L'INVENDABLE

DU MÊME AUTEUR :

le révélateur du globe (Christophe Colomb et sa Béatification

future). Préface de J. Barbey d'Aurevilly (épuisé). propos d'un entrepreneur de démolitions (Stock). le pal, pamphlet hebdomadaire (les 4 numéros parus) épuisé. le désespéré, roman.

CHRISTOPHE COLOMB DEVANT LES TAUREAUX (épilisé).

la chevalière de la mort (Marie- Antoinette).

LE SALUT PAR LES JUIFS (Crès).

sueur de sang (1870-1871) (Crès).

LÉON BLOY DEVANT LES COCHONS (épuisé). HISTOIRES DÉSOBLIGEANTES (Cl'ès) .

la femme pauvre, épisode contemporain.

le mendiant ingrat (Journal de Léon Bloy).

le fils de louis xvi, portrait de Louis XVII, en héliogravure.

je m'accuse... Pages irrespectueuses pour Emile Zola et quel- ques autres. Curieux portrait de Léon Bloy (Bibliothèque des Lettres françaises).

exégèse des lieux communs.

les dernières colonnes de l'église (Coppée. Le R. P. Judas. Brunetière. Huysmans. Bourget, etc.).

mon journal (Dix-sept mois en Danemark), suite du Mendiant Ingrat

QUATRE ANS DE CAPTIVITÉ A COCHONS-SUR-MARNE, Sllite dll Meil-

diant Ingrat et de Mon Journal. Deux portraits de l'auteur. belluaires et porchers. Autre portrait (Stock). l'épopée byzantine et g. schlumberger (épuisé).

LA RÉSURRECTION DE V1LLIERS DE l'ïSLE-ADAM (épuisé).

pages choisies (1884-1905). Encore un portrait. celle qui pleure (Notre-Dame de la Salette), avec gravure. l'invendable, suite du Mendiant Ingrat, de Mon Journal et de Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne. Deux gravures.

LE SANG DU PAUVRE.

le vieux de la montagne, suite du Mendiant Ingrat, de Mon Journal, de Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne et de l'Invendable.

vie de mélanie. Bergère de la Salette. écrite par elle-même. Introduction par Léon Bloy.

l'ame de napoléon.

EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS (Nouvelle SCrie).

sur la tombe de huysmans ( Laquerrière) .

lf. pèlerin de l'absolu, suite du Mendiant Ingrat, de Mon Jour- nal, de Quatre ans de captivité à Gochons-snr-MëLrne, de Y Invendable et du Vieux de la Montag

jeanne d'arc bt l'allrmagnh (Crès

au seuil de l'apocalypse . suite du Pèlerin de l'Absolu.

MÉDITATION d'un solitaire en 1916.

DANS LB1 TÉNÈBRES.

LEON BLOY

L'Invendable

Pour faire suite au Mendiant Ingrat

a Mon Journal

et a Quatre Ans de Captivité a Cochons-sur-Marne

1904- 1907

AVEC DEUX GRAVURES

Il 11 Jy a pas plus bête que moi. Je mange six bottes de foin par jour. (Entendu en omnibus.)

SIXIEME EDITION

PARIS StERGVRE DE FRANCE

XXVI, RVB 1>1> CONoé, XXVI MCMXIX

IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE l

Cinq exemplaires sur Japon impérial, numérotés de 1 h 5

et vingt et un exemplaires sur papier de Hollande,

numérotés de 6 à 26.

JUSTIFICATION DU TTRAGB

MY 1 7 ?954

Droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous pays.

A JEANNE TERMIER

Chère amie, Je vous prie d'accepter la dédicace très-respectueuse de ce IV9 volume de mon Jour- nal que vous aimiez avant même qu'il fût écrit, parce que vous aviez aimé les autres.

C'est comme si je vous offrais une poignée ?e ma poussière.

Vous serez encore belle et forte, lorsque j'aurai quitté ce monde. Vous vous souviendrez alors n'est-ce pas? du pauvre écrivain à qui vous fû- tes miséricordieuse et qui parlera de vous à son seul Juge, quand il le verra face à face.

< Votre dévoué profondément^

LÉON BLOï

47 janvier 1909. FèU du Suint Nom du Jééa*.

Boa Dieu ou bon diable! c'est toujours ça de vendu !

Exclamation d'un vendeur de la rue, jet do lumière sur le xx° siècle. Dieu et le diable sont hors de cause et de plus en plus. Leur affir- mation ou leur négation fut un jeu pour l'âge puéril de l'Humanité. Devenue raisonnable enfin,la race humaine vendra... exclusivement. Elle vendra tout. Malheur à celui qui donne! Malheur à la Jérusalem de ceux qui donnent I Malheur à moi 1...

Est-ce bien malheur qu'il faut dire ?

Tu es si pauvre que tu as pu donner aux plus riches ! Tu t'es donné toi-même avec une telle profusion que Celui qui a racheté tous les hommes ne sait presque plus ce qu'il te doit ! La munificence des Grésus fait pitié si on la compare à une goutte de la sueur du front d'un pauvre qui travaille pour Jésus Christ.

Tes livres étouffés et permanents, qui res-* semblent à des nuits d'amour, ont consolé trois ou quatre désespérés ; ils ont rapatrié une

L INVENDABLE

demi-douzaine d'aveugles en exil qui tâtonnaient

inutilement vers la Lumière ; ils ont restitué à

Jésus-Christ le Bon Larron qui ne savait pas

que cet effrayant Supplicié eût un royaume...

Est-ce que cela se paie, sinon par l'ignominie et les tourments ?

Tu seras invendable à perpétuité, l'Invenda- ble, dans tes livres aussi bien que dans ta per- sonne, et ainsi se réalisera tout à fait la sépa- ration, naturellement désirée par toi, d'avec les vendeurs et les gens à vendre.

Misère invincible et constante satiété de tri- bulations, tel sera ton partage. La mendicité, la maladie, les petits morts, le mépris des infé- rieurs, l'outrage universel, et toujours cette angoisse énorme du dormeur qui n'aurait à re- muer qu'un doigt pour sauver les autres, mais qu'une force inexplicable paralyse...

Enfin la vieillesse, ta vieillesse à toi, vieux lion au milieu des crinières des ânes !

Invendable alors, plus que jamais ! On ne Méditera même plus et ce sera rudement beau si tu obtiens une sépulture !...

Tels sont les pensées ou sentiments qui m'ont été suggérés par le blasphémateur misérable cité plus haut.

I9°4

Avril

14. Voisinage du Sacré-Cœur. Ce n'est cer- tainement pas pour y périr.

15. Réclamation du déménageur de Cochons que je n'ai pu payer le jour même. Ce cambrio- leur qui a détruit une partie de notre pauvre mobilier promet de me relancer dans huit jours. Première épine,

18. Lettre douloureuse et suppliante à un homme riche qui se dit mon « admirateur »,on vue d'en obtenir un faible secours. [Cette lettre, effroyablement désolée, pourra, dans dix ans, être vendue assez cher par le destinataire malin qui s'est bien gardé de répondre. Il est chrétien et a reçu au baptême le nom d'un ange.]

12 i/iNVENDÀBLB

Divers créanciers laissés à Cochons m'envoient des autographes malheureusement invendables.

21. Situation poignante. On pourra vivre aujourd'hui, uniquement parce que notre pau- vre Véronique donne à sa mère une vingtaine de sous qu'elle possédait.

Annexion définitive de deux peintres déjà rencontrés, Georges Rouault et Georges Des- vallières, extraordinaires tous deux. Le premier s'empoisonne, le second se suralimente.

23. Entendu la messe d'un prêtre bâcleur qui ne se prépare pas du tout au martyre. Je le regarde comme je peux, avec un immense besoin de larmes.

25. Jeûne et abstinence tous les jours. Juste ce qui convient à des gens comme nous, en temps pascal.

28. Vague projet d'une publication hebdo- madaire, genre Pal, que commanditerait un ^millionnaire [qui se dérobe presque aussitôt], ^Article-Programme :

L INVENDABLE

LA TORCHE

« Je suis venu mettre le feu sur terre et que puis- je vouloir, sinon qu'elle brûle? » Ainsi parle Jésus- Christj'dans l'É vangile. Donc tout catholique a le droit et le devoir d'être un incendiaire. En ce sens, je ne me cache pas d'aimer ces fameux « bûchers de l'In- quisition > qui ont la puissance incroyable, après trois siècles, d'allumer encore les imbéciles.

Nous voici donc, la torche à la main, pour une tentative d'embrasement universel. Il n'y a peut-être jamais eu d'occasion meilleure ni une plus favorable époque. A l'échéance de dix-neuf siècles, on a fini par découvrir que le Catholicisme est, en fin de compte, ce qu'il y a de moins absurde, les expériences de la prétendue liberté religieuse, dans les quatre derniers cents ans, n'ayant abouti qu'à Fidiotification et à l'avi- lissement de la race humaine. Quelques-uns même, dont le nombre grandit chaque jour, sentent déjà que de récentes et trop fameuses conversions litté- raires ou sentimentales ne suffisent pas, que c'est le catholicisme intégral, absolu, sans accommodement ni retour possible, qui est exigé maintenant, et que c'est bien décidément le feu qui est nécessaire à une société menacée de putréfaction.

Il n'y a pas à dire, les catholiques, jusqu'à ce jour, ont tout mérité. L'ai-je assez écrit, depuis vingt-cinq ans! On commence à le voir enfin. Quand on le

14 l'invendable

verra tout à fait, ce qui ne tardera guère, ce sera à faire lever le poil des plus intrépides.

On parle beaucoup des grands pèlerinages, Lomv des et le Sacré-Cœur, par exemple. On estime que tout est sauvé parce qu'il y a des multitudes. Voulez- vous savoir ce que cela vaut? Secouez le grelot d'une épouvante quelconque au milieu de ces foules et vous verrez. L'enthousiasme, l'attendrissement, les pleurs sont faciles, quand on est en nombre, mais la bêtise, la lâcheté, la peur froide, le sont davantage. Si votre fantaisie est de dissiper, en une minute, ces armées superbes, exigez simplement que chaque fantassin risque sa peau ou son argent.

A propos de Lourdes dont les pèlerins à sonnail- les m'ont si souvent exaspéré, je demande deux cho- ses : un homme bien portant allant à la Grotte pour obtenir le bienfait de la maladie ; un autre homme riche, très-malade, mais guéri miraculeuse- ment, revenant à Paris, par le train le plus rapide, pour vendre tout ce qu'il possède, en distribuer le prix aux pauvres et devenir un miséreux. Tant que je n'aurai pas vu ces deux choses, les pèlerinages multitudinaires me dégoûteront.

A Montmartre, c'est vrai, il ne s'opère pas de gué- rison. Il n'y a pas de piscine et on ne voit pas de Pères de l'Assomption. Ah ! ces Pères éternels, depuis trente ans 1 Ont-ils assez avili le sentiment religieux avec leur Croix et leur Pèlerin! Les intelligences catholiques habituées à cette nourriture, véritable pâtée à cochons, sont devenues incapables d'en sup-

^INVENDABLE 1 .")

porter d'autre et on peut dire avec certitude que l'abjection intellectuelle et morale des catholiques actuels est en grande partie l'ouvrage de ces prêtres abominables qui ont fait fortune en profanant le Si- gne de la Rédemption.

Aujourd'hui, cependant, il y a un commencement d'inquiétude. Il y a comme un petit souffle qui pour- rait devenir un vent de panique. Les consciences demeurées valides sentent que ce pharisaïsme ne peut pas durer, que le catholicisme des honnêtes gens est vomi de Dieu et que le moment est bon pour inaugurer ou restaurer le catholicisme des Va-nu- pieds. Le catholicisme de ceux qui n'ont pas de joie en ce monde et dont la souffrance crie vers les pla- fonds du Paradis ; le catholicisme des vaincus, des saignants, des sanglotants, des maudits, des déses- pérés, de ceux qui ont faim et soif, de ceux qui gèlent et de ceux qui brûlent, le catholicisme des grandes âmes!...

C'est celui-là seul qui nous intéresse et que nous puissions offrir aux lamentables qui rampent sur ce sale globe, au niveau des pieds des tourmenteurs de Jésus-Christ.

C'est donc à eux qu'ira cette publication que la clairvoyance des contemporains n'oubliera pas de qualifier de pamphlet. Elle paraîtra toutes les semai- nes, si la Providence daigne y pourvoir. On tâchera de montrer ce que deviennent les événements ou les opinions, quand c'est à la lanterne d'un Diogène de l'Absolu qu'on les examine. Qui sait ?

16 l'invendable

29. Admirable dévouement de mon ami Auguste Marguillier qui me trouve des expé- dients. Sans lui, je serais peut-être mort. Ajour- nement d'allégresse pour plusieurs gâteux.

Mai

Ie*. Un homme très-pauvre, à qui j'aurais eu horreur de demander quoi que ce fût, m'en- voie la « dernière goutte de son sang » et me parle avec une amertume singulière de ceux qui n'en font pas autant.

Je réponds à cet homme extraordinaire, qu'il n'est pas juste d'exiger d'un ami ce que Dieu seul peut exiger ; que son cas, à lui, est trop exceptionnel et qu'à des étages d'âme inférieurs ou peut encore trouver de la générosité. Une brave petite générosité en pantoufles.

3. La guerre russo-japonaise est le plus Grand, le seul intérêt de l'heure actuelle. Ma sympathie n'est pas pour les Russes. Religieu sèment, je préfère les idolâtres aux schismati-

l'invendable 17

ques et je ne m'étonne ni ne m'alïlige de la dé- confiture de ces derniers.

4. Envoi du Fils de Louis XVI à mon huis- sier : « En haine de la bicyclette, de l'automo- bile, des propriétaires, des créanciers, du suf- frage universel, de la procédure prétendue civile et de beaucoup d'autres saletés ou hideurs qui me font désirer le chambardement prochain et universel. »

7. Courses pour l'argent dans une première maison on agonise, dans une seconde on se désespère et dans plusieurs autres on craint de voir tomber la foudre. Une tristesse mer- veilleuse m'écrase. Quelles pensées ! La tribu- lalion effroyable d'autrefois, les courses du Mendiant ingrat dans Paris ; cette agonie qui avait duré plus de vingt ans et que je croyais finie, va-t-elle donc recommencer ? J'ai bientôt soixante ans. Me verra-t-on continuer à qua- tre-vingts ?...

8. Bruits de Montmartre. Une vieille mar- chande de poisson se promène dans les rues, en bêlant comme une brebis qu'on égorge.

2

18 l'invendable

On me recommande la lecture d'un discours de Mgr Touchet, évêque d'Orléans, Notre Sei- gneur Jésus-Christ et sa Croix. L'auteur veut flétrir les hommes politiques qui font la guerre à FÉglise. C'est assez ingénieux et donne l'illu- sion du talent. On a trouver ce discours élo- quent et spirituel. Or c'est toujours la même chose. La faute est aux autres, les catholiques n'ayant rien à se reprocher. Malheur donc à moi qui ose imputer aux seuls catholiques la persécution dont ils se plaignent et qui est le juste salaire de leurs trahisons, de leur lâcheté inqualifiable, de leur judaïsme effrayant, de leur ignominieuse bêtise !

9. Il y en a, en nombre infini, qui s'étei- gnent en puant, comme des chandelles qu'on souffle, aussitôt qu'un service d'argent leur est demandé.

13. Il se dit à Lagny (Cochons-sur-Marne), jusque chez le Doyen, que je travaille assidû- ment à corrompre Véronique par de mauvaises lectures. En réponse, j'ai, d'avance, écrit, ce matin, l'épilogue comminatoire de Mon Jour- nal dont voici les dernières épreuves. Avertis-

I, INVENDADLB

19

scmenl qui jettera peut-être un peu d'inquiétude chez ces maudits.

18. Misère atroce.

19. Démons tourmenleurs oubliés par Dante. Les honnêtes gens qui « n'ont rien à se repro- cher ».

20. Nous sommes traités avec une extrême rigueur, comme tant d'autres fois. Dieu sait ce que nous pouvons porter.

22. Dimanche de Pentecôte, jour qui me fut souvent cruel. La basilique du Sacré-Cœur est œuvre de vanité plus que de foi. Tout s'y paie. Visite à la crypte, visite au dôme, visite à la cloche. Deux sous pour une chaise le di- manche, et trois sous les jours de grande fête. Une famille pauvre est forcée d'y renoncer. Ce tratic [heureusement supprimé depuis les mena- ces de fermeture] est exaspérant. C'est le Cœur de Jésus transformé en une boutique ! Messe avec ma petite Madeleine à qui on demande ignoblement deux sous. Moi, je me tiens debout, le cœur triste et l'esprit sombre. Consolator op« finie. Lumen cordium.

2- l'invendable

£4. Per spéculum in œnigmate, dit saint Paul. Nous voyons toutes choses à l'envers. Quand nous croyons donner, nous recevons, etc. « Alors, me dit une chère âme dans l'angoisse, c'est nous qui sommes au ciel et c'est Dieu qui souffre sur la terre. »

26. L'expérience m'a appris qu'il y a quel- que chose de divin dans ces courses terribles que raconte Le Mendiant ingrat et qui conti- nuent — tourment inexprimable qui tuerait un homme sans vocation et que je subis, depuis tant d'années, en égrenant mon chapelet dans ma poche, à travers les foules crapuleuses.

À propos de certaines pudeurs de Brune- tlère : « C'est une âme de vieille religieuse dans une culasse de sous-officier prussien. »

31. Deux choses absolument nécessaires à un grand écrivain et qui manquent absolument a Huysmans ; l'Intuition et l'Enthousiasme.

l'invendable 2 i

Juin

3, Rien de plus difficile et de plus funeste que d'écrire à un sentimental ombrageux.

5. Je me laisse écraser par les heures,

6. Voisinages inquiétants. Nos enfants ne doivent pas se mêler aux autres. Nous sommes chrétiens des catacombes et les autres familles sont assises dans le Golisée pour y assister à la dévoration des Martyrs.

11. Vu l'exposition des Primitifs français.. Quelques pièces d'une beauté extraordinaire, mais en quel petit nombre ! C'est à donner le vertige de penser qu'il en reste si peu et qu'il a été permis aux Calvinistes d'abord, aux répu- blicains ensuite, enfin et surtout, peut-être, aux ignares curés de campagne de tant détruire. Dieu ne protège pas les œuvres d'art, sa Mère non plus, si outragée depuis Raphaël, inclusif yement. Je m'accoude sur la margelle de ce

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puits très-sombre et je songe au mystère de l'Idolâtrie.

13. Nous découvrons, chaque 'jour, une rosse nouvelle dans notre concierge. Annales de V Association des Prêtres adorateurs.

Réclame :

« Musique religieuse. A Jésus. Au Sauveur, Prière pour la France (Poésie de François Goppée). Cantate à trois voix, etc.. La transformation de quelques paro- les de Coppée, la fera s'adapter (sa poésie) aux mys- tères de Noël, de la Passion et de Pâques... S'adres- ser à M. l'abbé Cu... rue des Machabées (!!!)Lyon. »

15. Apologue explicatif de l'insuccès de mes livres depuis vingt ans

La Recherche de V Absolu. C'est le titre d'un ro- ftian de Balzac, très-beau et très-angoissant.

Il s'enfaut cependant qu'il ait tout dit, car ce grand écrivain ne paraît pas avoir bien compris lui-même ce que c'est que l'Absolu.

Les matelots espagnols qui accompagnaient Chris- tophe Colomb se mutinèrent plusieurs l'ois, jusqu'à le menacer de mort s'il ne donnait pas Tordre du jetour, bien avant qu'on ne fût arrivé dans le voisi- nage de San-Salvador. Il ne fallut pas moins que la merveilleuse confiance en Dieu de cet homme incom- parable disant aiLv incrédules : « Faites moi ci

l'iNVENDAHLE 23

de trois jours encore et je vous donne un monde », pour que l'Amérique fût découverte.

Mais l'Amérique n'était pas I'Absolu. C'était un point d'arrivée extrêmement difficile à atteindre, mais tout de môme un point d'arrivée il serait pos- sible de s'asseoir et d'où l'on reviendrait à la fin. L'Absolu, au contraire, est sans retour. On n'en revient pas parce que c'est un voyage sans fin.

Le mystère, c'est que l'Absolu n'est point seule- ment un gouffre sur l'Éternité, mais qu'il est, en môme temps, l'unique point de départ, la tête de ligne. On part de Dieu pour aller à Dieu, et c'est le seul déplacement qui ait un sens appréciable, une utilité. Tout le reste, c'est-à-dire tout voyage l'on croit aller quelque part, est exactement stupide et, plus on va vite, plus c'est idiot. Je ne suis pas riche, on le sait, mais je promets dix mille francs, vous m'entendez bien, je m'engage à extraire de ma poche vide une dizaine de billets de mille franoe et à les donner à la personne qui me prouvera qu'il y a quelque chose de plus crétin que de faire 150 kilomètres à l'heure avec un masque de démon d'opéra-comique, dans une hideuse machine qui coûte fort cher, qui pue et qui écrase.

Mais, encore une fois, l'Absolu est un voyage sans retour et voilà pourquoi ceux qui l'entreprennent ont si peu de compagnons. Songez donc! vouloir toujours la même chose, aller toujours dans la même direction marcher nuit et jour, sans se détourner à droite ni à gauche, une seule fois, et ne fût-ce que pour un

2i L*£NVENDABLB

instant, ne concevoir toute la vie, toutes les pensées, tous les sentiments, tous les actes et jusqu'aux moin- dres palpitations que comme une suite perpétuelle d'un décret initial de la Volonté toute-puissante.

Essayez de vous représenter un homme d'action, une espèce d'explorateur en partance. La force de sa parole a suscité quelques enthousiastes qui ont décidé de le suivre. Le commencement du voyage est un triomphe. Pluie de fleurs, acclamations, délire de la multitude. Dans les villes et dans les villages on pavoise, on illumine, on régale les audacieux. Les campagnes même sont en ribote sur leur passage.

Pourtant l'allégresse diminue bientôt. On entre dans des pays nouveaux qui ne savent rien, qui ne comprennent rien et qui s'en fichent. Quelquefois aussi les voyageurs excitent la défiance. Le désir pas- sionné du Oui ou du Non évangéliques, exclusifs de toute autre forme du discours, n'est certes pas une recommandation. Insensiblement les victuailles et les vins fins sont remplacés par les épluchures, et le con- tenu des pots de chambre succède aux fleurs.

L'enthousiasme des compagnons est déjà tout à fait éteint. Plusieurs se sont éloignés sous divers prétextes et ne sont pas revenus. Les rares fidèles, à leur tour, cherchent le moyen de fuir, sans trop se déshonorer. On n'avait pas prévu qu'il y aurait à souffrir.

Toutefois on se résigne encore par pudeur ou par orgueil. Aussi longtemps qu'il y aura des habita- tions humaines et des hommes bons ou mauvais,

L [NVENDADLE

avec un peu d'énergie, le voyage pourra être sup- porté.

Mais voici que les unes et les autres se clairsè- ment. On entre dans le désert, dans la solitude. Voici le Froid, les Ténèbres, la Faim, la Soif, la Fatigue immense, la Tristesse épouvantable, l'Agonie, la Sueur de sang...

Le téméraire cherche ses compagnons.il comprend alors que c'est le bon plaisir de Dieu qu'il soit seul parmi les tourments et il va dans l'immensité noire, portant devant lui son cœur comme un flambeau !

16. A un ami :

Je vous prie, mon cher, de vous pénétrer de ceci : Quand vous m'écrirez, ne me félicitez jamais de rien. Supposez, au contraire, que tout va très-mal. Gomme ça, vous serez à peu près sûr de bien tomber et de n'être pas sans ressemblance avec l'Ange calme qui tient le registre indiscutable du Dies irœ.

A propos d'un incendie qui vient de dévo- rer cinq cents individus à New- York: Quand on crie : Au feu ! tout le monde a peur. Que sera ce, quand on criera : Au Saint-Esprit !

17. Visite de l'abbé Mugnier, prêtre mon- dain, vicaire à Sainte-Ciotilde, admirateur et propagateur de Huysmans. Que vient faire chez moi ce serviteur de Mammon, à ligure de

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vieux renard qui retrousserait sa soutane, pour entrer dans rétable de Bethléem ? Ai-je donc mérité l'opprobre de cette bienveillance? Jamais entrevue n'a pu être plus vaine. Sentant l'es- pion je me suis fait impénétrable, et le domes- tique des esclaves du Démon, désorienté dans mon pauvre gîte, a bafouillé lamentablement. Qu'il retourne à ses chiennes de Sainte-Clo- tilde ! Sa place n'est pas parmi les chrétiens.

30. Remarqué cette inscription sur une pierre du Sacré-Cœur, chapelle de la Sainte Vierge, à gauche : Sou du client. Ces trois mots accolés en regard d'un nom de boutiquier.

Juillet1

4. Après plusieurs jours de misère, je réussis à vendre un de mes manuscrits. Effet d'une prière tiède, lasse et sans espoir, mais combien douloureuse et si appuyée sur un passé effrayant !

L INVENDABLE 27

8. Apparition de "Mon Journal. Envoi à Rachilde : « Gambronne sur le radeau de la Méduse. » A René Martineau, auteur d'un livre sur Tristan Corbière : « I)es livres comme ça, pour s'asseoir dessus, à la droite du Fils de Dieu... toute l'éternité. » A Edmond Harau- court : « Souvenir d'un bain dans la Creuse où, sans lui, l'aurais pu mourir, il y a vingt-deux ans. Qualis artifex t »

[Ce poète arrivé n'a pas daigné m'accuser réception. Le magnanime Waldeck-Rousseau savait flairer les domestiques et il en a placé quelques-uns, avant d'aller in locum suum.]

18. Insolence quasi-surnaturelle de notre concierge, antique farceuse devenue, par la grâce d'un propriétaire incurable, archiduchesse du denier à Dieu, vieille roucouleuse à trois ponts qui se rendrait à la première menace d'un branle-bas.

20. Chez un vendeur d'objets de piété : Médailles pour automobiles. Sur ces médailles, une image de saint Christophe avec les mots : « Chrisphorum videas, postea tutus eas ». Blas- phème inouï qui ne ressemble à aucun autre et

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qui est un véritable défi. Je propose ceci: < De utero translatus ad tumulum 150 à l'heure. »

21. Race abominable des déménageurs. Dans quelque temps on ne pourra plus démé- nager à Paris, si on n'a pas un cœur très-fort et des muscles de titan.

25, Audience du propriétaire. Cet ami du démon appartient à la famille des oraculaires. Impossible de s'en faire écouter, le trait carac- téristique du crétin étant déparier sans relâche en admirant les lieux communs qu'il éjacule. Difficilement je réfrène le désir de le gifler. Je renonce à lui faire comprendre que sa concierge est une salope. Quel moyen de lui démontrer que lui-même est identique aux autres proprié- taires et qu'ils font tous ensemble un amas inexprimable de charognes ?

30. Saint Ignace de Loyola et ses Jésuites. Quel mystère! Une compagnie si pharisaïque, si médiocre, si laide par tant de côtés, sortie d'un fondateur dont la sainteté est si certaine, et ne différant pas de lui essentiellement ! C'est

L7INVENDAnLE *29

le cas déconcertant des marchands de lorgnet- tes, fils d'Abraham.

Août

4. Ignorance prodigieuse d'un poète illus- tre. Eatendant parler de sainte Thérèse, il de- mande si elle était allemande I

7. Lettre à Fasquelle. Je lui propose une réédition du Désespéré, livre célèbre, depuis longtemps épuisé et introuvable, sinon dans Tédition véreuse de Tresse et Stock. Je fais observer à ce chevalier errant que le moment est peut-être venu de délivrer un livre demandé par beaucoup de gens et qu'il y aurait hon- neur et profit pour un libraire qui aurait autant d Indépendance que de profondeur. Il me répon- dra peut-être qu'ayant juste autant de profon- deur que d'indépendance, il refuse.

11. Combien tout est meilleur que de pen-

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scr à l'horrible mort de Waldeck-Rousseau, crevé, hier, comme un misérable chien et que le valet Hanotaux a compissé, ce matin, d'une lyrique oraison funèbre l

16. Lu dans les feuilles l'histoire étrange d'Henry de Groux enfermé à Florence dans un asile d'aliénés, réussissant à s'évader, gagnant la frontière italienne, puis Marseille et enfin Paris et la Belgique, Les chroniqueurs n'ou- blient pas de parler de Calvaire et d'Odyssée. .♦ Le malheureux se croit un artiste toujours! Que Dieu ait pitié de sa pauvre âme 1

17. A Louis Gatumeau, encore inconnu de moi, qui vient de m'écrire :

Vous avez senti quelque chose en me lisant et vous avez cru devoir me récrire. C'est une justice à laquelle je ne suis pas accoutumé. Le lecteur contemporain trouve très-bien qu'un écrivain soit dans la misère et souffre des tourments presque infinis pour lui don- ner, une fois par an, la volupté d'un beau livre. Le remercier serait excessif et on s'en dispense, estimant qu'on a accompli toute justice en achetant le livre de ce malheureux. Vous seriez donc de ceux qui ont le cœur plus haut que la foule. Soyez honoré pour cela... Vous dites que je suis parmi les « Rageurs ». Mot

l/invendàblb 31

inexact. J'écris les choses les plus véhémentes avec un grand calme. La rage est impuissante et con- vient aux révoltés. Or je suis un justicier obéissant.

18. Interview très-imprévue d'un enquê- teur du Matin, Louis Vauxcelles. Je me laisse faire. Je donne même deux de mes livres avec le conseil d'y puiser. Ce visiteur, me croyant dangereux, s'était fait accompagner d'un titan qui est resté quelques minutes à la porte, prêt à s'élancer au premier cri. [Cette interview m'a été profitable. On le verra plus loin.]

Reçu Y Art Moderne de Bruxelles. Article d'un Georges Rency. Sottise excellente. Ce Georges est seul à me connaître. Je suis « une grande âme mesquine ». Au fond « je voudrais être riche, monter en voiture, dîner au restaurant, inviter du monde chez moi, éblouir, faire envie. Je rêve une gloire à la Victor Hugo, des rentes magnifiques, les décorations (1), les honneurs. Et on se demande avec inquiétude si quelques millions ne m'auraient pas réconcilié avec la société moderne, et si ma haine farouche, n'est pas celle du mendiant qu'on a flanqué à la porte... Mais ma langue est une merveille. » Qu'en sait-il, le pauvre garçon ? Conclusion :

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L INVENDABLE

« C'est un grossier personnage, mais un grand écrivain. »

Je garde ce précieux article. Les imbéciles ne sont pas toujours aussi amusante,

20. Vu, pour la première fois, le statuaire Frédéric Brou, amené par Rictus et qui veut faire mon buste. Rendez-vous pour une pre- mière séance. Il y a des inconnus vers qui l'âme s'élance d'un seul coup. C'est ce qu'on nomme faiblement la sympathie.

23. Nouvelle lettre de Gatumeau. C'est vrai- ment un pauvre, un souffrant, un saignant. Ceux-là seuls peuvent venir à moi.

30. A Louis Vauxcelles, mon interviewer du 18 :

... Je doute que l'interview chez moi vous ait donné la matière d'un article fort intéressant. Mais vous avez mes livres, entre autres le Mendiant ingrat et Mon Journal j'ai tout dit. J'insiste sur ce point qu'on veut que je sois uniquement un pamphlétaire. On sait pourtant que je suis bien autre chose, mais on se garde soigneusement de le dire, parce qu'on s'exposerait àm'être utile.Vous le savez, je suis seul, parce que différent de tout le monde. Vous savez

l'invbndablb 33

aussi que, depuis vingt ans, ou eu a abusé jusqu'à V homicide j inclusivement, et que l'injustice notoire dont je souffre est un déshonneur pour notre époque littéraire. J'ai beaucoup écrit cela et combien en vain ! L'occasion est bonne pour vous, monsieur, d'être équitable. Vous êtes le premier, Tunique, jus- qu'à ce jour, de mes interviewers. Vous m'avez eu vierge... Henry de Groux semble vous préoccuper* Hélas I les deux livres que je vous ai donnés sont pleins de ce malheureux. Aucun de mes contempo- rains n'a été plus aimé. En retour il nous a lâchés moi et les miens, soudainement et dans des circons- tances telles que cela ressemblait à une tentative d'assassinat. Il y a quatre ans. Depuis cette horrible et inexplicable aventure, je le regarde comme un dé- ment et je crains pour ce malheureux une fin épou- vantable.

Septembre

2. Le Mercure de France a publié une let- tre vraiment bien drôle. Elle est (TunMùller de Vienne qui se plaint d'avoir été volé en ache- tant Mon Journal et qui me renvoie à un gram- mairien allemand,auteur d'un «Cours supérieur

34 l'invendable

de grammaire française». Rien d'aussi comique ne s'était vu jusqu'à ce jour.

3. Je charge un prêtre investi de ma con- fiance de demander pour moi, très-particuliè- merent, la virginité. Oui, « la virginité du père de famille » 1

4. Relu Norvins, à cause des illustrations de Raffet. Ce livre plus que médiocre dont fut enivrée mon enfance, renouvelle toujours pour moi les sensations d'un beau poème lu pour la première fois. 1813 n'est-il pas le moment le plus angoissant de l'histoire de Napoléon? Pieds gelés en Russie, bras coupés en Espagne, l'em- pire du monde lui échappait et le lion blessé voyait venir sur lui la vermine de toute l'Europe.

5. J'avais proposé fort étourdiment un voyage au lac d'Enghien en un tramway élec- trique passant au pied de la Butte. On est parti vers 2 heures. Aussitôt arrivé dans ce lieu que îe ne connaissais pas, mais dont j'aurais de- viner la démoniaque banalité, un ennui mortel tombe sur moi, un ennui pouvant aller au dé- sespoir Jeanne me voyant souffrir, me conseille

L INVENDABLE

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de fuir par la plus prochaine voiture et je suis forcé d'obéir, la laissant seule avec les enfants. Retour plus que mélancolique et résolution bien arrêtée de ne plus risquer cela. Il est prouvé que je ne peux pas voir des lieux de plaisir et que l'aspect de toute joie procurée par la richesse me comble de désolation et d'horreur.

6. Essayé d'oublier mes peines en relisant « 1814 » de Houssaye. Défection de Marmont. Une fois de plus, je suis saisi du manque d'ab- solu dans la volonté de Napoléon. Ses deux ab- dications sont injustifiables.

Tout homme venant au monde apporte son principe de mort. Il y en a qui naissent avec une cheminée sur la tête ou un boulet de canon en pleine poitrine. Moi je suis dans un/bar.

20. Qu'est-ce que le Bourgeois ? C'est un cochon qui voudrait mourir de vieillesse.

22. Un éditeur, apprenant que Brou fait mon buste, s'est écrié : « Vous en avez du culot / * exprimant par qu'il faut un toupet de tous les diables pour entreprendre le buste d'un in- dividu aussi dangereux. Le même a dit qu'il

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viendrait voir ce buste incroyable, mais en ayant soin de ne se présenter qu'aux heures il serait sûr de ne pas me rencontrer.

27. Un ami très-éprouvé par la misère me raconte que pendant neuf ou dix ans, il s'est occupé passionnément d'occultisme, s'entourant des livres les plus rares. Mais parce que c'est un homme sans malice et de bonne volonté qui cherchait le Fils de Dieu dans les ordures, il lui fat donné, un jour, de comprendre qu'il iallait le chercher ailleurs. Il se confessa et le prêtre lui dit qu'il devait se défaire de ces dia- bleries. Sacrifice énorme qu'il ne sut accomplir qu'en partie. Ses pauvres affaires, dès lors, s'embarrassèrent de plus en plus et le danger devint très-pressant. Enfin, ces derniers jours, il s'est décidé et, tout à coup, sans transition, voilà la paix revenue, avec l'espérance et un commencement de prospérité.

Octobre

2. A Georges Rouault:

L*INVBNDABÎ,8 37

Cher ami, vous m'avez écrit uue lettre belle et doulou^ençj. Je voudrais que Dieu me donnât pour vous des paroles de réconfort. Dans mon impuissance et ma peine qui sont très-grandes, je veux d'abord essayer de répondre à votre question : « Que deve- nez-vous ?» Il me serait plus facile de vous dire ce que je ne deviens pas. Voilà plus de trente ans que je désire le bonheur unique, la Sainteté. Le résultat me fait honte et peur. « Il me reste d'avoir pleuré », a dit Musset. Je n'ai pas d'autre trésor. Mais j'ai tant pleuré que je suis riche en cette manière. Quand on meurt, c'est cela qu'on emporte : les larmes qu'on a répandues et les larmes qu'on a fait répandre, capital de béatitude ou d'épouvante. C'est sur ces larmes qu'^n sera "jugé, car l'Esprit de Dieu est toujours « porté sur les eaux ». Un statuaire de grand talent achève en ce moment mon buste. N'oubliez pas le sillon, lui ai-je dit, la gouttière que voici, sous cha- cun de mes deux yeux.

C'est cela que je vous souhaite, mon cher Rouault. Je voudrais que vous fussiez tout en larmes aux pieds de Jésus. Quare trislis es, anima mea... Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu ? Spera in Deo. En lisant ce commencement sublime de la messe, que de fois n'ai-je pas versé de ces lar- mes qui valent plus que les cantiques et qui mettent le cœur dans les prairies du Paradis.

Vous êtes de ceux que Dieu cherche. Quœrens me, sedisli lassas... Me cherchant, tu t'es assis, n'en pou- vant plus de fatigue. Laissez-vous trouver, allez au-

38 ^INVENDABLE

devant de ce pasteur.. Alors il vous fera tellement pleurer que vous ne pourrez presque plus souffrir.

La tribulation ne nous est pas donnée sans mesure et la vilenie des hommes qui nous désespère n'est pas infinie. Vous ne serez pas plus flagellé que moi. Dans les pires tourments, j'ai toujours été ranimé par la pensée qu'il doit venir à la lin quelqu'un, le plus annoncé des consolateurs, par qui toute peine sera changée en joie. Mais il faut être vivant pour le recevoir, vivant de la Vie eucharistique...

Lourde mélancolie d'automne. Une dix-mil- lième ibis de plus, l'argent va nous manquer tout à fait. Puis-je encore, après tant d'années, espérer une autre délivrance que la mort ?

3. Dans une église paroissiale. La chai- sière récoltant ses sous, un chapelet à la main.

5. Une revue fait une enquête sur les poè- tes et la poésie. Réponse :

Je ne connais, à l'heure actuelle, qu'on seul poète méritant une récompense, non de Sully-Prudhomme, mais de ceux qui aiment la poésie. C'est Jehan Ric- tus, auteur des Soliloques du Pauvre. J'ai très-ample- ment motivé ce choix dans un de mes plus récents livres, Les Dernières Colonnes de V Eglise qu'il vous est loisible de consulter.

0. Dans la rue, un bourgeois quelconque,

l'invendable .rn

Ilanotaux ou Barrés probablement, Guillaume II peut-être, bouscule l'enfant de Brou, une fillette de cinq ans. Le père, aussitôt, d'un coup terri- ble, envoie le Prussien au milieu de la chaussée. Celui-ci se relève contusionné et, voyant que deux femmes dont il est accompagné attendent la suite, exprime ainsi sa colère : Vous m'avez poussé, monsieur ! Non, répond Brou, je vous ai foutu mon pied dans le cul. Mais, monsieur, ça ne se fait pas. Pardon, ça se fait très-bien et vous en avez la preuve. L'affaire en est restée là.

7. Le Matin publie l'interview de Louis Vauxcelles. Incompréhension totale de mon catholicisme et de plusieurs autres choses, mais bienveillance indiscutable. L'auteur a voulu m'être utile.

Envoi de la Femme pauvre à Brou : « Ce livre qui ne pourra être lu par personne, quand le dernier artiste aura été enterré. »

11. A propos d'un roman contestable : « Pour montrer le mal avec précision, avec une exactitude rigoureuse, il est indispensable de

Y exagérer. »

40 L*INVBNDABLB

Mot de Rictus au sujet de mon buste que Brou est sur le point d'achever : « Vous êtes ar- rivé à avoir une gueule», comme il m'aurait dit : « Vous avez obtenu le bâton de maréchal. >

15. Lettre d'un éditeur sage refusant de rééditer un de mes livres. Que cet homme plein d'équilibre soit éternellement béni dans les cou- rants d'air ! Le mot regret, toujours usité en pareil cas, devrait être l'occasion d'une croisade.

10. Les propriétaires ont volé leurs âmes.

18. Lettre ridicule d'un Suisse me disant qu'informé de Fexistence d'un ouvrage de moi intitulé : Réflexions sur quelques charognes lequel ouvrage est un simple article du Pal ; il voudrait savoir le trouver. Cet individu, qui n'a pas lu un seul de mes livres, est rédac- teur d'un des deux ou trois cents Impartial de France. Sa lettre est écrite à la machine. Si la vie était moins courte, je lui dirais, volontiers . que je ne réponds jamais aux machines, trou- vant cela très-mufle.

10, Un imbécile scandalisé de ne pas trou-

l/lNVEND IBLE

ver le nom de Mgr Gaurac dans Mon Journal, me demande ce que je tais des livres de cet auteur???

Étonnante parole de saint Jean de la Croix, première lettre spirituelle : « Vous devez vous persuader que rien de ce qui peut contenter le cœur n'est Dieu. »

22. Idée d'une neuvaine pour Napoléon. Quelqu'un y pense-t-il ? Quelqu'un y a-t-il ja- mais pensé ?

24. Au fond, tous les bourgeois se valent. En voici deux à côté de nous, l'homme et la femme. Ils paraissent meilleurs que d'autres, parce qu'ils sont pauvres. S'ils devenaient riches, ils seraient exactement des bourgeois riches, amis et serviteurs des démons et ils monteraient au Calvaire, après déjeuner, pour y conspuer Jésus en sa Croix.

27. Commencé la neuvaine pour Napoléon, en songeant au livre que j'espère écrire sur lui avant ma mort. Peut-être ma délivrance doit- elle être opérée par ce tout-puissant d'autrefois,

42 l'invendable

devenu, depuis quatre-vingt-trois ans, un men- diant de la Vie éternelle.

31. Honte indicible. Le mariage de l'igno- ble vieillard Arthur Meyer épousant une Tu- renne adolescente, sans qu'un journal ait pro- testé contre cette abomination I Le cur4 de Sainte-Clotiide, église s'est donnée la béné- diction nuptiale, a eu l'audace et le cynisme effarants de pleurailler un discours attendri sur ces crapules. Témoins : Maizières et Goppoe 1 Qu'est-ce que Dieu fait dans son ciel ?

Novembre

3. Dans L'Eclair, article de Ledrain sur moi. Pas très-fort. A l'exception des Propos d'un Entrepreneur de démolition et du Pal, œu- vres de début auxquelles je ne tiens guère, il s'est arrangé pour ne nommer aucun de mes livres.

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4. « Mes chers frères, nous sommes lous des morts ». Premier mot d'un sermon à faire sur la Mort. Je pense quelquefois à mon projet ancien d'un volume de sermons. Le Grand Ca- rême du père Marchenoir !

5. Un sermon sur la mort conviendrait assez comme discours d'ouverture du Salon d'Automne que je visite avec douleur. J'ai le chagrin de ne rien comprendre aux ébauches de mon ami Rouault qui avait probablement l'ave- nir du plus grand peintre moderne, mais qu'un vertige inconcevable tire en bas. Le malheureux part de Rembrandt pour se précipiter dans les ténèbres.

G. Plus je vieillis, plus j'ai d'avenir.

7. Causerie avec un prêtre fort estimable. Occasion de vérifier, une fois de plus, Fextrême difficulté, pour un homme d'Absolu, de pénétrer dans ces cerveaux. Celui-ci m'oppose la théorie exécrable de la distinction du Précepte et du Conseil dans la Parole évangélique, en vue, comme toujours, d'excuser la médiocrité d'âme des catholiques alléguant, avec le manque de

44

L INVENDABLE

profondeur ordinaire, que l'héroïsme n'est pas obligatoire, etc. J'ai répondu: La loi du Père est écrite, la loi du Fils est écrite, la loi de PAmour ne peut pas être écrite et c'est l'Amour qui est la fin de l'Evangile.

Lettre absurde et détestable de Rictus indi- gné de mon refus d'aller remercier Ledrain. Réponse :

... N'y comprenant rien, vous m'avez écrit quatre pages furieuses et insensées. Cela n'est pas juste ni généreux et si quelque chose de vous peut m'affliger, c'est de découvrir que vous manquez de générosité. Vous me blâmez de ce qui m'honore et vous m'accablez parce que je suis pauvre. Vous me lisez, vous me pro- pagez, vous dites m'aimer, et vous n'avez pas encore compris que je suis catholique ! C'est effrayant. Vous ne comprenez pas que Ledrain peut avoir be- soin de moi, mais que je ne peux pas avoir besoin de Ledrain. j'avais pensé à lui envoyer mon dernier li- vre. Votre lettre me montre que c'était encore trop eh j'y renonce. J'aurais l'air d'implorer la protection do ce renégat. Ce serait abject. 11 a eu l'honneur d'écrire sur moi. Que cela lui suffise. « Il a des enfants », di- tes-vous. Oui, des enfants de prêtre ! Et vous me con- seilliez, vous me pressiez d'aller lui serrer la main, sa main consacrée ! Vous me prenez donc pour un littérateur !... Vous rentrez mercredi. Dieu veuilio que ce soit en vous-même I

l'invendàb] 15

9. Commun de la Dédicace des Églises. Je demande au bienheureux publicain Zachée qui donne la moitié de ses biens, de vouloir bien me donner Vautre moitié.

