... Mais oh ! oh ! encore une fois le pas s'est éloigné... J'entends au loin mugir la voix... Ou si c'est le tonnerre, chère Elée ? » « Fuyons, fuyons.

T-.VE VOIX CRIE DAXS EOLIE. 227

s'écrie Elée, car qui peut douter que ce ne soit la fureur d'un être surhumain ! » Alors la sym- pathie s'éveille en Sylvan. « Fuir, non pas ! Mais lui venir en aide s'il se peut. Seul un homme est capable d'une telle douleur. » Et il appelle : « Homme ! ô homme ! » Un cri plus déchirant lui répond des limites de l'Ile. Tous deux ont cru entendre appeler Elée. Et ensuite il n'y a plus que le grand silence immobile des espaces.

« Maintenant, dit Sylvan, j'ai peur à mon tour. Hercule ainsi dut rugir au bûcher d'Œta. Et les cieux sans doute, pour avoir ouï ce cri fabuleux, restèrent sourds comme à présent. Viens, petite Elée ! » Ils fuient ensemble vers les demeures ; ils courent dans la nuit écartelée d'éclairs. Comme aux âges, des météores, sous le ciel aimanté, d'un pôle à l'autre grondent, flam- boient. Aux terres bat, fiévreux, électrique, un pouls d'agonie.

Et toute la nature est malade de lourdement tressaillir sous les présages. « Serre-moi contre toi, cher Sylvan, dit-elle ; quelqu'un sûrement m'appela de l'autre rive d'où l'on ne revient pas. » Comme elle dit, pour la troisième fois le cri san- glote terrible, immense.' Alors le cœur du fils d'Éolie s'exalte : « Sylvan n'est pas un lâche,

225 1, ILE VIERGE.

s'écrie-t-il. Un homme est qui souffre d'une douleur mortelle. Va seule, Elée. Rejoins tes sœurs tandis que je vole ! » Elle l'appelle en vain ; S3'lvan n'est plus là. Par bonds rapides il s'élance, se guide aux feux célestes. « Homme ! ô homme ! » Une forme, une ombre vivante parmi les ombres livides surgit, surnaturelle. Elle se meut et parle : « O toi qui viens à mes gémissements, quel est ton nom? » « Je suis Sylvan, fils de Barba. » « Sylvan ! ô douleur ! S3'lvan, frère d'Elée ! » Des mains l'attirent, le roulent sur une poitrine gon- flée de soupirs. Et tout à coup 1 ether se fend, une éternité pantelledans la durée d'un éclair. Le jeune héros aperçoit un visage dévasté par les larmes et les fureurs. « A ton tour, me diras-tu ton nom, toi qui semblés fléchir sous une grande affliction « Je suis l'Exilé, je n'ai point d'autre nom pour les gens de cette île. »

Cette voix ! Une autre comme aux échos se mé- more en Sylvan ? en quelle période entendue ? Mais déjà l'inconnu le repousse.

Va-t'en, toi qui naquis d'une mère heureuse. Redoute tout de ma colère, même la mort !

Je ne la crains pas.

Oh ! deux fois, deux fois déjà... Et nulle pitié ! Ainsi maintenant, en paroles confuses, l'étran-

UNE VOIX CRIE DANS EOLIE. 23I

ger se parle à lui-même. Et il n'a plus ensuite que des sanglots.

O jeune homme, divin jeune homme... par- donne à ma démence ! Souffre que je te presse en mes bras, toi qui vis aux côtés d'Elée... Un malheu- reux ici t'implore. Dis-lui, dis àcetteElée... » Il ne peut achever, râle, puis se dérobe en criant un ef- frayant adieu. Alors Sylvan se souvient. Cette voix, l'autre année, retentit dans la maison, la voix du Taureau furieux. Ah ! savoir enfin la chose obscure ! Il poursuit l'inconnu, mais les bois se sont refermés, là-bas s'étouffe un soudain bruit d'eaux. Et il revient triste vers les demeures* « Elée! ô chère Elée! celle qui n'est pas ma sœur, c'était donc... » Ses larmes jaillissent. Elle n'est plus sa chair et il ne sait quelle chair d'autrui la fit moins sienne. Oh ! le doute valait bien mieux. Osera-t-il seulement encore lui parler et de quel nom la nommer ? Ainsi gémissant, 'voici qu'Élée lui apparaît; elle courut chercher ses sœurs et les entraîne ; ensemble, dans cette nuit mortelle, elles volent à son secours.

Sylvan, est-ce toi, Sylvan ?

Elle le baise aux joues et il tressaille. Ce n'est plus le baiser de l'innocente Elée ; une autre en ce baiser d'Elée le tourmente et lui reste in-

232 l'île vie R(iE.

connue. Et toutes crient comme des mouettes pendant la tempête. « Dis-nous si rien de mal ne t'est survenu. Vois nos transes, ô Sylvan ! »

Mes sœurs, ô Elée !

Il pleure, son secret va lui échapper. Mais d'un effort se faisant violence: « J'ai couru, répond- il. L'homme avait déjà quitté l'île. »

Alors elles se réjouissent.

C'est que, vois-tu, il se passe ici d'étranges choses... Dans l'après-midi des voix furent enten- dues... Les femmes, en s'en allant retirer la lessive sous les pommiers, furent effrayées. Puis notre père a fait fermer les portes... Et vois, nous nous sommes échappées pour te porter secours... Main- tenant rentrons en retenant notre souffle.

A la file elles se glissent sous les saules. Elles ont l'air de petites ombres voltigeant aux voûte s noires de l'Hadès. Et une s'arrête, noue ses lèvres au col musculeux du bel enfant Sylvan : « O hé- ros qui ne connus pas la peur 1 » soupire-t-elle , son cœur élancé sous ses jeunes mamelles. De nouveau il se sent brûlé par l'acide et tendre baiser, et il ne reconnaît plus Elée.

Ensuite le bruit de leurs pas s'éteint dans les silences de la haute maison « Bonne nuit, Syl- van ! Adieu, ami ! » dit la petite voixd'Elée der-

I.E JVGK INVEXORABI.E. 233

rière une porte. Il passe, il s'enferme, il répand des larmes longues, amères.

LE JUGE INEXORABLE

DE CÔME A SÉVÈRE

Mon frère,

J'ai revu Rupert : il fuyait l'Ile pour la seconde fois il était venu, espérant t'attendrir. J'ai entendu ses cris, ils m'ont transpercé les os. C'est bien là, dans toute sa frénésie, la douleur de la chair. C'est bien ainsi qu'il faut que la chair expie le mal horrible de s'être aimée elle-même. Rupert s'ouvrit devant moi les entrailles ; il vo- missait la mort et son exécrable amour. Toute douleur est sacrée : elle émane de Dieu même. Il me semble que je commence seulement à en comprendre l'épouvantable beauté. Maintenant aussi je m'associe à toi dans tes sages desseins. Je n'y voyais autrefois que le dur orgueil d'un esprit qui espère se substituer aux divines Miséri- cordes. Tardivement éclairé, je sens que tu es bien plus avec Elles, puisqu'Elles opèrent au rebours

234 J- ÎI-K VIERGE.

de renleiidement humain et se révèlent dans l'immensité même des afflictions de la créature. Celles-ci sont les faveurs qu'en sa clémence infinie la Divinité départit au pécheur misérable : leur vertu propitiatoire aide à lui concilier les sévérités pacifiées du Juge.

Me conformant à ces sentiments vis-à-vis de Rupert^ je restai le témoin ulcéré mais secrète- ment inexorable des harcèlements de sa douleur. Avec quelle onction je caressai la cuisson de ses plaies à la fois et y attisai les braises du désir qui les rendait écarlates et inguérissables ! Mon im- passibilité se fit émolliente et caustique, s'épandit en ardeurs gelées et fraternelles autour de sa Pas- sion. Je baignai son mal des chrêmes les plus sub- tils et les plus corrosifs ; je les arrosai des fines es- sences de la charité, des Saintes Huiles de la compassion, mais en y mélangeant les sels, les acres vitriols d'un efficace endurcissement. Jecom- misérai à ses peines de toute la spontanéité cha- leureuse de mes entrailles en même temps que ré- flexement je les stimulais d'actifs et piaculaires lancinements. Mes forces vives et mes persua- sions, je les employai à spécieusement aviver jusqu'aux affres les tourments de son abomi- nable amour, à retourner sur les grils le foie ul-

LE JlfiE INEXORABLE. 235

céré gémissait sa paternité maudite tout en resserrant autour de son cœur écartelé les étroites chaînes de la damnation. Excédé de remords et de fureur, il hurlait, défaillait, pleurait en des effusions de tendresse incomparable, en des explo- sions inouïes de contrition et de blasphèmes. J'eus ainsi la joie de lui prodiguer l'affection et la pitié sans me départir des rigueurs commandées par Dieu même envers qui transgressa ses lois. Je ne le soulageai de mes compassions que pour le plonger plus avant aux abîmes de la désespérance. Maintenant que Rupertest reparti, il ne reste plus qu'à intercéder auprès des Suprêmes Charités afin que dans l'éternité elles soient moins sourdes que les nôtres. Coulez, larmes de mes afflictions, cédez à la nature puisque à cette heure les Défenses célestes sont levées, puisque nulle arrière-pensée ne doit plus vous ralentir ! Et que votre rosée jaillisse jusqu'aux pieds du Maître et lui rende le pécheur moins haïssable. Ainsi soit-il !

Comme tu peux en juger, mon frère, une fermeté plus grande me guide maintenant en mes actes. Ce sont ses effets qui apparurent dans ma conduite envers Rupert. Longtemps je fus le juge qui redou- tait sa propre justice, émanation pourtant de la Jus- tice absolue. Je ne m'apercevais pas que je faisais

236 l'île VIERCiE.

tort au Suprême ordonnateur de qui me vient mon investiture en paraissant craindre qu'animé de son souffle, je pusse m'égarer en mes jugements. Le châtiment et la rédemption sont les balances mêmes de sa sagesse, mais la rédemption en qui se résout la justice finale est son attribut essentiel. Il n'en délégua pas le pouvoir aux races humaines et seulement leur assigna le devoir de frapper à son exemple, dans la mesure de leur clairvoyance. Notre père, du moins, le sombre Magistrat, ne con- nut pas ces casuistiques : il fut le bras armé du Dieu des châtiments, il frappa dans le ver- tige de l'Inexorable. Il ne lui manqua, s'il m'est permis de parler ainsi sans outrager sa mémoire, que la Pitié qui frappe pour sauver et ce sens délié, cette compréhension plus haute des se- crètes prédestinations de la faute qui met au bout de la peine comme l'exaltation enviable du repen- tir. Car c'est là, mon frère, j'en veux venir, c'est l'étape où, après mes longs et angoisseux tâtonnements, j'espère enfin pouvoir goûter la durable certitude. La nécessité providentielle du mal se justifie par le fait même qu'il existe. Tout l'antique Kosmos n'est pas pacifié : les siècles seulement verront mourir le spasme furieux des derniers volcans ; et semblablement l'originel

LE Jl'GE INEXORABLE. 237

chaos humain persiste dans l'être millénaire non libéré. Dieu lui-même investit certaines de ses créatures de la fatalité du crime. Qui peut dire qu'ils ne soient les élus de sa gauche si les autres furent les oints de sa droite ? Ouvriers terrifiants du Grand Œuvre, ils assument le déblaiement graduel des ténèbres en se les incorporant, afin que le mal soit frappé en ceux qui en portent les stigmates. Ils rachètent l'abomination des races en acceptant d'être punis pour elles. Ils sont les apostumes violents suppure le pus vénéneux des âges et que tranche le glaive, les canaux dérive le flux bourbeux de la bestialité. Chacun d'eux est une part d'expiation en qui se délivre l'hérédité universelle du péché. Subissons donc comme une loi la tragique grandeur du criminel. Comme la bête impure, il est voué au sacrifice, à l'immolation. Frappons-le sans crainte avec la pensée qu'en le frappant nous sommes agréables à Dieu, avec la pensée qu'en se sacrifiant pour expier de séculaires perversités, il se libéra dans la vie future. Tout le reste n'est que 5ophismes. Je l'éprouvai à satiété dans l'apaisement déli- cieux, les quiètes et sédatives sécurités qui, pour ma propre conscience, résultèrent de ce retour à la vérité. Je me fis violence pour rester sourd aux

238 l'île vierge.

voix captieuses du sentiment et n'écoutai que ma raison. Je châtiai avec la certitude de travailler au salut de celui que j'adjugeais à la prison ou à l'échafaud. Avec quelle insinuante onction, quelles effusions fraternelles je m'efforçais ensuite de lui persuader que je ne ressentais à son égard nulle haine, mais plutôt qu'une intime et cordiale com- misération me rendait soucieux du bien de son âme. Je compris l'extatique sourire bienveillant dont un Torquemada dut assister ses victimes. Grande âme embrasée à l'égal des bûchers qu'elle alluma, âme secourable et infiniment méconnue ! Moi-même, dans l'ardeur de mes charités, je me sentis capable d'imaginer des tourments pour pro- longer l'expiation du criminel et la rendre plus précieuse aux yeux de Celui qui tient les balan- ces. Je visitai mes clients lamentables, je devins l'hôte de leur déréliction. Je subodorais les do- lents bouquets de cette humanité vouée aux per- ditions comme de rares et mortelles tubéreuses. Je goûtais de mystiques douceurs, d'aiguës sua- vités à raviver chez eux les regrets de la faute, à lénitivement les étouffer dans les bras de ma com- patissance. Transporté d'eucharistiques ferveurs, je leur vantais l'efficacité des géhennes, l'inestil niable vertu des châtiments et les oignais de l'es-

LE JUGE INEXORABLE. 239

pérance de la rédemption après qu'une désirable mort les aurait lavés de leur souillure. Il m'arriva, au mépris de la coutume, de ne vouloir quitter un condamné que sur le seuil même de la prison, au moment le bourreau et les aides l'entraî- nèrent. Je l'étreignis longuement sur ma poitrine, je l'embrassai sur la bouche. Mon âme se fondit autour de cette ultime minute de sa vie en ca- resses poignantes qui sans nul doute lui firent amèrement regretter l'amour des hommes. Je fus ainsi, dans son intégralité, le Juge à la fois clé- ment et inexorable, cautérisant au fer rouge les blessures qu'il a faites et les huilant ensuite d'émol- lients dictâmes.

Ah ! mon frère, le mal sans cesse relève la tète sous nos pieds. Il n'est pas seulement autour de nous, dans les survivants des faunes primitives ; U est aussi en nous, il est surtout là. Les crimi- nels ne sont que les exutoires par lesquels se vomit l'amas volcanique des feux et des laves répartis en la totalité des hommes. Au contact des relaps et des réprouvés de toute nature que ma fonction me défère, j'apprends à me recon- naitre coupable moi-même de fautes innombrables et toujours renaissantes. Et voici qu'à mon tour, en ma douleur paternelle, je sens que j'expie

240 I, II.E VIERGE.

sans que nul me verse le trésor de sympathie que je prodigue à mon prochain misérable.

Ton frère Côme.

LES SYMBOLES

« Mansuétude hypocrite et homicide! L'Évan- gile et le Code ligués contre la nature ! Antinomies ! Démence! Fumées d'un moyen âge ergoteur et cruel ! Et toi-même, Corne, tu n'es qu'un âge trouble de l'humanité ! »

Ainsi s'écrie Barba. Par les hautes fenêtres il regarde l'automne d'Éolie. Sylvan vers la plaine pousse les grands bœufs laboureurs. Il chante la bonne chanson de la terre. Les corbeaux, d'un large vol tournoyant, limitent l'essor de la char- rue. Il aperçoit aussi Florie, présidant comme une jeune prêtresse aux récoltes du verger. Les faons amis gambadent aux plis de sa tunique. L^ne guirlande de colombes blanches se déploie, évente ses joues et ses épaules. Et Hylette est partie avec les lavandières du côté des eaux, Élée aide les servantes à pétrir la pâte de froment dans les cui-

LES SYMBOLES. 24I

sines bruyantes. Une activité joyeuse anime les cours. Du seuil roux des granges monte un nuage d'or, pleut la fine ondée du blé bluté tan- dis que bat le taquet comme un pouls agité. L'aube aux palettes d'argent fait mousser les écumes et meut les meules l'onflantes, broyeuses du grain. Un arôme de houblon amer subtilement s'effume des cuves cuit le brassin et se marie à l'acide bouquet de la pomme, aux mûres fragran- ces du potager, aux suints vigoureux de l'anima- lité. L'arche en travail peine et rumore parmi les moûts et les efflux, sous les feux attiédis d'octobre. El déjà là-bas, par-dessus les roseaux, s'effile le vol aigu des hérons.

Le père d'Eolie se délecte à ces images. Il songe : « J'ai bâti l'Ile de vie; toute chose est ici selon mon cœur. » Mais une ombre passe, revient : les bois ont retenti des lamentations et des cris de Rupert. Le Taureau furieux pour la seconde fois a mugi dans Eden. Il tourmente sa barbe, il redoute un sombre avenir. « Ah ! Elée ! chère Elée qui m'es fille ! Sera-t-il que tu me sois un jour ravie ? »

Là-bas, elle salue Sylvan s'éloignant d'un pas harmonieux : « Vas-tu à la combe, ami cher ? Ou raies-tu ce matin le plateau ? Dis, que je

14

242 L ÎLE VIKRGE.

t'y rejoigne sitôl les pâtes levées. » Il répond évasivement, il feint n'avoir pas saisi le sens de ses paroles. Et son image décroît sous les allées profondes. Mais une autre soudain, des lointains de la pensée, se mémore pour Barba... Ce visage d'Elée, ce sang ardent et foncé, ce rêve lourd de ses prunelles... Il se rappelle la jeune Cor- dalie. En elle aussi, attestée par les signes, brûla a race noire, fille des vents lascifs. Mystère des origines ! Arcanes ataviques ! Et conjecturer le futur par ce qui fut ! Le patriarche tressaille. « Je l'ai nourrie du lait de nature, je l'ai purifiée des grâces d'Eden... Si cependant renaissait Cor- dalie ! » Il est comme un potier divin qui a façonné uns argile au four et ne sait ce qu'elle sortira à la cuisson. Mais sa foi soudain se révolte. Le mal n'est qu'une crise, un arrêt passager dans l'har- monie des choses. Il sauva Elée, il sauva les siens. Le limoneux torrent coule d'un flot pacifié que la force ardente d'un Rupert même ne pourrait arrê- ter. Barba de nouveau contemple le doux paysage d'Eolie et l'ombre s'en va, il n'est plus que fraî- cheurs et clartés.

Dans la force, dans la joie s'accomplissent les rites d'automne. La parallèle des labours s'en- fonce aux plaines, accordant ses rais aux trajec-

LES SYMBOLES. 243

toires sidérées, aux célestes géométries. Le soc mord l'aire selon ces signes propitiatoires, va, revient, sonore et régulier derrière les bœufs fu- mants. Et une grande paix harmonise Sylvan cependant que le soleil roux réchauffe ses mem- bres. Il hume le vent, les horizons, les fumets secs des sillons. Il croit vivre lui-même de la vie pro- fonde de cette terre que fauche sa charrue, dont il tranche les artérioles, comme les carotides d'un tronc humain. Elle bat en ses veines, palpite en son flanc et il a l'âge des héros laboureurs, il éprouve le vertige divin delà violenter, d'un cœur viril et tendre. Ensuite il ramène ses aumailles vers les crèches. Mais sa force n'est pas usée ; Her- cule renaît. Il dresse les jeunes étalons, car c'est le temps de l'année que les marchands apparaissent dans l'Ile. Et une race vierge croît à Eolie, noire et nerveuse, fleur d'un sang élu. Sylvan redevient alors l'ardent centaure. En bonds révoltés il les soulève, les emporte par le pré, cabrés, l'œil en feu, soufflant de peur et de colère. Les monts héroïques virent de tels combats. Ensemble ils courent, vo- lent, touchent un horizon et rebondissent vers l'autre, farouches et ennemis. La bête gronde et s'ébroue, se bande et rue et bout sous les cris ivres du cavalier. A la fin, toute frémissante d'orgueil et

244 L ÎLE VIERGE.

les jarrets humiliés, elle a senti son maître et le ra- mène vainqueur. Le cor d'orgueil et de joie sonne dans les bois.

La parabole des jours ensuite s'abrège. Il râle aux airs de longs cris aigres comme dans les mâts d'un port. L'éther tourmenteux vogue en lourdes cara- velles, en files houleuses de galions aux pavillons lacérés de cuivre et d'écarlate. Puis le deuxième hiver enchaine les dieux d'Eolie. Par le gel cris- tallisé des vitres Elée regarde la savane morte, les neiges s'effilant en charpies et les noirs corbeaux fossoyeurs. Ce paysage de tristesse la charme étran- gement. « O Sylvan ! lui dit-elle. C'est bien ainsi que je crois me voir moi-même ! Peut-être j'ai déjà vécu autrefois comme cette terre, comme ces bois... » Cependant elle rit, sa petite âme obscure n'est pas d'accord avec ses paroles ; et il croit lui voir aux yeux le regard de l'Etranger dans la nuit d'Eolie. « O Elée ! songe-t-il, moi seul connais ce secret. Il vit en moi comme ma volonté... Tu n'es plus ma sœur, pourtant tu ne m'en es que plus chère. » Ensuite il rit à son tour, il lui dit : « Quand le bel été reviendra, tu verras avec d'au- tres yeux, petite Elée : ce sera aussi l'été en toi. Ensemble nous irons sur Héraut en sonnant du cor.» «Oui, dit-elle, et une voix nous répondra

I,ES SYMBOLES. 245

dans l'île. » Quelquefois un grand vent monte du fond d'Éolie. Elle écoute, tressaille. « Ne dirait- on pas toujours cette voix, Sylvan ? Elle était ter- rible, elle gémissait doucement comme celle-ci... Nul jamais ne connut ce mystère. Et seulement elle ne s'en est plus allée de moi. » Alors Sylvan pâlit : « C'était l'orage, chère Elée... Crois-moi, c'était l'orage. » Dans le silence des demeures, Flo- rie et Hylette, actives filandières, dévident les fuseaux et font ronfler le rouet. Maintenant Hy- lette sait une chanson que lui apprit la plus âgée des servantes.

« File ! File, mon cœur, au rouet, File mes jolis draps d'hiver. Avec mes cheveux, avec les fils de neige File, file, mon cœur, au rouet, File mes jolis draps de mort.

« Dans l'hiver mon ami est parti. Je revien- drai au beau temps du printemps. N'es pas re- venu, ô doux ami ! ni le printemps !

« File ! File, mon cœur, au rouet, File mes gentils draps d'avril. Avec mes cheveux, avec un rayon d'avril File ! File, mon cœur, au rouet. File mes gentils draps d'amour.

« Mon ami était parti, mon cœur est revenu. File ! File, mon cœur, l'amour au rouet. »

Hylette file en chantant la chanson tendre et

H-

246 l/ÎLE VIERGE.

qui pleure, et elle ne sait pourquoi ensuite elle se prend à la chanter tout bas. Elle quitte le rouet, elle-suit son cœur à la fenêtre. « Qui passe dans l'île là-bas ? N'y entends-tu pas une voix, Hylette ? » « Il n'y a que le vent, il n'y a que les corbeaux. Elée. » Cependant sa petite âme pastorale reste troublée, elle regarde si quelqu'un n'apparaît pas au bout des avenues.

Dans l'âtre le grillon ami vibre, son cri frileux et clair comme les faux de l'été. Le soleil des âges dépite aux sèves du bois sur les landiers ; l'huile des faînes brûle aux crassets dont s'éclaire la veillée. Et Barba révèle les symboles, il dit Pro- méthée et sa légende merveilleuse. Il diffère encore Celui qui mourut sur la croix. Un dieu restitua l'éternité aux Ephémères. Il fit l'homme égal aux dieux en son génie industrieux. Il le fit supérieur aux dieux dans sa durée qui ne finit qu'avec le monde même. Les dieux peuvent mourir ; l'homme leur survit, coexistant aux Forces. L'Olympe alors vacilla, l'humanité mesura sa taille à la hauteur de ses colonnes. Il n'y eut plus que l'Ordre et la Loi prévalut l'Arbitraire. Mais avant de mourir, les dieux se vengent. Ils clouent le divin voleur sur le Caucase, déchaînent à son flanc l'aigle dévo- rateur.

LES SYMBOLES. 247

Les trois sœurs, comme le chœur eschylien, pleurent cette destinée foudroyée ; 1 ame des pi- toyables Océanides sur leurs lèvres gémit. Sylvan, lui^ tressaille et d-emeure un long temps silencieux. Il voit le mont sanglant ; une ombre énorme là- haut pantelle, la tête aux cieux, les pieds chez les hommes. Et une obscurité le tourmente. Il inter- roge Barba : en le sauvant du Caucase, Hercule sauva-t-il Prométhée de la mort ?

Prométhée ne peut mourir, ô fils !

