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POÈME RELATIF A CETTE FÉE POITEVINE
COMPOSÉ DANS LE QUATORZIÈME SIÈf'.E
PUBLIE POUR LA PREMIERE FQIS
D'sprèa les Manus( impériale
Par FRANCISQUE MICHEL,
Docteur en Philosophie, Professeur de Littérature étrangère à la Faculté des Lettres de Bordeaux , Membre du Comité des Monument écrits de l'Histoire de France près le Ministère de l'Instruction pubhVjiie.CQircspondar i de l'Académie royale des Sciences de Turin et des Sociétés des Antiquaires de Londres et d'Ecosse, &&.
NIORT,
ROBIN et L. FAVRE,
Editeurs du Nova Gallia christiana et de la Bibliothèque poitevine.
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MELLUSINE.
MELLUSINE
POÈME RELATIF A CETTE FÉE POITEVINE
COMPOSÉ DANS LE QUATORZIÈME SIÈCLE
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PUBLIÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS
D'après les Manuscrits de la Bibliothèque impériale Pah FRANCISQUE MICHEL,
Docteur en Philosophie , Professeur de Littérature étrangère a la Faculté des Lettres de Bordeaux , Membre du Comité des Monumens écrits de l'Histoire de France près le Ministère de l'Instruction publique, Correspondant de l'Académie royale des Sciences de Turin et des Sociétés des Antiquaires de Londres et d'Ecosse , &&.
NIORT,
ROBIN et L. FAVRE,
Éditeurs du Nova Gallia christiana et de la Bibliothèque poitevine. MDCCCLIV.
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Niort. — Imprimerie de L. Favre et O.
INTRODUCTION
Trop longtemps délaissée et méconnue, la littéra- ture du moyen âge attire, depuis quelques années, l'attention publique; on lui rend justice, on reconnaît de quelle importance elle est pour la connaissance des mœurs, des usages, des opinions de nos ancê- tres.
De tous les écrits qui charmèrent nos pères, il n'en est point qui surpassent en intérêt ces légendes, moi- tié fabuleuses, moitié historiques, où les origines de certaines localités, les exploits de quelque vieux pala- din, sont racontés avec autant de naïveté que de bonne foi. Outre l'intérêt littéraire qu'elles offrent, comme document intellectuel, ces compositions ont une importance réelle comme document de l'histoire de la civilisation. En étudiant la marche des opinions de l'écrivain, on voit un tableau fidèle des habitudes et des opinions de son époque. La littérature est un lac où tout se reflète, les arbres, les montagnes, les nuages qui passent avec rapidité, et l'oiseau qui plane au-dessus de la surface de l'onde.
Chaque province de France est riche en chants na- tionaux, œuvres d'Homères inconnus qu'un pa- triotisme éclairé ne laissera pas périr. Le roman mé- trique de Raoul de Cambrai est sorti des presses d'une ville voisine de celle dont Fénélon fut arche- vêque ; la grande épopée de Huon de Bordeaux a vu le jour sur les bords de la Gironde. Nous pourrions multiplier de semblables exemples ; mais nous en avons dit assez pour montrer que le Poitou ne pou- vait rester en arrière dans ce mouvement d'exhuma- tion littéraire.
La plus célèbre et la plus curieuse des légendes poitevines est celle qui se rapporte à Mélusine. Nul doute qu'elle n'ait fourni, de bonne heure, sujet à des récits poétiques, soit en latin, soit en dialecte poite-
Il INTRODUCTION.
vin ; mais il ne nous en reste aucun antérieur au quatorzième siècle. C'est à cette époque que Coula1 rette mit au jour « un livre appelle Mêlmine, selon les vraies croniques furnies par Jean duc de Berry, écrit en françoù, rymé (1). » Le travail de ce poète était trop remarquable pour ne pas exciter l'intérêt géné- ral : aussi fut-il bientôt répandu comme il méritait de l'être, et la Bibliothèque Ro)rale n'en conserve pas moins de sept m muscrits, dont les deux plus anciens (Sup. franc. 630 et n° 7541) sont du quatorzième siècle, c'est-a-dire contemporains de l'auteur. Au quinzième, le poème de Couldrette subit le sort des chansons de geste et des romans de chevalerie alors en vogue : il fut mis en prose, et la popularité de Mé- lusine et de son fils, Geoffroi à la Grand-Dent, ne fit que gagner à cette transformation. Reproduite dès le berceau de la typographie, traduite en toutes les lan- gues de l'Europe, partout goûtée, répétée et relue, cette histoire ne subsistait cependant que dans des abrégés ou des remaniemens faits après coup et sou- vent dénaturés, chargés de circonstances étrangères. Il nous a semblé que le temps était venu de lui ren- dre sa forme poétique et plus ancienne, et de remet- tre en lumière une œuvre qui, à tcus égards, mérite autre chose que de l'oubli. Nous avons donc résolu de publier le Roman de Mèlusine ou de Parthenag, avec tous les secours nécessaires pour en rendre l'in- telligence facile aux lecteurs même les moins fami- liarisés avec notre ancienne langue : c'est dire que le petit nombre de mots difficiles qui s'y rencontrent, est expliqué au bas des pages, et que des notes ren- dent raison des allusions et des autres particularités du texte.
(1) Inventoire et prisée des livres de Jean duc de Berry, frère du roi Charles quint, en 1416.
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Êg commence le prologue, in fane î>e Cu^ijgueit.
Le philozophe lu moult sage , Qui dist en la première page De sa noble Metaphisique Que lumain entendement s'aplique Naturelment à concevoir Et à apprendre et a savoir. Ce fu bien dit et sagement , Car tout l'umain entendement
2 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Désire venir à ce point 10 De savoir ce qu'il ne scet point , Ou soit d'amour ou de reprouche; Et mesmement quant je lui touche Les choses de long-temps passées , Plaisent quant ilz sont recordées ' , Mais qu'ilz soient bonnes et belles Trop plus que ne font les nouvelles. Ne parlon tant du roy Artus, Qui voult 2 esprouver les vertus Des nobles chevaliers et gens. 20 Encor en parlent moult de gens; Et si font-il de Lancelot , Où il ot tant de si bons los 3 , De Percheval et de Gauvain , Qui n'orent onques le cuer vain Pour acquérir honneur et pris: Hz firent comme bien apris , Qui vouldrent 4 savoir et enquérie Et par la mer et par la terre Les merveilleuses aventures 30 Qui aviennent aux créatures.
1 Recorder, rappeler.
2 Voult , voulut.
3 Los , mérite , gloire , laiis
4 Vouldrent . voulurent.
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Savoir est excellente chose ; Car tout aussi comme la rose Sur toutes fleurs est la plus fine , Aussi est science plus digne. Qui riens ne scet , il ne vault rien. S'affiert * a tout homme de bien S'enquérir moult fort des histoires Qui sont de loingtaines mémoires ; Et tant plus est de hault degré,
40 Doit-il de degré en degré Savoir dont il est descendus , Soit barons, contes ou ducs, Si que mémoire longue en soit. Tout grand seigneur faire le doit Et en faire escripre l'istoire , Afin qu'adez 2 en soit mémoire. Pour tant le dy, q'un grant seigneur De Poitou (que Dieu doint honneur !) Nommé seigneur de Parthenay,
î»o Auquel tout droit je asserray , Me commanda n'a pas gramment : De son propre sentement Commandement avoit-il bien ;
1 S'affiert , il convient. * Aâez , toujours.
| LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Ne l'escondiroie ! de rien , Car chascun scet et puet veir Qu'on doit aux seigneurs obéir : Qui ne le fait il n'est pas sage. Si me dist en son doux langaige Que je prenisse l'exemplaire go D'un sien livret, qu'avoit fait faire; Il de fait le me bailla ; Pour savoir mon 2 qui entailla Luzignen , le chastel nobille *, Et aussi qui fist faire la ville ; Car c'est ung très merveilleux fort. Lors respondy : « Je m'y accort , Monseigneur, à vostre plaisir. » — « Faites , dist-il , tout à loisir., Car vostre est toute la journée. Le chastel fu fait d'une faée , Si comme il est partout retrait*, De laquele je sui extrait , Et moy et toute ma lignie. De Partenaj , n'en doubtez mie , Mellusigne fu appellée
* Escondire , éconduire , refuser.
a Mon, particule ex-plétive qu'on peut traduire par en vérité.
3 Nouille, noble.
-* Retraire , rapporter , raconter.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. s
La fée que vous ay nommée ,
De quoy les armes nous portons ,
En quoy souvent nous déportons \
Et afin qu'il en soit mémoire, 80 Vous mettrez en rime Pistoire ;
Je vueil qu'elle soit rimoye :
Elle en sera plus tost oye. »
Lors dy : « Monseigneur , je l'ottroic,
Tousjours vostre plaisir feroie.
Je le feray à mon povoir;
Mais n'en vueil pas le los avoir ,
Se los y a , car autrefois
Elle a esté mise en françois
Et rimée, si comme on compte: 90 Pourquoy ce me seroit honte De me vanter de cestui fait, Puis qu'autrefois a esté fait;. Mais à mon povoir je feray , Se Dieu plaist, tant que le mettray D'autre forme, se j'ay loisir , Qui mieulx vous venra à plaisir , Quant l'autre pas ne vous hette ' Et qu'il vous plaist que je lui mette
» Se déporter, se réjouir , se récréer , prendre du plaisir. 2 Helle, plaît.
6 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Selon les livres que on trouva ,
îoo Dont l'istoire on approuva. Et afin que nous l'abregon , Dedens la tour de Mabregon Deux beaux livres furent trouvez En latin et tous approuvez , Qu'on fist translater en françois. Et puis après cinq ou six mois , Forment celle histoire autry Le conte de Salz et de Bercy , D'un livre qu'avoit du chastel,
no Qui tant par est fort et bel ; Mais il parloit en tous ses dis Comme les livres dessus dis. Des trois fu vostre livre extrait , Ainsi le dist-on et retrait. Et ce pourquoy je l'ay sceu , C'est qu'autrefois je l'ay veu ; Sy mettray toute ma puissance De le mettre en bonne ordonnance. » Lors prins congié de monseigneur ,
420 A qui Dieu doint ' joie et honneur ! Et m'en vins tout droit au chasteau De Lesignen , qui -tant est beau ,
1 Doint , donne.
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Dont vous orrez briefvement l'istoire , Mais qu'il plaise au doulz Roy de gloire De m'en donner le sentement , Sans lequel on ne fait néant : Soit en françois ou en ebrieu , Toute science vient de Dieu ; C'est la clere fontaine où puise
150 Tout faiseur1 le fait qu'il avise,
De lui vient tout le bien qu'il pense ; Nul n'a , se non de Dieu , science : Si lui requier de cuer entier Qu'à ce besoing me vueille aidier, Et sa glorieuse mère Vueille conduire ma matere , Afin que je puisse acbever Geste euvre, que vueil révéler
no Au plaisir de mon bon seigneur, Qui Dieu doint joie et honneur, Et en la fin joie fine * !
Ainsi nostre prologue fine 5 .
* Faiseur , poète. En grec , le mot rcocWiÇ correspond parfaite- ment a faiseur. a lin, complet, parfait. 3 Fine , Unit.
QUART CHAPITRE
€$ parle tas comte 2timerg to fJoitou.
Il est vrajr que ou temps ancien, Après le temps Octovien , Ot en Poitou ung noble conte , De quoy on tenoit moult grant conte r Amez de tous et moult chéris, Et Tappelloit-on Aymeris. Il savoit bien d'astronomie iso Et de mainte autre clergie, Le droit canon et le civil Prezque tout par cuer savoit-il , Et si estoit assez mondains : Dont son fait ne valoit pas mains ;
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 9
Mais meilleur astronomie»
Ne trouveroit homme christien :
Il congnoissoit trop plus que homme,
Hors cilz qui les estoilles nomme,
Toutes ensemble par leur nom. 160 Ce fu ung très grant riches hom
Et assouvy de mondains biens ;
Moult amoit le déduit des chiens,
Souvent chassoit cerfz et sengliers.
Ce noble conte de Poitiers
Ung beau fdz ot de sa mouillier ) ,
Qu'il avoit et tenoit moult chier ;
Et ot une fille moult douche,
Beau nez ot et belle bouche ;
Elle fu moult belle et douchette, 170 Laquele on appelloit Blanchette,
Et le fdz ot nom Bertrans.
Le conte ama moult ces enfans.
Encores n'estoit pas fondée
La Rochelle ne mâchonnée.
Par Poitou ot foison de bois,
Grans forestz , et grans arbres drois
En la forest de Colombiers ,
Qui n'estoit pas trop loing de Poitiers.
» Ot de sa mouillier , eut de sa femme.
10 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Pour lors ot en Forest ung conte , 180 Qui d'enfans avoit moult grant compte ;
Moult riches n'estoit-il mie ,
Mais moult estoit de bonne vie,
Et sagement se gouvernoit
Selon ce qu'à despendre1 avoit;
Et pour son bon gouvernement
Estoit amé de toute gent.
Cousin fu au conte Aimery,
Qui bien les nouvelles oy
Qu'il avoit d'enfans grant plenté a , iî>o Dont lui vint en voulenté
De tel charge le deschargier :
Pour ce fist-il sans targier 3
A Poitiers faire une grant feste;
On ne vit onques plus honneste.
Le quens 4 du Forest fu mandé,
Car le conte lot commandé ;
Et les barons semblablcment
Qui tenoient leur tenement 5
Du noble conte de Poitiers
> Despendre , dépenser. » ••'
* Plenté, abondance , plenitas. 3 Targier , larder.
* Quens , co-mle.
5 Tenement, fief. >b *
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 11
200 Furent mandez , qui voulentiers Vindrent trestous ' à la journée Que le conte avoit commandée. Li quens de Forest amena Trois de ses fdz à ce jour-là Pour faire à son cousin plaisance , Et vint en moult belle ordonnance. Li quens de Poitiers à 2 grant joie Reçut son cousin et festoie , Au mieulx qu'il pot il le chery.
210 Adont 3 le bon conte Aimery Les enfans forment 4 regarda, Dont l'un des trois depuis garda ; Car le mainsné 5 lui pleut forment. A son cousin dist doulcement : « Entendez-moy , beau chier cousins. J'ay entendu par voz voisins Que d'enfans estes moult chargez : Bon est que vous en deschargez : Si vous requier q'un m'en donnez,
220 Et il sera bien assignez 6 ;
1 Trestom , tous. 8 A , avec. 5 Adont , alors.
4 Forment , fortement , avec attention.
5 Mainsné, puîné, cadet.
6 Assigner , doter , faire un sort.
12 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Car telement l'assigneray Qu'à tousjours riche le feray. »
— « Sire, dist li quens de Forez, Des trois vostre plaisir ferez,
Et humblement vous en mercie : N'est pas droit que vous en escondie. Veez-en cy trois en votre présence : Faites-en a vostre ordenance , Prenez lequel qu'il vous plaira, f>30 Homme ne vous en desdira. »
— « Dont me donnez le mainsné , Car je lui ay m'amour donné, » Ce dist le conte de Poitiers.
« Et je le vueil très voulentiers , Respont le conte de Forez , Puis qu'il vous plaist , et vous Tarez. Or le prenez , car veez-le cy. »
— « Beau cousin , la vostre mercy. Dictes-moi son nom , beau cousin. »
240 — « Sire , on l'appelle Raymondin Le bel , le doulz et le courtois, Le mieulx enseignié de tous trois. » Quant celle feste fu finée , Ainsi com la tierce journée, Et qu'ilz orent beu et mengié , Li quens de Forest print congié.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 13
Lors les trois frères se baisierent
Et à Dieu s'entre-commanderent ,
Au départir mainent douleur. 250 Remest Raymon a son seigneur,
Rien le servi à son povoir
Et bien le savoit-il avoir.
Le noble conte Aimery
L'ama bien et moult le chery ,
Pour ce que si bien le servoit :
Moult bien faisoit ce qu'il de voit ;
Sans lui n'alast ne ça ne la ,
Onques serviteur tant n'ama :
Aussi estoit-il son cousin. 260 Mais mal lui en prist en la fin ;
Car Raymondin si le tua
Et mort à terre le rua ' ,
Par Fortune, la faulse gloute2 ,
Qui riens ne craint ne nul ne doubte ? ,
Mais fait merveilles avenir ,
Ainsi com vous pourrez oïr.
A Poitiers le quens Aimeris,
Qui tant fut amez et chéris
1 Ruer , précipiter.
2 La faulse glouie , injure que les mois fausse gloutonne ne ren- draient qu'imparfaitement,
3 Doubler , redouter.
14 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
De ses hommes et chier tenus 270 Et des riches et des menus , Souvent au bois aloit chassier En la forest de Coulombier. Cinq ou six ans ainsi régna, S'avint ■ qu'un jour chassier ala , 0 2 lui foison de chevaliers ; De ceulx qu'il avoit les plus chiers , Mena avec lui pour esbatre ; En la forest s'en vint embatre 3. Jouste 4 lui Raymont chevauçoit 280 Sur ung coursier , et si portoit , Comme l'istoire nous raconte , L'espée de ce noble conte. Lors commença la chasse forte :
1 S'avint., il avinL |
■ |
||
2 0 , avec. •" Embatre , entrer , pénétrer. |
|||
4 Jouste , près de, juxtà. |
|||
Contre le doits tant norel , |
|||
Qu'erbe point novele, |
|||
JoutU le mont de Cassel |
|||
Trovai pastourelle. |
(Chanson de Jean Bodel.) |
||
De ce mot vient jouxter , toucher , |
être |
contigu à ; d'où , |
par |
analogie , on a fait jouter , en venir aux mains , lutter , combattre. « Une pièce de terre contenant 3 septiers , qui jouxte d'une part le chemin , etc. »
(Acte de la famille de Bastard, de i5o6./
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 15
La beste la huée emporte ,
Devant les chiens s'en va courant,
Et les chiens la vont fort suivant.
Li quens le suit à l'esporon ,
De quoy tantost vous parleron :
Dont meschief - lui avint , 290 Car onques il n'en revint.
Ray m on le suit tant com il puet ,
Car laissier pas il ne veult.
D'eulz deux fu tant, bien sachiés.
En la forest le porc chaciés
Qui de Coulombiers est nommée ,
Que la lune fu ja levée.
Le porc moult de leurs chiens tua
Et mort à terre les rua.
Ses gens ne sceurent qu'il devint, 500 Et s'en y avoit plus de vint ,
Car trop fortement il chevauça.
Lors dist à Raymon : « Venez ça.
Noz chiens, noz gens perdu avons.
Quel part ilz sont nous ne savons ;
Huy mais 2 n'est riens de retourner,
Nous ne les pourrions trouver :
» Meschief, malheur.
» Huy mais , mais huy , d'aujourd'hui.
16 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Que dictes-vous que nous ferons? » Raymon dist : « Sire, nous yrons Cy près en aucun des retrais *,
310 Où nous serons mais huy retrais 2. » Li quens respont : « C'est très bien dit , Ainsi soit fait comme avez dit. » Puis que la lune est ja levée , Belle et cl ère est la vesprée 3; Les estoilles si cler luisoient Que tous les bois enluminoient. Lors se prindrent à cheminer, Car la lune luisoit moult cler; Parmy les bois vont en travers ,
320 Où treuvent des lieux moult divers. Lors ung trop beau chemin trouvèrent, Parmy lequel s'acheminèrent. Li quens dist : « Raymon , ce sentiers S'en va, ce cuide-je, à Poitiers: Qu'en dictes-vous? » — « Il est ainsi, Respondy Raymon sans detry 4. Or chevauçons , Dieux y ait part ! Ja ne sarons venir sy tart
» Reirais, retraites, fourrés.
* Retraite , retirer.
5 Vesprée, soirée.
4 Detry , contradiction.
♦
«
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 17
Que bien en la ville n'entrons. S5o Par aventure trouverons ^^
De voz gens qui saront la voie. » — « Alons, dist li quens, je l'ottroie. »
Lors se prindrent à cheminer. Li quens commence à regarder Les estoilles qui cler luisoient,
Qui tout le ciel enluminoienl ;
i
Moult fu sage * d'astronomie , Tout en congnoissoit la maistrie 2 ; Et ainsi comme ou ciel regarde, 340 D'une estoille là se prent garde : La voit merveilleuse aventure, Qui depuis lui fu aspre et dure. Le preu 5 d'autrui bien y conçoit , Mais son mal point n'y apparçoit ; Forment commence a souspirer, Les poings deteurdre 4 et detirer : « Dieu , dist-il , qui as fait les angles s, Que tes merveilles sont estranges ! Fortune est moult fort à congnoistre.
1 Sage , savant. |
|||
* Maistrie, science. |
. |
||
3 Preu , profit , bien , |
, avantage. |
||
4 Deteurdre , tordre. |
|||
* Angles (prononcez |
anjles) . |
, anges, |
angeh: |
4Ï>
1
I
I
•
18 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
350 Yray Dieu, pourquoy fait-elle croistre Ung homme seulement pour mal faire? Elle est bien de mauvais affaire. Or est ainsi , je le voy bien , Que pour mal faire vient grant bien : En ces estoilles bien le voy. Raymon, dist-il, entens à moy, Car j'apparçoy grant aventure. » L'enfant fu doulce créature, Sy respondy: « Et qu'est-ce, sire? »
360 Li quens dist : « Je le te vueil dire. Saches de vray sans point de doubte. Pour certain et n'en doubtez goûte, S'uns homs occioit son seigneur En ceste heure , il seroit greigneur Et plus puissant et trop plus grans Que nul de ses appartenans; En tous lieux fructifieroit, Tant que de tous amez seroit Et plus grant que tous ses voisins :
3-0 Sachiés qu'il est vray, beau cousins. » Raymon ung mot ne respondy , Tout pensif à pié descendy ; Lors il amoncelle du bois, Que là trouva à celle fois , Que pastoureaux avoient laissié , ,^g
9
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 19
Assez de gros et de dongié ' ;
Et ung pou de feu y trouva.
Le bois prist, le feu aluma;
Car il ne faisoit pas trop chaut. 380 Lors le conte à la terre sault %
Pour ung petit soy eschauffer.
Lors oyrent, a brief parler,
Le bois desrompre durement.
Adont Raymon son espié 3 prent,
Et li quens le sien d'autre part ;
Laissent le feu , qui moult cler art *.
Lors voient auprès d'eulx venir
Ung porc de merveilleux aïr 5 ;
Des dens vient moult fort martellant , 390 Et de fin aïr escumant.
Raymon le voit , le conte escrie :
« Monseigneur , sauvez vostre vie ;
Montez sur ung arbre errament. »
» Dongié, menu , delicatus; espagnol, delgado.
' Sault , saute.
3 "Espié , épieu,
* Art , brûle , ardet.
5 Aïr, rapidité , furie , rage.
€y parle ï>e la mort îm bon conte 2Umeru,
tm
Le conte respont haultement : « Oncques ne me fu reprouvé * Ne si ne sera jà trouvé , S'il plaist à Dieu , que je m'en fuye Par devant le filz d'une truye. » Raymon l'entent , moult lui ennoie ; 400 Vers le porc va , l'espieu paumoie \ Li quens va vers le porc lancier ; Et quant vient à l'espié baissier , Le porc vers le conte a couru : Dont li quens par meschief mouru. Li quens ne se pot plus tenir , Le porc va par meschief ferir ' ; Mais l'espié n'entra point dedens :
i Reprouver , reprocher.
» Paumoier , tenir dans la main ; de palma.
* Ferir , frapper.
*e
••
21
410
420
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Lors le convint cheoir adens l. Raymon acourt contre le porc , Ferir cuide parmy le corps Le porc; mais son espié gliça, Car dessus le dos l'assena * ; Le conte fiert parmy le ventre, Tout le fer de l'espié y entre. Le fer fu bon et bien trencha , Tous les boyaux lui detrencha^ L'espié retrait, le porc fery , Tout mort a terre l'abaty. A son sire s'en est venus , Car jamais ne s'en feust tenus; Mort le treuve et jà l'ame alée : A Dieu soit-elle commandée 3! Car c'estoit ung vaillant preudomme, N'en a nul tel de cy à Romme.
Raymondin se prent à plourer % A soy batre et tormenter: « Hahay, dist-il, faulse Fortune, Tu m'as esté felle 4 et dure ! Bien ez mauvaise et malostrue.
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1 Adens , sur la face.
» Assener y atteindre.
s Commander , recommander , commendeue
* Felle . félonne.
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22 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
430 II est plus fol que beste mue * , Qui point se fie à son affaire. Tu n'as compère ne commère; A l'un iez doulce , et a l'autre amere ; Nul ne se doit fier en toy; Tu fais d'un petit homme roy , Et d'un très riche povres homs ; En toy n'a rive ne fons; Tu aides l'un, l'autre destruis: Helas , dolent a ! en moy le truis 3.
440 Tu m'as destruit entièrement Et darapné pardurablement 4 , Se Jhesu-Crist le charitable, Le vray , le doulz , le piteable , N'a pitié de ma lasse 5 ame. » Adont Raymondin se pausme, Et bien une heure ainsi se tint Sans parler, et puis revint; Si recommença sa douleur, Quand il regarde son seigneur, 450 Qui mort gisoit illec tous frois.
» Mue , muette.
» Dolent , malheureux , dans la douleur , dolens.
3 Truis , trouve.
4 Pardurablement, éternellement. « Lasse, malheureuse.
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ft
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 23
Àdont dist-il à haulte vois :
« Mort, vieil avant , et plus n'atens;
Or me viens prendre , il en est temps ;
Or ay perdu et ame et corps :
Mon chier seigneur, qui là gist mors,
Ay occis par grant mesprison *.
Mort , viens avant , il est saison ;
Viens avant , ou je m'oceieray.
Occiray ! Dieu ! je non feray : 460 Ne vueille Dieu, mon très chier père,
Que chrestien se désespère !
Mais l'eure maudy que nasqui
Ne qu'en ma vie tant vesqui.
Mieulx me vaulsist estre mort nez ,
Mais que n'eusse esté dampnez.
Helas ! monseigneur mon cousin ,
Je vaulx trop pis que Zarrasin
Qui croit en la loy de Mahon. »
À tant 2 remonta en l'arçon , 470 Illecques 3 plus ne reposa,
Le cor sus son seigneur posa ;
Dolens s'en va parmy le bois ,
Moult courouciés et moult destrois;
■
i Mesprison , faute , tort.
» A tant , alors.
3 Illecques , là , illic.
n
•
24 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Lasche la resne, laisse aler
Le cheval où vouloit aler;
Il se tourmente et se maudit ,
Tant qu'a bien pou qu'il ne s'occit;
Souvent lui change sa couleur ,
Point n'a de fin en sa douleur. 480 En cel estât chevauça tant
Que forment ala approchant
La fontaine de Soif-Jolie ■ ,
Qu'on dist qui vient de faerie * :
Tristes et las , droit là s'adresce ;
Son cheval parmy une sente 3 adresce ,
Car le cheval partout aloit
Et çà et là où il vouloit,
Pour ce quavoit lasché la raine,
A celle fontaine l'amaine, 490 Par devant passe appertement 4 ,
Onques ne fist arestement:
Son cheval vistement l'emporte ;
Mais adez il se desconforte. Or est-il dessus la fontaine,
Qui tant estoit clere et saine,
* Soif, haie.
3 Faerie , pays des fées.
5 Sente , sentier.
A Appertement, ouvertement, tout droit.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 25
Trois dames de grant seigneurie ;
Mais au passer ne les vit mie ,
Tant ot la pensée dolente,
Adont parla la plus gente , 500 La plus cointe ' , la plus jolie ,
Disant : « Ains ne vy en ma vie,
Et fust au soir ou au main * ,
Gentil homme passer à plain
Devant dames sans saluer;
Je vueil aler à lui parler. »
A lui s'en vint, la resne prist,
Et puis appertement lui dist :
« Par Dieu ! vassaulx , ne monstrez mie
Que soyés de noble lignie , 5io Quant devant nous trois trespassez 3
Et sans mot dire oultre passez:
Ce n'est pas fait de gentilesce. »
Cellui , qui douleur forment blesce ,
Tressault et la (Jame apparçoit:
Lors cuide que fantosme soit ,
Ne scet s'il veille ou s'il dort ,
Il a la couleur d'omme mort ;
A celle riens ne respondy ,
1 Coinie , gracieuse , sage , bien instruite , compta. 3 Main y matin, mane. 3 Trespasser , passer.
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#■
26 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Pour sa douleur riens n'entendy. 320 La dame a parler reprist
Tantost , et haultement lui dist :
« El comment , Raymon , ce dist-elle ,
Qui vous a apris qu'à pucelle,
Ou à dame, quant la veez,
Vostre parole vous veez * ?
Ce vous vient de grand vilenie.
En vous doulceur et courtoisie
Déust manoir et toute honneur ;
Ce vous est très grant deshonneur , 530 Qui estes de noble nature,
Que vostre cuer se desnature. »
Raymon l'entend , si la regarde ;
Esbahis fut quant se prent garde
Qu'il se vit tenu par le frain.
Mais quant il vit le corps humain
De la dame qui le tenoit ,
Où si grant beauté avoit*
Il entr'oublia ses ennuis
Et ne scet s'il est mors ou vis; 540 Du cheval sault jus a sur l'erbage ,
Puis lui dist : « Gracieux ymage ,
1 Veer , refuser , velare. » Sault jus, saule à bas.
-;■•
»
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 27
Dame de grant beauté parée
A qui nulle n'est comparée ,
Pardonnez-moy pour Dieu mercy :
J'ay de douleur le cuer noircy
Par trop merveilleuse aventure.
Par ma foy ! dame, je vous jure ,
En tel estât là où j'estoie
Ne me souvient que je faisoie : 550 Tant avoie grant dueil et ire ,
Yoire ' plus qu'on ne pourroit dire ;
Ne je ne vous appercevoie mie.
Mais, noble dame , je vous prie
Que le me vueilliés pardonner:
Dame, je le vueil amender Tout ainsi qu'il vous plaira. » Adonques la dame parla Et respondy: « Raymon, je suy Moult dolente de vostre ennuy. » 560 Quant Raymon ainsi s'ot 2 nommer , Ung pou commença a penser. « Dame, dist-il, vous congnoissiés Mon nom , dont suy esmerveilliés. Par ma foy ! je ne congnois mie ML '
1 Voire , vraiment , vere. » S'ot , s'ouït , s'entendit-
1
ÉÊÈ
28 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Vo nom ; mais vo philozomie ] , Où j'apparçoy si grant beauté , Si me fait croire en vérité Que je me doy asséurer Et qu'encor pourray recouvrer 7û Par vous aucun bon reconfort De mon dueil , de mon desconfort ; Car de si belle créature
tNe puet fors bonne aventure Venir, éur * et trestous biens. Je ne croy que corps terriens Puisse si grant beauté avoir , Tant de doulceur, tant de savoir, Comme a en vostre gent corps. » — « Raymon , bien sçay comment il va lors , 580 Dist-elle , de tout vostre affaire. » Adont lui prist tout à retraire , Comme dessus avez oy: Dont Raymon forment s'esjoy , Combien que moult esbaby fu Comment elle l'avoit scéu.
Lors dist la dame au corps gentilz : « Ravmondin, entens, mon beau filz:
1 Philozomie, physionomie. » Eur , heur , bonheur.
I . # ~
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 29
Tout tant que tes sire te dist
Sera acomply par mon dit , 590 Mais que tu vueilles ainsi faire
Comme tu le m'orras retraire ,
Au plaisir de Dieu le père
Et de sa glorieuse mère. »
Quant Raymon Tôt de Dieu parler ,
Forment se prist à asseurer
En disant: « Doulce dame gente,
Je mettray mon cuer et m'entente a
A tout le vostre plaisir faire ;
Mais je ne me pourroie taire 600 Que ne vous demandasse voir 2
Comment povez mon nom savoir,
Et comment povez savoir le fait
Qui par meschief a esté fait ,
Dont j'ai trop bien mort deservie 5.
— « Raymon , or ne t'esbahis mie ,
Dist la dame ; Dieux te aidera,
Se tu veulz, et plus te donra
De bien que ton seigneur ne dist,
Qui mort froid en la forest gist.
610
o Ne te vueilles desconforter , |
|||
1 Entente, attention, application. |
** * |
||
» Voir , vraiment. |
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||
* Deservir , mériter ; anglais , to deserve. |
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30 LE LIVRE DE LUSIGNÀN
Je t'aideray à conforter : Je sui après Dieu tes confors. Tu aras du bien assez fors ■ , Se tu me croies vraiement ; Et ne te doubtes aucunement Que pas de par Dieu je ne soie Et qu'en ses vertus je ne croie : Je te promès bien que je croy En sainte catholique foy; 620 Je tieng et croy chascun article De la sainte foy catholique : Que Dieu nasqui, pour nous sauver, De la Vierge sans l'entamer, Et pour nous mort endura , Et au tiers jour resuscita , Et puis après monta es cieulx , Où il est vrays homs et vrais Dieux , Et siet a la destre du Père. Raymon, entens-moy, mon chier frère: C50 Je les croy toutes fermement , Sans y faillir aucunement. Or me croy , que sage feras Et à tel honneur monteras Que plus seras de hault parage
\
■
i Fors, dehors, foras.
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640
650
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Que ne fu pié l de ton lignage. » Lors prist Raymon à muser , Et se commence a aviser Aux paroles que dire oy ; A son cuer lors se resjoy Ung pou , et lui revint couleur Et moult amenry * sa douleur.
Lors respondy sans nulle delay: « Ma chiere dame , je feray De très bon cuer, sans retarder, Tout ce que vouldras commander. » — « Raymon , dist-elle , c'est bien dit ; Or entendez sans contredit. Vous me jurerez Dieu et s'image Que me prendrez en mariage , Et que jamais jour de vo vie , Pour parole que nul vous die , Le samedy n'enquerrerez N'enquestez aussi ne ferez Quel part le mien corps tirera N'où il yra ne qu'il fera ; Et aussi je vous jureray Qu'en nul mauvais lieu je n'iray ,
31
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* Pié, individu.
a Amenrir, amoindrir, diminuer.
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32 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Mais tousjours à celle journée Mettray cuer, force et pensée, 660 A votre honneur essaucier * Et acroistre et avancier ; Ja 8 ne m'en verrez parjurer. » Raymondin le voult jurer; Ainsi fu-il, il le jura; Mais en la fin se parjura: Dont grant meschief lui avint , Pour ce que son couvent 3 ne tint.
« Raymon, dist-elle, or 4 entendez. Se ce point vous ne me tenez , 670 Vous me perdrez certainement,
Sans plus me veoir aucunement.
Après ce , vous et vostre hoir
Commenceront a decheoir
De terres, d'onneurs, d'eritages,
Dont dolens seront en leurs courages. »
Raymon secondement jura
Que jà ne s'en parjurera.
Helas , dolent ! il en menty ,
Dont depuis grant douleur sou dry ,
i Essaucier , exhausser , élever. 2 Jà , jamais.
' Couvent, convention, promesse. a Or , maintenant.
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
680 Et s'en perdy sa dame cbiere, Que tant airaoit et tenoit chiere. Au présent plus n'en parleray, A mon propos retourneray. « Raymon , dist-elle , vous yrez (Et pas ne m'en escondirez) A Poitiers tout hardiement ; Alez-y bien et pleinement. S'on vous fait demande ne compte De votre sire , n'en faites conte ;
690 Dictes qu'au bois l'avez perdu Et que moult l'avez attendu, Cerchié et quis ou bois ramage * , A la chasse du porc sauvage : Moult des autres venus seront, Qui tout l'equipoîent diront; Puis sera vo sires trouvez , Et à Poitiers mors apportez. Adont la douleur lievera 2 , Chascun grant dueil démènera; Grant dueil démènera la dame , Et pour elle mainte autre famé; Ses enfans mèneront dueil fier:
Ramage , sauvage, Lievera, lèvera, se lèvera.
