ACADÉMIE DE NEUCHATEL LOUIS AGASSIZ ET SON SÉJOUR À NEUCHATEL DE 1832 A 1846 NERO = DEC TFRIBOLETE Professeur à la Faculté des Sciences. NEUCHATEL IMPRIMERIE ATTINGER FRÈRES 1907 LOUIS AGASSIZ ET SON SÉJOUR À NEUCHATEL DE 1832 A 18/01 RE — Il y a aujourd’hui un siècle que naissait non loin d'ici, sur terre fribourgeoise, dans la maison de cure de Môtier en Vully, Jean-Louis-Rodolphe Agassiz. Si le canton de Vaud, auquel il appartient de par sa naissance, dans un élan de pieux enthousiasme, a tenu à célébrer cet anniversaire, Neu- châtel de son côté n’a pas voulu rester en arrière. La Société des Sciences naturelles et l’Académie ont tenu à s’associer elles aussi à cette manifestation, en rendant un hommage pu- blic d’admiration et de gratitude à la personne du grand na- turaliste qui fut un des fondateurs de la première et une des illustrations de la seconde. Agassiz, en effet, est un des nôtres. Il nous appartient par l’œuvre qu'il à accomplie chez nous, par les travaux qu'il v à exécuté et par les souvenirs qu'il y a laissé. En dépit de son origine, il est une des plus belles gloires de notre petite pa- 1 Discours prononcé dans la Salle circulaire du Collège latin, le 28 mai 1907, à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance. RE trie dont il se plaisait lui-même à se considérer comme un de ses enfants. Il représente une époque unique de notre his- toire, l’éveil de enthousiasme pour la science coïncidant avec les débuts de l’enseignement scientifique à Neuchâtel. Aussi était-il bien digne d’avoir sa place dans notre Académie, cet homme quia aimé par dessus tout la jeunesse et lui a con- sacré sa vie entière. Grâce, d’un côté, à une décision de nos autorités cantonales, prise au lendemain de sa mort, de l’au- tre, grâce à là généreuse intervention d’une partie de notre jeunesse académique, son souvenir se trouve chaque jour rap- pelé à notre mémoire par le pinceau du peintre et le ciseau du sculpteur, qui lun et l’autre ont fidèlement reproduit ses traits et immortalisé sa figure. La vie d’Agassiz présente un vif intérêt, mais pour en parler je rencontre une difficulté d’un genre particulier. Que dire, en effet, de nouveau sur sa personne ou sur son œuvre qui n’ait déjà été raconté dans les nombreux articles de jour- naux et de revues, et dans les multiples biographies qui ont été publiées aussi bien pendant sa vie que surtout après sa mort. Je réclame pour cette lecture votre bienveillante indul- gence. J’ai fait de mon mieux et en m’acquittant de la tâche qui m'incombe, je puis dire qu'il m'a été doux, dans un jour anniversaire comme celui-ci, de me sentir posséder le privi- lège de vous parler de la vie et des œuvres de celui qui fut une des illustrations dont un petit pays comme le nôtre peut à juste titre s’honorer. Heureusement, dans cette admirable vie de travail qu'a été la vie d’Agassiz, il y a assez d’aspects accessibles à tous pour qu'il soit permis, même à quelqu'un qui ne l’a point connu et ne saurait le juger que du dehors, de célébrer avec sincérité sa mémoire. La carrière d’Agassiz, si on fait abstraction du temps de son enfance, comprend deux périodes distinctes d’une lon- gueur presque égale, à peu près un quart de siècle chacune, LORS de dun dinde, - la première avant, la seconde après son départ pour le Nou- veau Monde. Pendant la première période, où il se trouvait dans toute la fraicheur de la jeunesse et toute la vigueur de cet âge d’or du talent, il fit dans le domaine encore peu connu de la pa- léontologie ces investigations qui l’ont placé au premier rang des hommes scientifiques de son temps. C’est aussi dans cette période qu'il commença ses recherches zoologiques, qui n’ar- rivèrent que plus tard à leur point culminant, et qu'il exposa la conception hardie d’une ère glaciaire universelle, qui aurait élé la clôture des temps géologiques, et à laquelle son nom reste perpétuellement attaché. Dans la seconde période, poursuivant ses travaux avec une ardeur nouvelle sur un théâtre plus vaste, admirablement approprié à sa puissance intellectuelle, cet homme nous ap- paraît comme le grand maître des sciences naturelles, non seulement auprès de ceux qui sont chargés de les enseigner, mais auprès d’une nation toute entière. La sympathie géné- _rale et une assistance efficace faisaient encore défaut à ce genre d'études. Dès son arrivée, Agassiz adressa à la nation de chauds appels auxquels elle répondit généreusement. L’é- cole de Cambridge, le Musée Agassiz, l’école d'histoire natu- relle d’'Anderson, dans l’île de Penikese, comme aussi linté- rêt éveillé universellement en faveur de la science, sont les monuments durables de l'influence bienfaisante qu'il a exercée dans sa seconde patrie. Au commencement du XVIIIe siècle, quelques hommes, en- traïnés dans le courant scientifique qui commençait à se faire jour chez nous et qui allait répandant de plus en plus le goût du raisonnement et de l’observation, cultivaient avec amour les premiers germes de nos progrès intellectuels et appor- taient leur contingent au progrès général. Ils ensemençaient avec ardeur un sol qui n’était point destiné à rester ingrat, he D SA puisqu'il devait plus tard nourrir le génie de savants que nous avons le légitime orgueil de compter comme nos conci- toyens. Au temps de Bourguet (1678-1742), notre pays comptait plusieurs savants étroitement liés, formant une petite société dont les investigations s’étendaient sur tout le Jura central, et qui se communiquaient mutuellement leurs observations et leurs découvertes, posant ainsi les premiers jalons des études scientifiques dans notre pays. C’étaient le pasteur Cartier, de la Chaux-du-Milieu (17..-1799), le D' Abram Gagnebin, de la Ferrière (1707-1800), Élie Bertrand (1713-1797), qui con- stituent le germe de ce que je pourrais appeler l’école géolo- gique neuchâteloise, qui devait plus tard rendre à la science les services que lon connaît; c'était le Dr Jean-Antoine d’Ivernois (1703-1764), sous lequel J.-J. Rousseau, réfugié au Val-de-Travers, prit le goût de la science qui devait lui sourire et le consoler dans sa vie d’exil. Ces quelques hommes, mettant en commun, avec simpli- cité et franchise, leurs observations, leurs découvertes, résu- maient en quelque sorte les amis des études au XVIITe siècle. Exemples d'initiative et d’activité féconde dans le domaine du vrai et du bien, mais voguant au hasard sur la mer de l’inconnu, ils n’en exercèrent pas moins une influence remar- quable. Leurs travaux devaient devenir le point de départ d’un mouvement intellectuel dont ils ne pouvaient entrevoir la portée et qui, un demi-siècle plus tard, transformait notre pays. Louis Bourguet n'était pas Neuchätelois d’origine. Il était comme les Coulon, comme Ed. Desor, ainsi que tant d’autres familles qui se sont distinguées chez nous par leur intelli- gence, leur activité, leurs vertus, une victime de la révocation de PÉdit de Nantes. C'était comme Albert de Haller une de ces organisations vraiment encyclopédiques, telles que le XVIIIe siècle en présente plusieurs exemples. Tour à tour littérateur, philosophe, mathématicien, naturaliste, entrete- nant sans cesse avec les savants de son époque des rap- ports étroits, il créa autour de lui, comme Louis Agassiz un siècle plus tard, une véritable atmosphère scientifique. Il fut plus et mieux qu'un vulgarisateur, il fut un initiateur. Son œuvre marque une des étapes de l’histoire scientifique de notre pays et son nom mérite qu'on ne le laisse pas tomber dans Poubli, mais au contraire qu’on le rappelle quelquefois comme celui de l’homme qui le premier planta d’une main ferme sur notre sol le drapeau de la science, drapeau sur les plis duquel sont venus, dans la suite, s'inscrire bien des noms connus. Lorsque Bourguet et ses compagnons eurent disparu, l’élan provoqué par eux en faveur des sciences naturelles ne se ra- lentit point ; il devait se perpétuer à Neuchâtel et produire dans la première moitié du siècle suivant la féconde école dont Agassiz fut le chef et la gloire. A Neuchâtel, comme ailleurs en Suisse, la première moitié du XIXe siècle est marquée par un réveil intellectuel accentué. Le mouvement scientifique créé sous linfluence de Cuvier devait avoir son retentissement chez nous. Avant 1850, on peut dire que tout était à créer dans ce domaine. Çà et là se montraient bien quelques personnes désireuses de s'intéresser au progrès des sciences et soucieuses d’étudier l’histoire natu- relle de leur pays. Mais elles étaient sans lien commun et par- tant sans un appui qui leur aurait été pourtant si nécessaire. A cette époque, les sciences n'étaient pas enseignées à Neuchä- tel, où les études littéraires seules ou presque seules domi- naïent. On n’avait alors d'autre ambition que celle de pré- parer, en vue de leurs études universitaires, les jeunes gens qui se destinatent à suivre la carrière d'avocats, de médecins et surtout de pasteurs. Mais finalement un courant nouveau se manifeste chez nous et les Conseils de la Bourgeoisie se décident à faire quelques — 8 concessions à l’enseignement scientifique, qui prenait dans le monde une place et une influence prépondérantes. Il en résulta la création de deux chaires, Pune de mathématiques (1825), l’autre de physique et de chimie (1831). Mais jusque là per- sonne n’avait songé à l’enseignement de lhistoire naturelle qui, depuis Bourguet, c’est-à-dire