La lumière soudain éclate. Elle lui broie le front, surhumaine, tout le ciel, tous les siècles en l'espace d'un éclair. Il s'écrie :

Mais alors c'est qu'il est l'Humanité même!

Prométhée, oui, est tous les hommes.

La conjecture, à ce mot, s'ouvre infinie. Her- cule allume de ses mains le rouge Œta ; il se délivre par la mort. Prométhée est bien plus grand, lui qui séjourna viv'^ant dans la mort et ne pensa qu'à délivrer les races fraternelles. Mais Barba l'arrête :

Enfant, ne touche pas à Hercule. La grande àme de Prométhée fut avec lui.

Il aima Déjanire! soupire l'ardente Elée. Sylvan reste songeur. La flamme d' Œta l'exalta

jusqu'au ciel. Avec Prométhée, il en est précipité

248 l'île VIER(iE.

chez les hommes, au sein même des Destinées. Mais les dieux ! recommence soudain le mys- tère.

Au moins, dis-moi, père, si tous les dieux moururent et pourquoi alors tu nous les ensei- gnas.

Les dieux meurent et renaissent a\'ec l'homme. Les seuls éternels, ô fils, sont ceux que tu portes en toi... Mais les temps ne sont point encore venus de tout te dire. La terre aussi fut enfant et ne s'initia que peu à peu aux dieux du- rables, à ceux qui, étant la vérité, sont la vie. Tiens- toi donc aux symboles qu'à mesure je te révélai.

Le soc de Barba profondément laboura ce cœur vierge. Il y sema la graine de vie, elle lève dans la méditation et la solitude, froment pur dont se fait le pain des âmes. Et d'abord Sylvan révéra Agni, père de la vie. Ensuite il connut Demeter, ia mère aux innombrables mamelles, la divine aïeule des hommes. Il connut aussi Triptolème, dieu laboureur. C'étaient les dieux mêmes d'Eolie. Et lui-même parmi eux grandit comme un petit dieu élémentaire. Puis les mythes naissaient, il sut les nymphes, les grâces, les centaures. Ceux-ci au loin exterminaient la vie : il frappa le chevreuil, le doux patriarche du troupeau, et Eolie pleura

LES SYMBOLES. 249

la perte d'innocence. Soudain surgit Hercule libé- rateur, la terre eut une conscience ; et Sylvan en Hercule se sentit héros et délivré. Ainsi il vécut la jeunesse du monde, ainsi il fut la jeune âme de l'humanité. Mais qui lui fit cette âme même par laquelle il s'éprouva racheté? La grande âme de Prométhée, père des races, vainqueur des dieux. Il lui semble qu'il se connaît seulement. Il est libre, il s'appartient. Il meurt et renaît affranchi dans le sang d'un dieu qui voulut n'être qu'un homme. C'est la leçon de l'éternel sacrifice. Une voix descend du Caucase: « Vis, mais sache mourir pour tes frères. » Une autre monta d'Œta : « Li- bère-toi des dieux, sois dieu toi-même ! » Mainte- nant des arcanes se décèlent : il sait que le mal sourd qui le travailla est la morsure de l'aigle même, qu'en aspirant à la souffrance, il fut em- brasé du grand amour de Prométhée. Et il n'ignore plus non plus qu'aux heures troubles, ir- rité contre une force venue d'en dehors lui, il était déjà avec le Sauveur et se révoltait contre les dieux. Il grandit par Hercule, il fut homme et toute l'humanité pour qui s'immola le Proscrit immortel. O par ses racines plonger dans l'infini des temps et de la vie! O n'être qu'un homme et sentir le vertige froid de s'égaler à un dieu !

2 50 I, IJ.K VIERGE.

Le maître d'Eolie ensuite n'a plus évoqué d'autre image. Il transmit à Sylvan Prométhée comme un monde, et ce monde a pour axe la justice, le droit. Qu'il tourne donc et l'enlève parmi les hautes sphères, dans la Force et l'Harmonie ! Qu'il soit pour le Fils des âges, en cette nuit de l'hiver, le soleil et tous les météores ! Les polaires ténèbres sont sans force brûle le 'feu de Prométhée. Les vierges d'Eolie elles-mêmes en demeurent tres- saillantes. Élée sent remuer son cœur d'un désir obscur. Florie soupçonne le miracle inépuisable des charités. Et seule, Hylette, en chantant sa chanson, regarde vers les fenêtres. Aucune des trois ne connaît Christ, mais quelquefois dans Éolie arrivent des figures pâles et long voilées qui, en évoquant ce nom, intercèdent pour les détresses humaines; et Barba les renvoie comblées. « Peut- être, songe Florie, elles sont nées du sang du Caucase... Peut-être ce sont les filles du grand Prométhée infiniment secourable! » Elée sou- pire : « Mourir et que d'autres vivent ! »

Sylvan, lui, s'exalte d'orgueil, de peine. En- core une fois la douleur lui apparaît. Il la connut chez Hercule, elle fut le déchirement du haut mont prométhéen. L'humanité sortit d'une ago- nie, et l'homme fut prédestiné à vivre entre

LES SYMBOLES. 25 1

deux morts. Lui-même, Sylvan, se sentit malheu- reux chaque fois qu'il crut avoir touché au bon- heur. Il espéra l'amour et pleura, il aspira à la mort et fut presque apaisé. Sa race souffrit en lui, il crut souffrir la passion des ancêtres ; et Eolie re- tentit encore des mugissements de l'Homme blessé. Là-bas aussi gémit la flûte, là-bas se lamen- tèrent les foules processionnaires. Et toi, petite' ombre douloureuse, ô triste Elée !

Il songe : n'est-il donc un autre Prométhée qui nous délivre de la douleur ou si le premier ne nous fit libres et sensibles que pour mieu;c nous asservir à la loi triste ? De sa grande pitié pour les hommes monte le cri, comme autrefois il cria sur lui-même dans la nuit électrique, sous les airs dé- chirés. Alors il appela le dieu inconnu. Et la nue gi-onda, les horizons s'ouvrirent et se refermèrent. Il crut retomber de la hauteur d'un ciel.« Les dieux éternels, tu les portes en toi. » Un autre cependant, infini, le remue et toujours se dérobe. S'il le per- çut en son désir, si d'une soif inextinguible il s'élança vers lui, peut-il ne pas être? Toute chose n'est-elle ce que la fit la pensée? « O Dieu que j'ignore, Dieu plus grand que mes dieux, vois, je te tends le> bras. Daigne te communiquer par un signe visible ! » Il s'écoute, il tressaille. La jeune

252 L ÎLE VIERGE.

humanité ainsi espéra le miracle, s'éperdit au vœu de la grâce. Sa voix seule se répond du fond de lui-même. « O Dieu ! Dieu de la vie, Dieu de la douleur, es-tu aussi le Dieu qui console? Alors viens, je t'adjure! »I1 le harcèle, l'implore du ton dont on commande, et son âme violente défaille d'amour, d'espoir. Le Dieu se tait et les cieux en- core une fois se sont refermés.

E L E U T H E R H

« O frère, c'est moi bien humble... C'est moi encore une fois, c'est encore un autre moi, et vois toute mon ombre sur le chemin. Ne méprise pas le faible qui fut l'orgueilleux, ne me rejette pas à cause de mes tours d'orgueil à présent qu'elles sont à terre. En ce temps, certes, une nuit horrible ferma mes yeux. Je séjournai aux portes de la détresse et de la démence. J'étais enchaîné dans une prison très loin des hommes, plus loin encore de Dieu, moi qui cependant osai assumer mon Dieu, moi, l'aveugle et le sourd qui, du fond de l'abîme, osai me croire le ministre de l'Inexorable... Une telle folie, ô Sévère ! A présent je rampe, je rampe... Je

E LE UT HE RE.

ne suis plus que la taupe dans son œuvre de nuit. Je suis la taupe blessée par le regard terrible de Dieu. Mes yeux étaient ceux de la taupe à force de n'avoir regardé qu'en mes ténèbres. Les voilà transpercés de rayons, tous les clous de la croix ont rayonné dans mes yeux, mon Dieu m'a cru- cifié sur un calvaire de lumière... Je vois, j'entends, la croix de mon Dieu m'a illuminé. Le pardon ! Le pardon ! Et être très humble, soi-même la ten- tation et la faute et tout le pardon qu'on peut être ! Et pas seulement le pardon, mais le sacrifice plutôt, et s'offrir soi-même en holocauste à sa jus- tice! Il me semble que je ressuscite d'une longue mort sous les pieds de mon Dieu, à genoux dans mon infirmité infinie, à deux genoux très bas devant les hommes, devant tout mon prochain... Si ce n'est qu'un court suspens, s'il me faut ensuite retomber en mes puits, mon Dieu ! faites votre volonté... J'aurai goûté en roulant de plus haut le délice d'expier par de plus lancinantes contritions un espoir vain de délivrance, si ce n'est encore blasphémer, mon Dieu !

« Maintenant, mon frère, écoute. Godelieve et Eleuthère furent mes châtiments dans ma longue démence. Elle se meurt, et ce fils charmant, hélas ! n'est plus qu'une ombre ! Tu n'eus que trop raison.

15

254 L ÏUK VIERGK.

Ma chair fut aveugle comme ma justice. Gode- lieve se meurt d'Éleuthère et Eleuthère se meurt de moi, le mauvais juge et le mauvais père. Em- porte celui qui fut à mon flanc la lance et toutes les blessures. Qu'il soit défendu par moi contre moi-même! Arrive pendant qu'il en est temps encore, pendant que mes yeux sont dessillés ! Ou'Éolie entre sa jeune âme et le retour de mes ténèbres s'interpose ! Que, tourné vers l'orient au sortir de cette longue nuit, il soit l'àme re- née de la mort! Je t'en conjure^ sauve Eleu- thère... »

Et un vent passa ; ce fut de nouveau le prin- temps et Eden. Dans le matin rose un enfant ap- parut en qui recommencèrent les âges. Il était beau, timide, ingénu, il avait le visage triste des hommes qui virent le déluge. Il semblait venu d'antiques pays aux cultes oubliés, de lointaines cités perdues derrière le nuage des siècles. Il ne connaissait pas le frisson des feuillages et il igno- rait la sympathie. Mais Sylvan, accourant, lui tendit les bras. « Viens, toi que j'espérais, pareil à moi ! » Barba seulement lui avait dit : « Voici ta chair et ton sang, car Eleuthère naquit de mon frère Côme, et ensemble vous êtes notre race dans le passé et l'avenir. » Or, Eleuthère fut transporté

ELEUTHÈRE. 255

d'amour et de ravissement à la vue de Syh^n ; mais il n'osait se jeter dans ses bras, et il le re- gardait d'un cœur craintif. Et Sylvan aussi le contemplait, touché de sa beauté, ému de sa fai- blesse; car aucun jeune homme étranger jus- qu'alors n'avait franchi la riv^e d'Eolie ; et tous deux s'apparaissaient le Premier Homme en une terre vierge, très loin dans les temps. Alors Syl- van par deux fois l'appela : Eleuthère ! Eleuthère ! Une petite distance les séparait, un monde et l'in- connu. Mais déjà ils couraient l'un vers l'autre, leurs bouches se cherchèrent et ils s'étaient tou- jours connus. Ensuite ils se sourirent, se tenant par les mains. « Tu es fort et grand, dit l'enfant, j'irai tu iras. »Et il admirait ses membres sou- ples, sa chevelure torsée comme un soleil. « Toi, fit Sylvan, tu es beau comme ce qui va être. Mes sœurs ne sont pas plus belles. » Il lissa doucement ses joues et son col très blanc que n'avait pas mordu le libre été. Il lui montra ses abeilles ; ils s'en allèrent vers les grands bœufs ; un or pâle, un brouillard léger de feuilles guirlandait le thyrse des arbres, et des pâquerettes fleuris- saient le pré, comme une pluie de lait tombée des mamelles du jour.« Vois, dit Sylvan, je t'appren- drai pareillement à maîtriser les plus rebelles. » Et

256 l'île vierge.

s'étant approché du plus âgé des bœufs, il lui prit les CDrnes entre ses poings et les courba jusqu'au sol. Ensuite ils entrèrent dans la forêt profonde, et des bêtes passèrent, agiles, secrètes. Il rit, dit : « Ce bras d'un coup les étendrait raides, il ne tien- drait qu'à moi... » Eleuthère enfantinement ten- dit les mains. « Épargne-les : elles ne te firent point de mal ! » Alors Sylvan l'embrassa et dit avec bienveillance : «Tu as raison, il ne faut pas frapper nos frères. » Le mystère des hauts feuil- lages les enveloppa, l'éternité vivante de la terre et ses onduleuses chevelures. Ils ouïrent les oi- seaux. « Oh ! oh ! dit le bel adolescent, c'étaient eux qui chantaient en moi! » Et il pleura. « Moi aussi, je connus les larmes ! » avec douceur insinua Sylvan. Et ils marchaient enlacés comme un rosier sauvage autour d'un fût déjà haut. Mais Sylvan étant le plus grand, son ombre couvrait à demi Eleuthère et ensuite se répandait sur le chemin.

Bientôt le bois s'épaissit, il flotta un vert cré- puscule. Dans le silence ils croyaient entendre le cœur sonore des hêtres. L'enfant s'effraya : « Cher Sylvan, n'allons pas plus loin. Les arbres ont parlé. J'ai p^ur. » Mais lui : « Des dieux amis dorment sous leur écorce. Prends confiance. »

ELEUTHERE. 257

« Des dieux, dis-tu ? Un seul me fut révélé. » Sylvan soudain l'étreignit : « Un seul ? Et quel est son nom? » « Dieu ! je n'en connais point d'autre! » Sylvan alors l'embrassa sur la bouche et dit : « Répète ce nom pendant que je t'em- brasse. Ainsi je croirai qu'il me parle. » Ensuite ils se dirigèrent vers les eaux, et, assis l'un près de l'autre sur la berge, fraternellement ils se cares- sèrent.

Des saules croissaient en bouquets. Ils ne virent pas l'approche d'une tunique ni n'enten- dirent des pas subtils aux mousses du chemin. Un vent très doux agitait les ramures d'argent et semait sur leurs épaules les chatons en fleur. Sur l'autre rive tournait un moulin, au fond du paysage. Et des nuages clairs, des ilôts de lumière, dans le vaste ciel, glissaient à la dérive. Ils goû- taient une sigrandejoiequ'ilsne se parlaient plus. Au miroir de la rivière, entre le reflet des saules, un visage soudain se mira, étrangement jeune et charmant. Sylvan songeusement regardait passer les nues et ne l'aperçut pas. Mais Eleuthère contemplait se jouer au soleil l'écaillé joaillée des vives ablettes ; il vit le beau visage onduler comme une fleur des eaux. C'était si près, si loin, l'image de songe, qu'elle sembla pour un instant sortie

258 L ÎLE VIERGE.

des destinées et se balancer sans corps, exquise- ment immatérielle. Et l'image le regardait aussi, leurs yeux se marièrent dans un mirage de ciel et de feuillages, hors de la vie. Il tendit un doigt tremblant. Sylvan des yeux maintenant suivait le doigt.

Hylette !

Un bruit furtif s'éclipsa sous le frisson argenté des saules et le flot se brouilla, un peu de vent souffla qui rida l'eau. Alors pour Eleuthère le ciel et la rivière s'obscurcirent. Il ferma les yeux, ne vit plus qu'en lui la brillante image. « Hylette? » interrogeait-il avec le regret qu'elle eût un nom. Sylvan riait : « Elle a fui 1 Ce fut la curieuse Hylette en personne! «Et de nouveau ill'appela, mais en vain. Or, E leuthère ne connaissait encore ni Hylette ni Florie ni Elée. Il eut peur de ne pouvoir su pporter leurs regards.

A présent je te ferai voir les prés pleins de vaches, dit Sylvan. Tu ne vis encore que les bœufs consacrés au labour. Et plus tard mes sœurs à leur tour te montreront les belles gé- nisses.

Tous deux se lever. t ; ils courent par la chênaie, car la savane s'ouvre du côté de l'orient. Et bien avant d'arriver, ils entendent le mugissement des

ELETTHERE. 259

aumailles. Puis les feuillages s'éclaircissent, ils dé- bouchent par une avenue aux vastes prairies ver- meilles. Là ils croient séjourner dans un pays des âges. Un fin argent dégivre s'eflFume des gramens humides, ondule en cirrus légers qui, plus loin, aux lisières ombreuses du bois, merveilleu- sement bleuissent. Des files d'arbres, vers le fond, semblent émerger d'un lac aux remous lu- mineux, comme des mâts d'or. Et l'immense faune baigne dans une paix divine, la fraîche jeunesse du monde. A mesure, l'arène sous leurs pas déploie de molles courbes limitées par le circuit des eaux. Éleuthère avec étonnement pénètre dans cette dense animalité errante, fauchant d'une langue rose la flouve blonde. Un vent chaud d'haleines souffle et le frôle, la vie profonde des flancs nour- ris d'herbes parfumées. Il aspire les muscs aigres du troupeau, l'odeur subtile des lavandes et des serpolets foulés par des pas puissants. Et une sen- sation s'éveille, diffuse, surnaturelle, de genèse et d'éternité. Les vaches aussi, à travers le songe de leurs prunelles vaporeuses, le regardent passer comme un pasteur d'autrefois, comme au temps des pastorales, car Éolie est l'île des âges, et toutes choses s'y renouèrent selon un ordre antique. Jus- qu'à ux horizons, en sillons d'arômes et de cou-

200 l'îi.e vikkoe.

leurs, miraille et sinue le troupeau splendide comme l'arc-en-ciel.

Eleuthère admire, s'écoute rêver. Toute cette âme en silences, en siestes, en songes entre le som- meil et la vie ! « O ami ! dit-il, c'est Dieu même qu'il fait ici « Mais lequel ? songe Sylvan, ou si c'est tous les dieux ensemble ? » Le pré parfois bondit ; d'ardentes génisses fuient, blessées d'a- mour, puis s'arrêtent lascives et tristes, humant le vent des étables. Et Sylvan ne sait comment dire, tourmenté d'une pudeur insolite, cherchant des mots qui n'effarouchent pas une vierge igno- rance. — « Comprends... Elles aussi aiment et s'inquiètent du frère qui ne vient pas! » Il s'aper- çoit bien qu'Éleuthère ne peut soupçonner pour quel frère s'éplore leur timide espoir.

Ensuite un porche d'ombre s'est ouvert ; ils rentrent dans le bois, et de nouveau un crépus- cule léger rafraîchit leurs yeux. Il ruisselle un long iégouttis tintant de soleil, le bruissement d'une phosphorescence de mouches et de clartés ricochée de feuille en feuille. Ils passent, ombres pâles et charmées. Et ni l'un ni l'autre ne parlent plus ; Sylvan s'écoute revivre à travers l'ingénu jeune homme les émois de sa propre enfance. Il se per- çoit par comparaison expérimenté et mûr, au

ÉLEUÏHÈRE. 261

méridien de la vie, lui qui fut un héros! et il as- pire à l'innocence en cet aubal et novice esprit fraternel. Cependant au fond de la savane le trou- peau barète et meugle, écho caverneux des silves primitives. Les grandes voix aux avenues se prolongent très douces, profondes, venues des âges mèijies de la terre. Ils marchent dans un rêve d'animalités fabuleuses, au tressaille- ment sourd de la Genèse. Puis s'ébruite l'aigre galoubet d'un pâtre comme une petite âme qui rit et sans cause s'attriste, et ils ne voient pas le musicien, mais leur sympathie se lève pour cette chanson d'eux-mêmes en un air naïf et qui n'a pas de sens.

L'orée d'une clairière devant eux s'ondoie de vapeur blonde. Ils entendent des pas et des rires. Sylvan tend la main. « Trois, ami ! Elles sont toutes les trois qui te cherchent ! » Et une vision glisse, riante, le chœur attardé des dernières étoiles dans les hautes flammes du jour. La pre- mière s'avance Florie, aux cuisses longues, au col onduleux de cygne, et deux faons familiers gam- badent au vent léger de sa tunique. Ensuite c'est la noire Elée, un doigt sur les lèvres, clandestine comme une destinée. Et la troisième est l'image même qu'Eleuthère vit se réfléchir aux eaux. Elles

15-

202 1,'ÎLE VIERGE.

semblent flotter dans le jeune éther, frôler la pointe des herbes, et toutes trois vont à la file, prudentes, pleines de mystère, comme Diane et ses nymphes à l'heure viennent boire les cerfs aux fontaines^ Hylette ! soupire l'enfant ; à peine il sait ce nom, c'est déjà une musique comme un matin d'oiseaux. Visiblement elles s'inquiùtent, scrutent le vent, espèrent une rumeur. donc est le jeune hôte que leur annonça Barba, si malade et peut- être par leurs soins guérissable ? cet Eleuthère desbordsdela rivièreque leur peignit Hylette, aux yeux en langueur ? Alors en Sylvan se réveille le petit faune espiègle et furtif : il rit, jette aux échos une clameur. Elles regardent, tournant sur leurs pieds, émues, et ne les aperçoivent pas, car d'un bond tous deux se rejetèrent aux taillis. « Sylvan! disent-elles. es-tu, cher Sylvan ? Et celui qu'on nomme Eleuthère? » Longtemps il les laisse crier en vain, et comme ensuite elles s'en vont, dépitées, il s'élance et leur apparaît, tenant l'ai- mable adelphe par la main. Elles s'effarent, fuient, reviennent en courant, s'arrêtent à observer, la main sur leurs yeux, toutes nimbées de soleil, ce visage inconnu qui pour elles se dénonce le Jeune homme. Toutes trois se poussent du coude, même la sérieuse Florie, comme de simples pastoures,

ÉLErTHÈRE. 263

un peu gauches, un peu malicieuses. Et Florie s'étonne : « C'est ça un jeune homme ? » Élée fait la moue. « Sylvan à côté apparaît un des jeunes dieux dont nous parla notre père ! » Mais Hylette rêve : « O voyez, mes sœurs, combien il est joli ! » Et enfin Florie, plus sage, du doigt l'appelle : « Viens, puisque aussi bien on nous persuada de t'aimer comme un frère ! »

Timidement il approche, et chacune à son tour 1 e touche avec prudence comme un objet délicat. « Tu as la chair trop lisse, » insinue Florie. «Tes mains certes ne manièrent ni la hache ni les flèches, » dit Elée. Et Hylette lui sourit avec une bouche comme un fruit. « Tes yeux, comme les miens, sont couleur d'abeille... » La clairière au soleil bruit de paroles rapides. « Je charme les pi- geons et, vois, les bêtes suivent mes pas comme une sœur, » dit Florie. « Moi, étrangement mur- mure Elée, je sais des secrets qui te feraient pâ- lir !» « Et il y a trois génisses, » dit à son tour Hylette, qui s'appellent comme nous Florie, Elée et Hylette. Il rougit, troublé, les regarde l'une après l'autre sans trouver une parole, mais d'un attrait plus subtil se sent lié à celle dont il vit briller le visage comme un avril dans les eaux. Maintenant elles s'enhardissent et le disputent

264 l/ÎLE VIERGE.

à Sylvan : « Ne va pas au moins t'imaginer le garder pour toi seul ! » Mais lui, déjà jaloux : « Je l'aimais avant vous ! » Alors elles pren- nent Tenfant par les mains et l'attirent, en dan- sant et riant, vers le parc croissent les blanches génisses. Un sang vermeil bout à leurs peaux claires, douces à la main, et leurs cornes se cour- bent en faucilles d'argent. « Vois, dit Hylette, celle-ci aussi s'appelle Hylette. Sa prunelle res- semble aux bleus iris des bords de la rivière et me mire plus clairement qu'un miroir. » Il se mire à côté d'elle ; encore une fois leurs images en cette eau limpide d'un regard animal se confondent. Elle rit : « Maintenant tu sais, petit Eleu- thère, laquelle te regardait derrière les saules. » Et il lui répond tout bas, car il craint la moquerie des deux autres : « Maintenant je sais que c'était toi... » Les belles génisses par le pré d'un pas lent vont broutant la fleur aromale. Il les flatte, il admire leur flanc palpitant à petits coups. Et Hy- lette explique : « Jamais elles ne sortirent de l'île : elles sont sœurs par les mères. Et plus tard elles seront mères à leur tour et connaîtront à Eolie une vieillesse heureuse. » « On te mon- trera le taureau. Il est beau et terrible 1 » s'écrie l'ardente Élée, car les filles de Barba apprirent à

ÉLEUTHÈUE. 265

parler sans rougir des œuvres de la nature. Lui s'étonne en sa candeur que cette bête farouche séjourne à l'étable quand celles-ci sont libres. Mais Elée lève une épaule dédaigneuse : « Oh ! il ne sait donc rien, ce petit ! Il faudra tout lui appren- dre! » Et, comme ensuite elles l'entraînent vers les barrières, deux des génisses s'aflfolent et amou- reusement s'unissent, mugissantes. Ce spectacle émeut l'innocent Eleuthère ; il croit qu'elles com- battent ; il veut les séparer. Hylette, rieuse, alors lui dit ces mots énigma tiques : « C'est ainsi qu'on voit que le temps est venu. » Il ignore quel temps et tout ce mystère et se tourne vers Sylvan qui lui parla d'un frère obscurément aimé des bêtes de la savane. Sylvan hésite, retient l'aveu qui pourrait faner cette âme si peu nubile. « Mes sœurs, dit-il, quelquefois te parleront de choses qui te seront connues plus tard. » Et la honte tout à coup naît en Hylette ; elle se sent venir le petit frisson d'une âme et les roses fleurissent sa joue. Ainsi se connurent Eleuthère et Hylette d'Eolie.

