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MEMOIRES CONTEMPORAINS.
MÉMOIRES
DE MADAME LA DUCHESSE
D'ABRANTÈS.
TOME SEIZIEME.
VARIS. — IBXPRiniERTE: UE X.ACB&VAIISISRB ,
RCE nu COLOMBIER, n" ,1u.
MEMOIRES
DE MADiMli LA IJDCUKSSK
ife
B'AllAMM
SOUVENIRS HISTORIQUES
SiJR
NAPOLÉON,
LA RÉVOLUTION ,
LE DIRECTOIRE^ LE CONSULAT, L'EMPIRE ET LA RESTAURATION.
TOME SEIZIÈME.
^^xi^^
A PARIS,
LIBRAIRIE DE L. MAME,
RLE GUENÉgAUD, IN° 'iS.
MDCCCXXXIV
DE MABAME LA DUCHESSE
ITABRANTES.
CHAPITRE PREMÎSR-
Le locsia européen. — Proclamation de l'empereur Alexan- dre.— Discours de l'empereur Napoléon. — Alexandre pacificateur de l'Europe. — La Prusse et son système. — Le duc de Brunswick. — .Jaupe qui peut !~Yenle de la Suède.
— 25 millions. — C'est le prix du sang.— Plus il vaut, plus il est paye . — L'Espagne perdue . — Belle conduite de Soult.
— Lettre de Bernadotte à Napoléon.— Le transfuge.— Ma petite Bonnette! — L'empereur trop bien servi .—Les gar- des d'honneur. — Mort de 31. de Lagrange.— Le pressen- timent.— Promenade en calèche. — Leduc de Frioul et Junot. — Amitié fraternelle. — Ce qu'était Duroc — Com- bien il était bon. — Pressentimens de Junot.— Amour pour l'empereur. — La consécration et le serment. — L'enfant du brave dévoue' avant sa naissance. — Le bulletin. — La partie de billard. — M. de Flahaut et M. de Valence — Les cent bouteilles devin de Sillery.— La bouteille d'eau de Portugal et la bouteille d'ëther.
Maintenant nous sommes à un moment qui est d'une haute et terrible importance dans la XYL »
■H^.'o.
a- MÉMOIRES
vie privée des familles comme dans le corps po- litique des nations... L'immense colosse de la France, naguère revêtu de pourpre et d'or, commençait à dépouiller sa riche parure , et n'était plus qu'un grand squelette dont les os déjà ébranlés s'entrechoquaient entre eux.
Averti enfin de son danger et du nôtre , au bruitdu tocsin queles puissances européennes fai- saient tinter de toutes parts, Napoléon rassembla autour de lui les forces de cette France qui ja- mais n'est épuisée de son sang et de ses richesses, quand il faut donner l'un et l'autre pour la dé- fense de sa gloire et de son honneur. A l'occupa- tion de Varsovie par les Russes *, l'empereur ré- pondit par un senatus-consulte' qui déterminait la régence pendant la minorité du roi de Rome. Au premier pas fait vers lui pour l'attaquer... lui qui jamais ne le fut!... il oppose l'assurance de la réversion de son pouvoir!... A la procla- mation d'Alexandre^ qui invite les Allemands à secouer le joug de la France , il répond par son discours au corps législatif...
« Le 8 février i8i3 : reddition de Varsovie.
• Le 5 février 18 15. — Voyez le Moniteur.
3 10 février i8i3, en date de Varsovie; elle est adressée aux Allemands et à l'alliance rhénane.
DE LA DUCHESSE ù'aBRANTÈS. 5
« Je désire la paix, dit Napoléon.. ^ elle est nécessaire au monde... Quatre fois d-epuis la rupture du traité d'Amiens , je l'ai proposée par des démarches solennelles... mais je ne ferai ja- mais qu'une paix honorable et conforme à la grandeur de mon empire. »
Et l'on a pu critiquer de semblables paroles ! Que devait-il dire, cet homme qui, quelques mois avant , possédait l'Europe entière!... Oh 1 combien sa grande âme devait souffrir , lors- qu'elle était si peu comprise!...
Bientôt Alexandre prit le rôle du pacifica- teur de l'Europe... Un manifeste de Varsovie en date du 22 février, suivit la proclamation du I o, de la même ville. .. Il appelait tous les peuples de l'Allemagne à l'indépendance, comme si pour eux il était moins honorable de répondre à l'ap- pel de Napoléon , que d'obéir à la lance d'un Cosaque!.. Enfin le 1" mars, la sixième coalition continentale contre la France est proclamée en Europe. Et seule, pour la sixième fois aussi , elle regarde ses ennemis avec fierté , et les défie de l'abattre... Ce n'eût pas été une vaine jactance certes, si, dans ceux qui l'ont Hvrée, il n'y avait pas eu de ses enfans... Le même jour, la Prusse toujours fidèle à son système de défection * , » C'est une chose curieuse à suivre que la conduite de la
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abandonne l'ami chancelant , et va faire alliance
Prusse depuis 92. Toujours versatile, dissimulée comme une iemme faible, nous l'avons vue en 92 prendre l'initiative et nous faire la guerre parceque nous étions si malheureux que nous allions succomber; et pourtant elle n'était pas parente des Bourbons, et n'avait reçu ni insultesni dommages. — A la troisième campagne, la Prusse retira son arme'e de celles coa- lisées, parce que la France triomphait partout; elle poussa le cri de saui>e qui peut , après le traité de Baie qui détruisait celui de Pilnitz, et renversa et rendit dérisoire l'impertinent Manifeste duduc de Brunswick. — La Prusse alors fut un peu moquée chez les républicains, qu'elle avait tant maudits... ils la bafouèrent même... Pourquoi s'y exposait-elle ? — En 1799 la fortune changea pour nous , la Prusse changea aussi, et M. de Sandoz vint en son nom flatterie directoire. Eu i8o5 l'Autricheaima: la Prusse regarda de droite et de gauche, et se dît que la France devait être battue; elle signa un traité avec la Russie, sur le tombeau de celui qui conduisait bien autre- ment les affaires de la Prusse. M. d'Haugw^itz fut témoin d'Austerlitz, et un courrier expédié à Berlin , arriva à temps pour faire déchirer le traité de Posldam; la Prusse vira de bord, hissa le pavillon de la France, et abattit celui de l'An- gleterre, qui allait être le sien. — C'estainsi qu'elle se condui- silpendant uaans. EniSialapeur avait faitsignerun traitéaux conseillers de Berlin, la déroute de Moscow leur rendit cou- rage : et ils entonnèrent un chant de triomphe en réponse aux cris d'agonie de nos soldais mourant dans les fleuves glacés, dans les boues et les neiges de la Russie... Enfin la Prusse jeta le le masque; mais, toujours perfide par le be- soin de l'être , elle emprisonna le général York en même temps qu'elle lui dit de trahir... Tant de turpitudes et si peu de grandeur !.., celafaitmal!
D£ LÀ DOCHESSE d'àBRANTÈS, 5
avec celui dont le bonheur se lève... Le traité d'alliance entre la Prusse et la Russie se signe à Kalisch. Dans le même temps, l'Angleterre et la Suède signent aussi un traité pour abattre l'ennemi commun*-. Ils sont tous altérés de son sang... C'est une curée... C'est une frénésie qui les pousse contre cet homme qu'ils devraient tous aimer et vénérer , parce que l'humanité en- tière doit être vaine de lui... et c'est un homme qui est presque son allié... qui est le beau-frère de son frère, qui signe le traité qui doit donner un ennemi de plus à la France et à Napoléon... car le prince royal de Suède faisait tout, el Charles XIIT n'était plus qu'une ombre de roi. Au reste , ce nouveau traité de iSi5 ( 5 mars ) n'est qu'une confirmation des traités précédens ( 24 mars et 5 mai 1812 ) , seulement cette fois la Suède est achetée. C'est le prix du sang main- tenant, et comme il est précieux, on le vend cher... La Suède recevra vingt-cinq millions de francs, et la cession de la Guadeloupe aban- donnée aux Anglais par le général Ernouf... Il y a dans tous ces traités , dans ces capitulations, une lueur de honte et de bassesse qui fait mal à l'a me...
Chaque jour les plus désastreuses nouvelles pous arrivaient, tantôt elles venaient de l'Es-
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pagne et apportaient la perte de quelque ami , ou d'une bataille, ou d'une province. Le ma- réchal Soult, qui avait fait des efforts surhumains pour lutler contre le malheur de sa position, de- venue terrible par le départ de la meilleure par- tie de ses troupes pour le Nord , fut enfin con- traint à se porter de Valladolid au nord de l'Espagne. Cette mesure, qui était indispensable , et que même il n'avait retardée que trop long- temps , fît un effet malheureux sur le moral de l'ennemi et de nos soldats, elle découragea ceux- ci en proportion de l'orgueil qu'elle donna à l'autre; dès lors notre séjour en Espagne ne fut plus regardé que comme précaire.
C'est, je pense, vers ce temps que Bernadotte écrivit à l'empereur pour lui demander en ami «de n'être plus ambitieux... de inoAérQY celte soif de conquêtes qui est funeste à l'Europe, ajoute-t-il. Je suis désintéressé dans la question , et vous pouvez croire que mon profond attachement pour mon pays et pour vous me dicte seul cette démarche... »
On croit rêver en lisant de pareilles choses!... Lui , Bernadotte!... Lui, jean , prince royal de Suède , venir dire à Napoléon , empereur des Français , qu'il doit remettre l'épée dans le fourreau , lorsque, lai, tire la sienne!... Et cela
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au moment où son beau-frère, le mari de la sœur de sa femme ' , était menacé dans sa vie!., dans tout ce que l'homme a de précieux et de cher... Bernadotte s'allie à toutes ces vieilles puissances que sa fierté républicaine repoussa si long-temps loin de lui... Mais parmi elles, il n'en est pas une seule dont le talent puisse effaroucher le sien... Ils sont tous nuls, et lui le premier parmi eux. Un autre transfuge, un traître, un Français indigne du nom de français , va bientôt paraître sur cette scène de guerre et de désolation... Celui-là fut jadis son maître, et Jean , prince royal de Suède , sera heureux de lui serrer la main , et de lui donner même la droite pour lui faire sentir sa supériorité...
Pendant ces préparatifs au dénouement du grand drame qui allait se représenter , Na- poléon organisait de toutes parts ses moyens de défense... Les gardes d'honneur lui fournis- saient à la fois ces mêmes moyens, et deve- naient entre ses mains des otages sûrs pour se rassurer sur les provinces intérieures. La France , sans cesse insultée par la Prusse, prit enfin l'ini-
' On sait que la sœur de la reine Julie est reine de Suède Je n'ai rien entendu de plus plaisant que le roi de Suède , avec son accent béarnais , appelant sa femme d'un petit nom d'amitié, qui était Bonnette. Je ne sais pas si les ha- bitudes royales ont supprimé la caresse bourgeoise.
Ç MEMOIRES
tiative, non pas traîtreusement et dans l'ombre, mais dans le sénat de l'empire... On y pro- clama hautement la déclar?.lion de guerre que l'empire faisait à la Prusse. Ce moment fut ter- rible pour tous ceux qui , comme Junot et ses frères d'armes, connaissaient les ressources de la France. Ils savaient par exemple que l'ar- mée française , au moment où elle déclara la guerre à la Prusse, ne se composait que de trente mille anciens soldats !,.. Elle avait son quar- tier-général à Slatsfurts, près de Halberstadl. C'était le prince Eugène qui la commandait ; il avait pris position sur l'Elbe et la Saale , ancien théâtre de notre gloire... mais quelle était la partie de l'Allemagne qui ne l'était pas?... Nous occupions Magdebourg, Wittemberg etTorgau. C'était dans cette dernière ville que je devais , dans cette même année _, recevoir un coup en- core bien douloureux même après mes malheurs. Le sénat, qui ne voyaitdansla guerre intentée contre la France qu'iuie tentative répétée et six fois essayée sur notre beau pays , accorda à l'empereur ce qu'il lui demanda pour repousser l'agression... Cent quatre-vingt mille hommes furent ordonnés i^2Lv\e sénalus-consulle du 5 avril 181 5. C'est dans ces cent quatre-vingt mille liommes que se trouvent ces dix mijie garder
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d'honneur qui firent tant crier après l'empereur. Eh bien ! il en fut de cela comme de bien des choses dont j'ai déjà parlé, c'est-à-dire que l'em- pereur fut trop bien servi. Il avait demandé au ministre de l'intérieur deux mille gardes d'hoivneur, on crut lui faire la plus agréable des flatteries en lui en envoyant dix mille... C'étaient donc huit mille familles qui étaient aigries contre l'empereur , et le maudissaient au lieu de le bénir... L'empereur, pendant ce temps , créait trente - sept cohortes urbaines pour la défense des places maritimes.... Cet homme était universel... il n'oubliait rien... Il eut un chagrin qu'il ressentit vivement même à cette époque... ce fut la mort de M. de Lagrange. C'était , comme on le sait , le mathématicien le plus habile que les sciences et l'Europe avaient eu ' depuis Euler... L'empereur l'aimait beau- coup , et sa mort l'affecta. M. de Lagrange avait alors 78 ans. L'empereur s'occupa de ce malheur avec une sollicitude qui semblait an- noncer un pressentiment.
— Je ne puis vaincre ce que j'éprouve , dit-il à Duroc... j'ignore ce que peut signifier l'effet pro- duit par cette mort de Lagrange , mais il y a du presseiitiment dans mon affliction.
Duroc essayait de dissiper ces pensées som-f
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bres, et lui-même quelquefois s'y laissait aller... Un jour il vint me voir. C'était le matin; il était deux heures. Le temps était beau, et Junot, mal- gré que le froid fût encore piquant , avait fait mettre les chevaux à une calèche , et voulait m'emmener promener... Duroc vint avec nous. Il avait une heure à lui, et il voulait causer de plusieurs choses intéressantes avec Junot et avec moi... Il voulait surtout parler avec le duc de la mort de Fuentès , que Junot avait reçu dans ses bras , et dont il avait été l'exécuteur testa- mentaire On sait que le comte Armand
de Fuentès avait une fille de mademoiselle Bigo- tini , et que Duroc était dans la même position. La conversation fut tout à la fois triste et ami- cale... Duroc était si bon!... si affectueux!... Il était si bon père!... Il parlait avec une parole qui venait du cœur... Oui, il était bon, et ceux qui peuvent dire que ce n'était pas , doivent faire croire que si le doute existe , c'est qu'ils ont eux-même provoqué ce qu'il pouvait avoir de mauvais... Il fut toujours pour moi le meilleur des amis , comme il fut pour l'empereur l'un de ses plus fidèles sujets et de ses plus dévoués ser- viteurs. Hélas! le moment approchait où lui aussi devait me montrer le chemin de délivrance de nos misères... Il le sentait, je crois... et cette
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agitation , cette sorte de souffrance qui ne lui était pas naturelle, et qui révélait une peine in- térieure de l'âme, me fit une forte impression... Je lui donnai la main, et je lui dis:
— Mon ami , j'espère que vous n'oublierez pas en partant que je suis ici , et que vous pouvez tout demander à mon amitié...
L'excellent homme me regarda d'un air atten- dri... Il me comprenait, mais une particularité que je connaissais l'empêchait en ce moment de me répondre comme il l'aurait voulu. Je le compris parfaitement , et pendant toute la pro- menade, je parlai de manière à le rassurer sur le sort de sa filie , et surtout à diminuerl'impres- sion presque lugubre qu'il ne pouvait rejeter par-derrière lui.
— C'est un pressentiment , répétait-il toujours pendant la promenade... je ne reviendrai plus au bois de Boulogne.
Il paraissait frappé... Bon et excellent Duroc! j'aurais bien sûrement donné de plus douces consolations à son âme souffrante , si je n'avais été aussi chargée de la sainte mission de soigner ime âme souffrante.
Junot était retombé dans un état de sombre inquiétude dont mes soins et mon affection l'avaient tiré... Il avait d'étranges momens d'in-
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quiète souffrance... il pleurait '....lui , si fort et si maître de lui!... Il pleurait comme un en- fant. Les mouvemens joyeux n'arrivaient plus à lui que par des intervalles qu'il fallait encore saisir.
Un jour, en lui annonçant que j'étais en- ceinte , il fut d'abord heureux; puis il s'attrista par la crainte d'un surcroît de souffrances pour mon état si peu fait pour supporter une si longue fatigue. Mais tout-à-coup il vint à moi , et me prenant dans ses bras , il me dit avec une ex- pression qu'on ne peut oublier quand une fois elle vous a frappé l'œil et l'oreille :
— Laure , si c'est un garçon , promets-moi , jure-moi de l'élever uniquement dans l'amour, dans la crainte de l'empereur... J'entends dans la crainte de l'affliger... Promets-moi de faire tous tes efforts pour qu'il l'aime comme je l'ai aimé... comme je l'aime toujours... Et sa voix tremblait d'émotion...
— Pourquoi ne me réponds-tu pas? dit-il en me voyant seulement pleurer; car en ce moment, je l'avoue, la puissance de Dieu même ne m'au- rait certes pas fait promettre ce qu'il me deman- dait , en voyant cet homme dont le loyal amour était si mal reconnu par celui qui aurait dû payer ces trésors de l'âme par une parole venue de
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lame aussi... Hélas! c'était tout ce que l'infor- tuné lui demandait.
— Laure , tu me fais plus de mal que tu ne penses en ne me répondant pas , comme j'ai peut-être le droit de te demander de le faire... N'est-ce pas, mon amie , que mon fils , si c'est un fils, ne recevra de toi que des leçons comme celles que je lui aurais données?...
— Mais tu les lui donneras toi-même , mon ami...
— Moi!... non, non !... lime faudrait encore des années de vie , et je n'ai plus que des jours...
— Et tu veux que je réponde à de semblables paroles?... Mon ami , tu ne réfléchis pas non plus que pour cet homme tu blesses le cœur de tout ce qui t'aime. Que tai-je fait , moi , pour me parler comme tu le viens de faire?
Je pleurais et je souffrais , car en ce moment il était d'un si grand changement , que je ne pouvais fixer sa noble figure sans me sentir une telle douleur au cœur, qu'il me semblait que j'allais mourir... Je fus à lui , et l'entourant de mes bras, je lui dis avec la volonté de le calmer:
— Eh bien! je te jure, mon ami, que l'enfant que je porte sera, quel qu'il soit, élevé dans l'amour de celui que tu aimes tant... Quant aux autres , c'était déjà un devoir pour moi de le faire. Et si
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je prends cet engagement , tu sais que je le tiendrai... Mais à présent, mon ami, l'état actuel de ta santé demande des soins... Ne pense plus à repartir pour l'armée... Je ne suis pas juge en pareille matière, mais il me paraît que mainte- nant lu te dois à ta famille... Ainsi donc, tu pourras lui inculquer toi-même ces sentimens d'attachement que tu sais si bien éprouver pour l'empereur... ne me quitte plus... Ne quitte plus tes enfans... nos amis... Ici, tu seras en- touré de soins , d'amour, tu seras aimé.
Je pourrai vivre encore de longues années., d'autres souvenirs pourront s'effacer... mais ja- mais... jamais , je n'oublierai la rapidité avec laquelle il s'élança sur moi!... Il me saisit avec cette force terrible qu'il avait naturellement en lui et qui doublait à la venue d'une émotion profonde :
— Mais tu ne m'entends pas , ou tu ne me comprends donc plus !... Comment , à présent que tu sais ce que m'a fait cet homme aux mille panaches , à présent que tu sais ce que sa ven- geance a imaginé pour me perdre auprès de l'empereur , tu ne veux pas voir que je n'ai qu'une réponse à lui faire !.,.
Et ses yeux flamboyaient... Il était admirable, mais terrible...
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— Que veux-tu? Laisse tout cela , répondis-je en tremblant , car il me faisait peur.
— Ceque je veux! s'écria-t-il... ce que je veux! c'est de me faire tuer... Alors, quand je tom- berai sous un boulet russe ou autrichien , quand une balle prussienne ou anglaise me renversera Sous les pieds de mon cheval , alors je leur de- manderai avant de mourir si J'ai manqué de ré- solution...
Cette malheureuse phrase du bulletin lui re- venait sans cesse à l'esprit... Je le regardais avec cette pitié du cœur qui va trouver la souffrance dans l'âme affligée, et qu'une femme aimée peut seule ressentir et donner... Le duc la comprit, ou plutôt la sentit... Il vint à moi , et posant sa tète sur ma poitrine, il pleura encore... C'étaient des gouttes d'eau-forte que ces larmes-là... Elles retombaient sur son pauvre cœur brisé , et le détruisaient en le brûlant.
Le soir de cette cruelle matinée, il était assez calme. C'était toujours après de tels orages qu'il avait comme un armistice avec la souffrance. La lutte commençait alors... l'homme ne voulait pas fléchir... mais la peine rongeante, cette vi- père qui de son dard brûlant fouille sans cesse au cœur et le pique, l'empoisonne de son venin, la peine était la plus forte, et fut en effet triom- phante.
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M. de Flahaut et le général Valence étaient venus nous demander à dîner. Après être sortis de table, nous passâmes dans le billard. Junot se trouvant plus disposé à faire quelque chose qui le pût distraire, proposa une partie de billard à quatre.
— Je me mettrai contre Valence, dit-il, et ma femme contre M. de Flahaut... Valence, s'écria-t-il en riant et s'élançant avec une viva- cité de jeune homme pour prendre sa queue de billard... jeté joue cent bouteilles de ton meil- leur vin de Sillery contre vingt-cinq louis... veux-tu du marché ?
— Oui , pardieu , répondit le général , sur- tout si la duchesse se met de la partie... mais elle n'a pas accepté.
— Bath ! ma femme veut toujours ce que je veux... n'est-ce pas , ma Laure ?
Et venant à moi, il m'entoura la taille de l'un de ses bras , m'enleva comme une plume à la hauteur de son visage, m'embrassa, et me re- posant à terre , courut arranger les billes.
— Elle a dit oui, Valence !... as-tu vu com- ment elle a dit oui?... sans parler... mais elle a dit OUI...
— Cela ne m'est pas prouvé , dit le général Valence, qui, voyant son front s'éclaicir et sa
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. in
bouche nous sourire, avait l'aimable esprit de prolonger ce moment de distraction.
— Comment cela? dit le duc en posant fort sé- rieusement sa bille sur le billard et me re<^ar- dant avec une sorte d'inquiétude... Puis il vint à moi rapidement, me prit dans ses bras, et me dit à demi-voix :
— ïu dois me détester !.. je suis sur que je t'ai fait mal tout à l'heure... en t'enlevant ainsi comme si tu étais seule...
Il se frappa le front... ses yeux s'assombrirent, et en une minute tout ce qu'il y avait de joyeux en eux avait disparu.
— Non , non ! m'écriai-je... non , non , je ne souffre pas le moins du monde... Jamais depuis un an je ne me suis mieux portée, et je suis fière et joyeuse d'être ton second dans un duel où le seul sang qui doit couler est dans une bouteille de vin de Champagne... en vérité il faudrait qu'il n'y en eût jamais d'autre.
A mesure que je parlais, le duc me suivait des yeux; il me regardait parler, si je puis dire ainsi... Lorsque j'eus fini, il me rapprocha encore de lui , prit ma tète dans ses mains , me décoiffa en baisant mes cheveux , et puis me regardant avec une expression indéfinissable , il me dit bien bas :
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— Tu es mon ange consolateur, toi!... que je t'aime!... Écoute, tu joues bien... joue encore mieux que de coutume... j'attache une pensée... bizarre peut-être.. .mais enfin c'est mon idée... Si je gagne!... Il leva ses yeux, ils étaient brilians et radieux. Si je gagne!... eh bien , c'est une ré- ponse de Dieu à tout ce que je souffre depuis si long-temps... Vois-tu ce brave et loyal gar- çon , poursuivit-il en me montrant le général Valence, celui-là me connaît... il était à côté de moi quand l'homme aux panaches voulut me donner des ordres quand il n'avait aucun droit de le faire... et parce que je n'ai fait que mon devoir, cet homme!...
— Oui, oui, il eut mille fois tort; mais viens jouer, et surtout rappelle tout ton talent ; quant à moi, je vais faire de mon mieux.
Et je l'embrassai... il se mit à sourire, et nous nous disposâmes au combat.
— Ah ça , tout cela est fort bien, dit M. de Flahaut, mais que jouons-nous, madame d'A- brantès et moi?
Dans le fiiit il fallait régler l'enjeu. La chose n'était pas facile , parce que je n'ai jamais joué d'argent dema vie, et que ne, buvant que de l'eau, l'enjeu du général Valence me tentait peu à gagner.
DE L.V DUCHESSE d'abRA.NTÈS. I9
— Eh bien , si vous voulez , tiis-je à M. de Fia- haut, je vous jouerai une bouteille de la gran- deur de celle de ces messieurs... seulement, au lieu d't^tre remplie de vin de CbanijDagne, elle le seia d'eau de Portugal... voulez-vous ainsi ?
— A merveille !... mais moi, si je perds, qu'au- rez-vous ? voulez-vous aussi de l'eau de Por- tugal ?
Je dis que oui.
— Eh bien ! comme vous êtes malade, et que vous avez surtout mal aux nerfs , j'y joindrai une bouteille d'éther...
Tout le monde se mit à rire... Nous commen- çâmes... Junot et moi gagnâmes les trois parties. Il eut ses cent bouteilles de vin de Sillery, et moi probablement ma bouteille d'éther.
Lorsque nous eûmes fini, Junot s'approcha de moi, et me dit avec un front tout radieux :
— Eh bien ! nous avons gngné , ma bonne Laurel...
Et il me prenait la taille pour me faire sau- ter, puis il se rappelait qu'il ne le fallait pas, et il s'arrêtait...
— Nous avons gagné!...
Je le regardai d'un air surpris, car ordinaire- mentilluiétaitbien égal de gagnerou deperdre...
— Imagiue-toi, me dit -il bien bas, que j'a-
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vais attaché à cette partie une pensée qui me tient au cœur... et cette pensée , tu la devines, n'est-ce pas?...
Je ne devinais pas du tout au contraire... et je le regardai en souriant en lui disant que je ne m'en doutais pas.
— Comment 1 reprit-il , tu ne comprends pas que c'est pour savoir s'î7 m'aime toujours!...
En entendant cette paroie du cœur sortir de sa bouche, en entendant cet homme qui souffrait depuis des mois entiers du supplice de douter que le sentiment d'affection pour lequel il vi- vait , pour lequel il mourrait , fût bien reconnu, en l'entendant m'avouer une faiblesse dont il aurait ri dans un autre , je me sentis émue aux larmes.. Je l'embrassai avec un sentiment de profonde affection, car un être aussi aimant de- vait être à son tour aimé et adoré de tout ce qui l'entourait...
— Eh bien ! lui dis-je en riant , tu vois qu'il t'aime toujours comme il t'aimait... sois donc joyeux, et que je te revoie enfin comme tu étais il y a deux ans.
Et dans le fait il fut toute cette soirée comme je ne l'avais pas vu depuis bien long-temps... il causait avec tous ceux qui arrivaient... Il de- meura pour le thé, ce qu'il ne faisait jamais... il
DE LA DUCHESSE d'aBUANTÈS. 21
fut causant, aimable... et lorsqu'il le voulait, j'ai connu peu d'hommes aussi agréables que lui dans les manières.
Ainsi donc cette idée, ou plutôt cette pensée, d'être plus ou moins aimé de Napoléon , ne le quittait plus... C'était une obsession... Ce n'était plus seulement pendant le sommeil... c'était tou- jours... Cette nuit il dormit paisiblement... le lendemain, la journée fut comme celle de la veille... Le jour d'après il entra dans ma cham- bre avant neuf heures... Il était pâle... ses yeux fort rouges, et sa physionomie étaitbouleversée...
— Laure, me dit-il, je vais te quitter... Je pars... l'empereur vient de me faire une grande iirâce ! !...
Et il jeta sur mon lit deux brevets, dont l'un le nommait gouverneur de Venise, et l'autre gouverneur-général des provinces Illyriennes...
— Et voilà la réponse qu'il a faite à la de- mande que je lui ai adressée il y a huit jours... Je lui ai écrit pour lui demander de faire cetle cnipagne '... pour lui demander de me faire tuer.. .car.. .voilà tout ce que je veux aujourd'hui...
— Et moi... et les enfans!..
— Ali! oui... vous tous '...Vous!., rien que vous...
' La campagne de Dresde qui allait se rouvrir, et pourla» (j'iclle l'empereur partit au mois de ra^i avec l'impératrice.
^àl MÉMOIRES
Et il pleurait sur mes inains, qu'il serrait con- vulsivement... Sou état me brisait le cœur... Je lui parlai avec celte voix de l'âme qui charme toujours les douleurs de celui qui souffre, quand il aime... Je parvins à lui faire voir cette nomi- nation ce qu'elle était véritablement: un poste de haute confiance et d'une excessive impor- tance... Les provinces Illyriennes étaient un objet de convoitise pour l'Autriche, qui voulait les ravoir, et ce motif, qui est même peut-être le plus positif dans tous ceux qui ont été déduits pour l'abandon du beau-père dans la cause du gendre, était alors moins à jour qu'il ne s'y est mis depuis... Junot se calma et put raisonner sur ce que je lui disais ; dans ce moment on vint lui dire que Duroc le demandait chez lui. L'ex- cellent ami, prévoyant que le premier moment serait orageux, était venu pour le calmer. Je le fis prier de passer chez moi, quoique je fusse au lit. Il était en habit bourgeois, et venait de faire avec l'empereur une course du matin, comme il en faisait si souvent depuis son retour de Russie...
— S'il cherche l'esprit public, nous dit le duc de Frioul, il a dû être content... Nous sommes allés ce matin dans le faubourg Saint- Antoine... Je ne croyais pas, moi-même, qu'il y fût aimé
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 2 3
comme il l'est... Tu ne peux pas le faire une idée, Jiinot,- à quel point l'entliousiasme est porté pour lui... Il a voulu s'arrêter devant une im- mense maison que l'on bâtit rue Charonne... Son chapeau était bien rr-battu sur ses yeux, cependant il est si reconnaissable , que je crains toujours quelc[ue malheur dans ces expéditions où je fais le Giaflar. Ce matin nous étions là au milieu de deux cents ouvriers qui maçonnaient et qui piochaient en même temps , parce qu'il y a des marais que l'on défric/ie, pour ainsi dire, pour en faire un jardin à cette manufacture : eh bien ! l'empereur était tout aussi calme que s'il eût été entouré de soldats de la vieille ^arde. .. Il regardait les maçons travailler, et particuliè- rement l'un d'eux, qui remuait son bras avec peine et paraissait moins agile que ses camara- des...
— C'est singulier, dit l'empereur... on dirait que je connais ce visage-là...
Et il continuait à fixer le maçon , qui, à son tour, ayant avisé le petit homme, dont l'œil ne le quittait pas, s'en fut chercher sous son chapeau presque rabattu qui ce pouvait être... L'enquête ne fut pas longue, et l'ouvrier, ancien soldat, reconnut son général. La bâche qu'il venait de remphr, tout auprès de nous, lui
24 MÉMOIRES
tomba des mains et les genoux lui tremblèrent...
— Mon général! s'écria-t-il d'une voix étouf- fée...
— Eh bien! eh bien! qu'as-tu donc, mon vieux brave? lui dit l'empereur en allant à lui... tu m'as donc reconnu ?... Eh ! pardieu , moi aussi je l'ai reconnu!... Tiens, demande à Duroc... je lui ai dit: Voilà un visage que je connais... et à présent je te remets tout-à-fait. Tu étais dans la 32*.. .tu étais caporal, et tu as été blessé au pont d'Arcole, pardieu !...
Le maçon répondait en inclinant la tête à chaque mot de l'empereur, en ne disant jamais un autre mot que : Oui , mon général...
— Ahçà! pourquoi t'es - lu fait gâclieux de plâtre? puisque tu peux lever une bâche, tu peux bien porter un fusil!...
— Non j mon général , reprit le gâclieux en ju- rant énergiquement... non... je ne puis pas lever un fusil !. ..
Et il fit voir qu'en effet son bras se levait à peine à la hauteur de l'épaule..
— Mais tu étais dans la garde à Austerlitz, poursuivit l'empereur, car c'est bien toi qu'on appelle Bernard... et tu es enfant de Paris?...
-— Oui, mon général... c'est vrai tout ça... -^ lïït pourquoi n'as'tu pa^ les Invalides... ?
DE LA DUCHESSE D ABRANTÈS. 23
— Je les ai eus, mon général... mais...
— Ah! ah!... oui... je me rappelle très bien à présent.. .
Et je vis le front de l'empereur se rembrunir...
— Le maréchal Serrurrier ne m'a pas donné de bonnes notes sur ton compte... qu'est-ce que cela veut dire?... Si ton opinion n'est pas celle qui convient au gouvernement, il faut alors quitter la France et t'en aller bâtir des maisons en Amérique.. .
— Mais, mon général, il faudrait pour cela quitter non seulement mon pays... mais vous, que j'aime encore plus que lui...
— Moi! dit l'empereur en riant... Pardieu , voilà qui est curieux... Comment donc arranges- tu ton attachement pour moi avec ta haine pour l'empire?...
— Parce que, mon général... parce que... c'est que... voyez-vous... c'est que... c'est vous...
Je suis sur, poursuivit le duc de Frioul, que cet homme n'a pas du tout songé à la valeur im- mense du mot qu'il venait de dire... Ce n'est pas qu'il n'en eût la pensée intime... mais il ne l'au- rait pas traduite alors par la sublime simplicité de ces seuls mots :
1 — C'f.st vous !
aO MEMOIRES
L'empereur en a été frappé... Il comprit alors, et cet homme, et son âme, qui est, j'en suis sûr, grande et belle... Il n'y a pas jusqu'à cette continuité dans sa conduite à vouioir toujours appeler l'empereur: mon général!... qui n'eut son côlé lumineux dans cette petite histoire... d'autant que jamais il n'eut l'air insolent et ne manifesta la volonté de braver. Cela est si vrai^ que je n'en fus pas frappé d'abord , et que je ne vis dans cette innovation qu'une habitude du vieux soldat... L'empereur le reijardait avec des yeux où se peignait bien im peu de mécontente- ment, mais où cependant se voyait encore plus de bienveillance.. . Le vieux soldat était là , devant nous, le bonnet à la main, et tout aussi respec- tueux que sous les armes, à une parade des Tuileries...
— ^ Ah çà ! est-ce que tu n'as pas la croix ?
Le maçon enlr'ouvrit sa veste, et sa croix brilla sur sa poitrine...
' — Elle est à sa place, dit Bernard... vous me l'avez donnée à la bataille de Wagram , mon i^énéral , pour une balle que ces damnés Autrichiens m'avaient envoyée dans la poi- trine... Vous passiez là comme on me relevait, et quand vous avez su que j'avais attrapé ma taloche en brave homme, vous m'avez donné
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. 2^
la croix... Oh ! c'était un fameux emplâtre que vous m'avez appliqué là, allez... aussi je dors avec. ..elle ne nie quitte jamais... par exemple, quand je travaille, je la mets dans ma veste.
— Pourquoi cela? dit l'empereur; crois-tu donc que ton métier fasse du tort à ta croix?... ton état est honorable, entends-tu... et tu ne dois pas rougir de lui... Que penseront de toi les camarades?... et tous ceux à qui tu prêches la république?... Ils doivent bien rire de toi, mon pauvre Bernard... car enfin c'est par fierté ce que tu fais là.
Le pauvre Bernard ne savait où il en était... il se rappelait en ce moment que ses camarades s'étaient d'abord moqués de lui, et puis ensuite qu'ils s'étaient fâchés. Il baissa les yeux... L'em- pereur lui dit après un moment de silence :
— Tu as la pension de ta croix... Je suis fâché que le maréchal ne m'ait pas demandé ce qu'il fallait faire de toi avant de te mettre ainsi à la porte delà retraite des braves gens... Y avait-il quelque autre raison pour te renvoyer comme ou l'a fait ?,., Allons, dis-moi la vérité...
— Mon général , il y en avait une autre, pour dire tout... je me laissais un peu aller les décadis, voyez-vous... je veux dire les dimanches*., j'ai été puni plusieurs fois... et puis est arrivée celte
•28 MÉMOFllES
histoire ', vous savez, mon général... et ma foi!., alors je me suis dit : Puisqu'on t'a mis à la porte, il faut aller manger la soupe ailleurs... et je me suis mis à gâcher du plâtre... mais tout de même ça me fait de la peine d'être hors de la maison... et si c'était un effet de votre bonté... mon général !.,. reprenez votre vieux soldat...
Il releva tout- à-fait sa tête pour mieux voir l'empereur, et sa figure paraissant alors entière- ment éclairée , montra une physionomie ex- pressive, et d'autant plus persuasive en ce mo- ment, que de grosses larmes lui coulaient des yeiix et tombaient, comme dans une rigole, dans une large et longue cicatrice qu'il avait au rai- lieu de la joue gauche... L'empereur ne lui ré- pondit rien , mais le fixa long-temps. Il me de- manda ensuite ma bourse, en tira trois napo- léons , et les donnant à Bernard :
— Voilà pour boire à ma santé avec tes com- pagnons , Bernard . . . Allez déjeûner , voilà l'heure , et surtout ne vous grisez pas ; car alors je serais obligé de payer votre journée à votre maître... Adieu , mes enfans !
— Yive l'empereur!... vive l'empereur !... s'é- crièrent tous les maçons... et, l'entourant aussi-
I ïJhistoire, comme i! l'nppelait , c'est qu'un jour étant ivre il avait crié ; p^ive la rêpuLlifjue !
DE LA DUCHESSE D ABRANTÈS. 29
tôt, ils Jetèrent leurs outils, leurs bâches, et voulaient lui baiser les mains. Bernard se tenait à l'écart et était le seul qui ne dit rien ; mais il pler.rait, et dans ces larmes du vieux brave il y avait plus d'amour que dans tous ces cris répon- dant à un don d'argent. L'empereur s'approcha de Bernard et lui dit :
— Bernard , il faut aller voir de ma part le gé- néral Songis ' ou le maréchal Bessières... oubien, si tu laimes mieux , il faut venir au château , et tu demanderas ce jeune homme-là, vois-tu... Et il frappa sur l'épaule de Dnroc. Tu lui parleras, et il aura quelque chose à te dire de ma part.... 11 s'en fut après avoir oté son chapeau à tous les ouvriers, qui, ravis de sa visite, de son aubaine^ répétaie.Rt tous le cri de vive l'empereur, même long-temps après qu'ils ne le voyaient plus.
Cette histoire me frappa vivement lorsque Duroc me la raconta. Quant à lui , il y faisait moins d'attention , parce que cela se rencontrait sous différens aspects presque tous les jours... Cependant il convint avec moi que celle-ci était d'une tout autre nature, il y avait du beau ro- main dans ce Bernard... L'empereur le comprit, cet homme... Il le comprit avec son génie , et
' Parce qu'etanl infirme, ou pouvait l'employer dans le Iraiu d'artillerie de la "ardc.
3a MEMOIRES
cela parce qu il ne l'avait pas écouté en roi... Le souverain se serait fâché... le héros non seule- ment pardonna, mais devina la grandeur d'âme du soldat. Bernard ne fut plus maçon, il eut une place dans l'administration du palais... Il s'ha- bitua enfin à dire Sire et Votre Majesté, quand il parlait de l'empereur... mais le curieux de la chose , c'est que surtout depuis la chute de l'empire il est devenu tellement impéria- liste, qu'il fendrait la tête au premier qui man- querait de dire en parlant de l'empereur, Sa majestÉ'l'empereuret roi.
Il était fort républicain avant d'entrer dans la garde, mais, avant tout, dévoué à l'empereur. Ce Bernard qui avait fait le siège de Toulon , les campagnes d'Italie , celles d'Egypte , avait con- servé pour le général Bonaparte une sorte de culte. Il ne voyait rien au-delà de ce titre de gé- néral immortalisé par les plus admirables victoi- res... aussi ne le lui ôta-t-il pas dans son esprit. Mais lorsque l'empire fut établi , et au moment des signatures , il s'en fut chez le maréchal Da- vout, et lui dit qu'il ne voulait pas signer pour. Le maréchal ou celui qui tenait sa place, en parla à l'empereur; l'empereur, qui voulait que tous les votes fussent libres, ordonna que Bernard signerait comme il le voudrait , ce qu'il fit au
DE L\ DUCHESSK O ABIIANTÈS. .3l
bas d'un non , mais avec des vœux pour son gé- nérai y et l'offre de son sang et de sa vie. Lors- qu'il fut blessé à Wagrara, Tempereui', qui voulait avant tout conserver de bons soldats et de bons Français , lui donna la croix , après l'avoir fait soigner comme s'il eut été attaché à son élat- major. Ce caractère lui paraissait original , et il est même étonnant que cet homme n'ait jamais été plus loin que le galon de caporal. 11 écri- vait assez bien... L'empereur l'oublia pendant deux ou trois ans... Puis vint cette affaire des Invalides , où Bernard avait non seulement parié avec peu de retenue, mais crié plusieurs fois : Vive la république!... Il pérorait . parlait , enfin il fit si bien, que le maréchal le mit a la porte , comme il le dit lui-même.
En racontant à Duroc comment il avait suivi cet liomme , l'empereur était sublime de simpli- cité et de bonté.
— Ce même jour-là , dit le duc de Frioul à Junot , je t'affirme cpi'ilm'a parlé de toi en rap- pelant le siège de Toulon , et c^u'il m'en a parlé comme de l'ami qu'il aime le mieux, avec Alar- mont et moi... Je te l'affirme sur 1 honneur d'un frère d'armes , Junot...
Junot s'approcba du duc de Frioul-.,. et lui prit la main :
02 MEMOIRES
— Ta me le jures ? lui dit-il...
— Sur l'honneur... sur mon enfant!...
— 11 n'en était pas besoin , Duroc , ta parole suffisait.... Oui , il est toujours le même, n'est- ce pasi*... Eh bien î je partirai !... .T'irai le servir là où il me dira d'aller,.. Et au fait, qu'importe que mon sang coule au nord ou au midi ?. .. Seu- lement je voudrais que l'empereur me donnât, comme en Portugal, la possibilité de correspon- dre avec lui directement... Crois-tu qu'il le veuille?...
— J'en suis sûr...
— Comment cela?
— Parce qu'il me l'a dit...
— Duroc, dit Junot tout joyeux , demande- lui pour moi une audience pour demain matin.
Le lendemain il vit l'empereur... Napoléon fut aussi bon, aussi aimable pour lui qu'ill'était quand il voulait l'être. Junot partit pour l'IUyrie, où je devais aller le joindre^ quand l'état de souf- france où me mettait ma grossesse me le permet- trait... Junot devait d'abord s'établir à Trieste , et puis préparer mon habitation à Venise'.
« Leybacli était le cher-lieu du gcuveniement de l'IUyrle; mais coimnc Junot était en luême temps gouverneur de Ve- nise , cl que'celle dernière résidence e'taitplus agréable, je l'avais choisie.
ni". LA DTJcnr.ssE d aérantes. ôô
CHAPITRE îï.
Enthousiasme de la Fiance pour la cause nationale. — La pairie en danger. — Aux armes !.'.' — Le niarëchal Mac- donald abandonné. — Trahison. — Le gé;iérat York. — Taurogen. — Réponse à 3L de Chateaubriand. — La bro- chiite. — Le roi de Naples. — Le prince Eugène. — Brouille de I\Iurat et de Napoléon. — Cause de celte brouille. — Le général Cavaignac. — M. Godefroy de Cavaignac. — Son éloge. — Querelles du roi de JNaples et de sa femme. — Il ne veut pas être mené. — Le second Bacciochi. — Le comte Daure. — Le duc de La Vauguyon.
— Demande de Murât. — Décret de l'empereur. — Les Fiançais napolitains. —Bouderie de Murât. — Le couloir secret. — M Mazois. — Son éloge. — L'fnLremur. — Le beau jeune homme et le gros petit homme. — Lettre de jN'apoléon à sa sœur et à Murât. — Il n'a du courage que comme vn moine ou une femme. — Marie-Louise.
— On ne l'aime pas. — Pourquoi cela? — Ses galopades.
— La jeune bourgeoise de Paris et le capitaine de l'arme'e d'Espa-ne. — Infidélité. — Folie et mort de Claire.
On a reproché à la France d'avoir abandonné la cause de ISlapoiéon en 1814... Peut-être à celle époque y eut-il vraiment un décoiirage- iiient qui influa sur la conduite des Français ; mais ce que je puis îiffîrnier, c'est qu'en iSi5 , l'élan ualional était admirablement beau, et me XVI. 3
54 M li MOIRES
raj3pe!ait à moi , jeune femme, ce que j'avais vu toute petite enfant au commencement de la révolution, c'est-à-dire en 1794 et 1793... La patrie était de nouveau en danger; ISapoléon le disait avec sa voix forte et puissante, et la France l'entendait, elle comprenait... Les revers de la retraite de Russie étaient affreux , sans doute ; mais tel était l'amour qu'on portait à cet homme, que nul reproche ne sortait de la foule du peuple. Quelques voix s'élevaient, et disaient parfois quel- ques sottes ou même quelques spirituelles paroles, mais qu'est-ce que cela faisait? La France entière marchait après la gloire et la suivait fiilèlement; car le souvenir de vingt ans de victoires ne pou- vait être effacé par une défaite qu'on pouvait justifier encore en montrant la confiance que Napoléon devait avoir dans ses alliés... Il ne chercha pas cependant cette justification aux dépens de l'honneur d'im autre... il se contenta d'appeler aux armes ! et , comme au temps où la défense de la liberté armait la France entière, on vit ^5o,ooo hommes ' courir aux drapeaux au seul mot DE l'invasion étrangère... Ce mot fut électrique... La Prusse, qui fut la première, comme toujours, à sonner la cloche de la défec-
' Le sénat ordonna, le 11 janvier iSi3, une levée de a5o,ooo hommes.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 55
tion, fil: alors Tindigne âï(n\re (\eTaurogen: le gé- iiéiai York ab^n(lo^n^ le niaréchal Macdonalcl ' qui avait pénétré viclorieiisement dans laSamogi- /tV;, attaqué et entamé la Livonieet menacé Riga; il fut contraint d'abandonner ses succès, et non seulement de recaler, mais de voir son indigne allié signer ime convention avec les Russes!... Macdoiuild fut donc obligé de rétrograder jus- cju'à Lawartz et l'Oder, au lieu de vaincre et de s'établir chez l'ennemi.
Mais à la vue d'une trahison si lâche , une traiiison qui formait le digne complément d'une conduite toujours cauteleuse depuis vingt-cinq ans, de ce même abandon qui avait toujours été tenu en réserve pour une défaite , comme à Austerlitz, lorsque M. d'Haugwitz portait les deux lettres dans sa poche ; à la vue de cette perfidie, notre jeunesse, et même les pères, criè- rent aux armes encore plus haut... La France de- vint un camp... les villes un arsenal particulier où se forgeaient les armes... L'empereur, infa- tigable au milieu de cette tourmente intérieure qui lui annonçait des évènemens différens en- fin de ceux qui formaient sa carrière depuis tant d'années, activait tout par cet esprit créateur et vivifiant qui nous avait redonné l'existence de-
' Il faisait Ttixlrcme gauche de la grande armée.
36 MÉMOIRES
puis qiio nous nous étions donnés à lui... Mais au premier cri d'nlarnie , tout un parti se leva contre lui , contre lui!... son bienfaiteur !... et répudia nos conquêtes , notre gloire, nos lau- riers... Ils étaient sanglans ces lauriers! disaient- ils. Eh! quels lauriers ne le sont pas ?... Ils ont, dit-on, coûté des milliers d'hommes à la France! Mais la révocation de Tédit de Nantes a frappé d'expatriation plus de trois cent mille familles ; parmi ces malheureux , coinnien n'y avait-il pas de vieillards abandonnant le toit , le champ pa- ternel, pour aller mourir sur une terre étran- gère!... Croit-on qu'à l'agonie de ces infortunés leur cri de désespoir ne résonna pas avec un éclat plus retentissant ' au pied du tronc de Dieu
«Voyez unebrocliure de moi qui parut en iSôi inliluléc : De la JilKilé , ai'ant , pendanl et après la reslauration , r6- jionse à M. de Clialenubriand , avec ccUe épigraphe :
o France , écoute ce qui retentit à tes oreilles. Les servi- tudes et les humiliations du passe , voilà ce qu'on redemande comme î.icGiTiMK... Les préjuges de l'ignorance , et le culte du despotisme , voilà ce qu'on préconise comme fondement de
l'ordre social.
( Faits civils de la France , TrssoT , t... i.)
Cette brochure sans nom d'auteur, fut faite et publiée par moi enréponscà la première que fit p.r.iftreM. de Clialcaubriand en avril i83i. i\lalgrc ma profonde admiration pour son beau talent et son noI>le caractère, je ne me trouvai pas être de sou oj>inion... à celle époque i mai i85r ), Comme mes Me'-
Dlî LA DUCHESSE d'aBRANTKS. 3j
pour demander vengeance contre Louis XIV , que le boulet frappant le soldat de Napoléon au milieu des batailles? Et quant aux autres re- procbes qu'on avait à lui faire, fdssent-ils réels aussi bien que futiles , ils ne vaudraient pas en- core les cages de (er du château de Loches , l'édit sur les chasses du bon roi Henri IV , et les passe -temps de la peur de chevalerie, qui me- nait joyeusement sa cour et ses maltresses voir brûler les sectaires à petit feu pour distraire et réjouir un chacun... Allons, il ne faut pas non plus crier ainsi toile après Napoléon... il n'en a pas tant fait... Il me faut maintenant parler d'un des plus grands et des plus graves motifs de ses malheurs et de sa chute.
J'ai raconté dans le précédent chapitre le d> part du roi de Naples pour son royaume , lais- sant au prince Eugène le commandement de l'armée qui lui avait été confiée par Napoléon. C'était un dépôt sacré que l'em^pereur lui met- tait aux mains... et il ne le vit pas!... Il aban- donna ces restes précieux d'une troupe de bra-
moires n'avaient pas encore paru , je ne voulus pas nietlre mon nom à un ouvrage politique, surtout pour mon entrée dans le monde littéraire... Des motifs personnels me firent ensuite retirer cette l)rocIiure , au moment ot» p;iruront mes Me'moires; elle aura sa place dans un recueil de Mélanges lit éraires, que je dois publier celte année.
33 JIÉMOFRES
ves , rejetant sur le vice-roi d'Italie le poids im- mense de celle responsabilité que ]Sa|ioléon lui avait remise comme une préférence donnée au plus brave et an pins digne.. Il quitta liï nAWGiR enfin, caril faut le dire... il abandonna l'armée à Posen et retourna à Naples... Il est à propos de ' faire ici une remarque qui peut jeter du jour sur l'obscurilé de cette épocjue de sa vie.
Depuis long-temps une aigreur presque hai- ripuseavail remplacé lessenlimens qui unissaient les deux bea ux- frères , sentimens (jui, du reste , n'avaient jamais été ceux de l'amitié. Napoléon n'ainiait Mural qu'en raison de sa bravoure et du grand parti qu'il en pouvait tirer. Je prie de croire (|ue je ne parle ici d'après aucune impres- sion personnelle. Ce sont des renseignemens po- sitifs et dégagés au contraire de toute partialité... L'rmpereur n'avait pas pour Mural ce sentiment de profonde amitié qu'il avait pour tousses an- ciens officiers de l'armée d'Italie ; il se moquait ouvertem.ent de lui lorsqu'il n'était pas à l'ar- mée, et certes beaucoup d'enli-e nous l'ont entendu rire du roi de'Naples,et l'appeler le ROI FRANCONi. Ccttc inimitié, ou plutôt, pour parler plus juste, cette répiilsion, datait de plus loin, et la cause en était bien connue à ses amis les plus intimes. Je retrouvais encore hier, en
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. S^
cherchant parmi des notes, une lettre de Junot qui est bien exj3licative à ce Fujet ; mais lais- sons cela...
Le motif qni rendait le roi Joachim presque l'ennemi de son beau-Oère avait pris sa source dans tout ce qui se passa lors de son expédition contre la Sicile ( 1809). Murât sévit braver par la flotte anglo-sicilienne, qui vint même pren- dre Procida etischia; il eut cet élan de bravoure qui lui était propre et lui faisait crier en avant! sans savoir même s'il était suivi ... Il prépara une descente en Sicile... Le passage fut ordonné, et une division, celle du lieutenant-général Ca- vaigt^ac ', passa de l'autre côté du phare ; les au- tres divisions ne le suivirent pas: pourquoi? voilà ce (|ue je ne sais ni ne puis expliquer. Mais le roi de Naples le traduisait de la manière la plus injurieuse pour son beau frère. Son expédition ' était manquée... Il attribua le non-succès à l'empereur, crut qu'il avait donné des ordres secrets, et il revint a N.ipies , honteux comme \\i\ vaincu et la vengeance au cœtir... Ce fut dès cet instant que l'aigreur se mit entre eux... La [>lus amère correspondance s'établit entre la
'Oncle (le M. GoiJefroy de Civaigmc, de ce brave et digne jeune liommc... aussi loyul daus son opinion , qu'ha- l>ile el capable de la conduire.
/fO MÉMOIRES
cour (les Tuileries et celle c:e Naples... La més- intelli.gence suivit bientùt, et nefut pasce qu'elle aurait été si Ferdinand eût été à Naples ; car les rapports de famille une fois troublés, ne sont remplacés que par la haine... IMurat se plaignit hautement; la reine, qui depuis long- temps vivait dans une sorte d'opposition tacite avec lui pour des détails d'intérieur tout-à-fait privés, voyant un prétexte pour la guerre, prit j^arti contre le roi , et le palais de Naples vit le scandaleux spectacle d'une lutte maritale entre le roi Joachim et la reine Caroline... Ces dissensions atteignirent des personnes de leur cour... tout devint prétexte pour le roi... tout devint prétexte pour la reine. Un médecin , un chirurgien , je ne sais lequel des deux , mais je sais qu'il s'appelait Pébordc , était très aimé du roi , et par conséquent détesté de la reine. Pé- borde voulait épouser inie jeune et charmante personne, Elise de Saint-Méme ( fille de madame de Saint-Méme, amie de ma mère, et dont j'ai beaucoup parlé dans mes premiers volumes \ Cette affaire, qui eût été toute simple si le roi et la reine avaient bien voulu ne pas s'en mêler, fut une véritable guerre à mort... Joachim, comme ousleshom iTies qu'on mf«^, criait du haut de sa t^le qu'il no voulait pas être vwné par sa femme.,,
DE LA DL'CnESSÉ d'aBRANTÈS. /| l
qu'il ne voulait pas être im second Baccioclii... Il vit clans l'armée française une sorte d'auxi- liaire pour seconder la reine... Les emplois prin- cipaux de sa cour étaient en grande et majeure partie occupés par des Français. C'était M. Paul de La Vauguyon qui était colonel-général de sa garde, et qui, en sa qualité de Français, devait lui porler ombrage... c'était M. le coroîeDaure, qui, sous le même titre exactement que M. le duc de La Vauguyon, devait l'inquiéter, étant mi- nistre de la guerre... c'était... ma foi , la place me manque pour en faire la liste... Le fait important est de dire que Murât demanda le
rappel des troupes françaises L'empereur
fronça le sourcil, et répondit par un non très sec... Alors Murât tomba dans des méfiances absurdes, même par leur excès... La reine et lui devinrent presque ennemis, et l'intérieur du palais de Naples fut un enfer... Une nouvelle demande, tout aussi maladroite et surtout intem- pestive, acheva de mettre la mésintelligence en- tre les deux couronnes : Murât demanda que tous les Français qui étaient à son service fussent na- turalisés comme Napolitains... La chose était maladroite de toute manière,
— Ah ! ah ! dit l'empereur, il ne se regarde donc plus comme Français lui-même, notre frère,..
4$ MÉMOfRES
Et dans la colère que lui fit éprouver cette clé- marche de Murât, Napoléon, pour toute ré- ponse, fit aussitôt paraître le décret suivant, dont jamais Joacliim n'oublia les paroles:
« ... Considérant que le royaume de Naples fait «partie du grand empire j que le prince qui règne 9 dans ce pays est sorti des rangs de l'année fran^ » çaise ; qu'il a été élevé sur le trône par les ef- » forts et le sang des Français , Napoléon déclare • que les citoyens français sont, de DRorr, ci- » toyens du royaume des Deux-Siciles. »
J'avais alors un grand nombre d'amis à Na- ples. J'en avais, non seulement dans l'intérieur intime du roi et de la reine, mais dans toutes les positions , et, pour dire la vérité, j'ai même été mieux instruite par ceux qui n'étaient rien, que par ceux qui avaient, par honneur, l'obligation de se taire... Eh bien ! tous n'ont eu qu'iine voix . pour me rapporter combien la conduite de Murât fut absurde et ridicule dans cette circonstance. Il bouda comme un enfant, ôta ' sa croix de la Lc- gion-d' Honneur... et même le grand-cordon de l'urdre. lls'en fut à Capodimonle, et là, pei'pétuel- leraent en querelles avec la reine, ils donnèrent tous deux le scandaleux spectacle d'une dissen-
• Pendant nn jour seulement. Mais il l'ôln pendant a4 heures, et pnr huntrtir.
DE LA DOCHESSE D'ASHANThs. 4^
sion qiîi recevait un jour honteux de ses motifs. Des intrigues basses et privées l'envahirent tout entier. Il passait quelquefois une p:\rtie des nuits à lire de nombreux rapports de police , tous plus alarmans les uns que les autres , et d'autant plus inqiiiftans pour lui, que ceux qui les rédigeaient connaissaient le côté vulnérable de l'homme '...
■ J'ai eu lin ami qui était à Naples à peu près vers cette e'poque. Ce ail le bon , l'ainiable et le savant Mazoïs.,, Il a VII celte cour de ]N;ipIes avrc les yeux d'un liomme d'espril et J'âino d'un loyal et honnête liomnie... 11 était bien curieux à entendre sur le théâtre de In cour , et ses acteurs.
11 e'iail architecte , comme chacun sait. 11 lut employé , je ne veux pas dire par lequel des deux époux, à faire diffé- rcns travaux au palais de Naples et à celui de Casente. .. Dans des temps aussi orageux, qui rappellent les troubles Guelfes et Gibelins, et les querelles de Jeanne, il était à propos de prendre ses pre'cautions contre un danger. . . En conséquence, Mazois fît faire un couloir secret , protique entre deux mursetsusceptible de 1 lisscr passer un homme. . . Ce couloir servit long-temps à uiw personne. Puis, les inté- rêts changèrent : je ne sais pas s'ils étaient politiques ou non, cela ne me regarde pas. . . je suis historienne , et voilà tout. Le fait est que le voyageur du couloir changea , et que 1'j«- iremur fut parcouru par un autre homme. Les rendez-vous sont toujours à heure fi^e , qu'ils soient pour df'cidor du sort d'un empire ou de la vie d'une femme. . . Or, l'heure de ce prenuer rendcz-vous était passée depuis long-temps, et p' r- sonne ne paraissait. Celui ou celle qui attendait, impatienté de celte attente, prit une Jampe et entra dans le pai;sage, oii e'tait l'explication du retard. . , Le premier voyageur était un
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Il oubliait, pour satisfaire ce c;oiit de délation et d'espionnage, ce qu'il se devait à lui-même... Il voyait de vils espions... il leur parlait... il les ac- cueillait... C'était en même temps une honte et une pitié... Mais ilavait </a /'on dans Tâme... Aus- sitôt que le tambour battit en 1812, il redressa sa tête, et parut écouter si l'empereur l'appelait... Quand il entendit sa voix, il parut hésiter, cependant il était résolu... Il partit pour la Russie, mais son cœur était ulcéré , et ce fut alors qu'il en donna des marques... Le moment était mal choisi. Du reste, toujours aussi brave sur te champ de bataille j comme le disait l'empe- reur, il fit dans cette campagne de Russie tout ce qu'un homme peut faire de plus vaillant et de plus déterminé. Il gagna des batailles , fut vain- queur des Russes , et ajouta à la gloire de nos aigles. Voilà pour la vérité; quelque tort qu'on ait
grand et beau garçon, svelte, élégant de tournure, et toul- à-fiit destiné à voyager dans un cntremur. . . Mais laulre, quoiqu'il fût un liomnie des meilleurs et des plus spirituels, et même des plus supérieurs , n'en était pas moins un peu trop spherique pour le passage , qui certes n'avait pas été fait pour lui. De manière que, s'y e'iatit engage', il ne pou- vait ni avancer ni reculer, et se trouvait pris com^ne dans une souricière. Il en sortit cependant , et le lendemain , le piuvre Mazois fut loul pantois d'avoir fait un passage secret dans un palais de rois et de reines , où toutes les tailles ne pouvaient pas passer,
DE LA DCCHESSE D'ABRA:yTàs. 4^
à reprocher à un homme, la vérité avant tout. Dans celte horrible retraite de Moscow, Tempe» reur était entouré d'un bataillon qui pouvait à bon droit être nommé le bataillon sacré. Là , des colonels et des maréchaux-de-camp faisaient le service de sous-officiers ; des lieutenans-géné- ratix, celui de capitaines et de lieutenans : Murât en était le colonel. Il y a une sorte de souvenir de la chevalerie dans cette troupe d'hommes à épaulettes d'or se faisant gardiens de leur chef bien-aimé... Et Napoléon Tétait encore pour eux à cette époque, bien qu'il crût ne voir autour de lui que des ingrats, comme il me le disait dans Taudience que j'eus de lui au retour de Russie... On a prétendu, dans je ne sais plus quelle bio- graphie ou quel ouvrage, que lorsque IMurat reçut le commandement des mains de Tempe- reur, il lui dit qu'il consentait seulement à con- duire l'armée sur le territoire prussien , et qu'aus- sitôt arrivé à Kœnisberg, il s'en irait à Naples. Il ne faut que connaître l'empereur pour douter complètement de cette version. C'était bien lui qui, au moment où Murât lui avait donné des sujets de mécontentement graves, aurait été en recevoir la loi, lui qui ne la voulut jamais rece- voir d'aucune autre puissance en Europe. C'est absurde à prétendre. J'ajouterai que le Moniteur
46 MI^MOIKES
du 8 février, lorsqu'il apprit que Murât avait abandonné le cornm;iiidement laissé par la con- fiance, prouve tout le contraire. Voici l'extrait du Moniteur:
« Le roi de Naples étant indisposé, a dùquit-
• ter le commandement de l'armée, qu'il a remis
• au prince vice-roi. Ce dernier a pins l'habitude
• d'une grande adminislralion; il a la confiance
• entière de l'empereur... »
Le 26 ou le 24 janvier précédent, Napoléon avait déjà écrit à sa sœur Caroline :
• Le roi de Naples a quitté l'armée. Votre mari *est très brave sur le champ de balaille; mais il
• est plus faible qu'une femme ou qu'un moine
• quand il ne voit pas l'ennemi... Il n'a aucun cou-
• rage moral. »
Phis tard dans le mois de février ou de mars, il écrivit à Mural lui-même:
• ... Je ne vous parlerai pas ici de mon mécon-
• lentement... sur votre conduite depuis mon dé-
• part de l'armée, car cela provient de la faiblesse
• de votre caractère... Vous êtes un bon soldat...
DK L.l DUCHESSE DABUAlXTÈS. 47
• VOUS VOUS battez bravement stir le champ tle
• bataille... hors de là vous n'avez ni caractère ni
• vigueur... Au reste, je présume que vous n'êtes » pas de ceux qui croient que le lion est mort...
• et qu'on peut!!... Si vous faisiez ce calcul, il se-
• rait complètement taux... f^ous ni' avez fait tout tle mal que vous pouviez me faire depuis mon dé- tp irl de JVHiui... 3Iaisje ne veux plus parler de »ceta... Le titre de roi vous a tourné la têlej sivoua
• désirez le conserver, conduisez-vous bien... »
Cette lettre écrite à iMurat, en i8i5, acheva l'ouvrage de l'article du Moniteur, et il devint l'ennemi de Napoléon.
C'est ici le lieu d'observer que l'empereur a toujours eu une pensée singulièrement fausse dans cette coutume de faire insérer dans le Mo- niteur des personnalités offensantes... 11 s'est peut-être fait plus d'ennemis avec ce malheureux journal qu'avec son canon. L'article de la reine de Prusse, article injuste, au reste, autant que faux, celui du prince-royal de Suède, de M. de Sîadion , celui de M. de Metternich, et puis lord Casteireagh, et mille autres, tout ce qui fut in- séré, depuis 180.1 jusqu'en i8i4 , contre le prince de Galles, depuis Georges IV, fut peut-être un plus sûr moyen de haine que tout ce qu'avait
48 MEMOIRES
légué M. Pitt et nos longues guerres. Je ne par- lerai pas des particuliers, dont Napoléon blessait les réputations au cœur; mais j'ajouterai seule- ment qu'il est hors de sens pour moi que cet homme, le plus grand des hommes , eût recours à de si petits moyens, qui donnaient la mort comme des vipères, lorsque souvent il ne vou- lait infliger qu'une punition.
Pendant ce temps , les nuages s'épaississaient de plus en plus, et l'orage approchait chaejue jour. Pendant ce temps, que croyez-vous que fai- sait celle qui aurait dû trembler et s'inquiéter que le canon autrichien vînt gronder sur les hauteiu's de Montmartre ? Que liiisait Marie-Louise enfin ?... De la tapisserie... Elle jouait du piano... s'en al- lait voir son fils, comme je vous l'ai déjà dit, à ime heure fixe... se le faisait apporter de même; et l'enfant, qui connaissait mieux sa berceuse que sa mère, voulait à peine lui donner sa petite joue rosée pour que l'autre y posât ses lèvres... Et pourtant, comme l'empereur l'aimait, mon Dieu!... Il l'aimait plus que jamais il n'aima une femme, et Dieu l'a puni par celle-là même qu'il préféra à l'autre...
Marie-Louise n'était aimée d'aucune de nous, et cela était fort naturel. Constamment retirée dans son intérieur le plus intime, el'e ne voyait.
