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JOHN M. KELLY LIBDAKY
Donated by The Redemptorists of the Toronto Province
from the Library Collection of Holy Redeemer Collège, Windsor
University of St. Michaers Collège, Toronto
Luther et le Luthéranisme
MEME COLLECTION
Baudrillart (Alfred), Recteur de l'Institut catholique de Pans. — L'Église Catholique, la Renaissance, le Protestan- tisme. 1 vol. in.l6, .8^ édition. Prix : 3 fr. 50 ; franco 4 fr.
Bessières (Marius) et Goyau (Georges). — Les Origines du Centre Allemand. Congrès de Mayence {1848). Traduction par M. Bessières. Préface et notes par G. Goyau. 1 vol. in-16 Prix : 3 fr. 50 ; franco 4 fr.
Vacandard (E j, — L'Inquisition. Étude historique et cri- tique sur le pouvoir coercitif de VEglise. 1 vol. în-16 Prix ; 3 fr. 50 ; franco 4 fr.
SAINT-AMAND (CHER). — IMPRIMERIE BUSSIÈRE
L. CRISTIANI
Docteur en théologie, Professeur de Dogme
Luther/
et le
Luthéranisme
Etudes de Psychologie et d'Histoire religieuse
Préface de iMgr. BAUDRILLART
Recteur de l'Institut Catholique de Paris
PARIS LIBRAIRIE BLOUD & C'«
4, RUE MADAME, 4
1908
Reproduction et traduction interdites
V
H9LY &£D£EMER%i$ARY. WiliûSOK
IMPRIMATUR
Parisiis, die 15 Octobris 1907
G. Lefebvbe, vie. gén.
EvBCHÉ DE Moulins Moulins, le 4 octobre 1907.
Cher Monsieur le Professeur,
Il me tardait de vous lire pour vous donner en toute connaissance de cause les éloges que mérite votre travail. Nul doute que cette œuvre fasse honneur à VInstitut Dreux-Brézé cVoii elle sort, honorée qu'elle est déjà par la ftcdteuse ap- probation d'un des Maîtres de la science histo- rique en Frcmce, Mgr Baudrillart. — Vous étu- diez dans ses points principaux la doctrine de Luther ef vous essayez de pénétrer jusqu'au fond l'âme de cet « impulsif » que nos voisins ap- pellent volontiers ce le grand allemand ». // nous est facile de montrer que la doctrine du chef n'a pas eu et n'a pas de disciples entièrement fidèles ; et que le chef lui-même, soit qu'il parlât, soit qu'il agît, obéissait à une fougue dont les trans- ports scandalisaient jusqu'aux meilleurs amis.
Afin d'être « objectif » — pour autant qu'un historien peut l'être — vous laissez parler les faits avérés, les documents authentiques, ne voulant rien conclure que ce qui s'y trouve in- dubitablement renfermé; et la conclusion qui
s'impose est que si Luther doit compter au nombre des Réformateurs, il a été de ceux qui ont besoin de se réformer eux-mêmes tous les jours.
Reste cependant le mystère dont s effrayait Bossuef ne comprenant pas que « de si grossiers emportements pût sortir une telle efficacité de sé- duction et d'erreur. »
Inclinons-nous devant les secrets de la di- vine Providence. Et vous, cher Monsieur le pro- fesseur, continuez par le double enseignement de la parole et de la plume à montrer oii est r erreur pour qu'on lévite, où. la vérité pour qu'on Vaccueille et qu'on la serve. Heureux celui qui se plie au joug de la vérité!
« Je bénis le présent livre et lui souhaite le plus enviable des succès : celui de faire du bien à beaucoup d'âmes.
« f Emile, évêque de Moulins. »
A Monsieur l'abbé Cristiani,
Professeur de dogme,
à rinslitut Drcux-Brczé,
Moulins.
Institut catholique Paris, le 5 septembre 1907.
DK Paris.
« Monsieur l'abbé et cher professeur,
« Vous m'avez fait l'honneur de me deman- der une lettre-préface pour présenter au public l'ensemble de vos études sur Luther et le luthé- ranisme. Après avoir pris connaissance de votre ouvrage, c'est avec un grand plaisir que j'accède à votre désir, et je n'éprouve nulle- ment, je vous assure, ce sentiment d'agir par complaisance qui bien souvent demeure au fond de l'âme des auteurs de qui l'on sollicite des préfaces.
« Vous avez fait œuvre de véritable historien ; votre méthode est la méthode critique ; vous avancez pas à pas, appuyant de faits et de textes chacune de vos assertions; vous ne nous de- mandez pas, comme tant de prétendus critiques d'aujourd'hui, — du moins sur le terrain de l'his- toire religieuse, car l'histoire politique, quand les passions ne sont pas trop en jeu, et l'histoire diplomatique habituellement, échappent à peu près à ce défaut, — de recevoir, les yeux fermés, tout ce qu'il vous plaît d'affirmer ; vous vous dé-
VI LUTHER ET LE LUTHERANISME
fiez et des grandes synthèses et des vaines et fausses hardiesses, par lesquelles on se plaît à séduire les esprits jeunes ou mal formés. N'est- il pas étrange qu'après une si magnifique renais- sance de la critique historique nous en soyons de nouveau réduits à féliciter un historien, comme d'un rare mérite^ de prouver ce qu'il dit? Ainsi en était-il au temps de ma jeunesse et j'entends encore les protestations de mes maîtres contre l'histoire tendancieuse et a pnoW. Et pourtant beaucoup y reviennent et parmi ceux-là mêmes que leur éducation semblait de- voir le plus mettre en garde. Que d'affirmations risquées ! que de généralisations hâtives ! que de thèses ! que de systèmes ! Ne rejetez donc pas mon compliment, monsieur l'abbé, pourin- suifisant et banal qu il paraisse ; il n'est ni l'un, ni l'autre.
« Vous avez fort bien lu, outre les ouvrages antérieurs, le compact et tumultueux travail du père Denifle, Luther iind Liitherthum, qui, pour avoir sur plus d'un point renouvelé le problème de Luther et brutalement découronné le héros de la Réforme, a soulevé de si violentes tem- pêtes dans l'Allemagne protestante. Ce ne sera point l'un des moindres services que rendra votre volume que d'avoir mis à la portée des lecteurs français les résultats essentiels de ce livre difficilement accessible et de laborieuse 1-ecture. Vous l'avez allégé, clarifié, débarrassé de fatigantes répétitions ; vous avez tenu compte
LUTHER ET LE LUTHERANISME VII
des contradictions qu'on lui a opposées, quand elles étaient fondées ; vous l'avez dépouillé de ce ton de rude polémique qui ne blesse pas seulement l'adversaire ; en un mot, lui emprun- tant ce qu'il a de meilleur, utilisant les excel- lentes additions et les sages réflexions du père Weiss, recourant vous-même aux sources, sur- tout aux écrits de Luther, vous avez fait un livre français, nouveau et bien à vous.
« Après une étude préliminaire sur les signes précurseurs de la Réforme, vous avez, pour ne pas répéter vos prédécesseurs et_, tout ensemble, pour ramener un sujet si complexe à ses lignes principales, étudié en des dissertations dis- tinctes les dix questions suivantes, dont le titre seul marque tout l'intérêt : Genèse delà doctrine de Luther, — Variations de Luther sur Vutilité et le mérite des bonnes œuvres, — La grossièreté de langage de Luther, — La question de sincé- rité chez Luther, — L'étcU dame de Luther après 1517, — Luther et le Démon, — Le mariage et la virginité dcms l'enseignement de Luther, — L'Église et l'Etat dans la doctrine de Luther, — Luther et le miracle, — L expérience religieuse dcms le Luther cmisme. Et vraiment, dans ces dix questions, tout ce que nous appelons le pro- blème de Luther est compris.
« Vous nous avez montré d'abord comment s'est formée, et comment Luther lui-même a contribué à former, la légende si volontiers ac- ceptée, non seulement par les protestants, mais
vin LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
la plupart de nos historiens français, — quel parti dramatique en tire un Michelet ! — de l'évolution religieuse, de la conversion du pro- phète de la Réforme et, comme dit Harnack, de son message au peuple chrétien. Oui Luther, au couvent, a souffert intérieurement, mais il n'a ni souffert, ni lutté, ni triomphé de sa souf- france et de ses tentations, de la manière qu'il l'a affirmé plus tard, longtemps après l'époque de ce qu'il faut bien nommer son apostasie- Non, Luther n'a pas, comme on voudrait nous le faire croire, inventé, ni même réinventé, la miséricorde divine, découvert, ni même redé- couvert la puissance oubliée des mérites de Jésus-Christ 1 Ses exagérations notoires, ses ré- cits fantaisistes ne doivent pas nous donner le change. Et, de même, il n'a jamais réussi à cal- mer ses propres angoisses et jusqu'à la fin ce sont les angoisses mêmes de l'homme qui expli- quent les variations du docteur sur le point fondamental de son système, la justification par la foi seule, l'inutilité des œuvres.
« Fidèle à votre principe d'absolue impartia- Hté, résolu à pénétrer, à comprendre à fond, celui que vous voulez faire connaître, et par conséquent à l'excuser là où il peut l'être, vous tranchez avec une extrême modération et une incontestable finesse psychologique la question de la sincérité de Luther, quand il parle de lui- même et de ses actes, et vous reculez devant le gros mot de mensonge. A la suite du père Weiss,
LUTHER ET LE LUTHÉRANISME IX
VOUS employez pour qualifier Luther ce mot dlmpiilsif, fort à la mode de nos jours, et grâce auquel notre temps, en théorie plus que tout autre ennemi du mensonge, arrive pratique- ment à transformer ce vilain vice en sincérités successives chez ceux que, pour une cause ou pour une autre, il tient à ne pas rendre trop noirs. Au surplus, dans le cas présent, le quali- ficatif est juste. Mais, ce mot de mensonge, il faut bien cependant l'employer lorsque Ton con- sidère les procédés polémiques de Luther, soit à l'égard du pape, contre qui tout est permis, soit au sujet des vœux monastiques qu'il pré- tend détruire, soit à propos des mœurs et pra- tiques du clergé régulier ou séculier. Ses con- tradictions éhontées devraient suffire à le con- vaincre d'insincérité volontaire. Et que dire du sans-gêne avec lequel il falsifie les textes de l'Ecriture, de saint Paul en particulier, quand il en a besoin pour édifier sa doctrine? Et de l'emploi systématique du mensonge dans ces affaires capitales de l'apostasie du grand maître de l'Ordre teutonique, de la Diète d'Augsbourg en 1530, ou de la bigamie du landgrave de Hesse ? Que penser encore de fhypocrisie de Luther touchant la messe ?
« Le réformateur du moins croyait-il à sa mis- sion, avait-il confiance en son propre enseigne- ment, avait-il en lui-même cette foi qu'il récla- mait des autres? Question de toutes la plus délicate et qu'il semble impossible de trancher
X LUTHER ET LE LUTHERANISME
d'une façon absolument décisive. Car, s'il est certain qu'au début Luther a été entraîné, saisi par une sorte d'enthousiasme, grisé si l'on veut par l'étendue de son succès et par la commu- nion qu'il a sentie entre lui et une si grande partie du peuple allemand, s'il a même été en- tretenu dans l'illusion sur la légitimité de son rôle parla réalité de certains des abus qu'il atta- quait, si l'incontestable profondeur et les élans de son mjsticisme ont pu contribuer à lui don- ner le change, il n'est pas moins sûr en revan- che que la désillusion est pour lui venue très vite, que ses aveux secrets ditîèrent singulière- ment de ses déclarations publiques, qu'il est sans cesse réduit à attribuer au démon les tour- ments de sa conscience, que les effets de sa pré- dication l'épouvantent et quil achève son exis- tence toujours malheureuse dans un état voisin du désespoir. Comment, à t®ut le moins, ajouter foi à sa parole quand il affirme que l'intelligence du mot Jiistitia Dei l'avait fait entrer « à portes ouvertes dans le Paradis « ?
« L'une des études les plus approfondies et les mieux documentées de votre livre, monsieur labbé et cher professeur, me paraît être la sep- tième que vous consacrez au mariage et à la virginité dans l'enseignement de Luther. Outre la science historique et théoîogique dont vous y donnez la preuve, vous vous trouvez venger, par le fait même, l'Eglise catholique d'une des plus monstrueuses calomnies que les protes-
LUTHER ET LE LUTHERANISME XI
tants aient élevées contre elle, à savoir qu'elle ait, de toutes façons, abaissé l'idéal du mariage, tandis que la Réforme la relevé, ainsi que celui de la famille. J'ose compter qu'après les tra- vaux du père Denifle et les vôtres, les plus naïfs eux-mêmes, — il n'y a rien à espérer des gens de parti pris et de mauvaise foi, — seront délivrés de cette erreur que certains catholiques avaient fini par tenir presque pour une vérité. Vous vous excusez, au début de ce chapitre, des ob- jets révoltants que vous êtes obligés de faire pas- ser sous les yeux de vos lecteurs, puisqu'il faut bien fournir les pièces du procès : ces objets révoltants sont en effet la doctrine même de Luther et les termes dont il se sert pour la mettre en lumière. Quant à l'explication imbé- cile du D' Kolde et de quelques autres qui, ré- duits à convenir de la grossièreté de cette théorie luthérienne, la rejettent sur ï atavisme catho- lique, vous en faites la justice qu'elle mérite.
« Vous reprenez à la fin de votre ouvrage, mais en y introduisant quelques points de vue nouveaux, l'examen, poussé si loin par Dœllin- ger, des conséquences morales de la Réforme luthérienne et vous faites spirituellement res- sortir la valeur plus grande de cet argument pour ceux de nos contemporains qui tendent à substituer le « pragmatisme » à « l'intellectua- lisme », et à juger des doctrines, moins par l'harmonie de leur agencement logique ou la beauté de leurs constructions spéculatives que
XII LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
par « leur valeur de vie », autrement et plus clairement dit par la puissance de fécondité et d'action qu'elles ont sur les âmes.
« Ainsi, de toutes façons, monsieur l'abbé et cher professeur, vous avez tait œuvre d'apolo- gétique, et vous n'en rougissez pas. « Assuré- ce ment je suis catholique, dites-vous avec Bos- « suet;... après cela, d'aller faire le neutre et « l'indifférent à cause que j'écris une histoire, « ou de dissimuler ce que je suis quand tout le « monde le sait et que j'en fais gloire, ce serait « faire au lecteur une illusion trop grossière. »
« Le tout est décrire une histoire, car une apologétique qui ne reposerait pas sur une histoire vraie ne serait pas une apologétique. Cette histoire, je l'ai dit et je le répète, vous l'avez écrite. Vous avez rehaussé la valeur du fond par la modération du langage et la sagesse mesurée des appréciations. Votre hvre rendra donc service à la science et à l'Eglise. Vous ne souhaitez pas d'autre récompense ; si le bon goût du public y joint un succès mérité, nous nous en réjouirons avec vous. Dieu veuille mul- tiplier dans son Eglise des défenseurs comme vous qui ne la trahissent pas sans le vouloir, faute de science ou de jugement !
(( Veuillez agréer, monsieur l'abbé et cher professeur, l'expression de mes sentiments res- pectueux et dévoués.
Alfred Baudrillart, Rect. 1. G. P.
INTRODUCTION
Noire époque se passionne de jour en jour davan- tage pour le « fait religieux ».
Les esprits que le positivisme voulait écarter à tout prix des métaphysiques et des religions, comme de débris sans valeurs d'âges disparus, semblent ressentir comme la nostalgie de Vidéal, du divin, de l'invisible, du supra-sensible (1).
Et naturellement, l'on apporte dajis ces préoccupa- tions nouvelles, les méthodes et les procédés devenus habituels et comme obligatoires en notre temps. Uon traite la question religieuse scientifiquement, non peut-être sans s'exposer à de graves mécomptes, si l'on ne sait pas à propos reconnaître V insuffisance de moyens peu adaptés à la fin que Von poursuit, et élargir au besoin les voies par lesquelles on compte aller vers cet inconnu qui n'est pas contre la science, mais qui est décidément au-dessus d'elle.
De toutes parts se manifestent les preuves de cet intérêt croissant pour ce que M. William James a nommé ^Expérience religieuse.
(1) Voir à ce sujet Vétonnement de positivistes comme M. Compayré, à propos de Vapparition du livre de W. James signalé ci-après {Re\ne philosophique, jum 4906).
XIV INTRODUCTION
Ce titre de l'ouvrage du penseur américain in- dique, à lui seul, le sens dans lequel se dirigent les efforts et oii se porte la curiosité.
Cest un chapitre nouveau — et non témoins inté- ressant — ajouté à la psychologie expérimentale.
Mais pour le psychologue, aussi bien que pour tout autre savant, les faits sont loin d'avoir tous la même valeur. Ne pouvant analyser, ni même cataloguer^ tous les phénomènes dans leur infinie variété, il doit porter son observation sur ce q\ie le chancelier Bacon appelait « des cas privilégiés » et pour lesquels il a donné, on le sait, des règles précieuses pour la mé- thode de V observation scientifique.
D'après ces règles, V attention doit s'arrêter en première ligne sur les cas où le phénomène étudié se présente, pour ainsi dire, à la limite, en d'autres termes avec son maximum ou son minimum de déve- loppement. K
Et voilà pourquoi, de nos jours. Von se prend à examiner avec une curiosilé de plus en plus intense ce que Von appelle « les laits mystiques ». Voilà pourquoi les écrits de sainte Thérèse sont devenus V objet de recherches minutieuses et d'analyses appro- fondies, dans nos cours mêmes de la Sorbonne (1). Cest là un de ces cas particulièrement instructifs^ où le phénomène religieux apparaît avec un grossisse- ment considérable et dans tout son épanouissement.
(1) M. G. Dumas a fait, en 1906, du mysticisme de la sainte Réformatrice du Carmel, l'objet d'un cours public. Cf. sur le sens de ces travaux, l'article de M. Baylac, Bulletin de Litt. eccl., mai 1906 et juin 1906.
INTRODUCTION XV
Sans doute, ce sera, pour quelques-nus, un cas extraor- dinaire, et scientifiquement parlant, un cas « mons- trueux » ; mais tous s'accorderont à déclarer quil en ressort un enseignement spécialement important. Ce sont des observations de ce genre qui remplacent, comme on l'a dit, l'usage du microscope, impossible en psychologie. Et ce qui .augmente, dans le cas de sainte Thérèse, Vattrait d'une pareille élude, c'est la beauté littéraire des écrits où cette femme de génie a retracé d'une main sûre l'analyse de ses propres états, avec une sincérité et une finesse qui ravissent et qui forcent l'admiration du rationaliste lui-même.
A l'autre extrémité de l'échelle, le fait religieux, d'après certains philosophes, se « minimise » dans les cas de fétichisme ou de superstition que les Grecs appelaient si bien la crainte des génies, oE'.aioat|jiov(a; ces cas doivent donc tout naturellement solliciter, eux aussi, r attention dupsychologue désireux de connaître ce côté si troublant et si particulier de l'àme hu- maine, qui faisait définir l'homme par de Quatre- Igges ; un animal religieux. Voilà pourquoi, sans doute, la nouvelle école, dite anllrropologique, se préoccupe tant du totémisme et voudrait, semble-t-il, voir, dans le culte des totems et des tabous, le g'irme de toute religion et la preuve de l'origine inférieure de l'homme (1). Mais à côté des phénomènes-limites,
([) Voir la courte note de M. Adhémar d'AIès, à ce sujet, dans : Revue pratique d'apologélique, 1, iol {lofév. 1906) et Lagrange, Religions séiniliqnes, pp. 5 à 40. Dans son cours de Sorboniie, ^906-1901, M. Durklieim a fait la critique de la théorie anthropologique de la religion.
XVI INTRODUCTION
il en est d'autres non moins importants et non inoins intéressants à étudier. Ce sont les cas où le fait exa- miné se présente, pour ainsi dire, en mouvement. Ces cas portent dans Vordre religieux des noms particu- liers. Ils sont connus de longue date, et ils ont toujours été remarqués, analysés, interprétés en sens divers, ils appartiennent à l'apologétique, au premier chef. lisse rangent dans deux catégories suivant le sens du mou- vement dont il s'agit. Les types fondamentaux de ces deux catégories sont la conversion et Tapostasie.
Et sans doute, il y a dans la conversion, une infi- nité de degrés, de nuances et de procédés, mais elle consiste toujours dans une première entrée ou dans un accroissement du sentiment religieux dans une âme. L'histoire nous présente, là aussi, des cas plus remarquables et plus instructifs que tous les autres, comme celui de saint Augustin, ou dans un autre temps et aiec des circonstances bien différentes, celui de Maine de Biran et de Newman. Si je cite ces cas c'est parce qu'ils se sont présentés avec un luxe de documents qui laisse peu de chose à désirer. Les Confessions de saint Augustin, et /c Journal intime de Maine de Biran, comme /'Apologia de New ma n permettent de suivre presque pas à pas l'évolution de trois des plus grandes âmes que le monde ait connues. Lon se trouve en effet en présence de penseurs tels que les siècles n'en présentent que rarement de semblables. Et l'Apologétique générale tire fortement son profit de ce mot qui ouvre les Confessions et qui les résume en résumant aussi toute conversion et même, ce qui est beaucoup plus commun parmi les /tommes, tout
INTRODUCTION XVII
dési)' de conversion : Inquietum est cor nostrum do- necrequiescat in te.
Da7is le même ordre d'idées, mais dans un sens inverse^ on aime à étudier les phénomines « d'apos- tasie (1) ». Si en effet une conversion est un argu- ment en faveur de la religion qui fait de la sorte une conquête ; si elle prouve sa valeur et sa fécondité, sinous aimons à entrer dans l'âme d'un converti, pour y voir ce qui l'a ému, ébranlé et entraîné, pour apprécier les motifs et les mobiles de sa détermination; l'apostasie de son côté est un scandale, c'est-à-dire une preuve contre la religion, ou plutôt une objection, un fait qui étonne, qui déroute et parfois qui sollicite et qui perd. L'apostasie est dcnis l'ordre religieux, ce que la con- tradiction est, dans l'ordre logique. L'une et l'autre tendent à établir dans le monde le scepticisme. Et tout dogmatique soucieux d'établir sa position doit commen- cer par examiner et, s'il le peut, par résoudre les objections du scepticisme. Il faut donc qu'il donne
(l) Ce mot a un sens péjoratif, mais nous n'hésiterons pas à faire nôtre la remarque de Bossuet : « Pour le fond des choses on sait bien de quel avis je suis : car assurément je suis catholique... Après cela, d'aller faire le neutre et l'indiffé- rent à cause que j'écris une histoire, ou de dissimuler ce que je suis quand tout le monde le sait et que j'en fais gloire, ce serait faire au lecteur une illusion trop grossière. » [Préface de /'Histoire des Variations, n° 20 )
Sous aussi nous regardons comme une apostasie, l'action de sortir de l'Eglise Catholique. Touiefois en appliquant à Luther ce mot d'apostat, nous ne voulons rien préjuger a priori de la question de savoir s'il a bien ou mal agi en sortant de l'Eglise. Le but de ce volume est précisément de trancher, par des preuves de fait, cette question si grave et si décisive.
XVIII INTRODUCTION
nne explicalion du fait des contradictions et des erreurs, avant de ^wuvoir affirmer cjue la certitude est jjossible. Dans Vordre religieux, l'objection ana- logue est celle de la pluralité des religions, et le ca- tholique doit Vexpliquer et la résoudre.
Une apostasie est donc un fait important à exami- ner de près. Il en faut connaître la genèse, les carac- tères et les conséquences. Il faut chercher à se rendre compte de se qui s'est passé dans Vâme de l'apostat quand il a quitté une 'position que nous admettons encore pour en choisir une autre. Il faut, pour que le scandale disparaisse à nos yeux, que nous puissions nous démontrer qu'il a eu tort de faire cette démarche qui nous étonne et nous désempare. Et pour cela il faut comparer son i\.\^ï[[. et son après, apprécier son état religieux, intellectuel et surtout moral dans le point de départ et le point d'arrivée. L'on nous accordera qu'aucune étude ne peut être plus poi- gnante et plus importante que celle-là. C'est vraiment l'un des « cas privilégiés » du fait religieux.
Mais ce que l'on nous accordera aussi c'est que de toutes les apostasies, aucune actuellement nest plus intéressante pour nous que celle de Martin Lulher.
Sans doute, il y a eu, avant et après lui, d'autres apostats. Mais aucun d'eux ne présente un caractère si puissant et na été la source d'un mouvement si considérable dans l'histoire. Si Varianisme a déchiré l'Eglise pendant des siècles, si le neslorianisme, le monophysisme, le schisme de Photius lui ont fait des blessures toujours ouvertes, cependant aucune plaie ne lui a été et ne lui est encore aussi sensible que
INTRODUCTION XIX
celle du Proleslanlisme, qui reconnaît Luther pour son auteur.
Dans aucune âme, il ne semble que l'on ait cons- taté une érulution aussi grave, aussi radicale, aussi profonde que celle qui a fait de Luther, cVabord disciple fidèle de VEglise romaine, et Vennemi de tous les hérétiques, l'homme qui a écrit et proclamé contre la Papauté et le Catholicisme ce qu'il y a de plus violent, de plus brutal, déplus inouï dans tous les siècles, en fait d'invectives et d'injures, et même, comme on le verra, de calomnies et de mensonges. Pour aucun apostat, la distance entre le point de départ et le point d'arrivée na été ausi longue, aussi étendue.
Enfin, ce qui augmente l'intérêt d'une telle exis- tence, c'est l'abondance de documents qui nous en restent. Outre ses œuvres complètes qui comprennent 67 volumes dans l'édition <:rErlangen {18 "21 il 808) (1) avec un supplément de ^28 volumes des Opéra Kxege- tica latina, cfc, nous avons 6 volumes de ses lettres publiées par de \Yetle et Seidemann {1825 à d8ô6) et de nouveau en partie par Enders {1884-1903), et le recueil également précieux de Fœrsteman {1844-1848) sur les Tischreden oder Colloquia {Propos de table).
Au moyen de ces documents et d'une foule d'autres pièces, la pensée intime du Réformateur a pu être étudiée et analysée en détail.
Elle l'a été en effet récemment, avec un appareil de
(1) Védition critique de Weiraar comp/'<?»io( déjà une tren- taine de volumes et arrive à l'année l.o29. Le P. Denifle lui adresse toutefois de graves reproches.
XX INTRODUCTION
critique et d'érudition incomparable, par le Père Denifle, dominicain, soiis-archivisle à la Uildiulhèque du Vatican, mort à Munich, le 10 juin i905, pen- dant qu'il se rendait à l'Université de Cambridge 'pour y recevoir avec le P. E/irlé, jésuite, le doctorat honoraire. Son ouvrage : Luther und Liilhertrun, a excité e7i Allemagne un intérêt passionné et il a dît en donner, en 4904, une seconde édition (1), achevée avec le concours du P, Weiss, également dominicain. Vulgariser les principales conclusions de ce grand travail, celles qui sans doute seront définitives, relever après le savant historien les erreurs et les attaques lancées contre l'Eglise, fournir ainsi, après lui {mais sans négliger les sources plus anciennes d'information, et notamment les études si solides et si belles de Janssen (2) et de Dollinger (3) quelques armes à la vérité contre la calomnie, voilà ce que Von s'est proposé dans les pages qui vont suivre.
Il nous reste à déteryniner, dans ses grandes lignes. Vidée maîtresse du présent ouvrage.
C'était un axiome bien connu de V Ecole que dans toute œuvre « la fin est la dernière dans V exécution mais la première dans V intention n. Et il est bien évident que ce qui détermine le caractère d'un travail
(i) Il n'en existe qu'une traduction italienne de Mercati (Desclée, 190o) poio* les langues romanes.
(2) Six volumes, traduits par Paris, Pion et Nourrit.
(3) Traduit par Perrot, 3 vol., 18iS ^chez Gaume).
INTRODUCTION XXI
quelconque, c'est l'objet que Voua voulu poursuivie en l'dhordant. L'on ne s'étonne pas de trouver dans /'Histoire des Variations, des procédés littéraires tout différents de ceux qu'emploie un biographe de Luther et de Calvin.
Il faut donc nettement déterminer le but du travail que l'on trouvera dans ce volume. Ce but est nette- ment apologétique, ainsi qu'on l'a déjà insinué.
Mais ce mot apologétique est bien loin de signifier que l'on y a cherché à tout prix à excuser ou à pcdlier les abus contre lesquels le protestantisme a été une réaction. Apologétique ne veut pas dire tendancieux. Le premier devoir de l'apologiste est au contraire de travailler avec la plus grande loyauté à montrer la vérité telle qu'elle est, en se souvenant toujours de ce mot d'un grand Pape : L'Eglise n'a pas besoin de nos mensonges (1^ .' Laissons parler l'histoire très libre- ment comme un vaste livre où la Providence veut que nous puisions de grandes et de profitables leçons. Cherchons au contraire à être aussi « objectif » que 'possible, comme l'on dit aujourd'hui, c'est-à-dire à laisser parler les faits, les documents eux-mêmes, et à ne conclure que d'après ce qui en découle strictement. Toutefois l'apologiste n'écrit pas une liistoire ordi- naire, précisément parce qu'il veut conclure. Il lui est donc permis de choisir ses matériaux, de les dis- poser à son gré pourvu que l'arrangement qu'il leur donne soit logique et ne viole pas la vérité. On ne lui demandera pas un exposé systématique des événements
(1) Xumquid Deus indiget mendacio le^tro ? Job. xiii, 7.
XXII INTRODUCTION
qu'il lui suffit de rappeler^ en les supposant déjà connus. Ce qu'il recherche ce sont les doctrines et leurs conséquences, les vertus et les vices suivant les cas et non pas les mille détails qui font le charme d'une biographie et la vie d'une histoire.
Quel est donc le point de vue que Vapologétique doit considérer dans Lutlœr? Evidemment c est celui- là même sur lequel se produit le différend entre VEqlise et ses adversaires. Or, Luther est un « objet de contradiction » entre les catholiques et les protes- tants ou rcdionalistes . Pour nous, cest un Apostat^ pour eux, c'est un Réformateur, ou tout au moins un Initiateur. Pour le protestant, cet homme a ramené l'Eglise plus ou moins corrompue à sa pureté primi- tive ; pour le rationaliste, il a ouvert une voie nou- velle où la libre-pensée s'est introduite à la suite du libre-examen ; pour le catholique, il a pris occasion de certains abus très réels, pour lever l'étendard de la révolte, il est devenu schis)natique et hérétique et bien loin de corriger les abus dont l'Eglise souffrait, il est tombé clans de plus graves encore.
Comment résoudre cette antinomie ?
Ne sera-ce pas en étudiant le caractère de l'homme dans les dijférents temps de sa vie pour se demander s'il avait vraiment les traits d'un Réformateur reli- gieux, en examinant sa doctrine au point de départ et cm point d'arrivée, et enfin en en recherchant les conséquences morales ?
Ce qui ne peut manquer, croyons-nous, de ressortir avec évidence d'une pareille série d'études, c'est que Luther n'a aucun des caractères d'un Réformateur,
INTRODUCTION XXIII
ainsi que rappellent les Prolestants . Il ne fut ni un homme de prière, ni même toujours u)i homme sin- cère, il fut toute sa vie dominé par la passion {\) et par les emportements (Fuii tempérament sans frein et sans règle. Sans doute, cet homme était richement doué; il avait une éloquence populaire et puissante; il savait remuer les foules et séduire par la vigueur de sa parole les esprits même supérieurs Mais on ne pourra jamais laver sa mémoire des grossièretés et des mensonges, des atroces calomnies et des injures infâmes, dont il s'est fait une arme habituelle contre le c< papisme » .
On en fera peut-être un initiatevr, avec les ra- tionalistes, mais cdors il faudra dire que, s'il a ouvert une voie nouvelle, cette voie était mauvaise, eu sorte que si une réaction ne s'était pas produite contre son système dans le sein même du protestan- tisme, l'humanité eût souffert les mau.r les plus effroyables et fût tombée dans une corruption et une dégradation irréparables. Et n'est-ce pas lui encore qu'il faut rendre responsable du levain de haine et de dé fiance qui ne cesse d'exister même de nos jours entre les protestants et les catholiques, à tel point qu'un prêtre ne peut se présenter en costume ecclésias- tique dans les grandes villes allemandes, saiis y être entouré de suspicion et de mépris ?
Ce qui prouve surabondamment d'ailleurs la jus-
(1) Ce*tcmpcrament passionné, dont il fut la victime, dimi- nue sans doute la responsabilité de Luther et explique ce que nous appelons « ses mensonges » en nous plaçant au point de vue purement objectif.
XXIV INTRODUCTION
tesse de cette conclusion, c'est Vobligation où Von est, avant de commencer à parler de Luther, de faire des ubservations comme celles que tous les historiens se voient contraints de formuler et que non s ferons nôtres ici. Le lecteur de notre temps demande à être res- pecté, mais si on lui met dans cet ouvrage, sous les yeux, des expressions d'une grossièreté révoltante et d'ime saisie qui le rebute, qu'il s'en prenne seulement au devoir oit l'on se trouve de reproduire Vhistoire telle qu'elle est, afin que tout le monde puisse juger en pleine connaissance de cause et que l'on arrive à répéter avec Bossuet : « Tremblons sous les terribles « jugements de Dieu qui, pour punir notre orgueil, a « permis que de si grossiers emportements eussent « une telle efficace de séduction et d'erreur (1). »
Moulins, le 30 mai 1907. (i) Variât. I, 33.
TITRES COMPLETS DES OUVRAGES
CITÉS EN ABRÉGÉ, LE PLUS SOU\E^T, DANS LE
COURS DU VOLUME
— Damlrillart Alfred, Recteur de l'Inslilut Catholique de Paris, VEglise catholique, la Renaissance et le protestan- tisme, 8' édition, Blond, Paris, igo5.
— Denifle Heinrich, 0. P., Luther und Lnthertivn in der ersten Entwickelung, zweite, durch gearbeitete Auflagc, Erster Band, erste Abteilung, Mainz 1904. verlag von Franz Kirchheini, Schluss-Abteilung, ergiinzt und herausgegeben von Albert-Maria Weiss, Mainz igo6 (On sait que le P. ]] eiss, en publiant cette seconde édi- tion de l'ouvrage de son confrère défunt, l'a accompa- gnée d'un volume d'explications et de mise au point sous le litre : Luther-psychologie , où il maintient les conclusions du P. Denifle, tout en adoucissant forte- ment les expressions).
— Dôllinger J. Die Rejormalion, ïhre innere Entuikelung und ihre Wirkungen im Lmfange des Lullierischen, Bekcnntnisscs, 3 Bde, Regensburg, 18^6-1848. Tra- duction française par Perrot : La Réforme, son déve- loppement intérieur et les résultats qu'elle a produits au sein de la société luthérienne, 3 vol, 1847- i85.r.
— Enders, Dr Martin Luihers Briejiveehsel (Lettres de Martin Luther), 10 vol., édition Erlangen-Francfort- Cahver (1804-1903), va jusqu'au 17 juillet i536.
XXVI IlTltKS COMPLKTS DES UUV1{A(;ES
— ^ Erlanijen, édition complote des œuvres de Lulbcr par Plocltmann cl Irinischer, G7 vol. Erlangen, iS^G-iSo-, on Y ajoute aussi Jes 28 vol. des Opéra exegelica lalina, etc.
— Janssen Jean, Geschichte des denlschen Volkes seit dem Ausgange des Mittelalters I-YIH, 1879-1908, traduit sur la ifi" cdit. alleni. par Paris E. sous le litre : V Allemagne et la Réforme, 6 vol, Paris, Pion et iSoiirril, 1889- 1902. Cet ouvrage de tout premier ordre a été déjà présenté dans la collection Science et Religion par M. Laffay, Origines du protestantisme, 3 vol.
— Weimar, édition critique des œuvres de Luther (i883- 1903) sérieusement critiquée par Donifle.
— De \]etle,D. Martin Liilhers Briefe,Scndschrci\)cn und l^edcnken mit supplément v. Seidemann, G Bande (1825-1806).
— JJalsch, œuvres complètes de Luther, 24 yoI. Halle, 1740-1-50.
Pour la Bibliographie si difficile de cette époque, voir Janssen, en tète de chaque volume, liste des ouvrages consultés avec leurs titres complets. Il faudrait y ajouter les travaux récents de Pastor, Paaliis et Grisar.
De Paulus l'on a utilisé c|uelc|ucs études et sui-tout : Luther und die GewissensfreUieitf Mûnchen, 1905. Collec- tion : Glauben und Wissen.
— Pour ce qui est d'Audin, par qui Luther est connu du plus grand nombre en France, il suffira de citer ici l'ap- préciation de Mgr Baadrillart : Ouvrage, dit -il, de la ]ie de Luther d'xVudin, qui a eu une grande réputation et se Ut encore aujourd'hui avec intérêt mais est dépassé de toutes manières et na plus d\iulorité. (Voir l'ouvrage cité ci-dessus, p. 117).
LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
ETUDE PRÉLIMINAIRE
SIGNES PRÉCURSEURS DE LA REFORME (l)
Sommaire. — I. Le besoin de Réforme dans l'Eglise. — L'in- fluence néfaste de l'humanisme, Pétrarque, Boccace, Valla, Poggio. — L'humanisme chrélicn, les cd'orts de Nicolas de Cusa pour la Réforme — période de renouveau catholique en Allemagne (a|)rcs fISo). — IL La discorde recommence, corruption du clergé, surtout des hauts dignitaires — Expli- cation de ce fait, l'ambition des seigneurs a perdu le clergé — témoignage du duc Georges de Saxe. — IIL L'huma- nisme allemand tourne mal. Erasme, son influence énorme et pernicieuse, — Mutian d'Erfurt. — Reuchlin, sa querelle avec les théologiens de Cologne. — Les Epîtres des hommes obscurs. — Luther peut venir, le chemin lui est frajé.
I
« Il y avait plusieurs siècles, dit Bossuet, qu'on dé- sirait la Réformation delà discipline ecclésiastique... L'Eglise romaine, la Mère des Eglises, qui durant
(i) n est impossible de signaler ici tous les ouvrages qui ont raconté le grand mouvement de la Renaissance. 1\ suffira d'in-
2 LUTHER ET LE LUTHERANISME
neuf siècles entiers, en observant la première avec une exactitude exemplaire la discipline ecclésiastique, la maintenait de toute sa force par tout l'univers, n'était pas exempte de mal et dès le temps du concile de Vienne -(i3ii), un grand évêque (i), chargé par le Pape de préparer les matières qui devaient y être traitées, mit pour fondement de l'ouvrage de celle sainte assemblée qu'il y fallait « réformer l'Eglise dans le chef et dans les membres. »
Depuis ce temps, à mesure que l'on avance dans l'histoire de l'Eghse et que l'on approche de nos jours, l'on constate partout l'existence de deux grands cou- rants dans le sein de la chrétienté, un courant de dé- cadence et un courant de réforme. Suivant la remarque du P. Denifle, il n'est pas difficile de montrer la source de ces deux mouvements opposés : elle est dans notre nature même, dans cette lutte intimé qui existe au fond de tout cœur humain entre l'homme « spiri- tuel » et l'homme « animal », pour employer les expressions de saint Paul. Cette lutte intérieure et in- dividuelle explique la formation des deux grands par- tis qui se combattent depuis l'origine du monde, du moins depuis le jour où Dieu a prononcé cette sentence qui éclaire tant de choses dans l'histoire : Inimlcilias ponani inter te et Mulierem, inter semeaiiuini et senien
diquer les plus répandus, après l'Histoire des Papes de Pastoh, (trad. Fuucï Ratxald, Pion, Paris) et celle de Jansse;:!, sur y Allemagne et la Réforme : Guirald, L'Eglise et les origines de la Renaissance, Mgr Baudrillart, L'Eglise catholique, la Renaissance el le Protestantisme, Gebhart, Les origines de Ja Renaissance en Ralie, etc. : Voir dans fiLiUAUD une bonne Bibliographie du mouxement de la Renaissance.
(i) Durand Guillaume, év. de Meaut.
SIGNES PIIÉCURSEURS DE LA RÉFORME 3
iflius, ipsa conte rel capiit (iiiiin, et tu insidiaberis cal- caneo cjus (i).
A l'époque dont nous venons de parler, au xiv'' siècle, et dans le temps qui suivit, une impulsion formidable fut donnée au courant de la décadence et de la dépravation, par la réapparition de l'élément païen assoupi complètement pendant le haut Moyen Age.
Avec l'humanisme, c'est une nouvelle période qui commence, et c'est tout un monde d'idées et de pra- tiques inconnues auparavant qui s'agite. Sans doute le mouvement de la Renaissance .n'est pas, au début, hostile à l'Eglise. Pétrarque (iSo'i-iSy^i), tout en vantant les philosophes anciens, met l'Evangile infini- ment au-dessus d'eux, comme le prouve sa magnifique lettre à G. Colonna. Avec Boccace (iSiS-iSyS) au con- traire, l'obscénité entre dans la littérature, pour n'en plus sortir. h'Ameto et le Corbaccio, le Decaméron même sont des œuvres infâmes. Néanmoins, leur auteur garde la foi, il finit par se convertir et par faire une sainte mort.
Mais au milieu du désordre effroyable qui signale la fin du xiv° siècle, au point de vue politique et au point de vue religieux, alors que la France est en proie à la guerre de Cent ans. et l'Eglise au Grand schisme, la Réforme devient de plus en plus impossible et le courant païen monte avec une rapidité effrayante. L'hérésie de Wiclef (f i38/i) trouble l'Eglise d'An- gleterre ; celle de Jean Huss en dérive et aboutit à une guerre sanglante en Bohème. En Italie, l'huma- nisme se partage décidément en deux branches oppo-
(i) Gen., III, i5, les variantes du texte hébreu sont bien connues : le sens est le même.
4 LUTHER KT LE LUTHÉUAMSME
sées. Les uns avec [.mirent \'al/ii et Antonio Brcca- dclli commencent à dire que la nature est notre règle unique, et que (i tout ce qu'elle a créé et formé ne saurait être que louable et saint », principe qui se ré- sout pratiquement dans cette maxime : jouir c'est le tout de la vie ! Le dialogue de Valla de Voluptate (i43i) est dans ce sens, et le dernier mot de l'obscène se rencontre dans V Hermaphrodite, de lieccadcUi (j- i/iyi)- Les mœurs ne peuvent manquer de se ressentir d'une pareille influence et à Florence, Sienne, Naples surtout, elles deviennent lamentables. L'on voit alors pour la première fois peut-être des baptisés re- fuser les sacrements à la mort. Des écrivains comme l'ignoble Poy^/o (Braccioliiii) attaquent 1(!S institutions les plus saintes, et criblent les moines d'injures et de sarcasmes.
D'autres humanistes toutefois, groupés autour de Gianozzo Manetti (1.396-1 '459), élève du célèbre gé- néral des Camaldules, Amb. Traversari, Lionardo Bruni {i3Ç)()-ihf\l\ ., Malléo Verjio [1^0-- 1^^)8) et le pédagogue Viclorin de Fellre, représentent le cou- rant chrétien, dans la Renaissance. Quant au peuple, il a le bonheur alors de subir l'influence profonde de saints comme Bernardin de Sienne (-j- i444). Jean de Copisiran j i/i56 , Albert de Sarteano [j i/i5o), Jacques de la Marche {j 1476), saint A n to n i n, avche- vêque de Florence (-j- i459), saint Laurent Giasti- niani {■\- i^j56), saint François de Paule i^iô-iôoy), etc., etc.
Cette efflorescence de sainteté fut alors le grand élé- ment de préservation pour la masse des fidèles. Elle permit le renouveau qui signale au point de vue reli- gieux la fin du Grand Schisme, mais elle ne déracina pas complètement les abus.
SIGNES PRÉCURSEURS DE LA REFORME O
En vain le cardinal Julien Cesarini, reprenant les idées exprimées au concile de Constance par Gcrson et Pierre d'Ailly, s'élève-t-il avec force devant l'assem- blée de Bàle contre les désordres du clergé: « Ces dé- sordres, écrivait-il, excitent la haine du peuple contre tout l'ordre ecclésiastique ; et si on ne les corrige, on doit craindre que les laïques ne se jettent sur le clergé à la manière des hussites, comme ils nous en menacent hautement. »
Malheureusement le concile de Bàle sombre dans le schisme et jette la France elle-même dans ce gallica- nisme qui se traduisit alors par la Pragmatique Sanc- tion d(^ Bourges (i '|38 et dont elle a eu tant de peine à se défaire depuis (i).
[1 n'y eut un essai vraiment sérieux de Réfornie en Allemagne qu'à la suite du Jubilé de l 'lâo. Le pape Nicolas V envoya alors le cardinal .\iculas de (Àisa{2) (ilioi-if\Qf\) qui parcourut tous les pays de langue allemande, en y faisant partout un bien immense.
D'une vie irréiirochablc, d'une altitude modeste et pauvre, il menait avec lui de saints religieux comme le chartreux Denis V(in Lewis -j l'iyi). De tout côté, il provoque la réunion de synodes, à Salzbourg, à Bani- berg, à Wurlzbourg pour les Bénédictins, à Magde- bourg par les Auguslins, à llildesheim, enfin àMinden (i/j5i; d'où il se rend par Deventer, dans les l*ays-
(i) Dans son beau livre : Quatre cents ans de Concordat, Mgr Baudrillart montre fort bien le danger que courait la France de tomber dans le l'rotoslantisme sans le Concordat de i5i6, conclu à Pologne entre l'Vanvois 1"" et Léon X, juste un an avant que n'éclatât la révolte de Luther (i5i7j. Voir aussi, L'EijUse Calliol., la Rfn cl le Prot., p. i4i.
(2) Voir dans i)(j6/m /?foteu;, oc'obre 1906, un beau parallèle •Dire .Nicolas de Cusa et .Eneas Sjlvius Piccolomini.
6 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Bas, avant de venir se reposera Trêves, son pays na- tal, Son œuvre se termine par les conciles bienfaisants de Mayence et de Cologne (lA^i-iASa).
Pendant le même temps, le franciscain, Jean de Ca- pistran, prêchait et soulevait les foules en Autriche et en Bavière, à Vienne, Batisbonne, Augsbourg, Nu- remberg, Weimar (Saxe), léna, Dresde, Halle, Mag- debourg, Erfurt, et de là en Pologne, avant d'aller triompher à la fameuse bataille de Belgrade (i456).
Une période malheureusement trop courte de tran- quillité, de prospérité et de ferveur religieuse se lève alors sur l'Allemagne et remplit la fin du xv^ siècle. En introduisant partout la réforme des mœurs, Nico- las de Cusa n'avait pas craint d'introduire aussi le goût des lettres et des arts, dont il était lui-même un représentant distingué. C'était le temps de l'invention de l'imprimerie. Une ère nouvelle s'ouvrait sur le monde. L'Allemagne répandit alors dans l'univers en- tier ses (( armuriers de la civilisation » ainsi que Lope de Vega appelait les imprimeurs. Toute une phalange d'humanistes se lève, aussi zélés pour le bien de la re- ligion que pour l'expansion des connaissances hu - maines. Ce sont Rodolphe Agricola (i/|/i2-i/i95), le promoteur éclairé des auteurs classiques et Alexandre IJégiiis (i/iSS-i/igS) qui passe une partie de sa vie à Dcvcnter, ce centre de dévotion mystique et de lumière. Un peu plus tard apparaît Jacques Wiinpheling [iiibo- i528), qui appréciait si justement en ces termes le rôle et le danger des études classiques : « Ce n'est pas l'étude de l'antiquité classique en elle-même qui est dangereuse pour l'éducation chrétienne, c'est la ma- nière fausse de l'envisager, c'est-à-dire le mauvais usage qu'on en peut faire ; sans aucun doute, elle se- rait funeste, si^ comme il arrive trop fréquemment en
SIGNES PRÉCURSEURS DE LA REFORME /
Italie, on propageait par les classiques une manière païenne de juger et de penser et si l'on mettait entre les mains de nos étudiants des œuvres littéraires qui pourraient mettre en péril, dans leurs jeunes esprits, le patriotisme ou les mœurs chrétiennes. Mais au con- traire, l'antiquité bien comprise peut rendre à la mo- rale et à la science théologique les services les plus pré- cieux. Les Pères de l'Eglise n'ont-ils pas tiré un grand profit de leurs études profanes? ne s'en sont-ils pas servi pour l'explication des Saintes-Ecritures et ne les ont-ils pas constamment vantées et encouragées (i). »
C'est alors que l'on voit en Allemagne, comme contemporains du même Wimpheling, des théologiens humanistes comme l'abbé de Sponheim, Jean Tri- Iheniias (1/462-151G), Grégoire Reisch, a Fribourg, Ileynlin von Stein (j l^g^î) h Bàle, Gnbriel Biel à Tu- bingue (-j- 1/193 et bien d'autres.
Sans doute ils ne rejettent pas la scholastiquo an- cienne, mais ils en répudient le latin barbare et les subtilités arides. Ils sont les ennemis des arguties inu- tiles et des querelles de mots. Us se glorifient d'avoir « replacé sur le chandelier » saint Thomas d'Aquin, l'Ange de l'Ecole.
L'insiruction religieuse était donnée abondamment dans le peuple et les prescriptions relatives à l'obli- gation d'assister aux sermons, si fréquents alors, rem- plissent les manuels de piété du temps. A l'époque où naquit Luther (10 novembre i483), l'Allemagne comptait un prédicateur hors ligne, Gciler von Kai^ sersherq, qui pendant trente ans encore il est mort en i5io) e.x:ercera son zèle et son talent à Strasbourg (2).
(i) Cité par JA^■ssEN, l'Allemagne et la liéfurme, II, 2. (2) Certains serinons de Geilcr font pressentir les audaces de la R61'orme. Mais l'orthodoxie du prédicateur reste ferme.
8 LLÏIIEII ET_LE LUTHERANISME
De la sorle, on le voit, entre les abus qui avaient provoqué plus ou moins le mouvement hussite et la (( réforme » luthérienne se place un intervalle de réac- tion religieuse profonde, et c'est sous l'influence de ce retour au véritable esprit chrétien que l'enfance du futur Réformateur fut placée.
II
Mais au temps où il se lança dans la série d'aven- tures qui le jetèrent hors de l'Eglise, les bons effets qui avaient suivi la mission de Nicolas de Cusa, s'étaient peu à peu évanouis. Si le courant de rénova- tion religieuse s'était trouvé un instant prépondérant, il n'avait pas en effet détruit le courant opposé, ni étouiré l'esprit de corruption qui couvait toujours dans le sein de l'Eglise. Surtout aucune mesure générale et officielle n'était venue modifier la source profonde des abus : la fiscalité et la mauvaise collation des bénéfices ecclésiastiques.
Le point de vue financier avait pris peu à peu dans la politique romaine une influence exagérée et profon- dément fâcheuse. Les richesses de l'Eglise étaient de- venues un objet de convoitise pour les grandes familles. On en vint bientôt à conférer une foule de bénéfices à la même personne, moyennant des droits considé- rables. Le peuple allemand se plaignit d'être exploité honteusem.ent et le haut cleigé, introduit d'une façon frauduleuse dans la a bergerie du Christ », donna l'exemple d'une conduite luxueuse et souvent débau- chée. La simonie plus ou moins déguisée et le concu- binage furent alors les deux grandes plaies du clergé, comme jadis au temps de Grégoire VII (loyo-ioSô).
SIGNES PRÉCURSEURS DE LA RÉFORME 9
Des hauts dignitaires, ces deux vices s'étaient propa- irés dans le clergé inférieur, et y avaient coi.stitué trop souvent un état d'àme tout à fait opposé au caractère sacerdotal. Les traits de celte décadence morale étaient, dit le P. Denille : « l'abandon de soi-même aux caprices de la nature, l'horreur de tout etTort, et cet aveu de fait: je ne puis pas résister! » Le mauvais prêtre gardait la foi, il n'attaquait ni la confession, ni la sainte Messe ; il ne condamnait même pas le célibat ecclésiastique dont il ne pouvait observer les exigences. Il était loin encore de la révolte dogmatique par la- quelle d'autres mauvais prêtres à dater de 1020 de- viendront des apostats et des hérétiques, et s'élèveront contre les lois mêmes de l'Eglise, contre sa croyance, son enseignement et ses prescriptions morales.
Dans les deux premières dizaines du siècle qui de- vait voir ce mouvement ellVoyahlc de confusion et de désordre dans la foi et les mœurs, le courant de déca- dence s'accélère de jour en jour. Sans doute, il faut se garder d'exagérer et de croire que le clergé tout en- tier a roulé dans la corruption. Contre Luther, 13ar- thélemy d'Lsingen, auguslin d'Erfurt, pourra élever la protestation suivante : « Regarde combien il y a d'honnêtes prêtres dans les deux corps ecclésiastiques (séculier et régulier) de cette ville, combien dans les paroisses et les couvents, que de misérables pervertis diffament horriblement et conspuent sans motif. Je ne parle pas des vierges que nous appelons : moniales et qui sont, elles aussi, sujettes aux excès d injures, à la virulence et à la pétulance de ces mêmes indi- vidus 1), »
Mais il est incontestable que le mal est devenu ter-
{i) Cf. Pallls, Barlh. y. Usingen, p. 58.
10 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
rible. Au moment où Luther commence à prêcher, il arrive à son comble, et il faut constater l'accord de tous les documents de Tépoque pour en croire ce que l'histoire nous en rapporte. Voici par exemple les plaintes formulées par un écrivain toujours digne de foi, Charles de Bodmann, à la date du 27 juillet i524 : a Bien avant que les sectes nouvelles levassent la tête, dit-il, des actes très répréhcnsibles se produisaient dans le clergé régulier et séculier. Les scandales, les crimes n'y étaient que trop fréquents ; rien n'a plus contribué à propager l'hérésie que les fautes des clercs. Mais depuis la prédication do ce que Luther appelle l'Evangile, les dérèglements ecclésiastiques et particu- lièrement le concubinage ont augmenté d'une façon déplorable. Le nouveau clergé est bien loin de ressem- bler à l'ancien, sous Ib rajjport des mœurs, comme sous celui de l'instruction. On ne peut s'expliquer l'insouciante négligence de tant d'ovôques, qui, en dépit des faits qu'ils ont tous les jours sous les yeux, continuent à mener une vie fastueuse, restent plongés dans la mollesse et le bien-être, et s'attirent fréquem- ment le reproche d'être moins préoccupés du soin de paître leurs troupeaux que de celui de les écorcher, Tls sont probablement d'autant plus désireux de jouir de leurs richesses qu'ils se sentent plus menacés de les perdre (i). »
Parmi ces évêques, il faut signaler, au premier rang, l'archevêque Albert de Mayence, de la maison de Brandebourg, qui vivait dans un luxe elTréné, é[juisalt les revenus de trois évêchés : Halberstadt, Magdebourg et Mayence, entretenait une cour éclatante et retenait aulour de lui les artistes de tous genres. Il voulait être
(i) Cilô par JA^ssE^■, II, 358-35Q.
SIGNES PRÉCURSEURS DE LA RÉFORME 11
un autre Médicis pour l'AUcmagrip, donnait ses com- mandes à des peintres comme Albert Diirer (y lâaS), Mathieu Grunewald, s'entourait de musiciens, d'or- fèvres, de sculpteurs de tous les pays. Avec tout cela, il aiTectait d'avoir des convictions religieuses très larges et très élastiques, et sa conduite morale était loin d'être irréprochable. C'est grâce à son appui et sous sa pro- tection qu'un révolutionnaire comme Ulrich dellutten {f i5'i3j put commencer sa campagne de haine et de calomnies contre l'Eghse, qui aboutit à la révolte sociale de i524-iÔ23 et qui eut une si grande in- fluence sur la violence du mouvement luthérien. Ce fut aussi cet Albert de Mayence qui amena la malheu- reuse affaire des indulgences, laquelle fut l'occasion ])0ur Luther d'une rébellion éclatante i'iôiy).
Ce sont de tels évoques qui ont perdu la religion catholique en Allemagne 1
Faut-il cependant s'en tenir là et faire retombor sur l'Eglise elle même les fautes de ses représentants ;*
Oui, certes, il le faudrait, si l'on pouvait montrer que de pareils abus découlaient du régime ecclésias- tique lui-même, et si l'on ne pouvait pas attribuer à des causes étrangères cette corruption du clergé.
Mais avant de jeter à l'Eglise commG*une. objection ce mot si souvent répété : c'est le clergé qui a perdu la religion, ne faut-il pas se demander : qu'est-ce qui a perdu le clergé lui-même?
Or, les contemporains ne s'y sont pas trompés, et le même Charles de Bodmann nous donne la raison suivante des excès qu'il vient de décrire : u Les princes cherchent sans cesse querelle à l'Eglise ; ils accablent le clergé de reproches, oubliant qu eux-mêmes, et par tous les moyens possibles, ont établi dans les emplois les plus élevés, la plus grande, quoique assurément la
12 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
pins mauvaise partie des prélats et des hauts di(jiiilaires. Ils n'ont pas honte d'onlnu/er l' lùjlise, après lai avoir eux-mêmes donné le baiser de Judas. »
Ainsi, voici comment les clioses en sont venues peu à peu et après des siècles de variations tantôt en mieux, tantôt en pis, au point que nous venons de dire :
L'Eglise avait par la force même des choses accpils de grandes richesses, fruit de son travail ou de la re- connaissance des peuples. Mais ces richesses elles- mêmes devenaient un appât pour les seigneurs et les grandes familles.
Pleines de convoitise, elles s'attachèrent à fausser le système des élections ecclésiastiques. Ce fut hientot une spéculation que de devenir membre du clergé, et une chasse effrénée aux bénéfices s'ensuivit. Bientôt s'ajouta à cela un autre abus, celui de la commende, qui fut entre les mains des princes un instrument de règne et de domination. Du haut en bas de la hiérar- chie et sans en excepter la papauté elle-même, il se produisit ainsi une intrusion de l'esprit mondain, du laïcisme dans, la vie ecclésiastique et de là vinrent le relâchement des mœurs, l'amour du luxe, des plai- sirs, el peu à peu aussi la perte ou tout au moins l'af- faiblissement ^es convictions elles-mêmes. L'on ne s'étonne plus après cela de lire à propos d'une fête à Heidelberg, à l'époque de Luther, que « le luxe le plus extravagant y fut déployé par quelques évêques, au grand scandale du peuple », et le récit ajoute : « Les prélats dansèrent et se livrèrent en public à une joie indécente. Presque tous étaient des seigneurs de haute naissance, que raffliction du peuple au sujet des héré- sies touchait fort peu, et qui ne songeaient guère au péril de l'Eglise (i) ».
(i) Jassse.n, II, 359.
SIGNKS PUKCUHSKUHS DE LA RÉFORME 13
Ainsi donc, il est bien vrai que c'est le clergé qui a perdu la religion alors en Allemagne, mais ce qui a perdu le clergé lui-même, ce sont les princes et les seigneurs qui, par ambition et par intérêt, ont fait ir- ruption de Ibrce dans ses rangs. En voici encore de nouvelles preuves dans les documents du temps. L'on attribue à Dielcnber(/er, un petit ouvrage intitulé : Plaintes d'an simple moine (i). On y lit celte remar- quable observation : « En somme, les laïques, princes et nobles veulent être les maîtres dans l'Eglise, dis- poser des meilleurs emj)lois et rem[)lir peu ou point leurs obligations et les devoirs qui leur sont imposés. Ils ne songent qu'à établir des clercs qui leur soient dévoués dans les cliarges dont ils disposent, pour se faire ensuite payer pour ce bon olTice. Ils troublent l'ordre et la paix des cloîtres et des abbayes, et mènent une vie de débaucbes, dont les biens de l'Eglise font tous les frais : puis ils se posent en censeurs intègres et s'écrient hypocritement : 0 corruption du cleryé ! — 0 pharisiens, sans doute, Dieu se sert de vous pour châ- tier sévèrement son peuple. I)
Nous trouvons la même pensée et le même reproche adressé aux seigneurs, dans un document de la plus haute importance émané de la chancellerie du duché de Saxe (Dresde). C'est une instruction écrite de la main même du noble duc Georges de Saxe, le défen- seur éclairé et sincère de l'Eglise contre le protestan- tisme naissant. Elle est adressée à ses chargés d'alïaires pour être communiquée aux princes chrétiens. En voici quelques extraits 2) :
(i) Clarj eins einfellirj Idosterbrnders, Slrasboiirrj, ir)23-i52/i, chez (irieniger.
(2) Cilés par Janssen qui les emprunte à Iloner. Ce docu-
14 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
« On nous parle beaucoup des nombreux abus qui existent ; mais les plus regrettables, ceux dont le monde entier est maintenant et surtout scandalisé, on les passe sous silence ; or, ceux-là viennent de nous. L'origine de l'bérésie que Dieu a permise parmi nous, c'est très évidemment la manière drfec tueuse dont les prélats sont élus... Malbeureusement et ce n'est pas là le moindre scandale delà Chrétienté, nous autres Or- dres laïques, (jrands et petits, nous briguons pour nos enfants, nos Jrères et nos amis les dignités épiscopales et les honneurs de l'Eglise et sans nous préoccuper dé la porte^ nous ne cherchons qu'à la manière d'y faire entrer les nôtres : que ce soit par le seuil oii par le toit, peu importe... il s'ensuit que les brebis suivent les pasteurs, et encourent avec eux les châtiments de Dieu, comme malheureusement nous ne le voyons que trop. >)
Le duc Georges continue en se plaignant qu'une fois en possession des biens d'Eglise, les princes ne se préoccupent pas des devoirs de leurs charges, mais seulement de leurs plaisirs. Il ajoute que les laïques, qui accusent le clergé, sont les premiers à lui donner l'exemple de la débauche et à le solliciter à l'esprit mondain.
Après cela, ils ne parlent, sous prétexte de réforme, que de tout détruire et de tout renverser. A la place de prêtres que les princes prétendent indignes, ils mettent des t coquins défroqués » . Parce que l'un a abusé de la sainte messe, on veut abohr la messe elle-même, parce que l'autre a prévariqué, l'on veut punir tout le corps ecclésiastique, fermer tous les monastères et dé- fendre l'état religieux.
ment est lire des Arcliivcx d'Elat de Dresde. Cf. Jamssen, II, 353, 3G2, 453 et suiv.
SIGNES PRÉCURSEURS DE LA RÉFORME 15
(1 II n'est jamais question de vcritable réforme, on ne parle que de renversement total de tout ce qui existe. »
III
Toutefois à cette cause générale devenue plus aiguë que jamais au début du XVI" siècle, il en faut ajouter Une antre plus spéciale et plus importante encore peut- être.
NoTis avons dit j)lus haut les bienfaisants effets de rhumanismè allemand dans la seconde moitié du xv^ siècle, à la suite de la mission et de la réforme de Nicolas de Gusa.
Or, nous voyons à l'ouverture du xvi" siècle, l'esprit de l'humanisme se modifier profondément, et s'il est vrai que ce sont les idées qui mènent le monde, c'est dans ce changement qu'il faut voir la source profonde du mouvement luthérien.
C'est en ce sens que tous les historiens présentent, comme le principal précurseur de Martin Luther, l'homme qui occupe dans la renommée la place la plus éclatante à cette époque : Erasmù de RoUerdam (i/i68-i536).
Il existe, au musée de Baie, un portrait d'Erasme par Hans Holbein le Jeune. Rien ne correspond mieux au caractère du personnage tel qu'il est conrtu par l'histoire, que ce tableau magistral. Le nez fin et pointu, les lèvres serrés et relevées dans une petite moue satisfaite et malicieuse, l'œil voilé par la pau- pière légèrement hypocrite, tous ces traits donnent l'impression vivante de l'homme ondoyant et souple, fin et spirituel qui tint, à l'époque dont nous parlons, le sceptre de la gloire littéraire. L'ensemble donne
16 LUTHER ET LE LUTHÉRANLSME
l'idée de quelqu'un que remplit le sentiment de sa propre importance ou de ce que les Anglais appelle- raient SELF-ADMIRATION, Self-COnCe'lt (l).
C'est qu'en effet, cet homme était un personnage. c< On l'applaudit, écrit Gamérarius, comme un acteur de théâtre. Sous peine de passer pour un profane dans la République des muses, vous ne pouvez vous dis- penser de le louer, de l'admirer, de le glorifier. Que si vous avez l'adresse d'obtenir un autographe, une lettre écrite de sa main, la gloire ne saurait manquer à un si beau triomphe et votre réputation est faite. Ajoutez à cela le mérite de lui parler en personne, d'être admis dans son intimité : vous êtes le plus heureux des mortels, un homme sans pareil. »
Didier Erasme, de Rotterdam, était né dans de fâ- cheuses circonstances (y). Orphelin dès l'enfance, il était devenu moine Augustin à Stein, près de Gouda. N'ayant aucune vocation à cet état, il prit en horreur les vœux de religion, quitta son habit sans permission et fut de ce chef excommunié. Il ne fut absous, après une humble supplique adressée à Léon X, qu'en i5i7, et obtint la permission de vivre et de se vêtir désormais en prêtre séculier. Au sortir du couvent, en 1/491, il avait mené d'abord une vie nomade et agitée, consacrée à de perpétuelles pérégrinations à travers l'Europe. Dès cette époque, on Taccuse « de ne dire presque jamais la sainte Messe, et de l'entendre rarement, bien qu'étant prêtre. » Le « très savant Erasme trouve ridi-
(1) Drlmmond le nomme « the self-satisQed and by no means ascetic germau man of lettcrs » (Erasinus, his lij'e and character,
h 347;;
(2) D'un mariage illicite, son vrai nom était probablement Ro- ger on Rogers, le nom de sa mère. Voir un bon article dans Qiialcriy Revicw, sur Erasinus ami lUe Refonnation (octobre ii)o5).
SIGNES PRÉCURSEURS DE LA RÉFORME 17
cules » les prières du bréviaire et les prescriptions ec- clésiastiques relatives au jeûne et à l'abstinence. On trouve sous sa plume cette réflexion « que, pour les savants, les commandements de l'Eglise sont superflus et puérils et qu'il leur est loisible de s'en affranchir (i) ».
Il faut noter également cette réponse qu'il fit à son prieur qui l'exhortait à rentrer au couvent : u ?»ji son corps, ni son intelligence, répondit-il, n'étaient faits pour la vie du cloître ; les couvents avaient autrefois contribué au salut du monde, mais maintenant, au contraire, leur existence était la cause et l'origine de la corruption régnante ; le christianisme et la piété n'étaient attachés à aucun ordre spécial, ni à aucun genre de vie particulier et le monde entier, d'après la doctrine du Christ, pouvait être regardé comme une famille et même comme un monastère. »
Cet homme, qui se qualifie lui-même de stremiiis pccuniariiin conlemptor, donna aussi l'exemple d'une (( déplaisante mendicité », et vendit ses éloges et ses flatteries au plus haut prix.
Il pouvait, vers la fin de sa vie, disposer annuelle- ment de la somme énorme pour le temps de 600 du- cats, et il laissa une fortune à sa mort.
Il est certainement responsable aussi en grande partie de l'aigreur qui caractérise les polémiques du temps, par l'usage qu'il fit lui-même des injures et des sar- casmes, à l'égard de ses adversaires, en n'épargnant pas même leur vie privée. On ne peut comparer son influence, dit Janssen, qu'à celle de Voltaire au xvuf siècle. On l'a d'ailleurs appelé le Voltaire de la Renaissance, bien que, sous le rapport moral, Erasme soit bien supérieur à Voltaire. Il avait horreur des
(1^ Vers i5i2, Lucubraliones, i8.
18 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
langues vivantes et ne goûtait que le latin ou le grec, source de ce qu'il appelait « son immortel mérite ». Mais autant son influence fut heureuse sous le rapport littéraire, autant elle fut néfaste en théologie. Il se montre, sous ce rapport, moqueur et superficiel. Il ne craint pas de porter ses plaisanteries, même sur le mystère sacré de la transsubstantiation et, dès i5i2, ses plus intimes amis laissent percer la future hérésie des sacramentaires. Sa haine injuste pour la scolas- tiquc, son mépris systématique du Moyen Age ne dis- tinguent pas entre le fond et la forme. 11 tranche de haut, il condamne, il ridiculise et ses arrêts sont ac- ceptés alors comme irréformablcs (i .
Son Eloge de la Jolie — Moriœ Encomiam, id esl slaltitise Laiis — qui est de tôog, est une satire mor- dante contre l'Eglise, où sans cesse de la condamna- tion des abus, l'on passe à la critique des institutions elles-mêmes.
« U Eloge de la folie, dit Janssen, peut être regardé comme le prologue de la grande tragédie théologique du xvi'' siècle. »
Sans doute, Erasme professait extérieurement, pour la Bible, le plus profond respect, mais il admettait sans réserve le libre examen tel qu'il était usité chez (( les frères de Bohème », ces desccnrjants des hussites, et pratiquement il aboutissait à une interprétation pu- rement rationaliste. Il ne voyait dans la plupart des récits de l'Ecriture, comme en ce c]ui concerne la créa- lion de Ihomme et de la femme, et le feu de l'enfer,
(i) Cependant " voir en Erasme une i\eligiosilc dnVanchie de loule église, serait une erreur. On ne peut comparer son état (I âme atix as|)iralions modernes ». HeumeuNk, Die reUgiosrn Ih'formbi'slrcbuinjrii des deulschen llumanisiiius, Tubingcn, i-o- (rcfutc Wcrnlo et Trullsch), p. 3i.
SIGNES PUKCUIISEUHS DE LA RÉFORME 19
que dos allégories et des symboles. Il admettait l'ins- piration, mais il l'étendait aux auteurs païens eux- mêmes comme Cicéron ou Airgile. ce qui était une manière de supprimer le surnaturel dans les écrits sa- crés.
Ses Entrclicns fa/nilicrs — Colloqnl'i fninHiaria — contiennent toutes sortes d'idées de ce genre, contre le jeune, contre la pénitence, contre la tliéologie. etc. On y trouve même des passages lascifs.
Son traité sur le Mépris de la Mort est absolument païen. Quand on songe quelle diffusion immense eu- rent tous ces ouvrages, on conçoit quelle distance sépare celle « nouvelle culture », celte <( tliéologie épurée » d(^ l'ancien humanisme allemand, et l'on ne s'étonne plus du cliangemcnt profond intervenu dans les idées et dans les moMus, dans les deux premières dizaine^ du xvi' siècle.
De toutes parts, en effet', des voix s'élevaient [)Our faire écho à celle d'Erasme, pour célébrer ses ouvrages et vanter son génie. Les plus grands littérateurs du temps entreprenaient des pèlerinages à la personne du célèbre écrivain : « Homme unique. lui disait ini hu- maniste, la es le dispcnsaleiir de rimmorlnldé '. n
Le mépris de la théologie devient une mode et une manie universelle, et on la remplace par la « pagani- sation » du christianisme lui-même. C'est ainsi qu'à Erfurt, l'humaniste Eoban Ilessiis nous présente, dans un poème latin, Les Héroïnes chrétiennes, les épîlres amoureuses des saintes femmes du Nouveau Testa- ment i loi'i) ; et il prend pour modèle Ovide !
Le génie. Erasme, approuve cette composition, il a[)j>«^lle Eoban « l'Ovide de l'Allemagne, le seul talent capable d'affranchir son pays de la barbarie ».
Mais déjà Ovide lui-même était dépassé et les néo-
20 LUTHER ET LE LUTHERANISME
théologiens franchissent toutes les hornes de la licence et de l'obscénité.
C'est le cas deConrad Celles dansses Libri Amorum. La manière des Boccace, des Poggio, des Beccadelli s'introduit alors en Allemagne avec Jacques Locher, ÇPhilomiisLis) et surtout Ulrich de Hut/en, atteint lui- même d'une maladie honteuse, suite de ses débauches. Sur un point d'ailleurs, certains humanistes allemands, comme Eohcui Ilessiis, surpassaient les Italiens qui n'auraient pu mériter, à son exemple, le nom de « très illustre buveur », ce qui ne l'empêchait pas d'écrire contre l'ivrognerie.
A Erfurt, le clan des humanistes se groupait autour du chanoine Miitlan, auquel on reprochait, comme à Erasme, de ne pas dire la messe, et même de ne pas s'approcher des sacrements. Sa doctrine est un néo- platonisme rationaliste. Pour lui, Jupiter et Jésus- Christ, c'est tout un. La religion est la même partout avec des noms et des symboles différents ; et si l'on veut avoir une idée des sentiments de Mutian pour les prescriptions positives de l'Eglise, il faut lire ce pas- sage : (( Il n'y a que des imbéciles qui puissent placer leur salut dans le jeûne, dit-il. Ce sont des ânes, de véritables ânes ceux qui se refusent le dîner qui leur est nécessaire pour se nourrir de choux et de morue. » Une autre fois il écrit : « Je viens d'être appelé par la cloche au pieux marmottage, et je m'y rends comme un adorateur du feu en Cappadoce. » Il ne recule pas même devant les plaisanteries les plus obscènes, au sujet de l'enlèvement et du déshonneur d'une reli- gieuse, et va jusqu'à écrire à l'auteur du méfait pour l'approuver. Naturellement, la scolastique est l'objet de son mépris, et il en inspire la haine passionnée à tous ses élèves.
SIGNKS PRÉCURSEURS DE LA RÉFORME 21
Mais l'événement qui eut alors l'influence la plus immédiate et la plus décisive sur l'origine de la ré- volte luthérienne, ce fut la fameuse Querelle de Reii- chlin.
Jean Reiichlin {i!\'ôj-i~)2-2) était un savant de pre- mier ordre. On lui doit de véritables découvertes en ce qui concerne l'étude de Ihébreu. Malheureusement, cette étude eut pour lui l'attrait dangereux du mys- tère et il se lança ardemment dans la cabale et la magie naturelle, tant vantée par le légendaire Pic de la Mirandole (i^GS-i'igA)- Reuchlin publia là-dessus deux ouvrages importants : La Parole merveilleuse [De verho mirifico) et la Science cabalisli'jue {De arle caba- listica), qui furent très admirés et très loués par Mutian et ses amis.
Les théologiens, au contraire, y virent, non sans quelque raison, des théories hétérodoxes, et le domi- nicain Jacques Ilochsirallen, professeur de théologie à Cologne, réfuta Reuchlin dans sa Destruction de la Ca- bale (Destruclio Cabbale sea Cabbalislicc perfidie).
Cette dispute s'ajouta à la querelle d('jà pendante entre le juif converti, /ye//tvA-o/7î et Reuchlin qui avait pris la défense des livres juifs, dont on réclamait la saisie, et, au besoin, la destruction.
La question de ces livres ayant été soumise à une commission dont Hochstratten et Reuchlin faisaient partie, celui-ci prononça que l'on devait laisser aux Juifs même le Talmud, tandis que Hochstratten en réclamait la disparition.
Malheureusement des personnalités blessantes furent mêlées par Reuchlin aux débats. Pfefferkorn, se sen- tant atteint, répondit avec virulence dans le Miroir à la main (i5i i). Reuchlin riposta plus violemment en- core par le Miroir des yeux, où il traitait son adver-
22 LUTHEU ET LE LUTHÉRANISME
saire de « vulgaire coquin » et d' « écrivain déloyal ».
Ce dernier pamphlet parut au moment de la foire aux livres de Francfort (automne i5i i) et fit une pro- fonde sensation.
L'ouvrage, déféré à l'Université de Cologne, fut blâmé par elle. Mais Reuchlin, excité par ses amis, n'hésita pas à publier deux mémoires oii les théolo- giens de Cologne étaient indirectement attaqués, et où tous SCS principes étaient maintenus et affirmés de nou- veau.
Pendant ce temps, PfelTorIvorn, exaspéré, vint encore ajouter à l'aigreur du débat par son Miroir ardcnl, que suivit de près l'interdiction par l'empereur jMaximilicn du Miroir des yeux de Ueuchlin. Celui-ci publia alors sa Défense contre les calomniateurs de Colofjnc, qui prélude aux violences de Luther contre les théologiens. Reuchlin appelle ses adversaires « moutons, boucs, pourceaux », il les accahle d'injures et d'outrages, et traite le théologien Arnold de Tongrcs, l'un de ses juges, de « faussaire et calomniateur ».
La Défense fut déférée avec le Miroir des y eux à l'inquisiteur de la foi. qui était précisément Hochs- trattcn. Mais Reuchlin en ayant appelé au Pape, l'af- faire fut portée devant Léon X, qui dilféra d'agir, comme plus tard dans l'alTaire de Luther, par igno- rance du péril (i5i4).
Là-dessus toute l'Allemagne se partagea en deux camps ennemis et acharnés. D'une part les théologiens, et de l'autre les humanistes qui commencèrent une campagne effrénée d'injures et de satires.
C'est à ce propos que parurent les fameuses Epîlres des hommes obscurs, élahorées dans- l'entourage de Mutian, par Ulrich de Ilntten (i/i88-i523), Crolns liuhianns (fJans J(i(/er) et, selon l'historien Krauss,
SIGNES PRÉCURSEURS DE LA RÉFORME 23
aussi par Eohaii Ilessiis. Ces Epislolœ obscurorum vi- ronun étaient divisées en deux séries, dont la pre- mière parut en i5i5-i5i6, la seconde en lâiy. Elles devaient porter le dernier coup aux (( barbares ». On y présente des moines dégradés qui écrivent à l'hu- maniste Orlnuims Gratins, dans un langage où l'ironie la plus grossière se mêle aux personnalités les plus infâmes, aux calomnies les plus atroces. Le Pape y est traité avec le dernier des mépris. Arnold de Tongrcs y est accusé d'adultère, les indulgences, les l'eliques tournées en ridicule, etc.
Naturellement, les réponses de Ilochstratten et de PfelTerkorn se perdirent dans l'immense éclat de rire hainejx que soulevaient ces Epîtres. Et c'est précisé- ment alors que se présenta la fameuse question des indulgences (i5i7) qui fournil à Luther l'occasion d'entrer sur une scène, où son apparition était si bien préparée.
L'atmosphère où il allait vivre et combattre, était saturée de haines et de colères. 11 lui était réservé d'être l'étincelle qui devait mettre le feu à cette im- mense accumulation de matières inflammables. L'in- cendie qui en résulta dure encore après quatre siècles et ne semble pas, hélas, près de finir !
PREMIÈRE ÉTUDE
GENESE DE LA DOCTRINE DE LUTIIEU
Sommaire. — I. La justification par la foi seule, point central du luthéranisme. — Méprise de Bossuet sur la genèse du sys- tème. — L'expérience interne, source de la doctrine de Lu- ther. — IL La légende luthérienne, thèse des protestants d'après Mgr Baudrillart. — Exposé populaire de l'évolution de Luther (Me^er's Konversations Lexicon). — Incertitude des protestants sur la date de la conversion de Luther. — Le « message de Luther », d'après Harnack. — Récit de Lam- prccht. — in. Origine de la légende : récits de Luther après i53o. — Exagérations notoires de Luther. — IV. La vérité. — Enfance, études, entrée au couvent de Luther.
— L'Eglise catholique non responsable des égarements de Lu- ther. — Luther n'a pas » inventé » la miséricorde divine. — Caractère mélancolique de la piété au xa"^ siècle. — V. Fable lancée par Luther sur sa découverte du sens de Bom., I, 17.
— VI. Luther pendant son noviciat (i5o5-i5o7). — Joie de Luther au couvent en rSog. — Luther ne souffre qu'i/ik'rje/j- remenl. — La concupiscence invincible, — Découverte de l'Evan- gile, par Luther ! Justification par la foi seule. — VIL Con- clusions : la légende doit faire place à la vérité. — L'orgueil, l'abandon de la prière ont perdu Luther,
GEiNÉSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 25
Le point central de la théologie luthérienne est le principe fameux de la Justification par la foi sans les œuvres. 11 serait facile, comme l'a montré Mœhler [i), de faire sortir toute la doctrine de Luther de ce pre- mier principe qui en est l'âme. Nous n'avons pas à tenter un tel travail, et nous examinerons seulement, dans une étude spéciale, les. variations du Réforma- teur sur ce point capital de son enseignement.
Ce qui nous importe ici avant tout, c'est de recher- cher comment le moine augustin, d'ahord disciple fi- dèle de l'Eglise catholique, en arriva vers i5i5 à for- muler un dogme si directement contradictoire à sa foi première. Ce problème est d'une importance décisive. Pour le résoudre, il faudrait pouvoir lever le voile qui recouvre le travail intime accompli sourdement dans l'âme du frère Martin Luther, pendant des années, à son insu peut-être. 11 faudrait pouvoir dire par quel enchaînement insensible il aboutit, après une déviation peut-être sans imporlance au début, grâce à sa téna- cité et à la logique même des choses, à une position absolument inconciliable avec la théologie catholique.
Les difficultés d'une pareille recherche apparaîtront dans la suite de cet exposé, mais dès à présent, nous pouvons signaler l'insuffisance des explications autre- fois courantes sur l'objet qui nous occupe. Ne voir dans l'origine du protestantisme qu'une a querelle de moines », c'est avoir la vue aussi courte que Léon X en présence des premiers symptômes du grand mouve- ment qui commença sous ses yeux. Et cependant c'est à peu près à cela que revient le récit de Bossuet lui- même.
(i) Symbolique, éd. Lâchât., p. 25-27. Voir aussi le Mœldor ôe Cl. GovAU (col. La Pensée chrcliciine), p. i45-i46.
2t) LUTHER ET LE LrTIIÉRAXISME
(( Il faudrait, tlit-i], raconter les commencements de la querelle de loiy, s'ils n'étaient connus de tout le monde. Mais qui ne sait la publication des indul- gences de Léon X et la jalousie des: augnslins contre les jacobins qu'on leur avait préférés en cette occasion ? Qui ne sait que Luther, docteur augustin choisi pour maintenir l'honneur de son Ordre, attaqua première- ment les abus que plusieurs faisaient des indulgences, et les excès qu'on en prêchait ? Mais il était trop ar- dent pour se renfermer dans ces bornes : des abus il passa bientôt à la chose même. 11 avançait par degrés et encore qu'il allât toujours diminuant les indulgences et les réduisant presque à rien par la manière de les expliquer, dans le fond il faisait semblant d'être d'ac- cord avec ses adversaires... Cependant une matière le menait à l'autre. Comme celle de la justification et de l'efficace des sacrements touchait de près à celle des indulgences, Luther se jeta sur ces deux articles et cette dispute devint bientôt la plus importante {i). »
Il est certain que le génie de Bossuet a été,, ici, déçu par les apparences et trompe par l'opinion accréditée de son temps '2).
Notre époque aime au contraire à remonter aux sources cachées de la pensée d'un auteur. Elle subtilise parfois même à l'excès sur les influences qu'il a subies, sur les doctrines dont il dépend, sur les précurseurs qu'il continue.
C'est une vérité maintenant devenue presque banale, qu'un système n'est pas une chose morte, qu'il jaillit des entrailles même d'une âme, et ne peut s'expliquer
(i)Hist. des variât., Lacliat, XIV, 23-24-
{2) « C'est là, dit Dollinger, une de ces nombreuses erreurs qui se sont enracinées sur le terrain de la Réforme. » (La fié- form,', III, 9.)
GENKSE DE L\ DOCTRINE DE LUTHER 27
que par une connaissance approfondie de la psyclio- lojïie de son auteur.
L'homme est pondant longtemps un être a peu près impersonnel. Son moi intime est encore enve- loppé comme un germe. Pans son enfance — et l'en- tance peut durer bien longtemps, puisqu'il y a des âmes toujours mineures — l'homme est éminemment « un être enseigné )> . Le milieu dans lequel il grandit, l'atmosphère qu'il respire, les leçons qu'il reçoit, tout contribue à déposer à la surtace de son moi une foule de pensées, de sentiments, d'habitudes qui peuvent étoulTer coniplèlement sa personnalité.
Mais clans les âmes vigoureusement douées, il arrive toujours un moment ovi commence au dedans un travail profond, analogue à celui de la digestion. Le caractère propre de l'individu se développe et s'affirme. Chacune de ses expériences est pour lui le point de départ de courants nouveaux où s'épanche sou activité. Tout ce qu'il peut assimiler de ce que l'éducation qu'il a subie avait déposé en lui, devient sa propre substance; le reste est éliminé peu à peu, parfois même rejeté, avec la violence que déploie un estomac délicat pour se débarrasser de l'aliment qui lui est contraire.
La psychologie moderne se complaît dans l'analyse de ce réveil d'activité personnelle, dont les manifesta- tions mettent en déroute les théories désormais vieillies du sensualisme et de l'associationnisme, pour lesquels tous les éléments de la vie de l'esprit sont apportés du dehors et persévèrent comme des atomes indestructibles dans l'intérieur où ils sont entrés, et dont ils expliquent, par le jeu varié de leurs combinaisons mécaniques, toute la trame infiniment compliquée.
Que Luther ait été un de ces tempéraments éner- giques et robustes qui font éclater un beau jour les
28 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
enveloppes où l'éducation les avaient enfermés, c'est ce que personne ne conteste.
Toute la difficulté est de déterminer la nature des expériences intimes qui ont été le point de départ des affirmations de sa personnalité puissante.
Il s'agit de savoir pourquoi son estomac n'a pu di- gérer les aliments qu'on lui présentait. A qui la faute? A l'estomac ou aux aliments ? Ne serait-ce pas plutôt à la façon qu'il eut de prendre cette nourriture spiri- tuelle réclamée par tout son être?
Ou bien la solution du problème ne serait-elle pas dans une tout autre considération psychologique?
Il y a des individus pour lesquels l'expérience in- time n'est pas seulement l'origine d'une direction que prend chez eux l'activité intellectuelle, mais le moteur secret et caché qui domino et régit toute leur vie per- sonnelle. Pour ceux qu'on appelle « des impulsifs », le sentiment instinctif et profond, le sentiment aveugle et puissant, fait de contradictions et d'incohérences, est ce qui règne en maître. L'intelligence, bien loin d'avoir son mouvement propre, est asservie et devient une sorte d'avocat sophistique chargé d'apporter des explications plus ou moins ingénieuses pour légitimer les écarts du sentiment. C'est le cas par exemple de riiypnolisé inventant des raisons, imaginant des motifs pour rendre compte, aux autres et à lui-même, dos actes qu'il accomplit par suite d'un suggestion dont il est l'esclave inconscient.
Ce cas est peut-être plus fréquent qu'on ne le pense dans la vie censée normale, et pour une foule de per- sonnes, il y a, dans les profondeurs ignorées de leur esprit, un ressort caché qui leur impose, sans qu'elles le sachent, leurs opinions et leurs croyances (2).
([) Le pragmatisme moderne a toutefois, à noire sens, le tort
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHEU 29
Quoi qu'il en soit, c'est dans le tempérament de Luther, c'est dans son caractère, dans ses expériences personnelles, dans ses épreuves surtout qu'il faut chercher l'explication de .son évolution et c'est sans doute aussi dans la ressemblance de quelques-uns de ses états intérieurs avec ceux d'une foule de ses con- temporains, qu'il faut voir la source de son immense inlluence et du retentissement prodigieux de sa prédi- cation.
Protestants et catholiques, tout le monde est d'ac- cord ou à peu près sur ce premier point.
Le différend commence dès qu'on veut sortir du principe général pour passer à l'application.
Les questions, qui sont impliquées dans une étude comme celle que nous abordons, sont si délicates, si irritantes que la susceptibilité du lecteur, suivant le parti auquel il appartient, est surexcitée d'avance et que de part et d'autre on crie à la partialité, à l'injus- tice, dès que l'on se sent touché.
Peut-être serait il temps cependant de regarder les faits avec plus de calme et de tranquillité.
On nous pardonnera si nous ne réussissons pas à atteindre ici non pas cette indifférence — l'indifférence n'est jamais possible ni même permise — mais ce degré de justice dont nous sentons si vivement le be- soin.
II
Le P. Denijle, et après lui le P. Albert Maria
d'abuser de celle vérllé doljservaliou et de faire d'un cas parti- culier une règle générale. Toule prédominance excessive d'un élément aux dépens des autres est un cas de déséquilibre psycho- logique. Mais l'équilibre existe.
30 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Weiss, continua leur de l'œuvre de son confrère dé- funt, ont mis en pleine lumière ce que Ton est bien obligé d'appeler, comme on le verra, la u légende iu- tbérienne ».
Cette légende se relie à une conception d'ensemble sur le principe de la Réforme, conception que M(/r Bdii- drillart expose en ces termes :
« Vous connaissez, dit-il, la thèse de la plu; art des historiens protestants sur les origines de la Réforme religieuse du xvi" siècle. Elle fut, à les en croire, l'explosion irrésistible et spontanée de la conscience morale des peuples révoltés contre la corruption de l'Eglise romaine. Corruption qui — toujours aies en- tendre — remonte bien haut, au iv" siècle, suivant la plupart et même au second suivant quelques-uns. Les usurpations, les superstitions, voire les abominations de Rome s'ajoutent et s'accumulent au cours des siècles ; elles avaient tout atteint et tout souillé, lorsque Dieu, prenant pitié de son Eglise, suscita deux grands réformateurs, Luther et Calvin, qui furent les prophètes des temps nouveaux, les apôtres de la religion en esprit et en vérité, les r/'généra leurs de la vie chré- tienne, les illuminateurs des intelligences libérées, jus- tifiant de toutes manières la fameuse devise protes- tante : Post ienchras lux \i\. »
Inutile de montrer ici tout ce qu'il y a de décevant dans cette thèse d'un Dieu qui « prend pitié de son Eglise » après douze ou quinze siècles d'abandon et d'effroyable corruption. La suite de ces études mon- trera dans quelle mesure la corruption a été arrêtée et guérie par les soins de Luther, clic dira jusqu'à quel point cet homme fut un envoyé de Dieu.
