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COURS

DE

LITTÉRATURE CELTIQUE

V

OUVRAGES DE M. H. D'ARBOIS DE JUBAINVfLLE

EN VENTE Chez THORIN, libraire éditeur , 7, rue de Médicis, à Paris

COURS DE LITTÉRATURE CELTIQUE. Tome I à V. In-S». Chaque volume se vend séparément : 8 fr. Tome I : Introduction à l'étude de la littérature celtique. 1883. 1 vol.

II : Le cycle mythologique irlandais, et la mythologie celtique. 1884. 1 vol.

III, IV : Les Mabinogion (contes gallois), traduits en entier, pour la pre- mière fois, en français, avec un commentaire explicatif et des notes critiques, par J. Loth, professeur k la Faculté des lettres de Rennes. 1889. 2 vol.

Ouvrage couronné pfir l'Académie française (prix Langlois).

V : L'Epopée celtique en Irlande. Toine 1. 1 vol.

LES PREMIERS HABITANTS DE L'EUROPE, d'après les écrivains de l'antiquité

et les travaux des linguistes. Seconde édition, corrigée et considérablement augmentée par l'auteur, avec la collaboration de G. Dottin , secrétaire de la

rédaction de la Revue celtique. 2 vol. grand in-8" raisin.

En vente : Tome P"" (1889) contenant : 1" Peuples étrangers à la race indo- européenne (habitants des cavernes , Ibères , Pélasges , Etrusques , Phéniciens) ; Indo-Européens. P. I (Scythes, Thraces, Illyriens, Ligures). 1 vol. 10 »

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ESSAI D'UN CATALOGUE DE LA LITTÉRATURE ÉPIQUE DE L'IRLANDE, pré- cédé d'une étude sur les manuscrits en langue irlandaise conservés dans les iles Britanniques et sur le continent. 1883. 1 vol. in-8o. 12 »

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INVENTAIRE SOMMAIRE DES ARCHIVES COMMUNALES ANTÉRIEURES A 1790. Ville de Bar-sur-Seine. Grand in-'')". 5 »

'rOULOUSE. l.\1P. A. CHAT VIN KT l'Il.S. Hl'l'. DES riALi;.\ul K.-^. iô.

COURS

DE

LITTÉRATURE CELTIQUE

PAR

H. D'ARBOIS DE JUBAINVILLE

MEMBRh; DE LINSTITUT

TOME V

PARIS ERNEST THORIN, ÉDITEUR

LIBRAIRE DU COLLÈGE DE FRANCE, DE l'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE

DES ÉCOLES FRANÇAISES d'ATHÈNES ET DE ROME

DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES

7, RUE DE MÉDICIS, 7 1892 '

L'ÉPOPÉE CELTIQUE

EN IRUNDE

PAR

H. D'ARÊOIS DE JUBAIN VILLE

MEMBRE UE L'uNSTITUT, PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

AVEC LA COLI.ABOliATION DE MM,

Georges DOTTIN

MAITRE DE CONFÉRENCES A LA FACULTÉ DES LETTRES DE DIJON

Maurice GRAMMONT

AGRÉGÉ DE L'UNIVERSITÉ

Louis DUVAU

MAITHE DE CONFÉRENCES A LÉCOLF. DES H A UTE S- ET U DES

Ferdinand LOT

ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE DES CHARTES

TOME PREMIER

PARIS

ERNEST THORIN, ÉDITEUR

LIBRAIRE DU COLLÈGE DE FRANCE, DE l' ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE

DES ÉCOLES FRANÇAISES d'aTHÈNES ET DE ROME

DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES

7, RUE DE MÉDTCIS, 7 1892

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A LA MEMOIRE

DE

Henri MARTIN

TABLE DES MATIERES

Préface xv

PREMIERE PARTIE.

FRAGMENTS DU CYCLE D'ULSTER, c'est-a-dire de la

LÉGENDE ÉPIQUE DU ROI CONCHOBAR OU CONOR ET DU HÉROS SeTANTA, SURNOMMÉ LE « DOGUE DE CULANN , )) EN IRLANDAIS « CÛ-CHULAINN. »

I. -— A. Naissance et règne de Conchobar, 1" rédaction.

Notice préliminaire 3

Traduction (Mss. : Livre de Leinster, douzième siècle;

Livre do Ballymote, quinzième siècle) 4

B. Naissance de Conchobar, rédaction.

Notice préliminaire 13

Traduction par M. G. Dottin (Ms. : Stowe, 992 ; éditeur : M. Kuno Meyer) 14

IL Conception de Cûchulainn.

Notice préliminaire par M. Louis Duvau 22

Traduction par le même (Mss. : Lebor na hUidre, vers 1 100 ; Egerton 1782, quinzième siècle ; éditeur : M. E. Win-

disch) 26

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X TABLE DES MATIÈRES.

III. Comment le héros Cûchulainn fit sa cour a Emer.

Notice préliminaire 39

Traduction (Ms. : Bodléien, Rawlinson B 512, quinzième

siècle; éditeur ; M. Kuno Meyer) 40

Notes finales 49

IV. Meurtre du fils unique d'Aiffé.

A. Rédaction primitive.

Notice préliminaire 51

Traduction (d'après le texte irlandais de Keating, dix- septième siècle) 52

B. Carthon, par Macpherson (sommaire, extrait) 54

C. Elmor, par Baour-Lormian (extrait) 61

D. Combat de Rustem contre son fils Sohrah 63

Analyse par M. Ferdinand Lot, d'après le Schah Nameh. 64

V. Histoire du cochon de [Mestoïda] Mac Datho.

Notice préliminaire et traduction par M. Louis Duvau (Mss. : Livre de Leinster, douzième siècle, etc.; édi- teur : M. E. Windisch) 66

VI. Festin de Bricriu.

Notice préliminaire.. 81

Traduction (Ms. : Lebor na hUidre, vers 1100; éditeur :

M. E. Windisch). 82

Notes finales 146

VII. Festin de Bricriu, exil des fils de Doel l'oublié.

Notice préliminaire 149

Traduction par M. Maurice Grammont (Ms. : Livre jaune

de Lecan , quatorzième siècle; éditeur : M. E. Win- disch) 150

VIII. Cuchulainn malade et alité, grande jalousie d'Emer.

Notice préliminaire 170

Traduction (la première partie par M. G.Dottin; Ms. : Le- bor na hUidre, vers 1100; éditeurs : O'Ourry, MM. J.-T. Gilbert, Brian O'Looney, E. Windisch) 174

TABLE DES MATIÈRES. XI

IX. Exil des fils d'Usnech, autrement dit Meurtre des FILS d'Usnech et de Derdriu.

Notice préliminaire. 217

A. Première et deuxième partie^ d'après la première ré-

daction. Traduction (Mss. : Livre de Leinster, douzième siècle; Livre jaune de Lecan, quatorzième siècle, etc.; édi- teurs : E. O'Curry, M. E. Windisch) 220

B. Première partie, d'après la troisième rédaction. Traduction par M. G. Dottin, d'après le texte gaélique

tout récemment recueilli dans la tradition orale des

Highlands, par M. Carmichael 236

0. Seconde partie, d'après la deuxième rédaction. Traduction par M. G. Dottin (Mss. des avocats d'Edim- bourg, LUI, quinzième siècle; LVI, dix-huitième siècle; éditeur : M. Whitley Stokes) 252

D. Darthula, par Macpherson 286

E. Darthula, par Baour-Lormiam , . 305

X. Les guerriers d'Ulster en mal d'enfant ou la

NEUVAINE DES UlATES.

Notice préliminaire 320

Traduction (Mss. : Livre de Leinster, douzième siècle; Harléion 5280, quinzième siècle ; éditeur : M. E. Win- disch) 320

XL Meurtre de Cûchulainn.

Notice préliminaire 326

A. Rédaction irlandaise.

Traduction (Ms. : Livre de Leinster, XII* siècle; éditeur : M. Whitley Stokes) 330

B. La mort de Cuchullin, par Macpherson., 354

XII. Meurtre DE Conchobar.

Notice préliminaire 306

Traduction (Ms. : Livre Leinster, douzième siècle; éditeur : E. O'Curry) 368

XII TABLE DES MATIÈRES.

DEUXIEME PARTIE.

FRAGMENTS DU CYCLE DE LEINSTER, c'est-a-dire de la

LÉGENDE ÉPIQUE DE FiND , D'OSSIN, FILS DE FiND , ET D'OSCAR, FILS D'OSSIN.

Notice préliminaire 375

XIII. Cause de la bataille de Cnugha.

Traduction (Ms. : Lebor na hUidre, vers 1100; éditeurs : W.-M. Hennessy, M. E. Windisch) 37Ô

XIV. Voyage de Condlé le Bossu, fils de Cond Egal- a-Cent-Guerriebs.

Traduction (Ms. : Lebor na hUidre, vers 1100; éditeur : M. E. Windisch) 385

XV. Mort d'Oscar, fils d'Ossin, et de Coirpré Life-

CHAIR, roi suprême D'IrLANDE.

Traduction (Ms. : Livre de Leinster, douzième siècle; éditeur : M. E. W^indisch) 391

TROISIEME PARTIE. FRAGMENTS DU CYCLE MYTHOLOGIQUE.

XVI. Seconde bataille de Mag Turëd ou Moytura.

Notice préliminaire 393

Traduction (Ms. : Harléien 5280, quinzième siècle ; édi- teur : M. Whitley Stokes) 403

XVII. Voyage de Mael-Duin.

Notice préliminaire o 449

Traduction par M. Ferdinand Lot (Mss. : Lebor na hUidre, vers 1100; Livre jaune de Lecan, quatorzième siècle, etc.; éditeur : M. Whitley Stokes) 4.54

TABLE DES MATIÈRES. XIII

INDEX DES NOMS PROPRES DE PERSONNES 501

INDEX DES PRINCIPAUX NOMS COMMUNS 517

CORRECTIONS ET ADDITIONS 535

PRÉFACE

Sommaire :

, Les travaux récents sur la littérature épique irlandaise du moyen âge. II. Les publications de Macpherson ; leur succès. III. Ce succès est à la suppression, par Macpherson, de ce qui aurait choqué ses contemporains , c'est-à-dire précisément de ce qui fait pour nous le principal intérêt de l'épopée irlan- daise ; on trouve en effet, dans cette épopée, la peinture du monde celtique payen. Exemples caractéristiques : Mariage , guerre privée, merveilleux, geis. IV. Un prédécesseur de Macpherson, l'auteur du poème vieil allemand de Hildebrand et Hadubrand , en Irlande « Mort du fils unique d' Aiffé ; » mo- difications allemandes au texte celtique. V. Comment le drui- disme persiste-t-il au moyen âge, dans les textes épiques irlan- dais, malgré l'hostilité du clergé chrétien. VI, Conclusion. La civilisation des Celtes et celle des Germains. La civilisation des Celtes comparée à celle de l'empire romain, de la Grèce antique et des chrétiens.

1

Henri Martin est le premier écrivain français qui ait appelé en France l'attention des savants sur les manuscrits littéraires de l'Irlande. C'était en 1862. Les travaux d'E. O'Gurry, sur ces manuscrits, avaient eu déjà, dans les Iles Britanniques, un succès mérité.

XVI PRÉFACE.

Après la conquête anglaise du dix-septième siècle, etladécadenceirlandaisequi s'en est suivie, E. O'Gurry est le premier qui ait étudié aux sources l'épopée irlandaise; il a, le premier, publié des monuments originaux de cette épopée. Il a été suivi très hono- rablement dans cette voie par l'Académie d'Irlande. Nous devons au patriotisme éclairé de cette compa- gnie savante (1), on ne peut trop l'en remercier, les fac-similé du Lebor na hUidre, du Livre de Leinster, la photogravure du Livre deBallymote(2), les deux derniers ont été exécutés sous la direction savante de M. R. Atkinson. E. O'Gurry a eu pour continua- teurs, en Irlande, M. W. M. Hennessy, M. Brian O'Looney, M. Standish O'Grady (3); en Angleterre, M. Whitley Stokes d'abord, M. Kuno Meyer ensuite; en Allemagne, M. E. Windisch, celtiste éminent, qui a formé un élève fort distingué dans la personne du viennois M. Max Nettlau; les éditeurs nouveaux des textes irlandais ont sur O'Gurry, leur ancêtre, la supériorité qu'exige le progrès des études gramma-

(1) Principalement, je crois, sur l'initiative de M. J.-T. Gilbert, le savant bibliothécaire de cette compagnie , auteur bien connu de nombreuses publications historiques et paléographiques.

(2) Je ne dis rien du Leabhar Breacc dont je n'ai pas eu à me servir ici, et dont cependant le fac-similé a rendu de grands ser- vices aux celtistes pour d'autres travaux.

(3) Je ne parle ici ni d'O'Donovan pour le passé, ni des pères Hogan et Mac Carthy, ni des évéques Graves et Reeves, pour le présent. Leurs travaux, incontestablement très recommandables et fort utiles, n'ont pas pour objet la littérature épique de l'Ir- lande.

PRÉFACE. XVII

ticales depuis la publication de la Grammatica celtica de Zeuss. Les Irische Texte, dont M. E. Windisch a publié seul le premier volume, tandis que pour les suivants il a eu la collaboration de MM. Whitley Stokes, Kuno Meyer et de l'habile grammairien M. Thurneysen , sont aujourd'hui, avec les fac- similés de l'Académie d'Irlande, la base principale des études sur les épopées irlandaises.

M. H. Zimmer a cherché à faire connaître au pu- blic savant le résultat de ces importants travaux, par des analyses et des dissertations à la fois érudites, paradoxales et d'une politesse douteuse dont Tétran- geté docte et pédante a eu , en Allemagne et en Angleterre, un retentissement bien justifié (1),

J'ai pensé que quelques traductions pourraient donner, au monde lettré et curieux de la France, une idée plus précise de l'épopée irlandaise. Malheu- reusement, le Tain ho Cualngi et le Togail Bruidne Derga (2), les deux morceaux les plus impor- tants du premier des cycles épiques irlandais, manqueront à notre recueil; on en annonce de pro-

(1) Les savants allemands passaient autrefois, en France, pour ignorer l'art de contredire poliment un adversaire; j'ignore sur quoi cette réputation est fondée. Tous ceux auxquels j'ai eu af- faire, un seul excepté, ont eu à mon égard les procédés les plus courtois.

(2) M. Zimmer a donné l'analyse du Tain Cùalngi , dans la Zeitschrift fui- vergleichende Sprachforschung , t. XXVII, p. 442- 475, celle du Togail bruidne Derga, ibid., p. 556-563. M. Max Nettlau a commencé, dans la Revue celtique, t. XII, p. 229, une étude savante sur ce dernier morceau.

XVIII PRÉFACE.

chaines éditions, qu'il est prudent d'attendre. M. St. O'Grady va faire paraître un ouvrage (1) qui contien- dra le morceau fondamental du deuxième cycle épi- que irlandais, cycle fort écourté dans le volume que je publie : voilà pourquoi ce volume-ci est qualifié de tome P*", bien que j'ignore quand paraîtra le tome II, qui l'écrira, si même il sera jamais publié. Quoi qu'il en soit, le tome P" donnera au lecteur une idée approximative du progrès fait dans la con- naissance d'un des principaux domaines de la litté- rature néo-celtique, depuis cent trente ans.

II

Il y a cent trente ans qu'a paru le livre célèbre de Macpherson (2). On verra par trois exemples ca- ractéristiques (pp. 55, 286, 354), comment cet homme audacieux traita l'épopée nationale de l'Irlande. Il fit complète illusion aux plus grands génies de son temps. Nous citerons en Allemagne, Gœthe et Herder.

Gœlhe , dans son Werther, publié il y a un peu plus d'un siècle, en 1774, appréciait ainsi l'œuvre de Macpherson :

12 octobre.

Ossian a supplanté Homère dans mon cœur. Quel monde que eelui ses chants sublimes me ravissent! Errer sur les

(1) Silva Gadelica, 2 vol. in-8°, en souscription à Londres, librai- rie Williams and Norgate.

(2) Deux volumes, 1762 et 1763. Voir le titre du premier volume ci-dessous, p. 54, note 5.

PRÉFACE. XII

bruyères tourmentées par l'ouragan qui transporte sur des nua- ges flottants les esprits des aïeux à la pâle clarté de la lune, entendre dans la montagne les gémissements des génies des cavernes à moitié étouffés dans le rugissement du torrent de la forêt, et les soupirs de la jeune fille agonisante près des qua- tre pierres couvertes de mousses qui couvrent le héros noble- ment mort qui fut son bien-aimé... ; et quand alors je rencon- tre le barde blanchi par les années qui , sur les vastes bruyè- res, cherche les traces de ses pères et ne trouve que les pierres de leurs tombeaux, qui gémit et tourne ses yeux vers l'étoile du soir se cachant dans la mor houleuse, et que le passé revit dans l'âme du héros, comme lorsque cette étoile éclairait en- core de son rayon propice les périls des braves et que la lune prêtait sa lumière à leur vaisseau revenant victorieux; que je lis sur son front sa profonde douleur, et que je le vois, lui le dernier, lui resté seul sur la terre, chanceler vers la tombe, et comme il puise encore de douloureux plaisirs dans la présence des ombres immobiles de ses pères, et regarde la terre froide et l'herbe épaisse que le vent couche, et s'écrie : o Le voya- geur viendra, il viendra, celui qui me connut dans ma beauté, et il dira : est le barde? Qu'est devenu le fils de Fin- gai? Son pied foule ma tombe, et c'est en vain qu'il me de- mande sur la terre... » Alors , ô mon ami, je serais homme à arracher l'épée de quelque noble écuyer, à délivrer tout d'un coup mon prince du tourment d'une vie qui n'est qu'une mort lente, et à envoyer mon âme après ce demi-dieu mis en li- berté (1).

El un peu plus bas :

« N'avez-vous rien à lire? » dit-elle. Il n'avait rien. « Ici, » dans mon tiroir, » continua-t-elle, « est votre traduction de

(1) Werther, traduction de Pierre Leroux. Paris, Charpentier, 1872, p. 155-156.

XX PRÉFACE.

» quelques chants d'Ossian; jene l'ai point encore lue, carj'es- » pérais toujours vous l'entendre lire vous-même, mais cela )) n'a jamais pu s'arranger. » Il sourit et alla chercher son ca- hier. Un frisson le saisit en y portant la main, et ses yeux se remplirent de larmes quand il l'ouvrit; il se rassit et lut :

a Etoile de la nuit naissante, te voilà qui étincelles à l'Occi- dent, tu lèves ta brillante tête sur la nuée, tu t'avances ma- jestueusement le long de la colline. Que regardes-tu sur la bruyère ? Les vents orageux se sont apaisés , le murmure du torrent lointain se fait entendre , les vagues viennent expirer au pied du rocher , et les insectes du soir bourdonnent dans les airs. Que regardes-tu , belle lumière? Mais tu souris et tu t'en vas joyeusement. Les ondes t'entourent et baignent ton aimable chevelure. Adieu, tranquille rayon. Et toi, parais, toi superbe lumière de l'âme d'Ossian.

» Et elle paraît dans tout son éclat. Je vois mes amis morts. Ils s'assemblent à Lora , comme aux jours qui sont passés. Fingal vient comme une humide colonne de brouillard. Au- tour de lui sont ses héros ; voilà les bardes ! Ullin aux che- veux gris, majestueux Ryno , Alpin, chantre aimable, et toi plaintive Minona ! comme vous êtes changés, mes amis, de- puis les jours des fêtes de Selma, alors que nous nous dispu- tions l'honneur du chant, comme les zéphyrs du printemps font, l'un après l'autre , plier les hautes herbes sur la colline !

» Alors Minona s'avançait dans sa beauté, le regard baissé, les yeux pleins de larmes ; sa chevelure flottait en résistant au vent vagabond qui soufflait du haut de la colline. L'âme des guerriers devint sombre quand sa douce voix s'éleva ; car ils avaient vu souvent la tombe de Salgar, ils avaient souvent vu la sombre demeure de la blanche Colma. Colma était abandon- née sur la colline, seule avec sa voix mélodieuse ; Salgar avait promis de venir, mais la nuit se répandait autour d'elle. Ecou- tez de Colma la voix, lorsqu'elle était seule sur la colline.

PREFACE. XXI

COLMA.

» Il fait nuit. Je suis seule, égarée sur l'orageuse colline. Le vent souffle dans les montagnes. Le torrent roule avec fra- cas des rochers. Aucune cabane ne me défend de la pluie, ne me défend sur l'orageuse colline.

» 0 lune ! sors de tes nuages ! paraissez étoiles de la nuit ! Que quelque rayon me conduise à l'endroit mon amour re- pose des fatigues de la chasse, son arc détendu à côté de lui , ses chiens haletants autour de lui ! Faut-il, faut-il que je sois assise ici seule sur le roc au-dessus du torrent! Le torrent est gonflé et l'ouragan mugit. Je n'entends pas la voix de mon amant.

» Pourquoi tarde mon Salgar? a-t-il oublié sa promesse? Voilà bien le rocher et l'arbre , et voici le bruyant torrent. Salgar, tu m'avais promis d'être ici à l'approcbe de la nuit. Hé- las ! 011 s'est égaré mon Salgar ? Avec toi je voulais fuir, aban- donner père et frère, les orgueilleux! Depuis longtemps, nos familles sont ennemies, mais nous ne sommes point ennemis, ô Salgar !

» Tais-toi un instant, ô vent ! silence un instant, ô torrent! que ma voix résonne à travers la vallée , que mon voyageur m'entende! Salgar, c'est moi qui appelle. Voici l'arbre et le rocher. Salgar , mon ami , je suis ici : pourquoi ne viens-tu pas?

» Ah ! la lune paraît, les flots brillent dans la vallée, les ro- chers blanchissent; je vois au loin... Mais je ne le vois pas sur la cime ; ses chiens devant lui n'annoncent pas son arri- vée. Faut-il que je sois seule ici !

» Mais qui sont ceux qui là-bas sont couchés sur la bruyère?... Mon amant, mon frère !... Parlez, ô mes amis ! Ils se taisent. Que mon âme est tourmentée ! .. . Ah ! ils sont morts ; leurs glaives sont rougis du combat. 0 mon frère! mon frère ! pourquoi as-tu tué mon Salgar ? 0 mon Salgar, pourquoi as-tu

XXII PRÉFACE.

tué mon frère ? Vous m'étiez tous les deux si chers ! Oh ! tu étais beau entre mille sur la colline ; il était terrible dans le combat. Répondez-moi , écoutez ma voix , mes bien-aimés ! Mais, hélas ! ils sont muets , muets pour toujours ; leur sein est froid comme la terre (1)

Ce morceau n'est autre chose que les Chants de Selma (2), composition de tout point étrangère à la vraie littérature celtique. La traduction de ce poème en prose est extraite d'une traduction du livre de Macpherson , commencée par Gœthe, à Strasbourg, en 1770, avec la fougue de la jeunesse et avec les encouragements de Herder (3). Herder, comme pres- que tous ses contemporains, avait été dupe de Macpherson : « Ce que nous étions, » dit-il, a habi- » tués à considérer comme le caractère exclusif de » la poésie orientale, parce que quelques-uns des » monuments primitifs de cette poésie nous sont par- » venus, appartient vraisemblablement tout autant » à la poésie occidentale, est spécial plutôt à un âge » qu'à une région. Les œuvres d'Ossian en sont une

(1) Werther, traduction de Pierre Leroux , Paris , Charpentier, 1872, p. 193-196.

(2) Traduction Letourneur, 1" édition, t. I, p. 210; édit. de 1810, p. 217 ; cf. Ossians und Sineds Lieder, dritter Band, Wien, 1784, p. 96-108; Melchior Cesarotti, Poésie di Ossian figlio di Fingal antico poeta celtico, Nizza, 1780, t. II, p. 131-146.

(3) August Koborstein, Geschichte der deutschen National-lite- ratur, édit, par Karl Bartsch, 1" partie, p. 425. Cf. Herder nach seinem Leben und seinen Werhen, dargestellt von R. Haym, Berlin, t. I, p. 423.

PRÉFACE. XXIII

» preuve remarquable (1). » Quand Michel Denis eut donné sa traduction en vers allemands du livre de Macpherson (2) (1768-1769), Herder, tout en admirant le talent du poète, son compatriote, se plaignit de ne pas retrouver dans son œuvre le véritable Ossian, der wahre Ossian (3) !

Le premier traducteur de Macpherson avait été Gesarotti, qui avait écrit en vers ses Poésie di Ossian^ dont la première édition date de 1763 (4). Il avait été suivi de près par J.-A Engelbrecht et A. Witten- berg, qui donnèrent en 1764 une traduction en prose allemande : Fingal ^ Heldengedicht^ nebst verschiede- nen andern Gedichten Ossians (5).

(1) August Koberstein, Geschichte der deutschen National-lite- ratur, 5* édit., par Karl Bartsch, 1'° partie, p. 424.

(2) Gedichte Ossians, eines alten celtischen Dichters, aus dem englischen ûbersetzt von M. Denis.

(3) August Koberstein, Geschichte der deutschen National-lite- ratur, p. 447. La traduction de Michel Denis parut à Vienne; elle formait trois volumes datés, les deux premiers de 1768, le der- nier de 1769. Dans l'édition des œuvres de M. Denis [Ossians und Sineds Lieder), publiée à Vienne en 1784, 6 vol. in-8°, elle rem- plit les trois premiers volumes. On y trouve, t. I, p. 161, Carthon (ci-dessous, p. 54); t. III, p. 47, Darthula (ci-dessous, p. 286); ibid., p. 29, la mort de Cuthullin {sic) (ci-dessous, p. 354).

(4) Dans l'édition donnée à Nice, en 1784, deux volumes in-12, les pièces dont le présent volume donne la traduction se trou- vent au tome II, savoir : p. 131, / canti di Selma, « les chants de Selma » (ci-dessus, p. xx); p. bl,Carthone, « Carthon » (ci-dessous, p. 54j; p. 31, Darlula, « Darthula » (ci-dessous, p. 286); p. 10, La morte di Cucullino, « la mort de Cuchullin » (ci-dessous, p. 354).

(5) Hoffmann -Wellenhof, Michael Denis, ein Beiiràge zur deutsch-osterreichischen Literatur-geschichle des XVIII Jahr- hunderts. Innsbruck, 1881, p. 165.

XXIV PRÉFACE.

L'Italie et l'Allemagne avaient ainsi donné le branle, la France suivit le mouvement. En 1774, parut la traduction de Temora, par le marquis de Saint-Simon (1).

La traduction complète, par Le Tourneur, des œu- vres ossianiques de Macpherson, vit le jour trois ans plus tard (2). C'était probablement elle que Napoléon avait entre les mains et c'était dans le français de Le Tourneur qu'à l'exemple et par les mêmes rai- sons que ses contemporains il admirait le génie d'Ossian.

Le Gesarotti, ou si l'on veut le Michel Denis de la France, est Baour-Lormian, qui s'est fait attendre jusqu'aux premières années du dix-neuvième siècle. Ses vers sont écrits avec un réel talent et attestent combien était profonde alors en France l'illusion pro- duite par les prétendus poèmes ossianiques.

Malgré le développement du sens critique en notre siècle, la librairie Brockhaus, de Leipzig, a publié, en 1868, une traduction nouvelle en vers du Fingal de Macpherson (3), et une des grandes maisons de la librairie française a donné, également à une date

(1) Temora poème épique en VIII chants composé en langue erse ou gallique par Ossian fils de Fingal traduit d'après l'édi- tion anglaise de Macpherson par M. le marquis de Saint-Simon. A Amsterdam, chez D. J. Changuion, 1774, in-8', 252 pages.

(2) Voir le titre ci- dessous, p. 56, note 3.

(3) Ossian's Finnghal. Episches Gedicht, aus dem gâlischen me- trisch und mir Beibehaltung des Reims ùbersetz von Dr. August Ebrard. Nebst einem Anhang : ueber Alter und Echtheit von Ossian's Gedichten.

PRÉFACE. XXV

récente, une traduction en prose du recueil composé par le célèbre falsificateur écossais (1).

(1) Les ouvrages les plus importants qui aient été écrits sur la question de savoir si les documents publiés par Macpherson seraient authentiques, sont les deux dont voici les titres : « Report of the committee of the Highland Society of Scotland, appointed to inquire into the nature and authenticity of the poems of Os- sian. Drawn up, according to the directions of the commit- tee by Henry Mackenzie esq., its convener or chairman. With a copions appendix, containing some of the principal documents on which the report is founded. » Edinburgh, 1805, in-8". Ce volume se compose de deu"5c parties : l'une, de 155 pages, contient le Rapport; l'autre, intitulée Appendix , 343 pages et deux plan- ches, renferme les pièces justificatives. Le rapport conclut, p. 152, que Macpherson a trouvé, dans la tradition des Highlands, quel- ques éléments de ses poésies celtiques, mais que le reste est l'œu- vre personnelle de ce littérateur. Dans l'Appendix, p. 285-312, se trouve une étude sur les manuscrits gaéliques appartenant à la Highland Society; cette étude est accompagnée de fac-similés. 2" « The poems of Ossian, in the original gaelic, with a literal translation into latin, by the late Robert Macfarlan, A. M. together with a dissertation on the authenticity the poems, by sir John Sinclair, Bart. and a translation from the italian of the abbé Cesa- rotti's dissertation on the controversy respecting the authenticity of Ossian, with notes and a suppplemental essay , by John Mac Arthur, LL. D. Published under the sanction of the Highland Society of London. » Londres. 1807, 3 vol. grand in-8°. La partie principale de ces volumes est formée par un texte gaélique qu'on prétend être l'original d'une partie des compositions de Macpherson et qui, en réalité, est une traduction de l'anglais. Ce texte gaélique est en vers, accompagné d'une traduction latine en regard. On y trouve, tome I, p, 146, Carthbnn, reproduit par- tiellement en français, ci- dessous, p. 56-61. Le tome HI se ter- mine, p. 543-576, par une notice des livres tant imprimés que ma- nuscrits, qui peuvent intéresser les celtistes ; cotte notice n'est pas sans valeur.

II

XXVI PRÉFACE.

IIÏ

Le succès de Macpherson est uo des faits les plus intéressants de notre histoire littéraire. Si l'au- teur écossais avait publié, en 1762, un recueil de traductions des monuments irlandais originaux, ces traductions auraient probablement trouvé tout au plus, dans l'Europe entière, une centaine de lecteurs ; elles n'auraient été mises en vers ni par Gesarotti , ni par Michel Denis, ni par Baour-Lormian. Dans le cas elles seraient tombées entre les mains de ces trois hommes de lettres, ils les auraient rejetées avec indignation après en avoir lu les premières lignes; Herder, Gœthe, le marquis de Saint-Simon, Le Tourneur, n'auraient éprouvé pour elle d'autre sentiment que le mépris, jamais Napoléon n'en aurait entendu parler.

Macpherson, dans son œuvre soi-disant gaélique, a presque toujours exprimé les idées de ses contem- porains; son Ossian et les guerriers que chante cet Ossian pensent à peu près comme les gens lettrés du dix-huitième siècle ; ceux des hommes du dix- huitième siècle qui avaient l'esprit cultivé et, comme on disait, le cœur sensible, ont été heureux de se reconnaître et de s'admirer eux-mêmes, à de très légères réserves près , sous des noms celtiques et dans des textes auxquels on attribuait une haute antiquité.

Ce qui , au contraire, fait pour nous le principal

PRÉFACE. XXVII

intérêt des textes irlandais épiques quand ils re- montent authentiquement au moyen âge, c'est ce qu'ils nous conservent des mœurs payennes et sur- tout des mœurs d'un paganisme sur lequel la civili- sation classique des Grecs et la théorie romaine de l'Etat n'avait encore exercé aucune influence.

Le monde celtique conaaît deux sortes de mariage. L'un est le mariage annuel, celui-ci peu honorable pour la femme, lui inflige une sorte de flétrissure à laquelle Derdriu, p. 236, 286, 287, se dérobe par la mort, l'autre est, quant à la durée, le mariage que nous connaissons. Mais tous les deux se con- cluent de la même façon.

Le mariage celtique est une vente (1) par laquelle le père, ou le parent qui remplace le père défunt, cède à l'époux ses droits sur la femme; en vertu de cette vente, l'enfant mis au monde par la femme appar- tient à répoux qui peut le tuer ou le faire élever s'il lui plaît, et dont cet enfant, s'il le fait élever, sera un jour l'héritier. La paternité physique n'a pas la même importance que chez nous : quand le droit du roi, quand les devoirs de l'hospitalité intro- duisent dans la famille un sang étranger, le mari jaloux peut le retrancher de la famille par la mort en faisant noyer, par exemple, l'enfant dont la filia-

(1) Il y a aussi le mariage par enlèvement ; c'est une forme ir- règulière , c'est un fait contraire au droit , et d'où naissent des rapports juridiques analogues à ceux qui résultent des autr.es délits. Voir plus bas, p. 381 et suiv., le récit d'un mariage par enlèvement et ses effets. Cf. Irische Texte, II, 2, p. 222, 237.

XXVIII PRÉFACE.

tion physique lui déplaît; si ce droit n'est pas exercé, l'enfant est légitime, pater is est quem nup- tiae demonstrant ; or, exercer ce droit sur un enfant bien conformé serait une grande faute.

Le droit du mari celtique sur la femme et sur l'enfant ressemble à celui du paysan moderne sur la vache et la jument qu'il a achetés, sur le veau et le poulain nés de cette vache depuis l'achat. Quand n'ayant pas de taureau ni d'étalon , ou même pos- sédant ces deux objets, ce paysan recourt au tau- reau communal, à l'étalon du gouvernement, l'idée ne lui vient pas d'être jaloux et de faire tuer un veau d'avenir, un beau poulain.

Un homme vaut sept femmes esclaves ou vingt et une bêtes à cornes (1), non compris le « prix de l'honneur » ou le « prix du visage (2), » qui peu- vent augmenter cette valeur, la porter exceptionnel lement jusqu'au double, même jusqu'au triple ou au quadruple. Il faut avoir bien peu de sens et une

(1) Il est déjà question du prix de l'homme comme monnaie de compte, au cinquième siècle, dans la Confession de saint Patrice : Censeo enim non minus quam pretium quindecim. hominum. distribui illis. Villanueva, Sancti Patriciif Hibernorum apostoli, synodi, canones^ opuscula et scriptorum quae super- sunt fragmenta scholiis illustrata. Dublin, 1835, in-8°, p. 207.

(2) Le prix du visage appartient au droit gallois et au droit breton du continent comme au droit irlandais; il est peut-être identique aux praemia du De bello gallico, VI, 13, 6, qui distin- gue les praemia et les poenae comme le droit insulaire distin- gue 1° le prix du visage ou de l'honneur, le prix du corps ou le dommage matériel.

PRÉFACE. XXIX

bien violente passion pour détruire de sang froid à son propre préjudice une valeur aussi grande, toute une fortune, sous le prétexte que, physique- ment, on n'en est pas l'auteur.

La femme a moins d'importance que l'homme, elle vaut en moyenne pour son corps trois bêtes à cornes, c'est-à-dire le septième d'un homme, sans compter le « prix de l'honneur » ou du c visage évalué moitié de celui d'un homme ; » mais le père la vend au mari; par conséquent, avoir beaucoup de belles filles est un moyen de faire fortune, la ques- tion de savoir si physiquement on est leur père pré- sente certainement un intérêt sentimental ; mais, pour un bon administrateur, cette question n'offre qu'un intérêt secondaire ou même nul.

La grande valeur de l'homme tient principalement à ce que l'Etat se désintéresse des querelles entre les familles. L'Etat n'intervient pas, soit que ces querelles aient pour cause une question de propriété, soit qu'elles proviennent d'un crime contre les per- sonnes; s'il n'y a pas arrangement amiable, avec ou sans intervention d'arbitres (1), les deux parties recourent aux armes, et c'est le vainqueur qui a raison. Le recours aux armes se présente sous deux formes , combat singulier , combat de plusieurs ; dans les deux cas, heureux le vieillard qui a des fils,

(1) Le roi, le peuple, le brehon, un druide peuvent être pris pour arbitres, mais on n'est pas forcé de s'adresser à eux , de soumettre à leur décision.

XXX PRÉFACE.

surtout vigoureux et braves! C'est la règle chez tous les peuples à un certain degré de civilisation. Nous citerons comme exemple le psaume 126 :

Sicut sagittae in manu potentis, ita filii excussorutn. Beatus vir qui implevit desidei'ium suum ex ipsis ; non confundelur cum loquetur inimicis suis in porta.

Il faut donc avoir des enfants : les mœurs celti- ques imposent à l'époux des suppléants : le roi, un hôte; l'Ecriture n'en admet pas; telle est, au point de vue de la morale, une des différences principales entre le Juif et le Chrétien , le Romain , même payen, d'une part, le Celte de l'autre.

Mais revenons aux cas de crime contre les per- sonnes.

Nous considérons la condamnation du coupable comme une obligation du juge ; on a consacré chez nous l'expression de vindicte publique ; quand la vindicte publique n'existe pas , la guerre privée la remplace, une loi absolue de Tesprit humain l'exige ; la guerre privée serait chez nous un crime, elle est alors un devoir. Le guerrier celte conserve comme un trésor les têtes des ennemis qu'il a tués; elles ne sont pas seulement un monument glorieux de sa victoire, elles attestent qu'il a honnêtement rempli le devoir imposé par la piété filiale, par l'esprit de famille : tuer le meurtrier qui ne paye pas la compo- sition fixée par l'usage, et qu'il a vengé comme il le devait la mort de son père, de ses parents ou des

PREFACE. XXXI

membres de cette famille agrandie qu'on appelle Etat ou cité.

L'idée de TEtat existe donc; mais Tautorité de l'Etat, comme le mariage, sont conçus dans le monde celtique primitif tout autrement que chez nous et de manière à conserver avec la guerre privée le tarif de la composition pour meurtre, par conséquent de manière à transformer en vertu une cruauté qui nous répugne, à confondre l'honneur et les indem- nités pécuniaires d'une façon qui nous indigne.

11 y a un autre côté de la civilisation celtique qui nous choque ou, si l'on veut, nous révolte, c'est l'im- portance énorme du merveilleux païen. Les dieux, les déesses, side, se mêlent à la vie des hommes, les dieux s'unissent aux femmes, les rendent gros- ses, et réciproquement les héros épousent les déesses; les druides prédisent l'avenir, commandent aux éléments; les sorciers, par une incantation, geis (1), peuvent imposer à un homme une règle de conduite et lui rendre impossible, sous peine de mort, telle ou telle action soit indifférente aux yeux de la morale, soit même recommandable.

Mael-Duin entreprend un grand voyage pour ven- ger la mort de son père : c'était son devoir ; mais , contrairement aux prescriptions d'un druide, il em-

(1) Geiss r= gessis = ged-ti-s , d'une racine ged, god, dont la seconde forme god se trouve dans le substantif guide = godia, «prière, » et dans le verbe dénominatif guidim, « je prie. » Le Celte ne fait pas distinction entre la prière et l'incantation.

XXXII . PRÉFACE.

mène trois compagnons en sus d'un nombre fixé; ceux-ci sont ses frères de lait qui ne veulent pas l'abandonner; leur dévouement semble mériter une récompense; non, il sera puni : leur présence viole une loi magique impitoyable. Mael-Duin errera inu- tilement sur l'Océan sans arriver au but jusqu'à ce que la mort ou le perpétuel exil des trois impru- dents Tait dégagé de ce que nous appellerions le sort jeté sur lui. Jamais les trois infortunés ne reverront leur patrie (p. 450).

Gùchulainn, maudit par sou beau-père, mène une vie errante jusqu'à ce qu'il ait accompli la condition que, par acte de sorcellerie, son beau-père lui a imposée pour se venger ; plus tard, il perdra ses for- ces et la vie pour avoir mangé de la chair de chien, malgré une prohibition magique (p. 156, 336).

Ces croyances superstitieuses auraient déshonoré les héros irlandais aux yeux des contemporains do Macpherson ; elles constituent, suivant nous, un des caractères intéressants de la vieille littérature qui nous dépeint ces personnages légendaires; elles sont un des éléments fondamentaux de la civilisation qui, en Irlande, a précédé le christianisme.

IV

La foi à la puissance des prescriptions magiques donne un caractère tout à fait spécial et celtique au combat si connu du père et du fils dont on verra

PRÉFACE. XXXIII

plus bas, pages 52-54, une version irlandaise (1), et, page 64, la version persanne.

Ce morceau a été complètement déformé dans la littérature germanique , Gùchulainn se nomme Hildebrand et Gonlâech, plus tard Gonlaoch, fils unique d'Aïffé, s'appelle Hadubrand.

J'ai ouï conter que se provoquèrent à un combat singulier Hildebrand et Hadubrand, entre deux armées. Le père et le fils ajustèrent leur armure, préparèrent leur vêtement de ba- taille, se ceignirent de leur épée par dessus leur cuirasse , et les héros poussèrent leurs chevaux au combat. Hildebrand parla ; c'était le plus noble et il avait plus d'expérience de la vie ; il commença à demander l'autre] par peu de mots quel était son père dans la foule des hommes : « ou de quelle race es-tu ? Si tu me dis un seul nom, je sais, enfant, tous les au- tres du royaume; le peuple entier des hommes m'est connu. » Hadubrand, fils de Hildebrand, répondit : « Nos gens, vieux et sages, qui vécurent autrefois, m'ont dit que mon père s'appe- lait Hildebrand ; moi, je me nomme Hadubrand. Jadis il alla vers l'est il fuyait la colère d'Odoacre (2) avec Dietrich (3) et beaucoup de ses guerriers. Il laissait au pays, dans sa maison, une femme malheureuse, un enfant encore jeune et privé d'hé ritage. Il alla vers l'est, il était excessivement irrité contre Odoacre , et, pour Dietrich, le plus cher des guerriers. Mais, plus tard Dietrich dut se passer de lui et mon père resta sans amis. Il était toujours à la tête de l'armée et toujours il aima trop la guerre; il était connu de maint homme intrépide. Je

(1) Je l'ai donnée d'après Keating (dix-septième siècle). M. G. Dottin doit prochainement publier la leçon conservée par le Livre jaune de Lecan (quatorzième siècle).

(2) Odoacre, roi des Hérules en Italie (476-493).

(3) Théodoric, roi des Ostrogoths en Italie (488-526).

XXXIV PREFACE.

ne crois pas qu'il vive encore. » « Du haut du ciel , » dit Hildebrand, « Dieu sait que tu n'as pas encore engagé combat avec un homme qui t'est si proche. » Et il détacha de son bras des anneaux tordus, faits de monnaie d'or impériale, tels que le roi, le seigneur des Huns (1), les lui donna : a Je te les donne par amitié. » Hadubrand, fils de Hildebrand, répondit: «C'est avec la lance, pointe contre pointe, que le guerrier doit rece- voir un présent. Vieux Hun , tu es excessivement avisé , tu m'égares par tes paroles, tu veux, de ta pique, me jeter à terre. Tu es un homme si vieux, et pourtant tu médites une éter- nelle tromperie ! Des gens de mer m'ont dit qu'à l'ouest, au- delà de l'Océan, la guerre l'enleva (2). Il est mort, Hildebrand, fils de Héribrand. » Hildebrand, fils de Héribrand, dit : « Je vois bien à ton armure que tu as dans ton pays un bon maître et que, sous ce règne, tu n'as pas encore vécu en banni. Mais tu peux aisément, si ta force y suflSit , sur un autre homme aussi noble gagner une armure et faire du butin, si tu y as quelque droit (lacune)... Eh bien! donc, Dieu puissant, le des- tin de malheur s'accomplit ! J'errai soixante étés et hivers hors de mon pays, l'on me postait toujours dans la troupe des tireurs, et l'on n'a pu devant aucune ville m'attacher la mort. Et maintenant mon propre enfant va me frapper de l'épée, me férir de la hache, ou c'est moi qui deviendrai sa mort ! Il se- rait pourtant le plus lâche des hommes de l'Est, celui qui maintenant te refuserait, puisque tu en as si grande envie , le combat, la commune bataille. Qu'il tente la rencontre, celui des deux qui doit aujourd'hui laisser son haubert ou se rendre maître de ces deux cuirasses. » Et ils marchèrent l'un contre

(1) Attila (434-453).

(2) Notion celtique mal comprise : le pays de l'ouest, au delà de l'Océan, est le Mag Mell, pays des dieux et des morts Cû- chulainn = Hildebrand alla en effet, voir plus bas, p. 182, 203, mais dont, par exception, il revint, tandis que, conformément à la règle générale, Condlé n'en est pas revenu, p. 386, 390.

PREFACE. XXXV

l'autre d'abord avec les lances ; mais elles s'arrêtèrent dans leurs écus. Alors ils frappèrent furieusement dans les blancs boucliers jusqu'à ce que le bois de tilleul fût réduit en pièces, détruit par les armes (1).

La conclusion manque dans le dqs. le plps ancien, fin du huitième siècle; des textes plus récents nous apprennent qu'Hadubrand , vaincu, mais non tué, était forcé à reconnaître son père (2).

Dans cette pièce allemande, le combat que Hadu- brand livre à son père, qui l'a dûment prévenu de cette paternité, n'est pas motivé suffisamment; le cadeau fait à Hadubrand par son père au mo- ment de se battre avec lui est presque ridicule ; tandis qu'en Irlande ce cadeau reçu par le fils a été laissé par le père à la mère au moment de leur séparation ; destiné au fils, il est porté par le fils au moment du combat, et, après le combat, le père le reconnaîtra sur le fils mort ; le fils , en Irlande , ne dit pas son nom, parce qu'une prescription magique du père le lui a interdit, fatalement son père le tue sans le connaître, et cette mort donne au mor- ceau un caractère tragique détruit par un senti- mentalisme tout moderne dans la littérature alle- mande où le fils survit. Tout est puissant, logique, primitif dans la pièce irlandaise ; sa concordance

(1) Nous devons cette traduction à l'aimable obligeance de M. A. Chuquet.

(2) Robert Kœnig, Deutsche Litteraturgeschichte, 20* édît., 1891, p. 11-12.

XXXVI PRÉFACE.

avec la pièce persanne atteste une haute antiquité. Elle peut remonter aux époques celtiques les plus anciennes (1) et avoir été du nombre des earmina chantés par les Gaulois à la bataille de Glusium, en 295 av. J.-G. (2). Le poème allemand dont on a une copie du huitième siècle est une imitation inintelli- gente et affaiblie du chant celtique qui a retentir sur les rives du Danube et du Mein mille ans plus tôt et dont la rédaction germanique est Tœuvre de quelque naïf Macpherson, prédécesseur honnêtement inhabile de celui du dix-huitième siècle.

Les procédés de Macpherson ont été appliqués en tous les temps , et partout ; seulement la mesure a varié comme le talent de la mise en œuvre (3). Même les documents irlandais les plus anciens qui nous conservent Tantique épopée des Geltes d'Ir- lande ne nous offrent pas cette épopée tout à fait pure d'alliage moderne; il a fallu, par exemple, pour faire admettre cette épopée par le moyen âge chrétien, y mêler une certaine dose de christia-

(1) La principale étude faite sur ce sujet, en France, a été pu- bliée, en 1839, par Edélestand , Du Méril, Histoire de la poésie Scandinave, Prolégomènes, p. 417 et suiv.

(2) Tite-Live, L. XXIV, ch. xxvii.

(3) Les procédés employés par les premiers éditeurs des Pensées de Pascal et des Lettres de M"* de Sévigné ne sont pas sans ana- logie avec ceux de Macpherson ; ils sont moins radicaux.

PRÉFACE. XXXVII

Disme , mais cette addition de doctrines nouvelles a été faite avec beaucoup de réserve et d'une façon si malhabile qu'il est presque toujours fort aisé de la distinguer du vieux fonds celtique. Ce qui facilite beaucoup le tri dans un certain nombre de cas, c'est que les auteurs des diverses rédactions du même morceau ne s'accordent pas et que si certaines modi- fications dues à rinfluence chrétienne se trouvent dans uûe rédaction, elles font défaut dans une autre.

Voici un exemple :

Ce qui paraît avoir le plus choqué le clergé chré- tien d'Irlande dans la société celtique païenne, telle que l'Irlande épique nous la montre, c'est l'in- fluence énorme qu'y exerçait le druidisme, connu pour avoir été le principal adversaire de la prédica- tion du grand saint Patrice (1).

Le druide irlandais moderne est un misérable sor- cier, sans influence sur la classe élevée, et qui appar- tient à la couche la plus infime de la société. Mais tel n'est pas le druide de l'épopée irlandaise. Celui-ci est à peu prés l'égal du druide de la Gaule antique.

Dans la Gaule de César le seul druide que nous connaissions de nom est Divitiacus , dont le frère Dumnorix tient le premier rang chez les Aedui ; or , les Aedui disputent l'hégémonie de la Celtique aux Arverni ; si Dumnorix n'eût pas été mis à mort par ordre de César, il aurait essayé de jouer en Gaule,

(1) Prière de Nînîné, vers 3 {Irische Texte, t. I, p. 23); Hymne de Patrice, vers 48 (Ibid.^ t. I, p. 56).

XXXVIII PREFACE.

comme roi des Aedui, ce rôle de chef suprême qui a immortalisé le nom de Vcreingétorix. Gomme son frère Dumnorix , Diviiiacus le druide est un des hommes qui occupent en Gaule le rang le plus élevé, il a été, par exemple, le député des Aedui au Sénat Romain en 61, c'est-à dire le représentant à Rome de la Gaule vaincue par le roi germain Ario- viste , quelque chose comme Thiers dans les cours européennes à la fin de l'année 1870.

Dans le premier cycle épique irlandais, comme dans le De bello Gallico , un seul nom de druide émerge, c'est celui de Gathba. Gathba est l'égal de Diviiiacus : par son union avec Ness, fille d'un roi de Munster, il est père de Gonchobar, roi d'Ulster; Dechtiré, fille de Gathba, est mère du héros Gûchu- lainn qui est par conséquent petit-fils du druide Gathba ; or, Gonchobar et Gûchulainn sont les prin- cipaux personnages de ce cycle épique.

La filiation par les femmes avait en Irlande peu d'importance, le clergé chrétien admit sans peine qu'un grand homme tel que Gûchulainn pût avoir pour aïeul maternel un druide. Ainsi le héros Find, son fils Ossin, son petit-fils Oscar, sont les hom- mes que le second cycle épique met le plus en évi- dence; or Find, par Murni sa mère, est petit- fils du druide Tadg, et cette parenté féminine paraît n^avoir choqué personne. Mais reconnaître chez Gonchobar, chez ce grand roi du premier cycle épique, le fils d'un druide, c'était un scandale pour certains esprits.

Je dis pour certains esprits, je ne dis pas pour

PRÉFACE. XXXIX

tout le monde ; il y a partout des gens conciliants : ceux-ci admettaient que le druidisme pouvait avoir du bon ; ils racontaient que les druides avaient pré- dit révangélisation de l'Irlande par saint Patrice (1). Le druide Maithgen (2), apercevant, disaient-ils, la mère de sainte Brigite pendant sa grossesse, avait dit : « Elle mettra au monde un enfant qui n'aura » pas son pareil sur terre, une fille qui brillera » comme le soleil au milieu des étoiles (3). » Sui- vant les écrivains Irlandais du même parti, Lug- brann (4), druide d'un roi suprême d'Irlande, avait, comme saint Patrice, comme sainte Brigite, comme saint Golumba, prédit la naissance de saint Giaran ; il avait même annoncé un des miracles de ce pieux personnage , la résurrection d'un cheval qui appar- tenait au fils du roi (5).

Les gens conciliants répétèrent donc que le grand roi Gonchobar était (ils du druide Gathba (voir plus bas, p. 6). C'était bien quelque peu scandaleux : trois faits merveilleux vinrent compenser la défec-

(1) Hymne de Fiacc, vers 21 {Irische Texte, t. I, p. 138), cf. ci- dessous, p. 18-19; Analecta Bolla.nd.iana, t. I, p. 556; Withley Stokes, Lives of saints from. the Book of Lismore, p. 9, 299-306.

(2) Maithgen aurait été, en gaulois, * Matogenos, « fils de Bon. »

(3) Betha Bhrighdi, dans Lives of saints front the Book of Lis- more, p. 35, 1. 1164-1172.

(4) * Lugu-brannos, « corbeau de Lugus. » A comparer les cor- beaux de Lugu-dunum , Lyon dans la légende rapportée par Clitophon chez le Pseudo-Plutarque, De fluviis, VI, 4.

(5) Betha Ciarain , dans Lives of saints from the Book of Lis- more, p. 119, 120, lignes 4006-4011, 4021-4025.

Jlt PRÉFACE.

tuosité de cette naissance : quoique fils de druide , Gonchobar naquit, dit-on, à la même heure que Jésus- Christ ; après avoir vécu en païen jusqu'à son der- nier jour, il fut un des deux premiers irlandais qui crurent au vrai Dieu; enfin il mourut de la dou- leur que lui causa la passion de Jésus-Christ (p. 372- 373 ; cf. Livre de Leinster, p. 150 a, 26-48).

Mais le parti extrême ne se contenta pas de ce correc- tif , il raya de la généalogie de Conchobar le nom impie du druide Cathba et donna pour père à Con- chobar un autre roi d'Ulster Fachtna Fathach (p. 17) ; grâce à cette doctrine nouvelle, non seulement le grand roi du premier cycle épique irlandais n'était plus fils d'un druide , mais on voyait transformé en roi légitime Gonchobar qui jusque-là, donnant un fort mauvais exemple, avait usurpé la royauté sur Fergus, fils de Ross (p. 7).

L'efi'et de la répulsion exercée sur le clergé chré- tien par le druidisme apparaît ailleurs; nous cite- rons un poème inséré dans le « Voyage de Condlé, » § 5 : les druides y sont associés au diable et relé- gués en enfer (p. 388). La réprobation qui frappe les druides s'étend aux divinités païennes, c'est-à-dire aux fées, ou side (pp. 175, 192, 216), mais malgré les retouches, qui sont le résultat de cette répro- bation, — et qui sont facilement reconnaissables grâce à la maladresse de l'artiste, le fond primitif païen et vraiment celtique, que Macpherson a soi- gneusement effacé, subsiste presque intact, ce sera le principal intérêt de la publication présente.

PRÉFACE. XLI

YI

Nous n'insisterons pas sur les autres caractères d'antiquité qu'offrent les morceaux les plus anciens de la littérature épique irlandaise : char de guerre (1), absence du casque (2), de l'arc et des flèches (3), usage de prendre la droite pour éviter les mauvais présages (4), d'attribuer au meilleur guerrier une part de choix dans les festins (5), etc. (6).

L'épopée irlandaise, quelque barbare qu^elle soit, est, comme le droit irlandais, un monument d'une civilisation bien supérieure à celle des Germains les plus anciens ; si la notion romaine de l'Etat manquait à cette civilisation et si ce défaut était chez elle un vice radical , on y trouvait cependant une culture intellectuelle beaucoup plus développée que chez les Germains primitifs. Les éludes des druides et

(1) Voyez, par exemple, p. 207, la dernière strophe, et p. 337, 339-345, 436, 448 ; cf. p. 149.

(2) Le casque fait défaut, notamment dans la description de la p. 111; cf. p. 149.

(3) Voyez, p. 177, 178, comment Cûchulainn prend des oiseaux, et p. 226 comment les fils d'Usnech prennent le gibier, A la p. 76, ligne 1, au lieu de « flèche, w lisez « javelot. » Cf. p. 437.

(4) Voyez, p. 321, 334; cf. p. 336.

(5) Voyez p. 86 et suivantes: cf. Poseidonios, livre XXIII, cité par Athénée, livre IV, c. 40; Fragmenta historicorum graeco- rum, t. III, p. 250-251.

(6) Voyez à la fin de ce volume l'Index des principaux noms communs,

III

iLtl PRÉFACE.

des poêles irlandais avaient préparé de longue main les Irlandais à recevoir l'enseignement nouveau qu'apportèrent les missionnaires chrétiens de Grande- Bretagne, au quatrième et au cinquième siècle; un phénomène analogue s'était produit quatre siècles plus tôt, quand l'école romaine d'Autun était venue se substituer à l'enseignement druidique en Gaule ; la civilisation romaine et chrétienne trouva chez les Celtes la tradition de Tétude, et quelque inepte que pût être la pédagogie celtique, les esprits étaient, grâce à elle, beaucoup mieux préparés que ceux des Germains à recevoir les leçons de la pédagogie nou- velle, grecque, romaine et chrétienne.

Toutefois, en hsant nos vieux textes épiques et en les voyant développer sous nos yeux le tableau de la civilisation primitive dont ils sont la peinture : fêtes païennes, guerres privées, cruauté impitoya- ble envers le vaincu , débauches de toute sorte , on ne peut trop admirer la supériorité énorme de la civilisation que nous ont apportée le droit romain imposé violemment par la conquête, la littérature, l'art et la philosophie grecque introduits pacifique- ment à la suite des légions romaines, enfin la Bible, dont les enseignements sacrés répandus plus tard, surtout à l'aide de la langue latine, ont dû, en partie du moins, leur triomphe aux victoires antérieures de Jules César.

L'Irlande après la Gaule a reçu le christianisme, et avec lui une notion élevée du mariage qui fait défaut à l'épopée celtique, mais jamais Rome ne lui

PRÉFACE. XLIÎÎ

a enseigné ce que c'est que la discipline dans l'Elat, ce que c'est que la véritable unité politique et ce respect de l'autorité civile qui fait régner la paix entre les citoyens. La Gaule et la Germanie ont appris tout cela des Romains par une expérience de quatre siècles; depuis lors elles ont toujours eu pré- sent à leurs yeux le type bienfaisant de l'empire fondé par Auguste et qui, malgré la plaie du despo- tisme militaire, est encore une des plus admirables créations du genre humain.

Ce type manquait à la civilisation dont Tépopée irlandaise nous offre la peinture; l'éducation politi- que de rirlandais épique n'était pas plus avancée que celle des Gaulois indépendants au moment César entra en fonctions comme proconsul, l'an 58 avant J.-G. Le Festin de Bricriu donne un exem- ple curieux de l'indiscipline celtique et montre claire- ment combien était impuissante en Irlande l'autorité des rois et des juges dans les contestations entre particuliers.

De vint la plaie de la guerre privée en Irlande commedanslaGaule indépendante (1); l'empire romain d'abord, puis la doctrine romaine de l'Etat nous en a délivré ; elle est restée longtemps le fléau de la malheureuse Irlande, et l'épopée irlandaise n'en déguise en rien les effets désastreux.

On le verra en lisant les traductions réunies en ce volume, on le verrait mieux encore en lisant les textes

(1) De bello gallico, I. VI, c. xv, g 1.

XLIV PRÉFACE.

originaux. Ces traductions, en effet, ne sont point par- faites , je ne me dissimule pas leurs défauts , je prévois quedes critiques nombreuses etlégitimespourrontêtre dirigées contre elles; ce que j'espère, est que parmi les collaborateurs dont je publie ici les premiers essais, il se trouvera quelqu'un pour traduire à nouveau un jour les pièces réunies dans ce volume; je prévois sans envie que son travail fera oublier celui-ci; j'applaudis d'avance au succès du jeune et mûr auteur auquel j'aurai préparé la voie et dont le nom prendra la place du mien.

Jubainville, Vosges, le 28 août 1891.

L'ÉPOPÉE CELTIQUE

EN IRLANDE

PREMIERE PARTIE

FRAGMENTS DU CYCLE D'ULSTER

g'est-a-dire de la légende épique du roi conghobar ou gonor et du héros se- tenta surnommé le (( dogue de gulann )) , en irlandais « €û-ghulainn. ))

I

NAISSANCE ET REGNE DE CONGHOBAR.

Le morceau qui suit est tiré du fac-similé du livre de Leinster, publié pour l'Académie royale d'Irlande, par M, R. Atkinson, en 1880. M. Atkinson a donné l'analyse de ce mor- ceau dans le préambule intitulé : Contents , p. 26; on verra le texte aux p. 106 et 107 du fac-similé. Des fragments de ce texte ont été publiés et traduits par E. O'Curry, On the Man- nerst t. II, p. 332-333 (l),et par M. E. Windisch, Irische TextCy seconde série, I, p. 210-211.

(1) Voir aussi Lectures^ p. 274.

4 CYCLE d'uLSTER.

On remarquera l'interpolation chrétienne qui rattache la naissance de Conchobar à celle de Jésus-Christ. Ce roi serait le même jour et à la même heure que Jésus-Christ, et sa . naissance aurait été, comme celle de Jésus-Christ, prédite par les prophètes. Il devait, plus tard, mourir de l'émotion que lui causa la nouvelle de la mort de Jésus-Christ. Ce fut à l'aide d'additions de ce genre que les Irlandais assurèrent la conser- vation de leurs vieilles légendes païennes, après le triomphe du christianisme. Du reste, ils ne modifièrent pas le caractère sauvage de ces antiques récits. Conchobar, ce roi prédit par les prophètes, en même temps que Jésus-Christ, et dont la mort édifiante devait être causée par le crucifiement de Jésus-Christ, ne recevait jamais l'hospitalité chez un de ses sujets sans coucher avec la femme de son hôte , et il était le premier mari de toutes ses sujettes !

On pourrait avoir la pensée qu'il faut aller chez les chrétiens d'Irlande pour rencontrer de si fantaisistes contradictions mais les chrétiens d'Irlande n'ont jamais, que je sache, inscrit le nom de Conchobar dans la liste de leurs saints, et en France, le nom du roi Contran a été inséré dans le martyrologe célèbre et si respectable auquel la tradition attache le nom de saint Jérôme. Nous n'avons pas le droit d'être bien sévère à l'égard des Irlandais, quand nos ancêtres ont commis cette profanation.

Le manuscrit de Leinster, d'où est tiré le morceau qu'on va lire, a été écrit vers le milieu du douzième siècle, mais ce morceau lui-même est beaucoup plus ancien.

Conchobar , fils de Ness [en irlandais Mac Nessa] , fut un homme merveilleusement éminent. C'est l'opi- nion des dates [c'est-à-dire des habitants du royaume d'Ulster]. On l'appelle fils de Ness [Mac Nessa], du nom de sa mère. En effet , Ness , fille d'Echaid Salbé, roi de Munster, fut mère de Conchobar. Voici pourquoi elle reçut le nom de Ness. Son éducation

NAISSANCE ET RÈGNE DE CONCHOBAR. 5

fut confiée, par Echaid Salbé, à douze tuteurs. Assa, c'est-à-dire Facile, fut le nom qu'ils lui donnèrent d'abord, car elle était très facile à élever. Il y avait en Irlande, en ce temps-là, un guerrier cruel. Gathba (1), fils de Ross, était son nom. En effet, Gathba ne fut pas seulement druide, il fut guerrier. Une fois donc il alla faire une expédition guerrière dans le terri- toire de Munster. Alors il se rendit à la maison des tuteurs de la fille d'Echaid. En une seule nuit, il tua les douze tuteurs de la fille d'Echaid , et on ne sut pas qui était l'auteur de ce massacre. Alors la fille d'Echaid partit^ en guerre toute armée. Avec trois fois neuf compagnons, elle parcourut l'Irlande, et, voulant savoir qui avait massacré ses tuteurs, elle tuait les gens. Yoici pourquoi elle les tuait tous : c'est parce qu'ils ne savaient pas le signalement des meurtriers de ses tuteurs; et chacun disait : Cette femme-là ne sera pas facile [en irlandais Ni assd] ; voilà pourquoi on l'appela Niassa [qui, dans la pen- sée de l'auteur, s'abrégea en Nessa, génitif de Ness, dans le surnom de Gonchobar , fils de Ness, mao Nesso^. Son expédition guerrière la conduisit dans le pays des Ulates. Là, un jour, elle alla seule se bai- gner. Au bain, elle rencontra le guerrier qui avait tué ses tuteurs, ce druide Gathba dont il a été ques- tion plus haut. La paix se fit entre eux... Puis vint

(1) Originairement, on a dit Cathba au nominatif, Cathbad au génitif; plus tard, Cathbad s'est employé aussi au nominatif. Ici, on a rétabli Cathba dans la traduction, suivant l'usage français qui veut un nominatif.

6 CYCLE D'uLSTER.

raffection mutuelle; elle eut de lui un fils. Ce fils fut Gonchobar et son père était Gathba. Il était donc de haute naissance , ce Gonchobar.

(1) Il faut dire à quelle heure cette naissance arriva. L'heure naquit le Ghrist, c'est Theure Gon- chobar naquit. Quatre prophètes l'annoncèrent sept ans d'avance. Ils prédirent qu'un enfant merveilleux naîtrait au même instant que le Ghrist, sur la pierre naquit Gonchobar, et que son nom serait illustre en Irlande (2).

La dignité de Gonchobar fut grande sept ans après sa naissance. Ge fut alors qu'il devint roi d'Ulster. En voici la raison : Ness , fille d'Echaid Salbé, sa mère, n'était pas mariée. Fergus, fils de Ross, était roi d'Ulster; il désira épouser Ness. « Je n'y con- sentirai pas, » dit-elle, « sans douaire, et ce douaire sera un an de règne pour mon fils, afin que plus tard on appelle mon fils fils de roi. » « Donne- lui ce qu'elle demande , » dirent tous les Ulates. « Tu resteras notre roi, quel que soit celui que Ton proclame et auquel on donne le nom de roi. » Ainsi Ness épousa Fergus , et Gonchobar fut proclamé roi d'Ulster. Ness prit possession de son douaire, avec son fils, avec le tuteur de son fils et avec sa famille. Fergus fut dépouillé au profit de Gonchobar. Ness s'empara de l'or et de l'argent de Fergus , et le dis- tribua aux guerriers d'Ulster au nom de son fils.

(1) Ici commence l'interpolation chrétienne.

(2) Fin de l'interpolation.

NAISSANCE ET RÈGNE DE CONCHOBAR. 7

La fin du temps convenu arriva au bout d'un an. Fergus demanda à ses cautions de lui faire restituer la royauté. « Nous en parlerons entre nous, » dirent les Ulates. Ils en délibérèrent dans une assemblée. « Il fallait, » pensaient-ils, « que Fergus nous mé- prisât grandement pour nous donner en douaire. » Au contraire, ils devaient de la reconnaissance à Oonchobar pour ses beaux présents. Ils conclurent donc que Fergus avait perdu ce qu'il avait donné et que Concbobar garderait ce qu'il avait acquis. Voilà comment Fergus perdit la royauté et comment la di- gnité suprême, dans une des cinq grandes provinces d'Irlande , passa de Fergus à Concbobar , fils de •Oatbba.

Les Ulates rendirent un grand bonneur à Concbo- bar. Yoici en quoi cet bonneur consista. Tout homme, en Ulster , donnait sa fille adulte à Con- cbobar pour dormir près de lui la première nuit, afin qu'il fût son époux. Il n'y eut pas sur terre homme qui fût plus sage ni qui rendît de meilleurs jugements que lui. Personne ne l'emportait sur lui, car jamais il ne rendit de faux jugements, et ses dons n'avaient pas de mesure. On ne pourrait dire combien était haute l'estime qu'on avait pour lui. Il n'y avait pas sur terre de héros plus fort. Il se lan- çait en avant au milieu du danger. Quittant la cham- bre des enfants royaux , il allait se placer en face des héros, des vieux guerriers et des braves, dans les combats et les batailles, sans croire au péril. €haque homme d'Ulster lui donnait l'hospitalité une

8 CYCLE D'uLSTER.

nuit et le faisait coucher avec sa femme cette nuit-là. Trois cent soixante-cinq hommes formaient le per- sonnel de la maison de Gonchobar. En d'autres ter- mes, le nombre de jours qui est dans l'année est le nombre des hommes qui formaient le personnel de la maison de Gonchobar. Il y avait association entre eux. Chaque nuit, un d'eux était chargé du repas. Celui qui avait présidé au repas une nuit redevenait président à son tour au bout d'un an. Ce repas n'était pas peu de chose : un cochon , un bœuf et une cuve [de bière] pour chaque homme. Il y avait, par exception , des hommes auxquels on ne donnait pas cela. Tel était Fergus, fils de Roeg, comme on raconte. C'était vraiment un homme de grande taille. Le septième de la personne de ce Fergus dépassait la personne entière de tout autre. On comptait sept pieds entre son oreille et sa bouche; sept mains d'homme auraient tenu entre ses deux yeux, autant sur la longueur de son nez, autant sur la largeur de sa bouche. Pour lui mouiller la têle et la lui bien laver, on avait besoin d'eau plein une cuve au- rait tenu un grand sac d'orge ; il fallait sept mains d'hommes pour couvrir la trace de ses pieds..., et sept femmes pour prendre soin de lui si Flidas ne venait; il lui fallait par jour sept cochons, sept cu- ves de bière et sept bœufs pour le nourrir et le désaltérer; il avait la force de sept cents hommes; on était obligé de le laisser diriger les repas de toute la maison pendant une semaine , à lui seul.

Mais c'était Gonchobar lui-même qui prenait la

NAISSANCE ET REGNE DE CONCHOBAR. 9

direction des repas à la fête de Samain (1), à cause de la grande afïluence. L'assemblée dont il avait à s'oc- cuper à cette fête était forcément nombreuse, car tout bomme d'Ulster qui ne venait pas la nuit de Samain à Emain , la capitale, perdait aussitôt l'es- prit; le matin même on creusait sa fosse, et, sur la tombe, se dressait la pierre funèbre. Gonchobar avait donc beaucoup à faire. L'usage était que les trois jours avant Samain et les trois jours après Samain , les Ulates étaient réunis et mangeaient dans le palais de Gonchobar. Il était joli, ce palais; il comprenait trois corps de logis : le Rameau-Royal, le Ghâteau-Aux-Gouleurs-Variées et le Rameau-Rouge. Dans le Rameau-Rouge, on conservait les têtes et les armes des ennemis vaincus ; dans le Rameau- Royal , on logeait les rois, et c'est à cause d'eux qu'on l'appelait royal ; dans le Gbâteau-Aux-Gou- leurs-Yariées étaient emmagasinés les lances , les boucliers et les épées des guerriers d'Ulster. Les couleurs variées qu'on y voyait étaient dues aux poi- gnées d'or des épées, aux lances brillantes et vertes, garnies de cercles et d'anneaux d'or et d'argent , à l'or et à l'argent qui ornaient les champs et les bor- dures des boucliers, à l'éclat des pots et des cornes à boire.

Voici pourquoi les guerriers d'Ulster réunissaient leurs armes dans une maison spécialement destinée à cet objet : aucun des guerriers d'Ulster ne pou-

(1) Le 1" novembre, commencement de l'hiver celtique.

10 CYCLE d'uLSTER.

vait entendre une parole insultante sans vouloir immédiatement se venger; alors il se levait pour combattre, frappait sa tête et son bouclier contre la tête et le bouclier de son adversaire pour les briser, et la bataille se livrait dans la salle même du festin. Pour empêcher ces combats, on avait réuni les ar- mes dans le Ghâteau-Aux-Couleurs- Variées. était le bouclier de Gonchobar, avec les quatre bordures d'or qui Tentouraient ; les boucliers de Gùchu- lainn, de Gonall le triomphateur, de Flidas, de Fur- baidé, de Gauscradé, d'Amorgen, de Gondairé, de Nuadu, de Fergus, de Dubthach, d'Ergi, de Noisé, de Loégairé, de Gormac, de Sencha, de Geltchar (1) et le reste. Nous arrêtons ici une énumération qui serait trop longue.

La dignité, l'éclat, la gloire et la célébrité des hé- ros qui formaient la maison de Gonchobar étaient grands.

Nous passons sous silence une foule d'hommes valeureux et de héros. Mais nous parlerons de Fer- gus, ûls de Roeg. Il eut certes assez de bravoure, l'homme auquel arrivèrent les trois opprobres de Midé, à la bataille de Garg, lors de l'expédition faite pour enlever les vaches de Gùalngé. Irrité contre Gonchobar, il frappa trois coups sur le sol; ces coups firent jaillir trois collines, et ces collines du- reront à jamais.

(1) Ces boucliers avaient tous un nom différent, que le texte donne et que nous avons retranché.

NAISSANCE ET RÈGNE DE CONGHOBAR. 11

Nous ne dirons rien de bien des braves ; mais nous citerons Gonall le triomphateur, fils d'Amor- gen à la chevelure de fer. Il eut certes assez d'ar- deur au combat. De l'heure où, pour la première fois, il prit la lance en main, il ne laissa jamais passer un jour sans blesser, une nuit sans tuer un habitant de Gonnaught , et il ne s'endormait pas sans avoir la tête coupée d'un habitant de Gonnaught sous son genou. Il n'y eut pas , en Irlande , terre de petit noble Gonall le triomphateur n'eût tué un homme. Ce fut Gonall le triomphateur qui par- tagea le cochon de Mac Datho (1), remportant le prix de la bravoure devant les plus grands héros d'Ir- lande ; ce fut lui qui «vengea les hommes d'Ulster, que les autres Irlandais ont tués ou tueront désor- mais.

Depuis que Gonall le triomphateur eut pris la lance en main, personne ne l'égala, sauf le célèbre jeune homme dont tous les Irlandais escortent la marche triomphale : Gùchulainn, fils de Sualdam; son grand-père était du pays des side (des dieux) ; le frère de son père, s'appelait Dolb. Ethné Ingubé, femme d'Elcmairé, du pays des side, était sœur de Sualdam. Dechtiré, fille de Gathba, était la mère de Gùchulainn [on se rappelle que Gathba était le druide, père de Gonchobar dont Dechtiré était la sœur, par conséquent Gùchulainn était neveu du roi]. Les exploits de ce jeune homme furent très re-

(1) On verra plus bas l'histoire du cochon de Mac Datho.

12 CYCLE D*ULSTER.

dou tables; il était terrible, surtout quand il entrait en colère : la rapidité de ses pieds était étrange; ses cheveux devenaient plus piquants qu'une pointe d'épine blanche; il y avait une goutte de sang sur chacun de ses cheveux ; un de ses yeux rentrait dans sa tête, l'autre sortait de la longueur d'un pied; il ne reconnaissait plus ni la beauté ni l'ami- tié; il frappait également derrière son dos et devant sa face. Il dépassait tous les hommes d'Irlande par les talents militaires qu'il avait rapportés des ensei- gnements de Scathach Buana en Grande-Bretagne... [Suit une liste des tours de force que savait faire Gûchulainn : le jeu du chaf, le jeu de la pomme, le saut du saumon, etc.]

Il serait trop long d'énumérer ici les hommes qui composaient la maison de Gonchobar ; il serait aussi trop long de décrire son palais. Son palais contenait trois fois cinquante chambres , et trois couples étaient logés dans chacune de ces chambres ; le pa- lais et les chambres étaient construits en if rouge, bandé de bon cuivre. La chambre de Gonchobar était à rez-de-chaussée , entourée de façades de bronze dont les parties supérieures étaient d'argent, sur- montées d'oiseaux d'or, et dans les têtes de ces oi- seaux brillaient des pierres précieuses. Au-dessus de Gonchobar s'élevait une verge d'argent surmon- tée de trois pommes d'or; de cette verge il donnait des avertissements à la foule; quand il agitait sa verge ou quand il élevait lui-même la voix, la foule se taisait : il aurait jeté une aiguille par terre, on en

NAISSANCE DE GONGHOBAR. 13

aurait entendu le bruit, tant était grand le silence respectueux ! Trente guerriers pouvaient boire en- semble dans la chambre de Gonchobar. La cuve de Gerg, dite « boisson de charbon, » 01 n-guala, était sur le sol du palais, toujours pleine; on l'avait ame- née de la vallée de Gerg, quand Gerg fut tué par Gonchobar.

Il y avait dans le palais de Gonchobar un homme qui devait faire un jour de grands préparatifs (1) ; c'était Bricriu , fils de Garbad OU. Neuf fils de Gar- bad OU se trouvaient dans le pal^^; c'étaient : Glainé et Gormainech, Mané, Min, Scoth et Ailill, Dureis et Ret, enfin Bricriu, Bricriu l'homme venimeux et à la mauvaise langue. Dans son cœur, le poison ne manquait pas. Quand ses pensées perverses s'agi- taient secrètement dans son esprit, un bouton rouge qu'il avait sur le front grandissait et devenait plus gros que le poing d'un homme, en sorte que s'adres- sant au roi : « Mon bouton , » disait-il , « a livré bataille cette nuit, ô Gonchobar! »

Il y avait donc beaucoup de gens merveilleux dans le palais de Gonchobar, roi d'Ulster.

B

NAISSANCE DE GONCHOBAR. SECONDE RÉDACTION.

Ce morceau , intitulé : Conception de Gonchobar, a été publié (1) Allusion à la pièce dite : Festin de Bricriu, Fled Dricrend.

14 CYCLE d'uLSTER.

par M. Kuno Mcyer, Revue celtique, VI, 174-178, d'après le manuscrit Stowc, 992 (Bibliothèque de l'Académie royale d'Irlande à Dublin), qui remonte à la fin du quatorzième siècle. M. Kuno Meyer l'a accompagné d'une traduction anglaise. Voici une traduction nouvelle par M. G. Dottin.

Il y eut im roi enUlster: c'était EocliuSalbuidhé(i), fils de Loeg. Il lui naquit une fille; c'était : Ness, fille d'Eochu Salbhuidhé, et douze tuteurs reçurent cette fille pour relever. Assa facile »] fut son nom d'abord, car elle était d'un caractère facile, et douce à élever. C'est en ce temps-là qu'un héros vint du sud de l'Ulster pour faire une expédition héroïque à travers l'Irlande et trois fois neuf hommes compo- saient sa troupe : Gathba, le druide à la grande re- nommée, était le nom de ce héros. Ainsi donc, il était homme de grande science, habile druide, brave héros, et il tirait son origine d'Ulster, bien qu'il en fût absent.

Or donc , Gathba arriva dans un désert avec ses trois neuvaines d'hommes. Voici qu'il vint dans le mènie désert un autre héros avec trois autres neu- vaines d'hommes. Alors ils se mirent aussitôt à se battre les uns contre les autres , en sorte qu'ils fu- rent fatigués, et ils firent la paix à la fin : car ils au- raient tous succombé, s'ils n'avaient pas fait la paix, puisqu'ils étaient de nombre égal. Puis Gathba et ses gens, ainsi que l'autre héros et ses gens, se

(1) Le même que Echaid Salbe, roi de Munster, p. 4.

NAISSANCE DE CONCHOBAR. 15

rendirent en Ulster et tuèrent les douze tuteurs de la jeune fille, car ceux-ci étaient tous dans une maison en train de festoyer ; personne ne put s'échapper, à l'exception de la jeune fille, et on ne sut pas qui avait accompli ce meurtre. Aussitôt, avec de grands cris, elle alla trouver son père. Le père lui dit qu'il ne pourrait la venger, puisqu'on ne savait qui avait accompli le meurtre. Elle en fut très courroucée.

Puis, la jeune fille partit en expédition héroï- que, avec une troupe de trois fois neuf hommes, pour venger ses tuteurs. Alors elle frappait et dévastait chaque territoire successivement. Assa facile ï>] avait été son nom jusqu'à ce moment, parce qu'elle était douce. Nihassa difîîcile »] fut alors son nom par la suite, à cause de la rudesse [andsatu = an-assatu) de sa bravoure et de son in- trépidité. Elle avait coutume de demander l'histoire des héros à chaque étranger qu'elle rencontrait, pour savoir s'il connaissait le nom de l'homme qui avait tué ses tuteurs (1).

Une fois donc, elle fut dans un désert, et ses gens préparèrent à manger. Alors elle alla seule en avant et explora le désert comme elle avait cou- tume d'explorer chaque désert elle allait. Gomme elle était là, elle vit une source de lac pure et belle au milieu du désert. Alors elle entra dans l'eau pour

(1) L'auteur no dit pas qu'elle tuait ses interlocuteurs, comme dans la première rédaction, p. 5.

16 CYCLE d'uLSTER.

se baigner et laissa son arme et son vêtenient sur la terre. Or, Galliba vint explorer le même désert, et il arriva à la source la jeune fille était en train de se baigner. Gathba alors vint se placer entre elle, son vêtement et son arme, puis il tira son épée et la leva au-dessus de la tête de la jeune fille. « Epargne-moi donc, » s'écria Ness. a Accorde- moi mes trois demandes , » répondit Galbba. 0 Tu les obtiendras , » reprit Ness. « Ce qui m'est venu à l'esprit est de te mettre sous ma pro- tection, » dit Gathba, « c'est-à-dire qu'il y aura paix entre nous, alliance entre nous et que tu seras ma seule femme pour longtemps. » « Gela vaut mieux pour moi que d'être tuée par toi, puisque je n'ai point mon arme, » dit la jeune fille. Ils se réunirent ensuite eux et leurs gens dans un seul endroit. Puis Gathba, au moment favorable, alla en Ulster et chez le père de Ness. Gelui-ci leur fit bon accueil et leur donna une terre. G'était Raith Gathbad [c'est-à-dire a Forteresse de Gathba »], dans le pays des Pietés, dans le voisinage du fleuve qui porte le nom de Gonchobar, en Grich Rois.

Or une très grande soif s'empara de Gathba pendant une nuit. Alors Ness alla lui chercher à boire à travers tout le château et ne trouva rien à lui donner. Puis elle alla jusqu'au Gonchobar, c'est-à-dire au fleuve , filtra de l'eau dans la coupe à travers son voile , et l'apporta ensuite à Gathba. « Allumons une lumière , » dit Gathba , « pour voir l'eau. « Or il y avait deux vers dans Peau.

NAISSANCE DE CONCHOBAR. 17

Alors Gathba tira son épée et la leva sur la tête de sa femme pour la tuer. « Bois donc toi- même, » dit Gathba, « ce que tu voulais me faire boire à moi, ou bien tu mourras si tu ne bois pas cette eau. » Alors Ness boit deux gorgées d'eau et avale un ver à chaque gorgée. Puis elle fut grosse le temps que toute femme est grosse, et c'était de- ces vers qu'elle était grosse, au dire de quelques- uns. Mais Fachtna Fathach [roi d'Ulster] était l'amant de Ness, et ce fut lui qui la rendit grosse, ce ne fut pas Gathba, le noble druide.

Gathba alla une fois s'entretenir avec le roi, c'est- à-dire avec Fachtna Fathach, fils de Rudraigé, et il arriva avec sa femme à Mag Inis. Les douleurs pren- nent Ness en voyage. « Si cela était en ton pouvoir ô femme, » dit Gathba, « ne mets pas au monde avant demain l'enfant qui est dans ton sein, car alors ton fils sera roi d'Ulster ou de l'Irlande entière, et son nom restera en Irlande à jamais : c'est en effet à l'anniversaire du même jour que naîtra l'enfant illustre dont la gloire et la puissance se sont éten- dues sur le monde, c'est-à-dire Jésus-Ghrist, fils du Dieu toujours vivant. » « Je ferai la chose à l'heure dite, > répondit Ness ; a et à moins que l'enfant ne sorte par mon côté, il ne sortira point par ailleurs jusqu'à ce que ce moment arrive. »

G'est alors que Ness alla à la prairie qui était sur la rive du fleuve qui portait le nom de Gonchobar ; elle s'assit sur une pierre qui était sur le bord du fleuve, et ainsi lui vinrent les douleurs de l'enfan-

2

18 CYCLE d'uLSTER.

tement. C'est alors aussi que Gathba prédit en ces vers, la naissance de Gonchobar ; il parla comme il suit :

0 Ness, lu es en danger ! Que chacun se lève devant ton accouchement! On ne trouve rien pour calmer ta douleur ! Belle est la couleur de ta main; 0 fille d'Eochu Buidhé ! Ne te lamente pas, ô femme !

Il sera le chef de centaines d'hommes et des armées Du monde, ton fils.

Ils auront la même prospérité et le même avantage Et lui et le roi du monde. Chacun les louera Jusqu'au jour du jugement. La même nuit ils naîtront. Les héros n'oseront point les attaquer; Comme otage ils ne seront point pris, Ni lui , ni le Christ,

En Mag-Inis tu l'enfanteras Sur la pierre, dans la prairie. Glorieuse sera son histoire. Il sera, lui, le roi plein de grâce, Il sera, lui, le chien d'Ulster, Qui prendra les otages des héros. Grande sera la honte, S'il tombe

Gonchobar sera son nom , Pour quiconque l'appellera. Rouges seront ses armes, Et il se distinguera dans le grand carnage.

NAISSANCE DE CONCHOBAR. 19

Alors il trouvera la mort, En vengeant le Dieu digne de pitié. Visible sera la trace de son épée, Sur la plaine en pente de Laim.

Il ne sera pas le fils de Cathba, L'homme beau et industrieux. Cependant il est aimé de moi,

Parce que

Il sera fils de Fachtna Fathach. Comme le sait Scathach, Il prendra des otages bien souvent Au nord et au sud. 0 Ness !

O Ness, tu es en danger ! Que chacun se lève devant ton accouchement ! On ne trouve rien pour calmer ta douleur! Belle est la couleur de ta main ; 0 fille d'Eochu Buidhé ! Ne te lamente pas, ô femme !

Il sera le chef de centaines d'hommes et des armées Du monde, ton fils.

C'est alors donc que Ness mit au monde Tenfant qui était dans son sein, c'est-à-dire l'enfant illustre, renommé, Tenfant promis dont la gloire se répandit sur l'Irlande ; et la pierre sur laquelle il naquit sub- siste encore : c'est en face d'Airgdig, à l'ouest. Voici ensuite comment naquit ce fils : il avait un ver dans chaque main , il tomba à la renverse dans le fleuve qui s'appelle Gonchobar ; le flot passa sur lui jusqu'à ce que Cathba parvint à le saisir. On lui donna son nom d'après le nom du fleuve,

20 CYCLE d'ULSTER.

on rappela Gonchobar, fils de Fachtna. Gathba prit Tenfant sur son sein, rendit grâces pour sa nais- sance, et fît une prophétie sur lui, en chantant le poème que voici :

Bienvenu l'hôte qui est arrivé ici,

Comme on vous Ta annoncé,

Le jeune fils du noble Cathba;

Il sera une puissance pleine de grâce.

Le jeune fils du noble Cathba

Et de Ness la forte

Dominera par sa puissance les collines de l'Irlande (1).

Mon fils , mon petit enfant !

Mon fils, mon petit enfant, Bientôt ornement du monde! Il sera un roi plein de grâce ; Il sera poète, il sera généreux.

Il sera poète, il sera généreux ;

Il sera le chef des guerriers (2) sur la mer,

Et de ma troupe sur la rive,

Mon petit chat, tête chérie (3) !

Bienvenu l'hôte qui arrive ici,

Comme on vous l'a annoncé,

Le jeune fils du noble Cathba ;

II sera une puissance pleine de grâce.

(1) On peut rendre littéralement la cheville brîg na m-brat par « puissance des manteaux. »

(2) Au lieu de huiden, dans le texte, lisez buidne.

(3) Mo chean, que nous avons traduit par « tête chérie, » offre le même son que Mochen « bien venu, » qui commence le mor- ceau.

NAISSANCE DE CONCHOBAR. ' 21

Cet enfant fut ensuite élevé par Gathba ; c'est pourquoi il fut appelé Gonchobar, fils de Gathba. Après cela, Gonchobar devint roi d'Ulster par le droit de sa naère et de son père, car Fachtna Fa- thach, fils de Rudraighé, roi d'Irlande, était son père, et ce fut lui qui engendra Gonchobar à la place de Gathba. Et c'est par la force de la valeur et de la magie (1) de cet homme, c'est-à-dire de Gathba, que fut gagnée sur Ailill et Medb la célèbre et terrible bataille de Forgarach et Ilgarach, quand les vaches de Gualngé furent enlevées de la province d'Ulster. Fin (2).

(1) Littéralement « du druiflisme. »

(2) Une des principales différences entre ce morceau et le pré- cédent est que le roi d'Ulster Gonchobar y est fils de roi et non fils de druide ; son père étant Fachtna Fathach, roi d'Irlande, sa mère n'a pas besoin de recourir à l'artifice original par lequel, dans la rédaction la plus ancienne, p. 6-7, elle lui fait usurper le trône de Fergus, fils de Ross. Suivant une autre version, p. 17, ce sont des vers avalés en buvant qui ont causé la grossesse de sa mère. Comparez le récit de la « Conception de Cûchulainn, » ci-dessous, p. 37.

II

Conceptioi\ de Cùchulainn

(1)

M. Windisch a publié (2) trois versions de la légende irlan- daise connue sous le nom de Compert Conculaind ^ « Concep- tion de Cùchulainn. » De ces trois versions, Tune nous a été conservée par le Lehor na hUidre (ms. de l'an 1100 environ), les deux autres par le manuscrit Egerton 1782 (XV* siècle) du British Muséum. Nous réservons pour la désignation des ma- nuscrits les sigles LU et Eg., ordinairement employés, et nous désignerons les différentes versions de la légende par les let- tres U (pour la version conservée par LU) , E et e (pour les deux versions conservées par Eg.).

Pour arriver à déterminer d'une façon certaine les rapports des différentes versions de la légende entre elles, il faudrait avoir entre les mains tous les manuscrits qui renferment l'his- toire de la conception de Cùchulainn. Mais, avec les textes publiés par M. Windisch, on peut déjà, croyons-nous, arri- ver à quelques résultats assez précis. Une analyse succincte permettra de s'en rendre compte.

(1) Ce travail a déjà paru dans la Revue Celtique, t. IX, p. 1-13.

(2) Irische Texte, t. I, p. 134-145. Cf. p. 324 et suivantes, quelques variantes d'un autre manuscrit.

CONCEPTION DE CUCHULAINN. 23

Versions U et E. ^^ Une troupe d'oiseaux merveilleux vient un jour dévaster la plaine d'Emain. Conchobar monte sur son char avec sa sœur Dechtiré pour leur donner la cbasse ; et, accompagné de ses guerriers; il les poursuit jusqu'à la nuit. Là, il s'arrête avec ses compagnons dans une maison isolée, habitée seulement par un homme et une femme. La femme met au monde un enfant, que Dechtiré emmène avec elle à Emain Mâcha. Au bout de quelque temps, l'enfant meurt et, après différents événements, Dechtiré, devenue la femme de Sualdam , met au monde un fils, Setanta, nommé plus tard Cûchulainn.

Jusqu'ici la version U ne présente avec E aucune différence essentielle : mais le récit de la naissance de Setanta, qui ter- mine la version E, est suivi, dans U, d'une discussion entre les principaux guerriers d'Ulster qui prétendent tous à l'hon- neur d'élever l'enfant. Cette seconde partie se retrouve à peu près exactement dans e : mais les détails qui précèdent sont fort différents.

Version e. Dechtiré , sœur de Conchobar , a disparu de- puis trois ans avec cinquante autres jeunes filles d'Ulster. Un jour , elles viennent toutes, sous forme d'oiseaux , dévaster la plaine d'Emain. Conchobar et ses guerriers les poursuivent jusqu'à la nuit : alors les oiseaux disparaissent, et les guerriers trouvent un abri dans une petite maison habitée seulement par un homme et une femme. La maison s'agrandit de façon à permettre à tous les guerriers d'y trouver place avec leurs chars. Ils apprennent que c'est l'habitation de Dechtiré et de ses compagnes. Pendant la nuit, Dechtiré accouche d'un fils, Setanta. Puis vient le récit de la discussion entre les guerriers d'Ulster qui se trouve aussi dans U.

Les versions U et E n'ont entre elles d'autre difiérence essen- tielle que la présence ou l'absence de la discussion qui suit la naissance de Setanta. Or, dans U, cette discussion a été arti-

24 CYCLE d'ulster.

ficiellement soudée à la première partie : elle a été empruntée à la version e, qui, par conséquent, existait déjà avant l'an UOO, époque à laquelle a été copié le Lehor na liUidre. Les vers sui- vants (1) intercalés au milieu du récit de la discussion nous semblent le prouver d'une façon évidente :

« Célèbre, belle, pauvre,

» Bonne fut pour moi Dechtiré.

» Elle me protégea avec mes sept chars;

» Elle chassa le froid de mes chevaux.

» Elle nous restaura avec tous les guerriers.

» Puis un. trésor nous est venu, Setanta ».

Ces paroles de Conchobar ne s'expliquent pas dans la ver- sion U : Dechtiré n'a pas donné abri chez elle aux guerriers d'Ulster avec leurs chars et leurs chevaux; elle était avec eux, et cherchait elle-même un abri. Dans la version e, c'est au contraire une allusion très naturelle à l'hospitalité qu'elle a donnée à son frère et à sa suite.

La première partie de U et E tout entier sont à peu près- homogènes. Pourtant, vers la fin, E contient une allusion évi- dente ('2) au début de e, allusion qui se retrouvait peut-être à l'origine dans la version U, mais qui, dans cette dernière, aura disparu au moment de la soudure des deux parties hété- rogènes que nous y avons reconnues. Le passage en question (3) dit de Setanta qu'il était « l'enfant des trois années », allusion à l'absence de Dechtiré, qui avait duré trois ans, et dont il n'est question que dans e.

Une autre allusion à e se retrouve à la fois dans U et dans E. Le dieu Lug révèle à Dechtiré (4) que c'est lui qui l'a enlevée

(1) Windisch, IiHsche Texte, t. I, p. 140, 1. 10-13, 27-30.

(2) Signalée pour la première fois par M. Windisch, Irische Texte, t. I, p. 140.

(3) Irische Texte, t. I, p. 140, 1. 14.

(4) Irische Texte, t. I, p. 139, 1. 4 et suir. et 21 et suiv.

CONCEPTION DE CUCHULAINN. 25

avec ses compagnes, ce dont ni U ni E n^avaient fait mention auparavant.

. Les indications qui précèdent expliquent pourquoi nous sui- vrons dans notre traduction des textes publiés par M. Windisch un ordre différent de celui qu'avait adopté le savant éditeur. La version e étant indépendante des deux autres, qui, par contre, supposent son existence, c'est par elle que nous com- mencerons. La base de la traduction sera le texte du ms. Egerton, unique pour la première partie, et seul suffisant, étant donné le mauvais état du Lebor na hUidre, pour la seconde; les variantes importantes de ce dernier manuscrit seront indi- quées quand il y aura lieu.

Pour les deux autres versions (E et première partie de U) nous traduirons d'après le ma^iuscrit le plus ancien, le Leborna hUidre, en nous servant du texte récent donné par Eg., souvent meilleur que celui de LU, chaque fois que nous le jugerons nécessaire.

L'insuffisance actuelle des documents ne permet pas de re- constituer la légende sous sa forme primitive. On peut seule- ment entrevoir quelques-uns de ses éléments essentiels : l'en- lèvement de Dechtiré et de ses cinquante compagnes, par exemple, qui est le trait le plus caractéristique de la version e, et sans lequel rien ne s'explique; l'apparition du dieu Lug, qui fait si bien suite au récit de l'enlèvement et du retour de Dechtiré, etqui, par un singulier hasard, ne se trouve racontée que dans U et E, elle devient inintelligible. Il ne serait pas difficile de multiplier ces exemples; nous n'avons voulu qu'in- diquer deux des plus typiques. Un travail d'ensemble ne sera pas possible, tant qu'on ne disposera pas d'un plus grand nom- bre de documents.

Louis DuvAU.

26 CYCLE d'ulster.

(version e ET DEUXIÈME PARTIE DE LA VERSION U).

Ci-dessous j l'histoire de La Conception de Gùghu- LAiNN, aussi appelée : La Fête de la Maison peu riche (1).

Dechtiré, sœur de Gonchobar, s'enfuit un jour avec cinquante jeunes filles, sans demander la permission des Ulates ni de Gonchobar; on ne trouva aucune trace, aucun indice, et on resta ainsi trois ans sans rien savoir d'elles. Elles vinrent alors sous forme d'oiseaux dans la plaine d'Emain; et là, elles dévo- rèrent tout, ne laissant pas un brin d'herbe sur la terre. Grand fut, à cette vue, le chagrin des Ulates. Ils attelèrent neuf chars pour poursuivre les oiseaux; car la chasse des oiseaux était en usage chez eux. II y avait Gonchobar et Fergus, Amorgin et Blai Briuguig, Sencha et Bricriu.

Les oiseaux volèrent devant eux vers le sud, au delà de Sliab Fuait, par Ath Lethan, par Ath Garach et Mag Gossa, entre Fir Roiss et Fir Ardai. Puis la nuit tomba sur les guerriers d'Ulster; la troupe des oiseaux disparut : les Ulates dételèrent leurs chars. Fergus se mit en quête d'un abri, et arriva à une petite maison. Dans cette maison, il trouva un

(1) Irische Texte, t. I, p. 143 et suiv.

CONCEPTION DE CUCHULAINN. 27

homme et une femme, qui lui souhaitèrent la bien- venue... (1). « Tu viendras dans la maison avec tes compagnons, et ils seront les bienvenus. » Fergus sortit alors et les rejoignit; puis il les ramena tous avec lui, les hommes avec leurs chars, et ils entrè- rent dans la maison.

Bricriu sortit ensuite (2), et entendit quelque chose, une plainte faible. Il entendit ce bruit, et ne sut ce que c'était. Il vint alors, guidé par le bruit, vers la maison, et la vit devant lui, grande, belle, magnifi- que. Il se dirige vers une porte qu'il remarque dans la maison, et jette un coup d'œil à l'intérieur (3). Il aperçoit le maître de la maison. Celui-ci, jeune guer- rier, beau, à l'air noble, lui adresse la parole (4). « Entre dans la maison, Bricriu, » lui dit-il pourquoi regardes-tu de ce côté? » « Pour moi, certes, »dit

(1) Ici vient une phrase certainement altérée (le verbe manque) : Fergus {demande) de la nourriture ; il n'en trouve pas à cause de {pour?) ses compagnons^ qui étaient dans la plaine.

(2) La suite du récit n'est pas parfaitement claire. Quelle est cette grande maison que Bricriu voit devant lui? Ce devrait être, semble-t-il, la petite maison subitement agrandie; mais les dé- tails qui suivent s'accordent mal avec cette hypothèse : Bricriu, après avoir vu l'homme et la femme, sort pour rejoindre ses compagnons. Mais comment ceux-ci n'avaient-ils pas déjà vu les habitants de la maison qui avaient reçu Fergus? Tout cela est fort embrouillé. Je serais porté à croire que tout ce qui vient d'être dit de Fergus est ajouté ou au moins transposé.

(3) Ce membre de phrase se trouve, dans le texte, après les pa- roles de la femme.

(4) Cette phrase suit immédiatement, dans le texte, le membre de phrase que nous avons déplacé.

28 CYCLE d'ulster.

la femme, « Lu es ici le bienvenu. » « Pourquoi ta femme me salue-t-elle? » dit Bricriu. « C'est à cause d'elle que je te souhaite, moi aussi, la bien- venue, » dit l'homme. « Est-ce qu'il ne vous' manque personne à Emain? » « Certes, si, «dit Bricriu. «Il nous manque cinquante jeunes filles, et depuis plus de trois ans. » « Est-ce que tu les reconnaîtrais, si tu les voyais? )> dit l'homme. « Si je ne les re- connaissais pas, » dit Bricriu, « c'est que trois ans de plus ou de moins nous empêchent de reconnaître, ou nous font hésiter. » « Cherche à les reconnaî- tre, » répondit l'homme; «les cinquante jeunes filles sont dans cette maison; cette femme qui est ici en mon pouvoir est leur maîtresse : son nom est Dech- tiré. Ce sont elles qui, changées en oiseaux; sont allées à Emain Mâcha, pour engager les Uiates à ve- nir ici. » La femme donna à Bricriu un manteau de pourpre à franges d'or; et il sortit pour aller rejoin- dre ses compagnons. Bricriu, pendant le trajet, songe ainsi dans son esprit : « Conchobar donnerait des trésors considérables pour retrouver les cinquante jeunes filles perdues. Je vais lui cacher que je les ai retrouvées avec sa sœur. Je dirai seulement que j'ai vu une maison avec de belles femmes, et rien de plus. » Conchobar demanda à Bricriu des nou- velles de son exploration. « Quelles nouvelles rap- portes-tu (1), ô (2) Bricriu? » « Je suis arrivé à

(1) Littéralement « Comment es-tu (te trouves-tu) de cela (de ton exploration?) »

(2) Nous lisons a au lieu de al.

CONCEPTION DE CUGHULAINN. 29

une maison brillante; belle (?), » répondit-il. < J'ai vu une reine, noble, gracieuse, d'allure vraiment royale, avec de belles boucles de cheveux; puis une troupe de femmes, belles, bien parées; et le maître de la maison, généreux et brillant. » « C'est mon vas- sal, »dit Gonchobar; « cet homme dépend de moi, il habite sur mon territoire. Que sa femme vienne cette nuit dormir avec moi. » Mais on ne trouva personne pour se charger de cette négociation, sinon Fergus. Celui-ci exposa la demande qu'on l'avait chargé de faire. On lui souhaita la bienvenue, et la femme vint le trouver : elle se plaignit d'être en mal d'enfant. Fergus revint dire à Gonchobar qu'elle demandait un délai (i). Puis chacun des Ulates se mit au lit avec sa femme, et tous s'endormirent. Quand ils se ré- veillèrent, ils virent quelque chose : un petit enfant qui avait les traits (?) de Gonchobar (2).

(1) Il était de principe en droit irlandais que le roi avait ce que les jurisconsultes du continent ont appelé en latin jus primae noctis, en français « droit du seigneur ». De plus, le roi, voya- geant dans ses Etats , avait le droit de coucher avec la femme de chacun de ses vassaux à moins qu'elle ne fût grosse. Voyez dans la Revue archéologique^ t. XLII (1881), p. 331-334, un article in- titulé : « Le droit du roi dans l'épopée irlandaise ». Le file Ai- thirne, qui avait la prétention d'exercer les droits royaux, ne respectait même pas les femmes en couches. Voir un article de M. Whitley Stokes , Revue celtique, t. VIII, p. 48-49.

(2) Ici commence la seconde partie du récit, conservée, comme nous l'avons dit plus haut, par le ms. Egerton et par le Lebor na, hUidre {Irische Texte, t. T, p. 140b, 1. 20 et suiv. ; p. 140, 1. 1 et suiv.). Nous suivons le texte du ms. Egerton en indiquant les principales variantes de LU.

30 CYCLE d'uLSTER.

« Prends cet enfant avec toi (1), Finnchoem (2), » dit Gonchobar.

Finnchoem vit l'enfant auprès de Gonchobar. « Mon cœur aime déjà ce petit enfant, » dit-elle ; « il sera pour naoi un autre Gonall le Triomphateur. » « Il y a peu de différence entre eux, » dit Bricriu; « cet enfant est fils de ta propre sœur Dechtiré : car c'est ici que sont les cinquante jeunes filles absentes d'Emain depuis trois ans (3). » Et alors Gonchobar chanta ce qui suit (4) :

a Célèbre, puissante (5), quoique pauvre,

» Bonne fut poui* moi Dechtiré.

» Elle me protégea avec mes sept (6) chars.

» Elle chassa le froid de mes chevaux.

» Elle nous restaura avec tous les guerriers.

» Puis un trésor nous est venu, Setanta. »

(1) On sait que, d'après la coutume irlandaise, l'enfant n'est ja- mais élevé chez ses parents.

(2) Finnchoem, mère de Conall le Triomphateur, était sœur de Gonchobar.

(3) Cette phrase, depuis les mots : car c'est ici..., manque dans LU; mais elle doit appartenir à la version primitive. Dans la ver- sion U, elle n'avait plus aucun sens, aussi a-t-elle été suppri- mée. Mais le reste même des paroles de Bricriu, c'est-à-dire la révélation de la présence de Dechtiré dans la maison, ne se comprend bien que si l'on admet, comme nous l'avons fait pour d'autres raisons encore, que cette partie du récit était primitive- ment indépendante de la version U. Après cette phrase vient dans Eg. une phrase peu claire qui manque dans LU ; ni fil brig sin tra, ol Concobur.

(4) Cette phrase manque dans Eg.

(5) Au lieu de byng « puissante » , LU lit brec « tachetée (= belle?) ».

(6) Les deux mss. portent bien sept, quoique plus haut ils se soient accordés tous deux à parler de neuf chars.

CONCEPTION DE CUCHULAINN. 31

« Prends (1) l'enfant avec toi, Finnchoeni, » ré- péta Gonchobar à sa sœur. « Ce n'est pas elle qui rélèvera, » dit Sencha ; « c'est moi. Car je suis fort, je suis adroit (2), je suis habile au combat. Je suis un savant, je suis un sage, je ne suis pas ou- blieux. Je parle à n'importe qui (3) devant le roi. Je veille sur sa parole (4). Je juge les combats du roi devant Gonchobar victorieux. Je suis juge des Ulates ; mais ce n'est pas moi qui exécute mes décisions. Personne n'a le droit de me disputer la tutelle, sauf Gonchobar. » « Si c'est moi qui élève l'enfant, » dit Blai Briuguig, « il n'aura à souffrir ni négligence, ni manque de soins. Ce sont mes messagers qui accomplissent les désirs de Gonchobar. Je convoque les guerriers de tout un royaume (5) d'Irlande. Je puis les nourrir durant une semaine , ou même pendant dix jours. Je m'occupe de leurs affaires et de leurs querelles. Je secours leur honneur, je venge leurs insultes. » « Quelle impudence, » répondit Fer- gus (6); «... c'est moi qui élèverai l'enfant. Je suis

(1) A partir de cet endroit le Lebor na hUidre est mutilé et beaucoup de mots sont devenus illisibles.

(2) Ces trois mots manquent dans Eg.

(3) Nous lisons nech avec LU ; Eg. porte rig.

(4) Sencha est le conseiller du roi.

(5) Les mots imprimés en italique manquent dans LU.

(6) A partir d'ici, LU fait entièrement défaut., Le texte de Eg. est très altéré et souvent peu intelligible, sans ce qui suit. La phrase qui vient immédiatement après celle-ci est particulière- ment obscure ; littéralement, elle signifie « il a choisi près de lui

, (un homme) fort. » Il semble que Fergus dise que Gonchobar doit le choisir à cause de sa grande force.

32 CYCLE d'ulster.

fort, je suis habile. Je suis le messager du roi. Per- sonne ne peut lutter avec moi d'honneurs ni de richesses. Je suis endurci aux combats et à la guerre. Je suis bon ouvrier. Je suis digne d'avoir des pu- pilles. Je suis le protecteur de tous les malheureux. Je suis la terreur des forts, le soutien des faibles. » « Eh, quoi? tu vas maintenant nous écouter, » dit Amorgen , « puisqu'enûn tu te tais. Je suis capable de nourrir mes pupilles comme des rois. On loue en moi les honneurs, la bravoure, le courage, la sagesse ; on vante mon bonheur, et mon âge , mon éloquence, mon éclat, la vaillance de ma race. Quoi- que guerrier, je suis poète. Je suis digne de la faveur du roi. Je triomphe de tous les guerriers combattant sur leurs chars. Je ne rends grâce à personne, qu'à Gonchobar; je n'obéis à personne qu'au roi. » « ... (1) Que Finnchoem, » dit Sencha, « garde l'enfant jusqu'à ce que nous soyons à Emain ; Morann prendra une décision à son sujet lorsque nous serons arrivés. » Les Ulates partirent alors pour Emain, Finnchoem ayant l'enfant avec elle. Et après leur arrivée, Morann prononça le jugement : « C'est à Gonchobar,» dit-il, « de rendre l'enfant illustre : car il est proche parent de Finnchoem. A Sencha de lui enseigner la parole et l'éloquence ; à Blai Briuguig de se charger de sa nourriture ; à Fergus de le porter sur ses genoux (2). Amorgin sera son tuteur; il sera élevé avec Gonall le

(1) Les premiers mots de Sencha sont inintelligibles. Littéra- lement ils signifient : « Ne fut donc ceci. » 0

(2) On remarquera la correspondance assez exacte du rôle de

CONCEPTION DE CUCHULAINN. ' 33

Triomphaleur (1) : Finnchoem, la mère de Conall, a deux mamelles. L'enfaut sera loué de tous, conduc- teurs de chars et guerriers, rois et savants; car il sera aimé d'une foule d'hommes. Cet enfant vengera toutes vos injures; et il combattra sur vos gués; il combatira tous vos combats. » Et ainsi fut fait. Amorgin el Finnchoem emportèrent l'enfant, qui fut élevé dans la forteresse de Bretli, dans la plaine de Murthemné. Fin.

B

(version E et première partie de la version U).

Ci-dessous (2), V histoire de la Conception de gùghu- LAiNN (3), tirée du Livre au dos de neige.

I. Un jour que les nobles d'Ulster étaient réunis autour de Gonchobar à Emain Mâcha, une troupe d'oiseaux s'abattit dans la plaine d'Emain, et dévora

chacun avec les aptitudes dont il s'est vanté plus haut. Le fait est frappant pour Sencha qui « veille sur la parole du roi », et pour Blai Briuguig qui peut nourrir pendant dix jours tout le royaume d'Ulster.

(1) Dans la version U, Conall le Triomphateur est déjà un homme fait (voir p. 34, § 1, ad fin.). Cela prouve une fois de plus que le récit de la discussion au sujet de la tutelle de l'enfant est artifi- ciellement soudé à la version U dans le Lebor na hUidre.

(2) Ir. Texte, t. I, p. 136 et suiv. Les mots imprimés en italique sont empruntés au ms. Egerton. Les autres variantes de ce ms., qui peuvent être importantes pour la classification des sources déjà connues ou encore à découvrir, seront indiquées en note ; les moins importantes sont entièrement passées sous silence.

(3) La suite du titre manque dans Eg.

34 CYCLE d'ulster.

tout, ne laissant sur la terre ni la racine d'une seule plante ni un seul brin d'herbe. Les Ulates, désolés de voir dévaster leur pays, attelèrent neuf chars pour poursuivre les oiseaux le jour même : car ils avaient l'habitude de la chasse des oiseaux. Gonchobar s'assit donc dans son char : avec lui était sa sœur Dechtiré, déjà grande fille. C'était elle qui servait de cocher à son frère (1). Les autres guerriers Ulates étaient aussi dans leurs chars : il y avait Gonall le Triomphateur, Fergus^ fils de Roech, Loégairé le Vainqueur^ Celtchair^ fils dWithecar, et tous les au- tres. Bricriu était aussi avec eux.

2. Ils chassèrent devant eux les oiseaux, à travers l'espace désolé, au delà de Sliab Fuait, au delà de Muirthemne y et d'Edmonn et de Breg. En ce temps-là, il n'y avait en Irlande ni fossé, ni clôture, ni mur autour de la terre; et ce fut ainsi jusqu'au temps des fils d'Aéd Slâné : il n*y avait que la plaine tout unie. C'est alors qu'à cause du grand nombre des familles, ils entreprirent de tracer les limites des champs en Irlande (2). Gracieuse et belle était la troupe d'oiseaux... (3). Ils étaient neuf fois vingt,

(1) Cette phrase manque dans Eg., se trouvent quelque mots dont le sens est obscur.

(2) Cette longue parenthèse manque dans Eg. Elle n'appartenait évidemment pas à la rédaction primitive de notre légende ; c'est sans doute une note marginale de quelque lecteur érudit, intro- duite ensuite par erreur dans le texte. Selon Tigernach, les fils d'Aéd Slàné, Diarmaid et Blathmac auraient régné de 654 à 665; d'après le Chronicum Scoiorum, ils seraient morts en 661.

(3) Ici vient, dans les deux ms., une phrase inintelligible. On

CONCEPTION DE CUCHULAINN. 35

et réunis deux à deux par une chaîne d'argent : ils allaient par groupes de vingt, et il y avait neuf de ces groupes ; et en tête de chaque groupe volaient deux oiseaux au plumage multicolore^ réunis par un joug d'argent (1). Trois oiseaux volèrent séparément jusqu'à la nuit : ils allèrent devant les chasseurs jus- qu'à l'extrémité de la contrée. Et la nuit arriva sur les guerriers d'Ulster. Il tombait une neige épaisse (2). Gonchobar dit (3) à ses gens de dételer les chars et de se mettre à la recherche d'une habitation.

3. Conali le Triomphateur et Bricriu se mirent en quête, et trouvèrent une maison toute neuve. Ils y entrèrent (4) et y virent un homme et une femme qui leur souhaitèrent la bienvenue. Ils retournèrent vers leurs compagnons (5). Bricriu dit qu'il n'était pas digne d'eux d'aller dans cette maison, ils ne trouveraient ni manteaux, ni vivres; elle était de toute façon insuffisante (6).

peut seulement comprendre que dans Eg. il s'agit du chant des oiseaux.

(1) « Par une chaine d'or rouge » selon Eg. La version e ne donne pas tous ces détails, qui sont bien peu vraisemblables, quand il s'agit d'oiseaux venus pour dévaster la plaine d'Emain. Les Ulates ne se seraient sans doute pas mis aussi facilement à leur poursuite s'ils avaient vu ces signes merveilleux. La descrip- tion tout entière doit être empruntée à une des nombreuses légendes irlandaises analogues.

(2) Cette phrase manque dans Eg.

(3) En style direct dans Eg.

(4) Ces trois mots manquent dans Eg.

(5) « Et leur parlèrent de la maison. » Eg.

(6) Le texte de la fin du paragraphe est très corrompu dans LU ;

36 CYCLE d'ulster.

Ils y allèrent cependant, et amenèrent leurs chars avec eux. A peine furent-ils dans la maison avec leurs chars ^ et leurs chevaux et leurs armes , quil leur vint toute sorte de biens, et des mets ordinaires et ex- traordinaires, connus et inconnus : de sorte qu'ils n'eurent jamais de meilleure nuit. Et alors ils virent quelque chose : un jeune guerrier, très beau , à la porte de la cuisine, devant eux. Et il leur dit : « Quand vous plaira-t-il de faire les parts? » a // y a longtemps que cela nous plairait, » dit Bricriu (j).

Ils reçurent à manger et à boire ; et après cela ils furent ivres, et ils furent rassasiés. L'homme dit alors aux Ulates que sa femme était à la cuisine, dans les douleurs de l'enfantement : Dechtiré alla la trouver; la femme accoucha d\in fils. A la porte de la maison était une jument, qui mit au monde deux poulains. Les Ulates prirent l'enfant (2) ; le père lui donna les poulains pour s'amuser. Dechtiré éleva l'enfant.

4. Lorsque vint le matins ils virent quelque chose; ils étaient sons maison, sans les oiseaux^ à Vorieiit du pays. Ils retournèrent à Emain Mâcha, emmenant l'enfant, et la jument avec ses poulains (3). fut

des mots et des membres de phrase ont été oubliés par le co- piste. Le texte de Eg. est mieux conserve.

(1) Au lieu de ce dialogue, LU porte simplement : « Quand il fui temps de leur apporter la nourriture, il leur fut fait bon ac- cueil, etc. »

(2j Ces cinq mots manquent dans Eg.

(3) Tout le début de ce paragraphe est traduit sur le texte d'Eg. ;

CONCEPTION DE GUGHULAINN. 37

élevé Fenfant; il devint grand. Une maladie (1) le saisit alors. Il en meurt. On célèbre ses funérailles. Grande fut la tristesse de Dechtiré à la mort de son pupille.

5. Elle demanda à boire en revenant des funérail- les; elle demanda à boire dans un vase d'airain. On lui apporta à boire. De quelque manière qu'elle por- tât le vase à ses lèvres, elle sentait une petite bête venir avec la boisson. Et lorsque la bête était éloi- gnée de ses lèvres, personne ne voyait plus rien. Enfin, la bête sauta tout à coup, entraînée par l'ba- leine de Dechtiré.

Dechtiré dormit ensuite, et pendant la nuit elle, vit quelque chose : un homme vint près d'elle et lui adressa la parole (2). Il lui dit qu'elle était enceinte de lui. C'était lui qui l'avait emmenée avec ses com- pagnes (3) dans le pays (4) ; c'est par lui qu'elles avaient été conduites sous for^me d'oiseaux. C'était lui l'enfant qu'elle avait élevé; et maintenant c'était lui qui allait dans son ventre (5), et qui prendrait le nom

les mêmes détails se retrouvent à pou de chose prés dans LU, mais en désordre.