33
700
34 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Aidiés-les a reconseillier. Et de l'obseque aussi qu'il fault , Conseilliés-les et bas et hault ; Car on doit faire à grant seigneur Son obseque par grant honneur. Vestez le noir comme ilz feront ; Et quant le dueil passé auront,
710 Et que sera li héritiers
Receu en conte de Poitiers „ Et aura ses hommages pris Des hommes de son pays, Demandez au seigneur Ydon , Pour tout le vostre guerredon l Du service que fait aurez Au conte derrain * trespassez , En ceste place proprement Où nous sommes cy à présent,
720 Tant q'un cuir de buef pourra clorre Et de bois et de pays enclorre; Et il le vous accordera, Ne point ne vous escondira. Faites que vous en aies lettre, Et y faites la cause mettre
i Guerredon , récompense, s Derrain , dernier.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 35
Du don et par quele achoison ■
On le donne et par quele raison ;
Et puis mettez jour qu'on vous livre
Le don et qu'on le vous délivre. 730 Et quant les lettres vous arez,
D'ilecques vous départirez;
Ung pou vous yrez déporter.
Se vous voyés ung homme porter
Ung cuir de cerf grant et large ,
Achetez-le , je vous l'encharge ,
Voire, quoy qu'il doie 9 couster ;
Et puis si ferez découper
Ung corion 3 à celle pièce.
Ne soit pas fait à large pièce; 740 Ains soit fait le plus déliée
Tout entour du cuir, et coupée
Comme couper on le pourra ,
Voire , tant que le cuir durera.
Puis faites ung fardeau faire,
Après vous mettez au repaire \
Et faites que cecy à bandon 5
1 Achoison, occasion.
3 Doie, doive.
3 Corion , courroie.
* Repaire , retour.
s A bandon, entièrement , sans retour.
36 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
On vous délivre vostre don Dessus ceste clere fontaine. Or ne plaingniés point vostre paine : 750 Vous trouverez la place faite
Par tous les lieux où il me baitc | Que vostre terre se comporte. Se le corion plus loing porte Que le ront que fait trouverez, Contreval * vous le ramenrez. Le courant de ceste fontaine Vous demonstrera clere et saine Où vous prendrez le remenant 5 Ou corion et le tenant. 760 Hardiement faites sans peur ; Et quant tout aurez asseur Et qu'à Poitiers serez tournez , Prendrez congié et retournez, Qu'en 4 ceste place proprement Me trouverez certainement. Or me tenez le convenant 5 Que vous m'avez enconvenant. »
» Jl me haile , il me plaît.
» Contreval , en bas.
3 Remenant , reste , remanens.
A QiCen , car en.
5 Convenant , convention ; anglais , covcnam.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 37
— « Dame, dist Raymon sans delay,
Vostre commandement feray , "70 Quoy qu'il me couste à l'achever,
Puis qu'il vous plaist à commander. »
De là se part et congié prent ,
Joyeusement la chose emprent ,
A Poitiers vient au matinet ;
Maintz lui demandent : « Raymonnet ,
Où est vo sire démolirez ?
Comment n'est-il pas retournez ? »
Si leur respondy Raymondin :
« Hier le perdy sur son ronchin ' , r«o Qui l'emportait sy ardemment
Que c'estoit esbahissement ;
N onques ne le pos a aconsuir 5 ,
Tant de près le sceusse suir *.
Ou bois s'en va, je le perdy;
Oncques depuis je ne le vy. »
Ainsy Raymondin s'excusa.
Ame du fait ne l'accusa ,
Car jamais homme n'eust créu
Que le fait lui feust avenu ,
1 Ronchin , roussiu , cheval.
2 Pos , pus.
3 Aconsuir , atteindre. * Suir , suivre.
A
m
38 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
790 Combien que moult destrains ■ estoit Et que du fait moult souspiroit; Mais il failloit au bacheler Le fait secrètement celer Qui lui avint en celle chasse. Pluseurs arrivent en la place , Qui de la chasse sont venus , Autant les grans que les menus. Près de Raymon se trairent i tuit ; N'y a cellui à qui n'ennuit
800 Qu'ilz ne pevent savoir le voir 3 Où le seigneur remaint 4 au soir. Moult dolente en fu sa mouillier , De lermes va son vis 5 mouillier , Et tous ses enfans ensement c Estes-vous 7 venuz en présent Deux vassaulx qui le corps aportoient Que mort ou bois trouvé avoient (C'estoit du conte de hault nom) , Et le porc. Lors leva le ton ;
» Destrains, affligé , pressé par la douleur , dislriclus.
9 Se traire , se tirer.
3 Voir, vrai.
* Remaint , resta.
5 Vis , visage.
6 Ensement, pareillement.
7 Estes-vous, voici.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 39
8io Pleurent bourgois et escuiers,
Pleurent clames et chevaliers,
Pleurent vieulx et joennes gens ,
Pleurent la mort du conte gent.
Quant la contesse en sçot le voir,
De dueil ot le corps taint et noir;
Ses cheveux descire et desront ' ,
En pleurs et en lermes se font,
Pleure sa fille et ses beaux filz,
Pleure Raymondin le gentilz , 8^0 Pleurent prestres, pleurent chanoine,
Par Poitiers chascun dueil demaine,
Pleurent li grant et li petit.
Huy mais ne vous aroie dit
Le dueil qu'en la cité menoient
Ceulz qui le conte mort veoient:
Chascun plouroit la mort de lui.
Le conte fu ensevely ,
Noblement font l'anniversaire ;
Moult y ot noble luminaire. 850 Mais li bourgois de la cité
Ont le porc en ung feu getté.
Les barons du pays y furent,
Et bien y firent ce qu'ilz durent.
» Desront , brise , arrache , disrumpii.
40 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
On voit le dueil en brief *■ passer , Quant on ne le puet amender. Raymon si bien s'en acquitta Que mainte personne dicte a : « Cestui sent au cuer grant douleur Pour la pitié de son seigneur. » 840 Si faisoit-il en vérité ,
De le veoir estoit grant pité.
Après quant l'obseque fu fait , Les barons alerent de liait a Au nouvel conte faire hommage, Selon le temps et l'usage. Adont Raymon avant se trait , Sa requeste fait bien à trait , Si comme lui avoit anoncié La dame dont ot prins congié : 850 « Chier sire , dist-il , donnez-moy Près de la fontaine de Soy , De bois ou roche ou en valée , Soit en prez ou en arée 5 , Tant q'un cuir de cerf estendray : En cela pas demandé n'ay Chose qui vous couste grammement.
i En brief, bientôt, in brevi.
* De haii , avec joie , avec empressement.
3- Arée , terre arable.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. il
Je ne quier autre paiement Pour tout ce qu'ay servi, par m'ame, Yostre père, dont Dieux ait Famé! » 8G0 Le joenne quens dit : « Je l'ottrie , Mais qu'il plaise a ma baronie. » Lors dirent les barons : « Pour voir, Piaymon puet bien ce don avoir ; Car il l'a moult bien deservi : Monseigneur a loyaument servi. » — « Or l'ait , ce dit le conte , dont. » Ses lettres faire lui en font. Subtilement furent devisées ' , Puis escriptes , après sellées
870 Du grant seel au nouveau conte , Qui bel estoit et de grant conte; Les hauls barons firent tous mettre Leurs grans seaulx a celle lettre. La lettre fu bien devisée, Bien faite et moult bien ordonnée. Le jour fu mis de lui livrer Son don et de lui délivrer. Lendemain ung homme trouva Qui ung cuir de cerf apporta;
880 Gellui fu courtois et lui baille
1 Devisé, conçu , rédigé
42 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Moult délié et cuir de taille; Son don requiert qu'on lui délivre, Et le conte dist qu'on lui livre. De Poitiers partent de randon ' , Pour livrer à Raymon son don , Gens que le conte y ot tramis * Pour acomplir ce qu'ot promis. Lors sont venus à la fontaine, Tout droit où Raymondin les maine.
890 Raymondin a son cuir dessachié 5; Mais moult se sont esmerveillié Quant si délié taillié le voient: Hz ne scevent que faire doient. Deux hommes sont là survenu, Prennent le cuir taillié menu, Tantost l'ont mis en ung luiscl 4 Et en firent ung grant troussel ; Le bout à ung pel 5 ont noué , Le rochier ont environné,
900 Mais du cuir grantment demoura. Au pal li ung fort l'atacha ,
» De randon , en toute hâte.
3 Trameitre , transmettre , envoyer.
3 Dessachier, tirer du sac, déballer.
4 Luisel , ou mieux liusel, petit lieu, petite place. 6 Pelt pal, pieu.
LE LIVRE DE LUSIGNAK. M
Le bout emporte contreval,
Car il tenoit trop bien au pal ;
Et du long un ruissel sourdy:
Dont cbascun forment s'esbahy^
Car ains n'y ot-on eaue veue.
Quant ilz ont la place véue
Que le cuir de cerf enseignoit ' r
Et le pays qu'il comprenoit , 910 Chascun d'eulx n'éust pas cuidié
Qu'enclorre en péust la moitié :
Si se merveillent durement
.Du pays que le cuir comprent ;
Mais l'ençainte lui ont baillié,
Ainsi qu'il leur fu enchargié
En la tsartre , puis sy s'en vont.
A Poitiers vindrent, compté ont
Au conte toute la merveille
(Onques ne virent la pareille) , 920 Et que le cuir de cerf tenoit
Deux lieues de tour et comprenoit ,
Et des deux hommes qui le cloirent * ,
Et aussi du ruissel qu'ilz virent
Sourdre contreval la valée.
1 Enseignoit , imparfait du verbe enceindre. a Cloirent , parfait du verbe clore.
44 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
« Je croy que c'est chose face ' , Dist li quens (que Dieu me pourvoie!), Que Raymon a trouvé en voie; Car on dit qu'à celle fontaine Mainte autre merveille soudaine
950 A-on là véu avenir.
A Raymon en puist bien venir!
Car vraiement je le vouldroie. »
Raymon parla , qui ot grant joie ;
Car venu l'estoit mercier
De son don et regracier * ,
Et respondy: « Grant mercis, sire;
De vostre bien vous plaist à dire.
Je ne sçay qu'il m'en avenra ;
Mais, se Dieu plaist, bien m'en venra '
40 Ce là passa jusqu'au matin, Raymon monta sur son roncin, A la fontaine de Soif va ; lllecques sa dame trouva, Qui lui dist: « Amy, bien viengnez; Vous estes sage et enseignez Et avez très bien labouré 4. »
» Faée, fée , produite par une fée.
a Regracier , rendre grâces.
5 Venra, viendra.
< Labourer, travailler, laborare.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. *5
A tant ' à la chappelle entrèrent ,
Qu'assez près d'illec trouvèrent;
Dames y treuverit et chevaliers, 950 Clers, prelas, prestres, escuiers,
Vestuz et parez noblement.
Raymon s'en merveille forment
Du peuple qu'il a là véu :
Pour ce , tenir ne s'est peu
Qu'il n'ait demandé au corps genl
La dame dont tant de gent,
Comme il voit, pevent venir.
« Jà ne vous en fault esbahir,
Dist la dame , ilz sont tous a vous. » 960 Adont leur commanda a tous
Que comme seigneur le reçoivent ,
Et si font-il ainsi qu'ilz doivent :
Hz lui firent grant révérence ;
Mais Raymondin en son cuer pense,
Et dist tout bas bien quoiement * :
« Veez cy noble commandement,
Dieu doint que la fin en soit bonne ! »
Adont la dame l'araisonne 5 ,
Disant: « Raymon, vous que ferez?
1 A tant , alors.
» Quoiement, doucement.
3 Araisonner , parler à.
46 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
970 Tant qu'espousée vous m'arez,
Ne pourrez Testât veoir
Dont je vous pense à pourveoir. »
Raymondin dist: « Je sui prest sans faille '.
La dame dist : « Il fault qu'il aille ,
Raynion , mon frère, autrement;
Nous le ferons honnestement.
Traveillier vous fault et pener * ,
Tant que gens puissiés amener
Qui aient du fait congnoissancc ; 980 Et si n'ayés point de doubtance 5:
Tous les gens qui y venront
Assez de biens y trouveront ;
Mais gardez que soyés lundy
En ceste propre place cy. »
Raymon respondy: « Vraiement,
Je feray vo commandement. »
De là se party Raymondin
Et retourna sur son roncin ;
A Poitiers vint, là descendy. 990 Tantost ala, plus n'attendy,
Devers le conte de Poitiers ,
Qui le reçut très voulentiers.
Sans faille, sans faille. Pener , prendre de la peine. Doubiance , erainte.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 47
Bien le sçot Raymon saluer;
Sans couleur changer ne muer ,
Vers lui forment s'umelia.
Adont son fait compté lui a:
« Monseigneur, dist le bacheler,
Je ne vous doy mon fait celer ;
Mais tout le vous compteray , 1000 De riens ne vous menteray :
Je me doy lundy marier
Et une grant dame affîer
Droit a la fontaine de Soy ;
Je n'aime riens tant comme soy.
Je vous pry que vous y venez ,
Et de voz gens y amenez ,
Monseigneur, pour vous honneur faire
Et vostre mère débonnaire ,
Ma chiere dame redoubtée , 1100 Qui tant est noble dame clamée \ »
Le conte dist : « Raymon , g'iray ;
Mais avant vous demanderay
Qui est la dame que prenez,
Gardez que vous ne mesprenez ,
Dont elle est et de quel lignage.
Est-elle de moult hault parage?
1 Clamer, appeler.
48 LE LÏVRE DE LUSIGNAN.
Dicles-moi, cousin, qui elle est; Car d'y aler je sui tout prest. »
— « Sire, dist-il, ce ne puet estre; 1020 Plus-ne manquerez de son estre,
Car vous n'en povez plus savoir.
Bien vous souftira à veoir. »
Le conte dist: « C'est grant merveille;
De vostre fait moult m'esmerveille,
Qui prenez femme et ne savez
Qui elle est, et que vous n'avez
Congnoissance p!e ses parens. »
— « Sire, dist-il, par saint Lorens! Je la voy de si noble arroy *
1050 Com s'elle estoit fille de roy ; Plus belle ne fu veue d'ueil : Celle me plaist et je la vueil. De son lignage n'ay enquis , S'elle est de duc ou de marquis; Mais je la vueil , elle me plaist. » A tant le bon conte se taist, Si dist à Raymon qu'il y ira Et sa mère o lui amenra , Et de sa noble baronie
ioio Grant foison. Raymon le mercie.
> Arroy , train , i><iui|iage.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 49
Le lundy vint , on s'appareille ;
Le conte au matin s'esveille, .Sa mère maîne avec soy,
Qui moult estoit en grant arroy,
Mainte dame et maint chevalier;
Mais moult se prent à merveillier
Comment et où ilz se logeront,
Quant à la fontaine ilz seront;
Mais de ce ne se fault doubter, loso On y fait beaux lieux aprester.
Raymon et eulz tant chevaucierent
Que du coulombier approchierent
La villette , et oultre s'en vont ;
Hz chevaucierent contremont,
Le bois passent, la roche voient,
Les tentes qui tendues estoient
Soubz la falise en my la plaine ,
Et le rieu 'jouxte la fontaine
Qui sours 2 y fu nouvellement, loeo Chascun se merveille forment,
Bien dient c'est faerie;
Regardent en la praerie
Trefs % tentes et pavillons,
1 Rieu , ruisseau.
2 Sours , éclos , éclose.
3 Trcf, espèce de tente.
4
50 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Et le doulz chant des oysillons Qui retentist ou vert boscage, Dessus le rieu , ou bois ramage * ; Grant peuple voient fourni oier a Et ces cuisines fumoier, Et leur semble moult grant ost.
4070 Es-vous 3 venir vers eulz tantost Jusqu'à soixante chevaliers, Joennes, fors, appers 4 et legiers, Montez et armez noblement, Jà ne fault demander comment. Le noble conte demandèrent De Poitiers, et cilz lui monstrerenl A qui ilz Forent demandé. Raymon ont tantost regardé En la compaignie du conte ,
d080 Qui de lui tenoit grant compte; Au conte viennent humblement , Moult le saluent doulcement, Le conte le salut rendy A chascun, pas n'y attendy, Selon qu'à lui appartenoit
1 Ramage , touffu.
* Fourmoier , s'agiter comme des fourmis.
3 Es -vous, voici.
A Appers , ouverts.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. st
Et du lieu de quoy il venoit,
Aux grans , aux petis et au mendre ' ,
Bien sçot 2 à chascun salut rendre;
Et ceulz où il n'ot point de blâme, 1090 Lui vont dire comment leur dame,
Mellusigne , le mercioit
De ce qu'à leur feste venoit
Et que leur a voulu chargier
Que bien le voulsissent 3 logier.
Le conte dist a sa plaisance :
• CJ vov jà moult belle ordenance. »
Le conte noblement logierent,
Moult belle tente lui baillierent;
Bien logiés furent li destrier 1100 A mengouere et à rastelier,
Qu'on ot fait en ses tentes faire :
Grant chose estoit de leur affaire.
La contesse fu recéue
En une chambre à or batue 4,
Qu'on ot tendue sur la fontaine.
Mainte dame de beauté plaine
Vont la contesse aconpaignant ,
1 Mendre , moindre.
3 Sçot , sut.
s Voulsissent, voulussent.
^ A or batue , ornée de lames d"or.
52 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Chascun lui fait le bien viengnant ' , Trestous forment se merveilloient 1110 De la noblesse qu'ilz veoient ;
Jamais tant veoir n'en cuidassent, En quelque place qu ilz alassent. Ray mon avec le conte loga. La chappelle , n'en doubtez ja ; Fu richement appareillie , De riches joyaux bien garnie.
» Lui fait le bien viengnant y lui souhaite la bien- vomie.
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©rô *0pouôailles î>r Hagmon rt ïre M\Alu*i$nt*
Que voulez-vous que je vous compte ? La contesse et le noble conte Si ont demandé Fespousée,
il 20 On leur a tantost amenée
Mellusigne enmy l la chappelle. La damoiselle fu tant belle Et si richement atournée Que trestous ceulx qui la journée La virent, dirent pour certain Que ce n'estoit point corps humain , Mais sembloit mieulx corps angelique Adont le conte s'applique De Mellusigne recevoir ,
H50 De ce fist moult bien son devoir ;
» Enmy , au milieu de.
54 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Aussi fist la noble contesse. Tous deux furent a la messe. Grant y fu le tabouremens ■ De hauls et de bas instrumens , Tant que jusqu'en Constantinobîe Ne fu mais faite feste si noble ; Tout le bois en retentissoit. N'y a personne qui là soit Qui ne die : « Veez cy merveille ,
H40 One ne vit homme la pareille. » Espousez furent à grant joie; Après la messe ont pris la voie: Le conte enmaine l'espousée , Et ung prince de la contrée; En la maistre salle s'en vindrent, Que toutes gens sans noble tindrent. Les mes sont pris , ilz vont laver * , Puis s'assistrent sans arrester. Le conte siet lez 5 l'espousée.
H50 La contesse est après alée,
Puis du pays ung grant seigneur , Qui là fu assis par honneur. Raymon sert et les chevaliers,
1 Tabouremens , concert. a Laver , se laver les mains. 3 Lez , à côté de.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 55
Les mes portent les escuiers.
Biens orent à si grant plenté
Que ce fu grant infinité :
Vins d'Amiens et de Rochelle,
Qui fait eschauffer la cervelle;
Vin de Thouars et de Beaune , ii6o Qui n'avoit point la couleur jaune ;
Claré, rommenie, ypocras
Y couroit et par hault et par bas ;
Vin de Tournus, vin de Digon,
Vin d'Aucerre et de Saint-Jangon ,
Vin de Saint-Jehan-d'Angely
(On tenoit grant compte de ly),
Vin d'Estaples et de Viart ,
Vindrent après le vin bastart ;
Vin de Saint-Poursain , vin de Ris , îno Orent des vins clarez le pris;
Losaye nouveau du Duyenon
Orent des meilleurs vins le nom ;
Et s'orent vin de Previlege ,
Chascun en avoit en sa lege ' ;
Si a chascun ce qu'il demande,
Tant de vin comme de viande.
Après le disner fist-on, jouste
1 Lege, coupe, verre.
56 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
La fontaine , moult belle jouste ; Mais Raymondin tant fort jousta
use Certainement que bien jouste a.
Les joustes jusques au soir durèrent , Et puis après souper alerent. Vespres dictes, assis se sont Et à grant plaisir soupe ont. Quant soupe ont à leur devis ' , Lors dansèrent, ce m'est avis, Moult longuement sans long atens ; Et quant on vit qu'il fu bien temps D'aler couchier et de partir ,
«90 On fist Tespousée partir Et en ung pavillon retraire. Moult avoit cousté à pourtraire ! , Pourtrait estoit a oysillons ; Moult estoit riclies pavillons. Tantost fu aprestez le liz , Qui couvert fu de fleurs de liz. Là vint Raymon , qui se coucha ; Mais ung evesque qui estoit là, Le lit seigna et benéy
4200 Adont ta nomme Domini*
» Dévia, souhait,
* Pourtraire , peindre.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 57
Puis d'illec chascun se part ,
Pour ce qu'il estoit jà moult tart.
Le conte se trait ■ en sa tente ;
Et sa mère, sans longue attente,
En sa chambre s'en va couchier.
Chascun sy s'en va herbergier»
Aucuns veillierent toute nuit
En menant soûlas ? et déduit 3;
Chantent, dansent et esbanient4, 1210 Maintes belles chançons dient.
De celle feste vous lairay 5 ,
Et de Raymondin parleray ,
Qui o Mellusigne gisoit ,
Auquel moult doulcement disoit :
« Or entendez , beaux doulz amis ;
Aventure nous a soubsmis
A ce qu'ensemble venus sommes
Ainsi que femmes et hommes.
Je suis en vo commandement, 1220 Mais que tenez le serement
Que le premier jour vous féistes.
» Se trait , se /ire , s'en va. * Soûlas , joie.
3 Déduit, divertissement.
4 Esbanier, s'amuser.
5 Lairay, laisserai.
58 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Je sçay moult bien, quant vous venistcs Pour prier le conte de Poitiers Qu'il venist et ses chevaliers Vous faire honneur à la journée Et que je dévoie estre espousée, Qu'il vous enquist moult que j'estoie Et de quel lignage venoie ; Vous respondistes bien à point.
1230 Amis, or ne vous doubtez point ; Car se le convenant ' tenez r Vous serez le mieulx fortunez Qui oncq en vo lignage fust, Quelque fortune qu'il éust; Et se vous faites le contraire r Vous en aurez gramment t à faire Paines, ennuis, adversitez, Et en serez déshéritez Du mieulx de vostre tenement :
mo II est ainsi, certainement. »
— « Dame, dist-il, je vous plevis 5 Que tant comme je soie vis , Ne faulseray le convenant Que vous ay promis au devant
i Convenant, convention , promesse. » Gramment , grandement. 3 Plevir , garantir , prometlic.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 59
Et qu'encores je vous promet. »
Sa raain en la sienne adont met
Et lui fait moult grant serement
Qu'il le tendra entièrement.
Mellusigne lui respondy: 1^50 « Mon très doulz ami , je vous dy,
Se vos convenant me tenez ,
Vous estes de bonne heure ' nez.
Or le tenez, je vous en prie;
Car de ma part ne fauldra mie. »
Que vous iroie plus comptant?
Qu'ilz deux celle nuit firent tant
Q'un moult beau fdz fu engendrez ,
Qui Urien fu appeliez.
Moult fist de beaux fais en son temps , 1260 Ainsi que vous orrez par temps. La feste dura quinze jours;
Puis en la fin aux seignours
Melluzigne grans dons donna,
Et aux dames qu'on amena
Avec la noble contesse.
Chascun dist: « Beau sire Dieux , qu'esse
Que nous voions cy a présent?
Mariez est moult haultement
1 De bonne heure , sous une heureuse étoile.
60 LE LIVRE DE LUSIGNAN
Raymond in, louez en soit Dieux!
1270 On ne pourroit ou monde mieux. » Et puis quant vint au départir, Lors Mellusigne ala ouvrir Ung escrin d'ivoire , où estoit Ung fermeillet * qui moult valoit, Garny de pierres précieuses Et de perles moult vertueuses 1 ; A la contesse le donna , Qui grant joie de ce don a. Lors se part le conte et ses gens ,
1-280 On puet bien savoir se je mens. Mellusigne si devisoit 3 L'ouvrage , ainsi qu'on le faisoit. Dessus la vive roche assirent Les premières pierres et mirent. En pou de temps ont maçonnez Grosses tours et bien façonnez Et murs hauls comme elle devise , Bien fondez dessus la falise ; Deux fors y fist et le donjon
i2oo Et haultes braies 4 environ.
i Fermeillet , fermoir , broche.
8 Moult vertueuses, qui possédaient de grandes vertus.
^ Deviser , tracer , distribuer.
* Braies , espèce de bastions.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 61
Le pays s'esmerveille fort
Comment si tost on fait le fort;
Et quant basti fu le château,
Mellusigne , qui le vit beau ,
De son droit ' nom le baptisa:
Partie de son nom pris a,
Luzignen lui donna en nom ;
Encore en est grant le nom
Dont maint portent du fort le cry. 1300 II est ainsi que je l'escry.
Encor le bon roy ciprien 2
Si crie .en son nom Luzignen,
Ainsi com orrez 3 en l'istoirc
De quoy après feray mémoire.
Mellusigne autant dire vault
Com merveille qui jà ne fault,
Ainsi com fors et merveilleux
Plus qu'autres et aventureux.
Bien fu le chastel achevez, 1010 Et hauls murs tout entour levez.
Chascun disoit: « C'est ung grant fait
Com on a cel fort si tost fait. » Mellusigne son temps porta ,
1 Droit, véritable.
8 Ciprien , de Chypre.
3 Orrez , ouïrez , entendrez.
62 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Au bout de neuf mois enfanta. Brien le filz ot à nom, Qui depuis fu de grant renom ; Mais le visage ot moult divers, Car il Tôt large , court en travers. L'un œil ot rouge et l'autre vert,
1320 Chascun le voit en appert ! ,
Grant bouche et grandes oreilles , On ne vit onques les pareilles ; Mais de corps fu moult bien tailliés , De jambes , de bras et de pies : Il n'y failloit riens par nature; Moult estoit bien fait à droiture \ Après ce temps elle fîst faire Le bourc ou mont de Beau-Repaire. Les murs sont hauls et les tours drues ;
iôr>o Les alées et les venues
Sont toutes faites à couvert ; Arcbieres y a à l'ouvert, Pour lanciner*, traire et défendre: Il n'est homme qui le peust prendre , Tant feust acompaignié de gent. Le fort est moult bel et moult gent;
» En appert, ouvertement. a A droiture , véritablement.
■
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 63
Les fossez sont parfons et lez ' ,
Couvers de pierres de tous lez 2 ;
Les portes du bourc sont jumelles; 1340 A dire voir3, ilz sont moult belles;
Et entre le bourc et le fort
Ung lieu a merveilleux et fort :
La Tour trompée l'appelle l'en
En la ville de Luzignen,
Car trompeurs zarrasinois
Furent là mis à celle fois
Pour le fort et le bourc garder
Et pour tout en tour regarder,
Que gens approchier ne péussent 4 550 Que ceulx du fort ne le scéussent. En cel an ot ung autre enfant,
Oedes ot nom; mais semblant
Ot son vis comme feu iuisoit ,
De rougeur tout resplendissoit.
De tous membres fu bien taillez ,
Beau corps et bien droit alignez.
En cel an fist la dame belle
Le bourc et le cliasteau de Melle ,
Après fist Yauvent et Menant
1 Lez , largos, a Lez , côtés. 3 Voir, vrai.
64 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
45C0 Et puis la tour de Saint-Maxant ;
Le bourc fist, commença l'abbaye
Où Nostre-Dame est bien servie ,
Puis la ville de Partenay
El le cbastel jolis ei gay.
Raymon est par tout redoubté,
A grant bonneur est tost monté. Après cela ot ung beau fieulx,
On vit oncq plus bel des yeulx ;
De beauté ot, sans contredire, 1370 Tant qu'on n'y savoit que redire ,
Fors que l'un œil plus bas avoit
Que l'autre ung peu , ce sembloit.
On l'appella'par nom Guiot ,
N'ot-il pas ainsi nom si ot.
En cet an fonda la Rochelle
Mellusigne , la dame belle;
Et puis ne demoura q'un pou
Que la dame en Poitou
A Saintes fist ung moult bel pont , iô80 Ainsi coin la cronique espont ? ,
Et en Talmondois ouvra
De quoy moult grant los recouvra.
Tantost après , c'est chose certaine,
* Espont , cx[X>se.
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Ot ung filz appelle Anthoine ; Mais en une joue apporta Ung grif de lyon , qu'il porta Toute sa vie vraiement: Ce fu grant esbahissement. Velu fu et l'ongle ot trenchant,
1390 Dont il fu moins avenant;
N'y ot cellui, tant feust hardy, Qui n'en ot paour, ce vous dy: Tout est vray, n'en fault doubter, Ainsi com vous m'orrez compter. En Luchembourc maintz beaux fais fist. La dame les enfans nourist, Tant qu'ilz furent tout parcréu1; Et quant il ot à Dieu pléu, Ung autre enfant ot de rechief,
1400 Qui ung œil apporta en son chief, Ou chief assis tout au plus bault. Cest enfant ot a nom Regnault; Mais il veoit plus cler que ceulx Assez qui avoient deux yeulx. Depuis fist moult de grans merveilles , Qu'après orras, mais 2 que tu vueilles
ont
om
i Parcréu, devenus grands.
Mais , pourvu.
66 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Bien escouter soigneusement. Puis porta Gieuffroy au Gros-Dent, Une dent en la bouche avoit , 1410 Qui grandement dehors yssoit \ Il fu moult fort et hideux Et en tous ses fais merveilleux ; Cil occist les moines noirs De l'abbaye de Mailleres: Dont son père se courrouça Et a Mellusigne toucha * ,
Et lui dist tant de vilenie
Qu'il en perdy sa compaignie.
Adonc son estât déchut moult. 1420 Le VIIe filz fu Fromont.
Cil fu hault, gros, droit et longs,
Moult bien fourme et moult beaux homs,
Sage , soubtil et bien senez 3 ;
Mais une tache ot sur le nez ,
Veluz aussi que peau de lou.
Et puis ne demoura q'un pou
Que le VIIIe enfant nasqui
Tantost de Mellusigne , qui
Trois yeulx ot, dont l'un fu au front,
» Yssir, sortir.
« Et à Mellusigne loucha (lisez tencha), et se disputa avec Mélusvnc.
s Senez , sensé.
■
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 67
1430 De qui l'en se merveille moult.
Cel enfant fu nommé Orrible ,
Car au veoir estoit terrible ;
Tant fu de mauvais affaire
Qu'il ne pensoit que a mal faire. Or revenray à Urien ,
Qui d'eulx fu le plus ancien;
Et puis prendray chascun par ordre,
Que l'en n'y sache que remordre l.
Urien fu beaux escuiers , 1440 Parcreus, fors, appers et legiers.
Aler voult savoir de la guerre,
Et par la mer et par la terre ;
Une nef prist à la Rochelle,
Moult grant, moult large et moult belle;
Et pour ce quelle estoit si large
(Je treuve que e'estoit une barge) ,
Dist qu'il veult terre acquérir ,
Mais que Dieu le gart de périr.
Grans gens avec lui amaine, 1450 Tant que la barge fu plaine ;
Guiot avec lui s'en va.
En maint lieu hardy s'esprouva
Guion son frère , vraiement ;
1 Remoràre , blâmer.
68 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Et pour bien soudoier leur gent, Mellusigoe d'argent et d'or Leur fist baillier moult grant trésor. En mer s'empaint " voille levée , Tantost descent en la contrée De Cypre droit: là s'arresterent,
d460 Où belle aventure trouvèrent. Le roy de Cypre assis estoit En une ville qu'il avoit, Qui Famagouste estoit nommée. A pou que n'estoit affamée , Car devant estoit li soudans À cent mille combatans. Uriens sceut la vérité De Famagouste la cité , Terre prent et se rafreschy ;
1470 Assez tost dist: « Partons de cy. » Vers la cité s'acbemina, La endroit beau cliemin a , Roidement cbemine sa voie; Lors sa baniere au vent desploie , Qui moult estoit délié filée, De fine soye bien brodée. Sarrasins sceurent sa venue,
» S'empaint , se met , s'engage.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 69
Et en la cité Font scéue :
Lors veissiés l'ost haubergier * 1401 Et les gens d'armes deslogier,
Près du soudan rengiés se sont.
Aux Cypriens lors sembla dont
Que le soudan s'en voult fuir,
Si distrent: « Il les fault suir \ »
Le roy arma la belle Hermine,
Sa fille , la belle meschine \
Lors fu la trompette sonnée ;
Le roy issy , baniere levée.
La veissiés moult grant effroy. 1490 Païens voient venir le roy,
Vers lui viennent a grant randon 4 ,
Hz s'entr'assamblent à bandon \
La ot maint Crestien tué ,
Et maint Zarrasin mort rué.
Les Sarrazins furent trop fors ,
Cypriens monstrent leurs effors.
Le roy d'un dart envenimé ,
Qui bien fu forgié et limé ,
» Haubergier, prendre position , se loger. » Suir, suivre, poursuivre. * Meschine , jeune iille.
4 Randon , vitesse , impétuosité.
5 A bandon , en foule.
70 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Fu telement féru a point 1500 Qu'en lui de guerison n'a point. Les medicins si le rapportent , Dont maintes gens se desconfortent. Cypriens s*en vont chassant, Pour Sarrazins s'en vont fuiant ; Dedens la ville les rabatent , Moult en tuent , moult en abatent. En la ville fu grant li cris Pour les blecbiés , pour les occis , Et du roy qui estoit blechiés , isio Dont le dueil se r'est enforcbiés. Hermine forment se démente * , Moult se débat, moult se tormente, Tous ses cheveux ronc et descire, Pour le roy son père et son sire, Qu'elle apparçoit féru * a mort Et qu'on n'y scet donner confort.
Du roy cyprien on laira, Et de Urien on parlera, Qui tant estoit preux et vaillant , 1520 Appert, legier et bien saillant, Et de Guion, son gentil frère,
* Dementer, plaindre , lamenter.
* Féru , frappé.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 71
Voire tout de père et de mère.
La baniere fu desploïe ,
Lors s'embatent en paiennie \
La véissiés estour * moult fier.
Quant ce vint aux lances baissier,
Moult bien se portent Poitevins;
Pour ce qu'ilz sont nourris de vins ,
Plus fors sont et plus appers. 1550 Hz leur livrent assaulx divers.
La monstre Urien sa proesce ,
Maint en occist et maint en blesce ;
Aussi fait son frère Guion ,
On le doubte comme ung lion.
Paiens reculent , perdent place :
Lors ne scet le soudan qu'il face ,
Des espérons point 5 le destrier
Et empoingne le brant 4 d'acier,
Ung Poitevin va ferir ; 1540 Oncques homs ne le pot garir
Qu'en ung pou d'eure mort ne feust.
Ou corps lui mist et fer et fust f.
» En paiennie , au milieu des payens.
a Estour , combat , mêlée.