266 I,'ÎI,K VIERGE.

AL MA PARENS

Les cerisiers blancs embaumèrent l'amande amère. Un givre cristallisa les branches des pom- miers. Puis neigea le pétale rose des arbres à pé- pins. Déjà les blés montaient. Un arc-en-ciel vert et rose plongea au fond des horizons. Et Éolie était en fleur.

Sylvan, avec l'ami cher, errait au bois, loin des demeures. Il lui enseignait les plantes, les arbres, les essences variées de la terre ; il le mena voir les agiles et doux chevreuils ; et ensemble ils se bai- gnaient dans la rivière. Il lui apprit aussi l'art de bâtir des ruches, d'y amener les essaims, d'en reti- rer le miel. Le rucher était proche du verger, sous un toit tourné vers le midi, et une vasque, tout près, l'alimentait d'eau fraîche que venaient boire les abeilles. Elles vivaient comme dans une Tyr, innombrables, bourdonnant d'une ru- meur éternelle. Sylvan revêtait le masque, les gants, le voile, et ayant fumé les demeures de poussier enflammé, il rompait les gâteaux avec des gestes subtils, comme un violateur de lares, un sycophante entré au tabernacle des idoles. Quel-

ALMA l'ARENS. 267

quefois le couvain était plein de larves et de nymphes ; on les reconnaissait aux petits dômes bruns et convexes qui les recouvraient. Au con- traire les cellules à miel étaient fermées de cou- vercles blancs et plats. Et d'autres fois il montrait à Éleuthère la mère abeille, très longue, aux ailes brèves, allant de cellule en cellule et y déposant ses œufs, effroyablement féconde. Un tourbillon d'or, une grande roue vermeille furieu- sement giroyait autour des seuils, et toutes les fleurs, dans l'ampleur des pommiers, semblaient ailées. Ensuite à grands pas ils fuyaient, empor- tant leur larcin odorant.

Un amour ingénu, une chaleur d'entrailles bientôt le consuma pour ce frère obscur, délicat comme une fille, il ne savait quel tourment. Sa pitié aussi savourait en lui une humanité précieuse, née de la douleur. Il aspira à être son sauveur, lui le fort, qui avait entrevu les sombres rives ! Assis au vaporeux crépuscule des feuilles, il le tenait en ses bras, ne se lassait pas de contem- pler ses yeux incertains, brûlants ou éteints de langueur. Un songe souvent, comme une petite lampe derrière un vitrail, les éclairait lointaine- ment et ensuite se voilait à l'ombre des cils. « es-tu, ami ? » soupirait Sylvan penché sur leur

268 I.'ÎLE VIERGE.

orient évanoui. Et le mot, la caresse magiquement ramenaient l'âme partie. « Là-bas, tendre Syl- van,très loin... Peut-être ne vivais-jeplus,et voici que je renais. O comme tout m'apparaît surna- lurel ! Et toi-même, aimable compagnon, ne t'ai-je pas ignoré jusqu'ici ? » D'ardentes effusions jail- lissaient, les profondes et intarissables rosées de l'être intime.

C'étaient ensuite des silences extasiés chacun s'écoutait en l'autre, leurs âmes magné- tiquement s'attiraient et se transpénétraient. « Tu es moi-même, disait Sylvan, comme je sens que je suis toi... Nous sommes deux parts de la vie longtemps séparées et enfin réunies. Il n'y a plus place entre nous pour une pensée ou un sen- timent qui ne nous soit commun. J'achève ce que pense ton esprit ; je résonne du battement de ton cœur... Et pourtant, enfant, n'éprouves-tu pas aussi la souffrance d'une chose qui, entre nos deux souffles, s'interpose et nous demeure ignorée ? O petit Eleuthère, que ne pouvons-nous, comme un unique et subtil esprit, nous éperdre l'un dans l'autre ? Il y a encore trop de chair entre nos deux âmes ! » Ils s'embrassaient alors, inno- cents et troublés.

Leurs baisers à la longue s'altérèrent d'un goût

AI, M A PAR EN S. 269

étrange : les yeux pâles, ils se regardaient et ne se reconnaissaient plus. Ils s'écartaient alors, tristes jusqu'aux larmes, sentant s'illimiter entre eux un mystère et recommencer l'infranchissable. « O frère, gémissait Sylvan, voici qu'encore une fois je te perds après avoir goiîté la communion la plus délicieuse. Tu étais il y a un instant et déjà tu n'es plus qu'un rêve ! Quelle force, quel pouvoir hors de nous ainsi tour à tour nous attire et nous éloigne ? » Ils avaient le frisson froid de se désirer et se sentaient ensuite presque étrangers, sur des bords opposés. Leurs cœurs en demeu- raient enflam.nés et malades. La passion frater- nelle chez Sylvan s'exalta. Une lie trouble remonta, l'acre soif morbide. D'un coeur cruel et pitoyable, il aspira au sacrifice, à Christ, lui qui ne savait encore qu'Hercule et Prométhée. « Que n'es-tu mourant, ami ? Je te rachèterais par ma propre mort! » Et il le trouvait trop beau'; il l'eût es- péré empoisonné d'un mal infectieux pour boire à ses lèvres le sang vénéneux et lui souffler son âme saine.

Or, il arriva qu'en rêve, un jour qu'il était en- dormi aux côtés de Sylvan, Éleuthère soupira après Hylette. D'orgueil, de jalousie, Sylvan fut déchiré, l'étreignit d'une ardeur amère. «Ton

270 1, il.E VIERGE.

âme a parlé pendant ton sommeil, gémit-il. Maintenant je sais qu'Hylette te tourmente. Ami, je t'en prie, ne me cause pas cette douleur de pré- férer celle-là ou une autre à mon amitié. Elles ne sont que tes soeurs. Moi je suis bien plus, étant ton frère et tous les hommes. Crains leurs mains adroites à tisser des soies, à nouer des tra- mes. Hercule, ô bien cher, mourut de Déjanire. Et moi-même je manquai mourir pour avoir entendu la flûte en qui de douleur expira le divin musicien, victime aussi d'une sœur des hommes ! » Le doux printemps d'Éolie s'éteignait au soir des eaux tandis que monta la plainte. Un frisson rose agita les eaux de la rivière, les peupliers aux thyrses d'or furent secoués, et toutes les vaches mugirent. Un silence ensuite tomba, une ombre sourde vibrait la sauterelle, et ils ces- sèrent de se parler, ils n'étaient plus heureux. Mais une cloche dans les villages tinta très haut par-dessus la terre, l'agonie même du jour dans l'agonie des bruits. A peine dans les ors crépuscu- laires on l'entendit et tout l'espace en fut remué. Le son vers les premières étoiles silla, lent, grave, infini, vibra bleu et frais comme un jet d'eau larmant en du cristal. Toute peine, à ce sym- bole révéré, soudain s'évanouit d'Eleuthère; il

ALMA PAREXS. 27I

tressaillit, joignit les mains ; son âme ondula à Dieu, religieuse et vespérale. Et Sylvan ne savait pas quelle voix en la cloche s'était fait reconnaî- tre et était adorée de son frère. Les ondes en cercles plus larges s'alentirent, un instant planè- rent aux horizons, déjà mortes dans la mort de tout ; puis il n'y eut plus que l'oraison balbu- tiée, le souffle léger de la prière aux lèvres du fils de Côme. Sylvan sentit une part de l'àme amie qui se figeait ; lui-même froidissait d'affres dans ce grand mystère ; et il regardait le ciel et Éleuthère, ému d'inconnu. Il ne tentait plus de le rappeler à la vie des sens. Enfin la tète fléchie de l'enfant se redressa ; il fit le signe de la croix. Alors, lui effleurant le bras avec respect, Sylvan murmura : « Dis, frère, tu lui parlais ? Que t'a-t-il répondu ? » Mais Eleuthère s'étonna. Dieu ne répond à la créature non plus que celle-ci ne l'interroge. En dehors du réel, dans l'inexpri- mable, s'accomplit l'acte d'amour. Ainsi, d'une ardeur de jeune lévite, Eleuthère énonçait sa foi.

Elle se communiqua à Sylvan comme une lu- mière. Tant d'autres brillèrent et ensuite s'étei- gnirent où à tâtons il s'orienta à la grande Pré- sence secourable! « Oh ! soupira-t-il, sois mon

L ILE VIERGE.

initiateur auprès de ce Dieu que j'ignore. Les miens furent moi-même... Cependant, ô ami, à des signes en moi il m'apparaît que je l'attendais. » « Je te plains, dit sincèrement Eleuthère, de l'avoir ignoré si longtemps. » Et, frissonnant soudain, il le serra en ses bras. « Peut-être déjà tu es damné, ô frère ! Va, je ne t'en aimerais que plus ! » A ce cri charmant leur fraternité s'exalta. Ils marchèrent enlacés, le regard vers les étoiles ; et toute ombre s'était dissipée, ils étaient redevenus heureux.

Cependant des sensations vierges s'éveillaient en Eleuthère. Il crut sortir des ténèbres, voir seu- lement le jour, comme aux heures merveilleuses de la Genèse. En ses prunelles jouèrent les for- mes, les vives et surnaturelles lueurs, le prisme infini des mirages. Quelquefois il ne savait plus parler, s'écoutait en d'immenses silences accablés. Et ensuite, d'un cri, il se délivrait. Les nuages, le frisson des feuilles, l'eau et sa vie fluide, secrète, les sèves , les arômes lui semblaient ses pensées, sa propre âme diffusée dans l'espace. Un jour, son père Côme l'avait mené vers un bois, non loin de la mer. Il avait vu des troncs tordus et malades parmi les tertres vénéneux. « Quoi ! gémit-il, c'est donc la nature ? » Maintenant il embrassait les arbres, se roulait aux herbes, au

AI. MA PAREXS. 2 73

giron tiède de la terre, d'une jeune âme animale. La bête, l'aînée de la création, l'attira, fraternelle. Il sondait ses yeux innocents, son grand songe paisible mêlé aux forces, aux silences telluriques. Des sources bruissaient, un grésillement fin mon- tait des artérioles comme un sang de fleurs. Aussitôt la vie naissait, des mucus, des embryons, des chevelures d'algues. Et des lies, des lagunes, des fleuves, des mers minusculisaient l'image du monde. Un ciel entier se mirait dans un glo- bule. B regardait d'ardents insectes siller la fo- rêt des mousses et mirailler très haut les vibrants papillons. Il vit d'un cœur se former la rose. Et de l'amour flottait, la terre ondulait en courbes molles, profondes.

D'abord ce ne fut que la joie, le délire ingénu de vivre. Puis il resta troublé, il pleurait sans cause. Près de Sylvan, il regrettait la solitude^ et ensuite de loin il l'appelait, lui tendait les bras. De sourds éveils éclosaient, une efflorescence con- tinue, délicieuse comme la vie des petites mares. Il s'étonna de n'être plus le même Eleuthère, le craintif enfant des ombres. Et Sylvan, se re- connaissant en lui, l'aimait comme un autre Sylvan.

Maintenant Eleuthère n'avait plus peur de

274 I- 'l'E VIER(;^;.

Florieet tl'Elée. Ils jouaient ensemble et nouaient les danses d'Eolie ou bien légèrement ils se lan- çaient à la course vers des buts éloignés. Et quel- fois longuement ils se miraient avec innocence dans les eaux, charmés de leur beauté. Mais il craignait Hylette aux yeux couleur d'abeille. Cependant il ne connaissait encore que la nudité de Sylvan. Or, un matin, s'en allant le long de la rivière, il entendit leurs rires et les vit nues toutes trois sous les saules. Leur chair dardait comme un buisson en fleurs et ensuite fuma comme un brouillard d'ar- gent tandis qu'elles remontaient la berge. Il ne reconnut pas sa chair ni celle de Sylvan. Celle-ci était bien plus délicate et terrible comme le pé- ché, comme la défense même de Dieu. Un grand feu le brûla, très doux ; ses lèvres étaient sèches et tremblaient. Et tout à coup il entendit veni." Sylvan. Il cria : « Je pastis, mais n'ai rien vu, je t'assure. » Et ensuite il se cacha. Alors Sjdvan l'appela : * Viens ! Maintenant tu sais qu'elles ne sont pas semblables à toi ! » Il lui caressa les yeux et sa voix était étrange, et Eleuthère n'osait pas le regarder ; mais déjà au bain se moquait l'équivoque Elée. « Pourquoi nous fuis-tu? Ne sommes-nous pas belles à tes yeux? Viens te plonger avec nous dans la rivière. » Ainsi parlait

A L M A P A R E X S.

l'ironique Elée. Elle ne se baignait plus devant Sylvan, toute froide et honteuse s'il apparaissait, et pour cet Eleuthère, au contraire, s'ignorait sans voile et comme par défi lui jetait sa chair impu- dique. Mais d'un cri, Hylette s'immergea. Des roses surnagèrent, dérivèrent jusqu'aux bords, tout le bouquet des roses de la pudeur d'Hylette. Et déjà une première fois elle avait rougi pour une parole imprudente et que ne comprit pas Eleuthère. Aussitôt le paysage entier fut rose pour le jeune homme ingénu. Il vit rougir Hy- lette et lui-même s'empourpra comme l'horizon autour d'une jeune lune. Mais Sylvan. le sai- sissant par l'épaule, l'entraîna avec brusquerie : « La loi d'Eolie n'est pas pour toi, étranger venu en cette île. » Il haletait de douleur et de jalousie, comme pour une part du bien-aimé aliénée^ comme pour une surprise de ce cœur trop sensible. Et Eleuthère pleura sous la colère de son frère, il n'aurait su dire pour quelle autre chose aussi il pleurait. Une langueur, un mal de délices trop subtiles lui coulait aux artères pro- fondes. Il eût souhaité être seul au bois et de peine, de ravissement crier. Il eût voulu ne plus vivre qu'en soi l'éternité de la minute lui ap- parut la vision rose. Il n'aimait plus Sylvan.

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270 L ILE VIERGE.

Là-bas, vers la hètraie, maintenant celui-ci l'attirait, d'un cœur moins orageux. Il l'assit sur un tertre près de lui, prit ses mains, et il avait la voix grave d'un maître qui parle à son élève.

Enfant, enfant, pardonne si je fus un peu dur. J'ai soif de ta sympathie, je te voudrais à moi sans limites. Ce n'est pas trop de toi tout entier pour nous exalter ensemble vers la force et l'héroïsme.

Quoi ! gémit l'innocent, déjà agir, moi si fai- ble ! et qui nais à peine ! Laisse-moi plutôt rêver, Sylvan ! Attends que, comme toi, je devienne un homme !

L'enfant, ô ami, est ce que sera l'homme, et l'homme est ce qu'il veut ! Maintenant laisse-moi tout dire. J'eus tort tout à l'heure de te dé- tourner de la rivière baignaient mes soeurs. Notre père, dans sa sagesse, nous éleva dans la connaissance l'un de l'autre. Et je n'ai su que j'étais nu que quand Elée pour moi s'est cachée. Ainsi ne les fuis pas, mais considère-les franche- ment, puisque aussi bien elles sont aussi tes soeurs.

Alors Eleuthère se sentit renaître à la joie, et, lui riant dans les yeux, il s'écria : « Vois, je te reV'iens quand déjà je m'accusais de moins t'aimer. » Or, ce jour-là, Hylette se cacha

AL M A l'AUEXS. 279

d'Éleuthèreet aussi Éleuthèrese cacha d'Hylette- Cependant tous deux restaient tourmentés du désir de se joindre. Après des détours, ils s'aper- çurent, chacun attendit que l'autre parlât, et tous deux étaient très rouges de se regarder mutuelle- ment rougir. Et ils se turent ; chacun s'en alla par un chemin différent. Le lendemain ils se rencon- trèrent encore. Elle avait laissé tomber ses cheveux sur ses yeux, toute blonde comme en un nuage. Il ne vit pas qu'elle avait rougi. Et elle vint à lui. dou- cement hardie, et lui dit : « Ne va pas croire au moins que je l'aie fait exprès l'autre jour... Je ne pouvais me douter que tu nous épiais derrière les saules. » « Quoi, Hylette, tu savais donc? » s'écria-t-il, atterré. Il n'osait plus la regarder, tous les feux de l'orient enflammaient ses joues. Alors elle leva un doigt, et elle le balançait devant son visage, d'un air futile et sév^ère : « O je t'ai bien vu, tu n'as pas fait un mouve- ment pour t'en aller ! C'est moi qui ai plonger... » Sa voix changea, elle dit : « Et comme ça, puisque c'est toi qui as tort, je ne sais pas pourquoi tu m'en veux, Eleuthère... » « Mais, petite Hylette, j'ai cru au contraire que c'est toi qui m'en voulais... » « Nous n'avions pourtant rien fait de mal ni l'un ni l'autre. »

28o l'île vierge.

Maintenant elle le regardait franchement dans les yeux. Il ne vit pas en tout cet enfantillage pointer l'éveil de la ruse qui, soudain, la faisait femme. En lui persuadant ses torts, elle n'était plus que la victime d'un insidieux dessein ; et la guerre ou la paix balança en ses petites mains. Elle se mit à rire : « A présent je puis te le dire : je ne t'en ai pas voulu. Mais à l'avenir, quand je serai au bain avec Florie et Elée, tousse un peu fort, je saurai que tu n'es pas loin et j'au- rai le temps de me cacher sous les eaux. »

Ayant dit, elle se sentit la plus forte et ses joues parurent n'avoir jamais connu les roses froissées de la honte. Alors passa Florie avec ses faons gambadant, et elle cherchait Elée : « N'avez-vous pas vu cette fille étrange qu'est notre sœur? dit-elle. Elle n'était pas aux cuisines, elle n'était pas au verger. Oh ! elle est toujours nous ne sommes pas ! » Ils ne savaient quoi répondre, gênés par cette présence importune ; et ensuite ils coururent ensemble par les avenues, criant : Elée ! Elée ! Et Elée ne parut pas.

I.E SORTILEGE NUPTIAL.

LE SORTILEGE NUPTIAL

« Hylette ! ô Hylette! soupirait l'adoles- cent. Il avait délaissé Sylvan et s'en allait seul aux ombres du bois. Une aube d'argent on- dulait, s'efFumait de la mouillure des feuillages. Tout le tiède matin frissonnait d'arômes, de nids en rumeur, de l'égouttis des rosées. Et le rossignol à peine cessait de chanter, un peu de la nuit encore bleuissait les fonds lentement s'ef- façait le périgée de la lune. « Hylette! ô Hy- lette î » Les merles sifflaient sa peine solitaire, il n'entendait pas le moqueur loriot, ni l'aigre rire des pies. Un pivert d'un hennissement grêle s'ébroua comme il passait, dolent petit fantôme, indifférent aux clartés et aux musiques. Et tous les geais âcrement graillaient, fils des chênes ra- boteux. Il n'avait souci que de la secrète Hylette, telle qu'une ardente cire dardée en sa chair nue du frisson lumineux des eaux. L'image aux ondes de sa pensée ricocha, répercuta une infinité de petites Hylettes délicieuses et si neuves, tout le miracle de la nudité de la première femme jouant aux rétines extasiées du bel Adam. Un paradis

i6.

202 1. ILE VIERGE.

s'éveilla, fut la forme même de ce corps tout en émois de clartés. « Hylette! ô Hylette!» gémissait toujours Eleuthère. Les merles encore une fois sifflèrent, les pies et les geais garrulèrent, et il tressaillit, il eut peur d'avoir été entendu du bois indiscret, du bavard écho.

Il n'osa plus ébruiter l'aimable son, mais en soi, lèvres closes, s'enchantait de l'appeler infi- niment. O comme elle s'insinuait et l'enlaçait de l'ondoiement vivant de sa chevelure! Elle devint le matin et le brouillard laiteux des eaux et le ciel nuancé d'azalées et tous les horizons du paysage! Elle coula en lui d'un long frisson, du flot vermeil de la rivière. Son cœur une petite éternité s'arrêta.

C'était dans une combe, au cœur vierge de la hêtraie, une herbe étoilée. Il roula sur le sol fleuri, soupira : O Hylette! et soudain la vision s'en alla. Comme un soleil, elle s'éteignit de trop irra- dier. La forme du rêve s'évanouit, ne laissa plus que le rêve d'avoir rêvé, « Hylette ! ô Hylette ! ainsi de nouveau il l'appelait à haute voix. es-tu, amie, flambeau?» La voix monta, mourut dans la haute vie végétale,' la joie pâmée des airs. Hylette restait disparue, belle image effacée des miroirs, remontée aux espaces. D'espoir, de douleur il étreignit la

LE ?ORTII.È(iE XUPTIAL. 283

terre, la caressa de mains éparses, toute fi'aiche, per- lée d'aiguail comme ta petite épaule ruisselante du bain, ô Hylette! Et les herbes frôlées, la soie des mousses le faisaient défaillir comme si du bout des doigts il la palpait elle-même, comme si très doucement par jeu elle le chatouillait. De la sentir si loin, si proche, ses larmes à la fin jaillirent, une ondée chaude, lascive, sa chair se fondit. Le sol tout à coup s'abîma, il crut l'avoir embrassée ; ce fut le miracle du désir ; et dans un cri ensuite elle lui revenait. Les merles dans les bois sifflaient, la rauque ironie des geais : il n'entendait plus que la jeune musique du sang à ses tempes^ comme le rythme divin d'une mer.

La silve solitaire lui devint une chère habi- tude. Il habita la combe ouatée^de mystère, la secrète et verte demeure Hylette arrivait à son appel. Sous les feuillages tintants de lumière, il l'emportait comme une proie exquise, vivait en rêve la folie du vierge éveil du sens. Et il fuyait Sylvan, cauteleux et sournois à déjouer ses ami- cales poursuites. Il fuyait Elée et Florie. Même auprès de Hylette, il ressentait une étrange peur. Absente, idéale, née de son désir, elle était bien plus lui-même ! Quelquefois, l'aguignant du coin de l'oeil, elle riait, d'un bruit musical de petite ci-

284 i.'iLE vip:rgf..

gale. Oh ! surtout ce rire d'Hylette lui semblait terrible et il ne savait pourquoi elle riait. A pas furtifs un matin elle se glissa dans le bois, espé- rant surprendre la raison obscure pour laquelle les délaissait le farouche Eleuthère. Or, ayant en- tendu remuer les buissons, il se cacha derrière un arbre, et ensuite à son tour il la suivait, à la pointe des pieds, mourant de peur et de joie. Elle allongeait le col, levait très haut ses orteils, ten- dait l'oreille, onduleuse et vive comme un orvet. Et il se demandait quels aguets insolites lui fai- saient les prunelles attentives et claires. D'un long cri soudain elle l'appela. Les ondes en réson- nèrent jusqu'aux échos velus ; il la vit fuir au loin- tain crépuscule. Et Eleuthère n'avait pas répondu. Il devint l'esprit rôdeur des bois. Il ne savait plus à présent de quel dieu lui avait parlé Sylvan. Eperdu de nature, il sembla avoir respiré un dieu nouveau. Celui-là vivait au cœur des chênes, glissait en lumières fluides sur les eaux, ondoyait aux nefs de la verte basilique, dans les orgues du vent. Il se sentit sans force devant l'envahis- sement subtil. D'instinct vertigineux, il aspira à se confondre, parcelle tourbillonnante, aux alli- ciances de la grande Ame. Il en restait bien mieux mêlé à Hylette même, âme ailée, elle aussi,

LE SORTILÈGE Ni; PII AL. 285

oiseau, rythme et tout le matin et toutes les étoiles filles du ciel.