depuis un siècle, était resté lettre morte. C’est alors que Louis Coulon, — dont plusieurs d’entre vous se rappellent sans doute encore la sympathique figure — vint suppléer à cette lacune en cherchant à obtenir une place au soleil pour la science qui lui était chère. Formé par de bonnes études à Paris, éclairé par le contact des savants na- turalistes qui brillaient en France à cette époque, 1} sentait mieux que personne ce qui nous manquait pour nous mettre en état de prendre notre part des recherches organisées dans tous les pays civilisés. Mais pour y parvenir, il fallait trouver un homme animé des mêmes intentions et de la même ardeur que lui, un professeur capable et surtout assez désintéressé pour se contenter des conditions modestes qu'on pouvait lui offrir. Grâce à l’initiative de Coulon, un jeune savant du plus brillant avenir allait renouer la tradition créée par l’auteur du Traité des pétrifications et devenir Île chef et l’âme du mouvement scientifique qui illustra Neuchâtel 11 y a déjà plus d’un demi-siècle. Le nom de L. Coulon est aujourd’hui inséparable de celui d’Agassiz. C’est à lui que nous devons létablissement de ce naturaliste à Neuchâtel. C’est lui qui sut découvrir et encou- rager ce génie naissant, en lui fournissant les moyens de mettre en lumière ses talents de professeur et en lui procurant, pendant la plus belle période de cette vie laborieuse, à cette époque de jeunesse ardente et enthousiaste, un asile tran- quille pour élaborer et publier les multiples travaux qui ont à juste titre fondé sa réputation. — 9 A — Jean-Louis-Rodolphe Agassiz naquit le 28 mai 1807, dans là maison de cure de Môtier en Vully. Le voisinage de nos lacs, la société des pêcheurs et des chasseurs, nombreux dans la région, n’ont pas été sans exercer une influence sur la car- rière de ce jeune homme qui, de bonne heure déjà, manifeste un goût très vif pour l’étude des choses de la nature et dont le choix des plaisirs montrait déjà le sens de l'observation. Au reste, tout dans l’éducation du futur naturaliste semble avoir concouru à préparer cetle merveilleuse carrière de tra- vaux et de découvertes. Il commença en 1818 ses études classiques au collège de Bienne, puis les continua ensuite à l’Académie de Lausanne, où il se trouva en relations avec le professeur D.-A. Chavannes, directeur du Musée cantonal et possesseur d’une superbe collection d'histoire naturelle. Il en profita largement et fit tant de progrès dans létude de la zoologie et de lanatomie comparée, que son oncle, le D' Matthias Mayor, le fameux chirurgien, se dit qu’il fallait en faire un médecin. C’est ainsi qu'il se trouva lancé dans la carrière des professions libérales où 1} devait se tracer lui-même un chemin tout autre qu’on ne l’eût pensé. Aussi le jour où il dit son dernier adieu à Vétablissement dans lequel il venait d’achever son éducation première, la pensée de linvestigation scientifique envahit son esprit. Il obtient la permission d’étudier la médecine et, en 1824, à l’âge de dix-sept ans, il entre à l’Université de Zurich, où il séjourne pendant deux ans, puis il se rend à Heidelberg pendant une année et arrive enfin à Munich en 1827. A ce moment déjà ses goûts lattiraient irrésistiblement du côté des sciences naturelles et il éveille les plus belles espérances. Il se fait remarquer au milieu de ses condisciples et devient le centre d’un club d'instruction mutuelle et de discussion, qu'on surnommait alors la «petite Académie des sciences», et auquel assistaient souvent les professeurs. Avec sa vive ima- gination, son enthousiasme et sa facilité de parole, il était la cheville ouvrière de lassociation. C’est ainsi qu'en se jouant il faisait son apprentissage de professeur. En 1829, il subit à Erlangen ses examens de docteur en philosophie et l’année suivante, à Munich, ceux de docteur en médecine. Pendant son séjour à Heidelberg ses pensées se trouvèrent ramenées sur un sujet caressé dès son enfance, lorsqu'il vivait au milieu des pêcheurs du lac de Morat, et c’est alors qu'il conçut le projet de son ouvrage sur les poissons d’eau douce. Sa passion pour ces animaux et ses connaissances sur ce sujet étaient connues ; lors de son séjour à Munich, il lui fut fait à ce propos une proposition très honorable. Les voyageurs Spix et Martius étaient revenus depuis peu d’une expédition au Brésil et Spix était mort n'ayant qu'ébau- ché la description des poissons qu’ils avaient rapportés. C’est alors que Martius, ayant appris qu'Agassiz était préparé par ses propres études à traiter un sujet de cette nature, lui de- manda de mener à bonne fin le travail commencé par son camarade. Le jeune étudiant — 1l n’avait que 21 ans — accepta avec empressement une offre qui lui permettait d’éten- dre ses connaissances sur la branche d’études qu'il affection- nait spécialement, et se tira avec honneur de cette tâche diffi- cile, qui devait créer sa réputation. Le résultat de ses études, entreprise extraordinaire qu'il avait tenue secrète et dont il voulait faire la surprise à son père, fut un volume accompa- gné de 97 planches, la plupart coloriées, qui attira immédia- tement sur lui Pattention du monde scientifique (1829). Son début est beau et 1l saura le mettre à profit pour un grand dessein. Engagé dès lors dans une voie féconde, il ne ren- contre que des encouragements. A son retour en Suisse, ses parents, qui avaient déjà fait pour lui des sacrifices considérables en raison de leur situa- üon de fortune, étaient impatients de lui voir commencer sa carrière pratique. Aussi ce ne fut pas sans peine qu'il obtint d'eux la faveur d'aller faire un séjour à Paris. Dès son arri- vée dans la capitale, en 1831, Agassiz s’empressa de se rendre auprès du grand naturaliste Cuvier, qui le reçoit avec la plus extrême bienveillance. Distinguant chez le jeune savant les preuves d’un réel mé- rite et ayant pu apprécier la valeur de ses premiers travaux, il mit à sa disposition, avec une libéralité aussi rare que re- marquable, tous les matériaux que lui-même avait réunis pour une histoire des poissons fossiles, renonçant à s’en servir pour enrichir l’œuvre de son jeune protégé. Cet héritage ne pouvait tomber en de meilleures mains et un pareil acte de désintéressement scientifique honorait autant celui qui en avait eu la pensée que celui qui en était l’obiet. Cuvier venait de créer la paléontologie et de révéler l’im- portance de cette nouvelle science ; il avait fait connaître de grandes choses en créant une science nouvelle. Agassiz de son côté comprit tout de suite qu'elle était un complément indispensable de la zoologie et 1l profite des circonstances où il se trouve pour commencer à réunir les matériaux de sa principale publication, résultat de ses premiers pas dans les recherches paléontologiques. La connaissance qu’il fit de Cuvier fut le point de départ de sa vocation. La proposition du grand naturaliste était séduisante, aussi ce puissant en- couragement acheva-t-il de décider sa carrière. Agassiz avait compris qu'il touchait à un moment critique de sa vie et qu'il était temps de prendre une décision définitive. Confiant dans son étoile, il prend bravement son parti, il sera naturaliste. Hélas ! si ce n’était pas pour lui le chemin de la fortune, c'était au moins celui plus glorieux de la renommée. C’est dès cette époque que les relations les plus intimes s’établirent entre Cuvier et Agassiz. C’est aussi à partir de ce séjour à Paris qu'Alexandre de Humboldt, qui s’y trouvait et proté- geait volontiers les jeunes gens studieux, lui témoigna le plus vif intérêt et resta dès lors son protecteur, son conseiller et son ami. La bienveillance de l'illustre voyageur, qui lui donna du reste la preuve de son amitié en lui fournissant les moyens de prolonger son séjour à Paris, ne devait plus lui faire dé- faut et exerça plus tard une grande influence sur sa carrière. A la mort de Cuvier, en mai 1832, il s’agissait de terminer l'ouvrage {Hisltorre naturelle des poissons) que le grand sa- vant laissait inachevé. Valenciennes lui proposa de s'associer à ce travail en lui faisant des propositions fort engageantes. Mais la nostalgie du pays natal l'emporte et il refuse les ou- vertures qui lui sont faites. Il est trop peu Français de carac- tère et désire trop vivement s'établir en Suisse pour préférer la place qui lui est offerte. Le jeune Vaudois, qui sortait des universités allemandes avec ses diplômes de docteur en philosophie et en médecine, et des travaux qui avaient déjà attiré sur lui lattention du monde savant, ne savait trop que faire. C'était beau sans doute d’avoir conquis l’estime des grands naturalistes, mais cela ne pouvait suffire. Son canton d’origine ne lui offrait au- eun avenir. Ses parents ne pouvaient continuer à subvenir à son entretien et à ses dépenses, et désiraient le voir s'établir comme médecin pratiquant, n'importe où, pourvu quil püt gagner sa vie. Mais son goût et les aspirations de son génie le poussaient ailleurs que du côté de la médecine; ils Pentraïnaient vers la carrière scientifique où il entrevoyait de vastes champs d'étude encore inexplorés. Pour cela il lui fallait des loisirs, des en- couragements, surtout de largent, nerf aussi bien de la science que de la guerre, ou tout au moins une situation ré- tribuée qui lui procurât son pain quotidien. La nécessité d’une position lucrative devenait impérieuse. L Le jeune