5 Point , pique.
4 Brant , lame , sabre.
1 Fust , bois.
72 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Quant Urien l'apparçoit,
Il semble que forsené soit ;
A deux mains l'espée empoingna,
Au Soudan tel coup en donna
Qu'il le fendy jusques aux dens ,
Tant entra l'espée dedens.
Le soudan chiet a tout roide mors,
1550 Moult s'esbabissent paiens lors. Tant fist d'armes cil Uriens Que paiens, Turcs et Sariens, Lui fuient comme a l'esprevier L'aloe % le lièvre au lévrier. Tous s'en fuient vers leur navie ' ; Et Uriens , qui ot envie De destruire les Zarrasins, Fiert sur eulx comme sur maslins. Par Guion et par Uriens
4560 Furent tous occis les paiens. Uriens es trefz se loga Et d'illecques 4 ne se bouga , Que sur paiens ont conquesté. N'y ont pas granment arreslé,
1 Chiet , tombe.
* Aloe, alouette.
3 Navie , flotte ; angl. navy.
^ Jllecques , là.
m
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 73
Que les Cypriens sont venus Etdeparleroysontyssus,
Et lui prioient qu'en la cité
Viengne au roy par grant amislé ;
Car à lui ne'povoit aler: 1570 A pou qu'il ne povoit parler ,
Tant estoit estraint x et mal mis
Et bleciés de ses ennemis. Et quant Urien l'entendy ,
Courtoisement leur respondy
Que voulentiers yroit au roy.
Lors montèrent en noble arroy
Urien , son frère et tout l'ost ;
Devers le roy vindrent tantost.
Moult vont Cypriens regardant isso Urisn , moult le voient grant ;
Et si ot visage estrange,
D'orrible manière et estrange.
Chascun se seigne et chascun dit y
Oncques mais tel homme ne vit;
Par raison il devroit conquerre ,
A son semblant , toute la terre ;
Nulz ne Toseroit attendre,
Qui se pourroit de lui défendre >
* Esiraint , harassé.
74 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Qui Dieux, qui non pas un géant: 1590 Merveilleux est, je vous créant \
Au grant palais descenduz sont;
Lors montent les degrez amont a ,
Le roy treuvent sur une couche ,
Enflé le nez et la bouche,
Car de venin estoit tout plains;
Moult estoit regraitié et plaints.
Urien le salue lors.
Le roy , qui fu blecié ou corps ,
Tantost le sien salut lui rent : 1600 « Vous m'avez servy noblement
Et m'avez fait grant courtoisie,
Oncq mais n'euz tel en ma vie , »
Ce dist le roy des Cypriens ;
Et puis si dist à Uriens :
« Qui estes-vous? Comment avez nom? »
» Crcanter , assurer. * Amont , en haut.
Comment le bon rog î>e €l)tpre îronna à ïlrien -son rojmume H termine, m fille, à femme.
— « Grant roy, Urien m'appelle-on De Luzignen , sachiés de voir - ; Bien vueil mon nom faire assavoir,
Pour homme ne le celeroie.
»
i6io — « Par foy ! dist le roy , j'ay grant joie Que vous estes cy adrechiés, Mais que mon vueil * faire vueilliés. Amis très doulz , je sens la mort. Jamais ne puis avoir confort De mire 5 ne de medicin , Car je suis tout plein de venin , De quoy jamais ne gariray ,
* De voir , en vérité. » Vueil, vouloir, volonté. 3 Mire, médecin.
76 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Ains mes jours briefment fineray ; Mais je vous prie que m'accordez 1620 Ung don où riens vous ne perdez, Honneur y aurez et prouffit. » Uriens dist sans contredit Que voulentiers il le fera Et le don lui accordera. Le roy lui a dit humblement: » C'est bien dit , et plus liement
En mourrav. » Lors va commander
«/
Qu'on feist tous les barons mander Et sa fille , la belle Hermine ;
^630 Et ilz vindrent en brief termine. Lors dist, « Barons, or entendez. Plus de vie en moy n'attendez ; Je ne puis vivre longuement. Cypre , mon noble tenement , Que j'ay a mon povoir gardée Des paiens a pointe d'espée , Vueil laissier a ma fille Hermine (En moy n'a point de medicine) , Car elle en est droite héritière. »
1640 Et ceulx dient a belle chiere j Que moult voulentiers le feront.
1 A belle chiere, avec bonne figure , sans faire la grimace.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 77
Adont hommage fait lui ont
Et repris d'elle leurs terroirs.
Lors reprent à parler li roys :
« Barons , dist-il , or m'entendez.
Vo pays seroit mal gardez
Par femme contre Zarrasins ,
Qui trop près sont noz voisins :
Femme ne puet les fiers estours 1650 D'armes porter ne les durs coups.
Sy avoie ainsi a\isé
Sur ce fait-cy et devisé
Que moult est Uriens puissant
De Luzignen et moult vaillant,
Qui le soudan a desconfis
De Damas et ses gens occis
Par la prouesce de son corps.
Or m'a-il , j'en sui bien recors ■ ,
Ung don bien voulu accorder , 1660 Lequel je vouldray demander :
Or lui priez , je vous en prie ,
Qu'il ne m'en escondise mie. »
Lors lui prièrent moult doulcement,
Et il leur accorde humblement.
Au roy rapportent qu'il fera
» Hecon , souvenant.
78 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Tout ce qu'il lui demandera , S'en fu le roy joyeux et liez l ; A Urien a dit : « Or oyez , Urien , et si me pardonnez.
1670 Ne vueil que riens vous me donnez, Du vostre ne demande rien ; Mais je vous vueil donner du mien, Mon royaume et mon héritage Avec ma fdle en mariage , Car je n'ay point d'autre lignie. Or la prenez , je vous en prie. » Et quant les barons l'entendirent, De ce tous forment s'esjoïrent; Car Urien forment amoient
1680 Pour le grant bien qu'en lui veoient. Urien le roy entendy, Ung pou pensa , puis respondy : « Je vous mercie, monseigneur, De quoy me faites si grant honneur; Mais se respit en vous véisse De mort , le don pas ne préisse ; Mais, monseigneur, puis qu'ainsy est, Quant vous le voulez , il me plest. » Que feroie delaiement ?
« liez , joyeux , en liesse , lœius.
■
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 79
1G90 Les nopces furent vraiement.
Ainsi comme on levoit Dieu
De la messe , en ce propre lieu
Où gisoit ly roys maladis,
L'ame rendy : en paradis
La reçoive Dieu par sa grâce
Et de tout mal pardon lui face î
Car je vous tesmoing et dy que
Ce fu ung très vray catholique.
Or fu grant joie en dueil muée ; 1700 Moult dolente fu l'espousée ,
De dueil fu son cuer enserrez.
Le roy après fu enterrez ,
Ne demoura pas grantment.
L'obseque fu fait noblement ;
Ce fu bien fait , à dire voir :
Roy doit moult noble obseque avoir.
Il n'y ot jouste ne tournoy
Pour la douleur du noble roy,
Qui mort estoit présentement ; 47io Mais on fist bien honnestement
Et haultement le fait des nopces.
Blâme n'y orent ne reproches
Ceulz qui se meslerent du fait ,
Tant fu la chose bien a point fait.
Il y ot moult très noble arroy ,
80 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Bien appartenant a fait de roy. Les nopces furent moult nobilles; Là ot bourgois de maintes villes, Chevaliers, dames, damoiselïes,
1720 Joennes escuiers et pucelles , Qui dansèrent en la journée, Dont la feste fu honnorée. Ainsi le peuple s'esjoy De ce que chascun d'eulx oy , Car adont prist l'espousée De leur seigneur , la renommée ; Tantost la fist-on couchier. Urien ne veult atargier ■ , Avec elle couchier s'en ala ,
1730 Ou lit despouillié s'en ala.
En celle nuit fu engendrez Griffon, de quoy parler m'orrez, Qui puis conquist en paiennie Grant pays et grant seignourie; De Colcos acquitta le pas *, Ou à plain on ne passoit pas. Maintes merveilles y avint , Yoire , chascun mois plus de vint.
îocT
» Alargier , tarder. • ftw, passage.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 81
Une isle estoit belle à devise, 1740 Où le Toison fu conquise,
Que Medée fist conquester
A Jason et l'en apporter.
Il la conquist par la prudence
De Medée et par sa science.
Ce seroit trop long à re traire ,
Qui vouldroit en ce livre extraire
Les grans merveilles de ceste isle.
Il en y est avenu mille ,
Mille, voire, par mille fois 1730 Tant à plain comme a destrois :
Aussi se de l'isle parloie ,
Tout hors de ma matière ystroie.
De l'isle à tant me tairay
Et a Griffon retourneray.
Griffon a force de l'espée
Si fu prince de la Morée ,
Puis le port de Jaffe conquist,
Et tant ala et tant conquist
Que Triple ' , la cité vaillant, 1760 Ala par force assaillant,
Yoire , par si bonne manière
Que son panon et sa baniere
&
Triple, Tripoli.
(>
82 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Mist dedens et la conquesta ; Oncques un g jour ne s'arresta Qu'il n'alast par mer et par terre Honneur et loenge conquerre.
A tant de Griffon nous tairons Et au propos retournerons De Urien , le roy bien senez , 1770 De Cypre seigneur couronnez. Le roy d'Arménie, par m'ame ! Si estoit oncle de sa famé ; Tant que son père estoit en vie, Frère estoit du roy d'Arménie. Ce noble roy arménien Fu ung homme de moult grant bien ; Mais ne povoit pas tousjours vivre : La mort , qui foible et fort délivre , Le prist, dont ses gens dolens furent.
■ fï
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*•
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I
Comment Hbuion ït ffuêtcjnett tu rog î>'2lrmenU
1780 Et de dueil pluseurs en montrent , Pour ce que moult bien gouverna Son pays tant comme il régna. Une fille ot gente et moult belle , Plus gente n'en estoit point d'elle ' ; Autre hoir n'estoit de lui venus. Des Hermins a fu conseil tenus Que devers Chipre en voier oient Et au roy requerre feroient Que son noble frère Guion
1790 ïramist en leur région , Et il ara la damoiselle A femme , Fleurie la belle : Ainsi l'ordonnent et le tiennent.
1 D'elle, qu'elle.
a Hermins, Arméniens.
84 LE LIVRE DE LUSIGNAN
Les messagiers en Cypre viennent,
Au roy ont conté leur message ;
Car chascun cTeulx estoit moult sage.
Le roy les reçut à grant joie
Et moult noblement les festoie.
Quant Urien sçot la nouvelle 1800 De Fleurie la gente et belle,
A ses barons conseil en prist.
Chascun s'y accorda et lui dist
Que son frère la envoiast
Et du faire il se hastast.
Guy fu mandé , il l'accorda Ce que Urien lui commanda ; En mer s'escuippe ' à moult de gens D'armes moult nobles et moult gens; Arrivez est en Arménie , i8io Où estoit la belle Fleurie ; A terre vint et s'en va oultre. Les seigneurs vindrent a l'encontre, Moult le couronnent noblement Et l'enmainent joyeusement ; De sa venue joie ont , Tous les estas feste lui font. Fleurie a tantost espousée ,
» S^scuippe , s'embarque.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 85
Roy fu de toute la contrée.
Les deux royaumes vindrent à droit, 1820 Ainsi que pardevant estoit;
Car ceulx qui les royaumes tenoient
Au devant d'eulx , frères estoient.
Aussi sont ces deux-cy frère ,
Tant par père comme de mère.
Ces deux roys si grandement régnèrent
Et en leur temps forment aidèrent ,
Et ceulx qui d'eulz sont descendu ,
Ainsi comme j'ay entendu,
A ceulz de Rodes, ce sachiés , 1830 Et visitez en leurs meschiefs.]
Les deux frères orent des enfans ;
Tant vesquirent qu'ilz furent grans.
Moult de beaux fais en leur temps firent
Et moult de paiens desconfirent ,
Et après la mort de leurs pères ,
Qui estoient ambedeux " frères,
Les royaumes bien gouvernèrent
Et leurs nuisans suppediterent \
» Ambedeux, tous deux.
» Leurs nuisans suppediterent , foulèrent aux pieds leurs ennemis.
Cj! fin* la seront* partie ïre ce liure, et com- mence la tierce partie, laquele parle ïre Slntljoin* et Kegnault î>e Cu^ncn, frères.
Mais (Teuîx à présent me tairay ; 1840 A leur père retourneray,
A Raymondin et a Mellusigne, Leur mère , de tout honneur digne.
i
€j) s'ensuit le XX2* chapitre Ire ee ttore , com- ment iHellusipe fonîra l'église ttastre-ÏDame.
Quant ils oïrent les nouvelles De leur deux fîlz, bonnes et belles, Qui ont conquis deux grans royaumes, Hz en distrent les XV pseaumes En louant Dieu , le roy de gloire , Par qui ilz ont eu la victoire Et conquesté leurs ennemis , 1850 Et qu'en si grant honneur sont mis Que chascun d'eulx est roy clamez Et de tous leurs subgez amez. Adonques voult édifier, Pour Dieu loer et gracier, Mellusigne, la noble dame, Et pour le salut de son ame,
88 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Mellusigne, sans atargier,
De Nostre-Dame ung beau moustier \
n est moult bel, g y ay esté
1860 Et en y ver et en esté ; Mellusigne l'édifia Et moult richement le fonda ; Par tout Poitou à sa devise Fonda pour lors mainte autre église , En chascun lieu donnoit grant don. Puis maria son filz Odon A la fille du noble conte De la Marche , ce dist le compte. Regnault, lequel q'un œil n'avoit,
1870 Grant et gros et fier devenoit ; Anthoine et lui se partirent De Luzignen et gens susmirent , Si tost comme ilz orent disné , Car Anthoine estoit le maisné * ; Et vers Behaigne 3 s'acheminèrent , Tant qu'à Luchembourc approchierent, Une ville de grant renom , Devant laquele ot maint panon.
s**.
» Moustier, monastère. * Maisné , cadet. 5 Behaigne, Bohême.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 89
Le roy d'Aussoy ! l'avoit assise a, 1880 Et si l'éust par force prise ,
Quant les deux frères sont venus ;
A paine s'en feussent tenus ,
Car chascun d'eux oy avoit
Pourquoy le roy les guerrioit,
Et c'estoit pour une pucelle,
Qui dedens estoit , gente et belle,
Fille du duc; mais orpheline
Estoit la courtoise meschine.
Le roy la veult par force avoir 1890 A femme, si ne veult mouvoir
De devant celle noble ville
Jusqu'à tant qu'il ait la fille;
Mais les frères vindrent tantost,
Qui amenoient moult grant ost.
Au roy deffiance mandèrent
Par ung herault qu'ilz amenèrent,
De quoy le roy fu moult joieux ;
Car il estoit fier et crueux 3.
Les deux frères chevaucent fort, 1900 Deloings apparçoivent le fort;
1 Aussoy , Alsace. » Asseoir , assiéger. 5 Crueux, cruel.
I
30 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Voient les banieres au vent, Qui venteloient moult souvent , Voient grand foison de gens d'armes A grans couteaux et guisarmes. Lors se mettent en ordonnance, Et arrengler sans detriance x Vont ferir sur leurs ennemis. A l'assembler fu grant li cris, Luzignen vont hault escriant ,
i9io Ensemble s'en viennent bruiant; Et quant ce vint a l'assembler, La terre faisoient trembler. Tant s'entr'assemblerent fièrement', C'estoit grant esbahissement. Les Aussois a Poitevins assaillent, Et Poitevins sur Aussois maillent 3 ; Moult en tuent, moult en occient, De rechief Lusignen escrient; « Aussois larons , icy mourez r
1920 Car eschapper vous n'en pourez. » Les Poitevins font la moult d'armes , De maintz corps font partir les armes 4.
» Detriance , retard.
a Aussois , Alsaciens.
s Mailler, frapper comme avec des maillets.
4 Arme, âme.
Cfôt ristotre îre la bataille îre ffudjernbourr.
i
Et les deux frères, chascun par soy, En font tant que dire ne sçay. D'un lez et d'autres gens perdirent; . Mais Poitevins Aussois conquirent Et les mistrent en grant effroy. Anthoine prist aux mains le roy, Tuer le voult ; mais il se rendy 1930 Et tost l'espée lui tendy.
Quant Anthoine vit qu'il se rent , Il le reçoit et l'espée prent. Les Aussois adonques s'en fuient ; Mais de près les Poitevins les suivent , Et Regnault forment se combat : Moult en tue , moult en abat , Tant que tous furent mors ou pris. Regnault fu sage et bien apris ,
92 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Et si fu son frère Anthoine;
1940 Douleur feust s'il eust esté moine. Les frères en la ville envoient , A la belle qu'il secouroient , Le roy a la belle au corps gent. Six chevaliers font le présent, D'illec partent et plus n'attendent , Le roy à la belle présentent Pour en faire à sa plaisance \ Adont la pucelle franche, Qui estoit moult gente et belle,
1950 Dist à ceulx qui ont garde d'elle : « Dont viennent ces nobles seigneurs Qui m'ont fait si très grans honneurs ? — « Dame , dist ung vieil chevaliers , Vous les congnoistrez voulentiers : Ce sont les filz de Luzignen, Par leur cry ainsi les nomme-l'en '. L'un est Anthoine appeliez , Et Regnault est l'autre nommez. » La belle dist : « La Dieu mercy !
i960 De leur secours Dieu regracy 3 ,
» Plaisance, plaisir.
» Les nomme- f en , los nomme- l-ou.
5 Regracy , remercie.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 93
Car ilz m'ont fait moult grant vaillance.
Quanque j'ay est en leur plaisance.
Par leur bon conseil ouvreray
Et à eulx me conseilleray
De tout ce que auray a faire ,
Puis qu'ilz sont gens de tel affaire. »
Adonc elle leur demanda
Son conseil, et puis commanda
Qu'on face les frères venir 1970 (Elle ne s'en pot plus tenir)
Et que tout l'ost viengne logier
En la ville et herbergier ,
Au moins tous les plus haulx barons.
Ses gens dient : « Nous le ferons. »
Vers les frères tantost s'en vont ;
Dedens les trefs trouvez les ont ,
Ou lieu où le roy se logoit
Pour lors que le siège tenoit.
Là trouverent-ilz moult de biens; 1980 Mais n'en vouldrent oncq prendre riens,
Car tout aux gens d'armes donnoient
Quanque la gaingnié avoient ,
Puis aux grans, puis aux menus;
Et sont de Luxembourc venus
Les messages appertement.
Leur message font sagement
94 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Aux deux frères de grant proesce , De par leur dame et leur mai tresse. Les frères humblement les receurent ,
1990 Ainsi que bien faire le sceurent; Et quant les messages entendent, Tost respondent, plus n'y attendent, Que cinq cens de leurs chevaliers Yront là logier voulentiers. Leurs mareschaux en l'ost laissierent, Leurs fouriers devant envoierent Pour leurs hostelz faire ordonner. Lors qui veisl instrumens sonner A Tentrée de Luchembourc ;
2000 Lieu n'y avoit ne carrefour Dont ne véissiés venir gens Au son de ces doulz instrumens. Les nobles a rencontre vindrent ; Deux des grans les frères prindrent , Ou chastel les mainent ensemble. Adonc le peuple illec s'assemble Où fu la belle crestienne Qui a nom avoit Christine. Mal ne fu pas acompaignie ;
20io De dames ot grant compaignie Et de moult nobles damoiselles, Tant mariées que pucelles.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 95
Noblement les frères receurent
Et sagement, ainsi qu'ilz deurent.
La viande ' fu toute preste ,
Laver s alerent sans aneste 3,
Puis s'en alerent asseoir;
Il les faisoit moult beau veoir.
Le roy d'Aussay sist au plus hault ; 2020 Puis Antboine, frère à Regnault,
Après trois grans barons du lieu.
Assis fu Regnault ou mylieu.
Là ot moult excellente feste;
On ne vit onques plus honeste,
Tant de viandes que de vins.
Aises furent les Poitevins.
Quant mengié ont , falut laver;
Après font les tables lever.
Grâces dictes , parla ly roys 2030 D'Aussoy aux deux frères courtois,
Disant: « Yostre prisonnier suy,
Car pris m'avez au jour d'uy.
Si vous pry , faites ordenance
Que je soie mis à finance à. »
1 Viande, nourriture , repas. 9 Laver , se laver les mains. 5 Aneste , relard. 4 Finance , rançon.
96 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Anthoine dist : « Beau sire chier ,
Point n'estes nostre prisonnier.
Se nous avons fait courtoisie ,
Ou vous féistes vilenie
A ceste noble damoiselle , 2040 Nous mettons vostre fait sur elle.
Vostre corps lui avons donné:
Or en soit par elle ordonné
Ainsi comme il lui plaira,
Car autrement il ne sera.
En elle est de vo délivrance "
Ou de vo mort sans doubtance. »
Adont le roy, quant l'escouta,
Qui la dame moult redoubta ,
Ot à son cuer moult grant ennoy 2050 Pour ce que fait lui ot desroy * ;
Mais la dame tantost parla :
Onques bonis ne la conseilla,
Car sage estoit et enseignie.
Lors dist : « Seigneurs , je vous mercie
Du service que m'avez fait;
Mais, par ma foy! quant est du fait,
Du roy d'Aussay n'ordonneray :
» En elle est de vo délivrance , votre délivrance dépend d'elle. * Desroy , tort , dommage.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 97
Il est vostre, je vous le lay \
Se plus riche mille fois estoie , 206O Guerredonner 9 ne vous pourroie , • Et eusse d'argent ung muy ,
Ce que m'avez fait au jour d'uy
Par vo noble chevalerie.
En vous gist sa mort ou sa vie.
Nulle autre chose n'en feray;
Mais moult tenue a vous seray. »
Anthoine et Regnault ce oïrent,
Appertement lui respondirent :
« Puis qu'ainsi faire le voulez , 2070 II est de nous quitte clamez 3 ,
Par ce qu'il vous amendera
Le fait , et s'agenouillera
Devant vous en criant mercy
Du meffait qu'il vous a fait cy,
Et sur sa foy vous jurera
Que jamais mal ne vous fera ,
Ennoy, destourbier 4 ne dommage >
Et vous en baillera hostage. La belle dist sans contredit :
i Lay , laisse.
a Guerredonner , récompenser. 3 Clamer , déclarer , proclamer. ^ Destourbier , trouble , embarras
'
98 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
2080 « Or soit ainsi comme avez dit , Je le vous accorde à tous deux ; Quant vous le voulez, je le veulx. » Le roy adonques fu moult lyez x, Car bien cuidoit estre exilliés; A la belle mercy cria, Si comme Anthoine dit lui a; Et la belle Ta recéu , Ainsi qu'aux frères Ta pléu. Quant le roy ot fait le serement ,
2090 Adonques parla haultement
Et dist: « Barons, moult lyez seroie Se ung tel voisin avoir povoie Comme seroit l'un de vous deux, Qni tant estes cbevalereux ; Et si est chose bonne a faire. Veez cy la plaisant ■ débonnaire Christine , duchesse gente , Qui tient grant pays et grant rente. Anthoine , oyés , je vous en prie.
2100 Fait lui avez grant courtoisie : C'est raison que vous satifface , Et cela dy-je afin qu'a ce
1 Liez , joyeux , lœtus.
» Plaisant , agréable , qui plaît ; angl. pleasant.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 99
Venons de ce qu'ay empensé.
Barons, grant bien y ay pensé.
Christine soit mariée
Et a Anthoine soit donnée :
On ne la puet mieulx employer,
Car c'est ung vaillant chevalier. »
Lors les barons luchembourcoys 2110 Dient: « Moult a bien dit li roys. » Adont se sont tous accordé
Au fait qu'a le roy recordé '.
Les nopces fist-on erramment ;
Huit jours durèrent egalment.
Là ot-il joustes et tournois ,
Et jousta noblement li roys.
Au bout de huit jours failly * la feste :
Adont ung chascun s'apreste
De s'en aler et congié prendre. 2120 Estes-vous venuz, sans attendre,
Ung message 3 illec endroit ,
Qui au roy de Behaigne 4 estoit ;
Au roy d'Aussoy lettres apporte.
Tantost on lui euvre la porte.
1 Recorder , exposer. » Faillir, finir.
3 Message, messager.
4 Behaigne , Bohême.
100 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Lors le roy les lettres brisa ;
Si tost comme leu il les a,
Si commença à souspirer
Et moult tendrement à plourer.
Les deux frères pourquoy il plouroit
2130 Lui demandèrent et qu'il avoit.
Lors leur dist: « Je ne le vueil taire.
Trop mal me va de mon affaire :
Les Zarrasins ont assegié
En Prague (dont j'ay grand pitié)
Mon frère le roi de Behaingne,
Dont Dieux mercy ' avoir daigne !
Plaise vous a le secourir ,
Pour la foy catholique soustenir. »
Quant Anthoine le mot entent ,
2140 Au roy a dit haultement :
« Sire, ne vous desconfortez:
Vo frère sera confortez;
Car Regnault, mon frère, yra.
Maints bons chevaliers y menra *,
Qui vostre frère secouront,
Dont là maintz Zarrasins mouront. »
Lors dist le roy : « Très grant mercis ;
i Mercy, miséricorde. • Menra , mènera.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 101
Et je vous afferme et plevis * ,
La fille mon frère à mouillier ■ ai 50 Aura Regnault, car emploier
Ne la pourroit mon frère mieulx ;
Et il l'aura , se m'aïst 3 Dieux.
Après mon frère roy sera
Et Behaigne gouvernera,
Car mon frère n'a point d'autre hoir ;
Fors que celle n'a peu avoir. »
Quant Anthoine entend la nouvelle,
Qui lui fu gracieuse et belle ,
Au roy a dit haultement : 2160 « Délivrez-vous 4 appertement ,
Alez-vous-en , noble roy, tost
Et faistes assembler vostre ost ;
ïoufes voz gens cy m'amenez ,
Dedens quinzaine retournez :
Vous trouverez mes gens tous prestz ,
Non pas loin g, mais de cy bien prez.
Regnault mon frère y menray,
Et moy propre en personne iray. »
Le roy le mercie forment,
1 Plevir , promettre , garantir. a Mouillier, femme, mulier.
3 M'aïst, m'aide.
4 Délivrez-vous , dépècuez-vous.
102 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
2170 De là se part ysnellement \
Lors s'en alat si com me semble; Grans gens en son pays assemble; Et quant assemblez les ot , Adont le plus tost qu'il pot Devers Luchembourc s'en retourne. En son pays plus ne séjourne , A Luchembourc est retournez ; Moult a grans gens bien atournez * , Et moult avoit noble bernage \
siso Adonc va venir ung message A Anthoine de par le roy D'Aussay , qui vient en noble arroy 4 ; Au duc Anthoine dit tout hault : « Sire, je pry Dieu qu'il vous sault \ Le roy d'Aussay et sa compaigne * Si vient pour aler en Behaigne , La-jus 6 est en la praerie Avec moult noble compaignie. » Le duc dist : « Bien soit-il venus ! »
1 Ysnellement, promptement
» Alourner , équiper.
8 Bernage, assemblée de barons, noblesse.
4 Arroy, équipage ; angl. array.
5 Sault, sauve.
s Ld-jï», là-bas.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. iôa
2190 Regnault manda, n'attendy plus;
Regnault vient plus tost que le pas,
A venir granment T ne mist pas.
Anthoine lui dist : « Frère , alez
En ces prez , là vous dévalez * ;
Car le roy d'Aussay est venus.
Faites logier grans et menus:
Les trefs sont tendus davantage ,
De ce faire estes assez sage,
Et les faites aises tenir ; 2200 Puis faites le roy venir. »
Regnault fist tout ce qu'il commande;
Mais s'il le fist bien , c'est demande.
Les Aussoys furent bien logié.
Le roy part d'eulz et prent congié,
A Luchembourc vers le duc va ,
En la ville entre et le trouva.
Moult grant feste s'entre-font ,
Et puis à table mis se sont.
Du disner vous lairay ester 3. 2210 Anthoine fist tost aprester
Ses gens qui d'ilecque sont preslz,
* Granment , grandement , longtemps. » Là vous dévalez , descendez là-bas.
3 Du disner vous lairay ester , je vous laisserai en repos relative- ment au dîner.
104 LE LIVRE DE LUSIGNAN
Et en pou d'eure furent prestz. Moult y avoit noble compaigne , Pour aidier au roy de Behaigne; Trente mille furent esmez. Au duc sont venus tous armez. Lors les deux ostz si s'assemblèrent Et grant honneur s'entre-porterent. La véissiés noble conroy ■ ,
2220 Tant des gens du duc que du roy. Quant assemblez furent ensemble , De toutes pars la terre tremble.
Mais ains qu'ilz partissent de là , Christine Anthoine appella Et dist : « Je vous prie , monseigneur , Que vous me fachiés tel honneur Que les armes vueilliés porter De Luchembourc , sans adjouster Autre blason , je vous en prie. »
2230 Anthoine respont : « Belle amie , Ce pas ne vous accorderay; Mais autre chose vous feray : En quelque lieu que nous soions, L'ombre porteray d'un lyon Sur mes armes plaines , pour voir :
» Conroy, troupe.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 105
Teles armes vueil-je avoir ;
Et pour ce que , quant je nasqui ,
Grif de iyon apportay , qui
Sur la joe me parissoit, 2240 Dont le peuple s'esbahissoit,
Ainsi vostre plaisir feray
Et vostre vueil ' acompliray
Pour l'amour de vous , chiere amie. »
Elle dist : « Je vous en mercie ;
Car se l'asur en ert ostez ,
Mes plaines armes vous portez.
Les vostres portez et les mennes ,
Qui sont armes moult anciennes. »
Ces armes prist et les porta, 2250 Et les deux ainsi assorta \
De sa femme lors prent congié.
Adonques se sont deslogié ,
Vers Behaingne s'en vont bruiant ,
Chascun va devant eulx fuiant;
Passent Bavière et Alemaigne,
Tant qu'ilz s'approchent de Behaigne.
» Vueil , vouloir , volonté. » Assorter , joindre , réunir.
'
€Vôt l'iôtoirc fcra ormes 3lntl)oine î>e Cu jtjjncn , quant il fu frornu ïuw îrc Cucljembourc.
Or dirai des paiens félons Qui guerrioient les Behaignons. Le roi de Traquo ! fu moult fors 2230 Et guerroioit Behaigne lors. 0 lui avoit moult d'Esclavons , Ainsi comme trouvé l'avons; Car seigneur estoit de celle terre. Aux Behaignons faisoit grant guerre ; Sy ala ung jour escarmuchier Devant Prague sans soy muchier * , Car là voult desploier s'enseigne. Lors le voit le roy de Behaigne ,
1 11 faut sans cloute lire Craquo , Cracovier » Muchier , cacher,
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 107
Fedric , qui lors tint le royaume : 2270 Adont s'arme et prent son heaume ,
De ses armes se veult couvrir;
Adont la porte fait ouvrir ,
De la ville yst , lui et ses gens ,
Dont moult avoit de nobles et gens.
Dessus les Zarrasins s'embatent ,
Moult en tuent , moult en abateut ;
Mais il y ot tant d'Esclavons
Qu'en escript mettre ne Y savons ,
Dont Behaignons forment se doubtent \ 2280 Esclavons Behaignons rèboutent 2
Et les chassent jusques ou bourc ;
Mais le bon duc de Luchembourc
Tantost ostera le débat.
Le roy behaignon se combat
A ces Sarrazins de tous lez 3 ,
Qui ses gens ont moult reculez ;
Mais le roy ne recula mie,
Ains tant qu'il puet defent sa vie.
Ces Esclavons abat et tue , 2290 L'un detrenche, l'autre mort rue \
1 Se doubler , s'effrayer. » Rebouter , repousser. 3 Lez y côtés. • Ruer, terrasser, jeter.
108 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Et se defent com le senglier
A l'abbay 1 de bon chevalier ;
Mais d'un giet * d'archegaie 3 lors
Fu-il féru parmy le corps ,
Voire , si très crueusement
Qu'il chéy 4 mort soudainement.
L'ame du corps s'en est alée ,
A Dieu soit-elle commandée !
Car c'estoit ung très bon preudomme , 2300 Meilleur n'avoit de cy a Rome.
Adonc se leva hault ly cris,
Ainsi que dient ly escrips.
Les Behaignons qui la estoient,
De dueil et de pitié plouroient.
Ceulx qui peurent si s'en fuirent;
Mais Sarrazins si les suivirent
De si près qu'ilz les ont attains :
Lors prennent les brands 5 en leurs mains ,..
Moult en tuent , moult en occient , 23io Dont Behaingnons braient et crient;
Et ceulx qui peurent eschapper ,
1 A Vabbay , aux abois. » Giet , jet , trait.
3 Archegaie , arbalète.
4 Chéy , chut, tomba.
5 Brandy épéc, glaive.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 109
En la ville se vont frapper ;
Comptent la nouvelle du roy ,
Dont au cuer out moult grant ennoy
La fille du roy, Esglantine,
Qui toute beauté enlumine. Esglantine , la fille france ,
Ot des paiens moult grant doubtance \
En la ville fort se doubterent 2320 Et Zarrasins moult redoubterent.
Sarrazins orent grant joie lors,
Quant voient que le roy est mors :
Lors alumer ung grant feu font,
Et de bussche y mettent grant mont;
Près de la porte le feu firent ,
Devant ses gens le roy ardirent.
Marris en sont ceulx de dedens,
Crient et estraignent leurs dens;
Mais remède n'y pevent mettre , 2330 Car autrement il ne puet estre ;
Mais Anthoine vient et Regnault ,
Qui aux paiens feront assault ,
Et d'Aussay li nobles roys.
A Prague s'en viennent ces trois.
Leurs bachinez resplendissoient
• Doubtance , frayeur.
110 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Contre le soleil et luisoient :
Noble chose estoit à véir.
A Prague s'en viennent d'air É ,
Qui forment sont embesoigniés 2340 Et par paiens moult ensommiés ' ;
Car forment les vont empressant.
Behaignons sont lors descroissant,
Dont à Prague moult s'csbahirent
Et foiblement se défendirent.
Esglantine se desconforte,
Elle voulsist bien estre morte :
« Las ! dist-elle , mors est mon père :
Or n'ay-je plus ne père ne mère ,
Demourée sui orpheline. 2350 Et que feras-tu, Esglantine?
Or voy-je la destruction
De trestoute ma région.
Las , chetive ! que feras
Ne comment te gouverneras?
Tu vois ton pays exillier 3,
Destruire, rober et pillier
Par Zarrasins que Dieu maudie !
; A
r ) J.
1 D'aïr, en loule hàtc. * Ensommiés , harcelés. s Exillier , ravager.
LE LIVRE DE LUSIGN AN . 111
Ne sçay que face ne que die,
Or n'y puis-je remédier. 2360 Me fauldra-il Dieu renier
Et croire en la loi zarrasine ? »
Ainsi se complaint Esglanline,
Car Zarrasins fors assailloient
La ville , et forment se penoient
De l'avoir et prendre d'assault ;
Mais tel cuide adrecier ' qu'il fault. Car en pou d'eure Dieu labeure \
Ainsi que paiens courent seure
Aux Behaignons , ung messagier 2370 Entre en Prague sans atargier ;
Dedens entre moult quoiement 3 ;
Adonc s'escrie haultement :
« Or avant ! il y appara 4
Qui la ville bien défendra.
Defendez-vous , veez cy secours
Qui vient a vous plus que le cours;
Veez cy le roy d'Aussay venant ,
Anthoine et Regnault amenant
A bel ost pour vous secourir.
» Adrecier, arriver droit au but, réussir, » Labeure , travaille.
