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Gand , impr. Eug. Vanderhaeghen

LOHENGRIN

INSTRUMENTATION

ET PHILOSOPHIE

PAR

Edmond Vander Straeten

PARIS

J. BAUR, II, RUE DES SAINTS PÈRES

MDCCCLXXIX

JAN 9 1970

OF TORO

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A

Madame Richard Wagner

Hommage de respectueuse sympathie

L'Auteur

es lignes ont paru ^ily a longtemps^ dans LA Fédération artistique. Je les redonne ici telles quelles, à la prière de mes amis.

LoHENGRiN a le don de soulever de vives colères et de provoquer d'ardents enthousiames. Je ne viens point prêcher V accord parfait : il est décidément impossible.

Je tiens simplement à affirmer certains principes , avec lesquels il serait puéril désor- mais de ne vouloir point compter. Le reste est le secret de l'avenir.

ec plus ultra, dit l'École. Spiritus flat ubi vult, répond le Progrès. Et le Progrès a raison. Contester aujourd'hui l'incommensurabilité du domaine musical , quelle folie !

En présence des prodiges accomplis depuis

un demi siècle par un art qui jamais n'aura

dit son dernier mot, on ose encore invoquer le

vieux cliché du goût, de la raison, de l'autorité.

Fi donc !

Comme si le sort de la musique dépendait du caprice d'un individu ou de la fantaisie d'un aréopage !

2 LOHENGRIN

Le génie ne connaît point ces barrières-là. Il s'affirme. Lux fada est.

Un tyran impitoyable, c'est l'oreille. Rien ne résiste à son despotisme. La routine lui fait surtout horreur. A peine certaines pages , illu- minées d'un chaud rayon d'inspiration, échap- pent-elles comme par miracle à sa soif des- tructrice.

Heureusement, sur ces ruines accumulées s'élèvent de nouveaux édifices, capables de braver longtemps encore les fureurs de cet agent impitoyable, que Cicéron nomme jiidi- cium auriitin superbissiimcm.

Dans ce temple, fraîchement construit, on ne se contente plus de sacrifier à certains phé- nomènes moraux et physiques, imposés par la convention; on dresse des autels à tout ce qui se meut au fond et à la surface de ces deux mondes de la matière et de l'esprit, trop longtemps réputés inaccessibles.

Ah! nous voilà loin d'un certain programme stéréotypé, qui se limitait, d'un côté, aux sub- divisions banales de la colère, de l'amour, de la tristesse, et, de l'autre, aux dérivés de l'eau qui coule, du tonnerre qui gronde, du feu qui s'allume.

Un génie puissant est presque l'égal de Dieu.

A son gré, il décompose indéfiniment un

LOHENGRIN 3

rayon de lumière , et en tire les couleurs les plus riches et les plus variées. Il combine de même le son , pour lui emprunter les harmo- nies les plus caractéristiques et les plus éton- nantes.

Laissez donc cette palette du musicien , comme celle du peintre, concourir à l'Harmonie univer- selle par les moyens nombreux dont elle dis- pose. Craignez, en en retranchant un seul, de l'écarter du vrai but de la création.

Et votre centre commun ? Et votre point de rappel ? Et vos intervalles ? Et vos gradations ?

Foin de tout cela !

« L'univers entier est aux beaux-arts , » s'é- crie un esthéticien du siècle dernier. Mais , im- médiatement après vient ce piteux correctif : « On ne doit en faire usage que selon les lois de la décence. »

Décence se dérive de decere. Cette racine seule est la condamnation de la clause restrictive du malavisé législateur. Toujours l'artificiel, tou- jours l'étroit, le convenu : quod decet.

Pardonnons lui , car c'est à sa sagacité , cette fois incontestable, que l'on doit la thèse bien avancée pour l'époque il la produisit :

« La plus mauvaise de toutes les musiques est celle qui n'a point de caractère. Il n'y a pas de son dans l'art qui n'ait son modèle dans la

4 LOHENGRIN

matière, et qui ne doive être au moins un commencement d'expression, comme une lettre ou une syllabe l'est dans la parole. »

A la bonne heure !

Si des sons existent dans la nature pour toutes les idées, pour tous les sentiments, qu'en fera l'instrumentiste, sinon s'en servir de la manière la plus large, la plus illimitée, pour en arriver à sonder à fond le labyrinthe immense de la vie réelle ou idéale ?