Un désir confus monta. Que lesdieux d'Hylette soient les miens ! Et si c'est se damner, encourons ensemble la peine éternelle ! Il crut que les cieux allaient s'écrouler, leva la tête en tremblant, les vit immobiles. Et il ne craignait plus le Dieu qu'on lui avait appris, mais un autre demeura, très bon, in- fini, l'immense dieu pélasgique. Il n'allait plus avec Sylvan dans les soirs écouter l'agonie des lointains angélus. Elée ainsi fut l'insinuant sorti- lège nuptial, l'initiatrice aux cultes d'amour et de nature. Sa chair sentait le bois, les sèves, le désir, la beauté de la vie. Elle plana entre l'ange et la nymphe. Et il cherchait les mots par lesquels ado- rer l'Esprit qu'elle lui révéla. La forêt, les eaux, la plaine, le ciel se féminisèrent d'elle. Au fleuve d'or de ses cheveux coula le froissis mordoré de la ri- vière, se torsèrent les joueuses émeraudes des feuil- lages. Les molles paraboles de la ségalaie flexuaient selon le dessin charmant de sa petite gorge, imi- taient la fine arabesque de ses épaules. Il crut l'étreindre à travers l'écorce des arbres, le tendre émoi du vent, le flot frôleur de la rive. Art ingénu du désir et du rêve il la créa véritablement» d'un mystère spirituel naquit la femme et toute

286 i/îi,E vier(;e.

la nature. El il comprenait maintenant l'analogie essentielle des formes, et toutes ont un sens simple et unique, dans l'éternité de la même substance, dans l'harmonie de l'univers.

UNE AME S'IGJNORE

« De loin je prie sur toi. Honore ton oncle Sé- vère, mais demeure fidèle à la Loi. » Il se répétait ces mots d'une lettre de son père. Le bois douce- ment sanglotait dans le soir pluvieux. D'abord le sens lui resta obscur, il ne savait plus de quelle loi lui parlait Côme. Puis d'anciens remous pénible- ment refluèrent. Il avait passé du côté des Gen- tils, il se vit nu devant la colère de son Dieu. Pourtant ses remords étaient tièdes. Il eut voulu jaillir de tout son être à la pénitence, se soule- ver du mouvement des ondes intérieures jusqu'aux pieds crucifiés. A peine elles s'agitaient, huiles indolentes d'une mer qui fut orageuse. Elles glis- saient à la surface de son âme si molles, si peu chrétiennes. Il n'eut plus que l'étonnement et la douleur de cette pauvreté de ses effrois. Ainsi ma-

UNE AME s'ignore. 287

nifestement s'était retirée de lui la divine Pré- sence. Et il pleurait doucement, découragé.

La pluie cessa. Un air léger ranima le bois gre- lottant. Le Dieu triste sembla s'être fondu récon- cilié en les dieux heureux delà nature. Ses larmes tarirent, il aspira à la joie. Hylette passa au trem- blotement de la première étoile... Et il se mit à courir, car depuis longtemps il avait fui les de- meures. Lointainement ondula une cloche, l'or et le cristal d'une église qui angéliquement tintait dans le soir. Il s'arrêta, ému, écoutant ce souffle religieux tout au fond de lui. Elle montait, très lente, en des airs purs et subtils, comme venue des temps innocents de sa vie, des mois de Marie de sa petite enfance. Et il se rappela, ils séjour- naient alors près de la mer. Une chapelle aussi tintait dans les soirs. C'était un pauvre lieu de prière et de foi, visité des femmes aux yeux pâlis de toujours regarder les départs vers les flots et la mort. Une Dame des douleurs, une humble et douce Vierge était sur l'autel. Les gens de la côte l'appelaient la Vierge du Bon-Secours. Elle avait les yeux couleur des sables, les cheveux verts comme les eaux. Un sombre manteau la parait, argenté de chardons qui avaient la forme des lar- mes. Chaque jour il entrait s'agenouiller devant

288 l'îi.p: vierge.

l'Image, restait des heures parmi les femmes gémissantes. Elle était l'étoile vers qui montaient les afflictions, qui doucement illuminait au large les flots. Elle fut pour sa foi d'enfance le miracle de la Grâce et des Saintes Litanies, le lys vivant des jardins de son amour. Cependant Eleuthère toujours écoutait tinter la petite cloche. Elle s'élançait, gonflée comme un sein, priante, sou- pirante, semblait rouler par-dessus les sables dans un soir d'éternité. Et il avait joint les mains comme là-bas, il tomba à genoux^ Il crut que les célestes paupières s'étaient abaissées vers lui comme elles s'abaissaient sur le pauvre peuple des bar- ques. Une rosée mystique le rafraîchit, il se fondit aux effusions de l'Ave Maria. Les vêpres en la paroisse inconnue prirent fin, l'actien de grâces de ce soir du mois virginal. Il priait encore.

Avec les jours, il espéra pouvoir raviver la sub- tile incantation. Mais la foi s'altéra, il ne resta plus que l'amour. Eleuthère appelait la douce Vierge des mers. Une nuée s'abaissait : c'était la petite Vénus nue du matin de la rivière qui ap- paraissait. Le nimbe religieux ne fut plus qu'un or transfiguré d'auréole à l'image profane. Elles se transsubstantièrent. Hylette s'emparadisa d'un pétale effeuillé du bouquet des grâces miracu-

l'XE AME S IGNORE.

leuses. «Et toutes deux avaient le même visage : les yeux couleur des sables étaient devenus les yeux couleur d'abeille. Un iris les mariait, le pa- radis gemmé de l'arc-en-ciel. Il ne sut plus la- quelle adorer, les exalta l'une à travers l'autre en de brûlantes litanies. Et tout le paysage autour de l'adorable prestige se vaporisa : au cœur des bois s'édifia une chapelle parfumée de nature.

Cette douce folie à la fin le mina. Il perdit les roses du visage, se consuma d'ardeur et de rêve. Rentré dans la vie, il ne reconnaissait plus l'amie de qui lui venait tout ce vertige. Hylette se crut détestée, crut le détester elle-même. Ils ne se voyaient plus qu'aux heures familiales du repas et des lampes. Sylvan non plus ne reconnaissait son frère, mais se rappelant ses propres défail- lances, il le connaissait égal à lui-même, d'un sang et d'une âme fraternels.

Or, s'étant mis à chercher Eleuthère, il enten- dit s'élever un gémissement de la combe solitaire. Il écarta les feuillages, le vit pâle et en larmes, tenant son front dans les mains. « Ami, c'est moi, Sylvan ! » Déjà l'enfant essayait de fuir. Mais l'aîné le rappela d'une voix impérieuse et douce. Alors ses pleurs redoublèrent, il parlait en mots entrecoupés : « Vainement je tends les bras,

17

290 I> ÎLE VIERdE.

Sylvan. Elles ne viennent plus, elles demeurent sourdes à ma prière. » Et ensuite il s'arrêta, re- garda avec égarement le frère apparu, honteux et surpris d'avoir ainsi livré son secret. Sylvan le serra dans ses bras : « La confiance, ami, te mon- tait aux lèvres. Pourquoi la retenir ? » Un charme subtil s'insinua. Dans une effusion de larmes, de baisers, Eleuthère se roula sur la poitrine fra- ternelle, sanglota : « O Sylvan, je suis mal- heureux! Ne me demande pas autre chose... » Le mal à travers ce cri mollit : de tant de spé- cieuses causes, il ne sut plus laquelle le faisait gémir et pleurer. Et seulement avec douceur, d'une nuance de voix déjà convalescen;;e, comme on se plaint pour une douleur qui tout à l'heure sera usée, il répétait : « Malheureux! O si mal- heureux ! »

Alors celui qui s'espéra le Fort sentit pour cette plainte sa force s'en aller. Il n'eut plus que la fai- blesse de plaindre à son tour ce cœur puéril et na- vré. « Eleuthère ! je souffrais déjà de ton mal avant que tu eusses parlé ! Et vois, j'en gémis main- tenant avec toi, bien que tu m'en caches encore la cause. » L'enfant, à ce tendre encouragement, s'exalta, voulut par plus de souffrance encore exalter la sympathie de l'ami généreux. « Nul

UNE AME S HiXORE. 29I

gémissement assez fort pour ma douleur, ô Syl- van ! Je perds le ciel, et la terre à la fois se ferma pour moi. Il ne me reste que ta pitié. » « In- grat, sourit Sylvan, qui ne m'appelais pas et voulus pour toi seul garder toute la peine ! » Et ensuite tendrement il le supplia : « C'est encore trop de réticences, ami, que, m'a3'ant dit ton mal, tu m'en dissimules l'objet ! »

Les roses empourprèrent le visage d'Éleuthère.

Souffre, dit-il, que je garde ce secret. Ma peine me fut si délicieuse, j'aurais désiré en mou- rir... O ami, pardonne, je ne veux être consolé qu'à moitié !

Les distances s'illimitèrent. Tristement Syhan se délaça de l'étreinte et, faisant quelques pas :

Va donc, fit-il, je t'abandonne, cœur fer- mé à la divine, confiance. Tu me manques plus en te taisant que si, en parlant, tu m'avais fait in- jure. » Du coup, les paroles affluèrent ardentes, fébriles, coupées de sanglots : « Ne fuis pas, aimé... Reviens-moi et connais tout mon mal à cet aveu... J'ai perdu la foi etHvlette me déteste ! » vSylvan lui prit la tête dans ses mains et, lui ayant baisé les yeux : « Que ne la détestes-tu toi-même ? Je ne serais plus jaloux de l'amitié qui la fait te regretter ! » Sa passion jaillit, parla trop vite ; il

I, ILE VIERGE.

se vit trahi par lui-même en ce mot qui les rendait l'un à l'autre. Mais déjà Eleuthère : « Ou'as-tu dit, ami? Hylette me regrette ! Je ne vivais plus ; tu me rends la vie et le ciel. »

Vis donc, dit avec douleur Sylvan, si c'est pour toi vivre. Mais, sache-le, j'avais espéré pour toi de plus orgueilleux destins. En te pleurant, lâche enfant, c'est encore eux que je pleure.

Eleuthère le vit à pas rapides s'enfoncer dans le bois. Par trois fois alors il le rappela, mais Syl- van ne retourna pas la tête. Et ensuite il ne pensa plus qu'à Hj'lette, il se mit à courir vers les de- meures. Son âme légère le devançait. Il sentait la lumière couler en bouillons rouges, en chaleurs vermeilles dans son sang.

De loin il ape."çuL blondir par-dessus le potager une touflFe d'or. A genoux dans le plant, elle cueillait des cœurs frais de laitues et à mesure les entassait dans un corbillon, coupés dans leur sève, égouttant un lait gras.

Petite Hylette...

Elle leva les yeux, il ne sut plus que dire. Et comme, sans parler, elle s'était remise à couper les laitues, un silence tomba, tout le poids du ciel, et la terre même fut sans voix.

Oh ! cria-t-elle, mon sang coule !

l'NE AME S IGNORE. 293

Une larme rose perlait à son doigt. Il s'élança, lava d'une feuille de salade cette goutte de sa vie qui s'en allait, et il avait les yeux si tristes que lui-même, par cette légère entaille, sembla sur le point de perdre l'àme. Elle se mit à rire.

Je t'assure, le cri m'a échappé. Je ne voulais point te parler. J'étais bien trop fâchée contre toi.

Je ne t'avais rien fait pourtant, Hylette.

Si ! si ! Tu me fuis, tu passes des jours en- tiers dans le bois... Un soir, comme je passais, j'en- tendis que tu parlais... Va, je ne suis pas sourde... Tu appelais madame la Vierge... J'étais derrière un arbre, tu t'es mis à genoux, tu as ouvert les bras... Oh! c'est bien par hasard que j'étais venue au bois... Et puis, et puis... je ne sais plus.

Il rougit, blessé dans l'enfantillage de sa foi.

Je priais, dit-il simplement.

Elle le regarda étonnée, les sourcils hauts dans l'eflFort vain de comprendre.

Serait-ce, fit-elle au bout d'un temps, la femme de ce Dieu dont tu nous parlas ?

Il secoua la tête gravement.

Je t'apprendrai à la connaître si tu veux Hylette. Elle est là-haut qui nous regarde... Elle est la Mère... On ne l'adore qu'à genoux.

Là-haut ? dit-elle.

294 I- ÎLE VIERGE.

Et ses yeux semblaient la chercher, montaient aux étendues. Il sourit de sa candeur.

Oh! elle n'apparaît qu'à travers l'àme. Il faut avoir la foi pour la voir... Pourtant son image règne divinement dans les églises.

Alors c'est donc un mystère... Eolie aussi a ses mystères que nous enseigna notre père.

Ils se turent tous deux. Elle restait pensive, déroutée dans son instinct fruste^ son àme de pas- toure à demi nymphe. Et tout à coup une question perça, l'inquiétude et la curiosité de la petite Eve éternelle.

Dis-moi du moins si elle est belle. Etrangement il répondit:

Elle te ressemble, ô Hylette... Mais, je t'en prie, garde cela pour toi, ne le dis à personne.

Oh ! s'écria-t-elle joyeusement, si c'est ainsi, je te le promets. Un secret, c'est comme si on était toujours sur le point de perdre quelque chose.

Le ciel sur eux se referma, ils redescendirent à terre, et elle redevint la simple Hylette qui dan- le verger coupait des laitues.

Passe-moi ton couteau, dit-il, je les coupe- rai pour toi.

Mais elle avança ses mains aux hàles d'or, mor- dues de bise et de soleil, les mit près des siennes

UXE AME S IGNORE. 29S

pâles et malades. Et riant, un peu dédaigneuse :

Élée a raison. Tu as l'air d'une fille avec tes mains laitées. Tu te blesserais, enfant 1

Il insista, elle lui abandonna la lame et, à son tour, il tranchait les luisantes salades gonflées de sève. Elle frappa ses mains l'une dans l'autre, amusée.

Oh ! mais c'est qu'il y va !

Puis un cri encore une fois. Au fil du couteau un jet vermeil avait fusé comme bruina son propre sang. Elle lui prit la main, pâlissante, le cœur serré. L'entaille incisait les fibres vives. Alors^ per- dant la tète, elle s'accusa, ne savait plus avec quoi étancher cette vie rose. Et soudain, déroulant ses cheveux, elle en bagua le doigt blessé.

O que tu dois souffrir, ami ! Et par ma faute ! Je crois que mes cheveux saignent aussi.

Il ne répondit pas, ému d'un délice profond, regardant avec des yeux ravis s'égoutter la rosée à travers les ors de la fluide chevelure. Et enfin doucement il lui dit :

Vois, Hylette... C'est au même doigt que toi.

Il eût voulu perdre ainsi la vie à petits flots, mourir longtemps d'agonie surnaturelle, son doigt dans la chaleur de ses cheveux, plaint par sa

296 l'île vierge.

jeune maternité amoureuse. Des ondes, d'in- times et molles blandices montèrent. Il ferma les yeux, crut revivre à la dérive l'extase des commu- nions chrétiennes, couler aux eaux de la Grâce une petite éternité divine. Il balbutia :

Ne t'attriste pas... C'est si bon être un peu toi comme ça dans tes cheveux, toujours.

Et debout près de lui, dans le frisson matinal, l'arôme tiède évaporé du champ, elle déroulait la tresse d'or, l'enroulait comme une charpie de soleil, comme les fils d'une trame de vie, lui disant par jeu, par ris, moitié consolée :

Ton doigt, ton pauvre doigt, Eleuthère... Oh ! j'ai si mal à ton doigt !

Le sang tarit : il ne sentit plus qu'un titille- ment léger, et il gardait son doigt entre les siens, sans force pour le retirer des boucles qui l'anne- laient.

O Hylette ! Comme il tombe, ce sang ! Comme il bouillonne!... Déroule plus de cheveux encore, déroule tous tes cheveux.

Mais elle défit les belles soies de pourpre, les liens de vie et les étalant au soleil :

Vois, ami... Mes cheveux ont bu tout ton sang.

Et ensuite ils s'en retournèrent, la main dans

SYLVAX VAINQUEUR DE LA MORT. 297

la main, en riant comme des enfants et ils n'em- portèrent pas leur cueillette de salades.

SVLN'AN VAINQUEUR DE LA MORT

Cependant Sylvan était malheureux à cause d'Éleuthère. Il traverse la clairière, il dépasse la limite du bois chevelu, et ensuite il franchit la clôture du parc paissent les bœufs laboureurs. Le patriarche du troupeau, à travers les arômes verts du pré, subtilement hume son odeur et vient au-devant de lui, grave, en balançant ses lourds fanons. Alors Sylvan le caresse entre les cornes et lui parle : « Ami... ami, douce âme obscure qui sans défaillances me fus toujours fraternelle, console-moi des hommes! » Le bœuf aux bru- meuses prunelles souffle puissamment et de sa lan- gue râpeuse à petits coups lui lave la main. Si près du cœur de la bête, Sylvan se sent plus loin du cœur de l'homme. Eleuthère ! Humanité qu'appela son désir ivre ! Lui faut-il àjamais résigner l'espoir des communions absolues? Il s'abat sur le pré, il fond en larmes, la vie s'en va dans la tourmente

17.

298 I. ILE VIER GE.

de cette minute de déréliction tout lui manque, les autres et lui-même.

Sylvan !

Une voix s'étonne, se penche sur sa peine. Il lève les yeux et aperçoit Elée. Aussitôt il a honte d'avoir été surpris dans les pleurs : « Ce n'est qu'un peu de rosée restée aux herbes et dont se m ouilla mon visage. Sache que jamais Sylvan ne pleura. » « Tu pleuras avec Elée, le soir sanglota la flûte, » reproche l'étrange fille avec douceur. « Pourtant alors je n'avais pas perdu Éleuthèrel » « C'est donc que tu le pleures pour un mal qui m'est inconnu ! » Il est vaincu par ce ton insinuant et spécial, elle qui si souvent fut l'équivoque Elée. Il lui prend les mains et gémit : « Je l'aimais si tendrement, il m'était si cher! » Mais elle ne comprend pas et l'interroge : « Dis-moi au moins comment tu le perdis ! » « Hylette me l'a ravi! Et maintenant. Elée, je meurs ! »

Un souffle orageux passe. L'ardente Elée d'au- trefois frémit et brûle sous ses crins raides comme les sarments saigneux des ronces. Sa petite gorge aiguë se lève droite. « Tu meurs, dis-tu, ami ? » Elle l'enlace, son âme nocturne monte en ce cri : « Cher Sylvan, que n'est-ce vrai ? Nous mour-

SYLVAN VAINQUEUR DE I. A MORT. 3OI

rions ensemble ! » Et ensuite elle expire, toute brisée de son noir désir.

Élée ! chère Élée !

Du fond des ombres il la rappelle. Longtemps il roule au creux de sa poitrine cette tète froide aux yeux comme des soleils éteints, comme les fumées d'un soir électrique sur les eaux. Enfin ils se rouvrent ; leur sombre orient renaît, la givreuse aurore des pôles. Comme en songe, elle soupire : « Mourir, Sylvan ! O que c'était divin ! »

Toute la vie n'est pas revenue, il la sent un peu morte toujours à travers le nuage d'où elle parle. Et c'est si lointain, si dans les limbes, la petite voix qui n'est plus tout à fait morte et n'est pas tout à fait vivante ! Un léger fantôme flotte, se débat entre la terre et le ciel, l'essence de la t pauvre Elée ! Et Sylvan a peur ; il souffle légère- ment sur ses prunelles hallucinées, tendues vers de surnaturelles lumières.

Élée! Élée!

Elée cette fois a tressailli, un long frisson la délie, l'arrache au charme mortel. Elle a l'éton- nement d'un autre monde après celui elle fut ravie. Le jour véritable a peine à rentrer en ses yeux vertigineux. « C'est toi, Sylvan ? Que ne

302 L ÎLE VIERGE.

m'as-tu suivie? Il me semble que je commençais seulement à vivre. » Il hausse les épaules :

Folle ! A quoi te servirait alors de mourir, si c'est pour revivre ?

Mais si c'était cette vie la mort, Sylvan ? Oui, dis, si c'était mourir! Maintenant je sens bien que je fus si longtemps morte !

La vie... la mort et ne rien savoir! Et s'en aller sans avoir jamais su ! s'afflige Sylvan.

Peut-être on sait après, ami !

Un fluide dangereux, à ce terrifiant espoir, l'en- dort et le captive. Quoi ! se connaître enfin ! s'éga- ler au dieu inconnu ! Son sein palpite, un abime s'ouvre, et les temps, en un éclair illimité. Et lui aussi maintenant connaît le vertige, cabré de toute son âme au bord d'une si haute falaise qu'en bas, au-dessus, il n'est plus que la conjecture.

Elée ! crie-t-il, je perds pied... Viens, ô mort qui me délivrera des hommes!

L'héroïsme le transporte : il va s'élancer aux ombres, divin jeune homme ébloui qui déjà voit venir à lui, pour lui faire cortège, les vainqueurs royaux de la mort, transfigurés d'immortalité. Hélas! la vie l'enchaine, l'indestructible force de l'être et tout à coup il s'aperçoit très faible, pauvre

SYLVAN VAINQITEUR DE LA MORT. 3O3

de volonté, sous le grand amour paternel du soleil, devant le bœuf ami qui émerge de la flouve par- fumée et meugle en le cherchant de son mufle. Il a suffi, une défaillance subtile s'insinue, l'efflux vernal, les amoureuses molécules de la vie éparse. La terre l'étreint, il renaît au lumineux espace, lui qui allait mourir ! Il croit voir la nature pour la première fois.

Quitter tout cela, ô Élée! regrette-t-il. Vois, tout est harmonie, félicités, splendeurs. Et la mort n'est qu'en nous !

Que tardes-tu alors si la vie est au delà, ami ? Il est là-haut, crois-moi, des lumières plus douces et qui ne s'éteignent pas. Je montais dans un sil- lon d'étoiles. Je ne sentais plus nulle souffrance. J'étais moi-même une clarté parmi les clartés. Maintenant, redescendue à terre, je ne suis plus qu'une petite clarté morte qui regrette d'avoir été étoile.

O toi, petite Elée, et ainsi parlant, il secouait sa tête rousse, tu fus toujours une enfant un peu malade.

Mais elle lui répond amèrement :

Ne dis pas que je suis une enfant, Sylvan. Je me sens très vieille. Je t'assure, il y a en moi une âme que je ne puis pas dire. Je ne ressemble pas à

304 I. ÎI- E VIER(iE.

mes sœurs. Vois, je suis noire comme ce qui doit arriver.

Oh ! dit-il, ne me regarde pas avec ces étranges yeux, Elée. Le chevreuil aussi, en expirant, eut celte clarté inouïe au fond des prunelles. Je t'en prie, ne pense plus à ces choses qui te font des yeux terribles.

Mais sauvagement elle hausse son visage jus- qu'au sien. « Regarde-les bien plutôt, il y a au fond quelque chose qui n'est plus vivant! L'eau est profonde et noire comme l'âmed'Elée! Et sais- tu d'où elle vient, elle va, l'eau? aussi ira Elée! »

Pourquoi me fais-tu de la peine, toi aussi? doucement dit Sylvan.Elle le regarde, elle écoute revenir la bonne conscience. « Maintenant Eleu- thère t'a délaissé et tu le pleures. Mais sache-le, Elée aussi fut triste jusqu'à la mort quand tu la délaissas. Ne le dis à personne, cher Sylvan : je descendis à la rivière, l'eau monta, le froid baiser de la mort. Ce fut délicieux comme un baiser de toi. Et le goût de tout cela ne s'en est plus jamais allé... »

Le secret révélé lui révèle un cœur encore in- connu. Il lui prend la tête, il ne craint plus de re- garder ses yeux, et il croit plonger eh des abîmes.

SYI.VAN VAINQUEUR DE LA MORT. 305

Quoi, Élée ! tu voulus mourir pour S5'lvan !

Plains-moi, dit-elle, de n'être morte alors qu'à moitié.

Elle parle de la mort tranquillement en sou- riant, comme d'un songe enviable. Elle est la petite enfant innocente qui gentiment joua avec le mystère. Et Sylvan l'admire, il se voit sans héroïsme à côté de cette âme qu'il crut frêle et qui but volontairement la mort.

O Élée charmante et trop méconnue!

Un nuage passe sur Élée ; il la sent toute froide entre ses bras et elle lui dit :

Vois-tu, vois-tu, Sylvan, la mort seule lie éternellement! En mourant, je n'aurais plus cessé d'être toi !

Sylvan tremble pour cette parole qui assimile la fragile humanité à l'éternité des sphères. Par la mort être le vainqueur de la mort ! A peine il ose encore toucher Élée, il l'effleure d'un geste reli- gieux.

appris-tu ces choses merveilleuses ? Notre père ne nous enseigna que la vie, dit-il enfin.

Elle lève les épaules et secoue la tête. Dans ce mouvement, sa chevelure se déroule et lui fait un sombre manteau : elle apparaît mystérieuse comme un symbole, recouverte par les ombres. « Vois,

3o6 l'île vierge.

dit-elle, je ne sais que te répondre. Je suis pour moi-même une petite image voilée et qui marche devant moi. ■» Cependant elle demeure inquiète. Elle voudrait se comprendre et ensuite elle pousse un cri ; elle porte la main à son cœur. « Ah!., là, là, Sylvan! c'est peut-être que je sais, puisque c'est que j'ai mal ! » Tous deux se sont tus, troublés de peine et de volupté. Mais le mot vibre en Sylvan, la flèche faite d'une larme cristallisée. Une sensibilité plus fine déhe ses es- prits. Il se souvient, sent tressaillir des fibres au- trefois blessées. L'être qu'il fut, jouet d'une étrange erreur, aussi aspira au sacrifice, à la mort. « Celle que tu évoques autrefois m'effleura de son aile, dit-il. Mais l'aile était noire, Élée ! Elle ne se déployait pas vers les plages de vie éter- nelle où la précéda ton espoir... Ce fut toutefois une volupté surnaturelle. »

Ainsi se parlant, à pas lents ils ont gagné le soir des eaux. Alors elle se penche par-dessus les roses à la dérive reflétées du couchant, elle lui montre son visage mollement emporté parle cou- rant.— « Vois, Sylvan, je t'appelle... » Elle des- cend la berge et il descend avec elle. Déjà le flot se froisse à leurs chevilles. Il ferme les yeux, tout pâle, gagné du goût de la sensation sublime.