3 Quoiement y tranquillement.
4 Appara , paraîtra.
112 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
2380 Vous n'avez garde de mourir; Car Anthoine , le duc nobille , Et Regnault , son frère habille , Amainent moult de Poitevins, Qui sont nourris de moult bons vins. Paiens tantost desconfiront, Encontre point ne dureront. Le roy d'Aussay les acompaigne , Pour secourir ceulx de Behaigne. » Quant les barons l'ont entendu ,
2390 A Dieu en ont grâces rendu ; Chascun se defent asprement, Adonc chascun bon cuer reprent. Zarrasins moult bien apparceurent Que nouvelles ou confort eurent, Quant si les voient contenir. Veez-vous ung messagier venir, Qui à haulte voix crie et huche ': « Seigneurs, or laissiés l'escarmuche , Aux loges tost vous retournez
2400 Appertement et vous mouvez ; Car veez ça venir cresUens Pour conforter ceulz de leans : Ce sont gens d'armes moult divers,
1 Hucher , crier , proclamer.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 113
Les champs en sont trestous couvers,
Sur nous viennent par grant haïr \ »
Lors paiens s'en fuient d'air, .nrJ
L'estour * laissierent maintenant ,
Aux loges s'en vont retournant ;
Non pourquant 5 font trompes sonner 24io Et leurs batailles 4 ordonner,
Et Anthoine, d'autre partie,
Yenoit en bataille rengie.
Quant les deux ostz s'entre-approchierent ,
Zarrasins forment se doubterent,
Et crestiens leur courent sus.
Là fu partiz maintz bons escus.
Crestiens les vont pourfendant ,
Zarrasins se vont défendant.
La véissiés estour moult fier, 2420 Heaumes faulser et perchier \
Regnault les abat deux et deux ,
Car il fiert coups moult merveilleux;
Et Anthoine les vous reboute :
Chascun le craint, chascun le doubte.
lo^l
» Haïr, impétuosité.
3 Eslour • batail,e- I »o
5 Non pourquant , néanmoins.
4 Bataille, bataillon.
5 Perchier , percer.
114 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Ung paien va tantost ferir ; Heaume ne le pot garantir , Car l'espée entra dedens Qu'il le fendy jusques aux dens. A terre chiet gueule baée p ;
2430 Crestiens en font grant huée , Chascun s'en va du coup riant. Lors vont Luzignen! escriant : « Avant ferez , seigneurs barons , Sur ces paiens ; nous les arons. » Le roy de Traco fu courouciés , Quant ses gens voit ainsi bleciés ; De les secourir lors s'efforce , L'escu embrache a moult grant force, L'espée brandist par grant vertu ;
2440 Ung crestien a abatu , Mort à terre l'abat et rue, Puis Traquo ! moult hault crie et hue : « Crestiens , vous tous y mourrez , Car eschapper vous ne pourrez ; Mais par moy mourir vous fault. » Lors ennuia moult a Regnault; Des espérons fiert le destrier, Ou poing estraint le brant d'acier,
■ Bai- , béant.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 115
De Traquo va ferir le roy 2450 Par tel force et par tel desroy ■ Que jusqu'aux dens le pourfendy : froidement le coup descendy. Regnault labat, le roy chiet mort, Dont ses gens eurent grant desconfort. Lors Zarrasins plus ne séjournent, De leurs chevaux les resnes tournent , Quant ilz voient leur roy occis.
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Hz se tiennent pour desconfis ,
Appertement tournent en fuite; 2460 Mais Poitevins leur font poursuite,
Sur Zarrasins fièrent et maillent ' ;
Hz les fièrent, ilz les détaillent,
Comme on fait la chair sur Testai.
Anthoine, le noble vassal,
A là des paiens occis maint ,
Il pourfent tout ce qu'il attaint ;
Et le roy d'Aussay ensement a
Se porta là moult noblement.
Tous les paiens là occis furent, 2470 Là demourerent et moururent.
Quant le roy d'Aussay apparçoit
» Mailler , frapper comme avec un maillet. * Ensement ,. pareillement.
LE LIVRE DE LUSIONAN. 117
Le roy de Traquo mort tout froit
Et si grant foison de païens,
Lors a commandé à ses gens
Qu'ilz soient tous mis en ung mont.
Ainsi qu'il Ta dit ilz le font.
Les paiens sont amoncelez ,
Le feu fu bouté de tous lez ;
Là sont paiens bruis ' et ars : 2480 Ainsi se voult vengier des gars ;
Car le roy de Traquo, pour voir,
Si avoit fait son frère ardoir.
Anthoine et Regnault se logierent
Es trefz que là levez trouvèrent.
Là furent Poitevins logiés,
Dont Zarrasins ont deslogiés. Le roy d'Aussay laissa l'ost
Et en la ville s'en va tost,
Lui centiesme de chevaliers, 490 Des plus vaillans et plus legiers.
Esglentine encontre lui vint,
Quanquelle fait bien lui avint.
Le roy salue moult doulcement,
Car son oncle estoit proprement;
Et le roy tantost l'embrace ,
*< Bruis, grillés.
118 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Puis la baisa enmy la face: « Niepce, dist le roy, je t'affie * Que la mort ton père est vengie : Si ne t'en vueil courroucier;
2500 Tu as véu sa mort vengier.
Se le roy de Traquo est là mort r De ce n'ayes point de remors. Ardoir Fay fait, lui et ses gens: Conforte-toy , ce sera sens. S'ilz ont ce pays dommagié , Hz sont de leurs gaiges paie ; Plus ne vous en convient doubter. Hz cuidoient suppediter * Le pays , or ont-ilz failly.
2510 Si n'ayés point le vis paly :
Vous n'y avez point de vergoingne; Vous avez gaingnié la besoingne, Ce vous est ung très grant honneur. »* — « Haa ! ce dist-elle, monseigneur Mon oncle et mon très doulz amy, Adez pleure le cuer de my, Quant il me souvient de mon père. » Le roy dist : « N'estoit-ce mon frère?
* Âffier , assurer , garantir.
* Suppediter , mettre sous les pieds , maîtriser , dompter.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. lia
II convient que le dueil s'en passe. 2520 Prions Dieu que mercy lui face.
Son obseque demain ferons
Et pour lui Dieu prierons. »
Ainsi fu dit , ainsi le font ;
Mille livres de cire en font
Lendemain pour l'obseque faire.
Il y ot moult beau luminaire.
Antboine et Regnault y furent,
Moult bien y firent ce quilz deurent.
Moult regardèrent Behaingnons 2530 Ces deux habiles compaignons,
Ces deux frères , ces deux vassaulx :
Hz ne povoient estre saouls
De les veoir , car ilz estoient
Grans et drois et bien sachemoient [ ;
Mais pluseurs moult esbabis furent
Du grif du lyon qu'ilz congnurent,
Assis en la joue, au plus bault,
De Antboine , le frère Regnault ;
Car le grif y apparissoit , 40 Dont cbascun moult s'esbahissoit.
Du grant ■ de lui ont grant merveille ,
» Sachemoient? » Grant y grandeur.
120 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Onques ne virent la pareille. Puis client ceulx de la ville Que Regnault est ung homme habille Et qu'est taillié de desconfire Ung grant royaume ou ung empire. De ce q'un œil n'ot se plaingnioient , Mais tout le remanant ■ prisoient. Qui vouldroit de long raconter,
2550 L'obseque fu fait ,' sans doubter , Moult bien et honnorablement. Lors tint le roy son parlement Aux nobles hommes de Behaigne, Dont moult y ot noble compaigne, Disant: « Barons, or entendez. Il convient que vous regardez Qui cest pays gouvernera Et qui le vostre roy sera, Car a présent estes sans roys. »
2560 Lors respondirent : « C'est bien drois ; Mais le fait vous en appartient, Toute la besoingne en vous tient ; Car s'Esglentine estoit finée * , A vous escherroit la contrée :
1 Remanant , reste. » Finer , mourir.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 121
Si devez sur ce pourvéoir. Or vous en avanchiés d'oir , Que le pays soit pourvéu D'un homme par vous esléu Qui Esglantine espousera 2570 Et le pays gouvernera. » Adonques le roy respondy : « Quant de ma part, je vous en dy Qu'il fault ma niepce marier : Pour ce vous vueil-je supplier Que vous m'en dictes vostre avis. »
— « Sire , tout a vostre devis î , Ce respondirent les barons; Ainsi que vouldrez nous ferons , Ne ne recevrons chevalier
2580 Fors cil que vous vouldrez baillier; Nous en mettons sur vous l'affaire. »
— « Or , de par Dieu ! laissiés-moy faire , Ce respondy le noble roys;
Ung en arez doulz et courtois , Homme de bien et homme d'onneur,. Que vous recevrez à seigneur. Hardy est et preux chevalier , Autre ne vous vueil baillier.
» Devis , volonté.
122 LE LIVRE DE LUSIGNÀPï,
Deux roys a a frères , pour voir r 2590 Et un hault duc de grant povohv Ilz vous ont eu bon besoing Et si sont venus de moult loing, Vostre cité ont délivrée Des paiens et vostre contrée. »
Regnault appelle maintenant: « Je vous vueil tenir convenant | , Ce dist donques le roy tout hault ; Venez avant, venez, Regnault, Approchiés-vous , mon doulz amis. seoo Je vous avoie bien promis Que de ce pays vous feroie Roy, mentir ne vous en vouldroie: A ce me vueil-je consentir, Car roy si ne doit point mentir. Je vous donne ma niepce Esglantine Et le royaume a bonne estrine * : Or la vueilliés a femme prendre Et la noble terre défendre, Car d'elle seigneur je vous fais 26io Et vous en laisse tous le fais, » Et quant Anthoine l'entendy ,
» Convenant, parole, convention , promesse. * Estrine , élrenne.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 123:
Tantost respond , plus n'attendy :
« Sire roy , et je vous mercie
De vostre grant courtoisie.
Esglantine Regnault prendra
Et bien le pays défendra ;
Moult bien gouvernera la terre ,
Car il scet assez de guerre. »
Et quant les barons l'entendirent y 2620 A Dieu tous grâces en rendirent ,
Et à la dame aussi moult fort;
Car moult le voient grant et fort
Pour bien la terre gouverner.
Le roy fait donques ordonner
Sa niepce, la belle Esglantine,
Ainsi qu'appartient à royne;
Et Regnault fu mis en arroy
Ainsi qu'il appartient a roy.
Adont fu fait le mariage 2C50 Devant tout le noble bernage.
La feste fu faite sagement,
Quinse jours dura largement;
Moult nobles dons y donna-on ,
Oncques plus beaux ne donna hom:
Robes , coursiers et beauz joyaux ,
Ainsi que donnent les royaux.
Joustes y ot moult excellentes
124 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Devant les nobles dames gentes ,
Dont il y avoit plus de mille 2640 Du pays , sans ceulx de la ville ;
Mais Regnault emporta l'onneur.
Behaignons prisent leur seigneur
Et dient tous a une voix :
« Or vive nostre nouveau roys 1
Car nous avons bien assené '..
Beneiz soit qui Ta amené ! »
Au bout de quinze jours faillirent
Les nopces : adont congié prirent
Les dames et les damoiselles , 2650 Dont il y avoit de moult belles..
Le duc Anthoine congié prent ;
Son cbemin adonque reprent
Vers Luchembourc , lui et ses gens ,
Qui estoient moult nobles et gens;
Et en Behaigne demoura
Le roy Regnault , qu'on honnoura
Par le pays moult grandement
Pour son noble gouvernement.
Chascun son fait grandement prise. 2660 Regnault fist moult grant guerre en Frise t
Northeblege de là conquist ,
-6 9up iaiiiA 1 Assener , rencontrer , réussir. rjol
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 125
Denemarche par sa force acquist; En son temps puissemment régna Et moult bonne vie mena, Et disoit-on que plus preudomme N'avoit de là jusques à Romme. A tant de lui je me tairay , Du duc Anthoine parleray. Anthoine et d'Aussay li roys,
2670 Qui furent sages et courtois,
De Behaigne ensemble s'en vindrent A Luchembourc , puis congié prindrent L'un de l'autre; cbascun s'en \a. Le roy d'Aussay s'achemina, A Luchembourc plus ne séjourne , Tout droit en son pays retourne ; Et Anthoine a s'espousée Remest \ , que brief * ot espousée , Qui moult l'amoit de cuer parfait
2680 Et de voulenté et de fait; Et il faisoit bien à amer , Autant que homme de ça la mer. Sa femme ot de lui deux enfans: Li ung si ot à nom Bertrans ,
-
1 Ernest , resta. • Brief, depuis peu.
126 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Qui fu forment bons chevaliers ; Li maisné ' ot nom Lohiers. Cil délivra tous les destrois 2 D'Ardenne , où il a moult de bois~, Maint bon chastel y fortefia ,
5690 Imoy premiers y édifia ,
Sur Meuse le noble pont fist De Maiziere , et puis si conquist Maintz autres lieux par sa proesce : C'estoit ung homme de grant noblesce. Anthoine guerroia moult fort Le conte de Fribourg le fort ; Quant Tôt conquis, passa Austriche, Où il fist maint poure 3 homme riche ; Tout mist en sa subgection
2700 Et conquist mainte région.
Après, son ainsné filz Bertrans Devint en peu d'eure grans ; Du roy d'Aussay prist à mouillier La fille ; moult bon chevalier Fu , emprenant * et bien hardy , Et moult plus que je ne vous dy ;
* Maisnê , puîné , cadet.
a Destrois, défilés.
3 Poure, pauvre; anglais poor.
i Emprenant , entreprenant.
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Roy fu d'Aussay après la mort Du roy : on ne lui fist pas tort , Car sa fille avoit espousée, 2710 Qui dame estoit de la contrée. Bertrain moult grandement régna Et son pays bien gouverna. Ces deux frères si fort régnèrent Que par force suppediterent Tous ceulz qui leur furent nuisans. D'eulz me tairay , il en est temps.
127
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pûoD
II) Ufi
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€u eemuxt la quarte partie.
-
A Mellusigne je revenray Et ma matière reprendray, Comment Raymon se gouverna.
2720 Moult excellentement régna ,
Maint pays et mainte bonne contrée Conquist par force de Pespée , Tout le pays jusqu'en Bretaigne Conquist et là porta s'enseigne ; Tous les barons lui font bommage , Par son noble et bault vasselage \ Gieufroy au Grant-Dent devint grant, Fort et fier, justes et puissant; En tous estas bien se porta ,
2730 En Guerrande fort guerroia , Le géant Guedon y conquist
1 Vasselage , bravoure.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 129
Et par force le desconfist.
Ce géant le pays gastoit ,
Chascun forment le redoubtoit ;
Jusqu'en la Rochelle prenoient
Sauvegarde, tant le craingnoient.
Il prenoit ses patis par tout ,
Autant ou mylieu comme au bout.
Quant GeufTroy la nouvelle entent 2740 Que l'en appelle à la Grant-Dent ,
Jura qu'encontre lui yroit
Et que bien le desconfiroit,
Au plaisir du doulz Roy de gloire
Qui donne à ceulz qu'il veult victoire.
Dolent en fu son père Raymont ,
Car le géant redoubtoit moult ;
Pour ce qu'il estoit si très grant ,
S'aloit moult de GeufTroy doubtant.
Geuffroy à la Grant-Dent s'arma , 2750 Lui dixième s'en part de là
Et s'en va sans plus arrester.
Cy vous lairay de lui ester,
Et revenray à Mellusigne,
La doulce , courtoise et bénigne ,
Qui deux enfans porta depuis ,
Ainsi qu'en escript je le truis.
Li ung fu appelle Froymons,
130 LE LIVRE DE LUSIGNAN
L'autre Thierry; mais moult preudoms Fu Fromont , moult sceut de clergie ,
2760 Souvent hantoit en Tabbaïe De Maillezès et moult l'ama-, Moult souvent Dieu là reclama. Tant ama la religion l Qu'il lui vint en dévotion D'en l'abbaye moyne se rendre. De là se party sans attendre , A son père s'en vint errant É , Requeste lui fait maintenant Qu'à Maillezez le vestesist
2770 Et que là moine le fesist.
Quant l'oy , Raymon fu esperdu ; Adonques se merveilla du Parler Froimondin son fieulx : « Comment, dist-il, beau sire Dieux! Voulez-vous dont devenir moine? Regardez vostre frère Anthoine Et tous voz autres frères chevaliers , Qui sont si nobles chevaliers. Moine serez ! il ne puet estre ;
2780 Jà, se Dieu plaist, ne serez prestre.
Religion , vie religieuse, monastique. Errant , sans s'arrêter, tout de suite.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 131
Ung autre ordre vous donray:
Chevalier faire vous vouldray ,
Ainsi que voz frères le sont. »
Fromont a son père respont :
« Jamais chevalier ne seray ,
Ne les armes ne porteray;
Car je vueil Dieu prier pour vous ,
Pour ma mère et mes frères tous.
Moine soie, je vous requier, 2790 (Il n'est riens que tant aie chier)
De Maillezès en l'abbaye :
La place n'ay pas enhaye x ,
Car là vueil-je ma vie user.
Ne le me vueilliés refuser,
Mon très chier père , en vous en tient. »
Raymon voit bien qu'il le convient ,
Adonc un message s'avoie a;
A Mellusigne tost l'envoie ,
Qui pour lors faisoit le beau fort 2800 Des deux jumelles de Nyort.
Lors le message lui compta
Ce que Raymon lui racompta :
Comment Fromont moine veult estre
» Enhaye, haïe.
a Savoier, se mettre en roule,
132 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
De Maillezès et estre prestre , Et que hastivement l'envoie Raymon vers elle , toutesvoie ' , Afin que de Fromont ordonne S'el veult qu'il porte grant couronne ■ Et qu'il soit fait moine cloistrier
28io De Maillezès au beau monstier. Mellusigne lui respondy : « Va-t'en et de par moy lui dy Que tout en face à sa plaisance : Je me soubzmet en s'ordonnance. Tout à son plaisir faire en pu et , Car tout me plaist bien quanqu'il veult. Le message s'en retourna , Illecques plus ne séjourna ; A Raymon s'en va retournant,
2820 Au matin le trouve à Tournant , Son message bien lui compta, Dont moult grant joie lui compta. Raimon huche son filz Fromont; Bien vestus fu , n'ot pas froit dont. « Fromont , dist-il , entens ton père. J'ay envoie devers ta mère ,
* Toutesvoie y toutefois. » Couronne , tonsure.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 133
S'il lui plairoit assavoir mon
Se tu seras moine ou non :
De quoy elle me laisse la charge 2830 De tout le fait et le m'en charge.
Et pour ce, Fromondin, vois-tu,
Se tu veulz, tu seras vestu.
De Maillezès sont testus
Les gens ou veulz estre vestus :
Si regarde ung autre moustier ,
Comme seroit Mere-Monstier ] ;
Car il y a moult très hel lieu ;
Ou , se tu veulx , au Bourc-de-Dieu.
Quant désir a de estre moine , 2840 S'il te plaist à estre chanoine ,
Si le soyes en bonne estraine ;
Car tu aras Tours en ïouraine ,
De Saint-Martin la grant église :
J'en feray tout a ma devise
Et en feray passer les Chartres,
Et de Nostre-Dame de Chartres ,
Voire, se tu veulz, de Paris.
Ne soyes de riens esmaris s ,
Car bien suis accointe 5 du pape;
1 Merc-Monsiier , MarmoutitT, Majus-Monaslaium. » Esmaris , inquiet. 3 Accointe , ami.
134 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
2850 II ne sera riens qui m'eschape. Et puis après seras evesque. Ne demoura gueres après que Ung autre eveschié auras , Soit Paris, Beauvès ou Arras. Dy, Fromont, seras chanoine? » — « Nennil , car je vueil estre moine De Maillezès , je vous dy bien ; Je ne vueil avoir autre bien Jamais à nul jour de ma vie ,
2860 Car j'ay celle place choisie. » Ce dit à son père Fromont. « Or de par Dieu ! ce dist Raymont , Puisqu'il te plaist, tu y seras Et pour nous là Dieu prieras. » Adonques respondy Fromon : « S'il plaist a Dieu , ce feray mon. » Que vous tenroie ' longuement? Il fu vestu appertement , Il fu vestu a grant noblesce ;
2870 Moult y avoit de gentillesce Pour Raymon , son bon père , Et de Mellusigne , sa mère. Tous les moines grant joie orent
1 Tenroie , tiendrais.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 135
Et lui firent du mieulx qu'ils porent :
Dont mal leur avint depuis,
Car tous en furent destruis
Par Geuffroy à la Grant-Dent,
Qui en fu cuer tant dolent
Qu'il en ot si grant despit 2880 Qu'à Maillezès vint sans respit
Et ardy par grant desverie l
Moines , abbé et l'abbaye.
Là dedens cent moines ardy:
Ce fu à ung jour de mardy ,
Car Mars est le dieu de bataille.
Hz furent ars , vaille que vaille.
Illecques plus ne séjourna,
Dont il venoit s'en retourna ,
Si comme vous orrez 2 sans doubter , 2890 Mais que me vueilliés escouter ;
Mais de ce fait je vous lairay ,
De Mellusigne parleray. Mellusigne fu à Vauvent
Et mettoit ses robes au venl,
Où nouvellement fu venue;
Jamais ne s'en féust tenue ,
1 Desverie y rage, foreur. 8 Orrez , ouïrez, entendiez.
136 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Car Raymondin là venus estoit , Moult voulen tiers s'y esbatoit. Es-vous venir deux messagiers ,
2900 Qui apportèrent lettres et briefs De par Anthoine le puissant Et Regnault , le roy souffisant. Les lettres baillent à Raymont, Il les prent et la cire ront ; De mot à mot les lettres list , Dont de joie le cuer lui ri st. Mellusigne tost appella , Et celle point ne se cela : « Or regardez ces lettres-cy. »
29io — « Raymondin , la vostre mercy , Ce dist Mellusigne à Raymont ; Car les besoingnes moult bien vont. Je sçay bien toutes les nouvelles : Elles nous sont bonnes et belles; S'en gracie nostre Seigneur , Qui noz filz a mis a honneur. Trois de noz beaux filz roys avons Et ung duc , moult bien le savons ; Et encores , la Dieu mercy !
2920 Avons-nous assez près de cy Ung de noz filz moine d'abbaye , Qui tousjours pour nous Dieu prie.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 137
A Maillezès est sa demeure ,
Où Dieu prie qu'il nous sequeure.
Plaise Dieu que tant puist prier
Que ja ne nous vueille oublier!
Bien sont noz cinq filz assenez ' ,
Et si sont sages et bien senez \
Quatre en y a de demourant 5 , 2930 Qui par cest hostel vont courant :
Dieu les vueille si assener
Que haultement puissent régner !
A cela ne fauldront-il mie :
Dieu le vueille et sainte Marie! » La nouvelle fu espandue
Des lettres et par tout scéue ,
Dont à chascun moult abellit 4.
Bien quinze jours en tel délit ,
Faisans grant joie demourerent 2940 Et que leurs amis festoierent.
Or avint à ung samedy,
Raymon Mellusigne perdy ,
Ainsi qu'avoit autrefois fait ;
Mais riens n'avoit enquis du fait
: Assenez , établis.
* Senez , sensés.
5 Demourant , reste.
4 Abellir , être agréable , plaire.
138 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Où elle aloit ne que faisoit, Car riens fors que bien n y pensoit. Or avint en celle journée Que son frère , qui la contrée Du pays de Forest tint lors ,
2950 Pour leur père qui estoit mors , Arriva ce jour à Yauvent. Le tems fu doulz sans point de vent , La journée fu belle et clere. Raymondin voit venir son frère , Moult grandement il le reçut; Mais après lui en meschut \ Les barons vindrent à la feste , Qui fu moult noble et honneste, Et de dames très grant foison
2960 Y vindrent pour celle achoison \ Lors dist le conte de Forez : « Raymon, beau frère, or entendez. Par amour vous prie et requier , Faites venir vostre mouillier. » Raymon respont : « Or entendez. Chier frère , demain la verrez. » Tantost se sont assis a table.
1 Meschui , arriva malheur. a Achoison , occasion.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 139
La feste fu moult deli table ;
Et si tost comme disné ont , 2970 De la table levez se sont.
Lors li quens de Forestz à plain
A prins Raymondin par la main
Et ung petit à part le tire ;
Adont lui commença à dire :
« Raymon, beau frère, en bonne foy,
Vous estes enchantez, ce croy:
Chascun le dist publiquement,
Ne je ne sçay mie comment
Povez ceste honte porter ; 2980 Bien vous en deussiés déporter \
On dist partout , je le vous dy ,
Que ne sériés sy hardy
D'enquérir riens de vostre femme
(Ce vous est ung très grant diffame)
Ne où elle va , ne où elle tourne ,
N'en quele manière se atourne.
Et que savez-vous quelle fait?
On dit partout, se Dieux m'ait,
Qu'elle est toute desordonnée 2990 Et qu'a ung autre s'est donnée
Ce jour et vous fait tricherie.
i Déporter , débarrasser»
140 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Autres dient qu'en faerie
Va cellui jour , sachiés pour voir.
Frère, mettez paine à savoir
Que va querant: si ferez bien.
Celer ne vous devroie rien ,
Je le vous dy comme a mon frère :
Or en faites tant qu'il y père l.
Je croy qu'elle vous fait hontage \ » 3000 Raymondin mue son courage;
Tant est yrez , ne scet que dire ;
Il tressue 3 de deuil et d'ire.
Tantost s'en va quérir s'espée ,
Bien scet où sa femme est entrée :
Là se bouta, où n'ot esté
Ne en y ver ne en esté.
Lors a ung huis apparcéu
De fer devant lui et véu ,
A moult de choses moult pensa ; 30to Puis après se pourpensa
Que sa femme fait mesprison 4
Et vers lui tort et traïson.
Lors tire du fourreau l'espée ,
» Père, paraisse.
•9 Hontage , honte.
3 Tressuer , suer.
* Mesprison, méfait, action coupable.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 141
La pointe a contre l'uis posée,
Tant boute par cy et par là
Que l'uis de fer oultre perça.
Las! que mal laboura ' ce jour!
Il en perdy joie et honnour.
Au trou mist l'ueil , dedens regarde , 3020 De savoir que c'est moult lui tarde :
Certes, trop tost il le saura,
Dont au cuer grant douleur aura.
Là regarde , s'y apparçoit
Mellusigne qui se baignoit;
Jusqu'au nombril la voit si blanche
Comme la nesge est sur la branche ,
Le corps bien fait, frique * et joly,
Le visage frès et poly ,
Et , a proprement parler d'elle , 3030 Onques ne fu point de plus belle;
Mais queue ot desoubz de serpent,
Grant et horrible vraiement.
D'argent et d'azur fu burlée 3 ;
Fort s'en débat , l'eaue a troublée.
1 Labourer , travailler.
a Frique, sveltc.
3 Burlé , bariolé. Burelé , en blason , se dil de l'écu rempli de longues listes de flanc à flanc , jusqu'au nombre de dix , douze ou plus, à nombre égal , et de deux émaux différens.
1 42 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Quant Raymon Ta apparcéue , Qui oncques ne l'avoit véue En tel estât ainsi baingnier, Adont se prist-il à seignier Et se doubta moult grandement.
3040 Dieu reclama dévotement;
Mais non pour tant ' tel paour ot, Pour pou ne povoit dire mot ; Mais afin que le trou estoupe * , Ung petit drappelet découpe Et de la cire avec mesle : Le trou estoupe et bien le selle , Qu'omme ne pot véoir par là. Adonques se party de là , Vers son frère voult repairier ,
3050 Dolent de cuer et en souspir : Bien congnoit le conte son frère Qu'il ot au cuer douleur amere, Guida que sa femme eust trouvée En aucun lieu deshonnourée ; Si lui dist : « Frère , bien pensoie Que n'aloit pas la droite voie Vostre femme , et qu'elle faloit 3
1 Non pour tant , néanmoins. 3 Esiouper, boucher.
2 Faloir, manquer.
LE LIVRE DE LUSTGNAN. 143
Envers vous , dont ehascun parloit. »
Lors Raymon haultement parla, 3060 Et dist : « Vous y mentez par là r
Faulse gueule , et parniy les dens ;
De maie heure ! entrastes dedens
Mon hostel : or vous en alez ;
De la dame plus ne parlez ,
Car elle est nette , sans diffame " ;
Il n'est point de plus preude 3 famé.
Vous m'avez fait tel chose faire
Qui me tournera à contraire 4.
Partez de cy tantost , ribault ; 3070 Car, par ma foy! bien pou s'en fault
Qu'en présent je ne vous occy.
Alez-vous-en , partez de cy.
Mal vy l'eure que vous venistes
Et que les paroles déistes.
Jamais vers moy ne retournez. »
Raymon sembloit bien forsenez,
Tout le peuple s'esmerveilloit
Qu'ainsi a son frère parloit.
Le conte part tous esbahys
i De maie heure, malheureuse fut l'heure où. a Diffame, reproche.
3 Preude , honnête , digne.
4 Contraire, malheur.
144 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
soso Et s'en retourne en son pays , Souvent l'eure et le jour maudit Qu'il avait onques le mot dit, Bien voit qu'à son frère n'aura Jamais paix ne ne l'amera ; Plus dolent ne fut onques boni De ce qu'il ot couroucié Raymon , Et droit avoit d'estre courouciés : Destruit en fu et exilliés ; Car quant Geoffroy au Grand-Dent sçot
50DO L'affaire , le plus tost qu'il pot En son pays arrivez fu Et mist en flambe ■ et en fu. De Forestz fist morir le conte Vilainement et à grant honte , Et puis donna celle contrée De Forestz , qu'il ot conquestée , Entièrement a ung sien frère : Conte de Forestz le voult faire. De Geoffroy au Grant-Dent lairay
5ioo Et à Raymon retoumeray,
Qui de dueil forment se tourmente ; Il pleure, gemist et lamente, Souvent palist et pert couleur,
» Flambe , fi.immc.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 145
Point n'a de fin en sa douleur. « Helas , helas î ce dist Raymons ,
Ou monde n'a plus povres homs ,
En vérité , comme je suy.
Helas ! Mellusigne , au jour d'uy
Par ma faulte vous ai perdue , silo De dueil en frémis et tressue.
Helas ! vous perdray-je , m'amie ,
Mon cuer , mon bien , m'amour , ma vie ?
Par toy, Fortune doulereuse,
Perdray ma pensée joyeuse ,
Qui m'avoit fait tel comme je suis.
M'iray-je getter en ung puis?
Que feray-je , beau sire Dieux ?
Jamais n'auray ne ris ne jeux
De la belle que tant amoie : 3120 C'estoit mon solas ' et ma joie,
Ma plaisance et tout mon délit. »
Lors se despouille et entre ou lit ,
Mais endormis ne s'est-il mie ;
Il souspire, pleure et lermie:
« Ha Dieu ! dist-il , et que feray
Ne comment me gouverneray,
Mellusigne , se je vous pers ?
Solas , consolation.
10
146 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Je m'en iray par ces desers Devenir reclus ou hermile
5130 En lieu forain -1 où nul n'abite. Ha Mellusigne , dame franche ! Mon cuer, m'amour et ma plaisance ! Vous perdray-je par lel meschief ? » Les cheveux tire de son chief , Du poing se fiert en la poitrine , Souvent regrete Mellusigne ; En son lit tourne et retourne , En ung estât point ne séjourne, Puis sur le dos , puis sur le ventre.
3140 Lors Mellusigne en la chambre entre , Et si tost qu'elle y fu venue , Elle se despouille toute nue ; Appertement sault 3 sur la couche , Avecques Raymond in se couche , Elle l'embrace et si Tacola : Lors treuve que froit le col a , Le col voire, aussi tout le corps, Car il estoit descouvert lors Et debatu 5 et destourné ;
3150 II estoit trop mal atourné.
1 Forain , écarté. * Sautt , saule. s Debatu, agité.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 147
Si lui dist Mellusigne en bas :
Monseigneur , et qu'avez-vous , las ?
Sentez vous ne mal ne douleur ?
Vous avez trop pale couleur.
Dictes-moi , je vous en prie ,
Helas ! ne suis-je vostre amie ?
Vous ne me devez celer rien.
Sire , je vous gueriray bien
De chose dont vous démentez. 3160 Dictes-moy se mal vous sentez,
Délivrez-vous ' appertement,
Garis serez présentement. »
Quant Raymon ce mot dire oy ,
Adonques forment s'esjoy ,
Et pense que riens ne savoit
De tout le fait que fait avoit
(Mais elle savoit moult bien ,
Combien qu'elle ne lui en dist rien) ,
Pour ce qu'il n'avoit descouvert 3170 Le fait à personne ne ouvert,
Et qu'il en fu vray repentans
Trop plus que ne dy cent tans 2.
Raymondin dist : « J'ay chaleur eue
i Délivrez-vous , débarrassez-vous. 2 Tans , fois.
148 LE LIVRE DE LUSIGNAN
En manière de continue ; Or est maintenant celle ardure Tournée et muée en froidure. » Celle dist : « Tost serez guéris, De riens ne soyez esmaris. » Elle l'embrace et si le baise ,
3180 De quoy Raymon fu bien aise. En tel estât longtemps régnèrent Et bonne vie démenèrent ; Mais vueil d'eulz laissier ester , De dire me vueil aprester Comment se gouverna Geuffrois A la Grant-Dent a ceste fois.
Geuffroy s'en va devers Guerrande, Chevauce et la voie demande Où le géant trouver pourra :
3190 A lui combatre se vouldra. Tantost la rocbe va veant, Ou quel repairoit le géant Guedon , qui tant fu orguilleux , Grant, gros et moult merveilleux; Du cbeval sault et descendy, Tantost se arma, plus n'attendy. Quant armez fu, si remonta ; Le géant point ne redoubta , Une massue prent d'acbier ,
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 149
3200 A l'archon la va atacbier;
Et puis après saisy l'escu ;
Qui cousté avoit maint escu ;
Puis la lanche au fer agu prent :
Sauve le Dieu ! grant fait emprent \
Toutes ses gens commande a à Dieu ;
Mais chascun plouroit en ce lieu
Pour leur maistre, car ils creoient
Que jamais ne le reverroient.
Geuffroy leur dist : « Or vous taisiés ♦210 Et de rien ne vous csmayés :
Sachiés de voir, je vous créant \
Je desconfiray le géant
A l'ayde de Dieu le père
Et de sa glorieuse mère. »
Adont Geuffroy se party d'eulz ,
Adieu leur dist, s'en va tout seulz;
Le rochier passa , va amont
Au chasteau assis sur le mont ,
Au pont vint , point ne detria 4 ; 5220 A haulte voix lors s'escria :
« Où es-tu , faulx traitre ? où ez ?
1 Emprent, entreprend. 9 Commander, recommander. 5 Creanier, assurer. * Décrier , s'arrêter.
150 LE LIVRE DE LUSIGNÀN.
Par moy seras-tu mort ruez ? ,
Qui en mon pays et ma terre
As mené si longuement guerre;
Jamais de cy ne partiray
Tant que mort ou vaincu t'auray. »
Ou dongon estoit li geans
Es galeries de leans ,
La voix oit du noble vassaulx, 3230 Appertement a fait deux saulx;
Mist la teste hors le créneau ,
Qui grosse estoit comme ung thoneau ; »
Geuffroy à la Grant-Dent avise ,
Compte n'en fait, riens ne le prise ;
C'estoit-il grant et parcréu a,
Oncques mais tel n'avoit véu.