12. Il paraît que Rictus a décidé de ne plus venir. Susceptibilité de couturière et férocité de protecteur méconnu. Il aimerait mieux me voir mourir que d'avouer le moindre tort. Adieu donc et que Dieu vous garde, mon cher poète !

16. Notre misère invoque les harpes et les lyres. L'unique réconfort, depuis de nom- breux jours, est une lettre d'un avocat belge qui a eu la finesse de m'envoyer un portrait de Coppée en carte postale, disant que ce cadeau précieux vaut bien un autographe. Joints à cela des timbres-poste belges pour la réponse. Il n'y a pas d'exemple qu'on ait été plus idiot.

17. Froid intense. Commencé à brûler notre mobilier.

24. A un inconnu très-humble qui m'a envoyé 20 francs en me priant de lui pardon- ner son audace :

46 l'invendable

Cher monsieur, je commence par vous embrasser très-affectueusement, si vous me le permettez* Je ne vous remercierai pas, d'abord parce que vous me dites que cela vous ferait de la peine, ensuite parce que je ne sais pas remercier. Quand on fait quelque chose pour moi, je félicite la personne, quelle qu'elle soit, qui a eu ce mouvement charitable, persuadé que c'est une grâce précieuse qu'elle a reçue. Vous devez comprendre ma pensée, cher monsieur. C'est an grand honneur et un grand bonheur d'être appelé à réparer dans une mesure quelconque, l'injustice énorme que j'endure. Vous avez cru m'envoyer 20 fr. Mais ne connaissant pas votre richesse, vous m'avez envoyé, en réalité, 20 millions. Cette erreur n'arri- verait jamais à un capitaliste. Il faut être pauvre pour se tromper ainsi...

29. Euntes ibant et flebant. Notre vie est par trop terrible. Tout le monde semble vou- loir nous abandonner. A l'exception de Brou qui vient, quatre ou cinq fois par semaine, par- tager avec nous le peu qu'il a, nous ne voyons plus personne.

30. Quelques lignes d'un ami en exil et très-malheureux : «... J'ai eu l'impression qu'il était possible, après tout, que X... ou Z... vous délivrât un jour, mais que ce jour ne s'est pas

l'invbnd'ablu 47

encore levé, non par leur faute, Us sont en- chaînés, — mais parce que vous êtes un homme dont l'extraordinaire destinée est immodifiable avant V Heure ». L'Heure! Quand donc sonnera- t-elle ? L'horloge semble arrêtée depuis trente ans.

La journée s'achève et Dieu ne &e montre pas. Ce qu'il y a de plus lourd dans l'homme, c'est son cœur ; mais il faut avoir beaucoup souffert pour le comprendre.

Mon enfant, que savez-vous de Dieu? de- mande le prêtre aune petite fille du catéchisme.

Je ne sais pas, monsieur, je Vai toujours çu souffrir.

Décembre

Ie*. Souscription d'un grand journal de

Paris en faveur des assiégés de Port-Arthur. Il

s'agit d'offrir une épée d'honneur au général

Stœssel [mis en accusation depuis pour avoir

manqué à l'honneur] et je; ne sais quoi aux autres.

48 l'invendable

La liste atteint déjà 1)1). 000 fraacs. Une sous- cription pour moi, que donnerait-elle ? [Il est vrai que je n'ai pas capitulé.]

2. Qu'est-ce que Dieu? C'est le Fiîs de l'Homme. Chrétien absolu, tu es ineompréhen sible.

3. Lettre d'un Belge qui entreprend de me mystifier. Le planisphère de la sottise humaine, est excédé, quand un Belge veut être spirituel.

5. Lu un article de cet imbécile d'Hano- taux sur Carriès. Il parle naturellement de la céramique, affirmant que Carriès a été le dernier céramiste, sans rémission. Très-bizarrement l'article finit sur le nom Brou lequel est autant céramiste que statuaire l'idiot parlant occasionnellement delà célèbre chapelle de ce nom, dans l'Eure-et-Loir. C'est étonnant comme le crétinisme appelle quelquefois l'éclair!

11. Un aveugle de naissance m'envoie 50 francs. Réponse : Je lui souhaite de souffrir, un jour seulement, comme je souffre depuis trente ans, pour voir clair.

19

13. Notre petite Madeleine n'a plus de lit et couche par terre, sur deux bons matelas, il est vrai, et fort bien couverte, mais par terre et cela que nous n'avions jamais vu, même dans les pires jours, nous serre le cœur étrangement. Jusqu'où Dieu nous mène-t-ii ? Je n'ai plus ni linge ni vêtements, [L'un de mes deux ou trois meilleurs livres, Quatre Ans de Captivité, a été** écrit, je crois, sans chaussettes ni pantalon.]

14. Énorme vacarme procuré par la mort plus que bizarre du député Syveton.

16. Suite du prodigieux roman Syveton. On n'a jamais rien vu de pareil. La réclame se mêlant à une enquête de ce genre. Des in- dustriels se faisant interviewer sous le pré- texte qu'ils ont rencontré, çà et là, le mort ou les parents du mort, et profitant de l'occasion pour vanter leur industrie... Une tireuse de cartes infaillible qui avait lu la mort prochaine de Syveton dans la main de sa femme, par exem- ple, et cet étonnant professeur de boxe que le malheureux serait venu voir, faisant insérer son prospectus sur le drap mortuaire des feuilles publiques I

50 l'invendable

19. Brou a exposé mon buste chez Rey, un des deux grands libraires du boulevard des Ita- liens. Après des courses désespérantes, je l'aper- çois, en passant, au fond de la boutique il est assez bien présenté. Je pense avec une exces- sive amertume, à ceci que le « grand homme » en effigie qu'on peut voir est en train de mourir de chagrin dans sa propre peau, sur le trottoir.

24. « Si les morts pouvaient parler ! » Tel est le lieu commun inspiré par l'étonnante af- faire Syveton qui occupe, depuis deuxsemaines, Fhumanité. Seul, Dreyfus avait déchaîné une telle rage, une aussi furieuse folie de menson- ges. Tout le monde ment et on voit des femmes, mères ou épouses, comme on n'en avait pas vu depuis les tragiques. On en est, dans certaines feuilles, à calomnier le défunt en grec et même en caractères grecs, et on met à profit cette oc- casion de copieuse réclame à un bordel natio- naliste situé non loin de la gare Saint-Lazare. Dernier soupir de la République athénienne. est le pauvre mort et qui prie pour lui ?

Un jeune homme qui m'a aimé par mes livres m'écrit: « J'espère que je ne lâcherai jamais un

l'in vendable 51

homme attaqué par tous, défendu uniquement par une femme et deuxlillettes de treize etsept ans. »

28. Lu dans une feuille à deux ou trois cent mille : « La fête de Noël n'a été célébrée nulle part avec plus d'entrain que dans le Palais de glace [du Démon], aux Champs-Elysées. »

31. Dédicace des Dernières Colonnes : « à Frédéric Brou, envoyé spécialement pour rem- placer tous les amis qui m'ont lâché depuis vingt ans. »

IQO

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Janvier

2. A l'abbé Mugnier:

Monsieur l'abbé, je vous ai envoyé, en juillet, un exemplaire démon dernier livre, Mon Journal, et jo ne sais pas encore si vous l'avez reçu. Je vous serais reconnaissant de m'informer, quand vous n'aurez absolument rien à faire.

J'ajoute que ma conscience me presse de vous déli- vrer d'un souci. Le jour vous m'honorâtes de votre visite, le 17 juin, veille de Waterloo, amené par mon ami Georges Desvallières, vous fûtes assez charita- ble, — sur l'aveu de ma détresse, pour me donner l'espérance de certaines démarches qui pourraient m'être profitables.

Mon vieil ami défunt, Barbey d'Aurevilly, disait que l'espérance est un serpent qu'on a dans le cœur, un serpent d'airain. Je profite du Jour de l'An pour vous restituer ce bijou, en vous déliant de votre parole qui vous gêne peut-être, quelquefois, dans la pratique de vos autres œuvres de charité, et qui vous gênerait bien davantage si vous appreniez, par exemple, que

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je suis mort de froid avec ma femme et mes deux enfants. Je vous offre, monsieur l'abbé, l'expression de mon respect.

[Sans réponse, bien entendu.]

3. Lu la prise de Port- Arthur, le plus grand événement actuel. Je suis toujours dans les mêmes sentiments. Joie de la déconfiture des Russes, schismatiques infidèles à leur mission politique aussi bien qu'ils sont infidèles à Dieu et qui usent vainement, contre le Japon, une puis- sance qui leur fut donnée pour humilier F Angle- terre. La moitié de son immense effort inutile aurait suffi pour prendre FInde.

0. Jeanne me rapporte en pleurant ce que Véronique vient de lui dire : « Je rêvais que papa me prédisait ma mort. Il disait de très- belles choses, celle-ci entre autres : Elle mourra de la fièvre de voir Dieu. Puis j'ai vu un livre il *y avait une page déchirée et cela marquait la fin de ma vie. »

8. Véronique nous chante une sorte de complainte en assonances dont elle a fait les paroles et la mélodie, [Première manifestation

L 'INVENDUES

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de ce doa lyrique et mélodique si merveil- leusement développé depuis.]

10. Retrouvé, au Luxembourg, l'aquarelle de Gustave Moreau vue, il y a plus de vingt- cinq ans, chez Charles Hayem, chemisier mil- lionnaire : la Chute de Phaéton qui m'avait paru un chef-d'œuvre et qui n'est rien. 11 y a quelques autres surprises du même genre.

Aperçu, chez Rachiide, Péladan et sa nou velle épouse, la première et, je crois, aussi, une seconde, ayant disparu dans les gouffres du divorce. Cette substitute m'a paru très-quel- conque. Lui, passablement vieilli, a dépouillé le mage et le sar, au point de se faire couper les cheveux et peut-être de se laver les pieds. Il faut croire que cette chienlit est insoutenable passé quarante ans.

14. Lettre en latin d'un prêtre de Moravie m'apprenant la mort du peintre Félix Jenewein dont j'ai parlé dans Quatre Ans de Captivité... Il est mort subitement de la joie d'être élu à l'Académie des arts de Vienne. Une telle chose ne paraît vraisemblable qu'en latin.

58 l'invendable

16. Un monsieur qui collectionne des en- vois d'auteur me prie de lui en donner de moi ou des autres. Réponse : « Je ne m'intéresse qu'aux envois d'argent. »

A quel prix ai-je pu payer aujourd'hui mon terme I II me devient, chaque jour, plus difficile d'accepter cette iniquité d'un individu jouissant, à lui seul et sans travail, de Feffort si souvent désespéré de vingt familles.

17. Mort de la mère de Loubet. Nouvelle bien indifférente, mais occasion d'attendrissement pour les crocodiles de la presse. Quel article à faire si j'avais un journal ! Supposer ce qui au- rait pu se passer si cette vieille avait été une chrétienne d'autrefois, voyant son indigne ûlo devenu le complice et le protecteur des rené- gats.

19. Nous sommes enfin débarrassés de cette odieuse crapule de Combes. Par quel scélérat fétide va-t il être remplacé ?

25. Forcés de fuir la rue Girardon les puanteurs combinées du propriétaire et de la concierge faisaient inhabitable notre demeure,

i/lNVHNDARI.B 50

nous trouvons au sommet de la Bulle, parmi les vieux arbres, un pavillon aimable qui nous semble donné de Dieu, rue de La Barre, dans l'ombre du Sacré-Cœur, C'est vrai qu'il y a l'igno- minie de ce nom du triste chevalier de La Barre, substitué par nos canailles à l'ancien et délicieux nom de rue de la Fontenelle fut inaugurée, il y a bien trente ans, la chapelle pro- visoire. Pauvre petite fontaine perdue ! Haurie- tls aquas de fontibus Salvatoris.

Les petites compositions de Véronique nous ravissent un peu plus, chaque jour, au point que cette enfant de notre douleur devient pour nous comme un beau rêve. Manifestation d'un art profond chez une ignorante enfant I

Février

Ie'. Des gens simples et bons me parlent d'un bienfaiteur qui me cherche partout, les mains pleines. Je prévois aussitôt qu'il ne me trouvera jamais, quoi qu'on fasse. [Il ne m'a ja-

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mais trouvé et s'en est allé, dit-on; mourir de désespoir dans une solitude.]

5. Georges Rouault me raconte les effets produits sur diverses personnes par mon nom seul. Quelques-unes applaudissent ; d'autres, en grand nombre, vocifèrent des malédictions. Il me parle d'une femme riche et pieuse, par conséquent dont il a fait une enragée en lu* disant que je communie tous les jours. Expé- rience très-sûre. Il est connu que les possédés s'agitent avec fureur dans le voisinage d un saint. La quotidienne Visitation du Corps du Christ chez un pécheur qui ne s'en fait pas accroire, peut avoir les mêmes effets.

7. Il arrive à Véronique, comme à sa mère et à moi, fréquemment, au retour de la messe, ayant remarqué une forme, une expression li- turgique, de la retrouver dans une lecture faite aussitôt après. Ce n'est pas une révélation, c'est pour tout le monde, cela, mais les clairvoyants seuls s'en aperçoivent et alors ?... Alors c'est magnifique. La résurrection de Lazare est l'his- toire de tout le monde, la guérison de l'aveu- gle-né, du sourd- muet, du paralytique ou des

L INVENDABLE fi{

dix lépreux, tous les miracles de l'Evangile sont riiistoire de tout le monde, mais on ne s'en aperçoit pas.

12. Ecrit, en râlant de misère, les derniè- res pages de Quatre Ans. Nous sommes traites avec une rigueur adorable...

16. Fin de Quatre Ans. Je pose, un instant, ma croix par terre.

23. Déménagement. Transport de nos meu- bles dans un site norvégien procuré par une tombée de neige sur les arbres au milieu des- quels se cache notre pavillon, procuré surtout par mon imagination qui trouverait de l'eau *ràîche au fond des citernes du Purgatoire. C'est le quinzième déménagement depuis notre ma- riage.

Mars

2. On m'apprend que Lagny est ravagé par l'annonce de la publication de Cochons-

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sur-Marne et qu'on y parle déjà de me poursui- vre.

7. Visite d'un jeune homme de vingt ans qui me débite, en moins de douze minutes, une trentaine de lieux communs très-ramassés, ten- dant à rne prouver charitablement que je no suis pas dans la bonne voie. Entame d'une con- férence. Il est impossible de discerner un im- bécile plus satisfaisant. Mon silence est tel et mes yeux expriment une telle satiété qu'il prend la fuite.

8. Mercredi des Cendres. Une partie de la nuit, j'ai vu notre maison encombrée de gens venus m'apporter des sommes... J'ai connu l'hallucinante misère qui veut qu'on lise le mot francs à la suite des numéros de fiacre et qui fait si cruellement désirer les consolations ou les délices représentées en vain par ces chiffres d'amertume et de désespoir.

11. On m'apporte le livre récemment cou- ronné par l'Académie Concourt : Force ennemie par Nau. Je suis curieux de voir ce que cou- ronne lluysmans. La lecture des premières

pages me donne la sensation d'un livre traduit de l'arménien ou du hongrois par un bas-bleu très-savant que sa laideur condamnerait à des gestes irréprochables.

12. Renoncé à Force ennemie, ayant lu environ cent pages. Arrivé à l'histoire d'un fou qui se croit possédé, qui Test peut-être, le dé- goût me prive de tout courage. C'est une honte de couronner une pareille sottise. Ah ! il est joli et me fait honneur, le christianisme de Huys- mans J

15. Rencontré au Mercure Laurent Taii- hade. Il est devenu épouvantable,

16. Stock consent à publier Belluaires et Porchers. Editeur de Huysmans, il exige la suppression d'un chapitre désobligeant pour cet écrivain. Je me résigne pour ne pas perdre l'occasion de placer un volume de critique en- foui dans mon tiroir depuis environ quinze ans. Puis n'ai-je pas tout dit de M. Folantin dans la Femme pauvre et les Dernières Colonnes de V Église ?

Cl

L INVENDABLE

19. A un ami qui est au bagne :

Pourquoi ne penseriez-vous pas que vos peines ront finies? Trente ans se sont écoulés depuis que vous avez demandé à Dieu de tant souffrir. J'ima- gine, je ne sais pourquoi, je suppose que vous avez alors stipulé une durée de trente ans de tribulations ou que si vous ne l'avez pas stipulée, Dieu l'a entendu ainsi. Alors persuadez-vous que tout va vous devenir lacile et favorable, ce qui paraît avoir commencé. . .

A Henry Houssaye :

Cher monsieur, je lis passionnément votre troisième vokime (1815, La 29 Abdication) reçu, il y a quelques jours. J'aurais voulu ne vous en écrire qu'après lec- ture complète. Impossible. Vous êtes tombé en pleine correction des épreuves de mon prochain livre devant paraître en mai; Quatre Ans de Captivité à Cochons- sur-Marne. Vous estimerez peut-être qu'on a rare- ment vujun homme gifler ses contemporains en aussi grand nombre, avec tant de constance et d'une main plus valide. Pour parler la langue de Montmartre, c'est le livre de quelqu'un qui en a tout a fait soupe. Certains/.pourtant, sont épargnés, même à l'Institut, et vous êtes parmi les exceptions. En attendant qu'aprèspeclure et relecture de la Chute du premier Empire, j'écrive spécialement sur vous, vous ê'es plusieurs lois et très-honorablement nommé à pro- pos du grand homme qui remplit beaucoup de me? es...

l'invendable 65

20. On me dit que les chapelains du Sacré- Cœur ont peur de moi. Situation étonnante et un peu comique. Moi qui ne demande qu'à les admirer !

23. Visité avec Rouault le Salon des Indé- pendants. Fatigue et ennui. Ces expositions at- testent, une fois de plus, V affaiblissement de la Raison, la maladie dont on meurt. Peinture épouvantable. Rouault et Desvallières, gens d'un talent très-certain, ont envoyé des esquisses offertes au public comme œuvres finies. Pour- quoi cette imposture qui les accable? J'ai beau- coup demandé ça à Rouault qui n'a pas eu grand'ehose à me répondre.

Avril

2. Employé misérablement la journée en- tière à lire le roman de Tailhade (Fernand Kol- aey); Le Salon de Mmû Truphot, honteuse défi- guration caricaturale du Désespéré. Jamais on ne lira rien d'aussi bas. Le cyclope, une fois de plus, m'honore de ses injures. Je ne crois

5

66 l'invendable

pas, cependant, avoir perdu tout à fait mon temps. C'est quelque chose de savoir exacte- ment où se trouvent les latrines dans la mai- son des lettres.

6. A mon ami l'abbé Purgatoire, du diocèse de Meaux : « Les Cochons paraissent dans un mois. Le boudin sera pour rien, cette année. »

9. Épreuve du chapelet quotidien à la Ba- silique... Recueillement impossible avec les pré- tendues adoratrices, qui bêlent ou roucoulent des prières en français, tous les quarts d'heure, devant le Saint Sacrement éternel... [Le reste a été malheureusement supprimé, pour complaire à une personne beaucoup trop miséricordieuse.]

16. Paradis terrestre. Il faut toutes les souf- frances de Jésus et toutes les noires pour re- constituer le Paradis.

C'est aujourd'hui le Dimanche des Rameaux. Je conduis Madeleine à la grand' messe. Patience de cette aimable enfant qui peut se tenir tran- quille deux heures.

21. Mot d'un prédicateur parlant de Marie :

l'invendable 67

« Elle sourira au dernier jour 1 » Traduction sulpicienne et bondieusarde du Texte terrible : Ridebit in die novissimo. Prov. 31, 25, concor- dant avec celui-ci : Ego in interitu vestroridebo, et snbsannabo, cum vobis id quod limebatis, ad* venerit. Prov. 1, 26.

£2. Un vieux prêtre qui m'aime voudrait que « le Sacré Cœur m'inspirât de changer le titre de mon livre », exprimant ainsi la pensée de bien des gens. Je pourrais répondre que ce titre m'a été inspiré précisément par le Sacré Cœur.

23- Jeanne me disait hier, samedi saint : «c Ja ne peux pas me faire à cette brusque tran- sition du Crucifiement à la Résurrection. Il me semble qu'il doit y avoir quelqu'un qui pleure encore. Celui qui mourrait de compassion, le Dimanche de Pâques, en pensant à la Mort de Jésus, serait peut-être Vami inconnu que le Fils de Dieu attend depuis dix-neuf siècles. »

Tout ce qui se passe étant préfiguratif, sur- tout dans les choses humaines, on peut et on doit dire que nous sommes tous prophètes à notre insu et que tous nos actes, bons ou mau- vais, sont des prophéties.

(58 L'INVENDABLE

24. Profanation intolérable, tolérée pour- tant. Dans l'après-midi, après vêpres, à l'heure probable Longin perça le Cœur du Sauveur, la Basilique est odieusement envahie par des touristes ou d'infâmes bourgeois venus unique- ment pour se promener, non sans insolence et goujatisme. On aimerait à les tuer. Pourquoi ne pas fermer les portes ? Il doit y avoir un moyen d'empêcher les oisifs et les curieux de polluer le sanctuaire. Ne pourrait-on pas, sur le budget des dépenses inutiles, prélever le très-utile salaire d'une demi-douzaine de gar- des du Corps qu'on choisirait parmi les plus vigoureux ?

26. Dédicace de Belluaires et Porchers dont l'impression s'achève : < Ce livre est offert à l'un des rares survivants du Christianisme, à Josef Florian, propagateur de Léon Bloy en Moravie. »

27. Marc Stéphane, l'ami d'il y a dix ans, m'a envoyé un livre : La Cité des Fous, souve- nir de son séjour à Sainte-Anne. Je m'attendais à un livre complètement détraqué. C'est, au contraire, un livre tics-raisonnable, infiniment

l'invendable 69

plus curieux que le roman de Nau, couronné par l'Académie Goncourt, lequel se passe aussi chez les fous.

Je voudrais que Marc Stéphane me pardon- nât une offense grave dont je m'accuse. Il est le seul contemporain, dans le monde littéraire, qui puisse réellement me reprocher un acte d'injustice et d'ingratitude. Il est pénible que l'énorme divergence de nos vues et de nos sentiments soit un obstacle invincible à la re- prise de nos relations. Je lui demande seule- ment de me pardonner.

30. Je lis que Laurent Tailhade,démarqueur de Léon Bloy, vient de succomber à une atta- que foudroyante de génie. Je demande qu'on l'isole et qu'un pot de chambre spécial, à son nom et à ses armes, soit son privilège^

Mai

Ie*. Visité, pour la première fois, le musée Gustave Moreau. Ma stupéfaction de voir la quantité prodigieuse des œuvres de ce maître

70 r/lN VENDABLE

qui fut un travailleur colossal. Presque toutes les toiles peintes, car le nombre des dessins est infini, sont à l'état d'ébauche plus ou moins avancées. Quelques-unes telles que le Retour d'Ulysse ou le Triomphe ci Alexandre me han- teront. Je ne pense pas qu'il y ait jamais eu un artiste d'une imagination aussi somptueuse. C'est un fou furieux de magnificence.

Pourquoi faut-il que la mythologie, les temps héroïques l'aient confisqué à peu près complè- tement. Si j'avais à écrire sur Gustave Moreau, je m étonnerais de ne pas trouver un seul tableau de lui inspiré par l'histoire deByzance. Le gran- diose chrétien semble lui avoir été étranger. A peine deux ou trois projets de Calvaires, hélas!

Mais j'aurais gagné ma journée, n'eussé-je vu que le tableau de Rouault, provisoirement déposé \k:Le Christ enfant au milieu des Doc* leurs. Un Dieu de douze ans et trois hypocrites qui en ont ensemble cent quatre-vingts. Jésus leur dit la Vérité qui est lui-même et, à mesure qu'il parle, on croit voir sortir, de chacun de ces hommes crucifiants, la bêle horrible qui le possède et qui doit, un jour, le dévorer. Je ne .^savais pas que Rouauit avait mitaient immense.

L'iNVIiNHAW,!? 71

Je le sais maintenant^ je le lui ai dit avec en- thousiasme.

J'apprends que Rictus est devenu l'ami de Charbonnel. Il a du goût pour les renégats. Le Vendredi Saint, il aurait été au dîner gras de ce Judas imbécile, et aurait dit des vers. Le malheureux, que j'ai nommé ie Dernier Poète Catholique, est soutiré par le désespoir d'un apostat.

2. Jésus marche tout doucement dans mon âme pour ne pas réveiller ma douleur. Jeanne.

7. Correction des dernières épreuves de Belluaires et Porchers. Je décerne des dédica- ces. Chaque chapitre sera donné à un ami. Plusieurs, sans doute, me lâcheront un peu plus tard. N'est-ce pas ma destinée?

9. Démarches affreuses et inutiles, comme aux pires jours de mon pèlerinage. On souffre juste autant qu'on peut souffrir, La haute ter- rasse de la Douleur est garnie d'un parapet bar- bare, élevé comme une muraille byzantine que même les désespérés ne peuvent franchir pour s'évader dans le précipice.

72 l'invendable

11. Le secret de voir clair, fût-on aveugle de naissance, c'est de fermer les yeux sur les conséquences les plus redoutables d'un mou- vement de charité. C'est Jeanne qui a trouvé ce secret.

12. L'exécution de Paris commencerait- elle déjà? Les journaux sont remplis de l'acci- dent du boulevard Sébastopol. Une série d'ex- plosions formidables sur une longueur de 500 mètres et un grand nombre de blessés. Pre- mier avertissement, bien inutile.

Lecture du savoureux livre de Houssaye (1815. 2e Abdication). J'ai beau me décourager, je n'arrive pas à comprendre le découragement de Napoléon. La première abdication a été déjà fort mal digérée par moi, mais la seconde, c'est vraiment trop impossible.

14. Voici ce que j'éprouve douloureuse- ment. Napoléon, considérant l'imbécillité ou la lassitude des chefs militaires qui allaient lui succéder et l'infamie énorme de quelques indi- vidus tels que Fouché, prenant surtout en pitié la pauvre France livrée, par son abdication, à ces misérables ; n'aurait-il pas eu cent fois rai-

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son de se reprendre, i'ûl-co le dernier jour, et d'appeler à lui tous ses vieux soldats ?

15. Nouvelle farce de Mm# du Gast des Ba- zars et de quelques autres salauds. On voulait étonner le monde par une traversée fulgurante, en canot automobile, de Toulon à Alger ou d'Alger à Toulon, je ne sais plus. Tous les con- currents ont failli crever. Plusieurs canots ont été au fond de la mer avec une grosse part du pain des pauvres, ces imbéciles et vaniteux en- gins ayant coûté horriblement cher. Les salauds seulement ont pu être recueillis, l'État, com- plice de ces turpitudes, ayant fait accompagner les canots par de véritables vaisseaux. Il s'en est faliu de peu que la du Gast se soit noyée. Un matelot Ta sauvée en lui saisissant la gueule à temps, geste irrespectueux dont je veux croire qu'il sera puni sévèrement. Ce sauvetage ma profondément navré.

18. Visite d'un admirateur belge. Un orage sans pardon l'immobilise chez moi. J'apprends à cette occasion que la Belgique est menacée de paralysie générale.

74 l'invendable

20. Un ami de café se déclare sans hosti- lité contre le christianisme et déterminé à ap- peler un prêtre à son lit de mort. Banalité qui fait le trottoir depuis que la sottise et la lâcheté se sont localisées dans le même bordel. Mais le pauvre homme a des objections aussi stupi- des qu'on peut le désirer. Occasion pour moi d'observer, une fois de plus, la surnaturelle inintelligence de tout le monde, aussitôt qu'il s'agit de l'Immaculée Conception. Mon interlo- cuteur, qui n'est pourtant pas un âne, croit, comme le premier bourgeois venu, que l'Imma- culée Conception c'est l'Incarnation.

Il n'y a pas de mystère que Dieu ait caché avec tant de soin. « L'Immaculée Conception, m'a dit une âme privilégiée, c'est le Poids de la Croix. » Ce privilège de Marie a été payé comme tout, par Jésus ; mais c'est ce qui a le plus coûté. C'est pour cela qu'il est si difficile de le comprendre.

Rien n'est plus étrange. On accepte tout : ia Trinité, l'Incarnation, la Rédemption, la Trans- substantiation, l'Infaillibilité même. L'Église affirme et enseigne. On l'écoute, on la croit, on sait ce qu'elle dit. Aussitôt qu'elle parle de l'Im- maculée Conception, on ne sait plus ce qu'elle

l'invendable 75

dit, on ne veut même plus le savoir et Babel re- commence. Qu'importe au Démon d'abandon- ner tout, s'il gagne cela ?

L'Immaculée Conception est le Mystère des mystères réservé pour la Fin, c'est le Cantique des cantiques, c'est la Passion, c'est la Résur- rection, c'est l'Ascension, c'est la Pentecôte, c'est les Dix Persécutions, les Dix Croisades; c'est, en un sens, Napoléon, c'est le Jugement universel.

21. —-J'ai beaucoup pensé à l'Immaculée Con- ception, me souvenant d'hier, et j 'ai désiré d'être le Témoin, le Martyr et le Mégalomartyr de l'Immaculée Conception que ne connaissent pas les chrétiens et qu'ignorent surtout les pèlerins de Lourdes. On peut dire qu'il a fallu la Dou- leur infinie pour acquitter la Rançon de la Sainte Vierge. La douleur de Dieu et celle des hom- mes. Les guerres, les pestes, les famines, la misère, le désespoir, les méchancetés et les injustices et les maladies sans nombre ; toutes les suites affreuses du Péché ont payé depuis les siècles et continueront de payer pour Ma- rie. Ce qui « manque à la Passion » de Jésus, c'est ce qui manque à Marie, simplement. Lo*»s-

76 l'invendable

que FApparition de Lourdes a dit. : « Je suis l'Im- maculée Conception », c'est comme si elle avait dit : « Je suis le Paradis terrestre ».

23. Lu un bel article d'Henry Houssaye qui m'a donné une idée de plus : L'Europe et la Révolution française. Document à garder. Toute l'histoire, depuis les premiers Capétiens jus- qu'aux derniers Bourbons, expliquée par le be- soin pour la France de ses frontières naturelles et par la haine constante de l'Europe contre la France qui serait alors insupportable au monde, en tant que nation élue de Dieu. Je suis tout enivré de cette idée.

25. Apparition de Cochons-sur-Marne. Wi carillon, ni tocsin.

27. On parlait des morts sans beauté. « Le9 plus fréquentes, nous a dit un prêtre, sont les morts de prêtres. Presque tous se désespèrent de mourir et les confrères n'osent pas leur par- er de Dieu. » Épouvantable !

30. Nouvelle foudroyante, pour un grand jiombre, de l'anéantissement de la flotte russe

l'invendable 77

dans la mer du Japon. Dieu, assurément, n'est pas avec les Kusses. Le tour de l'Angleterre viendra. Le monde Unira bien par s'allumer, selon le « vœu » de Jésus (Luc, 12.49), quand on sera assez loin du Déluge. Le moment doit élre peu éloigné.

Cette puissance, désormais irrésistible, du Ja- pon, parait une manifestation surnaturelle, en ce sens que rien n'était moins prévu. Marque de Dieu. On peut maintenant espérer ou crain- dre tous les déchaînements*

Juin

Ie*. Attentat contre le petit roi d'Espagne. Dieu n'a pas permis le massacre de ce dégénéré lamentable que la servilité sentimentale de nos républicains a si parfaitement ridiculisé déjà. I/abjec iion de ce temps ne sera jamais dépassée.

2. Après une nuit troublée par les images de noire misère, une mélancolie épouvantable

78

l'invendable

I

tombe sur moi. Me voilà toute la journée dans les griffes du Démon.

3. Premiers effets, à Lagny, de Quatre Ans de Captivité. Un épicier de l'endroit, person- nage bien pensant et avantagé d'un beau mufle (page 121), proclame que je suis un renégat et va jusqu'à me préférer Gharbonnel.

Affiche collée sur les murs de Lagny :

VIENT DE PARAITRE l

QUATRE ANS DE CAPTIVITÉ

A COCHONS-SUR-MARNE

Par LÉON 3L0Y

COCHONS-SUR-MARNE, C'EST LAGNY.

« C'est », dit le grand pamphlé- taire dans un autre volume, « l'un des grouillements bourgeois les plus bêtes, les plus répugnants, les plus hostiles que j'ai connus en France ou à l'étranger. » {Mon Journal, par Léon Bloy.)

Un fort volume avec au- tographe et 2 portraits de l'Auteur.

EN VENTE

chez M. Léon

I Belle, libraire*.

imprimeur à

Lagny.

J'aurais bien voulu voir l'effet, le premier ef- fet de ce placard sur les citrouilles sentencieu- ses et oracuîaires de ce chef-lieu de canton.

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4. Un archiprêtre de Strasbourg consulté par un jeune homme incertain de sa voie, lui répond paternellement que l'essentiel est « de gagner de Targent,de manger de bons morceaux et d'être pratique ». Gloaca immunda iste sa- cerdos, a dit en pleurant la Mère de Dieu sur la montagne de la Salette, il y a soixante ans.

A Léon Belle, libraire à Lagny :

Mon cher Léon Belle,... l'affiche est amusante, mais pourquoi veut-on à toute force que Cochons- sur-Marne soit Lagny et non pas Meaux ou Château- Thierry ? A qui faire croire que les pourceaux sont tellement rares sur les berges de l'antique Matrona qu'on ait pu les localiser dans l'unique trou honoré quatre ans de ma présence? Quel enfantillage !

Même observation pour l'épigraphe lumineuse de la page 85, que peuvent revendiquer tant d'autres villes, chefs-lieux de cantons, chefs-lieux d'arrondis- sements, de départements ou capitales de provinces, conciliées, en 70, par des bourgeois crevant de peur sur trente rivières.

Vous qui savez lire, mon cher Belle seul peut- être dans toute la Brie, vous seriez sans excuse de ne pas comprendre que je suis une espèce de romancier et qu'on s'expose, en l'oubliant, à des gaffes très-ridicules.

Cette vocation m'oblige à observer les autres hom- mes. Je ne peux pas plus m'en empêcher que le

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cheval de faire du crottin. Un infernal séjour de qua- tre ans dans une petite ville sotte et crapuleuse devait donc avoir pour conséquence un amas consi- dérable de notes et de croquis. Les gueules des bour- geois étaient trop tentantes/vraiment, trop précieuses 1

C'est ainsi que travaillent les romanciers. Que di- rait-on si on apprenait que je n'ai pas utilisé le quart de mes observations et qu'il m'en reste encore pour plusieurs volumes ?

Mais bon nombre de ces imbéciles ont être sin- gulièrement désappointés.-Ignorants de la littérature et de l'art autant que les plus fangeux tapirs, mesu- rant l'âme d'un écrivain à leurs basses âmes et se sentant avec cela fort merdeux, ils ont croire idiotement et salopement, comme il convenait, que j'avais employé les quatre susdites années à épier avec soin leurs turpitudes. Ils ont cru que j'allais di- vulguer leurs canailleries boutiquières, leurs adultè- res ignobles, leurs incestes, leurs infanticides ou par- ricides ignorés, leurs ignominies à faire dégueuler des hippopotames!... L'œuvre d'art qu'est mon livre les a tous trompés. Les uns ont été délivrés d'une énorme peur et les autres frustrés de la plus sale es- pérance.

C'est pour cela qu'ils ne rachèteront pas, mon cher Belle. Que voulez-vous que ces idiots de comptoir ou de bureau, capables seulement de lire des indicateurs ou des catalogues, fassent d'un livre il n'est pas dit, à choque page, que le percepteur couche avec sa belle- mère, que le juge de paix pra-

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tique la sodomie avec le second vicaire, que le pre- mier adjoint a fait vingt-cinq ans de bagne ou que le conducteur des ponts et chaussées est affilié à une bande de cambrioleurs, etc., etc. ?

Enfin je suis châtié comme il faut, vous le recon- naissez vous-même. Il est certain que le gros épicier dont vous me parlez, lequel se mit à me vendre cons- ciencieusement de la merde, le jour il apprit que j'étais un pauvre et qui croit, aujourd'hui, que je lui fais l'honneur de me souvenir de lui; il est bien cer- tain, dis-je, que cet honorable gaga me flagelle très- durement lorsqu'il me reproche d'être un renégat moins intéressant que Charbonnei.il a raison. Char- bonnel est un bougre fort pratique, ne méprisant pas les épiciers et respectueux de l'argent, surtout lors- qu'il a été ramassé dans les étrons. Je lui suis donc inférieur, même comme renégat.

Grand orage. Notre demeure a cet inconvé- nient, ou cet avantage, de se remplir d'eau quand la pluie tombe avec abondance.

7. Une bourgeoise désespérée se condamne elle-même à avoir raison toute sa vie. Que va dire de cela le vieux Dante ?

10. Un ami m'écrit de Tours : « J étais chez un libraire. Une dame est entrée, deman- dant : Avez-vous Cu-o vadis ? »

e

B2

L INVENDABLE

« Iliumine-t-on en enfer pour le roi d'Espa- gne ? » m'écrit un autre.

11. Le vacarme continue à Lagny.Ma let- tre du 4 est publiée par le Briard de Provins. Depuis l'invasion prussienne, on ne s'était pas autant amusé dans le département.

12. On me communique le plus étrange prospectus. Plan d'un ouvrage en cinq volumes : L'Univers et V Humanité. Le deuxième traite spécialement du transformisme et enseigne avec autorité que l'homme descend non seulement du singe qui fut pour lui un commencement d'aristocratie, mais des plus affreuses vermi- nes. Jusque-là rien que de très-banal, mais ce qui peut 'confondre et détraquer, c'est l'appro- bation formelle et sans réserve de cet excrément par le pape Pie X, approbation sous forme de lettre du cardinal Merry del Val à l'éditeur. L'ignoble blasphème est qualifié d' « excellente entreprise > et d' « insigne publication ». Je pense au Reniement de saint Pierre, figure et prophétie du Reniement de la Papauté qui dé- chaînera toutes les catastrophes. Cette heure terrible est-elle venue ?

l'invendable 83

13. Une dame de Tours écrit à une autre, lui demandant de participer aux frais de con- fection d'un vêtement de première communion pour un enfant pauvre : Je vous le demande, dit-elle, dans un but politique et charitable.

14. « Entre crocodiles 1 » Envoi d'un Co- chons à Edmond Picard, avocat belge et l'un de mes bienfaiteurs innombrables.

Si je pouvais attraper quatre-vingts ans, je verrais peut-être deux mille personnes acheter chacun de mes livres. Alors je m'offrirais des chaussettes et un parapluie.

16. j'ai un excellent ami dans un pays excessivement lointain. Je lui ai envoyé natu- rellement Cochons-sur -Marne. La reproduction de mon buste Ta bouleversé. Voici comment il s'exprime : « Fysionomie de ce buste par Brou est comme celle-ci d'un homme qui doit mar-» cher, pieds nus, sur les plats de fer brûlant rouge en air geleant de janvier. »

17. Bruits et menaces de guerre. Le saltim-i banque imbécile, Guillaume II, est impatient de justifier ses moustaches ambitieuses par quel-

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qucs conquêtes. Un émissaire de cet auguste crétin, un prince Henckel de Donnersmark, in- terviewé déclare : « Si vous êtes vaincus, comme il est probable, c'est à Paris qu'on signera la paix. Vos milliards nous dédommageront. >

Les moustaches de l'idiot ignorent que la France, même couchée dans l'égout, est encore la Reine des nations et que 1870 n'est pas à recommencer Dieu ne le permettant pas. Il suffirait pour emplir de merde un million de culottes allemandes, d'un tout petit français de rien du tout qui serait envoyé.

19. Mot d'une salope de la haute aristo- cratie de Cochons, une dame très pieuse. Elle demande mon livre à un libraire, puis : « Il paraît qu'il ne faut pas le faire vivre et j'ai des remords d'acheter ça. » Le libraire a répondu à cette dame de la Providence en affirmant que j'étais plusieurs fois millionnaire. Affligeante révélation. La gueuse a été cuver ses remords sous les tripes du mauvais apôtre.

20. De Jeanne : « L'esprit de Léon Bloy est comme une cathédrale le Saint-Sacrement serait toujours exposé. »

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Un lieu commun catholique et sacerdotal veut que l'humilité soit une suite du péché, ce qui ne peut raisonnablement se dire que de l'hu- miliation. Car on a perdu le sens des mots. Alors que dire de l'humilité de Marie et de l'humilité des Anges?

Ce lieu commun de sacristie est honteux et stupide, attentatoire à la Gloire divine.

Je pense que l'Humilité, comme la Pureté, la Beauté, la Science, l'Intelligence et tout le reste, a été ruinée par la Chute, Je suis persuadé qu'Adam et Eve dans le Paradis étaient hum- bles, comme ils étaient purs, comme ils étaient beaux, comme ils étaient tout-puissants et im- mortels* c'est-à-dire en une manière absolument incompréhensible, même pour des saints.

À un digne prêtre Jmort aujourd'hui] qui me reprochait d'avoir conspue l'auteur d'un livre sot sur Barbey d'Aurevilly. (Voir Quatre Ans de Captivité à Gochons-sur-Marne, pages 275- 283):

Vos reproches sont si injustes qu'ils me paraissent inexplicables, sinon par une grande faiblesse physi- que ne vous ayant pas permis de me lire attentive- ment. J'en appelle donc au Doyen de Montebourg, mieux portant et mieux informé. Celui-là, sans doute?

86 L' IN VENDABLE

m'écrira que j'ai (ait mon devoir, que j'ai accompli la stricte justice en détendant ou vengeant la mémoire d'un grand écrivain contre un écriveur impie, sot et venimeux qui a sali 400 pages pour le déshonorer,

Je compte sur vous, me disait d'Aurevilly, pour me taire respecter quand je serai mort»

J'ai obéi. Voici vos paroles: « Il lui manque l'écriveur) d'avoir connu le Maître, mais est-ce sa faute? » Assurément. Le premier devoir d'un histo- rien est de consulter les témoins, sous peine d'être un imposteur. Or, votre polisson savait fort bien que j'étais le témoin le plus important et il s'est gardé de me consulter.

M'adressant à votre conscience de prêtre, d'ami et d'admirateur du défunt, je vous prie de vouloir me dire comment j'aurais pu m'y prendre pour ne pas voir, en ce prétendu biographe sans esprit et sans conscience, un malhonnête homme.

Voici maintenant ce que j'attendais de vous :

« Mon cher Léon Bloy, merci mille fois pour votre courage et votre générosité. Merci d'avoir vengé no- tre cher d'Aurevilly, de m'avoir aidé à vomir ce mau- vais livre qui prétend le raconter et qui est un ridi- cule et un opprobre. Merci de la part de Dieu, d'être l'homme que vous êtes; Vunique tenant de I'Absolu catholique, à notre époque; et cela au prix de tour- ments qui semblent au-dessus des forces d'un homme. Ah 1 qu'ils sont rares, les chrétiens comme vous, im- plantés dans la charité vraie qui consiste à préférer tous les supplices aux si commodes lâchetés senti-

l'invendable S7

mentales, aux sophismes de l'avarice ou de la mé- chanceté, par lesquels Notre Seigneur Jésus-Christ est interminablement crucifié dans son Église ! etc. » Ouijoravoue, mon cher Doyen, j'avais espéré cela, Barbey d'Aurevilly m'ayant appris, autrefois, à con- sidérer en vous une haute intelligence et un très-beau caractère. Mais vous m'avez lu trop vite, hélas!

Est-ce vous, saint Barnabe, qui m'envoyez ces âmes? Mystère d'affinité entre cet Apôtre et moi. Je m'étonnais, depuis le 11, jour de sa fête, de n'avoir pas, comme les autres années, senti sa main. Deux êtres ("qui nous sont devenus bien- tôt comme des voisins du Paradis], un jeune homme et sa jeune femme s'offrent tout à coup, exprimant leur ambition de se rendre utiles, de devenir nos amis. Réponse:

... Il n'y a pas d' « outrecuidance > dans le fait d'espérer mon amitié. Si vous êtes des âmes vivantes, comme je le suppose, le vieil homme douloureux que je suis vous aime déjà et sera content de vous voir. Dans la liste de ceux de mes livres que vous dites avoir lus, je ne remarque pas le Mendiant ingrat ni Mon Journal. Je suis heureux de pouvoir vous les offrir et la poste vous les portera sans doute, demain matin. Vous remarquerez que ces deux livres for- ment avec Quatre Ans une trilogie. C'est le récit non interrompu de douze ans démon effrayante vie. Lisez donc et dites-moi vos impressions. Je n'ai presque

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pas d'autre salaire que celui-ci: le suffrage de quel- ques êtres aimés de Dieu qui viennent à moi. J'au- rai cinquante-neuf ans dans un mois et je cherche encore mon pain, c'est vrai ; mais j'ai tout de même secouru, consolé des âmes, et cela me fait un ciel dans le cœur.

21. Lettre d'un jeune Jésuite qui m'a sou- vent nommé son bienfaiteur. « Je renonce, dit- il, de plus en plus, à être aimé par un autre que Jésus-Christ. Que tout le reste aille se faire fiche!!! »

Vu, pour la première fois, Ricardo Vines. C'est un des heureux moments de notre vie. Cet Espagnol n'est pas seulement un virtuose éblouissant, c'est une âme, une intelligence. Il m'a fait l'honneur de me lire intégralement, passionnément, et c'était son rêve de me voir. Rêve d'un rêve. Dieu m'accable donc de l'hon- neur de mettre çà et là, en quelques-unes de mes pages, un pressentiment quelconque de la Béatitude. Mon art d'écrivain serait un cytise à. moitié chemin du fond d'un gouffre.