SVLVAX VAIXQl'EUK DE LA MORT. 307

Ensuite ils s'arrêtent, troublés d'inconnu, re- gardent au loin la mort charmante des campagnes. Et tous deux se taisent, serrés l'un contre l'autre, innocents et fraternels dans l'abandon de leur vie. Une brise délicieusement les cajole et les adjuve, une haleine venue d'une avitre rive. Elle abaisse la main vers la rivière ; toutes les roses se sont fanées, il n'y a plus aux eaux froides que le trem- blement clair d'une étoile. « Vois, dit-elle, l'heu- reux présage. Notre âme, en remontant son sillage d'argent, aussi deviendra étoile. »

Lentement ils avancent en se tenant par les mains. Une ceinture de mailles vives ondule à leurs hanches. « Plus loin, frère désirable, s'exalte Elée, jusqu'à ce qu'au-dessus de nous seule soit encore visible l'étoile ! » Elle attire la fleur des nymphées et comme d'un symbole chaste d'hymen et de mort s'en noue le col au sien. Alors l'âme personnelle de Sylvan tressaille de ne point con- naître la crainte. Nul vertige quand la mort est là, vertige ultime ! Un air sonore, la vie même de l'espace souffle en ses narines. Un sang d'éternité bat en son cœur. Il sait à cette heure qu'il est son maître, qu'il peut à son gré vivre ou mourir. « Je suis ma propre durée consciente, » pense-t-il. Et la mort, dans son âge d'humanité, n'est plus pour

3o8 l'ÎF-E VIERdE.

lui désormais que l'attrait épuisé d'une tentation que maîtrisa sa volonté. Il s'écrie :

«Mourir ! maiscomme Hercule sur le bûcher, exténué d'héroïsme et de beauté ! Chère Elée, lais- sons cet enfantillage. Ma destinée, je le sens, est de vivre. » Elle lui échappe et coule aux eaux pro- fondes. Et sous l'étoile, son âme crie : « Adieu, Sylvan ! La mienne est de mourir ! » Par trois fois il plonge, et seulement à la troisième il sent on- duler son corps léger et l'emporte vers la rive. Et enfin elle ou\'re les ytux et regrette la mort.

III

LES ÉLUS

Épuise les dieux que tu fus pour un, plus grand, qu'il te faut devenir.

LES ELUvS

EOLIE ACCOMPLIE

Barba le Vénérable marche dans le printemps d'Eolie comme un dieu des âges. Les pommiers neigent dans sa barbe ; sur son front haut la clarté et les ombres ondulent au vent léger des feuil- lages, pareilles aux mobiles nuances de l'àme. Dans le rythme lent de chacun de ses pas tient la mesure d'une pensée. Et la forêt, la blonde savane et ses troupeaux lui évoquent une Arcadie, les jar- dins sacrés du soleil au temps des pastorales. Mais la vision intérieure s'éveille, il regarde se lever de son âme un autre paysage sans limites. Il songe :

« J'ai ouvert la main aux semences dévie, j'ai créé un monde. Maintenant Eolie s'achemine à ses destinées. Toute chose bientôt sera accomplie

312 LÎLEVIERGE.

selon mes desseins. Alors mon essence lîuuna se dissoudre, retourner aux éléments ; je mourrai, laissant derrière moi une œuvre durable. La vie d'ailleurs ne finit pas : elle recommence à travers les métamorphoses. Stellaire, terrestre, qui le sait ? J'ai fait mes dieux selon moi-même, propor- tionnés à mes soifs et à mes faims. D'autres naî- tront de mes enfants et des enfants de mes en- fants, toujours plus parfaits, déjà ressemblant à l'Elu en qui s'effaceront les dieux précurseurs. Transfiguré, celui-là surgira dieu lui-même, le dieu vivant espéré des âges. Alors l'homme s'étant égalé à l'Idéal, les temps seront révolus, car Dieu est la limite de l'homme. Et il n'y aura plus au- dessus que les Forces, l'éternité même de la vie.

« O Sylvan, devance, s'il se peut, les âges. J'ai mis en toi ma force ; tu fus pour moi l'humanité même. Enfant, tu connus les dieux vierges, les fables, les symboles. Jeune homme, Hercule et Pro- méthée te furent révélés, révélateurs du dieu nou- veau, assomption de l'homme en l'Idéal qui seul est tous les dieux. Encore un échelon ! D'un pas escalade dix siècles ; voici que s'illumine le Gol- gotha et l'initiation sera consommée. Cher En- fant-humanité, deviens dieu toi-même. Ainsi se parachèvera le cycle, ainsi sera évolue Eolie... Déjà

EOLIE ACCOMPLIE. 3I3

les brumes m'enveloppent, l'ombre de mon cou- chant marche devant mes pas, s'étend jusqu'à l'ho- rizon. J'aperçois lesclartésdel'autre rive. O fils! filles de ma pensée ! Ames en qui la mienne se conti- nue et se délivre ! Matins surgis dans mon soir ! Parcelles de ma substance, par mon désir projetées dans l'éternité ! Epanouissez- vous dans l'harmonie et la joie. Devenez toute ma lumière incarnée, mes roses et mes étoiles ! »

Ainsi se parle le Père. Ensuite une défaillance l'accable, la tristesse du créateur après la genèse réalisée. Des siècles, des faix énormes d'humanité pèsent à ses épaules. Il a vu se lever le soleil des premiers hommes par-dessus les mers et les terres. Aubes, ténèbres, mystères, hallucinations et cha- naans apparus dans le matin et qui ensuite s'effi- cèrent dans les soirs et roues et croix et monts en feu à l'horizon et flux et reflux des races et des temps aux mers inconnues ! Et avoir vécu tout cela, avoir été le pèlerin fabuleux de tout cela et qui enfin aborde à Eden tout chargé de débris d'humanité, traînant après soi ses dieux sauvés du naufrage ! Eolie ! Terres futures ! Monde fait des épaves du monde ! Ile d'or d'un Pacifique inouï ! Il mesure à son rêve l'œuvre et souffre la grande douleur, doute si ce qu'il fit fut bien, fut

18

314 I' ÎLE VIERGE.

mal. O n'être qu'un homme quand on conçut grandir jusqu'à Dieu 1 Avoir espéré reculer les colonnes de l'effort humain et peut-être seulement les avoir ébranlées, vertigineusement chancelantes, minées déjà d'écroulement ! Et toi, chair, infirme argile, limon des fleuves de l'être, précipitée et refondue au feu d'Agni, ondoyée au lait de nature, toute fraîche de grâce antique et d'innocence, si nue qu'elle en demeura voilée, n'en serais-tu que mieux perdue par un v^ain leurre lustral ? O dé- tresse, passion d'un cœur qui subitement ne fut plus que paternel !... La lumière se couvre, le prin- temps léger d'un songe; et un nuage s'abat sur ses ans fléchis, du poids d'un mont. Un univers entre ses bras s'est brisé, cristal fragile, prisme effrité d'arc-en-ciel. Hylette ! Florie ! Élée! fleurs de son espalier, ingénuités, candeurs, petites clartés dansantes aux chemins de vie, pour quels obscurs destins désormais nuptiales? Et toi, bel Eleu- thère, âme encore inconnue et qui préludes aux essors, fibres et ramures d'un pâle bouleau trans- planté! Arcanes! Halliers de l'avenir! Sa barbe tremble, il agonise d'affres et d'angoisses.

Pendant trois jours Barba s'enferme aux soli- tudes intérieures, demeure perdu aux déserts et aux cavernes. Il se perçoit le vaincu d'Eolie,

EOLIE ACCOMPLIE. 315

captif des symboles qu'il créa, l'esprit et les sens en proie aux dieux ennemis. I.'Ile l'enchaîne, le cercle enchanté des bois et des eaux, la jeune patrie vers qui vogua son espoir d'illimité ! Mais quand se lève la quatrième aurore, il entend ré- sonner le cor de Sylvan, le cor héroïque et rouge. Il est délivré, Eden renaît, lumineux et vierge, arche immense jetée par-dessus les âges. Les dieux y vivent parmi les hommes et les troupeaux, les dieux antiques et éternels. Et il fit la chair et l'àme libres, les voua au soleil, à la vie, dans la force et la joie. Et toute jouvence est en la na- ture, le rafraîchissement des races et la leçon d'éternité. Ainsi il fut sage et s'égala à lui-même, aux dieux.

Barba descend parmi les siens et leur dit : Ris de mes enfants, essorez ! Déliez-vous, grâces et ris qu'un songe maussade enchaîna ! Un nuage tomba des plis de mon front et n'est plus remonté. Voici que ma barbe refleurie vous sou- rit, oiselles et oiseaux. Déployez- vous au prin- temps d'Eolie.

Mais Elée' ne s'en va pas danser dans la clai- rière avec ses soeurs. Et quand Barba s'est assis, elle s'avance, pleurant sous ses lourds cheveux, et lui tend les mains.

3l6 1,'ÎLE VIERGE.

Père ! ô père !

Il la prend sur ses genoux, dans le ruissellement d'argent de sa barbe, et lui caresse les épaules, souriant de sa peine.

Parle^ mon ardente rose noire, mon beau rai- sin savoureux, le dernier fleuri à ma treille. Quel mal te mit les yeux en larmes ? Peut-être, en cueillant l'aubépine, tu te piquas les doigts à la haie? Ou si c'est une chevrette qui te disputa le cœur d'une rose? Va, ouvre tes lèvres aux aveux. Nul jamais ne leur prêta une plus docile oreille.

Un vent léger de joie bruit dans le chêne che- velu de sa vieillesse, un frisson musical de jeunes abeilles. Alors, vibrante entre ses bras d'un long sanglot, les paroles d'Elée se délient.

Père! cet étranger... cet Éleuthère!... Pour- quoi nous le donnas-tu comme un frère? Il me prit le cœur de Sylvan, le cœur aussi d'Hylette... Moi, Elée, je ne leur fis rien pourtant que d'être noire... O père, voilà le mal, voilà la douleur. Je suis noire comme la nuit, noire comme la dalle d'un puits. Moi-même, ô père, à force de m'être regardée au miroir des fontaines, je me hais. Que n'y laissai-je comme des joyaux éteints tomber et se consumer mes yeux? Père, entends ma plainte.

EOLIE ACCOMPLIE. 317

Verse-moi un baume qui me fasse longtemps dormir.

Élée, petite ombre éplorée, aux ailes trop courtes et fragiles, frôle ses joues de l'effort léger d'un vol qui ne put se déployer. Il sèche ses cils humides, doucement la gourmande.

Enfant, à peine tu es née et déjà tu te forges des maux, te donnant ainsi un futile prétexte à regretter la vie. Vois, je ris pour ce faste d'émoi quand la cause en fut si spécieuse! Cependant tu ne peux douter de mon cœur, apprends aussi à mieux connaître celui de Sylvan ! Toi seule restais l'enfant alors qu'il lui venait une âme virile. Je jetai en Sylvan la graine idéale, ô pe- tite aimée, et voilà qu'elle germe pour des fruc- tifications que nul encore ne peut prévoir. Un héros l'agite et qui attend de se libérer. Il n'est point d'autre raison à ses silences absorbés et qui te semblent te fuir. N'en gémis pas ^, d'un résigné sacrifice, consens à le perdre jtssq'u'^u jour il te sera réuni, frère qui te précéda aux destinées.

Elle l'écoute d'un visage grave aux yeux obscurs.

Père ! dit-elle enfin, ta voix vibre comme le matin. Maintenant je comprends des choses en

3l8 L ÎLE VIERGE.

moi et qui me restaient ignorées. Il me semble que je commence seulement à vivre.

Le vent léger de joie de nouveau bruit au chêne paternel, le frisson musical des jeunes abeilles. Il lui prend les joues entre ses mains, les baise tendrement. Et il sourit, disant : « Bien, bien, enfant. Un cœur aussi vient de te naître, jusqu'ici sommeillant et voilé. Qu'à son tour il monte vers l'Idéal, au sillon de Sylvan 1 »

Et ensuite elle s'en va, taciturne.

LA CHANSON D^ETERNITE

L'âme d'Eolie fleure en l'arôme épars des foins, car toute la savane ne fut pas livrée au troupeau ; une part^ défendue par les clôtures, demeura pour la meule. Par endains mesurés les faneurs s'avancent dans les floiives mûres Une poudre vermeille vibre autour de leurs torses suants et roux. Et les houles blondes déferlent, s'écroulent en onduleuses jonchées de mentes, d'oseilles, de dactyles et de spirées. Sylvan lui- même mena vers l'herbage les gars dorés, velus de jeunesse et de soleil. Le tourbillonnant acier.

LA CHANSON D ETERNITE. 319

entre ses poings fermes, abattit la première héca- tombe, et les hommes à la file derrière lui en- traient en la toison vive du pré. Un sang par- fumé longuement coula dans le midi clair. Puis sur le massacre rose braséa le premier soir. Et voici, deux fois l'aube s'est levée sur la plaine enflammée. Florie, Elée et Hylette à leur tour foulent l'aire de leurs pieds rythmés^ et les ser- vantes les suivent, et toutes ensemble avec des râteaux peignent les chevelures d'or et d'argent, les étendent ou les amoncellent en moyettes, selon la courbe du soleil. Eleuthère est parmi elles. Vainement il s'essaya à manier la faux : elle déçut son effort maladroit, trop lourde pour son bras. Hylette alors eut pitié et l'appela du côté des faneuses. Ainsi avec elles il s'en va à travers la mort joyeuse des herbes, et cadencés en des orbes souples, ils ont l'air de petites flammes dan- santes tombées de l'éther lumineux cependant que sous leurs pas la terre brûle, bruissante de sau- terelles. Des foins un évent chaud se volatilise, un baume vanillé et sec qui les grise. Pris de lan- ' gueur, immobiles sous le nimbe ardent des feux, quelquefois ils aspirent délicieusement le vent aromal, ils sentent se raviver en eux les faunes lointaines, ivres d'espace, d'odeurs et de clartés.

320 I. ÎLE VIERGE.

Toute la plaine ondule sous des remous d'or et de carmin^ sans ombre, duvetée seulement aux li- sières du bois d'un peu de fraîcheur bleue graillent les geais, siffle l'heureux loriot. Et un ruisselet serpente, le mince filet d'une source sous le sommeil vert des algues. C'est qu'ils \ont s'étendre pendant les pauses, couchés l'un près de l'autre^ dans une paix d'enfance. Leur ventre bat à petits coups, ils trempent leurs mains aux bulles de l'eau, et une nonchalance charmante les pénètre, versée par les airs brûlants. Seule, Elée s'agite et les étonne. « Le soleil est comme un tison dans les cieux noirs, » dit-elle.

Or, au matin du quatrième jour, les faucheurs entamèrent la zone extrême du champ ; et ils étaient dix, fauchant sur des lignes parallèles dans la sueur encore nocturne de la terre. En tous sens fumaient les hauts cônes des meules comme au bord d'un lac, dans le jour levant, de grands bœufs chevelus. Et les faneuses encore tardaient, atten- dant pour les étendre que le soleil eût fini de boire le brouillard. Déjà Hylette et son ami avaient quitté les demeures. Les mains lacées, ils glis- saient par les chemins d'argent, presque égaux par la taille. Et se balançant, ils chantaient de belles chansons. Soudain Hylette, l'oreille ten-

LA CHANSON DEIERXITE. 32I

due : « Écoute, un oiseau inconnu a répondu dans le bois. Courons. Peut-être découvrirons- nous l'arbre sa voix s'est fait entendre. » Il ne savait ce qu'elle voulait dire et la suivit sous le 5 arches bleu33. A pas étouffés ils investirent le mystère du bois, mais aucun des deux n'enten- dait plus l'oiseau, et Hylette riait, disant : « Je t'assure qu'il chantait une chanson merveil- leuse. » Ils marchèrent ainsi longtemps, écoutant se froisser les feuilles sous des vols agiles ; et toujours c'étaient les fauvettes et les linots. Quel- quefois un pivert cognait du bec les écorces et ensuite s'ébrouait. Alors Hylette s'impatienta : « Crois moi, cher frère, ce n'était pas un songe. Mais sans doute l'oiseau a pris peur, nous en- tendant venir. »

Bientôt ils cessèrent de percevoir le martèle- ment des faux sur l'enclumette et le crissant silex dont s'aiguise le fil de l'acier. Une grande paix tombait des arbres, fraîche et séculaire, comme une eau d'ombre, un souffle profond d'éternité. Maintenant ils ne pensaient plus à l'oiseau. Ils allaient riant et chantant : elle imitait la source claire qu'égoutte et perle la fauvette ; il se tour- mentait d'égaler la flûte moqueuse du loriot ; et ainsi ils étaient eux-mêmes dans leur jeu les

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oiseaux musiciens de la forêt. Mais tout à coup ils se turent, remués d'une chose inconnue. L'ombre s'épaissit, ils traversèrent la pinède, et encore une fois Hylette leva les mains et dit : « Ecoute, voici que de nouveau là-bas s'élève la voix de cet oi- seau. » Il la vit toute pâle, prêta l'oreille, n'en- tendit rien. Mais elle se mit à courir, criant : « Oiseau ami, ne te tais point encore ! » Et du fond de la silve, la voix répondit : « Oiseau ami ! » Alors il s'émerveilla. Jamais il n'ouït musique plus délicieuse. C'était la musique même de la voix d'Hylette. Et ils ne s'arrêtaient plus de courir, appelant toujours l'oiseau fabuleux. Ils coururent jusqu'au bout de la forêt, écoutèrent, et tous les oiseaux chantaient, hors celui qu'ils auraient voulu entendre. Alors s'étant regardés dans le taillis profond, ils eurent peur l'un de l'autre comme si, dans un pays loin des hommes, ils s'apercevaient pour la première fois. Et ils ne savaient plus quelles choses se dire ; il la trouvait terrible, elle eût voulu fuir. Les arbres ici sem- blaient bien plus hauts que dans le bois par lequel ils avaient passé; ils n'apercevaient plus le ciel; les oiseaux aussi avaient une autre voix qu'ils n'avaient point encore entendue. Ils se crurent perdus dans une telle solitude qu'ensuite il n'y

I. A t" H A N S O S V E T E R NI T E. 323

avait plus que le vide, l'inconnu. Ils avaient tout à fait oublié la savane et les chemins par on y retourne. Une étrange peine les accablait : pour- tant ils auraient souhai!;é vivre ainsi toujours. Et encore une fois ni l'un ni l'autre ne songeait plus à l'oiseau.

Cependant, comme ils s'étaient remis à mar- cher, ils se retrouvèrent au bout d'un peu de temps dans la pinède. Le battement de la pierre contre les faux montait du champ à leur droite, très doux, comme venu de l'autre côté de la vie. Ils s'étonnèrent d'être restés si longtemps sans se parler, et rassurés, confiants, éprouvant le désir du bruit après les prodiges de la forêt, ils s'é- taient repris par la main et chantaient à pleine voix. A présent aussi ils imaginaient des fables : peut-être la forêt était peuplée de bêtes équi- voques ; tous deux y goûtèrent un secret et dan- gereux frisson. « Pourtant ce n'est pas à cause de cela que je tremblai, Hylette! A peine j'osais te regarder, tu n'avais fait cependant que me sou- rire. » « Toi aussi, dit-elle, m'apparus un autre jeune homme un peu effrayant. » Et ensuite singu- lièrement tout bas il lui demanda : « Ne pleuras -tu jamais,, chère Hylette ? » Il disait encore que ses pleurs déjà glissaient le long de ses joues, pressés^

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brillants, infiniment doux. Elle eût voulu lui répondre, mais une onde aussi monta du profond de sa vie, le grésillement délicieux d'une petite source fraîche. Nul des deux n'aurait pu dire pourquoi tous deux pleuraient : ils se regardèrent pleurer en souriant, les yeux sidérés, toute une éternité. Ensuite ils s'assirent au bord du champ derrière une cépée. Ils étaient si las qu'ils n'auraient pu aller plus loin. Et ils écoutèrent les oiseaux, le bruit des faux, le chuchotis du vent dans les feuilles comme un songe, comme les voix loin- taines d'une contrée ils auraient séjourné au- trefois. Le roucoulement d'un hymen de palombes en un arbre voisin les engourdissait, rouet de soupirs et d'amour, musique si tendre d'une an- cienne légende à la veillée. Ils levèrent les yeux, ne les aperçurent pas, perdus dans leur haute de- meure verte ; et l'odeur des foins, montée de la chaleur des meules, leur faisait mal très douce- ment.

Puis la terre encore sembla se reculer. Ils flot- taient sur un îlot de lumière, en dehors du temps et de la vie, dans un mol vertige adorable. Toute rumeur pour leurs sens s'effaça : ils n'entendirent plus que la chose profonde, innomable aux sources de l'être comme une naissance, la venue d'un

I.A CHANSON U ETERNITE. 325

petit enfant. Et ils n'osaient plus se regarder, tout tremblants, leurs jeunes poitrines soulevées d'un flot vierge, du flot d'une mer. Il retira la main brûlante dont il lui touchait l'épaule ; elle resta suspendue comme l'orbe d'une caresse autour de sa petite âme mi-évanouie. Ils se sentirent un instant mourir tous les deux, ne s'aperçurent plus qu'à travers un nuage. Et ensuite il lui dit : « Hy- lette ! » Elle murmura : « Ami ! » Leurs noms vo- lèrent d'une bouche à l'autre, ils ne cessaient plus de se sourire et de s'appeler Hylette ! Eleuthère ! dans une .soif de vie, une joie émerveillée de jeu- nesse et de nature. Un souffle léger, un vent d'éternité sembla être venu du fond des âges, des gouffres de la création. Ils ne disaient plus rien que leurs noms infiniment, d'une âme qui en cette musique se buvait et croyait ne point l'avoir en- tendue encore. Ils n'éprouvaient pas le besoin de se dire autre chose. Ce fut la sensation divine de naitre l'un à l'autre dans ce balbutiement élevé d'eux, l'immense murmure extasié dont ensemble ils voyaient se lever un jour éternel. Le premier homme, le beau jeune homme d'Eden encore une fois apparut à la vierge en fleur, à la pre- mière femme enfant, rose d'amour, ivre de sacri- fice. Rien n'avait existé avant eux : ils étaient

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3 26 l'île VIERGE.

encore inconnus l'un à l'autre et cependant semblaient s'être cherchés dès les origines. Leurs noms vers leurs bouches précédèrent leurs bouches mêmes. Il n'y eut plus ensuite qu'une faible dis- tance entre elles, comme un reste des âges qui les avaient séparés, et enfin leurs voix se rappro- chèrent ; leurs âmes furent si près qu'ils s'étaient donné le baiser et ne le savaient pas. « Ami ! ami ! O cher Eleuthère « Mille fois suave Hylette ! » La feuillée longtemps ne fut émue que du vol musical des syllabes : elles répon- daient au ronron pâmé des colombes, s'évaguaient dans le vent, parfumées de l'àme des foins. Et par instants les sons trainaient, ne savaient plus finir, comme si après ce dût être la mort, l'efiroi de ne plus jamais s'entendre. Et de nouveau ensuite ils s'élevaient brûlants, précipités au battement des cœurs, presque des cris dans le vertige de délicieusement souffrir ensemble ils ignoraient quel mal de leur amour ingénu si loin, si près. Ils étaient deux essences, deux fluides mariés dans une clarté très haute au seuil d'un paradis, et cependant connaissaient le tourment de restef séparés aux racines mêmes de leur être.

Mais une mutinerie d'oiseaux chamailla, fit pleu- voir sur leurs fronts l'étoupe blanche des chàtai-

LA CHANSON 1) ETERNITE. 327

gniers velus. Ils se reprirent au sens, réveillés d'un long sommeil. Un vent d'arômes et de soleil agi- tait du ciel entre les cimes mollement balancées. De grosses mouches d'or ronflaient, des vols d'abeilles et de bourdons. Et la mousse sous eux tressaillait, sillonnée par des marches rapides d'in- sectes. Ils ressentirent la surprise merveilleuse d'un monde qui naissait à la lumière, au bonheur. La grande âme de la terre passa, joyeuse, la haute vie sonore de la plaine et des bois. Et redevenus enfants dans la fête de ce matin nuptial, ils al- laient en se tenant par les mains et ne finis- sant plus de babiller et de rire. « Je connais une chanson, dit-elle. Autrefois je n'en compre- nais pas le sens. A présent elle me paraît plus belle que la chanson de l'oiseau. A présent aussi j'en saisis le sens mystérieux. Ecoute. »Et la chan- son d'hiver et d'amour, la plaintive chanson du rouet vibra sous les arches bleues. Les merles sif- flaient, les geais cruels durement criaient. Et la chanson allait.