Il ne saurait donc s'en tenir exclusivement à peindre :

« Les oiseaux qui chantent, comme pour nous piquer d'émulation ;

» Les échos qui leur répondent avec tant de justesse ;

» Les ruisseaux qui murmurent ;

» Les rivières qui grondent ;

» Les flots de la mer qui montent et qui des- cendent en cadence comme pour mêler leurs sons divers aux résonnemens des rivages ;

» Les zéphirs qui soupirent parmi les roseaux ;

» Les aquilons qui sifflent dans les forêts;

» Les vents conjurés, ou plutôt concertés ensemble par la contrariété même de leurs mou- vemens, qui, après s'être choqués dans les airs, se réfléchissent contre les corps terrestres : monts, vagues, rochers, bois, vallons, collines,

LOHENGRÏr^ 5

palais, cabanes , pour en tirer toutes les parties d'un concert ;

» Enfin , cette belle base dominante , vul- gairement nomniée Tonnerre, si grave, si ma- jestueuse, et qui sans doute nous plairoit davan- tage, si la terreur qu'elle nous imprime ne nous empêchoit quelquefois d'en bien goûter la magnifique expression (^). »

(') Essai sur le Beau. Amsterdam, 1760, p. 116.

2

<^

II

endant que la « belle basse » du père André roule dans les abîmes, abor- dons une autre gamme d'expression pittoresque, celle-ci purement philosophique, et, j'ajouterai , longtemps inaperçue.

L'être moral peut-il être dépeint d'une façon saisissante par les seules ressources de l'in- strumentation? Le fait a été résolu victorieuse- ment par plusieurs œuvres d'un mérite supé- rieur.

Chaque voix d'un orchestre a le don d'assi- gner au caractère d'un individu une nuance particulière qui le détermine éloquemment.

8 LOHENGRIN

L'affinité ph3'sique est évidente ; l'analogie morale ne saurait faire l'ombre d'un doute de- puis que Wagner a produit Lohengrin.

La harpe, par exemple, est un instrument de lumière. De toute antiquité elle a chanté les attributs du Tout-Puissant. David en est la personnification légendaire.

La lyre a servi au même usage. La lyre d'Or- phée, celle d'Amphion ont été célébrées par les poètes grecs et latins.

Ce symbolisme religioso-mystique domine tout le moyen-âge.

Pour ne parler que de la glorieuse Flandre, toutes les cérémonies pieuses y étaient rehaus- sées d'instruments à cordes.

Le choix variait suivant les localités, les époques, ou d'après les éléments d'exécution dont on disposait Ç),

La lyre, la harpe, le psaltérion prédomi- naient dans le haut moyen-âge.

A partir des croisades , c'est le luth qui a la préférence ; puis , c'est le tour de la rote , du

(') C'est chose merveilleuse que de voir à quel point le génie musical flamand s'est mis à l'unisson de cette es- thétique philosophique de l'instrumentation. La Flandre touchait au Brabant , oii se déroule le drame.

LOHENGRIN 9

rebec, de la viole et de toute la famille simi- laire d'instruments à cordes.

Les villes situées sur les bords de la mer ont le plus longtemps conservé ces vénérables traditions.

A Furnes, notamment, l'appareil à cordes : violon, harpes, luths, s'y déploie encore en plein seizième siècle. Furnes semble donner la main, à travers l'Océan, à la lyrique Ecosse (').

A Ostende, le même fait se remarque; mais Ostende a surtout gardé, avec une fidélité des plus scrupuleuses, le legs des coutumes intimes, des fêtes de famille.

Il y a un livre à faire sur les pratiques tradi- tionnelles qui s'y accomplissent, jusque bien avant dans le dix-septième siècle , restes curieux du paganisme, dont la bénédiction des flots, à la fête de Saint-Pierre, me semble être le cou- ronnement suprême.

La trompette et sa famille représentaient l'autorité, la puissance ; c'est l'instrument rouge.

(') Voy. ma notice: Le Noordsche Balk (instrument de musique) dit Musée archéologique d'Ypres. (Ypres, 1868 p. 9.), et le 2"^^ volume de ma Musique aux Pays-Bas. La monographie des Ménestrels , au 4^6 volume de ce dernier ouvrage , renchérit considérablement sur ces indications concises.

10 LOHENGRIN

s'il m'est permis de hasarder cette épithète.