24. Lagny m'accuse enfin d'obscénité. C'est une promotion. Jusqu'ici j'ai langui dans l'igno- minie inférieure. Je n'étais que scatologue. Le

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Briard de Provins, feuille estimée à Cochons, est mis à ma disposition pour une réplique.

26. Reçu un livre singulier intitulé: Ce qui est, titre qui semble d'un imbécile. Quelques pages lues, çà et là, montrent que l'auteur est un de ces hommes qui ont trouve mieux que le christianisme.

Lettre au Briard :

Je vous remercie d'avoir bien voulu, dans votre numéro du 10 juin, entretenir de moi vos lecteurs. J'apprends aujourd'hui qu'un des écrivains éminents qui rédigent la Croix de Seine-et-Marne, extrême- ment indigné dans sa culotte, vous reproche, à cette occasion, d* « affectionner l'ordure ». L'ordure, c'est moi, on me Ta beaucoup dit depuis vingt ans, Mais voici une surprise. Je croyais, jusqu'à ce jour, qu'on ne pouvait avoir en vue que l'ordure matérielle, fé- cale, si j'ose dire; l'honnête excrément qui détermine Fétiage intellectuel de la haute société boutiquière de Cochons-sur-Marne. Or il s'agit maintenant do Fordure spirituelle. Pour la première lois, je sui>* accusé d'obscénité. Cette nouveauté m'étonne et je voudrais bien comprendre...

En y songeant, depuis trois ou quatre jours, il m'est revenu cette anecdote que la Croix de Seine-et-Marne ignore, mais qui ne vous est certainement pas incon- nue. Un jour on présenta le îarneux historien Gibbon

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à Mme du Deffand. La célèbre marquise, devenue vieille et aveugle, avait coutume d'identifier à tâtons les visages qu'on lui présentait. Celui de Gibbon était sphérique a tel point que la muse des philoso- phes recula en poussant un cri et se déclara sans pardon pour d'aussi sales plaisanteries.

Il a arriver quelque chose d'analogue à la Croix de Seine-et-Marne. Fort innocemment, je lui ai pré- senté le Vénérable Doyen de Cochons, un gros épi- cier vertueux et quelques négociants ou propriétai- res honorables du même endroit. Tout de suite, elle a cru que je plaçais sous sa main des objets infâmes. Je compte sur votre équité pour dissiper ce malen- tendu regrettable.

Juillet

2. Incident étrange. Depuis que nous habi- tons Montmartre, je suis tombé plusieurs fois dans la rue Tholozé. La dernière, il y a quel- ques jours seulement, je me suis fait du mal et je souffre encore un peu d'une contusion au bras gauche. J'ai compris que cette rue est

L INVENDABLE 91

mauvaise pour moi et que je dois l'éviter. Ce matin, deseendant par la rue Lepic et passant devant la rue ïholozé, en haut des marches, je me disais : « Voilà cette rue on en veut à ma peau. » Au même instant, mon pied glissait sur une épluchure et je me suis vu sur le point d'être précipité.

3, Lettre à un personnage très-connu et qui, par miracle, est un historien de grand ta- lent, pour savoir s'il a reçu mon livre :

.... Veuillez croire que ceci n'est pas une demande d'autographe. Faites-moi répondre par votre cocher, si vous voulez. Il y a entre nous quelque chose d'autrement profond que cette vanité et je l'ai senti en lisant la Seconde Abdication j'ai puisé une idée de plus sur le grand homme.

5. Réponse du personnage très-connu. Il appartient à la secte de Ceux-qai-ne-se-tiient- pas. Juste quarante mots et un lieu commun.

7. A mon libraire de Cochons :

Cher ami, j'ai reçu le Briard. Je ne peux vous charger d'aucune félicitation pour l'auteur du troi- sième article. Il est acquis que le papier souffre tout. Cependant...

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Ayant très-souvent parlé de ma misère avec élo- quence, je n'ai pas le droit d'empêcher les autres d'en parler avec platitude. Mais j'aurais pu espérer un peu plus de compréhension, un peu moins d'in- sistance bête. Votre monsieur a du tact comme un pachyderme. Vous me direz qu'un degré quelconque de finesse n'est pas précisément ce qu'il faut à ses lecteurs.

Je ne peux pas non plus demander à un journaliste de ne pas m'utiliser contre ses ennemis ; de ne pas faire de moi, catholique militant et absolu,l'auxi!iaire malgré lui d'une soi-disant libre-pensée de couillons et de malfaiteurs. C'est le métier qui veut ça. La bonne foi n'y est point admise, je le sais.

Mais dénaturer la pensée d'un auteur, au point d'altérer son texte dans une citation, c'est un peu trop fort. A Pavant-dernier alinéa, j'ai lu ceci : « un urinoir d'ignominie » au lieu d'un miroir. Il serait enfantin de supposer une coquille. Votre voyou de Provins a cru faire une trouvaille en rapprochant de ce mot le Nom de Jésus !... Pour des millions je ne voudrais pas être à sa place...

8. Dédicace de Belluaires et Porchers qui

vient de paraître :

On vous dira peut-être, mon cher Henri, que je suis moi-même un « porcher ». Je pense, hélas ! qu'on aura raison. Il est sûr que la houlette de PEn* fant prodigue est bien plus à ma main que le filet du Bétiaire antique.

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i>. Irrévérence de Léon Bloy à l'égard des ecclésiastiques et des grands hommes. Arti- cle, dans le Sourire, de mou ancien camarade au Chat noir, Alphonse Allais. Il parait avoir eu l'intention de m'ctr e utile en recommandant la lecture de Cochons-sur-Marne, mais surtout la volonté bien arrêtée de déplaire à Hanotaux, ayant choisi quelques citations désobligeantes pour ce grand homme.

12. J'entre aujourd'hui dans ma soixan- tième année, d'après un extrait de naissance haïssable. Je veux être le 11, nombre pre- mier que des circonstances m'ont rendu très- cher.

14. La Chienlit patriotique m'inspire la let- tre que voici :

Mon cher Vallette, voud riez-vous avoir la douceur d'insérer ceci :

« Depuis un assez grand nombre de trimestres, le Mercure ne parle que de moi. C'est scandaleux et idiolifiant. On ne peut pas ouvrir cette revue sans que le nom de Léon Bloy saute aux yeux. C'est une obsession, c'est à croire que je vous couvre d'or, ce qui fiche par terre ma réputation, rudement acquise et combien profitable l de mendiant ingrat. Certes,

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je veux qu'on m'admire et même qu'on m'adore, puisqu'il est entendu que je suis le seul écrivain ac- ceptable de la fin du dernier siècle et du commen- cement du nouveau.

« Mais dire cela sans cesse, ne dire que cela, à cha- que page, presque à chaque ligne d'une revue bi- mensuelle où il est parlé de tout, c'est une flagor- nerie épouvantable qui me compromet horriblement.

« Exemples. A la rubrique Science sociale, du 15 juillet, je trouve: « A la ration qui revient à cha- que humain dans le partage des produits de la terre, il manque environ un tiers d'albuminoïdes,une moi- tié de graisses et près d'une moitié d'hydrates de carbone.» Un peu plus loin, à la rubrique Psycholo- gie, je lis ces mots effrayants : « Me^v/jo-o anurreiv (sou- viens-toi d'être en défiance) ». Si je dois être, tout le temps, affiché comme ça, autant vaut renoncer à vivre. Ce lyrisme d'enthousiasme est insensé et m'en- terre sous le ridicule.

« Il eût été si simple d'écrire, une bonne fois pour toutes : « Léon Bloy vient d'escalader encore l'Em- pyrée, qui n'est plus gardé du tout, et son dernier livre sur les Cochons est certainement ce qu'on a écrit de plus suave, depuis des siècles. Que sera-ce du prochain volume en préparation pour cet au- tomne : Le Liehig du Taureau céleste, morceaux ex- traits de cet auteur? »

Votre L. B.

Triste speciacle de la Basilique, républicai-

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nement illuminée, ce soir, d'une immense nappe rouge et se détachant, sur le ciel noir, comme une église écorchée, comme une cathédrale de sang !

15. La Croix de Seine-et-Marne me pro- clame décidément obscène et me reproche l'in- gratitude monstrueuse qui m'a porté à déchirer la réputation des honnêtes chrétiens de l'en- droit. L'auteur de l'article est un certain abbé « Galette » qui opère derrière un guichet de prêteur sur gages.

18. Que faire pour une victime des villé- giatures estivales ? Un riche, débiteur d'un ar- tiste pauvre, lui a dit en partant : « Vous me voyez navré. Les frais de mon voyage me for- cent à différer votre règlement jusqu'à l'au- tomne, > On a une femme, on a des enfants, on a un propriétaire !... Il faut avaler cela, refouler le désir fou de se jeter sur une trique ou sur un couteau ! Mais c'est comme cela que couvent les incendies. Hier on me parlait d'un propriétaire qui donne congé quand naît un enfant dans sa maison !!! donc est Moïse qui changeait les fleuves en sang ?

l/IN VENDABLE

Lettre d'un congrès belge, me proposant d'adhérer à Hanotaux et à beaucoup d'autres salauds pour « l'extension et la culture de la langue française ». Je réponds, sur Tiniprimé, que le Mendiant ingrat adhère à l'extension et à la culture de l'imbécillité contemporaine qui aura lieu à Liège et qu'il envoie zéro franc pour sa cotisation. Ensuivant Tordre des demandes, j'ajoute que je désire être inscrit parmi ceux qui ont horreur des couillons et des saltimbanques. J'ajoute encore que je suis de tout cœur dans la « section » de ceux qui se torchent et qui ren- dent sur la Belgique.

Il paraît qu'une plainte collective contre moi va être adressée de Cochons au parquet de Meaux. C'est l'abbé Galette, ci-dessus nommé, qui mènerait le cotillon. Il lâcherait un instant sa littérature, ses sacrilèges, ses opérations et son guichet.

19. Un autre prêtre, excellent d'ailleurs, mo juge dénué de justice et de charité pour avoir traité rudement quelques horribles gredins de plume. Jugerie facile, d'une banalité extrême. Voilà donc un prêtre intelligent et bon, et pieux, qui ne comprend pas que j'écris pour rendre

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témoignage et que telle est ma mission. Qu'at- tendre des autres ?

20. Un pauvre homme, qui est, en même temps, un homme très-pauvre, m'écrit qu'il a reçu mes deux derniers livres, mais qu'il ne pourra les lire, ni môme les parcourir, avant une dizaine d'années. « Si Dieu, dit-il, nous accorde dix ans de force et de courage, nous pouvons espérer avoir huit ou neuf cents francs de rente et nous livrer à la vie intellectuelle » !!! Ce se- rait bien comique si ce n'était pas si douloureux. Voilà des êtres humains qui se condamnent à une existence de bêtes de somme pour avoir neuf cents francs de rente dans leur vieillesse, si la vieillesse ne leur est pas refusée.

24. Il n'y a qu'une fatigue. Celle du péché. Toute fatigue est une suite de la Chute. Je suis fatigué de la chute.

Lettre de Joseph (Josef) Florian dédicataire de Belluaires et Porchers. Sublime style de ce tchèque enivré qui écrit « pauvre prêtre d'es- prit » pour prêtre pauvre d'esprit et « dominical » pour seigneurial.

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25. Quelle aventure surnaturelle, quelle bénédiction pour nous, ces deux amis envoyés le 20 juin et que nous voyons en train de se perdre si amoureusement dans notre caverne! Le jeune homme est un de ces idéalistes ignorant Dieu, qui se laissent traîner par les cheveux ou parles pieds dans l'escalier de la Lumière. La jeune femme est une juive russe toute petite. Elle me fait penser à un muguet des bois qu'un rayon de soleil trop lourd inclinerait sur sa tige. En cet être charmant et si frêle habite une âme capable d agenouiller des chênes. Son intelligence, dès le premier jour, me déconcerta. A Jeanne qui lui disait trouver en elle des sen- timents chrétiens : « C'est, sans doute, a-t-elle répondu, parce que nous sommes chrétiens que nous avons aimé votre mari». Chère petite Sa- maritaine qui avez eu compassion du voyageur percé de coups, soyez guérie à votre tour par cet autre Voyageur que vos ancêtres ont crucifié.

26. Mes livres ne se rééditent pas, c'est sûr, même les épuisés qui sont célèbres et que tout le monde réclame. Mais la Gazette d'Asnières (/), toute fumante d'enthousiasme et de sottise, m'ap- prend que Huysmans vient de lancer une nou-

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velle édition d'A Rebours, enrichie de l'édifiante histoire de sa conversion. Qui m'envoie cela et pourquoi?

27. Tenebrœ densissimœ* Une couleuvre matinale avalée sous un soleil brûlant restaure ma confiance. Quand on est à l'extrémité de la peine, il faut sans doute revenir. Pourquoi Dieu nous jetterait-il dans la boîte aux ordures de son Paradis ? Il y a des assassins qui obtiennent leur grâce après vingt ans de bagne. J'en ai déjà fait plus de trente. L'élargissement doit être proche.

29. A la fin d'un repas chez nos jeunes amis nouveaux, comme on parlait de M. Hue, le célè- bre missionnaire, et de son admirable Voyage en Tartarie et au Thibet, j'ai tenté d'expliquer la situation de tant de malheureux idolâtres nui ne peuvent pas connaître le christianisme et qui, mourant de la faim de Dieu, acceptent volon- tiers d'horribles tourments pour le Démon.

Jésus, ai-je dit, prendra ces infortunés à son compte. Ils ont cherché la vérité, pronon- cera-t-il, et c'est moi qui suis la Vérité.

Ce que vous dites est très-beau ! m'a ré- pondu gravement Raïssa, la délicieuse petite

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juive en qui nous voyons déjà une chrétienne.

30. Ce matin, désastre. Je trouve la fosse ouverte, ma fosse à moi, les vidangeurs ayant omis de la refermer après l'avoir vidée. Aspect horrible et puanteur épouvantable, démocrati- que. Nous voilà privés à la fois de notre jardin et de notre petite salle à manger dont nous ne pouvons plus ouvrir la fenêtre située au-dessus de cette fosse. J'écris au gérant l'urgence ex- trême du cas. Cette fosse ouverte et ma réputa- tion de scatologuei Double abîme.

31. Bienheureuse venue d'un maçon. L'im- monde cauchemar est dissipé.

Mon agréable confrère du MercareyY&ri Bever, m'envoie les Œuvres poétiques choisies dJ A- grippa (VAubigné qu'il vient de publier. Pour- rai-je lire, même un choix des vers de ce calvi- niste furieux? Mais un portrait authentique est mis en tête du volume et ce portrait me dévaste. Toutes les marques, tous les contours et linéa- ments de bête féroce ou de brute apocalyptique, accumulés sur ce huguenot, par mon imagina- tion, depuis quarante ans, sont effacés. A la place du soudard arrogant, insultant et atrabi-

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laire que je supposais, Van Bever m'offre un rigolo, un chef de rayon de Boucicaut ou de Dufayel, costumé, pour la mi-carème, en com- pagnon du Vert-Galant. Et voilà la (in des Tra- giques! Toute l'histoire est décidément à refaire. Ce sera ia récompense de quelques bienheu- reux dans l'Éternité,

Août

3. Dédicace d'un exemplaire sur Japon de Belluaires : « A René Martineau, un des ra- res qui ont commencé pour moi la postérité ».

5. Belle pensée de Jeanne. La vue de l'hos- tie lui a donné l'idée dune pièce d'argent dont l'effigie est invisible et nous sommes tous d'au- tres hosties, d'autres pièces d'argent frappées à l'image de Dieu. Nous constituons ainsi sa richesse, son immense richesse dont il avait besoin pour payer une rançon mystérieuse. Tout étant figuratif et symbolique, on peut affirmer

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que tout ce qui se dit de l'argent et des pratiques du change ou de l'échange s'ajuste à Dieu et aux hommes. Le lieu commun: Il faut que V argent ira vaille, s'explique d'une manière éblouissante. Il faut qu'il travaille et qu'il souffre comme son type a travaillé et souffert. L'argent enfoui, si fortement réprouvé dans l'Evangile, a, dès lors, un sens effrayant. Quant à la fausse monnaie* elle peut s'entendre de toutes ces âmes adul- térées par le démon dont la mise en circulation est si dangereuse. Etc., etc. Quand on sait, quand on voit que tout est significatif d'un mystère divin, on a dans la main une clef mer- veilleuse. Au fond, ajoute Jeanne, il n'y a qu'une seule clef. C'est celle qui ouvre le Paradis.

6. On peut tout contre moi, excepté me décevoir. Avec ou sans mérite, je suis trop éta- bli dans la vie surnaturelle pour que le démon de l'Illusion puisse avoir sur mon âme un pou- voir quelconque. On me répondra, il est vrai, que cela encore est une illusion.

10. Saint Laurent. Per signum cmcis, cœ- cos illuminant, dit Tan tienne. Me souvenant de quelques aveugles, je remarque, une fois de

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plus, ma pente de prière. Il m'est impossible de demander quoi que ce soit, sans faire de moi une cible, sans offrir de payer! Ainsi s'ex- plique le bagne immense de ma vie, depuis environ trente ans. Pensée qui me console et qui me fait peur.

11. Une sorte de peintre et sa femme nous tombent du Danemark. Ils se disent catholi- ques el le sont, en effet, à la manière danoise, observée par moi dans leur patrie. Ignorance infinie des choses religieuses et manque absolu de foi. On veut, je ne sais pourquoi, être catho- lique, mais on est incertain de l'existence de Dieu. Puis, orgueil diabolique et besoin de se faire valoir dans la discussion. Nous voilà forcés de bienvenir deux catholiques restés protestants. Quel dégoût, quelle amertume 1

12. A ma jeune amie, la douce juive Raïssa qui s'est infligé pour moi un travail pénible et fastidieux :

Vous avez donc fait cela pour moi ! Vous aves ajouté cette peine à votre peine de malade ! Je ne peux que vous bénir du fond du cœur, comme font les vieux pauvres. Votre copie n'arrive pas trop tard

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L INVENDABLE

non plus que votre amitié. Vous êtes de ceux qui n'arrivent jamais trop tard, mes bons amis. Dieu sait ce qu'il fait. Il vous avait tenus en réserve pour ce moment de ma vie très-douloureuse pour ce moment et non pour un autre. Parfaitement sûr que tout ce qui arrive est adorable, je pense avec simplicité que vous étiez désignés d'une façon toute particulière pour m'apporter un peu de jeunesse, au commence- ment de ma soixantième année.

De quelle joie vous serez payée pour avoir eu pitié du vieil écrivain chrétien» Raïssa, les deux grands hébreux qui se nomment Isaïe et saint Paul ont re- noncé à le dire !... Je suis incapable d'autre chose que de pleurer en y songeant.

Affaibli par l'âge et père des aimables enfants que vous connaissez, je désire naturellement une existence moins difficile, mais j'espère la grâce de ne jamais devenir un riche, car je sais que les seuls pauvres ont le pouvoir de donner le Paradis.

15. J'apprends que les anticléricaux auront un congrès international, le 3 septembre, et qu'à cette occasion on a décidé la profanation du Sa- cré-Cœur. Je veux croire que ces crapules trou- veront les portes fermées. Depuis l'abolition du sens des mots, celui de congrès signifie simple- ment une foire d'animaux à vendre.

1G. Lettre bizarre dun inconnu qui a peur

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de se nommer. Il me fait savoir seulement qu'il est pauvre, qu'il veut se faire religieux, qu'il m'admire et qu'il prie pour moi... ? (Je n'ai ja- mais rien su de plus.)

17. Nous avons pour voisine, occupant le pavillon le plus proche, en notre bocage de la, rue de La Barre, une horrible dame en noir dont les ficelles sont inconnues. Ce matin, levé dès l'aube, j'entends des chuchotements, des bruils étouffés derrière les arbres. Du pavillon sortent des gens qui semblent marcher avec précaution. D'abord une femme, puis trois individus que je n'ai pas le moyen d'examiner. Tout cela en grand mystère. Une heure auparavant, Jeanne venait de se plaindre d'une insomnie affreuse traversée de fantômes très-menaçants. La méchanceté d'une certaine personne qui nous afflige et la méchanceté devinée de la dame en noir lui fai- saient comme un ensemble de tourments, un cu- mul d'angoisses. Il en a passé quelque chose en, moi et je sens, à cette heure indécise et crépuscu- laire, comme le froid d une présence redoutable, d'unêtreinvisibleethagard qui mettrait sa main sur mon cœur. Sensation bien connue qui m'ac- compagne, pour m'y troubler, jusque dans Té-

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glise je vais aussitôt, non sans avoir très- soigneuseinent verrouillé notre maison. La dame en noir est une dévote de la Basilique, opérant avec assiduité le rabattage des pèlerins pour son propre compte, j'ignore en vue de quelles ma- nigances, car on toit entrer chez elle hommes et femmes, de toutes conditions et d'âges divers, à toutes les heures. Se sachant observée, elle doit dire de nous un mal atroce aux autres dé- votes de son espèce dont labasilique est empuan- tie. Je vois le Cœur de Jésus environné de ces adoratrices épouvantables l

Je suis trop belle pour être aimée, dit la Douleur.

22. Réveillez-moi ! crie l'âme vers Dieu. Réponse : Depuis la chute vous n'avez pas cessé de dormir profondément. La mort envisagée comme un réveil. Juste le contraire du lieu commun : Le sommeil de la mort.

Un ami qui s'occupe de litiges me donne à relire Le Salon de M™ Truphot qui est bien cer- tainement un livre abject. G est une grande humiliation pour moi d'avoir formé un tel élève, d'avoir suscité un tel imitateur, car la chose est bien de Tailhade, quel que soit le

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nom du signataire. Autant qu'il peut, le drôle prend mes formes, mais comme il ne peut prendre ni mes idées ni mes sentiments, il ne lui reste plus que de me pasticher en pamphlé- taire avec son âme de cyclope. Il y a des pages entières, des chapitres empruntés au Désespérée ou à la Femme pauvre et qu'il a démarqués en les trempant dans son ordure. Le résultat est monstrueux de vilenie et de sottise. L'auteur dune pareille cochonnerie ne relève que de la trique et de la voirie. Dieu qui nous envoie notre pain de douleur me préservera de la ten- tation d'un procès contre ce misérable en vue de gagner quelques sous qu'il me faudrait recueillir dans les plus horribles excréments... Ici, on me reproche de manquer de générosité à l'égard d'un pauvre infirme. C'est vrai. Met- tons que je n'ai rien dit.

23. Lu dans Jeanne de Matel cette affirma- tion extraordinaire que Jésus se nomme lui- même, dans l'Évangile, Fils de l'Homme pour honorer saint Joachim.

Je me lamentais sur cette continuelle et per- pétuelle angoisse d'argent qui m'empêche si souvent d'écrire.

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Tu écris intérieurement pour Dieu, m'a dit Jeanne, et cela suffit. C'est ce qu'il veut. Les livres que tu n'auras pu écrire pour les hommes seront lus dans la vie éternelle.

24. Saint Barthélémy. Découvert enfin que Je massacre de la Saint-Barthélémy est une suite de la Liturgie, une sorte d'événement liturgi- que. Voir la Secrète de la messe... Tibi taudis hostias imrnolamus.

25. Je connaissais déjà la sottise et l'infa- mie des justices de paix. Témoin d'un malheu- reux étranger, victime d'une hôtelière scélérate, je ne puis être que l'assistant bien inutile du plus cynique et ignominieux déni de justice. Je i^j savais pas qu'il fût possible d'aller jusque-là. La gueuse paraissait en fort bons termes avec tout le monde, et le plaignant, très-pauvre,qu'on avait préalablement contraint de verser 5 francs pour la citation, n'a pas été admis même à for- muler sa plainte. Le malheureux ne savait pas un mot de français et le bon juge ne m'a pas permis de parler à sa place, ignoblement heu- reux de confondre ma très-modeste fonction d'interprète avec l'auguste magistère d'un voa-

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cat, incompatible, selon cet âne, avec la qua- lité de témoin. Notre salope a donc parlé toute seule avec larmes et pathétiques mouvements des deux abatis levés à chaque instant vers le ciel. Tous mes efforts pour placer un mot n'ont abouti qu'à la menace de mon expulsion. Tribu- nal de crapules, magistrat à gifles et à coups de pied dans le cul.

A la sortie, la voleuse, non contente de son triomphe, arrive sur nous, furieuse, les yeux hors de la tête, la gueule pleine dlnjures. Tran- quillement je lui donne le conseil de ne plus boire, ce qui la rend enragée au point de se jeter sur un maçon qui passe, invoquant son témoignage. Mal venue de cet homme qui lui déclare qu'il s'en fout complètement, elle fait mine de s'élancer sur divers passants étonnés, au grand émoi d'un sale vieillard, son compa- gnon et son conseil, qui court après elle, éperdu. Nous partons sur cette scène grandiose.

Cette charmante personne est une adoratrice probable. Je l'ai souvent aperçue à la Basilique elle édifie.

A Raïssa :

Pour commencer, je ne peux que vous écrire ce que j'écrivais, le 29 juin 1903 (voir Quatre ans de

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Captivité...) un pauvre musicien qui m'avait parlé, lui aussi, avec enthousiasme du Salut par les Juifs:

« Alors vous êtes vraiment mon frère et vraiment l'ami de Dieu. Celui qui aime la grandeur et qui aime l'abandonné, quand il passera à côté de l'aban- donné, reconnaîtra la grandeur, si la grandeur est la. Celte parole magnifique est d'Ernest Hello qui fut un abandonné ».

11 faut donc, Raïssa, que vous soyez vraiment ma sœur, pour m 'avoir fait cette charité. Quand on aime le Salut, on n'est pas seulement mon ami, on est, par force, quelque chose de plus. Car il est extrême- ment fermé, ce livre qui représente, en un raccourci étonnant, des années de travaux, de prières et de douleurs qui ont été, je crois, hors de mesure, tout à fait hors de mesure.

A une époque intellectuelle, il eût été remarqué, au moins pour sa forme littéraire, le plus grand effort d'art de toute ma vie.

Je l'avoue, très-ingénument, j'avais espéré alors, on 92, que des Hébreux instruits et profonds ver- raient l'importance de ce livre chrétien, V unique, depuis dix-neuf siècles, une voix chrétienne se soit fait entendre pour Israël, affirmant, avec la science et l'éloquence nécessaires, qu'il n'y a pas de pres- criptions pour les promesses divines et que tout doit appartenir, en fin de compte, à la Race qui a engen- dré'le Rédempteur.

le me trompais. Les juifs se sont montrés aussi imbéciles que les chrétiens, les uns et les autres

l'inviïnd aîuj: 1 1 l

étant laminés sous le rouleau d'un crétinisme puis- sant.

Ce livre a eu le pire destin, vous le savez. Il y au- rait pourtant quelque chose à faire. Il suffirait qu'un juif que l'argent n'aurait pas idiotifié, capable de voir ou de sentir l'exceptionnelle validité d'un pareil témoignage, réalisât, par lui-même ou par ses amis, la délivrance de ce papier imprimé qui croupit ridi- culement à Gentilly, parmi les ustensiles d'une in- dustrie de plombier...

On vit sur des lieux communs et des ûncries. On en meurt plutôt. Je suppose que cela se passe, bas, aux rives du Don, tout juste comme en France, en Danemark ou en Angleterre. Le Paradis perdu, c'est- à-dire la Chute, est, dans tous les pays cultivés, une légende agréable ou mélancolique, selon les tempé- raments, au fond une jolie blague.

Regardez autour de vous sur les montagnes loin- taines, sur tous les balcons de l'horizon, ces tètes paniques, ces millions de faces d'horreur et de dou- leur, aussitôt qu'il est parlé de la Chute et du Para- dis perdu. C'est le témoignage universel de la cons- cience des hommes, le témoignage le plus prolond, le plus invincible.

11 n'y a qu'une douleur, c'est d'avoir perdu le Jar- din de Volupté et il n'y a" qu'une espérance ou qu'un désir qui est de le retrouver. Le poète le cherche à sa manière et le plus sale débauché le cherche à la sienne. C'est l'unique objet. Napoléon à Tilsitt et l'immonde ivrogne ramassé dans le ruisseau ont exac-

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tement la même soif. Il leur faut l'eau des Quatre Fleuves du Paradis. Tous savent instinctivement que cela ne peut pas être payé trop cher. Le terras- sier ou le zingueur y a dépensé sa quinzaine, et Na- poléon quaire millions d'hommes.

Empli estis pretio macjno, vous avez été achetés à grand prix. Cela c'est la clef de tout, dans l'Absolu. Quand on sait cela, quand on le voit et quand on le sent, on est comme des Dieux et on ne s'arrête pas de pleurer. Votre désir de me voir moins malheu- reux, bonne Raïssa, c'est une chose qui était en vous, dans votre être substantiel, dans votre âme qui pro- longe Dieu, longtemps avant la naissance de Naclior qui fut grand-père d'Abraham. C'est, strictement, le désir de la Rédemption accompagné du pressenti- ment ou de l'intuition de ce qu'elle a coûté à Celui qui pouvait payer. C'est le christianisme et il n'y a pas d'autre manière d'être chrétien. Agenouillez-vous donc au bord de ce puits et priez ainsi pour moi :

Mon Dieu qui m'avez achetée à grand prix, je vous demande très-humblement de faire que je sois en union de foi, d'espérance et d'amour avec ce pau- vre qui a souffert à votre service et qui souffre peut- être mystérieusement pour moi. Délivrez-le et déli- vrez-moi pour la Vie éternelle que vous avez promise à tous ceux qui seraient affamés de vous.

Voilà, très-chère et très-bénie Raïssa, ce que peut vous écrire aujourd'hui un homme vraiment doulou reux,mais comblé de la plus sublime espérance pour ^lui-même et pour tous ceux qu'il porte dans son cœur.

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28. Une excellente femme que nous aimons a reçu ceci d'un prêtre de sa paroisse : « Con- tentez-vous de Ja communion pascale et soyez une bonne mère de famille. Gela suffit ». Et la malheureuse dort en paix sur cette parole de Judas, persuadée qu'on peut être une bonne mère de famille, une chrétienne, quand oa ne communie qu'une fois par an.

29. A Jacques Maritain; mari de Raïssa :

... Vous cherchez, dites-vous. 0 professeur de phi- losophie,ô Cartésien, vous croyez, avec Malebranche, que la vérité se recherche ! Vous croyez que l'esprit humain peut quelque chose ! Vous croyez autant dire qu'avec un certain degré d'application, une personne qui a les yeux noirs arriverait à se donner des yeux verts pailletés d'or ! Vous finirez par com- prendre qu'on ne trouve que le jour on a très- humblement renoncé à chercher ce qu'on avait sous ia main, sans le savoir. Pour mon compte, je déclare que je n'ai jamais rien cherché ni trouvé, à moins qu'on ne veuille appeler trouvaille le fait de heurter aveuglément un seuil et d'être, du coup, jeté à plat ventre dans la Maison lumineuse. Votre enthousiasme pour le Salut par les Juifs est un muiacle prélimi- naire. Il y en aura d'autres.

20. TJ])e petite armée pourrait être ulile à

1 14 l'invendable

Montmartre, dimanche prochain, 3 septembre, jour désigné pour une manifestation anticléri- cale gigantesque. Des bandes énormes de cra- pules doivent envahir la Butte. La maquette d'une statue, probablement ridicule, du cheva- lier de La Barre sera inaugurée devant la Basi- lique et j'imagine que le vacarme sera copieux. Peut-être suis-je désigné personnellement par Laurent Tailhade dont la place est parmi ce joli monde et que je serais vraiment heureux d'as- sommer, si l'occasion m'en était offerte.

Des affiches déclarent la participation des Loges maçonniques à la tentative de chambar- dement du Sacré-Cœur,forteresse heureusement facile à défendre.

31. Ce matin, descendant au funiculaire, j'ai vu remplacement de la statue de ce petit salaud de chevalier de La Barre dont le nom souille notre rue nommée autrefois, si gracieu- sement, rue de la Fontenelle. L'ignoble monu- ment sera installé devant la Basilique, juste dans Taxe du portique, de façon que les pèle- rins puissent lire quelques blasphèmes sur le socle, avant d'entrer. J'espère que la piété de certains arrosera l'effigie.

l'invbndablb 1 15

Septembre

la\ Ecrit sur un exemplaire unique de l'un de mes livres: « Je certifie que cet exemplaire a été le mien et que je le gardais pour mes enfants jusqu'au jour la misère m'a forcé de le ven- dre pour quelques croûtes de pain, avec déses- poir ». Combien d'autres, imprimés ou manus- crits, ont eu le même sort!

3. Voici enfin la glorieuse manifestation. Vers 3 heures, nous entendons, de notre jar- din, le mugissement de l'Internationale, beu- glée par des milliers de canailles, avec accom- pagnement de fanfare. La Basilique ayant fermé ses portes et la Butte étant suffisamment appro- visionnée de soldats, les manifestants doivent se borner à défiler pleutrement devant une sotte image du chevalier de La Barre « supplicié », affirme le piédestal, « pour n'avoir pas voulu saluer une procession ».

116 l'invendable

C'est une honte d'avoir à penser, ne fût-ce qu'un instant, à ce merdeux criminel, et c'est une honte plus grande aux catholiques de tolé- rer de pareils outrages ou plutôt, de les avoir, à force de sottise et de lâcheté, rendus possi- bles. Les feuilles maçonniques chantent vic- toire, naturellement. La victoire du pourceau sur les grenouilles du marécage il se vautre.

4. Un adolescent d'une jeunesse extrême envoie cette appréciation: « Vous êtes vraiment, monsieur, le plus haut écrivain de notre époque et je ne vois guère que M.Elêmîv Konr r es (!) qui pourrait vous disputer cette gloire ». Prière de remettre l'échelle à sa place.

10. —J'avais des étrangers. On parlait du bon- heur, très-médiocrement, Mais le bonheur, ai-je crié, c'est le Martyre, le bonheur suprême en ce monde, le seul bien enviable et désirable. Etre coupé en morceaux, être brûlé vif, avaler du plomb fondu pour l'amour de Jésus-Christ !

11. Les choses dites, hier, sur le martyre me reviennent, ce matin, avec force et douceur. Être, un jour, le martyr, le témoin sanglant de

117

Celle qui « rira au dernier jour » ! Rôve d'un exilé dans le paradis 1 Rêve d'un pauvre qui ne verrait le monde qu'à travers une pluie de lar- mes !

12. C'est déconcertant dépenser qu'un ama- teur riche, capable de dépenser une forte somme pour l'acquisition des manuscrits d'un auteur pauvre, n'a jamais l'idée de lui être utile au même prix, en supprimant l'intermédiaire. Les parasites féroces, dérisoirement nommés ama- teurs, sentent le besoin d'un complice pour porter leur infamie. Je ne vois pas d'autre expli- cation.

15. Reçu de province une fiche concernant un frère de la Doctrine chrétienne qui étonne les vivants de son enthousiasme pour moi :

dans la même semaine que Pauteur de la Femme pauvre. Orphelin, enfance très-douloureuse. A 20 ans, noviciat chez les frèresdela Doctrine chrétienne. Pen- dant quarante ans, appris à lire et à écrire aux en- fants de neuvième. Travaille aux champs avec une cinquantaine de vieillards pour le pain quotidien. Peu lettré. Avait lu Hello et Ta lâché pour Léon Bloy aussitôt qu'il Ta connu. A copié entièrement, et plu-

118 l'invendable

sieurs fois, le Salut par les Juifs sur un exemplaire prêté.

Je pleure d'être admiré par ce pauvre.

Le monde est bouleversé. Le Caucase en feu et l'Italie méridionale entièrement dévastée par des tremblements de terre. On parle de 200 vil- les ou villages détruits. Dieu se montrerait-il enfin ?

16. L9 Occident, d'août. Quatre pages bienveillantes et fuligineuses de Raoul Narsy sur mon optimisme fameux.

17. A Georges Desvallières, président ou vice-président au Salon d'Automne, pour lui re- commander les tableaux d'Alphonse Coutelier, le paysagiste de Montmartre :

Il me paraît impossible que ces tableaux soient refusés, et j'en serais très-malheureux, ayant tout fait pour encourager l'auteur. J'ajoute que j'en serais révolté. Très-sérieusement, je crois Coutelier doué d'une façon exceptionnelle, vraiment appelé. Dans dix ans, si notre société immonde n'a pas été submer- gée par le déluge d'excréments que j'ai tant prophé- tisé, ce sera une honte pour quelques-uns d'avoir méconnu ce débulant à qui on peut, sans doute,

t/JN VENDABLE 1 V.)

reprocher de l'inexpérience, mais qui a dans les jeux toute la lumière qui est sous le ciel...

19. Evangile de la messe de saint Janvier: « Consurget enim gens ingentem et regnum in regnum et erunt pestilentlœ et famés et terrje- motus peu loga ». Je pense aux tremblements de terre d'Italie, à ces deux ou trois cent mille hommes qui meurent de faim, à tout le reste qu'on peut prévoir, et je considère que c'est au- jourd'hui la fête du patron deNaples, en môme temps que le 59° anniversaire de la Salette.

22. A Henri Dagan :

Vous êtes un très-pauvre, donc un ami. Vous vous dites « foncièrement athée ». Lieu commun. Quand j'étais très-jeune, iJ y a longtemps, je me suis cru et dilathée. Plus tard, j'ai eu honte d'être une unité dans un troupeau si nombreux, et bientôt après, je me suis senti malpropre et puant de renier si sottement mon baptême. S'il vous arrive de devenir un homme, voua passerez par en pleurant de joie.

Je désapprouve et déteste le mot que vous me citez de d'Aurevilly dont l'étonnante puérilité m'a fait souffrir vingt-trois ans. Mais ce pauvre grand artislo n'a élé cabotin qu'en apparence et je sais qu'il aurai* doiDo sa vie, sa très-vaine vie pour Jésus-Chrisl.

J'espère que l'aspect de la mienne, vérifîable daua

1:20

quelques-uns de mes livres, me préservera de ce soupçon. Un écrivain qui aurait pu se faire si facile- ment une grande situation d'argent et qui a choisi toute une vie de misère atroce, ne peut pas être soup- çonné de cabotinage.

Vous ne m'en accusez pas, mais vous croyez que le sentiment religieux, chez moi, est une forme par- ticulière de la révolte. C'est exactement le contraire. Quelque fou que cela puisse vous paraître, je suis, en réalité, un obéissant et un tendre. C'est pour cela que j'écris implacablement, ayant à défendre la Vé- rité et à rendre témoigaage au Dieu des pauvres. Voilà tout. Mes pages les plus véhémentes furent écri- tes par amour et souvent avec des larmes d'amour en des heures de paix indicible.

23. Au frère de la Doctrine chrétienne mentionné le 15, et qui se nomme Dacien:

Très-cher frère, mon cadeau plus que modeste ne méritait pas tant de retour. J'ai pleuré en lisant votre lettre et en voyant votre portrait... Ne vous affligez pas en songeant aux difficultés de ma vie. Dieu y pourvoit. Relisez les quatre derniers versets du chapitre VI de saint Matthieu. C'est mon histoire depuis longtemps, celle de ma pieuse femme et de mes aimables filles. Priez généreusement pour nous et, si Dieu veut, il saura mettre sur votre chemin et rendre attentif à vos exhortations le bon Samaritain qu'il me faudrait. N'ayant pas vu les Dernières Co^

l'invendable 1*21

tonnes de l'Église sur la liste de mes ouvrages pos- sédés par vous, j'ai pensé que Dieu me montrait un lecteur de ce livre que j'avais précisément sous la main. Assurément vous êles de ceux qui comprennent Futilité d'une telle protestation contre de fausses gloires chrétiennes et surtout contre la bêtise ou la lâcheté des catholiques modernes capables de se contenter de si peu. Alors, vous vous direz à vous- même, en lisant mon livre: Qui donc parlerait pour Thonneur de Dieu, si ce pauvre ne parlait pas?

24. Un vieux prêtre, me parlant de la mé- diocrité affreuse du Clergé moderne: « Il faut guérir le médecin >, me dit-il.

25. Donné à l'éditeur mes Pages choisies. Travail aussi ingrat que difficile. On est telle- ment sûr de ne contenter personne. Cependant les liseurs modernes pourront entrevoir mon œuvre, accomplir le tour de ma sphère en quel- ques heures d'automobile.

26. Mon admirable ami Josef Florian m'a- vait écrit que les docteurs du Consistoire (?) de Brunn sont contre moi et contre Hello, regardé par eux comme un païen ! Je le prie de dire à ces docteurs que je les tiens pour de très-pau- vres idiots.

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27. Aperçu Huysmans, d'assez basse mine, m'a-t-il semblé. On dit qu'il est sur le point de lancer un pavé sur Lourdes.

28. Le Jury du Salon d'Automne refuse les tableaux de mon paysagiste Coutelier. Le parti pris est manifeste de décourager, sous prétexte de métier insuffisant, un jeune artiste très-doué, très-courageux, mais très-peu recommandé. C'est honteux. Quelqu'un dit à Coutelier: « Vous ne serez jamais reçu au Salon d'Automne parce que Nicolas Poussin, Ruysdaël, Karl Dujardin, Claude le Lorrain, etc., seraient refusés.

Autre refus peu compréhensible, aussitôt suivi, par bonheur, d'un repêchage providentiel. Mon portrait par Léon Bonhomne, « exécuté à V en- vers de ce que voulait le Jury ». Motif déclaré. Autant dire que V endroit de ces bougres serait une caricature ou une saleté. [Ce portrait a été reproduit en héliogravure au frontispice des Pages choisies.]

30. Saint Jérôme. Je me persuade que ] ai le droit d'attendre du secours de ce Père, étant fort probablement le seul de tous les con- temporains qui lui rend?, justice et, peut-être lu-

l'invbndablb 123

nique, depuis le siècle, à le regarder comme un prophète. Je me suis déjà expliqué là-dessus, en divers endroits.

Atelier Brou. Grande fabrication d'un socle agrémenté de bas-reliefs pour une statue de Benjamin Franklin, l'immense andouille de l'Indépendance américaine. Besogne cruelle pour le pauvre artiste qui ne parvient pas à s'enflammer sur ce faux grand homme, aimé des imbéciles et des démons, qui partage avec Rousseau et Voltaire l'effrayant honneur d'avoir, au xviii0 siècle, incomparablement travaillé à l'avilissement de la pensée et du cœur humains.

Octobre

2. Lettre cocasse d'un comité de souscrip- tion en faveur d'un jeune esthète de Sodome ruiné par son innocence. Oh ! c'est toute une histoire. On a dépassé mille francs déjà. Cop- pée, Loti, Jules Lemaitre et le président Magnaud

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dit le Bon Juge, ont versé chacun dix francs. D'autres beaucoup plus. Le fait de s'adresser à moi est surhumain.

7. A Florian:

Mon cher Josef Florian... Je tiens à vous dire que vous vous êtes trompé sur Véronique. Apprenez quelle est bien réellement, et de plus en plus, la « tourterelle » de 95. (Le Mendiant Ingrat, page 432.) Vous seriez rempli d'étonnement et d'admiration si vous saviez ce que Dieu fait en cette enfant de 14 ans, laquelle, ignorante encore des règles de la composi- tion musicale et de la prosodie, se met au piano et trouve, presque sans effort, des mélodies et des pa- roles rythmées d'une douceur mélancolique et pro- fonde qu'on croirait dictées par quelqu'un du Para- dis. Cette fillette nous ravit et nous effraie. Quand je l'écoute, en pleurant, toutes mes pensées se pré- cipitent vers un seul point lumineux se précisent aussitôt de sublimes et redoutables images. Oui, c'est le « jardin des croix » que vous avez vu dans son écriture, c'est le Martyre ! Le merveilleux et désira- ble martyre, la plus grande grâce qui puisse être faite aux hommes, la Californie, l'Eldorado, le paya d'or et de diamant de la Volupté surnaturelle ! Je vois tout cela quand les petits pieds sonores de l'Annonciatrice des tourmenteurs se font entendre sur la mosaïque de mon vestibule. Chère et étonnante Véronique, fille première-née et bien-aimée de nos

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douleurs ! Ah ! Josef Florian, combien je voudrais que vous l'entendissiez I Quel moyen d'exprimer cela ? Vous pouvez me traduire en tchèque et je suis sûr que vos traductions seront très-bonnes. Mais moi, je ne peux traduire ma Véronique en aucune langue. C'est la splendeur de la toile d'araignée champêtre dans la rosée, au soleil levant ; c'est le gémissement lointain du chevreau qu'on égorge dans une ferme paisible environnée de pommiers en fleurs, au delà d'une prairie pascale; c'est le velours infini- ment triste et doux des yeux des ânes ; quelquefois aussi, c'est le clairon guerrier ou le glas des morts, atténués dans les espaces de la prière...

Modèle féminin vu à Fatelier Brou. A cette occasion, vérifié,une fois de plus, le chapitre VII de la première partie de la Femme pauvre et l'affreuse misère, même physique, de ces mal- heureuses. Surtout physique, semble t-il. Leur corps, dévasté ordinairement par la prostitu- tion, n'a plus que la ligne et la caresse est à peu près inconcevable sur ces pigments terreux que la fosse paraît invoquer.