« File, file, mon cœur, au rouet. File mes jolis draps d'hiver. Avec mes cheveux, avec les fils de neige File, file, mon cœur, au rouet. File mes jolis draps de mort.

« Dans l'hiver mon ami est parti. Je revien-

328 l'île VIER(iE.

drai au beau temps du printemps. N'est plus revenu, ô doux ami ! ni le printemps.

O Hylette ! dit Eleuthère, que ta chanson est triste ! Cesse, si tu ne veux déchirer mon cœur.

Oui, répondit-elle en riant, mais attends la fin, tu verras qu'il revint, celui qui était parti.

Et d'une voix délivrée, elle chanta : « Mon ami était parti, mon cœur est revenu. File, file, mon cœur, l'amour au rouet.

Oh ! s'écria-t-il, il me semble à présent que je revis. Chante encore ce dernier couplet, douce amie. Il correspond à de si intimes voix en moi.

Le bois écoutait ; les merles ne sifflaient plus, les geais querelleurs cessèrent de grailler. Et pour la seconde fois monta le dict de bonne aventure, après les larmes bues.

O que c'est charmant, fit-il, ne dirait-on pas que cette chanson c'est nous-mêmes ?

Je la chantai souvent l'hiver... Une vieille servante me l'apprit... Et ensuite j'allais à la fe- nêtre. La neige tombait... Je regardais si l'ami n'allait pas venir. Et un jour, cher Eleuthère, tu es venu, et c'était le printemps. J'ai cru toujours t'avoir connu.

LA CHANSON D ETERNITE. 329

Moi aussi, dit-il, je t'attendais, Hylette. Mon enfance fut un long hiver... Je ne vivais pas ! Je ne t'avais vue encore que dans le ciel, à travers les images. Et puis tu m'es apparue. Alors j'ai senti qu'il me venait une âme.

O Eleuthère ! Je suis ton Ame nouvelle !

O tendre Hylette ! ne plus savoir tu com- mences, où je finis !

Leurs voix légères bruissaient, bourdonnaient comme un rouet d'amour ; et ils n'avaient plus peur de se regarder ; ils s'avançaient enlacés sous les grands arbres en se souriant et en se mirant dans le frais orient de leurs yeux. Mais s'étant rappro- chés de la plaine, ils entendirent tout à coup les cris des servantes; et elles entraient dans le champ, bruyantes comme des pies, faisant voler en larges orbes le foin des meules par-dessus leurs épaules. Déjà les faux touchaient aux limites du pré, fauchant dans l'air ardent l'herbe et le soleil. Alors un petit feu de honte leur vint aux joues, car le matin était haut et ils ne savaient com- ment expliquer à ces femmes leur fuite au bois. L'un après l'autre ils se glissèrent derrière les meules encore debout et, mêlés aux faneuses, ils les aidèrent à étendre les foins, se faisant de loin des signes ou ramassant la fleur jonchée qu'en-

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suite ils portaient à leurs lèvres et se lançaient par simulacre de leurs lèvres.

Or, vers le temps de ce même jour le soleil roux s'abaissa par-dessus Eolie, Éleuthère, s'en revenant avec les faucheurs, vit poindre au loin des avenues un cavalier dans un vent de crinières. Il reconnut Sylvan monté sur le fidèle Héraut, et nul mors ne guidait la bête iiitelligente, mais seu- lement le genou et la voix. S'étant avancé de dessous les arbres, il dit : « O Sylvan, regarde. Maintenant, moi aussi, je vais devenir un dieu. Une force surhumaine m'exalte. Je voudrais en mes bonds grandir jusqu'au ciel. Parle, toi qui fus mon maître. Quel aliment donner à la vie incon- nue dont je me sens transporté ? » Sylvan, haus- sant les épaules, le regarda avec tristesse : « Enfant, cher enfant, entre nous il est un monde. Déjà tu es l'humanité délivrée quand encore la mienne est captive. » D'un effort ensuite, le soule- vant par les poignets, il l'assit dans les crins de Héraut. Un rauque hennissement déchira la forêt, sembla retentir aux destinées , par delà l'autre rive. Et ils volaient dans l'or pourpré du soir, em- portés d'une même âme magnétique. Ils tra- versèrent les combes, les savanes, les bois. Déjà ils touchaient aux limites d'Eolie, et le héros encore se

LA CHANSON D ETERNITE. 33I

taisait, triste, perdu au nuage intérieur. La rivière soudain apparut enflammée, rouge de roses et de sang, comme une défense, comme la borne à cette sauvage chevauchée qui défia l'horizon. Frémissant des jarrets et de l'échiné, les naseaux en feu, Héraut halta, bandé dans son essor inutile. Et ce cri expira aux cieux, jailli de l'àme de Sylvan : « Une île! rien qu'une île, et je rêvai un uni- vers! » Les saules en tremblèrent et le soir au loin : il sembla qu'un jeune titan, sous le poids d'un mont, eût gémi vers les dieux inexorables. Et ensuite un vaste silence retomba, comme sur une révolte méprisée l'inflexible et lourd empire des Ferces.

Éleuthère a tressailli, car la plainte en ses moelles s'enfonça comme un fer. Il ne comprit pas toute l'âme de Sylvan, mais la sentit opprimée, à mi-chemin du ciel, dans un élan sublime. Et, in- cliné vers son douloureux visage, il le baise en si- lence, accablé de sympathie et de respect pour cette peine qui lui révéla un si haut orgueil humilié. Sylvan, en criant, tendit les bras et à présent il les referme vaincu. Mais ses mains retombées ren- contrent les cheveux de l'enfant ; il le presse ar- demment sur sa poitrine, il dit : « Rien n'a ré- pondu là-haut. Toi seul, enfant, me restas fraternel

332 L ÎLE VIEROE.

qui par moi fus autrefois renié. Eh bien ! regarde. Le voici, ce Sylvan qui espéra s'égaler à son rêve. Tandis que la vie t'exalte, il sent la sienne finie s'il doit plus longtemps s'éteindre dans cette île, sans gloire. Là-bas, Eleuthère, sont des esclaves à déli- vrer, là-bas des souffrances à consoler. Là-bas hur- lent les monstres et sur les âmes pèsent des chaînes sans nombre. Tous les centaures ne sont pas morts ni les monts purgés. Or, sache-le, je me rêvai- fils d'Hercule, j'osai me mesurer, ciron ridicule, à la hauteur d'Œta. Maintenant, me voyant ainsi le Vomi-par-les-destins, apprécie s'il m'est permis de t'enseigner les secrets de vie : je les désappris dans mon abandon. »

L'aimable voix de l'adolescent répond :

Moi aussi, ami, je fus malheureux. Je m'en allais pleurant par la forêt. Et, vois, mes larmes se sont séchées au vent du divin printemps. Non, Sylvan, la douleur n'est pas éternelle.

Enfant 1 dit alors le héros en lui caressant les épaules, plus tard tu comprendras quelles soifs immenses consumèrent Sylvan. Une âme en moi gémit captive d'Eolie et qui aspire aux horizons. C'est d'humanité que je suis ivre !

Ainsi ils se parlent dans les ombres, car la nuit est tombée. Et Héraut apaisé conforme son pas au

À

LE JUSTE JUGE. 333

rythme des pensées qu'exprime son maître. Le bruit de ses sabots s'étouffe aux hautes herbes de la savane. Il s'en va, dolent et régulier, lui qui rua vers un espoir de cimes. Et ensuite tous deux se taisent longtemps, mêlés au souffle profond de la terre, dans l'odeur des foins trempés de rosée.

LE JUSTE JUGE

Un matin Barba va à la Ville. Il voit une grande foule sur ime place ; il reconnaît la mai- son de justice ; et par temps égaux cette foule vo- cifère : La mort ! La mort ! Il interroge : c'est un homme qu'on juge. Aussitôt sa fraternité s'émeut. Il pense à Côme, au sévère devoir que sa conscience en cet instant s'assigne. Il vou drait l'assister dans l'épreuve peut-être il confine à la mort non moins que l'homme lui- même. Et l'ordre obscur s'ékicide. Une voix dans son sommeil se communiqua à lui : « Va devant toi jusqu'à ce que tu sois entré dans la Ville. » Il gravit les larges degrés de pierre. Une porte s'ouvre : il aperçoit une grande lumière, les juges et, parmi eux, son frère. Debout dans le vent de sa simarre

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334 L ÎLE VIERGE.

écarlate, l'Accusateur public défère aux Furies celui qui tua, pilla, brûla. Cependant l'homme est seul. Il ne semble pas sav^oir ce qu'on lui veut. Et il y a des gendarmes derrière lui, il y a une armée de gendarmes aux portes, dans les couloirs, sur la place. Barba, comme tout à l'heure, entend la voix multitudinaire : La mort ! La mort ! L'énorme ru- meur entre, passe du poids d'une mer sur l'accusé, les juges. Les voûtes vertigineusement sont préci- pitées. Et ensuite ce n'est plus que le fracas immobile du silence comme une mer plus grande, comma un flot figé d'éternité. L'homme, élémen- taire et brut, un anthropoïde des âges , main- tenant stupidement regarde s'asseoir l'Accusateur, comme perdu aux ténèbres d'un puits, retombé aux limbes, déjà mort avant les glas et l'échafaud. Un nuage éteint la clarté des hautes fenêtres. Le grand Christ pendu au mur seul continue d'être visible dans l'ombre qui enveloppe le prétoire. Ses pieds crucifiés touchent au front des juges. Il tombe de lentes minutes comme les pleurs d'une agonie, comme l'égouttement du sang même des pieds percés de clous. Mais personne n'y prend garde. Pour la troisième fois l'àme des foules monte, le rauque aboi des chiennes altérées. La mort ! La mort !

LE JUSTE JUGE. 335

Alors, dans un demi-crépuscule, une figure pâle et triste se leva, descendit les degrés du tribunal. Elle s'avançait à pas solennels. Et doucement la lumière glissa de la Croix jusqu'à elle. Elle sem- bla sortir des siècles et marcher dans une clarté. Il n'y eut plus qu'un peu de distance entre l'homme et celui qui venait au-devant de lui. On vit l'étrange apparition s'arrêter, tendre les bras vers les affres divines. Et cette voix monta, grave, infini- ment affligée : « Voici que de nouveau les Plaies se sont remises à couler. » Puis l'espace encore s'abrégea. Côme à présent touchait légèrement l'épaule du réprouvé et disait : « Race de Caïn, lève-toi, fais-moi place. C'est à toi de juger ton juge. Je suis le pécheur chargé d'iniquités, je suis le juge chargé des péchés du monde. » Et ensuite il l'embrassa et dit : « Victime humiliée, éter- nelle victime des sociétés, toi qui fus racheté par un dieu et ne fus pas racheté par tes frères, par- donne-leur en moi. Le juste lui-même est coupable des crimes qu'il ne put empêcher. C'est pour- quoi, moi, le ministre de la justice des hommes, humblement je fais ici amende honorable et t'absous. »

Ses bras encore une fois se dressèrent. « Que je sois absous moi-même, ô notre Seigneur, ayant

336 l'îi.e vierge.

été si longtemps le juge aveugle et sourd à tes miséricordes incomparables ! Vois, à peine mes bras peuvent se lever tant ils sont las, tant ils sont lourds de mes propres iniquités. » L'homme, ayant suivi des yeux le mouvement des mains tendues, aperçut au bout le geste immense de la crucifixion et du pardon, et il regardait tour à tour le juge et la Croix sans comprendre. Mais ni la foule ni les avitres juges ne voyaient Christ : il restait seul là- haut tout nu dans ses plaies, très loin de la terre. Au dehors, les mangeurs-de-foie sans trêve hur- laient : La mort ! Et l'auditoire à son tour se mit à crier : « La mort ! Le juge est fou ! Qu'on nous livre cet homme ! » Côme alors se tourna vers cette foule inexorable et dit : « Chacun de vous est comme un des crimes de cet homme. Mais, comparé à tous les crimes que vous êtes ensemble, il a l'innocence de l'agneau. Lequel de vous cepen- dant accepterait de racheter par ime millième partie de sa vie la mort dont tout à l'heure il expiera l'horreur d'être semblable à vous ? » La ténèbre du Golgotha remonta, Christ fut voilé d'une grande ombre les clous de ses mains et de ses pieds durement brillaient. Il était très maigre et rongé de maux, avec une tête sur le côté comme un pauvre des carrefours, un vieux

LE JUSTE JUGE. 337

paralytique dans une plaine sans passants. Main- tenant aussi la nuit s'étendait sur Côme.

Mais l'Accusateur public se dressa ; sa siniarre ondoya, le sang et la colère du symbole. Et il dit : « L'inflexible conscience du peuple a parlé. De quel droit, juge soumis à ses arrêts, tentez-vous de soustraire à la mort celui que vomit le genre humain ? Pour moi, je me lave les mains du sang de cet homme. »

Pilate aussi se lava les mains du sang de Christ, répondit doucement Côme. Et ensuite il remonta les degrés, leva les regards vers le Cru- cifié et dit : « Seigneur, image immolée du par- don, si j'ai mal agi, prenez en pitié votre serviteur indigne. Vous seul êtes le Juge. Nous errons à tâtons dans les ténèbres. » Puis il dépouilla la robe et la toque, les jeta devant a Croix, et il murmura : « Souffrez, Seigneur, qu'à vos pieds martyrs je dépose avec ces attributs l'effrayant fardeau de mon ministère... Je ne veux plus être pour moi- même qu'un coupable descendu aux profondeurs de sa conscience. »

Ayant ainsi parlé, il vit les juges se retirer de lui avec colère, et il s'en allait ensuite, les yeux baissés, dans le silence et la solitude, comme après une communion. L'assemblée se taisait, frappée

338 l'île vierge.

de stupeur, car il y avait longtemps qu'on n'avait plus vu le visage d'un honnête homme. Mais de- hors; quand la foule l'aperçut, des voix crièrent : « Voilà celui qui voulut nous ravir Barrabas ! A mort ! A mort ! Lapidons-le ! » Ils ramassèrent des pierres et les lui jetèrent au visage. Côme étancha le sang qui coulait de son front et, faisant un pas, tranquillement leur dit : « S'il vous faut ma vie en échange de la vie de cet homme, prenez-la. » Alors les plus acharnés laissèrent tomber les pierres qu'ils tenaient dans leurs mains et ils se regardaient entre eux, disant : « Il a parlé comme Christ. Il n'a pas tremblé devant nous. » Mais, ceux qui n'avaient pas entendu Côme continuaient à crier : A mort !

Majestueux sous les neiges de l'âge, un vieil- lard apparut, un patriarche du temps des mages, un roi venu d'Orient avec les onguents et les cha- meaux. Et une lumière terrible brillait dans ses prunelles. Il leva les mains, cria : « Arrêtez ! ne touchez pas au Juste ! » Côme reconnut son fi^ère Sévère et tous deux s'étant embrassés, Côme dit : « Maintenant, frère, il me semble que pour la première fois je me suis élevé jusqu'à Dieu. » Et le maitre d'Eolie répondit : « Maintenant, ô Côme, tu fus Dieu toi-même. » Ils s'en retourné-

LE COR FLEURI. 339

rent ensuite vers la maison de Côme, et la fou le s'écartait devant eux, disant : « Une grande chose est arrivée. Allons délivrer Barrabas ! » Le soir était tombé sur la ville, Barba l'ancêtre reprit le chemin d'Eolie. Une clarté surnaturelle , un soir de paix et d'harmonie baignait lescampagn es. Il trouva la moisson faite, car les aoùterons depuis une semaine abattaient les froments. Et il pensa : « Un moissonneur sublime est entré au champ des âmes. Il a coupé la gerbe de blé pour en faire le pain de justice. »

LE COR FLEURI

Le cor héroïque sonna, s'éteignit dans l'automne d'Eolie. Des jours comme une eau lente vers la mer sans bruit coulaient. Des lumières comme des soies décolorées, la trame d'une tapisserie aux figures fanées de légendes autrefois semblaient av'oir vécu, ors évanouis aux doux paysages silencieux. Il fuma un encens d'anciennes fêtes, dans le frisson nu des soirs. Et seuls Eleuthère et Hylette se souvenaient encore de l'odeur des foin s sous les arbres, chanta l'oiseau mystérieux.

340 L ÎLE VIERGE.

roucoulèrent les colombes. « Doux ami ! Suave Hylette ! » murmuraient-ils charmés en se promenant aux allées du bois comme au temps de la chanson et de l'été. Ils n'allaient pas plus loin, et jamais la phrase ne s'achevait, car ils avaient devant eux l'éternité. Sylvan, triste et sans gloire, maintenant guidait les bœufs laboureurs. La plaine en courbes profondes, en pourpres ara- besques parallèles, sinua, imita les orbes sidérés, immense, becquetée des corbeaux. Mais un matin il dit au bel Eleuthère, fils du printemps : « Viens, je t'enseignerai la jeune humanité. Tout âge commence par des labours ; et ensuite une main s'ouvre qui lance au loin la graine. » Et Tadoles- cent l'ayant suivi, il sentit se dérider son âme sou- cieuse. Il lui mit donc le mancheron dans les mains et les boeufs allaient devant, d'un rite grave, en soufflant par les naseaux. La première journée fut divine, l'enfant rythmait son pas se- lon les aumailles fraternelles. Il marchait dans l'odeur, la palpitation tiède de la terre. Sylvan, au bout du sillon, l'aidait à retourner le soc. Et ensuite il recommençait, poussait droit les bêtes ; quelquefois il criait, ivre de force, et leur jetait des pierrailles. Mais le second jour, Hylette vint à passer. « Ami, dit-elle, l'été a refleuri des

LE COR FLEURI. 34I

foins coupés : tout le champ ce matin s'étoilait de marguerites. » Il vit qu'elle lui souriait et que Sylvan n'était plus là. Alors il remit ses bœufs à l'un des lorandiers et à petits pas de songe il s'en alla avec elle moissonner l'herbe fleurie. Ce jour- il ne caressa plus l'échiné fumante des grands bœufs sacrés.

Le troisième jour, Sylvan vint encore et lui dit : « Maintenant que le soc obéit à tes mains, je t'apprendrai, frère, à maîtriser un jeune cheval fougueux. Ceci encore est un symbole. » Il rit et, retenant l'ardent animal par les naseaux, il le conseille et l'aide à s'enlever jusqii'à la croupe. La bête se cabre et rue, aigrement hennissante. Alors l'enfant plonge les poings dans ses crins. Tous deux d'un bond ont disparu au détour de l'allée. Et ensuite le cheval revient vainqueur, secouant ses flancs délivrés. Eleuthère ! crie Sylvan en détresse pour il ne sait quel malheur dont pâ- tit le jeune téméraire. Un rire jeune au loin se moque et vibre : « Ne t'alarme point, ami. Je mordis la poussière, mais sans grande avarie, hor- mis que d'amour-propre. Il en coûtera au perfide ! » Deux fois encore sa vaillance est déjouée par les ruses du libre enfant de la savane. Il tombe, ferme les yeux, pâle, mi-évanoui, et les rouvrant, bondit,

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1 etreint et d'un charme obéi enfin le captive, roi sous qui frémit un orgueil humilié. Sylvan le loue et dit : « Sache à présent tout le prix de ta victoire. Celui que tu soumis n'appartient point à une race esclave. Mon fidèle Héraut avec le sang lui versa son cœur furieux. O vainqueur ! Je te donnerai le cor couleur de soleil afin qu'embouché par toi, il sonne ta force merveilleuse aux horizons d'Éolie ! Moi-même le reçus de mon père le jour je domptai l'étalon ! »

Et Sylvan fait commue il a dit : il va dépendre le cor héroïque et, le lui passant au col : « L'âme de Sylvan y retentit, dit-il. A ton tour, jeune élu, mets-y le vent de tes poumons et souffle la fan- fare glorieuse. » L'enfant gonfle les joues, tour- mente le cuivre et n'en tire que de rauques abois. Las. il s'afflige et de honte, de regrets ne peut con- tenir ses pleurs. « Reprends-le, toi qui en ébranlas la forêt. Jamais le souffle d'Eleuthère ne suffira à emplir la trompe d'un héros. » Mais Syl- van l'encourage : « Pourquoi désespérer si tôt, petit ? Le cor longtemps aussi demeura pour moi sans voix : je n'en fus le maître qu'en devenant un homme. » Ensuite il lui prend des mains le sonore et valeureux emblème et le contemplant, il s'écoute renaître en ses musiques d'autrefois.

LE COR FLETRI. 343

Un nuage a voilé ses yeux. « Voix par laquelle la voix de Sylvan s'exhala et fut portée vers les laboureurs de l'autre rive ! Ame en qui se libéra mon âme enfant ! Ignorance ! Age innocent ! Alors, umi, je n'avais pas encore pleuré ! Et re- garde... » Il se tait, reprend d'un souffle éteint : « Mes dents depuis, dans la peine et la colère^ mor- dirent le cor bruyant et vain. » Ainsi disant, une défaillance le mollit pour ce frère dont il redoute les destinées : « O toi qui encore m'es ignoré, ne veuille pas trop prématurément devenir un homme. Sache mériter longtemps le don d'enfance. Et ce cor qui me fut un tristeet royal symbole, dif- fère d'en expérimenter les secrets redoutables ! Qu'il soit à tes lèvres le vent léger du rire, l'ha- leine ingénue de ta joie quand d'autres y expi- rèrent la vie ! »

Mais il ne peut résigner le vieux compagnon- nage. Il porte à sa bouche le cuivre couleur des ardents crépuscules et du solitaire automne. Par quatre fois, s-i tournant vers les quatre vents, il en tire des sons prolongés. Métalliques et graves, les ondes de futaie en futaie roulent comme un fleuve aux brasiers du couchant. Et ensuite il sus- pend son souffle, il écoute aux échos palpiter et s'éteindre les routes vibrations d'un cœur.

344 I- i'-K viek(;e.

« Entends-le, dit-il, gémir et mourir et renaître au fond des bois. Mon cœur déjà, en cet autre qui lui répond, pleure la mort de Sylvan s'il lui faut encore rester esclave en cette île. » L'adoles- cent s'émeut, tressaille à ce vent magnifique en qui s'éplora le présage. «)0h! s'émerveille-t-il, une voix fabuleuse s'éveille des siècles et retentit dans l'avenir. Le cor des ancêtres reluit et fanfare aux forêts futures. Cher Sylvan, sonne encore tandis que Héraut nous emportera jusqu'où éclata la cla- meur prophétique ! » Alors Sylvan lui dit : « Bien, enfant ! A présent le signe m'apparait. A présent, tu es digne d'emboucher le cor des héros. Que ta destinée donc s'accomplisse ! » Et pendant tout le jour et les jours qui suivent, Éleuthère expire sa petite âme en la conque vermeille. Il souffle, s'in- terrompt, s'écoute souffler dans l'écho et recom- mence. Le cor splendide ceint son épaule tandis qu'il va sous les arbres roux. Hylette en oublie les fleurs de la prairie ; ravie de sa novice vaillance, elle suit ce chevalier qu'auréole un prestige de fas- tes. Et quelquefois elle enfle sa jeune poitrine, elle lance aux airs le cri des chevauchées, le sauvage et aigre Hilléï ! Hïa ! Hi ! Vers l'Orient une voix leur répond et ils croient reconnaître la voix de l'oi- seau.