(1) « Une grande maladie. » Eg.

(2) Les paroles qui suivent sont en style direct dans Eg.

(3) Le texte de LU et celui de Eg., quoique tous deux altérés, semblent bien signifier : « elles ont été (vous avez été) emme- nées » (au pluriel). Il y a donc ici une allusion à l'enlèvement de Dechtiré et de ses cinquante compagnes, enlèvement qui n'est raconté que dans la version e.

(4) La région éloignée Conchobar a été conduit par les. oiseaux merveilleux.

(5) Avalé en même temps que la boisson; cf. ci-dessus, p. 17.

38 CYCLE d'ulster.

de Setanta (1). Lui-même était Lug, fils d'Ethniu (2), 6. La jeune fille devint donc enceinte. Il y eut à ce suiet une grande discussion chez les Ulates, car on ne lui connaissait point de mari. Ils craignaient que Gonchobar, dans un moment d'ivresse, n'eût rendu sa sœur enceinte : car elle couchait auprès de lui. Gonchobar fiança alors sa sœur à Sualdam, fils de Rôeg. Grande fut sa honte, d'aller vers son mari, étant enceinte. Elle alla alors à l'arbre de lin (?) , elle vomit, et perdit le germe qu'elle portait dans son sein (3); et ainsi, redevint vierge. Elle alla ensuite vers son mari , et devint de nouveau enceinte. Elle mit au monde un fils; et ce fils était V enfant des trois années (4). Et il porta le nom de Setanta jus- qvHà ce qu'il eût tué le chien de Culann le forgeron : c'est seulement alors qu'il fut nommé le « chien de Culann », Cûchulainn. Fin (5). Louis Duvau.

(1) C'est-à-dire que l'enfant qui naîtrait portera le nom de Se- tanta.

(2) LU ajoute : « et que furent nourris les poulains de l'enfant. » Cette phrase ne doit pas être ici à sa place; de plus, la construc- tion des deux derniers mots din mac présente quelque difficulté.

(3) Le texte des deux mss. est altéré et en partie inintelligible.

(4) Nouvelle allusion à la version e (manque dans LU) ; cf. ce que nous avons dit dans l'introduction.

(5) Au lieu du passage ici imprimé en italique , LU porte la phrase suivante destinée à raccorder à ce récit la deuxième par- tie de la version e : « Les Ulates étaient réunis à Emain Mâcha au moment de la naissance de l'enfant. Ils discutèrent pour savoir qui d'entre eux élèverait l'enfant, et firent décider la chose par (littéralement : « allèrent en jugement de ») Conchobar. » Suit le récit de la discussion.

III

Comment le héros Cûchulaînn fit sa cour à Emer ^^^

M. Kuno Meyer a donné, dans la Revue celtique^ t. XI, p. 434 €t suivantes, une étude sur les manuscrits qui nous ont con- servé cette pièce; il en fera bientôt, nous l'espérons, une édition critique. En attendant, il a publié, dans le même vo- lume de la. Revue celtique, p. 442-453, le texte malheureuse- ment incomplet de la plus ancienne rédaction, en l'accom- pagnant d'une traduction anglaise. On va trouver ici une traduction en français du texte irlandais.

Malheureusement le texte n'est pas complet ; le commence- ment et la fin manquent, comme le verront sans peine ceux qui ont lu la traduction complète publiée par M. Kuno Meyer, •en 1888, dans VArchaeological Review, t. 1, ]). 68-75, 150-155, 231-235, 298-307. Nous résumerons en quelques mots le début du morceau.

Cûchulainn, tout jeune, avait à la cour de Conchobar, dans le château royal d'Emain-Macha, un si grand succès, que les autres guerriers, craignant pour la vertu de leurs femmes et ée leurs filles, reconnurent la nécessité de le marier. Le roi

{1) Tochmarc Emire.

40 CYCLE d'uLSTER.

donc envoya neuf hommes dans chaque province de l'Iilande, pour chercher une femme au brillant héros. Au bout d'un an, ces messagers revinrent, et tous déclarèrent qu'ils n'avaient pas trouvé à Cûchulainn une compagne digne de lui. Alors celui-ci fit atteler ses deux chevaux à son char et partit avec son cocher Loeg, fils de Riangabar. 11 alla au château de Lu- glochta-Loga, qui appartenait à Forgall le rusé; il voulait faire sa cour à Emer, fille de Forgall; il la trouva dans une nom- breuse réunion de jeunes filles. Emer et les autres étaient oc- cupées de travaux à l'aiguille. Il eut avec Emer une longue conversation enti-emêlée de mots savants qu'Emer, fille fort instruite, comprenait fort bien; niais le sens de leur conver- sation échappait aux autres. Forgall était absent. De retour,, au récit qu'on lui fit, il devina tout de suite de quoi il s'agissait.

Les filles racontèrent aux seigneurs comment le guerrier était venu dans un char si beau ; les sei- gneurs répétèrent à Forgall le Rusé, leur chef, tout ce qu'Emer avait dit au guerrier. « Vraiment, » dit Forgall , « c'est le grimacier (1) d'Emain-Macha [ca- pitale de rUlster] ; il est venu parler à Emer, ma fille, et Emer est devenue amoureuse de lui; voilà pourquoi elle a causé avec lui , mais cela ne servira de rien au galant , je Tempêcherai d'avoir avec ma fille une nouvelle entrevue. t> Ensuite, Forgall le Rusé se rendit à Emain-Macha , il était habillé à la gauloise , il dit qu'il était ambassadeur du roi des Gaulois (2) , qu'il venait parler à Gonchobar , roi

(1) Cûchulainn était surnommé ainsi.

(2) En irlandais Gall. Après les conquêtes des Scandinaves en Irlande, au neuvième et au dixième siècle, ce nom désigna les-

CUGHULAINN FAIT SA COUR A EMER. 41

d'Ulster, et lui demander s'il voudrait bien accepter de Tor et du vin des Gaulois. Gonchobar lui fît bon accueil; Forgall avait amené deux compagnons; quand, le troisième jour , il les eut congédies, on vanta devant lui Gùcbulainn et les autres guerriers d'Ulster qui combattaient en char ; il répondit que réloge était légitime, que ces guerriers étaient admi- rables, que, cependant, si Gùcbulainn allait irouve'r Domnall le belliqueux en Albion, il serait encore bien plus digne d'admiration. Forgall proposait cela dans l'espérance qu'une fois en Albion Gùcbulainn ne reviendrait pas. Forgall ne partit d'Emain-Macha qu'après être venu à bout d'imposer sa volonté et le voyage d'Albion à Gùcbulainn.

Gùcbulainn partit donc, Loégairé le vainqueur et Gonchobar, roi d'Ulster, l'accompagnaient : Gùcbu- lainn, traversant Brega , alla faire visite à Emer; celle-ci eut un entretien avec lui au moment il entrait dans le navire ; chacun des deux promit à l'autre de lui être fidèle jusqu'au jour ils se re- verraient. Les trois guerriers arrivés en Albion, chez Domnall le Belliqueux, apprirent de lui un premier tour d'adresse : ce tour consistait à se coucher sur une pierre plate, était percé un petit trou, et à souffler dans ce trou de manière à gonfler quatre outres ; les trois guerriers n'y parvenaient qu'après tant d'efforts que la plante de leurs pieds en deve-

Scandinaves. Notre texte est antérieur à ces conquêtes, comme M. Kuno-Meyer l'a fait observer.

42 ' CYCLE D*ULSTER.

nait noire ou bleue. Un autre tour se faisait sur une lance, en haut de laquelle chacun des trois guerriers montait, il se tenait sur la pointe de la lance et po- sait sur cette pointe la plante de son pied.

La fille de Domnall devint amoureuse de Gûcbu- lainn , elle s'appelait Poing Sublime à la Sublime Poignée, elle avait de grands genoux, les talons de- vant, la pointe du pied derrière ; de figure, elle était laide, Gùchulainn dit non, elle se promit d'en tirer une belle vengeance. [Voici quelle fut cette ven- geance :]

Domnall dit qu'on ne reconnaîtrait pas à Gùchu- lainn une instruction suffisante tant qu'il ne serait pas allé trouver Scathach qui habitait en Albion au levant. Les trois guerriers se mirent donc en route, Gùchulainn, Gonchobar, roi d*Ulster, et Loégairé le vainqueur traversèrent Albion ; mais alors Limage d'Emain-Macha, capitale de l'Ulster, apparut devant leurs yeux , Gonchobar et Loégairé n'eurent pas le courage d'aller plus loin; Gùchulainn consentit à se séparer d'eux, il ne put repousser cette épreuve, ses efforts pour l'éviter furent inutiles , car la fille de Domnall avait la puissance des fées et c'était elle qui était la cause du mal, [c'était elle qui avait fait apparaître Emain Mâcha devant leurs yeux,] c'était elle qui séparait de lui ses compagnons.

Ce fut donc en traversant Albion qu'il eut le cha- grin de leur départ; quand il les vit s'en aller, il s'arrêta; alors une bête terrible semblable à un lion vint l'attaquer; elle ne lui fit point de mal, mais des

CUCHULAINN FAIT SA COUR A EMER. 43

jeunes gens [qui regardaient] s'en amusèrent mé- chamment et se moquèrent de lui ; le quatrième jour, la bête le quitta; alors il rencontra une maison dans la vallée, il y trouva une jeune fille, elle lui adressa la parole et lui souhaita la bienvenue; il lui de- manda où elle l'avait connu : « Nous avons été, » lui répondit-elle , « élèves ensemble chez le petit » Wolf le Saxon, quand tous deux chez lui nous ap- i> prenions à parler l'harmonieux langage. »

Il rencontra ensuite un guerrier, et celui-ci lui souhaita de même la bienvenue, ce fut celui-ci qui lui enseigna le moyen de traverser la Plaine de Mal- heur qui était devant lui : dans une moitié de cette plaine, les hommes gelaient; dans l'autre moitié, l'herbe était si épaisse qu'elle portait les gens. Gû- chuiainn reçut du guerrier une roue : il devait tra- verser la plaine comme cette roue afin de ne pas ge- ler ; le guerrier lui donna aussi une pomme : Cûchulainn devait aller sur le sol comme irait cette pomme.

Cûchulainn échappa donc aux dangers de la plaine qu'il trouva devant lui après avoir quitfé le guerrier ; celui-ci l'avait prévenu qu'il rencontrerait une vallée, que dans cette vallée il trouverait un chemin étroit et que c'était la route qui menait à la maison de Scathach; cette maison était sur un rocher d'une hauteur effrayante.

Cûchulainn suivit la route indiquée, il arriva au château de Scathach, il frappa à la porte avec la hampe de sa lance et entra. Uathach, c'est-à-dire

44 CYCLE d'ulster.

« terrible, » fille de Scathach, se présenta à lui, elle le regarda, elle ne lui parla point, tant la beauté du guerrier lui avait inspiré d'amour! Elle retourna près de sa mère et lui vanta les cbarmes du nouveau venu. « Cet homme t'a plu? » lui dit sa mère. « Il » vient dans mon lit, » répondit la jeune fille, « et » je dors à ses côtés cette nuit. » « Ton projet » ne me déplaît pas, » dit la mère.

Uathach donna à Gùchulainn de Teau pour se la- ver, lui" apporta à manger, lui fit le meilleur accueil, elle s'était déguisée en valet pour le servir. Gùchu- lainn la frappa et lui cassa un doigt. Uathach jeta un cri. Tous les habitants du château accoururent à son aide. Gochor Grufé , le fort soldat de Scathach , se leva contre Gùchulainn ; Gùchulainn et lui se batti- rent, Gochor Grufé succomba.

Scalhach fut attristée par sa mort. Gùchulainn lui dit qu'il ferait le service- du fort soldat qu'elle avait perdu.

Uathach donna un conseil à Gùchulainn , le troi- sième jour : (( Puisque c'est pour apprendre l'art » des guerriers que tu es venu, il faut que tu ailles » trouver Scathach dans l'endroit elle est, » elle donne l'instruction à Guar et à Get, ses deuK » fils. En faisant le saut guerrier du saumon, tu y> arriveras au grand buisson d'if, sous lequel elle se » trouve. En ce moment elle dort; tu lui mettras » l'épée entre les deux mamelles, et tu exigeras j> qu'elle te promette les trois choses que Lu lui de- > manderas. Voici ces trois choses : elle t'enseignera

CUCHULAIiNN FAIT SA COUR A EMER. 45

» Tart des guerriers complèlea'ient, sans rien te » cacher; elle me donnera en mariage à toi, Gùchu- » lainn, en sorte que tu me feras le cadeau de noces » que tu me devras ; enfin elle te prédira ce qui » t'arrivera, car elle sait l'aveoir. »

Tout se passa comme Uathach avait dit.

Tandis qu'en Albion Gûchulainn habitait chez Scathach, il était le mari de Uathach, sa fille, [voici ce qui arriva en Irlande] : Un guerrier mer- veilleux de Munster, le roi Lugaid Noes , fils d'Ala- macc, venant de la région occidentale de l'île, vint à Tara, capitale de l'Irlande, avec douze nobles de Munster, pour demander en mariage les douze filles du roi de Tara, Gairpré Niafer [monarque suprême d'Irlande]. Toutes les douze filles avaient été fiancées avant que ces prétendants ne se présentassent. Forgall le Rusé entendit parler de la démarche de Lugaid Noes; il se rendit à Tara, promit de donner sa fille Emer au roi Lugaid Noes, et douze filles de ses riches vassaux aux douze nobles de Munster.

Le roi Lugaid Noes arriva chez Forgall pour la célébration des noces. On lui amena Emer, et on la fit asseoir à côté de lui sur le banc oii il était. Mais elle se cacha la figure dans les mains ; et, prenant son honneur à témoin, lui avoua que c'était Gûchu- lainn qu'elle aimait. Le roi Lugaid Noes n'osa pas l'épouser et partit.

Pendant ce temps-là [en Albion], Scathach eut la guerre avec d'autres peuples sur lesquels régnait une femme appelée Aïffé. Scathach désirant tenir Gùchu-

46 CYCLE d'ulster.

lainn prisonnier chez elle, lui donna un breuvage qui rendormit; elle ne voulait pas qu'il allât à la guerre, elle craignait qu'il ne lui arrivât malheur, c'était une précaution bienveillante. Mais Gùchulainn se réveilla très vite. Le breuvage soporifique qu'elle lui avait donné aurait fait dormir tout autre pendant vingt-quatre heures; pour lui le sommeil dura une heure seulement.

Avec les deux fils de Scathach , il alla à la ren- contre de Guar, Cet et Grufl'e, les trois guerriers d'Aïffé; seul il combattit [et vainquit] les trois.

Le lendemain , encore accompagné des deux fils de Scathach, il attaqua les trois fils d'une femme appelée Eïss Enchend; c'étaient Giri, Biri, et Bailcné, tous trois guerriers d'Aïffé , comme les précédents. Scathach poussait des soupirs continuels, elle ne savait ce qui arriverait quand Gùchulainn irait sur la route au-devant d'Aïffé ; en effet, les deux fils de Scathach devaient alors rester seuls pour combattre les trois guerriers d'Aïffé. Scathach craignait aussi pour Gùchulainn, car Aïffé était la guerrière la plus redoutable qui fût au monde.

Gùchulainn [tua les trois guerriers, fils d'Eïs En- chend (1)]. Puis, allant à la rencontre de leur reine, il demanda à Scathach quel avait été jusque-là le prin- cipal objet de l'amour d'Aïffé. « Ge qu' Aïffé aime 0 le mieux, > répondit Scathach, « c'est son co-

(1) On verra plus bas, p. 48, comment Eis Enchend, leur mère, essaya de se venger.

CUCHULAINN FAIT SA COUR A EMER. 47

» cher (1), et ce sont les deux chevaux attelés à » son char. »

Alors la bataille comniença sur la route entre Gûchulainn et Aïffé. Aïffé brisa Tépée de Gûchulainn, qui n'eut plus qu'un tronçon d'arme long comme le poing. « Malheur à moi ! » s'écria Gûchulainn. (( Mais , » ajouta-t-il , « voilà le cocher et les deux i> chevaux du char d 'Aïffé étendus par terre et morts » tous les trois. > Là-dessus Aïffé regarde. Gûchu- lainn se précipite au-dessous d'elle, la prend à la taille, la jette sur son épaule comme un paquet, rejoint la troupe des gens' de Scathach, et lance violemment Aïffé par terre.

<f Grâce I j> s'écrie-t-elle.

« Tu m'accorderas trois choses, » répondit Gûchu- lainn.

<( Soit! » dit Aïffé.

« Voici les trois choses que je veux, » reprit Gû- chulainn : « otages à Scathach , à qui tu ne feras i> plus la guerre ; mariage avec moi cette nuit même » devant ton château ; un fils que tu m'enfanteras. »

Elle consentit, et tout fut fait comme avait de- mandé Gûchulainn.

Elle dit à Gûchulainn qu'il l'avait rendue enceinte. Il lui répondit qu'elle mettrait au monde un fils , et que ce fils irait en Irlande dans sept ans à pareil jour; il ajouta quel nom elle donnerait à ce fils, puis

(1) Comparez Vellocatus, écuyer de Cartismandua, qui l'épouse. Tacite, Histoires, III, 45.

48 CYCLE d'ulster.

il s'en retourna ; il prit la route qui devait le rame- ner chez Scathach. Une vieille femme borgne de l'œil gauche se trouva devant lui sur son chemin. « Prends garde à toi, » lui dit-elle, « ne reste pas » devant moi. » Il n'y avait pas de place pour se détourner, le chemin était un sentier, sur un rocher le long de la mer ; il descendit au-dessous du sen- tier, ses doigts de pied seuls le soutenaient; quand la vieille le croisa, elle lui donna un coup sur le gros orteil pour le faire tomber du rocher; lui, fai- sant le saut guerrier du saumon, remonta sur le haut du rocher et coupa la tête de la vieille ; c'était la mère des trois derniers guerriers qu'il avait tués (1), c'était Eïss Enchend.

Gùchulainn et les auîres guerriers retournèrent, avec Scathach, dans son royaume; le héros y sé- journa et guérit, dans le repos, les blessures qu'il avait reçues en combattant. Scathach lui annonça ce qui lui arriverait quand il serait de retour en Irlande :

« De grands périls t'attendent, » dit-elle, etc.

Il partit donc pour l'Irlande, et prit part à Texpé- dition célèbre du Tain Cûalnge , puis, comme il avait promis, il alla au château de Forgall le Rusé ; d'un saut, il passa par dessus les trois remparts, et dans la forteresse il frappa trois coups ; de chaque coup, il tua huit hommes, épargnant le neuvième; les trois hommes qui eurent la vie sauve furent

(1) Voyez plus haut, p. 46.

CUCHULAINN FAIT SA COUR A EMER. 49

Sciboi'; Ibor et Gatt, frères d'Emer ; il prit Emer et sa sœur de lait, chacune avec leur charge d'or, et, les tenant toutes les deux, sauta par-dessus les trois remparts hors du château. Ayant ainsi accompli toutes les promesses qu'il avait faites à Emer, il partit avec elle et arriva à Emain-Macha, capitale de rUlster.

' La fin du récit manque dans le manuscrit qui nous a con- servé la plus ancienne rédaction. Comme dans la seconde ré- daction, qui est complète, la dernière partie du morceau devait, dans la première rédaction, raconter comment, au grand mé- contentement de Cûchulainn, Conchobar exerça sur Emer la prérogative royale que les historiens du moyen âge français appellent droit du seigneur (1).

On remarquera que, dans ce morceau , les femmes reines et guerrières de Grande-Bretagne jouent un rôle considérable. Ce fait est d'accord avec ce que nous savons de Boudicca, reine des Iceni en 62 (2), et de Cartismandua, reine des Dri- gantes en 51 C3). L'une va en char, avec une armée, combattre les Romains ; l'autre règne, et quand son mari lui déplaît, le remplace par un écuyer. Ce n'est pas conforme au droit gau- lois au temps de César. Le droit gaulois au temps de César met les femmes dans la dépendance absolue de leurs maris (4). On ne voit aucune gauloise ni régner dans la paix, ni com- mander les guerriers dans les batailles ; mais le droit irlandais, jusque vers la fin du septième siècle, impose le service de guerre aux femmes qui héritent de leur père ; la femme ir-

(1) Voyez la traduction do l'irlandais publiée dans la Revue ar- chéologique, 1881, t. XLII, p. 333-334.

(2) Tacite, Annales, XIV, 35.

(3) Tacite, ibid., XII, 40; Histoires, III, 45.

(4) De bello gallico, 1. VI, ch. xix, § 3.

4

50 CYCLE d'uLSTER.

landaise est l'égale du mari quand elle a la même foitune que lui, comtincur (1) ; elle est chef du mari quand la fortune vient d'elle, hanlincur (2).

Ce droit irlandais cependant n'est pas le droit primitif. Il y a .trace, en Irlande, d'un état de chose plus ancien dans le traité de la saisie immédiate, qui ne connaît pas le droit de saisie accordé plus tard aux femmes en conséquence de leur droit de propriété (3). Mais les morceaux les plus anciens de la littérature épique de l'Irlande datent de l'époque la femme hérite de son père à défaut de fils, et elle est égale à son mari quand elle a même fortune que lui. La collection cano- nique irlandaise est du même temps (4).

(1) Ancient laws of Ireland, t. II, p. 356-381.

(2) Ibid.y t. II, p. 356, 390-397.

(3) Ibid., t. I, p. 210-251.

(4) La fortune que les femmes avaient reçu de leur père ne pouvait passer à leur petit-fils, et revenait à la famille du père : « Sinodus Hibernensis : Auctores ecclesiae hic multa addunt, ut feminae heredes dent ratas et stipulationes ne transferatur here- ditas ad aliénas » [Collection canonique^ 1. XXXII, c. 20. 2^ édi- tion de Wasserschleben, p. 116). La maxime irlandaise est Ban-adba taisic : « Propriété de femme revient. » Ancient laws of Ireland, t. IV, p. 16, 1. 24.

IV

Meurtre du fils unique d'Aîffé

REDACTION PRIMITIVE.

La pièce il est raconté comment Cûchulainn fit la cour à Emer eut, dès une époque très ancienne, une suite oii l'on voyait ce héros tuer en Irlande, sans le reconnaître, le fils que lui avait donné en Albion Aïfifé, la guerrière vaincue par lui. Quand le malheureux père s'aperçut de sa méprise, il était trop tard.

Cette suite existait déjà au dixième siècle, on le voit par un poème de Cinaed hua Artacain, mort en 975. Ce poème a pour sujet Ténumération des localités furent tués les principaux héros de la littérature épique irlandaise ; il a eu originairement trente-six distiques. Depuis, dix distiques in- terpolés ont donné une suite à la nomenclature primitive. Dans la partie qui remonte à l'auteur primitif, se trouve un distique ainsi conçu :

Cûchulainn tomba , quel malheur ! A côté de la haute pierre de Crumtherî.

52 CYCLE d'ulster.

C'est sur le rivage brillant de Baile Bressim Que fut tué le fils unique d'Aïffé (1).

Le premier vers résume le morceau intitulé : « Meurtre de Cuchulainn, » Aided Conculainn^ l'on voit comment Ere coupa la tête du grand héros vaincu ; le second vers se rap- porte à la pièce intitulée : « Meurtre du fils unique d'Aïffé, » Aided oin-fir Aiffe^ ou « Meurtre de Conlaoch, n Aided Conlaoich.

La rédaction la plus ancienne de cette dernière pièce se trouve dans le manuscrit H. 2. 16 du collège de la Trinité de Dublin, col. 955-957, quatorzième siècle, mais elle est inédite. Nous nous bornerons à résumer ce récit légendaire d'après l'abrégé qu'en a donné Keating dans son histoire d'Irlande, première moitié du dix-septième siècle.

Avant de retourner en Irlande, après avoir appris de Scathach les tours d'adresse des guerriers, Cuchu- lainn alla faire ses adieux à Aïffé ; il lui donna une de ces grosses bagues que l'on portait au pouce, en irlandais ordnasc, en lui recommandant de la faire porter à son fils aussitôt qu'il aurait le pouce assez gros pour la remplir, et alors d'envoyer son fils en Irlande. [Au temps de Keating, on croyait que Vord- nasc, écrit alors ornasc, était une chaîne d'or que le fils d'Aïffé , une fois en âge de prendre part aux combats, devait porter comme signe distinctif, afin que son père pût le reconnaître.]

Cuchulainn , avant de partir, imposa à son fils

(1) « Do cer Cuchulainn co for cneis corthe Crumtherî; For tràig Baile Bressim n-gle, dorochair ôinfer Aife. » Liore de Leinster, p. 31, col. 2, 1. 8-9; cf. O'Curry, On the Manners, t. II, p. 106-107.

MEURTRE DU FILS UNIQUE d'aIFFÉ. 53

trois prescriptions magiques, en irlandais geis : la première était de ne jamais se détourner de son chemin pour faire place à un autre , fut-ce le plus grand héros du monde; la seconde était de ne donner son nom par crainte à aucun guerrier qui fût sur terre; la troisième était de ne jamais refuser combat singulier, même au plus puissant batailleur d'ici-bas. Quand le fils eut grandi et se fut fortifié, quand il eut appris de la tutrice des héros, c'est-à-dire de Scathach, les tours d'adresse des braves et la science militaire, il se rendit en Irlande pour faire connais- sance avec Gûchulainn son père ; lorsqu'il aborda en Irlande, il trouva sur le rivage, dans l'endroit appelé Tracht Eisi (1), Gonchobar et les nobles Ulates en as- semblée. Gonchobar envoya un guerrier de sa mai- son, appelé Gonairé, s'informer qui était ce nouveau venu ; arrivé en présence du jeune homme, Gonairé lui demanda son nom. « Je ne le dirai à aucun guer- » rier qui soit sur la face de la terre, » répliqua Gonlaoch. Gonairé retourna auprès de Gonchobar, et lui rapporta cette réponse ; alors Gûchulainn alla lui-même aux informations, et il n'obtint pas d'autre réponse ; un combat commença entre Gonlaoch et lui : le sang coula , Gonlaoch était le plus fort des deux; Gûchulainn, qui avait montré tant de vigueur et de bravoure dans tous les précédents combats, fut forcé de se retirer dans un gué voisin, et de de- mander à son cocher Laech, fils de Riangabair, la

(1) Baile Bressim, chez Cinaed hua Artacain, plus haut, p. 5'i.

54 CYCLE d'ulster.

lance merveilleuse appelée, en irlandais, gae holg , c'est-à-dire « javelot à sac. » Il en perça de part en part le corps de Gonlaoch , et la mort du jeune guerrier s'en suivit (1).

En dépouillant le défunt, Cùchulainn reconnut la bague, et vit qu'il avait tué son fils ; il en éprouva un grand chagrin. Miss Brooke , dans ses Reliques of Irish-Poetry , dont la pre- mière édition a paru en 1789, a publié un poème irlandais dans lequel le héros déplore son malheur (2) ; elle en a donné une traduction en vers (3). Cùchulainn termine en disant qu'il n*y aura plus pour lui que douleur en ce monde (4),

B

CARTHON.

Macpherson, dans le premier volume de son célèbre ou- vrage, Londres, 1762 (5), a fait du Meurtre de Conlaoch , un

(1) Keating, Forus feasa air Eirinn^ édition de 1811, p. 396.

(2) Edit. de Dublin, 1816, p. 399-402.

(3) Edit. de 1816, p. 29-34. On trouve aussi chez Miss Brooke, même édition, p. 393-398, un poème irlandais moderne sur la mort de Conlaoch; le texte irlandais est précédé d'une traduction en vers anglais, p. 15-27. Ces vers anglais ont été réimprimés en France, en 1853, dans l'ouvrage de D. O'Sullivan, Irlande, poésie des Bardes, légendes, ballades, chants populaires, t. I, p. 510- 535. Une traduction française est placée en regard.

(4) « Nocha liomsa nach làn-trûagh. »

(5) Voici le titre de ce premier volume : Fingal, an ancient epic poem in six books together with several other poems com- posed by Ossian the son of Fingal Iranslated from galic lan- guage by James Macpherson. Il en existe un exemplaire à la Jbibliothèque nationale de Paris sous la cote Y. 6,491 A 4- A. 1.

MEURTRE DU FILS UNIQUE d'aIFFÉ. 55

arrangement à la mode de son temps. Il remplace le nom de Cûchulainn par celai de Clessamor ; chez lui Aiffé devient Moina, et Conlaoch s'appelle Carthon ; Conchobar est rem- placé par Fingal.

Voici un résumé de la composition de Macpherson ; nous y ajouterons d'abord la traduction du combat de Cûchulainn (Clessamor) et de Conlaoch (Carthon), d'après la traduction de Le Tourneur (1) ; ensuite les vers de Baour-Lormian sur le même sujet. Baour-Lormian , trouvant désagréable le nom de Carthon donné à Conlaoch par Macpherson , lui en substitue im nouveau : dans ses vers, Elmor veut dire Conlaoch (2).

SUJET.

Clessamor, fils de Thadda et frère de Morna, mère de Fingal (3), fut jeté par une tempête à Balclutha , ville située sur les bords du Clyde (4) et appartenant à une colonie de Bretons. Reuthamir, l'habitant le plus considérable de la ville, le reçut chez lui et lui donna en mariage Moïna (5), sa fille unique. Un Breton , nommé Reuda , qui était épris des charmes de Moïna, insulta Clessamor. Les deux rivaux se

(1) La première édition de Le Tourneur est, croyons-nous, celle de 1777.

(2) La première édition du livre de Baour-Lormiam date de 1801. Nous nous sommes servi de la quatrième. Elle est sans date, mais a paru, suivant Brunet, en 1818. Voici son titre : Ossian, barde du troisième siècle^ en vers français, par M. Baour- Lormian, de l'Académie française.

(3) Fingal, père d'Ossian, supplante ici Conchobar, roi d'Ulster.

(4) Rivière d'Ecosse qui se jette dans la mer d'Irlande.

(5) Moïna est le nom qui , chez Macpherson , remplace celui d'Aïffé.

56 CYCLE d'ulster.

ballirent. Reuda fut tué (1). Mais les Bretons, qui lui étaient attachés, forcèrent Clessamor de s'enfuir et de se retirer à Morven (2) auprès de Gonrihal, père de Fingal. Moïna, que Clessamor avait laissée enceinte, donna le jour à un fils et mourut peu de temps après. Reuthamir appela cet enfant Gartbon, c'est-à- dire murmure des vagues, à cause de la tempête qui avait jeté son père à Balclutha. Gartlion avait trois ans lorsque Gomhal , dans une de ses expédi- tions contre les Bretons , prit et brûla Balclutha. Gartbon échappa au carnage. Sa nourrice se réfugia avec lui dans une province de la Grande-Bretagne. Lorsqu'il fut sorti de l'enfance, il résolut de venger les malheurs de sa patrie sur la postérité de Gomhal, et vint, avec une petite armée de Bretons, attaquer Fingal. Voilà commence l'action du poème. Gles- samor est au nombre des guerriers de Fingal; Gar- tbon , son fils , est à la tête des Bretons ; ils ne se connaissent point et combattent l'un contre l'autre (3).

EXTRAIT.

Clessamor se lève, secoue ses cheveux gris, place

(1) Macphcrson a ainsi supprimé le combat' de Cûchulainn con- tre Aiffé. Les conséquences de la victoire du héros irlandais lui semblaient peu chevaleresques.

(2) Morven remplace Emain Mâcha, capitale de l'Ulster.

(3) Ossian, fils de Fingal, barde du troisième siècle, poésies galliques, traduites sur l'anglais de M. Macpherson, par M. Le Tourneur; à Paris, chez Musier fils, libraire, rue du Foin-Saint- Jacques, M.DCC.LXXVII, avec approbation et privilège du roi, t. II, p. 1. Edition de 1810, t. II, p. 242.

MEURTRE DU FILS UNIQUE d'aIFFÉ. 57

un bouclier sur son côté et marche fièrement à l'en- nemi. Garthon s'arrêta sur ce rocher couronné de bruyères et contempla la marche du héros. Il aime à voir la joie terrible de son visage et la force qu'il conserve sous les cheveux blancs de la vieillesse. « Lèverai -je, » dit-il, « contre ce vieillard cette lance » qui n'eut jamais besoin de frapper deux fois un » ennemi , ou épargnerai-je sa vie en lui adressant » des paroles de paix? Sa démarche est pleine de ma- » jesté et sa vieillesse est encore aimable. Si c'était » l'époux de Moïna, le père de Garthon!... J'ai sou- » vent ouï dire qu'il habitait les bords du Lora. » Ainsi parlait Garthon, quand Glessamor s'avança sur lui la lance levée. Le jeune étranger a reçu le coup sur son bouclier : « Héros en cheveux blancs , » dit-il à Glessamor, « Morven n'a-t-il point de jeunes )) guerriers à m'opposer? N'as-tu point de fils qui » puisse couvrir son père de son bouclier et se me- » surer avec moi? L'épouse, objet de ton amour, » n'est-elle plus ou pleure-t-elle sur la tombe de tes » enfants? T'assieds-tu parmi les rois, et quelle sera » ma gloire si mon épée te donne la mort? » « Elle sera grande, jeune présomptueux : je me suis » distingué dans les combats , mais jamais je nai » dit mon nom à V ennemi; cède-moi, et alors tu » sauras que mon épée a laissé des traces de ma » valeur sur plus d'un champ de bataille. » « Je » ne cédai jamais, » réphqua le fier Garthon. « J'ai » aussi combattu dans plusieurs batailles et l'avenir » me promet encore de la gloire. Ne méprise point

58 CYCLE d'ulster.

i) ma jeunesse. Mon bras, ma lance ne sont pas fai- » blés. Crois-moi, relire-toi près de tes amis et laisse » les jeunes héros combattre. »

« Pourquoi m'outrages-tu? » dit Glessamor en laissant tomber une larme. « L'âge ne fait point » trembler ma main : je puis encore lever Tépée... » Moi, fuir sous les yeux de Fingal , sous les yeux » du héros que j'aime I Non, jeune étranger, je n'ai » jamais fui; lève ta lance et défends-toi. »

Les deux héros combattirent. Garthon défendait à sa lance de blesser le vieillard; toujours il croit voir dans son ennemi Tépoux de Moïna. Il rompt en deux la lance de Glessamor et lui arrache son épée : déjà il le saisissait pour l'enchaîner ; mais Glessamor tire le poignard de ses pères (1), aperçoit le flanc de son ennemi découvert et l'ouvre par une large blessure.

Fingal voyant Glessamor terrassé s'avance; au bruit de ses armes, à son aspect, l'armée s'arrête en silence : tous les regards sont fixés sur lui. Ainsi, quand un bruit sourd et triste précède la tempête, le chasseur errant dans la vallée l'entend et se re- tire dans l'antre de quelque rocher.

Garthon attend Fingal de pied ferme. Le sang coule à gros bouillons de son flanc. Il voit descen- dre le roi de Morven; l'espoir de la gloire s'élève dans son âme, mais ses joues sont pâles; sa cheve-

(1) Le « poignard de ses pères » remplace le gae bulga « javelot à sac » dont se sert Cûchulainn dans la vieille épopée irlandaise. Windisch, Irische Texte, p. 586 ; cf. ci-dessus, p. 54.

MEURTRE DU FILS UNIQUE d'aIFFÉ. 59

lure déliée flotte sur ses épaules, son casque tremble sur sa tête, les forces de Garthon Tabandonnent, mais son âme conserve tout son courage.

Fingal aperçoit le sang du héros, et suspend le coup de sa lance déjà levée. « Cède, » lui dit-il, (f jeune guerrier ; cède, je vois couler ton sang, tu » as combattu avec gloire et ta renommée ne se » flétrira jamais. » « Es-tu ce héros fameux, » ré- » pondit Garthon, « cet astre de mort qui épouvante » les rois du monde; mais puis-je en douter? Je » vois en toi la force du torrent et la vitesse de » l'aigle du ciel. Ah I que n'ai-je pu combattre le » roi de Morven ! Mon nom serait célèbre dans les » chants des bardes, et le chasseur, en voyant ma )) tombe, dirait : Il combattit contre Fingal. Mais, » hélas ! Garthon meurt inconnu , il a prodigué sa » force contre le faible. »

« Non, tu ne mourras point inconnu, » reprit Fingal; « mes bardes sont en grand nombre, et » leurs chants retentiront de siècle en siècle. Les » enfants de l'avenir s'entretiendront de la gloire de » Garthon, quand, assis autour d'un chêne brûlant, » ils passeront la nuit à chanter les faits des temps » passés. Le chasseur couché sur la bruyère en- » tendra le sifflement des vents, lèvera les yeux et » verra le rocher tomba Garthon. Il se tournera » vers son fils et lui montrera la place se donna D la bataille des braves. Là, dira-t-il , combattit le » roi de Balclutha. »

La joie reparut sur le visage de Garthon : il lève

60 CYCLE d'uLSTER.

ses yeux appesantis, et donne son épée à Fingal. Il veut qu'elle reste dans son palais, et que le souve- nir du roi de Balclutha se conserve à jamais dans Morven. Les bardes chantent l'hymne de la paix. Le combat cesse. Les guerriers de Balclutha, rassemblés autour de leur chef expirant, se penchent en silence sur leurs armes, pour écouter ses dernières paroles; sa faible voix prononce à peine ces mots :

« Roi de Morven, je péris au milieu de ma course : » une tombe étrangère reçoit, à la fleur de Tâge, le » dernier de la race de Reuthamir. La désolation » règne dans Balclutha, et le deuil enveloppe Grathmo. » Mais fais revivre ma mémoire sur les rives du » Lora, vécurent mes pères ; peut-être quePépoux » de Moïna pleurera la mort de son fils Garthon. »

Ces paroles allèrent jusqu'au cœur de Glessamor. Il tombe sur son fils sans proférer une parole. L'armée reste autour d'eux consternée et muette. Aucun son ne se fait entendre sur la plaine de Lora. La nuit vint : la lune, en se levant, éclaira ce champ d'horreur. Les guerriers, immobiles, ressemblent à un bocage dont la tête tranquille s'élève sur le Ger- mai, quand les vents se taisent et que la plaine est calme et sombre sous les voiles de l'automne.

Nous pleurâmes Garthon pendant trois jours. Le quatrième, son père expira. Tous deux reposent, ô Malvina, dans la vallée qui s'étend au pied de ce rocher. Un noir fantôme défend leur tombe : on y voit souvent l'aimable Moïna , quand le soleil darde un de ses rayons sur le rocher, et que l'obscurité

MEURTRE DU FILS UNIQUE d'aIFFÉ. 61

règne à l'entour. On Ty voit, ô Malvina, aiais elle ne ressemble point aux filles de nos collines. Ses vête- ments conservent une forme étrangère, et cette belle est toujours seule,

Fingal donna des larmes à Garthon. Il recommanda à ses bardes de célébrer tous les ans, au retour de l'automne , le jour de la mort du jeune étranger. Ses bardes s'en souvinrent et chantèrent souvent les louanges de Garthon (1).

G

ELMOR

EXTRAIT.

Ils combattent. Elmor, que la pitié modère, Semble craindre, en frappant, de frapper son vieux père. Enfin, de Clessamor le fer vole en éclats; Déjà, pour l'enchaîner, Elmor lève le bras ; Mais le vieillard, honteux d'une semblable injure, Le perce d'un poignard caché sous son armure.

Fingal a vu tomber Clessamor pâlissant ;

Du sommet du Gromla, furieux il descend.

L'armée à son aspect s'arrête toute émue.

Tel, avant que l'éclair ait déchiré la nue,

Quand un tonnerre sourd résonne au haut des monts,

Le chasseur inquiet tremble dans les vallons.

(1) Ossian, etc., par Le Tourneur, 1777, t. II, p. 14-19; 1810, t. II , p. 255-260.

62 CYCLE d'ulster.

Le roi de Balclutha, qui se soutient à peine,

Voit accourir Fingal enflammé par la haine.

Appuyé sur le roc, le front toujours serein,

Il l'attend avec joie, et le glaive à la main,

.A l'aspect de son sang Fingal troublé s'arrête :

« Jeune héros, » dit-il, « mon triomphe s'apprête.

» Tu meurs, mais tes aïeux dans leurs palais mouvants

» Vont te revoir porté sur les ailes des vents.

» Qu'un sort si glorieux dissipe ta tristesse.

» Cède au roi de Morven ; tu le peux sans faiblesse.

» Es-tu donc ce guerier fameux par tant d'exploits,

» Et cet astre de mort qui consume les rois?

» Moins rapide est un aigle aux ailes étendues,

» Moins terrible un torrent du mont voisin des nues.

» Ah ! que n'ai-je péri sous ton bras redouté !

» Par les bardes lointains mon nom serait chanté.

» Mais je meurs inconnu, la gloire m'est ravie,

» Et le glaive du faible a terminé ma vie.

» Non, Elmor doit laisser un brillant souvenir.

» Emporte cet espoir; les fils de l'avenir,

» Par la harpe avertis de ta gloire immortelle,

» A leurs fiers descendants t'offriront pour modèle,

» A l'heure où, fatigués de la longueur des nuits,

» Ils rediront les faits des temps évanouis. »

Dans les regards d'Elmor brille un rayon de joie;

Il sourit à la mort qui vient saisir sa proie,

8'avance d'un pas lent vers Fingal attristé.

Et remet en ses mains son glaive ensanglanté.

« Conserve, » lui dit-il, « conserve cette épée,

» Faible et vil instrument de ma gloire trompée.

» Que tes bardes, du moins par delà le trépas,

» D'un chant injurieux ne me poursuivent pas.

» J'ai brillé pour m'éteindre au matin de la vie ;

» Mais de quels pleurs amers ma mort sera suivie !

MEURTRE DU FILS UNIQUE d'aIFFÉ. 63

») Quel long deuil va régner sur les bords du Lora, » Et combien va gémir l'époux de Moïna ! »

II expire à ces mots. Clessamor, sur le sable Tombe près de son fils, le reconnaît sanglant, Jette un cri douloureux, et meurt en l'embrassant. Trois jours entiers à leur fin déplorable

Nous donnâmes de justes pleurs;

Trois jours entiers la harpe lamentable

En funèbres accords exprima nos douleurs.

Fille du grand Toscar, au pied de cette roche

S'élève leur tombeau, du chasseur respecté.

Un noir fantôme en interdit l'approche,

Et quand de son char argenté La lune épanche une clarté douteuse, De Moïna Tombre mystérieuse Y vient gémir en liberté (1).

Clessamor (Cûchulainn), père sensible comme on l'était dans la littérature du dix-huitième siècle, ne put survivre à son fils. Le Cûchulainn authentique avait la vie plus dure. Les héros de la vieille littérature irlandaise ne mouraient pas de chagrin ; le moral n'avait pas tant d'action sur leur vigoureuse organisation physique. Pour leur ôter la vie, il fallait de grands coups de lance ou d'épée. On verra plus loin comment mourut Cûchulainn.

D

COMBAT DE RUSTEM CONTRE SON FILS SOHRAB.

La grande épopée persane connue sous le nom de Schah Nameh contient un épisode qui offre une grande ressemblance

(1) Ossian, poésies galliques en vers français, par M. Baour- Lormian, de l'Académie Française. édit., p. 67-69.

64 CYCLE d'ulster.

avec la légende irlandaise du nneurtre d'AifFé. Je dois l'indica- tion de cet épisode à M. F. Lolh qui en a rédigé le résunié suivant :

Le héros iranien Rustem, au moment de quitter la princesse Tehmimeh, lui laisse un onyx en lui re- commandant de rattacher au bras du fils qui lui naîtra. Neuf mois après, Tehmimeh accouche d'un fils, auquel elle donne le nom de Sohrab. A. un mois, Sohrab était fort comme un enfant d'un an. A dix ans il surpassait chacun par sa force prodigieuse. Etonné lui-même de ses exploits, il somme sa mère de lui apprendre quel est son père. Elle lui nomme Rustem. Sohrab se décide alors à rejoindre son père, mais sans se faire connaître. Par suite des machina- tions d'Afrasiab, roi du Touran , il est amené à se battre en combat singulier contre Rustem qu'il ne reconnaît pas. IjO vieux héros est d'abord terrassé par son fils, mais il réussit à se redresser, grâce à un stratagème, et, cette fois, il triomphe de Shorab et le tue. Mais avant de mourir, le jeune héros me- nace le vainqueur de la colère de son père Rustem. Désespoir de celui-ci qui reconnaît alors son fils et qui ne songe plus qu'à la mort. Un épisode curieux c'est celui nous voyons Sohrab en chemin pour rejoindre son })ère, combattre contre une amazone, Ourdaferid. On se rappelle que, dans la légende irlandaise, c'est le père, Gùchulainn , qui combat et triomphe de l'amazone d'Albion. Le récit persan pourrait avoir gardé, sur ce point, une tradition an-' tique, mais en la défigurant, puisqu'il attribue au

MEURTRE DU FILS UNIQUE d'aIFFÉ. 65

fils, Sohrab, cet exploit qui, dès lors, ne tient nulle- ment au reste du récit (1). Ferdinand Lot.

La légende de Sohrab est, avec raison, considérée par les critiques comme une des meilleures parties du Schah Nameh.

(1) Schah Nameh {Livre des Rois, composé par Firdousi, à la fin du dixième siècle), trad. Mohl, in-fol., Paris, 1842, t. II, p. 79- 177 ; édition in-12, Paris, 1876, p. 69 et suiv. L'épisode de Gur- daferid se trouve dans l'édition in-folio , p. 101 et suiv. ; dans l'édition in-12, il commence à la page 73.

V

Histoire du cochon de Mac Dâthô ^*^

Le texte irlandais de ce morceau est conservé par trois ma- nuscrits, dont le plus ancien date du milieu du douzième siècle. Il a été publié pour la première fois par M. Windisch, Irische Texte, t. I, p. 96-106, en 1880, mais sans traduction. L'auteur de la traduction que voici, M. Louis Duvau, s'est efforcé de rendre avec exactitude le sens de l'original ; mais il a parfois allégé le texte de quelques mots, et, dans les passages mani- festement corrompus, surtout dans les parties versifiées, il a pris d'assez grandes libertés. M. Windisch a eu l'obligeance de jeter les yeux sur une épreuve et d'indiquer à l'auteur d'utiles corrections. Cette traduction a paru pour la première fois dans la Revue archéologique, série, tome VIII (1886), page 338 et suivantes.

Dans l'histoire du cochon de Mac Dâthô, la primauté, parmi les guerriers d'Ulsler, appartient à Conall le triomphateur qui fut supplanté, plus tard, par Cûchulainn, comme on verra dans le morceau suivant.

1. Il était un roi de Leinster, fort célèbre, nommé Mac Dâthô. Ce roi avait un chien, Ailbé, qui défen-

(1) Fils de deux muets.

HISTOIRE DU COCHON DE MAC DATHO. 67

dait toute la province, et remplissait l'Irlande de sa renomffiée. Un jour, on vint de la part d'Ailill (1) et de sa femme Medb, le demander à son maître. En même temps arrivaient, dans le même but, des envoyés de Gonchobar, fils de Ness. On leur fît à tous bon accueil ; on les introduisit dans le châ- teau.

Il y avait alors six châteaux en Irlande : c'étaient, outre celui de Mac Dâthô, le château de Daderga dans la province de Guala, le château de Forgall le Rusé, celui de Mac Dareo en Brefné, celui de Dachoca en Westmeath, celui de Blai le fermier en Ulster. Le château de Mac Dâthô avait sept portes ; à chacune d'elles aboutissait un chemin. Il y avait aussi sept foyers et sept chaudrons, un bœuf et un cochon dans chacun d'eux. Chaque passant plongeait une fourchette dans le chaudron : si, du premier coup, il atteignait un morceau, il le mangeait; s'il ne réussissait pas la première fois, il ne pouvait recommencer.

2. On amena les messagers dans la chambre de Mac Dâthô, pour qu'il leur fît part de sa décision avant la fête (2). Ils prirent la parole : « Nous » venons, » dirent ceux de Gonnaught, a te de- » mander ton chien de la part d'Ailill et de Medb. )) Tu recevras immédiatement trois mille vaches lai- » tières, un char et deux chevaux, les plus beaux du

(1) Roi de Gonnaught.

(2) La fête célébrée à Tara, capitale de l'Irlande.

68 CYCLE D ULSTER.

» Connaught; et, au bout d'un an, nous te donne- » rons encore une fois autant. 2> « Nous somnaes » venus de la part de Gonchobar, » dirent les en- voyés d'Ulster, t t'adresser la même demande. » L'amitié de Gonchobar n'est point à dédaigner. » Tu recevras des troupeaux et des richesses, et , au 2> bout d'un an, il t'en sera encore donné une fois » autant; tu auras, de plus, l'amitié de notre roi. > 3. Mac Dâthô garda longtemps un profond silence; longtemps il resta sans boire ni manger, se tour- nant et se retournant sans cesse. Sa femme lui dit enjBn : « Voilà longtemps que tu jeûnes; tu laisses, » sans y toucher, la nourriture qu'on t'apporte. » Qu'as-tu donc? » Mac Dâthô ne répondit rien. Sa femme reprit [en chantant] (1) :

L'insomnie a envahi La maison de Mac Dâthô.

Il déUbère sur quelque affaire. Il ne veut parler à personne.

Il se tourne et se retourné loin de moi, contre le mur, Le héros irlandais aux brillants exploits.

Sa femme prudente se demande Pourquoi il ne peut trouver le sommeil.

MAC DATHÔ [chante] .

Crimthand Nia Nair a dit : Ne confie point ton secret aux femmes.

Secret de femme est mal caché. Confie-t-on sa bourse à son esclave?

(1) Ce qui suit est en vers dans l'original.

HISTOIRE DU COCHON DE MAC DATHO. 69

LA FEMME.

Que dirais-tu à ta femme, Sinon ce qui t'embarrasse?

L'idée qui ne te vient pas Peut venir à l'esprit d'un autre.

MAC DATHÔ.

Le chien de MesroïdaMac Dâthô Est entré chez lui en un jour de malheur.

Beaucoup de fiers guerriers tomberont à cause de lui : Ce chien sera cause de bien des combats.

Si je ne le donne à Conchobar, Bien grands seront les exploits de ce roi ;

Ses armées ne me laisseront Ni troupeaux, ni domaines.

Si je le refuse à Ailill , Que d'enclos ravagés, dans toute ma province,

Par le fils de Maga ! Jamais on n'a vu torrent plus impétueux !

LA FEMME.

Je vais te donner un conseil Qui ne te sera point funeste :

Promets-leur le chien à tous deux. Qu'importent ceux qui tomberont à cause de lui?

MAC DATHÔ.

Le conseil que tu me donnes Me délivre de mes soucis ;

Je leur promets Ailbé à tous deux : On verra bien qui remmènera.

4. Mac Dâthô se leva en se secouant : « Voilà, » dit-il, « qui rendra tout le monde heureux, nous et

70 CYCLE d'uLSTER.

» nos hôtes. » Ceux-ci attendaient chez lui depuis trois jours et trois nuits. Mac Dâthô fit d'abord appeler les envoyés de Gonnaught. « Un grand » combat, » leur dit-il, « s'est livré dans naon » esprit ; j'ai longtemps hésité. Enfin, j'ai vu clai- » rement ce qu'il me fallait faire. Je donne mon » chien à Ailill et à Medb. Qu'ils viennent le cher- » cher, tout joyeux de leur triomphe. Ils seront ici È les bienvenus : on leur servira à boire et à man- » ger, puis ils emmèneront Ailbé. » Les envoyés remercièrent Mac Dâthô de sa réponse favorable.

Il alla trouver ensuite les envoyés d'Ulster : « J'en ai fini, » leur dit-il, « avec mes hésitations. » Je donne mon chien à Gonchobar. Qu'il en soit fier ! » Que les héros d'Ulster viennent en foule chercher > Ailbé en apportant les présents promis; il leur » sera fait bon accueil. » Les envoyés remercièrent Mac Dâthô.

5. Or il arriva que ce fut le même jour que se réunirent les gens d'Ulster et les gens de Gonnaught. Personne ne manqua au rendez-vous. Les guerriers de deux des cinq provinces d'Irlande, rassemblés le même jour, arrivèrent devant la porte du château de Mac Dâthô.

Le maître vint lui-même au-devant d'eux, et leur souhaita la bienvenue. « Guerriers , » dit-il, « je n'étais point préparé à vous offrir aujourd'hui » l'hospitalité. Soyez pourtant les bienvenus ; entrez » dans la cour du château. > Tous entrèrent. Une moitié du château était occupée par les gens de Gon-

HISTOIRE DU COCHON DE MAC DATHO. 71

naught; l'autre, par ceux d'Qlsler. On ne pouvait dire qu'il fût petit, le château de Mac Dâtliô : il avait sept portes, et cinquante lits trouvaient place d'une porte à l'autre.

Ce ne furent point des visages amis que l'on vit à ce repas; beaucoup de convives se querellèrent entre eux. Gela se passait trois cents ans avant la nais- sance de Jésus-Ghrist (1).

En l'honneur de ses hôtes, Mac Dâthô fit tuer son cochon , que trois cents vaches avaient nourri sept années durant. G'est de poison qu'elles l'avaient nourri, car pour lui furent massacrés bien des guerriers d'Irlande.

6. On apporta le cochon ; quarante bœufs étaient étendus en travers. Il y avait encore beaucoup d'autres viandes.

Mac Dâthô dirigeait lui-même le service. « Gertes, j> dit-il, « on ne pourrait, dans toute la province, » trouver des bœufs et des cochons comme ceux » que je vous donne. Et, s'il manque quelque chose » aujourd'hui, j'en ferai tuer d'autres demain. »

« Il a l'air bon , ce cochon , » dit Gonchobar. « Oui, vraiment, » répondit Ailill; « mais, ô Gon- » chobar, comment le découpera-t-on? » « Quoi » de plus simple. Dans cette salle sont les glo- » rieux héros d'Irlande ! » répliqua du haut de sa couche Bricriu (2), fils de Garbad. « A chacun sa part

(1) Addition d'un érudit irlandais, onzième siècle (?)

(2) Personnage querelleur et moqueur de l'épopée irlandaise.

72 CYCLE d'ulster.

ï suivant ses combats et ses exploits! Mais avant » que les parts ne soient faites, chacun donnera » plus d'un coup sur le nez de son compagnon. » « Soit, » dit Ailill. « C'est juste, » dit Gon- chobar, « nous avons ici les guerriers qui ont dé- » fendu nos frontières. »

7. c( Ils seront battus cette nuit, tes guerriers, ï Gonchobarî » dit Senlaech Arad, de la joncheraie de Gonalad en Gonnauglit. « Yous avez laissé entre j> mes mains bien des bœufs gras , lors de la vic- )) toire des gens de Luachra-Declad. » « Tu as » laissé chez nous un bœuf bien plus gras encore, » répliquèrent les guerriers d'Ulster; « ton frère » Gruachniu, fils de Ruadlom, des collines de Go- » nalad. » « Et vous-mêmes, » dit Lugaid, fils de Cùrôi, « vous n'avez pas fait mieux quand vous 7> avez laissé entre les mains d'Echbel, fils de Deda, D le fils d'un roi d'Ulster, Loth Môr, fils de Fergus » Mac Leti. > « Quel avantage en pouvez-vous T> tirer? » dit Geltchair, fils d'Uthéchar, « j'ai vengé » cet outrage : Gonganchness , autre fils de Deda, > est tombé sous mes coups, et je lui ai coupé la 0 tête. »

8. Cependant, un guerrier osa se dresser seul en face de tous les guerriers d'Irlande ; c'était Cet, fils de Maga. Assez courageux pour braver tous les au- tres, il s'installa près du cochon, un couteau à la main : « Qu'on trouve, » dit-il, « parmi tous les )) guerriers d'Irlande, un homme pour me résister et » me disputer l'honneur de faire les parts! »

HISTOIRE DU COCHON DE MAC DATHO. 73

9. Les gens d'Ulster gardaient le silence. « Tu » vois, Loégairé, » dit Gonchobar. « Il n'est pas » juste, » répondit Loégairé, « que Cet découpe » ainsi le cochon à notre barbe. » « Attends, » Loégairé! » dit Cet, « j'ai quelque chose à te dire. )) C'est l'usage, gens d'Ulster, que tout jeune homnae i> qui prend chez vous les armes, vienne planter sur » notre territoire le poteau qui sert de but (i). » Lorsque nous nous rencontrâmes à la frontière, » tu y laissas ton char et tes chevaux ; tu dus toi- » même te sauver avec un javelot à travers le corps. » Ce n'est pas ainsi, Loégairé, que l'on acquiert le » droit de faire les parts dans un festin. » Loégairé se rassit.

10. a II n'est pas juste, » dit un beau et grand guerrier en se levant de sa couche, « que Gêt dé- » coupe ainsi le cochon à notre barbe. )> « Quel D est cet homme? » dit Gêt. « Un meilleur guer- » rier que toi, » répondit-on. « G'est Oengus, fils de » Lâm Gabuid (2), d'Ulster. » « Sais-tu, » dit Gêt, (( pourquoi ton père a reçu ce nom? » « Que )) veux-tu dire? » « Je le sais, moi, » reprit Gêt. « J'allai un jour en Ulster. On poussa de grands cris, » on s'attroupa; entre autres arriva Lâm. Il me » lança un énorme javelot; je le ramassai et le lui » lançai à mon tour. Sa main fut coupée et tomba

(1) Allusion à une sorte de jeu ou d'exercice.

(2) Ce nom signifie littéralement : « Main de danger, » c'est-à- dire manchot.

74 CYCLE d'ulster.

» sur le sol. Et le ûls de cet homme voudrait lutter » contre moi! » Oengus regagna sa place.

11. (( Quelqu'un veut-il lutter encore, )) dit Cet, « ou faut- il que je découpe le cochon? » « Il » n'est pas juste que ce soit toi qui le découpes, » dit un beau et grand guerrier d'Ulster. « Quel est » cet homme? » dit Cet. « C'est Eogan, » cria- t'On, « fils de Durthach, roi de Fernmag. )> « Je » t'ai déjà vu avant ce jour, » dit Cet. « m'as-tu » vu? » « Devant la porte de ta maison, lorsque » j'enlevais tes vaches. On poussait de grands cris. » Tu arrives au bruit ; tu me lances un javelot que » mon bouclier arrête. Je te lance le même trait, » qui te traverse la tête et te fait sortir un œil de » l'orbite. Tous les guerriers d'Irlande peuvent le » voir : tu n'as qu'un œil; l'autre, c'est mon arme » qui te l'a enlevé. » Eogan dut se rasseoir.

12. « Allons, gens d'Ulster, qui va maintenant me » disputer cette place? » « Ce n'est point toi qui » feras les parts, » dit Munremur, fils de Gergend. (( N'est-ce pas Munremur qui parle ainsi? » dit Cet. (( Je me suis enfin vengé de l'injure qui m'avait » été faite. Il n'y a pas trois heures que j'ai rapporté » les têtes de trois de tes guerriers, et parmi elles » est la tête de ton fils aîné. » Munremur se rassit.

(( Eh bien ! qui veut lutter maintenant? » <( Moi, » dit Mend, fils de Salcholcan. « Qui es-tu, » toi? » dit Cet. « C'est Mend, » cria-t-on. « Lui, lutter avec moi, » reprit Cet, « le fils de celui )) qu'on a surnommé Porte-béquilles! Sais-tu bien

HISTOIRE DU COCHON DE MAC DATHO. 75

» que c'est à moi que ton père doit ce surnom? » C'est moi qui, d'un coup d'épée, lui ai tranché le » talon. Et maintenant , il n'a plus qu'une jambe. )) Gomment le fils d'un impotent pourrait-il lutter » avec moi? »

13. « Qui veut me disputer cette place? » dit Cet. « Moi! » répondit un guerrier d'Ulster, de grande taille, grisonnant et fort laid. « Qui es-tu? » « C'est Celtchair, fils d'Uthéchar, » répondit-on. <( Attends un peu, Celtchair, dit Cet, je vais bien » vite confondre ton audace. Un jour, Celtchair, je )) vais jusqu'à la porte de ta demeure. On pousse de » grands cris; tout le monde accourt. Tu vins avec )) les autres, et bien mal t'en prit. Tu me lances un » javelot; je t'en envoie un autre qui te transperce » la cuisse et t'atteint au bas-ventre. Depuis ce mo- » ment, tu en souffres toujours; et dans la suite, ô )) Celtchair, tu n'as plus eu de fils ni de filles. Gom- » ment voudrais-tu me disputer le premier rang? » Celtchair se rassit.

14. « Qui veut lutter? » dit Cet. « Moi, » dit Cûscraid le Bègue de Mâcha , fils de Conchobar, roi d'Ulster. « Qui es-tu? » dit Cet. « C'est Cûs- > craid, » cria-t-on; a il sera roi un jour et sa beauté » est digne de son rang. » « Ton ignorance n'est » pas flatteuse pour moi, Cet, » dit le jeune homme. C'est bien , » répondit Cet. « Mais lorsque tu » partis pour accomplir ton premier exploit;, jeune » homme, nous nous rencontrâmes à la frontière. » Tu y laissas un tiers de tes hommes et tu t'en re-

76 CYCLE d'ulster.

» tournas toi-même avec une flèche dans la gorge ; » voilà pourquoi tu as tant de peine à parler. Aussi, » depuis ce temps, t'appelle-t-on Cûscraid le Bè- » gue. »

Cet avait humilié toute la province d'Ulster.

15. Au moment où, le couteau à la main, il s'ap- prochait du cochon , on vit Gonall le Triomphateur entrer en sautant dans la maison. Les gens d'Ulster lui souhaitèrent la bienvenue. Gonchobar retira sa couronne et l'agita en l'air. « C'est à nous à faire > nos parts, » dit Gonall; « qui les a faites? » « Tu nous vois forcés de les laisser faire à cet » homme, à Cet, fils de Maga , » répondit Goncho- bar. — « Est-il juste , Gèt , » dit Gonall , « que ce » soit toi qui découpes le cochon? » Get chanta :

Salut, Gonall ! Cœur de roche !

Sauvage ardeur, feu guerrier ! Tu as l'éclat du cristal.

Ton sang bout de colère, Cœur de héros !

Couvert de blessures, toujours victorieux, Le fils de Findchôem s'est dressé devant moi.

Gonall reprit en chantant :

Salut, Cet ! Cet, fils de Maga !

Noble héros ! Cœur de cristal !

Beau comme un cygne !

HISTOIRE DU COCHON DE MAC DATHO. 77

Vaillant guerrier, très vaillant !

Océan courroucé ! Beau taureau en fureur!

Cet, fils de Maga ! On célébrera notre lutte corps à corps.

On célébrera la fin de notre combat. Il en sera parlé en Fer-Brot ;

On en racontera l'histoire en Fer-Manacîi. Les héros vont voir le lion du furieux combat,

Les cadavres sur les cadavres dans le château cette nuit.

16. « Lève-toi donc et cède-moi la place, » dit Gonall. « Qui te donne ce droit? )> répondit Cet.

(( Tu as le droit , » dit Gonall , « de ne pas me » céder sans combat. Cet , j'accepte de lutter avec » toi. J'en jure le serment que jure mon peuple : )) depuis le premier jour que j'ai tenu un javelot » dans la main, il ne m'est pas souvent arrivé de » dormir sans avoir, pour reposer ma tête, la tête » d'un homme de Gonnaughi. Il ne s'est point passé )) un seul jour, une seule nuit, que je n'aie tué » quelque ennemi. » « G'est vrai, » dit Gêt, « tu » es un meilleur guerrier que moi. Mais si Anlùan )) était dans ce château, lui, du moins, pourrait lut- » ter contre toi. Quel malheur qu'il ne soit pas ici! »

« Il y est, » dit Gonall; et, tirant de sa ceinture la tête d'Anlûan , il la lança contre la poitrine de Gêt. Un flot de sang jaillit de la bouche de Gêt, qui s'éloigna, tandis que Gonall s'installait à sa place.

17. « Qu'on vienne maintenant me disputer cette » place ! )) dit Gonall ; et , de tous les guerriers de

78 CYCLE d'ulster.

Gonnaught, aucun ne se présenta. On apporta une cuve en métal repoussé pouvait tenir un bœuf entier. On la plaça près de lui comme un rempart, car il allait y avoir dans le château bien des disputes et bien des coups donnés par de méchantes gens.

Gonall se mit à découper : mais, avant de faire les parts , il prit la queue du cochon et, la portant à sa bouche, il la mangea avidement. Il fallait neuf hommes pour la porter : cependant Gonall la dévora tout entière.

18. Aux gens de Gonnaught, il ne donna que les deux pieds de devant : la part était maigre. Aussi , tout à coup, les guerriers de Gonnaught se lèvent, ceux d'Ulster les imitent. Ils en viennent aux mains.

Il y eut bien des soufflets échangés (1). Les corps des guerriers, entassés sur le sol du château, s'amon- celaient jusqu*au haut des murs. Des ruisseaux de sang coulaient jusqu'aux portes. G'est que furent tués bien des guerriers. Ghacun frappait son ennemi en poussant de grands cris. Enfin le ruisseau de sang se répandit sur le sol de la cour.

Alors Fergus saisit un grand chêne qui poussait et le déracina. Il tue les ennemis en dehors de l'enceinte. Le combat a lieu maintenant à la porte de la cour.

19. Alors sortit Mac Dâthô , tenant son chien. Il le lâcha au milieu des combattants pour voir de quel côté il irait. Ge chien était fort intelligent. Il

(l) Comme l'avait annoncé Bricriu 6).

HISTOIRE DU COCHON DE MAC DATHO. 79

préféra les gens d'Ulster, et, s'élançant sur ceux de Gonnaught, il en fît un grand carnage. Les guer- riers de Gonnaught furent vaincus.

On rapporte que, dans les plaines d'Ailbé, le chien saisit dans sa gueule l'essieu du char qui emportait Ailill et Medb, roi et reine de Gonnaught. Leur co- cher, Ferloga, lui coupa la tête; le corps tomba d'un côté, la tête resta attachée à l'essieu. On dit que c'est de que vient le nom de Mag Ailbé (1), car Ailbé était le nom du chien.

20. Dans leur fuite, les souverains de Gonnaught se dirigeaient vers le sud, du côté de Belach Mugna Senrôirind , vers le gué de Midbiné, en Mastin , par delà la colline de Griag, que l'on appelle aujour- d'hui Kildare ; ils passèrent devant la forteresse d'Imgan, dans le bois de Gaiblé, atteignirent le gué du Fils de Lugné , laissèrent derrière eux la colline des Deux-Ghamps et le pont de Gairpré. Près du gué du Ghien, en Bile, la tête d'Ailbé tomba de l'essieu.

En traversant la lande de Midé , à l'ouest , Fer- loga, le cocher d'Aihll, descendit du char et se ca- cha dans la bruyère. Quand Gonchobar (2) arriva , Ferloga sauta par derrière dans son char et lui saisit la tête à deux mains : « Je te laisse la vie, Goncho- » bar, » dit-il, « que me donneras-tu pour cela? » « Dis-moi ce que tu veux, » répondit le roi.

(1) « Plaine d'Ailbé. »

(2) Gonchobar poursuivait Ailill et Medb.

80 CYCLE d'uLSTER.

( Peu de chose, Gonchobar ; emmène-moi avec toi à ) Emain-Macha (1), et là, ordonne aux femmes à ) marier et aux filles nubiles d'Ulster de venir tous

les soirs chanter en chœur autour de moi : (( Fer-

loga est mon bien-aimé. »

Il fallut bien obéir : on n'osait pas résister à cause de Gonchobar. Et, au bout d'un an, le roi renvoya Ferloga au gué de Luan , en Gonnaught, avec deux chevaux à brides d'or. Louis Duvau.

(l) Capitale de l'Ulster.

VI

Festin de Bricriu

Le texte irlandais de ce morceau a été publié par M. E. Win- disch, Irische Texte^ t. I (1880), p. 254-303, d'après un manus- crit de la fin du onzième siècle ou du commencement du douzième, avec les variantes de deux manuscrits plus ré- cents, les unes au bas des pages précitées, les auti'^s aux pages 330-336. La traduction suivante a été faite à l'aide du vocabulaire qui termine le tome I des Irische Texte. Le traduc- teur ne s'est que très rarement écarté du sens proposé par M. Windisch ; il n'a eu qu'en très peu de cas la hardiesse de proposer une interprétation des mots dont M. Windisch n'avait pas donné d'explication.

Le sujet du Festin de Bricriu, comme celui de V Histoire du cochon de Mac Dâthô est une querelle occasionnée par une question de primauté au début d'un repas. Dans VHistoire du cochon de Mac Dâthô, il s'agit de savoir qui aura l'honneur de faire les parts; cet honneur revient au guerrier dont les ex- ploits attestent la suprématie, c'est-à-dire à Conall le Triom- phateur. Dans le Festin de Bricriu^ trois guerriers, dont Conall, se disputent une part de choix dite le morceau du héros ; elle

6

82 CYCLE d'ulster.

est attribuée à Cûchiilainn , qui l'emporte sur Conall. On sait par Poseidonios, qu'un siècle avant notre ère, des querelles dont le motif était le même ensanglantaient déjà les festins celtiques.

Sommaire :

A. Morceau du héros a Emain Mâcha [capitale de l'Ulster], g 1-21. B. Combat de paroles entre les femmes d'Ulster, § 22-35. [Episode L Le brouillard et le géant, § 36-41]. G. Marche des Ulates jusques a Cruachan Aï, capitale du CoNNAUGHT, § 42-56. [Episode II. Les chats enchantés, § 57]. [Episode III. Jugement de Medb entre les trois héros, § 58-63]. [Episode IV. Le tour de force de la roue, § 64]. [Episode V. Le tour de force des aiguilles, § 65]. [Episode VI. Jugement de Samera, § 66-68]. [Episode VIL Combat contre Ercoil, § 69-71]. [Episode VIII. Le jugement de Medb reste sans effet, § 72-74]. [Episode IX. Leblond, fils de Leblanc, refuse de prononcer une sentence^ g 75]. [Episode X. Juge- ment de Terrible, fils de Grande Crainte, § 76-78]. [Epi- sode XI. Les épreuves au château de Cûroi, leurs conséquen- ces, § 79-90]. D. Acquisition de la primauté guerrière a Emain Mâcha, § 91-94 (1).

A. Morceau du héros a Emain-Magha.

1. Un grand festin fut offert au roi d'Ulster Goncho- bar, fils de Ness , et à tous les Ulates [ou habitants de rUlster] , par Bricriu , dit « à la langue empoi- sonnée. » Bricriu passa une année entière à préparer

(1) Une partie des épisodes paraissent être des interpolations. Sur la composition de ce morceau, voir la note finale, p. 146, 147.

FESTIN DE BRIGRIU. 83

ce festin. Il construisit une belle maison pour servir de salle à manger. Il la fît bâtir dans la forteresse de Rudraigé, à l'imitation du palais royal de Conchobar à Emain-Macha [capitale de TUlster], mais l'édifice nouveau fut supérieur à tout autre de cette époque, tant par la qualité des matériaux que par le talent de l'architecte, par la finesse du travail des piliers et de la façade, par l'éclat, le prix, la valeur artistique, la célébrité des sculptures et du portique.

2. La salle à manger était disposée comme celle du roi suprême à Tara , capitale de l'Irlande. Il y avait neuf lits du foyer à la paroi. Chacune des fa- çades comptait trente-cinq pieds de hauteur; elles étaient couvertes d'ornements en bronze doré. Contre une des façades de ce palais se dressait un lit royal destiné à Conchobar, roi d'Ulster; ce lit dominait tous les autres ; il était décoré de pierres précieuses, es- catboucies et autres, d'une grande valeur. L'or, Targent , les escarboucles, les pierreries de toute provenance qui couvraient ce lit avaient tant d'éclat qu'il était la nuit aussi brillant que le jour. On monta ensuite autour de lui douze autres lits, des- tinés aux douze principaux guerriers d'Ulster. Autant cet ameublement était remarquable, autant étaient solides les matériaux employés à la construction de l'édifice. Il avait fallu un chariot pour apporter cha- que poutre et sept hommes des plus forts d'Irlande pour mettre en place chaque solive ; trente charpen- tiers des meilleurs charpentiers d'Irlande dirigeaient le travail.

84 CYCLE d'ulster.

3. Au-dessus fut bâtie une chambre haute pour Bricriu lui-même. Elle avait la même élévation que les lits de Gonchobar, roi d'Ulster, et des guer- riers. Décorée d'ornements particulièrement admira- bles, elle était percée d'une fenêtre vitrée sur cha- que face. Au-dessus du lit destiné à Bricriu, une fe- nêtre était disposée de manière à donner à Bricriu vue de son lit sur la grande salle , car il savait que les Ulates ne le laisseraient pas entrer dans cette salle.

4. Quand Bricriu eut terminé la construction de sa grande maison et de sa chambre haute, quand il eut achevé de réunir ce qu'il fallait pour le festin , d'abord comme couvertures de lits, étoffes rayées, courtes-pointes, oreillers, ensuite comme breuvage et victuailles, quand il ne lui manqua plus rien, ni mobilier, ni provisions de bouche, il partit et alla trouver à Emain-Macha [capitale de l'Ulster] Gon- chobar et les grands, réunis autour de ce roi.

5. Précisément ce jour-là , il y avait une assem- blée solennelle des Ulates à Emain-Macha. On fît bon accueil à Bricriu et celui-ci s'assit à côté de Goncho- bar. Il adressa la parole à Gonchobar et au reste des Ulates : « Venez chez moi , vous y ferez un repas » que je vous offre. » « J'accepte, » répondit Gonchobar, « si les Ulates y consentent. » Fergus, fils de Roeg, et les autres grands d'Ulster répli- quèrent : « Nous n'irons pas, car si nous allions 1) faire le repas auquel nous sommes invités, Bricriu » provoquerait entre nous des querelles, et, parmi

FESTIN DE BRICRIU. §0

» nous, le nombre des morts serait plus grand que » celui des vivants. »

6. « Ce que je vous ferai sera pire, » dit Bricriu, a si vous ne venez pas chez moi. » « Que feras-ta » donc? » demanda Gonchobar, « si les Ulates ne vien- » nent pas chez toi. » « Ce que je ferai ! » répli- qua Bricriu, « j'exciterai des querelles entre les rois, » les chefs , les guerriers illustres , les jeunes sei- » gneurs ; ils s'entre-tueront, s'ils ne viennent pas » chez moi boire la bière de mon festin. » « Nous » ne nous tuerons pas à cause de toi, » répondit Gon- chobar. Bricriu reprit : « Je mettrai la brouille en- » tre les fils et les pères, ils s'entre-tueront ; si je » ne parviens pas à vous amener chez moi, je jette- » rai la discorde entre les filles et les mères ; si je » ne parviens pas à vous amener chez moi, je pro- » voquerai la dissension entre les deux mamelles de » chaque femme, leurs mamelles s'écraseront l'une » contre l'autre, elles pourriront, elles périront. » <r Vraiment, » dit Fergus, fils de Roeg, « il vaut » mieux y aller. » « Mettez la question en déli- » béré, » dit [le jurisconsulte] Sencha, fils d'Ailill, « qu'un petit nombre de chefs examinent s'il est » bon d'accepter l'invitation. » o On aurait tort, » ajouta Gonchobar , « de ne pas étudier l'affaire en » conseil, d

7. Les nobles Ulates allèrent discuter ensemble. La conclusion de la discussion fut d'adopter l'avis de Sencha. « Eh bien 1 » dit Sencha, « puisqu'il faut » que vous aUiez chez Bricriu , choisissez des eau-

86 CYCLE d'ulster.

j> lions qui vous garantiront sa bonne conduite ; j> mettez auprès de lui huit hommes armés d'épées » qui l'entoureront chaque fois qu'il sortira de la » maison , mais cette surveillance ne commencera » que lorsqu'il vous aura montré les préparatifs du ») festin. î» Furbaidé Ferbend, ûls de Gonchobar, alla porter cette réponse à Bricriu et lui raconta toute la discussion qui avait précédé la décision. « Je veux » bien qu'on fasse ainsi, dit Bricriu.

Les Ulates partirent donc d'Emain-Macha ; chaque bataillon entourait son roi inférieur, chaque corps d'armée son roi supérieur, chaque compagnie son prince. Elle était jolie, elle était admirable la marche des guerriers et des héros qui s'avançaient vers le palais de Bricriu.

8. Bricriu réfléchissait; il se demandait comment il s'y prendrait pour préparer entre les Ulates une querelle qui éclaterait quand les guerriers garants de sa bonne conduite seraient venus le surveiller. Lorsque la lumière se fut faite dans son esprit et que ses réflexions eurent abouti , il alla dans l'en- droit où se trouvait Loégairé le vainqueur, fils de Gonnad, fils d'Ilia, entouré de ses compagnons. 0 Eh bien ! » dit Bricriu, « ô Loégairé le vainqueur, » toi qui frappes si fortement dans la plaine de Bri, » toi qui frappes si ardemment en Midé, ours à la » flamme rouge, vainqueur des guerriers d'Ulster ! ï> pourquoi ne serait-ce pas toi qui toujours aurais » dans Emain le morceau du héros? » « Si c'est s à moi que le morceau du héros doit revenir, »

FESTIN DE BRICRIU. 87

répondit Loégairé, « certes, je l'aurai. » « Je te » ferai obtenir la primauté parmi les gjaerriers d'Ir- » lande, » dit Bricriu , « si tu suis mon conseil. » « Je le suivrai, » répondit Loégairé.

9. « Si tu as le morceau du héros dans ma mai- » son , » poursuivit Bricriu , « tu l'auras toujours » dans Emain-Macha [capitale de l'Ulster]. Tu feras w bien d'obtenir dans ma maison le morceau du hé- » ros, ce morceau de héros ne sera pas conquis dans » une maison de fou. Il y a dans ma maison une » cuve qui peut contenir trois des héros d'Ulster » après qu'on l'a remplie de vin naturel. Il y a dans » ma maison un cochon de sept ans ; depuis qu'il » fut petit cochon, il n'est entré dans sa gueule que » de la bouillie, du lait et du potage au printemps, » du lait caillé et du lait frais en été, des noix et du » froment en automne, de la viande et du ragoût » en hiver. Il y a dans ma maison une vache de » sept ans; depuis qu'elle a été petite génisse, il » n'est entré dans sa gueule ni bruyère, ni mauvais » fourrage ; elle n'a mangé que du lait frais et de -!> la petite herbe verte. Il y a dans ma maison cent » pains de froment cuits au miel; vingt-cinq sacs » de grain ont été employés à faire ces cent pains ; » pour quatre pains, il fallait un sac. Tel sera le » morceau du héros dans ma maison, » dit Bricriu. « Puisque c'est toi qui es le meilleur des guerriers » d'Ulster, c'est à toi qu'on doit donner ce morceau » et c'est pour toi que je l'ai désiré. Quand donc » sera prêt le festin du dernier jour, que ton cocher

88 CYCLE d'ulster.

» se lève et ce sera à loi qu'on apportera le morceau » du héros. » « Il y aura, » répondit Loégairé , « il y aura des hommes tués ce jour-là, ou ce que tu > me fais espérer se réalisera. » Bricriu sourit, il était content.

10. Après avoir inspiré, à Loégairé le vainqueur, le désir d'une querelle, Bricriu se rendit se trou- vait Gonall le triomphateur, entouré de ses com- pagnons. « Vraiment, ô Gonall le triomphateur, d dit Bricriu, « c'est toi qui es le guerrier des vic- » toires et des batailles. Tes combats sont plus » grands que ceux de tout le reste des guerriers d'Ulster. Quand les Ulates vont dans les autres » provinces, tu pars trois jours avant eux, et tu tra- » verses le premier les gués et les plaines. Ensuite » tu es à l'arrière-garde et tu les protèges au retour. » Pour les atteindre, il faudrait te passer sur le corps. » Pourquoi, après cela, ne serait-ce pas toi qui, » toujours à Emain-Macha, aurais le morceau du » héros? > Bricriu avait bien flatté Loégairé. Il flatta deux fois autant Gonall le triomphateur.

11. Après avoir réussi, selon son désir, à exciter les sentiments querelleurs de Gonall le triomphateur, Bricriu va se trouvait la troupe de Gûchulainn. « Eh bien, » dit-il, « ô Gûchulainn, toi le vainqueur » des combats dans la plaine de Bri, toi qui portes » si élégamment ton manteau sur les rives de la 1 Liffey (1), ô fils bien-aimé d'Emain, favori des fem-

(1) Rivière qui passe à Dublin.

FESTIN DE BRICRIU. 89

» mes et des filles , ce n'esl pas en vain qu'on t'a » surnomnîé chien de garde de Gulann, car tu es » l'orgueil des Ulates, c'est toi qui les protèges dans 3) leurs grandes attaques et dans leurs grands ex- » ploits, tu apprends à chaque Ulate quel est son « droit. Le but auquel n'est arrivé aucun des Ulates » a été atteint par toi. Tous les guerriers d'Irlande » reconnaissent la supériorité de ton courage, de ta t bravoure et de tes exploits. Pourquoi laisserais-tu i> à un autre des Ulates le morceau du héros, puis- » que, parmi les hommes d'Irlande, personne n'est » capable de te le disputer? » a Je te le jure, » dit Gûchulain, « je le jure par le serment qu'on prête i> dans ma nation, il sera sans tète celui qui viendra » me disputer le morceau du héros. » Alors Bricriu partit, il retourna au milieu de ses gens; il était calme comme s'il n'eût provoqué aucune querelle.

12. Les Ulates entrèrent dans le palais de Bricriu; chacun y prit possession de son lit, tant roi qu'hé- ritier présomptif de roi, tant grand chef que petit chef et jeune homme. Une moitié de la salle fut occupée par Gonchobar avec les guerriers d'Ulster autour de lui, une autre moitié par les femmes des Ulates, rangées autour de Mugain, fille d'Echaid Fedlech, femme de Gonchobar.

Gonchobar et ceux qui l'entouraient se trouvaient dans la partie antérieure de la maison, c'étaient : Fer- gus, fils de Roeg; Geltchar,filsd'Uthechar;Eogan, fils de ûurlhacht ; Fiacha et Fiachaig, tous deux fils du roi ; Fergné, fils de Findchoim ; Fergus, fils de Lété ;

DO CYCLE d'ulster.

Cuscraid le bègue de Mâcha, fils de Gonchobar; Sencha fils d'Ailill ; Rous, Daré et. Imchad, tous trois fils de Fiacha ; Muinremur, fils de Gerrgend ; Errgé à la lèvre de cheval; Amorgéné, fils d'Ecet; Mend, fils de Salchadé; Dubthach le paresseux des Ulates, Feradach le bienheureux, Fedelmid aux nombreux manteaux, Furbaide dit le sommet des hommes, Rochad, fils de Fathem; Loégairé le vainqueur, Conall le triomphateur, Gùchulainn, Gonnad, fils de Morné; Ere, fils de Fedelmid; lUand, fils de Fergus; Fintan, fils de Niall ; Getern, fils de Fintan ; Fachtné, fils de Senchaid ; Gonlé le faux, Ailill à la langue de miel, Bricriu lui-même et la foule des autres guer- riers Ulates avec leurs fils et les gens de métier à leur service.

13. Les musiciens jouèrent de leurs instruments, les jongleurs se livrèrent à leurs exercices jusqu'à ce que vînt le moment de prévenir que le festin allait commencer. Bricriu fit lui-même l'annonce du festin et de toutes ses magnificences, puis il reçut l'ordre de quitter la salle pour dégager la responsa- bilité de ses cautions. Les cautions se levèrent, l'épée nue à la main, pour le faire sortir. Bricriu se mit en marche avec ses gens pour gagner sa chambre haute. En parlant, et au moment de quitter la salle, il prit la parole : « Ici, » dit-il, « le morceau du héros, tel » qu'il a été préparé, n'est pas le morceau du héros » d'une maison de fou. Vous le donnerez à celui » qui vous paraîtra le meilleur des guerriers Ulates. » Puis il s'en alla.

FESTIN DE BRIGRIU. 91

14. Les domestiques chargés de faire les parts se lèvent pour s'acquitter de leur office. Mais alors Sedlang, fils de Riangabair, cocher de Loégairé le vainqueur, se lève aussi : « Donnez, » dit-il, « le » morceau du héros à Loégairé le vainqueur, car il » a droit de préférence sur tous les autres guerriers » Ulates. » Id , fils de Riangabair, cocher de Conall le triomphateur, se lève également et réclame, dans les mêmes termes , le morceau du héros pour son maître. Loeg, fils de Riangabar, cocher de Gùchu- lainn, en fait autant : « Donnez, » dit-il, « le mor- » ceau du héros à Gùchulainn; pour les Ulates il n'y » aura pas honte à le lui céder, car il est leur » meilleur guerrier. » « Cela n'est pas vrai, » s'écrient Gonall le triomphateur et Loégairé le vain- queur.

15. Les trois guerriers se lèvent, saisissent leurs boucliers, tirent leurs épées, engagent le combat; dans une moitié du palais on eût cru que le ciel était en feu, tant brillaient les épées et les pointes aiguës des javelots ! Dans l'autre moitié de la salle , les boucliers, blanchis à la chaux, jetaient des reflets semblables à ceux d'une troupe d'oiseaux blancs. Le palais retentit du bruit des armes, les guerriers témoins de cette lutte tremblaient ; le roi Gonchobar et Fergus , fils de Roeg , furent saisis de colère en voyant la conduite indigne et injuste de deux des combattants qui s'étaient réunis contre un seul : Gonall le triomphateur et Loégairé le vainqueur contre Gùchulainn. Ghez les Ulates personne n'osait

92 CYCLE d'ulster.

s'interposer. Enfin, le jurisconsulte Sencha dit au roi Gonchobar : « Sépare les combattants. » En ce temps Gonchobar, chez les Ulates, était, en quelque sorte, un dieu sur terre.

16. Gonchobar et Fergus (1) allèrent se placer entre les trois guerriers. Geux-ci abaissèrent aussitôt leurs armes : « Acceptez ma décision, » dit Sencha. « Nous Tacceptons, » répondirent-ils. « Voici ma D décision , » reprit Sencha : « on partagera , cette » nuit, le morceau du héros entre tous les convives, » puis on ira soumettre la question qui vous divise j> à l'arbitrage d'Ailill, fils de Maga, roi de Gonnaught ; » il sera difficile de trouver une solution chez les > Ulates si l'on n'obtient pas un jugement à Gruachan- D Aï, capitale du Gonnaught » (cf. § 42, p. 109).

Ensuite se fit la distribution des victuailles, de la bière; l'eau-de-vie circula parmi les convives, et chez eux commencèrent l'ivresse et la gaieté. Bricriu était toujours avec la reine sa femme dans sa cham- bre haute. De son lit, il voyait ce qui se passait dans le palais; il chercha dans son esprit comment il parviendrait à susciter entre les femmes une que- relle analogue à celle qu'il avait provoquée entre les hommes.

17. Tandis que la tète de Bricriu travaillait ainsi, il arriva que Fedelm aux neuf cœurs , femme de Loégairéle vainqueur, sortit du palais avec cinquante compagnes pour se dégager le cerveau, que la bière

(1) Fergus avait régné en Ulster avant Gonchobar.

FESTIN DE BRIGRIU. 93

et Teau-de-vie avaient alourdi. Bricriu la voit passer : a Gela va bien cette nuit, » dit-il , « ô femme de » Loégairé le vainqueur; ce n'est point par dérision, » Fedelm, qu'on t'a surnommée aux neuf cœurs, tu » le mérites par la distinction de ta beauté, de ton es- » prit, de ta naissance. Gonchobar, roi d'un des cinq

> grands royaumes d'Irlande, est ton père ; Loégairé » le vainqueur est ton mari. Suivant moi , aucune » femme d'Ulster ne devrait avoir le pas sur toi » dans la salle à manger du roi suprême d'Irlande » à Tara; ce serait derrière tes talons que devraient » marcher toutes les femmes d'Ulster. Or, si tu » rentres la première dans ma maison cette nuit, ce •D sera toi qui , désormais , seras toujours , dans les » salles de festin, la reine, et tu t'élèveras au-dessus

> de toutes les femmes d'Ulster. » Puis Fedelm con- tinua sa marche; elle s'arrêta à trois sillons de distance du palais de Bricriu.

18. Après elle [avec cinquante compagnes], sortit Lendabair, fille d'Eogan, fils de Durthacht, femme de Gonall le triomphateur, w Eh bien ! Lendabair, » lui dit Bricriu, « ce n'est pas pour se moquer de toi » qu'on t'a donné ton nom : Lendabair vient de len- » dan, en irlandais « favorite; » et tu es la bien- » aimée des hommes du monde entier, à cause de

> ta beauté célèbre. Autant ton mari dépasse tous » les guerriers de l'univers par sa bravoure et par » l'élégance de sa personne, autant tu l'emportes » sur le reste des femmes d'Ulster. Suivant moi, etc. j) (plus haut, lignes 846). »

94 * CYCLE d'ulster.

Il avait adressé à Fedelm des compliments bien exagérés; il en donna deux fois autant à Lendabair.

19. Là-dessus, Emer, femme de Cûchulainn, sortit accompagnée de cinquante autres femmes : « Bonne y* chance à toi, ô Emer, fille de Forgall le Rusé, » dit Bricriu, « ô femme du meilleur des guerriers » d'Irlande ! Ce n'est point par l'effet d'une mauvaise » plaisanterie qu'on t'appelle Emer à la belle cheve- » lure ; les rois et les princes royaux se sont disputé » ta main. Autant le soleil l'emporte sur les étoiles, » autant tu surpasses les autres femmes dans le » monde entier par ta beauté, ta distinction, la nais- » sance, ta jeunesse et l'éclat de ton teint, par ton y> illustration, ta gloire, ton instruction et ton élo- « quence. Suivant moi, etc. (p. 93, 1. 8-16). » Il avait adressé bien des flatteries à Fedelm et à Len- dabair ; il en donna trois fois autant à Emer.

20. Les trois femmes, suivies chacune de cin- quante Compagnes, s'arrêtèrent au même endroit, à trois sillons du palais. Aucune des trois ne savait ce que Bricriu avait dit aux deux autres pour provoquer une querelle entre elles. Elles se mirent en mouve- ment pour gagner le palais. Dans le premier sillon, leur démarche jolie fut posée et lente ; c'était à peine si, à chaque pas, on apercevait l'avance que le pied levé prenait sur l'autre. Au deuxième sillon, leur doux mouvement devint plus rapide. Au sillon le plus rapproché du palais, chacune voulant dépasser les deux autres, elles relevèrent leurs robes jusqu'au mollet, espérant chacune entrer le plus tôt, puisque

FESTIN DE BRIGRIU. 95

Bricriu leur avait dit à chacune que celle qui arri- verait la première serait la reine des femmes d'Ulster (p. 93, 1. 12-16). Un grand bruit résulta des efforts que chacune [suivie de ses cinquante compagnes] fit pour l'emporter sur l'autre ; on eût cru entendre cinquante chariots ; le palais en trembla tout entier; dans le palais, les guerriers sautèrent sur leurs ar- mes pour s'entretuer.

21. « Arrêtez, » leur dit Sencha, a ce ne sont pas » des ennemis qui sont venus ; mais Bricriu a pro- » voqué une querelle entre les femmes qui sont sor- » lies. Je le jure par le serment que prête ma na- » tion : si l'entrée du palais ne leur est interdite, il » y aura ici plus de morts que de vivants. » A ces mots, les portiers fermèrent la porte. Mais Emer, fille de Forgall le Rusé, femme de Gûchulainn, alla plus vite que les autres femmes; de son dos, elle heurta la porte ; elle fit reculer les portiers devant la foule féminine. Alors, dans le palais, les maris se levèrent; chacun voulait ouvrir passage à sa femme et la faire entrer la première. « Gela ira mal cette » nuit, » dit le roi Gonchobar. De la baguette d'argent qu'il tenait à la main, il frappa le poteau de bronze de son lit. « Arrêtez » dit [le jurisconsulte] Sencha ; « ici le combat ne se fera pas avec des armes, ce sera avec des paroles. ï) Ghacune des trois femmes alla se placer sous la protection de son mari hors du palais, et alors commença ce qu'on appelle le combat de paroles entre les femmes d'Ulster.

96 CYCLE d'ulster.

B. Combat de paroles entre les femmes d'Ulster.

22. Fedelm aux neuf cœurs, femme de Loégairé le vainqueur, chanta le poème suivant :

La mère qui m'a portée était noble, distinguée, de race aussi illustre que mon père.

Je suis fille d'un roi et d'une reine de remarquable beauté.

Jolie comme devait l'être l'enfant d'une telle mère,

Je devins, avec la dignité de la noblesse irlandaise, l'épouse chaste

De Loégairé à la peau de souris, à la main rouge,

Qui accomplit tant d'exploits puissants sur les prairies de rUlster.

Seul et sans l'assistance d'aucun de ses compatriotes, il ar- rête sur les frontières des ennemis égaux en force à l'Ulster entier ;

Il protège, il défend les frontières, il tue les ennemis.

Loégairé est le plus grand, le plus célèbre des guerriers;

Il a remporté plus de victoires que chacun des autres.

Pourquoi ne serait-ce pas moi, Fedelm, la toute aimable, la beauté victorieuse, la triomphante bergère,

Qui aurait le pas sur les autres femmes, à Tara, dans le pa- lais des rois suprêmes circule le joyeux hydromel ?

23. Yoici ce que chanta Lendabair, fille d'Eogan, fils de Durthacht, femme de Gonall le triomphateur, fils d'Amorgein :

C'est moi, femme intelligente et adroite, Qui doit marcher, belle et svelte comme un roseau, Dans le palais du roi suprême , à Tara , devant les autres femmes d'Uister.

FESTIN DE BRICRIU. 97

Car mon mari est l'aimable et triomphant Conall au grand char,

Conali dont le pas noble et fier

Au moment du combat dépasse tous les autres.

Il est beau quand il revient vers moi, après ses victoires, apportant les têtes des ennemis tués,

Jusqu'à ce que, pour l'Ulster, il retourne affronter les coups de la dure épée des batailles.

Il défend les gués d'Ulster, il en chasse l'ennemi.

La pierre du tombeau est prête pour le guerrier

Qui ose adresser la parole à Conall, fils d'Amorgein.

Puisque c'est Conall qui, par le nombre de ses victoires,

Dépasse chaque guerrier,

Pourquoi ne serait ce pas moi, Lendabair

Aux beaux yeux,

Qui précéderais toutes les femmes dans le palais des rois?

24.Emer, fille de Forgall le Rusé, femme de Gù- chulainn, chanta en vers ce qui suit :

Quand je marche, on voit briller sur mon visage l'intelligence et l'adresse ;

Quand j'avance victorieuse, on admire la beauté de chacun- de mes traits.

Les hommes mettent à haut prix la noblesse de mon regard et de ma figure.

[Quand on a cherché une femme pour Cûchulainn] ,

On n'a trouvé nulle part ce qu'il fallait : beauté, douceur et adresse,

Finesse, libéralité et chasteté,

Tendre et intelligente épouse, tant qu'on n'est pas venu à moi.

C'est moi que tous les Ulalcs ont désirée;

C'est moi qui possède le cœur de Cûchulainn.

98 CYCLE d'ulster.

Cùchulainn n'est pas un mari comme les autres.

Cûchulainn, le chien de Culann, n'est pas un chien vulgaire :

Des gouttes de sang couvrent le bois de sa lance;

Des taches de sang son épée.

Son beau corps est noir de sang ;

Sa belle peau est sillonnée de cicatrices.

11 a des blessures au côté sur la hanche.

Son œil si doux est beau quand il l'enfonce dans sa tête,

II protège noblement le serf.

Il a les yeux longs et rouges.

Tout rouge est son char. Le coussin de son char est tout rouge. Au combat, il domine les oreilles des chevaux, les haleines des hommes.

Il fait de nombreux tours d'adresse (cf. p. 12, 102, 115, 139) : le saut guerrier du saumon, Le tour brun, le tour des aveugles, le tour de l'oiseau ; Il lance de l'eau, fait le tour des neuf hommes. Il écrase les bataillons dans de mortels combats. Il sauve la vie à des armées fières. Il triomphe de la frayeur des ignorants.

C'est un homme qui s'alite malade (1) ; Il devient jaune..., il se courbe ;

La cause en est une femme que tous les Ulates estimaient Jusqu'à ce qu'elle s'emparât de mon mari.

Toutes les femmes d'Ulster se sont disputé son cœur jus- qu'au moment oij il est devenu mon mari.

25. Sur les entrefaites, voici ce qui arriva. Loé-

(1) Allusion au morceau épique intitulé : Serglige Conculainn « Histoire de Cûchulainn malade et alité. »

FESTIN DE BRICRIU. 99

gairé et Gonall le triomphateur, qui étaient dans le palais, entendant ce que disaient les femmes, tres- saillirent et firent un saut merveilleux, comme il convenait à des héros ; puis, brisant une poutre de la paroi du palais, ouvrirent dans cette paroi une brèche aussi haute qu'eux. Ils voulaient donner à leurs femmes un passage pour pénétrer dans la salle; mais Gùchulainn souleva un côté tout entier de la maison, en face de son lit, en sorte que, par-dessous la muraille, on voyait au dehors le ciel et les étoiles. Sa femme put y passer avec les cinquante compagnes de chacune de ses rivales et avec ses cinquante com- pagnes à elle-même. Cette entrée solennelle fut, pour la femme de Gùchulainn, un acte de supériorité qui la mit hors de pair. Puis Gùchulainn laissa retomber la muraille de bois qu'il avait soulevée, et celle-ci s'enfonça en terre à une profondeur de sept coudées, tout l'édifice en fut ébranlé. La chambre haute de Bricriu s'écroula. Bricriu lui-même et la reine sa femme tombèrent sur le fumier, dans la cour, au milieu des chiens. « Hélas! > s'écria Bricriu, « les » ennemis sont venus dans le château. » Se relevant au plus vite, il fit le tour du palais et vit comment cet édifice était devenu boiteux... On le laissa entrer; personne ne distinguait qui il était ; tant le fumier l'avait sali ! Enfin, sa façon de parler le fit recon- naître. Sans sortir de la salle, il adressa la parole à ses hôtes : « Ne vous ai-je pas préparé un festin, ô » Ulates I et voilà que la salle du banquet me cause » plus d'ennui que toutes mes propriétés. Il vous

100 CYCLE d'uLSTER.

» est interdit de boire, manger ni dormir, tant que » vous n'aurez pas remis mon bâtiment dans l'état » vous l'avez trouvé. » A ces mots, tous les héros d'Ulster se lèvent et font ensemble un effort pour re- dresser l'édifice; mais, quoique avec un vent favo- rable, ils ne parvinrent pas à le soulever. « Que faire? » se demandèrent-ils. « Suivant moi,. » dit Sencha, « cela ne vous regarde point. Que celui- qui » a rendu la" maison boiteuse, voie aux moyens de » la remettre d'aplomb. »

27. « C'est à toi à redresser la maison, » dirent les Ulates à Gûchulainn. « 0 roi des guerriers d'Ir- » lande ! » s'écria Bricriu , « si tu ne redresses pas » ma maison, personne au monde n'y parviendra. » Tous les Ulates prièrent Gûchulainn de les tirer d'embarras. Voulant éviter aux invités la privation du boire et du manger, Gûchulainn se leva et fît un effort pour soulever l'édifice. Ge fut en vain. La fu- reur lui fit faire d'affreuses grimaces, une goutte de sang brilla à la racine de chacun de ses cheveux ; il s'arracha les cheveux, le sommet de son front parut chauve et ses boucles de cheveux noirs tombèrent comme si des ciseaux les eussent coupés; il était brûlant de colère , son corps s'allongea tellement que le pied d'un homme de guerre eût trouvé place entre chacune de ses côtes.

28. Ses valets et ses adorateurs s'approchèrent de lui ; alors il souleva la maison, puis la replaça droite, comme elle était d'abord. Puis les invités mangèrent tranquillement le festin ; dans une moitié de la salle

'•^X

FESTIN DE BRIGRIU. 101

étaient les rois et les chefs, autour du célèbre et admirable Gonchobar, grand et merveilleux roi d'Uls- ter; dans l'autre moitié, les reines : Mugain Aiten- caethrech , fille d'Echaid Fedlech , femme du roi Gonchobar, fils de Ness ; Fedelm, fille de Gonchobar, ydite aux neuf formes , parce qu'elle avait neuf for- mes plus belles l'une que l'autre, [et femme de Loé- gairé le vainqueur]; Fedelm à la belle chevelure, fille d'Echaid , femme de Gelhernn , fils de Fintan ; Brig la judicieuse, femme de Geltchar, fils d'Uthe- char ; Findige, fille d'Echaid, femme d'Eogàn , fils de Durthacht ; Findchaem, fille de Gathba, femme d'Amorgen à la chevelure de fer; Derbforcaili , femme de Lugaid aux ceintures rouges , fils des trois beaux d'Emain ; Emer à la belle chevelure, fille de Forgall le Rusé, femme de Gùchulainn , fils de Sualdam ; Lendabair, fille d'Eogain, fils de Dur- thacht, femme de Gonall le triomphateur; Niab, fille de Geltchar, fils d'Uthechar, femme de Gormac Gondlongas , fils de Gonchobar. Il serait trop long d'énumérer les autres femmes et de réciter leurs noms.

29. Un bruit confus s'éleva dans la salle : les trois femmes s'étaient remises à parler; il y avait entre leurs maris comme entre elles rivalité de van- terie ; les maris : Gonall, Loégairé, Gùchulainn se levèrent pour recommencer le combat. Sencha , fils d'Ailill, se leva aussi, il agita sa baguette, tous les Ulates firent silence pour écouter; Sencha pour gron- der les femmes, chanta un p-oème :

102 CYCLE d'ulster.

Je vous léjDrimande, ô héroïnes

Brillantes, illustres, nobles des Ulates. Cessez de vous vanter;

Ne faites point pâlir le visage des hommes Dans de rudes combats,

Par l'orgueil de leurs exploits. C'est par la faute des femmes

Que se fendent les boucliers des hommes ; Que les hommes vont aux combats ;

Que la multitude des grands guerriers

Lutte, emportée par la colère. De vient la puisssance

De cette folie qui est chez eux habitude : Ils se lèvent en armes et ne réparent aucun mal;

Ils tombent et ne se relèvent point. Je vous réprimande, ô héroïnes brillantes, illustres !

30. Emer répondit, chantant en vers :

« Je ne puis faii'e autrement : je suis la femme d'un beau » héros qui, par une étude soutenue, a acquis beaucoup de » talent. Il fait le tour de force sur haleine, le tour de la » pomme, le tour du démon grimaçant, le tour du ver, le tour » du chat, le tournoiement rouge du guerrier vaillant, le tour » du javelot en sac, le coup de rapidité, le feu de bouche, le » cri de héros, les tours de force de la roue et du tranchant; » il monte le long de la corde et sur les épaules des hommes. » Mon mari n'a pas trouvé son pareil

Ni pour l'âge, ni pour la taille, l'éclat du teint, a

La voix, la finesse de l'esprit, la naissance ,

La beauté, l'éloquence, l'art de combattre,

Le feu, les victoires, l'ardeur,

L'habileté à la chasse, la noblesse ,

La légèreté à la course, la vigueur,

Les triomphes sur les héros,

FESTIN DE BRIGRIU. 103

Le tour des neuf (1).

Qui donc ressemble à Cûchulainn ?

31. <i Si ce que tu dis est vrai, ô femme! » dit Conall le vainqueur, < que l'artiste s'avance et nous » lui demanderons de nous montrer son talent. >> - Non, certainement, » répondit Cûchulainn, «je suis fatigué, brisé aujourd'hui; tant que je D n'aurai pas mangé et dormi, je n'entreprendrai » aucune lutte. » Cûchulainn disait la vérité. Il avait dompté, ce jour-là, un des deux chevaux qu'il attela depuis à son char, le Gris de Mâcha, au bord du lac Gris, sur la montagne de Fuat. Au moment ce cheval sortait du lac, Cûchulainn s'était glissé jus- qu'à lui ; il lui avait mis les deux mains sur le cou, et, tenant ainsi le cheval entre les deux mains, il s'en était rendu maître après une lutte. Cûchulainn, avec ce cheval, avait parcouru la terre d'Irlande, et, la nuit même, il était arrivé avec ce bon coureur à Emain-Macha. Il avait [précédemment], de la même façon, dompté le cheval noir de Merveilleuse-Yallée, près du lac de Merveilleuse-Vallée.

32. Alors Cûchulainn dit : « J'ai parcouru aujour- » d'hui , avec mon cheval gris , les grands pays de j> l'Irlande : Breg , Midé , Muresc, Murthemné, Ma- » cha, Mag-Medbé; Currech, Cleitech, Cerné; » Lia, Liné, Locharné ; Féa, Fémen, Fergné ; » Ur-Ros-Domnand, Ros-Roïgné; Anni, Eo (2). »

(1) Voyez : ci-dessus, p. 98 ; plus bas, p. 109, 125, 139, 140.

(2) Cette liste est allittérée.

104 CYCLE d'uLSTER.

« Mieux vaut le sommeil que tous les tours de » force; j'akne ^lieux manger que faire n'importe » quoi. Je le jure par le dieu par lequel jure ma na- » tion, quand je serai rassasié de nourriture et de » sommeil, un combat singulier sera pour moi un » jeu et un plaisir. »

33. Il fut convenu que le droit au morceau du héros serait de nouveau mis en question. Gonchobar et le reste des grands d'Ulster intervinrent, -et voici quelle fut la décision : « Levez-vous, » dit le roi, a et allez trouver- l'homme qui vous jugera : ce sera » Gùroï, fils deDaré.Ët il chanta le poème suivant ;

Demandez l'homme Qui juge chacun ; Le fils de Daré le dur,

L'aimable Cûroï, Qui rend toujours d'équitables jugements,

*Qui condamne les menteurs; Homme vraiment juste, Bon et très intelligent, Hôte hospitalier, Héros à la main agile, Grand et digne roi ! Il jugera votre querelle équitablement, Acte héroïque qu'on lui demandera. Demandez-le !

Demandez l'homme

Qui juge chacun', Le fils de Daré le dur,

L'aimable Cûroi!

34. « J'accepte, » dit Gùchulainn. « J'y consens, »"

FESTIN DE BRICRIU. 105

dit Loégairé (1). « Allons-y, » dit Gonall. « Pre- » nons des chevaux , » reprit Gûchulairra , « et fais » atteler ton char, ô Gonall. » « Hélas ! » s'écria Gonall. 0 Ah! i> répondit Gûchulainn , « chacun » sait que tes chevaux sont maladroits , ont le pas » lent; que ton joug est très lourd, que ton grand » char soulève à chacune de ses deux roues des s> mottes de terre; et une trace, reconnaissable pen- » dant un an, est remarquée, par la jeunesse d'Uls- » ter, sur les routes que suit ton char, ô Gonall! »

35. « Tu entends ses mo(|uerie3, p Loégairé! » reprit Gonall. « Hélas, v dit Loégairé, « ne m'in- » suite pas, ne me fais pas rougir, » et il chanta :

Je suis UQ guerrier infatigable sur les gués, dans les plaines,

Et au moment du combat devant les guerriers d'Ulster.

Ne prétends pas à la préséance sur moi, ô vieillard !

J'ai l'habitude de conduire mon attelage

Devant les héros, devant les guerriers montés sur les chars,

Devant les meilleurs chars de guerre ,

Au travers des périls, des obstacles, des bois, des frontières.

Le guerrier qui a le meilleur attelage

Ne me dépasse pas à la course.

[Episode I. Le brouillard et le géant.]

36. dessus, Loégairé attela son char, il y sauta et partit, traversant la plaine des Deux-Fourches, le trou des sentinelles, le gué du char de Fergus, le

(1) Cf. § 41 et 78. Les trois héros n'arrivent chez Gûroï qu'au § 79, p. 135. Dans les §§ 36-78, il y a évidemment de nombreuses interpolations provenant d'une rédaction différente ou d'autres récits.

106 CYCLE d'uLSTER.

gué de la fée Morrigu ; il gagna Gaerthend dans la prairie des deux bœufs, l'abri de la forêt, à la ren- contre des quatre routes, près de Dun Delga, par la plaine écaillée de l'ouest, dans la montagne de Breg. un brouillard lourd, sombre, obscur, inconce- vable l'enveloppa, il ne put continuer sa route : « Arrêtons-nous ici, » dit Loégairé à son cocher, « attendons que le brouillard se dissipe. » Loégairé sauta en bas de son char, et son valet mit les che- vaux dans un pré voisin.

37. Les chevaux étafent dans le pré quand le valet vit venir à lui un géant; ce géant n'avait pas l'air beau : sa tête était large, ses lèvres énormes, ses yeux gros comme des sacs, ses dents courtes, hideuses, son visage ridé, ses sourcils semblables à des buissons ; il était mal bâti, très laid, robuste, au regard obstiné , à la démarche rapide. Il avait l'air fier, gai, haletant, très fort, brave jusqu'à la folie, très grand, grossier. Sa tête était chauve et noire, ses cheveux venaient d'être coupés avec des ciseaux. En guise de manteau, il portait une couverture grise; sa tunique descendait jusqu'aux fesses. De vieux souliers déchirés lui enveloppaient les pieds. Pour massue il avait, sur le dos, un grand gourdin gros comme une meule de moulin.

38. « A qui sont ces chevaux-ci? ô valet! » dit-il au cocher, en lui lançant un regard irrité. « Ce » sont les chevaux de Loégairé le vainqueur, » répondit le cocher. « Vraiment, » répliqua le géant, « le maître el les chevaux sont bons. » Et,

FESTIN DE BRIGRIU. 107

levant sur le cocher sa massue, il lui donna un coup qui se fit sentir de l'oreille au talon. Le cocher jeta un cri. Loégairé accourut à son aide. « Pourquoi, » demanda-t-il, « frappes-tu mon valet? » « Il » ne devait pas dégrader ce pré, » répondit le géant. « Je le vengerai, » répliqua Loégairé. Le géant et Loégairé engagent un combat. Le géant lève sa massue et en donne à Loégairé un coup qui l'atteint de l'oreille à la hanche; par ce coup, il lui ôte la force de tenir ses armes qui tombent. Loégairé s'en- fuit, et il arrive à Emain-Macha sans chevaux , sans valet et sans armes.

39. Peu après, Gonall le triomphateur, suivant la même route, arriva dans la plaine avait apparu à Loégairé le nuage magique. Gonall vit surgir la même nuée, noire, obscure, sombre. Il ne distin- guait plus le ciel de la terre. Il sauta en bas de son char. Son cocher détela les chevaux et les mit dans le pré ; au bout de peu de temps, il aperçut le géant venant à lui. Le géant lui demanda de qui il était domestique, a Je suis, d répondit-il, « domestique de » Gonall le triomphateur. » « G'est un bon » maître, » répliqua le géant, et levant sa massue, il donna au cocher un coup qui l'atteignit de l'oreille au talon. Le cocher jeta un cri. Gonall accourut. Un combat commença entre lui et le géant. Le plus fort au jeu de la guerre fut ce dernier. Gonall prit la fuite comme Loégairé, abandonnant ses armes, son cocher et ses chevaux, et il arriva seul à Emain- Macha.

108 CYCLE D'uLSTER.

40. Gùchulainn prit la même route, arriva au même endroit, fut surpris par le brouillard noir qu'avaient rencontré ses deux rivaux. Il sauta en bas de son char;" Loeg, son cocher, mena les chevaux dans le pré ; bientôt le géant apparut et demanda à Loeg de qui il était domestique. « Je suis domestique » de Gùchulainn , » répondit Loeg. « Tu as un » bon maître , » répliqua le géant en le frappant de sa massue. Loeg jeta un cri. dessus, Gùchulainn accourut, et le combat se fît entre lui et le géant; ils se frappent Tun l'autre ; le géant est vaincu, perd ses chevaux et son cocher, Gùchulainn s'en empare et les emmène avec les armes de son adversaire; il fîtà Emain-Macha une entrée triomphale, les chevaux le cocher et les armes du géant étaient autant de témoignages qui attestaient la victoire de Gùchulainn.

41. « Le morceau du héros est à toi, » dit Bricriu à Gùchulainn, et, s'adressant à ses deux rivaux : « Après ce que vous avez fait, » ajouta-t-il, « il est » clair que vous ne pouvez prétendre être ses égaux. » « Votre jugement est injuste, » répondirent-ils : « ce sont, nous le savons, les amis des fées qui nous » ont humiliés et vaincus pour nous ôter le morceau » du héros, cela ne nous fera pas abandonner nos » droits. » Ils refusèrent d'accepter Tarbitrage des Ulates, de Gonchobar et de Fergus. Ils voulurent aller demander le jugement de Gùroï, fils de Daré (1), ou celui d'Ailill et de Medb à Gruachan-Aï.

(1) Voyez plus haut, § 33 (p. 104), et plus bas, § 78 (p. 135).

FESTIN DE BRIGRIU. 109

G. Marche des Ulates pour aller d'Emain-Magha A Gruaghan-Ai [capitale du Gonnaught].

42. Les Ulates, réunis, entrèrent en délibération. Les trois héros, ayant chacun le même orgueil et la même arrogance, les nombreux Ulates qui entouraient Gonchobar furent d'avis qu'il fallait aller chercher la solution de la question chez Ailill, fils de Maga, et chez Medb, roi et reine de Gonnaught, à Gruachan- Aï, qui diraient à qui donner le morceau du héros, et comment terminer la querelle des femmes (cf. ^' 16).

Ge fut un joli, beau, magnifique spectacle, quand les Ulates se rendirent à Gruachan. Gependant Gù- €hulainn resta en arrière pour amuser les femmes des Ulates. Il fit, devant elles, le tour des neuf pommes, des neuf javelots et des neuf poignards, sans mêler ensemble ni les pommes, ni les javelots, ni les poignards (cf. p. 103, 1. 1 ; p. 125, ^ 65).

43. Loeg, cocher de Gùchulainn, vint le chercher quand il était ainsi occupé : a Malheureux, » lui dit-il, « que sont devenues ta valeur et ta bravoure? y> tu as perdu le morceau du héros. Les Ulates sont » arrivés à Gruachan depuis longtemps. » « Vrai- » ment, » répondit Gùchulainn, « nous n'y pensions » plus. Attèle les chevaux au char. » Loeg obéit, et ils partirent. La troupe des Ulates avait déjà atteint la plaine de Breg. Mais la course de Gùchulainn fut très rapide. De Dun-Rudraigé, ses deux chevaux, le Gris de Mâcha et le Noir de Merveilleuse-Vallée,

110 CYCLE d'ULSTER.

excités par le cocher, et traînant le char, traversent le royaume de Gonchobar, le mont de Fuat, la plaine de Breg , en sorte que le char de Gûchulainn fut le troisième qui arriva à Gruachan.

44. Une course furieuse porta donc vers Gruachan- Gonchobar, les rois inférieurs et les braves guerriers d'Ulster. A leur approche, on entendit à Gruachan un si grand bruit d'armes, que les murailles s'ébran- lèrent et les armes qui y étaient suspendues tombè- rent. Les habitants de la forteresse furent si effrayés, que chaque guerrier, dans la cour du château, trem- blait comme un roseau sur le bord d'un ruisseau, w Depuis que je possède la forteresse de Gruachan, » dit la reine Medb, « je n'y ai pas entendu le ton- » nerre sans nuages [et voilà qu*il gronde]. » Fin- dabair, fille d'Ailill et de Medb, monta dans la chambre haute, au-dessus de la porte du château : « Petite mère, » dit-elle, « je vois un homme qui D vient en char dans la plaine. » « Dépeins-le-moi, » répliqua Medb, « dis-moi ses traits, sa mine, son » ajustement; dis quels sont la tournure de l'homme, » la couleur du cheval, l'allure du char. »

45. « Eh bien ! » dit Findabair, « je vois les deux » chevaux altelés au char : deux chevaux pleins de » feu, tachetés de jaune, tous deux de même cou- » leur, de même conformation, de même valeur, de » même force à la course ; ils s'avancent avec la D même rapidité, le même galop. Leurs oreilles res- )> semblent à des cornes ; ils ont la tête haute, une » gaieté sauvage, la bouche pointue et mince, le poil

FESTIN DE BRICRIU. 111

» ondulé, le front développé, le corps bigarré, sveile, » large ; ils sont hardis ; leur crinière est bouclée, » leur queue frisée.