homme caressait Pidée suivant en cela les dé- sirs de sa mère — de venir s'établir à Neuchâtel, où il avait des parents, et se trouverait plus rapproché de sa famille, qui était venue habiter Concise. C’est alors qu'il s’adressa à Louis DL Coulon, l’âme de tout ce qui se faisait alors chez nous dans le domaine des sciences naturelles, lai exprimant le désir d'obtenir une place de professeur au collège, où depuis Bourguet personne ne s’était jamais livré à un enseigne- ment de ce genre. Seul, en effet, Coulon pouvait lui tendre la main pour le tirer d’embarras et lui aider à prendre dans le monde la situation qu'il ambitionnait. Ce fut pour Coulon un beau moment de sa vie que celui où il reçut la demande d’Agassiz, datée de Paris, 27 mars 1832. J’extrais de cette lettre les lignes suivantes: « Lorsque dans le courant de lPété passé j'ai eu le plaisir de vous voir, je vous ai exprimé à plusieurs reprises le vif désir que j'aurais de pouvoir me fixer auprès de vous et mon intention de faire des démarches pour chercher à obtenir la chaire d'histoire _ naturelle que vous fonderez dans votre lycée. Maintenant les choses doivent être plus avancées que l’an passé et vous nr’obli- geriez infiniment si vous pouviez bientôt me donner quelques renseignements là-dessus. J’ai communiqué mes projets à M. de Humboldt, que je vois fréquemment, et qui veut bien me témoigner de l'intérêt en m'’aidant de ses bons conseils ; il pense que dans de pareilles circonstances il faut, surtout dans ma position, prendre ses mesures à l'avance. » Et plus loin il ajoute en terminant: « Vous me rendriez donc le plus grand service si vous vouliez me donner là-dessus vos direc- tions et surtout me dire de qui dépend la nomination de la chaire d'histoire naturelle, etc. » Coulon encourage Agassiz en lui disant que la création à Neuchâtel d’une chaire d’histoire naturelle n’est pas chose impossible et lui demande s’il se contenterait de 70 à 80 louis par an pour 10 heures de leçons par semaine, qui se donne- raient dans les classes supérieures du collège, appelées alors auditoires de Belles-Lettres et de philosophie. IT ajoute qu'il ne peut pas attendre le moment de le voir et de lavoir pour collègue. 80 louis! ce n’était pas très lucratif, mais Agassiz = 1/ =— ne recherchait pas la fortune. Il accepte avec reconnaissance cet humble salaire qui fait rire aujourd’hui, car c'était son salut, Après le sacrifice offert aux divinités de la science, qui fai- saient invasion dans le sanctuaire classique — la création des deux chaires de mathématiques et de physique et chimie avait été, ainsi que nous venons de le voir, décidée quelques années auparavant — l’administration de la Bourgeoisie croyait avoir fait le nécessaire et hésitait, craignant de compromettre l'avenir. Un des motifs de refus était, paraît-il, un déficit de fr. 14,000 dans les finances de la ville, causé par la construc- tion du (Gymnase et les événements politiques de lPannée précédente. Or ce déficit paralysait les courages et on se sou- clait assez peu de poser les bases d’un enseignement nouveau dont on ne sentait pas la nécessité. Il fallut l'intervention presque héroïque de Louis Coulon pour aplanir les difficultés que rencontrait la création de cette nouvelle chaire d'histoire naturelle, Mais Coulon avait trouvé dans son protégé l’homme qu'il cherchait tant ; il avait deviné en lui le génie capable d’éveiller dans notre pays, par sa parole ardente et son activité, l'amour des sciences de la nature et eût fait l’impossible pour Pavoir à ses côtés et faciliter Pessor de cette brillante intelligence, si remplie de promesses. Se plaçant lui-même en tête d’une liste de souscriptions qu'il col- porta de porte en porte chez quelques personnes bénévoles, avec cette intrépidité calme, mais irrésistible de homme con- vaincu, il fut bientôt en mesure d'offrir un modeste traite- ment annuel de fr. 2000, garanti pendant trois ans, à celui qui ne devait pas tarder à illustrer Neuchâtel. Le 18 juin, le Conseil de Ville autorisait l’érection d’une chaire de professeur d'histoire naturelle au Collège et déci- dait — sans doute d’autant plus facilement qu'il savait n’a- voir pas à intervenir — que si la souscription ouverte dans ce but n’atteignait pas la somme voulue, la Caisse publique y pourvoirait. Voici ce qu'on lit à ce propos dans les Ma- HT 19 CES nuels du Conseil général : « Le Conseil à reçu communication d’une souscription ouverte en cette ville dans le but de pour- voir à la pension d’un professeur d'histoire naturelle, en at- tendant que les ressources de la Caisse publique permettent au Conseil de le salarier; cette souscription s’élevant déjà, quoique non encore bouclée, à environ 68 louis sur la somme de 80 louis par an nécessaire à son objet et les souscripteurs -s’engageant chacun pour sa part à ia renouveler pendant trois ans, moyennant que la chaire soit incontinent établie, afin de profiter d’un professeur habile (M. Agassiz) qui est disposé à l’occuper, délibéré, le Conseil se déclare disposé à seconder les vues utiles qui lui sont communiquées et qui sont .ap- puyées de la recommandation de la Commission d'éducation, et en conséquence il autorise l’érection d’une chaire de pro- fesseur d'histoire naturelle pour faire partie des établisse- ments d'éducation en cette ville, avec garantie pendant trois ans d’un traitement annuel de 8o louis au professeur qui y est appelé, en sorte que si la souscription ouverte dans ce but n'atteint pas la dite somme la Caisse publique y pourvoira. » Grâce à cet homme d’action, qui pendant de trop courtes années porta chez nous si haut élevé l’étendard de la science, un souffle nouveau se fit sentir et Neuchâtel devint un véri- table foyer scientifique. Agassiz prêchait par l'exemple. Sem- blable, ainsi qu’on l’a dit, à un aimant, il attirait les esprits d'élite qui devaient marcher sur ses traces. Il était comme un brasier qui réchauffait jusqu'aux plus froids et aux plus in- différents. L'énergie qu’il déploya pendant ces quelques an- nées fut quelque chose d’inoui et dont, ainsi que s'exprime un de ses biographes, l’histoire de la science n’offre peut-être pas d’autre exemple. Aussi on comprend qu’un tel homme ait donné une impulsion toute nouvelle à l’étude des sciences à Neuchâtel. Sans contredit, son séjour chez nous à créé un développement dont nous subissons aujourd’hui encore l’heu- reuse influence, ONE Enchanté d’avoir enfin trouvé une situation, d'avoir un poste fixe que son imagination lui représente comme une fortune, Agassiz arrive pour en prendre possession. Il inau- gurait une vocation qui devait faire le bonheur de sa vie. Enseigner fut, en effet, pour lui une passion. C’est ce qui explique linfluence extraordinaire qu'il exerça dans la suite sur ses élèves. Mais tout manquait à Neuchâtel, salle de cours et collec- üons. [l n’y avait aucun local disponible pour l’enseignement nouveau qu'il s'agissait d’inaugurer. On eut recours à une salle de lHôtel-de-Ville, la salle actuelle de la Justice de paix, comme auditoire, et on aménagea un musée provisoire dans la maison voisine des Orphelns, l'Hôtel mumicipal, où on logea comme on put les collections que le nouveau professeur apportait avec lui et qu’il avait formées pendant ses études. Ces collections furent acquises l’année suivante pour le Musée d'histoire naturelle, alors en formation, pour le prix de 12,000 francs, grâce au généreux concours de Frédéric-Guil- laume IT, du comte Louis de Pourtalès et de la Ville, ce qui fournit au jeune savant les premières ressources nécessaires à la publication de ses multiples travaux. Les cours commencèrent en automne et Agassiz prononça sa leçon d’ouverture le 12 novembre 1832, en présence d’un nombreux public, sur les relations entre les différentes bran- ches de l’histoire naturelle et les tendances actuelles de toutes les sciences. Son père assistait tout ému à cette séance, qui ouvrait à son fils sa carrière définitive. Son succès fut grand et le jeune professeur séduisit dès cette première leçon son nombreux auditoire. Grand, bien fait, possédant une figure aimable et un regard brillant d'intelligence, 1! gagnait la sympathie de tous ceux qui l’approchaient. Sa physionomie était franche et ouverte, son caractère attachant. Il y avait dans son enseignement, comme dans sa conversation, quelque chose de chaleureux, de communicatif, de familier et d’élevé. II savait adapter son langage à Pétat d’esprit de ceux qui lécoutaient. Un entrain que rien ne pouvait contenir s’unis- sait chez lui à la facilité et au charme de la diction. Tou- jours prêt à créer des théories, à les discuter, à exposer des idées nouvelles, il captivait ses auditeurs par la verve et la clarté de son exposition. Il sut éveiller dans l'esprit de ses étudiants des besoins intellectuels élevés et leur communiquer cette soif de connaître, cetle ardeur au travail, cet amour du bien et de la vérité, qui furent la passion de toute sa vie. Aussi ses anciens élèves — qui malheureusement deviennent de moins en moins nombreux — parlent-ils d'Agassiz avec enthousiasme, de ses leçons captivantes et des courses scien- üifiques qu'il organisait. Le professeur suppléait, en effet, au manque de matériel d'enseignement par des excursions qu'il faisait avec ses étu- diants aux environs de Neuchâtel, au Mail, alors à Pétat de forêt pittoresque, riche en plantes de toutes