LE COR FLETRI. 345

Sylvan se réjouit d'être l'éducateur de ce jeune homme prédestiné duquel si légèrement il déses- péra. — « Moi, dit-il, je m'apparais l'ancienne humanité contemporaine des matins du monde. Je vais m'ignorant et cherchant mes dieux. Mais toi, Éleuthère, tu sais par quels noms les évoquer. Tu es celui qui renaît de la mort. Tu es un beau lys élancé des funèbres jardins. En outre, tu séjournas sur le bord de la vaste mer quand à peine je dépassai les rives d'Eolie. O Eleuthère! Tu vis souffrir les hommes et l'e rêve, moi captif, sans espoir de leur apporter la délivrance. En revanche, je connais des secrets merveilleux. Les oiseaux m'apprirent la chanson de vie. J'ai senti passer en moi l'éternité des arbres. Lies airs subtils ont un sens que je pénètre. Et je n'ignore pas non plus les fables qui rendent l'homme héroïque. Je t'initierai aux arts du courage et de la force. »

La divine sympathie le réconforte et par cette âme à la sienne liée, lui rend moins pesant l'exil d'Eolie. Cependant sa pensée parfois le reporte vers les horizons sublimes de la mer. « Parle- moi, dit-il, des hommes qui naviguent sur les flors éternels. Sans doute ils étaient pâles encore d'avoir abordé aux terres inconnues ? Sans doute leurs bras tremblaient pour avoir étreint une chair

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fraternelle et délivrée? La toison des monstres dispersés orgueilleusement pavoisait leurs navires ? Et, dis-moi, n'avaient-ils pas des yeux plus beaux que les nôtres? N'étaient-ils pas d'une taille sur- humaine? » Un vertige l'exalte au mirage idéal qui, par avance, le déporte vers les patries assi- gnées à son destin. Mais déjà Éleuthère regrette les molles chaînes fleuries dont l'asservit Hylette. Il rougit, il balbutie, à peine il écoute ce Sylvan qui rêva de l'égaler aux héros. « N'entends-tu pas, cher frère, une voix qui là-bas me réclame ? » Son oreille leurrée croit l'entendre approcher dans les rumeurs de la forêt. Et de nouveau une tris- tesse emplit l'œil de Sylvan. « Ton âme déjà m'a quitté et vole devant toi ! »

Or Hylette, un peu plus tard, l'apercevant seul, va à lui et ainsi se plaint : « A quoi te sert ce symbole d'un autre âge ? Ne suffit-il pas de tes mains pour cueillir avec moi dans la prairie des fleurs qui ne se fanent pas? Viens si tu ne veux que je cesse d'être ton âme nouvelle. » Ensuite, riant et pleurant, elle chante : « Dans l'hiver mon ami est parti. Je reviendrai au beau temps du printemps. N'es pas revenu, ô doux ami, ni le printemps. » Il voit trembler à sa joue un feu rose et gémit : « Petite Hylette, c'est la faute à Syl-

LE COR FLEIRI. 347

van... Le cuivre rauque et dur horriblement dé- chira mes lèvres. »

Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle en séchant ses pleurs, viens nous-en nous moquer de Sylvan avec l'oiseau dans les bois. Et la petite chanson reprend : «Mon ami était parti. Mon cœur est re- venu. » Comme un vol de passereaux, comme le tourbillon léger des feuilles à ras des plaines, ils fuient et sous les fûts pavoises d'écarlate ensuite ils tournent et dansent et ébruitent un rire clair. « Oh! dit-il, j'étais bien sot de tant écouter ce cruel ami puisqu'il me roba ces yeux bien plus plaisants! » Et Hylette : « Vois que d'heures perdues nos yeux désapprirent notre image! En es-tu davantage le héros que mon cœur chérit pour avoir accompli les fabuleux ex- ploits ?» « Oh ! fit-il avec candeur, je commen- çais seulement de ressembler à Hercule ! » « Mais Hercule mourut sur l'Œta, ami, et à peine tu commences à vivre. »

S'étant enfoncés aux avenues, ils criaient : « Le printemps est revenu ! Le printemps est revenu! » Mais ils n'entendirent pas l'oiseau. Et une voix leur répondit qu'ils ne reconnurent pas et qui leur fit peur. Or, le cor splendide ceignait l'épaule du Fils du printemps et quelquefois, elle ou lui, par

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mépris puéril, l'embouchait, en tirait des sons dérisoires. « Ecoute, disait-il, n'est-ce pas le tau- reau mugissant? N'est-ce pas le souffle froid d'oc- tobre dans les ramées? » « Ou, se moquait-elle, le coassement des grenouilles au fond d'un puits ? » Le cuivre dans les bois pleura, lui qui sonna la fanfare d'orgueil et de gloire. Ensuite ils déta- chèrent les ardents feuillages d'un aubier et les tressèrent en guirlandes autour des spirales so- nores. Et chacun à son tour portait le cor fleuri comme un trophée de vendanges, ou bien ensemble ils passaient leurs têtes jumelles dans sa spirale par simulacre d'un collier amoureux, et parmi les ris et les cris, elles y apparaissaient chevelues d'or et de joie.

O 1 dit-elle soudain, qui nous parla de fleurs ionchées? Voici que les roses naissent sous nos pas 1

Un buisson devant eux saignait un sang délicat d'églantines. Ils en cueillirent une touffe qu'ils froissèrent aux boucles de leur front, toute fraîche d'aurore mutilée. Alors elle voulut sonner la mort des roses et, soufflant de ses lèvres courtes dans le cor héroïque, elle en arrachait des sons grêles et étouff"is. Mais quelqu'un sur le chemin appela Eleuthère. Ils levèrent les yeux et aperçurent la

LE COR FLETRI. 349

colère de Sylvan ; et Hylette laissa tomber le cor et ne fut plus qu'une tunique fuyant derrière les arbres.

Eleuthère, dit l'orageux Sylvan, encore une fois tu as trompé ma confiance. De la trompe pro- fanée, tu fis un jouet aux mains de cette enfant. Cuivre magique en qui expira l'âme des héros, ils t'ont fleuri ainsi qu'un thyrse futile ! » Il disperse les roses et les feuillages, les piétine avec mépris. Le cor brandi et nu s'enflamme de pourpre et de soleil, vengé. Et il dit encore : « Maintenant va filer la quenouille avec mes sœurs, toi qui avilis le mâle emblème. Ta bouche indigne ne prolongera plus les sons dont frissonnent les chênes dans les soirs farouches. Cor humilié, legs des aïeux qui me fut transmis par mon père, personne, hormis Syl- van, ne t'embouchera plus désormais! »

Il regarde une dernière fois le frère volage que noblement il voua à la gloire, et un pleur roule à sa joue, viril et acre, un sel de douleur et de colère. Puis il disparaît dans la forêt, le cor ne s'est plus fait entendre. Et seulement une voix d'oiseau dans le taillis gazouille : « Eleuthère ! » Hylette presque aussitôt avance la tête, regarde si nul vestige de Sylvan n'encombre plus la perspective, et ensuite elle glisse jusqu'au chemin. « O gentil ami,

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350 I. ÎLE VIERGE.

laisse-le dire. Ne vois-tu pas que les temps d'hé- roïsme sont finis ? Tous les monstres sont morts. Il n'y a plus que l'oiseau dans la forêt. » Et elle rit, petite Eve apparue au seuil dd l'âge d'amour. Mais un regret est resté au cœur d'Eleuthère. « O Hylette ! Sylvan pleura ! » Alors elle ramasse les fleurs foulées et s'écrie : « Que ne pleura-t-il assez pour rendre la vie à ces roses? » Bientôt l'image courroucée de Sylvan se dissout aux équivoques prestiges d'un crépuscule arrivé comme à pas de loup. Un brouillard violet fume et on- dule au velours assombri des gazons. A travers le tamis des branches, l'or fané du ciel blute un silence pâle s'éteint la vie. « Vois, dit-il, comme le soir tombe solennel et dou.x sur les avenues... Ne crois-tu pas apercevoir là-bas deux ombres comme nous-mêmes glissant au bord de la clairière? » « Et toi, cher Eleuthère, n'entends-tu pas une voix, cette même voix étrange qui déjà nous effraya quand nous allions, nous moquant de Sylvan? » « Oui, dit-il, j'entends la voix, et une autre lui répond, car il n'en faut plus douter à présent, elles sont deux. » Ils se serrent frissonnants l'un contre l'autre, l'oreille aux écoutes ; et de nouveau les voix s'élèvent. L'une semble gémir tandis que l'autre

LA LEÇON" DE CHRIST. 351

supplie. « Je t'assure, dit Hylette, ne restons pas un instant de plus ici. Mon cœur est déchiré par un secret pressentiment. Viens, ami, ramène- moi vers la maison. » Ils fuient en étouffant leurs pas rapides ; et dans le soir ils sentent leurs visa- ges froidir d'inconnu. Soudain ils se sont arrêtés. Les airs sont restés déchirés d'un cri... « O H}-- lette ! on eût dit le cri d'Elée ! » Et ensuite la nuit est tombée sur le bois, ils n'ont plus entendu que le vent de l'automne.

LA LEÇON DE CHRIST

Ainsi prit fin la leçon d'héroïsme, et Sylvan se retrouva seul dans Eolie. Le cor dans les soirs ne sonna plus de gloire et d'orgueil. Mais deux en- fants allaient par les avenues, chantant et riant, élus pour un destin merveilleux. Et Sylvan con- nut la Passion, pour la seconde fois renié par son frère. Il s'apercevait maintenant solitaire et nu sur un mont, au bas du grand ciel inhabité ; les dieux du passé s'y étaient évanouis et un autre ne vint pas qu'il attendait toujours. Dans les brumes, dans une vapeur de crépuscule, Eolie, île

352 L ÎLE VIKRGE.

en fuite déjà et réalisée, s'enfonçait comme un rêve. Lui-même fit-il autre chose que rêver, d'une âme esclave que vainement il espéra libre? Des siècles d'humanité et d'Œtas froidis et de Cau- cases abîmés, toute la stérile épreuve l'opprimait. Il fléchissait sous le tourment de sa force inutile : elle n'avait servi au monde non plus qu'à lui- même, travaillée de moûts hétéroclites, élancée en ardeurs qui tôt retombaient comme un jet d'eau futile. Il regretta les belles eaux ensevelis- seuses il méprisa de descendre avec Elée. Alors l'été bouillonnait, il avait le jeune sang de la vigne et des taureaux ; il n'avait pas cessé d'être le héros. « O Sylvan ! que ne mourus-tu la tête aux cieux quand encore tu pouvais volontaire- ment mourir ! »

Son cri est entendu de celle qu'il renia comme le renia Eleuthère. « Vis, ami, puisque ta destinée est de vivre. » Il la voit venir à travers les arbres, petite ombre pâle qui n'est plus que la forme d'Elée. Ainsi, près des eaux, l'âme remontée vers l'étoile, il la tint en ses bras. Elle lui sourit, il soupire : « O Elée! tu me parles de \ivre, toi qui bien mieux me persuadas de mourir ! » Il n'en- tend plus ensuite qu'un souffle qui s'éloigne... « Vivre pour les autres, Sylvan ! »

LA LEÇON" DE CHRIST. 353

Il erre à travers l'automne dépouillé d'Eolie. Puis la nuit tombe, il rentre aux demeures. Alors le Père étend les mains et l'appelle à ses côtés : « Enfant... enfant... » Un nuage, le soir d'une grande vie recouvre son haut front. Et un peu de temps il reste perdu aux silences de son âme. Mais d'un geste ensuite il dissipe les ombres.

Enfant, ne crois pas que je sois fermé à ta peine. Ton cœur est demeuré devant mes yeux : je te suivis en ton chemin d'adolescence, j'ai vu naître en ton âge de jeune homme l'homme inquiet que nous sommes. Et voici que déjà Eolie se voile de nuit, les temps sont prochains. Reçois de ton père la connaissance de toi-même... Ensuite l'initiation sera complète, tu seras égal à toute l'humanité. Or, un dieu t'est qui naquit de la douleur des hommes. Son nom est Christ.

Christ ! murmure Sylvan, n'est-ce pas ce dieu dont me parlait Eleuthère?

Il te fut connu, enfant, dès le jour tu connus la souffrance. Il naquit de ta douleur comme il renaît en chaque homme triste. Je trem- blai quand je le sentis s'éveiller en toi ; alors encore tu ne croyais connaître que Prométhée ; mais déjà ton front avait pâli. Rien qu'à la vision du Caucase, tu le pressentis. Maintenant, sache

354 L ÎLE VIERGE.

qu'il fut un mont plus haut. La torche d'Œta s'allume au feu que déroba Prométhée : elle s'éteint et l'éclair du Golgotha jaillit de ses tisons consumés. Ainsi tous les dieux viennent et meu- rent à leur heure. Ensemble ils sont la conscience du monde et chacun est tous les hommes. Or écoute la leçon : Prométhée affranchit l'homme de ses dieux vieillis. Mais Celui qui s'appelle Christ délivra l'homme de l'homme même. Lui- même fut un homme qui osa s'égaler à son Dieu. Et il mourut de la main de ceux qu'en mourant, il sauva. Ainsi il fut Christ, c'est-à-dire le Pardon, ayant été le Sacrifice. Et même il avait été renié par ses disciples.

Toi aussi, Eleuthère, me renias! soupire Sylva n.

Etant entrée dans la chambre, Elée entend cette plainte et elle lui prend la main, la retient entre les siennes. Barba un instant ferme les yeux et sa voix tout à coup a tremblé.

Maintenant, fils, connais les symboles. Je fis Eolie à l'image du riant Eden.Eoliefut votre âme enfant et l'âme de toute l'enfance des âges. Et il y eut autour une rivière comme une ceinture de grâce ; et la douleur encore n'était pas née. Mais, sache-le, toi qui ne connus longtemps que la joie

LA LEÇON DE CHRIST. 355

des dieux enfants, les dieux en mûrissant eux- mêmes sont tristes. Ainsi le jeune homme aussi s'accomplit dans la douleur. O Sylva n, mes en- trailles se déchirent, un nuage couvre mes yeux ; pose ta main sur mon épaule, que je te sente près de moi, car à peine je puis te voir encore. Déjà tu m'échappes, déjà d'un vol sublime ton âme vole à l'avenir quand par mes racines je m'enfonce plus irrémissiblement au passé.

De ses doigts froids, ainsi parlant, il lui caresse le front, et il médite en silence, et puis sa bouche se détend.

A présent écoute les dernières paroles restées dans ma barbe. La Douleur n'est qu'un cycle assigné à nos soifs ivres d'idéal. Ton âme ensuite l'ayant franchie, se sentira délivrée du tourment d'un dieu qu'elle alla cherchant et qui était en elle. A ton tour tu deviendras le dieu que tu rêvas. Et Christ n'est qu'une étape comme les autres dieux.

Tout l'être en Sylvan vibre surnaturel, exalté d'une foi inconnue. Un souffle le traverse, l'im- mense vent prophétique des temps qui viennent. Et déjà le passé s'efface, il sort des séculaires om- bres, il voit se lever le jour d'éternité, tout pâle, rafraîchi de la grâce d'un baptême au bord des

356 l'île vierge.

eaux futures. Une onde vive monte de son cœur gonflé.

Christ ! ô Christ ! c'était donc toi !

La bouche d'Elée s'appuie brûlante à sa main, elle soupire :

Le dieu inconnu, Sylvan ! Mais Barba l'arrête :

Celui-là, ami, n'est qu'en toi-même. Cependant ils se rappellent l'avoir senti passer

dans la nuit électrique, près de la rivière ; ils étaient restés tressaillants, sans paroles, comme devant un mystère. Et ensuite ils avaient eu soif de douleur et de sacrifice ; ils auraient voulu mou- rir ensemble ; et seulement son nom leur demeu- rait ignoré.

Christ ! par trois fois s'écrie Elée. Et ce nom lui apprend le geste de la prière. Elle joint les mains et tombe à genoux. Le nom divin vole sur leurs lèvres à tous deux. Il flotte aux airs comme l'essence, l'esprit même du sacrifice. « O Christ ! dit Elée, fais que moi aussi... » Elle ne peut achever, incline la tête. Et comme une étoile dans les clartés du matin, la nocturne Elée, la fille de la mort et de la nuit, s'est évanouie. Barba la prend en ses bras, doucement lui souffle sur les yeux. Et enfin elle semble se réveiller d'un songe,

LA LEÇON DE CHRIST. 357

elle aperçoit Sylvan. Tous deux alors longtemps s'embrassent dans les pleurs, très purs, d'une àme éblouie, car pour la première fois ils se sont re- connus. Et ensuite Barba les renvoie, disant : « Ceci est la dernière leçon, enfants. »

Des jours passèrent. Les rouges pavillons de l'au- tomne furent déchirés par les vents. Ensemble ils s'en allèrent regarder au bout de la prairie le vol des oiseaux migrateurs. « Ils vont à leur des- tinée, Sylvan, dit-elle. Ils ont écouté les voix... » Il répondit : « Ils vont vers les régions inconnues voudrait les suivre Sylvan ! » D'un souffle elle murmura : « Ils se délivrent du passé. » Leurs paroles étaient obscures ; pourtant ils croyaient se comprendre, chacun restait oppressé d'un secret qu'il n'osait dire. Et seulement quelquefois leurs lèvres tremblaient, ils détournaient l'un de l'autre leurs visages, tout à coup devenus pâles. Ils n'étaient plus tristes : une haute exaltation, comme à la veille d'un départ, leur faisait une âme et des prunelles claires. Puis ils quittèrent la berge des eaux ; nul des deux n'avait reparlé de la mort ; sous les arbres sans feuilles et sans oiseaux, ils s'en retournèrent, ne semblaient pas voir la nLidité froide des champs.

Or, un jour, Élée étrangement dit à Sylvan :

358 l'île vieu(;e.

Cette ile, ami, est pleine de prestiges... N'entendis-tu pas quelquefois des voix crier comme dans un naufrage ?

Il sourit :

Le cor dans les bois sans doute pleurait le faible cœur de Sylvan... Ou si c'était la folle aven- ture de cette petite Hylette et de celui qui va derrière ses pas, enguirlandé de roses ?

Ils parlaient encore, le soir tomba, et dans Eolie une voix gémissante appela : Élée !

Oh ! s'écria Sylvan, maintenant il me sou- vient avoir entendu cette voix ! Sans nul doute, en un autre temps, j'ouïs une telle voix. Elle sem- blait venir de chez les honimes de l'autre rive. Et m'étant élancé, un inconnu, sous la nuit des arbres, me pressa contre son sein.

Il la sentit défaillir.

Sylvan, elle m'appelle!... Quelqu'un m'ap- pelle dans l'île ! Va sans retourner la tête. Un jour tu sauras qui fut Elée.

Elle a fui, il voit tournoyer et disparaître sa robe aux ombres pâles. Elée ! Elée ! Son cri monte, inexaucé. Le petit fantôme d'Elée s'est perdu dans le soir taciturne. Elle vola du vol des oiseaux chercheurs d'horizons délivrés, elle n'est plus re- venue. Et il se tourmente :quel charme d'horreur

LA I.KÇON 1)K ( HKISi. 359

OU d'espoir, quel sortilège émané des airs subtils la captiva, injonction ou prière, mais fatidique évoqué à l'heure hallucinatoire ? Tout fut mystère en Elée et l'est bien plus en ce soir qui garde son secret.

Il rentre aux demeures, il voit dans l'àtre, aux pieds de Barba, Éleuthère et Hylette tressant des couronnes. Le sourire du Père les encourage; ses pensées bienveillantes semblent fleurir à leurs doigts ce jeu d'amour, illusion d'un printemps éternel. Et la moqueuse Hylette lui dit : « Vois, tout l'été ne fut pas dispersé par tes mains. Il est encore au bois des buissons ignorés nous cueillimes l'églantine. » Mais il ne pense qu'à celle qui est partie : « Nul de vous ne vit Elée? »

La voici !

Elée même, la chère voix d'Elée lui dit la bonne parole des ombres soudain elle apparaît res- suscitée. Elle a les yeux lointains d'avoir trop re- gardé dans la nuit, elle scelle d'un doigt ses lèvres, petit sphinx clandestin qui cache son âme et sur qui glisse sans l'éclairer la lumière de l'âtre. Oh ! songe-t-il, serait-ce bien la noire et ardente Elée ? A peine elle me demeure encore visible en cette pâleur d'une forme déjà éthérée, divine étoile

360 l/ÎLE VIERGE.

qu'évanouit l'arrivée du matin... Et il n'ose la toucher, de peur qu'une illusoire image n'élude son geste inutile.

Une dernière fois ensuite ils se revirent sous les arbres, près de la rivière. Un soleil éteint, la frileuse agonie d'un mirage du mol été aux givres du ciel fanait les gazons. Ils furent longtemps sans se parler, laissant errer leurs regards sur le doux paysage en langueur. Et enfin elle étendit la main et dit : « Vois, tous les vols sont passés. Nous seuls, ô Sylvan!... »I1 continua pour elle : « Nous seuls sommes encore ici ! » Un frisson les saisit, ils se prirent les mains. « Ne trouves-tu pas, dit- elle, que l'heure est solennelle? Le soleil là-haut se voile et c'est nous qui semblons le quitter. » Et comme Sylvan ne répondait pas. elle baissa jusqu'à lui son front et en souriant, lui dit : « Baise mes paupières, ami. Appuies-y longuement tes lèvres. Ferme mes yeux sous tes baisers. Et qu'ils y im- priment l'image de ces campagnes qui déjà ne sont plus qu'un songe... » Il lui ferma les yeux, y ap- puya longuement ses lèvres et ensuite il dit : « Je sens ton âme s'en aller de moi, chère Elée... Elle s'élance vers l'avenir. » Mais Elée s'exaltant : « Elle retourne plutôt au passé. Maintenant, sache-le, je ne suis plus que ta petite âme d'autre-

l'an NON CIATEl'R. 36 1

fois... » Et tous deux pleuraient, envahis d'une grande tristesse.

Puis les présages apparurent. Un des faons gra- cieux, aimés de Florie, expira ; un ouragan dé- cima les plus vieux chênes ; la rivière ensuite se mit à monter, une partie d'Éolie s'abîma dans la fureur des eaux. Et, dans l'île profonde, des voix toujours étaient entendues, gémissantes, terribles, et qui emplissaient les soirs. Alors l'effroi régna, les serviteurs secouaient leurs fronts pâles et di- saient : « Voici longtemps que nous vivons dans cette île : pourtant jamais nous ne vîmes ni n'ouïmes rien de pareil. Est-ce que les temps se- raient accomplis? Nos yeux terrifiés verront-ils disparaître Eolie ? Sûrement des choses extraordi- naires sont en suspens, des prodiges vont naître. » Et le cor d'or et d'orgueil était mort. Un autre dans les bois pleurait, voilé.

L'ANNONCIATEUR

Or, le sixième jour après les eaux pacifiées, un vieillard aborda dans Eolie à l'heure les Pauvres ont coutume de franchir la rive. Il semblait las

362 l'île vierge.

d'ans et de pèlerinages, très grand sous les neiges de son front, avec des yeux de siècles. Il entra dans la haute salle familiale et Barba, l'ayant assis à ses côtés, lui dit : « Sois le bienvenu dans cette ile, étranger de qui, à moins qu'un mirage ne m'abuse, je crois reconnaître les traits. »

Le vieillard, en croisant les mains sur sa poitrine, s'inclina et répondit : « Ta mémoire ne t'est pas infidèle, ô maître d'Eolie. Je suis le Voyageur des âges, je suis celui qui connaît l'exil et la dou- leur. Quand j'entrai pour la première fois dans cette ile, la moisson s'achevait ; tu recueillais le fruit de ta sagesse et de ta vigilance. Et une lumière divine, les calmes gloires d'une après- midi d'Eden exprimaient le bonheur. C'est pour moi un souvenir merveilleux et qui ne s'est pas effacé. Depuis j'ai marché du pas sans trêve du Pauvre. Et voici que j'apporte l'hiver, une voix dans les campagnes clamait : les temps sont ac- complis. Maintenant, si tu désires apprendre des nouvelles dt;s hommes, interroge-moi.

Que faisaient-ils dans les patries te por- tèrent en dernier lieu tes pas ?

Ils étaient malheureux. Ils gisaient courbés sous, les^ idoles. Nul n'était libre, car nul ne con- naissait sa force. Tous vivaient dans le cabanon

L'AXXOXCIATErR. 365

des lois, des cultes, des morales, comme des bœufs parqués. Et cependant ils égalaient en férocité et en bassesse les loups et les hyènes ; quel- quefois, avec d'horribles clameurs, ils se jetaient les uns sur les autres. Alors quelqu'un entrait dans le cabanon et les fouaillait, et il avait le visage des idoles qui les opprimaient et auxquelles ils ne croyaient plus. Sache-le, toi qui paternelle- ment règnes en cette île, tous les monstres ne sont pas morts, et l'homme encore vit esclave de l'homme. Or les multitudes souffraient de grandes douleurs et, tournées vers l'orient, elles réclamaient le Libérateixr, disant : « Lequel main- tenant, très pur et sorti de nous, va se sacrifier pour nous ? Lequel nous apprendra à devenir des dieux et nous délivrera de nos chaînes millé- naires? » Voilà ce que j'ai vu et ouï. Mes sens en sont restés terrifiés. Sylvan gémit :

Mon âme m'a quitté. Mon âme est chez les hommes qui souflfrent.

Maintenant les serviteurs aussi se désolaient, croyant que l'heure était venue des choses funestes.

O destinées ! Nous faudra-il renoncer aux dieux de paix et de joie qui réglèrent nos exis- tences ?

366 l'île vierge.

Mais Florie étendit vers eux ses mains de jeune prêtresse ; et ainsi elle les consolait :

Je les servirai avec vous, amis. Ensemble nous resterons fidèles aux cultes sacrés de la Terre. Il y a encore des moissons dans le sol d'Eolie.

Seuls Eleuthère et Hylette, annonciateurs des âges d'amour, demeuraient en dehors de ces dou- leurs et, à travers la table, se jetaient leurs lèvres comme des cœurs de roses.