Ses dieux jure que mal y vint ;
Forment avillenez 3 se tint
Quand ung seul homme lui fait guerre 3240 Et devant sa porte le vient querre;
Errant s'arma , descent aval ,
De quoy il lui en prendra mal;
Une faulx d'acier ala prendre
1 Ruer , jeler , renverser. » Parcréu , énorme. 3 Avillenez , vilipendé.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 151
Bien trempée, pas n'estoit tendre;
Puis prent de fer trois grand fléaux
Et en son sain trois gros marteaux ,
Le pont avale et yst J dehors ;
Moult fu grant et fourny de corps,
Car quant il estoit en estant a , r>250 Quinze pies avoit le géant.
Et quant Geuffroy de lui s'apresse 3,
Merveille soy de sa grandesse ;
Mais oncques n'ot de lui paour
Pour sa grandeur ne au cuer freour ,
Ains le deffie fièrement ;
Vers lui se trait * legierement.
« Qui ez-tu , ce dist Guedon , dy ? »
Et Geuffroy vers lui respondy :
« Geuffroy au Grant-Dent on m'appelle , 32G0 A nul homme mon nom ne celé.
Deffens-toy , le chief me lairas. »
— « Chetif , dist Guedon , que feras ?
A ung seul coup t'auray occis :
Si t'en retourne, beau filz,
Car il me prent pitié de toy
■9
1 Avaler , baisser. — Yst , sort.
2 En estant , debout.
5 S'apresse, s'approche. * Se traire , se tirer , aller.
152 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Pour ce que juennes homs te voy ; Enfès ' de grant habilité , Geuffroy, va-t'en par amisté. »
Lors respont Geuffroy : « C'est folie,
5270 N'ayes pitié que de ta vie ; Car tost elle sera finée , Sans faulte , au trenchant de m'espée. Defens-toy , car tu y mouras , Eschapper de moy ne pourras. » Mais li géant conte n'en tint. Geuffroy contre le géant vint Tant comme cheval puet courir : Or le vueille Dieu secourir ! En la poitrine l'assenna É ,
3280 Au géant grant coup donna Et par si grant vassellage Qu'il le mist en très grant rage ; Tout estourdy l'a abattu. Le géant se lieve : « Et m'as-tu , Ce dist-il , baillié tel offrande ? C'est bien raison que la te rende. » En pies sailly , bien fu yriés 3 Qu'à la terre fu trebucbiés
1 Enfès , enfant. » Assenner , viser. 3 Yriés , chagrin.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 153
Par ung seul coup de chevalier. 3290 Lors empoingne le brant d'achier
Ainsi que Geuffroy retourna ,
Lequel gueres ne séjourna.
Le géant le brant d'acier bauclie *;
Car il feroit à la main gauche ;
Les deux jambes trenche au cheval
De Geuffroy : adont chiet aval ;
Mais Geuffroy tost du destrier sault '
Appertement que riens n'y fault.
Lors a trait du foureau l'espée , 3300 Au géant va de randonnée 3 ,
Sur le senestre bras le fiert
Comme a bon chevalier affiert h ,
La faulx lui fait saillir du poing,
Oncques puis ne lui ot besoing ;
Car Geuffroy d'un coup d'escremie 5
A l'assenner ne failly mie.
En la hanche moult le blecha ;
Mais de lui Guedon s'approcha ,
Qui mortel guerre lui pourchace.
1 Haucher , hausser.
» Sault, saule.
3 De randonnée , avec force.
4 Affiert , convient.
5 Escremie , escrime.
154 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
3510 Son flael ' prent et met en place, A Geuffroy sur le heaume en donne ; Tant l'estourdit et tant Festonne , A pou qu'à terre ne l'abat. Geuffroy l'espée ou fourreau embat ! , Au cheval vient prendre sa machue, Au géant moult grant conp en rue ; Du coup le fist tout chanceler, Et le flael des poings voler. Ung de ses marteaux Guedon prent,
33-20 A Geuffroy le rue asprement , Du coup ruer moult s'esvertue ; De Geuffroy ataint la machue , Il lui a fait voler des mains : Geuffroy n'en aura mais huy mains \ Le géant sault et prent sa mâche ; Mais Geuffroy tost l'espée sache u , Sur le bras Guedon assena Et si très grant coup lui donna Que le bras tout parmy lui trenche :
3350 Ainsi Geuffroy si se revenche. Ou pré chiet et bras et machue ,
1 Flael , fléau. |
|
a Embairc , mettre. |
|
5 Mais huy mains , dorénavant moins. |
|
4 Sacher , tirer. |
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 155
Dont de deuil le géant tressue.
Moult fu le géant esperdus ,
Quant ot ung de ses bras perdus ;
Haulce l'espée , ferir cuida
Geuffroy, mais du coup se vuida.
Ung pou guenchi J emmy la prée ,
Sur la jambe fiert de l'espée ,
Et si merveilleux coup lui donne 3540 Qu'en deux pars la jambe troncbonne.
Le géant chiet, adont s'escrie
Que ses dieux lui facent aye 3 ;
Mais Geuffroy sur le haterel 3
Lui a donné ung tel merel 4
Et une si grande offrande
Qu'il n'a heaume qu'il ne fende.
Le heaume trenche et pourfent ,
Jusques emmy les dens le fent ,
Et puis au trenchant de l'espée 5350 Lui a-il la teste trenchée.
Puis prent son cor zarrasinois ,
Hault le sonne deux ou trois fois.
Ses gens bien le son entendirent,
, Guenchir , aller de côlé. a Aye , aide, assistance.
3 Haterel , nuque.
4 Merel , alout.
156 LE LIVIŒ DE LUSIGNAN.
A lui viennent, plus n'attendirent;
Hz le treuvent emmy le pré ,
Où le géant avait oultré ;
Et quant le géant si grant virent,
De la façon ■ moult s'esbahirent.
Lors prindrent à dire à Geuffroy : 5360 « D'oultrage et de grant desroy a
D'envahir cet homme s'est meu :
Comment vaincre l'avez peu ,
Cest ennemy, ne desconfire?
Vous avez fait ung beau fait , sire. »
— « Beaux seigneurs, respont Geuffrois,
Il le failloit , feust tort , feust drois ;
Car reculer je ne povoie ,
Ma vie défendre dévoie :
Si ay-je fait , Dieux soit louez ! 3370 Je l'ai conquis , vous le voyés. »
Adont entrèrent ou chastel ,
Qui estoit moult hault et bel. On le scet par la région ,
De quoy plus ne parleron.
Grant joie et grant solas en font
Petis et grans , moult joieux sont
» Façon , figure.
a Oulirage, hardiesse. — - Desroy, folie.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 157
Que le géant est par Geuffrois
Desconfis et mors tous frois ;
Sire le font de celle terre , 5380 Dont il avoit fine la guerre.
A Vauvent s'en va ung message ,
Qui estoit moult courtois et sage ;
A Raymon dist le messagier
Que par Geuffroy le géant fier
Est desconfis et mis à mort,
Dont Raimon rit de joie for!.
Mellusigne sans atargier *
Fist bonne chiere au messagier ,
Et quant lui ot fait chiere bonne , 3390 Ung moult grant riche don lui donne ;
Et Raimondin , qui voult escripre ,
Prent du pappier et de la cire :
Adont à ung sien secrétaire
Tantost unes lettres fait faire.
Rien sont les lettres devisées 2 ,
Et Raimondin les a seellées.
Raimondin si escript et mande
A Geuffroy , qu'estoit en Guerrande ,
Comment Fromont estoit vestus 3
1 Atargier, larder.
* Deviser, dicter.
* Estoit vestus , avail pris l'habit.
158 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
5400 A Maillezès et recéus ,
Et que moine estoit d'abbaye Où il vouloit user sa vie Et prier pour ses amis Dieu , Car c'estoit ung moult dévot lieu. Helas ! mal fist les lettres faire : Hz lui tournèrent à contraire ; Car il en perdra Mellusigne , Qu'il amoit de bonne amour fine. Or vous lairons * à ceste fois
54io De Raynion le doulz et courtois, Et de Mellusigne sa femme , Qui tant par estoit preude femme ; De Geuffroy à la Grant-Dent dirons Et doresnavant parlerons. En Guerrande Geuffroy estoit, Tout le pays le festioit Pour le géant qu'avoit destruit : Moult grant joie en eurent tuit. Es-vous venir ung messagier ,
5420 A Geuffroy vint sans atargier : Il venoit de Northombrelande; Geuffroy à la Grant-Dent demande , Et on lui enseigne sans attente.
1 Lairons , laisserons.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 159
A Geuffroy les lettres présente :
« Sire , dist-il , pour Dieu mercy * ,
Qu'il vous plaise à entendre cy.
En Northombrelant est venus
Ungs homs assez plus grant que nulz :
C'est ung géant moult merveilleux , 3430 Moult cruel et moult périlleux ;
Il maine à tout le pays guerre ,
Gaste et destruit toute la terre :
Si vous requièrent par amours
Que leur vueilliés donner secours
Les seigneurs qui du pays sont ,
Car en vous moult grant fiance ont,
Et que d'y venir vous hastez,
Car de ce sont bien délibérez
Que trestous à vous se rendront 3440 Et leurs terres de vous tendront,
Mais que voz lettres vous ouvrez :
Ainsi trouver vous le pourrez.
Hz ont getté sur vous leur sort
Que destruirez le géant fort. »
Geuffroy ront les lettres 2 et les list De mot à mot , et puis lui dist :
« Pour Dieu mercy , pour la miséricorde de Dieu. » Ront les lettres, brise le cachet des lettres.
160 LE LIVItE DE LUSIGNAN.
« Il est vérité , messagier ,
Pas ne vous treuve mençongier,
Et je vous jure par sainte Crois
r>450 Qu'on m'appelle au Grant-Dent Geuffrois ; Mais pour terre ne pour avoir Ne me quier jà de cy mouvoir ; Mais le pays je secourray Tout au plus tost que je pourray , Car j'ay du peuple grant pitié Pour amour de la crestienté Et aussi pour honneur conquerre. Le géant à moy a la guerre : Je iray tantost appertement. »
3160 Geuffroy fait son aprestement , Quant le message se descendy De par son père, et lui tendy La lettre qu'il lui envoioit. Geuffroy les list; et quant il voit Que son frère est moine rendus, Il amast mieulx qu'il fust pendus. Encores les list de recliief, Dont au cuer ot dueil et meschief ' , Combien que joie ot de sou père
5470 Et de Mellusigne sa mère ,
1 Meschief, peine.
.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 161
Qui estoient sains et haitiés P :
De cela ot-il le cuer liez ;
Mais quant de son frère Fromont
Qui moines ert , se deult-il 2 moult.
De despit a perdu le sens ;
Vermeil fu d'air 3 comme sangs,
De fin haïr qu'il ot au corps ,
Que ot escume comme ungs porcs.
Jà homme ne le regardast 5480 Qui de grant paour ne tremblast.
En hault a dit : « Ces leschéurs 4 ,
Ces fauîx B moines, ces boisdéurs,
Ont, par la sainte Trinité !
Mon frère Fromont enchanté ,
Si l'ont fait moine devenir :
Il leur puisse mesavenir !
Moine l'ont fait a couronne c ,
Dont la nouvelle ne m'est point bonne.
Se la besoingne ainsi demeure , 3490 Je les verray ains que je muire.
» Hahié , en parfaite santé. » Se deuli-il, il s'affligea. |
A |
5 Air , haïr, colère. |
|
4 Leschéurs , vauriens. |
|
s Faulx, fourbes, imposteurs. |
i |
6 Couronne , tonsure. |
11
162 LE LIVRE DE LUSIGNÀN.
Je n'y mettray pas longuement , Je y vueil aler présentement , Si les ardray tous en ung feu, » Le message qui là fu , Qui venoit de Northombrelande : « Amis , dist-il , je vous commande Que cy endroit vous m'attendez ' Et de riens ne vous démentez ; Sachiés, briefment retourneray
5500 Et avecques vous m'en iray Pour desconfire le géant : Ainsi sera, je vous créant*. » Gellui qui ne l'osa desdire Lui respondy : « Je le vueil , sire ; Quant il vous plaist, c'est bien raison. Je garderay ceste maison Sans me partir ne mettre à voie , Jusques a tout que vous revoie. » Geuffroy respondy : « C'est bien dit.
r»5io — Avant ! dist-il , sans contredit \ A ses gens , montez a cheval. Je n'esparsneray mont ne val Jusqu'à tant qu'à Maillezès soie. »
» Cy endroit , ici même. * Creanier , assurer.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 163
Adont Geuffroy se met à voie ,
Le fier, le cruel, le hardy;
Tant chemina qu'à ung mardy
Est arrivez a l'abbaye.
Les moines furent en chapitre
A ung des moines de leens , 5520 Et Geuffroy entre là-dedens.
Adont quant les moines le sceurenl ,
Encontre lui tous acoururent;
Hz sont contre lui tous venus ,
Autant les grans que les menus.
Tout le couvent si le salue ,
Car grant joie ont de sa venue.
A l'abbé lors qui fut pelé,
A Geuffroy rudement parlé ;
Comme eschauffé et plein d'ire, 3550 A dans ' abbés a prins à dire :
« Abbé , pourquoy fistes-vous faire ,
En ce monstier , moine mon frère ,
Et delaissier chevalerie
Pour prendre l'ordre d'abbaïe?
En bonne foy , mal le pensastes ,
Car vostre mort vous pourchassastes :
Vous en mourrez mauvaisement,
« Dans y seigneur.
164 LE LIVRE DE LUSIGNAN
Et vous et tout vostre couvent. »
Lors fremist et estraint les dens. 3540 Tous ceulz qui furent là dedens
Eurent paour, quant ilz le virent;
Les moines pleurent et souspirent
De la très grant paour qu'ilz ont.
Adonques dans abbez respont : * . 0Î
« Sire, ce ne fu point par moy;
Ce fu par lui , et je l'en croy.
Il fu meuz en dévotion
D'entrer en la religion :
Il est ainsi. Veez cy Fromont : 3550 S'il vous plaist , demandez-lui mont \ »
Fromont lui dist : « Frère, vraiemenl
Et par le mien vray serement,
Il n'est que par moy venu
Que moine estre m'a convenu.
Moine sui et moyne seray ,
Céans pour Vous Dieu prieray ;
Du fait ne me suis attendu
Fors à Dieu, à qui suis rendu.
Il a bien pléu à mon père 3560 Et à Mellusigne ma merc;
Bien veulent que je use ma vie
» Mont, on vérité.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 165
Céans moine , et que Dieu prie , Beau frère , pour eulz et pour vous , Qu'en paradis nous mette tous. » Geuffroy Tentent , par peu n'enrage ; Espris de merveilleux courage , Moult fu espris de dueil et d'ire ; D'illec se part , tous les huis tire , Tous les enclost dedens et serre ;
7,570 Puis envoie quérir grant erre Estrain ' et bois a grant plenté, De tout mal faire entalenté , Et tant en fait mettre en ung mont f Que chascun s'en merveille monlt. Le feu a prins , dedens le boute : u0ij En pou de temps ne vit-on goûte , Pour la fumiere 5 qui là fu ; Et quant espris fu fort le fu , Dedens l'abbaye se prent.
5580 Le feu, dedens l'église esprent : Là tous les moines atrappa , Oncques ung seul n'en eschappa ; ^q L'abbé et cent moines ardy 4
JaobÀ
1 Estrain> Paille> slramen- ,Q
* Mont , monceau. 5 Fumiere, fumée. 4 A'd'J > brûla.
166 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Tous à cejourdemardy, Tant en ardy leans par compte A grant douleur et à grant honte , Et la plus grant part de l'abbaye Fu par lui destruite et bruie ; N'en demoura ung moine seul , j90 Ars furent a honte et à dueil ; Et quant il apparçoit sa faulte , Lors s'escria à voix moult haulte : « Helas, chetif ! et qu'as-tu fait, Qui as ce beau monstier deffait ? » Son frère il regreta souvent Et l'abbé et tout le couvent : Folie est, ne les puet ravoir Jamais pour or ne pour avoir. Il se complaint, il se démente \ 3600 De pitié souspire et lamente ; De là se part , monte à cheval , Il n'espargne ne mont ne val : En paine est et grant soussy De son frère qu'a ars ainsy , Et tant de bons religieux. Adont dist-il : « Beau sire Dieux , Que pourra ma vie devenir ,
» Se demexter, se plaindre.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 167
N'a quel fin pourray-je venir?
Onques homs qui fust d'Adam nez o6io Ne fu si bien qu'a moy dampnez;
Bien sui mauvais, faulx et trichierres ' ;
Je sui plus que Judas pechieres,
Jamais ne verray vis à vis 2
Dieu le père , ce m'est avis.
Mort, vieng à moy et si m'emporte. ».
Ainsi Geuffroy se desconforte ;
Mais tant chevauce à pas menus uoq i
Qu'il est en Guerrande venus ,
Tout couroucié du grant dommage 3620 Qu'il avoit fait. Lors le message
Vint contre lui , qu'avoit laissié.
Quant Geuffroy voit , moult fu lié.
Geuffroy ne fist point de demeure ,
De là se party h celle heure ,
A nullui congié ne demande ;
Il s'en va vers Northombrelande
Avec le messagier de la terre
Qui Geuffroy estoit venu querre ,
Et de ses hommes jusqu'à dix. 3650 II ne voult s point estre tardis
1 Trichierres , tricheur , traître. » Vis à vis , face à face. 5 Voult , voulut.
168 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Si tost qu'il arrive, au port entre. On lui fist grant chiere a l'entre, Et du pays li messagiers Qui conduisoit ses chevaliers. La voille fu levez amont , Eramment ■ desancrez se sont. Les mariniers en mer s'empaignent % Et au partir trestous se seignent. Le vent fu bon , moult bien siglerent , 3640 En pou d'eure moult loing alerent. A tant de Geuffroy me tairay , Et de Raimon je parleray.
» Eramment , tout de suite. » S'empaignent, se mettent.
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Raymondin estoit à Vauvent , Car là se tenoit moult souvent , Et Mellusigne sa mouillier , Raymon le noble chevalier; A Vauvent furent embeduy ' , Tantost orent dueil et ennuy. Assis estoient au mengier : 3650 Ès-vous venir un messagier, Qui humblement les salua ; Mais la couleur si lui mua Pour ce qu'il redoubtoit l'affaire Du message qu'il faloit faire ; Et Raimondin dist maintenant :
1 Embeduy , lous deux.
170 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
« Gentil messagier, bien viengnant1. » Des nouvelles lui voult enquerre , Dont il venoit ne de quel terre : Helas ! nouvelles il dira ,
3660 Mais de les dire grant ire a ; Car telz nouvelles vouldra dire Qui sont mauvaises et plein d'ire , Et en perdra la compaignie De Mellusigne l'enseignie A ceste fois pour toujours mais ; Servi sera du derzain ' mes Que jamais ait avec sa femme, Où n'ot onques point de diffame 5. Le messagier adont parole :
3670 « Sire , entendez ma parole : Dire le fault, dont suis dolent. Mort est l'un de voz enfans. »
— « Lequel est-ce ? dist Raimont.
« Par ma foy ! sire , c'est Fromont. »
— « Or me dy comment il est mors. Est point ensevely son corps ?
Dieu vueiile avoir mercy de s'ame ! Enterrez est à Nostre-Dame
1 Bien viengnant, sois lo bienvenu.
2 Derzain , dernier.
3 Diffame, honte.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 171
De Luzignen solennelment ? » 3680 Le messagier dist haultement :
« Jamais n'ara sépulture ,
Très chier sire, je le vous jure. »
Adont devant tout lui conte
Comment Geuffroy a mis à honte
Et ars et bruys * l'abbaye
De Maillezès par desverie 3 ,
Fromont , les moines et l'abbé :
Ung tout seul n'en est escbappé
Qui n'ait esté ars et bruis ; 3690 Et comment il ferma les buis ,
De peur que nulz ne s'en fuist ,
Et qu'ensemble tous les bruist
Pour le grant despit qu'il avoit
De Fromont qui moines estoit.
Quant Raimon l'ot , si se seigna ;
En grant douleur son cuer baigna.
Encor autre fois lui demande
Et estroitement lui commande
Que il lui die la vérité : 3700 « Yeez-cy , dist-il , grant cruaulté.
Est-il ainsi ? garde-toy bien
1 Bruys , brûlé , grillé.
3 Desverie, folie. -
172 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Que tu ne me mentes de rien. »
Cilz respont: « Il est ainsi, sire;
Gela vous ose bien dire.
Il est ainsi , se m'aïst Dieux * ,
Car je l'ay veu de mes deux yeux. »>(>/
Quant Raimon l'ot , mue couleur ,
Point n'a de fin en sa douleur ;
Monte a cheval sans atargier ,
3710 II ne fina de chevaucier, Si est à Maillezès venu : Tant chevauça fort et menu. Il treuve en la ville l'effroy : Chascun se plaignoit de Geuflroy. Raimon apparçoit la grant perte , L'abbaye voit arse et déserte , Il regarde de toutes pars , Voit que les moines sont tous are , Voit la merveilleuse aventure :
37-20 Raimon donques moult fort jure Par le Dieu qui moru en croîs , Qu'il en fera mourir Geuffrois Et de crueuse a mort fenir ; Mais qu'il le puisse au poing tenir ,
» Se maïst Dieux , si Dieu m'aide. 2 Crueuse , cruelle.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 173
Il le fera mourir à honte.
Adont sur son cheval remonte,
Tant couroucié et plein cTire
Que je ne le pourroie dire ;
A Maillezès plus ne séjourne , 5750 D'illec se part et s'en retourne.
Ce jour-là chevauça moult fort ,
Voire tant qu'il arriva au fort
Du noble chasteau de Vauvent :
Son cheval aloit comme vent.
Dedens entra, puis descendy
Appertement , plus n'attendy ;
En une chambre entre tantost,
A soy tire luis et le clost, Là se commence à dementcr, r>740 Plaindre, gémir et lamenter :
« Ha ! dist-il , Fortune dervée ,
Tu ne m'as pas esté privée;
Par-dessus tous m'as enhay.
Las! pourquoy m'as-tu envahy?
Au premier me fuz bien contraire ,
Quant tu me feis le murtre faire
Du noble conte de Poitiers ,
Aimery, le bon chevaliers.
Je le mis à mort au cler de lune : 5750 Ce fu par toy, dame Fortune.
174 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Helas ! il estoit tant preudomme
Que per ■ n'avoit jusques à Romme.
Et puis m'as fait à la volée
Prendre celle femme faée ,
Celle diffamée serpente :
N'ay pas tort se je me démente.
Or en ay eu dix beaux enfans ;
Mais l'un est mort, dont suis dolans,
Lequel pour mener sainte vie 5760 A voie fait moine d'abbaie ;
Or Ta son frère mis à mort.
Je cuide que fruit qu'elle port
Ne fera jour du monde bien.
Le commencement n'en vault rien,
Et , par la lerme de Yendosme !
Je croy que ce n'est que fantosme.
Ne la vy-je pas en son baing ?
Je n'en estoie pas moult loing.
Par le pertuis de l'uis , oyl * , 3770 De la teste jusqu'au nombril.
Femme estoit moult belle et gente ,
Mais au-dessoubz estoit serpente ;
Serpente , voire , vraiement :
* Per , pareil.
* Oyl, oui.
ooa:
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Queue avoit hurlée d'argent
Et d'asur, dont se debatoit
Tant que l'eaue toute troubloit.
Moult grant hideur ' au cuer me fist.
Ne fust homs qui la véist
En Testât comme je la vy, S780 Qu'il ne s'en feust tantost fuy;
Car c'estoit chose espoentable.
Dieu me gart d'euvre de diable ,
Mais me tiengne en foy catholique ! »
Mellusigne adont l'uis desclique,
Car bien deffermerMe sa voit;
Aussi la clef de l'uis avoit.
Chevaliers, dames et damoiselles,
Escuiers et juennes pucelles,
Avec Mellusigne entrèrent 3790 En la chambre, où Raimon trouvèrent. En la chambre entrent maintenant.
Raimon voit sa femme venant,
Marris fu , n'ot point de couleur.
Or commence la grant douleur
De Raimondin et de s'amie;
Or vient la dure départie 3 ,
1 Hideur, horreur.
2 Deffermer , ouvrir.
3 Départie, séparation.
175
176 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Ainsi que vous orrez briefment.
Adont Mellusigne erramment
A dit à Raimon son mary : ôsoo « Or n'ayés point le cuer marry
De ce qu'amender ne povez.
Amis , Dieu soit de tout loez î
Car il puet faire ce qu'il veult.
Cellui est bien fol qui se deult '
De ce qu'il ne puet amender ;
On doit tel dueil laissier aler.
Se Geuffroy a mespris vers Dieu
Et qu'il ait destruit le beau lieu
De Maillezès par son affaire , 38io Encor pourra-il sa paix faire
Envers Dieu par grant repentance ,
Et en puet avoir penitance
Et en souffrir paine du corps ,
Car Dieu est tout misericors %
S'il a bonne contriction
Et puis vraie confession.
En vérité , je le croy ainsi ,
Que Dieu aura de lui merci :
Du pécheur Dieu ne veult mie
i\ «
1 Se deult, se plaint.
2 Misericors , miséricordieux.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 177
5820 La mort , mais aime mieulx la vie ,
A celle fin qu'il se repente
Et qu'à tout bien faire s'assente l. »
La dame sagement parloit;
Mais Raimondin courouciés estoit ,
Au cuer avoit moult grant ennuy :
Raison adont se part de lui ;
Tel mot dira dont repentir
Ne se pourra jusqu'au morir.
D'un regart fier et orguilleux 3830 La regarda de ses deux yeux ;
Et quant il ot ung pou pensé ,
De folie s'est pourpensé.
Lors parla despiteusement '
Et dist devant tous haultement :
« Ha , serpente î ta lignie
Ne fera jà bien en sa vie.
Veez-cy noble commencement,
Que ton fils Geuffroy au Grant-Dent
A cent et ung moine bruis, 3840 Et puis de là s'en est partis ,
Dont fu l'un ton filz Fromont ,
Voire , lequel j'amoie moult.
» S'assenie , consente.
a Despiteusement , avec dépit.
12
178 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Tous les a mors ton filz Geuflïois ; Mais ilz ne sont pas mors tous frois Chascun d'eulx a grant chaut eu , Je y ay esté et Fay véu ; Tous les a ars ton filz Geuffroy. » Helas, dolent ! et quel desroy ■ De ce mot qu'il a prononcié !
3850 Car il a fait mal et pechié : Mellusigne tantost perdra , Ne jamais ne la reverra. Quant Mellusigne oy le mot , En pies soustenir ne se pot , Toute pausmée chiet à terre ; Douleur si fort le cuer lui serre Que bien demie-heure passée Fut a terre toute pasmée. Les barons la vont redrecier
3860 Tout bellement , sans la blecier. Tantost ung chevalier s'apreste , Le vis lui mouille d'eaue fresche , Yoire , bien xv fois ou vint : Adont le cuer lui revint. A Raymon dist mollement , Mais moult parla piteusement :
1 Desroy , folie.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 179
« Helas, helas, helas, Raimon!
Mal te vy oncques, ce fiz mon;
Mal vy la grant beauté de toy , r>870 Mal vy ton gracieux arroy ' ,
Mal te vy dessus la fontaine ,
Mal vy ton gracieux demaine * ,
Mal vy ton atour amoureux ,
Mal vy ton gent corps précieux ,
Mal vy la dolente 3 journée
Qne de toy fus énamourée ,
Mal vy ton beau contenement 4 ,
Mal vy ton gracieux corps gent ,
Mal vy l'eure et le moment 3880 Que je te vy premièrement.
Ta traïson , ta faulseté ,
Ton faulx parler , ta cruauté
Et ta langue desraisonnable ,
M'ont mise en paine pardurable 5.
D'illec jamais ne partiray ,
Mais adez 6 paine souffreray ;
1 Arroy , tournure , équipage.
a Demaine , manière.
3 Dolente , triste , douloureuse.
4 Contenement , contenance , manière d être.
5 Pardurable , durable , éternelle. fl Adez , toujours.
180 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Paine array jusqu'au derrain jour, Qu'il plaira à nostre Seignour A venir jugier mors et vifz.
S890 Jamais ne verras mon cler viz \ Faulx trichierres et faulx parjures, Plains de tous vices et murmures , Faulx amoureux , faulx mençongier, Faulx traître , faulx chevalier , Mal m'as tenu le convenant a Que m'avoies enconvenant 5; Tu as icy fait moult grant perte. Encore m'estoie soufferte De ce qu'en mon baing me véis,
3900 Pour ce qu'à nul ne le déis. L'ennemy ne le savoit pas; Mais si tost que révélé Tas , L'a scéu; si te mescherroit * , Se mon corps a toy demouroit , Et tu t'appercevras briefvement De ton très-faulx parjurement. Se vérité eusses tenue , Jusqu'à la mort m'eusses tenue
1 Viz , visage.
» Convenant , convention.
5 Enconvenant, promis.
4 Meschoir , arriver malheur.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 181
Ainsi que femme naturele , 3910 Femenine, femme mortele;
Jusques en la fin de mes jours
Par moy eusses eu secours;
Et après le souverain Roy
Eust emporté l'ame de moy ,
Quant elle feust du corps partie
Et eusse esté ensevelie,
Puis a grant honneur enterrée.
Helas î or mas fort reboutée !
En paine , en douleur et torment , 3920 Jusques au jour du Jugement.
« Par toy-mesmes t'ez decéu,
Tu ez de hault en bas chéu :
Sachiés qu'il te mesavenra,
Ne jamais bien ne te prendra ;
Tondis déclineront tes fais ,
Ne jamais ne seront refais ,
Et sera ta terre après toy
Partie a par pars ; or le croy ,
Jamais n'ert ensemble tenue 3930 Par homme seul ne maintenue.
Plusieurs de tes hoirs decherront
1 Reboiuer, remettre. » Partir , partager.
182 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Et jamais pays n'acquerreront , Aucuns de ceulx perdront leur terre Par fine force de guerre, De leur pays s'en fuiront Ne jamais n'y recouvreront \ Pense de toy , filz , je t'en prie ; Plus ne te tenray compaignie , Dont j'ay le cuer piteux et tendre.
5940 Je ne pourroie plus attendre. » Trois des barons a à part trait , Des plus grans; si leur dist a trait, Comme femme sage et sensible : « Entens , Raimon : ton filz Orrible Fay mourir et en exil mettre , De ce te fault-il entremettre. Il apporta trois yeulx sur terre ; S'il vit , jamais ne fauldra guerre En tout le pays poitevin
5050 Et n'y croistra ne pain ne vin , Car tout le pays gasteroit Tant que riens croistre n'y pourroit, Et tous les lieux que j'ay fait faire Feroit-il destruire et deffaire , Et ses frères à poureté
> Recouvrer , revenir.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 183
Mettroit-il tous en vérité ,
Voire , et tous ceulz de sa lignie.
Fay-le tost mourir, je t'en prie.
De dueil que tu as que Geuffroy 3960 A ars les moines par desroy ,
Sachiés que c'est pugnition
Prinse sur la religion
De par Dieu , pour ce qu'ils faisoient
Moult de choses qu'ilz ne dévoient
Ne de droit ne de raison faire ;
S'en a Dieu monstre l'exemplaire '.
C'est de par Dieu qu'ilz sont bruis ,
Tous mors , exilliés et destruis ;
Moult y avoit de leschéurs a 5970 Et de faulx moines pécheurs ,
Qui ne tenoient point la vie
Ne l'ordre de leur abbaïe.
Se ton filz est mort avec eulx ,
N'en ayes marrison 3 ne deulx.
Tu scez qu'on dit communément :
« Pour ung pécheur périssent cent. »
Cent en a ars , et c'est le nombre
Sans l'abbaye , que point ne nombre ,
' Exemplaire y exemple. a Leschéurs , vauriens. 3 Marrison , chagrin.
184 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Qui de eulx tous fu le maistre ;
3980 Cil en fu cause , bien puet eslre. Se Geuffroy les a tous destruis , Par lui-même seront restruis ' ; Plus beau monstier il fera faire Que cellui qu'il a fait deffaire, Et l'abbaye restorera ; Pluseurs moines y fondera , Voire , trop plus qu'il n'y ot onques Qui seront bonnes gens adonques Et prieront pour la lignée
3990 Qui l'église ara redifiée.
Le lieu sera trop plus plaisant * Assez qu'il n'estoit au-devant , Et fera Geuffroy moult de biens Quant il devenra anciens ; Mais une chose vueil-je dire Ainçois que je me parte , sire, A la fin qu'en aient mémoire Ceulx qui après cent ans encore Naistront, bien en oront parler :
4000 Voire , qu'on me verra parler Entour le cbastel de Luzignen
1 Restruire , relever.
a Plaisant , qui plaît , agréable.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 185
Tousjours devant en cellui an
Que le chastel changera maistre.
S'en l'air on ne me puet congnoistre ,
Si m'apparay * en terre plaine
Ou au moins dessus la fontaine.
Saehiés , Raimon , qu'ainsi sera
Tant que le chastel durera ;
Car de mon nom le baptisay 4010 Et tel qu'il est le devisay :
Appeller le puis mon fillueil ,
Devant tous bien dire le vueil.
Mellusigne m'appelle l'en :
Pour ce le nommay Luzignen.
Entour venray sans atargier \
Quant il vouldra seigneur changier ;
Trois jours devant , comme dit ay ,
Certainement je m'apparay.
Mais je pers soûlas 3 et leesce 4 4020 Puisqu'il convient que je le laisse ,
Or ne puet-il estre autrement.
Raimondin , au commencement
Quant vous et moy nous entr'amasmes ,
1 Apparay t apparaîtrai. a Atargier , tarder.
3 Soûlas , consolation.
4 Leesce , liesse , joie.
186 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Toute plaisance nous trouvasmes , Joie , soûlas et druerie ' , Comme ont amant et amie : Helas ! le contraire je voy ; No soûlas se tourne en anoy * , Et en trestour 3 nostre leesce ,
4030 Nostre grant vigueur en foiblesse, Nostre plaisir en desplaisance , Nostre bon eur en mescheance , Nostre bien en maléurté 4, En doubte 6 nostre séurté , Et nostre très-noble franchise Si est transmuée 6 en servise : C'est par Fortune la parverse , Qui l'un monte et l'autre renverse ; C'est pour vostre grant jenglerie 7
4040 Que vous perdez la vostre amie. Or ne puis-je plus demourer ; Amis , il m'en convient aler , Et Dieu te pardoin les méfiais
» Druerie, amitié, amour.
* Anoy, ennui, chagrin. 3 Trestour, tristesse.
* Maléurté , malheur. s Double, crainte.
6 Transmuer , changer , transmutare.
7 Jenglerie , fourberie.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 487
Dont tu as envers moy tant fais î
Car par toy soutîreray tourment
Jusques au jour du Jugement.
J'estoie par toy exemptée
De tristour et en joie entrée :
Las , dolente î or suis rembatue ' 4050 En douleur dont estoie yssue \ »
Mellusigne tel dueil demaine
Que corps de créature humaine
Qui l'oyst plaindre et souspirer
Ne se peust tenir de plourer.
Raimon adont ses mains deteurt %
Tel dueil a qu'a peines qu'il ne meurt ,
Tant est espris de dueil et d'ire
Qu'il ne puet ung seul mot dire ;
D'elle s'approche et si l'embrace , 4060 Les yeulx lui baisoit et la face,
Là furent les deux amoureux
En ung torment si doulereux ,
Car grief douleur si leurs cuers serre
Que ambedeux cheent a terre.