espèces, dans les Gorges du Seyon, solitude sauvage où ne passait qu’un étroit sentier très pittoresque, dans Îles forêts de Chaumont, au Creux du Vent, excursions dans lesquelles il initiait ses élè- ves à la pratique de l’histoire naturelle. Ces courses, en vue desquelles il avait publié un petit opuscule : Tableau synop- tique des principales familles naturelles des plantes (1833), étaient des fêtes pour les étudiants, qui voyaient dans leur maitre un compagnon alerte, plein d’entram, de vigueur, de _gaieté, et dont toute la personne éveillait en eux le feu sacré de la science. A côté de ses leçons et afin d'associer le publie à son acti- vité, le nouveau professeur donne des cours publies et des conférences dont le produit est appliqué à l’agrandissement du Musée, Grâce à l’autorité de sa parole, au charme de sa voix et de sa figure, il passionnait ses auditeurs qui restaient suspendus à ses lèvres, même lorsqu'il traitait les sujets les plus abstraits. Aussi les questions qui préoccupaient les na- AGASSIZ. — 9 18 turalistes pénétraient-elles, assure-t-on, jusque dans les sa- lons. Ce talent de parole, qu'Agassiz possédait à un haut degré, fut un de ses principaux moyens d'action et contribua grandement à sa célébrité. Ce n’est qu'en 1835 que les Conseils de la Bourgeoisie dé- crétèrent la fondation d’une chaire d'histoire naturelle et qu'Agassiz, de professeur libre qu'il était auparavant, devint professeur régulier. On lit à ce sujet dans les Manuels du Conseil général, à la date du 27 avril, ce qui suit : « Entendu un rapport de la Commission d'éducation touchant la chaire d'histoire naturelle dont Pétablissement n’a eu lieu en 1852 que sur un pied provisoire, à mesure que les honoraires du professeur ont été procurés en presque totalité par des sous- criplions pour le terme de trois ans, ce rapport concluant 1° à ce que la chaire de professeur d'histoire naturelle soit décrétée d’une manière permanente, vu son utilité reconnue surtout par le zèle et les vastes connaissances de M. le pro- fesseur Agassiz, 2° à ce que la Ville prenne à sa charge la totalité du paiement des honoraires de ce poste, qui ont été fixés à 80 louis par an, 3° enfin à ce que le professeur puisse être autorisé à prendre des congés ou vacances de quatre à cinq mois durant l’année pour faire des courses ou voyages, et, considérant l’importaänce de conserver le célèbre profes- seur que cet établissement a le bonheur de posséder, le Con- seil fixe à 100 louis par an, à dater du premier juillet pro- chain, les honoraires de mon dit sieur Agassiz. » Neuchâtel et non plus Pinitiative privée offrait ainsi défini- tivement au Jeune savant la position stable qu'il ambitionnait et dont il avait besoin pour se livrer à ses études de prédi- lection. Agassiz n’était établi à Neuchâtel que depuis cinq ans lors- que des appels lui furent successivement adressés de Genève et de Lausanne, où on nous enviait sa puissante personnalité, ce professeur plein d’enthousiasme, ce travailleur prodigieux. je Lorsqu'on apprit qu'il venait de décliner les offres engagean- tes qui lui étaient parvenues, on chercha à lui témoigner le gré qu'on lui savait de sa fidélité, La Ville lui témoigna sa joyeuse satisfaction en lhonorant d’une distinction qui le rattachait plus intimément au pays. Elle le nomma bourgeois de Neuchâtel, confirmant en cela une décision du Conseil d'État, qui lui avait déjà conféré, quatre ans auparavant, la nationalité neuchâteloise. D’un autre côté, cinquante sous- cripteurs de bonne volonté s’engageaient à lui fournir, pen- dant une période de six années, une somme annuelle de 2000 francs pour lui procurer les moyens de développer de plus en plus ses recherches et ses travaux. Voici la lettre de remerciements qu'il envoya à ses géné- reux donateurs. Adressée à MM. Terrisse, président de la Commission d'éducation, et Louis Coulon, directeur du Mu- sée, elle explique les circonstances dans lesquelles il s'était trouvé avant son arrivée à Neuchâtel et montre l'attachement qu'il avait pour notre ville. Jeudi 22 mars 1838. Messieurs, «Il y a maintenant sept ans que Je me trouvais en Suisse, sur le point d’être obligé d'abandonner l'étude des sciences naturelles, à laquelle j'avais consacré déjà plusieurs années de ma vie, pour embrasser une carrière plus assurée, ne pou- vant prolonger les sacrifices que l’on avait faits pour moi jus- qu'alors. Je devais aller à Paris terminer des études de méde- cine et revenir bientôt pratiquer dans mon pays cet art dont l'apprentissage m'avait initié aux délices de l’étude de la nature, en même temps que J’apprenais à connaître toutes les misères auxquelles l’homme est exposé sur la terre. Je nour- rissais encore l’espoir que quelque incident heureux me ramè- nerait à mes travaux de prédilection. Ce fut alors que je fis la connaissance de Messieurs Coulon !; je savais qu'ils culti- 1 Louis Coulon 1804-1894 et son père Paul-Louis-Auguste Coulon 1773- 1899. no MDI vaient l’un et l’autre diverses branches de lhistoire naturelle avec une persévérance et un zèle que l’on rencontre rarement, même chez ceux qui en font leur état. La bienveillance qu'ils me témoignèrent me rendit le courage qui n'avait soutenu à travers toutes les difficultés que j'avais eues à surmonter, mais qui était près de m’abandonner. J'aime maintenant à me rappeler ces circonstances et à les exprimer parce qu’elles ont eu une influence marquée sur ma vie. En effet, l’accueil que me firent à Paris les deux hommes qui ont eu le plus d'influence sur le développement de la science, depuis qu’elle est sortie de l'oubli auquel la prépondérance d’autres intérêts lavait réduite !, me donna assez de confiance dans mes pro- pres forces pour me faire abandonner une carrière qui devait être mon gagne-pain et poursuivre les chances d’une vie dont je ne connaissais encore que les douceurs. Ma résolution était prise, J'avais renoncé à la médecine pour devenir naturaliste. De ce moment, comme si ma persévérance devait être mise aux plus rudes épreuves, j’eus à lutter contre les privations les plus dures et ce n’est qu’à l’amitié de M. de Humboldt que j'ai dû les moyens d’avoir pu les braver au moment où Je croyais devoir y succomber. Et ce que j'étais loin d’attendre, c’est qu’en même temps mes amis de Neuchâtel se souvinrent de moi et eurent assez de confiance dans mon avenir pour m'offrir une chaire et les moyens de vivre honorablement au milieu d'eux. J’embrassai avec reconnaissance cette proposi- tion qui me procurait les facilités nécessaires pour me livrer tout entier à une étude qui me semblait ma vocation. Vous savez, Messieurs, tout ce que la ville, ses magistrats, ses habi- tants, l’auguste souverain de notre pays, ont fait pour moi dans si peu de temps, pour moi qui avais si peu de titres à des marques aussi éclatantes de tant de bienveillance, et si je ne vous le rappelle pas plus spécialement, c’est par la crainte de blesser ce sentiment intime de bienséance que possèdent à un Si haut degré les Neuchâtelois. Mais ce que je ne puis taire, c’est que c’est à ces avantages que j'ai dû d’avoir pu mettre 1 Georges Cuvier 1769-1832 et Alexandre de Humboldt 1769-1859. au Jour les recherches dont je m'étais occupé sans relâche depuis que la science a fait ma seule occupation. La nouvelle marque d'affection, de distinction, je dirai même de considé- ration que vous venez de me donner en votre nom et celui de vos compatriotes, me permet de vous dire que si la répu- tation qu'ont acquise ces travaux avait pu vous faire crain- dre de me voir quitter Neuchâtel, vous auriez méconnu une partie des motifs qui m’y attachent. Car outre la reconnais- sance que je dois à {ous ceux qui m'ont aidé à devenir ce que Je puis être, 1l est une raison bien puissante qui m’attache à cette localité, c’est la conviction que j’ai acquise que la science y est aimée, favorisée, qu’elle est le point d'appui de toutes les institutions du pays, qu’elle y est entourée de considéra- tion, qu'on lui élève des monuments presque gigantesques et qui seraient disproportionnés avec son étendue si la généro- sité des citoyens ne venait au-devant de leurs besoins et n’en assurait ainsi la prospérité. Cette conviction, le désir de vivre en dehors de toutes les tracasseries des coteries d’une grande ville et l’affection que j'ai vouée à ceux qui ont assez de foi en moi pour m'aider à devenir utile à la science que J'ai embrassée, sont des motifs trop puissants pour qu'ils n'aient pas aisément balancé des avantages purement matériels qui m'étaient offerts pour m'’attirer ailleurs. » Agassiz était venu s'établir à Neuchâtel au milieu de cir- constances difficiles. C'était à la fin d’une époque de luttes politiques et de révolution. Cependant l’orage se calma et les esprits cultivés sentirent le besoin de rompre avec les préoc- cupations du moment, qui divisaient profondément le pays. Les hommes de science, las de dissensions pénibles, cherche- rent un terrain neutre sur lequel ils pussent se réunir et s’enten- dre. D'accord avec Louis Coulon, il sentit le besoin de facili- ter l’élan qui se dessinait vers un progrès réel dans le domaine intellectuel, en groupant ensemble les hommes isolés qui s’intéressaient plus spécialement aux progrès des sciences. Il employa son influence et son activité à réunir en un faisceau les forces éparses dans notre ville, voulant reproduire à