Alors Barba, d'un geste obéi, imposa le si- lence : « Enfants, amis, le vieillard n'a peut-être pas tout dit... »

Le voyageur releva son visage ; l'ombre s'en était dissipée ; ils lui virent aux yeux une clarté surnaturelle. Et enfin il parla.

Maintenant je veux eflfacer l'affreuse vision. Eolie peut connaître l'hiver, les autans, les pro- diges : elle ne peut mourir. Le vœu d'Eden éter- nellement vit au cœur des hommes, l'aspiration à la délivrance dans la joie qui est l'harmonie. Et toute chose est ce que la conçut l'esprit. C'est pour- quoi, ô roi, ayant fait cette île selon un dessein très sage, tu réalisas l'Œuvre de vie qui ne doit point finir. Et voici : une race libre naîtra des enfants élus d'Eolie. Et d'autres à leur tour sorti- ront de celle-là, en qui seront rachetés les âges.

l'axxoxciateur. 367

Alors apparaîtront des êtres aux sens subtils, aux organes régénérés, et la chair n'assouvira plus la chair, et des choses dans l'homme seront élimi- nées, encore élémentaires. Et ce sera le temps d'une haute humanité déliée du tourment de n'être encore qu'animale. Les âmes se verront face à face, divinement nues : elles ne sentiront plus la douleur de se chercher à tâtons des bords oppo- sés de l'exil et, meurtries, humiliées, en larmes de ne se reconnaître qu'aux pareilles blessures que leur fit l'amour irréparablement violé.

Le Voyant des âges un instant s'abîma en ces pensées heureuses. Cependant ses paroles bruis- saient sous les voûtes comme un vent d'éternité monté des matins de la mer. Et ensuite il leva très haut son visage, et il semblait regarder au fond d'un nuage : « O limon ! chair initiale ! Chair encore dans les limbes, ô chair qui restas honteuse et triste de t'être vue enchaînée, chair fu- rieuse et tentée, transfigure-toi. Que tes éléments antiques, consumés au feu adorable d'amour, se dispersent comme la fumée grossière et ne laissent subsister que les esprits sacrés de la vie ! O sexe ! fleur ! blessure ! émane le symbole ingénu et fort ! deviens le transcendantal et vertigineux baiser en qui toute lie sera purifiée ! Vierge à l'égal de l'éther,

368 l'île vierge,

tu seras la forme même de l'âme égale aux dieux... Or, les dieux ne sont que la connaissance de soi- même et Éolie sera pareille aux dieux qu'elle conçut. »

La barbe de l'Ancêtre, à ces mots, ondula.

Ces dieux, ô vieillard, je les sentis tressaillir en mon rêve !

Réjouis-toi donc, car les choses seront telles que je te les dis. Un dieu va naître de l'homme que tu fus, un homme naîtra qui sera le dieu que tu portas en toi. O Barba ! l'homme alors sera pour lui même sa pensée réalisée!

Tous l'écoutaient, debout par-dessus la table, et les vieux serviteurs entre eux se disaient : « Celui-ci sûrement aussi est un dieu qui sait lire dans l'avenir les signes et laisse tomber de ses lèvres ces paroles d'or. »

Ensuite le voyageur cessa de parler ; mais ses prunelles continuaient à regarder au fond des âges, sa tête vénérable semblait toucher aux plafonds Alors Barba ordonna qu'on remplît de bière fraîche les verres et, ayant levé le sien à la hauteur de son visage, il parla ainsi :

Sois, en cette libation, remercié, toi qui vins et me donnas le réconfort. Il m'est doux de penser qu' Éolie ne s'éteindra pas avec moi. Maintenant

LE SACRIFICE d'ÉLÉE. 369

mon cœur reverdit comme sous les pleurs tièdes du matin le cœur des chênes.

LE SACRIFICE D'ELEE

Barba, le vieux roi de l'Ile, médite aux flam- mes tourbillonnantes de l'àtre. Une forêt s'y con- sume, verte et crépitante, la sève et le soleil des étés qui virent la jeunesse d'Eolie. Il penche vers ses genoux un front remuent les destins. Par les baies profondes, il regarde sous les tristes arbres del'hiver s'enfoncer la route des départs. Etun cou- chant des âges, en ses prunelles obscures, semble s'allumer aux reflets du feu comme un dernier rayon tombé du crépuscule des monts. Eden ! aurores ! âmes enfants qui s'éveillèrent de sa pen- sée ! Jours lointains ! D'autres hommes vont naî- tre pour d'autres matins ! Il ressent l'humaine mélancolie des travaux accomplis. Au dehors les déserts font silence, un mystère plane dans les demeures, il n'entend que le pas lourd de ses pen- sées en lui, régulier comme le battement d'une horloge, comme la marche d'un faucheur aux champs de la vie. Mais une voix d'or tout à coup

21.

370 I/ÎLK VIERGE.

vibredans l'épaisseur du mur, la petite âme joyeuse du grillon. Elle est haute et claire, comme le son delà faux au temps des foins mûrs ; elle tinte du bruit musical d'un jet d'eau qui se délivra des givres. L'ombre alors, pour cette petite chanson d'éternité qui frémit aux airs, s'allège au front de Barba. Il ferme un instant les yeux et s'absorbe dans la vision de la joie. Toute l'humanité an- térieure ne fut que l'étape lamentable ! Siècles ! parcelles de la durée ! Races ! Mondes ! Atomes ! Voici que l'homme est dieu !

Père ! ô père !

Ses paupières se rouvrent. Une ondée tiède avec le chuchotis frôleur d'une bouche glisse le long de ses mains. Et il ne sait quel sommeil de ses esprits dispersés intercepta la rumeur légère d'Elée venue jusqu'à lui. « Oh ! dit-il en souriant, n'était-ce pas la chanson d'or et d'éternité ? »

O père !

A ses pieds pleure Elée dans ses cheveux pro- fonds. Epandus du flot d'une nuit, ils ruissellent jusqu'à terre et semblent l'enclore au secret d'une destinée. Doucement il l'attire par les poi- gnets.

Un jet d'eau d'un bruit musical tout à l'heure en ma pensée chimériquement se délivrait

LE SACRIFICE DELEE. 371

des givres. Mais tes pleurs à toi sont la musique d'une source qui s'égoutte du printemps d'un bois. Et les flûtes du vent jasent dans l'écho, tous les merles délirent de s'égaler au tintant cristal de la petite onde.

O père, gémit Elée, je ne suis déjà plus la petite Elée que tu chérissais. Celle-là dormit igno- rante en tes genoux, celle-là grandit comme un faon sauvage à ton ombre. Une nouvelle Elée est qui se lamente pour des choses inconjurables.

Barba doucement lui courbe le front en arrière et, la tenant ainsi devant lui, il plonge aux ombres de ses prunelles. Un sens lentement naît, voilé, re- doutable, et qui ensuite s'élucide. Et des paroles flottent dans sa barbe, sourdes, intérieures :

Une telle chose devait-elle jamais advenir ? O Elée, doux printemps d'Eolie. mon âme se penche sur la tienne comme sur une eau profonde.

O père, dit-elle en se baissant jusqu'à ses ge- noux, tu m'enseignas Christ, et à mon tour je me sens élue. Une voix m'a appelée. Permets que je lui obéisse. Vois, je suis entre tes mains et je te supplie.

C'est la loi, c'est la loi. Nul ne l'élude, nul n'échappe à la douleur. Et chaque chose s'accom- plit selon ses causes obscures.

372 L ÎLE VIERGE.

Un immense abandon, le poids d'une grande so- litude les enveloppe et les sépare. Ils sont dans une plaine nue aux confins du monde et de la vie. Té- nèbres. Des colombes pleurent, des loups hurlent, leurs âmes grelottent. Toujours plus loin elles se reculent l'une de l'autre et ne s'entendent plus se répondre.

Barba est le tronc même de l'humanité, la sou- che profonde des races. Ses prunelles éteintes se ravivent, contemplent un point fixe de l'espace. Dans la durée des temps se lève l'Ile heureuse pro- mise à son œuvre. se renoueront les rameaux coupés, seront conj urées les causes. Et les paroles, tout à l'heure sourdes, intérieures, à présent se dé- lient, légères, ailées. «Le bien^ le mal, équivalences qui se résolvent aux fins mystérieuses de l'Être ! Il me semble qu'à peine je m'accomplis dans la connaissance. Et voilà, celle-ci est la rose ardente du sacrifice. »

Ensuite il déploie ses mains d'antique semeur : elles jetèrent la graine aux labours ; elles firent lever les moissons. Et elles s'ouvrent sur Elée, augustes, très douces. « Va donc, dit-il, obéis à ta destinée, maintenant je sais quel secret profond scelle tes lèvres. »

Tous deux semblent avoir communié dans

LE SACRIFICE DELEE. 373

un mystère, dans une chose connue seulement d'eux et très loin de leur volonté. Elée se lève ; sa petite ombre glisse sur les dalles vers l'issue. Et les hauts plafonds d'un poids de silence et de soli- tude se referment sur l'âme du Sage. Nul, durant tout un jour, ne sut s'il défaillit d'agonie ou s'il dormit dans un crépuscule de pensées comme au déclin des âges s'endorment les dieux tristes. Par les vitraux il regardait avi ciel venir une lumière, il n'osait plus regarder Eolie ; et les heures bles- sées en boitant s'en allèrent, il n'en resta qu'une, rigide, et qui avait les yeux d'Elée.

Cependant Elée n'était plus triste : elle visita les belles génisses de l'été, elle erra en chantant le long de la rivière, et, ayant rencontré Sylvan, comme elle apportait à Héraut une gerbe de foin parfumé, elle lui dit de sa voix étrange : « Quand tu auras besoin d'être consolé, ami, sonne du cor ; tu verras apparaître Elée. » Et ensuite elle se mit à pleurer. Or, vers le soir, un grand vent souffla, des portes furent ouvertes, et ils cherchèrent vai- nement Elée. Le lendemain non plus elle ne repa- rut, ni les jours suivants ; mais une barque avait été détachée de la rive et flottait. Alors les lamen- tations montèrent, les bois tressaillirent de san- glots : toute l'île sembla morte de la mort d'Elée.

374 L ÎLE VIERGE.

Avec des mains prudentes, de peur de blesser ses membres délicats, les serviteurs fouillèrent les buis- sons et les labours. Même la nuit, des ombres sin- gulières erraient par les avenues ; des torches en tous sens couraient sous les arbres, comme des âmes en peine d'une autre. L'âme d'Elée sembla être partout et n'était plus nulle part. Elée est morte ! Elée est morte ! criaient affreusement les deux petites karites restées de celles qui furent la triade heureuse et Florie tordait ses cheveux et s'arrachait les vêtements, Hylette n'était plus avec Eleuthère, mais avec la seule Elée qui leur causait ce tourment. Leur déploration emplissait l'île. Comme au temps du mal d'Elée, elles entrè- rent au parc des chevreuils, le père du trou- peau fut immolé. Un vent funèbre gémissait aux ramures du fin bouleau. Leurs larmes arrosèrent le tertre : elles levèrent des mains suppliantes. « Mânes ! ô mânes irrités ! » Car à présent elles croyaient comprendre qu'une loi fait sortir la mort de la mort ; elles ne doutaient plus qu'un destin terrible n'eût frappé leur sœur à cause du sang répandu. Et ensemble elles tâchaient d'apai- ser les esprits du bel animal en qui expira l'inno- cence d'Eolie. « O ami! ne nous poursuis pas plus longtemps de ta colère. Le printemps revenu,

LE SACRIFICE D ELEE. 375

nous t'apporterons des fleurs odorantes. Agrée la promesse de cette oifrande et cessed'être courroucé, toi qui mourus d'une mort en nos larmes expiée ! » Sylvan ne quittait plus les tristes berges ils avaient échangé leurs adieux. Il se rappelait ces paroles d'Elée : « Ne trouves-tu pas que l'heure est solennelle ? » et d'autres, alors obscures. Il ne se lassait pas de regarder la barque qu'une main avait détachée de la rive et qui continuait à flotter sur les eaux. « Elée ! petite âme d'Elée ! ô ma chère âme d'autrefois ! es-tu, toi que cette barque sans nul doute mena vers la rive qui ne doit plus être repassée ? Elée ! pourquoi m'as-tu quitté, moi qui n'étais pas encore parti ? » Il alla à la barque, y descendit, et il navigua tout un jour autour de l'île. Et seulement, quand le soir fut tombé, il s'ar- rêta de ramer et considéra l'horizon du côté des hommes. Le lendemain il descendit encore dans la barque, il avait pris avec lui le cor couleur des rouges crépuscules ;etde nouveau il attendit que la nuit recouvrît Eolie. Alors il porta le cuivre à ses lèvres, les bois tressaillirent d'entendre encore une fois la fanfare de Sylvan. Elle monta triste et voilée sous la lune ; elle glissa au loin sur les eaux froides, appelant Elée. Et Elée apparut toute pâle, les yeux surnaturels ; il la sentit à ses côtés ; il fut

376 l'île vierge.

enveloppé de sa grâce et de son souffle, et elle lui dit : « Ne me regrette pas, toi qui vainquis la mort. Maintenant je suis une âme libre et qui accomplit son devoir. Maintenant aussi, sache-le, voici les temps venus d'être le héros que tu rêvas. » Il voulut la serrer dans ses bras ; elle expira devant lui ; il sut ainsi qu'il n'avait vu que son ombre. Et la voix de l'Homme-au -front-de-taureau ne s'était plus fait entendre dans Eolie.

LE LIBERATEUR

Barba fit appeler ses enfants ; et la douleur ne l'avait pas brisé. Une clarté brillait en ses re- gards, lui donnait la jeunesse d'un symbole. L'un après l'autre, comme un troupeau de biches et de faons, ils passèrent devant le grand vieillard, et ses mains amoureusement, à travers le dessin char- mant de leurs corps, caressaient la forme triste de leurs âmes. Florie et Hylette baisèrent ses joues chevelues et gémirent : « Toi seul, père, pourrais nous dire passa Élée. Depuis tant de jours nous la cherchons inutilement. Toute l'ile est vide de notre sœur. » Puis elles firent silence, car

LE LIBÉRATEUR. 379

il desserrait les lèvres. « La douleur est entrée dans Eolie, enfants; et j'ai laissé couler vos pleurs. Cependant écoutez : Élée n'est pas morte, elle n'est que temporairement évanouie. Elée vit et accomplit sa destinée. » Aussitôt l'âme légère des vierges s'agita ; elles se lamentaient et riaient.

« O joie ! deuil ! Élée est et n'est plus ! Élée vit et nous ne sommes plus avec elle ! Explique-nous ce mystère, ô père qui sais l'enchaînement des choses! » Barba de ses doigts toucha leurs lèvres versatiles et elles se fermèrent. Ensuite, s'adres- sant à Sylvan : « Les femmes sont comme des peupliers dans le vent. A ton tour parle, toi qui possèdes une âme concentrée ! »

Et Sylvan dit :

O maître ! permets que je m'en aille de cette île. Une destinée aussi m'appelle et veut être obéie. Je parcourrai le monde, je visiterai les hommes. qu'elle souffre et gémisse, j'irai délivrer Élée !

Ainsi parle un héros ! fit le vieillard. Demeure donc afin que je te dise les dernières paroles. Vous, pendant ce temps, mes filles très chères, répandez- vous joyeusement dans les demeures en invoquant les heures réconciliées. Tout le ciel ne s'est pas voilé sur Éolie : il naîtra de nouveaux soleils. Déjà leur lueur prophétique éblouit mes

380 h'ÏLF. VIKRGE.

yeux qui regardent à travers les âges. Alors les liens dissous se renoueront.

Elles frémirent délicieusement comme si l'été rentrait par les portes ouvertes, et se tenant enla- cées, la tête inclinée, elles allaient d'un pas de songe, se disant : « Élée vit ! Peut-être elle sommeille en un pays que nous ne savons. X 'est-ce pas là, ma sœur, un conte merveil- leux ? »

De nouveau, ensuite, dans le silence monta la voix du Vénérable.

Fils, ô fils! l'heure est venue de te révéler l'arcane. Moi-même n'y fus initié que par degrés. Les choses obscures parmi lesquelles nous vi- vons, ne s'éclairent qu'à mesure que notre âme elle-même s'élucide. Et voici : celle que tu appe- lais du nom de sœur ne sortit pas de mon sang, bien qu'elle me fût chère autant que mon sang même. Les fatalités présidèrent à sa naissance, inexorables, aveugles, nées des séculaires tristesses de la chair. Élée sortit de la misère des races : elle me fut donnée parla douleur. C'est pourquoi j'as- sumai envers elle le devoir paternel.

Les voiles soudain furent déchirés. Sylvan, très pâle, crut entendre gémir la Voix dans les soirs d'Éolie. « O Élée, murmura-t-il, en t'aimant plus

LE LIBERATEUR. 381

que mes sœurs, je ne t'aimai point encore assez et comme Elée eût être aimée, toi qui ne fus pas ma sœur ! »

Elle te fut bien plus, ô Sylvan ! Elle te fut toute l'humanité inconnue ! Ainsi déjà s'annon- çait ton destin. Ainsi Elée, elle aussi, petite figure encore nébuleuse, ignorée d'elle-même et de nous, lentement révéla le signe qui la prédesti- nait. Toute vie est un secret qui, pour nos âmes infiniment dans les limbes et tâtonnantes, ne se dévoile qu'à travers la douleur ; et nous-mêmes ne sommes l'un à l'autre que des apparences. Vous vous cherchiez, enfants, en vous fuyant, d'un cœur qui peut-être s'effraya de se connaître. Et je ne connaissais pas davantage toute Elée, moi qui pourtant crus une seconde fois lui avoir donné le jour. En souffrant l'un pour l'autre, déjà tu étais l'avenir, elle était encore le passé : un pressenti- ment mystérieux vous agitait, et vous n'étiez à deux que la douleur et l'espoir qui se tourmen- tent de s'accomplir. Elée n'est pas morte, elle vit. Vois en elle une âme enchaînée par un nécessaire sacrifice et qui attend que tu la délivres.

Un silence religieux s'épandit, toute vie sembla suspendue, ils s'apparaissaient comme des esprits dans une grande lumière. Et Barba avait parlé

382 L'iLE VIEUGE.

comme d'une autre vie, du côté de l'orient.

Père, dit enfin Sylvan en se courbant, j'ai bu tes paroles. Maintenant une lumière ira de- vant mes pas. Elle me conduira vers Elée et toute l'humanité qui souffrit du mal d'Elée.

La barbe de l'Ancêtre trembla, la belle forêt de neiges et d'années. Il étendit les mains.

Va, doux héros sans crainte, je te délie d'Eolie, toi qui fus trempé aux fontaines de cette île. Sois l'Amour, sois la Force, sois l'Ame prochaine. La douleur n'est qu'un stade dans la du- rée des hommes. Epuise les dieux que tu fus pour un, plus grand, qu'il te faut devenir. Vis ta libre vie, vis-toi tout dans la plénitude et l'harmonie. Va donc, ami, quitte l'heureux Edende ton enfance... Une autre Eolie dans les âges t'est promise et que tu dois conquérir.

Alors passa la suprême défaillance. Le grand arbre de vie fut secoué jusqu'en ses racines. Barba à tâtons, les paupières voilées, caressa la chair filiale comme on regrette un ciel.

Attends encore un instant, ô fils ! ô chère Idée vivante ! Laisse s'empreindre en mes mains déjà vertes ta forme exquise... Que je baise tes prunelles emplies de l'heure future... Que je con- temple une dernière fois la grâce et la noblesse de

LE LIBÉRATEUR. 383

tes traits.. O Sylvan ! ta piété filiale ne fermera pas mes yeux !

Tout sembla révolu ; les solives gémirent d'avoir entendu la lamentation paternelle. Dehors, dans la campagne nue, un vent froid souffla, le vent qui avait emporté Elée.

Père, dit Sylvan, permets qu'à mon tour je touche avec mes mains respectueuses ton visage et qu'ensuite je les porte à ma bouche et à mes yeux. Ainsi ta présence réelle se communiquera aux extrémités de mon être et en moi résidera comme un fluide subtil. Souiifre aussi que je passe les doigts aux belles soies d'argent de ta barbe comme }'■ jouèrent mes caresses d'enfant.

S'étant prosterné, il embrassa ensuite les genoux de Barba, roi de l'Ile. Et déjà ces genoux étaient morts, il ressentit la douleur et le froid de leurs os et pleura. Mais le grand cœur indestructible du Père tout à coup ressuscita, nourri d'un sang d'éternité. Et Barba le toucha à l'épaule, lui dit sans tristesse :

Tes pleurs sincères m'arrosèrent comme si l'heure del'agonie était venue pour moi. Tu accom- plis ainsi à l'avance les devoirs sacrés. Maintenant relève-toi, et va, jeune roi à ton tour par qui mon œuvre indéfiniment sera continuée dans l'Idéal!

384 l'île vierge.

Ses mains planèrent, très grandes, comme le soir sur les labours, et elles ne savaient pas se fermer, ouvertes dans un geste de semailles, ayant jusqu'au bout semé l'humanité. Florie, Hylette et Éleuthère étant entrés avec les hommes et les femmes d'Eolie, car la nouvelle du départ de Sylvan s'était ébruitée, les mains immen- ses touchaient leurs fronts et les recouvraient tous. Alors la plainte des sœurs s'éleva, aigre comme la voix des corneilles. Et Florie gé- missait : « Cher Sylvan, se peut-il vraiment que tu nous délaisses, comme nous délaissa la triste Elée? Es-tu las de nos chants et de nos rires, toi qui conduisais avec nous le choeur des Heures gracieuses? Dis, n'est-il plus de joies dans Eolie pour ton cœur ivre de la chose in- connue? »

O Florie, vestale, répondit Sylvan, il est des ànies malheureuses le long des chemins.

O ami ! dit Hylette, toutes les roses ne sont pas mortes. Ce matin encore, avec Eleuthère, j'en trouvai qui sous nos doigts fleurissaient.

Et Sylvan répondit :

Vous les cueillerez ensemble, ô doux élus d'Eolie, enfants des printemps nouveaux.

Cependant si, loin de nous, la mort hideuse

LE LIBÉRATEUR. 385

te frappait, ô frère de qui je reste inconsolable ! à son tour s'éplora Eleuthère.

La voix de Barba, alors, s'entendit jusqu'aux limites des demeures.

Sylvan ne peut mourir ni Éolie. Et tous deux revivront dans les âges.

Les vieux serviteurs aussi versaient des larmes et, leurs tempes serrées entre leurs paumes cal- leuses, ils criaient vers les plafonds :

O sort lamentable! La gloire d 'Eolie va donc s'éclipser pour jamais?

Doucement Sylvan flatta de la main leur amitié fidèle; et l'un avait soutenu ses premiers pas, un autre lui enseigna à brider un cheval et à bander un arc, un autre l'art sacré des labours. C'était la vieille humanité obscure qui s'attachait à lui et s'efibrçait de lui barrer la route des destins. Mais un souffle surnaturel enflait ses narines. A peine il sentait à ses doigts leur haleine chaude et ani- male. Une autre humanité s'ouvrait devant lui, affranchie, lumineuse. Il murmura :

Amis, ne pleurez pas. Il me semble que je me délivre moi-même, moi qui pars délivrer les autres... Je crois m'échapper des âges troubles du monde.

Ils le cherchèrent : il avait disparu.

386 l'Ile vierge.

Un soir des temps tomba sur Eolie. On entendit une dernière fois sonner hi fanfare ; et Sylvan, ayant passé la rive avec Héraut, s'avançait par le vaste monde.

Août 1893 Décembre 1894.

TABLE

- La Nature i

L'Ile vierge 3

La Leçon du cor 13

L'Etranger 28

Florie, H3'letie et Élée 38

L'Œuvre de vie 44

Le Héros ingénu 53

Le Juge intercesseur. De Côme à Sévère 63

La Perte d'innocence. . 70

Les Dieux d'Éolie 76

Sylvan laboureur 88

Le Dieu inconnu . . ' 96

L'Ame captive loi

L'.A.spiration à la douleur ... 105

Penthésilée 115

Les Bois se taisent passe le tueur 122

Les Races 134

Sylvan délivré 142

Le Juge torturé. De Côme à Sévère 146

3^8 TABLE.

l'a-es.

II. Les Hommes 155

La \''ille triste 157

Les Ombres 172

Le Séjour dans la mort 181

La Leçon des âges 195

Le Tourment fraternel 202

L'Ame obscure d'Elée 216

Une Voix crie dans Eolie 225

Le Juge inexorable. De Côme à Sévère. 231

Les Symboles 238

Eleuthère 250

Aima Parens 266

Le Sortilège nuptial 281

Une âme s'ignore 286

Sylvan vainqueur de la mort 297

III. Les Élus 307

Eolie accomplie 309

La Chanson d'éternité 316

Le Juste juge 331

Le Cor fleuri 337

La Leçon de Christ 351

L'Annonciateur 361

Le Sacrifice d'Elée 369

Le Libérateur 376

Paris. Typ. Chamerot et Renouard. 3:i337

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