Pasmez furent moult longuement
Sans getter alaine ne vent,
1 Rembatu , renfoncé. a Yssu, sorti. 3 Deteurt, lord,
188 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Et cuidoient les barons lors
Que ces deux amans fussent mors ,
Car longuement ainsi se tindrent ;
4070 Et quant de paumoison revindrent Et qu'ilz se porent respirer , Si commencent à souspirer, A gémir , plorer et plaindre , Et leurs poings à tordre et estraindre. Nul ne scet le dueil qu'ilz menoient , De quoy tous ceulz d'entour pleuroient ; Et Mellusigne, à qui moult grieve, Moult piteusement se relieve , Et Raimondin lui prie adont '
4080 A genoulx qu'elle lui pardoint Par courtoisie le meffait Que par meschief • vers elle a fait. La dame dist : « Ce ne puet estre , Il ne plaist pas au Roy celeslre ; Mais , bel ami , je vous supplie , Souviengne-vous de vostre amie. Oublyés vostre fdz Fromont Et pensez toujours de Raimon , Pensez-en bien et bien ferez.
Adont , alors. Meschief , malheur.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 189
4090 II sera conte de Forest,
Ce ne demoura pas granment %
Après le mien département \
Pensez de Thierry aussi bien;
Encore fera-il moult de bien ,
S'est-il encore à la mamelle.
De Partenay à la Rochelle
Aurra la terre a justicier
Et sera moult bon chevalier ;
Et tous ceulx qui de lui ystront 3 , 4100 Aussi bons chevaliers seront ,
Preux et hardis , plains de courage ,
Et durera moult le lignage.
Amis , sachiés bien que Thierris
Sera moult preux et hardis.
« Très-doulz amy, priez pour moy,
Car il me souvenra de toy ;
A tous les jours que tu vivras ,
De moy aide et confort auras
En toutes tes neccessitez. 4H0 Prens en gré tes adversitez;
Car mais en forme femenine
Ne pourras veoir Mellusigne ,
» Granment, grandement. » Département , départ. 5 Ystront, sortiront.
190 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Mellusigne , ta doulce amie , Qui tant t'a tenu compaignie. » Sur la fenestre sailli * lors Pies j oings , et regarda de hors Dessus les vergiers florissans ; Mais ne s'en voult pas aler sans Prendre congié là des barons ,
4120 De quoy après nous parlerons , Des dames et des damoiselles, Des escuiers et des pucelles. De tous ensemble prent congié , Dont chascun pleure de pitié ; Puis a dit : « Adieu, Raimondin , Que j'ay tant amé de cuer fin s; Jamais ne vous verray nul jour. Adieu mon cuer, adieu m'amour, Adieu ma joie souveraine ,
4130 Adieu ma plaisance mondaine , Adieu mon ami gracieux , Adieu mon joyau précieux, Adieu ma doulce nourreture , Adieu très-doulce créature , Adieu m'amour , adieu ma joie ,
» Saillir, sauter, a Fin , parfait.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 191
Adieu quanqu'en ce monde amoie,
Adieu le bon , adieu le bel ,
Adieu le noble jouvencel ,
Adieu le bon , adieu le doulx , 4140 Adieu mon gracieux espoux ;
Adieu te dy, mon doulz amy,
Adieu soyés , adieu mon mary ,
Adieu , adieu mon doulx seigneur ,
Adieu commans joie et baudeur \
Adieu commans a la doulce vie ,
Adieu soûlas et druerie ,
Adieu commande toute gent ,
Adieu Luzignen bel et gent;
Adieu chasteau , je te fis faire ; 4150 Adieu quanqu'a dame pluet plaire,
Adieu le son des instrumens ,
Adieu dy tous esbalemens ,
Adieu pris de toute honneur,
Adieu mon amy de mon cuer :
Dieux t'ait et Dieux te consault * ! » Sans plus parler a fait ung sault;
Yeans tous les barons par la ,
De la fenestre s'en ala.
i Baudeur , allégresse.
s Commans , je recommande.
3 Consault , conseille.
192 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Quant elle ot fine sa parole ,
41 go Par celle fenestre s'en vole Mellusigne sans demourée 5 Et s'est en serpente muée. Grande et longue estoit vraiement, Dont tous s'esbahissent forment ; D'argent et d'asur fut burlée La queue de celle faée , Qui devenue estoit serpente , Dont Raimondin moult se démente. Trois fois le fort environna,
4170 A chascun tour ung son donna Et gelta ung cry merveilleux ; Moult estrange et moult doulereux Et moult piteux estoit le cry : Il est voir tout ce que j'escry , Je n'en daigneroie mentir. Adont s'en va sans alentir, Le vent a pris , par l'air s'en vole , Perdue l'ont. Raimond parole *, En hault dist : « Las ! que feray ?
4180 Jamais au cuer joie n'aray. »
Moult se deteurt, moult se démente,
1 Demourée , retard. * Paroler , parler.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. i&3
Maudit feure qu'onques fu nez.
Raimondin est tout forsenez %
En hault dist devant les barons:
« Adieu madame aux beaux crins blons,
Adieu toute benéurté a ,
Adieu mon bien et ma seurté ;
Adieu vous dy i doulce maistresse ; 4190 Adieu ma joie et ma richesse, Adieu commans tous mes esbas, Adieu druerie , adieu solas ; Adieu vous dy , dame de pris ; Adieu la belle que tant pris 3 , Adieu ma femme , adieu m'espouse , Adieu ma dame gracieuse ; Adieu vous dy, très-doulce fleur; Adieu ma dame de valeur, Adieu ma très doulce gorgette, 4200 Adieu rose , adieu violette ,
Adieu l'arbre d'amour et Tente ; Adieu vous dy , ma dame gente ; Adieu ma gloire, adieu ma joie,
1 Forsenez, hors du sens.
* Benéurté, bonheur.
* Pris , (je) prise;
13
194
LE LIVRE DE LUSIGNÀN.
Adieu la belle que tant amoie.
Or sont passé tous mes beaux fais ,
Car je ne vous verray jamais. »
Ainsi Raimondin regraitoit
Sa femme, dont douleur sentoit,
Qui parmy l'air s'en va volant ,
4210 Dont il a le cuer moult dolant. « Las! que feray-je? dit Raimont. Certes j'ay douleur au cuer moult, Onques homme n'en fu tant plains ; Si n'en doy de nullui estre plaings De ce qu'au cuer sans grant anoy : C'est bien raison , car c'est par moy ; Moy-mesmes me suis decéu , J'ay fait la fosse où suis chéu. Or suy-je bien maléureux ,
4220 Or sui-je le plus doulereux Qui douleur sentist en sa vie. » Mais la ot doulce compaignie Qui noblement le reconfortent, Moult lui monslrent et enhortent ' Qu'il se vueille reconforter Et doulcement le dueil porter , Moult de beaux exemples lui dient,
1 Enhorler , exhorter.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 195
Son dueil ung petit amolient \ Si lui dist ung baron sensible * : 4230 « Il fault de vostre filz Orrible
Ordonner ainsi que détermina
Mellusigne, quant nous donna
Conseil qu'on le fîst mourir,
Ou le pays feroit périr. »
— « Seigneurs, ce leur a dit Raimont,
Je prie , n'attendez pas moult ;
Faites-en son commandement :
Mort soit , il ne me chault comment ;
Faites-en comme il vous plaira. » 4240 Illecques plus ne demoura
Raimon , qui moult fu courchiés 5
Pour le dueil et pour le meschief
Qui lors lui estoit avenu ;
Appertement s'en est venu
En une chambre de retrait 4 :
La s'enferme et Fuis à lui trait,
Là se commence a dementer
De rechief et a lamenter
En celle chambre là tout seul.
• Amolicr , amollir , tempérer. a Sensible , sensé ; angl. sensible. 3 Courchiés , courroucé , affligé.
196 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
4250 Mais de lui plus parler ne veuil ; A présent de luy me tairay, Des barons du pays diray. Sages estoient et sensibles; Tous d'un accort prindrent Orriblesy En une cave l'enclouirent ' r Du foing mouillié apporter firent , Le feu y boutent de randonnée * Dedens : adonques de fumée Fu la cave incontinent plaine.
4260 Orrible adont perdy l'alaine y Estouffé fu en la fumiere. Puis le mettent en une bière Et noblement l'ensevelissent , L'exeque 3 font et accomplissent, Selon le dit et la doctrine Que leur avoit dit Mellusigne ; En une église l'en terrèrent , Et puis à Dieu le commandèrent. De là parlent sans séjourner.
4270 Or vueil a Raimon retourner,
Qui grant douleur au cuer sentoil ;
1 Enclouirent , enfermèrent. a De randonnée , sur-le-champ. 3 Exeque , obsèques.
LE LIVRE T)E LUSIGNAN. 197
Piteusement se dementoit ,
Pleure des yeulx, du cuer souspire,
On ne pourroit son dueil descripre.
Souvent disoit: « Ma doulce amie,
Je t'ay decéue et traie ,
Et par l'ennort ' de put afaire '
Tout ce m'a fait mon cousin faire ;
Je sui par lui faulx et parjures, 4280 Plein de vices et plein d'injures.
Bien me meschut fortunéement 5
A mon premier commencement ,
Quant ou bois occis mon seigneur :
Onques meschief n'avint greigneur 4 ;
Et puis quant me suis parjuré
De ce que avoie juré
A la belle que tant amoie ,
Dont tout bien et honneur avoie ,
Par qui j'estoie soustenu , 4290 Par qui tout bien m'estoit venu , Par qui soubz Dieu avoie vie.
Faulse fortune , par envie M'as amené a ce dur port ,
1 Ennort, exhortation , conseil. » De put a/aire, bas, vil. 3 Fortunéement, fortune, bonheur. * Greigneur, plus grand.
198 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Où j'ay perdu tout mon déport *, Où j'ay perdu toute leesce , Où j'ay perdu toute richesse : C'estoit la belle Mellusigne , Où j'ay perdu joie entérine a , Que bien amoie autant que moy ;
4ôoo Et moy corn elle , par ma foy ! Amoit-elle du cuer parfait : Elle l'a bien monstre par fait Ou temps qu'avons esté ensemble , Dont de pitié le cuer ne tremble Quant m'en souvient , en vérité ; Et j'en doy bien avoir pité , Si auray-je toute ma vie. A quoy tient-il que ne dévie? J'amasse mieulx à defenir 3
4310 Que si griefs paines soustenir; Jusqu'à tant que defineray , De paine avoir ne fineray , Ne jà n'iert mon mal fenis Tant que je soie defenis ; Car mais ne puis fructifier En ce monde ne édifier
1 Déport , plaisir.
» Entérine , complète.
5 Dévier , defenir , mourir.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 199
Chose qui ne voist ' à déclin ,
Et pour ce fust mon cuer enclin
De finer plus tost que plus tart; 4320 Car Mellusigne , que Dieux gart !
Le me dist bien au départir * :
Ce fait mon cuer en deux partir 3 ,
Et ensement 4 comme la cire
Le fait en lermes fondre et frire. » Ainsi se tormente Raymont,
En pleurs et en lermes se font
Pour Mellusigne la faée ,
Qui depuis vint mainte vesprée 5
En la chambre secrètement 4330 Où l'en nourrissoit doulcement
Thierry, qui estoit son maisné 6 filz;
De le visiter estoif ententifz 7
Coyement 8, mais mot ne sounoit;
Levoit, alaitoit et recouchoit.
Les nourrices bien le veoient
1 Voist, aille.
3 Départir , départ.
3 Partir, partager.
4 Ensement , de même.
5 Vesprée , soir.
6 Maisné , puîné , cadet.
7 Ententifz , soigneux.
8 Coyement, doucement.
200 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Aucune fois , mais ilz n'osoient Eulz lever ne ung seul mot dire ; Mais ilz le distrent à leur sire , Raimondin , qui en ot grant joie.
4340 En son cuer dist et de voix quoie l Qu'encor Mellusigne r'ara ; Mais mal à ce pensée a, Car jamais ne la puet ravoir Pour or pour argent ne pour avoir. Thierry amenda moult forment , Dont Ton se merveilloit durement * Il lamendoit plus en ung mois Qu'un autre ne féist en trois, Pour sa mère qui en pensoit
4350 Et de son lait le nourrissoit
Souvent en la chambre son père : H n'est mamelle que de mère , Ainsi comme j'ay devant dit. Or vueil-je laissier le dit De Raimondin et de son fieulx, Qui tant est beaux : sauve le Dieux
1 Quoie , douce , hasse. 3 Durèrent , beaucoup.
€g commence la quinte partie.
De Geuffroy au Grant-Dent diray, Dieu scet bien se j'en mentiray ; Nennil , je ne l'ay pas aprins : 4360 Honte est d'estre à mençonge prins. Geuffroy ne va point atargant l , Il s'en va par la mer nagant 2 ; Par force de gens tant naga Qu'il arrive, point n'atarga, En Northombrelant , et prist terre Où le géant faisoit la guerre ; Et quant Geuffroy fu descendu , Les barons n'ont point attendu : Tous les plus grans de la contrée
i Alar(janlt tardaDt. » Nager, naviguer.
202 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
4370 Viennent à lui sans demourée ;
Tant grans , moyens comme chetifz , Vindrent a lui, grans et petis. Lors d'un baron de grant affaire Lui fu recordé ' tout l'affaire Du géant fier et merveilleux , Horrible, fort et orguilleux, Et comment en une journée Cent chevaliers de la contrée Avoit occis et mis à mort :
4580 Tant estoit oultrageux et fort; Et si avoit-il du commun Aussi bien occis mil que un , Et sembloit fort que homme mortel Péust achever ung fait tel. Geuffroy respont : « C'est ung deable , Ung ennemy espoentable ; Mais non pourquant ■ se je le trois , Par moy seul sera-il destruis. Monstrez-moi où il repose :
'590 Venu ne suis pour autre chose Que pour trouver ce soudoiant 3 Qui ainsi vous va destruisant.
1 Recorder, rapporter.
3 Non pourquant , néanmoins.
5 Soudoiant , scélérat.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 203
Sachiés qu'il ara mal estraine,
Ainçois que passe la sepmaine.
Faites-nioy baillier une guide
Qui jusques audit lieu me guide
Où le géant prent son repaire, • Et ne doubtez que je repaire '
Jusque que l'aray desconfit. » 4400 On fist ainsi qu'il avoit dit :
Une guide lui fu livrée ,
Qui savoit toute la contrée
Et tous les lieux où demeuroit
Le géant et où repairoit,
Sa mansion a et sa demeure ;
On lui bailla la guide en l'eure,
Puis le commandèrent à Dieu.
Geuffroy but , lors se part du lieu ;
Lui et sa guide cheminèrent, 4410 Tant qu'un bault mont avisèrent.
Chascun a le cheval brochié 3 ,
Tant que le mont sont approchié ;
Et quant ce vint a l'aprochier ,
La guide voit soubz ung rochier
Le géant séant soubz ung arbre,
Repairer , revenir. » Mansion , habitation , de manere. 3 Brochier x ninuer de l'éperon.
204 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Emprès ■ une pierre de marbre : Il s'esbahist , couleur lui mue , De grant paour tremble et tressue. Geuffroy le voit , si s'en soubzrist ,
4420 Et puis en soubzriant lui dist Que pour néant paour avoit , Car soussier ne se devoit. « Doubter Dieu ! ce dist la guide ; Or paix ! il convient que je vuide \ Pour tout l'or de tout le mont N'aprocheroie de ce mont , N'avecques vous ne demouroie; Plus cy demourer ne pourroie , Puisque je voy , je vous créant 3 ,
4430 Grimault , le merveilleux tirant. Geuffroy, il n'y a point de jeu ; Amis, je vous commans à Dieu. » Geuffroy s'en rist , puis dit lui a Et par amour lui supplia Qu'un bien petit la demourast Et que la bataille esgardast , Et qu'en bien pou d'eure sauroil
1 Emprès , près de. 3 Vuider , vider la place. 3 Créante? . assurer.
LE LIVRE DE LUSTGNAN. 205
Qui du fait le meilleur auroit.
La guide respondy sans faille : 4440 « Ne me cbault de vostre bataille ,
Avec vous ne demourray point ;
Je vous ay guidé bien a point.
Se vous gaingniés , n'y quier partir ' ;
Je m'en vueil de vous départir. »
Moult doulcement s'en rist GeufFroy ,
Et a dist : « Guide , entens à moy.
En ceste place demourras
Jusqu'à tant que veoir pourras
Comment le fait se portera 4450 Et qui le meilleur en aura ;
Et quant cela véu auras,
A mes gens t'en retourneras
Tantost et sans demeure faire,
Et leur compteras tout l'affaire ,
Comment gouverné seray. »
La guide dist : « Et je feray ,
Monseigneur, vo commandement.
Délivrez-vous appertement ,
Car je ne suis mie asséur : 44G0 En vérité je ay tel peur
De ce vil diable Grimaut,
1 N'y quier partir , je ne cherche point à y avoir part.
206
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Qu'a pou que le cuer ne me faut * ; Et se bien le congnéussiés , A lui pas ne vous pressiés. » Geuffroy respont : « Or ne te doubte , Tantost le mettray mort sans doubte ; Grimaut vers moy ne durera. » Mais autre chose trouvera Geuffroy , car Grimaut est trop fort :
4470 Dieu lui veuille donner confort ! Car moult ara à besoingnier , Plus que n'ot oncques chevalier Qui porlast ne çainsist ■ espée. Plus d'un millier de la contrée Avoit Grimaut occis tout seul , Dont les gens menoient tel dueil Qu'en pièce 3 ne seroit retrait : C'estoit merveilles de son fait. Adont Geuffroy monte à cheval ,
4480 Le mont empaint 4, laisse le val , Où estoit sur la fontaine ; Laisse le pré, laisse la plaine, Laisse la guide, laisse la place :
* Faut , manque.
8 Çainsist, ceignît.
3 En pièce , avec beaucoup de temps.
4 Empaint , aborde
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 207
Ne vueille Dieu que mal lui face
Grimault , qui tant fait à doubter ' î
Geuffroy prent le mont à monter.
Grimault le voit , moult se merveille
Q'un bomme seul si s'appareille
De le venir illecques envahir, 4490 Et dist qu'il se doit bien haïr ;
Mais quant il ot pensé ung poy ,
Il dist : « Ce vassault vient à moy ,
Je croy, pour la paix traittier;
Roidement monte le sentier :
Il est force qu'à lui je parle,
Car tel monte qui puis dévale. »
Ung grant levier prent en sa main.
Ne sembloit pas que corps bumain
Se péust du levier aidier ; 4500 Mais il paulmoioit 2 ce levier
Tout aussi que ung bastonnet
Seult faire ung petit garçonnet
De l'eage de vj ou de vij ans ,
Et mieulx que je ne dy sept tans.
Afin que point ne nous haston ,
Ce lui feust ung propre baston
1 Fait à doubter , est à redouter. * Paulmoier , manier.
208 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Pour les quilles -, selon la force. Rien n'y voy a dire fors ce Que le baston fu de nefflier ;
4510 Si n'estoit pas doulz à ploier, Et il fault que le baston plie Aux jeux de quilles à la fie \ Quant en sa main le baston tint Et vit Geuffroy qui vers lui vint , En hault se prist à escrier : « Comment me viens-tu deffier? Qui es-tu ? que vas-tu querant ? Jamais n'aras de mort garant \ » Geuffroy tantost lui respondy :
4520 « Ribaut , je vous en escondy 3 , Car moy seul te desconfiray Et la teste te couperay. Deffens-toy, car ja y mourras, Ne garantir ne t'en pourras. » Quant Grimault Tôt , si prist à rire : « Sauvez-moy la vie, beau sire, Ce dist Grimault , je vous supplie ; Beau sire, sauvez-moy la vie; Prenez les gens à raençon. »
» A la fie y quelquefois. » Garant , qui garantit.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 209
4530 Geuffroy Tentent , si dist : « Garçon ,
M'escharnis-tu * ? Tu demourras
En ceste place et y mourras ;
Ja à raencon ne te prendray,
Mais jusques aux dens te pourfendray. »
La ot place moult grant et large.
Geuffroy lors embrace sa targe ,
Par haïr 2 la lance paulmie ,
Le cheval point 5, ne se faint mie
Pour los et prouesce acquérir , 4540 De plain eslais 4 le va ferir
Emmy le pis soubz la mamelle ;
Il lui donna tele hocquemelle 6,
Ne fust l'aubert lacié menu
Et la pièce d'acier, venu
Feust Grimault à malc aventure.
Non pourqnant sur la terre dure
Tumba Grimault emmy 6 le mont ,
Jambes levées contremont 7;
Et Grimault, à qui forment grieve,
* Eschamir , railler.
2 Par haïr, avec force.
3 Point, pique.
4 Eslais, impétuosité. 6 Hocquemelle , coup.
6 Emmy , au milieu de.
7 Contremont , en l'air.
14
210 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
4550 Moult appertement se relieve,
Car grant douleur a son cuer sent. Geuffroy le voit, si se descent, Que son cheval ne lui luast Et soubz lui mort ne le ruasl. Grimault le géant plus n'atarde , 11 se lieve , Geuffroy regarde , Trop plus petit de lui le voit, Si s'esmerveille qu'il avoit En si petit corps tel vertu ;
4560 Si lui demande : « Qui es-tu ,
Qui m'as baillié tele bocquemelle? Onques mais je ne receus tele , Car getté m'as jambes enverses. Je ne sçay pas où tu converses ' Ne dont tu es ne qui tu ez; Mais je doy bien estre huez , Se je ne me venge de toy : Si feray-je ; mais dy-moy Qui tu es, je le te requier,
4570 Ou tu n'es pas bon chevalier. » Geuffroy responl au bacheler : « Je ne vueil pas mon nom celer; Geuffroy au Grant Dent sui nommez
1 Converser , habiter.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 211
Et en maints pays renommez ,
Je sui Geuffroy, filz Mellusigne
De Lusignen la dame fine.
Oyl , je suis de Luzignen ,
Et je le te monstreray bien. »
Quant ainsi ot parlé Geuffrois , 4580 Le géant dist : « Bien te congnois ,
Moult ay oy parler de cy
Et de ta grant proesce aussi.
Tu occis mon cousin Guedon
En Guerrande ; le guerredon
En es cy endroit venu querre :
Or Taras par force de guerre,
Car j'en prend ray le vengement. »
— « Tel cuide dire voir ■ qu'il ment ,
Ce dist Geuffroy, à mon cuidier; 4590 Tel cuide sa honte vengier
Qui la croist, on Ta bien véu
En mains lieux et apparcéu. »
Le géant ne se pot tenir
Quant ainsi se voit escharnir,
Encontremont ' le levier hauche ,
Car il fiert a 3 la main gauche ;
1 Voir , vrai.
' Encontremont , en l'air.
3 Fiert à , frappe avec.
212 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Geuflïoy bien ferir en cuida. Mais Geuflïoy ung petit vuida , Ung pou guenchi * , le coup fuy ,
4Coo II ne fu point aconsuy \ Le levier à terre descoche , Ung grant trou fist dedens la roche ; Car rué fu si roidement Que c'estoit esbahissement , Et de tel roideur descendy Que plain pie la roche fendv. Lors Geuflïoy trait l'espée toute , Le géant fiert dessus le coûte 5, Si-très merveilleux coup lui baille
46io Que du haubert ront mainte maille ; A bien pou qu'il ne l'affola. Le sang vermeil aval coula , Herbe d'en tour rouge en devint. Le géant lors à Geuflïoy vint , Le gros levier contrcmont lieve ; Pesant fu , mais pas ne lui grieve 4. Geuflïoy sur le chief ferir cuide; Mais Geuflïoy de la place vuide.
1 Guenchi , alla à gauche.
» Aconsuy , atteint.
5 Coule , coude.
4 Ne lui grieve , ne le fatigue, ne lui donne de la peine.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 213
Le coup avale de grant serre x , 46-20 Bien trois pies l'embatly en terre,
Si fery sur un g rochier.
Ou géant n'ot que courouchicr ,
Du coup ot le bras eslourdy,
Et le levier parmi fendy
Et rompy parmy le mylieu :
Dont Geuffroy rent grâces à Dieu.
Lors Geuffroy le fiert de l'espée ,
Toute sa force y a monslrée ,
En hault le fiert en la cervelle. 4G30 Le fier géant du coup chancelle ,
Mais du coup point navré ne Ta ;
ïoutesvoies * fort chancela.
Le géant , à qui fort il grieve , De dueil le point contremonl lieve ; Geuffroy fiert sur le chief amont, Du coup estonna Geuffroy moult. Le point au géant enfla fort , Car il avoit féru moult fort. Geuffroy de l'espée le fiert , 4640 A qui combattre bien affiert ; Sur l'espaulle tel coup lui baille ,
1 Serre, force.
= Toulesvoies, toutefois.
214 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Le haubert desront et desmaille. Plaine paume l'espée y entre ; Le sang lui coule aval le ventre , Tout en rougist jusqu'auz talons. Le géant de qui nous parlons Ses dieux maudist, ses dieux renie, Se la ne lui donnent aïe 2 ; Mahom , Apolin , Tervogant
4650 Et Jupiter va moult regretant : Pour néant les regretera , Car Geuffiroy en la fin l'aura , Non pas si tost ; mais ains qu'il cesse , Encore en aura grant destresse. Le géant voit venir Geuffroy , Si ot de lui moult grant effroy ; Mais à lui sault et si l'embroche , Moult le detire et le desache ' , Comme cellui qui maltalent esprent ;
4660 Et Geuffroy par les flans le prent. La seuffre chascun d'eulx grant paine , A pou qu'ilz ne perdent l'alaine ; Tant s'en vont hurtebillant 3 Qu'ilz s'entrevont mal habillant.
» Aïe , aide.
» Desacher, tirer, secouer.
3 Hurlebiller , houspiller , tirailler.
LE LIVRE DE LUSIGNAIV 215
Ainsi comme ilz hurtebilloient
Et qu ilz boutoient et tiroient ,
L'un l'autre s'entre-eschapperent;
Mais moult grans coups s'entredonnerent.
Geuffroy le fiert dessus la hanche 4670 D'un couteau qui bien tint ou manche ,
Le jaseran ' lui a faussé ,
Le fer est tout oultre passé;
Moult roidement le sang en sault \
Le géant arrière resault
En reculant parmy le mont ,
Geuffroy le haste et le semonl ;
Cil s'en fuit sans prendre congié ,
En pou d'eure l'a esloingié 3 ;
En ung creux du rochier se boute , 4680 Car il a de Geuffroy grand double. Geuffroy, ce voiant, dolent fu
Du géant qu'ainsi avoit perdu ;
Au cheval vint et sus remonte ,
A la guide vint et lui conte
De mot à mot trestout le fait
Ainsi comme ilz avoient fait,
Et comment il s'en estoil fuis
1 Jaseran , colle de mailles.
* Sault , saule , jaillit.
* Eslo'mgier , éloigner.
216 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Ledit geaDt en ung pertuis Et bouté dedens la vive roche.
4690 La guide lors de lui s'approche , Qui moult se merveille forment Comme Geuffroy a tel hardement * ; Son heaume voit tout essillié 2 Et son haubert tout desmaillié Et despechié 5 en pluseurs lieux. La guide dist : « Si m'ait Dieux , J'apparçoy bien certainement Qu'en Geuffroy a grand hardement. » Es-vous venus foison de gens
4700 Du pays, moult nobles et gens; Si tost comme le fait entendent , Erramment * a Geuffroy demandent Se son nom lui a demandé ; Et il leur a tout recordé , Que Grimault lui demanda son nom , Dont il est et de quel renom , Et qu'il lui en dist le voir , Ainsi qu'il le vouloit savoir. Ung des barons alors dit : « Sire,
» Hardement , hardiesse , valeur.
2 Essillier , gâter.
3 Despechier , dépecer.
4 Erramment, sur-le-champ, tout de suite.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 217
47io Or entendez que je vueil dire.
Certes, pour tout l'or du monde
Le fel géant, que Dieu confonde!
Envers vous ne retourneroit ;
Bien scet que point n'eschapperoit
De voz mains , se le teniés ,
Et qu'à mort vous le mettriés :
Ainsi lui est prédestiné. »
Geuffroy dist, par la Trinité !
Que du pays ne partira 4720 Jusqu'à tant que trouvé l'aura.
« Sire, dist ung, ne vous doublez;
Ce mont où Grimault s'est boutez ,
Est trestout plain de faerie.
Le roy Elimas d'Albanie '
Fu là, par trois filles qu'il ot,
Enclos (depuis yssir n'en pot) ,
Pour ce que leur mère Presinc
Avoit véu en sa gesine Sur la defence que lui ot fait, 4730 Et il l'ala veoir de fait ; Si lui avoit enconvenant a Qu'il n'iroit alant ne venant
» Albanie, Ecosse. 3 Enconvenant , promis.
218 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Vers elle tant qu'elle gerroit ' , Ou enfin lui en mescherroit. De trois filles fu acouchie Presine , la dame jolie ; Trois filles ot, en enfanta, En chascune bel enfant a. Mais Helimas avoit juré
4740 Et bien promis et conjuré
Que bien tenroit le convenaut " Qu'à Presine avoit convenant ; Mais il failli , si en perdy Presine , comme je vous dy , Ainsi qu'après oyr pourrez Et comme compter vous m'orrez : Car ses trois filles l'enclouirent Pour ce que leur mère perdirent , En ce haut mont l'enfermèrent.
4750 On ne scet quel part qu'ilz alercnt; Mais Helimas depuis n'issy , Là fu-il enfermé ainsy. Mais en ce mont, je vous créant 3 , A depuis esté ung géant
» Gerroit, serait en gésine, en couches. » Convenant, promesse. 3 Creanter , assurer.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 219
Garde du merveilleux celier,
Qu'omme n'en osast approchier;
Jusques à vostre venue
Ne fu la personne véue
Que le géant ne mist à mort : 4760 Tant estoit merveilleux et fort !
Et le pays a mis a meschief.
Le roy que nous tenons à chief
Ne nous a peu de lui défendre ,
A Grimault nous a falu rendre.
Depuis qu'Elimas nostre roy
Fu là mis en tel conroy , ,
Grimault est le géant cinquiesme ,
Ou le cinquiesme ou le sixiesme ,
Dès ce qu'il la ot esté , 4770 Et en yver et en esté
Gastant le pays et la terre
Et faisant à tout homme guerre ,
Jusques à la vostre venue ,
Laquelle soit très-bien venue ! » Quant Geuffroy oy les nouvelles,
Dist qu'elles sont bonnes et belles ,
Et fist ung moult grant serement
Devant eulx tous publiquement
1 Conroy :, état , équipage.
220 LE LIVRE DE LUSIGNA^.
Qu'il demourra mort recréant l ,
4780 Ou il desconfira le géant.
La nuit passa, le beau jour vint. Devant des barons plus de vint Gcuffroy sur le destrier monta; Le géant point ne redoubta , Congié prent, puis monte le mont, Grant paine ot à monter amont; Tant prist le cheval à brochier ' Qu'il est arrivez au rocliicr ; Tant a féru de l'esperon
4790 Et tourné illec environ , Qu'il a le treu apparcéu Et avisé et congnéu Ouquel estoit entré Grimaull. Appertement du cheval saull, A pié descent, dedens regarde; Mais du veoir dedens n'a garde , Goule n'y voit ne qu'en ung puis. Dist Geuffroy : « Merveillier me puis Par où cest géant est passez ,
48oo Car il est gros et amassez, Bien sçay qu'il entra cy ou là ,
i Recréant, vaincu.
a Brochier, piquer de l'éperon.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 221
De là non point par cy coula.
Yeez cy le treu , sans point de doubte ,
Où le cruel géant se boute ,
C'est-il la chose toute apperte ;
Car entour n'a point d'erbe verte,
Elle est batue de tous lez :
Comment y puet-il estre coulez ?
Car plus est gros que je ne suy. 48io Se Jhesu-Crist me gart d'ennuy,
Ne quoy qu'il me doie avenir ,
Je ne me pourroie tenir
Que dedens ne l'alasse querre.
Il est entrez là dessoubz terre ;
Mais là-dedens quérir l'iray :
S'il y est , je le trouveray. »
La lance laisse aval couler,
Le fer devant la laisse aler ;
Mais il la suivra de près. 4820 Les pies devant se boute après ,
Sans paour s'avale ? dedens,
Et serre la bouche et les dens ;
Aval la lance dévala
Tant que jusques au fons ala.
Quant fu au fons , la lance a prise ;
* S'avaler, dévaler , descendre.
222 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
D'un dur bois fu , qui point ne brise :
On ne vit onques meilleur fust ';
Car brisié fust, se bon ne fust;
Mais moult fu bon , point ne brisa. 4830 Par le fer la lance pris a ,
Devant va , plus n'a arresté ,
Devant lui voit moult grant clarté.
Quant ung pou fu aie avant ,
Toudis 2 met la lance devant,
En tastant adez jusques a ce
Qu'il arrive en une place
Où treuve une chambre moult belle ;
Se faite fust toute nouvelle ,
Elle ne péust plus belle estre : 4840 Ouvrée à destre et à senestre ,
En la roche fut entaillie ;
Mais n'y avoit q'une saillie 3.
Belle fu et gente a devise 4.
Les richesces durement prise
Que dedens la chambre a véue :
Elle fu toute à or batue ,
1 Fust , bois.
» Toudis , toujours.
3 Saillie , sortie.
* A devise, à souhait.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 223
Plaine de riche pierrerie ;
Compassée ert par grant maistrie \ Une tombe ou milieu avoit 4850 De la chambre , qui noble estoit ;
Et seoit la tombe sur six
Pilers de fin or , tous massis.
De fines pierres y ot moult ,
Car aussi croissent-ilz ou mont ;
On ne puet trouver plus fines,
Hz portent moult grans medicines %
Ung roy ot par dessus armé
De Cassidoine , bien fourme ;
Dessus la tombe estoit gisant 4860 En celle chambre reluisant ;
A ses pies une dame avoit
En estant 3, qui le regardoit.
D'albastre fu la dame noble ;
De là jusqu'en Constanti noble
Ne peust-on trouver la pareille.
Geuffroy le voit, si s'en merveille.
La dame tint ung grant tablel
En ses mains , qui estoit moult bel
1 Maistrie , habileté.
a Hz portent moult grans medicines , ils ont de très-grandes ver- tus médicales.
3 En estant , debout.
224
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Et sembloit eslre tout nouveau ;
4870 Escript y ot en ce tableau :
« Cy gist Hehnas le noble roys, Qui me perdy par ses desroys ' , De quoy fu puis moult esmarris. Ce noble roy fu mes maris ; Convent m'ot 2 ains qu'il m'espousast, Que jamais jour tant qu'il durast, Tant que de gesine gerroie , N'enquerroit par quelque voie De mon fait, ne ne me verroit,
4880 Ne devers moy point ne venroit, Tant que seroie relevée. Or avint que d'une ventrée En cel an enfantay trois fdles Gracieuses et moult babilles. Tant fist Helimas qu'il me vit Ainsi que gisoie en mon lit : Adont de lui m'esvanouy Et me partis et m'enfuy , Onques ne sçot quel part j'alay ;
4890 Et mes trois fdles enmenay ,
Si les nourris tant que grandes furent.
i Desroys , erreurs , fautes.