» Le char est fait de bandes de bois garnies » d'osier, les deux roues sont noires et fermes, les » rênes belles et souples, les timons raides et droils » comme des épées ; la caisse du char est luisante » et polie, le joug courbé et bien argenté j, les deux » rênes entrelacées et très jaunes.

ï> Dans le char, je vois un guerrier aux cheveux » fort bouclés et longs; ses cheveux sont ondulés, » de trois couleurs, bruns sur la peau, rouges comme » sang au milieu , semblables du dessus à une cou- » ronne jaune d'or : cela fait comme trois cercles, , » chacun bien ajusté l'un à côté de l'autre, autour » de sa tête. Il porte une belle tunique de pourpre » ornée de cinq bandes d'or et d'argent. Je vois » sur son bouclier bigarré de nombreuses traces de » coups et une bordure de laiton blanc, sur son char » un pavillon de plumages d'oiseaux du pays. »

46. « A cette description, j'ai reconnu cet homme, » dit Medb, et elle chanta des vers :

Champion des rois ! Vieux législateur des victoires !

Ouragan de Bobd (1) ! Flamme de jugement !

Feu de vengeance ! Visage de héros !

Face de guerrier ! Cœur de dragon !

Tranchant aux victoires croissantes qui nous tuera !

Loégairc à la peau de souris, à la main rouge !

(1) Déesse de la guerre.

112 CYCLE d'uLSTER.

Ton coup d'épée tranche les vies comme le couteau qui tranche contre terre la peau d'oignon !

« Je le jure par le serment que prêle ma nation : » Si c'est avec colère et pour combattre que vient à ï nous Loégairé le vainqueur, notre sort à nous tous » qui sommes à Gruachan sera celui d'un oignon » qu'un rasoir aigu coupe au niveau du sol, tant sera D habilement dirigée la bataille qu'il nous livrera. » Puissions-nous éviter les effets de son méconten- » tement, de sa force, de sa fureur en faisant sa 2) volonté et en apaisant sa colère ! »

47. « Je vois un autre char dans la plaine, ô petite » mère! » dit la jeune fille. « Celui-ci ne vaut pas » moins. » s Dépeins-le, » répondit Medb; « dis- » moi ses traits, sa mine, son ajustement. Dis quels » sont la tournure de l'homme, la couleur du che- » val, l'allure du char. » « Eh bien I » dit Finda- bair, « je vois l'un des chevaux attelés au char, » coursier hardi, rouge comme cuivre, fort, rapide, » furieux, cabré, au sabot large, à la poitrine large; « ii frappe le sol de coups forts et triomphants à » travers gués, embouchures de rivières, édifices, » routes, plaines, vallées, pour ne s'arrêter qu'après » la victoire ; sa course est aussi rapide que le vol » aérien des oiseaux... L'autre cheval est rouge, au » front large bien frisé, au poil bouclé, au dos am- » pie; il est svelte, sauvage, long, très fort; il par- » court la campagne, tant les plaines que les clos, les » montées que les descentes ; même dans une forêt

FESTIN DE BRICRIU. 113

» (le chênes, sa course ne trouve pas d'obstacles.

» Le char est fait de bandes de bois entrelacées » d'osier, les deux roues sont blanches et garnies de » cuivre, le limon blanc garni d'argent, la caisse » très haute, je l'entends craquer; le joug » arrondi a un air de force et de fierté ; les deux » rênes sont ondulées et très jaunes.

» Dans le* char est assis un homme à la chevelure » bouclée et longue; son visage moitié rouge, moitié » blanc, le côté blanc propre et bien lavé; son » manteau bleu et rouge comme cuivre, son bouclier » brun et d'un beau jaune à la bordure ciselée de » laiton. Brillante, rouge et fière est la couleur de » sa main qui semble de feu. Un pavillon en plu- D mage d'oiseaux du pays surmonte la caisse cui- » vrée de son char. »

48. « J'ai reconnu l'homme à sa description, » dit Medb, et elle chanta des vers :

Rugissement de lion ! Sauvage ardeur de feu ! Tranchant comme une belle pierre aiguisée ! 11 triomphe au milieu des chars de guerre ; Il met sans pitié Tête sur tête, Exploits sur exploits, Combat sur combat.

On le voit clairement : ce qu'il frappera, ce ne sera pas le poisson tacheté sur le sable rouge,

Si conti:e nous s'emporte la colère du fils de Findchoem (1). »

(1) Conall le triomphateur était fils de Findchoem, voyez p. 33.

8

114 CYCLE d'ULSTER.

« Je le jure comme jure ma nation : ainsi que le » poisson tacheté est broyé sur le sable rouge avec » des verges de fer, ainsi nous serons mis en petits 2> morceaux par Gonall le triomphateur s'il s'irrite » contre nous. »

49. « Je vois, » dit la jeune fille, « un autre char » dans la plaine. » « Dépeins-le-nous, » répondit Medb; « dis-nous ses traits, sa mine, son ajuste- » ment; dis quels sont la tournure de l'homme, la » couleur du cheval, l'allure du char. » « Eh » bien ! » répliqua la jeune fille, « je vois l'un des » chevaux attelés au char, cheval gris, h la cuisse » large, furieux, au galop rapide et sauvage, allant » par petits sauts, à la crinière longue, bruyant )) comme le tonnerre, la crinière arquée, la tète » haute, la poitrine large, ardent..., les sabols durs » et solides ; à eux quatre ils battent les oiseaux à » la course. Ce cheval, en courant sur le chemin..., » lance des étincelles de feu qui rougissent pendant » que vigoureusement il s'avance; le bout des brides b dans sa gueule est enflammé. »

50. « L'autre cheval est noir foncé, sa dure tête » est ronde, son pied mince, son sabot large, sa D force victorieuse , son allure très rapide , son poil » bouclé , son dos large... A la fois gai et furieux, il » a la démarche puissante, frappe fortement des » pieds la terre; sa crinière est longue, sa crinière » est ondulée; sa queue longue, élégante, balaie le » sol autour de lui après la course il a lutté con- » tre les chevaux dans la prairie, puis vite il

FESTIN DE BRICRIU. 115

» parcourt en sautant les vallées et les plaines...

» Le char est fait d'osier entrelacé ; ses deux roues » sont très jaunes et ferrées. Le timon est garni de » laiton; la caisse du char étamée, arrondie, solide; » le joug arqué, bien doré; les deux rênes ondulées, » très jaunes.

> Le chef noir assis dans le char est le plus beau j) des hommes d'Irlande. Il porte une belle tuni- » que de pourpre bien ajustée. Une broche guillo- » chée d'or , au-dessus d'une figure à poitrine de » femme, ferme l'ouverture de cette tunique, » frappe très rapide le coup du guerrier. Il me sem- » ble voir, au fond de ses deux pupilles, huit de ces j> pierreries rouges qu'on tire de la tête des dra- » gons. Ses deux joues, à la fois bleues, blanches et » rouges comme sang, jettent des étincelles de feu. » Il fait le saut guerrier du saumon. Du haut de son » incomparable char de guerre il fait le tour belli- » queux des neuf hommes (p. 44, 48, 98, 139). »

52. « Ce sont les gouttes de pluie qui annoncent » l'orage. A sa description, j'ai reconnu cet homme-ci, >> dit Medb, et elle chanta des vers :

Grondement de la mer irritée ! Colère de monstre marin ! Tison rouge de feu !

Vague bruyante! Ours magnifique comme un Romain ! Rage de bête orgueilleuse ! Noble tuerie de grand combat ! Qui broie l'ennemi en lutte inégale.

116 CYCLE d'uLSTER.

Ours furieux qui tue (?) cent guerriers sur leurs chars, Qui entasse exploits sur exploits, tête sur tête !

Chantez de bon cœur un chant triomphal En l'honneur de Cûchulainn, Jusqu'à ce qu'il mange la farine de notre moulin. »

« Je le jure comme jure ma nation; » dit Medb ; « si c'est en colère que vient à nous Cûchulainn , » tel un moulin broie dix pelletées d'orge très dur, » tel cet homme, à lui seul, nous broira à (erre et » au soleil , quand même tous les guerriers de la » province de Gonnaught nous entoureraient pour » nous défendre à Gruachan. Mais calmons sa fureur 2> et concilions-nous sa force. »

53. « Et, cette fois-ci, comment viennent-ils? » demanda Medb à Findabair. Celle-ci répondit en chantant des vers :

Main contre main, Coude contre coude, Côté contre côté. Epaule contre épaule , Bord contre bord, Brancard contre brancard, Essieu contre essieu , Char contre char : Voilà comme ils sont tous, ô tendre mère !

L'égale rapidité des chevaux victorieux Est telle que la foudre qui brisant perce les toits.

La terre en tremble, Tant leurs sabots la frappent lourdement.

. Medb reprit, chantant aussi des vers :

FESTIN DE BKICRIU. (17

Mettons devant eux de belles femmes toutes nues, Aux mamelles saillantes, découvertes, blanches, Avec beaucoup de jeunes filles prêtes à les accueillir.

Cour ouverte ! Château sans défense !

Cuves d'eau fraîche ! Lits préparés !

Nourriture pure, abondante ! Bonne bière, noble, enivrante !

Part de guerrier !

Salut aux combattants qui viennent ! Certes, ils ne vous tueront pas. »

54. Là-dessus, Medb, sortant par la porte exté- rieure du château , vint dans la pelouse , avec elle cent cinquante jeunes filles apportant trois cuves d'eau fraîche pour les trois héros qui précédaient la troupe des Ulates ; on les invita à s'y baigner pour calmer leur ardeur , puis on leur donna le choix ou de loger chacun dans une maison séparée ou de se réunir tous les trois dans la même. « Maison sépa- » rée pour chacun, » dit Gûchulainn. Puis on les con- duisit dans leurs maisons ; ils y trouvèrent des lits magnifiques et les plus belles des cent cinquante jeunes filles ; Findabair, fille d'Ailill et de Medb, fut attribuée à Gûchulainn et vint dans sa chambre.

Ensuite arriva le reste des Ulates. Ailill et Medb, entourés de leurs gens, vinrent leur souhaiter bien- venue, a Merci de votre bon accueil, » répondit [le jurisconsulte] Sencha, fils d'Ailill.

55. Alors les Ulates entrent dans le château , le-

118 CYCLE d'uLSTER.

palais leur est livré tel qu'on Ta décrit : sept cercles et sept chambres à coucher du foyer à la paroi ; façade de bronze avec sculpturc^s d'if rouge; trois bandes de bronze au lambris; murailles de chêne, toit de tuiles ; douze fenêtres avec ventaux vitrés. Au milieu du palais se dressait la chambre à coucher d'Ailill et de Medb, entourée de façades d'argent et de bandes de bronze; à côté du lit et devant Ailill, on voyait la baguette d'argent dont Ailill frappait le poteau central du palais pour gronder les gens. Les guerriers d'Ulster firent le tour du palais d'une porte à l'autre. Les musiciens jouèrent tant que durèrent les préparatifs. Le palais était si vaste que tous les braves guerriers d'Ulster venus avec Gonchobar y trouvèrent place. Dans la chambre à coucher (1) d'Ailill s'installèrent Gonchobar, Fergus, fils de Roeg, et neuf autres des braves guerriers d'Ulster. Puis on leur servit un grand festin : il dura trois jours et trois nuits.

56. Après cela, Ailill demanda à Gonchobar et aux Ulates ses compagnons l'objet de leur voyage. Sencha exposa l'affaire qui les avait amenés, il leur raconta les prétentions rivales des trois hé- ros qui se disputaient le morceau du héros , la ja- louse vanité des femmes qui voulaient ia préséance dans les festins. « N'ayant trouvé, nulle part, per- » sonne assez hardi pour oser juger ces différends, »

(1) Le mot irlandais est imda, dont le sens propre est « lit; » mais, le traduire par lit, est impossible ici.

FESTIN DE BRICRIU. 119

dit Sencha en terminant, « nous nous adressons à » toi. » a Me prendre pour juger ces héros, * ré- pondit Ailill , « c'est faire un choix bien peu judi- D cieux, s'il n'est dicté par la haine. » « Per- » sonne, » répondit Sencha, « n'est plus que toi » capable d'éclaircir ces questions. » « Il me fau- » dra du temps pour les examiner, d reprit Ailill. (c [Prends-le et juge,] » répliqua Sencha, « nous avons )) besoin de conserver la vie de nos héros ; leur prix est grand en comparaison de ce que valent les » lâches. » « Trois jours et trois nuits me suffî- » ront, dit Ailill. » « Ce délai n'a rien d'excessif, » il est convenu, » dit Sencha.

Après cela , les Ulales firent leurs adieux ; ils té- moignèrent leur reconnaissance à Ailill et à Medb en leur souhaitant toute sorte de prospérité , mais ils maudirent Bricriu, qui était la cause de leurs querelles; puis ils retournèrent en Ulster, laissant à Cruachan Loégairé , Conall et Gùchulainn dans l'at- tente du jugement d'Ailill. Chaque nuit, on servit à chacun de ces trois guerriers le même repas.

[Episode II. Les trois chais enchantés.']

57. Au moment où, la première nuit, on leur ap- portait leur part, trois petits chats de la caverne de Cruachan furent lâchés pour aller les trouver. C'étaient trois bêtes druidiques [où, si l'on aime mieux, sorcières]. Conall et Loégairé abandonnèrent leur nourriture k ces animaux et se réfugièrent sur

120 CYCLE d'uLSTER.

les poutres du toit, ils dormirent jusqu'au matin, Gùchulainn ne prit pas la fuite devant le chat qui vint l'attaquer; mais, quand cette bêle lui monta à la gorge pour le mordre, il lui donna un coup d'épée sur la lêîe... Le chat tomba à (erre. Mais Gùchulainn ne mangea ni ne dormit jusqu'au mafin. Alors seu- lement les trois chats s'en allèrent et on les vit par- tir. « Cette lutte n'est pas, pour notre jugement, » une base suffisante, » dit Ailill. « Non, certes, » répondirent Conall et Loégairé, « ce n'est pas contre » des bêles que nous combattons, c'est contre des » hommes. »

[Episode IIL Jugement de Medb entre les trois héros.]

58. Alors Ailill alla dans sa chambre ; il se frappa le dos contre le mur; il avait l'esprit mal à l'aise et tristement préoccupé de la décision à prendre. Pendant trois jours et trois nuits, il ne mangea ni ne dormit (cf. p. 68) : « Lâche que tu tu es, » lui dit Medb, « si tu ne les juges pas, je les jugerai, moi. »

« C'est à moi à les juger, d répondit Ailill, « et » quel malheur pour moi que d'avoir cette charge ! »

« Elle n'est pourtant pas difficile à remplir, » ré- pliqua Medb; « il y a entre Loégairé et Conall la » même différence qu'entre le bronze et le laiton ; » entre Conall le triomphateur et Gùchulainn, il y a » la différence qui est entre le laiton et l'or rouge. »

59. Alors, après mùr examen, Medb fit venir Loé- gairé : « Salut, » lui dit-elle, « Loégairé le vain-

FESTIN DE BRICRIU. 121

i> queur ; c'est à toi qu'on doit donner le morceau du » héros; tu es, suivant nous, îe roi des guerriers » d'Irlande; tu vas avoir une coupe de bronze avec » un oiseau de laiton sur le pied. La possession de « ce vase précieux t'assurera le morceau du héros; » ce sera le signe de mon jugement; mais ne laisse » voir mon présent à personne avant que, dans la » salle des festins du roi Gonchobar ait lui le dernier » jour du repas solennel. Alors, quand on donnera » le morceau du héros, tu montreras ta coupe aux » grands d'Ulster assemblés et tu auras le morceau » du héros. Parmi les guerriers illustrés par leurs » exploits, aucun ne te le contestera, car ce bijou » que tu porteras avec loi est un signe connu de » tous les habitants d'Ulster. » Ensuite, Medb donne à Loégairé le vainqueur cette coupe pleine de vin naturel. Avant de sortir du palais, Loégairé boit le breuvage contenu dans la coupe. « Ainsi , le festin » du héros t'appartient, » lui dit Medb; « puisses-tu » pendant cent ans le manger chaque année dans » l'assemblée des guerriers d'Ulster ! »

60. Après cela, Loégairé dit adieu à Medb. Celle-ci fait venir au palais, de la même manière, Gonall le triomphateur : « Salut, ô Gonall le triomphateur ! » lui dit-elle; « c'est à toi qu'on doit donner le mor- » ceau du héros; tu es, suivant nous, le roi des » guerriers d'Irlande ; tu vas avoir une coupe de lai- » ton avec un oiseau d'or sur le pied. La possession i> de ce vase précieux t'assurera le morceau du hé- » ros; ce sera le signe de mon jugement; mais, etc. »

122 CYCLE d'ulster.

(p. 121, 1. 6-14) ; elle répéta jusqu'au bout les com- pliments et la recommandation qu'elle avait adres- sés à Loégairé. Puis elle donna à Gonall la coupe de laiton pleine de vin naturel. Gonall but ce vin aussitôt, et, avant de le congédier, Medb lui fît le même souhait qu'à Loégairé (p. 121, 1. 17-20).

61. « Après cela, Gonall dit adieu à Medb. Puis Ailill et Medb envoyèrent chercher Gûchulainn. « Viens parler au roi et à la reine, » dit le messa- ger. Or, Gûchulainn était alors occupé à une partie d'échecs avec Loeg, fils de Riangabair, son cocher. « Tu m'appelles pour te moquer de moi, » répon- dit-il; a tu verras si c'est à un nigaud que tu dé- » bites ton mensonge. » Là-dessus , il jeta au messager un des pions de son jeu d'échecs. La cervelle du messager se répandit sur le sol. Le malheureux [tît encore quelques pas] et vint tomber mort sur le pavé, entre Ailill et Medb. « Malheur à » moi ! D dit Medb. « Ordinairement, Gûchulainn tue » quand il est saisi de sa fureur démoniaque. » Elle se leva, alla trouver Gûchulainn et lui mit les deux mains autour du cou : « Débite tes mensonges à un » autre, » dit Gûchulainn. « 0 fils admirable des » Ulates ! » reprit Medb, « ô flambeau des guerriers » d'Ulster ! ce n'est pas le mensonge qui nous plaît » quand il s'agit de toi. Quand même la foule des » guerriers d'Irlande viendrait ici tout entière, c'est » à toi avant tous que nous donnerions la primauté » contestée entre vous ; car tous les Irlandais recon- » naissent la supériorité de ta gloire, de ta bra-

FESTIN DE BRICRIU. 123

» voure, de tes exploits, de ton éclat, de ta jeunesse, » de ton illustration. »

62. Là-dessus, Gùchulainn se lève et se rend avec Medb au palais. Ailill lui souhaite la bienvenue. On lui donne une coupe d'or rouge pleine d'un vin rare ; il y avait, sur le pied, un oiseau de pierre pré- cieuse, les deux yeux étaient faits de ces pierres merveilleuses qu'on tire de la tête des dragons. Seul il reçut un si beau présent. « ïu auras le festin du D héros, » dit Medb; « puisses-tu le manger chaque » année, pendant cent ans, en présence de tous les » guerriers d'Ulster ! » « A cette décision , nous » enjoignons une seconde, » ajoutèrent ensemble Ailill et Medb : « Puisque tu l'emportes sur tous les » autres guerriers d'Ulster, il ne serait pas juste que » ta femme fût l'égale des leurs. Suivant nous donc, » il est de droit qu'elle ait toujours le pas sur les D autres femmes dans la salle vous vous réunis- » sez pour boire. » Alors Gùchulainn, après avoir bu le vin précieux dont la coupe était pleine, dit adieu au roi, à la reine et à tous leurs gens, et il va rejoindre Loeg. « J'ai le projet, » dit Medb à Ai- lill, « de retenir encore ici les trois héros la nuit » prochaine, et de les mettre à de nouvelles épreu- » ves. 1) « Fais comme tu désires, » répondit Ai- lill. On rappelle les guerriers [qui partaient], on les fait rentrer à Gruachan et on détèle leurs chevaux.

63. On leur donne le choix de la nourriture qui convient à leurs chevaux. Gonall et Loégairé deman- dent pour leurs chevaux de l'avoine de deux ans.

124 CYCLE d'ulster.

Gùchulainn choisit pour les siens du grain d'orge. Les trois guerriers dormirent à Gruachan cette nuit. On partagea les femmes entre eux trois : Findabair et cinquante filles avec elle dans Ja maison de Gùchulainn; Sadb l'éloquente, autre fille d'Ailill et de Medb, et cinquante jeunes femmes avec elle tinrent compagnie à Gonall le triomphateur; Gonchen, fille de Cet, fils de Maga, et cinquante jeunes femmes avec elle furent départies à Loégairé le vainqueur. Medb elle-même fit beaucoup de visites dans la maison élait Gùchulainn.

Les deux héros passèrent ainsi la nuit à Gruachan.

[Episode IV. Le tour de force de la roue.']

64. Le lendemain matin ils se lèvent de bonne heure et vont jouer à la roue dans la maison étaient les jeunes gens. Loégairé prend la roue et la jette en l'air, en sorte qu'elle atteint la solive à mi- hauteur de la maison. Les jeunes gens se mettent à rire et l'acclament. Ils voulaient se moquer de lui. Loégairé crut qu'ils le proclamaient vainqueur. Alors Gonall prend la roue par terre, et il la lance jusqu'au point le plus élevé du palais. Les jeunes gens l'ac- clament. Gonall pensa que c'était un cri d'admira- tion qui attestait sa victoire, mais c'était une mo- querie. Gùchulainn saisit la roue avant qu'elle fut retombée à terre, et la lance si vigoureusement qu elle sort [par l'ouverture du toit qui servait de passage à la fumée] et qu'elle va retomber dehors^

FESTIN DE BRICRIU. 125

dans la cour, elle s'enfonce à la profondeur d'une coudée. Les jeunes gens rient et poussent un cri d'admiration qui proclame la victoire de Gùchulainn. Mais celui-ci crut que les jeunes gens se moquaient de lui et trouvaient son jeu ridicule.

[Episode V. Le tour de force des aiguilles.']

65. Gùchulainn va trouver l'assemblée des cent cinquante femmes, se fait donner par chacune d'elles une aiguille , et jette ces aiguilles à terre successi- vement l'une derrière l'autre si adroitement que la pointe de chaque aiguille entre dans le trou de la précédente , et que les cent cinquante aiguilles ne forment qu'une seule ligne; puis il reprend les aiguilles et rend chacune à la femme qui la lui avait donnée. Les guerriers félicitèrent Gùchulainn de son adresse (cf. ,^ 24, 30, 42). Ensuite les trois héros firent leurs adieux au roi, à la reine et à leurs gens.

[Episode VI . Jugement de Same^^a],

66. « Allez, » dit Medb, « chez Ercoil et Garmna, » mon tuteur et ma nourrice, et demandez-leur » l'hospitalité la nuit prochaine. » Ils partirent, mais après avoir pris part à une course de chevaux qui avait lieu ce jour-là, tous les ans, à Gruachan ; Gùchulainn fut trois fois vainqueur à cette course.

Quand ils arrivèrent chez Ercoil et Garmna, ceux-ci leur souhaitèrent la bienvenue : « Pourquoi venez-

126 CYCLE d'ulster.

» vous? » demanda Ercoil. « Pour nous faire » juger, » répondirent-ils. « Allez trouver Sa- D mera, » répondit Ercoil, « c'est lui qui vous » jugera. » Ils se remirent donc en route pour aller chez Samera, et ils le rencontrèrent chez lui. Samera leur souhaita la bienvenue. Buan, fille de Samera, fut prise d'amour pour Gûchulainn. Les trois héros dirent à Samera qu'ils venaient lui demander juge- ment. Samera les envoya aux fées de la vallée.

67. Loégairé alla chez les fées la première nuit, il en revint sans armes ni vêtements. Gonall partit la nuit suivante ; elles lui prirent ses javelots, et ne lui laissèrent que son arme principale, son épée. Gûchu- lainn s'y rendit la troisième nuit. A sa vue, les fées jettent un cri , et la bataille commence : le javelot de Gûchulainn est brisé, son bouclier est brisé, ses vêtements sont déchirés tout autour, les fées l'ont vaincu. ^ Ainsi, ô Gûchulainn! » s'écria Loeg, « ô » lâche! ô malheureux ! ô borgne sauvage ! que sont » devenues ta bravoure et ta valeur pour que des fées » te mettent dans un état si pitoyable? » Alors la fureur démoniaque s'empara de Gûchulainn, il se retourna contre les fées, tranchant et brisant tout; la vallée fut pleine de leur sang. Il prend le man- teau de guerre de leur chef et retourne vainqueur à la maison de Samera étaient ses gens.

68. Samera lui souhaita la bienvenue et chanta :

Personne ne peut lui contester le morceau du héros Vaches grasses de bivouac ,

FESTIN DE BRICRIU. 127

Porcs magnifiques,

Pains de farine et de lait ,

De quoi rassasier cinquante agréables convives,

Seront le lot du célèbre et admirable Cûchulainn.

Cûchulainn est un dogue au bouclier fendu, C'est un corbeau qui déchire la chair dans les combats; C'est un sanglier puissant et protecteur. 11 triomphe des fortes et malfaisantes fées du lac. Il est ardent comme le feu. Il est le dogue de travail de la noble Emain. Il est le favori des femmes fières. 11 est rouge du sang versé dans les combats meurtriers.

Il donne la paix aux châteaux.

Il refuse à l'ennemi le tribut.

Il chasse les bouffons du camp ;

Il fait sauter son char sur les crevasses.

C'est le corbeau victorieux de la bataille.

C'est l'épée de la famille ensoleillée.

Comment serait-il égal

A Loégairé, le lion du rempart,

Ou à Conall au char illustre?

Emer à la brillante chevelure,

Emer à qui a tant déplu la violence du roi (1),

Emer, devant les jeunes femmes des nobles Ulates,

Marchera toute puissante

Dans le joyeux palais la bière circule à Tara.

Je pense donc

Que personne ne peut contester à Cûchulainn sa part.

Personne ne peut lui contester le morceau du héros : Vaches grasses de bivouac,

(1) Allusion au dernier épisode du Tochmarc Emere. Voir plus haut, p. 49.

128 CYCLE d'ulster.

Porcs magnifiques,

Pains de farine et de lait,,

De quoi rassasiei- cinquante agréables convives,

Seront le lot du célèbre et admirable Cûchulainn.

« Voici donc mon jugement, » dit Samera. « A Gû- » chulainn le morceau du héros, à sa femme la pré- D séance sur les autres femmes d'UIsler. Les armes » de Cûchulainn seront pendues au mur, dans la » salle (p. 9-10), au-dessus des armes de tous les » autres guerriers, Gonchobar excepté. »

[Episode VIL Combat contre Ercoil.']

69. Les trois guerriers retournèrent ensuite chez Ercoil. Ercoil leur souhaita la bienvenue. Ils cou- chèrent chez lui cette nuit. Ercoil leur proposa à chacun un combat singulier; chaque guerrier ne devait avoir qu'un cheval. Loégairé livra le premier combat, et s'avança avec un cheval contre Ercoil. Le cheval d'Ercoil tua le cheval de Loégairé, et Loé- gairé prit la fuite ; passant par Ess-Ruaid , il gagna Emain, il raconta que ses compagnons avaient été tués par Ercoil. Gonall fit comme lui et s'enfuit après avoir eu son cheval tué par le cheval d'Ercoil. Pour arriver à Emain, il passa par Tendroit appelé Nage de Ralhand. Rathand, domestique de Gonall, s*y noya dans la rivière, et voilà pourquoi on nomme encore cet endroit Nage de Rathand.

70. Mais le Gris de Mâcha, cheval de Gùchulainn, tua le cheval d'Ercoil. Gùchulainn attacha Ercoil

FESTIN DE BRIGRIU. 129

derrière son char et l'amena ainsi à Emain-Macha. Buan, fille de Samera, alla voir la trace du char de Loégairé, de Gonall et de Gùchulainn. Elle reconnut la trace de celui de Gùchulainn, parce que partout le chemin se rétrécissait, ce char avait percé les murs, élargi les brèches ou sauté par dessus. Par un bond terrible elle s'élança sur le derrière de ce char; mais elle retomba le front contre un rocher et se tua dans l'endroit appelé depuis Tombeau de Buan.

Lorsque Gonall et Gùchulainn arrivèrent à Emain, on les pleurait, on croyait leur mort certaine; Loé- gairé en avait apporté la nouvelle. Ils racontèrent leurs aventures et leur histoire à Gonchobar et au reste des grands d'Ulster. Les autres guerriers, les autres braves d'Ulster réprimandèrent Loégairé pour le récit tragique qu'il avait fait au sujet de ses com- pagnons.

71. Alors Gathba le druide chanta le poème que voici :

Un récit de défaite avait fait mourir Gùchulainn à l'étranger, Dans le château des champions noirs.

J'ai donné injustement Le prix de la valeur guerière chez les grands Ulates A Loégairé, qui, sans droit, Élevait prétention au morceau du héros Après la bataille que racontait son récit tragique. C'est Gùchulainn qui mérite le morceau du héros : Il a livré à Ercoil un bon et victorieux combat. Ercoil est lié, le guerrier fort et jaloux, Derrière un char qui n'a pas son pareil.

9

130 CYCLE d'ULSTER.

On n'ignore pas les grandes actions de Cûchulainn,

On raconte ses meurtres glorieux.

Monté sur son char, il est un guerrier fort et magnifique;

C'est un héros beau et victorieux dans les combats ;

Ses exploits dans les batailles

Ont ôté la vie à de nombreux bataillons.

Quand en char il sort de son château,

C'est un roi fort dont la colère double la valeur.

Loégairé a pensé

Obtenir le morceau du héros

Par un récit de défaite.

Un récit de défaite avait fait mourir Cûchulainn à l'étranger, Dans le château des champions noirs.

[Episode VllI. Le jugement prononcé par Medh reste

sans effet.'\

72. Alors prirent fin les réflexions et les paroles confuses des guerriers. Ils se rendirent ensuite au festin et se préparèrent à manger. Sualdam, père de Cûchulainn, dirigeait cette nuit le service du repas. On remplit de bière la grande cuve de Gonchobar. On s'occupa ensuite du partage des victuailles, et les gens chargés de cette opération commencèrent leur travail. D*abord ils mirent de côté le morceau du héros. « Pourquoi ne donnez-vous à personne le » morceau du héros? » dit Dubthach à la langue pa- resseuse. « Les trois prétendants n'ont pas quitté le » roi de Gruachan sans rapporter un signe certain » qui nous apprenne à qui le morceau du héros doit > être donné. »

FESTIN DE BRIGRIU. 13 1

73. Là-dessus Loégairé le vainqueur se leva et montra sa coupe de bronze avec un oiseau d'argent sur le pied. [On se rappelle que Medb la lui avait donnée.] « C'est à moi , » dit-il, « qu'appartient le » morceau du héros : que personne ne me le dis- » pute! » « Il n'est pas à toi, » répondit Gonall le triomphateur, « nous avons apporté un signe » semblable! Tu as une coupe de bronze, la mienne

> est de laiton : la différence qui est entre elles mon- » tre clairement que le morceau du héros m'appar- » tient. » « Il n'est à aucun de vous deux, » reprit Gûchulainn , et se levant il continua : « vous

> n'avez pas apporté de signe qui vous attribue le » morceau du héros , à moins que le roi et la reine » vers qui vous êtes allés n'aient voulu accroître la » haine entre vous et moi, et nous mener de meur- D tre en meurtre. Ils ne pouvaient vous faire plus » grande insulte que de vous donner ces présents. » Ce sera moi qui aurai le morceau du héros ; seul » j'en ai apporté le signe bien connu. »

74. Alors il montra, en l'élevant bien haut, la coupe d'or rouge avec un oiseau de pierres précieuses sur le pied, les deux yeux de l'oiseau étaient faits de ces pierreries qu'on tire de la tête des dragons. [Ailill et Medb lui avaient fait ce cadeau, p. 120-123.] Tous les grands d'Ulster qui entouraient Gonchobar, fils de Ness, virent cette coupe. « C'est donc moi, » dit-il, « qui ai droit au morceau du héros, à moins i> que l'on ne commette à mon égard une injustice. » « Nous te l'adjugeons tous, » dirent Gonchobar,

132 CYCLE d'ulster.

Fergus et le reste des grands d'Ulster, « le mor- » ceau du héros est à toi par le jugement d'Ailill » et de Medb. » « Nous le jurons par le serment » que prête notre nation, » répondirent Loégairé et Conall le triomphateur, « c'est une coupe que tu as » achetée, cette coupe que tu apportes. Tu Tas payée » en objets précieux el en trésors qui t'appartenaient » et que tu as donnés à Ailill et à Medb pour l'ob- » tenir d'eux. Tu avais en tête de satisfaire ton » orgueil et d'empêcher que le morceau du héros i> fût donné à aucun autre que toi. » « Je le jure » par le serment que prête ma nation, » continua Conall le triomphateur^ « le prétendu jugement qui » aurait été rendu n'est pas un vrai jugement, et le > morceau du héros ne t'appartient pas. » Là-dessus les deux guerriers se lèvent, l'épée nue, pour atta- quer Gûchulainn.Gonchobar et Fergus se placent entre eux. Loégairé et Conall baissent les mains et remet- tent l'épée dans le fourreau. « Arrêtez, » dit Sencha, « et faites ma volonté. » « Nous la ferons, » répondirent-ils.

{Episode IX. Lehlond, fils de Leblanc^ refuse de pro- noncer une sentence.~\

75. « Allez, » dit Sencha, « trouver Leblond , fils » de Leblanc, à son gué, il vous jugera. » Les trois héros se rendirent chez Leblond, lui exposèrent leur désir et l'objet de la querelle qui les amenait. « N'y )^ a-t-il pas eu , » dit Leblond , « une décision ren-

FESTIN DE BRICRTU. 133

» due à votre sujet dans le château de Gruachan-Aï? » Certainement, » reprit Gùchulainn, « une déci- » sion a été rendue, mais ces hommes-ci ne veulent » pas s'y soumettre. » « Non certes, » reprirent Loégairé et Gonall, « nous ne nous soumettrons pas » à cette décision , car cette décision prise contre » nous n'est pas un jugement. » « Il ne sera » facile à personne de vous juger, d répliqua Lehlond, « puisque vous refusez d'exécuter la sentence de » Medb et d'Ailill. Cependant j'ai quelqu'un qui osera » vous juger, c'est Terrible, fils de Grande-Crainte; » il est dans son lac. Allez le trouver, il sera votre » arbitre. » Terrible, fils de Grande-Crainte, était un » homme qui avait une faculté merveilleuse : il prenait toutes les formes qui lui plaisaient, il prati- quait le druidisme et des artifices qui produisaient ce changement. Terrible, fils de Grande-Crainte, est le géant sauvage qui a donné son nom à Belach- Muni dit du Géant sauvage, et on l'appelait géant sauvage à cause de sa grande taille sous les formes diverses qu'il revêtait.

\_Episode X. Jugement de Terrible, fils de Grande- Crainte, § 76-78.]

76. Les trois guerriers arrivèrent chez Terrible, à son lac; des envoyés de Lehlond les accompagnaient et les présentèrent. Ils racontent à Terrible pourquoi ils viennent le trouver. Terrible leur dit qu'il entre- prendrait de les juger, si d'abord eux s'engageaient

134 CYCLE d'ulster.

à se soumettre à sa sentence. « Nous nous y sou- p mettrons, » répondirent-ils. Il leur fît prendre avec lui un engagement solennel. « Il y a, » dit-il ensuite, « un marché que je vous propose, et celui d'entre » vous qui l'acceptera aura le morceau du héros. » « Quel est ce marché? » demandèrent les trois guerriers. « J'ai une hache, » dit-il, « qu'un de » vous la prenne en main et me coupe la tête » aujourd'hui, moi je lui couperai la tête demain. » 77. Gonall et Loégairé dirent qu'ils ne feraient pas ce marché-là; ils n'avaient pas, disaient-ils, le pouvoir de rester vivants après avoir eu la tête coupée ; à lui seul appartenait cette faculté. Gonall et Loégairé refusèrent donc le marché. Cependant, il y a des livres il est dit qu'ils acceptèrent le marché, que Loégairé coupa la tête du géant le pre- mier jour, mais ne revint pas le lendemain se la faire couper, et que Gonall agit de même. Gûchu- lainn dit qu'il acceptait le marché si on devait lui donner le morceau du héros. Gonall et Loégairé déclarèrent qu'ils lui laisseraient le morceau du héros s'il faisait le marché avec Terrible. Gûchulainn obtint d'eux l'engagement solennel de renoncer à lui con- tester le morceau du héros s'il faisait avec Terrible le marché dont il s'agissait. Le marché est conclu entre Gûchulainn et Terrible. Terrible , après avoir fait sur le tranchant de sa hache une incantation, met sa tête sur la pierre devant Gûchulainn ; Gûchu- lainn, prenant la hache du géant, le frappe et lui coupe la tête. Puis Terrible partit et plongea dans le

FESTIN DE BRICRIU. 135

lac, tenant d'une main sa hache, de l'autre sa tête sur la poitrine.

78. Gûchulainn revient le lendemain au rendez- vous, et s'étend devant Terrible sur la pierre. Celui-ci abaisse trois fois la hache sur le cou et le dos du brave. « Lève-toi , Gûchulainn , » dit-il , « à toi la )> royauté des guerriers d'Irlande et le morceau du « héros, personne ne peut te le contester. » Après cela, les trois guerriers retournèrent à Emain, mais ni Gonall ni Loégairé ne se soumirent au jugement rendu en faveur de Gûchulainn. Ils continuèrent à lui disputer le morceau du héros. Les Ulates, après délibération, décidèrent d'aller trouver Gûroi pour lui demander le jugement de la question. Les trois guerriers acceptèrent (1).

{^Episode XL Les épreuves au château de Cûroï^ leurs

conséquences.']

79. Le lendemain matin, les trois héros, Gûchu- lainn, Gonall et Loégairé, arrivèrent au château de Gûroï. Ils détèlent leurs chars à la porte du château, et, après cela, entrent au palais. Blathnath, fille de Lebègue et femme de Gûroï, fils de Daré, leur souhaita la bienvenue. Gûroï n'était pas à la maison pour les recevoir cette nuit-là; il savait que les trois guerriers viendraient; il était parti, recommandant à sa femme de faire ce que voudraient les trois visi-

(1) Cf. § 33 (p. 104), § 41 (p. 108), l 89 (p. 142).

136 CYCLE d'ulster.

teurs jusqu'à son retour : il allait au levant, en terre de Scythie, car, depuis le jour Gûroï prit les armes pour la première fois jusqu'au jour de sa mort, jamais il ne rougit de sang son épée en Irlande, jamais il ne porta à ses lèvres rien qui vînt d'Irlande, tant qu'il vécut à partir du jour il eut sept ans accomplis ; rien, en Irlande, ne lui semblait digne de sa fierté, de sa gloire, de sa supériorité, de sa colère, de sa force, de sa bravoure. Conformément à ses ordres, sa femme fît préparer aux trois guer- riers un bain, des boissons enivrantes et des lits superbes, en sorte qu'ils fussent contents.

80. Quand vint le moment de se coucher, Blathnath les prévint qu'ils devaient chacun à leur tour garder le château la nuit, jusqu'au retour de Gûroï. « Et, » ajouta-t-elle, « Gûroï a dit que vous feriez la garde » par ordre d'âge. » En quelque région du monde que fût Gûroï, la pensée de son château le préoccu- pait à l'entrée de chaque nuit, et le faisait gémir jusqu'à ce qu'après le coucher du soleil l'obscurité, devenue plus noire qu'une meule de moulin, eût rendu introuvable la porte du château.

81. Loégairé le vainqueur alla faire la garde la première nuit, car il était le plus âgé des trois guer- riers. Il était assis à son poste, vers la fin de la nuit, quand il aperçut dans la mer, aussi loin que sa vue pouvait atteindre, une ombre s'avançant vers lui. Gette ombre était grande, hideuse, effrayante. Elle était aussi haute que le ciel, et il semblait voir toute la mer entre ses jambes. Elle s'avança vers lui. Elle

FESTIN DE BRICRIU. 137

avait les deux mains pleines de branches de chêne, chacune aussi lourde qu'un joug de chariot. Elle lança à Loégairé une branche, et elle le manqua. Elle recommença une seconde et une troisième fois sans atteindre ni la peau ni le bouclier de Loégairé. Loégairé lui lança son javelot et la manqua aussi.

82. Alors l'ombre étendit la main jusqu'à Loégairé. Sa main était si longue qu'elle passa par dessus les trois remparts qui séparaient les deux combattants pendant l'échange des projectiles, puis elle saisit Loégairé; quelque grand et quelque illustre que fût Loégairé, il tint dans une main de son adversaire comme y aurait pu tenir un enfant d'un an. Puis l'ombre, rapprochant les deux mains, le serra de manière à le broyer, comme un pion de jeu d'échecs entre deux meules de moulin. Quand, par l'effet de ce traitement, il fut à demi-mort, l'ombre le jeta hors du château, sur le fumier, à la porte du palais. Le château' n'était pas ouvert de ce côté-là. Les deux autres guerriers et les gens de la maison pen- sèrent que Loégairé avait sauté hors du château pour l'abandonner en fuyant devant les ennemis.

83. Quand, à la fin du second jour, arriva l'heure de garde, Gonall le triomphateur alla s'asseoir à son poste, car il était plus âgé que Gùchulainn. Il eut les mêmes aventures que Loégairé la nuit précédente. Ce fut la troisième nuit que vint le tour de garde de Gùchulainn. Gette nuit est celle où, pour prendre et saccager le château, se réunirent les trois Pales du Marais de Froide Lune, les trois Pâtres de Breg et

138 CYCLE d'ulster.

les trois fils de Musique au grand Poing. C'est la nuit dans laquelle le monstre du lac, dans le voisi- nage du château, se promettait d'avaler la forteresse avec tout son contenu, tant bêtes que gens.

84. Gûchulainn était donc de garde celte nuit-là, quand il lui arriva beaucoup d'aventures désagréa- bles. Vers minuit, il entendit un grand bruit qui al- lait se rapprochant : « Ah 1 ah ! » s'écria-t-il, « si ce » sont des amis, qu'ils n'avancent pas I Si ce sont » des ennemis, qu'ils approchent ! » Ses agresseurs poussent ensemble un cri de menace. Gûchulainn s'élance sur eux et les tue; tous les neuf restent sur le carreau. Il apporte l'une après l'autre les têtes à son poste et s'asseoit auprès du tas. Neuf autres guerriers poussent le cri de guerre contre lui ; il est une seconde fois vainqueur, et la lutte recommence une troisième fois avec le même résultat, en sorte qu'il fait un monceau de têtes et d'armes.

85. Quand ensuite arriva la fin de la nuit, il était accablé de lassitude, d'ennui et d'épuisement; or il entendit le lac se soulever avec le même bruit que la mer agitée par la tempête. Quelque grande que fût sa fatigue, son ardeur belliqueuse ne put sup- porter l'incertitude, et il alla voir la cause du gron- dement terrible qu'il entendait. Il aperçut, dressé au- dessus du lac, le monstre dont la hauteur lui sembla dépasser de trente coudées le niveau de l'eau. Le monstre s'élança en l'air, sauta vers le château et ouvrit une gueule assez grande pour avaler le palais tout entier.

FESTIN DE BRIGRIU. 139

86. Gùchulainn se rappela son tour de force du jeu de chasse; il sauta en Tair, et en un instant se trouva derrière le monstre. Il le saisit par le cou, lui met une main dans la gorge, lui arrache le cœur qu'il jette à terre, et le monstre tombe sur le sol comme un fardeau qu'un homme laisse choir de l'épaule. Gùchulainn le frappe de son épée, le dé- coupe en petits morceaux, emporte la tête avec lui à son poste et la met sur le tas avec les trois fois neuf autres têtes.

87. Il en était là, et après ces luttes il éprouvait un épuisement excessif quand, au crépuscule, il vit venir à lui, de la mer à l'ouest, l'ombre qui avait si maltraité Loégairé et Gonall. Elle était aussi haute que le ciel ; il semblait voir toute la mer entre ses jambes. Elle s'avança vers lui. Elle avait les deux mains pleines de branches de chêne, chacune aussi lourde qu'un joug de chariot : « Ta nuit sera mau- vaise, I) dit l'ombre. « La tienne sera pire, rus- » taud, » répondit Gùchulainn. Là-dessus l'ombre lui jette une branche de chêne. Gùchulainn évite le coup. L'ombre recommence deux ou trois fois sans atteindre ni la peau, ni le bouclier de Gùchulainn. Gelui-ci riposte en lançant à l'ombre son javelot, et la manque. Alors l'ombre étend la main vers Gùchu- lainn pour le saisir comme Loégairé et Gonall. Mais Gùchulainn fait le saut guerrier du saumon ; il se rappelle son tour de force du jeu de chasse ; en un instant il a l'épée nue sur la tête de l'ombre. Plus rapide qu'un renard, il a tourné en Tair autour d'elle:

140 CYCLE d'uLSTER.

c'est le tour de force de la roue. « Grâce, ô Cûchu- » lainn ! » s'écrie l'ombre. « Accorde-moi les trois » choses que je désire, » répondit Gùchulainn. « Tu les auras, » répliqua l'ombre ; « elles t'arrive- » ront aussi vite que ta respiration. » « Je veux, » reprit Gùchulainn, « avoir pour moi la royauté des » guerriers d'Irlande et le morceau du héros sans » contestation ; enfin, pour ma femme, la préséance » à toujours sur les femmes d'Ulsler. » « Tu auras » cela tout de suite, » dit l'ombre ; et aussitôt qu'elle eut ainsi parlé, elle disparut sans qu'on pût savoir elle était allée (1).

88. Gùchulainn se mit à réfléchir. [Le saut qu'il avait fait pour combattre l'ombre l'avait jeté hors du château] ; il songea au saut qu'avant lui Loégairé et Gonall avaient faire pour en sortir. Ge saut, pen- sait-il , avait été grand en longueur et en hauteur ; il croyait, en effet, que c'était par un saut que les deux héros avaient gagné la campagne. Par deux fois, il essaya d'exécuter le même saut [en sens in- verse] ; il n'en put venir à bout : « Hélas ! » dit-il, « les fatigues que j'ai eues à subir jusqu'à présent > à cause du morceau du héros m'ont brisé ; ce » qu'ont fait mes concurrents est au-dessus de mes » forces. » Ges réflexions, chez Gùchulainn, étaient une sottise. Il s'éloignait du château par un bond aussi long qu'une portée de javelot, puis un bond

(1) Cette ombre tint parole : elle reparaît plus loin ; c'est le rustaud du § 91 (p. 143).

FESTIN DE BRICRIU. 141

en sens opposé le ramenait à son point de départ, et de son front il allait frapper le rempart du châ- teau. [Ensuite il recommençait.] Une fois il s'éleva tellement haut, qu'il vit tout l'intérieur du château. Une seconde fois, en retombant, ses jambes entrèrent dans le sol jusqu'au genou, tant son ardeur et sa force lui avaient donné de pesanteur I Une troisième fois, son impatience naturelle, l'ardeur de son es- prit, la grandeur de son courage lui firent acquérir une légèreté si merveilleuse, qu'en arrivant à terre ses pieds laissèrent intacte même la rosée sur le sommet des herbes. Dans cet exercice, sa fureur dé- moniaque se développa, et enfin un bond le fit pas- ser au-dessus du rempart. Il se trouva au milieu du château, à la porte du palais. L'empreinte de ses pieds est restée gravée sur une pierre, dans la cour, était le porche du palais. Alors il entra et jeta un soupir.

89. « Ce n'est pas un soupir de deuil, » dit Blath- nath, fille de Lebègue, femme de Gûroï ; « c'est un » soupir de victoire et de triomphe. La fille du roi » de l'île des guerriers de Falga sait quelles diffi- » cultes Gùchulainn a rencontrées cette nuit. » Peu de temps après , on vit Gùroï rentrer dans son pa- lais ; il rapportait les manteaux de guerre des trois fois neuf guerriers tués par Gùchulainn, leurs tètes, la tête du monstre. Il tenait les têtes sur sa poitrine; il les déposa sur le sol du palais : « Ge jeune homme » homme, » dit-il, « sera toujours capable de garder » la forteresse d'un roi. Voici ses trophées, tous

142 CYCLE d'ulster.

ï d'une seule nuit. L'objet de la contestation qui » vous a conduit ici, le morceau du héros, appartient » de droit à Gûchulainn, de préférence à tous les au- > très guerriers d'Irlande. Quand même il y aurait » ici quelqu'un de plus courageux, personne n'a rem- » porté autant de victoires que lui. » Voici le juge- ment qu'ensuite Gùroï porta : « A Gûchulainn le mor- ceau du héros, la suprématie de la bravoure parmi les Irlandais; à sa femme, la préséance sur les au- tres femmes dans la maison les Ulates se réunis- sent pour boire. » Et Gûroï donna à Gûchulainn, en or et argent, la valeur de sept femmes esclaves (1) pour récompenser les exploits que le héros avait accomplis en une nuit.

90. Après cette décision, les trois guerriers dirent adieu à Gûroï ; ils partirent et arrivèrent à Emain- Macha avant la fin de la journée. Quand, plus tard, au festin, on fît les parts et qu'il fut question de les distribuer, ceux qui servaient mirent de côté le mor- ceau du héros avec la portion de bière qui allait avec lui. « Il est clair pour nous, » dit aux trois guerriers Dubthach à la langue paresseuse, « qu'il n'y a pas » de contestation entre vous cette nuit au sujet du » morceau du héros. Gûroï, chez qui vous êtes allé, » a eu le courage de rendre un jugement entre vous. » Loégairé et Gonall répondirent qu'ils ne voulaient pas que le morceau du héros fût, à leur préjudice, attribué à Gûchulainn. « Vous ne voulez donc pas,

(1) La valeur d'uno vie d'homme.

FESTIN DE BRIGRIU. 143

» depuis votre retour à Emain-Macha, » reprit Doel, « vous soumettre au jugement rendu par Gûroï en » faveur deCùchulainn. » Gûchulainn dit qu'il n'avait pas envie de réclamer le morceau du héros ; ses pré- tentions lui avaient jusque-là causé un dommage beaucoup plus grand que le profit à espérer. Depuis lors, le morceau du héros ne fut attribué à personne jusqu'à l'époque eut lieu l'acquisition de la pri- mauté guerrière à Emain-Macha.

D. - Acquisition de la primauté guerrière a Emain-Macha.

91. Les Ulates étaient une fois réunis à Emain- Macha, quand, après la fatigue de l'assemblée pu- blique et des jeux, Gonchobar, Fergus, fils de Roeg, et les grands d'Ulster sortirent du champ des jeux et vinrent s'asseoir au palais de Gonchobar. Ni Gûchu- lainn, ni Gonall le triomphateur, ni Loégairé le vain- queur n'étaient préseuts cette nuit-là. Gependant, beaucoup de braves guerriers d'Ulster se trouvaient à cette assemblée. Il était environ trois heures de l'après-midi, et la fin du jour approchait. Ils virent venir à eux , dans la maison , un rustaud grand et laid. Il leur sembla que, parmi les Ulates, il n'y avait pas un guerrier qui atteignit moitié de sa taille. Le rustaud avait l'air effrayant et hideux. Ses vêtements consistaient en une tunique de vieille peau et en un manteau gris foncé ; il portait des branches d'arbre énormes aussi longues qu'une étable

144 CYCLE d'ulster.

tiendraient trente veaux. Deux yeux avides et jaunes, aussi grands que des chaudrons, sennblaient lui sortir de la tête ; chacun de ses doigts était plus gros que la main d'un homme ordinaire; il tenait dans la main gauche une poutre aussi pesante que vingt jougs de bœuf, dans la main droite une hache étaient entrées cent cinquante coulées de fonte et dont le manche était aussi lourd qu'un joug de cha- riot. Cette hache avait le tranchant si aigu, qu'en frappant dans le sens du vent, elle aurait coupé un cheveu. [Ce rustaud était l'ombre qui, vaincue par Gûchulainn, lui avait promis le morceau du héros (1)].

92. Il arriva donc avec cette mine-là, et il alla s'asseoir au pied de la fourche de bois pendait la crémaillère, à côté du foyer. Est-ce que la » maison te semble trop étroite pour toi? » demanda au rustaud Dubthach la langue paresseuse, « tu » ne trouves pas de place ailleurs qu'au pied de la 2> fourche qui porte la crémaillère ; aurais-tu la pré- » tention de réclamer la fonction d'éclairer la maison, » ou aimerais-tu mieux mettre le feu à la maison » que de nous donner de la lumière « Peu » importe mon talent, » répondit le rustaud, « on » comprendra qu'avec ma taille je pourrais tenir la » lumière assez haut pour éclairer tous ceux qui » sont ici , et je ne mettrais pas pour cela le feu à » la maison.

» Mais éclairer les maisons n'est pas mon métier..

(1) Voir plus haut, g 81-87, p. 136-140.

FESTIN DE BRICRIU. 145

D J'ai d'autres professions sans celle-là. Voici ce que » je suis venu vous demander. Jusqu'ici j'ai cherché » vainement en Irlande, en Grande-Bretagne, en » Europe, en Afrique, en Asie, jusqu'en Grèce, en » Scythie, dans les îles Orcades, jusques aux Colonnes » d'Hercule , à la tour de Bragance et à l'île de » Cadix; je n'ai trouvé nulle part un homme digne » de ce nom et capable de lutter contre moi. Puisque » vous l'emportez, vous, ô Ulates, sur tous les autres » hommes de cette terre-ci par la terreur que vous » inspirez, par la bravoure, la considération, la fierté, » la dignité, la justice, l'honneur, la distinction, il » faut qu'il se trouve parmi vous un homme capable D de soutenir le combat contre moi. »

94. « Il n'est pas juste, » dit Fergus, fils de Roeg, « que notre province perde son honneur, faute d'un » homme pour le défendre contre toi, et il n'est pas » sûr que notre champion soit plus en danger de j> mort que toi. » « Ce n'est pas pour éviter la » mort que je suis venu , j> répondit le rustaud. « Trouvons donc ce que tu nous demandes, » répli- qua Fergus, fils de Roeg. « Je n'ai qu'une pré- » tention, » insista le rustaud, « c'est qu'on me » donne pour adversaire un véritable homme, d « Il est juste qu'on t'oppose un véritable homme, j> répliqua Sencha, fils d'Ailill ; « et un véritable homme, » choisi dans la troupe grande et polie des guerriers j) d'Ulster, ne reculera pas devant un seul combattant » qui pour eux est un inconnu ; si tu n'as pas jus- » qu'ici rencontré un adversaire capable de te vaincre,

10

146 CYCLE d'ulster.

» tu l'as trouvé ici aujourd'hui. » « Je laisse de » côté Gonchobar parce qu'il est roi, » reprit le rus- » taud ; « je laisse de côté Fergus , fils de Roeg, » parce qu'il est l'égal de Gonchobar, mais, excepté » ces deux-là, que vienne n'importe qui des autres, » et cette nuit même il perdra sa tête dont je m'em- » parerai... j>

La fin manque, et nous ne savons point par quel procédé le rustaud, tenant sa parole, fit donner à Cùchulainn le mor- ceau du he'^ros, et à Emer la préséance sur les autres femmes, comme il l'avait promis 87, p. 140). On peut supposer que Conall et Loégairé, appelés par le roi Gonchobar pour défendre contre le rustaud la bonne renommée des guerriers d'Ulster, refusèrent cet honneur périlleux, et qu'enfin le rustaud, mis en présence de Cùchulainn, reconnut avoir été vaincu par lui, et proclama la suprématie de ce héros.

Le lecteur qui a terminé ce morceau y reconnaît sans peine une comijilaiion ont été juxtaposés et soudés tant bien que mal par une main inexpérimentée , des fragments de diverses provenances. L'auteur, au § 77 (p. 134), dit qu'il a entre les mains plusieu^'s livres qui se contredisent. En effet, le juge- ment de Cûroï , annoncé deux fois comme chose prochaine, pages 104 et 108, surtout page 104, n'est rendu qu'à la fin (p. 142, cf. 135), après des épisodes que rien n'a fait prévoir. Deux de ces épisodes paraissent de composition beaucoup plus ré- cente que le reste, ce sont ceux que nous avons numérotés VI, VII (p. 125-130); Ercoil, qui y joue le rôle principal, est le dieu romain Hercule , dont le nom a été introduit chez les sa- vants d'Irlande, au moyen âge, par la littérature latine; les combats Ercoil figure 69, p. 128) ne se livrent pas en char ; chaque guerrier, dans ce combat, n'a qu'un cheval, évi- demment monté, pratique contraire aux usages de la plus ancienne épopée d'Irlande.

Il y eut, peut-être, deux rédactions primitives, comprenant :

FESTIN DE BRICRIU. 147

Tune, lo les §§ 1-35 (p. 82-105) moins le premier alinéa du § 16 (p. 92) qui annonce le jugement d'Ailill et de Medb ; 2o les §§ 79-94 (p. 135-146) ; l'autre, lo les §§ 1-32 (p. 82-104); 2o les §§ 42-65 (p. 109-125); les §§ 72-94 (p. 130-146). Dans la première rédaction , les Ulates ne se transportaient pas chez Ailill et Medb, à Cruachan-Aï (§§ 42-65), et le voyage chez Cûroï 79) suivait presque immédiatement son annonce au § 33 (p. 104-105). Dans la seconde rédaction, on ne trouvait ni le § 33 qui annonce comme immédiat le voyage chez Curoï, ni probablement les paragraphes suivants jusques et y compris le § 41 (p. lOf^) ; les guerriers Ulates, sortant du festin, se ren- daient chez Medb, qui prononçait sa prudente sentence (§§ 42- 62); puis, après les faits racontés aux §§ 63-65 Conall et Loé- gairé, n .usant de se soumettre à la décision de Medb (§§ 72-74), on voyait se produire les épreuves finales chez Cûroï et à Emain-Macha (§§ 72-74).

Le texte qui nous a été conservé résulte : d'un amalgame hâtif et très défectueux de ces deux rédactions ; de l'inter- calation de plusieurs épisodes étrangers à l'une et à l'autre ; tels sont les deux épisodes VI et YII paraît Ercoil.

Il serait intéressant de fixer l'origine de l'épisode X, l'on voit un personnage mystérieux porter dans une main , sur la poitrine, sa tête coupée 77, p. 135). On a comparé cette lé- gende à celles des saints céphalophores, tels que saint Denys, qui commence à. porter sa tête, au neuvième siècle, chez Hil- duin, abbé de Saint-Denis sous Louis le Débonnaire (1).

En regard des deux vers de la p. 117, 1. 1 , 2, on peut met- tre un passage de César, De hello galUco, 1, VII, c. 47 , § 5 : Maires familiae de muro vestem argentumque jactahant pectore mido proîïitnentes , et pa.ssis manihus ohtestabantur Romanos ut sibi pâmèrent. Ces mères de famille dévêtues sont des Gauloises de Gergovie, qui se conduisent comme des Irlandaise^ épiques.

(1) Vita S. Dionysii auclore Hilduîno, c. 32; chez Migne, Patro- logia latina, t. CVI, col. 47; cf. Revue celtique^ t. XII, p. 166-167.

148 CYCLE d'ulster.

Le mot irlandais traduit par « rustaud , » § 87, 91 , 92 , est bachlach = * baculacus , littéralement « porteur de bâton ; » il renferme une allusion aux branches de chêne portées par le personnage, p. 139, 1. 17; p. 143, ligne dernière; p. 144, 1. 5.

VII

Festin de Bricriu; exil des fils de Doel l'Oublié <"

Le festin de Bricriu, dont on vient de lire la traduction, est un des plus anciens morceaux de la littérature épique irlan- daise. Les Irlandais paraissent s'être un jour fatigués de l'en- tendre répéter trop souvent par les conteurs qui, en débitant de mémoire ce récit et d'autres morceaux analogues , dis- trayaient les chefs et leurs vassaux réunis pendant les lon- gues soirées d'hiver. Pour réveiller la curiosité, un de ces conteurs imagina de donner, sous le même titre, un récit nouveau, de son invention. Ce récit nouveau existait déjà au quatorzième siècle, car il est conservé dans le Livre jaune de Lecan, manuscrit de cette date. Mais deux détails nous trans- portent dans une civilisation toute différente de celle à laquelle appartiennent les plus anciens récits épiques irlandais : Cùchu- lainn et Eocho Rond combattent à cheval et non en char ; Eocho porte un casque, cathbarr.

Ce morceau a été publié avec une traduction allemande par M. Windisch , dans la seconde série, première livraison, de

(1) Le nom irlandais est Doel Dermait qui veut dire littérale- ment « Doel d'oubli. »

150 CYCLE d'ulSTER.

ses Irische Texte ^ p. 173-209. Cette édition, précédée d'une savante préface et suivie d'un excellent comnaentaire, est faite avec la compétence si connue de l'érudit celtiste.

M. Maurice Granimont est l'auteur de la traduction que voici. Les numéros entre crochets renvoient aux lignes du texte irlandais de M. Windisch.

Il fut un roi fameux qui domina sur l'Ulster, c'est Gonchobar, fils de Ness. A son avènement, il fit une loi : chaque héros nourrira les dates une nuit dans l'année et le roi les traitera sept nuits plus qua- tre nuits, à savoir la première nuit de chacune des quatre saisons, quatre jeunes seigneurs (1) chaque fois. Les femmes des [liâtes, pour commen- cer, recevaient de la femme du guerrier qui donnait le festin : sept bœufs et sept porcs, sept tonneaux, sept barils^ sept canettes, sept pots, sept coupes et sept verres de bière, sept services de poissons, d'oi- seaux et de légumes variés.

[9.] Une nuit arriva le tour de Bricriu à la lan- gue empoisonnée : ce fut à lui à donner la fête. On apporta tout l'appareil du banquet, on remplit le grand tonneau à échelles de Gonchobar, il avait une échelle à l'extérieur et une à l'intérieur, qui ser- vaient à y aller puiser. Les découpeurs de Gon- chobar se lèvent pour servir les mets, et les échan- sons pour verser la bière. Bricriu à la langue em- poisonnée les voit de sa couche, dans la maison de

(1) Le no, « ou » qui se trouve dans ce passage, est incompré- hensible et a été supprimé dans la traduction.

EXIL DES FILS DE DOEL l'oUBLIÉ. 151

bois (1), circuler à sa gauche dans la salle. « Ils se- » ront célèbres (2) dans l'avenir, » dit-il, « les ex- » ploits qu'on va faire dans l'espérance d'une bière )) pour rire et d'un repas pour rire. » Les jeunes guerriers restent immobiles, puis courent à leur place et tout le monde garde le silence. Gonchobar, de la verge d'argent qu'il tenait à la main, frappa la colonne de bronze qui s'élevait à côté de son épaule, et qu'on entendit résonner aux quatre coins du pa- lais du Rameau rouge. Il demande à Bricriu ce qui est arrivé : u Qu'as-tu, ô Bricriu , » dit Gonchobar, « à susciter des difficultés au moment les Ulates » désirent commencer le repas. » « 0 mon cher > et vénéré Gonchobar, » répondit Bricriu, « je ne » manque de rien de ce qu'il faut pour boire et » pour manger, mais il n'est pas juste que les Ula- » tes jouissent de mon banquet sans avoir fait, pour » le mériter, quelque action d'éclat. »

[24.] A ces mots , se lèvent les douze héros d'Ulster : Fergus, fils de Roeg ; Gonall le Triompha- teur, fils d'Amergin ; Loégairé le Vainqueur; Gû- chulainn, fils de Sualdam; Eogan, fils de Durrthacht; Geltchar, fils d'Uthechar ; Blai l'Hôte; Dubthach Mauvaise-Langue d'Ulster; Ailill Langue-de-Miel ; Gonall Anglonnach ; Munremar , fils de Cierrgend ;

(1) La maison de bois que Bricriu fait bâtir dans le précédent morceau, p. 83.

(2) Bith maith-char o sein aile, or se; is ed dogéntar... Voilà comment doit, ce semble, être corrigé le texte; littéralement : « Il sera bien brillant désormais, dit-il; c'est ce qui sera fait... »

152 CYCLE d'ulster.

Gelhern, fils de Fintan. Chacun de ces braves hé- ros s'élança sur-le-champ pour chercher mort d'homme dans chacune des cinq provinces. Gûchu- lainn alla avec cinquante combattants dans la pro- vince d'Olnecmacht (1), sur la Duff (2) et la Drowes (3), jusqu'à Teau noire, dans le territoire de Giarraige(4). Ils se divisèrent alors en deux troupes : vingt-cinq allèrent le long de la rivière vers l'est, et vingt-cinq le long de la rivière vers l'ouest. Ceux qui mar- chaient aux côtés de Gùchulainn, étaient Lugaid aux ceintures rouges, et Loeg son cocher, fils de Riangabair. Ils allèrent ainsi jusqu'à ce qu'ils arrivè- rent en face du gué de Ferthan, au nord de Gorra- sur-Achad (5).

[38.] Là, se trouvèrent devant eux Mané , fils de Gét , fils de Maga , et trois cents compagnons qui jouaient autour de l'eau noire du gué de Ferthan. Avec eux était Findchoem , fille d'Eocho Rond (6) ; celle-ci au levant. Geux qui la rencontrèrent furent Lugaid aux ceintures rouges, et Loeg, fils de Rian-

(1) Ancien nom du Connaught.

(2) Petite rivière de l'Irlande occidentale, entre Sligo et Leitrim,. en Connaught.

(3) Rivière qui coule au nord de la Duff, et qui sort du Loch Melvin.

(4) Peut-être Ciarraigé-Locha-n-Airné , comté de Mayo, en Connaught.

(5) Dans le territoire des O'Mané , comtés de Roscommon et Galway, en Connaught. Ces indications géographiques sont don- nées par M. Windisch.

(6) Eocho à la chaîne.

EXIL DES FILS DE DOEL l'oUBLIÉ. 153

gabair. Les jeunes filles qui l'accompagnaient se réunirent autour d'elle sur le tertre de Duma Té- tach. a Grâce! » [s'écria-t-elle.] « Pourquoi de- » vons-nous te faire grâce? » demanda Lugaid. « C'est que je suis la femme de quelqu'un, » répon- dit-elle. — « Nous allons la secourir, » dirent les jeunes compagnons de Mané. « Quel est ce quel- )) qu'un que tu cherches? » demanda Lugaid. » « Gùchulainn, fils deSualdam, » répliqua-t-elle ; « je 2> l'ai aimé à cause des grandes choses qu'on m'a « dites de lui. » « C'est, » reprit Lugaid, « ce » qui te vaut la bienveillance de Cûchulainn , qui » est là, au couchant. » « Grâce I » s'écria-t-elle. Alors Cûchulainn s'arrête et prend les jeunes com- pagnons de Mané sous sa protection , puis fait un saut de héros en se dirigeant du côté de Test vers elle. Elle se lève au-devant de lui, lui jette ses deux mains autour du cou et lui donne un baiser. « Et » maintenant? » demandèrent Lugaid et Loeg. « Maintenant? » dit Cûchulainn, « nous avons assez i> de hauts faits : nous avons trois cents jeunes » gens à protéger et la fille du roi des O'Mané à me- )) ner avec nous jusqu'à Emain-Macha. »

[54.] Là-dessus Cûchulainn, Lugaid et Loeg, em- menant avec eux Findchoem , s'élancèrent vers le nord, à travers la nuit sombre, jusqu'à ce qu'ils at- teignirent le bois Manach, ils virent trois feux devant eux dans la forêt et neuf guerriers autour de chaque feu. Cûchulainn attaqua ces guerriers; il tua trois hommes, près de chaque feu, et les trois chefs.

154 CYCLE d'ulster.

Puis il traversa le gué de Mog et se dirigea vers le château de Gruachan en passant par la plaine d'Ae. ils poussèrent leurs cris de victoire, de sorte qu'on les entendit jusqu'au château de Grua- chan. Alors le guetteur de Gruachan monta les exa- miner. Il décrivit la stature , l'aspect et la manière d'être de chacun. « Je ne les reconnais pas, » dit Medb, « à moins que ce ne soit ici Gùchulainn, fils i> de Sualdam , avec son élève Lugaid aux ceintures * rouges, et avec Loeg, fils de Riangabair ; Find- » choem, fille d'Eocho Rond, roi des O'Mané. Heu- » reux celui qui la possède, si c'est avec le consen- » tement de son père et de sa mère ; malheur à lui > s'il l'a prise malgré eux ! »

[65.] Là-dessus, Gùchulainn et ses compagnons vont jusqu'à la porte de la forteresse et poussent un cri de victoire. « Que quelqu'un sorte, » dit Medb , « pour savoir qui ces jeunes guerriers ont » tué ! » On vint donc, de la part d'Ailill et de Medb, demander les têtes pour les reconnaître. Les têtes furent portées à l'intérieur de la forteresse. « Les reconnaissez-vous ? » demandèrent Ailill et Medb. « Nous ne les reconnaissons pas , » répon- dirent les domestiques. « Moi je les reconnais, » dit Medb; « ce sont les têtes des trois brigands » qui nous pillaient sans cesse. Portez-les dehors, » sur la palissade. » On va dehors raconter la chose à Gùchulainn. « Je le jure par le serment que jure » ma nation : je ferai danser la palissade sur leurs )) têtes, si l'on ne me rapporte pas mes tètes. » On

EXIL DES FILS DE DOEL l'OUBLIÉ. 155

lui rapporta donc ses têtes , Gûchulainn et ses compagnons furent introduits dans la maison des hôtes.

[75.] Le matin, Gûchulainn se lève le premier, prend toutes ses armes avec lui et va s'adosser contre une haute pierre. Le guetteur, étant à son poste ce matin-là, entendit dans la campagne, vers le sud, un bruit sourd, semblable aux roulements du ton- nerre. Il en informa Medb. « Qu'est-ce que c'est » que ce bruit? » demanda Medb. « Dis-le toi- » même, » répliquèrent les jeunes gens; « tu le sais » mieux que personne. » « Je ne comprends pas » ce que ça peut être, » dit Medb, « à moins que ce )) ne soient les 0' Mané qui viennent là-bas, au midi, » sur les traces de leur fille. Regarde encore une » fois. » Le guetteur regarde encore une fois. « En » effet, w dit-il, « j'aperçois sur la plaine, au midi, )) un tel nuage, que les hommes ne se voient pas » l'un l'autre. » « Je reconnais cela, » dit Medb; <c c'est le souffle des chevaux et des hommes des » 0' Mané qui viennent à la recherche de leur fille. > Regarde encore! » dit Medb. « Je vois, « ré- pondit le guetteur, a des lueurs de feu depuis le » gué de Mog jusqu'à la montagne de Badgné. A toi 0 de l'expliquer, ô Medb! » « Ce n'est pas dif- » ficile, » dit Medb; « c'est l'éclat des armes et des » yeux des 0' Mané sur les traces de leur fille. »

[85.1 A ce moment , ils virent une troupe dans la plaine , et , en tête , un héros : sur sa poitrine un manteau de pourpre , orné de quatre franges d'or et

156 CYCLE D ULSTER.

qui l'entourait quatre fois ; sur son dos un bouclier avec huit cercles de laiton; autour de lui une tuni- que avec une broderie d'argent , depuis les genoux jusqu'aux talons; de sa tête une chevelure, couleur de laiton, descendait jusque sur les flancs de son cheval; dans ses cheveux une chaîne d'or, pesant six onces, d'où son nom d'Eocho Rond (1); sous lui un cheval à taches jaunes, avec un frein d'or; dans sa main deux javelots ornés de clous de laiton; à sa ceinture une épée à poignée d'or; enfin, à son côté, une lance enchantée.

[98.] A peine a-t-il vu Gùchulainn qu'il jette sa lance contre lui. Gùchulainn place un charme de- vant la lance : la lance se retourne contre Eocho et traverse le cou de son cheval. Le cheval se cabre et jette son cavalier à bas. Gùchulainn vient à lui, le saisit entre ses bras et l'emporte dans la place. G'était un déshonneur pour lesO'Mané. Medb et Ailill ne laissèrent point partir Eocho et Gùchulainn avant qu'ils eussent fait la paix entre eux. Mais lorsque Gùchulainn fut le point de s'en aller, Eocho lui dit : « Puisses-tu n'avoir de repos ni assis ni couché , ô )) Gùchulainn, jusqu'à ce que tu saches quelle cause » a fait sortir de leur pays les trois fils de Doel » l'oublié I ))

[107.] Là-dessus Gùchulainn s'en va jusqu'à Emain Mâcha, portant avec lui les têtes des guerriers qu'il a tués, et ses compagnons racontent ses aventures.

(1) Rond signifie « chaîne. »

EXIL DES FILS DE DOEL l'OUBLIÉ. 157

Puis il regagne (1) son banc et se met à boire. Il lui sembla que ses vêtements brûlaient sur son corps, que la maison brûlait autour de lui, que le sol brû- lait sous ses pieds. S'adressant à son entourage : « Je crois bien, » dit-il, « jeunes gens, que je res- » sens un effet de la malédiction prononcée contre )) moi (2) par Eocho Rond. Je vais mourir si je ne » sors d'ici. »

[113.] Gûchulainn gagne l'extérieur, après avoir pris ses armes. Loeg et Lugaid aux ceintures rou- ges le suivent. A la porte de la place, il se trouva devant une bande de neuf ouvriers en bronze. Ils n'avaient pas reçu leur portion de viande et de bière, on ne savait pas qu'ils étaient dehors. Lorsqu'ils virent Gûchulainn s'approcher d'eux , ils dirent : « Il est bien à propos qu'on vienne nous » apporter à manger et à boire de la part du roi. » » « Est-ce que vous me prenez pour un inten- » dant? » s'écria Gûchulainn. Il s'élance sur eux et coupe leurs neuf têtes.

[120.] Il s'éloigne d'Emain Mâcha vers le sud-est et s'avance jusqu'à l'endroit s'élève aujourd'hui la montagne du cavalier (3), c'est-à-dire Armagh : c'était alors une forêt. Les forgerons de Gonchobar étaient

(1) Le mot écrit airiihi avec un signe abréviatif doit être lu airithisi : « de nouveau. »

(2) Les paroles d'Eocho Rond étaient ce qu'on appelait, en ir- landais, un geis, c'est-à-dire une défense magique, à laquelle il était impossible de résister.

(3) Ard Marcach. C'est une étymologie inepte.

158 CYCLE d'ulster.

occupés à un travail qu'ils exécutaient pour le roi. Ils comptaient passer la nuit sans boire ni manger. Lorsqu'ils virent s'avancer les trois guerriers vers eux : « Il est bien à propos, » dirent-ils, « qu'on » vienne nous apporter à manger et à boire de la » part du roi. » « Est-ce que vous me prenez )) pour un intendant? » s'écria Gûchulainn. Il s'élance sur eux et coupe leurs neuf têtes. Puis il s'éloigne et , se dirigeant au levant vers le rivage, arrive en face de Dun Delca (1).

[127.] Le fils du roi d'Ecosse (2) venait précisément d'arriver avec une troupe de matelots apportant du satjii, de la soie et des cornes à boire pour Gon- chobar. Ce dernier envoya ses gens à leur rencon- tre, mais ils n'allèrent pas jusqu'au vaisseau. Lors- que les matelots virent Gûchulainn s'avancer vers eux : « Il est bien à propos, » dirent-ils, « qu'on D vienne au-devant de nous. Les vagues et les » écueils nous ont tant fatigués « Est-ce que » vous me prenez pour un intendant? » répondit Gûchulainn. Il se précipite sur eux dans le vaisseau et coupe toutes les têtes, jusqu'à ce qu'il arrive au fils du roi. « Grâce, ô Gûchulainn, » s'écria-t-il ; « c'est que nous ne t'avions pas reconnu. » « Sais-tu quelle cause a fait sortir de leur pays les

(1) Aujourd'hui Dundalk , Leinster, comté de Louth, sur la côte occidentale de l'Irlande.

(2) Alba dans le texte irlandais. Ce mot désigne la Grande Bre- tagne tout entière dans les textes les plus anciens, l'Ecosse dans les textes plus modernes.

EXIL DES FILS DE DOEL L'OUBLIÉ. 159

» trois fils de Doel l'oublié? » demanda Gùchulainn. (( Je l'ignore, » répondit le jeune guerrier ; « mais » je possède un charme marin; je te le donnerai, )) tu auras mon navire , et tu ne te trouveras plus > désormais dans l'ignorance. » Gùchulainn lui donna sa lance, y grava une inscription en caractères oga- miques, et lui dit : « Pars et va jusqu'à mon banc, )) à Emain Mâcha. » Le fils du roi d'Ecosse emporta ses bagages et s'avança à travers le pays, jusqu'à ce qu'on vint à sa rencontre.

[141.] Gùchulainn s'installa sur le navire, déploya les voiles et partit. Il voyagea à la voile un joar et une nuit el jeta l'ancre près d'une grande île, Gette île était très belle et d'un aspect imposant : tout au- tour , un rempart d'argent et par-dessus une palis- sade d'airain ; à l'intérieur, des maisons dont le toit était soutenu par des poutres de laiton. Gùchulainn s'avance dans Tiie et entre dans la forteresse. Il y voit une maison à colonnes de laiton et cent cinquante lits dans cette maison ; un échiquier , un damier et une harpe près de chaque lit. Il voit, en outre, dans cette demeure, un couple [royal] à cheveux blancs [Riangabair et Finnabair] vêtu de manteaux de pour- pre avec de sombres épingles d'or rouge sur ces manteaux; enfin trois jeunes femmes, toutes trois du même âge, de la même beauté et une dentelle d'or à trame de laiton devant chacune d'elles.

[152.] Le roi accueillit amicalement Gùchulainn et ses compagnons : « Sois le bienvenu parmi nous, ô » Gùchulainn, à cause de Lugaid ; sois le bienvenu,

160 CYCLE D ULSTER.

» ô Loeg , à cause de ton père et de ta mère (1) ! > Les femmes firent la même salutation. « Nous som- » mes ravis, » répondit Gûchulainn ; « jamais, jus- » qu'à présent , nous n'avions trouvé un accueil » aimable. » « Tu le trouveras aujourd'hui, » dit le roi. « Sais-tu, » demanda Gûchulainn, « quelle cause a fait sortir de leur pays les fils de » Doel l'Oublié? » « Je le saurai, » dit le roi, « leur sœur et leur beau-frère sont dans l'île qui est » là-bas au sud (cf. p. 162, 1. 4-5). i> Il y avait trois morceaux de fer devant le feu; on les y jeta, ils devinrent rouges, puis les trois jeunes femmes se levèrent et chacune d'elles en mit un dans la cuve. Gûchulainn, Lugaid et Loeg allèrent tous trois dans la cuve et s'y baignèrent, puis on leur apporta trois cornes à boire pleines d'hydromel , on leur donna un lit, sur le lit une couverture et un plaid bigarré.

[164.] A peine étaient-ils qu'ils entendirent le bruit des armes , le son du cor et le tumulte des jongleurs. Puis ils virent s'avancer vers la maison cinquante guerriers amenant vingt-cinq cochons et vingt-cinq bœufs et portant chacun une coupé d'hy- dromel à la noisette. Ils regardèrent donc ces cin- quante guerriers au dehors. Ils virent alors qu'il y avait un autre homme avec eux et que chacun por- tait sur son dos une charge de bois à brûler, à l'ex- ception seulement de cet homme qui était à leur

(1) Riangabair et Finnabair; cf. page suivante.

EXIL DES FILS DE DOEL l'OUBLIÉ. 161

tête. Il portait un manteau de pourpre faisant cinq fois le tour de sa poitrine et retenu par une épingle d'or, une tunique à capuchon d'une blancheur écla- tante et brodée de rouge ; il avait une lance et un javelot, il tenait à la main une épée à poignée d'or. Il entra dans la maison devant ses gens et souhaita la bienvenue à Gùchulaion : a Sois le bienvenu » parmi nous, ô Gùchulainn, à cause de Lugaid ; sois » le bienvenu parmi nous, ô Lôeg, à cause de ton » père et de ta mère ! »

[174.] Les cinquante braves guerriers firent le même souhait à Gùchulainn , à Lugaid et à Lôeg. Puis on amena les cochons et les bœufs et on les mit dans les chaudières jusqu'à ce qu'ils furent cuits. Un re- pas de cent personnes fut servi à Gùchulainn et à ses deux compagnons , et le reste fut distribué aux autres guerriers. On leur apporta de la bière jusqu'à ■ce qu'ils furent ivres. Il leur vint alors un désir : « Gomment dormira Gùchulainn? » [dirent-ils]. « Ai-je le choix? i> dit Gùchulainn. « Tu Tas, » répondit le héros ; « il y a ici les trois filles de Rian- » gabair : Eithné, Etan et Elain. Sont également ici » leurs trois frères : Eochaid, Aed et Oengus; leur » père Riangabair et leur mère Finnabair, conteuse » de Riangabair. » Les frères sont plus connus sous les noms de Lôeg, Id et Sedlang (1).

[185.] Gùchulainn chanta deux vers :

(1) Ce sont les cochers de Gùchulainn, de Conall le Triompha- teur et de Lôégairé le Vainqueur, Voir plus haut, p. 91.

11

162 CYCLE d'ulster.

« Je ne sais pas auprès de qui dormira Etan, Mais je sais bien que la blanche Elan ne dornriira pas seule. »>

Elle dormit auprès de lui, et le matin il lui donna une bague d'or qui pesait la moitié d'une once. Puis on alla raccompagner jusqu'à ce qu'il aperçut au loin l'île habitaient Gondia le Mince, dit Gorrbacc, et Achtland [sa femme], fille de Doel l'oublié. Il rame vers l'île, et, à chaque mouvemeut qu'il imprime à son embarcation, elle s'élève à la hauteur du sommet de l'île.

[195]. Gondia le Mince se trouvait dans l'île, la tête appuyée contre une haute pierre à l'ouest de l'île, les pieds contre une autre haute pierre à l'est de l'île, et Achtland lui nettoyait la tête. Lors- qu'il entendit le bruit du navire qui venait vers la terre, il se leva et souffla devant lui avec tant de violence qu'une vague s'éleva sur la mer. Son souffle revint contre lui. Là-dessus Gùchulainn lui adressa la parole, et Gondia le Mince lui répondit : « Si » grande que puisse être ta colère, héros qui viens

> là-bas, nous ne te craignons pas; les devins n'ont » pas annoncé que cette île dût être ravagée par toi. » Viens donc dans l'île, et tu seras le bienvenu. »

[201]. Alors Gùchulainn aborda dans l'île. Acht- land lui souhaita la bienvenue et lui fit signe de l'œil. « Sais-tu, » demanda Gùchulainn, « quelle

> cause a fait sortir de leur pays les fils de Doel » l'oublié? » - « Je le sais, \> dit Achtland, « et j'irai » avec toi , afin que tu les trouves , car il a été

EXIL DES FILS DE DOEL l'OUBLIÉ. 163

» annoncé que le salât leur viendrait de toi. » Achtland se leva et alla dans le vaisseau , près d'eux.

[206.] Son mari chanta des vers :

« Que signifie ce voyage insensé, ô femme !

Que vas-tu faire sur les mers ?

Car [il n'est pas certain] Que le navire qui t'emporte te mène agréablement au port. »

[209.] Achtland répondit en chantant :

« 0 Condla le Mince,

Mon but est au delà des mers ;

Un ardent désir embrase mon cœur :

Je veux sauver [mes neveux] fils de Doel l'oublié;

Leur souvenir a été si vite perdu ! »

[213.] Achtland entra donc dans le vaisseau , fît un signe de l'œil, puis mit Cùchulainn et ses com- pagnons au courant de ce qu'il leur importait de savoir, «i Regarde ce rempart blanc, là-bas, » dit- elle, ff c'est que se trouve Goirpré le Beau. » « Le frère de Doel l'oublié, « répondirent-ils. Ils virent alors le rempart blanc, et trouvèrent deux femmes qui étaient occupées à couper des joncs. Cùchulainn s'adresse à ces femmes et leur demande : « Quel est le nom de ce pays j'arrive? » Une des femmes se leva et chanta ce qui suit :

[219].

« Le pays que tu viens d'aborder en ces lieux , Des troupes de coursiers y paissent dans la plaine;

11*

164 CYCLE d'ulster.

Sept rois y sont à l'aise, occupant leur domaine (p. 165, 1. 1-3) ; Sept victoires sont planant sur chacun d'eux.

Sept souverains autour dominent le rivage. Tu penses que c'est que nos grandeurs finissent. A chaque souverain sept femmes obéissent, Aux pieds de chaque femme un roi lui rend hommage.

A nos rois, sept troupeaux de coursiers, sept armées. Sept victoires près d'eux veillant sur leurs états; Devant nos souverains parle droit des combats Sept défaites fuyant sur la mer repoussées.

Pour chacun de nos rois, grand combat dans la plaine; Pour chaque souverain, sept combats. Un voleur Ne peut sortir d'ici; quand telleest la grandeur D'un pays, y venir, c'est prétention vaine.

Le pays que tu viens d'aborder en ces lieux, Des troupes de coursiers y paissent dans la plaine; Sept rois y sont à l'aise, occupant leur domaine ; Sept victoires sont planant sur chacun d'eux.

[228]. A ces mots, Gûchulainn s'élança sur elle et lui donna un tel coup de poing sur la tête que la cervelle jaillit au-dessus des oreilles. « C'est une » mauvaise action que tu viens de faire, » lui dit l'autre femme, « mais il était prédit que tu viendrais » ici pour y faire du mal. Malheur à moi de n'avoir » pas été celle à qui tu adressas la parole. » « Je » Le l'adresse mainlenanl, » dit Gûchulainn. » Quel est » le nom des hommes qui sont ici? )> « C'est

EXIL DES FILS DE DOEL l'OUBLIÉ. 165

» facile à dire : Dian , fils de Lugaid ; Léo , fils de » lachtan; Eogan au Blanc-Coursier, Fiachna Fuath, » Goirpré le Beau, Gond Sidi, Senach Salderc (1). »

Ils cherchent le rouge combat; Ils livrent de sanglantes batailles, Avec vingt blessures au flanc, Avec des troupes de héros, Avec d'innombrables assauts. »

[237]. -dessus ils allèrent vers la forteresse, et Loeg prit le manteau de la femme sur son dos jusqu'à ce qu'ils arrivèrent devant l'enceinte. La femme les quitte alors, entre dans la forteresse et raconte ce qu'on leur a fait. « Ils n'ont pas mal » agi, » dit Goirpré le Beau; « c'est exactement ce » qu'ils feraient aux gens d'un fou. » Il se précipite au dehors. Gùchulainn l'attaque, et ils luttèrent depuis le matin jusqu'à la fin du jour, et aucun des deux n'obtint sur l'autre le moindre avantage. L'une après l'autre, leurs épées l'emportèrent; l'un après l'autre, leurs boucliers se brisèrent. « G'est vrai, » dit Gùchulainn. Et il prit son Gai bulge (2). « Grâce, > ô Gùchulainn I » dit Goirpré le Beau. Et il jette ses armes loin de lui ; il prend dans ses bras Gùchulainn, qu'il emporte dans la ville, auquel il prépare un bain,

(1) Les sept rois qui viennent d'être mentionnés, p. 164, 1. 1.

(2) « Javelot de sac. » C'est le nom de la lance qui, dans les cas difficiles, était la dernière ressource de Gùchulainn; « C'est vrai » est une réponse à un raisonnement que Gùchulainn vient de faire en lui-même.

166 GYGLb: d'ulstek.

et près de qui la fille du roi dormit cette nuit-là. Gûchulainn lui demanda : « Quelle est la cause qui » a fait sortir de leur pays [tes neveux], les fils de » Doel l'oublié? » Goirpré le Beau lui raconta toute l'histoire, du commencement à la fin (1).

[250]. Le lendemain on prévient Goirpré le Beau qu'Eocho Glass vient lui livrer bataille. Goirpré et Gûchulainn vont vers la vallée à la rencontre d'Eocho Glass, le fort guerrier. « Quelqu'un est-il venu dans » la vallée? ô pauvres guerriers, » dit Eocho Glass.

« Il y est venu quelqu'un, » répondit Gûchulainn.

« Ge n'est pas une voix agréable, » dit Eocho Glass, « que la voix du héros grimaçant (2) d'Ir- » lande. » Ils en viennent aux mains dans la vallée. Gûchulainn bondit et se trouve sur le bord du bou- clier de son adversaire. Son adversaire, de son souffle puissant, le repousse jusque dans la mer. Gûchulainn bondit de nouveau et se trouve sur la bosse du bou- clier d'Eocho. Le souffle d'Eocho le rejette dans la mer. Gûchulainn bondit et se trouve sur le corps d'Eocho. Le souffle d'Eocho le repousse, et Gûchu- lainn tombe dans la mer. « Malheur à moi I » s'écria Gûchulainn. Il lance alors en haut son Gai bulge qui retombe sur le heaume à mailles d'Eocho, lui tra- verse la tète et se plante en terre. Eocho tourne sur lui-même et tombe étendu de son long.

(1) On a vu plus haut, p. 103, 1. 19-20, que Goirpré était frère de Doel.

(2) C'est Gûchulainn.

EXIL DES FILS DE DOEL l'OUBLIÉ. 167

[262]. Gùchulainn vient à lui, lui ôte le heaume à mailles qui descendait jusque sur ses épaules, et lui coupe la tête avec son épée. De Test et de l'ouest s'élancèrent dans la vallée les side (l) qu'Eocho avait outragées, elles se baignèrent dans son sang, et toutes y lavèrent leur outrage. Puis les fils de Doel l'oublié partent pour leur pays. Gùchulainn va avec Coirprô dans la forteresse. Il y passe la nuit et part le matin, emportant de grands et magnifiques pré- sents que lui avait faits Goirpré. Il retourne dans l'île, se trouvaient Gondla et sa femme (2), et leur raconte ses aventures. Puis il se dirigea vers le nord, jusqu'à ce qu'il atteignit 1-île se trouvait Rian- gabair; il y dormit auprès de la femme de Rian- gabair (3), et raconta son histoire à elle et à son mari. Il partit le matin pour aborder au pays des Ulates. Il alla à Emain-Macha. On lui avait gardé sa part de bière et de nourriture. Alors il fît le récit de ses aventures et de ses voyages à Gonchobar et aux héros de bravoure d'Ulster dans le palais du Rameau- Rouge.

[274.] Puis il se rendit au château de Gruachan^ auprès d'Ailill, de Medb et de Fergus, et il leur raconta ce qui lui élait arrivé. On fit venir ensuite Eocho Rond, et Gùchulainn chanta :

(1) Etres divins, fées.

(2) Beau-frère et sœur de Doel l'oublié, p. 162-163.

(3) Finnabair , mère de Lôeg , cocher de Gùchulainn, cf. p. 161.

168 CYCLE d'ulster.

« Prince Eocho (1) Rond, Findchoem ta fille que voilà, C'est elle qui causa mon hasardeux voyage. Avec Eocho dit Glas, j'eus un rude combat. Eh bien ! je me repens, j'aspire au mariage !

Je vois neuf artisans, je vois neuf forgerons; Leur seule faute était que nous les rencontrons. Puis je vois neuf marchands, triste humeur inquièle ! Poussé par la fureur, je leur coupe la tête.

J'atteins l'île de Doel à la pointe du jour. Du farouche Coirpré j'aborde le séjour. Nous en venons aux mains; c'est un nuage sombre, Et mon glaive tranchant frappe des coups sans nombre.

Ma lutte avec Coirpré, c'est un combat de mort Sur le bord de la mer, la vaste plaine grise. Son glaive, puis le mien paraît trancher le sort; Puis c'est son bouclier, puis le mien qui se brise.

Après cela, ma lutte avec le beau Coirpré, Sans boucliers, n'est plus qu'un moment à durer (2). Puis la paix, le sommeil ; ce fut un court instant. Au matin, Eocho Glass au combat nous attend.

Il a frappé cent coups mon glaive tout sanglant. Partout j'ai triomphé de périls insensés. Puis je suis revenu vers cet astre brillant, Qui me guidait partout au milieu des dangers.

(1) Dans Eocho, Eo- est une diphthongue comme -oe- dans Findchoem, -oi- dans Coirpré, etc.

(2) Je ne donne pas ce vers pour une traduction : le texte n'offre ici aucun mot intelligible, à moins que l'un d'eux ne signifie- réellement « bouclier. »

EXIL DES FILS DE DOEL l'OUBLIÉ. 169

Ce que tu demandais, maintenant je le sais; Les fils de l'oublié me l'ont bien enseigné, Et le méchant Coirpré que j'avais épargné. Mais, songeant à Findchoem, j'éprouvais des regrets. »

Prince Eocho Rond, Findchoem ta fille que voilà, C'est elle qui causa mon hasardeux voyage. Avec Eocho dit Glas, j'eus un rude combat. Eh bien ! je me repens, j'aspire au mariage !

Là-dessus Gûchulainn fit la paix avec Eocho Rond, et Findchoem, fille d'Eocho, resta auprès de Gùchu- chulaion, qui se rendit à Emain-Macha avec une grande escorte triomphale.

Le lecteur comprend pourquoi cette histoire s'ap- pelle : « Festin de Bricriu. » On lui donne aussi pour titre : « Exil des fils de Doel l'oublié. »

Maurice Grammont.

VIII

Cûchulainn malade et alité; grande jalousie d'Émer

Cûchulainn a une femme légitime, Emer, dont il est à peu près séparé, et une maîtresse en titre, Ethné Ingubé (1), à la- quelle il n'est pas toujours fidèle. Une side , c'est-à-dire une déesse, ou, pour parler plus familièrement, une fée, Fand, épouse du dieu Manannan mac Lir, autrement dit Manannan, fils de l'Océan, est abandonnée par son mari; elle devient amoureuse de Cûchulainn, quoique celui-ci ne soit qu'un homme. Mais , dans la mythologie des Irlandais comme dans celle des Grecs, ce n'est pas une chose rare que l'amour entre les dieux et les femmes, entre les déesses et les hommes. Cû- chulainn lui-même, fils apparent de Sualdam, est le fruit des amours du dieu Lug et d'une femme, Dechtiré, sœur de Con- chobar.

Fand veut donc épouser Cûchulainn. Elle habite Mag-Mell ou « la plaine agréable, » c'est-à-dire le pays des dieux et des morts. Elle est fille d'Aed Abrat; elle a un frère appelé Oen- gus, une sœur appelée Liban et mariée à Labraid, le rapide manieur d'épée. Ce sont autant de dieux. Labraid est en guerre

(1) Suivant un autre document (ci-dessus, p. 11), Ethné Ingubé était sa tante, sœur de Sualdam, son père nourricier.

CUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 171

avec d'autres dieux. Il considère le mariage de sa belle-sœur Fand avec Cûchulainn comme une bonne opération au point de vue de ses intérêts personnels. Il mettra à ce mariage une condition préalable : c'est que le héros Cûchulainn sera son auxiliaire contre les dieux ennemis ; c'est que ce guerrier in- vincible lui assurera la victoire. Les croyances irlandaises sont identiques à celles qui ont inspiré l'auteur de VIliade quand il a dépeint le héros Diomède blessant de sa lance Ares, le dieu même de la guerre (1).

Il fallait négocier pour parvenir à la réalisation du mariage et de l'alliance militaire. Voici comment on s'y prit. Fand et sa sœur Liban, femme de Labraid, se rendirent en Irlande sous forme d'oiseaux. Cûchulainn voulut prendre ces oiseaux et les blessa d'un coup de javelot, mais ils s'échappèrent. Un sommeil ma- gique s'empara du héros. Dans ce sommeil, deux femmes lui apparurent en songe et le frappèrent de coups de ci-avache : c'étaient Fand et Liban qui se vengeaient du coup de javelot que leur avait donné Cûchulainn. Celui-ci resta un an alité dans une sorte de léthargie. Il était dans une de ses habitations, ayant près de lui sa maîtresse et ses amis, quand tout d'un coup apparut dans la chambre un inconnu qui lui promit guérison s'il voulait épouser Fand ; puis le messager dispa- rut : c'était Oengus, fière de Fand. Cûchulainn se fit porter dans l'endroit il avait eu sa vision. Liban lui apparut de nouveau, lui offrit comme Oengus la main de Fand, sa sœur, et lui fit connaître la condition mise par Labraid à ce mariage, c'est-à-dire la demande de secours que ce dieu adressait au héros. Pour apporter cette aide à Labraid, il fallait aller en Mag-Mell, c'est-à-dire dans ce pays des morts, d'oili la coutume est qu'on ne revient pas. Cûchulainn, en homme prudent, re- fusa de s'y rendre avant d'avoir envoyé son coche:- Lôeg faire l'expérience du voyage. Lôeg partit donc avec Liban. MagMell est dans une île l'on arrive en barque : c'est une barque de

(1) Iliade, 1. V, vers 835 et suivants.

172 CYCLE d'ulster.

bronze. Lôeg y vit Fand et Labraid : Fand était une belle per- sonne qui habitait une grande maison ; Labraid était très préoccupé, craignant d'être vaincu dans la bataille qu'il avait à livrer. Il fut satisfait d'apprendre qu'il pouvait espérer le concours de Cûchulainn, et le cocher Lôeg retourna en Ulster.

Ici se place un épisode qui interrompt le récit. 11 y avait sept ans que le roi suprême d'Irlande était mort. Il n'avait pas été remplacé. Les l'ois des quatre provinces de l'Irlande méri- dionale se réunirent pour lui choisir un successeur. Ils n'ap- pelèrent pas à leur assemblée Conchobar, roi d'Ulster, leur ennemi. Le choix se fit suivant un procédé magique qui paraît un débris d'un vieux rituel païen. Un sommeil artificiel, pré- cédé d'un sacrifice aux dieux, et l'intervention de quatre druides provoquèrent chez un homme un songe, dans lequel il vit le roi qui devait être élu, et ce roi fut un habitant d'Ulster, Lu- gaid, élève de Cûchulainn. Lugaid se trouvait en ce moment même dans la chambre son maître était couché malade, at- tendant le moment de partir pour Mag-Mell. On vint chercher Lugaid. Cûchulainn prit la parole pour lui exposer quels se- raient ses devoirs une fois élevé à la royauté. Les préceptes qu'il lui donna sont complètement païens. De l'église et de ses droits, pas un mot. Il est curieux de comparer ce morceau avec le passage de la collection canonique irlandaise, sont énumérés les devoirs des rois (1).

Lugaid se rendit à Tara; on le proclama roi, 'et ce fut pour l'Ulster un triomphe aussi étrange qu'inattendu.

Après cet épisode, qui forme la seconde partie du morceau, commence la troisième partie. Cûchulainn ne peut se décider à se mettre en route. Il envoie chercher sa femme légitime Emer, qui arrive et adresse à son volage époux des paroles d'encouragement. Cûchulainn reprend ses forces; Liban repa- raît, renouvelle son invitation. Cûchulainn, pour la seconde

(1) Wasserschleben, Die irische Kanonensammlung , 1. XXV, c. 4; édition, p. 77.

GUGHULAINN MALADE ET ALITÉ. 173

fois, envoie son cocher Lôeg visiter Mag-Mell , et c'est seule- ment après le retour de Lôeg qu'il se décide à partir (1). Il livre avec Labraid la bataille pour laquelle celui-ci comptait sur son secours. Il est vainqueur, épouse Fand et reste avec elle un mois en Mag-Mell. Puis il revient seul en Irlande, lui donnant un rendez-vous, elle se trouve. Ce fut alors que , pour la première fois, Emer éprouva de la jalousie. Elle avait supporté avec indifférence les amours de Ciichiilainn avec les femmes de la cour du roi ; ces infidélités n'étaient que passa- gères. Elle admettait qu'il eût une maîtresse de rang inférieur, comme Ethné Ingubé; mais elle ne put supporter une épouse d'un rang supérieur au sien; elle voulut tuer Fand. Cùchu- lainn s'opposa à ce meurtre , mais se laissa émouvoir par la douleur d'Emer. Fand, jalouse à son tour, le quitta et retourna près du dieu Manannan, qui la regrettait. Cùchulainn fut long- temps sans pouvoir se consoler du départ de Fand. Il ne vou- lait plus manger, mais Emer obtint des druides un breuvage enchanté que le héros but et qui lui fit oublier Fand. Emer but elle-même de ce breuvage et oublia tous les mécontentements que son volage mari lui avait donnés.

Les deux premières parties de ce récit épique ont fait l'objet d'un cours au Collège de France, pendant Tannée scolaire 1887-1888. La traduction de la première partie (p. 174-186), est due à M. G. Dottin , secrétaire de la rédaction de la Revue celtique ; il est inutile de dire qui a écrit la traduction de la se- conde (p. 186-191) et de la troisième partie (p. 191-215).

Cette pièce est conservée par un seul manuscrit : le Lebor na h-Uidre , qui a été écrit vers l'année 1100 et qui appartient à l'Académie royale d'Irlande. Le scribe copiait un manuscrit plus ancien, le Lebor buidc Slani. Il y a eu de ce texte trois

(1) M. Zimmer a fait observer, avec raison, je crois, que l'élec- tion du roi suprême et les seconds voyages de Liban et de Lôeg (voir plus bas, p. 196-203) sont probablement des interpolations au récit primitif.

174 CYCLE d'ulster.

éditions : la première a pour auteur Eugène O'Curry; elle a paru, en 1858 et en 1859 , dans VAtlantis, t. I^r, p. 362-392; t. II, p. 98-124. La seconde édition a été donnée, en 1874 et en 1878, par M. Gilbert , dans ses Facsimiles of national ma- nuscripts of Ireland , partie i^'> , planches xxxvii et xxxvin , et partie II, appendix iv a-i. Ces deux éditions sont accompa- gnées de traductions anglaises : l'une par O'Curry, l'autre par M. Brian O'Looncy. Une troisième édition a été publiée , en 1880, par M. Windisch, dans ses Irische Texte, t. le»-, p. 195-234, avec introduction, notes et glossaire.

Malgré les critiques dirigées contre le travail de M. Win- disch par M. Zimmer, c'est ce travail qui a été la principale base de la présente traduction ; mais , de cette déclaration , on aurait tort de conclure que nous contestions la valeur de la publication de MM. Gilbert et Brian O'Looney.

[PREMIERE PARTIE.]

[1.] Une asseti'iblée se tenait en Ulster chaque an- née; c'était trois jours avant Samain (1), trois jours après et le jour de Samain même. A celte époque, les Ulates se trouvaient dans la plaine de Murthemné (2) chaque année pour l'assemblée de Samain , et il n'y avait rien au monde qu'ils fissent alors si ce n*était jeu, marché, choses brillantes et belles, repas et fes- tins ; aussi les fêtes de Samain sont-elles célébrées dans toute l'Irlande.

(1) La fête appelée Samain tombait le 1»'' novembre. A cette date commençait l'hiver celtique.

(2) Murthemné, au comté de Louth, qui aujourd'hui fait partie du Leinster.

CUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 175-

[2.] Cette fois-là donc avait lieu l'assemblée des Ulates dans la plaine de Murthemné, et ils s'étaient réunis pour faire montre chacun de leurs combats et de leur bravoure, car, l'objet principal de leur assemblée, était le récit de leurs combats; or, ils mettaient dans leur poche le bout des langues de tous les hommes qu'ils avaient tués, et, pour augmenter le nombre de leurs victoires, ils y met- taient aussi des langues de quadrupèdes; tous don- naient en public les preuves de leurs combats, mais chacun à son tour. Et voici comment cela se pas- sait : ils avaient leurs épées sur leurs cuisses quand ils rivalisaient ainsi, et les épées se retournaient contre eux quand ils mentaient (1), c'était inévitable; en effet, par leurs épées, les démons (2) parlaient contre eux ; par conséquent les épées étaient pour le guerrier sincère une garantie de véracité.

[3.] Les Ulates vinrent tous à l'assemblée, sauf deux seulement, Gonall le Triomphateur et Fergus fils de Roeg. « Que l'assemblée ait lieu, » dirent les Ulates. « En vérité non, » répondit Cûchulainn, « pas avant que Gonall et Fergus ne soient venus. » Fergus, en effet, était son père nourricier, Gonall le Triomphateur son frère de lait (3). Sencha dit alors :

(1) Cette intervention de l'épée pour punir le faux serment était la sanction du serment sur l'épée, usité chez les Gaulois comme chez les Germains. Cf. Hayne's observations on the state of Ire- land in 1600, cités dans la Revue celtique, t. IX, p. 144.

(2) L'influence chrétienne avait changé en démons les anciens dieux de la mythologie irlandaise.

(3) Voyez plus haut, p. 32, 33.

176 CYCLE d'ulster.

4 A présent jouons aux échecs, qu'on chante des » poèmes et que les jongleurs se mettent à l'œuvre. » Ce qui fut fait. Ensuite, comme les Ulates s'occu- paient ainsi, voici qu'une troupe d'oiseaux descendit sur le lac, près d'eux. Il n'y avait pas, en Irlande, une troupe d'oiseaux plus belle.

[4.] L'envie vint aux femmes d'avoir ces oiseaux qui jouaient sur le lac. Elles se disputaient, chacune voulait se faire donner les oiseaux. Ethné Aitencâi- threch, femme de Gonchobar, dit : « Je désire met- » tre sur chacune de mes deux épaules un oiseau » de cette troupe-là. » « Nous toutes, » dirent les autres, « nous le désirons aussi. » « Si on > les prend pour quelqu'un, c'est pour moi d'abord » qu'on les prendra, » dit Elhné Ingubé, femme (1) de Gùchulainn. « Que faire? » demandèrent les femmes. « Ce n'est pas difficile, » répondit Leborcham, fille d'Oa (2) et d'Adarc, a: j'irai de y> votre part faire votre demande à Gùchulainn. »

[5.] Alors elle alla vers Gùchulainn et lui dit : « Il » serait agréable aux femmes que tu leur donnasses » ces oiseaux. » Il prit son épée pour Ten frapper. « Les prostituées d'Ulster ne trouvent rien de mieux » à faire que de me donner à chasser des oiseaux » aujourd'hui! » <i Tu as certes tort, » dit Le-

(1) Entendez maîtresse de Gùchulainn. La femme légitime do Cûchulainn s'appelait Émer. Voyez ci-dessus, p. 39-50.

(2) Ailleurs Ane. Aue et Adarc étaient deux esclaves, l'un mâle, l'autre femelle, du roi Gonchobar.

CUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 177

borchatn, « de l'irriter contre elles : tu es cause » de la troisième intirmité qui accable les femmes D d'Ulster, et qui les rend borgnes. » Il y avait trois infirmités auxquelles étaient sujettes les fem- naes d'Ulster : être contrefaites, bègues et borgnes. En effet, toutes les femmes qui aimaient Gonall le triomphateur étaient contrefaites; toutes celles qui aimaient Guscrad le bègue de Mâcha, fils de Gon- chobar, parlaient en bégayant; et de même toutes les femmes qui aimaient Gùchulainn cessaient de voir d'un œil, pour lui ressembler et par amour pour lui. Gùchulainn avait un tic particulier : quand il était mécontent, il enfonçait un de ses yeux, si profondément dans sa tête, qu'une grue n'aurait pu l'atteindre, et il faisait sortir l'autre, qui semblait aussi grand qu*une chaudière à cuire un bœuf.

[6.] « Attelle-nous le char, Lôeg, » dit Gùchulainn. Alors Lôeg attelle le char, Gùchulainn y monte et frappe les oiseaux d'un tel coup de son épée que leurs pattes et leurs ailes restent dans l'eau. A eux deux, ils les prirent tous, les emportèrent et les partagèrent aux femmes ; il n'y eut point de femme qui n'eût deux oiseaux, à l'exceplion de la seule Ethné Ingubé. Gùchulainn vint alors vers sa femme. « Tu es mécontente, » lui dit-il. « Non, » répondit Ethné, a puisque c'est à cause de moi qu'on » les leur a distribués. D'ailleurs, tu ne pouvais me » le refuser, » ajouta-t-elle; « il n'est aucune de ces » femmes qui ne t'aime et qui ne soit à toi en par- » lie, mais, pour moi, il n'est personne qui ait part

12

178 CYCLE d'ulster.

» de moi-même : je suis à toi seul. i> « Ne sois- » donc pas mécontente, » reprit Cùcliulainn. « S'il ï vient des oiseaux dans la plaine de Murthemné ou » dans celle de Bond , les deux plus beaux seront » pour toi. »

[7.] Peu de temps après, on vit sur le lac deux oiseaux, et, entre ces oiseaux, il y avait une chaîne d'or rouge; ils chantaient une musique douce. Le sommeil s'empara de la troupe des guerriers (1). Gù- chulainn se leva et se dirigea vers les oiseaux. « Si » tu m'écoutais, » dirent Lôeg et Ethné, « tu n'irais » pas à eux, car il y a un pouvoir caché derrière ces » oiseaux. Il me viendra, » ajoufa Ethné, « d'autres » oiseaux sans ceux-ci. » a Est-il possible que vous » m'insultiez ainsi! » dit Cùchulainn. « Prends une » pierre pour la fronde , Lôeg. » Alors , Lôeg prit une pierre et la mit dans la fronde. Cùchulainn lance la pierre contre les oiseaux. Mais il manque son coup. « Malheur à moi, » s'écria-t-il. Il prend une autre pierre. Il la lance contre eux, mais il dépasse le but. « J'ai du malheur, j> dit-il ; « depuis que j'ai » pris les armes, je n'avais point manqué mon » coup jusqu'à ce jour. » Il jette son javelot sur eux ; le javelot traversa l'aile de l'un des oiseaux , tous deux disparurent sous l'eau.

[8.] Après cela, Cùchulainn s'en alla; il s'appuya le dos contre un rocher; son esprit s'attrista, et le

(1) Un caractère distinctif de la bonne musique en Irlande, à cette date, était d'endormir les gens.

CUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 179

sommeil s'empara de lui; alors, il vit deux fem- mes venir à lui ; Tune avait un manteau vert autour d'elle, l'autre un manteau de pourpre cinq fois re- plié. La femme au manteau vert s'approche, se met à lui sourire et lui donne un coup de cravache. L'autre vient vers lui, lui sourit et le bat de la même manière. Elles furent longtemps occupées ainsi à le frapper chacune à son tour, aussi peu s'en fallait qu'il ne fut mort. Puis elles s'éloignèrent.

[9.] Tous les Ulates remarquèrent qu'il avait quel- que chose et dirent qu'il fallait l'éveiller. « Non , » dit Fergus, « ne le remuez pas; il voit un songe. » Enfin, Gùchulainn se réveilla de son sommeil, a Que » fa-t-il été fait? » lui demandèrent les Ulates. Il ne pouvait leur répondre. « Qu'on me porte, » dit-il, « à mon lit de malade, c'est-à-dire à Tefé Brecc (1). y> Que ce ne soit ni àDùn Imrith ni àDùn Delca (2). >

[10.] (( Te portera-t-on chezEmer (3),àDùn Delca? > dit Lôeg. « Non, j> dit-il, « portez-moi à Teté Brecc. » Alors, on l'y porta, et il fut, jusqu'à la fin de l'an- née, dans cet endroit sans parler à personne.

Un jour donc, avant Samain, à la fin de l'année, il y avait des Ulates dans sa maison, savoir ; Fergus entre lui et la paroi, Gonall le triomphateur entre

(1) Tête Brecc y « Plaisir varié, » nom de la maison de Cùchu- lainn à Emain-Macha, capitale de l'Ulster. O'Curry, On the Man~ ners, t. II, p. 196.

(2) Aujourd'hui Dundalk, au comté de Louth, en Leinster.

(3) Emer, on se le rappelle, était la femme légitime de Gùchu- lainn.

180 CYCLE d'uLSTER.

lui et le poteau, Lugaid aux ceintures rouges entre lui et l'oreiller, Ethné Ingubé à ses pieds. Ils étaient alors ainsi placés, lorsqu'un homme vint vers eux, dans la maison, et s'assit devant la façade de la chambre était Cùchulainn. « Qu'est-ce qui t'a » amené ici? » demanda Gonall le triomphateur. « Voici, » répondit-il. « Si l'homme qui est ici était en » bonne santé, il protégerait tous les Ulates ; il est » malade et faible, sa protection est bien plus grande » encore. Je ne crains rien, puisque je suis venu pour » lui parler. » « Sois le bienvenu, ne crains 9 rien, » dirent les Ulates.

[11.] Alors, l'inconnu se leva et leur chanta les vers suivants :

O Cùchulainn ! de ta maladie Ne serait pas longue la durée. Elles te guériraient, si elles étaient ici, Les filles d'Aed Abrat.

Voici ce que dit, en Mag-Cruach, Liban, qui est à la droite de Labraid le rapide « L'amour possède Fand ; Elle veut épouser Cùchulainn.

» Précieux serait le jour vraiment Cùchulainn viendrait dans ma terre; [Qu'il vienne!] il aura de l'argent et l'or; Il aura beaucoup de vin à boire.

» Puisse-t-il m'aimer assez pour cela, Cùchulainn, fils de 8ualdam !

CUGHULAINN MALADE ET ALITÉ. 181

Je l'ai va dans son sommeil, Certes sans son armée. »

C'est à Mag-Murthcmné que tu iras, La nuit de Samain, sans dommage pour toi. De ma part viendra Liban, Pour guérir ta maladie, ô Cûchulainn !

0 Cûchulainn ! de ta maladie Ne serait pas longue la durée. Elles te guériraient si elles étaient ici, Les filles d'Aed Abrat. »

[12.] « Qui es-tu? » demandèrent les Ulates. « Je suis Oengus, fils d'Aed Abrat, d répondit-il. Puis il les quitta, et eux ne surent pas comment il était entré ni d'où il était venu. Alors, Cûchulainn se leva sur son séant et parla. « Voici ce qui est à propos, © dirent les Ulates; « raconte ce qui t'est » arrivé. » « J'ai eu, » répondit-il, « une vision le » jour de Samain, l'année dernière. » 11 leur raconta tout, comme il l'avait vu en songe. « Que faire à cela, roi Gonchobar? » demanda Cûchulainn. a Que » faire? » reprit Conchobar; « lève-toi et va au rocher » les femmes t'ont apparu (1). >

[13.] Cûchulainn partit alors, il arriva au rocher, et il vit la femme au manteau vert venir à lui. « C'est » bien, Cûchulainn, » dit-elle. « Mais, certes, ce )) n'est pas aussi bien pour moi. Pourquoi êtes-vous » venues l'année dernière me voir? » demanda Cûchu-

(1) Voyez ci-dessus, g 8, p. 178-179.

18*2 CYCLE d'l'lster.

lainn. « Ce n'est pas pour te faire du mal que nous » sommes venues, » dit elle , « mais c'est pour te » demander ton amilié. Je viens aujourd'hui pour te » parler, » ajouta la femme, « de la pard de Fand, » fille d'Aed Abrat. Manannan, fils de l'Océan (1), » Ta abandonnée et elle t'a donné son amour. Liban » est mon nom. J'ai pour toi une commission de » mon mari, Labraid, le rapide manieur d'épée (2). » Il te donnera Fand, si tu combats un jour avec » lui contre Senach l'endiablé, Eochaid lui et Eogan )) Inbir. « « Gela ne me réussirait pas, » dit Gùcliulainn, « de combattre des hommes. )> « Ton ï) mal ne sera pas de longue durée, » répliqua Liban ; <( tu guériras, et tu recouvreras la force qui te man- » que. Il faut que tu fasses cela pour Labraid, car » c'est un héros qui est le meilleur des guerriers du )) du monde. » « En quel endroit habile-t-il? » demanda Gùchulainn. « Il est à Mag-Mell (3), » dit-elle. « J'aimerais mieux aller autre part, » répondit Gùchulainn. « Que Lôeg aille avec toi pour » savoir d'où tu es venue. » « Qu'il vienne donc, » dit Liban.