(I I BAiDniLLvm, L'Eijlise calh , la Ren, et le prot., p. 107- 108.
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 31
Il nous faut maintenant raconter en quels termes les historiens protestants ont appliqué leur thèse générale au promoteur lui-même de leur grande Réforme.
Voici d'abord un exposé plutôt populaire de l'évo- lution de Luther (i).
« Martin Luther est le Réformateur de l'Allema- gne. Son riche cœur laisse encore aujourd'hui couler à flots une plénitude de bénédiction, parce qu'il a donné son expression puissante au fondement commun de toute conscience allemande, à notre vie intérieure si brave, si pieuse et si digne ! »
Après ce début quelque peu dithyrambique, et après le récit rapide de ses premières années, voici comment l'on aborde sa vie monacale à Erfurt, à partir de i jo."3, (il avait alors a2 ans).
« Toutes les grandes questions de l'existence se pressaient en foule dans son àme ardente et solitaire. Dans son angoisse on face de la colère de Dieu, il se jeta, avec un enthousiasme passionné, dans une vie pleine de renoncement, de dévolion et de pénitence. Aucun des plus bas offices ne lui fut é[iargné, tandis que l'on voyait d'un mauvais œil les éludes qu'il en- treprenait dans le même temps avec un zèle décidé et que l'on cherchait à le resserrer dans la vie du cloître. En dépit de toute son obéissance et en dépit de l'ac- complissement consciencieux de ses devoirs, il ne res- sentait qu'une pénible inquiétude. Au milieu des tra- vaux littéraires qu'il poursuivait nuit et jour, il oubliait parfois ses u Heures )),puis par un retour de contrition
^1) Eiii[iniiilc ou Mcycr's Konver^ations Lcxicon, sorte d'ency- clopédie à la fois savante cl simple, 1res répandue en Allemagne puisqu'elle est parvenue à sa sixième édition. \ous citons la deuxièiae édition de i805.
32 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
profonde, il revenait à sa règle de vie et jeûnait, se fla- gellait jour et nuit. Parfois laissant là les livres et le cloître, il allait prêcher aux paysans de quelque ha- meau. Dans la solitude de sa cellule il était tourmenté d'une affreuse angoisse...
L'enseignement pauliniende la grâce faisait surtout saigner son cœur. Cet enseignement frappait en plein son système ecclésiastique. Car il y avait, dans son ferme propos de devenir un saint, cette supposition impliquée, qu'il est possible à l'homme de vaincre le péché et voici que ni les jeûnes ni les flagellations ne pouvaient arriver à comprimer les bouillonnements de son sangjeune, l'énergie débordante de son âge plein de vigueur ni les assauts du doute qui remplissait son âme. Il voyait surgir le péché de partout, et aucun se- cours ne lui venait des conseillers de sa conscience, in- capables de le comprendre... Il y avait des moments douloureux et désespérés qui auraient jeté Luther dans les bras de la folie, s'il n'était tombé alors dans une morne insensibihté, car une fois on dut forcer sa cellule et on le trouva sans connaissance.
Le fil conducteur, qui devait le faire sortir de ce la- byrinthe et le ramener à la lumière, fat mis dans sa main par un vieux frère qui le plaça simplement sur la question de la rémission des péchés. Luther réfléchit et étudia là-dessus et devint joyeux car il vit que a la jus tice de Dieu est sa miséricorde » et « il mit d'accord la justice active et la justice passive (i) »... Ainsi Luther arriva à établir une relation personnelle entre son âme et Dieu. Le ciel, qui, en dépit de toutes les con-
(i ) Le texte porte : er réunie Gerechtigiccit und Gerecldsein zii- saniinen, et se trouve entre guillemets dans le contexte comme une citation de Luther lul-mènie.
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 33
fessions et de toutes les pénitences, était resté fermé jusque-là, s'ouvrit devant \in Dieu, qui luiétail apparu jusque-là avec le visage d un juge terrible pour le pé- cheur, prit alors pour lui l'apparence d'un protecteur tout aimant. Dans lecaltne, il vivait dès lors avec son « cher Dieu ». Il n'avait plus besoin désormais de l'intermédiaire de l'Eglise. Les œuvres de pénitence deviennent pour lui d'une importance problématic|ue... Tout son être et toute son action dérivent de ce processus intérieur, par lequel il établit sa relation avec Dieu, et l'on peut bien dire qu' « avec la vie claustrale de Luther commence une nouvelle ère pour l'Allemagne ).
Ceci se passait, nous dit-on, dès les premières années de religion du frèie Martin Luther, puisque l'on ajoute « qu'il fut heureux des dispositions de Slaupitz qui le transféra alors à l'université récem- ment fondée ( looa) de Wittemberg. Or, celte transla- tion da jeune professeur est de i5o(S. A cette date, par conséquent, le futur réformateur était déjà en posses- sion de la vérité et, nous dit-on, « il ne voulait pas la garder pour lui seul, mais il désirait la communiquer autour de lui ».
Toutefois, cette date de i.'joS n'est pas regardée par tous les auteurs comme celle de la délivrance du jeune moine.
!1 règne à cet égard, parmi les luthérologues, une grande indécision. Tandis que la plupart d'entre eux placent l'époque de sa conversion aux idées qui leur sont chères, dans la période d'Erfurt (i5o5-i5o8), (( ce qui est décidément absurde », dit le P. Denifle, d'autres se rejettent sur la période de Wittemberg (après i5o8) ou comme Kostlin, l'un de ses derniers biographes hésitent entre les deux.
La raison de cette incertitude est facile à concevoir.
34 LUTIIEU ET LE LL THÉUAN'ISME
L'ignorance de la théologie du Moyen Age fait croire au plus grand nombre que la théorie de h jastification (/ralnile est une invention du génie de Luther, et dès qu'ils rencontrent une expression de celle sorte dans les écrits du Réformateur, ils le proclament libéré de la servitude scolastique. alors que le dogme en ques- tion est Iradilionncl dans l'Eglise et avait déjà reçu avec Pierre Lombard, trois cent cinquante ans aupa- ravant, sa formule définitive (i).
Mais si les lulliérologues hésitent sur la date précise de la grande évolution de leur maître, ils s'accordent admirablement quand il s'agit de déterminer la nature de l'expérience qui l'a guéri.
Le récit que nous venons de citer est caractéristique sur ce point. Luther réfléchit sur la rémission des pc-^ chés et il découvre soudain une chose merveilleuse et ignorée depuis le Christ : la iniscricorde dicinc. « Dieu, qui lui était apparu jusque-là avec le visage d'un juge terrible pour le pécheur, prit alors pour lui l'apparence d'un protecteur tout aimant. »
Les auteurs protestants, surtout depuis que Schloier- machera révolutionné leur théologie en y introduisant la flamme ardente du sentiment, célèbrent cette décou- verte de Luther avec un lyrisme qui déborde et qui les enivre.
(( La foi (a) vivante en Dieu, qui crie par (Ihrist a la pauvre âme : salas taa ego sum ! l'abandon plein de sécurité en cette pensée que Dieu est l'être auquel on peut se confier... ielfal le message de Laihcr à la chré- tienté ! »
(i) De:<iile, p. !t28.
(2) Rappelons que ce mot dans la langue prolcslanlc signifie : confiance et non croyance.
GENKSK Di: LA DOCTRINE DE LUTHER ,'i5
Celte belle phrase d'Ifarnack (i exprime sans doute une très noble pensée, mais ce qu'elle ne dit pas, c'est que ce mot tout plein d'une douceur infinie : Salu^ liia cfjo sain ! ce mot que .Tésus murmure au nom du Père dans les replis intimes de l'àme désolée, aNait déjà été entendu, un siècle avant Luther, par l'auteur de r [mi talion : Hoc dicif dilectus (uns : Sa/us tua er/o siim, pax laa et vila tua ! 2). Ce ne fut donc pas « le message de Luther à la chrétienté ».
Ce que les historiens du parti excellent à décrire en termes dramatiques et poignants, c'est l'horreur du cloître et de la vie que Luther y mena quclqtie temps. On aime à donner le détail de tous ces « appuis » fra- giles, recommandés au jeune moine, mais impuissants à tenir les promesses fondées en eux et se brisant dans ces mains nerveuses, u Toutes les variétés d'une x\s- cèse massive, tous les genres de contemplation, toutes les données de la haute Mystique, Luther les a essayées. Il observait la règle de l'Ordre plus que douloureuse- ment, il jeûnait au delà de toute mesure, il se flagellait, il s'abandonnait à une concentration sans fin, s'immo- bilisait dans la narcose de l'extase jusqu'à ce qu'il put se croire au milieu des chœurs des anges. Aucune /)o.v- sibililc iVa'iivrc de la vieille Eglise pour la justification dans la perfection ne resta sans être tentée. Mais ce que Luther cherchait anxieusement, il ne le trouva point. Ni l'épuisement qui était la suite de la mortifi- cation corporelle, ni l'union extatique d'un instant avec
(ij Lclifbnch dfr Dofjinengrschirhfe , II l^, 739, cf. aussi, p. "j-ii.
(2) Dr Imllaf. Chrisli., III, caji, i. 3. Le mot est cniprunlc au Psaume 3^1, V. 3 : Die aiiiinw iiicœ : Snlus tua ctjo sinn .' — Le reproche d'irrcliijiosité fait par Ilarnack à la théologie c^lholiqiie a été lelevé n'oemmcnt par M. >otto>, lif.rnmh imd Thnnios von Aquin, l'adcrlwni, lyoO.
36 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
un Dieu vaporeux et panthéistique ne le trompèrent sur les exigences toujours plus pressantes de son unie, qui appelait une union personnelle durable avec Dieu. Le contraire arriva. Plus il épuisait les moyens de l'Eglise, môme ceux des Sacrements et spécialement de la confession, où personne ne le comprenait (i), plus sa solitude devenait terrible, plus son abandon de la part de Dieu devenait lamentable : il fut poussé jus- qu'à l'abîme du désespoir et de la démence (2). »
On le voit, les traits de la légende lutliérienne sont les suivants :
i) Elevé dans une religion barbare qui lui montrait au fond du ciel bleu, un Dieu toujours plein de colère, le jeune Luther entre au couvent sous une impression de terreur.
2) Là il se livre aux exercices de l'ascétisme tradi- tionnel, qui, loin de calmer son âme, la jettent en proie aux plus afifreuses angoisses.
3) Enfin dans son cœur oppressé, la lumière se fait, il comprend que la justice de Dieu est celle qui nous justifie et non celle qui nous condamne. Un rayon de soleil vient réchauffer tout son être et « il entre à pleines voiles dans le paradis. »
C'est un drame en trois actes qui se déroule sous nos yeux, drame poignant qui finit sur une impression de joyeuse délivrance.
(1) Cette pensée de Luther « incompris » par ses confesseurs, est exprimée, on l'a vu, dans l'article précité du Mcjer^s Konver- sations Lexicon, et l'on y ajoute ce trait : Stavipitz lui écrivit un jour : « Si tu veux que le Christ te vienne en aide, il le faut avoir un catalogue de péchés bien déterminés et ne pas venir avec de telles actions ressassées (^Trôdclwerken) et des péchés de marionnette [Puppeiisunden) ».
(2) Lamprecht, Deutsche Geschichle, V, 220 ; Dekifle, 35o.
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER H7
La réalité toutefois est un peu diiïérente. Mais avant de le montrer, il ne sera pas sans intérêt de rechercher l'origine de la légende passionnante que nous venons d'exposer.
III
C'est une tâche ingrate, sans doute, que de mettre de la poésie en prose, mais il n'est pas moins malaisé de faire accepter l'apparence austère et simple de l'his- toire par ceux qui ont connu et aimé la légende. Allez donc dire à un Suisse que l'aventure fameuse de Guillaume Tell est une fable !
Cependant après le vigoureux coup de bélier donné par le P. Denifle (i) contre la construction fantaisiste des luthérologues, il est permis peut-être d'espérer que la vérité reprendra ses droits si longtemps mécon- nus.
Ce qui est certain et d'ailleurs accordé de tout le monde, c'est que l'origine des récits, plus ou moins dramatisés de l'évolution de Luther, se trouve dans les afTirmations du Réformateur lui-même, après 1530. En voici quelques exemples :
« Le monde veut trop ou ne veut pas du tout morti- fier le corps. Nous pensions, nous voulions par l'abs- tinence, mériter assez pour égaler le prix du sang du Christ. Aiiui ai-je cru, moi pauvre fou. Puisque je ne savais pas ce que Dieu voulait, je devais prendre soin de mon corps et ne mettre aucune confiance dans la tempérance. Au contraire, je me serais tué par les
(j) Nous suivrons presque pas à pas les données du P. Denifle dans ce qui va suivre. C'est d ailleurs le point central et capital de son ouvrage, et ce qui en restera. P. 3^9 et suivantes.
38 LUTHEU ET LE LUTHÉRANISME
jeûnes, les veilles et l'endurance du froid. Auniilieu de l'hiver, je ne portais qu'une mince défroque, et je me gelais, tant jetais fou et imbécile (i).
Ce récit est du 2 décembre 1037. En voici un &i]tr6 de l'an loSg.
« Pourquoi ai-je observé dans le cloître tant d'aus- térités? Pourquoi ai-je écrasé mon corps de jeûnes, de veilles et de souffrances du froid? Parce que je méditais alors d'être certain par là que j'avais obtenu la rémis- sion de mes péchés au moyen de telles œuvres (a), »
Autres déclarations après i5:'|0 : « Nous avons sous lo papisme invoqué à grands cris l'éternelle félicité, nous nous sommes tourmentés pour le royaume de Dieu, et nous avions presque assassiné notre corps non avec le glaive ou la torture extérieure, mais par des jeûnes et la mortification du corps : ainsi nous avons cherché et frappé à la porte jour et nuit. Et moi-même, si je n'avais été, grâce à la consolation du Christ, délivre par l'Evangile, je n'aurais pu vivre deux ans de plus, tant je me martyrisais et tant je fuyais devant la colère de Dieu. Et les larmes et les gémissements ne man- quaient pas non plus, » « Pendant que nous étions moines, nous n'avons rien obtenu par nos macérations, car nous ne voulions pas reconnaître notre péché et notre être impie, nous ne savions même rien du péché originel et nous n'avons jamais compris que l'inhdélité est un péché (3), »
Enfin il écrivait en iù\ô : u J'en étais au point que je me serais, par des jeunes, des abstinences, par la dureté des travaux et des habits, conduit presque jus--
(i) Erl\>(:en, XIX (2° éilit.), p. ^lO (soulignû par Demfle, 353).
(a) Opp. exeg. lai., V, 2G7.
(3) 0pp. c\cc<j. lut., VII, 72 (Demtle, ibid.).
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER H9
qu'à la mort, tellement que mon corps en était tout pâli et tout amaigri 'i). »
Mais Luther a parfois donné des précisions de dates qui déroutent les calculs et les conjectures.
{( J'ai élépr^s de vingt ans moine et je me suis mar- tyrisé en priant, en jeûnant, en veillant, en soutTrant le froid, si bien que j'en serais mort et je me suis tel- lement tourmenté que je ne voudrais pas recommen- cer, même si je le pouvais (2). »
« Plus de vingl ans, dit-il encore, j'ai été un pieux moine, j'ai dit la messe tous les jours, et me suis telle- toUement affaibli que je n'aurais pu y tenir long- temps (3). 1)
Ainsi donc, de i5o5 à i525 cl au delà, Luther aurait, à l'en croire, pratiqué des exercices de mor- tification analogues à ceux du Bienheureux Seuse (Suso) et se serait presque détruit à force de macéra- lions.
Cependant si l'on jette les yeux sur la série des por- traits publiés par le P. Denifle, l'on remarquera que, autant Luther parait maigre et décharné en 1020 (por- tiaitde L. Cranachi. autant il parait au contraire floris- sant en i523 (portrait de Daniel Hopfer, auréolé comme celui d'un saint).
D'ailleurs Luther n'a pas toujours été bien fixé sur le nombre de ses années de soutïrance. « Pendant presque 15 ans, alors que j'étais moine, dit-il, je me suis fatigué par des messes quotidiennes et affaibli par des jevmes, des veilles et d'autres travaux extraordi-
(i) Ibid., XI, 133.
(3) Erl\>oen, 4g, 27 (année loSij). Cf. Demfle, 353. et la noie 2.
(3) !bid., 'ly, 000 (année iô37\
40 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
naircment durs (i). » « J'ai été moi-même quinze nnf; moine... et me suis martyrisé et meurtri déjeunes, de froids supportés, de vie pénible (2). »
Que ces affirmations soient encore exagées, c'est ce qui ressort a\ec certitude, des documents antérieurs à i53o.
A l'automne de i5i6, Luther écrivait en eifet : « J'aurais besoin de deux secrétaires, car je ne fais presque rien lout le jour qu'écrire des lettres, aussi j'ignore si je ne répète pas toujours la même chose. Je suis en outre prédicatotu- du couvent et à table ; chaque jour, on me réclame à l'églisse paroissiale pour prêcher, je suis Régent des études, Vicaire du district, et ainsi onze fois prieur (ayant onze couvents sous ses ordres;. Je suis l'adjudicataire du poisson à Leitzkau, procureiu* dans les négociations avec l'église paroissiale d'Herz- berg. Lecteur sur saint Paul, Co-lecteur sur le Psau- tier. Rarenienl il me reste assez de temps pour m' ac- quitter de mes Heures et pour célébrer. \ cela s'ajoutent mes propres tentations avec la chair, le monde et le démon (3). »
Dans cette lettre, où Luther détaille avec tant de complaisance toutes ses occupations, il n'est rien dit des macérations et des jeûnes, et il est affirmé que ni le Bréviaire n'est récité, ni la Messe dite par lui. si ce n'est rarement.
D'ailleurs, Luther déclare lui-même que Y'EvanijHe Va délivré.
(i) 0pp. exvrj. lat., XVIII, 226 (Denifle, ibid.).
(2) ERLA.ÎiGEN, l6, QO.
(3) E>.DERS, I, GC (Denifle, p. 33, se plaint et s'étonne juste- ment que les Protestants n'aient pas compris le mot : célébrer {cch brandi) dans le sens de 'lire la Messe).
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 41
Or, nous avons vu que la plupart des luth<'ro- logues placent cette délivrance avant t5o8. < Aussi loin que nous pouvons remonter dans les pensées de Luther, dit Harnack, c'est-à-dire jusfja'nux premières années de son aclivité académique à Wiltembercj (ï)^ nous constatons que la fjralia de Dieu est la rémission des péchés, que Dieu accorde sine mérita '2). »
En ce cas, les 20 ans, les i5 ans de pénitence de Luther se réduiraient à 3 ans ou tout au plus 5 ans.
Cela nous montre que Luther ne reculait pas de- vant quelques petites exagérations, ces « mensonges des honnêtes gens (3) ».
Ce qui précède révèle déjà quels éléments contra- dictoires et incohérents sont entrés dans la formation de la légende.
Abordons -la maintenant de front en reprenant point par point les péripéties du drame qu'elle nous pré- sente.
IV
Le père de Luther, llans Luther, étai.t fermier à Mœhra en Thuringe, où depuis des siècles la famille étailétablie. Il fut obligé de quitter le pays, soit, comme on l'admet généralement, pour obéir à la loi des hé- ritages, soit plutôt à cause des soupçons qui pe- saient sur lui. On lui reprochait en effet d'avoir tué un
(i) Luttier est venu à Willeraberg en i5o8, après uncabsence fJe deux ans (i5o9-i5ii), il y a résida tiabituellement.
(aj Dofjrnervjcsch^ IIP, 788, n" i.
(3) Nous verrons plus loin qu'il ne reculait pas devant le mensonge proprement dit.
42 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
pâtre à son service avec le mors de son clic val (i). Si ce fait est vrai, il serait une indication du tempéra- ment colérique hérité par le jeune Martin Luther.
Le 10 novembre i'iS3, celui-ci avait vu le jour à Eisleben. Son enfance s'écoula surtout à Mansfeld, oi!i son père était devenu coupeur d'ardoises.
Ses débuts dans l'existence furent pénibles et rudes. La vie familiale fut complètement dépourvue de charmes pour le futur moine.
Son père l'ayant une fois châtié avec la dernière du- reté, il eut de la peine à s'attacher à lui. Sa mère, racontait-il plus tard, le fouetta un jour jusqu'au sang, pour une misérable noix.
Il ne trouva pas davantage à l'école, celte douceur et cette bienveillance sans laquelle jamais un cœur d'enfant ne peut s'épanouir. Il fut frappé violemment jusqu'à quinze fois dans une après-midi.
Cette première expérience de la vie par Luther ne peut pas ne pas avoir eu quelque influence sur son développement.
« Un tel mode d'éducation, dit Janssen, développa en lui une disposition inquiète. Jamais il ne connut l'obéissance joyeuse qui règle ordinairement la vie de l'enfance. La manière dont on l'élevait pouvait peut- être contenir sa violence naturelle, non l'assouplir et la dompter (2). »
A Tàge de i4 ans, il vint comme pupille (3) à Magdebourg, à l'école des Franciscains. Il subvenait alors à ses dépenses en se faisant chantre ambulant. Mais la lutte pour la vie le découragea tellement par sa
(i) Cf. Janssen, II, G7, noie i.
(2) Ibid.
(3) « SCHÛTZE »,
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 43
durelé que son père dut le rappeler à la maison. Il ne garda de cette époque sombre et pleine de soulTranccs morales et physiques, qu'un souvenir pénible. Toute- fois c'est alors que se forma sa liaison avec Jean Rei- neckf .
L'année suivante (I '198), une nouvelle tentative fut faite. Le jeune Luther fut placé à l'école latine d'Eise- nach. Il eut pour maître le célèbre Trebonius. Il continua pendant vm an encore à mnngor son pain avec ses larmes, toujours chantant dans la rue pour apitoyer les passants.
Mais enfin sa voie toucha au cœur une jeune (i) veuve noble, de la famille dcsCotta. Elle reçut chez elle avec affection et générosité le jeune étudiant^ âgé alors de iG ans. Luther disait plus tard qu'il avait appris d'elle cette maxime : (( Il n'y a pas de chose plus pré- cieuse sur la terre que l'amour d'une femnie, quand on est assez heureux pour l'obtenir (2). »
Pour la première fois de sa vie, Luther goûta quel- que bonheur alors dans la douce atmosphère de la de- meure où ilavaitété recueilli, et dans le culte simul- tané de l'étude et de la musique.
Mais pour achever sa formation, le jeune étudiant devait suivre les cours de quelqueUniversité. En lôoo- i5oi, il entrait à celle d'Erfiirl, pour y étudier la philosophie et le droit, sur .le désir de son père, qui voulait en faire un juriste.
(i) Janssçn fait remarquer avec raison cju'on ne peut faire de celle personne « une digne matrone » avec Kuhler, puisque l'on avoue que son flls Henri était ctadiant à \\'ittemberg, vers i54o, cl reçu à la table de Luther. La famille des OAta remonte k l'époque romaine, on en suit la trace aux x^ et xi" siècles en Ita- lie, puis au xv" en Saxe. Elle a compté encore récemment des membres illustres. La protectrice do Luther s'appelait Ursuh'.
(3) Erlasgen, 61, 212.
44 LUTHER ET LE LUTHÉRANLSME
Martin Luther fit de grands progrès dans les langues classiques.
Cicéron, Virgile, Tite-Livc, Plante étaient ses au- teurs favoris. Il devint habile dans les discussions dia- lectiques, se fit remarquer par sa présence d'esprit et sa facilité. Il en garda même, dit un biographe, un pen- chant à la dispute et à la chicane, pendant toute sa vie.
En i5o2, il fut reçu bachelier, en i5o3, maître- ès-arts, et songea dès lors à remplir le désir de son père.
Sa première liaison avec les humanistes Jean Lang, Crotus Rubianus remonte à cette époque. Il se faisait alors apprécier comme musicien et savant philoso- phe (i). Mais déjà son caractère manifestait des iné- galités et des retours étranges. Après une partie de plaisir, où il avait montré l'humeur la plus joyeuse, des scrupules s'emparaient de lui et tourmentaient sa conscience.
A la suite d'un duel, où l'un de ses amis fut tué, il ressentit une impression profonde. Un orage, à quel- que temps de là, le surprit aux portes d'Erfurt, et sa vie même fut menacée. « Lorsque je me vis tout proche d'une mort qui semblait se hâter, écrivit-il plus tard, je prononçai sous l'empire de l'elfroi un vœu contraint et forcé (2). »
Une dernière fois, il réunit ses amis et au milieu d'un souper joyeux, accompagné de musique et de chants, il leur annonça son intention d'entrer au cou- vent des Augustins. Aucune objection, aucune prière ne put ébranler son dessein.
( i) .Tasssex, p. 69.
(2) Ibid. De Wette, II, lOi.
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 45
L'étonnenient fut grand dans Je cercle de ses con- naissances, quand on le vit franchir le seuil du mo- nastère où il allait s'enfermer, pensait-on. pour tou- jours.
C'était le 1" juillet i.3o5.
Cette démarche le brouilla complètement avec son père, frustré dans son attente et dans l'espoir qu'il fondait sur l'avenir de son fds.
Tels sont, brièvement résumés (i ), les faits qui ont marqué la jeunesse de Luther et qui ont abouti à cette détermination soudaine autant qu'étrange.
Le point en litige est de connaître le motif interne qui le poussa dans cette voie décisive.
Son père, nous l'avons dit, s'opposait fortement à la vocation improvisée de son fils : « Contrairement au quatrième commandement, lui écrivait-il, en 1607, vous nous avez abandonnés dans notre vieillesse, votre bonne mère et moi ; et cependant, nous pouvions nous attendre à recevoir de vous consolation et secours, après tous les sacrifices que j'avais faits pour votre instruc- tion (2). »
Ces reproches durent bien vite engendrer des re- mords ou tout au moins des regrets dans l'àme im- pressionnable du jeune moine.
Lui-même a expliqué son entrée subite au couvent, par l'état intérieur de sa conscience. « Si je suis entré au couvent, si j'ai renoncé au monde, a-t-il dit, c'est que je désespérais de moi-même. »
(i) Pour plus de dctjils voir les biographies : Evers, Martin Lli'uer, Lebeii und Characldcrblld, Main:, i883etsuiv. (calliol.); JiJRGENS, Lulliers Lebeii, Leipzig, i84(3; Kostlis, .1/. Lulher, sein Lcben und seine Scliriften, Elberfeld, 1870 (protestants). Bi- bliographie dans Jaxssex.
(2) Cité par Jasssex, p. 70.
46 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Nous n'avons aucune raison sérieuse cle douter de la vérité de cette affirmaticn. Elle rend assez bien compte de la soudaineté de sa décision.
Mais n'y a-t-il pas une injustice criante à rendre res- ponsable l'Eglise catholique et son enseignement, du désespoir qui affola cette pauvre àme au point de la précipiter, probablement sans vocation, dans la vie du cloître ?
On nous dit que Luther fut la victime d'une doctrine barbare qui lui présentait un Dieu toujours terrible, toujours menaçant pour le pécheur, si bien qu'après des années de torture morale, le malheureux moine dut inventer l'idée de la miséricorde divine pour sortir de son enfer.
C'est pourtant là un point facile à éclaircir. Nous n'en sommes pas le moins du monde réduits à des con- jectures, à ce sujet.
Que faire donc pour connaître la vérité ? Examiner, comme l'a fait le P. Denille, les documents authen- tiques où sont contenus les enseignements officiels de l'Eglise (i).
11 n'y a peut-être pas une oraison dans le Bréviaire, ni dans le Missel, où l'idée de la miséricorde divine n'apparaisse et ne soit pieusement invoquée.
On appelle Dieu des noms les plus doux, les plus affectueux.
(( ProL'sta, Paler piissime, Omnipotens et miscricors Deus, Exaudi nos Deus salalaris noster, Exaudi nos niisericors Deus, Respice propilius Domine », etc., telles sont les expressions les plus fréquentes. Mais pas une seule fois, la pensée d'un Dieu irrité ne se ren-^ contr<:' (-j).
(l) DCMILL, Ji. /loo h [\'22.
(:',) On ne peut signaler que les oraisons contre la [jesic, où le
(lEXÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 47
L'examen même superûciel de ces oraisons con- vaincra tout esprit non prévenu' de la fausseté des ca- lomnies déversées par Luther et les lulliérologucs contre les dogmes catholiques.
On y enseigne aux chrétiens à ne pas se fier dans leurs œuvres, mais en Dieu ^^i), qui est notre seul salut, notre seul espoir (2), à compter sans relâche sur l'infinie miséricorde de Dieu (3)* On enseigne que celte miséricorde inelVable (/|) n'abandonne aucun de ceux qui espèrent en elle (5) et ne permet pas qu'ils soient affligés outre mesure.
On voit avec quelle raison Luther peut dire que « la fausse théologie (celle des papistes) représente Dieu irrité avec les pécheurs, qui avouent leurs péchés «^ « Un tel Dieu, ajoute-t-il, nest ni au ciel, ni nulle part ailleurs, c'est une idole du cœur méchant. Le vrai Dieu dit bien plulàl : Je ne veux pas la iiiori du [wclieiir ntûis (jn'il se conrerdsse cl (jn'il vive. »
Or, l'Eglise emploie cotte parole même d'Ezéchiel, dans l'oraison de la Messe pro vilandn iiiortalilate :
mot jVfl, irarwtdia, se trouve, mais il s'a|)[iliqnc au llcau liii- mcm«, non à lidée dn juyeineiil.
(i) Deus,qin consplcis qma ex nuUa noslra aclioiie confuliniiis (Scxagésimc).
(2) Drmt in le spcmnlhim Joiiltiidn, (uh-^li) imipitiiis inviintlioiii- bns nostris cl quia sine le nihil polcst morfolis injirmilas, nrœsla auiilium grutiee Une (i"" dira. ap. Pent.). Dons qui conspicis, quia ex milla noslra virliile snbsisliintis (n nov., saint Martin).
(3) Dcvs, cajus niiscricordiw non esl nnmcrus cl bonilalis infiniltis csl Ihcsuuras ( pro fji'aliarum udianeY
{\) Inclfiibilcni miscrii.orJiam taani Dnniinc, iiobis clcmcnler os- IcuJe (pro quacuniquc ncccssllalc).
(5) Deiis qui nemincm in te spcrniilem ninduni afjliiji prruiillis. (l'oblcom. pro (jrat. actione.)
48 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
K Deas,qiil non niorlcm sel pœnilcntlcun dcsidcras pcc- catornm... »
Enfin, Luther reproche constamment aux « pa- pistes )) de se fier dans leurs œuvres et de croire qu'ils toucheront le cœur de Dieu sans l'intervention du Christ.
Or, d'une part cela contredit le reproche précédent, puisque les papistes dans ce cas auraient trop de con- fiance, bien loin d'en manquer, et surtout cela ca- lomnie la pratique de l'Eglise qui ne fait pas une orai- son sans passer par le Christ : Per Doniinum nostriim Jcsiun Chrislam, etc. (i).
Si du Bréviaire et du Missel, nous passons à la pré- dication courante au temps de la jeunesse de Luther, il est plus manifeste encore que l'Eglise a été par lui odieusement caricaturée.
« Le premier livre de prières venu, le plus simple catéchisme, eût pu lui rappeler que l'Eglise rejette tout pharisaïsme, toute justice personnelle de l'homme ; qu'elle considère le Christ et ses mérites comme les uniques fondements de la sainteté et de tout acte mé- ritoire, que la grâce du Rédempteur est à ses yeux le principe de toute vie agréable à Dieu ; qu'en particu- lier, elle ne voit dans les exercices de la mortification chrétienne que les moyens d'atteindre à une fin plus haute, que des secours qui, affaiblissant nos penchants coupables, nous aident à les surmonter avec le secours de la grâce, nous répétant que ces xiioyens n'ont au- cune valeur par eux-mêmes et que l'homme ne "saurait établir sur eux son salut (2). »
(i) Cf. Demfle, 419. 420.
(2) Cf. Jansse.n, II, p. 72, et aussi, I, 35, ^2. Le P Doniilc établit longuement la doctrine de l'Eglise sur la perfection, qui consiste, non dans les œuvres, non dans l'étal monacal, mais uni-
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 49
Toulcfois, il faut reconnaître loyalement que, si les accusations de Luther contre l'Eglise au sujet des œuvres sont de pures calomnies, il semble bien que son siècle ne comprenait plus l'Evangile sous les mêmes traits riants et tendres de l'âge précédent.
Ceci semble ressortir de l'examen attentif des mani- festations d'art, si propres à nous éclairer sur le con- tenu des âmes. L'artiste est en rapport avec les foules, surtout au Moyen Age. Il s'inspire des émotions, des sentiments qui caractérisent son époque et les traduit dans sa langue sublime, qu'il se serve du pinceau ou du burin.
Or, au xiu" siècle, l'art est calme et plein de séré- nité.
(( Aucun docteur n'a dit plus clairement que les sculpteurs de Chartres, de Paris, d'Amiens, de Bourges, de Reims, que le secret de l'Evangile et son dernier mot. c'était la charilé, l'amour (i). »
Au xV siècle, au contraire, après la guerre de Cent Ans, après le Grand Schisme, l'art représente la soiij- france. « Il semble que désormais le mot mystérieux, le mot qui contient le secret du christianisme ne soit plus aimer, mais souffrir (2). »
La cause de ce changement, en dehors des événe- ments douloureux de l'époque, est sans doute l'intro- duction des Mystères et fie la lillérafure mystique
qnement dans la cliarUé appiivée sur la foi. Si Lullier esi entre au couvent pour j trouver une sorte de baptême second, agissant ex opère operalo comme le premier, il a eu iort, mais cela même est faux, V. Demfle, i33 et siiiv., 61 et suiv., surtout 282 et suiv.
(i) Em. Maie, « L'Art français à la fin du M. Age », Revue des Deux-Moncics (i*"' ocl. igo;")).
(2) Ibid.
4
50 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
d'alors qui prend pour tlicme unique la méditation de la Passion Sainte Gertrude, le bienheureux Suso, sainte Brigitte, Tauler, Maillart ne se lassent pas de commenter la Passion.
L'art traduit cette préoccupation universelle : Le Crucifix, le Christ au Calvaire, la compassion de Marie, la Mise au tombeau, la Passion du Père, voilà ce que l'on représente.
(( La douleur que cet art exprime c'est la douleur, élevée à l'absolu, portée jusqu'à l'infini, puisque c'est la Passion et la mort d'un Dieu. Que sont les autres deuils auprès de celui-là ? (i) »
Toutefois, si la méditation constante de la Passion du Sauveur pousse les ùmcs à un certain pessimisme, et à une pratique plus habituelle de la mortification, elle est très loin, non seulement de favoriser la con- fiance exagérée dans les œuvres, ce qui est évident, mais aussi de pousser au désespoir.
De plus, c'était là un de ces courants transitoires dont l'Eglise ne peut porter la rcsponsabihté, en sup- posant qu'il y ail lieu de le critiquer, ou d'y voir des abus et des excès.
Concluons donc, eu toute hypothèse, que l'Eglise n avait pas besoin du a message de Luther » pour con- naître la miséricorde divine, et que jamais elle n'a en- seigné à ses enfants que le regard de Dieu n'est tou- jours qu'un regard chargé de colère et de vengeance. Si donc Luther est entré au couvent sans vocation, la faute en est à son tempérament passionne et mobile, passant facilement aux extrêmes et se portant aux
(i) Emile Mâle, loc. cil., l'clucle tout enlicre est à lire, elle fait suite au magnifique ouvrage du mèm» auteur ; L'Ail reli- gieux du XIII' s. en France.
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 51
excès avant d'avoir rélléchi et mùi-i ses délerminations.
Mais, nous dit-on, le monachisme, loin de com- prendre et de calmer cette âme ardente, la jeta aussitôt dans l'exagération. Pour calmer ses angoisses, on lui vanta des moyens absurdes qui ne firent que torturer son corps, sans soulager son cœur. Tous ces « appuis » fragiles se rom[)ircnt dans ses mains, et le laissèrent rouler dans l'abîme de la désespérance. Sa vie au cou- vent fut un enfer, jusqu'au jour oij il découvrit l'Evan- gile méconnu.
C'est Lulber lui-même, on l'a vu, qui donne ces détails poignants.
Nous avons déjà constaté ses exagérations à ce sujet. Le moment est venu de mettre plus complètement à jour la fausseté de toute cette légende. — Examinons d'abord le récit de la délivrance amenée par la lecture de l'épître aux Romains (i, 17). En i54o, Lutlier écrit : « Toutes les fois que je lisais cette parole (i), je désirais toujours que Dieu n'eut jamais révélé son Evangile. Qui pourrait, en effet, aimer un Dieu qui s'irrite, qui juge et qui damne ? »
Heureusement u par l'illumination de l'Esprit saint, ajoute-t-il, il arriva à la joyeuse pensée que dans ce passage il n'est pas question de la justice qui punit, mais de la justice passive, par laquelle un Dieu misé- ricordieux nous jiis(i/îc par la foi <>.
u Dès lors, s'écric-t-il, toute l'Ecriture, et même le ciel me fut ouvert {"i). » « Je me sentis comme né
(1) Eoin.,1, 17, Juslilia eiiitn Dci in en rcvelalur ex fuie in Jidem.
(2) 0pp. exeq. lai., VU, 7A (DexMfle, Syâ).
o2 LUTHER ET LE LUTHERANISME
complètement de nouveau, écrivait-il cinq ans plus tard {l5^o), cl je crus entrer à parles ouvertes dans le Paradis... C'est ainsi que ce passage de saint Paul fut vraiment pour moi la porte du ciel (i). »
Les théologiens protestants ont accueilli avec em- pressement ces déclarations de Luther. Ils n'ont pas songé à contrôler ses dires, ni à en suspecter l'exacti- tude. Ils en ont conclu que la Bible était ignorée avant lui, qu'il l'avait découverte aussi véritablement que, peu d'années auparavant, Colomb avait découvert l'Amérique. Ils ont cru également, sur la parole du Maître, que le passage de saint Paul en question avait été interprété jusque-là d'une manière absurde et que toutes les souffrances de Luther avaient été ainsi le fruit de l'ignorance et des préjugés de son temps. Mais (( Dieu veillait sur son Eglise », sur l'œuvre de son Fils bien-aimé {'i)-.. »
Et pourtant rien de tout ceci ne tient devant la réa- lité de l'histoire. Pour ce qui est de l'enseignement de la Bible avant Luther, soit dans toute l'Allemagne (3), soit à Erhirt même, oii Luther étudia (4), les démons- trations de Mgr Janssen font justice complète des allégations erronées, signalées ci dessus.
Quant au point particulier qui nous louche ici, au- cune réfutation peut-être, dans les annales de l'histoire et de l'érudition, n'a été plus écrasante que celle du
(l'j 0pp. var. arg.. I, 22 (Denifle, IbuL).
(2) Baldiullaut (citant Ha.vg, Vu- populaire de Luther), ouv. cit., |>. 108.
(■{) .Ia>'ssen, I, 45, 48.
(4) Iljid., Il, 70. Comme exemple remarquable d'absurdité historique voir le récit de la conversion de Luther dans Kouek- ïsoN, Hisl. de Charles-Quint (i70yj, trad. franc, de Suahd, i843, I. 1). 39(i.
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 53
P. Denifle. Il a voulu, comme on Ta dit, « frapper un coup de massue » pour essayer de briser une bonne fois les mailles du réseau légendaire. Pour cela, il a parcouru les Bibliotbèques et consulté les manuscrits et il a publié un volume spécial sur les u Commentateurs occidentaux jusqiià Luther sur !e mot : Justitia Del (Rom. I, 17 et sur \sl Justificatio (i) ». Soixante-six commentaires du passage en question et des passages analogues sont apportés, depuis le iv*" jusqu'au xvi'" siècle, et il ressort avec une évidence éblouissante, de ce déploiement inusité d'érudition, que tous les auteurs, sans exception, depuis VAmbrosiaster (366- 384 ?) jusqu'à Luther lui-même qui a utilisé en i5i5- i5iG, pour son propre Commenlaiie de 1 Epître aux Romains, Pierre Lombard et Nicolas de L)'ra, tous ont traduit la justitia Dei, par \a justifia non qua ipse jusliis est, sed qua nos juslos facit {•2). On voit avec quelle raison Luther pouvait écrire ci i5'|5 : « Miro certe ardore captus fueram cofjnoscendi Paulum in epislola ad Romanos, sed ohstiterat liacle'nus non fri- fjidus circum priecordiasantjais, sed unicam vocabulum quod est cap I : justitia Dei revelalur in illo. Oderam eniin locabuhun /.v/»(/ Justilla Dei, quod usu et consue- tudlne omnium doctoruni doctus eram philosophice intellitjere de justitia, ut vosant forniali seu activa, qua Deus est juslus, et peccatores injusloque punit, n
( 1 ) Premier appetidice de son ouvrage: Luther unJ Lulhcr- lum, Mainz, ir)o5.
( 3) Se rappeler que celte définition a passé dans le Conc. de Trente, qui ne la certes pas empruntée à Lullier. Dans son propre Commentaire de i5i5-i.ii6, Luther ne fait aucune allu- sion aux interprétations erronées qu"il fustigeait plus tard, après i53o. En dehors de tout recours aux sources, cela ne suffirait-il pas à tuer la fable des a angoisses », ressenties par Luther devant ce passage P Cf. De.mile, !^!\8.
54 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Luther dit : omniiim, cl l'on doit, après la démons- tration du P. Deniflc, traduire par : pas un seul !
La légende aura vécu !
Mais on ne détruit bien que ce que l'on remplace. Il faut donc essayer de dire ce que fut l'expérience in- time de Luther au couvent, en utilisant le plus pos- sible les documents antérieurs à i33o, et en nous dé- fiant désormais de ceux qui dépassent cette date. La raison de cette réserve est suffisamment claire d'après ce qui précède.
VI
En entrant au monastère d'Erfurt, le 17 juillet 1505, Luther ne fut pas le moins du monde abandonné à lui-même. II fut confié aussitôt à un maître des no- vices, dont il devait en tout prendre les conseils et suivre les avis, surtout en ce qui concerne les œuvres de pé- nitence.
Or, nous savons par lui-même qu'il eut la bonne fortune de tomber dans les mains d'un homme excellent, « d'un vrai chrétien malgré sa défroque damnée », disait-il en io32 (i).
Cette expression de « vrai chrétien » ne peut signi- fier, à cette date, qu'une chose, c'est que ce maître des novices n'avait pas dans les œuvres une confiance exagérée. Ce « bon vieillard », comme Luther l'ap- pelait en 10/40 (2), comprit l'âme de son disciple
(1) Vir sane optlmus cl absqiie iliibio sub damnalo cuciiUo verus citrislianus, De Wette. iv, 427 (Denii-le, 384). ('>) Demfle, ibid.. n^ 5.
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER OO
et lui donna aussitôt à lire <• saint Athanase (i) ».
On pensera sans doute comme nous qu'il est peu probable que ce bon moine ait précipité le jeune no- vice dans les excès de la mortification, alors que la règle interdisait toute exagération.
Cette règle nous est connue en effet en détail. Le P. Denifle en examine minutieusement les prescriptions et nous montre par là ce qu'il faut penser des plaintes postérieures de Luther sur la dureté de Ihabit mona- cal, sur le froid sur les veilles nocturnes^ sur le jeûne et l'abstinence (2).
Avant sa rupture avec Rome, Luther lui même a donné son sentiment sur plusieurs des points de cette règle qu'il a tant maudite depuis.
En i5i4, il commente le verset du Ps. ii8 : « Je me suis souvenu de ton nom, la nuit, ô Seigneur » ; et il écrit : (( Celui qui vit en esprit, sert Dieu nuit et jour, car l'homme intérieur ne dort pas plus la nuit que le jour, et même moins, surlout quand le corps veille en me me temps , l'esprit est pliui ouvert aux choses célestes la nuit que le jour, comme l'expérience des Pères nous l'enseigne. Voilà pourquoi l'Eglise s'exerce salulairement aux louanges nocturnes de Dieu (3). »
Le moine Martin Luther ne se plaignait donc pas à cette époque des « veilles » dont il se lamente sans cesse après i53o.
Dans ce même ouvrage, l'un de ses premiers tra- vaux, — Dictata in Psalterium, — il fait, en i5i3, l'éloge de l'obéissance, car « Dieu ne regarde pas le
(i) C'est-à-dire, les Dialogi de Mgilc de Thapse, v. Endehs, is, 253 ( Demfle, ibid). i'i) Demfi.e. 355 et suiv. (3) Demi LE, 357 (Dictata super PsaJi., Weim. iv, 334).
56 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
sacrifice, mais V obéissance, il ne regarde pas nos grandes actions, mais il désire seulement l obéissance ». L'année suivante, il se répète : « Quelque action que nous fassions, sans Vobéissance (oui est souillé (i). » « Rien n'aveugle autant que le sens propre. »
Celte obéissance tant vantée, il affirme l'avoir scru- puleusement observée à l'égard de son prieur.
Il quitta en effet la direction de ce « bon vieillard », le maître des novices, au moment où il reçut la prêtrise en lôoy. pour entrer sous l'autorité du prieur d'Er- furt.
(( Je n'aurais pas pris un liard sans l'assentiment de mon prieur (2) », disait plus tard F^ulher.
Chose plus intéressante encore pour notre examen, nous avons un aveu de Luther sur sa vie monacale. Cet aveu est de l'an 1007, et il regarde sa vie comme une existence exquisement calme et divine (3).
Le 17 mars IJ09, il écrit de AViltemberg à son ami Jean Draan, vicaire à Eisenach : « Si tu désires con- naître mon état, je me trouve très bien parla grâce de Dieu (4). » Il n'a qu'un désir alors, c'est de quitter l'étude de la philosophie pour celle de la théologie « qui scrute le noyau de la noix, la moelle du fro- ment et la moelle des os ».
N'est-il pas évident que le prieur de ce temps ne lui impose aucune mortification exagérée et que Luther n'est pas alors aussi malheureux qu'il a voulu depuis le faire croire ?
(i) Diclata, Weim, m, 18, iv, 3oG iDemfle, 3S5), surlout Weim, IV, 4oo (Demfle, 3t).
(2) Erlangen. 48, 3o6 (Denifle. ibid).
(3) Demfle, 387, Oergel, Vomjinifjen Lullier (18991, 9^-
(4) Quod si staluin ineum iiossj dcsulcras, benc habeo Dci fjralia, Enders, I, 6.
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 57
L'un de ses anciens biographes, Seckendorf, nous apprend que Slaupitz, son confesseur à Erfurt (avant lôoS), l'avait dispensé des offices plus humbles pour favoriser ses études, ce qui est précisément le contraire de ce que nous avons relevé ci-dessus dans l'article du Mcycr's Konvcrsalions Lexicon (i).
I'>nfin Luther recommande la vie religieuse à Lsin- gen vers i5i4.
Plus lard encore et dans un temps où il c\vait cer- tainement « découvert l'Evangile », le 2'J juin i5iG, il écrit à un prieur de son Ordre pour la réception d'un novice d'un Ordre étranger, et il déclare qu'il faut ai- der et seconder son intention salutaire plutôt que de l'empêcher.
En mars iTny, il envoie de ^^ itlemberg à Erfurt, sur l'ordre de Staupitz, le jeune Gabriel Zwilling, pour y apprendre à connaître la règle de vie des Augustins, car depuis cinq ans. à AVittemberg, il l'avait peu pratiquée, et (■ il est bon pour lui, dit Luther, qu'il accomplisse toutes ses actions d'une fa- çon monacale 2) ».
Jusqu'en i.")ig, Luther approuve encore l'état reli- gieux; ce n'est qu'en i32i qu'il écrit, delà \N art- bourg, le 1"' novembre : « Il y a une puissante con- juration entre Philippe (Mélanchton) et moi pour supplanter et annihiler (les vœux de religion (3). »
N'est-ce pas une chose étrange que, pendant toute cette période, de i5o5 à i53o, l'on ne trouve pas trace de plainte dans la bouche ou sous la plume de
(i) V. Denifle, 387 et la note '2.
(2) ExjH'ilit ei ul coni'enluaUler pcr oinnia se fji'ml , Endeus, i, 88 (^Demi-le, 82).
(3) Enders, ni, o',! (Demi'le, !xO). ^ oir aussi l'étude ci-après sur le Maria(je et la Virijinilé dans V enseignement de Luther.
58 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Luther, au sujet des prétendues tortures qu'on lui au- rait infligées, des mortifications excessives auxquelles il se serait livré ? N'est-il pas étonnant qu'il ait for- mellement approuvé, jusqu'en 1019, un état aussi pé- nible, aussi opposé à la « lumière de l'Evangile )>, qu'on affirme qu'il posséda avant i5io, et que nous lui accordons dès i5i5?
Comment se fait-il qu'en prenant la plume pour attaquer avec la violence que l'on sait, dans son ou- vrage : Dévoila monasticis judicinm (fin i52i), l'état dans lequel il vivait depuis seize ans, il n'ait fait aucune allusion aux excès, aux souffrances, aux peines effroyables de ses premières années de vie monacale?
Aucune réponse, à notre sens, n'est possible à ces questions et c'est précisément ce qui donne le coup fatal à la légende que nous combattons ici.
Cependant, si la vie extérieure de Luther ne fut pas cette série de tortures qu'on se plaît à mettre, sous nos yeux, sa vie intérieure ne fut pas sans lutte et sans tristesse et c'est là tout le secret du travail profond qui se fit en lui et qui aboutit à son évolution dogmati- que.
Il est important toutefois, avant d'essayer de déter- miner la nature de cette lutte intime, de noter que toute sa vie et de plus en plus à mesure qu'il appro- cha du tombeau, Luther fut une âme inquiète, tour- mentée, obsédée d'angoisse et de remords, ainsi que nous aurons l'occasion de le montrer. 11 est donc faux que « l'Evangile » l'ait délivré de ses misères inté- rieures et l'ait fait entrer, si ce n'est bien passagère- ment « au Paradis ».
Tout le monde a des tentations, et notre vie ter- restre n'aurait pas de valeur bien grande, pas de mé- rite bien sérieux sans cette lutte continuelle de la vo-
GEN1-:SE DE LA DOCTUIXE DE LUTHEK 59
lûntc pour réaliser par son elTort propre le bien qu'elle approuve.
Il y a du vrai clans ce mot piquant de Jacob Bœhme : .( Le diable est le cuisinier de la nature. La vie sans lui ne serait qu'une fade bouillie. »
Cbercher à faire taire en nous ces penchants secrets, ces tendances sourdes que le langage tbcologique appelle la concupiscence, c'est vouloir « faire une corde avec du sable », comme diraient les Grecs.
Mais rimj)alience naturelle de son tempérament poussait Luther à s'irriter des réveils continuels de la concupiscence (i). Ses instincts puissants suppor- taient difficilement un frein quelconque. Sa nature pleine de flamme et inclinée aux déterminations vio- lentes avait peine à se contenir.
Il en vint à se persuader que l'accomplissement de la loi est impossible, surtout si l'on se place au point de vue spirituel. Ainsi le commandement: lu ne lue ras point, exclut non seulement l'homicide extérieur, mais l'homicide voulu, lente, désiré, pensé même, et par suite, il exclut la haine, la colère, car « celui qui hait son frère est n\eurtrior », dit saint Jean fa).
« Mais, ajoute Luther (.')), cette intelligence spiri- tuelle de la loi tue bien plutôt, car elle rend la loi im- possible à accomplir et par suite elle fait tomber l'homme dans l'humiliation et le désespoir de ses forces, car personne n'est sans colère, personne n'est
(i) Une fois pour toutes, nous observons, avec le P. Denifle, que nous prenons ce mot ici dans un sens gcncral. Qu'on ne nous accuse pas d'avoir insinue gratuitement que Luther était tourmente de vices dégradants (Demi le, 43.V)-
(2) I Joan, m, i5.
(3) Avenl de i5i6, Weim, i. io5 (Denffle, ;'|35;. Co texte est capital.
60 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
sans concu[)iscence, nous sommes ainsi de nais- sance ».
On comprend dès lors que Lullier ait iegard('' l'exercice de la vertu, non seulement comme inutile — puisqu'au l'este il est impossible, — mais comme nuisible, en tant qu'il éveille en nous l'orgueil, la pré- somption, la confiance exagérée.
Et voilà pourquoi, dès i5i5, il s'écrie dans un ser- mon : ToLiles nos justices sont des pccliés (i).
Que fait donc l'Evangile pour sauver 1 homme? « Il apporte à la conscience désespérée le secours et le salut. Ses paroles sont : Venez tous à moi, vous qui êtes fatigués et chargés, je vais vous soulager; con- fiance, mon fils, tes péchés te sont remis. » L'Evan- gile apporte le joyeux message « que la loi est déjà ac- complie, à savoir par le Christ, en sorte qu'il n'est pas nécessaire de l'accomplir désormais, mais qu'il suffit de s'attacher par la Joi à celui qui l'a accomplie, et se rendre semblable à lui, parce que Christ est notre jus- tice, notre sanctification et notre salut (2) ».
Ce texte prouve qu'en i5i6, Luther admettait et prêchait déjà, un an avant l'affaire des indulgences, la distinction qu'il devait tant affirmer entre la loi qui torture l'homme en lui imposant l'impossible, et l'Evangile qui le soulage en lui apprenant qu'il n'est tenu à rien, si ce n'est à croire.
(i) Weim, I, 3i.
(2) Weim, I. io5, même sermon d'Avent i5i6. « Igilur lioc est Evangelium, i. e. jucundum et suave nunlium anima?, quae per legetn interprctatam jamjam peribat et dejecta fuit, audirc scil., (jiiod lex est iiiiplela, scil. per ChrisUiin, qiiod non sit necessc cam implore, sed tanUimmodo implenli pcr Jldcm adhœrere et conformari. » (Demfle, 435).
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 61
Nous sommes dès lors au centie du système luthé- rien : la justification par la foi sans les œuvres.
Mais déjà en lôiô, dans un sermon, la même doc- trine apparaît : « Dès lors que nous ne pouvons pas du tout être sauvés par nos justices propres, nous de- vons fuir sous les ailes de la poule, afin que nous re- cevions de sa plénitude ce qui chez nous est insuiri- sant. »
Ce qui nous ohlige à fixer en cette année i5i5, la date du changement profond de Luther, c'est que l'année précédente, il n'osait encore déclarer la concu- piscence invincible, sans restriction.
Commentant le psaume io6, 12 {Et humilifitum est cor...), il s'exprime ainsi : « La passion de colère, (Vor- rjiieil, (le luxure, quand elle est absente, paraît facile à vaincre aux inexpérimentés ; mais quand elle est pré- sente, elle se manifeste comme très difficile, bien plus comme insurmontable, ainsi que l'expérience l'ap- prend i). »
A cette époque, il admet l'opinion scolastique sur la concupiscence considérée comme élément matériel du péché originel et comme sa suite seulement. Il enseigne que (( Dieu donne infailliblement la grâce à qui ûiilson possible {2) T> que l'homme ne pèche que si la concu- piscence triomphe.
Avec tout cela, il croit comme tout l'univers catho- lique, malgré ce qu'il en disait plus tard, que la giàce et la gloire sont des dons gratuits de Dieu.
Mais quand il aborde son Commentaire sur VEpître
(i) (( Sentitur (lifjiciUima, iinino in^uperabilis, ut experientia docet )). \Vei.m, IV, 207 (Demfle, 44o).
(2) C'est le fameux principe catholique : Facienti quod in se esl Deus non deneijal (jraliam.
62 LUTHER KT LIi LUTHÉUANISME
aux Romains {a\r\\ i5i5 à seplenibre-octohrc i^iG), Luther a sans doute fait dos expériences personnelles concluantes, car le changement est complet, dès le .'3'^ chapitre. Jusqu'au milieu de i5i5, il reste ortho- doxe et c'est vers la fin ou du moins dans la seconde moitié de cette année que les propositions les plus nouvelles se trouvent sous sa plume.
Il ideiilific le [)cclié originel avec la concupiscence elle même et regarde celle-ci comme tout à fait invin- cible (i) Dès lors tout le reste suit: la justification, ni dans le Baptême, ni hors du Baptême, ne remet pas le péché, elle est purement extérieure. L'homme est péché des pieds à la tête, le Christ seul le cache aux regards de Dieu et applique au croyant sa propre jus- tice.
Nous allons voir, dans une autre étude, toutes ces théories étranges de Luther et leurs variations.
11 est temps maintenant de conclure le présent examen.
VII
La conclusion nous semble se dégager avec une cer- taine évidence de ce qui précède.
Nous sommes arrivés à un double résultat, l'un né- gatif, l'autre positif. Le premier, c'est que les explica- tions apportées par Luther après i5.'3o, et reproduites sans aucune critique par tous ses biographes jusqu'ici, appartiennent décidément au domaine de la légende, non à celui de l'histoire.
C'est une légende que les prétendues « horreurs du
(l) Cf. DE-MILE, !\'lï, kki, clc,
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUÏHEIl 63
cloilre » ondurées par le jeune inoine, tant à Erfurt qu'à Wiltemberg.
G'csl une légende que la découverte d'un sons in- connu jusque-là aux paroles de l'épître aux Romains : Jusiilia Dei revelalur in en ex Jldc in fidcni.
C'est une légende que l'attribution à l'Eglise d'un enseignement farouche sur le Dieu toujours irrité, tou- jours prêt à foudroyer le pécheur repentant.
Légende, par conséquent, la découverte par Luther de la miséricorde divine et l'affirmation d'Harnack sur u son message à la chrétienté ».
C'est cependant uniquement appuyé sr.r ces légendes que M, Harald Hofl'ding peut dire, dans son Histoire de la philosopJiie moderne (i) :
(( Les facultés internes de l'iiomuie furent alTranchies de leurs formes artificielles (par la Réforme). I^e cliris- tifinisinc fat ramené réellement, pour em[)loyer l'ex- pression de Machiavel, au principe dont il était issu à l'ori<jine. Tout en n'abordant pas l'examen critique du christianisme primitif, Luther saisit cependant un point important des idées de la connnunion ckrétienne an- cienne, en prenant pour base la théorie de saint Paul de la justification par la foi. »
Ce qui est vrai, c'est que Luther, sous l'influence d'expériences personnelles, en vint à interpréter saint Paul dans un sens tout opposé à celui de la tradition et à celui d'une saine exégèse. Les œuvres de la loi, qui pour saint Paul étaient les prescriptions légales des Juifs, et surtout la circoncision, deviennent, pour Luther, les œuvres de la loi naturelle, en sorte que
(I) (Traducl. BonoiER, Alcan, 1906) i, p. ^2. Voir quelque clioso d'aiialogc dams l'Expérience relujieuse, James, p. 3oo (Irud. Abauzit).
64 LUTHER ET LE LUTHÉRANLSME
l'on prêle au grand Apôtre celte doctrine immorale que la loi morale n'oblige pas, qu'elle est impossible, et que Ibomme est sauvé pourvu qu'il croie au Gbrist.
Quant à l'idée de ramener le christianisme à sa forme primitive, elle est aussi ridicule que celle de ramener un homme fait à ses langes d'enfant au Werceau. N'est- il pas étrange que les protestants qui, depuis Ficbte et Hegel, ont tant usé de l'idée d'ccokilion, s'arrêtent à une pensée aussi absurde et que ce soit au catholicisme si souvent taxé d'immobilité à se prévaloir de la théorie du développement du dogme ?
Le résultat positif de notre étude est de mettre à la place de la légende un peu d'histoire.
Luther se trouve heureux au couvent en iSoy, en 1609. Son fameux voyage h Rome, en i5ii, n'a pas eu pour effet de le rendre hostile à la Papauté (i). Il reste orthodoxe dans ses premiers écrits. Mais dès i5i/i, il est frappé par la difficulté de se maîtriser lui-même. La concupiscence lui semble de plus en plus malaisée à vaincre. Son grand défaut alors, d'après Déni fie, c'est le penchant à l'orgueil, à la violence, c'est la présomption, c'est l'attachement invincible au sens propre. C'est l'orgueil que lui reproche, vers i5i5, son élève à Witlemberg, Jean Oldecop. Il s'érige en censeur universel, déverse en lôog son mépris sur lFin)pfieling, alors vieillard vénérable de 60 ans, en i5i4. sur Nathin et tout le couvent d'Erfurt (2).
Il eri Vient en lôiy, dans une lettre à Lang, à faire l'éloge de l'orgueil : Qiiis ignorât quia sine siiperbin aut salteni sine specie siiperbiœ et conlentionis sas-
(i) Voir à ce sujet, Janssen, h, ^3, Kostlix, Martin Lcther,
I, lOI.
(u) Tout ceci clans Denh-le, 454 et suiv.
GENÈSE DE LA DOCTRINE DE LUTHER 65
icione non possit quicquani novi prodaci? (i).
Enfin une chose plus grave peut-être encore est à oter dans cette évolution de Luther : Vahandon de la <rière (2). Dès i5i6, nous l'avons entendu avouer [u'il ne dit plus que rarement le Bréviaire et ne monte resque plus à l'autel pour célébrer.
Sans le secours divin, demandé et infailliblement btenu par la prière, l'homme ne peut pas aller bien oin dans la pratique de la vertu, Luther lui-même en- seignait celte vérité dans son Commentaire sur l'épître lux Romains (i5i6) et l'année suivante encore, dans on Commentaire sur l'épître aux Hébreux (3).
C'est alors que dans l'esprit de Luther se fixe celte >roposition décisive : La concupiscence est invincible, lie est le péché originel lui-même, la nature est viciée •adicalernent !
La découverte de l'Evangile c'est donc pour lui uni- juement ceci : la loi est faite pour nous réduire en es- :lavage, mais le Christ nous a débarrassés de ses en- traves.
Désormais, il suffît de croire : Peccajortiter sed for- tins crede {[\).
(i)ENDEns, I, 125 (II nov. i5i7) (Desifle, iJSg).
(2) Qu'on nous permette de renvoyer pour ce point à l'article paru- dans R. prat. d'Apoloçi., F"^ an., p. 4^9 et suiv.
(3) Voir les textes dans l'article signalé à la note précédente (p. A5i, 453).
(4) Lettre à Mélancliton le i*"^ août lôai (de la AVartbourg), De Wette, II, 37.
DEUXIÈME ETUDE
VARIATIONS DE LUTHER SUR L UTILITE ET LE MERITE DES COPINES ŒrVRES
Sommaire. — Los i< variations » signe d'erreur, selon Bossuet. — rSuUité philosophique et théologique de Luther. — L Luther prêche la défiance de sol-même. — Tous nos actes sont péchés, — • Théorie du serf arbitre. — II. La volonté révélée et la vo- lonté cachée en Dieu. — Dieu nous commande l'impossible.
— Théorie du péché originel: corruption totale de Thomme.
— L'incrédulité est le seul péché. — Pccca fortiler. — III. C'est le démon qui recommande les œuvres. — La sainteté est dangereuse. — IV. Le Christ, notre 'justice. — L'opposi- tion de la Loi et de l'Evangile. — V. La Confession d'Augs- bourg reconnaît le libre arbitre, i""^ contradiction. Les œuvres comptent pour quelque chose. — La vraie fol produit des œuvres nécessairement, Luther veut donner la sérurilJ, il n'y parvient pas. — \l. Conclusion. — Angoisse de ,Lulher, source de ses contradictions.
« La vérité catholique, venue de Dieu, a d'abord sa » perfection : l'iiérésie, faible production de l'esprit » humain, ne se peut faire que de pièces mal assorties. » Pendant qu'on veut renverser, contre le précepte du )) Sage « les anciennes bornes posées par nos pères » » (ProY. .vxii, 28) et réformer la doctrine une fois » reçue parmi les fidèles, on s'engage sans bien péné~
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 67
» trer toutes les suites de ce qu'on avance ; ce qu'une » fausse lueur avait fait hasarder au commencement, » se trouve avoir des inconvèniejils qui obligent les ré- n formateurs à se réformer tous les jours : de sorie » qu'ils ne peuvent dire quand finiront les innovations, )) ni jamais se contenter eux-mêmes. »
Ces paroles de Bossuet, dans son Histoire des Va- riations (i;, expriment à merveille la raison intime et l'intérêt apologétique des incessantes contradictions que l'on remarque chez Luther.
Aucune doctrine n'est davantage le produit toujours ondoyant et incertain du caprice ou de l'impression du moment, et rien n'est frappant comme la nullité (2) philosophique — il avait horreur de la philosophie et de la raison elle même — et l'incapacité théologique de ce réformateur qui a voulu donner au monde une doctrine inconnue jusque-là et substituer son autorité à celle de l'Eglise et de tous les Pères.
Luther n'a jamais pu asseoir son système d'une manière logique et ferme, et nous allons en voir la preuve dans l'un de ses dogmes fondamentaux : le dogme de l'inutilité des œuvres.
Pour faire éclater la contradiction dans le langage du novateur, le plan le plus simple sera, semble-t-il, de donner d'abord tous les textes qui affirment l'inu- tilité des œuvres pour le salut, et ensuite, ceux qui
(i) Préface, n" 7.
(2) Le mot est de Dollixger, m, 25o, Dcnifle démontre lon- guement et péremptoirement l'ignorance théologique de Luther. Elle n'avait d'égale que sa présomption, v, p. 523 à 620. Le no- vateur connaissait seulement la théologie nominaliste d'Occam, par Gahriel Biel (7 ligS;. Mélanchton était non moins ignorant que lui (Y. p. 590, note).
68 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
affirment la réalité du mérite, c'est-à-dire précisément l'opposé de la première doctrine.
I
Nous avons dit, dans l'étude précédente, comment le dogme de la jiistificalion par la foi seule est le point central du système luthérien.
La conclusion logique de ce dogme était évidem- ment lindifférence en ce qui regarde les œuvres, sur- tout si l'on se rappelle par quel procédé Luther était arrivé à sa nouvelle théorie justificative.
Dans une lettre du 3 avril i5i6, adressée à l'un de ses confrères, Martin Luther déclarait qu'il fallait re- noncer à tonte confiance, à toute espérance fondée sur les œuvres, même faites avec la grâce. Lui-même avoue qu'il a cherché la paix de sa conscience par la voie des œuvres, mais il lutte contre cette erreur sans avoir pu s'en défaire complètement encore : a Si nous » voulons, dit-il, par nos travaux et nos peines, arri- » ver à la paix de la conscience, pourquoi le Christ » est-il mort? ïu ne trouveras donc cette paix que par » le désespoir de toi-même et de tes œuvres, pour te » fier dans le Christ (i). »
Ces paroles contiennent, on le sait, le germe des théories que nous allons voir sous la plume de Luther, bien qu'elles soient, à la rigueur, susceptibles d'une interprétation parfaitement orthodoxe et même cou- rante dans l'Eglise.
Mais quand Luther, après avoir reproduit la même doctrine dans une lettre à Spalatin (i5 fév. i5i8),
(i) Lettre à Spenle'm île Memmlnfjcn, De Wette, i, 16-17.
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 69
ajoute que << Dieu nous a ordonné les bonnes œuvres plu loi pour nous cire une occasion de crainle et d'ac- cusalion personnelle, que pour nous prescrire de le servir par nos actes » i), il donne un enseignement que personne avant lui n'avait donné, et ce qui montre surtout la gravité de cette nouveauté, c'est que Luther affirme que tous nos actes sont des péchés. Dans la polémique contre Eck (i5iG), il formule les quatre propositions suivantes : i° Le péché de- meure dans l'homme après le Baptême ; 2" le juste, au regard de Dieu, pèche mortellement; 3° ;/ pèche dans chaque bonne œuvre; 4° nul péché, de sa nature, n'est véniel, mais tout péché est mortel (2).
Ainsi, pour inculquer la défiance de lui-même à l'homme, Luther veut qu'il sache que chacun de ses actes, à rigoureusement parler, est un péché mortel, ■que les bonnes œuvres lui sont nuisibles, comme capa- bles d'engendrer l'orgueil et la vanité, et que devant Dieu, ce qui le sauve, c'est la confiance ou la foi en Jésus-Christ, qui a pris tous nos péchés sur lui.
Pour expliquer ce dogme si étrange de Luther que tous nos actes, même en état de grâce, sont des péchés, il faut se rappeler ce qu'il enseigne sur le péché originel.
Selon lui, l'homme est totalement corrompu, il est péché tout entier, au point que le péché originel c'est la nature même qui naît de l'homme et de la femme. L'homme est de la sorte comme une souche pourrie, qui ne peut produire que de mauvais fruits. Le péché originel, c'est la concupiscence.
(() De Wette, I, f(0-gi.
(2) Résumé par Dolunger, m, 17. Le principe: Bene ope- rando peccaiiius se Iroiive déjà dans le Comment, sur l'ép. aux Ro- mains (i5i5j. Demfle, 5o3 et suiv.
70 LUTHER ET LE LUTHÉRANISxME
Mais Luther tire de là une autre conséquence non moins grave, à savoir sa théorie du serf arbitre. Entre les mains de Dieu, l'homme déchu n'est qu'un vil ins- trument, et « sous l'action de la grâce, il est comme » une scie qui subit tous les mouvements de la main » du charpentier ». u Plus tard, Luther se plaisait » à le comparer à un tronc, à une pierre privée de » sentiment, à une statue qui n'a ni cœur, ni yeux, ni » oreilles (i). »
L'on sait que le réformateur composg, en i52/i, un traité contre Erasme, intitulé De servo arhilrio ; il y disait en termes formels « que le franc arbitre est un » titre vain ; que Dieu fait en nous le mal comme le » bien ; que la grande perfection de la foi, c'est de » croire que Dieu est juste, quoiqu'il nous rende né- » cessairement damnables par sa volonté, en sorte qu'il » semble se plaire au supplice des malheureux. » Et encore : h Dieu vous plaît quand il couronne des in- )) dignes ; il ne doit pas vous déplaire quand il damne » des innocents (2). »
Cette opinion que Dieu fait en nous le bien comme le mal est alors courante dans la nouvelle école, et Mé- lanchton, en i525. dans son Commen/a?Ve de l'Epî- tre aux Romains, déclare que Dieu n'est pas moins cause de la trahison de Judas que de la conversion de saint Paul, et reproduisant un argument des stoï- ciens, il s'explique en disant que : la prescience di- vine rend le libre arbitre absolument impossible,
(i) MoEiiLER, SymboUk, 107-108, éd. Goyati, 180. Dès i5i5, l'idée du serf arbitre se présente dans le CominenUnre signalé note précédente, Denifle, 5oS. On y trouve aussi l'exposé de la nouvelle doctrine sur le péché originel, corruption totale de l'homme, Denifle, 524 et 53 1.
(2) De servo arbilrio, traduit par Bossuet, ]'arial., II, 17.
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 71
Ce n'est pas que liUther voulût dire que Dieu rend l'homme mauvais, mais qu'il le trouve corrompu et Icjà abîme dans le péché par la faute du premier lomme qui, lui, avait la liberté morale, en sorte que » ce Dieti bon, nous enlevant par l'action et l'effet de » sa toute-puissance, ne peut faire aulreinent nue de » faire le mal avec un mauvais instrument, bien que bon )) lui-même, et bien qu'il utilise ce mal par sa sagesse » pour sa gloire et notre salut » (i).
Cette théorie plaît tant au novateur, qu'il l'appelle » le meilleur des articles de sa doctrine et le résumé » de ses enseignements » (2 .
Il avouait bien qu'il avait contre lui, sur ce point, toute l'antiquité chrétienne, et ne pouvait revendiquer que WiclefT, LaurentYalla etsaint Augustin, qu'Erasme lui disputait à bon droit. Mais il s'attachait à son fatalisme avec obstination, attribuant à Dieu même le péché d'Adam, encore que le premier homme possé- dàt le libre arbitre. Il affirme sa doctrine d'une façon très claire dans le passage suivant du même livre : » Tout ce que nous faisons, tout ce qui arrive, bien » qu'il nous semble que ce soit par hasard et d'une » manière contingente, arrive cependant d'une manière » nécessaire et sans pouvoir arriver autrement, à ïf cause de la volonté de Dieu (3;. »
II
Pour expliquer cette action de Dieu pour le mal et
(i) Ibid. (0pp. lai., WiTTEMB, i546, 11, igS).
(2) Omnium optimus (arliculas) et rerum nostrarum summa.
(3) Cité par Dollixger, m, 26.
f
72 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME Z
pour le bien, Luther distingue une volonté « révélée » et connue, par laquelle Dieu nous <( a défendu le péché et ne le veut pas », et une volonté cachée, « qu'il ne veut pas que nous sachions », par laquelle « il or- donne et veut le péché ».
Sentant bien toute l'étrangeté de celle distinction des deux volontés de Dieu, il ajoute : a Ce qui scandalise » si vivement, ce qui heurte et choque la raison hn- » maine, naturelle et ordinaire, je le sais bien : c'est » de penser que Dieu^ par sa volonté et uniquement » par sa volonté, délaisse et endurcit les hommes, )) comme s'il se réjouissait de leur perdition éternelle, : » des tortures et des châtiments éternels qui attendent » ces pauvres misérables, tandis qu'il fait vanter sa » bonté, sa miséricorde et sa grâce. Qu'il faille croire » et dire de telles choses, voilà ce qui semble cruel, » injuste, inique à la raison, voilà ce qui a scandaliséen » tout temps des gens de si grand renom ! Et qui, en n effet, ne s'en choquerait pas (i)? »
Les auteurs chrétiens avaient jusque-là distingué en Dieu la volonté signifiée, qui se traduit par les pré- ceptes et les conseils qu'il nous donne, si l'on peut dire, officiellement ; et la volonté de bon plaisir^ qui se manifeste par les circonstances où il nous place, mais personne n'avait imaginé de dire que ces deux volontés fussent contraires.
Luther, lui, n'invente la volonté cachée en Dieu que pour pouvoir esquiver les ordres formels de la volonté signifiée. Et quand on lui objecte tous les textes im- pératifs de l'Ecriture, tous ceux où Dieu nous exhorte ou nous oblige à faire le bien et éviter le mal, il ré- pond par ce principe qui devient fondamental chez les
(i) Cité par Dôllinger, iir, 27.
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 73
protestants : A prxceplo ad passe non valet, conseciitio. Quand Dieu nous ordonne quelque chose, ce n'est pas qu'il suppose que nous pourrons lui obéir, mais au contraire pour nous faire sentir notre impuissance. C'est comme s'il nous disait : « Faites donc cela si « vous pouvez, mais vous ne le pouvez pas ! » De la sorte, par la volonté révélée, Dieu nous commande et nous promet le ciel, mais par la volonté latente il fait en nous ce qui lui plaît et nous damne si cela lui con- vient !
La tentative de Luther de fonder une morale sans liberté n'est pas isolée dans l'histoire. Avant lui, le stoïcisme, qui n'est cependant qu'une morale, nie le libre arbitre au nom des augures et des divinations ; après lui, l'on verra Spinoza intituler Elhii/ue l'œuvre où il expose sa doctrine de l'universelle fatalité en ce Dieu qui est tout et qui fait tout. On verra même un essai de « morale sans obligation ni sanction » sous le nom de « morale indépendante », mais ce qui est bien particulier à Luther, semblc-t-il, c'est d'arriver à fonder une morale où la distinction du bien et du mal est détruite, puisque tout homme, même justifié, pèche en tout ce qu'il fait, où la liberté est supprimée, puis- qu'elle n'est plus qu'un titre sans réalité, et où cepen- dant la responsabilité demeure entière puisque Dieu députe les uns au ciel et les autres à l'enfer, comme si la sanction était méritée de celui qui agit.
De toutes parts donc, dans ce système, l'on se heurte à des exagérations brutales et si l'on veut voir l'enchaî- nement logique de tout cet enseignement, il faut, comme Moehler dans sa symbolique, partir de l'idée luthérienne du péché originel, ainsi qu'on l'a déjà dit, et l'on trouve alors cette déclaration du Réformateur : Peccatuni esse hoc toluni qiiod natu ni est ex pâtre et
74 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
maire (i), l'homme est pourri entièrement, corrompu sans rémission, au point que tous nous sommes c des meurtriers » au moins par la pensée et le désir (2). et que « nos facultés intellectuelles sont anéanties totale- ment comme chez les démons (3) ».
On comprend dès lors que toutes nos œuvres soient mauvaises et par suite non seulement inutiles, mais même nuisibles.
En fait, il n'y a plas qu'un acte bon qui est de croire, et plus qu'un péché qui est de ne pas croire... Tout le reste est indifférent. 13ien plus, ce que l'on ap- pelle communément péché ne doit plus nous inquiéter et nous faire de scrupule, et nous devons aimer à le commettre.
Luther n'a pas reculé devant cette conséquence, comme on le sait, puisqu'il a écrit ce mot qu'il faut toujours citer quand on parle des étranges égarements où ce Réformateur est tombé : a Esto peccator et pecca fortiler, sed fortins crede et gaude in Chris to qui victor est peccati, mortis et mundi ! » et il ajoute : « // faut pécher tant cpic nous vivons. Cette (( vie n'est pas la demeure de la justice, mais nous at- » tendons, dit Pierre, de nouveaux cieux et une nou- » velle terre, dans lesquels la justice habitera. Il nous » suffit de reconnaître, par les richesses de la gloire de » Dieu, l'Agneau qui enlève nos péchés : De celui-là, » le péché ne pourra pas nous séparer, même si nous )) faisons mille Jornications et mille meurtres par jour. » Penses-tu que le prix de la Rédemption accomplie » par cet Agneau pour nos péchés soit si petit (4) ! »
(i) Op. Edlt. Walcii, XI, 2793.
(3) Ibid., XI, 1810.
(3) Cf. DoLLiNGER, III, 32, Denifle, 52^ à 532.
(4) Lettre du i^"" août i52i à Mélanchton. Pcccanchim est quamdiu siimus !
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 75
« Vois-tu, disait-il encore, combien riche est le chrétien ou baptisé qui même s'il le veut ne peut ) perdre son salut par n'importe quels péchés, s'il con- tinue de croire. Aucun péché en effet ne peut le con- n damner que l'incrédulité (i). »
Voilà bien le plus pur immoralisme qui ait paru, croyons-nous, avant celui de cet autre Allemand, le créateur de la théorie du « surhomme » fondée sur l'amoralisme lui-même, Frédéric rsietzche.
Et que penser de ces étranges recommandations du Réformateur : « Est nonnunquam largius bibendum, » ludendum nugandum atque adeo pcccntum aliquod /) faciendum in odium et contemptum diaboli ! 2; »
Ainsi donc pour narguer le démon, il faut faire quelque péché !
III
C'est que dans la doctrine de Luther, c'est le démon qui recommande les œuvres, pour donner de l'inquié- tude aux âmes.
« Je l'ai dit souvent, s'écrie-t-il, et je le répète, il » faut séparer la vie des saints d'avec la parole de Dieu » qu'ils professent... Je ne saurais assez prêcher cela. » Je parle ici des bonnes œuvres des saints, car le » diable ne peut que prccher des bonnes œuvres... Tou- )) jours le diable vient parler d'oeuvres... C'est pour- » quoi, séparez les œuvres ou la vie d'avec la parole, » autrement vous êtes perdus (i). »
(i) 1020. De captiv. Babyl., 0pp. lat., V, Sg, ,")5, etlam volens non poU'st perdcre suam salatein qaantiscumque peccalis, nisi noUl crcdcrc.
(2) De Weïte, IV, III, 188.
(3) Edit. W.vLCH, III, II gS (Dôlli>ger, m, 124).
76 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
D'après ce texte, il semble que la volonté signifiée de Dieu qui nous ordonne les œuvres soit l'œuvre du démon, et nous verrons plus loin que Luther admet que la Loi est diabolique.
Il donne à entendre la même pensée quand il dé- clare qu' « il n'est pas de scandale plus grand, plus )) dangereux, plus venimeux, que la bonne vie exté- » rieure manifestée par une conduite pieuse et par de » bonnes œuvres. C'est la porte cochère qui mène à la » damnation. » « Quelle horrible abomination, ajoute- » t-il, d'incrédulité et de vie impie n'est pas cachée )) sous cette belle vie ! Quel loup, sous cette toison ! » quelle prostituée sous cette couronne virginale (i) ! »
Et que l'on ne pense pas que Luther parle ici seu- lement des hypocrites qui ont un extérieur pieux et un intérieur perverti ; non, il parle des saints canonisés :
« Il a été dit, écrit-il (2), que les saints se trompent » souvent et causent du scandale par doctrines et par » œuvres humaines. C'est pourquoi Dieu ne Aeut pas » que nous regardions leur exemple, mais que nous » ayons sous les yeux son Ecriture ; de là vient qu'il » décrète souvent que les saints enseignent la doctrine » humaine et les œuvres. D'un autre côté, il veut que » souvent ce soient les mondains qui enseignent l'Ecri- » ture sans mélange ; et de la sorte, il nous préserve » de scandale de part et d'autre; à gauche du scan- » dale de la méchante vie des mondains, à droite du » scandale de la vie des saints, si pieuse en apparence. » Car si tu n'envisages que l'Ecriture la vie des saints » est dix fois plus scandaleuse, plus pernicieuse, plus » dangereuse que celle des gens mondains, ceux-ci
(i) Walcii, XI, 349 et suiv. (a) Ibid., XI, 455.
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 77
» commettent des péchés graves et grossiers, faciles à » reconnaître, au lieu que les saints ont dans leurs » doctrines humaines un brillant subtil et attrayant )) qui, comme le dit Jésus-Christ, pourrait réduire et » tromper les élus eux-mêmes. »
C'était d'ailleurs l'une des doctrines du Réformateur qu'il n'y a pas de saints proprement dits. Tous les hommes se valent devant Dieu. (( Il faut dépouiller » cette vieille erreur d'appeler saints, les apôtres Pierre » et Paul et de s'imaginer qu'ils ont été sans péché. » Ceci est une conséquence inévitable du dogme de la permanence du péché après la justification, si l'homme, même avec la grâce, pèche en tout ce qu'il fait, peu importe cju'il aime Dieu ou le prochain, ou au contraire qu'il commette un péché d'ivrognerie ou d'adultère : « Le larron sur la croix, à la droite' du )) Seigneur, est saint en Jésus-Christ, autant que saint » Pierre, et peu importe que saint Pierre et saint Paul :) aient fait des œuvres plus grandes que le larron ou » que toi ou moi... Si quelques saints ont commis ». moins de péchés grossiers et extérieurs, ils ont tous » néanmoins, y compris les aputres, ressenti souvent » dans leur cœur la présomption, le dégoût, le déses- » poir, le reniement de Dieu, etc., (i). »
Il est évident que c'est là une doctrine souveraine- ment consolante, à un certain point de vue, et il est flatteur de s'entendre dire : « Nous sommes tous des » saints et maudit soit celui qui ne se regarde pas et » ne se glorifie pas comme un saint. Se glorifier ainsi » n'est pas de l'orgueil, mais humilité et reconnais- » sance. Car si tu crois à ces paroles : Je monte à
(i) Cité par Dolunger, m, 129.
78 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» mon Père et à votre Père, tu es aussi saint que saint » Pierre et Paul et tous les autres saints. «
Cette conviction ne va pas d'ailleurs sans quelque hésitation, car Luther ajoute : « Je m'y applique sans » cesse, parce qu'il est difficile de croire qu'un pé- » cheur doive dire : J'ai un siège voisin de saint » Pierre. Malgré cela, nous devons vanter et glorifier » cette sainteté. C'est là une fraternité dorée (ij. »
Luther donne plusieurs fois le même enseignement : (( Ce serait, dit-il, une grande iniquité et un blas- » phème contre Dieu, qu'un chrétien voulût nier » qu'il soit saint. »
Le chrétien doit donc se dire que par lui-même il n'est que misère, i mpuissance et péché, même avec la grâce de Dieu, et qu'il ne peut que faire le mal, mais « à moins de renier le Christ », il doit croire en même temps, qu'il est saint de la sainteté extérieure du Christ, autant que la Sainte Vierge ou les Apôtres. Et plus il a de péchés, plus il doit se réjouir dans sa sainteté qui est le Christ. Il faut même qu'il soit a un bon gros pécheur » pour être vraiment saint, car, dit Luther, p/fw ta es infâme et souillé, plus Dieu csl disposé à V accorder la grâce (2).
IV
La raison de cela, c'est que Dieu ne nous regarde qu'à travers les mérites de son fils : « Dieu, dit Lu- » ther, ne peut voir aucun péché en nous, h'ien que nous » en soyons pleins et que même nous ne soyons que
(i) EnL\NGE>', XVII, 96 et suiv. Walcii, xii, i8o3. (3) Cite par Dolloger, iii, xaO.
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 79
» péché, au dedans et au dehors, de corps et d'âme » du sommet de la tête à la plante des pieds ; mais il » ne voit que le pur et précieux sang de son Fils bien- » aimé, Notre-Seigneur dont nous sommes inondés. )) Car ce sang, c'est la robe d'or de la grâce dont nous » sommes revêtus, et sous laquelle nous nous préscn- )) tons devant Dieu, de manière qu'il ne peut ni ne » veut nous considérer autrement que si nous étions » son bien-aimé Fils lui-môme, tout plein de justice » et d'innocence i). « Si nous ne renonçons jamais à » cette parure, notre justice sera tellement grande, » que tous nos péchés, quels qu'en soient la nature et » le nom, ne seront qu'une petite étincelle, tandis que » notre justice sera comme une mer immense (2\ »
Par de telles affirmations, où il parle, avec une in- contestable éloquence, des mérites du Christ, Luther pensait relever beaucoup plus que les catholiques la valeur de sa passion. Mais, comme le remarque quelque part Bossuet, il dépare au contraire l'œuvre du Christ et lui ravit la gloire d'avoir autant fait pour notre bien qu'Adam n'a fait pour notre mal, alors que saint Paul déclare, que « là où le péché a abondé, » la grâce a surabondé » et que « si par le péché d'un » seul, tous sont morts, par l'obéissance d'un seul, tous » sont vivifiés (3) » .
L'on pourrait multiplier à l'infini ces textes par les- quels Luther voulait donner la tranquillité aux âmes, sans pouvoir la rencontrer lui-même.
En somme, toute l'originalité de son système con-
(i) Walcu, VIII, 878.
(2) Walch, xii, 2643.
(3) Rom, V, 12 fin, / Cor., xv, 45-49, etc. Denifle fait la même ol^servation que Bossuet, 520-53i.
80 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
siste à avoir fait de la juslificalion quelque chose de subjectif et non d'objectif. Pour le catholique, il faut pour être justifié remplir des conditions intérieures et extérieures qui ne permettent jamais à l'homme d'avoir, de son état de grâce, plus qu'une certitude morale ou une grande probabilité. Pour le luthérien, la justification se réalise par la seule conviction inté- rieure que l'on est justifié, indépendamment de tout empêchement extérieur.
(( Si l'on pouvait commettre l'adultère, en croyant » que l'on est justifié, ce ne serait pas un obstacle à la » présence de la grâce en nous (i). » Même si l'on » pèche évidemment, il faut croire que Dieu n'y prend » pas garde et cela suffit (2). »
Toute cette doctrine, si profondément immorale, se systématise, nous l'avons dit, dans l'enseignement de Luther relatif à la Loi et à Y Evangile. Luther se glo- rifie de" ses découvertes sur ce point ignoré avant lui. Ses idées se trouvent développées là-dessus dans le se- cond Commentaire sur VEpitre aux Galates qui est de i535 (3).
Par Loi, le réformateur entend non pas la loi posi- tive des prescriptions judaïques, mais bien toute loi morale, toute obligation quelle qu'elle soit ; l'^t'an- gile, au contraire, ne prescrit rien ni dans Tordre moral, ni dans l'ordre rituel, mais il est la charte de
(i) IMoEHLER, éd. Govau, 2l3.
(2) Ibid.
(3) JMais dès iSai, il écrivait à son intime, Bugcnhagen (Po- meranus) : « La vieille doctrine de Moïse était celle-ci : Grains « Dieu, confie-toi en Dieu, aime Dieu et le prochain comme toi- « même. Mais la doctrine du Christ est bien meilleure... car la « loi exigeait V impossible. Le Cltrist... n'exige rien de nous. » De- « MFLE, 679 (Cf. Opp, lai., XVIII, 63).
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 81
la llberlé chrétienne qui nous affranchit de tout commandement : a L'Evangile, n'exige rien de nous » mais au Heu de nous dire : Fais ceci, fais cela, » il nous commande simplement de tendre le pan de » notre robe et de recevoir, disant : Tiens, homme » bien-aimé, voilà ce que Dieu a fait pour toi : il a » par amour pour toi revêtu de chair son propre Fils. » Accepte ce don. crois-y et tu seras sauvé... L'Evan- » gile ne nous demande pas nos œuvres pour notre » justification et noire salut ; au contraire, // condamne » les œuvres (i). »
La loi, au contraire, ne fait qu'accuser et pousser au désespoir. La justice de la loi s'oppose à celle de l'Evangile comme agir acroire. Sans doute, ilfaut prê- cher la loi aux gens, mais il faut qu'ils sachent qu'on ne peut l'accomplir. Elle est bonne pour reprimer les transgressions aux lois civiles, et pour pousser l'homme vers Jésus-Christ par le sentiment de ses fautes et de son impuissance. A la loi, il faut opposer la foi : (( Si la loi t'effraie, t'accuse, te montre le pé- » ché, te menace de la colère de Dieu et de la mort, » fais comme s'il n'y avait jamais eu de péché, mais » seulement le Christ qui est tout grâce et rédemption. » Ou bien même, si tu sens en toi les terreurs de la » Loi, dis néanmoins : Loi, je ne veux pas t'entendre ; » car tu as une langue pesante et inerte : les temps sont » accomplis et maintenant je suis libre ! »
La voix de la conscience est toujours pour Luther celle de la Loi tyrannique, ou encore celle de Satan, et c'est ce qui explique pourquoi il attribue au démon
(i) Erl-ogen, I, iSg, cité par Dôllixger, m, 35. Luther ap- pelle cette doctrine : paradoxa rationi, mirahiUs et absurda (Cf. De>"ifle, 679, n^ 5),
6
82 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
tous les remords dont son âme était tourmentée, ainsi qu'on le verra plus loin.