Neu- châtel ce qu’il avait créé pendant le cours de ses études à Munich, des rendez-vous de personnes laborieuses, qui dési- raient mettre en commun leurs connaissances scientifiques. C’est dans ce but que fut fondée, le 6 décembre 1832, la « Société des sciences naturelles. » Ainsi se trouvait formée, sur la base du principe fécond de l’enseignement mutuel et du libre échange de vue personnelles, un centre de culture intellectuelle et de libre discussion où tant de personnes ont apporté le tribut de leurs recherches, les primeurs de leurs découvertes, cela en vue de répandre chez nous la connaissance des données scientifiques. Il est inutile de faire ressortur l'essor que prit cette Société et quel éclat les travaux d’Agassiz firent rejallir sur elle et sur la ville qu'il habitait. La collec- tion des quatre tomes de ses Mémoires et des trente volu- mes de son Bulletin est la meilleure preuve de la vitalité qu'elle à jusqu'ici montrée, et forme comme un monument durable de son activité. Si le nouveau professeur se préoccupait des besoins de son enseignement, il s’'inquiétait davantage encore de ses études personnelles et de la publication de leurs résultats. Il avait l'esprit trop vaste et trop remuant pour s’enfermer dans une spécialité et se Jetait résolument dans les plus vastes entre- prises, comme s’il avait senti ses forces inépuisables. Un des traits distincüifs de son caractère était, en effet, une curiosité passionnée qui le poussait à tout ; à cette curiosité toujours active s’ajoutaient une mémoire dont l’étendue tenait du pro- dige et une facilité singulière de passer d’un travail à un autre, immédiatement, sans effort, faculté qui peut être a con- tribué plus que toute autre à multiplier son temps et ses for- ces, Agassiz était homme à ne tenir compte ni de largent, ni du temps, ni de la fatigue, lorsque la science était en jeu, et pendant lexécution même d’un ouvrage original il n’hésitait pas à s'engager dans de nouvelles investigations, telle était la Ron ete capacité intellectuelle de ce naturaliste, telle était sa puissance de travail, que ces recherches si diverses et si nombreuses, loin de produire dans son esprit une confusion inextricable, semblaient toutes lui ouvrir des voies nouvelles pour atteindre aux vérités naturelles. Les quatorze années qu'il passa à Neu- châtel furent tout particulièrement -des années de recherches et de publications, et on a peine à concevoir qu’un seul homme, même avec des aides capables, ait pu, dans cette courte période, produire une somme de travail si énorme. A Neuchâtel, le jeune savant n’a plus, comme à Munich et à Paris, des collections importantes à consulter, des quanti- tés de matériaux à utiliser ; il n’a pas non plus des savants prêts à venir à son aide. Mais il est le premier, le chef, et 1l rallie autour de lui un groupe de personnes qui rappellent, sur un théâtre plus modeste la petite Académie de Munich. Avec la confiance d’un homme pourvu des ressources de la puis- sance et de la fortune, il se mit à réunir autour de lui tous les éléments d’un centre scientifique. Il était arrivé à Neuchâtel accompagné de deux dessina- teurs, qui préparaient les planches de ses nombreux ouvrages ; il leur en adjoignit bientôt un troisième, M. Burckhardt, qui Pa accompagné aux États-Unis et Pa suivi dans toutes ses expéditions. Il fallait encore à linfatigable travailleur un imouleur. Ce fut M. Stahl, artiste habile, employé plus tard au Muséum d'histoire naturelle de Paris, qui reproduisit en plâtre les moules de coquilles et d’échinides, ou les fossiles rares dont il était fait des collections pour les échanger ou les vendre aux musées d'Europe. Etce n’était pas tout. Les divers travaux qu'il s'agissait de publier exigeaient le concours d’un lithographe, organisé de manière à reproduire les dessemms des artistes dont le savant s’était entouré. Ce fut Hercule Nicolet, qui se chargea de reproduire les planches destinées à illustrer ces travaux, planches qui passaient alors pour les plus beaux spécimens de la lithographie à ses débuts. A cette phalange d'artistes s'en joignait une autre, d’un caractère scientifique, car à mesure que le champ des études du professeur s’élargissait, le travail d'observation et de recher- ches devenait plus considérable. Agassiz cherchait un secré- taire capable de l'aider dans ses travaux. Il le trouva à Berne, en la personne d'Édouard Desor, jeune homme plein d’entrain et d’ardeur, aimant le travail, ayant soif d’activité. Son esprit ouvert, sa vive intelligence, lui permirent de se familiariser rapidement avec les différentes branches des sciences dont il était appelé à s'occuper. Deux ans après, Charles Vogt, qui ve- nait de passer ses examens de médecine, jeune savant, remar- quable par sa sagacité et la pénétration de son esprit, vint le rejoindre, Initié -aux aspirations du maître, il ne tarda pas à prendre une part active à ses travaux. Tous deux étaient jeu- nes et forts, possédaient la gaieté, intelligence, la soif de con- naître; ils avaient le feu sacré qui fait affronter tous les obstacles. Agassiz avait déjà conçu, pendant ses études, le plan d’un grand ouvrage sur les poissons d’eau douce. C’est le pre- mier dont il se soit sérieusement occupé, et celui peut-être qui a été le plus constamment le but des travaux et des efforts des premières années de sa vie scientifique. Cet ouvrage, qui. est intitulé //istoire naturelle des poissons d’eau douce de l'Europe centrale. et qui avait été entrepris sur un plan très vaste, est resté malheureusement inachevé. De r839 à 18/49, il en à paru trois livraisons, publiées eh collaboration avec Ch. Vogt et accompagnées de 55 planches folio, la plu- part coloriées. Elles traitent de lembryologie et de Panatonue des Salmonides. Mais Agassiz n'avait pas tardé, sur les conseils de Cuvier, à étendre ses recherches des poissons vivants aux poissons fossiles, et alors s’ouvrit devant lui ce vaste champ dans lequel il devait recueillir une si riche moisson. Les Recherches sur les poissons fossiles Sont aussi une de ses premières con- nn re ceptions. Cette volumineuse publication, qui comprend cinq volumes de texte et un atias de près de 4oo planches, com- mencée en 1833, ne fut achevée qu’en 1843, avec l'appui de _ la Société géologique de Londres et de généreux protecteurs. Ce bel ouvrage, qui peut être regardé comme la continua- ton des « Recherches sur les ossements fossiles », de Cuvier, lui valut des distinctions flatteuses de diverses Académies et Sociétés, et les applaudissements des savants les plus distin- gués. C’est dans cette œuvre, qui reste un des principaux monuments de sa gloire, que brillent surtout les qualités émi- nentes du savant paléontologiste et que sa riche imagination prend tout son essor en se laissant cependant toujours guider par une critique sage et raisonnée, basée sur un travail con- Sciencieux et sur une analyse minutieuse des plus petites par- ties de l'organisme. La poursuite de la besogne entreprise exigeait des visites dans les Musées et les collections particulières. Agassiz dut faire de fréquents voyages, tour à tour en France, en Allema- gne, en Angleterre, en Écosse et en Irlande. Partout on se montrait ravi de recevoir le jeune savant. « Mon voyage, écrit-il d'Édimbourg à Aug. de Montmolln, le 13 septembre 1834, a été une fête continuelle, partout j'ai été reçu avec la plus grande distinction et accueilli avec empressement. Les matériaux pour mon ouvrage m'arrivent comme la pluie et les brouillards du pays. À Édimbourg, j'ai eu un triomphe inat- tendu dans la distinction que l’on m’a accordée au moment où je m'y attendais le moins. Dans une séance publique, en présence de plus de 2000 personnes, M. Buckland a fait un grand étalage de mes travaux et m'a proclamé le premier naturaliste actuel, et son jugement à été accueilli par une acclamation générale et des applaudissements sans fin. Vous pouvez penser que cela n’est pas sans avantage pour le suc- cès de mon ouvrage, d’où dépend aussi mon bien être maté- riel.» La Monographie des poissons fossiles du vieux grès DE 4 (tee rouge où système dévonien, etc, accompagnée d’un atlas folio de 43 planches, faite à la demande de Association bri- tannique pour l’avancement des sciences, vint compléter en 1844-45 la publication la plus importante qu'Agassiz ait créée pendant son séjour à Neuchâtel. Mais la prodigieuse activité de cet homme ne pouvait être satisfaite par un seul objet d’études. Il avait l’esprit trop vaste, il était trop entreprenant pour réserver son attention à une seule classe du règne animal, Malgré l'incroyable labeur qu’exigeaient ses études sur les poissons, il s’occupa aussi des mollusques, qui furent de sa part l’objet d’études neuves et originales. La comparaison des coquilles fossiles avec les coquilles vivantes occupa premièrement son esprit. Il publia ainsi tout d’abord un Mémoire sur les moules des Mollusques vivants et fossiles (1839), auquel succédèrent des Études critiques sur les Mollusques fossiles (1840-45) et une /cono- graphie des coquilles tertiaires (1845). Les Échinodermes firent de sa part et de celle de Desor lPobjet de travaux importants. Il trouve dans les fossiles des marnes et calcaires jaunes de Neuchâtel, qu'Aug. de Montmollin venait de décrire sous le nom de « terrain crétacé du Jura », les matériaux d’une première étude sur les Échinodermes de