[14.] Ils partirent alors, pour arriver à l'endroit était Fand. Alors, Liban s'approcha de Lôeg et le

(1) En irlandais Mac Lir. Lir est le génitif de 1er : l'Océan, la Mer.

(2) En irlandais, Luath-lam ar claideb ; littéralement : « Rapide main pour épée. »

(3) Mag mell , « plaine agréable, » est un des noms du séjour des morts et des dieux.

GUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 183

prit par l'épaule. « Tu ne t'en iras pas aujourd'hui » en vie, ô Lôeg, » dit-elle, « si tu n'as pas la protec- » tion d'une femme. » « Ce n'est pas ce que nous » étions le plus habitués à faire jusqu'à ce moment, » répondit Lôeg , « que de recourir à la protection » d'une femme. » « Il est malheureux, bien mal- » heureux que Gùchulainn ne soit pas ici sous tes « traits, » répliqua Liban. « J'aimerais mieux » aussi qu'il fût à ma place, » répondit Lôeg.

[15.] Ils partirent ensuite et allèrent du côté de l'île; ils virent la petite barque de bronze (1) sur le lac devant eux. Ils montèrent alors sur la barque et arrivèrent dans Tîle. Ils se dirigèrent vers la porte de la maison et virent un homme qui venait à eux. Alors Liban chanta un quatrain :

« est Labraid, le rapide manieur d'épée, Le clief de troupes victorieuses? La victoire est sur son cliar solide; Il teint en rouge les pointes des javelots. »

L'homme lui répondit alors en chantant quatre vers :

« Labraid, le rapide manieur d'épée, N'est point lent, il sera puissant.

On s'assemble pour le combat, on s'apprête pour le carnage Qui remplira la plaine de Fidga. »

[16.] Puis ils se rendirent à la maison ; ils virent

(1) Cette barque magique se trouve aussi dans le récit intitulé : Voyage de Condlé , mais c'est une barque de verre.

184 CYCLE d'ulster.

trois fois cinquante cliambres dans la maison et trois fois cinquante femmes dans ces chambres. Les fem- mes souhaitèrent toutes la bienvenue à Lôeg. Voici ce qu'elles lui dirent toutes : « Bienvenue à toi, » Loeg, à cause de celle avec qui tu es arrivé, de » celui qui t'a envoyé et de toi-même. » « Que vas-tu faire maintenant, Lôeg?» dit Liban. « Iras-tu » tout de suite parler à Fand? » « JMrai une fois » que je saurai elle est. » « C'est facile ; elle » est dans une chambre à part. » Alors ils allèrent parler à Fand; elle leur souhaita la bienvenue de la même manière que les autres.

[17.] Fand était donc fille d'Aed Abrat. Aed Abrat (1) veut dire « prunelle, » littéralement « feu de l'œil. » Fand, ensuite, est le nom de la larme qui traverse la prunelle. Ce fut à cause de sa pureté que cette femme fut nommée ainsi ; ce fut aussi à cause de sa beauté; car il n'y avait point au monde de femme qui lui fût comparable. Gomme ils étaient Là, voilà qu'ils en- tendirent le roulement du char de Labraid venant vers l'île. « Labraid n'est pas content aujourd'hui, » dit Liban. « Allons lui parler. » Ils sortirent; Liban souhaita la bienvenue à Labraid et lui chanta un [)oème :

« Salut, Labraid, rapide manieur d'épée ! Héritier d'une troupe petite et armée de lances!

(1) D'aed, « feu, » et d'adra , au génitif abrat , « cil. » La glose aed, « feu, » en irlandais « tene, » a pénétré dans le texte.

CUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 185

Il hache les boucliers, il disperse les javelots, Il blesse les corps, il tue les homines libres; Il recherche les carnages, il y est très beau, Il anéantit les armées ; il disperse les trésors. 0 toi qui attaques les guerriers, salut, Labraid !

Salut, Labraid, rapide nnanicur d'épée! Héritier d'une troupe petite et armée de lances ! »

[18.] Labraid ne répondit pas encore, et Liban reprit en chantant :

Salut, Labraid, rapide manieur de l'épée de bataille ;

Prompt à donner, libéral envers tous, avide de com- bats ;

Au côté blessé, à la parole belle, au droit fort,

A la domination aimante, à la droite audacieuse, à la puissance vengeresse.

Il repousse les guerriers. Salut, Labraid !

Salut, Labraid, rapide manieur de l'épée de bataille ! »

Labraid ne répondit pas davantage; alors, de nou- veau, Liban lui chanta un poème :

Salut, Labraid, rapide manieur d'épée !

Le plus brave des guerriers, plus fier que les mers ! H détruit les forces, il engage les combats; Il éj)rouve les guerriers, il élève les faibles ; Il abaisse les forts. Salut, Labraid !

Salut, Labraid, rapide manieur d'épée 1 »

186 CYCLE d'ulster.

[19.] « Ton discours ne me plaît pas, femme, » répondit Labraid; et alors chanta :

« Il n'y a ni orgueil, ni arrogance chez moi, ô femme !

Et un charme trompeur n'enivre pas mon jugement.

Nous allons à un combat d'issue douteuse, important et très dur,

les épées rouges joueront dans les mains droites,

Contre les troupes nombreuses et unanimes d'Eochaid lui.

Je n'ai point de présomption ; il n'y a ni orgueil, ni arro- gance chez moi, ô femme ! »

« [50.] Réjouis-toi donc, » lui dit Liban ; « Lôeg, » cocher de Gùchulainn, est ici; il a une commission » à te faire de la part de Gùchulainn qui t'amènera » une armée. » Labraid souhaita la bienvenue à Lôeg, en lui disant : « Salut à toi, Lôeg, à cause de )) la femme avec qui tu es arrivé et de celui qui t'a » envoyé. Retourne chez toi, ô Lôeg, » continua Labraid, « et Liban t'accompagnera. »

Alors Lôeg partit pour Emain et raconta son his- toire à Gùchulainn et à tous les autres. Gùchulainn se leva sur son séant et passa la main sur son vi- sage. Il parla clairement à Lôeg, et son esprit reprit sa force tandis qu'il écoutait le récit que lui faisait son valet.

[DEUXIÈME PARTIE.]

[21.] Il y eut, à cette époque, une assemblée de quatre des cinq grandes provinces d'Irlande. On vou-

GUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 187

lait savoir si on trouverait à choisir quelqu'un pour lui donner la royauté suprême d'Irlande. Oa regret- tait que sur Tara, colline de la suprématie et de la seigneurie d'Irlande, il n'y eût pas juridiction de roi. On regrettait que les peuples fussent sans auto- rité de roi pour réprimer chez eux les fautes des ci- toyens. Car il n'y eut pas autorité de roi suprême sur les Irlandais pendant l'espace de sept ans, depuis la mort du roi suprême Gonairé à Bruden Derga, jusqu'à cette grande assemblée-ci de quatre des cinq grandes provinces d'Irlande, à Tara des rois, dans la maison d'Ere, fils de Goirpré le héros des guerriers (1).

22. Voici les noms des rois qui se trouvèrent à cette assemblée : Medb et Ailill, reine et roi de Gon- naught; Gùroï, roi de Desmond (2); Tigernach Têt- bannach, fils de Luchté, roi de Thomond (3); Find, fils de Ross, roi de Leinster. Ils n'appelèrent pas à leur conseil Gonchobar, roi d'Ulster, parce qu'ils étaient ligués contre les habitants d'Ulster. Dans cette assemblée ils célébrèrent la fête du taureau, pour savoir par elle à qui donner la royauté.

[23.] Voici comment se célébrait la fête du taureau. On tuait un taureau blanc ; un homme mangeait de

(1) Ere, plus tard, coupa la tête du héros Cûchulainn. Coirpré le héros des guerriers avait été, suivant les uns, roi suprême d'Ir- lande (O'Curry, Manners, t. II, p. 122; t. III, p. 96); suivant les xiutres, roi de Leinster {Livre de Leinster, p. 23, col. 1, ligne 43).

(2) Desmond ou Munster méridional.

(3) Thomond ou Munster septentrional.

188 CYCLE d'ulster.

la chair et prenait du bouillon de ce taureau en quantité suffisante pour se rassasier. Bien repu , il s'endormait. Quatre druides chantaient sur lui une parole de vérité, et il voyait en songe la manière d'être de celui qui devait être élevé à la royauté, ses traits, son costume, ce qu'il faisait en ce moment. Quand l'homme se réveilla de son sommeil , il ra- conta aux rois ce qu'il avait vu en songe. Il avait vu un guerrier jeune, noble, vigoureux, avec deux cein- tures rouges autour de lui ; ce guerrier faisait partie d'un groupe de six personnes réunies auprès de la, couche d'un malade, à Emain-Macha, capitale de rUister.

[24.] Les rois, assemblés à Tara, envoyèrent des députés à Emain. En ce moment, les grands sei- gneurs d'Uister se trouvaient assemblés autour de Gonchobar, leur roi, à Emain, et Gùchulainn, ma- lade, était au lit. Les députés allèrent exposer leur mission à Gonchobar et aux grands de son royaume. « Nous avons, » leur dit Gonchobar, « un jeune » homme de noblesse distinguée, dont le signalo- » ment répond aux indications que vous donnez; » c'est Lugaid aux ceintures rouges, fils des trois » Find d'Emain. Il a été élevé par Gùchulainn, et » il est près de l'oreiller de son père nourricier,. » dont il prend soin; en effet, Gùchulainn est ma- » lade » (Gf. § 10, p. 179-180).

Alors, Gùchulainn se leva et prit la parole pour l'enseignement de son élève. Voici ce qu'il lui dit :

GUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 189

Enseignement de Cûchulainn,

[25.] « Ne sois pas excitateur de querelle rapide et » vulgaireaient sauvage. Ne sois pas fougueux, sans » dignité, hautain. Ne sois pas peureux, violent, i> prompt, téméraire. Ne sois pas du nombre des » ivrognes, qu'on craint et qui détruisent. Prends » garde de te faire comparer à une puce qui gâte- » rait la bière dans la maison des cinq rois provin- » ciaux. Ne fais pas de longs séjours sur la frontière » des étrangers. Ne fréquente pas des hommes » obscurs et sans puissance. Ne laisse pas expirer > les délais de la prescription contre une injustice. » Que les souvenirs soient consultés, pour savoir » à quel héritier doit revenir la terre I Que les juris- » consultes soient consciencieux et justes en la pré- » sencel Qu'il se trouve des juges pour rendre la » justice au pays ! Que les rameaux des généalogies » soient prolongés quand naîtront des enfants! Que » les vivants soient appelés aux successions, et que, 1) sous la foi du serment, la vie soit rendue aux » habitations des morts! Que les héritiers devien- » nent riches suivant leur juste droit! Que les dé- » lenteurs étrangers aux familles s'en aillent, cédant » la place à la noble force des successeurs légi- » times I »

[26.] « Ne réponds pas avec orgueil. Ne parle pas » bruyamment. Evite la bouffonnerie. Ne te moque » de personne. Ne trompe pas les vieillards. N'aie

190 CYCLE d'ulster.

> de préventions contre personne. Ne demande rien

> de difficile. Ne renvoie aucun solliciteur sans ré- » ponse. Tu n'accorderas, tu ne refuseras, tu ne » prêteras rien sans de bonnes raisons. Reçois hum- » bleme-nt les enseignements des sages. Souviens-toi » de la doctrine des vieillards. Suis les lois posées » par les ancêtres. N'aie pas le cœur froid pour tes » amis. Sois vigoureux contre tes ennemis. Evite les » contestations contraires à ton honneur dans tes » nombreuses rencontres. Ne sois pas un conteur » opiniâtre. N'opprime personne. N'amasse rien qui » ne soit utile. Que ta réprimande corrige ceux qui » commettent l'iniquité. Que ta justice ne soit pas » corrompue par les passions des hommes. Ne » prends pas le bien d'autrui de crainte de t'en » repentir. Ne sois pas querelleur pour ne pas te » faire haïr. Ne sois point paresseux de crainte d'être » faible. Prends garde d'être trop remuant, pour y » perdre ta considération. Consens-tu à suivre ces D conseils, ô mon fils (1) ? »

(1) Il est intéressant de comparer à ce texte païen le texte ca- nonique irlandais qui traite le même sujet :

« Patricins : Justitia vero régis justi haec est : Neminem injuste judicare, advenis et viduis et pupillis defensorem esse, furta cohi- bere, adulteria punire , irapudicos et histrioncs non nutrire, ini- quos non exaltare, impios de terra perdere, parricidas et perju- rantes vivere non sinere, ecclesias defendere, pauperes elemosinis alere, justos super regni negotia constituere, senes sapientes et sobrios consiliarios habere, magorum et pythonissarum et augu- riorum superstitionibus non intendere , patriam fortiter ac juste contra adversarios defendere, per omnia in Deo confidere, de

CUCHULAINiN MALADE ET ALITÉ. 19t

[27.] Lugai'cl répondit :

« Ces préceptes sont bons à pratiquer sans exception. Tout le n:ionde le verra. Aucun d'eux ne sera négligé. Ils seront exécutés, s'il est possible. »

Puis Liigaid partit avec les messagers pour Tara. On le proclama roi. Il coucha cette nuit à Tara, et ensuite chacun retourna chez soi.

[TROISIÈME PARTIE.]

[28.] Nous allons maintenant continuer le récit des aventures de Gùchulainn.

Va, Lôeg, » dit Gùchulainn, « va trouver Emer, D raconte-lui que des side sont venues me voir et » qu'elles m'ont bien maltraité ; dis-lui que je me » porte mieux et qu'elle vienne me trouver. » Lôeg, pour rendre courage à Gùchulainn, lui chanta les- vers qui suivent :

Grandement inutile est à un guerrier le lit il dort malade;

prosperitatibus animum non elevare, cuncta adversa patienter ferre, fîdem catholicam in Deum habere, filios sucs impie agere non sinere, certis horis orationibus insistere, ante horas congruas non sumere cibum. Justitia régis pax populorum est, tutamen patriae, iramunitas plebis, munimentum gentis, cura languorum, gaudium hominum , temperies aeris , serenitas maris , terras fe- cunditas, solatium pauperum, hereditas filiorum, spes futurae beatitudinis, segetum habundantia, arborum fecunditas.

Collection canonique irlandaise, 1. XXV, c. 4. Wasserschleben,. Die irische Kanonensammlung , 2* édit., p. 77-78.

192 CYCLE d'ulster.

Son mal est l'œuvre des fées ,

Des femmes qui habitent la plaine de feu du misérable chef (1).

Elles t'ont vaincu , Elles t'ont i-éduit en captivité; Elles t'ont fait sortir de la bonne voie, La puissance des femmes t'a mis hors d'état de rien faire.

Réveille-toi du sommeil t'ont battu des gens Qui ne sont pas des soldats.

Le moment est venu de prendre i)!ace avec toutes tes forces, Parmi les héros que leur char mène au combat.

Il faut que tu t'asseoies sur le siège du char de guerre. Alors se présenteront à toi les occasions Où, te couvrant de blessures, Tu feras de grandes actions.

Quand Labraid aura montré sa force, Quand brillera le rayon de sa gloire, Il faudra te lever Et tu seras grand.

Grandement inutile est à un guerrier le lit il dort malade ; Son mal est l'œuvre des fées. Des femmes qui habitent la plaine de feu du misérable chef.

[29.] Ensuite, Lôeg se rendit à l'endroit était Emer el lui raconta dans quel état se trouvait Gûchu- lainn : « Lôeg, » dit-elle, « il est naal à toi, qui fré-

(1) C'est-à-dire l'enfer. On voit que ce discours a été mis en vers par un chrétien qui croyait que les fées, side, étaient des démons. Cf. p. 202, note.

CUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 193

» quenles le pays des fées, de n'en pas avoir rap- D porté le remède qui te ferait Tiionneur de guérir » ton maître. Il est honteux pour les Ulates de ne » pas chercher le moyen de rendre la santé à ce » grand homme. Si Gonchobar avait une blessure, » si Fergus [fils de Rôeg] était tombé dans un som- » meil léthargique, si un coup avait déchiré la chair » de Gonall le triomphateur, ce serait Gûchulainn » qui viendrait à leur secours. » Et elle chanta le poème que voici :

0 Lôeg, fils de Riangabair ! hélas ! En vain tu as plusieurs fois visité le séjour des side : Tu tardes bien à en rapporter ici La guérison du fils de Dechtiré (1).

Malheur aux généreux Ulates ! Ni le père nourricier, ni le frère de lait de Gûchulainn Ne font par le monde aucune recherche Pour nous trouver le moyen de guérir leur héroïque ami.

Si Fergus, père nourricier de Gûchulainn, était en léthargie, Et si, pour le guérir, il fallait la science d'un druide, Le fils de Dechtiré ne resterait pas en repos, Tant qu'il n'aurait pas trouvé un druide maître du mal.

Si c'était le frère de lait de Gûchulainn , Gonall le triom- phateur,

Qui avait des blessures graves,

Gûchulainn parcourrait le monde entier,

Jusqu'à ce qu'il eût découvert un médecin pour le guérir.

(1) Gûchulainn était fils de Dechtiré; voir plus haut, p. 37-38.

13

194 CYCLE d'ulster.

Si Lôégairé le vainqueur Avait été vaincu dans un combat trop hardi, Cûchulainn chercherait danstoute l'Irlande aux vertes prairies^ La guérison du fils de Connad Mac Iliach,

Si c'était Celtchar aux trahisons Qui fût tombé dans un long sommeil léthargique, On verrait nuit et jour voyager, Dans le pays des side, Cûchulainn.

Si c'était l'héroïque Furbaidé Qui fût alité au loin, Cûchulainn parcourrait le monde entier Pour trouver le moyen de le sauver.

Ils sont morts les habitants du palais des side du sureau; Leurs grands exploits ont pris fin.

Leur chien ne devance plus à la course les chiensdes hommes, Depuis que le sommeil s'est emparé de ce domaine des 5îrfe,-

Hélas ! la maladie me saisit, A cause de Cûchulainn, chien du forgeron de Conchobar(l)! Le mal que je sens au cœur s'étend à mon corps tout entier. Quand t'amènerai-Je un médecin qui te guérisse !

Hélas ! la mort est dans mon cœur ! Une maladie arrête le guerrier qui en char traversait la plaine,. Et maintenant il ne va plus Aux assemblées de Murthemné !

Pourquoi ne sort-il pas d'Emain? C'est à cause de la side qui l'a quitté. Ma voix s'affaiblit et meurt ; Je suis trop malheureuse !

(1) Voir plus haut, p. 38.

GUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 195

Mois, saison, année se sont écoulés, Et chez lui le sommeil n'a pas repris son cours régulier. 11 n'y avait près de lui personne. Une douce parole Ne s'est pas fait entendre à lui, ô Lôeg, fils de Riangabair !

0 Lôeg, fils de Riangabair ! hélas ! En vain tu as plusieurs fois visité le séjour des side ; Tu tardes bien à en rapporter ici La guérison du fils de Dechtiré.

[30.] Emer partit pour Emain , afin d'aller voir Gûchulainn. Elle s'assit dans la chambre il était, et elle lui adressa la parole : « C'est pour toi, » lui dit-elle, « une honte de garder le lit par aoaour pour » une femme; la cause de ta maladie est que tu es i> resté au lit trop longtemps. » Et, après avoir causé avec lui , elle chanta un poème :

Lève-toi, héros des Ulates, Réveille-toi bien portant et gai ; Regarde le roi d'Ulster, vois combien il est grand ! Tu as assez longtemps dormi.

Regarde ses épaules brillantes, Ses cornes à boire pleines de bière. Voilà ses chars qui avancent dans la vallée ; Regarde leur course sur le belliqueux échiquier.

Voilà ses puissants guerriers, Voici ses femmes jeunes et douces; Voilà ses rois en course de bataille. Voici ses reines majestueuses.

Regarde comment débute l'hiver brillant, Comment chaque heure apporte ses merveilles.

196 CYCLE d'ulster.

Vois, c'est pour toi que sont faits

Son froid, sa durée, sa terne atmosphère.

C'est un mal qu'un sommeil trop lourd ; C'est l'affaiblissement qui suit la défaite. Un sommeil trop long, c'est le lait à satiété, C'est le lieutenant de la mort ; de la mort il a toute la puissance.

Réveille-toi. Le sommeil , c'est la paix de l'homme ivre ; Rejette-le avec une énergie vigoureuse. J'ai beaucoup parlé, mais c'est un doux amour qui m'inspire. Lève-toi, héros des Ulates !

Lève-toi, héros des Ulates. Réveille-toi bien portant et gai. Regarde le roi d'Ulster, vois combien il est grand ! Tu as assez longtemps dormi.

[31.] Quand elle eut chanté, Gûchulainn se leva, se passa la main sur le visage. Sa faiblesse et sa pesanteur avaient cessé. Il se leva donc et se mit à marcher. Il se rendit auprès du rocher avaient eu lieu ses visions précédentes. Liban lui apparut de nouveau , lui parla et l'invita à venir au séjour des side. « Quel est l'endroit se trouve La- » braid? » demanda Gûchulainn. « Je vais te Tex- D pliquer, » répondit Liban. Et elle chanta :

Labraid habite sur les bords d'une mer pure, Que fréquentent des troupes de femmes. Tu arriveras sans fatigue dans ce pays, Si d'abord Labraid en est prévenu.

Sa main hardie repousse le danger ; Cent fois je l'ai vu, et c'est pour cela que je le dis.

GUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 197

D'un splendide ton de pourpre Sont les joues de Labraid.

Il agite sa tête comme un loup dans la bataille Devant les minces épées que le sang rougit. Il brise les armes des ennemis impuissants ; Il brise les boucliers qui abritent les guerriers.

Sa peau est toute œil dans le combat ; Sa poursuite est sans pitié. Il est le premier de tous les soldats , Seul il en tua plus de mille.

Labraid, le plus brave des guerriers, merveille de l'histoire, Atteignit la terre d'Eochail lûl, son ennemi. Sa chevelure ressemblait à des baguettes d'or, Son haleine avait l'odeur du vin.

Labraid, le plus merveilleux des héros , entreprend le combat; Il est dur pour l'ennemi qui habite les contrées lointaines. Courses de bateaux et de chevaux Devant l'île est Labraid.

Il y a un guerrier qui a fait au delà des mers une multitude d'exploits :

C'est Labraid, le rapide manieur d'épée.

Cûchulainn, vaincu par lui, a été longtemps sans pouvoir combattre,

Car Labraid est le chef des side qui ont endormi le héros d'Ulster.

Ses chevaux ont à leurs colliers des freins d'or rouge, Ces freins ne sont pas ses seuls bijoux. Il y a un pilier d'argent et de verre, Dans la maison que Labraid habite.

198 CYCLE d'ulster.

Labraid habite sur les bords d'une mer pure Que fréquentent des troupes de fen:iaies. Tu arriveras sans fatigue dans ce pays Si d'abord Labraid en est prévenu.

[32.] « Je n'irai pas dans ce pays sur Pinvitation » d'une femme, » dit Gùchulainn. « Que Lôeg y » aille, » répliqua Liban; « il verra tout. » a Qu'il » parte, » répondit Gùchulainn. Lôeg se mit en route avec Liban. Ils passèrent par Mag-Luada, par Bile- Buada , par Oenach-Emua , et arrivèrent à Oenach- Fidga : ce fut qu'ils trouvèrent Aed Abrat avec ses filles. Fand souhaita la bienvenue à Lôeg : « Pourquoi , » demanda-t-elle , « Gùchulainn ne )> vient-il pas? » « Il lui a déplu, » dit Lôeg, « d'accepter l'invitation d'une femme. » Et s'adres- sant à Labraid : « Il ne sait pas même si tu as en- » tendu parler de lui. » « G'est moi qui l'invite, * répondit Labraid; « qu'il se hâte de venir me trou- » ver, car c'est aujourd'hui que se livre la ba- » taille. »

[33.] Lôeg retourna dans l'endroit était Gùchu- lainn. Liban l'accompagnait. « Gomment ton voyage » s'est-il passé, Lôeg? » demanda Gùchulainn. Lôeg répondit : « Il faut que tu partes , car le combat » aura lieu aujourd'hui même. » Et après avoir parlé ainsi, il chanta un poème :

Je suis allé en un clin d'œil Dans un pays merveilleux que je connaissais déjà.

CUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 199

J'ai atteint le monceau de pierres aux vingt bataillons, J'y ai trouvé Labraid à la longue chevelure.

Je l'ai trouvé sur le monceau de pierres , Assis; des milliers d'armes à l'entour. Sur sa tête, de beaux cheveux blonds Attachés à une pomme d'or.

Malgré le temps écoulé depuis ma dernière visite, il me a'econnut

A mon manteau de pourpre cinq fois replié. Il me dit : « Viendras-tu avec moi, Dans la maison est Failbé le Beau? »

Il y a dans la maison deux rois : P'ailbé le beau et Labraid.

Trois fois cinquante guerriers entourent chacun d'eux ; Malgré leur nombre, tous habitent la même maison.

A droite, cinquante lits, Et dans ces lits autant de guerriers. A gauche, cinquante lits, Et dans chaque lit un guerrier.

Les lits ont des piliers ronds, De belles colonnes bien dorées. Ils sont éclairés par une chandelle , Le chandelier est fait d'une pierre précieuse et brillante.

A la porte de l'ouest, Du côté se couche le soleil,

Il y a une troupe de chevaux gris à la crinière tachetée, Et une autre troupe de chevaux au pelage rouge foncé.

A la porte de l'est, il y a Trois arbres de verre pourpre,

200 CYCLE d'ulster.

Du haut desquels une troupe d'oiseaux fait retentir un chant doucement prolongé,

Aux oreilles des jeunes gens qui habitent la royale forteresse.

A la porte du château, il y a un arbre; De ses rameaux s'échappe une belle et harmonieuse musique. C'est un arbre d'argent que le soleil éclaire; Il brille autant que de l'or.

Il y a trois fois cinquante arbres. Tantôt leurs feuillages se touchent, tantôt ils ne se touchent pas. Chaque arbre nourrit trois cents personnes, De gland abondant et sans écorce.

Il y a une source dans le noble palais des side. On y trouve aussi trois fois cinquante manteaux bigarrés,. Avec une broche d'or éclatante Pour attacher chacun des manteaux bigarrés.

est une cuve de réjouissant hydromel, A partager entre les habitants de la maison. Elle ne s'épuise jamais; la coutume est établie Qu'elle soit toute pleine à toujours.

Il y a une femme dans le noble palais ; Elle ne ressemble pas aux femmes d'Irlande. Quand elle sort, on voit sa chevelure blonde; Elle est belle, elle a beaucoup de talents.

Les paroles qu'elle adresse à chacun Ont un charme merveilleux. Elle blesse tout homme au cœur, Par l'amour qu'elle inspire.

La noble femme dit : « Quel est ce valet que nous ne connaissons pas?

CUGHULAINN MALADE ET ALITÉ. 201

» Viens un peu ici, si c'est toi

» Qui es le valet du guerrier de Murthemné. »

Je me rendis à son appel lentement, bien lentement. Je craignais pour mon honneur. Elle me dit : « Vient-il ici, » Le fils unique de l'excellente Dechtiré? »

C'est un malheur que tu n'y sois point allé, ô Cûchulainn! Chacun t'y demande.

Il faut que toi-même tu voies comment est faite La grande maison que j'ai vue.

Si l'Irlande m'appartenait tout entière, Avec la royauté suprême sur ses blonds habitants, Je l'abandonnerais, la tentation serait irrésistible . J'irais habiter le pays je suis allé.

Je suis allé en un clin d'œil Dans un pays que je connaissais déjà. J'ai atteint le monceau de pierre aux vingt bataillons; J'y ai trouvé Labraid à la longue chevelure.

[34.] « Tu me rapportes de bonnes nouvelles, » dit Cûchulainn. « Oui, » reprit Lôeg, « il faut partir » et aller dans ce pays-là. Tout ce qu'on y trouve » est bon. » Et alors Lôeg continua de raconter les belles choses qu'il avait vues dans la demeure des sidOy il chanta :

J'ai vu une terre brillante et noble, l'on ne dit ni mensonge ni injustice (1).

(1) C'est la doctrine des païens irlandais.

202 CYCLE d'ulster.

est un roi qui commande à une magnifique armée : C'est Labraid, le rapide manieur d'épée.

Quand j'ai traversé Mag-Luada, L'arbre sacré de la victoire m'est apparu. Je me suis assis en Mag-Denna, Près de deux serpents à double tête.

Liban m'a dit : Dans l'endroit je suis allé, Ce serait un prodige bien doux pour moi, Si, sous tes traits, Cûchulainn était venu ici.

Ce sont de jolies femmes ; par leurs victoires, elles ne font pas le malheur du vaincu, Les filles d'Aed Abrat.

La beauté de Fand mérite une bruyante renommée; Elle n'a jamais été égalée ni par reine ni par roi.

Je répéterai ce qu'on m'a dit : C'est une fille d'Adam sans le péché (1). La beauté de Fand en mon temps N'a pas sa pareille.

J'ai vu des guerriers glorieux Avec des armes tranchantes, Des vêtements aux brillantes couleurs; Ce n'étaient pas des vêtements de roturiers.

J'ai vu les femmes joyeuses au festin ; J'ai vu la troupe des jeunes filles; J'ai vu de beaux garçons Se promener autour de l'arbre de la colline.

(1) Ce vers atteste un poète chrétien ; il veut dire que Fand n'est pas un démon. Il contredit, par conséquent, un des vers précédents. Voir plus haut, § 28, p. 192, ligne 2.

CUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 203

J'ai VU dans la maison les musiciens Jouant pour Fand. Si je ne m'étais hâté d'en sortir, J'aurais reçu une blessure qui n'est pas cruelle.

J'ai vu la colline oii s'élevait cette maison. C'est une belle femme qu'Ethné Ingubé (1); Mais la femme dont je parle ici Ferait perdre la raison à des armées entières.

J'ai vu une terre brillante et noble, l'on ne dit ni mensonge ni injustice. est un roi qui commande à une magnifique armée : C'est Labraid le rapide manieur d'épée.

[35.] Gûchulainn partit avec Liban pour ce pays mystérieux. Il emmena avec lui son char et son co- cher. Il arriva avec Liban dans l'île. Labraid lui souhaita la bienvenue ; les femmes firent de même toutes ensemble. Fand souhaita séparément la bien- venue à Gûchulainn. « Qu'allons-nous faire? i> de- manda le héros. « La réponse est facile, » répli- qua Labraid; « ce que nous ferons sera d'aller trouver » l'ennemi. » Puis ils sortirent, s'approchèrent de l'armée ennemie et jetèrent les yeux sur elle : elle était innombrable, cette armée. « Ya-t-en, » dit Gû- chulainn à Labraid. Labraid partit et Gûchulainn resta seul en face de l'ennemi. Les deux corbeaux magi- ques (2) annoncèrent sa présence. Les guerriers jetè-

(1) Maîtresse de Gûchulainn.

(2) Littéralement « de druidisme. »

204 CYCLE d'ulster.

rent un cri : « C'est probablement, » dirent-ils, « le » héros grimaçant d'Irlande qui vient; voilà ce que > nous annoncent les corbeaux. »

[36.] Les troupes armées arrivèrent en masses compactes; il-ne restait pas une place vide dans le pays. Eochaid lûl alla se laver les mains à la source ; il était bon matin. Gûchulainn lui vit l'épaule dans le manteau (i) ouvert et lui lança un javelot qui lui traversa le corps et qui , du même coup, tua trente-trois hommes. Puis il attaqua Senach l'endia- blé, et, après un grand combat, il le tua. Labraid revint alors, et, devant lui, Gûchulainn continua le massacre. Labraid le pria de cesser le carnage. « Il » est à craindre, » dit Lôeg, « que le guerrier ne » tourne sa fureur contre nous , car il ne s'est pas » encore rassasié de combat. Il faut préparer trois » cuves d'eau fraîche pour éteindre son ardeur. » Quand il est dans la première cuve, l'eau devient » tellement chaude qu'elle bout; quand il passe dans » la seconde, la chaleur de l'eau est si grande que » personne ne pourrait la supporter; mais pour la j> troisième cuve, la température de l'eau y est sup- » portable. »

[37.] Lorsque les femmes revirent Gûchulainn, Fand chanta :

Le héros majestueux qui s'avance en char sur la route, Quoique sans barbe encore, quoique jeune.

(1) Cochall , proprement coule , un manteau avec capuchon d'origine celtique, qui fut adopté par les moines.

\ : I

CUGHULAINN MALADE ET ALITÉ. 205

Est beau, parcourant ainsi le pays dans sa course rapide, Le soir, après l'assemblée de Fidga.

Le voile du navire qui l'amena ne résonnait pas de la mu- sique des side ;

Il est couleur de sang.

Le chant qui murmure sourdement au-dessus de son char

Est celui qu'au-dessous de lui chantent les roues.

Les chevaux attelés à son char vigoureux Ont longtemps fait attendre ma curiosité. Nulle part on n'a trouvé des chevaux pareils ; Ils sont plus rapides que le vent du printemps.

Cùchulainn jongle avec trente pommes d'or, Qu'on voit passer et repasser devant son visage. Nulle part on n'a trouvé un roi égal à lui , Soit par la douceur, soit par la force.

Il y a sur chacune de ses deux joues Des fossettes rouges comme le sang, Des fossettes vertes, des fossettes bleues, Des fossettes pourpres à îa douce couleur (1).

Son œil lance sept rayons de lumière ; On ment quand on dit qu'il est aveugle. Son œil noble est orné D'un cil noir comme scarabée.

11 a sur la tête le digne guerrier, On l'a raconté dans toute l'Irlande ; 11 a des cheveux de trois couleurs diflérentes (2), Ce jeune homme sans barbe,

(1) Voyez plus haut, p. 115.

(2) Voyez plus haut, p. 111 , c'est un caractère distinctif de Lôégairé le vainqueur.

206 CYCLE d'ulster.

Son épée, qui tranche et se rougit de sang, A une poignée d'argent. Son bouclier est orné de bosses d'or jaune Et d'une bordure de laiton blanc.

Il marche à travers les guerriers dans le carnage ; Il parcourt le champ de bataille au miUeu du danger. Parmi vos guerriers braves, il n'en est pas un Qui puisse être comparé à Cûchulainn.

C'est Cûchulainn qui est venu ici, C'est le jeune guerrier de Murthemné;

Et celles qui au bout de longtemps ont obtenu son arrivée. Ce sont les filles d'Aed Abrat.

Une pluie de sang longue et rouge, Tombant à côté des arbres, est le signe de sa présence. Superbe, orgueilleux, hautain , il fait pousser des gémisse- ments, Et malheur à celui contre lequel s'irrite le héros!

Le héros majestueux qui s'avance en char sur la route. Quoique sans barbe encore, quoique jeune , Est beau parcourant ainsi le pays dans sa course rapide, Le soir, après l'assemblée de Fidga.

[38.] Après Fand , ce fut Liban qui souhaita la bienvenue à Cûchulainn. Elle chanta :

Salut à toi, Cûchulainn, sanglier royal aux heureux succès! Grand prince de la plaine de Murthemné!

Tu as l'esprit grand, tu es l'honneur des guerriers qui triom- phent dans les combats.

Cœur de héros, fort comme une pierre de fronde adroitement lancée, rouge comme le sang dans ta colère,

CUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 207

Toujours prêt à combattre les ennemis des braves Ulates. Ton beau teint a la couleur des yeux des jeunes femmes» Salut !

Salut à toi, Cùchulainn, sanglier royal aux heureux succès. Grand prince de la plaine de Murthemné !

M Qa'as-tu fait ici depuis ton arrivée , ô Gùcliu- D lainn? » demanda Liban. Cùchulainn répondit :

Lancé a été mon javelot Dans la forteresse d'Eogan Inbir. J'ignore si j'ai gagné le célèbre trésor Qui devait être le prix de la victoire.

Ai-je réussi ou non dans le combat ?

En tout cas, je n'ai pas encore obtenu la récompense à la- quelle j'ai droit.

J'ai lancé mon javelot, le brouillard m'a empêché de voir si je suis arrivé au but ;

Mais si un homme a été atteint, il n'est plus vivant aujour- d'hui.

Une belle armée très rouge, aux chevaux nombreux, "Vint m'attaquer; l'attaque était de flanc. C'étaient les gens de Manannan (1), fils de l'Océan ; Eogan Inbir avait demandé leur aide.

Je dirigeai mon char autour d'eux comme je pus, Et quand j'eus trouvé le point favorable, Seul contre trois cents, Je leur donnai la mort à tous.

(1) Le dieu époux divorcé de Fand.

208 CYCLE d'ulster.

J'ai entendu les gémissements d'Eochaid lui ; Mais quand ce sont des paroles d'amour que [veulent] pro- noncer les lèvres,

Vraiment, oui vraiment, des batailles ne doivent pas être Le sujet des paroles alternativement lancées.

Lancé a été mon javelot Dans la forteresse d'Eogan Inbir : J'ignore si j'ai gagné le célèbre trésor Qui devait être le prix de la victoire.

[39.] Gùchulainn épousa Fand et resta un mois en sa compagnie. Au bout du mois, il lui fit ses adieux. Elle lui dit : « Tu me donneras rendez-vous tu » voudras; j'irai. » Ils convinrent de se retrouver en Irlande, à Ibar-Gind-Trachta (1). Gela fut raconté à Emer. Emer se fit fabriquer des poignards pour tuer Fand. Elle vint, accompagnée de cinquante femmes, à l'endroit Gùchulainn et Fand s'étaient donné rendez-vous. Gùchulainn et Lôeg jouaient aux échecs, et ne firent pas attention aux femmes qui approchaient d'eux. Mais Fand aperçut les femmes ; elle dit à Lôeg : « Regarde, Lôeg, ce que je vois. » « Qu'est-ce que c'est? » demanda Lôeg. Il leva les yeux. Alors Fand chanta :

[40.] Regarde, Lôeg. Derrière toi

Sont à t'écouter de belles femmes à la noble intelligence, Avec des poignards bleus et pointus dans la main droite ; De l'or couvre leurs poitrines aux belles formes.

(1) A l'if du bout du rivage.

CUCHULATNN MALADE ET ALITÉ. 209

On verra ce que feront les braves guerriers qui vont en char au combat.

Il est clair qu'Emer, fille de Forgall, a changé de manière.

Gùchulainn, s'adressanl à Fand, chanta :

Ne crains pas, il ne t'arrivera rien du tout. Tu viendras dans le char puissant, Près du siège ensoleillé, Devant moi-même. Je saurai te défendre Contre une multitude de femmes Aux quatre coins de l'Clster. En vain la fille de Forgall menace. Devant ses cinquante amies, De faire acte de violence. Certes, contre moi elle n'osera.

[41.] Gùchulainn continua en s'adressant à Emer :

Je recule devant toi Comme on recule devant ses amis. Quand je frappe

Du javelot dur, ma main n'est pas tremblante; Mon poignard n'est guère mince. Ni ma colère faible ou ses effets étroits. Ma force est bien grande Pour être contrainte à la retraite par la force d'une femme.

« Réponds-moi, » dit Emer. « Pour quelle raison » m'as-lu déshonorée devant toutes les femmes 9 d'Ulster, devant toutes les femmes d'Irlande et » devant tous les gens d'honneur ? Je suis venue » ici en me cachant de toi , et j'ai pour moi une

14

210 CYCLE d'uLSTER.

» grande force. En effet, quelque grandes que soient » les querelles que t'a faites ma fierté, certes, tu » chercherais en vain contre moi une cause de di- » vorce, quelques efforts que tu fisses. »

[42.] « Une question, Emer, » dit Gûchulainn : « Quelle raison as-tu pour ne pas me laisser quel- )) que temps en compagnie de Fand? Elle est pure, )) chaste, blanche, habile, égale à roi; elle a une » multitude d'attraits, cette femme que les vagues )) ont apportée des régions situées au delà des mers » immenses. Elle est belle et de noble naissance ; » elle sait broder et fait habilement les travaux des » mains; elle est intelligente, elle a l'esprit mûr et » ferme, elle possède quantité de chevaux et de va- » ches. Il n'y a rien sous le ciel qu'elle ne ferait

> pour son époux, pas d'engagement qu'elle ne » tiendrait, quoi qu'elle eût promis. Quant à toi, » Emer, tu ne trouveras pas de vainqueur aux bel- » liqueuses cicatrices qui soit égal à moi. »

[43.] « Certes, » reprit Emer, « elle n'est pas meil- » leure que moi la femme à qui tu t'es attaché. Mais

> on trouve beau tout ce qui est rouge, blanc tout » ce qui est nouveau, joli tout ce qui est étrange. » Tout ce qui est accoutumé paraît amer, les absents » ont tort , ce que l'on connaît ennuie , et on le » quitte pour aller apprendre tout ce qu'on ne sait » pas. 0 mon ami, » continua-t-elle, « il fut un » temps j'étais en dignité près de toi, et je le » serais encore si je te plaisais. » Sa douleur attrista Gûchulainn. « Sur ma parole, » dit-il, « tu me plais

GUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 211

» toujours et tu me plairas tant que tu vivras. » [4i.] (( Je serai doue délaissée, « dit Fand. « Il » vaut mieux que ce soit moi , » répondit Emer. « Non , » reprit Fand , « ce sera moi qui serai aban- » donnée : voilà longtemps que ce danger me me- » nace. » Elle était accablée de douleur et de décou- ragement. Elle ressentait une grande honte d'être répudiée et de retourner si lot chez elle. Son grand amour pour Gùchulainn devenait pour elle un sup- plice, et, pour exprimer son chagrin, elle chanta ce poème-ci :

Moi je vais partir ; C'est ce que je puis faire de mieux, mais c'est par force. Quoique mon honneur exige, J'aimerais mieux rester.

Il me serait plus agréable de demeurer ici, Sous ta douce autorité de mari, Quelque étrange que je puisse te sembler. Que de retourner dans la chan»bre d'Aed Abrat, mon père.

0 Emer! Cûchulainn t'appartient; 11 m'a quitté, ô heureuse femme ! Il m'est impossible de le posséder, Et je ne puis m'empêcher de le regretter.

Beaucoup d'hommes ont demandé mon amour, Tant à la maison qu'au désert. J'ai repoussé leurs prières, Car je suis honnête femme.

Quel malheur que d'aimer un homme Qui ne fait pas attention à moi !

212 CYCLE d'ulster.

Mieux vaut m'en aller

Que de ne pas trouver un amour égal au mien.

Cinquante femmes sont venues ici, 0 Emer à la noble chevelure blonde! Pour attaquer Fand, ce n'était pas bien, Et pour la tuer misérablement.

J'ai trois fois cinquante Femmes très belles et non mariées.

Elles m'appartiennent et habitent une forteresse ensemble. Elles ne m'abandonneraient pas, moi.

Moi, je vais partir; C'est ce que je puis faire de mieux, mais c'est par force. Quoique mon honneur exige, J'aimerais mieux rester.

[45.] Cependant Manannan vint à savoir ce qui se passait : il apprit que FancI , fille d'Aed Abrat, engagée dans une lutte inégale avec les femmes d'Ulster, était abandonnée par Gùchulainn. Il vint d'Orient chercher Fand; il arriva près d'elle et per- sonne ne le vit , sauf Fand seule. Saisie d'une grande jalousie et d'une tristesse profonde, Fand, en voyant Manannan, chanta un poème :

Regardez le fils des guerriers de l'Océan ; Il vient des plaines d'Eogan Inbir. C'est Manannan. Sa beauté surpasse le monde entier. Il fut un temps où. il m'était bien cher^l

J'ai aujourd'hui poussé un noble cri; Mon cœur a fièrement cessé d'aimer le héros d'Ulsteiv

CUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 213

Il y a un chemin l'amour nous conduit; Le connaître ne sert à rien.

Le jour le fils de l'Océan et moi nous nous trouvâmes ensemble Dans une chambre de la forteresse d'Inber, Nous crûmes tout de suite Que jamais rien ne pourrait nous séparer.

Quand le majestueux Manannan m'emmena, Je fus une épouse égale à lui. Il n'a pas, en me prenant, supporté Une perte au hasardeux jeu d'échec du mariage.

Quand le majestueux Manannan m'emmena. Je fus une épouse égale à lui. Un bracelet d'or que j'ai Fut le cadeau dont il paya ma pudique rougeur.

J'avais sur la bruyère, hors de la maison, Cinquante femmes aux multiples couleurs. Je lui donnai cinquante hommes ; Les cinquante femmes étaient sans défaut.

Ce n'est pas badinage : quatre fois cinquante Etaient les habitants de notre unique maison, Deux fois cinquante hommes heureux et bien portants, Deux fois cinquante femmes belles et en bonne santé.

Je vois venir ici traversant l'Océan, Invisible pour les sots qui m'entourent, Le cavalier chevelu de la mer. Il n'a pas besoin des vaissaux des side.

Il est arrivé près de nous. Stîule, toi, ù side, tu vois,

214 CYCLE d'ulster.

Grâce à la supériorité de ton intelligence, le plus petit objet, Quand même il serait loin de toi.

Mon malheur était inévitable, Car les femmes n'ont guère de bon sens. . Le héros d'Ulster que j'ai tant aimé, M'a livrée à Tinjustice de mes ennemis.

Adieu à toi, beau Cûchnlainn ! Il est bien facile de te quitter ; Puisque je n'atteins pas le but de mon désir, La dignité me commande la retraite.

Le moment du départ est venu pour moi. tl y a une personne contre laquelle ici On a eu de grands torts, O Lôeg, fils de Riangabair !

J'irai trouver mon véritable époux, Afin qu'il ne fasse rien de contraire à ma volonté. Pour que vous ne disiez pas que je m'en fuis en cachette, S'il vous plaît, regardez !

Regardez le fils des guerriers de l'Océan ; Il vient des plaines d'Eogan Inbir : C'est Manannan. Sa beauté surpasse le monde entier. Jl fut un temps il m'était bien cher!

[46.] Après avoir ainsi chanté, Fand se leva et s'approcha de Manannan. Manannan lui souhaita la bienvenue et lui dit : c( Eh bien! femme, attends-tu » Gùchulainn maintenant, ou est-ce avec moi que » tu viendras? » « Sur ma parole, » répondit- elle, « il y a un de vous que je préférerais m'attacher » comme époux; mais c'est avec toi que j'irai. Je

CUCHULAINN MALADE ET ALITÉ. 215

» n'attendrai pas Gùchulaion , car il m'a abandon- » née; d'ailleurs, il n'y a pas à les côtés une reine )) digne de toi; il y en a une près de Gùchulainn. »

[47.] Mais Gùchulainn, voyant Fand s'éloigner de lui et suivre Manannan , adressa la parole à Lôeg : « Qu'est-ce que cela? » « G'est facile à voir, )> répondit Lôeg ; « Fand part avec Manannan , fils de » l'Océan, et la cause en est qu'elle ne te plaît pas. » Alors Gùchulainn fit trois sauts en l'air et trois sauts à droite du lieu appelé Luachair. Puis il resta longtemps sans boire ni manger, parcourant les montagnes ; il y dormait toutes les nuits sur le che- min de Mid-Luachair (1).

[48.] Emer alla voir le roi Gonchobar à Emain et lui raconta dans quel état se trouvait Gùchulainn. Gonchobar envoya des poètes , des savants et des druides d'Ulster, avec mission d'aller prendre Gùchu- lainn et de l'amener à Emain. Gùchulainn voulut les tuer. Mais ils chantèrent devant lui des paroles magiques, puis ils le prirent par les pieds et par les mains, et le bon sens lui revint. Alors il demanda k boire et à manger. Les druides lui donnèrent le breuvage d'oubli. Aussitôt qu'il l'eut bu , il oublia Fand et tout ce que cetle side lui avait fait faire. Les druides donnèrent aussi le breuvage d'oubli à Emer; ils lui ôtèrent par ce moyen la jalousie, qui l'avait mise dans un état pareil à celui de son mari. Manannan agita son manteau entre Gùchulainn et

(1) Comté de Kerry, on Munster.

216 CYCLE d'ulster.

Fand , pour empêcher à jamais entre eux toute ren- contre.

[49.] L'apparition de ces side avait failli faire périr Gùchulainn. Caria puissance des démons était grande avant le christianisme; elle était si grande que les démons, sous forme corporelle, livraient bataille aux hommes, et leur faisaient apparaître de mystérieu- ses beautés en leur persuadant qu'avec elles ils vivraient élernellement. Ce sont ces apparitions que les ignorants appelaient side et race des side.

IX

Exil des fils d'Usnech , autrement dit : Meurtre des fils d'Usnech et de Derdriu.

Ce récit épique existait déjà au dixième siècle. Cinaed liua Artacain, qui mourut en 975 (1), le mentionne en ces termes dans une pièce de vers :

Meurtre des fils d'Usnech (2) ! Ce fut un assassinat, Le soir à côté d'Emain. Peu de temps après ce crime honteux, Fiach[r)]a et ses compagnons furent tués à Tara.

De leur mort on tira vengeance, mais plus tard : Gergenn, fils d'Illad, perdit la vie; Ceux qui lui trouvèrent une tombe furent Ross Et le fils de Durthacht, Eogan (3;.

(1) « Cinacth h[ua] hArtaca[i]n prim ecis lcit[h]i Cuind m[ori- tur]. » Annales de Tigernach, chez O'Conor, Rerum hibernica- rum. scriplores^ t. II, p. 259.

(2) Dans le manuscrit XJslencl^ génitif do UsUu, Usliu, génitif Uslend, est une variante de Usnech^ génitif Usnig. Voy. Win- disch, Irische Texte ^ t. I, p. 876, col. 1, aux mots Maie Uislend, Maie Uisnig.

(3) Irische Texte, II, ii, p. 119.

218 CYCLE d'ulster.

Dans la rédaction la plus ancienne qui existe, c'est-à-dire dans celle que nous allons donner la première, les fils d'Us- nech sont menés à Emain-Macha par Fiaclja, fils de Fergus mac Roig, et le roi Conchobar les fait tuer par Eogan, fils de Durthacht. Suivant la rédaction qu'au dixième siècle Cinaed hua Artacain avait sous les yeux, et qui était un peu plus complète, les amis et les parents des fils d'Usnech, voulant tirer vengeance de leur mort, tuèrent Fiachna, petit-fils de Conchobar, avec trois autres guerriers, et les ennemis des fils d'Usnech, voulant à leur tour venger ce meurtre, tuèrent Gergenn, fils d'Ulad. Ces ennemis étaient deux, d'abord le fils de Ross, ensuite Eogan, qui avait massacré les fils d'Usnech. Dans la rédaction qu'on va trouver aussitôt après ce préam- bule, la mort de Fiachna et de ses trois compagnons est men- tionnée (§ 16) ; quanta celle de Gergenn, fils d'Illad, dans cette rédaction Gerrcé, fils d'Illadan, le récit de cette mort fait défaut ; mais elle est annoncée comme événement futur 5) (l).

La première des rédactions conservées est dans trois ma- nuscrits : le Livre de Leinstcr, qui remonte au milieu du douzième siècle; le Livre jaune de Lecan, qui date du qua- torzième siècle, tous deux au collège de la Trinité de Dublin; 30 le manuscrit du Dritish Muséum, Egerton, 1782, écrit au quinzième siècle. Le texte contenu dans le Livre de Leins- ter a été publié en 1880, avec les variantes des deux au- tres manuscrits, par M. E. Windisch , Irische Texte, t. I, p. 67-82. On trouve, en tcte de cette édition, une savante in- troduction. 0' Curry avait donné le texte du Livre jaune de Lecan, avec une traduction anglaise, en 1862, dans le tome III de VAllantis, p. 398-422. L'explication du texte publié par M. "Windisch a été le sujet d'un des cours que j'ai faits au Col- lège de France en 1887. M. L. Ponsinet, qui avait suivi ce cours, a publié l'année suivante, dans la Revue des traditions populaires, t. III, une traduction mon enseignement se re-

(l) YvyQZ plus bas, § 16, p. 230; g 5, p. 224.

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 219

flète. On trouvera ici une traduction qui naturellement, sur un grand nombre de points, concorde avec celle de M. L. Ponsinet.

Dans la première rédaction , on peut distinguer deux par- ties, comprenant, l'une les treize premiers paragraphes, p. 220-229. l'autre les six derniers, p. 229-236.

Nous donnons de chacune de ces deux parties une seconde version.

La seconde version que nous publions de la première partie n'est conservée par aucun manuscrit. C'est le commencement d'une rédaction de notre morceau que nous appellerons la troisième, et qui a été recueillie, dans la tradition orale des montagnes d'Ecosse, par M. Carmichael. M. Carmichael a pu- blié le texte gaélique de cette rédaction , en 1888, dans les Transactions of Ihe Gaelic Society of Inverness^ vol. XIII (1886- 1887), p. 241-257. Une traduction anglaise de ce texte a paru sans nom d'auteur, dans le Celtic Magazine, publié par Alexan- der Macbain, vol. XIII, p. 69-85. 129-138. Elle se trouve dans les livraisons de ce périodique estimable qui ont vu le jour en décembre 1887 et en janvier 1888. La traduction française donnée ici de la première partie de cette rédaction, p. 235-252, est due à M. G. Dottin.

La seconde version que nous publions de la deuxième partie appartient à ce que nous appelons la deuxième rédaction Celle-ci a été conservée par deux manuscrits de la bibliothèque des avo- cats d'Edimbourg : l'un , coté LUI, paraît dater du quinzième siècle, il ne donne que le commencement de la deuxième par- tie ; l'autre, coté LVI, Highlancl Society, Peter Turner^ 3, ne remonte qu'au dix-huitième siècle ; on y trouve la fin du morceau.

La deuxième partie de la deuxième rédaction a été insérée , par M. Whiticy Stokes, dans les Irische Texte, seconde partie, deuxième livraison, p. 122-152, avec une savante introduction, p. 109-121, et une traduction anglaise, p. 153-178 (1). La tra-

(1) Un texte à peu près semhlable avait été publié par Théophile

220 CYCLE D ULSTER.

duction française qu'on lira ici, p. 25'Z et suivantes, a pour auteur, comme la précédente, M. G. Dotlin.

L'exil des fils d'Usnech est un des morceaux que Macpher- son a trouvé à propos de remanier pour les mettre à la mode de son temps. On trouvera donc en dernier lieu : la version de Macpherson, d'après la traduction de Le Tourneur ; 2o l'ar- rangement en vers de cette version par Baour-Lormian.

A

PREMIÈRE RÉDACTION

[PREMIÈRE PARTIE.]

Pourquoi arriva l'exil des fils d'Usnech? A cette question la réponse n'est pas difficile.

Les Uîates ou habitants d'Ulster étaient à boire dans la maison de Fedelmid (1), conteur de Goncho- bar, leur roi. La femme de Fedelmid prenait soin de la compagnie : or, elle était grosse. Les cornes pleines de bière et les parts de viande circulaient à la ronde parmi les convives et déjà se faisaient en- tendre les cris provoqués par l'ivresse. Quand le

O'FIanagan , à Dublin, en 1808, sous ce titre : Deirdri or the la- Ynenta.ble pdte of tlie sons of Usnach^ an ancient dramatic irish taie, one of Ihe ihy^ee tragic siories of Eirin, liUerally translated into english from an original gaelic manuscript^ with notes and observations. In-S", 238 pages.

(1) C:lui qui supporte l'hydromel, c'est-à-dire, probablement, qui por.t en boire beaucoup sans se griser.

MEURTRE DES FILS D'uSNECH. 221

moment fut venu d'aller se coucher, la femme de Fedelmid se mit en mouvement pour gagner son lit; et, tandis qu'elle traversait la maison, l'enfant qu'elle portait dans son sein jeta un cri si fort qu'on enten- dit ce cri dans le château tout entier. A ce cri, tous les hommes se levèrent l'un à côté de l'autre, et dans la maison toutes les têtes se tournèrent vers la femme de Fedelmid.

Le fils d'Ailill, Sencha, juge du roi, prit la parole d'un ton d'autorité : « Ne bougez pas, » dit-il. « Qu'on nous amène la femme de Fedelmid, afin » qu'on sache la cause de ce cri. » La femme de Fedelmid fut amenée à Sencha et aux grands per- sonnages qui se trouvaient à côté de lui.

[2.] Fedelmid, le mari, prit alors la parole; il chaula des vers :

Quel est le bruit rapide qui s'est fait violemment entendre,

Comme un cri de colère jelé par tes entrailles rugissantes?

Tel qu'un aiguillon qui frapperait nos oreilles,

Un grand bruit est sorti de tes côics enflés par la grossesse.

Combien sont grands la j)eur et 1 effroi

Dont mon cœur ressent la rude blessure !

[3.] Sencha envoya la femme de Fedelmid au druide Gathba. Cathba, en effet, était un savant : [Sencha chanta] :

Que le beau Cathba au joli visage m'entende ! Que son diadème princier, déjà si magnifique, soit rendu plus glorieux Par des incantations de druide.

222 CYCLE d'ulster.

Fedelmid reprit :

Ce n'est pas moi qui dirai les belles paroles

Par lesquelles la science éclaire les hommes;

Et ma femme ne sait pas

Ce qui est clans son sein,

Ce qui a mugi dans la profondeur de ses entrailles.

[4.] Alors Galhba, s'adressant à la femme de Fe- delmid, chanta des vers :

Ce qui a mugi au fond de tes entrailles Est une fille à la blonde chevelure, aux boucles blondes, Au majestueux regard, aux yeux bleus, Aux joues empourprées comme la digitale.

C'est à la couleur de la neige que nous comparons

L'inestimable blancheur de ses dents sans défaut.

Ses lèvres éclatantes sont rouges comme des écrevisses.

A cause de cette fille, beaucoup de meurtres Seront commis parmi les guerriers Ulates qui combattent en char.

Ce qui crie au fond de tes entrailles prédit Une fille à la belle et lonsrue chevelure.

O'

Pour elle, des héros lutteront les uns contre les autres. Te posséder, ô belle enfant ! sera ce que de grands rois (1) demanderont.

Elles pénétreront les pesantes armées du couchant (2). Jusqu'aux régions septentrionales du royaume de Conchobar.

(1) Conchobar, roi d'Ulster, et le roi d'Albion.

(2) D'Ailill et de Medb, roi de Connaught, province occidentale

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 223

Des lèvres rouges comme des écrevisses Entoureront tes dents perlées. De grandes reines seront jalouses De ta beauté parfaite et sans défaut.

[5.] Ayant fini ce poème, le druide Gathba palpa le ventre de la femme de Fedelmid, et sous sa main l'enfant se débattit. « C'est vrai, » dit-il, « il y a » une fille; son nom sera Gelle-qui-se-débat [en » irlandais Derdriu] et il arrivera du mal à cause » d'elle. »

La fille naquit ensuite et Galhba dit :

O Derdriu, toi qui seras cause d'une grande vengeance, Parce que tu as le joli visage des femmes célèbres, Les Ulates souflriront bien des maux en ton temps, 0 chaste fille de Fedelmid !

Un jour quelqu'un sera jaloux, A cause de toi, ô femme brillante comme la flamme ! C'est en ton temps qu'arrivera ce qu'on appellera L'exil des fils d'Usnech 10).

C'est en ton temps qu'ensuite un acte de violence Sera commis en Emain (1). Puis le coupable (2) se repentira Quand tomberont morts des fils d'un roi très puissant (3) .

de l'Irlande. Ce vers et le suivant annoncent l'expédition célèbre connue sous le nom do Tàin Cûailnge.

(1) Le meurtre des fils d'Usnech, § 15, p. 230.

(2) Conchobar,

(3) Mané, fils de Conchobar; Fiachna, fils du même roi, d'après la strophe suivante de cette pièce de vers; petit-fils de Concho- bar suivant le texte en prose, g 16, p. 230, cf. p. 217, 218.

224 CYCLE d'ulster.

A cause de toi, ô femme, arriveront L'exil qui chassera d'Ulster Fcrgus 16), Et un événement qui fera pousser plaintes et gémissements, Le meurtre de Fiacbna, fils de Conchobar.

Par ta faute, ô femme, seront commis Le meurtre de Gcrrcé, fils d'illadan (1), Et un crime pour lequel ne sera pas due réparation moindre, Le massacre d'Eogan, fils de Durthacht (2).

Toi, tu feras un acte terrible et sauvage, Par colère contre le roi des nobles Ulates (3). Tu auras une petite tombe quelque part ; Ton histoire sera fameuse, ô Derdriu î

0 Derdriu ! toi qui seras cause d'une grande vengeance, Parce que tu as le joli visage des femmes célèbres, Les Ulates souffriront bien des maux de ton temps, 0 chaste fille de Fedelmid !

[6.] « Qu'elle soil tuée, cette fille, » s'écrièrent les guerriers. « Non, » dit le roi Conchobar; « qu'on » me l'apporte demain matin; on relèvera comme je > le prescrirai; ce sera la femme que j'épouserai. » Les Ulates n'osèrent contredire le roi. On fit ce qu'il avait ordonné.

Derdriu fut élevée chez Conchobar, elle devint la plus jolie fille d'Irlande. Son éducation se fit dans

(1) Cf. ci-dessus, p. 218, le nom de ce personnage est écrit Gergonn, fils d'illad.

(2) Meurtrier de Noïsé, fils d'Usnech. Les faits mentionnés dans ce quatrain manquent dans le récit en prose.

(3) Suicide de Derdriu, g lô, p. 236.

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 225

une maison à part ; aucun homme ne devait la voir avant qu'elle devînt réponse de Gonchobar; aussi ne laissail-on entrer, dans la maison, personne sauf son tuteur, sa nourrice, et enfin Leborcham qu'on n'osait pas chasser, car c'était une magicienne dont on redoutait les incantations (1).

[7.] Un jour d'hiver, le tuteur de Derdriu écorchait sur la neige, hors de la maison, un veau jeune et tendre qu'il allait faire cuire pour sa pupille; celle-ci vit un corbeau boire le sang sur la neige. Elle dit à Leborcham : a Le seul homme que j'aimerais serait » celui qui aurait ces Irois couleurs-là : les cheveux » noirs comme le corbeau, les joues rouges comme » le sang, le corps blanc comme la neige. » « Tu i> as bonne chance, » répondit Leborcham, « Thomme » que tu désires n'est pas loin, il est tout près de » toi, dans le château môme : c'est Nuïsé, fils d'Us- » nech. » « Je ne serai pas heureuse, » reprit Derdriu, « tant que je ne l'aurai pas vu. »

[8 ] En ce moment-là, Noïsé était seul sur le rejet de terre qui servait de rempart au château d'Emain, et, do sa voix de ténor, il chantait. Combien était douce la voix de ténor des fils d'Usuech ! Toute vache, toute femelle qui l'entendait donnait deux tiers de lait de plus; tout homme qui l'entendait en éprou- vait un agrément et un plaisir que rien ne pouvait dépasser. Les fils d'Usnech étaient de grands guer- riers : toute la province d'Ulster aurait eu beau se

(I) Sur Leborcham, voyez ci-dossus, p. 17G.

15

226 CYCLE d'ulster.

réunir autour d'eux'pour les attaquer, les trois fils d'Usnech , adossés Tiin à Tautre [et faisant de trois côtés face à Tennemi], n'auraient pas été vaincus, tant aurait été grande la supériorité de leur défense et de la mutuelle protection donnée pnr chaque frère aux deux autres ! A la chasse ils étaient aussi agiles que des chiens, et quand ils tuaient une bête, ils Pavaient d'abord atteinte à la course.

[9.] Noïsédonc était dehors tout seul quand Derdriu s'échappant bien vite, s'approcha de lui. D'abord, il ne sut pas qui elle était. « Elle est belle, » dit-il, « la génisse qui passe près de nous. » « Il faut » bien , » répondit-elle , « que les génisses , quand 0 elles sont grandes, aillent (1) sont les tau- » reaux. » « Tu as près de toi, » reprit Noïsé, a le » taureau de la province, le roi des Ulutes. » « Je veux , 9 répliqua Derdriu , « faire mon choix » entre vous deux , et ce que je prétends prendre, » c'est un petit taureau comme toi. » « Non , i> dit Noïsé. (Il savait la prophétie de Gathba.) « Est-ce » que tu me refuses? » demanda- t-elle. « Oui, » certes, » répondit-il. Là-dessus elle s'élance près de lui, le prend par les deux oreilles : « A ces » deux oreilles, »s'écrie-t-elle,« s'attacheront la honte n et le ridicule, si tu ne m'emmènes avec loi. » « Eloigne-toi de moi, ô femme! » répliqua Noisé. « Je serai à toi , » dit-elle. [Il n'eut pas le courage de lui résister.] De sa voix de ténor il chanta. Quand

(1) Je corrige na bit en no bit.

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 227

les Ulates entendirent sa voix de ténor, ils se levè- rent et coaimencèrent à combattre les uns contre les autres.

[10.] Les deux autres fils d'Usnech (1) sortirent de chez eux pour aller voir ce que faisait leur frère : « Que deviens-tu? » lui demandèrent-ils, « n'est-ce » point par ta faute que les Ulates s'entretuent? » Alors il leur raconta ce qui lui était arrivé. « Gela > tournera mal, » diront-ils. « Mais qu'importe? tu » seras à l'abri de toute honte tant que nous serons en » vie. Nous irons avec Derdriu dans une autre pro- » vince. Il n'y a pas, en Irlande, de roi qui ne nous »> fasse bon accueil. » Telle fut leur décision. Ils partirent d'Ulster cette nuit même, emmenant avec eux trois fois cinquante guerrieis, trois fois cinquante femmes, trois fois cinquante chiens, trois fois cin(|uante valets.

[11.] Ils furent longtemps, dans l'Irlande méridio- nale, sous la protection de divers rois, mais obligés de changpr souvent de résidence, parce que bien des fois Gonchobar essaya de les faire tuer en embuscade et par trahison, à partir de la cataracte de TErne, en Donegal, et en contournant les côtes de l'Irlande à l'ouest, au sud, à l'est, jusqu'au cap de HowLh [au nord de Dublin]. Ainsi, la haine de Gonchobar les chassa d'Irlande et les contraignit à se réfugier en Albion, ils s'établirent dans un désert. Quand, en chassant, ils eurent épuisé le gibier de la monta- il) Aûdlc ot Ardaii, g 17, p. 231, 232,

228 CYCLE d'ulster.

gne, ils se mirent à prendre les bestiaux des hommes d'Albion.

Alors les hommes d'Albion voulurent tuer les fils d'Usnech, mais ceux-ci allèrent trouver le roi d'Al- bion, qui les prit à son service, et dont ils devinrent les soidats. Ils se construisirent des maisons dans l'enclos (lu roi. La rnison pour laquelle ils bâtirent ces maisons est qu'ils avaient Derdriu avec eux; ils voulaient que peisonne ne la vît, car ils craignaient d être tués à cause d'elle.

[12.] Or un matin, de très bonne heure, l'inten- dant du roi vint les trouver, il tourna autour de la maison qu'habitaient Noïsé et Derdriu ; il les aperçut endormis l'un à côté de l'autre. Il alla aussitôt ré- veiller le roi : « Jusqu'à pi'ésent, » lui dit-il, « nous » n'avions pas trouvé une femme digne de loi; mais )) celle qui est aux côtés de Nuïsé est bien celle qu'il « te faut, ô roi de rOccident ! Fais tout de suite tuer » Noïsé, et épouse sa femme. » <r Non, » répondit le roi, « mais va la prier de venir me voir tous les » jours en cachette. » L'intendant exécuta l'ordre du roi, mais en vain ; ce qu'il disait à Derdriu dans la journée, elle le racontait aussitôt à son mari la nuit suivante. Ne pouvant rien obtenir d'elle, le roi en- voya les fils d'Usnech dans des combats dangereux et difficiles, espérant qu'ils y périraient; mais ils furent vainqueurs dans toutes les batailles, en sorte que ces tentatives meurtrières restèrent sans résultat.

[13.] Alors, sur le conseil de l'intendant, les hommes d'Albion furent reunis pour mettre à mort

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 229

les fils d'Usnecli et pour s'emparer de Derdriu. Elle dit à Noïsé : « Parlez d'ici; si vous ne vous en allez cette nuit, vous serez tués demain matin. » La nuit même ils partirent, et ils se réfugièrent dans une île de la mer. « Il est malheureux, ô Gonchobar, » dirent les Ulates, « que les flls d'Usnecb périssent en pays » ennemi par la faute d'une mauvaise femme. S'ils » venaient en Irlande nous aider et combattre avec »nous, cela vaudrait mieux que de succomber, » comme ils vont le faire, sous les coups des enne- B mis. » « Qu'ils viennent, » répondit Gonchobar, « et qu'on aille leur offrir des cautions pour garantir » leur sécurité. » On alla leur porter la réponse du roi : « Puisqu'on nous offre bon accueil, nous «irons, » dirent-ils; « que Fergus, Dubihach et M Gormac, le fils de Gonchobar, viennent cautionner » la parole du roi. «Fergus, Dubihach et Gormac allè- rent au-devant d'eux et leur prirent les mains quand ils débarquèrent.

[SEGONDE PARTIE.]

[14.] Il y eut discussion à propos de Fergus, que [Boriach] invita à venir chez lui boire de la bière; Gonchobar avait donné ce conseil Borrach. En con- séquence, Fergus et les fils d'Usnecb se séparèrent; car ces derniers ne voulurent pas entrer chez Bor- rach ;] ils dirent qu'ils ne prendraient aucune nour- riture en Irlande avant d'avoir mangé chez Goncho- bar. Fiacha, fils de Fergus, les accompagna; Fergus,

230 CYCLE d'ulster.

Dubihach [et Cormac] restèrent [chez Borracb]. Les fils d'Usnech entrèrent dans le pré clos d'Emain [capitale de TUister et demeure de Conchobai]. arriva aussi le roi de Farney, Eogan, fils de Dur- tbacht; il venait faire sa paix avec Goncbobar, avec qui il était brouillé depuis longtemps. C'est Eogaa qui fut chnrgé de tuer les fils d'Usnech ; des soldats de Goncbobar l'accompagnèrent pour assurer sa sé- curité en cas de résistance.

[15.] Les fils d Usneeh étaient debout dans le clos et les femmes assises sur le rempart d'Emain. Eogan, chercbant Nuïsé, traversa le clos ; Fiacba, fils de Fergus, se plaça à côté de Noïsé. Pour soubait de bienvenue, Eogan frappa Noïsé d'un grand coup de lance qui lui traversa le corps ; la lance sortit par le dos. Fiacba, fils de Fergus, enveloppa aussitôt Noïsé dans ses bras et tomba avec lui; il était dessus et Noïsé dessous ; ce fut ainsi que Noïsé mourut entre les bras du fils de Fergus et sous lui. Les frères de Noïsé, leurs compagnons et leurs femmes furent tués ensuite; aucun n'ét happa à la pointe de la lance ou au tranchant de l'epée , sauf Derdriu, qui fut amenée à Goncbobar et qui lui fut livrée les mains liées derrière le dos.

[16.] Quand Fergus, Dubtbach et Cormac [les trois cautions qui avaient garanti la vie des fils d'Usnech] apprirent ces meurtres, ils firent aussitôt de grands exploits : Dubtbach tua d'un seul coup Mané, fils de Goncbobar, et Fiachna, fils de Fédelm, fille-de Goncbobar ; Fergus tua Traigthreoin (Pied fort) , fils

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 231

de Traiglelhan (Pied large) , et le frère de Traig- threoiii. Par ce quadruple meurtre Dubthach et Fer- gus avaient fait une grande insulte à Gonchobar; celui-ci leur livra bataille, mais, en une seule jour- née, Fergus et Dubthach tuèrent trois cents Ulates. Puis la nuit suivante, avant le jour, Dubthach tua les femmes des Ulates et Fergus brûla Emain. En- suite ils allèrent en Gonnaught se réfugier près du roi Ailill et de la reine MeJb, sa femme, par les- quels ils savaient qu'ils seraient protégés. Et la guerre continua entre eux et les Ulates. Ils avaient emmené avec eux trois mille guerriers. Pendant seize ans ils ne cessèrent de causer aux Ulates plainte et tremblement; les Ulates se plaignaient et tremblaient toutes les nuits.

[17.] Derdriu passa un an chez Gonchobar; pen- dant ce temps, on ne vit pas le sourire sur ses lèvres; elle ne mangea pas à sa faim, ne dormit pas, ne leva pas la tête de dessus ses genoux. Quand les musiciens et les jongleurs voulaient, par leurs jeux, dissiper sa tristesse, elle disait :

Agi'éables sont à vos yeux les héros ardents

Qui rentrent à Emain après une marche guerrière,

Mais c'était avec plus de noblesse que rentraient chez eux

Les trois fils héroïques d'Usnech.

Noïsé apportant Thydromel était tout à fait beau. > Je le lavais d'une eau que le feu avait chiiufifée. Arddan apportait un bœuf ou un cochon excellent, Andlé un fagot sur son dos majestueux.

232 CYCLE d'ulster.

Quoique vous trouviez doux l'Iiydromel excellent, Que boit lo noble fils de Ness (l),

J'ai ti'ouvé bien plus' agréable, en un temps qui est fini, Une nourriture abondante qui était plus douce.

Quand le noble Noïsé avait dans la forêt Rangé sur le foyer les bûches j)réparées par les guerriers, Je trouvais ])lus doux que toute autre nourriture Le gibier pris à la chasse par le fils d'Usnech.

Certes elles rendent un son mélodieux chaque mois, Les flûtes et les trompettes dont on vient jouer pour vous. M^^is en conscience je dois vous le dire aujourd'hui : J'ai entendu une musique plus agréable.

Elles sont mélodieuses chez le roi Conchobar, Les flûtes et les trompettes dont jouent ses musiciens; Mais je trouvais plus de plaisir à entendre Les chansons fameuses et ravissantes que chantaient les fils d'Usnech.

Semblable au son de la vague, la voix de Noïsé Etait une musique mélodieuse qu'on ne se fatiguait jamais d*écouter. Ardan était un bon baryton. J'entendais la voix de ténor d'Andlé dans sa maison.

On a mis Noïsé dans la tombe. Il a reçu [de Fergus, de Dubthach et de CormacJ une triste protection. Par leur façon d'agir, ces trois hommes lui ont donné Le breuvage empoisonné dont il est mort.

Chéri ! joli ! séduisante était sa beauté. Bel homme! fleur attrayante!

(1) Conchobar, roi d'Ulstor.

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 233

La cause de ma tiislcsse est que désormais Je n'attends plus le retour du fils d'Usnech.

Bien-aimé! à l'esprit ferme et droit! Bien-aimé! guerrier noble et si modeste! Après avoir traversé les bois d'Irlande, Doux était avec lui le repos de la nuit.

Bien-aimé à l'œil bleu ! chéri d'une femme! Mais redoutable aux ennemis!

Après avoir parcouru la forêt, on se retrouvait au noble rendez-vous. Bien-aimée sa voix de ténor à travers les bois noirs !

Je ne dors plus ; Je ne teins plus en pourpre mes ongles; La joie n'entre plus dans mon âme, Parce que les fils d'Usnech ne reviendront plus.

Je ne dors pas Moitié de la nuit dans mon lit. Mon esprit voyage autour des foules, Mais je ne mange ni ne souris.

Pour moi aujourd'hui il n'y a pas un moment de joie Dans les assemblées de la noble Emain ; Il n'y a ni paix, ni plaisir, ni repos.

Il n'y a ni grande maison, ni beaux ornements qui me soient agréables.

Agréables sont à vos yeux les héros ardents Qui rentrent à Emain après une marche guerrière, Mais c'était avec plus de noblesse que rentraient chez eux Les fils héroïques d'Usnech.

234 CYCLE d'ulster.

[18.] Gonchobar cherchait à la calmer. Elle répon- dait :

0 Gonchobar, qu'es-tu?» Tu ne m'as préparc que douleur et gémissenrients. Voilà ma vie tant que je durerai. Ton amour pour moi ne dura guère.

Celui qui fut le plus beau pour moi sous le ciel, Gelui qui me fut si cher, Tu me l'as ôté et ce fut un grand crime. Je ne le verrai plus jusqu'à ce que je meure.

Son absence est la cause de ma tristesse. Pour me représenter les formes du fils d'Usnech, Je ne vois qu'une tombe noire; elle couvre un corps blanc Que j'ai bien connu et que j'ai préféré à tant d'autres hommes.

Ses joues pourpres étaient des plus belles, Et ses lèvres étaient rouges. Ses cils noirs brillaient comme des scarabées.

Ses dents étaient éclatantes comme des perles, Et d'un blanc aussi pur que la neige.

J'ai bien connu le costume de guerre sans défaut, Qui le distinguait au milieu des guerriers d'Albion ; Son beau manteau de pourpre qui s'accordait si bien Avec l'or rouge dont il était bordé.

Sa tunique de soie était de grand prix; On pouvait y compter cent perles, joli nombre ! Pour la broder on avait employé, je le sais bien, Ginquante onces de laiton blanc.

Il tenait dans la main une épée à poignée d'or; St3s (jeux lançon faisaient d'horribles blessures.

MEURTRE DES FILS d'USNECH. 235

Son bouclier avait une bordure d'or jaune, La saillie du milieu était couverte d'ai'gent.

Que de maux nous causa le beau Fergus En nous faisant traverser la mer! 11 a vendu son honneur pour de la bière (1) ; Il a perdu la gloire de ses hauts faits.

Si dans la plaine étaient réunis Les guerriers d'Qlster, en présence de Conchobar, Je les donnerais tous sans exception, Pour revoir le visage de Noïsé, fils d'Usnecli.

Ne brise pas aujourd'hui mon cœur; J'atteindrai bientôt ma tombe prématurée. La douleur est plus forte que les vagues de la mer. Le sais-tu, ô Conchobar?

0 Conchobar, qu'esta? Tu ne m'as préparé que douleur et gémissements; Voilà ma vie tant que je durerai. Ton amour pour moi ne dura guère.

[19.] « Quel est Thomme dont la vue t'est le plus » odieuse? » demanda Conchobar. « Toi, certes, » répliqua-t-elle, « puis [l'assassin de Noïsé] Eogan, » fils do Durlhacht. » « Tu vivras pendant un an » avec Eogan , » réf)ondit Conchobar. Et il la livra au meurtrier de Noïsé. Le lendemain, Eogan partit avec elle pour la fête de Mâcha. Elle était dans un char, derrière Eogan. Elle avait promis qu'elle ne se verrait pas deux époux sur terre en même temps. =

(1) La bière de Borraob, § 14, p. 229.

236 CYCLE d'ulster.

« Eh bien, » lui dit Gonciiobar [en ricanant], « entre » Eogan et moi, ton regard se partage comme celui » d'une brebis entre deux béliers. » Il y avait devant elle un grand rocher. Elle se jeta la télé contre le rocher; sa têle s'y brisa et elle mourut.

Cette histoire a trois titres : « Exil des fils d'Us- nech », c( Exil de Fergus, » « Meurtre des fils d'Usnech et de Derdriu. »

B

PREMIÈRE PARTIE. (d'après la troisième rédaction).

Il y avait une fois en Irlande un homme qui s'ap- pelait Golum le Har[)iste(l). C'était un honnéle homme et il possédait une bonne partie des biens de ce monde. II avait une femme mais point d'enfants. L'homme et la femme étaient parvenus à un grand âge, en sorte qu'ils n'espéraient plus de posté- rité.

Golum le Harpiste entendit dire qu'un devin (2) était arrivé dans l'endroit il demeurait, et comme il était un honnête homme, il eut le désir de faire venir chez lui le devin. Que le devin fût invité, ou quMl vînt de lui-même , toujours est-il qu'il entra

(1) rcdelmid dans la première rédaction, g 1-3, p. 110-121.

(2) Le druide Cathba, ibid., l 3-5, p. 221-223.

MEURTRE DES FILS d'USNECH. 237

dans la maison de Golum le Harpiste. « Est-ce ï que tu prédis l'avenir, » dit Golum le Harpiste. « Je le prédis un peu. As-tu besoin de connaître » l'avenir? » répondit le devin. « Je ne songeais pas » à te demander l'avenir; mais si tu as quelque pré- diction qui me concerne veux tu me la dire? » 4 Soit, je vais Rapprendre l'avenir. Que désires-tu » savoir? » « Eh bien, voici la prédiction que » je te demande. Je voudrais que tu me dioes mon » sort et ce qui m'arrivera, si tu peux me le faire » connaître. » « Soit, je sors, et quand je rentre- » rai, je te poserai une question. » Et le devin sor- tit de la maison. Il n'y avait pas longtemps qu'il était dehors lorsqu'il rentra. « As- tu des en- » fants? » dit le devin. « En vérité non, » dit Golum le Harpiste. « Je n'en ai pas eu, ma femme » n'en avait pas non plus, et nous n'espérons pas » en avoir jamais. Je n'ai que moi et ma femme. » « Eh bien, » dit le devin, « voilà qui m'étonne, ï moi. Gar je vois dans mon dailgneachd que c'est » à cause d'une fîlle à toi que sera versé le plus » abondant flot de sang qui ait jamais coulé en Ir- » lande depuis le commencement des temps. Et les w trois héros les plus fameux qu'il y ait jamais eu » perdront la vie à cause de c^tte fîlle. « « G'est « la prédiction que tu me fais? » s'écria Golum le Harpiste en colère, pensant que le devin se moquait de lui. M Oiii, la voilà, » dit le devin. « Eh ï bien, si telle est la prédiction que tu as à me donner, » garde-la pour toi. Vous ne valez pas grand chose,

2'SB CYCLE d'ulster.

j) toi et ta prédiction, tu peux prendre un autre » chemin. » « Pourtant, » dit le devin, « je puis » t'assurer de l'exactitude de ma prédiction, je la M vois très clairement dans mon esprit. » « Al- » Ions, » dit Golum le Harpiste, « ce n'est pas pos- » sible ; moi et ma femme nous sommes très âgés, D en sorte qu'il est impossible que nous ayons ja- » mais des enfants. Je n'ai pas à coniamner ta pré- » diction, car je n'en ai pas le droit ; mais ce » dont je suis sûr, c'est que ni moi ni ma femme n nous n'avons jamais eu, nous n'aurons jamais d'en- » fonts. Gela suffit. Je n'en demande pas davantage, » et je n'en écoute pas davantage, puisque tu m'as » fait une prédiction absurde. » Et Golum le Har- piste laissa partir le devin ; on ne sait s'il lui donna un présent ou non.

Le devin s'en alla, mais ce n'est pas cela qui im- porte à l'histoire. Le devin n'était pas encore bien loin, que la femme de Golum le Harpiste commença à devenir enceinte, et plus la taille de la femme grossissait, plus le chagrin du mari augmentait; il s'affligeait et se désolait de n'avoir pas eu un plus long entretien avec le devin, pendant qu'il parlait avec lui. Golum le Harpiste se chagrinait le jour et se tourmentait la nuit, à la pensée qu'il n'était qu'un homme sans esprit et sans bon sens, sans ami cher, sans soutien en face du monde; le grand malheur [(|u'on lui avait prédit] allait arriver, car il était maintenant vraisemblable qu'il arriverait, et lui, qui tout d'abord en avait si loin rejeté l'annonce

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 239

arriva à croire que tout se passerait comme le devin Tavail vu dans son dailgneachd ; il était plein de colère et très embarrassé. Il ne savait pas le m.oins du monde quel plan dresser pour éloigner de la terre l'effusion de sang annoncée par le devin. Et la pen- sée qui lui vint en tête fut que si le Roi des Elé- ments envoyait cet enfant dans le monde pour y vivre, comme il le voulait vraisemblablement, lui, le père, devait expédier cet enfant au loin, aucun œil ne pourrait le voir, et aucune oreille ne pourrait l'entendre.

Le temps de la délivrance arriva pour la femme de Golum le Harpiste et on la porta dans son lit. Elle mit au monde une fille. Golum le Harpiste ne laissa venir âme qui vive dans sa maison faire des reproches à sa femme ; lui seul et 1^ sage femme étaient présents. Golum le Harpiste demanda à la sag'^-femme si elle entreprendrait d'élever elle-même l'enfant et do la cacher bien loin , aucun œil ne pourrait la voir, et aucune oreille ne pourrait entendre parler d'elle (1). La femme dit qu'elle pren- drait l'enfant et qu'elle en aurait le plus grand soin possible.

Golum le Harpiste prit trois hommes avec lui , et les mena bien loin, jusqu'à une hau'e montagne éloignée de toute habitation, et que personne ne connaissait, dont on n'avait jamais entendu parler. il leur fit creuser un grand trou dans un tertre

tl) Goraparoz la première rédaction, g 6, p. 225.

240 CYCLE d'ulster.

arrondi et verdoyant et le fît garnir élégamment tout autour, de façon que quelques personnes pus- sent y demeurer ensemble. Gela fut fait.

Golum le Harpiste emmena la sage-femme et l'en- fant jusqu'au petit tertre au milieu de collines hau- tes, sauvages, désertes, loin de toute habitation, aucun œil ne verrait et aucune oreille n'enten- drait Deirdire (1), car tel était le nom de l'enfant. Il mit tout en ordre devant elles, leur donna des provi- sions pour un an et un jour, et dit à la sage-femme qu'il leur enverrait des provisions de nouveau, à la fin de l'année, et ainsi d'année en année aussi long- temps qu'elle vivrait.

Tout se passa ainsi. Deirdire et sa nourrice de- naeurèrt'nt dans le tertre, au milieu des collines, sans qu'un être vivant sût ou soupçornât quelque chose à leur sujet ou au sujet des événements pas- sés, jusqu'à ce que Deirdire eût atteint l'âge de qua- torze ans. Deirdire grandit comme l'aubépine, droite, élancée comme un jonc de marais. Elle était au- dessus de toute comparaison terrestre, par rélégance de sa taille, par l'éclat de sa beauté; sa couleur était celle du cygne glissant sur l'eau; ses mouve- ments, ceux du chevreau bondissant sur la colline. Elle était la créature (littéralement la goutte de sang) la mieux faite, la plus charmante à voir et la plus douce de caractère qui ait existé jamais entre la terre

(1) Notation gaélique moderne dn vieil irlandais Derdriu, au génitif Derdrenn.

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 241

et le ciel en Irlande ; quels que fussent sa cou- leur et son teint, aucun œil ne la regardait en face sans qu'elle devînt aussitôt rouge comme le feu (1).

La femme qui était chargée d'élever Deirdire, lui avait donné les talents et les connaissances qu'elle possédait elle-même. Il n'y avait pas de brin de ver- dure venu sur racine, pas d'oiseau chantant dans le bois, pas d'étoile brillant au ciel dont Deirdire ne sût le nom. Une chose, toutefois, faisait exception : la nourrice ne voulait pas que Deirdire entrât en rap- port ou en conversation avec aucun être vivant du reste du monde.

Mais par une sombre nuit d'hiver, aux nuages noirs et tristes, un chasseur fatigué traversa les collines ; il lui était arrivé de s'écarter de la direc- tion de la chasse , il n'avait pu rejoindre la chasse et ses compagnons. Un lourd sommeil s'empara de cet homme, tandis qu'il errait fatigué au milieu des collines ; il se coucha à côté du beau tertre ver- doyant où demeurait Deirdire , et il s'endormit. L'homme était épuisé par la faim et la fatigue, transi de froid, et son sommeil fut des plus profonds. Pen- dant qu'il était couché à côté du tertre verdoyant demeurait Deirdire, il eut un songe qui l'agita ; il rê- vait qu'il sentait la chaleur provenant d'un palais des fées et que les fées, à l'intérieur, jouaient de la niu- sique. Le chasseur cria dans son rêve : « S'il y

(1) Voir plus bas, p. 250.

16

242 CYCLE d'ulster.

» a quelqu'un dans le palais, qu'il me laisse entrer

» pour l'amour de Dieu. i> Deirdire entendit sa voix et

dit à sa nourrice : « Nourrice, qu'est-ce que cela? »

« Ce n'est rien d'extraordinaire : des oiseaux en

» bande qui errent et se cherchent les uns les au-

» très, laissons-les gagner le bosquet. » Là-dessus ,

un second songe vint agiter le chasseur et il cria de

nouveau : « S'il y a quelqu'un à l'intérieur du palais,

» qu'il me laisse entrer pour l'amour du Gréa-

» teur. » « Qu'est-ce que cela? » dit Deirdire.

« Ge n'est rien d'extraordinaire , » dit la nourrice.

« Les oiseaux du bois se sont perdus, les uns cher-

» chent les autres, laissons-les gagner le bosquet. »

Le chasseur eut alors un troisième songe, et il cria

très haut une troisième fois : « S'il y a quelqu'un

» dans le palais, qu'on me laisse entrer pour l'amour

» du Dieu des créatures, car je suis transi de froid

» et mourant de faim. » « Ohl qu'est-ce donc

» que cela? nourrice, » dit Deirdire. « Ge n'est

» pas la peine de penser qu'il y a là-bas quelque

» chose qui puisse t'intéresser, mon enfant , il n'y a

» là-bas que les oiseaux du ciel qui se sont perdus

» et qui se cherchent les uns les autres; laissons-les

» gagner le bosquet. Il n'y a ni abri , ni demeure

» pour eux ici. > « Ohl nourrice, l'oiseau a de-

» mandé à entrer pour l'amour du Dieu des créatu-

» res, et tu m'as dit que nous devons faire ce qu'on

> nous demande au nom de Dieu. Si tu ne laisses

> pas entrer l'oiseau qui est transi de froid et mou- p rant de faim , je n'aurai guère d'estime pour tes

MEURTRE DES FILS d'uSiNECH. 243

» paroles et pour ta foi (1). Mais comme je crois à » tes paroles et à la foi que tu m'as enseignée, je » vais moi-même faire entrer l'oiseau. » Deirdire se leva, elle ôta la barre de la porte, et fît entrer le chasseur. Elle mit un siège dans l'endroit l'on s'asseyait, elle mit à manger dans l'endroit l'on mangeait, à boire dans l'endroit l'on buvait, tout cela était destiné à l'homme qui était entré dans la maison.

« Allons, mange, tu en as besoin, » dit Deirdire. « En vérité, j'avais besoin de manger, de boire et » de me réchauffer quand je suis arrivé chez vous » dans ce tertre ; mais que je perde la santé si je » n'ai pas été délivré de tous ces maux aussitôt que » je t'ai vue. » « Sur ma vie et mes vêtements , » ô l'homme qui es entré à la maison, ne peux-tu » tenir ta langue, i> dit la vieille; « ce n'est pas » pourtant une grande affaire pour toi de tenir ta » bouche close, et ta langue muette, alors que tu as » trouvé ici une maison, un abri et un foyer, par f> une triste nuit d'hiver. » « C'est vrai, » dit le chasseur, a je dois obéir, tenir ma bouche » close et ma langue muette puisque je suis venu » chez toi et que tu m'as donné l'hospitalité, mais » par la main de ton père et de ton grand-père B et par tes deux mains elles-mêmes , si quelques » autres hommes au monde voyaient la belle fille » que tu as cachée ici , par le Dieu des créatures et

(1) Le christianisme a pénétré dans cette rédaction moderne.

244 CYCLE d'ulster.

» de l'univers, ils ne la laisseraient pas longtemps « chez toi. » « De quels hommes parles-tu, quels » sont-ils? > demanda Deirdire. « Je vais te le » dire, jeune fille, » répondit le chasseur, t ce sont » Naoise, fils d'Uisne, Aillean et Ardan ses deux p frères. > « Quel est l'aspect de ces hommes, à » quoi les reconnaître, si nous les voyions? » dit Deirdire. « Eh bien, voilà que tu connais leur 1 nom et le nom de leur père, par lesquels je les » ai toujours entendu appeler, » répliqua le chas- seur, « et voici l'aspect et la figure que ces hommes » offrent à la vue; leurs cheveux sont de la couleur

> du corbeau ; leur peau blanche comme le cygne » sur les eaux, leur joue rouge comme le sang d'un » veau rouge tacheté (1) ; leurs bonds sont rapides » comme ceux du saumon dans le torrent et du

> daim sur le roc tacheté. De plus , Naoise dépasse » de la tète et des épaules le reste des hommes d'Ir- lande (2). » « Qu'ils soient ce qu'ils voudront, » dit la nourrice, t toi, va-t-en loin d'ici, et prends une » autre route ; par le Roi de la lumière et du so- » leil, en toute vérité et certitude, petite est ma re- » connaissance ou mon admiration pour toi ou pour » celle qui t'a introduit ici. »

Le chasseur s'éloigna. Peu de temps après son dé- part, il réfléchit que Gonachar (3), roi d'Ulster, se cou-

(1) Voyez la première rédaction, g 7, p. 225.

(2) Cf. première rédaction, § 8, p. 225-226.

(3) Notation gaélique moderne du nom du roi Conchobar.

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 245

chait et se levait seul , sans doux entretien et sans compagne pour causer avec lui. Si Conachar voyait cette belle créature, il était probable qu'il remmène- rait chez lui et la prendrait pour lui; quant à lui- même, il gagnerait ainsi les bonnes grâces du roi, puisqu^il lui aurait appris qu'il y avait une si belle reine sur la surface toujours mouillée de la terre. Le chasseur alla tout droit au palais du roi Cona- char. Il fit prévenir le roi qu'il désirait lui parler, si c'était son bon plaisir. Le roi répondit à son mes- sage et sortit pour causer avec le chasseur. « Quel

> est le motif de ton voyage ici? » demanda le roi.

i< Voici le motif de mon voyage, ô Roi, » dit le chasseur, a c'est que j'ai vu la plus belle créature

> qu'il y ait en Irlande, et je suis venu vous l'an- T> noncer. » « Quelle est cette beauté , et » peut-on la voir, puisque personne ne l'avait vue avant que tu la visses, si toutefois tu l'as vue? »

« En vérité, je l'ai vue, » dit le chasseur, « et cela » étant, personne autre ne peut la voir sans être » mené par moi jusqu'à l'endroit elle demeure. »

« Et veux-tu me conduire elle demeure? La » récompense pour m'avoir conduit sera aussi bonne » que la récompense de ton message, » dit le roi.

(( Soit, je vous conduirai, ô roi, quoiqu'il soit » probable que ce n'est pas pour le bien de cette » jeune fille, » dit le chasseur. « Tu resteras » avec mes gens cette nuit, » reprit Conachar, « et » nous partirons moi et mes hommes avec toi de » bonne heure demain matin. » « Je resterai, »

246 CYCLE d'ulster.

répondit le chasseur. Et le chasseur resta cette nuit avec les gens du roi Gonachar.

Gonachar , roi d'Ulsler, envoya chercher ses plus proches parents; c'étaient les trois fils de Fearachar mac Ro, les fils du propre frère de son père et il leur fit part de son projet. Quelque naatinal que soit le chant des oiseaux dans le creux des rochers, le chant des oiseaux dans les bocages, plus matinal encore fut Gonachar, roi d'Ulster. Ils se levèrent, lui et sa petite troupe d'amis, dès l'aube charmante d'un jour de mai calme et frais. La rosée faisait courber sous son poids chaque buisson , chaque fleur et chaque herbe, quand ils partirent pour enlever Deirdire de la verte colline elle demeurait. Plus d'un jeune guerrier dont le pas était agile, sautillant, léger, quand ils partirent, avait un pas lent, traînant, lourd, lorsqu'ils atteignirent leur but, tant était grande la longueur de la route et la difficulté du chemin.

« G' est là-bas, maintenant, au fond de la vallée, « que s'élève le tertre dans lequel demeure la femme » que vous cherchez ; mais je n'approcherai pas de » la vieille plus près qu'ici, » dit le chasseur. Gona- char et sa troupe d'amis descendirent à l'endroit demeurait Deirdire, et ils frappèrent à la porte de la cabane. La nourrice dit que l'on ne répondrait et qu'on n'ouvrirait à personne au monde, et qu'elle n'avait point du tout besoin qu'on vînt l'ennuyer et jeter le trouble chez elle. « Ouvre, » dit Gonachar, « et tu auras une habitation bien préférable à celle-ci,

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 247

» quand nous serons rentrés chez nous. » « Je

» n'ai pas, » dit la pauvre femme, « à chercher une

» habitation ou une tombe meilleure que ma cabane,

si Ton m'y laisse vivre tranquille et en paix. Il ne

» faudra pas moins qu'un ordre de roi et qu'une ar-

ï mée royale pour me faire sortir de ma cabane cette

» nuit. » « Ouvre , et si tu n'ouvres pas de bon

» gré, tu ouvriras malgré toi, » s'écria le roi, dont

la colère croissait. « En vérité, je vous serais obli-

> gée, » répondit la femme, « si vous me faisiez con-

» naître celui qui veut me faire ouvrir la por(e de ma

» cabane. » « C'est moi, Gonachar, roi d'Ulster;

» n'en doute pas plus longtemps. » Quand la pauvre

femme entendit qui était à la porte, elle se leva à la

hâte et fit entrer le roi, ainsi que tous ceux de sa

suite qui le voulurent.

Quand le roi vit en face de lui la femme qu'il cherchait, il pensa qu'il n'avait jamais vu aupara- vant, soit pendant le jour, soit dans le songe d'une nuit, une créature (littéralement : une goutte de sang) aussi belle que Deirdire, et il lui donna plein son cœur d'amour. Lui et ses hommes n'avaient pas autre chose à faire, pour commencer comme pour finir, que d'enlever Deirdire sur leurs épaules, bon gré mal gré. C'est ce qui fut fait. Deirdire fut enlevée sur les épaules des guerriers, elle et sa mère nourrice partirent ainsi pour le palais du roi Conachar d'Ulster.

Conachar avait un si grand amour pour Deirdire, qu'il voulut l'épouser tout de suite, sur-le-champ,

248 CYCLE D ULSTER.

qu'elle consentît ou non à se marier. Quand il en demanda la permission à la jeune fille, elle ne con- sentit pas du tout, du tout, ni ici, ni là. Gomme elle n'avait jamais vu de créature humaine aupa- ravant, elle ne connaissait pas les devoirs des femmes ni les coutumes des filles. Elle ne s'était jamais assise auparavant en compagnie. Elle savait même à peine s'asseoir sur un siège, faute d'avoir jamais vécu dans le monde auparavant. Gomme Gonachar pressait Deirdire de l'épouser, elle lui dit que s'il lui laissait un an et un jour de répit, elle lui en serait reconnaissante. Il répondit qu'il lui accorderait sa demande, quelque cruelle qu'elle fût, si elle lui promettait qu'elle l'épouserait certaine- ment à la fin de l'année. Elle le lui promit. Gona- char trouva une gouvernante pour Deirdire, et de belles filles joyeuses, modestes, douces, discrètes qui se couchaient, se levaient en même temps qu'elle, jouaient et causaient avec elle. Deirdire apprit les devoirs des filles et ce que doivent connaître les femmes; et Gonachar pensa qu'il n^avait jamais vu auparavant avec les yeux du corps une créature qui lui plût davantage.

Un jour, Deirdire et ses compagnes étaient dehors, sur la colline derrière la maison, en train de jouir du paysage et de boire du soleil. Or, elles virent venir trois voyageurs. Deirdire regardait venir ces hommes et les admirait. Quand ils se furent appro- chés, Deirdire se rappela les paroles du chasseur, et se dit à elle-même que c'était les trois fils

MEURTRE DES FILS d'uSNEGH. 249

d'Uisne, et que celui-ci était Naois, qui dépassait de la tête et des deux épaules tous les hommes d'Ir- lande. Les trois frères passèrent sans faire attention aux femmes, sans jeter un regard sur les belles filles de la colline. Or, il arriva que le cœur de Deirdire s'enflamma d'amour pour Naois, en sorte qu'elle ne put s'empêcher de courir après eux. Elle retroussa ses jupes et partit à leur suite; ils avaient dépassé le pied de la colline; elle laissa ses sui- vantes, contentes ou non (i).

Aillean et Ardan (2) avaient entendu parler de la femme que Gonachar, roi d'Ulster, avait chez lui, et ils avaient réfléchi que si Naois (3), leur frère, la voyait, il voudrait l'avoir, puisqu'elle n'était pas mariée au roi. Ils aperçurent la femme qui venait et ils criè- rent l'un à l'autre de presser le pas, car ils avaient une longue route à faire et la nuit tombait. Ils mar- chèrent donc plus vile. Deirdire cria : « 0 Naois, fils

> d'Uisne,as-tu l'intention de me laisser là?» « Quel » est donc là-bas ce cri qu'entend mon oreille? Y ré-

> pondre n'est pas bien à moi; refuser de l'écouter n'est pas facile, > dit Naois. « Ce n'est que le cri » des canards sauvages de Gonachar, » répondirent ses frères; « mais hâtons le pas et pressons notre » marche, car nous avons une longue route à faire » et la nuit tombe plus noire. i> Ils allèrent plus

(1) Voyez la première rédaction, g 9, p. 226.

(2) Aillean s'appelle Andlé dans la première rédaction, g 17, p. 231, 232. Ardan y porte le même nom qu'ici.

(3) Noïsé dans la première rédaction.

250 CYCLE d'ulster.

rapidement et la distance qui les séparait d'elle aug- menta. Alors Deirdire répéta : « 0 Naois, ô Naois, ï> fils d'Uisne, as-tu l'intention de me laisser là? » « Quel est donc ce cri qu'entend mon oreille et qui » me perce le cœur? Y répondre n'est pas bien à » moi; refuser de l'écouter n'est pas facile. » « Ge » n'est que le cri des oies grises de Gonachar, » dirent à Naois ses frères , « mais conservons notre » allure, nous avons une longue marche à faire, et » la nuit devient tout à fait obscure. » Ils continuè- rent à marcher vite, et la distance qui les sé- parait d'elle augmenta. Alors Deirdire cria pour la troisième fois : « 0 Naois, ô Naois, ô Naois, » fils d'Uisne, as-tu l'intention de me laisser là? » « Quel est donc ce cri perçant, ce cri de dou- » leur, le plus doux qu'ait jamais ouï mon oreille, » et de tous les cris que j'ai entendus jamais, celui » qui a frappé le plus cruellement mon cœur? » dit Naois. a Ge n'est que le chant des cygnes sau- » vages de Gonachar, » répondirent ses frères. a Le troisième cri de détresse vient de là-bas, » dit Naois, « et je jure sur mon honneur de guerrier » que je ne puis aller plus loin si je ne vois pas » qui a jeté ce cri. » Et Naois relourna sur ses pas. Naois et Deirdire se rejoignirent, Deirdire embrassa Naois par trois fois, et donna un baiser à chacun de ses frères. Dans le trouble elle était, Deirdire devint rouge comme le feu (1), puis la* rougeur

(1) Voyez plus haut, p. 241.

MEURTRE DES FILS d'uSNEGH. 251

de ses joues passa aussi rapidement que le frisson des peupliers. Naois pensa qu'il n'avait jamais vu sur terre une créature aussi belle que celle qui était là; et Naois donna à Deirdire l'amour qu'il ne donna jamais à une chose, à un rêve, à une autre personne ; cet amour, il ne le donna qu'à elle seule.

Naois prit Deirdire sur ses épaules, puis dit à ses frères de conserver leur rapide allure, et ils la conservèrent. Naois réfléchit qu'il ne serait pas bon pour lui de rester en Irlande, car Gonachar, roi d'Uister, le fils du frère de son père, était parti sur ses traces pour reprendre Deirdire, bien qu'il ne l'eût point épousée. Naois tourna du côté de l'Ecosse (1). Il atteignit Loch-Naois (lac de Naois) et y établit sa demeure. De sa porte, il pouvait tuer le saumon du torrent, et de sa fenêtre, le daim du roc tacheté. Naois, Deirdire, Aillean et Ardan demeuraient dans une tour, et ils furent heureux tout le temps qu'ils restèrent (2).

Là-dessus, arriva le terme fixé pour le mariage de Deirdire avec Gonachar, roi d'Ulsler. Gonachar n'eut pas d'autre idée que d'enlever Deirdire à la pointe de Fépée, qu'elle fût ou non mariée avec Naois. Ge qu'il fît, ce fut de donner un grand et joyeux festin. Il invita au loin, et sur toute l'étendue de l'Irlande, tous ses compagnons à ce

(1) En Irlandais Alba, qui, dans les textes les plus anciens, veut dire Grande-Bretagne, Albion.

(2) Comparez la première rédaction, g 10-13, p. 227-229.

252 CYCLE d'ulster.

festin. Il eut en lui-même l'idée d'offrir à Naois, fils d'Uisne, un jour de bataille et un combat, et de lui enlever sa femme, qu'elle fût ou non mariée avec lui. Mais Gonachar réfléchit que Naois ne vien- drait point quoique invité, et le projet qui lui vint en tète fut de faire chercher le frère de son père, Fea- rachar, fils de Ro (1), et de l'envoyer en ambassade auprès de Naois. Il fît ainsi , et dit à Fearachar : « Ya dire à Naois, fils d'Uisné, que je donne un » grand et joyeux festin à mes amis et mes compa- » gnons de l'Irlande toute entière, et que je n'au- » rai point de repos le jour ni de sommeil la nuit » si lui, Aillean et Ardan ne viennent point prendre » leur part du festin. »

SECONDE PARTIE

(d'après la deuxième rédaction).

(2) [1.] Un très beau et très grand festin fut pré- paré par Gonchobar, fils de Fachtna Fathach (3), et

(1) Probablement Fergus, fils de Roeg ; et. première rédaction, {Jg 13, 14, p. 229, voir aussi p. 246.

(2) Ici commence le fragment conservé par le manuscrit LUI des avocats d'Edimbourg, XV* siècle. Les numéros en tète des para- graphes, dont ceux des lignes de l'édition de M. Whitley Stokes.

(3) Ici Gonchobar est fils, non de Cathba, comme dans la croyance la plus ancienne (p. 6), mais de Fachtna Fathach, ce qui esl une doctrine relativement moderne, p. 17.

MEURTRE DES FILS D*USNECH. 253

aussi par les nobles d'Ulster, dans la douce et char- mante ville d'Emain-Macha. Et les nobles de la pro- vince vinrent assister à ce festin. On leur distribua [de la bière] de telle sorte qu'ils furent tous gais , joyeux, de bonne humeur. Et les musiciens, les jongleurs et les conteurs se levèrent pour réciter devant eux leurs vers, leurs poèmes, leurs chan- sons, les généalogies des familles.

[8.] Voici les noms des poètes qui assistèrent à ce festin. Ce furent : Gathba, fils de Gongal à l'ongle uni, et petit-fils de Rugraidé ; Genain à la joue brillante, Genan au genou noir, et Genann Gadh, tous trois fils de Gathba; Sencha le grand, fils d'Ailill, fils d'Atgno , fils de Fir..., fils de Ros, fils de Ruad; Fercertné le poète, fils d'Oengus à la bouche rouge, fils de F... le poète, fils de Gl..., fils de Ros, fils de Ruad.

[15.] Voici comment on festoya dans Emain : [la direction du repas pendant] une nuit, à tour de rôle, était attribuée à chaque homme de la maison de Gon- chobar(l). Trois cent soixante-cinq hommes compo- saient celte maison. Or, la nuit du festin dont nous parlons, ils étaient tous assis au banquet, lorsque Gonchobar éleva sa grande et haute voix de roi. Voici ce qu'il dit : c Je voudrais vous demander, ô guer- » riers I si vous avez jamais vu une troupe plus » brave que vous-mêmes, en Irlande, en Ecosse, ou » en quelque autre endroit de l'univers?... > « En

(1) Comparez Naissance de Conchobar, ci-dessus, p. 8.

254 CYCLE d'ulster.

» vérité, nous n'en avons point vu, » répondirent- ils, « et nous ne sachons pas qu'il en existe. » « Sil en est ainsi, » reprit Gonchobar, a savez- » vous quelle est la chose au monde qui vous » manque le plus? » « Nous l'ignorons enjière- » ment, ô grand roi! » dirent-ils. « Je sais, » moi , ô guerriers ! » répliqua-t-il , « la chose » qui nous manque le plus : les trois lumières de » bravoure des Gôidels sont parties d'au milieu de » nous ; les trois fils d'Usnech, Noïsé, Annie et Ar- » dan, sont séparés de nous à cause d'une femme, » quelle que soit cette femme. Il y avait, dans la » bravoure et l'intrépidité de Noïsé, fils d'Usnech, » Tétoffe d'un roi suprême d'Irlande; la force de son » bras lui a conquis la moitié de l'Ecosse (1). » « 0 royal soldat I » s'écrièrent-ils, « si nous avions » osé te le dire , il y a longtemps que nous l'au- » rions fait, car on sait que les fils d'Usnech ont eu » pour père le roi d'une frontière, et seuls ils défen- » draient la province d'Ulster contre toute autre pro- » vince d'Irlande, sans avoir besoin qu'aucun autre » Ulate se joignît à eux. Ce sont, en effet, des hé- » ros par la bravoure, des lions par la force et le » courage, ces trois hommes-là. » « S'il en est » ainsi, » répondit Gonchobar, « qu'on envoie des » messagers s'enquérir d'eux , dans les provinces » d'Ecosse, à Loch-Etive et à la forteresse des fils

(1) Albâf « Albion , » désigne l'Ecosse dans les textes de cette date.

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 255

ï d^snecli en Ecosse. » « Qui partira pour rem- j plir celte mission? » demandèrent-ils tous. « Je » sais, » dit Gonchobar, « qu'il est défendu (1) à » Noïsé de venir en Irlande en temps de paix, sauf » avec trois hommes : Gûchulainn, fils de Subal- » tam (2); Gonall, fils d'Aimirgin (3); Fergus , fils » de Ros (4) , et je vais savoir auquel de ces trois » je suis le plus cher. »

[46.] Il fit sortir Gonall de la salle du festin et lui fit cette demande : « Qu'arrivera-t-il , ô roi des sol- » dats du monde entier! » dit Gonchobar, <( si on )) t'envoie chercher les fils d'Usnech et si on leur ôte > la vie malgré ta haute protection, crime que je » n'entreprendrais pas? » « Ge ne serait pas seu- » lement la mort d'un homme qui s'ensuivrait, » répondit Gonall ; « car si je surprends à leur faire » du mal n'importe qui des Ulates , il n'aura pas le » temps de fuir avant que je ne l'aie mis à mort , )) que je ne l'aie tué , que je ne l'aie massacré. » « G'est bien, ô Gonall! » dit Gonchobar. Je « comprends maintenant que je ne te suis pas » cher. » Et il renvoya Gonall. On lui amena Gûchu- lainn, et il lui fit la même question. « Je te donne )) ma parole, » répondit Gûchulainn, « que si tu

(1) Par une défense magique; un manuscrit porte do gheasaibh, littéralement : « de défenses magiques. »

(2) Ailleurs Sualdam.

(3) Ailleurs Gonall le triomphateur, fils Amorgen.

(4) L'auteur aurait dire fils de Roeg. Fergus, fils de Ros, est un personnage différent.

256 CYCLE D*ULSTER.

» essayais de maltraiter les fils d'Usnech , quand » même il faudrait t'aller chercher en Orient, jusque » dans rinde , je n'accepterais pas de toi la terre » entière en présent [pour racheter ta vie] , mais tu )) succomberais dans ton entreprise. » « G^est )) bien , ô Gûchulainn ! je vois qu'il n'y a point » d'homme pour qui tu sois sans haine. » Il ren- voya Gûchulainn et se fit amener Fergus. Il adressa à celui-ci la même demande , et voici ce que lui ré- pondit Fergus : « Je ne promets pas d'en venir » jusqu'à ton sang et à la chair; mais sauf toi, quel » que soit celui des Ulates que je surprenne faisant > du mal aux fils d'Usnech, il recevra la mort de ma « main. » « G'est toi qui iras chercher les enfants » d'Usnech, ô royal soldat! » dit Gonchobar, « et » pars demain, » ajouta-t-il, « car c'est avec toi )) qu'ils viendront. Et quand tu partiras pour les » pays orientaux , rends-toi à la forteresse de Bor- » rach, fils de Gainté, et donne-moi ta parole de ne » point permettre aux fils d'Usnech de s'arrêter en » route aussitôt qu'ils auront atteint l'Irlande, pro- » mets de faire en sorte qu'ils arrivent la nuit même » à Emain-Macha. » Puis Gonchobar et Fergus ren- trèrent dans la salle du festin. Fergus annonça qu'il allait partir pour sauvegarder la vie des enfants d'Usnech , et à la garantie qu'il donnait de leur sûreté vint se joindre la garantie des nobles de la province. Ges nobles partirent la nuit même. [Gha- cun d'eux retourna chez soi.] [75.] [Mais avant ce départ] Gonchobar s'adressa à

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 257

Borrach, fils de Gainté : « As-tu, » demanda-t-il, <c de quoi me donner un festin? » « Oui , certai- )> nement, » répondit Borrach , « il m'est possible de » le préparer; mais je ne puis te l'apporter à » Emain-Macha. » « S'il en est ainsi , )> dit Gon- chobàr , « donne-le à Fergus , car une des défenses » magiques qui lui ont été faites est de refuser un » festin. » Borrach promit d'inviter Fergus, et il partit avec ses compagnons cette nuit-là, sans mal et sans danger.

[81.] Fergus se leva le lendemain de bonne heure ; de toute l'armée et de la multitude , il ne prit avec lui que ses deux fils : Illann le Beau et Buinné le Rudement Rouge, plus Fuillend le domestique de lubrach, et lubrach lui-même. Et avec ces quatre compagnons, il alla devant lui jusqu'à la forteresse des fils d'Qsnech, à Loch Etivé. Or voici comment étaient établis les fils d'Usnech : ils avaient trois grandes huttes de chasse ; dans la hutte ils fai- saient leur cuisine ils ne mangeaient pas et dans la hutte ils mangeaient ils ne dormaient pas. Fer- gus jeta un grand cri en arrivant dans le port, de sorte qu'il fut entendu jusqu'au fond des provinces voisines. Or Noïsé et Derdriu étaient ayant entre eux deux la Tête Jolie; (c'était le nom du damier de Gonchobar), et ils jouaient aux dames. Noïsé parla : « J'entends le cri d'un Irlandais, )> dit-il. Der- driu entendit aussi le cri; elle reconnut que c'était le cri de Fergus, mais elle ne le dit pas aux fils d'Usnech. Fergus jeta un second cri et Noïsé reprit :

17

258 CYCLE d'ulster.

« J'entends un autre cri, et c'est le cri d'un Irlan- » dais. » « Certes, » dit Derdriu , « il n'y a pas » de ressemblance entre le cri d'un Irlandais et ce- » lui d'un homme d'Ecosse. » Fergus jeta un troi- sième cri, et les fils d'Usnech reconnurent que c'était le cri de Fergus. Alors Noïsé dit à Ardân [son frère] d'aller chercher Fergus.

[99.] Derdriu, qui avait reconnu Fergus au moment il jetait son premier cri, raconta à Noïsé qu'elle avait reconnu le premier cri poussé par Fergus. a Pourquoi ne me l'as-tu pas dit, ma femme, » répondit Noïsé. « A cause d'une vision que j'ai » eue la nuit dernière, » répliqua Derdriu, « trois » oiseaux venaient d'Emain Mâcha vers nous ; ils » avaient dans leurs becs trois gouttes de miel, ils i> nous laissaient ces trois gouttes de miel et ils » emportaient avec eux trois gouttes de notre » sang. » « Que penses-tu de cette vision, ma » femme, » demanda Noïsé. « Le voici, » dit- elle, « c'est que Fergus vient à nous de notre terre » natale avec un message de paix, car le miel j> n'est pas plus doux que le message de paix; mais » quant aux trois gouttes de sang que les oiseaux » nous ont pris, c'est vous trois qui partirez avec » Fergus, et qui serez trahis. » Les trois frères fu- rent attristés par ces paroles de Derdriu, cependant Noïsé dit à Ardân d'aller chercher Fergus [et ses compagnons.]