11 regarde comme dangereux de trop scruter sa conscience, cela étant propre à jeter dans le trouble et le désespoir (i). Il faut donc repousser avec mépris les reproches de la loi et de la conscience et quitter Moïse pour Jésus-Chrisl (2;.
« Je metlrai de côté la piété, et Moïse et la loi, et je » m'attacherai à un autre prédicalcur qui dit (Mallh., xi, » 28) : Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et je )» vous soulagerai, et que celte parole : Venez à moi, » vous soit chère. Ce prédicalcur n'enseigne pas que lu » peux aimer Dieu, ni comment il faut que tu agisses ^) et que lu vives; mais il dit comment, si tu ne peux » le faire, tu deviendras pourtant saint et seras sauvé. )) C'est là une autre prédication que celle de Moïse, qui » ne vise qu'aux œuvres... Jésus-Christ dit : Prends, » tu n'es pas pieux ni juste, mais f ai fait pour loi ce )) que lu n'as pu faire (3) ! »
Four Luther, c'est un manque de foi que de vouloir faire des œuvres et un signe manifeste d'incrédulité (4). 11 faut à tout prix fermer l'oreille à la loi et repousser Moïse, pour n'écouter que Jésus-Christ (5). « Moïse » est le maître des bourreaux, et nul autre ne l'égale ni » ne le surpasse pour les terreurs, les angoisses, la ty- )) rannie, les menaces. Méprise tout cela et tiens-le » pour suspect, pour le pire des hérciiques, pour un » homme banni et damné, plus méchant que le Pape et
(l) DoLLOGEn, HT, 39.
(a) Luther oubliait le mot du Christ: Si vis ad vilain iiujrctli, scrva mandnia {Mat., xix, 17).
(3) DoLLIUGER, m, 4i-
(4) Walcii, XIV, II 3.
(5) Id., X, 1690.
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 83
» le diable eux-mêmes, car avec sa loi, il ne peut que » toiiurer, épouvanler et tuer (i). »
Celle doctrine est une véritable invention et Lulber s'en vante : « Distinguer la Loi de rEvangiic est chose » tellement difficile, que moi-même qui suTs pourtant » docteur de l'Ecriture, je ne puis encore en venir à » bout. Il n'y a pas même d'homme capable de bien » faire celte dislinclion. Et cela est-il étonnant? Jésus » lui-mcnie, au jardin des Oliviers, ne le put point, et » il fallut qu'un ange lai enseignât f Evangile et vint » fajjermir dans la confiance. » <( La (jainlessence de n l'art du diable est de savoir transformer en loi tout » l'Evangile; si je pouvais bien faire la dislinclion, je » pourrais ensuilc dire au diable qu'il n'a, sauf voire » respect, qu'à me lécher le... (2) ))
Arrêtons là toutes ces citations qui nous renseignent surabondamment sur les idées de Luther à l'égard des œuvres. Comme on le voit, tout est calculé dans ce système pour calmer les troubles d'une àmc péche- resse, pour la rendre indilTérenlc à legard du péché, pour lui prouver qu'elle fait bien quand elle croit faire mal et qu'elle fait mal quand elle croit faire bien.
On sent que toute cette doctrine est le fruit d'une âme déséquilibrée et inquiète, qui cherche désespéré- ment le repos et le calme intérieur, et si nous rappro- chons toutes ces affirmations de Luther sur la certitude du salut et la conviction de la sainteté personnelle, de ce que nous savons de ses angoisses perpétuelles, nous voyons que tout s'éclaire et que tout s'explique : Cet
(i) Cilc par DoLLixGER, ni, 43-44-
(2) Ibid., 45-46. « Cher Moïse, disait-il encore, tu nous as « égarés et plongés dans le bain de sueur ! Car la loi de Dieu « que lu nous a apportée est inobservable ! n (Erlangen, xlvi, 3ot)).
84 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
homme a passé sa vie à chercher la paix de la cons- cience, à se fau'c, pour ainsi dire, une assiette inté- rieure, sans jamais pouvoir imposer silence à ce « dé- mon » qui l'accablait de perpétuels reproches et qui n'était autre que la voix irritée de cette même cons- cience, dont on ne viole pas en vain les lois fondamen- tales. Mais il nous faut maintenant tourner nos regards vers les textes émanés plus ou moins immédiatement de Luther et qui disent ou semblent dire tout le con- traire de ce que nous venons de voir.
V
Commençons par remarquer que dans les textes officiels, c'est-à-dire dans les Confessions de foi, le Réformateur est loin de parler si violemment contrôles œuvres et d'exhorter à pécher pour mieux croire.
Sans doute Luther n'a jamais reconnu que les œuvres fussent nécessaires à la justification, mais il a reconnu ou permis de reconnaître officiellement leur utilité.
Dans la Confession d'Aushourg — Confessio Aufjustana — présentée le 20 juin i53o à la diète de ce nom devant l'empereur Charles-Quint, on déclare « quil faut reconnaître le libre arbitre dans tous les » hommes qui ont l'âge de raison, non pour les choses » de Dieu que l'on ne peut commencer ou du moins » achever (i) sans lui, mais seulement pour les œuvres » de la vie présente et pour les devoirs de la société ci- » vile » ; et dans V Apologie de cette même Confession
(i) "S'oir dans Bossuet l'cnormitc de cette concession qui fait passer du Lullu'ranismc au semi pclagianismc ! (Variations, m,
i9>
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 85
(lôSi), Mélanchton ajoulait : pour les œuvres exté- rieures (le la loi (le Dieu.
Qu'est donc devonu, en tout cola, le dogme du serf arbitre, affirmé si solennellement par Lullier en 102^ et par Mélanchton en i525 ? Yoilà une première « va- riation (i) » et bien claire. De même, dans l'article sui- vant, l'on explique : que la volonté des méchants est la cause du péché. Ce n'est donc plus Dieu qui fait en nous le bien et le mal.
Dans la seconde édition faite à ^^ ittemberg f i54o) de la même Confession, le mérite des œuvres est re- connu plus ouvertement encore : lorsque le Saint-Es- prit habile en nous, il y provoque une obéissance à la loi (( et cette nouvelle obéissance est répulée justice et » mérite des récompenses », « bien que fort éloignée » de la loi, y dit-on encore, elle est une justice et mé- » rite une récompense », et un peu après, l'on ajoute que (( les bonnes œuvres sont dignes de grandes )) louanges, qu elles sont nécessaires et qu'elles mé- » ritent des récompenses (2 ».
Mais si l'on croit que ces deux textes ne présentent peut-être pas assez la pensée de Luther, nous allons en apporter d'autres, moins officiels et par suite plus sin- cères, où le réformateur s'ingénie à introduire la né- cessité des œuvres, sans vouloir dire qu'elles sont obli- gatoires en conscience.
(i) Il semble certain toutefois que Luther garda jusqu'à la mort ses opinions sur le serf arbitre. Ce que l'on verra de ses idées sur l'influence du démon, le prouve Lien. Mais Mélanch- ton, au vu et au su de Luther, changea d'avis et admit la liberté. Il alla même plus tard (i5.5c)) jusqu'à appeler erreur manichéenne l'opinion de Luther et à la juger digne du châtiment réservé au blasphème, c'est-à-dire ta mort I (Cf. Paulus, Lullœr imd Gewis- scnsfreiheit, ipo.'î, p. 52).
(2) Tout cela dans Bosslet, Variations, m, ai-aâ.
86 LUTHER ET LE LUTHÉUANISJPE
Nolons, au passage, que jamais il n"a attaqué les œuvres commandées par les lois civiles, au contraire, il les a toujours ordonnées et soutenues. C'est un point qui en dit long sur la politique tliéologiqvie de Luther !
Quand Luther se trouve en face de textes très clairs, comme celui de saint ■Matthieu (xvr, 27) : Rethlet iini- cuujiie secimdam opéra ejiis, il est embarrassé et se lire maladroitement d'affaire en déclarant qu'il ne s'agit pas ici de la justification, et après une longue argumenta- tion, il conclut en avouant que son raisonnement est trop subtil pour être compris par le peuple (i).
Il est obligé toutefois de concéder que les œuvres comptent pour quelque chose, ce qu'il avait tant nié auparavant, allant jusqu'à dire que les œuvres sont nuisibles et qu'il faut pécher pour mieux croire. Main- tenant il déclare que l'homme justifié est devenu un bon arbre et ne peut porter que de bons fruits. Mais alors, tous nos actes ne sont donc pas des péchés mor- tels, comme on le soutenait en ijkj? Aurait-on alors signé celte proposition : « Les bonnes œuvres doivent » suivre la foi, ou plutôt elles ne doivenl pas la suivre; » elles la suivent d'elles-mêmes, de même qu'un bon » arbre ne doil pas produire de bons fruits, mais les n produit de lui-même (2). »
Celle idée revient sans cesse sous la plume du Ré- formateur dans la seconde partie de sa prédication, à dater de i535 ou i536 environ. On la rencontre déjà même auparavant, et c'était par là qu'il aurait voulu répondre à l'accusation qu'on lui faisait, dès le prin- cipe, de pousser à l'immoralité et au désordre.
Toutelois, pour accorder celle doctrine avec son
(i) 0pp. lut., lÉX.V, IV, 362. (2) 0pp. ha., WiTTExin , I, 386.
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 87
dogme fondamental de la juslificalion parla foi seule et delà certitude du salut, il déclaiH? que le fidèle peut ne pas s'apercevoir qu'il fait le bien, mais que cela n'empêche rien : « La vraie foi, dit-il, fait toujours de » bonnes œuvres, de telle manière que souvent le fidèle » n'y pense même pas et no s'aperçoit pas qu'il les » fait... et ce sont là les meilleures : car si on les aper- n çoit et si on les sent, on devient ordinairement pré- » somptueux i). »
Celte proposition était destinée à rassurer, comme toujours, les consciences troublées, mais elle contenait cependant un petit mot capable d'engendrer l'inquié- tude ; il disait en effet : La vraie foi... Pouvait-il donc y avoir une foi fausse, une foi d'illusion ; mais alors comment savoir si l'on avait la vraie foi?
Et l'inquiétude ne devait-elle pas s'accroître quand on entendait le Réformateur s'écrier : « Ceux qui » aiment à entendre prêcher et qui comprennent cette » doctrine de la foi pure, ne se mettent pourtant pas » sérieusement en devoir de servir le prochain, abso- » himcnt comme s'ils voulaient ctre sauvés par la foi » sans les œuvres, et ils ne s' aperçoivent pas que leur foi )) n'est pas la foi, mais seulement une apparence, un » semblant de foi 1 2). »
Mais quoi, faudra-t-il revenir à la doctrine des œuvres? Car si je suis sauvé par la foi seule, tout va bien, mais si pour savoir si ma foi est sincère, il faut recourir aux œuvres, en quoi suis-je rassuré, en quoi ma position est-elle meilleure que celle des papistes, en quoi ai-je conquis la liberté évangélique et détruit le joug de la Loi, en quoi enfin ai-je chassé Moïse pour m'attacher au Christ tout seul?
(i) ^^ ALcii., m, 03.
(2) 0pp. lai., lÉN'A, 1080, VIIF, 4G) DoLLINGER, III, Ç)- .
88 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Luther avait dit précédemment que la concupiscence est invincible, que la loi morale est impraticable, que Dieu ne nous donne des commandements que pour nous montrer notre impuissance à les accomplir, que Jésus nous dit : tu seras saint même si tu n'aimes pas Dieu, car je l'ai aimé et j'ai mérité pour toi. Et main- tenant il dit que le justifié ne peut pas plus s'empêcher d'être pieux a qu'un homme d'être homme, ou une » femme d'être femme (i) », ou « qu'un pommier ne » pourrait porter des ronces et non des pommes (2) » ; il dit que si « le feu ne peut être sans chaleur et sans » fumée, de même la foi ne peut être sans charité, et » sans pousser nécessairement à observer les comman- » déments (3). »
Gomment accorder tout cela? Y a-t-ilmême un ac- cord possible ?
Sans doute l'on voit bien que le principe caché de toute cette théologie est le même : donner à tout prix la sécurité, et pour cela, tantôt déclarer que les œuvres sont inutiles et même nuisibles, que la loi n'oblige pas et que l'Evangile estessentiellement liberté, c'est-à-dire indépendance vis-à-vis de la morale, et tantôt déclarer que la foi produit fatalement le bien, sans même qu'on s'en aperçoive et sans qu'on puisse l'en empêcher. Mais n'y a-t-il pas une redoutable fissure dans le système quand l'on s'échappe à dire que la foi sans les œuvres n'est qu un semblant de foi (un peu plus il dirait comme les catholiques, après saint Jacques, la foi sans les œuvres est /?2ork' en elle-même)? N'est-ce pas un cri de désespoir chez le novateur quand il s'écrie :
{i)Ibid., II. 483. (2) Ibiil., II, 174. (3 Walcii, XI, 2594. DoLUNOEn, m, gS.
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 89
(( Si Ton prêche les œuvres, on renverse la foi: si, au » contraire, on prêche la foi, il faut renverser lés ce u- )) vrcs (i).» 11 avoue lui-même que cette constatation le remplit d'amertume et qu'il faillit tomber dans le dé- couragement en constatant les tristes effets de sa prédi- cation parmi le peuple et les prédicants eux-mêmes : (( Ceux qui ne croient pas, dit-il, on ne peut parvenir » à les détacher des œuvres, ceux qui croient, on ne ») peut parvenir à leur en faire /anr. Ceux-là ne veulent » pas concevoir la foi ; ceux-ci ne veulent pas conce- » voir la charité (2) ! »
Mais alors que devient raffirmation si souvent ré- pétée que la foi produit fatalement des œuvres, (( comme un pommier des pommes, comme le feu de la chaleur et de la fumée » ')
Dans son désespoir, Luther imagine que saint Pau a eu le même mécompte que lui !
11 aurait d'abord prêché la foi seule justifiante, puis (( on remarqua, comme aujourd'hui, que les œuvres » et les actes ne suivaient pas. Voilà pourquoi, les dis- » ciples nouveaux, pensant corriger la chose et porter )) remède à cette difficulté, mêlèrent et confondirent » les œuvres avec la foi. Ce scandale a empêché dès » l'origine jusqu'à ce jour l'enseignement de la pure » doctrine de la foi (3) » .
Cette « pure doctrine de la foi », Luther, après i5 siècles d'erreur dans l'Eglise, l'avait enfin retrouvée et elle consistait à dire que les œuvres ne sont ni obli- gatoires, ni nécessaires au salut, et que si on les fait, c'est parce que la foi les produit spontanément, ou en-
(1) Cf. DoLLINGER, m, 97.
(2] Walch, XII, 619.
(3) Cité par Dôllinger, m, 99.
90 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
core pour être agréable à Dieu qui veut que mus les fassions « sans que cela serve de rien devant lui, puis- )) qu'on possède déjà ses trésors par la foi (i) ».
Toutefois l'insoluble problème qui se dressait en face de Luther était toujours celui-là : Pourquoi les œuvres, si elles sont inutiles? En i53o, il avouait qu'il ne pouvait arriver lui-même à se convaincre de celte pensée: « Nous sommes justifiés par la grâce et sans » les œuvres... Cela dépasse trop la force de conccp- » lion du cœur humain, ainsi que de toute intelligence » et de tout langage sur la terre. » Il avoue qu'il faut avoir éprouvé cela par expérience pour en trouver l'af- firmation dans l'Ecriture. C'était donc uniquement son état psychique, conclut Dullinger, qui l'avait amené à trouver dans saint Paul une doctrine que personne avant lui n'y avait découverte (2.
Cette dernière observation nous permettra de con- clure cette courte étude sur la doctrine de Luther au sujet des bonnes œuvres.
VI
Luther se heurtait sans cesse à deux sentiments op- posés, source de toutes les variations que nous avons constatées. Le premier sentiment, celui qui était ha- bituel à celte àme tourmentée et agitée de passions continuelles, était le désir intime de s'établir dans la certitude du salut, et par là dans cette j^aix si ardem- ment désirée et si obstinée à fuir son pauvre cœur.
Désespoir de soi, confiance en Dieu seul f3), telle fut
(i) Walch, IX, AgG.
(2) DûLLINGER, m, 175, DeMTLE, /177.
(3) De nobis diffulcre cl in ipsum confideie. W'eim, i, 129 (i5i7). De.mfle, 728, n° 5.
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 91
la première formule dans laquelle il crut avoir trouvé le repos et la solution de toutes ses angoisses."
Par là s'expliquent ces enseignements étranges que nous avons rencontrés sous sa i^\ume: fordtcr juxca, sed fortins crede .'... Peccandam est quaimlia sa- in us '.
Mais lorsqu'il se vit accusé, de toutes parts, de semer partout le désordre dans les mœurs et dans la société, quand il vit la plupart de ceux qui l'avaient d'abord approuvé, Erasme, Zasius, Pirkheimer, Beatus Rlie- nanus, Crotus Rubianus lui-môme et tant d'autres, s'écarter de lui à cause des mauvais effets de ses doc- trines, il fut tourmenté d'un autre cùté. Le démon, c'est-à-dire sa conscience, lui suscita de cruels remords et il entendit cent fois une parole intérieure lui lancer ce reprocbe : « Es-tu donc le seul sage? Et si tant » d'àmcs se perdent à cause de toi et vont en enfer » pour t'avoir écouté 1 »
Eperdu, il cbercba, semble-t-il, une excuse dans cette nouvelle tbéorie diamétralement opposée à la pre- mière : la foi produit toujours des œuvres, et il est im- possible qu'elle ne les produise pas. Nouvel embarras ! falla=t-il faire dépendre la vraie foi de ces œuvres? ^lais alors on enlevait toute sécurité aux âmes et l'on avait travaillé en vain 1 Que fait Lutlier, il dislingue entre œuvres et œuvres. Pour juger des œuvres, il faut commencer par savoir si l'on a la foi, car pour les papistes, il est certain qu'ils ont les œuvres, mais qu'elles sont inutiles chez eux puisqu'ils n'ont pas la foi. Mais pour juger de la foi elle-même, il faut re- garder si les œuvres suivent, et l'on est dans un cercle vicieux.
Tourmenté^ tiraillé, sollicité en sens divers, le mal- heureux réformateur passe ainsi son existence dans un
92 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
chagrin qui s'exhale en injures effroyables contre ses ennemis..
« Une doctrine qui ne s'était point formée par l'ana- )) lysc critique ou par une exégèse scientifique, une doc- » Irine qui n'était point le fruit d'une savante étude, )) mais la production immédiate d'un esprit profondé- » ment angoissé, plein de troubles, et doutant même » de Dieu, une doctrine imaginée pour opposer une » consolante sécurité aux agitations de la conscience » et à l'invincible sentiment du péché, une pareille » doctrine, dit Dullinger (i), dut devenir l'artère vi- » taie de rexislence de son autenr, et le ressort de » toutes ses actions. De même qu'elle avait pénétré » dans les ténèbres de son âme comme une lumière » resplendissante et consolante, de même tout doute » à l'égard de sa solidité, toute objection et toute at- )) taque dirigées contre elles devaient paraître à Luther » comme une tentative ou une menace pour replonger » son âme dans les ténèbres et les tortures doù elle )) s'était dégagée. »
Cette observation du grand historien explique la raison intime de cette fureur perpétuelle de Luther contre l'Eglise catholique. Sur ce point, il n'a pas eu de « variations ». .
Par sa doctrine des œuvres, l'Eglise est devenue hérétique et apostate : « Devenir moine, écrit-il en » i52i, cela veut dire apostasier de la foi, renier le » Christ, devenir juif et retourner au vomissement » du paganisme (2). »
Et cela, parce que le moine veut se sanctifier parles œuvres, sans le Christ (3), il veut u que sa vie soit
(1) III, 23t.
(2) Weim, Yiii, 6on.
(3) Weim, xi, 190, an. loaS.
VARIATIONS DE LUTHER, ETC. 93
i) meilleure que le sang du Christ (i) ». Lullier n'est jamais sorti de cette calomnie stupide, malgré les pro- testations continuelles de ces mêmes moines dont il voulait interpréter les sentiments.
« Je te conseillerais plutôt, écrit-il encore (•?), de » boire du malvoisie, et de croire seulement au Christ, )) en laissant le moine boire de l'eau ou son urine, s'il » ne croit pas au Christ. »
Pour Luther, l'idéal des catholiques c'est de devenir bienheureuv au moyen des œuvres, sans la foi, « par » leurs ordres, tonsures, tuniques, etc. s3) ». Monaclias, inonacha, écrit-il, sacrificiilus, cwlcbs, omîtes cogitant: nos siunus paapcres, cœlibes, jejimanms, oramus, er(jo certo possidcbumis rcgnwn cœlonun. Hœc est Ismaelilica superbia ('i).
Et Luther affirme contre cette prétention des moines que : « aucune lettre n'est si petite dans la doctrine des » papiste?, aucune petite œuvre si légère, qu'elle ne » renie et ne calomnie le Christ et ne déshonore la » confiance en lui (5 » ! C'est pour cela qu'ils sont pleins de diables et qu'il y a du diable dans (piidqiild eraclant, qiiidqnid evomunt, quidqaid cacant.
Malheureusement ces injures et ces audaces font en- core aujourd'hui impression sur les descendants des disciples de Luther, qui croient volontiers que l'Eglise romaine est u la grande prostituée de Babylone » .
Ils ne voient pas que le point de départ du malheu- reux dissentiment qui sépare encore à notre époque des
( i) Ibid., XX, 6i3, 6i5, G23, an. iSaj. (a) Erl.vngen, XLvii, 3i5.
(3) Ibid., XXXVI, 269.
(4) 0pp. lat.,y, i43. (.5) Erla^jgen, XXV, 43.
94 LUTHER Eï LE LUTHÉRANISME
hommes qui, de part et d'autre, se réclament du Christ, n'est pas autre que la violence passionnée de cet infor- tuné « réformateur » qui disait de lui-même : « Je )) n'ai pas de meilleur auxiliaire que la colère et l'em- » portement ; car lorsque je veux bien penser, bien )) écrire, bien prier, ou prêcher, il faut que je sois en » colère ; cela rafraîchit ma prière, aiguise mon esprit » et chasse toutes les pensées de découragement et » tous les doutes (i). » Nous allons voir ce penchant irrésistible à la colère et à la haine se manifester tout d'abord dans le langage du novateur, puis dans ses procédés à l'égard de l'Eglise et de ses ennemis en général.
Ce sera faire un pas de plus vers la connaissance de l'état intérieur de Lulliei- et vers l'appréciation fondée de son caractère et de son œuvre.
(i) Walcu, XXII, 1237.
1
TROISIÈME ÉTUDE
L\ GROSSltRElL DE LA^^GAGE DE LL TUER
SoM.M.vinE. — Relation de Jean Dantiscus (ijaS) — La grossiè- relé du langageauxve siècle. — I. Lullier désapprouve en i5i4- i5i6, les violences des hérétiques, les Epîtres des hommes obscurs. — Luther sur les abus de l'Eglise. — IL Rupture avec RomeCi53o). Colère contre le Pape. — Injures contre les Universités, contre les ennemis du nouveau système. — L'Eglise d'hermaphrodites selon Luther. — Les nonnes. — lll. Plaintes des catholiques au sujet des violences de Lu- ther. — IV. Reproches des prolestants anciens et modernes sur le même point. — V. Conclusion. — Origine des vio- lences de Luther : Je ne puis prier, je veux maudire !
En IÔ20, l'ambassadeur polonais Jean Danliscus, passant à Wittemberg, se fit présenlcr à Luther par ^lélanchton.
Voici comment il exprime ses impressions dans une lettre du 6 août i526 :
(( Je trouvai en lui un homme spirituel, instruit, )) éloquent; mais en parlant du Pape, de l'Empereur » et de quelques-uns des princes, il ne se sert que de » paroles sarrastiqucs, anières et mordantes. Son visage » ressemble à ses livres ; les yeu-x: sont perçants et
96 LUTHER ET LE LUTIIÉRANLSME
» brillent d'un feu singulier, comme celui que l'on » remarque parfois dans les yeux des possédés. Son » langage est violent, semé de sarcasmes, d'épi- » grammes... Notre visite ne fut pas uniquement rem- )) plie par la conversation, nous bûmes ensemble gaie- » ment de la bière et du vin, selon la coutume du » pays. Lutber, comme on dit en allemand, me semble » être un bon compagnon (<?m gut gesellé), quant à )) ses mœurs sévères, dont beaucoup parmi nous van- )) tent le mérite, il ne me paraît nullement au-dessus » des simples mortels. L'orgueil se fait tout de suite » remarquer en toute sa personne, ainsi qu'une grande » ambition. Il est vraiment par trop libre dans ses )> railleries, quolibets, médisances . Au reste, ses écrits » révèlent exactement l'iiomme (i). »
Cette appréciation d'un contemporain étranger est remarquable. Le dernier mot surtout est à noter, et tous ceux qui étudient la vie et l'œuvre de Luther sont à même d'en apprécier l'exactitude. Rien ne frappe dans cette existence comme l'extrême violence du ré- formateur dans ses manières et son langage.
Mais pour juger loyalement ce caractère des œuvres de Luther, il faut se rappeler deux observations ca- pables d'atténuer dans une certaine mesure la mauvaise impression qui résulte pour le lecteur de ce jet con- tinu d'injures et de grossièretés.
La première, c'est que Luther s'est souvent servi du latin, et l'on sait que a le latin dans les mots brave l'honnêteté » ; la seconde, c'est qu'il appartient à une époque où l'aménité du langage ne semble pas avoir été en grand honneur.
(i) Dans IIn'LER, Nikolas Koi>L'riiiciis iind M. Luther, p. 71, 74 (Janssen, II, i8Gj. Dantiscus devint plus tard évêque et su- périeur ecclésiastique de Copernic.
LA GROSSIÈRETÉ DE LANGAGE DE LUTHER 97
L'usage des invectives était alors très répandu, non seulement dans les classes inférieures, mais encore parmi les princes (i). Au temps de la jeunesse de Lu- ther, à la fin du xv* siècle, circulaient abondamment des chansons comiques, des satires parfois très mor- dantes, connues généralement sous le nom de « miroir du hibou » Eulenspiegel), dirigées contre tous les tra- vers de la société et en particulier contre les moines, le clergé, les cardinaux. Les hérétiques de ce temps, comme Jean de Wesel (-J- i48i), « les frères Bo- hèmes », se font remarquer par une grande puissance d'injure contre l'Eglise (2 .
Mais dans l'ensemble, il faut avouer que si l'hu- mour du Moyen Age est abondant et souvent très libre, cependant il n'attaque pas le fond des choses, il repose sur une foi sérieuse et profonde. Au xvi" siècle, au contraire, il devient grossièreté et révolte.
Pour en apprécier l'esprit, nous ferons donc moins attention à la force piquante, souvent même rebutante des expressions, qu'à l'intention qui les anime, et s'il est possible, nous chercherons à noter l'évolution de l'âme de Luther sous ce rapport, les motifs qu'il in- voque pour expliquer ses excès de langage et l'opinion des contemporains.
Nous plaçant, en effet, ici au point de vue apologé- tique, il importe de pénétrer dans l'àme de ce réfor- mateur pour juger plus facilement son œuvre tout en- tière.
I
Nous venons de voir que les hérétiques, au temps de
(i)Cî. Janssen, l'AUein rcl'uj., i, 233, 234- (•2.) Ibid., 58 1.
7
98 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
la jeunesse de Luther, ne ménageaient pas les insultes à l'Eglise. C'est même là un trait commun à tous les apostats en général. Chez eux la haine remplace l'amour, à Fégard de celle qu'ils ont quittée, sinon trahie.
Luther, encore moine à Wittemberg, réprouvait hautement cette manière d'agir. Dans ses Comment taires sur les Psaumes (i5i3-i5i^' il écrit : « Les hé- » rétiques ne peuvent sembler avoir raison, s'ils n'at- » taquent l'Eglise comme pervertie, fausse et men- » teuse. Ils veulent être regardés comme les seuls » bons, tandis que l'Eglise doit paraître mauvaise en » tout (i\ »
Déjà saint Augustin avait dit : u Ils ferment les » yeux sur le bien dans l'Eglise et exagèrent seule- » ment le mal qui s'y trouve ou semble s'y trouver. » A l'époque où Luther écrivait les lignes que l'on vient de lire, une querelle formidable passionnait, nDus l'avons vu, tous les esprits en Allemagne, la que- relle de Reuchlin avec l'Université de Cologne. Les humanistes prennent en masse fait et cause pour le premier, une campagne de pamphlets et de satires in- jurieuses est menée contre la scolastique, contre les théologiens en général. Quand Reuchlin parle de ses adversaires^ c'est pour les appeler « moutons, boucs, pourceaux, buffles, ânes ». etc.
L'humaniste Mutian, d'Erfurt, est un des plus achar- nés, et de i5i5 à 1617, dans son entourage, parais- sent les fameuses Epilres des hommes obscurs.
Il ne s'agissait plus dès lors, on l'a dit, de plaisan- teries plus ou moins forcées sur un personnage ou sur
(i) Dicldla in PsdUcrlnin, ùdil.V^ Em\n, m, /|45 (Demvle, i3). (2) D'après Ku.vlse, Eoban IIessus, Gotha. 1879.
LA GROSSIÈRETÉ DE LANGAGE DE LUTHER 99
un abus da temps, mais ce sont les institutions, c'est la papauté, c'est l'Ecriture elle-même qui y sont at- taquées d'une façon burlesque et grossière. La Vierge Mari(! y est comparée à Sémélé, mère de Bacchus. Le tout est mêlé de mordantes personnalités et de ca- lomnies atroces. Enfin l'on trouve dans ce pamphlet le ton môme dont souvent Luther se servira plus tard.
Mais que pense- t-il à cette époque et comment ap- précie-t-il les « Epitres )> ')
Dans le courant de i5i6, son confrère d'Erfurt, Jean Lang, lui adresse une fausse supplique au Pape, dans laquelle on réclamait contre les « sophistes», c'cst-à dire, les théologiens. A la perfide supplique, était joint un prétendu décret du Pape, dans le même ton.
Luther lui répond, le 5 octobre i5i5 : c Ces inep- » lies que tu m'as envoyées, au sujet de supplica- » tions au Souverain Pontife contre les théologastres, » sont manifestement le produit d'un talent peu me- » sure, et sentent le même vase que les Epitres des )) hommes obscurs j).
Il écrit dans le même temps au secrétaire de V Elec- teur de Saxe, Spalatin : « La supplique contre les ») théologastres témoigne qu'elle a, pour auteur, le » même (ou un semblable) histrion que les Epitres des n hommes obscurs. J'approuve son vœu, mais non » son ouvrage, car il ne sait pas éviter les injures el » les outrages fa). )>
A cette époque, Luther ne songeait pas encore à se
( I ) E>'DEr.s, LeUrcs, î. 60.
(3) Id., I, 62, cité par Demïle, l'on a emprunté largement k cette source (p. 127 et suiv.).
100 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
séparer de l'Eglise, bien qu'il admît déjà son grand principe sur la justification par la foi seule.
Il voyait les abus trop réels qui souillaient l'Eglise, et comme tant d'autres, depuis bien des années, il en désirait la Réforme, mais il n'admettait pas que l'on condamnât tout un corps pour les excès de quelques membres. Il écrivait dans son Commentaire sur l'Epitrc aux Romains :
(( Considère tous les états en particulier. Dieu n'en » abandonne aucun au point de ne pas y laisser quel- )) ques sujets bons et honnêtes pour couvrir les hontes » des autres. Ainsi... les bons prêtres protègent les » mauvais. Les moines indignes sont honorés à cause » des dignes. Mais voici que les hommes insensés se » soulèvent contre le corps tout entier, comme s'ils » étaient eux-mêmes purs et sans tache, tandis que » devant, derrière et au dedans ils ne sont qu'un » marché et une exposition de pourceaux et de » truies (i). »
Quelques pages plus loin, il s'élève de nouveau avec énergie contre ceux qui ce attaquent âprement les » prêtres, les moines, les femmes, et reprochent à » tous le péché d'un seul » .
Pour donner une idée de son style, à cette date de i5i6, il faut citer ces lignes, difficiles à traduire : Rcspondetur : Nunquam lu matri in sinum fccisti rjuad maie olerel? Aut nunc etiam nusquam sordes ? Aut nullibi memhrorum putes ? Quod si tam parus es, mi- runi quod apothecarii te non jam olini emerint pro bal- samario, quando nonnisi balsan^um ar onialisans tu es.
(3) Ep. ad Rom., fol. 281, ce passage est en latin, naturelle- ment.
LA GROSSIÈRETÉ DE LANGAGE DE LUTHER 101
Si mater tua sic iihi fecisset, a proprio steirorc con- sumplas fuisses (i) !
Ces quelques citations, empruntées aune période où Luther était relativement calme, peuvent nous servir de point de départ dans notre étude sur la grossièreté de son langage.
Il ne recule pas, même alors, devant un mot un peu libre, mais son ton n'a rien qui tranche sur les habitudes du temps, et il désapprouve nettement les injures qui attaquent une institution tout entière, les calomnies qui souillent injustement un adversaire, les fureurs qui ne servent qu'à pallier l'absence d'argu- ments pour la cause que l'on soutient.
Mais laissons passer quelques années. En 1017, survient la querelle des indulgences qui se prolonge en i5i8 ; en laig, Luther a le dessous dans la fa- meuse dispute contre Jean Eck, à Leipzig. En 1020, il est condamné par le Pape, et sa rupture avec Rome est consommée. C'est alors qu'il faut mesurer les changements intervenus dans ses manières et son lan- gage.
II
Avant d'avoir connaissance de la Bulle qui le con- damnait et qui se préparait en ce moment-là même, Luther écrit à Spalatin (commencement de juin 1620) : « Je pense qu'ils sont tous devenus fous à Rome, tous » sont violents, inconsidérés, sans cervelle ! ce ne » sont que des bûches, des pierres, des démons (2). » Quelques jours plus tard, une seconde lettre au
(i) Epist. ad Rom., fol. 28G (De>'ifle).
fa) De Wette, Martin Lulher's Bricfc, i, /|53.
102 LUTHER KT LE LUTHÉRANIS5IE
même, contient ces paroles décisives : « Le sort en est » jeté, je méprise la fureur et la faveur des Romains ; » je ne veux plus de réconciliation ni de communica- » tion avec eux pour lEternité ( i ! »
Luther se sentait alors appuyé par les chevaliers ré- volutionnaires, comme le fameux Franz de Sickingen et Sylvestre de Schaumbourg. aussi écrit-il à l'un de ses confrères : « Désormais je ne crains phis rien : je » suis en train de publier en allemand un livre sur le » Pape 2) et sur la réforme de la société chrétienne. » J'y attaque le Pape de la manière la plus violente, et » je vais jusqu'à l'assimiler à l'Antéchrist. »
Ces dispositions expliquent assez dans quels senti- ments Luther reçut, en novembre ijao, la Bulle du Pape, et l'on ne s'étonne plus de le voir brûler solen- nellement cette Bulle, ainsi que le Droit canon, sur la place de Wittemberg (10 décembre i52o).
Désormais le Pape n'est plus pour lui qu'un être in- fâme. Il le compare à Hérode (3). Quand on lui de- mande de se rétracter, il répond : a Voici quelle sera « ma rétractation : jusqu'ici, j'ai appelé le Pape, le re- » présentant de Jésus-Christ ; maintenant je me ré- )) tracte et je dis : le Pape est l'ennemi de Jésus-Christ, « le Pape est l'Apôtre du diable (/i) ! »
Après la diète de Worms, où il refuse en effet toute soumission, Luther, comme on sait, fut enlevé par des amis, et caché à la AVartbourg. C'est de là qu'il écrit son traité sur ['Abus des messes (automne i52i . Dans ce pamphlet virulent, il apostrophe les prêtres en ces
(i) It., I, 466, 469, 475.
(2) C'était le Manifeste à la noblesse citrctienue d'Allemagne (août i520).
(3) Sermon de l"EpipIianic. lôai.
(4; Lettre du 24 mars 1Ô21 (t)E Wette, i, 58ol
LA GROSSIÈRETÉ DE LANGAGE DE LUTHER 103
termes : « D'où sortez-vous donc, prêtres des idoles, » vous n'êtes que des voleurs, des brigands, des blas- » phémateurs de l'Eglise!... Il vaudrait bien mieux )) être bourreau ou malfaiteur, que prêtre ou moine. » Le Pape, ce pourceau de Satan, a fait du sacerdoce » un bouillon d'iniquité. »
Mais c'est contre ceux qui osent l'attaquer ou le l'éfuter, qu'il épanche tout le trésor si riche de ses in- vectives. Les théologiens de Cologne, ceux de Paris, qui l'ont condamné, Syloestre Prieras, Latorniis, sont pour lui des gredins, des gens sans pudeur, qui s'at- tachent au diable, « comme la crotte aux roues ». « Il n'y a que des asini asinissimi qui écrivent contre moi » s'écrie-t-il. Il appelle les théologiens de Louvain (( ânes » grossiers, truies maudites, misérables fripons, panses » de blasphème, incendiaires altérés de sang, fratti- » cides, pourceaux grossiers, porcs épicuriens, héréti- » qucs et idolâtres, vaniteux païens damnés, maîtres » de mensonges, mares croupies, bouillon maudit de » l'enfer ! » Quant i\ la faculté de Paris, elle est « la » syiHigogue damnée du diable ; elle est rongée depuis » le sommet de la tête jusqu'à la plante des pieds par » la lèpre blanche ; elle est atteinte par la pire des hé- » résies... C'est la plus abominable gourgandine in- » tcUectuelle qui ait jamais paru sous le soleil, la vraie )) porte de l'enfer, la maison de filles publiques du » Pape, etc. (i). »
Parlant une autre fois des Universités en général, il s'écrie : « Avec une libéralité cruelle nous avons pré- » paré des rentes aux marionnettes du diable et aux » fantoches des Universités, à tous ces docteurs, pré-
(i) Cf. Ja>ssex, op. cit., II, 2o4, note 2. Baudrillart, VEijUsc calh., la Rcn., le ProL, p. 126.
104 LUTHER ET LE LUTHÉKAXISME
« dicateurs, prêtres, moines, maîtres-cs-arts, gros et )) grossiers ânes gras, dont les barrettes brunes et » rouges font l'effet d'un collier d'or et de perles sur » le cou d'un porc bien engraissé (i). »
Dans sa colère, le réformateur ne respecte plus rien. Il aime à jouer misérablement sur les noms de ses ad- versaires, et à les travestir grossièrement. C'est ainsi qu'il appelle son ancien maître, le vénérable et cou- rageux Barthélémy dUsingen, d'Erfurt : Unsîngen (non-sens). De Cochlœus, il fait un mot qui signifie: cuiller morveuse ; du nom de Sclialz geyer, moine franciscain, il fait : Schatz fresser (mange -trésors). Lorsque le fameux Crofus R ni n an as, l'un des auteurs des Epîtres des bommes obscurs, s'est détacbé d'un parti qui avait roulé dans le schisme, Lutber l'appelle : « lèche-assiettes du cardinal de Mayence, le docteur » Krôte (crapaud) ».
11 s'amuse à appeler jiirisperdifl, au lieu de juris- pcrifi, les canonistes ; au lieu de : crimen Iscsk majes- tatis conlre la Sainte- Ecriture, il écrit : //m^/î crœsœ majestatis. Quand il parle des Décrétales, il écrit: Drecketale (de Dreck : fumier, crotte) (2).
Il se vante, une autre fois, d'avoir pu consacrer un évêque de ^Saumburg « sans chrême, et aussi sans » beurre, saindoux, lard, onguent, encens, charbons )) et tout ce qu'il y a de grande sainteté de ce » genre ».
En i52i, il édite et répand une prétendue instruc- tion du provincial dominicain Bab, dans un couvent de femmes, avec des notes à sa façon. A ces mots du sermon : « Dieu se choisit çà et là en particulier les
(1) Id., p. 206.
(2) Demfle, loco citato.
LA GROSSIÈRETÉ DE LANGAGE DE LUTHER 105
» vierges », Luther glose ainsi qu'il suit: Ul palet X hb. Physicoriun et Esopi, lih. V. Or, l'on sait que la Physique d'Aristote n'a que huit livres, et les fables d'Esope, un seul (i).
Un peu plus loin, le même sermon est ainsi conçu : )) et parce que la jeune fille, qui fait maintenant pro- y) fession, sur l'exemple de la hienheureuse Vierge, )) qui la première a fait le vœu de virginité... etc. » » et Luther ne rougit pas de mettre en note : parce » que la bienheureuse Vierge était une nonne et Jo- » scph était son abbesse... rûnc son conjcsscnr et prc- » dicateur (2) ».
Un sujet assez fréquent des plaisanteries stupides de Luther est l'expression du fameux canon de Latran : omnis iitrhisque sexas.
Dès mars 1020, il approuve ceux qui traduisaient : « Ceux qui ont l'un et l'autre sexe, c'est-à dire les n hermaphrodites, doivent seuls confesser leurs pé- » chés. » L'année suivante, il écrivait dans le même ton : « Le Pape commande à tous les chrétiens, hommes et femmes — peut-être crai(jnait-il qu'il n'y eut des chrétiens ni hommes ni femmes — arrivés à l'âge de raison, de se confesser. »
» En vertu de ce noble commandement, même les )) enfants et les innocents doivent se confesser s'ils » veulent rester hommes ou femmes, autrement peut- » être que le Pape les en empêcherait '^3). »
(i) Cotte sotte plaisanterie est imitée des Epîlrcs des liommes obscurs que Lullier, nous l'avons dit, attribuait en i5i5, à « un histrion ;>.
(2) Cité par Denh-le, loc. cit., d'après un exemplaire original du Vatican, avec le titre : Excmplam ihcologiœ et doctrlnx papis- licœ.
(3) Nous adoucissons le texte qui est obscène. Cf. Denifle, loc. cit.
106 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
En 1537, dans ses notes marginales à une bulle de Paul III, il écrit encore : Ergo qui non sunt liermn- phroditœ. ad hos non pertinent ista vcrba papœ {sin- fjulos iitrinsqiie sexus). C'est de là que vient le nom odieux qu'il donne souvent à l'Eglise, avec des com- mentaires d'une obscénité horrible : d'église dlicr- maplirodiles.
Luther ne tarit pas non plus sur la doctrine du mérite des bonnes œuvres. Il écrit en i52i : « Si la » piété consistait à monter à l'autel,, tu pourrais rendre » pieux même une truie et un chien (i). »
Parlant des moines, il écrit en i53i : « Ce serait » dommage qu'un tel bétail de pourceaux pût boire » du muscat, manger et se réjouir. Laisse-les donc » enseigner et croire par exemple que celui qui lâche » un p... en rochet, fait un péché mortel, et qui fait » de même à l'autel est un damné. Ou encore parlons » de leur grand article : qui se lave la bouche avec de » l'eau et avale une goutte, ce jour-là ne peut célé- » brer la messe : qui laisse la bouche ouverte et avale » un moucheron, ne peut recevoir ce jour-là le Sacre- » ment, et tous autres articles splendides, excellents, » sublimes en nombre infini, sur lesquels est fondée » leur Eglise de pourceaux [2). »
Luther ne recule pas, comme nous l'avons déjà vu, devant les pires obscénités. Il parle dans une lettre in- time à un prêtre apostat comme lui, marié comme lui,
(t) Ces deux noms d'animaux accolés forment l'une des ex- pressions favorites de Luther, peut-être empruntée des Grecs, chez qui c'était un proverbe de dire d'une chose facile : Kàv X'jwv xà'v 'ùî -finir, [CL Pl.vton, Lnrhh, p. 19(3-197 C). Sur l'emploi du mot Iruie, chez Luther, Cf. De>ufle, 055, 77^, 775, 820 surtout.
(3) Erl.\nge>. tome XXV, 70.
LA GROSSIÈRETÉ DE LANGAGE DE LUTHER 107
l'infortune' Spaladn, de safemmeCalherinc, enfermes si révoltants, que Ion ne pourra les citer plus loin qu'en latin. Cette lettre, éditée récemment par Enders, n'avait pas été produite entièrement par les éditeurs anciens, Aurifaber et de Wette (i).
Une autre fois, il joue sur les mots « nonne » et (( moines » dont il feint d'ignorer l'étymologie si con- nue (2) et qu il explique ainsi : IS'onnx sic appcllanlur a germanismo, quia casirata sues sic vocantur, siciit monaclii ab erjuis, et il ajoute en allemand ce que l'on n'ose traduire : Aber sic siiid nicht redit jelieilel, miissen cbcnso ivohl Driiche trajen ivie andcre Lcutc. (Bruche, mot du temps: culottes .
En lo'io, il parle ainsi des étudiants de AVittcm- berg : « Ils sont nombreux ici, mais l'on n'en trouve- » rait pas un seul qui voulût se laisser oindre (pour être » prêtre) et ouvrir la bouche pour que le Pape y fasse » dedans sa m... »
Après cela_, l'on peut s'arrêter, et peut-être trouvera- t-on que nous avons trop longuement insisté sur de pareilles ignominies. Mais il faut se persuader que les faits que l'on vient de citer ne sont qu'une minime partie de ceux que l'on pourrait produire, afin de se l'aire quelque idée de la violence et des grossièretés du réformateur.
11 nous reste à dire maintenant quelle impression de tels excès de plume et de langage ont produite sur les contemporains tant amis qu'adversaires.
(i) Er^Dcn?. Y, 279. ^ oir, ci-après: Le mariage et la virqi- nitc, etc.
(a) Le mot, nonne, était donné au iv° siècle aux religieuses de Tabcnncs (Haute-Egypte) ; il signifie : dame, dans le langage du pays.
108 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
III
Dès le principe, les écrivains catholiques repro- chèrent à Luther ses fureurs contre lEglise.
Dans une réfutation raisonnée du « Manifeste à la noblesse allemande )),paru en août 1020, le moine franciscain, Thomas Marner, reconnaît franchement les abus et les décrit longuement : annates, droit de pallium, commendes. etc. mais il ajoute, en s'adressant à Luther : « J'aurais cru que loi, qui soupires avec tant » de ferveur après un concile, tu t'en remettrais au y> Saint-Esprit, du soin d'améliorer et de rectifier tous ;) les abus, toutes les difformités de l'Eglise. Cepen- » dant tu laisses de côté un chemin si simple, si droit, » si légal et tu n'as à la bouche que des paroles de » menace!... Je dirai en toute sincérité que jamais » goujat ou gâte-sauce n'a été interpellé d'une façon i^ plus odieuse que le Pape par toi, et quand même il » serait un homicide et le pire scélérat de tout l'uni- » vers, on n'aurait pas cependant le droit de le traiter » d'une manière si abominable. »
» Les discours violents de Luther, poursuit Murner, » mènent droit au Biindschuh (i), à une révolution » furieuse, insensée, radicale (2). »
Plus tard, quand les fureurs de Luther, loin de se calmer, devinrent de plus en plus écœurantes, un homme qui l'avait d'abord approuvé dans son mouve-
(i) Le Bundsclmh (soulier lacé) était le signe de ralliement des (( jacqueries » allemandes. On sait que cette prophétie de Murner se réalisa trois ans plus tard, par le sanglant mouvement de iSaA, si durement réprimé en juin i525.
(2) Ja>sse>-, II, i3l et suiv.
LA GROSSIÈRETÉ DE LANGAGE DE LUTHER 109
ment de reforme, le Nurembergeois Willibald Pir- khcimer, comme Erasme l'un des précurseur? du pro- testantisme, effrayé des excès de langage du nouveau « prophète (i) », crut pouvoir y reconnaître la preuve d'une véritable aliénation nwnlale ou d'une possession du démon ^2).
V. Dans les écrits catholiques et les correspondances du temps, dit Janssen, on retrouve fréquemment exprimée cette opinion de Willibald Pirkhcimer qui affirmait que pour jurer et maudire avec une telle rage, Luther était certainement possédé du dé- mon (3). ))
Cette impression de dégoût, produite sur l'huma- niste Pirkheimer, se manifeste aussi dans le revire- ment de la plupart des partisans et précurseurs de Luther, et spécialement dans les regrets souvent expri- més du célèbre Erasme Cj), dans les plaintes de Ma- tian, d'Erfurt, de Crotus Kubianus et surtout du grand jurisconsulte de Fribourg, Ulrich Zasius.
Celui-ci écrivait à l'un de ses élèves, Thomas Blarer, le 21 décembre 1021 :
(( C'est l'Esprit, diras-tu, qui nous conduit et nous )) inspire! L'Esprit ! dis-moi, mon Thomas, quel » esprit? Est-ce donc l'Esprit qui vous inspire tant » d'injures, tant d'abominables outrages? o
Une autre fois, il écrit à Boniface Amerbach : t' Luther, dans son délire impudent, interprète l'Ecri-
(1) C'était le nom qu'on lui donnait souvent, et qu'il porte sur des médailles du temps. C'était aussi « le troisième Elie, le second Samuel, etc. ».
(2) « Adeo ut plane imanire vel a demonio agilari videatur. » Lettre à Kilian Leib. Dullinger, Rcfonnalioii, I, 533-534.
(3) Janssen, III, 5go.
(4) Cf. Op., III, 641-642, ép. 072.
110 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» ture tout entière, l'Ancien et le Nouveau Testament, )) depuis le premier chapitre de la Genèse, jusqu'à la )) dernière syllabe, dans le sens d'une perpétuelle me- » nace et malédiction contre les Papes, les évêques et » les prêtres. Il semble qu'à travers les siècles, Dieu » n"ait eu d'autre affaire que de tonner contre le » clergé ! » — « L'esprit de Luther, dit-il ailleurs, » engendre la haine, la discorde, les émeutes, les rcs- » sentiments, les meurtres ! »
Dans une lettre du 3o août i53o, adressée au duc Albert de Prusse, Grotus exprime les mêmes plaintes à l'égard de Luther : « Il y aurait remède au mal, dit-il, )) si les Luthériens renonçaient à injurier avec tant d'in- » solence les savants docteurs et pieux personnages du » passé ; au lieu de cela, ils ne cessent de les insulter » de la manière la plus grossière, comme s'ils n'eussent )) été que des idiots et des insensés. »
L'indignation des catholiques croissait encore, quand ils entendaient Luther déclarer, par un blas- phème Insupportable, que toutes ses injures sont imi- tées de saint Paul (i), ou encore que « sa bouche est la bouche même du Ghrist », qu'il est « certain que sa parole n'est pas la sienne, mais celle du Ghrist lui- même (2). »
Le savant Gochkuus n'avait-il pas raison alors de lui répondre :
(( Jésus-Ghrist ne nous a jamais indiqué le chemin » oii tu marches avec tant d'emportement et d'orgueil. » Il ne nous a jamais parlé d'Antéchrist, de fdles pu- » bliques, de repaires du diable, de forfaits liideux ; )) il ne s'est pas servi des injures grossières que lu pro-
(i) LcUre à Lbili, kj août i.'Sao.
(aj EuLANGEN, loine XXll, p. 43-5().
LA GROSSIÈRETÉ DE LANGAGE DE LUTHER 111
» fères, parlant sans cesse en outre de glaive, de sang, » de mains meurtrières. 0 Luther, jamais l'exemple » du Christ n'a pu te tracer une pareille voie, car le » Christ était doux et humble de cœur ! Tu accables » l'Eglise d'injures, tu la diffames publiquement de- » vant le monde entier, aux yeux des chrétiens, des » hussites, des juifs ; tu ne cesses de l'outrager par » mille petits libelles, et tu t'élèves non seulement » contre tes frères, mais contre le Père commun des » lidèles, contre le Pontife suprême de Dieu ! »
Il était inévitable que, dans leurs récriminations, quelques-uns des adversaires de Luther en vinssent à des violences analogues aux siennes, et rendissent in- jure pour injure.
C'est ainsi que le théologien Sylvestre Prierias, qu'il avait beaucoup insulté, l'appelait à son tour : a un lé- » preux spirituel, un homme à la tête d'airain, qui » sans doute eût été un ardent panégyriste de l'iudul- » gence, si le Pape lui eût donné i.n bon évêché, ou » bien une indulgence plénière pous l'établissement de » son Eglise (i) ».
Ses opinions étaient d'autres fuis, d'ailleurs fort justement, qualifiées d'audacieux mensonges, lui-^ même appelé /ra/ey ou paler potator, ivrogne, ribau4 ou même carrément, comme on l'a vu plus haut, « fou et possédé ».
Thomas Moriis, le célèbre et infortuné chancelier d'Angleterre mort sur l'échafaud en i53i, le nommait lalrinarius nebulo qui nihil in capite concipit prœter slultitids, farorcs, amendas ; qui nihil hahcl in are prœ- ler latrinas, merdas, stercora (•2) /
(i) JA^SSEN, II, 102, note i.
(3) Cf. HoFLER, Adrien VI, 067-368.
112 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
IV
Parmi les amis et les partisans de Luther, les im- pressions n'étaient pas beaucoup plus favorables que celles que nous venons de voir chez les catholiques.
Quelques mois après s'êtreéchappé de la Wartbourg. pour revenir à Wittemberg, Luther avait publié son virulent pamphlet intitulé : Contre lêial faussemenl appelé ecclésiastique (la Pape et des écêques (juin 102 2). Son but était, disait-il, de chasser de la bergerie « les grands loups », c'est-à-dire lesévêques. Naturellement il les accable d'injures : a Saint Pierre, écrit-il, les » appelle la honte et l'ordure du monde ! Ils sont » noyés et enfonccsdans la matière, hommes charnels, » êtres sensuels, bestiaux !... Ce ne sont pas des )) évoques, mais des pantins, des idoles sans intelli- » gence, des marionnettes, des idiots... Ce sont des » loups, des tyrans, des lueurs d'âme, des apclres de )) l'Antéchrist !... Le porc, le cheval, le bois, la pierre » ne sont pas plus insensés que nous ne l'avons été en » subissant le joug du Pape. » Luther se déclare en outre prêt à le prouver par l'Ecriture et il ajoute : « les couvents sont de bien plus mauvais lieux que les » maisons publiques, les tavernes et les repaires d'as- » sassins ! (i) »
Ces outrages révoltent 8])«/a/m lui-même, qui fait à Luther quelques représentations sur la violence de sou langage. Mais Luther lui répond le 20 juin : « Ne « crains rien, ni n'espère pas que je les épargnerai :
(i) Erlaxgen, tome XWIII, i4 2-301, certains passages sont intraduisibles (p. lôS-iôg-iGS). On trouvera d'autres exemples dans BossuET, Hist. des Varialions.
LA GROSSIÈRETÉ DE LANGAGE DE LUTHER 113
» s'ils sont atteints par des émeutes et des révolutions, » cène sera pas notre faute, mais l'effet de leur tyran- » nie et des destins. »
Deux jours plus tard (27 juin i522), il écrit à Stau- pilz, qui lui avait reproche aussi ses excès en lui disant que les habitués des mauvaises maisons invoquaient ses écrits : Qiiod tu scribis , réplique Luther, meajactarl ah lis qui lupanaria cohint et mulla scandala ex recen- tioribu.-i scriptis meisorta, ncque miror ncque metuo.
Dans une autre lettre adressée à un inconnu le 28 août 1022, Luther témoigne encore du scandale produit par ses violences et il répond ainsi : « Per- » sonne ne doit se scandaliser de ces injures, la jus- » lice doit avoir son cours ; tous ceux qui ne sont pas » dignes de la justice, s'en scandaliseront et tombe- » ront, comme il est dit dans saint Jean (vi, 60). » — « Je ne veux plus accepter de demi-mesures : je Y, ne veux plus plier, ni céder, ni me soumettre comme » j'ai fait jusqu'ici, fou que j'étais ! (1) »
Avec le temps, cet endurcissement ne fait que s'ac- croître et Luther devient insupportable à ceux qui l'entourent. Il est intéressant de connaître sur ce point le sentiment de Mélanchton qui vécut toujours à ses côtés. Nous avons pour cela un document très cu- rieux, une lettre écrite en grec, par Philippe Mé- lanchton à son ami Gamerariusau sujet du mariage de Luther (2).
Mélanchton se plaint amèrement à son ami de la « légèreté » et de la bouffonnerie âo Luther et déclare que lui et ceux qui l'entourent ont fait souvent des reproches au réformateur à ce sujet.
(i) De Wette, II, 244.
(a) Publiée par Kmscii, 1900, cf. p. 11.
114 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Quant au mariage, voilà comment il l'explique: » Luther est un homme exlrcmotnent mohile à'/r,p ôj; )) |jLiX'.axa vJitpr^i;^ et les religieuses ont employé envers » lui toutes sortes de ruses, si hien (pi'elles en sont » venues à hout. La cohabitation l'a elîrminc et cn- » flamme de passion, hien cpie ce soit un hommeéner- » gique et d'un grand caractère. C'est ainsi qu'il est » tombé dans le panneau. » Il ajoute qu'il espère que le mariage le rendra sérieux (i) (ùri o p(oç ojtot- ii[i-
VÔT£ ^ÔV Ct'JTÔv Tlo(/jje'.).
Beaucoup plus tord, Mélanchlon déplorait encore les emportements do Luther, son entêtement, sa pas- sion de dominer : il le comparait au démagogne Cléon et se plaignait de l'ignominieux esclavage auquel il se voyait assujetti (2).
Après de tels témoignages, il semble bien que le P. Dcniflc ait quelque raison de s'étonner que des au- teurs protestants comme Euchen et Ikuier parlent du « sentiment très profond » de Luther, ou soutiennent que Luther fut trop sensé pour se perdre en sottises « qui devaient apparaître comme des profanations à caractère très sérieux (3) ! »
A la vérité, cette appréciation n'est pas universelle, chez les prolestants, et l'on peut citer des historiens qui ont condamné avec force les violences du réfor- mateur. En voici quelques exemples empruntés à l'his- toire de Janssen.
Charles-Adolphe Menzèl, dans son u Histoire du peuple allemand depuis la Réforn"ie « (Brcslau, i85/|), parlant du dernier pamphlet de Luther intitulé :
(i) Cf. Janssen, II, 5G7, note /|,
(2) Janssen, III, SgS.
(3) Denifle, loco cit. (Scurrilité de Liillicr). Voir pour plus de détails encore, p. 8i3 et suiv.
LA GROSSIÉRETK DE LANGAGE DE LUTHER 115
Contre la Papauté fondée à Rome par le diable (i), s'exprime en ces termes : u Luther se complaît clans » des invectives pour lesquelles // aurait dû ne trouver » point de plume, encore moins de presse. Au milieu » de ces explosions d'une colère passionnée, des signes » évidents de décadence se font jour dans son langage » et nous ne pouvons nous empocher de regretter que » l'état maladif du vieillard, miné par tant de souf- » frances physiques (la pierre) et morales, l'ait pousse » à ce dernier ellbrt {2). »
Dans sa Réforme allemande (Leipzig, 1872}, le pro- testant Kahnis avoue, en dépit de son enthousiasme pour Luther, que u ses écrits controversistes manquent » de logique, de suite, de calme, d'impartialité, de » dignité, de mesure » et que « hcaucoup étaient re- » butés par le ton acéré, les reproches rudes et gros- » siers qui sous sa plume se changeaient en invectives » brutales ».
Thiersch [Esquisses bio^/raptti(jues,'^ord\ingue, 1 8G9) , est plus sévère et plus juste aussi, en disant : « Son » langage violent, l'àprclé de ses jugements, l'amer- » lume de ses paroles ont beaucoup contribué à rendre » irrémédiable, et cela de nos jours encore,.\a scission » dont il est l'auteur, car Luther a lé(jué son esprit à )) ses disciples. Son style acrimonieux a été d'un » exemple déplorable pour les théologiens luthériens » qui suivirent. Comme lui, ils s'imaginèrent qu'inju- » rier, damner était le signe d'une foi robuste, prou- » vait la justice de la cause défendue et que cetempor- » tement n'était autre chose que le véritable Zclus Lu- )) theri, l'héroïque ardeur du nouvel Elie (3) ».
(t) De l'an i545, un an avant la mori de Luliier.
(a) Jansses, III, 090.
(3) Jakssen, II, loi, note a.
116 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Ces observations ne sont que trop justes et l'on ne peut que plaindre, avec Ho fier (i), « le peuple que le réformateur jugeait digne de ses propos infâmes ». Dans cette grossièreté cynique, Luther n'a pas varié depuis le temps de sa d Réforme » et de la découverte de son w Evangile ». Son esprit, son influence ont contribué largement à rendre la nation grossière et brutale. L'Allemagne fit alors en peu de temps des progrès incroyables dans l'art de l'invective. Le poison de la haine ihéologique fut inoculé à toutes les classes du pays, par les moines apostats. « On eut dit, con- clut Hôfler, que l'Allemagne avait recueilli la triste succession de Byzance. »
Mais il est temps de recueillir les conclusions de celte rapide étude. Comme on le voit, Luther a eu deux grandes époques dans sa vie ; il y a le Luther âîavant et le Luther d'après. Le premier était simple moine, d'ailleurs fort à plaindre, nous l'avons dit, étant entré au couvent sans un examen suffisant de sa voca- tion, et le second s'intitule u réformateur ». Entre les deux se place une évolution qui se réalise de i5i5 à i520 environ. Dans quel sens s'est produite cette évo- lution, c'est au lecteur d'en juger.
Mais nous pouvons sur ce point interroger Luther lui-même et lui demander le secret de ses violences infâmes, à partir du temps où il s'est séparé de l'Eglise.
11 nous le livre dans celte phrase terrible et sugges- tive : « Puisque je ne puis prier, je puis du moins
(i) Adrien YI, Vienne, 1880 (p. 3oi-a).
LA GROSSIÈRETÉ DE LANGAGE DE LUTHER 117
maudire ! Au lieu de dire : Que ton nom soit sancti- fié, je dirai : Maudit, honni soit le nom des papistes ! au lieu de répéter: Que ton règne arrive, je dirai : Que la papauté soit maudite, damnée, exterminée ! Et en réalité, c'est ainsi que je prie tous les jours sans re- lâche, soit des lèvres, soit du cœur (i) » /
Une autre fois, Luther avoue qu'il est continuelle- ment assailli par le démon, qui lui souffle des doutes sur la vérité de sa doctrine, et il nous raconte que pour échapper à ces combats intérieurs, il avait sou- vent recours à de copieuses libations, au jeu, à la plaisanterie, ou qu'il cherchait à penser à une jolie fdie, ou enfin cherchait à exciter en lui-même une violente colère (2), Et pour ce dernier résultat, il n'avait qu'à penser à l'Eglîse et au Pape. Quand il éprouvait de la difficulté à prier, il essayait aussitôt de se représenter le Pape « avec ses ulcères et sa ver- mine » et alors son cœur « brûlait d'indignation et de haine et sa prière devenait ardente ».
Cet aveu de Luther nous amène à la conclusion qui termine l'étude précédente sur la Genèse du système luthérien.
L'abandon de la prière, nous aurons plus d'une fois l'occasion de le répéter et l'on nous pardonnera celte insistance, la négligence dans le recours à Dieu, voilà ce qui a perdu Luther et ce qui a fait de lui non pas un « Réformateur » mais, nous pouvons déjà l'affir- mer, l'un des hommes qui ont été le plus malheureux et qui ont fait le plus de mal à la religion et à la civi- lisation elle-même !
(1) Jasssen, Iî, 187 ; Erla>gen, Sdmmlliche Werhe, tome XXV, p. 107-108 (vers l'année i53o).
(3) V. DôLUNGER. t. III, 257; EnLANGEN, t. LX, ia4-i25; de Wette, IV, 188.
QUATRIÈME ÉTUDE
LA QUESTION DE SINCERITE CHEZ LUTHER
Sommaire. — Double sens de la question de sincérité. — I. Men- songes dans les négociations suprêmes avec le Pape (iSiQ- 1020). — Contre h' Pape tout est permis ! — II. Les mensonges employés pour détruire les voeux monastiques. — III. Con- tradiction de Luther : il accuse les moines de trop jeûner et de faire trop bombance. — Sa haine contre le clergé. — IV. Falsifications de l'Ecriture, surtout de saint Paul. — V, L^n faux attribué à Luther, le sermon du P. Ràb. — YI, Em- ploi systématique du mensonge dans l'apostasie du grand- maître de l'Ordre leutonique (i524) — à la diète d'Augs- bourg(i53o). — Déloyauté de Mélanchton. — Hypocrisie de Luther louchant la Messe. — YIII. Le cas de Philippe de Hesse. — Luther lui permet la bigamie. — Il lui conseille le mensonge. — Il insiste pour cju'on nie le mariage, par un « beau gros mensonge ». — Conclusion.
Les violences que nous venons de constater dans le langage de Luther, ne pouvaient manquer d'avoir leur contre -partie dans ses procédés. C'est ce qui nous amène à poser la question de sincérité. Nous avons si- gnalé déjà les exagérations du Réformateur au sujet de ses tourments dans les ombres du cloître. Nous avons déjà alors prononcé le mot de mensonge.
Avant d'aller plus loin, nous éprouvons le besoin de
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 119
renouveler une observation déjà faite et qu'il importe de ne jamais oublier, c'est que le tempérament spécial de Lutber peut excuser, dans une mesure que le lecteur appréciera lui-même, les écarts même les plus graves de cet bomme dont on peut se demander s'il fut plus malheureux ou plus coupable.
Cette précaution prise, abordons loyalement le point particulier qui doit nous occuper ici et dont l'impor- tance n'échappera à personne.
Une remarque s'impose avant tout. C'est qu'il y a deux degrés dans la sincérité ou, si l'on veut, dans l'in- sincérité.
Un homme peut, à la rigueur, croire sincèrement à la doctrine qu'il enseigne ou qu'il prêche, et ne pas se faire de scrupule d'employer le mensonge pour mieux assurer son succès. L'on a vu, hélas ! dans l'histoire, des historiens bien intentionnés, falsifier ou « solliciter » les textes, parfois les inventer de toutes pièces dans un but d'édification ou même de controverse doctrinale. C'est un premier degré d 'insincérité, qui ne touche peut-être pas plus le fond de la doctrine que les indi- gnités du chancelier François Bacon ne souillent les principes de son Noviu7i Organiim.
Mais la sincérité n'existe plus en aucune manière, quand un homme ne croit pas à ce qu'il enseigne, ou quand il propose comme certaine et infaillible, la doc- trine qu'en secret il regarde comme douteuse et chan- celante, en un mot quand « la parole ne ressemble plus à la pensée », suivant un mot de Joubert. Nous avons donc à nous demander : 1° Luther a-t-il employé le mensonge pour propager sa doctrine ?
2° Luther croyait-il à sa mission, croyait-il à son enseignement, le Réformateur croyait-il à sa Réforme?
120 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Ce second point fera l'objet d'une étude spéciale destinée à nous faire pénétrer dans les dispositions in- times de Luther après iBiy, et à nous faire connaître les tourments intérieurs qui assombrirent toute son existence.
Quant au premier point, la réponse est facile et ne fait doute pour personne. Ni en pratique, ni en théorie, Luther n'a hésité à utiliser ou à glorifier le mensoinje contre l'Eglise. L'ouvrage du R. P. Denifle nous en fournit une foule de preuves dont quelques-unes mises au jour, pour la première fois, par lui (i).
Nous apporterons brièvement les principales, en nous attachant le plus possible à l'ordre chronolo- gique.
Sa lettre au Pape, de iSig, est un premier exemple assez curieux de la versatilité sinon de la duplicité de son caractère.
Ici la plas grande précision dans les dates est néces- saire.
Le 1 1 décembre i5i8, il écrit à l'un de ses amis de Nuremberg : « De bien plus grandes idées assiègent » ma plume ; je t'enverrai mes petits essais, afin que » tu puisses voir si j'ai liaison de supposer que le véri- » table Antéchrist, décrit par saint Paul, règne en ce » niomenl à Rome... Je crois pouvoir le prouver (p.). »
La veille déjà, il avait écrit à Spalatin : « La cour » romaine lutte contre le Christ et son Eglise de con-
(i) Une grande partie des documents cites ci-après seront, comme dans les précédentes études, empruntés à l'ouvrage du P. Denifle.
(2) De Wette, LeUres, t. I, 192.
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 121
» cert avec tant de monstres, qu'en fait de tyrannie elle )) va plus loin que les Turcs (i). »
Or, le 5 ou 6 janvier (2) lauj, il proteste de sa sou- mission au saint Père et de ses bonnes intentions en ces termes : « Dieu et toutes les créatures me sont té- » moins que je n'ai jamais eu l'intention de combattre » l'E(jUse romaine, et que je ne mets rien au-dessus ') d'elle au ciel et sur la terre. » Puis de nouveau il re- vient à ses idées sur le Pape, à quelques jours d'inter- ralle. Dans le courant du même mois (et non en mars ou avril, comme le dit de Mette, corrige sur ce point par Janssen), il s'emporte contre les thèses du chance- lier Eck sur les indulgences et l'autorité du Pape, et parmi ses invectives à ses adversaires nous trouvons celle-ci : pcslilentibus Romani pontificis et Romanorum tyrannorum adulatoribus.
Le 3 février, il annonce ù Lang d'Erfurt qu'il se rendra à la dispute de Leipzig « afin de faire ce qu'il a » souvent pensé, avec l'aide du Christ, c'est-à-dire de » se lancer enfin contre les infamies romaines par un » livre sérieux » (3),
Le 20 février, il répète à Scheurl : « J'ai dit souvent » que j'ai joué jusqu'ici : mais enfin une action sé- » rieuse contre le Pontife romain et l'arrogance ro- » maine va s'engager (4). »
Le 22 février, il prononce à Wittemberg un violent discours contre le pouvoir pontifical, à la profonde stu-
(i) Lettre du lo déc. i5t8, citée par Ja>ssex, II, 83. (2) JvNssEN dit le 3 mars; la date exacte a été établie par Brieger. V. Pavlus, Katholilc, 1899, I, 476 et suiv, (3j De Wette, I, 217^ (4) De Wette, L aSo.
122 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
pcfaction du jurisle Olto Bcchmann, qui voudrait le faire admonester par Amsdorf (ij.
Pendant le môme mois cependant (février iôiq), il écrit « que sous aucun prétexte, si grand qu'il fût ou » pût devenir, il ne pouvait être permis de se séparer » de Rome ». « Non, aucun crime, aucun abus, ajoute- » t-il, ne peut justifier .une scission. Jamais il ne peut » être légitime de déchirer l'unité (2) ».
Malgré cela, le i3 mars 1619, une lettre à Spalatin contient ces mots qui nous rappellent les expressions citées plus haut, du mois de décembre : « Je te dirai » en confidence que j'ignore si le Pape est véritable- » ment l'Antéchrist ou seulement son apôtre (.S). »
Plus tard, en février 1020, il se déclare hussite", au reçu d'une lettre de deux chefs hussites qui l'encou- rageaient dans sa révolte contre le Pape ('1) : « Le » Christ n'est pas venu apporter la paix, écrit-il îi Spa- » latin. Insensé que j'étais ! sans le savoir j'ai enseigné » et tenu pour véritables toutes les doctrines de Jean » Huss ! Nous sommes tous hussites sans en avoir » conscience ! Saint Paul et saint Augustin sont aussi » de parfaits hussites 1 (5) »
En août 1620, Luther publie le célèbre manifeste: A la noblesse chrétienne d'Allemagne, où il parle contre Rome dans des termes dont la violence dépassait tout ce qu'on avait dit jusque-là : « Tout y est si corrompu, » dit-il, par le vol, le brigandage, le mensonge et la » tromperie, que l'Antéchrist lui-même ne pourrait
(i) Lettre de Bcckmann à Spalatin du 24 février lôig LësGHER, Reformalions acla, III, 90).
(2) Cf. Janssen, II, 83.
(3) De Wette, I, 289.
(4) La lettre des hussites arriva le 3 octobre iSig à Luther.
(5) Janssen, II, 87.
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 123
» régner d'une manière plus odieuse. » Bientôt après suivit la réédition d'un livre publié contre lui par Syl- vestre Prierias. Dans les notes marginales, Luther ré- fute violemment le texte, il appelle « synagogue de Satan » la Rome des Papes et s'écrie : a Meurs donc, » disparais, malheureuse Rome, Rome blasphématrice » et dépravée ! que la colère de Dieu fonde sur toi » comme tu l'as mérité ! »
Dans l'épilogue, il ne craint pas de pousser à la guerre religieuse : « Si nous punissons les voleurs par » la corde, les meurtriers par l'épée, les hérétiques par )) le feu, à bien plus juste litre pouvons-nous em- » ployer toutes nos armes contre ces docteurs de per- » dilion, ces cardinaux, ces papes, et toute cette en- » geance de la Sodome romaine, qui ruine l'Eglise de » Dieu ! Oui, nous pouvons laver nos mains dans son » sang ! (i) I).
Une lettre du i8 août, à Lang, nous donne la clef de ces fureurs en nous fournissant un principe que nous retrouverons sous la plume de Luther, et qui est important pour la question que nous étudions ici : (( Je suis fermement convaincu, dit-il, qae pour ané- » anlir la papauté, siège du véritable Antéchrist, tout n nous est permis, au nom du salut de nos âmes (2). »
Quelques semaines plus tard, 21 septembre i520, la Bulle du Pape Léon X, contre Luther (3) était publiée par Jean Eck en Allemagne.
En octobre, le novateur y répond par le livre sur la
(i) Cur non magis... maniis nostras in sanfjiiine islorum lavamus. Op. lat., II, 107.
(2) Nobis omnia Ucere arbitrainur. De Wette, I, '178 ; Es-
DERS, II, 46l.
(3) Bulle Exanje Domine du i5 juin 1020 (Denzi.nger, Enchi- ridion, p. 175, la date du 16 maij.
124 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Captivité de Babylone, où il traite le Pape d'Anté- christ, ce qui ne l'empêche pas de s'entendre avec Charles de Miltiz, légat du Pape, plus que faible en celte occurrence, pour écrire, le iU octobre, une lettre au Pape et rejeter tout l'odieux des troubles religieux sur Eck. Pour mieux réussir, la lettre, très humble et très soumise fut antidatée du 6 septembre, et rapportée à une époque oii la Bulle d'excommunication était en- core inconnue dans ses détails (i).
Cela ne retint pas, d'ailleurs, Luther de protester le 17 novembre contre « les jugements d'un pape héré- )) tique, apostat, obstiné et endurci et condamné )) comme tel par la Sainte Ecriture », et de brûler pu- bliquement la Bulle qui le condamnait, sur la place de Wittemberg, le 10 décembre i520 (2).
Tous ces faits ne prouvent-ils pas, concluons-nous avec Janssen, que la lettre pleine de soumission de Luther au Pape, du 5 janvier lôig, a pu difficilement être sincère (3) ? et à plus forte raison, peut-on ajouter, la lettre antidatée du i4 octobre i520, et ramenée au 6 septembre de la même année !
II
Nous avons noté au passage ce principe profondé- ment immoral : contre la Papauté nous croyons que
(i) Demfle, livre I, section i""®, n° G, H.
(2) Pour achever de montrer l'insincérité de sa conduite en- vers Rome, il faudrait encore citer sa lettre à VElecteur de Saxe du 19 mars i52i, où il promet de se soumettre, tandis que Jans une lettre intime du 34 mars, il jurait que le Pape est l'en- nemi de Jésus-Glirist. Cf. Janssen, H, 161..
(3) Le P. Denille dit à ce sujet {loc. cit.) : « Personne n'ignore
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 125
tout nous est permis (i) ! Nous allons en voir main- tenant l'application dans les procédés littéraires de Luther.
Après la diète de Worms, on sait qu'il fut enlevé par des amis et caché à la Warthourg. Il composa dans sa retraite (son Patmos) l'un de ses ouvrages les phis importants : De votis monastlcis judiciuni : Jugement sur les vœux monastiques (novembre 1621).
Le P. Déni (le analyse longuement cette œuvre, au début de son travail sur Luther. 11 relève les contra- dictions qui s'y trouvent entre le Luther u réformé » et le Luther d'avant la Réforme. Jusqu'en 1020, il avait approuvé les vœux de religion. Il déclare qu'il aurait jugé digne du feu, quiconque les aurait attaqués. Mais à la date du i" novembre i52i, il écrit : « Il y » a une puissante conjuration entre Philippe (Mé- » lanchton) et moi pour détruire et anéantir les » vœux (2). »
Comment s'y prend il? la chose a été bien mise en lumière (et pour la première fois) par le savant domi- nicain.
Il commence par des invectives et des injures, telles qu'il savait les prodiguer ; quant aux preuves, il n'hé- site pas à recourir au mensonge.
« Saint Bernard étant malade à la mort, écrit-il,
plus quelle est la valeur de l'humble Icllrc de soumission de Luther au I^ape, du 5 ou 6 janvier. »
(i) Les lulhéroiogues prolestants prétendent que nous tradui- sons mal et que Luther a voulu dire : contre ce qu'il y a de mal dans la Papauté, tout est permis! Mais quand nous allons voir employer le mensonrje même, approuveront-ils encore ce prin- cipe ? ou bien faut il rejeter le : Non sunt facienda mala ut eue- niant bona (Rom., ni, 8j ?
(3) EsDERS, III, 241. Cf. DiisiFLE, loc. Cit., n" I, tcxtc déjà cité (i'"^ étude).
12G LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» n'eut pas d'autre confession que celle-ci : J'ai perdu » mon temps, car j'ai vécu misérablement ! » (Tcmpus meiini perdidl, qaia perdite vixi.) Luther applique cet aveu à la vie monastique menée par saint Bernard et conclut: u IN'a-t-il pas par celte confession annulé » ses vœux et fait retour au Christ ? »
Ce qui frappe avant tout dans cette interprétation, c'est l'audace de son auteur. Alors même en effet que saint Bernard mourant aurait prononcé les paroles en question : Per(///e lu'x/, etc., alors même qu'il aurait ajouté, comme le raconte Luther : « Une seule chose ;) me console, c'est que tu ne méprises pas un cœur » humilié et contrit 1 » Quel sens faudrait-il attribuer à ces affirmations sinon que le saint confessait n'avoir aucune confiance dans ses propres mérites, mais seu- lement dans les mérites du Christ, absolument comme on recommandait aux prêtres catholiques au temps de Luther de dire aux moribonds qu'ils assistaient : « Si » le démon se présente au-devant de vous, opposez- » lui toujours les mérites de la passion du Christ (i). »
Mais Luther ne voulait pas accorder que telle fut alors la doctrine de l'Eglise. D'après lui, les catholi- ques et les moines surtout, et de tout temps, n'avaient compté que sur leurs mérites et reniaient le Christ; nous avons déjà signalé et réfuté cette absurde calom- nie.
Le Réformateur était-il de bonne foi en rapportant et en traduisant ainsi l'historiette de saint Bernard ?
Le luthérologue protestant Seeberg (2) a essayé de
(i) Sacerdotale ad consuetudinem s. Rom. Ecclesiœ ; Vcnetiis, i56'i ; et dans tous les coutumiers du xv* siècle. Cf. Jas6se!(, I, passiin.
{2) Neuc preuss. Zeilung, igoS, n« 569.
LA QUESTION DE SINXÉRITÉ CHEZ LUTHER 127
lo défendre contre le P. Denifle, en disant que sans doute Luther n'aura lu qu'une fols la phrase du saint^ puis plus tard, par distraction, ill'aura appliquée à sa mort, par une erreur assez excusable, tout au plus par légèreté, mais non dans l'intention de commettre un mensonge historique.
On va juger de ce que vaut cette excuse :
Premièrement, le fait allégué est inexact. La phrase a été prononcée non pas au lit de la mort, mais dans le 20" sermon sur le Cantique des Cantiques, n" 1 : « De ma misérable vie, dit le saint, reçois ce qui me )) reste d'années ; quant à celles que j'ai perdues, car î j'ai vécu misérabl(Miient (/)('/v/<7(' vixi) ne méprise pas, )) 0 Dieu, un cœur humilié et repentant. »
Or, ce discours fut prêché vers ii.")6 ou iiSy, seize ans avant la mort du grand docteur (j 11Ô2). Pendant ces seize années, le saint n'a cessé de fonder de nouveaux couvents, et de prêcher en faveur de l'observance monastique i).
L'erreur de Luther est donc incontestable et s'ex- plique difficilement, mais ce qui ajoute encore à sa culpabilité, c'est qu'on rencontre déjà le même mot de saint Bernard, cité par lui en i5i8, à une époque où il approuvait encore les vœux monastiques.
a Je sais, écrivait alors Luther, que toute ma vie » est digne de condamnation, mais Dieu a recom- » mandé de me fier non à ma vie, mais à sa miséri- » corde. » Là-dessus il cite l'historiette de saint Ber- nard (2}, et conclut: « Ainsi la crainte du jugement
(i) De>ifle, Ioc. cit., n' 2, fin. Cf. Vacasd.vrd, Vie de saint Bernard, I, 471 et II, SgS et suiv.
(2) II l'attribue déjà par erreur à la mort du saint, mais sans y voir la condamnation des vœux. La citation revient à deux re- prises. Weimar, I, 323 et 534.
128 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» humiliera, mais l'espérance dans la miséricorde » soulagera les humiliés. »
L'explication est correcte. D'où vient qu'à partir de i52i, Lutheret ses partisans (comme Bugenhagen), qui citent souvent les mêmes paroles, veulent y voir à tout prix une condamnation des vœux monasti- ques?
III
La bonne foi de Luther n'est pas beaucoup plus ad- missible, quand il soutient sans cesse que l'Eglise et les moines regardaient les œuvres et la règle monasti- que comme Vunicjue fondement du salut, sans faire attention aux mérites du Christ, et quand il conclut : « Devenir moine, cela veut dire apostasicr la foi, re- » nier le Christ, devenir juif et retourner au vomisse- » ment du paganisme (i). »
Or, cette calomnie revient à tout instant sous la plume du Réformateur, malgré les protestations con- tinuelles de ses anciens confrères non apostats, comme Staupitz et Usingen.
Que penser d'affirmations comme celle-ci : « Ceux 'i> qui font des vœux disent à Dieu : Voici, Seigneur, » que je te lais vœu de ne plus êlre chrétien de toute ma » vie ; je retire le vœu de mon baptême, je veux faire » et garder un vœu meilleur hors du Christ : dans » ma propre nature et mes œuvres. » Et il ajoute: vi Cela n'est-il pas horrible ? et monstrueux (i)? »
Par ses déclarations répétées sur ce point, Luther a
(i) Dans le même ouvrage des Vœux monasliques, éd. Weimar, VIII, 600.
(a) EtlL.4.KGEN, X, 445, SCq.
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 129
réussi à créer chez les protestants, jusqu'à nos jours et même chez les meilleurs de leurs historiens (i), la persuasion que les moines se confiaient absolument à leur habit pour se croire des saints, que l'Eglise regar- dait le monachisme comme l'unique moyen de salut des pécheurs (2).
Avec Luther, ils veulent croire encore que les Ordres religieux supprimaient la /o/ et la cliarité, sur ce mot du Réformateur (i524) :
« Quand donc entendra-t-on chez les moines qu'on » leur a rappelé la foi et la charité chrétienne » (3) ? et ils ne sont pas surpris de l'entendre s'écrier dans son langage rude et trivial : « Je c.rais sur la règle de » saint Augustin s'il l'avait faite pour devenir saint par » elle (/i) » .
Mais si l'on veut saisir sur le vif l'insincérité de Luther, il faut mettre en évidence ses contradictions incessantes sur le sujet qui nous occupe : sur la vie des religieux.
L'on vient de constater que Luther accusait les moines de se fier à leurs mérites, à leurs mortifica- tions, à leurs prières, etc., ce qui supposechez eux un grand esprit de pénitence. Le novateur va plus loin^ il décrit ces pénitences et ces œuvres : « Le Christ n'est » pas venu, dit-il, pour gâter l'âme et le corps. Ainsi » est-il contre la raison qu'un chartreux se tue àjeû- » lier et à prier... Celui qui fait tort à sa chair, » comme, sous le papisme, il est arrivé saucent dans
(i; Voir par exemple Kolde, Fie Je M irliii Luther, I, 56.
(2) Luther écrivait en lâai : « Ilanc scntenliam arripiicrunt omnes homines : semel lapsus es, hahcs adhuc \hm clabciKli, scilicet introilnni cœnobit. » (Weim., XIV, 62).
(3) Weim., XV. 9'].
(4) Erl\xge\, XIV, 3o5.
130 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
)) les monastères, puisqu'il y en a eu qui se sont ruiné » la santé à trop prier, jeûner, chanter, veiller, se mor- » tifier, lire, mal dormir, en sorte qu'ils ont dû mou- » rir avant le temps, celui-là commet un suicide... )) Dieu n'est pas un assassin comme le diable, qui n'est )) occupé qu'à faire des saints d'oeuvres qui jeûnent, )) prient et veillent jusqu'à mourir (i). » Et lui-même se met dans le nombre de ceux qui faisaient cela.
« Chose déplofrable, dit-il ailleurs (2), le moine qui » ne fait qu'affliger son corps nuit el jour, ne gagne » rien par tant d'application, que de mériter la gé- » henné. » (< Dans la malheureuse vie du cloître, et dans » l'état ecclésiastique il n'y a qu'à jeûner, travailler, » dormir sur la dure, veiller, faire silence, porter des » habits rudes, etc., et de tout cela Dieu n'a rien » commandé (3). »
liUther accusait surtout les chartreux d'être des as- sassins. Il semble donc vraiment qu'à l'en croire, l'Europe était couverte alors de monastères où de malheureux moines, en proie à une sombre supersti- tion, passaient leur vie à se torturer et à se précipiter vers le tombeau par leurs mortifications sans me- sure.
Et voici que le même Luther, en d'autres circons- tances, nous présente les moines comme des mangeurs, des ivrognes, des lâches, des débauchés. « Les anciens » pères, dit-il, passaient la journée sans boire ni man- )) ger... un tel jeûne ne se trouve plus guère aujour- » d'hui, surtout chez nos moines et prêtres, puisque
(i) Erlangen, XLYIII, 817.
(2) Op. lal.,\\m, 124.
(3) Weim., XXIII, 593.
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 131
« les chartreux, qui prétendent mener une \ie très » dure, n'en font voir que l'extérieur avec leur habit » de crin, tandis qu'ils se remplissent la panse des » meilleures nourritures et boissons et vivent sans nul » souci de la manière la plus conmiode (i). » « Je » dois dire franchement que je n'ai pas encore vu sous » le papisme, en aucun lieu, de vrais jeûnes... Quel » jeûne est-ce en effet si l'on sert à midi un repas avec » des poissons exquis,... et si l'on y ajoute la boisson » la plus forte et si l'on reste à table d'une heure à » trois, se garnissant la panse de manière à la bom- » ber? Et pourtant c'est ce qui était usuel même chez )) les moines les plus rigides (2). » Et à la page sui- vante (3), Luther revient encore sur les chartreux qui, 'f avec leurs chemises de crin et leurs habits gris, veu- » lent faire bâiller les yeux et la bouche pour qu'on » dise : Oh ! quelles saintes gens ils sont ! comme ce » doit être dur de s'en aller avec des habits si durs et )) si misérables ! Et cependant ils ont toujours le ven- » tre plein de manger et de boire ».
Ailleurs encore, Luther appelle les moines et les nonnes : « esclaves du ventre, panses avides » 4), et nous reconnaissons mieux encore son style, quand nous trouvons sous sa plume ce mot : « Tous enseni- » ble, ce sont des truies engraissées (5). »
L'on peut juger d'après cela des procédés de Luther. Il écrit sous la poussée des impressions et des circons- tances. Il ne se demande pas si ces moines, qu'il décrit si dissolus, ne sont pas précisément ceux qui ont apos-
(i) Erl.vxgen, XLIII, igg.
(2) It., içfb et suiv.
(3) II., p. 200, cf. Demfle, 3io et suiv. (A) Erla>gi:>-, XLIV, 38i.
(5) Weim., XII, i35.
132 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
tasié pour devenir ses disciples, il ne s'inquiète pas de se contredire et d'entasser calomnies sur calomnies, sophismes sur sophismes. Il ne recule pas même devant les plus horribles insinuations, devant les re- proches les plus infâmes : « Nulle part, écrit-il, la » chasteté n'est moins observée que par ceux qui en » ont fait le vœu. Presque tous sont souillés velimmnn- )) dis /îiixihus, vel perpétua ustione, et flamma inquiéta » libidinis (i). »
Et i54ij il accuse les célibataires catholiques de passer leurs jours et leurs nuits à penser à ce qu'ils feraient, si la polygamie était permise, comme au temps des patriarches (2).
Celte insinuation honteuse, dont les termes pour- raient à peine être reproduits en latin, nous ouvre un jour bien triste sur la mentalité du u Réformateur ».