cette époque (1835), la plupart encore inconnus ; puis 1l publie les Mono- graphies d’Échinodermes vivants et fossiles (1838-42), la Des- cription des Échinodermes fossiles de la Suisse (1839-40) et le Catalogue raisonné des Échinides (1847). Agassiz semblait voué d’une manière presque exclusive aux recherches de zoologie et de paléontologie. Mais bientôt ces deux domaines ne lui suffisent plus, et un champ de recher- ches nouveau vient s'offrir à lui. Chacun connaît aujourd’hui la théorie glaciaire, chacun a entendu parler de lPancienne extension des glaciers, bien loin au delà de leurs limites actuelles, des roches polies résultant de leur frottement, des blocs erratiques qu’ils ont transportés à de grandes distances et à de grandes hauteurs. Mais, avant 1837, tout cela était ignoré ou tout au moins la question n’avait encore été soule- vée et discutée que très discrètement. Deux hommes dont les noms, malheureusement trop igno- rés, restent attachés à cette grande découverte, Venetz, mis sur la voie par un vieux chasseur de chamois, Perraudin, et Jean de Charpentier, étaient seuls dépositaires d’une théorie fondée sur des observations irréfutables. Mais cette théorie était tellement en désaccord avec les idées reçues, elle était si hardie, que ces modestes savants n’osaient pas la proclamer, parce qu'ils ne parvenaient pas à la faire prendre au sérieux. Elle rencontrait de nombreux incrédules, et parmi eux Agassiz ui-même. Charpentier lui fournit l’occasion de la vérifier, en linvitant à passer ses vacances de 1836 auprès de lui. Enthousiasmé par ces découvertes, à la vue d’un champ nou- veau d'investigation, converti par Charpentier lui-même aux idées nouvelles, il devient aussi ardent à les défendre qu'il avait été auparavant à les combattre. Le 2/4 juillet 1837, la Société helvétique des Sciences natu- relles se réunissait pour la première fois à Neuchâtel. Pour la recevoir dignement, on avait à la hâte transporté dans le nouveau bâtiment du Gymnase et aménagé dans les nouvelles salles qui leur étaient réservées, les collectons du Musée d'histoire naturelle, déjà fort accrues, qu’on avait installé pro- visoirement dans la Maison des Orphelins, ainsi que la quan- tité de matériaux de toute espèce, qui, faute de place, atten- daient dans les combles de la maison Coulon le moment d’être mis sous les yeux du public. Agassiz, nommé prési- dent, profita de la circonstance pour développer devant cet auditoire d'élite la théorie glaciaire. Son discours, conçu pendant la nuit qui précéda la réunion — tant était grande sa facilité de conception et de rédaction — et qui contenait des théories si extraordinaires pour lépo- que, eut un retentissement considérable. Présenté avec Pau- AO men torité d’une réputation et Pascendant d’un grand enthou- siasme, il ne pouvait manquer de faire sensation. Les con- tradicteurs furent nombreux, car jusqu'alors les géologues avaient unanimement attribué à Paction de Peau le transport des blocs erratiques et les roches polies et striées. Aussi on comprend leur fureur en présence des assertions hardies d’un jeune savant de trente ans, qui venait bouleverser les idées reçues. Agassiz s’attira les foudres de Léop. de Buch, les protestations d'Élie de Beaumont et les murmures de tous les partisans des anciennes doctrines. Les uns juraient par la glace, les autres par l’eau et les torrents. On était effrayé à Neuchâtel de l'attitude qu'avait prise le président de la So- ciété helvétique et de Paudace de ce jeune homme qui, en proclamant des idées opposées à celles des maîtres de la géo- logie, avait pour ainsi dire cassé les vitres et transporté dans la science la révolution à peine comprimée dans le domaine de la politique. Mais beaucoup d’excellents esprits riaient de ces erreurs ; ils sentaient une ère de joyeux épanouissement, de travail et de découvertes s’ouvrir devant leurs yeux, et ils saluaient Paurore des jours glorieux qui allaient luire sur notre cité. Et ils avaient raison, car malgré de vives opposi- tions la théorie proclamée allait faire son chemin. Cependant, le jeune savant ne se borne pas à discuter avec des paroles. Fournir des preuves, apporter la démonstration des faits qu'il avance, devient le seul souci du hardi novateur, qui n'était pas homme à reculer devant les fatigues d’une pareille tâche. En présence d’une théorie aussi nouvelle et aussi hardie, la discussion devait nécessairement se porter sur les glaciers actuels, car pour admettre que les glaciers des Alpes aient pu s’avancer jusqu'au Jura, il fallait savoir en vertu de quelles lois ils se meuvent dans leurs limites ac- tuelles. C’est dans ce but qu'il entreprit pendant huit années consécutives, de 1838 à 1845, ces fameuses expéditions al- pestres qui eurent dans le monde scientifique un si grand retentissement, expéditions poursuivies avec autant d’ardeur que de persévérance et d’intrépidité, et conduites avec la patience d’un bénédictin et l’exaltation d’un croisé. Agassiz était accompagné dans ses campagnes du glacier de l’Aar (1840 à 1845), les plus connues, de ses deux colla- borateurs Desor et Vogt, auxquels vinrent s’adjoindre pen- dant quelque temps Célestin Nicolet, le pharmacien-natura- liste de la Chaux-de-Fonds, et deux étudiants, François de Pourtalès et Henri de Coulon. Pendant les premières années, une excavation sous un énorme bloc de gneiss de la moraine médiane servit d’abri à la petite troupe des explorateurs. Cette habitation, plus que primitive, devenue célèbre sous le nom pompeux d’Æôtel des Neuchätelois, acquit bientôt, comme l’on sait, une telle célébrité qu’elle devint le rendez- vous des savants nationaux et étrangers, sans compter les touristes et les curieux, attirés les uns par l’intérêt des études glaciaires, les autres par la réputation d’Agassiz et la singu- larité de ses observations. C’est un curieux spectacle pour l’époque que celui de ces jeunes savants perdus dans la solitude, dans un désert aussi morne et silencieux que les régions polaires, au milieu d’un paysage triste mais grandiose, résolus à pénétrer au péril de leur vie les secrets de cette nature redoutable, et déployant dans leurs travaux une persévérance, une ardeur, quelquefois une hardiesse bien faites pour captiver l’attention des plus in- différents. Renonçant pour de longues semaines au bien-être de la vie civilisée, dans leur cabane au milieu des glaciers, où ne monte pas le bruit des plaisirs du monde et des affaires publiques, ils rêvent de pénétrer les plus intimes secrets de la nature. Tandis qu'Agassiz et ses compatriotes s’établissaient sur le glacier de l'Aar, son ami et collègue Arn. Guyot, avec une abnégation fraternelle jamais démentie, lui venait en aide en étudiant les terrains erratiques semés par les anciens glaciers LT ee disparus au nord et au sud des Alpes, et y consacrait ses va- cances pendant sept années consécutives. Ses recherches l’entraînèrent ainsi bien loin du centre d’activité de ses com- pagnons d'œuvre. C’est la raison pour laquelle on ne le voit pas faire partie du groupe des ‘explorateurs. Néanmoins, ses études n’en faisaient pas moins partie du plan général, car tous les résultats obtenus étaient réciproquement communi- qués et comparés. Même pendant ses excursions, Guyot adressait à Agassiz les observations qu'il faisait, lui soumet- tant ses doutes, faisant appel à son expérience, L’intention d'Agassiz était de publier sur les glaciers un srand ouvrage en trois volumes. Le premier devait contenir le résultat de ses observations personnelles, le second les travaux de Guyot et dans le troisième Desor exposerait le phénomène erratique en dehors de la Suisse. Le premier vo- lume seul fut publié en r847, sous le titre Nouvelles études et expériences sur les glaciers actuels. N renferme un ré- sumé des observations faites pendant les séjours au glacier de l’Aar. Pendant qu'il était sous presse, son auteur partait pour les États-Unis et cette publication ne fut jamais reprise. Quelques années auparavant, en 18/40, Agassiz avait fait pa- raître le résultat de ses premières observations dans les Al- pes valaisannes, sous le titre Études sur les glaciers, ou- vrage accompagné d'un atlas folio de 32 planches. Cependant le savant professeur ne s’est pas toujours borné à la publication de travaux originaux qui montraient le génie scientifique de leur auteur. Ils’est aussi attaché à des recher- ches plus arides. L'esprit humain est ainsi fait qu'il se délasse d’un travail par un autre travail et qu'il cherche des con- trastes dans les études les plus dissemblables. Il rédigea patiemment un ouvrage en quatre volumes, fruit de ses nombreuses lectures et de sa vaste érudition, qui sous le ütre de ÂVomenclator zoologicus (1842-1846) renferme la liste de tous les noms de genre du règne animal avec Pindi- à nu ee cation des auteurs, la mention des ouvrages où ils sont cités pour la première fois et la date de leur publication. Avec ce livre, qui nécessita des recherches infinies et le concours de plusieurs spécialistes, l’auteur a eu le mérite d’avoir exécuté une entreprise devant laquelle bien d’autres avaient reculé et qui semblait marquer la fin d’une grande période de ses travaux. En même temps, il travailla à une Bibliographie zoologique et géologique en quatre volumes, qui fut publiée après son départ pour l'Amérique (1848-1854). Si nous ajou- tons à ces différentes