17. Salon d'automne. L'avilissement des âmes et des intelligences est ici manifeste, éclairant comme le phosphore des charniers. Le bon Coutelier en est ranimé, consolé du re-

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fus de ses toiles. Rien ne peut exprimer l'igno- minie des paysages qu'on a reçus. Le public s'arrête beaucoup devant l'exposition de Geor- ges Desvallières. lia un portrait d'enfant que je n'aime guère; une sorte de fresque allégorique habilement composée, mais peinte avec je ne sais quoi; une série d'aquarelles pour une illustra- tion de Rolla, meilleures que ses toiles, me semble-t-il ; enfin une manière de pseudo-pri- mi(if,un Christ lamentable appuyé sur une Ma- rie-Madeleine qui a l'air de tâtonner encore du côté de la pénitence, au-dessous d'un portique le groupe est certainement à l'étroit. Cette dernière œuvre est impressionnante, mais je ne comprendrai jamais qu'un peintre ne peigne pas, et cela par principe. Tel paraît être le triste cas de Desvallières, le mieux doué, peut-être, de tous ceux qui sont ici...

La recherche du nu et du nu obscène est une des infamies très-particulières de cette exhibi- tion. On aura beau faire, on ne pourra jamais être plus boueux, plus excrémentiel. En somme il est évident qu'on a tenu à recevoir beaucoup d'ordures et que toute œuvre supérieure, autant que possible, devait être éliminée. Mais, alors, pourquoi cette salle rétrospective remplie de

l'invendable à 27

toiles d'Ingres et de Manet ? Pourquoi ce voi- sinage écrasant de la très-savante peinture du premier et de Fart si probe, quoique si infé- rieur, du second ? Les organisateurs du Salon d'Automne sont-ils des aliénés ? Nous partons, exténués, à la dernière heure, et nous revenons par le Métropolitain, pour finir dignement cette journée en accomplissant un acte qui en résume expressivement la médiocrité.

18. H y a une chose que je ne veux pas oublier dans cet odieux Salon d'Automne, c'est l'impardonnable gaminerie d'un tableau de Willette. Une Eve toute nue sautant à la corde qui est le Serpent, tandis qu'un homme égale- ment nu, qui veut être Adam, dort sur la croupe d'un lion de mardi-gras, cependant qu'un ange, qui est le portrait de Willette, joue de la flûte ou de je ne sais quel autre instrument de mi-carême. Ce tableau, commandé pour un restaurant de nuit, est digne de sa destination et proclame la plus bourgeoise turpitude.

En 1884, au Chat noir et dans les Propos d'un Entrepreneur de démolitions, j'ai précisé le genre de niaiserie, irrespectueuse jusqu'au sa- crilège, de ce peintre de talent qui ne voyait et

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ne concevait que Pierrot et la petite femme de Montmartre. Ii en est resté là. Me voilà guéri de toute démangeaison de revoir cet ancien camarade. La gaminerie aux environs de vingt ans, c'est déjà bien stupide. A cinquante ans, c'est insupportable et, dans le cas actuel, c'est absolument dégoûtant.

22. Au poète aveugle Emile Godefroy :

... J'ai pensé à vous, plus d'une fois, votre visite m'ayant laissé fort mélancolique. Vous vous étiez dit « désespéré » et moi, l'optimiste incurable du Déses- péré, je me suis reproché de ne pas vous avoir répondu ce qu'il fallait. Oh ! c'est bien simple. A votre place, n'espérant plus rien des hommes, j'au- rais cherché le miracle. Je dis à votre place, exacte- ment, me supposant dénué de foi autant qu'on peut l'être. Alors, ayant beaucoup entendu parler de gué- risons miraculeuses en un certain lieu, il me serait venu dans l'esprit que, peut-être, je ne sais pas tout et que, précisément parce que je n'ai pas un atome de foi religieuse, il se pourrait que je fusse une ex- cellente matière à miracle.

Il n'y a que deux sortes de guéris à Lourdes : les croyants que la foi transporte ou les impies décla- rés. Les tièdes sont invariablement vomis. Je crois donc, mon cher Godefroy, que vous êtes désigné et que ce serait un beau poème.

l'invendable 129

Vous diriez: Me voici, Mario. Je ne vous crois pas la Mère d'un Dieu dont l'existence me paraît in- démontrable et, par conséquent, je ne crois pas à voire pouvoir de me guérir. Mais, en môme temps, je sais que je suis un pauvre homme et qu'il se pour- rait bien que je fusse aveugle de toutes les maniè- re?. Je suis donc venu simplement, comme un enfant malheureux, pour que vous fassiez éclater en moi votre pouvoir, si ce qu'on dit de vous est la vérité.

Et voilà tout... J'espère que vous voudrez bien ne voir en cette letlre que ce qu'il y a réellement, une démarche très-affectueuse.

Lettre d'un inconnu de la Haute-Vienne dont je n'ai pu déchiffrer le nom. Il dit m'aimer et me demande je ne sais quoi.

24. Commencé un travail sur Byzance. Grande difficulté, incertitude complète. État desprit analogue àcelui dans lequel j'entrepris, en 93, La Langue de Dieu. J'ai fait mes plus beaux voyages sur des routes mal éclairées.

27. Lettres à un lâcheur. Titre qui plon- gerait dans Finquiétude un assez grand nombre de destinataires. Personne n'en veut. J'ai l'au- dace de proposer ça au Champion du quai Vol- taire. Ce vieillard m'éconduit très-poliment, so

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disant aflligé de ma dure écaille et onctueux ami de Sully-Prudhomme dont il me reproche d'avoir parlé sans douceur.

Réponse bizarre de Godefroy qui me promet de suivre mon conseil, si jamais le désir lui revient d'être heureux. Que puis-je de plus ? J'avais espéré et j'espère toujours de belles cho- ses. Pourquoi Dieu ne les veut-il pas ?

29. Mort subite d'Alphonse Allais. Encore un. Tout mon passé croule et disparaît. Je ne l'avais pas revu depuis environ vingt ans. La nouvelle m'a été pénible. Le malheureux doit avoir un terrible besoin de prières. Un des der- niers actes de sa vie de journaliste amuseur a été un article amical pour moi. Propitiare, Do- mine..*

Napoléon bibliophile, étude curieuse par Gus- tave Mouravit. J'apprends ainsi le goût pas- sionné de Napoléon pour les livres les plus mé- diocres et me voilà confirmé dans la certitude, acquise déjà, de sa prodigieuse incompétence en art. Il avait « une bibliolhèque de campagne» qui le suivait partout. Que penser de ce grand homme lisant Aloyse de Livarot par M"0 Ricco- boni, dans les loisirs de la campagne de Polo*

L INVEND AD LE II.

gne, entre le carnage d'Sylau et le triomphe de

Friedland?

Révolution, bouleversement effroyable en Russie. Serait-ce enfin le commencement de l'universelle conflagration attendue par moi si longtemps ?

30. A Jacques Maritain :

Une dépêche est ordinairement redoutable, surtout dans ma situation, le Malheur ayant, au contraire de la Justice, des pieds agiles et môme des aUes, les ailes de la Foudre. Mais, de vous, je n'ai à craindre aucune peine et, reconnaissant d'abord votre écriture, c'est ce que je me suis dit en ouvrant votre message.

Évidemment, il y a quelque mystère, ainsi que je vous l'écrivais. Ce n'est pas naturel d'avoir des amis comme ça, surtout quand on a travaillé, trente ans, à se faire des ennemis. Il est vrai que je suis de ceux à qui tout peut arriver. Il m'arrivera peut-être, un jour,d'être fait pape, ce qui occasionnera des dif- ficultés avec ma femme qui a tout prévu, excepté ça.

Eh ! bien, quand même, il me semble que je n'au- rai jamais rien vu d'aussi étonnant que vos chères amitiés, Jacques et Raïssa, qui nous donnez votre cœur, comme on donne son sang à Jésus-Christ, quand on a des âmes de martyrs. Que puis-je voua dire, sinon que le pauvre vieux Lé3n Bloy est vrai-, ment consolé par vous et qu'il vous chérit comme

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des enfants qu'il aurait eus de la belle Providence de Dieu.

31. Seconde visite au Salon d'Automne. Il me paraît plus bête que la première fois. Dé- couvert les envois de Rouault qui m'avaient échappé. C'est navrant. Il cherche une voie nouvelle, hélas ÎGet artiste qu'on croirait capa- ble de peindre des séraphins, semble ne plus concevoir que d'atroces et vengeresses caricatu- res. L'infamie bourgeoise opère en lui une si violente répercussion d'horreur que son art pa- raît en être blessé à mort. Il a voulu faire mes Poulot (personnages de la Femme pauvre). A aucun prix je ne veux de cette illustration. Il s'agissait de faire ce qu'il y a de plus tragique: doux bourgeois, mâle et femelle, complets : candides, pacifiques, miséricordieux et sages à mettre l'écume de la peur à la bouche des che- vaux des constellations. I) a fait deux assassins de petite banlieue.

l'INVIïNDABMï J3J

Novembre

2. Jour des morts. Entendu, à la Basilique, le plus misérable sermon. Je songeais au dis- cours à faire sur ces mots de la liturgie : « Vita mutatur non tollitur, apprenez, mes frères, que vous ne devez pas mourir ».

Je pense, m'écrit Jacques Maritain, que ce sera la punition des riches de ne pouvoir pas donner. Je me figure ainsi l'enfer, et je vois les riches, cherchant partout, jusque dans les plus puantes cavernes et les recoins les moins accessibles de leur âme désespé- rée, quelque chose à donner. Mais ils seront épou- vantés de ne trouver que du fumier,un fumier palpa- ble, mais sans cesse évanouissant, et qu'ils ne pourront môme pas étant immatériel et qualité toute pure avoir la ressource de vendre au poids. Mais une si épouvantable stérilité est nécessairement éternelle, puisque, dans leur vie, ils n'auront jamais cessé de ne vouloir pas donner.

C'est le jour des lettres intéressantes. Ce ma-

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tin, lisant le Miserere, j'avais été impressionné par les mots : Sacrificium Deo Spiritus contri- bulatus et voici ce que m'écrit Louis Denise :

... Ah ! la Charité, monsieur ! Un jour que je pen- sais à ce mot, j'ai été frappé de stupeur et ravi d'ad- miration en découvrant que ce n'est pas l'Amour de Dieu, PEsprit-Saint, mais son Intelligence, le Verbe incarné, qui a été bafouée, flagellée, crucifiée pour le monde. L'homme sait quelquefois mourir par amour, Dieu seul meurt par intelligence.

Je ne peux pas penser à cela sans penser à votre jiolence, et c'est par ce- moyen que je suis arrivé à savoir que vous êtes charitable.

Louis Denise entrevoit donc, lui aussi, que la Passion du Fils de Dieu préfigure la passion plus effrayante encore de l'Esprit-Saint.

4, Jacques et Raïssa. On ne sait comment dire ce qu'on éprouve les uns pour les autres. Ce temps est pour nous, au point de vue ami- tié, ce que les Actes des apôtres sont pour le christianisme.

7. Un bon prêtre, malheureusement un peu bondieusard, a eu l'idée de m'envoyer, par la poste, une publication de la « Bonne Presse » qui m'a paru fétide. On a eu quelque peine à

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lui faire comprendre qu'il devait en èlrc ainsi. Les meilleurs sont d'accord avec les pires en ceci qu'ils croient tous que l'apôtre doit descen- dre au niveau des rampants et des croupis- sants, pour croupir et ramper en leur compa- gnie, au lieu de les élever jusqu'à lui. Quelle inintelligence de supposer que la « Bonne Presse » peut agir sur moi autrement qu'à la ma- nière d'un vomitif 1

8. Encore une journée de misère I En guise de réconiort, nous déplaçons, une fois de plus, nos pauvres meubles. Notre petite salle à man- ger devient mon cabinet de travail. Nous ga- gnons ainsi plus de fatigue que de place. Mais tout est si vain et la nature humaine est si di- vine, que le changement, le déplacement d'une poussière donne l'illusion de la Pentecôte.

10. Il y en a qui demandent le baptême apros m'avoir lu. Quelle sanction divine à mes violences ! Ceux qui me condamnent, se croyant sages, ne comprennent pas que je suis un té- moin, que ma fonction est de rendre témoignage en un temps de renégats et que c'est pour cela que mes livres atteignent quelques âmes.

136

L INVENDABLE

11. Lisant le chapitre V des Actes, je remar- que, pour la première fois, qu'après le discours de Gamaliel, les Apôtres sont renvoyés, mais après avoir été battus et je me demande si Ga - maliei n'a rien fait pour s'opposer à ce mauvais traitement qui était un véritable supplice.

12. On est plusieurs artistes et on parle d'art énormément, sans pouvoir s'entendre. La seule chose nette, dite par moi et relevée tout de suite par la lumineuse Raïssa, c'est que les enfants de Dieu ne peuvent jamais deman- der trop, ayant droit à tout et que, par consé- quent, il fdUt demander des artistes complets, des hommes de génie, ce qui épuise la discus- sion.

On parle aussi de Huysmans que Rouaulta été voir et qui est presque aveugle, atteint d'une maïadie très-rare dont le nom m'a paru sonner la mort. Il est remarquable que cet homme qui n'a vécu que par les yeux soit tué par une ma - ladie des yeux.

14. Nous disons combien est légitime la tristesse des exilés du Paradis. En réalité il n'y a pas d'autre tristesse et teiïe ôst la conclusion

l'invendable 137

de ma Femme pauvre. Les âmes profondes, les aimées de Dieu, ne peuvent pas être sans mé- lancolie. On ne peut pas se consoler d'avoir perdu le Jardin. Cependant il nous est demandé plus de patience qu'à beaucoup d'autres.

15. Reveillé au milieu de la nuit par rémo- tion très-douce d'un songe. Je revoyais Alphonse Allais qui n'était pas mort et, je ne sais com- ment, Grasset était dans cette vision. Il y avait beaucoup de paix et d'amour. C'était comme la sensation bizarre et intraduisible du pauvre Allais sauvé de la mort pour avoir aimé la lu- mière et la paix des champs??? Quant à la figure de Grasset, elle était^ indistincte, effacée...

Amertume infinie d'être toujours, à soixante ans, incertain du repas le plus prochain. Dieu veut-il que cela continue jusqu'à la mort et puis-je, ô terreur ! espérer que cela ne conti- nuera pas après la mort ?

16. Je connais un grand artiste qui agonise parfois de chagrin et c'est une pitié infinie de vo ir un tel homme ravagé par les imbéciles et les canailles.

Entre autres choses, nous parlons, lui et moi,

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de la méchanceté diabolique de Huysmans puai par les yeux de son idolâtrie du bibelot (forme de son catholicisme). Je me rappelle mes prières passionnées, éperdues, d'il y a vingt ans, les pèlerinages à A.,., par exemple, pour ce mal- heureux, et les retours en larmes par les che- mins solitaires en implorant sa conversion. Puis, le même, devenant un héros chrétien, une colonne de V Eglise et mon plus parfait lâcheur, pendant que continuait mon tourment, énormé- ment aggravé par lui.

17. Jacques et Raïssa entreprennent une réédition du Salut par les Juifs. V.s veulent un très-beau livre en caractères Grasset, rouges et noirs. Je ne saurai iamais ce que cette action généreuse aura coûté...

18. Nous commençons à causer beaucoup, Brou et moi, de son projet d'un monument à Vilîiers de TIsle-Adam, pour être érigé à Mont- martre où le malheureux poète a longtemps vécu, si les contemporains y consentent. Idée curieuse, trouvaille de poète pour un poète. La gloire toute nue, la gloire des pauvres, arrache les planches du cercueil de Vilîiers qui appa-

r. INVENDABLE

rait ainsi dans une sorte de résurrection. C'est simple comme une métaphore d'enfant, mais quelle vision sous l'ébauchoir ou le eiscau d'un çrand statuaire !

L^

21. Je suis étrangement poursuivi, jus- qu'au pied de l'autel, par le récit de l'effrayant naufrage d'un bateau en vue de Saint-Malo. 129 morts et 6 survivants hagards, à moitié fous. Les détails sont terribles. J'ai un filleul qui flotte, en ce moment, sur l'Océan. Que Dieu ait pitié de lui !

22. Sainte Cécile. Cette vierge martyre a ?u la tête incomplètement tranchée et a mis trois jours à mourir de son effroyable blessure. Sainte Lydwine et Anne-Catherine Emmerich repro- duisaient en leurs corps toute l'année ecclésias- tique. Nous pensons que chaque jour liturgique, 3haque fête, opère, de manière ou d'autre, mais très-spécialement, en chacun de nous. Très-peu sont appelés à manifester cette loi mystérieuse.

26.— Affreusement tourmenté par la misère, je nie cramponne en désespéré au Texte de la Communion du jour Quidquid orantes petitis,

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crédite quia accipietis, etfiet vobis, et je com- munie en disant à Jésus : « Je me jette sur vo- tre Corps comme un chien, mais, tout de même, donnez-moi ce que je vous demande, puisque je crois que vous me le donnerez ».

27. Marc Sangnier, dit Yévangéliste Marc parles petits jeunes gens du Sillon Ut Chaque dimanche on beugle son journal, Y Eveil démo- cratique à la porte du Sacré-Cœur. Ah ! que j'aimerais mieux le sommeil et le silence ! J'ai lu cette feuille. C'est au-dessous même de la Croix vl du père Bailly.

§3. La journée tombe sur moi, écrasante. En vain j'essaie de travailler. Ma pauvre le te, déprimée par la tribulation et l'inquiétude, ne fonctionne plus.

Alors je me jette à Ségur (1812) dont la rhé- torique endort mon tourment.

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Décembre

l#r. Projet d'une brochure sur Villiers qui serait illustrée d'une reproduction du monu- ment de Brou dont je viens de voir l'impression- nante maquette.

2. C'est donc toi, une fois de plus, ô trï- bulation,ma vieille compagne ! Dureras-tu donc toujours? Si je vis quatre-vingts ans, faudra- Mi qu'à cet âge encore je sois forcé de mendier? Je cours çp. et là, toute la journée, le cœur dé- voré. Passant, la nuit tombée, rue Lafayette, non loin de l'Opéra, je lis en lettres lumineuses le mot Jamais au-dessus d'une boutique. C'est le nom d'un marchand de victuailles très-pré- cieuses destinées aux Chevaliers de la table rec- tangulaire de Pythagore. Je contemple ça, les pieds dans la boue glacée, le cœur plein de lar- mes et je pense aux pauvres...

142 l'invendable

3. Reçu un livre de cette crapule de Bonne- fon sur Lourdes. Ennui d'avoir à détruire ça. On s'expose à obstruer le tuyau de descente des latrines et on est trop loin de la Seine ou d'une bouche d'égout. C'est fort difficile. Le vendre ou le donner serait criminel. De tels objets font des taches hideuses et puantes qu'on ne peut plus effacer. La destruction lente par le feu s'impose.

7. Trouvé dans un catalogue de librairie : «Quatre Ans de Captivité à Cochons-sur- Marne, avec deux portraits de l'auteur sur un pavé.,» !

9. Voici ce que me donne une chrétienne qui est tout près de moi. « Jésus me disail : Ne vois-tu pas que toute la terre est rouge de mon sang ? Alors je voyais toute la terre rouge du Sang de Jésus, et la Lumière du monde éclairait ce Sang, et les prières teintes de ce Sang mon- taient vers Dieu ».

Lecture des épreuves de la nouvelle édition du Salut par les Juifs. Travail doux et même un peu enivrant. est l'écrivain moderne capa- ple de présenter l'équivalent de ce livre ? C'est avec autant d'orgueil que d'amour que je le dé-

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die à ma petite juive Raïssa (Uachel) que son frère Jésus saura bien récompenser.

10. On parle des dangers actuels, menaces terribles déchaînées parla grande agitation russe et certifiées en France par la loi de Séparation. Assurément tout est à craindre. Je dis que le crible donnera,pour sûr, peu de vrais chrétiens, pas un sur mille, mais que, n'en restât-il qu'un soûl, il assumerait nécessairement toute la force de l'Eglise, ayant alors le pouvoir des mica comm3 un Moïse. J'ai déjà écrit cela, mais il faudrait le redire à satiété.

15. Un docteur connu à Montmartre, et déjà consulté, vient pour Jeanne qui se sent fort mal* Car tel est le préjugé invincible. On croit avoir besoin du médecin. Voyant sur ma table une Blblia sacra, il ne peut s'empêcher de me dire sottement que FÉglise aurait dû, depuis long- temps, jeter ce « bouquin » par-dessus bord. Il le juge immoral, etc. Niveau de garçon d'amphi- théâtre. C'est lui-même qui a été jeté par-dessug bord. Mais c'est tout juste s'il n'a pas empoi- sonné ma pauvre femme sur laquelle il a ou la condescendance d'essayer un poison nouveau,

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Ie« pyramidon », que je recommande aux per- sonnes qui voudraient s'offrir un avant-goût de Fenfer.

De même que les prêtres sont exorcistes, il est certain que des médecins peuvent conférer le démon et le nombre de ces docteurs est étran- gement inconnu.

16. Ma pauvre Jeanne est malade au point qu'on lui porte le Saint-Sacrement à domicile dès aujourd'hui.

18- Nuit extraordinaire. A 2 h. 1/2, Jeanne m'appelle. Je la vois souriante et paisible, sans fièvre. Elle me dit qu'elle sent qu'on a prié pour elle et me parle amoureusement de la mort, al- lant jusqu'à ces mots : « Il y a des personnes qui semblent loin de mourir et qui en sont très- près. Je crois que Dieu m'appelle ». Cela était très-beau, très-doux, et je pleurais à la fois de chagrin et de tendresse.

19. Nuit d'épouvante et d'agonie. Exténué, je venais de m'assoupir, lorsque Jeanne s'élance de son lit et vient à moi, dominée par une peur surnaturelle. Je retrouve, avec quelle an-

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goisse! ma pauvre compagne de 95, notre année terrible. Particularité remarquable, elle ne vou- lait pas articuler un seul mot, n'exprimant son excessive terreur que par des signes. L'ayant forcée doucement à se recoucher et mes paro- les affectueuses restant sans effet, je m'avise de réciter sur elle le Magnificat. Effet soudain, admi- rable- La parole revient et la peur s'éloigne.. .'

20. Encore une nuit cruelle, sans fantômes, sans épouvante, mais si douloureuse ! Nul re- pos à espérer. Quelle sera la fin? Nos admira- bles amis, par bonheur, ont recueilli les enfants,

21. Jeanne me raconte une belle vision. L'enfer est déchaîné. Les démons ont décidé d'en finir avec l'Eglise. Un jour est fixé. Alors chaque élu de Dieu reçoit l'avertissement inté- rieur d'avoir à se rendre en tel lieu ou d'accom- plir tel acte. Il obéit avec une grande simpli- cité. Notre petite Véronique, par exemple, se lève au milieu de la nuit et sort très-résolument pour aller elle se sent appelée- Tout le peu- ple de Dieu fait de même et quand arrive, suie de la victoire, l'armée des démons, il njy a olus personne.

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23. Après une nuit de fièvre, la malade se trouve beaucoup mieux et espère. Mais la com- munion est impossible à cause des potions qu'il lui a fallu prendre toutes les deux heures. La dispense du jeûne eucharistique n'est accordée aux malades qu'en cas de danger grave ou les jours de très-grandes fêtes. Seuls les curés des paroisses riches peuvent permettre aux pré- cieuses baronnes de l'Usure ou aux belles vicom- tesses de Gomorrhe, de prendre leur chocolat avant la communion. Reçu cette information d'un chapelain du Sacré-Cœur*

28. Causerie avec mon cher Brou. Accord parfait de nos pensées et sentiments d'exécra- tion à l'égard des bourgeois dont le salaire nous paraît peu éloigné. En Russie on les égorge par milliers. Nous espérons que cette réforme gagnera le reste de l'Europe.

27. Visite douloureuse d'un ami horrible- ment éprouvé par la misère ; homme supérieur, par conséquent exploitable. Forcé de nourrir, au moins un peu, sa femme et ses enfants, il se laisse utiliser par les catholiques dont c'est le principe de payer aussi chiennemenl que pos-

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sible, A côté d'eux les youtres les plus sordi- des paraissent des anges de miséricorde. Le malheureux est employé en ce moment par le père bénédictin M, de L.., crapule sacerdotale et foudroyant imbécile qui n'a pas môme la sale vaillance de l'apostasie.

28. J'ai trouvé, en ces jours cruels, un peu de secours dans la lecture d'un livre reçu der- nièrement : Vicia Perpétua par J. de Tallenay, roman sur la Garthage de sainte Perpétue et de Tertullien, essai de restitution à la Flaubert, mais avec toute la supériorité d'une certaine compréhension du christianisme. Béni soit l'au- teur !

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Janvier

le\ Mes étrennes. Reçu les deux premières bonnes feuilles du Saint par les Juifs. Ce sera un très-beau livre et je prie ceux qui m'ont donné cette joie de se dire qu'étant le Men- diant ingrat, je ne peux, en aucune façon, ex- primer ma reconnaissance.

Un brave jeune homme que je ne connais pas, mais que je devine pubère, tient absolument à ce que je sache qu'il est athée, et m'en informe par une lettre aussi généreuse qu'altière il m'assure de sa protection.

2. On m'apporte La Littérature contem- poraine, Opinions des écrivains de ce temps, par Georges LeCardonnelet Charles Vellay, jeunes gens qui vinrent ensemble m'interviewer, il y a quinze ou seize mois. Les pages me concer- nant sont exactes et j'ai voulu les conserver :

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L INVENDABLE

Léon Bloy

(interview)

C'est derrière Montmartre, dans un quartier de so- litude et de misère, que s'est réfugié l'auteur du Désespéré. Pauvre, il vit au milieu des pauvres, qu'il chérit comme l'image vivante de Jésus-Christ. Son existence tourmentée connaît ici une halte bienfai- sante. Entre sa femme et ses filles, il poursuit son labeur ingrat, son œuvre pleine de malédictions, de colères et d'espérances infinies.

Léon Bloy est le dernier des prophètes. Il a l'âme farouche et simple des nabis de l'antique Judée. Cha- cun de ses livres est un cri de foi, l'on sent trem- bler et vivre son cœur. Du Mendiant Ingrat à la Femme pauvre, la même exaltation douloureuse, les mêmes fureurs, les mêmes évocations tragiques sont la nourriture de ce génie amer et désolé.

Debout sur le seuil de sa porte, il nous regarde venir vers lui. Et, dès les premières paroles, l'amer- tume de sa destinée lui monte aux lèvres :

Vous venez me voir? Mais ne savez- vous pas que je suis un homme dangereux qu'il ne faut pas ap- procher ?

Nous pénétrons cependant dans la petite pièce, toute simple, qui lui sert de cabinet de travail. Pen- dant un instant, ses yeux seuls nous interrogent, et il y a entre nous quelques minutes de silence.

Cet écrivain violent a le regard doux et ingénu

r'iNVBNDABLfi 153

d'un bon pasteur; mais les angles de son visage ré- vèlent une volonté vigoureuse. Ses jugements sont tranchants et durs, et il les iormule avec passion :

D'écoles littéraires, il n'y en a pas. La dernière école a été celle de Zola, il n'y a rien eu depuis.

D'ailleurs, les écoles ne peuvent que tuer l'art. Je nie l'utilité des écoles.

Il est bien difficile de distinguer des tendances dans la littérature présente. On parle de la ten- dance catholique. Mais Huysmans, c'est moi qui Fai fait, qui l'ai pondu. J'ai passé six ans de ma vie à catéchiser Huysmans. J'ai écrit les Dernières Colon- nes de l'Église. Eh 1 bien, si j'ai iait ce livre, c'est parce que ma conscience y était intéressée. On me disait : « Personne n'élève la voix . Voilà Huysmang Père de l'Eglise, Bourget, Brunetière, Coppée, les voilà, les colonnes de l'Eglise ! » Alors, j'ai lait livre. J'ai parlé, parce que j'ai compris que si je no parlais pas, personne ne parlerait.

J'ai vu des prêtres qui croyaient que Coppée est un grand chrétien. C'est épatant ! Et ce pauvre Huys: mans, qui ne sait même pas le catéchisme I J'ai re- levé, dans un de mes livres, qu'il ne savait pas ce qu'est l'Immaculée Conception, qu'il coniond avec le dogme de l'Incarnation. Et cela par ignorance des participes passés. L'Église dit : « Marie conçue sans péché... » Les cordonniers comprennent : « Marie conçut... » Huysmans en est !... Comme Zola l

Léon Bloy eut une moue de mépris. Puis il se pen* cha vers nous, et continua :

I

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De tendances littéraires, il n'yena point. Chacun cherche le succès. va Lavedan?Oii va un homme comme Lavedan? Vers l'accumulation des pièces de vingt francs. Il ne peut que chercher le succès, par les moyens les plus connus.

Et le roman ?

Des romans? 11 n'y en a point. Il n'y a que des romans-feuilletons. Un jour, Rictus le seul poète de notre époque m'a dit : « Il y a un romancier que je vais vous taire lire ». Et il m'a prêté Bu bu de Montparnasse, de Charles-Louis Philippe. Ce livre m'a beaucoup étonné. Cet écrivain n'a pas de talent, il a presque du génie. Du génie dans l'expression. C'est un homme tout à fait remarquable.

On m'a parlé de Mm0de Noailles. Ce que j'en ai lu, eh 1 bien, vraiment, c'est rien du tout. D'ailleurs, il y a une loi pour moi: Tout livre il n'est pas parlé du pauvre, on ne tient pas compte du pauvre, est un livre à cracher dessus.

Pour ma part, j'ai en projet un livre qui sera peut-être mon prochain livre sur l'Argent.

Je suis nourri de l'Ecriture sainte, et de l'exégèse biblique. C'est mon fonds, mon vrai fonds. J'ai passé dix ans de ma vie à étudier le symbolisme scriptu- raire. Dans mes livres, vous trouverez cette préoccu- pation constante de la réalité divine exprimée par un symbole, n'importe où. C'est ainsi que je considère l'Argent comme le symbole de Dieu.

Jésus a promis à ses apôtres qu'ils seront les juges do la terre. Mais, parmi ces apôtres, il y avait Judas.

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Judas n'a pas cessé d'être un apôtre. Il est devenu le mauvais apôtre, mais il est resté un apôtre. Il est donc de ceux qui jugeront la terre. Et alors, de qui Judas sera-t-il juge ? Voilà la question.

Il sera le juge de ceux qui n'auront pas rendu l'ar- gent, parce que lui, Judas, a rendu l'argent. Il sera donc le juge de ceux qui crèvent sur leurs rentes.

Ah I les milliardaires ! Concevez-vous ce que sera l'agonie de ces hommes qui devront expier chaque parcelle de leur homicide richesse et qui verront, à 1 heure de la mort, s'avancer sur eux cette montagne de tourments? On est pénétré de compassion pour ces monstres, comme Pierpont-Morgan, qui ont ga- gné tant d'or, alors que Judas, en vendant le sang du Christ, n'avait gagné que trente deniers.

Tout homme qui s'enrichit vend le Christ.On ne peut être riche qu'en vendant le Corps et le Sang de Notre- Seîgneur Jésus-Christ. Et c'est pour cela que Jésus- Christ a prononcé cette parole terrible: divitibus!

Je vais donc faire ce livre dans une volonté abso- lue de malédiction et d'exécration pour les riches.

Deux enfants entrèrent. La colère flamboyante de Léon Bloy s'apaisa soudain. Il sourit :

Ce sont mes deux filles, Véronique et Made- leine. Je leur ai dédié le Mendiant ingrat.

Nous demandâmes :

Que pensez-vous de la critique?

La critique? Il n'y en a pas. Autrefois, il y avait un critique dans chaque journal. Maintenant ça n'existe plus. Il n'y a absolument plus de critique.

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Savez-vous ce qu'un Belge disait de moi, dans un article récent? « Que je suis rongé d'envie, que je meurs de désespoir de n'avoir pas de décorations, et que si on me donnait quelques honneurs on verrait tomber mon hostilité contre les riches... »

Léon Bloy éclata d'un rire bruyant. Il attira à lui un cahier, qu'il feuilleta :

Tenez, dit-il, voici une note : « Tout homme, en venant au monde, apporte avec lui son principe de mort. Et cela est absolu. Il y en a qui naissent avec une cheminée sur la tête ou un boulet de canon en pleine poitrine. Moi, ]e suis dans un four. On naît avec toute sa destinée ».

Le cahier se referma, et Léon Bloy, d'un ton plus familier, nous confia quelques-unes de ses ran- cœurs :

Il y a cependant une chose que j'ai mal digérée: j'ai fait Sueur de sang, dont personne ne parle, et les Margueritte sont les seuls qui aient le droit d'écrire sur la guerre de 1870 ! Cela, je le digère très-mal. En dehors de la supériorité du talent sur ces gens-là, qui se mettent à quatre pattes pour écrire un livre, moi, j'ai fait cette guerre et j'ai pu sentir des choses dont ils n'ont aucune idée...

... J'aime les études d'histoire. En dehors de la Bible, je lis l'histoire du Bas-Empire, et aussi l'his- toire de Napoléon. Je veux faire un livre sur ce su- jet. Je me suis mis en relations avec Henry Houssaye. J'ai aussi écrit plusieurs fois à Frédéric Masson; mais celui-là ne m'a jamais répondu.

l'invendable 157

Et, sur cette dernière amertume, Léon Bloy nous lendit la main.

3. Ensemble de misères et de tourments très-parfait.

4. Le caractère de la maladie semble avoir changé. Les visions d'épouvante ont cessé. Maintenant c'est la douleur atroce toute pure.

G. Lu, d'abord par curiosité, bientôt avec le plus vif intérêt, un fascicule des Cahiers de la Quinzaine, de Charles Péguy (3e cahier de la 46 série). Il s'agit de la misère. Je ne puis m'em- pècher d'écrire à l'auteur :

Monsieur, vous ne me connaissez pas et nous som- mes si loin l'un de l'autre que je ne sais pas com- ment une velléité de ne plus m'ignorer pourrait naître en vous. Cependant un de vos amis m'a lait lire votre étude sur Jean Coste et je serais forcé de me vomir moi-même, si je ne vous félicitais pas. A notre épo- que d'automobilisme et de crétinisme à outrance, c'est éblouissant de rencontrer, au coin d'une bro- chure, un démonstrateur si méthodique, un dialec- ticien de précision si impeccable et, en même temps ô prodige 1 une âme si jeune, un talent si pathétique! Cet endroit : « La misère est une grandeur... » m'a donné la commotion d'un rajeunissement de Pascal.

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Il y en a d'autres, la page 23, par exemple : « Le misérable est dans sa misère... » dont nul autre con- temporain, je crois, n'eût été capable.

Vieux captif de la misère, n'ayant pas, à soixante ans, réussi à m'évader; mais, tout de même, cram- ponné encore à l'espérance, je vous remercie d'avoir, sans me connaître, pris la peine d'écrire pour moi cette remarquable page.

Péguy a raison de vouloir une délimitation entre la misère et la pauvreté, mais il ne mon- tre pas la différence que voici : La Misère est le manque du nécessaire, la Pauvreté est le manque du superflu.

14. Enormément tourmenté en cette fête de saint Hilaire, je reçois la carte d'un inconnu: Pierre Termier, ingénieur en chef des Mines, professeur à l'Ecole des Mines, un gros mon- sieur, dirait-on, qui veut me voir et m'entendre, m'ayant lu. « Encore un raseur ! » Tel est mon premier cri. Cependant je ne dois pas mépriser ce que Dieu, peut-être, m'envoie et je réponds quelques heures après :

Cher monsieur , Assurément je verrai avec plaisir un ingénieur que mes livres ont pu intéresser, ce que je croyais au moins difficile. Mais vous voyez, nous som-

l'inviîndaijle 150

messéparésmatériellementpar un grand espace. Vous seriez bienvenu dans ma petite maison. Ma femme, à peine convalescente, après une maladie grave qui nous a tous mis en danger, et nos deux aimables fil- lettes vous feraient un accueil très-doux. Cependant un tel voyage vous serait peut-être difficile. Alors donnez-moi un rendez-vous. J'y serai fidèle. On me reconnaît à ceci que je suis vêtu de velours comme un charpentier et que j'ai l'air d'une brute. Je veux croire que vous ne tenez pas absolument à me nom- mer « cher maître ». N'étant pas huissier, ni avoué, ni même notaire, je vous serais particulièrement obligé de ne pas me flétrir de ce protocole.

15. Lecture fastidieuse des journaux. Toujours la compétition des canailles pour la Présidence de la République infâme que Dieu confonde ! Toujours cette affaire ignoble et inex- tricable du Maroc d'où peut sortir la guerre universelle. Horreur de vivre en un temps si sale et si bête.

17. Apparition de mon Ingénieur. (Test un chrétien amoureux, espèce aussi rare que l'or- nithorynque, mammifère qui pullule, peut-être, en des contrées inconnues. II explique son goût pour moi. C'est ce que je dis de la Salette, dans la Femme pauvre, qui Ta gagné. Il veut que

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j'aille, un jour, déjeuner chez lui. Quel peut bien être l'avenir d'une telle amitié ? Je suis surtout étonné. Fils d'un conducteur des Ponts et Chaussées très-peu croyant, j'ai vu passer, dans ma première jeunesse, quelques ingénieurs païens, ou du moins très-profanes, et j'étais fixé dans le préjugé d'une sorte de mécréance polytechnique. Il est vrai que mes ingénieurs étaient des constructeurs de ponts, des pontifes, tandis que le nouveau venu est un troglodyte. Cela fait une différence.

18. Les journaux sont pleins de dithyram- bes infects sur le vieux républicain Fallières, élu Président de notre salope de République.

Première sortie de Jeanne. Cette guérison, ces deux livres qui vont paraître {Salut par les Jaifs et Pages choisies), ce nouvel ami que Dieu nous envoie ! Est-ce la fin des tribulations?

19. Enterrement de la mère de Georges Desvallières à Notre-Dame-des-Victoires. Beau- coup de monde. Combien qui prient ? A l'arri- vée de Desvallières, j'ai senti quelque fierté de l'amitié de cet homme auprès de qui les autres ressemblent à des domestiques.

l'invendable loi

Un bon prêtre avait dit à Jeanne un peu avant sa maladie : « Prenez garde ! Dieu pourrait vous envoyer soudainement une épreuve. Le malheur pourrait se jeter sur vous ». Gela pa- raît maintenant avoir été une parole inspirée* Un prophète me dirait peut-être, en ce moment: « Prenez garde 1 La prospérité va, peut-être, tomber sur vous ».

24. Lu, dans le Gaulois, une lettre inouïe de Laurent Tailhade implorant le pardon d'Ar- thur Meyer pour les outrages dont il l'abreuva. Conversion de Scaramouche dans l'urinoir de la maison de Turenne. Il juge ses anciens amis de l'anticléricalisme inélégants et hideux. Ja- mais un croquant de l'Hélicon ne s'est plus complètement giflé lui-même en vue d'obtenir un strapontin dans une guimbarde supposée aristocratique. J'ai vu de très-vieux pourceaux qui en vomissaient.

30- Fin typographique du Salue par les Juifs. Je voudrais mesurer le dévouement de Jacques Maritain. Les unités en usage ne suffi- sent pas.

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Février

1er. Lu, dans les feuilles, la journée curieuse d'hier, les tentatives malheureuses pour arriver à Tinventaire des objets du culte, prescrit parla loi nouvelle dans toutes les églises. Employés de l'Enregistrement,, municipaux et sergots ont été engueulés et plus ou moins assommés. On serait tenté de croire que nos catholiques se réveillent enfin, pour mieux se rendormir après la première alerte.

2. Pour la fête de la Purification, suite des engueulements et des assommades. Siège de Sainte-Glotilde. Combat presque sérieux. Bles- sés et prisonniers, mais pas de morts. Les ca- tholiques très-excités, enfin, mais incapables, jusqu'à ce jour, de faire ce qu'il faudrait, ne résistent encore que désarmés. Quand ils seront las de cette inégalité stupide, on verra quelque chose de beau, espérons-le. En attendant, le

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comble de la candeur serait certainement do s'immoler ou seulement de se compromettre, en comptant sur les millionnaires chrétiens pour en être appuyé ou consolé.

3, Je prie le grand martyr auxiliateur, saint Biaise, mon patron d'élection et d'adoption, de mettre sur moi une goutte de son sang.

Suite des combats entre armés et désarmés. C'est lamentable et imbécile. Cette fois, c'est- à-dire hier, c'était le siège de Saint-Pierre du Gros-Caillou, un peu plus sérieux que l'autre, mais risible encore.

Vu, chez Frédéric Brou, la maquette du mo- nument à Villiers de l'Isle-Adam. C'est très- beau, très-impressionnant, très-inventé, trop sans doute pour le succès.

6. Sainte Dorothée et sa sublime histoire. Je demande à la belle martyre de nous envoyer les fleurs sanglantes du Paradis.

8. A Emile Godefroy :

Mon cher Emile Godefrcy, je pense très-simple- ment que vous auriez le droit de me mépriser, si je ne vous écrivais pas. Je ne veux donner ce droit à

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personne. Vous m'avez fait l'honneur de me dédie, une page éloquente sur le Désespoir. Éloquenter certes I et douloureuse, mais Fauteur du Désespéré a d'autres sentiments, vous le savez. Est-ce bien sûr, cependant ? Est-ce bien cela qu'il laut dire ?

Tout votre article « De profundis » atteste et pro- clame une âme religieuse, ardente et profonde. Lors- que vous m'écrivîtes en réponse à un conseil très- amical, vous vous déclarâtes sans appétit pour le bonheur ce qui était évidemment absurde. Il n'est au pouvoir d'aucun homme de ne pas chercher le Paradis, fût-ce dans le désespoir. Mais, alors, c'est le paradis terrestre. La Douleur n'est pas notre fin dernière, c'est la Béatitude qui est notre fin dernière. La Douleur nous conduit par la main au seuil de la Vie éternelle. elle nous quitte, ce seuil lui étant interdit. Vous-même l'entendez ainsi, quand vous écrivez : « Le fondement solide de tout grand édi- fice moral est le désespoir», parole qui se contredi- rait dans les termes, si vous n'aviez en vue que le seul désespoir philosophique, lequel consiste à attendre Rien des hommes et Tout de Dieu, « le grand déses- poir étoile », comme vous dites avec magnificence. « C'est de que l'espérance et la religion prennent leur essor vers les cieux ». Nous voilà donc tout à fait ensemble. Une nouvelle édition de mon Désespéré pourrait prendre cette épigraphe tirée de Carlyle :

« Le désespoir porté assez loin complète le cer- cle et redevient une sorte d'espérance ardente et fé- conde ».

l'invendable j 05

Pour ce qui est de l'autre désespoir, le Ihéoloyique, celui qui n'attend rien de Dieu, nous l'abandonne- rons aux bourgeois qui cherchent la joie de leurs tripes.

Je suis trop belle pour être aimée ! dît la Dou- leur, en regardant la littérature notre place n'est pas marquée, mon cher Godefroy. « Ne tourmentez, pas celui qui connaît la Douleur et la Beauté ; sou- haitez-lui un bon voyage : il possède son viatique » Quand on a écrit cette splendeur, on est avec Léon Bloy dans des catacombes obscures, dans des Lato- niies effroyables.

Toutefois je ne pense pas avoir été un tourmenteur en vous donnant le conseil que vous savez. J'ai même évité de vous parler du Corps du Christ, qui est précisément ce Viatique dont vous parlez aujour- d'hui. Mais vous avez quelque chose à faire, j'en ai la preuve maintenant, et il convient de désirer que l'obs- tacle disparaisse. D'ailleurs, vous avez été au cachot de la profondeur suffisamment. Votre éducation est faite. Puis toute captivité doit finir...

9. Visite nécessaire à notre usurier, ache- teur à réméré de reconnaissances du mont-de* piété, qui nous trait depuis quinze ans. 250 pour 100 ! Le drôle, naturellement, fait fortune. Il a amplifié son installation et me rafle encore 17 francs, aussi précieux pour nous que 17 dia- mants. Viatique pour aller au gouffre, in locum

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suum. [J'ai appris sa mort quelques semaines plus tard.]

11. La Semaine religieuse nous informe que, mardi, à 9 heures, il y aura, à la basilique, réunion mensuelle des propriétaires chrétiens I II n'y a que les catholiques pour bien souffleter Jésus-Christ, Le choix du jour est, d'ailleurs, étonnant : mardi, 13, Prière de Notre-Seigneur au Jardin des Oliviers !!!

15. A Raïssa dangereusement malade et non encore devenue chrétienne :

Ma très-chère Raïssa, On pense beaucoup à vous dans noire maison et on y pense avec tendresse. Ce matin, à la messe de l'aube, j'ai pleuré pour vous, mon amie. J'ai demandé à Jésus et Marie de prendre dans mon passé de tourments ce qu'il pouvait y avoir de méritoire et de vous l'appliquer bonnement pour votre guérison, de vous l'imputer, avec force et puis- sance, pour la paix de votre corps et la gloire de votre âme. Et il m'est venu des larmes si douces que je me suis cru exaucé... Vous êtes grandement aimée, surnaturellement chérie. Écoutez-nous. Vous serez guérie et vous connaîtrez des joies immenses.

23. Commencement de la mission de mon

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ingénieur Tcrmicr qui semble avoir été envoyé pour s'opposer à ma destruction par la misère. Héroïquement il décide de quêter pour moi. Sa haute réputation de savant et l'universelle ré- vérence pour son caractère, voilà ce qui est mis par ce charitable au service du pauvre écrivain l Ce ne sera peut-être pas la délivrance complète, mais quel secours imprévu ! Quelle bénédiction 1 Ma petite amie Raïssa, maintenant convales- cente, a pensé mourir. Elle aura souffert pour moi, payé pour moi. Et le terrible çelamen ju- daïque semble devoir lui être enlevé bientôt.