[113.] Ardân y alla donc et quand il les eut re- joints il leur donna trois baisers amicaux et affec-

MEURTRE DES FILS d'uSNEGH. 259

tiieux, ensuite il les conduisit à la iorleresse des fils d'Usnech étaient Noïsé et Derdriu. Noïsé et Derdriu donnèrent aussi trois baisers amicaux et af- fectueux à Fergus et à ses fils. Puis ils s'informèrent des nouvelles d'Irlande et particulièrement d'Ulster. « Voici les meilleures nouvelles que nous » ayons, » dit Fergus, « Gonchobar m'a envoyé » vous chercher, je me suis engagé et j'ai promis » ma garantie, car je suis toujours votre ami loyal, » et j'ai donné ma parole de tenir ma garantie. » « Il n'est pas à propos que vous alliez là- bas, » ré- pliqua Derdriu, a votre souveraineté en Ecosse est )) plus étendue que la souveraineté de Gonchobar en » Irlande. » « La terre natale est plus douce que » tout autre bien, » répondit Fergus; « la puis- » sance et la grandeur ne sont point agréables à qui > ne voit point sa terre natale. » « G'est vrai, » reprit Noïsé, « l'Irlande, m'est beaucoup plus chère » que l'Ecosse, quoique je puisse avoir plus de » biens en Ecosse. » « Ma parole et ma garantie » sont sûres pour vous, » dit Fergus. « Oui vrai- » ment, elles sont sûres, » répliqua Noïsé, « et nous » irons avec toi. » Mais Derdriu ne consentit point à ce qu'ils disaient là, elle leur fit défense [de partir]. Alors Fergus lui-même leur donna sa parole que, si tous les hommes d'Irlande les trahissaient, ni bou- clier, ni épée , ni casque ne pourraient protéger les hommes d'Irlande , mais qu'il les vaincrait. « Tu dis vrai, » répondit Noïsé, « nous irons avec » toi à Emaiu Mâcha. »

260 CYCLE D ULSTER.

[183.] Ils partirent celte nuit-là dès que les premières lueurs du matin annoncèrent le jour. Alors Noïsé et Fergus se levèrent et s'assirent dans le bateau; ils allèrent à travers la mer et le grand Océan jusqu'à ce qu'ils atteignissent la forteresse de Borrach fils de Gainté. Derdriu jeta un regard derrière elle vers l'Ecosse : « Salut à toi terre d'Orient, là-bas, » dit- elle, « il est triste pour moi de quitter les rivages » de tes ports et tes baies , tes plaines aux fleurs » douces, charmantes, aimables, tes collines aux » pentes vertes, brillantes. Elle chanta :

Bien chère est à mon cœur la terre d'Orient là-bas, L'Ecosse avec ses merveilles. Je n'en serais point partie pour venir ici, Si je n'avais accompagné Noïsé.

Aimables le château de Fidga et le château de Finn,

Aimable la forteresse qui les couronne !

Aimable l'île de Draigen

Aimable aussi le château de Suibné !

Bois de Cuan ! Annie venait, hélas! Nous trouvions le temps court, moi Et Noïsé , dans le pays d'Ecosse !

Vallée de Laid ! Je dormais sous un beau rocher ; Le poisson , la venaison et la chair grasse du blaireau Etaient ma part dans la vallée de Laid.

Vallée de Masân ! Haut y était l'ail , blancs ses fruits

MEURTRE DES FILS D*USNEGH. 261

Nous dormions d'un léger sommeil Sur le gazon du golfe de Masân.

Vallée d'Etivé! C'est que j'élevai ma première maison. Joli est son bois dès que le jour s'est levé ; La vallée d'Etivé est un parc du soleil.

Vallée d'Urchân ! Vallée étroite , aux belles collines ! Aucun homme de même âge n'était plus fier Que Noïsé dans la vallée d'Urchân.

Vallée de Dâ-Rûad ! Salut à tout homme qui t'a en héritage ! Douce est la voix du coucou sur la branche recourbée, Sur le pic au-dessus de la vallée de Dâ-Rùad !

Bien-aimée est Draigen au dur rivage ! Bien-aimée son eau sur le sable pur ! Je ne serais point partie du pays d'Orient , Si je n'étais allée avec celui qui m'est bien cher.

Bien chère est à mon cœur la terre d'Orient là-bas, etc.

[183.] Ensuite ils allèrent visiter la forteresse de Borrach en compagnie de Derdriu , Borrach donna trois baisers aux fils d'Usnech; il fit bon accueil à Fergus et à ses fils. Puis il parla ainsi : « J'ai un » festin pour toi, ô Fergus! » dit-il, <• et une des » défenses magiques qui te sont faites est [d'abord de » refuser les invitations, ensuite] de quitter un festin » avant qu'il soit terminé. » Quand Fergus enten-

262 CYCLE d'ulster.

dit Borrach , le rouge lui monta de la plante des pieds au sommet de la tête : « Tu as mal fait, ô » Borrach, » dit Fergus, « de me mettre sous le » coup des défenses magiques , et Gonchobar a eu » tort de me demander ma parole de mener les fils » d'Usnech à Emain le jour ils arriveraient en Ir- » lande. j> « Je te mets sous le coup des défen- » ses magiques, » dit Borrach; « elles t'atteignent » ces défenses magiques que les vrais héros ne peu- » vent enfreindre, tu ne peux te dispenser de pren- » dre part à mon festin. »

[194.] « Que dois-je faire après cette invitation? » demanda Fergus à Noïsé. « Tu feras [ce que Bor- » rach désire] » répondit Derdriu , « si tu veux » abandonner les fils d'Usnech pour prendre part au » festin; cependant c'est acheter bien cher un festin » que Tacheter par Tabandon des fils d'Usnech. » « Je ne les abandonnerai pas, » répliqua Fergus, « car j'enverrai avec eux mes deux fils : Illann le » Beau et Buinné le Rudement Rouge jusqu'à Emain » Mâcha. De plus, les fils d'Usnech ont la garantie » de ma parole, » ajouta Fergus. « La bonne in- » tention de Fergus nous suffit, » dit Noïsé, « car » en cas de bataille ou de duel, personne ne nous » a jamais défendus que nous-mêmes. j>

[203.] Noïsé partit en colère de chez Borrach, Der- driu le suivit, avec Annie, Ardân et les deux fils de Fergus, mais ce ne fut pas sur le conseil de Der- driu qu'on prit cette résolution ; ils laissèrent Fer- gus triste et soucieux. Cependant Fergus était sur

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 263

(l'une chose : c'est que si les cinq provinces d'Ir- lande se réunissaient toutes et se consultaient mu- tuellement, elles n'essayeraient pas d'annuler la ga- rantie [qu'il avait donnée.]

[210.] Quant aux fils d'Usnech, ils allèrent devant eux, par la route la plus courte et la plus belle. Alors Derdriu leur dit : « Je pourrais vous donner un » bon conseil, quoiqu'il n'ait pas mon intérêt pour » but. » « Quel est ce conseil, ma femme? » dit Noïsé. a Allons cette nuit à l'île de Guilenni, entre » l'Irlande et l'Ecosse, et restons-y jusqu'à ce que )) Fergus ait achevé son festin ; c'est tenir la parole » de Fergus et c'est prolonger votre vie. » « Voilà n des paroles insultantes pour nous, » dirent Illano le Beau et Buinné le Rudement Rouge. & Il nous j> est impossible d'approuver ce conseil, » ajoutè- rent-ils ; « quand même vous n'auriez pas la force de » vos bras, avec notre appui et la parole que vous » a donnée Fergus vous ne serez pas trahis. » « Un malheur, » répondit Derdriu, « est tombé sur i> nous quand Fergus après nous avoir donné sa pa- » rôle nous a abandonnés pour aller à un festin. )> Elle était bien triste et toute consternée d'être venue en Irlande sur la parole de Fergus. Et alors elle chanta des vers :

[225.] Malheur est venu avec la parole inepte De Fergus, le fils insensé de Roeg ; Je ne m'en consolerai pas , Hélas! mon cœur est brisé.

264 CYCLE d'ulster.

Mon cœur, comme un sanglant caillot de douleur, Est cette nuit dans une grande honte. Hélas! mes bons chéris! Ils sont venus vos derniers jours!

Ne parle pas, ô prompte Derdriu! O femme plus belle que le soleil ! Fergus viendra, retour de courage! - Vers nous, et nous ne serons pas tués.

Hélas! je suis attristée pour vous, 0 charmants fils d'Usnech !

Pour être venus de TEcosse au daim rouge , Long et durable sera votre malheur.

Malheur est Venu avec la parole inepte De Fergus, le fils insensé de Roeg; Je ne m'en consolerai pas, Hélas! mon cœur est brisé!

Après ce chant, ils allèrent devant eux jusqu'à Finncharn de la Garde sur la montagne de Fuat; Derdriii resta derrière eux dans la vallée et alors le sommeil s'empara d'elle. Ils la laissèrent sans s'en douter. Noïsé s'aperçut de son absence, revint en arriére aussitôt pour aller la chercher, et arriva au moment elle sortait de son sommeil : « Pour- quoi es-tu restée ici, ô reine, » demanda Noïsé. « Je me suis endormie en cet endroit, » répondit Der- driu, « j'ai eu alors une vision et un songe. » a Quel est ce songe? » « J'ai vu chacun de vous » sans tête, Illann Find sans tête, mais Buinné le

MEURTRE DES FILS D'USNECH. 265

> Rudement Rouge avec sa tête, et il ne nous » secourait pas. » Derdriu chanta :

[253.] Triste est la vision qui m'est apparue, O vous quatre si beaux et si purs ! Chacun de vous sans tète, Un homme ne portait pas secours aux quatre autres.

Ta bouche n'a chanté que le mal, 0 femme charmante et brillante! Laisse loin de toi, ô lèvre mince et lente, Le mal aux étrangers de la mer de Mann.

J'aimerais mieux les maux de tout autre homme, Dit Derdriu parlant sans noirceur,

Que vos maux, ô vous trois si doux ,

Avec qui j'ai visité la mer et la grande terre.

Je vois Buinné avec sa tête ; C'est sa vie qui sera la plus longue. Et voir avec sa tète Buinné le Rudement Rouge , Pour moi, cette nuit, c'est triste.

Triste est la vision qui m'est apparue, etc.

[269.] Après cela, ils allèrent devant eux jusqu'à Ard-na-Sailech, que Ton appelle aujourd'hui Armagh. C'est alors que Derdriu dit : <r Triste est la chose que je vois maintenant; c'est ton nuage, ô Noïsé, qui est dans l'air, et c'est un nuage de sang; or, je pourrais vous donner un conseil, ô fils d'Usnech ! » ajouta Dertlriu. <i Quel est ce conseil, ô reine, » demanda Noïsé. « C'est d'aller à Dundalk est Gûchulainn et d'y rester jusqu'à l'arrivée de Fer-

266 CYCLE D ULSTER.

gus, OU d'aller, sous la sauvegarde de Gûchulainn, à Emaia. » « Nous n'avons pas besoin de suivre ce conseil, » répondit Noïsé. Derdriu chanta :

[280.] « 0 Noïsé! regarde ton nuage Que je vois dans l'air; Je vois sur Emain la verte Un grand nuage de sang rouge.

L'épouvante me prend devant ce nuage Que je vois dans l'air; Il ressemble à un caillot de sang, Ce nuage effrayant et transparent.

Je pourrais vous donner un conseil, 0 charmants fils d'Usnech ! C'est de ne pas aller à Emain cette nuit, Quand le danger est sur vos têtes.

Nous irons d'abord à Dundalk, est Cûchulainn à la grande adresse. [Pour gagner Emain] nous partirons demain du sud (1) , Ensemble, avec l'adroit Cûchulainn. »

Noïsé répondit en colère A Derdriu la sage, aux joues rouges : a Puisque nous n'avons point de crainte, Nous ne suivrons pas ton conseil. »

« Rarement nous étions autrefois, 0 royal petit-fils de Rugraïdé! Sans nous mettre d'accord , Toi et moi, ô Noïsé !

(1) Dundalk, comté de Louth, en Leinster, est au sud d'Emain- Macha, comté d'Armagh, en Ulster.

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 267

Le jour tu m'emmenas avec toi, A travers Assaroe aux avirons, Tu n'aurais pas été contre moi, Je te le dis , ô Noïsé !

0 Noïsé ! regarde ton nuage Que je vois dans l'air ; Je vois sur Emain la verte Un grand nuage de sang rouge. »

[312.] Après avoir chanté ces strophes, ils parti- rent tout droit par le plus court chemin jusqu'à ce qu'ils virent Emain-Macha devant eux. « J'ai pour vous un signe, > dit Derdriu, « qui vous apprendra si Gonchobar doit commettre une trahison ou un fratricide sur vos personnes. » « Quel est ce si- gne? » dit Noisé. « Si on vous fait entrer dans la maison sont Gonchobar et les nobles d'Ulster, Gonchobar ne doit pas vous faire de mal. Mais si l'on vous met dans la maison du Rameau-Rouge, et si Gonchobar reste dans sa maison d'Emain , la trahison et le déshonneur vous menacent. i>

[321.] Ils allèrent devant eux ainsi jusqu'à la porte de la maison d'Emain, et ils demandèrent qu'on leur ouvrît. Le portier répondit et demanda qui était là. « Ge sont, » lui dit-on « les trois fils d'Usnech ; ils » ont avec eux les deux fils de Fergus, et Derdriu. » Ges paroles furent rapportées à Gonchobar; il se fit amener la troupe de ses serviteurs et de ses domes- tiques, et il leur demanda si la maison du Rameau- Rouge contenait de quoi boire et manger. Ils lui

268 CYCLE d'ulster.

dirent que si les cinq bataillons d'Ulster s'y ren- daient, ils pourraient s'y rassasier et s'y désaltérer. « S'il en est ainsi, » reprit Gonchobar, a qu'on y conduise les fils d'Usnech. » On rapporta ces paro- les aux fils d'Usnech. Derdriu parla ainsi : « 0 Noïsé, on peut dire que déjà le malheur vous a frappés pour n'avoir pas suivi mon conseil, partons et conti- nuons notre route. » « Nous ne le ferons pas, » répondit Illann le Beau, fils de Fergus; « vraiment, » ô Derdriu, c'est une grande lâcheté, une grande » couardise que par tes paroles tu as voulu nous » inspirer. Nous irons à la maison du Rameau- » Rouge, » ajouta-t-il. « Oui certes, nous irons, » dit Noïsé.

[336.] Et ils allèrent droit à la maison du Ra- meau-Rouge; une troupe de serviteurs et de domes- tiques y fut envoyée avec eux, et on leur servit des viandes de choix et bien accommodées, des breuva- ges doux et enivrants, en sorte que toute la troupe des serviteurs était ivre et chantait joyeusement à pleine voix. Mais, remarquons-le bien, les fils d'Us- nech ne prirent rien, ni nourriture, ni breuvage, tant était grande la fatigue que leur avait causée leur voyage; en effet, ils n'avaient fait ni halte ni séjour nulle part depuis le moment ils avaient quitté le' fort de Borrach, fils d'Anderf, jusqu'à leur arrivée à Emain-Macha. Alors Noïsé dit : a Qu'on nous apporte la Tète-Jolie (nom du damier de Gonchobar), et nous ferons une partie. » On ap- porta la « Téte-Jolie, » ils y placèrent les piè-

MEURTRE DES FILS D'uSNECH. 269

ces; Noïsé et Derdriu se mirent à jouer ensemble.

[347.] C'est à celte heure et à ce moment-là que Gonchobar dit : « Qui d'entre vous, guerriers, pren- » drais-je pour s'informer si Derdriu a gardé sa » beauté et ses attraits. Si elle les a gardés, il n'y » a point de filles d'Adam dont les charmes soient » supérieurs aux siens. » « J'irai moi-même, > répondit Leborcham, « et je t'en apporterai des nou- velles. » Or, Leborcham avait plus d'affection pour Noïsé que pour tout autre homme au monde ; elle était allée souvent à travers les provinces de la terre chercher Noïsé pour lui donner des nouvelles [d'Ir- lande] et en rapporter de lui.

[356.] Alors Leborcham alla à l'endroit se trou- vaient Noïsé et Derdriu. Or, voici ce qu'ils faisaient : ils avaient entre eux le damier dit la Tète-Jolie et ils jouaient. Leborcham embrassa le fils d'Usnech et Derdriu avec amitié, ardeur et cordialité; elle versa des flots de larmes, tels que son sein et sa gorge en furent mouillés. A la fin, elle parla et dit : « Ce » n'est pas un bien pour vous, ô mes chers enfants, j> si Gonchobar vous a permis [de rentrer en Irlande], » cet avantage apparent, si difficilement accordé, vous » a mis en son pouvoir. J'ai été envoyée pour m'in- » former de vous, » ajouta Leborcham, « et pour voir » si Derdriu a gardé sa beauté et ses attraits. Et je » m'attriste de l'œuvre qu'on fait celte nuit àEmain, » car c'est une œuvre de trahison, de déshonneur » et de déloyauté à votre égard, ô chers amis, » continua-t-elle; « mais jusqu'à la fin du monde il

270 CYCLE d'ulster.

» n'y aura plus jamais pour Emain une nuit meil- » leure que celle-ci (1)1 » Et elle chanta :

[371.] Mon cœur s'attriste de l'acte honteux Qui va s'accomjDlir cette nuit à Emain ; Par l'effet de cet acte honteux , Emain sera remplie de batailles.

Trois frères, les meilleurs qui existent sous le ciel, Après leurs voyages sur la terre solide ! Il m'est dur de savoir Qu'ils seront tués à cause d'une femme.

Noïsé et Ardân également glorieux, Annie à la paume blanche !

La trahison va les frapper tous trois au plus vite ; 11 n'y a plus que peine pour mon cœur.

Mon cœur s'attriste de l'acte honteux Qui va s'accomplir cette nuit à Emain ; Par l'effet de cet acte honteux, Emain sera remplie de batailles.

[381.] Après cela, Leborcham dit aux filsdeFergus de fermer les portes et les fenêtres de la maison du Rameau Rouge. « Si on vous attaque, » ajouta-t-elle, » victoire et bénédiction sur vous ! Défendez-vous t bien, protégez- vous vous-mêmes et puissiez- vous D être protégés par Fergus ! » Elle partit ensuite,

(1) Ces mots, sorte de malédiction prophétique, annoncent les maux que fera fondre sur Emain la vengeance de Fergus, p. 283.

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 271

sombre, triste, inquiète, pour aller retrouver Gon- chobar, et Gonchobar lui demanda des nouvelles. C'est alors que Leborcham lui répondit : « J'ai pour » toi une mauvaise nouvelle, et j'en ai de bonnes. » « Quelles sont-elles? » dit le roi d'Ulster. « Voici » les bonnes nouvelles, » dit Leborcham : « Les trois » hommes, les meilleurs par la beauté et le talent, » par la force et la hardiesse, par les exploits, les » hauts faits et la valeur en Irlande, en Ecosse, dans » le vaste monde tout entier, sont venus vers toi. » Repousser les hommes d'Irlande te sera aussi fa- » cile que de chasser devant toi une troupe d'oi- » seaux, puisque les fils d'Usnech iront avec toi. » Telles sont les bonnes nouvelles que je t'apporte. » Et voici la mauvaise nouvelle que j'ai : Il y a une » femme dont la beauté et les attraits étaient les pre- » miers du monde quand elle est partie d'Emain et » quand elle nous a quittés ; mais cette femme a perdu sa beauté et ses attraits. »

[398.] Quand Gonchobar entendit ces paroles, sa jalousie et son amertume le quittèrent. Là-dessus, on but à la ronde une rasade ou deux. Et Gonchobar demanda de nouveau : « Qui voudrait aller savoir si » Derdriu a conservé sa bonne tournure, sa beauté )) et ses aftraits? j> Et il répéta sa question trois fois avant d'avoir une réponse. Alors il adressa la parole à Trên-Dorn Dolann : a 0 Trén-Dorn, » dit Goncho- bar, « sais-tu qui a tué ton père? » « Je sais, » répondit Trên-Dorn, « que ce fut Noïsé, fils d'Usnech, » qui le tua. » « S'il en est ainsi, » reprit Goncho-

272 CYCLE d'ulster.

» bar, « va voir si Derdriu a conservé sa beauté et )) ses attraits. »

[408.] Et Trên-Dorn partit; il arriva au palais du Rameau -Rouge ; il trouva les portes et les fenê- tres fermées. La crainte et la terreur le prirent, et voici ce qu'il dit : « Il n'y a pas moyen d'approcher » des fils d'Usnech, car ils sont en colère. » Là-des- sus, il trouva dans le palais une fenêtre qui n'était pas fermée, et il se mit à regarder par cette fenê- tre Derdriu et Noïsé. Derdriu le vit, car elle tour- nait vite la tête. Elle avertit Noïsé. Noïsé regarda dans la direction avait regardé Derdriu, et il aperçut Toeil de Trên-Dorn. Or, que faisait Noïsé? Il tenait à la main un pion du jeu de dames, et il le lança d'une façon si terriblement adroite, que ce pion at- teignit l'œil de Trên-Dorn : l'œil tomba sur la joue de Trên-Dorn.

[419.] Trên-Dorn alla trouver Gonchobar ; il n'avait plus qu'un œil. 11 raconta au roi l'histoire du com- mencement à la fin : « Là-bas, » ajouta-t-il, « la » maison du Rameau-Rouge], est une femme qui » est la première du monde pour la beauté, et Noïsé » sera roi du monde si on la lui laisse. » Alors Gonchobar et les Ulates se levèrent. Ils entourèrent le palais; ils poussèrent de nombreuses clameurs et jetèrent des lisons enflammés contre le palais. Der- driu et les deux fils de Fergus les entendirent et demandèrent : « Qui est sous les murs du palais ? » « Gonchobar et les Ulates, » répondirent les as- sâillant^. « Il y a garantie de Fergus contre eux ? »

MEURTRE DES FILS d'uSiNECH. 273

s'écria lUann lebeaa [fîlsdeFergus]. « Par ma foi, » dit Gonchobar, « c'est une honte pour vous et pour » les fils d'Usnech que ma femme soit avec vous. » « Il est donc vrai, » dit Derdriu, « que Fergus » vous a trahis, ô Noïsé. » « Non, » répli(|ua Buinné le Rude [, fils de Fergus], mon père n'a point trahi » et nous ne trahirons point. » Alors Buinné le Rude sortit; il tua trois fois cinquante hommes au dehors d'un seul choc, il éteignit les tisons enflammés et mit le désordre dans la troupe par des cris de jugement dernier. Gonchobar dit : « Qui met ce dé- )) sordre dans mes troupes? « « G'est moi, Buinné )) le Rude, fils de Fergus. » « Je te ferai des » présents, » dit Gonchobar; « abandonne les en- » fants d'Usnech. » « Quels sont ces présents? » demanda Buinné. « Une des provinces de mon » royaume, » dit Gonchobar; « de plus, tu seras » mon ami et mon conseiller. » « J'accepte, » dit Buinné. Et Buinné reçut ces présents. Or, il arriva par un miracle de Dieu, que cette nuit-là même la province devint une montagne [inculte] : on l'appelle la Montagne du Partage de Buinné.

[447.] Derdriu entendit ces pourparlers. « Par » ma foi, » s'écria Derdriu, « Buinné vous a aban- » donnés, ô fils d'Usnech; ce fils-là est bien digne » de Fergus, son père. » « Sur ma parole, » ré- pondit Illann le beau, l'autre fils de Fergus, « moi » je ne vous abandonnerai pas tant que celte forte » épée sera dans ma main, w Et là-dessus, Illann sortit, fit trois fois rapidement le tour du palais et

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274 CYCLE d'ulster.

tua trois cents Ulates à l'extérieur, puis il rentra dans la maison à l'endroit était Noïsé, en train de jouer aux dames avec Annie le violent. lUann tourna autour d'eux et but un coup. Il emporta une lampe allumée au dehors dans le parc et se mit à frapper la troupe des Ulates; ceux-ci n'osèrent plus approcher du palais.

[459.} C'était un brave garçon que le jeune homme qui était là, lUann le Beau, fils de Fergus. Jamais il n'avait refusé à personne un objet de prix ou même de grands trésors, il n'avait reçu de salaire d'aucun roi , et il n'avait jamais accepté d'objet précieux de personne si ce n'est de son père.

[463.] Alors Gonchobar parla : « est mon fils » Fiacha? » demanda Gonchobar. « Ici, » répondit Fiacha. * Par ma foi, c'est dans la même nuit » que vous êtes nés, toi et Illann le Beau ; il a les » armes de son père ; prends avec toi mes armes : » [mon boucher qu'on appelle] le Beau-Doré, [ma D lance dite] la Victorieuse, mon javelot surnommé » le Fendu; prends aussi mon épée et uses-en vail- » lamment. » Alors Illann et Fiacha s'approchèrent l'un de l'autre; Fiacha vint droit à Illann, et Illann demanda à Fiacha : « Qu'est-ce que cela signifie, » ô Fiacha? » « Je veux une rencontre et un » combat avec toi, » dit Fiacha. « G'est mal ce » que tu fais là, » répondit Illann, « car les fils » d'Usnech sont sous ma sauvegarde. » Ils s'atta- quèrent l'un l'autre et se livrèrent un combat vio- lent, héroïque, hardi, audacieux, rapide. Illann eut

MEURTRE DES FILS d'USNEGH. 275

l'avantage surFiacha, Fiacha tomba sous son bouclier. Alors le bouclier poussa un cri magique à cause de la grandeur du danger était Fiacha, et en réponse à ce cri, les trois principales vagues d'Irlande jetè- rent un autre cri magique (ces vagues étaient celles de Glidna, de Tuad et de Rugraidé).

[481.] Gonall le Triomphateur, fils d'Amergin, était en ce moment-là à Dunseverick, et il entendit comme un grondement de tonnerre, c'était le bruit de la vague de Rugraidé. « En vérité, » dit Gonall, t Gon- ï> chobar est en péril, et il serait injuste de ne point » aller à son aide. > Et il prit ses armes ; il alla droit à Emain ; il trouva Fiacha, fils de Gonchobar, renversé; le bouclier dit le Beau-Doré rugissait et hurlait... et les Ulates n'osaient pas secourir Fiacha. Gonall vint à lUann en passant derrière lui et le perça de son épée (c'était la Gulghlas de Gonall). Qui m'a frappé? » demanda Illann. « G'est moi, » Gonall , i> répondit l'agresseur. « Et qui es-tu » toi?» « Je suis Illann le Beau, fils de Fergus, » réphqua le blessé; « c'est une mauvaise action que » tu as faite là, car les fils d'Usnech sont sous ma » sauvegarde. » « Est-ce vrai, cela? > demanda Gonall. Oui, c'est vrai (1). »

[496.] « Hélas! malheureux que je suis, » s'écria Gonall; t mais, sur ma parole, Gonchobar ne re-

(1) Ici finit le texte du manuscrit LUI de la bibliothèque des avocats d'Edimbourg, quinzième siècle. Le reste est tiré du ma- nuscrit LVI de la même bibliothèque, dix-huitième siècle.

276 CYCLE d'ulster.

)) verra son fils (|ue mort, et cela, grâce à moi; ce » sera la réparation du crime que par erreur je viens » de commettre. » El là-dessus Gonall, donnant un coup d'cpée à Fiacha le Beau, lui détacha la tête du corps; puis, Gonall s'éloigna.

[501] Ensuite lilann, fils de Fergus, sentit les premiers symptômes de la mort prochaine; il jeta ses armes à l'intérieur du palais et dit à Noïsé d'agir avec vaillance. « Gonall le Triomphateur, » ajouta- t-il, « m'a tué par inadvertance. »

[505 ] Alors les Ulates cernèrent le palais et lan- cèrent des tisons enflammés. Ardân sortit, éteignit le feu, mit à mort trois cents hommes de l'armée assaillante, et, après être resté longtemps dehors, rentra dans la maison. A une autre heure de la nuit, Annie fit une sortie pour défendre le palais, et il tua une quantité innombrable d'Ulates; les Ulales s'éloignèrent du palais, après avoir subi de grandes pertes.

[512.] Alors Gonchobar se mit à relever le cou- rage de son armée. Mais enfin Noïsé fit une sortie; et l'on ne peut énumérer ceux qui tombèrent sous ses coups. Le matin, les Ulates offrirent la bataille à Noïsé. Et Noïsé, à lui seul, les mit en déroute pen- dant trois heures. Là-dessus, Derdriu vint le trou- ver et lui dit : « Il est victorieux, le combat que ï> vous avez livré, toi et tes deux frères. Gontinuez » à lulter vaillamment. Mais vous avez eu une mau- » vaise pensée quand vous avez donné votre con- p fiance à Gonchobar et aux Ulates, et il est triste

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 277

i> que vous n'ayez pas fait ce que je vous avais con- » seillé. » Alors les fils d'Usnech se firent un rempart de leurs boucliers, dont ils mirent les bords l'un contre l'autre. Ils placèrent Derdriu entre eux ; ils tournèrent leurs visages tous trois vers l'armée en- nemie et ils lui tuèrent trois cents bommes.

[525.] Alors Conchobar alla à la maison du druide Gaibba, et lui parla ainsi : « 0 Gatbba, » dit-il, « ar- » rête les enfants d'Usnech et fais des conjurations » druidiques contre eux, car ils détruiront cette pro- » vince à jamais, si cette fois, malgré les efi'orts des j> Uiates, ils leur échappent. Je te donne ma parole » qu'il n'y aura, pour les fils d'Usnech, aucun dan- » ger à craindre de ma part, d Cathba crut à ces paroles de Conchobar; il vint mettre un charme sur les fils d'Usnech ; il prononça des incantations drui- diques contre eux. Il fit venir une mer avec de grandes vagues le long de la plaine, devant les fils d'Usnech, et il plaça les hommes d'Ulster sur la terre ferme, à deux pieds derrière eux. Il était bien triste de voir les enfants d'Usnech vaincus par la grande mer. Noïsé prit Derdriu sur son épaule pour empê- cher qu'elle ne fût noyée.

[538.] Alors Conchobar demanda un homme qui voulût tuer les fils d'Usnech, et tous les hommes d'Ulster refusèrent de les tuer, car il n'y avait pas en Ulster un homme qui n'eût été à la solde de Noïsé. Mais chez Conchobar se trouvait un jeune homme du nom de Mané à la Main rouge, fils du roi de Norvège, dont Noïsé avait tué le père et les

278 CYCLE d'ulster.

deux frères. Celui-ci dit que, pour venger ce meur- tre, il décapiterait lui-même les fils d'Usnech. a S'il » en est ainsi, » dit Ardân , « tue-moi le premier, i> car c'est moi qui suis plus jeune que mes frères. » « Ce n'est pas cela qu'il faut faire, » reprit Annie, « mais c'est moi qu'il faut tuer le premier. » « Ce » n'est pas la justice, » répondit Noïsé. « Mais j'ai une » épée que m'a donnée Manannan, fils de l'Océan, » et qui ne manque jamais son coup. Qu'on nous » frappe de cette épée tous trois en même temps, » pour qu'aucun de nous ne voie décapiter son » frère. » Alors ces trois nobles hommes tendirent le cou sur un seul billot ; Mané leur donna un coup d'épée, et aussitôt détacha du tronc leurs trois têtes en même temps. Chacun des Ulates, voyant cette mort déplorable, poussa trois longs cris de dou- leur.

[559.] Quant à Derdriu, pendant que chacun s'oc- cupait de son voisin, elle parcourait le parc d'Emain, allant de droite à gauche et d'un homme à l'autre, jusqu'à ce qu'elle rencontra Cûchulainn. Elle se mit sous sa sauvegarde, elle lui raconta, du commence- ment à la fin, l'histoire des fils d'Usnech, et comment ils avaient été trahis. « Cette nouvelle m'attriste, » dit Cûchulainn, « et sais-tu qui les a tués « C'est » Mané à la Main rouge, le fils du roi de Norvège, » dit-elle.

Cûchulainn et Derdriu allèrent à l'endroit étaient les enfants d'Usnech. Derdriu dénoua sa che- velure ; elle se mit à boire le sang de Noïsé ; ses

MEURTRE DES FILS D'uSNEGH. 279

joues prirent la couleur des charbons ardents, et elle chanta ces vers :

Grand outrage sont ces forfaits accomplis dans Emain , Honte à ceux qui les ont commis ! Avoir tué des loyaux enfants d'Usnech, Ces soutiens de l'honneur d'Irlande!

Ardân, à la chevelure blonde, Aurait mérité d'être roi suprême d'Irlande; L'Irlande et l'Ecosse ne craignent pas De lui comparer Annie.

Le monde entier, du couchant au levant, 0 Noïsé à la grande force, T'aurait appartenu en entier, sans mentir, Si l'on ne t'avait infligé le suprême outrage.

Qu'on m'enterre dans sa tombe ! Que l'on recouvre de pierres ma couche ! C'est de les regarder que je meurs, Depuis qu'on leur a infligé ce grand outrage.

Grand outrage sont ces forfaits accomplis dans Emain, Honte à ceux qui les ont commis ! Avoir tué les loyaux enfants d'Usnech, Ces soutiens de l'honneur d'Irlande !

[588.] Après ce chant, Derdriu dit : « Qu'on me » laisse embrasser mon époux. » Puis elle se mit à embrasser Noïsé et à boire son sang, enfin elle chanta le poème que voici :

Longue serait la journée sans les fils d'Usnech, Il m'était si doux d'être en leur compagnie !

280 CYCLE d'ulster.

C'étaient les fils d'un roi géncroux pour les étrangers, Ces trois lions de la colline caverneuse!

Trois dragons de Dun Monaidh ! Trois héros du Ranncau-Rouge! A leur mort je ne puis survivre. ' ^ Trois hommes qui repoussaient tout assaut !

Trois hommes aimes des femmes de Bretagne, Trois faucons du mont de Cullion, Fils d'un roi aux serviteurs valeureux Auquel les guerriers rendaient hommage!

Trois héros qui n*étaient point faits pour rendre hommage; C'est leur mort qui cause ma peine. Trois fils de la fille de Cathba, Trois soutiens de la troupe de Cualngc!

Trois ours vigoureux; Trois lions du château d'Una, Trois héros qui aimaient la gloire, Trois fils chéris des Ulates !

Trois hommes élevés par Aïffé (1), Qui avait une province sous sa domination ! Trois piliers du combat, Trois nourrissons de Scathach (2) !

Trois hommes élevés par Bogmain, Et qui savaient tous les tours d'adresse ! Trois fils renommés d'Usnech ! Il est bien pénible d'être privé d'eux.

(1) L'amazone d'Albion, contre laquelle avait combattu Cûchu- lainn, p. 45-47.

(2) L'amazone d Albion qui avait eu Cûchulainn pour élève, p. 43-48.

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 281

Moi, vivre après Noïsé 1 Que personne au monde ne le suppose! Après Ardân et Annie, Ma vie ne sera pas longue.

Le suprôme roi d'Ulster, mon premier mari, Je l'ai abandonné par amour de Noïsé ; Courte sera ma vie après eux ; Je leur rendrai les honneurs funèbres.

Après eux je ne resterai pas en vie. Trois hommes qui prenaient part à toutes les batailles ! Trois hommes si bons à supporter la peine! Trois héros qui ne refusaient jamais le combat !

Malédiction sur toi, ô druide Cathba, Qui as tué Noïsé à cause d'une femme! Il est malheureux qu'il n'ait eu personne pour le seconder, Il est le seul roi qui aurait satisfait le monde.

0 homme qui creuses la tombe, Et qui sépares de moi mon bien-aimé, Ne fais pas la fosse trop étroite, Je me mettrai à côté de ces nobles guerriers.

(* (1) Je supporterais les plus grandes peines A côté de ces trois héros ; J'endurerais d'être sans maison, sans feu, Et ce n*est pas moi qui m'en attristerais.

* Leurs trois boucliers et leurs javelots Me servaient de lit bien souvent.

(l) Cette strophe et les trois suivantes manquent dans le ms. d'Edimbourg; c'est une interpolation qui se trouve dans l'édition de Flanagan, citée plus haut, p. 219, 220, note.

282 CYCLE d'ulster.

Place leurs tmis fortes épées Au-dessus de la tombe, 6 valet!

* Leurs trois chiens et leurs trois faucons Seront maintenant sans chasseurs,

Sans les trois hommes qui soutenaient tous les combats, Sans les trois élèves de Conall le triomphateur. *

* La vue des trois laisses de ces trois chiens A tiré des soupirs de ma poitrine;

C'est moi qui étais chargée de leur garde , Et leur vue m'est une cause de souffrance.]

Je n'ai jamais été seule, avant Ce jour l'on creuse votre tombe; Bien que souvent j'aie été Avec vous dans un désert.

Un soupir s'est échappé de ma poitrine A la vue de la tombe de Noïsé ; Bientôt la vie m'abandonnera Puisqu'ils ne sont plus, ceux que je pleure.

C'est à cause de moi qu'ils ont été trahis Et que se sont élevées contre eux trois grandes vagues ! Il est triste que je n'aie pas été dans la terre Avant le meurtre des enfants d'Usnech.

Triste fut mon voyage avec Fergus Jusqu'à la trahison du Rameau-Rouge. Avec ses paroles doucereuses, Il m'a perdue en même temps qu'eux.

J'ai fui les délices d'Ulster, La foule des héros et des amis; Maintenant que je reste seule après les fils d'Usnech, Ma vie ne sera pas longue.

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 283

Longue serait la journée sans les fils d'Usnech, Il m'était si doux d'être en leur compagnie ! C'étaient les fils d'un roi généreux pour les étrangers, Ces trois lions de la colline caverneuse !

[675.] Alors Derdriu se coucha dans la tombe ; elle avait donné trois baisers à Noïsé avant de des- cendre dans la fosse. Gùchulainn retourna à Dun- dalk, plein de tristesse et de douleur. Puis le druide Gathba maudit Emain Mâcha, pour venger ce grand crime : il dit qu'après cette trahison, ni Conchobar, ni aucun autre de sa race n'occuperaient jamais cette ville.

[682.] Quant à Fergus , fils de Ross le Rouge, il arriva à Emain Mâcha, le lendemain du meurtre des enfants d'Usnech. Il vit qu'ils avaient été tués, mal- gré la sauvegarde qu'il avait donnée. Alors Fergus, Gormac Gonloïdgès, fils de Gonchobar, et Dubthach Daelultach, avec leurs troupes, livrent bataille aux gens de Gonchobar. Mané, fils de Gonchobar, tombe sous leurs coups et trois cents des gens de Goncho- bar avec lui. Emain Mâcha est brûlée et détruite; les femmes de Gonchobar sont tuées par eux.

[690.] Voici le nombre de leur armée : trois mille guerriers. De là, ils se rendirent en Gonnaught, chez Ailill le Grand, qui était roi de Gonnaught, et chez Medb de Gruachan, ils trouvèrent bon accueil et sécurité.

Quand Fergus et Gormac Gonloïngès avec leurs guerriers eurent atteint le Gonnaught, ils ne pas-

284 CYCLE d'ulster.

saient pas une nuit sans envoyer des maraudeurs détruire et incendier l'Ulster..., en sorte que le dis- trict de Cualngé fut sounnis par eux, événement qui fut la cause de nombreux dommages et pillages entre les deux provinces. Et cette guerre dura sept ans ou, selon quelques autres, dix ans, sans qu'il y eût trêve, même d'une heure, entre les deux partis. [701.] C'est dans ce temps que Fergus eut des rapports avec Mcdb et la rendit grosse; elle lui mit au monde trois fils jumeaux : Giar, Gorc et Gonmac, comme dit le poète dans une strophe :

Medb devint grosse dans Cruachan la belle, Des œuvres de Fergus sans reproche; Elle mit au monde trois fils sans défaut : Ciar, Gorc et Gonmac.

[711.] G'est de ce Giar que Giarraige [ou Kerry], en Munster, tire son nom , et c'est à sa race qu'ap- partient 0' Gonchubair Giarraig. De Gorc provient 0' Gonchubair Ghorcomruadh. Et de Gonmac vien- nent tous les Gonmaicne qui sont en Gonnaught. Et celui qui lira le poème commençant par les mots : « Race de Fergus, race supérieure à toutes, » verra clairement quelle grande supériorité ces trois fils de Medb avaient obtenue en Gonnaught et en Munster. La preuve en est aussi dans les noms de lieux de ces deux provinces qui viennent d'eux.

Fergus et les Noirs exilés , c'est-à-dire l'armée d'étrangers qui l'avait accompagné en Gonnaught, continuèrent longtemps à maltraiter et à détruire les

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 285

Ulates pour venger la mort des fils d'Usnecb. De leur côté, les Ulates se mirent aussi à exercer des représailles sur eux et sur les hommes deConnaught, après l'enlèvement des vaches que Fergus leur avait prises : les ruines et les dommages causés de part et d'autre furent en si grand nombre qu'il est fastidieux de lire les livres écrits sur ce sujet,

MORT DE DERDRIU (1).

[726.] Quant à Derdriu , tandis qu'arrivait cette guerre, elle resta avec Conchobar une année entière après le meurlre des enfants d'Usnecb: Et quoique ce fut peu de cbose pour elle de lever la tète ou de faire paraître un sourire sur ses lèvres, elle ne le fit jamais pendant tout ce temps. Voyant que ni le jeu ni la douceur ne produisaient d'effet sur elle et que ni les plaisanteries ni les exhortations ne rele- vaient son courage, Goncbobar fit prévenir Eogan, fils de Durtbacbt, prince de Farney ; or, quelques historiens rapportent que c'était cet Eogan qui avait tué Noïsé à Emain Macba. Et quand Eogan fut en présence de Goncbobar, Goncbobar dit à Derdriu que puisqu'il n'avait pas élé capable de la tirer de son chagrin , Eogan le remplacerait auprès d'elle. Là-dessus, on la mil dans le char derrière Eogan :

(1) Ce qui suit sous ce titre dans le ms. LUI d'Edimbourg, est un résumé do la première rédaction (gg 17-19, p. 231-236), et contredit le récit qui précède, 1. 675, p, 283.

286 CYCLE d'ulster.

Gonchobar était venu la remettre à Eogan. Gomme le char s'avançait, elle jeta un regard furieux sur Eogan, qui était devant elle, puis sur Gonchobar, qui était derrière elle, car il n'y avait pas au monde deux hommes qu'elle détestât plus que ces deux-là. Mais quand Gonchobar la vit lancer des regards à lui et à Eogan , il lui dit en plaisantant : « 0 Der- » driu, c'est un regard de brebis entre deux béliers, D le regard que tu nous jettes à Eogan et à moi. » Quand Derdriu entendit ces paroles insultantes, elle tressaillit, sauta du char, alla se frapper la tête sur les rochers qui étaient devant elle, et se brisa la tête, en sorte qu'aussitôt sa cervelle jaillit. C'est ainsi qu'arriva la mort de Derdriu.

D

DARTHULA par Macpherson.

SUJET

Usnoth (1), souverain d'Etha (qui est probablement cette partie du comté d'Argyle qui est près du bras de mer de Loch-Eta), avait épousé Slisama, fille de Semo et sœur du célèbre GuchuUin. Il en eut trois fils, Nathos (2), Althos (3) et Ardan ; ils sortaient à peine

(1) Usnech.

(2) Noïsé.

(3) Annie.

MEURTRE DES FILS D*USNEGH. 287

de l'enfance lorsque leur père les envoya en Irlande pour apprendre le métier des armes sous leur oncle GuchuUin, qui se signalait alors dans les guerres de ce royaume. Ils furent à peine débarqués dans Ulster qu'ils apprirent sa mort. Nathos, quoique très jeune, prit le commandement de l'armée, attaqua Gaïrbar (1) et le défît dans plusieurs combats. Gaïrbar ayant enfin trouvé le moyen de massacrer Gormac, le légitime roi de toute l'Irlande, l'armée de Nathos se déclara pour l'usurpateur, et Nathos lui-même fut obligé de retourner dans Ulster pour repasser en Ecosse.

Darthula (2), tille de Golla (3), que Gaïrbar aimait, habitait un château de l'Ulster appelé Selama. Elle vit Nathos, l'aima et s'enfuit avec lui. Mais une tempête rejeta leur vaisseau sur les côtes mêmes Gaïrbar campait avec son armée. Les trois frères se défendi- rent quelque temps avec courage ; mais enfin ils succombèrent sous le nombre et furent égorgés. L'infortunée Darthula se perça sur le corps de son cher Nathos (4). Ossian ne raconte pas la mort deDar-

(1) Conchobar.

(2) Derdriu.

(3) Fedelmid, conteur de Conchobar dans la première rédaction, p. 220; Colum le Harpiste dans la troisième, p. 236.

(4) Dans la première rédaction (g 19, p. 236), Derdriu se brise la tète contre un rocher ; c'est la doctrine qui a pénétré chez Keating, dont l'Histoire d'Irlande, traduite en anglais, a eu trois éditions, de 1723 à 1738; voir l'édition de 1723, p. 90: Macpherson connais- sait évidemment VHistoire d'Irlande de Keating. Dans la seconde rédaction, ligne 675, p. 283, Derdriu se fait enterrer vivante avec

288 CYCLE d'ulster.

Ihula comme la tradition; son récit est plus vraisem- blable, car le suicide paraît avoir été inconnu dans ces premiers âges, du moins on n'en trouve qu'un seul exemple dans les plus anciennes poésies de ces peuples.

POÈME

Fille du ciel, ô lune, que tu es belle! que le calme et la douceur de ton visage me plaisent ! Tu t'avan- ces pleine d'aitraits; les étoiles suivent vers l'Orient la trace azurée de tes pas. A ta présence les nuées se réjouissent et tes rayons argentent leurs flancs obscurs. Qui peut marcher ton égale dans les cieux^ ûlle paisible de la nuit? A ton aspect, les étoiles honteuses détournent leurs yeux étincelants. te relires -tu à la fin de ta course, quand l'ombre s'épaissit et couvre ton globe? As-!u ta demeure comme Ossian; habiles tu comme lui dans la nuit de la tristesse? Tes sœurs sont-elles tombées du ciel? Ne sont-elles plus celles qui se réjouissaient avec toi dans la nuit? Ah I sans doute elles sont tombées, lumière charmante, et tu te retires souvent pour les pleurer; mais une nuit viendra tu tom-

Noïsé. C'est la version admise par la troisième rédaction, recueillie en Ecosse dans la tradition orale, par M. Carmichael : « Alors » elle sauta dans la fosse, se coucha près de Noïsé, et mourut à » côté de lui. » Leum ise a sios an sin anns an uaigh agus laigh i ri Naois agus bha i marbh r'a thaobh {Transactions of the Gaelic Society of Inverness, vol. XIII, p. 257).

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 289

beras toi-même et tu quitteras les chemins azu- rés du firmament. Alors les étoiles qu'humiliait ta présence lèveront leurs têtes brillantes et se réjoui- ront de ta chute.

Maintenant tu es revêtue de toute ta lumière; sors de ton palais, et montre-toi dans les cieux. 0 vents! déchirez le nuage qui cache à nos yeux la fille de la nuit; qu'elle vienne éclairer la verdure des monta- gnes, et que l'Océan roule ses flots bleuâtres à la clarté de ses rayons.

Nathos est sur l'abîme des mers. Althos et Ardan ses frères l'accompagnent; ils fendent les flots au milieu des ténèbres. Les fils d'Usnoth fuient dans la nuit pour se soustraire à la fureur de Gaïrbar.

Quel est près d'eux ce jeune objet dont la nuit a voilé la beauté? Ses cheveux sont soulevés par les vents de l'Océan : sa robe à longs plis flotte dans l'obscurité. On croit voir un beau fantôme du ciel au milieu d'une épaisse vapeur. Sans doute c'est Darlhula, la première des filles d'Erin. Elle a pris la fuite avec Nathos pour se dérober à l'amour de Gaïrbar. Mais les vents te trompent, ô Darthula, et refusent à tes vaisseaux le rivage désiré d'Etha. Ces montagnes que tu vois, ô Nathos, ne sont pas les tiennes I Ce n'est pas le bruit de tes vagues mugis- santes que tu entends, tu es près du palais de Gaïr- bar. Non loin de toi s'élèvent les tours de ton en- nemi : cette colline qui avance sa tête verdoyante dans la mer, c'est UUin ; c'est la baie de Tnra qui reçoit ton vaisseau. étiez-vous, vents du Midi,

19

290 CYCLE d'ulster.

quand ces objets de ma tendresse furent ainsi déçus? Yous étiez à jouer sur la plaine et à poursuivre la chevelure du chardon. Ahl que n'alliez-vous enfler les voiles de Nathos, jusqu'à ce que les collines d'Etha s'élevassent dans les nues à l'approche de leur roi. Depuis longtemps dure ton absence , ô Nathos , et le jour marqué pour ton retour est passé.

Aimable héros, quand tu vis la terre des étran- gers, que tu parus charmant aux yeux de Darthula! Ton visage avait la douceur des premiers rayons de l'aurore ; la noirceur de ta chevelure égalait celle du corbeau. Ton âme était calme comme l'heure le soleil disparaît dans l'onde; le murmure du zéphyr entre les roseaux , le gazouillement du ruisseau de Lora sont moins doux que le son de la voix.

Mais dans la fureur des combats , tu ressemblais à une mer agitée par la tempête. Le fracas de tes armes était terrible, et l'ennemi s'évanouissait au seul bruit de ta marche... Ce fut ainsi que le vit Dar- thula du haut des tours du palais de ses pères. A ta vue, elle sentit son cœur palpiter : Que tu es aima- ble, jeune étranger, disait-elle, que tu es beau dans les combats 1 Ami de l'infortuné Gormac, pourquoi te laisses-tu emporter à ton bouillant courage? Jeune héros, tes guerriers sont en trop petit nom- bre pour attaquer Gaïrbar. Ah I que je fusse déli- vrée de l'amour de ce guerrier farouche , pour me réjouir en présence de Nathus. Heureux les rochers d'Ethal ils verront les pas de mon amant, ils verront

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 291

son sein d'albâtre quand les vents soulèveront sa noire chevelure.

Telles furent tes paroles , ô Darthula ! sur tes tours couvertes de mousse; mais maintenant la nuit t'environne et les vents ont trompé tes voiles : Darthula, les vents ont trompé tes voiles. Cesse un moment, vent du nord, et laisse-moi enten- dre la voix de la ûile de Colla. Que j'aime à enten- dre ta voix, ô Darthula! au milieu des sifflements des vents!

«c Sont-ce les rochers de Nathos, est-ce le bruit de ses torrents? Cette lumière vient-elle du palais d'Usnoth? Elle perce à peine les ténèbres qui nous environnent. Mais la lumière qui réjouit l'âme de Darthula , c'est la présence de son cher Nathos. Fils du généreux Usnoth, pourquoi ce soupir étouffé? Serions-nous dans la terre des étrangers? »

« Non , ce ne sont pas mes rochers , » répon- dit Nathos ; « ce n'est pas le bruit de mes torrents. Aucune lumière ne peut venir du palais d'Etha; il est trop loin de nous. Nous sommes dans la (erre des étrangers, dans les Etats du farouche Caïrbar. Les vents nous ont trompés, Darthula; c'est Ullin , dont les vertes collines s'élèvent ici dans les nues. Marche vers le nord , Althos ; Ardan , porte tes pas le long de la côte, de peur que l'ennemi ne vienne nous surprendre dans la nuit et nous ôter l'espé- rance de revoir le palais d'Etha. Pour moi, j'irai vers cette tour couverte de mousse, et je verrai qui habite le palais d'où part celte lumière. Et toi, belle

292 CYCLE d'ulster.

Darthula , repose-toi sur le rivage, repose en paix; répée de Nalhos t'environne. i>

Nathos part. Darthula reste seule sur le rivage. Elle s'assied ; elle écoute le bruit sourd des flots. De grosses larmes sont sur le bord de ses paupiè- res, et ses regards cherchent son cher Nathos; son cœur frémit au souffle des vents; elle prête l'oreille vers la trace des pas de son amant... Mais le bruit de ses pas ne se fait plus enlendre. « es- tu, cher objet de mon amour? Le vent rugit autour de moi, la nuit est obscure, et Nathos ne revient point! Qui peut te retenir, aimable chef d'Etha, les ennemis t'ont-ils surpris dans la nuit? »

Nathos revient, mais son visage était obscurci par la douleur; il avait vu l'ombre de son ami, l'ombre de Guchullin, marchant sur les murs de Tura. Ce héros poussait de fréquents soupirs; ses yeux, éteints par la mort, lançaient encore des feux terribles. Sa lance était une colonne de brouillard, et les étoiles jetaient une lumière faible au travers de son corps aérien; sa voix était semblable au vent qui mur- mure au fond d*une caverne , et ses paroles annon- çaient le malheur.

L'âme de Nathos était triste , et son front obscur comme le soleil plongé dans un humide brouillard : « D*oii vient ta tristesse , ô Nathos ! » lui dit Dar- thula. « Tu es l'appui de Darthula ; sa joie est de te voir, je n'ai point d'autre ami que Nathos : mon père repose dans la tombe ; le silence règne dans Selama; le deuil est dans ma patrie; mes amis sont

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 293

tombés avec l'infortuné Gormac , ei les braves ont péri dans les guerres d'Uliin. »

« Le soir étendait ses ombres sur la plaine; les tor- rents bleuâtres commençaient à disparaître dans les ténèbres. Les vents agitaient par intervalles la cime des bois de Selama ; j'étais assise au pied d'un arbre sur les tours du palais de mes pères. Truthil vint s'offrir à ma pensée, Truthil, mon frère, qui m'avait quittée pour aller combattre Gaïrbar. Le vénérable Colla, mon père, s'avance en s'appuyant sur sa lance : son visage sombre est penché vers la terre, et la douleur est dans son âme. Son épée est à son côté, le casque d.e ses pères est sur sa t^te. Sa poi- trine s'élève , il ne respire que les combats ; de ses yeux s'échappe une larme qu'il s'efforce de cacher. »

<t Darthula, » me dil-ll en soupirant, « tu es la dernière de la race de Colla. Truthil a péri dans le combat; le roi de Selama n'est plus. Caïrbar marche vers nos murs à la tête d'une armée nombreuse; Colla punira son orgueil et vengera son fils. Mais toi , ma chère Darthula , à quel asile confîerai-je ta beauté? sera ta sûreté? Tous tes amis ont péri. »

« Il n'est donc plus! » m'écriai-je en poussant un soupir ; « la valeur du généreux Truthil ne brillera donc plus dans les combats... Ma sûreté, Colla, elle est dans cet arc. J'ai appris à percer le timide che- vreuil. Père de l'infortuné Truthil , ne puis-je pas percer aussi Caïrbar? » A ces mots, le visage du vieillard rayonne de joie. Les larmes se pressent sur sa paupière et coulent sur ses joues ; un trem-

294 CYCLE d'ulster.

blemenl subit agite ses lèvres. Sa barbe grise frémit au souffle des vents. « Tu es la digne sœur de Tru- thil, » s'écria Colla ; « c'est le feu de son âme qui embrasse la tienne. Prends, Darlhula, prends cette lance, ce bouclier d'airain et ce casque d'acier. Ce sont les dépouilles d'un guerrier dans les premières années de sa jeunesse. Quand le soleil se lèvera sur Selama , nous irons à la rencontre de Gaïrbar; mais reste près du bras de ton père , reste à l'ombre de mon bouclier. Autrefois, Darthula, ton père aurait pu te défendre; mais maintenant les années pèsent sur sa main tremblante, la force abandonne sou bras, et la douleur obscurcit son âme. »

« Nous passâmes la nuit dans la tristesse. Le jour parut. Je brillai sous l'armure de la guerre. Mon père marchait devant moi. Ses guerriers se rassem- blèrent autour de son bouclier. Mais ils étaient en petit nombre sur la plaine et tous en cheveux blancs. Les jeunes héros étaient tombés avec mon frère en combattant pour Tinfortuné Gormac. « Compagnons de ma jeunesse, » leur dit Colla, a ce n'est pas ainsi que vous m'avez vu jadis sous les armes. Ce n'était pas ainsi que je marchais au combat, quand le grand Confadan tomba sous mes coups. Vous êtes chargés d'années et de douleur. La sombre vieillesse a des- cendu sur nous ; mon bouclier est usé par le temps, et mon épée est attachée au mur de mon palais. Je me disais : Le soir de ta vie sera tranquille, et ta fin sera celle d'une lumière qui s'éteint par degrés. Mais la tempête est revenue, et je suis courbé comme

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un vieux chêne dépouillé de ses branches. Je chan- celle ; je suis prêt à tomber... es-tu, mon fils, avec les ombres de tes héros? Tu ne me réponds point du sein du tourbillon que tu habites. L'âme de ton père est accablée de douleur... Mais ma tris- tesse va bientôt finir ; il faut que Gaïrbar ou Colla tombe. Je sens revenir la force de mon bras, et mon cœur tressaille au bruit de la bataille. »

Colla tire son épée; l'acier brille dans la main de. ses vieux guerriers. Ils s'avancent dans la plaine, et leurs cheveux blancs flottent au gré des vents. Gaïr- bar était assis à une fête, dans la plaine silencieuse de Lona ; il aperçoit l'armée de mon pèrç et donne aussitôt le signal du combat. »

« Déjà... Mais pourquoi ferais-je à Nathos le détail d'une bataille? Ne t'ai-je pas vu au milieu des enne- mis, semblable à la foudre du ciel? Elle est belle, mais terrible, et sa course enflammée renverse les mortels. La lance de Colla porte la mort de tous côtés. Il se souvenait des combats de sa jeunesse ; mais, hélas ! une flèche part et vient percer le flanc du héros. Toute mon âme tressaille de frayeur. Il tombe sur son bouclier; j'étends le mien sur lui. Dans ce moment, mon sein se découvre. Caïrbar ac- courait la lance levée ; il aperçoit la hlle de Sclama. La joie brille sur son visage sombre, et sa main re- tient le fer prêt à frapper. Il élève un tombeau à mon père et m'emmène pleurante à Selama. Il me dit les paroles de l'amour, mais mon âme était na- vrée de douleur. Je voyais les boucliers de mes pè-

296 CYCLE d'ulster.

res, répée de mon cher Truihil, les armes de mes amis morts, et les pleurs inondaient mes joues. Tu vins alors, ô Nathos I et le sombre Gaïrbar s'enfuit; il s'enfuit comme un fantôme du désert devant le premier rayon du jour. Son armée était éloignée, et son bras était trop faible contre toi. »

« Mais d'où vient ta tristesse, ô Nathos! i> répétait sans cesse la fille de Colla?

« J'ai vu les combats dès mon enfance, » répondit Nathos. « Mon bras ne pouvait encore lever la lance, quand le danger vint s'offrir à moi pour la première fois. Mais la guerre était pour mon âme ce que le soleil est pour une vallée verte et profonde, quand il V verse des torrents de lumière avant de cacher sa tête enflammée dans l'orage. Ma valeur s'est si- gnalée dans les périls, longtemps avant que mes yeux eussent vu ta beauté, ô Darthula ! ta beauté brillante comme l'étoile qui luit sur la colline au mi- lieu de la nuit... Mais je vois un nuage qui s'avance lentement et menace la lumière de celte belle étoile. Nous sommes dans la terre de l'ennemi. Les vents nous ont trompés, nos braves amis sont absents et les montagnes d'Etha sont loin de nous. pour- rai-je te trouver un asile, ô Darthula! Les frères de Nathos sont braves. Mon épée étincela dans plus d'une bataille. Mais que peuvent les trois fils d'Usnoth contre l'armée de Caïrbar? Ah! que les vents n'ont- ils conduit tes vaisseaux sur ce rivage ! Oscar, chef des héros, tu avais promis de venir combattre pour l'infortuné Gormac. Alors mon bras serait le bras

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foudroyant de la mort. Gaïrbar tremblerait dans son palais, et la paix régnerait autour de l'aimable Dar- thula. Mais pourquoi te décourages-tu, mon âme? Les fils d'Usnolh peuvent triompher. »

« Oui, Nathos, ils triompheront, s'écrie avec trans- port la beauté de Selama. « Jamais Darthula ne verra le palais du sombre Gaïrbar. Donne-moi ces armes d'airain que ce météore fait briller en passant, je les vois dans le fond de ton vaisseau ; donne, Dar- thula veut combattre... Ombre magnanime de Colla, mon père, est-ce toi que je vois sur le nuage? Quel est ce sombre objet qui est à tes côtés? C'est le généreux Truthil... Moi, je verrais le palais du bar- bare qui a tué le chef de Selama I Non, jamais, om- bres chéries, jamais je ne le verrai. » A ces mots, la joie reparut sur le visage de Nathos : « Fille de Selama, » lui dit-il, « tu répands la sérénité dans mon âme; viens maintenant, Caïrbar, viens avec tous tes guerriers. Nathos se sent une force nouvelle. Et toi, vénérable Usnoth , tu n'entendras pas dire que ton fils a fui. Je me souviens toujours des dernières paroles que tu m'as adressées sur le rivage d'Etha au moment mes voiles commençaient à s'enfler et que j'étais prêt à voguer vers les murs de Tura : « Nathos, » me dit mon père, « tu vas joindre Guchul- lin, ce héros qui jamais n'a fui dans les dangers. Que ton bras ne soit pas faible au jour du combat et ne songe jamais à la fuite de peur que le fils de Semo ne dise que les enfants d'Etha sont des lâches. Ces discours outrageants viendraient jusqu'à moi, et

298 CYCLE d'ulster.

la douleur m'accablerait dans mon palais solitaire. » Ainsi me parla mon père, les pleurs roulaient sur ses joues. »

« Il me donna cette brillante épée. J'arrivai dans la baie de Tura ; un vaste silence régnait dans le pa- lais. Mes yeux cherchèrent en vain quelque guerrier qui pût me parler du chef deDunscar. J'entrai dans la salle des fêtes les armes de ses aïeux étaient autrefois suspendues; elles n'y étaient plus. Nous y trouvâmes le vieux Lamor assis et fondant en larmes. »

« D'où viennent ces armes? » dit le vieillard en se levant. « Il y a longtemps que la lance n'a brillé dans les sombres murs de Tura ; venez-vous des plaines de rOcéan ou du triste palais de Temora (1)? »

« Nous venons des plaines de l'Océan, répondis-je, nous venons du palais d'Usnoth. Nous sommes les fils de Slisama, la fille de l'illustre Semo. est le vaillant Guchullin ? Mais pourquoi Nathos te le de- mande-t-il? Ne vois-je pas couler tes larmes? Gom- ment est-il tombé, ce héros? Réponds, solitaire habi- tant de Tura. »

« Il n'est pas tombé, » répliqua Lamor, « comme l'étoile silencieuse qui perce la nuit, brille et n'est plus, mais comme un météore terrible qui tombe dans les pays lointains; la mort suit sa course en- flammée; il est lui-même le signal des guerres

(1) Temora est Temair , au génitif Temrach , aujourd'hui Tara, capitale primitive de l'Wande.

MEURTRE DES FILS D'USNECH. 299

raiïliciion est sur les rives du Lego, et le murmure du torrent de Lara est lugubre et plaintif; c'est sur ses bords que mon héros a péri, fils du généreux Usnoth. »

« Il a péri au milieu du carnage, » m'écriai-je en soupirant! « Son bras était redoutable dans les com- bats, et la mort suivait son épée. »

« Nous marchâmes vers les rives désolées du Lego. Nous trouvâmes la tombe de Guchullin. Les compa- gnons de ses guerres étaient auprès avec les bardes qui ont si souvent chanté ses victoires. Nous pleu- râmes trois jours sur ce héros. Le quatrième , je frappai sur le bouclier de Gaïrbar. Les guerriers de Guchullin se rassemblèrent avec joie autour de moi en agitant leurs lames. j>

« Près de là, Gorlath, l'ami de Gaïrbar, était à la tète d'une armée nombreuse; nous fondîmes sur lui dans l'ombre de la nuit; tous ses guerriers périrent; et, quand les habitants de la vallée s'éveillèrent, ils virent, aux premiers rayons de l'aurore, la terre rougie de leur sang. Nous marchâmes ensuite au palais de Gormac. Nos épées étaient levées pour défendre le roi, mais le palais de Temora était dé- sert ; Gormac avait péri dans sa jeunesse ; le roi d'Erin n'était plus. »

« Aussitôt la tristesse s'empare des enfants d'UUin ; ils se retirent à pas lents et d'un air sombre, comme des nuages qui , après avoir longtemps menacé de l'orage, vont se perdre derrière les collines. Les fils d'Usnoth marchèrent dans leur douleur vers la baie

300 CYCLE d'ulster.

de Tura. Nous passâmes par Selama. Gaïrbar s'en- fuit devant nous, comme le brouillard de Lano chassé par les vents du désert. »

« Ce fut alors que je te vis, aimable fille. Tu me parus belle comme la lumière du soleil. Qu'il est brillant ce jeune rayon , m'écriai-je , et les soupirs se pressèrent dans mon sein. Tu suivis le malheu- reux chef d'Etha... Mais les vents nous ont trompés, ô Darthula, et l'ennemi est près de nous.

« Oui, » dit Althos, « l'ennemi est près de nous. J'ai entendu le bruit de sa marche et le cliquetis de ses armes ; j'ai vu flotter le noir étendard d'Erin ; j'ai distingué la voix de Gaïrbar. Il avait aperçu no- tre vaisseau sur la mer avant que la nuit descendît sur les ondes. Ses guerriers veillent dans la plaine de Lena et lèvent dix mille épées. »

« Qu'ils lèvent leurs dix mille épées, > répondit Nathos avec un sourire; « les fils du vaillant Usnoth ne tremblèrent jamais à la vue du danger. Pourquoi reculer avec tant de fracas tes flots écumants, ô mer d'Ullin ! Pourquoi déployez-vous dans les airs vos bruyantes ailes, tempêtes éclatantes du ciel? Orages, croyez-vous que c'est vous qui retenez Nalhos sur le rivage? Non, c'est son courage qui l'y retient, en- fants de la nuit. Althos, apporte les armes de mes pères, tu les vois briller à la clarté des étoiles; ap- porte la lance de Semo , elle est dans le fond du vaisseau. »

Allhos apporte les armes ; bientôt Nathos a revêtu ses membres d'acier. Sa démarche est noble et fière;

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 301

dans ses yeux menaçants brillent la joie et le désir de voir approcher l'ennemi. Darthula est en silence à ses côlés, les yeux fixés sur son amant, elle s'ef- force de cacher le soupir qui s'élève de son sein et les deux larmes qui obscurcissent ses beaux yeux.

«Allhos, »ditlechefd'Etha, «j'aperçois une caverne dans ce rocher; places-y Darthula et que ton bras la défende. Pour nous, Ardan , marchons à l'ennemi, appelons au combat le sombre Gaïrbar. Ah ! s'il pou- vait venir, couvert de ses armes bruyantes, attaquer le fils d'Usnoth?... Darthula, si tu échappes à l'en- nemi, fuis sans attendre les derniers regards de Na- thos : lève les voiles , Althos , et regagne* le rivage d'Elha ; dis à Usnoth que son fils est mort avec gloire, que mon épée n'a point évité le combat. Dis-lui que je suis tombé au milieu d'une foule d'ennemis , afin que la joie se mêle à sa douleur. Chère Darthula, rassemble les jeunes filles d'Etha dans le palais de mon père ; qu'elles chantent les louanges de Nathos, au retour du sombre automne. Oh I si le chantre de Gona pouvait célébrer ma gloire ! Alors mon ombre se réjouirait au milieu des vents de nos montagnes. »

Oui, Nathos, ma voix chantera tes louanges; Ossian célébrera ta gloire, fils du généreux Usnoth. Pourquoi n'étais-je pas dans la plaine de Lena , quand la bataille commença? L'épée d'Ossian aurait défendu tes jours ou il aurait péri lui-même.

Nous étions, cette nuit-là, dans Selma, assis à la fête de Fingal. Les vents étaient déchaînés dans les

302 CYCLE D ULSTER.

arbres. On enlendait les gémissements du fantôme de la montagne , un tourbillon de vent traversa la salle et vint toucher légèrement ma harpe. Elle ren- dit un son lugubre comme le chant des funérailles. Fingal l'entendit le premier; de fréquents soupirs s'élèvent de son sein. « Quelqu'un de mes héros a péri, » dit le roi de Morven. « J'entends des sons de mort sur la harpe de mon fils. Ossian, touche cette corde qui résonne; fais entendre des accords funè- bres, afin que les ombres de mes guerriers s'envo- lent avec joie vers les collines de Morven. »

Je touchai ma harpe devant le roi : les sons en étaient sourds et plaintifs. Penchez-vous du sein de vos nuages , ombre de mes pères ; écartez de vous la terreur et les feux qui vous environnent, et rece- vez le héros qui expire à cette heure , soit qu'il vienne d'une terre éloignée, soit qu'il sorte du sein des mers. Préparez sa robe de brouillard et sa lance de nuages ; placez à son côté un météore à demi- éteint sous la forme de son épée, et qu'il s'offre toujours sous tes traits aimables, afin que sa vue puisse réjouir ses amis. Ombres de mes pères, pen- chez-vous du sein de vos nuages. Tels furent dans Selma les chants d'Ossian , au son de sa harpe plaintive ; mais Nathos était sur la côte d'UUin , en- vironné de la nuit. Il entendit la voix perçante de l'ennemi au-dessus du mugissement des flots. Il écoutait en silence, appuyé sur ses armes.

Le matin se leva, paré de ses rayons; les enfants d'Eriu paraissent; ils s'étendent le long de la côte

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 303

comme des rochers grisâtres chargés d'arbres anti- ques. Gaïrbar, au milieu d'eux, sourit d'un air farou- che à l'aspect de l'ennemi. Nathos s'élance ; Dar- thula ne put rester loin de son amant ; elle vole sur ses pas , armée d'uue lance et suivie de ses guer- riers. Mais ces héros couverts de leurs armes et dans réclat de la jeunesse, qui sont-ils? Je recon- nais les fils d'Usnoth, Althos et Ardan.

« Viens, dit Nathos, viens, chef de Teraora, com- battons sur le rivage pour la plus belle des filles. Nathos n'a point ses guerriers avec lui; ils sont au delà de cette mer orageuse. Pourquoi viens tu avec la foule de tes héros attaquer le chef d'Etha? Tu as fui devant lui, quand ses amis l'environnaient. »

« Jeune homme au cœur présomptueux, répondit Gaïrbar, crois-tu que le chef d'Erin combatte contre toi ? Tes aïeux n'étaient point comptés parmi les guerriers célèbres. Ils n'étaient point au rang des rois. Ont-ils dans leur demeure les armes de leurs ennemis et les boucliers des temps anciens? Gaïrbar règne avec gloire dans Temora. Il ne se mesure point avec des guerriers vulgaires. »

Une larme s'échappe des yeux de Nathos; il re- garde ses frères, leurs javelots volent en même temps, et trois guerriers sont étendus sur la terre. Bientôt leurs redoutables épées étincellent dans leurs mains. Les bataillons d'Erin se dispersent comme un amas de sombres nuages devant le souffle impé- tueux des vents. Alors Gaïrbar donne le signal à son armée. Mille arcs sont tendus, mille flèches vo-

304 CYCLE d'ulster.

lent, les fils d'Usaoth tombent... Ils tombent comme trois jeunes chênes qui seuls s'élevaient sur la colline. Le voyageur voit ces arbres superbes; il s'étonne de les voir seuls et sans abri parvenus à cette hauteur : le vent du désert vient dans la nuit et couche leurs vertes cimes sur la terre. Le lende- main le voyageur revient... mais les jeunes chênes sont desséchés et la colline est dépouillée de sa verdure.

Darthula voit tomber ces héros; la douleur la rend immobile, ses yeux ne versent point de larmes, ses regards sont pleins d'un morne désespoir; la pâleur ternit ses joues, ses lèvres tremblantes articulent à peine quelques mots entrecoupés, et sa noire cheve- lure flotte en désordre.

Le farouche Gaïrbar arrive : « est maintenant l'objet de ton amour? est ton chef d'Etha? As- tu vu le palais d'Usnoth ou les sombres collines de Fingal ? Si les vents n'avaient pas jeté Darthula sur le rivage, j'allais faire tonner la guerre dans Mor- ven. Fingal lui-même serait tombé sous mes coups, et la désolation régnerait dans Selma. »

Le faible bras de Darthula laisse échapper son bouclier. Son sein d'albâtre est découvert. Mais il est ensanglanté; une flèche cruelle l'avait percé : elle tombe comme un flocon de neige sur son cher Nathos ; sa noire chevelure enveloppe le visage de son amant, et leur sang se mêle sur la terre.

(( Tu n'es plus, fille de Colla, » dirent les bardes de Gaïrbar; « le silence habite sur les rives désertes

MEURTRE DES FILP d'uSNECH. 305

de Selama; la race de Truthil est éteinte. Quand te relèveras-tu , ô la première des beautés d'Erin I Tu dormiras longtemps dans ta tombe; et le matin de ton réveil est bien éloigné. Le soleil ne viendra plus éclairer ton lit, et te dire : Eveille-toi, Dar- thula, éveille-toi la plus belle des femmes. L'ha- leine du printemps a réchauffé les airs. Les fleurs balancent leurs tètes sur la verdure... Soleil, retire- toi. La fille de Colla est endormie, on ne la verra plus sortir au matin dans l'éclat de sa beauté ; on ne la verra plus marcher avec grâce dans la plaine. >

Ainsi chantaient les bardes en élevant le tombeau de Darthula. J'allai chanter aussi sur la tombe de cette infortunée, lorsque Fingal vint dans UUin com- battre Gaïrbar.

E

DARTHULA par Baour-Lormian.

SUJET

Gromnal (1), roi d'Etha, eut trois fils : Nathos (2), Ardan et Morar (3). Ils attaquèrent Gaïrbar (4), usur-

(1) Usnech.

(2) Noïsé.

(3) Annie.

(4) Conchobar.

20

306 CYCLE d'ulster.

pateur de l'Irlande, et le défirent dans plusieurs conabats. Darlhula (1), ûUe de Colla, roi de TUIs- ter (2), était aimée de Gaïrbar; mais elle vit Nathos, l'aima et s'enfuit avec lui. Une tempête rejeta leur vaisseau sur les côtes mêmes Gaïrbar campait avec son armée. Les trois frères se défendirent longtemps avec courage, mais ils succombèrent enfin sous le nombre et furent massacrés. L'infor- tunée Darthula se perça sur le corps de son cher Nathos (3).

OSSIAN.

Ainsi qu'une jeune beauté

Silencieuse et solitaire,

Des flancs du nuage argenté

La lune sort avec mystère. Fille aimable du ciel, à pas lents et sans bruit, Tu glisses dans les airs brille ta couronne ;

Et ton passage s'environne Du cortège pompeux des soleils de la nuit. Que fais-tu loin de nous quand l'aube blanchissante

Efface à nos yeux attristés Ton sourire charmant et tes molles clartés ? Vas-tu, comme Ossian, plaintive, gémissante,

Dans l'asile de la douleur Ensevelir ta beauté languissante ? Fille aimable du ciel, connais-tu le malheur?

(1) Derdriu.

(2) Fedelmid, conteur du roi d'Ulster, Conchobar.

(3) Baour-Lormian revient au suicide de la première rédaction (p. 236), que Macpherson a remplacé par une mort plus conforme à ses doctrines morales, p. 287, 288, 304.

MEURTRE DES FILS d'usNEOH. 'W

Maintenant, revêtu de toute sa lumière, Ton char voluptueux roule au-dessus des monts : Prolonge, s'il se peut, le cours de ta carrière, Et verse sur les mers tes paisibles rayons.

Nathos de l'Océan ouvre le sein humide ;

A ses côtés sont Ardan et Morar. Les trois fils de Cromnal d'une course rapide Se dérobent aux traits du puissant Caïrbar.

Quelle est cette jeune étrangère Qui des mers auprès d'eux brave les flots bruyants?

Ses longs cheveux en boucles ondoyants Flottent sur sa taille légère...

C'est Darthula, l'amante de Nathos :

De Caïrbar elle fuit la tendresse ,

Et ses regards se peint la tristesse

Errent languissamment sur son jeune héros.

0 douleur! les vents infidèles,

Couple charmant, abusent votre espoir.

Ces monts chargés de glaces éternelles, Ces ruisseaux que vos yeux viennent d'apercevoir Ne mouillent point Etha d'une onde fugitive ; Les tours de Caïrbar pèsent sur cette rive ; Vous retombez en son pouvoir. Vous qui déçûtes leur attente,

Vents du Midi, que faisiez- vous alors? Pourquoi sur nos paisibles bords Dépouiller le chardon de sa robe piquante ! Que n'alliez-vous enfler les voiles de Nathos ? Que ne présentiez-vous à sa vue empressée Et le toit paternel et les riants coteaux sa jeune valeur s'était tant exercée? Qu'aisément, 6 Nathos ! tu maîtrisas le cœur De la jeune beauté qui te suit et t'implore !

Ton visage avait la douceur

308 CYCLE d'ulster.

Des premiers rayons de l'aurore ;

Tes cheveux passaient en noirceur

L'aile du corbeau d'inistore ;

Le gazouillennent des ruisseaux,

Le doux murmure du zéphire

Qui se joue entre les roseaux ,

L'air pur que le chasseur respire

Assis le soir au bord des eaux

Sur les sens avaient moins d'empire

Que les sons flatteurs de ta voix. Mais quand dans les combats tu poursuivais les rois,

Tu ressemblais à la mer irritée Dont les vents orageux troublent le vaste sein ;

Au bruit de tes armes d'airain S'enfuyait des héros la foule épouvantée. Ce fut ainsi que te vit Darthula

Tranquille au palais de ses pères, D'un feu soudain elle brûla ; Des pleurs d'amour mouillèrent ses paupières...

Mais les vents ont trompé tes vœux, 0 fille de Colla, tu t'égares dans l'ombre ! Arrêtez, vents jaloux ; silence, vague sombre; Laissez-moi recueillir ses accents douloureux.

DARTHULA.

Quelle clarté lutte avec les ténèbres? Entends-je de Nathos les torrents écumeux?

Revois -je Etha? Ces tours funèbres ,

Sont-ce les tours de mes aïeux ? quoi ! Nathos me répond par des larmes... sommes-nous?

NATHOS.

Auprès de Caïrbar, Dans ses états : la nuit et le hasard

MEURTRE DES FILS D USNECH. 309

A de nouveaux périls vont exposer tes charmes. . Non, Darthula, cette faible clarté

N'éclaire point la salle de nos fêtes. Nous revoyons Ullin, noir séjour des tempêtes : Voilà de Caïrbar le palais détesté.

Ardan, Morar, mes jeunes frères,

Descendez avec moi ; cherchons quelque sentier

Qui nous dérobe aux fureurs meurtrières

De cet homicide guerrier. Toi, Darthula, que ton cœur s'abandonne Au doux espoir ; il t'est encore permis : A l'ombre de ce roc, loin de nos ennemis , Repose en paix, mon glaive t'environne,

Il dit et part. Seule, avec ses douleurs, Son amante s'assied sur la mousse sauvage.

Et ses beaux yeux se remplissent de pleurs. Tremblante au bruit des flots grondant sur le rivage, Elle promène au loin ses regards inquiets : Elle appelle Nathos d'une voix douce et tendre;

Mais Nathos ne peut plus l'entendre, Ses cris ne vont frapper que des rochers muets.

« Pâle, craintive, délaissée, » Je veille dans l'horreur d'une profonde nuit.

» Oh ! que mon âme est oppressée ! » J'ai besoin de secours et mon amant me fuit !

*

» Il me fuit, donc peut- il être? » Quel charme impérieux le retient loin de moi ?

» Nathos, hâte-toi de paraître ! » Je suis seule, reviens dissiper mon eftVoi.

» Déjà bourdonne la tempête ; » Les vents séditieux se heurtent dans les airs :

310 CYCLE d'uLSTER.

r> Hélas ! reposer ma tête ? » trouver un asile en ces climats déserts?

» 0 lune, écarte les orages! » Astres silencieux, que vos pâles rayons

» Brillent à travers les nuages ! » Guidez mes pas errants sur la cime des monts.

» Mais l'amour vers moi le ramène ; » C'est lui, j'entends ses pas au loin retentissants.

» Pourquoi cette terreur soudaine? » Chef d'Etha, quelle crainte a passé dans tes sens? »

Nathos revint morne et farouche; Des soupirs sortaient de sa bouche; La haine allumait ses regards; La pâleur couvrait son visage : Tel se plonge au sein des brouillards Le soleil vaincu par l'orage.

DARTHULA.

0 mon héros! j'attendais ton retour : Tu le sais; contrainte à la fuite, Sans parents, sans appui, je n'ai que ton amour. A quel affreux destin les combats m'ont réduite ! Un silence éternel règne dans Selama. La tombe a dévoré mon père ; Il s'est éteint le feu qui l'anima ; Et ce vieillard n'est plus qu'une froide poussière.

Les voiles de la nuit embrassaient l'univers; Les flots tumultueux, apaisés par les ombres, Rampaient au pied des rocs que la mousse a couverts, Et les hiboux, cachés dans leurs retraites sombres,

MEURTRE DES FILS D USNECH. 31

Troublaient seuls par leurs cris le silence des airs. Assise sur les tours de mon palais antique, Je songeais à mon frère^ au généreux Colmar,

Qui loin de nous combattait Caïrbar, Quand soudain à mes yeux, pâle, mélancolique, Se présente mon père ; un glaive arme sa main, Et de fréquents soupirs s'élèvent de son sein. « Darthula, me dit-il, « ma famille est éteinte ; » Ton frère infortuné vient de perdre le jour; » Mais d'un coup plus amer ma vieillesse est atteinte, » Et c'est encor sur toi que gémit mon amour. » Caïrbar triomphant, suivi de son armée, »> S'avance vers ces lieux et nous porte des fers. » Qu'il vienne, je l'attends; ma valeur ranimée » Pourra venger les maux que nous avons soufferts. » Prends ce casque, arme-toi du glaive de tes pères ; » Demain, dès que le jour aura sur les bruyères » De ses premiers rayons versé le doux éclat, » Suivis de nos guerriers nous irons au combat. »

Le jour paraît. Je charge mon armure, Mon bras fléchit sous un lourd bouclier, Et le poids d'un casque d'acier Presse ma noire chevelure; Mon père m'ouvre le chemin : Quelques braves glacés par l'âge D'un pas tardif et lent suivent leur souverain. Tous nos jeunes guerriers, trahis par leur courage, Naguère étaient tombés dans un climat lointain : Leurs pères affaiblis s'avancent hors d'haleine ;

La lance pèse à leurs bras languissants; Et les zéphyrs, portés sur une aile incertaine, Frémissent dans leurs cheveux blancs. « Témoins de ma triste vieillesse, » Leur dit Colla, « plus terrible et plus fier

312 CYCLE D'ULSTIiR.

» Vous m'avez vu jadis sous un rempart de fer » Dans les périls sanglants signaler mon adresse. )) Hélas! ils sont passés ces jours de ma valeur : » Comme moi vous pleurez vos forces éclipsées; » Jours de gloire présents à nos tristes pensées, » Que votre souvenir réveille notre ardeur ! »

Il dit, et tirant son épée

Colla s'élance furieux. Soudain d'un bruit confus notre oreille est frappée :

Nous avançons, et bientôt à nos yeux S'ofiVent mille guerriers en ordre dans la plaine.

Déjà la fureur et la haine

Ont donné le signal affreux. Mais pourquoi retracer ces moments douloureux? Percé d'un coup mortel je vis tomber mon père : Je volais recueillir l'âme de ce vieillard. Mes mains allaient fermer sa sanglante paupière, Quand je vois accourir le sombre Caïrbar.

A mon aspect une joie homicide Brille en son œil farouche et sur son front livide. Il ose me parler de son barbare amour ; Dans mon propre palais il me traîne expirante... Le reste t'est connu. Je maudissais le jour, Et j'appelais la mort à mes désirs trop lente, Lorsque, brillant d'ardeur, de gloire, et de beauté, Tu parus tout à coup à mon œil enchanté. Tu parus : Caïrbar vit resplendir ta lance , Et s'enfuit devant toi comme un chevreuil léger.

Mais qui peut encore t'affliger? Avons-nous, cher Nathos, perdu toute espérance?

NATHOS.

Je crains peu les combats. A peine en mon printemps, Je m'embrasais des feux de la victoire ;

MEURTRE DES FILS d'uSNEGH. 313

Fils des héros, rempli de leur mémoire, Je brûlais d'égaler leurs exploits éclatants ;

Et la guerre était pour mon âme Ce que l'astre du jour est pour les frais vallons Quand au midi, couronné de rayons, Il y verse un torrent de flamme. 0 souvenirs! ô stériles regrets! Plus d'une fois dans les champs du carnage J'avais lancé d'inévitables traits, Avant que mon jeune courage Eut d'un joug tyrannique affranchi tes attraits, Tes attraits aussi doux que la brillante étoile Qui tremble dans le ciel au milieu de la nuit. Mais le nuage approche, et va, d'un sombre voile,

Envelopper l'astre pur qui me luit. 0 Darthula ! les vents ont déçu ma tendresse. Le palais de ton père est encor loin de nous ; Nous sommes seuls, exposés au courroux Du ravisseur de ta jeunesse. Mes frères, il est vrai, secondant mes efforts. Au péril de leurs jours vont défendre tes charmes;

Mais que pourront nos faibles armes Contre tant de guerriers défenseurs de ces bords?

ARDAN.

Nathos, notre perte est certaine. J'ai vu flotter d'Erin le puissant étendard ; J'ai reconnu la voix de Caïrbar :

Ses guerriers veillent dans la plaine. A la lueur des rapides éclairs.

Vois rouler leur phalange sombre,

Vois briller leurs dix mille fers.

314 CYCLE d'ulster.

NATHOS.

Va, je les vois, et n'en crains pas le nombre. 0 mer d'Ullin ! avec tant de fracas Pourquoi précipiter tes ondes furieuses? Pourquoi déployez-vous vos ailes orageuses.

Enfants de l'air et des frimas?

Pensez-vous que vos vains éclats

Sur ce roc aride et sauvage

De Nathos enchaînent les pas ? Non, il n'est retenu que par son seul courage, Par l'espoir glorieux d'effacer son outrage,

Ou de périr dans les combats.

11 se couvre, à ces mots, de l'airain homicide;

La lance paternelle arme son bras nerveux ;

Un casque étincelant embrasse ses cheveux,

Et la fureur se peint dans son œil intrépide.

« Morar, » dit le héros, « dans les flancs du rocher

» Serpente une grotte profonde ;

» Mon amante peut s'y cacher. » Va, de ses jours que ta foi me réponde. » Pour nous, Ardan, marchons à l'ennemi :

» Et si mon bras mal affermi

» Se refuse à servir ma haine;

» Si je dois tomber sur l'arcnc, » Morar, embarque-toi; regagne mon palais : » Va du triste Cromnal adoucir la misère;

» Dis-lui, pour calmer ses regrets, » Que Nathos expirant songeait à son vieux père; » Qu'il est mort accablé, mais non pas abattu ;

» Que, même à son heure dernière, » Il n'a point démenti son sang et sa vertu.

» Et toi, lorsque le sombre automne, » Sur les gazons flétris, dans les bois dépouillés,

MEURTRE DES FILS D'USNECH. 315

w De son éclat stérile et monotone rt Viendra frapper tes yeux de pleurs toujours mouillés,

» Darthula, dans nos tours antiques, » Convie à tes banquets les filles des héros;

M Et que leurs voix mélancoliques » Eternisent le nom du malheureux Nathos. » Mais plus heureux si la harpe sonore » Sous les doigts d'Ossian pleurait en mon honneur, » Mon ombre, alors errante au sein d'un météore, » S'enivrerait de joie et de bonheur. »

OSSIAN.

Nous étions cette nuit dans la salle des fêtes ;

Et tandis qu'au bruit des torrents Se mêlaient les soupirs des fantômes errants, Nous, du roi de Morven nous chantions les conquêtes.

Soudain un vent impétueux Arrache un son de mort à ma harpe plaintive. Fingal pâlit..., l'effroi qui le captive

Perce dans ces mots douloureux : * Un héros de Morven en ce moment succombe : » La harpe de mon fils ne gémit point en vain : » Que de tristes accords s'élèvent sur sa tombe !

» Ossian, pleure son destin. »

Il se tait. Son front plus tranquille Cache le trouble de son cœur. Cependant j'obéis, et ma harpe docile

Commence ce chant de douleur.

« Penchez-vous du sein des nuages, » Ombres pâles de nos aïeux. » Ecartez de vous les orages, » La terreur, le sang, et les feux.

316 - CYCLE d'ULSTER.

» Voyez d'un regard favorable » Celui qui meurt en ce moment; » Et que votre main secourable » Ouvre pour lui le firmament !

« Déployez sa robe légère,

» Trempez son glaive nébuleux ;

» A son char brillant de lumière

» Attelez des conrsiers fougueux :

» A l'heure le sommeil nous plonge

» Dans un repos délicieux,

» Qu'il vienne sur l'aile du songe

» Réjouir nos cœurs et nos yeux. »

Cependant, sur les bords d'une mer courroucée, L'intrépide Nathos veillait, pâle d'horreur : Dartbula, près de lui, sous ses maux affaissée, Garde un morne silence et cache sa terreur. Le joui' i-enaît enfin; sa clarté vacillante Découvre à leurs regards un essaim de héros; Chacun est revêtu d'une armure brillante, Chacun avec fierté brandit deux javelots. Tel qu'un vaste rocher qui commande à la plaine, Du milieu des guerriers s'élève Caïrbar Sa voix gronde, et son œil, enflammé par la haine, Dans un orbite affreux roule un affreux regard.

NATHOS A CAÏRBAR.

Viens, chef de Témora, descends sur le rivage;

Ose me disputer l'objet de mon amour :

Tu ne peux l'obtenir qu'en m'arrachant le jour.

Viens, nous sommes tous deux affamés de carnage.

Jadis tu me fuyais palpitant de frayeur

Quand aux plaines d'Etha je guidais mon armée :

MEURTRE DES FILS D'uSNEGH. 317

Maintenant je suis seul; ta prudente valeur D'un nouveau feu s'est allumée.

CAIRBAR.

Jeune présomptueux, modère cette ardeur : Crois-tu que Cairbar dégradant son épée, La trempe dans le sang d'un guerrier inconnu? Le nom de tes aïeux ne m'est point parvenu ; La terre de leur gloire a-t-elle été frappée ?

Sont-ils montés au rang des rois ? Aux murs de leurs palais des armes attachées, Par leur bras redoutable aux héros arrachées,

Rappellent-elles leurs exploits ?

Nathos rougit, et, de son œil humide, Tombe une larme : il fait briller son fer... Ses frères, plus prompts que l'éclair, Déjà se sont armés de leur glaive homicide.

Caïrbar de meurtres avide, Donne l'affreux signal; les dards sifflent dans l'air... Percés, couverts de sang, Nathos et ses deux frères Sur le sable rougi tombent décolorés ;

La mort a fermé leurs paupières : Tels, de fraîches eaux entourés, Au haut d'un mont croissent trois jeunes chênes Le voyageur, arrêté dans les plaines. D'un œil surpris les mesure tous trois. Mais la Nuit à son char attelle les tempêtes, Les Autans font mugir leurs effrayantes voix ;

Les chênes, battus à la fois, Et courbant sous les vents leurs orgueilleuses têtes, Roulent au pied du mont dont ils furent les rois. Darthula, muette, immobile, L'œil morne, les cheveux épars,

318 CYCLE d'ulster.

Dans sa fureur sourde et tranquille, Promène partout ses regards. Mais bientôt ses genoux fléchissent : Un dard est caché dans sa main; Elle le plonge dans son sein , Et des flots de sang en jaillissent. Caïrbar accourt, mais en vain... De remords, de douleur son âme est déchirée. Et sur sa victime expirée Il se penche et maudit le barbare destin.

OâSIAN.

Tu n'es plus, ô beauté charmante ! La tombe te dévore... Un sommeil éternel De l'aimable Nathos presse la jeune amante. Honneur de Sélama, sous le toit paternel Tu ne toucheras plus la harpe frémissante. Un deuil lugubre et solennel Voile d'UUin la rive gémissante.

Objet de l'amour des héros, Quand t'échapperas-tu de l'étroite demeure? Jamais, sans doute, hélas! Qui peut connaître l'heure, L'instant doit finir ton funeste repos ? Quand le soleil, vainqueur de la nuit orageuse,

Viendra dorer le haut des monts, Il te retrouvera sous la pierre fangeuse , Pâle, froide, insensible au feu de ses rayons.

Relève-toi, fille adorée : Déjà le doux printemps succède aux noirs hivers;

La fleur fraîchement colorée. Du parfum matinal embaume au loin les airs.

MEURTRE DES FILS d'uSNECH. 319

Prends ton arc, le chasseur s'éveille; Va percer de tes traits le chevreuil bondissant...

Mais contre lui ton arc est impuissant; Près de toi détendu, dans la tombe il sommeille.

X

Les guerriers d'Ulster en mal d'en- fant ou la neuvaine des Ulates

M. Windisch a publié, en 1884, dans les conmptes rendus de la classe de philosophie et d'histoire de l'Académie royale des sciences de Saxe, deux rédactions de la curieuse légende irlan- daise dont nous venons de donner le titre. L'une est empruntée à un manuscrit du milieu du douzième siècle : nous voulons parler du fameux livre de Leinster (p. 125 v»). L'autre est tirée d'un manuscrit du quinzième siècle, celui qui porte le no 5280 du fonds Harléien au Musée britannique (fol. 53 v», autrefois 42 vo). M. Windisch a joint une traduction à chacun des deux textes irlandais. Dans l'exposé qui suit, les deux rédactions sont combinées de manière à faire un seul récit.

Il y avait en Ulster un riche paysan qui s'appelait Grunniuc, les autres disent Gronnchû, c'est-à-dire « chien rond. » Il vivait dans un endroit désert et montagneux ; il avait beaucoup de fils. Sa femme, leur mère, vint à mourir. Il resta longtemps sans se remarier. Un jour , il était dans sa grande maison tout seul, quand il vit entrer une femme, jeune, jo-

LA NEUVAINE DES ULATES. 321

lie, dont les vêtements, la tenue et toute la per- sonne respiraient la distinction. Elle s'assit près du foyer, alluma le feu; sans dire mot, elle prit un pé- trin et un crible et commença les préparatifs du re- pas du soir. Quand la fin du jour approcha, elle prit des pots et alla traire les vaches, sans adresser la parole à personne. Lorsque les gens rentrèrent, elle fît un tour à droite [suivant Tusage superstitieux des Irlandais], puis passa dans la cuisine, donna ses ordres aux enfants et aux serviteurs, sans avoir besoin de demander à personne aucun renseigne- ment. Après le repas , chacun alla se coucher , elle resta sur pied la dernière, éteignit le feu,. fit un tour à droite pour la seconde fois, puis vint se coucher à côté du maître de la maison. Elle resta longtemps avec lui. Elle gouvernait le ménage avec une grande libéralité, donnant aux enfants et aux domestiques en abondance la nourriture, les vêtements et tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, et cependant elle augmentait par son épargne la fortune de Grunniuc. Elle devint grosse.

Le moment de sa délivrance approchait quand eut lieu chez les Ulates ou habitants d'Ulster une de ces grandes assemblées ou fêtes périodiques que les Irlandais appelaient Oenach. Tous les Ulates y allaient, hommes, femmes, garçons et filles, à l'ex- ception de ceux qui avaient un empêchement, comme la femme de Grunniuc. Grunniuc fit ses préparatifs pour y aller aussi. Il mit de beaux habits; il avait fort bonne mine. « Songe aux convenances, » lui dit

21

322 CYCLE d'ulster.

sa femme, « et ne l'avise pas de dire une parole j> imprudente (1). » « C'est impossible, « ré- pondit-il.

Il part. La fête a lieu. Elle fut très brillante : les costumes, les chevaux étaient fort beaux. Il y eut les divertissements les plus variés : courses de chevaux, courses d'hommes à pied, combats, jeux on lançait des projectiles , marches solennelles. Le dernier jour, un peu après midi, le char du roi, attelé de deux chevaux , arriva sur le champ de course. Les autres chars entrèrent en lutte avec lui. Les chevaux du roi remportèrent la victoire. « Il » n'y a rien de plus rapide que ces chevaux-ci , » s'écrièrent les assistants. « Ma femme court plus )) vite , » dit Grunniuc. « Arrêtez cet homme , » cria le roi irrité ; « que sa femme vienne courir avec » mes chevaux. »

Cet ordre est exécuté , et , de la part du roi , des envoyés vont prévenir la femme de Grunniuc. Celle-ci leur souhaite la bienvenue et leur demande quelle raison les amène. Ils le lui racontent. « Mon » mari a eu tort, » répond-elle, « et il a dit une pa- » rôle déplacée. Mais moi, j'ai le droit d'obtenir un » délai avant de venir le délivrer, car je suis en- » ceinte et je sens déjà les douleurs. » « Un dé- » lai! Pourquoi? » s'écrièrent les envoyés, « on

(1) C'est la leçon du livre de Leinster; suivant la rédaction harléienne, la femme dit à son mari que s'il parle d'elle à la fête leur séparation s'ensuivra.

LA NEUVAINE DES ULATES. 323

» tuera Ion mari si tu ne viens avec nous (1). » Elle vint. A son arrivée, tout le monde accourut pour la voir. « Il n'est pas convenable de me re- » garder ainsi, » dit-elle. « Pourquoi m'a-t-on ame- » née? i> « Pour courir avec les deux chevaux du )) roi , » répondirent toutes les voix , « et on verra » qui arrivera le premier au but. » « J'ai droit à » un délai, d répondit-elle, « car je suis grosse, et » déjà les douleurs ont commencé (2). » « Tirez » répée , » s'écria le roi , « et coupez la tête de » Grunniuc. » « Attendez-moi un peu de temps, » demanda la femme, « et laissez-moi accoucher. » (( Non, certes, » répliqua le roi. La paruvre femme s'adressa aux assistants : « Yenez-moi en aide , » leur demanda-t-elle. « Il n'est personne parmi vous » que n'ait porté le sein d'une mère. » On ne lui répondit pas. « Honte à vous , » continua-t-elle , « qui avez si peu d'égards pour moi. Qu'il en soit D comme vous le voulez; mais à cause du mal que )) vous faites, vous en subirez un plus grand. »

« Gomment t'appelles-tu ? » dit le roi. « Je » m'appelle Mâcha , » répondit-elle ; « je suis fille » d'Etrange, fils d'Océan. L'emplacement vous

(1) La composition due au roi de grande province pour insulte grave se montait à quatorze femmes esclaves, qu'on pouvait rem- placer par quarante-deux bêtes à cornes. C'était plus que la for- tune de Crunniuc qui , par conséquent , était à la discrétion du roi.

(2) La réclamation de la femme était conforme au droit irlan- dais. Le roi, en rejetant cette réclamation, faisait acte de tyrannie.

324 CYCLE d'ulster.

» donnez cette fête prendra et gardera toujours » mon nom et le nom de ce que je porte dans mon » sein. Faites partir les chevaux. » Aussitôt la course commença. Quand le char du roi atteignit l'extrémité du champ de course, Mâcha y était déjà arrivée. Elle accoucha devant la tète des chevaux , elle mit au monde deux jumeaux, un fils et une fille, et cet endroit s'est appelé depuis « les jumeaux de Mâcha, » en irlandais Emain Mâcha. [Là fut longtemps la capitale de l'Ulster ; et , quoique cette ville soit détruite depuis plus de quinze siècles, on en admire encore aujourd'hui les majestueux terras- sements que le rédacteur de ces lignes a eu le plai- sir de visiter en 1881.]

Au moment de son accouchement , Mâcha poussa un grand cri. Tous les hommes qui entendirent ce cri furent frappés d'une sorte d'ensorcellement. Ils étaient condamnés à subir une fois dans leur vie les douleurs de l'accouchement, pendant cinq jours et quatre nuits, ou pendant cinq nuits et quatre jours. Ce fut la neuvaine des Ulates, durant laquelle ils n*avaient pas plus de force qu'une femme en cou- ches, et cette singulière maladie se transmit de père en fils pendant neuf générations. A ce fléau, il y eut trois exceptions : les petits garçons nés avant la ma- lédiction de Mâcha, les femmes et le héros Gûchu- lainn y échappèrent. [Quand la reine épique Medb envahit le royaume des Ulates, aujourd'hui l'Ulster, et commença, pour s'emparer du taureau deCûailngé, une guerre qui est le sujet de la principale des épo-

LA NEUVAINE DES ULATES. 325

pées irlandaises, la oeuvaine des Ulates sévissait sur tous les guerriers d'Ulster, sauf le héros Gûchu- lainn qui fut seul en état de tenir tête à l'ennemi (1).]

(1) Revue celtique, t. VII, p. 225-227.

Comme Fand , quelque temps épouse de Cûchulainn (voir ci- dessus, p. 208-215), Mâcha est une side ; par son père Etrange {Sainred), elle est petite-fille d'Imbath que nous avons traduit par Océan. Imbath est un synonyme de Ler = Liro-s, en gallois Llyr , que nous avons aussi rendu par Océan, et qui est père du dieu Manannan (cf. ci-dessus, p. 132, 277, 212-215). Llyr, dans la mythologie galloise, a deux fils : Bran, et Manawyddan identique à Manannan, plus une fille, Branwen ; voyez ci-dessus, t. III, p. 65-116, les Mabinogion de Branwen et de Manawyddan, tra- duits par M. Loth.

XI Meurtre de Cûchulainn

Il y eut, dans la vie de Cûchulainn , trois faits qui soulevè- rent contre lui d'irréconciliables inimitiés personnelles , ce furent : le meurtre de Coirpré, dit le Héros des Guerriers, en irlandais Nia fer, roi de Leinster; le meurtre du roi du Munster méridional, Cûroï (1), fils de Daré ; le meurtre de Calatin le Hardi. De ces trois actes belliqueux, les deux derniers étaient accompagnés de circonstances aggravantes qui ren- daient tout particulièrement impérieux et redoutable le désir de la vengeance.

Calatin le Brave avait péri dans un de ces petits combats qui précédèrent Finvasion de l'Ulster par l'armée d'Ailill et de Medb, roi et reine de Connaught, lors de la grande expédition connue sous le nom de Tain Cûailngi. Tous les guerriers d'Ulster, retenus à Emain par la maladie mystérieuse qu'avait attirée sur eux la malédiction de Mâcha, étaient hors d'état de

(1) Cûroï signifie : « chien du champ [de bataille]. » Son fils Lu- gaid, dont il sera question plus loin, est dit, tantôt fils de Cûroï, mac Con-roi , tantôt fils des trois chiens mac na. tri Con. Il ne faut pas le confondre avec Lugaid aux Ceintures Rouges, fils des trois Beaux d'Emain, mac na tri Find Emna, qui fut roi suprême d'Irlande, voir ci-dessus, p. 188-191.

MEURTRE DE CUGHULAINN. 327

défendre leur patrie contre l'invasion terrible qui la menaçait; seul, Cûchulainn avait échappé à cette malédiction (1), il s'était présenté seul devant l'ennemi , il l'arrêtait par des combats singuliers d'où il sortait toujours vainqueur, et pendant les- quels, suivant l'usage celtique, les hostilités étaient suspendues. De ces combats , l'avant dernier fut celui qu'il livra à Calatin le Hardi. Calatin, tout brave qu'il était, prit la précaution de se faire accompagner par ses vingt-sept fils et par un de ses petits-fils; Calatin et ses compagnons étaient donc vingt-neuf contre un , Cûchulainn les frappa tous mortellement (2) ; mais ces vingt-neuf morts laissaient une postérité : le clan de Ca- latin, dont l'honneur exigeait la mort de Cûchulainn. Ce clan était une petite armée à laquelle un chef surgit. Voici comment : On a vu plus haut (p. 135) Blathnat, femme de Cûroï, rece- voir Cûchulainn dans son château, et Cp. 142) Cûroï décerner à Cûchulainn la primauté parmi les guerriers dtJlster. Blath- nat était la fille du roi de Mana, enlevée à son père dans une expédition guerrière à laquelle Cûroï et Cûchulainn avaient tous deux pris part; les deux guerriers avaient prétendu chacun avoir dans son lot de butin Blathnat ; Cûroï l'avait emporté sur son rival : vainqueur dans un combat singulier contre Cûchu- lainn, il avait laissé ce guerrier étendu par terre, les pieds et les mains liés, après lui avoir, pour comble d'humiliation, coupé les cheveux et enlevé son épée. Pour tirer vengeance de cette honte, Cûchulainn se fit aimer de Blathnat : il vint se mettre en embuscade près de l'habitation de Cûroï, sur les bords d'un ruisseau qui venait de la forteresse oi^i résidait Cûroï. Blathnat, ayant pris l'épée de son mari, la lui mit hors de portée, et, en versant du lait dans le ruisseau, prévint Cû- chulainn que le moment favorable était venu. Celui-ci, arrivant

(1) Voir plus haut, p. 324.

(2) Livre de Leinster, p. 80, col. 1 et 2; p. 81, col. 1. Une ana- lyse de ce morceau a été publiée par M. Zimmer dans la Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 462-463.

328 CYCLE d'ulster.

aussitôt, tua Cûroï qui ne pouvait se défendre. Mais Cûroï avait un poète et un fils ; le poète s'appelait Fercertné; le fils, Lu- gaid ; tous deux se promirent de le venger. Fercertné se rendit en Ulster, se nniêla à la foule des courtisans qui, un jour, en- touraient Conchobar; c'était sur le bord de la mer. Blathnat se trouvait dans l'assemblée, Fercertné la saisit tout d'un coup entre ses bras et l'entraîna sur le haut d'un rocher, puis il se précipita en bas, la contraignant à partager sa chute, qui, pour tous deux, fut mortelle (1).

Quant à Lugaid, fils de Cùroï, il s'allia avec les descendants de Calatin, avec Ere, fils de Coirpré (2) qui avaient comme lui à venger sur Cûchulainn la mort de leurs pères; et, réunis- sant une armée considérable, ces ennemis de Cûchulainn en- vahirent rUlster, ravageant tout, ne respectant la vie ni des femmes ni des enfants. Cûchulainn était en sûreté derrière les remparts de la forteresse d'Emain; au lieu d'aller attaquer ses adversaires en Ulster, il projetait une diversion : il comptait aller porter la guerre dans le Munster même, d'où venait Lugaid, fils de Cûroï; Cûchulainn voulait retarder ainsi l'ac- complissement de sa destinée, qui était de finir en Ulster dans la plaine de Murtemné; cependant les cris de douleur des fem- mes et des enfants qu'on massacrait jusqu'au pied des rem- parts d'Emain-Macha parvinrent à son oreille; on en verra un peu plus bas les conséquences, dont la dernière fut la mort du héros.

Le récit du « meurtre de Cûchulainn » a été conservé par le Livre de Leinster, douzième siècle, p. 119-124. Il est intact, sauf le commencement qui fait défaut, et que nous avons rem- placé par les quelques mots d'introduction qui précèdent.

M. Whitley Stokes a publié, de ce morceau, une excel-

(1) Ces événements sont le sujet de la composition épique inti- tulée : Meurtre de Cûroï, Aided Conroî.

(2) Il a déjà été question d'Ere, fils de Coirpré, ci-dessus p. 187.

MEURTRE DE. CUCHULAINN. 329

lente analyse et d'importants extraits, tant dans le texte original que sous forme de traduction anglaise. Le tout a paru dans la Revue celtique ^ t. III, p. 174-189. On trouvera ci-dessous une traduction complète du document irlandais , sauf les discours en vers dont on donne en général le début seulement.

On a divisé ce morceau en dix paragraphes :

§ 1, Invasion de l'Ulster par les ennemis de Cûchulainn, p. 330.

§ 2. Départ de Cûchulainn pour la guerre, p. 332.

§ 3. La nourrice de Cûchulainn. Les trois vieilles et leur festin, p. 335.

§ 4. Cûchulainn rencontre l'ennemi, p. 336.

§ 5. Dispositions prises par l'ennemi. Premier choc, p. 338.

§ 6. Lôeg, cocher de Cûchulainn , est tué par Lugaid fils de Cùroï, p. 339.

§ 7. Le Gris de Mâcha, premier des deux chevaux de Cû- chulainn, est blessé par Ere, fils de Coirpré, p. 341.

§ 8. Cûchulainn est frappé mortellement par Lugaid, fils de Cûroï, p. 343.

§ 9. Cûchulain meurt. Lugaid, fils de Cûroï, lui tranche la tête, p. 345.

§ 10. Conall le Triomphateur venge la mort de Cûchulainn, p. 348.

Le § 9 se termine, p. 347-348, par une pièce de vers attribuée à un poète irlandais du septième siècle ; elle paraît prouver que, dès le septième siècle on chantait, en Irlande, la mort de Cûchulainn; mais alors les exploits attribués au héros national étaient moins exagérés qu'ils ne le furent au douzième siècle.

A la suite du morceau irlandais, p. 354, on trouvera, dans la traduction de Le Tourneur, l'arrangement à l'art de Macpherson.

330 CYCLE d'ulster.

A

RÉDACTION IRLANDAISE

l^^ Invasion de VUlster par les ennemis de

Cûchulainn.']

« Jamais jusqu'à ce jour, » dit Cûchulainn, « je » n'ai pu entendre des femmes et des enfants se » plaindre sans aller à leur secours. » Les cinquante reines vinrent lui barrer le passage et elles décou- vrirent leurs seins devant lui. Il est le premier dont on ait raconté que devant lui les femmes aient dé- couvert leurs seins (1); leur but était de l'empêcher d'entreprendre de nouveaux exploits et de le retenir à Emain Mâcha : on apporta trois cuves d'eau afin qu'en s'y baignant il éteignît son ardeur (2), et on l'empêcha d'aller combattre ce jour-là.

« Je vois , ô fils de Galatin , » dit Lugaid , fils de Gûroï, « qu'aujourd'hui Cûchulainn ne s'éloigne pas » de vous (3), et ce qui l'empêche de partir c'est l'art » avec lequel vous avez commencé la guerre ; il a

(1) Cf. ci-dessus, p. 117, 147.

(2) Cf. ci-dessus, p. 117, 204.

(3) Pour transporter la guerre d'Ulster en Munster, comme on a dit plus haut, p. 328.

MEURTRE DE CUCHULAINN. 331

ï» bien du chemin à faire pour arriver à Dûn Gherm- » nai (1), à Bel Gonglais, à Temair Luachra (2) et à » Tombar Tri n-Ucht , qui est devant Menbolg [en » Munster] ; cependant votre ruse n'aura pas de > succès , il se passera encore bien du temps avant » que Gùchulainn vienne à notre rencontre, il ira 0 loin de nous demain matin. »

Les ennemis de Gùchulainn restèrent jusqu'au lendemain matin, les enfants de Galatin disposèrent leurs troupes tout autour d'Emain Mâcha ; la fumée des incendies allumés par eux forma un nuage énorme qui couvrit Emain Mâcha tout entier; l'ar- mée des enfants de Galatin fît tant de bruit que le palais d'Emain Mâcha en fut ébranlé et que les ar- mes y tombèrent de leur râtelier; du dehors, de mauvaises nouvelles arrivèrent à Gùchulainn. Le- borcham chanta :

Lève-toi, ô Gùchulainn! Lève-toi pour secourir les habi- tants de la plaine de Murthemné

Contre les guerriers de Leinster (3), ô fils de Lug (4) !

0 héros brillamment élevé (5), tourne contre l'ennemi tes merveilleux jeux de guerre.

(1) Comté de Cork, en Munster.

(2) Comté de Kerry, en Munster.

(3) C'est-à-dire contre les troupes d'Ere, dont le père, Coirpré Niafer ou « héros des guerriers », était roi de Leinster.

(4) On se rappelle que Cûchulainn était fils du dieu Lug; Sual- dam ou Soaltam n'était que son père nourricier.

(5) Sodlta, cf. Soaltam.

332 CYCLE d'ulster.

Gûchulainn répondit en chantant :

Laisse-moi tranquille, ô femme !

Je ne suis pas le seul guerrier que nourrisse le royaume de Conchobar.

Quelles que soient mes obligations et les préoccupations qu'elles me causent,

Je ne suis pas seul, ô femme î

Tu me donnes un mauvais conseil.

Après tant de fatigue, après de si grandes fatigues,

Je ne suis pas homme à aller de bon cœur chercher des blessures mortelles aujourd'hui.

Niab , fille de Geltchar et femme de Gonall le Triomphateur, lui donna la réplique en chantant :

Il faut que tu partes pour le combat, ô Gûchulainn !

[S 2. Départ de Gûchulainn pour la guerre,}

Là-dessus, Gûchulainn sauta sur son équipement, il mit son costume de guerre, mais, quand il com- mença à s'en revêtir, la broche qui devait attacher son manteau lui tomba de la main [sur le pied et le blessa] ; il chanta :

Ce n'est pas la faute de mon manteau ; ce n'est pas son frottement qui me blesse ; C'est la faute de ma broche Qui me perce la peau En me tombant sur le pied.

MEURTRE DE GUGHULAINN. 333

Il acheva de s'équiper, saisit son bouclier au bord tranchant et orné de franges, puis s'adressant à Lôeg, fils de Riangabar : « Mon cher Lôeg, » dit-il, « attèle-nous le char. » « Je le jure par le dieu par » lequel jure ma nation, » répondit Lôeg, « quand » même tous les habitants du royaume de Goncho- » bar entoureraient ton cheval le Gris de Mâcha, ils » ne parviendraient pas à l'amener au char. Ses )) prévisions ne t'ont jamais trompé , je les ai tou- » jours vu se réaliser; viens, s'il te plaît, lui adresser » la parole toi-même. » Gûchulainn s'approcha du Gris de Mâcha, et, à trois fois par un mouvement sinistre, le cheval se tonrna vers la gauche. Déjà, la nuit précédente, la déesse Morrigu avait brisé le char de Gûchulainn : elle voulait empêcher le héros d'aller au combat, car elle savait qu'il ne reviendrait pas à Emain Mâcha. Cependant Gûchulainn adressa la parole à son cheval ; il chanta des vers :

Ton habitude, ô Gris de Mâcha, n'était pas de me répondre par ce mouvement sinistre, etc..

Alors le Gris, obéissant, s'approcha de lui, mais il laissa tomber sur ses deux pieds de devant deux grosses larmes de sang. Gûchulainn, [ne s'arrêtant pas à ce signe prophétique,] saute sur son char et met ses chevaux au galop dans la direction du sud, sur la route de Mid-Luachair [comté de Kerry , en Munster]; alors, il vit devant lui une femme, c'était Leborcham, fille d'Aué et d'Adarc, deux esclaves du

334 CYCLE d'ulster.

roi Gonchobar , dont ils habitaient le palais; elle chanta des vers :

Ne nous quitte pas, ne nous quitte pas, ô Cûchulainn !

Ton visage cicatrisé est notre abri,

Il est notre bonheur charmant.

Ta mort nous rendrait inconsolables.

Malheur aux femmes !

Malheur aux, fils !

Malheur aux yeux !

Combien serait longue la plainte que causerait ta perte !

Les trois fois cinquante femnaes qui étaient à Emain Mâcha répétèrent le naême poème à haute voix. « Il vaudrait niieux ne pas nous en aller, d dit Lôeg, « jusqu'aujourd'hui tu as conservé intacte la » force que tu tiens de ta race maternelle. » « Non, » hélas! » répondit Cûchulainn, « pars, Lôeg; c'est » au cocher à conduire les chevaux, au guerrier à ï> protéger les faibles , à l'homme intelligent à don- » ner des conseils, aux femmes à pleurer (?). Mène- » moi au combat, les gémissements ne servent à » rien, ce ne sont pas eux qui te protégeront contre » l'ennemi. »

[Pour détourner les mauvais présages] , Loëg fait faire un tour à droite au char qui s'éloigne ; alors les femmes jettent un cri de deuil , un cri de dou- leur, un cri de plainte, et [en signe d'adieu] elles battent des mains. Elles savaient que Cûchulainn leur protecteur ne rentrerait pas vivant à Emain

MEURTRE DE CUCHULAINN. 335

Mâcha, et que ce jour même il trouverait la mort; elles chantèrent :

La troupe des femmes est triste, Elle verse des larmes abondantes.