publications d’ordre zoologique, paléon- tologique et géologique, un grand nombre de notices sur des points spéciaux d’histoire naturelle, parues dans des revues suisses, françaises, allemandes, anglaises, italiennes, russes, qui se succédèrent incessamment, on pourra se faire une idée de la somme de travail et d’énergie qu'a montré Agassiz pendant son séjour à Neuchâtel. Et avec cette besogne il trouva encore le temps de traduire en allemand la Géologie et Minéraloqie, de Buckland (1839), et en français la Con- * chylioloqie minéralogique de la Grande-Bretagne, de So- werby (1845). Un de ses biographes a écrit que son établissement à Neu- châtel fut scientifiquement un succès unique pour lhistoire naturelle. « Le résultat de son séjour de quatorze ans, dit-il, a été la publication de plus de vingt volumes avec 2000 plan- ches folio ou octavo et de beaucoup de brochures indépen- dantes, le tout très bien écrit, admirablement imprimé et illustré avec profusion par des dessins extrêmement corrects, fait si estimable qu'il procura une juste célébrité non seule- ment à Agassiz, mais aussi à Neuchâtel qui était alors une pe- tite ville de moins de 6000 habitants. Les Neuchâtelois peuvent être fiers d’une telle œuvre; leur grande libéralité pour la science et le cas qu'ils firent de la rare valeur d’Agassiz lui per- mirent de poursuivre avec une vigueur inaltérable ses remarqua- bles recherches scientifiques renommées dans le monde entier.» CO Ro etre Jusqu'en 1840 à peu près, les hautes études avaient été entièrement à la charge de la Bourgeoisie. L'État comprit enfin qu'il ne pouvait plus rester étranger aux efforts faits dans Pintérèt de linstruction générale et le 17 mars 1838 Frédéric-Guillaume HT, répondant favorablement à la démar- che faite auprès de lui, décidait la création de notre premier établissement d'instruction supérieure. Agassiz était nommé professeur le 26 juillet 1840 et le 18 novembre de l’année suivante 1l prenait pour la première fois la parole, à l’occasion de linauguration de lPAcadémie naissante, dans cette salle même, et prononçait un discours sur la succession et le déve- loppement des êtres organisés à la surface du globe, Il fut un des principaux organes de cette Académie qu'il avait vu nai- tre et qui, sans sa présence à Neuchâtel, ne se serait peut-être pas fondée ou tout au moins soutenue. L'année suivante il en était nommé recteur. Lorsqu’au printemps de r845 il annonça un dernier cours public de douze leçons sur le plan de la Création, son audi- toire fut plus attentif que jamais. L’importance n’était pas seulement dans le sujet traité, mais dans la personne du pro- fesseur, qui charmait par sa parole toujours simple et facile, et dans cet enseignement final qui était pour lui, avant de quitter l’Europe, comme son testament scientifique. Son dé- part, l’année suivante, porta à l'Académie un coup sensible. Deux ans: après éclatait la Révolution et notre premier éta- blissement d'instruction supérieure, qui pendant sa courte existence avait marqué une trace si profonde dans la vie in- tellectuelle du pays, se trouvait supprimé. La période de travail incessante dans laquelle Agassiz s'était trouvé plongé pendant son séjour à Neuchâtel ne fut cependant pas pour lui une période heureuse. IT fut en proie à des soucis domestiques auxquels vinrent bientôt se joindre des embarras d’argent. Les expéditions aux glaciers et ses publications avaient été coûteuses. IT avait dû requérir le Re du concours de deux aides, de trois dessinateurs, d’un mouleur, d'un lithographe. Le feu de son activité l’avait jusque là em- porté sur la froide raison qui calcule et n'entreprend rien sans les facilités nécessaires. Il s’était peu inquiété de l’équili- bre des recettes et des dépenses, et avait en définitive con- tracté des obligations que l’assistance de sa famille, de ses amis, les subsides que Humboldt avait obtenu du Roi étaient incapables d’éteindre. En outre, la discorde avait pénétré dans le groupe scientifique de Neuchâtel. Ce fut un heureux appel en Amérique qui, dans ces circons- . tances, sauva une situation qui devenait de plus en plus criti- que. Aussi le savant professeur prêta-t-il l'oreille lorsqu'il lui fut adressé. A l’instigation du géologue anglais Lyell, un ci- toyen de Boston, M. John Lowell, le pria de venir donner des conférences dans cette ville. Afin de l’encourager dans sa résolution, Humboldt obtint pour lui de Frédéric-Guil- laume IV une mission scientifique dans le Nouveau Monde et le roi lui accorda une subvention annuelle de 8000 livres, soit environ fr. 11,000 pendant deux ans, dans l'intention que les collections qu'il amasserait dans ce voyage seraient essentiellement destinées au Musée de Neuchâtel et les dou- bles seulement à celui de Berlin. Au reste, en quittant Neuchâtel, Agassiz ne faisait que mettre à exécution un rêve de sa jeunesse, car il avait tou- jours désiré prendre part à un voyage de découvertes où il aurait l’occasion d'utiliser la surabondance de force et d’éner- gle qui débordait en lui. Et si PAmérique lattirait, c’est sans doute parce que ce pays convenait mieux que tout autre à son génie entreprenant et que son infatigable énergie devait y trouver son véritable champ d’action. Après bien des hésita- tions il accepta, mais sans avoir un instant l’idée qu'il ne re- viendrait pas. Sa route était tracée, il savait ce qu'il allait faire de l’autre côté de l'Océan. Son but atteint, il retourne- rait en Europe où les perspectives d’avenir ne lui manque- AGASSIZ. — 3 9 T4 34 RrasVe raient pas. Il aimait trop sa petite patrie pour songer à lui dire un éternel adieu, et s'il partait joyeux à la pensée des choses nouvelles qu’il allait voir, c'était parce qu'il comptait bien revenir. Cela se passait au printemps de 1845. Grand fut Pémoi à Neuchâtel lorsque le bruit se répandit que le professeur aimé allait nous quitter et que nous étions sur le point de perdre l’homme éminent qui nous avait fait une réputation à l’étran- ger et avait attiré sur nous l'attention du monde savant. Plu- sieurs avaient même la conviction que l'Amérique Île retien- drait et qu'on ne le reverrait jamais. Le plus affecté était Louis Coulon, qui voyait avec inquiétude s'éloigner cet ami dont les promesses de retour ne parvenaient pas à le rassurer. C’est qu'il avait et à juste titre comme le pressentiment qu'une lumière allait s’éteindre chez nous pour briller sous un ciel qui lui fut plus favorable. Agassiz passa encore l’hiver de 1845 à 1846 à Neuchâtel, occupé à terminer différentes publications, retenu aussi par les démarches relatives à son remplacement à l'Académie. Il nous quitta les premiers jours de mars 1846 pour aller passer quelques mois à Paris et s’embarqua pour Boston en sep- tembre, loin de se douter qu’en son absence une révolution emporterait sa chaire et qu'il allait trouver un établissement définitif par delà l’Océan. Je renonce à suivre Agassiz en Amérique et à décrire la série de travaux qu'il entreprit aux Etats-Unis — travaux d'ordre plus spécialement zoologique, — où sa carrière a été sinon plus brillante, du moins aussi brillante qu'en Europe. On sait quelle fut sa destinée dans le Nouveau Monde, où il débarquait précédé par le prestige d’une réputation euro- péenne, qui constituait à lavance pour lui une condition de succès, et comment il y trouva un théâtre approprié à son gé- nie entreprenant, ainsi que des ressources que lEurope ne 4 4 Le ap: lui eût jamais offertes. Et si dans le temps où il n’était encore qu'un pauvre étudiant il a rêvé un Eldorado approprié à sa passion pour lhistoire naturelle, son rêve s’est trouvé pleine- ment réalisé à la fin de sa vie. En 1848 — et cela avec autant de discernement que Louis Coulon en avait montré seize ans auparavant, un généreux Américain, pénétré de Putlité qu'il y aurait pour son pays à y retenir un homme de cette valeur, lui offrit de créer une chaire de zoologie et géologie à l’école scientifique du Harward College, à Cambridge. C'était l’année des révolutions. L’Aca- - démie venait d’être supprimée. Du côté de l'Europe tout sem- blait lui manquer, tandis que l'Amérique lui montrait Paurore d’un avenir certain et lui permettait de s’affranchir des in- quiétudes qui le poursuivaient. Aussi, séduit et touché par les marques significatives de sympathie qui lui sont témoi- œnées, il abandonne la pensée d’un retour sur le vieux conti- nent et met son activité, sa science, ses talents, au service de cette nation généreuse qui veut le garder. C’est ainsi qu'il quitta le modeste théâtre où il avait d’abord brillé et com- mença dans le Nouveau Monde une carrière dans laquelle il devait trouver des ressources encore plus grandes que celles qu'il poursuivait en rêve. Et lorsque quelques années plus tard PUniversité de Zurich et le Gouvernement français cher- chèrent à le faire revenir en Europe, il répond qu'il est dé- cidé à rester en Amérique, où il a la conviction de pouvoir exercer une influence plus réelle et plus étendue sur les pro- grès de la science, et cela non seulement par son enseigne- ment de chaque jour, mais aussi par la réalisation de ce fa- meux Musée de zoologie comparée dont il avait muri le plan pendant tant d'années et au développement duquel 1l consacra toute son activité dernière. Le champ de travail qu'Agassiz trouva aux États-Unis, les créations provoquées par sa présence, les