25. Un William Vanderbilt, milliardaire automobiliste à figure de garçon de bains, a été copieusement rossé dans un village de Tos- cane. Ce crétin d'or ayant failli tuer un petit garçon de cinq ans, dont les blessures, dit naï- vement un journal, « ne sont pas mortelles », la foule entreprit de le lyncher, ce qui serait certainement arrivé sans l'intervention malheu- reuse des carabiniers. Naturellement, tous les magistrats seront pour cet assassin, mais il gar- dera les coups de poing et les coups de trique. Rafraîchissement ineffable pour nous, malheu- reusement trop incomplet.

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L INVENDABLE

26. Achevé un roman de Wells, Quand le Dormeur s'éveillera. C'est l'artifice connu du roman songé. Mais, en raison de la grande va- leur intellectuelle de l'auteur, il y a quelque chose de plus qu'un jeu d'imagination. Il y a le pressentiment, si profondément humain, ex- primé ou non, mais universel, d'un Personnage se réveillant d'un long sommeil, c'est-à-dire obtenant enfin son mandat et se trouvant ainsi, tout à coup, maître du monde. Combien de fois y ai-je pensé!

27 . Mardi-gras . « Révolution » dans l'Yonne. Quelques merdeux agitent ce département on ne cesse de hurler monstrueusement, à la ville et à la campagne ; « A bas la Patrie! » cla- meur qui ferait facilement de moi un homicide. Il est admirable qu'un pays soit gouverné, hyp- notisé, affolé, enragé, par un groupe de sots qui ont la chiasse tout simplement et qui pen- sent cacher leur ordure sous un sophisme de basse camelote.

Dieu veuille nous donner un carême de misé- ricorde et de sainte pénitence.

28. Emile Faguet académicien. Quelqu'un

L INVENDABLE lt)J

s'est avisé de parler de moi à ce turlupin qui ne m'avait jamais lu et qui a dit ne pas com- prendre ce que je pouvais avoir à reprocher à son ami Bourget ! Il paraît qu'on saigne de co côté-là.

Mars

1er. Ezéchias et le Centurion. Epître et Évangile de la férié. Vidi lacrymas tuas, Non inveni tantarn fidem, et le reste. Ces deux hom- mes ne sont-ils pas le même, dans la profon- deur?

9. Neuvième anniversaire de Madeleine, Cette enfant nous protège. Je le pensais ce matin et je le pense mieux ce soir, des choses très-heureuses nous étant venues.

11. Reminiscere. Enorme malheur de Cour- Hères. Mille ou douze cents mineurs écrasés ou

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brûlés. Torrent de sang et de larmes pour cou- ler avec le Champagne ou le chambertin des capitalistes bien pensants.

12. Ministère Clemenceau-Briand, les deux larbins qui ont, depuis longtemps, juré à leurs maîtres la démolition de l'Eglise.

17. Samedi après le IIe Dimanche de Ca- rême. Rapprochement liturgique du pauvre Esaû si cruellement trompé par Jacob et du Fils aîné dans la parabole de l'Enfant prodigue. A ce dernier, il est dit : Fili, tu semper mecum es et omnia mea tua sunt, et à l'autre : In pin- guedine terrœ et in rare cœli desuper erit bene* dictio tua. Considérer que ces deux paroles sont arrachées à la miséricorde paternelle par les cris de douleur de ces deux désespérés,

18. Je dis mon émotion à la lecture, ancienne déjà, de ce passage du Consulat et de V Empire le misérable auteur, parfois si bien inspiré, considère ce moment unique dans l'histoire de Napoléon. Le grand homme, enfin devenu le Maître, n'ayant plus ni chefs, ni compétiteurs, marche au Danube, in fortitudine bici ,daas al

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force de l'aliment de son génie, dans la joie sur- naturelle de sa plénitude et de son expansion.

Un article de Paul Adam, honteusement di- thyrambique à la gloire de Catulle Mendès, m'apprend que ce vieillard m'a mis dans son drame Glatigny, sous le nom de Jean Morvieux. Il m'avait déjà honoré de ce suffrage en 1888, dans un roman, La Première Maîtresse^ le même Jean Morvieux, un raté de lettres, « un égout qui aurait de la haine » (style Hugo), vociférait, dans une brasserie, contre les grands hommes, une femme en cheveux venant, d'heure en heure, lui apporter l'argent des consomma- tions.

Je suis donc au théâtre. C'est la gloire. Mais j'y suis un raté. Pour un Mendès le raté, c'est l'artiste qui ne gagne pas d'argent et dont les journaux ne parlent pas.

20. On me montre un livre! Le Théâtre de Jean Lorrain, avec son portrait actuel. Il est épouvantable. C'est une figure de réprouvé, de maudit, d'ennemi puant de la Gloire et de la Vie éternelle. Horrible cauchemar !

21. Rouault me donne ce détail affreux .

1 72 l'invendable

Huysmans, chercheur idolâtre de raretés, a une maladie si rare qu'il a fallu lui coudre les pau- pières.

24. A mon nouvel ami Pierre Termîer qui m'a donné une trop savante brochure de lui : Sjynthèse géologique des Alpes. Besoin de con- fesser mon ignorance :

Cher ami, votre science m'étonne et m'humilie. Je me sens au-dessous de tout en présence des phéno- mènes « orogéniques » et je me déclare tout à fait incapable de choisir entre le « lambeau de recou- vrement » et le « lambeau de charriage ». Pour ce qui est de« l'âge mésozoïque » ou « néozoïque », des « schistes lustrés » et particulièrement de « la série cristallophylienne compréhensive », j'avoue que ces expressions probablement claires me laissent béant et stupide. J'ai donc été torcé de fermer votre bro- chure avec tristesse, renonçant à savoir ce que c'est qu'un « plissement » ou un « synclinal » et plusieurs autres choses très-beJles qui me seront expliquées dans le Paradis. Une seule page, la dernière, a pu échapper au désastre, puisqu'elle me parle des Livres Saints. Mais c'est une lueur qui n'éclaire pas assez pour moi vos redoutables chemins. J'aurais pourtant bien voulu pouvoir vous suivre, mon cher Termier. Pardonnez-moi d'être une vieille bourrique très-affec- tueuse et croyez que je prie pour vous et les vôtres,

l'invendable 173

chaque matin, sur la Montagne des Martyrs et du Sacré-Cœur.

25. Lignes effrayantes dans un article de la Libre Parole. Le pape Pie X espérerait, dit-on, le salut de la France « par les prières des vic- times du Bazar de la Charité » !!I

31. Envoi du Salut par les Juifs à Gustave Kahn : « Vaticinator ad vatem ».

Suite du malheur de Gourrières. Histoire de ces treize mineurs tirés vivants de la fosse, après vingt jours de jeûne, de ténèbres, d'épou- vante. Idée de Brou: « Ce morceau de papier qui est une action minière et qui ne pèse que quelques grammes a, en réalité, le poids d'un kilomètre cube de sol terrestre et, là-dessous, sont des vies humaines en perdition, chaque pur, pour la vanité ou la luxure des action- naires ».

174 l'invendable

Avril

3. A Georges Desvallières :

... Nous avons été, hier, aux Indépendants, conduit par Marguillier qui nous avait annoncé un beau Christ de vous. Au contraire de Coppée, « je me déplairais un peu plus », si je ne vous disais pas ce que j'ai senti. J'ai reçu de ce tableau une forte commotion d'art. Les malins pourront dire qu'ils trouvent du Grunewald, de l'Albert Durer, du Moreau peut-être. N'étant pas un malin, je ne sais voir que du Desval- lières, c'est-à-dire rien d'autre que votre âme, que vous ne reçûtes pas en vain ; une âme de chrétien palpitant, de chrétien emporté vers Jésus, précipité à Jésus qui souffre. Je n'avais pas aimé votre Christ du Salon d'Automne. Je comprends maintenant. C'est celui-là que vous cherchiez.

Mais voici bien autre chose. Vous avez fait ce que personne, aujourd'hui, ne saurait laire. Vous avez lait un Sacré-Cœur à pleurer et à trembler. Vous avez déchaîné un lion. Attendez-vous à l'indignation de nos catholiques et, par conséquent, à l'ignominie plus accentuée de mon voisinage. Car il n'y a pas à direi

L'INVENDABLE 17.")

nous allons être ensemble, scandaleusement Depuis deux ans que je vis sur la Montagne des Martyrs, à l'ombre do la basilique, environné de profanantes effigies, j'avais fini par ne plus espérer u:ie image vraiment pieuse du Sacré-Ccèur. Chacun de non sauvé par le Pélican Rédempteur qui peut sauver jus- qu'à des notaires 1 Mais il vous sauve très-particuliè- rement, parce que le Cœur de Jésus avait besoin d'un peintre et qu'aucun peintre ne se présentait. A force d'amour et de foi, vous avez été jugé digue d'entre- voir le Pélican rouge, le Pélican qui saigne pour ses petits et telle me paraît la genèse de votre œuvre que je paierais de la moitié de mes trésors, si j'avais le malheur d'en posséder...

5. Le miracle est accompli. Jacques et Raïssa demandent le baptême! Grande fête dans nos cœurs. Une fois de plus, mes livres, occa- sion de ce miracle, sont approuvés, non par un évèque, ni par un docteur, mais par l'Esprit- Saint.

6. Lu avec dégoût l'ignominieuse ovation des pauvres mineurs de Courrières, échappés de leur sépulcre et dont deux ont été décorés pour les récompenser d'avoir eu la chance de sauver leur peau. Le Matin a fait venir ces la- mentables héros et les promène comme des

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bœufs gras. C'est une honte particulière à notre époque d'avilissement systématique et univer- sel. On a traîné ces humbles êtres, incapables de rien comprendre à cette farce, chez Fallières qui leur a fait un discours imbécile et au champ de courses se donnait une fête pour les vic- times. Occasion de mentionner les toilettes des dames et de faire un peu de réclame à leurs couturiers.

8. On m'apprend que le Matin accueille- rait ma collaboration. On m'attendra à telle heure. J'irai avec répugnance et le désir secret que cela ne réussisse pas.

10. Au Matin. Je ne vois le Bunau-Varilla qu'une minute. Un petit vieux quelconque. Il me serre la main, se disant heureux de faire ma connaissance et me livre à un secrétaire qui me flagorne tant qu'il peut. On me désire donc, mais je ne vois guère le moyen d'en profiter, car il est sûr qu'on me proposera de sales besognes. Tout de suite, j'apprends qu'on a compté sur moi pour l'immolation des Ingénieurs, à propos de la catastrophe de Courrières, ce qui est fort bizarre, celui qui m'a recommandé à Bunau, son

l'in vendable 1 /7

propre frère, étant lui-même un ingénieur, mon refus immédiat et très-formel, on m'offre la peau de Chaumié, l'ex-ministre. On me pro- met je ne sais quels documents. Ma réponse est vague. Je m'en vais, à peu près sûr qu'il n'y a rien à faire pour moi dans cette maison.

12. Grève partout, suivie ou accompagnée, <çà et là, de pillage, d'incendie, d'assassinat. Désordre effroyable encouragé par l'inertie ou la complicité de notre ignoble gouvernement républicain, prodrome des malheurs immenses annoncés à la Salette en 1846, attendus par moi depuis plus de vingt-cinq ans.

15. Dimanche de Pâques. J'ai toujours souf- fert, ce jour-là, de manière ou d'autre. C'est un mystère auquel je suis habitué. Quand il m'est arrivé de ne pas souffrir le dimanche de Pâques, c'était un désordre.

17. En vue d'une brochure à écrire sur le monument à la mémoire de Villiers de l'isle- Adam, entrepris par Brou, relu Axel dont i'hé- gélianisme constant me dégoûte et m'idiotifie.

12

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18. —Petit livre détestable et curieux de Marc Stéphane: Mémoires d'un Camisard sur les Dra- gonnades. Les catholiques y sont atroces et les huguenots sublimes, naturellement. Mais ce Sté- phane a quelque chose.

19. Suite des Signes. L'énorme ville de San- Francisco vient d'être détruite par un tremble- ment de terre aggravé d'un monstrueux incen- die. Le Dieu Dollar ne protège pas ses fidèles.

20. Une affiche électorale, puis les journaux m'apprennent que le candidat anticlérical de C!i- gnancourt, Le Grandais, celui qui avait fait un discours si insolent et si bote, le 3 septembre dernier, à l'inauguration de la statue du cheva- lier de la Barre, vient d'être frappé de mort subite, hier, pendant qu'il gueulait dans une réunion publique. Ses adversaires, est-il besoin de le dire? sont accusés d'avoir préparé ou pro- curé sa mort.

Autre bonne nouvelle, autre mort subite. Cu- rie, l'inventeur diabolique du radium, a eu, hier aussi, la tête écrasée par un camion. Sa cer- velle précieuse a pris contact avec une moindre ordure.

l'invendable 1 "J )

22. Les horribles événements des grèves et le grondement, plus fort chaque jour, de la Bêle, donnent aux journaux ordinairement si imbéciles un intérêt poignant. Lu, ce matin, des détails hideux.

23. Saint-Georges. A Desvallières :

Mon cher Georges, on s'est souvenu de vous, ce matin, au Sacré-Cœur que vous avez glorifié pour être, un jour, glorifié vous-même en une manière que ne savent pas les hommes. Je vous ai recom- mandé, aussi bien que j'ai pu, au Mégalomartyr à qui vous fûtes confié ; en même temps que je lui ai recommandé ma Véronique, ma première-née et bien- aimée qui a, aujourd'hui, quinze ans.

Savez-vous, cher ami, que saint Georges est le premier, le chef, si vous voulez, des 15 Auxiliateurs ou Àpotropéens, 12 martyrs et 3 martyres, à qui fut donné le privilège de secourir efficacement ceux qui les implorent? Ils ont été infiniment honorés, autre- fois, et leurs églises couvraient l'ancien monde. Qui s'en souvient aujourd'hui?

Une tradition très-répandue, jadis, affirme que saint Georges a supplié Dieu, avant sa mort, d'exau- cer tous ceux qui le prieraient par la mémoire de son martyre. Une tradition analogue concerne chacun des autres. Mais vous savez peut-être cela.

24. Josef Florian m'envoie copie d'une let-

ISO

Ire de Févêque de Brûnn au clergé de son dio- cèse, pour les élections. Tous les lieux com- muns stupides et sophistiques sur le devoir de voter.

Je n'ai qu'une chose à dire, toujours la même : On espère le salut par le Suffrage univer- sel, parce qu'ayant perdu la foi, on croit qu'un mauvais arbre peut donner de bons fruits. Or le suffrage universel est un arbre de mort et de désespoir. Le mauvais apôtre s'y est pendu. Le suffrage universel n'est pas un mal accidentel, c'est un mal absolu.

Le vote familial, proposé dernièrement, pa- raît une idée juste, puisqu'elle reconstruirait la famille. Mais il faudrait, auparavant, abolir le divorce. Tout est impossible aujourd'hui. Dieu semble avoir abandonné cette société misérable.

26. Termier s'occupe de procurer notre pèlerinage à la Salette.

27. Je fais observer à un religieux que l'inertie ou la mollesse reprochée par quelques- uns au comte de Chambord montre qu'ils n'ont pas lu mon Fils de Louis XVI. Ce prince ne pouvait pas ignorer qu'il n'avait aucun droit à

L INVENDABLE

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la couronne de France, il a refusé d'agir parce qu'il avait peur de la foudre, simplement.

Vu Brou qui revenait, abreuvé de dégoût, de l'inauguration de la statue de Franklin. On se console ensemble sur l'espérance de la Su du monde.

28. Lecture de Thiers (Ulm et Gênes). iMerveilleux temps du Consulat. Printemps de Napoléon. Que dire de ce que Dieu a fait en cet homme?

Mai

!•*. René Martineau me communique ceci : « Des catholiques pratiquants ont envoyé à leurs amis une lettre de faire part encadrée de noir, pour annoncer la mort d'un de leurs che- vaux, employant les mêmes termes dont ils se serviraient pour faire part de la mort de leur plus proche parent ». Texte:

182 l'invendable

Vous êtes inlormé de la mort de l'excellent che- val Cyrus qui a succombé en labourant, le 27 mars 1906, dans sa 31e année, regretté par ses maîtres qui l'ont possédé 26 ans et 3 mois. De la part de ses maî- tres, de ses cochers, des laboureurs et de ses cama- rades, Bijou des Champs, Poulot du Tombereau et Favori du Palonnier.

« Galigula », ajoute Martineau, « qui faisait manger son cheval dans une coupe d'or, avait l'excuse detre un égorgeur de chrétiens. Ceux qui envoient la lettre ci-dessus prétendent qu'ils vont sauver la France.. demain ».

8. Lecture dégoûtante des journaux. Le résultat des élections est digne du Sulfrage uni- versel et plus odieux encore qu'on ne pensait* C'est l'apostasie, le reniement formel de toutes les provinces de France et d'une bonne portion de Paris. C'est le Royaume de Marie/la Fille aînée de l'Église demandant la fin du Christia- nisme!

10. L'histoire en général, celle de Napoléon en particulier, me produit l'effet d'une lecture ascétique.

Bonheur d'être chrétien et de le savoir. Il y

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a des anthropophages qui sont d'excellents chré- tiens sans le savoir. Nous autres privilégiés, nous sommes des chrétiens détestables, parce que nous le savons et que nous « n'en faisons pas de cas », comme il est dit à la Salette.

13. Termier me décide à reprendre mon très-vieux projet d'un livre sur la Salette. Un pèlerinage préalable sera nécessaire.

15. Cimetière Montmartre. Remarqué le monument grotesque de Zola et surtout l'ef-^ frayant inpace de Waldcck-Rousscau. Curieux travail à faire sur les cimetières parisiens.

22. Le curé de Palaiseau fait des sermons ou conférences en vue de prouver que la Sainte Vierge est supérieure à toutes les femmes illus- tres de l'histoire. Aussi établit-il des parallèles entre Elle et Eve, Blanche de Castille,Brunehaut, Frédégonde, sainte Clotilde, Jeanne-Hachette, Jeanne d'Arc!... On voudrait savoir si Liane da Pougy et Sarah-Bernhardt seront parmi ces fem- mes illustres. Que penser d'un prêtre qui débite ces sacrilèges sottises en présence du Sacrement de l'Autel?

184 l'invendable

Un médecin prescrit pour Madeleine une potion capable de la tuer* Lu à temps sur l'or- donnance le mot pyramidon, drogue horrible qui détermina le délire de Jeanne en décembre dernier. Cette saleté, malheureusement payée déjà, ira aux latrines* Presque tous les médecins devraient être guillotinés.

23. Nous apprenons que notre propriétaire veut vendre. Forcés de déménager une fois de plus, nous dirions adieu à nos chers arbres qu'on veut abattre, à la consolante paix de ce refuge, l'un des derniers qui soient à Paris. Tout serait jeté par terre pour faire place à de hideu- ses maisons de rapport. Par l'effet d'une pro- fonde loi de symbolisme, l'argent déteste les arbres et cette haine engendre le propriétaire pour la destruction du Paradis.

25. Très-bon rrticie d'Emile Godefroy sur le Salut par les Juifs dans les Cahiers d: VUni- çersilé populaire. Précieux et unique suffrage.

27. Appris la maladie mortelle d'Emile Gou- deau qui agonise dans le Midi, je ne sais où, et pour qui une souscription est ouverte. Impossi-

l'invkndadle 185

ble de m'intéresser à ce iiis d'une sœur de ma mère, lequel ne s'est jamais proposé d'autre modèle ni d'autre idéal que la bète de proie, poète médiocre au surplus et qui a raté sa vie épouvantablement.

28. Magnificat ! Je suis enfin malade moi- même. Je me traîne douloureusement à l'expo- sition Moreau qui est fort belle et que je suis montent d'avoir vue. L'inconvénient de cette peinture, c'est qu'ayant vu un tableau, on les a tous vus, à peu près. Un autre inconvénient, c'est la coupe d'or, l'ivresse de la mythologie grec- que. On n'en sort pas, avec Gustave Moreau, Cependant plusieurs de ces œuvres, étonnam- ment nombreuses, ont mis en moi des images nouvelles.

31. Réponse d'un chrétien à qui j'ai envoyé

le Salut par les Juifs :

Quand on a votre livre devant les yeux, si on est assis, on se lève malgré soi, on se met à genoux, on joint les mains et on ne lit plus... On prie,

Quelle récompense 1

186 l'invkndabi^

Juin

1er, Le petit roi d'Espagne, au retour de l'église on venait de le marier, a failli être réduit en petits morceaux avec sa reine. Une bombe a tué sept personnes et deux chevaux sans l'atteindre. Parole magnanime attribuée à ce jeune monarque: Ce nest rien. Puis il serait rentré en pleurant, sans regarder les éventrés.

[Vérification faite, il y a eu plus de cinquante morts ou blessés.]

Quelqu'un remarquera-t-il qu'un attentat identique sur la personne du même Alphonse XIII eut lieu à Paris, Tannée dernière, à la même date?

11. Saint Barnabe, 11 heures du matin. Abjuration de Jacques Maritain, son baptême, celui de sa jeune femme Raïssa et la bénédiction nuptiale. Baptême aussi de Véra,sœur de Raïssa. Me voilà parrain de ces trois êtres aimés de Dieu,

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conquis par mes livres et que m'envoya, Tan dernier, le même grand seigneur du Paradis, suint Barnabe, mon protecteur. Leur bonne volonté, leur amoureuse candeur sont inexpri- mables. Marraines: Jeanne et Véronique. Gela 6'est passé en l'étrange église paroissiale de la rue des Abbesses, dédiée à saint Jean l'Évangé- liste, à cette heure entièrement déserte. C'est une de ces journées qui durent la vie éternelle. Jacques m'a raconté que, dernièrement, lisant un de mes livres sur Fomnibus, un voisin lui dit : « Vous lisez du Léon Bloy >. Jacques l'ayant interrogé reçut celte réponse : « Je suis un de ses lâcheurs ».Ce lâcheur avoua s'appeler Geor- ges Dupuis et souffrir beaucoup de mon amitié perdue, sans pouvoir surmonter sa vanité, sou amour-propre, tout à fait incapable d'une démar- che vers moL Je reconnais bien la nature misé- rable de cet homme privé de volonté, aussi près du crime que de la vertu, animal suffisamment décrit dans mes précédents volumes autobiogra- phiques. Ah 1 que ferais-jc d'un tel ami? Il m'a fort dégoûté, ce converti, le jour j'ai vu de lui une sério de dessins anticléricaux dans l'As- siette au beurre. J'ai beau être parrain d'un de ses enfants. Gela lui est tout à fait égal de priver

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de moi ce pauvre petit. Exactement le niveau d'Henry de Groux coupable de la même injus- tice et qui en est peut-être fier. Ces malheureux assassineraient, par vanité, leurspropres enfants.

14. Anniversaire de Marengo et de Fried- land. Que se passe-t-il donc dans l'Invisible ?

17. Vous êtes un « merveilleux artisan du Verbe », m'écrit, avec majuscule, un jeune et irréparable crétin. C'est ainsi que les démons doivent parler à leurs captifs dans l'endroit de Fenfer croupissent éternellement les imbé- ciles.

18. Nouvelles. Huysmans est guéri et, dit- on, plus méchant que jamais.

19. Une femme de ménage qui ne parais- sait pas avoir besoin de conversion, se manifeste salope tout à coup, à propos de rien, et nous lâche en un instant. Je la reconduis en me sou- venant de Huysmans et des belles âmes.

22. Fêle du Sacré-Cœur. Foule énorme à la Basilique. Que viennent faire ici tous ces gens dont un peut-être sur dix croit à peine en Dieu ?

i 80

27. Après plusieurs jours d'un horrible embarras intestinal, conféré par un médecin très- fort que j'ai eu la sottise d'écouter, me voilà guéri de Fun et de l'autre, à peu près instanta- nément, par le moyen d'un vulgaire purgatif.

Pour que ce bonheur n'aille pas tout seul, reçu notre congé, en môme temps que les autres locataires du parc. On a tout vendu à d'immon- des spéculateurs qui vont démolir les pavillons, couper les arbres, ouvrir une large rue avec marches au beau milieu et construire de chaque côté d'affreuses maisons à six étages. Ainsi dis- paraîtra Fun des derniers coins aimables du vieux Montmartre. Qu'importe à ces misérables le chagrin et le dommage causés à des gens comme nous?

Les journaux ne parlent, depuis plusieurs jours, que du « circuit de la Sarthe », c'est-à- dire d'une nouvelle course enragée d'automobi- les sur un parcours de 102 kilomètres à écraser en une heure. Prouesse qui dépasse tout ce que les hommes ont accompli, témoignage certain de la toute-puissance du démon sur ce misé- rable peuple.

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juillet

8. Le pèlerinage à la Salette, objet de notre désir depuis trois ans, est enfin décidé. J'ai reçu de la main de Termier, solliciteur infatigable pour moi, les billets de chemin de fer et l'argent nécessaire. Impossible de commencer le livre sur la Salette avant d'avoir accompli ce pèleri- nage. Nous partirons dans quelques jours.

11. En attendant le départ, travaillé vigou- reusement à une Epopée byzantine, inspirée par les travaux si remarquables de Schlumberger. Je me plonge et me replonge, tous les jours, dans TEuphrate ou la Propontide.

14. La Gourde cassation a réhabilité Drey- fus, promu aussitôt chef d'escadron et qu'on fera sans doute général très-promplement. Il va être décoré de la Légion d'honneur ! Occa- sion de gifles et dVngueulements. Je ne veux

MNVENDAB1E 101

pas d'autres preuves de la culpabilité de cet homme que l'acceptation de telles faveurs, cal- culées manifestement pour outrager lame fran- çaise. Un atome de cœur l'eût contraint de les refuser avec épouvante et de se cacher dans les plus profondes ténèbres.

Lu avec dégoût un article de Paul Adam sur Jean Lorrain, mort le 2 juillet, je crois. Cet ar- ticle est une turpitude extraordinaire. J'ai beau être un vieil écrivain, je n'arrive pas à me re- présenter l'état d'esprit d'un homme qui passe pour être quelqu'un, écrivant deux cents lignes dans l'un des plus grands journaux de Paris, avec la volonté ferme de ne débiter que des mensonges et des vilenies.

C'est pétrifiant. « Stupide et infatigable, la mort frappe les meilleurs esprits. Aujourd'hui voilà que succombe, foudroyé, le plus brillant esprit artistique de notre e/K^ze, Jean Lorrain... Il fut, vingt ans, Y apôtre dune vérité sévère (?) illuminant le grouillis des médiocres et des hypocrites. Nul, en aucun siècle (I) ne fixa comme lui... Il fut le prêtre des belles idées... pour l'éternité ». Cette oraison funèbre ne sera sans doute pas prononcée à Saint-Ferdinand ses obsèques auront lieu sacrilègement, devant

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une assistance, que je présume devoir être nom- breuse, des professionnels dont il fut l'apôtre.

16. « Mendiant qui a tout mendier, qui a daigné tout mendier, sauf la gloire». Derniè- res lignes d'un des meilleurs articles sur moi, signé Louis Latourrette, dans la Phalange.

22. Dédicace des Pages choisies à mon filleul Jacques Maritain : « Mon bien-aimé Jac- ques, Voici mon secret pour écrire les livres qui vous plaisent. Cela consiste à chérir de toute mon âme jusqu'à livrer ma vie, s'il le fallait des âmes telles que la vôtre connues ou inconnues appelées à me lire un jour,

23. Chagrin de notre petite Madeleine. Une toute petite poule avait étc adoptée par elle et cette bestiole va mourir. L'orage aidant, car nous en avons eu un terrible ce soir, la pauvre enfant a beaucoup pleuré sa chère poulette. Ce monde est si triste et si vain pour les petits comme pour les grands !

24. Une visite. Façade magnifique de chré- tienne, mais personne quelconque sur le cha-

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pitre de l'argent. Toujours la môme chose. Man- que infini d'héroïsme, vues bassement humaines, le visible toujours préféré à l'Invisible, ce qui est la formule même de l'Idolâtrie. Cette per- sonne riche qui croit peut-être nous aimer, ne s'est pas informée, une seule lois, de nos moyens d'existence, nous sachant très-pauvres.

30. Notre voyage a la Saiette, désormais imminent, ne me réjouit guère. Je m'attends à soutfrir. Puis, ce livre espéré de moi, auquel j'avais renoncé depuis tant d'années, trouve - rai-je l'enthousiasme ou la lumière indispensa- bles pour l'accomplir ?

31. Lettre de Termier. II nous attendra, le 7 août, à la gare de Grenoble et nous donnera Thospitalité de sa maison de campagne, avant notre pèlerinage.

Josef Florian nous donne rendez-vous sur la Montagne, le jour de l'Assomption.'

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Août

3. Première communion de mes filleul et filleules du 11 juin. On a pu les coucher, pour qu'ils fussent à portée de la basilique. Pour moi, nuit sublime ! L'excessive chaleur m'em- péchant de dormir dans le hangar je m'étais retiré, j'ai eu le loisir de prier dehors, pour mes enfants spirituels, abrité par l'auvent de notre cuisine contre la pluie torrentielle, dans Fé- blouissement ininterrompu d'un immense orage déchaîné.

Après la messe, peu de paroles. Que dire qui vaudrait le silence ? Plus tard, nous saurons pourquoi le jour de l'Invention des Reliques de saint Etienne fut choisi pour ce grand événe- ment.

4. Le pèlerinage si prochain m'épouvante. 7. Me voilà consolé, presque rassuré. On

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est à Grenoble le bon Termier nous atten- dait. Le voyage m'a été douloureux. Le cœur étrangement bouleversé, angoissé, j'ai pleuré en voiture, le long du chemin de Montmartre à la gare de Lyon. Tel est mon goût pour les voyages en général et telle est ma crainte pour ce lieu de pèlerinage j'ai souffert, il y aura bientôt deux générations, quelques-uns des plus beaux tourments de ma vie. Sensation d'être puissamment traîné par les cheveux en un endroit il paraît que j'ai quelque chose à faire. La chaleur, au surplus, est extraordinai- rement insupportable, nuit et jour.

EnQn la vue de Termier m'apaise et nous arrivons chez lui, à Varces, dans la banlieue de Grenoble. Ici, je suis forcé d'avouer mon insuf- fisance littéraire. Je connaissais un peu le Dau- phiné, mais je n'imaginais pas le décor de cette vallée, les douces montagnes du Paradis ter- restre semblent avoir laissé, en fuyant, quelque chose de leur ombre bienheureuse. J'ai senti comme du recueillement à me trouver au pied de cet énorme chaînon des Alpes drapé de ve- lours vert et de satin bleu très-pâle, à peine au-dessous d'un ciel d'Assomption. Je me suis dit que c'était trop beau pour des hommes, cela,

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et, quand il se sera passé des années, je me demanderai si cette vision fut bien réelle et non pas un ressouvenir d'une époque très-antérieure à ma naissance le monde était plus beau, parce que les hommes étaient moins pécheurs, Ceux qui connaissent les montagnes savent que le son a une valeur, une quantité particu- lière dans leur voisinage. Les bruits, quels qu'ils soient, semblent mats, comme la voix humaine dans une maison il y a un mort. C'est pour cela, sans duute, que les vallées profondes ont toujours paru avoir quelque chose de mysté- rieux et de sacré. La parole articulée ou le cri des bêtes qui, dans une plaine, se précipite et galope, ici a lair d'hésiter, de revenir. L'idée d'une bataille moderne à coups de canon, en un tel lieu, me dépasse. Il me semble que les montagnes n'y consentiraient pus et feraient quelque chose pour l'empêcher... Heureux Ter- mier, heureuses gens de ce pays I

Visité, naturellement, la petite église parois siale, sans caractère, mais située, comme dans un rêve, sur le bras tendu d'un contrefort de la montagne et surmontée, pour la joie de mon ûme historique, d'un clocher bâti, assure-l-on, par les Templiers. L'appel des cloches n'a près-

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que pas Je chemin à faire pour descendre sur les humbles toits du village, lacustre jadis, on le suppose, en des temps extrêmement anciens.

8. Onestun peu sentimental dans ce pays, circonstance qui fait ma survenue passablement miraculeuse. On y refuse de croire au mal et aux méchants. Hélas ! ai-je dit, quand il se commet un crime quelque part, qui de nous en est innocent et comment chacun établira-t-il son alibi ?

9. Je prends contact avec la laideur mo- derne. L'aimable docteur Joseph Termier, tVèro de Pierre, a une automobile pour les besoins de son art. Il me propose une petite excursion et j'y consens, par curiosité, à la condition qu'on ne fera pas de vitesse. Cette expérience me suf- fit. Je comprends l'espèce de jouissance physi- que procurée par la trépidation et la translation rapide ; mais il y a de la vilenie, comme dans toutes les choses modernes, et la laideur sura- bonde. On sait l'abus atroce de cette hideuse et homicide machine, destructive des intelligen- ces autant que des corps, qui l'ait nos délicieu- ces routes de France aussi dangereuses que les

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quais de l'enfer et qu'on ne pourra jamais suf- fisamment exécrer.

10. Pèlerinage à la Salette. Chemin de fer de Saint- Georges-le-Commier à La Mure. Je ne verrai jamais rien de plus beau que ce gouffre au fond duquel rampe le Drac, sous les yeux des voyageurs, pendant plusieurs kilomètres. C'est une terrible splendeur. Certes, je parle- rai de ce torrent qui épouvanta Huysmans et qu'il s'est efforcé de déshonorer, d'avilir bas- sement, par le moyen des plus abjectes assimi- lations *.

Voici Corps. Deux heures et demie de mulets. On arrive gelés, à la nuit tombante. Retour sur moi de l'ancienne amertume de 1880, procurée par les prétendus Missionnaires d'alors, igno- minieusement balayés depuis... La Salette est le lieu tout m'est hostile, hommes et choses, à l'exception de la bienfaisante petite fontaine que j'ai pensé grossir de mes larmes, quelque- fois, il y a vingt-huit ans; et je le sens aussitôt, profondément, désespérément. C'est le lieu, sem- ble-t-il,où Dieu aime à me voir souffrir, il me

1. Celle qui pliïurf,, Le Torrent sublime, Lé< n Bloy.

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veut dans sa seule Main. Il me faut, dès la pre- mière minute, entendre parler d'argent. (Vous le ferez passer à tout mon peuple.) Une vieille fille de comptoir m'informe de 6 francs par jour et par personne, pour la 2* classe. Pour la l*e, ce serait 9 francs. Cela débité avec une très-prochaine insolence. Gargote et hôtel meu- blé. La voix de cette personne fait un bruit de casseroles et de pots de chambre. Promptement détraqué, j'ai de la peine à me contenir et je désole ma pauvre femme qui ne peut pas sen- tir, comme moi, ce que j'ai sur le cœur depuis un si grand nombre d'années.

La seule atténuation au règlement d'autrefois, c'est qu'un mari peut manger à la même table que sa femme et ses filles. Déchet notable de la çertu dans cette maison se lit l'inscription murale: « Le lieu vous marchez est une terre sainte ». Je me couche désolé, ne voyant plus aucun moyen de faire le livre qu'on attend de moi.

11. Nuit douloureuse. Le service est fait, d'ailleurs, de telle sorte que je ne peux entre- prendre aucune toilette. Dès l'aube et fort tris- tement, je descends respirer l'air froid sur le

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Lieu de l'Apparition qui me paraît aussi lugubre, aussi morne que la prière de mon âme.

La désobéissance ecclésiastique, épiscopaleet sacerdotale, d'une part, et la permanente médio- crité des pèlerins ont tellement éteint la splen- deur de Notre-Dame de Compassion, que je crois Fentendre pleurer dans les plus opaques ténèbres.

Visite au supérieur des chapelains pour lui demander la faveur d'une diminution du prix de la pension. On m'a dit que ma qualité d'écri- vain catholique me la ferait obtenir facilement* Quelle erreur ! \e me trouve en présence d'un fourrier de mercenaires qui me rappelle, toutes les trois minutes, que nous sommes à 1.800 mè- tres d'altitude, que toutes les provisions doivent cire portées à dos de mulet; que, d'ailleurs, il ne me connaît pas du tout et que, par consé- quent, il ne peut apprécier, en aucune manière, l'importance d'un livre nouveau sur la Salette, écrit par un individu qui ne paraît pas avoir beaucoup réussi.

Tels sont les considérants formels ou impli- cites évacués par ce prêtre à qui tous les lieux communs semblent familiers. Essayant de me défendre, je suis criblé de cette vieille artillerie.

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J'avais offert tout d'abord, le Salai par Juifs que j'ai bien été forcé de lui laisser.

J'ai vu peu de cuistres aussi satisfaits. Un mot le résume : « Vous n'avez rien à réapprendre littérairement. Tai enseigné dix ans la rhétori- que ». « La rhétorique à dos de mulet, sans doute », avaîs-je envie de lui répondre.

Bref, refus formel, absolu, de soulager, de la moindre diminution, un vagabond qui n'y a aucun droit.

12. Entendu, à la fontaine, le récit <riotï- dien et banal, comme il y a trente ans, de l'Ap- parition. Nous avons la sensation d'un thème sacerdotal, immuable et commandé, que rien ne modifierait. Toujours la maladie des pommes de terre, du raisin, des noix, du blé, vérifiée par d?s statistiques en isere et à l'étranger, sans la plus faible tentative d'explication de cet admi- rable symbolisme. « Avez-vous vu du blé gâté, mes enfants? » Quand le pauvre manou- vrier de prédication a répété cette parole, j'ai cru entendre une parabole^ et la suite du Dis- cours ne peut que fortifier cette impression. Mais quelle folie d'espérer que ce bavard en aura seulement le soupçon 1 Pour moi, c'est comme

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si la Belle Dame avait dit : « Avez-vous vu de mauvais prêtres? » C'est pour cela que le Secret de Mêlante publié en 1879 et que tout le monde peut lire, puisqu'il n'a jamais été con- damné, — leur est si odieux. Combien d'autres choses ! Encore une fois et plus que jamais, il n'y a rien à faire. Ce clergé est rejeté sans par- don, de même que les pharisiens, sauf excep- tions grandioses, comme saint Paul ou Gama- liel.

Grand'messe. Discours, le second de la jour- née. C'est beaucoup pour moi. Celui-là est ab- solument stupide. Bafouillage sulpicien, excita- teur de rage et d'apostasie. On n'est pas plus bête, plus criminellement, plus vachement bête. La basilique était remplie des prêtres de la mai- son. Vainement j'ai cherché celui d'hier. C'est une de ces figures tirées à 50.000 exemplaires, avec un cliché très-usé, et qu'il est impossible de retenir. Comment fixer les traits d'un individu qui vous dit à la Salette même 11! que le Saint-Esprit a commencé son Règne dix jours après l'Ascension et qu'il n'y a plus rien à at- tendre ; qu'il a lu des « cinquantaines de dou- zaines » délivres dont il a sucé la moelle et qu'il sait le grec commepasun, etc. Il ne connaissait

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pas mon nom, c'est bien, mais il y a mieux. Rien ne lui dit que ce nom imprimé sur le livre que je lui donne est réellement le mien. J'ai été forcé, hier, de lui offrir mes papiers. En voilà un qui doit travailler à la gloire de Dieu ! Ah ! si j'avais pu lui dire : « Je suis Pierpont-Mor- gan et j'ai deux milliards », il n'aurait pas eu assez de langues et je n'aurais pas eu assez de bottes, c'est sûr.

13. La Salette est, pour moi, un lieu de peine très-profitable. Particularité observée déjà en 1879. A propos d'une retraite qui se fait ici, je parle à Jeanne d'une retraite que j'imagine, les pèlerins seraient invités à demander de toutes leurs forces, en versant des larmes d'amour, l'inappréciable grâce d'expirer dans les plus horribles tourments. Il y aurait, bien entendu, comme à notre hôtellerie, les lre et 28 classes, avec la différence de prix conve- nable.

14. Confession à un prêtre bienveillant. Mais c'est toujours la même chose. Distinction du précepte et du conseil. Ils disent tous cette misère. Quand on leur demande est la li-

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mite, ils vous renvoient aux théologiens. Ou est jugé par eux téméraire quand on prend TÉvangile au sérieux, c'est-à-dir ^ quand on croit à V absolu de l'Évangile.

Apparition de Josef Florian. Figure grave et douloureuse. Figure de paysan du Danube qui serait martyr. Je l'embrasse à la française, à la périgourdine même, ce qui paraît le surprendre et le gêner. Il est accompagné d'un jeune prê- tre morave très-sympathique, ne parlant pas le français, mais avec qui je peux correspondre en latin. Impossibilité d'une conversation. Flo- rian très-silencieux, même dans son pays, je le suppose, me dit à peine quelques mots. «Pourquoi parler ? Ecrire suffît », déclare-t-il. J'envoie du latin, non de cuisine mais de table d'hôte, à son aimable compagnon Josef Polâk qui cause en allemand avec ma femme et qui traduit à mesure Tune et l'autre prose, en lan- gue tchèque, à Josef Florian, Raccourci de Ba- bel qui étonne les voisins.

Un des chapelains a paru très-étonné d'ap- prendre que je suis sans admiration pour Fran- çois Coppée. Je croyais, a-t-il dit, qu'il était pratiquant /L'éloquente bêtise de ce mot amis sous mes yeux un gouffre. Etre pratiquant, c'est

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tout, absolument tout, pour ces pauvres cro- q e-morts ducatholicisme.Léo ïaxii était pra- tiquant, lui aussi, sans aucun doute, lorsqu'il fut « lancé » par Mgr Fava, évoque de Greno- ble et persécuteur acharné deMélanic.

15. Assomption. Journée douce, la meil- leure pour moi, depuis le 10. La difficulté de causer avec Florian ne diminue pas. Ce contem- platif peut passer des heures sans dire un mot. On se devine, cela sufïit.

10. Le Pape rejette les associations cul- tuelles. Il est remarquable que cet événement ait été connu en France, le 15 août, et que nous l'apprenions à la Salctte. Conséquence proba- ble : la fermeture très-prochaine de la plupart des églises en France. Le « Grand Interdit » que je conseillais dans la Femme pauvre, et dont Léon XIII eût été bien incapable, c'est Dieu, aujourd'hui, qui le décrète, à sa manière. La persécution, entrevue par moi, il y a trente ans, pourrait bien devenir inévitable. Le petit troupeau des vrais chrétiens est Cans la seule main de Dieu. Trouverons-nous la basilique de Montmartre ouverte encore? Véronique expii-

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mait, hier soir, sa joie de penser au martyre. De tels sentiments conviennent ici.

Après midi, promenade sur la montagne avec nos deux Moraves. Florian dit être venu pour trois choses : Prier Notre Dame de la Salette, me voir et entendre Véronique. Pour ce qui est de ce dernier vœu, l'absence de tout piano est un inconvénient. On décide que Véronique chantera sans accompagnement, dans un en- droit isolé. Nous Favons trouvé sur le flanc du Gargas. Une admirable prairie dans le voisi- nage d'un grand troupeau de moutons pais- sants ! Heure exquise en un tel décor !

17. Départ de nos deux Moraves. On les accompagne aussi loin que possible et on les voit disparaître avec une sensation de déchire- ment, comme si c'était pour la vie, pour toute la vie de ce douloureux monde.

Nos chères petites font l'admiration des pè- lerins et même leur envie. Entendu hier ou avant-hier une femme s'apitoyer hypocritement sur l'embonpoint de Madeleine. La malheureuse doit avoir un enfant rachi tique.

18. Nous voyons dans le fait de l'Encycli-

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que, publiée pendant notre séjour à la Salette, une coïncidence extraordinaire. Notre sort sem- ble lié à celui de l'Église et c'est à la Salette que nous le voyons.

Incident non moins extraordinaire, et assez angoissant. Nous apprenons que l'Eau de la Fontaine miraculeuse diminue et que cela ne s'est jamais vu. Tarira-t-elle, si la basilique est fermée, si tout est détruit ici, comme c'est à prévoir ?

On m'offre des journaux aussi intéressants que Y Univers ou le Peuple français, ou bien en- core la Croix de V Isère, les seuls qu'il soit pos- sible de se procurer ici.

Réponse : « Quand je veux savoir les dernières nouvelles, je lis saint Paul ».

19. Dimanche. Une pancarte affichée à la porte de la boutique des objets de piété informe les passants que le bazar n'est ouvert, les di- manches et jours de fêtes, que pour les pèlerins qui ne peuvent absolument pas acheter un autre jour.

Cette boutique se dresse juste en face du lieu la Sainte Vierge en pleurs est venue dire que la profanation du dimanche était une des

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« deux choses qui appesantissaient tant le bras de son Fils ». Absolument! Personne ne sem- ble remarquer la dérision de cet adverbe. Du temps des missionnaires, le comptoir était tenu par des religieuses.

[Voir sur ce point mon récent livre: Celle qui pleure, p. 167.3

Jeanne prenant en pitié les deux pauvres fem- mes qui font le service de la table d'hôte, les aide à laver la vaisselle, chose dont aucune pè- lerine jamais ne s'avise. Ces malheureuses sont ainsi accablées littéralement pour un salaire que j'imagine dérisoire. La plus âgée disait son cha- grin de ne pouvoir assister à la grand'messe.