Quand elles eurent fini de chanter, elles jetèrent un cri de deuil, un cri de douleur : elles savaient que le héros Gûchulainn ne reviendrait pas.

3. La nourrice de Cùchulainn. Les trois vieilles

et leur festin,]

Devant lui, sur la route, se trouvait la maison de la nourrice qui l'avait élevé; il allait toujours y faire une visite quand, dans ses courses, il se dirigeait vers le sud de l'Irlande ou quand il en revenait; sa nourrice lui offrait chaque fois un pot de bière. Gomme d'habitude, il but ce pot de bière, puis il partit après avoir dit adieu à sa nourrice.

Il suivait la route de Mid-Luachair , il avait passé le champ de Mogna, quand il aperçut quelque chose : c'étaient trois vieilles femmes de la tribu des bor- gnes qui étaient devant lui sur la route ; sur des broches de sorbier, elles faisaient cuire un chien assaisonné de poison.

Une défense magique interdisait à Gûchulainn de passer près d'un foyer sans y faire une visite et sans accepter à manger; par une autre défense magique, la chair de son homonyme était pour lui nourriture

336 CYCLE d'ulster.

prohibée; [or son homonyme était le chien, puisque son nom veut dire chien de Gulann.] Il ne s'arrête pas et il dépasse les trois vieilles ; une d'elles lui adresse la parole : « Viens nous faire visite , ô Cû- » chulainn. d « Je n'irai pas vous voir, » répon- dit-il. — « Il y a ici de quoi manger , » répliqua la vieille, « nous avons un chien à t'offrir; si notre » foyer était grand, » ajouta-t-elle , « tu viendrais, » mais parce qu'il est petit, tu ne viens pas; un grand qui méprise les petits ne mérite pas sa di- » gnité. )) Gûchulainn alla faire visite à la vieille, et [par un geste sinistre], celle-ci, de la main gauche, lui offrit la moitié du chien. Gûchulainn mangea, ce fut de la main gauche qu'il prit le morceau et il en mit une partie sous sa cuisse gauche. [Il avait violé la défense magique]; sa main gauche et sa cuisse gauche étaient maudites; la malédiction atteignit tout son côté gauche, qui, de la tête au pied, perdit une grande partie de sa force.

4. Gûchulainn rencontre V ennemi.]

Puis, Gûchulainn et Lôeg partirent. Gontinuant à suivre la route de Mid-Luachair, ils contournèrent la montagne de Fuat [au comté d'Armagh, en Ulster]. Quand ils arrivèrent au sud de cette montagne, Gû- chulainn demanda : « Que voyons-nous, mon cher y> Lôeg? s « Des ennemis pitoyables quoique » nombreux, » répondit Lôeg; « par conséquent,

MEURTRE DE GUCHULAINN. 337

» grande victoire. » « Malheur à moi , » reprit Oùchulainn, et il chanta :

J'entends un grand bruit ; nous rencontrons des chevaux rouge- foncé.

Les lourdes planches fixées au bras gauche se touchent.

D'abord tombera le cocher (1],

Bientôt tomberont les chevaux devant les sièges sont assis les guerriers (2).

Hélas ! longtemps je me suis levé devant les troupes armées des Irlandais (3) !

Gûchulainn et Lôeg continuèrent à suivre , dans la direction du sud, la route de Mid-Luachair, et ils arrivèrent en vue de la forteresse qui *est dans la plaine de Murthemné [au comté deLoulh, en Leins- ter] (cf. p. 350, 351) ; ce fut qu'ils rencontrèrent Tennemi. Ere, dont le père Goirpré avait été tué par Gûchulainn, se mit à chanter :

Je vois arriver un beau char bien orné. Il est surmonté d'un grand pavillon vert. Sur ce beau char, le guerrier joue des jeux de guerre.

« Ge guerrier vient nous attaquer, ô guerriers » d'Irlande, préparez-vous à combattre... » On dis-

(1) Lôeg sera tué avant son maître.

(2) Le Gris de Mâcha sera frappé après Lôeg et avant Gûchu- lainn. Ge cheval était , paraît-il , attelé à gauche , devant Gûchu- lainn, assis à gauche, tandis que le cocher était assis à droite.

(3) Sous entendu : « Je ne me lèverai plus. »

22

338 CYCLE d'ulster.

posa autour d'Ere un rempart de boucliers ; les guerriers se rangèrent en trois puissants et nom- breux corps de bataille. « Préparez-vous, » dit Ere, « préparez-vous à recevoir l'ennemi, « et il chanta :

Levez-vous, guerriers d'Irlande ; levez-vous. Ici est Cûchulainn le querelleur, le vainqueur à l'épée rouge.

Levez-vous, guerriers d'Irlande.

5. , Dispositions prises par V ennemi. Premier

choc]

f Gomment disposerons-nous notre ordre de ba- » taille-, i> demandèrent les guerriers? <( Voici » mon conseil, » répondit Ere, « vous appartenez à » quatre des cinq provinces d'Irlande; ne formez » qu'un seul corps de bataille, serrez vos boucliers,

> de manière à ne faire, pour ainsi dire, qu'une » seule planche tout autour, tant sur les côtés que

> du dessus; à chaque extrémité vous mettrez au )) dehors un groupe de trois hommes ; sur les trois, » deux seront des plus forts de l'armée et combat- » tront l'un contre l'autre; le troisième sera un sor- ^ cier en mouvement près d'eux (?). Le sorcier de- » mandera à Cûchulainn son javelot dont le nom est » Renommée des Renommées ; la demande faite par » le sorcier sera si impérative que Cûchulainn ne )) pourra pas refuser ce javelot qu'on lui lancera » ensuite; une prophétie annonce que ce javelot doit » tuer un rni; si on demande ce javelot à Cûchulainn,

MEURTRE DE CUCHULAINN. 339

» ce n'est pas contre nous que la prophétie se réali- i> sera. Jetez un cri de plainte et un cri d'appel, son » ardeur et l'ardeur de ses chevaux l'empêcheront » de chanter et de recommencer à nous provoquer » en duel comme à l'expédition du Tain Cûailngi. » On fait comme Ere avait dit.

Gùchulain s'approche, et sur son char fait ses trois jeux de tonnerre : le tonnerre de cent, le tonnerre de trois cents, le tonnerre de trois fois neuf hommes. Ce fut comme un coup de balai qui repoussa devant lui l'ennemi sur la plaine de Murthemné, il s'appro- cha de l'armée ennemie, et se mit à brandir ses armes contre elle : il jouait également de la lance, du bou- clier et de l'épée ; il exerçait tous les arts du guer- rier. Autant il y a de grains de sable dans la mer, d'étoiles au ciel ,. de gouttes de rosée en mai , de flocons de neige en hiver, de grêlons dans un orage, de feuilles dans une forêt, d'épis de blé jaune dans la plaine de Breg, de gazons sous les pieds de che- vaux d'Irlande en un jour d'été, autant de moitiés de têtes, de moitiés de crânes, de moitiés de mains, de moitiés do pieds, autant d'os rouges, furent dis- persés dans la plaine de Murthemné ; elle devint grise de cervelles des ennemis, tant fut cruel et violent le combat livré contre eux par Gûchulainnl

6. Lôeg^ cocher de Cûchulainn est tué par Lugaid, fils de Cûroï,]

Alors Cûchulainn vit au bout de l'armée deux guer-

340 CYCLE d'ulster.

riers combattre l'un contre l'autre; ils semblaient inséparables. « Honte à toi, Gûchulainn, » dit le sorcier, « si tu ne sépares pas ces deux hommes-ci. » Gûchulainn s'élança vers eux, leur donna à chacun un coup de poing sur la tête , la cervelle leur sortit par les oreilles et le nez. « Tu les as séparés, » dit le sorcier, « ils ne se feront plus Tun à l'autre aucun » mal. » « Ils ne seraient pas réduits au silence » si tu ne m'avais prié d'intervenir entre eux, » répondit Gûchulainn. « Donne-moi ton javelot, ô » Gûchulainn, » dit le sorcier. « Je le jure parle » serment que prononce ma nation, » reprit Gûchu- lainn, « tu n'as pas de mon javelot plus grand be- » soin que moi; tous les guerriers d'Irlande sont ici » réunis contre moi , et j'ai à me défendre contre )) eux. » « Si tu me refuses, » répliqua le sorcier, « je lancerai solennellement contre toi une malédic- » tion magique. » « Jusqu'ici, » répondit Gûchu- lainn, « on n'a pas prononcé de malédiction contre » moi en prétextant un refus de don ou un acte de » lésinerie. » Là-dessus, il lança son javelot la poi- gnée en avant; le javelot traversa la tète du sorcier, et, au delà de lui, alla tuer neuf hommes.

Gûchulainn, poussant son char, traversa l'armée ennemie tout entière jusqu'au bout.

Alors Lugaid , fils de Gûroï, ramassa le javelot meurtrier qui, prêt à servir, était tombé au miheu des fils de Galatin. « 0 fils de Galatin , » demanda Lugaid , « quel est le guerrier que ce javelot doit » terrasser. » « G'est un roi que ce javelot doit

MEURTRE DE CUCHULAINN. 341

)i faire tomber, » répondirent les fils de Galatin. Lugaid lança le javelot dans la direction du char de Gûchulainn, le javelot atteignit le cocher Lôeg, fils de Riangabair, les entrailles de Lôeg lui sortirent du corps et se répandirent sur le coussin du char, alors Lôeg chanta :

Rudement j'ai été blessé.

Gûchulainn tira le javelot de la blessure et fit ses adieux à Lôeg. « Aujourd'hui, » ajouta-t-il, « je » serai à la fois et guerrier et cocher. »

»

7. Le Gris de Mâcha ^ le premier des deux chevaux de Gûchulainn est blessé par Ere, fils de Goirpré.]

[Gûchulainn, lançant son char, traversa l'arnaée ennemie tout entière.] Quand il en atteignit l'extré- mité, il vit devant lui deux guerriers combattant l'un contre l'autre, et un sorcier en mouvement au- près d'eux. « Honte à toi, ô Gûchulainn, si tu ne » nous sépares pas , » dit l'un des deux guerriers. Pour toute réponse, Gûchulainn s'élance vers eux et les range l'un à droite, l'autre à gauche, avec tant de violence qu'ils tombent morts au pied d'un rocher voisin. « Donne-moi ton javelot, Gûchulainn, » dit le sorcier. « Je le jure par le serment que pro- » nonce ma nation, » répondit Gûchulainn, « tu n'as » pas de ce javelot plus grand besoin que moi; en » ce moment les guerriers de quatre des cinq grandes

342 CYCLE d'ulster.

» provinces d'Irlande m'attaquent, il faut ma valeur » et mes armes pour balayer aujourd'hui la plaine » de Murthemné. » « Je lancerai solennellement » contre toi une malédiction magique, » répliqua le sorcier. « On n'a pas, » dit Gùchulainn, u le droit » de m'adresser une seconde demande; en donnant » satisfaction à la première, j'ai suffisamment ré- » pondu aux exigences de l'honneur. » « Ce » sera, » répliqua le sorcier, « ce sera contre les 9 guerriers d'Ulster que je prononcerai la malédic- » tion, et elle les frappera par ta faute. » « Jusqu'à présent, » répondit Gùchulainn, « je ne > les ai pas fait maudire, ni en refusant un don, ni » par avarice; je n'ai plus longtemps à vivre, mais )) ils ne seront pas maudits aujourd'hui. » Et il lança son javelot le manche en avant; le javelot traversa la tête du sorcier, et, derrière le sorcier, il tua neuf hommes.

Gùchulainn, mettant ses chevaux au galop, tra- versa de nouveau l'armée ennemie tout entière.

Alors Ere, fils de Goirpré le Héros des Guerriers, ramassa le javelot meurtrier qui, tout prêt à servir, était tombé au milieu des fils de Galatin. « 0 fils de Galatin, » demanda Ere, fils de Goirpré, « quel exploit ce javelot va-t-il accomplir? » « Ge )) javelot va terrasser un roi, » répondirent les fils de Galatin. « Vous avez dit, » répliqua Ere, fils de Goirpré, « que ce javelot renverserait un roi quand, » il y a du temps déjà, Lugaid l'a lancé. » « Nous » ne nous sommes pas trompés, » répondirent les

MEURTRE DE CUGHULAINN. 343

fîls de Galatin, « alors ce javelot a fait tomber le roi » des cochers d'Irlande, le fîls de Riangabair, Lôeg, » cocher de Gùchulainn. » a Je le jure, » répli- qua Ere, « je le jure par le serment que prononce » mon peuple, le roi dont vous parlez n'est pas » encore celui que de ce javelot Lugaid doit tuer(l). » Là-dessus Ere lance le javelot sur Gùchulainn , le javelot atteint un des deux chevaux, le Gris de Mâcha. Gùchulainn tire le javelot de la blessure, lui et le cheval se font de mutuels adieux, puis le Gris de Mâcha quitte son maître, emportant sur son cou la moitié du joug, et il va au lac Gris, sur la montagne de Fuai ; c'était que Gùchulainn était allé chercher le Gris de Mâcha (2), ce fut que le Gris de Mâcha retourna blessé. « Aujourd'hui, » dit Gùchulainn, « j'aurai pour demeure un char à un cheval, avec ») une moitié de joug. »

8. Cûchulainn est frappé mortellement par Lugaid f fîls de Cûroï.]

Il met le bout de son pied sur l'extrémité du joug brisé, et encore une fois il fait traverser à son char l'armée ennemie tout entière. Alors il voit deux guerriers combattant l'un contre l'autre devant lui, et un sorcier en mouvement près d'eux; il sépare les deux guerriers en les traitant comme il avait fait

(1) On va voir, p. 345, Lugaid, de ce javelot, tuer Cûchulainn.

(2) Cf. plus haut, p. 103.

344 CYCLE d'ulster.

pour les deux couples qu'il avait précédera méat

rencontrés. « Donne-moi ton javelot, ô Gûchu-

» lainn, » dit le sorcier. « Le besoin que tu en as

» n'est pas plus grand que le mien, » répondit Cû-

chuiainn. «Je prononcerai solennellement contre

» toi, » dit le sorcier, « une malédiction magique. »

« Aujourd'hui, » répliqua Gùchulainn, « j'ai sa-

» tisfait à l'honneur, on n'a pas le droit de me faire

j> une nouvelle demande. » « Ce sera contre les

» Ulates que je lancerai la malédiction , » reprit le

sorcier , « et tu en seras responsable. » « J'ai

» aussi satisfait à Thonneur pour eux, » répondit

Gùchulainn. « Ge sera contre ta race que sera je-

» tée la malédiction, » dit le sorcier. « Je ne veux

» pas , » répondit Gùchulainn , « que dans les pays

» je ne suis point allé jusqu'ici on vienne racon-

» ter un jour que j'ai perdu mon honneur, et cela

» quand je ne pourrai aller dans ces pays le défen-

» dre, car il me reste peu de temps à vivre. » Alors

Gùchulainn lança son javelot, le manche en avant;

le javelot traversa la tête du sorcier et tua, derrière

le sorcier, trois fois neuf hommes. « G'est un don de

» colère, ô Gùchulainn, » s'écria le sorcier expirant.

Gùchulainn, une dernière fois, traversa jusqu'au

bout l'armée ennemie tout entière. Alors Lugaid,

fils de Gùroï, ramassa le javelot meurtrier qui, tout

prêt a servir, était tombé au milieu des fils de

Galatin. « Quels exploits ce javelot accomplira-t-il, ô

» fils de Galatin? » demanda Lugaid. « 11 terras-

» sera un roi , » répondirent les fils de Galatin.

MEURTRE DE GUGHULAINN. 345

(( Vous en avez dit autant quand Ere l'a lancé ce » matin, » répliqua Lugaid. a Oui, » reprirent les fils de Galatin, a et notre parole s'est réalisée; ce » javelot , lancé par Ere , a mortellement frappé le » roi des chevaux d'Irlande, c'est-à-dire le Gris de )) Mâcha. » « Je le jure, » répondit Lugaid, « je » le jure par le serment que prononce ma nation, le » coup donné par Ere n'a pas frappé le roi que ce » javelot doit tuer. »

Alors Lugaid lança le javelot à Gùchulainn, il l'at- teignit, et les entrailles du héros, sortant, se répan- dirent sur le coussin du char. Aussitôt le Noir de Merveilleuse Vallée [second des chevaux de Gù- chulainn], partit, emportant ce qui restait du joug brisé ; il regagna le lac noir de Muscraigé Tiré (1) , c'est-à-dire le pays Gùchulainn l'avait pris (2); le cheval, à son retour, se précipitant dans le lac, le fit bouillonner.

9. Gùchulainn meurt, Lugaid, fils de Cûroï, lui tranche la tête,]

Gùchulainn resta seul dans son char sur le champ de bataille. « Je désire, » dit-il, « aller là-bas au » lac pour y boire. » « Nous te le permettons, » répondirent ses ennemis, « mais à la condition que » tu reviennes nous trouver, d « Si je n'ai pas la )) force de revenir, » reprit Gùchulainn, « je vous in-

(1) Aujourd'hui Ormond, comté de Tipperary, en Munster.

(2) Cf. plus haut, p. 103.

346 CYCLE d'ulster.

» viterai à aller au-devant de moi. > Il ramassa ses' entrailles, les remit en place, et pied] gagna le lac. De sa main, en marchant, il maintenait ses entrailles. Il but et se b;îigna dans le lac en se serrant le ventre avec la main, et voilà pourquoi le lac de la plaine de Murlhemné s'appelle Lac de Ldmrath, c*est-à-dire du bienfait de la main. On l'appelle aussi Lac de l'Eau Mince.

Après avoir bu et s'être baigné, Gûchulainn s'éloi- gna de quelques pas. Il invita ses ennemis à s'ap- procher de lui. Un parti nombreux, se détachant de l'armée, s'avança. Gûchulainn fixa son regard sur ce groupe hostile. Il alla s'appuyer contre la haute pierre qui est dans la plaine, et, à l'aide de sa cein- ture, il attacha son corps à cette haute pierre. Il ne voulait mourir ni assis ni couché; c'était debout qu'il voulait mourir. Puis ses ennemis vinrent se ranger à l'entour. Ils restèrent autour de lui sans oser l'approcher, il leur semblait encore vivant. « Honte à vous, « dit Ere, fils de Goirpré le Héros des Guerriers. « Honte à vous si vous ne prenez pas » la tète de cet homme, si vous ne vengez pas mon » père dont il a emporté la tête, mon père dont la )) tête, enterrée ensuite [en Tethba] avec le cada- » vre d'Echaid le Héros des Guerriers, n'a été que » plus lard réunie à son corps, en Sid-Nennta (1), » derrière l'eau. »

(1) A Mullaghshee, près de Lanesborough, comté de Roscomnon, en Connaught.

MEURTRE DE CUCHULAINN. 347

Alors on vit arriver le Gris de Mâcha , il voulait protéger Gûchulainn tant que Tâme du héros serait présente, et que la lumière de la vie brillerait sur son front. Il fît trois charges terribles autour de son maître ; à coups de dents il tua cinquante hommes, et chacun de ses sabots en tua trente autres. Le nombre des ennemis qui succombèrent e^t cause de cette expression proverbiale : « Rien n'est plus ar- dent que les charges du Gris de Mâcha après la mort de Gûchulainn. [Puis ce cheval s'en alla.]

Des oiseaux vinrent percher sur l'épaule de Gûchu- lainn. « Ge pilier-là n'avait pas l'habitude de porter » des oiseaux, » dit Ere, fils de Goirpré. Alors Lu- gaid, fils de Gûroï, prenant par derrière les cheveux de Gûchulainn, lui coupa la tête. Aussitôt, de la main de Gûchulainn l'épée tomba; elle atteignit la main droite de Lugaid qui tomba coupée sur le sol; pour venger la main de Lugaid on coupa la main droite de Gûchulainn.

L'armée se mit en marche , portant la tête et la main droite du héros vaincu ; elle arriva ainsi à Tara. On y montre encore l'endroit la tête et la main droite de Gûchulainn furent enterrées avec son bouclier. Gennfaeiad, fils d'Ailill (1), chanta :

Il est tombé, Gûchulainn le beau pilier ! Homme fort, pour repousser un puissant guerrier, Il s'est levé, valant à lui seul plus qu'une armée,

(1) Mort, dit-on, en 678 ou 679.

348 CYCLE D ULSTER.

Contre le fils des trois chiens, contre Lugaid, fils de Cûroï.

Sa brillante bravoure terrassa nombre d'ennemis. Sa mort ne fut pas d'un lâche.

Quatre fois huit guerriers et quatre fois dix, Quatre fois quarante, redoutable exploit !

Quatre fois vingt, immolés à sa gloire, Succombèrent sous les coups (?) du fils de Sualdam.

[^ 10. Conall le Triomphateur venge la mort de

Cûchulainn (1).]

Ensuite, l'armée se dirigea vers le Midi. Elle attei- gnit la rivière de Liffey (2). Aussitôt arrivé là, Lu- gaid dit à son cocher : « Ma ceinture me paraît » lourde à porter; j'ai envie de me baigner. » Il s'éloigne de l'armée et prend un bain. L'armée part. Un poisson vient entre les jambes de Lugaid, Lugaid le prend, le tire de l'eau, le donne à son cocher, celui-ci fait du feu pour le cuire. Pendant ce temps, l'armée d'Ulster arrive du Nord, c^est-à-dire d'Emain- Macha; elle venait à la montagne de Fuat lever les impôts.

Cûchulainn et Conall le Triomphateur, ces deux rivaux, avaient fait une convention : celui des deux qui serait tué le premier devait être vengé par l'autre. « Si c'est moi qui suis tué le premier, avec

(1) Cet exploit de Conall a été annoncé, en deux lignes, plus haut, p. 11.

(2) Qui passe à Dublin.

MEURTRE DE GUCHULAINN. 349

» quelle rapidité me vengeras-tu ? t) avait demandé Gùchulainn. « Le jour tu seras frappé, » avait répondu Gonall, « je te vengerai avant le soir. Et si j) c'est moi qui suis tué, » avait continué Gonall, « avec quelle rapidité me vengeras-tu? » « Je ne )) laisserai pas, » avait répondu Gùchulainn, « je ne » laisserai pas ton sang refroidir sur terre avant de )> te venger. »

Gonall était dans son char, en tête de l'armée d'Ulster, sur la montagne de Fuat; il y rencontra le Gris de Mâcha qui, tout couvert de sang, allait au lac Gris. Gonall chanta :

Le joiig que porte ce cheval n'a pu arriver au lac Gris Sans qu'il y ait eu sang versé, brancards brisés, Boucliers fendus et pris, Sang d'homme et de chevaux répandu Autour de la main droite de Lugaid.

« Lugaid, » continua-t-il, « Lugaid, fils de Gùroï, » fils deDaré, a tué mon frère de lait Gùchulainn (1). » Puis, Gonall le Triomphateur, guidé par le Gris de Mâcha , alla visiter la campagne voisine. Tous deux virent, près de la haute pierre, le cadavre mutilé de Gùchulainn. Le Gris de Mâcha s'en approcha et mit sa tête sur la poitrine du mort. A quelques pas de là, Gonall trouve un rempart : « Je le jure, > dit-il, « par le serment que fait ma nation, on appellera ce

(1) Cf. ci-dessus, p. 32, 33.

350 CYCLE d'ulster.

» rempart le rempart du grand homme. » « Que » ce clos, » reprit le druide, « porte désormais ce » nom ; on appellera toujours cet endroit-ci rempart » du grand homme. » (Cf. p. 337.)

Puis Gonall suivit les traces de l'armée ennemie. Lugaid était à se baigner. <i Pour notre sûreté, » dit Lugaid à son cocher, « regarde dans la campagne; » il ne faut pas que personne s'approche de nous » sans que nous nous en apercevions. » « Il » y a, » répondit le cocher, « un cavalier qui arrive » sur nous, il vient avec une très grande rapidité. » Si tu le voyais , lu croirais que tous les corbeaux » d'Irlande volent au-dessus de lui , et que devant » lui des flocons de neige tachètent la plaine. » « Je n'aime guère ce cavalier-là qui vient, » reprit Lugaid, « c'est Gonall le Triomphateur sur son cheval » le Rouge de Rosée. Les oiseaux que tu crois voir > au-dessus du cavalier sont les mottes de terre que » soulèvent les sabots du cheval. Les flocons de » neige que tu crois voir tacheter la campagne de- » vant lui , c'est l'écume qui sort de la bouche du » cheval et qui tombe du mords de la bride. Regarde » quel chemin suit Gonall. > « Il va au gué, )> répondit le cocher, « il a pris la route par est » passée notre armée. » « Puissent le cheval et » son cavalier passer à côté de nous I i> s'écria Lu- gaid, « ce ne serait pas pour nous une agréable » rencontre. »

Lorsque Gonall le Triomphateur eut atteint le mi- lieu du gué, il regarda de chaque côté de lui :

MEURTRE DE CUCHULAINN. 35 1

« Voici, » dit-il, « deux étrangers. » A trois fois, il regarda. « Voici deux étrangers, » répéta-t-il. « Au » lieu de continuer ma route, il faut que j'aille savoir » qui c'est. » 11 y va. [11 reconnaît Lngaid.] « Un » créancier, » dit Gonall le Triomphateur, « voit avec » plaisir le visage de son débiteur ; il lui réclame » le payement de la dette. Je suis ton créancier, » continua-t-il , a et toi, en tuant mon camarade Gû- 2> chulainn, tu es devenu mon débiteur; je viens te » demander d'acquitter ta dette. » « Ta prétention » n'est pas conforme au droit, » répliqua Lugaid ; « le » succès que tu veux remporter contre moi dans un » combat singulier ne peut compter que si tu l'ob- » tiens en Munster. » « Je ne demanderais pas > mieux, d répondit Gonall, « si, pour aller en Muns- » ter, nous pouvions ne pas suivre la même route, » ne pas voyager de compagnie et en causant en- » semble. » « Rien n'est plus facile, » dit Lu- gaid; « je passerai par Bel-Gabruin, par Belach-Fine- )) chuin, par Gabar, par Mairg-Laigen, et nous nou& » rencontrerons en Argetros (1). »

Lugaid arriva le premier. Gonall, arrivé le second, jeta sur lui sa lance. Lugaid, qui fut atteint, avait le pied contre la haute pierre qui est dans le champ d'Argelros; voilà pourquoi, dans le champ d'Argetros, il y a la Pierre de Lugaid.

Après cette première blessure, Lugaid recula jusqu'à l'endroit appelé Tombe de Lugaid , près

(1) Sur la Norc, affluent de la Barrow, comté de Kilkenny.

352 CYCLE d'ulster.

des ponts d'Ossory (1). Alors les deux combat- tants échangèrent quelques paroles. « J'aimerais, » dit Lugaid, « que tu agisses à mon égard avec la » justice que doit un guerrier. » « De quoi s'agit-il? » répondit Gonall. a Tu devrais contre » moi, )) reprit Lugaid, « ne te servir que d'une » main , puisque moi je n'en ai plus qu'une. » « Soit, » répliqua Gonall. On lui lie avec des cordes la main au côté. Et ils combattirent ainsi une grande partie de la journée sans que ni l'un ni l'autre eût l'avantage.

Gonall le Triomphateur, voyant qu'il ne pouvait l'emporter sur son adversaire, jeta de côté un regard à son cheval , le Rouge de Rosée. Ge che- val avait une tête de chien, et il s'en servait pour tuer les hommes dans les combats et les duels. Le cheval s'approcha de Lugaid et lui déchira le flanc, d'où jaillirent les entrailles qui tombèrent aux pieds de Lugaid. « Malheur à moi ! » s'écria celui-ci. « Ge n'est point, ô Gonall le Triomphateur, la justice » que doit un guerrier. » « Je t'ai donné ma pa- » rôle , » répondit Gonall , « je ne t'ai pas donné )) celle des bêtes et des animaux sans raison. » <( Je sais maintenant, » reprit Lugaid, « que tu ne » partiras pas sans emporter ma tête, comme nous » avons emporté celle de Gûchulainn. Je te donne donc ») ma tête en sus de la tienne ; tu jouiras de mon » royaume en outre du tien ; tu joindras mes armes

(1) Comté de Kilkenny.

MEURTRE DE CUGHULAfNN. 353

» de guerre aux tiennes. Ce sera un honneur pour » moi que tu deviennes le prenaier des guerriers » d'Irlande. » Puis Gonall le Triomphateur coupa la tête de Lugaid, fils de Gùroï.

Il partit emportant cette tête. Il rejoignit l'armée des Ulates à Roiriu (1), en Leinster. La têle de Lu- gaid y fut posée contre une pierre, et on l'y oublia. Quand l'armée arriva à Gris, Gonall demanda : « Un » de vous a-t-il emporté la tête? » « Nous ne )) l'avons pas emportée, » répondirent-ils tous. « Je le jure par le serment que fait mon peuple, v re- reprit Gonall, « il n'y a pas entre vous accord à » demi, » en irlandais, midbinne. De -le nom de lieu Midbinne à Roiriu. On retourna chercher la tête. 0 prodige! la tête avait fait fondre la pierre; elle était passée à travers.

Les Ulates n'eurent pas le courage de rentrer à Emain en triomphe, cette semaine-là. Ge courage, ce fut Gûchulainn qui l'eut; son âme apparut aux cin- quante reines que son départ avait plongées dans l'humiliation le jour il était parti pour la guerre. On vit un spectacle inattendu : Le fantôme du char de Gûchulainn en l'air, au-dessus d'Emain Mâcha, et, quoique mort, Gûchulainn chantait :

Emain ! Emain ! Grand , très grand trésor !

Un temps viendra des hommes à la tête rasée (2) habite- ront les prairies d'Irlande.

(1) Rearymore en Ofifaly, à l'ouest de Kildare.

(2) Des prêtres chrétiens.

23

354 CYCLE d'ulster.

On verra arriver des Alpes d'Europe (1), Par eau, entre la terre et le ciel orageux, Patrice et ses nombreux compagnons.

Cette addition finale a été faite à une date relativement ré- cente, pour justifier aux yeux du clergé chrétien le maintien de la légende de Cùchulainn dans l'histoire d'Irlande.

Suivant les Annales de Tigernach, qui ont été terminées en 1088, Cùchulainn serait mort en l'an 2 de Jésus-Christ. Voici comment Tigernach résume la vie de ce personnage probable- ment à la fois historique et légendaire, mais plus légendaire qu'historique.

[25 av. J.-C.j. Naissance du héros Cùchulainn (2).

[2 de J.-C.]. Mort de Cùchulainn, très brave héros des Ir- landais, tué par Lugaid, fils des trois chiens, et par Ere, fils de Coirpré le Héros des Guerriers. Il avait sept ans quand il prit les armes pour la première fois, dix-sept ans quand il prit part à l'expédition du Tâin Cûailngi, vingt-sept ans quand il mourut (3).

B

ARRANGEMENT PAR MACPHERSON

LA MORT DE GUCHULLIN SUJET.

On a vu, dans Fingal, qu'Artho, roi de toute l'Irlande, laissa

(1) Confusion entre la Grande-Bretagne, en irlandais Alba ou Alpa et les montagnes des Alpes,

(2) O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores , t. II, p. 12. ,

(3) O'Conor. ibid., p. 14.

MEURTRE DE CUCHULAINN. 355

en mourant pour successeur son fils Cormac, encore mineur; que les chefs des tribus s'assemblèrent dans le palais royal de Tcmora pour élire parmi eux un tuteur au jeune roi, et que le choix tomba sur Cuchullin. La troisième année de son ad- ministration, et un an^après l'invasion de Swaran, Torlath, fils de Cantela, un des chefs de la colonie de Belges, qui habitait le midi de l'Irlande (1), s'avança vers Temora, dans le dessein de détrôner Cormac. Cuchullin marcha aussitôt contre lui, le joi- gnit sur les bords du lac de Lego, et mit son armée en dé- route. Torlath fut tué de la main même de Cuchullin ; mais ce dernier, poursuivant les fuyards avec trop d'ardeur, fut blessé mortellement d'une flèche et mourut deux jours après, à la vingt-septième année de son âge(2). On verra la suite de l'histoire de Cormac dans le^JPoème de Temora. Celui-ci n'est, suivant ce que nous apprend M. Macpherson, qu'un épisode d'un grand ouvrage d'Ossian sur les dernières expéditions de Fin- gai, dont la plus grande partie est |)erdue.

Est-ce le vent que j'entends résonner sur le bou- clier de Fingai? Ou bien est-ce la voix d'une ombre errante dans ma demeure? Continue, ô voix douce et touchante; tes accents me plaisent et charment l'horreur de la nuit; ô Bragela, c'est toi, aimable fille de Sorglan, continue de chanter, ce ne sont pas les voiles de Cuchullin.

C'est la blancheur de la vague écumante que j'aperçois sur le rocher, quand le brouillard s'élève autour d'une ombre et qu'il étend sa robe grisâtre dans les airs ; il trompe mes yeux, je le prends pour

(1) Ere et Lugaid, les ennemis de Cùchulainn, viennent, en effet, de l'Irlande méridionale, dans la pièce authentique.

(2) C'est l'âge, indiqué par Tigernach, plus haut, p. 354.

356 CYCLE d'ulster.

le vaisseau de mon époux. Pourquoi tardes-tu si longtemps, fils du généreux Semo? Quatre fois l'au- tomne orageux est venu soulever les mers de To- gorma , depuis que la guerre rugit autour de toi et que Bragela gémit loin de ta présence. Collines de l'île des brouillards, quand répondrez-vous aux cris de ces dogues fidèles? Mais je vous vois vous obs- curcir sous les nuages, et la triste Bragela appelle en vain son époux. La nuit descend et la surface des mers s'efface devant mes yeux. La tête du coq de bruyère est cachée sous son aile, la biche dort à côté du jeune cerf, ils se lèveront avec l'aurore et iront paître ensemble la mousse du torrent; mais moi mes larmes recommencent avec le jour et mes soupirs avec la nuit; ô quand reviendras-tu couvert de tes armes, généreux chef de Tura?

Fille de Sorglan , ta voix enchante l'oreille d'Os- sian ; mais retire-toi dans ta demeure auprès du chêne-embrasé qui l'éclairé, prête l'oreille au mur- mure des flots qui roulent près des vallons de Dons- car : que le sommeil descende sur tes beaux yeux bleus, et que l'image de ton héros vienne se mêler à tes songes !

GuchuUin est assis près des ondes noirâtres du lac de Lego ; la nuit l'environne et ses guerriers sont couchés sur la bruyère. Cent chênes brûlent au milieu d'eux, la fumée ondoyante s'élève dans les airs, la fête est préparée ; Garril, au pied d'un arbre, touche sa harpe; ses cheveux blancs que soulève le vent de la nuit, brillent à la clarté des flammes; il

MEURTRE DE CUCHULAINN. 357

chante Tîle de Togorma et son souverain Gonnal , Tami de Guchullin :

« Pourquoi es-tu absent, ô Gonnal, au jour de la » tempête? Les chefs du Midi se sont réunis contre » Gormac, les vents retiennent tes vaisseaux et les )) vagues bleuâtres roulent autour de toi : mais Gor- > mac n'est pas seul; le fils de Semo combat pour » lui, le fils de Semo la terreur de l'étranger, sem- » blable à la vapeur mortelle que les vents brûlants » promènent lentement sur nos têtes : le soleil ne » jette alors qu'une lueur rougeâtre, et les hommes » meurent en foule. »

Ainsi chantait Garril , quand parut un des enne- mis : il baissa sa lance sans pointe et porta les pa- roles de Torlath , le chef des héros qui habitent les bords du noir Légo. Torlath venait à la tête d'une armée nombreuse pour attaquer Gormac. Ge jeune roi était alors dans son palais de Temora , il appre- nait à tendre l'arc de ses pères et à lever la lance : tu ne l'as pas levée longtemps, jeune homme infor- tuné 1 La mort se cache derrière toi, comme la moi- tié obscurcie de la lune derrière son croissant lu- mineux.

Guchullin se lève devant le barde député par le généreux Torlath ; il l'invite à s'asseoir à sa fête et le comble d'honneurs. « Ghantre harmonieux du » Lego, » lui dit-il, « que viens-tu m'annoncer de la » part de Torlath? Vient-il s'asseoir à ma fête ou » vient-il combattre? » « Combattre, » répondit le barde , < demain, dès

358 CYCLE d'ulster.

i> que les premiers rayons du jour éclaireront les » ondes du Lego, ïorlath sera dans la plaine; mais » oseras-tu marcher à sa rencontre? La lance de » Torlath est terrible, c'est un météore mortel; il la » lève et l'ennemi tombe ; la mort suit les éclairs de » son épée. » « Moi, craindre la lance de Tor- » lath ! » repartit GuchuUin. « Il est brave comme » mille héros ; mais les combats font les délices de » mon cœur. Chantre des temps passés , cette épée )) ne dort pas au côté de Guchullin. Le matin me » trouvera dans la plaine et brillera sur les armes » des fils de Semo ; mais assieds-toi sur cette bruyère, » ô barde, fais-nous entendre ta voix, partage les » plaisirs de notre fête et écoute les chants des bar » des de Temora. »

G Ce n'est pas le temps d'entendre des chanîs » de joie, » répliqua le barde, « quand les braves » sont sur le point d'engager le combat. Pourquoi > es-tu si sombre, ô mont de Slimora? Pourquoi ce » vaste silence dans tes bois? Je ne vois sur ta » cime tremblante la lumière d'aucune étoile, nul » rayon de la lune ne luit sur tes flancs , mais les » tertres de la mort t'environnent et les pâles fan- » tomes volent autour de toi. Pourquoi es-tu si som- » bre, ô mont de Slimora? Pourquoi dans ces bois » ce vaste silence? »

Ainsi chantait le barde en se retirant. Garril joi- gnit sa voix à la sienne, leurs chants étaient comme le souvenir des plaisirs passés , qui porte à l'âme une joie mêlée de tristesse; les ombres des bardes

MEURTRE DE CUCHULAINN. 359

décédés les entendirent sur le mont de Slimora et leurs doux accents prolongés dans les bois réjouis- saient dans la nuit les vallées silencieuses.

Ainsi, quand au milieu du jour Ossian, assis dans un vallon rafraîchi par les vents, entend le bourdon- nement de Tabeille dans le calme universel, les zé- phirs emportent de temps en temps cet agréable murmure, mais il revient, par intervalles, charmer son oreille.

« Entonnez, » dit GuchuUin à ses cent bardes, « le chant de l'illustre Fingal, ce chant qu'il aime à » entendre quand les songes descendent du ciel et » se mêlent à son sommeil, quand les harpes de j> ses bardes résonnent dans l'éloignem'ent et que » les feux de son palais n'éclairent plus que faible- » ment les murs de Selma. Ou plutôt chantez » l'hymne de Lara, chantez la douleur de la mère de » Calmar, quand on chercha inutilement son fils » sur ses collines et qu'elle aperçut son arc dans sa » demeure. Garril, suspends à cette branche le bou- » clier de Gaïthbat et place auprès la lance de Gu- » chullio. Demain, aux premiers rayons du jour, je » donnerai le signal du combat. »

GuchuUin s'appuya sur le bouclier de son père. L'hymne de Lara commence. Les cent bardes jouent dans l'éloignement. Garril reste auprès du chef et chante ces paroles, qu'il accompagne de lugubres accords.

360 CYCLE d'ulster.

CARRIL.

« Alcléta, mère vénérable de Calmar, pourquoi tes » regards se tournent-ils sans cesse vers le désert? » Tu attends le retour de ton fils. Ce ne sont pas ses » guerriers que tu découvres sur la colline, ce n'est w qu'on bocage lointain. Ce n'est pas la voix de 3> Calmar que tu entends, Alcléta, c'est le rugisse- » ment du vent de la montagne. »

ALCLÉTA.

« Qui franchit ainsi le torrent de Lara, sœur de » l'illustre Calmar? Alcléta n'aperçoit -elle pas la » lance de son fils?... Mais la vieillesse affaiblit ma D vue; regarde, ma chère Alona, n'est-ce pas le fils » de Matha que j'aperçois ? »

« Non, ce n'est qu'un vieux chêne, » répondit en pleurant l'aimable Alona ; a Alcléta , c'est un chêne » penché sur le torrent de Lara ; mais quel est celui » qui s'avance dans la plaine , sa démarche préci- » pitée annonce le malheur ; il porte la lance de » Calmar; ô ma Mère, elle est couverte de sang. »

ALCLETA.

« C'est le sang de l'ennemi; ni la lance, ni l'arc i> de mon fils ne revinrent jamais du combat sans 3> être sanglants; les armées disparaissent devant lui :

MEURTRE DE GUCHULAINN. 361

» c'est un feu dévorant. Jeune homme, est le fils » d'Alcléta? Revient-il triomphant au milieu de ses )) boucliers retentissants? Tu parais triste, lu gardes » le silence. Ah I Calmar n'est plus. Arrête, guerrier, » ne me dis point comment il a péri ; je ne pourrais » entendre parler de sa blessure. »

CARRIL.

« Alcléta, mère vénérable de Calmar, pourquoi tes » regards se tournent-ils sans cesse vers le désert? »

Ainsi chantait Carril. Cuchullin se couche sur son bouclier, les bardes se reposent sur leurs, harpes, et le sommeil descend doucement sur l'armée. Le ûls de Semo veillait seul , son àme était occupée de la disposition de la bataille. Les chênes embrasés com- mençaient à s'éteindre et ne jetaient plus qu'une lueur rougeâtre. Une voix faible murmure à son oreille; l'ombre de Calmar lui apparaît portée sur un rayon. Son flanc paraît ouvert par une large bles- sure, ses cheveux flottent en désordre : une sombre joie se peint sur son visage , il semble inviter Cu- chullin à le suivre dans son tombeau.

« Fils de la nuit, » dit le chef d'Erin en se levant, a ombre de Calmar, pourquoi baisses-tu sur moi tes » sombres regards ? Fils de Matha, crois-tu m'eff'rayer > et m'empêcher de combattre pour Cormac? Ton » bras n'était pas faible dans les combats, et ta voix » ne mendiait pas la paix. Que tu es changé, chef » de Lara, si maintenant tu me conseilles de fuir!...

362 CYCLE d'ulster.

» Calmar, je n'ai jamais fui, je n'ai jamais craint les > ombres errantes dans le désert. Leurs connais- » sances sont bornées; leurs bras sont sans force, et » leur demeure est dans les vents... Mon âme » s'agrandit dans les dangers, et le bruit des armes » réjouit mon cœur. Retire toi, tu n'es point l'ombre » de Calmar : les combats faisaient ses délices, et » son bras ressemblait à la foudre du ciel. »

L'ombre se retire et paraît satisfaite d'avoir entendu ses louanges. Déjà le pâle rayon du matin commence à luire. Le bouclier de Caïrbat retentit au loin , les guerriers d'UUin se rassemblent. Le cri de la guerre se fait entendre sur les rives du Lego : Torlath arrive.

(c Pourquoi, » dit-il à Cuchullin , « viens-tu avec » ton armée ? Je connais la force de ton bras ; ta )) valeur est un feu que rien ne peut éteindre : pour- )) quoi ne combattons-nous pas l'un contre l'autre » dans la plaine, tandis que nos guerriers seront » spectateurs de nos exploits? Qu'ils observent notre » combat, comme les matelots effrayés regardent, » en s'éloignant de toutes leurs forces, les vagues » lutter avec fracas au pied d'un rocher. » « Ta » présence comme celle du soleil réjouit mon cœur, » répondit le fils de Semo. « Ton bras est fort, ô Tor- )> lath, et bien digne de ma valeur. Retirez-vous, » guerriers d'UUin, sur les flancs de Slimora; re- » gardez le chef d'Erin. Voici le jour de sa gloire. » Carril, si Cuchullin succombe, dis à Connal que « j'ai maudit les vents qui les retiennent à Togorma.

MEURTRE DE GUCHULAINN. 363

» Il combattit toujours à mes côtés, et partagea mes » dangers et ma gloire. Garril, que son épée soit î> devant le jeune Gormac comme un rayon du ciel, » et que ses conseils se fassent entendre dans Te- » mora au jour du danger. »

Guchullin s'élance, en agitant ses armes sonores. On croit voir l'esprit terrible de Loda, lorsqu'il vient au bruit de mille orages et que ses yeux lancent les feux de la guerre. Il est assis sur un nuage, au- dessus des mers de Loclin. Sa main puissante est sur son épée, et les vents agitent sa chevelure en- flammée. Tel et non moins terrible au jour de sa renommée s'avançait Guchullin. Torlath périt de sa main; les héros de Lego pleurent et se rassemblent autour de leurs chefs. Mille épées brillent à la fois; mille flèches volent, mais Guchullin est un rocher au milieu des vagues impuissantes. Une foule de guerriers tombent sous ses coups. Il marche dans le sang. La colline de Slimora retentit du bruit du combat. Les enfants d'Uilin marchent au secours de leurs chefs. La bataille ensanglante les rives du Lego. Le chef d'Erin triomphe.

Il revenait vainqueur..., mais la pâleur s'étend sur son visage et en efface la joie. Il roule ses yeux dans un morne silence ; son épée nue vacille dans sa main, et sa lance s'abaisse à chaque pas qu'il fait. « Garril, » dit tout bas le héros, « je sens que mes » forces m'abandonnent; mes jours vont s'engloutir » dans le passé, et l'aurore ne se lèvera plus pour » moi ; mes amis me chercheront dans Temora et ne

364 CYCLE d'ulster.

» me trouveront plus. Gormac pleurera dans son pa- )) lais, et dira : « est le chef de Tura ? » Mais je » meurs avec gloire, et mon nom vivra dans les » chants des bardes ; le jeune guerrier se dira : « Ohl )) puissé-je mourir comme Guchullin ! la gloire l'en- » vironna sans cesse comme une robe éclatante, et » sa renommée s'étend au loin. » Garril, arrache le » trait qui est enfoncé dans mon côté ; place Guchul- » lin sous cet arbre ; pose près de moi le bouclier » de Gaïrbat, afin qu'on me voie au milieu des ar- » mes de mes pères, d « Il n'est donc plus, le » fils de Semoî » s'écria Garril en soupirant. « La » tristesse règne dans les murs de Tura, et la dou- » leur habite Dunscar. Ton épouse, dans sa jeunesse, » reste seule avec ton fils; il courra vers sa mère, » et lui demandera pourquoi elle pleure. Il lèvera » les yeux à la voûte de son palais ; il verra l'épée )) de son père. » « A qui est cette épée? » dira- t-il,(( et ces mots déchireront l'âme de sa mère... Mais » quel est le héros qui s'avance, semblable dans sa j> marche légère et bruyante au cerf du désert?... » Ses yeux égarés cherchent son ami. Gonnal , fils » de Tolgar, étais-tu quand le héros est tombé? » Les mers de Togorma t'ont-elles retenu ? Le vent » du midi soufflait-il dans tes voiles? Les braves » ont péri dans le combat, et tu n'y étais pas ! Que j) nulle voix ne porte cette nouvelle à Selma. Fin- » gai sera accablé de tristesse, et ses guerriers vont » répandre bien des larmes. » Près des flots du Légo, on élève la tombe du héros ;

MEURTRE DE GUGHULAINN. 365

on place à quelque distance Luat, son dogue fidèle, son compagnon à la chasse.

Paix à ton âme, fils de Semo; tu fus redoutable dans la guerre. La terreur t'accompagnait, et la mort marchait toujours derrière ton épée. Paix éternelle à ton âme, fils de Semo, chef illustre de Dunscar. Tu n'as point péri par l'épée de ton ennemi. Ton sang n'a point rougi la lance du brave; une flèche a fendu l'air, et l'aiguillon de la mort t'a percé; mais le guerrier dont la faible main décocha le trait fatal, ne s'en est pas aperçu. Paix à ton ombre, roi de l'île des brouillards.

Les braves sont dispersés dans Temora ; Gormac est seul dans son palais. Ce jeune roi pleure et gé- mit. Il ne le voit point revenir; il n'entend plus le son de ton bouclier, et ses ennemis l'environnent. Goûte un doux repos dans ta caverne, vaillant Chef des guerriers d'Erin.

Bragela n'espère plus ton retour ; elle ne prend plus les vagues écumantes pour les voiles de tes vaisseaux. Elle ne vient plus sur le rivage prêter roreille pour entendre les cris de tes rameurs. Elle est assise dans son palais, les yeux attachés sur les armes de l'époux qu'elle a perdu. Tes beaux yeux sont remplis de larmes, aimable fille de Sorglan.

Que ton âme soit heureuse parmi les ombres des morts, souverain du sombre Gromla !

XII Meurtre de Conchobar

Il y eut jadis en Irlande un homme dur et sans pitié. Il était en Ulster, c'était le poète Aitherné , dit avec raison l'exi- geant. Un jour, sur le conseil de Conchobar, roi d'Ulster, il en- treprit une tournée en Irlande. Il commença par le Connaught.

11 alla trouver le roi du Connaught méridional, Eochaid, fils de Luchté. Eochaid était borgne; Aitherné lui demanda son œil unique. Les incantations que prononçait Aitherné cau- saient une frayeur si grande qu'Eochaid n'osa refuser et donna son œil au poète.

De pieuses gens ont raconté que Dieu, dans sa miséricorde, rendit deux yeux au pauvre Eochaid.

Quoi qu'il en soit, Aitherné continua sa promenade en Ir- lande. Il arriva chez Tigerné Têtbuillech, roi de Munster : « Je » coucherai avec la reine cette nuit, » dit-il, v* ouïes habitants a de Munster perdront leur honneur à jamais. » Tigerné, roi de Munster, céda comme l'avait fait Eochaid, roi de Connaugt.

Puis Aitherné se rendit en Leinster. Le roi de Leinster s'appelait Mesgégra. Mesgégra fit excellent accueil au poète Aitherné : « Je suis content, » répondit Aitherné, « mais à » la condition que ta femme couche avec moi cette nuit. » « Pourquoi? » demanda le roi. « Pour conserver ton hon-

MEURTRE DE CONGHOBAR. 367

» neur, » répondit Aitherné ; « tu as le choix ou de faire ce » que je te dis ou de me tuer, et si tu me tues , les guerriers » d'Ulster exerceront contre ton royaume une vengeance sans » fin qui le déshonorera pour jamais. » Mesgégra céda; Ai- therné resta en Leinster pendant un aa , se montrant partout d'une excessive dureté , puis il partit pour l'Ulster emme- nant avec lui cent cinquante femmes qu'il avait toutes enle- vées à des rois, à des princes, à des grands seigneurs de Leinster. Ceux-ci étaient dans la désolation ; après l'avoir laissé partir, ils reprirent courage et se mirent à sa poursuite voulant lui reprendre les cent cinquante femmes. Ils le rejoi- gnirent, mais les guerriers d'Ulster vinrent au secours d'Ai- therné; une bataille s'ensuivit : les guerriers d'Ulster furent d'abord vaincus, et ceux de Lcinistor les assiégèrent dans le fort de Howth , un peu au nord de Dublin, puis la fortune de la guerre changea, les guerriers de Leinster furent contraints à la retraite.

Conall le Triomphateur, le héros d'Ulster, les poursuivant, tua leur roi Mesgégra, lui coupa la tête qu'il emporta dans son char; puis , enfin , rencontrant sur la route la femme de Mes- gégra, il voulut l'emmener aussi. « Ton mari t'ordonne de me » suivre, » lui cria-t-il, en lui montrant la tête coupée du roi de Leinster. Le lien qui m'unissait à lui est brisé , « répon- dit-elle ; mais, aussitôt, la tête de Mesgégra rougit, puis la pâ- leur de la mort reparut sur ses traits. « 11 me rappelle, » dit sa femme, « une déclaration qu'il a faite au poète Aitherné, » c'est que jamais je n'appartiendrais à aucun homme d'Uls- » ter(i), et il s'étonne que j'hésite à tenir la parole qu'il a don- » née pour moi. » « Viens avec moi dans le chariot, » re- prit Conall, insistant. « Laisse-moi au moins le temps de » pleurer mon mari. » Alors elle poussa un cri de douleur tel-

(1) Sauf, bien entendu, Aitherné, comme on a vu plus haut; mais ce personnage extraordinaire et à la puissance surhumaine, n'entrait pas en ligne de compte.

368 CYCLE d'ulster.

lement violent qu'on l'entendit jusqu'à Tara et jusqu'à Aillen(l), puis elle tomba en arrière et expira ; une force mystérieuse et irrésistible contraignit Conall et son cocher à laisser près d'elle la tête de son mari; mais, sur l'ordre de Conall, le co- cher, d'un coup d'épée, fendit le crâne de Mesgégra et en tira la cervelle, puis il mêla cette cervelle à de la terre et en fit une balle de fronde que l'on conserva depuis à Emain Mâcha, dans le palais du Rameau Rouge , parmi les trophées enlevés aux ennemis des guerriers d'Ulster. Cette balle de fronde causa, plus tard, la mort du roi Conchobar.

Ce récit, qui sert d'introduction à celui du meurtre de Con- chobar, est le résumé d'une pièce intitulée « Siège de Howth, » qui a été publiée par M. Whitley Stokes, dans la Revue ceUiqu6f X. VIII, p. 47-64; le ms. original remonte au douzième siècle, c'est le livre de Leinster, p. 114, col. 2.

Le « Meurtre de Conchobar » a été conservé par le même ms. , p. 123-124; il a été publié avec une traduction anglaise par O'Curry, Lectures, p. 637 et suiv. ; en voici une traduction nouvelle faite d*après le fac-similé du livre de Leinster :

Une fois, les Ulates réunis à Emain-Macha étaient ivres et pour tout de bon ; la conséquence qui en résulta fut que de grandes querelles et de grandes contestations s'élevèrent entre les trois principaux d'entre eux : Conall le Triomphateur, Gùchulainn et Loégairé le Vainqueur. « Apportez-moi, » dit Conall, « la cervelle de Mesgégra, et je vais défier les guer- » riers qui me querellent. »

Dans ce temps-là, chaque fois que les Ulates tuaient

(1) De Tara (Co. Meath), ancienne capitale de l'Irlande, à Ail- ien (Co. Kildare), château de Find et d'Ossin, il y a environ qua- rante-cinq kilomètres à vol d'oiseau.

MEURTRE DE CONCHOBAR. 369

un héros en combat singulier, ils lui tiraient la cer- velle de la tête, mêlaient cette cervelle à de la terre et en faisaient une boule très dure. Quand il y avait des contestations entre eux, on leur apportait ces boules, et chacun en prenait une dans la main (1).

(( Eh bien, ô Gonchobar ! )> dit Gonall, « les autres » guerriers feront sagement de ne pas entreprendre » un combat singulier contre. moi; puisque j'ai cette » arme-ci, ils ne sont pas de force à me tenir tête. » (( Tu as raison, « répondit Gonchobar. Puis on remit la cervelle de Mesgégra sur Fétagère elle était ordinairement.

Le lendemain matin, chacun alla de son côté au jeu qui lui plaisait. En ce moment, Gêt, fils de Maga [guerrier de Gonnaught, par conséquent ennemi de Gonchobar], parcourait TUlster cherchant aventure; c'était le monstre le plus dangereux qui fût en Irlande. Il entra dans l'enclos d'Emain ; il portait avec lui les têtes coupées de trois guerriers d'Ulster (2). Au même instant, les deux fous du roi jouaient à la boule dans cet enclos, et la boule était la cervelle de Mesgégra. L'un le dit à l'autre. Gêt l'entendit. Il prit la boule dans la main d'un des deux fous et l'emporta.

Mesgégra avait prédit que sa mort serait vengée,

(1) Cet alinéa est une interpolation contredite par le « Siège de Hovvth, » analysé plus haut; la transformation de la cervelle de Mesgégra en balle de fronde est un fait isolé. Voir une ex- ception analogue chez Tite-Live, XXIII, 24. L'usage celtique était de conserver intactes les têtes coupées des ennemis illustres.

(2) Sur Cet, voir ci-dessus, p. 72-77.

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370 CYCLE d'ulster.

el Cet savait cette prédiction. Désormais, toutes les fois que le roi Gonchobar fut à une bataille avec les guerriers d'Ulster, Cet s'y rendit portant dans sa ceinture la boule confectionnée avec la cervelle de Mesgégra. Il cherchait l'occasion de commettre avec cette boule, parmi les guerriers d'Ulster, un meurtre illustre.

Un jour, Cet fit en Ulster une expédition pour en- lever les vaches des hommes de Ross. Les Ulates le poursuivirent et atteignirent les derrières de sa troupe. Les guerriers de Gonnaught vinrent à son secours. Une bataille commença ; Gonchobar y alla. Les fem- mes de Gonnaught le prièrent de sortir de la mêlée pour se montrer à elles. Alors il n'y avait pas au monde un homme comparable à ce roi, tant par la régularité des formes que par le maintien, tant par la taille que par l'harmonie et la proportion, tant par les yeux que par la chevelure et la blancheur des traits, tant par la sagesse que par la prudence et l'éloquence, tant par le costume que par la no- blesse du port et de la tenue, tant par les armes que par la corpulence et la dignité, tant par le bon goût que par la valeur et la naissance. Gonchobar était sans défaut. Mais si les femmes de Gonnaught avaient demandé à le voir, c'était sur le conseil de Cet. Gonchobar s'éloigna donc de son armée et alla se montrer aux femmes. Gèt s'était placé au milieu des femmes. Il met dans sa fronde la boule faite avec la cervelle de Mesgégra ; il lance cette boule ; elle atteint Gonchobar au sommet de la tête ; elle y

MEURTRE DE CONCHOBAR. 371

entre aux deux tiers, et Gonchobar tombe la tête la première.

Les Ulates arrivent à son aide et l'arrachent des mains de Cet. L'endroit le roi tomba s'appela Lit de Gonchobar. Sa tête touchait une haute pierre à un bout ; ses pieds touchaient une haute pierre à l'autre bout. Les habitants de Gonnaught, vaincus d'abord, furent repoussés jusqu'à Sciaid-Haut-des-Ghiens ; puis les Ulates, moins forts à leur tour, reculèrent jusqu'au gué de Dairé des Deux-Imbéciles.

« Il faut m'emmener d'ici, » dit Gonchobar; « je » donnerai le royaume d'Ulster à quiconque me ra- )) mènera dans ma maison. » « Je t'eûi porterai, » dit Tête-Rasée, son esclave. Tête-Rasée lia son maître avec une corde et l'emporta sur son dos jusqu'à Ard- Dachad, sur la montagne de Fuat, cet esclave mourut le cœur brisé. De l'expression : Règne de Tête-Rasée sur les Ulates [pour désigner une chose de courte durée] , car Tête-Rasée porta son roi sur son dos pendant une demi-journée.

Après le départ de Gonchobar, la bataille dura jus- qu'au lendemain à pareille heure, et les Ulates fu- rent vaincus.

On amena à Gonchobar son médecin qui s'appe- lait Fingen. A la fumée qui sortait des maisons, Fingen devinait le nombre et la nature des maladies dont les habitants étaient atteints. « Eh bien, » dit-il au roi, « si on ôte cette pierre de ta tête, tu mourras » aussitôt. Si on ne l'ôte pas, je te guérirai, mais tu » resteras difforme. » « Mieux vaut pour nous, »

372 CYCLE d'ulster.

répondirent les Ulates, « voir notre roi difforme que » mort. » Sa tête guérit. On avait attaché ensemble les deux parties avec un ûl d*or. Ce fil était de même couleur que les cheveux de Gonchobar. « Fais atten- tion , » dit le médecin à Gonchobar ; « il ne faut ni » te mettre en colère, ni aller à cheval, ni te livrer » à une femme avec une ardeur passionnée ; il ne » faut pas courir. » Ainsi, Gonchobar fut en danger de mort tant qu'il resta en vie, c'est-à-dire pendant sept ans. Il ne pouvait faire autre chose que de res- ter assis à s'observer.

Gela dura jusqu'au jour il entendit raconter que le Ghrist avait été crucifié par les Juifs. Ge crime fit trembler la nature entière. Le ciel et la terre trem- blèrent quand Jésus-Ghrist, fils du Dieu vivant, fut, quoique innocent, crucifié par les Juifs. « Qu'est-ce )) que cela? » demanda Gonchobar à son druide. « Quel est donc le grand forfait qui se commet aujourd'hui? » « Tu dis vrai, » répondit le druide. [Et il lui raconta le crucifiement de Jésus- Ghrist.] c( G'est un crime affreux , » reprit Gon- chobar. — « L'homme qui vient d'être crucifié, » continua le druide, « est la même nuit que toi, mais pas la même année. » Alors Gonchobar crut en Jésus-Ghrist. Il est un des deux hommes qui, en Irlande, ont cru au vrai Dieu avant la venue de la foi ; l'autre est Morann. Gonchobar chanta un poème.

Dans ce poème , il exprime le regret de n'avoir pas été ap- pelé à défendre J.-C. contre ses bourreaux. Il perdit la vie

MEURTRE DE CONCHOBAR. 373

par suite de l'émotion qu'il éprouva en chantant. Cette émotion inattendue était contraire aux prescriptions du médecin; elle fit sortir la balle de fronde que le roi avait dans la tête, cette balle dont la cervelle de Mesgégra avait fourni la matière , et Conchobar expira. Mesgégra était vengé comme l'avait voulu l'illustre héros de Connaught Cet, fils de Maga.

Tigernach, qui mourut en 1088, ne mentionne pas cette fin édifiante de la vie si peu chrétienne de Conchobar.il propose, pour la mort de ce roi , deux dates : l'une est l'an huit de Ti- bère, 21-22 de notre ère, l'autre Tan dix-neuf du même empe- reur, l'année même ou mourut J.-C. (1). La seconde date peut seule s'accorder avec la fable chrétienne et relativement ré- cente qui vient couronner la légende païenne du célèbre roi d'Ulster et justifier le maintien de cette légende dans la litté- rature irlandaise du moyen âge.

(1) Rerum hibernicarum scriptores, t. II, p. 17, 18.

DEUXIÈME PARTIE

FRAGMENTS DU CYCLE DE LEINSTER

c'est-à-dire de la légende épique de find, d'ossin, fils de find, et d'oscar, fils d'ossin.

La période historique à laquelle se rapporte la légende de Find, d'Ossin, fils de Find, et d'Oscar, fils d'Ossin, comprend les règnes des rois suprêmes d'Irlande dont suivent les noms et les dates, d'après la chronologie des Quatre Maîtres :

Cathair le Grand, 119-122; Gond Egal-a-cent-guerriers, 122-157;

Conairé, fils de Mog-Lâma, 157-165; Art, fils de Gond, 165-195;

Lugaid, dit fils de Ghien, 195-225 ;

Fergus à-la-dent-noire, 225-226 ; CoRMAc, fils d'Art, 226-266 ;

Eochaid Gonnat, 266-267 ; GoiRPRE LiFECHAiR , fils de Gormac et petit-fils d'Art, par

conséquent arrière-petit-fils de Gond, 267-284 (1).

(1) Annals of the Kingdom of Irela.nd by the Four Masters, édition d'O'Donovan, 1851, t. I, p. 102-121.

376 CYCLE DE LEIiNSTER.

Nous avons mis en petites capitales le nom de Cond Egal-à- cent-gLierriers et celui de ses descendants ; les autres rois d'Ir- lande, portés sur celte liste, n'appartiennent pas à la famille de Cond. Quant à la chronologie des Quatre Maîtres (1636), elle n'est qu'approximative. Suivant celle de Tigernach (1088), telle que l'a calculée O'Conor (1825), Cathair le Grand serait mort en 166; Cond Egal-à-cent-guerriers aurait régné vingt ans, de 166 à 186; Art, fils unique de Cond, lui aurait succédé immé- diatement et aurait été tué au bout de trente-deux ans, en 218; puis Cormac, fils d'Art, serait aussitôt monté sur le trône qu'il aurait occupé près de quarante-trois ans, de 218 à 260. Coir- pré Lifechair, fils de Cormac, aurait régné près de vingt-cinq ans, de 260 à 284. La date de la bataille de Cabra, Oscar, fils d'Ossin, l'aurait tué, serait 284. Find, père d'Ossin, avait péri, l'année précédente, à la bataille du gué de Bréa sur la Boyne. Tigernach, suivant O'Conor, est, seulement sur ces deux dernières dates, d'accord avec les Quatre Maîtres (l).On doit faire observer que Tigernach ne considérait pas comme rois suprêmes d'Irlande ceux des successeurs de Cathair le Grand, inscrits sur notre liste, qui n'appartiennent pas à la maison de Cond. Tigernach était légitimiste et ne tenait pas

Les Annales des Quatre Maîtres sont à peu près d'accord avec le document intitulé : Flaithiusa herend, Livre de Leinster, p. 24, col. 1 :

Cathair le Grand, cinquante ou trois ans ; Cond Egal-a-cent-guerrters, trente-cinq ou vingt-cinq ans ;

Conairé, huit ans; Art, fils de Cond, vingt ans;

Lugaid, dit fils de chien, trente ans;

Fergus à-la-dent-noire, un an; Cormac, petit-fils de Cond, quarante ans;

Eochu Gunnat, un an. CoiRPRÉ LiPHECHAiR, dix-sept ou vingt-trois ans.

(1) O'Conor, Rerum hibernicarum scripiores , t. II, p. 32-49, 55, 56.

CYCLE DE LEINSTER. 377

compte des rois qui n'appartenaient à la dynastie épique, pré- férée par lui.

Le cycle de Find et d'Ossin sera représenté dans notre re- cueil par trois morceaux : le premier et le second en prose, le troisième en vers.

Le premier morceau : « Cause de la bataille de Cnucha, » se rapporte d'abord au règne de Cathair, puis à celui de Gond, son successeur immédiat, sous lequel fut livrée la bataille de Cnucha, entre les années 122 et 157, ou entre les années 166 et 186, suivant qu'on accepte la chronologie des Quatre Maî- tres ou celle de Tigernach telle que l'a calculée O'Conor.

Le second morceau nous place exclusivement sous le règne de Cond ; il a pour sujet la mort de Condlé, un des deux fils de ce prince, dont l'autre fils, Art, futur successeur de Cond, reçut, après cette mort, le surnom de fils unique.

Le troisième morceau est un poème attribué'à Ossin, mais bien postérieur, qui chante un combat singulier entre Oscar, fils d'Ossin, et le roi suprême d'Irlande, Coirpré Lifechair, petit- fils d'Art, par conséquent arrière-petit-fils de Cond. Suivant ce poème, Oscar et Coirpré se tuèrent l'un l'autre. Mais un récit en prose, résumé dans les Annales de Tigernach, dans les Fiai- thiusa Erendf et qui de est passé dans les Annales des Quatre Maîtres, donnait un autre nom au guerrier qui tua Coirpré, il l'appelait Semach Senioth ou Semeon, fils de P'ircherb (1).

Le premier morceau conservé par le Lebar na hUidre, écrit vers 1100, a été publié deux fois : la première, par W. M. Hen- nessy, dans la Revue celtique^ t. II, p. 86 et suiv. ; la seconde, par M. E. Windisch, Kurzgefasste irische Grammatik^ p. 121 et suiv. Les deux éditeurs ont donné le texte irlandais, le pre- mier avec une traduction, le second avec un glossaire. Une traduction en français, par M. L. Ponsinet, a paru dans la

(1) O'Conor, Rerum hibernicarum scriptores , t. II, p. 56; Livre de Leinster, p. 24, a, 1. 26; Annals of the Kingdom of Ire- land hy the Four Masters, t. I, p. 120.

378 CYCLE DE LEINSTER.

Nouvelle Revue historique de droit français et étranger , t. X, p. 475-478 (1886).

Le second morceau se trouve dans le même manuscrit que le premier. M. Windisch en a fait imprimer le texte irlandais dans sa Kurzgefasste irische Grammatik, p. 118-120, sans tra- duction, mais avec un glossaire. Il a été traduit en français dans les Mémoires de la Société académique de l'Aube, en 1870.

Le troisième morceau est un poème ossianique, inséré dans le livre de Leinster, au milieu du douzième siècle, p. 154. Il a été édité d'abord par O'Curry, Transactions of the Ossianic So- ciety, t. I (1853), p. 49, avec une traduction anglaise. Une autre traduction anglaise a été publiée par Sullivan, dans son introduction à O'Curry, On the Manners and Customs of the an- cient Irish, 1. 1 (1873), p. cccxli-cccxlii. M. E. Windisch a donné une nouvelle édition du texte irlandais dans ses Irische Texte, t. I, p. 158, et a expliqué la plupart des mots dans le glossaire qui termine ce volume. On trouvera ici une traduction nou- velle de ces trois morceaux.

XIII Cause de la bataille de Cnucha ^^^

[1.] En ce temps-là, Galhair le Grand, fils de Fe- delmid Fir-Urglas et petit-fils de GormacXjeUa-Gâith, était roi de Tara [capitale de l'Irlande] (2). Gond Egal- à-cent-guerriers habitait Kells (3), domaine des hé- ritiers présomptifs de la royauté suprême. Il y avait un druide merveilleux près de Gathair : c'était Nuadu, fils d'Aché, petit-fils de Dathé, arrière-petit-fils de Brocân, fils lui-même de Fintân ; il était des gens de Dathé, dans la plaine de Breg. Ge druide de- manda à Gathair le Grand une terre en Leinster, car c'était en Leinster, savait-il, que serait son héritage. Gathair le Grand lui donna le choix, et voici la terre que choisit le druide : ce fut Almu (4).

(1) Aujourd'hui Castleknock, sur la Liffey, près de Dublin.

(2) Sur la date du règne de ce roi suprême d'Irlande, deuxième siècle de notre ère, voir plus haut, p. 375-376.

(3) Province de Leinster, comté de Meath.

(4) Aujourd'hui Aillen ou Allen , près de New^bridge, comté de Kildare, en Leinster.

380 CYCLE DE LEINSTER.

Or, il était une femme qu'avait épousé Nuadu : c'était Almu, fille de Beccân.

[2.] Un château fut bâti en Almu, par le druide Nuadu, et il le fit enduire d'alun, en sorte que ce château fut tout blanc en entier. Ce serait, a-t-on dit, de cet alun (en irlandais, alamu) que le château a reçu le nom d'Almu, et c'est pour cela qu'on a fait le quatrain suivant :

Toute blanche la forteresse, fureur des batailles, Comme si l'on y eût mis la chaux de l'Irlande entière.

De l'alun dont il a enduit sa maison, Sa maison tire le nom d'Almu.

[Mais, suivant d'autres], ce fut la femme de Nuadu, ce fut Almu qui demanda que son nom fût donné à la colline, et on lui accorda ce qu'elle voulait. Son nom fut donné à la colline [selon son désir et] par- ce que c'est sur la colline qu'elle fut enterrée plus tard. Yoiià pourquoi on fit les quatre vers :

Almu ! elle fut belle, la femme ! Femme de Nuadu le Grand, fils d'Aché.

Elle demanda, fut juste la requête, Son nom pour la colline entière.

[3.] Un fils très distingué était à Nuadu : ce fut Tadg (1), fils de Nuadu. Râiriu, fille de Dond Dumé, devint sa femme. Tadg était un druide mer-

(1) Tadg aurait été probablement, en gaulois, Tadgos, avec d barré, prononcé s; chez César : tasgus, d'où le composé Mori- tasgus {De bello gallico^ V, 54) et le dérivé Tasgetius {ibid., V, 25, 29).

CAUSE DE LA BATAILLE DE CNUCHA. 381

veilleux. La mort frappa Nuadii qui laissa à son fils son château tel qu'il se trouvait, et Tadg fut, après son père, druide du roi Galhair le Grand. Rairiu donna à Tadg une fille, Murni au joli cou fut le nom de cette fille. En grandissant, elle acquit une grande beauté. Les fils des rois et des princes d'Irlande se mirent à la rechercher en mariage. Or, Gumall, fils de Trênmôr, avait alors la fonction de guerrier royal d'Irlande, sous les ordres de Gond [qui avait succédé au roi suprême, Galhair le Grand]. Il fît comme les autres, et demanda en mariage Morni. Tadg le re- fusa, car [, étant druide,] il savait que ce serait à cause de Gumall qu'il perdrait le château d'Almu. Gumall et le père du roi Gond, c'est-à-dire Fédelmid Rechtmar, avaient la même mère. Gumall [était donc oncle du roi, fier de cette parenté], il arrive [chez Tadg], prend Murni par force et l'enlève, puisqu'il ne pouvait pas l'avoir autrement.

[4.] Tadg va trouver Gond, lui raconte quelle in- sulte il a reçue de Gumall, et il rend Gond rouge de colère par les reproches qu'il lui adresse. Gond eu- voie un message à Gumall ; il lui fait dire de quitter l'Irlande ou de rendre à Tadg la fille enlevée. Gu- mall répondit qu'il ne la rendrait pas; qu'il donne- rait n'importe quoi, mais pas Murni, sa femme. Gond envoya ses soldats attaquer Gumall sous le comman- dement de trois chefs : Urgrend, fils de Lugaid La Grue, roi de Luagné (1) ; Dairé le Rouge [autre-

(1) Près de Tara, comté de Meath, en Leinster,

382 CYCLE DE LEINSTER.

ment dit Morna], fils d'Echaid, et Aed, fils de Dairé le Rouge. C'est cet Aed qui, plus tard, fut surnommé le Borgne, en irlandais GolL

[5.] Gumall réunit son armée contre eux ; la ba- taille de Gnucha se livre entre eux et lui. Gumall est tué; on massacre ses gens. Gelui qui frappa mortel- lement Gumall fut Aed, dit Goll, fils de Dairé autre- ment dit Morna. [Pour venger Gumall,] Luchet blessa Goll à l'œil et le lui fit perdre. De le nom de Goll, c'est-à-dire Borgne, qu'Aed , fils de Dairé le Rouge ^ porta désormais. D'où le quatrain :

Aed était le nom du fils de Dairé ;

Mais depuis que l'illustre Luchet lui fit une blessure, Depuis que la lourde lance blessa le fils de Dairé,

On lui donna pour cela le nom de Goll.

Goll tua Luchet. Dès lors, il y eut haine hérédi- taire entre les descendants de Find [fils de Gumall]^ et les descendants de Morna [ou Dairé]. Rappelons que Dairé, [père d'Aed dit Goll], avait deux noms; il s'appelait à la fois Morna et Dairé.

[6.] Murni [veuve de Gumall], alla trouver Gond. Tadg, père de Murni, avait renié sa fille et avait re- fusé de la recevoir chez lui , car elle était grosse ; il avait même dit à ses gens de la brûler, puis cepen- dant, à cause de Gond, il n'avait pas osé exécuter cette menace cruelle. Murni demanda à Gond ce qu'elle avait à faire. « Va, » lui dit Gond, « va trou-

CAUSE DE LA BATAILLE DE CNUCHA. 383

» ver Fiacail, fils de Gonchend (Ij, à Temair-Maircé, » et tu y feras tes couches. » Eu effet, la femme de Fiacail était Bodball (2) la Femme Forte, sœur de Gumall. Gondlé, domestique de Gond, accompagna Murni jusqu'à la maison de Fiacail, à Temair-Mairci. Murni y reçut bon accueil ; elle y était arrivée à bon port. Elle y accoucha ensuite et donna le jour à un fils qui reçut le nom de Demni [et qui est plus connu sous le nom de Find].

[7.] Puis ce fils devint grand et capable de mettre au pillage les biens de tout ennemi. Il offrit à Tadg [son grand-père maternel] le choix : ou bataille de plusieurs , ou combat singulier, ou payement inté- gral de la composition légalement due pour le meur- tre de Gumall. Tadg répondit qu'il voulait jugement. Un jugement fut rendu, et en voici le dispositif : Almu sera cédé en pleine propriété au fils de Gumall ; Tadg Tabandonnera. Ainsi fut fait. Tadg laissa la maison d'Almu à Find. Gette maison et la terre qui en dépendait passa aux gens de Dathé [dont était Find]. Tadg alla demeurer sur la colline de Ren, qu'on appelle aujourd'hui Montagne de Tadg; et si cette colline a pris le nom de Montagne de Tadg, c^est à cause de lui. A l'occasion de ces évé- nements, on a fait les vers que voici :

A Tadg des armées, Find demanda, Pour avoir tué Gumall le Grand,

(1) Dent, fils de Tête-de-Chien.

(2) Corneille noble.

384 CYCLE DE LEINSTER.

Guerre sans merci à toute rencontre Ou combat singulier.

Tadg, incapable de soutenir la guerre

En face de ce haut seigneur, Lui abandonna, c'était suffisant pour lui,

Toute la maison d'Almu telle qu'elle était.

[8.] Ensuite Find se rendit à Almu et il habita dans la maison d'Almu, fut sa résidence princi- pale tant qu'il vécut. Find et Goll [ou Aed] firent la paix. La famille de Morna [ou Dairé], père de Goll, paya à Find la composition que Goll devait, pour avoir tué Gumall, père de Find. Find et Goll restè- rent en paix jusqu'à la querelle qui éclata entre eux à Temair-Luachra [en Kerry], à propos du cochon de Slanga et du meurtre de Banb (1) Sinna, fils de Mailenach, comme dit un quatrain :

Alors furent en paix

Find et Goll aux nombreux exploits, Jusqu'à ce que Banb Sinna fut tué par l'un d'eux

A cause du cochon à Temair Luacra.

(1) Banb est un nom commun irlandais qui veut dire « cochon, » en sorte que le cochon de Slanga peut n'être qu'un doublet de Banb Sinna.

XIV

Voyage de Condlé le Bossu, fils de Gond Egal-à-cent-guerriers

[1.] Pourquoi Art a-t-il reçu le surnom de fils uni- que? Le voici. Un jour, Condlé le Rouge, fils de Gond Egal-à-cent-guerriers était auprès de son père dans le haut d'Usnech (1) ; il vit s'approcher de lui une femnne dont les vêtenaents paraissaient étrangers. (( D'où viens-tu ? » demanda Condlé. « Je viens, » répondit la femme, « des terres des vivants, d'un » pays il n'y a ni mort, ni péché (2), ni scandale. » Nous faisons des festins sans fin, qu'on ne prépare )) pas. Nous sommes [la grande cité divine,] le grand » Sid d'où vient le nom des [dieux dits] side. )> « Mon enfant, » demanda Cond à son fils, « avec

(1) Uisneach, comté de Westmeath, en Leinster.

(2) Addition chrétienne. L'interpolateur pensait au paradis chré- tien, tandis que c'est du paradis payen qu'il s'agit.

25

386 CYCLE DE LEINSTER.

)) qui causes-tu ? » Eu effet, personne, sauf Gondlé, ne voyait la femme.

[2.] La femme répondit en chantant :

Il cause avec une femme jeune, jolie, de bonne naissance,

Que n'attend ni mort, ni vieillesse.

J'ai aimé Gondlé le Rouge, je l'invite à venir en Mag Mell (1),

est un roi victorieux (2), éternel, un roi qui n'a causé dans son pays ni plainte, ni douleur,

Depuis qu'il a saisi l'empire.

Viens à moi, ô Gondlé le Rouge, toi dont le cou a deux couleurs (3), toi qui as le teint de la flamme.

C'est un jaune diadème qui t'est dû.

Au-dessus de ton visage pourpre, il sera le signe perpé- tuel de la royale dignité de tes traits.

Si tu consens, jamais on ne verra se flétrir de ta personne la jeunesse, la beauté

A jamais séduisante (4).

(1) Plaine agréable, l'Elysée celtique. Cf. p. 182.

(2) Téthra, p. 388. Suivant un glossateur du quinzième siècle, boagag, lisez bûadach, « victorieux, » est un nom d'homme. On n'est pas obligé d'accepter cette doctrine.

(3) La couleur de la peau, qui est rouge, et celle du collier qui est d'or, et par conséquent jaune.

(4) Une traduction de ces deux poèmes a été publiée avec un savant commentaire par M. Windisch, dans la Revue celtique, t. V, p. 390-391. Je me suis écarté de cette traduction sur quel- ques points, principalement pour éviter des celticismes. La seule différence importante concerne la traduction du dernier vers. Je rends co-brath par « à jamais, » et non par « jusqu'au juge- ment; » brindach, suivant moi, ne veut pas dire « final; » c'est l'irlandais moderne brionnach, « flattering,fair,pretty. » O'Reilly; cf. Dictionarium scoto-celticum de l'Highland Society.

VOYAGE DE CONDLÉ LE BOSSU. 387

[3.] Gond entendait tout ce que disait la femme et ne la voyait pas ; il s'adressa à Coran, son druide ;

Je te demande aide, Coran aux chants puissants et magi- ques, aux grands talents.

Un ordre m'est arrivé, plus fort que mes conseils, plus fort que ma puissance.

Depuis que j'ai saisi le pouvoir, aucun ennemi supérieur à moi n'était venu me combattre.

[Aujourd'hui] un être invisible me fait violence;

Contre mon fils, il a prononcé des incantations.

Mon fils va m'être enlevé par la gent féminine (1) ;

De mes mains royales des sortilèges de femmes l'arrachent.

» Le druide prononça une incantation contre la voix de la femme, afin que personne n'entendît la voix de la femme, et une autre incantation pour empêcher Condlé de voir la femme.

[4.] Mais la femme, en partant, avant le chant puissant du druide, avait donné une pomme à Condlé. Jusqu'à la fin du mois, Condlé resta sans boire et sans goûter d'aucune nourriture. Rien ne lui sem- blait bon à manger que sa pomme. Quoiqu'il man- geât de sa pomme, elle ne diminuait pas; elle res- tait toujours entière. Le chagrin s'était emparé de lui. Il voulait revoir la femme. Le jour le mois fut terminé, il était près de son père, en Mag-Ar- chommin, quand il vit la même femme venir à lui. Elle chanta :

(1) Au lieu de trethoath ban du, lisez tre-thuaith bandi.

388 CYCLE DE LEINSTER.

Ce n'est pas sur un trône qu'est assis Condié, Quand, au milieu des morts qui passent, Il attend la mort terrible. Les vivants qui vivent toujours t'invitent !

Tu es le héros des hommes de Téthra (1). Ils te verront tous les jours Dans les assemblées de tes pères, Au milieu de ceux que tu connais et que tu aimes.

[5.] Entendant la voix de la femme, Gond dit à ses gens : « Allez chercher le druide. Voici des coups » de langue de la femme aujourd'hui. » La femme répondit en chantant :

O Gond Egal-à-cent-guerriers, Les druides ne sont pas aimés ; Bientôt ils auront atteint, Pour leur châtiment, le grand rivage (2). Un juste (3), avec des compagnons multiples, Nombreux, merveilleux, viendra bientôt : [par] son droit Il détruira les enchantements des druides Et leurs crimes (4), Sur les lèvres du démon noir, créateur des fictions (5).

Au grand étonnement de Gond, son fils ne faisait aux questions qu'une réponse : c'était que la femme viendrait : « As-tu compris, ô Gondlé, » demanda-

(1) Téthra, dieu des morts; cf. p. 408, 444.

(2) L'enfer chrétien.

(3) Saint Patrice.

(4) Au lieu de tardechta, lisez tairmthechta.

(5) Toute cette strophe est chrétienne.

I

VOYAGE DE CONDLÉ LE BOSSU. 389

t-il, « ce que la femme a dit? » Gondlé répondit : (( Ce qu'elle a dit me sera très facile à faire, sauf » [la peine de quitter] tous ceux que j'aime parmi » vous. Le chagrin s'était emparé de moi ; je vou- » lais revoir la femme. » [6.] La femme lui répondit; elle chanta :

Tu éprouves, à cause de moi (1), du plaisir. Sur les vagues, ton chagrin serait oublié [?j,

Si, sur la barque de verre, nous arrivions; Si nous avions atteint la cité divine de [Téthra] victorieux.

Il y a un pays il n'est pas malheureux d'aller.

Je vois que le soleil baisse ; Quoique ce pays soit loin, nous y serons avant la nuit.

C'est le pays de la joie ; Ainsi pense quiconque le parcourt.

Il n'a pas d'autres habitants Que des femmes et des filles (2).

[7.] Aussitôt que la femme eut fait cette réponse, Gondlé, par un saut, se sépara de son père et de ses compagnons, il entra dans la barque de verre (3). Eux le virent s'éloigner peu à peu aussi longtemps que leurs yeux purent le distinguer. Gondlé et la

(1) Au lieu de airunsur, lisez airun-side.

(2) C'est-à-dire, suivant une glose inepte, « dans la barque forte, bonne et prppre. » C'est la barque mythique de bronze dont il a été question plus haut, p. 183, § 15; c'est la variante celtique de la barque grecque de Charon.

(3) Comparez Navigation de Mael-Duin, chap, xxviii, p. 486.

390 CYCLE DE LEINSTER.

femme continuèrent leur navigation sur la mer. De- puis, on ne les a plus vus et on ne sait ils sont allés.

Les témoins de ce départ mystérieux étaient plon- gés dans leurs réflexions, quand ils virent s'appro- cher Art [fils de Gond] : « Art est fils unique au- » jourd'hui, » dit Gond. « La parole que tu viens » de prononcer est bien vraie, » répondit Goran, « et » Art gardera toujours ce surnom, on l'appellera Art, » le Fils Unique. » Et, en effet, le surnom de Fils Unique fut depuis lors inséparable du nom d'Art, fils de Gond Egal-à-cent-guerriers.

Les sortilèges de femmes dont il est question, p. 387, et qui vont enlever Condlé à son père, apparaissent aussi dans la prière irlandaise attribuée à saint Patrice, 1. 48 (Windisch, Irische Texte, t. I, p. 56); la formule irlandaise, brechtu ban ou bricMa ban, est la même dans les deux textes ; voir Cummian, De mensura pœnitentiarum, c. vu, § 12; chez : Wasserschleben, Bussordnungen , p. 481; Migne , Patrologia latina, t. 87, col. 991 B; cf. Martene, Thésaurus novus anecdotorum , t. IV, col. 39 E.

J'ai oublié de signaler, p. 378, la traduction du Voyage de Condlé publiée par M. G. Dottin, dans le t. XIV de la Revue de l'histoire des religions.

XV Mort d'Oscar et de Coirpré.

Ossin a chanté comment à la bataille de Gabra [en 284] moururent Oscar [son fils] et Coirpré Lifechair [petit-fils d'Art et roi suprême d'Irlande].

Inscription funèbre sur pierre, pierre sur tombeau,

marchaient les hommes de guerre. Le fils du roi d'Irlande (1) a été tué là,

Par un petit javelot, sur un cheval blanc.

Coirpré, le héros, lança son arme

Du haut de son bon cheval, dans le combat.

Très vite les deux adversaires auront trouvé la mort ; Coirpré, de sa main droite, a frappé Oscar.

Oscar, d'un bras puissant, a lancé son arme.

En colère, furieux comme un lion. Il a tué Coirpré, [arrière] petit-fils de Cond,

Avant qu'on n'eût livré les gages de la bataille.

(1) Coirpré Lifechair, dont le père était le roi suprême d'Irlande, Cormac, fils d'Art, p. 375.

392 CYCLE DE LEINSTER.

Je fus moi-même au combat,

A droite d'Oscar, sur un cheval gris. Je tuai deux fois cinquante guerriei*s ;

Ce fut moi-même qui les frappai de ma main.

C'était [alors] un jeu pour moi de conduire un bateau (?)

Dans les endroits les plus diflBcilcs (?). Je tuais le sanglier dans la forêt sauvage ;

Je triomphais de l'oiseau de proie qui voulait me reprendre son œuf (1).

L'inscription funèbre est sur la pierre

Auprès de laquelle tombèrent les [deux] malheureux. Si Find aux vingt exploits vivait encore,

Toujours, dans sa mémoire, aurait été gravée l'inscription funèbre (2).

Inscription funèbre sur pierre, pierre sur tombeau,

marchaient les hommes de guerre. Le fils du roi d'Irlande a été tué là,

Par un petit javelot, sur un cheval blanc.

(1) Le but de cette strophe est de justifier la prétention émise par Ossin dans la strophe précédente. Il est censé avoir écrit ce morceau à un âge il avait perdu ses forces, et il n'était plus en état de combattre avec un si grand succès.

(2) Find était mort l'année précédente, 283. Voir plus haut, p. 376.

TROISIÈME PARTIE FRAGMENTS DU CYCLE MYTHOLOGIQUE

XVI

Bataille de Mag-Tured aujourd'hui

Moytura

Le thème fondamental de la bataille de Mag-Tured, aujour- d'hui Moytura, est identique à celui du combat des dieux et des géants qu'Hésiode a chanté; c'est une des conceptions les plus anciennes de la mythologie indo-européenne. Les Irlan- dais l'ont localisée dans leur île à Moytura, comté de Sligo, en Connaught ; ils distinguent deux batailles de Moytura ; dans chacune de ces batailles, le peuple ou les gens de la déesse Dana (1), Tûath ou Tûatha De Danann, ont remporté la victoire.

(1) Dana est une déesse mère des dieux, comme nous l'apprend un poème d'Eochaid ua Flinn, mort, dit-on, en 984 (Livre de Leinster, p. 10, col. 2, 1. 26; Livre de Ballymote , p. 33, col. 2, 1. 9 et 11). La date de 984, donnée par O'Reilly, Irish Writers^ p. LXiv, et par O'Curry, Manners^ t. II, p. 108, pour la mort

394 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

La première bataille de Moytura fut gagnée sur les Fir Bolg ou, pour autrement parler, sur la Tuath Bolg (1); la seconde, sur les Fomoré ou gens de la déesse Domnu, deux races mythologiques.

L'objet principal du morceau dont nous allons donner la tra- duction, est la seconde bataille de Moytura, mais la première y est mentionnée. Ce morceau ne nous est conservé que par un manuscrit du quinzième siècle, le manuscrit Harléien 5280 du Musée Britannique, et la traduction qu'on va lire a pour base la savante édition publiée par M. Whitley Stokes, dans la Revue celtique, t. XII, p. 52-130. Le texte irlandais établi dans cette édition est accompagné d'une traduction anglaise et de commentaires aussi intéressants qu'érudits.

Ce texte est grammaticalement fort corrompu, et il contient d'importantes interpolations dont plusieurs sont de date évi- demment très récente. Nous citerons : la mention de casques au § 127; de carquois au § 131; enfin, trois épisodes tout en- tiers, comme celui qui concerne les quatre villes oii aurait d'abord habité le peuple de la déesse Dana 2-7) ; comme l'épisode Ton voit Cridenbel tué par Dagdé 26-32) ; comme celui la main d'argent de Nuadu est remplacée par une main vivante due au talent médical de Miach, fils de Diancecht 33-35). Ces trois épisodes étaient inconnus à l'érudit irlan- dais qui, au onzième siècle, a rédigé le Livre des Conquêtes, Lebar Gabala. Il n'y en a pas trace dans la leçon de ce docu- cument que nous a conservée le Livre de Leinster (douzième siècle) ; mais une indication abrégée de l'habile opération chi-

d'Eochaid O'Flinn, n'est malheureusement fondée sur rien; et les dates contradictoires proposées par O'Conor, Bibliotheca ms. Stowensis^ et Rerum hibernicarum scriptores, t. I, prouvent qu'il n'en savait pas plus que nous.

(1) Fir Bolg paraît signifier « hommes de sacs; » Tuath Bolg y « peuple de sacs. » Bolg serait le génitif pluriel du substantif masculin bolg, « sac. »

BATAILLE DE MOYTURA. 395

rurgicale, faite avec succès par Miach, a pénétré dans la leçon du même document qu'on peut lire dans le Livre de Ballymote, quinzième siècle (p. 32, col. 2, 1. 41-43; cf. Livre de Leinster, p. 9, col. 1, 1. 33). On trouve aussi, dans le Livre de Ballymote (p. 32, col. 1,1. 15 et suiv.), la légende des quatre villes qu'au- rait habitées le peuple de la déesse Dana 2-7).

Déduction faite des interpolations dont nous venons de donner cinq exemples, à quelle date remonte la rédaction pri- mitive ? Elle existait certainement vers l'année 1100, époque a été écrit le Lebor na hUidre. En effet, dans le commen- taire de l'éloge de saint Columba, Amra Choluim Chilli , que ce manuscrit contient, on trouve cité un passage de notre texte de la bataille de Moytura, § 39 : le commentateur, pour expliquer le vieil irlandais ris, « histoire, » donne le dérivé rise ou rese^ au génitif risi ou resi^ a conteur d'histoires, »> qui se trouve dans la malédiction magique prononcée contre Bress par le poète Coirpré, fils d'Etan, et il reproduit le texte com- plet de cette malédiction (1). Enfin, ce commentateur ajoute : « Ce fut la première malédiction magique qui ait été composée ») en Irlande (2) . » Or , la même idée est énoncée dans notre texte ; elle y est exprimée exactement dans les mêmes termes ; par conséquent, en 1100 environ au plus tard, un commenta- teur de l'éloge de saint Columba avait sous les yeux notre texte, moins évidemment les interpolations dont nous avons signalé quelques-unes.

On peut supposer même que notre texte, sauf ces réserves, existait déjà dès l'année 900, date approximative à laquelle pa- raît remonter la rédaction primitive et non interpolée du glos- saire de Cormac. En effet, cette rédaction, au mot cernine , cite, en le commentant, un des vers de la malédiction précitée qu'aurait prononcée Coirpré contre Bress ; et, au mot nescoit, elle reproduit presque complètement et à peu près mot pour mot

(1) Lebor na hUidre, p. 8, col. 1, 1. 24-27; ci-dessous, p. 414.

(2) /btd., 1. 27-28; cf. ci-dessous, p. .414.

396 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

notre § 122, p. 432, l'on voit raconté comment le forgeron, le charpentier et l'ouvrier en bronze du peuple de la déesse Dana fabriquaient les javelots et les lances (1).

Une bataille de Moytura a été connue du poète Cinaed hua Artacain, mort en 975. Dans le poème de Cinaed, sur les grands personnages qui auraient été enterrés dans le château mystérieux de Dagdé, sur les bords de la Boyne, un peu au nord de Dublin, en Leinster, il y a une strophe sur :

Un couple qui dormait alors,

Avant la bataille de Mag-Tured, là;

Près de ce grand fleuve, le noble Dagdé

Avait une maison qui ne fut pas peu célèbre (2).

Le fait dont il s'agit dans cette strophe est probablement le même que celui dont il sera question § 84, p. 425 ; seulement, dans le texte de la Bataille de Moytura, la localité est diffé- rente, on a transporté de Leinster en Connaught l'habitation de Dagdé, pour la rapprocher davantage de Moytura.

La première bataille de Moytura, dont il sera question p. 404- 405, § 10, a été connue d'Eochaid ua Flinn, mort, dit-on, en 984 ; ce poète en parle dans un poème que nous ont conservé le Livre de Leinster, p. 10, col. 2, et le Livre de Ballymote, p. 33, col. 1 et 2. Le nom de l'auteur, passé sous silence dans le Livre de Leinster, est donné dans le Livre de Ballymote. Suivant Eochaid ua Flinn, les gens de la déesse Dana sont des fantômes; il se demande si c'étaient des démons du diable ou des hommes ; il raconte qu'ils arrivèrent à la montagne de Conmaicné en Connaught, c'est-à-dire à Connemara, comté de Galway (cf. p. 404, § 9). Ils livrèrent, ajoute-t-il, la bataille de Moytura périrent cent mille guerriers, et qui fit perdre la royauté à la tuath Bolg (cf. p. 405, § 10).

Un poème de FJand Manistrech, mort en 1056, donne les

(1) Whitley Stokes, Three irish glossaries, p. 11, 32.

(2) Lebor na hUidre, p. 51, col. 2, 1. 23, 24.

BATAILLE DE MOYTURA. 397

noms de quelques-uns des guerriers que, dit-on, le peuple de la déesse Dana perdit à la seconde bataille de Moytura :

Ce fut à Moytura que par bataille Périrent Nuadu à la main d'argent, Et Mâcha, après ce jour de Samain (1), De la main de Balor, le vigoureux frappeur 133).

tomba Ogmé, qui certes n'était pas faible ; Il fut tué par Indech, fils de la déesse Domnu 138). périt Cas[s]mael à la poitrine solide, Sous les coups d'Octriallacb, fils d'Indech 133) (2).

Voici comment le récit de la bataille de Moytura a été ré- sumé, au onzième siècle, par le savant évéhmeriste irlandais qui a écrit le Livre des Conquêtes ou des Invasions :

Les descendants de Bethach , fils de larbonêl le prophète , et petit-fils de Nemed , habitèrent les îles septentrionales du monde ^ ils apprirent le drui- disme, la science, la prophétie et la sorcellerie ; ils y devinrent experts dans les arts des sages de la gen- tilité (cf. § 1). Ces descendants de Bethach sont (3) les gens de la déesse Dana qui vinrent en Irlande; ils occupèrent d'abord la montagne de Gonnemara en Gonnaught ; pendant trois jours et trois nuits ils obscurcirent le soleil (cf. § 9); ils donnèrent aux Fir Bolg le choix : combat ou royauté. Entre eux et les

(1) Premier novembre.

(2) Livre de Leinster, p. 11, col. 1, 1. 31-33; cf. ici, p. 437-439.

(3) Ces premiers mots n'appartiennent pas à la tradition épique, et sont un fragment des généalogies fantaisistes imaginées par les savants irlandais du onzième siècle.

398 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

Fir Bolg fut livrée une bataille : c'est la première bataille de Moytura ; cent mille Fir Bolg y périrent 10). Pais la royauté d'Irlande appartint au peuple de la déesse Dana, c'est-à-dire de la déesse des hommes d'art (en irlandais dan y au génitif dana) (1). Les dieux, ce sont les gens habiles ; c'était chez eux qu'on savait faire les incantations des druides , des cochers... et des échansons. Ce sont les gens de la déesse Dana qui apportèrent en Irlande le grand Fal, c'est-à-dire la pierre de science qui était à Tara ; de le nom de plaine de Fal donné à l'Irlande ; cette pierre criait quand le roi d'Irlande se mettait sur elle 3); elle se tut à partir du jour Gùchulainn la... ; quand ce héros, et quand son élève Lugaid, le fils des trois Beaux d'Emain, montèrent sur elle, elle ne cria pas; depuis ce temps, elle ne cria que lorsqu'elle eut à porter Gond, le roi de Tara (2). Son cœur sauta hors d'elle, sortit de Tara et se réfugia à Tellown ; c'est qu'est le cœur de Fal... La nais- sance du Christ a brisé la puissance des idoles. '

C'est Nuadu à la main d'argent qui fut roi du peuple de la déesse Dana : son règne commença sept ans avant l'arrivée de ce peuple en Irlande , et se termina quand sa main fut coupée à la première bataille de Moytura 11, 14). Edleo, fils d'Aldoe, est le premier des hommes du peuple de la déesse Dana qui ait été tué en Irlande : son meurtrier fut Ner-

(1) Il faut prendre cette étymologie pour ce qu'elle vaut.

(2) Allusion à la pièce intitulée Baile Cuind Chetchathaig .

BATAILLE DE MOYTURA. 399

chon, petit-fils de Semion. A la première bataille de Moytura périrent Ernmas , Echdach , Etargal et Fia- chra. Ensuite Bress, fils d'Elatba, posséda la royauté d'Irlande jusqu'au bout de sept ans, c'est-à-dire jusqu'à la guérison de la main de Nuadu (§§ 14, 24, 40, 53). Nuadu , à la main d'argent, régna ensuite pendant vingt ans. Sa main d'argent avait une force égale à celle des mains de tous les autres bommes ; elle l'avait dans cbaque doigt et dans cbaque articulation. Cette main avait été fabriquée par Diancecht, avec l'aide du forgeron Grêidné (^§ 11, 33) (1).

Tailtiu, fille de Magmôr, roi d'Espagne, était reine des Fir Bolg. Après le massacre des Fir Bolg à la première bataille de Moytura, elle se rendit au bois de Guan, qu'elle défricba ; de sorte qu'avant la fin de l'année, à la place de ce bgis , il y avait un cbamp de trèfle en fleurs. Tailtiu était femme du roi des Fir Bolg, en Irlande, qui s'appelait Ecbaid et qui était fils d'Ere, Les gens, de la déesse Dana le tuèrent (2). Tailtiu avait été donnée par son père, c'est-à-dire par Magmôr le lent, roi d'Espagne, à Ecbaid, qui l'avait amenée d'Espagne en Irlande.

(1) Ici le Livre de Ballymote intercale ces mots : « Mais Miacb, fils de Diancecht, mit à la vraie main de Nuadu articulation contre articulation, nerf contre nerf, il le guérit en neuf jours, » p. 32, col. 1, 1. 41-43 (cf. ci-dessous, p. 411-412, § 33).

(2) Le Livre de Ballymote, p. 32, col. 2, 1. 49, 50, ajoute « à la première bataille de Moytura, » et « c'est le premier homme que la )) pointe d'une arme tua en Irlande, comme a dit le poète » (c'est- à-dire Gilla Coemain, mort en 1070, dans son poème, Heriu avfJ^ inis na rig, Livre de Leinster, p. 127, col. 1 , 1. 47.)

400 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

[Après la mort de ce premier mari], Tailtiu habita à Teltown , elle eut pour mari Eocho le rude, fils de Dua l'aveugle, du peuple de la déesse Dana. Gian dit le héros muet, fils de Diancecht, la chargea d'élever son fils Lug, qu'il avait eu d'Ethné, fille de Balor le vigoureux frappeur. Puis, Tailtiu mourut à Teltown, qui tire d'elle son nom, en irlandais Tailtiu, au génitif Tailten. La tombe de Tailtiu est au nord-est du monticule de Teltow^n, et les jeux de Tailtiu fondés par Lug se célèbrent, chaque année, quinze jours avant le 1" août et quinze jours après. Le 1^^ août s'appelle Lugnasad, Lugnasad^ nom de ces jeux, veut dire fêtes de Lug, fils d'Ethné (1).

Nuadu, à la main d'argent, et Mâcha, fille d'Ern- mas , perdirent la vie à la dernière bataille de Moytura ; celui qui les tua fut Balor le vigoureux frappeur. Ogmé , fils d'Elatha et petit-fils de Net , périt de la main d'Indech , fils de la déesse Domnu et roi des Fomoré 138). Bruidné et Gas[s]mael (2) furent tués par Octriallach, fils d'Indech 133).

(1) La légende de Tailtiu, très brièvement indiquée dans la Bataille de Moytura, § 55, p. 419, est empruntée à un poème de Cuan ua Lochtain, mort en 1024; ce poème se trouve dans le Livre de Leinster, p. 200, col. 2.

(2) Calmai, dans le livre de Leinster, p. 9, col. 2, 1. 4; la leçon Casmael est donnée dans le livre de Ballymote, p. 33, col, 1, 1. 12. On trouve Cassmoel dans le ms. Harleien5280; cf. ci-dessous, § 133. Bruidné est un dédoublement de Cas[s]mael qui , chez Fland Manistrech , cité p. 397 , est surnommé à la forte poitrine , en ir- landais bruinne bil. Livre de Leinster, p. il, col. 1, 1. 33. Cas[s]- mael devrait probablement être écrit Caiss-mael, et signifierait « esclave du dieu Cassis ; » voir, sur Cas[s]mael, p. 438.

BATAILLE DE MOYTURA. 401

Après la mort de Nuadu, d'Ogmé, de Bruidné et de Gas[s]mael, les gens de la déesse Dana donnèrent la royauté à Lug, et celui-ci, d'une pierre de sa fronde, tua son grand-père Balor 135). Voici le nom- bre des guerriers qui succombèrent dans ce combat terrible, outre ceux que nous venons de nommer- Celui qui a dit ce nombre est Indech, fils de la déesse Domnu et roi des Fomoré. Lug lui demanda com- bien il y avait eu de morts à la bataille de Moytura (i). Indech répondit : Premièrement cent quarante-sept, secondement sept cents, troisièmement trois cent cinquante, quatrièmement neuf cent cinquante, cin. quièmement vingt, sixièmement quatre-vingt-dix, non compris le petit-fils de Net, c'est-à-dire Ogmé, fils d'Elatha [total 2258] (cf. § 146, 147).

Lug, fils d'Etbné, régna sur l'Irlande pendant les quarante ans qui suivirent la dernière bataille de Moytura. Entre les deux batailles de Moytura, il s'était écoulé vingt-sept ans (2).

(1) Suivant la BafaiHe deMoy^itra, quinzième siècle, Indech avait été tué dans le combat (g 133); ce fut son poète Loch Demi-Vert (g 136), qui dit à Lug le nombre des morts 146-148). Ce nombre est naturellement beaucoup plus considérable au quinzième siècle qu'au onzième, c'est-à-dire qu'ici. Voir une observation analogue au bas de la page 329.

(2) Le fragment du Livre des Invasions ou des Conquêtes, que nous venons de traduire, est tiré du Livre de Leinster, il com- mence à la p. 8, col. 2, 1. 50; il finit à la p. 9, col. 2, 1. 17. Le même texte se trouve avec des variantes, surtout des additions, dont nous avons indiqué les principales dans le livre de Bally- mote, à commencer p. 32, col. 1, 1. 7, pour finir p. 33, col. 1 1. 23.

26

402 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

SOMMAIRE DE LA BATAILLE DE MOYTURA.

A. Le peuple de la déesse Dana, ses quatre villes (1), son arrivée en Irlande (§§ 1-9).

B. Première bataille de Moytura. Nuadu perd la main et la royauté, sa main d'argent posée par Diancecht (§§ 10-14).

G. Origine et avènement de Bress, successeur de Nuadu (§§15-24).

D. Tyrannie des Fomoré ou peuple de la déesse Domnu •25) .

E. Episode de Cridenbel, tué par Dagdé (§§ 26-32).

F. Modeste salaire de Dagdé, sa génisse (§§ 31, 32).

G. Guérison de Nuadu, sa main vivante grâce aux soins de Miach, fils de Diancecht (§§ 33-35).

H. Bress, par avarice perd la royauté (§§ 36-40).

I. Bress va demander secours aux Fomoré (§§ 41-51).

J. Second règne de Nuadu , arrivée de Lug au palais de Tara (§§52-74).

K. Préparatifs de guerre faits par le peuple de la déesse Dana (§§ 75-87).

L. Dagdé va visiter le camp des Fomoré (§§ 88-93).

M. Conseil de guerre présidé par Lug, général en chef du peuple de la déesse Dana (§§ 94-120).

N. Premiers engagements le peuple de la déesse Dana est vainqueur (§§ 121-126).

0. Seconde bataille de Moytura j Lug frappe mortellement Balor, son grand-père; Ogmé est tué; défaite des Fomoré; nombre des morts dans l'armée vaincue (§§ 127-148).

P. Bress a la vie sauve (§§ 149-161).

Q. Ogmé ressuscité trouve l'épée de Téthra 162).

R. Dagdé recouvre sa harpe (§§ 163, 164).

S, La génisse de Dagdé 165).

T. Morrigu et Bodb ; conclusion (§§ 166-167).

(1) On a mis en italique les parties du sommaire qui correspon- dent à des interpolations. ^

BATAILLE DE MOYTURA. 408

LA BATAILLE DE MAG TURED

LA NAISSANCE ET LE RÈGNE DE BRESS FILS d'ÉLATHA (1) SONT LE SUJET DE l'hISTOIRE CI-DESSOUS.

[A. Le peuple de la déesse Dana. Ses quatre villes. Son arrivée en Irlande.]

[1.] Les gens de la déesse Dana habitèrent les îles septentrionales du monde, ils y apprirent la science et la sorcellerie, le druidisme, la magie et la ruse, aussi devinrent-ils supérieurs aux maîtres les plus habiles dans les arts de la gentilité (cf. p. 396).

[2.] Ce fut dans quatre villes qu'ils apprirent la science, la doctrine et les méthodes diaboliques; ces villes s'appelaient Falias, Gorias, Murias et Findias.

[3.] De Falias vint la pierre de Fal, qui fut à Tara; elle poussait un cri magique sous tout roi qui pre- nait possession de l'Irlande (cf. p. 398 et ^ 72).

[4.] De Gorias fut apportée la lance qui appartint à Lug. Jamais bataille ne fut gagnée contre elle ni contre celui qui la tenait en main.

[5.] De Findias arriva l'épée de Nuadu. Personne n'échappait à cette épée dès qu'elle était tirée de son fourreau meurtrier ; personne n'en pouvait triompher.

[6.] Du Murias on amena le chaudron de la cui- sine de Dagdé; des hommes qui, par compagnies

(1) Dans le ms., Elathan.

404 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

nombreuses , approchèrent de ce chaudron , jamais aucun ne s'en alla sans reconnaissance.

[7.] Il y avait un druide dans chacune des quatre villes : Morfesa (de grande science) à Falias, Esras à Gorias, Uiscias à Findias, Semias à Murias ; ils étaient aussi poètes; c'est d'eux quatre que les gens de déesse apprirent science et doctrine.

[8.] Les gens de la déesse firent alliance avec les Fomoré, et Balor, petit-fils de Net donna sa fille Elhné en mariage à Gian, fils de Diancecht. De cette union naquit l'enfant de la victoire, qu'on appela Lug.

[9.] Le peuple de la déesse vint en Irlande avec une grande flotte pour conquérir cette île sur les Fir Bolg. Ils brûlèrent leurs vaisseaux dès qu'ils eurent atteint le territoire de Gorcu-Belgatan, qu'on appelle aujourd'hui Gonnemara. Ils voulaient s'ôter toute idée de retour. La fumée des navires rempHt la contrée et assombrit le ciel, comme l'eût fait un brouillard. Voilà pourquoi on a imaginé que le peuple de la déesse était arrivé en Irlande enveloppé d'un brouil- lard et dans les nuées (cf. p. 397).

[B. Première bataille de Moytura. Nuadu perd la main et la royauté. Sa main d'argent posée par Diancecht,]

[10.] Alors fut livrée la première bataille de Moy- tura entre le peuple de la déesse et les Fir-Bolg;

BATAILLE DE MOYTURA. 405

ceux-ci la perdirent, cent mille Fir-Bolg y périrent avec Eochaid, fils d'Ere, leur roi (cf. p. 396).

[11.] Dans cette bataille, Nuadu, roi du peuple de la déesse Dana, eut la main coupée (p. 398). Ce fut Sreng, fils de Sengand, qui la lui coupa. Plus tard, Diancecht le médecin lui fit une main d'argent qui avait le mouvement et la force de toutes les mains; il avait eu l'aide de Gredné le forgeron (p. 399).

[12.] Le peuple de la déesse Dana perdit beaucoup de monde dans cette bataille. Parmi ses morts furent Edleo, fils d'Alla ; Ernmas, Fiachra, et Turill Bicreo.

[13.] Tous ceux des Fir-Bolg qui échappèrent se réfugièrent chez les Fomoré, et s'établiren], dans les îles d'Arran, d'Islay, de Man et de Rathlin.

[14.] Il y eut discussion entre les hommes d'Ir- lande, tant les gens de la déesse que leurs femmes [sur la question de savoir à qui on donnerait la royauté.] Nuadu n'était plus roi depuis qu'il avait la main coupée. On dit qu'il était à propos d'élever à la royauté Bress, fils du fomoré Elatha. Bress appar- tenait, par sa mère, au peuple de la déesse Dana, et ce peuple avait adopté Bress ; on nouait une alliance avec les Fomoré en donnant la royauté à Bress , car le père de Bress, Elatha, fils de Delbaeth, était roi des Fomoré (p. 399).

[C. Origine et avènement de Bress, successeur de

Nuadu.]

[15.] Yoici comment Bress était né.

406 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

[16.] Une femme du peuple de la déesse Dana était un jour dans la maison de Môïth Scian (tendre- poignard) ; de elle regardait la terre et la mer. Cette femme s'appelait Eriu (Irlande), elle était fille de Delbaelh. Elle vit la mer tout à fait calme, unie comme une planche. Puis elle y aperçut quelque chose. Un navire d'argent lui apparut sur les flots. Ses dimensions lui parurent grandes, mais elle n'en distingua pas la forme. Un courant d'eau mena ce navire au rivage. Elle vit que dedans il y avait un homme, et cet homme était fort beau. Une cheve- lure blonde, semblable à de l'or, lui descendait sur les épaules. Il portait un manteau avec bandes de fil d'or. Des broderies d'or décoraient sa chemise. Il avait sur la poitrine une broche d'or brillaient des pierres précieuses. Il tenait deux lances dont les pointes étaient d'argent blanc, les hampes pe- tites, bien polies et couvertes de bronze. On lui voyait au cou cinq colliers d'or. Son épée était à poignée d'or, avec entrelacements d'argent et bos- settes d'or.

[17.] L'homme dit à Eriu : « Sera-t-il facile de » nous unir ensemble? » « Je ne me suis encore » unie à aucun homme, » répondit Eriu. « Viens, « reprit l'homme, « et unis-toi à moi. »

[18.] Us couchèrent ensemble après cela. Eriu pleura quand l'homme dut se lever pour partir. « Pourquoi pleures-tu? » demanda-t-il. « J'ai » deux raisons pour pleurer, » dit Eriu : « Je vais > être séparée de toi, malgré notre bon accord depuis

BATAILLE DE MOTTURA. 407

» que nous nous sommes rencontrés. Les jeunes » gens du peuple de la déesse Dana m'ont adressé » leurs demandes en vain, et mon désir serait de te » conserver depuis que tu m'as possédée. »

[19.] « Console-toi, « répliqua l'homme. Il ôta de son doigt sa bague d'or, il la lui mit dans la main, et il lui dit de ne la vendre ni donner à qui que ce soit, sauf à un homme au doigt duquel elle irait (cf. § 42) (1).

[20.] « J'ai une autre cause de chagrins, » dit Eriu : « Je ne sais pas qui tu es. »

[21.] « Tu vas le savoir, » répondit l'homme. « Je > suis Elalha, fils de Delbaeth, roi des Fomoré. Tu » vas avoir un fils de notre union ; il faudra » l'appeler Eochaid Bress, c'est-à-dire Eochaid le » Beau. Toutes les belles choses qu'on voit en » Irlande, tant champ que château, bière, chandelle, » femme, homme, cheval, seront jugées par compa- » raison à lui, et on dira de chacune d'elles [pour » les vanter] : c'est un Bress. »

[22.] Après cela l'homme partit. Eriu retourna dans sa maison. Ce fut ainsi qu'elle conçut un enfant célèbre.

[23.] Elle le mit au monde ensuite, et on lui donna le nom qu'avait dit Elatha ; on l'appela Eochaid Bress. Au bout d'une semaine après l'accou- chement d'Eriu , son fils était grand et gros comme un enfant de quinze jours, il continua ainsi pendant

(1) Comparez ci-dessus, p. 52.

408 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

sept ans, au bout desquels il avait l'air d'un enfant de quatorze ans.

[24.] Quand, après délibération des gens de la déesse Dana, la royauté d'Irlande fut conférée au fils d'Elatha et d'Eriu , le nouveau roi fournit sept cautions prises parmi les principaux guerriers d'Ir- lande pour garantir qu'il abdiquerait en cas d'inca- pacité (cf. § 40). Sa mère lui donna une terre; il y fit bâtir une forteresse, qu'on appela château de Bress, et ce fut Dagdé qui construisit celte forteresse.

[D. Tyrannie des Fomoré ou peuple de la déesse

Domnu.']

[25.] Dès que Bress eut pris possession de la royauté, les Fomoré, c'est-à-dire Indech, fils de la déesse Domnu, Elatha, fils de Delbaeth, et Téthra, les trois rois des Fomoré (cf. § 14, 50, 162), frappè- rent l'Irlande d'impôts. En Irlande, aucune fumée ne put sortir d'un toit sans payer d'impôt. Les forts guerriers d'Irlande furent assujettis à l'impôt : Ogmé dut porter les fagots de bois à brûler 37), et Dagdé faire le métier de constructeur de forts, c'est pour cela qu'il creusa les fossés du château de Bress.

[E. Episode de Cridenbel tué par Dagdé (1).]

[26.] Dagdé était ennuyé de ce travail. Or, un aveugle qui n'avait rien à faire venait passer son

(1) Interpolation récente.