C'est au son de la trompette que défilait le magistrat de Flandre; c'est au son de la trom- pette qu'il promulguait ses ordonnances.

La trompette stimulait aussi l'ardeur guer- rière et menait au combat. Toutefois, l'élé- ment militaire a été symbolisé dans les ancien- nes coutumes flamandes par le tambour, in- strument oriental, et par le fifre, instrument germain.

Et quand les associations guerrières de Flandre dégénérèrent en sociétés d'amusement, de par les ducs de Bourgogne, le tambour et le fifre continuèrent à remplir leur singulier rôle d'au- trefois.

Les Huguenots offrent un exemple de cette particularité, dans la chanson àupiff, paff! qui forme, avec le choral de Luther et le couvre-feu parisien, ce qu'il y a de plus remarquable, en fait de couleur locale, dans cet opéra.

Aujourd'hui encore , dans maintes villes fla- mandes, les tirs à l'arc, à l'arbalète et à la cara- bine s'organisent aux sons de ces deux instru- ments, si dissemblables pourtant de forme et de diapason ('). C'est comme les gnomes, Kaboii-

(') Voir mon Théâtre villageois en Flandre , t. I , p. 48.

LOHENGRIN II

ters, opposés aux géants, Reusen, de nos vieux cortèges emblématiques.

Entre la harpe symbolisant l'élément reli- gieux, et la trompette caractérisant l'élément civil, se placent, comme une sorte de trait d'union mystérieux, la douce flûte et le tendre hautbois, instruments de la vie paisible, inter- prêtes de la retraite silencieuse, comme aussi de la candeur, de la naïveté et de l'innocence.

La flûte, surtout, grâce à ses sons veloutés et ondoyants, vous porte à une molle langueur. Un auteur anglais , cité par Suard , dit avoir vu un enfant crier et pleurer au son d'une trom- pette, et s'endormir, un instant après, au son d'une flûte (').

L'agreste hautbois caractérise les temps pri- mitifs, où, selon les poètes, l'humanité était plongée dans les délices d'une félicité sans bornes. « Le hautbois, champêtre et gai, dit Grétry, sert aussi à indiquer un rayon d'espoir au milieu des tourments (^). »

(') Il ne faut pas confondre cette flûte, au timbre doux et tendre, avec la flûte des anciens, qui ressemblait à une trompette et en avait le son éclatant : acris , comme dit Horace. Elle vibrait dans les combats et dans les apo- théoses des héros. Delà peut-être l'usage du fifre dont il vient d'être parlé.

(2) Voir ma Mélodie populaire dans GiUllamne-Tell ,

1 2 LOHENGRIN

Grétry, de même qu'une infinité de composi- teurs , n'a eu recours à ces diverses voix de l'or- chestre, que par échappées insignifiantes. Ici une ritournelle , un trait d'accompagnement passager, ailleurs une entrée banale.

L'analogie philosophique de ces voix n'a été, en thèse générale, qu'entrevue seulement.

Wagner en a fait des types, les caractè- res s'incrustent et s'incarnent.

Il ne s'agit plus, pour ces instruments, de se borner à traduire simplement l'impulsion du cœur, les impressions de l'âme. Il faut qu'ils deviennent une synthèse vivante, correspon- dant à une situation, à un épisode, qui fera du personnage un ange ou un monstre, dès les premières mesures entendues.

L'instrument-type suivra pas à pas ce per- sonnage à travers les péripéties du drame , et

le rôle pittoresque et même philosophique du hautbois , remplaçant la cornemuse , est étudié de façon à faire du chef-d'œuvre de Rossini , les ranz helvétiques aidant , un bouquet de thèmes agrestes d'un parfum exquis. Le mo- tif générateur dessine la couleur locale, assiste à la con- spiration , participe au combat et préside au triomphe. C'est, avec les timbres âpres et caractéristiques du Frcyschiitz,\e plus grand effort du génie psycologico- instrumcntal moderne , avant Wagner.

LOHENGRIN I3

ne l'abandonnera que lorsque son intervention aura cessé complètement.

On aura ainsi un instrument spécial pour in- dividualiser Eisa, la jeune fille innocente; Lo- Lohengrin, le messager surnaturel; Ortrude, l'esprit du mal; l'Empereur d'Allemagne, la souveraine autorité (').

Ces caractères sont si nettement dessinés , qu'on les distinguerait sans peine, sans le se- cours des paroles ou de l'appareil théâtral.