Combien juste ne trouve -t on pas après cela, celte protestation si digne et si mesurée de l'abbé bénédic- tin \yolfgang Meyer : « Vous n'avez tout le jour, sous » la plume ou dans la bouche, que- la vie honteuse et » les crimes des moines et des prêtres, que vous dé- » vouez sans pitié aux flammes infernales. Est-ce là » votre charité fraternelle, est-ce là cet Evangile saint, » que vous proclamez, et par lequel vous excitez contre » nous la jalousie du peuple ignorant, en nous mon- » trant comme les plus misérables des hommes (3) » .
Chose étonnante, Luther osait, en i52i,se poser en victime de la fureur des catholiques. Oubliant que l'année précédente il avait écrit • « Je ne puis nier que
(t) Dans son écrit sur les Vœux, précité, V.'eim., Mil, G^O année 102 1.
(2) 0pp. exeg. lut., VII, 277.
(3^ Codex lat., Munich, 9886, fol. 3i (Tator) (tout ceci dans Demi-lk, loc. cit.).
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 133
» je ne sois plus violent qu'il ne convient, et puisque » mes adversaires le savent, ils ne devraient pas agacer » le chien » (i), il se lamente en ces termes émou- vants : « Je les instruis et ils me diffament ; je les prie » et ils se moquent de moi ; je les reprends et ils s'ir- » ritent ; je prie pour eux et ils refusent ma prière ; je » leur pardonne leurs méchancetés et ils ne veulent » pas ; je suis prêt à me sacrifier pour eux et ils me n maudissent. »
Quelle hypocrisie ! s'écrie le P. Denifle, Luther est donc l'agneau innocent, l'idéal de la mansuétude et de la bonté !
Plus tard encore, eu i535, il écrit : « Nous ne per- sécutons personne, nous n'opprimons personne, nous ne tuons personne (2). »
11 oubliait, sans doute, la guerre de Wurtemberg de i534j et tant d'autres excès commis contre les cou- vents, à Nuremberg notamment, contre les Clarisses, groupées autour de la vaillante charité Pirkheimer dont les Mémoires contiennent à ce sujet de si émou- vants détails (3) (i523).
Mais en i54o, il n'hésilait pas à proclamer : « Nous » ne réussirons à rien contre les Turcs, s'ils ne sont bat- -) tus au temps voulu avec les prêtres, el jetés morts par >) lerre{li).)) « Si j'avaisjoint ensembledansune maison » tous les franciscains, je mettrais le feu à la mai- » son (5). )) D'ailleurs les religieux « nesont pas dignes » d'être appelés des hommes, on devrait à peine les » appeler des truies » (6).
(i) Enders, Lettres, II ; ci', ib., j). 4G3.
(2) In. Gai, I, 82.
(3) Cf. Jakssen, II, 372 et suiv. (a) TiscuREOE.v, n" 10.
■ (5) IbiJ., 3o5. (G) Ekla:<gen, XLVII. 87.
134 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Mais il est temps de passer à une autre catégorie de mensonges de Luther : ses mensonges dans l'interpré- tation de l'Ecriture.
IV
Le savant Georges iVizel (7 i^'J^) qui avait d'abord, comme tant d'autres, comme Erasme, comme Zasius, comme Pirkheimer, accueilli avec enthousiasme les premières prédications de Luther, mais qu'une étude attentive des Pères avait éclairé, écrivait en i537 dans son : De moribas hœrcticoram, en parlant de Luther et des siens : « Les passages de la Bible, qui leur sont » contraires^ ils les torturent et les détournent de leur » sens véritable ou ils les falsifient par leurs interpré- » tations, ou ils les dissimulent en les passant sous D silence, ou ils les attaquent ouvertement par le mé- » pris et par le rire. Il en est parmi eux qui ont de » l'horreur pour tout ce qui, dans les Ecritures, ne » flatte par leur secret penchant ou ne se rapporte point » à la foi et à la rémission des péchés (i). »
Ces reproches n'étaient pas des calomnies, comme nous allons le voir. Voici d'ailleurs à ce sujet l'appré- ciation deDollingcr : « Luther connaissait à merveille, » dit-il, la génération contemporaine, il savait que » parmi des milliers de gens approuvant et professant » sa doctrine, pas un ne se donnerait la peine de sou- » mettre la nouvelle traduction de la Bible à un exa- » men critique et de la collationner avec le texte origi- » nal... Il fallait avant tout habituer le lecteur à com- » prendre, dans un sens favorable au nouveau système, » les passages sur lesquels ce système s'appuyait. Il
(i) Cité par Dùlli>ger, La Réjorme, I, m.
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 135
» pensait ensuite que le lecteur, dominé par ces idées » une fois imprimées dans son esprit, écarterait à coup )) de commentaires les contradictions que tant de » passages opposent aux doctrines luthériennes ou ne » les remarquerait pas... Ce fut d'après ce plan qu'il » traita, dans sa traduction, les passages oij il est ques- » lion de la justification par la foi. // tirait surtout » un merveilleux parti des mots exdusijs et restrictifs )) ne... que, .seul, seulement; en les interpolant où il « voulait (i). »
Il nous est impossible de suivre en détail toutes ces falsifications. Qu'il nous suffise d'en donner quelques exemples choisis entre mille.
L'épître aux Romains a été plus que toute autre le champ d'opérations de Luther,
L'on a peine à comprendre l'excès d'audace dont il fait preuve dans ses machinations sur ce point.
Il raconte à plusieurs reprises, nous savons en quels termes dramatiques, ses angoisses et ses trouhles en face du mot : justitia Dci (ot/.a'.oajvr, 0ïoù) qui se ren- contre à tout instant sous la plume de saint Paul (cf. Rom. I, 17, m, 21, 22, 25, 2G). Il prétend, nous l'avons vu et nous avons dit la valeur de ses affirma- lions à ce sujet, avoir découvert le sens de cette expression. Qu'a-t il donc trouvé dans cette épitre ? Il y a trouvé la justification par la foi seule, sans les œuvres, et pour cela voici à quelles falsifications il se livre. Saint Paul avait dit : Trâvicc; T,uaptov, tous ont péché (Rom > m, 28). Luther traduit par le pré- sent : tous pèchent, pour faire entendre que même le juste pèche sans cesse, et que la justice est purement extérieure, ce qui est l'un de ses dogmes (2).
(r) DoLH>GER, op. cit., III, i35 et suiv.
(2) Celui qui dégoûta le fameux jurisconsulte de Fribourg,
136 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Au verset 25, saint Paul avait dit : ^U evSetftv -uriç o'./.a'.oajv-/ic; ajxoij, etc., pour manifester sa justice (celle qui est en Dieu, la bonté par laquelle il nous justifie à son image). Luther traduit : Afin de montrer la jus- tice qui compte devant lui (i ;, voulant faire entendre la justice extérieure qu'il prêche, la justice du Christ qui nous couvre, comme d'un manteau, tout en nous lais- sant intérieurement dans notre corruption et notre pé- ché. Luther falsifie de même le verset 26, en écrivant : afin que lui .se«/(Dieu) soit juste et justifiant, etc. En- fin pour le verset 28, qui conclut tout en ces termes : Aoyi^ÔjjleGx O'.y.atoùoOott TitaTS'. à'vOpojTiov '/wpU Ipytov vôuio'j; nous estimons que l'homme est justifié par la foi sans les œuvres de la loi, c'est-à-dire par la foi vive, sans les prescriptions légales du judaïsme ; ce verset est traduit par Luther : Nous concluons que l'homme /l'est justifié que par la foi seule, sans les œuvres de la loi ; et par loi il laisse entendre même la loi morale na- turelle. Naturellement, cette altération fut relevée et blâmée, voici comment Luther répond (lettre à W. Link, i53o).
« Si votre nouveau papiste veut vous ennuyer à pro- » pos du mot sola : répondez-lui prestement : le doc- » teur Martin Luther le veut ainsi et dit : Papiste et )) àne, c'est la même chose : Sic volo, sicjubeo, sit pro » ratione voluntas... nous voulons, à notre tour, nous » pavaner et faire les braves avec ces imbéciles et de » même que Paul se glorifie vis-à-vis de ses saints in- » sensés, de même moi aussi je veux me glorifier vis- » à-vis de ces ânes : Ils sont docteurs ! moi aussi. Ils « sont savants? moi aussi. Ils sont prédicateurs.^ moi
Ulrich Zasius, d'abord pleinement favorable à Luther (cf. Dol- LiNGEu, I, 171).
(1) GerechticIihcU, welchc vor Gull (jilt.
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 137
» aussi. Ils sont théologiens? moi aussi. Ils sont phi- » losophes? moi aussi... Je me targuerai même de » quelque chose de plus : je sais commenter des )) psaumes et des prophètes, ils ne le peuvent pas. » Je sais traduire, et ils ne le peuvent pas ! Et pour » finir, je connais leur propre dialectique mieux » qu'eux tous ensemble, et je sais, de plus, que pas un » d'entre eux n'entend Arislote. Et je veux qu'on me » berne, si un seul d'entre eux tous comprend un proe- » mion ou un chapitre d'Arlstote (i)- »
En vérité, ne pouvons-nous pas jeter à Luther ce mot que lui adressait Bucer : Puiihis sane aliter scri- hère soU las fait (2. Est-ce là le langage d'un apôtre? Est-ce là le langage d'un réformateur et même d'un homme sérieux et sincère?
(( Demandez à un jeune étudiant de AViltembcrg, après qu'il a suivi les leçons de Luther, de Mélanch- ton, de Bugenhagen, ce qu'il pense du jeûne, il vous dira : Excrcifalio corporis ad modicum iitilis est. ITim. , IV, 8) ou encore Regmim Dei non est in cibo et in potii. Rom., XIV, 17). Si vous leur parlez d'abstinence, ils vous diront : Onine qiiod venditnr in macello édite (I Cor. X, 25). Si vous vantez la chasteté, ils vous crie- ront : MeliiLS est nuhere quani iiri (3) ». I Cor. vu, 9)..
Voilà les fruits du libre examen. On soumettra l'Ecriture, s'il est permis de dire, à toutes les fantai- sies. Les Anabaptistes en tireront la polygamie et la guerre religieuse, et Luther lui-même s'en autorisera,
(i) Cité par Dollinger, III, i38. Voir au même endroit et clans les vingt pages suivantes, une liste des falsifications ou tor- tures inlligées à la Bible par Luther.
(2) Enders, V, Sgi.
(3) Tiré de Werstemius, manuscrit exhumé par le P. Deniflc, de l'an iSaS.
138 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
nous le verrons bientôt, pour permellre la bigamie au landgrave de liesse.
Pour mettre le comble à l'imposture, il n'est pas impossible, comme le pense et le prouve le P. Denlfle, que Luther soit allé jusqu'à commettre un faux, ce qui j paraît bien être le cas d'un certain sermon déjà cité, publié par lui, avec des notes marginales, et prêté au j Dominicain Ilcrmann Bab, en i523. Ce sermon au- rait été donné dans un couvent de sœurs saxonnes, en latin (i). Il contient une ridicule déformation de l'en- I seignement catholique sur l'état religieux. Le tout H paraît bien être une invention de toutes pièces, de Luther et de ses amis (îi). Nous parlerons autre part des légendes créées par Luther ou utilisées par lui sur Y âne-pape et le moine-veau et ses autres prétendus mi- racles (3).
Mais nous sommes dès maintenant, croyons-nous, autorisés à conclure ce premier point de notre examen, en empruntant le mot du duc Georges de Saxe (.^i) : « Luther est le plus froid menteur, qui nous ait ja- » mais été donné » (19 Dec. 1629). « Nous devons )) déclarer de lui que ce moine apostat nous ment en » face comme un scélérat désespéré, malhonnête et par- )) jure ». « Des saintes Ecritures jusqu'ici, nous j> n'avons pas appris que le Christ se soit servi pour
(i) t\àb savait certainement rallemand.
(2) Dexifle, 220-382.
(3) Voir l'étude ci-après snr Lu Ihcr cl le.m'.racle. (!i) Voir l'affaire Pack et la Leilre à Link] le mensonge de
Luther, Jaxssen, III, i3G, noie.
LA QUESTION DE SINCÉUITÉ CHEZ LUTHEU 130
» son apostolat d'un menteur si public et si effronté, » et qu'il ait par lui fait prêcher son Evangile (i). »
Et l'on pourrait dire avec Werstemius : Tolte ca- lumiiias, et dempseris validiorem hiijiis corporis partent. Ad lias enini voluti ad sacrani qaamdam aiichorain confagiiint, qiioties argiunentis cedere corjantar{i).
Le mensonge et la calomnie, tels ont bien été, en fait, les grandes armes de Luther dans son œuvre des- tructrice, dite (( Réforme évangélique », Ce nom même, d'ailleurs, n'est-il pas un mensonge?
Telle fut la pratique de Luther, sur le mensonge.
Voyons maintenant sa théorie.
VI
Les faits que nous allons rapporter ne permettent pas de penser que le mensonge ait été, pour Luther, une affaire de pur caprice, de hasard ou de circons- tance.
Nous allons le voir en effet employer la dissimula- tion systématique.
Déjà nous avons signalé au passage ce scandaleux principe, dont il faut donner le texte même, pour plus d'exactitude : Non hic persuasi sumus, papatum esse veriet yermani illius Antichristi .<;edem,in cujus decep- tioneni et nequitiam oh saluteni aniniaruni nobis oninia licere arbitramur (3).
Cette formule est du i8 août iBao. Elle explique
(i) Dès 1024, Thomas Mlinzer lappelait : le meilleur Lutlier, et disait : il ment par sa (jueiile (E>ders, IV, S'jli, SyS), (2) Loco cUalo, Cologne, i528. (3j EsDERs, II, 40 1 ; DE Wette, I, 478.
140 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
les procédés do Luther dans les circonstances que nous allons citer.
Voici d'abord l'afTaire de la sécularisation de l'Ordre teu tonique (i).
Dès i523, le grand maître, Albert de Brandebourg, était entré en relations avec le prédicant Osiander, à la diète de Nuremberg, et avait été « arraché aux té- )) nèbres du papisme », c'est son mot. L'armée sui- vante, il vint à \^ ittemberg, où Luther et Mélanchton lui conseillèrent de violer ses vœux, de se marier et de faire, de la Prusse, un duché héréditaire.
L'habileté de Luther éclate dans la tactique alors employée.
Le 4 juillet i524, il écrit à Brismann, apostat fran- ciscain fort actif en Prusse, et lui explique le plan à suivre pour que le peuple arrive peu à peu à forcer le grand-maître à se marier et à se faire une belle sei- gneurie : « Il devait chercher à obtenir cette persua- » sion, non tout d'un seul coup et brusquement, mais )) d'une manière insinuante et sous forme dubitative: » par exemple : l'on prend comme objet de discours » ceci, que, après avoir vu l'Ordre plongé dans une » horrible hypocrisie, il serait bien que le grand-maître » prît femme et avec le consentement des autres sei- » gneurs et du peuple transformât l'Ordre en Etat. Et » quand ils auront quelque temps discuté et discouru » là-dessus, et que Brismann et les autres (Paul Spe- » ralo et Jean Amando) verront que les esprits sem- » blent se plier à leurs idées, alors la chose sera pro- » posée et mise en avant ouvertement et aA^ec de nom- » breux arguments. Il serait à désirer sans doute que » l'évêque de Samland (2) en fît autant,, mais par j^ru-
(i) Cf. Jansse?), III, 79 suiv.
(a; George Polenz, déjà acquis aux idées de Luther.
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 141
» dence, et pour bien assurer le succès, il vaut mieux » que l'cvêque en apparence suspende son jar/enient. )) Seulement quand le peuple sera d'accord, il devra )) donner de son autorité, comme s'il élnil vaincu )) par les arguments. » Et le réformateur termine en implorant le secours de Dieu pour rcxéculion de ce beau projet (i).
Le grand-maître était capable de comprendre ce langage. Nous le voyons, en i-523 (8 juin), écrire au Pape, pour l'assurer de ses bonnes intentions et lui dénoncer le roi de Pologne, qui voyait sans colère le subtil poison du luthéranisme s'introduire parmi les chevaliers teutons, pour leur malheur. Et huit jours plus lard, il envoyait un a messager fidèle » à Luther, pour lui annoncer qu'il était décidé à entreprendre la (( Réforme » telle qu'il l'entendait.
A la suite des instructions que nous venons de lire sous la plume de Luther, le grand-maître écrit, le 8 novembre i524, à l'évèque de Samland, pour lui enjoindre d'abolir les usages « non-chrétiens ». Et le même jour, dans une lettre confidentielle, il l'informe que cet ordre n'était que pour « la montre » et à cause du légat.
Enfin, le lo avril i525, la sécularisation du duché de Prusse était un fait accompli.
En vérité, Luther méritait bien d'être invité, en i52G, au mariage du nouveau duc avec Dorothée, fille du roi de Danemark (2). C'était bien lui en effet qui avait apporté, pour dissoudre les vœux, les arguments les plus inattendus.
Dès la fin d'août i52o, il conseillait aux jeunes
(t) Endehs, IV, 30o. (2) Cf. Ja:;ssen, III, 85.
142 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
sous-diacres consacrés par révoque, de ne pas jurer la chasteté, et il ajoutait, ce qui fait éclater son manque systématique de bonne foi : a Si le sous-diacre veut » cependant dire comme les autres : rjiianluni Iniinana )) Jnu/lliltis pcruïlUit, que chacun //^/t'/Y^rc'/e ces paroles » librement d'une manière négative, c'est-à-dire : non » promitlo caslilaleni ,Y>arce que fragililas hiimana non » permillit caslc viverc, mais seulement la force angé- » lique et la vertu céleste, et ainsi il gardera sa cons- » cience libre de tout vreu (i). »
N'y a-t-il pas là véritablement une « restriction mentale » que l'on peut qualifier de mensonge? Ce- pendant, ce fut toujours le raisonnement de Luther : le vœu de chasteté cesse d'obliger dès que l'impossibi- lité s'en montre. Il ne dislingue pas si l'impossibilité est voulue, recherchée et coupable. Peu importe, il en arrive ainsi à rendre le mariage obligatoire pour tout le monde, surtout pour les prêtres.
Une autre circonstance fournit à Luther l'occasion de montrer le peu de cas qu'il faisait de la sincérité.
C'était en i53o, au moment des discussions de la célèbre diète d'Augsboiirrj. On sait que Mélanchton y présentait la Confession lutliérienne, dite Confession d'ÀLirjsboiirg. Luther, mis au ban de l'Empire à la diète de Worms (i52i), ne pouvait assister aux né- gociations, mais il les suivait néanmoins avec un intérêt passionné.
Lazare Spengler lui ayant écrit pour lui dénoncer les ruses des Catholiques, dans la crainte que Mélanchton nes'ylaissâtprendre, Luther réponditle28aoùti53o('î): (( Dans les réserves de nos Evangéliques, il y a bien
(i) \, pour plus de détails : ci-après : Le Mariarje et la Vir- ginité, etc.
(2) De Wetie, IV, iSg.
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 143
» d'autres finasseries et les papistes peuvent à bon » droit nous les reprocher. Mais que peut la prudence » de l'homme contre la volonté de Dieu ! Que votre » cœur soit donc en repos : nous ne ferons aucune » concession qui puisse nuire a « l'Evangile ».
C'est à propos de ces « finasseries » que Mélanchton disait à Camérarius : « Tout ce que nous avons con- » cédé comporte tant de restrictions, que je crains » bien que les cvêques ne trouvent que nous n'offrons » que de belles paroles (i\ »
Malgré cela, Luther craignait qu'on ne concédât pas assez; aussi écrivit-il à Mélanchton ce mot fameux: Si vimevaseritmis, pace obtenta, dolos ac lapsus nos- Iros facile einendabimiis, quia régnai super nos miseri- cordia Ejus (j). ?sous corrigerons facilement nos arti- fices ! quelques manuscrits ajoutent à cIoIds, men- ' dacia, nos mensonges, mais le mot : dolos en dit assez).
N'est-ce pas là une insincérité systématique?
Une autre lettre, bien dans le style de Luther, nous montre comment il entendait les clauses du traité. Il écrit à Spalalin vers le même temps : « Quant à cet )) article où l'on demande que nous solUcitions du h légat et du Pajjc de vouloir bien nous concéder ce » qu'ils voudront nous permettre, je te prie de ré- » pondre dans quelque coin et Amsdorliquement (3) : » que le Pape et le légat devraient nous lécher » le... (/|). »
Mélanchton était digne lui aussi de comprendre le
(i) Corpus Rcf., II. 334.
(a) De Weïte, IV, i.5G ; Exdehs, VIII, aSô.
(3) Amsdorfice : à la manière d'Amsdorf.
(4) De Wette, IV, 55.
144 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
langage et le système de Lulhci". La Confession nAiigshoiirq, qui est le fruit de son travail, est un chef- d'œuvre d'astuce et de dissimulation.
En voici un exemple :
Il s'agissait de résoudre cette grosse objection que la doctrine luthérienne était inconnue des Pères, et entièrement nouvelle.
Certes, c'était là une énorme difficulté : « C'est un » paradoxe insoutenable, a d'iiNcwnmn, que d'affirmer » qu'une révélation accordée à l'homme par la divinité )) ait pu être ignorée et mal comprise pendant dix-huit » siècles (quinze au temps de Luther) et qu'elle puisse » tout à coup être expliquée de nos jours par des tra- » vaux individuels (i\ »
Et cependant c'est ce paradoxe insoutenable que soutenait Luther. Mélanchton lui-même avoue quelque part dans ses lettres l'obscurité qui règne dans toute l'antiquité sur la Joi (entendue au sens de Luther). Néanmoins il en appelle hardiment dans la Confession. à saint Augustin, c'est-à-dire à l'autorité de « ce plus » grand, de ce plus estimé de tous les docteurs de » l'Eglise ». Il affirme que « dans leur doctrine sur la » Foi, les luthériens n'ont rien avancé de nouveau, » comme on pourrait le prouver par saint Augustin^ » qui s'est longuement occupé du sujet, et qui pro- » fesse que c'est par la foi en Jésus-Christ et nulle- » ment par nos œuvres que nous devenons justes, ainsi » que le montre son livre entier de Spirila el littera ».
Et maintenant si l'on veut apprécier cette affirma- tion et la bonne foi de son auteur, il faut lire cette lettre du même à Brenz, à la même époque (2) : (( Au-
(i) lo"^ Cf. sur le mouvement d'Oxford, Irad. Gondon, i85i. (2) Corpus Rcforin., II, 5oi-2. Cf. sur ce point, Dullinger,
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 145
» gustin imagine que nous sommes justes par l'accom- » plissement de la loi que l'Esprit réalise en nous. — » Et moi, je cite saint Augustin, comme d'accord » avec nous, à cause de l'opinion publique, alors qu'il » n'explique pas assez la justification par la foi. Crois- » moi, cher Brenz, cette question est obscure et pro- » fonde, et tu n'en sortiras qu'en éloignant tes yeux » de la loi et de la justification par l'accomplissement » de la loi qu'imagine Augustin, et en fixant ton esprit » seulement sur la promesse gratuite. »
Avant d'en venir à une alTaire plus grave, signalons, en passant, la conduite de Luther à l'égard de la Messe.
Pendant son absence de Wiltemberg, alors qu'il était à la Wartbourg (i52i), Carlstadt s'était élevé contre l'abomination papiste de la Messe.
« Aujourd'hui, 23 octobre, écrit un étudiant, les » Auguslins ont aboli la Messe... Si saint Paul n'a pas « craint d'abolir la circoncision, pourquoi serait-on )) coupable d'abolir la Messe. »
Mais quand Luther fut de retour (mars i52 2), il s'éleva contre ce qui s'était fait, et donna huit sermons pour montrer que c'était y une mauvaise manière » d'entendre la liberté chrétienne ».
Il regrettait surtout qu'on eût agi sans son ordre.
Les Saxons étaient alors très attachés à la Messe. Luther ne voulut heurter personne : « Le monde est » tellement attaché à la Messe, dit Mélanchton, qu'il » semble que rien ne puisse l'arracher du cœur des » hommes (i). » La Messe fut donc maintenue dans
I, 3^9 et suiv. Il donne de noriibreux exemples de cette dissimu- lation chez Mclanchlon.
(i) Corp. Réf., \, 842-845.
10
14G LUTHER KT LK LUTHÉRANISME
les formulaires officiels de 1627, i528, en Saxe. Lu- ther permit toutefois, quoique à contre-cœur, qu'elle fût célébrée en allemand, au moins les jours ordinaires. L'élévation de l'hostie et du calice était conservée. Mais Luther avait supprimé le Canon, sans avertir le public, et le novateur s'en exprimait ainsi : « Le prèlrc » peut fort bien s'arranger de façon à ce que Vhomine » du peuple ignore toujours le chanfjemenl opéré et » puisse assister à la messe sans trouver de quoi se » scandaliser (1). »
Dans son opuscule sur: la célébration de la Messe allemande, Luther disait encore : a Les prêtres savent » les raisons qui leur font un devoir de supprimer le » canon (.2)... Quant aux laïques, inutile de les entrc- » tenir sur ce point.))
Luther avait en horreur l'idée de Sacrifice, au point d'écrire cette phrase inouïe : c J'aimerais mieux avoir » été un -opvo^oaxQç ou un voleur de grand chemin, » que d'avoir, quinze années durant, sacrifié et blas- » phémé ainsi Jésus-Christ par des Messes (3). »
Et cependant ce même homme conseille à Weier, étudiant poméranien, de s'appliquer à gagner son père, fervent catholique, en se conformant à ses idées, en jeûnant, en priant avec lui, en écoutant la Messe avec une apparente dévotion et en invoquant les saints (4) (1539).
(i) Erla.?»gen, XXVIII, 3o4-3o5, Ja::sseî», III, 71, 73. (2^ Luther niait le sacrifice.
(3) Cf. DôLLOGER, III, 184 ; Eulasgex, 60, 106; Baudrillartj op. cit., 126.
(4) Fait cité j^a^r DOllinger, loc. cil.
LA QUESTION DE SINXÉRITK CHEZ LUTHER 147
YII
Arrivons enfin au fait le plus décisif pour notre exposé, celui où rinsincérité Systématique de Luther éclate avec la plus grande évidence.
Il s'agit du cas du « second mariage n de Philippe de liesse II.") '|o)- Les protestants eux-mêmes, il faut leur rendre celte justice, stigmatisent la conduite du (t grand Allemand » dans cette affaire. L'un d'eux, Bezold, dans son histoire de la lirforme allemande (i) (1890) déclare que le double mariage de Philippe, landgrave de liesse, est a la tache la plus noire dans l'histoire de la Reforme nllcmande ». Rappelons rapidement les faits (2). Le principal protecteur du Luthéranisme, le land- grave PhiHppo de llesse-Cassel, vivait depuis longtemps dans un désordre et une dissolution que Ton cherchait en vain à dissimuler.
Dès 1020, il avait témoigné le désir de prendre une seconde épouse. Mais les lois de l'empire étaient très sévères contre la bigamie. Le code criminel promulgué par Charles-Quint condamnait la bigamie à la torture et le punissait de la peine capitale.
Aussi Luther, consulté par le landgrave, avait-il répondu prudemment que « très certainement les pa- » triarches avaient eu plusieurs femmes mais que cela » n'avait été permis qu'à cause de la nécessité ». « En n sorte que, ajoutait-il, je ne sais quel conseil donner )) à votre Grâce et serais plutôt disposé à la détourner
(1) Geschkhle der deulschen Reformalion, p. 795. Voir aussi kôsTLi!», Luther, II, 48 1, 486.
(3) On en trouvera l'expose avec les principales pièces dans BossuET, HUluire des ]'ariatioi}S, livre \I.
1-18 LUTHEK ET LE LUTHERANISME
n d'un pareil dessein, à moins qu'il n'y eût une ncces- » site urgente (i). »
Au fond, Luther permettait la bigamie. Ce n'était pas la première fois d'ailleurs qu'il en admettait le principe. Dès i520, il écrivait : « J'abhorre tant Ir divorce, que je lui préfère le double maria<je, je n'ose pourtant pas dire qu'il soit licite (2). » Un peu plu- tard, en i52/i, il déclarait que la polygamie n'est pas contraire à l'Ecriture, et qu'il ne pouvait la condamner, bien qu'il ne voulût pas la conseiller, eu égard au scan- dale qui en résulterait (3). « Le marié doit être bien » certain en conscience, grâce à la parole de Dieu, que » cela lui est permis. »
En 1527, il est encore du même avis : rien n'empêche la polygamie : « Aujourd'hui, d'd-i\, je ne pourrais pas » l'empêcher, mais je ne veux pas la conseiller (4). »
Le 3 septembre i53i, il mande à l'agent anglais Barncs, \\\\ avis au sujet d'Henri VIII ; il s'élève contre le divorce du roi et déclare : « Je permettrais plutôt » au roi de prendre une autre reine avec la première, )) et à l'exemple des pères et des rois anciens d'avoir » ensemble deux femmes ou reines (5) n .
En théorie, donc, Luther approuvait les désirs du landgrave. Mais l'affaire n'était pas mûre en i526. Depuis ce temps, Philippe avait vécu dans l'adultère ; il avouait lui-même n'avoir pas gardé trois semaines la fidélité conjugale. Ses débauches lui firent contrac-
(ij Lettre du 28 nov. 1026, de Wette, VI, 79-80.
(2) Weim, VI, 559.
(3) Enders, IV, 283.
(4) De Wette, VI, 79.
(5) EsDEns, IX, 93. Mélanchton avait donné le ménie avis (22 août i53i). Enders a prétendu faussement que le pape Clément VII avait proposé la même solution. Il a été réfuté par Paulus : Kôlnische ^'olh■s:citlmrj, n" 48 (1903).
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 149
ter une maladie honteuse ( i) qui l'obligea à songer de nouveau à son projet de bigamie.
Il avait depuis longtemps une liaison avec Margue- rite de la Sale, demoiselle d'honneur de sa sœur Eli- sabeth. Il voulut l'épouser. La mère de Marguerite y consentit, à condition que son frère Ernest de Miltiz, Christine, l'épouse légitime du landgrave, Luther, Mé- lanchlon, Bucer, l'Electeur de Saxe et le duc Maurice assisteraient au mariage, au moins par procuration.
Bucer donna son approbation sans hésiter et se chargea de remettre, à Luther et à Mélanchton, une « consultation » motivée, où le landgrave exposait la nécessité où il était de prendre une seconde femme.
Après de longues perplexités, Luther et Mélanchton répondirent par un avis embarrassé et tortueux que Bossuet a publié, pour la première fois, en France (2). Ils concluaient en permettant la bigamie secrète.
« Si votre grâce, disaient-ils, est entièrement résolue » d'épouser une seconde femme, nous jugeons qu'elle » doit le faire secrètement, c'est-à-dire qu'il n'y ait » que la personne qu'elle épousera et peu d'autres per- » sonnes fidèles qui le sachent, en les obligeant au )) secret sous le sceau delà confession. » (10 déc.
Avant même d'avoir reçu cet avis, Philippe avait extorqué le consentement de .<a femme, en lui faisant boire un breuvage qui lui avait ôté le sentiment (3). 11 fallut vaincre ensuite les scrupides de Marguerite, qui n'était pas encore « suffisamment versée dans la
(i) Lui-même il déclare dans une lettre à Ulrich de Wur- temberg avoir eu (( le mal français ».
(2) Appendice au livre VI. de VHistoire des Variations.
(3) Janssex, lll, 453, 45:i, note i.
150 LUTHKU ET LK LUTHÉRANISMIt:
Sainte Ecriture ». Le prédicant Jean Lenning s'en chargea.
Enfin le mariage fut célébré le [\ mars ij/jo à I\o- tlienbourg, par le prédicant Denys Mélander, qui avait lui-même trois femmes (i), (les deux premières vivant encore au temps du troisième mariage . IJucer et Mélanchton y assistaient.
Le 5 avril, le landgrave écrit à Luther pour le re- mercier de la dispense qu'il lui avait accordé. Luther répond, le lo avril, en recommandant le secret.
Malgré tout, il était mécontent de toute cette af- faire. Voici comment il en parle dans une lettre à l'Electeur de Saxe (2) : « Si j'avais su que, depuis long- )) temps, le landgrave satisfaisait à ses honteux désirs » avec d'autres femmes, bien certainement aucun ange » n'aurait pu me persuader de donner une pareille » dispense. Encore moins aurais-je permis la célébra- » tion publique dune semblable union ; ajoutez à cela « qu'on m'avait complètement caché qu'il s'agissait )) d'une princesse et même d'une jeune landgrave ; vrai- » ment cela n'est pas tolénible et l'Empire aura de la » peine à le supporter. » « J'avais compris et j'espérais » que si le landgrave était obligé par l'infirmité de sa » chair d'user d'un tel remède, à sa honte et à son » péché, il entretiendrait une honnête jeune fille, liée à » lui par un mariage secret, dans une maison ignorée. )) Bien qu'aux yeux du monde cela encore eût été un » scandale, on lui aurait néanmoins permis, pour cause
(i) On cite le cas du prédicant Zwinglien : Ludovic IIetzeu, qui avait pris jusqu'à douze femmes. Heureusement l'autorité civile fut plus sévère que les prcdicants et il fut arrêté, jugé et décapité. ^DoLLOGER. Réforme, I, igS). Ceci se passait à Cons- tance en 1629 (4 février).
(2) Seidemann, Lauie/-6ac/i's Ta^ebiwli, append., 1^6-198, note.
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 151
y, de grande nécessité, d'aller et de venir dans cette I maison, comme cela a été pratiqué maintes fois par n (le grands et paissants seigneurs. »
Au fond, ce que Luther redoutait avant tout, c'était de voir se divulguer celte vilaine affaire. On craignait l'indiscrétion de Mélander, qui n'avait pas hésité à dire en pleine chaire que Dieu permet la biga- mie.
D'ailleurs, ces craintes étaient fondées. Bientôt, la nouvelle du double mariage de Philippe commença à s'ébruiter, L'Electeur de Saxe ne cessait de recom- mander le secret. Le 3 juillet, Bucer écrivit d'Haguenau à Philippe « que pour se conformer au désir de 1 Elec- » teur, il ferait bien d'obliger au secret le plus absolu (( Henri de Saxe et la duchesse Elisabeth qui pour- » raient même, au besoin, nier le second mariage (i) ». Schnepf, Brenz, Osiander étaient du même avis : il fallait nier énergiqm^ment. Ces théologiens offraient de se porter garants contre la réalisation du second ma- riage.
Le 8 juillet, Bucer revient à la charge. Il fait appel à l'exemple des patriarches, du Christ et des Apôtres ; « Oui, s'écrie-t-il, Dieu même, pour sauver son peuple, » a parfois donné à ses ennemis défausses visions, de » fausses révélations et les a quelquefois abusés par des » mirages. Ce qui nous monlre que nous devons » non seulement cacher la vérité à nos ennemis lors- » qu'ils pourraient en abuser pour nous nuire, mais en- » core qu'il nous est permis de les dépister par des inven- » lions contraires (2). »
Comme exemple de ces u inventions contraires », il
(i) Cité [)ar Ja>sse>", III, 477-
(2) Lenz, Briejwechsel Landyraf Philipps, 178. Toute la lettre est à \oir, ibid., 175-180; cf. aussi, Ja>sse.\, III, 478.
152 LUTHDR KT LK LUTHI.UAMS.MK
conseillait d'cxigor de Marf,Mierilc un contrat notarié témoignant qu'elle « n'était qu'une simple concubine » donnée par Dieu à son serviteur fidèle y>. Le land- grave pourrait ensuite protester publiquement par une lettre circulaire contre les « mensonges » et les « ca- lomnies » qui l'accusaient d'avoir pris une seconde femme. Faire autrement, concluait Bucer (i), c'était {( tenter Dieu » en s'exposant à un danger que l'on pouvait éviter.
Au reçu de cette lettre lâche et hypocrite, le land- grave entra en fureur. Mais Bucer n'en voulut point démordre et insista de nouveau en ces termes : « Si « Votre Grâce n'a recours quotidiennement au nirn- » 5o/î^('^ comme je le lui ai déjà conseillé, il en résultera » beaucoup de difficultés. On voit dans l'Ecriture que » souvent des anges et des saints ont été charr/és [xir » Dieu de tromper les hommes. La Bible est pleine de )) ces exemples. >>
Voilà 011 conduisait le principe du fibre examen !
Mais que pensait Luther de tout celai* Le landgrave voulut le savoir ; dès le 20 juin, il lui avait écrit pour lui dire que le second mariage commençait à être connu et lui demander son avis. Il le menaçait en même temps de publier sa consultation écrite, s'il ne le soutenait dans cette difficulté.
Luther répond aussitôt (2) qu'il fallait nier le ma- riage en question. Ses expressiopis sont à noter soi- gneusement : « Ce qui est un oui secret ne saurait être » un oui public, sans cela les mots secret et public se- » raient synonymes, et il n'y aurait aucune différence
(i) On sait que Bucer était un dominicain apostat, devenu apôtre de « l'Evangile de vérité » à Strasbourg !
(2) Lettre de juin i54o (de Wette, \ I, 263), adressée à un conseiller de Philippe.
LA QUESTION DE SINCKIIITÉ CHEZ LUTHER 153
)) entre eux, ce qui ne peut ni ne doit être. Donc le oui » secret (loi/ cire un non public et demeurer tel. »
A la même date (il juillet i5'|o)(i;, Luther se prononce plus nctteuieiit encore s'il est possible. Des conseillers de Philippe étant venus en effet le trouvera Eisenach, pour conférer sur cette question avec lui, le Réformateur donne son avis en ces termes : Le land- grave désirerait que les signataires de la « consultation confessionnelle »> la proclament publiquement. Mais ils l'avaient donné seulement à condition du secret. Le landgrave devait donc considérer le scandale qui en résulterait pour l'Eglise. Il fallait par suite à tout prix nier la chose.
« Après tout, ajouta-t il, qu'advicndrait-il si quel- I) qu'un, dans l'intérêt de l'Eglise chrétienne et du bien, >) faisait un beau (jros mensontje ? En ce cas, croyez- » moi, la conscience pourrait être en repos ! »
Pouvait-on plus ouvertement professer ce principe si profondément immoral et machiavélique : La fin justifie les moyens !
Luther ajoutait encore, que plutôt de publier le se- cret du landgrave, il était décidé à déclarer que lui et les autres théologiens s'étaient moqué de Philippe: « Car ici, disait-il, il ne s'agit pas seulement de scan- » dale, mais de contrées, de vies. Il y va de la réputa- » tion, de l'honneur du Landgrave. En vérité, il est I) dur de tant souffrir pour une courtisane ! »
L'on conçoit la colère de Philippe en apprenant cela ; d'autant plus que Luther, le 17 juillet, avait encore insisté sur la nécessité du mensonge. C'était une mi- sère, avait-il dit, que le landgrave ne pût dire un gros
(i) Et non en juin comme on lit dans Janssex, llf, 48o, tout ceci dans Denifle, p. n6 et suiv.
VA LUTHEK ET LE LUTHÉRANISME
mensonge (i) ! Dire un mensonge nécessaire, un men- songe utile pour se tirer (l'affaire, dire de tels men- songes, ne serait pas contre D'eu, et il le prendrait sur lui. Il fallait donc que le landgrave « n'eût aucun scru- » pule de dire un mensonge quant à la courtisane, po»/' » le bien de la chrétienté et de tout le monde (2) ».
En tout cas, Luther refusait absolument d'avouer sa dispense : a Je veux plutôt, écrivait-il (3), la nier pu- » bliquement parce que ce n'est pas un /)«6//c«m con- )) siliun} et /// nullum per publicationem. » « Ou si « cela ne suffisait pas, je confesserais plutôt, même si » ce devait passer pour un conseil et non (comme » cela est) pour une prière, que je me suis trompé et » que j'étais fou f »
Le 18 juillet, le landgrave irrité se justifie d'avoir épousé iMarguerite. Il dit à Luther : « Je constate que » vous autres, saintes gens, prenez volontiers la femme » qui vous convient, souffrez donc que nous autres, » pauvres pécheurs, fassions de même. »
Il lui reproche ensuite sa lâcheté, son indulgence pour les vices publics et la corruption des mœurs.
Dans une lettre à Bucer, du '.i\ juillet, il parle ainsi de Luther : « Dans cette affaire il s'est montré pusilla- » nime et poltron, lui qui est tous les jours témoin de » méfaits abominables, de honteuses orgies, et qui » laisse passer tout cela sans autre punition que de » vaines paroles (i). »
Le même jour, Luther répliquait une dernière fois par la lettre menaçante que voici : « J'ai pour moi un » grand avantage, car votre Grâce et tous les démons
(i). IJemfle, loc. cit. (2) KoLDE, Anal. Luth., 356. (^3) De Wetïe, YI, 272. (4) Lenz, op. cil., 2o5.
LA QUESTION DE SINCÉRITÉ CHEZ LUTHER 155
» ensemble me sont témoins et doivent confesser pre- » mièremcnt que je vous ai donné mon avis en secret ; » secondement que je vous ai prié avec instance d'em- » pécher que ce mariage ne vînt à être connu du pu- » blic ; troisièmement que si la chose s'est ébruitée, je )) n'en suis nullement responsable. Aussi longtemps » que j'aurai ces trois pièces dans mon dossier, ye ne » conseillerais pas- aa diable hii-méme de mettre sa » plume en mouvement car Dieu me viendrait trop en » aide!... Croyez-moi, en parlant ainsi, ce n'est pas » mon intérêt qui me guide, je sais assez me retourner » quand je me sers de ma plume, et si vous m'y obligiez » je planterais là votre Grâce le mieux du monde, ce » que je ne ferai .pourtant pas volontiers et ce que la » nécessité seule me contraindra de faire (i). »
Aussitôt le landgrave se radoucit : « Nous n'avons » jamais eu la pensée de commencer une campagne )) contre vous, répond-il le 27 juillet, nous connaissons » trop votre habileté pour cela ; nous n'avons pas eu la » pensée de nous brouiller avec vous (■>). » Et il promet de s'en tirer par des équivoques.
A quelque temps de là, Luther envoyait une lettre de remerciement au landgrave pour un présent que sa ménagère avait reçu (3).
Pendant tout ce temps, la douleur de Mélanchton était elTrayanle. Luther chercbaiten vain à le consoler: « Pour moi, disait-il, je ne suis qu'un paysan, un rude )) Saxon : la peau de mon esprit est trop dure, trop » épaisse, pour que je puisse m'attrister de pareilles » afTaires (4) 1 »
(i) De Wette, VI, 273-278.
(2) Le:<z, I, 385-388.
(3) Ibid., 389.
(4) Cf. Janssen, III, 483.
156 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Tout le monde sera, sur ce point, de l'avis de Luther. Sa conscience n'a certainement aucune déli- catesse. Aux choses les plus élevées et aux questions les plus graves, il mêle un comique bas et trivial.
En tout cas, les faits que nous venons de citer nous permettent de conclure cette étude par une réponse très catégorique et très certaine.
Nous nous sommes demandé : Luther a-t-il employé le rtiensonge pour propager sa doctrine? Sans hésiter, nous répondons : Oui, Luther, depuis le commence- ment jusqu'à la fin de sa carrière de Rcibrmateur de i520 à i546, a employé constamment l'arme du men- songe dont lui-même a dit : « Parmi les premières » armes du démon, il y a celle du mensonge qu'il » orne avec les saints noms de Dieu, du Gluist et de )) l'Eglise et avec cela il veut condamner la vérité et la » faire passer pour mensonge (i). «
Pour Luther, le mensonge n'a pas été seulement passager et occasionnel, il a été, encore une fois, cal- culé et systématique. C'est donc en toute assurance que l'on peut attaquer sa sincérité sur ce premier point.
Il nous reste maintenant, comme nous l'avons an- noncé, à rechercher quelle confiance Luther avait dans son propre enseignement. Avait-il en lui-même cette foi qu'il réclamait des autres ?
(i) Erla>"ge>% L, i8.
CINQUIÈME ETUDE
l'état d'aME de LUTIIEn ArRÈS i5i7
Sommaire. — Autocenlrisme de Luther. — I. Illusion de Luther sur sa mission. — Approbation des humanistes au début. — Luther ne voit pas le cliemin parcouru, — IL Désillusion. — Les humaniitcs s'écartent. — Les sectes surgissent, — An- goisses de Luther. — L'idée d'inerrance de l'Eglise le tour- mente. 11 se défend d'être hérétique. — Différence entre ses aveux secrets et ses déclamations publiques. — IlL Luther attribue au démon les tourments de sa conscience. — Tenta- lion de suicide. — - IV. Luther effrayé par les effets de sa prédication. — Le démon les lui reproche. — Ce que Luther lui répond. — V. Désespoir de Luther à la fin de sa vie. — Son esprit autoritaire. — VI. Conclusion. — Luther a tou- jours été malheureux.
Nous verrons dans une étude spéciale, sur l'Eglise et l'Etat dans l'enseignement de Luther, comment ce Réformateur eut à se débattre pour s'expliquer à lui- même et aux autres 5a mission.
Nous allons nous demander maintenant s'il fut maintenu par conviction ou par obstination dans la voie 01^1 les circonstances l'avaient jeté.
En apparence, et à ne prendre que ses affirmations publiques, on doit constater en lui, au premier abord,
158 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
une grande, une extraordinaire confiance en sa doc- trine.
« Je n'admets pas, écrit il en juin i522, que ma doc- » trine puisse être jugée par personne, même par les » anges. » Celui qui ne reçoit pas ma doctrine ne peut parvenir au salut (i).
On voit d'après cela combien exacte est celte appré- ciation de Mœhler dans sa Symbolique (2) : « La rai- » son, le moi de Luther était, à son avis, le centre au- » tour duquel devait graviter toute l'humanité : il se » fit rhomme universel en qui tous devaient trouver » leur modèle ; tranchons le mot, il se mit à la place )) de Jésus-Christ. »
Pour expliquer une pareille confiance en lui-même, il faut évidemment faire appel en première ligne au caractère autoritaire et entier du Réformateur ; mais il faut aussi largement tenir compte des circonstances.
i
A cette époque^ nous l'avons vu, les abus dans l'Eglise n'étaient que trop réels et trop criants. La Réforme était depuis longtemps appelée de tous les vœux. Un mouvement sérieux dans ce sens se dessi- nait un peu partout et Luther put croire qu'il com- battait vraiment pour une bonne cause. L'amas énorme d'excès de tout genre avait fini par ternir l'éclat de la vérité, et la légitimité des institutions de l'Eglise commençait à être mise en question. On at-
(i) Erla>geîj, XXVJII, i44.
(2) P. 10. cf. coll. la Pensée chrétienne, Moehler par Goyau; p. lU.
l'état d'aME de LUTHER APRÈS 1517 159
tendait quelqu'un ! Luther crut avec complaisance qu'il était celui que Dieu chargeait de porter le fer et la flamme dans une constitution surchargée de dégé- nérescences.
Et ce qui ne contribua pas peu à le maintenir dans celte flatteuse opinion de lui-même, ce fut le succès que d'abord il rencontra. De toutes parts, on répondit avec enthousiasme aux accents passionnés de cette éloquence triviale, mais toujours chaude et entraî- nante. Si le peuple ne suivit pas avec autant de facilité qu'on pourrait le croire le mouvement oi) on le vou- lait faire entrer, dans le monde lettré, il y eut^ en fa- veur de Luther, une explosion d'applaudissements qui dut émouvoir profondément ce cerveau si impression- nable et si mobile.
Dès i5i8, il recevait l'approbation d'Erasme de Rotterdam qui disait, tout en déplorant son manque de douceur : a Luther a enseigné beaucoup d'ex- » cellentes doctrines... une chose est incontestable, » c'est qa il a bien mérité de l'humanité ! (i) » Dans une lettre au cardinal Wolsey (même année), il l'ap- pelle « un grand homme ».
Enfin, Luther lui ayant écrit, le célèbre huma- niste, dont une lettre était estimée comme un honneur incomparable, daigna lui répondre. Il lui disait entre autres choses : « Je viens de parcourir votre com- » mentaire sur les Psaumes (2) et je Tai fort goûté : » je crois pouvoir en attendre d'excellents résultats. »
Avec l'approbation d'Erasme, c'était celle de tous
(i) Lettre à Juslus Jouas (^Jodocus Koch, recteur à Erfurt] ; cf. DôrxiNGEH, Réforme, I, 4-
(2) De l'année i5i3-i5iii. — Ce n'est qu'en iSao, qu'Erasnie devint plus ruservé clans ?on approbation qui se changea en blâme déclaré vers 1024 ou i5a5.
160 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
les humanistes qui était acquise à Luther, et de fait, à son retour dAugsbourg, où il venait de résister au lé- gat du Pape, le novateur est accueilli à Nuremberg par le sénateur Willibald Pirhheinur, qui le fait loger dans sa demeure et l'entoure de prévenances. De Fri- bourg, le célèbre jurisconsulte Ulrich Zasius, applau- dit avec transport aux premières démarches de Luther et ne se refroidit qu'en face des violences qui remplis- sent son : manifeste à la noblesse d'Allemagne (i52o). Mutian, Eoban Hessus, Crotus Rubianus, d'Erfurt l'excitent et l'encouragent. Il se sent appuyé par des hommes d'action comme Ulrich de Huttenet Franz de Sickingen, ces deux « brigands », l'un de plume, l'autre d'épée (i). Autour de lui, à Wittemberg, se presseunc jeunesse ardente, dans laquelle émergent déjà des ta- lents incontestés, comme celui de Mélanchton (2), le neveu de Reuchlin, ou de Georges Wizel, qui devait plus tard revenir au catholicisme.
Dans ce milieu, Luther, encensé, vénéré à l'égal d'un prophète, voyait son portrait peint par Lucas Cranach et entouré d'un nimbe lumineux (dès i52o) comme le front d'un saint (3). Gomment ce génie si prompt et si impétueux ne se serait-il pas laissé enflammer par des circonstances si étrangement favorables, et par ce concert d'éloges venant des voix les plus autorisées et les plus respectées de tous les contemporains!^
Enfin, une dernière raison contribua dans une cer- taine mesure à illusionner Luther et à lui donner cette assurance qui nous déconcerte et nous étonne : c'est
(i) iMorts misérablement en iBaS.
(2) Il avait vingt et un ans en i5i8.
(3) Cf. Janssen, II, i2o; cf. le Portrait par Hoiteu publié par Deniile (de lôaS).
l'état dame de LUTHER APRÈS 1517 161
qu'il ne voyait pas toutes les conséquences de ses prin- cipes, ni la profondeur du fossé qui se creusait entre l'Eglise et lui.
Il ne faut pas croire, en effet, que son système fût déjà construit de toutes pièces dans son cerveau, quand il fif, en 1617, son premier pas dans le chemin de la Révolte. Il put croire de bonne foi, tout d'abord, qu'il ne luttait que contre cette scolastique hérissée de sub- tilités qu'il était de mode, surtout depuis la querelle de Rcuchlin avec les théologiens de Cologne, de tourner en dérision. Quand on étudie les opinions de Luther, on est déconcerté à tout instant parla versatilité de son esprit. Il est, suivant un mot de Moehler, lejoneUraf- Jcclioiis passcKjbres et d'impressions damonienl ». Mille problèmes secondaires, comme la question du purga- toire et bien d'autres, ne vinrent qu'en seconde ligne pour lui, sans qu'il les eût prévus. Il ne comprit pas que dans un corps de doctrine lié et coordonné comme celui de l'Eglise, toucher à un seul point, c'est ébranler le tout.
Mais un jour vint où il ne fut plus possible à Luther de se faire illusion. Il lui fallut se rendre compte de sa position à l'égard de l'Eglise. Même après l'excommunication du Pape, il crut que son mouvement gagnerait tout l'univers catholique et que le Pape serait délaissé de tous, comme un véritable An- téchrist. Sa confiance ne diminua donc pas pendant plusieurs années. Mais bientôt, il dut s'avouer que, d'une part, le monde catholique, bien qu'ébranlé, n'était pas détruit, et que, d'autre part, son propre parti, bien loin de former une Eglise, se décompo- sait en mille sectes opposées et ennemies les unes des autres.
11 se trouva alors en face de celte difficulté ef-
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frayante pour tout novateur, c'est de déclarer que l'Eglise, depuis quinze siècles, étaitdans l'erreur. Cette objection paraissait insurmontable à Newman qui a écrit : « Je n'aurais jamais pu me décider à dire : » Ecoulez-moi, j'ai quelque chose d'important à vous )) annoncer, quelque chose que personne ne sait, mais » qui est tout à l'ait indubitable. J'aurais été détourné » d'une pareille extravagance par le sentiment intime » de l'absurdité d'une telle prétention ; elle me ren- » drait honteux, elle m'humilierait à mes propres yeux, » autant qu'une inconvenance ou une dégradation mo- y> rale(i . »
Luther ne recula pas d'abord devant cette absurdité, et nous pouvons croire qu'il garda une confiance illi- mitée dans sa doctrine, pendant plusieurs années, peut- être jusqu'en i52i (2).
II
Mais bientôt vint le temps du scrupule, de l'an- goisse et du doute. Chacun des motifs, que nous avons énumérés comme les raisons de sa confiance en lui- même, devint la source d'une désillusion de plus en plus profonde.
L'enthousiasme, qu'il avait d'abord suscité parmi les humanistes, se refroidit peu à peu et bientôt s'éteignit complètement. L'un des premiers, nous l'avons dit,
(i) Conférences déjà citées, p. 355. On soi», que Newman appelait le protestantisme : « cet ôtre imbécile et inconséquent »; ibid., p. 3-16.
(a) Ce n'est qu'en i5ao, nous l'avons dit, que Luther s'est vu franchement dans l'hérésie et qu'il s'est déclaré « hussite ».
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Ulrich Zasiiis vit succéder dans son cœur une pro- fonde tristesse, au mouvement de joie qui l'avait d'abord transporté en face des prédications de Luther. Il avait été scandalisé d'abord par cette doctrine « que riiomme converti pèche encore en faisant le bien, c'est- à-dire dans ses bonnes actions même (i) » ; puis il fut révolté par les violences qui déparaient des écrits comme celui sur La Captivité de Dabylone (1620), par l'audace et « l'impudence (2) » de Luther, qui « débite, disait-il, tout ce qui lui passe par la tête avec » aigreur et violence )),'et met toute son habileté « à » torturer et à défigurer les Ecritures (S") ».
De son côté, Erasme, vers i52-''i, se posait nettement contre Luther, et publiait contre lui son livre du Libre arbitre. Il lui reprochait surtout ce que tous lui reprochaient alors : sa violence, les mauvais effets de sa doctrine : « Que n'a-t-il, écrivait Erasme à Mélan- » chton sur Luther, évité les occasions de révolte et » favorisé les bonnes mœurs avec autant de zèle qu'il a » montré de violence à défendre le dogme (4) ! »
Et Mélanchton lui-même, qui recevait ces plaintes d'Erasme, n'était plus pour Luther le même disciple soumis et fidèle. 11 souffrait de voir le Réformateur, auquel il avait accordé jusque-là une confiance aveugle et inconditionnelle, abandonné et blâmé par les prin- cipaux représentants de ce monde auquel le neveu de Reuchlin appartenait par goût, par éducation et presque par naissance. Le 1 1 avril i52G, il écrivait à Gamera- rius : « Plut au ciel que Luther se tût, lui que j'espé- )) rais avec l'âge et l'expérience voir devenir plus doux
(i) Epistoliv, éd. Ricgger, 5i8, cité par Dôllinger, I, 171»
(s) C'est son expression même.
(3) DoLUNGER, l. cit. p. 174.
(4) Corp. Réf., II, 844.
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» {mitiorem) parmi tant de maux, et qui devient au » contraire toujours plus violent {vehemenliorem) en » face de telles luttes et de si redoutables adversaires. » Cette affaire tourmente cruellement mon ame (i) ! »
Toute la grandeur, toute la poésie qui avaient fait à ses yeux le prestige de Luther s'évanouissaient peu à peu.
Aux côtés même du Réformateur surgissaient mille sectes nouvelles. Karlstadt, Munzer, Zwingle, Œco- lampade représentaient autant de nuances, ou plutôt de doctrines différentes de la sienne, et il était impossible que le désenchantement n'entrât pas dans son âme.
Et de fait, après avoir résisté à toutes les tentatives d'accommodement, après avoir, dans les disputes pu- bliques à Leipzig (contre Eck, juin, juillet iSig), à Worms (diète de i52i), tenu têteàtous ses contradic- teurs, après avoir écrit (juin i52o) : « Le sort en est » jeté, je ne veux plus de réconciliation ni de commu- » nication avec Rome pour l'éternité (2). » Quand il se retrouve seul en face de lui-même, dans la solitude de la Wartbourg (i52i-i522), loin du feu de la lutte, il éprouve une première poussée de tristesse et de doute. Les flammes qui dévorent sa chair (3) ne sont que peu de chose auprès des tourments qui torturent son âme ; il éprouve surtout la sensation terrible de son isolement, en face de toute l'antiquité qui le con-
(i) Ea r es sa ne animum meum graviter crucial. Ibid.,l, 794. Sur l'attitude de l'humanisme envers la Réforme, cf: Hermeunck, D/e religiôsen Eeformhestrebimgen des deulschen Hiintanismas, Tubingue, 1907.
(2) De Wette, I, 466, 469, 475.
(3) Il écrit à Mélanchton : « Garnis meaî indomitae uror magnis ignibus, fcrveo carne, libidine, pigritia", otio, somnolcn- tia. » l3 juillet i53i. De Wette, II, 32.
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tredit, et de la foule de ses contemporains qui le com- battent.
(( Oh ! qu'il m'en a coûté, ëcrit-il le 28 novembre » 1621, et que de peines, que de difficultés n'ai-je pas » eues, même en m'appuyant sur les textes de la )) Sainte Ecriture les mieux établis, avant de parvenir, » et à grand'peine, à me justifier aux yeux de ma cons- » cience (i) ! Quand je venais à réfléchir que, moi, » indioulu isolé, j'osais résister au Pape, le tenir pour » l'Antéchrist, appeler les évêques : apôtres de l'Anté- » christ et les Universités des malsons publiques, que » de fols mon cœur a frémi en moi-même ! que de fois » il m'a châtié en me répétant avec reproche ce pcr- » pétuel argument : Es-tu donc le seul sage ? tous les )} autres se sont-ils donc trompés? Est-il probable » quils aient erré si longtemps ? Et toi-même, si tu étais » dans l'illusion ! Et si tu avais égaré toutes ces âmes ! » Et si, à cause de toi, elles se voyaient un jour con- » damnées à un éternel châtiment (2) ! »
Une autre fois, il raconte à son ami Myconlus que le diable lui est apparu deux fois sous la forme d'un chien furieux, prêta le dévorer (3).
Mais à cette sensation d'isolement se trouve liée une autre pensée qui le torture. Nous avons vu que primitivement Luther n'avait pas mesuré l'abîme qu'il venait de creuser entre lui et l'Eglise. Mais quand il eut constaté que le schisme était irréparable, il fut effrayé du chemin parcouru. Toute sa vie durant, il fut poursuivi par cette objection de l'indéfectibilité de
(i) Se rappeler qu'il travaillait alors à l'ouvrage cité ci-dessus: contre les Vœux monastiques, où il invoquait surtout le : Melias est nubere quani uri !
(2) De Wette, II, 107.
(i) Myconius, Hist. HeJ., 43 (DôLHiSGEn).
166 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
l'Eglise. Parfois ce dogme ne fait aucun doule pour lui, et il écrit en i532 : « Quiconque doute de cela » (l'inerrance de l'Eglise) est comme s'il ne croyait pas » à la sainte Eglise chrétienne, et ne condamne pas » seulement la sainte Eglise chrétienne, comme une ) hérétique maudite, mais encore Jésus-Christ lui- » même, avec tous les apôtres et tous les prophètes. »
Mais il ne sait comment expliquer sa propre posi- tion vis-à-vis de cette Eglise. Voici un passage entre plusieurs où éclate son embarras :
« Il y a encore un argument qu'il est excessivement )) difficile de leur enlever (aux papistes) et que nous » avons nous-mème beaucoup de mal à résoudre ou à » réfuter, d'âxiisinl qu'il J au t concéder que dans la pa- » pauté est la parole de Dieu et l'apostolat, et que nous » avons reçu d'eux l'Ecriture, le baptême, le sacre- » ment et la chaire : que saurions-nous sans cela de )) toutes CCS choses ? Aussi faut-il bien que la fol, » l'Eglise chrétienne, Jésus-Christ et le Saint-Esprit » soient avec eux. Que fais-je donc, moi, qui viens » prêcher contre eux, comme l'écolier contre le maître? » Voici donc quelles pensées viennent assaillir mon » cœur : Je vois à présent que j'ai fort. Oh ! plût au » ciel que je n'eusse jamais commencé, ni jamais » prêché un seul mot ! Qui donc, en effet, peut s'élever » contre celte Eglise dont nous disons dans l'acte de » foi : Je crois en une Eglise chrétienne? Or, je trouve » cette Eglise dans la papauté, donc il Jaut que Y) j'obéisse ! si je la condamne, je suis excommunié, » rejeté et condamné de Dieu et de tous les » saints (i). »
Il reconnaissait donc son erreur, mais il la trouvait
(i) Cité par Dc>lusger, III, 196.
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irréparable et voilà pourquoi, il dit quelque part : « On » entend parfois répéter : Si le Pape est renversé, » l'Allemagne périra, elle sera brisée, broyée en mille .) pièces ! Ek bien ! qu'y piiis-je faire? je ne saurais )) rempèclier ! A qui la faute? Hélas ! disent les bonnes
gens, si seulement ce Luther n'était jamais venu et » n'avait pas prêché, la papauté serait encore debout » et nous jouirions d'une douce paix. ! Que voulez-vous » que j'y fasse ? »
Il cherchait alors à s'illusionner, à se consoler par l'idée que les protestants n'étaient que schismatiques et non pas des hérétiques :
« Par la grâce de Dieu, disait-il, nous avons ce té- » moignage que nous ne sommes point des hérétiques, )) mais des schismatiques, ce qui n'est point notre » faute (i). » Cette dernière affirmation s'explique par CCS autres paroles du Réformateur : « Le Pape nous » tient pour rebelles et hérétiques, comme nous étant » séparés de l'Eglise, dans laquelle nous avions été » baptisés et instruits. Mais ce n'est pas notre faute n à nous : ce sont eux, au contraire, qui se se'parent de n nous, qui nous expulsent de l'E(jlise, nous et notre » parole. Nous devons nécessairement en conclure que » le Saint est avec nous en Israël et non avec le » Pape, n
Une autre fois encore il oppose Jésus-Christ à l'Eglise et aux Pères : (( Personne ne peut se repré- )) senler, dit-il, combien il en coûte, et quel casse-tête » c'est pour un homme, que d'enseigner et de croire » une doctrine que n'admettent point les Pères de )) l'Eglise. Quel trouble en son cœur lorsqu'il songe » que tant d'hommes excellents, éclairés, instruits et
(i) Cité par DoLLixoEn, III, p. 197 et igS.
1(38 LUTHER KT Llv LITIIKIIAN'ISMI-:
» pour ainsi dire la meilleure et la plus grande partie » du monde chrétien, ont cru ou enseigne tel et tel » article, et avec eux tant d'âmes saintes, les Ambroise, » les Jérôme, les Augustin ! On croit les entendre » pousser des cris de détresse et répéter en chœur : » L'Eglise ! L'Eglise ! Et c'est alors dans l'âme une » suprême douleur ! Oui, c'est en vérité une rude » épreuve que de vaincre son âme en des choses sem- » hlables, de se séparer de tant de saints personnages » qui ont su conquérir le respect de tous et dont » le nom est partout en vénération ; de rompre avec » l'Eglise elle-même et de n'avoir plus confiance dans » sa foi et ses enseignements!... » « El pourlant il j> faut que je le fasse, comme nous voyons (Joan., » vin, 28) Jésus-Christ faire de même et prêcher » contre ceux qui prétendent avoir avec eux le royaume » de Dieu et le sacerdoce de Dieu (i) ! »
Il cherchait ainsi à se })ersuader qu'il prêchait « Jésus-Christ seul », le seul qui fut infaillible, au lieu que l'Eglise avait pu se tromper : sa doctrine était l'Evangile « pur et sans alliage » et par conséquent personne n'avait le droit de l'entraver (2).
Nous trouvons sous sa plume, en i535, une déclara- tion analogue (3) : c Lorsque Satan met cet argument » (de l'Eglise infaillible) en avant et se ligue avec la » chair et la raison, la conscience s'effraie et perd cou- » rage, pour peu qu'on ne rentre pas en soi-même, » disant : Dussent même Cyprien, Ambroise, Au- » gustin, saint Pierre, Paul et Jean, voire un ange du
(i) L'on rapproche ici deux textes de Luther qui se comi^lètcnt l'un l'autre. Cf. Dollinger, III, 196-197. Eul.vxgen, SammlUche Werke, XLYI, 226-229, LX, 82, etc.
(2) Janssen, II, 184.
(3) Edit. de 1543, de l'ép. aux Gai., 63.
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» ciel, enseigner autre chose, je n'en sais pas moins » certain que je n'enseigne rien d'humain, mais des » choses divines, c'est-à-dire que j'attribue tout à Dieu » et rien à l'homme. »
Ici, nous avons à la fois la preuve de ses angoisses privées et de son assurance en public, il déclare « qu'il est certain ». 11 avoue lui-même cotte difTcrcnce entre son langage en particulier et ses déclarations publiques : (( Hélas ! disait-il, j'ai cru tout ce que disaient le » Pape et les moines ; mais à celte heure, /<? ne puis )> croire ce que dit Jésus-Christ qui pourtant ne ment )) point, c'est une chose bien lamentable et bien triste. 1 Allons, il faut que nous réservions cela pour un .) autre jour, o « Je crois que saint Paul lui môme » n'a pu croire (à ce qu'il disait sur sa mort' aussi far- » temcnt qu'il en parlait. Moi aussi je ne puis y )) croire nialheureuscmcnt aiuisi fermement tjue j'en » parle dans mes sermons (i), mes discours et mes » écrits, et que les yens s'imaginent sans doute que j'y » crois (2). »
Il était surpris de voir avec quelle confiance on em- brassait une doctrine qu'il ne pouvait apprendre lui- même : Miror, quod liane doctrinam disccre non pos- sum, cum omnes mei discipuli se ad amjueni tenere gloriantur (3).
Nous venons de voir qu'il aimait à croire que saint Paul avait douté comme lui, et il disait que c'était pré- cisément là cette écharde, ce T/,ôXo<ii, dont il se plai- gnait aux Corinthiens : « Ce ne fut point, ajoutait-il, )) une tentation ni un tourment de luxure charnelle,
(1) Il s'agit de la certitude du salut, dogme luthérien.
(2) Cité par Dolungeu, III, 286.
(3) Ibid., cf. aussi Erlaxgen, S. W. LXII, 122.
170 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
') comme le rêvent les papistes, qui n'en ont point res- » senti d'autres (2). »
Le qiioiidie morior de l'Apôtre, c'était encore ce dovile incessant qui tourmentait son âme. Son bio- graphe panégyriste Malhésius raconte qu'un certain Antoine de Musa, curé de Roclilitz lui ayant confié ses troubles au sujet de la foi : « Dieu soit loué ! s'écria » aussitôt Luther, il en arrive donc autant aux autres » qu'à moi-même ! Je croyais être le seul à éprouver » cela (2) ! »
m
Le plus souvent, comme on a déjà pu le remarquer, Lulhcr attribuait ses tourments au démon. Le jour, il trouvait le moyen de lui résister, mais la nuit, ses an- goisses le poursuivaient avec tant de force, qu'il par- lait de Salan comme de son compagnon de lit et de nuit (( qui couchait avec lui beaucoup plus que sa Gataut (o) ».
« Voici ce qui m'arrive, raconte-t-il ; quand je » m'éveille la nuit, le diable ne tarde pas à venir me » trouver et à disputer avec moi, et à me faire naître » toutes sortes de pensées étranges, jusqu'à ce qu'enfin » je prends courage et lui dis : « Baise mon ... ! Dieu » n'est pas irrité comme tu le dis ! » « Je pense que le » diable souvent, uniquement pour me tourmenter et » me vexer, me réveille alors que je dormirais fort » bien. » « Mes combats de nuit sont bien plus rudes » que mes combats de jour, quia (lies adversarii m'ont
(i) Propos de table, Fœrstemann, III, laS.
(2) Erlasgen, XLVIII, 342-3.
(3) Cité par Dôllinger, ainsi quo ce qui suit, III, 337.
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» rarement découragé ou fâché ; mais le diable s'en- » tend à me produire des arguments qui m'exaspèrent. » // m'en a produit parfois de manière à me faire » douter s'il y a un Dieu ou pas ! »
Il s'étonnait a de n'avoir pas appris à chasser, avec l'aide de « Jésus-Christ, les mauvaises pensées qui lui » venaient des tentations, et de ne pas connaître un » art sur lequel il avait tant lu, tant écrit et tant » prêché (i) ».
Le démon lui reprochait surtout sa révolte : m Le » diable, dit-il, m'attaque souvent là-dessus et, n'était » que je suis docteur, il m'eût tué avec cet argument : » Tu nas point de mission ! »
Il est de fait que Luther ne sut jamais comment ré- pondre à cet argument de sa conscience, qu'il prenait ici pour le démon, et Dollinger fait remarquer qu'il changea quatorze fois (y) d'avis là-dessus en vingl- quatre ans. Le grand historien ajoute : (( On est vrai- ment frappé de surprise, lorsqu'on voit un homme, qui dans toutes sortes de choses faisait preuve d'un jugement sain et d'un coup d'œil pratique, tomber dans des incertitudes et des inconséquences sans nombre et un arbitraire sans fin, dès qu'il s'agit de traiter des questions de constitution et d'organisation ecclésiastique. La première idée venue paraissait lui suffire, sans qu'il songeât le moins du monde à la longue chaîne de conséquences et de déductions que devaient traîner à leur suite les principes qu'il admet- tait ainsi. »
Mais le diable faisait plus que lui donner des doutes
(x) Erlangen, LX, io8, III.
(2^ Voir l'élude ci-après s.ur L'EfjUse et l'Elat dans l'enseigne- ment do Luther.
172 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
et des incertitudes, il le poussait au désespoir. Un jour, un prédicateur racontait devant lui que le démon lui avait suggéré de se donner la mort avec un couteau ; alors Luther s'écria : a Cela m'est arrivé aussi bien » des fois ! Tenant un couteau entre mes mains, cette » mauvaise pensée m'est venue, et souvent m'a com- » plètement empêché de prier. Le diahle, alors, me » chassait de ma chambre (i). » « Je sais quelqu'un » qui pourrait se lamenter presque autant que Job et » Jérémie et répéter avec eux : je souhaiterais de n'être )) jamais né (2). » « Moi aussi, je suis tenté de m'éciier » parfois : pourquoi suis-je venu au monde, et pour- » quoi ai-je publié des livres? Je n'avais pas demandé » la vie ! je verrais jues livres anéantis sans re~ » (jret (3) ! » (( J'ai été ballotté çà et là parmi les tem- » pêtes ; les vagues furieuses du désespoir et du blas- » phème m'ont assailli », écrit-il à Mélanchton (4), et » une autre fois : « Bien des gens, parce que dans mon » extérieur j'afTecte un air joyeux, s'imaginent que je
(i) EuLANGE.x, LX, 61. C'est peut-être ce qui a donné lieu d'inventer après coup que Luther s'était suicide. Voici le témoi- gnage du pharmacien appelé auprès de Luther ('cité par Demfle) ; De bon malin, le 17 février i546, ce pharmacien de Eisleben fut appelé en toute hâte, auprès de Luther qui gisait mort, afin de lui appliquer, sur l'avis des médecins, le clystère qui devait le ramener à la vie. Ainsi fit-il en effet. Quand il eut appliqué son instrument, il entendit se décharger par la canule des gaz violents parce qu'à la suite de l'excès dans le manger el le boire, le corps était plein de sucs corrompus. En fait, Luther - avait une cuisine richement fournie et surabondances de vins doux et étrangers. — D'après Paulcs : Luthers Lebensende und der Eislebener Apotheker Johann Làndan (Fribourg, iS()8).
(2) De Wette, V, i53.
(3) M., III, 189.
(4) De l'an 1537, de Wette, III, 189.
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» ne marche que sur les roses : cependant Dieu sait » dans quel état je suis la moitié du temps (i) I »
C'est probablement à la suite de ces combats ef- froyables que Luther prit en grippe la raison humaine elle-même et les raisonnements, qu'il se mit à l'appe- ler: « la fiancée du diable, la belle prostituée » et qu'il déclara d'elle : u C'est la pire courtisane du dia- « ble (2) ! »
IV
Mais nous n'avons pas indiqué encore la raison qui fut peut-être plus que toute autre la source des troubles et des angoisses de Luther. Non seulement il était effrayé de se voir loin de l'Eglise dont il ne pouvait détruire l'autorité dans son âme^ non seulement il éprouvait cette terrible sensation disolement qui l'avait fait douter de lui-même après le premier mo- ment d'enthousiasme ; mais ce qui le tourmentait au delà de toute expression c'était de voir les tristes effets de sa prédication (3). S'il avait pu s'avouer à lui-même qu'il avait réellement corrigé les abus, dont la réalité lui avait d'abord donné tant d'assurance ; s'il avait pu se vanter d'avoir réalisé en son cœur et autour de lui une profonde et véritable Réforme, toutes les autres objections se seraient évanouies comme une fumée, et ce qui donne encore tant de confiance aux protestants c'est qu'ils ont la prétention d'être aussi vertueux que les catholiques (4).
(i) A Bugenhagen, à qui il se confessait (iSay) . (a) Erl.ogen, XVI, i4'2-iA8, Demfle, CSg.
(3) Ce point mérite une étude spéciale. Voir ci-après.
(4) On sait que pratiquement les protestants abandonnèrent après Luther le scandaleux principe de l'inutilité des œuvres et
174 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Cette pictention, Luther ne l'avait pas et ne pouvait l'avoir.
Il nous avoue que Satan rallaquait souvent sur sa propre conduite. « Quand Satan se met à discuter » avec moi, et à me contester la grâce de t)ieu, je » n'ose mettre en avant cette parole : Celui qui ainae )) Dieu aura le royaume de Dieu, car aussitôt Satan » me jette ce reproche : Ta n\ts pas aimé Dieu ! (i) )>
Chose étrange, d'après lui, le démon, qui lui repro- chait tant ses péchés, poussait la malice et la scéléra- tesse jusqu'à ne jamais lui reprocher a ce grand et abominahle péché d'avoir dit la messe pendant tant d'années » avant la Réforme.
Mais ce qui frappe le plus Luther, c'est de constater la plus triste démoralisation autour de lui.
Des i522, il est obligé de reconnaître que le motif qui lui a donné tant de disciples n'est rien moins qu'élevé: « Je vois maintenant, écrit-il (2), que beau- » coup de nos moines n'ont lai^^é le couvent pour au- » eu ne autre raison que celle pour laquelle, ils y » étaient entres, par amour du ventre et de la liberté )) charnelle, par quoi Satan soulèvera un grand bruit » contre la bonne odeur de notre parole. »
De nouveau, en i523, il avoue que ses amis étaient devenus plus mauvais qu'auparavant (3 . Plus tard, on trouve à tout instant cet aveu sous sa plume^ en voici quelques exemples : « Après que nous avons » chassé un diable, maintenant il en est venu sept qui sont pires (4). »
qu'il se produisit clicz eux un réveil de la morale qui prit corps sous le nom de piétàme, avec Spe>"er (i635-i7o5j. (i) Cité par D('i[.lisger, ITI, slfo.
(2) Endehs, III, SaS (38 mars 1022) (Demfle, 21).
(3) Weim, XI, 190.
(4j Erlangen, XXXVI, 4ii.
l'état d'ame dk llthku aphks 1517 175
« Le monde, en vertu de celte doctrine, devient de » plus en plus mécliant ; on voit comme le peuple est » plus avare, plus cruel, plus impudique, plus elTronté 0 et malicieux que jamais sous la papauté (i). »
« L'avarice, l'usure, l'impudicité, la crapule, le ')) blasphème, le niensorKjc (2), la fraude s'accroissent » sans cesse bien plus que sous la papauté. Celte mé- » chante situation discrédite l'Evangile et les prédi- » cants, au point que l'on dit : si celte doclrinc cUiil n vraie, les <jens scniieiit [dus pieux ! »
En 1027, Luther est tellement découragé, qu'il re- grette d'avoir commencé h prêcher (3) : (( Qui aurait » voulu s'y mettre, dit-il {\), si nousavionsprévu qu'il » devait en résulter tant de mal, de brigandage, de » scandale, de médisance, d'ingratitude et de méchan- )) celé? Mais puisque nous y sommes, il faut en porter ') la peine. »
Enfin, il va jusqu'à dire dans son langage violent et trivial : Si l'on voulait maintenant peindre l'Alle- magne, il faudrait lajaire semblable à une truie [b) !
Naturellement le diable (nous avons vu qu'il appe- lait ainsi la voix de sa conscience) G , lui faisait de vifs reproches à ce sujet : a Souvent il me dit, raconle-t- » il : Oh ! quelle multitude de gens tu as séduits avec » la doctrine ! » « Je n'ai ])as eu de plus grande et de » phis violente tentation qu'à cause de mes sermons, ') pensant : c'est loi qui est l'auteur de tous ces scandales !
{i)hl,J. i!x.
{2) 11 le range donc parmi les péchés. Pourquoi le praliquait-il?
(3) Weim, XX, 674.
(4) En i538, EiîLASGEN, L, 74.
(5) ElU.VNGEN, YllI. 294 (DeMFLE, 24).
(6) CeUe oLscrvalion est de Dullinger. Personne n'y contre- dira sans doute.
176 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
)) Celle pensée m'a souvent poussé droit à l'enfer, jus- )) qu'à ce que Dieu m'en eût arraché, en me donnant » la consolante persuasion que ma prédication est » pourtant la vraie parole de Dieu et la vraie doctrine » céleste. Mais il en coûte avant d'arriver à cette con- » solution! » « Le diable s'entend à merveille à nous )) tourmenter : u Ah ! vraiment ! dit-il, vous prêchez » l'Evangile I Et qui vous l'a commandé? Qui vous a » donné mission ? et encore de le prêcher de cette ma- » nière, comme jamais homme ne l'a enseigné dans '( tant de siècles ! Et si cela déplaît à Dieu et que vous » soyez coupable de la damnation de tant d'âmes ! »
(' Quand le diable me trouve oisif, il me suscite des » scrupules de conscience, comme si j'eusse enseigné » l'erreur et détruit l'autorité, vu qu'il est sorti de ma )) doctrine tant de scandales et de rébellions. Mais )) dès que je reprends la parole de Dieu, j'ai gagné la » partie. »
(( Souvent le diable arrive et me reproche que ma » doctrine a été la source de tantde scandale et de mal. » Quelquefois, vraiment, il me serre de près, memal- » traite rudement, et me jetle dans îa frayeur et les » angoisses ! Et bien que je réponde cjiiil en est sorti » aussi beaucoup de bien, il s'entend merveilleusement à » me faire voir le contraire (i). »
11 écrivait encore à Hausmann : a Je suppose que » ce n'est pas un démon ordinaire^ mais le prince de » l'enfer lui-même qui s'est levé contre moi, tant sa » force est grande, tant il est bien r.rmé de l'Ecriture, » et si je n'avais pas recours à des paroles étrangères, » ma connaissance de l'Ecriture ne saurait me dé- » fendre '2;. »
(i) Cité par Dollixger, III, 24i-2.'j2. (2) De Wette, III, 222.
l'état dame de LUTHER APRÈS 1517 177
Ces « paroles étrangères » dont il seservait pour ré- pondre au démon, sont, sans aucun doute, les injures et les violences contre le Pape et les papistes. On peut du moins le conclure de textes comme le suivant : « La » tristesse du cœur n'est point agréable à Dieu mais, » quoique je sache cela, cent fois par jour je tombe » dans ce sentiment. Cependant je résiste au diable. » Quelquefois je lui mets sous les yeux le Pape et lui » dis : « Qu'est-ce que ton Pape, pour que tu en fasses )) tant de bruit afin que je le glorifie? Vois-tu quelle » abomination il a causée et ne cesse encore de causer » tous les jours ? Voilà comment je me rassure : par » la rémission des péchés et par Jésus-Christ, mais à » Satan, je lui oppose et lui mets sous les yeux l'abo- \> mination du Pape. Et l'abomination et le scandale » sont si grands, que je reprends courage et confesse )) librement qu'après Jésus-Christ, V abomination du >) Pape est ma plus grande consolation. Ce sont donc » de misérables imbéciles ceux qui disent que l'on ne » doit pas injurier le Pape. Donc injurions le Pape et >) particulièrement quand le diable vient nous attaquer >) sur la justification ! »
Comme on le voit, tout se tient dans la vie de Luther.Nousavonsconstalé, en effet, dans une étudepré- cédcnte (i), comment Luther en arriva à ne plus pou- voir prier sans maudire, et nous voyons ici qu'il mau- dit par désespoir de répondre autrement aux argu- ments que « le démon » lui oppose et par lesquels, il l'a parfois « quasi étranglé » et « acculé tout nu dans un coin (2) ».
(i) La (jrossierelc de lamjmje de Luther, ci-dessus. (2) Cilé ainsi que le texte précédent par Dullixger, III, 243 et 2^6.
12
178 LUTIIEU KT LE LUTHÉRANISME
C'est alors qu'il donne ce conseil pour résister au diable d'après sa propre expérience « de boire, de )) jouer, de rire en cet état d'autant plus fort et même » de commettre quelque péché, en guise de défi et de » mépris pour Satan ; de chercher à chasser les pensées » suggérées par le diable à l'aide d'autres idées, » comme par exemple en pensant h une jolie fdle, a » l'avarice, à Tivrognerie, ou bien en se mettant dans » une violente colère. » (( Et si parfois le diable nous )) dit : ne bois pas, disait-il encore, réponds-lui : Je » boirai donc tout au contraire davantage, parce que » tu le défends, et je boirai plus abondamment au » nom du Christ !i) ».
Mais avec 'toutes ces violences et tous ces excès, la conscience du Réformateur ne se calmait toujours pas, et nous devons maintenant recueillir les aveux qui lui échappent à la fin de sa vie.
C'est un désespoir qui fait pitié.
En i54i, il écrit à Justus Jonas, qu'il est fatigué de la vie, qu'il avait fait assez de mal et vu ce qu'il y a de pire ( i). Un jour, sa femme lui présentait son fds enfant : « Je voudrais, s'écria-t-il, être mort à u l'âge de cet enfant et je donnerais volontiers. tout l'hon- » neur qu'on me fera pour qu'il '^n fut ainsi (2). » 11 écrit encore, le 5 décembre i54i, à Jacques Prolert, (( qu'il voyait, sans trop de peine, sa fille chérie Mar-
(i) Ibid., 348.
(a) De AVette, Y, 352.
(3) Propos de table, II, 874.
l'kTAT dame de LUTHER APRÈS 1517 179
» guérite le précéder dans la tombe (i) >'). Cette jeune fille, dont Mélanchton parle comme d'une personne charmante et souvciainement aimable, mourut en elîct avant son père, mais celui-ci était alors si acca- blé qu'il alla jusqu'à se féliciter de la perte qu'il venait de faire en pensant à la corruption cbaldéenne à la- quelle sa fille échappait par la mort (2).
Vers le même temps, sa grande consolation était « son espoir dans l'imminence de la fin du monde, » car il était las de vivre dans cette Sodome et même » d'en recevoir des nouvelles (3) ».
Son dernier dé&ir fut que le Pape et les cardinaux fussent comme lui totu-mcntés de la gravelle {l\j\
Mais si Luther fut de la sorte et pendant toute son existence, depuis iJ2i ou environ, tourmenté secrè- tement par des inquiétudes qui le portèrent dès i54o à un désespoir lamentable, il ne faudrait pas croire cependant que son langage public eût changé de note et qu'il se montrât moins convaincu et surtout moins autoritaire à l'égard de ses disciples.
En 1022, dans sa réponse au roi Henri YIII, il dé- clare « qu'il regrette amèrement de s'être humilié à Worms»). « Par égard pour l'Empereur, dit-il, j'ai » été jusqu'à souffrir que ma doctrine fût soumise à » des juges ; j'ai consenti à écouter ceux qui prélen- » daientme démontrer mon erreur. Je n'aurais pas dû )) témoigner une humilité aussi sotte, puisque j'étais » convaincu de la vérité absolue de tout ce que j'avais » avancé, et que, d'ailleurs, avec le tyran, tout était » inutile. »
(1) De Wette, V, 708.
(2) IbiJ., V, 585. Lettre à Jonas au 3o sept. i543.
(3) Lettre à Amsdorf, 28 oct. t5'42. De Wette, V, 5o3. ('i}lbid., V, 7.'43.
180 LUTHER ET LE LUTHERANISME
Un peu plus loin il s'inlltule : a rEcclcsiaste de )) Wiltew})CV(j, par la grâce de Dieu » et il veut avoir « plus d'autorité dans son petit doigt que mille papes, » rois, princes et docteurs n\n possédèrent jamais )). (( Celui qui enseigne autre chose que ce que j'en- » seigne, ajoute-t-il, ou me condamne à ce sujet, » condamne Dieu même et demeurera à jamais enfant » de l'enfer. » « Une oie connaît mieux son psautier » que tous les papistes ensemble ne savent ce que c'est » que la foi et les œuvres ! » « La papauté, l'épisco- » pat, les abbayes, les couvents, les Universités, la » pvêtraill^, la monacaille, les nonnes, les offices ne » sont que de damnées inventions du diable », lec pa- » pisme est la pire abomination et la plus empoisonnée » du diable que la terre ait connue. »
Quant au roi Henri YIII, qui avait osé écrire contre lui, il n'était « qu'un cerveau fêlé, une grossière tête d'âne ! »
Cette assurance qu'il avait en i522, il la manifeste toujours et jusqu'à la fin de sa vie, en face des atta- ques de ses adversaires, ou des impatiences de ses amis. On pourrait le montrer surtout par sa conduite envers les sacramentaires Karlstadt, ZAvingle et Bucer(i\ Mélanchton surtout, nous est un témoin de son espiit impérieux et incapable de supporter la contradiction. A partir de lôaô, il commence à souf- frir terriblement des emportements de Luther. En 1 538, il écrit à Guy Dietrich : « Vous vous souvenez quel esclavage (2 on supportait quand vous étiez là. Et ce- » pendant sachez qu'il devient plus dur que jamais
(1) Voir ses fureurs contre Erasme et KarlstaJt, Dôlli>ger III, 255.
(2) 00 jXôtTjî... Corpus Réf. III, 5ç)\, il y avait aussi ce que Mcknchlon appelait vjva'.y.OTjpàvv.;, des querelles de femmes.
l'état d'aME de LUTHER APRÈS 1517 181
» maintenant, o Et dix ans plus tard(i5/18), ilparlaiten- core en ces termes, dans une lettre à Christophe de Carlowitz de cet « esclavage : » « Tuli eliam antea, » serviiulem penc deformem, cum sa3pe Lutherusmagis )) suœ naturœ, in qua «p.Xoveixîa non erat exigua, quam » vel personœ vclutilitati communi servirct (i). »
Ce dernier motde l'homme qui connaissait le mieux t-uther peut nous amener à notre conclusion.
VI
Nous voici en elTet parvenus au terme de notre en- quête sur la sincérité de Luther, à travers les deux études qui précèdent.
Ce qui semble bien se dégager des documents fournis dans ces pages c'est que Luther a eu deux faces à peu près contradictoires, au moins lorsque le pre- mier feu de son enthousiasme fut tombé, et à partir de i59. 1 ou environ.
Même avant cette date, nous l'avons vu employer le mensonge dans ses relations avec le Pape, et nous pourrions peut-être en induire que, dès iSiq, il avait des moments de retour sur lui-même où il lui semblait bien qu'il avait dépassé les bornes.
Mais à coup sûr, quelques années plus tard, il fut saisi, et jusqu'à sa mort, de doutes et d'angoisses, de tourments intimes qui expliquent sa fureur, ses violences sans exemple dans l'histoire. Il regretta certainement alors ce qu'il avait fait. Malheureusement il crut se trouver en face de l irrcparable, bien qu'il se vantât, en
{!) Corp. Réf. \l, 880,
182 LUTHEU ET LE LUTHÉlUWIS.ME
une occasion, de pouvoir tout rétablir en deux ou trois sermons. Sa puissants nature, dont il n'était pas maître et où dominait, comme dit Mélancliton, une comba- tivité impétueuse ('y'.ÀovE'./.'a), ne lui permit pas alors de se plier, de se rétracter, et sa vie devint alors une sorte de mensonge pcrpclael. Car non seulement, il employa constamment et systématiquement l'arme de la calomnie et du mensonge contre « le papisme », ainsi que nous l'avons établi dans la première partie de cet examen, mais il y eut une opposition continuelle entre l'assurance qu'il affectait dans ses écrits, dans ses ser- mons et ses conversations même, d'une part, et d'autre part, ses doutes et ses remords intimes.
Il déclare lui-même qu'il est faible en face de « ce démon » qui le tente intérieurement, c'est-à-dire, sa conscience, autant qu'il est fort contre les attaques du dehors : « Les tentations et les objections extérieures, » dit-il, ne font que me rendre fier et orgueilleux: » vous pouvez voir par mes livres combien je dédaigne » mes adversaires ; je les liens, sans autre façon^ pour » des fous. Mais quand vient le diable, celui-là est le » dominiis miindi, etil me donne un hon posuisti (i). »
Pour un homme aussi sujet à la violence, aussi es- clave de son tempérament et de son caractère emporté, que l'était Luther, il ne peut que difficilement — et ce sera noire conclusion, — être question de sincérité. Il ne fut sincère, semble-t-il, que dans des aveux comme les suivants : « Je ne suis pas maître de moi, je » suis entraîné par je ne sais qwl esprit, alors que je » ne suis pas conscient de vouloir du mal à per- » sonne (2). »
(i) Propos de table, II, Si'i.