Distinction entre le précepte et le conseil. Réponse à ce sophisme : « Le précepte, c'est ce qui ne gêne pas, le conseil, c'est ce qui gène ». Limite ad arbitrium.

20. Un jeune séminariste, ami des Termier, qui me connaît par mes livres, me découvre ici. J'apprends que je suis l'objet de bavardages et de calomnies, car ces ecclésiastiques ne sont pas des hommes. Il paraîtrait que j'ai demandé l'aumône avec cynisme et que je suis, au fond, une canaille. Le supérieur a dénaturé mes pro-

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pos, odieusement, par pure malice. J'apprends plusieurs autres choses qui me donnent l'idée dune congrégation d'imbéciles et de goujats. Juste le niveau des missionnaires leurs pré- décesseurs, de puante mémoire. Dieu, qui va les disperser, sait ce qu'il fait. Leur idéal, c'est l'Académie, littérairement. Religieusement, c'est Tartufe.

21. Fait peu connu. Il existe une gare à la Salette, une gare terminus. C'est le dessous de cette espèce d'esplanade à gauche de la ba- silique. Le dernier supérieur des missionnaires, paysan avide et retors que j'eus l'honneur d'en- gueuler avec une incomparable véhémence, en 1880, avait conçu le projet d'une voie ferrée dans les montagnes, venant aboutir à cette gare, en passant par un tunnel, au-dessous du Lieu de l'Apparition. Il fallut y renoncer, faute de millions. La profanation eût été énorme, mais on espérait un profit plus énorme encore. La gare avait cet objet spécial d'amener les pèle- rins jusqu'à l'hôtellerie on les eut immédia- tement enfournés, sans crainte des concurrences possibles.

Vu l'incendie d'une montagne voisine, le feu

n

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descendant peu à peu vers la vallée. Fumée dans le jour, flammes dans la nuit. Spectacle banal, me dit on.

22. Le petit abbé continue d'être ma seule ressource parmi les crétins ecclésiastiques de cette montagne. Je pense avec douceur à notre départ, dans deux jours.

Farce très-spéciale. Un chapelain ordonne, du haut de la chaire, à tous les pèlerins, de promettre solennellement l'abstinence, la prière matin et soir, la sanctification du diman- che et le respect du Nom de Dieu. Cette pro- messe doit se faire en levant la main, comme chez le juge de paix : « Pèlerins, promettez- vous? » Tout le monde beugle: « Je promets ». La honte m'a paralysé.

Combien d'autres choses me déplaisent ou me dégoûtent I Exemple, le Magnificat coupé, entre chaque verset, par je ne sais quel refrain en français...

Idée d'un pamphlet contre l'Académie : Le cimetière des Immortels.

23. Jeanne se promenait avec les enfants. Des pèlerines venues d'Avignon s'approchent

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et louent la beauté des enfants, félieitant la mère d'être leur femme de chambre. Averties Terreur, il leur arrive, comme à tous les gens du Midi, d'aggraver aussitôt leur gaffe, en cher- chant à la réparer, ce qui procure un peu de gaité,

24. Long et dernier entretien avec le petit abbé qui meurt de tristesse dans ce milieu et qui va être expulsé du séminaire pour délit d'intellectualité.

Réglé notre compte. J'obtiens une réduction de 40 francs sur le -prix énorme de 300 pour quinze jours. Ils n'ont pas osé se montrer sor- dides jusqu'au bout et Péconome n'a pas man- qué de me mettre en garde contre mon ami le petit abbé. Ce monde ecclésiastique est hideux.

25. Avant le départ, monté, une dernière fois, au petit cimetière gisent les rellquiœ lamentables de mon cher abbé Tardif de Moi- drey qui me conduisit à la Salette en 1879 pour y mourir trois semaines plus tard, en me laissant orphelin.

Les derniers jours de ce prêtre de Marie fu- rent amers, combien amers! Personne, excepté moi, ne l'a su. Le chagrin de ne pas voir

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triompher laSalette et le spectacle incessant de la médiocrité sacerdotale rongeaient son cœur et causèrent en partie sa mort.

Combien, pourtant, il était loin de savoir toute la vérité, si cachée alors et si mal connue de- puis. Les plus énormes iniquités, d'ailleurs, n'a- vaient pas encore été commises ou l'avaient été trop récemment et avec trop d'artificepour qu'il en eût le soupçon. Il lui suffisait de voir la Sa- ie lie méconnue et les missionnaires infiniment au-dessous de leur tâche.,.

Adieu donc à ce cher petit cimetière, à cette basilique douloureuse, à ce chemin de croix ser- pentin qui trace et délimite exactement la Pro- cession de Notre Dame des Menaces... Incertain de revoir jamais tout cela, je tâche d'en fixer en moi les images.

Voici l'aurore. Le sévère Obiou et les monts chauves qu'il garde, se teintent de rose. Une opale infinie remplit l'espace. Enchantement de quelques minutes, après quoi le terrible so- leil criblera tout de ses feux. Je m'arrête encore t^ut près de la tombe de celui que j'ai aimé et je pense à l'avenir effrayant inimaginable- ment, indiciblement effrayant qui a déjà commencé.

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On n'a pas l'air de savoir ce que c'est que soixante ans. Je le sais un peu, étant Tannée même de la Salette, exactement soixante-dix jours avant l'Apparition. J'ai des contemporains qui sont des vieillards. Or je tétais pour long- temps encore, lorsque Marie déclara qu'Elle « ne pouvait plus retenir le Bras de son Fils». Natu- rellement on s'est attendu à des malheurs fra- cassants, à des catastrophes étourdissantes. On a môme cru que 1870 suffisait, comblait la me- sure de la Colère.

Nul ne s'est dit qu'il se pourrait qu'il y eût autre chose que le foudroiement, car enfin c'est insupportable à la raison, ces menaces tellement précises qui ne s'accomplissent pas, alors sur- tout que rien n'a été fait pour en détourner l'accomplissement, et le mal qu'il fallait punir s'étant, au contraire, immensément aggravé. Il y a autre chose, assurément, et c'est épouvan- table d'y penser.

Si on était mort déjà, vraiment mort et qu'il ne restât plus qu'à être enfoui comme des cha- rognes ! Terrible vision ! Plus terrible pensée ! Il y a, dans Edgar Poe, une démoniaque et into- lérable histoire. Celle d'un moribond, magné- tisé volontaire, in articule* mortis. Tentative

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soi-disant scientifique substituée au sacrement de rExtrême-Onction ! Le sujet meurt endormi. Sept mois s'écoulent. De temps en temps, le magnétiseur l'interroge et reçoit la même ré- ponse formidable : « Je suis mort! Je vous dis que je suis mort!» A la fin.il se décide à le ré- veiller et voici les dernières lignes de cette hideuse et stricte parabole de l'enfer, évoquée en mon esprit par le sommeil incompréhensi- ble de la France, depuis soixante ans:

... Quant à ce qui arriva en réalité, aucun être hu- main n'aurait jamais pu s'y attendre ; c'est au delà de toute possibilité,

Comme je faisais rapidement les passes magnéti- ques à travers les cris de : Mort ! mort qui faisaient littéralement explosion sur la langue et non sur les lèvres du sujet, tout son corps d'un seul coup, dans l'espace d'une minute,et même moins, se déroba, s'émietta, se pourrit absolument sous mes mains. Sur le lit, devant tous les témoins, gisait une masse dégoûtante et quasi liquide, une abo- minable putréfaction.

Retour à Varces l'hospitalière maison Ter- mier nous attendait à la fin du jour. Tel a été ce pèlerinage, très-dur pour moi et rarement adouci par des mouvements de ferveur sensible,

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- rendu méritoire tout de même, je veux l'es- pérer, par un cinquantième de résignation et de bonne volonté.

26. Chaleur horrible. La végétation meurt et les bêtes agonisent. Mais quelles soirées hors de la maison, dans ce cabanon promé- théen, dans cet in pace de montagnes rou- geoyantes et fumantes çà et là, sous les étoiles. Noctem sideribus illustrem...

27. J'avais reçu bizarrement et presque ironiquement, à la Salette,une brochure d'Emile Godefroy intitulée : Critique de la Perfection. La perfection, c'est le poète Jean Moréas. Quand j'aurai fait le vœu de ne répondre à personne, je répondrai encore à Emile Godefroy:

Me voilà bien embarrassé, mon cher Godefroy. C'est donc à un pèlerin de la Salette que vous deman- dez ce qu'il pense de votre beau travail sur le poète païen Moréas ! Je n'ai pas lu les Stances. Je ne les connais que par vos citations. Ce n'est pas assez ou c'est trop. Peut-être aussi que je ne suis pas fait pour goûter les vers. Je me sens plein de sécurité, d'arrogance même, devant une page de prose et très- humble quand j'essaie de lire des vers. C'est un fla- con d'essence que je ne parviens pas à déboucher. Eixir de vie ou de mort, je n'en sais rien.

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Voici ce que je copie dans mon journal {La Salette, 19 août):* Lecture de l'article de Godefroy. Il s'agit de Moréas, son ami, qu'il juge grand poète, « un esprit parfait ». Citations ne justifiant pas, me sem- ble-t-il, l'énormité de cet éloge. Moréas est pathéti- que, si on veut, mais limité par le paganisme et ne peut, par conséquent, être parfait ni tendre à la per- fection. Je ne sais comment tenir ma promesse d'uno appréciation dans la profondeur .C'est bien cela qu il attend de moi et le sujet, j'en ai peur, ne me portera guère ».

L'Océan qui « entoure la terre », on le nommait, autrefois, Mare lenebrosum. Est-ce le « cœur de Moréas » ? J'ai peine à le croire.

Puis « l'arbre palladien » me gêne. Le « mont si- nistre », rimant avec les « cygnes du Caystre », me décourage. Quoi encore ? Il y a ceci :

Moi qui porte Apollon au bout de mes dix doigts.

Oui, vous avez cité ce vers, mon cher Godefroy, je vous en donne ma parole d'honneur. Il y a enfin les « fuseaux des trois sœurs » à qui l'esprit de votre poète parfait peut « imprimer leur courbe » 1 Alors, c'est dit, j'aime mieux l'imperfection, la brutalité barbare, telle que la peuvent sentir les chrétiens. telle que l'expriment ces quatre vers admirables d'où Minerve est infiniment congédiée :

Quand je viendrai m'asseoir dans le vent, dans la nuit,

Au bout du rocher solitaire ; Que je n'entendrai plus, en t'écoutant, le bruit

Que fait mon cœur sur cette terre...

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Godefroy, vous êtes un usurier de profondeur et vous avez prêté à un insolvable. Tant pis pour vous. « Cela seul existe qui est parfait, telle est la dure loi », dites-vous, et « nous serons jugés, en lin do compte, avec la plus grande sévérité ». Tant mieux pour tous. Comment pourrions-nous être des Dieux, si cela n'était pas ? Ego dixi : DU estis. Ainsi parle, dans saint Jean, Celui qui doit juger tous les hom- mes, avec une rigueur et une miséricorde infinies.

Je suis sûr que jamais il n'a été parlé d'un poète comme vous parlez de celui-ci. « Misère, Fortitude, Sérénité » !!! Vous le coiffez d'une tiare d'abîmes. Il ne pourra plus se montrer dans une rue d'Athènes...

N'y aurait-il pas ici une étrange confusion ? Cet « escalier de diamant qui s'étage depuis le gouffre jusqu'à la région de pure lumière...» ne serait-il pas en vous, très-uniquement? Et ne seriez-vous pas, vous- même, ô clairvoyant généreux et abusé, le Tragique, le Profond, l'Intérieur, l'Individuel absolu que vous supposez ?

Mais, encore une fois, je suis un Pèlerin de la Sa- lette, un dévot, un barbare, un aveugle, un pam- phlétaire et je vous prie de me pardonner.

28. Lettre très-belle de mon petit abbé sur le Salut par les Juifs qu'il a réussi à arracher, pour quelques heures, aux ecclésiastiques de la Salette, incapables d'y comprendre un mot, mais le lisant tout de même, je suppose, dans l'espoir d'y trouver ma condamnation.

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Réponse :

Cher ami, je ne veux pas vous faire attendre ma réponse un seul jour. Votre lettre est honorable pour nous deux. Non seulement vous avez vu ce qu'il y avait à voir, mais vous avez voulu, autant que possi- ble, réparer une injustice.

J'ai cité souvent la belle parole d'Ernest Hello : « Celui qui aime la grandeur et qui aime l'aban- donné, quand il passera à côté de l'abandonné, re- connaîtra la grandeur, si la grandeur est ». Que Dieu vous bénisse de sa bénédiction la plus efficace, la plus étendue ! Le pauvre Léon Bloy vous remercie profondément et vous aime.

Tous mes livres ont été publiés ante porcos, mais jamais les menaces de la trichinose ne se firent aussi promptement et redoutablement sentir qu'à l'occa- sion de celui-ci, offert pourtant à un prêtre, sur celle montagne aussi effrayante que l'Horeb, nul n'est capable de « distinguer un lion d'un porc et l'Himalaya d'un cumul de bran ».

Encore une fois, soyez béni. II a plu à Dieu de m'affliger, comme il y a trente ans, en ce lieu des Larmes, des Chaînes et de l'Éblouissement, et vous avez été à peu près seul à me consoler. En loul vous fûtes Tunique ayant besoin d'être consolé de mon départ,

29. Après la messe, visite au Cal \ aire, situé an peu au-dessus du cimetière. On y arrive

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par un délicieux chemin sous bois et on y do- mine toute la vallée, d'une sorte de promon- toire contourné par le Drac. Pays sublime fait pour les heureux. Il me semble que la tristesse d'un malheureux s'y aggraverait.

G est troublant, pour des chrétiens, de se de- mander si, en conséquence de l'Encyclique, les églises seront fermées. Quelques-uns, très-op- timistes, pensent qu'il n'y a rien à craindre, al- léguant une prétendue douceur de nos mœurs, une autre mentalité qu'en 1793. Je me borne à déclarer que je crois fermement à une persé- cution sanglante et prochaine. J'observe, une fois de plus, avec étonnement, que nul ne songe au pouvoir immense du démon, pouvoir mani- festé si souvent déjà et devant raisonnablement s'exercer avec un^ rigueur inouïe sur une nation si renégate. Je suis bien revenu de Joseph de Maistre, mais son explication de 93 est inchan- geable. Nous pourrions nous trouver demain en présence d'un cas de possession universelle.

30. Devant partir demain, nous allons faire nos adieux au Drac, si bêtement méprisé par Huysmans. Ce superbe torrent roule une eau violente et dangereuse, capable d'emporter

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vingt éléphants, polissant ses beaux galets, de- puis des milliers d'ans, à travers l'histoire con- nue ou inconnue, sans savoir ce que font les hommes ni ce que pensent de lui les écrivains. Fin d'une journée torride passée à regarder fuir les heures, en rêvant avec épouvante et ravissement à notre retour à Montmartre j'aurai, sans doute, à souffrir encore.

31. Grenoble, Lyon, Fourvières. Revu, presque achevée, la basilique vue en 1880, les murs étant nus encore, et qui me déplaisait déjà. Aujourd'hui elle me fait horreur. C'est splendide et ignoble, comme un opéra ou un casino. C'est une de ces bâtisses dont on dit qu'elles ont coûté tant de millions. Effort de « la piété Lyonnaise ». Ce faste charnel eût été selon le cœur de Mgr de Bonald qui fut l'un des premiers et des plus redoutables ennemis de la Salette.

Vainement j'essaie de prier au milieu de ces marbres et de ces dorures. Je ne sens que de l'indignation et de l'amertume . Pour moi, l'église la plus pieuse doit ressembler à une étable. C'est peut-être le secret des sublimes bâtisseurs du Moyen Age qui ne savaient pas autre chose

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que d'élargir et de surélever, comme ils pou- vaient, Tétable de Bethléem restée dans leur cœur, ils avaient adoré Jésus dans leur en- fance.

Réfugions-nous dans la vieille chapelle, à peine éclairée, pleine d'ex-voto ridicules et tou- chants où parlent et pleurent des guéris, des secourus, des consolés, morts depuis une ou deux générations. Aucune place pour ces pau- vres images dans l'orgueilleuse basilique dont les murs sont couverts de mosaïques bondieu- sardes et infiniment coûteuses. Ici, du moins, on peut prier. Existe-t-il en France une ville le pharisaïsme bourgeois soit plus manifeste qu'à Lyon ? Question vaine, je le sais, et qui peut rester sans réponse jusqu'au Jugement.

Antiquaille. Hôpital Saint-Pothin. Caveau de sainte Blandine et de saint Pothin. Quelle émotion pour moi, en 1880! Il est vrai qu'alors il n'y avait pas eu les embellissements déplora- bles qui me sont révélés soudain par la lumière électrique et les religieuses n'avaient pas encore été remplacées par des employés municipaux tels que ce portier bel-esprit, nécessiteux de gifles et de coups de pieds dans le cul, lequel ricane lorsqu'on a la simplicité de demander à,

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voir le caveau de sainte Blandine. Aujourd'hui je suis vieux, exténué de misères et de chagrins, sans autre espérance que celle du martyre san- glant, laveur immense, sortie privilégiée de cet affreux monde, constamment demandée par moi... Nous redescendons vers Saint-Jean par une des ruelles en escarpe, rapides et sombres, du vieux Fourvières. Tristesse incomparable de Lyon, vérifiée, une fois de plus,

Septembre

1er. Enfin, voici Montmartre et nos chers arbres, malheureusement calcinés. Lettre de Brou qui m'attend au Tréport, espérant que je vais m'élancer dans le premier train.

5. Le Tréport. Trois jours à passer avec mon cher Brou. La Manche que voulut domp- ter Napoléon et la très-vieille église indompta- ble, contemporaine de Guillaume le Conqué- rant. Treille générations ont passé sous sou

l'iNvbndaHlb 2*23

beau portail et sa tour est un antique joyau de pierre d'un très-grand prix... Brou interroge lo vent et me fait espérer une tempête.

Visite à la iorèt d'Eu. Jouissance extrême. Illusion facile du Paradis. Il y a si longtemps que je n'ai vu de forêt ! Et je préfère tellement les hautes futaies à tous les aspects ou parfums de la montagne ou de la mer. Je suis un syl- vestre.

6. Admirable lettre de Jeanne [utilisée dans Celle qui pleure, chap. XIV , La Plainte d'Eve]. Cette lettre est pour moi l'assurance ferme, don- née de Dieu, que ce livre sur la Salette est coula et, par conséquent, faisable. Certitude plénière, magnifique, introublable. Malheureusement la mer aussi est sans trouble. La tempête désirée ne s'annonce pas. C'est bien fait! Désir de tou- riste, désir méprisable.

Voyage à Eu. Dans la cathédrale odieuse- ment restaurée, subsiste par miracle une très- belle mise au tombeau, respectée trois ou qua tre siècles, on ne sait pourquoi. Les révolu- tionnaire» ou calvinistes l'ont épargnée. Que vont (aire les socialistes ou francs-maçons, quand ils achèveront d'étrangler la France? Quant aux

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sépultures des comtes d'Eu, elles ne peuvent être visitées, dans une crypte absolument téné- breuse, qu'à la suite d'un sacristain qui débite sa monotone leçon, en promenant une lampe sale sur chacun de ces nobles marbres endor- mis que n'éclaire jamais le soleil.

9. Un journaliste, Charles-Henry Hirsch, m'écrit tout exprès pour réapprendre sans nécessité apparente qu'il est un sot. Je ne le savais pas.

12. Envoi du Salut par les Juifs à mon petit abbé :

Ce livre de prière et de douleur pour le scandale et la confusion de vos séminaristes imbéciles et malfai- sants, ambitieux de la prêtrise qui leur donnerait le pouvoir de crucifier Jésus chaque jour.

13. A un Alfred P..., collectionneur de mes autographes :

... Pourquoi dites-vous que certaines de mes let- tres sont « compromettantes »? Est-ce parce que j'y parle de ma misère ? Si votre « admiration » vous avait incité à me lire seulement un peu, vous sauriez que j'ai proclamé moi-même, dans la plupart de mes livres, cette misère généreuse qui fut un effet de mon

l'invendable 225

libre choix, ayant eu souvent le moyen et l'occasion de m'en délivrer, et dont je suis fier comme je pour- rais l'être de donner mon corps à brûler pour Jésus. Christ...

14. A Henri Douchet, imprimeur-libraire à Méricourt-rAbbé (Somme), très-spécial pour toutes les publications relatives à la Salette :

... Je confie pour vous à la poste, le Salut par les Juifs qui passe pour un ouvrage exôgélique de haute portée et dont vous apprécierez la beauté typogra- phique. Je recevrai avec plaisir les ouvrages que vous m'offrez en échange. Je vois que le mot « définitif» vous a surpris. Cette impression disparaîtra aussitôt que vous saurez dans quel sens il faut l'entendre. 11 ne s'agit pas pour moi, ni pour les personnes qui mo pressent d'écrire sur la Salette, d'un livre définitif historiquement, mais d'une œuvre d'exégèse ou de paraphrase, à la manière du Salut par les Juifs. En d'autres termes, je ne veux pas prouver un fait histo- rique, mais je voudrais agiter puissamment les âmes à propos d'un miracle très-unique supposé nécessaire à la Gloire de Dieu et dont je montrerais la magni- ficence cachée jusqu'ici. Projet qui mûrit en moi depuis trente ans et que je tiens à réaliser avant de mourir. Vos livres me seront très-utiles, non comme documentation, mais comme suc/gestion...

Piéponse d'Alfred P., toujours collectionneur

226 l'invendable

mais décidément imbécile. Je lui renvoie son pa- pier avec ceci :

Ma dernière lettre aurait pu vous paraître grave et méritait mieux qu'une réponse spirituelle. Restons-en là. La vie est courte et vous êtes vraiment trop inin- telligent.

15. Mon collectionneur, homme gluant, veut avoir le dernier mot : « Vous n'en êtes pas à une erreur près », m'écrit-il, « et celle qui touche mon inintelligence n'est pas la plus bles- sante ». Donc, c'est la plus blessante. Pauvre diable !

19. Les journaux parlent combien vai- nement ! de mon lamentable cousin-germain Emile Goudeau, mort hier. Ainsi s'éteignent, sans Dieu, les témoins de ma jeunesse.

21. Je me hâte vers la fin de mon Epopée Byzantine, entreprise il y a tant de mois I Je n'ai enterré, jusqu'ici, que trois empereurs sur huit.

22. Semaine religieuse. L'archevêque d'Auch, un Mgr Enard, ne veut pas du martyre procuré par l'huile bouillante, les tenailles ou

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le gril. C'était bon autretois. Il connaît un meil- leur martyre et qui frappe moins l'imagination. Je te crois I

Ce feu dévorant qu'il iaudra subir, dit-il, cette im- molation et ce martyre que la Providence nous ré- serve et dans lesquels il y a peu de gloire extérieure £ recueillir, c'est ceci : Série de iatigues poussées jusqu'à Tépuisement; de mépris volontairement subis et même cherchés pour atteindre les âmes ; de visi- tes quotidiennes à ceux qui ne viennent plus à nous ; d'instructions portées jusque dans les maisons : une bonté que rien ne lasse, la persuasion et la douceur inaltérables. Voilà le martyre, le vrai martyre de de-; main.

Pas un mot du martyre d'après-demain, c'est- à-dire des holocaustes d'argent, de la. pauvreté épousée dont cet archevêque ne veut pas plus que des tourments corporels. Que diraient les dames ? « Faire son salut », en gardant sa peau et sa galette. Tout est là. Oh! les troupeaux gar- dés par de tels pasteurs 1

24. Visite d'un jeune jésuite que j'ai beau- coup aimé, lorsqu'il n'était pas jésuite. Extérieu- rement il n'a pas gagné. En devenant homme il a grossi, épaissi. Il me faut bien une demi-

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heure pour me dégeler. Cependant la conver- sation me montre mieux son âme. Assuré- ment il me garde, comme il peut, son affection, dans un milieu déprimant. Il se félicite, cepen- dant, d'être jésuite, mais comme d'un moindre mal, semble-t-ii. Certains aveux de totale im- puissance, en ce qui regarde ses efforts pour me propager, me font voir, une fois de plus, combien il m'est impossible de pénétrer jus- qu'à ces gens-là qui ont la haine de l'Absolu et le mépris du Beau. Société vomie de Dieu, j'en ai peur.

29. Dernier chapitre du livre de Lord Ro- sebery sur Napoléon. Impression antérieure à modifier. Son admiration pour Napoléon est fort contestable et Rosebery est bien anglais. En cette qualité, comment aurait-il pu, même avec pins d'esprit encore, entrevoir seulement le sym- bolisme apocalyptique de l'Homme du Blocus continental ?

Affaire de l'abbé Delarue. Etonnante lange du journal le Matin qui a versé, dit-on, quinze mille francs à ce renégat pour la publication ul- tra-scandaleuse de ses Mémoires ignominieux.

I, INVENDABLE

Octobre

1er. Admission de Véronique à la Schola cantorum. Bienveillance exquise de Vincent dlndy.

2. Commencé le livre sur la Salette.

Lu un article de Ledrain sur le dernier livre de Huysmans : Les Foules de Lourdes. Il va sans dire que cet apostat de Ledrain voit en Huys- mans une colonne de l'Église.

7. Après lecture de quelques-uns de mes livres, une dame de G... m'avait écrit son admi- ration, demandant instamment la permission de me voir. Curieux de ce que pouvait être une personne si passionnée, j'avais donné cette per- mission. Elle vient aujourd'hui avec sa fille. Déception. Deux bécasses protestantes se disant très-pieuses et en très bons termes avec Dieu, mais n'ayant pas besoin d'intermédiaires, c'est- à-dire de prêtres ni de sacrements. Elles parais-

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sent venues dans le dessein charitable dem'opé* rer de mes écailles. Je congédie ces idiotes.

8. Pour gagner du temps, je lais usage, une première fois, de Y autobus. Ah ! je n'échapperai pas aux inv entions modernes. Il est vrai que c'était pour courir à la Nouvelle Reçue mon Épopée Byzantine est acceptée.

9. Ayant décidé de bon cœur d'écrire sur la Salette, il fallait que les documents nécessai- res, c'est-à-dire les moins connus, vinssent à moi. Gela commence aujourd'hui. Je n'aurai me me pas à les chercher.

13. Une personne chargée par Dieu et sa Mère, très-visiblement, de me documenter sur la Salette, inaugure sa mission en me conseil- lant de renoncer à mon entreprise.

14. Essayé vainement de lire les Foules de Lourdes de Iluysmans, p'çst trop ennuyeux, trop médiocre, et si peu chrétien l

10. Commencé le déménagement, la trans^ laiion de nos meubles de deuil et de misère, du

l'invendable 231

pavillon aimable où, du moins, nous pouvions souffrir sous des arbres, sous ces pauvres arbres qui vont périr dans une maison fétide et hargneuse de la rue Cortot j'ai été [bêtement] séduit par l'abondante lumière d'un atelier. Il faut payer d'avance, naturellement, comme par- tout, iniquité inconnue, il y a trente ans, que la lâcheté ou la vilenie de tout le monde encou- rage. J'y suis donc invité avec menace de l'in- dignation d'une propriétaire ignoble, si je ne m'exécute pas très-promptement.

18. Saint Luc, historien de Marie, gouffre de lumière et de douceur!...

19. Installation définitive, rue Cortot. Nous avons un atelier et delà lumière, beaucoup trop peut-être. Mais c'est tout. Le reste est laid, in- commode, sale et même sinistre,

21. Confidence de Véronique. L'aimable enfant, me parlant de ses compositions mélodi- ques, me disait en substance: «Je ne peux trou- ver ces choses que lorsque je suis triste, parce qu'alors je suis consolée de cette manière ». La profondeur d'âme de ma chère petite me serre le cœur.

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23. Voici que nous changeons, une fois en- core, de gouvernement. Chaque fois que la Ré- publique ôte sa chemise, c'est pour en mettre une plus merdeuse. Le maître, cette fois, le dictateur, c'est Clemenceau, environné de ses domestiques, parmi lesquels Briand le soute- neur et la fille Picquart. A quelle curée vont se livrer encore ces chiens ?

Le Pape est ostensiblement méprisé, déso- béi, jusque parmi les prêtres dont plusieurs, déjà, sont schismatiques déclarés.

25. Lettre, sur le Mendiant ingrat, d'une personne digne d'être recommandée à la Société protectrice des animaux. Elle n'a vu, absolu- ment, dans mon livre que la lettre à de Groux du 3 décembre 1894, je parle en effet des botes, et elle n'a vu, dans cette lettre, que les quelques lignes concernant strictement les bê- tes, sans apercevoir ce qui est autour. Je vou- drais que les mâles ou femelles hujus modi ne me souillassent plus de leurs louanges.

Il commence à pleuvoir dans notre atelier.

2G. Je lis à petits coups les Foules de Loar- des. Ennui toujours et bonnes intentions proba-

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blés, malgré les défauts horribles signalés dans mes Dernières Colonnes, desquels l'auteur ne se guérira jamais. En voilà un qui ne se méprise pas ! Une fois do plus, la conversion de Huys- mans est, de toutes mes œuvres, la seule qui ait réussi et celle dont je suis le moins fier,

27. Apparition d'un ami de mes livres et de ma personne, que je vois pour la première fois. Que de tristesse et quelle tristesse sur cette no- ble figure! Il nous a touchés jusqu'à nous bou- leverser. Naturellement il souffre de plusieurs sortes, en particulier de la misère, ainsi qu'il convient à un amoureux de mes pensées.

28. Domine, non sum dignus ut intres sub tectam meum, sed tantum die verbo et sanabitur amicus meus Radulphus.

Achevé les Foules de Lourdes. Il reste cette impression d'un écrivain curieux et obstiné qui peut avoir çà et quelques trouvailles. Sa bonne foi semble indiscutable, mais non pas sa foi. Quant à l'indigence de son esprit, c'est à pleu- rer. Il comprend juste au niveau de tout le monde, avec des formes admirées de Lucien Descaves, et se croit un penseur en remâchant

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les plus vieux culots d'idées. Nul effort pour corriger ses défauts qu'il semble, au contraire, vouloir aggraver. Ah ! il est bien marqué du si- gne des sots qui consiste à s'acharner sur une gafle cent fois démontrée.

Novembre

5. Rencontré à l'atelier Brou un millionnaire anglais qui eut, un jour, cette originalité de payer le bronze de mon buste. Je veux croire que le temps des miracles n'est pas passé et que j'ai pu ne pas déplaire. Mais il m'a été impossible de lui cacher mon mépris pour les riches qui ne récompensent pas les artistes. Ici, je ne sais pas exactement dans quoi j'ai marché. J'ai cru com- prendre que cet homme répondait en alléguant le danger du bonheur pour les artistes parole qui ne pourrait pas être dite chez moi sans dan- ger.

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7. Dépêche terrible. Un des deux fils de Termier, aimable enfant de treize ans, vient d'être tué net par un ascenseur. Cette nouvelle m'assomme. Les pauvres gensl Est-ce leur récompense pour le bien qu'ils nous ont fait ? .-Lugubre octave de Toussaint pour cette famille.., Notre Dame de la Salette veut que ses amis pleurent avec elle. J'ai rarement fait autre chose depuis trente ans.

8. Vu la famille Termier. La douleur de ces chrétiens sans murmure est un spectacle déchirant. Vous savez, chers affligés, que votre enfant et votre frère vit toujours d'une autre manière, il est vrai, d'une manière inconceva- ble, et c'est cela qui fait tant souffrir.

9. H y a quelque chose de surnaturel dans la mort de ce cher enfant. Pour qui a-t-il payé et qu'a-t-il payé? Car nul n échappe à cette loi juste et misericordieuse.il faut toujours payer.

'10. Service funèbre. Revu tout mon passé de misère et de douleur, et nos deux innocents disparus et toijt le reste. J'ai serré les mains de mes amis désolés combien affectueuse-

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ment et avec quelle volonté d'atteindre leurs cœurs !

13. Envoi de la Femme pauvre à un homme pauvre et malheureux: « Ce livre, l'un des plus douloureux qu'on puisse lire, parce qu'il ex- prime éperdument la convoitise du paradis ».

10. Lettre de mon petit abbé de la Salette:

C'est fait! Les cochons sont à la curée de mon âme. La catastrophe finale est arrivée. Je suis prié de partir du séminaire, après les avoir tous fustigés en présence de Monseigneur, La partie était perdue de- puis longtemps ; je me suis donné le luxe suprême de sonner Phallali moi-même. Je leur ai tout dit, toutl Ah si, un jour, je fus bien inspiré, ce fut celui- là. J'en avais assez, à la fin, et j'étais écœuré des couleuvres que, depuis deux ans, ils me faisaient avaler. Je ne sais malheureusement pas ce que je vais faire, mais cela, au fond, est peu important. J'ai fait ce que j'ai cru, en conscience, devoir faire. Ils ont été obligés de m'écouler jusqu'au bout et je leur en ai fait entendre de belles vérités 1 Et cela à pro- 'pos de saint Thomas! Un discours débité en grande séance académique devant toutes sortes de pompeu- ses autorités. D'ordinaire on leur servait de l'eau tiède; pour une fois ils ont eu de la lave et, durant une heure et demie, je les ai tenus et louettés. Encore

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une fois, je fus, je crois, éloquent, parce que je vivais ce que je disais, terriblement...

Durant toute ma vie, hélas! il me restera celte plaie d'avoir vu les prêtres de trop près et dans les coulis- ses, et c'est affreux ! affreux ! Il y a de quoi perdre la foi, si on ne l'avait pas chevillée au cœur.

« Cherchez, avant tout, le royaume de Dieu et sa justice ». Que cette recherche soit l'unique et total but de votre vie. Que tout, chez vous, cœur, force, in- telligence, soit tendu vers ce point. Que votre âme halète d'épuisement dans cette course. Et omnia hœc adjicientur vobis. Vous recueillerez à pleines mains la calomnie, l'indifférence, le mépris, la haine. Votre grandeur sera dénommée monstruosité ; votre génie s'appellera folie. Tous, sarcastiques, s'écarteront de vous, le rire aux lèvres et l'ironie aux yeux. Et après quarante ou cinquante ans de cette torture, si vous n'avez pas, je le répète, la foi tenacement chevillée à lame et de l'enthousiasme plein le cœur, vous mour- rez fou de désespoir. Heureusement Dieu reste. Us n'ont pu le tuer dans mon cœur...

18. On me dit que Rodin est un grand homme qu'on cache volontiers. On finira peut-être par Y enfermer. Tel sera le résultat de ses tentatives de sculpture métaphorique et telle l'immola- tion d'un artiste véritable par certains critiques flagorneurs. Voilà vingt ans qu'on lui parle de son génie et qu'il s'en affole comme un renard

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à la queue duquel on aurait attaché uftbrandoç. Les grands hommes ordinaires se contentent d'être des bonzes. Ce tailleur de pierre est passé Bouddah.

23. Le comble de la misère humaine, c'est le mépris des pauvres pour les pauvres. Quand on pratique la charité envers les pauvres, sur- tout envers les pauvres abandonnés par les au- tres pauvres, on accuse terriblement ceux qui ne la pratiquent pas et on est traité en délateur.

24. À propos de la rapacité, du mercanti- lisme d'un certain clergé paroissial et, par suite, de tout le personnel. Un bedeau exprime à un sacristain, ou à une chaisière, leur commune vexationde la pénurie de grands mariages : « La crevette n'a pas donné cette semaine ». Huys- mans eût aimé cette horreur,

26. Lutte contre notre vieille femme de mé- nage, une vierge bardée de médailles et scapu- laires et,par conséquent, salope avec immunité. Cette gueuse antique a pour spécialité de détes- ter les pauvres et les enfants. Une espiégleiie insignifiante Ta mise en fureur contre nia (Mette

L INVENDABLE

que j'ai aussitôt défendue en imposant silence à la sorcière. Dévote belge, elle ne manquera pas de me vouer aux flammes éternelles.

27. « Envoyer de l'argent à Bloy, c'est le fondement de notre espérance ». Première phrase d'une lettre de Josef Florian.

28. Mes jours passent devant moi comme des étrangers que je ne distingue ordinairement que lorsqu'ils m'affligent ou me consolent et que j'ai tant de peine à me rappeler le lende- main, quand je dois écrire ce journal.

29 . A mon ex-petit abbé :

... Vous avez appris la catastrophe. L'énorme dou- leur de cette famille m'a bouleversé ; des plaies pro- fondes, anciennes déjà, se sont rouvertes en moi.. r Et quelle impuissance 1 On voudrait avoir, comme les Saints, pouvoir sur la mort, et on est des misé- rables. Depuis la consigne donnée par Jésus-Christ, les montagnes attendent en vain que nous leur com mandions de se déplacer. A peine avons-nous assez de foi pour faire nous-mêmes quelques pas. J'ai vu cet aimable enfant sur son lit de mort et j'avais honte de ne pouvoir le ressusciter pour la Gloire de Dieu et la merveilleuse édification de ses parents comme

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j'en aurais eu strictement le pouvoir et le devoir si je n'étais pas une ordure...

Période bizarre. Que va-t-il se passer ? Ce novembre finit pour nous seuls sans catastro- phe. Que sera décembre ? Fermera-t-on notre chère basilique? Aurons-nous encore des mes- ses? Il est bien remarquable que ce livre à faire sur la Salette et ces documents terribles sur le bâillon ecclésiastique mis à la Sainte Vierge me soient présentés en ce moment.

30. Il serait question de transformer Notre- Dame en une gare centrale du Métropolitain, lequel deviendrait alors infiniment dangereux.

Décembre

4. Travaillé à mon livre sur la Salet'c Cette histoire est bien plus mystérieuse qu'on ne pense. Tant qu'on a pu, on Ta obscurcie, au point que ceux qui devraient l'ensteignerTigno-

L INVENDABLE 211

rent. Il y a un cas de désobéissance, de pré- varication sacerdotale énorme, par quoi sont in- voqués et rendus inévitables les pires malheurs.

Cela au mépris des ordres formels de Léon XIII qui ne sut pas se faire obéir. C'est tout un drame et même un drame très-sombre.

Il est certain que les miracles, les guérisons étonnantes obtenues par l'invocation à Notre Dame de la Salette l'ont été par des personnes qui croyaient fermement, implicitement, au Mes- sage, sans même le connaître, assurées qu'en un tel événement, le plus extraordinaire depuis la Pentecôte, tout devait être infiniment admira- ble et d'une importance que rien n'exprimerait. Il y a des faits de guérison inouïs, très-diffé- rents de ceux de Lourdes, en ce sens qu'ici l'Es- prit-Saint paraît agir directement.

6. Lu le misérable livre d'un abbé Bertrand, prétendu historien de la Salette, lequel se gardo bien de parler du Secret de Mélanie, mais, en revanche, couronne du laurier à jambons de sa prose de séminaire tous les pharisiens qui ont bâillonné la Sainte Vierge et se prête complai- samment aux insinuations odieuses tendant à dcc -iibidérer autant que possible les deux cu- is

2 H l'invendable

fants. Naturellement cet ouvrage édifiant est recommandé par plusieurs évêques.

7. Déluge universel d'ordures et d'infamies. On ressuscite l'affaire Syveton. La Veuve et la Fille se vautrent chaque jour, monstrueuse- ment, dans les journaux. Toute abjection conce- vable est dépassée.

9. Mort de Brunetière, pion ou cuistre fa- meux qui disparaît après beaucoup de fracas, sans qu'on puisse désigner un livre, même mé- diocre, sorti de lui.

La sentimentalité, c'est d'avoir compassion des bourreaux de Jésus-Christ. Pauvres gens si mal payés pour tant de fatigue 1

Au dix-septième siècle, une dame au cœur tendre s'apitoya sur les pauvres chevaux qui écartelaient un homme de mauvaise mine.

10. Les journaux sont pleins de la Sépara- tion. Bientôt nous n'aurons peut-être plus de messes et, certes, beaucoup de catholiques se réjouiront en secret d'être ainsi délivrés de leur devoir, en attendant qu'on les «. déshabille de leur chair », comme il est dit dans le Déses-

i/itfvn

pcr\ L'accomplissement des choses vues par moi, en 80, est sans doute peu éloigné. Notre Dame de la Salette aura le terrible dernier mot.

Notre vieille femme de ménage entreprend de nous raconter, d'un air étrange, d'horribles histoires de messes noires et de voleuses d'hos- ties. Jeanne, indignée de cette manigance du démon qui envoie cette vieillarde porter chez nous son ordure, balaie immédiatement la mes- sagère.

11. Le froid me fait penser à la recomman- dation évangélique: Orate ut hieme non fiant et m'en voilà très-préoccupé. C'est demain, dit-on, que commencera la persécution effective. Plus de messes, plus de cloches, plus de sacrements, sinon en lieux privés. Orate ut non fiât fuga çestra in hieme.

Un jeune homme se tue d'un coup de revol- ver dans la cour de notre maison.

12. Un journal nous apporte les premiers bruits de guerre entre l'État et l'Église. Dès à présent, les assistants aux offices peuvent s'at- tendre aux scandales et aux outrages. On a

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perquisitionné ignoblement chez le nonce du Pape expulsé le jour môme et reconduit à la frontière. Clemenceau, interpellé à la Chambre à ce sujet, a fait la pirouette.Les bouffonnerie s de ce vieux pantin à tète de mort invoquent avec une force infinie les coups de pieds dans le cul.

13. Basilique du Sacré-Cœur. Tout le jour il a fallu pénétrer par une porte dérobée, avec la crainte d'un scandale, sous l'œil d'une demi- douzaine d'agents, les journaux officiels eux- mêmes ayant dit qu'on ne reculerait pas devant des provocations, à savoir des injures proférées par dlmmondes goujats qu'appuieraient aussitôt les policiers, en vue de condamner les injuriés.

Blaizot devient l'éditeur de mon Epopée Byzantine, imprimée et tirée à part, à ma demande, par la Nouvelle Revue qui l'a publiée. Ce livre ne lui aura pas coûté cher. 175 exem- plaires pour 100 francs, sans droits d'auteur! 4 francs l'exemplaire. Bénéfice éventuel de 700 pour 100. On sait que le premier devoir d'un écrivain est d'enrichir ses éditeurs. J'avais deux exemplaires sur Japon pour mes deux fil- les. Il m'a prié de lui en donner un. J'ai cru qu'il fallait céder. [Après deux ansj 'en saigne

l'invpndablr 2 15

encore et je me soulïlette moi-même quand j'y pense.]

Jour froid et triste. C'est l'époque néfaste le facteur ne vient que pour ses étrennes.

15. Rien de nouveau. Notre temps est si bas que même le mai complet est médiocre. Le superbe Clemenceau montre son impuissance avec beaucoup de morgue. C'est un mulet inso- lent, fier de porter des ordures qu'il croit des objets rares et précieux.

Relu une brochure déjà vieille sur le Secret de Mélanie qu'on veut expliquer, « Paris sera brûlé », dit cette révélation. Prétendre ou sup- poser que les incendies de 71 ont été l'accom- plissement de ces trois mots, c'est n'avoir pas le sens de l'Absolu.

16. Ma misère est telle que je lis du Cicc- ron, in Verrem.

17. Funérailles de l'Archevêque de Posen, primat de Pologne. Détail sublime. Il y avait une couronne immense donnée par les « enfants des écoles », une couronne d'épines! Le moyen, âge n'est donc pas fini.

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18. Les pauvres seuls donnent spontané- ment, les riches veulent être sollicités.

Expulsion de l'Archevêque de Paris, cardinal Richard, dépossédé de son palais. Foule énorme, cantiques, voiture traînée par des personnages importants, etc. Manifestation plus facile que l'abandon de sa peau ou de son argent.

Le vieux et millionnaire Cardinal a été re- cueillipar le millionnaire Denys Cochin. J'aurais voulu le voir s'en aller pauvre et demander l'hos- pitalité à des pauvres.

20. Voilà bien des semaines que je suis prive de toute consolation. Impossible de comp- ter comme telle une lettre de l'éditeur Stock précisant qu'il désire des dédicaces à ceux de mes livres qu'il possède II peut attendre et même brûler l'orme pour se chauffer.

A Stock:

Lors de notre dernière entrevue, il y a des mois, vous me déclarâtes que vous ne « faisiez plus que des affaires ». Nous nous séparâmes sur cette parole che- valeresque. Eh 1 bien, c'est mon cas aujourd'hui. Cha- cune de mes dédicaces vaut 50 francs net. Dans dix: ans, si je vis encore, ce sera 500 francs. Le présent autographe me constitue votre créancier.

l'invendable 2 17

21. Réponse de Stock à ma réponse. Tra- duction en français :

Mon cher Bloy. Je tiens à vous opérer de toutes vos illusions. Sachez que je suis un parfait idiot et un mufle comme il n'y en a pas. Cordialement.

A Termier :

... Vous n'avez plus de nouvelles de la rue Gortot, dites-vous. C'est vrai. Je n'osais pas. Je craignais d'être un « ami onéreux », comme ceux de Job, et je me sais la main si lourde ! Quand vous avez pris la peine de venir, je n'ai rien trouvé. Cependant j'ai passé deux fois par la porte que vous connaissez, avec des aggravations ou raffinements qui ont pu faire sangloter Marie sur son trône.

Je suis en 46, au moment que Dieu a voulu, soixante-dix jours avant l'Apparition. J'appartiens donc à la Salette, en une façon assez mystérieuse et vous avez été choisi pour me mettre en état d'écrire ce qu'il fallait écrire à la fin. Ce livre grandit dans mon âme, chaque matin, et j'admire qu'après tant d'années de gestation, il soit exigé de moi décidé- ment, à l'heure précise les plus terribles menaces de la Salette semblent devoir s'accomplir.