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(^) Sehobart a rattaché à chaque tonalité une idée caractéristique. Son assimilation , quoiqu'un peu arbi- traire, ne laisse pas que d'être très frappante. Au fond, la tonalité psycologique est une affaire de pure inspira- tion , défiant tout système préconçu.

2,*

III

es son entrée en scène, la candide Eisa est marquée par un colons instru- mental qui ne la quitte plus. Le haut- bois dépeint à l'oreille ce que dépeignent aux yeux la robe blanche et les cheveux flottants de la jeune fille.

Une marche élégiaque est confiée au tendre et plaintif instrument. On ne saurait, d'un coup de crayon , obtenir des effets plus réels et plus saisissants.

C'est le hautbois qui supplée au silence de la victime, en face de la Cour Suprême. C'est le hautbois qui soutient et qui commente les pre-

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mières paroles de l'accusée. Non, elle n'est point coupable ; pitié pour elle , semble-t-il dire !

La flûte s'y joint, dans le récit du rêve pro- phétique : le cygne et la colombe sont annon- cés. Le cygne arrive , au son des mêmes accords consonnants qui ont bercé le songe d'Eisa et qui présideront à la victoire de son sauveur.

Tour à tour, ou simultanément, les deux instruments blancs participent à la scène du serment, à la scène du balcon, Eisa confie aux étoiles les émotions qui débordent de son cœur ('), à la marche rehgieuse, au chœur nup- tial, au doux entretien, les époux savourent avec ivresse leur bonheur d'un instant, enfin, au déchirant moment l'idéal d'Eisa s'envole pour toujours.

Les dernières notes du drame sont formulées

(') « Lorsqu'Andromaque récite, dit Grétry, à pro- pos de la tragédie lyrique de ce nom, elle est presque toujours accompagnée de trois flûtes traversières qui for- ment harmonie. » Grétry se trompe en disant que ce fut la première fois qu'on eut l'idée d'adopter les mêmes instruments pour accompagner le récitatif d'un rôle que l'on veut distinguer. L'embryon du procédé remonte aux créateurs du drame lyrique, c'est-à-dire au commence- ment du dix-septième siècle. Tout y était arbitraire , bien entendu. La voix de Caron, dans VOrfcoàe Mon- tcvcrde, est accompagnée par deux guitares! Jugez.

LOHENGRIN I7

par la flûte ('). Elles semblent empreintes d'un parfum de chasteté qu'elles répandent dans l'at- mosphère et qui paraissent suivre Lohengrin à travers les sinuosités des flots...

Quand la lumière se mêle à ce coloris, déjà si chatoyant , dans l'incomparable scène Psyché veut connaître l'époux que les Dieux lui ont donné, quels séduisants effets d'optique, quels mirages enchanteurs !

Figurez-vous les Alpes neigeuses éclairées au soleil. Des paillettes d'or s'échappent de cette nappe blanche scintillante, qu'enveloppe une atmosphère azurée et prismatisée.

Les deux instruments , enlacés les uns aux autres, se confondent dans une mutuelle ivresse et s'imbibent de clartés radieuses et magiques.

Au soir, les blanches nuées, les tons diaprés, se voilent d'une teinte grisâtre, transparente aussi, mais discrète et calme comme la douce lueur de la lune.

C'est le tête-à-tête mystique , soupiré par le quatuor à cordes en sourdines. Aux doux su- surrements de la flûte et du hautbois, succè- dent les sons clair-obscur de la clarinette. Une

(') Par un trait de génie qui remonte à deux siècles, la flûte, blancheur de l'aube, est opposée aux ténèbres qui disparaissent, dans le Faëton de Vondel.

l8 LOHENGRIN

dernière fois , le chant d'amour nuptial s'épan- che , quand Eisa s'éloigne sous le coup d'une sorte de malédiction, amenée par son indis- crétion fatale.

Cette intervention de la clarinette, au milieu de la joie changée en deuil , est sublime. C'est pour ainsi dire la flûte munie d'un crêpe funèbre.

Encore un trait de pinceau du génie!

Gounod a tenté d'imiter le procédé des in- struments blancs dans son Faust. Mais quelle énorme distance entre le modèle et la copie ? Wagner a, sur son imitateur, l'inappréciable avantage de laisser à l'héroïne du drame son caractère de naïve candeur, à partir de l'intro- duction jusqu'au dénoûment.