(2) Janvier et février i52i, de Wette. I, 555 : Compas inei non suni, rapior nescio quospirilu.
l'état d'aME de LUTHER APRÈS 1517 183
(( Quand on vient à s'échaujfer, on oublie tout : na- » ture, loi, Bible, Dieu et ses commandements : on ne » cherche cja'à satisfaire la volonté mauvaise (i,. »
Mais on voit s'il faut ajouter foi à sa parole quand il affirme que l'intelligence du mot JuslitiaDei l'avait fait entrer « à portes ouvertes dans le Paradis '2) ! »
(i) De l'an lôaS, Weimar, XVI, 012.
("?.) Nous nous rallions à l'opinion de ^\elss et Grisar qui ex- pliquent le manque de sincérité de Luther, par son tempéra- ment d' « impulsif ». L'on a proGlé aussi de la correction si- gnalée par Altet, l'un des historiens qui connaissent le mieux le Moyen Age (Bulletin Je Liil. ceci., juin 1907 et mars i(jo5)-
SIXIÈME ÉTUDE
LUTHER ET LE DEMON
Sommaire. — Grande place que tient le démon dans le langage de Luther. — I. Les apparitions du diable à Lutlicr. — Les remords de Luther attribués au démon. — • Lutte au sujet de la messe, avec le démon. — Luther tient du démon sa théolo- gie. — IL Légendes répandues sur le démon, histoires de sorcelleries. — IIL Action effrayante du démon dans le monde. — Puissance du démon. — Comment Luther résout le problème du mal. — Les fils du diable. — IV. Dans le domaine moral, le démon a une puissance plus grande encore. — Les tortures de conscience viennent de lui. — L'Eglise catholique dirigée par le diable. — V. Conclusion. — Irres- ponsabilité de l'homme : Dieu fait le bien, le démon fait le mal en nous. — Superstition qui découle de ces principes.
L'on a pu remarquer déjà quelle place considérable, le démon occupe dans le langage de Luther. A tout instant, il est produit en scène et on lui prête toutes sortes d'actions sur notre vie humaine.
Les contemporains mêmes de Luther, à une époque oii cependant l'intervention du diable était l'un des lieux communs de la littérature, remarquaient avec étonnement cette insistance du Réformateur à parler de l'esprit mauvais.
LUTHER ET LE DÉMON 185
Jean Pistorius fit observer qu'un seul de ses opus- cules, le pamphlet intitulé Contre le pitre du Brans- ivick (i) avait nommé cent quarante-six fois le diable (cet ouvrage n'occupe que ^5 pages dans l'édition d'Eilangen, t. XXYI, p. 1-70). D'apiès Luther, « Henri dévore et engloutit tous les jours et à toute » heure autant de diables c[ue Judas pendantla Cène », « il sue des diables par tout le corps, il pue comme un » excrément vomi en Allemagne par Satan ». «Bientôt )) il sera enchaîné par les liens de la justice divine' au M plus profond des enfers avec tous les dénions. » « Chacun doit cracher à terre aussitôt qu'il l'aperçoit, » ou se boucher les oreilles dès qu'il l'entend nommer, » comme s'il s'agissait du diable. » etc., etc.
Tel était le langage de Luther, et c'est cependant de ce libelle, qu'il écrivait, le 12 avril i5/ii, à Méian- chton : « J'ai relu mon livre contre ce diable (le duc « Henri) elje ne sais comment il se fait que j'aie clé si » modelé ! (2) »
En voyant ce nom du Malin revenir à tout instant sous la plume de Luther, on soupçonne déjà quelle place il occupait dans sa pensée, et l'on doit s'ima- giner que ce n'était pas là seulement un accident du langage injurieux et du vocabulaire d'invectives de Luther.
Il ne sera donc pas sans intérêt d'examiner quelles étaient les idées du novateur à l'égard du démon, et l'on verra que sa théologie du diable se relie très étroi- tement à sa théologie des œuvres, en sorte que le diable
(1) 11 s'agit (.lu duc Henri de Brunswick très opposé à la ligue de Smaliiade, et déposséilé de ses Etals en )542, par les prolcs- lanls. Le pamphlet de Luther est de i5'ir.
(2) De A\ ltte, V, 342. Dans le livre de Luther sur les Conciles, le nom du diable revient i5 fois en quatre lignes!
186 LUTHER ET LE LUTIlÉllANISME
semble occuper dans son syslème la même place que Jcsus-Gluist lui-même, dans un sens opposé.
I
Les apparitions du démon ne sont pas rares dans l'histoire de Luther. Lui-même l'a constamment affirmé.
Pendant son séjour à la ^^'artbourg (i52i-i522), le diable était venu le trouver, racontait-il plus tard à Myconius, l'un de ses amis, et il avait voulu le tuer. Deux fois, il lui était apparu sous la forme d'un chien furieux prêt à le dévorer. Dans son jardin, il croyait souvent reconnaître le démon, sous la forme d'un san- glier noir.
Plus tard, à Cobourg, il l'aperçut dans une étoile (i53o).
(( Le diable, a-t-il écrit, se déguise quelquefois, » comme je l'ai souvent remarqué moi-même, soit en » porc, soit en un brandon de paille ardent, etc. »
]\ous avons vu déjà comment il attribuait au dé- mon, les remords incessants qui tourmentaient son âme. Sans cesse le démon le torture et lui apporte mille arguments contre sa doctrine. Ce diable connaît la Sainte Ecriture à merveille et lui en cite les textes avec tant de force, qu'il le met au pied du mur.
« Une fois, raconte-t-il, le diable m'a bien tour- » mente et quasi étranglé avec les paroles de saint Paul » à Timothée (i), et il me semblait que le cœur
(i) Il s'agit du texte, I Tim. \, 12, où saint Paul condamne les veuves qui ont violé leur promesse de rester dans la chasteté de leur veuvage. Dès iSai, Luther vovait bien que ces paroles
LUTHER ET LE DEMON 187
» m'allàt manquer. Il m'accusait et me reprochait )) d'êlre cause de ce que tant de moines et de nonnes » avaient fui de leurs moùtiers. Et il m'otait de devant » les }eux l'article capital de la justice bonne devant » Dieu (par la foi). Et de la grâce de Dieu, j'en vins à » m'engager dans la discussion sur la loi, de la sorte, )) il m'avait acculé tout nu dans un coin, où je ne » pouvais échapper d'aucun côté. Il y avait là, chez » moi, le docteur Pommer, à qui j'exposai la chose ; » il sortit avec moi, dans le corridor, et se mit égale- » ment à douter et à chanceler, ne sachant comhicn la » chose me tenait à cœur. Ce fut alors que je m'effrayai » fort, et il me fallut passer la nuit, le cœur accablé, » à ruminer et à étoulfer cette pensée (i). »
C'était la nuit surtout que le Malin le poursuivait de la sorte, ainsi que nous l'avons recueilli de sa propre bouche (2).
Il lui attribue les tentations de désespoir qui l'ac- cablent surtout pendant la période de 1027 à i53o.
Il écrit alors à Justus Menius : « Je n'étais pas seu- » Icment malade de corps, mais bien plus encore » d'esprit, tant je suis ballotté et torUiré par Satan )) et ses suppôts ; et notre divin Rédempteur permet » cela ! (3) »
Le 8 octobre de la même année, il nous apprend qu'il a tellement été tourmenté depuis trois mois, qu'il
s'opposaient à sa llicoric sur la liberté cvangéliquc et la noii- oblijîation des vœux. Mais il écrivait à Mélanchton qu'il ne voulait pas permettre que ce passage lui fût contraire et qu'il ne lui céderait pas : Polius obscurum cony(<<?6or, ajoute-t-il (Itunc lociim) aut sic inlelli(jani quod dix vidux liberlatc fidei vovenint, quœ tnin recens eral.
(1) W.VLCH, XXII, 1176 (cité par Dulli^ger).
(3) V. YEUide [jrccédciilc.
(3j De Wette III, 190 (1527).
188 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
a peu écrit pendant tout ce temps-là. Quelques jours plus tard, mêmes plaintes. Le 29 décembre, Satan l'en- traîne encore dans l'abîme avec de puissantes cordes. Jusqu'au 25 février i528, son démon le fait un peu moins souffrir.
L'année suivante, 12 février 1029, il écrit à Amsdorf qu'il est retombé aux mains du diable et il déclare que, si c'est un don apostolique de lutter avec Satan, il est certainement égal à Pierre ou à Paul, quoique ses autres dons soient plutôt d'un brigand, d'un publicain, d'un pécheur que d'un apôtre.
Le 2 août, le niauvais ange le tourmente tellement, à Marbourg et pendant son retour, qu'il désespère de la vie (i).
Pendant le temps de la diète d'Augsbourg, Luther, qui en suivait anxieusement toutes les péripéties, était au château de Cobourg. C'est là, ainsi qu'on l'a vu, qu'il aperçut le diable dans une étoile. Satan « lui » donna, dit-il alors, de tels bonjours de temps à » autre, qu'il eût préféré encore le supporter des nuits » entières ».
C'est alors qu'il donnait ce conseil déjà signalé « de )) faire quelque péché pour narguer Satan et de cher- » cher à chasser les pensées suggérées par le diable, à » l'aide d^autres pensées, comme par exemple, en » pensant à une jolie fille, à l'avarice ou à l'ivrognerie, )) ou bien en se mettant dans une violente colère (2) ».
En i533, dans un écrit sur la messe privée (A\in- kelmesse), il rapporte une lutte qu'il a eue avec le dé- mon pendant toute une nuit et il soutient que tous les
Ci) Tout ceci clans ses leUres, de Wette, III, if)4> 2a2-2a5, 2 '«g, 42G, 443, 491, ')20.
(2) De Wette, IV, 188 ; il dit encore : Siepius vocavi uxo- rcm, etc. ul tcntalionein prohibcrem. Denifle, 780.
LUTHER ET LE DÉMON 189
arguments qu'il fournit dans son écrit contre la messe, lui ont été opposés d'abord par Salan pour le pousser au désespoir, lui qui avait si longtemps dit la messe. Il décrit alors son réveil comme en sursaut, au milieu de la nuit, l'apparition du diable pour disputer avec lui, « la frayeur dont il fut saisi, sa sueur, son tremble- » ment et son horrible battement de cœur pendant » cette dispute ; les pressants arguments du démon » qui ne laisse aucun repos à l'esprit ; le son de sa )) puissante voix ; ses manières de disputer accablantes, » où la question et la réponse se font sentir à la fois. » Je sentis alors, dit-il, comment il arrive si souvent » qu'on meure subitement vers le matin ; c'est que le » diable peut tuer et étrangler les hommes ; et sans )) tout cela, il peut les mettre si fort à l'étroit par ses » disputes, qu'il y a de quoi en mourir, ainsi que je » l'ai plusieurs fois expérimenté (i) ».
Quelque temps après, il écrivait à son ami Haus- mann, que si quelqu'un voulait lui demander des ex- plications sur son écrit au sujet de la messe, il n'aurait qu'à répondre : Luther confesse sa lutte récente contre le diable et il en demande l'absolution aux papistes, c'est-à-dire, il leur demande la réponse aux arguments du diable que Luther a faits siens dans son ouvrage (2).
Ici Luther déclare formellement qu'il a emprunté à Satan ses objections contre la messe. Plusieurs fois d'ailleurs, il lui est arrivé de dire que Satan était son maître et qu'il lui devait la nouvelle théologie. Voici dans quel sens il faut entendre cet aveu : « Je n'ai » point appris ma théologie d'un seul coup, dit-il » quelque part, mais j'ai dû m'y absorber de plus en
(i) V. BossuET, Varialions, IV, l'y. (:>.) De Weïte, IV, /|Ç)5.
190 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» plus profondément ce sonl mes leiilations qui m j ont )) conduil, car, sans la pratique et les tentations, -on ne » saurait jamais comprendre l'Ecriture. Aussi manque- » t il aux fanatiques et aux sectaires, le vrai contradic- » teur, le diable, qui la leur fait bien comprendre. » C'est ainsi que saint Paul eut aussi un Démon qui » le battit à coups de poing, et le poussa de la sorte à » étudier avec soin la Sainte Ecriture. C'est ainsi que, » moi aussi, j'ai le Pape, les Universités et tous les sa- » vants et que par eux j'ai le diable pendu à mon cou ; » ce sont eux qui m'ont poussé à étudier la Bible, de » sorte que je l'ai lue et étudiée avec zèle et que j'en » ai enfin saisi le véritable sens. Tant que nous n'avons » pas un de ces démons, nous ne sommes que des )) théologiens spéculatifs (i). »
II
On comprend après cela l'importance du rùlc que joue le démon dans sa théologie. C'est le démon qui lui donne ses troubles intimes et qui le pousse à cher- cher la paix dans l'idée de la justilicalion par la foi seule. C'est le démon qui prêche les œuvres pour pousser au désespoir de l'honmie qui ne peut les ac- complir.
Luther est véritablement hanté de cette idée du dé- mon. 11 rapporte en détail s6s conversations avec le diable; en chaire même, il parle de ses relations avec le malin et il aime à raconter une foule d'histoires « très véritables » qu'il tient de ses amis, sur les at- tentats de Icsprlt mauvais (2).
(i) Cité par DoLuxcEn, III, 170.
(2) Les exemples qui suivent sont empruntés à Janssex, \I.
LUTHER ET LE DÉMON 191
A Sesscn, trois domestiques avaient été emportés tout vivants par le démon ; dans la Marche, Satan avait tordu le cou à un aubergiste, emporté un lans- quenet dans les airs. A Miihlberg, un joueur de flûte ivre avait eu le même sort. A Eisenach, un autre joueur de flûte n'avait pu cUe soustrait au diable par la vigi- lance de Justus jNIenius et de plusieurs autres prédi- cants qui gardaient les portes et les fenêtres de la mai- son. Le cadavre du premier joueur de flûte avait été retrouvé dans un ruisseau, le cadavre du second dans un bois de noisetiers. Plus heureux, un jeune apprenti de Thuringe avait pu résister au démon qui voulait aussi l'emporter. Et Luther affirme tout cela très sé- rieusement : « Ce ne sont pas des contes inventes pour » inspirer la peur, écrit-il, ce sont des faits réels, vrai- » ment effrayants et non des enfantillages comme le » prétendent plusieurs qui veulent passer pour ha- n biles. »
Il fait ensuite une théorie d'histoire naturelle très bazarre : « Les diables vaincus, humiliés et battus. » écrit-il, deviennent des lutins et des farfadets, car il )) y a des diables dégénérés et j'incline à croire que » les singes ne sont pas antre chose. » « Les serpents )) et les singes sont assujettis au démon plus que tous » les autres animaux ; Satan demeure en eux, il les » possède ; il s'en sert pour tromper les hommes et
/|33 ei, suiv. Dexifle cite ce récit de Luther (mai i53a) : « Quand le démon vient me tracasser, je lui réponds : diable, j'ai à dormir, car c'est l'ordre de Dieu : travailler le jour, dormir la nuit. S'il ne cesse pas de me tourmenter et s'/7 m'oppose mes péchés, je lui dis : Cher démon, j'ai entendu le registre de mes fautes, mais j'en ai fait d'autres qui ne sont pas inscrites sur ton livre, écris- les aussi : j'ai fait dans mon pantalon, passe-le à ton cou et frotte ta g après... etci » DE:NirLE, 7794
192 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» pour leur nuire. Les démons habitent en beaucoup » de pays, mais surloiil en Prusse. Il y a aussi en La- » ponie un très grand nombre de démons et de magi- » ciens. En Suisse, non loin de Lucerne, sur une très » haute montagne, il y a un lac qui s'appelle l'étang » de Pilate : là le diable se livre à toutes sortes d'actes » infâmes. Dans mon pays, il y a une montagne ap- » pelée le Poltersberg montagnes des lutins) et là aussi » un étang : quand y on jette une pierre, il s'élève aus- » sitôt un orage et tout le pays est bouleversé. Ce lac » est rempli de démons; Satan les y retient cap- » tifs. ))
Parlant de lui-même, Luther dit encore : « Satan se » promène avec moi au dortoir et charge un ou deux » démons de me surveiller, ce sont des démons inqui- » siteurs. »
Il avait horreur des sorciers et se déclarait prêt à les brûler de sa propre main : « Cuin illls niilla habenda » est misericordia, dit-il. Je voudrais les brûler moi- » même, comme dans la loi de Moïse, les prêtres » commençaient à lapider les premiers. »
A propos de sorcellerie, l'une des plus curieuses his- toires de Luther est celle qu'il écrit lui-même sur le démon : « Le diable apparut un jour, dit-il, à un mé- » decin, sous la forme d'un bouc, il avait de longs poils » et de très grandes cornes; il se fit voir ainsi sur la » muraille. Le docteur le reconnut aussitôt ; prenant » son courage à deux mains, il saisit le bouc par les » cornes et l'arracha de la muraille, puis il l'étendit » sur la table, mais les cornes lui restèrent entre les » mains et l'animal disparut. Un autre docteur ayant >) appris l'aventure se dit en lui-même : Bon ! mon » confrère a fait cela, je pourrai le faire aussi bien que lui ! » Ne suis-je pas baptisé tout comme lui? Un jour, le
LUTHER ET LE DÉMON 193
» diable lui apparut sons la même forme; le docteur » voulut alors imiter son confrère : plein de présom- » ption.il saisit le bouc par les cornes ; mais le diable, » furieux, s'élança sur lui et l'étrangla (i^. »
Ces histoires « à dormir debout » ne sont pas rares sous la plume de Luther. Le genre en passa dans la littérature protestante du temps et les récits les plus étranges ci renièrent parmi les luthériens à cette époque. C'est ainsi que l'on racontait qu'en i53o « un pêcheur, » demeurant à Spire, sur les bords du Rhin, avait été » éveillé la nuit par un moine qui le pria de lui faire u passer le fleuve à lui et à ses cinq compagnons. Le » pêcheur, s'étantlevé,fit ce qu'on lui demandait, mais )) à peine la barque était-elle au milieu du courant, j) que le moine se mit à le battre, et après l'avoir » éreinté de coups, disparut avec ses compagnons, le » laissant à moite mort. Quelques personnes, ajoute » l'historien protestant Fincelius (2), affirment que la » même aventure arriva la même nuit à plusieurs autres » pêcheurs et que ceux-ci ayant demandé à leur pas- » sagers où ils allaient, les moines avaient répondu w qu'ils .se rendaient à la diète d'Augsbourg. EviJem- » menf, conclut l'historien, ce moine n'était autre que » It diable en personne. »
C'est à ce propos que Luther avait dit que chaque évêque avait apporté à la diète d'Augsbourg autant de diables qu'un chien malpropre a de puces à la Saint- Jean !
On A'oit percer dans ces histoires le but secret que se proposent leurs auteurs : jeter le discrédit sur les
(i) Les Propos de Tabb fourmillent de traits sur le démon. Voyez : Fôrstemas.n, III, 27-30, 3i, 36, 38, 48, 49-5o, 52, 5?, iSS, 62, 65, etc., etc. Ja\s?es, lac. cit.
(3) WuNDEBZEiciiEN, Nuremberg, iri56.
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194 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Catholiques et faire de leur doctrine un objet d'horreur et de dégoût.
Mais il importe, après avoir rapporté ces différents traits des relations et des idées de Luther avec le diable, de préciser plus exactement le rôle que le ré- formateur lui fait jouer dans le monde en général, et nous verrons combien son système se rapproche des doctrines manichéennes sur le principe du bien et le principe du mal.
III
En i520, l'enseignement de Luther sur le démon était encore parfaitement orthodoxe. Dans ses Courtes formules de caléchisme il donne la note catholique, quand il pose en principe que c'est pécher contre le premier commandement de Dieu que d'attribuer aux démons ou aux méchants le mauvais succès des entre- prises ou le malheur de ses destinées.
Mais dans la suite, peut-être à cause des apparitions qu'il disait avoir lieu à la Wartbourg en i52i, il se mit à enseigner tout le contraire. Selon lui, « dans la )) vie de l'Eglise, comme dans la vie des individus, le )) démon a toujours la main dans le jeu ». Dans 5on Grand Catéchisme (lôag), il déclare formellement que c'est le démon qui suscite les querelles, l'assassinat, la sédition, la guerre, le tonnerre, la grêle, c'est lui qui fait périr les récolles et les bestiaux et qui répand le poison dans l'air. « Le démon, dit il, menace sans )) cesse la vie des chrétiens ; il apaise sa rage en faisant » pleuvoir sur eux une foule de maux et de calamités. » De là vient que tant de malheureux périssent, les uns » étranglés, les autres fous ; c'est lui qui attire les
LUTHER ET LE DÉMON ' 195
» enfants près des rivières et qui leur prépare des » chutes mortelles dans l'eau . »
Remarquons bien que c'est ici un Catéchisme. Lu- ther veut donc apprendre aux enfants que Je démon est sans cesse occupé à les attaquer, à les poursuivre de tentations, de maladies, de maux inexpliqués et sou- dains. La vie devient un réseau d'interventions sata- niques.
Pouvait-on plus sûrement engendrer une dangereuse superstition ?
Pour Luther, « Dieu est bon, il fait du bien à tout » le monde, nulle maladie ne vient de lui ; c'est le » diable qui engendre et développe sans cesse tous les » maux, il se mêle à tout, il nous dresse sans cesse des » embûches. C'est lui qui cause la peste, les maladies » honteuses comme le mal français, la fièvre, etc. ». (( C'est lui, c'est le démon qui excite les querelles^ » qui arme le meurtrier contre son frère, qui pousse » à la rébellion, fomente la guerre, fait naître les » orages, la grêle et les maladies contagieuses. Il n'est » pas un morceau de pain qu'il ne nous arrachât vo- » lontiers de la bouche ; enfin, s'il ne tenait qu'à lui, )) nous n'aurions pas un épi dans^ nos greniers, pas ;) une obole dans nos bourses, et pour nous pas une » heure d'existence assurée (i). »
La puissance de cet esprit mauvais est é| ouvantable. C'est lui, selon Luther, qui a « imprégné l'homme de » son venin, qui l'a empoisonné de manière à ce qu'il » soit homicide comme il l'est lui-même », en sorte que l'homme, même en état de grâce, « et jusqu'à l'âme » des saints est et demeure jusqu'à la fm maculée des » souillures de l'Esprit du mal ».
(i) Grand Cathéchisme, 3^ com*., 7^ demande.
196 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Ces expressions donnent certainement la pensée de Luther, elles sont tirées d'un ouvrage d'Alexandre Ra- bod (\^'iltemberg, i548), l'un de ses disciples immé- diats.
Voici d'ailleurs les paroles de Luther lui-même ; i) : « Le diable est tellement puissant qu'avec une feuille )) d'arbre, il peut donner la mort. 11 possède plus de » drogues, plus de fioles remplies de poisons que tous » les apothicaires de l'univers. »
« Les bois recèlent beaucoup de démons ; les eaux, » les déserts, les endroits humides et marécageux en » sont remplis. Plusieurs se cachent dans les nuages V noirs et épais. Les démons font le temps, la grêle, » l'éclair et le tonnerre, empoisonnent les praiiies, en » temps de peste, le souffle du démon pénètre dans les » maisons ; ce qu'il atteint, il l'emporte ». « Un grand » nombre de sourds, de boiteux et d'aveugles ne sont » infirmes que par la malice du démon. Aussi ne doit- » on pas douter que la peste et les autres épidémies ne » viennent de lui. » « C'est lui encore qui cause et » prépare la tempête, l'incendie et la disette, lui qui » perd les récoltes et abîme les moissons. Quant aux » aliénés, je tiens pour certain que tous les êtres pri- )) vés de raison ne sont ainsi affligés que par le diable, » Si les médecins attribuent des maladies de ce genre à » des causes naturelles et cherchent à les soulager par » des remèdes ordinaires, cela provient de leur igno- D rance, c'est qu'ils ne connaissent pas toute l'étendue » du pouvoir du démon. »
Ainsi Luther regardait le démon comme la cause de tout ce que le monde contient de fâcheux et de mau- vais. C'était résoudre le grand problème du mal, par le
(i) Cf. Janssen. VI, 435.
LUTHER ET LE DÉMON 197
moyen le plus simple, le plus grossier, le plus enfan- tin, le moyen, nous l'avons dit, des gnosllques et des manichéens.
Il poussait jusqu'au ridicule et à l'absurde celte ex- plication.
Un jour, on lui rapporte qu'un homme vient d'étouf- fer en mangeant un morceau de pain : « C'est le » diable! s'écrie-t-il, il est toujours proche de nous! )) Mais le monde ne veut pas croire qu'il soit l'au- )) leur de nos mau\ ; il attribue tout au hasard ! »
Cette dernière phrase est à noter : elle nous apprend, ce que nous dirons encore plus loin, que les opinions de Luther ne sont pas celles de son temps, mais qu'elles lui sont bien personnelles.
Dans le même ordre d'idées, Luther regardait les goitreux, les enfants que l'on disait nés d'un incube (cauchemar produit parle démon), comme les preuves delà malice de Satan.
« Quelquefois, disait-il, le démon attire les jeunes » fdles au bord de l'eau, puis il abuse d'elles et les » retient près de lui, jusqu'à la naissance des enfants ; » ensuite il va porter ces enfants dans les berceaux » d'autres nouveau-nés, qu'il emporte à leur place. » Luther prétendait avoir vu à Dessau l'un de ces fils de démon. Il avait douze ans et paraissait jouir de la rai- son ; les parents le regardaient comme leur enfant. Mais il était tellement goulu qu'il ne faisait que manger et dévorait autant que quatre batteurs en grange. Quand on le touchait, il criait ; quand les affaires de la maison allaient mal, il riait, et semblait tout joyeux en apprenant quelque accident. Quand, au contraire, tout allait bien, il pleurait: « Je dis àj son sujet au » prince d'Anhalt : si j'étais le maître, j'irais avec cet » enfant au bord de la Miilde (qui passe à Dessau) et
198 LUTHER ET LE LUTHÉRANISiME
» je ne craindrais nullement l'homicidinm /Mais l'Elec- » leur de Saxe, alors à Dessau, et les princes d'Anlialt » ne voulurent pas suivre mon conseil. J)
Ce <f conseil », qui nous révolte, étonnait aussi les contemporains de Luther, et plus tard, comme on lui en demandait raison, il répondit qu'il était persuadé que les enfants changés dans leur berceau par le démon n'avaient pas d'âme et n'étaient qu'un amas de chair.
« Car le diable peut faire un corps, mais il ne sau- » rait créer un esprit : Satan est l'âme de ces enfants. » « 11 arrivé souvent, disait-il encore, que l'enfant d'une » femme nouvellement accouchée est changé dès son » berceau et qu'un démon se met à sa place. Ce démon )^ est plus vorace et plus criard que dix enfants ordi- )) naires. Les parents n'ont point de repos, la mère )) est vite épuisée et ne parvient pas à le rassasier ».
Cette opinion que Satan « a le pouvoir d'engendrer des enfants » se retrouve plusieurs fois encore dans les écrits ou les propos de Luther (i). Il disait de lui- même à propos d'un malade: « La maladie dont je «souffre^ vertiges, étourdissements, n'est pas naturelle, » Maître Satan exerce sur moi sa malice par la sorcelle- » rie. »
Ne donnait-il pas raison, par de semblables afhrma- tions, au dire de Willibald Pirkheimer qui déclarait Luther « possédé du démon » ?
IV
Mais plus que dans le domaine physique de la dou- leur, des maladies et des fléaux publics, le diable,
(i) Cf. FuKSTKMANN, III, 50, Gq-"!. Slif tout cecî, Ja.nssen VI, 431-437. Doi.LiNGER, II, 309 et suiv.
LUTHER ET LE DÉMON 199
d'après Luther, a une influence effrayante dans le do- maine intellectuel et moral!
Au point de vue intellectuel, il lui attribuait unifor- mément tous les écrits publiés contre lui, et, comme nous l'avons vu, toutes les objections faites contre son enseignement. Le margrave Joachim de Brandebourg elle duc Georges de Saxe étaient, d'après lui, possédés du démon. Son ancien confrère et ami, Karlstadt, qui s'était séparé de lui, sur la question sacramentaire, avait été étranglé par le diable. C'est au malin que Lu- ther attribue encore la mortd'Œcolampade (i53i) et celle de Jérôme Emser qui avait combattu le luthéra- nisme naissant.
Au point de vue moral, Luther a une tendance aussi à attribuer à Satan tous les mauvais effets de ses doc- trines.
Il écrivait en i5'io : « Dieu, pour punir l'ingratitude » des hommes envers la divine parole que beaucoup « méprisent encore, <i donné une grande puissance au « démon au sein de la nouvelle Eglise (i) ».
(( Ici môme et dans les pays que je traverse (Weimar « en Saxe) le diable tempête et nous donne d'horribles « preuves de sa perversité ; il pousse les gens au sui- (( cide, k l'incendie par malveillance, et les auteurs de « ce dernier crime sont jetés aussitôt en prison et exé- (( cutés. Le diable en personne parcourt le monde avec (( neuf démons aussi méchants que lui : il conseille « l'incendie, il dévaste, il ruine et les effets de sa co- (( 1ère sont épouvantables. Plus de mille acres de bois « appartenant à mon gracieux seigneur dans les forêts « de la Thuringe sont en flammes à l'heure qu'il est.
(i) De Wette, V, 487.
200 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
« La forêt de \Vercla est en feu, et l'on ne parvient (( pas à éteindre l'incendie (i). »
Son panégyriste Malhesius raconte qu'étant un jour avec (( le docteur » (Luther) il lui dit « qu'il serai (( bientôt obligé de demander à l'Electeur quelque vieux (( clocher où il pût enfermer les de nions farouches dont (( il était assailli, car Salan excitait parmi les apôtres « et les fidèles de la nouvelle doctrine de grands scan- (( dates ».
(( En vérité, ajoute Mathcsius, l'àme de ce saint « vieillard, était torturée par les crimes dont il était (( témoin et dont on lui faisait le récit tous les jours « Il me faisait penser au saint homme Loth à So- (( dôme (2). »
Nous avons vu déjà Luther attribuer au démon ses propres tourments et ses remords de conscience. Mais il veut que ce soit là une lègle générale pour tous ses fidèles: « Lorsque Satan torture la conscience, dit-il, (( au moyen de la loi, alors il est bon de s'opposer à (( Satan et de lui dire: Que t'importe? Je n'ai pas « péché envers toi, mais envers mon Dieu ; je ne suis « pas ton pécheur, qu'as-tu donc à me reprocher? Si (( donc j'ai péché, et si c'est vraiment une faute pour (( laquelle tu m'accuses (car Satan parfois effraie les « âmes pour de faux péchés), j'ai péché envers Dieu (( qui est miséricordieux et plein de bonté ; je n'ai pas « péché envers toi, ni envers la loi ou la conscience, « ou envers quelque homme ou quelque ange, mais (( envers Dieu seul. Or, Dieu n'est pas le diable, il n'est « pas un bourreau ni un cruel comme toi, qui épou-
(1) De Wette, y, 299, lellres des 10 et 16 juillet i5^o, à sa femme Catherine de Bora.
(2) Historien, p. i83.
LUTHER ET LE DÉMON 201
(( vantes et menaces de mort, mais il est bon pour les « pécheurs, il est saint et sans corruption, juste et « doux. J'ai péché envers ce Dieu et non envers un " tyran et un homicide ! »
On voit la tactique de Luther dans ce passage. II s'agit toujours de tranquilliser les âmes, et de leur en- lever tout sentiment de crainte pour leurs péchés. Il faut les établir dans la sécurité contre le remords ou le scrupule, et par suite, il faut regarder la voix même do la conscience comme celle du Diable.
Dollinger rapporte à ce propos qu'il a lu, dans la marge du texte ci-dessus, cette note d'un ancien pro- priétaire du livre: fJonsolalio loïKje dnlclssima contra salaive et conscientire morsiis.Ce disciple était digne du Maître, il met la conscience et Satan sur le même pied !
Mais le plus grand effet de la puissance satanique, d'après Luiher, est encore dans l'esclavage et l'oppres- sion qu'il avait fait subir à l'Eglise de Jésus Christ depuis la mort des Apôtres jusqu'à lui-même.
Sur ce point, Luiher ne tarissait pas.
Le diable avait, à l'entendre, bouleversé l'Eglise de fond en comble. Il avait défiguré les sacrements ins- titués par le Rédeni|)teur, et il avait réussi à faire adopter partout des cérémonies sacrilèges et abomi- nables qui constituaient un culte satanique aussi bien dans l'Eglise d'Orient que dans celle d'Occident. Quelque temps après la mort de Luther, une pièce officielle de l'Eglise luthérienne enseignait positivement que le démon avait, sous le papisme, par les évêqucs et leurs sufTragants. souillé le sacrement de Confirma- tion, de sa bave venimeuse, qu'il on avait fait une vé- ritable singerie, une vraie pantalonnade (i). Et ce n'est
(i) Cité par Dollinger, II, 4oi.
202 ■ LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
là qu'un exemple entre mille des absurdes calomnies répandues dans le peuple contre le papisme.
Mais Luther lui-même, « le saint prophète de Ger- manie », n'avait-il pas enseigné que le diable avait fait de l'Eglise une caverne de brigands et gouverné la chrétienté pendant de longs siècles à la place de Jésus- Christ? Les saints eux-mêmes étaient sous son pou- voir et par leurs exercices ascétiques, ils n'étaient que des serviteurs du diable et de l'enfer (i).
Encore maintenant, tout homme qui s'oppose à la Cène luthérienne a un cœur satanisé, persaianisé et sujicrsalanisé (2).
Naturellement, plus que tous les autres, les évêques et les moines étaient les serviteurs et les créatures du démon. Leur absolution était « l'absolution même du diable (3) ».
Quant à la papauté, il est inutile de redire avec quelle violence il la traitait en toute occasion et nous avons vu que son dernier ouvrage en lo^a, ou, comme l'appelle l'un de ses biographes récents (4), « son der- » nier grand témoignage contre la papauté )>, avait pour titre : Contre la papauté fondée à Rome par le diable !
Pour la doctrine elle-même, le démon avait profon- dément corrompu l'Evangile, en lui substituant l'en- seignement de 1 utilité des œuvres, en ramenant sans cesse les idées et les obligations de la Loi pour détruire la liberté de l'Evangile, en faisant enfin de Jésus-Christ un législateur et un juge, chose abominable, faite pour tyranniser les consciences, alors que le Sauveur est
(i) Walch, II, 641.
(2) DoLLixGER, II, 4o5 fellation).
(3) Ibid., in, 65.
(4) KosTLix, Elberfeld, 1875, II, 588 (Martin, Luther's Leben.)
LUTHEK Eï LE DÉMON 203
venu seulement porter nos péchés, nous débanasser de toute responsabilité, de tout scrupule, en couvrant du manteau de ses mérites toutes nos souillures.
Le purgatoire et le célibat étaient tout spécialement des inventions du Malin. Mais la messe était peut-être encore la plus grande abomination et l'eirel le plus évi- dent de la malice diabolique. C'est d'elle que le pro- phète Daniel a parlé en la désignant sous le nom de inaasim, comme de l'abomination de la désolation dans le temple. Sans doute, il était bien vrai que sou- vent, dans le passé, des âmes de défunts étaient appa- rues, pour implorer des messes, des abstinences, des pèlerinages, des aumônes. Luther ne nie pas la réalité de CCS apparitions, mais il les attribue aux mauvais esprits qui commettent toutes sortes de forfaits, et qui n'ont pas craint, pour mieux tromper les vivants, de prendre l'apparence des trépassés, et de multiplier les mensonges et les tromperies.
Ce bel enseignement se trouve dans un texte officiel, celui des Articles de Sinalkade (loSy).
Comme nous l'avons fait remarquer au passage, il ne faudrait pas croire que Luther n'ait fait, dans ces étranges théories sur l'action et le pouvoir du démon, que suivre les égarements d'une époque superstitieuse.
Au Moyen Age, il est certain que le diable joue un grand rôle dans la littérature populaire, surtout dans la vie et les légendes des saints. Dans les récits du xu" et du xui*" siècle, on le voit prendre toutes sortes de déguisements, tantôt c'est un cheval, un chien, un chat ou un singe. D'autres fois c'est un grand seigneur,
204 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
richement vêtu, ou bien une femme de mauvaise vie, un ange, etc. 11 a les yeux flamboyants, les cheveux ar- dents, la bouche enflammée.
Mais dans toutes ces légendes, le pouvoir du démon apparaît limité. Le diable a toujours le dessous et les saints et les justes ne manquent pas de l'humilier. Armés du signe de la Croix ou de la parole du Christ, ils commandent hardiment au Malin et le maîtrisent sans peine. La morale de tous ces récits est que le démon joue dans notre vie le rôle bienfaisant de l'épreuve, mais qu'il ne peut rien contre la volonté libre d'un baptisé et que tout chrétien, avec l'aide des moyens misa sa portée par la religion, peut le vaincre et le mettre en fuite.
La littérature cabalistique, si répandue à partir delà fm du xv° siècle avec les écrits de Pic de la Mirandolc et de Reuchlin, modifia ces idées et contribua adonner au démon mi rôle terrifiant dans la vie humaine.
Mais toute l'expansion de la superstition diabolique dans les milieux protestants aux xvi" et xvii" siècles — et cette expansion fut efi'rayante — est due à l'ensei- gnement de Luther.
Il était dans la logique de son système de faire une place considérable à Satan dans la conduite des affaires humaines. Toute sa doctrine tend en efTet à établir l'irresponsabilité de l'homme, pour tranquilliser sa conscience.
Ainsi donc tout bien vient en nous do Jésus Christ, par une application purement extérieure, et tout mal vient de Satan. Le péché était présenté de la sorte comme le résultat de l'action irrésistible du démon jointe à l'influence de la nature corrompue dans l'homme.
N'était-ce pas ce que voulait faire entendre Luther
LUTHER ET LE DÉMON 205
quand il attribuait, comme on l'a constaté, les mau- vais elTets de sa doctrine à la colère et à la perversité de Satan.
Mais cet enseignement n'était pas seulement suggéré par le Réformateur. On le trouve parfois exprimé for- mellement.
Voici par exemple un passage de son livre sur le serf arbitre (i52/i :
« La volonté de l'homme est placée au milieu entre » celle de Dieu et celle de Satan. Elle se laisse con- » (luire, pousser et diriger comme un cheval ou tout » autre animal. Si Dieu s'en empare et la dirige, elle » va où. et comme Dieu veut ; mais elle n'est ni libre » ni nmîtresse de décider vers qui elle veut courir, à » qui elle veut appartenir ; deux forces opposées se la » disputent (rt luttent tour à tour pour l'obtenir (i). »
C'est la même pensée que Luther soutient quand il enseigne que les païens, en admettant un destin dont les décrets réglaient toutes choses, possédaient une meilleure doctrine que tous les théologiens avec leurs idées sur la liberté de la volonté humaine.
« La volonté de l'homme, dit-il encore, est un » coursier que chevauche le démon, jusqu'à ce que » Dieu comme le plus fort désarçonne ce cava- D lier (2). »
Et ailleurs : « Quel est l'homme qui est maître de » son cœur ? Quel est celui qui peut résister au diable » et à Ventraînement de la chair ? Nous sommes même » hors d'état de nous abstenir du moindre péché, » puisque, comme dit l'Ecriture, nous sommes les su ))jets, les prisonniers du démon (I Tim. 11, 6) d
{i)Op. lat. , VII, cf. Janssen, II, 4''i-4o2. (2) Cité par Dollinger, III, aS.
206 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» sommes forces de faire ce qu'il veut et nous ins- » pire (i). »
Ces idées de Luther ne réussirent que trop bien à supprimer tout sens moral en Allemagne, comme nous le verrons en étudiant les efTets de la doctrine luthé- rienne. Les historiens et chroniqueurs, comme Sleidan, Musculus, Fincclius, ne s'en cachent pas d'ailleurs, mais leur excuse était toute prête. D'après Musculus, c'est le diable qui est responsable de tout et il y a telle- ment de démons en Allemagne qu'il ne peut guère y en avoir dans les autres pays, ni en rester en enfer (2).
L'on signale dans ces contrées, à la fin du xvi^ siècle, un grand nombre de cas de possession diabolique.
L'on n'hésitera guère, croyons-nous, à faire re- monter à Luther l'origine de tous ces maux et de l'eiTroyable superstition qui s'abattit alors sur l'Alle- magne, et l'on conclura sans peine, avec Dollinger (3), que la plupart des idées du Réformateur, au point de vue moral, semblent bien plutôt empruntées au Coran qu'à l' Evangile !
{i) Walch, XVI, 118.
(2) Voir dans le Tliealrum diaboloruin, 147- 1^9.
(3j KlRCHEXGESCHlCHTE, II, 422.
SEPTIÈME ETUDE
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ DV>S l'eNSEIGNEMENT DE LUTHER
Sommaire. — Ce qu'il y a de rebutant dans cet enseignement.
— Luther ne rejette pas les vœux aussitôt après avoir décou- vert l'Evangile en i5i5. — En iSig, il attaque le célibat ec- clésiastique. — Mais il vante les vœux de religion. -~ II. Il atlacjue ces mômes vœux en ijai. — Son état mental alors ; — arguments de Luliier contre les vœux ; — comment il tourne l'Evangile ; — tout vœu est conditionnel. — Meliiis nabere quain un ! — III. La chasteté dans le mariage, impossible sui- vant Luther ; — obscénités des Réformateurs. — Négligence de la prière, secret de leurs misères ; — nécessité physique du mariage d'après Luther. — Bestialité de cette conception.
— Le mariage obligatoire I — IV. Précepte divin du mariage ;
— expressions brutales de Luther à cet égard ; — corruption qui en résulte. — V. Le divorce permis dans trois cas. — La bigamie permise, puis défendue par Luther. — Le rôle dé- gradant de la femme, d'après Luther. — VI, Mariage des moines réformateurs avec des nonnes arrachées au cloître. — Mariage de Luther. — Résumé de sa doctrine sur ce point. — VII. Le D' Ivolde excuse Luther en lui prêtant l'atavisme ca~ thoUqiie. — Réfutation de cette absurde calomnie. — Respect de la femme au Moyen Age. — VIII. Autre objection : l'Eglise a rabaissé le mariage, exalté le monachisme (Rilschl, Harnack). — Réfutation : coque c'est que Vélat de perjection, quel est l'idéal moral? — IX. Doctrine do saint Paul sur la virginité et le mariage. — L'Eglise a toujours prêché cette doctrine. — Luther, depuis sa Réforme, jamais I
20iS LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Il est impossible d'aborder le chapitre dont on vient de lire le titre, sans s'excuser de nouveau, auprès du lecteur, dos objets révoltants que l'on va lui mettre sous les yeux. Mais puisque nous informons sur la doctrine et la vie de Luther, on comprendra qu'il est impossible de passer sous silence l'un des points les plus frappants de cette doctrine, celui qui touche à la virginité, et l'un des actes les plus extraordinaires de cette vie, le mariage du Réformateur, en dépit de ses vœux de religion et de ses promesses sacerdotales, avec une religieuse, également en rupture de vœux. Il est non moins impossible de prétendre porter un juge- ment sur l'enseignement aussi bien que sur l'exemple de Luther, sur le point dont nous parlons, sans pré- senter aussi exactement que possible les pièces du pro- cès. D'ailleurs les protestants acceptent sans hésiter la doctrine qui leur vient de leur fondateur, surtout en ce qu'elle a de calomniateur envers l'enseignement de l'Eglise romaine. La discussion est donc doublement nécessaire ici, et pour laver l'Eglise des reproches qu'on lui fait et pour apprécier la conduite et les opi- nions de Lulher, en ce qui concerne le mariage et la virginité, ^ous examinerons donc successivement les idées et les actes de Luther sur ce point, et le bien fondé des accusations qu'il a lancées à ce propos contre l'Eglise et qui se sont perpétuées jusqu'à nos jours.
I
Le point central du système luthérien étant le dogme de la justification par la foi seule, et l'idée de la corruption totale de l'homme par le péché originel, il était logique pour Luther de rejeter l'utilité des
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 209
vœux, comme des autres bonnes œuvres commandées par l'Eglise catholique. Au nom de la liberté chré- tienne qu'il venait prêcher au monde, au nom de u l'Evangile » en temps qu'opposé à « la Loi », il de- vait naturellement arriver à délier toutes les obligations qui enchaînaient les consciences et principalement celles qui l'enchainaient lui et ses amis et premiers disciples.
Cependant Luther n'arriva que lentement à cette conclusion. Malgré lui, il hésitait à suivre jusqu'au bout la tendance fatale de ses principes. Nous allons assistera ces luttes intimes et au dénouement qu'elles eurent en retraçant rapidement les étapes de son évo- lution en ce qui concerne les vœux.
De i5i3 à i5i5, Luther, nous le savons, ét^it en- core partisan convaincu des vœux de rehgion et par con- quent aussi de celui de chasteté. Ses Dictata in Psalle- rmm témoignent avec évidence de ses convictions à ce sujet. Pour lui, à cette époque : Aiillus est jmlas nisi obediens (i : !
A partir de i5i5, il a découvert son Evangile, mais il ne repousse pas, pour cela encore, la licéité des vœux de religion. Dans son Commentaire de l'Epître aux Romains (i5i6) il écrit : « Bien que ces choses » soient maintenant parfaitement //6rc.ç, cependant, par » amour de Dieu, // est permis (licet) à tout le monde )) de se lier par vœu à ceci ou cela, et de la sorte l'on » n'est pas lié par une nouA'elle loi, mais par le vœu » que l'on a proféré sur soi-même par amour pour » Dieu. Car qui est assez fou {tam insipiens) pour nier » que chacun puisse abandonner sa liberté au service » d'un autre et se faire serviteur ou captif, en tel lieu,
(i) Weim., IV, 4o5.
14
210 LUTHEII ET LE LUTHÉRANISME
» OU à tel jour, ou dans telle œuvre ? Mais si l'on fait )) cela, il faut que ce soit par la foi, en sorte que l'on ■)) croie agir, non point pour la néccssilc de son salut, » mais par une volonté spontanée et un mouvement » libre. Tout est libre par conséquent, mais tout peut » s'offrir (à Dieu) par vœu dans la cbarilé (i). »
Il semble bien que l'on sente en ces lignes, surtout en des expressions comme celles-ci : non point pour la ncccssité du salut, un éclio des troubles intérieurs de ce moine entré au couvent sous une impression de frayeur un peu superstitieuse et sans avoir suffisam- ment mûri sa vocation ; mais à tout prendre, la pen- sée peut recevoir encore une interprétation ortliodoxe.
A la page précédente, il se posait plus nettement encore la question. « Est-il bon de se faire religieux » maintenant? Je réponds, ajoute-t-il, si tu crois ne » pouvoir faire ton salut autrement, n'entre pas dans )) cet état ; car alors s'applique le proverbe : le déses- » poir fait le moine, il faudrait dire plutôt le diable » (ininio non nionachum, sed diabolum . Et il ne sera » jamais en elTet im bon moine, celui qui se fait tel par » désespoir, mais celui qui par amour, c'est-à-dire en » voyant ses lourds péchés, et voulant de son côté faire » par amour quelque chose de grand pour son Dieu, » volontaire nient résigne sa liberté, et revêt cet habit de » dérision et se soumet à des devoirs très humbles, celui- » là sera un bon moine [2]. »
On retrouve ici la même préoccupation d'écarter l'idée de se faire moine « par désespoir », « par crainte de se perdre » mais en même temps une affir-
(i) Coin, in Rom., f. 274'' (cité par Denifle).
(2) Ihiil.. fo!. ■!•;."). On peut voir ici une confirmation de ce qui a été dit [dus haut du motif qui poussa Lullicr à culrer au couvent. Voir la première étude.
LE MAIIIAGE ET LA VillGLMTÉ 211
niation très nette de la licéité de la vie monacale et par suite du vœu de chasteté que celte vie implique. Et pour que sa pensée soit plus claire encore, Luther ajoute aussitôt : « Aussi je crois, qiiil est meilleur de y se faire moine mainleiiaiit qu'il iia été depuis deux » cents ans!... et je sais que s'ils avaient (les moines) » la charité, ils seraient très heureux et plus heureux » que ne furent jamais les ermites. »
Ses opinions n'ont pas varié deux ans plus tard (iDiSi car nous trouvons dans son ouvrage des Dix commandements cette déclaration : « C'est un sa- » crilège (chez les prêtres de violer le célihat) car chez » eux non seulement la chasteté est souillée, mais elle » est détruite alors qu'elle a été olTertc à Dieu et aiii.:', » une chose sainte est profiinée. Toutefois le célihat » est plutôt d'instilullou ecclésiastique que divine chez » les prêtres, mais chez les religieux c'est une chose » très grave, car de plein gvé ils se sont consacrés au ■' Seigneur et ils s'enlèvent de nouveau (i). » L'an- née suivante (ijiq à ij-io), Luther commence à s'éle- ver contre cette « institution ecclésiastique » qu'est le célihat des prêtres. Il accuse l'Eglise d'avoir donné lieu par celle loi à foule d'inconvénients, mais il attaque seulement l'idée de mérite qui se trouve enfer- mée par les catholiques dans l'ohservation de la chas- teté.
Il déclare cette idée « impie » et dit « quelle renie I) le Christ » alorsquo l'on devrait « après avoir été jus- » lifié par la foi, se servir de ces moyens (cérémonies, » chasteté et pauvreté) pour purifier la chair et le vieil » homme, afin que la foi dans le Christ s'accroisse et » qu'elle règne seule en nous et qu'ainsi s'élève le
(ij Weimau, I, ',89 (Denille).
212 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
)) royaume du Christ. Aussi devra-l-on faire joyeuse- » ment ces choses [kilaritcr en faciel) non pour mériter )) beaucoup niais pour se purifier (i) ».
Chose étrange, le Réformateur qui n'osait encore condamner lesvœux de religion et la chasteté « comme moyens de purification », avait pourtant à cette date (i52o) accompli les pas les plus décisifs. Depuis la fin de i5i8, il commençait à considérer le Pape comme l'anléchrist, n'admettait plus que trois sacrements^ et parlait déjà du sacerdoce universel.
Au milieu des plus mortelles injures à ses adversaires, il écrit encore en 1619 : u Chacun doit examiner » dans qr.ellc condition il pourra mieux tuer le péché » et dompter la nature... Celui qui se lie à l'étal nia- » Irimonial, s'avance au milieu des fatigues et des » soulTrances de cet état, et pèse sur sa propre nature, » pour la réduire à s'hahituer au hon comme au mau- » vais sort, à éviter le péché et à se préparer d'autant » mieux à la mort, chose qui ne pourrait aussi facile- » ment se faire en dehors de cet état. Celui qui aucon- » traire cherche à soufîrir davantage et à se préparer » rapidement à la mort par le moyen de beaucoup » d'exercices, et à atteindre plus vite les œuvres de son » baptême, que celui-là s'oblige à la chasteté ou à un )) ordre spirituel, car un état religieux, s'il le com - » prend bien, doit être le sommet des souffrances et » des douleurs et il y trouvera un plus grand exercice » de son baptême que dans Tétat matrimonial (2). »
Nous n'approuverions pas comme conforme rigou- reusement à l'idée catholique, cette conception de Lu- ther sur l'étal religieux, mais nous constatons tout au
(i) 1" Com. aux Galales, Weim,, II, 662. (2) Wtni., II, 736.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 21^
moins qu'en i5i9, il approuve formellement le vœu do chasteté et préfère l'état de virginité à l'état du ma- riage, ce qui est un dogme de la foi catholique, affirmé avec tant de force, comme on sait, par saint Paul après le Christ lui-même.
A cette époque de sa vie, Luther, comme il le dit plus tard,« s'il n'aurait pas donné la main pour brûler )) comme hérétique, quiconque aurait enseigné que les )) moines et les nonnes étaient des superstitions et la )) messe une abomination », tout au moins il l'aurait jugé digne du feu (i).
II
Mais voici que moins de deux ans après ces affirma- tions si claires et si répétées, Luther publie sonlivrc : De votis monasticis j Lidiciuiii , où il change complètement de ton et de doctrine, et oi'i il ne trouve pas assez d'ex- pressions pour exprimer son dégoût et sa haine vio- lente des vœux de religion.
Dès le i5 août de la même année, il écrivait qu'il voulait dénouer le lien du célibat, c comme l'exige » l'Evangile : mais, ajoutait-il, comment en viendrai-je » à bout, je ne le sais pas encore bien (2) ».
Au i*"'' novembre il disait encore dans une lettre déjà citée : « Il y a une puissante conjuration entre Philippe » (Mélanchton) et moi dans le but de déraciner et » d'anéantir les vœux des religieux et des prêtres (3). »
Ces paroles étaient écrites de la Wartbourg, où il
(i) Erl.vnge:j, WV, 820. (3) Enders, III, 319. (3) Ibid., 2kl.
214 LUTHi:U ET LK LUTIIKKAMSME
se trouvait, comme on sait, (lc[)uis l'issue de son pro- cès à la diète de Worms (fin avril i52i). Sous quelle influence s'était produit ce changement ? Luther fut-il attiré par sa liaison nouvelle avec le déhanché (i) Ulrich de Ilutten, à suivre les opinions de ce dernier qui étaient, aussi bien que ses mœurs, franchement opposées à la chasteté? Eprouva-t-il lui-même « des tentations qui lui apprirent sa théologie », ainsi qu'il le disait plus tard de l'origine de sa doctrine en géné- ral (2)? Il est difficile de le décider. Mais on voit d'après ses lettres et ses aveux. |)ostérieurs combien mi- sérable était son état spirituel à la Wartbourg. L'on se rappelle qu'ilprétendait y avoir vu le démon à plusieurs reprises et l'on constate (3) que cette même année 1621 le vit subir un refroidissement lamentable dans sa pratique de la prière. On l'entend alors s'écrier dans une confidence à Mélanchton (i3 juillet i52i) : u Insensé que je suis et endurci, je reste ici dans l'oi- » siveté, hélas ! priant peu, ne gémissant point sur » l'Eglise de Dieu, et déoorè par les flammes ardentes )i de ma chair. En résumé : moi qui dois être fervent )) par l'esprit, je brille par la chair, la passion, la pa- » resse, l oisiveté, la somnolence... Priez pour moi, je ')) vous le demande, car je suis emjlouti dans les péchés » au fond de cette solitude ['\). »
Peut-être est-ce là le secret dernier de celte évolu- tion, dont il nous faut maintenant mesurer l'ampleur. (( Devenir moine, dit-il dans l'ouvrage décisif que » nous avons nommé, cela veut dire apostasier la
(i) On sait qu'il souffrit longtemps d'une maladie honteuse.
(2) Cf. l'étude précédente.
(3) Cf. « Luther et la prière >•>, R. [jrat. d'Apolorj., I, p. ^56.
(4) Enders, III, 189-198.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 215
» foi, renier le Christ, devenir juif et retourner au vo- » missement du paganisme (i . »
A l'entendre, les moines font des vœux « dans la » persuasion impie qu'ils ont perdu la grâce de leur » baptême, et que pour échapper à la ruine ils doivent » s'accrocher à la planche de la pénitence, en sorte » (ja'ils se croient oblifjés d'entrer dans cette vie sur- ») chargée par des vœux, pour devenir meilleurs que » les autres chrétiens (2). »
C'est ce que Luther appelle : aposiasier la foi, ou- bliant que deux mois avant, il donnait comme/)/"o6«6/(' seulement ce qu'il donne maintenant comme certain. D'après lui, c'est comme si le moine disait : « Voici, » Sc'igneuv, je te fais vœu de ne plus elre un homme )) chrétien de toute ma vie : je rétracte le vœu de mon » baptême, je le veux faire et garder un vœu meilleur » en dehors du Christ (3) ; » ou encore : « Voici, Sei- « gneur, je te fais vœ'u d'impiété et d'idolâtrie pour » toute ma vie ('i) I »
Le but de tous ces mensonges absurdes, auxquels il faudrait ajouter tous ceux que nous avons déjà rap- portés au sujet des allégations de Luther sur saint Ber- nard (5), le novateur nous l'avoue dans une lettre h Mglanchton, du 9 septembre i52i, époque à laquelle il était « en puissante conjuration, avec lui contre les vœux : u Quiconque fait un voni contraire à la liberté » évangélique doit être délivré, et il faut que son vœu » soit anathème! or, celui qui a fait vœu dans l'esprit » de faire son salut ou d'être justilié par son
(i) Weimvu, \ III, 600.
(2) Ibiil., 59 5.
(3) Ibid., fi 18.
(4) ExuiiRS, III, 32^,
(5) Cf. supra : La rjiiestion de sincerilc cite: Latlu-r.
216 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» vœu est clans ce cas : crrjo, etc. » Voilà un syllo- gisme bien en règle et conforme aux principes d'Aris- to te, mais en voici maintenant l'application: <( Comme » la masse de ceux qui font des vœux (vahjiis vo- )) ventiam) le fait dans cet esprit, il est évident que » tous ces vœux sont impies, sacrilèges et par suite » absolument à détruire et à condamner d'ana- » thème (i) ! o
Chose étrange, celui qui prétendait ainsi juger du sentiment dans lequel tout le monde faisait des vœux, déclare qu'en ce qui le concerne, il ignore dans quel esprit il a fait les siens : qiianqiiam inceiius sim, qiio animo voverim. »
Voilà donc le premier argument de Luther contre le vœu de chasteté. Après six ans de réflexions, il s'avise que son principe de la foi justifiante exclut le vœu de chasteté.
Mais il voit alors se dresser contre lui l'Evangile et les éloges qu'il donne à la virginité. Cela ne l'em- barrasse pas et dans la lettre qui accompagne l'envoi de son ouvrage à son propre père, ilécrjt : c Alors que » la virginité n'est pas louée dans l'Ecriture, mais seii- » Icmenl approuvée, elle est couverte d'éloges, comme » de plumes étrangères, car ces éloges n'appartiennent » qu'à la chasteté conjugale » ; et dans le volume lui- même, il s'exprime plus clairement en disant : « Le )) Christ n'a pas conseillé la virginité et le célibat, wais » il en a plutôt détourné {potins deterruit) . . . quand » après avoir parlé des eunuques il dit : qui potest )) capere capiat et encore : nonomnes capiunt hoc ver- » bum. Est-ce que ces mots ne sont pas plutôt pour » éloigner et effrayer? Par là le Christ n'invite et
(l) E>DEnS, III, 32 i.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 217
» n'appelle personne, mais il montre seulement (i). »
De même -< saint Paul dit bien : consiliam do, mais i) il n'invite pas lui non plus, mais plutôt il détourne
et écarte [deterret et avocat) en ajoutant : unusquis- )) que propriam donnm habet a Deo », et Luther con- clut : « Xeqae suadet neqiie dissuadet, sed in medio )) relinquit (2). »
Pour s'expliquer cette étrange exégèse du Réforma- teur, il faut, encore une fois, toujours se rappeler cet aveu déjà signalé : « Je n'ai point appris ma théologie » d'un seul coup... Ce sont mes tentations qui m'y ont » conduit : car, sans la pratique et les tentations, on ne n saurait jamais comprendre l'Ecriture . »
Cependant l'Ecriture était si claire ici que Luther doit avouer hii-mème aussitôt la beauté de la Virginité, mais il ne le fait qu'en accusant l'Eglise de l'avoir mal comprise : « Le Christ et Paul, dit-il, louent le célibat, » non parce que ceux qui l'observent sontdavantage que » les autres parfaits en chasteté, ou n'ont pas de désirs » contre la loi, mais parce que dégagés des soucis et » des tracas de la chair, que Paul attribue au mariage, n ils peuvent plus facilement el plus librement s'appli- )) quer nuit et jour à la parole de Dieu et à la foi... » Mais alors, ajoute-t il, si le célibat est un conseil » évangéllque, quelle folie d'en faire vœu, en sorte que » mahjré V Evangile d'un conseil vous faites un précepte » très riyoureux (i). n
Ici, tout le monde voit combien le raisonnement de Luther est faible. Il admet que le célibat est un conseil évaugélique, mais il déclare que c'est violer l'Evangile
(i) Weim., VIII, 583. (2) ^^ EiM., ibidem. (3)^yEIMAu, VIII, 585-584.
218 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
que de faire le vœu de chasteté, parce qu'alors d'un conseil l'on fait un précepte !
Il était facile de répondre : d'un conseil (jénéral, l'on fait un précepte particulier ; où est la violation de l'Evangile?
Mais voici bien autre chose et Luther va nous mon- trer le fond de sa pensée^ si peu d'accord avec elle- même.
« Il est évident, dit il toujours dans le même ou- » vrage, que tout vœu est conditionnel et suppose ton- » jours qu'on excepte l'impossibilité. » a Si le cas » (f impossibilité se présente quelque part dans la règle, » ce sera avant tout dans ce qui regarde la chastetés. » La forme du vœu semble donc être celle-ci : je fais » vœu de chasteté tant quelle sera possible, en sorte » que si je ne puis l'observer, j'aie le droit de me )) marier (i), »
Luther n'ignorait pas cependant que le vœu était ainsi conçu, au moins quant au sens : «Je promets » /'o6t'mY/,'ia',... je promets de \ï\ve sans propriété et » dans la chasteté... jusqu'à la mort ».
D'après lui, il fallait donc toujours sous-entendre : tant que je pourrai, sans quoi j'aurai droit de me ma- rier !
Et Luther retourne ce raisonnement sous toutes ces formes : Tu as promis d'aller à Compostelle, dit-il, mais tu tombes malade, es-tu tenu par ton vœu? Evidemment non ! « Ainsi, conclut-il triomphalement, » tout vœu est fait conditionnellemenl et toujours l'on » sous-eutend ; sauf le cas d'impossibilité. » « Ainsi )) donc, si lu fais vœu de célibat et que tu sentes que » cela est impossible, ne dois-tu pas pouvoir libre-
(ij Ibid., 63o, 032, 033,
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 219
» ment te marier, en interprétant ton vœn comme » conditionnel (i)? »
On devine la suite ; Luther passe de là à prouver que la chasteté est impossible et par suite que les vœux n'obligent pas en conscience. Il ne dislingue pas, comme il faisait autrefois, entre une impossibilité exté- rieure, indépendante de la volonté et par suite capable de suspendre réellement un vœu et V impossibilité coupable parce qu'elle procède d'une négligence de la volonté qui ne veut pas employer les moyens comme la prière et la mortification discrète, pour observer son vœu : Luther se contente de faire appel au texte fa- meux de saint Paul : Meliiis est iiubere qiiam iiri (2) !
Il savait bien que le mot uri n'indique pas la simple tentation, qui non seulement n'est pas coupable, mais devient encore, pour l'dme virile, une source de mé- rite et de grandeur morale, mais qu'il signifie : être vaincu par la tentation (3).
Mais il prend en pitié, comme il l'écrivait en août i52i, tous ces pauvres moines et nonnes lourmenlés par la chair : pollutionibiis et uredinibas vexatorumju- veniini et piiellanim, et il leur dit : «Vous ne pouvez pas » évidemment garder votre vœu, puisque vous avez des M tentations, donc mariez-vous. Prenez une femme et « la loi de chasteté vous sera plus facile (/i ; ! »
Ce n'était pas sans effort que le Réformateur était arrivé h. cette conclusion, comme nous l'apprenons d'une lettre du ii novembre i52i (5): « Voici que » je me décide à attaquer les vœux de religion pour
(i) Ibld., 63o (Denifle, 90). (2) /Cor., YII, 9,
(3) Cf. les explications de Demfle, 90 et suiv.
(4) Weim., YllI, 632 (Demfle, 98).
(5) E^DERs, III, 2/17.
220 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» délivrer les jeunes gens de cet enfer du célibal n — cadibatiis uredine et flaxibns imnnindissimi et damna- tissinii. — « J'écris cehi partie par tentation, partie par indignation. »
III
Et pourtant Luther savait bien que le mariage n'est qu'un mauvais remède contre les tentations de la chair: » La satisfaction des désirs charnels, écrivait il en » i5i/i, n'éteint pas mais enflamme l'appétit dépravé » ; et il s'aperçut bientôt, par la conduite infâme des prêtres défroqués et mariés, que la chasteté conjugale est tout au moins aussi difficile à observer que la conti- nence absolue. Il écrira en effet, en 1036 : « La majeure )) partie des personnes mariées, vit dans l'adultère et » chante de son conjoint le vers connu : Je ne puis » vivre avec toi, ni sans toi ! Ilœc horriijilis (on ne » peut citer ici qu'en latin) turpitiido oriliir ex hones- » tissima et prxstantissinm parle corporis nostri. Prœs- )) tantissin^am appello propter opiis cjeneralionis, quod )) pr.Tstcntissinmm est, siquidem conservât speciem. » Per peccatnm itaqne utilissima membra tiirpissinia » facta sunt (i). o
Mais cela même devient une thèse du Réformateur, à savoir que tous les époux sont adultères u et si nous » ne le sommes pas, dira-t-il en i525, publiquement » aux yeux du monde, nous le sommes au moins de » cœur et si nous en avions la facilité, le temps, le » lieu et l'occasion, nous serions tous adultères. Cette » qualité est innée à tous les hommes sans exception, » homme ou femme, jeune ou vieux, tous sont ma-
(i) Op. exerj. Cal., I, 212.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 221
» lades dans cet hùpltal da monde. Cette peste... nous ')) l'avons apportée du sein maternel et elle s'est insi- » nuée en nous entre peau et chair, dans la moelle, les » os et toutes les veines (i) 1 »
Ceci était écrit quelques mois après le mariage de Luther, dont il sera question un peu plus loin. Nous comprenons après cela qu'il ait pu dire : « Tu ne peux )) pas faire le vœu de chasteté, si tu n'as d'sbord » cette Vertu, mais tu ne la possèdes jamais, donc le » vœu de chasteté est nul et c'est précisément comme » si tu voulais faire vœu de ne plus vouloir être homme » ou femme (2). »
On voit ici un trait de l'obscénité du Réformateur, mais ce qu'il a peut-être écrit de plus dégoûtant est cette lettre du G décembre lôao, adressée à Spalatin : » Salula iuam conjwjem suavissime, verum ut id tum n facias cum in thoro suavissimis amplexibus et oscu- » lis Catharinam tenueris, ac sic cojitaveris : en hune » hominem, optimani creaturulam Del mei, donavit » mihi Christus, sit illi laus et gloria. Ego quofjue » cum divinavero diem, qua lias acceperis, ea nocte » simili opère meam [Catharinam) amabo in tui me- » moriam et tibi par pari rejeram (3) ».
Voilà comment ces deux prêtres réformés s'exci- taient ensemble à la vertu !
Une fois arrivé à son principe que la chasteté est impossible, Luther ne l'abandonne plus. Et cependant, lorsque Philippe de Hesse lui demandera plus tard (en i54o) la permission de prendre deux femmes à la fois, à cause de l'impossibilité de garder la chasteté
(i) Weim., XVI, 5ii.
(2) Weim., XIV, 711, année i525.
(3) Cité par Demfle, gfi ; Exders, V, 379.
222 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
dans le mariage monogame, Luther s'écriera : A peine je pais croire quiin chrétien soit si abandonné de Dieu qu'il ne puisse se contenir !
Il disait vrai, et l'homme impuissant, sans la grâce, a une force sans limite à sa disposition : la prière (i j ! Mais précisément, cette force, les réformes ne l'em- ployaient plus, et c'est là le secret de leurs misères, ainsi que nous l'avons constaté (2).
A la place de la prière, on s'étonne d'entendre Lu- ther conseiller d'éteindre « Tincendie avec du fumier » en lisant le De renicdio amoris d'Ovide. Il s'adonne à la hoisson, lui qui avait écrit en i5i6 : Conversatio et ebrietas sunt fomenta inipudicilix ! Ce défaut de l'ivro- gnerie fut en effet, comme on l'a dit et comme on aura l'occasion de le redire plus loin, le principal défaut du >i Réformateur » ou, suivant le mot d'un historien, (( le coté faible, le revers de la médaille de ce sur- » homme ».
Mais il ne suffisait pas à Luther d'avoir démontré dans son ouvrage de 1021, sur les vœux de religion, que tous les prêtres et les moines pouvaient et devaient se marier, il fallait leur procurer des femmes.
C'est pour cela qu'il écrivit et publia, en avril i523, son ouvrage intitulé : Preuve que les vierges peuvent cjuitter leur monastère de droit divin [Ursach und An- wort, dass Jungfrauen Klôster gôttlich verlassen mogen) (3).
Il commence par énoncer en principe général qu'il n'y a pas « une sur mille » parmi les sœurs qui
(1) Cf. Demfle, toc. cit.
(2) L'abandon de la prière est le centre d'explication du toute cette vie. Cf. « Luther et la prière », Revue prat. d'Apolorj.
(3j Sur tout ce rpii suit, cf. Denifle, m et suiv. et J.vnssex, II, 2{)3 et suiv.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 223
(( portent l'habit et exécutent leur service divin sans » être forcées, » Puis, il continue par ces affirmations qui sonnent étrangement sous la plume dun prêtre « réformé » écrivant pour des religieuses : « Une fille, » si elle n'a pas une grâce supérieure bien rare, ne » peut vivre sans homme pas plus qu'elle ne le peut » sans manger, boire, dormir et semblables nécessités » natui'elles ! »
Se peut-il rien de plus bestial que cela! Mais for- çons-nous pour continuer : « D'autre part, il en est » de même pour l'homme qui ne peut vivre sans » femme. La raison est celle-ci : il est aussi profondé- )) ment inné dans la nature d'engendrer des fils que de )) manger et de boire. C'est pour cela que Dieu a )) donné et établi dans le corps les membres, les veines, » les humeurs et tout ce qui sert au but en question. » Et maintenant si quelqu'un veut faire opposition cl » ne pas laisser aller la nature, que fait-il autre chose » que d'empêcher que la nature soit la nature, que le » feu brûle, que l'eau mouille, que l'homme ne » mange, boive ou dorme. »
« De cela, je conclus que les nonnes dans le cloître )^ doivent cire chastes contre leur volonté et vivre sans » homme malgré leur inclination. Mais si elles y restent » contre leur volonté, alors elles perdent cette vie et la )) vie future, et elles auront l' enfer ici-bas comme de )) l'autre côté (i). »
Après ce passage, le Réformateur tombe dans une telle obscénité en parlant des péchés solitaires rendus forcés dans la vie religieuse qu'il est impossible de poursuivre la citation.
(i) Er.L.v«uE>, XXVIII, 199, ce passage est de 1622, mais il ( \[)i-imc jilus violcinmtiit ce iju.o le Réformateur rcclil en loao, comme ou va le voir.
224 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Il aboutit alors a ce principe qui rejette la femme dans l'état dégradant dont le christianisme l'avait re- tirée: Les œuvres de Dieu sont si clairùs devant les yeux que les femmes doivent servir ou pour le mariage ou pour la fornication :'i~ ,
En vérité, dit le P. Denifle, si les protestants avaient trouvé avant Luther un écrivain catholique qui eût écrit cela, ils l'auraient certainement stigmatisé comme immonde au suprême degré et corrompu jus- qu'aux racines (2) l
Le moine réformateur poursuit^ toujours en s'adres- sant aux religieuses : « Qui me pousse ou m'appelle à )) rester sans mariage ? A quoi m'est nécessaire la vir- » ginité si je sens que je ne l'ai pas et que Dieu ne m'y » appelle pas d'une manière spéciale et si je sais que je » suis fait pour le mariage ? C'est pourquoi, si tu » veux demander quelque chose à Dieu, prie-le pour )) ce qui t'est nécessaire, et ce à quoi te pousse le be- » soin. Si cela ne t'est pas nécessaire, tu tentes cerlai- » nement Dieu par la prière. Il vient en aide seulement » lorsqu'il n'a pas autrement déjà créé un moyen et un » secours (3). »
Remarquons au passage cette étrange théorie sur la prière et admirons en même temps l'habilelé du pro- cédé. Il s'agit de détourner les religieuses du recours à Dieu dans la tentation. Le réformateur leur en fait un devoir de conscience. Ce serait péché que de s'adresser à Dieu pour vaincre les inclinations char- nelles. Et la raison? C'est cjue « cette ardeur et cette » frénésie quotidienne sont un signe certain que Dieu ne
(i) Weim., XII, 94 (i523).
(2) Loc. citato.
(3) Weim.uv, XI, 399.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 225
» t'a pas donné ni ne veut pas te donner le don excellent ') de la chasteté qui doit s'observer volontairement et " sans nécessité ( i ».
La conclusion est évidente : le mariage est obliga- toire pour tout le monde !
IV
En fait, cette doctrine avait été depuis plusieurs années déjà insinuée et même enseignée ouvertement par Luther, bien que l'on trouve jusqu'en 15*23, chez lui, cette affirmation : que « l'état de chasteté est plus tranquille et plus libre (2) » que celui du mariage. Que signifie ce mot : plus libre, on se le demande, quand on constate les idées de Luther sur le mariage et sa nécessité.
Dans un Sermon sur la vie conjugale (3\ pro- noncé en i522, il s'exprimait ainsi : <( De même qu'il » n'est pas en mon pouvoir de n'être pas un homme, » de même il n'est pas en mon pouvoir de rester sans » femme. Et vice versa : De même qu'il n'est pas en » ton pouvoir do n'être pas une femme, de même » il n'est pas en ton pouvoir de te passer d'homme. » Car il ne s'agit pas ici d'une chose laissée au ca- 1) price, ni d'un conseil, mais d'une chose naturelle et » nécessaire, à savoir que tout ce qui est un homme » doit avoir une femme, et tout ce qui est femme doit » avoir un homme. Car cette parole que Dieu a pro- » noncée : « Croissez et multipliez- vous », n'est pas un
(i) Weim., XI, 399.
(2) Weimar, XII, i4r.
(3) Pred'ujt vom ehelichen Leben, Erla>ce.>', XX, 58.
13
226 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» commandement, mais plus qu'un commandement, » c'est-à-dire une œuvre divine... cela est aussi né- » cessaire... el plus nécessaire que de manger et boire, y> se purrjer el expectorer, dormir et veiller. C'est une » nature et qualité innée, absolument comme les » membres qui servent à cet usage, n
« Tous les moines et toutes les religieuses, disait-il )) encore, qui n'ont pas la foi et se confient dans leur » chasteté et leur genre de vie, ne sont pas dignes de i) bercer un enfant baptisé ou de lui faire de la bouillie, » même s'ilsagissaitde l'enfant d'une fille non mariée ; » car leur couvent et leur ordre ne sont pas fondés sur » la parole de Dieu et ce qu'on y pratique est moins » agréable à ses yeux que ne l'est la mère d'un enfant, » même illégitime. »
L'idée de la nécessité du mariage se traduit chez Luther le plus souvent sous la forme drastique de comparaisons comme les suivantes : « Si c'est un » scandale de prendre femme, pourquoi n'aurions- » nous pas iionte de manger et de boire, puisqu'il y a » une égale nécessité dans l'un et l'autre cas et que » Dieu le veut ainsi (i). »
(( Celui qui voudrait retenir sa m... ou son urine, » et ne le pourrait pas, qu'en adviendrait -il ? Eh bien, « il est tout aussi difficile à un homme ou à une femme » de garder le vœu de chasteté 2). »
« Que quiconque ne se sent pas un eunuque, songe ') donc sérieusement à se marier, car quoi que vous )) fassiez, vous ne sauriez être pieux, et vous ne sauriez )) vous empêcher de tomber dans les plus honteux îi péchés, si vous ne vous soumettez au commande-
(i) Lettre à Reifscnbuch. i52r>. de \Vi;tte, II, 63y. (2j Weim., XII, 66 (lôiiS;.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 227
» ment qui nous ordonne de croître et de nous mul- » ti plier (i). »
(( Il n'est pas de vœu, pas de loi humaine qui puisse » l'emporter sur la ■vive et naturelle inclination qui n nous entraîne vers la femme, attendu que celle incli- » nation est la parole et l'œuvre de Dieu. Que celui » donc qui veut vivre seul, se fasse rayer de la liste » des hommes, et nous prouve qu'il est un ange » ou un pur esprit ; car de faire ainsi, Dieu ne l'ac- )) cordera jamais à un homme revêtu de chair et » d'os. »
« Mais, allez-vous me dire, se marier est une chose » facile ; ce qui ne l'est pas autant, c'est de pourvoir à » la subsistance d'une famille. Je n'ai rien, ma femme « n'a rien, comment ferons-nous pour vivre .^ Il est » vrai que là se trouve la principale difficullé et ce qui » empêche le plus grand nombre de se marier. Ge- » pendant, que celui ou celle qui ne se sent point fait » pour la chasteté, avise de bonne heure à se procurer » du travail ; et puis, à la garde de Dieu ! qu'on s'en- » gage hardiment dans les liens du mariage, le jeune )) homme au plus tarda vingt ans, et la fille à dix-huit n si ce n'est à quinze, alors qu'ils ont encore la santé et )) la vigueur nécessaires (2). »
Ce dernier conseil, à la rigueur, pouvait se soute- nir, malgré l'indiscrétion brutale avec laquelle il était présenté, mais en fait, grâce aux commentaires répu- gnants qui l'accompagnaient, il obtint les plus tristes résultais : « A peine les jeunes gens aujourd'hui, écri- » vait iîrenz en i532, sont-ils sortis des langes, qu'il » leur faut des femmes ; des filles, qui ne sont pas
(i) Cité j)ur DùLLiMcEu, II, '|i5, nolc; (2) Ibid., 4i'3.
228 LUTHEH ET LE LUTHÉRANISME
» même encore nubiles attendent déjà des maris ; et des » prêtres, des moines, des religieuses se marient en » violation de toutes les lois humaines, »
Déjà en i5'28, le réformateur d'Ulni, Conrad Sam, se plaignait <( des progrès du libertinage, du » grand nombre d'adultères, de l'influence corruptive » qu'on exerçait les uns sur les autres et de la jac- )) tance qu'on mettait à publier ses propres turpi- » tudes (i ».
Il n'est pas douteux que les idées de Luther sur la né- cessité physique du mariage n'aient eu les plus tristes effets sur l'esprit de cette foule de jeunes gens et de jeunes fdles que les nécessités de la vie empêchaient, alors comme maintenant, de pouvoir fonder une famille. De l'enseignement du maître, ils retenaient seulement ceci : c'est que « l'homme ne peut pas plus » se passer de femme que de manger, de boire, d'uri- )) ner ou de cracher ! » en sorte que « quiconque ne » contracte point mariage, ne peut manquer de tomber » dans le désordre ». Le monde apprenait donc que la continence exigée jusque-là de tous ceux qui ne peuvent se marier était une chose impossible et que c'était pécher contre Dieu que de résister à l'instinct de la nature.
Tous les documents du temps nous attestent les ef- froyables résultats de libertinage et de débauches obtenus par cet enseignement, donné du haut de la chaire et dans des livres faits pour le peuple. « Un gar- » çon et une fdle de dix ans, écrivait alors le jDrédicant » Waldner de Ratisbonne, en savent plus long en fait » de polissonneries, que n'en savaient autrefois les » hommes de soixante ans, aussi rien n'esl-il plus
(4) Cité par DOllixger, II, 4i6.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 229
» ordinaire maintenant que l'adultcre, le concubinage n et r inceste (i). »
Tous ces désordres étaient encore, selon Mathésius, une preuve c que la fin du monde est proche ».
Mais nous n'avons pas encore dit tout ce qu'il y avait de bestial dans la doctrine de Luther à l'égard du mariage.
Naturellement depuis plusieurs années (depuis i52o) il avait nié que le mariage fût un sacrement et lui avait donc enlevé tout ce qu'il a de sacré et d'idéal aux yeux du chrétien.
Mais en même temps, il donnait ce conseil étrange, dans le même ouvrage où il avait ainsi découronné le mariage (2 :
« Je propose le cas suivant : Si une femme s'est » mariée à un homme et ne veuille pas par hasard » prouver l'impuissance de son mari par tous les té- » moignages et avec tout le fracas que le droit exige, » et si elle désire toutefois avoir des enfanis, ou ne peut » garder la continence, Je lui conseillerais de deman- » der le divorce à son mari pour se mariera un autre, » se contentant de savoir que sa conscience et celle de >^ son mari sont des témoins suffisants de l'impuis- » sance de ce dernier. Mais si le mari refuse, alors je » lai conseillerais, avec le consentement de celui-ci, )> (qui n'est plus vraiment mari, mais simple cohabi-
(l) DoLLIXGER, II, 422.
{2) Dé captivilate Bttbyloiiica, i520, Weim., VI, 558,Erla>gex, XX, Go, loo.
230 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» tant;, d'avoir des rehilions scxueUcs [miscealur) avec » an autre ou avec le frhre du mari, par un mariage » occnlte, en sorte que les enfanls soient attribués au » père putatif. .. De plus, si le mari ne voulait pas con- » sentir ni se séparer, avant de permettre à cette femme » d'être dévorée ur'i) ou de commettre l'adultère^ je » lui conseillerais de contracter mariage avec un autre » et de s'enfuir dans un lieu inconnu et éloûjnê. »
Chose à noter, Luther ne croyait pas de la sorte au- toriser le divorce, car il regardait le premier mariage comme nul, le mariage n'ayant d'autre but selon lui que de satisfaire la nature en ayant des enfants.
Il avait même une certaine répugnance au divorce, jusqu'à dire: a On se demande s'il est permis de di- » vorcer ? Pour moi, je déteste le divorce au point de » lui préférer la bigamie, niais je ne saurais définir » s'il est permis ou non. »
Malgré celte répugnance, il y avait trois cas oi*!, selon lui, le divorce était licite, le premier était l'im- puissance ou la stérilité, comme on vient de le voir, le second était l'adultère constaté par le pouvoir et l'enquête de l'autorité laïcjue, enfin le troisième est le cas où « l'une des parties se dérobe à l'autre et lui re- » fuse ce qu'elle lui doit ».
Ici encore, l'on ne peut citer, à cause de rindécence du passage qui se termine ainsi : « Il faut que l'auto- » rite temporelle intervienne alors et contraigne la » femme, ou bien la condamne à mort. Mais si l'auto- » a-ité n'agit pas, l'homme doit s'imaginer que sa » femme lui a été ravie par les brigands ou qu'elle a » été assassinée et chercher une autre épouse (i) ! »
(f) Cf. Eni.ANGEN, XX, 60-61, 65-6, 669-73 (années i.Sao-
l52 2).
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 231
]SIais si Luther préférait encore la big-amie au di- vorce en 1020, il est intéressant de savoir ce qu'il en pensait plus tard. L'on a vu déjà, comme l'un des exemples les plus typiques de son manque de sincé- rité, sa conduite dans l'affaire de la bigamie de Phi- lippe de Hesse. Celte affaire se passait, on se le rap- pelle, en i5^o, mais dès i52^, nous avons de Luther cette lettre curieuse adressée au chancelier Briick : (( A l'homme qui a demandé une seconde femme sur I le conseil de Karlstadt, le prince peut répondre » ainsi : Il faut que le mari lui-même dans sa propre- » conscience soit certain sans hésiter, par la parole de )) Dieu, que cela lui est permis. Il cherchera donc des » hommes qui par la parole de Dieu le mettent dans » cette conviction, que ce soit Karlstadt bu un autre, » peu importe au prince... Pour moi, j'avoue que je ne ^) pais le défendre si quelqu'un veut prendre plusieurs » épouses, et que cela n'est pas contraire aux Ecritures^ » cependant je ne voudrais que cet exemple fût intro- » duit chez les chrétiens qui doivent parfois s'abstenir » même de ce qui est permis pour éviter le scandale et » pour l'honnêteté de la vie que recommande partout 0 saint Paul i). >>
En iSaô, même opinion appuyée sur l'exemple des patriarches (2) ! L'année suivante, il dit encore de la polyframie : <i Aujourd'hui je ne pourrais la défendre, « mais je ne veux pas la conseiller 3 . »
Mélanchton était plus hardi, et alors que le Pape préf'^iait voir toute l'Angleterre tomber dans le schisme plutôt que de faire fléchir le principe de la sainteté du
( I ) De Wette, II, 259. (2] De AVette, VI. -o. '3) Weim., XXIY, 3o5.
232 LiriIKIl ET LE LUTHÉRANISME
mariage, il écrivait ce conseil pour Henri VIII : « Tu- » tlssimnm esse régi, si ducat secundam uxorem, )) priore non abjecta, quia certumest, polyfjamidm non » esse proliibitam jure divino [i). »
Luther ne semble pas avoir eu souci de l'état de dégradation auquel il réduisait' la femme par son en- seignement. Il ne voyait pas que le culte de la chas- teté et de la virginité est indispensable à l'honneur de ce sexe, dans lequel, pour s'incarner, Dieu choisit sa Mère.
Nous l'avons entendu au contraire poser, pour la femme, cette cruelle alternative du mariage ou du vice: « elle est Jaite pour le mariafje ou la fornication ! »
Et bien loin d'être rebutées par cette doctrine bes- tiale, les femmes elles-mêmes se firent les apôtres de ces idées. Argula de Grumbach, femme d'im certain talent et zélée disciple de Luther, écrivait en effet en i523 : (( Prononcer le vœu de chasteté, c'est comme » si l'on faisait le vœu de toucher le ciel du doigt, ou
(i) Corp. Réf., II, SaG. Néanmoins après l'affaire de la biga- mie du landgrave, un ouvrage avant paru sous le pseudonvme de Néobulus, pour soutenir publiquement la polygamie, Luther fut irrité au dernier point et projeta de le réfuter. L'ouvrage toutefois ne parut pas, en voici un passage qui a été conservé (Erla>ge>", LXV, 209) : " Voici ce que dit le docteur Martin K sur le livre de Néobulus : Celui qui en croira ce livre et ce » polisson et sur sa parole prendra une seconde femme, voulant » et prétendant être dans son droit, que le diable lui chauDe et » bénisse son bain au 6n fond de l'enfer, Amen ! Je saurai bien, » grâce à Dieu, défendre mon dire quand bien même, durant » toute l'année, il ne neigerait que des Néobules, des Néobu- » lones, des Ilulderich et autres diablotins. »
C'est que Luther avait vu les inconvénients graves qui avaient suivi le double mariage du landgrave et il avait, suivant un de ses mots « transsubstantié son opinion ».
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 233
}) bien de voler, cela n'est pas au pouvoir de « l'homme (i). »
Mais ce qui dul néanmoins édifier assez peu les con- temporaines de Luther, ce fut d'entendre ce moine « réformateur » dire que la femme, qui est « un sot animal •:>.) », n'est qu'un instrument destiné à satisfaire la sensualité de l'homme. Ne disait -il pas en effet: (( Quiconque se sent un homme, doit prendre une » femme et ne pas tenter Dieu. La femme est cons- » truite tout exprès pour lui être un moyen de salut, » afin d'éviter les polhitions et les adultères (3). » « La » tentation « sliinnlalio carnis <> a son remède naturel, » tant qu'il y aura des jeunes filles et des jeunes n femmes. » Mais puisqu'il faut dévoiler jusqu'au bout des pensées de ce malheureux homme incapable de mesure dans son langage, tout de passion et d'excès, citons encore cette parole de lui, qui assimile la femme, dit Dcnille, à une vache de rapport ('\) : (( Si » mcaie les femmes se fatiguent et finalement meurent » à force d'enfanter, cela n'importe pas; laisse-les » mourir en enfantant, elles sont là pour cela. Il vaut » mieux vivre peu mais bien, que beaucoup mais ma- 1» lade. » « Au dire des médecins, c'est le moyen d'avoir » des corps malades, faibles, mous et puants que de » suspendre par force celte œuvre de la nature (5). »
C'est évidemment à la suite de tels enseignements que les mœurs devinrent telles à ^yittemberg même, que le Réformateur l'appelait une Sodoine et se lamentait
(i) VA. Janssen, II, yyS, note i.
{■2\ Weim., XV, 'no.
(3j Cité par Demfle, loc.cil., iii.
(4) Tragklh, ibid. (p. 277).
(5) Tout ceci dans un sermon déjà cite sur le mariage (i5î>2;.
234 LUTHER ET LE LUTHÉHANISME
tristement sur le nombre des prostituées, des débau- chés et des sy[jhilitique> qui s'y trouvaient (dès i53i).
VI
Mais de quoi se plaignait Luther? Non seulement il avait donné les enseignements les plus grossiers sur les instincts sensuels de Ihomme et posé en principe qu'il est impossible de les réfréner, mais ses premiers collaborateurs et lui-même avaient donné l'exemple d'une vie aussi peu chaste que possible.
Les premiers soutiens de la Réforme furent en eflet pour la plupart des prêtres ou des moines défroqués et mariés, au mépris de leurs Aœuxet de leurs promesses cléricales. Nous avons déjà signalé différents traits des mœurs de ces (( Réformés »> et l'on y reviendra encore dans une étude spéciale sur les conséquences morales du luthéranisme. Mais en ce qui concerne le ma- riage, rappelons seulement que l'un des chefs du parti, Karlstadt, prêtre et moine augustin, fut le premier apostat de quelque autorité à donner l'exemple de la violation des vœux. Dès iSai, il annonce publique- ment son mariage et célèbre ses fiançailles, avec l'ap- probation de Luther, alors à la Wartbourg.