DE LA DUCHESSE d'aBRANïÈS. /]g
en familiarité que la duchesse de ]\Iontebello. Sans doute le choix était bon , mais cependant elle aurait pu avoir plus de laisser-aller dans ces petites soirées que l'empereur lui avait organisées en y admettant seulement quarante à cinquante femmes qui, se relayant ^ c'était le mot, faisaient que, chaque jour, elles étaient douze ou quinze... Cela comprenait les dames du palais et les mai- sons des princesses de la famille impériale... C'était peu amusant. J'en ai rendu compte, et si ce n'eût été l'oreille de l'impératrice , qui faisait son devoir de tourner pour le bon plaisir de chacun, on s'y serait bien impérialement en- nuyé... Quant à Marie-Louise, elle passait sou temps comme je viens de le dire... montant à cheval... non pas du tout comme Catherine I", pour accompagner l'empereur à la guerre, mais pour galoper... Je crois que le mot est littérale- ment juste... Elle galopait pour galoper... Et cependant, l'Europe entière armait contre l'homme qui était son mari devant Dieu... devant les hommes... la moitié de sa vie... le père de son enfant !... Et dans cette Europe dont les flots allaient peut-être nous submerger, étaient son père... ses oncles... son frère!... N'avait-elle donc pas une parole à leur dire?... ne pouvait-elle se présenter à eux en s'écriant :
XYI. 4
5ô MÉMOIRKS
— Cette terre de France, c'est le patrimoine de mon fils!... c'est ma nouvelle patrie !... ne la ravagez pas!...
Mais non, elle fut muette... toujours!... tou- jours muette!...
Il arriva à cette époque une histoire bien tragique, que l'on fit disparaître, à cause de l'homme, et à force d'efforts, du journal cau- seur du monde; ce qui fut d'autant plus facile, que les intôrêls privés se rattachant alors aux intérêts généraux, il était impossible de dis- traire son attention de la commune tragédie qui se représentait sur le grand théâtre... Depuis, il s'est écoulé tant d'évènemens et de jours, qu'on peut parler du fait dont je fais mention, sans craindre d'ailleurs d'être indiscret. Cette histoire offre une réunion d'incidens plus ex- traordinaires qu'aucun roman ne peut, certes, en présenter.
Dans une honnête famille bourgeoise de Paris, il y avait une jeune fille que je nommerai par son nom de baptême seulement ; elle s'appelait Claire. Cette jeune fille avait un fiancé qu'elle aimait avec une de ces passions que les cœurs de femmes seulement peuvent connaître, parce que ayant, plus que les hommes, la faculté de souffrir, le ciel, dans sa justice, nous a donné
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS, 5|
aussi la faculté d'aimer plus qu'eux. Claire avait été accordée à son prétendu lorsqu'elle n'avait encore que treize ans , et qu'il n'érait que sous- lieutenant. Depuis, il avait agi comme un brave jeune homme, et, en 181 3, ilétait capitaine dans l'armée d Espagne... dans le corps du général Foy '. Pendant long-temps il donna de vives in- quiétudes, non seulement à sa famille, mais à celle de sa fiancée; il faisait partie de l'armée de Portugal , et j'ai déjà dit combien les lettres avaient eu de peine à passer. Cependant on avait été rassuré sur son compte, lorsque tout- à-coiip on cessa de recevoir de ses lettres; et cependant l'armée était rentrée en Espagne; mais Eugène n'y élait pas revenu avec elle.
Sa famille et celle de Claire écrivirent au ma- réchal Bessières, qui alorsetaitaValladolid.il fit prendre des informations, mais elles furent très long-temps infructueuses. Eugène de S... n'é- tait pourtant pas mort, à ce que disaient ses chefs... qu'élait-il devenu?... Claire pleurait , et son amour de jeune fille , si tendre, si dévoué, donnait alors des larmes à plus d'une douleur...
«Eugène de S... e'iail capitaine dans !e corps que comman- dait le gênerai Foy le jour du combat de Tolosa. Je ne sais cl je a aQIrine pas qu'il fût sous ses ordres avant ce jour>lJi.
53 MÉMOIRES
Elle craignait pour la vie de son amant... elle craignait pour son amour...
— Mon Dieu , disait-elle un jour en priant devant son crucifix, failes-moi la grâce de me rendre assez forte pour supporter ce que je crains !...
Enfin, le maréchal écrivit lui-même à la fa- mille que le capitaine Eugène de S... était re- trouvé. Il avait été malade, disait le maréchal, et une famille portugaise des environs de Viseu l'avait humainement recueilli ; ce qui était rare , ajoutait le maréchal , car l'assassinat suivait pres- que toujours une rencontre isolée...
Quelques jours après une lettre d'Eugène confirma celle du maréchal. Il avait été re- cueilli par une famille portugaise , dont les soins lui avaient sauvé la vie. Il était fort éloquent dans la peinture de sa reconnaissance, mais ne disait pas un mot de son retour, ni de son ma- riage... En lisant cette lettre, Claire devint froide et pâle :
— Il ne m'aime plus! se dit-elle...
Un an se passa ainsi... à recevoir des lettres contraintes , et bien évidemment écrites sous l'impression de la seule pitié, et à cacher une peine qui amenait la mort dans le sein de la jeujie fille aimante et fidèle. Elle lutta con-
DE L\ DUCHESSE D AERANTES. 53
tre la souffrance tant que son âme eut de la force; mais le jour vint où elle fut anéantie par une nouvelle qui parvint d'une manière confuse à ses parens... On disait qu'Eugène avait enlevé une jeune fille en Portugal, et qu'il allait l'é- pouser... les parens n'y crurent pas, et voulu- rent lui cacher cette nouvelle; mais Claire com- prit même ce qu'on lui taisait, et devina un malheur qu'elle avait prévu... Le lendemain elle avait disparu. Une lettre qu'elle laissa, deman- dait à son père et à sa mère de lui pardonner d'avoir ainsi disposé d'elle.. .On la crut morte... C'était tandis que Tannée de ^îasséna était en retraite que, plusieurs corps s'élant un peu écar- tés de l'armée principale... celui d'Eugène se trouva séparé des autres... Lui-même allant un jour en reconnaissance, ou plutôt en maraude ^ comme on le disait alors , et ne revenant pas , ses camarades le crurent assassiné, et ils retournè- rent au quartier-général dans cette persuasion. 11 avait, en effet, été rencontré par quelques hommes armés, contre lesquels il avait voulu se défendre, et qui l'avaient blessé!.,. Ils l'avaient ensuite emporté... Pendant plusieurs semaines sa prison fut supportable et même douce , car une jeune fille devint sa geôlière , et il l'aima de cet amour passionné qui porte avec lui et eq
54 MÉMOIRES
lui bonheur et malheur. La jeune Portugaise raimi bientôt aussi , plus peut être qu'elle-même ne l'était : ce n'était pas de l'amour, c'était de cette passion délirante qui est du feu , de la lave dans ces cœurs de la Péninsule... Eugène ne ré- sista pas... il oublia Claire... ses eugagemens... son devoir... la France... tout pour celte enchan- teresse aux yeux de velours, qui le menait eu en- fer en lui montrant le paradis.
— Partons, lui dit-elle un jour... je sais le moyen de rejoindre l'aimée française sans ren- cotjtrer les nôtres... Mais, Eugène, tu me pro- mets que je n'aurai pas à me repentir de mnn sacrifice... car pour toi, vois-tu, je quitte ma mère... ma funille... el ma patrie!...
Eugène la pressa sur son cœur, et la regarda sans lui répondre... Son regard s'appuva sur ce- lui de la jeune fille et lui disait tout ce qu'elle demandait... elle pencha sa tête sur la poitrine du jeutie Français , et lui dit seulement :
— Partons!...
La nuit stiivante, ils quittèrent la maison ma- ternelle de Dolores; ils suivirent des chemins inconnus au jeune homme, mais que Dolores paraissait connaître parfaitement. Trois jours après, ils étaient à Ciudad-Kodrigo , et une se- maine n'était pas écoulée, que le jeune capitaine
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 55
était à la tète de sa compagnie, et que Dolores était madame de S...
Quelquefois Eugène se réveillait de son rêve d'amour, et sa pensée rebelle se reportait mal- gré lui dans celte maison de la rue Saint-Denis, où l'attendait une jeune fille, qui était sa fian- cée!...
Mais elle n'est plus à moi, se disait il... je suis sûr qu'elle est mariée même... Au surplus, il faudra bien que les choses s'arrangent.
Et dans sa dureté, il ne pensait même pas que la pativre Claire pouvait pleu.'^er...
L'Espagne avait reçu le contre-coup des dé- sastres du Nord... Le roi Joseph , après avoir fait tous les efforts qu'un élre humain peut faire, fut obligé de se retirer sur la France... Le mal- heur de notre destinée mditaire a voulu c]ue dansée moment, où il était nécessaire surtout d'avoir à la tête de nos troupes un homme comme le maréchal Suchet ou le maréchal Soult, l'un fût encore en Saxe, et l'autre oc- cupé à faire fuir de Tarragone, Georges INIur- rny, qui s'en fut en nous laissant son artillerie... Mais qu'importait ce succès!... Jourdan , qui commandait l'armée royale, était malheureuse- ment sou chef le jour de la funeste affaire de Vittoria... il était major-général, et tout était
â6 MÉMOIRES
perdu... bagages, artillerie... tout enfin était tombé au pouvoir de l'ennemi... La route de France était impraticable; il fallut y rentrer par Pampelune, et celte route était elle-même cou- verte de guérillas... Ce fut là que le général Foy arrêta avec vingt raille hommes presque toute l'aile droite de l'armée anglaise dans cette re- traite, au combat de Tolosa ( en Biscaye).
A la nouvelle du désastre de Vittoria, l'empe- reur manda le maréchal Soult auprès de lui.
— Il faut partir pour l'Espagne dans uisr. HEURE, lui dit-il... Tout y est perdu par une impérilie inconcevable... Allez , servez-moi , et servez votre pays comme vous savez le faire , et ma reconnaissance iiaura pas de lwrnes\..
» J'ai dit que dans les leUres que je recevais de l'arme'eily avait souvent des dcil.Tils curieux sur des faits inte'ressanirem- jiereur étions ceux qui l'entouraient; en voici un extrait : il Cdncerne précisément le fait du départ du mare'chal Soult.
«... Nous avons e'ie bien étonnes l'autre jour de voir ar- river ici la duchesse de D. . . . elle est venue y cliercher le duc pour des hisloires d'inle'ricur pour lesquelles elle est sans pitié : parce qu'elle est d'une conduite parfaitement exemplaire et que nul reproche ne peut lui êlre fait, elle n entend à aucune concession, et il y a eu des explications o. ageuses. . . »
Et cette niûiue lettre, commencée un jour, comme loufes les lettres écrites en campagne, n'était finie que huit ou d[x jpiU'S plus lard; eq voici la Wi\ ;
DE LA DUCHESSE d'abRANTÈS. 67
Le maréchal Soult partit de Dresde en ayant pour tout renseignement la nouvelle de l'entière
«... Le maréchal Soult est parti pour l'Espagne ; c'était le seul homme capable de sauver les malheureux débris que Jourdan a si imprudemment sacrifies ! . . . Quel malheur af- freux que cette bataille de Vittoria!. .et vous croyez en con- naître les détails ! . . . eh bien ! vous ne save?, rien. . . L'em- pereur a empêché la publication des épouvantables vérités du bulletin. .. il y a de bien graves aacusaîions ! . .. mais il est des fautes pour lesquelles il faut un tribunal tout exprès pour le coupable, et un accusé tout fait pour le tribunal!. . Enfin hahia bahia. . . usted con Dios ! Tout ce que je puis vous dire, c'est que l'empereur est comme Auguste, redeman- dant ses légions à Varus.
• Mais le départ du maréchal eut un antécédent bizarre ; lorsque l'empereur l'envoya chercher pour lui dire sa vo- lonté et qu'il l'eut transmise à la maréchale , elle lui dit très impérativement ; Vous ne retournerez pas en Espagne! . . . Le maréchal fat un peu étourdi de cette volonté contradic- toire. . . lui si ferme dans ce qu'il entend exécuter. . . aussi répondit il par un haussement d'épaules à cette parole : Je ne veux pas que vous retourniez en Espagne ! . . .
«J'arrivais chez le maréchal au moment où la conversation était le plus animée... Comme j'apportais de nouveaux ordres qui tendaient à accélérer son départ , nous passâ- mes dans son cabinet... il avait l'air soucieux ; je lui de- mandai ce qu'il avait? il me dit : Il faut bien que je parte et je vais partir. . . Mais la maréchale!. . . elle a , je crois, le diable au corps. . . on a été lui faire cinquante contes sur moi et sur Mortier , et ce sera une dent difficile à arra- cher que son consentement.
» Comme je le connaissais ferme et décidé, et syrlQUl
58 MEMOIRES
tlestruction de l'armée, arriva sur la frontière au moment où les débris de cette belle armée d'Es-
homme de résolution, je le quittai, bien persuadé que l'o- rage finirait par nn coup de tonnerre qui serait l'expression de sa volonté Mais la chose m'avait paru gaie; l'empereur en vit les traces sur mou visage en rentrant au palais Maroo- lini , et je lui en dis la raison. Il ne vit pas comme moi : tout au contraire, il frappa du pied et commanda qu'on fût cliercher la maréchale. . . elle arriva presque aussitôt. . . le maréchal logeait en face de nous. . . La scène fut vive . et en disant la scène je dis le mol propre : la maréchale répondit admiral/lemenl à l'empereur , parce que jamais elle ne sortit des bornes du respect.. . mais elle ini sévère et dit très posi- tivement à lempercur : « Sire, le maréchal vous doit sa vie et ses services ; mais en vous les donnant ne doit- il rien non plus à ses eni'ans et à sa veuve?. . Voilà six ans que le maré- ch;il use sa santé dans les sables brùians de l'Andalousie et dans \cs parties les plus difficiles de la Péninsule... Son dévouement a été reconnu par Votre Majesté, sire, et pour- tant eli^: n'a jamais rien fait pour lui.. .
>> — Co^nment! s'écria l'empereur.. .
» — Non , sire, poursuivit la marc^chale avec beaucoup de sang- froid.. . elle a moins fait pour mon mari que pour le maréchal Suchet, par exemple... et surlout, ajoula-t-elle avec une juste émolion, car elle avait raison, que pour le maréchal Ni^y. . . Pourquoi Votre Majesté ne le récompense- rait-elle pas de même ? le titre de prince , sire, serait digne- ment porté par lui.. . la po nte de son épée en soutiendrait la couronne, comme la lame a défendu vos frontières.. . »
. . . L'empereur fut un mo\nen\. accablé , c'est le mot, sous celle éloquence d'une femme plaidant une cause honorable et juste, Il avait voulu lui parler avec sévérité et il ne sut
DE LA DUCHESSE D*ABRANTES. 69
pagne venaient tomber presque expirans sur le solde la patrie... Il les rallie... leur parle de celte voix puissante toujours comprise par des soldats français quand elle rappelle à la sjloire, attaque l'ennemi à Roncevaux au milieu de ces mêmes rocs qui virent tomber Roland... L'affaire fut terrible; malgré toiit le talent de Soult, il ne put redonner Ja vie à ce qui était mort.
.. . L'armée n'existait plus depuis Viltoria... Rppoussés, écrasés par tons les malheurs, ces misérables restes se retirèrent en France , après avoir laissé plus de huit mille hommes sur les rochers de Ronceveaux.
Depuis bien des jours , on voyait au milieu de cette horrible déroute une jeune fille pâle et malade, et visiblement aliénée, demandant à
que continuer une conversation commencée avec une aussi noble fermeté. . . Néanmoins , le résultat de celte conférence fut que le maréchal est parti pour l'Espagne pour aller ré- tablir des affaires désespérées , etc.. .
Celte relation n'était pas aussi longue dans la lettre que je reçus alors... elle contenait en revanche des fiélails sur d'autres questions.. . Ce que j'ai dit de la suite de celle ci, m'est parvenu d'un autre côté, et comme lecommencement et la fin sont tout aussi bien à la louange d'une femme que j'es- time comme épouse , comme mère , et comme femme enfin , je l'ai mise ici comme je l'ai su. . .
6o MÉMOIRES
tous ceux qu'elle rencontrait, le régiment du ca- pitaine de S... Les soldats l'accueillaient selon l'humeur où ils étaient. ..Tantôt repoussée, tan- tôt bien reçue, la pauvre enfant ne pouvait par- venir à rejoindre celui qu'elle cherchait... Une vivandière' en eut pitié, et la sauva des désas- tres qui l'auraient enveloppée... Mais il lui res- tait à peine la force de marcher lorsqu'elles ar- rivèrent au premier village de France... Dans ce village, elle trouva au moins une partie du repos qu'elle était venue chercher : elle mourut dans la nuit qui suivit son arrivée!... mais sans dire un seul mot qui pût faire soupçonner qui elle était... Dans la matinée du même jour le ré- giment d'Eugène arriva.
— Capitaine, lui dit Rosalie, il y a ici une jeune fille qui demande après vous depuis Vitto- ria, que c'est une pitié... Je l'ai protégée tant que je l'ai pu, et heureusement pour elle, la pauvre enfant; mais enfin...
— Une jeune fille! s'écria Eugène... où est- elle?...
t Cette femme, aussi bonne, aussi humaine qu'elle e'iait alors jolie, s'appelle Rosalie Berger. Elle a long-temps ap- partenu au huitième corps , et faisait partie de la division du général Clausel (aujourd'hui maréchal). Je l'ai vue souvent à Toro, ou elle vendait des (Vuils pour ro« table à mes dq» wiesiifjuei.
DE LA DUCHESSE d'abRANTÈS. 6i
— Dans cette maison... mais ne vous pressez pas tant... ce n'est plus la peine, car la pauvre créature est retournée cette nuit au bon Dieu.
En ce moment, ils entraient dans la cabane où le corps était étendu sur de la fougère, et en- touré de fleurs des montagnes, que les enfans de la maison avaient mises sur la tête et aux pieds de la morte, selon l'usage du pays... Eugène poussa un gémissement sourd, et tomba sur ses genoux devant le cadavre... C'était celui de la pauvre Claire!...
02 MÉMOIRES
CHAPITRE III.
Premiers mois de i8i3. — Conliiion contlnenlale. — Union de la vertu. — Disposilions de la Prusse. — Piéjtij^cs de l'empereur à son cgard. — Politique de l'Aiigh-'ltirc. — M. de ScliwarzembtTg — Aneciiole. — Le valet piii pour roi. — Les Boui bons en i8i3. — L'ucled'auloritc. — La Icllre caclielée, — Le duc de Rovigo. — noyalisuie, — IlarlwelL — Pioclamalion. — Improssloii qu'elle produit sur l'em- pereur. — Publique. — Ëvènemeas.
Pour suivrema pauvre jeune fille, j'ai anticijîé sur les temps ; il nous faut retourner aux pre- miers mois de 181 5 pour marcher avec les évè- nemens.
La sixième coalition continentale était formée contre la France ; l'empereur avait peut-être provoqué la défection totale de la Prusse par le refus qu'il eut le tort de faire aux propositions
DE LA DDCOESSE d'aBRANTÈS. 63
de ]\I. de ITardemberg , adressées le 6 février au comte de Saint-Marsan , notre ministre à Berlin. Cette démarche avait pour but de placer le roi de Prusse entre les deux empereurs comme in- termédiaire pacificateur. Ce n'est pas que je croie que le roi de Prusse eût alors plus d'affec- tion pour nous que par le passé; mais depuis nos guerres avec la Russie , il avait été si com- plètement écrasé par les éclats et les ricochets des deux artilleries combattantes , qu'il voulait, je pense par intérêt pour lui-même et pour son peuple , empêcher de seconde victoire comme celle de Friedland , et de seconde défaite comme la dernière campagne de Moscow... Je pense donc cjue la cour de Berlin, surtout le roi, qui est un honnête honime, était de bonne foi lorsque, en 1 8i5, au mois de février, elle offrit sa média- tion ' par cette note dont j'ai parlé plus haut. Deux incidens de peu d'importance empêchèrent non seulement qu'elle fût acceptée, mais que
' La Prusse proposait sa rnc'diation conciliatrice, et, pour prix de son entremise, on devait évacuer la Prusse. Les Fran- çais se seraient relires sur l'Elbe, les Russes sur la Vistule, et la neutralile aurait été accordée aux provinces prussiennes et saxonnes situées entre ces deux fleuves. ..Les places fi-rles sur l'Oder, ainsi que Danlzig et Pilavir, devaient être re-
64 MIÉMOIRES
Napoléon donnât quelque créance à cet acte tout amical, qui toutefois, par son apparence protectrice, ne pouvait aussi que lai déplaire. Maintenant examinons toutes les causes du mou- vement qui s'opérait alors.
Tout le monde ne sait pas qu'après la bataille d'Iéna, l'empereurNapoléon reçut des ouvertures qui lui furent faites par la fameuse association ap- pelée YUnion de la Vertu. (Ïiigend-Bund ). Celte association , déjà formidable à cette époque , de- mandait à Napoléon d'affranchir l'Allemagne et de lui donner des institutions représentatives et libérales ; elle voulait reconnaître un grand chef, et se mettait à sa disposition; ceci est posi- tif... L'empereur fit la faute bien impolitique de la refuser... Son refus eut deux résultats fu- nestes pour lui et pour la France. Le premier fut de changer en une ennemie implacable et terrible une force qui pouvait dans ses mains devenir le levier du nord de l'Europe, en mettant à sa disposition toute la jeunesse decetle époque, non seulement en Prusse , mais dans les villes d'Allemagne où il pensait être le plus maître, et
Diisesà la Prusse pour qu'elle les occiipât jusqu'à conclusion de la paix... La première chose dcniandée pnr la Prusse était un urniislice.
DE L\ DUCHESSE d'aBRANtLs. 65
qui étaient toujours au moment de lui échapper... Et puis la Tugend-Bund avait grandi depuis léna... Le cabinet du roi de Prusse lui était non seulement ouvert, mais soumis; et ce ca- binet était son organe dans les cu'constances importantes. Ce fut lui qui détermina le roi Guillaume à partir pour Breslaw, où l'on de- vait discuter d'autres intérêts. La Tugend-Band était donc devenue l'ennemi de Napoléon , et son refus d'être à eux Favait raise contre lui.... En apprenant que le roi de Prusse était à Breslaw, Napoléon sourit avec cette expression que nous lui connaissions, et qui faisait présu- mer à ceux de son intérieur tout ce qui se passait en lui... La note communiquée à M. de Saint-Marsan fut refusée avec des paroles même assez offensantes... Ij'empereur avait en ce mo- ment deux motifs qui le portaient à une sorte de violence à demi révélée envers la Prusse : la connaissance qu'il croyait avoir de la trahison du cabinet de Berlin , et l'extrême confiance qu'il avait d'une autre part dans celui de Vienne.
— Je n'aime pas la Prusse ; elle a été pour moi
"personnellement déloyale et sans foi... elle a été
pour ma patrie une alliée toujours perfide... Je
lie l'aime pas enfin... Mais je dois à la vérité de
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66 MEMOIRES
dire ici que l'empereur Napoléon fut non seule- ment injuste pour elle , mais impolitiquement ; car elle ne voulait pas trahir alors. Ce ne fut que le 27 février que le baron de Hardenberg signa dans cette même ville de Breslaw , où le cabinet de Berlin, tout dévoué à la Tugend-Bund, avait entraîné le roi, un traité à' aXWdince, offensive et défensive euire la Prusse et la Russie. Il n'était que l'ampliation, a-t-on dit, d'un premier traité stipulé à Kalisch et à Wilna trois semaines avant. Cela est vrai ; mais je puis certifier, car J'en ai vu la preuve, que la Prusse ne l'aurait pas ratifié si la noleremiseà M. deSiint-Marsan avait été accep- tée par la France. C'est un fait que je puis affir- mer avec assurance... Jusque là , la Prusse avait conservé avec nous des formes non seulement amicales, mais d'une nature qui devait nous être de quelque prix par l'altitude qu'elles don- naient à la Prusse au milieu des désastres du retour de Russie... Napoléon ne sut ou ne vou- lut pas non plus distinguer l'effet qu avait dû produire en Prusse et dans toute l'Allemagne son refus d'accepter la direction du mouvement qui introduisait dans toutes les principautés et sou- verainetés germaniques un nouvel ordre de cho- ses et de volontés... Parce refus, il s'attira toute une vengeance nationale : cependant, et même
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eu entendant gronder l'orage , il s'obstina à ne pas vouloir se mettre à l'abri... et ce fut de Bres- law que partirent ces édits qui appelèrent sous les armes toute la jeunesse combattante de la Prusse... trente jours n'étaient pas écoulés, que 140,000 scldats, brûlant de celte même ardeur militaire que nous avions vue à nos frères et à nos pères en 1792, étaient disposés à résister à Kapoléon ; non plus cc-lte fois comme à léna , mais le sabre aux dents, le pistolet au poing et la rage au cœur; iU raltendaient sur leur frontière, résolus déjà à la quitter pour venir attaquer la nôtre. C'est ainsi que tout se préparait pour l'ac- cabicr et nous avec lui... ■Mais tous ces arme- mens se faisaient dans le silence et l'ombre... Le grand coup d'état euiopéen se préparait mys* térieusement... Le cabinet de Saint-James, avec cette même politique qui, en j -82, lui fit accueil- lir les exilés de Genève' pour nous les renvoyei ensuite comme moyen de discorde et d'agitation, lui fit encore adopter cette fois le même parti. 13eriiailotte et la Russie, la Prusse et l'Autriche, fu- rent soumis à l'Angleteire; et cependant le talent de l'xVuliiche était bien de force à lutter contre toutes lesautres pu ssances, étant surtout assisté (le Napoléon... Pourquoi donc cette défection!*..
> Dumont, Clavières, Koiiand, Marat, etc., etc.
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Ce n'est pas aujourd'hui, en iS54, maintenant que le livre de la politique européenne est ou- vert à tout venant, et cela pour le bonheur de chacun , qu'il faut nous venir conter une ver- sion métap/iysir/ne ; nous nous mettrions à rire , n'est-ce pas, si l'on nous disait : que c'était pour la morale de cette même pauvre Europe que les puissances s'étaient levées ponr arrêler Napoléon dans sa course dèvaslatrice... Tout cela res- semblerait à des contes bleus... L'Autriche, elle-même , si l'empereur Napoléon lui avait rendu , mon Dieu ! ses méchantes provinces iliy- riennes, auxquelles elle tenait comme... à tout ce qu'on n'a pas... s'il avait rendu les provinces illyriennes, je sais et je puis l'affirmer aussi, que le prince de Schwarzenberg aurait coopéré au grand mouvement au milieu duquel il de- meura passif, et que la neutralisation subite du contingent autrichien n'aurait pas eu lieu... C'est merveille , en vérité , de se rappeler toutes les belles paroles de ces puissances, lorsqu'elles virent le lion malade et déjà languissant !.. Oh, que de beaux sentimens !.. que de volontés géné- reuses!..Tout était vusous un jourradieux alors, et Napoléon n'était plus qu'un homme, même ordinaire, aux yeux qui, si long-temps, s'étaient abaissés devant le soleil de sa gloire... Tandis
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que tout se disposait dans l'extrême nord , JM. deStakelberg ' et sir Horace Walpole se ren- daient à Vienne sans aucun caractère diploma-
' Je sais une histoire sur un M. de Slakelberg , grand-père ou grand-oncle de celui-ci, qui est assez jolie pour trouver place dans des mémoires contemporains... Stanislas Ponia- towsky était alors roi de Pologne. 3Iais on sait jusqu'à quel degré de serviLude, si l'on peut se servir de ce mot , la cour deRussie tenait le jeune souverain. La cour d'Autriche y en- voya un agent diplomatique, mais sans un caractère oslen« siblement accrédité. Cet agent était le fameux baron de Thu- gut, l'un des hommes les plus subtilement fins et habiles que l'AIlemogna ait jamais eus dans ses cours. Arrivé à Varsovie , il apprit des choses qui lui parurent de nature à être non seu- lement dénoncées à sa cour, mais réprimées dès le même instant autant que cela serait en sa possibilité agissante à lui baron deThugut.. . Quelques jours après son arrivée , il fat invité à aller voir le roi à une maison de campagne qu'il ha- bitait en ce moment près deVarsovie.. .Comme le bai on n'était pas encore du corps diplomatique, il ne pouvait s'attendre à une autre réception. . . II partit de bonne heure de Varso- vie, et arriva à une heure après midi à la campagne où était le roi. .. Il trouva un aide-de-camp qui le reçut avec de grands égards , et qui , après avoir été prendre les ordres du roi , l'introduisit dans iin appartement intérieur , en lui disant qu'ily trouverait S. M. Cet appartement parfaitement arrangé et ressemblant aux appartemens de Ti ianon pour la distri- bution , ouvrait sur un jardin dans lequel se promenaient quelquespersonnes. Le baron de Thugut parcourut plusieurs pièces toutes solitaires , et se disposait à prsser dans le jar- din , lorsqu'il entendit tousser légèrement dans \\n cabinet voisin... li avança, et vit un homn:e décoré de plusieurs
^O ME3rOIRES
tique apparent , mais avec une mission toute secrète et de la plus haute importance, l'un
grnnds cordons , et dont la pliyslonomie rappelait ce qu'il proyail savoir de Stanislas Poni.Jknvski... Comme il ii\st guère d'usage de Hxcr les yeux sur un roi , IM. de Tliiigiil, ne doutant p;is(]ucce fùl le sien , s'iiiclipa par trois l'ois, selon la coutume levercncièrc cl slupidc du p.iys f!c co;:r , ce à quoi le personnage plaque , cordoniid, clianiairu , rej>ondit comme Jes rois , par une seule iuciiualioti de têlc toute pro- eclricccl silencieuse... ComuicSlanisIasclail bavard coiume pn roi parv^enu , le liaion de Tliujjut fut tout clouuc de sa reserve: — Allons, d!l-il en hii-mcine, je n'ai qu'à me bien tenir, car voilà déjà de la besogne russe... IVlais la Russie y c'iail pour bien nulrcmeut fjU'il ne le ci oyait vrai- ment.. . Une porte s'ouvrit, et un beau roi , un vrai roi bien parlant , bien causant , comme il y en a culin , vint à lui les bras ouverts , cl lui fil un de ces accueils qui font adorer les rois , quand ils ont assez de bon sens pour êlrc toujours de même... L'autre personnage plaque , cordounc , chamarre, c'était M. de Slakelberg , minisire de Russie.
TT-Ali! ahise dit à partie vieux icnard diplomatique tout houleux d'avoir été' prévenu dans une impertinence ai'ouce rians les relations communes et privées de l'Aulriclie et de la Russie , qui alors n'élaient pas ce qu'elles devinrent sous l'empereur Joseph II.,. Ahl JI. de Stakelbcrg , vous vous donne? des airs de roi !... Et puis il riait... Mais il avait de la çpièfe au cœur, et ce fut tout en sacrifiant celle colère au respect diplomatique qu'il accepta l'invitation du roi de dîner avec lui et de passer la journée à la campagne. Il re- prit bientôt son équilibre 4'esprit , et tout en charmant le roi par sa manière spirituelle de conter, il songeait cepcn- danlà ses trois saluts du malin , el ne ressemblait pas mal à l'homme qui aurait reçu un souflet , et ruminerait au moyeu
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pour la Russie , l'autre pour l'Angleterre;... M. de Stadion étaitensuite au bnreau pour tenir la plume et rappeler les griefs contre JNapoléon, si ron en mettait en oubli... On sait qu'il ne l'aimait pas, et l'empereur avait eu soin d'en- tretenir cet te haine par ses articles du Moniteur... Oh, ce AJoniienrl... Pendant ce temps, M. de Lebzeltern, le fils de nos amis de Lisbonne, l'un des hommes les plus habiles et les plus excel- lens que possède l'Autriche aujourd'hui, fut envoyé àWilna pour y conférer avec le comte de Nesseirode, et M. de lïnmboldt agissait à Vienne conjointement avec JNI. de Stakelberg et sir Horace Walpolè... FouchéetM. de Taliey- rand , mais surtout M. de Talleyrand , n'étaient pas étrangers à toutes ces affaires. C'est à la France à formuler le degré de reconnaissance qu'elle leur en doit.
L'empereur avait depuis quelque temps des
de le rendre avant de tuer son homme en duel. , . Enfin , le soir, le roi fît un wistli, et mil le baron de sa partie; dans le courant de la soirée , il se trouva êlre le partner de Stanislas ; alorsil joua une fois un valet de carreau pour un roi de cœur... Stanislas l'averlit... M. de Thugut s'inclina en demandant pardon.. Quelques momens après, il joua de même un va- let pour un roi... Je demande ma grâce à Votre 3Iajesté, s'ëciia-t-il , mais je ne sais, en ve'rilé, cequej'ai aujourd'hui; voilà la T&oisiÈME fois que je prends un valet pour un roi !
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soupçons très violens contre M. de Talleyrand; il lui revenait de cent côlés que l'ancien évéque d'Autun se déchargeait entièrement de l'affaire d'Espagne, conseillée, dirigée par lui dès l'origine, et cette justification était tout-à-fait injurieuse pour l'empereur. M. de Talleyrand, ainsi placé vis-à-vis de Napoléon, ne pouvait produire que deux résultats... l'un funeste pour lui, l'autre pour l'empereur. .. Rien n'est plus dangereux que le voisinage des hommes qui sont dans l'ohli galion de vous perdre pour se sauver.
Cependant, pour qui a vu de près les hommes et les choses à cette époque , il est positif que l'Europe était dans un désintéressement profond de la maison de Bourbon. J'avais autour de moi des gens de tous les partis; j'avais dans ma pro- pre famille , dans mes oncles qui habitaient mon hôtel , des hommes, je ne dirai pas partisans des Bourbons, mais serviteurs dévoués, et portant à la famille exilée tout l'amour que moi et mes fils nous portons aujourd'hui à la famille Bonaparte, exilée également et comme l'autre aussi proscrite parce qu'elle fut maliieureuse. Notre coutume à nous c'est toujours de donner du malheur à ceux qui en ont déjà... il en est de même du bonheur... np'.is accablons toujours... Oh! que nous sommes
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un singulier peuple!... non pas plaisant au moins, qu'on n'aille pas le croire... Déjà au temps de Voltaire , il nous appelait le peuple singe-tigre , et nous n'avons pas menti à l'épi- thète.
Je disais donc qu'en 181 5 et même 1814, il n'y avait pas de retentissement en Europe pour rétablir les Bourbons sur le trône de saint Louis. J'entendais tonsles jours des conversations dans lesquelles on parlait des périls de la France, et jamais on ne s'appuyait pour son salut sur le re- tour des Bourbons ramenés par les alliés. C'est alors que parut cette fameuse proclamation de Louis XVIII , qui fut jetée sur les côtes de Nor- mandie et de Bretagne par les croiseurs anglais... Cette proclamation était faite avec art, et comme tout ce que pouvait faire Louis XVIII, qui était un roi d'esprit... Je ne puis exprimer l'étonne- ment où fut la France... Paris surtout !... On cacha la chose le plus qu'il fut possible , mais elle fut toujours connue. Le duc de Rovigo se donnait un mal à faire pitié ;*un jour il arrive chez moi tout en nage , et tout en entrant dans ma chambre il me dit :
— Savez-vous que j'ai failli faire un acte d'au- torité dans votre escalier !...
— Et contre qui, mou Dieu ?...
74 MÉMOIRES
— Contre vous-même... c'est-à-dire une de vos lettres...
Jf3 le regardai d'un air si étrangement insolent, qu'il ne sut comment poursuivre...
— Une de mes lettres, lui dis-je en avançant sur lui... une de mes lettres!... Mais vous êtes devenu fou , monsieur le duc !...
— Non pas du tout... mais écoutez donc !... ma foi... que voulez-vous... Que diable aussi, tous vos amis sont royalistes !...
Je le regardai avec un sourire ainer et dédai- gneux, et répétai...
— Tous MLS Ai\iis SONT ROYALISTES !... Et quaud cela serait!... mais cela n'est pas vrai... et je re- connais, dans celte j)arole haineuse, le texte des rapports qui sont faits sur moi et sur Junot à l'empereur... Vous savez que ce n'est pas vrai., et ce que vous venez de dire est d'un méchant homme.
Il chercha à m'apaiser... Au moment où je parlais le phis vivement, car j'étais fort en co- lère , M. de Lavalettc eiitra d.ujs mon cabinet... Je parlais si haut que je n'avais pas entendu la voix du valet de chambre qui l'avait annoncé...
— Tenez, mon ami, lui dis je les jones encore empourprées de colère... jugez cette affaire...
Et je lui racontai ce qui venait de se passer et
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de se dire... Le bon et digne homme haussa les
épaules...
— Et qu'est-ce que c'est donc qtie cette lettre que tu voulais ouvrir?... demanda Lavalette au duc de Rovigo. ..
A cette parole, toutema colère s'évanouit, et je ne pus m'empécher de rire avec cet abandon et cette bonne joie qui rendent heureux pendant quelle dure, autant que bonheur en ce montle... Lavalette me regarda avec un grand sérieux d'a- bord, et puis, à mesure qu'il me comprenait, sa bonne et excellente physionomie se dilatait aussi, et enfin il se mit à rire aussi haut que moi... Le duc de Rovigo, qui ne nous avait pas compris, devenait d'autant plus sérieux que nous étions gais... Enhn il en arriva au point d'être sombre et menaçant dans son regard...
— Eh! pardieu, lui dit Lavalette en allant à lui , j'aurais voulu t'y prendre !... Comment, ne sais-tu pas que ce n'est pas ton affaire, de déca- cheter les lettres ?... Cela me regarde , moi '...
Et, de nouveau, le voilà , ainsi que moi , à rire an ni-z de ce pauvre duc... Mais ce fut bien ime
Ou sait que le comte de Lavalelle, aussi loyal et bon qu'il était licvoiie' à Napoléon , ne lui aurait pas sacrifié sox\ honneur , et qu'il exerçait sa charge avec toute la de'licatesse voulue parla plus stricte exigence.
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autre chose lorsque Savary , comprenant enfin ce qui nous mettait ainsi en joie, s'avança à son tour vers Lavalette, et lui prenant la main , il lui dit, avec un ton sérieux et en même temps bien comique , mais sans qu'il s'en cloutât :
— Mon cher Lavalette , si la lettre avait con- tenu des choses qui eussent del'importance, je t'en aurais fait part... Je ne suis pas un mauvais ami,..
Olî ! pour le coup c'était trop fort!,.. Je riais toujours, mais l'indignation commençait à s'en mêler... Cette manière de dire à Lavalette que si le secret en avait valu la peine, on aurait été lui dire : Veux-tu la moitié du prix du sang ? ... c'était vraiment odieux... Lavalette le sentit en- core avant moi , l'excellent homme , et cessant tout-à-coup de rire, il s'avança sur le duc de Ro- vigo, et lui dit en jurant...
— Ah çà ! finiras- tu bientôt cette ridicule scène?..;
Le duc ne répondit pas , et , prenant son cha- peau, il s'en fut en murmurant presque des menaces...
C'était véritablement une chose assez sérieuse pour amener un duel entre lui et Junot si je 'eusse racontée telle qu'elle était et que je viens de la dire...
Cette lettre, au reste, était adressée à un de
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mes plus intimes amis, à Millin', et ne conte- nait que des choses relatives aux sciences, aux arts, dont je m'occupais beaucoup avec lui... Il venait de publier un ouvrage sur les médailles, et je lui demandais souvent, le matin, des expli- cations qu'il me donnait ensuite le soir... Mais Millin avait une opinion très connue pour être royaliste, et c'en était assez pour faire dire en- core à l'empereur: Vous nêtes liée qu'avec mes ennemis!...
Comme si tous nos autres amis, tels queDuroc, IMarmont, Lavalette, Bessières, et une foule d'autres que je n'ai pas ici la place de nommer, ne balançaient pas cet inconvénient, si cela en était un.
J'eus alors un fort grand chagrin. Ce fut le départ de M. de Narbonne , que l'empereur nomma à l'ambassade de Vienne. Il en était lui- même attéré. L'empereur avait certainement les dons les plus étendus du génie, et d'un génie même inconnu , mais on ne peut disconvenir que dans les deux années 1812 et 181 5, il n'ait eu une étrange aberration d'esprit dans cette obstination de faire la guerre; car il ne faut pas ici employer de sophismes pour tenter de per- suader ce que personne ne croirait. Napoléon lui-
• Directeur-conservateur du cabinet des médailles.
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même en est convenu sur le rocher de Sainte- Hélène... Toutes ces négociations, ces ambas- sades n'avaient donc aucun but, si ce n'est de gagner du temps, pour avoir celui de reformer une armée et £e présenter à l'Europe avec les moyens de lui dicter des lois nouvelles et plus dures que les premières, surtout relativement à la Grande-Bret?gue. Car ce n'était pas ici la Rus- sie, la Prusse, l'Autriche, que Napoléon venait combattre, c'était l'Angleterre... L'Angleterre, toujours l'Angleterre... celte ennemie acharnée, et devenue elle-même implacable par celte haine de Napoléon , qu'au reste elle lui rendait bien, et qui faisait de nouveau couler des flots de sang humain. La lutte en était venue à ce point, que la mort de l'un ou la destruction de l'autre devait en être le résultat. Depuis sou avènement au pouvoir , qui date du siège de Toulon, car alors il prit ses premiers degrés dans la gloire, et c'était un temps où la gloire donnait rang au- dessus des autres;depuis ce moment-là, Napoléon voua à l'Angleterre une haine persécutante , qu'elle lui rendit avec les intérêts du placement. Plus tard cette animadversion devint plus in- tense, lorsque Napoléon fut au sommet du pou- voir. Elle fut toute personnelle, et le cri de ruine à l'Angleterre fut le seul que proféra sa politique.
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L'Angleterre était aux abois. Le système conti- nental était en effet le moyen le plus spécial pour l'atteindre au cœur. Dans sa rage désespérée, le léopard, presque blessé à mort , se retourna, dans un dernier effort, pour s'élancer snr le chasseur qui le poursuivait sans relâche et ne devait lui donner aucune merci. Ce fut alors que parut la proclamation de Louis XVIII. L'Angleterre en voyant se reformer une armée de 200,000 hom- mes, comme par enchantement, et cela à la seule voix de cet homme, reconnut en frémissant qu'il aurait des ressources éterneilesdans l'amour de la nation. Il ne fallait do:)c j)lus lui susciter des en- nemis dans les souverains de l'Europe; cette ligue n'éljit pas suffisante, et la preuve, c'est qiie cette coalition continentale était la sixième depuis vingt-trois ans... Alors le cabinet de Saint-James songea à une vieille cause oubliée, abandonnée par lui depuis trois ans , et le comte de Lille, retiré à Hartwell, fut invité de nouveau h user de tous les moyens qui pour- raient lui rouvrir les portes de France, avec l'assurance d'être soutenu par l'Angleterre.
Alors parut cette proclamation d'Hartwell... Les habitans de cette demeure étaient délaissés et même oubliés des ministres d'Angleterre de- puis 1811... Les efforts du cabinet de Saiut-
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James s'étaient portés d'un autre côté avec leur or... Les exilés d'Hartwell y gémissaient dans le malheur, sans que l'Angleterre s'occupât d'es- suyer leurs pleurs... i\Tais en voyant tout le parti qu'on pouvait tirer de cette nouvelle diversion , lord Liverpool s'en empara avec une sorte de joie délirante!... et en effet, grand Dieu'.... elle frappa Napoléon directement au cœur... Les revers de Russie pouvaient se réparer. L'amour d'une grande nation lui l'ait trouver d'im- menses ressources dans elle-même, et la nôtre avait cet amoHr et les moyens de le faire con- naître... mais avant d'en demander des preu- ves. Napoléon voyait tout-à-coup se dresser devant lui un ennemi inconnu, mais dont le droit ne l'était pas. C'était un homme cru mort, enterré, et sortant de sa bière, relative- ment à une foule de personnes qui avaient aban- donné la bannière fleurdelisée , et l'avaient fait de bonne foi , croyant sa cause perdue... Napo- léon, qui depuis quinze ans était assis sur le trône de France , bien légitimement acquis par ses services et le vœu des Français , entendait une voix lui crier : usdrpatioiv... et légitimité... Ainsi donc , ce qu'il regardait à bon droit comme l'héritage de son fils, il se le voyait enlever au nom de la vieille cause , qu'il devait croire ou-
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bliée et perdue!... C'était un nouvel adversaire plus terrible qu'aucun autre... Tous ses amis furent attérés à la vue de cette pièce. Junot et mon frère en parlaient un jour chez moi, et Albert dit ces paroles remarquables :
Je connais assez îi[apoléon pour être cer- tain que cette arme est celle qu'il craignait sur toute autre... l'empereur est routinier dans beau- coup de choses; tout ce qui a rapport à son en- fance doit être gravé chez lui en traits profonds. Ainsi donc, comme nous jugeons par ce que nous éprouvons nous-mêmes , l'empereur doit ressen- tir une impression très vive d'entendre un appel fait par V/iéritier de saint Louis et de Henri IT. Il y a dans ces noms de magiques accens qui résonnent fortement, qui vibrent aux cœurs français... C'est la LÉGiTnriTÉ enfin qui vient l'accuser d'usiiRPATioîv... et cela devant le monde entier... Je suis certain qu'il en est profondément blessé!...
Albert ne se trompait pas. J'ai su par tout ce qui entourait alors intimement Napoléon que cette proclamation d'Hartwell fut plus capable d'émouvoir son grand coeur que les revers de Russie... Junot le retrouva comme dans les beaux jours de leur antique amitié, et il lui parla de ce fait avec une grande restriction, X\I. 6
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toutefois, mais de manière à lui faire voir que l'âme était atteinte par lui... Le secret fut reli- gieusement gardé, et je puis dire, à ma louange^ que dans ma propre maison , je n'en parlai pas même à mes amis les plus intimes; et pourtant je connaissais, non seulement l'existence de la proclamation, mais je l'avais lue. Néanmoins comme Jiniot' tenait en grande partie le secret de la bouche de l'empereur, et qu'il attachait une haute importance à ce qu'il ne fût pas ré- vélé, je fus silencieuse; mais ce que je savais était bien f.iit pour m'inquiéter , et la haute ca- pacité d'Albert était à peine suffisante pour me cahner, en me présentant toutes ces chances que lions avions pour être rassurés.
Cette déclaration d'Ilartwell est entièrement l'ouvrage de Louis XVIIL On sait qu'il aimait fort à parler et à écrire, ce qu'au reste il faisait bien. Quand il fut question de la publier, il fut d'abord embarrassé, et puis il fit parler aux mi- nistres les plus portés contre l'empereur Napo- léon. L'idée n'en vint pas de Castelreagh, elle lut de lord Liverpool. Lord Castelreagh, au contraire, était porté à traiter avec la France; mais lord Liverpool, particulièrement blessé par
I Duioc m'ayant recommandé, sur ma vie, de n'en pas parler. .. Junot , lui-même , fut quelques jours sans le savoir.
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des articles du Monileur, apportait à l'heure du danger de son ennemi toute la petitesse de la verigeance, et dans le fait, il faut le dire, cette publication di; Manifeste d'Hartwell était d'une impoi-lance troj^ première j^our l'Angleterre pour qu'elle la négli|^eâl ; elle leur valait cent mille hotnmcs de plus dans la coalition. Cependant lorstjiie les ministres fiiient interpellés dans le parlement pour dire si cette pièce devait être regardée comme officielle, tous déclinèrent la responsabilité.
C'est en ce lieu qu'il est nécessaire de parler de plusieurs faits importans, et peu ou même pas du tout connus, qui se sont passés en France relativeuient à la restauration. On a beaucoup parlé des fautes de l'empereur; il est dinic nécessaire de lever un rideau que sa po- litique a long-temps jeté sur ces mêmes faits, qui ne sont autre chose qu'une attaque conti- nuelle dirigée contre lui par l'Angleterre, et toujours par l'emp'oi des plus viles manœuvres. Napoléon ne voulait pas qu'on connût le dan- ger que lui faisait courir l'Angleterre, et par cette raison il tenait dans l'ombre toutes les tentatives qu'elle dirigeait contre lui. 11 me faut encore remonter dans le passé, mais la chose est indispensable. Je vais lui consacrer
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un chapitre... On sait encore aujourd'hui que, pendant toute l'époque de l'empire, la plus sé- vère surveillance élait exercée principalement sur les cotes , et particulièrement sur celles de la Bretagne et de la Normandie. Il n'est donc pas étonnant que les choses que je vais raconter soient demeurées cachées dans une sorte d'obs- curité; la dissiper, c'est ajouter aux matériaux pour l'histoire. Je le fais donc, quelque peine qu'il me coûte d'avoir à signaler des noms apj)artenant à des familles honorables ; mais la vérité est une, et ce serait la trahir, ainsi que la cause que j'ai toujours servie, que de ne pas dé- clarer tout ce que je sais relativement à cette époque, où, sans cesse en butte à tous les moyens et toutes les armes que l'Angleterre pouvait em- ployer, Napoléon se débattait contre elle en lui rendant attaque pour attaque. C'est une partie même intéressante, sur laquelle on ne saurait jeter un trop grand jour. Il ne peut servir qu'à montrer datis un plus vif intérêt le prisonnier deSainte-Hélène-..Caril ne fut jamais l'agresseur; et à l'époque du traité d'Amiens , si l'Angleterre avait été de bonne foi, Napoléon eût été aussi pour elle un allié et même un ami. Mais le moyen de pardonner une conduite semblable à celle que je vais dévoiler?... Cette conduite , au
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reste, ne doit pas être imputée au peuple anglais; il fut toujours à part dans la grande querelle entre les deux empires. Il voulait la paix lors du traité d'Amiens ; on en voit la preuve dans la relation que me fit le général Lauriston à son retour de Londres, lorsqu'il y fut envoyé, en 1801, pour y porter la ratification des prélimi- naires de la paix d'Amiens. Le cabinet de Saint- James pouvait avoir dès lors la pensée de rom- pre ses engagemens, mais, certes, le peuple de Londres ne pensait pas de même. M. de Lauris- ton me racontait que la foule qui se pressait au- tour de sa voiture était si grande, qu'il craignit un moment pour lui. Ses chevaux furent déte- lés par le peuple, et il fut conduit presque sur les bras de cette foule, ivre de joie de voir enfin cesser une guerre qui, pour n'avoir pas encore toutes les angoisses du système con- tinental, n'en était pas moins terrible dans ses conséquences pour son bonheur commercial; et celui-là est le premier en Angleterre , parce qu'il mène à la considération d'argent, une de celles le plus en permanence chez les Anglais, excepté cependant pour quelques cas très rares.
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CHAPITRE IV.
Conrhiile de l'Anîjlelcrrc îiprc's I.i riiplure du traite de paix d'Amiens. — Pilt. — Le^lliiiii'é. — Conp-d'œil siii- la cotispiral/i n de Georges C^adoiidal. — Où clail son qiiar- lier-^f'iici'.'d ? — Causes de la pacificiilioi) <Ip la Vendée.
— iMe>«lafiies de Coinl>i-;iy et Acqnet. — Vols scnipnlenx.
— Le viciinte d Aclie ( on Asriier ). — LesUir/rrcs. — Ca- racU'-ic de niarliiine de Ci)rr,bray. — Conmc et Fiollé. — Ti ailé de Pixv><l)ourg. — Plans d'allaqiie. — M. La Chapelle.
— Duple>.visPa.scoii el Cliailrs le N' ir. — Allociilinn. — Vol de la recette d'Alençon par les Chouan-;. — Arresla- linns — Oraison ('im<'l)re du <lnc d'Enj^li.'en. — Echafaud.
— Trahison. — La inaivpiise de V n. — Le qendarnie.
— Ass:is^iiiat. — Ce que les niiuislres aiiylais espéraient en renveisanlN:iptdeon.
Nous voici maintenant arrivés à une époque bien importante, non seulement clatis notre his- toire, mais dans celle du monde enlier. Le retour de l'ancienne dynastie et récrouletnent de l'em- pire sont de ces révolutions qui obtiennent l'at- tention des peuples, et un sujet d'étude pour eux, comme les peuples pour les rois, sans que pour cela les uns et les autres en soient meil- leurs et plus sages...
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Il est important de dévoiler les intrigues mul- tipliées et soutenues que l'Angleterre fit mouvoir pour abattre l'empereur. Ces intrigues commen- cèrent à la rupture de la paix d'Amiens, et ne s'arrêtèrent qu'en i8i5, lorsque l'infortuné fut en leur pouvoir... Mais invariable dans ses pro- jets et dans leur but, l'Angleterre ne le fut pas toujours dans ses moyens. Il est curiei;x de la suivre dans tout ce qu'elle tenta dans l'intérieur de la France, après la pacification delà Vendée. Je possède , relativement à cette partie de nos affaires, des documens otiginaux du plus haut intérêt. Ce n'était pas au moment de l'exécution de ces intrigues ténébreuses que je voulais en parler; cela aurait interverti l'ordre des faits; j'ai préféré suivre les évènemens. Mais mainte- nant que nous sommes arrivés à la terrible con- clusion de ce drame qui frappa sur tant de tètes, il est de mon devoir dliistorfetuie de montrer les fils qui firent mouvoir cette étrange conspi- ration, dont la France ne se doutait pas dans la masse de ses habitans, et qui, exécutée par quelques individus, changea les destinées de tout un empire sans sa volonté. .. Ceci , (juoique an- tétieur, couicide parfaitement avec 1814 • parce qu'il donne la clef de celte résolution si détermi- liée de Napoléoti d'abattre l'Aiigleierre.
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A l'époque de la rupture du traité d'Amiens, l'Angleterre comprit que la guerre qu'elle rallu- mait était une guerre à mort. La comparaison de Rome et de Carthage était ici dans toute sa force, et rien n'y pouvait manquer, puisque M. Pitt était toujours aussi influent sur le ministère, qu'il en fît ou non partie. Il n'a pas fait grand bien à l'Angleterre, mais il nous a fait bien du mal...
Une de ses combinaisons favorites, c'était de troubler la paix intérieure de la France. Il lui semblait concluant que l'empereur ne pourrait pas résister long-temps à ce mal intérieur, sans cesse entretenu par une puissance occulte et malfaisante. Sans doute la police était active, mais elle ne l'était pas encore assez pour prévenir... et lorsqu'elle découvrait , le mal avait déjà fait des progrès terribles.
Celait dans les restes du parti chouan que l'on devait chercher les instrumens meurtriers, selon M. Pitt. Ce fut aussi dans cette partie de la France qui borde le Calvados et la Seine-Infé- rieure, que se montrèrent les agens dont l'Angle- terre se servit avec une bien pins grande utilité que la police de l'empire ne le crut. Je demande donc d'être lue avec quelque attention ; car je vais prouver deux vérités , l'une que l'Augle-
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terre a long -temps bouleversé notre intérieur par les intrigues de ses agens, Vautre qu'après avoir été rebutée par des échecs répétés, elle avait abandonné la partie en i8i i , et ne releva le dé inespéré que la fortune lui jeta en Russie, que par l'apparition de cette légitimité venant combattre Napoléon, comme l'ennemi le plus dangereux qui put se dresser contre lui... Alors l'Angleterre vit qu'elle ne serait pas la seule à soutenir l'exilé d'Hartwell, parce qu'en personne habile, elle prévit aussi que l'empereur augmen- terait la force du charme employé contre lui par la plus impoliriqiie obstination. Mais avant ce moment Hartwell était abandonné , et même le parti délaissé et sacrifié, ainsi que je vais le prouver.
On sait qu'en 1802 , lors de l'affaire de Geor- ges, il y avait en Angleterre un comité pour les affaires de France. La Grande-Bretagne avait toujours eu pour nous une extrême sollicitude... Elle se montrait jusque dans le soin de conduire ta chouannerie... Elle dirigeait tout dans l'Ouest par la voix d'un comité qui lui était spécial. C'était lui qui payait et qui nommait les diffé- rons chefs du parti. Il y en avait de deux sortes , d'invisibles et de permanens... Ceux-ci avaient le titre de chefs de divisions, parce que les provinces
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étaient partagées en divisions militaires. Le quar- tier-général était à Londres. Les chefs les plus importons étaient les invisibles. Ils obéissaient à la fois cependant eux-mêmes, d'abord à un (Jes princes, et puis au comité secret. C'était par les invisibles que les chefs de division recevaient les ordres du comité de Londres. Les invisibles ne se communiquaient qu'à eux... Voilà ce qui survécut à la pacification ostensible de la Vendée. On ne le croirait pas si les preuves n'en étaient sous nos yeux...
Les femmes étaient surtout employées dans ces intrigues. L'une d'elles , madame la mar- quise de Conibray et madame Acquêt, sa fille, furent d'une haute influence dans ces affaires dangereuses ; madame Acquêt y perdit la vie, et mourut sur l echafaud pour le vol de la recette d'Alençon.
Dans les moyens employés par l'Angleterre, un surtout, qu'elle regardait comme puissant, était le vol des deniers du gouvernement. Les recettes, les remboursemens au Trésor, rien ne lui échappait. Des bandes étaient organisées et avaient succédé aux chouans ; elles étaient pour- suivies, traquées par la gendarmerie, mais, au moment d'étré" prise-^, ces bandes disparaissaient commepar enchantement et tout devenait calme...
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Madame la marquise de Combray était dé- vouée à la cause royale; son fils Je comte de Bon- nœii, et sa fille, madame Acquêt, mariée à un des hommes du parti le plus intrigant et le plus déterminé, l'étaient pour lemoins autant qu'elle. Madame Acquêt, dominée par des affections qui voulaient mettre tout à profit, fut la première de la famille qui prit part au vol des recettes^. Maintenant je dois dire que ces vols étaient faits avec une scrupuleuse exactitude. On ne pren;iit rien que ce qui était nécessaire pour le ser- vice , et les hommes chargés de la garde du ircsor n'ont jamais été pris en faute de soustrac- tion.
C'est alors que parut sur la scène orageuse de celte représentation politique un homme dont l'existence vraiment extraordinaire mérite d'être au moins aussi connue que celle cje Georges. La restauration fut ingrate pour sa mé- moire, et il avait peut-être préparé la route par laquelle Louis XVIII est rentré dans Paris!.. C'est lui qui a maintenu le souvenir des Bourbons au cœur de la Normandie et d'une partie de la Bretagne. C'est lui qui parcourait les côtes de la basse Normandie sur une frêle barque, où la mort le menaçait à toute heure; mais il ne la redoutait pas, parce qu'il était homme de cœur
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avant tout, et que son honneur une fois engagé par sa parole à la cause royale, il devait mourir pour la servir...
C'était un ami de Georges; il avait couru les mêmes hasards , les mêmes dangers , mais il avait échappé à la mort qui avait frappé son ami , et s'élait sauvé en Angleterre , où le comité l'avait accueilli avec distinction parce qu'on l'avait apprécié.
Cet homme était le vicomte d'Aché'... Il était d'une famille noble et honorable de Bretagne. Avant la révolution il servait dans la marine royale, où il était capitaine de vaisseau. Il avait des talens, un grand courage, une connaissance profonde des hommes et des choses, une force de corps peu commune, et une stature colossale. Tous ces avantages sont nécessaires dans un chef de parti, et M. le vicomte d'Aché joignant à ceux qu'il possédait, non seulement beaucoup d'am- bition et un attachement et un dévouement entier à la cause royale, le comité de Londres l'avait enrôlé comme successeur de Georges. En effet il prit le nom que celui-ci avait long-temps porté et sous lequel il avait échappé aux recherches
' Je ne suis pas bien sûie que ce soit ainsi que «'écrive soa »omi C'est pçui-êire de celte msnièie j ( D'Ajcher, J
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de la police: celui de Lestorières. Le vicomte voulait-il indiquer, en prenant ce nom, que Georges laissait un homme digne de le rempla- cer ?... 11 le prouva bientôt.
Ce fut lui qui se rapprocha de la marquise de Combray et en fit un des chefs les plus importans de la cause royale. La marquise avait une grande fortune , consistant principalement dans de fort belles propriétés sur la frontière du Calvados. Dans le nombre était une terre qui lui venait de sa famille, et dont le vaste château, situé au milieu des forets, loin de toute habitation , con- venait admirablement à des entreprises du genre de celles des chouans. Le château de Tournebut était immense. Les souterrains surtout étaient une sorte de labyrinthe dont il fallait, pour ainsi dire, la carte pour ne pas s'y perdre. Madame de Combray les fit nettoyer, ajouta encore à leurs détours, et bientôt elle put offrir à cent cin- quante hommes armés de se cacher dans son château, avec la certitude de n'être pas trouvés. Une particularité assez remarquable, c'est que ce château avait appartenu, dans l'origine de sa construction , au maréchal de Marillac, con- damné , en 1600, pour crime de péculat; le rap- prochement est bizarre.
La marquise de Combray était un vrai chef de
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parti. Son esprit, tôut-à-fait supérieur, lui faisait regarder une foule de lois qui régissent l'exis- tence des femmes comme autant de préjugés qu'il lui fallait rejeter, dans la route qu elle sui- vait. Naturellement séiieuse, ses études avaient été dirigées vers un but différent de celui qu'on donnait autrefois à l'étlucaliou des femmes. . Royaliste par principes, elle l'était encore deve- nue par l'odieux que répandait sur sa vie d'alors le gouvernement directorial ; et lorsque le pre- mier consul vint eiifiii donner de plus beaux jours à la France , son parti était pris, et àéyà elle avait donné trop de gages pour pouvoir se retirer. Les chefs les plus féroces du parti choua!! avaient trouvé chez elle un refuge, non seulement à Touniebut , mais dans le château de Donveyy qu'elle avait acquis à cause de sa posi- tion sauvage et retirée... Elle quittait quelque- fois son habitation ordinaire de Tournebut pour Venir à Donney^ dont elle avait également acheté une partie du presbytère. C'est là qu'elle ca- cha le baron de Cuinac, lieutenant de Fruité. Frotté lui-même y reçut asile, ainsi que vingt- quatre des siens, qui furent placés dans une ferme de Donney, située au milieu des bois. C'est ainsi que la marquise de Combray ca- cha les hommes les plus redoutés et les plus
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cruels du parti chouan; car, alors, la belle Vendée n'existait plus. Hinguan de Saivte- Maure, Tamerlan , Gaillard, Tilleau , tous ces chefs de bandes se dérobèrent long-temps à la reclierche de la justice par les soins de madame deCombray;elce qui assurait le secret, c'est que jamais aucune imprudence de cette témme, vrai- ment remarquable , ne la fit soupçonner dans un temps où la surveillance la plus stricte entou- rait la moindre action douteuse. Comme la Seine-Inférieure était désignée pour une parfaite neutralité par le comité de Londres, ainsi que le département de TEure, la marquise avait loué une vaste maison isolée dans le faubourg Bou- vreuil, rue de la Yalasse , à Rouen , pour y ca- cher ses protégés au moment du péril; par ce moyen toute trace était perdue. Cette maison n'avait pas de numéro , et avait une sortie sur la campagne.
La marquise de Combray était parente du vi- comte d'Aché ; il était lui-même un homme trop supérieur pour ne pas apprécier ce que valait une telle temme dans des affaires cou)me celles de la causeroyale.il fut donc à Tournebul, se lia intime- ment avec elle , et ce fut dans ce château et dans celui de Donney ' qu'il passait tout le temps
» L'autre partie du presbytère avait éiéachetée par un cur^
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qu'il n'employait pas à parcourir la côte, ou bien à faire le voyage de Londres, où il allait fréquemment pour y chercher de l'argent pour la solde des bandes ou pour la séduction. Ce que je rapporte est positif , et en l'écrivant ici je livre ees matériaux au domaine de l'histoire... II est utile de parcourir ces temps en rétrogradant pour expHquer la position de la famille royale au moment de sa rentrée en France.
Madame de Combray connaissait également la capacité du vicomte. Elle savait qu'avec cet homme, elle était à la fois en Angleterre et en France... L'activité infatigable qu'il mettait dans sa vie entière avait en effet quelque chose de surnaturel. Aucun temps ne l'effrayait. Il avait fait construire un canot qui n'avait que dix-sept pieds de long. C'était dans cette barque qu'il allait chercher les ordres des princes, qu'il
nomme Clairisse. Cet homme était prêtre , mais il n'npproii- yail aucunement les mesures arbitraires et sanglantes, les affreuses représailles exercées par les chefs de bandes , surtout depuis la destruction de la chouannerie. Il regardait avec raison une pareille conduitecommecellc que pourraient tenir des chefs de brigands. Peut-être le malheureux a-t il laissé voir trop clairement ses impressions et ses sentiniens. Il mourut subitement , et l'on accusa de sa mort, dans Is pays même y les Combray, et , je le dis à regret , le vicomte d'Aché. Cet homme a uu caractère auquel je ne voudrais pas d'ombre.
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rapportait leurs plans... et ces courses, il les faisait malgré le vent , les orages; rien ne l'ef- frayait, rien ne l'arrêtait. Accompagné d'un an- cien matelot de son bord, nommé David, qu'il avait connu et pris aux iles Marcouff , il se ha- sardait souvent par le temps le plus affreux, et qui aurait arrêté le plus déterminé des contre- bandiers... Il bravait tout , et réalisait le mot de M. Pitt : « Il se met sous la protection des iem-
y êtes... »
Lorsqu'après le traité de Presbourg, l'Europe dut se résigner à plier devant Napoléon, l'An- «leterre, réduite au silence, ne le fut pas à l'inac- tion. Désespérée d'avoir vu échouer la cinquième coalition continentale , elle se résolut à faire du moins à la France un mal quelle ne pût parer qu'avec de grands efforts. Il s'agissait de rallu- mer les fetix mal éteints delà chouannerie; mais de les cacher dans l'ombre jusqu'au moment où les nombreux agens payés et entretenus par elle avertiraient que ces feux pouvaient commencer l'incendie qui devait embraser la France. Le vi- comte fut mandé à Londres... et il est bon de re- marquer que c'est au même moment que le ministère déclarait en plein parlement que le ca- binet de Saint-James allait ouvrir des communi- cations avec celui des Tuileries.