Gounod, au contraire, est forcé, par les péri- péties de son poème, d'abandonner, dès le troi- sième acte, la note douce dont il s'était servi précédemment. Dès lors, on le conçoit, le ca- ractère de Marguerite marche à l'aventure.

Comment exprimer Gretchen coupable ? Com- ment la dépeindre réhabilitée devant Dieu ? Tout cela est resté à l'état embryonnaire. Di- sons mieux: à l'état imperceptible, nul.

La différence essentielle entre les races ger- manique et gauloise se dessine ici d'une façon frappante.

LOHENGRIN I9

Gounod entame une idée, prise à autrui, s'en- tend. Il ignore l'art de la développer, de la transformer. Il se voit obligé, faute de mieux, de l'abandonner au beau milieu de son ouvrage.

Wagner, par contre, poursuit la sienne vic- torieusement, à travers toutes les phases que revêt le drame ; il lui faut subir mille applica- tions, mille modifications diverses; puis, il la groupe, en guise de péroraison, au moment où. la barque de Lohengrin quitte les rives de l'Es- caut.

Il ne saurait être question d'archaïsme à propos de Faust, Les quelques mesures qu'on y remarque sont gauchement empruntées à l'im- mortelle Chanson du Roi de Thulé de Schubert.

IV

omment Wagner s'est-il acquitté de cette tâche délicate et ardue? On vient de voir avec quelle supériorité il a fait marcher de front la psycologie et l'archéo- logie, pour individualiser Eisa.

En esprit prime-sautier qu'il est, le maître ne s'est pas borné à faire au rôle du messsager cé- leste, des adaptations purement mécaniques, à la façon de celles de Meyerbeer. Il a fondu tou- tes les couleurs de sa palette pittoresque dans une combinaison poético-idéale qui s'élève aux proportions d'une merveilleuse création.

Lohengrin personnifie le droit, la justice. Le

22 LOHENGRIN

tribunal humain va prononcer une sentence inique. L'élément divin intervient.

Au lieu de faire accompagner gauchement et banalement les chants suaves du champion mystérieux, par une lyre ou harpe, vieux cli- ché , Wagner fait miroiter le quatuor à cordes dans ses sonorités suraiguës, et, dès les pre- mières mesures de ce ravissant susurrement aérien , l'imagination est lancée dans les sphères les plus élevées de l'illusion imagée.

Liszt l'appelle « une sorte de formule magi- que, qui, comme une initiation mystérieuse, prépare nos âmes à la vue de choses inaccou- tumées et d'un sens plus haut que celles de notre vie terrestre. »

Il ajoute : « Cette introduction renferme et révèle l'élément mystique , toujours présent et toujours caché dans la pièce; secret divin, res- sort surnaturel, suprême loi de la destinée des personnages et des incidents à contempler.

» Pour nous apprendre l'inénarrable puis- sance de se secret , Wagner nous montre d'abord la beauté ineffable du sanctuaire , habité par un dieu qui venge les opprimés, et ne demande qu'amour et foi à ses fidèles.

» Il nous initie au Saint-Graal; il fait miroi- ter à nos yeux ce temple de bois incorruptible , aux murs odorants, aux portes d'or... dont les"

LOHENGRIN 23

splendides portiques ne sont approchés que de ceux qui ont le cœur élevé , et les mains pu- res— Il nous le montre d'abord reflété dans quelque onde azurée, ou reproduit par quelque image irisée.

» C'est, au commencement, une large nappe dormante de mélodie, un éther vaporeux qui s'étend, pour que le tableau sacré s'y dessine à nos yeux profanes : effet exclusivement confié aux violons, divisés en huit pupitres différents, qui, après plusieurs mesures de sons harmo- niques, continuent dans les plus hautes notes de leurs registres.

» Le motif est ensuite repris par les instru- ments à vent les plus doux; les cors et les bas- sons, en s'y joignant, préparent l'entrée des trompettes et des trombones, qui répètent la mélodie pour la quatrième fois , avec un éclat éblouissant de coloris, comme si, dans cet instant unique, l'édifice saint avait brillé, à nos regards aveuglés, dans toute sa magnificence lumineuse et radiante.