En novembre 1021, Justus Jonas écrit à Lang, qu'il se sent appelé au mariage, quoique prêtre, et de- mande à Dieu « de donner à ses prêtres des épouses » chrétiennes ». Puis l'exemple devient contagieux et le chroniqueur Freihcrcj raconte que c dans le temps » 011. l'Evangile fut prêché pour la première fois, » c'était un mouvement continuel de mariages de » prêtres et de moines, qui étaient fort recherchés » parce qu'ils avaient de l'argent, mais quand l'argent
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 235
)) vint à diminuer, beaucoup de ces unions se rom- » pirent comme elles s'étaient formées (i ».
C'est aussi le tableau que nous présente Erasme (2) : « C'est ainsi qu'ils se mortifient (les Evangéliques). )) Pour mieux se vouer à l'Evangile^ les Apôtres » s'abstinrent autrefois de se marier, bien qu'il leur » fût permis de faire autrement, ou bien ils vécurent I avec leurs femmes comme avec des sœurs : mainte- » nant l'Evangile fleurit, parce que des prêtres et des 0 moines, contre les lois humaines et contre leurs » vœux, prennent des femmes. Regarde si leurs unions » sont plus chastes que celles des autres hommes » qu'ils traitent de païens? Tu sais quelles histoires je 0 pourrais raconter, si je voulais et si cela était né- » cessaire alors que tout cela est connu par les décla- » rations publiques des magistrats ou, à leur défaut, » du peuple tout entier. Cependant, alors qu'ils » n'aiment personne qu'eux-mêmes el n'obéissent ni à « Dieu, ni aux évéques, ni aux princes, ni aux magis- » trats, mais ne sont occupés que d'argent, de dé- )) hanches, de leur ventre et de leurs voluptés, ils se ré- » clament du nom d' Evangéliques et donnent Luth.r )) comme leur maître (3 . »
En fait, ces disciples étaient dignes de leur modèle, de ce Luther dont ils invoquaient l'autorité.
Nous savons, par Mélanchlon, que c'était « un
(ij Dexifle, p. 95, note,
(2) Texte célèbre et souvent cité, op. X. 1079.
(3) « Il semble, disait-il encore, que la Réforme aboutisse k » défroquer quelques moines et à marier quelques prêtres ; et » celle grande tragédie se termine enfin par ua événement tout )) à fait comiijue, puisque tout finit par le mariage, comme » dans les comédies. » Cf. Bosslet, Varialions, II, 2^.
236 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» homme extrêmement léger (i) et que les nonnes » l'avaient enveloppé, en jetant sur lui leurs filets avec » malice ».
Ces nonnes, qui « par leur commerce assidu, au- » raient amolli et enflammé, même un homme plus » énergique et plus noble », dit encore Mélanchton, entouraient le Réformateur depuis deux ans, à Wit- temberg. Au nombre de neuf, parmi lesquelles Ca- therine de Bora, elles avaient été « délivrées » du cou- vent de Nimptsch, par Léonard Koppe, bourgeois de Torgau. L'expédition s'était exécutée le Samedi saint de l'an i523, sur le conseil de Luther. Celui-ci, dans son ouvrage déjà cité, d'avril i523 (2), félicitait « le » bienheureux larron » qu'il comparait au Christ sor- tant du tombeau le Samedi saint, pour dépouiller le démon de ses biens et de son armure.
« Tous ceux qui sont du parti de Dieu, disait Lu- » ther, doivent regarder le rapt de ces religieuses 1) comme une chose très louable, et Léonard peut être » certain que tout a été conduit par Dieu même, sans » que sa volonté ou son indiislrie y aient été pour » quelque chose. »
Depuis ce temps, Luther avait vécu au miheu (3) de ces femmes dont Eoban Hessus écrivait : IXulla Phyllis nonnis est nosiris nianiniosior.
Les bruits les plus fâcheux ne tardèrent pas à courir sur <( le Réformateur » et bien qu'Erasme ait cru à tort que Catherine aA'ait accouché quinze jours après le mariage, cependant il est certain que Luther dut embrasser précipitamment le parti de la prendre pour
(i) àv/;p w; ijLiX'.Tra EÙ/sprî;, lettre à Camérarius, déjà citée, du 16 juin i525.
(2) Ursach und Aiitworl, etc.
(3) Non toutefois sous le même toit.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 237
femme, « afin de fermer la bouche aux bavards (i) » (( qui le meltent en mauvaise renommée à cause de la Bora (2) ».
a Même les siens pensaient mal » et Luther écrivait lui-même à Link, le 20 juin : « Le Seigneur, alors » que je n'y pensais pas, in a siibileinenl lancé dans le )) mariage avec Catherine de Bora, cette ancienne re- » gieuse (3). )>
Quatre jours auparavant, il avait dit à Spalatin ce mot si connu :
« Je me suis rendu si vil et si méprisé par ces » noces que j'espère que les anges riront et que tous n les démons pleureront. Le monde et les sages ne » comprennent pas encore l'œuvre de Dieu sainle et )) sacrée (le mariage) et en moi seul ils regardent cela » comme impie et diabolique (V . »
C'est ce que Luther appelait presque un miracle (mire conjecit me in malrimonium {Dominus). C'était un témoignage rendu à l'Evangile.
« Voici, écrivait-il à quelque temps delà, que j'ai )) attesté FEvangile non seulement par la parole, mais n par les actes, en prenant une nonne pour épouse, » au mépris de mes ennemis qui triomphent et crient )) lo ! lo ! Je ne voulais pas avoir l'air de reculer » quoique vieux (5) et inhabile, et je ferai, si je puis, » bien d'autres choses pour les attrister et affirmer » la parole divine. »
Enfin pour montrer comment cet homme parlait par plaisanterie, même des choses les plus tristes et
(1) EsDERS, Y, ll)Ô.
(2) Ibid., 197.
(3) De Wette, III, 3.
(4; Ibid., 18, E>DERs, V, 197. (5; Il avait 4a ans.
238 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
les plus scandaleuses, citons encore cette lettre à Link, un mois après le mariage dont nous venons de par- ler (i): u Bcne vale in Domino. Je suis lie et emprisonné » par Catherine et je suis couche sur la funèbre litière » (jeu de mot intraduisible : ich liège auj der Bore « [Bahre, litière]), c'est-à-dire je suis mort au monde. )) Ma Catherine (Catena, chaîne et Catherine) te salue » toi et ta Catherine {salulal le liiamqiie Calcnam » niea Catewi). )>
Franchement, après tant de grossièretés l'on par- donne presque au dominicain Cornélius Sneek d'avoir écrit, en i533, parlant dé Luther:
Tanlum effecil ille saxnnicus porciis, lit videamus, proh ! dolor, ncdiini sacerdoles et monaciias dira omnem padorein nabere {2). »
Si l'on veut voir comment les amis de Luther avaient bien pris le ton, il faut lire encore cette lettre de Amsdorf, plus tard évèquc luthérien de Is'^aumburg. A l'arrivée des religieuses enlevées, comme on vient de le dire, il écrivait : « Il nous en est arrivé neuf. Elles » sont belles, charmantes et toutes de la noblesse, parmi » lesquelles je n'en trouve aucune de cinquante ans. Je )) te garde la plus vieille, mon cher frère (il écrit à un » prêtre comme lui) pour être ton épouse légitime. » Mais si tu veux en avoir une plus jeune, alors tu » auras le choix parmi les plus belles (3). »
En vérité, Luther pouvait dire : J'ai rendu témoi- gnage à l'Evangile par la parole et par les actes. Il avait affirmé solennellement par sa conduite aussi bien que par son enseignement ces deux points qui ré- sument fidèlement toute sa doctrine :
(ij Lettre du 22 juillet iDao, de Wette, III, 10.
(2) Cité par De.mfle, m, note,
(3) Ibkl., i5.
LE -MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 239
I" La chastelé, la virginité est sans doute un grand don, mais elle n'est accordée à personne : elle est contre nature, elle est une tentation de Dieu, car il est aussi nécessaire à l'homme d'avoir une femme, que de satisfaire tout autre besoin indispensable à la vie.
2" Par suite, le mariage est nécessaire, et il est un acle purement physique, animal, extérieur, sans rien de sacramentel ou de divin, sans rien d'idéal ou d'élevé.
Ce second point est si fort dans la pensée de Luther qu'il va jusqu'à exiger le mariage de désir pour être sauvé, alors qu'aucune oeuvre n'est cependant néces- saire d'après lui (i). « C'<?.s/ chose terrible, écrit-il, si » un homme arrive à être Iroiivé mort sans femnje, à » moins qu'il ne soit sérieusement dans l'intention et la » disposition de se marier. De fait, que répondra-t-il » quand Dieu lui demandera : je t'ai fait homme, et » tu ne devais pas être seul, mais avoir une femme. » Où est la femme ? «
Yll
Les documents que nous avons apportés sont assez clairs, assez nombreux pour nous permettre de porter im jugement sur l'enseignement de Luther en ce qui concerne le mariage, et il est évident que ce jugement ne saurait être favorable.
Nous pourrions donc conclure cette étude, ainsi que les précédentes, en nous posant de nouveau cette ques- tion — ce qui est la résoudre — Luther nous appa- raît-il ici comme un Réformateur? Dans quel sens
(ij De \Vettj£, II, G76.
240 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
a-t il produit un mouvement? dans le sens du mieux? ou dans le sens du pis ?
Mais l'on nous arrête ici, et l'on nous dit : Luther n'est point coupable d'avoir conçu le mariage d'une façon aussi matérielle, aussi bestiale ; il porte l'ata- visme de ridée catholique antérieure !
C'est un historien protestant qui nous dit cela, le docteur Kolde, professeur d'histoire ecclésiastique à l'Université d'Erlangen. Parlant du conseil délivré par Luther au landgrave de Hesse relativement à la biga- mie, il écrit (i) : « Aucun chrétien évangélique (pro- » testant) n'approuvera ni même n'excusera ce mal- » heureux conseil... Visiblement le Réformateur » manquait — et cela était chez lui un héritage du ca- » tholicisnie — de vue profonde sur la véritable essence )) morale du mariage. »
Et il ajoute [i) : a Même chez Luther et, il faut le y> dire, chez tous les Réformateurs, il restait quelque » chose, sous ce rapport (du mariage) de la conception » du Moyen Age. A cette époque au moins (i 52 2 et » 1023), c'est toujours le côté sensuel du mariage, » auquel la nature contraint, qui constitue l'objet de » son appréciation. Que le mariage, par essence, soit » la société intime à'une personne avec une personne » et qu'ainsi, par essence, il exclue la pluralité, c'est » ce qui n'est apparu clairement ni à lui ni aux autres » réformateurs. De là vint qu'il ne trouva nulle part » dans l'Ecriture la polygamie interdite, mais au con- » traire il la vit autorisée par les patriarches de l'An- )) cien Testament... C'était une erreur grave, mais » une erreur qui ne provenait point, quoi qu'en aient
(1) Martin Lltueh, II, 488.
(2) Loc, cit., p. 196.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 241
» dit par calomnie ses adversaires d'autrefois et d'au- » jourd'hui, du « nouvel Evangile » mais, comme ^) on l'a dit, de la conception médiévale sur l'essence » da mariage. Un Augustin n'avait-il pas regardé la » polygamie comme permise dans des circonstances » données, parce qu'elle <( n'est pas contre l'essence » du mariage. »
Lé P. Denifle, qui apporte cette objection, y repond dans le sens que nous allons dire (i).
Si l'on veut faire, des idées de Luther, un fruit de l'atavisme catholique, pourquoi remarque-t-on une évolution dans sa manière de parler? Les textes que nous avons apportés établissent, en effet, que Luther n'aboutit pas aussitôt à son enseignement bestial sur le mariage. Si dès i5i5, ila découvert 1' « Evangile», ce n'est qu'en i520 qu'il raye le mariage du nombre des sacrements, et ce n'est qu'en 1021 qu'il entre ou- vertement en campagne contre le vœu de chas- teté.
Avant cette date, l'on ne trouvera pas d'obscénités dans son langage comme celles qui fourmillent ensuite sous sa plume. Il y a donc eu changement dans les idées de Luther. Au point de départ, ces idées sont conformes à l'enseignement catholique, au point d'arrivée, elles sont particulières à l'esprit du « nouvel Evangile ». Pourquoi et de quel droit ferait-on de ces dernières un fruit de l'atavisme du Moyen Age?
En fait, qu'est-ce que le Moyen Age a enseigné? L'on a discuté et l'on discute encore pour savoir si la polygamie est contraire au droit naturel primaire ou secondaire ou seulement au droit divin, mais il y a unanimité parmi les docteurs catholiques de tous les
(i) P. 275 et suiv.
46
242 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
temps pour affirmer que le mariage dans la nouvelle loi est absolument indissoluble et exclut totalement la polygamie. Pourquoi cela? C'est parce que, pour tous les docteurs catholiques, sauf peut-être Durand de saint Pourçain(f i333 , le mariage est im sacrement, c'est-à-dire une chose sainte, et grande, et sublime, en tant qu'elle représente, par l'union intime de l'homme et de la femme, l'union plus intime encore du Christ et de l'Eglise !
Ce seul rapprochement entre l'union conjugale et l'union du Christ et de TEglise. ne moutre-t-il pas combien la conception catholique du Moyen Age était éloignée au-dessus des répugnantes conceptions de Luther, qui, nous l'avons vu, traitait la femme comme une u vache de rapport ».
Si le conseil donné par Mélanchton à Henri VIII, et par Luther au landgrave de liesse en permettant la bigamie, était un fruit de l'atavisme catholique, com- ment se ferait-il que le pape Clément VII ne soit pas entré dans les petits plans du roi d'Angleterre? Com- ment se fait -il que le landgrave se soit vu menacé par les lois terribles relatives aux bigames, lois qui venaient en droite ligne de ce Moyen Age sur lequel on veut faire peser toute la responsabilité de cette tache inefla cable attachée à la « Réforme ? »
Quant à saint Augustin, que le D' Kolde apporte comme autorité dans son argument, il dit ce que tous les autres pères ont dit, à savoir que Dieu a toléré la polygamie chez les patriarches en vue de la multipli- cation du genre humain, mais que cette raison n'exis- tant plus, maintenant elle n'est certainement plus permise: mine ccrte non licet (i).
(ijDcbono conjmj.j c. xrn.
LE MARIAGE ET LA VIRGLMTÉ 243
Lorsque Kolde ajoute : « quelle étrange idée ce fut » chez Luther d'attribuer à la partie féminine la fonc- » lion de concubine pour enlever le mari aux troubles » de sa conscience ! A peine considère- t-on le tort fait » à la première femme ! Ici encore il est facile de re- » connaître un écho du mépris du Moyen Age pour les \> femmes d, il va certainement à l'encontre de tout ce que l'histoire nous ap[)rend sur les idées de ce Moyen Age si chevaleresque et si attaché, au contraire, au culte de la femme. N'est-ce pas même un lieu com- mun que de parler de cette haute influence de la femme auprès des chevaliers du Moyen Age, et encore une fois, les lois mêmes de l'Etat, calquées sur celle de l'Eglise, ces lois que le landgrave ne voulait violer qu'avec l'avis motivé de Luther, ne prouvent-elles pas, avec évidence, contre l'affirmation étrange de Kolde?
Le P. Denifle l'a bien pensé, car il écrit : « Je défie publiquement (le docteur Kolde de prouver qu'au Moyen Age la femme était peu appréciée ! »
La femme chrétienne au Moyen Age, avec son mo- dèle idéal qui était la Vierge bienheureuse. Mère de Dieu, pouvait- elle ne pas se relever de l'état miséra- ble où le paganisme l'avait presque partout rabaissée? En fait, l'honneur de la femme céleste qui était Marie passa à la femme terrestre, suivant un beau mot de Henri Suso, et grâce à l'Eglise et sans doute aussi aux traditions des peuples germains, le sexe faible a été considéré dans la législation comme égal à l'autre en honneur et en dignité.
Luther lui-même a d'ailleurs pris soin de nous avertir qu'il s'écartait de l'enseignement des Pères en ce qui concerne le mariage : « Les Pères de l'Eglise, » dit-il, ont débité bien des absurdités sur le moriao-e : » il n'est pas jusqu'aux plus grands saints^ jusqu'à
244 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» saint Jérôme et saint Augustin, qui ne se soient )) laissé tromper par les apparentes perfections du cé- » libat, cette grande rouerie du papisme (i). »
VIII
Mais, nous dira-t-on, si l'Eglise n'est pas responsa- ble directement des grossièretés de Luther, n'en est- elle pas indirectement la cause?
En élevant l'état de continence au-dessus du ma- riage n'a-t-elle pas déprécié ce dernier et préparé ainsi la réaction de Luther? Que cetle réaction ait dépassé les bornes^ c'est possible, mais elle n'en est pas moins légitime.
Ce qu'il y a de bon dans cetle réaction est le mérite de Luther, et ce qu'il y a d'excessif est la faute de l'Eglise qui par son opposition a forcé ce caractère impétueux, ce génie puissant et exubérant à sortir de la mesure et à forcer sa thèse.
De la sorte, l'objection du D' Kolde reparaît sous une autre forme. Car l'Eglise n'a déprécié le mariage
fij Cite par D(Jllinger, II, 4i5. — Mauscach a réfuté une fois de plus la légende (( du mépris des Pères pour la femme » dans : Allclu-islliche iind moderne Gedanlcen iiber Fraucnbcruf, Mimsler (igo6), p. 7-5a. L'une des dernières attaques à ce sujet du côté protestant est venue de Mùller J., dans : Das setucUe Lcben der chrisllichen KiiUarvôlker, Leipzig, igo4.
L'auteur y formule ce reproche : « Jérôme compare le mariage à la fange » (p. 48).
Or, ainsi que Kocii l'a fait remarquer (Theolor/isclie Qaartals- cJirift, 1906, ^6']), cette affirmation repose sur une erreur. Saint Jérôme a dit : « La virginité c'est le pain de froment de la plus fine fleur de farine, le mariage c'est le pain d'orge ; la fornica- tion c'est le fumier ! (Adv. Jovinian., Migne, 28, 219).
LE MARIAGE ET LÀ VIRGINITÉ 245
que parce qu'elle regardait comme grossière la vie conjugale. C'est donc qu'elle avait une idée basse du mariage, et c'est encore cette idée, exagérée, mais analogue, que nous retrouvons chez Luther.
De graves autorités historiques — chez les protes- tants — se sont faits les échos de celte accusation (i). C'est par exemple Ritschl qui écrit : « Le christia- nisme catholique a son idéal de vie dans le « Mona- « chisme, dans l'accumulation des œuvres cjai dépas- » sent la loi commune de Dieu : la pauvreté, la chas- » teté, Vohéissance. Par ces vertus l'on atteint, prétend- » on, la destination surnaturelle indiquée aux hommes » par le christianisme, et non prévue dans sa création )) primitive. L'on entre ainsi dans la vie des anges ; » L'état monacal ainsi entendu est la perfection chré- » tienne (2).
(( Dans le concept catholique du christianisme, le (( monachisme étranger au monde est considéré » comme la vraie, parfaite vie chrétienne, et l'on a mis » complètement en seconde ligne le christianisme sécu- )> larisé des laïques, auquel on réserva d'être réglé » passivement au moyen des sacrements 3). »
Toutes ces idées, essentiellement fausses, sont en circulation parmi les protestants depuis la Confession d\4u(/sbour(j, rédigée par Mélanchton en i53o. L'on ne veut pas savoir que le catholicisme n'a qu'un idéal pour les laïques aussi bien pour les religieux et les prêtres : la charité; qu'il regarde le sacerdoce sécu- lier comm.e supérieur hiérarchiquement à la vie reli- gieuse et qu'il regarde la pauvreté, la chasteté et
(1) Cf. Dexifle, 2^0 et suiv., nous résumons ici la discus- sion.
(2) Gescliichte des Pletisinus, 1, 38.
(3) Ibid., p. i3.
246 LUTHEll ET LE LUTHÉRANISME
l'obéissance comme des conseils que tous, dans le ma- riage ou en dehors du mariage, ont à pratiquer, cha- cun suivant sa mesure.
Les historiens protestants affectent de mal inter- préter cette expression d'élat de perfcclion appliqué par les auteurs catholiques à la vie religieuse. Us ne veulent pas comprendre que ce mot ne signifie pas que l'état monacal est la perfection, car encore une fois la perfection consiste dans l'amour de Dieu et dnprochain, mais seulement que dans cet état l'on s'oblige par vœu à tendre à la perfection de la charité, au moyen des conseils évangéliques : la pauvreté, la chasteté et l'obéissance. Ces derniers ne sont que des moyens des- tinés à écarter les grands obstacles qui s'opposent à la charité.
La confusion de ces grands principes est le fruit d'une perfidie de Luther qui a dit : « Un autre prin- » cipe de leur perfidie (des moines) est la distinction )) qu'ils font de la vie chrétienne en état de perfection » et état d'imperfection. A la masse du peuple ils » donnent l'état d'imperfection et à eux-mêmes l'état )) de perfection (i). »
Or, ceci est un pur mensonge de Luther. 11 n'y a pas d^état d'imperfection dans le christianisme, et saint Thomas, par exemple, distingue ainsi les deux façons d'aimer Dieu et le prochain : « Il y a deux manières, » dit-il, l'une suffisante au salut, et c'est l'amour de » Dieu et du prochain avec son bénéfice et sans perte » personnelle... l'autre est la voie de perfection, » comme d'aimer son prochain à son propre détri-
» ment Quia duplex est dilectio proximi, scil. di-
» lectio sccun'him viam communem et dilectio perfec-
{i) An. i52i, NVeim., YIII, 584.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 247
» tionis. )) Ces paroles sont le commentaire du mot de l'Evangile : si vis pcrfectas esse, vade, vende omnia quse hahcs et da paiiperibm, et veni scquere me ( i).
Mais l'état de perfection, loin de s'opposer à l'état cominiui, comme à l'imperfection, le suppose et le renferme. L'un est constitué par l'accomplissement des préceptes, l'autre est constitué aussi, essentielle- ment, par l'accomplissement des mêmes préceptes, et ])Our arrixer plus facilement à ce but, il y joint l'ac- complissement des conseils, auxquels il s'engage par vœu.
C'est donc un mensonge de dire avec Luther qu'en entrant dans l'état monacal, on renonce aux préceptes, on apostasie la foi, on veut trouver la perfection non plus dans la foi ou l'amour, mais dans la chasteté.
C'est un autre mensonge de dire que l'Eglise dé- précie le mariage en lui préférant la virginité.
Et cependant les protestants ne veulent point re- venir de celte idée. T/historicn ILirnark, par exemple, pose en principe que pour les catholiques, le moine est (( le vrai et très parfait chrétien », que le mona- chisme i',s7 la vie chrétienne (2), en sorte que la Ré- forme a eu raison d'établir que c'était une témérité de « s'obliger à Vascélisme par un vœu émis pour toute » la vie (3) » .
Mais jamais l'Eglise n'a enseigné cela. Non, le moine n'est pas le parfait chrétien, mais un homme qui s'oblige à tendre à la perfection, laquelle est la même pour tous : la charité.
Sur quelle base historique prétend-on asseoir la thèse que nous combattons?
(i) Mat., XIX, 21.
(3) Das Monchtum, Glessen, igor, p. 6.
(3) Das Wesendes Chrislenlums, p. 180.
248 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
D'après Ilarnack, d dans la grande réforme des » moines de Gluny et de leur puissant pape (Gré- » goire VII), le monachisme occidental soulève pour » la première fois la prétention décidée de passer pour )y le règlement chrétien de vie de tous les fidèles » adultes et de se faire reconnaître comme tel... Le » monachisme (d'après la doctrine catholique ou au » moins celle des moines de Cluny du xi" siècle) est la » forme suprême du christianisme. »
Quand il serait prouvé que le pape Grégoire VII ait été moine de Cluny, et non pas bénédictin romain, comme le pensent de bons historiens avec le P. Gri- sar (i), rien ne serait moins exact que de prétendre que dans son travail de reforme du clergé séculier dé- voré par ces deux grandes plaies : la simonie et le con- cubinage, il ait voulu amener tous les fidèles adultes à embrasser la vie monacale.
Il est bien vrai que le grand Pape lutta avec énergie pour faire observer par le clergé, cette obligation du célibat qui devait sembler si dure, quatre siècles plus tard, aux prêtres défroqués et apostats qui furent les chefs de la Réforme.
Mais cette obligation était-elle une invention du mo- nachisme de Cluny, ou une loi très ancienne de l'Eglise, dont les traces pouvaient être suivies avec certitude jusqu'au concile d'Elvire sept cent quatre- vingts ans avant le pape Grégoire VII (2) ?
Est-ce que tous les grands Papes et Pères de l'Eglise d'Occident, Sirice, Innocent I, Ijéon le Grand, Gré- goire le Grand, Ambroise, Augustin, Jérôme, n'avaient pas montré le chemin au futur réformateur du xi" siècle,
(1) CiviUn Catt., iScjS, III, 2o5.
(2) Voir à ce sujet la belle étude de Vaca^daud dans : Eludes de critique et d'Hisl. reVuj, (igoS), p. loi.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 249
le moine Hildebrand, devenu le successeur de Pierre, sur ce siège qui a toujours été le gardien de la disci- pline dans l'Eglise comme du dogme et de la morale? Peut-on dire après cela que Grégoire YII a cherché à donner la vie monacale comme modèle de vie chré- tienne à toute la chrétienté ? Peut-on affirmer que lEglise, en élevant la virginité au-dessus du mariage, a fait de ce dernier quelque chose d'à peine toléré, tandis qu'elle met tout son idéal dans la continence?
XI
lin résumé, pour légitimer l'œuvre de Luther, en ce qui regarde le mariage, il faudrait pouvoir établir que l'Eglise avait défailli sur ce point de doctrine et qu'elle avait modifié peu à peu l'enseignement même quelle avait reçu de son fondateur et des apôtres.
Or, ouvrons les épîtres de saint Paul, à ce passage célèbre de la première lettre aux Corinthiens fi) : « Pour ce qui est des vierges, je n'ai pas de comman- » dément du Seigneur, mais je donne un conseil, comme » ayant reçu la grâce d'être fidèle. »
L'Eglise dit encore la même chose. Elle ne fait à personne un précepte de la continence, mais elh en donne le conseil, et si elle exige le célibat de ses prêtres, par contre elle n'oblige personne à entrer dans le sacerdoce.
« Celui qui n'est pas marié, dit saint Paul, a souci )) des choses du Seigneur ; // cherche à plaire au Sei- » (jneur. »
Voilà l'idéal ! Ce n'est pas d'être continent, qui est
(l) Ch. VII.
250 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
l'idéal. Non, cesl de plaire au Seigneur en accomplis- sant ces deux grands commandements : Tu aimeras ton Dieu de toute ton âme, de toutes tes forces et de tout ton esprit, et tu aimeras ton prochain comme toi- même.
La continence, l'état do célibat embrassé dans un but religieux, c'est un moyen d'arriver à plaire au Seigneur en écartant les obstacles qui pourraient en détourner.
L'Eglise a toujours enseigné cela, et l'enseigne en- core.
Et Luther qu'en dit-il? « C'est une chose terrible » si l'on vient à mourir sans femme ! Car Dieu te dira : » Où est ta femme? » « L'homme ne peut se passer » de femme, ni la femme d'homme... pas plus qu'on » ne peut se passer de manger, de cracher, pas plus » qu'on ne peut arrêter sa m ou son urine ! »
Voilà ce que Luther n'a pas rougi d'écrire vingt fols!
Comment, après cela, est-il encore nécessaire de dis- cuter ?
« La femme, celle qui n'a pas de mari, dit encore )) saint Paul, et la vierge ont souci des choses du Sei- » gneur, afm d'être saintes de corps et desprit, mais » celle qui est mariée a souci des choses du monde, » elle cherche à plaire à son mari. »
L'Eglise a toujours enseigné et elle enseigne encore cela. Bien plus,elle a enfanté de son sein toujours fécond, des légions de saints et de saintes qui ont appliqué et pratiqué celte doctrine, et au moment même où Luther parlait, elle portait dans ses bras maternels une Thé- rèse d'Avila, après avoir eu une Catherine de Sienne, une Brigitte et tant d'autres !
Et Luther, que dit-il ? a La femme est faite pour le
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 251
» mariage ou la fornication ! *> « Peu importe qu'elle » meure en enfantant, elle est faite pour cela ! »
Voit-on ici le langage et l'œuvre d'un Réformateur?
iS 'est-ce pas bien plutôt d'un apostat (i) ?
Et saint Paul conclut : Ainsi, celui qui marie sa fille fait bien, el celai qui ne la nvirie pas fait mieux ! »
C'est encore textuellement la tliosede rEglise. C'était celle de saint Jérôme contre Jovinien, cet ancêtre de Luther, contre Yigilantius, (( cet Epicure de l'Eglise », comme il l'appelle, et contre Ilelvidius. C'était la thèse du pape Sirice qui condamna Jovinien en 3(jo et de saint Amhroise qui fit de même à Milan. Le « chris- tianisme catholique » n'a pas dévié de la voie que lui ont ouverte, après saint Paul et le Christ lui-même, ces grands docteurs. Le d christianisme évangélique » peut-il en dire autant ?
Nous admettons que la virginité est un état plus parfait que l'état du mariage, parce que l'Ecriture le dit et que toute la 'rradition l'affirme, et nos raisons sont précisément celles de l'Ecriture et de la Tradition. Mais nous admettons aussi que Vétat du mariage est bon, et même qu'on entre dans cet état par quelque chose de plus saint et de plus grand que dans l'état de virginité ; car le mariage est un sacrement et le vœu de virginité n'en est pas un. C'est ime absurdité — et lorsque l'on ne donne aucun commencement de preuves, c'est une déloyauté — de dire que l'Eglise tolère le mariage, ou qu'à une époque donnée de son histoire, elle a voulu faire de l'état monacal « la vie chrétienne » u le règlement de vie imposé à tous les fidèles ». Il est vrai que l'on ajoute. — ce qui corrige
Ç[,i On trouvera peut-être un peu vif le ton de cette discus- sion, le lecteur jugera si le sujet ne l'exige pas que trop !
252 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
l'expression non sans impliquer une contradiction dans le langage de l'écrivain — que le monachisme fut seu- lement la vie suprême, ce qui pourrait avoir un sens acceptable.
Pour tous les docteurs catholiques, sans exception, le mariage est saint, non à cause de l'union charnelle qu'il constitue, mais par rapport au Christ et à l'Efjlise, comme leditsaintPaul(i), dans une phrase qui insinue, d'après le Concile de Trente, le caractère sacramentel du mariage, c Mais, dit encore l'Eglise, avec saint » Paul, aimez vos femmes comme le Christ a aimé )) VErjUse et s'est livré pour elle... C'est ainsi que les )) maris doivent aimer leurs femmes, comme leurs » propres corps... Que les femmes soient soumises à » leurs maris, comme au Seigneur, car le mari est le » chef de la femme, comme le Christ est le chef de » l Eglise (2). »
Aoilà ce qui fait la grandeur et la sainteté du ma- riage : c'est qu'avant d'être une union purement char- nelle et matérielle, il est une union sacramentelle, symbole de l'union du Christ avec l'Eglise, une union d'âmes et d'esprits sanctifiés par la grdce. C'est la pensée que les époux doivent porter dans toutes leurs relations, et c'est le moyen pour eux de faire fructifier pour le ciel tous leurs actes, sans aucune exception.
C'est précisément celte haute conception de l'union conjugale qui a fait que l'Eglise a toujours regardé, dans la nouvelle Loi, la polygamie comme interdite de droit divin, sinon de droit naturel^ et c'est pour cela aussi qu'elle a défendu le f/à'o/T^ qui détruirait la pu- reté du symbole exprimé par le mariage relativement (I au Christ et à l'Eglise ».
(i) Eph.. V, 32. (2) Ibidem.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 253
Et Luther adniet-il ces deux points : le mariage est bon et la virginité est meilleure ?
Nous répondons sans hésiter : il n'admet ni l'un ni l'autre. Mais, dira-t-on : n'a-t-il pas toujours affirmé que la virginité est un don excellent ?
Peut-être, mais en tout cas, d'après lui, c'est un don pralujiienwnt nul, parce qu'il n'est accordé que par miracle, en sorte que c'est tenter Dieu que de lui de- mander la virginité.
Est-ce là conserver le sens des paroles de saint Paul?
Quand celui-ci dit : (( Celui qui ne marie pas sa fille,/»:/// mieux », a-t-il intention de poser un cas théorique^ ou pour mieux dire, chimérique? Veut-il dire que ce don de la virginité ne doit être l'objet d'au- cun effort, d'aucune lutte glorieuse et féconde? Ou plutôt indique-t-il un chemin où quelques chrétiens et chrétiennes devront dans tous les temps s'engager, avec prudence sans doute, mais avec la confiance que s'iis ne peuvent, par eux-mêmes, triompher des ten- tations inévitables et nécessaires — ce que l'Eglise enseigne comme certain — du moins ils pourront avec la grâce, avec une grâce que Dieu met toujours à leur portée au moyen de la prière, garder jusqu'à la mort le vœu par lequel ils se sont engagés à tendre à la per- fection?
C'est ainsi que l'a compris le « christianisme ca- tholique ». Il n'admet pas que la chasteté parfaite soit un don en face duquel l'homme n'a qu'à rester passif, mais au contraire qu'il faut lutter et parfois même lutter sans cesse pour conserver ce don précieux. C'est que pour nous, comme pour saint Thomaset saint Au- gustin, il y a une grande différence entre sentir et consentir. Sentir les mouvements charnels est indépen- dant de la volonté, y consentir est autre chose. Mala
254 LUTHEK ET LE LUTHÉRANISME
desideria snrgunt, dit saint Augustin, sed noli ohedire ! Mais le don de chasteté n'est pas diminué, tout au con- ti-aire, par cette nécessité de la lutte, qui ennoblit l'homme et le foitifie. Rien n'est beau, rien n'est grand comme de livrer courageusement et sans laiblir :
Ces coniljats douloureux dont gémit le vainqueur !
La plupart des auteurs mystiques enseignent que la tentation charnelle est un des moyens que Dieu emploie pour éprouver les âmes les plus élevées en j sainteté (i).
S'il en est ainsi, il y aurait bien peu d âmes appe- lées à la continence, au dire de Luther. Car, d'après lui, si tu as fait vœu de chasteté, tu ne l'as fait qu'en sous-cntendant le cas de non-impossibilité. Et si tu éprouves un mouvement charnel, c'est un signe in- faillible que Dieu ne t'a pas accordé le don excellent de la virginité. Garde-toi inen surtout dans ce cas de prier Dieu pour qu'il te défende contre la tentation, car : lu tenlcs certainement Dieu avec ta prière, puisque c'est tenter Dieu que de lai demander secours quand il a établi un moyen régulier de sortir de la dif- ficidté. Or, ce moyen est ici le mariage.
Si, toutefois, tu peux rester dans l'état de conti- nence, sans éprouver aucun désir^ aucune tentation, aucun mouvement charnel, ce qui serait un miracle, alors tu peux croire que tu as reçu le don excellent de viiginité, quoique, peut-être, tu seras encore coupable d'avoir manqué à ce commandement /îo.s'//// : Croissez et multipliez-vous. En effet, dh Luther : « 11 est un » grand nombre de personnes, je dirai même que c'est
(i) Cf. TissoT, T7t> inlérieurc siiiipUfirc, Beauchcsnc, Paris, i0o3, p. 327.
LE MARIAGE ET LA VIRGINITÉ 255
» le plus grand nombre, qui tout en regardant le ma- )) riage comme un acte louable et conforme à la loi di- » vine ne le jugent cependant pas comme ohligfiloirc, 1) s'y engagent ou s'en abstiennent conséquemment à » leur gré, comme si la loi n'était pas formelle et inipé- )) raliue à cet égard ; mais de même que c'est une loi » positive et riijoarensemenl obligatoire que celle qui I) nous dit : Tune tueras point (i), tu ne commettras » pas d'adultère, ainsi et bien plus encore, c'en est une » que celle qui nous ordonne de vivre dans le mariage, » d'avoir un liomme ou d'avoir une femme (2). »
Peut on dire sérieusement après cela que Luther regarde encore pratiquement la continence comme un grand don et comme meilleure que l'élat du mariage?
Mais au moins, dira-t-on, il admet le second point de la doctrine de saint Paul, à savoir que « celui qui )) marie sa i\\\e fait bien », c'est-à-dire que le mariage est bon et conforme à la loi divine, bien plus, il est même obligatoire.
Notons tout d'abord qu'il est étrange d'entendre Luther parler ici d'obligation, alors que, d'après ses principes, la liberté évangélique s'oppose à toute obli- gation, comme le Christ s'oppose à Moïse.
Mais Luther va plus loin encore, et il admet que l'acte conjugal est un péché !
Il écrit en effet, en i52i, dans son ouvrage sur les vœux monastiques : (( Dieu n'impute pas aux époux » l'accomplissement du devoir conjuga], rjui cependant, » d'après le Psaume l (u. 7), est un péché et qui en je- » tant en pleine frénésie ne se distingue en rien de
(i) Comme exemple de loi positive, celui-ci est mal choisi, car rien n'est plus négatif que cela : Tu ne tueras point. De même pour le second cas.
(2) Cité par Dulli.ngeu, II, !^^i), noie.
256 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» Vadiilthre el de la fornication, si l'on garde l'ardeur » et la mauvaise concupiscence. Ceci arrive toutefois » par la miséricorde divine, puisqu'il est impossible de » faire autrement, alora même qu'on y est obligé (i). »
Nous reconnaissons ici 1 un des principes de Luther : c'est que l'homme peut être obligé à l'Impossible !
L'année suivante, il dit encore : « Malgré l'éloge de » la vie conjugale, je ne veux pas avoir concédé à la » nature qu'il n'y ait là aucun péché, mais je dis : )) que la chair et le sang y entrent corrompus par » Adam, conçus et nés dans le péché (Psaume l, 7) et » que lacté conjugal n'a janiais lieu sans péché, mais » Dieu pardonne par grâce, parce que l'ordre conjugal » est son œuvre et maintient même au milieu du péché » tout ce bien qu'il y a semé et béni (2). »
En 1623, même idée : « La nature gâtée, pleine de » mauvaises tendances, ne peut accomplir sans péché » cette bénédiction (3). »
Et il dira plus tard encore : « Dieu couvre les péchés )) sans lesquels les époux ne peuvent être. »
Qu'on ne dise donc pas, avec R. Eger, que l'Eglise a toléré le mariage, mais qu'on dise cela de Luther, et ce sera vrai. Car si l'acte conjugal n'est jamais sans péché, tout au plus peut-on le tolérer, parce qu'entre deux maux il faut choisir le moindre, en sorte que si l'uri dont parle saint Paul est un mal, le nubere n'est meilleur que parce qu'il est moins mal.
On comprend qu'avec de telles idées, Luther ait pu écrire : « Si tu fais attention à l'union charnelle et que » tu tournes ensuite les yeux à l'union extérieure, entre » la vie conjugale et la vie de fornication il n'y a pas de
(i) Weim., VIII. 654.
(3) Sermon déjà cité (iSaa), Eulakge\, XX, 87.
(3) Weim., XII, iiA-
LE MARIAGE ET LA VlRGIN'ITÉ, 257
t> différence. Ce sont choses voisines et il paraît » presque identique que l'un ait une femme et l'autre » une prostituée (i). »
On voit ce qu'il faut penser de ces affirmations de Gottschick : « L'acte conjugal, d'après la doctrine chré- » tienne, est ignominieux parce qu'il est égal à la pros- » titution (2). »
Sur qui tombe cette accusation: sur le « christianisme catholique » ou sur le « christianisme évangélique « ? sur l'Eglise ou sur Luther ?
Il semble qu'aucune hésitation n'ait pu être possible, et cependant Gottschick ajoute : c En opposition au » mépris religieux et mondain du mariage, Luther s'est » attaché à la défense de lapleine moralité de l'état con- » jugal, et en même temps il l'a placé dans une lumière » toute nouvelle. »
C'est tout le contraire de ce que nous avons trouvé sous la plume du docteur Kolde, suivant lequel, Lu- ther, grâce à Fatavisme catholique, n'aurait jamais pu arriver à concevoir ce qu'il y a de hautement moral dans le lien du mariage.
Il faudrait pourtant s'accorder et nous dire, si, oui ou non, Luther a corrigé et « réformé » la doctrine chrétienne et dans quel sens.
Et quand on voudra examiner la question sans pré- jugé et d'une manière tant soit peu objective, en regar- dant non point les mensonges de Luther qui a cherché à attribuer à l'Eglise toutes sortes d'insanités sur le mariage, mais en considérant les enseignements et les actes, de part et d'autre, il ne sera douteux pour personne que Luther, sur ce point comme sur tous les
(i; Erla>"ge\-, XVIII, 370.
(2) Realencjclopâdie, Jiir proU'Slantische Theol., \. 191.
17
258 LUTHEK ET LE LUTHÉRANISME
autres, a suivi les égarements de la passion, qu'il a obéi aux emportements de son caractère violent et sans frein, et qu'il a modelé son enseignement non point sur des raisons d'exégèse ou de hautes considérations morales, mais sur son caprice et les exigences de son tempérament sans équilibre (i) !
(i) Encore une fols, on trouvera peut-être ce jugement un peu sévère. Mais n'est-il pas juste? Au lecteur d'en décider après les faits et les documents ci -dessus raj)portés.
HLilTlÈME ÉTUDE
L EGLISK ET L ETAT DANS LA DOCTRINE DE IXTIIER
SoMMAir.E. — Inccrliludcs de LulluT sur la notion d'Eglise.
— I. En i5i6, l.ullicr condamne les hérétiques, comme opposes à l'Eglise ; — nécessite de l'obéissance; — d'une mission. — 11. Luther menace d'excommunication se retourne contre le Pape (i5i7). — L''Eglise invisiijle. — Luther prétend parler au nom de Dieu. — Cependant il ne veut pas être héré- tique ( iSig). — En 1021, il brise avec Rome et allègue une Révélation. — IIL Manifeste à la noblesse d'Allemagne, août iSao; — haine contre Rome ; — Vodiuin Papœ, premier prin- cipe de Luther ; — théorie du sacerdoce universel. — Ré- volte de Mûnzer. — Luther se réfugie dans la Césaropapie. ■ — • IV, Luther a-t-il introduit la tolérance ? — R a restreint le pouvoir séculier... quand il en était menacé. — V. Mais il l'a étendu quand il lui était favorable. — Origine du principe : rnjus rcgio, Itiijus relifjio. — L'inspection Jen Saxe. — \'J. Comment Luther entendait la liberté religieuse : pour lui, pas pour les autres. — Vil. Luther condanme la répression des hérétiques en iSao ; — en laaG, il devient féroce contre eux.
— Consultation de i53o ; — devoir de l'autorité civile. — Luther blâme la tolérance des catholiques Suisses (i53i). — VIIL Un seul principe est resté stable chez Luther après iSao : /« haine du Pa[ye !
L'àinc de Luther, nous l'avons dit, fut tourmentée pendant toute sa vie de remords et d'angoisses. Em- porté d'aJjord par la violence de la passion et par les
260 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
exigences de plus en plus impérieuses de son état in- térieur toujours si pénible, enivré par le succès qu'ob- tint tout d'abord son enseignement, il fut poussé de proposition en proposition, entraîné d'une démarche à une autre, sollicité en sens divers parles impressions changeantes de sa nature impétueuse et par le mou- vement des circonstances.
Et quand, enfin, il put se ressaisir dans la solitude de la Wartbourg, il fut effrayé du chemin parcouru, et il lui fallut s'expliquer sa position à l'égard de l'Eglise qui l'avait condamné et rejeté de son sein. Ce dogme de l'Eglise, il fallait l'accommoder aux faits écoulés et aux théories mises en avant jusque-là.
Cette question, grosse de difficultés, se dressait de- vant les yeux du Réformateur et il était urgent d'y répondre.
D'ailleurs ses adversaires prirent soin de lui répéter toujours cet argument qui s'enfonçait dans le cœur de Luther et y provoquait de pénibles retours sur lui- même : l'Eglise ne peut tomber dans l'erreur, or, nous sommes l'Eglise, donc nous avons la vérité, et vous, luthériens, vous n'êtes que des hérétiques. Luther n'est jamais complètement sorti de cette objection qui était en fait irréfutable (i).
Nous allons, dans cette étude, retracer le mouvement de sa pensée et nous le verrons prononcer dans ses premières sentences la condamnation de son attitude postérieure, puis tomber dans une incertitude acca-
(i) M. G. GoY.vu a fait ressortir avec force, l'antinomie in- soluble qui existe au fond du protestantisme, obligé d'être une Eglise, s'il Aeut être une religion, et incapable de réaliser une cohésion sans le secours de l'Etat, puisqu'il a un principe inté- rieur d'éparpillement : le libre examen. V Alleiiuujne religieuse, le protestantisme, p. xiv et suiv.
l'église et l'état dans la doctrlne, etc. 261
blante sur l'idée de l'Eglise. Dans une seconde partie^ nous montrerons par quelle voie il parvint à l'idée qui pesa tant sur les siècles suivants d'une Eglise d'Etat et nous aurons, à ce propos, à examiner ce qu'il faut penser de ses sentiments sur la tolérance religieuse et la liberté de conscience, qu'on lui fait parfois l'honneur d'avoir découvertes.
Jiislilia aiileni Dei per fidem (Rom., m, 22) : « La » foi au Christ, par laquelle nous sommes justifiés, » n'est pas seulement envers la personne du Christ, )) mais envers tout ce qui vient du Christ et c'est pour- » quoi les orgueilleux et les hérétiques se flattent vai- )) nement et se complaisent à penser qu'ils croient au » Christ, alors qu'ils ne croient pas à ce qui vient » de lui... Ainsi les hérétiques confessent — et s'en » font gloire — qu'ils croient au Christ en ce que les » évangiles nous disent de sa naissance, de sa passion, » de sa mort, etc. ; mais ils ne croient pas aux choses » qui sont de lui. Et quelles sont-elles ? C'est l'Eglise, » et toute parole , qui sort de la bouche d'un Prélat de » l'Eglise ou d'un homme bon et saint, est la parole du » Christ, qui a dit : Qui vous écoute, m'écoute. Ainsi » donc, à ceux qui se soustraient à l'autorité des supé- » rieurs ecclésiastiques, qui ne veulent pas entendre leur » parole et cherchent à suivre leur propre sentiment, » je demande : comment croient-ils au Christ.'^ Est-ce Il parce qu'ils croient qu'il est né et qu'il a souffert ? )) Et ils ne croient pas à son enseignement ? Le Christ » est donc divisé, puisqu'ici ils croient en lui et là ils » refusent d'obéir? Non, mais ainsi ils rejettent le
262 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» Christ tout entier, car on ne peut le confesser et le «renier tout ensemble... C'est por.r'juoi le Seigneur » dit (Math., iv; : Ce n'est pas de pain seulement que )) l'homme vit, mais de toute parole qui sort de la » bouche de Dieu. Quelle est la bouche de Dieu ? . » Celle du Prêtre et du Prélat... Mais pourquoi dit-il : » à toute parole ? Parce que si Ton rejette une seule » parole, l'on cesse de vivre dans la parole de Dieu, » parce qu'en toute parole le Christ est tout entier et )) tout entier dans chacune (i). »
A l'époque où Luther écrivait ces lignes, il avait trente-trois ans et se trouvait donc en pleine maturité. Il avait déjà découvert son principe de la justification par la foi seule, mais non pas celui de la certitude du salut. A cette date cependant, il professe une grande soumission à l'égard de l'Eglise, qu'il regarde comme l'œuvre du Christ et dont chacune des paroles est pa- role de Dieu. Il attaque la prétention des hérétiques, toujours prêts à afhrmer qu'ils croient au Christ^ alors qu'ils rejettent l'autorité établie par lui : celle de l'Eglise. Cette insoumission et cette opiniâtreté est un signe infaillible d'erreur pour Luther : « Ceux qui sont )) conduits par l'esprit de Dieu, dit-il dans le même » ouvrage, sont les hommes de sentiment et d'opinion )) docile (flexibilis) que la droite de Dieu dirige mer- » veilleusement oi^i ils ne veulent pas... Et ils s'aban- 0 donnent avec pleine résignation à cette direc-- » tion (2). ))
Mais comment Dieu les conduit-il ? par les supé- rieurs. Et sans doute l'esprit propre se révolte et (I pousse les hommes à s'opposer aux supérieurs, par
(i) Corn, de VEp. aux Rom., fol. i3o el i3i (De:<ifle, 467). (2) Ibkl., fol. 2^7 (Demfle, 763).
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 263
» la parole et l'inlerventioiidesquelsDicii nous manifeste )) sa volonté {i) ». u Celui qui ne cède pas et ne songe » pas toujours qu'il se trompe, en celui-là vit encore )) certainement le vieil Adam et le Glirist n'est pas en- » cox'e ressuscité en lui (2). »
A cette époque, Luther prenait donc nettement po- sition contre les hérétiques et il leur reprochait l'en- têtement et l'insubordination.
« Les hérétiques, disait-il l'année précédente fi5î5), >) s'élèvent comme des rebelles contre l'Eglise. Ils font » tout plutôt que d'obéir, en quoi ils sont ce qu'il y a » de plus rebutant (3). »
Parlant déjà en i5i4 de différentes sectes anciennes, il écrivait : « Les Ariens et tous les hérétiques sont » fiers de leur sagesse et de la vérité de leur enseigne- » ment contre l'Eglise catholique. Ils s'en glorifient » avec orgueil et méprisent les autres (V)- »
L'orgueil et l'entêtement, voilà donc bien les marques distinctives de l'hérétique.
Que faut-il maintenant pour ne l'être pas ? Que faut- il pour pouvoir affirmer que l'on parle au nom de Dieu ? Luther va nous le dire : // faut une mission : « Avant toutes choses, écrit-il en i5i6 (5), il faut que » celui qui enseigne soit envoyé comme Jean (Bap- » tisle). Et cette mission se reconnaît quand elle est » prouvée par des miracles et par le témoignage du » ciel, comme pour les apôtres, ou quand elle s'appuie » sur une autorité confirmée de la sorte parle ciel, de
(i) Ibid., 248. (2) IbuL, 281.
I 3) Weim., IV, 346. Ailleurs il les apjjelle : hoinines menle cor- rupti (i5i6) (Denifle, 768].
(4) Weim., IV, 98.
(5) Coin, ad Rom., fui. 235 (DEMFr.E, 62S, note).
264 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» façon que l'on prêche dans une humble soumission )) à cette même autorité, toujours prêt à s'en tenir à » son jugement et à dire ce qu'elle ordonne et non ce » qui plaît ou ce que l'on invente. Ceci esl le trait in- )) vincible qui frappe les héréliqaes, car ils prêchent » sans le témoignage de Dieu ou de l'autorité confirmée » par lui, de leur propre mouvement, sous l'apparence » de la piété. Le prophète Jérémie (xxni) a dit » d'eux : Ipsi ciirrehant et ego non niiltebani eos ; et » cependant ils osent dire : nous serons sauvés, parce » que nous invoquons le nom de Dieu. Nous l'invo- » quons parce que nous croyons. Nous croyons parce » que nous comprenons, Nous comprenons parce » que nous prêchons. Mais ils ne peuvent dire cela : » nous prêchons parce que nous sommes envoyés. » Voilà le point capital ! Et c'est là que sont toute la » force et le salut, sans quoi tout le reste est faux, bien » qu'ils n'y songent pas. C'est pourquoi l'Apôtre » Rom., i), de peur qu'on ne crût que l'Evangile était « entré dans le monde par un homme, le recommande » magnifiquement en disant : qu'il a été promis long- » temps avant d'apparaître et n'est pas d'invention ré- » cente ; ensuite il a le témoignage non d'un seul, » mais d'une foule de prophètes de Dieu ; non seule- » ment par le moyen de la parole, mais encore par les » Ecritures saintes. L'hérétique doit apporter un seni- » hlahle témoignage de sa doctrine et de son hérésie. » Quil dise quand sa doctrine a été promise et par gai; )) ensuite par quels Itérants et dans quels écrits elle a )) été proclamée... Mais ils ne pensent pas à cela et » disent follement : Nous avons la vérité. Nous croyons, )) Nous comprenons. Nous invoquons, comme s'il suf- )) fisait pour être de Dieu, de le croire et comme s'il » ne fallait pas que Dieu confirme leurs discours par
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 265
» des signes consécutifs et par des promesses et des » prophéties antérieures. Ainsi l'nulorité de l'Eglise, » comme l'Eglise romaine maintenant la possède, a été » fondée afin que sous elle puissent prêcher en sécu- » rite, ceux qui annoncent l'Evangile sans autre dé- » faut. »
Cette Eglise d'ailleurs est indéfectible et ne peut ja- mais enseigner l'erreur, ou, comme le disait Luther, en i5i4, elle est c( captive dans l'autorité de l'Ecriture, n'enseignant que la parole de Dieu i ».
Est-il besoin de faire ressortir l'importance capi- tale du texte qui précède et que l'on a voulu citer en entier, malgré sa longueur.
Pour Luther, en i5i6, la chose ne fait pas de doute. Il n'y a que deux moyens de prouver qu'on a une mis- sion : c'est de présenter une autorisation régulière de l'Eglise ou de faire des miracles et d'en appeler au té- moignage des prophéties.
La première manière est la voie normale et habi- tuelle. Elle s'impose à quiconque ne peut se dire en- voyé de Dieu. Mais pour se dire tel, il faut le prouver et on ne le prouve qu'en invoquant dans le passé le té- moignage des prophètes et dans le présent la preuve du miracle.
Ces affirmations retomberont bientôt sur l'esprit de Luther pour le remplir de perplexités et d'incertitudes. D'où viendra sa mission ? Aura-t-il une mission ? Pour cela, il faudrait ou présenter des miracles et nous ver- rons, dans une étude spéciale (2), comment Luther s'est comporté à cet égard et quels prétendus prodiges il a invoqués sans pouvoir se convaincre lui-même ;
(1) Weim., IîI, 261.
(2) Cf. ci-après, Luther cl le miracle.
266 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
OU bien il serait nécessaire d'invoquer une mission ré gulière de l'Eglise, et c'est à quoi songeait Luther on instituant l'idée de l'Eglise d'Etat.
En tout cas, celte préoccupation d'expliquer la source de sa mission est à la base de toutes ses théories sur l'Eglise.
C'est un point capital de sa doctrine et qui explique toutes ses fureurs contre le Pape, dont certes il ne pouvait espérer aucune mission, toutes ses colères contre les Anabaptistes, qui en appelant comme lui, à l'Esprit-Saint, lui interdisaient de s'autoriser directe- ment de Dieu, enfin toute sa servilité envers le pouvoir civil dont il espérait le soutien et par l'appui duquel il cherchait à régulariser sa situation.
On voit comme tout sort de là, et les événements vont nous montrer les étapes de son évolution sur ce point.
II
Rappelons donc ce qui déjà a été dit : Lorsque Lu- ther commença à se poser en réformateur, et cela en public, dans le courant de l'année ibi'j, il ne rejetait pas encore ouvertement l'autorité du Pape. Il préten- dait seulement réformer des abus qui se produisaient dans l'Eglise et notamment sur la question des indul- gences. Sans doute, dans le Traité sur les indulgences et la grâce, qu'il publia pour répondre aux iio 4/î//- thhes de Tetzel, Luther commençait à tourner le Pape et l'Eglise en dérision et à poser sa doctrine avec une obstination étrange. Mais il ne touchait pas directe- ment à l'indéfectibiUté de l'Eghse qu'il croyait sauver. Cependant son entêtement aurait du lui paraître un signe redoutable, s'il s'était rappelé son enseignement
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 267
de l'année précédente : a Le signe de la présence da » Saint-Esprit dans une intelligence, c'est la docilité k » la voix des supérieurs. » Or, il savait bien qu'on lui reprochait son orgueil, car il écrivait, on l'a vu, à Lang, le ii novembre 1617, qu'on l'accusait de légè- reté, de vanité, et de la manie de condamner ; mais « sans orgueil, ajoutait-il, ou du moins sans apparence y> d'orgueil et sans dispute, aucune nouvelle doctrine » ne peut être annoncée au monde ».
Mais voici que ses adversaires le menacent de l'ex- communication papale. Il semble alors que, d'après ses principes, il aurait dû tout au moins hésiter, au souvenir des belles choses qu'il avait écrites deux ans auparavant, contre les hérétiques.
Mais déjà le mouvement était lancé et cet esprit, sorti de la voie normale, était désormais incapable d'y rentrer.
Le i\ janvier i5i8, il écrit à Spalatin, qu'il mé- prise de tout son cœur, ses vaines terreurs au sujet de l'excommunication et il ajoute qu'il craint si peu les arrêts de l'Eglise et ses axiomes purement humains, qu'il se propose d'entreprendre bientôt une guerre ou- verte contre eux. Dans ce cas, la miséricorde de Dieu saura bien le protéger (i).
Au mois de juillet de la même année i5i8, il met ce projet à exécution et sentant l'excommunication le menacer, il prend les devants. Dans un sermon, il pose ce principe nouveau et fécond en redoutables con- séquences : L'Eglise, en tant que société, n'est pas un corps visible, mais une communauté invisible, et nul ne
(i) Cilé par Jaîîssex, lî, 8i ; de Wette, I, 86. Pour le détail des hésitations de Luther au moment de sa rupture avec Rome, voir plus haut : La question de siiiccrité.
268 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
peut en être séparé par l'excommunication, car le péché seul peut empêcher d'en faire partie.
L'idée n'était pas inouïe pour l'histoire, mais Luther aurait dû se rappeler que, jusque-là, les hérétiques s'en étaient faits les propagateurs exclusifs.
D'ailleurs ce fut la source de perpétuelles contradic- tions pour Luther, car il dut hientùt faire face aux objections des catholiques comme Ambroise Gatharin, qui lui disaient : Si l'Eglise est invisible, à quoi la reconnaît-on ? On la reconnaît, répond Luther, à ce signe nécessaire : le baptême, la Cène et surtout l'Evangile (i) !
Mais alors, l'Eglise est visible ! — Luther n'est ja- mais sorti de cette contradiction, et la Confession cTAiigsboiirg, en i53o, portera : « Item ils enseignent » (les protestants) qu'il y a une Eglise sainte etperpé- )) tiiclle. L'Eglise est l'assemblée des saints, dans la- » quelle on enseigne l'Evangile exactement [recte) et » oii l'on administre bien les sacrements. Et pour la » véritable unité de VE<jUse, il suffit de s'accorder sur vi la doctrine de l'Evangile et l'administration dés Sa- » crements. »
Dans cette définition, l'Eglise est dite invisible : as- semblée des saints, et en même temps visible, puisque les signes qu'on en donne sont extérieurs, bien que fort mal choisis.
On voit combien le Réformateur s'était téméraire- ment avancé, en lançant son principe de l'Eglise invi- sible en i5i8, uniquement pour esquiver le coup de l'excommunication qui le menaçait. Il fut d'ailleurs le
(i) Resp. ad Ubr. Ambros. Catli. (iSai) : Responcîeo : sif/num necessarium est, qiiod habemiis, Baptisma et Panem et omnium pu- tissiniuin EvaiujcUiun (Cf. INIoehler, SjinbolK]iu', traduction La- chat, 2" éd., II, iio et suiv.).
1
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 269
premier à désirer le rétablissement de cette censure quand il vit plus tard l'effroyable anarchie de sa propre Eglise. Mais poursuivons notre exposé des faits dans leur suite naturelle.
Dès i5i8, il était tellement ancré dans ses opinions qu'il était prêt à tout plutôt que de céder et qu'il affir- mait ne vouloir se soumettre au Pape et à l'Eglise que dans le cas où le Pape et l'Eglise embrasseraient sa propre doctrine! (i).
Et quand il verra que cela n'arrive pas, aussitôt, il traitera le Pape d'Antéchrist et regardera l'Eglise comme « la Captive de Babylone » .
Il apprend dans le courant de l'année que le car- dinal Cajetan (Thomas de Yio) est chargé, en qualité de légat du Pape, d'examiner sa doctrine à la diète d'Augsbourg et qu'il sera opposé à ses idées. Il écrit alors à Spalatin, le 21 août i5i8 : « Il ne me reste plus, » en mon âme et conscience, que de dire que tout ce » que j'enseigne et que l'on attaque, je sais que je le » iie?is de Dieu et je V affirme comme tel {2). »
Et cependant le même jour, il disait dans une autre pièce : « Il ne vient pas un diable, ni un hérétique ou » hérésiarque, qui dise : Moi, diable ou hérétique, je )) prêche mon enseignement ; mais tous disent au con- » traire : Ce n^ est pas mon enseignement, c'est la pa- » rôle de Dieu ! Tout homme veut affirmer que c'est » la parole de Dieu qu'il prêche (3). »
Ainsi, le Réformateur s'accusait et se condamnait lui-même, en appelant à Dieu, des censures de l'Eglise.
(i) Cf. Janssen, II, 82.
(3) E>DERS, I, 218.
(3) Erlangen, XLVIII, i36.
270 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Celte idée qu'il parlait au nom du Christ était d'ailleurs liée à celle du serf arbitre qu'il admettait déjà. Elle se fait jour très nettement dans une lettre antérieure (lo juillet i5i8) adressée à Wenceslas Link : « Je suis vraiment, disait-il, cet homme semblable à » Jérémie, hom^me de discordes et de querelles, qui » tous les jours irrite les Pharisiens par des doctrines M nouvelles comme on les appelle. Mais moi, autant n que j'en ai conscience, je n'enseigne que la plus ri- » goureuse théologie, et je savais aussi bien qu'elle » serait un scandale pour les très saints Juifs et une » folie pour les très sages Grecs. Mais j'espère que je » suis débiteur envers Jésus-Christ qui m'a dit peut- » être à moi aussi (comme à Paul) : Je lui montrerai )) combien il faut qu'il souffre pour nion nom. Si en » effet il ne dit pas cela, pourquoi ina-L-il établi aussi )) invincible dans la prédication de cette parole ? Ou » pourquoi ne nïa-t-il pas enseigné autre chose à pre- )) cher ? C'était sa volonté très sainte (i). »
Et malgré ces affirmations au moins audacieuses, Luther voulait bien, à cette même date, ne pas être hé- rétique : « Je ne le serai jamais, écrivait-il ; je puis » me tromper en disputant, mais je ne veux rien af- » firmer obstinément, bien que je ne veuille pas être » l'esclave d'opinions humaines (2). »
En disant qu'il ne tomberait pas dans l'obstination, il se flattait assurément. Déjà en i5o8, quand il quitta Erfurt pour Wittcmberg, ses collègues le voyaient partir avec joie, à cause de son entêtement dans la discussion, et toute sa vie, son principal défaut fut de ce côté. Nous avons entendu déjà Mélanchton se
(j) EnDEUS, I, 211 ; B£ WktTE, I, 12(J.
(2) Enueiis, j, 219.
l'église et l'état dans la doctrlxe, etc. 271
plaindre de sa tyrannie presque monstrueuse et de ses emportements, et tout son entourage eut à souffrir, jusqu'à sa mort, de ce tempérament qui ne pouvait supporter la contradiction. En théorie, sans doute, il condamnait l'orgueil, et disait : (( Tout orgueilleux est )) sa propre idole (i). » Mais dès i5i6, il avait écrit de sa doctrine nouvelle : Malcdicliis, qui hoc non crédit (2) !
En fait, s'il n'avait pu souffrir, étant plus jeune, que d'autres docteurs voulussent s'élever contre ses idées, maintenant la menace de l'excommunication papale le mettait hors de lui-même. L'on a rapporté plus haut (3) celte lettre du 11 décembre i5i8, où racontant son entrevue à Augsbourg avec Cajetan, en octobre ])récédent^ il commençait à dire que le Pape était « le véritable Antéchrist » et il ajoutait : « Je crois pouvoir le prouver. »
Peu à peu cette idée s'ancrait dans sa pensée et il disait, au mois de mai iôiq, que seule sa condescen- dance pour l'Electeur l'empêchait de « vomir tout ce » qu'il avait sur le cœur contre Rome, ou pour mieux )) dire contre Babylone, la corruptrice de la sainte » Ecriture et de l'Eglise (^.\] ».
Désormais, il devient l'adversaire acharné de la pri- mauté romaine et déjà, il s'écarte de la doctrine ca- tholique sur l'Eglise en un point essentiel. Parmi les thèses qu'il soutint dans la fameuse dispute contre Eck, en juin-juillet i5ig, l'on trouve celle-ci: « La » supériorité de l'Eglise romaine sur les autres ne se » prouve que par de misérables décrets des Pontifes
(i) Weim., IV, ii4 (i5i8;. (3) Endehs, I, 29. ' (3) L'insiiiccrilc <lc Lulhcr. supra,' {l\) De Wette, I, 2O0.
272 LUTHER ET LE LUTHÉRANISxME
)) romains, lancés depuis quatre cents ans seulement, » et contre lesquels s'élèvent les histoires authentiques » de onze cents ans, les textes de l'Ecriture et le dé- » cret du concile de isicée, le plus sacré de tous. » Il maintint et défendit celte proposition qui avait surpris ses amis eux-mêmes, malgré Karlstadt qui lui avait demandé de ne pas la publier (i).
Déjà l'on sentait percer dans son langage la théorie du sacerdoce universel qu'il allait bientôt édifier.
Et cependant, il protestait qu'il ne voulait pas le schisme.
En février 1619, on l'a déjà vu, il avait écrit « que )) sous aucun prétexte, si grand qu'il fût ou pût de- » venir, il ne pouvait être permis de se séparer de i) l'Eglise romaine » . A Leipzig, comme on lui oppose l'exemple des hussiles, il se proclame franchement contre eux et déclare que leur tort a été de se séparer de Rome. Quant à lui, « jamais son intention n'avait )) été de susciter un schisme, jamais il ne donnerait )) les mains à un pareil dessein, n
Mais que valaient ces affirmations chez un homme si peu maître de lui-même ?
Yoici en effet qu'en février i520, Luther, u sou- dainement éclairé », se déclare hussite, « comme saint Paul et saint Augustin ». L'orage, qui avait grondé si longtemps et qui couvait sourdement depuis des an- nées, éclate enfin avec une violence sans exemple, (( La parole de Dieu, écrit-il le 20 février i520, est un » glaive, c'est un combat, un déchirement, un scandale, » une ruine, un poison (2). »
Sur ces entrefaites, le 28 avril i52o, les humanistes,
(1) Cf. Janssen, II, 86, note.
(2) De Wette, I, 417.
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 273
assemblés à Bamberg sous la présidence de Ulrich de Hutten et de Crotus Rubianus, lui écrivent, en l'appe- lant « le plus grand des théologiens » et en l'exhortant à poursuivre hardiment son entreprise, contre l'in- faillibilité doctrinale de l'Eglise, en s'en tenant au flambeau de l'Ecriture.
C'était depuis longtemps la tentation de Luther et il y céda. Plusieurs fois déjà nous avons cité le mot fa- meux qui signala la rupture /i' : « Les dés en sont » jetés, je ne veux plus de réconciliation avec Rome )) pour l'Eternité! que les Romains me condamnent » ou brûlent mes écrits, peu m'importe ! En revanche, î) dussé-je n'employer jamais d'autre flamme, je pré- » tends brûler et damner publiquement tous les livres » de droit papal, cette hydre pédante de l'hérésie. » Alors nous en finirons enfin avec rhuinilité stérile » témoignée jusqu'ici aux Romains, et dont je ne )) souffrirai plus que les ennemis de l'Evangile (ses » contradicteurs) à s'enorgueillir. Sylvestre de Schauni- :> burg et Franz de Sickingen m'ont affranchi de toute )) crainte humaine. »
Ceci était écrit le ii juin 1020, date considérable dans la vie de Luther, car elle marque l'une des prin- cipales étapes franchies par cet homme qui en a tant parcourues.
Dès lors, Luther ne pouvait plus faire autrement que d'affirmer que son enseignement venait de Dieu même. Car, le moyen de dire qu'il parlait de lui- même, surtout après avoir nié le libre-arbitre et avoir enseigné la totale corruption de l'homme par le péché originel !
Aussi proclame -t-il sans hésiter que sa parole est la
(i) Juin 1020, lettre à Spalatin, de Wette, I, 466.
18
274 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
parole de Dieu même, et il cherchera désormais à se faire passer pour un nouveau saint Paul, éclairé di- rectement par la Révélation du Christ. C'est ainsi qu'à la diète de Worms, il prétend avoir le droit de parler à la place de l'Eglise, en appelant au texte de saint Paul (I Cor., xiv, 3o) : si alii revelatuni fiierit sedenli, prior laceat.
Le théologien catholique CocJilœus lui demande alors : « Est-ce que tu as une révélation ? » et Luther après quelque hésitation répond : (( Oui, j'ai une révé- » lation (i). )) — « Mais, reprend Cochlœus, tu as » déjà avoué que non. » Peu auparavant, en effet, Luther avait dit plus modestement : « Je ne dis pas » que cela m'ait été révélé. »
Mais Luther riposte alors : « Non, je n'ai pas dit » cela !» — <( Qui donc croira à cette révélation ? ré- » pliquc Cochlœus, par quel miracle la prouves-tu? » par quel signe la démontres-tu? Est-ce que le pre- » mier venu ne pourrait pas en dire autant? »
Luther murmura alors une réponse que Cochlœus n'entendit pas.
Pendant quelque temps encore, le novateur resta frappé de cette nécessité où il était de prouver par quelque miracle sa mission, puis il abandonna cette idée, comme nous le verrons, pour se rattacher à l'idée d'une Eglise d'Etat, oi^i chaque prêtre tire sa mis- sion de la communauté et du pouvoir civil.
Toutefois, il ne lâcha pas sa prétention à une révéla- tion d'en haut, car il disait encore en 1627 : a Dieu » m'a révélé cette doctrine par sa grâce (2). »
En 1022, déjà dans savirulenle réponse à Henri VIII, il écrivait :
(1) Est mihi rcvchiluin (Endeus, lit, 17J).
(2) NVeim., XX, tj74^ tous ces détails dans De.mi'le, 767, 768»
l'église et l'état dans la doctrlne, etc. 275
u Je suis certain que mes dogmes me viennent du » ciel, puisque je les ai fait triompher contre celui qui » possède dans son petit doigt plus de force et d'as- » tuce que tous les papes, rois et docteurs. »
Et il ajoutait, sur le ton d'un prophète : « Mes I) dogmes resteront et le Pape tomhera, malgré toutes » les portes de l'enfer et toutes les puissances de l'air, » de la mer et de la terre... Dieu verra lequel sera le » plus tôt fatigué, du Pape ou de Luther (i). »
C'était la même année qu'il se posait encore devant l'Electeur Frédéric de Saxe par ces mots : « En ce » qui concerne ma doctrine, gracieux Seigneur, je ré- » ponds ainsi : Votre Grâce sait, ou si elle ne sait pas, /) je le lui apprends par la présente, que j'ai reçu mon » Evangile, non des hommes, mais seulement du ciel )) par ?yotre-Seigneur Jésus -Christ, en sorte que je » pourrais, ce que je ferai désormais, me glorifier f/'e/re » un Evangéliste et serAiteur du Christ (2 . »
Et en effet, nous savons qu'il s'intitulait dès lors : Ecclésiaste de IVittemberg, et publiait son portrait avec une auréole (3).
III
Naturellement, au milieu de ces circonstances et avec ces prétentions si nouvelles, les idées de Luther sur l'Eglise avaient changé considérablement. Le seul fait de se poser, comme il faisait, en Réformateur, l'obligeait à soutenir en thèse que l'Eglise avait failli, et en eflet, en examinant les idées de Luther relatives
(3; EuLASGEN, XXVIII, 346.
(?) Db Wette, II, i38.
(3; Voir parmi les portraits publiés par Denifle, le n° 2 (lâaS).
276 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
au démon, nous avons constaté qu'il regardait comme l'un des plus effroyables résultats de son action dans le monde, le fait d'avoir, par la Papauté, corrompu toute l'Eglise du Christ, depuis quinze siècles. Cette thèse, il la proclame dès 1020, dans son manifeste à la noblesse cV Allemagne (mois d'août).
Ce pamphlet, qui était une déclaration de guerre, contient tous les cléments des erreurs (i) de Luther en ce qui concerne l'Eglise. Ces erreurs semblent pou- voir se ramener à trois ; l'une est la théorie da sacer- doce universel, qui n'a été qu'un épouvantail entre les mains de Luther, et qu'il n'a jamais appliquée, l'autre est la théorie de la suprématie du pouvoir civil en ma- tière religieuse, dont nous parlerons dans la seconde partie de la présente étude, et la troisième est la haine de la papauté et la négation de ses droits.
Dans le Manifeste, Luther parle de Rome en termes injurieux et passionnés et il provoque à la guerre contre elle: c II ne serait pas étonnant, s'écrie t-il, » que Dieu, dans sa colère, fît pleuvoir du ciel, le feu » et le soufre de l'enfer, et que Rome fût engloutie >) dans l'abîme, comme autrefois Sodome et Go- )) morrhe. » v 0 nobles princes et seigneurs, combien » de temps souffrirez- vous que vos terres et vos gens » soient les victimes de ces loups dévorants? » « A Rome » tout est si corrompu par le vol et le brigandage, le » mensonge et la tromperie, que l'Antéchrist lui-même )) ne pourrait régner d'une manière plus odieuse. » « Et parce qu'un gouvernement si diabolique n'est pas » seulement un brigandage public, une imposture et » une tyrannie sorties des portes de l'enfer, mais qu'il
(i) Ce nom leur convient du point de vue callioliquc. On ju- gera si au point de vue purement philosophique, il n'en est pas de même.
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 277
» ruine toute la chrétienté dans son corps et dans son )) âme, nous sommes strictement obligés à faire tous » nos efforts pour la délivrer d'une telle détresse et » d'une telle dévastation. » « Avant de combattre les )) Turcs, commençons par cliàtierles Turcs d'Europe, » ce sont les plus malfaisants de tous. »
Là-dessus, Luther propose son système d'organisa- tion ecclésiastique et, chose extraordinaire, alors qu'il admet dans le même ouvrage l'idée du sacerdoce uni- versel, cependant, il ne rejette pas le pouvoir épisco- pal, mais il veut seulement rendre celui-ci indépen- dant du Pape. Les évêques ne seront plus « de purs )) zéros, de simples idoles ointes par le Pape » et n'au- ront plus à lui demander la confirmation de leur élec- tion. On supprimera les jeûnes, les pénitences ecclé- siastiques, les décrets du droit canon « depuis la première lettre jusqu'à la dernière ».
Avec le temps, cette fureur contre Rome ne fait que s'accroître et désormais tous ses ouvrages sans excep- tion, jusqu'à celui qui sortit de sa plume fatiguée en i5'45, contre la Papauté fondée à Rome par le diable, contiendront principalement des invectives contre Rome, contre cette Rome, qui fait subir à l'Eglise de- puis si longtemps la captivité Babylonienne (i52o) qui est gouvernée par « un pape hérétique, apostat, » obstiné et endurci (i) ». « Jamais, écrira-t-il, le )> 4 novembre i520, àSpalatin, Satan n'a osé proférer de pires blasphèmes que ceux que renferme la Bulle du Pape ; // est impossible d'être sauvé si l'on y adhère » de cœur ou si l'on refuse de la combattre (2) » et en i52i : « Je suis maintenant convaincu que per-
(i) Képoiioe de Luther à la bulle qui le condamnait (17 nov. i52o).
(2) De Weite, 1, 022.
278 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
sonne ne peut parvenir au salut s'il n'allaque de » toutes ses forces, et même au péril de sa vie, les » statuts et les mandements du Pape et des évêques (i). »
Tel sera désormais le premier article de la doctrine de Luther touchant l'Eglise, et sur ce point, lui qui a tant varié, il ne variera pas : la haine du Pape sera la grande passion de toute sa vie.
A la diète d'Augsbourg, en loSo, on cherche une conciliation entre les partis. Mais Luther pose ce prin- cipe indiscutable : « Aucune union n'est possible tant que le Pape ne renoncera pas à la Papauté (2). » Ce principe est encore celui qui domine toute tenta- tive de rapprochement entre catholiques et protestants ou anglicans.
En i535, il est question d'un concile entre luthé- riens et romanistes pour chercher un point d'entente ; le nonce Vergérius vient voir Luther à Wittemberg. Mais Luther saisit l'occasion pour prêcher au peuple sur la papauté et il enseigne que « l'Eglise du Pape » était celle de Satan, et que Satan y enseignait pu- )) bliquement l'iniquité ». « Celui qui a l'audace de » dire au Christ, ajoutait-il : Tu es un hérétique et ta » doctrine est celle du démon, tout en sachant fort » bien que Jésus-Christ est l'unique Maître et Sei- » gneur du monde, est sans doute possédé non seule- » ment par sept démons, mais par soixante-dix-sept » tonnes de démons. Voilà pourtant le crime que coni- )■) met l'Eglise du Pape, avec une savante astuce (3). »
Tel a été le ton habituel de la polémique de Luther
(i) Lettre à Ilausmann, 22 mars 1621, de Wette, I, 578.
(2) Lellre à Mclancliton, 2G août i53o' (de Cobourg), de Wette, IV, 1^7.
(3) Erlanger-, XXXI, 392-411.
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 279
à l'égard du Pape. Jamais il n'en a parlé sans le traiter « d'Antéchrist^ de scélérat, de Satan, d'homme diahoh'que » et l'un des grands soucis de sa vie a été de combattre la Papauté par la plume, par la parole, et comme nous le verrons (i), par la gravure. Parfois, il a comme un besoin d'injures plus pressant à 'l'égard de cet ennemi, et les invectives accourent en foule sous sa plume, c'est comme une lave brûlante qui s'échappe de ce cœur enflammé. Alors le Pape est non seulement l'Antéchrist, mais u le Destructeur de la Sainte Eglise, » l'ennemi de la croix du Christ, un Lion et un Dra- » gon, l'Homme de péché, l'Eni'ant de perdition, le » faux prophète, un Hérétique, le plus grand coquin )) du monde, le principal protecteur de tout brigan- n dage, un homme qui se moque de Dieu et des » hommes, une punition de Dieu, un père du men- » songe, l'Apôtre et l'Ange du diable, etc., etc. (2). » Celte fureur, qui est l'un des traits caractéristiques de Luther, — rodiuni papœ, comme l'appelle Weiss, dans sa Psychologie de Luther est appréciée, sé- vèrement même par Jcs historiens protestants comme Charles Menzel, qui écrit : « Au temps où Luther » attribuait ses souffrances au diable qui, prétendait-il, )) lui faisait expier chèrement la victoire remportée sur » le Pape, l'idée que le démon et le Pape s'étaient li- » gués pour le perdre prit une force singulière dans » son esprit. Les mots : pape et diable finirent par se )) confondre totalement dans sa pensée et toute crise )) nouvelle de son mal augmentait en lui la haine par » leurs auteurs prétendus. En quittant Sinalkade, il
(i) Cf. (Icraicre étude : L'expérience relUfieuse dans le lulhéra- nisme.
(2) Erlancen, XXVI, 2i3. Cf. Lutherpsychologle, de Weiss., Mayônce, 1906, p, 171.
1
280 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» dit aux prédicants qui l'accompagnaient : Que Dien » vous remplisse tous de la haine du Pape... Jamais )) l'esprit de parti ne fut plus violent qu'à cette « époque i). »
Ce cri de Luther mourant (2) : Impleat vos Doini- nus odio Papœ le peint tout entier. Pendant vingt-six ans, de 1620 à i5/i6, sa vie a été une lutte désespérée contre le Pape, une lutte d'homme à homme, car il aimait à s'appeler Vantipape et nous l'avons entendu dire en i522 : Dieu verra qui tombera le premier, du Pape ou de Luther !
Parallèlement à ce point fondamental de sa nouvelle théorie sur l'Eglise, et en relation de dépendance étroite avec lui, se rencontre le second point qui est celui de l'inspiration directe de chaque chrétien par l'Esprit Saint, en d'autres termes du sacerdoce univer- sel.
Cette théorie a été pour lui le moyen ordinaire de s'expliquer et de légitimer sa mission, quoique prati- quement il ait recouru plus volontiers à l'autorisation de la communauté des fidèles et du pouvoir civil (3), ou à son titre de docteur en théologie.
On rencontre l'idée du sacerdoce universel dès le Manifeste de 1620, avons-nous dit.
« Un chrétien sort à peine des eaux du baptême, )) dit-il alors, qu'il est prêtre et peut se vanter d'avoir
(i) Ncaere Gcscfdchte der Deutschen seit der Reforinalion, I, 288-284.
(2) C'était en 1587, Lutlier eut une violente attaque de la pierre et fit son testament, croyant sa mort prochaine. Il ne mourut que g ans plus tard.
(3) Il appelait volontiers à son litre de docteur, et au serment qu'il avait fait en le recevant le 19 octobre i5i2, d'enseigner le pur Evangile l
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 281
)) reçu l'ordination et d'être clerc, évêque et pape. »
Cependant Luther comprend qu'il faut une hiérar- chie et ne voulant plus la fonder sur la Papauté, il fait remonter les pouvoirs au Heu de les faire descendre : K Ce n'est que par rapport aux fonctions, qu'il existe » quelque différence entre les chrétiens. Or, les fonc- )) tions sacerdotales sont conférées à l'individu par le (( peuple, sans la volonté et l'ordre duquel personne ne » doit se charger du ministère. Et s'il arrivait qu'un » chrétien, élu prêtre de cette manière, fût ensuite ré- » voqué pour avoir ahusé de sa charge, il en serait )) quitte pour redevenir ce qu'il était auparavant. Dès » que les fidèles l'ont déposé, il redevient paysan ou » bourgeois, comme les autres, et il faut bien se per- » suader qu'un prêtre n'est plus prêtre à partir du » moment où il a été déposé. ))
Cette théorie du sacerdoce universel contenait celle du libre examen et par suite de ce dogme nouveau que l'Ecriture est la seule mesure de tout ce qui est ortho- doxe et de ce qui ne l'est pas. Luther tirait cette consé- quence de son principe, bien que, dans la suite, il fût amené à regretter les terribles effets de cette thèse du libre examen d'où sortirent bientôt tous les excès et toutes les folies des anabaptistes et de tant d'autres sectes issues du luthéranisme.
Cependant Luther tira un merveilleux parti de sa doctrine du sacerdoce universel, et tout en faisant tête du côté révolutionnaire et anabaptiste en appelant, comme nous le dirons, au pouvoir civil, il se servit sans cesse du libre examen pour battre en brèche la hiérarchie catholique existante. Comme tous les révo- lutionnaires il était obligé d'être à double face_, ainsi qu'il apparaîtra évidemment plus loin.
Dans une instruction publiée en loaS, il disait :
282 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
« Toute communauté a le droit Je prononcer sur la doc- » trine, et d'élire et de déposer ses pasteurs. » « C'est )) une loi humaine qui prétend qu'il n'appartient » qu'aux seuls évêques, docteurs et conciles, d'appré- » cier la doctrine, car le Christ a déclaré tout le con- » traire. Il a dépossédé les évêques, les savants, les » conciles, du droit et du pouvoir de décider en ma- » tière. de foi, et il les a remis à tous les chrétiens, le » jour 011 il a dit : Mes brebis connaissent ma voix; » mes brebis ne suivent pas le mercenaire, elles s'en- » fuient loin de lui, parce qu'elles ne connaissent pas la » voix du mercenaire. » v( Tu vois ici clairement à » qui appartient le droit de décider la doctrine. Les « évêques, le Pape, les docteurs et le premier venu » peuvent enseigner, mais les brebis seules ont le droit » de certifier que leur voix est bien celle du Christ. » Que veulent donc dire ces atomes qui rabâchent sans » cesse : Concile ! Concile ! Rapportons-nous-en aux «docteurs, aux évêques, à celui-ci, à celui-là ! Il faut )) respecter les usages, la tradition ! — Crois- tu donc » que la parole de Dieu soit esclave de ta tradition, de » tes coutumes, de tes évêques ? Jamais ! Laissonsdonc » les évêques et les conciles décider et rabâcher tout » ce qui leur plaira ! Là où la parole de Dieu nous » guide, tenons-nous-y, au lieu de nous en rapportera » ce qu'ils disent, et sans remarquer si leurs discours » sont bons ou mauvais, ce sont eux qui doivent nous » céder ; c'est à eux de nous obéir ! » a Tous les » évêques, recteurs, prieurs, Universités qui ont » usurpé sans pudeur le droit des brebis, ne sont » autre chose que des homicides, des larrons, des » loups, des renégats ! » « Nulle doctrine ne peut, » sous aucun prétexte, être établie avant d'avoir été » examinée et adoptée par la communauté. Et non seu-
l'église et l'état dans la DOCTrxINE, ETC. 283
) Icment les auditeurs ont le pouvoir et le droit d'ap- précier l'orthodoxie de ce qui leur est enseigné, » mais encore, ils y sont strictement obligés, sous » peine de perdre leur âme et d'encourir la disgrâce » de la divine Majesté. »
Rien n'était plus formel que cette doctrine que Luther vit bientôt se retourner contre lui. Thomas Mûnzer, en effet, et après lui bien d'autres prédicants, après avoir « pendant quelque temps écouté avec foi et )) attention le nouvel évangéliste de A^ iltemberg », dé- clara qu'il n'admettait pas sa doctrine et que c'était lui, Thomas Miinzcr, que Dien envoyait pour prêcher la vérité. Après diverses pérégrinations en Bohême où il ne réussit pas, il vint à Alstaedt, dont les habitants l'élurent pour pasteur, et où il se maria avec une reli- gieuse. On sait la suite. Son enseignement souleva la révolution terrible des paysans en i52'i, si durement réprimée en lâ^o. Et Luther applaudit à la répression. Mais jamais il ne se lavera de la responsabilité qui pèse sur lui à cet égard : le vrai révolutionnaire, c'était lui.
D'ailleurs, dans le même écrit que nous venons de citer, après avoir posé les principes, il tirait les con- séquences les plus atroces. Que l'on en juge : « Il » nous est facile de comprendre la conduite anti- » chrétienne que les tyrans ont tenus envers nous en rt nous dépouillant d'un tel droit (celui déjuger la doc- )) trine), d'un tel devoir, pour l'accaparer à leur pro- » fit. Aussi ont-ils largement mérité qu'on les expulse )) (le la chrétienté, qu'on les traque comme des loups, » (les larrons, des homicides, eux qui, malgré la pa- rt rôle de Dieu, nous ont imposé leurs dogmes et ont » prétendu régner sur nous. .)
(. Tout chrétien, disait-il encore, a reçu l'onction
284 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» sacerdotale. Non seulement tout homme a le droit » et le pouvoir d'annoncer la parole de Dieu, mais il » y est obligé sous peine de perdre son âme et d'ofTen- » ser gravement le Seigneui ». <( Quant aux évêques, » et autres supérieurs spirituels assis sur la cliaire du » démon, ce sont des loups et il leur convient aussi peu » d'annoncer la parole et d'exercer la charge pastorale » qu'aux Turcs et aux Juifs. Qu'ils aillent donc paître » les ânes et les chiens 1 Ce sont des tyrans, des mi- » sérables, qui ont agi envers nous, comme des » apôtres du diable qu'ils sont (i \ »
Après de telles paroles, que restait-il du pouvoir de l'Eglise? Rien, absolument rien, et c'est ce que com- prenaient Mûnzer et les siens.
Pour Luther, le Pape était l'Antéchrist, le suppôt du diable et de l'enfer ; les évêques étaient des larrons, et des homicides, des renégats et des tyrans, qu'il fallait traquer comme des loups ; les conciles n'avaient aucune valeur, la tradition tout entière était fautive, les docteurs et les Universités étaient des pouvoirs usurpateurs. Que restait-il.^ Miinzer n'avait-il pas rai- son de dire : l'Ecriture seule, telle que l'Esprit Saint me la fait comprendre ! N'était-ce pas là ce que Luther lui-même avait déclaré solennellement, le i8 avril 1021, à la diète de Worms :
« A moins que je ne sois convaincu par les témoi- )) gnages de l'Ecriture et par des raisons évidentes » (car je ne crois ni au Pape, ni aux conciles, puis- » qu'il est certain qu'ils ont souvent erré et se sont sou-
(i) Toutes ces injures furent rendues à Luther par Miinzer, qui l'appelait : « archipaïen, archicoquin, le docteur mensonge » la femme impudique de Babylone, le pape de Willemberg, » dragon, basilic », etc. Le seul tort de cet homme avait été de pousser à l'extrême l'idée de Luther sur l'Eglise invisible.
l'église et l'état dans la doctrlxe, etc. 285
» vent contredit , je suis enchaîné par les textes scrip- )) turaires que j'ai apportés et ma conscience est captive H dans les paroles de Dieu ; je ne puis ni ne veux rien )) rétracter, car il n'est ni loyal ni permis d'agir >) contre sa conscience. Que Dieu m'aide ! Amen ! (i) )•>
Pouvait-il y avoir rien de plus révolutionnaire que cette prétention de préférer son sens propre à celui de toute l'Eglise, non pas en matière de philosophie, mais en matière de foi ? Sans doute, Luther en appelait à l'Ecriture et à l'inspiration ; mais il dut bien vite déchanter, quand il vit l'Ecriture et l'Esprit enfanter les sectes les plus opposées et les plus contradictoires.
Il lui fallut chercher un autre principe d'ordre, et l'on voit qu'il était acculé à l'appel au pouvoii- civil. Ayant rejeté la pppauté, il fallait ou périr dans la Ré- volution ou tomber dans la Césaropapie.