sacrifices faits pour les soutenir, tous ces encouragements lattachèrent à ce sol Die qu'il se proposait seulement de visiter. Il rencontra dans ce pays jeune, grand, généreux, des appuis providentiels qui lui permirent de réaliser des entreprises qu'il aurait considérées autrefois comme les rêves d’une imagination exaltée. Et un pareil résultat n’était pas dû au hasard, mais bien à la noble et légitime influence exercée par l'intelligence supérieure du savant et les qualités aimables de l’homme. Encouragé par l'appui d’un pays qui met tout à sa disposition, il vit peu à peu se développer une brillante carrière de propagande scien- tifique, de voyages splendides, qui ont fixé sur lui lattention. L'école de Cambridge, le Musée Agassiz, l’école d’histoire naturelle Anderson, dans l’île de Penikese, comme aussi l’in- térêt éveillé universellement pour la science dans le Nouveau Monde, sont les monuments durables de linfluence qu'il a exercée. L'homme qui inspira une confiance si extraordinaire et pro- voqua de tels élans de générosité et de reconnaissance devait être nécessairement un homme de génie et de grand cœur. C’est dans une modeste habitation près de l’Université de Harward qu'il est mort le r8 décembre 1873, d’une prostra- tion rapide du système nerveux, épuisé par un labeur de tous les instants et au-dessus des forces de l’homme le plus vigou- reusement constitué. Sur sa tombe repose un bloc erratique, arraché à une des moraines du glacier de PAar, entouré de quelques sapins du Jura, souvenirs humbles et touchants, donnés par son pays d'adoption au pays qui l’avait vu naître. Tandis que ce granit finira par se désagréger, l'œuvre d’Agassiz subsistera, elle vieillira sans doute, elle sera dépassée par des œuvres plus parfaites ou plus complètes, mais elle demeurera encore aux yeux de tous un monument du génie de l’homme. ‘On se souvient que le grand naturaliste a laissé après lui un fils qui s’est montré digne de le comprendre et de lui succé- der. Plein de vénération pour la mémoire de son père, 1l tient à conserver comme un précieux patrimoine ces tradi- tions d'amour et de respect pour le travail qui lui ont été si noblement léguées. Parmi les savants dont la Suisse romande peut avec raison s’honorer, Agassiz est certainement un de ceux dont la réputa- tion est le plus populaire. Mais il y a mieux. Ses prodigieuses capacités, son talent exceptionnel d'observation, la facilité avec laquelle il se mettait au fait de toutes les questions et _abordait les sujets les plus divers, le grand mouvement in- tellectuel qu’il a développé partout où 1l a vécu, la valeur de ses propres recherches, ont fait de son nom lun des plus grands de la science au XIXE siècle. Avec cette belle assu- rance qui fut un des traits de sa nature expansive, il écrivait de Munich à son père, le 14 février 1829 : « Je voudrais que l’on püt dire de Louis Agassiz, il fut le premier naturaliste de son siècle, bon citoyen et bon fils, aimé de tous ceux qui le connurent. Je sens en moi la force d’une génération entière pour travailler à ce but et je veux latteindre si les moyens ne me manquent pas... Il ne s’agit que de me faire un nom européen ; je suis dans le meilleur chemin pour y parvenir. » Tels étaient, à vingt-deux ans, son programme et son rêve. Personne ne niera qu'ils se soient réalisés, et si Agassiz n’a pas été le premier, il a certainement été l’un des premiers naturalistes du siècle passé. N’était-ce pas assez pour justifier toutes ses ambitions ? C’est un beau et fortifiant spectacle que celui de cette acti- vité intense, soutenue sans défaillance pendant de longues an- nées. Un immense savoir, des découvertes nombreuses, des vues neuves et hardies, inspirées par la pénétration de son esprit et mûries par la raison, une parole persuasive qui char- mait ou captivait les âmes et Îles entraînait vers de hautes pensées, ont procuré à Agassiz l’estime et la réputation parmi ses contemporains, et une grande et heureuse influence dans le mouvement scientifique moderne. On vit chez lui la passion de l’étude aussi ardente dans les années de sa vieillesse qu'au début de sa carrière, une ambition extrème concentrée dans le désir de pénétrer les plus merveilleux phénomènes de la nature. Il ne s’est pas contenté d'étudier les animaux au- jourd’hui vivants; il a écrit sur les animaux fossiles des ou- vrages considérables, qui sont de véritables monuments scien- üfiques. Dela comparaison entre la faune vivante et les faunes éteintes, il a su tirer des conclusions aussi neuves que profondes relativement à la succession des formes organiques sur la terre. Son activité intellectuelle a tout embrassé ; 1l s’est associé avec ardeur au mouvement de la zoologie moderne, qui poursuit la solution de problèmes nouveaux dans l’étude si longtemps négligée des animaux inférieurs et de l’embryologie comparée. Comment un homme de ce mérite, un savant que des écoles plus grandes et plus importantes que celle de Neuchâtel auraient désiré posséder, a-t-1l pu consentir à se fixer parmi nous ? C’est qu'il ne recherchait pas la fortune, car pendant son séjour en Europe des offres brillantes lui étaient venues de Heidelberg, de Lausanne et de Genève, et malgré cela il resta fidèle à Neuchâtel où il avait trouvé un accueil chaleu- reux et sympathique. Nous n'oublions pas, en effet, de dire qu'il y rencontra un terrain bien préparé, des esprits cu- rieux de s’instruire, de bonnes volontés prêtes à le seconder, des facilités particulières pour les travaux qu'il méditait et des collègues dévoués comme lui à la science. Au reste, un des traits particuliers qui frappent chez Agassiz, c’est son grand désintéressement dont il fit preuve durant toute sa vie, s’oubliant lui-même et consacrant toujours la totalité de ses ressources à alteindre le but élevé qu’il poursuivait ; il était avant tout dévoué à la science, 1l s’y donna tout entier, sans réserve, et il eut toujours l’habileté de faire partager aux autres l’ardeur qui l’animait. Mettant à contribution les talents des uns, la bourse des autres, ajoutant à tout cela ses res- sources, son temps et son génie, il est arrivé au résultat que = 5q 2 Ü chacun connaît et peut constater aujourd’hui. L'argent n’avait de valeur à ses yeux que parce qu’il sert à l'avancement de la science. Il Pa prouvé en ne laissant à sa mort aucune for- tune, bien qu'il ait été en situation de gagner des sommes considérables s’il avait voulu. A l’inverse de tant de savants, qui renferment obstinément leurs pensées dans les bornes étroites du monde sensible et ne voient dans la nature qu'une série d’évolutions de la ma- üère, il fut pendant toute sa carrière un spiritualiste con- vaincu. C’est qu'après avoir sondé les secrets de la nature, après avoir voué à celte recherche le travail le plus ardu et le plus persévérant, et voulu le poursuivre avec les seules lu- mières de la science, il a trouvé à Porigine de tout un Dieu créateur. Le dernier cours qu'il donna à Neuchâtel était pré- cisément destiné à exposer le plan de la Création et le dernier travail sorti de sa plume, et qui est devenu comme son testa- ment scientifique, n’avait pas d'autre but que de réfuter les doctrines contre lesquelles protestait toute sa conception de la nature. Agassiz a été en butte de son vivant et surtout après sa mort aux attaques les plus violentes de la part des champions de l’école transformiste qui, au lieu de se renfermer dans lPé- troite et soigneuse recherche des faits, se livraient à la spécu- lation. Sans doute, plusieurs des idées qu’il à émises ont été abandonnées, mais les discussions auxquelles elles ont donné lieu ont été une source de progrès féconds et le temps est venu où la puissance et la profondeur de son intelligence ont été dignement appréciées, car l’œuvre qu'il a laissée est consi- dérable. Cette noble et sympathique figure serait-elle destinée à dis- paraitre dans le gouffre sans fond du passé? À Dieu ne plaise. Cette vie si bien remplie ne manque pas d’utiles ensei- gnements, ne serait-ce que celui qui se dégage tout naturelle- ment d’une carrière où tout est dû à linitiative d'une volonté énergique, où lPhomme a conquis ses étapes les unes après les autres. Le temps qui efface tant de personnalités perpétue et entoure sans cesse d’un nouvel éclat le nom de ces hom- mes rares, qui semblent avoir révélé de nouveaux ressorts de l'intelligence et donné de nouvelles forces à la pensée. Et comme leur esprit, devançant leur siècle, avait surtout en vue la postérité, ce n’est aussi que de cette postérité qu'ils peu- vent attendre tout ce qui leur est dû de reconnaissance et d’'admiration. La cérémonie d'aujourd'hui nous rappelle une période déjà lointaine, mais particulièrement brillante de notre histoire. Elle est pour nous une occasion de réveiller le souvenir d’une époque de travail et de ferveur dans tous les genres d’inves- tigations scientifiques. Qu'il est bon et salutaire de rappeler à la génération pré- sente ce passé glorieux, non pour nous humilier et nous décou- rager, mais pour y puiser une saine émulation et chercher à ne pas démériter de nos anciens. En ce jour anniversaire, inclinons-nous devant cette noble | physionomie dont je viens de rappeler brièvement l'existence et rappelons-nous celui qui a été un serviteur éminent de la science, celui qui honora la Suisse et illustra Neuchâtel. nr He (UIL 3 204