» Mais le vif étincellement , amené par degrés à cette intensité de rayonnement solaire , s'éteint avec rapidité comme une lueur céleste. La transparente vapeur des nuées se referme, la vision disparaît peu à peu dans le même encens diapré , un milieu duquel elle est apparue , et le

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morceau se termine par les premières six me- sures devenues plus éthérées encore.

» Son caractère d'idéale mysticité est sur- tout rendu sensible par le pianissimo toujours conservé dans l'orchestre, et qu'interrompt à peine le court moment les cuivres font resplendir les merveilleuses lignes du seul motif de cette introduction. »

Après cette adorable analyse , Liszt a recours à une allégorie plus exquise encore , il com- pare ce chant, qu'on croirait descendre des mystérieuses hauteurs de l'Empirée, « à l'ascé- tique ivresse que produirait en nous la vue de ces fleurs mystiques des célestes séjours, qui sont toute âme , toute divinité , et répandent un frémissant bonheur autour d'elles.

» La mélodie s'élève d'abord comme le frêle, long et mince calice d'une fleur monopétale, pour s'épanouir en un élégant évasement, une large harmonie, sur laquelle se dessinent de fermes arrêtes, dans un tissu d'une si impal- pable délicatesse, que la fine gaze paraît ourdie et renflée par les souffles d'en haut.

» Graduellement ces arrêtes se fondent; elles disparaissent d'une manière insensible dans un vague amoindrissement, jusqu'à ce qu'elles se métamorphosent en insaisissables parfums, qui

LOHENGRIN 2^

nous pénètrent comme des senteurs venues de la demeure des Justes (^) ».

Avec les sons cristallins et diamantés de la harpe, ces nuances discrètes et fines, ces images magiques de la coloration pittoresque devenaient absolument impossibles.

On entend et l'on voit. Jean-Jacques appelle cela avec infiniment de sens : « Mettre l'œil dans l'oreille. »

Cette page monumentale de Wagner domine tout le drame, à partir du fragment aérien qui s'en détache, quand Eisa dit sa vision, et de l'apparition du cygne traînant la barque mira- culeuse, jusqu'au moment le messager de Dieu quitte les rives de l'Escaut pour regagner sa céleste demeure.

, Dans le récit révélateur, émouvante synthèse d'une action éminemment captivante, le scintil- lement lumineux ne s'épanche plus exclusive- ment en vibrations suraiguës des cordes.

La trompette y prend part : Lohengrin a combattu. Le hautbois s'y marie : le chevalier a aimé... Nouveaux effets d'une palette sonore, d'une richesse indescriptible.

(^) Lohengrin et Tannhciitser. Leipzig, 1851, p. 48 et 50.

V

n face du magicien d'en haut, se place la magicienne d'en bas , sorte de Circé dont les enchantements tiennent captif le prince Godefroid, et qui s'enroule comme un serpent venimeux autour de sa chaste victime , Eisa.

Ce génie du mal, qui s'épanche en impréca- tions vengeresses , est dépeint par les sons in- férieurs , ou chalumeaux , des instruments à anches : clarinettes, cors anglais, bassons, saxhornes.

Ces sons caverneux, à clapotements sinistres, comme la vox humana, ou plutôt la vox inhu-

28 LOHENGRIN

mana de l'orgue , sont formulés en mode mineur, pour renforcer d'une nuance plus expressive encore, le coloris ténébreux du monstre dé- chaîné.

Donc, non seulement la ligne mélodique qui n'est qu'un long zig-za.g , semble ramper comme un reptile vénéneux , mais le timbre même des instruments s'associe à ces sinuosités tortueuses par de sourds grondements, l'on croit enten- dre le rugissement de quelque fauve, guettant sa proie Ç-).

La scène Ortrude, jointe à son mari dé- chu , conspire pendant la nuit la perte d'Eisa, au pied du château de celle-ci, est une de ces conceptions capitales dont on ne saurait avoir le pendant que dans les maîtres du pinceau ou du burin.

Les grincements caverneux de la Macbeth germanique, renforcés par les trémolos hale- tants des cordes, vous donnent positivement le frisson.

C'est ainsi que j'aurais voulu voir caractérise

(^) Grétry a imaginé d'aligner des notes en cercle , pour dépeindre les anneaux de la chaîne d'un prisonnier. C'est subtil, enfantin même. L'esprit y a toute la part, le sentiment aucun. Et pourtant Grétiy, à chaque page de ses mémoires , place le sentiment au-dessus de tout.