BATAILLE DE MOYTURA. 409

temps dans le château en construction. On l'appe- lait Gridenbel, c'est-à-dire cœur en bouche, parce qu'il parlait à cœur ouvert. Aux repas, la part de Gridenbel était petite, celle de Dagdé grande. Alors Gridenbel dit : « 0 Dagdé, je t'en adjure par ton D honneur, donne-moi les trois meilleurs morceaux » de ta part. » Après cela, Dagdé lui céda les trois morceaux chaque nuit (1). Ils étaient grands les mor- ceaux que ce sorcier de Gridenbel se faisait donner ainsi; chacun consistait en un cochon tout entier; or, les trois morceaux faisaient le tiers de la part de Dagdé, et ce qu'il y avait de pis, c'est que ces trois morceaux étaient la fleur du repas de Dagdé.

[27.] Un jour, Dagdé travaillait au fossé du châ- teau de Bress, quand il vit s'approcher de lui le Fils des Jeunes (2). « Gela va-t-il bien, Dagdé? » demanda le Fils des Jeunes. « Oui, » répondit Dagdé. * a Pourquoi as-tu Tair maussade? » reprit le Fils des Jeunes. « J'ai ma raison pour cela, » répliqua Dagdé; « Gridenbel le sorcier veut que je lui donne » chaque soir les trois meilleurs morceaux de ma > part. »

[28.] « Je vais te donner un conseil, » dit le Fils des Jeunes. Il met la main dans sa poche, en tire trois écus d'or (3) et les donne à Dagdé.

(1) Cette requête était une incantation, geis, à laquelle on ne pouvait résister.

(2) En irlandais Mac Oc ou Mac ind Oc , autrement dit Oengus , fils de Dagdé.

(3) Ce détail suffit pour donner la date du chapitre E.

410 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

[29.] « Mets, » ajoute-t-il, « ces trois écus daas les » trois morceaux que Gridenbel exigera de toi à la » fin de la journée ; ces morceaux auront beau être » les meilleurs de ton repas, l'or tournera dans le » ventre de Gridenbel; il en mourra. Bress voudra » te condamner. On dira à Bress : « Dagdé a tué Gri- » denbel en lui donnant une herbe vénéneuse. » Bress » répondra qu'il faut te m.ettre à mort. Tu lui répli- » queras : « 0 roi des guerriers d'Irlande, ce que tu » dis n'est pas justice de prince. Dès que j'ai com- » mencé mon travail, Gridenbel est venu m'adresser » une réclamation : <r Donne-moi, » dit-il, « ô Dagdé, » les trois meilleurs morceaux de ta part. » Ma mai- » son restait mal approvisionnée la nuit. J'aurais » péri sans les trois écus que j'ai trouvés aujour- » d'hui. Je les ai mis dans ma part, et je les ai donnés » ensuite à Gridenbel; les morceaux qui contenaient j> For étaient certes les meilleurs, et c'est l'or qui a » fait mourir Gridenbel. »

Les choses se passèrent comme le Fils des Jeunes l'avait annoncé; Dagdé se défendit comme il en avait reçu le conseil.

« L'affaire est claire, » dit le roi. « Qu'on ouvre > le ventre du sorcier et qu'on voie si l'or y est. Si D on ne le trouve pas, tu mourras; si on le trouve, » tu auras la vie sauve. »

[30.] Oh ouvrit le ventre du sorcier, on trouva les trois écus d'or, et ce fut le salut de Dagdé.

BATAILLE DE MOYTURA. 411

[F. Modeste salaire de Dagdéf sa génisse.]

[31.] Dagdé alla à son travail le lendemain matin. Le Fils des Jeunes vint le trouver. « Tu vas avoir y> fini ton ouvrage; pour ton salaire demande qu'on » t'amène tous les bestiaux d'Irlande, et tu choisiras > la génisse à crinière noire qu'on appelle Océan. »

[32.] Après cela, Dagdé continua son travail jus- qu'à entier achèvement. « Que te donnerai-je pour » ta peine? » lui demanda Bress. Dagdé répondit : « Je te prie de réunir dans une seule plaine tous les » bestiaux d'Irlande. » Bress fit ce que désirait Dagdé, et celui-ci choisit la génisse à crinière noire que lui avait indiquée le Fils des Jeunes. « Quel imbécile! » pensa Bress; il croyait que Dagdé se ferait payer beaucoup plus cher. (Voir le résultat, p. 446, § 165.)

[G. Guérison de Nuadu; sa main vivante grâce aux soins de Miach^ fils de Diancecht'] (1).

[33.] Nuadu, on se le rappelle, avait eu la main coupée, et Diancecht lui avait fait une main d'argent qui avait le mouvement et la force de toutes les mains [% 11). Gela ne parut pas suffisant à ]\liach, fils de Diancecht. Il prit la main coupée et fit une incan- tation sur elle : « Jointure contre jointure de cette

(1) Interpolation.

412 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

)) main, » dit-il, « et nerf contre nerf; » puis, en trois fois neuf jours, il guérit la main coupée. Pen- dant les neuf premiers jours, il fixa la main coupée au côté de Nuadu, et cette main se couvrit d'une peau nouvelle; pendant les neuf jours suivants, Nuadu put porter cette main sur la poitrine; pendant les neuf derniers jours , cette main se couvrit de boutons blancs gros comme des haricots, et ces bou- tons noircissaient au feu (cf. p. 394, 395).

[34.] Diancecht prit en mauvaise part cette cure-là. Il donna à son fils un coup d'épée au sommet de la tête et lui fendit la peau sans entamer la chair. Miach guérit par le moyen de sa science. Diancecht frappa son fils une seconde fois, et de son épée lui coupa la peau et la chair de la tête jusqu'à l'os. Miach guérit encore. Diancecht donna à son fils un troisième coup à la tête, et Tépée pénétra jusqu'à la membrane qui enveloppe la cervelle. Derechef, Miach guérit. Alors, d'un quatrième coup, Diancecht trancha la cervelle de son fils, et Miach mourut (cf. § 99, 123). Diancecht l'avait bien dit : a Le mé- » decin ne se guérira pas de ce coup-ci. »

[35.] Ensuite Diancecht enterra Miach. Sur la tombe poussèrent trois cent soixante-cinq pieds d'herbe, autant qu'il y avait d'articulations et de nerfs dans le corps du défunt. Airmed [fille de Diancecht], ou- vrant son manteau, y rangea les herbes dans un ordre méthodique; mais Diancecht s'approcha d'elle, et saisissant les herbes, les mêla afin que personne ne pût s'en servir pour guérir un malade sans avoir

BATAILLE DE MOYTURA. 413

été instruit par l'Esprit saint (1). Puis Diancecht dit : « Si j'ai perdu Miach, Airmed me restera. >

[H. Bress, par avarice ^ perd la royauté,"]

[36.] Bress prit donc possession de la royauté qui lui avait été donnée. Autour de lui retentirent de grands murmures : les chefs du peuple de la déesse Dana étaient mécontents, car Bress ne graissait pas leurs couteaux. Ils avaient beau venir souvent voir Bress, leurs haleines ne sentaient pas la bière. Ni leurs poètes, ni leurs bardes, ni leurs sorciers, ni leurs harpistes, ni leurs joueurs de flûte, ni leurs trompettes, ni leurs jongleurs, ni leurs fous ne pa- raissaient devant eux et ne venaient les amuser dans le palais.

Leurs athlètes ne luttaient pas les uns contre les autres. Leurs forts hommes n'avaient pas occasion de mettre leur vigueur à l'épreuve devant le roi, un seul faisait exception, c'était Ogmé, fils d'Ethné.

[37.] Il avait ordre de fournir au château le bois de feu. Tous les jours il apportait des îles de Mod un fagot, mais chaque fois la mer lui en enlevait les deux tiers, car il était sans force faute de nour- riture. Il n'arrivait donc pour tous les habitants du château qu'un tiers de fagot par jour, et il fallait que ce tiers de fagot leur suffît jusqu'au lendemain.

(1) Formule chrétienne qui confirme la date récente 4e l'inter- polation. D'ailleurs, Miach vit encore au § 123, p. 433.

414 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

[38.] Personne n'était déchargé de service ni d'amende, et pour les trésors qu'on donnait au roi personne ne recevait aucune rémunération.

[39.] Le poète vint une fois demander Thospita- lité au château de Bress, c'était Goirpré, fils d'Elan ; il était le poète du peuple de la déesse Dana. On le fit entrer dans une maison petite, étroite, noire, sombre, il n'y avait ni feu, ni meuble, ni lit. On lui donna trois pains petits et secs sur un petit plat. Quand il se leva le lendemain matin, il n'était pas reconnaissant. En traversant la cour, voici ce qu'il chanta :

Point de nourriture Servie rapidement sur plat.

Point de ce lait de vaches Qui fait grandir les veaux !

Point de maison un homme Puisse reposer la nuit !

Point de salaire aux conteurs d'histoire ! Qu'être ainsi traité soit le bonheur de Bress !

« Bress n'est pas un habile homme, » ajouta Goir- pré. C'était vrai. Dès lors les affaires de Bress allè- rent de mal en pis. Goirpré avait prononcé contre lui la première malédiction magique qui ait été com- posée en Irlande (Cf. p. 395).

[40.] En conséquence, les gens de la déesse Dana allèrent tous ensemble demander à Bress, fils d'Elatha, leur fils adoptif, l'exécution de l'engagement qu'il avait pris avec garantie de cautions [au moment de

BATAILLE DE MOYTURA. 415

son avènement à la royauté] 24). Il reconnut qu'ils avaient droit d'exiger son abdication et que lui n'avait pas moyen de la refuser; mais il les pria de le lais- ser maître de la différer jusqu'à l'expiration d'une période de sept ans (on retrouvera cette période au § 83). « Nous te l'accordons, » répliquè- rent-ils tous d'une seule voix. « Seulement les cau- )) tions nous garantiront la jouissance de tous les » produits sans exception dont tu veux t'emparer, » de nos maisons, de nos terres, de notre or, de » notre argent, de nos vaches, de tout ce qui se » mange; nous ne te payerons ni renie ni amende » jusqu'à la fin des sept ans. » «-Il sera fait » comme vous dites, » répondit Bress (cf. p. 399).

[I. Bress va demander secours aux Fomoré].

[41.] Il avait un but en demandant ce délai : il voulait réunir les puissants guerriers du pays des fées (1), c'est-à-dire des Fomoré, afin de soumettre par force les gens de la déesse Dana, s'il n'était vaincu par eux. Il trouvait pénible de se voir enlever la royauté.

[42.] Il alla voir Eriu (Irlande) sa mère : « Qui est » mon père? » lui demanda-t-il. « Je le sais, » répondit-elle. Elle le mena à la colline d'où elle avait vu le navire d'argent sur la mer; elle le con- duisit sur le rivage et lui donna la bague que [le

(1) En irlandais, side.

416 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

mystérieux voyageur] avait laissée pour lui 19). Elle la lui mit au doigt du milieu : la bague lui alla parfaitement (1). Sa mère n'avait cédé cette bague à aucun homme ni par vente ni par don, et, du reste, elle n'aurait pu trouver jusque-là aucun homme autre que lui au doigt duquel celte bague aurait été.

[43.] Puis sa mère, lui [et leurs gens], marchant devant eux, atteignirent le pays des Fomoré. Ils arrivèrent à une grande plaine se trouvaient beaucoup de groupes d'hommes. Ils allèrent au plus beau de ces groupes. On leur demanda qui ils étaient. « Nous sommes d'Irlande, i> répondirent- ils. « Avez-vous des chiens avec vous? » repri- rent les Fomoré; car, dans ce temps, l'usage était qu'aux réunions on fît des jeux d'adresse. « Nous » avons des chiens, » répondit Bress. Il y eut une course de chiens , et les chiens du peuple de la déesse Dana coururent plus vite que ceux des Fo- moré. — « Avez-vous des chevaux de course? » de- mandèrent les Fomoré. « Oui, » répondirent Bress et sa mère, et leurs chevaux coururent plus vite que ceux des Fomoré.

[44.] « Y a-t-il parmi vous , » dirent les Fomoré , « quelqu'un dont la main joue bravement de l'épée? » « Il n'y en a qu'un, et c'est moi, » répondit Bress; puis, saisissant son épée , il leva la main. Alors Elatha, roi des Fomoré, son père, lui vit la

(1) Comme celle de Cûchulainn à Conlaoch, p. 52, 54.

BATAILLE DE MOYTURA. 417

bague au doigt et la reconnut (1) : « 0 guerrier ! » s'écria-t-il, « de qui es-tu fils? » Eriu , naère de Bress , parla pour Bress : « C'est ton fils, » ré- pondit-elle au roi, et elle lui raconta tout au long l'histoire de Bress comme nous venons de la dire.

[45] Ce récit attrista le père de Bress. S'adressant à son fils : « Quelle cause, » demanda Elatha, « t'a » contraint à quitter le pays tu régnais? » « Les » seules causes de mon départ, » répliqua Bress, « sont mon injustice et mon orgueil. J'ôtais à mes )) sujets leurs richesses, tous leurs objets précieux; » je ne leur laissais pas de quoi manger. Or, jus- » que-là personne n'avait exigé d'eux ni rente ni » amende. »

[46.] « C'était maladroit, r> lui dit son père. « Mieux aurait valu leur plaire que de régner sur » eux. Il aurait été plus habile de te faire bénir par » eux que de t'attirer leur malédiction. » « Et pour- » quoi es-tu venu ici? » ajouta Elatha.

[47.] « Je suis venu, » répliqua Bress, « pour )) vous demander le secours de vos puissants guer- » riers. Je veux reconquérir mon royaume par la » force. »

[48.] « Par l'injustice, tu n'y parviendras pas, » reprit son père; « tu ne réussiras que par la justice. »

[49.] « La question, » dit Bress, « est de savoir » ce que tu me conseilles de faire. »

(1) Plus heureux que le héros Cûchulainn (p. 54), Elatha recon- naît son fils avant de l'avoir tué.

27

418 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

[50.] Elatha envoyé Bress au roi des îles, qui était Balor, petit-fils de Net, et à un roi des Fomoré, Indech, fils de la déesse Domnu (cf. § 25). Ceux-ci rassemblent toutes les troupes qu'ils trouvent en Norvège au couchant et se préparent à venir en Irlande, imposer en Irlande la royauté de Bress et les rentes que Bress réclamait; leurs vaisseaux furent si nombreux qu'ils formaient un pont pour aller des îles Scandinaves en Irlande.

[51]. Jamais il ne vint en Irlande une armée plus terrible et plus effrayante que celle des Fomôre. Tous les guerriers de la Scythie, de Norvège et des îles Scandinaves rivalisèrent de zèle et prirent part k cette expédition (1).

[J. Second règne de Nuadu» Arrivée de Lug au palais

de Tara'].

[52.] Mais revenons au peuple de la déesse Dana.

[53.] Nuadu succéda à Bress et devint roi du peu- ple de la déesse Dana. Or, un jour il donnait au peuple de la déesse Dana un grand festin dans son palais de Tara, quand vint à Tara un jeune guer- rier : Lug le Multiple Artiste était son nom. En ce temps-là il y avait à Tara deux portiers : l'un était Gamal, fils deFigal, Tautre Camall, fils ^le Riagall.

(1) Les indications géographiques contenues dans ce paragraphe et dans le précédent sont récentes et proviennent d'une assimi- lation des Fomoré aux Vikings du neuvième siècle. Cf. § 41.

BATAILLE DE MOYTURA. 419

L'un d'eux, étant à la porte, vit venir à lui une troupe de gens inconnus; en tête de cette troupe était un guerrier jeune, beau, distingué, vêtu comme un roi.

[54.] Ces inconnus dirent au portier d'annoncer leur arrivée aux habitants de Tara. « Qui êtes-vous? » demanda le portier.

[55.] « C'est Lug Lonnansclech [le Multiple Ar- » tiste], petit-fîîs de Diancecht, par Gian, son père ; » petit-fils de Balor, par Ethné, sa mère; il a été )) élevé par Taltiu, fille de Magmôr, roi d'Espagne, » et par Echaid le Rude, fils de Dua (p. 400). v

[56.] Le portier s'adressa à Lug le Multiple Artiste : « Quel métier fais-tu? » dit-il, « car il ne vient à Tara personne qui n'ait un métier. »

[57.] « A ta question voici ma réponse : je suis i> charpentier. » « Nous n'avons pas besoin de » loi, » répliqua le portier. « Il y a déjà chez nous » un charpentier, c'est Luchté, fils de Luachaid. »

[58.] « A ta question, ô portier, voici ma réponse: » je siiis forgeron. » Le portier répondit : « Il y » a déjà chez nous un forgeron, c'est Golum, dit au » visage de fagot et des trois nouveaux procédés. »

[59.] « A ta question voici ma réponse : je suis un )) guerrier fort. » Le portier répondit : « Nous )> n'avons pas besoin de toi. Il y a déjà un guerrier » fort chez nous, c'est Ogmé, fils d'Ethné. )>

[60.] « A ta question voici ma réponse : je suis » joueur de harpe. » « Nous n'avons pas besoin » de toi; y a déjà chez nous un joueur de harpe.

420 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

» c'est Abcan, fils de Bicelmas : les hommes des trois » dieux g 83) l'ont choisi aux demeures des fées. »

[61.] « A ta question voici ma réponse : je suis un » guerrier habile et célèbre. » Le portier répon- dit : Nous n'avons pas besoin de toi, il y en a un » déjà, c'est Bresal Echarlam, fils d'Echaid à la main » stupide. »

[62.] « A ta question, ô portier, voici ma réponse : » je suis poète, je suis historien. » « Nous n'avons

> pas besoin de toi, il y a déjà chez nous quelqu'un

> qui est poète et historien, c'est En, fils d'Etho- » man. »

[63.] <i A ta question voici ma réponse : je suis

> magicien. » « Nous n'avons pas besoin de toi. » Il y a déjà chez nous des magiciens. Nombreux » sont chez nous les druides et les sorciers aux puis- » sants enchantements. »

[64.] « A ta question voici ma réponse : je suis

> médecin. » « Nous n'avons pas besoin de toi, » Diancecht est médecin chez nous. »

[65.] « A ta question voici ma réponse : je suis 1 échanson. p « Nous n'avons pas besoin de toi; » il y a déjà chez nous neuf échansons : Delt, » Drucht, Daithé, Taei, Talom, Trog, Glei, Glau et

> Glêsi. >

[66.] « A ta question voici nia réponse : je suis

> bon ouvrier en bronze. » « Nous n'avons pas » besoin de toi. Nous avons déjà un ouvrier en » bronze, c'est Gredné. »

[67.] « Demande au roi, i reprit Lug, c s'il a chez

BATAILLE DE MOYÏURA. 421

» lui un homme qui, à lui seul, sache tous ces mé- » tiers à la fois ; si un tel homme existe chez lui, » je n'entrerai pas à Tara. »

[68.] Alors le portier alla dans le palais, et il rap- porta au roi tout ce que nous venons de raconter. « Il est venu à la porte du château, » dit-il, « un » guerrier qui s'appelle Lug le Multiple Artiste; il » sait à lui seul tous les métiers qu'exercent tes » gens, c'est l'homme de tout métier. »

[69.] « Apporte-lui, » dit le roi, « le jeu d'échec » de Tara, et fais-le jouer. » Lug gagna la partie; c'est de son gain qu'il créa l'enclos de Lug. [Voilà ce qu'on raconte]; mais si c'est à la guerre de Troie que le jeu d'échecs fut inventé, le jeu d'échecs ne peut être arrivé en Irlande si tôt, car la bataille de Mag Tuired a été livrée au moment même Troie fut prise (1).

[70.] On vint donc annoncer au roi que Lug avait gagné la partie d'échecs : « Fais-le entrer, » dit Nuadu. « Jusqu'à présent il n'est venu dans ce châ- » teau aucun homme semblable à celui-ci. »

[71.] Le portier fit entrer Lug. Lug entra donc dans le château, et il s'assit dans la chaire de doc- teur, car il était docteur en tout métier.

[72.] Ogmé, l'homme fort, poussa au travers de la maison la grande pierre; pour la traîner, il aurait fallu quatre-vingts paires de bœufs, et Ogmé la mit hors de Tara. Lug eut le désir de montrer sa force,

(1) Interpolation à prétention savante; cf. p. 71.

422 CYCLE MYTHOLOGfQUE.

et, poussant la pierre dans le sens opposé, il la remit dans le palais. Cette pierre n'était elle-mêoie qu'un fragment d'une pierre plus grosse; il ajusta si bien ce fragment à côté du morceau resté en place, que le tout ne fit plus qu'une seule pierre (cf. § 3).

[73.] « Joue-nous de la harpe, » demandèrent les assistants. Lug joua l'air du sommeil : le roi et ses guerriers s'endormirent et ne se réveillèrent que le lendemain à pareille heure. Lug joua un air plain- tif : tous furent en pleurs et poussèrent des gémis- sements. Lug joua un air gai : tous furent joyeux et en gaieté (cf. ^ 164).

[74.] Quand Nuadu eut vu les nombreux talents de Lug, il se mit à réfléchir et se demanda si un homme aussi habile ne pourrait pas rendre le peuple de la déesse Dana libre de la servitude imposée par les Fomoré. Il en délibéra avec son conseil, et voici la résolution à laquelle il s'arrêta : il changea de siège avec Lug. Lug le Multiple Artiste alla s'asseoir sur le trône du roi et le roi se leva devant lui ; on rendit cet honneur à Lug pendant treize jours.

[K. Préparatifs de guerre faits par le peuple de la déesse Dana.]

[75.] Lug eut un entretien avec ses deux frères, c'est-à-dire avec Dagdé et Ogmé, à Grellach Dollaid (1)

(1) Girley, prés de Kells, comté de Meath, en Leinster.

BATAILLE DE MOYTURA. 423

le lendemain matin; on fil venir avec eux ses frères Goibniu et Diancecht.

[76.] Pendant une année entière, ils délibérèrent secrètement à eux cinq, et c'est pour cela que Grel- lacii Dollaid a été surnommé Mystère des Hommes de la Déesse.

[77.] Une convocation à leur réunion fut ensuite adressée aux druides d'Irlande, à leurs médecins, à leurs cochers, à leurs forgerons, à leurs fermiers et à leurs juges; Lug et ses frères s'entretinrent avec eux en secret.

[78.] Puis Lug demanda au sorcier Mathgen (1) : « Par quel acte peux-tu manifester ton pouvoir? » « Par mon art, » répondit Mathgen, « je jetterai les » montagnes d'Irlande sur les Fomoré, et ils tom- » beront la tête contre terre, y> puis il dit à Lug les noms des douze principales montagnes d'Irlande qui étaient aux ordres du peuple de la déesse Dana et prêtes à frapper ses ennemis de toutes parts.

[79.] Lug demanda à Téchanson : « Par quel acte » peux-tu manifester ton pouvoir? » « Je met- » trai, » répondit l'échanson, « les douze principaux )> lacs d'Irlande sous les yeux des Fomoré, et ils n'y » trouveront pas d'eau, quelque grande que soit la » soif qu'ils éprouvent (Cf. § 111), » et il fit l'énu- mération de ces lacs. « Pour les Fomoré, l'eau se » cachera; ils n'en pourront pas prendre une goutte, » et les mêmes lacs fourniront à boire aux hommes

(1) Mathgen aurait été, en gaulois, Matugenosr

424 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

» de la déesse Dana pendant toute la guerre, quand » même elle durerait sept ans. »

[80.] Le druide Figol , fils de Mamos, dit : « Je » ferai tomber trois pluies de feu sur le visage des » guerriers Fomoré (cf. § 113); je leur ôterai les » deux tiers de leur courage et de leur valeur; j'en- i> verrai une rétention d'urine à leurs hommes (cf. » § 109) et à leurs chevaux. Mais autant de fois chacun 3> des guerriers de la déesse Dana rejettera de sa » poitrine l'air respiré, autant de fois il sentira s'ac- » croître son courage, sa valeur et sa force; quand » même la guerre durerait sept ans, elle ne les fati- > guera pas. »

[81.] Dagdé répondit : « Les prodiges que vous » prétendez faire à vous trois, sorcier, échanson , 9 druide, je les ferai tous à moi seul. » C'est « donc toi qui es le Dagdé (1), » dirent les assis- tants ; de lui vint le nom de Dagdé, qu'il porta depuis.

[82.] Puis le conseil se sépara , et on convint de se réunir au bout de trois ans.

[83.] Après avoir ainsi préparé le projet de la guerre, Lug, Dagdé et Ogmé allèrent trouver les trois dieux de Dana (2), et ceux-ci confièrent la di- rection de la guerre à Lug ; on fut sept ans à faire les préparatifs et à fabriquer les armes (cf. § 40).

[84.] Dagdé possédait une habitation à Glenn-Etin,

(1) Suivant M. Whitley Stokes, Dagdé veut dire a bonne main. »

(2) Brian, lucbarba. luchair, dieu des gens de Dana, § 60.

BATAILLE DE MOYTURA. 425

au nord. Il avait donné rendez-vous à une femme à Glenn-Etin , pour le jour de Samain , un an , jour pour jour, avant la bataille de Mag-Tured. L'Unius, rivière de Gonnaught, coule près de Glenn-Etin, au sud; Dagdé vit la femme se baigner dans l'Unius en Gorann (1). L'un des pieds de cette femme, dans l'eau, touchait AUod-Eche, c'est-à-dire Echumech , au sud; l'autre pied, également dans l'eau, touchait Lescuinn, au nord. Neuf tresses flottaient détachées sur sa tête; Dagdé lui adressa la parole et s'unit à elle. Dès lors, cet endroit s'appela lit des époux. La femme dont il vient d*être question est la déesse Morrigu (2).

[85.] Elle dit à Dagdé que les Fomoré débarque- raient à Mag-Scéné (3), que lui par conséquent convo- querait les gens de métier d'Irlande au gué d'Unius, qu'elle viendrait à Mag-Scêné pour anéantir le roi des Fomoré, Indech , fils de la déesse Domnu. Plus tard , elle donna du sang d'Indech plein ses deux mains à l'armée qui attendait l'ennemi au gué d'Unius, et le gué d'Unius s'appela gué de l'anéan- tissement, à cause de l'anéantissement d'Indech, roi des Fomoré (cf. § 137, 138).

[86.] Voici ce que firent les gens de métier : ils chantèrent des incantations contre l'armée des Fo- moré.

(1) Corran, comté de Sligo, en Connaught.

(2) Comparez les vers de Cinaed ua Artacain, cités plus haut, p. 396.

(3) Mag Scène veut dire « champ du poignard. »

426 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

[87.] C'était une semaine avant le jour de Samain; puis ils se séparèrent. Tous les guerriers du peuple de la déesse Dana se réunirent la veille de Samain (1) ; ils étaient dix-huit mille , ou trois fois six mille hommes.

[L. Dagdé va visiter le camp des Fomoré].

[88.] Lug envoya Dagdé voir ce que faisaient les Fomoré et leur faire perdre le temps jusqu'au mo- ment où les guerriers de la déesse Dana seraient prêts à combattre.

[89.] Dagdé alla au camp des Fomoré et leur de- manda une trêve : il l'obtint. Les Fomoré lui prépa- rèrent un potage ; c'était pour se moquer de lui, car il aimait beaucoup le potage ; ils remplirent pour lui le chaudron du roi, qui avait la profondeur de cinq poings d'hommes (2). Ils y mirent quatre-vingts pots de lait, une quantité proportionnée de farine et de graisse; enfin des chèvres, des moutons et des co- chons, qu'on fit cuire avec le reste; puis on versa ce potage dans un trou creusé dans la terre. « Si tu » ne manges pas tout, » lui dit Indech, « tu seras » mis à mort. Nous voulons que tu n'aies pas de » reproche à nous faire ; il faut donc te rassasier. » [90.] Dagdé prit sa cuillère ; elle était si grande

(1) Premier novembre.

(2) Des poings d'hommes gigantesques , comme étaient les Fomoré, c'est-à-dire les dieux. Cf. p. 8, 136, 139.

BATAILLE DE MOYTURA. 427

que, dans son creux, un homme et une femme au- raient tenu comme dans un lit. Les morceaux qui entraient dans cette cuillère étaient des moitiés de cochon salé et des quartiers de lard.

[91.] Dagdé dit : « Voici du bon manger, si le j> bouillon vaut son odeur; » et, en portant à sa bouche la cuillère pleine, « le proverbe est vrai, » disait-il, « la bonne cuisine n'est pas gâtée par le )) mauvais pot. »

[92.] Quand il eut fini , il racla la terre avec son doigt jusqu'au fond du trou pour prendre ce qui restait ; puis il alla dormir pour digérer son potage. Son ventre était plus gros que les grands-chaudrons qu'on a dans les [bonnes] maisons, et les Fomoré se moquaient de lui.

[93.] Il s'en alla et gagna le rivage d'Ebe ; il ne marchait pas facilement, tant son ventre était gros; il avait fort mauvaise tenue ; il portait un petit man- teau avec capuchon ; ce manteau descendait à peine au-dessous des épaules. Sous ce manteau, on voyait une blouse brune qui n'allait pas plus bas que les fesses; cette blouse, échancrée par le haut, était fort large de poitrine; ses deux souliers étaient en peau de cheval, avec le poil en dehors. Il tenait à la main une fourché branchue qui aurait fait la charge de huit hommes , et il la laissait traîner derrière lui ; elle traçait un sillon assez profond et assez large pour devenir fossé de limite entre deux provinces; ce sillon existe encore, et on l'appelle Trace de la Massue de Dagdé (cf. p. 137, 139, 143, 144, 148, 431).

428 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

[M. Conseil de guerre présidé par Lug , général en chef du peuple de la déesse Dana.']

[94.] Les Fomoré arrivèrent et s'arrêtèrent à Scetné. Les guerriers de la déesse Dana étaient dans la plaine d'Aurfolach : les deux armées étaient sur le point d'en venir aux mains. « Les guerriers de le j> déesse Dana osent donc nous livrer bataille, » dit Bress, fils d'Elatha à Indech, fils de la déesse Domnu. « Je la livre tout de suite , » répondit Indech , « leurs os vont être broyés s'ils ne payent pas leurs B impôts. »

[95.] Après délibération, les guerriers de la déesse Dana résolurent de ne pas laisser Lug aller au com- bat, sa science le rendait trop précieux, ses neuf pè- res nourriciers vinrent le garder : c'étaient Tollus-^ dam, Ech-dam, Eru, Rechtaid le Blanc, Fosad , Fedlimid, Ibor, Scibar et Minn. Ils craignaient d'ap- prendre la perte prématurée d'un guerrier dont les talents étaient si nombreux, et c'est pour cela qu'ils ne le laissèrent pas aller au combat {Gf. § 129).

[96.] Les nobles du peuple de la déesse Dana s'as- semblèrent autour de Lug. S'adressant à Goïbniu , son forgeron, Lug lui demanda : « Quel acte puissant » as-tu le pouvoir de faire pour nous? »

[97.] « Le voici, j> répondit Goïbniu, « quand même » les guerriers de la déesse Dana seraient en guerre » pendant sept ans, je remplacerai par des armes

BATAILLE DE MOYTURA. 429

» nouvelles toute pointe de javelot qui se détachera » de sa hampe, tout glaive qui sera hrisé. Quand on » lance un javelot dont la pointe a été fabriquée de » ma main, jamais on ne manque son coup, et toute » peau que cette pointe atteint cesse de vivre; Dulb, » forgeron des Fomoré, n'en fait pas autant; les » coups donnés par mes lances décideront du résul- » tat de la bataille de Moytura. »

[98.] « Et toi, Diancecht, » dit Lug , « quel acte » puissant as-tu le pouvoir de faire ? »

[99.] « Le voici, » répliqua Diancecht, « quand un » de nos guerriers aura été blessé, à moins qu'on » ne lui ait coupé la tête, tranché une membrane de » la cervelle, ou la moelle épinière, je le guérirai » entièrement » (cf. § 34).

[100.] a Et toi, ô Gredné, » dit Lug à son ouvrier en bronze, « quel sera ton pouvoir dans la ba- » taille? »

[101.] « Le voici, » répondit Gredné, «je fournirai > à tous nos guerriers les rivets des javelots ; les » poignées des épées, les ornements saillants et les » bordures des boucliers. »

[102.] « Et toi, Luchté, » dit Lug à son charpen- tier , « quel sera ton pouvoir dans la bataille? »

[103.] (( Le voici, » répondit Luchté, o tous nos » guerriers recevront de moi les boucliers et les » hampes de lance dont ils auront besoin. »

[104.] « Et toi Ogmé, » dit Lug à son homme fort, « quel sera ton pouvoir dans la bataille? >

[105.] « Je repousserai le roi, je repousserai trois

430 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

fois neuf de ses amis , je ferai prendre par nos n guerriers le tiers de l'armée ennemie. )>

[lOG.] « Et toi, ô Morrigu, » demanda Lug, « quel » pouvoir as-tu? «

[107.] « Le voici, » répondit-elle, ((je prendrai (?) > ceux que je poursuivrai... »

[108.] « Et vous, ô sorciers, » demanda Lug, « quel » pouvoir avez-vous ? »

[109.] « Le voici, » répondirent les sorciers, (( la » plante des pieds des Fomoré deviendra livide, î> quand notre art les aura terrassés, et leurs héros » en mourront; en effet nous leur aurons ôté les »> deux tiers de leur force par une rétention d'urine » (cf. S 80).

[110.] « Et vous écbansons, t> demanda Lug, (( quel » pouvoir avez-vous? »

[ilî,] « Le voici, » répondirent les échansons, « nous donnerons aux Fomoré, une soif terrible, et » ils ne trouveront rien à boire pour se désaltérer » (Cf. § 79).

[112.] « Et vous, ô druides, » demanda Lug, ((quel >> pouvoir avez-vous? »

[113.] « Le voici, » répondirent les druides, « nous » jetterons une pluie de feu au visage des Fomoré » (Cf. ,^ 80); ils ne pourront lever les yeux, ni résis- )) ter aux armes meurtrières des guerriers qui com- )) battront contre eux. »

[114.] « Et toi, ô Goirpré, fils d'Etan, î> dit Lug à son poète, « que peux-tu dans la bataille? »

[115.] «( Le voici, » répondit Goirpré, « je pronon-

3ATAILLE DE MOYTURA. 431

» cerai contre eux une malédiction à effet immé- » diat; par une incantation, je leur ôterai l'honneur, » et ensorcelés par moi, ils ne pourront résister à » nos guerriers. »

[116.] « Et vous, Béchullé et Dianann, » dit Lug à ses deux sorcières, « que pouvez-vous dans la ba- » taille? »

[117.] « Le voici, » répondirent-elles, « nous en- » sorcellerons les arbres, les pierres et les mottes de » terre, qui, aux yeux des Fomoré, prendront Tap- » parence d^une troupe de soldats, et les Fomoré, » tout effrayés, prendront la fuite en tremblant. »

[118.] (( Et loi, ô Dagdé, » demanda Lug, « quel )) pouvoir peux-tu exercer sur Tarmée des Fomoré » dans le combat? »

[119.] ft Le voici, » répondit Dagdé; « je prendrai )> le parti du peuple de la déesse Dana en échan- » géant des coups avec les Fomoré et en les anéan- » tissant par la sorcellerie; tel est le nombre des )) grêlons sous les pieds des chevaux pendant un » orage, tel sera le nombre des os des Fomoré sous » mes coups de massue (1) se rencontreront )) les deux armées dans le champ de Moytura. »

[120.] Lug s'entretint donc ainsi avec chacun d'eux de ce que chacun d'eux pouvait faire. Cette conversation doubla la force de l'armée; la pensée de chaque homme fut une pensée de roi ou de grand prince.

(1) Cf. § 93, p. m. Dagdé est le bachlach de la page 148.

432 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

[N. Premiers engagements le peuple de la déesse Dana est vainqueur .'\

[121.] Chaque jour la bataille était engagée entre la tribu des Fomoré et le peuple de la déesse Dana, mais ni les rois ni les princes n'y prenaient part; les seuls combattants étaient d'ardents présomp- tueux.

[122.] Deux circonstances étonnèrent les Fomoré dans ces engagements. Naturellement, leurs javelots et leurs épées, une fois brisés, n'étaient plus bons à rien, et quand leurs hommes étaient tués, ils ne revenaient pas se battre le lendemain; mais chez les gens de la déesse Dana les choses se passaient tout autrement : les armes brisées aujourd'hui reparais- saient le lendemain en bon état, comme si elles re- naissaient. Goïbuiu, le forgeron, était dans sa forge fabriquant épées, javelots et lances : il les faisait en trois mouvements. D'un autre côté, Luchtainé le charpentier faisait les hampes des javelots et des lances en trois coups de hache; le dernier coup donnait le poli et faisait entrer la hampe dans la douille de l'arme; quand les javelots et les lances étaient posés à côté de la forge, il lançait les anneaux vers les hampes si adroitement que les anneaux pre- naient place sans effort autour des hampes. Gredné, ouvrier en bronze, fabriquait les clous en trois mou- vements, puis il les jetait dans les trous des fers de lance et de javelot avec tant d'adresse qu'il était

BATAILLE Dii MOYTURA. 433

inutile de les enfoncer à coups de marteau, ils te- naient comme cela (cf. p. 395-396).

[123.] Les guerriers tués recouvraient le feu de la vie, et le lendemain ils étaient plus brillants de santé que jamais, voici pourquoi : Diancecht, ses deux fils Oc-Trial et Miach, et sa fille Airmed, pro- nonçaient des incantations sur la source dite de santé ; ils y jetaient leurs blessés même morts, et ces blessés en sortaient vivants. Quelle que fût la gravité des blessures, ils étaient guéris par la puis- sance de rincantalion qu'avaient prononcée les qua- tre médecins rangés autour de la source 34, 35). [124.] C'était désastreux pour les Fomoré; ils dirent à un d'entre eux d'aller voir comment les gens de la déesse Dana faisaient la guerre. Leur envoyé fut Ruadan, fils de Bress; Brig, sa mère, était fille de Dagdé, par conséquent il appartenait par sa mère et par son grand-père au peuple de la déesse Dana. De retour, il raconta aux Fomoré ce que faisaient le forgeron, le charpentier, l'ouvrier en bronze et les quatre médecins qui étaient autour de la source. On le renvoya avec mission de tuer le forgeron Goïbniu : il demanda un javelot à Goïbniu, les clous à Gredné, l'ouvrier en bronze; la hampe à Luchtainé le charpentier; on lui donna ce qu'il dési- rait. Il y avait une femme occupée à aiguiser les armes, c'était Gron , mère de Fianlug : elle aiguisa le javelot de Ruadan.

Ge fut un chef qui remit le javelot à Ruadan ; de le nom de javelot de chef donné jusqu'à présent

28

434 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

aux montants du métier de tisserand en Irlande.

[125.] Après avoir reçu le javelot, Ruadan se tourna vers Goïbniu et le frappa de cette arme; mais Goïb- niu arracha le javelot de la plaie et le lança à Rua- dan, qui en fut percé de part en part et qui alla mourir dans l'assemblée des Fomoré en présence de son père; Brig vint et pleura son fils. D'abord, elle jeta un cri perçant, puis elle poussa des gémisse- ments ; ce fut alors que, pour la première fois en Irlande, on entendit des gémissements et des cris de douleur ; c'est la même Brig qui a inventé le sifflet dont on se sert la nuit pour donner des signaux d'alarme.

[126.] Goïbniu alla à la source [de santé] et fut guéri. Il y avait chez les Fomoré un jeune guerrier appelé Octriallach; son père était le roi des Fomoré, c'est-à-dire Indech, fils de la déesse Domnu; il dit aux Fomoré de prendre chacun une pierre dans la rivière appelée Drowes (1) et de la jeter dans la source de santé, en Achad Abla, à l'ouest de Moy- tura et au nord de Loch Arbod; ils y allèrent en effet, et chaque homme mit une pierre sur la source, de un monceau de pierres ou carn qu'on appelle encore aujourd'hui carn d'Octriallach. Quant à la source de santé, on l'appelle maintenant lac des herbes, en irlandais Loch Luibe, parce queDiancerht y avait mis un exemplaire de chacune des herbes que produisait l'Irlande (^ 13).

(1) La Drowes se jette dans la baie (Je Donegal.

BATAILLE DE MOYTURA. 435

[0. Bataille de Moytura. Lug frappe mortellement Balor son grand-père^ Ogmé est tué, défaite des Fo- moré, nombre des morts dans V armée vaincue.']

[127.] Quand arriva le moment de livrer la grande bataille, les Fomoré, sortant de leur camp, formè- rent de forts et indestructibles bataillons : il ne fut parmi eux, ni chef, ni bon soldat qui n'eût sur le corps une cotte de maille, sur la tête un casque (1), dans la main droite une pique , à la ceinture une épée aiguë et lourde, sur Tépaule un bouclier solide. Donner un coup de tête contre un rocher, poser la main dans un nid de serpents, se mettre la tête dans le feu, c'était la même chose que d'attaquer Tarmée des Fomoré ce jour-là.

[128.] Voici les noms des rois et des princes qui formaient la principale force de l'armée des Fo- moré : Balor, fils de Dot, et petit-fils de Net; Bress, tils d'Elatha; Tuiré, dit le frappeur de pain, fils de Lobos; GoU et Irgoll ; Loscenn le nu, fils de Lom- gluinech (au genou nu); Indech, fils de la déesse Domnu et roi des Fomoré; Octriallach, fils d'In- dech , Omné et Bagne, Elatha, fils de Delbaelh.

[129.] Les gens de la déesse Dana se levèrent de leur côté : ils laissèrent au camp neuf de leurs ca-

(1) On sait que le casque est de date moderne en Irlande; la mention du casque, comme de la cotte de maille, est le résultat d'une intcrnolation.

436 GYnr.K mythologique.

marades pour garder Lug [et l'empêcher d'aller ris- quer sa vie dans la mêlée (Cf. § 95).] Ils allèrent li- vrer bataille à Tennemi; mais quand le combat fui commencé, Lug échappa à ses gardes, et [dans son char], accompagné de son cocher, il apparut en tête de l'armée du peuple de la déesse Dana; entre ceux-ci et la tribu des Fomoré, le choc fut violent et dur : Lug encourageai! les guerriers de la déesse Dana : « Combattez bravement , » leur disait-il , « afin que votre servitude ne dure pas plus long- » temps ; mieux vaut pour vous trouver la mort en » défendant votre patrie que de vivre dans la servi- » tude et de continuer à payer tribut; » et debout sur un pied, fermant un œil, tenant l'autre ouvert (1), il fit le tour de l'armée en chantant un poème.

Il se lèvera une bataille.

[130.] En allant à la rencontre l'une de Tautre, les deux armées jetèrent chacune un grand cri, puis elles s'entrechoquèrent, et chaque guerrier se mit à en frapper un autre.

[131.] Alors beaucoup de beaux hommes tombèrent et trouvèrent la mort ; il y eut un grand massacre, et nombreux furent ceux qui se couchèrent dans le tombeau ; orgueil et grande honte furent côte à côte ; il y eut colère et fureur; le sang coulait en

(1) C'était une pose magique; cf. p. 335, g 3.

BATAILLE DE MOYTURA. 437

abondance sur la peau blanche et tendre des jeunes guerriers qui venaient aux mains avec de plus forts qu'eux, et qui s'exposaient au danger par crainte de paraître lâches. On entendait un grand bruit (1); il résultait de l'ardeur belliqueuse (2) des héros et des braves guerriers, qui , de leurs lances et de leurs boucliers, repoussaient les coups portés contre eux par les lances et les épées de leurs adversaires ; on aurait cru que le tonnerre grondait partout se li- vrait la bataille, tant était grand le cri des guerriers, le fracas produit par les boucliers qu'on brisait, le cli- quetis des glaives brillants et des épées à poignées d'ivoire ; les carquois résonnaient (3), les dards et les javelots sifflaient en volant, le fer des armes grin- çait en se rompant.

[132.] Il s'en fallut peu que, dans le choc, les doigts et les jambes des guerriers d'une armée ne heurtassent les doigts et les jambes des guerriers de l'autre armée; il y avait tant de sang sous les pieds des soldats, qu'ils glissaient et faillirent tomber en arrière, assis, la tête en avant, frappant la tête du guerrier vis-à-vis, tant le combat était dur, rapide, déchirant et sanglant; la rivière d'Unnsenn chariait des cadavres.

[133.] Ce fut alors que tombèrent Nuadu à la main

(1) Muirn.

(2) Saitoi pour saighliu, littéralement aditio, « attaque. »

(3) Interpolation; l'arc, la flèche et, par conséquent, le carquois sont étrangers aux plus anciens monuments de la littérature irlan- daise ; voii-, pa'^ exemple, plus haut, p. 177, 178, 226.

438 CVCLE MYTHOLOGIQUE.

d'argent (1) et Mâcha, fille d'Ernmas, tués par Balor, petit-fils de Net ; Gassmael tué par Octriallach, fils d'Indech (p. 397, 400). Lug rencontra Balor, à l'œil perçant dans le combat; Balor avait un œil pernicieux ; or, cet œil ne s'ouvrait que sur le champ de bataille; il fallait quatre hommes pour élever sa paupière, en faisant pénétrer en dessous un instru- ment poli. Les guerriers , que , de cet œil une fois ouvert, Balor regardait, ne pouvaient, quel que fût leur nombre , résister à leurs ennemis. Voici d'où venait le poison que cet œil lançait : Un jour, les sorciers du père de Balor étaient occupés à faire cuire des préparations magiques ; Balor vint et re- garda par la fenêtre : la fumée qui s'échappait de ces préparations l'atteignit au visage; cette fumée était un poison qui lui pénétra dans l'œil. Puis, à Moytura, Balor et Lug se rencontrèrent... [ils s'adressèrent la parole l'un à l'autre dans une langue mystérieuse dont on n'a pas encore pénétré le secret].

[134.] « Levez ma paupière, » dit Balor à ses do- mestiques , Cl afin que je voie le bavard qui me » parle. î>

[135.] Les domestiques lèvent la paupière de Ba- lor; Lug, avec sa fronde, lance à Balor une pierre qui lui traverse la tète en emportant l'œil maudit; l'armée de Balor regardait; l'œil tomba derrière Ba- lor sur les Fomoré , il en tua trois fois neuf , leurs

(1) Nuadu a toujours sa main d'argent, en dépit de l'épisode G 33-35, p. 411-413), qui est une addition récente.

BATAILLE DE MOYTURA. 439

têtes allèrent tomber contre la poitrine d'Indech, fils de la déesse Domnu, et des flots de sang inondèrent le visage d'Indech (cf. p. 401).

[136.] « Allez me chercher, » dit Indech , « mon » poète Loch le demi-vert ; » on l'appelait ainsi , parce qu'il était vert à moitié des pieds au som- met de la tête. Loch arriva. « Trouve-moi, » dit Indech, « celui qui a jeté sur moi ce flot de

» sang... »

[137.] Ce fut alors qu'arriva Morrigu , fille d'Ern- mass; elle encouragea le peuple de la déesse Dana à livrer bataille avec force et ardeur ; pour leur donner plus de cœur^ elle chanta le poème que voici :

Les rois se lèvent pour combattre,

[138.] La bataille tourna à l'avantage du peuple de la déesse Dana; les Fomoré vaincus furent re- poussés jusqu'à la mer. Alors s'entretuèrent , en se battant l'un contre l'autre : Ogmé, l'homme fort, fils d'Elatha, et Indech, fils de la déesse Domnu, roi des Fomoré (cf. § 85; voir aussi p. 397, 400).

[139.] Loch demi-vert demanda à Lug grâce de la vie. « Je te l'accorde, » répondit Lug, « si tu me » donnes les trois choses que je désire. »

[140.] « Tu les auras, » dit Loch; « je repousse- ï rai d'Irlande à jamais les ravages des Fomoré , et » ce que j'ai pris de..., je le tiendrai à l'abri de

440 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

» toute infortune jusqu'à la fin du monde (1). » [141.] Loch eut la vie sauve : ce fut lui qui donna aux guerriers de la déesse Dana Tordre de s'arrêter ; il le fit en chantant :

Que fassent halte les chars

[142.] Ensuite Loch dit qu'en reconnaissance de la faveur qu'on lui avait faite en lui laissant la vie, il donnerait un nom à chacun des neuf chars de Lug : « Donne-leur des noms, » répondit Lug , et Loch les nomma comme il suit : « Luachta , Ana- gat... »

[143.] (c Eh bien! » demanda Lug, a comment » siappellent les cochers qui sont dans ces chars? » « Les voici , » répondit Loch : Medol , ]\ledon ,

« lyioth... »

[144.] « Quels sont, » continua Lug, « les noms » des aiguillons que les cochers ont à la main? » <( Les voici, » répliqua Loch : « Fes, Res, Roches... »

[145.] « Quels sont les noms des chevaux? » « Les voici : Gan, Doriadha... »

[146.] « Encore une question , » demanda Lug à Loch, a combien y a-t-il eu de morts k la bataille de » Moytura? » « Je ne sais pas, » répondit Loch, <r le nombre des petites gens et de la valetaille ,

(1) La réponse de Loch est incomplète , de trois articles an- noncés dans le § 139, il n'y en a que deux ici.

BATAILLE DE MOYTURA. 441

« mais quant au nombre des seigneurs, des nobles, » des hommes de guerre, des fils de roi, des grands » rois qu'ont perdu les Fomoré, je le sais : premiè- )) rement, cinq mille cent cinquante-trois; secon- » dément, deux mille cent cinquante; troisièmement, » quatre-vingt mille quarante-cinq; quatrièmement, » cent soixante-huit; cinquièmement, quatre-vingt- -sept; sixièmement, quatre-vingt-six; septième- » ment, cent soixante-cinq; huitièmement, qua- » rante-deux ; neuvièmement, quatre-vingt-dix, y » compris Balor, petit-fils de Net. Tel est le nombre » des hauts rois et des grands seigneurs Fomoré » qtii ont péri dans la bataille » [au total : 87,986.] [147.] « Si l'on me demande combien il y a eu de » victimes parmi les petites gens , les pauvres , la » valetaille et les ouvriers de tout métier qui virfrent » avec la grande armée, je dirai que tous les hom- » mes de guerre, tous les princes et tous les grands » rois des Fomoré ont amené avec eux leur troupe » à la bataille, et que tous leurs gens, tant libres » qu'esclaves, ont succombé ; je n'ai compté que les » esclaves des grands rois, et voici les chiffres que » j'ai relevés : premièrement, huit cent vingt-sept; » secondement, cinq cent mille cinquante-sept; » troisièmement, deux cent mille vingt ; quatrième- » ment, quarante, y compris un ûls d'un esclave du » roi des Fomoré, c'est-cà-dire Sab à la tête d'agneau, » dont le père Goirpré, dit UEpée, était esclave d'In- » dech, fils de la déesse Domnu )> [le nombre total de ces esclaves était donc de 700,944]. (Cf. p. 401.)

442 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

[148.] « Pour ce qui est de la multitude de ceux » qu'on peut appeler demi-hommes et soldats de » bois, qui n'ont pu arriver au cœur de la bataille, » dire leur nombre ne serait pas plus possible que » de compter les étoiles du ciel, les grains de sable » de la mer, les flocons de neige en hiver, les gout- » tes de rosée sur les prés au printemps, les grêlons » pendant l'orage, les brins d'herbe que foulent aux » pieds les chevaux des guerriers (1), enfin que de )> compter les chevaux de Manannan, fils de l'Océan, » quand, pendant une tempête, ils nagent au-dessus » des flots (cf. p. 213). «

[P. B7'ess a la vie sauve.]

[149.] Après cela, Bress, fils d'Elatha, tomba sans défense entre les mains des guerriers de la déesse Dana. « Il vaut mieux pour vous, » leur dit-il, « me » laisser la vie que de me tuer. »

[150.] « Quel avantage aurons- nous à te laisser la » vie? » demanda Lug. « Les vaches d'Irlande, » répondit Bress, « auront toujours du lait. » « Je » demanderai l'avis de nos sages, » répliqua Lug.

[15 L] Lug alla consulter Maeltné au grand juge- ment; il lui dit : « Devons-nous laisser la vie à » Bress pour que les vaches d'Irlande aient toujours » du lait? ))

[152.] « Non, » répondit Maeltné, « car s'il peut

(1) Voir une énumération semblable, p. 339.

BATAILLE DE MOYTURA. 443

» leur assurer du lait tant qu'elles vivront, il ne i> peut augmenter ni la durée de leur vie, ni le » nonabre de leurs veaux et de leurs génisses. »

[153.] Lug dit à Bress : « Ce que tu nous proposes > ne te sauvera pas la vie, car si tu peux donner du » lait à nos vaches, tu n'as aucun pouvoir ni sur la )^ durée de leur vie, ni sur leur progéniture. »

[154.] Alors Bress se mit à chanter :

[155.] (( 0 Bress, » demanda Lug, « as-tu une au- » tre proposition à nous faire pour racheter ta vie? » « Oui, certes, » répondit Bress ; « dis à tes juges » que vous aurez une moisson à chaque saison si » vous me laissez la vie. »

[156.] Lug demanda à Maeltné : « Laissera-t-on la » vie à Bress, s'il assure aux habitants de l'Irlande » une moisson de blé à chaque saison? »

[157.] « Nous avons, » répondit Maeltné, « le » printemps pour labourer et pour semer, l'été pour » compléter l'accroissement du blé et lui donner la » force, le commencement de l'automne pour ache- » ver de le mûrir et pour le moissonner, l'hiver » pour le manger, [cela nous suffit]. »

[158.] « La proposition que tu viens de nous faire » ne te sauvera pas la vie, » dit Lug à Bress.

Bress se mit à chanter :

444 CYCLE MYTHOLOOIQUE.

[159.] « Tu le sauveras la vie, i> reprit Lug, « en » nous rendant un service beaucoup moindre que » ceux que tu as proposés jusqu'ici. > a Lequel? » demanda Bress.

[160.] « Gomment les habitants de l'Irlande de- » vront-ils labourer? Gomment devront-ils semer? » Gomment devront-ils moissonner? Quand tu leur )) auras appris les trois procédés à suivre , on te » laissera la vie. » « Dis-leur que ce sera le » mardi qu'ils laboureront, que ce sera le mardi qu'ils » mettront la semence au champ, que ce sera le mardi » qu'ils moissonneront. »

[161.] Bress dut la vie et la liberté à cette maxime trompeuse.

[Q. Og^né ressuscité trouve Vépée de Téthra."]

[162.] Ce fut à la bataille de Moytura qu'Ogmé, l'homme fort, trouva Orné, l'épée de Télhra, roi des Fomoré. Ogmé tira cette épée du fourreau et la net- toya ; ce fut alors qu'elle raconta les hauts faits qu'elle avait accomplis, car alors la coutume était que , lorsque les épées étaient tirées du fourreau , elles faisaient le récit des exploits dont elles avaient été l'instrument; de vient le droit qu'ont les épées d'être- nettoyées quand on les a tirées du four- reau ; de aussi la puissance magique que les épées ont conservée depuis lors. Les armes servaient d'organes au démon pour parler aux hommes ; à la même époque, les hommes adoraient les armes et

BATAILLE DE MOYTURA. 445

les armes étaient une sauvegarde magique (1). Orné, l'épée de Téthra, a été le sujet d'un poème de Loch demi-vert :

[R. Dagdé retrouve sa harpe,]

[163.] Lug , Dagdé et Ogmé poursuivirent les Fo- moré, car ceux-ci avaient emmené avec eux le har- piste de Dagdé ; ce harpiste s'appelait Uaitné [c'est- à-dire poteau]. Ils arrivèrent à la salle du banquet étaient Bress, fils d'Elatha, et [son père] Elatha, iils de Delbaeth; dans cette salle, la harpe était pendue au mur. C'est dans cette harpe que Dagdé avait fixé les airs de musique, en sorte qu'ils ne pouvaient se faire entendre sans Tordre de Dagdé. Dagdé appela sa harpe ; il chanta :

Viens, chêne à deux cris !

Viens, main à quadruple musique !

Viens, été ! viens, hiver !

Voix de harpes, de soufflets et de flûtes !

La harpe de Dagdé avait deux noms : elle s'appe- lait chêne à deux cris, main à quadruple musique.

[164.] Elle se détacha du mur, et, après avoir tué neuf hommes, elle vint se placer dans la main de Dagdé ; celui-ci joua aux Fomoré les trois airs par

(1) Cf. ci-dessus, p. 175.

446 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

lesquels se distingue le harpiste habile : l'air de plainte, Tair du rire, Tair du sommeil. Il joua aux Fomoré l'air de plainte, et leurs sensibles femmes se mirent à pleurer; il joua aux Fomoré l'air du rire , et le rire apparut sur les lèvres de leurs fem- mes et de leurs jeunes gens; il joua aux Fomoré l'air du sommeil, et ils s'endormirent tous. Pendant ce sommeil, Lug, Dagdé et Ogmé partirent, échap- pant ainsi aux Fomoré qui auraient bien désiré les tuer (cf. § 73).

[S. La vache de Dagdé.]

[165.] Dagdé emmena avec lui [tous les bestiaux enlevés par les Fomoré; ils vinrent à lui, appelés] par le mugissement de la vache que Bress lui avait donnée pour salaire de son travail 32). Cette vache avait mugi pour appeler son veau; or, ce mugisse- ment fut entendu au pâturage par les bestiaux que les Fomoré avaient exigé comme tribut et s'étaient fait livrer par le peuple de la déesse Dana [ces bes- tiaux arrivèrent avec le veau près de la vache de Dagdé].

[T. Morrigu et Bodb. Conclusion.]

[166.] Après la victoire, on enterra les morts, et Morrigu alla sur les principales hauteurs de l'Ir- lande, dans les troupes de fées, sur les bords des grands fleuves et aux embouchures des rivières an-

BATAILLE DE MOYTURA. 44/

Doncer la bataille de Moytura et le grand triomphe qui en était résulté. Bodb (l) raconta les hauts faits des guerriers : « Quelle histoire as-tu à nous dire, )> lui demandait chacun, et alors elle chantait :

La paix monte jusqu'au ciel, Le ciel descend à terre, La terre est sous le ciel, La force dans cliacun

[167.] Puis elle prophétisa la fin du monde et an- nonça tous les maux, toutes les épidémies, tous les actes de vengeance qui devaient désoler 'cette épo- que ; ce fut alors qu'elle chanta les vers que voici :

Je verrai un monde qui ne me plaira guère, L'été sans fleurs, les vaches sans lait, Les femmes sans pudeur, Les hommes sans coura|]fo,

Les arbres sans fruit, La mer sans poissons.

Les vieittards rendront des sentences iniques,

Les juges s'appuieront sur les maximes fausses,

Tout guei'rier trahira,

Tout homme sera voleur,

Le fils montera dans le lit de son père,

Le père, dans le lit de son fils,

Chacun sera beau-frère de son frère,

(1) Déesse de la guerre, littéralement « corneille. -)

448 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

Quel temps mauvais !

Le fils trompera son père,

La mère sera trompée par sa fille (1).

Dagdé a pour caractéristique : un chaudron 6), d'où son goût pour le potage 88-92); une taille gigantesque 84, 89-92); une massue 93, 119); il paraît identique au personnage fantastique qui, après l'avoir emporté sur Lôégairé le Vainqueur et Conall le Triomphateur (p. 136, 137), est vaincu par Cûchulainn (p. 139-140), et vient ensuite lui ren- dre témoignage (p. 143-146). On peut se demander si Dagdé ne serait pas le dieu au marteau des archéologues.

(1) Devons-nous reconnaître dans ce tableau une tradition cel- tique ou le développement d'une idée chrétienne? La seconde hypothèse est la plus probable.

XVII

Navigation de la barque de Mael-

Duin

Les Irlandais ont plusieurs voyages fantastiques sur nner, imm~ram, au pluriel imm-rama. Cette littérature ne leur est pas spéciale. Le voyage des Argonautes, dont l'auteur de VOdyssée connaissait déjà une rédaction, a été un des plus an- ciens monuments de ce genre de composition ; VOdyssée en est un second. Les §§ 35-39 du Serglige Conculainriy « Cùchulainn malade et alité, » ci-dessus, p. 203-208, auraient pu servir de thème à une composition analogue. Le « Voyage de Condlé, » p. 385, est un rudiment d'mw-ram. Le goût naturel de l'homme pour les voyages trouvait un aliment tout-puissant dans la croyance antique à un pays situé au delà des mers et au- raient habité les morts et les dieux. Le clergé chrétien s'em- para de Vimm-ram comme de tant d'autres débris du paga- nisme ; de là, par exemple, le voyage du saint irlandais Brendan, qui a eu sur le continent un si grand succès (l).

(1) La doctrine exposée ici est celle de M. Gustave Schirmer, Zur Brendanus-Legende, Leipzig, 1888, p. 17-26. L'/mmram Brain meic Febuil est, suivant M. Schirmer, le type payen, et l'/mm- ram Brenainn le type chrétien de ce genre de composition.

29

450 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

Le morceau que nous allons donner ici est moins connu. C'est, en général, une composition chrétienne. Le récit com- mence dans la chapelle d'un couvent de religieuses et se ter- mine dans l'église cathédrale d'Armagh. Le héros pardonne au meurtrier de son père (chap. XXXIII, XXXIV). Lui et ses compagnons font le signe de la croix (chap. XIV). Au cha- pitre XVII, une femme, provoquée à mal, résiste avec succès, car " elle ne sait pas, » dit-elle, « ce que c'est que le péché. » Les ermites que les voyageurs rencontrent aux chap. XIX, XXX et XXXIII sont de pieux chrétiens irlandais; le dernier a été moine. La fontaine merveilleuse du chap. XX et le fleuve du chap. XXV coulent conformément à la loi canonique du jeûne et aux usages liturgiques de l'église chrétienne.

Mais le thème fondamental de notre morceau est païen. Le héros, comme Conchobar, Cûchulainn et Find, est d'une union irrégulière ; il entreprend un grand voyage pour aller tuer le meurtrier de son père. C'est un druide qui lui dresse le programme de cette expédition. Ce programme consiste en trois points : sont déterminés le jour commencera la con- struction du navire, le jour du départ, le nombre des voya- geurs. Remarquons-le bien , le druide a fixé le nombre des compagnons du héros : dix-sept suivant la version adoptée par le dernier rédacteur, soixante suivant une autre version qu'il cite. Cette prescription est violée : en sus du nombre déter- miné par le druide, trois voyageurs partent. Dès lors une fatalité impitoyable poursuit Maelduin et ses compagnons: ils sont sur le point d'atteindre le but quand une tempête les en éloigne ; les aventures succèdent aux aventures jusqu'à ce que les trois voyageurs qui dépassent le nombre fixé aient disparu, supprimant l'obstacle qui empêchait le navire d'arriver à des- tination. On les voit disparaître aux chap. XI, XV et XXXI (1), qui appartiennent par conséquent à la rédaction païenne. Dans cette rédaction, le ch. XXXI précédait le ch. XXVIII, les

(1) Voyez p. 470, 474 et 493.

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 451

voyageurs, réduits à dix-huit, Maelduin et dix-sept compa- gnons, conformément à la prescription du druide, sont ac- cueillis par dix-huit femmes qui couchent avec eux dès la pre- mière nuit, conformément au vieil usage de l'épopée irlandaise, et l'éternelle jeunesse, la vie sans fin du Mag Mell (de l'Ely- sée Celtique), sont offertes aux dix-huit navigateurs, comme dans le Voyage de Condlé (I). La Navigation de la barque de Mael Duin^ dans sa forme primitive, a été inspirée par la croyance à la puissance irrésistible de la prohibition magique dite geis, dont il a été plusieurs fois question ici. Cette prohi- bition est l'œuvre d'un druide (p. 459, 461), d'un ennemi de l'enseignement apporté en Irlande par saint Patrice. Ainsi no- tre pièce, dans sa conception première, n'a rien de chrétien : elle est devenue chrétienne par des interpolations. Je laisse la parole à M. Ferdinand Lot.

Du récit suivant, on rencontre deux fragments importants dans le Lehor na hUidre, manuscrit de la fin du onzième siè- cle, ei sa composition pourrait fort bien remonter au dixième siècle. L'auteur, ou le remanieur, se nomme à la fin; il a pour nom Aed Finn (Aed le beau) et se donne le titre d'ardecnaid (chef savant) d'Irlande. On ne connaît de personnage de ce nom qu'un chef mort vers l'an 771; ce guerrier ne saurait en aucune manière être identifié avec notre auteur. Celui-ci est un lettré et très probablement un clerc (2), car il cite la Vul- gate et Virgile aux chap. XXX et XXXIV ; il était au cou- rant de la littérature hagiographique de l'Irlande, car il imite, et souvent même copie textuellement, la Peregrinatio Brandqni, composée probablement aux huitième-neuvième siècles. La composition du voyage de Mael-Duin ne saurait donc remonter plus haut que le dixième siècle (3). Quanta l'opinion d'O'Curry

(1) Voyez p. 386. Cf. p. 216 et 486.

(2) Je m'écarte ici de ropinion de M. Stokes. Voir ci-dessous, chap. XXXIII, p. 498, note 1.

(3) Je dois faire remarquer, toutefois, que i'/mmram curaig

452 CYGLK MYTHOLOGIQUE.

que le voyage de Mael-Duin eut lieu effectivement vers Tau 700 (1), il n'y a pas lieu de s'y arrêter. Le savant irlandais fait preuve, comme tous ses compatriotes, d'une crédulité exces- sive à l'égard de l'historicité de leurs vieilles légendes.

La Navigation de Mael-Duin est conservée par quatre mss :

le Lebor na liUidre , cité plus haut, fragments : folio 22 (Ire partie de l'Introduction) et fol. 23-26 (fin du chap. x, chap. xi-xxvi et début du chap. xxvii).

Livre jaune de Lecan. Dublin, Trinity Collège, H. 2. 16, quatorzième siècle, fol. 370-440 (l'œuvre entière, sauf les deux dernières phrases),

British Muséum, fonds de Harley, 5280, quinzième siècle, fol. 1-20 (incomplet à la fin).

4o British Muséum, Egerton, 1782, quinzième-seizième siè- cles; contient deux fragments : fol. 124, seconde moitié du chap. XVII, chap. xviii-xxv , début de xxvi ; fol. 125, chap. XXXII et xxxiii.

Le premier et le quatrième manuscrit ne contiennent pas de vers, tandis que, dans les deux autres, chaque chapitre se ter- mine par un résumé en vers des événements qui y sont rap- portés. C'est, d'après ces deux manuscrits n»' 2 et 3, que O'Looney avait fait une traduction ou plutôt une adaptation anglaise du Voyage de Mael-Duin, que M. Joyce a insérée dans

Mail-Duin est mentionné dans les deux anciens Catalogues de la littérature épique de l'Irlande, dont nous ne possédons que deux mss. des douzième et seizième siècles, mais dont notre maître, M. d'Arbois de Jubainville, fait remonter la composition à la fin du septième siècle {Cours de littérature celtique, t. I, chap. viii) M. d'Arbois de Jubainville admet, d'ailleurs, que quelques inter- polations ont été faites au dixième siècle {ibid., p. 356 et 362). Certains traits de la Navigation de Mael-Duin peuvent évidem- ment remonter très haut, mais, pour moi, l'œuvre d'Aed Finn , qui nous est parvenue, n'est pas antérieure au dixième-onzième siècle.

(1) O'Curry, On the Mnnup.rs, etc., III, 158-159.

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 453

ses Old Celtic Romances^ p. 112-176. La seule édition qui compte aujourd'hui est celle que M. Whitley Stokes a donnée, avec traduction anglaise, dans la Revue celtique (1).

M. Whitley Stokes a utilisé les quatre manuscrits nommés plus haut, et c'est son édition qui a servi de base à notre tra- duction française. Inutile de dire que la traduction anglaise de M. Stokes nous a été d'un grand secours, non pas que le texte de Mael-Duin soit des plus difficiles, mais bon nombre de mots ne se trouvent pas dans les lexiques du vieil et moyen irlandais de MM. Windisch et Atkinson, et M. Stokes les a éclaircis en note. J'en préviens une fois pour toutes, sans me croire obligé de le rappeler à chaque pas, ce serait sans intérêt pour le lecteur de cette traduction qui n'a pas de prétention scientifique. Les quelques notes d'histoire littéraire sont éga- lement empruntées à M. Stokes. L'ensemble de notre traduc- tion n'en est pas moins fait sur le texte irlandais lui-même, et si je n'ai pas de nouvelles interprétations à proposer, c'est qu'il était bien difficile de faire, non pas mieux, mais aussi bien que l'illustre celtiste.

Le lecteur qui ne connaît pas la langue irlandaise trouvera sans doute notre traduction peu élégante et monotone, tandis que le celtiste lui reprochera, j'en suis sûr, de ne pas serrer le texte d'assez près. Je me flattais, au début, de traduire l'ir- landais d'une façon presque littérale; j'ai vite y renoncer. Décidément, le français n'est pas assez souple pour rendre de près les langues étrangères, surtout l'irlandais. La traduction que nous offrons au public lui paraîtra, je crois, très suffisam- ment hibernienne. Il me reste, en terminant, à demander l'in- dulgence des personnes compétentes pour cet essai d'un dé- butant qui possède à peine les premiers éléments des études celtiques si longues et si pénibles.

Ferdinand Lot.

(1) Revue celtique, t. IX, p. 446-495; t. X, p. 50-95.

454 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

NAVIGATION DE LA BARQUE DE MAEL-DUIN QUI FUT TROIS ANS ET SEPT MOIS A ERRER SUR l'océan.

[Sommaire :

Introduction. Conception de Mael-Duin; meurtre de son père. Naissance et éducation de Mael-Duin. Il s'embarque pour venger son père. Chapitre premier. Il trouve les meurtriers dans une île, mais

avant de pouvoir les châtier, il est re- poussé dans l'Océan par une tempête.

II. L'île des fourmis énormes.

III. L'île des grands oiseaux.

IV. Le cheval monstrueux.

V. La course des démons.

VI. La maison du saumon.

VII. Les fruits merveilleux.

VIII. Tours de force de la bête de l'île.

IX. Les combats de chevaux.

X. Les bêtes de feu et les pommes d'or.

XL Le château gardé par le chat.

. XII. L'île des changements de couleur.

XIII. L'île des porcs énormes et des veaux monstrueux.

XIV. Le moulin effrayant.

XV. L'île des pleureurs noirs.

XVI. L'île partagée en quatre.

XVII. Le pont magique et la jolie hôtesse (1).

XVIII. L'île des oiseaux chanteurs.

XIX. L'île du pèlerin solitaire (2).

XX. L'île à la fontaine merveilleuse (3).

XXI. L'île des forgerons terribles.

(!) Doublet chrétien du chapitre XXVIII.

(2) (3) Chapitres étrangers à la rédaction primitive.

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 455

Chapitre XXTI. La mer de cristal.

XXIII. La mer de nuage.

XXIV. Les insulaires craintifs.

XXV. Le fleuve arc-en-ciel (1).

XXVI. La colonne et le filet d'argent.

XXVII. L'île au piédestal.

XXVIII. L'île de la reine et de ses dix-sept filles.

XXIX. Les fruits enivrants,

XXX. L'ermite et le lac de jeunesse (2).

XXXI. L'île des rieurs reporter avant XXVIII).

XXXII. L'île entourée d'un rempart de feu.

XXXIII. Le voleur devenu ermite (3).

XXXIV. Retour en Irlande.]

[Introduction. Conception de Mael-Duin. Meurtre de son père. Naissance et éducation de Mael-Duin. Il s embarque pour venger son père.']

Il y avait une fois un homme célèbre chez les EoganachL de Ninuss, c'est-à-dire chez les Eogariacht des Ara. Il s'appelait Ailili , on l'avait surnommé Tranchant-de-bataille. C'était un puissant guerrier , le héros de sa tribu (4) et de sa famille. Une jeune religieuse, abbesse d'un monastère de nonnes, eut des rapports avec lui. Des deux naquit un homme distingué, Mael-Duin, fils d'Ailill.

Voici de quelle manière eurent lieu la conception et la naissance de ce Mael-Duin :

Un jour, le roi des Eoganacht alla en expédition

(1) (2) (3) Chapitres étrangers à la rédaction primitive.

(4) En irlandais, tuath. La tuRth est une circonscription territoriale et un groupe politique comparables à la cité ro- maine.

456 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

dans un autre territoire , dans une autre province ; Ailill Trancliant-de-bataille raccompagnait. Ils déte- lèrent et campèrent sur une colline. Il y avait une église de nonnes dans le voisinage de cette colline. A minuit, quand tout mouvement eut cessé dans le camp , Ailill vint à l'église. C'est à cette heure que sortit l'abbesse pour frapper la cloche et sonner matines. Ailill lui saisit les mains, la ren- versa et la viola. « Elle n'est pas belle ma situa- tion, » dit la femme; « je vais avoir un enfant. De » quelle famille es-tu, et quel est ton nom? »

Le guerrier répond : « Je m'appelle Ailill Tran- » chant-de-bataille; je suis desEoganacht deNinuss, > dans le Munster septentrional. » Le roi retourna ensuite chez lui avec Ailill , il avait ravagé la con- trée et fait des prisonniers. Peu après son retour dans son pays, Ailill fut tué par des pirates (1), qui brûlèrent sur lui l'église de Dubcluain. La religieuse, au bout de neuf mois, mit au monde un fils et lui donna le nom de Mael-Duin. L'enfant fut ensuite secrètement transporté auprès de la reine, amie de sa mère, et femme du roi [des Eoganacht]; il fut élevé par elle et elle lui dit qu'elle était sa mère.

Sa mère adoptive l'éleva avec les trois fils [qu'elle avait] du roi, dans un même berceau , sur le même sein, dans le même giron. Ses formes étaient belles;

(1) Dibercaig loingse (bandits de flotte). M. Stokes croit à une faute pour Laigis, et traduit : « des maraudeurs de Leix » (Irlande, Queen's County).

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 457

il est douteux qu'aucune créature de chair fût aussi accomplie que lui. Il grandit et devint un guerrier habile dans le métier des armes. Grand était son éclat, grandes sa fierté et son adresse aux jeux. Il surpassait chacun dans tous les jeux, soit qu'il lan- çât la balle, courût, sautât, jetât les pierres ou fît courir les chevaux ; bref il était victorieux dans tous ces exercices. Un jour, un guerrier, qui était jaloux de lui, lui dit emporté par la colère : « On ne con- D naît ni ton clan, ni ta famille, on ne sait qui » sont ta mère ni ton père, toi qui l'emportes dans » tous les exercices , que nous luttions sur terre ou sur mer , ou au jeu d'échecs. »

Mael-Duin se tut; jusqu'alors il avait pensé qu'il était fils du roi et de la reine, sa mère adoptive, puis il dit à celle-ci : « Je ne mangerai ni ne boi- j> rai, jusqu'à ce que tu m'aies appris quelle est ma » mère et quel est mon père. »

< Pourquoi cette demande; » répondit-elle n'ac-

> cueille pas dans ton esprit les paroles des guer-

> riers orgueilleux. C'est moi qui suis ta mère : » sur la terre, il n'est pas d'être dont l'amour pour » son fils soit plus fort que le mien pour toi. »

« C'est vrai , > reprit-il ; « néanmoins fais-moi » connaître mes vrais parents. »

Sa mère adoptive l'emmena alors et le remit aux mains de sa mère ; il pria sa mère de lui dire qui était son père.

Sotte demande, j> dit celle-ci! « Quand même tu

> saurais qui est ton père , tu n'auras de lui ni bien.

458 CYCCE MYTHOLOGIQUE.

> ni bon accueil, car il y a longtemps qu'il est » mort. »

« Je préfère le connaître, » répliqua-t-il, « quel » qu'il soit. »

Sa mère lui dit alors la vérité : « Aiiill Tranchant- » de-bataille était ton père, il était des Eoganacbt i> deNinuss. » Mael-Duin alla ensuite dans le pays de son père prendre possession de son héritage; ses frè- res de lait étaient avec lui, c'étaient de beaux guer- riers. Ses parents lui souhaitèrent bienvenue et lui firent bon accueil. Quelque temps après, nombre de guerriers se tenaient dans le cimetière de Téglise de Dubcluain [et s'amusaient à] lancer des pierres. Le pied de Mael-Duin posait sur les [ruines] incendiées de l'église contre laquelle il lançait des pierres. Un homme à la langue de poison , un des vassaux de l'église, nommé Briccné (1), dit à Mael-Duin : « Il vaudrait mieux pour toi venger l'homme qui a j> été brûlé ici que de lancer des pierres sur ses osse- » ments décharnés et brûlés. »

« Qui est cet homme? » dit Mael-Duin.

« C'est Aiiill, ton père. »

< Qui Ta tué? »

Briccné : « Des brigands de Leix (2) , et c'est ici qu'ils l'ont tué. » Mael lâcha la pierre [qu'il tenait], s'enveloppa tout armé dans son manteau, et fut triste de ce qu'on lui avait dit. Puis il demanda la

(1) C'est le Bricriu de l'épopée d'Ulster, p. 13, 82.

(2) Voy. ci-dessus, p. 456, note 1.

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 459

route pour aller à Leix , et les sages lui dirent qu'il n'y en avait d'autre que la mer.

Mael se rendit alors à Gorcomroe demander à un druide qui demeurait là, ses charmes, sa bénédic- tion, pour commencer la construction d'un navire; Nuca était le nom du druide , et c'est de lui que Boi- rend Nuca a pris son nom. Il indiqua à Mael-Duin le jour [où devait commencer] la construction du na- vire et le chiffre de l'équipage qui serait de dix-sept hommes (ou de soixante , suivant beaucoup d'au- tres auteurs); il l'avertit, en outre, de ne pas aug- menter ou diminuer ce chiffre, et il lui indiqua le jour il devrait prendre la mer.

Mael-Duin construisit donc un navire à trois peaux (1), et [ses compagnons] furent prêts à y en- trer avec lui. Parmi eux se trouvaient Germain et Diuran le Poète (2).

Mael-Duin et ses compagnons prirent donc la mer le jour que lui avait fixé le druide. Ils s'étaient un peu éloignés de terre après avoir dressé la voile, quand arrivèrent dans le port les trois frères de lait de Mael-Duin , fils de son père et de sa mère adop- tifs ; ils lui crièrent de revenir en arrière afin [qu'ils

(1) Les barques irlandaises étaient formées d'une simple arma- ture en bois ou en osier, recouverte d'une ou plusieurs peaux de bétes. C'est aujourd'hui encore la construction habituelle du curach des pécheurs irlandais: seulement une toile goudronnée remplace l'antique peau de béte. Cf. p. 495, note 2.

(2) Leccerd = leith-cert (demi-poète). Ce nom est synonyme d'ansruth. Sur ce dernier, voir ci-dessus, t. I, p. 333-334, 344-345.

460 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

pussent] aller avec lui. « Retournez chez vous, » dit Mael-Duin ; « quand bien même nous revien- > drions en arrière, je ne prendrai avec moi que 9 ceux qui sont ici [dans le navire]. »

« Nous te suivrons dans la mer et nous serons noyés si tu ne viens pas à nous. »

Ils se jetèrent ensuite tous trois dans la mer et nagèrent loin de terre. A cette vue, Mael-Duin retourna vers eux de peur qu'ils ne se noyassent et les prit dans son vaisseau.

[I. Mael-Duin trouve les meurtriers dans une île, mais , avant de pouvoir les châtier , il est repoussé dans rOcéan par une tempête.]

Ce jour-là, ils naviguèrent jusqu'au soir, et pen- dant la nuit jusqu'à minuit ; ils rencontrèrent alors deux petites îles dénudées avec deux châteaux , et ils entendirent les cris et les paroles d'hommes ivres qui étaient dans ces châteaux; c'étaient des guerriers qui se vantaient. Et voici ce qu'un d'eux disait à un autre : « Cède-moi ; ma vaillance l'em- 0 porte sur la tienne, car c'est moi qui ai tué » Ailill Tranchant-de-bataille , et brûlé sur lui » l'église de Dubcluain; cependant je n'ai jamais » depuis éprouvé aucun mal de la part de sa famille ; » toi , tu n'as jamais rien fait de pareil. »

« La victoire est dans nos mains , » s'écrièrent Germain et Diuran le poète ; « Dieu nous a menés » ici tout droit, c'est lui qui a guidé notre vaisseau.

NAVIfrATION DE MAEL-DUIN. 461

» Allons et détruisons ces deux châteaux, puisque > Dieu nous y a révélé nos ennemis. »

Au moment ils prononçaient ces mots, un grand vent fondit sur eux et les poussa toute la nuit jus- qu'au matin. Et le lendemain, ils ne virent ni terre ni sol, et ils ne surent de quel côté ils allaient. Alors Mael-Duin prononça ces paroles : « Laissons le » navire sans direction et que Dieu le porte il lui » plaira. »

Ils entrèrent ensuite dans l'Océan immense , illi- mité, et Mael dit à ses frères de lait : « C'est vous » qui avez causé tout ceci en vous précipitant dans » ce navire malgré la parole du magicien, du druide ; » il nous avait dit que le nombre d'hommes embar- » qués ne devrait pas dépasser celui que nous » avions avant votre arrivée. »

Ils ne lui donnèrent aucune réponse, mais demeu- rèrent silencieux un peu de temps.

[II. LHle des fourmis énormes.]

Ils furent trois jours et trois nuits sans voir une terre quelconque. Le matin du troisième jour, ils entendirent un bruit au nord-est. « C'est le bruit de la vague contre le rivage, » dit Germain. Quand vint l'aube, ils touchèrent terre. Gomme ils tiraient au sort pour savoir qui d'entre eux débarquerait, voici qu'arrive un grand essaim de fourmis, chacune do la taille d'un poulain, [se dirigeant] vers eux sur le rivage et dans la mer. Ce qu'elles voulaient, c'était

462 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

les manger avec leur navire. Ils fuient trois autres jours et trois nuits sans voir une terre quelconque.

[III. LHle des grands oiseaux,]

Le matin du troisième jour, ils entendirent le bruit de la vague frappant le rivage, et, à l'aube, ils aper- çurent une île élevée, étendue, entourée de terras- ses (?). Les terrasses allaient en s'abaissant; autour de chacune d'elles était une rangée d'arbres , et sur ces arbres il y avait une foule de grands oiseaux. Ils tinrent conseil pour savoir qui débarquerait pour visiter l'île et [s'assurer si] les oiseaux n'étaient pas dangereux. « C'est moi qui irai, » dit Mael-Duin. Il débarqua, explora (1) l'île et n'y trouva rien de mauvais. Mael-Duin et ses compagnons se rassasiè- rent d'oiseaux, et en emportèrent d'autres dans leur navire.

[IV. Le cheval monstrueux.]

Ils furent ensuite sur mer trois jours et trois nuits. Le matin du quatrième jour, ils aperçurent une autre île, grande; son sol était sablonneux. Comme ils atteignaient le rivage de l'île, ils virent

(1) Dofoichlenn. M. Stokes rapproche ce mot de foiclilim ; mais le sens de ce mot (se soucier de) ne va pas avec le contexte. Je pense que dofoichlenn est le présent d'habitude du verbe dont l'infinitif-substantif est tochell {do-fo-chell), et signifie « voyager, explorer. »

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 463

une bête semblable à un cheval. Elle avait les pattes d'un chien , avec des sabots durs et tranchants. Grande fut sa joie à leur vue, et elle fut prise d'un grand appétit (1) en leur présence, car elle désirait les manger avec leur vaisseau (2). « Elle ne serait pas fâchée de nous rejoindre, » dit Mael-Duin; « fuyons cette île. » Ainsi firent-ils , et quand la bête s'aperçut de leur fuite, elle courut sur le ri- vage, fouilla le sol avec ses sabots tranchants et leur lança [des pierres]; ils se hâtèrent de lui échapper.

[V. La course des démons.]

Ils naviguèrent longtemps, et ils aperçurent une grande île plate devant eux. Le mauvais sort d'aller visiter cette île tomba sur Germain. « Nous irons » ensemble, » dit Diuran le Poète ; « mais une au- » tre fois, tu m'accompagneras si c'est mon tour » d'aller en reconnaissance. » Ils allèrent donc tous deux dans l'île. Grandes étaient son étendue et sa largeur ; ils virent une longue et vaste pelouse e( d'énormes empreintes de sabots de cheval. Aussi large qu'une voile de navire était l'empreinte du

(1) Nobid ic surglaid. Au lieu de surglaid, lisez sa.r-gla.id. Sar est un préfixe augmentatif. C'est de glaid que dérivent les subs- tantifs glaidin « a glutlon, » O'Reilly, et glaidem , gàniiif glai- deman, « loup, » Windisch, Irische Texte, t. I, p. 504.

(2) Je rappelle que le navire irlandais était fait de peaux de bétes.

464 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

sabot de chaque cheval ; ils virent aussi des coquilles

de noix grandes comme des (1) el aperçurent

de grands débris d'un festin [de chair] humaine.

Epouvantés à cet aspect, ils appelèrent à eux leurs compagnons pour leur faire voir ce spectacle. Ceux-ci furent aussi effrayés à cette vue, et tous, le plus vite possible et en toute hâte, regagnèrent le vais- seau.

Ils s'étaient de peu éloignés de terre quand ils aperçurent sur la mer, [se dirigeant] vers l'île, une grande multitude de gens qui firent une course de chevaux, après avoir atteint la pelouse de l'île. Cha- que cheval était plus rapide que le vent ; les hommes criaient et parlaient très haut; Mael-Duin entendit les coups de cravache, et comprit ce que disait cha- cun de ceux qui prenaient part à la course : « Ame- » nez le cheval gris ! » « Ici le cheval brun ! » « Amenez le cheval blanc I » « Mon cheval est plus » rapide ! » « Le mien saute mieux ! » Quand Mael- Duin et ses compagnons entendirent ces paroles, ils se sauvèrent de toutes leurs forces, car il était clair pour eux que c'était une réunion de démons qu'ils voyaient.

[VI. La maison du saumon.]

Après avoir navigué une semaine entière , ayant faim et soif, ils aperçurent une île grande, élevée,

(1) CoediT

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 4^5

et une maison sur le rivage de la mer. Une porte de la maison donnait sur la plaine dans Tintérieur de rîle, et l'autre porte sur la mer; et cette porte était fermée par une pierre. Cette pierre avait un trou à travers lequel les vagues de la mer pous- saient le saumon au milieu de la maison. Ils entrè- rent dans cette maison et n'y trouvèrent personne. Ils virent ensuite un lit dressé pour le propriétaire de la maison, et des lits pour trois personnes de la maison, de quoi manger pour trois personnes devant chaque lit, un pot de verre avec de la bonne bière devant chaque lit, et une coupe de verre devant chaque pot. Ils prirent pour leur repas ces mets et cette bière, et rendirent grâce à Dieu tout puissant qui les avait sauvés de la famine.

[VII. Les fruits merveilleux .'\

En quittant cette île, ils furent longtemps à navi- guer sans nourriture, souffrant la faim, jusqu'à ce qu'ils trouvassent une île entourée de grandes fa- laises sur toutes les faces; et dans cette île était une forêt longue et étroite ; grandes étaient sa lon- gueur et son étroiiesse. Mael-Duin prit dans sa main une baguette quand il eut atteint ce bois en naviguant à côté. Trois jours et trois nuits la ba- guette fut dans ses mains pendant que le navire sous ses voiles côtoyait [la falaise] , et le troisième jour il trouva une grappe de trois pommes au bout

30

466 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

de la baguette. Chaque pomme les rassasia pendant quarante nuits.

[VIII. Tours de force de la bête de Vile."]

Ils trouvèrent ensuite une autre île avec une en- ceinte de pierres autour d'elle. Quand ils approchè- rent, une bête énorme apparut dans cette île et cou- rut tout autour. Mael-Duin la trouva plus rapide que le vent. Elle courut ensuite au sommet de l'île et se dressa le corps tout droit, la tête en bas et les jambes en l'air; voici comment elle faisait : tantôt elle tournait dans sa peau; la chair et les os tour- naient, mais la peau à l'extérieur était sans mouve- ment ; tantôt, au contraire, la peau à Textérieur tournait comme un moulin, tandis que les os et la chair restaient immobiles.

Après avoir demeuré longtemps dans cette posi- tion, [la bête] se redressa et courut autour de l'île comme elle avait fait tout d'abord ; puis elle retourna à la même place et cette fois la partie inférieure de sa peau restait en repos et la partie supérieure tour- nait comme une meule. Tel était son exercice quand elle courait tout autour de l'île. Mael-Duin et sa troupe s'enfuirent de toutes leurs forces. La bête vit leur fuite et courut sur le rivage pour les saisir ; elle se mit à les attaquer, elle les atteignit et les frappa avec les pierres du port. Une pierre tomba dans le vaisseau, traversa le bouclier de Mael-Duin et arriva à la quille (?) du navire.

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. A67

[IX. Les combats de chevaux.]

Peu de temps après, ils trouvèrent une autre île haute et belle avec nombre de grands animaux sem- blables à des chevaux. Chacun d'eux prenait un morceau du flanc d'un autre et emportait la chair avec la peau, de sorte que des torrents de sang pourpre jaillissaient de leurs flancs et que la terre en était remplie. Aussi Mael-Duin et ses compagnons abandonnèrent-ils cette île, rapidement, impétueu- sement, à la hâte, affligés, gémissants, âpuisés ; et ils ne savaient dans quelle partie du monde ils iraient ni en quel lieu sur terre ils trouveraient assistance.

[X. Les bêtes de feu et les pommes. d'or.~\

Ils atteignirent une autre grande île après avoir souff'ert la faim et la soif, affligés, gémissants, ayant perdu tout espoir de secours. Il y avait beaucoup d'arbres dans cette île ; ils étaient à fruits, ils por- taient des pommes d'or. Des animaux rouges sem- blables à des porcs étaient sous ces arbres. Ils allaient auprès de ces arbres, les frappaient avec leurs pattes de derrière, en sorte que les pommes tombaient et qu'ils les mangeaient. Telle était leur occupation depuis le matin jusqu'au coucher du soleil; mais du coucher du soleil au matin, ils ne

468 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

paraissaient pas et restaient dans des cavernes (1). Tout autour de l'île de nombreux oiseaux nageaient sur les vagues. Depuis matines jusqu'à nones, ils nageaient [en s'éloignant] de plus en plus de l'île; mais depuis nones jusqu'à vêpres ils se rapprochaient de plus en plus de l'île et ils l'atteignaient après le coucher du soleil. Ils pelaient ensuite les pom- mes et les mangeaient. « Allons dans l'île sont » les oiseaux, » dit Mael-Duin ; « ce n'est pas plus V difficile pour nous que pour les oiseaux. » L'un d'eux alla visiter l'île, et, à terre, il appela à l'aide ses compagnons. Le sol était brûlant sous leurs pieds, et ils ne purent demeurer à cause de la chaleur, car c'était une terre de feu et les animaux [cachés dans les cavernes] échauffaient le sol au-des- sus d'eux. Ils emportèrent avec eux quelques pommes qu'ils mangèrent dans leur navire. Au point du jour, les oiseaux quittèrent l'île pour nager sur la mer , les bêtes de feu dressèrent leurs têtes hors des ca- vernes et mangèrent les pommes jusqu'au coucher du soleil. Quand elles furent rentrées dans leurs retraites, les oiseaux vinrent à leur place manger les pommes. Mael-Duin vint alors avec ses compagnons, ils cueillirent ce qu'il y avait de pommes cette nuit-là, et, grâce à elles, se préservèrent de la faim et de la soif. Ils chargèrent leur navire de ces pommes qui leur plaisaient fort et reprirent la mer de nouveau.

(1) M. Stokes rapproche ce passage du fragment LIX de Mégas- thénes, décrivant des animaux mystérieux de l'île de Taprobane,

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 469

[XI. Le château gardé par le chat.']

Les pommes vinrent à manquer, et la faim et la soif furent grandes; leurs bouches et leurs nez étaient pleins de l'amertume de la mer. Ils aperçu- rent alors une île peu grande , sur elle une forte- resse et autour un mur blanc élevé comme s'il avait été fait de chaux vive de manière à ne former qu'un seul bloc. La hauteur du mur était grande, il tou- chait aux nuages. La forteresse était ouverte. Autour des remparts étaient de grandes maisons blanches comme la neige. Ils entrèrent dans la plus grande des maisons et n'y trouvèrent personne si ce n'est au milieu un petit chat qui jouait sur les quatre pi- liers de pierre qui se trouvaient là. Il sautait d'un pilier à l'autre ; il regarda un peu les hommes et ne cessa pas son jeu. Ils virent ensuite trois ran- gées dans la muraille faisant le tour d'une porte à l'autre. La première rangée consistait en broches d'or et d'argent dont les pointes étaient fixées dans la muraille. La seconde rangée était formée de col- liers d'or et d'argent, [grands] chacun comme les cercles d'un tonneau. Dans la troisième rangée on voyait de grands glaives aux poignées d'or et d'ar- gent. Les chambres étaient remplies de couvertures blanches et de vêtements brillants. Du bœuf rôti et du porc salé [se trouvait] sur le sol, ainsi que de grands pots d'une bière délicieuse et enivrante. « Est-ce pour nous que cela a été laissé ? » dit Mael-

47U CYCLE MYTHOLOGIQUE.

Duin au chat. Celui-ci les regarda soudainement et continua ses jeux. Mael-Duin reconnut ainsi que c'était pour eux qu'était préparé le repas. Ils man- gèrent donc, burent et dormiront. Ils mirent les res- tes (?; de la bière dans les pots et resserrèrent les débris de la nourriture. Lorsqu'ils furent prêts à partir, un des trois frères de lait de Mael-Duin dit à ce dernier : « Emporterai-je avec moi un de ces » colliers? » « Non pasi » répondit Mael-Duin, « la maison n'est pas sans gardien. » Son frère de lait emporta cependant le collier jusqu'au milieu de la maison, mais le chat le suivait, et, sautant sur lui comme une flèche de feu, le brûla au point de le réduire en cendres ; puis il retourna de nouveau sur ses piliers. Mael-Duin adoucit le chat avec des paroles, remit le collier en sa place, nettoya le sol de la maison des cendres et les jeta sur les falaises de la mer.

Ils retournèrent ensuite dans leur vaisseau remer- ciant et glorifiant le Seigneur.

[XII. L'île des changements de couleur. '\

Le matin du troisième jour qui suivit, ils aperçu- rent une autre île avec une palissade de cuivre' qui la partageait en son milieu, et ils virent de grands troupeaux de moutons : ici, un troupeau noir d'un côté de la palissade; là, un troupeau blanc de l'autre côté. Ils virent aussi un homme de grande taille en train de séparer les moutons. Quand il lançait un

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 471

moiUon blanc par dessus la palissade du côté du troupeau noir, ce mouton devenait noir à l'instant. Quand il jetait de l'autre côté un mouton noir, ce- lui-ci devenait blanc aussitôt. Mael et ses compa- gnons furent dans une grande frayeur à la vue de ce prodige. « Il serait bon, » dit Mael-Duin, « de je- » ter deux baguettes dans cette île. Si elles changeLt » de couleur nous en changerons aussi si nous al- » Ions dans l'île. » lis jetèrent alors une baguette à récorce noire du côté étaient les [moutons] blancs et elle blanchit aussitôt. Ils jetèrent ensuite une ba- guette blanche écorcée, du côté étaient les [mou- tons] noirs, et elle devint noire aussitôt..

« L'expérience n'a pas été heureuse (?) , » dit Mael- Duin, « n'allons pas dans l'île. Certainement il n'en p adviendrait pas mieux de notre couleur que de )) celle des baguettes. »

Ils s'éloignèrent de l'île avec terreur (1).

[XIII. Vile des porcs énormes et des veaux mon- strueux.']

Trois jours après ils aperçurent une autre île , grande, étendue et, sur elle, un beau troupeau de porcs. Ils tuèrent un petit porc du troupeau. Ils ne pouvaient le transporter pour le cuire , et ils vin- rent tous autour de lui. Ils le rôtirent et l'emportè- rent dans leur vaisseau.

(1) Cf. le Mahinogi de Peredui\ t. IV, p. 88.

472 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

Ils virent ensuite une grande montagne dans cette île et décidèrent d'y aller, voulant; du haut, contem- pler Tîle. Diuran le Poète et Germain partirent alors pour visiter la montagne ; ils rencontrèrent une ri- vière large mais peu profonde. Germain trempa dans la rivière le bout de sa lance qui fut détruit aussitôt, comme si le feu l'eût brûlé. Ils n'allèrent pas plus loin. Et ils virent couchés de l'autre côté de la ri- vière de grands bœufs sans cornes (1) et un géant assis à côté d'eux. Germain frappa le bois [de sa lance] contre son bouclier pour effrayer les bœufs. M Pourquoi effrayer les veaux stupides , » dit le grand berger. « En quel endroit sont les mères de ces veaux ? » demanda Germain. « Elle sont del'au- tre côté de cette montagne-ci, » répondit le géant. Ils retournèrent vers leurs compagnons et leur ra- contèrent cette histoire. Ils partirent ensuite (2).

[XIV. Le moulin effrayant."]

Peu après, ils trouvèrent une île et un moulin grand, affreux, avec un meunier querelleur, hideux. Ils lui demandèrent : « Quel est ce moulin « Comment I » répondit-il, « il faut être bien igno- » rant pour m'adresser cette question; vous ne le D savez donc pas? » « Non certes I » répondirent- ils. « La moitié du grain de votre pays est mou-

(1) Littéralement « chauves. »

(2) Ce chapitre semble incomplet.

NAVIGATION DE MAEL-DUIN, 473

» lue ici. Tout ce qui cause plainte et murmure est » moulu en ce moulin. » Là-dessus ils virent des charges lourdes, innombrables, sur des chevaux et des hommes [entrer] dans le moulin et en ressortir; mais tout ce qui était transporté au dehors allait du côté de l'ouest. Ils demandèrent de nouveau quel était le nom du moulin. « Le moulin d'Imber Tre- Genand, » dit le meunier.

Ils se signèrent du signe de la croix du Christ après avoir entendu et vu tout cela. Ils reprirent le chemin de leur vaisseau (1).

[XV. LHle des pleureurs noirs.]

Après avoir quitté l'île du moulin, ils trouvèrent une grande île il y avait une grande troupe d'hommes. Ils étaient noirs de corps et de vête- ments. Ils avaient des résilles autour de leurs têtes et ne cessaient de gémir. Le mauvais sort d'aller dans l'île tomba sur un des deux frères de lait de Mael-Duin (2). Quand il fut arrivé auprès des hom- mes qui se lamentaient, il devint aussitôt noir comme eux et se prit à se lamenter avec eux. Deux hommes furent envoyés pour le retirer de là, ils ne le reconnurent pas parmi ses compagnons et se mirent eux aussi à gémir. Mael-Duin s'écria : « Que

(1) Cet épisode se retrouve dans l'Immram hua Corra.

(2) On se rappelle que le premier a été tué par le chat au chap. XI, p. 470; pour le troisième, voir chap. XXXI.

474 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

» quatre de vous aillent avec leurs armes et m'amè- » nent les hommes par force ; ne regardez ni à > terre ni en Tair, ramenez vos vêtements sur votre j nez et sur votre bouche, ne respirez pas l'air de » la terre et ne fixez vos yeux que sur vos compa- » gnons. » Ils firent ainsi. Ils allèrent tous les qua- tre et ramenèrent par force les deux autres (1). Quand on leur demanda ce qu'ils avaient vu dans cette terre, ils répondirent : « Nous ne savons, mais ce » que nous avons vu [faire], nous Tavons fait. » Ils s'éloignèrent promptement de l'île (2).

[XVI. Vîle partagée en quatre,]

Ils arrivèrent ensuite à une autre île; elle était haute et divisée en quatre sections par quatre palis- sades; la première palissade était d'or, la deuxième d'argent, la troisième de cuivre, la quatrième de verre. Des rois étaient dans la quatrième section , des reines dans la troisième, des guerriers dans la seconde, et des jeunes filles dans la première. Une jeune fille vint vers Mael et ses compagnons , les invita (?) à descendre à terre et leur donna à man- ger. Ce qu'elle donna leur parut ressembler à du fromage et chacun y trouvait la saveur qu'il dési-

(1) Mais non le frère de lait de Mael-Duin. Cet épisode parût altéré. On ne comprend pas pourquoi les envoyés de Mael-Duin peuvent reconnaître leurs deux camarades et les ramener, tandis que cela leur est impossible pour le frère de Mael.

(2) Cet épisode se retrouve dans l'/mmram hua. Corra..

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 475

rait. Ils se partagèrent le breuvage contenu dans un petit pot ; si bien que, devenus ivres, ils dormirent trois jours et trois nuits. La jeune fille prit soin d'eux pendant tout ce temps. Le troisième jour, quand ils s'éveillèrent, ils étaient sur mer dans leur vais- seau. Ils ne virent plus ni île, ni jeune fille. Ils poursuivirent leur navigation (1).

[XVII. Le pont magique et La jolie hôtesse,]

Ils trouvèrent une autre île qui n'était pas grande. Il y avait dans cette île une forteresse ; la porte était de bronze, les ferrements aussi. Un pont de verre [se trouvait] devant la porte. Ils montèrent plusieurs fois sur ce pont, mais chaque fois ils retom- bèrent en arrière. Ils virent une femme sortir du château , un seau à la main. Elle souleva une dalle de verre à la partie inférieure du pont; emplit le seau à la source qui était sous le pont et revint dans le château.

« Voici une ménagère pour Mael-DuinI » dit Germain. « Oui, vraiment, pour Mael-DuinI » dit- elle en fermant la porte derrière elle. Ils frappèrent alors les ferrements de bronze et le filet (?) de bronze qui étaient devant eux. Le bruit qu'ils firent fut un chant mélodieux et suave; puis ils tombèrent

(1) « Ce chapitre , sous cette forme , est incomplet. La mention de la division de l'île en quatre parties doit avoir un but. » (Whitley Stokes.)

47B CYCLE MYTHOLOGIQUE.

endormis jusqu'au lendemain matin. Quand ils s'éveillèrent, ils aperçurent la même femme hors du château , le seau à la main, puisant sous la même dalle. « Voici une ménagère qui vient pour Mael- » Duin, » dit Germain. « Mael-Duin est merveilleu- » sèment estimable à mes yeux, » dit-elle en fermant la clôture du château derrière elle. La même musi- que les fil dormir jusqu'au lendemain. Il en fut ainsi trois jours et trois nuits. Le quatrième jour la femme vint à eux. Elle était belle : un manteau blanc l'enveloppait; un cercle d'or ceignait ses che- veux dorés; elle avait des sandales d'argent à ses pieds roses; une broche d'argent avec des boutons d'or sur son manteau ; et une chemise membra- neuse {sic) de soie sur sa peau blanche.

« Bienvenue à toi, Mael-Duin I » dit-elle ; puis elle prit à part chaque homme et le nomma par son pro- pre nom. « II y a longtemps qu'on prévoit et qu'on > sait votre arrivée ici, » reprit-elle.

Elle les emmena ensuite dans une grande maison, dans le voisinage de la mer, et tira leur vaisseau à terre. Ils virent devant eux dans la maison un lit pour Mael-Duin seul, et un lit pour ses hommes trois par trois. Elle leur donna dans un panier un mets semblable à du fromage ou à du tâth (1). Elle en donna une portion à chaque [groupe] de trois hommes. Et chacun trouvait en ce mets la saveur qu'il désirait. Puis la femme servit Mael-Duin à part.

(1) « Fromage mou fait de grumeaux de lait aigre. »

NAVIGATION DE MAEL-DXJIN. 477

Elle emplit le vase à la même fontaine, leur dis- tribua [l'eau par groupes] de trois. Elles sut quand ils en eurent suffisamment et cessa de leur en don- ner. « Yoici une femme comme il en faut à Mael- » Duin, » se dirent-ils entre eux. Elle les quitta alors avec son vase unique et son seau. Les hommes dirent à Mael-Duin : « Lui parlerons-nous pour » savoir si elle dormira avec loi? »

« Que perdrez-vous à lui parler? » dit Mael. Elle revint le lendemain. Ils lui dirent : a Vou- » drais-tu faire amitié avec Mael-Duin et dormir » avec lui? Pourquoi ne pas reposer [avec lui] la » nuit? » Elle répondit qu'elle ne savait ce que c'était le péché, et elle retourna chez elle. Le lende- main, elle vint à la même heure et les servit, et quand ils eurent bu et mangé à leur souhait, elle leur redit les mêmes paroles. « Demain matin, * ajouta-t- elle , « une réponse à ce sujet vous sera donnée. » Elle rentra chez elle et ils dormirent sur leurs lits. Quand ils se réveillèrent, ils étaient dans leur navire, près d'un rocher, et ils ne virent plus ni île, ni château, ni femme, ni Tendroit ils étaient auparavant.

[XVIII. Vîle des oiseaux chanteurs.]

En quittant ce lieu, ils entendirent au nord-est une voix puissante et un chant, comme si on eût chanté les psaumes. Cette nuit-là, et le jour suivant, jus- qu'à nones, ils naviguèrent sans savoir quelle était

478 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

cette voix ni quel était ce chant. Ils virent une île élevée, montagneuse, remplie d'oiseaux noirs, bruns, tachetés, criant et parlant (sic) très fort.

[XIX. Vile du pèlerin solitaire.']

Ils naviguèrent un peu à partir de cette île, et trouvèrent une autre île qui était peu grande. étaient de nombreux arbres et sur ceux-ci de nom- breux oiseaux. Et ils virent ensuite un homme dans cette île; il n'avait pour tout vêtement que sa che- velure (1). Ils lui demandèrent qui il était et de qui il tenait son origine. « Des hommes d'Irlande, » ré- pondit-il. « J'allai en pèlerinage dans une petite » barque ; mon esquif se brisa sous moi comme » j'étais peu éloigné de terre. Je retournai à terre, » je rais sous mes pieds une motte du sol natal et » m'élevai sur mer. Le Seigneur affermit ici pour » moi celte motte de terre. Depuis lors , Dieu aug- » mente son étendue d'un pied chaque année, et » chaque année un arbre y pousse. Les oiseaux que )) vous voyez dans les arbres sont les âmes de mes » enfants et de ma famille, soit femmes, soit hom- D mes; ils sont attendant le jour du Jugement. j> Dieu m'a donné la moitié d'un pain , une tran- » che (2) de poisson et l'eau de la source. Gela me

(1) Cf. saint Macaire dans le Purgatoire de saint Patrice et plus bas, ch. XX. XXX, XXXIII, p. 479, 489, 494.

(2) Littéralement « pouce. »

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 479

» vient chaque jour par le ministère des anges. A » l'heure de nones, une autre moitié de pain et une » tranche de poisson vient pour chacun de ces hom- » mes et de ces femmes-ci, avec de Feau de la » source suffisamment pour chacun. »

Après avoir reçu l'hospitalité trois jours pleins (1), ils firent leurs adieux au pèlerin qui leur dit : « Vous » atteindrez tous votre pays , à l'exception d'un » seul » (2).

[XX. LHle à la fontaine merveilleuse.']

Trois jours après, ils trouvèrent une autre île en- tourée d'un mur d'or, dont la base était blanche comme du duvet. Et ils virent un homme qui avait pour vêtements les cheveux de son propre corps. Ils lui demandèrent alors de quels aliments il se soutenait. Il répondit : « Il y a une source dans » cette île. Le vendredi et le mercredi elle donne du > petit lait ou de l'eau ; mais les dimanches et aux » fêtes des martyrs, elle verse du bon lait. Aux fêtes )) des apôtres, de la Vierge, de saint Jean-Baptiste » et autres solennités, elle âonne de la bière et du

(1) Littéralement « trois nuits pleines. » On sait que les Celtes, comme les Germains, comptaient par nuits et non par jours.

(2) Ce chapitre n'a rien d'original. L'ermite, nourri par un ange, est un thème usuel de la littérature pieuse du moyen âge. On le retrouve dans le Liber de infanlia Mariae, dans la Vie de saint Paul l'Ermite, etc. Ces légendes sont d'ailleurs fondées sur un passage de l'Ancien Testament, Rois, XII, 19, v. 5-6.

480 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

» vin. A none, le Seigneur envoie à chaque homme » la moitié d'un pain, une portion de poisson; et » tous boivent leur compte de la liqueur fournie par » la fontaine de Tîle ; puis ils tombent dans un pro- » fond sommeil qui dure jusqu'au lendemain matin. » Après qu'ils eurent reçu l'hospitalité trois jours (1), le clerc leur ordonna de partir. Ils se remirent en route et prirent congé de lui.

[XXI. Vile des forgerons terribles.']

Après être restés longtemps à voyager sur les va- gues, ils virent au loin une île et, en s'approchant, ouïrent le tapage de trois ou quatre forgerons en train de frapper une masse sur l'enclume avec des marteaux. En s'approchant encore plus, ils entendi- rent un homme demander à un autre : « Sont-ils » proches « Oui, » répondit l'autre. Le premier reprit : a Qui sont ceux qui viennent ici? » « Ils » semblent de petits garçons dans une petite bar- « que. » Quand Mael-Duin eut entendu la conversa- tion des forgerons, il dit ses compagnons] : t Re- » broussons chemin, ef que le vaisseau ne vire pas ; » laissons la poupe en tête pour qu'ils ne s'aperçoi- » vent pas de notre fuite, d

Ils naviguèrent donc, la poupe du vaisseau en avant. Le même homme dans la forge demanda de nouveau : « Approchent-ils du port, maintenant? »

(1) Voy. ci-dessus, p. 479, note 1.

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 481

« Ils sont immobiles, » répondit l'observateur; « ils

» n'avancent ni ne reculent. » Peu après, le premier demanda encore : « Que font-ils maintenant? » < Il me semble, » répondit l'observateur, « qu'ils vont )) à reculons, car ils paraissent maintenant plus loin » du i)ort que tout à Theure. » Le forgeron sortit alors de sa forge, tenant en main, avec les pinces, une énorme masse [de fer], et il la lança dans la mer après le vaisseau, en sorte que toute la mer fut en ébuUition ; mais il n'atteignit pas [son but], car ils s'enfuirent de toutes leurs forces de combats (sic), rapidement, à la hâte, dans FOcéan immense.

[XXII. La mer de crislaL'\

Ils naviguèrent ensuite et arrivèrent dans une mer semblable à du cristal vert. Sa transparence était telle qu'on apercevait au fond de la mer le gravier et le sable. Ils ne virent ni monstres, ni animaux entre les rochers, mais seulement le gravier pur et le sable veri-. Ils furent longtemps à naviguer sur cette mer; orandes étaient sa splendeur et sa beauté.

[XXIII. La mer de nuage.']

Ils tombèrent ensuite dans une autre mer sembla- ble à un nuage et il leur sembla qu'elle ne les sup- portait ni eux, ni leur navire. Ils aperçurent au fond de la mer, au-dessous d'eux, des châteaux bien bâtis et un beau pays ; ils virent une grande bête, ef-

31

482 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

frayante, monstrueuse, là-bas dans un arbre, une troupe de bergers et de bestiaux en cercle autour de l'arbre, et à côté de Farbre un homme armé de Técu et du glaive.

Quand il aperçut la bête énorme qui était sur l'ar- bre, il recula pour fuir aussitôt. La bête allongea son cou hors de l'arbre, mit sa tête sur le dos du bœuf le plus proche du troupeau , Tatlira à soi dans Tar- bre et le mangea en un clin d'oeil. Les bestiaux et les bergers s'enfuirent aussitôt. A cette vue, Mael- Duin et ses gens furent saisis d'une frayeur et d'un tremblement encore plus grands , car il leur sem- blait qu'ils ne pourraient traverser cette mer sans tomber en bas à cause de sa ténuité semblable à celle du brouillard.

Ils la traversèrent cependant après grand péril.

[XXIY. Les insulaires craintifs,]

Ils rencontrèrent une autre île; la mer se dressait autour faisant en cercle un immense ressac. Quand les habitants de cette contrée les remarquèrent, ils se mirent à crier après eux et à dire : « Ce sont eux, ce sont eux! » à perte d'haleine. Mael et ses compagnons virent alors des hommes nombreux, de grands troupeaux de bétail, des troupes de chevaux et une foule de moutons. Une femme était en train de les abattre d'en bas avec de grandes noix qui restaient sur les vagues à la surface. Ils recueilli- rent beaucoup de ces noix et les emportèrent avec

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 483

eux. Ils rebroussèrent chemin et les cris cessèrent alors.

Qui sont-ils donc ? » dit l'homme qui avait commencé à crier après Mael et ses compagnons.

« Ils s'en sont allés, dit une autre bande.

« Ce ne sont pas eux , » dit une autre troupe. Il est probable qu'il s'agissait de quelqu'un que

les [insulaires] savaient vouloir détruire leur pays et les eu chasser.

[XXV. Le fleuve arc-en-ciel.]

Ils gagnèrent une autre île leur apparût une chose surprenante ; un grand cours d'eau jaillissait sur le rivage de l'île, traversait l'île comme un arc- en-ciel et retombait sur l'autre bord. Et ils passèrent dessous sans se mouiller; ils percèrent coups de lance] de grands saumons qui nageaient dans le fleuve au-dessus d'eux ; ces grands saumons tombè- rent du fleuve en bas dans l'île. Et toute l'île fut remplie de l'odeur du poisson, on ne put achever de les recueillir tant il y en avait.

Du dimanche au lundi après midi, ce fleuve ne coulait pas, mais demeurait immobile dans la mer en cercle autour de l'Ile. Ils rassemblèrent les plus gros des saumons, en emplirent leur navire et, quit- tant l'île, retournèrent sur l'Océan.

[XXVI. La colonne et le filet d'argent.]

Ils naviguèrent ensuite et trouvèrent une grande

484 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

colonne d'argent. Elle avait quatre côtés, la largeur de chaque côté égalait celle de deux coups d'avirons (sic) du navire, en sorte que la circonférence était en tout de huit coups d'avirons. Et il n'y avait pas une motte de terre autour mais TOcéan illimité. Et ils ne virent pas comment était sa base ni son som- met, qui était trop élevé. Du haut de la colonne descendait au loin un filet d'argent, et le navire sans voiles passa à travers une maille du filet. Diu- ran donna un coup de tranchant de son épée à tra- vers les mailles de ce filet. « Ne détruis pas le » filet, » dit Mael-Duin, « car ce que nous voyons » est l'œuvre d'hommes puissants. » « C'est pour )> la gloire de Dieu que j'agis ainsi, » répliqua Diu- ran, a pour qu'on croie au récit de mes avenlures, » et pour porter [un morceau de filet] sur l'autel » d'Armagh si je reviens en Irlande (cf. p. 500). » [On trouva au morceau de filet, un poids] de deux onces et demi, quand à Armagh on le pesa. Ils en- tendirent alors une voix puissante et claire du haut de la colonne, mais ne surent quel langage elle parlait, ni qui parlait.

[XXVII. L'île au piédestal.]

Ils virent une île sur un piédestal , c'est-à-dire qu'elle reposait sur un seul pied. Et ils naviguèrent tout autour, cherchant une voie [pour y pénétrer] et ils n'en trouvèrent pas ; mais ils virent au bas du piédestal une porte fermée par une serrure. Ils re-

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 485

conûurent que c'était le chemin pour entrer dans nie. Et ils virent sur le sommet de l'île un labou- reur; mais ils ne lui adressèrent pas la parole et lui-même ne parla à aucun d'eux. Ils rebroussèrent chemin.

[XXVIII. Vile de la reine et de ses dix-sept filles,]

Ils atteignirent ensuite une grande île; étaient une grande plaine et des collines [recouvertes] non pas de bruyères mais d'un gazon uni. Ils virent dans cette île une forteresse grande, élevée, solide, et dedans une demeure ornée et avec de, bons lits. Dix-sept filles étaient en train de préparer un bain. Ils descendirent dans l'île et s'assirent sur la colline devant la forteresse. Mael-Duin parla ainsi : « Il est > sûr que c'est pour nous qu'est préparé ce bain. » A l'heure de nones, ils virent un cavalier sur un cheval de prix se diriger vers la forteresse. Sous lui était une housse belle et ornée. Il portait un capu- chon bleu... (1), un manteau pourpre orné de fran- ges, il avait aux mains des gants brodés d'or et aux pieds de belles sandales. Quand il fut descendu de cheval une des filles prit aussi'ôt sa monture. Il en- tra ensuite dans la forteresse et se mit au bain. Ils s'aperçurent alors que c'était une femme qui était descendue de cheval, et peu après une des filles vint vers eux. « Bienvenue est votre arrivée ! » dit-

(ij Geslach; signification inconnue.