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Arrivé à Londres, le vicomte d'Aché fut reçu cette fois d'une façon toute singulière. On com- mença par le mettre en prison. Cela peut étonner d'abord ; mais en le voyant ensuite réclamer par M. de La Chapelle, minisire de Louis Xf^ III , et tout aussitôt élargi, tout s'explique. Voilà quel fut le plan 'arrêté par le comité de Londres et le ministère anglais. Je puis répondre de son au- thenticité, ayant sous les yeux et dans les mains le rapport ' original où tout est relaté.
• Voiciquel ëtaitce plan. On devaitdcbarquer leprintemps suivant sur les côtes du Calvados, à Port en Bessin. Ce n'e'tait qu'une fausse attaque pour attirer nos troupes. L'attaque reelledevait avoir lieu à Cherbourg, diU Port-Bail et à l'île Fatihou, puis sur Carentan , au fort du pont de Douvres. Ou devait rompre des digues et des chausse'es, et inonder toute cette partie, de manière à se renfermer d^ns Port- Bail; alors la villede Cherbourg dtait facile à prendre par d'autres trou- pes débarque'es au Port-Bail c'galement , parce que montant sur la montagne du Roule , les forts étaient pris à revers. Les troupes qui devaient être mises à la disposition du vicomte pour l'exécution de ce plan, étaient anglaises , russes et suédoises. Lorsque l'empereur en eut connaissance, il fut étrangement surpris et agile. Les ordres les plus rigou- reux furent donne's sur toutes les côtes. Et telle était la stricte surveillance de la police à celte époque , et le silence des journaux, que personne ne se douta de ce fait, qui pourtant fut au moment de s'accomplir , tandis que l'empereur était en Russie pour sa première campagne.
« Il eslencore dans mes papiers... Ce rapport fut fait par M, de Savoye-Rollin , préfet de la Seine-Inférieure.
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Le vicomte dAché tut reçu à Londres par M. de La Chapelle, comme un plénipolentiaire vivement attendu par les princes, et venant leur porter les sermens et la soumission des chefs de la chouannerie. Il le mit en rapport avec les mi- nistres. Le vicomte les vit souvent, et, dans leurs nombreuses conférences, il les convainquit que le comilé de Londres avait eu raison de hii don- ner sa confiance... Le résultat de ces conféren- ces fut d'arrêter le plan que le vicomte pré- senta, et qui fut entièrement approuvé parles ministres Ce projet était très bien raisonné. Le vicomte était de bonne foi; mais le cabinet bri- tannique ne l'était pas, et il était alors odieux de précipiter dans le crime et la rébellion les restes d'un parti qu'on faisait écraser. Le vicomte repassa en France avec des instructions de Hartwell et des ministres, qu'il ne devait ouvrir qu'en France. Ces instructions contenaient un crédit très étendu sur un banquier de Rouen, ainsi que Tordre de se procurer de l'argent, et BEAUCODP, par le moyen du vol des recettes publiques.
Le vicomte d'Aché et la marquise de Com- bray n'approuvaient pas ces vols de diligences, mais ils avaient de grands projets à mettre à exé- cution, et ils n'avaient pas assez d'argent quel-
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qnefois pour les accomplir. Il fallait donc re- courir à tous les moyens pour en avoir. Je ré- pète néanmoins qu'ils répugnaient à l'âme noble de M. d'Aché, et plus d'une fois il refusa de faire partie de lexpédition qui les procurait.
La plus importante de toutes celles qui furent alors exécutées fut celle de l'enlèvement de la recette d'Alençon; elle avait été organisée avant le retour de d'Aché; il était revenu de Londres sur une frégate anglaise avec son fidèle patron Jean David. La frégate les avait conduits à la station de l'amiral Saumarez, qui les expédia sur un brick de quatorze canons vers les côtes du Calvados près de Sainte-Honorine. Le débarque- ment fut dangereux; il était nuit, la mer était houleuse, et le vicomte fut obligé d'aborder à la nage.
A peine fut-il arrivé en France, que les affai- res royalistes se ranimèrent. La séduction fit des progrès effrayans. L'argent du gouverne- ment qu'on prenait à ses agens servait à payer des traîtres. Un commissaire de police de Caen , nommé ^'û?certf, fut gagné. Un autre fonction- naire public, nomm.é Guérin Brulard, fut égale- ment acheté. Les progrès étaient rapides... L'ar- gent de l'Angleterre était déposé à Rouen chez un banquier nommé Nourri.. . Quant à c^^lui des
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recettes, on l'enterrait dans les bois, et on al- lait y puiser selon les besoins du parti... Il est à remarquer que jamais aucune infidélité ne fut faite '....C'est une particularité digne d'attention.
Ce fut alors que les victoires de l'empereur, dans le Nord , firent une puissante diversion aux projets déjà arrêtés; mais le parti roya- liste s'était trop avancé pour demeurer mainte- nant exposé à la vengeance de Napoléon.
— Il faut débarquer, s'écriait le vicomte d'A- ché en brandissant une carabine anglaise qui ne le quittait jamais!... il faut exécuter notre plan à présent ou jamais!...
L'Angleterre souriait en voyant cet élan de courage et cette détermination... Le vicomte reçut ordre de se tenir prêt; des troupes se rassemblèrent à Jersey et à Guernesey. Deux hommes se chargèrent de porter les nouvelles fréquentes que réclamaient de semblables évène- mens. L'un était un émigré au service de l'An- gleterre nommé Duplessis Pascou , l'autre Char- les le Noir. Ils guidèrent même les hommes qui devaient augmenter les bandes du comte de Bonœil et de Placide d'Aché , frère t!u vicomte. Ces descentes s'opéraient sous les yeux de sen- tinelles gagnées et de douaniers déjà séduits par l'or de l'Angieterre. Dans ce même moment ,
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l'ordre arriva du comité de Londres de faire imprimer un manifeste de Louis XVIII, que l'em- pereur n'appelait alors que le comte de Lille^. Le vicomte essaya de le faire imprimer à Caen , la presse que le parti avait à Tourneljut il'abord , puis ensuite dans la retraite solitaire du prieuré de Dotiney, étant en mauvais état et ne pou- vant servir; mais les ouvriers imprimeurs de Caen ne voulurent pas s'en charger, quoique deux d'entre eux fussent chouans '...Un libraire, nommé Manoury, rue Froide, à Caen, non seu- lement le refusa, mais faillit le trahir... Il est à remarquer que pendant que l'Angleterre oppo- sait de tels moyens à la fortime de Napoléon , celte fortune leur répondait par des victoires et des conquêtes. Aussi les hommes du parti roya- liste commençaient à craindre que la tentative ne pût léussir, et le vicomte d'Aché , dont l'âme courageuse ne faiblissait jamais, voyait avec rage seseffortsdevenir impuissans devant les nouvelles du Nord.
Un autre chef d'insurrection s'unit alors au vicomte. 11 s'appelait Chevalier, et était fort
• II ne lui a jamais donné d'aulre nom , même en i8i5.
» Un des hommes employés par d'Aclié, s'appelait Lanoé, garde-ctiasse de la marquise deCombray... Cet homme e'tail fort remarquable pour soa intelligence.
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intimement en rapport avec madame Acquêt , fille de la marquise. C'était une petite femme de vingt-deux ans, fort jolie, déterminée à tout sa- crifier pour sa cause, et portant le dévouement très loin; elle avait des opinions encore plus exagérées que son frère et sa mère; aussi l'in- fortunée les a-t-elle payées de sa tète.
A cette époque eut lieu le vol de la recette d'Alençon ; il y avait 68,000 francs dans la voi- ture... elle fut attaquée par neuf hommes dé- terminés, et armés d'une manière redoutable. Rien n'est curieux comme de les suivre dans leur marche mystérieuse jusqu'au moment où ils se réunissent dans le château solitaire et in- habité de i?o«^2£^\ C'est là, au milieu de la nuit, que le dernier rendez-vous est assigné aux bri- gands. Chevalier, qui les conduit comme chef, leur rappelle leur devoir comme sujets fidèles du roi; il leur parle d'honneur même , tant il est vrai que les partis donnent une couleur différente même aux crimes... Après son dis- cours, il se mit à genoux , et prenant un cru-
■ Le presbytère de Donney et son château appartenaient à madame la marquise de Combray. ., Depuis la mort mys- térieuse et tragique du cure, Je presbytère lui appartenait en enlier. Mais elle avait tout donné à sa fille j madame Acquêt.
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cifix, il fit jurer de nouveau ses complices d'être fidèles à leur cause. Il y a quelque chose de bien étrange dans cette religion évoquée au moment où des hommes vont commettre un attentat contre les lois et le pacte social'. Mais Cheva- lier connaissait les esprits qu'il avait à diriger, et savait que les moyens qu'il employait étaient tout-puissans sur eux. Après avoir reçu le ser- aient de ces hommes, il les quitta , et fut se ca- cher chez un aubergiste à'Aubigny près de Fa- liiise, en donnant un dernier rendez-vous à ses îigensdans une maison abandonnée du foubourg Saint-Laurent à Falaise. Là, ils se rejoignent, en repartent à minuit, et le 7 juin, ils attaquent la recette d'Alençon dans le bois de Quesney.
Madame Acquêt avait non seulement connais- sance du vol , mais elle l'avait presque orga- nisé... C'était elle-même qui, de ses petites mains, avait coupé et cousu la grosse toile qui devait faire les sacs pour renfermer l'argent
• Ce qui devait effrayer, c'était cette confiance desconjure's. Ces marches , ces contremarches dans deux provinces... ces dcharqueinens. .. ces vols à main arme'e... cet état de sie'ge pourainsi dire dans lequel ils tenaient le Calvados et l'Eure , ainsi que la Normandie... Et partout le secret... partout la certitude de trouver un asile et une retraite. Aussi l'empereur av.iit raison de voir dans celle manière dont l'Angleterre le combattait, la plus terrible des attaques.
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volé... elle avait recueilli trois fois les brigands dans son château de Donney, où elle-même leur portait à manger, avec une mademoiselle Du- pont, son amie et sa confidente... Singulière époque!... étrange folie, qui donnait ainsi des vertiges de politique et d'ambition aux tètes qui devaient moins les ressentir!...
Le vol fut conduit à Donney, chez madame Acquêt , et déposé dans un trou très profond. 11 y demeura sous la garde d'un des conjurés , seulement connu dans le parti sous le nom de Joseph Buquet. Cet homme était dominé par madame Acquêt, comme elle-même l'était par Chevalier. Celui-ci était donc bien sur que le trésor ne lui échapperait pas... Après le vol ,ils se dispersèrent, abandonnant les cadavres et les blessés sur la route '.Chevalier paya les brigands en leur donnant seulement 5o francs /?flr homme. Mais un vol de cette importance réveilla les autorités; les soupçons se portèrent sur madame de Combray, qui pourtant était inno- cente. Le vicomte d'Aché , dont l'esprit entre- prenant était jugé capable des actes les plus vio- lens, fut poursuivi avec l'acharnement de la meute après la béte fauve. Mais en cherchant à
• Je connais une personne qui était ce jour-là dans la di- ligence... Il a péri plus de sept viclinics.
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découvrir les auteurs de ce fait du vol de la dili- gence d'Alençon , la |3olice recula presque d'é- pouvante à la vue de tout ce qui s'offrit à elle... Si l'empereur n'avait pas été alors victorieux en Allemagne, il était perdu... La plaie était pro- fonde, et ne put alors se guérir que par ce sen- timent de gloire et de bonheur que les Français lui devaient, et dont, à cette époque , ils étaient reconnaissans. Chevalier fut arrêté... madame Acquêt le fut aussi... La police avait bien pu être abusée un moment, mais son œil une fois ouvert, il ne se ferma plus, et l'on sait qu'a- lors ses bras sont longs. L'empereiu- , insti uit de toute l'affaire, envoya d'Allemagne les ordres les plus rigoureux pour détruire jus- qu'aux moindres racines du parti chouan , qu'on avait si bien cru anéanti , et qui vivait encore plein de force et d'audace à trente lieues de Pa- ris; c'est-à-dire que ce qu'on avait gîlgné à la mort des anciens chefs avait été de ramener le foyer plus près du centre.
Madame de Combrai, en apprenant l'arresta- tion de sa fille, fut au désespoir. Elle n'avait pas vu d'Aché depuis long-temps; leur premier en- tretien éclaira la marquise sur l'innocence du vicomte; il blâmait, comme elle, le vol de la recette et des diligences , surtout dans un moment
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où, S'^lon lui, il fallait n'opposer aux victoires de Napoléon qu'un dévouement à la cause royale pur et sans aucune apparence même de crime...
Mais les chouans ne pensaient pas tous ainsi, etq!ioiquele vicomte d'Aché fût alors le premier de tous par son talent comme par son influence sur les princes et dans les lieux insurgés, il en était d'autres qui avaient aussi leur degré d'im- portance, et dont la morale était celle que les chouans pratiquaient sous Frotté. La morale ad- mise parmi eux était, au reste, celle de toutes les guerres civiles... Prendre les caisses publi- ques n'était pas voler... mais on sait où mène un pareil raisonnement. C'est un sophisme qui de lui-même démontre sa fausseté, et à l'aide duquel on détruit un pays.
Bientôt des gendarmes parcourent tous les bois de la Bijude et de Donney... Tournebut est entouré... La marquise se sauva dans les bois, dont elle connaissait les détours, et gagna Fa- laise. Madame Acquêt, déguisée en paysanne, s'en fut à Donney pour s'emparer du reste de l'argent... La malheureuse femme arriva au mi- lieu de la nuit, mourante de fatigue, et par une tempête des plus horribles... A peine était-elle dans la maison de Joseph, située à l'entrée delà forêt, qu'elle apprit que des gendarmes étaient k,
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sa poursuite !... Excédée de besoin, succombant sous des inquiétudes et une fatigue au-dessus de ses forces, l'infortunée fut contrainte de remon- ter achevai et de prendre la fuite... Elle voulait rejoindre sa mère, quVlle savait être à Falaise, mais la marquise de Combrjjy, avertie que Injus- tice la cherchait, se sauvait à pied dans le même temps , et faisait quatre lieues sans s'arrêter, pour gagner Tournebut ; arrivée dans son château, elle apprit que les dangers les plus sérieux la mena- çaient... elle quitta alors les appartemens supé- rieurs, et descendit dans les souterrains, où elle s'enferma avec Bonœil , son fils ; un nommé Lefebvre ' qui était avec elle, reçut pendant huit jours qu'ils demeurèrent dans ces souterrains , les plus singulières communications sur le château de Tournebut. La marquise lui montra les appar- temens' qu'elle avait préparés pour un prince de la famille et toute sa suite, si le débarquement avait eu lieu. Des fourneaux avaient été con- struits pour que la cuisine se fit sans bois, afin ,
» Il avait un autre nom... Mais c'était celui qu'on liu' con- naissait dans le parti. Us avaient tous des noms de guerre, ce qui coutribuaità leur donner une sorte de sécurité, sans qu'il y eût pour cela plus de sûreté pour eux.
» Ces appartemens souterrains, éclairés par des lampes d'un volume extraordinaire, étaient d'une grande magnifi- cence, et remarqual)lcs pour leur distribution.
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d'éviler la fumée. M. de Bonœil copiait pen- dant ce temps-là le manifeste de Louis XVIIT, et une oraison funèbre du duc d'Enghien , qu'on avait jugé à propos de faire pour réveiller l'in- dignation contre l'empereur... malgré le nombre d'années écoulées depuis l'événement.
Pendant ce temps madame Acquêt échappait à le justice^ parce que le mal avait tellement jeté de profondes racines , que la corruption s'était introduite jusque dans les agens de l'autorité. jMadame Acquêt vivait à Caen avec un ofHcier de gendarmerie qui la protégeait de son épée et la ser- vait de son crédit... Enfin elle fut arrêtée, ainsi que Chevalier...
L'instruction faite à Rouen par le préfet , M Savoye-Rollin , établit qu'au moment du vol de la recette d'Alençon, il existait deux insurrec- tions prêtes à éclater dans le Calvados, et dans le département de l'Eure et de la Seine-Infé- rieure. Ces deux insurrections, tendant au même but, avaient deux chefs séparés que faisait ai^ir le comité de Londres et les ordres d'Hartwell. Ces deux chefs étaient Chevalier et le vicomte d'Aché; mais leurraanière devoir était bien dif- férente. Le vicomte ne voulait aucun trouble intérieur; Chevalier, au contraire, prétendait que c'était le seul moyen de parvenir à insur-
no MEMOIRES
rectionner la France... Chevalier avait de nom- breuses et de hautes relations dans Paris ; il y correspondait journellement et souvent par l'en- tremise de madame Acquêt ' , dont le nom de fille de madame la marquise de Combray lui donnait la facilité d'être dans l'intimité de gens qui ne rêvaient alors que le retour des Bour- bons. C'était une partie du faubourg Saint-Ger- main, même de celle qui faisait partie des mai- sons des princes de la famille impériale , et qui l'avaient sollicite. Ceci soit dit sans reproche.
Le vicomte d'Aché, tout au contraire, étranger aux intrigues , mais fortement déterminé à faire triompher son parti, ne voyait et ne voulait d'autres ressources que celles des armes et de la coalition. Les vols de diligences surtout lui étaient odieux. Sa morale était sans doute étrange , car il n'est certes pas plus honorable d'introduire un étranger dans sa patrie que de la ravager soi-même ; cependant on comprend ce raisonnement d'honneur d'un homme bien élevé et bien né, comme l'était en effet le vicomte.
•Mademoiselle de Combray, jeune et jolie comme uu ange, avait fait un très mauvais mariage à l'ëpoque de la re'- volution. Elle ("ultrès long-temps brouillée avec sa mère pour ce mariage, et ne la revit que pour les affaires delà cause royale , lorsqu'elles se renouèrent en 1807 et 1S08.
DE LA DUCHESSE d'A-BRANTÈS. tll
Madame Acquêt ayant été mise en jugement, déclara qu'elle était enceinte... elle accoucha... et puis la malheureuse jeune fernme périt à 25 ans sur un échafaud !... La marquise de Com- bray ', qui n'avait été que receleuse d'une partie de l'argent d'Alençon, fut condamnée à une ré- clusion de a4 ans !... Chevalier fut guillotiné , ainsi que Lanoé et un autre dont j'ai oublié le nom... Quant au vicomte d'Arhé, quoique très poursuivi, il ne fut pas pris; mais l'infortuné ne pouvait approcher des côtes pour s'embar- quer, car elles étaient maintenant gardées avec une rigidité qui lui enlevait tout espoir de re- traite... Il errait dans les bois, manquant sou- vent de nourriture , et n'osant se fier à personne, lorsqu'il n'était pas certain que ce fût un ami. Une fois il passa deux jours et deux nuits, sans un morceau de pain, sans une goutte d'eau, dans le mémeboisde Quesney où le vol d'Alençon avait été fait.... Le malheureux était poursuivi pour ce vol dont il était innocent!...
Les hostilités du parti chouan et du comité
• La marquise ne sut le vol que lorsqu'il fut commis. Alors sa fille lui demanda, pour la sauver, de cacher 10,000 fr. en écus qu'elle avait encore à Chevalier , et qui venaient du vol d'Alençon... La marquise était mère. ..Elle fit ce que feraient toutes les mères 1... elle se sacrifia.
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de Londres cessèrent alors, n'ayant plus de mo- bile qui les fit agir. Mais le gouvernement con- naissait les principaux chefs du parti royaliste, et particulièrement le vicomte d'Aclié. On en parla à l'empereur, dont l'attention était parti- culièrement dirigée sur le Calvados , la Seine- Inférieure et le département de l'Eure ; il n'en parlait pas , mais il s'en occupait avec une ex- trême sollicitude. Les détails qui itii fiuent donnés sur le vicomte d'Aché le frappèrent.
— Il faut acquérir cet homme, dit-il ; il est visible que le comité de Londres, dégoûté de la mauvaise réussite de ses plans, veut en ce mo- ment abandonner la partie, et qu'il délaissera ses agens, comme il l'a déjà fait deux fois, même depuis Ouiberon... Il faut profiler de l'effet que produira une telle conduite sur ce monsieur d'Aché... qu'on le prenne.... à tout prix... Cet homme vaut à lui seul une armée... Je veux l'avoir....
Mais le vicomte était invisible. Il semblait se jouer des recherches les plus suivies; traversant tous les écueils sans en toucher aucun; il allait même sortir de France lorsqu'une trahison in- fâme le livra... Ce fait est important à rapporter, si ce n'est exclusivement pour l'histoire de l'é- poque, au moins pour celle du cœur humain.
DE LA DUCHESSl; d' AERANTES. Il3
Le vicomte d'Aché était enfin parvenu à se rapprocher des bords de la mer; changeant de costume dix fois dans un mois, il bravait les gendarmes et la police, et se ri.iit de leurs re- cherches en les voyant passer au-dessous de lui tandis qu'il était caché dans Tarbre le plus touffu d'une foret, dans laquelle il errait sans nourri-^ ture depuis plusieurs jours. Mais en approchant de la mer il trouvait encore plus de périls et d'obstacles à surmonter — enfin il était parvenu dans les environs de Caen , lorsqu'il se rappela que la marquise deVau...n avait une maison dans le voisinage de Caen , et à peu de distance de la mer.... T,e vicomte avait été lié avec madame de Vau...n assez intimement pour qu'il se crût auto- risé à lui demander un asile.... Il y fut en effet avec la même confiance qu'il se sentait au cœur, et qui lui disait que si la marquise de A'au....n était proscrite, il la sauverait.
Aussitôt qu'elle le vit, elle courut en effet à hii avec une apparence de dévouement joveux , qui pouvait , c|ui devait même tromper un homme loyal et i)on.
— Que je vous remercie, lui dit-elle en lui donnant la main eî le regardant avec des yeux humides.... que je vous remercie de m'avoir XVI. 8
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choisie pour être votre ange sauveur — car je le serai, mon ami !... oh merci!...
Malgré la rudesse d'un marin et d'un homme dont l'existence politique avait absorhé la plus grande partie de ce que son âme avait de ten- dre, le vicomte avait conservé dans cette âme une grande puissance d'affection.... Il se sentit vaincu par cette adorable indulgence qui lui ap- paraissait dans une femme qui devait au moins ne plus l'aimer, si elle ne le haïssait pas... car la marquise avait été abandonnée par le vicomte pour Henriette de Montfjquet....
— Que vous êtes bonne! lui dit le malheu- reux proscrit , en ployant devant elle son genou raidi par la fatigue.... que vous êtes bonne!... oui, je ne dois vous remercier qu'à genoux...
Et cet homme si sévère, si dur envers la souffrance, pleurait doucement sur les mains d'une femme qu'il croyait généreuse....
— Prenez pitié de moi , lui dit-il enfin, il y a six jours que je ne vis que de fruits sauvages, et d'un peu de lait qu'un pâtre m'a donné par charité... il y en a quarante que je n'ai dormi sous un toit...
La marquise de Vau...n ne put retenir un cri, et se levant aussitôt, elle fut chercher ce que sa maison pouvait offrir de plus excellent, servit
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elle-même M. d'Aché, ne mit dans le secret qu'une seule femme de chambre de confiance, et dès le lendemain le vicomte se vit enfin en sûreté sous un toit hospitalier. .. . Bientôt il en vint au point de souifrir de ses remords. . . il avait beaucoup aimé madame de Vau...n , ce sentiment revint dans toute sa force alors , et il fut... doublement heureux de lui devoir la vie.
Mon ami, lui disait-elle, il faudra partir
pour Londres , mais au printemps prochain. Je veux y aller avec vous... maintenant je partage- rai votre bonne ou mauvaise fortune... Laissez- moi vous prouver que je vous ai pardonné, ajoutait-elle en souriant, lorsque le vicomte lui disait en lui baisant les mains, que jamais il ne l'exposerait aux dangers que le proscrit coui>- rait en traversant de nouveau la mer dans une frêle pirogue qu'une vague pouvait engloutir... Et puis elle le consolait de la mort et de la cap- tivité de ses amis... elle évoquait de brillantes chimères, relevait ses espérances abattues, lui donnant ainsi une vie nouvelle, et devenait pour cet homme , que des années de malheur avait rendu l'être le plus à plaindre , un ange conso- lant et bon... bon comme Dieu pour tous ceux qui souffrent.
Madame deVau n avait un grand nom, une
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belle fortune j et conséquemment une grande existence dans la province qu'elle habitait, et mêiiie à Paris. Elle y faisait ordinairement de fréquens voyages , et lorsque le vicomte fut chez elle depuis quelques semaines, elle vint à Paris pour recueillir les ouï-dire et juger de la posi- tion de son ami. Son absence fut courte : elle ne fut que huit jours dans son voyage. Elle rassura le vicomte sur le secret de son séjour; mais elle lui dit en même temps que le gouvernement voulait l'avoir à tout prix , et qu'il devait se ce- ler plus que jamais...
— Restez toujours ici, lui dit-elle... que pou- vez-vous désirer ailleurs?
— Oh! rien, sans doute, répondait le pros- crit en se mettant à ses pieds, et perdant auprès d'elle le souvenir même de son devoir... Car en hi regardant il oubliait tout, excepté le bonheur qu'elle lui avait rendu !...
N est-il donc aucune marque qui puisse aver- tir une âme noble et pure qu'elle aspire un air empoisonné auprès d'un monstre à face hu- maine?... Cette femme, qui avait des sourires d'amour, des paroles passionnées pour l'homme qu'elle trahissait , comment n'apparaissait -elle pas à cet homme hideuse et repoussante!... Gomment, en la serrant sur sou cœur, ns sen-
DE LA DUCHKSSE DABRANTÈS, IIT
tait- il pas une force répulsive qui le séparait d'elle!... Oh! !a divine justice devrait atîacher un signe terrible sur un front coupable !... Elle devrait par avance y graver un remords a; ticipé, qui fît au moins rêver la victime , et l'empèchâl de tendre la gorge au couteau!
Oui , cette femme tant aimée , cette femme qui usurpait une reconnaissance généreuse, qui réclamait, au nom de son dévouement, les pen- sées d'une belle âme ; cette femme n'était qu'un monstre affreux qui faisait un traité pour livrer la victime endormie à ses bourreaux î... qui ven- dait le sang du proscrit pour de l'or !... Car elle ignorait, la misérable, qu'on voulait offrir une amnistie entière au vicomte ; et elle devait croire qu'il subirait le même sort que Gharelte et Georges!...
— Monsieur, dit-elle au ministre de la police, je sais où l'on peut trouver jNL d'Aché. Je l'indi- querai... mais je veux cf.jvt mille francs!...
Le ministre ( que je ne veux pas nommer ; on petit trouver son nom facilement, sans que j'aie à l'écrire pour un tel fl\it ) regarda la marquise avec un œil qui semblait s'étonner qu'une femme put revêtir volontairement une forme aussi lii- deuse... Cependant il souriait !... Ces deux âmes étaient sœurs...
liÔ M]é3I0IRES
— Cent mille francs, madame ! lui répondit le ministre... savez-vous que c'est une énorme somme que vous me demandez-ià... Cent mille francs !...que fliable...on ne peut pas donner cent mille francs d'un chef de chouans... s'il avait été vendéen... je ne dis pas... mais chouan !... et puis un chouan qui se cache encore... une chouanne- rie qui a peur... cela n'est pas bien effrayant.
— Eh bien! monsieur le duc, je vais retour- ner d'où je viens , et M. d'Aché partira pour l'An- gleterre: puisqu'il est si peu redoutable, cela doit vous être égal...
— Je n'ai pas dit cela, madame, et la preuve que la chose ne m'est pas égale , c'est que je vous offre soixante mille francs pour nous livrer M. d'Aché... maintenant, voilà mon dernier mot. Voyez à conclure... autrement je ne vous cache pas que nous saurons bientôt le trouver... et le trouver sans vous...
Madame de Vau.. .n trouva le raisonnement Spécieux , sans doute, et le marché fut conclu!... La misérable s'engagea, et revint auprès de la victime avec un front serein et la bouche sou- riante.
Elle était cependant fort préoccupée. Pour toucher les soixante mille francs il fallait livrer le vicomte!. ..et comment déterminer cet homme
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à quitter un asile que l'attachement sur lequel il avait le droit de compter devait lui faire regar- der comme un lieu de salut... mais son âme était si noble... si généreusement élevée, que la mar- quise fonda sur cette même noblesse de cœur son infernale espérance. . . Bientôt le vicomte put remarquer en elle une préoccupation qui l'absorbait... ses yeux demeuraient fixés sur lui. . souvent même il la surprit pleurant... Un jour enfin il la supplia de lui confier ses peines, car son œil d'ami les avait, disait-il, devinées... Elle résista long-temps; enfin elle lui dit que, depuis plusieurs jours, sa maison était obser- vée.. . elle avait remarqué des hommes qui rôdaient autour du parc aussitôt que le jour baissait, et parmi ces hommes il lui avait été fa- cile de reconnaître le secrétaire du premier com- missaire de police de Caen... Deux de ses domes- tiques, ajouta-t-elle , avaient été interrogés sur les personnes qui étaient chez la marquise...
— Enfin, lui dit-elle en pleurant, ma maison est soupçonnée... Je ne parle pas du danger que je puis personnellement courir. .. si vous succom- biez dans votre lutte avec le gouvernement usur- pateur, je mourrais avec vous...
Le vicomte fut attéré en entendant cette con- firmation de ses propres craintes. De Ja chambre
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secrète qu'il occupait, i! avait aiis^i apeiç i ces hommes dont piriait la marquise... Il se voyait pris par eux... garotté comme un vil criminel... traîné à la suite de quatre gendarmes... pour aller finir obscurément sa vie , sans fruit pour la cause à laquelle i! l'avait consacrée!.. Mais bientôt le danger de cette femme qu'il aime... de cette femme qui peut-être aura le sort de madame Acquêt!... A cette pensée de mort il pousse un gémissement profond , et tombant à genoux de- vant la marquise ;
— Je veux partir, dit -il... ce soir même je m'éloignerai d'ici... Lorsque je ne serai plus dans cette maison , quelles preuves pourront vous accuser?... Oh ! que je parte !... que je m'é- loigne de vous!... de vous, mon Dieu!... qui m'avez sauvé!... vous, mon ange... ma vie... tout ce que je puis aimer en ce monde... Et vous cjuitterl... vous abandonner sans défense à ces liommes qui ne respectent rien!... Je neveux pas partiî- !... s'écriait-il à celte pensée d'aban- don... et le malheureux retombait épuisé aux pieds de la femme perfide qui suivait d'un œil infern;)! les progrès du désespoir dans ce cœur où sa main allait bientôt arrêter la vie.
— Mon ami, lui dit-elle enfin , calmez-vous. . Ce n'est pas pour moi que je vous laisse sortir
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 121
de celte maison... mais dès qu'elle est soupçon- née, elle n'est plus sûre pour vous. ..voilà ce que je vais faire. David doit croiser sur la côte, devant la Z)e7furrtnf/e% je connais trop son dévoue- ment pour vous, pour n'être pas sûre de le trou- ver attendant un signal... J'irai moi-même, cette nuit, à la cliapeile... j'y attendrai le point du jour... Quel est le signal qui vous fait recon- naître de lui ?...
En entendant ces paroles, le vicomte n'eut plus qu'une pensée, ce fut de mourir pour cette femme qui lui paraissait si sublime dans son amour... Mais sa vie pouvait être encore utile à la cause royale; la voix de cette cause le rappela à lui-même; il voulut sauver sa vie... pour cette cause et pour cette femme aimée qui la lui faisait chérir... Il lui disait cela en pleurant comme un faible enfant...
— Qu'est-ce donc que je fais de si extraordi- naire? disait la marquise... Mon Dieu, il est si doux de sauver une noble vie, quand elle est celle d'un autre nous-même... Mon ami , dites-moi le signal... carie jour baisse... je partirai à minuit,
» La Dclivrande es' une cliapeile Jsolc'e surles bords delà mer , à peu de distance de Caen. Rien n'est sauvage et trisle comme ses alentours. Les contrebandiers connaissent parfaitement Notre-Dame de Délivrande.
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et je serai à la Délivrande an point du jour...
— C'est un mouchoir noir, répondit le vicomte... je dépliais ma cravate , et elle me ser- vait de drapeau.
— Mon Dieu, dit la marquise en pâlissant malgré elle , c'est un drapeau bien lugubre !...
— Etes-vous donc superstitieuse? dit M. d'A- ché... JNe le soyez pas, mon amie... im ange comme vous doit dissiper toutes les chances de danger et de mort.
La marquise baissa les yeux devant ce regard étincelant du feu d'une noble pensée... elle com- mençait à faiblir sous le poids de son infamie!...
Mais le lendemain matin elle aborda le vi- comte avec 11 ne physionomie heureuse et riante. La nuit lui avait rendu sa perversité tout en- tière.
— David est à la côte, s'empressa-telle de dire à M. d'Aché... Il vous enverra ce soir uli de ses plus courageux matelots pour vous servir de guide jusqu'à la Délivrande, Là « il se trouvera lui-même pour vous recevoir... Je vous ai fait préparer un cheval... et ce soir, mon ami... nous nous séparons... mais c'est pour votre sûreté... votre vie!...
La journée s'écoula dans des sentimens bien différens... Le vicomte voyait avec une sorte de
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terreur, inconnue à son beau courage, s'appro- cher l'heure qui devait le séparer de cette femme qui , pour lui, réalisait les plus sublimes et les plus douces pensées... Quant à elle , c'était avec une lenteur de mort que l'aiguille se traî- nait sur le cadran de la pendule... Enfin onze heures sonnèrent à toutes les horloges de la ville de Caen... Le vent apporta leur vibration jus- que dans la chambre retirée où la marquise, fa- tiguée de Sun rôle sensible, n'avait plus la force decacher le iTieurtre sous l'enveloppe d'un ange... Dans ce moment, le son prolongé d'un cor de chasse se fit entendre...
— C'est le signal, s'écria-t-elle en se précipi- tarit hors de la chambre pour aller au-devant du matelot, qu'elle y ramena bientôt, en le pré- sentant à M. d'Âché comme venant de la part du patron David.
Cet homme, interrogé par le vicomte, parais- sait connaître le pavs comme lui-même , et lui promit de le faire arriver à la Délivrande avant le point du jour; mais il fallait partir... Après avoir embrassé Tamie qu'il quittait avec déses- poir, le vicomte monta à cheval et sortit de sa maison au moment où minuit sonnait.
On était alors dans le mois d'octobre... la nuit était froide et sombre... Il venait de la rner
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un vent glacé qni portait nn frisson sinistre au cœur du brave partisan.., 11 marchait en silence, elle matelot le suivait en ayant soin de tenir son cheval tellement près du sien , que le vicomte finit par en prendre de l'humeur.
— Mon ami , lui dit-il , éloignez un peu votre cheval , vous empêchez presque le mien de mar- cher... Et se penchant sur le cou de son cheval, il le flatta de la main ; mais l'animal ne releva même pas la tête... c'était un cheval vieux, ma- lade, épuisé... et hors d'état de fournir un seul temps de galop ^ si le vicomte avait voulu fuir... La malheureuse avait tout prévu '.
Le vicomte avait une carabine anglaise , du travail le plus précieux , qui jamais ne le quit- tait. Avant de partir, il l'avait chargée dans la chambre même de la marquise; mais, au mo- ment du départ, elle lui avait donné elle-mémf; le conseil de la faire porter au matelot; car, lui dit-elle, vous aurez bien assez à faire à conduire votre cheval dans celle obscurité... Le matelot portait donc la carabine, et tous deux chemi- naient en silence. C'est ainsi qu'ils firent à peu prés la moitié du chemin ; le trajet était périlleux ,
I Elle s'est elle-même vanlc'o à quelqu'un, qui me l'a redit, de celle Jinesse de Jemmeï C'est ainsi qu'elle appelait son infernale prévoyance.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 125
car ils tournaient la ville de Caen pour gagner ensuite la Délivrande, où les attendait David.
Tout-à-coup Toreille exercée du vicomte re- cueille des bruits étranges... il lui semble enten- dre des voix confuses... Dans ce moment , le matelot se mit à tousser d'une façon si singu- lière , qu'un soupçon terrible s'empara de M. dAché...
— jNIa carabine, dit-il à cet homme. Pas de réponse.
— Ma carabine , répéta-t-il d'une voix plus impérative.
Même silence...
Le vicomte vit alors probablement qu'il étart trahi , et iit un mouvement pour descendre de cheval... Il avait six pieds , et sa force musculaire était terrible... Le matelot, jugeant qu'il ne pour- rait pas lutîer avec lui , le mit en joue avec sa propre carabine, et lui cria d'une voix tonnante :
— Alte-là!... Je ne suis plus matelot... je ne suis plus ami... je suis gendarme * î... et je vous arrête au nom de la loi.
Une imprécation terrible fut la seule réponse du vicomte. Pour la première fois de sa vie il voulut fuir!... mais le cheval qu'il montait fut
• Ce gendarme s'appelle Loison.
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également rétif à la voix et à l'éperon... Ce fut en ce moment que le gendarme , craignant que sa victime lui échappât avant l'arrivée de ses camarades, bien qu'il eût reçu seiilement ordre de prendre le vicomte , et non pas de le TUER, déchargea sa carabine presque à bout por- tant sur lui !.,. Le malheureux était sans armes... Il voulut , par tm mouvement machinal et in- spiré par sa bravoure naturelle, saisir son cou- teau de chasse... mais son bras ne put même se soulever... il avait été brisé par le coup de sa propre carabine... La nuit était sombre, et la main du meurtrier tremblante... La victime ne fut que frappée, et ne tomba pas sous le pre- mier coup...
Au bruit qu'il fit, une troupe de douze gen- darmes , embusquée derrière un buisson j)our y attendre sa proie, accourut sur le lieu de la scène... Croyant que le vicomte se défendait , et redoutant sa force, dont la renommée racontait des choses presque fabuleuses, la troupe en- tière lira sur lui, et le malheureux tomba per- cé de balles ' et assassiné aussi lâchement qu'il aurait pu l'être par une bande de brigands... En le voyant étendu sans vie au milieu du chemin
» Le cheval fut également percé de balles et mourut au même instant.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 11*7
solitaire qu'il inondait de son sang, les assas- sins se regardèrent... mais pas une main n'osa s'avancer pour relever le cadavre... Il sem- ble qu'ils redoutaient encore cet homme, tout massacré qu'il était... Us s'éloignèrent silencieu- sement, et rentrèrent à Caen dans leur caserne, sans parler de leur expédition ; car l'autorité , qui voulait M. d'Aché, et non pas son cadavre, leur aurait demandé un compte sévère du sang versé.
Mais la catastrophe ne pouvait demeurer long- temps inconnue... Le vicomte avait été payé trop cher au Judas, pour qu'on ne s'informât pas de lui-même ce qu'il était devenu... La marquise voulut au moins avoir la loyauté du crime... Elle raconta comment un gendarme était venu prendre le prisonnier le 8 octobre , à minuit. .. Depuis, elle n'avait revu aucun d'eux...
Pendant ce temps, le cadavre mutilé de la vic- time gisait abandonné sur le chemin où elle avait été égorgée... Quelques paysans le rele- vèrent , et crurent reconnaître en lui un horlo- ger voyageur, qui tous les ans passait dans cet en- droit. Il fut enterré dans cette croyance , qui était celle du pays... Cette erreur épaississait le voile au lieu de l'enl ever... Enfin le gouvernement, vou- lant sortir de l'inquiétude où le mettait la dispa-
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rition du vicomte d'Aché, ordonna l'exhumation du corps en présence d'nne commission formée de personnes qui l'auraient connu.
I.a chose fut exécutée, et l'enquête prouva que le corps' était bien celui du vicomte d'Aclié, agent accrédité depuis long-temps de Louis XVIII et de l'Angleterre, et dont le zèle infati- gable n'avait jamais cessé d'entretenir un foyer de discordes civiles dans l'intérieur de la France et sur cette partie de nos cotes principalement qui borde le Calvados et le département de la Seine-Inférieure...
?ilais cet éclat, que les gendarmes forcèrent de donner à la chose, jeta une odieuse lumière sur toute l'affaire. La marquise de Vau....n en fut entièrement éclairée... A la vue d'un tel monstre , un cri d'horieur retentit autour d'elle!... Elle fut obligée de fuir... elle emporta son or, ses remords et sa honte, et fut se cacher dans un lieu où l'infjiraie de son action ne lût pas parvenue.
' La slaluie ilii viconiic d'Aché ainsi que toute sa per- sonue étalent assez particulières pour ne laisser subsister une méprise ; il avait près de six pieds; mais une chose re- marquable surtout eu lui, était ses jambes et ses pieds : leur conformatioQ était particulière et fut reconnue sur le cadavre déterré.
DE LA DUCHESSE D ABJUMKS. I Ug
Après la mort de M. d'Aché, l'Angleterre dé- couragée ne fit plus de tentatives pour allumer la guerre civile dans le Calvados. Plusieurs par- tisans furent toujours prêts néanmoins à lever i'étendard et à marcher pour la cause... Toute- fois les provinces du Calvados et de lEure étaient presque paisibles lorsque la proclamation de LouisXVIlly parut... Sa venue ralluma les feux mal éteints., et l'empereur, qui connaissait l'es- prit du pays, eut des craintes qui, je l'ai dit plus haut, furent de nature à éveiller toute sa sollici- tude. Celle légitimité, qui lui apparaissait comme un nouvel ennemi grand et formidable, appelai usurpation ce que lui voyait comme le commen- cement d'une dynastie, dont le jeune héritier devait inspirer la terreur du nom de son père. .. C'était une déception terrible!... Napoléon re- connut, en revoyant tous les rapports des préfets de la Seine-Inférieure, du Calvados et de l'Eure, que les brigandages de ces provinces avaient été TOUJOURS protégés , excités même par l'Angle- terre... Il reconnut son ennemie partout !... Il la découvrit même dans les traces anciennes qui étaient demeurées sur les plages désertes du Cal- ■vados... Il la reconnut dans ces retraites mysté- rieuses des châteaux des nobles de cette partie de la France. 11 la reconnut encore dans la nouvelle xyi 9
l3o MEMOIRES
insurrection de TOiiest, que l'on avait découverte par le moyen de madame la marquise deVau. ..n, qui, servant de secrétaire au vicomte, avait pu facilement en livrer une copie... Partout enfin l'empereur reconnaissait l'Angleterre aux coups perfides qui lui étaient secrètement portés. Pour nous elle avait long-temps sommeillé, mais ja- mais cependant elle n'avait été iiiactive;et main- tenant, que le malheur commençait à régir la destinée de son adversaire, elle pouvait faire jouer les ressorts qu'elle n'avait jamais laissé rouiller... J'ai rapporté toute cette histoire pour faire voir que l'Angleterre avait non seulement un œil toujours ouvert sur nos affaires intérieu- res, mais qu'elle y portait aussi une main active. Ainsi donc. Jamais elle n'abandonna la partie, quoique pendant trois ans les habitans d'Hartwell fussent dans une sorte d'oubli de la part du ca- binet de Saint-James. Le ministère anglais voulait peut-être agir pour lui-même, et partager la France en reprenant Calais, Dunkerque,et réali- sant en i8i5 les vœux toujours trompés des rois delà maison de ïudors,comme des Plantagenets, comme des Stuarts , comme de tous ceux qui ont régné sur l'Angleterre... C'est une pensée... et je suis persuadée que l'Angleterre n'a protégé le re- tour des Bourbons que parce qu'ils étaient pour elle un moyen plus certain de se venger de nous.
Dr LA DUCHESSE d'aBIIANTÈS. l3|
CHAPITRE V.
Sermon d'ini c'icve à son maître. — Carrière r03'ale de Bcrna- dolte. — Déclaration de j^iierre de la Prusse. — Armée du prince Eugène. — Situation militaire. — Sitn'stres prcssen tioiensde M. de Narbonne.— !-e boulon de rose et le duel.
— M'Tnorial de Suiiile-Helèiie . — M. T. . . ,n et le congrès»
— Lettres sans réponse. — Mort de l'abbé Delille. — Re- vue critique. — Départ de l'empereur. — Nécessité. — Haine implacable contre l'Anglelene. — Passage à Er- fuil. — Combat de Weisseinfeld.— Bravoure de notre in- fanterie.— Défilés de Poserna. — Bessières y est tué. — Epopée à faire. — Scène burlesque. — Le manteau de coui" ensanglanté. — Reconnaissance.
On parla beaucoup à cette époque ( mars i8iv3) d'une lettre écrite à l'empereur par ic prince royal de Suède; j'entends ici la véritable leître du prince royal, et non pas ce qu'on pu- bliait. J'en j^atlai à Duroc et à mes autres amis; mais soit que Napoléon eût eardé pour Itii cettt lellre, qu'il regardait comme une sorte d'îwsz///e, je ne pus savoir d'eux la vérité, que peut-être ils ignoraient eux-mêmes.
Cependant on racontait que cette lettre était une sorte de sermon fait par l'élève à son maUre.
l3a MÉMOIRES
Or, on sait que le muttre n'avait aucune disposi- tion à écouter les avis même de ceux qu'il ai- mait. Ainsi donc, il devait considérer la de- mande à main armée que lui faisait Bernadolte de donner la paix à l'Europe, comme une offense même des plus graves. Bernadette cherchait sans doute un prétexte pour rompre entièrement avec la France. 11 devait assez connaître Napo- léon pour savoir l'effet que produirait sur lui un avis en manière de remontrance.
Peut-être cependant n'a-t-on pas assez suivi Bernadotte dans sa carrière royale depuis le mo- ment où il quitta la France pour avoir une au- tre patrie. Les intérêts de cette nouvelle patrie devenaient pour lui des devoirs; peut-être l'a- vons-nous trop oublié. Il fut profondément blessé en iSii, lorsque la France refusa d'intervenir auprès du Danemarck pour la Norwège. Vint ensuite l'invasion de la Poméranie'; alors se firent les premières propositions de la Prusse et de la Russie.
On assure que le prince royal empêcha Charles Xlll d'y accéder dès cette première époque... je le souhaite pour lui... il m'est tou- jours pénible d'accuser un nom de notre ancienne
« a6 janvier 1812.
> Voyez les traités prélimiDaires des !24rQars et 3 mai 180.
DE Là DUCHESSE d'aBRANTÈS. 1 33
phalange sacrée. Un tort peut-être positif de Napoléon , c'est qu'il traita Bernadette comme Murât, et la chose était toute différente. Murât était la création de l'empereur.. . c'était un nuage que la volonté et le pouvoir du magicien avait rendu compacte, et que sa baguette avait coloré de l'apparence royale... tandis que le prince royal de Suède était souverain par l'élection d'une na- tion libre et généreuse. Il se devait à celte nation , et ne devait avoir de reconnaissance que pour elle. Mais cependant la patrie qui l'avait vu naître ne pouvait être oubliée de lui, et voilà son tort, comme celui de Moreau...Bernadotte devait res- ter né?M/r^. La postérité, comme l'époque contem- poraine, en doit juger ainsi.
Cependant la Prusse avait enfin déclaré la guerre à la France , et proclamé son accession au traité d'alliance continentale... Nous et ons alors dans une terrible position !. . . L'armée que commandait le prince Eugène, et qui était tout ce qui faisait notre force, ne comptait que trente-deux mille hommes, anciens soldats!... Le vice-roi fit des prodiges pendant le temps qu'il demeura sans secours, presque sans espé- rance... ne voyant autour de lui que des alliés prêts à déserter notre cause, et des soldats dé- couragés... ^'ous occupions encore Magdebourg;
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le vice-roi avait son quartier- grnéral à Stassfiirlh, près de Halbersfadt ; Rapp, enfermé dans Dant- zick, s'y maintenait comme un héros... mais ces dernières lueurs n'éclairaient plus que des volon- tés mourantes. Jnnot était parti pour les provinces Illyriennes et pour Venise ; car les Anglais mena- çaient le littoral de toute cette partie du Midi , el: l'empereur avait compris , à l'heure du danger, qu'il lui fallait là un homme dévoué connue son ancien ami... Hélas! le moment approchait où tous ses meilleurs amis, ses pi us fidèles servi leurs, devaient tomher autour de lui, comme pour l'a- vertir que la roue de fortune allait cesser- de tourner sous sa inain... Berlin était occupé par les Cosaques. La ville neuve de Dresde était prise par les Prussiens... Hambourg était évacué, et les forées de l'armée française , quoique formi- dables en apparence, n'étaient pas faites, par leur nature , a rassurer les hommes habitués h )nger les choses. Voilà quelles étaient lestrotq3fS qui étaient alors en Allemagne, en avril i 8 i 5... Il y avait huit corps d'armée et la garde impé- riale. Ces troupes étaient ainsi divisées :
i" corps, sur l'Elbe Inférieure, commandé par le général Vandamme , homme intri'pide et l'un des plus capables, sans doute, pour défendre la
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. l55
patrieau jour du danger... Il avait 2^,000 hom.
2' corps , commandé par le ma- réchal Victor, duc de Bellune , que les soldats avaient surnommé Beau-Soleil. Il était près de Mag- deboure, et avait avec lui une force plutôt dérisoire qu'elle n'é- tait utile. Victor avait du cœur, du talent , mais il était malheu- reux. 6,000 5' corps. Le maréchal Ney. 00,000 4* corps. Génc'ral Bertrand. 20,000 5* corps. Général Lauriston. 20,000 G* corps. Maréchal Marmont. i4,ooo 1 r corps. Maréchal Macdonald. i8,oco 12' corps. Maréchal Oudinot. 18,000 Garde impériale. 17,000 Cavalerie impériale et séparée. t',000
169,000 hom.
Les forces alliées étaient en face de nous, toutes prêtes à l'offensive, et se composaient, sans les Suédois , de 226,000 hommes. Bientôt le prince de Suède vint les augmenter de son contingent, que lui avait acheté l'Angleterre , et que Napoléon pouvait aussi lui acheter avec la Finlande ou la Norwège. .. Il fit, à cette époque.
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bien des fautes du même genre... J'ai déjà parlé de cette ténacité qui l'empêchait de voir clair dans ses propres intérêts même, et qui l'aveu- glait au point de se nuire par des coups mortels dans une circonstance où les moindres blessures ne se pouvaient guérir... Il en est une fouie d'autres que des difficultés personnelles ( non pour moi ) empêchent de faire connaître en- tièrement. C'est d'autant plus à regretter qu'il en est dans le nombre dont le sort de l'Europe a peut-être dépendu... Je vais en donner une idée. C'était dans les premiers mois de iSiô. Le comte TiOuis de Narbonne dont je tiens ces dé- tails était alors notre ambassadeur à Vienne. Jt? recevais souvent de ses nouvelles, et chaque jour je voyais un ton de tristesse plus amère se ré- pandre dans lesépanchemens de son amitié, tou- jours si bonne et si aimable avec moi qu'il aimait commesa fille. Je lui demandais la cause de cette tristesse sans pouvoir obtenir une explication... mais lui-même me l'avaitdonncele jour où il vint me dire adieu lorsqu'il quitta Paris:
— Je ne sais où je vais, me dit-il en m'em- brassant ; je m'embarque sur une mer sans ri- vage qui ne me présente que des écueils...
— Pourquoi ne pas reiuser cette dangereuse mission? lui dis-je. presque en larmes , car je
DE LA DUCHESSE d'abRANTÈS. lù^j
l'aimais si tendrement!... hélas! je ne l'ai plus
revu 1
^- Cela m'est impossible !.. . Comment voulez- vous que je puisse dire à l'empereur que je ne puis accepter un poste, parce que j'y vois du danger?...
— Cependant, mon ami, s'il est vrai que vous alliez à Vienne, cette ambassade est ho- norable; M. de Metternich vous aime, et je suis sûre qu'à vous deux vous ferez de bonne besogne... Je puis me tromper, mais je crois que M. de Metternich veut la paix... Il est un des hommes dont le cœur est le plus honnête et ie plus droit en politique comme en toute chose... Que de fois je lui ai entendu dire dans la con- fiance de l'amitié, et n'ayant aucune fausseté di- plomatique dans la pensée , que les affaires po- litiques iraient bien mieux si les hommes ne se faisaient pas des difficultés toujours renaissantes dans ces codes de diplomatie inventés par la fraude et la faiblesse surtout! Je suis convaincue qu'il sera bien heureux de voir arriver un am- bassadeur comme vous... comme vous qu'il aime d'une tendre amitié. Je vous ai dit souvent, mon ami , que le prince de Metternich était Jeux hommes y l'homme privé ( t Ihomnie public, et que tous deux était nté;:alement bons, vertueux,
1 5S iixmoihes
et de ces êtres que la nature donne rarement..,
— Je sais tout cela, me répondit M. de Nar- bonne. .. et pourtant je suis certain de ne rien faire de bien... ma chère enfant... je suis bien malheureux , je vous le répète.
Il appuya sa tète sur le marbre de la chemi- née, et se mit à rêver profondément... Que de fois, depuis nos malheurs publicset personnels, je me suis rappelé cette matinée !!...
— Oui, reprit enfin M. de Naibonne, vous Terrez d'ici à quelques semaines, quelques mois, que je n'aurai pas bien compris mes instructions , et ûue c'est moi qui n'aurai pas su faire la paix!...
Je le regardais en ouvrant de grands yeux... Albert entra au même moment... M. de Nar- bonne continua :
— Oui, je vous le dis, et retenez bien mes paroles.. . ma pauvre amie ; elles sont presque testamentaires...
— Au nom de Dieu î m'écriai-je, n'allez pas mé déchirer ainsi le cœur au moment de notre sépa- ration!... je ne vois autour de moi que des es- prits frappés!... Mon Dieu! mon Dieu!... Oh! que nous sommes malheureux!...
M. de Narbonne me prit les deux mains qu'il serra dans les siennes, et me regardant avec cet aimable sourire que je n'ai vu qu'à lui, mais
DE LA DUCHESSE d'abRA.NTT'S. iS^
(^Tii, en ce moment, était bien loin de celui qui était sur ses lèvres en croisant le 1er pour un bouton de rose' :
— Mon excellente amie, je vous fais de la peine à mon tour... Pauvre enfant!... vous êtes destiuée à souffrir dans tout ce que vous ai- mez!... mais ici je n'exagère aucune inquié- tude... Il est des lieux , même dans ma propre famille, où je Its dissimule. ..mais ici je puis par- ler, parce que Jiuiot vous a déjà fait entendre un pareil langage... seulement , il est une chose que peut-être il ne sait pas comme moi, parce que son attacliement pour l'empereur lui épaissit 1© voile jeté sur ses yeux... mais, moi, raachère en- faut. je sais très bien... (ici il baissa lavoix), je sais trop bien que l'empereur Napoléon, notre empe* reur, enfin... eh bien ! il ne veut pas faire la paix...
Je poussai un cri !...
— Silence!... silence et oubli, mon Dieu!... Voulez-vous donc me perdre avec vous!... Junot ne le voit donc pas comme moi?... cela est pour-
' M. le comte de Nnil)OTine e'iant au bal de l'Ope'ra , rérut un boulon de rose d'un mnsque fort spirituel et très pour- suivi; on Jtii dispi'la Je bomoa de rose. H fut se battre « ri'.-.slaiU derrière lOpéra. En se ballant, le boulon de rose qu'il tenait entre ses lèvres tomba de sa bouche... Sans reti- rer son ier il se pencha , et ramassa le bouton de rosé.
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tant bien visible pour ceux qui vivent auprès de lui... Tenez, demandez à cet excellent duc de Bassano... il conseille la paix, quoique bien des gens disent que pour faire sa cour à l'empereur il flatte son idée favorite... niais je crois être sûr du contraire... Le duc de Vicence voudrait aussi déterminer l'empereur à faire la paix. .. mais... je ne crois pas que la paix se fasse, parce que, dans mon opinion, il ne la veut pas. C'est une guerre toute politique contre l'Angleterre, et tant que l'Angleterre sera debout et même chancelante, on lui tirera des coups de canon... Ce n'est pas à la Russie, ce n'est pas à la Prusse, ce n'est pas à l'Autriche qu'en veut noire matlre : c'est à cette ennemie, qui lui saule au cœur comme une vipère, et le blesse de son dard toutes les fois qu'elle a le temps et la possibilité de se lever ^our se lancer à lui... Il faut qu'elle meure, voyez- vous, pour qu'il dorme en repos, même sur sa couche de lauriers et de drapeaux conquis...
Je l'écoutais avec une triste attention , car il y avait bien de la vérité dans ce qu'il me disait.... Albert ne parlait pas, mais il était évident qu'il était de son avis, et lui, mieux que tout autre , pouvait affirmer ou infirmer une assertion con- cernant la politique de Napoléon. Il le connais- sait depuis sa plus jeune enfance; il le connaissait
DE LA DUCHESSE d'aBRAKTÊS. i4i
bien... et pendant vingt ans la politique la plus intérieure du cabinet de l'empereur lui avait été révélée... Le point qu'il administrait était fort important, et le littoral de la haute et basse Pro- vence avait été souvent le but de tentatives tou- jours déjouées par son talent et son activilé...Il me dit qu'il était de l'avis du comte Louis de Narbonne : — Mais il faut que ces pensées ne sor- tent pas de celte chambre, ajouta-t-il... Il ne pourrait être que nuisible à Junot, au comte, ainsi qu'à moi , que cette lucidité fut aussi libre dans l'exercice de notre jugement... Il faut quel- quefois faire l'aveugle... Surtout, ma sœur, garde-toi bien de rien écrire de cette conversa- tion à ton mari... il ne faut pas l'entraîner à faire une réponse qui pourrait lui nuire à lui-même... Je sais ce qu'il pense...
— Est-ce donc comme vous deux? deman- dai-je toute surprise...
Albert inclina la tête...
— Oui, oui, me dit M. de Narbonne, et il en est bien malheureux... Oh! que l'empereur devrait écouter davantage la voix du dévouement coura- geux!...
Ce que me dirent en ce moment le comte Louis et mon frère me donna beaucoup à pen- ser... Je n'ai jamais pu vérifier mon doute... mais
|4a MEMOIRES
tout me porte à croire que dans une audience que Junot eut de l'empereur, quelque temps avant son départ, il lui parla dans le sens de M. de Narbonne et de mon frère... 3'ai les plus fortes raisons de le penser du moins. Je sais qu'à cette époque la volonté d'une paix géné- rale était son idée dominante... et plus tard lin- fortuné écrivit à l'empereur une lettre bien étrange, mais bien touchante, toujours dans ce même but.
Quant à M. de Narbonne, il partit donc pour "Vienne avec cette convictio!) intime qu'il ne fe- rait pas la paix, parce que l'empereur ne la voulait pas'... INos adieux furent bien tristes... Il semblait qu'une révélation de l'avenir se plaçât entre nous... Ah! (juelle perte cruelle... quel ami!... Mon Dieu! qu'ai-je donc fait pour être ainsi éprouvée par votre colère!!...
La première conférence qu'eut M. de Nar- bonne à son arrivée fut non seulement très longue, mais très importante. Ce ftit dans la visite que le prince de Metternich lui rendit que celte première conférence eut lieu; en ren-
» Le Mémorial de Sainle-IIc'Icne en pnrie d'ailleurs assez clairement. L'empereur dit et repcle ph:sieurs l'ois qu'il n'a pas voulii faire la paix à Prague. C'est nicjue Ja seule cho.se dont il s'accuse.
DE LA. DUCHESSE d' AERANTES. l45
trant dans son appartement, il était fort ému» et marchait rapidement... Il jeta son chapeau vio* lemment sur un fauteuil , et s'écria :
— Voilà encore un homme sacrifié!... Et c'était vrai.
Quelque temps après son arrivée à Vienne, M. (le Narbonne reçut la visite d'un homme qu'il connaissait depuis long-temps, et qu'à Paris il rencontrait souvent dans presque toutes les maisons où il allait -.c'était M. T n, ban- quier, dont la fortune égalait presque celle
d'O avec des exceptions honorables toutefois,
qui du reste élaientfort connues. M. T n ap- portait au comte Louis une foule de lettres de re- commandation qu'il ne voulut même pas ouvrir :
— A moins que les personnes qtii m'écrivent ne me donnent des nouvelles de leur santé plus récentes que celles que j'ai eues par le courrier
des affaires étrangères, dit-il à M. T n, je
vous demanderai la permission de n'ouvrir leurs lettres qu'après votre départ, parce qu'elles ne peuvent vous être d'aucune utilité auprès de moi, ainsi que toutes les autres... votre nom suffisait... et je vous en veux de votre méfiance en vous-même.
— Je vous suis mille fois reconnaissant('e votre bon accueil, monsieur le comte, lui répondit
l44 MÉMOIRES
M. T n, et je suis en même temps heureux
de pouvoir le reconnaître. On dit qu'un congrès va s'ouvrir... Je vous donne, si vous le voulez, le moyen d'y être tout-puissant.
— Comment, comment! s'écria M. de Nar- bonne , redites vos paroles. ..Comment, diable ! mon cher T n,savez-vous qu'elles valent pres- que une année de votre clos !... Dites prompte- ment comment je dirigerai ce congrès , qui , par avance, me fait presque frissonner.
— C'est fort simple, dit M. T n... voici le
fait... Des relations d'affaires m'ont mis en rap- port avec M. de Mullens , banquier de Franc- fort. Il me demanda si je voulais faire route avec lui jusqu'à Vienne, où il se rendait pour une affaire d'une haute importance... Il s'agissait, me dit-il, d'une créance de dix-sept cent mille francs dont il voulait exiger les remboursemens d'un débiteur, qui depuis long- temps lui devait cette somme, qui, jointe aux in- térêts, formait maintenant un capital immense... Le débiteur est très influent dans le congrès, et
même dans l'Europe, ajouta M. T n; il ne
peut payer cette somme en ce moment... Je le crois incapable d'être gagné par de l'argent; mais comme M. de Mullens veut le faire exproprier, je crois que l'ami qui prêterait à M. de **"**** Ja
DE LA DUCHESSE d'aBRANTKS. 1 45
somme nécessaire pour l'acquitter lui rendrait lin service d'autant plus émiuent aujourd'hui , qu'il ya une vraie disette d'argent dans le trésor de son souverain , et qu'il ne peut lui prêter celte somme pour se libérer. ..Pourquoi la France ne serait -elle pas cet ami, monsieur le comte? M, de Narbonne fit un saut de joie... Il saisit la main de M. T n , et lui dit :
— C'est une des plus heureuses pensées que
l'on puisse avoir, mon cher T n !... Je vais
écrire dans le moment même, et pour que ma lettre ait plus de poids et paraisse encore plus importante, je l'enverrai par un de mes jeunes secrétaires...
La dépèche fut écrite et envoyée... La ré- ponse n'arriva pas. Cependant le temps pres- sait... Un jour, M. T n, en regardant dans la
cour de son hôtel, vit arriver une chaise de poste d'où descendit un homme qu'il crut re- connaître... cet homme était Anglais.
— Ah! ah! se dit M. T n, M. de xMullens
sait, à ce qu'il paraît,parleranglaisaussi bien que français !...
Et il se rendit aussitôt à l'ambassade de France poiu' faire part de ce qu'il venait de \ oir.
— Que diable voulez-vous que je fasse? s'é- cria le comte Louis en écoutant M, T n...
XVI. ,0
l46 MEMOIRES
J'ai écrit une première fois... une seconde, une troisième!... jamais de réponse... il semble que ce soient mes intérêts que je défende ici !... Je vais écrire une dernière lettre...
La dépêche fut écrite... elle partit comme les autres, et comme les autres elle n'eut aucune réponse... Le résultat de toutes ces lenteurs, c'est qu'un beau jour M. de Mullens se trouva dés- intéressé, et qu'un tiers fut possesseur de sa créance, avec ordre de ne pas pousser les choses... Que faire à cela? c'est ainsi que va la vie... Nous verrons tout à l'heure qu'à Prague et à Dresde l'empereur commit encore de nouvelles fautes... Hélas! nous en avons souffert plus que lui!... car il est maintenant au lieu du repos, et nous... nous l'avons perdu pour le pleurer toujours, car comment le remplacer ! 1...
Je n'oublierai jamais une scène bien curieuse qui eut lieu chez moi dans ce même temps... à l'occasion de la mort de l'abbé Deiille, qui , je crois, arriva vers cette époque'. Le cardinal Maury, après en avoir été grand admirateur, ne l'aimait plus du tout. C'étaient des remarques plus que mordantes sur les manières de Vabbé marié. 11 est vrai que l'abbé Deiille avait une façon de jouer son rôle en ce monde qui pouvait le faire
* Umourutle i*rmai i8i5.
DE LA DLCHtSSE d'aERA^^TÈS. ll^fj
siffler d une partie des spectateurs, et rarement applaudir des autres. Il avait renié sa profes- sion et l'avait fait de mauvaise grâce, si tant est que l'apostasie puisse jamais en avoir une bonne. î\Iais enfin , il faut montrer que le parti qu'on prend en toutes choses est motivé par ime raison tellement puissante , qu'elle vous a donné une profonde conviction à vous-même , et cette con- viction, vous avez alors le besoin de la faire partager aux autres , à ce monde , tribunal im- pitoyable dont les jugemens sont sans appel , et qui prononcent sur la mort et la vie morale d'un homme avec une froide cruau:é , que nous trouvons toujours injuste quand nous sommes la victime , et que nous partageons quand nous sommes les juges.