Nous allons voir comment il établit celte doctrine nouvelle, mais il faut noter en terminant cette pre- mière partie de notre étude que Luther garda toujours contre l'Eglise romaine son principe du sacerdoce uni- versel, qui n'était plus, encore une fois, qu'un épou- vantai!, puisque pratiquement il ne l'avait jamais appliqué. En i535, il déclara au légat Vergérius, dans les circonstances signalées ci-dessus (3). « ^'ous » sommes maintenant éclairés sur toutes les vérités de » la foi, par la lumière directe du Saint-Esprit, et par » conséquent nous n'avons aucun besoin du Concile. » Cependant je ne le repousse pas et je veux mourir si » je n'y défends mes principes contre le monde entier, » ce qui sort de ma bouche nest pas ma propre indigna- » tion, mais celle de Dieu même. «
(i) Cite par Demfle, 769. (2) Cf. Jansse>, III, 38i.
286 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
IV
C'est une idée assez répandue dans un certain mi- lieu que Luther a rompu avec « les traditions san- glantes » du Moyen Age et qu'il a séparé, le premier, très nettement le pouvoir civil du pouvoir religieux, pour donner à celui-ci sa pleine indépendance. Il se- rait le père et le fondateur de la liberté de conscience et de la tolérance.
C'est sans doute ce que voulait dire M. Th. Schœlt, quand il vantait (i) « la généreuse tolérance » de Lu- ther, et ce qu'entendait encore M. Choisy. quand il disait (2), que Luther, à la différence de Calvin, n'avait fait appel qu'aux « arguments de l'amour ».
La même thèse était soutenue, en igoS, par le comte du Moulin, professeur d'histoire à l'école tech- nique supérieure de Munich, dans un Congrès Evan- gélique de Wiirtzbourg, quand il s écriait : « Nous sa- » Yons comment Rome ] :ar le fer et la flamme a » travaillé contre les hérétiques, alors qu'elle appelait » à son aide le pouvoir séculier ; Luther détesta l'in- » tervention de ce dernier, même dans les moments » du plus grand péril : il ne voulait aucune protection )) humaine pour son enseifjnement. Il n'a rien brûlé, » comme faisait la bulle de condamnation, et quand il » a ouvert le combat contre Rome, // a toujours fait » appela la tolérance et à la charité chrétienne. Vrai- » ment ce ne fut pas sa faute si plus lard un change- )) ment se produisit (3). »
(i) Bullelin de la société de V histoire du Protestantisme français, 1903.
(2) L'Etat chrétien, calviniste à Genève, 1902.
Ç6) Cf. Paulls, Luther und die Cewissens freihcil, p. 3 cl 4.
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 287
D'après tout ce qui a été dit précédemment, l'on peut déjà juger de l'exactitude de cette affumalion qui nous semble contenir autant d'erreurs, sinon de men- songes, que de mots.
Nous n'avons pas à établir de nouveau quelle fut la grossièreté de ses procédés envers Home, mais nous avons à montrer quelle fut son attitude à l'égard du pouvoir civil et des hérétiques, en laissant comme toujours parler les documents eux-mêmes.
t)ans le Manifeste à la noblesse, de iSao, déjà plusieurs fois cité, avec l'idée du sacerdoce universel et la haine du Pape, nous trouvons aussi l'idée de la suprématie du pouvoir civil : a Le glaive temporel, y » disait Luther, est rigoureusement obligé, lorsque la )) nécessité s'en fait sentir, de veiller à ce (ja'an concile » vraiment indépendant soit convoqué. »
Le mot (( indépendant » signifie ici : non soumis au Pape ; mais on jugera si le rôle attribué au pouvoir civil de convoquer le Concile, était un moyen d'assu- rer la liberté de conscience.
A cette époque, nous le savons, Luther parlait en homme qui avait rompu avec tout le passé de l'Eglise, et qui avait voulu tout détruire pour tout édifier de nouveau à sa guise.
Cependant au temps où Luther pouvait craindre que l'on n'appliquât contre lui la sentence de bannis- sement prononcée à Worms en ibn, par l'empereur Charles-Quint, il fit paraître un petit traité '^début de i52o) intitulé : De rautorilé séculière. Il y affirmait que le pouvoir civil, avec ses lois, ne s'étendait que « sur les corps et les biens et tout ce qui est extérieur » sur la terre, n u L'autorité séculière, ajoutait- » il, doit laisser croire comme on peut et comme » on veut, et ne forcer personne, car la foi est une
288 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» œuA're libre, à laquelle personne ne peut clro » forcé (i). ))
C'était l'époque où quelques princes catholiques, comme Georges de Saxe, le duc de Bavière, le mar- grave de Brandebourg et l'archiduc d'Autriche ve- naient d'interdire la traduction du Nouveau Testament par ÏAilher, en remboursant le prix à ceux qui l'avaient déjà achetée (au moins dans le duché de Saxe).
A celte mesure, Luther répondait en dénonçant la tyrannie des princes, ce qui ne l'empêchait pas d'agir auprès du duc Henri de Mecklembourg, pour faire in- terdire la traduction catholique de Jérôme Emser (2).
Plus que contre tous les autres, il était irrité contre Georges de Saxe, qu'il appelait « le pourceau de Dresde (3y ».
C'était donc lui qu'il visait en premier lieu dans son traité, ci-dessus nommé, publié le 1°' janvier i523 : « Le » Dieu tout-puissant, y disait-il, a ôlé la raison à nos » princes, en sorte qu'ils se croient libres d'agir en- » vers leurs sujets selon leur caprice, et se permettent » de leur commander ce qui leur plaît. A leur tour, )) les sujets se trompent s'ils Croient qu'il faut obéir » à la lettre. »
C'était une dérision de voir les pouvoirs civils pré- tendre conduire « le Saint-Esprit à l'école ! » mais si Luther n'avait pas « redouté leur idole de Pape, qui » menaçait de lui ravir à la fois et son âme et le para-
(1) Cf. Paulus, loc. cit., p. 6, excellente petite brochure pa- rue dans la collection : G'aubeii iind Wissen, a Munich en it)o5. — Mgr Baldrildart, IjEçjUsc calholique, la Renaissance et le Protestantisme, p. 2^9 et suiv.
(2) Cf. Ja>ssen, II, 211.
(3) De Wette, II, 7.
l'église et letat dans la doctrine, etc. 289
» dis, il prouvera qu'il craint moins encore ces atomes, )) ces bulles d'eau qui menacent de lui enlever la » terre et la vie ! » « En Misnie, en Bavière, dans la » Marche et autres territoires, les tyrans ont donné » l'ordre de remettre aux autorités tous les exemplaires ); de ma traduction du Nouveau Testament, s'écrie- 1- )■> il. Or, voici quel est le devoir des sujets : Pas la » plus petite feuille, pas la moindre syllabe des évan- » giles ne doit être livrée, il y va du salut. »
De là, suivant son habitude, Luther passait à l'in- jure : « Vois, disait il, tu as sous les yeux le juge- » ment de Dieu sur les gros bonnets. Depuis le com- » mencement du monde, un prince sage a toujours » été un oiseau rare, plus rare encore a été un prince )) pieux. Ils sont ordinairement les plus grands fous » ou les pires coquins de la terre. Il faut donc toujours » avec eux s'attendre au pire, et espérer peu de bien, » principalement dans les questions religieuses qui » touchent au salut de l'àme... Je voudrais donner un » loyal conseil à ces aveugles, c'est de bien méditer un » petit verset qui les regarde spécialement dans le » psaume cvii : D/Vu, dit l'Esprit- Saint, a versé son )) mépris sur les princes {i)\ »
Luther se demandait alors comment Ion devait ré- primer les hérétiques, et il répondait : « Cela regarde » les évêques ; ce soin leur est confié et non aux » princes. Car, l'hérésie ne peut jamais être réprimée )) par la force... C'est la parole de Dieu qui doit com- r, battre ici ! »
{i) EBLA:yGEN, XXII, .5g-io5.
19
290 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Tout ceci est fort bien, sauf les injures. Mais, croira-t-on que Luther, au même moment, enseignait tout le contraire ? G est d'ailleurs ce qu'il a toujours fait, pour les besoins de sa cause. En juin 1022, il avait publié son traité intitulé : Contre l'état fausse^ ment appelé ecclésiastique du Pape et desévêques, 011, précisément, il prétendait s'élever contre le pouvoir des évêques, « ces loups, ces assassins d'àmes )>. (( Aussi, disait-il, faut-il se garder de l'évêque qui » n'enseigne pas la parole de Dieu, conmie du démon )) en personne. »
Ainsi donc, si les princes attaquaient le luthéra- nisme, ils avaient tort, c'était aux évêques à régler ce qui concerne la religion, mais si un évêque s'opposait à (( l'Evangile », à « la parole de Dieu », c'était le dé- » mon en personne ». u Agir contre eux ce n'est pas » commettre un attentat, car ce ne sont pas des évê- » ques, disait-il encore, mais des pantins, des idoles » sans intelligence, des marionnettes, des idiots,... » des loups, des tyrans, des tueurs d'âmes, des apô- « très de l'Antéchrist (ij! »
Mais l'on sera encore plus étonné d'entendre Luther dire à l'Electeur de Saxe, le 8 mai 1622, qu'?7 doit ré- primer les faux prédicateurs (2).
Mais alors c'est donc le pouvoir civil qui règle les questions religieuses. — Sur ces entrefaites, le cha- pitre de AYittemberg refuse de supprimer la messe, en alléguant que l'Electeur défend tout changement :
(ij EaLA>GE>% XXVIII, 142-201. (a; Paulus, /oc. cit., p. 7.
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 291
Que nous importe l'avis de l'Electeur sur cette ques- tion ? répond Luther, le 1 1 juillet lôaS, et le* 2 août dans un sermon, revenant là-dessus, il s'explique en ces termes : u L'on ne peut s'excuser, en disant que l'Electeur ne veut pas changer ce qui s'est toujours . l'ait. Que lui demandons-nous ? Jl na rien à y voir, » mais seulement dans les questions temporelles (i) ! » et le II juin 1025, il enjoint de nouveau, de sa propre autorité, au chapitre, de supprimer l'ahomina- tion de la messe (2). Les chanoines durent céder, hon gré, mal gré, à ces ordres donnés au nom de « la li- herté évangélique (3) ».
Mais avec le temps, une effroyable anarchie a éclaté dans les rangs du luthéranisme. Lanabaptisme, un instant réprimé, relève partout la tête, et l'Eglise tombe, surtout en Saxe, dans le plus grand désordre. Luther n'hésite pas alors à faire appel au bras sécu- lier : (( Les paroisses sont partout extrêmement misé- rables, écrit-il à l'Electeur Jean de Saxe, le 01 oc- )) tobre i52."3, personne ne donne, personne ne paye. )) Plus d'argent pour les messes ou pour les âmes, plus de redevances. Le peuple ne respecte ni prédica- )) teur, ni pasteur, de sorte que si votre Grâce ne pu- » blie ime loi sévère pour que les ouvriers évangéli- » ques reçoivent un traitement convenable, en fort peu » de temps, il n'y aura plus ni cure, ni école, ni éco- )) lier, la parole de Dieu et son service seront partout mis en oubli. » Et Luther ajoutait ce mot impor- tant : (I II appartient à l'Electeur, « à ce docile instru-
(I Pailus, loc. cit., p. 7.
(2) Cf. J.VXSSES, II, 290.
(3) D'après Paulls (loc. cit.), celte suppression de la messe au- rait eu lieuyî;i 1d'2U, d'après Ja:«sse>, i525i
292 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» ment du Seigneur », de mettre ordre aux affaires rc- » H g ie ILS es (i . »
Un ami de Luther. Nicolas Haiissmann, prédicant à Z^vickau, avait déjà fait une semblable démarche peu de temps auparavant et engagé le duc Jean à « mar- » cher sur les traces généreuses du saint roi Josa- » phat (2) ».
Le jeune duc, auquel cet avis était adressé, devenu, par la mort de son père Frédéric (le 5 mai i525), élec- teur de Saxe, était franchement partisan des nouvelles doctrines.
Le 10 août i525, il commençait à exercer ses droits spirituels en enjoignant aux prêtres de ne prêcher que le u pur évangile » et en leur défendant de célébrer des messes pour les morts et de bénir l eau et le sel. 11 répondit à la lettre ci-dessus rapportée, de Luther, en se déclarant prêt à exécuter les règlements promis par lui (7 novembre i525).
Ce dernier insista bientôt avec force auprès d un prince aussi bien disposé pour qu'il procédât contre le culte catholique.
Il lui écrivait, le 8 février 1026, ces mots qui sont à remarquer, car ils sont, pour ainsi dire, la charte de fondation des Eglises d'Etat : " Un prince séculier ne 1) doit pas supporter que ses sujets soient maintenus » dans la division et le manque d'unité par des prédica- I) leurs opposés, car des troubles pourraient sortir de )' là, mais dans un lieu il ne doit y avoir quune prédi- » cation. C'est grâce à ce principe que les gens de Nu- » remberg ont apaisé les moines en les chassant) et » aboli les couvents (3). »
(i; De Wette, III, 39. . (2) 3 mai 1020. (i) Cf. Paulcs, loc. cit., 12. Cf. aussi Dôlli:sger, III, 221.
l'éguse et l'état dans la doctrine, etc. 293
Si l'on eût appliqué ce principe dix ans aupara- vant, Luther n'aurait jamais pu parler, mais alors il disait au contraire que u le pouvoir civil n'a aucun droit de s'occuper du spirituel » .
Cette thèse que chaque pays ne peut avoir qu'une prédication est. bien manifestement, le point de départ de cette autre : ccjcs regio, hcjus religio ! ce qui revient à dire que tout sujet suit la religion de son prince, principe qui régira tout le droit public de l'Europe, pendant des siècles.
Par l'ordre de lElecteur. une inspection fut organi- sée en Saxe Les inquisiteurs retinrent une instruction rédigée par Mélanchton. On y réglait toutes les cé- rémonies du culte. L on devait déposer les curés pa- pistes qui pouvaient encore rester. Quant à ceux qui prêchaient la ^ {)arole ' mais qui admettaient u quoique »( erreur dans la foi, soit au sujet du Sacrement ti-ès » vénérable du Corps et du Sang du Christ, soit sur le
> Baptême, on les avertirait de sortir au plus tôt du '< pays, sous peine d'être punis sévèrement ^i). »
Cette inquisition devait s'étendre même aux laïques, et. connue on le voit, elle était dirigée contre les Pa- pistes, contre les Zwingliens et les Anabaptistes.
L'on insistait avec force dans l'instruction sur l'obéissance passive due aux autorités : ^ Les sujets, » disait-on. doivent être avertis qu'ils sont rigoureu- » sèment obligés de se soumettre aux pouvoirs, même » à c<Hi\ qui se montreraient durs et exigeants à leur
> égard... Tout homme qui se fait gloire du nom de » chrétien, doit supporter volontiers toutes les charges, » donner, mènw s'il ne doit /xw. et payer, même s'il » est injaslement accahlê ifimpois (aV »
, i Cf. P.iiLi'S. loc. cit.. lO.
(^i) Corp, Ret'onn.. WVl, aij-^O. Luther dans U pivlace. di-
294 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
L'Enquête se fit de 1527 à 1.529, ^''> comme nous le verrons ailleurs (i~, elle révéla des faits lamentables.
En i535, elle fut renouvelée, dans les mêmes con- ditions.
VI
Néanmoins, Luther n'abandonnait pas ses principes de liberté de conscience, si l'on peut dire, « à l'usage externe ».
Comme Georges de Saxe avait, en i533, chassé de Leipzig certains Luthériens, le Réformateur leur écrit une « lettre de consolation ». Il y appelle le duc un (i tyran » et déclare qu'il a outrepassé ses droits, car son autorité ne s'clend que sur les corps et les biens et les affaires temporelles.
Chose curieuse, quelques années plus tard, le duc meurt iGSg et son successeur Henri de Saxe est lu- thérien. Aussitôt Luther lui demande de détruire le papisme dans ses Etats. Il fait des instances pour que l'on attaque lévêque de Mcissen, bien qu'il fût membre d'empire. Il fallait, écrit-il en juillet lôSg, que le duc Henri, comme maître du pays, vînt « abolir dans Meissen l'idolâtrie blasphématoire » car « les princes » doivent détruire Baal et toute idolâtrie il s'agit de la )) Messe' au plus lut qu'ils peuvent, comme les anciens » rois de Juda et d'Israël et plus tard Constantin, Tliéo- » dose, Gratien (2 ».
Cet avis fut entendu. L'évèché de Meissen fut en-
sait que l'Electeur ordonnait celte inquisition par amour de l'i'vangile, sans y ^''^«^ slrictcmcnl obligé. Cette mention disparut dans l'édition de i53(j.
(i) Conséquences morales, etc., ci-après.
(2) Pallls, i5.
l'église et l'état dans la doctrine, etc.
295
vahi, le tombeau de saint Bennon fut violé, les images furent brisées et enlevées, ainsi que les autels, la messe fut abolie, et ainsi l'on introduisit de force la liberté évangcUrjuc.
On voit comment Luther entendait la liberté. Sem- blable en cela aux révolutionnaires de tous les temps, il la voulait, dit l'historien Fricdbenj, a pour lui et pour » son enseignement, mais non pour ceux qu'il jugeait » dans l'erreur » .
Mélanchton sera le premier à gémir sur les effets de
cette intrusion du pouvoir séculier en matière dereligion.
(( Les princes ne se soucient pas des questions reli-
» gieuses, écrira-t-il, une doctrine leur est aussi in-
» diflerente que l'autre. Sous prétexte d'Evangile, ils
» dépouillent les paroisses, et ne sont passionnés que
» pour leurs jeux, leurs maîtresses et leurs plaisirs. »
Dès l'assemblée d'Augsbourg, il avait essayé de
réagir i53o . Il y demandait on etfet que l'on rétablît
fortement la juridiction épiscopale. Et lui, qui avait
écrit, en i526, à Philippe de Hesse : (( 11 vous appar-
» tient de régler par vos agents la prédication en sorte
» que le plus sage parle et enseigne seul, tandis que
)) les autres se tairont. » Lui qui avait invoqué
l'exemple des rois de Juda pour montrer à l'Electeur
de Saxe qu'il devait « s'appliquer à maintenir la pu-
» reté de la doctrine chrétienne ». Il disait maintenant:
(( Que prétendent donc les princes, en se mêlant de
(( questions auxquelles, au fond, ils ne s'intéressent
» nullement et dont l'une leur est aussi indifférente
» que l'autre. »
Nous avons fait un rjvand péché en conduisant la théologie à la Cour ^i) !
(i) Corp. Refonn., II, 268-370 et aSg. Le dernier mot est du ■y août i53o.'
296 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
La Césaropapie faisait regretter déjà la Papauté ! Brenz écrivait alors à un ami scandalisé des conces- sions faites aux évêques. « Tu ne saurais croire com- » bien les prédicants honnêtes sont tyrannisés par les » fonctionnaires de la Cour et de l'Etat, dans les pays » évangéliques. Aucun homme sensé ne peut approuver » que les affaires ecclésiasiques soient remises aux mains » du pouvoir ( i . »
Mais il était trop tard, et l'on ne pouvait plus re- venir en arrière. Le bras séculier était trop nécessaire, et pour maintenir l'ordre et pour réprimer l'^iérésie.
Ce dernier point, en effet, était capital, comme il nous reste à le dire, pour le succès de la nouvelle doc- trine.
VII
Sans doute, Luther avait écrit en i52o : « Il est » contre la volonté du Saint-Esprit de brûler les héré- » tiques 2} », et nous l'avons entendu attribuer aux évêques seuls le droit de réprimer l'hérésie, dans son ouvrage de i523, sur VAulorité séculière. Mais alors, il était lui-même enjeu. L'Eglise catholique le traitait d'hérétique et l'empereur l'avait mis au ban de l'Em- pire. Il pouvait craindre le traitement fait à Jean Huss, cent ans auparavant, et voilà pourquoi il s'élève avec tant de force contre la répression de l'hérésie. Jusqu'en mai i525. au plein de la guerre des paysans, dans son Exhortation à la paix, il déclarait que u Uautordé ne » doit empêcher personne d'enseigner et de croire ce « quil veut, que ce soit Evangile ou mensonge ; il
(i) Ibid., II, 363, lettre à Isenmann, du 11 sept. i53o. (2) l^AULus, loc, cit., 19.
l'église et L ETAT DANS LA DOCTRLNE, ETC. 297
» suffit qu'elle réprime toute doctrine de révolte et de )) (/lierre ». Les princes devaient même montrer beau- coup de douceur : « Une charrette de foin cède le che- » min à un ivrogne, disait-il, combien plus devez-vous » renoncer à votre violence, à votre opiniâtre tyrannie » et traiter avec ménagement les pauvres- paysans éga- » rés (i) ! »
A cette époque, Luther flattait plutôt l'émeute dont on ne pouvait prévoir l'issue. Dès qu'elle eut été écrasée au contraire, il publia un nouvel écrit : Contre les troupes homicides et pillardes de paysans, pour conseiller aux princes de mettre les révoltés à mort et de les poursuivre comme des chiens enragés. Nous ne voudrions pas cependant ici l'accuser de duplicité. N'oublions jamais qu'il s'agit de l'un des hommes les plus passionnés qui aient existé '2 , !
A partir de ce temps Sers i526 , Luther a fait une si mauvaise expérience de la liberté, qu'il devient ab- solument impitoyable contre les hérétiques. 11 sent que son parti tombe en décomposition s'il n'est forte- ment soutenu du dehors par le pouvoir civil. Sur sa demande et celle de Mélanchton, l'électeur Jean de Saxe publia, en i52S, un décret 3 interdisant la vente, l'achat et la lecture des livres des Sacramen- taires Zwingliens , des anabaptistes et autres sectes non luthériennes, sous peine de punitions corporelles. La censure des livres devint très sévère à AViltemberg et ne cessa plus désormais de fonctionner.
Cependant, nous avons constaté que dans l'Instruc- tion d'enquête, en 1527, l'on avait trouvé la peine du bannissement suffisante contre les dissidents. Le
[l] KRLANf.ES, XXIV, 257-286.
(2) Cf. Janssex, II, 519, note. r3) Paulus, p. 2J (loc. cit.).
298 LUTHER ET LE LUTHÉRANLSME
i/i juillet 1628, Luther écrivait encore à Link, à Nu- remberg, qu'il ne fallait pas les mettre à mort.
Mais avec le temps, il dut éprouver ce que Mélan- cliton exprimait en ces termes dans une lettre à Myko- nius (février i53o) :
(( Au commencement, quand je connaissais à peine » Storch et sa secte, d'oi^i sont sortis les Anabaptistes, » j'ai pratiqué une douceur stupide ; d'autres pensaient » aussi alors qu'il ne fallait pas punir les hérétiques » par l'épée... Maintenant je me repens grandement )) de ma douceur passée... Je suis d'avis à présent que » même ceux qui soutiennent des théories non révo- » lutionnaires, mais simplement blasphématoires, doi- )) vent être punis de mort par l'autorité. Car le pouvoir » doit châtier le blasphème public comme les autres » crimes. La loi de Moïse nous enseigne cela. »
Ainsi donc, l'on voulait revenir aux rigueurs que Dieu avait établies jadis, dans des circonstances très spéciales, et l'on fondait là-dessus toute une théorie nouvelle, sur les devoirs des chefs d'Etat à l'égard de l'hérésie.
Mais si le d doux » (i) Mélanchton regrettait sa pre- mière douceur, que devait dire le violent Luther ?
Précisément, dans ce même temps, un parti se for- mait à Nuremberg pour refuser à l'autorité civile le pouvoir de châtier les hérétiques par la force, et l'on invoquait pour cela les premiers écrits de Luther. Le greffier municipal, Lazare Spcngler, dont l'influence était énorme, chargea le jeune Veit Dietrich, alors à A^ itteniberg, de consulter le Réformateur à ce sujet, et de le prier de combattre la « nouvelle erreur » dans son explication du Psaume lxxxh.
(l) Voir dans Dc")Luxgeii, I, 3^0 et sulv., ce qu'il faut penser de celte épitliète tradilionncUc.
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 299
A cette demande, « Luther, dit l'historien protes- » tant IKcander, s'exprima avec netteté et mit en avant )) des principes absolument opposés à ses déclarations » antérieures, et par lesquels toute domination de re- » ligion d'Etat, toute tyrannie spirituelle, pouvait être » légitimée ; les mêmes principes que les empereurs » romains avaient posés pour persécuter le christia- » nisme n.
Il y avait, d'après Luther, deux sortes d'hérétiques : les uns qui s'élèvent non seulement contre la religion, mais encore contre l'ordre public; les autres qui atta- quent seulement la religion. Que les premiers doivent être punis, cela va de soi. Mais même ceux qui sont uniquement sur le terrain religieux, comme les Sacra- mentaires (Zwingliens) et les papistes, ne doivent pas être ménagés, parce qu'ils sont des blasphémateurs de Dieu (i).
Pendant l'été de i53o, parut l'explication du Psau- me Lxwii, tant attendue de Spengler,
Dans cet écrit, Luther expose que les pouvoirs tem- porels u sont appelés à bon droit divins, et même dieux tout court », parce qu'ils tiennent ici-bas la place de Dieu. Qui les méprise, méprise Dieu, qui parle et juge par eux.
Puis il traite la question de la répression des héré- tiques.
Il y a deux sortes d'hérétiques, enseigne Luther : « Quelques-uns sont révolutionnaires. » Ceux-là sont sans aucun doute à réprimer. Mais il y en a d'autres « qui enseignent contre un article public de la foi, » fondé clairement dans l'Ecriture et admis par toute )) la chrétienté dans tout l'univers, comme ceux que
(i) Paulus, loc. cil., 23.
300 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» l'on apprend aux enfants dans le Credo, comme si » quelqu'un voulait enseigner que le Christ n'est pas » Dieu (i), mais un homme ordinaire et comme un )^ autre prophète, ainsi que les Turcs et les Anabap- » tistes le disent. Ceux-là, on ne doit pas non plus les » souffrir, main les punir comme des blasphémateurs )) publics... De même l'autorité civile doit punir ou en )) tout cas ne pas supporter ceux qui enseignent que le » Christ n'est pas mort pour nos péchés, mais que )) chacun doit satisfaire pour soi-même (2) ; car ceci » est aussi un blasphème public contre l'Evangile et » contre cet article général : Je crois à la rémission » des péchés. Item, qui enseigne qu'il n'y a pas de Ré- » surrection des morts, ni de Vie éternelle et d'Enfer, » et choses semblables, comme les Sadducéenset Epi- )) curiens, qui ne manquent pas parmi nos prétendus » sages. Par là, personne n'est forcé à croire, car cha- » cun peut bien croire ce qu'il veut. Mais Venseujne- » ment et les blasphèmes sont interdits. . . Moïse dans sa )) loi ordonne au.'isi que de tels prédicateurs, et en pé~ » néral tous les faux maîtres , soient lapidés. Ainsi donc » l'on ne doit pas faire de longues disputes, mais même )) sans les entendre et sans y répondre il faut con~ )) damner de tels blasphèmes... Car de tels articles gé- )) néraux de toute la Chrétienté sont déjà assez établis, )) prouvés et définis par l'Ecriture et Fapprobation de » toute la Chrétienté, appuyés par foule de miracles, » scellés du sang des saints martyrs, affirmés dans les
(i) La plupart des protestants actuels tombent sous cette hypo- thèse, voir à ce sujet l'admirahlc étude de M. G. Goyau, L'Alle- magne religieuse, le jjroteslantisinc.
(2) Ceci visait les « jjapistes » mais en réalité cela tombe uni- quement sur les Uitschliens. Cf. Rivière, Le dogme de la Ré. deiiiption, p. ali et suiv.
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 301
» ouvrages des docteurs, etilsn'ont plus besoin d'autre » maître ni d'autre sage (i ;. »
Ces dernières lignes sont remarquables. Elles mar- quent un changement considérable dans l'attitude de Luther, si toutefois ce n'est pas chez lui un simple flux de paroles sans conviction. Il fait appel au témoi- gnage des martyrs et de toute l'Eglise, lui qui avait déclaré que toute l'Eglise était corrompue depuis quinze siècles ; il fait appel aux docteurs, lui qui ne voulait entendre que l'Ecriture.
C'est qu'ici, il avait affaire avec des protestants qui, comme lui, appelaient à l'Ecriture, et personne n'a su mieux que lui modifier son langage suivant les cir- constances.
Nous avons vu toutefois (2) qu'à certains moments, il semblait croire encore à 1 Eglise. Qu'on lise par exemple cette page écrite par lui, en i532, contre les Zvsingliens : « Ce témoignage ,de l'Eglise chrétienne n tout entière, même si nous n'avions aucun autre ai'gu- )) ment, doit nous suffire à lui tout seul pour nous faire » admettre cet article (de la présence réelle), car il est » dangereux et effrayant de croire quelque chose contre » le témoignage unanime, la foi et l'enseignement de » toute rËcjlise chrétienne, alors que depuis i5oo ans » dans tout l'univers cela a été admis si uniformément. )) Qui doute de cela fait comme s'il ne croyait pas qu'il » y ait une Eglise chrétienne, et condamne non seule- )) ment ainsi toute l'Eglise chrétienne comme un hé- !> rétique, mais le Christ lui-même, et les prophètes, et )) les apôtres, qui ont établi invinciblement cet article » de foi : Je crois à la sainte Eglise chrétienne. »
(i) Paulcs, loc. cit., 2^, 25.
(2) Supra, L'insincérité de Luther, M" partie.
302 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Avec de telles idées, on s'explique les propres tour- ments de Luther au sujet de ses luttes avec l'Eglise. Il est vrai qu'il voulait se persuader, on l'a vu, qu'il était schismatique et non pas hérétique.
Mais s'il souffrait cruellement de sa position fausse à l'égard de l'Eglise, s'il entendait sans cesse le dé- mon, c'est-à-dire, sa conscience, lui reprocher d'avoir rompu avec un passé imposant de i5 siècles, et s'il tremblait à cette voix continuelle qui lui répétait : l'EgHse ! l'Eglise! les Pères ! les Pères ! il n'en était que plus ardent contre les malheureux égarés comme lui.
Dans la lettre que l'on Aient de citer et qui est adressée au prince Albert de Prusse, il déclare que ce prince ne doit pas supporter les Zwingliens, car ce serait charger lourdement sa conscience que de laisser s'opérer la perte de tant d'àmes (i).
« Par là, disait plus tard Pislorias, Luther se con- » damnait, lui et toute sa secte. »
Dans celte même lettre, Luther blàmc — chose étrange — la tolérance des cantons catholiques de Suisse, lesquels, après la victoire de Cappel, en i53i, où périt ZAvingle, avaient laissé au culte de ce dernier la liberté de s'exercer, au lieu de u condamner absolu- » ment cette erreur ».
Il faut dire que cette modération des Suisses leur avait été inspirée par le Pape lui-même. C'était alors Clément VII (i523-i53/i) et il avait fait écrire par l'évêque d'Osma ce conseil de douceur :
« Sa Sainteté désire que les Suisses ne poussent pas » plus loin les choses. Que si les cantons protestants » faisaient mine de vouloir prendre leur revanche, alors
{i) Cf. Pallls, loc. cit., 33 et 34 ; de Wetïk, IV, S^g.
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 303
» seulement le Pape serait d'avis de leur envoyer des » secours (ly. »
Le pape Paul III usa plus tard de la même douceur et dut écrire à François I'"', roi de France, toujours si empressé à soutenir les protestants en Allemagne et à les poursuivre en France, pour l'engager à montrer plus de justice à l'égard des huguenots.
On voit par ces faits de quel côté se trouvaient alors les idées de tolérance et de générosité large à l'égard des égarés.
Ce qui rend la différence plus sensible c'est que l'Eglise catholique regarde comme un dogme sa propre infailHbililé (2 , et ne peut donc pas faire autrement que d'appeler erreur tout ce qui s'oppose à sa foi. Luther avait-il le droit d'en faire autant, aprèss'être si souvent contredit P
Cependant il n'hésitait pas à regarder comme évident que tous ses adversaires étaient de mauvaise foi.
Comme on lui objectait en effet que l'empereur, d'après ses principes, pouvait bien se croire obhgé en conscience de réprimer son propre enseignement, il répondit : « Si l'empereur Charles était sur que ladoc- » trine papiste est la vraie, il pourrait à bon droit, » d'après le commandement de Dieu, employer toutes » ses forces à détruire notre enseignement comme hé- » relique... Mais nous savons qu'il n'en est pas certain )> et qw il ne peut pas en être certain, car nous savons » qu'il se trompe et lutte contre l'Evangile. » Son de voir était donc « de reconnaître la Parole de Dieu (le » luthéranisme) et de travailler de toutes ses forces en » sa faveur ».
(i)Gf. Ja>sse>, III, 261 et suiv. (2) En matière de fol évidemment.
8U4 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
On s'étonne après tant de preuves (et une foule d'autres que l'on pourrait apporter) d'entendre certains historiens protestants nous dire comme Kôstlin f i) : « Luther ne veut pas que l'on mette à mort les héréli- » tiques » ou comme ]] alther (2 : « Luther n'aurait » pas voulu qu'on mît à mort les anabaptistes, s'ils )) n'avaient mérite cette peine comme révoltés. »
Il suffit de leur opposer cette déclaration de Kôhler o., professeur protestant à Giessen : « La peine » de mort contre l'hérésie en temps qii hérésie était du » côte luthérien légitimée de la manière la plus auctori- » tative. Les anciens procédés contre les hérétiques » sont passés du droit romain. dans la Réforme avec » une approbation décidée. »
Et l'historien Maurenbrecher ^protestant) n'hésite pas à dire : « Il est difficile de découvrir une différence )) entre les protestants allemands et les catholiques cs- » pagnols... L'enseignement de Luther s'écarte peu de » la procédure deV Inquisition d'Espagne. L'un et l'autre )) reposent sur cet axiome f/d/'{m//e? de religion nécessaire » dans un peuple (4). »
Il n'est donc pas douteux que Luther, s'il eût vécu, aurait approuvé cette lettre de Mélanchlon, adressée le 1/4 octobre i554 à Calvin, au sujet de Michel Servet, exécuté l'année précédente :
(( Révérend Seigneur et Frère bien-aimé ! J'ai lu » votre écrit, dans lequel vous attaquez vigoureusement » l'horrible blasphème de Servet, et je remercie le Fils )) de Dieu de s'être montré le juge suprême de ce com- » bat que vous avez livré. L'Eglise tout entière vous en
(i) Lulhers Thcoloçjie, 1901.
(2) Luther ini neiiesten rômischen Gericltt, 1886.
(3) Rcformalion iind Kelzerprozess, igoi.' (4^ Cf. Paulus, loc. cit., 89 et !\o.
l'église et l'état dans la doctrlne, etc. 305
» sera, dans tous les temps à venir, reconnaissante éga- » lement. J'approuve complètement votre jugement, et n je déclare aussi que votre pouvoir civil a bien agi en )) punissant de mort comme il était juste cet homme )) blasphémateur li\ n
L'année suivante, il répétait la même choseàBuUin- ger^ et nous trouvons ce mot de lui en lôSy : « Les » magistrats de la république de Genève ont donné, en » châtiant il y a quatre ans le blasphème de l'Espagnol » Servet contre le Fils de Dieu, un exemple pieux et » mémorable pour toute la postérité ,2). »
Après cela peut-on s'empêcher de qualifier de men- songe historique toute affirmation qui tendrait à faire de Luther ou des siens le père de la « liberté de cons- cience » et de « la tolérance religieuse ».
Dans toutes les guerres de religion qui suivirent, que l'on examine impartialement de quel côté commencèrent les violences et l'on dira sur qui retombe la responsa- bilité du sang versé.
VIII
En arrivant au terme de cette étude sur les idées de Luther au sujet de l'Eglise, il est impossible de ne pas être embarrassé pour conclure. Il est facile de dire : en tel mois, telle année. Luther a (ht cela, et tel autre mois de telle autre année ou de la même, il a dit ceci. Mais il est infiniment difficile de mettre d'accord ces différentes affirmations.
Un seul principe semble nous permettre de donner une idée générale des opinions de Luther sur ce point :
(i) Cf. Paulus, hc. cit., ig. (3) Corpus Refonn., IX, i33,
20
306 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Il a parlé toujours conforméuienl aux circonstances ac tucUes, sans s'occuper des conséquences parfois terribles de ses affirmations. Quand on lui oppose l'Eglise et sou infaillibilité, il répond qu-e b démon l'a séduite, qu'elle s'est trompée, que tout chrétien est éclairé directement par l'Esprit Saint, que lEcriture est la seule source de toute lumière.
Mais quand on lui oppose l'Ecriture elle-même comme les Sacramenlaires, ou l'inspiration d'en haut comme les Anabaptistes, alors il fait appel à l'Eglise qui ne peut errer et qui « à elle seule », « sans l'Ecri- ture )), établit notre foi!
(( Jamais Luther n'a pu sortir de ces tergiversations, )) dit Dollinger (i), de ces oscillations entre des vues » diamétralement opposées que trahissent ses discours » à propos de l'Eglise, et jamais il n'est parvenu à se » former une conviction stable. »
Une seule chose n'a pas changé, nous l'avons dit et nous le répétons en terminant, c'est sa haine du Pape.
Cette passion a été le centre de sa vie et de son œuvre, ainsi que l'exprime admirablement celte cu- rieuse épitaphe :
Lulhcri Epitapliium
Je m'appelle Martin Luther,
De Dieu envoyé au pays allemand
Qui par l'enseignement du Pape et du diable
Etait complètement et totalement corrompu...
Et j"ai par l'Ecriture prouvé clairement, —
Et ce sera toujours, cterncllement vrai —
Que le Pape est l'Antéchrist,
Qu'il a son origine dans la malice du démon...
Tout ce cpie le Christ a enseigné;
(1)111,198.
l'église et l'état dans la doctrine, etc. 307
Le Pape l'a détruit complètement,
Il a méprisé le sang et la mort du Christ,
Aboli lulilité de sa passion
Il s'est appuyé orgueilleusement sur son pouvoir,
Et mis le comble à sa maVire di(iboll(jiic.
Le Mal, que le Pape ainsi a fait,
Aucune langue humaine ne [>cut le dire.
Par le fruit de sa belle doctrine,
Le monde a enseigné partout le mal,
Et tous ses péchés se sont élevés si haut,
Que le Ciel est presque surchargé par le péché.
Tout ce péché immense de tout le monde,
Je l'ai montré clairement par la parole ;
Sur cet enseignement et cette lumière de Dieu,
Le Pape enrarje, le mauvais drôle.
De colère, il crache un feu infernal,
La méchanceté jaillit de ses yeux,
Il élève le cri diabolique de sa cour.
Ses prêtres deviennent fous et aveugles.
Toute son école aboie après moi ! etc., etc. (i).
Aussi le P. ^^ ciss nous paraît-il dans la pure vérité quand il écrit : « \'eut-oii avoir lonl Lnllicr, le vrai » Luther, Luther dans toute Vnmpleur et tout rcnscin- » ble (k son être, il suffit de t étudier sous ce rapport : « Luther en lutte contre lu Papauté — ceci, c'est le » Luther concentré {•>.). »
(i) W.vLcn., XXI, 386.
(2) Weiss, Lulhcij)SYcholo(iic, Majencc, 1906, p. J70.
NEUVIÈME ÉTUDE
LUTHEU ET LE MIRACLE
So-MMATRE. — I. Luther reconnaît la nécessité du miracle pour appuyer sa doctrine (lôaa). — Mais il refuse d'en faire — tout en exigeant de ses adversaires. — II. Le « premier mi- racle » de Luther à Erfurt (i02ij. — La fable du pape-àne et du moine-veau. — L'évasion des religieuses, autre miracle. — Lutlinr fut-il un thaumaturge I"
Se demander si Luther admeltail le miracle, ce serait poser une question capable de faire sourire quiconque est au courant de l'histoire des idées dans le monde. Il n'y a rien d'éloigné du luthéranisme comme le pro- testantisme libéral de notre époque, bien que l'un pro- cède de l'autre par le développement logique du principe du libre examen, dont les conséquences épou- vantaient celui-là même qui l'avait posé.
Non seulement Luther admettait le miracle, mais, comme on le verra, il en exagérait étrangement la né- cessité et la fréquence.
L'une des angoisses les plus continuelles et les plus effrayantes du Réformateur provenait, on vient de le voir, de la difficulté de légitimer sa mission à ses propres yeux (i).
(i) Cf. l'étude précédente.
LUTHER ET LE MIRACLE 309
C'est à ce propos que se posait pour lui la question du miracle. Nous allons recueillir là-dessus les rensei- gnements que l'histoire nous donne sur sa théorie et sa pratique.
I
En théorie. Luther reconnaît, dès 1022, la nécessité du miracle pour confirmer toute mission qui se prétend divine.
(( Celui qui veut mettre sur le tapis quelque chose » de nouveau, ou enseigner autre chose que ce qui est » enseigné, celui-là doit avoir mission de Dieu et jus- » tifier cette mission par des miracles véritables, s'il » ne peut le faire, qu'il passe son chemin (i). »
Ce principe était dangereux pour sa cause, semble- t-il, car c'était se mettre en demeure d'opérer des pro- diges, ou de nier l'origine divine de sa mission.
Luther sentit la difficulté. Sa réponse est à noter (2) : (( Maintenant que l'Evangile est partout répandu et » qu'il est connu dans le monde entier, il n'est plus » nécessaire de faire des miracles comme au temps des » Apôtres, mais si la nécessité le demandait, si la )) cause du Saint Evangile était en péril, il faudrait )) nous y mettre et opérer des miracles, plutôt que de se » laisser outrager et opprimer l'Evangile. Toutefois » j'espère que cela sera inutile et que les choses nen » viendront pas là. Il en est de même du don des lan- » gués ; il n'est pas nécessaire que je parle neuf lan- » gués, puisque vous pouvez tous m'entendre et me
(i) Cité par Dollixgeu, III, 302.
(3) Sermon pour le jour de l'Ascension, publié en ir)22 par Lulher : Eulangex, t. XII, p. 200-201.
310 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» comprendre ! » et il ajoutait : « Personne ne doit » avoir la témérité d'opérer des miracles à moins )) d'une nécessité urgente »
Ainsi Luther se donnait bravement le pouvoir d'ac- complir des miracles et s'excusait seulement de ne pas en faire sur ce que cela n'était pas nécessaire.
Toutefois il n'hésite pas vers le même temps à exiger des autres cette marque suprême qu'il refuse de four- nir.
En 1024, il prétend que les nouveaux prédicateurs doivent comme les apôtres prouver leur mission par des prodiges et des miracles : u Car, lorsque Dieu veut » changer Tordre régulièrement établi, il accompagne )) sa mission de miracles (i). »
A cette époque, Luther avait trouvé moyen d'esqui- ver pour son compte celte obligation qu'il imposait aux autres. Il s'était en effet raccroché à cette thèse que sa mission ne venait pas précisément de Dieu, mais des hommes, contredisant ainsi ce qu'il avait dit cent fois auparavant. Mais, en écrivant les lignes ci- dessus contre les Anabaptistes, comme Thomas Mû nzer, et les novateurs comme Karlstadt, il prétendait bien que ceux-ci n'avaient de mission ni des hommes ni de Dieu. Quant à lui, c'était tout dilTérent et il déclarait: ((Je n'ai jamais prêché ni voulu prêcher sans avoir » été prié par des hommes. Car, moi, je ne peux me » vanter d'avoir élé envoyé du ciel par Dieu, comme » font ces gens-là qui courent d'eux-mêmes où nul ne » les envoie ni ne les appelle (i). »
(1) DoLLINGER, op. cit., III, 200, II. 3.
(2) Cctle théorie de l'appel venant des hommes, pouvait encore se retourner conlre lui, non du côté des anahaplisles. mais du côté calholiquc. Luther s'en tirait alors pa"r une grossièreté : il conseille à tous ceux « qui ont rc(;'u la charge de prêcher par
LUTHER ET LE MIRACLE 311
Dans le courant de la même année i524. Luther tout rempli de cette idée que sa mission était régulière et n'exigeait aucun miracle, tandis que celle des autres appelait cette confirmation d'en haut, osait écrire dans son traité sur le Serf arbitre, en s'adressant à Erasme : (( Eh ! bien, donc, vous qui êtes les gens du libre ar- » bitre, prouvez que votre doctrine est vraie et dérivée » du Saint-Esprit, montrez-nous l'Esprit^ faites des )) prodiges, produisez votre sainteté ; quant à nous qui » nions votre doctrine, vous ne pouvez exiger de nous » ni sainteté ni miracles ; mais vous qui la soutenez, » nous devons en exiger de vous. »
Ainsi la volte-face du Réformateur était achevée. Après avoir reconnu la nécessité du miracle pour con- firmer sa mission, au moins en principe, vers 1022, il s'avise tout à coup que cette obligation n'est. pas pour lui ; elle est seulement pour les nouveaux pro- phètes de Mulhauscn, ou encore pour les catlio- liques.
De plus en plus à partir de i52.'j, il se fixe dans cette idée. Il déclare qu'il veut faire aux papistes qui, avec Cochlaîus, le mettaient au défi d'accomplir les prodiges promis dans le sermon de 162 2, la même réponse que le Christ aux Juifs qui réclamaient un signe iMatth., \ii, 09 . 11 assure même qu'il a supplié formellement Dieu de ne faire aucun miracle par lui ni pour lui, de peur qu'il n'en conçût de l'orgueil. En i538 enfin, il déclare que ni lui ni les siens n'ont
« le moyen des mascarades papistes (ordination catholique) de « rejeter et de maudire du fond du cœur Von(juent dont on les a « f/raissc's et la consécration qui les a faits prédicateurs; car il n'est « pas nécessaire qu'en le faisant ils quiUcnt leurs charges, « quoiqu'ils y soient entrés d'une manière antlcltrétienne et « à rebours ». (DotuNCEu, loc.cU.) (an \32!\).
312 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
besoin de miracles, parce que possédant l'intelligence des prophéties bibliques touchant l'Antéchrist, ils peuvent prédire à coup sûr la /in de. la papauté et de son règne.
Sur ce point tout au moins, Luther n'a pas mérilé jusqu'ici le titre gravé sur les médailles frappées en son honneur : Propheta Germanise, sanclus Domini.
Le « prophète » , que l'on appelait encore « le second Samuel » , (( le troisième Elie » , a prophétisé sans suc- cès la mort de cette Papauté qu'il a tant combattue et qui règne encore, plus forte et plus vivante, qu'au temps de Léon X ou de Paul 111.
Voilà donc la théorie de Luther au sujet du miracle. Nous allons voir maintenant la pratique, c'est-à dire les tentatives du Réformateur pour émouvoir le peuple par de prétendus signes d'en haut.
II
C'était en i52i. Un ordre du jeune empereur Charles-Quint venait de citer Luther à comparaître devant la diète de Worms, pour y répondre de son at- tentat contre la Bulle du Pape.
Le 2 avril, le novateur quitte Wittemberg. Le 6, il est reçu avec enthousiasme à Erfurt, par le parti des humanistes, à la tête desquels on remarque Eoban Hessus et Crotus Rubianus.
Le jour suivant, Luther prêche dans l'église des Augustins à une foule immense; il attaque la doctrine des bonnes œuvres, méprise l'excommunication du Pape, vilipende le clergé. Soudain, dans l'église comble, un grand bruit se fait entendre. Les assistants s'agitent alors et le désordre se met dans l'assemblée.
LUTHER ET LE MIRACLE 813
Mais d'un mot, Luther rétablit le calme: «Mes chères » âmes, dit il, c'est le diable qui nous donne une fausse » alerte ; tranquillisez-vous, il n'y a aucun dan- )) ger I »
Le chroniqueur ajoute qu'il menaça le démon et que « le silence se rétablit aussitôt )).
« Ce fut là son premier miracle, dit une autre nar- » ration, et ses disciples s'approchèrent de lui et ils le )) servaient (i). » .
Toutefois, Luther n'a jamais publiquement reven- diqué l'honneur de ce prodige. Mais il utihsa mer- veilleusement deux événements bizarres arrivés peu après, en faveur do sa doctrine ('>. .
En i5'.>.3, il [)ro[)agea dans nombre de brochures (3) accompagnées de gravures VExpllcallon des deux hor- ribles fi(j are s, l'âne-pape de Rome, et le molne-v.eau de Frelherg.
Ce titre à lui seul est une trouvaille. On racontait dans le peuple que le Tibre avait u vomi » à Rome un animal épouvantable, qui avait la tête d'un une, la poi- trine et le ventre d'une femme, les [)ieds d'un bœuf, un pied d'éléphant à la place de la main droite, des écailles de poisson aux jambes et une tête de dragon au bas du dos.
Luther et Mélanchton, qu'on s'aftlige de trouver en celte affaire, expliquèrent au peuple que cet animal
(i) Dans son ouvrage sur VL'iiiversilé d'Erfurt, au temps de l'humanisme et de la réforme, Kampschulte rapporte un autre « miracle » tout semblable arrivé plus tard à Gotlia.
(2) C'est ici l'un des détails les plus étranges de la vie de Luther.
(3) La liste en est donnée en tète du t. XXIX, des Œuvres complètes, Érlancen. V. Demfle qui donne les figures, 833 et 837.
314 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
merveilleux figurait l'abomination du pa])isme. La tête d'àne, c'était le Pape ; le pied d'éléphant, son gouver- nement si dur et si écrasant ; le ventre et la poitrine de femme représentaient les cardinaux, les évêqucs, les moines et autres u pourceaux engraissés » ; les écailles de poisson, c'étaient les princes temporels attachés au papisme. Enfm la tête de dragon au bas du dos annon- çait la fm du papisme.
Inutile de dire que cette fantasmagorie ne reposait sur aucun fondement (i).
La fable du moine-veau, accolée à celle du « pape- âne », se rattachait au contraire à un phénomène réel. Il s'agissait du produit avorté d'une vache venue au monde à \^ altersdorf, près de Freiberg, en Mis- nie.
Ce monstre, baptisé le moine-veau par Luther, an- nonçait, d'après lui, la ruine de la monacaille : « Le » seul aspect de ce veau nous prouve évidemment (!) » que Dieu est l'ennemi de la moinerie. Mais les pa- » pistes obstinés ne voudront pas accepter cette inter- » prétation (2). »
L'année suivante (i52'i), Luther publiait encore le récit d'un « miracle » accompli par Dieu en faveur de sa doctrine.
Il s'agissait cette fois d'une religieuse qui avait réussi à s'échapper de son couvent Luther voulait « que l'on
(i) Le père Denifle assure qu'elle a encore du succès en Allemagne !
(2) Luther ne se trompait pas. Jérôme Emser lui répondit (c que le moine-veau désignait Luther et ses moines défroqués ». Le bénédictin Ellenhog composa aussi le Vituli monachilis Lu- iheri confiitalio pro moiuisticœ vilœ dcfensione. (Cf. sur tonte celte histoire, Jaxssex, II, 296, 298, et VI, 38o, 38i, tout le passage est à voir.)
LUTHER ET LE MIRACLE 315
)) reconnût, dans ce fait, la parole et l'œuvre de Dieu » et que l'on ne traitât pas légèrement ses signes et ses )) miracles ». Il ajoutait encore : « Nous qui connais- » sons l'Evangile et savons la vérité, nous ne devons » pas laisser inaperçus ces prodiges qui ont lieu pour )) confi:mer, corroborer et propager l'Evangile. »
Quelques années plus tard, en octobre 1028, Dieu accomplit un « miracle » identique en faveur de la ducliesse Ursule de Munsterberg, écbappée avec deux autres religieuses du couvent de Friedberg(i).
Luther affirmera ce propos que si Jésus-Christ n'avait lié miraculeusement la langue du diable, l'évasion était humainement impossible. « En vérité, poursuit-il, » notre Evangile a aussi des miracles et bien assez, » mais les impies ne veulent pas les voir. — Mais nous » n'avons pas entrepris ici de raconter les actes mira- » culeux de notre Evangile, qui un jour fourniront » peut-être matière à une assez longue ecclesiasticam D hisloriam. »
Dans une réponse datée du 18 février 1029, les re- ligieuses ripostèrent : « Luther se targue aussi de ce » puissant prodige qu'aurait opéré son Evangile, en » faisant échapper la princesse de Miinsterberg du » couvent si bien fermé de Friedberg... Mais nous di- » rons que notre couvent n'est point du tout aussi for- » tement gardé et clos de murailles et de verrous » qu'il plait à Luther de l'écrire (2). »
(i) Cf. DoLLiXGER, l. cit. III, 20^, note. Le P. Demfle fait remarquer que la lettre de la duchesse racontant l'évasion et accompagnée d'un écrit de Luther, est antidatée du 38 avril iSaS, six mois avant l'aventure ! Le couvent en question serait celui de Friedberg, et non Frejberg, comme on lit dans Dollinger.
(2) Seidem.vnx, Erlaulernwjeii :ur Rejovinations-ieschichtc [Dresde, i844).
316 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Elles ajoulalent, ce qui éclaiie bien des clioscs, que depuis douze ans la duchesse s'était fait dispenser de l'assistance à matines et du chant au chœur et que depuis huitans elle n'avait pris part à aucune récitation des Heures canoniques. Elle s'occupait alors unique- ment des ouvrages et des actes de Luther.
Pour compléter la liste des miracles de Luther (i), il faut ajouter ce qu'on lit dans la relation de Grégoire Casel, chargé de disputer avec Luther sur la présence réelle, au nom des prédicants de Strasbourg, Bucer et Capito.
On sait que Luther est resté intraitable sur ce point pendant toute sa vie et qu'il avait en horreur les sacra- mentaires comme ZAvingle, Karlstadt et autres. Casel, chargé de négocier avec lui une entente sur ce sujet, ne put obtenir aucune concession :
ce Peu importait, écrit il dans sa relation, que Ca- » pito n'eût jamais cru à la présence réelle, Luther af- )) fîrmait avoir eu souvent la preuve évidente de la » présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, » car fréquemment il avait eu des visions effrayantes, )) des anges lai élaient apparus, de sorte qu'il avait été » obligé de s'abstenir de dire la messe (2). »
Si l'on ajoute à ces visions, différents phénomènes, comme des étoiles filantes, des orages extraordinaires, et surtout la propagation rapide de « l'Evangile » lu- thérien, on aura le total oiî à peu près des prodiges in- voqués par le Réformateur, en faveur de sa doctrine, qui d'ailleurs n'en avait pas besoin, comme nous
(i) Voyez ce que dit Bossuet des miracles de Luther, Varia- tions, I, 29, 3o.
(3) Relation du 29 nov. i525, dans B\lm : Capito tmd Butzer Slrassburgs Refovmalorcn, Elberfcld, 1860.
LUTHER ET LE MIRACLE 317
l'avons dit plus haut, en citant ses propres déclara- tions.
L'on peut juger maintenant si Luther, auquel nous avons disputé ci dessus le titre de prophète, a mérité davantage celui de thaumaturge qui lui est donné dans certains écrits, au temps de sa mort, et peut-être pen- sera-t-on, comme nous, que cetteappellation étaitaussi déplacée que celle qui accompagnait son portrait sus- pendu dans les églises : Divus et sanctus Doctor M. Lu- ther (i).
(ij Sur ces titres, cf. Jaxssen, III, 5g5, note 5.
Il
DIXIÈME ÉTUDE
l'eXPÉUIENCE RELIGIEL'SE DA>S LE LUTIIÉU.VÎSISME
[Ses conscijiiL'n-;es niordlcs) (1).
Sommaire. — Importance de l'examen des conséquences pour juger une doctrine,
§ I. Les faits. — Débordement d'immoralité et.de violence après ; la prédication de Luther (i520-i5G6).
I. Confiance de Luther au début. — Premières émeutes à Erfurt (i52o-i52i). — Désapproljation de Luther. — Mariage de Karlsladt et violences à Wiltemberg (i52i-i532). — Lu- ther désapprouve le désordre. — Les troubles augmentent. — Apostasies de moines et de religieuses. — L'émeute. — Soulè- vement de Mûnzer. — L'immoralité croît partout. — Reproches faits à Luther en i524 par Ickelshamer. — IL Plaintes de Luther lui-même devant les mauvais résultats de l'Evangile.
— Témoignage d'Erasme. — III. L'ivrognerie, défaut prin- cipal de Luther et des luthériens, vices qui s'ensuivent. — IV. Preuves que ce débordement d'immoralité ne fut pas transi- toire, examen des faits de i53o à i54fi. — Aveux de Luther. Réponse qu'il fait à ce sujet aux catholiques. — V. Enquêtes officielles de i52c) et de ir>35. — Constatations lamcntal^les.
— Enquête de i555. — ^I. Etals des mœurs de Luther lui-
(i) Sur celte question, voir les documents si nombreux et si décisifs apportés par Dollinger, dans les deux premiers volumes de sa Réforme, et par De:<u-le surtout, p. 797, sulv. Nous avons
l'expérience religieuse, etc. 319
même après i53o. — \ II. Lullier croit que la fin du monde est proche et se rejette sur Satan pour explicpier les désordres. — Désespoir et mort de Luther. — Sa femme abandonnée.
g II. Les responsabiUlés. — La doctrine de Luther est Lien la source des désordres de l'époque.
1. Avis des contemporains et d'abord d'Erasme, qui, après i52^, condamne franchement Luther et le Luthéranisme. — IL Avis de Crotus liuhianus, de Staupitz, de Pirkheimer, de Zasius, de Ludovic Helzer. — III. Examen des faux-fujanls de Luther. — La fin du monde annoncée par Luther! fausse excuse. — Le démon ! autre fausse excuse. — Preuves di- rectes que les doctrines de Luther étaient démoralisantes. — Luther est forcé de le reconnaître. — Mauvais effets de la i( lihcrlé ciirétienne ". — Horribles caricatures lancées par Luther et Cranach. — IV. Les pasteurs méprisés comme le Pape l'avait clé de Luther. — Jugement de DoUinger. — Conclusion. — Hcaction morale dans le Luthéranisme. — L'expérience a jugé et condamné la doctrine de Luther et sa prétendue Réforme.
Il y a des époques dans riiistolre de la pliilosopliie, où les esprits semblent las des spéculations sans issue, fatigués parles disputes d'école, et oi'i les préoccupa- lions morales font place aux recherches hardies sur les
dû, dans celte brève étude, nous borner aux aveux de Luther lui-même le [>lus possible et aux témoignages les plus remar- (piables des contemporains. Dollinger en apporte une foule d'autres, surtout dans son second volume, émanant la plupart des pasteurs protestants et des chefs de la Réforme : à Stras- bourg : Capito, Iledio, Lambert et surtout l'astucieux Bucer, ancien dominicain ; en Basse-Allemagne (Augsbourg et Tyrol) Urbain Regius, Conin, Giitel, Erasme Alber, Medler; à Nu- remberg : Osiander, Link, Guv Dielrich Waldner, Heling ; en Saie et Thuringe, Spalalin, Lang, Juslus Jonas, Nicolas Amsdorf, le prince (Georges d'Anhalt, Mathesius, le panégyriste de Luther ; à \\ itlemberg même, autour de Luther, Bugenha- gon, Crucigcr, Fi^rstcr, Fr'ischel, Eber, Major quidc\ail rétablir le dogme de la nécessité des œuvres ; aillcurb encore Ju:lus
320 LUTHEH ET LE LUTHÉRANISME
principes métaphysiques. L'apparition du stoïcisme et de l'cpicurcisme marque l'une de ces époques. La fin du Moyen Age en est une autre, et il semble bien que le siècle oiî nous vivons ait une tendance à substituer « le pragmatisme » à (( l'intellectualisme ». On aime à juger d'une doctrine, moins par l'harmonie de son agencement logique ou la beauté de ses constructions spéculatives, que par « sa valeur de vie », par sa puis- sance de fécondité et d'action sur les âmes.
Volontiers l'on oppose le « primat de l'action » à ce primat que tenait jusqu'à présent l'intelligence.
Quoi qu'il en soit de ces tendances, il est bien vrai que rien ne juge plus sûrement une doctrine morale, ou religieuse ou sociale, que ses résultats à l'applica- tion. Quand un enseignement reste dans le domaine de la théorie, il peut être plus ou moins beau, paraître plus ou moins vrai, logique et puissant. Mais quand il entre dans le domaine des faits, il subit l'épreuve dé- cisive et selon qu'il se comporte bien ou mal, il mé- rite d'être approuvé ou condamné.
Jésus-Christ en a appelé le premier à cette épreuve
Menius (majoriste), Sarcerius, Weller, Belzius, Drakonites, Fla- cius Illyricus, Brenz, Schnepf (Wurtemberg), Muskulus, etc.
Dollinger cite ensuite le témoignage des laïques luthériens, comme Camérarius, Pencer, Rivius, Fabricius, Hofmann, Gaspard, etc.
De toutes parts, et pendant cent ans (i520 à iGao), s'élève un même cri, pour gémir sur la dégradation « cyclopéenne », la « tiirpitudo tiirpisslma », « le retour à la barbarie » qui se mani- feste en Allemagne depuis la prédication évangélique et en évidente corrélation avec celle-ci. L'on assiste aussi aux efforts désespérés des majoristes et des sjnergistes ^'our rétablir le dogme bienfaisant de l'utilité des œuvres.. Cf. également Alf. Baudrillart, L''EijUse calhoUqiie, la Renaissance, le Protes- tanlisnie (Bloud, 7' édition 1906), pp. 3o6 et suivantes.
l'expérience religieuse, etc. 321
pour juger les faux prophètes qui pouvaient venir, sous le couvert de sa doctrine, abuser des âmes, et de même qu'il n'avait pas craint de donner comme l'une des marques de son Eglise la sainteté, en ce sens que ses principes et ses sacrements sont saints et qu'elle produit incessamment dans le monde des fruits de sanctification, de même il a dit des faux pasteurs cou- verts de peaux de brebis :
Vous les connaîtrez à leurs fruits !
Si l'on veut, en toute sincérité, apprécier la « Ré- forme » issue de Luther, il faut donc la considérer en présence de la réalité, et peut-être suffîra-t-il de constater ses conséquences morales pour porter sur elle un jugement définitif.
C'est cette enquête sur les effets moraux du luthé- ranisme qu'il nous faut faire en terminant et sans nous laisser influencer par tout ce que nous avons vu des incertitudes ou des erreurs doctrinales du nova- teur, nous nous efforcerons de suivre sa prédication sur le terrain des faits.
Deux choses sont à reconnaître et à rechercher :
Premièrement, y a-t-il à constater un changement dans l'état des mœurs au moment précis de l'appari- tion du luthéranisme et dans quel sens s'est produit ce changement?
Ensuite, quelle relation peut- on établir entre cette modification des mœurs publiques et privées, si elle s'est produite, et les doctrines nouvelles prêchées par Luther?
Nous demanderons uniquement aux documents de l'époque une réponse à ces deux questions.
21
322 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
§ I. Les faits. — Débordement d'immoralité et de violence après la prédication de Luther (i52o- i546).
I
Luther affectait, au début de sa prédication, une confiance illimitée dans les effets bienfaisants de son enseignement et une sorte d'indifférence complète à l'égard du péché. Il avait contemplé avec satisfaction les destructions qui avaient suivi le premier signal du mouvement dont il était le promoteur.
L'abandon des sacrements, le mariage des prêtres, la violation des vœux de religion, le pillage même des églises qui se fit à Erfurt à la suite d'un de ses ser- mons en i52i (8 avril), rien ne l'avait déconcerté.
Cependant il avait blâmé l'émeute des étudiants d'Erfurt, dans une lettre à Mélanchton (mai 102 1) : (( Alors même qu'il est bon, disait-il, de réprimer ces » impies incorrigibles (les catholiques), ce procédé » engendre pour notre Evangile un mauvais renom et » une juste répulsion (^i). »
Il n'empêcha pas cependant de nouveaux troubles d'éclater à Erfurt, aussitôt après ledit de \A omis (juin i52i). Sous l'excitalion de Jean Lang, moine augustin et ami de Luther, une révolte populaire dé- truisit en quelques jours plus de soixante « maisons » de prêtres ». Dans une seconde émeute (fin juillet), sept autres furent incendiées. Ce fut le signal du dé- périssement de l'Université d'Erfurt, dont les étudiants étaient à la tête des émeutiers. A l'automne de la
(i) De Wette, II, 7-8,
l'expérience religieuse, etc. 323
même année, les moines d'Erfurt, convertis an Luthé- ranisme, quittèrent leur couvent en tumulte et com- mencèrent à prêcher violemment contre l'ancienne re- ligion, contre les œuvres et contre les Saints. Le peuple comprit si bien la nouvelle prédication que le prieur des Augustins, Barthélémy Usingen pouvait écrire : « Nous voyons maintenant les fruits de la prédication » évangélique : le peuple, après avoir secoué l'obéis- (( sance qu'il devait à l'Eglise catholique, se livre, )) sous prétexte de liberté chrétienne, à tous les plai- » sirs charnels, méprise la vraie dévotion et se préci- » pite dans un abîme dont il sera bien difficile de le » retirer (i). »
Luther fut peu satisfait de ce mouvement. Il en écrivit, le i8 décembre i52i,à Lang : a Je n'approuve » pas cette sortie tumultueuse des moines, alors que » l'on aurait pu se séparer les uns des autres pacifî- « quement et amicalement fa). »
Le i8 mars i522, il revient encore là-dessus : « Je » vois nos moines en grand nombre sortir du couvent » pour la même raison qu'ils y étaient entrés, c'est-à- )) dire, pour le ventre et la liberté^charnelle et par eux )) Satan soulèvera une grande puanteur contre la bonne » odeur de notre parole (3). »
Vers le même temps (Luther étant à la Warlbourg), des troubles analogues se produisaient à Wittemberg même, la résidence habituelle du « nouvel Elie ». Sous l'influence des prédications de Zwilling et de Karlsiadt, la messe fut abolie, les églises pillées et les moines sortirent en foule de leur état pour passer à la Réforme.
(i) Cité par Janssen, II, 217.
(2) De Wette, II, II 5.
(3) De Wette, III, 176, Enders, III, SaS (cité par Demfle).
324 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
En décembre i52i, Knrlsladl, le premier parmi les chefs luthériens, résolut d'embrasser l'état du mariage, auquel Dieu, disait-il. « avait convié tous ses prêtres ». Le 26 décembre, Luther exprime toute sa joie d'ap- prendre la nouvelle de ses fiançailles et le i3 jan- vier 1622, il écrit kAmsdorf: « Les noces de Karls- » tadt plaisent admirablement, je connais la jeune » fille (i). »
Cependant, en arrivant à Wittemberg(mars 1622), il donna huit sermons consécutifs pour blâmer les vio- lences qui s'étaient faites en son absence. Il attribua ces troubles « à une fausse manière d'entendre la li- » berté chrétienne », et alla jusqu'à déclarer avec saint Jacques (dont il avait pourtant rejeté l'épîtrej (( que la foi sans la charité est sans aucune efficacité, )) qu'elle n'est plus même la foi, mais une ombre de » foi ['2) ».
Il redoutait surtout le mauvais elTet de ces violences : (( Voilà, disait-il, que tout le monde est si irrité contre » nous qu'on va jusqu'à souhaiter de nous mettre à » mort (3). »
Le peuple en effet n'approuvait pas, dans son en- semble, la conduite des « nouveaux Réformés » et les regardait avec mépris et avec horreur.
Mais Luther était loin d'attribuer tous ces [désordres à sa doctrine. Pour lui « le méchant tour que le diable )) lui avait joué k Wittemberg » par Karlstadt et les autres défroqués, était une punition que Dieu lui in- fligeait pour avoir été trop humble à W'orms, devant l'empereur.
« Si tant d'abominations souillent le papisme, disait-
(1) De Wette, II, 128.
(2) Janssen, II, 339.
(3) Erlatoen, XXVIII, 204-285.
• l'expérience religieuse, etc. 325
» il encore, ne nous étonnons pas que beaucoup fassent » un ?nauvais usage de noire évangile ; heureusement » nous avons des potences, des roues, des épées, des )) couteaux : celui dont la volonté n'est pas droite, » nous pourrons encore nous en défendre (i). »
Malheureusement ceux qui n'avaient pas « la vo- » lonté droite » étaient trop nombreux. Luther nous parle dès cette époque (i522) des prêtres, moines, religieuses « qui se marient et se sauvent de leurs cou- » vents, non clans une pensée chrétienne, mais parce )) qu'ils trouvent dans la liberté évangélique un man- » leau commode pour cacher leur mauvaise conduite ».
A qui la faute .^ Luther ne vient-il pas d'écrire: u Que le devoir des prêtres est de se marier et que les )) moines et religieuses peuvent sortir de leur cou- » vent? )) N'a-t-il pas ajouté: « Cette doctrine scan- )) dalise et courrouce les papistes plus qu'on ne saurait » dire, mais cela importe peu. »
(( Que le célibat des prêtres, disait encore Luther, » ait été ordonné par le diable et l'état religieux par » Satan, nous en avons la preuve indubitable dans » saint Paul, I Tim., iv, 3. — Il faut confesser qu'ils » ont reçu le mariage de Dieu et ne doivent être con- )) traints par aucun serment à agir contre la parole de » Dieu et par l'enseignement du diable. »
Après une telle prédication, pouvait- il se plaindre? Que penser aussi de ce prédicant d'Erfurt, Mechler, qui étant sorti lui-même du couvent et s'élant marié, se lamentait ensuite en ces termes : u Quand les moines » ou les nonnes sont sortis depuis trois jours seule- » ment de leurs cloîtres, les uns font société avec les » fdles perdues, les autres avec de mauvais garnements,
(i^Erlanges, XXVIII, 3ii.
326 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» et cela sans se soucier nullement de Dieu. Les prêtres » en font autant, ils vont à la première femme venue, » de sorte qu'une longue période d'expiation succède » bientôt à un court mois de baisers (i^(Kussmonat). »
Mais déjà des troubles plus graves encore s'annon- çaient. La révolution de 1024 commençait à gronder^ et Luther s'en ouvrait ainsi à l'Electeur Frédéric : « J'ai de tristes appréhensions et malheureusement je » les crois trop fondées : j'ai peur qu'une effroyable » sédition n'éclate dans les pays allemands... Le » peuple reçoit et accepte admirablement notre évangile, )) mais il le prend trop à la lettre ; il l'interprète char- )) nellement. Il sent bien qu'il est le seul véritable » mais il ne sait pas encore en faire un bon usage... » Dieu permet cela pour nous châtier. »
Ainsi donc, c'était tantôt Dieu, tantôt le diable, qui était cause des troubles toujours menaçants. Il faut lire néanmoins le post-scriptum de la même lettre : (( Jusqu'à livésent, j ai ri de l'émeute, croyant qu'elle ne » s'en prendrait qu'au clergé, aujourd'hui j'ai peur » qu'elle ne s'attaque d'abord à nos maîtres et, comme (( un véritable fléau public, n'entraîne à sa suite tout )) le clergé (2}. »
On voit comment dans cette lettre adressée à « son maître », l'Electeur de Saxe, Luther cherche à s'excuser des mauvais effets de la « liberté évangélique » . Il dé- sapprouvera de même toujours l'émeute contre les seigneurs, et ne s'en réjouira que contre les évêques et les prêtres restés fidèles à leur foi. Il ne tarit pas d'in- jures et de violences contre eux, à cette époque, et publie alors le traité intitulé : Contre l'état faussement
(i) Cité par J.osses, II. a33 ; Demfle attribue ce dire à l'apostat franciscain Eberlin de Giinzboiirg, p. ii8. (2) De Wette, II, i43, i/i4'
l'expérience REÏ.IGIEUSE, ETC. 327
appelé ecclcsiastiqiic du Pape et des évcques (juin 1022) où il conjure tous les vrais chréliens de concourir à leur expulsion, et leur adresse de telles invectives que Spalalin lui-même lui en fait des reproches, ainsi qu'on l'a dit (i).
On sait avec quel zèle Franz de Sickingen et Ulrich de Ihilleii entrèrent dans les vues de Luther, et l'on peut à peine deviner quels désordres auraient éclaté si la mort n'avait mis un terme aux exploits de ces deux champions de l'Evangile {i523).
A partir de 1022, l'on commence à trouver souvent sous la plume de Luther des expressions d'étonnement en face des résultats de sa prédication. C'est ainsi qu'il écrit à Lang, d'Erfurt : « Ou la vertu de la pa- n rôle se cache encore, ou elle est trop faible en nous » tous {omnibus nobis), ce qui m'étonne fort {quod » miror valde). Nous sommes en effetles mêmes qu'au- » paravant : durs, insensés, impatients, téméraires, » ivrognes, querelleurs et lascifs (2). ))
Naturellement le peuple ne prenait pas mieux l'Evangile :■« Rien ne me donne, écrivait Luther, plus » de dégoût que ce peuple qui néglige entièrement la » parole, la foi et la charité, et ne se glorifie que d'être » chrétien, parce qu'il peut manger de la viande, des » œufs, du lait les jours d'abstinence, communier sous )) les deux espèces, ne pas jeûner, ni prier (3). »
Cependant Luther préférait tout à la honte de reve- nir en arrière, et la même année il écrivait à Harlniuth de Kronenberg : « Seigneur Dieu ! Père céleste, nous " le prions par ta bonté inépuisable, daigue plutôt, s'il » nous faut pécher, nous laisser nous enfoncer de toutes
(i) Ci-dessus, 3* étude.
'2) Cité par Dollinger, I, 275.
1 3) Lettre à Ilaussmann (i522j Dollixger, ibid.
328 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
y) façons dans le sentier des péchés, mais garde-nous de )) l'aveuglement et de la folie, garde-nous de l'esprit » de componction (!) (i). »
Sans doute Luther espérait toujours que l'avenir verrait un relèvement des moeurs, mais chaque jour lui donnait un nouveau démenti. Bientôt Tliomas Miinzer se sépara de lui à cause de l'immoralité des luthériens, et Luther s'excusa en ces termes au prince de Saxe (2) : « il ne pouvait nier, disait-il, que les » luthériens ne fussent loin de faire tout ce qu'ils pou- )) valent faire ; toutefois, ils n'étaient pas entièrement » dépourvus des fruits de 1 esprit de vérité, et ceux » d'Altstaedt (011 prêchait Mûnzer), en rejetant sa doc- » trine à cause du peu de moralité de ses partisans, » montraient seulement qu'ils ne possédaient point le » sens profond de la vérité ».
Gomme on l'a vu, Luther s'en prenait ordinaire- ment au diable de tous ses mécomptes. A l'entendre, c'était le diable qui fermait, sous le luthéranisme, les écoles si florissantes sous le papisme (3), c'était le diable qui tarissait « les aumônes qui pleuvaient » au temps des papistes, tandis que (( les évangélistes ne » veulent plus donner un liard (4) ».
(( Ceux qui devraient se montrer chrétiens, gémit-il, )) ayant eu le bonheur de recevoir l'Evangile, sont )) bien plus mauvais, bien moins miséricordieux que » les chrétiens d'autrefois. Auparavant, du temps des )) doctrines perverses et du faux culte, comme on en- )) seignait la nécessité des bonnes œuvres pour le salatf
(i) Cité par Dôllixger : coinpunctionis est peut-èlre une faute d'impression.
(2) DôLLi>GER, II, 276.
(S) Cf. Jans!-ex, II, 817 etsuiv. {ib2^).
(4) Eklangen, XLIII, i64-
l'exjpérience religieuse, etc. 329
» tout le monde était prêt, bien disposé. Mais nos gens » semblent n'avoir appris qu'à rogner, à pressurer, à » voler, sans scrupule, par le mensonge, la tromperie, » l'usure, renchérissement... Voilà de quelle manière )) on témoigne sa reconnaissance au cher Evangile du » Christ! Les (jens sont à présent si abominablement ') méchants (la'ils sont devenus sans entrailles; ils ne » sont plus humainement mauvais, jnais diaboliquement n pervers ( i ) . »
De plus en plus, cette conduite des luthériens sou- levait contre eux toutes les répugnances. A [Nuremberg, en i524, l'établissement du nouvel « Evangile» donna lieu aux mêmes désordres qu'à Erfurt et Wittemberg. Aussi Hans Sachs, bien que partisan de Luther, leur disait il (i524) : « Vous criez beaucoup, mais vous » agissez peu ; si vous étiez évangéliques, comme vous » vous en vantez, vous feriez les œuvres- de l'Evangile. )) Mais vos excès de table, votre vacarme, vos insulles » contre les prêtres, vos querelles, vos sarcasmes, vos » dédains, votre conduite dissolue ont porté un grand ') préjudice à la doctrine évangélique. Ceci n'est que » trop évident (2) ! »
{( Manger du chapon en carême, disait de son côté )) Siaupiz, l'ancien provincial de Luther, faire ripaille » le jour et la nuit, est-ce donc là ce qu'ils appellent » la liberté chrétienne ? Où voit-on que le Christ et les » apôtres aient donné un tel exemple (3) P »
L'expulsion des religieuses hors de leur couvent à Nuremberg donna lieu, en 1624, aux scènes les plus lamentables. C'était toujours la u liberté chrétienne » qui imposait cette exécution.
(1) EULANGEN, XIV, 389-890.
(2) Cité par Janssen, II. 871. (3j Jansses, ibid. (i523).
330 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
C'est à propos des révoltants détails de celte affaire que l'historien protestant David Strauss (i) écrit : (( Croit-on qu'au temps du premier établissement du » christianisme, des actes de violenceabsolument sem- » blables n'aient pas été commis? »
Mais il faut dire que le même historien, parlant des ravages de Sickingen, dans l'électoral de Trêves, ose ainsi s'exprimer : ci Sickingen opéra sa retraite en bon » ordre : pendant cette reiraite, des églises etdes couvents » furent complètement rasés par l'incendie. »
Les dissidents du luthéranisme autour de Karlstadt et de Miinzer étaient aussi sévères que les catholiques au sujet de l'immoralité des « marliniens », comme on les appela d'abord.
Voici à ce sujet une curieuse révélation sur les ma- nières de Luther lui-même. Elle est extraite d'une apologie de Karlstadt par Yalentin/c^^e/.y/iQmer(r524) :
(( Je connais à fond ta conduite, y disait-il à Luther ; » j'ai étudié quelque temps à Wittemberg. Je ne veux » rien dire ici de Ion petit doigt couvert de bagues qui » scandalisait beaucoup d'entre nous, ni du bel appar- )) tement situé près de la rivière, où l'on buvait et » faisait si bonne chère avec les doctoribus et les sei- » gneurs ; et pourtant, ces régals me déplaisaient fort » et je m'en plaignais souvent à mes compagnons! » J'étais scandalisé de voir que sans te préoccuper de » tant d'intérêts importants, tu restais assis près de ta » bière... Le commis d'un marchand de Leipzig me » parla aussi de toi un jour chez Pirkheimer : il faisait » peu de cas de ta sainteté; tu jouais bien du violon, » disait-il, tu portais des chemises enrubannées, mais » c'était tout ce qu'on pouvait dire à ta louange... A
(i; Ulrich \oy Huttek (i858), II, 349.
l'expérien'Ce religieuse, etc. 331
)) cette époque, ce qui me déplaisait encore en toi, » c'était de voir la vie folle que l'on menait à Witteni- » berg et de t' entendre dire que nous ne pouvions être des )) anges. Tu cries bien haut quel'onne reprend en vous » que l'imperfection de votre vie. Mais nous soutenons )) que là où l'on n'aperçoit pas les fruits de la foi dans » le Christ, cette foi n'a jamais été bien enseignée ni » bien reçue et nous répétons de vous ce proverbe » que Rome doit trouver vrai depuis longtemps : Plus » l'on s'approche de IVittemberg, pires sont les chré- » tiens ( I ) ! »
Sans doute, les anabaptistes, qui se dressaient ainsi en juges contre Luther, n'étaient pas eux-mêmes sans reproche. Nous ne décrirons pas la terrible révolte de ir)2'i, si cruellement réprimée en juin 1025 et où périrent des milliers de paysans. Cette révolution avortée dont les anabaptistes furent lesauteurs, remonte certainemeut à Luther comme à la cause de tous les troubles qui déchirèrent alors la société.
II
Luther lui-même, qui excita les princes à la répres- sion avec tant de fureur, finit par s'émouvoir des con- séquences de ses doctrines.
A partir de 1 5 20, les plaintes deviennent fréquentes et même habituelles sous sa plume.
Que penser d'un aveu tel que le suivant (i525) : « // n'est pas un de vos évangéliques qui ne soit aujour- » d'iiui sept fois pire qu'il n'était avant de nous appar- » tenir, dérobant le bien d'autrui, mentant, trompant,
(i) Jatisse:*, h, 4oo.
332 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» mangeant, s'enivrant et se livrant à tous les vi(;es, » comme s'il ne venait pas de recevoir la sainte pa- » rôle (i). ))
Cette constatation le déconcerte d'abord, puis il cherche à se dire que cela était nécessaire : « Quand » on parle, dit-il, de la grâce et de la paix que l'Evan « gile procure, on s'étonne de voir que les hommes sont » devenus pires que sous le papisme ; cependant, en » y réfléchissant, on finit par comprendre qu'il ne » pouvait en être autrement (2). »
C'est ainsi qu'il repousse l'objection.
« On entend partout aujourd'hui, papistes, anabap- » listes et autres diriger contre nous d'accablants re- » proches : à quoi sert-il, disent-ils, que vous nous » parliez tant du Christ et de la foi? Les hommes en » sont- ils meilleurs ? — Le reproche, à première vue, » semble avoir de l'importance, mais quandon l'exa- » mine à la lumière, ce n'est plus qu'un verbiage )) inutile. ■»
Ce n'étaient pourtant pas les prédications qui man - quaient aux « réformes ».
» On se plaint de toutes parts, disait Luther, qu'on » ne cesse de prêcher et que néanmoins, on reste froid, » paresseux et grossier. »
Il attribue cela à la monotonie de la doctrine nou- velle : (( Maintenant qu'il est question de la foi et » de Jésus-Christ, on en a de suite assez et l'on » se plaint de s'entendre rabâcher toujours la même » chose (3). »
Son embarras même nous est ici un aveu évident.
(i) Erla^gex, XXVIII, li20, XXXYI, f\ji, 3oo. Dollinger, I,
277-
(2) Cite par Dollingeu, I, 380 ainsi que le texte qui suit.
(3) Ibidem, 282.
l'expérience religieuse, etc. 333
Mais il est facile de tiouver d'autres témoignages. Voici par exemple ce que disait Erasme (i) en 1029 : « Regardez donc cette société évangélique, combien » elle compte d'adultères, d'ivrognes, de joueurs, de » ripailleurs, combien de gens vicieux et infâmes... )) Examinez si les ménages sont plus chastes que chez » les autres qu'ils traitent de païens? Vous savez, j'es- » père, quelles histoires je pourrais citer, si je voulais. » Et il n'est pas nécessaire que je rapporte ces faits si » connus que les magistrats ou à leur défaut le peuple » ont dû dévoiler publiquement ! »
III
L'ivrognerie fut surtout, comme on sait, l'un des grands défauts des « réformés ». Luther lui-même s'adonnait à ce vice sans réserve. Rappelons seulement à ce propos ce qu'il disait lui-même à la Warlbourg (lôai): « Toute la journée je suis dans l'oisiveté et » dans l'ivresse (2). »
Plus tard, en i53o, il déclare que s'il boit si abon- damment c'est pour narguer le démon qui le tente (3).
Probablement il s'agit ici des tentations de déses- poir qui assaillaient alors le Réformateur en face des mauvaises mœurs de ses disciples. .
A cette époque, il souffrit cruellement de maux de
{i)Opp., X, 1579.
(2) Ego oliosus et crapulosus sedeo tota die (Enders, HT, i5^) (cité par Denmfle), p. loi.
(3) Lettre à Wellcr, Exders, YIII, i (De>ifle) p. 103, ; même lieu la citation suivante, E>ders, VIII, 345).
334 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
tête, étant à Col)ourg-, pendant la diète d'Aiigsbourg ; de retour à Witlemberg, il écrivait (i 5 janvier i53i) à Link : « Le mal de tête contracté à Cobourg^ grâce )) au vin vieux (a veteri vino), n'a pas encore été guéri » par la bih'e de Witlemberg. »
Le i8 mars i535, il signe une lettre: Doctor pie- nus ! il s'y plaint de ne plus pouvoir « par faiblesse » tenir tête aux étudiants avec de la bière : « La bière est bonne, dit-il, la fille est belle^ les compagnons sont jeunes (i) ! »
Luther disait encore des Allemands : « Chaque pays )) doit avoir son diable particulier... Notre diable alle- )) mand sera une outre de vin et s'appellera l'ivrogne, » car il est si altéré qu'il ne peut se satisfaire avec tout » ce qu'il boit de vin et de bière. L'ivrogne demeure » une idole toute-puissante chez nous autres Allemands » et il fait comme la mer et l'hydropisie : la mer ne » s'emplit pas malgré toute l'eau qu'elle avale et l'hy- )) dropisie devient plus assoiffée en buvant (2). » On parlait alors, en Allemagne, (Vun ordre des buveurs et Luther avoue que c'est depuis qu'il prêche que l'ivro- gnerie a commencé à se répandre: « Quand j'étais yy jeune, écrit-il, je me souviens que la plupart, même » chez les riches, buvaient de l'eau et se servaient d'ali- » ments simples et communs. Certains ne commen- » çaient à boire du vin qu'à trente ans. Maintenant, » même les jeunes s'habituent au vin et aux vins forts » et étrangers et même aux liqueurs et aux spiritueux » qu'ils boivent démesurément. » u Quand j'étais
(i) EsDERS, X, 187. Peut-être est-ce là l'origine de ces vers attribués à Luther : « Wer nictU Uebt Wein, Wcib, Gesang, der bleibt cin Xarr, sein Lebein lang : qui n'aime pas le vin, la femme, le chant, demeure fou toute sa vie » (Demfle, p, loa).
(2) Erla:<gen, XXXIX, 353.
l'expérience religieuse, etc. 335
» jeune {i). dit-il encore, la chose était en grande honte )) dans la noblesse, mais maintenant elle est devenue » plus habituelle chez elle que chez les paysans. Sans » horreur et sans pudeur, l'ivrognerie a pénétré même » dans la jeunesse ''2). n
Naturellement avec l'ivrognerie, les vices les plus honteux faisaient aussi leur apparition.
Sans doute, le langage quasi bestial de Luther sur le mariage et les relations de l'homme et de la femme firent beaucoup pour la perte de la chasteté soit dans le mariage, soit en dehors, mais un auteur du temps, Sarccrius, trouve la raison principale des adultères et des débauches qui se multiplièrent sans mesure alors, dans l'excès de la boisson devenu habituel. Il cite le proverbe si juste dans sa brutalité: Homme plein, homme impudique, femme ivre, femme déshonnete ! et Luther exprimait à son tour la même pensée dans cette phrase qui rend bien son genre d'esprit : « Une » truie pleine ne peut avoir une vie chrétienne 3). »
Et sous la figure grossière qu'il nous présente ainsi, c'est son pays qu'il indique sans doute, car nous l'avons entendu déclarer '1 : « Si l'on voulait peindre main- y> tenant l'Allemagne, il faudrait la faire semblable à une truie » et dans la préface de son écrit: Wider den Turken contre le Turc , il traite les Allemands de peuple' grossier et sauvage, moitié démon, moitié homme ''5'. « Nous sommes, nous autres Allemands, » dit-il ailleurs, de si sales pourceaux, si dépourvus » de raison et de discipline, que quand on nous parle
(i) 0pp. cxeg. lat., III, 69. (a) Erla>ge>, VIII, 393.
(3) W., XIX,,4l9 fUEMFLE, p. 285).
(4) Ibid., YIII, 294 (Demfle, a4, 799).
0 DoLU>"GER, I, 285.
336 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» de Dieu, nous n'y faisons pas plus attention que s'il )) s'agissait de quelque conte de vieilles femmes. »
L'on s'explique, après tous ces aveux et toutes ces constatations le désespoir et les tentations de Luther, l'on comprend ses angoisses et ses remords qui se tra- duisent parfois en regrets si déchirants que nous sommes malgré nous émus de pitié en face d'une âme si tourmentée et si torturée.
Parfois il allait jusqu'à déclarer qu'il ne voudrait pas commencer à prêcher, si cela était à refaire. Dès 1627, l'on trouve des aveux de ce genre et en voici un exemple frappant : c( Voyez^ s'écrie-t-il, la belle vie )) que nous menons ! Voyez nos mœurs et toute notre « manière d'être ! On se conduit avec tant d'extrava- )) gance à la suite de l'Evangile, que ^en suis à douter )) s'il est convenable que je prêche encore/ J'aurais de- )•> puis longtemps cessé de le faire, si je ne savais que » Jésus-Christ lui-même n'eût pas été plus heureux dans » cette entreprise! (i) »
Par cette dernière phrase on voit quelle consolation il essayait de se donner et de quelle étrange manière il cherchait à s'abuser.
IV
D'après tout ce qui précède, il est facile de constater quels furent les effets immédiats du luthéranisme ou du moins quel effroyable désordre dans les mœurs en accompagna les premières manifestations.
Mais peut-ctre croira-t-on que ce ne fut là qu'un mouvement passager, une sorte de relâchement tran-
(i) Cité par Dôllinger, I, 285.
l'expérience religieuse, etc. 337
sitoire au moment où les esprits, troublés dans leur religion séculaire, accoururent vers la nouvelle religion et s'y attachèrent, en la comprenant mal.