3 Convent m'oty il convint avec moi
me promit.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 225
Moult amendèrent et moult crurent; De mon lait je les alailay Toutes trois, et puis leur comptay, Quant quinze ans orent, la matere Comment m'avoit perdu leur père En Avalon en faerie '. La maisnée en fu moult courouciée , Qui fu Mellusigne appellée;
4900 Ainsi estoit-elle nommée.
Ses deux seurs a mis à raison En comptant toute Tachoison % Et dis que moy , qui suis leur mère , Me vouldroit vengier de leur père. Les trois suers furent d'accort De getter sur leur père ung sort , Pour me vengier du grant mettait Que par folie ot vers moy fait. A ce toutes se consentirent ;
4910 Cy dedens leur père encloirent, Helimas, qui leur père esloit Et qui menty sa foy m'avoit. Quant il fu mort, je Tenlerray Soubz cesle tombe et enserray ,
* Faerie , pays des fées.
2 Adtoison , a flaire.
15
226 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Et fis ceste tombe ainsi faire , Ainsi figurer et pourtraire ; Dessus fis mettre ma semblance, Afin qu'il feust en remembrance A cil qui le tableau liroit;
4920 Car céans homme n'entreroit > Se yssus n'estoit de la lignie En Avalon en faerie, De mes trois filles, dont pourrez Oyr parler quand vous vouldrez. « Les geans à garder commis Dès celle heure que cy le mis, Que nulz n'entrast en ce passage , S'il n'estoit yssus du lignage. Or donnay-je dons à mes filles ,
4930 Qui gentes furent et habilles; A Mellusigne la maisnée, Qui moult estoit sage et senée \ Ung don lui donnay à sa vie De par l'ordre de faerie : Tant que le siècle dureroit , Le samedy serpent seroit ; Et qui la vouldroit espouser, D'elle ne devroit adeser *
» Séné, sensé.
» Adeser, approcher.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 227
Ce jour , mais se garder moult bien , 4940 Quel part qu'il fust, sur toute rien,
Qu'en tel estât ne la véist
Et qu'a nullui ne le déist;
Et qui celle ruille ! tenroit,
Mellusigne toudis vivroit
Ainsi comme femme morlele
Et pure femme nalurele ,
Puis mourroit naturelment,
Comme les autres proprement ,
Que, quant ilz ont vescu le cours 4950 De nature, fuient leurs jours.
Mellior, la fille moyenne %
Qui tant estoit belle crestienne ,
Ung don donnay de faerie,
Que c'est raison que je vous die :
En ung chastel fort et massis 5
Qui en Arménie est assis ,
Voire emmy la grant Arménie,
Je lui ordonnay qu'à sa vie
Tenroy leans 4 ung esprevier, 49G0 Où il fauldroit trois nuis veillier
» Ruille , règle.
» Moyenne , cnlro les deux , seconde.
3 Massis, massif.
4 Leans, là.
I
228 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Qui lui vouldroit demander don , Et il l'auroit a son bandon } ; Le premier que demanderoit Demandast-le , et il l'auroit , Mais que le corps ne demandast De Mellior ne desirast , Que chevaliers n'y veilleraient Qui de hault lieu venus seroient ; Et qui les trois nuis dormiroit,
4970 Ou pou ou grant sommeilleroit, Là demourroit à toujours mais Avec Mellior ou palais Comme prisonnier emprisonné. Tel don lui avoie donné. Palatine leur suer ainsnée Estoit , ainsi fu appellée , A laquelle je destinay Un don tel que je vous diray : Qu'en Coings, le mont très-hault,
4980 Ou à maint homme le cuer fault * Et seuffrent souvent grant misère , Garderoit le trésor son père Et la seroit toute sa vie ,
i Bandon, volonté, gré, disposition. * Faull, manque.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 229
Tant qu'aucun de nostre îignie
Par force venroit ou hault mont
Et monteroit tout hault amont
Et le trésor en getteroit ,
Puis de cellui conquesteroit
La terre de promission. 4990 Or est le mont que dision
En Arragon assis pour voir :
C'est chose que l'en puet savoir.
Presine suis, mère aux trois filles,
Qui belles furent et habilles ,
Desqueles ainsi me vengay
Par la manière que dit ay,
Pour leur père Helimas le roy ,
Qu'ilz encloirent par desroy
Cy, dedens Avalon ou mont; 5000 Car , par foy î je l'amoie moult ; Combien qu'eust mespris vers moy, Je l'amoie de bonne foy. »
Ainsi aloit le brief disant ; Et quant Geuffroy le va lisant , Il s'en merveille durement ; Mais il ne scet pas vraiement Encor qu'il soit de ce lignage. Adont Geuffroy au fier courage Si serche par bas et par hault
230 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
solo Où il pourra trouver Grimault;
D'illec se part et oultre passe
Et tout ce pourpris-la l trespasse ,
Qu'il trouvast Grimault moult lui tarde ;
Devant lui moult bel champ regarde ,
Si apparçoit une tour quarrée ,
Grande et grosse et fort barrée ;
La porte voit ouverte arrière ,
Et deffermée ■ la barrière.
Parmi les huis Geuffroy se lance, 5020 Moult hardiement tenoit sa lance,
En une grant traille 3 regarde ,
Mains prisonniers voit qu'on y garde;
De lui se merveillent forment.
Ung d'eulz lui a dit erramment
Que tost d'illec se partisist ,
Que le géant ne le véist ;
Ou se boulast en ung pertuis,
Ou du géant seroit destruis.
Geuffroy sousrist, puis lui demande, 5030 Qui ot au col la lance grande ,
Où le géant trouver pourra :
A lui combatre se vouldra.
» Pourpris , enclos , enceinte. a Deffermé, ouvert.
3 Trailte, treillis.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 231
Li ung dist : « Tantost le verrez.
Bien croj que vous le comparez ',
S'il vous voit; car il est trop fort.
Tantost vous aura mis a mort. »
Geuffroy lui dist : « Amy très-doulz,
Or n'ayés paour que de vous.
Je porteray tout seul le fait , 3040 Car tout seul l'ay empris 9 et fait. »
Le géant vint en ce moment ,
S'apparçoit Geuffroy au Grant-Dent,
Bien scet qu'il est jugiés a mort;
Il s'en fust fuy bien et fort ,
S'il éust bonnement peu.
Une chambre a apparcéu ,
Dedens se lance , puis l'uis 3 tire.
Geuffroy le voit, moult fu plain d'ire,
Hurte à l'uis de cours escueillie 4, 3050 La coulombe a deschevillie 5,
Du pié fiert à tout le soler 6,
En la chambre fait l'uis voler;
1 Comparez , payerez. » Empris, entrepris. 5 Ui$, huis, porte, oslium.
4 De cours escueillie P
5 La coulombe a deschevillie , il a déchevillé lu eolonne. G A tout le soler , avec le soulier.
fc
232
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Si estoit Fuis moult fort barré.
Le géant tint ung mail quarré,
Sur la teste Geuffroy en donne ,
De ce coup-là trestout Festonne.
Ne fust l'eaume qui fu fort ,
Il éust Geuffroy tué tout mort;
Et non pourqnant Geuffroy chancelle. 5060 Lors Geuffroy disl : « Je l'ay moult belle ;
Mais tantost je la te rendray.
De m'espée te pourfendray. »
Lors Geuffroy a trait l'espée ,
Qui dure fu et bien trempée;
D'estoc va ferir baudement l
Le géant , voire telement
Sur le pis s que jusqu'en la croix
Lui empaint l'espée Geuffrois
Et de part en part le perça. *o?o Le géant à terre versa ,
Qui trestant avoit fait de maulx ;
Rien ne lui vault de fer li maulx 3,
Duquel mail tant de maulx fait a.
Ung moult merveilleux cry getta ,
Toute la tour en retenty;
1 Baudement , résolument. * Pis , poitrine. tJMaulje , mail , maillet.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 233
Mort à la lerre Tabalty.
Lors chiet le géant mort tout frois
Du coup que lui donna Geuffrois.
Geuffroy lors ressuie s'espée 5080 Et Ta ou fourreau reboutée;
Illec endroit plus ne se tint, Aux prisonniers tantost s'en vint Et moult doulcement leur demande S'ilz sont nez de Norlhombrelande Et quel chose méfiait avoient, Pourquoy illec prison tenoient. L'un dist que c'estoit par tréu ' Qu'ilz eurent au géant déu , Qui pas ne lui estoit paies. 5090 Geuffroy respont : « Joyeux soies, Joyeusement vous démenez , De son papier estes planez 9 : Je l'ay occis et mis à mort , Jamais ne vous puet faire tort ; Mort l'ay-je mis en vérité , Le tréu vous ay-je acquitté. » Quant ceulx l'oirent, joieux en sont; A Geuffroy prièrent adont
1 Tréu , tribut. a Planez , effacés
23* LE LIVRE DE LUS1GNAN.
Qu'il les voulsist mettre dehors.
5100 Geuflïoy dist : « Si feray-je lors. » Cercbe , quiert et partout va Et fait tant que les clefs trouva. Quant les ot, a eulx revint Où ilz estoient plus de vint, De vint ? voire, plus de deux cens ; La treille defFerme par sens Où ilz estoient emprisonné , A tous leur a congié donné. De là yssent sans demourée ;
5110 Moult leur plaist et moult leur agrée Estre délivré de si grant paine. Geuffroy en la chambre les maine , Voient le géant mort tout frois : Chascun se seigne de Geuffrois Et se merveillent durement Comme en lui a tel hardement D'assaillir tele créature De si merveilleuse estalure , Le fier monstre , grant et crueux j ,
5120 Qui tant par estoit merveilleux. Chascun se seigne, chascun dit Oncqucs mais tel homme ne vit.
» Cmcux, cruel.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 235
Geuffroy leur dist : « Or escoutez.
Barons , je vous ay acquitez ,
Au géant ne devez plus riens.
En ce donjon a moult de biens :
Barons , je les vous abandonne
Et franchement tous les vous donne,
Tout vous donne l'or et l'avoir : 5130 Prenez-le, riens ne vueil avoir,
Prenez quanqu'il a en ce lieu ;
Je vous vueil commander à Dieu ,
Car cy ne vueil plus demourer :
Ailleurs vueil aler labourer ' ,
Je ne vueil plus demourer cy. »
Ceulz distrent : « La vostre mercy ;
Mais dictes-nous par courtoisie ,
Chascun de nous vous en supplie ,
Par où vous estes cy venus. 5140 Par cy dedens oncques mais nulz
N'osa entrer, pour le géant
Que mort voions et recréant a. »
Lors Geuffroy leur va tout compter
Ce qu'avez oy racompter;
Et quant tout a le fait comptez,
1 Labourer, travailler. » Recréant , vaincu.
236 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Li ung dist : « Merveilles comptez. Homs mais de la roche n'issy , Fors le géant qui mort gist cy Et ses ancesseurs ensement, 5150 Qui nous ont mis a grief torment El ont gasté tout le pays , En grans et petis enbays f ; Destruis ont quanqu'ilz ont trouvé , Quatre cens , bien ert prouvé. Or as noslre douleur finée Et mis a fin l'œuvre faée. Avecques vous retournerons , Tant que voz gens trouvé arons. »
» Enliays y haïs.
Crète Jijiôtoire contient comment ecttU îm pag$ fce ttortl)ombrelant menèrent le jurant sur unig el)ar pour le monstrer au* gens î»e la contrée, et est le bje Chapitre De ce présent Cture.
Désir a de veoir son père 5160 Et Mellusigne aussi, sa mère; Il ne va là plus atargant , Car treffort s'en va nagant. Tant a siglé ' , tant a nagié , Qu'il est de Guerrande approchié. Le vent fu bon , il sigla fort , En bien peu d'eure vint à port ; Et quant Geuffroy au port se sent , Tantost a la terre descent. Geuffroy à ung soir arriva ;
1 Siyler , cingler , faire voile.
238 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
siîo Tantost le peuple contre lui va, Hommes et femmes , de tous lez ' ; Les petis enfans , se voulez , De Geuffroy grand feste menoient, Les grans barons le festioient. Raymon son père vint h lui : A Geuffroy moult en abelli \ Geuffroy salue doulcement, Et Geuffroy l'embrace erramment ', Car onques mais ne fu plus aise ;
5180 Le nez et la bouche lui baise. En une chambre s'en entrèrent, Où de maintes choses parlèrent ; Là lui compta Geuffroy maint compte , Et Raimon tout le fait lui compte Comment ot sa mère perdue. De fin dueil Geuffroy tressue 4; Bien voit que c'est par son pechic Qu'il a son père couroucié , Par les moines qu'avoit destruis
5190 Et tous en feu ars et bruis, Dont il y avoit plus de vint.
1 Les, côtés.
3 Abellir , êlre agréable.
3 Erramment , sur-le-champ.
4 Trcssucr, suer.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 239
Adont du tablel lui souvint
Qu'où mont d'Avalon avoit veu
Et de mot à mot léu
Sur la tombe au roy Helimas ,
Qui toute estoit faite a compas ' :
Or sçot que Mellusigne estoit
Fille du roy qui là gisoit,
Et qu'Elimas, le bon roy, père 5200 Fu de Mellusigne sa mère.
Sur ce fait pensa longuement;
Et quant il congnoist clerement
Comment Raimondin , le sien père ,
Pour le quens de Forestz, son frère,
Vers Mellusigne avoit fait faulte,
Geuffroy parla de voix moult haulte
Et ung grant serement jura
Que briefment il le destruira.
A tant d'illec Geuffroy se part , 5210 Son frère emmaine celle part
Avecques ses dix chevaliers
Fors et habilles et legiers ;
Les dix en valoient bien vint.
Or vous diray-je qu'il avint.
Geuffroy tant forment chevaucé,
i A compas, avec compas , artislement.
240 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Tant cheminé et exploité , Tant avalé et tant monté , Qu'il est venu en la conté De Forest où le conte estoit ,
3-220 Qui en ung chastel se tenoit. Geuffroy celle part s'achemine : Le conte ara tost maie estrine \ Il entre ou fort appertement , Dedens se mist soudainement , De nul ne fu apparcéu ; De ire fu Geuffroy esmeu , Il ne sonne mot ne ne parle. Lors descent devant la grant sale, Les degrez monte conlremont ;
5230 Son oncle, le conte Fromont, Trouva ou mylieu de ses gens , Qui estoient nobles et gens Et moult sages et moult senez. Mais aussi comme ung forsenez Trait l'espée, si lui escrie : « Traître, cy lairez la vie. Par vous ay ma mère perdue. » Le conte Tôt , le sang lui mue , Sa mort voit, s'en fu en effroy
1 Estrine, élrennc.
1
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 241
5240 Et forment redoubte Geuffroy ,
Et si scet bien que c'est par lui
Que Geuffroy a au cuer ennuy;
De là s'en fuy en grant freour * ,
Onques mais n'ot si grant paour;
En la tour entre de randon 2 ,
Ouvert treuve Fuis a bandon 3 ,
Les degrez monte quanqu'il puet.
Mais il ne fait pas ce qu'il veult;
Car Geuffroy est monté après , 5250 Qui le suit et chasse de près.
Il le suit fort et asprement,
Chascun s'en fuit appertement.
La n'ot le conte de sa gent
Homme , tant fust ne bel ne gent ,
Qui d'illec ne s'en alast
Et les degrez ne devalast.
Chascun au mieux qu'il puet se sauve ,
Crient Geuffroy la vie sauve
Et s'en fuient par le pourpris , 5260 Moult doulteux qu'ilz ne soient pris ;
Et Geuffroy suit de près le conte,
Jure qu'il mourra à grant honte.
i Freour, frayeur.
a De randon , impétueusement.
3 Ouvert à bandon , tout grand ouvert.
16
242 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Le conte monte vistement Tant que plus puet isnellement, Mante jusques au plus hault estage. Geuffroy jure que pour lignage Ne le laira qu'il ne l'occie Et qu'il ne lui tôle la vie , Quant sa mère a par lui perdue.
5270 Le conte de paour tressue ; Et quant il voit , a brief parler , Qu'il ne puet plus avant aler, Par une fenestre sailli Sur le toit : le pié lui failli , Il glissa de dessus le toit ; Voire de si hault qu'il estoit , Sur le rochier aval chéy : Tout ensement lui meschéy \ Mort fu à douleur et a honte
5280 Adonques de Forest le conte : Helas ! ce fu par sa foleur \ Ses gens en mainent grant doleur. Geuffroy fait enterrer le corps , Puis fist crier à cry et a cors Que trestous ceulx de la contrée
Meschéy , arriva malheur. » Foleur, folie.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 243
Tantost feissent de la contée
A Raimon , son frère , hommage ,
Du pays et de l'eritage ;
Et tout ainsi que Geuffroy dist , 5290 Chascun l'accorda et le fist.
Geuffroy ne veult plus séjourner,
Vers Luzignen veult retourner,
Et se part en brief termine ';
Envers Luzignen s'achemine,
Où son père dolent estoit,
Qui moult forment se dementoit
Pour ce qu'il a voit jk scéu ,
Dont moult avoit douleur eu ,
Comment son frère fu destruis. 5300 Raimon dist : « Grant dueil avoir puis ,
Quant j'ay perdu ma mouillier * :
Or voy mon lignage exillier
Par mon pechié et par mon vice.
Se Jhesucrist m'ame garisse \
De ce monde me vueil oster ;
Jamais n'y quier riens conquester.
Mes pechiés confesser iray,
1 Termine , terme.
» Mouillier , femme , mulier.
* Garir , garantir , sauver.
244 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
De bon cuer les regehiray * Au saint apostole 3 de Romme ,
5510 Que Lion on appelle et nomme ; Puis après , se Dieu me sequeure , Vouldray eslire ma demeure En reclusage 5, en recelée4, En aucune estrange contrée Où congnéus ne seray mie , Et la vouldray user ma vie En oroison dévotement Pour acquérir mon sauvement 5. » Ensement Raimon se plaingnoit ,
5520 En pleurs et en plaings 6 se baingnoit. Estes-vous Geuffroy descendu ; Il n'ot pas gramment attendu, Au perron descent tout à point. Illecques ne demoura point , Ou chastel vint, trouva son père; Mais il ne trouva pas sa mère. Lors crie à son père mercy 7,
1 Regehir , avouer , déclarer, a Apostole , apôtre , pape.
5 Reclusage, réclusion.
4 Recelée, cachette, lieu caché.
6 Sauvement , salut.
6 Plaing , plainte.
7 Mercy, miséricorde.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 245
Qui moult avoit le cuer noircy,
De cuer contrict et repentant 5350 De ce qu'avoit fait de maulx tant ;
A genoulx mercy leur crioit.
Raimon de ses yeulx lermioit ,
Si dist-il : « Jà penser n'y fault.
Bien sçay que par bas ne par hault
Ne puis votre mère recouvrer.
Je ne saroie tant ouvrer ,
Aux morts ne puis rendre la vie^
Faites refaire l'abbaïe
Et le beau lieu qu'avez destruis , 5340 Et cent moines dedens bruis
Par vostre merveilleux ouvrage
Et par foleur et par oultrage \ »
Jeuffroy respont : « Je le feray
Et l'abbaye refaire feray ,
S'il plaist a Dieu , dedens brief temps ,
Dont il se tenra pour contens.
Plus belle sera , je me vant ,
Qu'elle n'estoit par devant. »
Ce dist Raimon : « Or y parra , 5350 Ce que fait arez on verra ;
Je vous en lairay convenir :
i Oultrage , excès.
246
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
A bon chief ? en puissiés venir ! Aler m'en vueil en ung voiage , En ung loingtain pèlerinage , Que j'ay pieça ' à Dieu promis ; Je y ay cuer et courage mis. Je vous lais mon pays en garde , Je ne vueil qu'autre en ait la garde. Gardez vostre frère le maisné 5.
5360 Partenay lui ay ordonné ;
Le noble chasteau de Vauvent, Chastel-Aiglon avec Mervent Tenra en sa subgection , En paix , sans contradiction , Jusques par dedens la Rochelle : Ainsi le voult ma mouillier belle , Mellusigne , quant s'en al a ; Car de lui grandement parla. Le pays ait à justicier 4 :
5370 Je l'en fais mon propre héritier. Encor sera grant terrien 6. » Geuffroy respont : « Je le vueil bien,
» Chief, fin.
» Pieça , il y a
5 Maisné, puîné , cadet.
4 Justicier, gouverner.
5 Terrien , propriétaire foncier.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 247
Vostre plaisir toudis feray.
Thierry mon frère garderay;
De ce ne fault point demander ,
Puisqu'il vous plaist a commander. » Raimon son voiage apresta ;
Quant il fu prest, ne s'arresta,
Du vin prent et de la viande , 5380 Toute sa gent a Dieu commande.
Chascun au départir souspire ,
Car ilz ont pitié de leur sire.
Congié prent par amour fine.
Raimon se part et s'achemine,
Geuffroy et Thierry ensement
Le convoient ' longuement.
En alant, leur compta Geuffrois
Comment Helmas le bon roys
Fu trouvé dedens le rochier , 5390 Dont nul ne povoit approchier ,
Tant éust force ou vasselage 2 ,
S'il ne fust yssu du lignage ,
Et comment en tombe fu encor
Dessus les grans colombes 3 d'or.
i Convoier, accompagner. » Vasselage , valeur. 3 Colombe, colonne.
248 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
De Presine dist autretant ■ Comment fu pourtraite en estant * Aux pies de la tombe Helmas , D'alebastre faite à compas , Et du tablel qu'elle tenoit
5400 Et dont trestout cela venoit, Comme dessus avez oy : Dont Raimon moult se resjoy ; Et que sa mère fille fu Du roy que là avoit véu , Et de Presine la courtoise , Qui deux pies ot oultre une toise Et plus encores en son estant 5. Et puis si leur aîa comptant Tous les dons que donna Presine
54io A Mellior , à Mellusigne , A Palestine la senée 4 , Qui des trois filles fu Taisnée ; Et aussi comment on enferma Helmas, que trestant ama Presine cy-dessus escripte. Quant Jeuffroy ot la chose dicte ,
» Autretant, aussi, également. a En estant , debout.
* En son estant , quand elle était debout.
* Séné, sensé.
\
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 249
Raimon moult s'en esjoy v
Et voulentiers GeufFroy oy.
Ses deux fils le convoierent , 5420 Avec lui moult cheminèrent.
Quant assez orent cheminé
Et Raimon fu acheminé ,
Au soir, quant ilz furent logié,
Ses filz prennent de lui congié.
De Maillezès qu'avoit brivé
Maçons de toute parts y viennent ;
Bien sont payés , contens s'en tiennent.
Refaite fu en un g esté
Plus belle qu'onques n'ot esté. 5450 Ceulx qui de lui parler ouoient,
En eulx moquant de lui disoient :
« Dont est ce preudomme venus ?
Renart est moine devenus.
Jamais ne cuidasse ce tour :
Le loup est devenu pastour. » Je diray de Raimon le père,
Qui à Romme vint au saint père ;
Dit lui a sa confession
Jusques en la conclusion , 5440 Onques riens ne lui cela.
Le saint père se merveilla
Des merveilles que lui raconte.
250 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Pourquoy feray-je long conte ? Du fait lui donna penitance. Raimon la prist a grant plaisance, Dist qu'il la fera voulentiers Ains que jamais entre en Poitiers; Au saint père dist en appert Qu'aler s'en veult en ung désert
5450 Et là endroit user sa vie Pour Mellusigne , qui s'amie , Femme et espouse avoit esté Et maint yver et maint esté , Que par son fait avoit perdue Et serpente estoit devenue ; Dist que jamais ne l'oubliera , Ne qu'où pays ne entrera Ne n'entrera jour de sa vie Où il perdy sa doulce amie :
5460 II ne la pourroit oublier ; Mais a Dieu vouldra supplier Que ses maulx lui vueille alegier Et sa penitance abregier. Le pape , qui ot nom Lion , Dist : « Où est vostre dévotion
D'aler vostre penitance faire ? » Raimon respont le débonnaire : « A Monsareth vueil demourer
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 25t
Et Dieu servir et honnorer ; 5470 Hermite vueil là devenir :
Je ne me pourray ailleurs tenir ,
Car il y a moult beau séjour ,
Si comme on m'a dit en ce jour ;
Il y a moult dévote place. »
— « Alez-y dont , et à Dieu place '
Que faciès vostre sauvement ! »
Hz se baisent au congié prendre ,
Au matin partent sans attendre.
Raimon leur père va sa voie , 5480 II n'y a nul qui ne lermoie :
Pleurent les filz , pleurent le père ,
Chascun est en grant misère.
Raimon s'en va, Geuffroy retourne,
Et Thierry là plus ne séjourne ;
Hz s'en retournent, c'est la somme,
Et leur père s'en va à Romme. Ainsi se départent les trois.
À Luzignen s'en va Geuffrois ,
Et Thierry va à Partenay ; 5490 Jeune fu et jolis et gay,
Hardy fu , fier et emprenant * ,
Place , plaise , placeat. Emprenant , entreprenant.
252 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Aux dames doulz et avenant , Grant fu et moult fourny de corps , Point n'en estoit de plus beau lors ; C'estoit ung moult beau chevalier , Fort et appert , preux et iegier , Et de toutes gens fu redoubtez ; Il ne fu onques reboutez • En son vivant , ce dist-on , d'omme ;
5500 De lui parloit-on jusqu'à Romme. Ce fu ungs homs de grant courage , Moult fort guerrieur , soubtil et sage ; Redoubté fu de moult de gens ; Et , feust par force ou par sens , Chascun à lui obeissoit En ses marches, fust tort, fust droit. En Bretaigne se maria Et une grant dame affia ' Qui estoit de moult hault lignage,
5510 En elle prist grant héritage. Thierry tenoit moult grant pays Et si n'esloit d'ame hays. De cellui est yssu pour vray La lignie de Partenay ,
» Reboutez , vaincu. 2 Affier , fiancer.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 253
Ainsi que raconte l'istoire ,
Qui règne haultement encore :
Dieu vueille que tel hoir en saille
Que la lignie ja ne faille
Tant que ce monde cy define ! 5520 Aussi avoit dit Mellusigne
Que la lignie moult dureroit
Et que de moult beaux fais seroit :
Aussi ont-ilz fait de beaux fais
En plusieurs lieux , dont je me tais :
A raconter seroit trop long.
Et Geuffroy fait mander adont
Maçons de tous lez sans attendre,
Ne lui chault qu'il doie despendre ] ;
Car restorer veult l'abbaye... 5550 Ce dist le pape doulcement.
Raimon se part en brief termine ,
Tant fort chevauce et chemine
Que dedens Thoulouse arriva.
Moult grant peuple contre lui va.
Congié donna a sa mesgnie a ,
Chascun grandement satiffie 3 ;
Ung chapellain o lui amaine
» Despendre , dépenser.
2 Mesgnie, maison, suite.
* Saiiffier, satisfaire, contenter.
254 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Et ung varlet pour son demaine \ Plus n'en amaine , plus n'en prent :
5540 Lors à Dieu commande sa gent ; Robes d'ermites leur fist faire , En Arragon prent son repaire , A Montsaret , plus n'attendy ; Hermite leans se rendy Proprement ou tiers hermitage De la grant montaigne sauvage , Avec lui son clerc et son prestre; En l'ermitage prist son estre. La fu en grant affliction
5550 Longtemps et en dévotion , Le monde du tout relenqui * Et moult dévotement vesqui Raimon jusqu'à ce qu'il moru ; Mais trois jours avant s'apparu Entour Luzignen la serpente , Où avoit renoncié sa rente : De quoy a plusieurs gens souvint , Voire , ce croy-je , a plus de vint , Qu'à Mellusigne dire oïrent ,
5560 Le jour que d'eulx partir la virent ,
1 Demaine , service.
3 Relinquir , laisser , abandonner , relinquere.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 255
Que quant le chasteau changeroit
Seigneur, devant s'apparoistroit
Trois jours devant le fort chasteau
De Luzignen , qui tant est beau :
Dont pluseurs dient par revel '
Que tost aront seigneur nouvel. Geuffroy fu seigneur du chastel ,
Où avoit moult de chatel * ;
Ou pays fu conte et seigneur , 5570 Et la seignorie et Tonneur 3
Paisiblement et en paix tint.
Es-vous 4 de Thoulouse revint
Le bernage s qu'avec lui mena
Raimondin , quant à Romme ala ,
Et qui avec lui orent esté.
A Geuffroy ont le fait compté
Et toute la vérité dicte ,
Comment son père estoit hermite
Et comment d'eulx se departy 55S0 Et comme du sien leur ot party 6.
1 Revel , joie.
» Chatel , richesses. Ane. prov. captai , capdal ; esp. caudal.
3 Onneur, domaine.
4 Es-vous , voici que. » Bernage, barons.
6 Partir, partager, départir.
256 LE LIVRE DE LUSIGNÀN.
Geuffroy Tentent , son frère mande Et le pays lui recommande. De là se part à pou x de gens Geuffroy li courtois et li gens, Plus ne demeure là endroit, Haste d'accomplir son fait avoit. N'est mestier que plus en racompte , Car je feroie trop long compte. Au pape vint et se confesse,
5590 Après qu'il ot oy la messe ; Dévotement il se confessa , De ses pechiés riens ne laissa, Moult fu dolens et repentans Des maulx dont il fu consentans Et qu'avoit fait en sa juennesce, De cuer contrict tous les confesse ; Et au plus proprement qu'il pot , Le pape doulcement l'absolt , Quant lui ot compté son affaire ;
5600 L'abbaye lui charge à refaire De Maillezès sans atargier : Tels penance a lui voult chargier; Des moines jusques à six vins ,
A pou, avec peu. Penance, pénitence.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 257
Et si rentez que pain ne vins
Ne leur faille yver ne esté
Par quelconque neccessité ,
Et que l'abbaye soit refaite
Qu'il avoit détruite et défaite.
Geuffroy respont : « Je le feray 56io Et l'église appareiller ay
Mieulx c'onques ne fu certainement :
Elle en a bon commencement ;
Car l'église que fis destruire ,
Ains que partisse fis restruire
Et cbarpenter et maçonner.
Ha ! vouldray-je beaux dons donner
Et remettre en estât deu ,
Plus bel c'onques ne fu veu. »
— « C'est très-bien dit, dist le saint père, 5620 Et pour l'ame de vostre frère,
Que vous ardistes et bruistes
Quant l'église vous destruisistes ;
Mais se de vostre père enquerez ,
A Montsareth le trouverez ,
Qui ja est devers nous venus :
La est hermite devenus ,
Où il maine moult sainte vie. »
Geuffroy l'entent, des yeulx lermie.
Adont du pape congié prent,
17
258 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
5630 Vers Montsareth sa voie emprent. Fort chevauça et chemina , Car jusques là grant chemin a ; Mais tant fist qu'il arrive au mont. Amont monta, trouva Raimont, Son père, qui Ta tost oy. Quant vit son filz , s'en resjoy , Faire le voult * de la partir. Geuffroy ne s'en voult départir, Ains dist qu'il y demourroit
5640 Tant qu'en ce siècle dureroit, Et qu'il lui quittoit * l'eritage Et de tous ses barons l'ommage. Geuffroy fu là iiij. ou v. jours. Son père ne pot par nulz tours Tourner que là ne demourast Et que là sa vie ne usast ; Et quant Geuffroy entent l'affaire , A Lusignen il s'en repaire. Quant de son père ot prins congié,
5650 Illecques n'a plus atargié :
Les barons mande appertement , Qui vindrent à son mandement
i Voult , voulut.
» Quitter, tenir quitte de quelque chose.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 259
Si tost comme ses mos oïrent;
A Geuffroy tous hommage firent
Et le retindrent pour seigneur
A grant joie et à grant honneur. Adoncques Maillezès refist,
L'abbaie que au devant deftist ;
Six vins moines y restably 0660 Et le lieu forment ennobly.
La deprient Dieu nuit et jour
Les moines pour lui sans séjour \
Pour Mellusigne et pour Raimont
Et pour le lignage tout ,
Et ilz ont moult grant achoison \
Puis y fist Geuffroy des biens foison ;
Son père depuis visita
Et grandement s'en acquita.
Raimon vesqui longuement ; 5670 Et quant vint au definement 3 ,
Ainsi qu'il convient l'ame rendre
Autant le grant comme le mendre ,
Raimon l'ame à Dieu rendy.
Adont Geuffroy plus n'attendy;
1 Séjour, repos, interruption.
a Achoison, molif, occasion. 3 Defmement , On , mort.
260 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Quant sçot que son père fu mors, A Montsareth il s'en va lors ; Son père fait ensevelir Et de bonnes herbes cueillir Et enterrer en l'abbaye
5680 De Montsareth , je n'en doubt mie. Celle place moult augmenta Et moult grandement la renta ; Et fu cellui , je vous dy bien , Qui oncques y fist plus de bien : C'est chose que on puet bien savoir. Oeuffroy en fist bien son devoir. Quant ce fu fait , il s'en retourne ; A Montsareth plus ne séjourne , Illecques plus ne séjourna ,
5690 A Luzignen s'en retourna.
Thierry fu moult bon chevalier , Preudomme et moult grant justicier, Et régna depuis puissemment A Partenay et longuement. Moult fist en son temps de beaux fais Et tint tout son pays en paix. Oedes , son frère , régna A la Marche , que bien gouverna , Et fist en son temps moult de biens.
5700 En Cipre régna Uriens
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 264
Et guerroia les Zarrasins ,
Qui estaient près ses voisins ;
Moult en mist à destruction
Et en fist grant occision,.
A ceulz de Rodes moult valu.
Guy, qui roy d'Arménie fu,
Moult noblement maintint sa terre.
Ses hoirs firent puis mainte guerre
Sur les Zarrasins mescreans , 5710 Tant que les firent recreans;
N'iert Zarrasin qui ne les craigne.
Et Regnault, le roy de Behaigne \
Son vivant régna puissemment ;
Et puis ses hoirs semblablement
Après lui puissemment régnèrent
Et bien leur pays gouvernèrent.
Anthoine , duc de Luchembourt ,
Mainte ville prist et maint bourc ;
Et ceulx qui de lui descendirent 5720 En leurs temps de beaux fais firent,
Tant les grans comme les menus.
Et Raimon fu moult chier tenus
En Forest , le conte nobille 2 ;
Behaigne , Bohème. Nobille, noble.
262 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Car il estoit gent et habille. Moult conquistrent de régions Et de moult grans possessions Les frères , et puis tout leur hoir Se firent en maint lieu valoir ; Et tous les frères bien se portèrent 5730 Et moult de pays conquesterent , Fors Orribles , qui fu destruis , Et Froimondin , qui fu bruis , Combien que bien se feust porté , S'onques destruit n'éust esté. Tous ces dessus-dis d'eulz yssirent, Et leur cry et leurs armes prirent ; Et encores les Ciprien Ont toudis crié Luzignen , Et adez ce cry crieront 5740 Tant qu'en ce siècle dureront. Moult furent chevaliers vaillans , Entreprenans et assaillans. D'eulx descendy le noble conte , Dont on tient encores grant conte , De Pavebourc en Engleterre , Qui tient grant pays et grant terre. En Arragon ceulx de Cabriere Furent de la lignie première Et de ses frères descendirent ,
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 263
5750 Car d'eulx vindrent et d'eulx yssirent.
Des hoirs de Helmas d'Albanie
Est yssue celle lignie ,
Car Mellusigne les porta
Ettousenbienlesenhorta1,
Et Fromont qui leur frère fu ,
Qui à Maillezès bruis fu.
Encores y est ensevelis
Geuffroy , le chevalier gentils ;
La gist Geuffroy et là repose : 5'60 Je l'ay véu , bien dire l'ose ,
Pourtrait en une tombe en pierre ;
Dessoubz celle fu mis en terre.
De Geuffroy à tant me tairay,
Du roy d'Arménie diray.
» Enhorter , exhorter.
.