Et puis l'abbé Dehlle n'avait plus ce qui fait pardonner des fautes par ce même monde si peu généreux, et pourtant aussi prêt à faillir lui- même qu'à punir... Il ne savait plus l'amuser... Le siècle avait marché, et lui était demeuré sta- tionnaire... L'école romantique avait établi sa domination, et le poème des Jardins était relégué sur quelques rayons bien élevés de la bibliothè- que de chacun ; les dernières oeuvres qu'il avait données à la littérature n'étaient pas lisibles, excepté le poème de l'Imagination. Celui des
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Trois Règnes ne peut même être critiqué... Il y au- rait vraiment pitié à blâmer pareille misère de l'esprit d'un homme qui avait fait quelquefois des choses qui annonçaient mieux que de Cextrê- viemenl mauvais... Eu résumé, la réputation de M. Delille est une de ces réputations qui tien- nent à l'époque et aux coteries. Sans doute notre monde littéraire n'est qu'une vaste intrigue di- visée en coteries particulières; toutefois il existe aujourd'hui une immense différence dans la dis- tribution de la louansje et du blâme... Rien ne se fait par manège... On dira peut-être que les jour- naux sont une voie pour arriver au même but. Cela n'est pas. Les plus beaux talens de notre épocjue sont livrés à la presse, et son scalpel les travaille avec une hardiesse dont nos souvenirs ne nous donnent pas d'exemples... S'ils surgis- sent, c'est par leur propre force. Voyez Victor Hu2;o.-. . sou renom est plus qu'européen , il est universel. Un de mes amis m'écrivait de New- "lork d«'rnièrement que les OEuvres de Victor Hugo sont, en français et en anglais, dans toutes les parties de l'Amérique. Ses Ballades, ses Orien- tales, sont traduites dans toutes les langues, et pourquoi?... parce que c'est vraiment beau et que le beau Test ioiijours et partout. Allez donc traduire l'abbé Dciille... allez doue donner aux
DE LA. DUCHESSE d' AERANTES. l49
Natcbezles Trois Règnes, aussi bien traduits que vous pourrez le faire; ils n'y comp.entlrf.nt rien, à moins que vous ne composiez dans leur lan- gue, et que les idées ne leur soient données d'a- près eux-mêmes. Autrement rien ue se fera. Au lieu de cela, prenez le Feu du ciel... le Timba- lier et sa fiancée... prenez Claude Gupux... chef- d'œuvre admirable que l'auteur cont<^ connm il l'écrit, qu'il écrit comme il le conte... traduisez cela en quelque langue que vous vouliez, par- tout vous y trouverez le génie, parce que le gé- nie est une flamme qui ne s'altère par aucun al- liage.
Je prends toujours Victor Hugo pour mon point de comparaison, parce que le voyant égale- ment toujours éclairé au premier rang, je serais injuste à moi-même en gardant le silence'.
Pour en revenir au cardinal Maury et à Milim, le cardinal en était au tioisième point de l'orai- son funèbre de M. Delille, lorsque Millin entra
. Outre mon admiration pour Viclor Hugo , j'a! pour lui l'allachcmenlque j'aurais pour un de mes fils... Le monde le connaît pour noire plus grand liomme liltéraire , moi je le reconnais aiissi pour tel, mais en ouUe comme un excel- lent l)omme, possédant à un degré ëmincnt 'es plus ! cilcs qualités de l'ame... Je suis vaine de mon amilic pour lui, parce que rien a'est rare comme la uaïvelé el la bonlé umes au ge'nie.
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avec Une figure de circonstance : il venait du convoi, autant que je puis me le rappeler. En entendant le cardinal Maury se déchaîner ainsi contre le défunt, et surtout applaudir à la fa- meuse satire du chou et du navet, de Rivarol, pièce éminemment spirituelle, et que le cardinal ne trouvait ainsi que depuis qu'il était, je ne sais porirquoi, l'ennemi de M. Delille, Miliin se mit à faire une telle querelle au cardinal, que je fus obligée de me mettre à la traverse; car avec le cardinal il fallait craindre les suites d'une dis- cussion. Je mis la conversation sur la politique. Celle du moment était assez importante pour occuper et occuper d'une manière intéressante; et sur une pareille matière, le cardinal avait le droit de réclamer la piemière place dans la dis- cussion. Là, il n'y avait aucune personnalité ^ et il n'était pas offensant parce qu'on le laissait à son rang.
L'empereur était parti depuis le i.'i avril. Son départ avait fait une profonde impression sur la ville de Paris. Jusqu'à ce moment , toutes les fois qu'il s'éloignait on n'avait aucune inquiétude. I^a victoire lui était si fidèle!... Mais le sort avait changé, et maintenant les alarmes étaient aussi vives que la confiance avait été profonde... On attendait les nouvelles avec une impatience mé-
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lée de crainte... On savait que des négociations étaient ouvertes , mais quelle issue devaient- elles avoir?... La famille impériale se réunit à Dresde. L'empereur d'Autriche, le meilleur et le plus excellent des hommes, fut heureux de re- voir sa fille, et surtout de la revoir heureuse, car elle l'était heureuse. Qu'elle ne profère pas une autre parole... ou tout un peuple entier se lè- verait pour lui dire qu'elle ne dit pas la vérité. L'empereur d'Autriche ne voulait pas la guerre à cette époque, j'en ai l'assurance. Depuis long- temps, sans doute, l'Autriche avait le désir de réparer ses pertes, de réparer surtout les im- menses malheurs qui l'avaient accahlée depuis i8o5. C'est ainsi qu'en 1808, le cabinet de "Vienne proposa à la Russie la triple alliance de la Prusse et d'elle-même, proposition que la Russie refusa... Mais à l'époque de 181 5, l'Au- triche, si l'empereur Napoléon avait consenti à lui rendre les provinces dlyriennes et quelque autre conquête inutile à la France et nécessaire à l'Autriche, elle eût été pour nous ce que les lois naturelles et politiques lui commandaient d'être, notre fidèle alliée... Le malheur de notre destinée voulut que l'empereur Napoléon ne fît aucune concession à ce qu'il appelait probable- ment d'un nom inconnu, car jamais il n'en vou-
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lait avouer l'existence : c'( tait L4 NECESSITE... cette souveraine au sceptre de fer qui fait plier tous les potentats les pins superbes et les force à courber la tête devant elle... S'ils résistent, elle les brise ,quelle que soit leur force... Nous l'a- vons vu ! !...
Msrcbant toujours d'après ce principe, Napo- léon ne voulut entendre, à ce qu'il parut à cha- cun,aucune parolede paix tant qu'il vitqu'il pou- vait y avoir une chance de crainte pour lui... Mais une plus trisle vérité peut-être, c'est qu'il ne vou- lait pas la faire, celte paix désirée, attendue, vou- LiE par ses amis comme par ses ennemis... Lui- même en convenait hautement du reste, car dans son discours d'ouverture au corps législatif, le 14 février i8i3: a La guerre que je soutiens contre la Russie, disait-il, est toute politique...'» Et pourtant il disait qu'«7 voulait /a /jfl/a:. «Elle est nécessaire ati monde, dit-il dans le même discours d'ouverture, mais je ne ferai qu'une paix honorable et conforme aux intérêts et à la grandeur de mon empire... Tant que durera celle guerre maritime, mes peuples doivent se t^nir prèls à toute espèce de sacrifice. »
Ainsi donc l'empereur nous avouait que c'était l'Angleterre qu'il allait combattre de nouveau sur l'Oder et sur l'Elbe, comine il avait été le
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faire à Moscow! La chose est évidente. J'ai, je crois, démontré dans le chapitre précédent, quelle élait la raison qni motivait nne volonté aussi ferme et aussi constante de la part de Napoléon. Sans doute cette résohition si violemment soutenue nous fut bien funeste, mais commrnl co'idamner l'empereur?... com- ment lui demander compte à hii-méme de tout ce qu'il a sacrifié à cette résolution d'exterminer une ennemie qui voulait elle-même sa mort et la nôtre en même temps? Car dans cette lutte de l'Angleterre et de Napoléon, voyez-vous, c'était non seidement une guerre à mort qu'il fallait voir; mais à cette auimosité d'homme à gouverne^ menl il se joignait encore la vieille haine de nation à nation; il nous fallait payer tôt ou tard les intérêts de la rancune de la guerre améri- caine... Nous avons payé... oui, nous avons payé;... et comme nous sommes gens d'hon- neur, nous avons donné plus cpie nous ne de- vions... Maintenant, c'est l'Angleterre qui est notre débitrice!... Nous sommes créanciers à notre tour... et l'Iieure du paiement sonnera pour elle, comme elle a sonné pour nous...
L'empereur, comme je l'ai dit plus haut, était parti de Paris le i5 avril. Il arriva le i"; à Mayence, le 25 à Erfurt, lieu tout de souvenir
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et qui devait par sa vue redoubler sa funeste sé- curité en lui rappelant qu'il y avait habité avec uti homme qui lui donnait le nom de frère, et sur l'alliance duquel il avait cru devoir compter Ml demeura quelques jours à Erfurt , d'où il re- joignit son quartier-général, en parlant partout sur sa route à ces jeunes soldats tous fiers de remplacer de vieux braves, et tellement élec- trisés par les paroles de Napoléon, que, bien qu'ils fussent presque des enfans, ils étaient décidés à se faire tuer pour l'empereur et la patrie... Le génie tout entier de Napoléon fut évoqué par lui dans ces momens qui allaient voir décider de sou sort et de celui du monde.
Cette belle jeunesse, ardente et déterminée, fut digne des espérances qu'on mit en elle. Ce fut le 29 avril, au combat de "Weissenfeld, qu'elle apprit à connaître le sifflement des balles, le grondement du catîon et l'odeur de la poudre. Et cependant notre avaùl-garde, toute d'infan-
• Quoique j'aie signale' dans les pre'cédens volumes la vé- ritable conduite de la Russie , je ne puis donner tort à l'empereur Alexandre. Il n'est pas ici question de mon attachement personnel pour lui cl de ma reconnaissance , c'est tout-à-fait étranger à mon opinion ; mais j'expliquerai plus tard comment ilne pouvaitagir autrement... La question pour lui e'tait de vie ou de mofl.
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terie, car nous n'avions plus de cavalerie depuis les désastres de ]Moscow , renversa par son im- pétuosité l'avant- garde russe, presque toute de cavalerie*... Hélas, ce demi-triomphe précédait un malheur général qui devait être senti bien douloureusement, comme malheur privé... Maintenant les voiles de deuil enveloppent tous les noms amis qu'on prononce... tout est dou- leur... tout est désespoir dans les souvenirs...
C'était le maréchal Ney qui avait conduit au feu cette belhqueuse jeunesse , au combat de Weissenfeld. L'ennemi avait évacué la rive gauche de la Saale, et c'était un prélude, à l'issue de la campagne, tout-à-fait à notre avantage. On avait i à Paris, des cartes avec de petits fichets à têtes de diverses couleurs désignant les puissances, et l'on suivait la marche de l'ar- mée avec un intérêt que je n'avais jamais vu aux jeunes femmes. Il semblait que notre danger nous fut révélé par instinct; car l'empereur avait accordé bien peu de congés... il craignait les
• C'était M. de Lanskoï qui commandait la cavalerie russe... ia nôtre était a'élrulte, et malheureusement elle n'avait pas pu se remplacer, comme l'infanieric, par un^a^ /u.r... Un homme tire un coup de fusil et se laisse tuer presque aussitôt qu'on le liii dit; mais un cavalier... il faut presque une année pour qu'il puisse marcher.
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jasertes de famille... ]\Iais quelque soin qu'il y eut apporté, letat véritable de la nation était connu de tous.
Le terrain se disputait pted à pied. Napoléon comprenait que de son ouvertute de campa- gne dépendait le sort de celte même cam- pagne.. . Les autres comprenaient également q«ie de reculer sur la Vistule, après l'avoir pas- sée, les y ferait cull>uter pour n'en plus jamais sorlir. Il y avait dune acharnement des deux côtés, et la moindre escarmouche était sanglante.
Le général NVitsgenstein avait sous ses ordres une troupe nombreuse d'infanterie et de cava- lerie, avec laquelle il était chargé de défendre le défilé ou plutôt les dédiés âe Posern a ; une artillerie formidable ajoutait à la force de cette position, que Napoléon voulut cependant em- porter ; c'était la veille de la bataille de Lulzen... Ce fui Bessières que Napoléon choisit pour cette mission dangereuse... Ce fut aussi lui que la for- tune prit pour donner son premier avis de mal- heur à celui qui toujours avait été son élu...
Bessières, ce bon et excellent ami , qui devait remplacer Lannes, peut-être, dans la faveur militaire de l'empereur, était un des hommes, en petit nombre au reste, sur lesquels l'empe- reur pouvait compter ; et, d'après ma façon de
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penser, il était même une colonne encore plus solide par l'affection que ne pouvait l'être le maréchal Lannes, qni , je le répète, tout en ai- mant l'empereur, était bien loin d'avoir pour lui le dévouement de Jiinot, deBessières, deDuroc, de q lelques autres, qui étaient ses en fans, si je puis le dire ainsi... Je crois que Napoléon le savait...
En ouvrant la campaiîne de 181 3, il avait donné une jurande peuve de confiance et de fa- veur à Bessières : il l'avait nommé commandant général de toute la cavalerie de l'armée, comme l'était ordinairement le roi de N;iples... Le 1" mai, le njaréchal, en voyant ces défilés de Po- serna si terriblement défendus, et sachant de quelle importance il était pour l'armée française d'et) être maîtresse, mit pied à terre à l'entrée du défilé de Rippach, plus sérieusement occupé encore que les autres; et , mettant l'épée à la main, il entraîna les tirailleurs , les encourageant de la parole en même temps que de l'exemple... Ces jeunes soldats, dont l'expérience n'avait qu'un combat pour souvenir, mais dont les pères avaient proclamé depuis long-temps le nom de Bessières dans la chaumière paternelle, sui- virent le héros dont ils connaissaient déjà l'his- toire. Les hauteurs furent emportées, l'ennemi
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fut enfoncé et le défilé en notre pouvoir... Ce fut en ce monnent que Bessières , qui toujours re- gardait le danger en face, reçut un boulet dans la poitrine, qui le renversa sans qu'il eût le temps de sentir le charme glorieux d'une si belle mort!...
... Ses aides-de-camp, et tous ceux qui l'entou- raient, cachèrent d'abord sa mort à l'armée... On couvrit son corps d'un manteau, et l'empe- reur fut le seul instruit de ce malheur... il en fut accablé!... Il le fut comme souverain, il le fut comme ami... C'était une perte immense pour Napoléon que celle de Bessières... Bessières à Waterloo, au lieu de... mais silence.
Sa mort fut cachée à l'armée jusqu'au surlen- demain. Il fallait une victoire pour compenser un tel malheur... Napoléon écrivit le soir même à madame la duchesse d'Istrie : « ... Votre mari vient de mourir pour la France... et il a terminé sans douleur la plus belle vie... »
Si jamais notre patrie a un Plutarque digne décrire la vie des hommes illustres de l'époque révolutionnaire', Bessières tiendra, certes, un
» J'ai dëjà dit que ce mot révolutionnaire était pris dans cet ouvrage dans sa véritable accei>tion, c'est d'ailleurs même le seul à employer. Bessières était si peu révolutionnaire , ^u^e'tant aux Tuileries comme faisant partie de la garde
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rang distingué dans cette galerie de héros. Ce n'est pas seulement comme soldat , comme exis- tence militaire, que la sienne est remarquable et digne de donner un double orgueil à son fils, c'est comme citoyen vertueux, comme ami fidèle, comme sujet dévoué... Oh! Bessières était ce qu'on appelle, sans aucune fiction , un honwêt^ HOMME... Ce mot comprend tous les éloges.
Il était notre ami, à Junot et à moi... Junot eut avec lui quelques démêlés insignifians , que je fus assez heureuse pour leur faire regarder, à tous deux, ce qu'ils étaient, c'est-à-dire rien du tout. Depuis cette époque , la plus parfaite intelligence avait existé entre les deux amis... Je crois que si toutes les femmes avaient , à cet égard, agi comme moi, il en serait résulté une harmonie dans les intérêts privés dont l'intérêt général se serait ressenti... Je dois donc à la mémoire de Bessières de lui consacrer ici quelques pages... J'ai survécu à Junot... je dois faire ce que lui aurait fait pour un frère d'armes qu'il aimait autant qu'il l'estimait...
Bessières était bien jeune encore pour mourir lorsque ce boulet vint nous l'enlever !. .. Il n'avait
conslitulionnelle de Louis XVI, il eut le bonheur, un jour d'émeute, de sauver plusieurs personnes de la maison de la reine.
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que quarante-cinq ans' !... Sa figure était agréa- ble... son sourire avait delà finesse, mais surtout une extrême douceur... Sa taille était haute, élancée, éléirante, surtout sous Tuniforme de colonel des guides de la garde, qu'il a long- tém|is commandés... Il avait les yeux à la Mont- morency', ce qui donnait une grande douceur à son regard... Il ne voidiit jamais quitter la poudre ni couper ses cheveux. Il fut même , à cet égard, phis entêté que Larmes et qu'Augereau.
Quant aux qualités de son cœur, à sa belle âme, il existe de Bessières une (ouïe de traits dont j'ai gardé note, et cela depuis les guerres d'iispagne, où nous nous sommes trouvés en- semble... depuis celles d'Allemagne, où Jiuiot était avec lui... Tuus ces traits le placent dans un jour qui en font un homme dont la France doit être Hère.
Je ne m'occuperai pas de le faire connaître comme homme de guerre ; assez de biographies se sont chargées de ce soin, mais j'en veux parler comme homme privé... Je veux le montrer
• Jean-Raplis'e Bessières, ué à Prcssac, département du Lot , le 6 août 1768, et lue le 1" mai 18 15.
a On a dit qu'il tombait, ce n\sl pas vrai... les veuxcomme il les avait ont un nom... lU s'appellent à la Motilmorencjr. Bessicres ue louchait pas.
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bon, humain, charitable... probe, jusqu'à laisser la femme vertueuse qui porte son nom toujours avec la même pureté, dans un profond malheur... 11 savait, comme Junot, que sa veuve et ses enfans ne murmureraient pas d'être dans l'infortune, puisqu'elle n'avait qiLune noble origine... l'hon- neur.
Bessières avait quelque chose d'antique , a dit M. de Norvins dans la biographie qu'il a donnée de lui, et il a parfaitement raison. Au milieu de cette époque merveilleuse des gran- deurs de l'empire, époque dont lui-même était un acteur si important... eh bien! jamais une sotte fierté, des airs qui provoquaient la raillerie d'adversaires trop heureux de se moquer avec raison, n'ont été reprochés au duc d'Istrie... Il me faisait bien l'effet d'un vrai républicain par sa franchise, son extrême naturel dans ses ma- nières , son inépuisable bonté. . Voilà ce qui lui donnait cette couleur antique à la Pluiarque dont je viens de parler... iMais c'était surtout dans la garde qu'il était adoré et qu'il le fallait voir... Il était comme le frère adoptif de chaque soldat. Jamais sa porte n'était fermée pour eux... « Je suis sorti de leurs rangs , et ne dois pas l'ou- blier, «disait-il souvent... Les provinces qu'il a gouvernées en Espagne ont prononcé certaine- XYI. II
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ment la plus admirable oraison funèbre sur lui... La partie des provincesdu Nord du septième gou- vernementqu'ilavaiteu long-temps, en apprenant sa mort, fit célébrer des services en son honneur... L'envie doit se taire devant ce fait ; il est con- cluant; car les villes et les villages qui firent dire des messes h'élaient pan occupés par nos troupes... En Pologne , en Autriche , en Prusse , partout où Bessières avait planté sa tente, il était en renom d'homme d'honneur et de bonté... A Moskow, il allait un jour se mettre à table; c'était dans le moment le plus affreux des horreurs de l'incen- die et de cette famine partielle qui frappa de son fléau les malheureux habitans de la ville... Une foule de ces infortunés, connaissant la bonté du maréchal, se précipita dans son palais en criant : « Par grâce!... un peu de pain!...» En voyant ces visages livides presque défigurés par la faim , le maréchal fut pris au coeur de cette pitié qui fait tant de mal quand on ne peut pas réparer le mal- heur qu'on voit... Mais il vit qu'une partie, du moins, pouvait l'être:
— Messieurs , dit-il aux officiers d'état - major qui l'entouraient et allaient se mettre à table avec lui, allons ailleurs chercher à dîner... et laissons le nôtre à ces malheureux... Et faisant asseoir les habitans moscovites affamés et près-
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que moiirans à sa table , il les force à manger son propre dîner !... Au passage de la Bérésina, une femme périt et laisse un enfant tout petit et or- phelin : — Je m'en charge, dit le maréchal... et l'enfant eut un père et un protecteur... En Es- pagne, il arrive un jour dans un village dont sortait un de ses frères d'armes qui ne lui res- semble sous aucun rapport. Le village était dé- vasté... les maisons étaient inhabitables... le pillage était complet. Le maréchal fit réunir le peu d'habitans qui étaient demeurés sur la place, et leur fît distribuer une somme d'argent de ses propres deniers, comme indemnité de ce qu'ils venaient de souffrir \ Il y aurait une foule de traits semblables à raconter, et que la pudeur de Bessières se refusait à raconter. Il fallait que ses amis les devinassent...
Mais en parlant de Bessières, est-il possible de ne pas parler de sa femme , de ce modèle parfait de toutes les vertus de la femme et de la mère , de la fille et de la sœur! Lorsqu'elle se maria, nous étions presque toutes mariées. Elle était si mo- deste, qu'elle semblait craindre de venir dans le
« Ce village s'appellela Puebla de San-Antonio, etse trouve dans l'intérieur des terres , je crois , entre Burgos et Sora- mos Sierra ; le général était ie général N,... mais il est mort, pardonnons-lui.
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cercle decesjeunes femmessi élégantes et si Pari- siennes. Ce n'est pas que nous fussions impo- lies pour la jeune femme provinciale, mais il en était une parmi nous dont l'impertinenco valait dix insolentes à elle seule, et son influence, dont nous souffrions toutes, se faisait sentir à cette charmante et douce jeune femme qui , avec sa figure de vierge de Raphaël toute belle et toute modeste, n'osait lever les yeux qu'en rou- gissant et tremblant, et recevait comme un oracle des paroles très dures et souvent nnpo- lies de la bouche de la demi-grande dame dont j'ai parlé. Elle avait pourtant mauvaise grâce à dire des mots désagréables , quant à l'être; ce n'était pas sa faute , elle était faite comme cela ! Elle était désagréable, avait la parole désagréa- ble, la tournure, le regard, la voix, tout était
désagréable enfin.... Pour son humeur elle
EA.TTArr ses femmes de chambre !... c'est tout dire '. Quant à la maréchale Bessières , qui
> Yoici une assez drôle d'histoire rclstive à ceUe même porsoiiuc. Son mari était un soir à côté de sa toilette, revêtu du grand costume de cour et l'attendant pour aller au cercle. Celait un grand jour ; la petite femme se dépécliait et frappait des pieds, ce qui reculait la besogne au lieu de l'acce'Ie'rer ; la pauvre femme de chambre, tout ébouriffée du torreutd'in- vectives qui lui arrivait , pleurait et y voyait à peine ; enfin la toilette était finie , le manteau e'iait attaché , la che-
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certes ne battait personne, elle était donc, comme je l'ai dit, im ange possédant tontes les vertus. A celte époque elle était belle, mais non pas comme elle l'est devenue depuis. Sa physio- nomie a pris un caractère tout particulier, elle a le type des vierges du Titien , du ("orrège. Elle est si belle, et si purement belle !. . et puis on la sait si bonne !... C'est une belle enveloppe à une plus belle âme encore que l'est sa figure.
ruslie mise , même les boucles d'oreilles , il ne restait plus que le collier ; il était très lourd , en cames et en- louré de diamans. La femme de chambre , en se de'pê- chant , n'y vit pas assez clair, et prit quelques uns des petits cheveux que la jeune femme avait en assez grand nombre à la naissance du cou... la douleur lui fit pousser un cri terrible... eile se retourne , et donne ie plus furieux soufflet sur le visage de la pauvre Fatime, toute repentante de sa faute involontaire... Le coup, mal dirigé, se transforme en un coup de poing sur le nez... aussitôt un ruisseau des^ng coule non seulement sur le tapis , mais encore , où croyez- vous qu'il s'avise de tomber tout en plein ?.. sur le manteau de cour, qu'il inonde, et rend incapable d'être porte', non seulement ce même soir^ mais jamais... Comme la jupe e'ia * toute pareille au manteau, il fallait donc se déshabiller... voyant ce desastre , la jeune femme se mit d'abord à pieu - t, puis à gronder, enfin à rugir, c'est ie mot ;et rencontrpnl le regard de son mari, qui , avec son calme habituel, n(?»ece- vait plus d'émotions de pareilles scènes, elle tourna s-* furie contre elle-même, et arrachant ses diamans, sesfleurS; elle se mit hors d'état d'aller au cercle, où le mari fut sans elle.
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J'aime beaucoup madame la maréchale Bessières, et maintenant que je sais qu'eu aimant il faut estimer pour aimer bien , je lui suis bien plus attachée qu'à l'époque où nous nous retrouvions dans l'un des quartiers de la cilfî des fous.
Bessières laissa son fils et sa veuve sans aucune espèce de fortune, excepté ses majorais, qu'ils perdirentcommebeaucoupdenous, Mids l'empe- reur eut le temps avant de tomber de ce trône dont le sang de Bessièies, comme celui de tous les amis de Napoléon, avait cimenté les fondations, d'assurerunsortàmadamelamaréchaleBessières, qui était ta la charge de son frère, M. de la Per- rière, ancien receveur-général (je Paris.
Cette nouvelle me parvint de plusieurs ma- nières. Duroc me l'écrivit dans une lettre que je n'ose pas rouvrir, parce qu'elle est elle-même une annonce de mort !.,. celle de Bessières m'ac- cabla. Je l'écrivis à Junot, il en fut au désespoir. Il l'aimait comme un frère d'armes loyal et brave, et son âme savait comprendre la sienne...
Quant à l'empereur, il en ftjt, dit-on, très affecté. Je le croisavecd'autant plus de raison, que c'était un pilier de moins à son édifice. J.e lendemain de la bataille de Lutzen, il traversait les rangs d'un régiment de sa garde, la tète baissée, les mains croisées derrière le dos et l'attitude abat-
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tue; nn grenadier voulut lui donner une péti- tion... — Laisse-le pour aujourd'hui, lui dit un desvieuxgrognards;regarde comme il est triste... // a perdu un de ses en fans !...
La France a payé les funérailles du duc d'Is- trie ; ce fait est bien glorieux pour lui après les positions brillantes dans lesquelles il s'est trouvé.
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CHAPITRE VI.
Bataille de Lutzen. — Napoléon au tombeau de Gustave- Adolphe. — Méditation. — 4o>ooo coups de canon. — Ba- taille d'Egypte. — Dernier soupir. — Le roi de Saxe et le prince Eugène. — Méditation armée. — Scène entre l'em- pereur et le comte de Melternich. — Le chapeau tombé ! — Qui le ramassa. — Sort de l'Autriche. — M. de Bubna. — Bautren. — Histoire de Paris, par Dulaure. — Griefs. — Supplément à VAlmanach national de France , pour l'an vni. — Nous .ivons un maître. — Constitution du gou- vernement consulaire. — Madame la comtesse Bertrand.
— Jonction du prince royal de Suède aux alliés de la coalition. — Trahison de Bernadotte. — Marie-Louise et Joséphine. — Votre père est une ganache. — Synonyme.
— Bon et brai'C homme. — L'archichancelier brave ga- nache.
Tandis qii*iin premier deuil était pris par l'ar- mée française, un triomphe dont les lauriers avaient été biensanglans était annoncé avec une grande emphase par nos journaux... C'était la bataille de Lutzen. Cette bataille est appelée au- trement par les Russes, qui la nomment Gross-
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Gœrschein. Je pense que Napoléon a voulu ré- veiller le souvenir de Gustave-Adolphe, qui est mort à Lutzen, où il est enterré. Napoléon y ar- riva dans la nuit du i" au 2 mai. La situation de son esprit était profondément triste; la mort de Bessières, arrivée depuis quelques heures, et qu'il était contraint de cacher, de refouler en lui- même, pour ainsi dire, la gravité de sa position , tout autour de lui donnait une teinte solennelle aux objets, ainsi qu'une forme presque fantas- tique. Napoléon n'était pas ordinairement do- miné par les choses extérieures, mais ici l'effet moral avait ime réaction... Il se fit conduire au tombeau de Gustave-Adolphe ; et là , dans le si- lence de la nuit, pendant les heures qui s'é- coulèrent entre la perte d'un ami et le gain d'une bataille, Napoléon éprouva des impressions qui, de son propre aveu , étaient bien étranges et lui parurent à lui-même une sorte de révélation. Quoi qu'il en soit, la bataille de Lutzen fut gagnée par une sorte de phénomène ou d'inspiration du génie de l'empereur , qu'en effet un esprit comme le sien pouvait attribuer à une cause comme celle que je viens de faire remarquer'... une sorte de prédestination.
• Jamais il ne s'est expliqué plus cla rcment... Aoii!a;t-iI
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... Cette bataille de Liitzen' , au rapport de gens qui s'y entendent mieux que moi, est un des plus beaux faits militaires de Napoléon.
— C'est une bataille d'Égypte,avait-ilditen ar- rivant sur le terrain... Infanterie et artillerie... point de cavalerie'!... Messieurs, il faudra payer de nos personnes ici!...
faire entendre que le génie de Gustave-Adolphe évoqué par lui, ne lui avait répondu que par un assentiment à sa propre volonté, qui était de faire la guerre?
' On sait comment la bataille fut gagnée. Le maréchal Ney occupait Gross-Gœrshein; l'empereur était parti et était en marche pour Lepsig , lorsqu'il apprit que le maréchal Ney avait en tête toute l'armée ennemie .'.. A cette nouvelle Napoléon revient au galop suivi de sa garde, et changeant subitement les ordres donnés , il en envoie d'autres , ac- cepte le champ de bataille de l'ennemi... puis se frottant les mains, il dit eu riant : — A trois heures la bataille sera ga- gnée !.. • A trois heures nous étions vainqueurs...
• Il y eut quarante mille coups de canon de tirés dans l'armée française. Une particularité bien extraordinaire qui m'éiait encore rappelée hier au soir par un officier-général qui s'y trouvait , c'est que l'empereur ne put pas poursuivre sa victoire faute de cavalerie !.. Le soir rien n'était magnifique- ment horrible, me disait-il, comme l'illumination du champ de bataille couvert lui-même de morts, de blessés et de mou- rans, dont les gémissemens servaient comme de sinistre accompagnemeut à la lueur infernale de l'incendie de trois villages oli le coiul)at avait été livré corps à corps, et où le feu promenait son ravage destructeur.... c'était horrible à voir !...
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Et plus tard il a dit lui-même :
— J'ai gagné la bataille de Lutzen comme gé- néral en chef de l'armée d'Italie et de l'armée d'Egypte!...
Au plus fort de l'action, on vit ISapoléon mettre pied à terre ce jour-là, et, comme il l'a- vait dit, payer de sa personne... Et c'est au cri de Five l'empereur! que des batteries entières étaient enlevées à la baïonnette!... Oh! que notre der- nier soupir fut beau ' !...
Pendant ce temps, le prince Eugène, par une marche aussi savante que belle, ouvrait les portes de Dresde au bon roi de Saxe... La fidé- lité saxonne, sans doute toujours fort remar- quable, se remit encore plus en attitude après la victoire de Lutzen. Quant au vice-roi, ce fut le dernier exploit de sa belle campagne. Napo- léon avait malheureusement besoin de lui en Italie, il dut y retourner, et partit le 12 mai, le
» Il est entendu une fois pour toutes que je ne veux en aucune manière attaquer l'époque actuelle ; je connais trop bien le sang français pour n'être pas certaine que la jeune geneVation dans laquelle se trouvent deux gages de mon sang n'est pas aussi bonne et aussi vaillante que toute celle dont je parle... Maisla gloire de l'empire, voilà ce que je pleure! voilà ce qui était unique... et ce que la valeur française doit également regrel ter comme moi. . .
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même jour de la rentrée du roi de Saxe dans sa capitale... Le j 8 mai, Eugène était à Milan... Une nouvelle année se recréait par ses soins, et cette armée se battait en Allemagne au mois d'août de cette même année.. . et elle était de quarante- cinq mille hommes d'infanterie et de deux mille hommes de cavalerie... Tout cela tient au mi- racle!... Et pourtant l'armée d'Italie avait, dans l'espace de onze mois, fourni quatre-vingt-dix mille soldats!... Quarante mille au commence- ment de 1812... vingt mille à l'automne... et vingt-huit mille à la fin de mars 181 3... Ces derniers, conduits par le général Bertrand, ar- rivèrent à l'armée d'Allemagne pour ce même jour de la bataille de Lutzen. Ceci est un fait que je crois pouvoir affirmer... Ce départ du prince Eugène fit, je le sais aussi, une vive impres- sion sur l'Autriche... Elle y vit une méfiance que peut-être on n'avait pas... Et dans ce mo- ment, où elle prenait ouvertement le caractère de médiatrice armée, elle se sentit blessée... Pour- quoi cela?...
11 arriva dans ce temps un fait qui n'a de va- leur qu'autant que les deux personnages mis en scène sont nommés , car le fait en lui-même n'est rien y et pourtant il est beaucoup,..
Napoléon avait une conférence avec le comie
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de Metternich'... Elle était violente, et l'entretien prenait souvent une direction qui pouvait faire craindre à ceux qui auraient entendu qu'il ne finît par une scène, et une scène fâcheuse. L'em- pereur était peu maître de lui dans de pareils instans; M. de Metternich, toujours parfailement en mesure, conservait un immense avantage sur son adversaire, et cet avantage doublait et tri- plait de force, en ce que tous deux voyaient ce que la colère et le sang-froid de l'nn et de l'autre leur faisaientgagner et perdre. Enfin lepa?'oxisme parvint à son point d'intensité... Napoléon se promenait rapidement dans son cabinet, con- traignant M. de Metternich à le suivre, mais ne pouvant cependant lui faire accélérer son nas. Ce sang-froid qui semblait le braver accrut en- core sa colère. Il s'avança vers M. de Metternich avec une grande violence, et lui parla d'une voix encore plus élevée... Dans le même moment, sa petite main retomba sur le chapeau que M. de Metternich tenait ; et comme celui-ci était loin de prévoir la secousse, le chapeau tomba à terre... Napoléon le vit à l'instant, et je suis sûre qu'il regretta vivement que sa main eût touché le malheureux chapeau, soit que le mouvement ait été volontaire, soit qu'il ne l'ait pas été, chose
' Il n'était que comte à cette e'poqtie.
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que nous ne pouvons savoir et que nous ne saurons jamais!... Quoi qu'il en soit, son regard rapide suivit le chapeau dans sa chute... M. de Metternich continua sa promenade, avecleméme calme , ne parut pas s'occuper de son cha- peau... Son intention était non seulement vi- sible, mais il était facile de voir ce qu'il pensait de la chute du chapeau.
Cette circonstance,si futile en elle-même, avait évidemment influé sur l'humeur et sur l'esprit de Napoléon... Il était préoccupé... regardait le malencontreux chapeau toutes les fois qu'il re- passait auprès, et montrait visiblement que ce fait avait action sur lui...
Que va-t-il faire? se demandait M. de Met- ternich... car dans sa pensée il était déterminé à sortir sans chapeau , mais à ne le pas relever... Enfin, à la troisième tournée^ l'empereur s'ar- rangea de manière à passer tout près du cha- peau, de manière qu'il pût gêner sa marche.. . Il le poussa alors légèrement du pied, le ramassa^ et le jeta négligemment sur une chaise qui était près de lui. Il se conduisit, à ce qu'il paraît, dans cette circonstance, puérile en elle-même, mais dont il avait fait une affaire sérieuse, avec toute l'adresse et l'esprit qu'il savait mettre à ce qu'il voulait bien faire... Quant au prince de Metter-
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nich, son attitude fut noble et belle dans toute cette petite scène, comme elle l'est toujours, au reste, dans les diverses positions où le sort lui fait jouer un rôle... C'est une généreuse et noble créature ayant une excellente bonté...
Tandis que l'armée d'Allemagne était ainsi oc- cupée à tenir télé aux Russes, les communica- tions les plus actives avaient lieu entre la France et l'Autriche. Le comte Louis de Narbonne, connu pour sa volonté de faire la paix, le grand- écuyer de France; M. de Caulaincourt, qui vou- lait d'autant plus la paix, qu'il était intimement convaincu que la Russie la voulait aussi, étaient tous deux chargés des intérêts de la France. Il y eut à cette époque un fait assez singulier qui mérite de trouver place dans la vie de Napoléon.
Je n'ai jamais beaucoup compris pourquoi Napoléon avait épousé Marie-Louise... Il n'ai- mait pas l'Autriche, et connaissait sa force, puis- qu'il l'avait détruite trois fois en neuf ans'... Il ne se iiait pas à sa politique... Pourquoi donc alors s'unir à elle par un lien qui, de son côté à lui , semblait devoir le lier?. . . C'est une sorte d'é- nigme, comme celte énigme chinoise où il se trouve une pièce qui n'a jamais sa place , que la
• Marengo en 1800... Austerlitz en iSo5, et Wagram et ses suites eu 180g.
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politique de Napoléon , quelquefois pour moi... et celte affaire de son mariage autrichien est dans ce cas-là... Le fait est que, dans cette même année i8i3, ce même mois de mai on il livrait des batailles , tout en conduisant j)olitiquement et diplomatiquement les affaires, il avait bien accepté la médiation armée de l'Autriche, mais il n'y croyait pas, et avait contre l'Autriche et sa politique un ressentiment d'une violence qu'il hii était difficile de cacher... En voici une preuve assez remarquable... M. de Bubna lui avait été expédié à Dresde... ,11 le renvoya à son beau-père avec des instructions et des propositions nou- velles, tandis </«'«« même fem/)s il faisait deman- der aux avant-posles russes l'admission du duc de Vicence auprès de l'empereur Alexandre... Mais celui ci, qui dans ce même moment se voyait à la tête d'une armée de cent quatre-vingt mille hom- mes, et dans une superbe position, fit de manière que sa réponse fut retardée jusqu'après la bataille qui £e préparait : cette bataille était celle de Bautzen...
C'était le 21 mai, et la bataille de Lutzen avait été livrée le 2 mai!... — Nous serons vainqueurs ce soir à trois heures, avait dit l'empereur le 2 mai!... La même prédiction précéda aussi la victoire de Bautzen... Mais que de flots de sang
HF L\ DlICnFSSK u'aBRANTÈS. 1 77
firent disparaître cette fois la teinte brillante des lauriers de nos soldats. Notre perte fut im- mense, quoique bien inférieure encore à celle des Russes et des Prussiens... Mais un homme qui tombait dans nos rangs faisait une brèche qui ne pouvait se remplir... // faut serrer tes rangs!.,. L'ennemi a avoué vingt mille hommes de perdus pour lui... toutefois l'avantage de cette victoire fut immense... Il nous rendit maîtres de toutes les routes qui condîiisenten Silésie, nous ouvrant ainsi le cœur de la Prusse... Un autre avantage fantastique par son importance, fut de redonner à Napoléon un nouveau baptême de gloire qui le représentait au monde com.me le premier capi- taine de tous les âges. La supériorité de son génie militaire reçut par cette victoire et par celle de Lutzen une sanclion que rien maintenant ne peut plus lui enlever... Avec quels moyens avait- il vaincu dans cette campagne? Etait-ce donc à force d hommes , comme on le lui a reproché si souvent!... ou, pour parler plus juste, comme l'ont prétendu des gens qui présument tout de lui sans savoir ce qu'ils disent... Il y a vraiment pitié ' !...
• Sansparlerdesguerresd'Italie et d'ÉgypIe, ilfautcommen- cer par IMarengo, puis Austerlitz , lena ,Wagram , une foule de campagnes et de batailles où le nombre des ennemis fut
XVI. 17
17^ MÉi^IOlRES
Des Mémoires, et §iirtout les Mémoires 4'n^c femme , c'est une mosaïque variée, toujours fijjte sur ie même fond, à la vérité , mais avec d,es pierres dillérentes. Je crois donc pouvoir faire ici ce que j'ai fait souvent, je veux dire revenir sur des souvenirs oubliés, mais non pas effacés... Ce que j'ai dit plus haut de la légèreté de quel- ques personnes, en parlant surtout de Napoléon, me rappelle une rectification que j'ai déj:* voulu faire relativement à lui, et puis un autre fait ve- nait à m'entraîner, et je laissais l'autre en ar- rière. Il s'agit cependant d'une chose qui peut- être a été reçue comme vraie dans nos provinces, et surtout dans les pays étrangers... Il existe une Histoire de Paris pur Dulaure. C'est un ouvrage d'un mérite achevé, et qui est aujourd'hui à sa six
toujours supérieur au nôtre. Il y a dans ce que j'avance une vérilë chiffrée e\. loute numérique facile à prouver; mais iJen est de cela comme de bien d'autres choses, c'est une ignorance des temps et des faits qui est toute pitoyable. Ainsi, dans un ouvrage que j'ai lu l'autre jour , je voyais que ie Directoire fm'oynildes messages à la Con\,'enlion, et qu'il existait en 1794 une administration volant sur les centimes additionnels., tandis qu'en prenant le Monileur tout simplement, on y voit que le Directoire remplaça la Convention en 1796 (i5 vendé- miaire), et que les centimes additionnels furent l'œuvre , Ijpbilemeul conçue du reste, du génie de l'empereur, alof^ premier consul.
D1- LA. DUCHF.SSE D AEr.ANTi-S. 1 79
oji seqtièspe pdition, et dont le succès «^st entiï?rer ment iiiérité... C'pst jDrécisément ce mérite qiii me fait être sévère pour ce qu'il rapporte reiati-» vem^iità Tempererir INapoléofi.
PuKlure n'aime pasXapoIéon. Il était fort ré^ piil)iica'"i^t •'^^" opinion était d'une telle nature, qij'il n'a jamais parclonné à l'empereur d'avoir rouvert les églises, de s'élre fait sacrer par un pape, et d'avoir p'is îe titre d'empereur.. .Ce n'est j);is son despotisme qu'il blâme au fond , quoiqu'il s'en prenne à lui, ne pouvant mieux faire, non ; cap le comité do salut public en faisait biea au-<]tià, et Dalaure trouvait cela à merveille. Robespierre n'est un mauvais homme, selon lui, que le Jour où il brûîa le fanatisme et l'a» théisme, lî y a dans cette manière de voir un côté burlesque bien curieux à approfondir et bien ])ropre à la moquerie... Le jour en viendra.
Donc M. Dulaure, dans son Ilialoire de Paris .<;67/.s JXapoléon , tout en hii rendant la justicp qu'il ne lui peut refuser, justice bien éclatante et qu'il est de notre devoir, à nous autres napo.- i<';onistes, de rnetlre au jour, parce qu'elle montre le grand homme sans tous les rayons de son au- réole. M. Dulaure dit de lui tout le mal que lui in« spire sa vieille haine républicaine contre l'homiTiç qui a ramenélanojjlesseetlaniesse... Et n'ayant
l8o MÉMO! RI s
pas beaucoup de choix dans les reproches et les mots de dédain qu'il veut adresser à Napoléon, il dit qu'il fut seulement troisième consul le 19 bru- maire après la fameuse révolution qui détruisit ce même Directoire, que lui-même avait établi, le 1 5 vendémiaire, en dépit des efforts des sections de Paris qui étaient soulevées par un mouve- ment royaliste'. 11 s'est trompé, ou bien il a fait un reproche qui n'était pas réellement de bonne foi. Voici le fait tel qu'il est. Je le rectifie, parce qu'il me semble qu'il est peu convenable pour Napoléon de se voir dans une position infé- rieure tandis qu'il était le maître. Voici la vérité.
L'Almanach de l'an vni était déjà, non seule- ment composé, mais imprimé, lorsque la révo- lution de brumaire fut accomplie. On fit mettre dans le même volume ce supplément invoqué par M. Dulaure à l'appui de ce qu'il dit. C'est avec ce supplément lui-mèaie que je vais lui ré- pondre.
0 Bonaparte % dit il , fut troisième consul provi- 4oire, » et il met troisième consul provisoire en italique, pour montrer que cela lui paraît extraor-
• Et conduites par le gcne'ral Danicamp.
» "Voyez dans le 9* volume de V Histoire de Paris , 4e e'di- tion, période xvnie, Paris sous Napoléon Bonaparte, p- l'bg. Voyez aussi la note mise au bas de la même page,
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. i8i
dinaire et presque ridicule... Voici comment est imprimé, et cet article, et l'arrêté des conseils, dans l'Almanach national de France de l'an viii de la république.
SCPPLÉMENl"
à l'jélmanacli national de France , pour l'an viii.
«Par décret du conseil des Anciens du 18 bru- maire an vin, rendu en vertu des articles 102, I o5 et 1 04 de la constitution , les deux conseils ' ont été transférés à Saint-Cloud pour y siéger le lendemain 19.
B Le général Bonaparte a été chargé de l'exécu- tion de ce décret, et de prendre les mesures né- cessaires pour la sûreté de la représentation nationale.
» Le général commandant la l 'j' division ' mi- litaire, la garde du corps-iégislatif, les gardes na- tionales sédentaires, les troupes de ligne qui sont dans la commune de Paris , dans l'arron- dissement constitutionnel et dans toute leten-
' Celui des Anciens , compose de deux cent cinquante membres, etcelui des Cinq- Cents. C'est du premier, où étaient lesplus vieux députes, que iut forme eu grande partie le sénat.
2 La première division s appelait alors la dix-septième} c'est le premier consul qui remit les choses en ordrCj
lS2 MÉMOIKF.S
due de la iy° division ont élé mis immédiate^ inent sous ses ordres,
» Le 19 brumaire, le corps législatif* réuni à Saiiit-Cioud a rendu une loi qui porte :
p Article 1" : // ny a plus de Directoire y et ne sont plus membres de la représentation nationale lesindividusci-aj3rès nommés, etc., etc.
I) Un article spécial porte que ciiaque conseil nommam y séance tenante y une commission de vingt-cinq membres clioisie dans son sein.
COMMISSlorH CO^'SL'L.URi; l'XIXUTÏVE ,
Créée provisoirement par l'article 2 du 1 9 braniaire rt/ivni, et installée le 20 du même moi^ au palais du Luxembourg.
C. SlEYKS, Lr. .i:^«^t^..^.l Consuls
,, T) Vv . ex-directeurs J , , ,,>, ,
C. RoYFR Drcos , '> de la rcpdDliqde
C.\Soi!is.¥i^\\TE, général, j Iritnçai.o.
C. HuGuus-B. ^Iary-t , secrétaire- i^é/iérciL C. Ij AGAv.DE, secrc'laire adjoint.
• Cette commission est investie dé la plénitiidè du pouvoir directorial, et spécialement chargée d'organiser l'ordre dans toutes les parties de
' Il se composait des deux conseils rc'uiiis... des Aiicieris et des GiDcj-Cenls,
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. i83
l'administration... de rétablir la tranquillité inté rieure, et de donner une paix honorable et so- lide.
• Elle est autorisée à employer des délégués, mais avec un pouvoir déterminé , et dans les li- mites du sien...»
Voilà comment est imprimée la position mo- rale de ]N^apoléon le 19 brumaire an viii. Ainsi qu'on peut le voir, il nVst question ni de premier ^ ni de second^ ni de troisième consul... Les deu± ex-directeurs sont, à la vérité, sous une même accolade; mais c'est pour montrer bien plutôt leur situation passée que la présente... Le géné- ral Bonaparte vient ensuite comme le plus jeune, non seulement en effet, mais dans l'apparence du monde politique, et une même accolade réu- nit les trois noms sotjs la dénomination de : Co?»^- SULS DE LA RÉPUBLIQUE... Mais cc qui pcut être ajouté à ce que je viens de rapporter, c'est le fait que voici :
Le lendemain de ce même jour, c'est-à-dire le 20 brumaire, les trois consuls se réunirent dans la salle des conférences au palais du Luxem- bourg... Il y avait trois fauteuils parfaitement pareils; mais quelque égalité que les autres consuls voulussent apporter dans leurs relations
l84 MÉMOIRES
avec Bonaparte, sa volonté dominait déjà la leur... En entrant dans la salle, il marcha de ce pas ra- pide que nous lui avons tous connu vers le fauteuil du milieu, s'y plaça avant que ses collègues fussent arrivés au tiers de la salle, et leur faisant signe d'approcher et de s'asseoir j il entra d'abord en matière avec cette force de logique et cette clarté, cette concision qui établissaient sa supériorité en si haut lieu qu'aucun autre ne l'y pouvait atteindre... La conférence terminée, Sieyès sortit de la salie , mais bien différent de ce qu'il y était entré... Il s'approcha du duc de Bassano ; alors j\l. Maret , secrétaire -général de la commission consulaire, lui frappant sur l'épaule, comme son Age lui en donnait le droit:
— Mon ami, lui dit-il avec ime voix profon- dément pénétrée, nous avons un maître!...
Et plus tard , dans une autre conversation , il ajouta : - Il raisonne sur tout, de tout, avec une connaissance profonde des hommes et des cho- ses , et paraît tout savoir mieux que personne. »
Et puis, un mois après parut la constitu- tion de l'an viii , promulguée le 24 frimaire, et qui nommait le nouveau gouvernement. Celui- là, par exemple, était, comme le dit M. Dulaure, Si\ec des premier et des troisième consuls.... mais Bonaparte n'était pas au troisième rang...
DE LA DUCHESSE d'aBUAIVTÈS. 1 85
GOUVERNEMENT.
C. 'BoNAPXViT-E, premier consul, }
,, ,, , . ' , , f Au palais des
C. Cxnii A.CERES, s'econd C07isnl,> Tuileries.
C. hE BR\:y , troisième consul, )
C. HuGL'ES-B. Map.et , secrétaire d'Etat. C. Lagarde, secre'taire-ge'ne'ral des consuls.
J'ai rectifié cette erreur, an reste, constatée dans tontes les éditions deM.Dulaure, parce qu'il me déplaisait de voir l'emperenr placé dans une posi- tion toute inférieure, lorsqu'il esta cette époque du 18 brumaire plus grand que dans aucune occa- sion de sa vie. H paraîtrait, d'après Dulaure, pren- dre craintivement et par une sorte deruseXe pou- voir qu'il a conquis sur les mains souillées qui le prostituaient au mépris de l'Europe et du monde. Je ne connaissais pas cette portion de l'ouvrage d'ailleurs si estimable de M. Dulaure, autrement je l'aurais réfutée à son lieu , comme je viens de le faire. Mais dans ma mosaïque toutes les places sont bonnes pour y mettre une vérité... J'ai même une obligation à cette digression tout en dehors des sujets qui nous occupent, de ces sujets si lugubres et si profondément malheureux!... Hé- las ! il faut y revenir!... il faut encore ouvrir des tombes et s'entretenir avec les morts...
lèè îttléMOlKES
J'ai déjà dit le terrible effet que fit sur nous la nouvelle de la fin terrible de cet excellent duc d'Istrie!... elle nous donna une terreur qui ne devait être que trop tôt justifiée... Chaque esta- fette était attendue avec impatience, et cepen- dant on craignait son arrivée... La position de Junot en Illyrie et à Venise me rassurait com- plètement. Il n'avait à craindre que le débarque- ment des Anglais, et comme il ne pouvait s'exé- cuter qu'en troupes partielles et très peu nom- breuses, je n'étais pas du tout alarmée. Le général Bertrand , qu'il avait été remplacer en Illyrie , vint me voir à son retour avec la comtesse, et ce qu'ils me dirent du pays , s'il me donna de Tinquié- tude pour l'amusement de Junot, ine rassura sur ce qui pouvait m'inquiéter; d'ailleurs madame Bertrand fut parfaitement bonne et aimable dans cette entrevue, qui était, pour ainsi dire, la pre- mière que nous avions ensemble; elle me parut ce qu'elle est, une femme spirituelle, ayant une grâce infinie quand elle veut plaire, et toute as- surée d'être aiimée aussitôt qu'elle le voudra. I^e géné^al, que je connaissais depuis long-temps, me parla avec un grand intérêt de la position dé Juriôt. Il avait jtigé de la profondeur de la plaie pat qtielques paroles que la douleur avait ren- dues plus persuasives encore ^ et il niie dit c\u'i\
DE LA DLCilESSE d'AbRANTÈS. 1 O^
espérait beaucoup du séjour de Junot dans son gouvernement des provinces illyriennes.
— Il a un itnmeilse bien à y faire, me dit le comte Berirand. Ce bien, pour être effectné, abe-* S'Sm d'un i)omme qui pos.sède l'eritière coiifiancë de l'empereur, parce qu'il faut a chaque instant des sccoîU's qde les mitiistres n'accordent que lentement et avec une extrême diiïicuité; tantlis qî;e îorscui'on correspond iivec î'fmpereur, connue Ju.'iot, les affaires sont améliorées avec liîie rapidité difficile à croire.,. Juriot jugera dô celle position en homme h;j!nîe et accoiitumé à de pareilles besognes.. I.e bien cjU'il peut faire à ri'ivrieeot utie création pou.r le pays. Dites-le- lui bien ch.tque fois que vous lui écrivez. En présenî;u3t ainsi un but à sa vie, vous lui rendrez sa confiance en lui-même... Vous lui montrerez l'emploi de ses facultés, et il aimera une exis- teîice dont le prix" lui sera révélé paf Uiie voix aussi aimée que la vôtre l'est par lui.
Une nolivelle qui se répandit alorâ dôiiria line sorte d'agitation plus péiiibîe encore à totites les iîîquiétudes qfic nous éprouvions., ce fut 'a cer- titude de la jonction du prince foyal de Suède aux alliés de la coalition. On apptitque^ le i 8 maîj il était débarqué à Stralsund avec trente mille SltêdoiS. Il y a dans cette démarche de Berfiâ-
lS& MEMOIRES
dotte une vérité de trahison envers sa patrie, que rien n'effacera jamais. La postérité, loin d'accueillir les raisons qu'il a voulu donner pour avoir marché contre la France, et que ses partisans continuent encore aujourd'hui à pré- senter comme bonnes , ne verra qu'un homme envieux d'une immense renommée qui toujours lui fut importune, et qui a saisi le moyen de ven- geance aussitôt qu'il s'est présenté. Non , non , Bernadotte ne fut ni grand, ni généreux, le jour où la bannièresuédoise vint augmenter le nombre de celles qui marchaient contre nous. Qu'il ne vienne pas iious répéter ici ces belles phrases de despotisme châtié., de soif de conquêtes réprimée... tout cela est pitoyable. M. le général Bernadotte, tout républicain qu'il le voulait paraître, a trouvé très bon que les conquêtes de Bonaparte le mis- sent à même de donner de grandes récompenses à ses généraux, et le prince de Ponte-Corvo ac- ceptait gracieusement les dotations et les titres d'altesse sérénissime que Napoléon lui donnait. Mais j'ai déjà signalé une profonde vérité: c'est que dans tous les généraux qui avaient fait leurs premières armes, soit à l'armée des Pyrénées- Orientales, soit à celle de Moreau , l'empereur n'avait trouvé qu'une reconnaissance sèche et stérila qu'il pouvait même au besoin présenter
HE L\ DUCHESSF. D'aBRANTÈS. 1 89
comme de l'ingratitude ; ce qu'ils ont fait, et Ber- nadette leur en a donné l'exemple. Du reste, nous avons vu en i8i4 comment le prince royal de Suède traitait son ancienne patrie. Tout cela paraîtra en son lieu. J'ai, pour ma part , un bon souvenir à rappeler.
Après avoir débarqué à Stralsund , Berna- dolte avait réuni sous ses ordres une armée forte de cent quarante mille bommes , composée de Russes, de Prussiens et de Suédois. Ce fut cette armée qui , après avoir battu le maréchal Ney à De nneiv i tz , ainsi que le brave Oudinot, sauva Berlin en empêchant Napoléon de profiter des avantages de Dresde... Lui, Bernadotte !... être un obstacle à la gloire des armes françaises!.. et il se dit Français!... Mais en effet'il ne l'est plus , il nous a reniés!., il a renié la France le jour où Napoléon eut en lui , non pas un en- nemi de plus, mais un bourreau!...
Tandis qu'il débarquait à Stralsund , il 8e pré- parait une grande scène du drame terrible qui se représentait alors. La bataille de Bautzen, dont j'ai parlé plus haut, fut livrée le 21 mai... Les bords de la Sprée , accoutumés à nos triomphes, revirent encore nos aigles vainqueurs briser les vautours du Nord et leur arracher leurs plumes.. Mais le défaut de cavalerie arrêtait les poursuites
'9^ :^ïiîjïpj{ir.s
(Je nas troupes!.. li fallut abandonner en rugis- sant, an inilieii de la victoire , des résultats im- menses, parce qu'on ne pouvait atteiuilre celte misérable cavalerie russe qui, sans oser nous approcher, s égaillait' dans la plaine pour piller les fermes et faire des prisonniers isolés.
Pendant ce temps, nous étions à Paris atten- dant des nouvelles avec une extrême impatience. Souvent j'écrivais à rarchichancelier pour lui en demander, car avec Ma^ne-Louise il n'en allait pas comme avec la bonne Joséphine, qui venait 9u-()evant de nos inquiétudes. Cellp ci , tonte gourmée, toute raide et tou^e étiquette, ne per- vT>;et|:ait qu'à la duchesse de Montebello d'a|)pro- GJier d'elle. J'ai déjà dit que le choix était par- f(|it , mais peut-être que madame la duchesse de Montebello aurait dû engager l'impératrice à être un peu plus jwpuiaire parmi nous, si je puis dire ce mot; au jour du malheur elle aurait peut-être trouvé des sympathies qu'elle n'a pas même éveillées. Comment l'aurait-elle pu faire? Déjeuner , faire un signe de tête à son fils , rnon- le^rà cheval, faire de la tapisserie , manger de la
« On appelle ainsi la manoeuvre que faisaient les chouans dans la Bretagne ; ils se lançaient dans la plaine, s'abritaient dans les ajoncs , les haies, et de là tiraillaient nos fantassins çt nous faisaient des prisonniers.
DE LA DUCHF.SSE D AERANTES. |gl
prême... jouer, tant bien que mal , du piçino, bavarder très peu royalement sur tous nos inté- rieurs : yoilà à quoi l'impératrice s'occupait après Jes affaires de Dresde, quand elle venait d'ap- prendre que son père et son mari avaient brisé tous les liens qui les unissaient... Il courut dans ce temps une histoire que je ne crois pas vraie, mais qui eut assez de voguepourfliire juger à quel point Marie-Louise était peu aimée, elle qui jurait été adorée de la France si elle l'eût voi^iy.
Voici l'histoire :
parlant un jour de son père avec l'empereur, comme il en était mécontent , il lui répondit avec humeur. Marie-Louise, tout étonnée d'être rudoyée par Napoléon , lui qui ne lui parlait ja- mais qu'avec amour, Marie- Louise insista et con- tinua à vouloir parler de son père à Napoléon. Comme il était sous une impression profondé- ment irritante, il sortit de la chambre en tirant la porte violemment après lui, et dit à l'impé- ratrice :
— Votre père'... votre père estune ganache!...
Le mot ganache n'est pa§ impérial.. . il pest pas noble non plus... il n'est pas même fort distingué, j'en conviens, mais il est très significatif, et peint à merveille., quoi?.. Voyons: ma foi, comment ferai-je pour trouy.e^ up §ynoiîyme 7.., EI^ bipn !
iga MEMOIRES
c'est le contraire d'un homme d'esprit... L'im- pératrice Marie- Louise, qtie sa grande maî- tresse n'avait pas élevée à savoir ce que voulaient dire de telles paroles, l'ignorait entièrement. La voilà répétant le mot ganache y de peur de l'oublier, comme Xaïloun, dans le joli conte de V Imbécile', répétait pendant une journée : « Des pois cliiches!.. des pois chiches !... »
Et qui redit toujours ganaclie ^ ganache^ jus- qu'à ce qu'elle ait trouvé la duchesse de Mon- tebello.
— Mon Dieu, ma chère duchesse, dit-elle aussitôt qu'elle l'aperçut, expliquez-moi donc ce que signifie un mot que l'empereur vient de me dire en parlant de l'empereur mon père: il i'a appelé ganache!...
La duchesse de Montebello fut très embar- rassée... Si l'impératrice lui avait dit comme une autre femme : Mon père... mais celte solennelle parole :
L'empereur mon père!
Arrêtait la duchesse dans sa réponse, et l'expli- cation ne lui semblait pas facile. Cependant , craignant qu'une autre moins timorée ne tra-
• Xaïloun, ou Vlmbécile. C'est un des plus charmans contes de la suite des Mille et une Nuits. C'est une collection peut-être, au reste, supérieure à l'autre que cette suite.
DE LA DUCHESSE D'àBR\NTT:S. 1 Q^
cîuisît grossièrement l'épithète , elle répondit avec sa douce voix à l'impératrice :
— IMaclame, cela veut dire un bon et brave homme...
— C'est singulier! dit r\Iarie-Louise, l'empereur avait l'air bien en colère pourtant en disant ce mot-là... Mais bientôt elle n'y songea plus,etseu- \ement\emot ganache eut dans son dictionnairede mémoire le mot brave homme placé en regard.
Quelque temps après , l'impératrice est nommée régente , avec un conseil présidé par le prince arclii chancelier, qui devenait ainsi son tuteur. Voulant un jour lui dire un mot agréable tandis que le prince était magistralement assis auprès d'elle :
— Monsieur l'archichancelier, lui dit-elle en souriant avec le plus de grâce qu'elle put apporter dans ce mouvement de sa bouche, je suis bien aise que l'empereiu^ m'ait donné un conseil formé comme celui que je dois consulter. Mais je suis particulièrement contente, ajouta-t-elle en ré- servant toutes ses grâces pour le compliment personnel du choix de son président, et j'espère qu'aidée par une brave ganache comme vous, je ne ferai rien qui puisse déplaire à l'empereur.
Qui fut étonné?., l'archichancelier, j'espère!.. Il regarda son auguste souveraine avec une sur- XVI. i3
194 MÉMOIRES
prise mêlée d'une certaine expression qui était presque interrogeante, et voulait dire:
— Ah ràl vous moqnez-vous de moi?...
Mais hélas!., la bouche impériale n'y songeait pas vraiment !...
Du reste je ne garantis pas la vérité de l'his- toire. Je sais seulement qu'elle courut dans tout Parisà cette époque, etquel'injpératricedemeura propriétaire de sa drôlerie. N'est-ce qu'un prêt?... je l'ignore... En tous cas on ne prête qu'aux riches, ainsi que le dit im vulgaire j)roverbe.
DK LA DUCHESSE DABRAISTÈS- 1 C.5
CH/iPITHE Vîî.
Paris désert. — Passe-temps quotidiens. — Tisite et tristesse de Lavalette. — Lettre de Duroc. — Encore une victoire ! ' — IVouvelle visite. — Duroc est mort. — Douloureux avertissement. — Caractère du duc de Frioul. — Amour malheureux. — De'goûls. — L'envie ne raisonne pas. — Hostilités tacites. — Affliction de l'empereur. — IMademoi- selle Hervas d'Alménara. — Biographie universelle des frères Michaud. — Bassesses désapprouvées par les Bour- bons. — La fan>ille royale de Prusse et l'empereur Alexan- dre.— Lucien Bonaparte. — Lettre de Tempcrcur à Ma- dame-mère. — Indépendance. — Picjaume de Toscane. — Grandiose.
Paris était désert. Les femmes dont les maris étaient absens , et c'était le plus grand nombre, partaient pour leurs terres ou bien pour les eaiix, et il ne demeurait à Paris que celles qui, comme moi , avaient une raison péremptoire pour n'en pas sortir. Ma grossesse avançftit ; ma
igG MÉMOIRES
santé, sans en avoir reçu le grand bien qu'en es- pérait Corvisart, était cependant fort améliorée. Je pouvais me protnener, m'occupeî-, et ma vie n'était plus au moins snspendue. Seulement je pouvais difficilement aller en voiturec. j'étais alors grosse de quatre mois et demi....
Tous les soirs on se réunissait chez moi. On causait , ou faisait de la musique, on jouait au billard . on dessinait sur une table cou- verte d'albums, de couleurs et de pinceaux, on brodait même, car il y avait des métiers... et puis la bibliodièque était attenante au billard, et ceux qui voulaient lire ou bien regarder de belles éditions, pouvaient facilement se contenter. A minuit on servait le thé; et presque toujours avec le thé on apportait un pâté de Strasbourg, ou bien une terrine de Nérac, ou même une volaille froide, et nous soupions... C'était le meilleur mo- ment de la journée.
Un soir (je n'oublierai de ma vie ce que j'é- prouvai pendant quelques heures), un soir, ce bon Lavalette vint n)e voir. T^ui dont la physio- nomie était toujours si riante et si bonne pour ceux qu'il aimait, il paraissait sombre, et presque farouche.
— Mon Dieu ! lui dis-je, qu'avez- vous donc? vous êtes triste comme si vous reveniez d'un en- terrement.
DE LA DtJCHESSE d' AERANTES. I97
Hélas ! je devais craindre de prononcer légè- rement une telle parole!.. Il tressaillit, et met- tant la main dans son sein , il me remit une lettre de la grande armée: elle était de Duroc.
— Oh! que vous me faites plaisir! m'écriai-je.. . Je n'avais pas de nouvelles depuis bien long- temps!.. Oh ! que je vous remercie !
J'ouvris la lettre; elle était écrite en deux fois, et si rapidement , que l'écriture en est à peine lisible. Il me l'avait écrite la veille de la bataille de Bautzen, et l'avait continuée le lendemain !... du moins à ce que je puis présumer... Toute la bonté, la bienveillance de son amitié et de son cœur, sont dans ce peu de lignes... Mon Dieu! mon Dieu ! quel souvenir!
Je relisais ma lettre pour la troisième fois , lorsque, me retournant pour la faire voir à La- valette parce qu'il y avait un mot charmant pour l'empereur que je voulais qu'il vît , je ne l'aper- çus plus... On me dit qu'il était parti dans un trouble fort étrange... Comme lui-même l'était fort souvent, je n'y fis pas une grande attention , et je me couchai sans avoir le moindre pressenti- ment du malheur qui m'avait déjà frappée. Voici la ieitre de Duroc...
• li est dix heures du soir. Quoique je sois » excédé de fatigue, je ne veux pas que Testa-
\gS MÉMOIRES
», fette parte sans vous donner de mes nouvelles, », car voilà bien long-temps que je n'ai ])u vous p. écrire. Mais vous ne m'accusez pas, parce que » vous connaissez toute mon amitié pour vous. » J'ai reçu hier une lettre de Junot à laquelle » je répondrai dès que j'aurai un moment. » En attendant que je le fasse moi-même, » écrivez-lui que l'empereur est content de lui » et f/u il l'aime toujours... Pauvre Junot! c'est » qu'il est comme moi... c'est que l'amitié de » l'empereur est toute notre vie. Tenez, je ne B puis supporter la vue de son chagrin.... Cette » mort de Bessières l'a accablé... Je le trouve n heureux d'être ainsi regretté , et si je l'étais au- » tant cependant, j'en aurais par avance du re- » gret... Faut-il donc que ce soit nous qui lui 1 donnions de nouvelles peines !...
p ...Encore une victoire!... Il semble qu'un > pressentiment heureux m'empêchait de fermer
* ma lettre. Cette victoire est un des plus beaux 9 faits d'armes de la vie militaire de l'empereur. » Vous pouvez le dire hautement. Adieu. Donnez-
• moi de vos nouvelles. .. Je suis inquiet de vous.