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LOHENGRIN ^Q

Bertram. Les cuivres plaqués qui soutiennent sa mélopée, dite infernale, me paraissent plutôt inventés pour servir de contraste ou de repous- soir, que créés pour accentuer une idée philo- sophique et dramatique.

La statue du Commandeur descendant de son piédestal pour empoigner son lâche insulteur, au milieu d'un luxueux festin , est bien plus heureusement campée, à l'aide des trombones que Mozart a réservés intentionnellement jus- qu'à cette scène.

L'effet en est foudroyant.

Rossini a encore été dans le vrai, en adap- tant , par moments , à la voix grandiose de Moïse, un accompagnement de cuivres, parce que le législateur des Hébreux est un person- nage autoritaire, qui ne saurait revêtir au théâtre son prestige et son importance, qu'à l'aide' de la phalange bruyante des trompettes , des trombones et des ophicléides.

Ces instruments solennels dominent monar- chiquement aussi dans Lohengrinj pour traduire la volonté suprême du souverain , qui vient sous le vieux chêne tenir cour plénière.

Quelle majesté ils prêtent au récit introduc- tif ! Que de force persuasive ils ajoutent à la prière avant le combat, prière qui semble in- crustée dans le fer et dans le bronze ! Et quel

30 LOHENGRIN

dialogue réaliste résulte des huit trompettes ac- cordées en quatre tons différents (mi bémol, ré, mi et fa) et faisant leur entrée isolément, cha- cunes dans leurs tons respectifs, sur une figure de basse continue qui simule le grand tumulte des chevaux... (^)!

La basse dure sans discontinuer en triolets croches, pendant plus de cent mesures, jusqu'à l'entrée des quatre trompettes de l'empereur, qui , à travers tout l'opéra , font retentir la même fanfare éclatante, dès que le monarque paraît.

La phalange des trompettes seigneuriales les saluent tour à tour, s'y joignent et éclatent toutes simultanément. Une sorte de marche hiératique, pleine d'une imposante grandeur, est chantée successivement en deux tons diffé- rents, par les gros cuivres, et laisse présager l'accomplissement d'un grand événement.

A ceux qui s'offusqueraient, dès le début du drame, de cette profusion de sonorité métaUi- que , je me contenterai de dire :

Il ne s'agit point, dans une œuvre d'inspira- tion , de calculer froidement les effets matériels, en vue d'en arriver finalement, et en passant du simple au composé, à des résultats de sur-

(') Consultez, à ce sujet, la belle étude de Liszt, p. 89.

LOHENHRIN 3I

prise et d'étonnement; il s'agit d'être vrai et de toucher juste, tout en restant noble et beau.

Si le drame de Lohengrin se termine aux sons voilés de deux flûtes , est le mal ?

N'avons-nous pas dans la nature le lever et le coucher du soleil, la montagne et la vallée, le fleuve et le ruisseau ?

Les crescendos d'un acte à l'autre, abou- tissant artificiellement au summum de l'eflet vocal et instrumental, ne sont que des procédés d'où tout vrai art est exclu , des mirages qui ne sauraient éblouir que la foule ignorante et trop facilement impressionnable.

Lohengrin, écrit, pour emprunter une mé- taphore admirable, avec une plume arrachée à l'aile d'un ange, devait finir par un reflet de l'idéalisme céleste.

VI

ù s'arrêtera la révolution commencée ? Nous voilà loin de l'incroyable défi lancé à la perfectibilité humaine : « Ceci

est le dernier terme de la science et de l'art ('). »

Nec plus tdtra.

(^) FÉTis , Histoire de Vharmonie, et Traité d^harmonie; ad finem. Rapprochez cette thèse étrange de celle que le même écrivain a soutenue dans la Revue et Gazette Musi . cale, il dit notamment que : « de tout temps , les musi- ciens et le public ont été sous l'influence d'un illusion sin- gulière, à savoir, que certaine forme de l'art, découverte par un artiste de génie, était le but final et le dernier terme de progrès. » Et concluez !

3*

34 LOHENGRIN

Château de cartes, renversé d'un souffle !

Non seulement les combinaisons multiples de l'harmonie ont ouvert des mondes nouveaux , mais les aggrégations infinies des timbres de l'orchestre ont frayé des routes inaperçues dans le domaine de la psycologie et de la physique.