Luther aurait bien voulu se donner cette illusion et il écrivait en i53i : « La foule s'est mise dans un » état de sécurité charnelle : laissons-ia se satisjaire » quelque temps ; il faudra que les choses prennent une )) autre tournure quand les inspections se feront d'une » manière régulière. La besogne est facile quand on ne » fait que de démolir un ancien édifice ; mais il n'est « pas aussi aisé de le remplacer par un autre. J'espère » qu'avec le temps notre entreprise n'en ira pas moins » au gré de nos désirs (i). »
Malheureusement cette espérance elle-même fut déçue et le Réformateur fut condamné jusqu'à sa mort à voir toujours s'accroître le travail de démoralisation dont sa révolte avait donné le signal.
Malgré ce que cette enquête peut avoir d'aride, il nous faut maintenant la poursuivre dans la seconde partie de la vie du novateur, c'est-à-dire environ de i53o à i546.
De i53o, est cette déclaration de Luther lui-même : « Si nous avions encore à baptiser les adultes, je suis » certain qu'il n'y aurait pas la dixième partie de la » population qui consentît à s'y soumettre. »
Cet état misérable de la religion, il l'attribue aux prédicants qui ne savent pas même bien « les Com - » mandements de Dieu, le symbole des Apôtres et )> rOrai son dominicale ». Par contre, « ils sont fort )) habiles à crier contre le Pape, les moines et les » prêtres (2) ».
(l) DoLLlNGER, I, 286.
(2) Ibid, I, 287.
22
338 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
La conduite des pasteurs devint même telle que Lu- ther, en iSSq, en vint à projeter de solliciter l'établis- sement d'une prison ecclésiastique pour y enfermer (( ces hommes abrutis et indisciplinés que 1" Evangile » n'avait pu convertir o .
Dès i535, il en faisait ce tableau peu flatteur : « On )) dirait à la vérité, qu'on les a faits pasteurs, afin qu'ils » puissent soigner leur ventre et jouir des biens de la » vie, comme ils faisaient sous le papisme. Ces voraces » serviteurs de la chair auraient bien mieux fait » de garder les pourceaux que de se charger de la di- » rection des âmes. Axijourd'hui qu'on les a délivrés » du Bréviaire, des Vêpres et des Matines, que ne » lisent-ils matin et soir, au lieu de ce bavardage inu- )) tile, quelques pages du Catéchisme, du Nouveau n Testament ou d'un livre quelconque de la Bible? » Ils devraient roiujir de n'avoir, comme des chiens et » des pourceaux quils sont, rien appris, rien retenu )) de l'Evangile que cette liberté paresseuse et char- )) nelle (i ). »
L'expression que « les lutbéricns sont sept fois pire que sous le papisme » est fréquente alors sous la plume du malheureux Réformateur. « Si nous par- » venons à cliasscr un démon, écrit-il, en i532, il est » incontinent remplacé par sept autres qui sont pires. » ]Nous pouvons donc nous attendre, quand nous au- » rons expulsé les moincs_, à voir surgir une race sept )) fois plus mauvaise que n'était la première (2). » « L'avarice, l'usure, la débauche, la crapule, le blas- » phème, le mensonge, la tromperie se multiplient » terriblement, bien plus que sous le papisme. Cet état
(i) Corn, in Gai., .i535. — Walch., X, 36 ^cité par Dôlli?i- ger).
(2) EllLANGEN, XXXVI, 4ll.
l'expérience religieuse, etc. 339
)) misérable des mœurs discrédile l'Evangile et les )) prédicanls auprès de tous, en sorte que l'on dit : si » celte doctrine était vraie, les gens seraient plus » pieux I ' n
Cette objection si pénible pour son orgueil, Luther l'entendait sans cesse résonner à son oreille, c'était le grand argument des catholiques contre lui, et toujours il est obligé de reconnaître la vérité des faits qu'on lui jette à la face.
\oici comment il essayait d'y répondre, d'une faron bien misérable d'ailleurs, ainsi qu'on va le voir:
« Entendez les sermons des papistes, parcourez leurs » ouvrages, et vous verrez que le seul argument avec » lequel ils nous combattent, consiste à dire qu'il n'est » rien résulté de bon de notre doctrine. El en effet, à » peine eûmes-nous commencé à prêcher notre Evan- » gile, que l'on vit dans le pays une effroyable ré- » volte, des schismes et des sectes dans l'Eglise, et )) partout la ruine complète de rhonncleté, de la mora » lilé et du bon ordre, chacun ne songeant plus qu'à )) vivre indépendant et à se conduire au gré de ses ca- » priées et de son bon plaisir, comme si le règne de » l'Evangile entraînait la suppression de toute loi, de » tout droit et de toute discipline. La licence et tous n les genres de vices et de turpitudes sont^ dans toutes » les conditions, portés bien plus loin aujourd'hui n qu'ils ne le furent jamais sous le papisme. On était » au moins, autrefois, quelque peu retenu dans le de- » voir ; le peuple surtout l'était, tandis que mainte- » nant il ne connaît plus ni frein ni liens, et vit, » comme le cheval sauvage, sans retenue, ni pudeur,
au gré de ses plus grossiers désirs. Il méprise les lois
(i) Erl\>"ge>', I, 193.
340 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
)) de l'Eglise... et abuse de la négligence du pouvoir » civil... Et toutes ces plaies, toutes ces saletés sont, Y) par nos adversaires, reprochées à notre doctrine, à » notre excellent Evangile ! Mais attendez un peu, mes » amis, et veuillez nous apprendre si ce serait bien » raisonner que de dire : Ce théologien est un mauvais » homme, donc la théologie est une détestable science; » ce jurisconsulte est un scélérat, un coquin, donc la » science du droit n'est qu'un tissu de fourberies et » de mensonges ; cet artiste est un fornicateur, un » débauché, donc les arts dont il s'occupe ne sont que » vilenies et paillardise. Soutenir ces conclusions, ne » serait-ce pas pécher grossièrement contre la raison et » montrer qu'on a soi-même perdu le bon sens? Et » cependant nos adversaires, en accusant l'Evangile )) des vices de ses disciples, font-ils autre chose (i) ? »
Luther espérait-il ainsi donner le change.^ préten- dait-il sérieusement nier la relation qui existait entre le dévergondage des mœurs et sa prédication? Dans ce cas, il suffirait pour le condamner de lui opposer sa propre doctrine : que la foi véritable produit fatale- ment de bonnes œuvres, comme un pommier des pommes, comme le feu de la chaleur, ou même sim- plement cette affirmation qui est de lui (i534) : (( Quand la parole est enseignée pure et sans mélan(je, » on détruit par là les mauvais docteurs, et l'on pro- » (luit infailliblement une grande amélioration dans la )) conduite et dans les principes (2) ».
11 faut donc bien croire que la parole n'était pas enseignée « pure et sans mélange » par Luther, puis- qu'il se plaignait si amèrement de ses prédicants
(i) Walch., V, ii4 (cité par Dôllinger), (2) Walch., VI, 620.
l'expérience religieuse, etc. 341
comme de « mauvais docteurs » et qu'il avouait la dé- gradation effrayante dans laquelle étaient tombés ses disciples.
Si nous quittons un instant Luther, pour recueillir d'autres témoignages, nous en trouverons de parfaite- ment officiels dans les rapports des inspecteurs luthé- riens, en Saxe. Il y eut deux inspections, faites à l'instigation de Mélanclhon et par rauturilé de l'Elec- teur lui-même. La première eut lieu de 1027 à 1629. Elle releva les faits les plus lamentables. Partout les écoles étaient tombées, là oxx elles étaient florissantes sous le Catholicisme. Autour de AYittenberg, i^o pa- roisses (sans compter les succursales par centaines) n'avaient que 21 écoles. Ailleurs c'était plus triste en- core. Les prédicants étaient parfois des ouvriers igno- rants et grossiers. Ahorn était un tisseur, Musel un boulanger, Seitenrode un menuisier, qui ne savait pas même les commandements. Le prédicant de Lucka avait trois femmes et vivait habituellement avec deux. Plus tard, on trouva un prédicant qui avait eu six en- fants de deux sœurs, toutes deux vivantes. A Schonau et à Colpin, les paysans insultaient les prédicants en disant : a Comment, avec la conduite que vous tenez, )) osez-vous nous parler de Dieu ? Qui est Dieu ? Qui » sait si Dieu existe ? Lui aussi il a eu son comlîien- » cernent et sa fin ! » A Wercho, ils avaient oublié leurs prières et jusqu'au Credo. A Zinna, ils trouvaient le Pater trop long pour l'apprendre (i) ?
Mélanchton voulut faire lui-même l'enquête en
(\) Tout cela lire de Jaxssex, III, ^3 et suiv.
342 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Thiiringe et il écrivait à Jiistus Jonas, à propos de son fils malade : « En vérité, la mort pour mou fds serait » préférable à la vie, s'il doit passer par l'état lamen- » table où je me vois précipité » (1527). Un peu plus tard, le 5 juin i528, il écrit encore à Myconius : (( J'éprouve une angoisse qui dépasse tonte idée quand » je vois les maux de notre temps, et je ne puis accep- » ter aucune consolation. Personne ne hait l'évangile M pins implacablement que ceux-là mêmes qui se font » gloire d appartenir à notre parti (i). »
« Videmus quantnpere nos odit vulgus(2) », disait-il une autre fois. Mais si nous recouvons maintenant aux résultats de la seconde inspection qui eut lieu, en i535, que voyons-nous?
La situation a partout empiré. Les enquêteurs, sur- tout ceux du cercle de Wittembcrg, se plaignent de « l'accroissement de l'impiété, du mépris et du blas- » phème de la parole divine, de l'abandon complet de )) la communion, de l'attitude séditieuse et inconve- j) nante des fidèles pendant le service divin. »
Yeut-on avoir une idée de celte « altitude inconve- nante » ?
A Globitz, pendant l'office, on allait jusqu'à faire circuler des brocs de bière. Ailleurs (( pendant les » offices et les sermons, des paysans, malgré la pré- » sence des femmes et des jeunes filles, satisfont à leurs » nécessités I n « Le prêche est troublé par des dis- » putes, ou par des propos indécents tenus à haute » voix. » Enfin, disent les rapports : « les vices de » toute nature vont en grandissant d' une façon inqiiié' » tante ».
(i) Corp. Réf., I, 888, 913,983. {2)Ibid., I, 941.
l'expérience religieuse, etc. 343
C'était vers le même temps que Luther disait de lui- même : « Pour ce qui est de moi, je confesse, et sans » nul doute d'autres se jugent de même au fond de Il leur cœur, que je n'ai plus cette ardeur, ce zèle que ) j'avais autrefois et que je suis beaucoup plus négli- 1) gent que sous le papisme (i). »
Mais cette négligence, qu'il admettait en lui-même, lui était insupportable dans les autres, et il ne pouvait soufl'rir le mépris des paysans pour la nouvelle doc- trine : (( Ceux qui gémissent encore sous la domina- » tion des tyrans, appellent nuit et jour à grands cris » le bienfait de notre prédication, s'écriait-il, tandis » que nos pourceaux, qui ont en abondance le pain de » vie, le dédaignent et le foulent aux pieds, après y » avoir fouillé de leur groin immonde (2). »
Luther faisait sans doute allusion par de telles expressions aux grossièretés signalées ci-dessus. Voici une preuve que vingt ans plus lard (vers i555) la si- tuation n'était pas beaucoup meilleure en Saxe. Le duc Augusle, nouvellement devenu Electeur, à la mort de son frère INlaurice (i553', écrivait : « Une honteuse » coutume s'est établie dans nos villages. Les paysans, » les jours de grande solennité, comme Noël, la Pen- » tecôte, s'attablent dès le soir de la fête et passent la » nuit dans les excès de la table ; le matin, ils dor- » ment encore à l'heure où il faudrait aller au prêche, » ou bien ils arrivent ivres à l'église, et on les entend » ronfler comme des pourceaux. Les églises, qui de- » vraient être des maisons de prière, sont changées en » tavernes ; les paysans y déposent des fûts de bière et » viennent s'enivrer dans la maison de Dieu, en pro-
(i) Tout ceci dans Janssen, III, 76-77. (2) DôLLOGER, I, 293 (citation).
344 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» férant forces blasphèmes et imprécations. Ils sont » assez impies pour se moquer des pasteurs et de leur » saint ministère en pleine église, montent en chaire et )) débitent d'horribles bouffonneries. » u Aux noces » des paysans, on se livre à d'horribles débauches : » on boit, on fait ripaille toute la nuit, on blasphème, » on se plaît aux propos impies. Souvent ces orgies )) donnent heu à de sanglantes disputes ou a d'hor- » ribles attentats aux mœurs (i). »
Dans un acte d'enquête analogue à ceux que nous avons cités, et dressé en i55/i, on mentionne parmi les vices les plus ordinaires le mépris de Dieu, le blasphème, l'éloignement presque complet des sacre- ments et même du baptême des enfants, l'ivrognerie, les excès de table, l'état d'ivresse le jour mêmeoii l'on a reçu la Gène (2) : a Les jours de fête, même le Ven- » dredi Saint, le jour de Pâques, la Pentecôte, sont in- » dignement profanés, par de grands, d'horriblvs sa- » crilèges et scandales : la bigamie est commune, les » outrages aux mœurs fréquents, ainsi que l'adultéra, » l'usure, les faux témoignages, etc. (3). »
Dans le Mecklembourg, les actes d'enquête révèlent le même état (i55/i) : « Le blasphème, l'adultère, (( tous les vices impurs, sont ici tellement en honneur » qiià Sodome et à Gomorrhe, on n'a sans doute ja- » mais rien vu de si odieux et de si grossier ! »
Voilà ce qui ressort des actes officiels et de toutes parts l'on signale que les peuples regrettent le bon vieux temps catholique, regrets stériles et impuissants,
(i) Cité par Ja^ssen, III, 761.
(2) Luttier disait de la Gène : !\'ous nous comportons à son égard d'une façon si ddgoûlanle qu'à peine nous croirait-on, je ne dis pas des chrétiens, mais même des liommes.
(3) Janssen, ibidem.
l'expérience religieuse, e;tc. 345
incapables d'arrêter l'incendie qu'une main téméraire, sinon criminelle, celle de Luther avait allumé.
De plus en plus^ les remords de ce malheureux ar- • tisan de tant de ruines s'accroissent au spectacle de son œuvre.
Nous l'avons entendu, en 1627, témoigner qu'il au- rait voulu ne pas avoir commencé à prêcher. Voici la même déclaration, en i538, onze ans plus tard : « Qui » de nous se fût mis à prêcher si nous avions prévu » qu'il en résulterait tant de calamités, de factions, de » scandale, d'impiété, d'ingratitude, et de médian- » ceté ! Mais à présent que nous avons commencé, il » faut bien que nous en portions les conséquences. Il » était sans doute nécessaire que nous vissions se pas- )) ser sous nos yeux des choses faites pour ruiner » toute espèce d'entreprise, afin que l'on sache bien » que ce ne sont pas des hommes qui soutiennent notre » œuvre, mais le Saint-Esprit hii-memc. Sans ce puis- )) sant appui, nous ne serions pas capables, assuré- >) ment, de résister à un pareil dévergondage (i)- »
On voit quelle nouvelle et miséi'able explication il trouve à cet état eiïroyable des mœurs consécutif à sa prédication : C'est le Saint-Esprit qui veut prouver qu'il soutient seul cette œuvre faite pour se détruire elle-même !
Sans doute aussi, il attribuait au Saint-Esprit ou au diable sa propre inconduite.
Déjà nous en avons dit quelque chose, mais il y faut revenir plus longuement en terminant cette enquête et avant d'en venir à la discussion sur la responsabilité de Luther en tout cela.
(i) Eriangen, L, 74.
346 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
VI
Nous avons déjà dit son penchant à la boisson et nous avons eu l'occasion, en parlant des circonstances de sa mort, de signaler que les excès de table n'y furent pas étrangers, si l'on en croit la déposition de l'apothicaire d'Eisleben.
Au sujet de son ivrognerie, il disait lui-même : a Si » Dieu peut me pardonner de l'avoir pendant vingt » ans crucifié et torturé en disant la messe, il peut » bien me pardonner aussi de boire quelquefois un bon » coup en son honneur ; que Dieu le permette et que le » monde en dise ce qu'il voudra (i). »
« Le monde » aura sans doute aussi le droit de dire que c'était là bien peu le langage d'un Réformateur.
Que dire encore de ce joli mot, qu'il écrivait de Weimar, le 2 juillet lâ^^io, à sa femme : a Je vous )) écris pour vous dire que je me porte 1res bien ;jedé- » vore comme un bohème et je bois eomme un leulon, » ce dont Dieu soit béni. Amen (2). »
Cette intempérance « permise par Dieu » ne plaisait pas à tous. Nous avons vu la critique adressée à Luther par Valenllnlckelshamer, vers '1524 (3). Voici main- tenant l'avis de Lemnius, humaniste qui avait vécu avec luiàAVittenberg. « La vie de Luther, dit-il en iSSy (.^i), » est connue de tout le monde, et bien peu lui don- » nent des louanges. Puisqu'il se pose en évêque évan- » gélique, comment se fait-il qu'il vive si peu sobre -
(i) Cité par Dôllinger, III, aSa.
(2) De Wette, V, 487 (Dexifle, p. io3).
(3) Voir Jager, Karhtadt (i856), p. 488.
(4) DôLLi>OEn, III, 234.
l'expérience religieuse, etc. 347
)) ment? » Luther lui-même, à en croire son ami Biujenhagen, avait parfois du déplaisir quand il s'était laissé aller à quelque excès de table.
En fait, il avait bien changé depuis sa « Réforme ». Jadis, disait-il, quand il était encore moine, il avait une apparence bien plus sainte qu'aujourd'hui, alors il priait bien plus, il veillait, il jeûnait, il se macérait. Maintenant, au contraire, il boit et mange selon l'usage commun. Il sait comme un autre plaisanter, boire, se réjouir et rire. Il est un bon et joyeux compagnon de table : quand il a devant lui un pot de bière, il ne serait pas fâché d'avoir tout le tonneau ; de temps à autre, il boit un bon coup « en l'honneur de Dieu » et au lieu de macérer son corps, comme quand il était au couvent, il entend bien, quand il mourra et sera couché dans son cercueil, offrir aux vers un docteur gras et bien nourri (i).
^lalgré tout cet extérieur de bon \ivant, Luther n'ar- riva jamais, nous le savons, à la tranquillité intérieure à laquelle il avait aspiré toute sa vie et qui avait été le mobile de son apostasie. Il reconnaissait qu'il avait eu tort de donner tant d'éclat à sa révolte : « Si j'avais à » recommencer, dit-il une fois, je m'y prendrais au- » Ircment Je laisserais sous le gouvernement du Pape » la multitude du peuple ; car ces gens ne s'amendent )) point avec l'Evangile et ne font qu'abuser de la li- )> berté qu'on leur donne. Mais je prêcherais les conso- » lations de l'Evangile aux âmes timorées^ découragées » et humiliées (2) ».
(i) Propos de table, résumés par Dôllinger, III, aSi-aSa, nous avons dit, dans la première étude, ce qu'il faut entendre par les a macérations » de Luther au couvent.
(2)\Yalch., XXII, io3A (cité par Dôluîsger).
348 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Il s'excusait alors en dcclaiant qu'il ne connaissait pas le monde, quand il s'était fait réformateur.
« Partout, l'on voit dans sesdiscours, dit Dollinger, sa vieille haine contre l'Eglise se marier au sentiment accablanl de la nullité^ de nmpiiissance morale de sa propre doctrine, assez forte pour amener un schisme, mais complètement incapable d'opérer dans ses adhé- rents une régénération morale^ ni même de les mainte- nir à ce degré de valeur morale et religieuse qu'ils oc- cupaient auparavant (i).
VII
A partir de iBSq, le dégoût s'empare de plus en plus de Luther en face des résultais qu'il obtient.
Et cependant ces résultats ont une apparence brillante. 11 faut bien remarquer en effet qu'à ce mo- ment-là même, le protestantisme s'implante dans de nouvelles contrées, comme le duché de Saxe et la Marche de Brandebourg ; la ligue de Smalkade est plus puissante que jamais, et l'avenir de la nouvelle Eglise est assuré. L'Angleterre est entraînée dans le schisme, et la Papauté humiliée.
Et c'est en présence de tous ces succès que « le Ré- formateur » est écrasé parle désespoir et dévoré parles regrets, alors que le Danemark et la Suède, des royaumes entiers deviennent luthériens, et quand des millions d'hommes embrassent son « Evangile ». Dans les premières années de sa prédication, de pareils suc- cès le remplissaient d'ivresse et d'enthousiasme, mais le « prophète de Germanie » sait maintenant à quoi il
(l) DoLLIXGER, III, 2 5o.
l'expérience religieuse, etc. 349
faut attribuer le triomphe de ses idées. Il sait que la politique et l'ambition des princes, l'amour de la licence et des plaisirs sont les mobiles principaux de ces con- versions en masse.
Une seule chose le console à ce moment, c'est la per- suasion où il est que la fin du monde est proche.
« Ils continuent leurs fureurs, dit- il des évangé- » liques, et deviennent chaque jour plus pervers : » Allons, cela nous fait du moins espérer que le jour » glorieux du retour de Notre-Seigneur ne tardera pas » à venir. Cet incroyable mépris de la parole et ces )) gémissements inexprimables des cœurs pieu^ mon- » trent que cen est fait du monde et que le jour ap- » proche où seront prononcés la condamnation des per- » vers et le salut des justes : Amen, fat ! Amen ! Tel » était le monde avant le déluge, tel il fut avant la » ruine de Sodome, avant la captivité de Babylone, » avant la destruction de Jérusalem, avant le sac de » Rome, avant les malheurs de la Grèce et de la Hon- » grie, tel il sera et tel il est déjà avant la ruine en- » ticre de l'Allemagne (i) » (i542).
(( Le monde est vraiment bien ébranlé sur sa base, » disait-il encore, depuis que la parole évangélirjue lui » a été révélée : il craque de toutes parts et ne peut » tarder à tomber entièrement en ruines, à l'approche )) du dernier jour, que nous attendons avec impatience, » car tous les genres de vices, tous les péchés, toutes » les turpitudes se sont tellement répandus, qu'ils » ont fini par être considérés comme choses inno- )) centes (2). »
Tous les ouvrages de Luther, à cette époque, sont pleins de gémissements de ce genre,
(i) Cité par Dôllikger, I, Soi. (2) Ibid.
350 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
{{ En voyant l'ingratitude et la perversité qui se re- » marquent indifféremment dans toutes les classes, » nous sommes parfois tentés de croire; que le monde » est possédé du diable (i). » « L'Allemagne, même )-> après la manifestation de celle grande lumière de » l'Evangile, se conduit entièrement comme si le Jia- » blela tenait soas sa puissance! La jeunesse s'abrutit, » et quant aux vieux, ils sont livrés à l'avarice, à » l'usure, et à je ne sais quels autres vices qu'on ne peut » même pas dire (2). »
Sous l'influence de cette idée fixe, Luther invente toutes sorles de complols contre sa doctrine.
En.i54i, il publie que Satan vient d'inventer une nouvelle manière, pour les papistes, de tuer les luthé- riens, en empoisonnant le vin et en mélangeant le lait avec du plâtre. A léna, disait-il, douze personnes étaient déjà mortes en prenant du vin empoisonné, à Magde- bourg, on avait trouvé du lait préparé pour donner la mort. Cependant il ajoutait que les douze personnes ont bien pu mourir des excès de leur ivrognerie. Peu de temps après, il découvre que les papistes ont envoyé des épices et des médicaments empoisonnés pour tuer les luthériens. Un jeune homme recherche sa nièce et gagne son affection, Luther s'imagine qu'il n'agit ainsi que pour se moquer et il attribue cela à la malice de Satan. Des maladies s'étant déclarées parmi les étu- diants de W itlenberg, par suite de leurs excès avec des filles publiques, il fait aussitôt afficher que <; c'é- » taient les adversaires et les grands ennemis de la foi » luthérienne qui avaient envoyé quelques prostituées
(1) DoLLINGER, I, 3o5.
(2) DuLLI>GER, I, 3o5.
l'expérience religieuse, etc. 351
» à Wittenberg, pour séduire et perdre la pauSre jeu- ■» nesse (i) ».
Pour consoler l'un de ses amis, Cordatus, accablé de soucis et de peines, il ne trouve que ceci : « Mon » Dieu ! vous savez que nous vivons intcrieiircment sous » l' empire de Salan ; il n'est donc pas étonnant qu'ex- » térieurement non plus, nous ne voyions, ni n'enten- » dions rien qui soit louable (2) » (déc. i^'x'a).
Ses dernières années furent encore troublées par d'effroyables disputes entre lesprédicants, qui d'ailleurs n'avaient jamais pu s'accorder entre eux : « Faudra-t- )) il, s'écriait Lutlicr, que je descende au tombeau en » voyant les prédicateurs de la même ville se prendre 0 corps à corps comme de vils gladiateurs. »
Il avait vu mourir sa fille Marguerite et loin de la pleurer il enviait son sort.
A la fin, le séjour de Wittenberg lai devint tellement à charge qu'il forma le projet d'en partir avec sa femme et ses enfants. La ville était devenue comme une nou- velle Sodome: « Sortons au plus vile de cette Sodome! » disait le prophète lui-même. C'était en juillet i5/i5, mais à la demande de l'Electeur, il remit son départ.
Ses disciples et surtout Mélanchton souffraient de plus en plus de son « humeur bourrue d et de sa « ty- rannie ».
La dernière fois qu'il prêcha à "SAittenberg (i5/i6), ce fut contre la raison humaine : « Usure, ivrognerie, )) débauche, s'écria-t-il, adultère, meurtre, homicide, » tous ces vices, on les aperçoit aisément, mais la rai- )) son, la fiancée du diable, la belle prostituée, prétend » marcher seule et ce qu'elle dit, elle s'imagine que
(r) De \A ette, V, 56 1. (2) Ibid., V, '}02.
352 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» c'est le Saint-Esprit qui le lui inspire. C'est la pire )) coiirlisane du diable (i) /»
Appelé pour des contestations d'intérêt dans sa ville natale d'Eisleben, il y mourut le i6 février i546 (2). En beaucoup d'églises, on suspendit son portrait avec cette inscription « Divas et sanctiis Doctor M. La- theras ». On l'appelait encore « le prophète de Ger- manie )), « le second Samuel », « le troisième Elie », « Luther le thaumaturge ». Nous savons ce qu'il faut penser de ces appellations.
Mais tandis qu'on entourait « le Réformateur » de tant d'hommages, sa femme était abandonnée dans la misère. Elle fut réduite à mendier quelques secours qui vinrent tardivement et dont elle ne put jouir. Une maladie contagieuse ayant éclaté à ^A ittenberg. elle s'enfuit avec ses trois enfants. Ses chevaux prirent peur en route, elle sauta de voiture et tomba dans un fossé d'eau glacée. Elle mourut le 20 déc. i552 à Torgau, des suites de cet accident. Le fds de Luther vécut de se- cours envoyés par le roi de Danemark (3).
On voit que le culte des saints n'avait pas été détruit en vain dans la nouvelle Eglise 1
Après tout ce qui précède, il semble que notre en- quête soit suffisamment informée. Nous nous sommes demandé si les mœurs avaient subi un changement en Allemagne, au moment de la Réforme.
Tous les documents nous ont répondu que, à com- mencer par le Réformateur et tous les prédicantS; la
(1) Ehlangen, XVI, aa-i48.
(''; Cette date semble établie par le rapport de l'apothicaire appelé le 17 février auprès de Luther mort dans la nuit, Jans- sen, met le 18 février. Voir ci-dessus, 5^ étude et Denifle, p io3 citant Paulus.
(3) Jansse.n, III, 095.
l'expérience religieuse, etc. 353
Réforme avait donné le signal d'une dégradation mo- rale incontestable.
Mais nous avons vu aussi que Luther répugnait à as- sumer la responsabilité de cette dégradation. Sur sa dépouille funèbre, Justus Jonas disait précisément que « Luther, dans les derniers temps de sa vie, s'était sou- » vent plaint que, en dépit de la vive et claire lumière » de l'Evangile, le monde en fût venu à une dépravation » inouïe ( i ) >).
Nous allons voir maintenant si Luther avait le droit de dire : en dépit de la vive lumière, etc. , ou s'il ne devait pas bien plutôt avouer que : en raison même de cette nouvelle et étrange lumière de « l'Evangile », le monde était tombé dans la corruption.
§ IL Les uesponsabilités. — La doctrine de Luther est bien la source des désordres de F époque.
I
Sur ce point, nous interrogerons d'abord les con- temporains et cela nous permettra de voir quelle opi- nion ils ont eue de Luther, L'ont-ils reconnu comme un Réformateur ou comme un apostat ?
Pendant quelques années, l'opinion, dans le camp des humanistes, est à peu près unanime, et elle est dé- cidément favorable à Luther. Nous avons dit quel en- couragement ce fut pour lui que de voir des célébrités comme Erasme, Pirkheimcr, Eoban LIessus, Crotus
(i) Oraison funèbre de Luther à Eisleben, 19 et 20 fé- vrier i546 (Janssen, III, 596).
23
354 LUTHER ET LE LUTHERANISME
Rubianiis et tant d'autres approuver chaudement ses premières démarches, applaudir à ses premiers succès et se poser comme ses admirateurs, sinon comme ses disciples.
Mais le désenchantement \int bien vite et nous allons voir qu'il vint précisément des conséquences morales et sociales du luthéranisme.
Erasme, — à tout seigneur^ tout honneur, — était assez indifférent et même assez ignorant dans les ques- tions purement dogmatiques. En i520, on lui demande ce qu'il pense de Luther et de sa querelle ; il hésite d'abord, puis il répond : « Luther a deux fautes graves » à se reprocher : il a osé s'attaquer à la couronne du » pape et au ventre des moines ! » Après la bulle du Pape, il est encore partisan du novateur et désapprouve « le ton de violence de la bulle, fort peu d'accord avec » la douceur qui convient au vicaire de Jésus- » Christ (i) »
Naturellement, il blâme aussi le manque « de pru- dence et de modération » de jjuther et s'en plaint dans une lettre à Mélanchton (1620). Trois ans plus tard, il s'intéresse si peu aux questions de dogme, qu'il ne voit dans toutes les affirmations de Luther sur (( la culpabilité de toutes les actions humaines, même chez les saints », « la nullité du libre arbitre », « la juS' tification par la foi seule », que des paradoxes et des énigmes.
Mais, en 1024, il commence à se refroidir. Il nous en donne lui-même le motif dans celte lettre à Luther : « Je crois avoir, jusqu'à présent, plus servi la cause de » l'Evangile que plusieurs qui se parent du titre » dCEvamjéliques. Mais je vois que toutes ces innovations
(i) Lcllrc à Spalalin, i520.
l'expérience religieuse, etc. 355
» ne servent qu'à mettre en évidence une foule d'hommes » corrompus et portés au désordre, cju elles font rétro' » qrader les belles lettres, et nous menacent fort de ré- voltes et de san<j (i)/ »
La mêaie année, Erasme publie son traité du Libre arbitre, où il réfute l'un des principes de Luther. Le duc Georges de Saxe lui écrit à cette occasion : « Si » vous aviez exécuté trois ans plus tôt le généreux des- )) sein que vous venez de prendre, et qu'au lieu de » ménager Luther en le frappant, comme si vous aviez » craint de lui faire mal, vous eussiez dès lors publi- » quement combattu ses détestables hérésies, l'in- )) cendie qui nous dévore aurait fait moins de ravages » et l'on ne nous verrait pas aujourd'hui dans la triste » position où nous sommes. »
Désormais, ni Erasme, ni personne ne pouvait arrêter le torrent débordé ni le faire rentrer dans son ht.
Tout au moins, Erasme va-t il nous servir de té- moin des premiers effets de l'Evangile.
Après l'apparition du Serf-arbitre de Luther, et celle de r//jp<?7*as/)/s/e d'Erasme, toutes relations furent brisées entre ces deux hommes,
A partir de ce moment, Erasme s'élève avec force contre le prétendu « nouvel Evangile » : a Je vois, » écrit-il, au duc de Saxe, en iôq^, surgir à l'abri de » l'Evangile une nouvelle race, insolente et sans pu- )) deur, qui finira par se rendre à charge à Luther lui- » même (2). »
Sur ce dernier point, les événements devaient lui donner singulièrement raison et peut-être Erasme ne
(1) DÔLLINGER, I, 8.
(2) Ep. Erasmi, XVIlI, 598 (Dôlu.xger, I, i-ig).
356 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
pouvait-il même pas imaginer jusqu'où irait le déses- poir de Luther,
Il écrivait encore, à la même date, à Théodore He- zius : (( Tous ont invariablement à la bouche les mots » sacramentels que voici : Evangile, Parole Sainte, » Dieu, Foi, Christ, Esprit Saint, et cependant je » vois la plupart se conduire de telle sorte que je ne » saurais douter qu'ils ne soient possédés du dé- » mon (i). »
Il comprenait et signalait à merveille les points dan- gereux de la nouvelle doctrine : « Qu'y a-t-il de plus » détestable, disait-il, que d'exposer des populations » ignorantes à entendre publiquement traiter le Pape » d'antéchrist, les évêques et les prêtres d'hypocrites; )) la confession de pratique détestable, les expressions » bonnes œuvres, mérites, bonnes résolutions, d'héré- » sies pures, et professer que notre volonté n'est pas » libre, que tout arrive nécessairement et qu'il im- » porte peu de quelle nature sont et peuvent être les » actes (2) ? »
Qui ne sera d'accord ici avec Erasme pour flétrir de pareilles doctrines et pour y voir la source de toute la dépravation qui suivit?
Mélanchton lai-même pouvait-il répondre quelque chose à ces reproches qu'Erasme lui adressait : « Au- » trefois, d'hommes grossiers et sauvages, avides et » querelleurs, l'Evangile sut faire des hommes doux, » charitables, pacifiques, bienveillants : chez vous, au » contraire, ils deviennent furieux, voleurs par fraude, » ils fomentent partout la révolte, ils maudissent même » les gens de bien. Je vois de nouveaux hypocrites, de
(1) Ibid., 59G (DoLLiXGER, ihid.).
(2) Cf. Baudrillart, op. laud,, p. 807.
l'expérience religieuse, etc. 357
» nouveaux tyrans mais pas même une ombre d'esprit » évangéiique (i). »
Un peu plus tard, en 1627, Erasme formulait l'es- poir de voir les révoltés se détruire d'eux-mêmes : « Il )) n'est pas beaucoup besoin, écrivait- il à Georges de )) Saxe, de se mettre en frais pour réfuter ces sectaires ; » sans que le pape et l'empereur interviennent, ils se » détruiront bien d'eux-mêmes /)«/" le seul f ail de leurs )) dissensions et de leurs mœurs, qui ne sont rien moins » qu'évangéliques (2). »
Une autre fois, il indique le motif qui l'a écarté de la nouvelle Eglise : u Ce qui m'a surtout éloigné d'eux, » dit-il, c'a été de voir un bon nombre d'entre eux » entièrement dépourvus de toute pureté évangéiique. »
Il nous expose lui-même, par une description saisie sur le vif, les effets des prédications luthériennes (1^29) :
« L'on a abrogé la Messe, écrit-il, mais qu'a-t-on » mis à la place de plus sacré ? je ne suis jamais entré » dans leurs églises, mais souvent je les ai vus reve- » nant du sermon, comme animés de l'esprit mauvais » (velul malo spiritu afflatos), tous les visages expri- » mant la colère et une férocité inouïe... ainsi, j'ima- » gine, des soldats sortent du discours du général pour » aller au combat, prêts à une lutte de fauves... on a » supprimé la confession et voici que la plupart ne se » confessent même plus à Dieu... On a supprimé le » jeûne et l'abstinence et voici qu'ils s'adonnent à la » crapule comme des épicuriens... Les apôtres, pour » mieux s'appliquer à l'Evangile, ou ne prenaient pas
(i)Ne micam quidem cvangeUci spirilus. Op. III, p. 819 (Dollin- GER, ibid.).
(2) Ibid., loio.
358 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
» d'épouses quand ils l'auraient pu, ou traitaient » comme des sœurs, celles qu'ils avalent déjà. Main- » tenant l'Evangile fleurit, parce que des prêtres et )) des moines prennent femme contre leurs vœux !... ») Serait-ce par une mauvaise fortune que je n'en ai pas » rencontré un seul qui ne paraisse pire qu'aupara- » vaut (i) ? » Les prédicants de Strasbourg, Capito. Bucer, Hedio et les autres tentèrent vainement de ré- pondre à ces reproches d'Erasme. Ils ne purent rien lui opposer sinon que la pureté de leur Eglise ne de- viendrait une vérité que dans la vie future !
L'année suivante, Erasme revenait encore à la charge : « Je sais positivement qu'il n'y eut jamais plus de » luxure et d'adultères que parmi les évangéliques, » comme il leur plaît de s'appeler, écrivait-il. — Je )) connais un homme, que pendant dix ans j'ai aimé )) comme un fils, qui me considérait comme un père » et que tout le monde, comme moi, croyait né pour » le bien. // n'eut pas plus tôt respiré l'air de la ré- ï) forme qu'on le vit contre toute attente devenir » joueur, spadassin, coureur de femmes, n'ayant plus » qu'une pensée, celle de se marier (2) ! »
Voilà le témoignage d'un homme peu suspect de tendresse pour la papauté, coupable lui-même d'avoir été le précurseur de la « Réforme » mais qui recula d'horreur devant les résultats et renia l'enfant qu'il avait réchauffé dans son sein. Il mourut en i536, sans les dernieis sacrements (3).
(1) 0pp., X, 1578-1580-1583, récrit est intitulé : Contre ceux qui se vantent faussement d'être évangéliques (iSag), (Dôllixgek, ibid.).
(2) Op. X, 1607.
(3) Son biograplie Drummo>d, dit : Il ivas bélier so. Tliere ivoulJ hâve becn a slranrje incongruilv in the présence of priestly mummeries round the death-bed of Erasmus.
l'expérience religieuse, etc. 359
II
Un autre exemple d'aversion à l'égard du Luthéra- nisme, chez un homme qui avait préparé et plus tard approuvé chaudement la révolte de Luther, nous est donné par Crotas Riibianiis (Jean Jiiger).
Il était l'un des auteurs des fameuses Epîtres des hommes obscurs (i5i6-i5i7) où toutes les invectives de Luther étaient déjà annoncées et devancées. Ce fut avec enthousiasme qu'il salua l'aurore de la Réforme. En lôig, il écrivit, de Bologne, au Réformateur, pour l'encourager et le féliciter. Il le reçoit en ^triomphe à son passage à Erfurt en i52i (avril), alors que Luther se rendait à la Diète de ^Yorms, et le félicite « d'avoir » le premier, après tant de siècles, osé se servir du « glaive de l'Ecriture, peur étrangler la licence ro- » maine. »
Pendant dix ans, il reste favorable aux nouvelles doctrines, puis il se convertit et son abjuration obtient un immense retentissement. Pourquoi cette abjura- tion? Il va nous le dire lui-même : « J'avoue que j'ai » pendant plusieurs années, écrit -il, adhéré au protes- » tantisme ; mais dès que je m'aperçus fjiiil ne s'accor- » dait point avec hii-mémc, qu'il se partageait en d'in- » nombrablcs sectes, et cja'il n'est rien, pas même ce )) qui nous vient des apôtres, qu'il ne souille et ne s'ef- » force de détruire, il me vint à la pensée qu'il pour- » rait bien se faire que le malin esprit, cachant ses » coupables desseins sous le masque de l'Evangile, » nous leurrât sous l'apparence du bien pour mieux )) nous envelopper dans le mal (i). »
(i) DôLLncER, I, i36.
360 LUTHER ET LE LUTHERANISME
Parlant dans une apologie adressée au public (i53i) des évangéliques, il dit : « Il y a, parmi eux, un tel » débordement de tous les vices, qu'on se demande si )) des hommes qui n'auraient jamais entendu parler de » Jésus-Christ pourraient vivre plus mal. »
Ainsi donc, voici un homme qui renie la « Ré- forme » qu'il a tant prônée et tant désirée, à cause des conséquences morales qu'il y constate, et pour mieux vivre, il doit revenir à sa première Eglise, à « cette » Eglise, dit-il, où il a reçu le baptême, l'instruction » et l'éducation, persuadé que si l'on peut, à bon droit » lui faire quelques reproches, il lui sera cependant, )) plus facile de se réformer avec le temps, qu'il ne le )) sera jamais à une secte qui s'est fractionnée, en peu )) d'années, en tant de partis différents ».
Parmi les confrères mêmes de Luther, plusieurs avaient d'abord admiré son talent et sa doctrine, qui furent ensuite épouvantés par ses effets. C'est le cas de Jean de Stanpiz, qui fut, jusqu'ert 1619, le provincial et l'ami de Luther. Ce dernier déclare lui-même com- bien il avait été encouragé par lui. « Je me rappelle » parfaitement ce que me disait le docteur Staupiz, » dans les premiers temps de la publication de mon » Evangile : Ce qui me console, disait-il, et me fait un » grand plaisir, c'est que la doctrine de l'Eoanfjile, » qu'on vient de remettre en lumière, n'accorde d'hon- » neur et de valeur qu'à Dieu seul et rien à l'homme ; » or, il est évident, qu'on ne saurait trop honorer Dieu » ni lui attribuer trop de bonté. C'est ainsi qu'il m'en- » courageait alors (i). » Mais, après avoir ainsi pa- tronné le novateur, Staupiz vit ses illusions se dissiper et comment? toujours par les conséquences morales, et cela dès i522.
(i) Walch, VIII, 1678.
l'expérien'Ce religieuse, etc. 3G1
On se rappelle en efïet ce mot de Luther qui nous apprend ce que Staupiz lui reprochait, à cette date : » Quod tu sci'ibis, mea jadari ah lis qui liipanaria co- » luni, et milita scandala ex recentioribiis scriptis meis )) orta, neqiie miror, neque metiio. »
Quand Staupiz mourut, peu de temps après, en bon catholique, Luther vit dans sa mort une punition du ciel.
Nous avons nommé encore Willihald Pirkheimer, sénateur de Nuremberg et conseiller impérial, ami des arts et des lettres et surnommé le Xénophon nurem- bérgeois.
Cet illustre humaniste disait de lui-même : « Je n'ai » pas de disciple, et ne le suis, moi-même, de per- » sonne. J'accepte la vérité, de quelque part qu'elle )) me vienne, et m'attache à quiconque me paraît aA^oir » raison (i). )>
Lui aussi, il avait approuvé chaleureusement Lu- ther, et l'avait même accueilli, dans sa demeure, à son retour d'x\ugsbourg en i5i8. Quelques années plus tard, il écrivait au pape Adrien VI, pour défendre les intérêts de Luther, et il rejetait toute la responsabilité des troubles dogmatiques sur Eck et les Dominicains. Comme tous les autres, il fut détrompé par la corrup- tion morale qui, partout, suivit de près la propagation de la foi nouvelle. Nuremberg avait embrassé le luthé- ranisme en i524- Moins de trois ans après, Pirkhei- mer écrivait : « Je ne dirai qu'une chose, c'est que » l'Evangile ne paraît, aux yeux de ces gens-là, pas » avoir d'autre destination que celle de masquer les )) appétits charnels. »
Il raconte ainsi ses déceptions, dans une lettre de
(l) DÔLLINGER, I, 107.
362 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
1628 : « J'avoue que, dans le principe, j'étais, ainsi » que feu notre ami Albert (1), assez zélé pour la cause » luthérienne : c'est que nous espérions alois, par son » moyen, voir réprimer le dévergondage de Rome et la » friponnerie des prêtres et des moines. Il n'en advint » malheureusement pas ainsi : les choses se sont même » empirées, h ce point, que des vices, qui naguère nous » scandalisaient fort, nous semblent maintenant la » sainteté même en face de la licence évangélique. Je » ne doute pas que tout cela ne vous paraisse bien » étrange ; mais si vous étiez ici, près de nous, et que » vous fussiez, comme nous, témoin de la vie coupable » et des mœurs honteuses de tous ces prêtres apostats » et moines défroqués, vous vous étonneriez bien da- » vantage. . . Ils étalent aux yeux de tout le monde leurs )) vices et leurs turpitudes, et nen veulent pas moins » passer pour honnêtes, s' excusant au besoin, en soute- » nant, contre Jésus-Christ, qu'on ne saurait en bonne }) justice les juger par les ceuvres. »
On voit, par ces derniers mots, combien ces misé- rables avaient compris le principe de Luther, sur l'inu- tilité des œuvres pour le salut.
Pirkheimer nous donne ensuite celte appréciation delà doctrine nouvelle : « Luther voudrait bien au- » jourd'hui pouvoir modifier, ou adoucir, en plusieurs )) points, ses institutions et ses dogmes; mais le tout » est si grossier qu'il n'est guère susceptible de fard ni » d'enjolivure (2;. »
La phi part des correspondants de Pirkheimer ex- priment de même leurs déceptions et leurs plaintes au sujet de « l'Evangile ».
(i) 11 s'agit du fameux peintre Albert Diirer. mort en iSaS (cf. Baudrill.vrt, op. laud., p. 3iGj. (2) DiJLLIXGER, I, i6/j, i65.
l'expérience religieuse, etc. 363
(( Ce sont, disait l'un d'eux, ces prédicateurs de » mensonge qui sont cause que tant de gens, le plus » grand nombre, s'imaginent pouvoir pécher à leur )) aise. «
Ainsi parlait encore Lazare Speng/er, promoteur du Luthéranisme à Nuremberg.
Pirkheimer mourut en i53o, mais il se convertit au catholicisme avant de mourir. A l'heure suprême oii il allait paraître devant Dieu, cette démarche est signifi- cative !
L'histoire de Pirkeimer est encore celle de Zasias. mais celui-ci, moins engagé dans les liens du luthé- ranisme, fut aussi plus prompt à revenir au catholi- cisme que, du reste, il n'abandonna jamais complète- ment.
Ulrich Zasius était, avec Alciat, le plus grand juris- consulte du temps. Il professait à Fribourg et natu- rellement, il était Erasmien, comme tous les littéra- teurs et tous les humanistes du temps. Il correspondait avec ï illustre maître — c'est le nom qu'il lui donne ■ — et il en recevait les gages d'une [affection véritable. Comme tous les Erasmiens, il accueillit, avec trans- port, les premières démarches de Luther, si bien qu'en 1619, il écrivait à son ami Boniface Rombach, de Bàle, (( que tout ce qui lui venait de Luther, il le rece- « vait comme s'il le tenait d'un ange (i) ».
Mais dès i520, on l'a vu, il fut scandalisé, comme jurisconsulte, par les principes révolutionnaires de Luther, à l'égard du Pape et des évoques, puis par ce dogme nouveau « que l'homme converti pèche encore » en faisant le bien, c'est-à-dire jusque dans ses » bonnes actions mêmes ».
(i) Ita excipio ac si anjelo auctore ernersissent (Dôllikger, I,
170).
364 LUTHER ET LE LUTHERANISME
L'apparition du Manijeste à la noblesse allemande, et les désordres de i52i et i522 éclairèrent complète- ment Zasius sur la prétendue réforme. Il se plaint alors de « l'impudence de Luther » qui « torture )) toute l'Ecriture depuis la Genèse jusqu'aux livres dn » Nouveau Testament, pour les tourner contre les pon- » tifs et les prêtres, comme si Dieu n'avait fait autre » chose pendant le cours des siècles que de tonner » contre les prêtres ! »
Avec le temps, la douleur de Zasius et son éloigne- ment des nouveautés ne fait que s'accroître. Il fait res- sortir les mauvais fruits de la doctrine luthérienne comme une preuve de sa fausseté. Il insiste sur ce ca- raclere démoralisant du prétendu nouvel « Evangile » : « L'égoïsme, dit-il en i528(i), et le manque absolu » d'obligeance et de complaisance, sont le signe dis- » tinctif de tout vrai luthérien. » Il mourut à Fribourg, dans les mêmes sentiments à l'égard de la « Ré- forme ».
A côté de cet homme respectable et de belle figure dans l'histoire, il est piquant de citer, comme témoin des débauches des premiers « marliniens », ce Ludovic Hetzer, décapité à Constance le 4 février 1529, pour avoir épousé douze femmes en même temps. Il fut l'un des premiers dans la nouvelle secte à nier la Tri- nité et la Divinité du Christ. Dans un ouvrage in- titulé précisément : Débauches évangéliques voici comme il parle des luthériens : « C'est un chef- » d 'œuvre de maître Satan d'avoir imaginé un pré- /) texte respectable, celui de l'Evangile et de la confra- » tcrnité chrétienne, pour ramasser adroitement la
(i) DoLi.iNGEu, I, 177 ; Ji\ssEN, II, i8o; Baudrillart, 817-
3i8.
l'expérience religieuse, etc. 365
» foule et la faire tomber dans ses pièges. // y a plei- » neinenl réussi, ainsi ijiiil se voit par les hahilwles » crapuleuses auxquelles s adonnent ceux qui se font )) passer pour érangéliques.
» Mais voici que précisément se réunissent une » troupe de ces bons amis de l'Evangile. Voyons ce » qu'ils vont faire? Boire un coup, un petit coupseule- » ment, un coup évangélique !... Quel est l'objet de » leurs réunions ;' L'amour de Dieu ? nullement. On » ne s'y occupe pas plus de Dieu que de la fin du » monde! Est-ce du moins l'amour du prochain, le )) désir de s édifier et de se fortifier réciproquement » dans la foi ') Pas davantage. Il ne pourrait pas être » moins question d'Evangile, d'amendement et de foi » dans une société païenne. Qu'est-ce donc qui nous n rassemble ; car enfin il ne se fait rien sans un motif » quelconque ? — Que vous êtes simple ! Ce qui nous » rassemble, c'est tout bonnement l'attrait, le puissant » attrait du vin, le désir de boire et de connaître les )) nouvelles !... Il y a de quoi dégoûter pour jamais de » l'Evangile ! (i) »
De pareils témoignages se passent de commentaires, et ils abondent sur la vie des premiers évangéliques. On pourrait les multiplier sans peine, s'il était néces- saire. L'on verrait un Eberlin de Giinzhourg, francis- cain défroqué, nous dire qu'à Wittenberg, l'on parlait ainsi : « On est bon évamjélique dans cette ville : car on » y assonvne les prêtres comme des chiens/ — Celui-ci » est un bon évangelique ; // n'épargne pas les prêtres » et j ait gras tout le carême. »
Nous entendrions encore Philippe Mclanchton s'écrier après Périclès : « Je crains plus nos propres
(l) DOLLIXGER, I, 197.
366 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
)) failles que tous les profjres de nos ennemis. » Mais ce que l'on vient de rapporter suffit et au delà pour montrer que l'opinion générale des écrivains du temps est que la dépravation morale qui se remarque alors en Allemagne découle directement de la doctrine même de Luther.
III
La force de cette conclusion s'accroît encore, quand l'on examine de plus près les explications mises en avant par Luther, pour nier cette corrélation de sa pré- dication à la perversité de ses adhérents.
Sa défaite ordinaire, sa ressource la plus hahituelle, consiste, nous l'avons déjà dit, à rejeter la faute sur le démon et à prédire par là comme prochaine la fm du monde.
Avouons d'abord que sur ce dernier point, Luther a lui-même réfuté la prétention de ceux qui l'appelaient « le prophète de Germanie ». Jamais prophétie n'a subi plus cruel démenti, que celle qu'il a faite sur la fm du monde !
Pour ce qui est du diable, l'on sait quelle impor- tance il lui attribuait dans la vie humaine et dans sa vie en particulier.
Avec une pareille obsession de l'intervention de Sa- tan, il est naturel que Luther ait attribué toutes les fautes des siens à Satan.
Cette idée commode devient presque un dogme chez les luthériens. On la retrouve sous la plume de Mélanchlon, qui se rejette aussi sur la fm du monde, comme son maître, ou plus volontiers sur Vinflaencc des asircs (i).
(i) Cf, DôLLiNGER, I, 370 et suiv.
l'expérience religieuse, etc. 367
Mais qui ne voit combien ces excuses sont misé- rables ? et n'est-ce pas le coup de désespoir d'un Ré- formateur religieux que d'être obligé d'avouer que le diable fait commettre, malgré sa doctrine, ou pour parler comme Luther, (( en dépit de la vive et claire la- » mibre de l'Evangile k plus de crimes et de désordres que sous le règne d'une doctrine réputée elle-même diabolique comme le papisme.
Mais les documents eux-mêmes ne donneront-ils pas un démenti à celte assertion, et ne montreront ils pas en acte l'influence directe des doctrines néfastes du '( Réformateur » ?
Lorsque nous entendons un prédicant, Musculus, ami de Luther, et son disciple, raisonner de la sorte : » Nous ne sommes plus sous l'empire de la loi an- » cienne, mais sous celui de la grâce. Il est donc évi- » dent que le péché ne saurait plus nous porter préju- )^ dice, et que plus nous faillirons, plus l'aborrdance de » grâce que nous obtiendrons sera grande. Nous » sommes libres, c'est un point avoué : et le péché ne » saurait donc nous nuire, ce n'est pas moins incon- » testable : faisons donc librement en hommes libres » tout le mal qui peut nous être agréable (i) », ne sai- sissons-nous pas, sur le vif, les eiïets logiques de la prédication de Luther, et ne trouvons-nous pas là vm écho direct du fameux mot du novateur : Forti- ler pecca sed fortins crcde ! Peccandum est quiamdia sumus !
Niera-t-on après cela que la dégradation morale constatée par Luther lui-même ne provienne en droite ligne de son enseignement ?
(i) Ce raisonnement, Musculus le donne non comme sien, mais comme courant chez les lulhcriens, et il y répond en accusant lui aussi le diable (v. Dollinger, II, 'in),
368 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
Mais si nous regardons de près les plaintes mêmes de Luther, nous verrons que, bien souvent,elles donnent tort à sa propre prédication et accusent sa responsabi- lité dans les désordres lamentables dont il gémit.
« Il en est un grand nombre qui disent,écrit-il : « A » quoi bon aller au prêche ? Je sais parfaitement mon » Evangile, je n'y ai que faire. » Ou bien : qu'avons- » nous besoin d'entretenir un pasteur? Ne pouvons- » nous pas nous-mêmes lire et expliquer l'Evangile » chacun dans notre famille ? » (( Enfin, disent les » autres, nous avons remporté la victoire et nous voilà » libres et maîtres de nous-mêmes !. . . Je me passerai )) de pasteur, l'Esprit saint peut aussi bien m' inspirer « qu'à un prédicant ce que je dois faire ; et moi-même « (c'est un gentilhomme qui parle) j'instruirai mes » paysans sur ce quil leur importe de savoir (i). »
Luther, en rapportant ces propos, s'en indigne et s'en irrita. Mais de quel droit ? N'avait-il pas employé des années entières à remplir les Allemands de défiance envers l'Eglise, envers le Pape, envers leurs anciens prêtres et à prêcher le libre examen? Or^ lehbre exa- men comporte présisément cela : l'indépendance com- plète du fidèle à l'égard du pasteur.
Voici encore l'une des lamentations de Luther (vers i53o) :
« Quand la parole de Dieu fut pour la première » fois annoncée, il y a douze ou quinze ans, on accou- » rait de toutes parts pour l'entendre ; chacun se mon- )) ti-aif enchante de n'avoir plus à se tourmenter par » des bonnes œuvres, et l'on rendait grâces au Ciel » d'avoir de quoi se désaltérer, car Ton avait une soif » ardente. On prenait plaisir à l'Evangile, c'était une
(i) Cité par Dollixger, I, 294.
l'expériexce religieuse, etc. 369
» doctrine délicieuse. Mais voici qu'aujourd'hui nous » en sommes las... et la soif ne persiste que chez ceux >) qui ont conservé le sentiment de leur misère. II est » vrai qu'il en est fort peu qui la sentent : la plupart )rse procurent une liberté charnelle, une satisfaction « sensuelle au moyen de l'Evangile. Ils ne voient d'autre » avantafje, dans la possession de cet Evanfjile. que la » faculté qu'elle leur donne de ne plus jeûner ni » prier ( i . »
Encore une fois, ne saisit-on pas ici sur le vif l'ac- tion dissolvante de celle prédication profondément immorale de Luther sur l'inulililé des œuvres pour le salut :>
Luther avait prêché que la loi morale est imprati- cable et par conséquent non obligatoire, il avait an- noncé l'avènement de la liberté chrétienne, il avait enseigné que le Christ n'est ni législateur, ni juge, mais qu'il se charge de tous nos péchés et nous sanc- tifie sans aucune coopération de notre part; il suffisait, avait-il dit, de croire en lui, c'est-à-dire d'être con- vaincu que Dieu ne voulait pas regarder nos fautes et nous considérait comme aussi parfaits que la Yiers^e ou les saints Apôtres.
En vain, il voulait maintenant introduire la néces- sité des œuvres, par un autre biais, dans son svs- tème.
11 avait beau prêcher les œuvres, il était trop trrd, et il le constate lui-même : « Dès qu'on leur fait en- » tendre le mot de liberté, ils ne parlent plus d'autre » chose et s'en servent pour refuser l'accomplissement 0 de toute espèce de devoir. Si je suis libre, disent-ils, » je puis donc faire ce que bon me semble ; et si ce
U) ILid., of)G.
24
310 LUTIIEH ET LE LUTHÉRANISME
» n'est point par les œuvres qu'on se sauve, pourquoi » ni imposerais -je des privations pour faire, par )) exemple, l'aumône aux pauvres ? S'ils ne disent )) point cela en propres termes, toutes leurs actions, » du moins, dénotent que telle est leur pensée secrète. » Ils prétendent assurer à la chair une liberté entière, » soustraire cette chair à toute espèce de lois, d'auto- )) rilé, de contrainte, et ne plus considérer la liberté » spirituelle que couime un titre pour se livrer à lin- p discipline, à la licence. Ils se conduisent sept fois » pis sous ce règne de la liberté que naguère sous la » tyrannie papale (i). »
Luther expérimentait donc ainsi le danger qu'il y a, pour un prédicateur, à lancer des mots vagues et re- tentissants, comme celui de : liberté, surtout quand l'on y ajoute les commentaires violents et haineux comme ceux qui faisaient le fond de toutes les prédi- cations luthériennes, plus zélées contre Rome et le pa- pisme, que pour l'ordre et la vertu.
Après avoir ainsi parlé d'indépendance à l'égard de toute hiérarchie pouvait-on s'étonner, comme Luther le fait, de voir le goût de Tindépendance se répandre de plus en plus? Et cependant quelle colère chez le Ré- formateur, devant ce résultat !
« Les paysans, aussi bien que les bourgeois et les » personnes de qualité, se vantent, dit-il, de pouvoir » se passer de ministres. Ils disent qu'ils aiment mieux )) être privés de la parole de Dieu que d'avoir la charge » d'un homme inutile et qu'ils ne dépenseront pas un » liard pour cet objet, dut-c»n pour ce prix leur faire )) entendre toutes les prédications du monde. C'est » qu'ils ont un autre Dieu, maintenant, auquel ils
(i) Coin, de VEp. aux Gahiles (i535) (Cf. DGllinger, I, 296).
LKXPÉUIENCE RELIGIEUSE, ETC. 371
» rendent leurs hommages : ce sont leurs écus. L'ar- ») gent est leur vie, l'argent est leur paradis. On ne » peut leur faire un reproche de ne point avoir une )) vie chrétienne, de ne faire cas ni du baptême, ni de » la prédication, ni des pasteurs, ni des prédicateurs : » ils vivent comme ils pensent ; ils sont des pourceaux, » croient ce que croient les pourceaux, et crèveront un » jour comme des pourceaux ! » « Un pauvre pasteur » de village est, aujourd'hui, l'homme le plus méprisé » de la terre : il n'est pas de sale paysan qui ne le
» considère comme de la houe, comme de la m
») et qui ne se croie en droit de le fouler aux pieds (i) ! »
Le Réformateur ne subissait pas autre chose que la peine de son péché ; n'avait il pas traité ses supérieurs hiérarchiques avec cette même grossièreté qu'il repro- chait aux évangéliqucs? Avait-il le droit de leur récla- mer l'obéissance quand il avait donné si peu l'exemple de cette vertu? Pouvait-il attendre le respect quand il avait tant prêché le mépris des autorités regardées jusque-là comme les plus saintes et les plus hautes en même temps que les plus légitimes.
Pour mieux atteindre la foule, que n'avait-il pas fait? JNon content de parler son langage violent et bru- tal, et de. lui donner sur ce point un exemple fort peu évangélique, n'avait-il pas popularisé sa doctrine par les plus infâmes gravures?
Le peintre Lucas Kranach n'avait pas craint de mettre son incontestable talent au service de cette haine, et il avait exécuté nombre de planches, d'après les indications de Luther. L'une d'elles représentait le
(i) Cité par Dollingeu, I, 3io. Quel effet moralisateur devaient produire ces grossièretés avec la bonne intention qui semjjle les animer .3 Est ce l'amour de la \crlu ou le dépit qui fait parler ainsi ce Réformateur '}
372 LUTHEIl ET LL LLTHÉIIAMSML:
Pape en grand costume poulifical, assis sur un pour- ceau et bénissant de la main droite un las fumant d'immondices, qu'il a dans la main gaucho, vers lequel le pourceau dirige son groin. Luther y avait ajouté ce commentaire rimé :
Pourceau, laisse toi Ijien conduire, Laisse-toi épcronnor des deux cùlf's, Tu auras pour ta peine un concile ; Que ce régal en soit pour toi le garant.
Une autre l'cuille montrait le Pape et trois cardi- naux attachés à la potence par un bourreau, tandis que quatre diables ailés emportent leurs âmes. Au- dessous, on lisait cette inscription de Luther : DUjne récompense da pape archisalanirjiie et de ses cardi- naux !
Dans un autre dessin, le Pape était représenté lan- çant une bulle d'excommunication, des ilammes'et des pierres s'échappent de la bulle et viennent frapper deux hommes qui se tiennent devant le Pontife et lui montrent le bas du d... ! Un autre présentait un homme satisfaisant un besoin naturel dans la couronne du Pape tombée à terre^ son camarade se dispose à l'imiter, tandis qu'un autre reboutonne son haut-de- chausses pour montrer qu'il vient d'accomplir le même geste, et Luther, citant lEcriture, avait mis au bas cette inscription :
Le Pape a traité le rovauine du Christ
Comme on traite ici cette couronne : Rendez-lui au double cet outrage, dit l'Esprit (/Ipoc, xviii) Obéissez avec joie : Dieu l'ordonne (i) 1
fi) Tout ceci tiré de Jansscn, II, .Vji et VI, aô-aG. Ces cari- catures ont été publiées par Denifle (83 i et suiv.; avec tous les
l'kxpérience religieuse, etc. 373
Ces gravures étaient répandues dans toute l'AUe- magnc. Ln historien protestant, Schiichardl, les range sous le litre de « Dessins et fjraviires relirjieuses » et un autre, Becker, les compare « à un aliment grossier (( que l'estomac robuste, la civilisation et les mœurs du » temps pouvaient seuls digérer )>,
Dans quel but, employait-on de tels moyens et donnait-on « à l'estomac robuste » du peuple un tel aliment? Luther nous l'apprend lui-même : « L'homme » du peuple, écrivait-il en 1025, est maintenant 1res » bien instruit : // comprend que le clci'f/é ne vaut rien. » Sur toutes les murailles, à tout propos, sur .le pre- » mier bout de planche venu, récemment jusque sur » des cartes à jouer, on lui montre les prêtres et les » moines tels qu'ils sont en réahlé, de sorte que son » cœur se soulève de dégoût toutes les fois qu'il ren- )) contre un homme d'Eglise ou qu'il en entend » parler ( i . »
Quand on avait digéré un pareil enseignement, Luther avait-il encore le droit de se lamenter et de dire : c Depuis que la tyrannie du Pape a cessé parmi » nous, il n'est personne qui ne méprise la pure et sa- » lutaire doctrine : ce n'est plus à des hommes que » nous avons ad'aire, mais à de vraies brutes, à une » race bestiale. Le nombre des prédicateurs va tous les » jours en diminuant, il en résulte que chacun vit » comme il l'entend et agit de môme (2). »
commcnlaires que Luther y avait ajoutés. Se rappeler aussi la fable (lu pape-fîne et du moine-veau signalée ci-dossus. (i) De AVette, n, 674.
(2) DoLI.I.NGEn, I, 3l3.
374 LUTHER ET LE LUTHÉRANISME
IV
En fait, les pasteurs étaient méprisés et misérables, Luther lui-même avait de continuels besoins d'argent et vivait dans la gène, bien que l'Electeur lui eût donné, en i523, l'ancien couvent des Augustins àA^ittem- berg : « On dirait, écrivait-il, qu'on s'est donné le mot » pour faire périr de faim tous les ministres de l'Evan- » gile ». On cite le cas d'un pasteur qui avait à peine deux florins de revenu par an. Tant que les princes et les bourgeois de tous ordres avaient entendu les évan- géliques proclamer la guerre aux bénéficiaires et la chasse aux bénéfices, ils avaient admirablement obéi, mais quand on leur demandait de donner une rétri- bution aux prédicants qui les avaient si bien lancés à la curée, ils faisaient la sourde oreille : « On ne se pri- » verait pas d'un liard pour favoriser la prédication de » la sainte parole, disait Luther ; mais on pille les » églises, et l'on dérobe les biens que nos ancêtres leur » avaient attribués. Les paysans trouvent que c'est une » charge bien lourde pour eux de réparer l'enclos de » leur pasteur, mais ils l'obligent à faire avec eux la » corvée, à garder les vaches et les pourceaux comme )) s'il était l'un des leurs. » « Il est un grand nombre » de ces ministres de la Parole, dit-il encore, qu'on )) méprise à tel point, qu'on les laisse en proie à toutes » les horreurs du dénîiment, et qu'ils périssent litté- » ralement de besoin et de misère (i". »
« Il n'est pas un lieu, dans tout le duché, d'oii il ne » me vienne des plaintes à cet égard. C'est une sorte » de persécution sourde et clandestine, plus dange-
(l) DÔLLISGER, I, 3l5, 3l.'|.
l'expériEx\ce religieuse, etc. 375
» relise cent fois qu'une hostilité déclarée, qu'on exerce » ainsi contre notre Eglise, par le délaissement et la )) misère où l'on abandonne les ministres du culte et » par le mépris et la haine qu'on leur témoigne (i). »
Mais point n'était besoin d'attribuer ce mépris au diable : Luther n'avait-il pas tout fait pour créer l'in- dépendance complète de l'homme? n'avait il pas écrit : « Ils mentent_, tous ceux qui disent que le jugement de » l'Ecriture appartient au Pape ! Permets, sire Pape ! » moi, je dis : Celui qui a la foi est un homme doué » de l'esprit, et il juge toutes choses et n'est jugé par » personne ; même à une pauvre servante de moulin, » à un enfant de neuf ans, s'ils ont la foi et jugent i; d'après l'Evangile, le Pape leur doit obéissance et il » se mettra sous leurs pieds, s'il est un vrai chrétien, et )) de même doivent faire toutes les universités et les » savants et les sophistes théologiens (2). »
Pourquoi ensuite écrire avec stupéfaction : « Il n'est » pas un barbouilleur qui, ayant entendu un sermon » ou quelque chapitre en allemand, ne s'érige lui- ') même en docteur et ne couronne son âne, se per- » suadant qu'il sait désormais tout, mieux que ceux » qui l'enseignent (3). » Ou encore : « A présent, dès » qu'un individu a lu le Nouveau Testament et fait un •) sermon, il se vante d'avoir reçu l'Esprit (4) ! '^
Luther avait-il le droit de conclure : « Une in- flexible fatalité enchaîne le monde? » Qui peut dou- ter, en fait, que tous les désordres dont il se plaint, et dont nous n'avons fait qu'indiquer l'étendue et la gravité, n'aient été les résultats directs, immédiats et
(l) DiJLLINGER, ibid..
(2) Ibld., III, 217.
(3| Ibid.
(4) Ibidem, m, 226.
o76 LUTHER ET LE LUTHÉRANLSME
logiques de son « Evangile » et de sa manière de .le prêcher.
On comprend, après tout ce qni \ient d'être exposé, ce jugement sévère de Dolliiu^er :
« En comparant avec soin les écrits et les discours » de Luther, dans leur ordre chronologique, on de- w meure convaincu que ces mêmes expériences qui » vinrent en quelque sorte le forcer à ouvrir les yeux, » quelque volontiers qu'il les eût fermés pour ne point )) voir, conlrihuèrent essentiellement à développer le » (ferme iVindlfféventisme que recelait déjà visible- » ment son système. 11 se voyait dans une doulou- » reuse alternative : ou bien il fallait abandonner une » doctrine qui lui avait offert, comme à d'autres, une » source de consolations et d'apaisement dans les )) heures d'angoisse et de trouble, une doctrine dont il » avait fait l'orgueil et la gloire de sa vie et qu'il n'eût » rétractée qu'au prix de la plus sensible humiliation ; )) ou bien, il fallait considérer comme une chose se- (' condaire la dégradation morale qui se manifestait en » tout lieu sous le régime de la nouvelle doctrine et )) comme sa conséquenoe immédiate, et s'abandonner H de plus en plus à l'idée que le principal but, le seul )) but essentiel de la religion n est point de purifier » l'homme et de le sanctifier, mais seulement d'offrir à » sa conscience troublée des motifs de consolation et » de tranquillité. Déjà l'esprit de toute sa doctrine )) l'entraînait dans cette dernière direction et les idées » où elle aboutissait avaient, dès les premières années » de sa carrière publique, jeté dans son esprit des ra- » cines assez profondes pour qu'elles n'en pussent être » arrachées par l'observation de simples faits, même » des plus éloquents. Aussi, à travers ses plaintes » aincrcs, on distingue bien plus souvent le ton de co-
l'expérienxe religieuse, etc. 377
» lère et la mauvaise luimew du clief de parti et de mi- » Uœ, que le juste courroux, la relifjieuse indignation n du prêtre et du docteur. »
Si le Réformateur avait pu avoir le courage de re- garder les faits bien en face, s'il avait pu s'avouer à lui-nièuie ce qui aurait dû lui apparaître avec évi- dence, c'est que sa doctrine était réellement con- damnée par ses résultats, peut-être se serait il dit qu'il faisait fausse route et que son œuvre était non pas celle d'un Réformateur, mais d'un hérésiarque.
Et en réalité, nous l'avons vu, celte pensée hantait l'esprit de Luther, dès l'année 1021, à la ^^ artbourg-, et ne cessa de se présenter à lui, toujours avec plus de force et d'évidence. En vain, il la repoussait comme une tentation, en vain il donnait à ce cri de sa cons- cience révoltée malgré lui, le nom de voix du démon, il ne pouvait échappera ces tortures intérieures qui as- sombrirent toute son existence et qui font de cette vie si tourmentée l'un des exemples les plus frappants et les plus étranges qui puissent s'ofl'rir à nos méditations et à nos réflexions, sur l'importance capitale du fait reli- gieux dans la vie d'un homme et dans la vie de l'hu- manité.
CONCLUSION
Il n'entre pas dans notre cadre de dire quand et comment l'Allemagne sortit de l'effroyable désordre où elle avait d'abord été plongée à l'apparition du nouvel Evangile. Même après la mort de Luther, les choses n'allèrent pas en s'améliorant immédiatement et Mus- culus pouvait écrire dans le Theatnim diabolorum, paru à Francfort en 1.369 ' " Nous devons en vérité » confesser que maintenant l'Allemagne a atteint le » sommet de tout ce qui a nom de péché, vice et » honte (i> »
Fort heureusement, une réaction se produisit peu à peu.
C'était le temps où l'Eglise catholique, avec une vi- gueur prodigieuse, se réformait elle-même généreuse- ment à la suite des décrets du Concile de Trente (i5^i5- i563j, c'était le temps où de son sein qui avait semblé un instant flétri et infécond, jaillissaient une légion de saints et de saintes, à la suite des Ignace et des Thé- rèse. Une sorte d'émulation s'empara, semble- t-il, des Eglises dissidentes. C'était d'ailleurs une question de vie ou de mort pour les nations elles-mêmes. Sous l'influence des princes et des autorités civiles qui durent
(i) Thealnun diabolorum, 147-149.
CONCLUSION 379
intervenir par la force, là où les prédications des Ré- formateurs avaient échoué, grâce aussi aux efforts de quelques théologiens protestants, infidèles aux prin- cipes de Luther, il se produisit un relèvement, surtout sensible après l'elTroyable crise de la guerre de Trente ans (1618-1648 . iMais alors, si le luthéranisme était vainqueur sur le terrain de la politique et des faits, il était au contraire définitivement vaincu sur le terrain des idées. Le système de Luther avait vécu, bientôt allait naître le piélisme qui est justement tout l'opposé du luthéranisme, pour qui la doctrine était tout et les mœurs rien, tandis que pour les piétistes, tout se ré- sout dans le culte très épuré de ce que Kant a nommé « l'impératif catégorique ».
Aucun protestant n'oserait maintenant ressusciter la doctrine de Luther dans sa teneur primitive. L'expé- rience a été concluante et elle suffit.
Elle a démontré qu'on peut tout enlever à un peuple sauf le respect de la loi morale et la conscience de la responsabilité en face du Souverain Juge. L'homme est un être qui se croit libre et qui attend une sanction de sa conduite, en ce monde ou en l'autre. Toucher aussi peu que ce soit à cette conviction, c'est ébranler toute son existence et troubler la direction de toute son activité. Quand cette croyance à la liberté est forte, l'homme aussi est fort, et grand, et digne, et humain ; mais quand elle est faible, et plus encore quand elle le devient après avoir été forte, l'homme aussi devient faible, vil, bas, dégradé et bestial.
Les protestants modernes — au moins dons les classes ordinaires qu'une haute culture historique n'a pas éclairés — croient encore à la « haute action morale » de Luther, ce « surhomme >) que l'on a appelé « le grand Allemand ». Pour les maintenir
380 iA"nii:ii i:t li: ll tiikiianismi:
dans celte opinion, on leur préscnlc les plaintes continuelles de Luther, ses gémissements, ses pro- testations contre le dévergondage des mœurs. On les habitue à croire que ce dévergondage n'était que la conséquence du (( papisme » antérieur et de la corrup- tion où était toiidjée « la prostituée de liabylone ». On entretient de la sorte, autour de « la lléforme » et « du I\érormateur )>, une sorte de légende intangible et sacrée, jalousement protégée par les pasteurs dans l'esprit de leurs ouailles.
Nous admettons facilement que pour la masse ceci puisse se faire avec une certaine bonne foi, mais il est certain que le Luther de la légende dillère inliniment du Luther de l'histoire et que bien des [)réjugés seraient dissipés entre les protestants et les catholiques, si la vérité était connue intégralement et si le ferment de haine jeté entre eux par Luther ne continuait malheu- reusement à se développer encore aujourd'hui.
Ce qui reste acquis dénnilivement, c'est que « l'Evan- gile » de (' l'ecclésiaste de Wiltemberg » est pleine- ment responsable de la dégradation morale qui signale partout son apparition et explique sa rapide propaga- tion. Cela seul suffirait à le juger. Car si la propaga- tion du premier Evangile au temps des Apôtres, alors qu'il fallait entraîner le monde dans un sens contraire à ses passions, a pu être considérée comme une mani- festation de la puissance divine, la propagation rapide de cette caricature de l'Evangile que fut le luthéra- nisme, et qui entraîna le monde dans le sens même des plus mauvais penchants, est au contraire une preuve que vraiment le doigt de Dieu n'était pas là, mais seu- lement le doigt de l'homme et d'un homme qui n'était que l'artisan d'une grande erreur et d'une grande ruine.
TABLE DES MATIÈRES
LetTRE-PRKKAI.E lil' Mi.R Bit UIlIU-VnT I-V
I:«TrioDLCTio:« \i-x\m
Titres complets des olvrages citks ..... \\\ii-xxmii
KTLDE PRÉLIMINAIRE
>I<;?IES PRK<XnSEL"RS I)E LV RKFORME
SoMMvinn. — I. Le besoin de Réforme ilans l'Eglise. — L'inlliicnre néfasle «le riiunianisriie, l*Llraif|iie. iloc- cace, Valla, l'oggio. — L'Innnanismc clirélicti, les clTorls <lc .Nicolas de Ciisa [)oiir la Ri'l'orme — pt'rio<le de renouveau catlioliquc en Allemagne ajjrès i '|âo). — H. Le désonire recommence. corrn|»lion du clergé, surtout des hauts dignitaires. — Explication de ce fait, l'ambitiun des seigneurs a |)crdu le clergé — témoignage du duc Georges de Saxe. — III. L'humanisme all<-- niand tourne mal. — Erascne, son inlluencc énorme et |icrnicicuse. — .Mutian d'Erfurt. — Rcuchlin, sa querelle avec les théologiens de Clologne. — Les Epilrt-s des homnifs obscurs. — Luther jicnt venir, le chemin lui est fra\é i
PREMIÈRE ÉTUDE
r.E\isE DE LA DOCTRI^E DE LITHEK
Sommaire. — I. La justification par la foi seule, point central du luthéranisme. — Méprise de Bossuet sur la genèse du sjslèmc. — L'ex[>éricnce interne, source de la doctrine de Luther. — H. La légende luthérienne, thèse des protestants d après Mgr Baudrillart. — Exjiosc
382 TABLE D7.S MATIÈKES
populaire de l'évolulion de Lutlicr (Meyer's Koiwersa' lions Lexicon). — Incertitude des protestants sur la date de la conversion de Luther. — Le « message de Luther ». d'après Ilarnack. — Récit de Lamprecht. — in. Origine de la légende : récits de Luther après i53o. — Exagérations notoires de Luther. — IV. La vérité. — Enfance, études, entrée au couvent de Lu- ther. — L'Eglise catholique non respo..sable des éga- rements de Luther. — Luther n'a pas « inventé » la miséricorde divine. — Caractère mélancolique de la piété au XT^ siècle. — V. Fable lancée par Luther sur sa découverte du sens de Rom., i, 17. — VL Luther pendant son noviciat (i5o5-i5o7). — Joie de Luther au couvent en jSog. — Luther ne soutTre c[uiidt'rien- reinenl. — La concupiscence iiwiitcible. — Découverte de 1 Evangile, par Lutiier! — Justification parla foi seule. — VIL Conclusions : la légende doit faire place à la vérité. — L'orgueil, l'abandon de la prière ont perdu Lutiier 24
DEUXIÈME ÉTUDE
VARI.VTIOS DE LUTHER SLR l'lTILITÉ ET LE MKRITE DES BONNES CEtVRES
Sommaire. — Les « variations », signe d'erreur, selon Bos- suet. — Nullité philosophique et théologique de Lu- ther. — I. Luther prêche la défiance de soi-même. — Tous nos actes sont péchés. — Théorie du serf arbitre.
— II. La volonté révélée et la volonté cachée en Dieu.
— Dieu nous commande l'impossible. — Théorie du péché originel : corruption totale de l'homme. — L'in- crédulité est le seul péché. — Pecca forliter. — III. C'est le démon qui recommande les œuvres. — La sainteté est dangereuse. — IV. Le Christ, notre jus- tice. — L'op[)Osition de la Loi et de l'Evangile. — V. La Confession d'Augsbourg reconn^-it le libre ar- bitre, 1'''' contradiction. Les œuvres comptent pour quelque chose. — La vraie foi produit des œuvres nécessairement, Luther veut donner la scciritr, il n'y parvient pas. — VI. Conclusion. — Angoisse de Lu- ther, source de ses contradictions 66
TABLE DES MATIÈRES 383
TROISIÈME ÉTUDE
L\ GROSSIÈKETÉ DE L.OGAOK DE LUTHER
Sommaire. — Relation de Jean Dantiscus (loaS) — La grossièreté du langage au xve siècle. — I. Luther dé- sapprouve, en i5ii-i5i6, les violences des hérétiques, les Epîlres des hommes obscurs. — Luther sur les abus de l'Eglise. — II. Rupture avec Rome (i 530). Colère contre le Pape. — Injures contre les Univer- sités, contre les ennemis du nouveau système. — L'Eglise d'hermapiirodites selon Luther. — Les nonnes. — III. Plaintes des catholiques au sujet des violences de Luther. — IV. Reproches des protestants anciens et modernes sur le même point. — V . Con- clusion. — Origine des violences de Luther : Je ne puis prier, je veux maudire .' . . , gS
QUATRIÈME ÉTUDE
LA QUESTION' DE SISCÉRITÉ CHEZ LUTHER
Sommaire. — Double sens de la question de sincérité. — I. Mensonges dans les négociations suprêmes avec le Pape (i5 19-1520'. — Contre le Pape tout est permis!
— II. Les mensonges employés pour détruire les vœux monastiques. — III. Contradiction de Luther : il ac- cuse les moines de trop jeûner et de faire trop bom- bance. — Sa haine contre le clergé. — IV. Falsifica- tions de l'Ecriture, surtout de saint Paul. — V. Ln faux attribué à Luther, le sermon du P. Ràb. — VI. Emploi systématique du mensonge dans l'apos- tasie du grand-maître de l'Ordre teutonique (iSa/J)
— à la diète d'Augsbourg (i.t3o). — Déloyauté de Mélanchton. — Hypocrisie de Luther touchant la iNIes.'C. — ^ II. Le cas de Philippe de Hesse. — Lu- ther lui permet la bigamie. — Il lui conseille le men- songe. — Il insiste pour qu'on nie le mariage, par
un « beau gros mensonge ». — Conclusion. ... 118
CINQUIÈME ÉTUDE
l'iÎTAT d'aME de LUTHER APRÈS 1017
Sommaire. — Autocentrisme de Luther. — I. Illusion de
384 TABLE DES MATIÈRES
Lullier sur sa mission. — Approbation des humanistes au début. — Luther ne voit pas le chemin parcouru.
— II. Désilkision, — Les humanistes s'écartent. — Les sectes surgissent, — Angoisses de Luther. — ■ L'idée d'inerrance de l'Eglise le tourmente. — Il se dé- fend d'être hérétique. — Différence entre ses aveux secrets et ses déclarations publiques. — III. Luther attribue au démon les tourments de sa conscience. — Tentation de suicide. — IV. Luther effrayé par les effets de sa prédication. — Le démon les lui reproche.
— Ce que Luther lui répond. — Y. Désespoir de Luther à la fin de sa vie. — Son esprit autoritaire. —
\I. Conclusion. — Luther a toujours été malheureux. i5-
SIXIÈME ÉTUDE
LUTHER ET LE DEMON
Sommaire. — Grande place que tient le démon dans le langage de Luther. — I. Les apparitions du diable ù Luther. — Les remords de Luther attribués au démon.
— Lutte au sujet de la messe, avec le démon. — Lu- ther tient du démon sa théologie. — IL Légendes répandues sur le démon, histoires de sorcelleries. — III. Action effrayante du démon dans le monde. — Puissance du démon. — Comment Luther résout le problème du mal. — Les fils du diable. — IV. Dans le domaine moral, le démon a une puissance plus grande encore. — Les tortures de conscience viennent de li:i. — - L'Eglise catholique dirigée par le diable.
— V. Conclusion. — Irresponsabilité de l'homme : Dieu fait le bien, le démon fait le mal en nous. — Superstition qui découle de ces principes iS'i
SEPTIÈME ÉTUDE
LE ilARl.vr.E ET L.V YIRGI.MTÉ DA>"S l'enSEIGNEMEXT DE LLTHER
Sommaire. — Ce qu'il y a de rebutant dans cet enseigne- ment.— I. Luther ne rejette pas les vœux aussitôt après avoir découvert l'Evangile en i5i5. — En iSig, il attaque le célibat eccléciastique. — Mais il vante les vœux de religion. — II. Il attaque ces mêmes vœux
TABLE DES MATIÈRES 385
en iSai. — Son état mental alors; — arguments de Luther contre les vœux ; — comment il tourne l'Evan- gile ; — tout vreu est conditionnel. — Melius nubere^ quam uri ! — III. La chasteté dans le mariage, impos- sible suivant Luther ; — obscénités des Réformateurs.
— jNégligence de la prière, secret de leurs misères ; — nécessité physique du mariage diaprés Luther. — Bes- tialité de celte conception. — Le mariage obligatoire !
— IV. Précepte divin du mariage ; — expressions brutales de Luther à cet égard ; — corruption qui en résulte. — V. Le divorce permis dans trois cas. — La bigamie permise, puis défendue par Luther. — Le rôle dégradant de la femme, d'après Luther. — VI. Mariage des moines réformateurs avec des nonnes arrachées au cloître. — Mariage de Luther. — Résumé de sa doc- trine sur ce point. — VIL Le D"" Kolde excuse Luther en lui prêtant l'atavisme catholique. — Réfutation de cette absurde calomnie. — Respect de la femme au Moyen Age. — VIII. Autre objection : l'Eglise a ra- baissé le mariage, exalté le monachisme (Ritschl, Ilar- nack). — Réfutation : ce que c'est que Vétat de perfec- tion, qui est l'idéal moral? — IX. Doctrine de saint Paul sur la virginité et le mariage. — L'Eglise a tou- jours prêché cette doctrine. — Luther, depuis sa Ré- forme, jamais! 207
HUITIÈME ÉTUDE
l'église et LÉTAT Di^S LA. DOCTRINE DE LUTHER
Sommaire. — Incertitude de Luther sur la notion de l'Eglise. — I. En i5i6, Luther condamne les héré- tiques, comme opposés à l'Eglise ; — nécessité de l'obéissance ; — d'une mission. — IL Luther menacé d'excommunication se retourne contre le Pape (1517). — L'Eglise invisible. — Luther jirétend parler au nom de Dieu. — Cependant il ne >eut pas être hérétique (iSig). — En lôai, il brise avec Rome et allègue une Révélation. — III. Manifeste à la noblesse d'Allemagne, août i520 : — haine contre Rome; — Vodium Papse, premier principe de Luther ; — théorie du sacerdoce universel. — Révolte de Mûnzer. — Luther se réfugie
386 TABLE DES MATIÈRES
dans la Césaropapie. — IV. Luther a-t-il introduit la tolérance ? — Il a restreint le pouvoir séculier... quand il en était menacé. — V. Mais il l'a étendu quand il lui était favorable. — Origine du principe : cujus feg'io, lutjus relirjio. — L'inspection en Saxe. — VI. Comment Luther entendait la liberté religieuse : pour lui, pas pour les autres. — VIL Luther condamne la répres- sion des hérétiques en i520; — en 1.Î26, il devient féroce contre eux. — Consultation de i53o; — devoir de l'autorité civile. — Luther blâme la tolérance des catholiques Suisses (i53i). — VIII. Un seul principe est resté stable chez Luther après i520 : la haine du Pape! 25ç)
NEUVIÈME ÉTUDE
LUTHER ET LE MIRACLE
Sommaire. — I. Luther reconnaît la nécessité du miracle pour appuyer sa doctrine (1.522). — Mais il refuse d'en faire — tout en en exigeant de ses adversaires. — IL — Le « premier miracle » de Luther à Erfurt (i52i"!. — La fable du pape-âne etdu moine-veau. — L'évasion des religieuses, autre miracle. — Luther fut- il un thaumaturge? 3oS
DIXIÈME ÉTUDE
l'expériexce religieuse dos le luthéranisme
Sommaire. — Importance de l'examen des conséquences pour juger une doctrine.
^5 I. Les faits. — ■ Débordement d'immoralité et de vio- lence après la prédication de Luther (i520-i546).
I. — Confiance de Luther au début. — Premières émeutes à Erfurt (i530-i52i). Désapprobation de Lu- ther, — Mariage de Karlstadt et violences à Wittem- berg (i52i-i523). — Luther désapprouve le désordre. — Les troubles augmentent. — |.\.postasies de moines et de religieuses. — L'émeute. — Soulèvement de Miinzer. — L'immoralité croît partout. — Reproches faits à Luther en lôa^ par Ickelshamcr. — II. Plaintes
TAULE DES MATIÈUES 387
de Luther lui-même devant les marnais résultats de l'Evangile. — Témoignage d'Erasme. — III. L'ivro- gnerie, défaut principal de Luther et des luthériens, vices qui s'ensuivent. — IV. Preuves que ce déborde- ment d'immoralité ne fut pas transitoire, examen des faits de i53o à ib'46. — Aveux de Luther. — Réponse qu'il fait à ce sujet aux catholiques. — ^ . Enquêtes officielles de 1629 et de i535. — Constatations lamen- tables. — Enquête de i,')55. — YI. Etats des mœurs de Lullier lui-même après i53o. — Ali. Luther croit que la fin du monde est proche et se rejette svir Satan pour expliquer les desordres. — Désespoir et mort de Luther. — Sa femme abandonnée.
§ II. Les responsabiUlés. — La doctrine de Luther est bien la source des désordres de l'époque.
I. Avis des contemporains et d'abord d'Erasme, qui après i524 condamne franchement Luther et le Luthéra- nisme. — II. Avis de Crotus Robianus, de Staupitz, de Pirkheimer. de Zasius, de Ludovic Iletzer. — III. Exa- men des faux-fuyants de Luther. — La fin du monde annoncée par Luther! fausse excuse. — Preuves di- rectes que les doctrines de Luther étaient démorali- santes. — Luther est forcé de la reconnaître. — Mau- vais effets de la « liberté chrétienne. » — Horribles caricatures lancées par Luther et Cranach. — IV. Les pasteurs méprisés comme le Pape l'avait été de Luther. — Jugement de DoUinger. — Conclusion. — Réaction morale dans le Luthéranisme. — L'expérience a jugé et condamné la doctrine de Luther et sa prétendue ré- forme 3i8
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SAINT -AMAKD (cHER). — IMPRIMERIE BUSSIÈRE.
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