Ce que je pense? demandez-vous. C'est simple. Heureux et bienheureux ceux qui auront appris à souffrir. L'échéance arrive et il y a beaucoup à payer5 infiniment plus qu'on ne pense. L'infortune excep- ion nelle du fils de Louis XVI vous émeut. Qu'est-ce

248 l'invendable

pourtant que cette iniquité, en comparaison l'ini- maginable crime d'avoir bâillonné la Mère de Dieu depuis tant d'années, d'avoir bafoué ses avertisse- ments, ses ordres formels, ses prophéties, d'avoir mis en garde contre Elle ses enfants, d'avoir persécuté et déshonoré ses témoins? Mélanie une folle! Maxi- min un ivrogne! Calomnies indéracinables. Il n'y a pas de mots pour exprimer l'horreur de la Prévarica- tion qui consiste à choisir ce qui plaît dans le fait de la Salette et à rejeter comme rêverie ou mensonge ce qui ne plaît pas. Et on s'étonne de ne pas être exaucé ! Mais on s'étonnera bien plus de ce qui va venir, après des ajournements inconcevables et de prodigieux sursis.

J'ai été informé de l'imminence du cataclysme en 1880, exactement le 19 septembre, à la Salette même, un peu après la publication ou plutôt la diffusion du Secret de Mélanie. Depuis, l'attente continuelle des divines Catastrophes est devenue ma raison d'être, ma destinée, mon art, si vous voulez. J'ai toutes mes ra- cines dans ce Secret et c'est pour cela, sans doute que l'universelle conspiration du silence a tenté de m'assassiner. J'ai passé vingt-six ans à m'indigner de ne pas voir le Déluge.

Que vous dirais-je de plus? Attendez mon livre. Vous êtes un homme de si bonne volonté que Dieu vous fera voir la miséricorde merveilleuse dont vous avez été l'objet, le très-douloureux objet, mon cher ami.

I/INVENDÀBLB 2 10

£2. Document pour l'histoire do la sottise et de la vilenie infernales des catholiques mo- dernes, trouvé dans la Semaine religieuse do Paris : Apparitions et nies animées de Lourdes. Je manque de courage pour copier ce programme ignominieux de « l'Œuvre des Vues cinémato- graphiques religieuses», œuvre inventée et pro- pagée par le journal La Croix. Une vue animée de riramaculée Conception 1 C'est déjà énorme, mais il y a mieux.

À chaque séance on donnera alternativement soit la Vie de N.-S. Jésus-Christ, soit la Passion et un grand choix de scènes amusantes composées spécia- lement pour nos spectacles recommandés aux Ecoles chrétiennes, Patronages et aux personnes bien pen- santes.

Ces gens sont à faire peur.

26. Saint Etienne. Marie d'Agreda raconte que, parmi les pierres qu'on jetait au Proto- martyr, il y en avait quelques-unes qui péné- traient dans sa tète et qui y restaient rouges de on sang. Je reconnais ma manière et je me appelle bien un silex très-coupant qui dut être mcé par moi. La prière suprême de cet homme e Dieu me fait obtenir des larmes.

250 l'invendable

Une masse de neige est tombée celte nuit et j'en ai entendu, sur mon vitrage, le doux et ter- rible bruit. Mais quelle peine de voir cette neige, tamisée par les fentes ou les cassures, tomber dans ma pauvre chambre, en une sorte de pluie fine et brillante! C'est ainsi qu'une vieille pro- priétaire honorable nous loge pour beaucoup d'argent.

A propos du prix Goncourt ,

ENQUÊTE DE « GIL BLÀS » LÉON BLOY

Je suis monté au sommet de la colline, sur les di- vines hauteurs de notre Montmartre, vivent, dans de défectueuses maisons, les derniers ermites de l'idéal.

Nous sommes dans une chambre nue et nous cau- sons timidement :

Je ne suis pas préparé à cet interrogatoire, me dit l'utile et probe auteur de YExêgèse des Lieux communs, je ne suis pas au courant, ou si mal...

Léon Bloy se plaît alors à rappeler les visites lit- téraires que lui firent, il y a deux ans, nos confrères Louis Vauxcelles et Georges Le Gardonnel :

A ce moment-là, j'avais un nom dans la tête,

l' invendable

parce que j'avais lu Bùbù-de-Montp&r liasse; ce nom- là, je l'ai donné à vos confrères : c'était celui de Charles-Louis Philippe. Bien que la donnée du livre fût contestable, l'art de cet homme m'avait étonné.

Mais qui est-ce qui mérite le prix ? s'écrie Léon Bloy, dont la voix soudain déborde, comme animée d'une sainte colère ; qui mérite le prix ? Est-ce que je ne mérite pas ? Ne suis-je pas le pauvre homme de lettres.

Oui, mais il y a la tradition des petits frères : les petits frères ceci, les petits frères cela. Leur prix, ils feraient mieux de se le donner mutuellement : « Tu as fait un livre cette année, mon vieux, voilà le prix 1 » Mutuellement ils se diraient cela chaque année.

Leur Académie Goncourt, c'est une verrue sur le nez de l'Académie française.

El je les connais à peu près tous. Huysmans est un égoïste et un orgueilleux ; je ne vois pas Huys- mans donnant avec bonté un prix et des louanges à un jeune écrivain ; il n'est capable que de lui faire dédaigneusement l'aumône.

Et Mirbeau, avec sa temme de chambre, il est . hiial. Us ont tous du génie. Ils nous ont produit * au, auteur d'un livre illisible, et Frapié, le pleur-

cheur. Ils sont effarants!

Je me lève et remercie et salue avec respect ce i ontempteur des dieux académiques.

30. Un ami me parle de Lazare ressuscité

252 l'invendable

par ces mois: Lazare veni foras, dits par Jésus pleurant. Lueur d'exégèse. Je pense aux mots de Caïn à Abel : Egrediamur joras.

31. Le Désespéré est épuisé depuis dix ans et on le demande sans cesse. Pourquoi ne puis- je trouver un libraire qui consente à le réédi- ter?Réponse lumineuse donnée par l'un d'eux : Je suis trop l'ami de Léon Bloy pour deve- nir son éditeur. Ce ne serait plus une affaire.

IQO

9°7

Janvier

2. On signale un article paru, il y a quinze ou vingt jours, j'étais nommé. Huys- mans aurait parlé de moi, en souriant, dans un cabaret, à propos du prix Goncourt. Pauvre homme qui va mourir !

A Gatumeau. Parlé de mon désir de trouver un autre éditeur que le Mercure qui est un « ca- veau de famille » :

Vous êtes, à peu près, l'unique parmi ceux qui se nomment confrères, à avoir va en moi la «douceur » et c'est pour cela que je vous aime. Étant, au fond, un amoureux et un naît, je. n'ai jamais pu prendre mon parti de l'injustice et de la stupidité de mes ju- ges. Huysmans qui me doit son âme, se réjouit de ma souffrance, dans certains lieux publics. On vient de me l'écrire. Ah ! le malheureux ! le malheureux I

3. Lu dans Y Echo de Paris l'enquête sur

L INVENDABLE

la persécution prussienne dans les écoles d'en- fants polonais. Rien ne peut être imaginé de plus atroce et je n'ai jamais rien lu qui m'ait donné une idée plus complète, plus définitive, de la bassesse protestante. Et cet empereur al- lemand, avec son million de soldats, ses innom- brables canons et ses moustaches poignardant le ciel, se faisant battre par quelques petits en- fants !

5. Lu l'assassinat d'un père par ses deux jeunes enfants, la fille l'assommant et le gar- çon le saignant comme un porc. Justes fruits d'une bonne éducation républicaine. De pareils faits se multiplieront. Il y a dans l'air comme un souffle de possession diabolique.

7. On me demande l'adresse de Bigand- Kaire, dédicataire de la Femme pauvre. Réponse:

... Il y a huit ans que je n'habite plus le Grand Montrougeet il yen a au moins neuf que j'ai renoncé à découvrir la piste du capitaine Bigand-Kaire, dont la disparition est un des mystères innombrables qui m'environnent.

11. Je fais savoir à quelqu'un que je suis

2571

plus déterminé que jamais à manquer de pru- dence et à citer les noms des canailles qui ont outragé, bâillonné Notre Dame de la Salette, s'opposant au salut qu'elle nous apportait. Il n'y a qu'une manière de ne pas trahir, c'est de combattre, et on ne peut combattre qu'en se ser- vant de ses armes. Quant aux dévots, il en est d'eux comme des duchesses ou des ânesses dont parlait Balzac, la seule manière, c'est de taper dessus à coups de trique.

13. —Un décret signé du nom boueux de Fal- lières décide que désormais les pièces de 20 fr. ne porteront plus les mots : Dieu protège la France. Réponse, dirait-on, à la dernière Ency- clique établissant l'incompatibilité absolue du Christianisme et de la démocratie actuelle. Rô- les changés bien étrangement. C'est le Coq qui renie et c'est Pierre qui chante.

17. Ma Résurrection de V illier s de Vlsle~ Adam paraît chez Blaizot. Cette résurrection, c'est le monument de mon ami Frédéric Brou. J'ai rêvé de lui procurer ainsi des souscripteurs. [A la veille de 1909 nous les attendons encore. J Après Y Epopée Byzantine éditée par le même

17

253 L INVENDABLE

bibliopole on sait avec quel profit pour moi, voir plus haut, page 244, ce nouvel ouvrage ne paraît pas non plus une trop mauvaise affaire. Mille exemplaires à 4 francs et vingt-cinq à 20 francs, 4.500 francs, si on vend tout; 2.250, si on ne vend que la moitié, minimum tout à fait probable. Droits d'auteurs obtenus en manière d'aumônes et par petits paquets, à force de sup- plications, 200 francs, je crois, somme couverte surabondamment par l'abandon du manuscrit autographe d'un débit certain. Pas de contrat. Le fin du fin, quand on est le plus fort, c'est de ne rien écrire, Il m'avait semblé que cet homme aurait pu me gratifier. A l'approche du *our de Tan, crevant de misère, espérant le mettre à Taise ou l'attendrir, je lui ai demandé quelques bonbons pour mes fillettes. J'ai récolté dix francs qu'il m'a fait attendre trois jours. Blaizot passe avec raison pour l'un des éditeurs les plus intè- gres et les plus généreux de Paris.

18. Dédicace de la Résurrection à Léon Hennique : « D'un confrère déjà vieux qui n'a même pasFexcuse d'être un repris de justice».

19. Documents sur la Salette. Cette his-

l'invbndablb

toire est, comme celle de Louis XVII, pleine de surprises. Plus on y pénètre, plus on est épouvanté.

20. Autres dédicaces : « Jacques, Raïssa, Véra, mes bien-aimés, obtenez ma résurrection d'entre ceux qui se disent les vivants et dont les ùmes asphyxieraient des vautours ».

« A mon très-cher ami Henri Barbot, Dieu est-il le Maître, oui ou non ? Oui, n'est-ce pas? Alors qu'est-ce que nous foutons ici? »

L'immoralité vraie d'un roman, môme très- impur, consiste à n'être pas le récit d'un geste de Dieu. Passé trente ans, les êtres profonds ne peuvent plus lire que l'histoire. Fruit de mes lectures depuis un quart de siècle : Tous les événements de l'histoire sont contemporains.

26. Douzième anniversaire de la terrible mort de notre petit André. Ce matin, Jeanne me parlait de la puissance des impressions dans les rêves. C'est très- simple, ai-je dit. Dans le sommeil, Fâme est désarmée, avant-goût de la vie future, heureuse ou malheureuse. Alors Fâme sera sans défense contre la douleur ou sans défense contre la joie. . Ma chère femme,

£60 l'invendable

à ces mots, s'est jetée à mon cou en pleurant

27. Jésus enfant, donnez-nous votre pau- vreté pour que nous ne manquions de rien. Jeanne.

28. A un ami :

Ce n'est pas la première fois, ni la dernière qu'on m'aura reproché d'être obscur. Cela tient à ce que marchant très-en avant de mes compagnons, j'ou- blie quelquefois qu'ils ne sont pas à portée de m'en- tendre. Ne vous scandalisez pas de cette façon de parler que les dévots rie manqueraient pas de trouver fort orgueilleuse. Je vous dis bien tranquillement que je parle comme il faut parler, ayant une mission précise et une destinée tout exceptionnelle. Assuré- ment tous êtes un homme de bonne volonté à qui la paix in terra ne sera pas refusée. Votre premier mot, d'ailleurs, est celui de saint Paul foudroyé : Quid me vis facere ?

Cependant je trouve que vous faites ma lettre trop « obscure ». Il me semble qu'il vous eût été facile de me comprendre si vous l'aviez voulu avec éner- gie. Ma lettre tout à fait inattendue, je le vois bien, et qui, pourtant, devait nécessairement venir un jour, puisque je vous suis envoyé, avait surtout pour objet de vous avertir du voile qui est entre vous et la lu- mière.

Voici vos expressions : « Je ne manque pas de

l'invendable 261

foi... Personne n'a plus d'amour que moi... Peu d'hommes ont, autant que moi, le désir de la gloire de Dieu ». Le saint que je voudrais être vous répon- drait : Mon cher P..., aimé de Jésus et de Marie, pourquoi ne diriez-vous pas avec moi, pourquoi ne dirions-nous pas ensemble ceci: « Je manque de foi; personne n'a moins d'amour que moi ; peu d'hom- mes onl, aussi peu que moi, le désir de la gloire de Dieu ».Ah 1 que ce serait beau et que ce serait vrail Si vous obéissiez à Notre Seigneur qui veut être mangé chaque jour,vous verriez clair,vousne m'écri- riez pas que vous « croyez être dans la voie droite, que vous n'avez à vous reprocher que des défaillan- ces journalières,... enfin qu'un changement radical, dans votre façon de vivre, ne vous paraît pas exigé*. C'est exactement le contraire que vous m'auriez écrit et en l'écrivant, vous auriez eu un éblouisse- ment d'amour, au lieu de la tristesse et du trouble.

Comment ne comprendriez-vous pas cela? Il no sert de rien de dire que vous êtes « un misérable pécheur ». Vous Têtes moins que moi et nous le sommes peut-être, l'un et l'autre, moins que saint Paul avant la foudre. Il ne s'agit pas de ça. Il s'agit d'obéir à Dieu, c'est-à-dire de tout vendre, de tout quitter, de détruire en soi l'esprit du monde ..

Voilà, cher ami, ce que je peux vous dire de la part de Celle qui pleure. Vous êtes appelé, je le sais, je le vois et j'ai le devoir de vous en instruire. Les chré- tiens du monde sont immobiles et contents d'eux-mê- mes. Les autres, en petit nombre, sont des torrents

262 l'in vendable

jamais satisfaits. Dieu vous veut saint ; je ne dis pas vertueux, ni honorable, ce qui suffit aux bourgeois, mais saint, et il saura vous y contraindre, fût-ce par d'effroyables douleurs. Il vous tire à lui, chaque jour, par la fleur de vos entraillesqui est dans le Paradis.., Vous ne savez peut-être pas que la conversion des honnêtes gens est incomparablement plus miracu- leuse que la conversion des scélérats.

30. A une dame épouvantablement riche qui m'a envoyé 200 francs, pour m'aider à faire mon livre :

Madame, vous savez combien je suis inapte au re- merciement. Notre Seigneur a dit qu'il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir et j'ai passé la plus grande partie de ma vie à sentir, de manière ou d'autre, cette vérité éternelle. Étant des Images et des Ressemblances de Dieu, il va de soi que les hom- mes — et même les dames sont faits pour donner toujours et que ceux qui ne donnent pas se configu- rent aux démons. De la part de Notre Dame de la Salette,dont je suis le très-humble esclave, je m'em- presse donc de vous léliciter, en regrettant que vous n'ayez pu faire davantage pour le service de notre •Souveraine.

A Gustave Schlumberger :

Je voudrais savoir si mon étude, L'Épopée Byzan- tine et Gustave Schlumherger, vous a plu. Je m'y suis fort dépensé, ayant conçu un vrai désir de sacrifier

l'invendu 263

au membre do l'Institut que vous êles Je farouche pamphlétaire qu'on veut que je sois, en retour du plaisir extrême que m'avait donné votre somptueuse histoire du dixième siècle Byzantin. Immolation qu'on a peine à croire. Vous savez, pour m'avoir un peu lu, que mes croyances, mes sentiments et, plus que tout, ma façon de les exprimer éloignent de moi, comme par une valide main, la multitude. Depuis le com- mencement de ma vie littéraire, je dois me con- tenter du suffrage de quelques esprits. Vous jugerez sans doute équitable de ne pas me priver de cet uni- que salaire.

31. Atelier Brou. Admiré sa Gloire de Vii- liers qui devient une fort belle chose, une grande œuvre de sculpture. Je continue à igno- rer comment peut subsister ce pauvre héros.

Lecture de Thiers (Baylen). Etonnante féro- cité des Espagnols qui se montrèrent plus en- ragés,plus diaboliquement dénués de générosité, en combattant pour leur royauté pourrie, que la pire canaille de France en démolissant la mo- narchie très-chrétienne. Aînesse et supériorité de ta France, même en ses plus horribles jours. Elle a beau faire le mal, elle ne peut en don- ner l'exemple qu'à des inférieurs. Elle ne des- cend jamais que jusqu'à un certain point et il sort toujours d'elle une Main divine.

264 l'invendable

Février

2. Chandeleur. Jésus est présenté au Tem- ple par un froid terrible.

Réponse à une lettre de Godefroy me repro- chant d'avoir insinué je ne sais quoi. Enorme ! Les insinuations d'un obus à la mélinite !

Schlumberger m'exprime sa satisfaction au troisième degré au-dessus de la glace, assez loin des orangers, « J'ai trouvé que vous étiez bien dur pour les protestants dont je suis». Ce mem. bre souffrant de l'Institut, à qui j'ai donné ce que nul de ses collègues n'eût espéré sans dé- mence, ne comprend pas que j'ai miséricordieu- sement écarté de lui une pire tribulation en lui épargnant ma douceur.

5. A un bienfaiteur :

C'est une difficulté bizarre que j'ai souvent éprou- vée d'avoir à écrire affectueusement et de tout son cœur à quelqu'un qu'on n'a jamais vu. Cependant il

265

y a entre vous et moi l'admirable cœur de Pierre Ter- mier. Cela vous a suffi pour traiter avec bonté un chrétien situé loin de vous et que son mauvais renom vous eût empoché de jamais connaître. Ce que fait Dieu est admirable et sa Main est ici tellement vi- sible que je me sens avec vous comme une parenté spirituelle. Nul ne sait qui est son plus proche, nul ne le saura que dans la Lumière et c'est une faveur très-insigne de rencontrer, ici ou là, après des dou- leurs immenses, quelques frères probables, quelques cousins supposés du Paradis.

Ma destinée est si singulière, je suis si en dehors de la voie commune que cela m'arrive assez fréquem- ment. J'ai eu des amis passionnés, me donnant des preuves d'un dévouement héroïque, mais séparés de moi corporellement par des obstacles invincibles et qui sont morts sans que je les aie vus. Dieu ne vou- dra peut-être pas qu'il en soit ainsi, de vous à moi. Vous savez par Termier,qui fut mon excitateur, l'œu- vre que j'ai entreprise et qui ne sera certainement pas ce que quelques-uns pourraient prévoir. Pour tout dire en peu de mots, je vais à la Salette comme Christophe Colomb à la découverte du Nouveau- Monde, avec peu de vivres et un équipage dont je ne suis pas très-sûr, mais dans la plénière et cons- tante volonté de périr parmi les tourments, si cela est nécessaire ou seulement profitable. Notre Sei- gneur et sa Mère savent exactement le compte des âmes qui prieront pour moi.

26ô l'invendable

6. Un inventeur qui a du flair me demande quatre mille francs pour tirer parti d'une décou- verte qui changera très-probablement la face de la terre. J'ai connu plusieurs de ces êtres privi- légiés qui ne se lassent pas Jusqu'à la mort, de faire tourner le globe sur leur petit doigt.

8. Lettre de Josef Poiàk, mon jeune prêtre de Moravie :

,o. Librum tuum novissimum de Byzantia,pulchro icône ornatum quamprimum lecturus sum. In his diebus, librum Quatre ans de captivité meditor et admiratio mea crescit quotidie. Liber hic rêvera the- .saurus insestimabilis est, catena aurea sublimiorum revelationum et illuminationum, interminabilis co- ruscatio. Non possum satiari legendo. Vere qui haec gustant esuriunt ; qui bibunt, adhuc sitiunt...

Je suis content et honteux de ce témoignage qui n'est malheureusement pas un bref du Pape, honteusement content, pour parler net. Tant mieux, après tout. J } écris pour les âmes et de tels résultats me font penser que je n'ai pas reçu la mienne en vain.

Éloge académique du cardinal Perraud, lu hier par son successeur, le cardinal Mathieu, qui ne saurait plus faire aucun usage de la vie s'il

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renonçait à admirer ce successeur de Talley- rand,

9. ~ J'apprends que le récit de la vie intime de Mélanie (de la Saleite) -avant V Apparition fera un volume in-8° (!).Le monde chrétien a donc été, plus d'un demi-siècle, dupe de la plus diabolique imposture, le démon ayant réussi totalement à dénaturer l'histoire d'une sainte et de quelle sainte ! J'ai lu quelques extraits qui sont inouïs.

A Florian :

... Ah l que j'ai appris de choses depuis le mois d'août, depuis notre rencontre sur la Montagne ! Je suis forcé de croire que Dieu et sa Mère veulent ab- solument mon livre, car les lumières de toute sorte, les documents les plus précieux, les plus cachés vien- nent à moi sans que je les cherche, comme si j'étais exactement le niveau demandé par toutes ces eaux du ciel. C'est admirable, incroyable 1 La Salette est cent iois plus belle qu'on ne pense. C'est une mani- festation à laquelle rien ne ressemble et le Miracle tel qu'il laudrait le présenter est un monstre de splen- deur à taire chavirer les intelligences...

12.— Mardi gras. Lu, avec succès, Je m9 accuse... s une maison très-correcte, en présence de

268 l'invendable

jeunes filles très -bien élevées. C'est étonnant ce qu'un famélique peut faire avaler en carna- val,

15. Brumaire, par Albert Vandal. « Napo- léon, dit l'auteur, offre le type de l'humanité intégrale, » J'avais cru, jusqu'ici, que cela ne pouvait être dit que de Notre Empereur et Roi, Jésus-Christ.

18. Brumaire. Est-il bien vrai que le Bo- naparte de ce coup d'Etat est si loin de ressem- bler à celui de Rivoli ou des Pyramides ? Ce serait trop étonnant de ne pas lui trouver ici cette immense fermeté d'âme qu'on admire par- tout ailleurs, excepié, peut-être, aux heures trou- bles des inexplicables Abdications.

21. J'apprends qu'un certain prêtre qui me traita fort goujatement l'année dernière, est actuellement poursuivi pour faux, lui qui disait que Mélanie était une faussaire !

24. Solidarité universelle. Nous agissons toujours pour ou contre quelqu'un, sans le sa- voir. Voici un fils qui afflige son père. Ce père,

y

l'invendable

coupable d'une autre manière et trop dénué de foi pour déplorer son propre crime, est forcé par la Justice de pleurer sur la misère morale de son enfant. Cela à l'infini. Combien de fois n'arrive-t-il pas qu'un juge condamne le mal- heureux chargé de payer pour lui ?

25. Envoi de la Résurrection de Villiers de FIsle-Adam à mon ami Polâk, le prêtre morave :

In aures luasnimis benevolaset nimiopere apertas, non verba aureaet luculentissima ut dicis, in er - rorem labens sed contra, metuo, fera sonantia aut cymbala tinnienta,humillime et valde amiciter mitto. Léo Bloy, cognomine : Caïn Pedibus-Nigrovigens (id est, Caïn Marchenoir).

Lu un article d'Hanotaux qui signale avec un discernement équitable les fautes du Pape. Son admiration pourBriand et Clemenceau n'a pres- que pas de bornes.

28. A un prêtre confident de mes travaux sur la Salette :

... Vous m'avez délivré d'un poids en m'apprenant que vous avez si peu d'objections. J'ose croire que vous en aurez de moins en moins. Vous seriez l'homme cl, surtout, le prêtre le plus extraordinaire, si vous

270 l'invendable

ne faisiez pas au moins le geste de me détendre vo- tre porte.

Tout ce que vous pourriez m'opposer et vous ne m'opposez vraiment pas grand'chose serait tenu pour rien, tomberait devant cet aveu que mon cas est « exceptionnel ». Dès lors vous y êtes en plein. C'est bien cela qu'il faut comprendre. J'ai passé une partie de ma vie à demander bien vainement au Pape la « voie exceptionnelle », en ce qui regardait la Béa- tification de Christophe Colomb, indéfiniment ajour- née par l'infâme Congrégation des Rites qui deman- dait 200. 000 francs pour introduire la Cause. J'invitais le Souverain Pontife à jeter par-dessus bord cette Sacrée Congrégation qui déshonore l'Église, et Léon XIII, aussi bien que Pie IX et les autres, savait iort bien à quoi s'en tenir. Mais Innocent III et Bo- niface VIII sont loin...

Cependant nous allons tous, aujourd'hui, à l'excep- tionnel, que nous le voulions ou que nous le voulions pas. et c'est parce que je le veux plus que personne et avant tout le monde, que je passe pour impossible, en attendant d'être jugé plausible ou même nécessaire.

Vous me parlez du « grand public auquel mon ouvrage s'adresse ». Erreur. Je n'écris pas pour le public, grand ou petit. Mes livres sont faits pour quelques-uns qui sont des chefs selon Dieu et qui peuvent conduire le bétail. Mon style seul, ma forme littéraire est une ligne de démarcation que ne dépas- sera jamais aucune foule. Je vise à la tête pour être sûr de ne jamais atteindre plus bas que le cœur.

L [NVRNDABLB 271

La parole de Mélanie : « Ils ne feront souffrir per- sonne », veut être entendue. Il s'agit de la Vérité, n'est-ce pas ? Or la Vérité (nom de Jésus, Ego Veri- tas) fait toujours souffrir. Mélanie et tous les Saints, Martyrs ou Confesseurs, ont fait souffrir en disant la Vérité, de même que Jésus a fait souffrir les mar- chands du Temple en les fouaillant comme des chiens... Gomment pourrions-nous être des amis de Dieu si nous ne faisions pas souffrir quelqu'un, ne fût-ce que le Diable ? Plus qu'un autre je dois con- gédier toute préoccupation du lecteur. Un homme tel que moi n'a pas à plaire ni à déplaire. Soldat de V Absolu, j'ai la consigne de dire la vérité n'imparte à qui et à n'importe quel moment, en attendant le martyre épouvantablement douloureux que j'espère et que j'implore, depuis des années, comme témoin de l'Immaculée Conception et de Notre Dame des Sept Douleurs, Voilà.

Mars

2. Un Jeune homme vient de la part d'un bas-bleu qui veut me connaître. Cet ambassa- deur me déclare qu'il ne se serait pas chargé

272 - l'invendable

d'une démarche aussi ridicule si la lecture toute récente du Désespéré ne lui avait donné à lui même le désir de me voir. Jusque-là, il n'avait même pas voulu entendre parler de moi, per- suadé que j'étais le dernier des hommes. Tou- ché de cet aveu, je le congédie en le priant de décourager son bas-bleu.

3. Impôt sur le revenu. Dispositions du projet de loi concernant les gens de ma sorte, exerçant des professions dites libérales. Je se- rais forcé, chaque janvier, de déclarer mes recettes de l'année, avec pièces justificatives... On parle aussi de la variole noire dont on est menacé. Tout le monde serait vacciné de force. Tourment de ne pouvoir fuir un pays si bête 1

4. Je demande, comme toujours, secours et courage. Depuis quelque temps, même lorsqu'il y a de l'argent, j'ai une sorte d'angoisse per- manente, comme si un danger formidable me menaçait, comme si toute ma pauvre nature tremblait à l'approche d'un cruel supplice, ac- cepté pourtant.

5. Évangile de la férié (Matth. 18) : Quœ-

l'invendable 273

cumque alligaveritis... et quœcumque solveri- tis... C'est un triomphe des protestants d'oppo- ser ce texte à celui du môme évangéliste, chap. 18 : Quodcumque ligaveris... quodeumque sol- veris, pour nier l'investiture unique et la suprématie absolue de Pierre. Je me rappelle qu'en Danemark, le professeur Moltesen, lu- mière d'Askov, prévoyant une discussion, avait préparé un Novum Testamentum ouvert à cet endroit et qu'il le mit sous mes yeux pour me confondre.

17. Un curé bienveillant me prédit que mon livre ne se vendra pas. « Vous êtes, dit-il, trop irrespectueux du cerveau des autres ». C'est vrai.

23. Réponse au curé bienveillant :

...Vous recevrez ma Femme pauvre dans la semaine de Pâques, époque de délassement pour un prêtre. J'espère que ce livre,/)ù j'ai mis toute mon âme, vous paraîtra, en effet, « captivant ». Il n'en existe pas de plus douloureux.

Je ne suis pas content de votre dernière lettre. C'est à croire que vous n'aviez pas pris le temps de lire la mienne. Voici vos paroles qui vous étonneront vous- même : « J'attendais mieux, j'attendais de vous un

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livre qui se vendît ». Mais mon cher ami, je ne suis pas dans le commerce et, après ce que je vous avais écrit, je suis un peu stupéfait d'une objection si com- plètement humaine... Enfin vous priez pour moi, c'est l'essentiel.

C'est vrai que je respecte peu le cerveau de la plupart des contemporains dont vous connaissez par- faitement l'imbécillité. Vous avez vu et montré la sot- tise de Spinoza, de Fichte,de Schelling,de Hegel, de combien d'autres encore. Toutes les dupes de Satan sont immédiatement vouées à la sottise. Le philosophe Blanc de Saint-Bonnet a écrit un livre, malheureuse- ment insuffisant, intitulé avec une sorte de génie : De V Affaiblissement de la Raison. Tout chrétien capable de protondeur conviendra qu'il est impossible, en effet, de perdre la Foi sans perdre, jusqu'à un certain point,Ia Raison qui est la faculté par laquelle on con- naît Dieu. Un homme opposant la Raison à la Foi est aussi stupide qu'un cavalier qui ne donnerait pas à manger à son cheval. Or vous savez que c'est le niveau actuel, non seulement des mécréants, mais de la plupart des catholiques. Je vous serais reconnais- sant de me dire comment je pourrais m'y prendre pour ne pas mépriser ça.

Je ne prétends pas «imposer de force ma manière de voir ». ainsi que vous le dites. Je veux seulement rendre témoignage à la Vérité. Cela je le veux de tout mon cœur, comme les martyrs sous le couteau. Quant à V habileté ^ je n'en veux pas. Je la remplace par la confiance en Dieu...

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27. Voir, dans chaque mot do l'Écriture, ua vase plein du Sang de Jésus-Christ.

28. Un ami vient de découvrir mon Exèn gèse des Lieux communs, lue déjà, mais jusqu'ici peu comprise. Il s'exprime ainsi : « Je vois deux époques dans ma vie : celle je n'ai pas connu Léon Bloy et celle je l'ai connu », Semblable à d'autres, il était si loin de moi qu'encore au- jourd'hui, il me découvre peu à peu.

29. Vendredi Saint. Je connais des âmes merveilleuses. Aussitôt que Jésus les a regar- dées, c'est la sainteté, sans étapes.

Notre Véronique est pleine de compassion pour un de nos amis qui vient de perdre sa mère. Afin de consoler cet affligé, elle a compose une sorte de cantique sur Marie douloureuse, Mère et Consolatrice des bourreaux de son Fils. Je ne sais comment dire la joie qui me vient de cette enfant.

31. Dimanche de Pâques. Grand'messe à la basilique. Décidément ces concerts ne me réussissent pas. Il m'a fallu entendre une horri- ble musique de foire, à faire danser les animaux

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savants, sous prétexte d'une fugue de Bach. Je n'ai pu cacher mon mécontentement extrême et j'ai répandu la tristesse autour de moi. Joli résultat.

Avril

1. Aux Maritainen leur envoyant une copie de mon chapitre sur le « Paradis » :

Voilà, mes chers filleuls, ce que vous offre le par- rain, en manière d'œufs de Pâques. Il me semble que je ne pourrai jamais laire mieux que ce chapi- tre. Accueille-le, douce Raïssa, comme une réponse à ia lettre si belle. Non seulement l'Ordre des Apô- tres des derniers temps existera, mais je me persuade que nous sommes désignés pour faire partie de leur troupe. En ce qui me concerne, il y aura bientôt trente ans que j'en suis sûr.

Voici un conseil que je vous donne avec mon Pa- radis. Peut-être même est-ce un de mes secrets que je vous livre. Vous avez lu dans le Salué par les Juifs que Dieu ne peut parler que de Lui-même. Or Dieu, c'est Jésus, et nous sommes ses me mires. Donc l'Es-

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prit-Saint est forcé de parler en même temps de nous et chacun est en droit de s'appliquer à lui-même, en cette qualité, chacune des paroles du Livre Saint. J'aurais beaucoup à dire sur un tel sujet. Je m'en tiens à ce conseil tout à tait pascal. Faites ainsi et vous serez stupéfaits du résultat. Je vais jusqu'à pré- tendre que l'Écriture prophétise chacun de nous d'une manière spéciale, précise. Quand on découvre cela, c'est à mourir d'amour...

Le monument de Villiers de TIsle-Adam est achevé. Si ce n'est pas un chef-d'œuvre, j'abo- lirai par décret le sens de ce mot. Je n'ai rien à changer à ma brochure, écrite alors que la maquette seule existait, brochure que l'avarice de Féditeur m'empêche bien que sans droit et sans contrat de reproduire ici. Tout ce que je peux, c'est d'en donner une traduction faible par l'héliogravure.

...L'érection d'un tel monument, disais-je, est diffi- cile à concevoir. Songez que le groupe est, en réalité, je ne dis pas de trois personnes, mais de trois figures^ Il y a, comme je l'ai dit, la Gloire, la gloire excita-* trice, telle que Villiers pouvait la comprendre. Elle se nomme Tullia Fabriana, Claire Lenoir, Ellen, Morgane, Sara, Akedysséril ; une femme unique dans les deux sens du mot. Il y a ensuite Villiers se réveillant et, enfin il y a la Mort signifiée parce

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cercueil, debout comme un homme, s'efforçant de ré- sister à la Gloire !

Qu'on essaie de se représenter l'effarement, Paf~ iolementde la multitude à l'aspect de cette troisième figure dressée sur une place publique, comme un échafaud ou un trône, comme ce trône de Grèce au- quel le pauvre Villiers se crut des droits ;

Un trône pour celui qui rêve, Un trône est bien sombre aujourd'hui... Il est formé de quatre planches Asolument comme un cercueil l

Le Bourgeois, le « Tueur de cygnes », ainsi que le nommait notre poète, n'aime pas qu'on lui rappelle le cimetière. Il n'est pas lyrique, lui, il ne rêve pas, il ne croit pas qu'on se réveille dans les sépulcres. Sa chair immonde qui rend fétide le cœur des fleurs et qui fait crever les vers, il ne l'imagine pas revi- vifiée. Alors cette fin dernière exaspère ce réprouvé et tout ce qui le contraint d'y penser lui remplit la gueule de malédiction et d'écume.

Ce serait pourtant beau et fier, et si noble, et com- bien juste 1 qu'il y eût ici ou là, à Montmartre ou au Luxembourg, en ce Paris horriblement souillé et défiguré de bêtise, mais qui est tout de môme encore le vieux Paris des élus une telle protestation de la Poésie contre la Mort !

Mais, une lois de plus, quelle peur et quelle fureurl Jésus s'est nommé lui-même la Vie et c'est pour cela qu'il ressuscitera, un jour, tous les morts. Il

l'invendabuï 27!)

n'y aura jamais eu d'épouvante comme celle-là. Pour un grand nombre ce sera, sur la dernière marche de l'escalier des temps, le premier grondement do l'Épouvante éternelle.

En attendant, l'affirmation telle quelle de la survie d'un poète serait quelque chose de foudroyant. Per- sonne ne ressusciterait, c'est infiniment probable, mais il y a des chances pour que ceux qui auraient pu faire semblant de vivre longtemps encore fussent horrifiés à en crever. Dans le cas de VilliersdeNsle- Adam, surtout, l'expérience vaut d'être tentée...

[Ah ! j'ai trop parlé d'Édison 1 Cet américain trop inventé déjà par Villiers, dans Y Eve future j'avais espéré qu'il nous aiderait, Brou et moi, à glorifier le poète qui lui conféra magnifiquement et absurdement le génie, en multipliant cette âme par la sienne. Oubliant la sottise et la vile- nie américaines, j'avais voulu croire qu'Édison inscrirait son nom en tète de la liste des sous- cripteurs et que le monument, réalisé en bronze ou en marbre, se dresserait à Montmartre, un prochain jour. Oui, j'avais fait ce rêve. Edison est mort comme il a vécu, sans rien voir, peut- êlre sans rien savoir, sur ses millions imbéci- les. Les souscripteurs n'ont pas suivi un chef de file qui ne se montrait pas et la belle œuvre est restée dans l'atelier du statuaire qui n'a pas,

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comme Rodin, le suffrage universel des journa- listes et des putains.]

2. Mardi de Pâques. Aqua sapientiœ pota^ viteoSy alléluia. Une paix très-douce est revenue. Pluie de printemps, pluie pascale sur mon jar- din désolé.

Véronique nous chante sa Notre Dame des Orphelins, inspirée par une forte émotion re- ligieuse, dans le désir de consoler notre ami Ricardo Viiies. C'est effrayant de penser aux souffrances réservées à une pauvre enfant si surnaturel! ement douée.

4. Je ne me rassasie pas de cette messe du Jeudi de Pâques. Que s'est-il passé aujourd'hui, ce matin même ? Je ne me souviens pas d'avoir été plus ému, plus amoureux de Dieu, plus en larmes. Est-ce la joie qui vient ou la douleur?... J'ai beaucoup pensé à notre Véronique si chère... Jeanne, un peu bouleversée, m'avait dit : « Cette pauvre petite est écrasée du don qu'elle a reçu». Je sens qu'il en est ainsi. C'est une nature d'ho- locauste. Que Dieu soit béni et qu'il nous prenne en pitié I

l'invrndarliî 281

6, A mon curé bienveillant du 23 mars :

•.. L'orgueil est le seul reproche dont il soit impos- sible de se défendre. C'est triompher bien facilement que de se servir de cette arme et c'est ce que vous laites quand vous m'écrivez que je n'ai pas confiance en Dieu, mais en moi-même. Qu'en savez-vous ? Je ne peux pourtant pas vous répondre que mes osse- ments sont sur les autels, à côté de ceux des autres martyrs. Je vous priais d'avoir confiance en moi. Vous préférez méjuger et même me (aire juger.

Vous voudriez que je ne tombasse que sur les Évo- ques prévaricateurs ou les Missionnaires de la Sa- lette,etc.,etqueje laissasse en paix les pharisiens laï- ques et les catholiques mondains dont l'infamie réelle est inexprimable. Ce serait le comble de l'injustice, Marie n'a pas menacé seulement « les personnes con- sacrées à Dieu ». Elle a menacé tout son peuple qui n'a que ce qu'il mérite quand Dieu l'abandonne aux mauvais pasteurs. Je vous avais demandé votre con- fiance, je vous la demande encore, en vous faisant observer qu'il serait équitable autant que iacile de supposer que Dieu peut avoir sur moi des desseins en dehors de vos prévisions...

8. Incapable d'écrire, je cherche, comme tant d'autres fois, un peu de consolation dans la lecture de Thiers, Consulat et Empire, et je ne suis pas déçu. Puisse l'âme de ce triste bour-

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gcois, en quelque lieu qu'elle soit, recevoir en retour un peu de rafraîchissement!

Visite d'un jeune homme inconnu, auteur d'un roman qu'il va m'envoyer. Il a voulu me voir. Je le reçois le mieux que je peux, mais la sympathie ne vient pas. J'ai déjà oublié son nom.

9. A un ami :

... Je connais Josef Florian depuis huit ans. C'est une âme extraordinaire. Belluaires et Porchers lui est dédié. On lit à la première page : « Ce livre est offert à l'un des rares survivants du Christianisme, à Josef Florian, propagateur de Léon Bloy en Mora- vie ». Vous voyez nous en sommes. Cet excellent tchèque a de moi une telle idée qu'étant pauvre, il s'est demandé, plusieurs fois, s'il n'avait pas le de- voir de voler et d'assassiner pour me venir en aide. Je l'ai vu, à la Salette, l'année dernière, le 15 août. Informé qu'un ami payait mon pèlerinage, il s'arran- gea, Dieu sait à quel prix, pour y venir passer deux jours, voyage d'environ huit cents lieues aller et re- tour. Son écriture, meilleure que la mienne, le donne tout entier. Il n'y a pas d'homme plus droit, ni plus ferme. C'est une nature de martyr, absolument. Il a su par moi l'existence et l'importance de votre livre que, déjà, sans doute, il songea traduire, ce qui vous ferait des lecteurs aux environs d'Auslerliîz,licu do gloire et de victoire.

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Je suis ravi de celte occasion, nullement prévue, de vous faire connaître un de ceux qui m'aiment. Ce Josef Florian se ferait tuer pour moi, je vous le dis, et il n'est pas seul. Telle est ma destinée. Je suis, non pas pauvre, ce qui est une manière d'être riche, mais indigent, condamné à souffrir beaucoup, mais j'ai de tels amis et leur nombre augmente...

Je crois que j'ai un beau livre à faire sur la Salette, livre qui ne peut être écrit que par un proscrit, un paria, un casse-cou, un homme absolument indépen- dant. Mais il faut qu'on m'aide... Vous n'êtes pas sans connaître des rochers. Alors tapez dessus avec con- fiance, au moyen d'une verge ou d'une trique, et vous verrez jaillir de l'argent ou même de l'or...

10. « Souvenirs de Mélanie, bergère de la Salette ». Pages extraites d'une histoire en pié- paration de cette sainte si peu connue. Les cho- ses merveilleuses de son enfance ! C'est infini- ment beau, et le plus déconcertant prodige, peut être, est que la malice chrétienne ait réussi, soixante ans, à cacher, à étouffer cela.

11. À propos d'un financier à qui on m'a conseillé d'envoyer mes livres:

... Si les chrétiens riches pouvaient voir l'impor- tance de mon œuvre, ils m'aideraient, pour le piofit de leurs âmes, en procurant la sécurité matérielle à

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son auteur. Mais ils sont sans oreilles et sans yeux, comme les vers des sépulcres. Il n'y a pas longtemps, un millionnaire disait devant moi que, quand on aimo l'art, on doit se garder de secourir les artistes, les- quels ont besoin de souffrir. Vous savez qu'on crève les yeux aux rossignols pour les faire chanter dans l'illusion d'une perpétuelle nuit. Dieu considère cela du fond de son ciel plein de lumière et la Vierge pleure.

15. Lu, dans les journaux, l'ignoble guerre de Clemenceau à Jeanne d'Arc. Ce vieux gamin décrépit et malfaisant s'oppose, sous prétexte de combattre le cléricalisme, aux fêtes de Jeanne d'Arc, célébrées, chaque année, à Or- léans. Receveur fréquent, jïmagine, de coups de souliers au derrière, dans sa Loge, il n'a pu refuser de s'affubler de ce ridicule et de cette ignominie supplémentaires.

Transport et installation du monument de Brou au grand Palais. Un sergot dit au passage : « C'est une résurrection. Y a du bon! » Nous verrons l'effet sur les Juges.

16. Le Mercure de France m'apporte une première série de réponses à une enquête ainsi présentée: « Assistons-nous à une dissolution

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ou à une évolution de l'idée religieuse et du sentiment religieux? » Réponse de Francis Jam- mes : « Nous assistons à la dissolution de tout ce qui n'est pas le catholicisme ». A Vallette :

La seule réponse qui me plaise dans votre première série est celle de Francis Jammes et je m'inscris avec empressement pour être son voisin le plus pro- che au spectacle si consolant de cette putréfaction. Je pourrais ajouter quelques insolences, mais je de- viens affable en vieillissant. La vie d'un chrétien est vraiment trop courte et, surtout, trop grave pour répondre à d'aussi vaines questions. Adressez-vous donc à des penseurs. Ces gens-là ont du loisir.

L'événement le plus remarquable de ces deux derniers jours, c'est que je n'ai pas payé mon terme.

17. Jeanne allant, ce soir, porter quelques provisions et un peu d'argent à une pauvre vieille malade, a été assaillie d'injures par des enfants qu'excitaient des femmes ignobles. Elle a même reçu des épluchures et une pierre qui ne Ta pas blessée, son ange invisible ne l'ayant pas permis. Pas de sergot très-heureusement. Ce gardien de la paix publique l'aurait, sans doute, arrêtée comme perturbatrice.

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21. Je pense quïl n'y a jamais eu d'épo- que aussi dénuée dlntérè t. Uniformité désespé- rante de la platitude et de l'ordure, attestée par les sécrétions du journalisme.

22. Un chrétien qui ne veut pas souffrir avec Jésus est un bourgeois confortablement installé et le ventre plein, assistant de son fau- teuil, avec un voluptueux dilettantisme d'atten- drissement, au supplice d'un innocent qui meurt pour lui. Jeanne.