486 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

elle; « entrez dans le château, la reine vous in- » vite. » Ils entrèrent dans le châtenu et se baignè- rent tous. La reine s'assit d'un côté de la n:iaison entourée de ses dix-sept filles. Mael-Duin s'assit de l'autre côté, en face de la reine, ses dix-sept hommes autour de lui. Un plat de bonne nourriture fut mis devant Mael-Duin avec une coupe de verre pleine d'une agréable liqueur ; et ses hommes, par trois, eurent un plat et une coupe. Quand ils eurent fiai leur repas la reine s'écria : « Gomment dormiront les hôtes? » « Gomme tu le décideras, d dit Mael- Duin. Elle reprit : «... (1) voire départ de l'île. » Que chacun de vous prenne la femme qui lui plaît » le mieux et la suive dans sa chambre. » Il y avait, en efTet, dix-sept chambres ornées étaient placés de beaux lits. Ainsi ces dix-sept hommes et les dix- sept jeunes filles dormirent ensemble, et Mael-Duin reposa avec la reine, Ils sommeillèrent jusqu'au len- demain matin. Ils se levèrent alors. « Demeurez ici, » dit la reine, « et votre âge ne dépassera pas » celui que vous avez actuellement ; votre existence » sera éternelle et ce que vous avez trouvé hier » soir vous le trouverez chaque nuit sans vous don- » ner aucune peine pour cela. Vous n'aurez plus à » errer d*île en île sur l'Océan (2). »

a Dis-nous, )) reprit Mael-Duin, « comment tu » es ici « G'est facile, » reprit-elle. « Il y avait

(1) Arfecht arfuiris ?

(2) Cf. ci-dessus, p. 201, 216, 385, 386, 389^ 451.

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 487

en cette île un homme excellent qui en était le » roi. Je lui ai donné ces dix-sept filles; je suis leur

mère. Leur père est mort sans laisser d'hommes » pour héritier, et c'est moi qui ai pris la royauté

de l'île après lui. Chaque jour, je vais dans une n grande plaine qui est dans l'île pour juger les » gens et en donner la solution de leurs procès. »

« Pourquoi nous quitter maintenant, » dit Mael- Duin. a Si je ne pars point, p reprit-elle, « ce qui » vous est arrivé la nuit dernière ne vous arrivera » plus [jamais]. Ainsi, restez en votre maison et » vous n'aurez ni besoins ni peines. Je vais juger » les peuples dans votre intérêt, d Ils demeurèrent donc en celte île trois mois d'hiver qui leur paru- rent trois années. « Il y a longtemps que nous som- » mes ici, » dit à Mael-Duin un des hommes de sa troupe; pourquoi ne pas regngner notre pntrie? »

« Tu as mal parlé, » répondit Mael-Duin, « nous > ne trouverons en notre pays rien de préférable à » ce que nous avons ici. » La troupe se prit à mur- murer conire Mael-Duin : « L'amour d'une femme » est grand chez Mael-Duin. Laissons-le avec elle si » cela lui plaît et retournons en notre patrie. » « Je ne resterai pas derrière vous , » dit Mael- Duin.

Un jour donc la reine s'en alla juger comme d'ha- bitude. Quand elle fut partie, ils coururent à leur na- vire. Elle arriva alors à cheval et jeta un câble der- rière eux; Mael-Duin saisit ce câble qui s'attacha à sa main. Elle tenait à la main l'autre bout du câble

488 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

et, au moyen de ce câble, lira à elle le navire et le ramena dans le port (1).

Ils passèrent avec elle les trois mois [du prin- temps.] Ils tinrent alors conseil. « Nous sommes » sûrs de la profondeur de l'amour de Mael-Duin » pour cette femme. C'est exprès qu'il attend que le » câble s'attache à sa main pour nous ramener au > château. » « Qu'un autre prenne garde au câ- 1 ble, ï> dit Mael-Duin; « s'il s'attache à sa main » qu'on la lui coupe. »

Ils entrèrent dans leur vaisseau. La reine jeta le câble derrière eux. Un des hommes de l'équipage l'attrapa et il s'attacha à sa main. Diuran le Poète lui trancha la main qui tomba avec le câble. A cette vue, la reine se mit aussitôt à pleurer et à crier et à remphr toute la contrée de ses Inmentations. C'est ainsi qu'ils lui échappèrent et [quittèrent] l'île (2).

[XXIX. Les fruits enivrants.]

Ils restèrent ensuite longtemps à errer sur les va- gues et trouvèrent une île avec des arbres qui tenaient

(1) Cet épisode se retrouve dans l'histoire de Bran mac Febail {Lebor na. hUidre, p. 121) et dans un récit de l'expédition des Argonautes qui est en tête du Togail Troi (Livre de Leinster, p. 221).

(2) Ce chapitre rappelle la fable d'Ulysse et Calypso. Mais le conte irlandais ne s'est pas inspiré de l'Odyssée ; il remonte, comme la fable grecque, à une vieille tradition mythologique. Dans le texte celtique primitif la reine paraissait en char et non à cheval.

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du saule et du coudrier, et qui portaient des fruits merveilleux, de grandes baies. Ils dépouillèrent [de ses fruits] un petit arbre et tirèrent au sort pour savoir qui goûterait ces fruits. Le sort tomba sur Mael-Duin. Il en pressa une partie dans une coupe, but [le jus] et tomba aussitôt dans un profond sommeil qui dura jusqu'à la même heure du jour suivant. Ses compa- gnons ne savaient s'il était vivant ou mort : il avait aux lèvres uns écume rouge, et cela dura jusqu'à son réveil le lendemain. Il leur dit : « Cueillez ces » fruits, ils sont excellents. i> Ils les cueillirent et, pour en éteindre le pouvoir enivrant et soporifique, ils y mélangèrent de Teau. Ils récoltèrent tous les fruits qu'd y avait là, les pressèrent et remplirent du jus tout ce qu'ils possédaient de vases; puis ils quittèrent l'île.

[XXX. L'ermite et le lac de la jeunesse.]

Ils abordèrent ensuite une autre île. Elle était grande. La moitié était une foret d'ifs et de grand-s chênes, l'autre moitié était une plaine avec un petit lac; étaient de grands troupeaux de moutons. Ils aperçurent une petite église et une forteresse. Ils allèrent à l'église. était un vieux prêtre enlière- ment vêtu de sa chevelure. Mael-Duin lui demanda d'où il était. « Je suis le dernier des quinze compa- > gnons de Brenann de Birr. Nous allâmes en pèle- rinage sur l'Océan et nous arrivâmes en cette île. » Tous sont morts excepté moi. » Et il leur montra

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les tablettes de Breaann, qu'ils avaient emportées dans leur pèlerinage. Ils s'agenouillèrent tous devant les (ablettes et Mael-Duin leur donna un baiser. Le vieillard reprit : « Mangez des moutons selon vos » besoins, mais non au delà. j> Ils se nourrirent quel- que temps de chair des moutons gras.

Un jour que de l'île ils regardaient la mer, ils virent un nuage venir à eux du sud -ouest. Conti- nuant à regarder, ils reconnurent, au battement des ailes, que c'était un oiseau. L'oiseau arriva dans l'île et s'abattit sur un tertre voisin du lac.

Ils pensèrent qu'il allait les emporter sur mer dans ses serres. Il portait avec lui une branche d'un grand arbre, cette branche était plus grosse qu'un grand chône ; elle avait de grands rameaux, son sommet était couvert d'un feuillage épais et frais. Lourds et abondants étaient les fruits qu'ils portaient; c'étaient des baies rougeâlres semblables à des grap- pes de raisin, mais un peu plus grosses.

Mael-Duin et ses compagnons s'étaient cachés; ils regardaient ce que ferait Toiseau. Vu sa fatigue , il resta un instant en repos, puis il se mit à manger les fruits de l'arbre. Mael-Duin marcha alors jus- qu'au pied de la colline était Toiseau pour voir si l'oiseau lui ferait du mal, et il ne lui en fit pas. Tous les compagnons de Mael-Duin le rejoignirent à cette place.

« Que l'un de nous aille cueillir un fruit de cette » branche qui est devant l'oiseau, » dit Mael-Duio. L'un d'eux y alla et cueillit quelques baies. L'oiseau

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 491

ne le lui défendit pas, ne le vit pas et ne fit pas un mouvement. Les dix huit guerriers vinrent alors derrière Toiseau avec leurs boucliers et n'éprouvè- rent aucun mal.

Le même jour, à Theure de nones, ils virent deux grands aigles au sud-est, à Tendroit d'où était venu le grand oiseau, et ils s'abattirent devant lui. Après être demeurés longtemps en repos, ils se mirent à nettoyer et débarrasser le grand oiseau des insectes qui élaient sur sa crête, sur son jabot, autour de ses yeux et de ses oreilles. Ils firent ainsi jusqu'à vêpres. Alors les trois oiseaux se mirent à manger les baies, les fruits des branches. Le lendemain depuis le matin jusqu'à midi, ils se livrèrent sur leurs corps à la chasse des mômes animaux , arrachèrent leurs vieilles plumes et enlevèrent les vieilles écailles de la gale. A midi , ils détachèrent les baies de Farbre, les brisèrent avec leurs becs contre les pierres et les jetèrent ensuite dans le lac, en sorte qu'il fut cou- vert d'une écume rouge. Le grand oiseau entra alors dans le lac et resta presque jusqu'à la fin de la journée. Il sortit alors du lac et se plaça sur la même colline, mais à un autre endroit pour éviter le re- tour des bestioles qui lui avaient été enlevées.

Le lendemain matin, les aigles lui nettoyèrent et lui lissèrent son plumage avec leurs becs comme si c'eût été avec un peigne. Ils s'y occupèrent jusqu'au milieu du jour. Ils se reposèrent un peu et reparti^ rent du côté d'où ils étaient venus auparavant. Le grand oiseau resta après eux à nettoyer (?) et à agi-

492 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

ter ses ailes jusqu'à la fin du troisième jour. Il prit alors son essor à l'heure de tierce, vola trois fois tout autour de l'île, s'abattit sur ia même colline et y resta quelque temps; puis il partit du côté d'où il était venu d'abord. Son vol était encore plus rapide et plus^vigoureax qu'auparavant. Aussi Mael-Duin et ses compagnons reconnurent-ils clairement qu'il avait transformé sa vieillesse en jeunesse selon la parole du prophète Renovabitur ut aquilae juventus tua (l). A la vue de ce grand prodige, Diuran s'écria : « Allons nous baigner dans le lac pour nous revivi- fier là les oiseaux l'ont été. » a Non! » dit un autre; « car les oiseaux y ont laissé leur venin. » « C'est absurde ce que tu dis, » reprit Diuran; « j'entrerai le premier. » Il y entra , s'y biigna, trempa ses lèvres dans l'eau et en but une gorgée. Depuis ce moment et pendant toute sa vie ses yeux restèrent sains; il ne perdit ni une dent, ni un che- veu et n'éprouva ni faiblesse, ni maladie. Ils dirent alors adieu au vieillard et firent provision de mou- tons. Ils lancèrent leur navire à la mer et regagnè- rent rOcéan.

[XXXI. Vile des rieurs,]

Ils trouvèrent une autre île étendue avec une grande plaine. Une multitude de gens étaient dans cette plaine à jouer et rire sans trêve. On tira au

(1) Psaume Cil, 5.

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 493

sort pour savoir qui descendrait explorer File. Le sort tomba sur le troisième des frères de lait de Mael-Duin. Aussitôt arrivé, il se prit à jouer et à rire sans cesse comme les habitants, comme s'il avait passé sa vie avec eux. Mael et ses compagnons res- tèrent longtemps à Taltendre, mais il ne revint pas. Aussi Tabandonnèrent-ils (1).

[XXXII. Vîle entourée d\in rempart de feu.'j

Ils aperçurent ensuite une petite île; un mur de feu Tentourait, ce mur était mobile et tournait tout autour. Il y avait une porte ouverte sur un côté de ce mur. Quand cette porte (par Telfet du mouvement de révolution du mur) arrivait en face d'eux, ils voyaient Tile entière , ce qu'il y avait dedans et tous les habitants : c'étaient des homm^^s beaux , nom- breux , aux vêtements magnifiques, qui, une coupe d'or en main, faisaient un festin. Et ils entendirent leurs chansons à boire (2). Ils s'oublièrent long- temps dans la contemplation de ce merveilleux spectacle qui leur paraissait délicieux.

[XXXIII. Le voleur devenu ermite.]

Peu après s'être éloignés de cette île , ils aperçu-

(1) Cet épisode fait le pendant des ch. xi et xv, p. 470, 474. Cf. Jmmram hua, Corra.

(2) Littéralement « leurs chants de bière. »

494 CYCLE MYTHOLOGFQUE.

rent au milieu des vagues quelque chose (?) de sem- blable à un oiseau blanc. Ils dirigèrent la proue de leur navire au Sud vers cet objet pour le mieux voir. Quand ils s'en furent approchés en naviguant, ils virent que c'était un homme recouvert seule- ment de la blanche chevelure de son corps. Il se tenait à genoux sur une large roche. Quand ils furent arrivés auprès de lui, ils le prièrent de leur donner sa bénédiction. Ils lui demandèrent d'où il était venu sur ce rocher.

« Je suis venu de Torach (t), » répondit-il. « C'est à Torach que j'ai été élevé. J'y devins cuisi- » nier, et un malhonnête cuisinier, car je vendais » la nourriture de l'église j'étais pour des tré-

> sors et des objets précieux que je m'appro- » priais; en sorte que ma maison se remplit de » courte-pointes, de coussins, de vêtements de » toutes couleurs en lin et en laine, de seaux de » cuivre, de petits tellenda (?) de cuivre, de broches

> d'argent avec des pointes d'or ; et que ma maison » n'avait plus rien à désirer de ce qui est agréable

> à l'homme, en livres dorés, boîtes à livres, ces » boîtes ornées de cuivre et d'or. Je cr^uisais en » dessous les maisons de l'église et en tirais bien » des trésors, mon orgueil et mon arrogance étaient i> grands. Un jour que je creusais une tombe pour » le corps d'un paysan (2) qui avait été porté dans

(1) Ile sur la- côte de Donegal; elle renfermait autrefois un monastère.

(2) Litt. « homme de tuath. »

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 4%

» l'île, j'entendis une voix qui venait du sol, sous » mes pieds : « Ne creuse pas à cette place, )> disait- elle, « ne mets pas au-dessus d'un homme saint ï> et pieux le cadavre d'un pécheur. > « Gela, » c'est entre moi et Dieu , m'écriai-je dans mon » orgueil. » « Si (u portes ce cadavre sur moi; » reprit le saint homme, « ta chair périra avant » trois jours, tu iras en enfer, et le cadavre n'en » sera pas moins enlevé d'ici. » Je demandai au vieillard : « Quel bien me feras-tu si je n'enterre » pas cet homme au-dessus de toi? » « Tu habi- » teras éternellement auprès de Dieu, » reprit-il. « Gomment le saurais-je? » « Gela* ne sera ni

)) difficile, ni (1). La fosse que tu creuses va se

» remplir de sable. Il sera donc clair pour toi que tu ne pourras y enterrer cet homme au-dessus de > moi quand même tu l'essaierais. > A peine avait-il » fini ces paroles que la fosse fut pleine de sable. » J'ensevelis alors le cadavre à un autre endroit.

» Quelque temps après, je lançai à la mer une » barque neuve à la peau rouge (2), j'entrai dans le » bateau, je regardai avec plaisir autour de moi : » je n'avais rien laissé dans ma maison de petit ou » de grand que je n'eusse emporté avec moi , soit » cuves, soit coupes, soit plats. Pendant que j'étais

(1) Aicce ?

(2) C'est-à-dire fraîchement tannée. Sur les barques irlandaises, voir p. 459, n. 1. Cf. Peregrinatio S. Brendani : « fccerunt navi- culam... et coopcruerunt illam coriis bovinis atque rubricatis in cortice roborina. »

496 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

^ à contempler la mer, alors calme pour moi, un » grand vent fondit sur moi et me poussa au large, » en sorte que je ne vis plus la terre. Puis mon bateau » resta immobile, sans pouvoir bouger de place. » En regardant de tous côtés, je vis à main droite » un homme sur les vagues. Il me dit : « De quel » côté vas-tu? r> Je lui répondis. « Plaisante est M pour moi la direction de mon regard sur la mer. » » « Elle ne serait pas si plaisante si lu savais » quelle troupe t'entoure. » « Quelle est cette » troupe? » lui répliquai-je. « Aussi loin que » s'étende ton regard sur la mer et en haut jus- » qu'aux nuages , il n'y a partout qu'une troupe de » démons qui t'environnent, à cause de ta convoi- » tise, de ton orgueil , de fcn arrogance, de tes ra- » pines et de tous tes méfaits. Sais-tu pourquoi ton » bateau est immobile? » « Vraiment non! » » répondis-je. « Il ne bougera pas de cette place jus- » qu'à ce que tu accomplisses ma volonté. » « Je » ne le souffrirai pas, » nrécriai-je. « Tu souffriras les » peines de l'enfer, si tu ne souffres ma volonté. » > Il vint à moi et mit sa main sur moi, et je lui » promis [de faire] sa volonté. « Jette à la mer tou- » tes ces richesses mal acquises qui sont dans ta » barque. » « Il est bien malheureux que tout » cela soit perdu. » « Gela ne sera pas perdu, » » reprit-il ; « il y a un de ces objets [(]ue tu pour- » ras garder] et qui te servira. > Je jetai tout à la » mer, à l'exception d'une petite coupe en bois. « Avance maintenant, me dit-il, et demeure à

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 497

» l'endroit ton bateau s'arrêtera; » puis il me D donna une tasse de petit-lait et sept pains, comme » provisions. »

« J'allai , » poursuivit l'inconnu , « du côté » le vent poussa ma barque, car je laissai rames et » gouvernail. Je fus ballotté au milieu des vagues

> qui m'amenèrent sur ce rocher-ci, et je doutais » si le navire était arrivé au but, car je ne voyais » pas la terre ; puis je me souvins de ce qu'on » m'avait dit de demeurer à l'endroit ma barque » s'arrêterait. Je me levai alors et vis un petit rocher » autour duquel se jouaient les vagues. Je mis le » pied sur le petit rocher, ma barque s'éloigna, le » rocher m'éleva en l'air, les vagues reculèrent. Je

> vécus sept ans des sept gâteaux et de la tasse » de petit-lait que m'avait donnés l'homme qui » m'avait envoyé. Puis je n'eus plus d'autre provi- » sion que cette tasse de petit-lait ; je la conservais j> toujours. [N'ayant plus de pain,] je jeûnai trois » jours durant, après quoi, à l'heure de nones, une » loutre m'apporta un saumon de la mer; je réflé- 2) chis qu'il ne m'était pas possible de manger le » saumon cru ; je le rejetai et restai encore trois » jours à jeûner. A l'heure de nones du troisième » jour, je vis une loutre me ramener le saumon de » la mer, et une autre loutre apporter du bois » allumé, le déposer, souffler dessus avec son » haleine , en sorte que le feu flamba. Je fis cuire » le saumon et je vécus ainsi sept autres années; » chaque jour, il me venait un saumon avec le feu

32

498 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

» pour le cuire; et le rocher augmentait [peu à peu] » jusqu'à sa grandeur actuelle. Au bout de ces sept » années, le saumon ne me fut plus donné, et je » fus encore trois jours à jeûner. Le troisième jour, V à l'heure de nones, on me donna la moitié d'un » pain de froment et une portion de poisson. Ma ï coupe de petit-lait m'échappa, et il me vint une » coupe de même grandeur pleine d'un bon liquide » qui est sur ce rocher , et elle est remplie chaque «jour. Ni vent, ni pluie, ni chaud, ni froid ne » m'incom.modent en cet endroit-ci. Telles sont mes » aventures, dit le vieillard. »

A l'heure de nones , arriva la moitié d'un pain et une portion de poisson pour chaque homme [de l'équipage] , et la coupe qui était devant le saint homme sur le rocher fut trouvée pleine d'une bonne liqueur. Le vieillard leur dit alors : « Vous attein- » drez tous votre patrie ; toi, Mael-Duin, tu trouveras » devant toi l'homme qui a tué ton père. Ne le tue » pas, mais accorde-lui ton pardon, car Dieu vous a » préservés de grands et nombreux périls , et vous » êtes des hommes coupables qui méritez la mort » (1). Ils firent leurs adieux au vieillard et reprirent leur route accoutumée.

(1) Cette idée du pardon, absolument étrangère aux conceptions primitives des Irlandais, prouve que l'auteur était un clerc, et que ce récit (sous la forme actuelle), n'est pas fort ancien. Cf. No- tice préliminaire, p. 450.

NAVIGATION DE MAEL-DUIN. 499

[XXXIV. Retour e7i Irlande.']

Après avoir quitté le vieillard, ils rencontrèrent une île avec de nombreux quadrupèdes, bœufs, va- ches et moutons. Il n'y avait ni maisons, ni forte- resses , et ils mangèrent la chair des moutons. A la vue d'un grand oiseau de mer (1), ils se dirent les uns aux autres : « Cet oiseau de mer ressemble à > ceux d'Irlande. » « C'est vrai, » répondit un au- tre. — « Attention î » reprit Mael-Duin ; « regardons » de quel côté l'oiseau s'envole. « Ils -virent qu'il volait vers le sud-est. Ils allèrent derrière l'oiseau dans la direction qu'il avait prise. Ce jour-là, ils navi- guèrent jusqu'au soir. Au commencement de la nuit, .ils aperçurent une terre semblable à celle d'Irlande. Ils cinglèrent vers elle. Ils trouvèrent une petite île; c'était celle d'où le vent les avait poussés dans l'Océan au commencement de leur expédition sur mer. Ils abordèrent et se dirigèrent vers la forteresse qui était dans l'île. Ils écoutèrent les habitants du château, qui étaient en train de souper. Voici ce que disait Tun d'eux : « Il serait bon pour nous de ne pas voir » Mael-Duin. » « Mael-Duin s'est noyé, » répondit un autre. « Il se pourrait bien qu'il vous réveillât de » votre sommeil, » dit un troisième. « S'il arrivait )) maintenant, que ferions-nous? » « C'est facile, »

(l) En illandais , errach , mot dont la signification précise est inconnue.

500 CYCLE MYTHOLOGIQUE.

dit le maître de la maison, « nous lui ferions un » bel accueil s'il arrivait, car ses souffrances ont » été grandes et ont duré longtemps. »

Là-dessus, Mael-Duin frappe avec le marteau de la porte. « Qui va là? » demande le portier. « Mael- )) Duin. » « Ouvre la porte, dit le maître; « ton » arrivée est bien venue! » Ils entrèrent dans la maison on leur fit grande fête et on leur donna des vêtements neufs. Ils racontèrent toutes les mer- veilles que Dieu leur avait montrées, selon la parole du divin poète : Haec olim meminisse juvabit (1). Mael-Duin retourna dans son pays, et Diuran le Poète déposa sur l'autel d'Armagh les cinq demi-onces [d'ar- gent] qu'il avait détachées du filet (p. 484), [comme té- moignage] triomphant et glorieux des miracles et des merveilles que Dieu avait faits pour eux. Et ils racon- tèrent leurs aventures du commencement à la fin, les dangers qu'ils avaient rencontrés et leurs périls sur mer et sur terre.

Aed Finn, ardecnaid (2) d'Irlande, arrangea cette histoire comme elle est actuellement ; il le fit pour réjouir dans la suite l'esprit des hommes d'Irlande.

Ferdinand Lot.

(1) Virgile, Enéide, I, 203.

(2) Voyez Notice préliminaire, ci-dessus, p. 451.

INDEX

DES

NOMS PHOPHES DE P'BRSONNES (1)

Abcan, harpiste, fils de Bicel- mas, 420.

Acbtland, fille de Doel l'ou- blié, femme de Condla le Mince, 162, 163, 167.

Adam, patriarche, 202, 269.

Adarc, esclave femelle du roi Conchobar, et mère de la sorcière Leborcham, 176, 333.

Aed (= Aidu-s) Abrat, dieu, père d'Oengus , de Fand et deLiban, 170,180, 181,184, 198, 202, 206, 211.

Aed, dit le Borgne ou Goll, fils de Dairé ou Morna, 383, 384.

Aed, fils de Riangabair, est le même que Id, cocher de Conall le Triomphateur, 161.

Aed Find, ard-ecnaid d'Ir- lande, 451, 500. 502, note.

Aed Slané, roi d'Irlande, 34 ; cf. Lebor na hUidre ^ Des- cription , p. XVI ; Revue cel- tique, t. V, p. 405.

Aifié, 45-47, 51, 52, 55; cf. Bévue de Kuhriy t. xxviii, p. 464.

Ailbé = Ibio-s, chien de Mac Dâthô, 66, 69. 70, 78,79.

Ailill à la langue de miel, 90, 151.

Ailill, fils Maga, fut roi de

(1) Cet index renvoie non seulement aux pages du présent vo- lume, mais encore à quelques autres publications relatives au même sujet et rédigées soit en français, soit en anglais, soit en allemand, qui toutes sont facilement accessibles en France, mais sont dépourvues d'Index. Naturellement, il ne renvoie pas aux publications d'O'Curry d'excellents Index rendent Jes recher- ches très faciles.

502

INDEX

Connaught, 21, 67, 69-72, 79, 92, 108, 109, 110, 117- 120, 122-124, 131-133, 147, 154, 167,187,222, 231,283, 326; cf. Revue celtique^ t. V, p. 71, 75rt. X, p. 214-227; Revue de Kulin, t. XX VIII, p. 442 et suiv.

Ailill, père de Cennfaelad le poète, 347.

Ailill, père de Sencha, le juge. Voyez Sencha.

Ailill Tranchant-de-Bataille , 455-458, 460, 498.

Aillean, fils d'Uisne, variante d'Andlé. fils d'Usnech, 244. 249,251.

Ainnlé, variante d'Andlé, fils d'Usnech, 254.

Airmed, fille de Diancecht, 412, 413, 433.

Aitherné, poète d'Ulster, 366- 367 ; cf. Book of Ballymote , contents, p. 9, col. 2.

Aldae, ou Alla père d'Edleo, 398, 405.

Almu , fille de Beccân et femme du druide Nuadu, 380.

Amorgen, ou Amorgin à la chevelure de fer, 10, 26, 31- 33, 101 ; cf. Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 555.

Amorgene, fils d'Ecet, 90.

Andlé, fils d'Usnech, 231 . 232. variantes : Aillean, 244, 249, 251 ; Ainnlé, 254 ; Annie, 260, 262, 274, 276, 278, 279, 281, 286.

Anluan, 77.

Ardân, fils d'Usnech, 232, 244,

249, 251,254,258,262,270'

276,278,279,281,286, 305. Argonautes, 449. Art = Arto-s^ roi suprême

d'Irlande, fils de Gond Egal

à cent guerriers, 375-377,

385,390. Attila, roi des Huns, xxxiv. Aue ou Oa - *Avio-s^ esclave

mâle du roi Conchobar, 176,

333.

Baciilach, ou rustaud, p. 148,

cf. p. 139, 143-146. voir

Dagdé. Bagne, 435. Balor le vigoureux frappeur,

fils de Dot et petit-fils de - Net, 400-402, 404,418,419,

435, 438, 441. Banb Sinna, fils de Mailenach,

384. Baour-Lormian, xxiv, xxvi,

55,61,305. Bechullé, sorcière, 430. Beccân, père d'Almu, 380. Bethach, fils de larbonêl, 397. Bicelmas, père d'Abcan, 420. Blai Briuguig, c'est à-dire le

fermier ou l'hôte, 26, 31,

32, 67, 151. Blathmac, fils d'Aed Slané,

34, note. Blathnat (et non Blathnath),

fille de Lebègue (Mend) ,

femme de Cûroi , roi du

Munster méridional, 135,

136, 141, 327, 328. Bodb, déesse de la guerre,

111, 402, 447, doublet de

Morrigu ; cf. Revue de Kuhn,

DES NOMS PROPRES DE PERSONNES.

503

t. XXVIII, p. 560, 561; Irisclie Texte ^ II, 2, p. 245, 250, 254; Revue celtique, t. I, p. 32 el suiv. ; t. Il, p. 491.

Bodball , la Femme Forte , sœur de Cumall et femme de Fiacail, 383.

Borrach, fils de Cainnté, 229, 235, 256, 257, 260-262, 268 (ici il est dit fils d'An- dert).

Boudicca, reine des Iceni, 49.

Brandan (Saint). Voyez Bren- dan.

Bran (— Branno s) mac Febail, 488 note.

Brenann de Birr, 489, 490.

Brendan (Saint), 449, 451.

Bresal Echarlam, guerrier ha- bile, 420.

Bress, fils d'Elatha, 395, 402, 403, 405, 407-418,424,428, 433, 435, 442-446 ; cf. Book of Leinster, Contents, p. 44- 45, 56, col. 1.

Brian (=: Brêno-s), dieu, fils de Bress, 424, n. Cf. Revue celti- que, t. X, p. 221, 227; Irische Texte, m, 1, p. 58, 111.

Briccné, 458.

Bricriu à la langue empoison- née, fils de Carbad OU, xliii, 13, 26, 28, 34, 35, 71, 81- 151, 169, 458 note; cf. Book of Leinster, Contents, p. 47- 48 ; Revue celtique , t. X , p. 227 ; Revue de Kuhn , t. XXVIII, p. 474.

Brig, fille de Dagdé, et femme de Bress, 433, 434.

Brigite (Sainte), xxxix.

Brig la Judicieuse, femme de Celtchar, 101.

Bruidné, 400, 401.

Buan, fille de Samera, 126, 129.

Budé, c'est-à-dire Le Blond, fils de Ban, c'est-à-dire Le Blanc, 82, 132, 133; cf. Re- vue de Kuhn, t. XXVIII, p. 453.

Bân, c'est-à-dire Le Blanc, 82.

Buinné le Rudement Rouge, fils de Fergus, 257, 262-265, 272, 273.

Cairpré. Voye^ Coirpré. Calatin le Hardi ou le Brave,

326, 327; ses descendants,

327, 328,330,331,340,342- 345 ; cf. Revue de Kuhn , t. XXVIII, p. 462-463.

Calypso, 488 note.

Camall, portier, fils de Riagall, 418.

Cartismandua, reine des Bri' gantes, 47 note, 49.

Cassmael, 400, 401, 438.

Cathair le grand, roi suprême d'Irlande, fils de Fedelmid Fir-Urglas, 376, 377, 379, 381.

Cathba, fils de Congal, 253.

Cathba, druide, fils de Ross, et père du roi Conchobar, de plus grand-père du hé- ros Cûchulainn (Suivant une tradition postérieure, p. 280, il aurait été aussi grand-père des fils d'Us- nech), xxxYiu-XL, 5, 6, 14-

504

INDEX

21, 221-223, 226, 236, 277. 280, 281, 283; cf. Revue de Kuhn, t. XXVIII p. 447, 470.

Catt, fils de Forgall le Rusé, 49.

Celtchar dit aux trahisons, fils de Uthecar, 10, 34, 72, 75, 89, 101, 151, 194, 332; cf. Revue de Kulin, t. XXVIII, p. 445, 471, 472; Book of Leinster, Contents, p. 29.

Cennfaelad, poète, fils d'Ailill, 347.

César, xxxvii, xlii, xliii, 147.

Cesai'otti (Melchior) xxii-xxvi.

Ciaran (Saint), xxxix.

Cet (~ Cintu-Sf « premier » ) , fils de Maga, est le principal des héros de Connaught, il blesse mortellement le roi Conchobar, 72-77, 124, 152, 369, 370. 373.

Cet, fils de Scathach, 44, 46.

Cet, guerrier d'Aïffé, 46.

Cethernn, fils de Fintan , 90, 101, 152; cf. Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 466, 467.

Cian, dit le Héros muet, fils de Diancecht et père du dieu Lug, 400, 404, 419.

Ciar, fils de Fergus et de Medb, 284.

Cinaed hua Artacain, poète, 51, 217, 218, 396, 425 note.

Clitophon, xxxix note.

Cochor Crufé, guerrier de Sca- thach, 44.

Coirpré, esclave d'Indech, 44 1 .

Coirpré le beau, 163-169.

Coirpré Lifechair, roi suprême

d'Irlande, fils de Cormac, 375-377, 391, 392; cf. Rook of Leinster, Contents, p. 75, col. 2.

Coirpré Niafer, ou le héros des guerriers, roi de Leins- ter, père d'Ere, 45, 187,326, 337. FuttuéparCûchulainn, à la bataille de Ross na Rig, Dook of Leinster, Contents, p. 46 ; Revue de Kuhn , t. XXVIII, p. 554, 555.

Coirpré poète, fils d'Etan, 395, 414,429.

Colum, forgeron, 419.

Colum le Harpiste, 236-240, 287.

Columba (Saint), xxxix, 395.

Conachar, variante de Con- chobar, 244-252.

Conairé, roi suprême d'Irlande, mort à Bruden da Derga, 187; cf. Revue celtique, t. XII, p. 238, 241-253; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 556- 563.

Conairé,roi suprême d'Irlande, fils de Mog-Lama, 375, 376.

Conall Auglonnach, 151.

Conall le Triomphateur, fils d'Amorgen et frère de lait de Cùchulainn, est le ri- val de ce héros, venge sa mort, tue Mesgégra, roi de Leinster, 10, 11, 30-35, 66, 76-78, 81, 88, 90-146, 151, 175, 177,179, 180. 193,255, 275, 329, 332, 348-353, 367- 369 ; cf. Revue de Kuhn , t. XXVIII. p. 448, 555, 561.

Conchenn, fille de Cet, 124.

DES NOMS PROPRES DE PERSONNES.

505

Conchend ou Conchenn, père de Fiacail, 383.

Conchobar, roi d'Ulster, fils du druide Cathba et de Ness, et dit plus tard fils de Fa- chtna, xxxYiii-XL, 4-21, 23, 24,28-34, 38-42,53, 55,67- 73. 75,76, 79,80, 82-86,91- 93, 95, 108, 120, 129, 130- 132, 143,146, 150. 151, 157, 172, 176,177,187, 188,193- 196, 215, 218,220-227, 229- 232, 234-236, 244-255, 257- 269, 271-277. 283, 285-287, 305, 322, 323, 332, 450; cf. Revue de Kulm, t. XXVIII, p. 470-474. Voyez Cona- char.

Cond Egal à cent guerriers , roi suprême d'Irlande, 375- 377, 379, 381, 382, 385-390, 398.

Cond Sidi. 165.

Condairé, 10.

Condla ou Condlé le Mince dit Corrbacc, 162, 163, 167.

Condlé, domestique de Cond Egal à cent guerriers, 383.

Condlé le Bossu ou le Rouge, fils de Cond Egal à cent guerriers, xxxiv-xl, 377, 385-390, 449, 451.

Condlé le Faux, 90.

Congal, père de Cathba, 253.

Conganchness, fîlsdeDeda, 72.

Conlaech ou Conlaoch, fils de Cûchulainn etd'AïfFé, xxxiii, 51-55, cf. 47.

Conmac, fils de Fergus et de Medb, 284.

Connad, fils de Morné, 90, et père de Lôégairé le vain- queur.

Coran, druide de Cond Egal à cent guerriers, 387, 388, 390.

Corc, fils de Fergus et de Medb , 284.

Cormac, évêque, auteur d'un glossaire, 395.

Cormac Condlongas ou Con- loinges, fils de Conchobar, 10, 101 , 229, 230, 232, 283; cf. Revue de Kuhn, t. XXVIII, 443, 445, 447, 471,474,475,555, 561,562; Revue celtique, t. XII, p. 237, 239, 241 ; Dook of Leinster, Contents, p. 43, col. 2.

Cormac Gelta Gâith, grand- père de Cathair le Grand , 379.

Cormac roi suprême d'Irlande, fils d'Art, 375, 376. 391; cf. Book of Ballymote, Contents, p. 10, col. 1 ; Irlsche Texte, III, 1, p. 202-221.

Crêidné , forgeron, 399; voir Credné.

Credné le forgeron, 405, 429, 432, 433.

Cridenbel, 394-, 402, 408- 410.

Crimthand Nia Nair, 68; cf. Book of Leinster, Contents, p. 42.

Cron, mère de Fianlug, 433.

Cruachniu, fils de Ruadlom, 72.

Cruflfé, guerrier d'Aïff'é, 46.

Crunniuc, 320-323.

506

INDEX

Cuar , fils de Scathach , 44 , 46.

Cuar, guerrier d'Aïffé, 46.

Cûchulainn, fils de Lug, ou de Sualdam (Sualtam) et, par Dechtiré sa mère , petit-fils du druide Cathba, xxxii- xxxiv, XXXVIII, 11 , 12, 22- 49,51-55,64,66,82, 88,90- 147, 148-216, 255, 256,265, 266, 278, 283, 324, 325-365, 368,398,449, 450; cf. Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 444- 474, 555; Revue celtique, t. V, p. 73-77; t. X, p. 330- 346 ; t. XI, p. 23-32, 318- 343; t. XII, p. 194; Irische Texte, III, 1, p. 218..

Culann , forgeron , 38 , 89 , 98; cf. Revue de Kukn, t. XXVIII, p. 447.

Cumall , guerrier royal d'Ir- lande, père de Find, 381- 383.

Cûroi , fils' de Daré, père de Lugaid et roi du Munster méridional, 82, 104, 108, 135,136, 141-143, 146, 147, 187, 326-328; cf. Revue cel- tique^ t. VI, p. 187 ; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 454, 469 ; Book of Leinster, Con- tents, p. 45, col. 2.

Cuscraid le Bègue de Mâcha, fils de Conchobar , 75 , 76 , 90, 177 ; cf. Revue de Kuhn^ t. XXVIII, p. 445-447,472, 555, 561.

Dagdé (bonne main), 394, 396, 402, 403, 408-411, 422-427,

431, 433, 445, 446, 448; son chaudron, 403, 404; sa massue, 427, 431 (cf. 137, 139, 144);— sa harpe, 402, 445 ; sa génisse, 402, 411, 446; son costume, 427 (cf. 143) ; sa chaussure, 427; sa taille, 426, 427 (cf. 136, 137, 139); cf. Revue celtique^ t. I, p. 2. Voyez Morrigu.

Dairé ou Daré (= Dario-s , cf. Dario-ritum) le Rouge , aussi appelé Morna , père d'Aed dit Goll, 381-384.

Dana, déesse, 393 et suiv.

Daré, fils de Fiacha, 90.

Daré , père de Cûroï , roi du Munster méridional , voyez Cùroï.

Daithé, échanson, 420.

Dechtiré, fille du druide Cathba et mère de Cûchu- lainn, xxxviii, 11, 23-26, 34, 36-38, 171, 201.

Deda, père de Conganchness et d'Echbel, 72.

Deirdire, variante de Derdriu, 240-251.

Delbaeth , père d'Eriu (Ir- lande), 406.

Delbaeth , père d'Elatha , roi des Fomoré, 407, 408.

Delt, échanson, 420.

Demni, le même que Find, fils de Cumall, 383.

Denis (Michel), xxiii-xxiv ,

XXV I .

Denys (saint), 147. Derbfocaill, femme de Lugaid aux ceintures rouges, 101;

DES NOMS PROPRES DE PERSONNES.

507

cf. Book of Leinster, Con- tents, p. 30, col. 1.

Derdriu , fille de Fedelmid , xxvii, 220-319; variante : Deirdire , au génitif Der- drenn on Derdrend ; sur la variante Dreibrend , voyez Revue celtique, t. XII, p. 245; à comparer le génitif Dri-, bionos dans une inscription du cabinet de Torcy, à Di- jon.

Dian, fils de Lugaid, 165.

Dianann, sorcière, 430.

Diancecht , médecin , grand- père du dieu Lug, 394, 399, 400,402, 404, 405, 411-413, 419, 420, 423, 429, 433, 434.

Uiarmaid, fils d'Aed Slané,34 note.

Dietrich (Théodoric), xxxiii.

Diuran le poète, 459, 460, 463, 472, 484, 488, 492.

Divitiacus, xxxvn, xxxviii.

Doel l'oublié, 156-169.

Domnall le Belliqueux, 41, 42.

Domnu, déesse, mère d'in- dech, 400-402, 408, 418 425, 428, 434, 435, 439, 441.

Dond (=: Donno-s] Dumé, père de Râiriu, 380.

Dot, fils de Net et père de Ba- lor, 435.

Drucht, échanson, 420.

Dua (génitif Duach) l'aveugle, père d'Echaid le Rude, 400, 419.

Dubthach le paresseux ou à

la langue paresseuse ou mauvaise langue, 10, 90 130,142,144, 151; cf. Revue de Kuhn, t. XXVIIl, p. 460, 471, 555. 561; Irise ke Texte, II, 2, p. 218.

Dubthach Daelultach, 229-232, 283.

Dulb, forgeron, 429.

Dumnorix, xxxvii.

Durthacht, roi de Fernmag , père d'Eogan, 74.

Ecet, père d'Amorgéné, 90.

Echaid, père de Bresal, 420.

Echaid, voyez Echdach, Eo- chaid.

Echbel, fils de Dcda, 72.

Echdach, 399, probablement le même que Echaid , pre- mier maii de Tailtiu, même page, et que Eochaid , fils d'Ere. 405.

Ech-Dam, père nourricier de Lug, 428.

Edleo, fils d'Aldoe ou Alla, 398 , 405.

Eiss Enchend (tête d'oiseau), 46, 48.

Eithné, fille de Riangabair, 161.

Elatha, roi des Fomoré , fils de Delbaeth et père de Bress, 403, 405-408, 416- 418, 424 note, 428, 435 , 445.

Elatha , fils de. Net et père d'Ograé, 400, 401, 439.

Emer, fille de Forgall le Rusé, et femme de Cûchulainn , 39-50, 94, 95, 97, 101, 102,

508

INDEX

140, 146, 170, 172, 173

179, 191-196, 208-211, 215. En , poète et historien , fils

d'Ethoman, 420. Engelbi-echt (J.-A.), xxiii. Eochaid Fedlech , beau-père

du roi Conchobar, 89, 101. Eochaid, fils d'Ere, et roi des

Firbolg, premier mari de

Tailtiu, 399, 405. Eochaid, fils de Riangabair,

161. Eochaid Gonnat, roi suprême

d'Irlande, 375, 376. , Eochaid lui, 182, 204, 208. Eochaid ou Eocho le Rude ,

fils de Dua et second mari

de Tailtiu, 400, 4Ï9. Eochaid, père de Fedelm à la

belle chevelure, 101. Eochaid, père de Findige, 101. Eochaid, roi de Connaught,

fils de Luchté, 366. Eochaid Salbé, roi de Munster,

4, 5, 14 note. Eocho Glass, 166, 168, 169. Eochaid ua Flinn, poète, 393,

394, 396. Eocho Rond, roi des O'Mane,

149, 152, 154, 156, 157,

167-169. Eochu Salbuide, roi d'Ulster,

14, 18, 19. Eoganau Blanc Coursier, 165. Eogan, roi de Fernmag (au- jourd'hui Farney), fils de

Durthacht, 74, 89. 93, 96 ,

101, 151, 217, 218, 224,

230, 235, 236, 285, 286; cf.

Revue de Kuhn, t. XX VIII,

p. 445, 446, 472.

Eogan Inbir, dieu, 182, 207, 208,212,214.Cf.Inber,213.

Ere, roi de Midé, fils de Goir- pré le héros des guerriers, roi de Leinster, 187, 328, 329, 331 note, 337, 338, 341- 343, 345, 354, 355; cf. Book of Leinster^ Contents, p. 47, col. 1.

Ere, fils de Fedelmid, 90 ; cf. Revue de Kuhn, t. XXVIH, p. 472.

Ere , père d'Eochaid , roi des Fir-Bolg, 399-405.

Ercoil (Hercule) , 82 , 125 , 126, 128, 129, 146.

Ergi ou Errgé , à la lèvre de cheval, 10, 90; cf. Revue de Kuhn, t. XXVIIl, p. 472.

Eriu, fille de Delbaeth et mère de Bress, 406, 407, 415-417.

Ernmass, père de Mâcha, et de Morrigu, 399, 400, 405, 438, 439.

Eru, père nourricier de Lug, 428.

Esras, druide, 403.

Etain, fille de Riangabair, 161.

Etan, fille de Riangabair, 161, 162.

Etan , mère de Coirpré, 395 , 414, 429.

Etargal, 399.

Ethné Aitencaithrech, femme de Conchobar, 176. Voyez Mugain.

Ethné (mieux Ethniu, géni- tif Ethnend), fille du dieu Balor, femme de Cian et mère de Lug, 400, 401, 404, 419.

DES NOMS PROPRES DE PERSONNES,

509

Ethné Ingubé , femme d'Elc- mairé et maîtresse de Cù- chulainn, 11, 170, 173, 177, 178, 180.

Ethné, mère d'Ogmé, 413.

Ethoman, père d'En, 420.

Fachtna Fathach, roi d'Uls- ter, fils de Rudraige, et père de Conchobar (?), xl, 17,20,21,252.

Fachtné, fils de Senchaid, 90.

Failbé le beau, 199.

Fand, déesse, fille d'Aed Abrat et femme du dieu Manannan , fils de l'Océan, 170-173,179,180, 182, 184, 198, 202-204,208-216.

Fathem, père de Rochad, 90.

Fedelm à la belle chevelure, fille d'Echaid , femme de Cethernn, 101.

Fedelm, aux neuf cœurs, ou aux neuf formes, fille de Conchobar , et femme de Lôegairé le Vainqreur, 92- 93, 96, 101, 230; maîtresse de Cûchulainn , Revue celti- que, t. V, p. 72; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 444.

Fedelmid aux nombreux man- teaux, 90.

Fedelmid, conteur de Concho- bar , 220-224, 236, 287.

Fedelmid , père d'Ere, 90.

Fedelmid Rechtmar , père du roi suprême d'Irlande Cond Egal-à-cent-guerriers , 381 .

Fedlimid, père nourricier de Lug, 428.

Feradach le bienheureux, 90;

cî. Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 472.

Ferchertné , poète de Cûroï , 328 ; cf. Revue celtique, t. VI, p. 188.

Fergné, fils de Findchoim, 89; cf. RevuedeKuhn, t.XXVIII, p. 472.

Fergus à la dent noire, roi suprême dlrlande, 375, 376.

Fergus, fils de Leté , roi d'Ulster, 72, 89; cf. Revue de Kuhn,t. XXVIII, p. 472.

Fergus, fils de Roeg, 8 , 26, 27, 29, 31, 32, 34, 78, 84. 85,-89-92, 118, 132, 143, 144, 146, 151, *167. 175, 179, 193, 224, 229-232, 235, 255-268, 282, 283-285, père d'Illand et de Buinné. Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 443-474; Irische Texte ^ II, 2, p. 216-223, 232 (sui- vant M. Windisch, p. 207, il faudrait dire : fils de Roich, et Roich est le nom indéclinable de la mère de Roeg) ; Revue celtique, t. V, p. 73; t. X, p. 221.

Fergus, fils de Ross, fut roi d'Ulster, xl, 6, 7, a été con- fondu avec Fergus, fils de Roeg, 255, 283.

Ferloga, cocher d'Ailill, roi deConnaught, 79, 80.

Fiacail, fils de Conchend, 383.

Fiacc (hymne de) xxxix, note.

Fiacha , fils de Conchobar , 89, 274-276.

Fiacha , fils de Fergus et pe- tit-fils de Roeg, 218, 229.

510

INDEX

Fiacha, père de Rous, Daré, et Imchad, 90.

Fiachaig, fils du roi Concho- bar, 89; cf. Revue de Kuhn^ t. XXVIIl, p. 472.

Fiachna Fuath, 165.

Fiachna , fils ou petit-fils du roi Conchobar, 217 , 218, 223, 224, 230; Revue de Kiihn, t. XXVIIl, p. 472.

Fiacbna, tué à la première bataille deMoytura, 399,405.

Fianlug, Cron , sa mère, 433.

Figol, père de Gamal, 418.

Figal, druide , fils de Mamos , 424.

Fils des jeunes, Mac Oc ou Macind Oc, 409-41'l.

Find {= Vindo-s), fils de Cu- mall, XXXVIII, 374-377, 383- 384, 450; cf. Revue celtique^ t. V, p. 195; t. VI, p. 189; t. X, p. 82-83; t. XII, p. 188-190.

Find , fils de Ross, et roi de Leinster, 187.

Find = Vindi (les trois) ou « Beaux » d'Emain, pères de Lugaid aux trois ceintu- res rouges , roi suprême d'Irlande. Voyez Lugaid.

Findabair, fille d'Ailill et de Medb, 110-118, 124; cf. Re- vue de Kuhn, t. XXVIIl, p. 453-456, 463, 464, 466.

Findabair ou Finnabair, mère de Lôeg le cocher, 159, 160, 161.

Findchoem ou Finnchoem (jo- liment belle), fille deCathba, femme d'Amorgen, mère de

Conall le Triomphateur, 30,

31, 32, 101, 113. FindchoemfiUed'EochoRond,

roi des O'Mane, 152-156,

167-169. Findige, fille d'Echaid, femme

d'Eogan, 101. Findige, fille d'Echaid, femme

de Cethern, 101. Fingen, médecin de Concho-

bar, 371; cf. Revue de Kukrif

t. XXVIIl, p. 467. Fintan, fils de Niall, 90. Fintan , père de Cethern, 90,

101: cf. Revue de Kuhn,

t. XXVIIL p. 468. Fland Manistrech, poète, 396. Flidas, mieux Flidais, femme

d'Ailill Find, puis de Fergus

mac Roeg, 8, 10 ; cf. Irische

Texte, II, 2, p. 216-223. Forgall le Rusé, père d'Emer,

et beau-père du héros Cû-

chulainn, 40, 41, 45, 48,67. Fosad, 428. Fuillend, domestique de lu-

brach, 257. Furbaidé Ferbend , ou le

sommet des Hommes, fils

de Conchobar, 10, 86, 90,

194 ; cf. Revue de Kuhn ,

t. XXVIIl, p. 472.

Gamal, portier, fils de Fi- gal, 418.

Garmna, 125.

Genain, fils de Cathba et pe- tit-fils de Gongal, 253.

Genan , fils de Cathba et pe- tit-fils de Congal, 253.

Gerrcé, fils dllladan,218,224.

DES NOMS PROPRES DE PERSONNES.

511

Gerg, 13; cf. Book of Leinster,

Contents, p. 59, col. 1. Gergenn, fils d'Illad, 217, 218. Gergenn, ou Gergend, père

de Muinremur ou Munre-

mur, 74, 90. Germain, 459-461, 463, 472,

475, 476. Glan, échanson, 420. Glei, échanson, 420. Glêsi, échanson, 420. Goethe, xviii-xxii, xxvi ; cf.

Revue celtique^ t. V, p. 81. Goïbniu, forgeron, 396, 423,

428, 432-434. Goll, fomoré, 128. GoU , le Borgne , surnom

d'Aed, fils de Dairé, 382-384, Gris de Mâcha, le premier

des deux chevaux de Cûchu-

lainn, 103, 109, 114, 128,

329, 333, 337 note, 341-343,

347, 349. 350.

Hadubrand, xxxiii-xxxv. Hercule, 146.

Herder, xviii, xxii, xxiir, xxvi. Highland Society of London ,

XXV.

Highland Society of Scot-

land, XXV. Hildebrand, xxxiii, xxxiv.

larbonêl le prophète, fils de

Nemed et père de Bethach,

397. Ibor (= EburO'S « if »), fils

de Forgall le Rusé, 49. Ibor, père nourricier de Lug,

428. Id (fils de Riangabair), co-

cher de Conall le Triom- phateur, 91, 107, 161.

Illand ou Illann le beau {Find), fils de Fergus, 90,257,262- 264, 272-276.

Imchad (= * Ambi-catu-s) , fils de Fiacha, 90.

Indech, fils de la déesse Domnu et roi desFomore, 400, 401, 408, 418, 425, 428, 434, 435, 438, 439, 441.

Irgoll, 435.

lubrach, 257.

luchair, fils de Bress, 424 n. Cf. Ir, Texte, III, 1, p. 58.

lucharba , fils de Bress, 424, note.

Jésus-Christ, xl, 6, 17, 18,

71, 372, 373, 398. Jules César, xxxvii,xlii, xliii,

147.

Keating (Geofi^roy), xxxiii, 52.

Laech, Lâeg, voyez Lôeg.

Labraid le rapide manieur d'épée, 170-173, 180-186, 192, 196-199, 201.

Lâm-gabuid , père d'Oengus, 73; cf. Oenlâm, Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 461, 470; Irische Texte, II, 2, 218.

Leborcham , sorcière fille d'Aué et d'Adarc, 176, 177, 225, 269-271, 331, 333, 334; cf. Revue celtique, t. VIII, p. 55; Revue de Kuhn , t. XXVIII, p. 449.

Lendabair,filled'Eogan, femme

512

INDEX

de Conall le Triomphateur,

93, 94, 96, 101.

Léo, fils de lachtan, 165.

Ler (Océan), père de Manan-

nan, 325, voyez Manannan.

Lété, père de Fergus et roi

d'Ulster, 72, 89. Le Tourneur, xxii, xxiv, xxvi,

55. Liban, fille d'Aed Abrat et femme de Labraid le rapide manieur d'épée, 170, 171, 179, 180-186, 196-198, 203, 206, 207. Lobos, père de Tuiré, 435. Loch le demi-vert, 439-442,

445. Lôeg, fils de Riangabair et cocher de Cùchulainn, 40, 53, 91. 108, 109, 122, 1&2- 154, 157, 160. 161,165, 171- 173, 177-179, 182-186, 191- 204, 208, 214,215,329, 333, 334, 336, 337, 339, 341 ; cf. Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 454-459, 464-467, 472. Lôégairé le vainqueur, fils de Connad, 10, 34, 41, 42, 73, 86-88,90-146,151,194, 368; cf. RevuedeKuhn, t. XXVIII, p. 472. Lomgluinech, père de Los-

cenn, 435. Loscenn le nu, fils de Lom- gluinech, 435. Loth Mor, fils de Fergus mac

Leti, 72. Luchet, 382.

Luchtaine ou Luchté , char- pentier , fils de Luachaid , 419, 429, 432, 433.

Luchté , père de Tigernach Têtbannach, roi de Tho- mond, ou Munster septen- trional, 187.

Lug (— Lugu-s), dieu, fils de Cian et d'Ethné et père du héros Cùchulainn, 24, 38, 170, 331, 400-404, 418- 424, 428-431, 435, 430-446; sa lance, 403 ; sa fronde, 401, 438; ses deux grands- pères , voir Balor , Dian- cecht; cf. Revue de Kuhn, t. XX Vm, p. 458; et ci- dessus, t. II, p. 300.

Lugaid (= *Luguadis) aux ceintures rouges , fils des trois Beaux (Find) d'Emain, et roi suprême d'Irlande , 101, 152-154, 157, 159-162, 172.180, 188, 191,326,398; cf. Book of Leinster^ Contents, p. 30 ; col. 1 ; Revue celtique, t. XII, p. 246.

Lugaid, dit fils de Chien, roi suprême d'Irlande, 375, 376.

Lugaid, fils de Cûroï, ou fils des trois chiens, est célè- bre pour avoir tué Cùchu- lainn, 72, 326, 328-330, 340, 343-345, 347-355.

Lugaid Noes. 45.

Lugbrann (= * Lugu-brannos) , druide, xxxix.

Mac Arthur (John), xxv.

Mac Dareo, 67.

Mac Dâthô, 11, 66-81 ; cf. Mes-

roïda et Mesgegra. Macfarlan (Robert), xxv. Mâcha, fille d'Ernmas,400.438.

DES NOMS PKOPRES DE PERSONNES.

513

Mâcha, slde^ fille d'Etrange et femme de Crunniuc, 323- 326.

Mackcnzie (Henry), xxv.

Mac-Oc, fils de Dagdé, 409- 411 ; cf. Fils des jeunes.

Macpherson, xv, xvm, xxii-

XXVI, XXXII, XXXVI, XL, 54,

285 . 354 ; cf. Windisch , Revue celtique, t. V, p. 81- 93.

Mael-Diiin, 449-500.

Maeltné au grand jugement, 442, 443.

Maga, père d'Ailill, roi de Connaught et du héros Cet. Voir CCS noms.

Magmôr (grande plaine, cf. Mag-iMell) , roi d'Espagne, père de Tailtiu , 399, 419.

Maithgen (= Mati-genos, Mato- genos), druide, xxxix.

Mailenach, père de Banb Sinna, 384.

Mamos, père de Figol, 424.

Manannan, dieu, fils de l'Océan, 170, 173, 182,207 212-215, 278, 325, 442; cf Revue celtique ^ t. XII, p. 195 Book of Leinsler^ Contents p. 37,43, 46; Dook of Bally mote. Contents, p. 9, col. 2 Irische Texte, III, 1, p. 216.

Manéà la main rouge, fils du roi de Norwège , 277, 278.

Mané, fils de Cet, fils de Ma- ges, 152, 153.

Mané, fils de Conchobar, 223, 230, 283.

Mathgen (= Matu-geno- s] , sorcier, 423.

Medb (= Medua), reine de Con- naught. 21, 67, 70, 79, 82, 109-125, 131-133, 147, 154- 156, 167, 187, 222, 231, 283, 284, 324, 326; cf. Re- vue celtique, t. X, p. 214- 227 ; Book of Leinster, Con- tents, p. 29-30 ; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 442 et suiv.

Medol (= Medulo-s), cocher, 440.

Medon, cocher, 440.

Mend (Le Bègue), fils de Sal- chadé, 90.

Mend (Le Bègue), fils de Salcholcan, 74 f cf. Revue de Kuhn. t. XXVIII, p. 468, 472.

Mend (Le bègue), roi de l'île des guerriers de Falga, 135, 141.

Mesgégra [Mac Dâthô], roi de Leinster, 366-373.

Mcsroïda Mac Dàthô, frère du précédent, 69. Voyez Mac Dâthô; cf. Revue celtique, t. VIII, p. 53.

Miach, fils de Diancecht, 394, 395, 402, 411-413, 433.

Minn, 428.

Morann, juge, 32, 372; cf. Book of Leinster, Contents, p. 31, 67, 75; Irische Texte, III, 1, p. 206-208.

Morfesa, druide, 404.

Morna dit aussi Dairé le rouge , père d'Aed sur- nommé Goll, 380-384.

Morné ou Morna, père de Connad, 90.

33

514

INDEX

MoiTigii , déesse, fille d'Ern- mass, épouse de Dagdé, 333, 402, 42r3, 429, 439, 446. Voyez Bodb, son dou- blet ; cf. Revue de Kulm, t. XXVIII, p 450, 456, 458 , 473 ; Irische Texte ^ II, 2, p. 248-254; Revue celtique, t.'l, p. 32-57; t. II, p. 491.

Moth, cocher, 440.

Mugain Aitencaethrech, fille d'Eochaid Fedlech,etfemrae deConchobar,89, 101 (voyez Ethné).

Muinremiir ou Munremar (très grand cou), fils de Gerr- gend, 74, 90, 151; cf. Revue 6^éiii:w/in, t. XXVIII, p. 454, 472, 555, 561.

Murni au joli cou , fille de Tadg et femme de Cumall, xxxYiii , 381-383.

Naois, fils d'Uisne, variante de

Noiséj fils d'Usnech, 244,

249-252. Napoléon, xxiv, xxvi. Nemed (= Nemeto-s), père de

larbonel le proplicte , 397. Nerchon, petit-fils de Semion,

398, 399. Ness, fille d'Eochaid Salbé, et

mère du roi Conchobar,

xxxvm, 4-6, 14-20. Net (= Nanto-s)^ père de

Dot et grand-père de Ba-

lor, 404, 418, 435. 438,

441. Net (= Nanto-s) , père d'Ela-

tha et grand-père d'Ogmé,

400, 401.

Niab, fille de Celtchar, femme deCormacCondlongas, 101 ; femme de Conall le Triom- phateur, 332 (mais p. 93, la femme de ConiU est Lcnda- bair, fille d'Eogan, fils de Durthacht).

Niall, père de Pintan, 90.

Noir de Merveilleuse vallée, cheval de Cùchulainn, 103, 109, 114, 345.

Noïsé, fils d'Usnech, 10, 225- 236, 244-286, 305, variante Naois.

Nuadu (= Nôdons), à la main d'argent, 394, 398, 400-403, 405, 411,412,418-422, 437 ; son épée, 403 , cf. t. m , p. 265, note 2.

Nuadu, druide, fils d'Aché, 379-381.

Nuadu, guerrier d'Ulster, 10.

Nuca, druide, 459.

Oa ou Aué , esclave mâle du roi Conchobar et père de Leborcham, 176, 333.

Océan, 325. Voyez Manannan.

Octriai, fils de Diancecht, 433.

Octriallach, fils d'Indech, 434, 435,438.

Odoacre , roi des Hérules, xxxiir.

OenguSjdieu, filsd'Aed Abrat, 170, 171, 180, 181.

Oengus, fils de Lâm-gabuid , 73, le même que Oengus mac Oontiima ; Revue de Kulin, t. XXVIII. p. 461, 470.

DES NOMS PROPRES DE PERSONNES.

515

Oengus , fils de Riangabair , 161.

Ogmé Thomme fort, fils d'Ela-

tha et d'Ethné [VOgmios de

Lucain), 400-402, 413, 419,

•421,422,424, 429,439,444-

446.

Omné, 435.

Oscar, fils d'Ossin, xxxviii, 375-377,391, 392.

Ossin (le petit daim), fils de Find, xxxYiiF, 375-377, 391, 392 ; cf. Revue celtique^ t. V, p. 84-87.

Patrice (saint), xxxyii-xxxix,

190 note, 354. Poseidônios, 82.

Râiriu, fille de Dond Dunné, et femme du druide Tadg, 380, 381.

Rathan, domestique de Conall le Triomphateur, 128.

Rechtaid le Blanc, 428.

Riagall, père de Camall, 418.

Riangabair, père des trois co- chers Loeg, Id et Sedlang, 159, 160, 161.

Rochad, fils de Fathem, 90.

Roeg, père de Fergus. Suivant M. Windisch, lisez Roich, mère de Fergus. Voyez Fergus. Cf. Sualdam.

Ross, père de Find, roi de Leinster, 187.

Ross, père du druide Cathba, p. 5.

Rouge de Rosée, cheval de Conall le Triomphateur, 352.

Rous, fils de Fiacha, 90.

Ruadan, fils de Bress et de Brig, 433, 434.

Ruadlom, père de Cruachniu, 72.

Rudraige ou Rugraide, père de Fachtna Fathach, roi d'Ulster, aurait été, suivant une tradition récente, grand- père de Conchobar et des fils d'Usîiech, 17, 21, 252, 266, 275.

Sab, fils de Carpré, 441. Sadb l'éloquente , fille d'Ai-

lill et de Medb, 124. Saint-Simon (marquis de)

XXIV, XXVI.

Salchadé , père de Mend, 90. Salcholcan, père de Muinre-

mur, 74. Samora, 82, 1Î5-128. Scathacli Buana , amazone,

12, 42-48, 53 ; cf. Revue de

Kuhn, t. XKVIII, p. 455,

463, 464, 466. Scibar, père nourricier de

Lug, 428. Scibor, fils de Forgall le

Rusé, 45. Sedlang (fils de Riangabair),

cocher de Loégairé le Vain- queur, 91, 106, 161. Semach Senioth, 377. Semeon, fils de Fircherb, 377. Semias, druide, 403. Semian, grand-père d'Edleo,

399. Senach l'endiablé, 182, 204. Senach Salderc, 165. Sencha, juge, fils d'Ailill, 10,

31, 32, 85, 90, 92, 95, 100,

516

INDEX DES NOMS PROPRES DE PERSONNES.

101, 117-119, 132, 144, 175, 221, 253 ; cf. Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 470, 551 555; Irische Texte, III, 1, p. 209.

Senchaid, père de Fachtné, 90.

Sengand, père de Sreng, 405.

Setanta, 23, 24, 30, 38.

Sinclair (Sir John), xxv.

Sreng, fils de Sengand, 405.

Sualdam, Sualtam ou Soaltam « très bien élevé, » fils de Rôeg et père apparent de Cûchulainn,23,38,130, 170, 331, note, 348, cf. Bévue de Zw/m, t. XXVIII, p.444, 469.

Tadg, druide, fils de Nuadu et grand-père maternel de Find, xxxviii, 380-384.

Taei, échanson, 420.

Tailtiu, fille de Magmor, 399, 400, 419.

Talom , échanson, 420.

Taltiu, 419. Voyez Tailtiu.

Tête Rasée, esclave de Con- chobar, 371.

Téthra, roi des Fomoré, 388 , 402, 408; son épée , 444, 445 ; est appelé : roi vic- torieux, éternel, 386.

Theodoric , roi des Ostro- goths, XXXII.

Tigernach, annaliste irlandais, 354, 355 note, 373, 376.

Tigernach Têtbannach, fils de Luchte et roi du Munster septentrional, 187.

Tigerné Têtbullech , roi de

Munster, 366. Tollus-Dam, 428. Traigthreoin, 230. Traiglethan, 231. Trên-Dorn Dolann, 271, 272. Trog, échanson, 420. Tuiré, le frappeur de pain,

fils de Lobos, 435. Turill Bicreo, 405.

Uaitné, harpiste, 445.

Uath mac Imomain (Terrible

fils de Grande Crainte). 82 ,

133-135. Uathach, fille de Scathach,

43-45; cf. Revue de Kuhn^

t. XXVIII, p. 464. Uiscias, druide, 403. Uisné, variante de Usnech,

244. Ulysse, 488, note. Urgrend, fils de Lugaid la

Grue, roi de Luagné, 381. Usnech (les fils d'), 217-319,

variante Uisné. Voyez Noisé

Andlé, Ardân. Uthechar, père de Celtchar.

Voyez Celtchar.

Vellocatus, roi des Brigantes,

47, note. Vercingétorix, xxxviii. Virgile, 451, 500.

Wittenberg (A.-I.), xxiii. Wolfle Saxon, 43.

INDEX

DES

PRINCIPAUX nom:s comiviuns

Abbesse, 455, 456.

Accouchement merveilleux , 17-19, 29, 36, 38, 3^4, 407.

Adoption du neveu , fils de la sœur, 405.

Aiguilles, 12, 40, 125.

Airain, 37, 159, voyez cuivre.

Airs de musique, 422, 445, 446. Voyez Musiciens, Mu- sique.

Alun, 380.

Amazones, 42-48. Voyez Ser- vice de guerre.

Amende, 414, 417.

Anges, 479.

Anneaux d'or, d'argent autour des lances, 9, cf. 432.

Apport de deux époux, 213; Bévue celtique, t. V, p. 71, 72.

Arbitrage, xxix, xliii, 92, 104, 108. Voyez Jugements.

Arbre sacré de la victoire , Bile Buada, 198, 202.

x^rbres magiques, 199, 200, 202, 467, 488-489, 490-492; Booh of Leinster^ Contents ,

p. 50 , 52 ; cf. Irische Texte, m, 1, p. 21-2, 213.

Arc, XM.

Argent, 6, 9, 12, 35, 83, 95, 101, 111,118, 131, 142, 151, 156, 159,180,197,235, 394, 398- 400, 402, 405, 406, 438, 455, 469,474,476,484,494, Iris- che Texte, II, 2, p. 199,222; m, l,p. 204, 212, 213, 253.

Arsenaux des guerriers d'Uls- ter et de Connaught, 9. 10, 110, 128, 331.

Assemblées publiques, 84, 143, 174-176, 233, 321-324, 400, 416; Irische Texte, II, 1, p. 203-207, 216, 217. Voyez Samain, Lugnasad.

Athlète, 413, voyez Ogmé.

Aveugle, 408. Voyez Borgne.

Avoine, 123.

Bague, 52, 162,407, 416,417;

cf. XXXV.

Baguette d'argent, 95, 101, 118. Voyez Verge.

518

INDEX

Baguette merveilleuse, 465 ; cf. Irische Texte , III , 1 , p. 212, 213.

Bain, 5, 15, 16, 117. 136,160, 204, 330, 3'i6, 348, 425, 485, 486 ; Irische Texte, III, 1, p. 214.

Balle (jeu de), 457; Revue cel- tique, t. V, p. 75.

Barbe, 204-206; Book of Leins- ter. Contents, p. 47, 48.

Bardes, 413; Irische Texte, Jlly 1, p. 107-110.

Barque irlandaise, 449, 459, 478, 495, 497; barque de bronze, 182 ; de verre, 389.

Baryton (voix de), 232.

Bègue, 76, 177.

Bergère, 96.

Bergers, 482.

Bière, 8, 85, 92,117, 127, 130, 142, 150,151, 157, 161, 189, 220, 229,333, 407,413,469, 470, 479.

Blouse, 427. Voyez Tunique.

Bœufs, 8, 67, 71, 72, 78, 144, 150, 160, 161,177,231, 421, 469, 472, 499. Voyez Vaches.

Bois employé en construction, 83, 99, 118.

Boîtes à livres, 494

Borgne, 48, 126, 177, 272, 333, 382.

Boucliers germaniques, xxxv; celtiques, 9, 10, 74, 91, 102, 111, 113,126,127, 137, 154, 185, 197,206,235,259,274, 275,277, 281, 333,337, 338, 347, 349, 429, 435, 437; Irische Texte, II, 2, p. 218; III, 1, p. 204, 253.

Bouffons, 127; lievjie de Kuhn\ t. XXVIII, p. 561. Voyez Fous.

Bouillie, 87.

Bouillon, 427.

Boule (jeu de), 369.

Bouton de chair, 13; d'or, 476.

Bracelets d'or, xxxiv, 213.

Brehon, xxix, note. Voyez Ju- ges.

Breuvage enchanté, 173, 215,

Breuvage soporifique, 46, 489.

Bride, 80 (lisez rênes), 350; Irische Texte, II, 2, p. 199.

Broches ou fibules, 115, 200, 332, 406, 469, 476, 494; Re- vue de Kuhn, t. XXVIil, p. 463, 466; Irische Texte, III, 1, p. 204.

Broderie, 156, 161, 210, 234, 406, 485.

Bronze, 12, 83, 118, 120, 121, 131, 151,157,396, 406,420, 429, 432, 433, 475; Irische Texte, m, 1, p. 213. Lan- ces vertes, 9. Cf. Laiton.

Brouillard magique, 106-108, 397, 404.

Cadeau de noces, 45, 162, 213. Voyez Douaire.

Caisse de char, 111, 113, 115.

Camaraderie, voyez Frères de lait. Les camarades de Cû- chulainn sont, outre Conall Cernach, Ferbaeth, Revue de Kuhn, t. XX VIII, p. 456, et Ferdiad, ibid., p. 463- 466.

Camaraderie du sang, Bluts^

DES PRINCIPAUX NOMS COMMUNS.

519

bruderschaft ; Revue de Kuhn,

t. XX VIII, p. 455,456,466. Capuchon, 161, 427, 485.

Voyez Coule. Carquois, 394, 437. Casque, XLi, 148, 259, 394, 435;

Revue de Kuhn, t. XXVIII,

p. 472 ; Book of Leinster ,

Contents , p. 30 ; Jrische

Texte, m, 1, p. 201, 253;

Revue celtique y t. V, p. 79. Cathédraled'Arraagh,450,484,

500. Cautions, 7, 85, 86, 90, 229,

230, 255, 256, 259, 263-265,

272-276, 408 ; Revue celtique,

t. V, p. 73. Cavalier, 213, 250. Voyez Equi-

tation. Ceinture, ceinturon, 156, 370,

435; Irische Texte y III, 1,

p. 204. Cent cinquante aiguilles, 125. Cent cinquante arbres, 200. Cent cinquante chambres, 12,

184. Cent cinquante chiens, 227. Cent cinquante femmes, 125,

184, 212, 227, 334, 367;

Revue de Kuhn, t. XX VIII,

p. 449. Cent cinquante guerriers ,

199,227, 273; frisclie Texte,

m, 1. p. 217.

Cent cinquante jeunes filles,

117. Cent cinquante jeunes gens.

Revue de Kuhn, t. XXVIII,

p. 446, 454, 459. Cent cinquante lits, 159. Centcinquante manteaux, 200.

Cent cinquante valets, 227.

Chaîne d'argent, 35.

Chaîne d'or, 178.

Chaire de docteur, 421.

Chambres, 12,84,90,92, 110, 117, 118,172,184, 195,210, 213, 486.

Champion, l-'i5.

Chandelier, 199.

Chandelles, 199, 407; Book of Leinster, Contents, p. 31.

Chansons, chants, xxxvi, 225, 23-2, 233,253,339,475, 477, 478, 493.

Char armé de faux de Cûchu- lainn , Revue de Kuhn, l. XXVIII, p. .459, 460.

Chariots, 83, 95.

Charme qui l'end invisible, Revue de Kuhn, t. XXV TU, p. 459.

Charmesdcs sorciers, 156,157. Voyez Incantations.

Charpentiers, 83, 396, 418, 432, •433.

Chars de guerre et de chasse, XLi, 23, 24, 26, 27, 34-36, 40, 41, 47, 49, 67, 73, 79, 98, 105-113, 115, 116, 127, 129, 130, 135, 149, 184, 192, 194, 195, 203-207, 209,235, 285, 286, 322. 324, 333, 334, 337. 340, 341,343,345,349, 353, 367, 436,440; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 448, 451,463,464,467,469,472; Book of Leinster, Contents, p. 48; Irische Texte, II, 2, p. 248-250 ; Revue celtique t. V, p. 72, 74, 75, 78, 83.

Chasse, 23, 26, 34, 102, 139,

520

INDEX

176-178, 2ÎG, m, 232,241, 257 ; Revue celtique, t. V, p. 84.

Chats, 12,20, 102; enchan- tés, 119, 120, 454,469,470.

Châteaux d'Irlande, 67.

Chaudières, chaudrons, 67, 144, 161, 177,403,426,427; Jrische Texte, III, 1, p. 205- 206.

Chaux, 91, 380, 469.

Cheminées, il n'y en a pas, 124.

Chemises, 406, 476; Revue Celtique, t. V, p. 72. Voyez Tuniques.

Chênes, 118, 489, 445; Dook of Leinster^ Contents, p. 52 Irische Texte, III, 1, p. 213

Chevaux, 24, 36, 40, 47, 67 73, 98, 103, 105-112, 114 116, 123, 128, 149,155,156 197, 199, 205, 210, 322-324 329, 333, 334,337,339, 341 343, 349, 350,352,372, 391 392, 407, 416,442,454,462 463, 464, 466, 482, 485, 487 Jrische Texte, II, 2, p. 199 cf. Chars, Equitation.

Chevelure , cheveux , 1 1 , 12 29, 100, 101, 111, 197, 200 201,205, 222,225,244, 279 327, 370,372,406, 425,476 478, 479, 489, 494; Irische Texte, III, 1 , p. 204, 253 Revue Celtique, t. V, p. 72. Noïsé était brun, 225, et Conchobar blond, 372.

Chèvi-es, 426.

Chiens, xxxii, 18, 66-70, 78, 79, 89,98,99, 194,227,282, 3^20, 333,334,348,354,416;

Revue de Kulin, t. .XX.V1II, p. 447; Rook of Leinster , Contents , p. 43 ; Irische Texte, III, 1 , p. -251; Revue celtiquCy t. V, p. 75.

Chirurgie, 371, 372, 394, 395, 4M, 412. 429. Voyez Méde- cine, Médecins.

Christianisme, xxxvi , 449, 459. Voyez Abbesse, Adam, Ca- thédrale, Démons, Diman- che, Eglise, Enfer chrétien. Ermite, Esprit saint, Jésus- Christ, Jeûne, Mercredi, Pa- radis, Pardon, Patrice, Pé- ché, Vendredi.

Cimetière, 458. 494, 495.

Cinquante blessures de Cû- chulainn, Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 447.

Cinquante cavaliers, Irische Texte, II, 2, p. 199.

Cinquante chariots, 95.

Cinquante chevaux , Irische Texte, II, 2, p. 199.

Cinquante femmes, 25, 26, 28, 30, 92-95. 208, 209, 212, 213.

Cinquante guerriers, 152,160, 151, 392,

Cinquante hommes, 213.

Cinquante lits, 71, 199.

Cinquante reines, 330, 353.

Ciseaux. 100, 106.

Clôture des champs, 34. -

Clous de bronze, 432.

Cochers, 40, 46 , 47 , 67, 79, 87, 91, 106-110, 122, 152, 161, 171-173, 203, 329,334, 337, 341, 343, 348,350,423, 436, 440; Revue de Kuhn ,

DES PRINCIPAUX NOMS COMMUNS.

521

t. XXVIII, p. 443, 449-450,

451, 453,463, 464, 465. Cochons, 8, 11,71-78, 87,160, 161, 231,384,409,426,427; Book of Leinster, Contents, p. 28, 40, 43 ; Irische Texte, III, I, p. 214, 215, 248. Voyez Porcs.

Colliers , 386 note , 406 , 469 , 470; Irische Texte, III, 1, p. 204, 206-209.

Colonne d'argent, 455, 484; de bronze, 151 ; de lai- ton, 159; de lit, 199. Cf. poteau, 118.

Combat singulier. Voyez Duel.

Composition pour insulte , xxviii , XXIX, 323; pour meurtre, xxviii-xxxi , 383, 384 ; Irische Texte , III , 1 , p. 220.

Condamnation à mort, 323, 382, 410; Revue de Kuhn^ t. XXVIII, p. 470.

Conseil du roi, 8">, 422.

Conteurs, conteuse, 161, 220, 253, 395, 414. Voyez Histo- rien.

Contrat de mariage, 213 ; Re- vue celtique, t. V, p. 71-72.

Corbeaux, 127, 225, 244, 350.

Corbeaux magiques, 203, 204. Cf. Oiseaux.

Cornes à boire, 9, 158, 160, 220.

Cotte de mailles, 435.

Coudée, sorte de mesure, 99.

Coudrier, 489.

Coule, 204 note. Voyez Capu- chon.

Coupes de métal, 121-123, 131,

132, 493; de verre, 465,

486; magique, Irische

Texte, III, 1, p. 211, 212,

216. Couronne, 76 (ici couvre-chef

serait plus exact), 111, 476.

Voyez Diadème. Courses de chevaux, 125, 322-

324, 416, 464; de chiens,

416. Courtes-pointes, 84. Coussin du char , 98 , 341 ,

345. Couteaux, 112, 413. Couvertures de lits , 84, 160,

469. Cravache, 179, 464. Crémaillère, 144. Cri de héros de Cùchulainn ,

Revue de Kuhn, t. XXVIII,

p. 458. Crible, 321. Cris magiques, 275, 324, 398,

403. Cristal, 226, 455, 481. Cuillère, 426, 427. Cuirasse germanique, xxx[ir,

xxxiv, non mentionnée dans

les textes irlandais.- Cuivre, 12, 113,470,474,494;

Irische Texte, II, 2, 200. Cuves, 13, 78, 117, 130, 200,

204, 330, 495. Cygne, 226, 244.

Daim, 244, 251. Dames (jeu de), 272. Damier, 159, 230, 268, 269,

272 ; cf. Echeca (jeu de). Défrichement, 399. Délai en justice, 322, 323.

522

INDEX

Délibérations de conseil, 85, 422.

Démons, diables, diabolique, 175, 216, 388,396,403, 444, 454, 464, 496.

Dentelle, 159.

Déposition de roi incapable, 405, 408. 415.

Devins, 162, 236-239. Voyez Prédiction.

Diadème, 386; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 454,459, 461, 467. Voyez Couronne.

Dieux, Déesses. Voyez Aed Abrat , Bachlach , Balor , Bodb, Bress, Brian, Brigt, Cian , Dagdé , Dana, Dian- cecht, Domnu, Elatha, Eo- gan, Ernmass, Etbné, Fand, Goïbniu, Indecb , luchair, lucharba , Labraid , Liban, Lug, Mâcha, Mac Oc, Ma- nannan, Morrigu, Net, Oen- gus, Ogmé, Téthra ; cf. Fées, Sîde.

Dimanche, 479, 483.

Divorce, 170, 173.

Dogue, 1*27. Voyez chien.

Domestiques, 91, 257. Voyez Cochers, Valets.

Douaire, 6, 7; Book of Leins- ter , Contents, p. 43. Voyez Cadeau de noces. Honneur, Visage.

Douze fenêtres, 118.

Douze filles, 45. Douze guerriers, 83, 151. Douze lits, 83. Douze nobles, 45. Douze ordalies, Iri.whe Texte, m, 1, p. 206.

Dragons, 111,115,123,131,280.

Droit criminel. Voyez Compo- sition, Condamnation, Feu, Meurtre, Vengeance.

Droit du roi, xxvii, xxix, 4 , 7, 8, 29, 49, 127, 366, 367.

Droite (tour à), xli, 321, 334.

Druides , druidisme , xxxvii- XLf, 5. 14,21 note, 119, 133, 172,173, 193, 203 note, 215, 221, 223, 277,281,350,372, 379-384, 387, 388, 390, 397, 403, 404,420,423.424,431, 450, 451, 459; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 443; Book of Leinslei\ Contents, p. 42, 46, 51; Revue celtique, t. V, p. 72, 74, 78. Voyez Cathba, Coran, Esras, Figal, Maithgen, Morfesa, Nuadu, Semias, Tadg, Uiscias.

Duels, xxix, xxxni-xxxvf, 10, 44, 46, 51-54, 105-108, 128, 137, 139, 140, 145, 338,339- 341,343,369,377, 383,384; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 448-450, 452, 453, 455- 458, 461-466; Irische Texte, II, 2, p. 218; III, 1, p. 223.

Eau-de-vie, 92.

Echanson, 420, 423, 424, 431.

Echecs (jeu d'), 122, 137, 176,

421 ; Rev.de Kuhn, t. XXVIII,

p. 446, 451. Echiquier, 159. Ecu, 482. Voyez Bouclier. Ecus d'or (monnaie), 409, 410. Eglise, 456, 458, 460, 489. Election des rois, 7, 172, 401.

405. Cf. 375-377.

DES PRINCIPAUX NOMS COMMUNS.

523

Elysée celtique ou Mag-Mdl , xxxiv, 170-172, 180, 183- 186, ly8-208, 386-389, 449, 451, 485 ; Irische Texte, III, 1, p. 212-216 ; Revue celtique, t. V, p. 85.

Empire romain, xlii, xliii.

Enclos, 69, 228, 230, 350, 369, 421.

Enclume, 480.

Enfer chrétien, 192, 383, 495, 496.

Enlèvement (Mariage pai*) , xxvii note, 381, 382; Irische Texte, II, 2, p. 234-238; Revue celtique, t. X, p. 189.

Ensorcellement, 324.

Epées germaniques, xxxiv, XXXV; celtiques, 9, 16, 17, 19, 75, 90, 91, 97, 98, 112, 126, 132, 136, 139, 156, 175-177, 182-185, 197, 202, •203, 206, 230, 259, 273, 274, 278, 282, 323, 327, 338, 347, 402, 403, 412, 416, 429,435, 437,444, 445, 469, 485; Revue de Ktthn , t. XXVIII, p. 465; Irisclie Texte, m, 1, p. 218-221 , 253. Voyez Glaive.

Epine blanche, 12.

Epingle d'or, 159, 161.

Epitaphe (écrite en ogam), 392. Voyez Inscriptions.

Equitation, 128, 149, 156, 213, 350-352, 372, 391, 392, 485, 487 ; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 470; Irische Texte, II, 2, p. 199.

Ermites, 455, 478-480, 489, 490, 493-498.

Escarboucle, 83.

Esclaves, 142, 176 note, 323

note, 333, 400 note, 441. Esprit-Saint, 413. Etable, 143. Etamage, 115. Etat (autorité de I') , xxxi ,

XLH, XLin. Exil, xxxii, 220, 224, 231,

236. Voyez Ermite. Exposition des enfants , Book

of Leinster, Contents, p. 21 ;

cf. Noyer.

Falipievve de), 398, 403.

Farine, 116, 127, 128, 426.

Faucons, 280, 282.

Fées, XL, 42, 108, 126, 170, 192, 193, 320-325, 415; Revue celtique, t. V, p. 85. Voyez Sîde.

Femme celtique, xxviii-xxix. Voyez Amazone, Droit du roi, Hospitalité, Service de guerre, Succession , Emer, Derdriu,

Fenêtres, 84, 118, 272.

Fer, 11, 101, 114, 115, 160, 437. Voyez Forgerons; cf. Poignard bleu, 208.

Fermiers, 423. Cf. Blai.

Festins, xli, 8, 9, 71-78, 82- 104,118, 121,130, 142, 160, 161, 202,252,253, 257,262, 263, 329, 385, 418, 493.

Fêtes chrétiennes, 479.

Fêtes payennes. Voyez As- semblées, Lugnasad , Sa- main.

Feu (supplice du), 382.

Fiançailles, 45.

524

INDEX

Fil d'or , 372 , 406 ; Irische Texte, III, 1, p. 212; Revue celtique, t. V, p. 72.

Filet d'argent, 455.

Flèche, xLi, 76, lisez javelot {gai), 471. Voyez Carquois.

Flûtes, 232, 413, 445.

Forgerons, 38, 194, 396, 399, 405, 418,423,428,432, 433, 455, 480, 481 ; Book ofLeins- ter, Contents, p. 28, 29, 30.

Forts guerriers. Voyez Co- chor Crufé, Oginé.

Forteresse, 16, 48, 154, 380, 408-411. Voyez Remparts.

Fossés, 34, 408, 409.

Fourchette, 67.

Fourreau de l'épée, 444.

Fourmis, 454, 461.

Fous, 87, 369, 413; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 454, 461,462, 561; Z?oo/i;o/"Lems- ier, Contents, p. 42; Irische Texte, m, 1, p. 204.

Franges, 28, 155, 333, 485.

Frères de lait, Conall le triom- phateur et Cûchulainn sont frères de lait , 33 ; Conall venge la mort de Cûchu- lainn, 348-353. Dévouement des frères de lait de Mael- Duin, 450, 459, 460, 470, 473, 474, 493. Cf. Camara- derie.

Fromage, 474, 476.

Froment, 87, 498.

Fronde, 178, 373, 401; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 451, 454, 458,469; Book of Leins- ter , Contents, p. 35, 37; Irische Texte^ II. 2, p. 253.

Fumier, 99.

Fureur démoniaque de Cû- chulainn, 126, 141, 204; Revue de Kuhn ^ t. XXVIII, p. 459-460, 465.

Gae bolga, 54. Gae bulga, Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 453, 458, 461, 463, 465, 466. Voyez Javelot en sac.

Gages de bataille, 391.

Gants, 485.

Gauche, 333, 336.

Géants, 8, 100, 105-108, 133- 140, 425-427, 472.

Geis ou gess, défense magique, sorte d'incantation, xxxr, xxxir, XXXV, 53, 100, 156, 157, 255, 261, 262, 334, 335, 409,451, 461; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 557, 558, 560; Book of Leinster, Contents, p. 27.

Gelée merveilleuse, 43.

Généalogies, 189, 253.

Génisses, 226, 402, 443. Voyez Vaches.

Gibier, 227, 232.

Glaives,469, 482.Voyez Epées.

Gland, 200.

Grossesse merveilleuse, 17, 37, 38.

Guerre privée (et combats [de plusieurs] opposé à duels ou combats singuliers), xxix-xxxi, XLii. 384.

Guerrier royal d'Irlande, 381.

Guetteur, 154, 155; cf. 110- 115.

Hache germanique, xxxiv ; cei-

DES PRINCIPAUX NOMS COMMUNS.

525

tique, 134, 135, 144, 432.

Haine héréditaire, 382, 384.

Harpe, 159, 402, 445, 446.

Harpiste, 236-239, 413, 419; Revue de Kuhn, t. XX Vin, p. 561.

Haubert, xxxiv.

Herbes vénéneuses, médici- nales, 410, 412, 434.

Héritage. Voyez succession.

Héritier présomptif de la royauté, 89, 379; cf. 375, 376.

Historien, 320; Revue de Kuhn, t. XX Vm. p. 450. Voyez Conteurs.

Honneur, xxviii, xxix, xxxf, 45, 145, 342, 344, 346, 366, 367, 409, 431; Irische Texte, II, 2, p. 216, 218, 220; III, 1, p. 253. Voyez Composi- tion, Douaire.

Hospitalité, xxvii , xxix, 7, 8, 9, 31-32, 70, 71, 117-118, 123-124, 136. 150, 160-161, 366, 367,413-415, 474, 476, 477, 479, 480, 486-488.

Housse de cheval, 485.

Hydromel, 96, 160, 200, 231, 232.

Idoles, 398, 444.

If, 12, 118, 208 note, 489; book of Leinster, Contents , p. 20, 33, 52.

Immortalité, 216, 386, 486.

Impôts, 348, 408, 417, 428; Irische Texte, II, 2, p. 216, 232, 238. Voyez Tribut.

Imm-ram, littéralement « cir- cumnavigation, >) 449.

Incantations, xxxi, xxxii, 188, 215, 277, 366, 367, 387, 425, 433; Book of Leinster, Contents, p. 20; Irische Texte ^ III, 1, p. 205; Revue celtique , t. V, p. 73 , 83. Voyez Charme, Geis , Malé- diction.

Incapacité, cause de déposi- tion des rois, 405, 408, 415.

Inscriptionsen Ogam, 391, 392; Revue de Kuhn, t. XX VIII, p. 444, 445, 448,449; Irische Texte, m, 1, p. 219; Revue celtique, t. V, p. 74, 84.

Ivoire, 437.

Javelot , 73-75 , 76 (flèche , /iic^, javelot), 109, 126, 139, 140, 156, 161, 171, 185, 204,207-209, 274, 281, 338, 340-345, 391, 392, 396,429. 432, 433; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 461, 464; Irische Texte, II, 2, p. 218, 249; III, 1, p. 253. Voyez Lances.

Javelot en sac (?) , 102, 178; cf. Gae bolga.

Jeûne, 430, 497, 498.

Jeux publics, 143 , 174 , 176 , 490.

Jongleurs, 11 , 90, 176, 205, 253, 413; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 561.

Joug de char, 105, 111 , 115, 137, 144, 343.

Jougs d'argent, 35.

Jugements, 7, 92, 108, 118- 123, 126-135, 142, 143, 321, 410, 444, 447; Irische Texte,

526

INDEX

m, 1, p. 205, 220. Voyez Arbitrage. Juges jurisconsultes, xxix , XXX , XLiii , 31 , 32, 85 , 92 , 95, 117, 189, 221, 423, 443, 447, 487 ; Dook of Leinster^ Contents, p. 34; Irische Texte, ÏII, 1, p. 204-205. Voyez Sencha, Morann.

Laboureur, 485. Lac habité, 133. Laiton, 111, 113,120-122,131,

156, 206, 234. Lampe, 274. Lances, 9, 11, 42, 43, 98, 156,

161, 184, 230, 234, 350,

403, 406, 429, 432. Voyez

Javelot. Lard, 427.

Limites des champs, 34. Lin, 494. Lions, 42, 113, 127, 254, 280,

283, 391 ; Revue de Kuhn,

t. XXVIII, p. 472. Lits, 44. 83, 84, 89, 92, 98,

117, 136, 159, 179,188,191,

192, 195, 199, 425. 465,476,

477, 486 ; Irische Texte, II,

2, p. 248. Livres, 494. Loup, 197. Loutre, 497. Lugnasad, 400.

Magicienne, 225. Voyez Sor- cières.

Magiciens, 420.

Magie, xxxi, xxxri, xxxv, 275, 324, 403, 444. Voyez Drui- des, Incantations , Prophé-

tie, Sommeil, Songes, Sor- cellerie, Visions.

Mag Mell. Voyez Elysée.

Main, sorte de mesure, 8. Voyez Poing.

Malédiction magique, 156, 157, 324,340, 342, 344, 395,414, 431.

Manteaux ,28, 35, 88, 106, 113,126, 141, 155, 159, 161, 179, 181,200,204, 215,234, 332, 406, 427, 476, 485; Irische Texte, II, 2, p. 248, 249; III, 1, p. 212; Revue celtique, t. V, p. 72.

Mardi, 444.

Mariage, xxvir, xxviii^ xlii, 38-41, 45, 48, 49, 170-173, 176, 179, 191-196, 208-216, 224-236, 244-286, 367, 381-, Book of Leinster, Contents , p. 26 ; Irische Texte , Il , 2 , p. 234-238 ; Revue celtique^ t. V, p. 71-72, 84.

Mariage annuel, 231, 235, 236, 285, 286.

Marteau, 433, 480.

Marteau de porte, 500.

Massues, 106-108, 137, 139» 144, 427, 431.

Matines, 456.

Médecine, médecins, 193, 194, 371,372, 405,411,413,420, 423, 433; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 459, 464, 466, 467; Irische Texte, II, 2, p. 219. Voyez Chirurgie, Druides.

Mercredi, 479.

Messagers du roi, 32, 40, 254, 258. Voyez Cautions.

DES PRINCIPAUX NOMS COMMUNS.

527

Mesures linéaires. Voyez Cou- dée, Main, Pied, Poing.

Meurtre. Voyez Composition, Têtes coupées, Vengeance.

Miel, 87, 259.

Moisson, 443.

Monastère, 455.

Monceau de pierres, 199,201, 434.

Monnaie, écus d'or, 409, 410 (il n'est pas question de monnaie dans les textes épi- ques les plus anciens).

Morceau du héros, xli, 86-146.

Moulin, 106, 116, 136, 454, 472, 473.

Moutons, 426, 470, 471, 482, 489, 490, 499; cf. Revue cel- tique, t. V, p. 71.

Mur de maison en bois, 99, 118.

Mur de forteresse, 469.

Murs de clôture, 34.

Musiciens, 90, 118, 203, 253.

Musique, 178, 205, 232, 233,

. 422, 446, 476; Irùche Texte, III, 1, p. 212.

Navire, 163, 205, 404, 406, 459, 461. Voyez Barque, Vaisseau.

Neige magique, 35.

Neuf chars, 34, 440.

Neuf cœurs, 92, 93, 96.

Neuf forgerons, 157-158.

Neuf formes, 101.

Neuf guerriers, 48, 138, 141, 153, 340, 342, 445.

Neuf groupes d'oiseaux magi- ques, 34, 35.

Neuf hommes, 78.

Neuf lits, 83.

Neuf messagers, 40.

Neuf ouvriers en bronze, 157.

Neuf pères nourriciers, 428.

Neuf tresses de cheveux, 425.

Neuvaine des Ulates, 320-327.

Noix, 464, 482.

Nombres favoris. Voyez Cent Cinquante, Cinquante, Douze, Neuf, Sept, Trois.

Nourrice, 30-33, 125, 225, 241-244, 246, 247, 329, 333, 456, 457.

Nuit, 479 note.

Noyer, l'enfant qui déplaît, XXVI I ; Book of Leinster, Con- tents, p. 31; Irische Texte, m, 1, p. 207-2Q8. Cf. Expo- sition.

Odyssée, 449, 488 note.

Œil pernicieux, 398.

Oignon, 112.

Oiseaux de métal, 12, 121 , 123, 131.

Oiseaux merveilleux, 23, 26, 33-35, 37, 171,176-178,478, 490-492; Book of Leinster, Contents, p. 42, 54; Irische Texte, II, 2, p. 250.

Onces, 234, 484, 500.

Ongles teints, 233.

Or, 6.9, 10, 12, 28, 41, 83, 111, 115, 121, 131, 142, 155, 156, 159, 161, 162,178, 180, 197, 199, 200,205, 206,208, 213, 234, 235,372,406, 454, 467, 469,476,479, 485, 493; Irische Texte. II, 2, p. 199, 200, 222; III, 1 , p. 201, 202 , 253 ; Revue celtique , t. V, p. 71

528

INDEX

Oreillers, 84, 188.

Orfèvrerie. Voyez Bagues , Boucliers, Bracelets, Bro- ches, Colliers, Coupes, Epin- gles, Oiseaux, Poignées d'é- pées, Pommes.

Orge, 8, 116, 124.

Osier, 111, 113, 115.

Otage, 18, 19.

Ours, 86, 115, 116, 280.

Paganisme celtique, xxvfi,xxx-

XXX[I, XXXV, XXXVII-XLI, 174-

216, 385-393, 393-448, 450- 451. Voy. Dieux, Druides, Elysée, Fées, Idoles, Incan- tations, Sîde, Sorciers, Tau- reau .

Pain. 87, 127, 128, 414, 478, 479, 498.

Palais royaux, 9, 10, 12, 13. 96, 118, 151, 267, 268, 272, 280, 282, 331, 334,413,418, 422.

Palissades, 154, 159, 470, 471, 474.

Panier, 476.

Paradis chrétien, 385.

Pardon, 498.

Paternité celtique, XXVII, xxviii.

Pavillon de char, 111, 113, 337.

Péché, 385, 450, 477.

Pèlerinages, 478. 489, 490.

Père, a droit de vie et de mort, XXVII, XXVIII, 382. Cf. Expo- sition, Noyer.

Pères nourriciers. Voyez Tu- teurs.

Perles, 223, 234.

Pétrin, 321.

Pied (sorte de mesure), 8, 83, 478.

Pieds gravés sur une pierre, 141.

Pierre aiguisée, 113.

Pierre de Fal, 398.

Pierres employées comme pro- jectiles , Revue de Kuhn\ t. XXVIII, p. 454, 469; cf. Fronde.

Pierres funèbres, 9, 97, 279, 391, 392.

Pierres levées, 162, 346. 349, 351, 371; Revue de Kuhn^ t. XXVIII , p. 448 ; Revue celtique, t. V, p. 73.

Pierres merveilleuses, 19, 20, 398.

Pierres précieuses, 12, 83, 115, 123, 131, 199, 406.

Piliers, 197. 199, 280, 347, 469.

Pions du jeu d'échecs, 122, 137 ; du jeu de dames, 272.

Pique, xxxiv, 435; Revue de Kuhn, t. XXVllI, p. 464.

Pirates, 456; Revue de Kuh?i, t. XXVIII, p. 556-563.

Plat, 414, 495.

Poètes, XXXVI, XLi, 32, 215, 328, 329,366, 367,393,394, 396, 399, 401,413, 414, 420, 431,459,460,463,484,488; Revue de Kuhn , t. XX VIII, p. 426-439 ; Book of Leinster^ Contents, p. 20, 28, 47; Trische Texte, III, 1, p. 110- 123, 204-206; Revue celti- que, t. V, p. 86. Voyez Ai- Iherné, Cennfaelad, Cinaed ua Artacaïn , Coirpré , En ,

DES PRINCIPAUX NOMS COMMUNS.

529

' Et)chaid ua Fliiin , Fei-- chertné, Loch.

Poids. Voyez Onces.

Poignards, 109,208,209,406, 425 note.

Poignées d'épées, en argent, 206, 469 ; en bronze, 429 ; en ivoire, 437 ; en or, 9, 234, 426, 469. '

Poing, sorte de mesure, 426. Voyez Main.

Pommes, 102, 109; Revue de Kuhriy t. XXVIII, p. 455; pommes merveilleuses, 43, 387, 465; pommes d'or, 12, 199, 205, 454, 467, 468.

Pont, 454, 475.

Porcs, 127, 128,150,454,467, 469 , 471 ; Revue celtique , t. V, p. 71. Voyez Co- chons.

Portiers, 95, 418-421, 500.

Potage, 87, 426, 427.

Poteau, 73, 9i, 118, 180.

Poulains, 36, 38.

Pourpre, 28, 111, 155, 159, 161, 179, 199, 205, 234.

Praemia^ xxviii note.

Prédiction, 48, 222-224, 236- 230, 353, 354, 369, 370; Revue de Kufui, t. XXVIII, p. 443 , 444 ; Revue celtique, t. V, p. 73. Voy. Devins, Druides, Prophétie.

Prescription, 189.

Prêtre chrétien, 489.

Prix [du corps] de l'homme , xxvLii, 142 ; de la femme,

XXIX.

Prix de l'honneur ou du vi- sage, xxviii, XXIX; Book of

Leinster, Contents, p. 41. Voyez Honneur.

Prophétie, 6, 20, 338, 339, 397, 447. Voyez Prédiction.

Propriété foncière, son ori- gine, 34, 379, 383.

Rapt, xxvii note, 381, 382; Book of Leinster , Contents, p. 41 ; cf. Enlèvement.

Rasée (tête), 353, 371.

Rasoir, 112.

Remparts, 48, 49, 141 , 154, 159, 163, 225, 230, 324, 328, 349, 350, 455, 469, 493. Voyez Pahssades.

Renard, 139.

Rênes, 111, 113, 115. Voyez Brides.

Résilles, 473.

Rétention d'urine, 424, 430.

Roi, ses devoirs, 189, 190; Book of Leinster , Contents, p. 34. Voyez Déposition , Droit , Héritier , Incapa- cité.

Rois provinciaux, 187, 189.

Rois suprêmes d'Irlande, 93, 172, 187, 188-191, 375, 376, 379, 381, 382, 398.

Roues de char, 111, 113, 124,

205. Roue merveilleuse, 43.

Sage-femme, 239-241.

Saisons, 443.

Salle à manger, 10, 83, 93, 99, 445; Book of Leinster ^ Contents , p. 20 ; Irische Texte, m, 1, p. 205.

^amarn (fête de), 9, 175, 179,

34

530

INDEX

181, 397, k1Q;Irische Texte, II, 2, p. 198.

Sandales , 476 , 485 ; Irische Texte, III, 1, p. 253.

Sanglier, 127, 206, 207, 392.

Satin, 158.

Saule, 489.

Saumon, 12, 48, 98, 115, 139, 244,251,454,464, 465,483, 497 ; Book of Leinster, Con- tents, p. 33.

Savants, 215, 220.

Scarabée, 205, 234.

Sculptures, 83, 118.

Seau, 475-477, 494.

Sept ans, 47, 71, 87, 354, 398, 408, 424, 497; Revue de Kulin, t. XXVIII, p. 447; Irische Texte, III, 1, p. 216, 217.

Sept bœufs, etc., 8, 150.

Sept cautions, 408.

Sept cents hommes, 8 ; Irische Texte, II, 2, p. 221.

Sept chambres, 118.

Sept chars, 24.

Sept chaudrons, 67.

Sept cochons, 8.

Sept coudées, 99.

Sept cuves de bière, 8.

Sept exploits de Cuchulainn , enfant ; Revue de Kuhn , t. XXVIII, p. 446-448.

Sept femmes , 8, 142; Irische Texte, II, 2, p. 231 ; III, 1, p. 220.

Sept fois vingt femmes, /m- che Texte, III, 1, p. 252.

Sept fois vingt guerriers, Iris- che Texte, II, 2, p. 201, 217, 233, 234, 236.

Sept fois vingt reines, Irische Texte, 111,1, p. 252.

Sept fois vingt vaches, Irische Texte, II, 2, p. 238.

Sept foyers, 67.

Sept gâteaux, 497.

Sept hommes, 83; Irische Texte, II, 2, p. 218, 231.

Sept jours, 426 ; Irische Texte, II, 2, p. 222.

Sept langues, Dook of Leinster, Contents, p. 23.

Sept mains, 8.

Sept pieds, 8. ^

Sept portes, 71.

Sept rayons de lumière, 205.

Sept tètes , Book of Leinster, Contents, p. 23.

Sépulture, 9, 232, 234, 279, 281,282, 380, 391, 392,446, 494 , 495 ; Book of Leinster, Contents, p. 21, 37, 41.

Serf, 98.

Serment de Conchobar, Revue de Kuhn, i. XXVIII, p. 470.

Serment national, 77, 89, 95, 112, 114,189,333, 340, 341. 343, 345, U^; Irische Texte, II, 2, p. 252.

Serment sur l'épée, 175,

Serpent à double tête, 202.

Serrure, 484.

Service de guerre par les femmes, 49. Voyez Ama- zone. Sîde , fées ou dieux habitant des sîd , XXXI , 11 , 167, 170, 179, 191, 193-195, 200. 201,205,213,215, 216,384- 390, 415; Book of Leinster, Contents, p. 20, 40, 45 ; Iris-

DES PRINCIPAUX NOMS COMMUNS,

531

clie Texte, II, 2, p. 198, 199, 251; m, 1, p. 248-258; Re- vue celtique, t. V, p. 72, 73. Voyez Fées.

Soie, 158, 234, 476.

Soldats, 228, 230, 381, 382.

Sommeil magique, 171, 172, 178, 181, 188, 192.

Songes, 178, 181, 188, 258, 262, 263; Irische Texte, II, 2, p. 201, 202.

Sorbier, 334.

Sorcellerie, xxxir, 156, 397, 403, 431. Voyez Magie, Druide, Geis.

Sorcières, 334, 335, 431 ; Revue de Kului, t. XXVIII, p. 443.

Sorciers, xxxvii, 338, 340- 342,344,409,410, 413, 420, 423, 424, 430; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 453, 463.

Sortilèges, 387.

Souliers, 106, 427; Jrische Texte, III, 1, p. 204, 212, 253.

Source de santé, 433, 434.

Souris, 96,411.

Succession (droit de), xxvii , 189, 381, 458; par les femmes, 405, 408, 487. Voyez Service de guerre.

Taureau blanc sacrifié, 187. Taureaux, 77, 187, 226, 324 ;

Revue celtique, t. V, p. 72. Ténor (voix de), 225, 226, 227,

232, 233. Têtes coui)ées des vaincus ,

XXX. 9, 11, 74, 77, 97,

113, 116, 138, 139, 141,

154-158, 346, 347, 352, 353, 367-369 ; Revue de Kuhn , t. XXVIII, p. 448, 452, 460, 461.

Timons de char, 111, 113.

Tisserand, 434.

Toit, 118, 120, 159.

Tombe. Voyez Sépulture.

Tonneaux, 150, 469.

Tonnerre (jeu de), 339, Revue de/!:w/i?i, t. XXVIII, p.460.

Tour à droite, xli, 321; à gauche, 333.

Tours de force et d'adresse, 12, 41, 42, 48, 52, 53, 98, 99, 102, 103, 109, 115, 122, 123, 139, 140,-205, 280, 331, 339, 466 ; Revue de Kuhn, t.XXVIII, p.450, 460, 462; Revue celtique, t. V, p. 76-77.

Trèfle, 399.

Trêve, 426.

Tribut, 436, 446. Voyez Im- pôt.

Triomphale (entrée , marche), 11, 108, 169, 353.

Trois airs de musique, 422, 445, 446.

Trois ans, 26, 28, 424.

Trois Beaux d'Emain , pères de Lugaid aux ceintures rouges. Voyez Lugaid.

Trois blessures, Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 458.

Trois cautions, 229.

Trois cents guerriers, 207, 274, 276, 277.

Trois cents vaches, 71.

Trois chats, 119.

Trois chiens, 282.

Trois commandements, 47,53.

532

INDEX

Trois compagnons, xxxii, 450, 460.

Trois conditions, 47.

Trois couleurs de clievcux , 111, 205.

Trois couleurs sur la joue, 115.

Trois cris, 278.

Trois dieux , 420 , 424 ; voir une explication en note de la page 424. Deux explica- tions différentes sont of- fertes, savoir, p. 403 : Lug, Nuadu, Dagdé; p. 422 : Lug, Dagdé, Ogmé.

Trois écus, 409, 410.

Trois faucons, 282.

Trois fili , Revue de Kuhn , t. XXVIII, p. 561.

Trois fils d'Usnech, 227, etc.

Trois fois cinquante. Voyez Cent cinquante.

Trois fois neuf (vingt-sept) ans, 354, 401.

Trois fois neuf hommes, 344, 430, 438.

Trois fois neuf jours, 412.

Trois fois neuf pirates, Revue deZw/tn, t. XXVIII, p. 447.

Trois fois six mille hommes , 426.

Trois fois vingt chars, Irische Texte, III, 1, p. 253.

Trois guerriers d'Aïff'é, 46. Trois héros d'Ulster : Conall, Lôégairé, Cûchulainn , 81, 86-146, 368, etc.; Irische Texte, II, 2, p. 220. Cûchu- lainn, Lôégairé, Conchobar, 41, 42. Trois heures, 276.

Trois jours, 88.

Trois jours avant, trois jours

après, 9. Trois jours et trois nuits, 70, 119, 120,475, 476; Revue de Kuhn, t. XXVIII, p. 458. hh9 ; Jrische Texte, 11,2, "lOi. Trois mamelles. Revue de Kuhn,

t. XXVIII, p. 458. Trois mille vaches, 67. Trois morceaux, 409, 410. Trois mouvements d'ouvriers,

432. Trois nuits , 479 note , 480

note. Trois ouvriers : Goïbniu, for- geron; Luchtainc, charpen- tier; Credné, bronzier, 432. Trois pluies de feu, 424. Trois procédés, 419, 444. Trois races héroïques, Irische

Texte, II, 2, p. 221, 222. Trois rois des Fomoré : In- dech , Elatha , Téthra , 408. Trois sillons {fuithairbe), 93, UiRevuede Kuhn,{.XXYm, p. 562. Trois vagues, 275, 282. Trompettes, 232, 413. Trône, 388, 422. Tuiles, 118.

Tuniques, 106, 111, 115, 158, 161, 234 ; Irische Texte, II, 2,p.249;III, l,p. 204,212, 253. Voyez Blouses, Che- mises. Tuteurs ou pères nourriciers, 5. 6, 14,15,31-33,125,193, 225 , 428 ; Irische Texte , II , 2, p. 198. Tutrice, 30-33.

DES PRINCIPAUX NOMS COMMUNS.

53:

Vaches, 10, 21, 67, 71, 74, 126, 127, 210, 285, 414,

442, 443, 446, 499 ; Book of Leinster^ Contents, p. 44-45; Irische Texte, III, 2, p. 200, 201, 216, 217, 222, 253; Revue celtique, i.^ , p. 71, 72.

Vaisseaux, 163,213,404,418, 466, 471, 480. Voy. Navire.

Valets, 44, 106, 107,227,282. Voyez Cochers, Domesti- ques.

Veaux, 144, 225, 244, 414,

443, 446, 454, 472. Vendredi, 479. Vengeance, 217, 218, 224, 230,

231, 255, 256, 283-285, 327- 353, 369, 370, 373, 450, 458, 460, 461, 498. Vente (mariage par) , xxvii ,

XXIX.

Verge d'argent, 12, 95, 151.

Voyez Baguette. Verges de fer, 114. Verre, 197, 199, 465, 474, 475,

486. Voyez Vitres. Vers (animaux) merveilleux,

16, 17, 19; Irische Texte,

m, 1, p. 255-258. Vin, 41,87. 121-123, 180,197,

480 ; Revue de Kuhn , t.

XXVIII, p. 456, 463 ;/mc/ie

Texte, III, 1, p. 218. Vindicte publique, xxx. Visage (prix du), xxviii, xxix,

213. Voy. Honneur, Douaire. Visions, 42, 258, 262, 263, 353.

Voyez Songe. Vitres, 84, 118. Voyez Fenê- tres, Verre. Voile de navire, 205, 459, 463.

Yeux bleus, 222, 233; Iriscke Texte, m, 1, p. 204.

CORRECTIONS ET ADDITIONS

T. I, p. 108, 1. 19 : Trois idoles de pierre sur quatre. Ces mots sont le résultat d'une mauvaise lecture : for, au lieu de fo. Il faut lire : Trois fois quatre idoles ; en sorte que le texte du Dinn- Senchus est d'accord sur ce point avec les vies de saint Patrice.

T. V, p. X, 1. 15, au lieu de Mestoïda, lisez Mesroïda.

P. XVI. J'ai oublié de dire que les fonds à l'aide desquels l'aca- démie d'Irlande publie ses fac-similés et ses photogravures de manuscrits sont donnés par le gouvernement anglais, qui affecte à cette dépense un crédit annuel de 400 livres, soit 10,000 francs.

P. XXXI, 1. 14; p. XL, 1. 24, au lieu de side, lisez sîde.

P. 129. Sur la mort de Buan, fille de Samora, voir aussi le Dinn-senchus, dans le Livre de Leinster, p. 166, col. 2.

P. 146. L'hypothèse émise sur la conclusion du festin de Bri- criu est peut-être un peu hardie, quand le texte inédit de cotte conclusion existe à la bibliothèque des avocats d'Edimbourg, comme M. Kuno Meyer nous l'a appris. Revue celtique^ t. VI, p. 191, 1. 27, et que je n'ai pu en prendre connaissance.

P. 331, 1. 2, au lieu de Bel Conglais, lisez Belach Conglais. M. Whitley Stokes me fait observer que cette localité est située en Munster, près de Cork. Voyez les Quatre Maîtres, sous l'an de notre ère 1560, p. 1579 notez.

P. 331, 1. 3, au lieu de Tombar tri n-Ucht, lisez Combar tri n-usce, qui veut dire « confluent des trois eaux » (correction due, comme la précédente, à M. Whitley Stokes).

P. 333, 1, 3. Riangabar est une faute d'impression pour Rian- gabair. Ce nom se rencontre seulement au génitif Riangabra. Sui- vant M. Whitley Stokes, le nominatif de ce mot était identique au génitif en moyen irlandais.

536 CORRECTIONS ET ADDITIONS.

P. 333, 1. 26. D'après M. Whitley Stokes, la route de Mid-luachair ne menait pas dans le comté de Kerry, en Munster; elle allait de Tara, comté de Meath, à Duleek, môme comté, et de à Dro- gheda, comté de Louth, c'est-à-dire en Leinster (voyez Pétrie, Tara, p. 205, 206), Je me serais donc complètement trompé sur la direction de cette route.

P. 351, 1. 19, au lieu de Bel Gabruin, lisez Belach Gabrùain. Wh. St.

P. 373. Un poème de Cinaed ua Artacain, mort en 975, concerne la mort de Conchobar. Il se trouve au Livre de Leinster, p. 150, col. 1.

P. 378, 1. 7. J'aurais mentionner la traduction allemande de M. Zimmer {Zeitschrift fur deutsches Altertum, t. XXXIII, p. 262- 264), que j'ai eu le tort de ne pas connaître, et, par conséquent, de ne pas lire. Heureusement le coupable de cette faute par omission envers le savant auteur peut la réparer, tandis que cer- tains actes commis par le même maladroit ont fait des blessures que ne pourrait guérir un pansement entrerait toute l'encre universitaire sortie en un an des écritoires européennes. Aussi, gare à moi !

P. 387, 1. 11. « Gent féminine » est un calque du texte irlandais. M. Whitley Stokes me fait observer que « sorcières, » quoique moins littéral, rendrait mieux le sens; cf. bantuathach {Revue cel- tique, t. XII, p. 92, 1. 2).

P. 394, note 1. M. Whitley Stokes me signale une glose à l'aide de laquelle on pourrait peut-être parvenir à déterminer le sens du composé Fir Bolg; elle nous a été conservée par O'CJery, Revue celtique, IV, 416 : Fearbholga .i. brisde, en français : « sacs d'hommes, » c'est-à-dire « culottes. »

P. 435, 1. 19-20, au lieu de Lomgluinech, lisez Lomgiûinech.

P. 447. Sur les vaches que Bress avait exigées comme tribut, voir le conte inséré dans le Dinn-senchus , Livre de Leinster, p. 169, col. 1, et analysé par M. R. Atkinson, Contents, p. 44-45.

P. 448, 1. 13, au lieu de c'était une terre de feu, lisez c'étaient une terre et des animaux de feu. Whitley Stokes.

TOCLOUSE. IMPRIMERIE A. CBAUVIN ET FILS, RUE DES SALENQUES , 28.

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