Le drame musical, en complète voie de trans- formation, s'est vivement imprégné de l'élé- ment cosmique, s'il m'est permis d'employer cette expression. Il a repris possession de son bien, et ce n'est que justice.

Redisons-le : tout l'univers visible et invi- sible est dans ses attributions, comme ce micro- cosme vivant, moral et matériel, l'homme.

On se croyait parvenu aux confins extrêmes de l'idéal entrevu, avec l'orchestre de Beet- hoven, avec le drame, faux selon moi, de Meyerbeer, avec la mélodie de Bellini , mélodie enchanteresse, il est vrai, mais qui n'est, en définitive, qu'une sorte d'aigrette dorée au haut d'un pignon dressé dans le vide, tandis qu'elle devrait briller aux sommets d'un édifice qui a son rez-de-chaussée, son premier, son deuxième et son troisième étages, comme la mélodie de Walter, d'une architecture immense, équilibrée, dans toutes ses parties, du faîte à la base, à la péroraison des M eistcr singer.

Que de progrès accomplis ! Et se douterait-on

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qu'un seul homme ait pu réunir à la fois, et l'éloquence du drame, et l'éloquence de l'har- monie et de la mélodie ?

Le Lohengrin cependant n'est qu'un premier pas dans la voie de la réforme. Il fait entrevoir d'immenses tentatives régénératrices pour l'ave- nir. Et qui sait ? Une vraie métempsycose. ' Les replis les plus secrets de l'âme sont scrutés et exprimés. Le passé et l'avenir trou- vent leurs nuances équivalentes. Tout ce qui s'agite, dans le monde réel et imaginaire, est dépeint avec des couleurs assorties. L'espace même a sa gamme particulière. Fluides ou solides, incandescences ou frigidités, tout a une voix, tout a une résonnance similaire qui vous le fait palper du bout du doigt pour ainsi dire.

Spiritus flat uhi vidt. Saluez Vévocatciir artis- tique des éléments !

Et dire, après cela, que chaque semaine, un musicien aussi admirable , un peintre aussi colossal, un philosophe, un esthéticien et un archaïste aussi consommé se voit en butte aux plaisanteries indécentes et aux injures sarcas- tiques de MM. les feuilletonistes parisiens, la plupart plus littérateurs, en somme, que musi- ciens , et incapables de disséquer scientifique- ment la moindre partition. Cela, à propos des

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représentations de l'une des plus merveilleuses créations de l'esprit humain : la tétralogie des Nibehcngen.

Ah! messieurs les Parisiens, qui avez vécu presqu'exclusivement jusqu'ici, à votre Opéra démodé, de l'intervention étrangère témoin Lulli, Gluck, Spontini , Rossini, Meyerbeer, Donizetti, Verdi et d'autres vous tenez, paraît-il, à vivre désormais de votre propre vie artistique.

En vérité, en vérité, je vous le dis : le mo- ment viendra vous mourrez littéralement de faim.

Incapables de vous soutenir jusqu'au bout, même dans les banalités creuses et ridicules l'Opéra actuel se traîne si péniblement, que ferez-vous, privés que vous êtes du grand souffle épique, de l'inspiration dramatique sublime, lorsque la transformation de votre principale scène lyrique sera devenue, comme elle l'est déjà nécessaire, imminente, inévi- table ?

Ce que vous ferez de mieux ? Je vais vous le dire : Retournez à vos moutons :

Le Français, malin, cr6a le vaudeville.

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Reprenez la houlette et la musette. Quittez la lyre. Composez des opéras-comiques. est votre génie , est votre gloire.

ŒUVRES DU xMÈME AUTEUR

parues chez J. Baur, i i , rue des SS. Pères, à Ptms

VOLTAIRE MUSICIEN. Concerts, Intei- mèdes (Mozart à Ferney); Lullisme, Ramisme , Gluckisme; Prophétie pour 1885 ; l'Opéra, l'Opéra- Comique ; Organographie , Acoustique ; Biogra- phies; Locutions, Anecdotes. In-8° de 300 pages.

LA MÉLODIE POPULAIRE dans l'opéra Guillaume Tell de Rossini. In-8° de 44 page avec de nombreuses planches de musique.

r.

ML 410

Straeten, Edmond vander, Lohengrin

FACULTY OF MUSIC LIBRARY

DATE DUE

NOV 0 1 1«7

EOURS

MOtJ-THUR 8:45-9:15

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