Temps perdu, journée perdue. Est-ce donc tout ce que je suis capable d'écrire de ces heu- res qui n'ont pas être moins remplies que les heures de la plus grande bataille de l'histoire, si j'avais des yeux pour voir et un cœur pour palpiter ?

23. Ce matin notre Véronique bien-aimée a seize ans. Je prie Marie de me donner quelque chose en considération de la beauté de Famé de cette enfant.

25. Exposition de peinture et de sculpture

imée je ne sais comment. Affreux tableau de

Willette. Une vierge de Montmartre à l'Enfant

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Jésus. Botiecelli de maison d'amour. Instinct de profanation vraiment démoniaque remarqué en cet artiste depuis longtemps*

26. Il pleut chez nous et toute plainte à la propriétaire serait en vain. Habentes alimenta et quibus tegamur his contenu simus, a dit saint Paul. J'ai donc le droit de ne pas être content.

27. Ma Véronique, son Fleuve des Lar- mes/Se ne peux plus l'entendre chanter, ni pen- ser à elle sans pleurer. C'est intolérable de se représenter une créature si élue et si désarmée dans ce hideux monde !

29. Apparition extraordinaire d'un autre ingénieur, ami deTermier et passionné pour mes livres. J'aurai sans doute l'occasion de reparler de cet ami des pauvres et des abandonnés. Il se nomme Philippe Raoux... Mes chemins sont étranges et sans douceur. Jusqu'à ce jour, les gens qui sont venus à moi ont été des êtres mal- heureux ou qui avaient besoin de souffrir. La souffrance est un tel bienfait ! Les âmes dési- gnées pour cette Ecole supérieure, vraiment polytechnique, viennent de mon côté, sans sa-

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voir, comme les brebis vont au pâturage ou à l'abattoir.

30. Aux Indépendants. Vu cette inconce- vable exposition. Les quatre tableaux envoyés par mon ami Coutelier semblent tout à fait su- périeurs, comparés à tous les autres paysages dont l'infamie, la sottise ou la démence ne peu- vent se dire. Quant aux tableaux de nu, c'est une hideur infernale, et Rouault, hélas! y tient la première place. En vain j'essaie de compren- dre comment il se peut qu'un artiste qui est exac- tement le contraire d'un ignorant et d'un abject le seul, peut-être, qui fasse penser encore un peu à Rembrandt se soit voué à cette cari- cature abominable se dégrade mortellement, en sa personne, la plus virile peinture de notre temps.

Mai

1er. A Georges Rouault :

Mon cher ami, j'ai vu hier les Indépendants. Inde-

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pendants de quoi peuvent-ils être, ces esclaves de la sottise et de l'ignorance absolues ? C'est épouvanta- ble. Il y a un nommé Czobel dont la puanteur est démoniaque. J'ai vu naturellement votre unique et sempiternelle toile, toujours la même salope ou le même pitre, avec cette seule et lamentable différence que le déchet, chaque fois, paraît plus grand.

Vous dites:* Oui, Léon Bloy n'aime pas ce que je fais. Bloy est un écrivain, un poète qui a ses besoins et qui s'agite volontiers. Il ne comprend pas, voilà tout >. Et cela vous tranquillise.

Hélas I mon pauvre Rouault, comment vous faire comprendre à vous-même que je ne suis pas un di- lettante, mais vraiment un juge, votre juge envoyé tout exprès; qu'au point vous en êtes, il ne s'agit plus de peinture ni d'un art quelconque, mais de vo- tre dignité d'homme, de votre âme très-précieuse et que vous êtes un insensé de ne pas me croire? J'ai, aujourd'hui, deux paroles pour vous, rien que deux, les dernières, après quoi, vous ne serez plus pour moi qu'une viande amie. Primo: Vous êtes attiré par le laid exclusivement, vous avez le vertige de la hi- deur. Secundo: Si vous étiez un homme de prière, un eucharistique, un obéissant, vous ne pourriez pas peindre ces horribles toiles. Un Rouault capable de profondeur sentirait ici un peu d'épouvante.

Je vous ai dit ou écrit plusieurs fois que votre ma- nie m'affligeait. Cela ne vous a pas paru bien sérieux, n'est-ce pas? Vous avez vu une boutade plus ou moins amusante, s^uis soupçonner un instant qu'il

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s'agissait de l'affliction réelle d'un homme d'absolu et que cela était chose grave... Il est temps de vous arrêter.

2. La pluie bat mes vitres. Je me sens privé de courage autant que d'argent, ce qui est beaucoup dire. Puis tout ce qui se passe est si bêtement immonde! Je vomis sur le vingtième siècle par les créneaux de ma tour de plomb

6. «... En sortant de votre maison », m'écrit le jeune musicien Félix Raugel, vu hier pour la première fois, « on a l'impression qu'on ne peut plus et qu'on ne doit plus aller chez personne ».

8. A un prêtre frappé par la Congrégation de l'Index pour avoir fait un bon livre qui gène quelques Grandeurs.

... Je savais que votre ouvrage était à l'Index. Ou- bliant votre dépendante situation, je pensais que vous deviez avoir, pour ce genre de prohibition, le mépris que méritent en général les Congrégations de simo. niaques dont le Siège apostolique est inexprimable- ment déshonoré. Vous n'ignorez pas que le comble de la folie serait d'espérer la béatification du thau- maturge le plus incontestable sans le préalable ver-

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sèment de sommes immenses. Cela pour les Rites. Quant à l'Index, il est tout à fait probable que quel- ques milliers de francs bien placés eussent tout ar- rangé, en rassurant les froussards de Y inopportunité. Les voilà, les vrais « démoniaques »,tels que l'Évan- gile les montre çà et là, surtout à la Passion de notre inopportun Rédempteur. Combien de livres furent mis à l'Index, parmi ceux qu'on vante aujourd'hui et qui se voient dans toutes les mains! Le refus d'ex- plications de Ylndex,par quoi tout peut être supposé, ressemble lort à la loi qui ne permet pas de faire la preuve d'une diffamation et qui frappe ainsi un homme sans défense. Pour ce qui est de la Croix, vous connaissez mes sentiments à l'égard de cette feuille du Démon, surtout si vous avez lu la préface de Mon Journal.

Soyez sûr, cher opprimé, que justice vous sera rendue et que vous aurez une belle revanche. En ce qui me concerne, comme je me fiche absolument de l'Index et des décrets de cette racaille, je continue- rai de faire lire votre salutaire ouvrage, qu'on prétend mettre sous clef, ne pouvant le condamner, alors que le Pape lui-même devrait l'approuver du haut de la Chaire infaillible et le recommander avec allégresse au monde chrétien, s'il n'y avait pas, dans son voisinage immédiat, une si sombre figure cardinalice. Mais il faut des catastrophes inouïes et je crois quïl •n'est plus temps d'y échapper.

C'est donc vrai que vous allez, vous aussi, être ex- pulsé ! Quel spectacle donné par ces horribles politi-

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ciens de la République, vautrés dans les déjections des monarques visiteurs, intrépides seulement contre Jésus en croix et contre ses pauvres 1 11 est vrai que les catholiques modernes ont tout mérité. Dieu ait pitié de vous et de moil

9. Évacué péniblement le copieux livre d'Edmond Lepelletier, dit le « putois délabré », sur Paul Verlaine, bouquin résolument stupide que le nom seul du poète peut faire lire. Quelle tristesse ! Sans doute son historien prétendu est un misérable, mais lui-même, hélas 1 Dieu a juger avec une miséricorde exceptionnelle ce malheureux poète resté enfant de barbare et se ruant comme tel aux joies grossières, irrésisti- blement.

10. Réveil douloureux, comme j'en ai eu si souvent. Forte impression de mes deux mi- sères, extérieure et intérieure. Quasi-assurance de toujours souffrir. 11 y a des âmes que Dieu aime à voir souffrir. « J'ai l'extase et la terreur d'être choisi >,a dit Verlaine.

11. A mon ami Léon Belle :

Avez vous remarqué dans la petite réclame faite par Y Écho de Paris à la conversion d'Adolphe Retté,

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l'extrait de la préface de Coppée l'ineffable gagai met Tailhadeau nombre des récentes acquisitions de l'Église? Ah I il faudrait une rallonge à mes Derniè- res Colonnes ! Je n'avais pas prévu Rambuteau.

Nous sommes insolvables, parce que Tésus est insolvable. Alios salvosfecitj seipsum nonpotest salvum facere. Nous pouvons payer pour les autres, pas pour nous. Communion des saints. Je souffre. J'ai beau avoir besoin d'çxpier, ma souffrance ne m'est pas donnée pour moi. Je ne suis que le dépositaire de ce trésor.

12. A Philippe Raoux :

... L'Amour en Dieu, c'est la Nécessité absolue, philosophiquement et théologiquement. Ma souffrance est nécessaire. Dieu est le Pauvre par essence et par excellence et il me demande cette aumône que j'au- rais pu lui refuser en raturant quelque chose d'éter- nel. Oh! je sens l'absurdité de ces expressions, mais je ne sais pas mieux dire. Ce Pauvre a besoin de la souffrance. Par elle il est Dieu et il faut que les cœurs lui en donnent. Date eleemosynam, cette recomman- dation évangélique n'a pas d'autre sens pour les êtres vraiment profonds et les trente-deux concordances bibliques du mot eleemosyna corroborent terriblement l'interprétation. En passant, je vous fais remarquer ceci, dont personne jamais ne s'avise, que la France (Regnuin Marix) étant juste au centre du Plan divin,

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il convenait qu'elle fût divisée, autrefois, en trente- deux gouvernements, comme vous savez. 11 faut taire à Dieu l'aumône de la souffrance, de celle des autres, si on est un démon, de la sienne propre, si on est un saint. Or chacun de nous est un saint, puisque nous sommes tous membres de Jésus-Christ. La damnation, telle que la réalisent tant de bourgeois, est un acte infiniment monstrueux qui consiste à amputer Dieu.

Je connais deux âmes que Dieu avait créées Tune pour l'autre et qu'il a enfin rapprochées. Cela a coûté quatre millions à des spéculateurs imbéciles.

13. Mort de Huysmans. Gomment ce mal- heureux a-t~il fini? Quel avertissement pour moi que cette mort d'un homme qui a eu dans ma vie une telle place! « J.-K. Huysmans rend le dernier soupir, et c'est peut-être le pre- mier », écrit, ce matin, un incroyable idiot du Journal.

Voici ce que Jeanne me donne :

Le temps est une preuve de la miséricorde de Dieu : Nous sommes si faibles que si les impressions ne nous arrivaient pas émiettées, petit à petit, nous mourrions. Nous ne pourrions supporter, dans cette vie, une goutte d'éternité. Plus tard, après la mort, nous supporterons les impressions simultanément.

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C'est donc une loi fondamcnlale que la loi du temps. Les lois sont faites à cause de notre faiblesse. Si nous intervertissons les lois, nous détraquons l'œuvre de Dieu. Nous demandons notre pain quotidien, non pas celui de demain, car la vie est faite d'aujourd'huis successifs, en attendant l'Aujourd'hui définitif qui n'a ni commencement ni fin.

Le Pater est la prière d'aujourd'hui. Elle ne con- tient ni des passés ni desfuturs.il faut donc la réciter chaque jour. Elle est Taxe autour duquel tourne le monde. « Pater noster».Le Père est le Ciel. 4 Sans- tificetur Nomen ». Son Nom est la Sanctification. «Àdveniat». Son règne seul peut et doit venir. «Fiat ». Sa volonté seule peut et doit se faire in cœlo », lo Père, « in terra », le Fils. Rien ne peut être donné, sinon le Pain, rien ne peut être remis, sinon les det- tes. Nous offrons nos dettes payées à nos débiteurs.

15. Lu dans une feuille:

Le corps de Huysmans a été mis en bière, revêtu de la robe d'ohlat, noire à manches blanches... Le testament a été dicté par l'écrivain deux jours avant sa mort. 11 a aussi rédigé la lettre de faire part de sou décès et il s'y donne ces Litres : Président de l'Aca- démie des Goncourt, officier de la Légion d'honneur. Il exprime le vœu que ses obsèques soient simples, sans honneurs militaires, et que l'office des morts y soit exclusivement célébré en plain-chant.

Le byzantinisme de la robe monastique est

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en harmonie avec les titres de « Président » et d' « Officier ». Huysmans n'avait pas le sens du ridicule. Pour ce qui est des « honneurs mili- taires », Tidée seule en est si cocasse qu'on s'étonne qu'il y ait pensé. En raison de sa ro- sette, l'auteur de Sac au dos avait droit aux hon- neurs militaires. C'est ahurissant.

La clause relative au plain-chant met tout par terre. Pour ce chrétien, la messe basse de Re- quiem, fût-elle dite par saint Philippe de Néry, ne vaut rien. Il faut le plain-chant.

Le mépris de ce morose écrivain pour la mu- sique, infiniment ignorée de lui, et son désir, néanmoins, de passer pour docteur enla matière, n'ont eu d'égale que sa haine constante du ly- risme et de la grandeur.

18# Nouvelle foudroyante de la mort de Josef Polâk. Je demande des détails à Florian.

Je me plonge dans l'exécrable pamphlet, l'his- toire prétendue de Napoléon par Lanfrey. Quel que soit celui qui parle ou qui écrit, s'il s'agit de Napoléon, me voilà dans un torrent de lu- mière ou do ténèbres- C'est comme un Dieu qri m'entraîne.

l'invendable 207

17. Concordances mystérieuses. Huysmans a été enterré le môme jour et à la même heure probablement que Josef Polàk, l'humble prêtre de Moravie qui a peut-être payé, in extremis, pour cette colonne torse de l'Église contem- poraine où Notre Dame de la Salette avait été flagellée. Celui à qui Dieu le Père montrerait ce qui s'accomplit dans une même seconde par tout l'univers, celui-là serait son Fils unique, son Consubstantiel, et il jugerait le monde. Il n'y a pas d'acte isolé sans support, indépendant de la Syntaxe divine qui est un article de notre foi et qui se nomme Communion de£ Saints,

A Termier :

... La première communion de votre plus jeune fille, à quoi n'est-il pas lié cet acte indicible? Posez cette lettre sur votre table et lisez le deuxième alinéa de la page 191 de Quatre ans de captivité... 10e ligne, puis l'alinéa en bas de la page 193. Pour Véronique Dieu a voulu que la concordance fût très-visible. C'est un cas exceptionnel. Mais on peut être sûr que Jésus ne se laisse pas dévorer par un entant, que! qu'il soit, sans qu'intervienne un cataclysme d'ordre matériel ou spirituel ou les deux ensemble. De telles pensées, comme vous dites, élargissent l'horizon. 11 n'y a qu'une prédication, depuis saint Paul, c'est de montrer aux hommes l'importance infinie de l'Acte libre. Seule- ment les prédicateurs sont absents

298 l'invendable

13. Pensant à un secours admirable qui nous est venu, Jeanne me dit que la confiance en Dieu, c'est la Raison même. Demander avec confiance, c'est tendre la seule main qui puisse recevoir,

21. A Jean Royère, directeur de la Pha- lange :

Monsieur, je reçois votre papier. A cause du titre, j'ai lu « La Mère de Dieu ». Je ne pense pas qu'il soit possible d'être plus bête et plus immonde. Je vous prie donc de m'épargner à l'avenir cet imprimé qui pourrait tomber dans les mains de mes filles et que je suis honteux de recevoir. Vous me combleriez en m'effaçant de la liste de vos collaborateurs et en invitant M. F... à ne plus mettre les pieds chez moi.

À Philippe Raoux :

... Je vous embrasse comme un lion que je suis ou que je parais être. L'évangile de ce jour, mardi de Pentecôte, dit ceci: « Pastor ovium proprias oves vocat nominatim et edncit eas ». Vous avez raison d'aimer votre nom de Philippe. C'est par ce nom que le Pasteur vous appelle lorsqu'il dit à tous les Phi- lippes passés et futurs : « Qui videt me, videt et Pa- trem ». Quel mystère que celui des noms! mais quel mystère double ou triple que celui des noms à éty- mologie tel que le vôtre, ou le mien! Philippe signi-

l'invbndable 299

fie amateur de chevaux. L'un des Douze, celui qui demandait à voir le Père ; l'un des Sept Diacres su- blimes, celui du chapitre VIII0 des Actes ; le piodi- gieux extatique de Néry et combien d'autres 1 tels sont vos patrons. Peu de chrétiens sont autant favo- risés. Qu'y a-t- il de commun entre cette troupe bien- heureuse et l'amour qu'on peut avoir pour les che- vaux? On le saura certainement un jour. En attendant c'est quelque chose d'en faire la remarque, car outre que rien ne saurait être indifférent, on peut dire que ce qui regarde le nom des saints est d'une importance inexprimable.

Je vous aime, Philippe, parce que je vois que Dieu vous aime. Nous avons senti cela, le 1er mai, quand vous étiez chez nous et nous l'avons senti depuis. Rien ne m'honore autant que l'acquisition des belles âmes qui se donnent à moi depuis quelque temps. 11 y a Termier, d'autres que connaît Termier, enfin vous et votre ami René L... C'est merveilleux, c'est quel- que chose comme la sensation ineffable, notée par Edgar Poe, d'apprendre qu'on lait partie de la Voi lactée, car lésâmes sont infiniment plus que les cons- tellations et les nébuleuses. Or, voilà des âmes ve- nues à moi, venant vers moi de plus en plus, comme si j'étais leur attraction. Quelle gloire pour mes livres à ce point bénis et qui ont un tel pouvoir 1

24. Vendredi de Pentecôte, Non vos relin- quam orphanos. Gela me fait penser à Véroni- que et à «a « Notre Dame des Orphelins », ce

300

L INVENDABLE

sanctuaire qu'on ne peut aborder qu'après s'être noyé dans le fleuve terrible des Larmes de Ma- rie, Admirable intuition de cette enfant !

Lettre douloureuse de Florian. La mort de Polâk Faccable. Celui-ci, dont la fin a quelque chose de surnaturel, ayant été frappé à l'autel, semble avoir succombé au chagrin de son exil. Son évêque l'avait, malgré ses supplications, relégué dans le poste le plus lointain, châtiment rigoureux et mérité de son excessive noblesse.

29. On avait fait espérer à Brou la médaille pour son beau monument à la mémoire de Vil- liers. On la lui refuse, naturellement. Ignoble mais normal.

Juin

1er. Reçu un catalogue de librairie je suis mentionné. Mise à prix de plusieurs de mes livres ou autographes. Dans ce catalogue

l'invendable oOl

les seuls autographes des frères de Napoléon, Joseph et Lucien, sont cotes plus cher que les miens ! Les dessous de ce trafic doivent êlre singulièrement malpropres. Rapacité de ceux qui vendent, sottise de ceux qui achètent. Vile- nie probable des uns et des autres. Une lettre de Chateaubriand, cent sous, un billet de Rava- choî, dix mille francs. Et c'est l'acheteur de Chateaubriand qui est volé I

3. Réveillé, ce matin, par ces mots très- distincts à mon oreille : « Plus un travail est horrible à l'âme, plus le salaire est fort ; plus un travail est horrible au corps, plus le salaire est faible ».

6. Lanfrey. Etonnante volonté systémati- que de déboulonner Napoléon. On vit un assez grand nombre de ces cuistres à la veille de la guerre. Il s'agissait de confronter la corruption impériale à la fraîcheur printanière de la Ré- publique, parfum aspiré et respiré aujourd'hui depuis trente-sept ans.

7. Fête du Sacré Cœur. Foule énorme à la basilique. Toujours même eifet sur moi. Mépris

302 l'invendable

et horreur de la cohue. Il y a des moutons que cela édifie.

8. Admirable épisode de l'histoire de saint Benoît Labre, On l'appelait fainéant. Une fois son confesseur lui dit : « Mon ami, vous feriez mieux d'aller en condition, vous faites offenser le bon Dieu. Le monde dit que ce n'est que la paresse qui vous porte à mendier ». Benoît répondit très-humblement : « Mon père, c'est la volonté de Dieu que je mendie. Tirez le ri- deau de votre confessionnal et vous verrez... » Le prêtre obéit et vit une lumière qui éclaira toute la chapelle.

13. Le monument de Villiers a été remar- qué, malgré tout. Il en a été parlé, assez sotte- ment, il est vrai, en divers journaux, C'est comme pour mes livres, célèbres, épuisés, de- mandés, et que, inexplicablement, aucun libraire ne veut rééditer.

Monsieur l'éditeur, voici vingt millions souscrits par tous les rois de l'Occident pour la réédition du Désespéré que leurs peuples de- mandent à genoux. Je ne marche pas. Pourquoi ? Parce que l'auteur n'a pas encore

l'invendable 30'1

eu de succès. On vous décorera de tous les ordres imaginables, on vous sanglera de tous les cordons fameux, vous aurez une sous-ven- trière d'or. Vous aurez droit à la succession éventuelle de l'Empereur du Maroc et les reines se croiront indignes de peupler votre sérail. Je ne marche pas. Que faut-il donc? L'ami- tié de Maurice Barrés et l'estime d'Anatole France !

15. Travail pénible- Il faut, avant tout, que Celle qui pleure soit constamment pathétique. Rien ne sera fait, si la détresse de Dieu n'y est pas montrée.

Il y a des relations qu'on croit précieuses et qui ne sont que l'occasion ou le moyen de for- mer des amitiés véritables. C'est la nasse divine pour mettre ensemble divers poissons. L'ins- trument disparaît ensuite .Combien de fois avons- nous vu cela ?

16. Idée d'un chapitre sur le Sacré Cœur, culte moderne envisagé comme suite nécessaire du Découragement de Dieu, de cette « faillite de la Rédemption » dont j'ai parlé au chapi- tre VI. Jeanne me parlait de la Couronne d'épi-

304 l'invendable

nés tombée de la Tête de Jésus autour de son Cœur... Urne semble qu'il y alà quelque chose de très-beau.

18, Combien il nous est difficile de voir les choses les plus rapprochées de nous ! Pour la première fois, je remarque la prière qui suit immédiatement le Pater, à l'ordinaire de la messe : Libéra nos ab omnibus malts prjste- iutis, urœsentibus et futuris. Je n'avais jamais remarqué le mot « praeteritis » par lequel est si fortement affirmée Finexistence du temps.

Je prie Henry Houssaye de ru'envoyer une brochure qu'il vient de publier sur le mot de Cambronne. Je fais observer que c'est aujour- d'hui le quatre-vingt-douzième anniversaire de Waterloo et que je parais très-désigné pour lire sa brochure, ayant tellement contribué, dit-on, à la vulgarisation du Mot.

21. La Révolution commence à gronder. On se massacre à Narbonne et à Montpellier. Les vignerons innombrables que les fraudeurs empêchent de vendre leurs vins, sont las enfin d'être affamés par des gens dont le suffrage universel a fait nos maîtres et à qui les repu-

l'iNVENDÀBLB 305

blicains les plus héroïques ne confieraient pas leur porte-monnaie.

23. Deux hommes seulement pourraient aujourd'hui sauver la France : César ou Moïse.-

25. Reçu dans l'âme cette parole merveil- leuse : « ... Tes enfants, pour le tort que tu leur as foit par tes fautes, je les comblerai».

28. Les prophéties ne pouvant être com- prises qu'après leur accomplissement, à quoi servent-elles ? A prouver la liberté de Dieu.

29. A un prêtre qui voudrait que mon li- vre s'adressât à la multitude :

... Vous me renouvelez certains avis. J'y réponds par un apologue. Il y a des animaux paissants qui ne peuvent que brouter aux pâturages, d'autres tels que l'homme, qui peuvent se nourrir des fruits des arbres les plus hauts. Moquez-vous de moi, si vous voulez, mais je ne suis pas une pelouse. Il a plu à Dieu de faire de moi un palmier. Je n'y peux rien. À chacun sa tache et sa langue. Si je m'efforçais de parler à la multitude, je perdrais aussitôt tous mes moyens, ayant été créé pour parler uniquement à des êtres d'une culture supérieure, à des prêtres, par exemple. Il faut comprendre cela...

306 l'invendable

L'indignation de vos paroissiens contre la Femme pauvre ne peut pas me surprendre. J'ai toujours vu cela. C'est l'histoire de la mercière à qui on demande en latin par distraction —une paire de chaussettes et qui croit qu'on lui dit des obscénités. Le Bour- geois — qu'il soit honnête ou canaille, ce qui est, à peu près, la même chose à cet étage est un être impur, essentiellement. S'il cessait d'être impur, il cesserait d'être bourgeois. Vous avez la pratique des âmes et je n'ai rien à vous apprendre sur ce point. Il y a des bourgeois catholiques ennemis de saint Paul, à cause du mot prœputium qu'on rencontre exactement vingt fois dans ses Épîtres. Il y en a même qui ne diraient pas la Salutation angélique en latin à cause du mot ventris. Songez donc, l'impu- reté de l'archange Gabriel ! Il n'y a qu'une réponse à ces hujusmodi : « Cochons ! cochons 1 cochons ! »

Lettres de Barbey d'Aurevilly à une amie. Intérêt nul. Misère infinie. L'amie a raturer mon nom plusieurs fois. Je le vois clairement. Je vois surtout que la malheureuse a voulu éperdument que l'on crût qu'elle a été la maî- tresse de d'Aurevilly. Presque tous les person- nages désignés dans ce triste recueil sont morts. Elle-même est sur le point de mourir, si elle a jamais vécu, et elle ne songe qu'à se déshonorer sur toutes ces tombes.

l'intbndab£h 307

Juillet

1er. Souffrant un peu plus ce soir, je dis à Dieu en pleurant : « Souvenez-vous de moi quand vous serez dans votre royaume », et je pense aussitôt que c'est une suite de YAdveniat regnum tuum.^lon Dieu ! que vos âmes tristes Font mystérieuses!

4. Véronique nous chante une sorte de mélopée : Les Ruines de Paris, qu'elle a écrite hier, par la plus étonnante inspiration. Je ne puis dire les mouvements de mon âme en écou- tant cela* Cette enfant est douée d'une faculté de vision terrible et mystérieuse qui pourrait sembler prophétique. Sa mélancolie parait vaste comme la mer. C'est une immense nappe de mélancolie sous un ciel noir.

8. Clergé catholique de Moravie. Florian se plaint de son curé, ennemi de la communion

308 l'invendable

fréquente, qui va se promener, des mois entiers, laissant son troupeau sans messes ni secours religieux d'aucune sorte. Il faudrait donc, ô prodige ! admirer, par comparaison, notre clergé français !

9. Lu dans le livre posthume de Verlaine, Voyage en France par un français, un très-beau chapitre sur le Dimanche. Il présente cette idée originale et profonde que la loi du travail, regar- dée comme une malédiction, est, au contraire, le « dernier et seul souvenir consolant du Para- dis terrestre ». Conséquence : Le paresseux accomplit cet acte effrayant de couper la der- nière amarre. La sanctification du dimanche est la sanctification du travail. [Utilisé dans Celle gui pleure, chap. XXL]

10. Triage et classement de vieilles lettres. Destruction d'un grand nombre. Pour sentir le néant de cette vie, il faut se livrer à une occu- pation de ce genre. Le retour sur le passé ne donne que de la poussière. On est étonné de voir le peu d'importance, la vanité parfaite de tout ce qui avait agité le cœur.

l/lNVFNDABLR 300

20. La maison voisine nous inquiète. C'est une maison à la Edgar Poe ou à la Gonan Doyle. Lesfenètres,nombreuses sur la rue, sont toujours fermées, et celles sur le grand parc derrière sont sans volets, mais aveugles, aux carreaux brisés, pouvant donner l'impression d'une maison en ruines. Seulement il y a le bruit incessant, diurne et nocturne, d'une automobile, et celui, très- fréquent, d'une sonnerie électrique. On paraît entrer et sortir continuellement, la nuit surtout. Les hôtes, visibles quelquefois, sont dçux hom- mes de physionomie peu sympathique et une femme très-suspecte. On voit arriver de jeunes personnes appétissantes et d'une grande /ra?- cheur.Dès le coucher du soleil, plusieurs chiens hurlent à la mort... Informations prises, tout se clarifie. Ce serait tout simplement un honnête petit abattoir pour quelques boucheries humai- nes des grands quartiers.

28. 31 degrés à l'ombre dans mon atelier. Celle qui pleure par celui qui sue.

29. Est-ce un signe de la findes tribulations? Cette nuit, j'ai eu des rêves très-suaves que je ^'entreprends pas de raconter. On consultait

310 l'invendable

une carte merveilleuse se voyaient des îles bénies pleines de saints et on espérait y aller vivre. C'était comme une sensation de Paradis.

31. Un besoigneux demandait au curé d'Ars un moyen de faire venir l'argent. « C'est simple, répondit le saint, il faut tout donner ». J'en ai fait l'expérience aujourd'hui même.

De Iakub Demi, prêtre de Moravie, ami de Polâk:

Carissime Domine, Post transmigrationem + P. Joseph Polâk, nescio meliorem super terram, cujus memor essem, quam auctorem de Celle qui pleure.

Août

!•*. Réponse à Iakub Demi :

Carissime et dilectissime, Utinam conversarer minus longe ab sedibus tuis, domine sacerdos I In la- crymas diu multumque erupimus, amico et fratre nostro Joseph Polâk defuncto etprofecto adPatriam.

l'invkndablk Ul 1

Nos autem derelinquimur in amaro. Diligebamus eura tanquam amicum veterem post tam exiguam commorationem in monte sancto, comilante Florian. Est mihi verecundiae scribere latine tam perperam et aegerrime. Da veniam ignaro vati.

Peracturus sum lsete Celle qui pleure, opus indi- gnationis, caritatis et lacrymarum ante altare. II- lud tibi mittam, prolixo animo, sperare volenste (ieri gallice lectorem meum fervidum in loco lugendi Po-

Ora pro me meisque studiose et peramanter. Hanc gratiam humiliter exopto in Nominibus Jesu et Ma- ria*. Vale.

2. Confession à un bonhomme de prêtre qui me donne à choisir entre le ciel et l'enfer.

5. A Emile Godefroy :

... La succession de Huysmans est à prendre, du pauvre Huysmans qui tenta Pintroduction du natura- lisme en religion et qui mourut d'un rictus prétendu sardonique, sans avoir pu décrocher une humble idée de deux sous, une pauvre diablesse d'idée de bazar, en deux ou trois mille pages. Dites-vous, Godefroy, que je vais être seul avec Goppée et Retté pour dé- fendre la religion. Quelle situation pour un militaire!

8. Lu quelques pages d'Edgar Poe qui me font horreur. L'idée de damnation chez cet

312 l'invendable

américain est inséparable de l'idée de mort. Ses agonisants sont toujours épouvantables.

9. Pour que notre logement soit tout à fait inhabitable, la propriétaire fait reconstruire au fond du jardin, juste au-dessus de nos tètes. Plaie de tuiles et de gravats. Danger certain pour les enfants. Il serait insensé, cela va sans dire, d'espérer un dédommagement quelconque.

Lettre circulaire de la Chasse illustrée invo- quant l'Amérique et m 'invitant à l'aire connaître « le sport qui m'a particulièrement séduit depuis mon adolescence ». Réponse :

Monsieur, il ne peut venir d'Amérique et des « As- sociations américaines » que la sottise, la laideur et les plus incurables ignominies. Je crois iermement que le Sport est le moyen le plus sûr de produire une génération d'infirmes et de crétins malfaisants. L'exa- men de quelques lignes d'un journal de sport suffit pour se former à cet égard une très-ample convic- tion. Pour ce qui est de mon « sport lavori », votre ignorance montre clairement que vous n'avez rien lu de moi ce qui ne peut m'étonner, le sport et la lecture étant tout à fait incompatibles. Ceux qui m'ont lu savent que Punique sport qui « m'a parti- culièrement séduit depuis mon adolescence » est la trique sur le dos de mes contemporains et le coup do pied dans leur derrière.

l'invbndablh <WÏ

12. Sommation du percepteur. Je donnc- rais tout aux pauvres joyeusement, mais le pro- priétaire et le fisc font pousser en moi un anar- chiste, un incendiaire, un chaufïeur de pieds, un brigand de la Corse ou de la Galabre.

La Société nouvelle, revue très-belge. Tiens ! en feuilletant avec le bout de ma canne, je découvre que Carton de Wiart (celui du Men- diant ingrat, je pense) est un « héraut de l'âme belge » ! Étrange fonction pour un Hollandais pisseux.

15. Assomption. Je reviens de la basili- que, saturé de tristesse, ayant vu quelques tou- ristes... Puis je me suis dit que Firrévérence de ces animaux est moins offensante pour Dieu que la médiocrité des dévots qui baisent la terre ostensiblement. C était le sentiment de Mélanie. Longtemps avant de la connaître, je pensais tellement comme elle sur nos catholiques ! Je trouve dans sa Correspondance jusqu'à certai- nes de mes expressions. On le remarquera plus tard.

18. Le passif m'écrase. Forcé, il y a trois mois, de signer un billet, je suis guetté à la fin

314 l'invendable

de celui-ci par une échéance sans pardon. D'au- tre part des fournisseurs en carrés, commandés ordinairement par Cambronne, refusent de se rendre. En même temps, il faut vivre, travail- ler, achever mon œuvre. J'en perds la tète.

20. A Philippe Raoux :

... Il est trop facile de constater que les chrétiens modernes dont la foi est morte et enterrée ne savent plus du tout ce que c'est que le patronage d'un saint et qu'ils n'en font presque jamais le moindre cas. Pourtant c'est indiciblement grand et de conséquence infinie. Le patronage, c'est, en vertu du sacrement de baptême, l'adoption, la paternité surnaturelle. C'est- à-dire que vous êtes, vous Philippe, in sinu Philippi, comme saint Philippe est in sinu Abrahœ. Et cela est inchangeable, illimité, éternel. Non seulement vous avez une part, comme enfant de la maison, dans tout ce que possède saint Philippe, mais encore dans tout ce que font de bien ou de mal vos innombrables frè- res, depuis qu'il y a des Philippes ; portant par exemple le fardeau très-effrayant de Philippe le Bel ou de Louis-Philippe, digne 151s d'Égalité, dans la consolante lumière du nimbe de saint Philippe de Néri. Que pensez-vous de cet aspect de la solida- rité universelle, de la Communion des saints ? La chrétienté vue comme un arbre immense dont chaque branche a des rameaux et des ramuscules à l'infini nourris de la même sève ?...

L INVENDABLE

315

24. - Saint Barthélémy : Personne à massa- crer. C'est à dégoûter de la Liturgie.

25. Journée rendue extrêmement pénible par des voisins infâmes qui faisaient la noce et dont il nous a fallu subir les hurlements, une dizaine d'heures. Le contact du peuple, aujour- d'hui, donne l'idée de l'ignominie de l'enfer,

27. Publication de la rue Bayard (Les Contemporains). Seize grandes pages à double colonne sur Barbey d'Aurevilly. La « bonne presse » découvrant la littérature ! Le monde va finir. C'est embêtant et inexact. Mais on donne les titres de ses livres et quelques anec- dotes très-ramassées. Enfin, ô prodige 1 on me nomme plusieurs fois.

Jeanne est injuriée par une voisine immonde. Je l'ai dit souvent : La douleur n'est rien au- près de l'ignominie.

316 l/iNVENDABLB

Septembre

4. J'ai raconté l'effrayante histoire d'un maniaque achetant du pain pour le jeter dans les latrines publiques, sous les yeux des pau- vres. Je pense qu'il est mort assassiné. Emile Zola qui faisait la même chose à sa manière, est crevé le nez dans les excréments de ses chiens. Ces écoliers du Démon sont surpassés. Il existe à Montmartre un homme et une femme que je pourrais nommer, gens riches ou du moins fort à Taise. Ils exigent que leur bonne, souvent mise en fuite par l'indignation et Fhorreur, jette à la boîte aux ordures tous les restes, quelque- fois très-importants, de leur table, avec recom- mandation de les découper, de les souiller, de les inonder de pétrole, pour que personne ne puisse en profiter, pas même les chiens ou les rats. Même consigne pour la destruction des vêtements hors d'usage.

l'in vendable 317

L'époque semble tout à fait diabolique. Hier une gueuse détruisait à coups de ciseaux un tableau d'Ingres. Il y a deux ou trois semaines, c'était le Déluge du Poussin qu'un imbécile dilacérait.

On me raconte l'histoire banale d'un homme très-riche et disposé à m'aider, complètement découragé par un journaliste consultant devenu académicien, Maurice Donnay, je crois, qui lui a présenté ma légende : « Il rebute les meilleures volontés », ce qui signifie que mon premier mouvement, après avoir reçu un bienfait, est d'outrager le bienfaiteur. Ça et la scatologie, ça va toujours.

8. Nativité de la Sainte Vierge. Celle qui pleure est finie. Qui l'éditera? Quand elle aura paru, on lira dans les journaux des phrases telles que ceci : « On n'attend pas que nous donnions une analyse de cette nouvelle produc- tion du iameux scatologue ».

Je me suis dit plusieurs fois que ce livre si difficile était comme un pont dangereux qu'il me fallait passer pour arriver dans une vallée meilleure. Illusionprobable, Dieu n'ayant jamais voulu le succès de mes livres... On me trouvera

les poings rongés dans une citadelle sans porte ni barbacanes qui se nomme le Manque d'argent et qu'on ne peut ni prendre ni défendre, étant bloquée par une circonvallation et une con- trevallation de charognes.

LISTE ALPHABETIQUE

DES NOMS CITES DANS CET OUVRAGE

Paul Adam, journaliste.

La Vénérable Marie de Jésus d'Agreda.

Alphonse Allais.

Curé d'Ars.

Les PP. Augustins de l'As- somption.

B

P. Bailly de l'Assomption.

Balzac.

Barbey d'Aurevilly.

Henri Barbot, imprimeur

de Celle qui pleure. Chevalier de la Barre. Maurice Barrés, auteur. Léon Belle, dit « FAiglede

Gochons-sur-Marne ». Abbé Bertrand, historien

prétendu de la Salette. Van Bever.

Bigand-Kaire, capitaine- fantôme.

Blaizot, éditeur.

Blanc de Saint-Bonnet.

Léon Bonhomme, portrai- tiste de Léon Bloy.

Bonnefon, plagiaire.

Elémir Bourge.

Paul Bourget, eunuquedes dames.

Briand, cambrioleur de l'Eglise.

Frédéric Brou, statuaire.

Brunetière, Kuistre.

Bunau-Varilla ?

Cambronne,naturellement

Carriès.

Carton de Wiart, « héraut

de l'âme belge ». Sainte Cécile.

350

L INVENDABLE

Comte de Chambord.

Champion, libraire.

Charbonnel, prêtre apos- tat.

Chateaubriand.

Chaumié, ex-ministre,

Clemenceau, prédécesseur?

Denys Cochin, million- naire.

Emile Combes, des Loges.

François Coppée;ci-devant Colonne de VEglise.

Alphonse Coutelier, paysa- giste.

Frère Dacien, de la Doc- trine chrétienne.

Henri Dagan.

Marquise du Deffand.

Abbé Delarue.

Iakub Demi, prêtre de Moravie.

Louis Denise, lapidaire.

Lucien Descaves, journa- liste.

Georges Desvallières.

Maurice Donnay, fauteuil.

Sainte Dorothée.

Henri Douchet,imprimeur.

Conan Doyle* Alfred Dreyfus. Georges Dupuis, lâcheur. Albert Durer.

Thomas Edison.

Anne -Catherine Emme- rich.

Mgr Enard, archevêque d'Auch.

Saint Etienne, Protomar- tyr.

Emile Faguet, pantin aca- démique.

Fallières, Président de la République, époux de Mme Fallières.

Fasquelle, éditeur.

Mgr Fava, de Grenoble, éternellement décédé.

Josef Florian.

Fouché, duc d'Otrante.

Anatole France, dit «Ana tôle Prusse », auteur de \ Pivgoulns.

Benjamin Franklin.

Frapié, lauréat Concourt.

L INVENDABLE

321

Abbé Galette, spéculateur à Cochons-sur-Marne.

Gamaliel,

Mme du Gast des Bazars.

Louis Gatumeau,

Mgr Gaume.

Saint Georges.

Gibbon, historien sphé- rique.

Emile Godefroy.

Académie Goncourt.

Emile Goudeau.

Eugène Grasset.

Henry de Groux.

Grùnewald.

Guillaume II.

H

Charles Hayem, chemisier collectionneur.

Hanotaux, pontife du Lieu commun.

Haraucourt, auteur de la Légende des sexes.

Ernest Hello.

Prince Henckel de Don- nersmark, prussien mer- deux.

Léon Hennique.

Charles - Henry Hirsch,

chef de rayon. Henry Houssaye. Hue, missionnaire. J.-K. Huysmans, colonne

de l'Eglise*

Saint Ignace de Loyola. Vincent dlndy. Ingres.

J

Francis Jammes. Saint Jean de la Croix. Jeanne d'Arc. Félix Jenewein, peintre

morave. Saint Jérôme,

K

Gustave Kahn.

L

Chevalier de la Barre, ori flamme des imbéciles.

Saint Benoît Labre.

Lanfrey, déboulonneur.

Louis Latourette, journa- liste.

Lavedan, dit « Rince- gueule », académicien. 21

322

L INVENDABLE

Georges Le Cardonnel.

Ledrain,. philologue et re- négat.

Le Grandais, imbécile.

Jules Lemaître, ou l'Édu- cation.

Léon XIII.

Edmond Lepelletier, dit « le Putois délabré ».

Jean Lorrain, apôtre des professionnels.

Loti, frère d'Yves.

Loubet,panamiste retraité.

Louis XVII.

Sainte Lydwine.

M

Président Magnaud, dit « le bon Juge ».

Joseph de Maistre.

Maizières, fauteuil pous- siéreux.

Manet.

Frères Margueritte (Pier- rot et Lycurgue).

Auguste Marguillier.

Marmont, duc de Raguse, capitaine de la « Com- pagnie de Judas »,

Jacques etRaïssa Maritain.

René Marlineau.

Jeanne de Matel.

Cardinal Mathieu.

Maximin, berger de la Sa- lette.

Mélanie, bergère de la Sa- lette.

Catulle Mendès, tenancier des Lettres.

Cardinal Merry del Val.

Arthur Meyer (La rue Tu- renne est dans le Ma- rais).

Octave Mirbeau.

Gustave Moreau.

Jean Moréas.

Gustave Mouravit, histo- riologue.

Abbé Mugnier, prêtre mon- dain.

Mûller, pédant viennoise

N

Napoléon.

Raoul Narsy.

Nau, lauréat Goncourt.

Mm0 de Noailles, chaus- sette bleue.

Norvins.

P

Alfred P.,., collectioaaeur d'autographes.

L INVENDABLE

323

Charles Péguy.

Joséphin Peladan, ci-de- vant sar.

Sainte Perpétue.

Cardinal Perràud.

Charles-Louis Philippe.

Edmond Picard, avocat belge.

Georges Picquard, minis- tre de Dreyfus.

Pie IX.

PieX.

Pierpont Morgan, milliar- daire.

Edgar Poe.

Josef Polâk, prêtre de Mo- ravie.

Rachilde.

Raffet.

Félix Raugel.

Ravachol.

Rembrandt.

Georges Rency, belge.

Adolphe Retté.

Rey, éditeur.

Mm0 Riccoboni.

Cardinal Richard.

Jehan Rictus.

Philippe Raoux, ingénieur.

Rodin.

Lord Rosebery. Georges Rouault. Jean Royère, directeur do la Phalange.

S

Marc Sangnier, dit l'évan-

géliste. Gustave Schlumberger. Ségur.

Marc Stéphane^ Stock, éditeur. Sully- Prudhomme^ Syveton.

Laurent Tailhade, con- verti.

J. de Tallenay.

Abbé Tardif de Moidrey.

Pierre Termier, ingénieur en chef des Mines.

Dr Joseph Termier, frère de Pierre.

Thiers.

Mgr Touchet.

vws

Waldeck- Rousseau. Alfred Vallette.

324

L INVENDABLE

Albert Vandal.

William Vanderbilt, écra-

seur. Louis Vauxcelles. Charles Vellay, Wells.

Paui Verlaine. Villiers de PIsle-Adam, Willette. Ricardo Vines. Zola.

TABLE DES MATIÈRES

Tagcs. dédicace.

Introduction ...... 7

1904 9

La Torche 13

Apologue explicatif 22

1905 53

L'Immaculée Conception 74

Vient de paraître 78

Saint Barnabe m'envoie des amis 87

Je suis accusé d'obscénité, enfin I 88

Justice de paix 108

Ma Véronique 121

Salon d'automne 125

1906 142

Interview 152

Apparition de Pierre Termier sur la Montagne

des Martyrs 159

Conversion de Laurent Tailhade 161

Voyage en Dauphiné ; Varces et la Salette. . . 195

Sommeil inexplicable de la France 211

325 TABLE DES MATIÈRES

Lyon et Fourvières 220

Le Tréport 222

Il n'y a qu'une tristesse 235

Commencé Celle qui pleure 229

Épopée Byzantine 244

A propos du prix Goncourt 250

1907 253

La Résurrection de Villiers de VIsle-Adam. . . 257

Le monument de Frédéric Brou à Villiers. . . 277

L'Index 290

Mort de Huysmans , . . . . 294

Celle qui pleure est finie 317

Liste alphabétique des noms cités. « 319

ACHEVÉ D'IMPRIMER le vingt-deux septembre mil neuf cent dix- neuf

PAR

Ch. COLIN

A MAYENNE

pour le MERCVRE

DE

FRANCE

BLOY, Léon. pn

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