» DUROC. »
Le lendemain il était à peine dix heures du matin qu'on m'annonce M. de Lavalette... Eu me
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 1 99
rappelant son trouble de la veille, une pensée toute sinistre me traversa le cœur. Je pensai à nilyrie, et, m'élancant vers lui aussitôt qu'il entra :
— Qu'est-il donc arrivé à Jimot ?
— Rien! rien! secria-t-il... Et s'asseyant près de moi, il prit mes deux, mains dans les siennes, et me dit avec ce charme de bonté qui n'était qu'à lui :
— Ma bien excellente amie, il vous est arrivé un grand malheur... mais il est commun à tous ceux qui le connaissaient , car on l'aimait 1.,,
Puis, comme s'il craignait de ne pouvoir dire la filiale nouvelle, il jeta pour ainsi dire ces pa- roles, comme poussé par une force inconnue:
• — Duroc est mort !
Je fis un cri perçant!...
— Oui, poursuivit-il, Duroc est mort... Il a été tué au combat de Rippenbacli... ou plutôt par un de ces hasards terribles que la Providence nous inflige... car tout était fini!...
Et alors il me raconta comment Duroc, étant derrière l'empereur et causant avec le général Kirschner ',11 fut tué par le ricochet d'un boulet
' Beau-frère du niarëchal Lannes. 11 avait épouse la sœur de madame la ducliesse de Moutebello, mademoiselle Ghee- neuc. C'était un homme fort estimé. . . Une heure avant , le
200 MÉMOIRES
lancé d'une telle distance, que l'on ne conçoit pas que le projectile ait pu avoir son effet... Mais il n'en eut qu'un trop épouvantable , puisque le second ricochet frappa Duroc et le frappa à mort !...Les batailles devenaient terribles !.. l'en- nemi apprenait à nous viser au cœur!...
Ce ne fut que quelques jours après que je pus comprendre toute l'iiorreur des détails de la perte d'un si véritable ami... Dans le moment où Lavalette me les raconta , j'étais dans une sorte de stupeur qui m'empêchait même de l'enten- dre... Oh! combien je souffris !.. Il semblait que dans ce second coup frappé à ma porte par la mort il y eût une voix sinistre (jui me criât de me tenir {)réte pour une autre affliction qui de- vait toutes les sui passer !...
L'empereur fut vivement touchéde cette mort du duc de Frioul '... Il fut auprès de lui dans la chaumière où il fut transporté , dans le village de Alarkersdorf , à l'entrée ducjuel il avait été frap-
brave général Bruyèics , ancien aiile-de-camp de Reiihicr, avail eu les deux jambes eniporlces à l'entrée du village de Reichcnbach.
• Michel Duroc, duc de Frioul. . . Il était ue à Pontà-Mous- son eu 1772... Son père était chevalier de Saint-Louis, et d'une ancienne el bonne famille ; il n'était pa s Lorrain, mais de la prov.ïce d'Auvergne. C'est par suite de son mariage qu'il s'établit en Lorraine et que Duroc y naquit.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 201
pé... D[iroc était couché sur un lit, n'ayant qu'un drap blanc posé sur lui et respirant à peine... Quand il vit l'empereur si ému (il avait les yeux humides) , il lui dit :
— Sire, éloignez- vous... la scène qui se prépare vous serait trop pénible... Je vous recommande ma famille...
Mais il n'est pas vrai , j'en suis fâchée pour le Moniteur^ qu'il ait tenu un aussi long discours que celui qu'on lui prête.. . Il était accablé. .. mou- rant... et peut-être même s'il eût parlé eût-il dit tout autre chose que ce qu'on lui a fait dire... Le maréchal Lannes, qu'on a rendu orateur à son dernier soupir, n'a pas dit un mot de ce qu'on a mis dans le Moniteur...
Duroc était un de ces hommes que la nature, dans son avarice, ne donne que rarement à la so- ciété. Il a été connu , estimé par le monde, qui ne voyait en lui qu'un favori sans morgue et ne connaissant que l'obligeance. Mais pour ceux à qui son âme fut révélée !. . . pour ceux qui ont pu lire dans cette âme!... oh ! que de trésors de bon- té, d'ineffable bonté!... Il méritait un bonheur qu'il n'eut jamais.... Pauvre Duroc, je sais ce qu'il a souffert!.. Peut-être suis-je la seule !... car celle- là même qui fut la cause de cette souffrance l'a sans doute toujours ignorée... J'ai déjà dit que
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dans l'origine le hasard seul me rendit sa confi- dente... on était alors à la Malmaisoii,... Depuis ce moment j'ai toujours été la seule personne qui ait eu avec lui ce rapport de confiance... Non seulement ce bonheur lui fat enlevé par la per- sonne qui pouvait le lui donner, mais le mal- heureux jeune homme n'a jamais connu un jour heureux par le bonheur du cœur... c'est-à-dire par l'amour...
— Je cherche à l'être, me disait-il quelquefois avec ce sourire doux et triste qui lui était pro- pre!.,, je cherche à l'être, mais nulle pari ']q ne trouve de sympathie... .
J'fli déjà dit que jamais nos rapports ne furent dilférens de ceux d'un ivévc avec sa sœur. S'il en eût été autrement, je n'en parlerais pas du tout... mais la pureté de ces relations me donne le droit de proclamer toute mon estime pour lui et de dire tou^; le bien que je sais de son beau carac- tère.
Il m.e disait souvent :
— Si vous saviez les dégoûts que me donnent tous les hommes que l'empereur a rendus puis- sans, vous me plaindriez.... Grâce à vous, Junot n'est plus injuste, mais combien il l'a été!.. Et Marmont... il Test toujours, lui !... Mais que croient-ils donc que je veux de l'empereur?...
DE LA DUCHESSE b'aBRANTÈS. 20^
un de leurs commandemens militaires?... j'en se- rais bien fâché '... un de leurs gouvernemens ?... eh! mon Dieul il me semble que celui desTuileries en vaut bien un autre.... Mais l'envie ne raisonne pas... on est envieux de moi et Ton me croit envieux des autres... on se trompe... je mé- prise cette passion , qui n'est que dans les âmes non seuîementbasses,mais très inférieures... L'en- vie est le cachet de la médiocrité... de l'homme incomplet... Aussi de tous ceux qui me voulaient du mal, Junot est-il presque le seul, avec Lava- lette et Caffareili, qui soient revenus de bonne foi, parce qu'ils sont bommes de cœur et en même temps supérieurs aux autres.
Cette sorte d'hostilité tacite dans laquelle il vivait avec ses anciens camarades, était pour lui un véritable sujet de peine. J'ai quelques lettres de lui, qui me parlent de cette lutte entièrement pcculte, qui donnei't une idée juste de la peine qu'elle lui faisait éprouver...
» Sii rcpiitalion militaire était justement une des plus belles de celles qui formaient la couronne de Napok'on : lieutenant d'artillerie en 1792 , il parcourut rapidement tous îes grades, les obtenant presque tous sur le champ de ba- taille. Ce ne fut qu'en 1796 qu'il fut nomme aide-de-cainp du général Bonaparte ; le titre de duc de Frioul lui fut donne pour sa belle conduite au passage de Tlzonzo.
204 MIÉMOIRES
L'empereur fut accablé par cette mort , qui d'ailleurs suivait de si près celle de Bessières '... Duroc était une perte immense pour Napoléon... Il y avait treize ans qu'il vivait avec lui dans des relations intimes qui souvent faisaient disparaî- tre le souverain pour n'y voir que l'ami. Ces re- lations ne furent jamais à la vérité de la nature de celles qui avaient existé entre l'empereur et Junot. Elles avaient eu leur cours pendant une époque terrible de la vie de Napoléon... Il avait souffert avec Junot, et souffert des premiers be- soins de la vie... Avec Duroc , les chagrins qu'il épanchait dans sa confiance étaient d'une nature différente de celle des chagrins de 1 795 , lorsque le général réformé manquait souvent du néces- saire, et que son aide-de-camp était assez heu- reux pour venir à son aide * — Ce sont des
> Peut-être même l'excès de celte souffrance en rendait-elle le souvenir pénible à l'empereur. . . Après tout, l'homme se retrouve toujours et partout ; c'est tout dire. . .
a Junot, comme je l'ai dit dans les prtîmiers volumes de CCS Mémoires, était dévoué au général Bonaparte avec une tendresse fraternelle : tout ce que sa famille lui envoyait à cette époque était remis en entier aux mains de son général, qui demeurait dans un assez mauvais logement, rue Louis- le-Grand. Il existe encore aujourd'hui un de mes meilleurs amis , qui l'était également de Junot , qui alors se trouvait être aide de-camp du brave général Laharpe. C'est 31. le baron Van Berchcm,. . il peut se souvenir de toutes ces cir- constances.
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mystères du cœur humain bien profonds et bien abstraits.... Il est difficile de les expliquer sans blesser bien avant la dignité de l'homme...
Duroc avait épousé une Espagnole, mademoi- selle Hervas d'Alménara... C'était un fort beau mariage de fortune. De ce mariage, il eut une fille qui hérita du titre de son père, faveur que l'empereur ne fit que pour elle. M. Mole, alors ministre (je crois qu'il était grand-juge), fut nommé tuteur de la jeune duchesse. Il paraît que son père lui avait légué son âme et toutes ses belles qualités... aussi la mort la-t-elle frappée à son matin !... J'étais loin de Paris à cette épo- que... elle-même était à Nancy... mais j'aurais certes fait bien du chemin pour voir la fille de mon pauvre ami me rappelant son père dans l'exercice de toutes ses vertus.
Et maintenant que j'ai payé mon tribut à l'a- mitié... maintenant que j'ai dit tout ce que mon cœur savait de l'homme qui ne mérita pas un re- proche pendant une longue et entière faveur , il me faut attaquer les serpens haineux qui ont osé lancer leur venin sur une si belle vie. Je veux parler de la Biographie universelle àes frères INIichaud. — Ils ont osé dire dans le tome XII de leur ouvrage ( page 379) que : • Duroc était plus fait pour servir dans un palais que sur un champ
QoG MÉMOiiu:s
de bataille, et que cependant il avait eu llionneur dy mourir^ le 22 mai 1 8 1 3 , à Wurtchen , oii il fut tué d'un boulet de canon, quoiqu'il se tint alors fort loin de la mclée... »
Non seulement l'article est injurieux à la ma- nière des gens qui ne mangent pas à table... mais il, est mensonger et tout empreint de cette haine qu'il était de bon goût de verser sur les noms de l'empire à l'époque de la Restauration. ..bassesse que n'ont jamais ordonnée les Bourbons et qu'ils ont même défendue... Duroc!.. lui!., aller met- tre en oubli tout ce qu'il avait fait de grand et de remarquable en Italie , en Elgypte, surtout à Saint-Jean-d'Acre, où, s'élanrant dans une tour, comme au siège de cette même antique Ptolé- maïs auraient pu le faire les chevaliers de Phi- lippe-Auguste et de Richard, il se battit corps à corps avec les Turcs et prit cette portion du rem- part... A Znaïm, à Wagram, partout où il fallut payer de sa personne , Duroc fut toujours prêt à s'acquitter. Habile dans les négociations diplo- matiques, connaissant parfaitement le caractère de l'empereur, il fat souvent employé par lui, et toujours avec une entière approbation de son souverain et l'estime de ceux qu'il était cepen- dant contraint d'amener à des résultats pénibles pour eux... Le roi et la reine de Prusse ont épr ou-
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vé le bonheur de l'avoir pour ami. L'empereur Alexandre lui portait également une haute es- time, et le jour où il me parla si amèrement du duc de Rovigo , il me dit que l'empereur Napo- léon avait fait dans le duc de Frioul une perte irréparable... Et ce sont des Français qui ont osé tenter de flétrir une aussi belle vie !.. H y a une sorte de honte même dans la réfutation... On est comme malheureux d'avoir à répondre à une at- taque aussi bassement faite après la mort d'un homme !!...
Oh ! ce tut une cruelle douleur pour moi que cette mort de Duroc ' !...
Je n'eus pas la force de l'écrire à Junot... Hélas! lui-même était déjà bien souffrant, et la tragédie devenait à chaque scène plus sombre et plus ter- rible...
M. de Narbonne m'écrivit à cette époque une lettre bien touchante. Il avait eu de fréquens rapports avec Duroc et savait combien je l'ai* mais ; ensuite, il appréciait toute l'étendue de la
• On retrouve une preuve touchante de l'amitié de l'em- pereur pour la mémoire de Duroc dans cette volonté qu'il manifesta de prendre le nom de colonel Duroc , lorsque , en i8i5, il voulut passer et vivre en Angleterre... Jamais il ne fut remplace... II l'eût été par Junot , si la mort ne l'eût aussi frappé deux mois plus tard.
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perte que faisait Napoléon... Elle n'avait pas de compensation...
Ce fut au milieu de ce deuil intérieur et géné- ral que Lucien se montra ce qu'il avait toujours été, une noble et généreuse création de Dieu, Il écrivit à son frère pour lui demander de venir auprès de lui... Il était prisonnier en Angleterre à la vérité, mais non pas sur parole, et il pou- vait donc quitter les bords peu hospitaliers où il était retenu par le moyen qui l'y avait conduit, par la force. En lisant sa lettre. Napoléon fut touché, et comment ne l'eut- il pas été en voyant ce frère constamment persécuté par lui pendant ses heureuses années, lui revenir à l'heure de l'affliction, comme pour lui prouver que les coeurs brisés ont toujours une ancre d'espérance dans les âmes généreuses. Cependant il ne lui répondit pas directement. Il était sans doute em- barrassé pour faire celte réponse... mais il écri- vit à Madame-mère , et voici sa lettre :
« Lucien vient de m'écrire pour me proposer » une réunion que je désire vivement aussi. Mais » le moment n'en est pas encore venu. Ecrivez- *■ lui de ma part que sa lettre a trouvé un écho » dans mon cœur... Je lui réserve le trône de » Toscane. Il ira régner à Florence., et fera revi- » vre le siècle des Médicis. Comme eux il aime et
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» protège les arts... comine eux aussi il donneia » son nom à l'époque de son règne... >
Madame pleura de joie en lisant cette lettre. Elle y voyait enfin la cessation de cette lutte fra- ternelle qui lui coûtait des larmes depuis dix an- nées !.. C'est un des plus beaux caractères de l'é- poque que celui de Madame-mère !... Je ne puis comprendre comment il a pu se trouver des gens assez stupides pour ne pas l'apprécier à sa juste et immense valeur... Qu'est-ce qu'un accent plus ou moins pur à côté d'actions dignes de l'admi- ration même des temps antiques , époque où , pour le dire en passant, elles étaient bien autie- raent communes que dans la notre? La conduite de -Madame lors de sa fuite de Corse est sublime. Cette femme jeune encore, poursuivie par les factions en furie, et leur dérobant sa tète et celle desesenfans en fuyant au travers des précipices et des torrens, seule, sans guide, bravant la mort qu'elle croyait trouver à chaque pas!...
« iVïais elle ne pouvait pas me frapper, envi- ronnée comme je l'étais par mes jeunes enfans , me disait-elle en me racontant son miraculeux voyage à travers les montagnes qui séparent A jac- cio de Calvi... La Providence ne pouvait aban- donner une mère qui restait elle-même comme seul secours à un jeune garçon et à trois jeunes XVL 14
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filles dont la beauté doublait le danger... » Et en me parlant ainsi, la matrone vénérable, alors mère de quatre rois puissans , devenait elle-même d'une beauté lumineuse... Toute la noblesse de son âme venait se refléter dans ses yeux, et je baisais sa main avec un respect invo- lontaire, auquel répondait une profonde et vé- ritable tendresse.
Cette lettre de l'empereur concernant Lucien, et l'offre du trône de Toscane ( que Lucien n'ac- cepta pas à cette époque), est un fait fort curieux et très important pour l'histoire de Napoléon, et qui fat tout-à-fait ignoré dans le temps. Je le pu- blie parce qu'il est vrai , et que je veux autant qu'il est en mon pouvoir justifier mon dévoue- ment à Lucien et à tout ce qui lui appartient. Ce dévouement n'est pas une de ces choses purement machinales qui portent vers un individu parce qu'il porte le nom d'un autre.. .J'aime Lucien de- puis mon enfance. J'ai appris mon affection de tous les miens, et elle me fut ensuite inculquée par son propre mérite... Plus tard l'injustice de Napoléon fit sur moi l'effet que l'injustice produit toujours sur les âmes généreuses'. ..Elle m'attacha
• II est une autre chose qui produit aussi sur moi un effet étrange. C'est le monde poursuivant un être supérieur de sa haine. J'éprouve d'abord de l'attrait pour l'individu con-
DE LA. DUCHESSE d' AERANTES. 2 1 |
pour la vie à l'homme qu'on persécutait parce qu'il voulait demeurer dans son indépendance native , sa noble indépendance d'noMME , que je voyais tant d'autres prostituer, le front dans la poussière devant celui qui du reste avait des ba- lances et des poids bien justes pour taxer la va- leur de chacun. Sans doute il pouvait être irrité contre Lucien de cette ferme résistance qui se le- vait avec calme devant ce pouvoir colossal d'une puissance fantastique, et qui se contentait de ré- pondre :
— Avant d'être votre frère, je suis une créature de Dieu. La mission qu'il m'a donnée sur la terre est de soulager, non d'opprimer mes semblables... Améliorer leur sort, voilà ce que je me dois à moi-même. Il m'est donc impossible d'être votre délégué pour imposer des lois despotiques... Laissez-moi mon obscurité... je la préfère à vos couronnes, car je suis libre.
Voilà les paroles que Lucien proféra toujours.
damné... J'examine, j'étudie et je cherche la vérité dans la nuit obscure dont la prévention entoure une vie qui sou- vent est noble ef généreuse. . . Alors, quand j'ai reconnu la hnine et l'envie , quand je les ?.i bien séparées de leur vic- time , cette victime devient pour moi un objet saint et vénéré, que je puis assez venger des injustices d'un monde toujours prêt à condamner, et ne sachant jamais absoudre.
2 1 â MEMOIRES
Voilà les sentimens qui l'ont animé pendant son exil à Rome, pendant sa captivité presque cruelle à Malte, pendant sa prison rigoureuse en Angle- terre'... Partout et toujours libre de pensées et de volonté , Lucien offre à ceux qui voudront admirer son beau caractère sans une ridicule par- tialité contraire, un des plus beaux types que l'époque si fertile de la Révolution présente à l'œil de l'homme observateur... Il y a du héros dans cet homme... Il y a du grandiose dans la coupe de son être.
• L'offre d'aller auprès de Napoléon fut faile par Lucien , lorsque l'empereur était à Sainte-Hélène... Il offrait à son frère d'aller s'enfermer avec lui , avec sa femme et ses enfans !... s'entjageant avec le gouvernement anglais à n'en jamais sortir !.. Ce fut Napoléon qui refusa !!!...
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CHAPÏTBE VIII.
Le duc de Vicence. — Entretien avec l'empereur Alexandre. — Estime. — Caractères appréciés. — Ruse c'e guerre. — Prétentions diminuées parles victoires de Wiirschen et de Bautzen. — Ouvrage de M. deNorvins. — !\î. de Metter- nich. — Portrait. — Citation de Tacite. — L'iiomme d'af- faires.— Joachim. — Flolle anglaise. — Sléfiance. — Le destin et les aides-de-camp. — Le conseil des min:strcs. — Projet d'indépendance. — Grave offense, — Pi;ins et per- spectives de résidences royales. — Miclidilow. — îNouvelle Bastille. — Paul I" de Russie. — ... Tu n'auras pas de CHAUMIÈRE. — Paroles prophétiques.
Me voici arrivée à une époque que je vou- drais passer eu silence... Il est des malheurs... des douleurs , qui n'ont pas de noms , et qui , d'ailleurs, ne trouvent pas de sympathies tians ce qui nous entoure, passé un certain cercle dans lequel nous vivons... Je vais, au reste, reculer le
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plus que je pourrai le moment de parler d'une catastrophe qui fut aussi pour Napoléon un malheur réel...
On se rappelle que j'ai parlé plus haut d'une démarche faite par lui auprès de l'empereur Alexandre. Elle consistait dans la demande de l'admission du duc de Vicence , alors ministre des affaires étrangères, auprès de l'empereur de Russie... Le duc de Vicence était fort aimé du czar, et Napoléon connaissait tout l'empire qu'il pouvait exercer sur lui... empire d'autant plus positif, que le duc de Vicence était parfaitement de bonne foi, et croyait n'exprimer, de part et d'autre , que la vérité des sentimens de chacun... Lorsque l'empereur de Russie vint me voir en 181 4 , il me fit l'honneur de me parler de choses fort sérieuses et fort importantes, parmi les- quelles une surtout me frappa : ce fut particu- lièrement le choix , disait-il , des personnes que l'empereur Napoléon avait envoyées près de lui. Je parlerai de cette conversation avec toute l'at- tention qu'elle mérite , lorsque nous serons à son époque ; mais il me faut en extraire ce qui a rapport à celle-ci...
— Lorsque je vis que \ empereur Napoléon '
» Le czar n'appelait jamais l'empereur autrement que
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 2i5
envoyait auprès de moi un homme comme le duc de Vicence, me dit l'empereur de Russie, je commençai à croire à sa sincérité... Leduc de Vicence est l'iiomme que j'estime le plus, ajouta le czar^ après un de ces momens de recueille- ment sur soi-même, qui prouvent qu'on fait un appel intérieur à sa conscience... il a du cheva- leresque dans l'âme... oui, c'est un honnête homme.
— Sire , lui dis-je fort émue , Votre Majesté ne peut louer le duc de Vicence devant une per- sonne plus faite pour apprécier ce qu'elle en pense que moi... Nous avons été presque élevés ensemble. Je l'appelais mon frère, et son digne père m'appelait sa fille. Armand est digne de vos éloges...
— Vraiment! s'écria l'empereur de Russie, tout enchanté de trouver enfin une sympathie de cœur entre lui et la personne à laquelle il parlait d'un homme auquel il s'était attaché par la raison qui fait qu'on est lié par le bien qu'on fait... Vraiment ! vous êtes aussi iniime avec le duc de Vicence !... cela me fait plaisir,.. Mais vous avez dit tout à l'heure : Je L'appelais mon
l'empereur Napoléon. En général il élait admirablement bien eu parlant de lui.
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frère!... et pourquoi ne l'appelez - vous plus ainsi ?...
Je rougis beaucoup, et bien que j'eusse der- rière moi une tenture de soie pourpre, l'empe- reur s'aperçut de l'effet qii'il venait de produire sur moi par sa question... Mais je ne veux pas poursuivre : ce qui suit appartient à i8i4' Je dirai seulement ce qui est de i8i5...
— Oui , me dit l'empereur Alexandre, je fus bien heureux, et bien heureux est le mot, madame Jtinot , vous pouvez en croire ma parole... elle est celle d'un homme d'honneur'. Je fus bien heureux quand je vis ce nom du duc de Vicence dans^l'homme envoyé pour traiter avec moi à Banlzen.. . Oh ! si Napoléon avait voulu , à Baut-
■ J'ai conserve plus que de reslinie pour Ja mémoire del'em- pereiii; Alexandre. Je ne parle pas de ma l'econnaissance per- sonnelle pour ses bonte's envers moi ; je ne parle ici du czar que comme le vainqueur le plus modéré que l'histoire puisse prrsenlcr dans ses pages : il était à la fois humain, valeureux, jibcral et roi habile. J'aime l'empereur Alexandre... je l'aime comme Française , ce qui peut être expliqué par sa belle conduite en /8i4-'- Les re'sultats de i8i5 ne peuvent lui être impute's... Le fait réel , c'est qu'en i S i4 il eut une noble conduite. Certes l'homme dont on vient de brûler la maison, et qui, une heure après, entre dans celle de l'incen- tliaire ajiaût une torche allumée à la main, et qui est assez maître de lui pour ne pas user de représailles, est un homme (ju'il faut admirer , et c'est ce que je fais.
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zen!... à Plewitz , lors de l'armistice!... mais il ne voulait pas la paix... même à Prague!...
— Il y avait aussi , à Prague, un homme bien honnête, et bien dévoué, Sire... M. le comte de Narbonne !...
L'empereur de Russie me regarda rvv.c une grande attention , comme pour voir si je ne lui tendais pas un piège... puis il dit, eu inclinant la tête :
— Oui, c'était un loyal chevalier... et il était en i8i5 ce qu'il était en 1788, lorsqu'il se battit pour un bouton de rose... A Prague, il n eu eut que les épines... ^lais je sais que ce n'est pas sa faute si les affaires n'ont pas mieux été.
Je m'arrête ici... La conversation du 17 avril 1814 viendra en son lieu; j'en ai seulement ex- trait ce qui avait rapport à l'époque où nous sommes , pour indiquer le degré de faveur où était alors le duc de Yicence auprès de l'empe- reur Alexandre...
Il y eut une sorte de ruseassez singulière en rai- son de ce qui se passa lors de la demande de Taduiis- siou du duc de Vicence, la veille de la bataille de Bautzen. L'empereur Alexandre comptant la gagner, ne répondit pas d'abord à Napoléon , re- mettant à le faire après la victoire, parce qu'a- lors le ton de la réponse devait avoir une tout
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autre physionomie... Mais le sort en ordonna autrement, et ce fut Napoléon qui, sans cava- lerie, avec de jeunes soldats, vainquit une ar- mée plus forte que la sienne de plus de trente mille hommes. . . Le czar répondit alors d'un autre ton que celui qu'il avait projeté de prendre. Le duc de Vicence fut chargé, comme l'avait de- mandé Napoléon , de ses intérêts , et le i4 j«in l'armistice de Plewitz fut conclu. On reconnaît là le caractère de Napoléon... il demande un armistice, mais c'est entre deux victoires... dont l'une est mémorable, comme exemple du plus habile talent militaire. Je dois encore faire ici une observation , c'est que si l'empereur Alexan- dre avait franchement accepté la proposition le 18 mai, lorsque Napoléon fit demander aux avant-postes russes l'admission de Caulaincourt, tout le sang versé dans les deux batailles de Wurschen et de Bautzen aurait été épargné... mon malheureux ami vivrait peut-être encore , etmesenfans auraient eu un second père... mais il en fut ordonné autrement par U Providence... Toutefois, cette victoire de Bautzen , si miracu- leusement oblenue, ou plutôt si habilement im- posée au sort des armes, avait ch; igé l'esprit de la coalition. L'Autriche voulut er.core revoir les affaires avant de se mettre contre ce Hon
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terrible auquel les forces revenaient si vite après les avoir épuisées. M. de Bubna, l'un des hommes les plus remarquables du cabinet de Vienne , après M. de Metternich toutefois, que je regarde comme 1 homme d'Etat le plus habile qu'il y ait aujourd'hui en Europe , fut envoyé à Dresde auprès de l'empereur Napoléon , pour remplir auprès de lui les mêmes fonctions diplomatiques que M. déStadion auprès du roi de Prusse et du czar... L'armistice était une chose du plus haut ' intérêt pour nous. Notre armée était fatiguée et demandait du repos. Napoléon attendait une cavalerie qui arrivait, mais à laquelle il fallait du temps... L'armistice donnait tout cela... en le demandant, Napoléon comprenait toutes ses conséquences. Je crois que les alliés ne les ont pas aperçues... autrement il serait stupide de penser qu'avec la possibilité d'abattre le colosse redouté, on lui laissait au contraire celle de re- naître, et de devenir plus formidable encore
' Toute celte e'poque est admirablement de'crite daiis le bel ouvrage de M. de Norvins sur Aapoléon. Cette histoire est un bien beau morceau; rien n'est comparable au beau style et à la vérité des laits iraportans. Je possède une foule de lettres écrites à Junot , ainsi qu'à moi , de l'armée d'Alle- magne à cette même époque ; ces lettres sont des relations fidèles des évènemens , et se trouvent en rapport exact avec M. de Norvins.
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par le prestige d'une invulnérabilité que nul revers ne pouvait attaquer. On a dit à la vérité que l'empereur de Russie attendait deux ren- forts... le premier était l'armée du général Sa- ken, le second l'arrivée du transfuge Moreau^ à qui le prince de Suède, le général Bernadolte^ avait écrit lettres sur lettres pour accélérer son retour en Europe, et qui pourtant n'arrivait pas... On disait que l'Autriche avait aussi son intérêt à l'armistice , parce qu'elle nétailpas prêle... enfin, il paraît qu'il arrangeait tout le monde, cet ar- mistice "... Il est à regretter qu'au lieu de l'accor- der on n'ait pas persisté à continuer la guerre... du moins Napoléon aurait-il évité sept années d'agonie sur le roc de Sainte-Hélène... Oh î si l'a- venir lui eut été dévoilé, il aurait bien pre'féré une mort glorieuse au milieu de ces jeunes ba- taillons mourant pour lui, à peine âgés de vingt, ans, à des années de torture, sans gloire et sans espérance !...
J'ai parlé tout h l'heure d'un homme dont le nom doit se trouver souvent maintenant dans ces Mémoires , c'est M. de Metternich. Je vais tâcher
• Une chose assez bizarre et que j'.Ti déjà rapportée , je crois, c'est que Napoléon se servait en parlant du mot armistice , ou amnistie in différemment , sans spécifier les deux cas, qui sont pourtant bien diffe'rensl'ua de l'autre.
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d'esquisser son portrait, et de ne le colorer ni avec la partialité d'une amie, ni avec la préven- tion d'une ennemie, car le sort a voulu, par la conséquence de tous nos revers, que nous fus- sions l'un et l'autre.
M. de ]\Ietternicli est un homme d'une capa- cité qui le place immédiatement hors de la ligne des hommes d'État d'aujourd'hui. Il est impossi- ble, quand on le connaît, de ne pas regarder en pitié les petites ruses, les continuelles fines- ses d'un homme que l'Europe a placé pen- dant quarante ans tout en haut d'une colonne , mais dont aujourd'hui elle démolit l'apothéose pour le placer là où toujours il aurait dû seule- ment être, c'est-à-dire avec les hommes d'esprit. .. Il existait encore , il y a peu de temps , un autre homme élevé à son école , et comme lui rempli de ruses et de détours... il est mort... que Dieu le prenne en grâce, et lui pardonne tout le mal qu'il nous a fait... C'est le duc d Al...g
M. de IMetternich a un caractère ferme , un sens et un jugement parfaitement droits, un es- prit fin, actif, capable de grande application, et réunissant à la fois la raideur de la résistance à la flexibilité qui sait accorder. J'ajouterai qu'il a bien plus que du talent , et que son génie lui a marqué depuis long-temps la première place
l^âa MÉMOIRES
parmi les hommes d'État qui régissent aujour- d'hui et qui régissaient en 1 8 1 3 les empires de l'Europe... A cette époque , il possédait une faculté merveilleuse à l'âge si peu avancé qu'il avait': c'était une connaissance parfaite des af- faires, des hommes et des choses. Il joint à ces qualités une grande élévation d'âme , de la générosité et de la franchise dans les relations de la vie d'homme d'État, comme il le ferait dans celle d'homme privé ; il a de la honte et un esprit charmant tout complet de finesse et de grâces.
Sa figure était remarquablement belle; son regard si calme et si pur était lui - même élo- quent comme une parole presque toujours bienveillante, et qui appelait la confiance, parce que ce regard était en harmonie avec un sourire gracieux, quoique à demi sérieux, et tel qu'il convenait à un homme chargé des intérêts d'iui grand empire, lui, étant encore jeune homme, et envoyé près de l'homme que le monde entier regardait alors avec une juste crainte. Ce fut dans cette partie de sa vie politi-
1 M. de Melternich n'avait pas quarante ans en i8i3... lorsqu'il vint à Paris comme ambassadeur d'Autriche ; après la bataille d'Austerlitz , il n'avait pas trente-deux ans ; il pa- raissait si jeune avec ses cheveux blonds , qu'il mit de la poudre pour se vieillir,
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que que M. de Metternich déploya une grande capacité, et prit ses degrés comme ministre habile dans le collège des hommes d'État. Sa position , souvent des plus critiques, fut traitée par lui avec l'attention qu'il devait apporter à celle d'un ministre d'une grande nation malheureuse , et il prouva souvent dans les heures difficiles qu'il dut entendre sonner, qu'il savait aussi bien suivre l'inspiration du génie que pren- dre conseil de la méditation. J'ai vu M. de Metternich dans la position la plus étrange, et à la fois la plus terrible, car nulle époque ne pouvait lui offrir un point comparatif pour avoir un lieu de départ , et se guider dans le laby- rinthe qu'il parcourait... Ce fut là qu'il prouva qu'il était plus qu'un ministre et qu un homme d'affaires enfin... Il révéla T'homme d'État , et l'homme d'État d'une haute portée... Il aurait pu prendre pour sa devise ce mot de Tacite : supra negotia ' !...
J'ai quelquefois entendu des Français parler de M. de Metternich avec une amertume qui était peut-être naturelle, mais qu'il eût été convena-
» Supra negotia. (Tacite , liv. m. ) « II était au-dessus des affaires. • Et l'explication du mot. est juste; car rien n'est pitoyable comme l'homme qui conduit les affaires avec une exactitude trop scrupuleuse. . ,
2 24 MÉMOIRES
ble de dissimuler , ou tout au moins de contrain- dre : ]M. de Metternich était Autrichien avant tout. Il devait non seulement fidélité, mais se- cours , assistance de ses lumières et de ses servi- ces à celui qui était son maître, et son maître malheureux... En le condamnant, ceux qui l'at- taquent ne font pas leur éloge... Que feraient- ils donc à sa place?... Non, non... ce n'est pas dans les années que nous venons de parcourir, ni en 1 8 ! 5 , ni même en 1 8 1 4 , que M. de Metternich est susceptible de reproches... Il reste une épo- que qui, à elle seule, suffit pour lui en mériter de bien graves, et qu'il pouvait éviter... cette époque, c'est 181 5... Nous y arriverons... jusque là demeurons dans le silence...
C'est une campagne étrange que cette campa- gne de 181 3... Cette manière de livrer une ba- taille et d'avoir une conférence , d'obtenir une victoire et de signer un armistice; il y a là de- dans toute une satire sanglante de la mauvaise nature àe l'homme... car Napoléon n'était pas dans sa conduite plus méchant, plus sangui • naire qu'un autre !... Les passions humaines lui avaient été seulement inculquées par la nature sur un modèle plus vaste et plus fort que celui des autres... mais il obéissait à la loi commune, qui, pour satisfaire les appétits déré-
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 2^5
glés de ces mêmes passions, ienr jette des hommes à dévorer... des royaumes à anéantir...
J'ai déjà dit que j'avais beaucoup d'amis à Naples dans tout ce qui entourait la reine et le roi Joachim. Je reçus à cette époque des lettres qui me surprirent étrangement. Le roi, me disait- on, avait reçu de l'empereur la demande de l'aller rejoindre en Allemagne, et le bruit cou- rait dans l'intérieur même du palais , que le roi de Naples refusait... J'avais déjà eu la relation de son arrivée à Naples, et c'est ici le lisu de raconter sommairement ce qui suivit le départ inexplicable du roi de Naples lors de son abandon de la France à Posen le 17 janvier 181 5.
Murât a certainement de grands torts envers l'empereur, mais une chose que je puis certi- fier, parce que les preuves en sont dans mes mains, c'est qu'une conspiration formée dans son plus intime intérieur a été l'unique cause de ses premières fautes. C'est une intrigue très ha- bilement formée d'ailleurs , qui le fit partir aussi précipitamment de Posen le 17 janvier.. .Joachim fut à dessein alarmé sur les projets des Anglais sur son royaume; on lui fit parvenir des avis très pressans qui lui annonçaient qu'une flotte anglaise était en vue des côtes de la Calabre, et qu'un débarquement se préparait... Cet avis, XVI. »5
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avec des lettres de la reine , qui était également dans l'erreur, je veux bien le croire, lui parvint inopinément à son quartier-général le 1 5 ou le 1 6 janvier. Murât partit aussitôt avec le général Rosetti , son aide-de-camp , et courut à Naples dans une inquiétude qui lui ota pendant la route toute faculté de dormir, de manger et même de parler^.. Quelquefois il se frappait le front en répétant :
— Les Anglais!... les Anglais !... Rosetti , vous verrez qu'à Florence nous apprendrons qu'ils sont débarqués, et qu'ils sont déjà maîtres de la Calabre!...
En arrivant il ne fut pas descendre à Naples... il fut à Caserte, où était la reine avec sa famille... La personne qui m'a donné tous ces détails était alors à Caserte où la retenait son service , et elle me disait que l'entrevue de Joachim et de Caroline avait été, non seulement contrainte et froide, mais que des scènes violentes avaient suivi le retour du roi... Le lendemain même de l'arrivée de Murât, le duc de atta- ché à la reine, reçut ordre de se retirer de la cour, et peu de jours après il fut exilé. .. beau- coup d'exécutions de ce genre eurent lieu dans le mois qui suivit... Ce malheureux ]\Iurat était en butte aune méfiance d'autant plus terrible qu'elle
Dr. LA nucHESSE d'abrartès. 2siy
fiappait sur tout ce qu'il devait aimer, et qu'il aimait toujours , car il était bon et n'avait que (les ridicules... Mais bientôt sa politique devint sombre et mystérieuse. .. Il était agité, inquiet... Souvent , au milieu de la nuit, on le réveillait pour introduire auprès de lui des hommes in- connus... Il y a des renseignemenssur cette époque de sa vie qui donnent la preuve que dès cet in- stant Murât préparait la séparation qu'il voulait amener entre l'empereur et lui; il avait alors un moîif beau et généreux, c'était l'indépendance de l'Itaiie... Je ferai connaître tout à l'heure sa correspondance secrète entre lui et l'empereur Napoléon, que je suis assez heureuse pour possé- der... elle jettera beaucoup de jour sur ce temps obscur et mystérieux de sa vie... Je dois dire ici qu'au commencement de 181 5, l'Angleterre, qui, par le fait, gouvernait et possédait la Sicile depuis la mort delà reine, avait offert de traiter avec Mural, en lui proposant une ar- mée et des subsides considérables... Le malheu- reux prêta l'oreille à la tentation... Le serpent qui le séduisit fut le désir d'échapper à sa femme, dont il soupçonnait aussi les desseins... Sa vie était misérable!... il était bien autrement mal- heureux que lorsqu'il se plaignait au destin
22& MÉArOIRKS
de n avoir pas d'aides-de camp\.. L'infortuné!... c'est ici que se termine sa vie !... le reste est une grande infortune sans doute; mais si Murât eût été un homme, cette infortune eût été honorable et grande.
Le jour où le courrier de Napoléon arriva à Caserte, le roi assembla un conseil général de ses ministres.
» La gravité de l'époque et des évènemens empêche de mellre autrement que dans une noie le fait suivant : Le roi de Napies était en Russie , lors de la première campagne , n'e'tantà cette époque que grand-duc dcBerg et de Clèves... Un jour , il avait fourni ia plus belle part de toutes les parts de gloire , et après être rentre' excédé de fatigue , ses aides- de-camp, au nombre de douze ou quinze jeunes ofllciers ,
tont-à-fait distingués, tels que M. de F t, M. de
L. n , M. de R , M. M. D. . .n *, et une foule
d'autres, s'étaient retirés dans une grange, et là, au mi- lieu d'une vingtaine de boites de foin qu'ils avaient déliées, ces messieurs dormaient d'un sommeil profond qu'ils avaient certesbien acheté. Le prince, qui voulait envoyer un ordre, fait chercher un de ses aides-de-camp , et ne trouve per- sonne ; enfin, il les cherche si bien lui-même qu'il les déterre dans leur foin... A cette vue , il faii une exclamation , et le-» vanl les yeux et les mains au ciel , il s'écria avec une expres- sion dont sou accent si fortement prononcé fait tout le prix. . .
• Malhureux prince que je suis!... je n'ai pas d'aide'» de-camp 1 . . . Non , je vous lé dis. . . je n'ai pas d'aidé-de- cainp !.. malhureux prince !.. *
I * Père de Madame Sand.
DE LA DUCHESSE D ABRANTÈS. '22g
— Messieurs, leur dit-il , l'empereur Napoléon m'engage à aller le joindre à son armée d'Alle- magne.... .
El après ce peu de mots , il se tut et joua avec une lettre qu'il tenait à la main, paraissant ab- sorbé dans une profonde rêverie ; par intervalles la main qui tenait la lettre la serrait convulsive- ment, et venait ensuite lacérer une feuille de pa- pier qui était devant lui...
Ceux qui composaient le conseil, croyant que Joachim ne clierchait qu'un prétexte pour refu- ser l'empereur, furent au-devant même de sa pa- role, et lui en fournirent àl'envi.
— Sire , lui dit le duc de G.... , le peuple de Naples ne veut plus que Votre Majesté s'éloigne de lui... Son amour est trop vif... ses inquiétudes trop profondes... Sire, ne nous quittez plus!..
— Sire, lui dit un autre, votre santé altérée partant de fatigues n'en pourrait soutenir de nou- velles... Ne nous quittez plus, n'abandonnez pas vos enfans... Ils vous aiment tant !..
— Et puis, disait un troisième, pourquoi Sa Majesté, si elle doit tirer l'épée cette année, la tirerait-elle pour une autre cause que celle de ses sujets?.. Ils peuvent être attaqués... ils le seront CERTAINEMENT... Sire, dcmcurez avec nous...
Murât ne disait rien. A chaque discours il fai-
flOO MÉMOIRES
sait un signe de ia tète et semblait approuver,.. Le conseil se sépara , et chaque conseiller se re- tira chez lui bien convaincu que son éloquence, et surtout feon apparent attachement, avait empê- ché !e roi de quitter INaples... ils le dirent dans toute la ville... Le lendemain matin on apprit que le roi Joachim était en route pour l'Allemagne... Ce mouvement, tout d'impulsion, fut la dernière lueur de sa grande âme... C'est un beau mouve- ment, et qui rachète bien des fautes, selon moi .. Il rejoignit l'empereur pendant l'armistice de Plewitz. .. Napoléon lui donna le commandement de l'aile droite de son armée le jour de la bataille de Dresde... A partir de ce jour jusqu'à celui de son départ pour l'Italie , qui eut lieu après la bataille de Leipsik , sa conduite fut celle qu'il avait tenue jadis à l'armée d'Italie et à l'ar- mée d'Egypte. 11 semble qu'il voulait prouver que ce n'était pas son sang qu'il refusait à l'em- pereur!.. Je le répète... les torts ne viennent pas de lui...
C'était sans doute une belle utopie à mettre en pratique que cette indépendance de l'Italie... L'empereur Napoléon , qui avait délivré cette belle partie de l'Europe en 1796, lorsque l'Au- triche et le Nord tout entier la couvraient de leurs bataillons^ ne pouvait que sourire à une telle en-
DE LA. DUCHFSSli d'aBRANTÈS. 'JôX
treprise.. . Mais le général Bonaparte était devenu l'empereur des Français, et maintenant il en était de sa manière de voir, comme l'homme qui est de l'opposition tant qu'il a sa fortune à faire, mais qui change la direction de son gouvernail aussitôt qu'il est dans la route du pouvoir... Rien n'est plus relatif que les vues politiques... Aussi le vrai patriote... l'homme du pays... celui qui ne connaît qu'une chose. .. le bonheurgénéral... voilà celui qui peut être écouté quand il parle et ap- pelle sous sa bannière... Oui... mais combien y en a-t-il de ces hommes-là?...
J'ai présenté autant que je l'ai pu le portrait moral des hommes qui figurent au premier rang dans cette lutte européenne dont les secousses ébranlent le monde dans cette année i8i3... Les derniers soupirs du colosse étaient plus redou- tables que les pulsations pleines de vie d'un cœur vulgaire... Quant à l'attitude des souverains, elle 4tait convenable, mais elle annonçait que l'orage suivrait ce calme imposé par une loi que chacun n'observait qu'à regret. Le roi de Prusse et l'em- pereur de Russie étaient ensemble à Schweid- nitz... l'empereur d'Autriche et M. de Metter- nich au château de Gittschin , et l'empereur Na- poléon à Dresde même, où il occupait le palais Marcolini... Il se promenait beaucoup dans ses
202 MÉMOIRES
beaux jardins, et ce fut dans ces jardins même qu'il dit à M. de Metternich cette parole si offen-r santé que M. de Metternich eut la générosité d'oublier ensuite même à Prague, où sa con- duite fut admirable pour nous '.
C'est une belle chose que ce palais Marcolini... L'empereur Napoléon en parlait un jour devant moi avec ce bon roi de Saxe , qui nous disait ce que cet édifice avait coûté , et, sans me rappe- ler le chiffre positif, il me souvient seulement que c'était une somme immense; Napoléon en avait le plan très détaillé et parfaitement bien co- lorié...
A cette époque, Napoléon prenait des rensei- gnemens sur toutes les belles résidences de l'Eu- rope... Les châteaux royaux, comme les habita- tions particulières , devenaient l'objet de son attention, et tout cela pour le palais du roi de Rome. Un jour il me fit longuement causer sur les résidences espagnoles et portugaises... Je lui donnai à ce sujet tous les détails qu'il voulut , et
« > Eh bien, comte de Metternich , combien l'Angleterre vous a-t-elle donne pour nie faire la guerre?... dites-moi cela à présent... >>
11 est inconcevable comment l'empereur avait peu le tact sûr et même convenable , en blessant ainsi des hommes qu'il devait au contraire gagnera sa cause, et qui d'ailleuis le méritaient si peu ! . .
DE LA Ul/CHESSE D AERANTES. 2.')Ù
je lui fis remettre le lendemain deux vues, l'une de Cintra et l'autre de la Granja... Celle de Cintra lie pouvait lui être bonne à rien , parce que, avec toute sa puissance, il ne pouvait pas faire une vallée comme celle de Cintra.. .Quant à la Granja, les jardins ne sont qu'une mauvaise copie de Versailles, et le château est du plus mauvais goût comme architecture...
— MaisVotre Majesté devrait avoir des vues de l'Escurial , c'est un monument bien curieux comme habitation royale; et dans la collection qu'elle en fait...
Je regardais en même temps en souriant une vin£,'taine de vues de tous les châteaux royaux et impériaux de l'Europe' où il ne manquait seule- ment que CEscurial , Aranjuez et Versailles... Il me comprit et me pinça le nez.
— Oui, oui. riez, me dit-il... Mais au fait vous avez raison ; quoique je n'aime pas ce château de Versailles, ce n'en est pas moins une bien belle chose... Si l'on avait une baguette de fée pour le transporter sur le plateau de Chaillot , il ferait un bel effet de là comme point de vue pour les gens de Paris , n'est-ce pas ?..
' Ce fut dans une audience particulière, que j'eus de lui le 7 mars, que je vis cette multitude de plans et de vues des différeus châteaux de l'Europe.
a54 MËMOlRJsS
— D'autant mieux , répondis-je sans élever la voix, qu'alors les Parisiens ne diraient pas que Votre Majesté veut faire élever une citadelle sous le prétexte de bâtir un palais au roi de Borne.
Il comprit probablement combien je trouvais cette pensée ridicule, car il me répondit en sou- riant et en levant les épaules...
— Les imbéciles !..
L'empereur avait merveilleusement ce don si rare d'achever votre pensée avant qu'elle eût passé par vos lèvres...
Voici , à propos de ce que je viens de racon- ter pour les palais et les châteaux , une histoire que j'ai entendu raconter à Percier en 1812... étant chez Girodet, autant que je puis me le rap- peler.
Quelques jours avant de partir pour l'Allema- gne , lors de la campagne de 1812... l'empereur avait fait demander M. Fontaine et M. Percier. Il paraît que ce palais du roi de Rome était une création que son esprit faisait, embellissait et recréait chaque nuit et chaque matin.
— Ehbien! messieurs,leur dit l'empereur en les voyant, avons-nous quelque chose de nouveau?., m'apportez-vous quelque plan extraordinaire?., moi j'en ai plusieurs très curieux...
M. Fontaine lui montra alors le plan d'un châ-
DE Là UUCHESSfi d'abKANTÈS. 255
teau russe, du château de Mtchaïlow ^ résidence favorite de Paul I" et théâtre encore sanglant de sa mort tragique... L'empereur repoussa le plan avec une sorte de dégoût , tandis que Fontaine lui expliquait que ce petit château avait coûté ■7 2,000,000 de notre monnaie!...
— Et cependant, dit l'empereur, malgré les bastions, les souterrains, les portes secrètes, la mort n'en a pas moins pénétré jusque dans la chambre impériale!..
M. Fontaine dit alors à Napoléon qu'il avait appris que ce n'était qu'avec la plus grande dif- ficulté qu'on avait pu obtenir de la cour de Rus- sie la permission de prendre ce plan , tout in- forme qu'il était.
— Cela ne rae surptetid pas , dit Napoléon... 11 y a une pudeiir toute naturelle à cacher les traces encore sanglantes d'un crime épouvanta- ble dont mon alliance a été la principale cause!.. Certes je cbnçois leur répugnance!.. Voilà ce- pendant les ennemis auxquels nous avons affaire, poursuivit Tempereur en s'adressant plus parti- culièrement à Duroc qui venait d'entrer... et voilà les armes avec lesquelles on nous fait la guerre !..
Je suis sûre qu'en ce moment la catastrophe de Paul 1" reporta ses idées sur une parole de
25Ô MÉMOIRES
l'empereur Alexandre ' qui lui fut dite par lui à Erfurt , lors de la fameuse entrevue de 1 808.
Tout en examinant le plan de Michaïiow, on parla de l'assassinat de l'empereur Paul, et Duroc, qui fut envoyé eu mission à Pétersbourg , soit immédiatement avant ou après , donna sur la position du château tous les renseignemens qu'on peut si bien donner quand on a vu... Ce fut alors, dit Fontaine , qu'un personnage d'une haute dis-
• On sait dans quel degré d'intimité les deux empereurs étaient à Erfurt. Un matin le czar arrive chez Napoléon, et lui trouve l'air soucieux : — Qu'avcz-vous , mon frère? lui dit Alexandre en lui prenant la main avec l'expression de la véritable amitié. — Tenez , dit l'empereur en lui mon- trant une longue lettre tout écrite en pieds de mouche; lisez cela. Cette lettre venait de Valancey, où était enfermé le uiailicurcux Ferdinand VII , et contenait des détails sur les intrigues toujours renouvelées du roi d'Espagne Ferdi- nand VU, avec une foule d'individus de tout âge , de tout sexe et de toute qualité. C'était une autre chose qu'une garde ordinaire, que celle du roi Ferdinand VII , il s'y joignait en outre /a garde noble de sa pudeur , et tous les jours il arri- vait les déclarations les plus étonnantes du monde, faites par les paysannes des villages environnans... la province sera nohle comme les Asturies!... — En vérité, dit Alexan- dre après avoir lu la lettre du chdte loin, je comprends qae tout cela vous ennuie... mais ce que je ne comprends pas, c'est que cela vous ennuie aussi long-temps. Si vous vous débarrassiez de cet ennemi-W , tout le monde s'en trouverait mieux, à commencer par lui-même.
DE LA DUCHESSE T^ABllANTÈS. 2'5j
tinction qui se trouvait dans le cabinet de l'em- pereur, et qui, dix-huit mois plus tard, en 1814» tenait un langage bien différent, fit remarquer avec un empressement dont l'empereur était dupe en ce moment, que le roi de Rome ne se- rait pas assez en sûreté.
— Une tête si chère, disait cet homme, ne sau- rait être trop gardée... Dans tout ce que vous avez fait je ne vois que des choses d'agrément !..
Duroc dit alors avec réserve, mais avec fran- chise, que l'on devait au contraire se méfier de tout ce qui pouvait avoir l'air de redoute ou même de simples fossés... On ne parle déjà que trop, ajouta-t-il, de l'intention de l'empereur de re- construire la Basiille sur l'emplacement destiné au palais du roi de Rome.
— Duroc a raison, dit Napoléon... Et d'ailleurs à quoi serviraient, je vous prie, des batteries, des fossés, des redoutes?.. Messieurs , ce sont de faibles moyens, pour ne pas dire nuls, contre la trahison... voilà la seule tentative qu'on ait à craindre... et contre laquelle viennent échouer toutes les précautions... Paul P' avait autour de sa demeure des fossés remplis d'eau , des corps- de-garde remplis de soldats, des bastions... des passages secrets, des portes secrètes... et pour- tant!., le poignard de l'assassin est venu le cher-
îrSâ MÉMOIRES
cher jusque dans son lit... parce que ces corps- de-garde, toujours remplis de soldats, l'étaient le jour du meurtre d'hommes vendus pour que le crime s'exécutât... La confiance et l 'affection... l'attachement de mes peuples, voilà ma sauve- garde... c'est la seule... Voyez si la profonde re- traite du grand seigneurie sauve des mains meur- trières des janissaires ; quand ils marquent son heure... elle doit sonner... il en sera de même pour moi. .. et ma vie est à celui qui voudra don- ner la sienne pour avoir la mienne... Mais mon fils apprendra de moi à gouverner les Parisiens sans forteresses et sans canons... et , j'espère , à s'en faire aimer.
Dans le moment l'huissier du cahinet ouvrit la porte et annonça te roi de Rome!.. I/enfant courut à l'empereur d'un pas encore mal assuré, car il l'aimait avec une telle tendresse, (jue rien ne lui donnait de distraction dès qu'il voyait son père... Napoléon l'enleva dans ses hras , l'em- brassa avec émotion... Jamais cet homme n'a pu voir son enfant sans que son cœur fùL délicieuse- ment ému... puis il s'assit , et, prenant l'enfant sur ses genoux :
— Nous parhons de vous, Sire, lui dit-ilen le caressant et le tourmentant tout à la fois, ce qui
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 2^9
n'était nullement désagréable à l'enfant... Nous te bâtissions un beau palais...
Et tout-à-coup son front devenant soucieux, il mit le roi de Rome aux mains de madame de Montesquiou, et se levant , il marcha avec une vive agitation, et s'écria, au bout de quelques minutes de silence : " Oui, nous te bâtissions un palais!., et s'ils ^ocs accable>'^t, tu :s'aur.\s pas UNE chaumière!.. »
Ces paroles sont remarquables , et d'autant plus qu'elles semblent prophétiques... Parmi les personnes qui furent témoins de cette con- versation , beaucoup sont encore vivantes '. Je l'ai rapportée parce qu'elle sert , comme tout ce qui se touche par une corde vibrante, à faire con- naître plus parfaitement l'empereur...
« Je crois même que cette conversation, ainsi que beau' coup d'autres sur les bâtimens , doit se trouver , ou je suis bien trompée , dans un fort bel ouvrage de MM. Percier et Fontaine , intitulé : Résidences des Souverains , par Percier et Fontaine.
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CHAPïTîllî îî.
Tiaittîs de Reichcnbach et de Pcterswaldcii. — Dcfeclioii de la Prusse. — Proclamation du i5 août. — Bcrnadolle. — — Intrigue. — Junot à Gorizia. — Les trois cents Croates. — Mort du général Tliomièrcs. — Douleur partagée. — Murmures. — Brutalité de M. de Rovigo. — Ce qu'était le ■ général Thomiéres. — La Vende'enne. — Pourquoi dia- ble ne rnange-lcl/e pas? — Découragement. — 3Ioreau à Golhembourg. — Le général J — Mort. — Souffran- ces de l'agonie. — Soif ardente. — Le chien anylais. — Hurlcmens. — J'appartiens au général 3Ioieau.
Les malheurs de l'Espagne avaient en un af- freux retentissement dans le Nord, et cela malgré la présence de Napoléon... On voyait enfin se détruire sous les coups de la fortune ce même édifice prestigieux que la capricieuse folle s'était si gracieusement plu à élever pour son favori... Les désastres de Russie, ceux de la Péninsule
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 2l\ 1
donnaient une hardiesse à nos adversaires que nous ne leur connaissions pas... Eux-mêmes en étaient étonnés... Partout on signait des alliances contre nous... le traité de Reichenbach "... celui de Pelerswaldau venaient de donner à la coali* lion une armée de deux cent cinquante mille hommes, et cependant au commencement de la campagne, l'Angleterre était si dépourvue de moyens financiers, qu'elle ne pouvait donner de subsides. Mais la défection de la Prusse et l'a- bandon de l'Autriche créèrent des ressources dans un pays éminemment fait pour comprendre les avantages de cette nature. L'Autriche, quoi- que m^Jw/Wc^, était aussi agissante, mais maS' quédy à Reichenbach, et là on se partageait nos dépouilles avant que nous fussions abattus... Napoléon fut encore bien imprudent dans sa manière de parler de l'Autriche pendant l'armis- tice... 11 créa une hostilité qui pouvait ne pas exister... Il doubla ses ennemis pour avoir le plaisir de les braver... mais alors commençaient les fautes...
t Je préfère la guerre de l'Autriche à sa neu- tralité, I» s'écrie-t-il en écrivant au duc de Yicence.
• j4 et i5 jiiin i8i5 , le premier eulre l'Angleterre et la Prusse , l'autre entre l'Apgleterrc et la Russie.
XYI. 16
a4a MÉMoiRis
Quelle incroyable folie !... Plélas ! il l'eut celle guerre qu'il préférait!... et s'il l'eût voulu, je crois pouvoir affirmer, car j'en ai la certitude, il aurait pu se recréer une nouvelle position belle et grande... Pour lui tout consistait dans le temps.,. Gagner du temps... voilà quelle était la pensée qui devait l'occuper constamment... Loin de la flatter et d'en faire un but de conduite, il semblait au contraire se rire d'elle. Eh! grand Dieu ! c'était cependant une guerre d'extermina- tion ! I... Le prince royal de Suède, dans une pro- clamation de lui , faite le i5 août^ ']ouy de la fête de Napoléon, jour que lui-même, quand il n'é- tait que le général Bernadotte', avait fêté avec solennité, j'en suis certaine... eh bien ! ce même jour^ Bernadotte disait que L'Europe devait mar- cher contre la France avec le même sentiment qui, en 92, animait la France contre l' Europe...
Ainsi donc, c'était la voix d'un Français qiii proclamait une sorte de proscription !... qui dé-
« Il existe un joli mot deTalIcyrand, qui est riche au reste en pareille propriété', qui est vraiment bien spirituel. La princesse de Suède (madame Bernadotte) ne pouvait , disait, elle, s'accojtiimer à la vie de Stockholm.. . Je m'ennuie trop profonde'ment , rcpélait la princesse à M. de Talleyrand qui la regardait en grande pitié'... Oh! je m'y ennuie à y mourir! que l'aire?.. — Prendre patience , madame; car en- JiH... c'est bien joli pour commencer.
DE L\ DDCHF.SSE p' AERANTES. 2A3
vouait la tête de Napoléon ai| boulet suédois, à la lance du Cosaque, à la balle autrichienne'.... Dans le même morpent, ses lettres réitérées à Moreau retiré en Amérique, près de laDelaware, avaient enfin un résultat. Moreau avait quitté sa retraite où il vivait oublié, pour venir recevoir en Europe le nom de transfuge et de traître à la patrie... Aussi, à cette même époque, M. de Metternich déclara-t-il vouloir rester étranger, ainsi, ajouta-t-il, que son souverain... à /'m- trigue de Moreau... Oh! jamais Bernadette ne se lavera de cette tache... elle est indélébile... Je reçus , vers ce temps , une lettre de Junot datée de Gorlzia. Il allait partir pour un grand voyage sur les bords de l'Adriatique... Des nou- velles sûres faisaient craindre que les Anglais n'opérassent un débarquement à Fiume. Il re- vint aussitôt à Gorizia , et, en effet, le 5 juillet, les Anglais se présentèrent devant Fiume avec une petite escadre composée d'un vaisseau de 80 canons et de quelques autres moins considéra- bles, ainsi que des embarcations remplies de soldats anglais... Les vaisseaux anglais tirèrent sur la ville, et, après une courte résistance , qui fut abrégée par la défection des troupes croates , les Anglais opérèrent leur débarque- ment au milieu de la ville sans aucun empêche-
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ment... Junol reçut cette nouvelle clans un mo- ment où lui-même commençait ses dernières souffrances... Cependant l'infortuné était tou- jours lui-même, et il écrivait à l'empereur, en lui rendant compte de cette affaire :
» Je vais faire arrêter les trois cents Croates qui se sont sauvés sans combattre , et les faire mettre à une commission militaire. Ils mé- ritent d'être TOUS fusillés, mais je les ferai déci- mer au sort pour les épouvanter davantage, officiers et soldats., il n'importe... »
Il sentait encore la nécessité de comprimer fortement tout mouvement insurrectionnel dans les provinces conquises... et pourtant il était déjà bien souffrant.
Pendant ce temps j'étais à Paris, avançant péniblement dans ma grossesse, et réellement malade, car je souffrais aussi de maux d'une tout autre nature. J'avais une peine relative, dans une amie qui avait été une Providence pour moi dans mes douleurs d'Espagne, en 1811. C'était madame Thomières... Ses pressen- timens ne i'avaicr.t j»as trompée... Son mari était mort' dans cette Espagne où elle voulait demeu-
' Le gênerai Tiioniièies , brave et bon officicr-gcne'raf, fut tué à la bataille des Arapiles. Celait un de ces hommes dont le nombre. devenait plus rare de jour en jour jCn i85o. Junot et Lanncs en faisaient le plus grand cas.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 245
rer avec lui. Je n'ai jamais vu de douleur qui fît une impression plus déchirante que la sienne... Elle m'écrivit quelques mois après l'événement pour me demander de venir pleurer auprès de moi... Elle savait bien que j'aurais des larmes pour répondre aux siennes... Je lui répondis aussitôt que ma maison était la sienne , et que je l'atten- dais avec un cœur disposé à consoler toutes ses peines... Quelques jours après elle arriva chez moi, et m'offrit, comme je viens de le dire, le spectacle de la plus profonde affliction... Elle ne se plaignait pas... sa douceur habituelle se retrou- vait dans sa souffrance ; mais elle pleurait en silence, et ces larmes sans paroles avaient une expression déchirante. Elle fut long-temps à ne pouvoir supporter les questions qu'on lui faisait dans le monde , avec une indifférence révoltante quelquefois... Aussi venait-elle à moi quelque- fois, et me serrant la main , elle me disait : « Je m'en vais; ces gens-là me tuent avec leurs de- mandes /... comme si je pouvais leur parler seule- ment /... »
Hélas ! la mort frappait alors sur toutes les tètes... aucune n'était à l'abri de la faux meur- trière... il semblait même que les tètes plus élevées fussent aperçues de plus loin par la camarde et abattues par elle... Pauvre Agathe!...
34^ MÉMOIRES
-comme elle a souffert... Cette mort arrivait sur son cœur brisé après avoir renversé tout ce qui était autour d'elle... Sa mère, qu'elle idolâtrait, son fils , tout jeune encore, toutes ces affections si saintes avaient été brutalement ravagées par la mort... Il lui restait son mari !... Elle avait réuni sur sa tête tout ce qu'elle avait d'affections dans son âme si tendre et si aimante... Cette affection était plusque de l'amour.. .c'était une passion pres- que magique, dans laquelle était une portion de sa vie... Qu'on juge de l'effet que dut produire sur elle cette nouvelle : Votre mari est mort!... Je crus que l'infortunée perdrait la raison. C'é- taient des évènemens aussi terribles dans leurs résultats qui commençaient à démoraliser l'armée et l'intérieur des familles... En voyant cette foule de femmes et de filles en deuil, on com- mença à se demander quelle serait donc la fin de toutes ces tentatives de guerre dont le mal- heur entourait maintenant les clairons!... Ce fut alors que, pour la première fois, j'entendis hautement murmurer contre l'empereur ; et , je l'avoue, je ne l'excusais plus... Hélas! le mo- ment approchait où l'heure de mon malheur al- lait aussi sonner !...
L'empereur n'était pas à Paris ; il n'y avait que l'impératrice et un seul homme qui auraient
DE LA DDCHESSE D ÀBIIANTÈS. 'A^^n
pu, l'un par son attachement défait, l'autre par son attachement de devoir, balancer et dé- truire même ces germes de révolte qui commen- çaient à vouloir montrer leurs têtes de vipères... Mais Marie-Louise n'avait rii le pouvoir, ni la volonté en elle-même, de venir de cette manière au secours de son mari.. .du père de son enfant!... et le duc de Rovigo accrut le mal au lieu de Té- teindre... Il faisait alors le rôle de l'ours avec la pierre, qui écrase les mouches, mais la tête en même temps... Un jour il vint chez moi, et, fort brutalement, me dit que l'empereur était mécontent de moi , chaque jour davantage...
— Vous vous entêtez à ne voir que ses enne- mis , me criait-il aux oreilles... oui , toujours ses ennemis !...
Je le regardai d'un œil tout étonné.
— Oui , oui , ses ennemis , reprit-il avec une vé- hémence toujours croissante... Qu'est-ce que c'est, par exemple, qu'une madame Thomières^ qui est chez vous en ce moment et qui ne cesse de pleurer, on ne sait pourquoi, et de dire des horreurs sur le gouvernement de l'empereur ?...
Je fus encore bien plus stupéfaite. Le duc, qui croyait m'avoir convaincue, poursuivit:
— C'est une indignité à vous, madaîne Junot..,
248 MÉMOIRES
Si Jnnot savait cela, il en serait sûrement fâché, et vous en gronderait , quelque empire que vous ayez sur lui.
Dans cette dernière phrase, il y avait toute la haine que cet homme nous portait, à Jnnot et à moi... Je traduisis plus de vingt rapports dans le regard qu'il me lança.