€g commence la t»je partie î>e te lit>re, lequel parle î>es ï>eur suers iHelluôigne, et premiè- rement î>'im etjaetel ïre faerie en Slrmeme; et est le Ut)je eljapitre ï>e ee présent Iwre,
Ung chastel ot en Arménie , Qui jadis fu fait par faerie , En la grant Arménie \oire , Si comme racompte l'istoire , Nommé chastetu de l'Esprevier r 5770 Où il convient trois nuis veillier Sans sommeillier et sans dormir ; Et qui ce pourra acomplir Demande ung don, et il l'aura Tel comme il le demandera , Se le corps ne demande point De la dame qui leans maint ■ ; Mais s'il sommeille aucunement r
* Maint , demeure , manei.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 265
Là demourra finablement
Avec la dame du pourpris \ 5780 Où tant a de los et de pris,
Qui Melior fu appellée ,
Fille de Presine la faée.
En Arménie et lors ung roys ,
Bel chevalier , longs et drois ;
Be juennesce fu en chaleur
Et estoit de moult grant valeur.
Lors dist qu'il voult aler veillier
Au fort chastel de l'Esprevier ,
Car on lui avoit de nouvel 5790 Compté le fait de ce chastel ,
Et comment veillier y failloit
Qui le don conquester vouldroit.
Lors dist que bien y veillera
Et puis ung don demandera :
Si fera-il ; mais en la fin
S'en repentira de cuer fin.
Errant fist son erre * aprester ,
De là se part sans arrester ,
Et dist que là veillier yroit 5800 Et le hault don conquesteroit ;
Et s'il veoit la dame belle ,
» Pourpris , enceinle , endroit. » Erre , voyage.
266 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Il ne vouloit autre dan quelle.
Mais pour néant à ce pensa ,
De folie se pourpensa * ;
Car la dame n'ara-il mie
Pour espouse ne pour amie.
Que vous feroie plus long compte ?
Le chevalier au curre a monte ;
Tant se haste de chevaucier 58io Qu'au chastel vint de l'Esprevier
Une nuit de la Saint-Jehan : Au corps en aura grant hahan \ Son pavillon n'oublia mie , Tendre le fait en la praerie. Tout armé se part de ses gens Le chevalier nobles et gens , A la porte vint du chasteau ; En sa main tint ung polestieau 4 , Dont l'esprevier vouldra repaislre. 5820 Adont voit du chastel naistre Ung homme tout de blanc vestu, Qui moult sembloit estre testu ; Ou visage avoit pou de sang
1 Se pourpenser , s'imaginer , penser. * Curre (?)
3 Hahan , peine.
4 Polestieau , petit poulet.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 267
Et si estoit tout vestu de blanc ,
Mais bien paroit à son visage
Qu'il estoit d'assez grant eage.
Lors lui demande qu'il queroit.
Le roy respont qu'il demandoit
La coustume du noble lieu. 5850 Cilz respont : « Venez , de par Dieu l
Je yous menray grant aléure
Où vous trouverez l'aventure. »
Il va devant le roy , après
Hz montent amont les degrez ,
De la sale viennent amont ;
Mais le roy se merveille moult
De la noblesce que la treuve,
Grandement la loe et preuve. L'esprevier à la perche voit, 5840 Qui bel et gent et grant estoit.
Le preudomme errant lui a dit :
» Roy , or m'entendez ung petit.
Veillier vous fault sans sommeillier ,
Trois jours, trois nuis, cel esprevier;
Et se ce faire ne povez ,
A tousjours mais cy demourez ;
Et se le terme vous veilliés
Et que point vous ne sommeilliés,
La chose que vous demanderez
268 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
5850 Sachiés de voir que vous Tarez , Voire des choses terriennes Et non pas des celestiennes , Excepté le corps seulement De la dame certainement : Cela ne pourriés-vous avoir Ne pour argent ne pour avoir. » Le roy dist que bien veillera Et que point ne sommeillera Et si paistra l'esprevier.
5860 Adont le roy prist a veillier En disant qu'il s'avisera Savoir quel don demandera Quant les trois nuis aura veillié ; Mais il sera mal conseillié , Car il demandera tel don Dont il aura mal guerredon \ A ce mot le preudoms se part. Le roy remest a , qui son regart Moult ententivement mettoit
5870 A la noblesce qu'il veoit ; Le jour veilla-il et toute nuit En plaisance et en grant déduit 3 ,
» Guerredon , récompense.
» Remest, resta.
3 Déduit , plaisir , divertissement.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 269
Il ne dormy ne sommeilla ,
Moult curieusement ■ veilla
Et l'esprevier sagement put,
Il le repaist au mieulx qu'il peut.
Vins , viandes voit à foison ,
Qui là furent en garnison a ;
Sa réfection en a prise 5880 Et hault et bas à sa devise 5.
Lendemain veilla toute jour
Et toute la nuit sans séjour ;
Au matin l'esprevier repaist ,
Car moult lui haite 4 et lui plaist.
Ung huis voit tout arrière ouvert ,
Il entra dedens en appert.
Là treuve si grant noblesce
Qu'onques mais ne vit tel richesce :
Là avoit-il maint oysillon 5890 Paint à couleur de vermeillon ,
Et si estoit celle chambre encor
Painte et pourtraite de fin or ,
Et là tout entour les parois
Furent chevaliers figurez,
i Curieusement, soigneusement.
9 Garnison , provision.
5 Devise , volonté , gré.
4 Haiier , êlre agréable.
270 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Et trestous leurs armes portoient
Ceux qui lk figurez estoient.
Par dessus furent leurs noms escrips ,
Et disoit ainsi li escrips :
« En tel an tel icy veilla ;
5900 Mais il dormy et sommeilla : Leans Ta falu demourer Pour nous servir et honnourer, Dont ne partira vraiement De cy jusques au Jugement. » Trois autres lieux en la chambre ot ; En chascun percevoir on pot Ung blason et ung escript tel Dessoubz , et disoit rescript tel : « En ce chastel-cy fu véu
5910 En tele année , qui son déu Fist bien de pleinement veillier Nostre esprevier sans sommeillier; Son don emporta par prudence Et par sa bonne diligence. »
Ainsi la chambre painte estoit Du pié du mur jusques au toit, Qui devisoit ■ les nations Et les estranges régions
1 Deviser , représenter.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 271
Dont furent les hommes vaillans mm Qui point n'alerent sommeillant,
Mais puissemment leans veillierent,
Et les dons qu'ilz emportèrent.
Le roy se musa l tant fort ) » —
Es noblesces de ce beau fort ,
Qu'a bien pou qu'il ne sommeilla ;
Mais non fist, car tousjours veilla.
Tantost se prent à aviser
Qu'il pourroit bien là trop muser,
De la chambre yst a appertement, 5920 Celle nuit veilla vaillemment.
A lui au matinet s'appert 3
La dame vestue de vert;
De vert gay fu , c'estoit raison :
Aussi le devoit la saison ,
Car c'estoit au plus fort d'esté
Que là ot veillié et esté.
Le roy doulcement la salue,
Qui moult liez fu de sa venue.
Celle lui dist moult doulcement : 5940 « Acquittez estes vaillemment.
Regardez quel don vous vouldrez,
1 Se muser , s'amuser.
* Yst , sort.
3 S'appert, apparaît.
272 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Jà desdire ne le m'orrez , Ung don seulement excepté, Qui ja vous a esté compté. Demandez à vostre plaisance. » — « Grant mercy, doulce dame france, Dist le roy. Certes , fin cuer doulz , Je ne vueil que le corps de vous. » Quant elle Toit, moult lui anoie *;
5950 Son don appertement lui noie * , Et dist : « Musart, point ne Tarez; Ung autre don demanderez. Mon corps ne povez-vous avoir Ne pour argent ne pour avoir. » Cil dist : « Je ne vueil autre don Que vostre corps en guerredon ; Je vous promet, si je ne l'ay, Autre don ne demanderay. » La dame fu moult aïrée 3
5960 Et respondy sans demourée : « Certes, se plus le demandez, Mon corps et vostre don perdrez, Et vous en venra tel meschief
1 Anoier , fâcher , ennuyer. 3 Noier, refuser. 5 Aïrée, fâchée.
LE LÏVRE DE LUSIGNAN. 273
Dont ne venrez jamais à chief ' ;
Car du royaume que tenez
Et qu'à présent vous gouvernez ,
Déshéritez voz hoirs seront
Et desconfis le laisseront. »
Cil respont , soit sens ou folie : 5970 « Je vous vueil avoir à amie ;
Car puis que vous me devez ung don ,
Je ne vueil autre guerredon. »
— « Musart, tu y fauldras, dist-elle;
Tu as perdue ta querele ;
Autre don tu ne porteras ,
Fors que adez * meschance 3 auras.
Ta eau telle 4 t'a decéu ,
Qui t'a de foleur 6 esméu.
Ton devancier par sa folie 5980 En perdy sa dame et amie ,
Par sa foleur , par son oultrage 6 ,
Pour ce qu'il crut son courage ,
Mellusigne , qu'il espousa
1 A chief, à bout. 3 Adez, toujourf.
3 Meschance , malheur.
4 Cauielle , précaution, ruse.
5 Foleur, folie.
6 Oultrage, témérité.
18
274 LE LIVRE DE LUSIGNAN
Et l'annel ou doy lui posa, Qui l'avoit fait si grand seigneur Qu'il n'estoit point de greigneur '. Le roy Guy, dont es descendu, Fu mes nieps s : l'as-tn entendu ? Trois suers sommes , je ne mens pas
r;99o Qui pour le pechic du roy Helmas , Nostre père, que nous encloismes Ou rochier et là le méismes , Pour le serement qu'ot faulsé A nostre mère et trespassé ' , Qui appelle estoit Presine : Point ne devoit en sa gesine Aucunement la regarder, Et il ne s'en voult pas garder ; Il la vit , ainsi que je dy ,
;ooo Et pour ce elle et nous trois perdy ; Et quant enclos dedens l'éusmes Au rochier le mieulx que péusmes , Nostre mère fu moult yrée , Si me fist par envie faée Pour garder icy Tesprevier Et sans jamais de cy bougier ;
» Greigneur, plus grand.
s Nieps, neveu.
5 Trespasser, enfreindre.
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Mais le pourpris m'abandonna : Ce fu le don que me donna ; Et puis donna a Mellusigne ,
6010 Ma suer, qui fu belle meschine * , Ung don , qui tousjours mais seroit Tant qu'en ce siècle dureroit , Serpente le jour de samedy : Il est ainsi que je le dy ; Mais Raimon lui menty sa foy, Si la perdy par son desroy , Car veoir ne la devoit point Le samedy en cellui point. Il la vit : dont il fist folie ;
G020 II en perdy sa compaignie , Dont il estoit plus escréu a Qu'omme qu'onques fust véu. Lui et sa lignie decheurent , N'onques depuis ce jour n'acreurent. Adonques prist à decheoir, Encor le puet-on bien veoir. Palestine, ma suer ainsnée, A Encoings est enterrée En Arragon , en ung hault mont ;
275
» Meschine y jeune fille. * Escréu y accru, élevé.
276 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
fior,o Tant comme durera li mond , De ce hault mont ne bougera, Mais le trésor gardera Du roy Helmas nostre père : Ainsi l'ordonna nostre mère; Mais homme ne le conquesteroit , Qui du lignage ne venroit.
« Or scez-tu dont tu es descendu , Se tu as mes mos entendu ; Ne te déusses esmouvoir
GOio De mon corps à mouillier avoir. Pour ce que ne t'en veulz tenir, Te pourra grant mal avenir , Et toy et toute ta lignie Decherrez, je n'en doubt mie; Car ceulx qui après toy venront Et ton royaume maintendront , Perdront le règne et la terre En la fin par force de guerre ; Et cil qui derrain l le laira,
eoso D'une beste le nom aura , Qui des autres sera dit le roy : Il sera ainsi , de ce me croy ; En la fin on le saura bien ,
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 277
Car de ce je ne mens de rien.
Se ce ne fust ton fol courage ,
Ta grant foleur et ton oultrage ,
Tu eusses eue beneiçon ) ;
Or en auras-tu maleiçon \
Pars-loy de cy , ou tu auras gogo Tel chose que bien sentiras. »
Le roy Tentent , happer la cuide ;
Mais elle de devant lui vuide,
De sa veue se esvanuy :
Assez aura honte et ennuy.
Tantost fu happé par les manches;
On fiert sur costez et sur hanches ,
Sur jambes , sur bras et sur teste ,
Arrivez est à dure feste ,
Car point ne voit qui le loppine 3 ; goto Mais bien sent les coups sur l'eschinc ,
Tant que le cuir est tout noircy :
« Helas! dist-il, pour Dieu mercy!
Or me laissiés , ou je sui mors. »
Adonques le boutèrent hors.
Le roy s'en fuit , n'arreste point ,
Beneiçon , bénédiction . Maleiçon, malédiction. Lopiner , houspiller.
278 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Qui avoit esté si bien oingt Qu'il n'y failloit ne pan ne manche. Le roy de cheminer s'avance , De s'en partir fu diligent ,
6080 En la prée trouva sa gent.
Lors lui demandent qu'il a fait ,
Car ilz ne savoient riens du fait,
Et com il avoit exploitié ' ,
Et s'il avoit leans veillié
Sans dormir et sans sommeillier
Devant le gentil esprevier.
Le roy respont sans mesprenture a :
<c Oyl , à ma maie aventure. »
Deslogier les fait erramment ,
6090 Vistement et appertement ; A la mer sont erramment venu En chevauçant fort et menu. Le roy si monte en une barge 3 , Lui et ses gens, et plus n'atarge; Le roy si se fist desarmer. Grant fortune orent en la mer; Non obstant si fort nagierent 4
1 Exploitier, réussir. 5 Mesprenture , mensonge. 3 Barge , barque. ^ Nagiert naviguer.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 279
Qu'en brief temps au port arrivèrent ,
Au port de Erus en Arménie. 6 loo Le roy issy de sa navie ' ,
Longuement voult depuis régner ;
Mais adez a prist à décliner.
Maintes fois maudit depuis le jour
Quant en Mellior ot mis s'amour.
Bien sçot que c'estoit par sa desserte 5
Que tout son pays se déserte ,
Exilliés le voit et diminuez ;
Et quant du siècle fu finez ,
Ung roy après lui régna tiiio Qui pis la moitié gouverna.
Ensement jusques au ixe hoir
Ont perdu pays et avoir,
Et leur est venu mescheance.
Je vis le roy venir en France
Que d'Ermenie l'en chassa,
En France vint et trespassa ;
Le roy le soustint longuement ,
Et puis moru finablement
A Paris, et fu, ce me semble,
1 Navie, flolte ; angl. navy.
» Adez, toujours.
s Desserte, ce qu'où mérite, punition,
280 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
6120 Où moult de gens je vy ensemble, Aux Celestins mis en la terre. De son fait ne vueil enquerre ; Mais les gens du chevalier franc Furent adont vestus de blanc , Qu'en France on seult ' vestir le noir Ce n'est pas bourde , il est tout voir ; C'est une chose si commune Qu'aussi c. personnes comme une Cela clerement apparceurent ,
6150 Se à l'enterrement de lui furent : De quoy moult de gens s'esbahirent , Pour ce qu'onques mais ce ne virent. Pourquoy le fist , je ne le sçay. A tant la matière lairay De ce chastel de l'Esprevier ; Orendroit vouldray commencier A parler de la damoisclle Palestine , qui tant est belle.
» Seult , a coutume.
'Bc ])aU*ttnt, la ma JHeUttôta,ne. ixx\G. cljapitrr.
Je vaeil parler de Palestine, 6140 La doulce, courtoise meschine, Qu'en Coings est enserrée Dedens Arragon la contrée, Où garde le trésor son père Au commandement de sa mère ; Et qui conquester le pourroit, La Terre sainte en conquerroit ; Mais jamais ne la conquerra , Qui de la lignie ne venra. De Palestine ung pou diray ; 6150 Mais en brief je m'en passeray , Car la cronique en brief passe. Plus déisse , se plus trouvasse. J'en dy que selon que je treuve , De nouvel riens n'en contreuve. Je revenray a Palestine ,
282 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Que la voult destiner Presine En la montaigne dessus dicte, Où maint cruel serpent habite. Ou ne pourroit ou mont aler
6i6o Qu'on ne trouvast à qui parler. Maints chevaliers y ont esté Et en yver et en esté ; Mais onques homs n'en retourna, S'en ce mont gueres séjourna , Qui ne fust mort et destruis, Ainsi comme en escript je truis. Moult y a eu de chevaliers , Fors, appers et moult legiers, Pour le grant trésor conquérir;
6i7o Mais riens n'y porent acquérir, Ains de poure heure y alerent ' , Car onques puis ne retournèrent. Ung en y ala d'Engleterre , Qui savoit assez de la guerre , Bon chevalier, preux et vaillant, Qui onques ne fu défaillant Qu'il ne féist quanque * doit faire
» Ains de poure heure y alereni, mais ils furent mal inspirés en y allant. a Quanque , tout ce que.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 283
Chevalier doulz et débonnaire ;
Car d'enfance l'avoit apris , 6180 Avecques chevaliers de pris ,
En la court du bon roy Artus,
Où chevaliers ot de grans vertus ;
Car il estoit de la lignie
Tristran , qui tant ot seignorie ,
Et s'avoit environ trente ans ,
De ce je ne sui point mentans.
Si oy du grant trésor parler :
Lors dist qu'il y vouloit aler
Et que par force tant feroit 6190 Que le trésor conquesteroit ,
Puis yroit en la région
De la Terre de Promission
Et conquesteroit la contrée,
Ce dist-il , à force de l'espée. Bon chevalier lu et hardy.
Il se part ung jour de mardy,
Vers Arragon s'achemina ,
Q'un petit page ne mena.
Tant chemine , à pou de jargon * , 6200 Qu'arrivez est en Arragon.
Le mont demande , et on lui monstre ;
1 A pou de jargon , en peu de mots.
284 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Mais il avoit dedens ung monstre, Merveilleux , fier et orguilleux , Et sur tous autres périlleux : Comme ung tonnel ot la pance grosse Et ne se mouvoit d'une fosse ; Tant fu grant , que c'estoit merveille , Ce monstre , et n'avoit q'une oreille. Point de narilles J n'ot en teste
G210 Celle très merveilleuse beste , Et si n'a voit q'un œil ou fronc , Qui bien avoit trois pies de lonc. S'alaine a par l'oreille yssoit , Dont tout le mont retentissoit, Touteffois qu'estoit endormy Ce mauffé et cel ennemy 3 , Quant il ronfloit ne pou ne grant. En la fosse ert , je vous créant , Où la droite demeure estoit
6220 De Palestine , qui gardoit
Le trésor de Helmas , son père , Par le commandement de sa merc. En celle fosse avoit ung huis
1 Narilles, narines.
2 S'alaine , son haleine.
3 Manffè, ennemy , noms qu'on donnait aux démoas.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 285
De fer, à l'entrée d'un pertuis,
Où le trésor est enfermé,
Qui onques ne fu deffermé ;
Car le monstre ot de l'uis la garde.
D'entrer par là nulz homs n'a garde,
S'il n'est yssus de ce lignage 62?>o Qu'ay devant dit en mon langaige ;
Car Presine ainsi l'ordonna ,
Quant aux filles les dons donna.
La fosse estoit emmy le mont,
Où de gens avoit pery moult ;
Mais au dessoubz avoit assez
Et de caves et de fossez
Pleins de serpens moult périlleux,
Et d'autres lieux moult merveilleux ,
Dont il failloit passer par là ; C240 Mais onques homme n'y ala,
Qui point y voulsist séjourner,
Qu'on en véist jà retourner.
Il n'y ot q'une sentelette > ,
Qui estoit petite et estroite ;
S'avoit trois lieues de montée ,
Qu'il convenoit sans reposée
Monter, car on ne péust veoir
1 Sentelette , petit sentier.
286 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Ung lieu où l'en se péust seoir. De tous costez ne le véist,
6250 Qui sur serpens ne se séist : Il en y ot si grant plenté \ Que c'estoit une infinité ; Car le lieu fu inhabitable Pour la paour de ce deable , De ce monstre que vous ay dit : Ainsi le treuvé-je en escript. Or revenray au chevalier Qui vient monté sur ung destrier. Tout seul chevauce son voiage ,
«260 Fors seulement que de son page. Le bon chevalier sans reproche De Cencoings forment s'approche ; Ung homme trouva en la voie , Qui jusques au mont le convoie * Ainsi qu'à demie-lieue près. Lors dist : « Je ne iray plus près , Sire : veez cy la montaigne. Je n'en vueil perte ne gaigne. Alez-vous-en , franc chevalier. »
6270 Adont lui monstra le sentier
1 Plenté , abondance. * Convoier , accompagner.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 287
Par où monter le convenra ,
Duquel jamais ne revenra ;
Car onques homme n'en revint ,
S'en y a eu plus de vint.
Le bon homme plus ne séjourne ,
De là se part et s'en retourne.
Le chevalier s'avance moult ,
Tant chevauce qu'il vient au mont.
Quant au mont vient, le coursier baille e-280 Au varlet et descent sans faille ' ,
Et lui commande qu'il l'attende
Et du cheval point ne descende
Jusques à tant qu'il revenra ;
Mais pour néant il l'attendra :
Bien puet laissier son cheval paistre ,
Jamais ne revenra son maistre.
Le chevalier part de ce lieu ,
Si se saigne ' et commande à Dieu ;
Il entre dedens la sentelle , 6290 Onques mais ne trouva tele.
Bien armé fu le chevalier,
En sa main tint le brant d'acier ;
Sur le mont va roide et menu.
i Faille , faute. 2 Saigner, signer.
288 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Es-vous ung grant serpent venu , Au chevalier vient courir seure , Devourer le cuida en l'eure , Gueule bée ■ vers lui s'avance. Le coutel qui bien tint ou manche Brandist le chevalier vaillant
côoo Et le serpent va assaillant , Vistement de lui s'approucha , D'un seul coup le col lui trencha. Le serpent chéy mort adont, Si avoit bien x. pies de lont.
Quant vit que le serpent fu mors , Le mont emprent a monter lors Vistement aussi que le cours *. Es-vous à lui venu ung ours , Qui le vient tantost assaillir ;
63io Mais il ne lui voult point faillir. Vers lui s'en vient de randonnée 5 Et a du fourrel traite l'espée , Comme bon chevalier et hardis , Et ne fu point acouardis * ; Mais l'ours sur l'escu l'agrippa
1 Bée , béante.
a Cours , course.
5 De randonnée , avec rapidité.
* Acouardis , devenu couard.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 289
Et sur Pespaulle le happa ,
La maille desront et descire
Et Pescu jus a terre tire :
Bien lui ot l'espée besoing '. G320 L'ours va ferir dessus le groing>
Qui si fort Pavoit agrippé,
Que tout le groing lui a coupé
Plus de plain pié , je le recorde \
Or n'a plus garde qu'il le morde ,
Car trenchié l'a jusques aux yeulx ;
Et si estoit li ours moult vieulx.
L'ours a dont la chiere mate 3;
Mais non pourquant haulce la pâte.
Happer cuida le chevalier; €"»30 Mais il fu apper et legier,
S'a fait un sault à estravers 4
A Pours, qui fu vieulx et divers 5;
Arriere-main G a de s'espéc
A Pours une pâte coupée.
L'ours se lieve sur les deux pies
1 Lui ot besoing, lui fut nécessaire , utile. 3 Recorder t rapporter.
3 Maie y triste.
4 A estravers , en travers.
5 Divers , méchant , féroce.
6 Arriere-main , terme d'escrime.
19
200 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Derrière , qui ne furent pas liez , Et du chevalier tant s'approche Que de l'autre pâte l'accroche ; Toutes ses armes lui desront '.
6540 Eulx deux chéirent en ung mont ' ; Mais l'ours si ne le povoit mordre. Le chevalier prend a s'eslordre; Une dague ot de bonne forge, A l'ours en donne parmy la gorge Si que grandement le bleça. L'ours adonques sa prise laissa ; Et quant ol sa prise laissiée , Le chevalier, par grant hachiée ', D'avenlure d'un coup d'espée
6:,o0 Lui a l'autre pâte coupée.
Lors gelta ung merveilleux cry , Et le chevalier sans detry 4 Le va ferir parmy le ventre; Jusqu'en la croix l'espée y entre. L'ours adonques chiet mort à terre. Le bon chevalier d'Engleterre
» Desront, rompt, brise.
a Mont y tas , monceau ; chéirent en ung mont, tombèrent l'un sur l'autre.
5 Hachiée, souffrance. * Detry, retard.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 09 1
S'espée adonques ressuia,
El puis le mont amont puia \ Là fist moult grant destruction 6360 De serpens et d'occision ,
Et des bestes que là occist;
Quanqu'en vint il les desconfist.
Combien qu'il souffry paine moult,
Tant ala qu'il monta amont
Par force et qu'il passa tout oullre
Et vint à la fosse où le monstre
Estoit, qui Fuis de fer gardoit
Où le trésor qu'avoir cui doit
Estoit enclos par faerie , eâto Qu'il cuide avoir ; mais c'est folie ,
Car il vint en l'eure maie.
En la fosse tantost dévale ,
Et au plus tost qu'il a peu.
Lors l'a le monstre apparcéu
De son œil , qui trois pies avoit
De tour : adonques quant il le voit,
Espris de merveilleux courage,
Comme beste plaine de rage ,
Vers le bon chevalier s'avance 6380 Le monstre à tout * sa grosse pance.
1 Puier, monter, gravir. 3 A tout, avec.
292 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Le chevalier le voit venir : Adonques ne se pot tenir Qu'il n'alast vers lui toutesvoie ' , Quelque chose qu'avenir doie. S'espée a du fourrel tirée , Au monstre donne grant colée a , Car l'espée estoit belle et bonne; Mais riens ne vault le coup qu'il donne, Car le monslre ne puet bleschier C390 De fer ne de fust ne d'acier.
Le monstre aux dens a pris l'espée , En deux moitiés l'a tronchonnée; S'estoit celle toute d'achier. Onques ne lui pot esrachier \ Bien trempée estoit et moult dure, Riens ne vault la trempéure * : Du chevalier à gueule baée Ne fait que une seule goulée 5 ; Tout à ung mors l'a transglouty ,; ,
i Toufesvoie, toujours; esp- todavia.
» Colée , coup.
5 Esrachier, arracher. 4 Trempéure, trempe. 1 Goulée, bouchée.
6 Tout à ung mors Va Imnsglouty , il l'a avait; tout entier d'un seul morceau.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 293
C400 De cela n'ay-je point menty. Le chevalier tantost engoulle;
Mais il n'y parut en sa goule
Ne q'un , pasté fait en ung four. Ainsi moru à grant dolour.
Ce fu dommage vraiement :
En lui avoit grant hardement,
Moult avoit fait de beaux fais ;
Mais il n'en fera plus jamais.
Le bon chevalier d'Engleterre , C4io Qui le trésor cuidoit conquerre ,
Le chevalier tant honnouré
Fu du monstre ainsi devouré :
Ce fu douleur et grant dommage ,
Car en lui ot grant vassellage \
Ainsi le chevalier moru,
Que homme ne le secouru ;
Ne si hault que lui ne monta
Homme : dont en lui moult pris a ;
Si doit estre ramentéus 6420 Et ne doit point estre téus ,
Car homme , si comme dit l'istoire ,
Ne monta, dont il fist mémoire,
1 Mais... ne q'un, pas plus qu'un. 1 Vassellage, valeur. s Iiamenti'us , rappelé.
294 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Si hault ou merveilleux rochier„ Comme fist ce bon chevalier. Deux jours son page séjourna Au pié du mont, puis retourna En Engleterre, où l'aventure Conta à mainte créature, Qui escripre en firent l'istoire
G430 Afin qu'adez ! en fust mémoire. En ce sçot-il par ung devin , Qui fu jadis clerc de Merlin Et près d'ilecques demouroit. Tout le monde à lui couroit ; De quelconque nécessité Il en disoit la vérité, Et savoit tout entièrement , Comme s'il y fust proprement *, Ce qu'avenoit en la montaigne.
6140 Ce devin estoit nez d'Espaigne Et fu a l'escole de Tholette 3 , Si comme tesmoingne la lettre , Voire des ans plus de vint. Onques homme vers lui ne vint A qui la vérité ne comptast
i Adez , toujours.
* Proprement, en personne.
* TholeUe , Tolède.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 295
De tout ce que on lui demandasl;
Et pour ce ala vers lui le page,
Qui moult esloit subtil et sage ,
Et sçot par lui la vérité 6450 De ce que je vous ay compté. Or en fu-il ung de Hongrie ,
Qui estoit de noble lignie ,
Lequel voult le trésor conquérir ;
Mais onques n'y pot avenir.
Jusques en la montaigne vint,
Le mont puia dix pas ou vint;
Mais la n'ot gueres demouré
Que de serpens fu devouré ,
Et ne monta gueres amont. 6460 D'autres en y a eu moult
Qui devourez y ont esté
Et en yver et en esté.
Homme le trésor ne conquerra ,
Qui du lignage ne venra
De Helmas , le roy d'Albanie ,
Et proprement de sa lignie.
Douleur fu que le chevalier
D'Engleterre , preux et legier,
N'avoit esté de son lignage. 6470 Si estoit-il de hault parage ,
De la lignie Tristran estrait ,
296 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Ainsi que Tisloire retrait ' ; Mais le trésor eust conquesté , Se du lignage éust esté ; Car il fu moult chevalereux, Autant ou presque les ix Preux.
Or avint-il en ce temps-là Qu'un messagier passa par la Où esloit Geuffroy au Grant-Dent
6480 En moult joieux esbatement , En son chastel de Lusignen , Dont pareil ne verrez de Tan , Avecques dames et damoiselles, Gentes , gracieuses et belles » Où s'esbaloit en ung vergier. Ès-vous venu ung messagier ; A Geuffroy vint, si le salue. Geuffroy lui fait la bienvenue. Car gentil est le message
6490 Et si avoit moult bel langaige. Geuffroy demande des nouvelles Devant dames et damoiselles, Et cil le fait lui a compté Ainsi que je Fay racompté ; Tout le fait lui voulut retraire
Retraire, rapporter.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 297
Et où le fier monstre repaire,
Qui tan, par a destruit de gens,
Fors et appers, nobles et gens,
Et comment le trésor gardoit 6500 D'Elmas, qui tant riche estoit
Que trésor si riche ne fu.
Geuffroy moult se merveilla du
Monstre de quoy il ot parler,
Et dist qu'il y vouldra aler
Et le monstre destruira
Et le trésor conquestera.
Adonques fist sans arrester
Ses gens vistement approcher ,
Et Thierry son frère manda , 65io Et puis lui dist et commanda
Que tout le pays gouvernast
Jusques à tant qu'il retournast ;
Car Geuffroy au hardy courage
Onques n'entra en mariage,
N'onques ne se voult marier ,
Pour certain, ne femme affier *.
A son frère la terre baille,
Dist qu'il ira, comment qu'il aille,
Appertement , sans arrester ,
» Affier , fiancer.
298 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
6520 Ce riche trésor conquester ;
Mais quant le chemin deust aprendre ,
Maladie l'ala prendre ,
Car il estoit ja ancians ,
Trop plus que nulz qui fust leans.
Au lit se est couchié malade
Le bon chevalier fort et rade ' ,
Qui tant avoit fait de beaux fais ,
Dont il ne lievera jamais.
Helas ! il éust le trésor
65?o Conquis , s'il eust vescu encor , Et la Terre de Promission , Qui tant est sainte région ; Mais mort, qui fort et foible enserre, A Geuffroy au Grant-Dent print guerre; Guerre lui fist , voire mortele , Où desconfis fu, car contre elle N'a homme force ne puissance , Tant soit fort ne de grant puissance. Autant du foible que du fort,
6540 Nul n'a povoir contre la mort , Soit prince, duc, conte ou roy. De son dart va ferir Geuffroy , Tout droit le va ferir au cuer ,
1 Rade, roide, vigoureux.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 299
De quoy ce fu moult grant douleur;
Car en Poitou eust fait assez
De biens, ains que l'an fust passez ,
Eglises faites et fondées,
Qui jà estoient devisées,
Et les rentes toutes assises 6550 Pour fonder ces nobles églises.
Helas, dolent! or remaindront *
Ne jamais faites ne seront :
Dont c'est pitié et grant douleur,
S'il pleust à nostre Créateur. Geuffroy s'est malade acouchiés
Et fort se sent de mal techiés * ,
Prendre ne puet vin ne viande,
Aprestement le prestre mande.
Le prestre vint, il se confesse» 6560 Devant lui fist dire une messe ;
Puis ordonna son testament ,
Ouquel il voult especialment,
Quant il ot devisé tous ses lès ,
Qu'enterré fust a Maillezès ,
Où il avoit moult beau repaire ,
Car de nouvel l'ot fait refaire.
» Remaindront, resteront. 9 Techiés , entaché.
300 LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Aussi comme il Ta voit des truite ,
Fu par lui refaite et restruite ]
De Maillezès la noble église : C570 Là gist , là est sa tombe mise ,
Je Tay véue de mes yeulx.
Son testament fist tout au mieulx
Qu'il pot; mais tout quanqu'il laissa
Fist paier, et puis trespassa.
Tout fu paie en sa présence.
Saint Pierre, saint Pol, saint Andrieu,
Tous apostres amis de Dieu ,
Par courtoisie
N'oubliez mie celle lignie , 6580 Dont grant noblesce est saillie
Et en mainte terre esparlie 3;
Car en maint lieu
Ont-ilz conquis maint noble lieu /(
Par leur noble chevalerie.
Saint Estienne et saint Vincent,
Saint Lorens et saint Clément
Et saint Denis ,
Qui tous estes de Dieu amis ,
* Resiruit, reconstruit.
* Saillir, sortir.
5 Espar tir , répandre. k Fieu, fief.
LE LIVRE DE LUSIGNAN. 301
Vos corps avez offers et mis 6590 A grief torment ;
Et tous martirs semblablement ,
Qui régnez pardurablement '
En paradis
Pour vos beaux fais et beaux dis a ,
Faites que nous soions compris
Finablement
Où règne le Père et le Filz ,
Ou ciel , et le Sains-Esperis ,
Et sera pardurablement. G600 Saint Sevestre , saint Augustin ,
Saint Martin ,
Saint Mor et saint Severin,
Saint Nicolas ,
Et tous confesseurs par compas 3 ,
Je vous supplie , n'oubliez pas
Ceux dont j'ay traitié , et moi las 4 ;
Mes hors des las 5
Nous gettez du fel G enncmy
' Pardurablement , éternellement, a Dis , paroles , discours.
3 Par compas, régulièrement.
4 Las, malheureux. 6 Las, lacs, filets.
6 Fel y félon.
302
LE LIVRE DE LUSIGNAN.
Qui vient à tierce ■ et midy c6io Et plus souvent que je ne dy,
Pour nous mettre du hault au bas. Faites-nous avoir le soûlas * Du ciel après ce monde-cy. Sainte Marie Magdaleine, Je vous requier à haulte aleine De pensée pure et fine , Sainte Agnès , sainte Katerine , Qu'il vous plaise prendre la paine De prier Dieu qu'il nous maine 6620 La sus en la joie divine.
Vous, amis de Dieu, sains et saintes, Humblement vous pry à mains jointes Que vous faciès Tant que noz pechiés effaciés Et que de Dieu soions acointes , Tant que d'enfer n'aions les pointes , Mais berbergiés Avec vous soions et logiés Ou ciel, où n'a nulles complaintes.
1 Tierce y neuf heures du malin. « Soutas, bonheur.
ET
OBSERVATIONS
SUR LE TEXTE.
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Niort. - Imprimerie de L. Favre et O.
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