— Et vous avez sûrement écrit à l'empereur que ma maison était remplie de ses ennemis, n'est -ce 'pas, monsieur le duc?... Peut-être, même , aurez-vous dit qu'il y avait des rassem- blemens de royalistes !... Et haussant les épaules , je lui dis avec une expression dédaigneuse que j'aurais voulu doubler : Si vous connaissiez mieux notre armée combattante , vous sauriez ce que c'est que le nom d'un brave homme. Madame Thomières est veuve du général Tho- mières, ancien aide-de-camp du maréchal J^an- nés... Il vient d'être tué à la bataille de Sala- manque, et les larmes de sa malheureuse veuve ne peuvent lui être imputées à crime, si ce n'est par... *
Je n'achevai pas...
Savary fut tout surpris de retrouver un frère d'armes dans l'homme qu'il croyait un ennemi de l'empereur...
DE LA DUCHESSE d'abRANTÈS. 249
— Mais sa femme est Vendéenne, me dil-il après une douzaine de Oh '... Ah •'... Eh ! mais... cependant...
— Sa femme n'est pas Vendéenne... seule- ment elle DEMEURE au Mans, lui répondis-je tout ennuyée de cette inquisition ignorante qu'il ne savait pas même conduire...
— C'est singulier!... on m'avait dit qu'elle était Vendéenne... Au moins, ce qui est certain , c'est qu'elle n'aime pas l'empereur... et décela, j'en suis sûr... car jeudi dernier, à votre propre table, elle a dit qu'on serait bien heureux s'il n'existait plus...
W — Monsieur le duc, lui dis-je avec amertume , je sais très bien que vous avez des espions chez moi... mais faites-moi grâce , je vous prie , de ce qu'ils inventent pour vous mystifier... Non seulement madame Thomières n'a jamais tenu le propos que vous me citez, mais aucun autre qui lui ressemble... A peine puis-je obtenir d'elle de descendre de sa chambre , et pendant tout le dîner elle ne dit pas une parole, et n'ouvre la bouche que pour manger la pitance d'une co- lombe.
— Eh ! pourquoi diable ne mange-t-elle pas ?... Il n'y a rien de plus insoutenable que ces femmes qui veulent se singulariser.
aSo MÉMOIRES
Jamais je n'oublierai ce mot!... Il me glaça le cœur!... Une insensibilité si profonde!... un endurcissement si cruel !... Je ne pus lui répon- dre que par une inclinaison silencieuse, lorsqu'il me dit adieu...
Cet homme aimait vraiment Napoléon... du moins je le crois, et pourtant il lui a fait plus de mal que le plus cruel ennemi...
Paris était alors dans un état d'agitation qui rappelait les temps orageux de la révolution... On était inquiet... On cherchait un port sur cette mer sans rivage où Napoléon avait lancé le vaisseau de la France, et nulle lumière libéra- trice ne brillait pour nous rassurer... L'armistice de Plewitz allait expirer , et rien ne révélait la paix qu'on avait espérée... C'était bien autre- ment alarmant qu'en 1792... Alors tout était chaleur et dévouement... Tout était jeune et périssait même par une surabondance de vie et de force qui nuisait à la santé de l'Etat. Aujour- d'hui il n'y avait que de l'épuisement et un dé- couragement total... On ne voyait plus les mères attacher elles-mêmes le havresac sur le dos du volontaire... non... elles pleuraient, et cher- chaient, au prix de leurs jours , à dérober la tête de leur enfant t une mort presque certaine... Et cependant l'enthousiasme était grand au com-
DE LA DUCHESSE d'aBRAATES. 25 1
mencement de la campagne... Mais cet élan n'avait pas trouvé d'écho dans les cœurs de pauvres femmes en denil de leurs pères, de leurs frères et de leurs maris, et dont les yeux étaient encore humides des larmes du désespoir... Les désastres de Russie étaient trop près de nous... Pendant ce temps, Moreau , parti de Morin- ville Me 2 1 juin, s'était embarqué pour l'Europe avec sa femme et •\I. de Svinrne , conseiller d'ambassade russe , et cinglait vers sa patrie , avec la vengeance au cœur et la volonté de la satisfaire à tout prix, même à celui de l'hon- lieur... Il arriva le 24 juillet à Cothembourg, je crois, et de là se rendit à Prague pour v voir tous les souverains alliés qui l'attendaient avec une impatience qui, à elle seule, était injurieuse pour lui, car elle semblait lui dire: Nous comp- tons sur vous pour faire bien du mal à la France... Quant à lui, heureux de revenir avec le fer et la flamme devant cet homme qu'il n'aima jamais et dont toujours il fut jaloux , il s'engagea avec les souverains alliés à diriger les opérations de la campagne... Bravant, pour se venç^er, l'œil de la patrie, îristeraeht fixé sur un de ses fils tombé aussi bas... celui de ses camarades, de ses
• Sa campagne était située à côté de Morinville , au pied de la chute de la DelaM^are.
2^2 MÉMOIRES
frères d'armes... mais, plus que tout, la vue de ces couleurs nationales, de ces uniformes, que lui-même avait conduits si souvent contre les Autrichiens et les Prussiens... Il en souffrit, m'a-t-on dit , et lorsque la veille de la bataille de Dresde , l'empereur Alexandre vint à lui et lui dit:
— Je viens prendre vos ordres... je suis votre aide-de-camp...
Moreau, m'a dit un officier russe attaché à l'empereur Alexandre , devint fort pâle et trembla assez violemment pour qu'on le vît dis- tinctement... Il souffrait et souffrait profondé- ment... Un jour il rencontra le général J
qui , par des sujets de mécontentement , venait de quitter le service de France où il était depuis long-temps... Moreau , qui le connaissait peu, fui tellement heureux de rencontrer quelqu'un dans sa position, qu'il fut à lui tout aussitôt, lui prit la main , et ne s'aperçut pas que l'autre retirait sa main , et ne répondait qu'avec un air glacé aux prévenances du général Moreau , dont peut-être quinze ans plus tôt, il aurait payé un mot d'une blessure.
— C'est une chose étrange, dit Moreau à l'autre transfuge, mais avec une parole plus con- trainte , car il voyait enfin que le général J
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 255
ne répondait pas à ses avances... c'est une chose étrange, n'est-il pas vrai , de nous voir ici tous deux?...
— Sans doute, général, répondit l'autre... c'est en effet une des chances bizarres du sort... Toutefois, nos destinées ne se ressemblent pas... vous savez , je crois , que je ne suis pas Fran- çais?...
Moreau ne put retenir un gémissement qui venait du cœur, et couvrant son visage de ses deux mains, il s'éloigna sans continuer la con- versation... Elle eut lieu telle que je viens de la rapporter trois ou quatre jours avant la mort de Moreau.
On sait comment il fut frappé... L'empereur Alexandre était avec lui , et ils faisaient une re- connaissance devant Dresde... Le czar, toujours persistant dans sa volonté d'obéissance , contrai- gnit Moreau à passer le premier sur un pont , je crois , qui était assez étroit... Un boulet lancé de l'armée française vint frapper Moreau et lui fracassa le genou droit... puis traversant le che- val, il lui emporta le mollet de la jambe gauche'... Aussitôt une terreur profonde se répandit dans toute l'armée russe... Le czar parut vivement af-
I II fut blessé à mort le 27 août i8i3, et rcourut cinq jours plus tard, malgré l'aroputalion.
!)54 BlÉflrOJRKS
fecté... Quant à Moreau, il souffrait des douleurs inouïes... Les Cosaques formèrent à la hâte un brancard avec leurs piques, et c'est sur des ar- mes ennemies que Moreau fut emporté d'un champ de bataille!... Aussitôt qu'il fut à l'abri dans une maison , le premier chirurgien de l'empereur Alexandre lui fit l'amputation de la jambe droite .. Le général Moreau supporta l'o- pération avec courage... puis il dit au chirur- gien :
— Et la gauche , monsieur, qu'en voulez-vous faire?...
Le chirurgien le regarda avec surprise...
— Oui , poursuivit le blessé , que voulez-vous faire de ce lambeau qui est là fort inutilement, à ce qu'il me paraît ?. ..
Le chirurgien répondit qu'il était de toute im- possibilité de la conserver...
— Eli bien! dit froidement le général Moreau, il faut aussi la couper...
Et il tendit la jambe avec un stoïcisme qui eût été plus admirable encore si la blessure eût été reçue POUR sa patrie, mais qui n'en était pas moins d'un grand prix aux yeux de la philosophie , parce qu'il montrait l'homme dans l'exercice de sa force et de sa vei'tu... Ce qu'il souffrit est hor- rible même à rappeler... L'empereur de Russie
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 2^S
futproforiclémentaffectpde la position terrible de cet homme, qui pouvait être un coupable pour nous et un lâche transfuge , mais qui , pour lui , était un de ces caractères qu'on pouvait admi- rer , et même donner comme le type d'un homme remarquable , et d'une belle et immense spécialité... Il l'avait nommé son ami... l'avait pris pour conseil... il pleura sur sou lit de souf^ frances... il le devait...
L'armée alliée fut blessée tout entière dans le général Moreau... On aurait dit que ce boulet s'était multiplié et avait frappé tous les chefs dans le premier... L'armée fut mise en complète déroute... battue sur tous les points, elle ne sut que fuir... C'est alors, me disait un aide-de- camp de l'empereur Alexandre, que les tourmens du général Moreau firent croire en effet à une punition providentielle. Tourmenté d'une soif ardente, qui lui donnait le mirage et les tortures d'une mort du désert, il appelait la mort et ne pouvait mourir!... enfin , dans la nuit du i^' au 2 septembre, Dieu le prit en pitié, et il mourut... Son corps fut embaumé à Prague, et de Prague transporté à Saint-Pétersbourg, où le czar le fit enterrer dans l'église catholique de cette ville. Ce fut dans ce silencieux voyage que e corps de j\Ioreau fit une station d'un jour dans
^56 MÉMOIRES
cette même chambre à Varsovie , où Napoléon , quelques mois avant, avait aussi, lui, médité la vengeance en quittant les champs ravagés de la Russie , devenus le tombeau de quatre cent mille Français... Certes, à cette époque, Napo- léon ne pensait peul-étre plus à ce danger qui sommeillait encore au-delà des mers dans la per- sonne de ce rival, que la haine avait si long-temps cherché à lui opposer, et que lui, Napoléon, avait toujours voulu conquérir à force de gran- deur d'âme, et qui avait fini par tenter de lui faire payer de sa vie le don généreux de la sienne.
Le 28 d'août , la chaleur était accablante, et se faisait surtout sentir dans les rues de Dresde. . . Peu de personnes s'y faisaient voir, et y pas- saient même rapidement... Cependant un groupe se forma autour d'un chien qui inspirait une sorte d'intérêt... C'était un de ces terriers an- glais, un de ces chiens qui suivent et aiment les chevaux , mais qui sont encore plus attachés à leur maître... Ce chien hurlait et gémissait avec une expression déchirante... On aurait dit qu'il cherchait et appelait une personne aimée... mais avec un accent dans lequel il y avait des larmes. ..La pauvre bêle errait depuis le malin dans cette ville étrangère, demandant celui qu'elle cherchait à tous ceux qu'elle rencon-
m. r.A Diuirir.ssÉ o abraintî;s. 2!)^
trait... Excédé de fatigue, mourant de soif, ne pouvant pi'js marcher, le pauvre chien se laissa tomber sur le seuil d'une maison, et ne fit plus entendre que des cris étouffés, mais qui avaient toujours l'accent de la plainte et de la douleur... Ce fut îiiors que quelqu'un regarda sur le collier d'argent qui lui entourait le cou et y lui ces mots :
« J'appartiens au général Moreau i. »
« Ce fait m'a ele raconté par un témoin oculaire. C'est M. Niemcewilz , le poète, l'historien de la Pologne , mais de la Pologne libic!... de la belle Pologne. M. Niemcewitzest un homme que j'estime et dont le beau caractère est digne- ment apprécie' par une personne qui eoinme moi, ayant beau- coup souffert , sait ce que c'est que la souffrance et la place en bien haut lien , comme pierre d° touche.
XVI.
»7
258 MÉMOIRES
CHAPITRE X.
Ma souffrance. — Grossesse pénible. —Annonce terrible. — Message de rempcreiir. — Le Htic do Rovii;o — Mon frère. — Désespoir — Injuslicc. — Départ pour Genôve. — fiutin'^^
— La maison du lie. — AUenie irompoe. — Malheur. — Le duc d'Ahrani.ès à Montlinid. — Le vieux père. — Le de'- lire. — Les vrais atnis. — M. de MoiM!)ri'lon. — M. de Ram- butcau. — M. d(> Bri^ode. — M. de Courionur. — Madinie la marquise de Brchan. — Lu comtesse de La M irliére. — Mes oncles. — L'al)iie' 'le Comnène. — Madame Lalicmand.
— Le baron Van lî. icIh m . — Lettre de Lyon.— Le neveu de Junot, M. Charles Maldan. — Un mol sur lui. — Ca- tastrophe. — Apparition . — Nouveau nialheur. — BioLjra- phie nii'tisongcre. — Heclificaiion . — A^oub-B y, Klé- ber et Junol. — Lecombai de N izareth . — Les 5oo biaves, — Le baron Gros . — L'Iiisloire do France de Saint-Acheul.
— Le ni;irquis de Biiouaparle. — Le père Loriqiut. — Le commandaiil de Paiis . le gênerai des grenadiers d'Arras , le grand olficier de l'empire, J'aiiibas.--adeui, le gouver- neur de Par«s et le gouverneur-gén(;ral de Portugal — Là bataille de Vimiero et le duc de Vaimy. — Mon amilié pour lui. — Le duc de Wciliuglon. — Lts beaux livres. — L'avocat devenu soldai. — L'empereur à Diesde — Le palais MaiToliiii. — La nouvelle. — Douleur de Napoléon. — Le duc d'Otranle. — Encore lis vrais amis. — M, de Narbonne. — Sa lettre. — Un beau-dère en mission. — L'exil. — Le courage. — Le retour. — Toujours les amis.
— Violation des lois. — La visite nocturne. — Scène vio- lente.— Dernière lettre de Juuot à Napoléon.
3'étais fort .soufirante de ma grossesse, et à rnesiire qu'e.'îe avançait je sotiffiais, je le crois, davantage... Les secousses que j'avais reçues par ces deux n^ortsdedeiix amis bien chers Bes- sièies et Duroc, avaient porte une atteinte ter- rible à ma santé, déjà si altérée... hélas! il me
1)1. LA. DLCHF.ssr: d'adu.xntks. 269
restait à recevoir le coup mortel!... Mais com* raent, grand Dieu!...
J'étais un jour dans ma chambre, coUchée sur mon canapé et dormant à demi , après une nuit de souffrances et d'insomnie, lorsque je reconnus la voix de mon frère, dans la pièce attenante, parlant d'un accent élevé, et dans l'interlocuteur je crus distinguer le duc de Ro-* vigo... Dans le moment la porte s'ouvrit, et le duc, prescpie retenu par Albert, entra malgré lui dans la chambre.
— Monsieur le duc, lui dit Albert d'une voix tremblante de colère, je vous répète que je m'oppo.se fortement à ce q»i8 vous fassiez ce que vous voulez faire... C'est une indignité... ma sreur est malade, et ne peut vous recevoir en ce moment...
— Je viens de la part de l'empereur, répondit le duc, et toutes les portes doivent s'ouvrir à son nom !...
Ce fut en cet instant qu'Albert , cédant au nom de l'empereur, cessa de disputer l'entrée de ma chambre, et le duc de Rovigo entra chez moi comme je viens de le dire... Mais comme il se préparait à parler, Albert le précéda, et, venant à moi, il me prit les deux mains dans les siennes , et me regardant avec cet oeil paternel
26o ](iKj\ioruF.s
qui avait toujours tUé ouvert sur moi, il me dit d'uue voix brisée par une vive émotiou : • — Ma bonue sœur... ma Laure,.. écoute-moi, sois calme... Monsieur le duc t'apporte une nou- velle pénible... c'est l'annonce d'une grave ma- ladie qui vient d'attaquer Junot...
Je fus frappée au cœur!... Je poussai un gé- missement étouffé, et ne pus articuler un seul mot... mais mon âme tout entière, avec ses dé- chiremens, devait être dans mes yeux, car Albert me comprit, et me dit en me serrant contre sa poitrine :
— Non, sur riioimeur, il n'est rien arrivé au-delà de la maladie qui l'a attaqué dans l'es- pace d'une heure... eu sortant de déjeuner... Ma sœur... ma fille chérie... nu)n enfant bien -aimé, calme -toi; au nom de Junot lui-même, sois bonne pour lui, pour tes enfans... pour celui que tu portes...
Mais je ne l'entendais pas. Je n'avais compris que cette maladie terrible qu'on venait de me signaler en levant tout-à-coup le voile qui me la cachait... et cela sans aucune préparation !... sans antécédent!... Ilélas i j'avais reçu, quatre jours avant, une lettre de Junot, ayant huit pages, et si bonne et si tendre, si raisonnable- raent bonne surtout!... Je ne pouvais pleurer... j'étouffais... et les mouvemens précipités de mon
DE LA. DLCliliSSE D'AliKAiNTÈS. ^Ôf
enfant m'indiquaient à quel point je souffrais de ma cruelle agitation... Enfin je pus parler, et regardant le duc de Rovigo qui se promenait silencieusement, je ne pus lui dire que ce peu de mots: — Ah! monsieur le duc, vous avez bien peu de pitié !...
— Et vous aussi, me dit-il d'un ton assez brusque et qui était plus que cruel dans lui pareil moment, et vous aussi vous allez vous fâcher !... Que diable ! je suis les ordres de l'em- pereur... Au reste, si vous aviez voulu lire ce qu'il vous écrit, au lieu de perdre du temps, cela serait fini...
Et il jeta sur mes genoux une lettre pour moi qui en renfermait une autre... C'était la lettre que Junot; dans son premier moment de délire, lui avait envoyée par un courrier extraordinaire , et que Napoléon me renvoyait à moi-même...
« Madame Junot, voyez ce que votre mari m'écrit... J'ai été péniblement affecté en lisant cette lettre. Elle vous donnera une juste mesure de son état, et vous prendrez des mesures pour y remédier aussitôt. Partez sans perdre une- heure. Junot doit être bien près de France en ce moment, à ce que m'écrit le vice-roi... »
... Je laissai retomber la lettre de l'empereur, et je regardai mon frère et le duc de Rovigo d'un : air stui>ide... J'étais moi-même un être privé de
â6a MÉMOIRES
raison en ce moment... Albert était an désespoir ilu malheur qui frappait sa famille, et tremblait (le craintepourmoi, car, flans Tétat où j'étais, c'é- tait la mort peut-être que je recevais là... 11 n'était pas question, et je le dis ici pour ne plus le répéter, d'aucune alïectation de sentiment exa- géré, ni d'une parade d'affection plus violente et plus tendre que ne le comportaient treize années d'union entre Junot et moi... mais il était toujours mon bienfaiteur et celui de tous les miens, il était le père de mes quatre enfans, il était mon meilleur, mon plus sur ami... Mal- heur et malédiction sur la voix de celle ou de celui qui pourrait souiller d'une remarque, même légère, la solennelle dignité du deuil profond, du désespoir, où me plongèrent les nouvelles que je venais de recevoir... Oui, je le répète, anathème sur l'impie qui pourrait mé- connaître ici les pleurs et les signes d'une véri- table et profonde douleur ! ..
Le duc de Rovigo, impatienté probablement du silence prolongé d'Albert ainsi que du mien, le rompit en me disant :
«— J'ai des ordres de l'empereur à vous com- muniquer...
Je tressaillis... Je le croyais loin de la chambre, sft voix me fit mal... Il n'eut pas l'air de s'en
DE LA. DUCHESSE D* AERANTES. a 65
apercevoir, et tirant une lettre fort longue de sa poche , il me lut ce que je vais rapporter, et ce que je ne pus croire à la preimière lecture qu'il m'en fit... du reste la lettre était comme une note extraite d'un ouvrage.
L'empereur le chargeait de venir me trouver, et de m*annoncer la maladie subite de Junot... de me dire de partir aussitôt pour aller au-de- vant' de lui... — Mais une chose sur laquelle in- siste Sa Majesté, poursuivit le duc deRovigo, c^est que vous n'ameniez pas Junol à Paris... et que vous ne l'ameniez même pas dans ses environs... C'est la volonté précise de l'empereur, ajouta le duc avec une voix péremptoire...
Je ne sais où je pris la force qui m'anima en ce moment ; mai*^ jeme levai de ma chaise longue, que je ne quittais presque plus, et m'avançant vers le duc de Rovigo , je me mis devant lui , et croisant mes bras, je lui dis avec un grand calme, mais avec la mort au cœur :
■ — Monsieur le duc... vous vous êtes chargé d'une mission qui n'est pas celle d'un bon ca- marade... je ne dis pas d'un ami... vous n'avez jamais été celui de Junot.
Albert me fit signe de me taire...
■ Pourquoi l'empereur ne me l'aurail-il pas dit dans la lettre qu'il m'e'crivail?
264 MÉMOIRES
— Non , mon frère , non , je veux parler, je veux dire ce qui m'oppresse... ce qui m'étouffe... car je mourrais, vois-tu, si je ne disais pas les paroles amères qui débordent de mon âme.
— Oh! si vous allez faire des seines, je m'en vais, dit Savary en ouvrant la porte pour sortir... Mais par un mouvement plus rapide que le sien, je le repoussai danslachambre, et je refermai la porte.
— Vous ne sortirez pas, monsieur!... vous me direz avant de me quitter ce que signifie cet ordre de ne pas conduire mon mari à Paris! .. Quelle est donc cette défense de ne pas le mener au mi- lieu des secours de l'art?.. Où voulez-vous que je le conduise? mon Dieu !....où cela?. ..Est-ce donc dans le village où il est i;é!... sans doute, il y trouvera des cœui-s qui l'aimeront, car il est le bienfaiteur de tous les habitans de la vallée... mais des secours, monsieur... des secours... où les trouverai-je?... Le mènerai-je à son père, vieillard presque octogénaire, qui peut lui-même mourir eu vo3'ant son fils dans l'état où j'ap- prends qu'il se trouve... Ah! mon Dieu! mon Dieu! m'écriai-je , ayez pitié de moi !.♦..
Et je retombai anéantie sur une chaise... Mon Albert vint à moi... il était pâle... ses lèvres tremblaient, et la contraction de ses mains me révélait la violence qu'il se faisait pour se con- tenir...
Di; LA. DLCHEîJéE d'aBRANTÈS. ij63
_ Que voulez-vor.s que je fasse? dit enfin le duc de Kovigo... Sans doute c'est pénible; mais enfin , n;oi , que pnis-je faire à tout cela ? je le repèle... j'ai mes ordres...
— Cela n'est pas possible , m'écriai-je exaspé- rée uar tant de dureté... cela n'est pas possi- ble!., l'eujpereur n'est pas devenu un bour-
reau, un assassin'
— Chut!... chut!... dit le duc en allant vers la porte, comme pour écouter si personne ne pou- vait m'entendre! .. Si l'on écoulait et qu'on ré- pétai de pareilles paroles à Tempereur, savez- Ao:Js que vous seriez perdue ?...
Ce fut Albert qui me répéta ces mots, car, moi , je n'entendais rien dans ce moment-là., ma tète était comme un brasier... Je suis étonnée de n'avoir pas eu dans ce même instant une con- gestion cérébrale... Heureusement... ou malheu- reusement... je pus enfin pleurer, et ce fut ce
&
qui nje sauva...
— Savary, lui disje en allant à lui , et prenant une de ses mains dans les miennes, Savary, il n'est pas possible que vous puissiez oublier vo- tre frère d'armes au point de le laisser mourir sans secours dans un village... Vous voyez bien que ce n'est pas l'empereur qui a pu don- ner un pareil ordre!... C'est vous!... mais dites
266 MÉMCURES
que vous en êtes fâché , et je n'en parlerai à per- sonne, et l'empereur ne le saura pas!,..
Jetais folle presque entièrement, et Albert fut effrayé de la rougeur de mes joues et de Téclat de mes yeux... 3'avais la fièvre... Enfin , je pleurai avec tant d'abondance de lar- mes , que ma raison revint, mais avec elle aussi un accroissement de douleur... Savary n'é- tait pas parti... Albert lui avait demandé de res- ter, car, disait-il, il faut prendre un parti, et le prendre promptement...
— Mais que pouvons -nous faire contre les ordres de l'empereur? répétait toujours le duc de Rovigo...
Je réfléchissais, et j'étais perdue dans une mer de pensées déchirantes. .. et moi aussi , je répétais: Que faire!... et le désespoir seul me répondait... Enfin, je m'arrêtai à un parti qui s'offrit à moi dans cette sorte de détresse , et qui me parut un moyen de salut. .1.?!— Ecoutez , dis-je au duc de Rovigo, je par- tirai demain dans la nuit... il me faut ce délai pour que ma dormeuse soit prête, et que je puisse me mettre en route sans un danger posi- tif pour l'enfant que je porte... J'irai sansm'arré- ter d'ici à Genève... Junot préside à vie le col- lège électoral du Léman y et j'y ai quelques amis
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 267
de plus, Butini est un des médecins les plus ba- bilesde l'Europe,.. En louant une maison sur les bords du \ifc, dans la paitie la plus solitaire , j'y pourrai placer mon malade, et être en même temps à portée de tons les secours possibles... Oui , plus j'examine ce projet, et plus il me convient.
Albert l'approuva , et le duc de Rovigo me dit que je ne pouvais mieux faire.
— Eli bien ! lui dis-je , vous pouvez mainte- nant m'ètre d'une grande utilité... D'après ce que vous m'avez dit, vous ne savez pas par quelle route Junot vient en France?...
— Non, le vice roi ne m'en dit rien.
L'insouciance du vice-roi, dans une circon- stance aussi grave, est un reprocbe grave que j'ai à lui laire. Unedéception, dans un pareil cas, est une peine amère de plus dans la balance déjà bien remplie... je le sentis vivement... Eugène que je croyais si bon !... Eugène, presque l'élève de Junot!... Oh! cette conduite me fut bien péni- ble!... Il ne parlait en rien , en effet, de l'itiné- raire de la route de Junot, que je fus réduite à deviner.
— Eh bien ! dis-je à Savary, voilà ce que je de- mande. Ecrivez à Lyon par le télégraphe, et donnez ordre que si le duc d'Abrantès vient
208^ MEMOIRES
par le Mont-Cenis, et Lyon conséquemment, on le dirige àl'instant même siirGenève par Nantua. S'il vient par le Simplon , comme je serai à Ge- nève, je me trouverai à son passage, et je me charge du reste... Sav.iry trouva que j'avais complètement raison , et me donna l'assurance que la dépèche télégraphique partirait le lende- main matin pour être transmise au préfet de Lyon... Il partit alors, et me laissa avec Albert, après m'avoir renouvelé mille fois l'assurance de son attachement pour moi et pour Junot.
Après son départ , je tombai sur le cœur de mon pauvre Albert , que je savais aussi blessé que le mien , et je pleurai , car il me fallait |)leu- rer ou mourir... Il fit demander mes enfans, et m'en entoura à l'instant même... il pensa avec raison que cette entrevue serait d'autant plus déchirante en raison du retard qu'on y mettrait... En effet, je crus que mon cœur se briserait lors- que ces chères créatures me voyant toute bai- gnée de larmes me demandaient :
— Est-ce que papa est malade, maman?...
D'abord ce fut ma Joséphine, mon cher tré- sor... et puis sa sœur, et puis mon Napoléon... et cet enfant bien-aimé venu dans les dangers et les larmes, qui, marchant à peine, quittait sa nourrice pour s'attacher à ma robe, et me balbutiait aussi :
1)K LA ntlCHESSR D ABRANTF.S. ii6g
^- Maman, est-ce que papa est malade?...
Oh ! ces souvenirs sont décliirans, et pour- tant on voudrait les éterniser; on s'itlentifie avec eux, et l'âme s'y attache avec une sorte d'amour.
Ce n'est pas l'histoire de ma vie ni de mes impressions que je mets dans ces Mémoires... Il me faut donc passer sur ces détails , et ne m'y arrêter qu'autant que la nécessité l'exige , pour ne pas détruire l'ensemble du tableau.
Je reçus dans cette circonstance les témoi^na- ges les plus doux de l'affection de mes amis... Le cardinal , ce bon Millin , madame de Brehan, M. de Montbreton , ce loyal et excellent homme^ cet an)i si pai fait qu'on retrouve toujours quand on souffre... M. de Cherval , la duchesse de Ra- guse, qui alors était une amie fidèle , et plu- sieurs autres intimes aussi, parmi lesquels étaient en première ligne madame de Brancamp, fille aînée de M.deNarbonne, madame de Rambuteaii, sa sœur, et son mari... et puis M. de Brigode et M. de Courtomer '... et ma bonne maman , la comtesse de La Marlière, cette amie parfaite qui m'a donné son amitié sur mon berceau , et qui jamais n'a manqué à la fidélité de ce sentiment;
* M, de Courtomer était un de mes plus Intimes amis. C'e'tait un homme qui posse'dait des qualités éminemment dis- tinguées ; comme bonté et comme spécialité' d'esprit, il
fi-JO MttMOII'.ES
plusieurs autres que je pourrais encore uoiii- liier, et qui tous furent pour moi de vrais amis qui adoucirent avec le baume de leur amitié la douleur cuisante de mon âme... Ilélas ! j'en avais bien besoin, car je souflrais a mourir!...
Mais les amis qui étaient toujours là autour de rtioi, m'entourant de leurs soins les pins tendres, de leur affection , de tout ce (jui pouvait me sou- lager dans cette douleur alfreuse qui me tuait,
avait celui de son i'poqiic,ce qui faisait lire les lioimiipsayntit cinquante ans de moins que lui.,, mais il n'eu est pas moiuâ vrai que M. de Courtomer était spirituel à la bonne ma- nière de Louis XV , car il y en avait deux; peut être bien que la meilleure n'elalt pas très remarquable; mais en- irn celle fiiçon eu valait bien une autre , et ce n'est p;is à Ijous autres femmes à nous en plaindre ; car nous élious encore un peu souveraines dauà ce temps Jà , il nous restait au moins une ombre de pouvoir. M. de Courtomer e'iait un de ceux qui avaient conservé toutes les traditions de ces temps de courtoisie... Il mêlait à d'excellentes manières na tour fin et railleur... et causait avec beaucoup de charmes quand il voulait surtout quitter ce ion gouailleur, que, du reste, il n'avait jamais chez moi... Alors il e'tait parfaitement aimable , racontait une foule d'anecdotes selon la coutume de son temps, dont, grâces à lui , je connaissais la chronique aussi parfaitement que si j'y eusse vécu. . . M. de Gourlomer était en outre bon, et de celte bonté à laquelle on attache plus de prix , parce qu'on ne peut se cacher qu'elle n'existe guère que pour vous... il était un des amis les plus habitués de moi) cercle intimet
DE LfL DUCHESSE D ABRANTÈS. 2^1
c'étaient madame Lallemand, madame Thomiè- res, dont la peme se taisait devant la blessure toute fraîche et toute saignante d'une amie , et puis M. de Cherval... Je ne parle pas de mon frère... il était ma providence dans ces ter- ribles heures... mais un homme que je ne dois pas oublier, car il fut aussi pour moi un ange con- solateur, c'est mon oncle, l'abbé deComnène... c'était un saint, ..un hommetout-à-fait selon Dieu, et tout entier dans la verru... Il me parlait de la soumission à la volonté divine avec une voix si persuasive, que je n'osais élever la mienne en sa présence pour accuser ma destinée... et cepen- dant !... elle était bien malheureuse, mon Dieu !.,.
Madame Lallem.ind était dans un état de souf- france qui ne lui permettait pas de venir avec moi... Aussi lui demandai je de demeurer avec mes enfans pendant mon absence , et de leur servir de mère... Un pressentiment me di- sait qu'ils étaient au moment de devenir orphe- lins... je ne me trompais pas.
Madame Thomières voulut m'accompagner. .. Je ne la refusai pas... il ne m'en vint même pas Ta pensée... Je l'avais associée à mes plans de voyage, même sans lui en parler. Il est une sym- pathie de cœur qui ne trompe jamais... Albert venait avec moi... il ne devait plus me quitter...
st'j2 T^tmoiats
Je partis de Paris , le i ;; juillet, à onze heures du soir , et j'allai sans m'arréter jusqu'à Genève, où je descendis à Sécheron, chez le bon Dejean, le 2 1, à dix heures du matin. J'étais extrêmement fatiguée; cependant je sentais les mouvemens de mon enfant , et je n'avais gucune inquiétude; je fis demander sur-le-champ M. Butini ', et lui fis part du motif qui m'amenait à Genève... Je demandai M. le baron Van-Rerchem, le meilleur ami deJunot ; mais il était absent dans ce mo- ment... Je ne voulus avoir alors de relation avec personne, bien que je connusse beaucoup de monde, et des gens excellens qui eussent été particulièrement heureux d'èlre utiles à un être souffrant qui venait demander l'hospitalité à leur ville, entre autres M. le comte de Sellon ; mais ma position demandait la solitude , et je priai Butini de ne parler à personne de mon arrivée... Il vint me prendre à deux heures ; nous fûmes en calèche sur la rive vaudoise du lac, et nous arrêtâmes une petite maison charmante domi-
i C'est M. Butini , l'oncle de celui qui existe aujourd'hui, car je crois que celui à qui je dois presque la vie n'existe plus maintenant.
■ M. Billy Van-Berchem, l'ami le plus cher qu'ait eu Junol; il est demeure le raien comme il était le sien. C'est un de ces hommes dont l'esprit à du cœur et le cœur a de l'esprit. .
Dt LA. DUCHESSE D AERANTES. 2'^0
nant sa belle nappe d'eau et ayant en perspec- tive toute la rive de Savoie et le Mont-Blanc. De retour à Genève, nous envoyâmes du" linge , des provisions, des domestiques pour le service sanitaire , et à six heures du soir tout était prêt pour l'arrivée du duc... je l'attendais ce même jour , d'après les combinaisons du duc de Ro- vi^o.
J'étais accablée de fatigue , et je me reposais sur mon lit , en contemplant les glaciers étiu- celans de Chamounv et son2:cant avec moins d'inquiétude à l'arrivée deJunot... Butini m'a- vait questionnée, et, d'après les indications que j'avais pu lui donner , il m'avait rendu quelque espoir... j'étais donc plus calme et je songeais déjà à de meilleurs jours , comme si la destinée nous faisait grâce... lorsqu'on me remit une lettre timbrée de Lyon !... En la recevant je pâlis, et regardai mon frère, sans oser ouvrir ma lettre...
— Quel enfantillage! me dit-il... Allons donc!., c'est l'annonce de l'arrivée des voyageurs... peut- être arrivent-ils demain !...
J'ouvris la lettre avec un pressentiment qui me glaçait le cœur... je ne puis l'expliquer, niais il était terrible... hélas ! il n'était que trop mo- tivé !...
XVI, iS
2^4 MÉMOIRES
La lettre était d'un jPAine neveu de Junot... un fils de sa sœur cadette, Charles Maldan , qu'il avait auprès de lui comme secrétaire, et qui fut par son peu de fermeté et de raisonnement une des causes de la fin tragique de son oncle... Il m'écrivait de Lyon cette lettre que je venais de recevoir et que j'ai conservée :
« Ma CHÈRr TANTE ,
» En arrivante Lyon avec mon oncle, nous A» avons trouvé un ordre télégraphique de M. le » duc de Rovigo pour conduire le duc à Ge- » nève ; l'officier qui l'accompagne par ordre 0 du vice-roi, a décidé que cet ordre ne serait » pas suivi , attendu que le prince Eugène avait, B lui y ordonné que mon oncle serait conduit » dans sa famille ; et comme l'état de santé de " mon oncle le met hors d'état de décider la « chose lui-même, nous parlons pour Monthard, » où vous pourrez venir le joindre, ma chère • tante , et où je serais hien heureux de vous » voir.
» Votre obéissant et dévoué neveu , » Charles Maldan. »
Un gémissement sorti du fond de mou cœur
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 2^5
suivit le dernier mot de cette leltre fatale... Je vis en un instant tous les malheurs qui allaient résulter de cette funeste faiblesse d'un homme qui avait si peu compris la belle mission qu'il devait au contraire accomplir auprès du mal- heureux duc... Jevis mon pauvre ami arriver dans la maison de son père, comme la plus terrible des apparitions... frappant peut-être de mort ce malheureux vieillard à qui j'avais caché par pitié pour lui l'état de son fils... Toutes les rai- sons que j'avais données au duc de Rovigo pour ne pas conduire Junot à Montbart étaient deve- nues bien plus fortes encore depuis que j'y avais passé quelques heures '.... J'avais demandé à mon beau-père et à quelques uns des plus notables de la ville quelles étaient les ressources qu'ils avaient... elles étaient nulles!... et c'était dans un pareil lieu, sans une personne assez habile pour remédier au moins en partie à cet isolement de secours... En quelques minutes ce tableau déso- lant se déroula devant moi avec une effrayante et luciderapidité !... c'était le rouleau d'Ezéchiel, pleurs et grincemens de dents!.. Ah! que je souf- frais en ce moment !!!.. Une malédiction sortit
t J'avaîs passé à Montbard en allant à Genève , et j*avais cache h raoa beau-père l'elat de son fils ! . . i
2^6 MÉMOIRES
de mon cœur dans cette heure d'agonie, et ja- mais elle ne fut révoquée.
Sa famille !... et qu'était donc, pour l'homme, œuvre de ses œuvres , sa femme et ses enfans?.. où donc fallait-il chercher sa famille, si ce n'était dans sa maison ?... Les misérables , ils étaient à la fois cruels et stupides....
Je sentis tout-à-coup en moi un mouvement qui m'avertit d'une nouvelle catastrophe. . . C'était le dernier soupir de mon enfant... pauvre fleur tombant avant de naître!... Je fermai les yeux et me renversai sur mon lit dans un état que j'espérai être assez violent pour mettre fin à une vie si remplie d'orages ' !... et je n'a- vais que vingt-sept ans !... qui m'excitait donc à souffrir?... Hélas! si j'avais pu lire dans mon avenir, j'aurais encore reculé devant les jours d'infortune qu'il me restait à parcourir !.. Com- bien de tombes je devais encore fei'jner !.. que de deuils il me restait à porter !...
— Jeparîirai demain matin avant le jour,dis-je à mon frère et à madame Thomières... L'ex- cellente femme ne me répondit d'abord qu'en me serrant la main,., elle pleurait sur moi...
« Ce que j'ai souffert ne se peut compreucli-e; comme ce n'est pas mon histoire particulière que j'écris , j'en paiIe peu , je dirai seulement que je dois la vie à M. Butini.
DE LA DDCHESSE D AERANTES. 2'J'J
Partout où VOUS irez je vous suivrai ! me dit- elle ... Et j'en étais sûre.
Albert donna les ordres pour que tout fût prêt pour quatre heures du matin... A une heure , les douleurs d'enfantement me prirent... tant de secousses avaient frappé juste... mon enfant était mort !...
J'appelai Albert auprès de mon lit... Ecoute, lui dis-je... je ne puis partir.... mais je meurs si tu restes ici... pars pour Montbard... et envoie- moi des nouvelles.
Albert me laissait avec une amie qui le ras- surait sur les inquiétudes qu'il pouvait avoir sur moi , et puis j'avais une femme de chambre qui était la plus attentive et la plus soigneuse des femmes , tandis que celui qui nous intéressait si vivement , était pour ainsi dire abandonné et livré à des soins étrangers ou mal dirigés.
Albert partit, et arriva dans la nuit à Mont- bard... Hélas! mes pressentimens étaient vrais, et les plus horribles scènes avaient suivi l'en- trée de mon malheureux ami dans la maison pa- ternelle, où régnait alors la plus grande confu- sion. Le père de Junot, d'un caractère naturelle- ment sombre , avait reçu de cette apparition terrible un choc qui le rendait entièrement in- habile à la moindre chose utile. Ses deux soeurs, également frappées de terreur, ne pouvaient que
^jS MÉMOIRES
pleurer et se lameitler.. . du moins la plus jeune... Quant à son fils, ce jeune Charles Maldan , il était là ce qu'il avait été à Lyon , un enfant dont la nullité était funeste dans ses résultats... Personne ne savait ce qu'il faisait... Junot était seulement entouré de l'affection des liabitans de la ville de Montbard , dont la noble et généreuse conduite fut admirable dans celte circonstance. Quatre d'entre eux veillaient et gardaient le ma- lade, et lui protliguaient des soins fraternels... Ma reconnaissance les bénira jusqu'à mon der- nier jour...
Junot reconnut son beau-frère , qu'il aimait avec une profonde tendresse, et sur-le-champ il lui parla de moi et de l'empereur!... Hélas ! ces deux sentimens, les |)lus vrais, les plus ardens qu'il ait eus dans toute sa vie, étaient unis dans son pauvre cœur, déjà saisi par la main de la mort...
Il est des évènemens qu'on ne peut rappeler, quel que soit le courage dont une âme soit trem- pée... Je ne puis parler des scènes terribles qui se sont succédé à Montbard dans les heures qui ont immédiatement suivi l'arrivée de Junot... Lorsque Albert y arriva, le mal était fait... Il n'y avait plus de remède... Cependant il jugea con- venable d'envoyer un courrier à Paris pour cher- clierM. Junot, mon beau-frère ,receveur-général
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 2^^
cle la Haute-Saône , en lui écrivant d'amener Du- bois avec lui... car les dix-sept chirurgiens ou médecins qui d'abord étaient accourus autour de Junot ne valaient jDas, comme sa monnaie , un seul de ses regards... Il y eut cejDendant deux hommes qui lui donnèrent leurs soins, l'un, le médecin de Semur, l'autre, de Châtillon , qui méritaient à la vérité toute confiance... mais le mal était fait '... Albert se dévoua à son beau-frère, et s'é- tablissaiit à son chevet, il ne le quitta plus jus- qu'au moment où se terminèrent ces déplorables scènes...
Ce fut le 2f) juillet à qualre iieures du soir..»
Pendant ce temps, l'accident provoqué par la mort de mon enfant avait lieu avec des détails impossibles à rendre... Je dirai seulement que mes pauvres enfans o?it failli être orphelins dans la même semaine... Quand ma pensée se re- porte à cette époque de ma vie , je redeviens pour ainsi dire insensée de douleur, et je me
' Maintenant je puis pardonner , en raison du long temps écoule', le ni^l que je puis reprocher à cette famille assez stupide pour avoir laissé son chef, celui dont elle devait au moins soigner la vie par orgueil, si ce n'était par attache- ment , faire tout ce qu'il a fait dans le délire d'une fièvre cérébrale portée au degré le plus violent... Mais l'oublier... jamais.. . mon cœur sera vindicatif pour une pareille action... elle est toujours là, et son souvenir saigne encore.
aSo MÉMOIRES
demande si les forces humaines n'ont pas pour la souffrance une bien autre faculté que pour ie bonheur ...
Je vais rapporter un fait qui eut alors pour té- moins tous ceux qui m'entouraient , et dont la bizarre importance mérite d'être signalée.
C'étaitle 20 juillet... dans la nuit du 22 au 20... Je sommeillais péniblement comme on dort dans un sommeil fiévreux , lorsque je fus saisie par une sensation tout-à-fait inconnue et doulou- reuse en même temps... Je m'éveille, et je vois distinctement auprès de mon lit , Junot, vêtu du même habit gris foncé qu'il portait le jour de son départ pour l'Illyrie, et me regardant avec une expression douce et mélancolique. Je poussai un cri perçant qui réveilla Blanche ', et madame ïhomières, qui , tout aussitôt , s'élança hors de son lit et vint à moi... On me demanda ce que j'avais... Hélas !... je voyais toujours cette appa- rition effrayante, car le visage de Junot était pâle et profondément triste... Il semblait déjà que nous fussions séparés ici-bas!... Mais le plus terrifiant pour moi , c'était de voir l'appa- rition marcher légèrement autour de mon lit , et
'Ma première femme de chambre... C'e'tait la perfection des femmes de chambre, et la plus digne , la plus excellente des femmes sous tous les rapports possibles. Elle vit toujours.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 28 1
pourtant, mon Dieu!... l'une de sesjambes était cassée! !... Enfin, je voyais parune révélation in- time l'état dans lequel était Janot, et cependant aucune nouvelle ne m'était encore parvenue , et ne pouvait l'être, puisque l'événement arrivait en ce moment !.. et plus tard mon frère, espé- rant qu'ii aurait de meilleurs rapports à me faire, hésitait à me faire part de la terrible vérité... Il savait ce que je redoutais ! et ce qu'il avait trouvé était tellement au-delà , qu'il craignait pour ma vie dans la position où j'étais...
— Eclairez ma chambre, m'écriais-je dans un effroi toujours croissant... donnez beaucoup d'air... beaucoup de lumière surtout... et je sui- vais de l'œil l'apparition toujours visible , qui tantôt s'approchait de moi , tantôt se retirait dans un coin obscur de la chambre, en me faisant signe d'aller à elle!... Cette vue me mettait au cœur une glace qui me faisait croire par mo- mens que j'allais mourir... Alors il s'échap- pait de ma poitrine un cri sourd et prolongé qui semblait un appel à la mort!... Ce ne fut que vers le matin que l'apparition s'effaça par degrés et devint comme un nuage presque in- distinct... Je n'explique pas ce phénomène, je le raconte tel qu'il est...
Lorsque, le 5o juillet, Albert, de retour à Sé- cheron, raconta à madame Thomières les acci-
â^â MEMOIRES
dens terribles qui avaient précédé la mort du duc, elle ne put retenir un cri d'étonnement, et lui dit à son tour ce qui était arrivé dans la nuit du 22 au 23... époque où l'infortuné se re- leva de son lit , et rharcha une seconde fois sur sa jambe brisée' !...
> Les détails les plus absurdes out été Insérés dans diffe'- renles biographies; toutes sont également fautives. 11 y en a qui ne disent même pas le véritable lieu de naissance de Junol, Jja Biographie universelle, surtout, est bien ridiculement faite. Il y a des erreurs continuelles. Elle dit d'abord que les parens de Junot étaient des cultivateurs de Bussy, et qu'ils lui avaient donné une éducation médiocre... cela est faux de tous points. Quoique la profession de cultivateur soit fort ho- norable, les parens de Junot ne l'étaient pas; ils vivaient dans un bien de patrimoine*, venant de ma helie-mère. Les deux oncles de Junot étaient, l'un preniier chanoine de la cathé- drale d'Evreux, avant la révolution , et l'autre, médecin du comte d'Artois. Quant à Junot, il eut au contraire une excellente éducation, qu'il reçut à ChàlilIon-sur-Seine, où il fut élevé dans le même collège que le duc de Raguse , et c'est même de cette époque que date leur amitié. Il était destiùé à la profession d'avocat et il faisait son droit à Châloùs-sur- Saône lorsque le tambour retentit en France, en 1791. Junot prit alors l'uniforme et fut d'abord officier delà gardé nationale. Ce fut alors qti'il fut assez heureux pour être utile à madame de Brionne , et qu'elle lui donna son portrait en reconnaissance de son extrême politesse envers elle. . . 11 partit ensuite dans le second et non pas dans le preniier bataillon de la Côte- d'Or, il fut d'abord à Longwy. . . puis
* Ce bien valait alors soixante mille francs et mon beau-père ne le faisait pas même valoir entièrement lui-même.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 203
Cette circonstance a long-temps produit sur moi un effet que je ne puis exprimer... Il y avait
au siège de Toulon , où il fut remarqué par Napoléon comme sergent de grenadiers, et non comme lieutenant, ainsi que le dit la Biographie. . . Le fait de la bombe est pourtant assez connu, même des étrangers, pour qu'un Français ne l'ignore pas. . . Voilà ce qui a fait sa première réputation , ainsi que de beaux traits de courage dans la campagne d'Italie , et non pas des querelles particulières, comme le dit M. Michaud jeune. . . Il fut en Egypte, à la vérité, comme aide-de camp de N'ipoicon , mais ce fut peu de temps; et lors du combat de Nazareth, il était général de brigade et u'étaitplus aide-de- camp de Napoléon. . Avec trois cents hommes il combatlit toute l'avant-garde du grand-visir, composée de quatre mille hommes, et non pas de trois mille. Ensuite il est faux, en- tièrement faux , que le général Kléber l'ait secouru dans cette affaire. Il était à plusieurs lieues, de l'autre coté du ]\lont-Thabcr, et lorsqu'il se décida enfin à venir à l'aide de Junot , il renconira la petite troupe de héros qui revenait victorieuse , avec ses prisonniers. Le chef, Ayoub-Bey , était tué de la main de Junot, et tout était fini. Ce trait, le plus beau peut-être des/astes militaires de la révolution, eut aussi une admirable récompense, une récompense unique : le pre- mier consul rcnditundécretpour que les nomsÉfe.s irais cents ir«ie.s lussent misa l'ordre du jour del'armée, comme louange extraordinaire, et envoyés dans leurs communes, eu France. Il ordonna égalcjnent qu'il serait fait un tableau qui perpétuerait cette action... Ce fut M. Gros dont l'admirable talent fut chaigéde l'exécution de ce tableau. . . M. Michaud me paraît avoir appris l'histoire de France, de la révolution et de l'em- pire, dans l'histoire de ce père jésuite qui dit que c'est soua Je règne de Louis XVIII que les Français ont i-eraporte' ie plus
284 ^MÉMOIRKS
de la terreur, malgré tout ce que la raison pou- vait me dire... et si j'osais... j'ajouterais qu'au-
de victoires, avec le marquis de Buoiiapartc*. . . Junot ne revint pas non plus d'Egypte ** avec Napoléon , il c'iait éloigné du lieu de l'embarquement et ne partit qu'après sou géne'ral. II fut piispar les Anglais, et ne put revenir qu'un an après lui en France. Napoléon l'acciicillit comme un ami, et le nomma aussitôt commandant de Paris et lieutenantge'- ne'ral. Il lui donna ensuite le commandement de la réserve de l'armée d'Angleterre, qui fit ce beau corps des grenadiers d'Oiidinot, les grenadiers d'Arras. . . Au couronnement, en iSo4 , Junot fut nommé par l'empereur l'un des vingt-quatre grands-officiers de l'empire, comme colonel-général des hus- sards. . . puis il fut nommé amUassadeur en Portugal, et ne fut rappelé que pour Austerlitz. .. Après la paix de Près- bourg, Junot fut nommé gouverneur-général des étals de Parme, pour apaiser la révolte des Apennins, ce qu'il fit avec une extrême sagesse. Après la pacification de ces pro- vinces il fut nomme' gouverneur de Paris, comme jamais personne ne le fut. II commandait plus de quatre-vingt mille hommes, et son autorité s'étendait jusqu'à Tours. Ce n'est pas ainsi qu'on traite un homme dont on n'apprécie pas les talens , ainsi que le dit M. Michaud le jeune. II amalgame tout et fait une entière confusion. II fait aller Junot en nmbassade à Lisbonne, en 1806, après son gouvernement de Paris, tandis qu'il a été ambassadeur en i8o4, lorsqu'il n'était pas encore gouverneur de Paris; c'étaient le prince Louis et le prince Murât. . . Il dit ensuite que Junot fut en Portugal pour en prendre possession , et qu'il en fut maître
* Lofait est réel , l'histoire fut faite à Saint-Acheul par le pire Lori- quet.
" Il était à Suez. J'ai raconté cela dans le 4' ou 5« vol., je crois, de mes mémoires.
DE LA DUCHESSE d'aERAÎVTÈS. 285
jourclliui encore , je ne puis repousser de ma pensée que c'est un rapport immédiat entre
pendant deux ans. . . Tout cela est aussi faux pour l'iiistoire que pour nous. Les Français sont entres à Lisboune au mois de décembre 1807 , et ils en sont sortis au mois de scpteml)re j8c8 ; ce ijui fait neui" mois au lieu de deux ans. . . M. Mi- thaud dit ensuite que Junot s'_y donna le litre d'une des premières familles du pays; celui de duc d'Abrantès. Si M. Micliaud eiait pUis instrnit de i'iiistoire en général , il saurait qu'en Portugal il n'y a pas de duché, si ce n'est dans la famille royale. Il n'y eu a que deux; celui de Cadaval et celui d'Alafoëns. . , la famille d'Abrantès n'est qu'un mar- quisat. Le nom d'Abrantès, qu'il na s'esL pas donné , mais qui lut choisi par l'empcieur, lui fut donne comme récom- pense de ce qu'il était entre dans la ville d'Abrantès (ce qui le rendait maître du Tage) bien plus tôt que l'empereur ne l'avait espéré. Quant à la bataille de Vimiero (et non pas Vimiera)^ M. Michaud est encore pour cela tout aussi peu instruit. La bataille fut perdue, c'est vrai, mais il J allait qu'elle le fût. 11 le fallait pour pouvoir faire une capitulation lionorable. Junot ne fut pas écrasé ^ au contraire, mais ce fut parson habileté, e^?^o«/7a^/'ç^'/d'M/^ûf.yar^. 11 fallait en avoir une grande pour rés;ster, méuîe unebeui'e, avec huit ou dix mille hommes j à une armée de trente raille et toute une population insurgée et menaçante autour de soi. Quant à la convention , car ce fut pas une capitulation , ce fut Junot qui en prescrivit les clauses , et lord Wellington est encore vivant pour dire que c'est à la fermeté connue de son noble et brave caractère que la France doit de ne pas avoir incliné ses aigles devant le léopard d'Angleterre. J'ai une extrême amitié et une haute estime pour le général Kellermann , mais je ne puis ici lui accorder une chose qui serait préjudiciable à Junot,
a66 AiÉMom£s
deux âmes liées par tant de nœuds, qu'elles formaient une seule âme... Je le crois, et le crois
L'habiletë du général Kellermann fît sans doute beaucoup, mais la connaissance que les Anglais avaient de la fermeté du duc d'Abrantès, qui aurait fait sauter les forts de Lisbonne, et conséquemmpnt la ville , ainsi qu'il le dit lui-même au mo- ment d'hésitation lors de la signature delà convention, fut la vraie cause qui détermina les généraux ennemis. C'est un fait aussi connu qu'une nomination dans le Moniteur , livre que M. Michaud ferait bien de consulter pour ses biographies; car si les autres ne sont pas meilleures que celle de mon mari , je ne puis guère y avoir foi... Il dit ensuite que contre sa coutume après un échec éprouvé par un de ses iieulcnans, Bonaparte ne le reçut pas mal à son retour en France. Il parle encore là en ignorant des choses. L'empereur fut 1res irrité^ parce que, avant tout, il luifailait dcssucccs; et il ne voulutpas que Junot revînt à Paris : il l'envoya , de La Rochelle où il débarqua , faire lesiége de Sarragosse. Cette froideur dura même long- temps; mais il est encore faux que Junot ne fui plus gouverneur de Paris, il n'a cessé de l'être qu'au retour de Russie ,en i8i3. Il y avait eu jusque là sur la porte de son hôtel : k Hôtel du gouverneur de Paris. » Il fut en Russie , fit la fatale cam- pagne , et à son retour fut nommé gouverneur-général des provinces Illyrienncs et de Venise; quant au titre de capi- taine-général, que lui donne M. Michaud, j'ignore où il l'a pris. . . 11 n'a jamais été donné qu'à ceux qui vont comman- der dans les colonies. M. Micnaud est considérablement ignorant des moindres choses; il dit, par exemple, que Junot, quoique très peu insliuit, avait une fort belle biblio- thèque et aimait beaucoup Jcs beaux livres. Il n'y a de vrai que cette dernière phrase. Junot, je le répète ici, était fort instruit; son esprit était plein de finesse et d'un charme
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fermement... Les mystères de la Providence ont une profondeur que notre œil ne peut péné- trer.
Albert, avant de quitter Montbard pour ve- nir me rejoindre, écrivit à l'empereur pour lui annoncer la perte que lui et moi nous venions de faire... Je dis lai et moi , parce que c'était un malheur bien réel et bien grand pour Napoléon, que la perte d'un ami comme Junot dans les circonstances où il se trouvait , et surtout après la mort si récente de Bessières et de Duroc!... C'était aussi un malheur pour l'empereur, et le moment où il devait surtout le sentir n'était oas
â.
éloigné.
L'empereur était alors à Dresde, et l'armis- tice durait toujours. Il habitait le palais Marco- lini ', et , au moment où la dépêche lui fut re- remarquable ; il possédait les auteurs latins tellement bien que je lui ai vu soutenir un jour un défi contre le caidinal Maury, et lui dire le vers de Virgile suivant celui qu'il lui citait. Il avait le goût de la littérature et des beaux -arts. II faisait des vers avec une grande facilité et avec une extrême grâce. Si M. Michaud avait bien voulu s'adressera une personne qui connût le duc d'Abrantés , il aurait eu des renseignemens justes et n'aurait pas mis dans son ouvrage d'absurdes mensonges dont je lui donne la preuve en invo« quant seulement le Moniteur et le Bulletin des Lois.
« Le palais Marcolini est distant de la ville de Dresde comme l'arc de triomphe de i'Ëloile l'est des Xuileries.
288 MÉMOIRES
mise, il était dans le cabinet du secrétaire de service, qui était en ce monient-là M. Prévost , auditeur au conseil d'Etat. Ce cabinet est au rez de-chaussée , donnant sur le jardin, un peu bas, et ressemble à celui qu'avait l'empereur à l'Elysée-Napoléon. C'est, comme on le sait, la pièce contiguc à l'avenue de Marigny, et faisant la correspondance du boudoir aux ornemens d'argent qui est à l'autre extrémité du palais '. Napoléon aimait ce cabinet du palais Marcolini, parce qu'il donnait immédiatement sur les jar- dins du palais, et qu'il avait par là une sorte de liberté dont il pouvait jouir, sans traverser une foule de chambellans et de gardes...
Quand on lui remit la dépêche d'x\lbert , il la décacheta aussitôt, et la retenant de la main gauche, après en avoir lu les premières lignes, il se frappa violemment le front de la droite ; dans ce mouvement la dépêche lui échappa... il la releva avec la rapidité de l'éclair... et puis il s'écria, mais avec un accent déchirant d'expres- sion :
« Junot!... Ju7iol !... 0 mon Dieu!... » Et il joignit les mains si fortement , que la dépêche en fut toute froissée... Junot! ré-
> Là où sont sur les panneaiu les amours peints par Gérard.
DE LA DUCrir.SSE D'ABlRA.NTfcs. 289
pétait-il avec cette expression qui venait du cœur, et qui dénotait une douleur réelle!... Mais ayant regardé autour de lui , et voyant qu'il était observé, il ne voulut pas être homme devant un œil observateur!... il sourit avec une expression triste, mais indéfinissable , et dit d'une voix haute , quoique altérée :
« Voilà encore un de mes braves- de ràoins!.., Junotf... O mon Dieu!... »
Il paraissait, à ce qu'a dit depuis le té- moin oculaire de cette scène , 'être sous la do- mination d'une impression profonde ; il mar- chait dans le cabinet du secrétaire de service avec une irrégularité qui frappait ceux qui l'en- touraiept... Il parlait à voix basse , et sans qu'on pût entendre ce qu^il disait; mais l'expression de ses yeux et de sa physionomie révélait que ces paroles sortaient du cœur. Cet état dura plus d'un quart d'heure!... Repoussant ensuite ces affections pures et saintes, qui retrempaient son âme et lui donnaient ce charme puissant, qu'il perdit au reste en perdant ceux qu'il aimait et dont il était aimé... il secoua forte- ment la tête en soupirant... puis il dit à voix haute : -
— Je n'ai plus personne en Illyrie... il faut y envoyer quelqu'un !... Qui ?..: Eh bien ! écrivez au XVI. 19
290 MÉMOIRES
duc d'Otrante que je lui ordonne de se rendre à Dresde dans le plus bref délai...
Fouché était alors à Naples'...
Tandis que l'empereur apprenait que la mort avait frappé un de ses plus fidèles serviteurs , j'étais toujours bien malade à Sécheron, et atten- dant presque chaque jour le dernier moment de ma vie... Un coup si terrible m'avait terrassée... et'dans quel instant! lorsqu'un événement tou- jours funeste pour une femme venait de m'ar- river avec les plus douloureux résultats!,.. Je recevais, tous les courriers, des lettres de mes filles, de mes amis; on entourait mon pauvre cœur brisé d'amour et de soins... mais la plaie ne se pouvait encore fermer; elle saigiiait avec .abondance, et sa douleur ne cédait parfois qu'aux consolations données par une main ai- mée... En voici une que je veux donner, pour qu'on puisse être juge entre un monde injuste et un homme excellent, qui, toute sa vie, fut méconnu, et ne reçut, pour récompense d'une profonde sensibilité, d'une affection tendre et
» Le -duc d'Otrante était alors à Naples , où il intriguait beaucoup pour susciter des ennemis à Napole'on... Il est énlgmalique pour moi que cet homme ait pu imposer à celte époque à l'empereur au point de lui f:iiie donner le commandement imporlaijt des provinces lUyricnnes.
DE LA DOCHESSE d'aBRANTÈS. ^Ql
active , que la réputation d'homme du monde et d'homme léger... c'est le comte Louis de Nar- bonne... Voici la copie, et même \e fac-similé d'une lettre qu'il m'écrivit alors, et que je reçus à Genève. M. de Narbonne était alors à Pra^^ue à ce que je crois. Sa lettre ^"e^t pas datée.
« Comment vous exprimer, ma bien chère »amie, le besoin que j'aurais de partager d'une p manière quelconque le malheur qui vous ac- » cable... Votre esprit si élevé, votre caractère » si noble et si indépendant... votre àme si noble j>et si délicate, et surtout votre amour pour vos «adorables enfans, me font espérer que vous
• trouverez, et du courage, et des consolations
• dans d'aussi cruelles circonstances... Et je suis . »à trois cents lieues de vous!... ou plutôt je ne
• sais pas seulement où vous êtes!... Que je serai
• heureux, si vous trouvez quelque adoi^isse- •»ment à parler de vos peines à la personne qui
»les sent le plus vivement... mais que je serai
• heureux surtout si vous crbyez que ma posi- » tion peut voiis être de quelque petite utilité, et
• si vous avez la bonté de m'em ployer à tout, à fioall... J'aurais déjà prévenu vos ordres, ou
i» votre permission, si je ne voyais pas beaucoup '» plus d'avantages à bien savoir ce que je dois » dire et faire.. . Disposez de moi comme de votre
292 MléMOTRES
» père , de votre frère... je vous préviens que si
• j'étais mallièureux, il n'est rien que je ne vous
• demandasse... Pensez donc à vos amis; serrez «vos enfans bien fort, bien fort sur votre pauvre »cœur; mais faites tout pour vous conserver à » eux. ..Qu'un mot de vous me fera de bonheur !...
»L. N.»
Celte lettre est bien bonne'!... Par le même courrier, j'en reçus une foule dont pas une n'élait un de ces complimeus qui ne sont autre cliose qu'une mesure barbare qui rou- vre la blessure de celui qui pleure, et ne lui porte aucune consolation... Mes douleurs, à moi, 'furent grandement adoucies par tant de témoignages venant du cœur. Madame Juste de Noailles, amie de jeunesse et même' d'enfance, m'écrivit aussi la plus excellente lettré , dans cette circonstance la plus im-7 portant-e de toute ma vie , comme malheur et résultat d'inlorlinie.
« Laurelte , me disait Mélanie, je n'ai pas be- soin de te répéter que je t'aime... notre amitié
» Le temps a rnynque pour faire les fac-siniile. On ne peut les donner que dans la prochaine livraison, dans le ij* et 18" volume /dernière livraison desMiimoires. — Si l'on avait impatience de connaître les ofiginaux des fac-similc promis, en s'adressatUà mon éditeur, M. Marne, on pourrait les voir.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. SgS
n'est pas de celles qui s'altèrent ou qui s'ou- blient... tu me coilnais assez pour être certaine que, réunies ou sépaVées, de près comme de loin , tu seras toujours pour moi une sœur par affection... Je te le dis en ce moment, quoique j'aie la conviction que tu n'as pas besoin de cette assurance de ma part, mais je sais par ex- périence que lorsqu'on souffre, on est soulagé en recevant le renouvellement d'une tendre af- fection... » . i- .'
«... Ma pauvre amie, m'écrivait M; de Cher- val , quel coup de foudre est venu frapper votre édifice de bonheur'.... mais combien j'ai d'esr poir dans votre force d'âme et votre amour pour vos enfans!... c'est lui qui vous ordonne de vivre et de vivre pour eux... Je ne parle pas de tous les amis qui vous aiment... ce cercle d'affection vous CAtoure et vous enserre; il vous retiendra dans lai vie... vous y resterez pour être aimée, adorée de tout ce qui vous connaît et tient à vous, comme moi, par la plus vive amitié et la plus profonde reconnaissance... N'est-ce donc rien que d'être aimée ainsi par des êtres dont vous faites le bonheur par votre touchante bonté? ».
« Lorsque je vois souffrir des êtres comme vous, m'écrivait Millin, c'est alors que ce scep-» ticisme que vous me reprochez vient faire tajr?
MEMOIRES •
toutes mes bonnes |3ensées... Et pourquoi f.onf- frez-vons?... pourquoi des jdurs de malheur se lèvent-ils pour vous... "bonne et excellente amie!... Comluen je souffre d'élre retenu par force loin de vous!... si j'avais \)u disposer de huit jours, je serais aussitôt allé à Genève pour vous voir, vous offrir les consolations d'un ami dévoué, mais surtout pour vous ramener ici... C'est dans votre maison... c'est au milieu de vos enfans' qu'il vous faut venir abriter celte tète frappée du sort par la plus bizarre et cruelle des fatalités... Venez... vons trouverez des cœurs qui ne songeront qu'à adoucir les blessures du vôtre '. 0 • *
Ma bonne C iroline ne m'écrivit que quelques lignes, maisellesétaient déchirantes par i'ex pres- sion qu'elle mettait à me'peitulre son affliction de la perte que nous venions de fair^... C'était un frère qu'elle perdait... , ^^ ' /.. ,
Ma convalescence. fut long(ie.?.'Thnt'de coups répétés empêchaient que je pus'^e reprendre des forces... J'étais tellement pâle que souvent Al- bert en me regardant sentait des larmes mouiller ses yeux... 11 pensait que cette pâleur n'était que
fyf;* Laure de Cascaux,la plus ancienne et Ja nieiJIciiFe de mes amies, m'écrivil aussi Ja leUre la plus toi^chaple. Hélas ! la mort venait aussi de la frapper douloureusement dans la perle de la duchesse de Chevreuse.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 296
le .précurseur de celle de la mort, et il se sentait alors une douleur poignante au cœur, en se di- sant que cette sœur tant aimée, cette enfant- qu'il avait élevée avec des soins paternels , allait peut- être succomber sous une agonie de malheur trop prolongée pour ses forces.C est dans les jour- nées qui ont suivi mon infortune que j'ai peut- être appris à connaître Albert, plus que je ne l'avais fait depuis ma naissance. Lorsque nous perdîmes notre mère , cette douleur nous était commune... la main de l'un essuyait les larmes de l'autre, car il y avait une communauté d'af- fliction, dont le poids se divisait et se supportait par une sorte d'instinct... mais ici mes larmes étaient personnelles... je souffrais, et j'aurais pu souffrir seule, si le cœur d'Albert n'était venu à l'aide du mien pour lui porter secours, et lui faire sentir toute la douceur de la consola- tion... J'en eus bientôt besoin....
Un matin (le 25 août), une calèche en poste entre dans la cour de Sécheron... Albert regarde par la fenêtre de sa chambre , et voit avec éton- nemént descendre de celte calèche M. Gebuffre , mon beau-frère... C'était lui en effet... J'étais si abattue par le malheur, que je craignais pour les seuls biens qui me restaient^ et enle voyant^ mon premier mouvement fut de tendre mes deux mains vers lui et de lui crier :
2y6 MÉMOIRES
— Mc3enfans!...mes enfans!... que leur est-il arrivé?...
— Rien absolument, ine répondit-il, et je
vous apporte au contraire d excellentes nou- velles de tous les quatre.
Alors je pleurai... La contraction nerveuse avait son résultat... J'embrassai mon beau-frère, et nous lui demandâmes pour quelle raison il était venu à Genève.
Il fut d'abord assez embarrassé de répondre, parce que dans le fait , s'il avait refusé cette sotte mission , le duc de Rovigo n'en aurait osé charger probablement personne. 11 me remit une lettre du ministre, par laquelle il me deman- dait officiellement la correspondance particu- lière de l'empereur et de Junot....Junot possédait plus de cent cinquante lettres de la propre main de Napoléon... et quand je dis cent cin- quante, je dis bien peu. Ces lettres étaient dans un coffre secret... mais ceci est une histoire à part...
-^- Maintenant, ajouta mon beaii-lrère , voici une autre lettre du duc de R-Ovigo... Et il me remit un petit billet ne contenant que ce peu de mots :
• Reposez-vous sur vos amis pour que cet état de choses ne dure pas long-temps.., Adieu j, croyez à ma sincère amitié,,.»
DE LA DUCHESSE D ABRA.NTÈS. 297
Je regardai mon beau-frère pour lui demander Texplication de ce billet, et après avoir hésité, il me dit :
— Le duc de Rovigo m'a chargé de vous dire qu'il a reçu Tordre de l'empereur de vous retenir à cinquante lieues de Paris, c'est-à-dire de ne pas en approcher au-delà de cette distance.
Albert fit un saut de sa chaise jusqu'à M. Geouffre , et lui dit d'une voix tonnante :
— C'est faux!... l'empereur n'a pas commandé cette infamie !",..
Pour moi, j'étais attérée... Madame Thomières vint à mon lit, et me prenant dans ses bras, elle éclata en sanglots.
— Voulez-vous bien répéter ce que vous ve- nez de me\lire? dis-ie à mon beau-frère... Et il recommença ce qu'il était chargé de me communiquer... Je lus ensuite ce petit billet si obscur, si entortillé... puis je lus aussi la grande lellre officielle pour la demande de la corres- pondance de l'empereur...
. — J'oubliais de vous remettre une lettre de M. Junot lé receveur-général, dit M. Geouffre en me donnant une longue lettre de mon beau-frère. Je fonvris , et mon étonnement fut extrême.. i L'intrigua formée autour de moi prenait à cha- que moment plus de couleur , et une couleur sinistre et effrayante, . ,
295 iMl^MOlRES
La lettre de mon beau- frère, M. Jiinot, su- brogé tuteur de mes enfans, comme j'étais leur tutrice légale et naturelle, me rendait compte avec des détails inconcevables d'un événement des plus extraordinaires arrivé il y avait cinq jours seulement dans ma maison de la rue des Champs-E^ysées. .. Le voici textuellement.
J'ai déjà parlé d'un coffre secretdanslequel Ju- iiot mettait toutce qu'il avait de plus précieux lors- qu'il faisait un long voyage, ainsi que les papiers importans, tels que la correspondance de l'em- pereur et d'autres lettres remarquables person- nellement et venant des membres de la famille im- périale... Ce coffre était en fer.. . Il avait un mur, si je puis parler ainsi , un mur d'enceinte en marbre blanc, pour prévenir le feu eri cas d'in- cendie... le tout était fermé par une armoire en fer ayant une serrure de Reigner^, dont les com- binaisons se montaient, ainsi q u'on le disait, à plus de quatre-vingt mille lorsque le mot fermait avec orthographe, et qui doublaient lorsque le mot était mal écrit... Lorsque Junot partait, il me disait le mot qu*il choisissait, l'écrivait pour lui-dan? son
' On sait que ces serrures de Reigner sont étonnantes de sûretéjet lorsque l'orlhograplie n'y est pas surtout, i! est impos- sible que le hasard fasse ouvrir la serrure. ...Celte affaire est bien étrange.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. a$§
portefeuille, et nous étions les seuls, lui et moi, qui sussions cemot. .. Cette explication est nécessaire pour ce qui suit.
Toute celte sûreté dont je viens de parler était scellée dans le mur de la chambre à coucher de l'appartement du duc, et revëtue-d'une magni- fique enveloppe faite par Jacob , et ornée des plus beaux bronzes... Ce meuble avait l'appa- rence d'une armoire à bijoux; -la porte d'aca- jou , ornée de bronzes dorés, fermait avec une clef d or massif de la grandeur d'une clef ordi- naire qu-e le ducportait toujours avec lui...
Le mot qui avait fermé le coffre lors du dé- part du duc pour l'Illvrie était Paris sans S .. Il écrivait ainsi pour dérouter davantage , dans le cas où l'on aurait voulu forcer le coffre... Je sa- vaislemot; mais j'étais bien tranquille, jel'avoue, avant d'avoir lu la lettre de mon beau-frère. Voici ce qu il m'apprenait en me demandant
pardon de sa faute avec une telle humilité que je lui aurais pardonné même quand il n'eût pas
éié le frère bien-aimé de Junot , et le plus digne
des hommes.
Le duc de Rovigo s'était présenté à mon hôtel,
et avait requis la présence de l'une des autorités
de la tutelle pour avoir l>; s lettres de l'empereur.
Mon beau- frère s'était présenté... mais en obser-
500 MÉMOIRES
vant qu'il n'avait, comme subrogé tuteur, aucun droit, et qu'il n'en exercerait pas un surtout qui dût aller contre mon autorité; qu'en outre, il y avait une succession , des créanciers nom- breux*, et que les scellés étaient posés partout... chose qu'il aurait dû lui dire pour toute réponse , et tout aussitôt qu'il l'avait vu... Pendant ce col- locfue, M. Geouffre, mon autre beau-frère, mai§ qui n'avait aucun rapport avec la tutelle que'de faire partie du conseil de famille quand il s'as- semblait, survint ainsi que M. Fissont, secré- taire du duc d'Abrantès... Tous n'eurent qu'une même parole...
— Les scellés sont posés, et la tutrice est ab- sente.
Mais à cette réponse, le duc de Rovigo ne fit que rire.
— Bah!... qu'est-ce que tout cela me {ait? J'ai mes ordres... Il me faut les lettres de l'empereur, et je les vais prendre'....
M. Junot lui dit alors, ainsi que M. Fissont, qu'il y avait d'abord iin empêchement réel : c'é- tait la possibilité d'o'ivrir le coffre.
1 J'étais moi-même la plus forte créancière de la succes- sion, en raison de ma dot et de mon douaire, et puis j'étais la première; mes gens d'affaires m'ayantfait renoncer à la commimauté de bienSi
DF. LA DUCHESSE CABRANTES. 3oi
— La duchesse est maintenant la seule qui connaisse le mot, dit M. Junot, puisque mon pauvre frère n'existe plus!... et puis même quand nous aurions quelques données, la clef d'or que le duc portait avec lui doit être perdue.....
— Je vous demande pardon, dit le duc de Ro- vigo, la clef d'or de votre frère est ici, et la voici...
Et il montra tout aussitôt la clef... Ce fait est pour moi inexplicable... Albert avait vu la clef d'or à Monibard , et , religieux observateur des moindres convenances surtout en affaires , il n'avait pas voulu me rapporter cette clef... Com- ment le duc de Kovigo l'avail-il en sa posses- sion?... voilà un fait que je ne sais comrnent traduire...
Tout en parlant avec ces messieurs, il avait atteint la salle de billard , puis le petit cabinet , le grand cabinet du duc, et enfin sa chambre à coucher...
— Allons, allons, dit-il en ouvrant lui-même le volet de la fenêtre qui est auprès du meuble, à l'ouvrage!...
— Monsieur le duc , lui observa encore une fois M. Junot, je ne puis en ma qualité de subrogé tu- teur, exécuter une pareille mesure aussi illégale- ment,et sans les formalité au moins les plus sim- ples... permettez que l'on aille chercher le juge de
302 .MEMOIRES
paix et le notaire qui est chargé des affaires de la succession.. .Vous savez qu'on prétend que mon frère a des diamans bruts dans ce coffre, ainsi que des objets d'une grande valeur, et il me semble que...
— Oh! oh ! s'écria le duc de Rovigo , que de façons pour una méchante bande de papier et un cachet de mauvaise cire!
Et, tout en parlant, il avait arrachv^ les deux bandes de papier, scellées du cachet du juge de paix, ainsi que cela se fait toujours ; et, prenant la clef d'or, il ouvrit la première porte de l^ar- moire ; « Voyons, dit-il en se baissant pour mif ux examiner la serrure , voyons comment Junot serrait ses trésors!... Il devait fermer la serrure à secret sur le nom de la duchesse... »
Cette réflexion était d'autant plus étonnante, que la chose était vraie... Le duc se servait sou- vent de mon nom, mais sans orthographe (Laur ou Lore, ou Lorr). Comment le duc de Rovigo le savait-il?
Après quelque autre tentative, il dit:
— Je parie qu'il aura pensé à la ville de Paris, et qu'il aura écrit Paris sans S...
C'était encore vrai !...
Le coffre de fer s'ouvrit donc, et l'on put prendre dans son intérieur la correspondance
DE LA DUCHESSE DABRANTÈS. .3o5
de l'empereur, et en même temps celle d'une au- tre personne de sajamille \..
]Mon beau-frère, M. Junot, craignant de se trouver compromis dans cette affaire, ne voulut pas rester à cette violation des droits et des lois ; il passa dans une autre pièce, pour que sa pré- sence ne pût pas constater leur mépris au point où le portait l'une des premières autorités du pays. — Cette faiblesse nous fut bien préjudicia- ble. Le fait réel, et tel que je viens de le rappor- ter, se passa dans mon hôtel , en mon absence,et sans qu'aucune des personnes qui en avaient le droit, ne fût-ce que mon suisse ou ma femme de charge,commegardiens des scellés, eût le courage de faire une opposition toute naturelle, et qui au- rait eu lieu en allant chercher le juge de paix, pré- sident naturel du conseil de famille, ou le notaire de la succession... La chose se passa en tout de la manière la plus inconvenante, et pour en donner une idée, les scellés ne furent même pas reposés. C'est particulièrement ce dernier fait qui m'a sur- tout irritée, c'est une faute d'autant plus grave que n'en n'empêchait d'agir autrement, et avec une sorte de légalité '; mais au reste, il est vrai que cela
• Elle n'y était pas entière, et il m'en est reste quelques pallies que je conserve précieusement.
' On pense bien, et je n^ai pas besoin de ie dire> qu'eu
3o4 MEMOIRES
n'en valait pas la peine, car je n'ai rien trouvé à mon retour dans le coffre de fer, si ce n'est une petite cassette renfermant des ^6>«f?€Sf/'««M, espèce de to- pazes blanches et de saphirs blancs, que le duc m'avait rapportés de Lisbonne pour m'en broder une robe , chose à vrai dire saris valeur , parce qu'elles n'étaient pas taillées... C'était peut-être pour cela qvi'il avait si bien fermé son coffre... Quoi qu'il en soit, voilà ce qui eut lieu... Il était bien simple cependant de ne pas ui 'exposer, ainsi que mes entans et tous ceux que la succession démon niari pouvait intéresser , à perdre peut- être ce qui pouvait assurer le sort des uns et contenter les autres... Une fois les scellés brisés sans aucune légalité , que pouvais^je dire?... Quel compte pouvais-je demander ?... Maintenant maille voix s'élèveraient pour répondre à mon ac- cusation , pour dire : Mais nous étions là !... que je n'.y répondrais, moi, qu'avec le mépris qu'elles m'inspireraient... et que doit en effet m'inspirer
rapportant ce fait> je ne forme aucune accusation contre le clucdeRovigo; mais ce dont je l'accuse , c'est d'avoir ainsi violé les lois, pai'ce qu'il pouvait attendre la levée des scellés, à laquelle seulement il aurait été présent, et puis ensuite de n'avoir pas, devant lui-mcme, fait reposer les scellés par le juge de paix, président du conseil de famille. J'ai été absente plus d'un mois après cet évènemeul.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 3o5
un aussi porfond abaissement devant la puis- sance...
Quelques jours après cet événement , le duc de Rovigo fit venir mon beau-frère, M. Geouf- fre', chez lui, et lui dit :
— Vous allez partir pour Genève, où votre belle-sœur doit être encore, car je sais qu'elle a été fort mal... Vous lui direz que l'empereur veut. .. qu'il désire que dans les premiers temps de son deuil elle soit absente de Paris, et qu'elle habite une terre àqnaranteou cinquantelieuesde Paris... Enfin il donna à M. Geouffre la mission que celui-ci vint remplir à Sécheron, lorsque je ren- trais à peine dans la vie, et que mes enfans avaient été au moment de devenir orphelins dans la même semaine , car leur père expirait , et leur mère était à l'agonie...
J'étais extrêmement faible... mais aussitôt que mon âme avait reçu le souffle vital qui la ratta- chait à l'existence, elle avait repris toute sa vi- gueur native, et j'étais toujours moi-même... La première impression que je reçus de la com- munication de mon beau-frère fut indéfinissa- ble... Je vis les passions des hommes dans tout
» Le mari de ma sœur. . .M. Junot,Tr,on autre beau-frère, refusa de se charger de cette commission.
XVI. 20
5o6 MÉMOIRES
ce qu'elles ont de petiJ et de méchant, et je sou* ris d'une pitié qui faisait une satire sanglante de l'espèce humaine... Je voyais l'empereur exécu- tant sur moi une vengeance comme celle qu'il avait exercée sur madame de Staël, sur madame deChevreuse et madame Récamier... Junot m'en avait seul préservée... A peine ses yeux éf aient-ils fermés , que j'étais atteinte par celte main qui frappait là où elle voulait arriver... Voilà du moins quelles furent mes réflexions en recevant de mon beau-frère l'étrange nouvelle dont il s'é- tait fait le porteur...
— Je suis pressé, me dit-il... je ne puis même demeurer pour dîner avec vous. Je vais déjeuner, et puis je repars... De quelle réponse me char- gez-vous ?...
— Je vais la foire tandis q»ie vous déjeûnerez, lui répondis-je ; elle ne sera pas longue...
J'écrivis en effet quelques ligties au duc de Rovigo, en lui disant que je comptais sin- lui pour faire cesser mon exil. Je n'ajoutais rien, et je don- nai ma lettre à mon beau-frère, auquel je répon- dis, lorsqu'il insista, par intérêt pour moi, pour savoir quel lieu je choisissais, que j'irais sans doute à Rouen... Il partit avec celte réponse ver- baie, comme sa mission C avait élé, quelques heures seulement après son arrivée à Sécheron.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. Jgj
Albertavaitgardé le silence pendant cette ma- tinée extraordinaire. Il avait vainement cherché sur mon visage ce que j'éprouvais... Habitué à lire dans mes regards tout ce qui se passait ei^ moi, il ne comprenait pas pourquoi je me dé- tournais de lui dans un moment où ses avis pou- vaient m'étre d'un si grand secours... Cène fu|t qu'après le départ de son beau-frère qu'il re- trouva tout entière l'élève qu'il avait formée... Jusque là je n'étais qu'un élre passif en appa- rence, et pliant comme une autre femme sons la
nécessité... mais lorsqtie la voiture de M. Geouffre (ut sortie de la cour de Sécheron , alors je rede- vins moi-même.. . alors je compris ce que je devais à l'étrange position dans laquelle on me plaçait malgré moi. .. Albert me devina avant qne j'eusse parlé. .. Il vint à moi , et, me prenant la main :
— Qu'as-tu décidé ? me dit-il...
En ce moment j étais dans une sorte d'extase , c'est-à-dire de rêverie profonde qui m'enlevait à h vie du monde... lAIes yeux étaient fixés sur le iMont-Blanc-, que je découvrais en entier de ma chambre, et sur tous les pics de Chamouny... Mon âme se retrempait dans sa force native et
' Toutes les fo.s q,.e j'allais à Genève , je /o5e.-..-s à Secherp» et je me fa.sa.s .lonner la chambre du second; parce que de la on plonge sur le lac et qu'on a en perspccUve le Aloui «'»nc çt tous les glaciers de Chamounj.
3o8 MKMOIRES
originelle à la vue de ces merveilles gigantesques, et pourtant adorables... Je parcourais en même temps par la pensée les plaines de neige de l'Ar- gentière, les vallées de la Rhétie , les bords du Léman , les routes duSimplon... J'errais ainsi par la pensée !... et dans cette course idéale je me re- plongeais dans mon essence... Toutes les entraves des misères sociales étaient brisées , je redeve- nais ce que mon Dieu m'avait faite... une créa- ture libre et hors d'atteinte des petites passions des hommes... En ce moment ma volonté n'au- rait fléchi sons aucune autorité , et lorsque Albert répéta sa question, en me demandant ce que f avais décidé... je le regardai d'un œil assuré, et je lui répondis :
— Mon devoir... Pour moi , il consiste à re- lourner dans ma maison, auprès de mes enfans... Je pars demain.
Albert me prit dans ses bras et me serra contre son cœuravec une tendresse presqueconvulsive... Le parti que je prenais était celui qu'il m'aurait conseillé , mais il ne l'osait à cause des consé- quences, et il tremblait que je ne faiblisse dans cette circonstance importante de ma vie.
— Oh ! tu es ma sœur ! s'écria-t-il... tu es fille de notre mère !... Mais cependant ne crains-tu
pas que l'empereur?..
— Je cours en ceci moins de danger que tu ne
DE LA. DLCHESSJi D ABKANTÈS. ÔOg
le crois, mon ami , dis-je à Albert.. Je suis pres- que sûre que l'empereur n'est pour rien dans cette affaire... et s'il a en effet parlé dans ce sens, il a été mieux servi qu'il ne l'a voulu... Pourquoi l'ordre ne m'a-t-il pas été expédié par écrit' ?... Pourquoi mon beau-frère est-il venu pour me dire ce qu ou pouvait m'écrire?... Mais au reste il n'importe ; je désire seulement que tu n'en parles pas à madame Thomières, pour ne pas l'a- larmer... Quant à toi , je suis sûre de ton appui; n'est-ce pas que tu ne me quitteras jamais ?
— Oh! jamais! s'écria Albert en m'embras- sant avec émotion... J'ai juré à notre père mou- rant de le remplacer près de toi... Jusqu'au mo- ment où je t'ai remise aux soins d'un autre, j'ai rempli ma mission ; il n'existe plus, et je suis de nouveau ton père et celui de tes enfans!... Au reste , Napoléon était auprès du lit de mort de mon père, poursuivit Albert, et il connaît la sainteté de mes devoirs envers toi...
La journée se passa en préparatifs, car j'étais encore si faible, qu'il me fallut faire la route presque toujours couchée dans ma voiture... Elle fut pénible , et j'étais fort souffrante en arrivant
I Pourquoi l'empereur ne me l'auraitil pas dit à moi- même en me renvoyant la lettre deJunot, comme je l'ai déjà observé?
*1Ô MÉMOIRES
k Versailles, ou je descendis chez Raimbault. La m'attendait une nouvelle douleur et pourtant une consolation... J'avais écrit à madame Lallemand de m'amener mes enfansà Versailles ; je désirais avoir là une dernière certitude de ce que je soupçonnais, et comme je ne voulais pas braver ouvertement l'empereur en rentrant dans mou nôtel en plein jour, je devais attendre le soir à Versailles, et mes enfans restaient pendant ce temps auprès de moi...
Mais lorsique je fus entourée de ces clières créa- tures, revêtues de leur deuil paternel... lorsque je vis mon Alfred , encore aux bras de sa nour- rice , et déjà sous le poids d'une perte aussi im- mense que celle d'un père... alors je retombai sans force au milieu d'eux... je ne pus que pleu- rer en les serrant bien fort contre mon pauvre cœur brisé... C'est pour ces souffrances-là qu'on est sans courage !... Mais il est impossible de rap- peler de tels souvenirs... il faut les couvrir d'un voile, et les laisser religieusement dans l'àme, où Ils vivront toujours comme leur objet...
je partis à sept heures du soir de Versailles , le 17 septembre 181 5, et j'arrivai à neuf heures chez moi , dans mon hôtel de la rue des Champs- Elysées... Là devait m'étre offerte unfe dé ces consolations qui vont à l'àme, parce qu'elles Vous prouvent que vous méritez d'être aimée
*£ LA DUCHESSE D A.BRANTÈS. 5ll
puisque l'amitié vous donne son appui au mo- ment du malheur. ..Je trouvai chez moi une foule, je puis le dire, d'amis dévoués qui ne craignaient pas de me donner des témoignages publics de leur attachement. C'étaient M. de Montbreton, M. Decazes ', INI. Alphonse Perregaux , M. de Forbin , jM. de Courtomer, M. de Brigode , M. Mdlin... madame la marquise de Brehan, son mari , M. de Cherval, mes oncles, MM. de Cora- nène, M. Suchet , madame Mortières % et puis ma Caroline, et ma bonne Agathe... mon frère !... Quand je descendis de voiture et que je me vis entourée de toute cette troupe anûe qui voulait m'épargner le premier moment du retour dans cette maison , où je rentrais furtivement pour la première fois après la mort de son maî- tre, je ne pus retenir mes larmes !... mais ils avaient jugé avec leur cœur... il n'y avait rien d'amer dans ces larmes-là... ils m'avaient sau- vée de Timpressiou terrible du premier moment. M. de JMontbreton qui m'avait connue enfant, et dont l'amitié pour ma mère était venue se re- verser sur moi , ne pouvait contenir son indi- gnation ; il kl manifestait hautement , ainsi que ce bon M. de Courtomer, dont la franche amitié
» Depuis , le duc Decâzes.
• Depuis baronne de JMontgarde'... elle était alors vetiV* du général Laplanche Mortières , et logeait chez moi...
3l2 MEMOIRES
me promettait im appui certain , si je devais arriver à en avoir besoin. Tous m'offrirent leurs services; et jugeant que je devais être fatiguée, ils me laissèrent la liberté de me coucher; il était alors dix heures et demie du soir. Le suisse venait de fermer la grande porte de l'hôtel , lorsque j'entendis frapper fortement. La porte s'ouvrit aussitôt ; une voilure entra rapidement sous la voûte , et une minute après mon valet de chambre annonça M- le duc de Rovigo. Il paraissait furieux.
— Comment ! s'écria-t-il , vous osez revenir dans votre maison, après ce que je vous ai fait dire! Et que va penser l'empereur de la manière dont je fais mon devoir?... Comment, vous êtes ici!., mais vous n'écoutez donc aucune voix?...
Je le regardais avec calme , car je n'éprouvais dans le fait aucune colère dans ce moment-là... cependant j'avais de l'impatience, parceque à cinq heures il avait dû recevoir une lettre de moi, dans laquelle je le prévenais de mon intention de revenir chez moi '. Je n'entrais du reste dans aucun détail; mais je lui avais écrit, et son si- lence était , ou bien une approbation , ou Yim-
1 M Fissent avait été le prévenir, et -il avait paru tr^s contrarie' j mais il n'avait rien dit. C'était donc une comé- die que cette grande colère?
DE LA DUCHESSE D AiJKAWTÈS. OlO
possibilité du blâme, moi étant auprès de mes amis et pouvant parler fort et haut...
— Monsieur le duc, lui dis-je, je suis revenue dans ma maison, parce que ma place est auprès de mes enfans , dont je suis tutrice légale et naturelle... j'ai ensuite des intérêts personnels auxquels je dois veiller... et puis voulez-vous bien me dire où vous voulez que j'aille?... Dans une terre ?. .. je n'en ai pas...
— Il fallait aller en Bourgogne... à Montbard, par exemple... vous y avez une maison... ce n'est pas une terre... mais, écoutez donc, le temps de la vanité est passé.
En écoutant cet homme , il me vint comme un frisson de mort qui parcourut tout mon corps !... Montbard !... un lieu que je ne pou- vais désormais entendre nommer sans épouvante, il me parlait d'aller l'habiter !... d'aller loger, dormir... vivre ! dans la maison où venaient de se passer toutes les scènes tragiques de la mort de Junot!... Je ne pus retenir un cri d'horreur... — Que voulez-vous de moi? lui criai-je presque en délire... qu'étes-vous venu chercher dans cette maison?... je ne suis pas condamnée à vous voir, et surtout à entendre des paroles cruelles!... je vous prie de me laisser...
— Et moi, me dit-il avec une voix tremblante
3l4 MÉMOIRES
décolère, je suis venu ici pour vous demander compte de votre désobéissance aux ordres de l'empereur !... Pourquoi étes-vous ici?
— Je vous l'ai dit...
Maintenant, Savary , écoutez -moi à voire tour... écoutez ma pensée tout entière... je ne crois pas que l'empereur m'ait exilée...
— Comment! s'écria-t-il d'un ton furieux... j'en aurais donc menti !...
— Répondez-moi avec calme... comme je vous parle... Je vous dis que je ne crois pas que l'empereur m'ait exilée... s'il l'a fait, j'en suis fâchée pour lui... Quel motif peut-il alléguer contre moi ?... Ceux qui me seraient person- nels seraient plus qu'absurdes ; ceux qui tien- draient à la politique , dont jamais je ne me suis mêlée , le seraient encore plus... Si l'empe- reur à pu s'oublier en effet à ce point , c'est qu'il est depuis long-temps aigri contre moi et contre Junot par des rapports ennemis... Eh bien j écoutez à votre tour ce que je vous prie de faire Savoir à l'empereur; car jamais je ne lui adresserai une prière , ni pour moi ni pour mes efafans.... Je suis la veuve de Junot... de l'homme qui l'a secouru de ses faibles moyens lorsqu'il était à Paris, sans emploi et souvent sans pain!.. Je suis la fille de la femme qui prit soin de sa
DE LA ULCUESSE d'aBRANTÈS. 5i5
jeunesse, presque de son enfance... maintenant, monsieur le duc, cette veuve est dans le seul asyle qui soit convenable pour elle... dans sa maison... elle n'en sortira pas...
Savary me regarda avec des yeux tout-à-fait étonnés... Mais reprenant bientôt son caractère rude et cassant :
— Oh! oh î dit-il en me toisant avec une expres- sion qui aurait provoqué un homme à une action de fait... Oh ! oh ! les linottes commencent à chanter ! on voit bien que le maître est loin.^ mais je suis ici , moi , et nous verrons !...
— Monsieur le duc, lui dis-je en me levant^ je vous prie de me laisser libre de me coucher... si vous voulez me faire arrêter , vous savez où je suis... seulement je vous préviens d'une chose.« c'est que je ne sortirai pas d'ici volontaire- ment... il n'y aura que la force et la violence qui pourront m'en arracher... Je m'attacherai à tous les meubles de cette chambre... j'appellerai Dieu et les hommes à mon secours... et mes cris ap- prendront aux Parisiens que la veuve deJunot est enlevée de sa maison pardes gendarmes pour offrir au moins une victime à celui qui ne peut plus soumettre les nations...
— Mais vous êtes un démon ! s'écria Savary... qui se serait jamais douté d'un pareil caractère I.i
5l6 3IÉM0111ES
Je souris avec amertume...
— Il faut en faire autant pour le comprendre , lui dis-je en le toisant à mon tour... Cela vous apprend que tout le monde 7je se laisse pas ar- rêter sans se défendre.
J'avais attaqué le côté vulnérable... et je le savais ; le duc ne répondit rien , et puis il ajouta avec une sotte de douceur apparente :
— J'aimais Junot... il ne m aimait pas... je ne sais pas pourquoi... j'ai de l'amitié pour vous... je veux vous le prouver , et vous vous emportez comme une folle...
Il ne disait pas la vérité; car jamais je n'avais été plus calme dans mes paroles... l'orage qui me grondait dans l'âme était tout entier dans moi... j'affectais au contraire une tranquillité et une assurance parfaite... — Finissons cettescène, dis-je auducdeRovigo... elle est trop sérieuse dans son objet pour la ter- miner par une comédie... ce serait en jouer une que de vouloir me persuader que vous aimiez l'infortuné que vous avez poursuivi pendant sa vie avec une sorte d'acharnement... Cependant, si vous dites vrai , que Dieu vous pardonne le mal involontaire que vous lui avez fait.. Maintenant laissez-moi , je vous prie... je ne changerai pas de sentiment, vous connaissez ma
OF LA DLCHF.SSK D'ABR\îfTK&. 31^
pensée... c'est à vous d'éviter ou d'amener un éclat... Je ne le chercherai pas.
— Écrivez à l'empereur.
— Non...
— Pourquoi?...
— Parce que je ne le veux pas.
— Mais vous avez une raison ?
— Sans doute, et je vais vous la dire... Pour écrire à l'empereur il me faudrait le faire en sup- pliante... C'est un rùle que la veuve de Junotne prendra jamais vis-à-vis de celui qu'elle regarde comme l'auteur de la mort de son mari, du père de ses enfans... La mort de Junot germait de- puis bien des mois dans sa pauvre âme souf- frante... La défense de l'amener à Paris pour l'y faire soigner par les premiers hommes de l'art a mis le comble à tout ce qui avait été préparé. . . Il me serait impossible d'avoir à présent le moin- dre rapport avec l'empereur. . . Ce qu'il fait pour moi, si vous me dites vrai, me donne encore plus de force pour soutenir cette résolution... Je ne le braverai pas ouvertement. . . je respecterai en lui l'objet du culte le plus sacré de Junot... j'obéi- rai à sa voix en le traitant toujours avec le même respect que s'il vivait. . .mais je résisterai à l'op- pression injuste si elle veut s'essayer sur moi... Voilà ma détermination.
5l8 MFMOIRES
— Mais en agissant ainsi , vous empêcherez Tempereur de faire pour vous ce qu'il voudrait peut-être faire.
— L'empereur sait fort bien que Jiinot ne laisse AUCUNE FORTUNE... il Sait quc les dettes de sa succession absorbent le faible actif qui existe... lisait que j'ai quatre eiifans, dont deux sont ses filleuls. . . il sait que de tous les ducs Junot était le moins richement doté. . . il sait tout cela... S'il ne veut rien faire pour mes enfans, il est le maître. . . quant à moi , je ne lui demande RIEN... J'ai ma dot, mou douaire... le cin- quième du majorât de mon fils... avec ces res- sources, je puis ne pas m'abaissera la prière. .. Mais mes enfans , les enlans de Junot... il est de son devoir de remplacer leur père auprès d'eux. . . Il peut ne pas m'aimer pour la constante opposi- tion qu'il a trouvée en moi toutes les fois que ma conscience s'opposait à ce que je lui obéisse. . . mais, je le répète, les enfans de Junot sont main- tenant les siens, et il est de son devoir de s'oc- cuper de leur sort, ..Je ne présume pas que les contes bleus qui ont été faits au retour de Junot, après la campagne de Portugal , soient encore accrédités auprès de l'empereur... Si cela était, je me propose de lui faire parvenir la vérité. . . Vous la certifierez, car nous avez vu le pre-
IJE LA DtJCETESSE d'abrANTÈS. JIO
mier l'intérieur du coffre secret de Junot , puis- que vous l'avez ouvert en mon absence.
— Ah ! ah! on m'a dit que vous étiez furieuse contre moi à propos de la brisure des scellés!... Pardieu ! vous êtes bien enfant ! . . . Comment ne savez-vous pas que devant la volonté de l'empe- reur y'flmatsytf ne fléchis moi... et que rien ne m'arrête!
Je frissonnai en songeant qu'un jour je lui entendis dire :
— Si l'empereur m'ordonnait de tuer mon père, je le tuerais!!...
En ce moment, j'étais accablée... Cette journée avait été terrible pour moi... Quelque force mo- rale qu'on ait au cœur, la force physique fléchit sous une continuité de douleurs trop prolon- gées... Cependant je ne voulais pas demander grâce à cet homme sans pitié , qui se riait en me voyant me débattre sous la serre de la souffrance, et qui semblait calculer combien de temps je pourrais porter le fardeau... Enfin, minuit sonna à la pendule d^^ la pièce dans laquelle nous étions. . . Il se leva , et s'approchant de moi , ■il me prit les deux mains et me dit :
— Je ne puis m'erapècher de rendre compte de ce que vous avez fait, à l'empereur... et je ne sais trop ce qui en arrivera...
02O ]MEMOiRFS
— Je VOUS prie de ne jDas oublier surtout , lui dis-je avec fermeté, car il me rendait toute ma colère... je vous prie de ne pas oublier ce que je vous ai , moi, spécialement chargé de lui dire.
— Quelle tête vous avez, mon Dieu! s'écria- t-il... au lieu de prier, vous commandez!... en vérité _> c'est inconcevable! . . . Réfléchissez avant que j'écrive à Berlin ' ..
— Vous me connaissez mal , Savary... Si je réfléchis sur ce que j'ai à faire dans ime circon- stance aussi importante que celle où je me trouve... c*e ne sera que pour m'y confirmer... Voilà mon dernier mot. . .
Il me regarda... voulut me parler et se re- tint... puis il me dit:
— Vous n'avez donc pas lu la lettre de Junot que l'empereur vous a renvoyée?... Savez-vous bien que cette lettre-là lui a donné de l'humeur contre lui, et que votre conduite en ce moment achèvera de l'irriter! ...
— Oh! qui peut dire ce que j'éprouvai dans ce moment!... ce ne fut pas de la colère.. . delà fureur... je ne sais ce qui se passa en moi... mais je compris dans cet instant comment un
• On croyait ici que l'empereur avait ete' à Berlin. Ce fut le mouvement sur Dresde conseille par Moreau qui l'en em- pêcha.
OK LA DUCHESSE D ABRANTÈS. D2I
homme peut vouloir du sang pour éteindre une injure!... Eh quoiî... me rappeler à moi, veuve encore revêtue du voile noir sous lequel se cache la première douleur. . . à moi , veuve par un si cruel et si tragique malheur, venir me braver dans mon affliction , pour me rappeler que mon mari était mort victime d'une affreuse injustice... d'un égoïsme révoltant... et comment me présenter cette insulte, en prenant pour sujet ce qui devait être pour tout être humain une chose aussi sacrée que touchante I...
Enfin, il partit'.... et je pus demeurer en li- berté, et seule avec mon malheur et mes dan- gers...
Cette lettre de Junot à l'empereur, dont le duc de Rovigo venait de me parler, et que Na- poléon m'avait renvoyée par lui , est à la fois un monument historique et un monument de l'at- tachement le plus touchant. L'infortuné la lui écrivit au moment où la fièvre cérébrale ' sous laquelle il a succombé faute de soins et de secours
• C'était en effet une fièvre cérébrale... il n'eut jamais autre chose. . . II avait la lête couverte de blessures, et la dernière , qu'il reçut en Espagne , compléta ce qui elait pour lui un danger permanent. .. Le froid qu'il éprouva dans la retraite de Russie , et la chaleur brûlante et immédiate de riliyrie, ont fait d'abord le mal. . le défaut de soins l'a complète' ! . . .
XYl. 21
022 MEMOIRES
de gens habiles , venait de le surprendre. Sa rai- son tout-à-fait altérée ne le fut jamais pour l'ob- jet de son culte... Il voyait Napoléon comme un dieu... et pourtant il était fatigué de cette guerre éternelle... et dans ce moment solennel où l'âme se montrait sans voile, il est remarquable de lire ce qui s'y passait à l'époque où le bou- leversement de tout ce qu'avait établi l'empe- reur menaçait de s'opérer...
Cette lettre, dont je retranche seulement quelques incohérences, est une des choses les plus remarquables, peut-être, qu'on puisse voir pour l'esprit du temps... Elle montre comment celui qui aimait Napoléon comme il aimait Dieu, lui révélait, au jour de la vérité, sa pensée tout entière'.... Ce qu'elle renfermait, au reste, c'était la volonté de tous, mais ils n'osaient pas la mettre ainsi au jour... Lui-même, le malheureux, l'aurait toujours cachée, si le mal terrible qui le terrassait n'avait ôlé toute entrave entre sa pa- role et sa pensée... Ainsi donc il disait à l'empe- reur :
« Moi qui vous aime avec l'adoration du sau- vage pour le soleil... moi qui suis tout a vous... £h bien! c«^tte guerre éUrneile qu'il faut faire pour vous, JE n'en vï:ux plus!... je vf.ux la paix Î... Je veux reposer enfin ma téie fatiguée, mes mena-
DE LA DUtnESSfi d'aBRANTÈS. SsS
bres endoloris, dans ma maison, au milieu de ma famille, de mes enfans", avoir leurs soins... ne leur être plus étranger... Je veux, enfin, jouir de ce que j'ai acheté avec un trésor plus précieux que les trésors de l'Inde... avec mon saing!... le sang d'un honnête homme, d'un bon Français... d'un vrai patriote. . . Eh bien ! je demande , enfin , la tranquillité, acquise par vingt-deux années de services effectifs et dix-sept blessures par où mon sang s'est échappé, pour ma patrie d'a- bord , et puis pour votre gloire... »
Voilà h traduction de cette lettre de Junot à l'empereur, voilà ce qu'il voulait lui dire et ce que Napoléon a parfaitement compris... et ce qui ne pouvait liniter cependant, ainsi que me le disait le duc de Rovigo... Si pourtant cette Jettre produisit un tel effet, alors je serais forcée de voir en lui un homme incomplet , surtout en ce qui tient aux grands ressorts de lame... Mais il faut laisser ce qui concerne mes intérêts per- sonnels pour reprendre le cours des évènemens publics.
J2H MI-IVOIRES
CHAPITRE XI.
Nouvelles d'Espagne. — Mouvement de troupes. — Exigences. — Traité d'alliance avec le Danemarck. — Congrès de Prague. — Noblesse d'àme. — Vanité. — Conséquences qui seraient résultées de lunion de la France à l'Autriche. — Proposi- tions secrètes. — Quelles étaient celles garanties par l'Au- triche. — Paix générale. — Confédération du Rhin. — Mort à Napoléon. — Piage. — Colère insensée. — Malheur commun. — Rupture de l'armistice. — Les tiansfuges. — Loyauté. — Caractère de l'historien. — Le prince Schwart- zenberg. — Obstination. — Goldberg. — Dresde. — Course. 4,000 morts. — 17,000 prisonniers, et 14,000 autres tués ou Ijlessés. — Justice. — Sentence exécutée. ^ — Le nouveau Co- riolan. — Confiance en la destinée. — Revers. — Pacte rompu. — L'amiral Benlinck. — Reddition de Saint-Sébastien. — Nouveau traité de Tœplilz. — Ennemi commun. — Perte de la batajile cleKatzbach. — Vrojctde visite à Vandamme. — Interbogt. — Fureur de la guerre. — Proclamation. — Wel- lington passe la Bidassoa. — Maximilien de Bavière.
Les nouvelles d'Espagne étaient bien alar- lïiantes dans les lettres parficulièi'es... Je prenais un intérêt puissant à cette guerre , parce que j'aimais l'Espagne et que j'avais vu de près, pendant plusieurs années, la grandetir d'âme des Espagnols repoussant une injuste invasion. Je ne formais, sans doute, pas de vœux contre
DE LA DUCHESSE D ABKAiSTES. 02;>
mes compatriotes , mais j'en faisais d'ardens pour que l'empereur ouvrît enfin les yeux, et revînt à une résolution sage et bien nécessaire dans le danger qui nous menaçait de tontes paris... Mais, bien lom de là, il maintint toujours la guerre dans la Péninsule, et se contenta dV ren- voyer le maréchal Souit, ainsi que je l'ai dit plus haiit ; de plus, il lui prit en même temps douze mille hommes de la garde et près de quarante mille hommes de vieilles troupes... C'était dépeupler l'armée d'Espagne... Mais une chose remarquable dans Napoléon , et qu'il m'est impossible d'expliquer, parce qu'elle con- trarie ce qu'il voulait faire pour sa propre gloire... c'est qu'il exigeait de ses généraux, de ses maréchaux, les mêmes succès avec de jeunes conscrits qu'avec de vieux soldats... Il en serait arrivé, Dieu me pardonne! à leur demander de vaincre même sans troupes... Le résultat de cette manœuvre de soldats retirés de la Péninsule, fut de faire venir le maréchal Suchet de Va- lence sur l'Ebre... Pendant ce temps-là, nous signions un traité d'alliance et de garantie réci- proque avec le Danemarck, et le congrès de Prague faisait son ouverture, retardée exprès par Napoléon , qui empêchait le départ de M. de Cau- laincourt... et M. de Narbonne uj'écrivit de
326 MEMOIRES
Vienne : « Rappelez-vous ce que Je vous ai dit !... • Je connais tellement tous les personnages qui ont figuré clans ce drame important du congrès de Prague, que je ne puis m'empécher de parler de ce fait avec quelques détails... Ce fut là que se décidèrent les destinées de l'Europe, et que l'emperereur Napoléon a perdu la partie qti'il jouait contre tous les rois; mais par sa faute... SA FAUTE UNIQUE... Une dcs raisons qui ont le plus contribué à cette faute, c'est la fausse idée que Napoléon eut de M. de Metlernicli... J'ai moi- même entendu cette opinion en causant avec lui... Plus tard, peut-être, il en est revenu... mais l'âme noble et ficre de M. de Metternich, l'une des plus belles que je connaisse , l'une des meilleures comme bonté et bonté raisonnéCi cette âme était enfin ulcérée... H ne se vengeqi pas, comme tant de gens veulent bien le dire, parce qu'ils seraient capables de le faire, mai? il laissa aller les choses comme Dieu les avait marquées. Je crois pouvoir répondre qu'il en fut jn^lheureux , car, je le répète , M. de Metternich iÇSit upe noble et généreuse créature...
Comment Napoléon n'a-t-il pas voulu vq|^ que dans les conjonctures où se trouvait l'Eu- rope, telle était sa situation politique, qu'il Çlait positif qwe les trois puissances du Nor(l
DE LA DUCHESSE D ABRÀNTES. 027
seraient contraintes à la retraite, si l'Autriche s'unissait à la France ; de cette union dépendait toute la force de Napoléon. Sa vanité s'est con- stamment refusée à le voir, et malheureusement le fait était trop évident pour que, même aujour- d'hui , on ne le retrouve pas dans toute sa posi' tivité... Il y a pkis : la neutralité de l'Autriche produisait elle seule cet immense résultat... Elle fui long-temps à se déclarer contre nous... Ce ne fut que la veille même de l'arrivée de M. de Yicence à Prague, que le traité d'adhésion fut signé par l'Autriche'!... Le traité fut signé 1627 juUlet ; le duc de Yicence se présenta, je crois, ofticiellement au congrès le 28. On répondit à ses retards par des chicanes sur ses pouvoirs... On lui refusa son admission officielle, et le congrès se sépara... L'armistice devait se prolonger jus- qu'au 10 août... Trois jours avant , le duc de Vi- cence fit à M. de INIetternich des ouvertures assez importantes pour attirer toute l'attention d'un homme qui avait alors vraiment le désir d'une pacification générale. Ces ouvertures con-e sistaient dans la demande de ce que ferait l'Au- triche pour maintenir l'alliance que l'empereur
, On a parlé du traité conditionnel de Reichenbach. . . Hiîn n'était moins engageant pour rAulriche. . . surtout si «Seavaitoulapiix de l'Europe à assurer.
5^8 ai ÉMOI ai s
Napoléon ferait avec le Nord... Cette demande était faite sous le sceau d'un secret tellement im- portant, que l'empereur Napoléon exigea que son ambassadeur auprès de la cour de Vienne, le comte Louis de Narbonne ^ ne fût pas initié à cette négociation secrète. M. de Metternich accéda à cette demande, mais bien malgré lui... Il aimait et estimait M. de Narbonne, et il lui semblait que la confiance qu'un souverain met dans un ambassadeur ne doit pas avoir de limites. . .Quant à lui, fidèle à ce qu'il avait promis, il ne parla de ce que lui avait communiqué le duc de Yicence qu'à l'empereur François... Celui-ci, tout heu- renx de voir enfin finir la guerre , ordonna à M. de Metternich de répondre par l'assurance que l'Autriche ne soutiendrait que les conditions les plus honorables pour la France; je puis cer- tifier ce fait.
Cependant les heures s'écoulaient... Napoléon en était venu à ce point, de regarder un jour comme une année dans le sort de la France !... Le temps pressait ; les paroles portées par le duc de Vicence l'avaient été le 6 août... le 7 et le 8 s'étaient passés à discuter les propositions de l'Autriche, qui, je le répète, étaient des plus honorables... Ce n'est pas alors que je reproche rien"à l'Autriche... elle s'est dignement conduite
DE LA DUCtiESSE d'aBRANTÈS. 329
jusqu'au jour où elle est venue mettre un poids dans la balance qui contenait la destinée de mal- heur de Napoléon.
Le 8 août, Napoléon renvoya d'autres de- mandes à l'empereur François.. . Il fallut de nou- velles discussions... Enfin le lo août arriva, parce que dans sa marche immuable le temps n'arrête jamais l'aiguille de son cadran... L'ar- mistice fut rompu , et les souverains du Nord , la Suède, la Russie et la Prusse, signifièrent à la France et à l'Autriche qu'on allait reprendre les armes... Ce fut alors que l'on dut croire que Nnpoléon n'avait voulu que gagner le temps qui lui était nécessaire pour l'arrivée de ses troupes et de sa cavalerie.
"N'oilà quelles étaient les propositions garan- ties par l'Autriche :
1° La paix générale pour toute l'Europe, et les conquêtes de la république conservées à la France...
2° Le rétablissement de la Prusse, avec une frontière sur l'Elbe...
5° L'Espagne rendue à ses souverains légi- times...
4° La Hollande indépendante, sous un roi nommé par Napoléon...
55p MEMOIRES
^° Les provinces 111) Tiennes et le Tyrol ren*» dus à l'Autriche...
6' Lubeck et Hambourg libres et indépen- dantes comme elles l'étaient.
Quant à la Confédéralion du Rhin ' , il avait été question de la détruire, puis delà laisser... L'Italie tout entière devait demeurer sous la domination directe ou indirecte de la France... Nous devenions ainsi une rivale dangereuse pour l'Angleterre , avec nos ports et ceux de l'Italie, de la Belgique et de la Hollande !... Nous repre- nions notre force dans le repos, et nous avions enfin ce que jamais nous n'aurions osé espérer... notre gloire sauve et un avenir!...
Napoléon a souvent répété que les souverains n'étaient pas de bonne foi!... Qu'importe!... au contraire, même !... 11 ne pouvait perdre à cette nouvelle partie où les cartes s'offraient si belles I... Ce qu'il devait chercher, c'était le temps de ré- parer ses pertes... de refaire ses armées... de. redevenir lui-même, enfin!... Mais il n'a rien écouté!... rien regardé... Il n'a compté aucune phalange ennemie!... Il a voulu la guerre!., toujours la guerre!.., éternellement la guerre...
• II y eut deux projets d'agités dans le congrès. L'un détrui- sait la Confédératioa rhénane et la Médiation suisse } l'autre les maintenait.
DE LA DUCHESSE D'ABRAMàs. 55 1
la guerre jusqu'à l'extermination de lui et dç tous les siens... Il l'a voulue... il l'a obtenue !...
Ce n'était pas une perfidie ; car enfin , son en- jeu était le plus précieux... mais chacun le viÇ ainsi et on cria à la trahison... Alors chacun cou- rut aux armes, et le cri de guerre fut: Mort à Napoléon!... La rage se mêla à la politique. Ce fut une guerre presque individuelle... chacun s'injuriait, quand deux honmies de nation en- nemies se trouvaient ensemble... Napoléon, dan§ sa colère insensée , cédait lui-même à la p|u§ basse des passions , pourun homme comme lui... C'était une vengeance basée sur de vieilles ini- mitiés... là, le héros, l'homme unique, Ihornrae aux mille coudées, celui dont la volonté de bronze s'unissait aux pensers sublimes d'un Dieu, eh bien ! cet hornme redevenait un habitant des montagnes du Liamone... Je me sentais plus de grandeur que lui dans l'âme; car j'en aurais eu assez pour comprendre que là il y avait pour lui un piédestal sur lequel il montait en si- gnant ce qu'on lui proposait... On devient géant en sacrifiant sa gloire au bonheur d'autrui...
^lais il ne le fit pas, et son malheur et le nôtre furent les terribles suites dç son obsti- pation !.. Ce fut alors que recommença 1^ guerre. .. cette guerre qui devait en être une d'ex-
302 MÉMOlKtS
termi nation et dont le premier cri fut jeté par Bernadette... Ce cri fut entendu comme un si- gnal sinistre, et Moreau, cet autre transfuge, y répondit, en lui disant • — Je suis là, tu m'as appelé et je suis venu... Partant de là, la haine lui trouvait des ennemis... Ils contentaient leurs vengeances , même avec de la honte... Tout était bon , tout était bien , pourvu qu'il pérît!... Ce- pendant s'il eût été un méchant homme, Moreau eût été fusillé... et Bernadette n'aurait pas été roi de Suède; il était bien fort alors, Napoléon!... et l'expression de sa seule volonté eût été le rejet de Bernadotte et la nomination de celui qu'il aurait présenté.
Une chose à remarquer, et que les amis de M. de Metternich doivent signaler comme une preuve de sa loyauté... oui, de sa loyauté... car ceux qui parlent de son caractère cauteleux ne le connaissent pas , c'est sa conduite pendant le congrès de Prague... Moreau, arrivé d'Amé- rique avec un conseiller d'ambassade russe ( M. de Svinine ), et d'accord avec Bernadotte , étaitconsulté par les souverains alliés sur ce qu'il y avait à faire de mieux contre Napoléon, même pendant f armistice et le congrès. Moreau, qui n'était pas venu de si loin pour faire comme les
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 333
autres , conseilla de marcher sur Dresde, ce qui dans un pareil moment était une chose indigne. Le prince de Metternich en prévint M. de Caulain- court et M. de Narbonne... — Remarquez bien, leur dit-il, que je veux demeurer étranger à l'intrigue de Moreau... c'est également l'intention de mon souverain...
Je place ces mots ici , parce qu'ils sont néces- saires pour ajouter à la couleur que je mets sur les traits de M. de Metternich , que je crois fort méconnu par un grand nombre de Français à l'époque dont je parle. . . C'est un personnage im- portant et de premier ordre dans l'histoire de l'Europe de notre temps... il est donc à propos de jeter une grande lueur sur tout ce qui a rap- port à lui... Dans un rapport historique comme des Mémoires , le but était de présenter en relief les faits et les choses qui méritent le plus d'at- tention, et de colorier autant que possible avec justesse les portraits des hommes célèbres qui ont été acteurs dans les lieux qu'on décrit... La clarté, ou, pour parler plus juste, la lucidité des évènemens vient de l'observance de cette règle. C'est, je crois, un principe voulu pour donner de l'âme et de l'intérêt à ce qu'on raconte, c'est une nécessité également pour éviter la sèche-
534 IWIIVOIRES
resse d'une relation politique et historique ... ïe sais bien ce qu'il faut faire, comme on voit... il s'agit maintenant de réussir...
Oui , je répète sans crainte d'être démentie, qu'au congrès de Prague, l'empereur François , ou plutôt le prince de Metternich, car l'em- pereur avait toujours eu le bon sens de le laisser agir au congrès de Prague, l'autrichr voulait L.v PAIX, et, d'après ce que j'ai dit, on voit que ce n'était pas avec notre honte...
Mais hélas! maintenant il me faudra, avec la même vérité, dire des choses importantes et cu- rieuses qui peuvent diminuer les généreuses in- tentions de l'Autriche... Toutefois je prie d'ob- serverque j'ai dit: diminuer.., et non ^^s détruire... c'est de l'Italie que je veux parler; mais pour ne pas intervertir l'ordre des évènemens , je vais continuer la narration des affaires d'Allemagne.
Napoléon se voyait alors abandonné aux seules ressources de son génie... liCs alliés avaient une armée de six cent mille hommes , et lui ne comp- tait que trois cent cinquante mille hommes de troupes, dont les deux tiers étaient formés de jeunes gens à peine sortis de l'adolescence... Ajoutez à l'avantage numérique , l'avantage im- mense de se battre en pays ami... d'avoir à com- mandement tout ce qui peut former un matériel
DE LA. DUCHESSE D'ABRAIfTÈS. 335
d'armée... de pouvoir être battu... enfin , mettez tout cela en regard avec Napoléon, géant de gloire il est vrai, mais enfin, loin de son empire, n'ayant qu'une armée inférieure en nombre , composée dans une grande partie d'alliés prêts à trahir... et vous frémirez, si vous l'aimez, si vous êtes Français, de la position où il se trouve... M. de Melternich le voyait bien ainsi.
— Monsieur le duc, disait-il au duc de Vicence, votre position est non seulement différente de la nôtre, mais elle est différente de ce qu'elle était il y a quatre ans... Alors une bataille perdue pouvait se supporter par vous, tandis qu'elle vous écraserait... aujourdhui, le sort est changé... une bataille perdue par l'empereur Napoléon transforme tout-à-fait la question... Ce fut le 20 août que Napoléon apprit la jonc- tion des troupes autrichiennes avec celles des alliés... Le prince Schwartzenberg fut nommé gé- néralissime de toutes les armées de la coalition... 3'affirme , et je répète encore ici que c'est la faute de Napoléon... Ses ministres, ses envoyés au con- grès de Prague le savaient bien aussi !... Ob ! que M. de Narbonne a gémi sur cette obstination!... Napoléon était toujours lui-même, toujours cet homme prestigieux et fantastique à la tête de sou armée,.. Sans do u le il faisait des fautes, mais
336 MÉMOlRhS
ces fautes,qnoique immenses, étaient encore diipi- nuées parce qu'il contraignait lafortuneà luidon- ner... I! apprenait, par exemple, le 20 août, que l'Autriche l'abandonnait, et le 21 il reprenait l'of- fensive et battait Rliicher... Au milieu du triom- phe de Goldberg ', il est averti du mouvement des alliés sur Dresde', conseillé par Moreau ; il remet l'armée de Silésie à Macdonald , et court, c'est le mot, avec sa garde au secours de Dresde^.. Il ar- rive seul de sa personne le 2G à neuf heures du matin... On se battait dans les faubourgs... C'est alors qu'il montra cette lumineuse intelligence qui le plaçait au-dessus de tous... Son œil d'aigle plana sur le combat... il vit aussitôt le salut et la perte... Au lieu d'attendre l'attaque, il l'or- donne... Les Prussiens et les Russes, étourdis par l'impétuosité du mouvement, sont repoussés à une distance fabuleuse après avoir laissé quatre mille cadavres des leurs sur le terrain qu'ils oc- cupaient en maîtres le matin...
Le soir de ce même jour. Napoléon entra dans
• Forte position enlevée par l'armée, le 20 août iSi3.
» L'armée coalisée avait débouché de la Bohême sur Dresde par la rive gauche de l'Elbe , tandis que Napoléon repoussait Bliicher vers l'Oder. . .
^ Les troupes firent 4» lieues en 72 heures, sans recevoir de distribution... Elles s'étaient battues depuis dix jours sans prendre aucun repos. . .
DE LA DDCHESSE d'aBRANTI-S. 337
Dresde avec le 2* et le 6^ corps.. .11 avait combattu lui-même comme un sons- lieutenant pendant cette journée, l'épée à la maiu, toujours en avant, et montrant le chemin de la mort avec autant d'indifférence que celui de la gloire... Il n'avait eu pendant la bataille que soixante-cinq mille hommes contre cent quatre-vingt mille... Le lendemain, il se lève avant le jour, après deux heures de sommeil... Il se met à la tête de son armée, forte seulement de cent dix mille hommes... il se place au centre... Le roi de Na- ples à la droite, le prince de la Moscowa a la gauche... C'est ainsi qu'il attaque cent quatre- vingt mille ennemis... Son plan de bataille n'était pas fait et ne pouvait l'être... Il prend sa lunette, et regarde devant lui... il distingue un grand vide... C'était ce qui devait être rempli par le corps de Klenau, mais il ne devait arriver qu'à deux heureSj et il en était six!... ]Sapoléon im- provise à la fois son plan et la victoire... Aussi rapide que la pensée qu'il a conçue, l'attaque est ordonnée , faite, et victorieuse... Dix-sept mille hommes prisonniers'... quatorze mille morts ou blessés, parmi lesquels la justice du sort a frappé jMoreau , sont le résultat de cette brillante et sa- vante bataille!...
' Lespriso.iniers éiaienl presque tous Autrichieus.. . XVI. 22
358 MÉMOIRES
Quelle étrange destinée que celle de Moreau!... Cet homme qui dès les premiers jours de la ré- volution embrassa la cause de la liberté... qui combattit pour elle... dont tout le renom mili- taire était attaché à la gloire républicaine ^ ce général, républicain lui-même, qui avait con- spiré pour la liberté en i8o/|... qu'un jugement avait banni de sa patrie, parce qu'il était républi- cain^ qui avait été subir son ostracisme sur la terre de la liberté, eh bien! cet homme, pour satisfaire lui, aussi, une basse vengeance , était venu dans celte Europe tf'moin de son ancienne gloire à l'appel d'un autre homme qui était aussi républicain , ma^is seulement de souvenir, pour se mettre à la solde du plus despote des souverains dans le but de commander les armées qui doivent porter des rois coalisés sur la terre de la patrie !... Ce fut un boulet de la garde de celui qui l'avait banni au lieu de le faire con- damner comme il l'aurait dû, qui se chargea d'exécuter la sentence vingt ans plus tard '•
Au reste , si Moreau a reçu de fidèles narra- tions de l'effet que produisit sou retour en France, il y a vu l'expression d'un mépris gé-
« Ce fut vers midi que Moreau fut frappé.. . Il était à cheval, près d'une baltcrie prussienne, et s'entretenait avec l'empereur de Russie.
DE LA DUCHESSE d' AERANTES, Z3Ç)
néral 5 ses amis les plus dévoués baissaient les yeux et gardaient le silence... La France était di- visée sur le plus ou moins de justice de l'arrêt qui l'avait exilé... il le ratifia de sa main le jour où il accepta le commandement des armées russes et prussiennes, car c'était les commander en chef que d'agir ainsi qu'il le faisait...
Sans doute les motifs qui ramenèrent Moreau en Europe peuvent être envisagés sous deux as- pects différens... mais nous sommes encore trop près du moment de l'action pour décider si le vainqueur de Hobenlinden fut tout-à-fait un traître... Je ne suis pas inconséquente avec moi-- même en parlant ainsi... mais je suis Française surtout., je suis vraiment pairiote... J'ai ad- miré Moreau... je l'ai aimé même !... oui, je l'ai aimé lorsqu'il faisait la gloire de la France.. .je l'ai plaint lorsque je l'ai vu coupable.. Aussi en le condamnant , je n'écoute pas une partialité in- juste... je n'appelle pas pour le juger mon affec- tion pour l'empereur... non , je sais que ce serait le moyen d'être injuste... mais je le place dans le même fond de perspective que les hommes de tous les temps, de tous les Ages... et je médis que Moreau revenant avec le fer et le feu des nations ennemies pour ravager sa patrie, afin d'atteindre un seul homme , m'offre la ressemblance bien
34o MÉMOIRES
plus frappante avec Coriolan qu'avec le vertueux Camille... Je sais encore qu'il est des actions d'une telle nature que le niveau ordinaire de la moralité humaine ne peut les assujétir à sa hau- teur... Les amis de Moreau ont parlé dans ce sens... A cela je leur répondrai que le cas de Moreau n'est pas dans cette catégorie... Un homme de ses amis me disait l'autre jour en- core :
— Comment voulez-vous juger Moreau ? après vingt siècles, vous n'êtes pas d'accord sur le bien ou le mal de la conduite des deux Bru lus et de Timoléon... Je puis vous faire voir des lettres de Moreau, dans lesquelles il me dit qu'il ne vient en Europe que pom- affranchir la France du sceptre de fer sous lequel Napoléon la tenait courbée... ajoutant qu'il avait toute confiance dans la loyauté de l'empereur Alexandre , et que c'était à cette même loyauté qu'il demanderait le bonheur de la France. « Les Russes ne passe- ront pas le Rhin , si j'ai quelque pouvoir sur le czar, ajoutait Moreau dans cette lettre... C'est du rivage de Ke/il que je Itii demanderai ainsi qu'aux souverains alliés de respecter ma pa- trie, et à ma patrie de se rappeler sa propre gloire , et de repousser la tyrannie... »
Cette lettre est belle ; mais elle contient plus
DE LA. DUCHESSE d' AERANTES. 54 1
d'orgueil que jamais Napoléon n'en eut sur le trône... La philosophie quelNIoreau avait étudiée sur les bords de la Delaware, nous donne un sin- gulier échantillon de ce que peut en un pays un homme sur tous les autres... En est-il donc ainsi en Pensylvanie qu'un Américain puisse dire à ses compatriotes : Renvoyez cet hommel... et ils le renvoient... Au surplus, quelque blâme qui descende sur la tombe de Moreau, et soit venu à son dernier soupir obscurcir une belle vie, il surgira toujours de cette vie militaire des jours glorieux qui seront immortels; je ne suis point injuste. Je n'aime point Moreau pour deux raisons: parce que Moreau lui-même est venu abattre les lauriers qu'il avait plantés , et puis parce que j'aime Napoléon; mais il est le Tu- renne de notre époque, le grand Condé même , et je suis son admiratrice, quand je l'envisage ainsi...
J'ajouterai une opinion peut-être bizarre, c'est que sa mort a été plus funeste à l'empereur qu'elle ne lui a été favorable... Il a pris une con- fiance trop illimitée dans le bonheur de son éloile,
» Dans son procès, Moreau faisait une singulicfe définition du mot traître. • Depuis le commencement de la révolu lion, dit-il, le sens attaché à ce mot (traître) n'a jamais e'té compris parce qu'il est relatif. »
34 2 MÉMOIRES
ainsi qu'il le disait... La bataille de Dresde pro- duisit le même effet... — Je ne puisé ire vaincu, se disait-il...
Celait, comme Je l'ai dit, en soixante-douze heures que Napoléon avait été de Goldberg à Dresde (il y a quarante lieues que les troupes firent sans distribution)... Il avait vaincu... il avait abattu un ennemi dont le nom était presti- gieux contre lui... il élait maître de Dresile... Alexandre fuyait.,. la fortune se remettait à sou- rire... mais pendant ce temps, le sort reprenait sa terrible revanche sur le maréch.tl MacdonakI... Blûcher le chassait de la Sih'sie... le maréchal Davoust évacuait Schewerice... le général Van- damme était fait prisoiuiier dans les montagnes de la Bohême avec douze mille hommes... le maréchal Oiidinot était battu par son ancien frère d'armes, Rcrnadolte, ce qui sauvait Berlin, où l'empereur croyait tellement arriver que des décrets étaient déjà préparés, datés de cette ville... Une grande partie des malheurs de la cam- pagne fut attribué, peut-être avec raison, au général J .., qui porta chez l'ennemi les do- cumens qui pouvaient être à la disposition du chef d'état-major du maréchal Nev, et il en avait beaucoup... Son rapport lit principalement
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 343
sauver Berlin , parce qu'il prévint que Napoléon devait s'y porler.
Il semblait qu'un pacte magique avait été formé entre Napoléon et une puissance surhu- maine ; et puis, qu'un jour ce pacte ayant été rompu, tous les malheurs fondaient à la fois sur celui qu'ils avaient évité avec une sorte de coquetterie pendant vingt ans... Et l'infortune allait lui être désormais aussi fidèle que le bon- heur l'avait été... Non seulement tout devenait désastre dans le Nord, sous les yeux même de Napoléon , mais TEspagne lui échappait tous les jours , province par province, village par vil- lage... Partout nos soldats défendaient le terrain et l'arrosaient de leur sang... Mais la résistance ne servait qu'à prouver notre faiblesse... tout était perdu, et notre beau navire sombrait sous les coups répétés d'un orage qui pouvait être conjuré...
LemaréchalSuchet, par unesuite de cette étoile heureuse qui ne l'abandonnait pas lorsque toutes les autres pâlissaient, fit entendre encore une fois le chaut du triomphe au milieu de tous nos cris d'alarmes. L'amiral Bentink', qui avait
> Bentinck débarqua sur la côte de Catalogne... Ce fut à Viltafranca de Panada qu'eut lieu le combat. . . k huit lieues de Barcelonne.
544 MÉMOIRES
amené des troupes fraîches de Sicile, fut battu par lui etlegénéralDecaen et perditimmensément de monde dans cette affaire ; mais telle était notre position, que nous devions craindre de perdre un homme, sa perte aurait-elle été compensée par dix autres moits... Toutefois cela n'empê- chait pas Saint- Sébastien de se rendre... Les Anglais prirent cette place après un long siège sans gloire... Ils ont commis toutes les horreurs que nous voyions commettre, dans lemoyen âge , dans les sacs des villes^ par les bandes de con- dottierri ou de troupes franches... En écoutant le récit de ces infamies, que me faisait un officier qui en avait été témoin de la citadelle où il était enfermé, je frémissais d'horreur et d'indigna- tion... La conduite des Anglais n'avait pas d'ex- cuse... Les Espagnols étaient en droit dans leurs cruelles représailles... mais les Anglais !... qu'a- vaient'ils à nous demander?... Leur férocité a été personnelle, et, je le dis encore, sans excuse... Napoléon, toujours inébranlable dans sa vo- lonté, éprouvait pendant ce temps tout ce que la fortune peut verser d'amertume sur une grande destinée... L'Autriche ressignait à Tœplitz un nouveau traité d'alliance avec la Russie et la Prusse , et achevait de rompre tous ses liens avec Napoléon en signant un autre traité avec l'An-
DE LA ULCHESSE 1)' A.BRANTÈS. 545.
gleterre '. Ce traité offre une particularité assez digne d'être remarquée. On sait que l'Angleterre n'a jamais voulu reconnaître l'empereur et lui donner conséquemment ce titre... Pour ne pas non plus dire Bonaparte ou Napoléon, l'Angleterre employa le terme d'EîVNEMi commun, et l'Autriche l'adopta!... H le fallait bien... elle recevait des subsides...
'Mcùs le plus grand malheur , parmi tous ceux qui l'accablaient à la fois, fut la perte de la ba- taille de la Katzbach par le maréchal Macdonald... Plus de vingt mille hommes nous furent enlevés ! Cette perte fut d'autant plus terrible , qu'elle était irréparable. J'ai entendu dire à cette époque, par tous ceux qui avalent le droit d'examiner une pareille matière, que l'imprudence du géné- ral Vandamme avait été cause de son désastre... en attaquant d'abord des forces immenses avec quinze mille hommes, et puis en n'assurant pas ses hauteurs lorsqu'il descendit sur Culm... La bravoure du général Vandamme est trop connue, ainsi que ses talens militaires , pour que je hasarde cette assertion , si je ne l'avais entendu
' Le 5 octobre à Tœplilz e'galeraent. Ce fut lord Al)erdcen qui représentait la Grande-Bretagne. C'est un homme par- laiti'nieiit Hgrëable , el gentleman autant que peut l'être un grand seigneur anglais, et l'on sait que c'est la perfection des bonnes manières et de ce qu'on appelle le monde.
346 MÉMOIRES
prononcer par des voix irrécusables... Au reste, il fut pris lui-même dans ce combat insensé où plus de soixante mille hommes se virent attaqués par quinze mille baïonnettes françaises... Les yeux sont humides et le cœur bat vivement dans kl poitrine lorsqu'on voit un pareil entraîne- ment... Mais les résultats en furent bien funestes ! Avec Vandamme furent pris les généraux Guyot et Haxo... et toute son artillerie!...
Un fait bien léger en apparence, et qui pouvait avoir les plus grandes suites, est celui ci... Après la bataille de Dresde, il se promenait en dehors de la ville pour voir arriver les troupes... toul- à-coup il dit :
— J'ai bien envie d'aller faire une visite à Vandamme !...
C'est l'honorable Polonais Niemcewitz , qui alors était à Dresde, qui me répétait ce mot l'autre jour...
Combien cette visite , comme l'appelait Napo- léon, aurait été importante pour ses destinées et les nôtres!!... mais elles étaient fixées... Le* prince de la Moscowa fut en même temps battu par le prince royal de Suède à Interbogt... Par- tout le sang français rougissait la terre... toutes les familles étaient en deuil... et sur une surface de trois lieues carrées à peine, un demi-million
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 3^7
d'hommes s'égorgeaient à coups de mitraille et se massacraient corps à corps avec une fureur pour ainsi dire personnelle. C'est en traversant des jours ensanglantés, obscurcis par la trahison, qu'on atteint celui où la fortune a résolu d'ac- cabler celui qui, si longtemps, fut son favori et le punit de son obstination.
Il est à remarquer comment une haine com- mune peut faire disparaître d'autres inimitiés... Les Autrichiens et les Bavarois, qui jusqu'alors étaient ennemis, répudièrent leurs colères et leurs ressentimens pour se réunir contre celui que TOUS voulaient accabler... Pour accomplir l'œuvre de sa destruction , il est convenu qu'on met en oubli même la plus juste reconnaissance... Si l'on veut considérer la vieille inimitié des deux nations, les immenses avantages dont Napoléon a fait jouir la Bavière, on pourra apprécier la force du sentiment qui porte l'Allemagne à repousser le joug étranger... La proclamation de ]M. de Wrede dit ces mots remarquables :
• Le roi et les puissances alliées... veulent que la France soit la France, et l'Allemagne soit l'Al- lemagne... n
Il n'avait pas toujours parlé ainsi, lorsqu'il faisait des proclamations pour l'empereur Napo- léon!...
54s ; MÉMOIRES
Dans ce même temps lord Wellington passait la Ridassoa et entrait en France! Ainsi finissait cette guerre sanglante qui prouvait que la science n'est rien , et que les peuples sont plus forts que la tactique; car c'est, en résumé, une grande erreur que d'attribuer la perte de l'Espagne aux journées des Arapiles et de Vittoria... L'Espagne était sauvée sans ses batailles... Son salut s'opé- rait chaque jour par notre sang s'échappant goutte à goutte sous le fer d'un assassin, ou bien par la chute de nos hommes succombant sous la maladie ou par la trahison et le poison. Voici quel lut notre véritable ennemi... et celui dont Napoléon déclina toujours la puissance.
Une alliance pouvait encore , si elle était fidèle, maintenir l'empereur en Allemagne, c'était la Bavière ; il la fit pressentir. Le roi Maximilien , l'homme le plus vertueux et le plus droit en politique de tout ce collège couronné formé par Napoléon lui-même, fit assurer l'empereur qu'il demeurerait dans son alliance jusqu'à la fin de novembre, malgré les efforts de l'Autriche pour l'en détacher... Et comment expliquer que le i5 octobre l'armée bavaroise était réunie à l'ar- mée autrichienne, à Braunau ! .. C'était là que Marie-Louise, la fille chérie de l'Autriche , avait été, je crois, remise à la France!... dans les
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 349
mains de lareine de Naples... Sa patrie avnit-elle voulu répondre ainsi à l'affront, non prémédité sans doute, que Napoléon lui fit en envoyant le prince de Wagram pour épouser la princesse en son nom'... Il y avait une sorte d'insulte dans cette démarche... il yen avait même dans l'oubli de ce qu'elle avaiï d inconvenant. ..
Maintenant nous touchons aux grands revers qui ont amené la chute de l'empire.
' Je sais d'un Fiîincais qui ctail alors à Vienne, que l'ar- livce du prince de Wagram fil un effet pénible sur la fiimille impériale d'Autriche. . . lùi efftl, rien n'était plus maladroit.
^SH^ ]^{iMOIRES
CHAPITRE XII.
Le cardinal Maury. — Arbitraire. — Annulation d'une de'- cision du jury. — Carnbacérès. — L'ours écrasant la mou- clie. — Le comte de Gr t. — Anecdote. — Les dî- ners. — Notabilités friincièrcs chez M. do Rovigo. — Coup-d'œil rétrospectif, — Nous voulons la paix , el lui ne la veut pas. — Muraille de chair humaine. — La Conven- lion. — L'clat-niajor des chciau-lcgers. — Affaires d'Alle- magne. — Poniatowski. — Il irons /oue. — Fête à Zakret. — Schuflz. — Ecroulement du pavillon. — M. Daru. — Ba- taille de Lcipsick, — 9,5oo hommes contre 170^000. — i4jOoo contre i5o,ooo. — Le pont sur l'Elsler. — Mort de Poniatowski. — Barbarie. — Jugement du roi de Saxe.
Par les mouvemens dont les contre-coups avaient retenti jusqu'à Paris, nous nous trou- vions dans une agitation tout-à-fait étonnante depuis le 1 8 brumaire... Jusque là nous avions eu une sécurité faite exprès, je crois, pour la ferme volonté de Napoléon, car on obéissait sans au- cune restriction , et quand il disait : Marchez!...
DE LA DUCHESSE d' AERANTES. 55 1
on marchait... Maintenant, ce n'était plus cela... on marchait bien encore, mais avec des réflexions qui annonçaient que bientôt on ne marcherait plus.
Un jour le cardinal Maury arrive chez moi dans un état de colère tout-à-fait surprenant; lui qui opinait de la barrette à tout ce que faisait l'empereur!...
— Comprenez-vous, me dit-il, que l'empereur aille dans un moment comme celui-ci enfreindre la constitution de l'empire !... Comment, il va faire de L'arbitraire dans un pareil instant!.. .mais ce n'est pas comprenable!...
Et il se promenait avec une agitation remarqua- ble... Je ne savais ce qu'il avait, et je le lui de- mandai... Le fait était étrange en effet; le sénat venait, sur Tordre de l'empereur, d'annuler la DÉCISION d'un jury... et il ordonnait à la cour de cassation de renvoyer les accusés devant une autre cour d'assises; mais avec cette différence qu'il ne devait pas j avoir de jury. La cour d'as- sises devait prononcer en sections réunies... Je me rappelle ce mot.
— L'empereur a eu grand tort, disait le car- dinal... Il faut de la confiance aux Français... maintenant qu'ils en ont moins dans la victoire, ils s'apercevront facilement que leur liberté
352 MÉMOIRES
civile est grandement menacc^e , et je ne crois pas que ce soit une bonne politique ; j'en ai parlé tout à l'heure à l'archichancelier...
— Que vous a-t-il dit?
— Balh!... des billevesées!. ..Est-ce qu'on peut chercher du sérieux dans un homme comme lui?
— Comment!... dansCambacérès?...
— Oui , dans Cambacérès... Oh ! je le connais depuis long-temps.
Le fait est que rmimtfte du cardinal pourrarclii- chancelier datait de l'Assemblée constituante, et s'était consolidée à la mort du roi , lorsque Cam- bacérès avait non seulement voté la mort, mais lorsque, s'élançantàla tribune, il avait voté pour que la sentence fût exécutée dans les 24beures!... Toutefois, le jugement du cardinal, passionné comme tout ce qu'il disait lorsqu'il discutait, n'était pas du tout juste. Cambacérès avait du sérieux non seulement dans l'esprit , mais dans le jugement. J'avais une profonde estime pour lui et beaucoup d'attachement. 11 était d'une amabilité parfaite, et particulièrement pour moi. J'en étais fort reconnaissante. Quant à celte af- faire du jury, comme je ne me mêlais pas de ces affaires-là, je ne pus savoir de lui-même pourquoi sa complaisance avait ainsi servi l'em-
DJ: la. DLCHl.SSK j/a1)R ^^T KS. 353
pereur; car je savais trcs bien qu'il lui résistait dans les occasions in^portantes où, comme dans celle-ci, sa gloire était intéressée. Je ne me rap- pelle pas pour cjuel motif cette infraction fut faite aux lois de l'empire... ce dont je me rap- pelle très bien, c'est le fait lui-même... .\.u sur- plus, cela doit être dans le Moniteur... L his- toire a eu lieu dans le mois de septembre, tout- à-fait au commencement. La décision du jurv fut annulée par un sénal;is-consuUe\...hQ cardinal avait raison en parlant de la nécessité dd main- tenir Tititérieur de Paris dans les circonstances où Ton se trouvait... Tout atmoîiçait cjue l'orage allait gronder autrement qu'à l'horizon... Que faire pour le conjurer?... Il aurait fallu des amis qui ne fussent pas, comme le duc de Rovigo, de la nature de l'ours écrasant la mouche' avec une pierre.
J'ai déjà dit que, malgré ses défauts , il avait une qualité qui en compensait beaucoup... il aimait vraiment l'empereur. . . Quoique nous ne fussions pas amis dans le fond de l'âme, parce qu il avait été trop mal poiu' Junot depuis qu'il était dans fétat-major de l'emjiereur, il ve- nait souvent chez moi po.ir connaître un peu par mes discussions re&prit de Paris... Je l'ai toujours pensé... C'était du reste sa manière, et Xyi. 23
354 MÉMOIRES
il prétendait que par son arlresse à faire raiiser trois hommes de la société fort répandue dans le monde, il savait tout ce qui se disait dans le faubonrg Saint-Germain... Un jour je lui enten- dis faire cette belle déclaration , et je me mis à rire...
— Vous croyez que je plaisante, me dit-il... Eh bien! que l'un des trois persormages arrive pendant que vous êtes ici , et vous verrez...
Ces trois hommes étaient âgés... ils avaient si, non de l'esprit, au moins de cet usage du monde, de Cf^Xte jaserie qui en tient lieu, beaucoup de bienveillance... un besoin de courir dans cin- quante maisons, de toujours dîner en ville pour dire:
— Madame la duchesse de Bassano m'a invité à dîner. .. madame la princesse de Wagram m'a engagé à aller prendre du thé ce soir chez elle...
11 faut remarquer que le plus pauvre de ces trois hommes avait cent mille livres de rente!... 11 était garçon, et. répandu dans la plus haute société de tous les partis... Du reste, prêt à sau- ter du Pont-Royal dans la rivière s'il avait su qu'il servît de compère ^\\ ministre de la police... Le duc de Rovigo était en ce momerjt devant sa cheminée... Il y avait eu un grand dîner au mi- nistère , et il y avait encore du monde dans le sa-
DK L/V DUCHESSE d'aBRANTÈS. 333
Ion... Au même instant on annonça le conite de Gr t.
— Laissez-moi faire , dit le duc, vous allez ju- ger de la chose par vous-même.
— Comment se porte monsieur le comté de
Gr t ?. . . il y a bien long-temps que nous né
vous avons vu, mon cher comte, poursuivit-il en frappant sur le ventre sphérique du petit groà homme... mais cela n'est pas étonnant!... savez* vou» bien , mesdames , que tel que vous le voyez,
le comte de G r t est le favori de toutes nos
johes femmes...
— Oh! oh ! répondit le gros petit homme en se roulant sur lui-même, et faisant la roue tant qu'il pouvait... Oh ! monsieur le duc!!...
Et comme il était un des habitués de mon salon , et qu'il m'avait proclamée dame dé seâ peiîsées, à peine m'eut-il aperçue, qu'il accou- rut à moi de toute la vitesse de ses petites jam- bes, et vint me baiser le gant avec une courtoisie passionnée qui fit tomber une pluie de poudre de sa haute et immense coiffure sur ma robe...
— Tenez, voyez-vous! s'écria le duc... le
voyez- vous !... Allons, comte de Gr t, il
faut nous dire... où vous avez dîné... Est-ce un se- cret?...
--Notï pas du tout, car nous étions vingt-
35& W^MOIRKîl
cinq à table... J'ai dîné^ ajouta-t-il , chez la du- chesse de Bassano... Et il prenait longuement une prise de tabac, qu'il savourait en se rap- pelant sa journée.
— Eh bien ! que vous avais-je dit ?...Vous voyez que le comte de Gr t choisit bien ses hôtes- ses... Et quels étaient les autres convives?... Je parie qu'il n'y avait pas de femmes aussi belles que la duchesse de Bassano ?
— Si lait, par nja foiî... Il y avait madame Gazani... Pardieu ! c'est inie belle créature que cetTe femme-là!...
— Et puis, quelles étaient les autres femmes?...
— M""" de Montmorency... la belle baronne... que l'empereur a faite comtesse... Ah ! ah! savez- vous qu'elle est encore bien belle, quoiqu'elle ne soit plus mineure... Quelle taille! quelle dé- marche 1 C'est une Calyjfso... une vraie Catypso.
Et tout enchanté de son compliment, il ré- pétait en fredonnant: C'est une Calypso..,
— Et sans doute, reprit le duc, qu'avec ces dames vous n'avez pas parlé de politique?... et cependant c'est un sujet que vous traitez à mer- veille... vous qui hhes partie du corps diploma- tique, et qui appartenez à l'un de nos meilleurs amis.
,— Je vous demande pardon, nous avons causé
Dj: la DlJdHKSSl- DABUAJNTis. 557
long-temps, mais après dîner... en prenant le
café... J'ai démontré au ministre de W qu'il
n'avait pas l'ombre du sens commun à soutenir la coalition si elle se forme... Quant à lui , il prétend que l'empereur Napoléon veut envahir le monde entier, et qu'il faut lui opposer enfin une barrière... tout cela est absurde...
Le duc nous fit un signe de l'œil, et poursui- vant ses questions, il finit par savoir du comte de
Gr t le nom de toutes les personnes qui
avaient diné chez madame la duchesse de Bas- sano... tout ce qu'elles avaient dit... et même ce qu'elles avaient pu dire confidentiellement , et pourtant si l'on avait dit à M. le comte de Gr. t. — Vous avez peut-être compromis la du- chesse de Bassano... et les vingt personnes avec lesquelles vous avez dîné, il aurait été plus qu'étonné. La place et le temps me manquent pour faire voir comment il racontait jusqu'au moindre geste... C'était bien curieux. ..Ce fut au reste une leçon pour moi... et avant de sortir du salon du duc de Rovigo , je lui dis :
— Je vous remercie, mon cher duc, de m'avoir avertie du danger que je cours sans m'en douter... Il faudra maintenant que je mesure mes paroles
lorsque le comte de Gr t viendra dîner chez
moi, ainsi que M. de L et M. de T... Mais ne
craignez-vous pas que ces messieurs ne trouvent fort mauvais que vojis leur fassiez jouer un aussi sot rôle sans leur demander s'il leur convient?... !^ls pourraient bien changer la scène de comique en tragique pour vous... Quant à moi , je vous prie de ne point soumettre mon salon à une en- quête qui ne me plaît pas le moins du monde... et je m'en plaindrai, je vous en préviens...
— A qui donc?...
— A l'empereur...
-r^ Et si l'ordre venait de lui ?... Je haussai les épaules...
— Oui... si l'ordre venait de lui!... si par exem- ple j'étais chargé de savoir... mais non... je ne veux pas vous dire cela...
— Oh ! nous n'en sommes pas à nous fâcher ', dites toujours...
— ï^h bien! je suis chargé de savoir si, en effet, vous êtes dans une relation toute frater- j^fiWe avec le grand-maréchal...
Je devins d'abord pale d'indignation , et puis
• Koas ç'tipns ^lors en i8ia. . . au mois de novembre je crois... C'était, enfin, peu de temps après l'afFaire de Malet. . . En parlant de Malet, je dois dire qu'l)ier(28 juillet ï834) j'ai entendu parler d'une brochure qui tiaite de celle aftaire. Je ne la connais pas , el ne l'avais pas vue avant d*é - erire ces volumes.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÊS. 359
ponrpfe de colère... C'était aussi par trop fort... Je ne pouvais croire que l'empereur remît ainsi la clef du sanctuaire de lintérinur de chacun aui mains du ducdeRovigo... mais ce n'était que trop vrai... Du resie , je me suis rappelé en ce moment l'histoire de M. de Sartine... Mon Dieu! la vie humaine est toujours la même... toujours les mêmes passions, toujours les mêmes bassesses... L'homme sera û;raiul comme il sera petit... le cer- cle demeure le n)ême. ..C'est un th' âlre dont les acteurs vieillissent et passent... mais dont la scène et même les décorations restent toujours en place... Seulement les meubles changent de forme...
A cette époque de '.Sk^, où nous sommes parvenus, le duc de Rovigo eut une étrange con- versation avec un homme qui lui-même me la raconta dans le temps; elle est d'autant plus curieuse qu'elle donne des éclaircissemens sur une détermination ultérieure de Napoléon.
Le duc de Rovigo était, comme je l'ai déjà dit, très dévoué à l'empereur; ce dévouement allait loin , car il le portait , comme on vient de le voir, à faire des choses assez étranges. Plus le temps s'écoulait... plus nous avancions dans cette malheureuse année de 181 5, et plus on voyait se grossir l'orage qui allait ravager la France... Se-
36o MÉMOIRES
l'ieusement alarmé pour la sûreté même de Paris, Savarv se détermina, après en avoir causé avec l'arcliichancelier , à faire venir au ministère de la police quelques uns des hommes opposans à l'empereur, et de faire en sorte qu'ils fussent moins hostiles... L'un d'eux, qui était presque l'ennemi de l'empereur depuis l'affaiie de Mo- reau dont il était l'ami , et qui avait même été dans toute cette affaire d'un extrême secours à l'accusé, fut le premier auquel songea Savary. Cet homme était M. To....n , banquier; il fai- sait partie de cette troupe de jeunes gens qui, sous le directoire, portaient les cadenettes , et le collet noir, et qui se battaient avec tout ve- nant autant que le cœur leur en disait. On ra- contait, je crois, de celui-là, qti'il s'était battu sept fois dans une semaine, une fois par jour. C'est assez bien...
Le duc de Hovigo, qui était fort lié avec une yersonne qui connaissait beaucoup M. To....n, la chargea de le prier de pj^sser chez lui parce qu'il désirait lui parler. Il fallait négocier cette entrevue de cette manière, car, avec l'humeur tie M. To....n, il n'aurait été au ministère de la police qu'avec qu;itre gendarmes, et comme il n'y avait aucune raison pour commettre de l'ar- bitraire envers lui ( depuis celui qu'on avait
I)F. LA UL'tflÏESSE u'aBIIAKTÈS. 56 1
exercé cependant, mais les temps n'étaient plus les mêmes), il fallait s'y prendre de cette façon. Ce que voulait le duc de Rovigo, c'était d'a- voir l'opinion d'un des premiers banquiers de Paris sur l'esprit populaire... Deux avaient été déjà interrogés , sans se douter qu'ils donnaient des armes au pouvoir eu répondant avec naïveté. i Ces deux banquiers étaient, l'un M. î.a — , l'autre, ivl. Mal... Ils étaient paisibles dans leur him:eur. et ne répondaient que de ia règle de trois. Pour l\l. To....n c'était une autre affaire. Napo- léon ne l'aimait pas... il se rappelait que dans une circonstance très orageuse, M. To....n était venu proposer à Fouché de lui amener dans les vingt- quatre heures deux mille bons garçons qui seraient de bon secours au gouvernement...} et ces mêmes hommes... l'empereur se disait que le même chef qui pouvait les mener à droite aurait , s'il le voulait , la possibilité de les mener à gauche. Et si l'on veut se rappeler l'époque , > on verra combien la chose était facile... Il y arait { alors une clientelle nombreuse pour suivre ces j jeunes gens, qui suivaient eux-mêmes les doc- trines de Clichy ou bien du Manège... Le direc- ■ toire abattu, on n'avait pas conservé toutes ces ' dénominations, mais l'esprit opposant, quoicpie comprimé par douze ans de triomphes , n'en était
5ۉ MEMOIRES
pas moins prêt à surgir au moindre appel... On l'ignorait dans le mon ie. .. l'empereur lui-même l'avait long-temps oublié'... mais il était des gens dont la mémoire était toujours aussi fraîche et quittaient demeurésaussihaineux qu'ils l'étaient, en 1796 et 179S, du gouvernement directorial... Eh ! non pas, mon Dieu !... — De quoi donc!... — Ma foi, je n'en sais rien... ni eux non plus... Ils jouaient à l'opposition... C'est une occupa- tion comme une autre.
Cependant M. To — n n'était pas royaliste... Il n'était pas républicain non plus, quoiqu'il fût de la caste républicaine... Mais c'était une épo- que, au reste, où le duc de Mouchy, Albert d'Orsay, Juste de Noailles, madame la duchesse de Mouchy , une foule de gens de la tribu nobi- liaire , donnaient la main à David, à Gérard et à ses élèves... tout cela sans penser à mal... Notre amour patriotique allait jusqu'aux démonstra- tions, dans ce temps-là... Il est inutile de rap- peler ces époques déplorables... mais je dois pourtant dire que le parti républicain était le seul, dans ces temps d'oragts, qui eût été im- muable dans sa conduite et dans l'exécution de la devise qu'il prit aux premiers jours du danger :
— Tout pour la patrie!...
Sans être un républicain, M. To....n était
DE LA uucncssB i^'abrantès. 365
un de ceux qui avaient pris ce cri de guerre. Le pays était là , et pour lui il fallait tout faire... Le duc de Rovigo le connaissait sdus ce rapport, et ce fut dans ce but qu'il commença la conver- sation.
— Monsieur To....n, lui dit-il, vous connais- sez l'esprit de Paris ; quel est-il en ce moment' relativement à l'empereur ?
Celui qu'on interrogeait ainsi regarda le ques- tionneur avec une sorte d'étonnement. .. Le duc poursuivit :
— En vous adressant cette demande, je vous prie d'observer que c'est seulement un serviteur, un ami dévoué de l'empereur, qui vous parle, et non pas le ministre de la police, qui n'a aucun droit pour vous interroger... mais je désire être éclairé par vous sur quelques points, et c'est dans l'intérêt de la France, du pays, que je vous entre iens en ce moment... Je désire être bien compris.
M. ïo....n entra sur-le-champ dans la pen- sée du duc, et lui répondit avec une franche assurance :
— Si Votre Excellence m'autorise ainsi à lui dire la vérité, je vais lui parler un langage au-
• C'était au mois de décembre i8i5 qu'avait lieu cette
conversation.
364 MEMOlKfcS
quel , tout iniiiistre de la police qu'elle est, peut- élre n'est-elle pas habituée... mais étant interpellé au nom de mon pays, je dois répondre avec loyauté. Que voulez -vous savoir de moi ?...
— Si l'empereur est toujours aussi aimé dans Paris qu'il l'était au relour de Russie... A cetLe époque, malgré ses revers, il l'était encore beau- coup... Comment est maintenant l'esprit public dans le commerce?...
— Il n'a jamais été bon , dans la banque sur- tout, comme vous le savez bien, et maintenant i 1 est détestable. . . Si vous voulez savoir comment l'empereur est aimé dans Paris , je vous dirai, monsieur le duc, que la haine commence à rem- placer l'amour, et vous savez qu'en pareille ma- tière nous marchons vile '.
— Que lui reprochez-vous dans vos assemblées commerciales? car je sais que vous en avez... Pourquoi le haïr?...
— Parce que tout se meurt... que les ateliers sont déserts, les manufactures sans bras... les campagnes sans culture. Enfin nous voulons la paix...Nousla voulons pour exister... et lui ne la
VEUT PAS !...
' Il faut remarquer que M. To. . . .n était ennemide l'em- pereur. Cette inimitic datait du jour de la première arresta- tion d'Ouvrard et de l'affaire de Moreau.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 56t>
-^ Vous VOUS trompez... il veut la j3aix!... M. To ...n se mit à sourire, et dit au duc de Rovigo :
— Ce sont des objets trop graves pour être discutés entre vous et moi dans ce cabinet... Vous aurez toujours raison et moi aussi... La meilleure preuve qu'il veut la paix, c'est de la faire. . pourquoi ne l'avoir pas faite à Prague?... Mais, poursuivit-il en voyant que le duc allait prendre la parole, laissons ce sujet... Vous me faites l'honneur de me demander mon opinion, la voici... Je crois, comme tout le monde, que les troupes alliées vont passer le Pdiin... Voilà ce que la France doit empêcher, et elle le peut... En faisant un appel à son honneur, des milliers d'hommes vont se lever en masse , comme en 1792...
— Pardieu , dit le duc de Rovigo en se frottant les mains, vous voyez que le sénat se condtiit bien patriotiquement, il vient d'ordonner une levée de trois cent mille hommes, et...
— Eh! monsieur, s'écria JM. To n, que
venez- vous me dire là!.,. Est-ce tionc à des enfans de dix-sept et dix-huit ans que vous voulez con- fier la défense de nos frontières républicaines?... car voilà celles que la France veut et doit conser- ver !.. . Des conscrits !... des enfans à peine assez
36t> MKMOinKS
forts pour porter un fusil !,.. Non, monsieur le duc, ces muryilles de chair humaine ne peuvent arrêter l'ennemi pkis d'un jour... il passera lo lendemain sur letns cadavres, et arrivera tout droit dans Paris pour n'y prendre que des veuves et des orphehns... Mais faites un appel h trois cent mille hommes qui ont fait le coup de mous- quet dans les premières guerres de la révolution et qui se sont retirés depuis . soit dans leurs fa- milles, soit dans leur intérieur de garçon... Ces hommes-là sont à peine âgés «le quaiante ans, il en est même beaucoup (|ui n'en ont que trente- cinq. .. ils ont toujours le cœur chaud , Tâme for- tement trempée et palpitant encore au nom de patrie et d'invasion étrangère... Faites un appel à cette troupe de vieux soldats, quoiqu'ils soient encore des homrn*>s jeunes... ils marcheront avec enthousiai^me à la rencontre des mêmes ennemis qu'ils ont chassés en 92... Faites jouer: jéllons^ enfans de la patrie!... en tête d'un premier batail- lon quejeme charge déformer, et pardieu , soyez assuré, monsieur le duc, que tous suivront aussitôt
— Mais c'est la garde nationale dont vous me parlez là.
— Non ; c'est d'une armée à envoyer sur les bords du Rhin... Mais, ensuite ^ quand je vous
D£ LA DUCHESSE D ABUAiVTÈS. ^67
parlerais d'une garde nationale, pourquoi donc seriez- vous en crainte d'une telle formation?... Le duc de Rovigo ne répondit rien... Après un moment de silence, il reprit:
— Mais ce projet d'un appel aux anciens mili- taires de 92... comment voidez-vous le faire ?
— Tout naturellement. Dire la vérité, comme le fit la convention... montrer la patrie en danger... Que l'empereur soit maintenant ce qu'il est sur tous les autres; le plus grand homme de guerre du monde!... qu'il soit notre chef; nous le sui- vrons avec joie... avec bonheur! mais qu'il nous donne des garanties... san? garanties, personne ne marchera ..
Le duc de Rovigo aimait non seulement l'em- pereur, mais il le comprenait .. Alors il prenait de la colère lorsqu'on lui disait que Napoléon ne faisait la guerre que pour vremlre des provinces... La quantité de gens qui le prenaient ainsi pour l'ogre du petit Poucet est grande néanmoins, et n'en est pas moins ridicule.
— Eh! que diable voulez-vous donc de l'em- pereur, monsieur ? s écria Savary.
— Ce n'est pas moi qui ai la prétention de par- ler dans celle circonstance, dit M. To. ...n;mais connaissant la façon de penser de tous mes amis, je parle en leur nom.,, et je dis, par exemple,
7)ijS HK MOI Ri: s
qnesi nous marchions contre ieiiiiemi, il faudrait que l'empereur fit une proclaniaiion clans la- quelle il déiierail les Français du serment de fulé- lltè le jour oii il leur ferait passer le Rhin.. . A cette condition, monsieur le duc, je me fa*s fort de vous amener, d'ici à huit jours, le plus beau régiment que vous ayez jamais vu ,et composé de o;ens dont le cœur est tout à la gloire du pays... Au reste le ducdOtrante peut vous dire, mon- sieur le (hic, ce que je puis fiiire dans ce genre-là. Le fait remonte à 1809. Je n'en ai pas parlé alors, parce que l'enchaînement des évènemens ne m'y a pas conduit. Voici ce qui était arrivé.
Le duc d'Otranie élait alors ministre de la police... Il envoie un jour chercher ]\î. To....n, et lui dit :
— Il faut que nous organisions une garde na- tionale. Je crois que cette mesure est néces.saire. Voulez-vous m'aider?...
M. To....n savait le moyen de conclure une pareille affaire en aussi peu de temps qu'il était possible de le faire... Mais son état d'hostilité avec l'empereur le mettait dans une position dont lui-même comprenait la difficulté. 11 ledit à Fouché, qui le comprit aussi, mais qui n'en insista pas moins sur la nécessité de faire ce qu'il appelait la sauvegarde de la France. C était
DE LA. DUCHESSE d'\BRANTÈS. 569
en 1809... Les affaires d'Espagne étaient dans leur plus grande vigueur, ef l'Allemagne était couverte de nos batailloiis. La France était donc dégarnie de troupes armées , et si l'Angleterre avait pu faire un débarquement ainsi qu'elle l'a- vait projeté par le plan proposé par le vicomte d'Aché au comité de Londres, je ne sais trop ce que la France serait devenue au lieu où le foyer de la révolte aurait éclaté.
Enfin, M. To — n se chargea de l'organisation en s'adjoignant plusieurs personnes de ses amis, et tous aussi chauds que lui dans la volonté de défendre la terre de la patrie. C'était un lundi que cette conversation avait lieu... Le samedi matin, c'est-à-dire cinq jours après, le ministre allait sortir de chez lui , lorsqu'on lui annonça l'état-major des cfievau-légers...
— Hem!... (juoi?,.. Tétat-major des chevau- légers!... Eh! qu'est-ce qu'il me veut?... Je ne suis pas ministre de la guerre, moi...
L'huissier de la chambre s'en fut dire que le ministre ne pouvait pas recevoir ïélat-major des chevau-légers..
— Remettez-lui cette carte, dit l'un des officiers.. Ils étaient tous revêtus d'uu miiforme bleu avec les paremens cramoisis, et les épauletles et boutons dlargent.
' *XVI. a4
5nO MÉMOIRES
Quand Fouché vit sur la carie le noitf dé M. To....n, il crut rêver... . — Faites entrer! s'écria-t-il.
.— Comment, c'est vous! dit-il àM. To....n.,. c*ést vraiment vous! ..
— Oui , sans doute... et ces messieurs doivent partager les complimens que vous voulez bien me faire.
Ces messieurs étaient : MM. Bregy de Girardin, Mallet (lebanquier) , Rougemont , B;»ucher, etc..
Ce fut ainsi qu'une première garde nationale fut formée (en 1809) ; mais, soit que l'empereur eût conservé le souvenir du peu de secours que la cour avai-t reçu de la garde nationale dans les premiers orages de la révolution, il avait une- sorte de tendance à la voir plutôt en mal, et il avait de la peine à savoir la population de Paris armée. Toujours est-il que cette garde natio- nale de 1809 ne dura que trois mois tout an plus. Elle lut dissoute, et plusieurs personnes dans la société de Paris ont même ignoré qu'elle avait existé.
M. To — n avait donc raison lorsqu'il disait au duc de Rovigo que Fouché pouvait lui ren- dre bon compte de ce qu'il savait faire eh fait de promptitude... Toutefois, ce n'était pas de cetter manière que Savary voulait, à ce qu'il paraît, Tù-^
DE LA DUCHESSE D*ABRANTÈS. S^l
tîliser... Ils se séparèrent après une longue con»^ versation, qui ne fut résullat que pour le duc de Rovigo, en ce qu'il lui fut révélé dans cet en- tretien des vérités que ses agens n'osaient janv»i$ laisser parvenir jusqu'à lui...
Les nouvelles les plus désastreuses arrivaient chaque jour de l'Allemagne et de l'Espagne. La société était morte... On se voyait, on se parlait en tremblant. Mon grand deuil m'empécfiait de voir du monde; mais dans le petit cercle d'amis que je m'étais réservé, je voyais assez de per- sonnes instruites des affaires courantes , pour être au fait de tout ce qui se passait... La vio- lence du coup qui m'avait frappée était si terri- ble que j'étais insouciante sur les évènemens qui se préparaient... Cependant j'avais mes en- ifans qui devaient un jour souffrir de leur désas- tre ou jouir de leur gloire, et toujours mon pauvre cœur devait être brisé par le fait ou rela- tivement... Il me restait encore d'ailleurs un immense intérêt en Allemagne... M. de Nar- bonne était à Torgau... Après la reprise des hostilités, il lui était arrivé ce que lui même avait prédit: il avait été dans la disgrâce appa- rente de Napolron Je dis apparente, parce
qu'il est impossible que dans son âme il p«t accuser un innocent. J'ai parlé de raon attà*
372 HIÉMOIRES
chement pour M. de Narbonne... îl était celui d'une fille pour son père... Mes inquiétudes sur lui étaient donc très vives... Je devais toujours souffrir... soit par moi , soit par mes amis.
Bientôt les nouvelles les plus sinistres circulè- rent dans Paris... Lavalette , qui n'avait pas cessé d'être pour moi le meilleur des amis, venait sou- vent me donner ties nouvelles... Il savait que, maintenant que Duroc et Bessières n'existaient plus, j'avais moins de facilité d'avoir: des riou- velles de l'armée... celles du Moniteur n'étaient pas vraies, et il était difficile de savoir à quoi s'en tenir pour former quelque plan.. Un jour Lavalette me fit demander à déjeûner ; il était dix heures... Je fus frappée de son changement.
' — Mon Dieu! me dit-il eu entrant, que Junot est heureux de ne plus ej^ister!... Nous som- mes, perdus !... l'empereur est complètement écrasé !...
Quels que fussent mes motifs de refroidisse- ment contre Napoléon, tout cédait en ce moment à cette parole : // est malheureux!.:. Je me met- tais à la place de Junot , et je me disais que dans un semblable instant, Junot aurait donné sa vie pour assurer celle de sou ami... de celui qu'il regardait comme Dieu même... Je fus donc frap- jpée au cœur...
DE LA DlJCHESSÈ d'aBUA-NTÊS. *75
Oui, poursuivit Lavalette. .. vous saurez
demain avec tout Paris , car il faut bien qu'on le sache , tous les désastres de la bataille de Leip- sick... L'empereiir a fait une grande perte ainsi que l'armée, et surtout la Pologne... le prince Joseph Poniatowski est mort...
— Ah! mon Dieu! m'écrlai-je.,. Et tout aussitôt je me rappelai une soirée tout entière passée avec lui et M. de INarbonne aux Cham.ps- Élysées, peu de temps avant le départ du comte Louis... Jetais dans mon landau, et je revenais du bois de Boulogne, lorsque je les rencon- trai... Il commençait à faire sombre; cependant le prince Joseph avait reconnu ma livrée. Ils étaient tous deux venus auprès de ma voiture, et m'avaient presque forcée à descendre... Je des- cendis , et appuyée sur leurs deux bras, je me promenai très long-temps , m'asseyant par in- tervalles, puis reprenant notre marche... Nous quittâmes la route ordinaire de la promenade , et nous fûmes le long des jardins ' du faubourg Saint-Honoré... Les lilas étaient déjà en fleurs
» A cette époque, les plus soigne's e'taient : d'abord l'Elysée- Napoléon. . .le jardin de la princesse Pauline, aujourd'hui l'hôtel de l'ambassade d'Angleterre... puis celui de I hôtel Marbœuf, donné au maréchal Suchet par Joseph, et celui du général Sébastiani.
1^ M£MQIi^#
dans cette partie de Paris... ils pendaient en belles grappes , ainsi que les éhénieis, dans ces beaux massifs du jardin de l'Élysée-Kapoléon et de tous les autres jardins qui l'entourent... L'air était embaumé , et la nuit si belle que nous restâmes fort tard, voulant prolonger un mo- ment de bonheur dans un temps où ils étaient si rares!...
C'était un aimable et excellent homme qjje le prince Poniatowski ; il avait une de ces figures qu'on aime d'abord , parce qu'elles répondent à toutes les sympathies bienvediantes de l'àme... il était beau... Ou ne le remarquait pas, à moins Cju'on ne voulut l'aimer d'amour... mais il avait tant de qualités charmantes, qu'il attachait forte- ment par leseid attrait d'ime sincère amitié... Le comte Louis lui était fort dévoué, et ce fut de lui que j'appris tout ce qu'il révélait de bon et de loyal.. Ce fut un malheur pour Tempereur, mais bien aussi pour la Pologne, que Napoléon nelui eu ait pas remis la couronne sur la tête... Mais lais- sons cette faute!... on en a tant parlé que mainter nant il y aurait vraiment déraison d'en parler encore.
.Alors il était seulement venu à Paris passer quelques jours pour voir sa sqeUr et son fil? , pt
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS.' 075
quelques amis auxquels il était fort attaché *... Mais la trislesse la plus amere se faisait sentir dans toutes ses paroles... Il voulait cacher des pressentimens qui ie dominaient , et moi-même j'en fus pénétrée.
Il me racoiita, dans celte soirée très remar- quable dans mes souvenirs, comment il. avait supplié l'empereur de ne pas attendre le froid...
Hélas! me disait-il, je crains qu'un mot de
moi n'ait été d'un effet bien funeste dans cette étrange série de désastres remarquables surtout par leur facilité à être prévenus et conjurés!... J'étais auprès de l'empereur, et je lui parlais avec une telle conviction qu'il me sembleque je devais être persuasif... mais l'empereur ne paraissait même pas ému...
Pourquoi retiendrait-on Lauristonsi long- temps, me dit-il enfin, si l'empereur Alexandre ne- voulait pas me répondre selon mon désir? mais pour cela il lui faut faire plier d'autres vo- lontés que la sienne... Il n'est pas le maître chez
■ Sa sœur est la princesse d'Iesckewilz. . . unç bonne, spirituelle et très supérieure personne . . Les gens qui ne jugent les autres, comme Je faisait ;iIois la princesse de T..., que par la façnn de faire la révérence , trouvaient que la prin- cesse polonaise ne valait pas la princesse française. . . Quant k moi , je dis tout le contraire.
376 ■ MÉMOIRES
lui àîitant que je le suis en France, moi, tout souverain absolu qu'il est...
— Ah! sire , s'écria le prince Poniatowski... il vous joue!... A peine eus-je prononcé ce mot, me dit le prince Joseph, que je fus effrayé de son effet... il marcha vers moi... de sa petite main il serra la mienne avec une violence pres- que convulsive, et ne put parler pendant quelque temps, car son gosier éf ait évidemment contracté... Enfin il sourit!... mais quel sourire, mon Dieu!... et me dit :
— Pri nce Poniatowski , soyez certain que l'em- pereur Alexandre ne se Joue pas de moi !... il en connaît trop le danger...
— Et cependant, poursuivit le prince Joseph, l'événement a prouvé que j'avais eu le malheur d'avoir raison... Je me rappellerai toute ma vie l'expression déchirante et terrible qu'eut l'empe- reuf lorsque , quelques jours plus tard, il vint de lui-même auprès de moi, et me dit en me serrant la main :
— Prince Poniatowski , vous avez eu cruelle- ment raison.
Puisque je suis revenu à reparler de la Russie, et de l'époque de 1812 , voici un fait bien cu- rieux pour l'histoire , quoique son résultat
DE LA DOCHKSSE D ABRAWTES. O77
* n'ait pas eu l'immense conséquence qu'il devait ■ amener.
On sait que i'empereur Alexandre était à Wilna à recevoir des fêtes , lorsque la nouvelle de l'entrée de l'armée française sur le territoire russe lui fut annoncée... mais les détails de ce jour sont d'ailleurs peu connus.
I/einpereur Alexandre était à Wilna, chez le général Beningsen, dont il venait de tenir la fîile sur les fonts cTe baptême; il lui avait donné comme cadeau de parrain une maison de cam- pagne nommée Zakret, située fort près de Wilna, et dans laquelle madame Beningsen vou- lut donner une fêle à l'empereur et à tout l'état- major général de l'armée qui se trouvait ras- semblée alors à Wilna ; mais la maison étant trop petite, madame Beningsen voulut faire construire un pavillon en planches dans le jar- din, où devait se donner la fête impériale. Elle fit demander le meilleur architecte de Wilna, et on lui indiqua M. SchaUz , comme le plus ha- bile, non seulement de la ville, mais de la province... Madame Beningsen lui expliqua ce qu'elle voulait, et elle lui dit pourquoi elle dé- sirait que le local fût digne de la fête qui devait s'y donner.
M. Schultz était Lithuanien. C'était un de ces
S^S MÉMOIRES
tommes h passions profondes et, comme pres- que tous les Polonais, au cœur généreux, suscep- tible des actions les plus grandes aussitôt que la voix de la patrie se faisait entendre. Il avait pour les Russes cette vieille haine qui fermente dans le sang polonais depuis tant de générations, et qui se transmet enfin à la dernière , avec une soif de se satisfaire que la mort de l'ennemi dé- testé peut seule assouvir... En recevant le mes- sage de madame Beningsen, il voulut refuser... mais un sentiment vague le fit ensuite accepter... A mesure qu'elle lui parlait, il l'écoutait avec une attention qui aurait dû être remarquée par madame Beningsen... Il sourit en recevant l'or- dre de tenir tout prêt dans un temps fixé!... c'é- tait à quatre jours de là... Il promit d'être exact... En effet, ainsi qu'il l'avait dit, le pavillon fut pon seulement construit, mais magnifiquement décoré. Il y avait quelque chose de fantastique jdans la manière presque subite dont ce pavillon s'était trouvé achevé... Madame Beningsen, charmée de l'exactitude de M. Schulîz, l'en re- mercia avec une chaleur qui le faisait sourire... mais d'un sourire où il n'y avait rien de joyeux, pi debienveillant...
On fut voir le pavillon dans lequel travaillaient ««icorç quelques ouvriers plusieurs heures givant
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 5'jg
le bal. Enfin, tout fut terminé, et chacun se retira pour se disposer pour la fêle... Tout-à- coiip un bruit affreux se fait entendre... C'était le pavillon qui venait de crouler!... Le calcul de l'architecte patriote avait été mal fait... il s'était écroidé trop tôt!... il ne devait tomber que quel- ques heures plus tard... En croulant, il écrasait à la fois toute la famille impériale, et tous les gé- néraux de l'armée russe qui se trouvaient en ce moment à Wdna!.;. En apprenant l'effet préma- turé de sou dessein , Schuitz fut se jeter dans la petite rivière de^^ilna, où il se noya...
Cet événement, qui est peu connu parmi nous, est cependant d'une immense importance... Il fait voir comme cette nation polonaise possède encore de grands courages... Ce Schuitz était presque sûr d'être livré au plus affreux supplice... eh. bien ! il n'avait pas fui... il avait voulu jouir de sa vengeance î... Je ne puis assez admirer un tel caractère... Il y a delà beauté antique dans un homme comme Schuitz... En apprenant que sa vengeance était manquée... quetou!^e cette lignée souveraine qu'il abhorre existera, non seulement pour persécuter encore ses frères, mais pour lui demander à lui son sang et sa vie, il voulut leur jàter La joie de se venger, ^t sa mort elle-mèpp est encore un beau trait,...
36o MÉMOIKES
... On parla peu en Russie de cette aventure... et le même jour, la fête eut lieu dans ce même pavillon où devait errer l'ombre du coura- geux architecte!!... Cent ouvriers enlevèrent les poutres brisées et les planches en éclats... Le temps était beau... on mit des lampions, des candélabres, des guirlandes de feuillage, et l'on dansa sur ce même plancher qui devait être rougi du sang de toute la famiUe impériale... Qui peut dire quelle différence une telle cata- strophe pouvait apporter dans les évènemensde la campagne ?... Gomment la guerre se serait-elle soutenue?... L'impératrice, déjà souffrante, n'aurait pas pu conduire les affaires , ni même gouverner dignement... les trois grands-ducs étaient avec leur frère '... mais, en admettant que les deux plus jeunes n'y fussent pas , que pou- vaient deux enfans, dépourvus de tous conseils et de tous secours militaires, puisque l'élite des officiers - généraux et des officiers d'état-major aurait péri à Wilna, si le plan de Schultz avait réussi?... Mais bien loin de là... la retraite de Moscow s'était faite!,.. Les ossemens de nos plus braves soldats blanchissaient dans les slep-
« Je ne suis pas sûre , cependant , que les deux grands- ducs Michel et JNicolas fussent à l'armée à cette époque. Je le crois sans en être certaine^
DE LA DUCHESSK d'aERANTFS. 38 1
pes solitaires et glacées de la Russie... Nous étions abandonnés par nos alliés, et la bataille de Leipsick achevait de nous écraser.
La relation véritable que m'en fit La Valette était terrible pour un cœur français I... On a cherché, dans les journaux, à atténuer autant que possible les malheurs de cette journée fu- neste, et, à cette époque, jamais la vérité ne nous parvenait.
Les hostilités avaient recommencé, le 2S sep- tembre, par un mouvement combiné de trois armées des alliés dans la direction de Leipsick... L'empereur battit d'abord Blûcher et le força à la retraite sur la Saale.. . Il avaitalors une pensée, qui était de renouveler, sur cette ligne de l'Elbe , la gioire de Frédéric dans ses guerres avec l'Au- triche... C'est une chose bien étrange que, dans une pareille position , Napoléon pût s'occuper de pareilles misères !... I/important pour lui était la fidélité de la .Bavière et du AVurtemberg, et ces deux alliés le quittaient. Il apprit à Duben, du roi de Wurtemberg lui-même , la défection de la Bavière en même temps que la sienne !... Maintenant le malheur lui montrait sa fidélité, comme la fortune l'avait fait si long-temps...
L'empereur entra à Leipsick le i5 octobre. Là étaient tout le matériel de l'armée, toutes les
382 MÉMOIRFS
réserves... et ce matériel et ces réserves étaient une preuve effrayante du malheur de la France. Une nous restait que six cents jDÏèces de canon, et les alliés en avaient plus de mille !... L'empereur n'allait présenter à l'ennemi que cent soixante mille hommes, et on peut lui en opposer trois cent -cinquante mille!... Cependant il à en Allemagne même plus de cent* quarante mille hommes avec lesquels il pouvait faire la loi à ses ennemis... S'il avait retiré la garnison de Danlzick, forte de trente mille hommes, tous vieux soldats... vingt- cinq mille à Magdebourg. . . qu inze m i Ile à Dresde , avec le maréchal Saint- Cyr... près de quarante mille avec le maréchal Davoust, dans Hambourg... Tout ce que notre armée a contiervé (le vieux soldats, de bonnes troupes, est enfermé derrière des murailles, et Napoléon, comme atteint de vertige, attend trois cent cinquante mille hoiu- n>es devant Leipsick avec une faibie armée découragée, qui en compte à peine cent qua- rante mille !... Il a seulement six cents pièces de canon, les alliés en ont plus de mille! A leur tour ils vont gagner des batailles avec des canons. Lorsque Junot revint en France, après la cam- pagne de Portugal, on sait que l'eujpereur le tint long-temps en disgrâce, parce qu'avec lui il fallait toujours' vaincre,.. Je le vis une fois pour
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 385
lui demander une faveur pour Junot, qui était alors au siège de Sarragosse... L'empereur était de mauvaise humeur, et j'en souffris, quoique ne pouVant rien répondre, parce qu'il attaquait sa conduite militaire en Portugal... Un de ses grands griefs, était surtout la faute commise par Junot de n'avoir pas réuni toutes ses forces , et d'avoir laissé un seul homme dans les places d'Klvas, d'Estremos, etc., etc..
— Qui a jamais vu , disait-it, laisser des trou- pes, qui devaient lui être si nécessaires, enfer- mées entre quatre murailles, lorsqu'on attend un ennemi plus fort que soi ?... •
Ce même reproche fut adressé à Junot par l'empereur, lorsqu'à Viilladolid il parla au géné- ral Thiébault... Maintenant, si l'on pouvait faire une remarque, on dirait que le tort est bien autre à Napoléon, car il était le maître... il pou- vait faire ce qu'il voulait , tandis que Junot avait reçu de lui-même, de l'empereur, l'ordre d'oc- cuper ces places fortes, et le contre-ordre ne lui en était pas parvenu.
— 11 le fallait deviner!.. . me dit l'empereur...
Le lendemain de son arrivée à Leipsick, Napo- léon livra un combat devant un village nommé Wacliau , et fut victorieux... Hélas ! ces faveurs passagères de la fortune étaient autant d'amorces
o84 MÉMOIRES
funestes pour lui... sa destinée était fixée par le malheur maintenant!... Ce même jour du combat de Wachau , il eut un souvenir bien douloureux des temps de gloire passés !... Le comte de Meer- feld , qui avait été l'un des négociateurs du fa- meux traité de Campo-Formio, fut pris à Wa- chau!... L'empereur fut, à ce que m'ont dit plusieurs personnes qui en furent témoins, très frappé de cet événement... il renvoya M. de Meérfeld aussitôt qu'il lui eut donné la mission d'aller porter des paroles de paix aux souverains alliés... Il acceptait une des proposi- tions de Dresde.... d'abandonner l'Allemagne jusqu'au Rhin... Mais il était trop tard... ils refu- sèrent l'armistice proposé, l'empereur accepta le combat...
Cependant tout ce qui entourait l'empereur était consterné... Le maréchal Marmont, le gé- néral Lauriston, le général Bertrand', le prince de Neufchâtel, le duc de Bassano ', l'étaient par attachement, les autres par aliachemenl^ peut- être, mais pour eux-mêmes... Toujou^-s est-il que plusieurs des généraux en chef, après s'être Ions-temps consultés ensemble, furent d'avis d'appeler Berlhier et M. Daru au conseil qu'ils;
• Le duc de Bassano a toujours été' avec l'empereur dans' ' presque toutes les batailles qu'il a livrées.
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 385
tinrent. On discuta long-temps , et, en résumé, les avis se trouvèrent les mêmes... c'est-à-dire qu'on fut d'accord sur un point, c'est que Napo- léon devait tout faire pour éviter le combat.... Après une assez longue conférence, M. le comte Daru et le prince de Neufchâtel se rendirent chez l'empereur et lui demandèrent une audience... L'air solennel de Berthier, surtout, frappa ISa- poléon, et il demanda de lui-même à ces mes- sieurs ce qu'ils avaient à lui dire.
Berthier commença d'abord, et lui représenta le désavantage immense qu'il avait pour livrer bataille avec une infériorité de trouoes aussi forte... Il lui dit qu'une vérité devait lui être dévoilée, c'est que les généraux commandant les corps d'armée étaient eux-mêmes si découragés, qu'ils ne pouvaient ranimer le courage du soldat; enfin il termina son tableau en lui pré- sentant la chance terrible d'une bataille per- due , ouvrant aux ennemis la route de Paris.
Encouragé par le silence de l'empereur, qui paraissait écouter Berthier avec une extrême attention, M. Daru s'avança et prit la parole à son tour. Il remontra à l'empereur que rien n'était assuré... l'arméfi n'avait pas d'ambulance... pas d'hôpitaux sur ses derrières... tout ce qui, jusqu'alors , avait été un des moyens de victoire XVI. a5
386 MÉMOIRES
de NapoléOi. , parce que le soldat sachant qu'il aura un bon lit, des soins, des secours, s'il est blessé ou malade, va au feu avec une plus tran- quille assurance... — Ces moyens, dit le comte Daru, "Votre Majesté sait sans doute qu'il n'y a pasde.ma faute s'ils ne sont pas autour de nous... mais enfin il n'en est pas moins vrai qu'ils man- quent entièrement. .. Il faudrait donc qu'elle prît un parti pénible, sans doute, mais de la dernière urgence dans la circonstance présente.
Lorsque le comte Daru eut cessé de parler, Napoléon le regarda avec une expression toute bizarre... puis il regarda aussi fort long-temp3 le prince de Neufchàtel... enfin il leur dit :
— Avez-vous encore quelque chose à ajouter?... Ils s'inclinèrent sans répondre...
— Eh bien , je vais donc vous répondre à tous deux'... Berthier, vous savez que votre opinion sur une pareille question n'entrera pas pour un fétu de paille dans ma détermination... vous pouviez donc vous épargner la peine de parler... Pour vous, monsieur le comte Daru, vous êtes homme de plume et non d'épée, vous
» Il y avait une troisième personne; il m'est impossible de me rappelef son nom... Quant aux mois de'sagreables dits par l'empereur, je n'en suis pas comptable; le fait est qu'ils ont ëlé dits.
DE LA. DUCHESSE D*ABRANTÈS SS^
êtes inhabile à j^ger une pareille affaire... Quant à ceux qui vous ont envoyés, qu'ils obéissejnt... voilà ma réponse...
Et il les congédia aussitôt...
Le lendemain la bataille de Leipsick fut don- née !...
Oh! qui ne pleurerait pas sur de tels revers !... Oh ! qui ne voudrait les racheter de son sang!... [Napoléon m'avait fait bien du mal , peu de joiirs avant ceux de son infortune... eh bien ! son malheur avait déjà effacé tout ressentiment!... J'aurais voulu lui épargner les angoisses qu'il dut ressentir, le jour de cette bataille de Leip- sick, lorsque voyant ses soldats foudroyés par une artillerie formidable, il apprit qu'elle ne l'e'tait autant que parce que le quart de son ar- mée venait de passer à l'ennemi, et pointait sur des frères d'armes les canons qu'ils servaient ensemble une heure avant!... Dans cet instant, Napoléon dut souffrir une torture cruelle !... c'était la première de sa vie... C'est ainsi que l'on peut dire que la bataille de Leipsick fut gagnée et perdue par notre armée... Le centre' et la
" Le centre ëlait commandé par l'empereur en personne et la droite par le roi de Naples. Pendant sept heures , ils résis- tèrent, avec 9,5oo lioaimes , à plus de i jo,ooo, . . Le prince de Suède accabla le maréchal Ney , à la gauche , qui dut S6
388 MÉMOIRES
droite furent victorieux... la gauche fut aban- donnée par les Saxons et livrée à l'ennemi... Cette bataille de Leipsick, loin d'être une défaite, est au contraire un des plus beaux faits d'armes, peut-être , de l'empereur... Du moins cette journée est-elle aussi honorable pour Inique honteuse pour ceux qui l'ont si bassement trahi, et j'ajouterai, pour ceux qui ont si bassement acheté les traîtres.. . Tout commandait la retraite ; elle se fit d'abord dans l'ordre le plus parfait, et commença la nuit... Avant le jour les ponts étaient passés. .. la retraite avait lieu sans dés- ordre; lorsqu'un événement, qui n'est pas encore éclairci , mais que la Providence aura la justice de faire connaître un jour, répandit la terreur dans les rangs de l'arrnée... La haine, toujours active pour ajouter au malheur, n'a pas craint de répandre la plus infâme calomnie sur l'empereur, relativement à cet événement ; c'est le pont que le sous - officier fit sauter sur fElster. Cet homme, soit qu'il ne soit coupable que de sottise et de peu de jugement, ce qui est le plus probable, soit qu'enfin il soit un traître, est seul l'auteur du malheur qui perdit le reste
défendre avec 4o>ooo hommes, contre plus de i5o,ooo. . . Comment chaque rang d^'hôinmes que son canon abattait ne lui biessait-il pas le coeur, à cet homme qui fut Français ? . . .
DE LV DUCHESSE d'aBRANTÉs SSq
de notre armée. Chargé de faire sauter le pont sur l'Elster, cet homme, trompé, dit-il, par la vue de quelques cosaques qui s'étaient avancés , selon leur usage , et avaient franchi le fleuve , fit sauter le pont tandis qu'il y avait encore dix mille hommes qui défendaient les barrières des faubourgs pour donner le temps à la réserve et aux parcs d'artillerie de passer, croyant que l'en- nemi était déj à le maître de la ville. Cet événement terrible, qui séparait ce qui était déjà passé, de toute la réserve, fut un coup funeste pour l'ar- mée française... eh bien! ce fut cet événement que la haine calomnieuse ne craignit pas d'attribuer à l'empereur'!... lorsque l'arrière-garde, n'ayant plus de retraite, demeurait prisonnière!... Alors on vit un affreux spectacle!... Avec la même fureur, qui la veille les conduisait à l'ennemi, nos soldats se précipitaient par les issues occi- dentales de la plaine pour atteindre les différens passages des bras du fleuve dont est coupée la
» Cette accusation, stupide a trouve' un écho retentissant à cette époque. . . On alla même jusqu'à accuser un aide-de- camp de l'empereur d'avoir porté l'ordre, .. c'était 31. de F. . . et il reçut depuis le surnom de marquis de Brille-poni. Mais le fait réel, c'est que le sous-officier fut uu traître ou un sot. . . L'empereur n'avait rien à gagner et tout à perdre par les suites de ce désastre. . . Le choix du bon seqs est bieplt Ç fait, mais la haine raispni»e-t-elle ?. , .
Sgô ME5I0IRES
route de France... Des bataillons entiers furent faits prisonniers... d'atUres furent engloutis dans les eaux... Le maréchal Macdonald passa le fleuve à la nage... C'est alors que périt le héros de la Pologne... celui qui était aussi Ihonneur de nos aigles... Blessé dans une charge qu'il ven;»it de faire, dans les rues nnême de la ville, à la tète de ses lanciers polonais, Poniatowski arriva , déjà faible et tout sanglant, sur le bord de l'Elster pour proléger encore la retraite de ceux qui le nommeront toujours leur frère... Mais tout moyen était enlevé!... il s'élança dans le fleuve... ce fut là qu'il fut achevé !...
Les détails de cette journée sont atroces de barbarie ! !..
Un trait admirable de la vie de l'empereur*, ce fut la visite qu'il fit au roi de Saxe, en tra- versant- Leipsick... Le vieux souverain était âotis le poids d'une douleur profonde de la trahison de ses troupes... il en avait la boute, malgré sa loyauté!.. Napoléon le connaissait trop pour lui altribuer l'odieux d'une telle infa- mie. Il le consola par de douces paroles, et
* Nâpoirfon avnit une grande géiiérosilé dans l'âme... Certes ceUe deinaichc lé prouve assez par elle-inêine... si la politique n'avait pas absorbé ses fucullc's , il aurait clé boa et même sensible dans &ÉS relationâ. . .
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. Sq I
rampria la paix dnns l'âmè profondément ulcérée du Nestor île rAHemngiie... Mai? celte' niarque d'intérêt, que le vieux prince se réjouissait d'avoir reçue, fut pour lui comme l'arrêt d'un jugement... On l'abreuva d'oUtrages !... on eut l'indigne impudeur de le punir comme traître, parce qu'il n'avait pas trahi !... L'inlortuné vieil- lard , emmené prisonnier , comme un gage de leur ovation inespérée, par les souverains alliés, FUT JiJGi:, condamné, comme un criminel l'eût élé, à perdre la moitié de ses états!... et la sen- tence fut exécutée 1... Le prince royal de Suède fut le plus sévère, dans ce conseil de rois qui en condamnaient un autre... dans cette troupe d'insensés qui commençaient dès lors à frapper indistinctement sur les létes couronnées , conime si l'exemple n'était pas dangereux à suivre... Ils voient aujourd'hui quel progrès en a été le résultat!... iMaintencnt, eu parlant d'abolir les rois, il n'est plus question de prison ou de dé- position!... c'est LA MORT qu'on leur promet... et pourquoi?... parce qu'ils ont montré que l'oint du Seigneur n'était pas sacré pour eux!... parce qu'ils ont donné un funeste exemple à suivre pour la violation de la propriété, en dé- pouillant le roi dé Saxe; et un autre plus ter- rible encore , en exilant Napoléon sur le roc de
592 MÉMOIRES
Sainte -Hélène'... Le jour d'une vengeance ter- rible n'est pas éloigné, peut-être... et Napoléon sera vengé au-delà de ses vœux , car jamais il n'en fit pour le désordre, et le tocsin qui son- nera appellera les peuples à la révolte pour obtenir leur liberté... C'est alors que les rois détrônés , peut-être sans asile , se rappelleront Longwood et Hudson-Lowe, et qu'ils diront : Il est une justice divine 1 !...
' On peut y ajouter la mort de Murât. . . Il avait e'te' dans le collège des rois de l'Europe. . . il avait été appelé frère par ceux-là même qui le condamnèrent !... C'est honteux autant qu'infâme de cruauté.
FIN DU TOMK SEIZIEME.
TABLE
DU SEIZIÈME VOLUME.
Chapitre I". — Le tocsîn européen. — Proclamation de l'empereur Alexandre. — Discours de l'empereur Napole'on. — Alexandre paciGcateur de l'Europe. — La Prusse et son système. — Leduc de Brunswick. — Sauve qui peut !—\enle de la Suède, — 25 millions.— C'est le prix du sang.— Plus il vaut, plus il est paye'.'
— L'Espagne perdue. — Belle conduite de Soull. — Lettre de Bernadotte à Napoléon.— Le transfuge. — Ma petite Bonnette! —L'empereur trop bien servi.
— Les gardes d'honneur. — Mort de M. de Lagrange.
— Le pressentiment. — Promenade en calèche. — Le duc de Frioul et Junot. — Amitié fraternelle. — Ce qu'était Duroc. — Combien il était bon. — Pressenti- mens de Junot. — Amour pour l'empereur. — La consécration et le serment. — L'enfant du brave de'voué avant sa naissance. — Le bulletin. — La partie de billard. — M. de Flahaut et M. de Valence.
— Les cent bouteilles de vin de Sillery. —La bou- teille d'eau de Portugal et la bouteille d'élher l
Chapitre IL — Enthousiasme de la France pour la cause uatippale. — « La patrie eu danger, *- Aux flirwiw /.'/
394 TABLE.
— Le maréchal MacdonRid abandonne. — Trahison. •
— Le géne'ral York. — Taiirogen. — Réponse à M. de Chaleaubrianl. . — La brochure. — Le roi de Naples. — Le prince Eugène. — Brouille de Murât et de Napole'on. — Cause de celle brouille. — Le général Cavaignac. — M. Godefioy de Cavaignac. — Son éloge. — Querelles du roi de Knples el de sa femme. — Il ne veut pas être mené. — Le second Bacciochi. — Le comte Daure. — Le duc de La Vau- guyon. — Demande de Murât. — Décret de l'empe- reur. — Les Français napolitains. — Bouderie de Murât. — Le couloir secret. — M. Mazois. — Son éloge. — L'fnlreniur. — ■ Le beau jeune homme et le gros petit homme. — Lettre de Napoléon à sa sœur et à 3Iurat. — Il n'a du courage que comme un moine ou une femme. — M;irie-Louise. — On ne l'aime pas. -r- Pourquoi cela? — Ses galopades. —La jeune bourgeoise de Paris et le cppilaine de l'armée d'Espagne. — lufidélilé. — Folie et mort de Claire. . 35
Chapitre III. — Premiers mois de i8i3. — Conlitibti continentale. — Union de la vertu. — Disposiliotis de la Prusse. — Préjugés de l'emperelir à son égard. —^Politique. de lAngloterre.— -M. deSchwarlzenbcr^.
— Anecdote. — Leva/et pris pour roi; — Les Bourbonis en i8i3. — L'acte d'aulorltc. — La lettre cachetée.-^ Le duc de Rnvigo. — Royalisme. — Harlwell. -^Pro- clamation. — Impression qu'elle produit sur l'empe- reur. — Politique. — Evènemens ■. 2o5
Chapitre IV. — Conduite de l'Angleterre fipres la rup- ture du traité dé paix d^Amieus. — Pilt. — Légitimité.
— Coup-d'(feil siir la conspiration dé Georges Cadou- dal. — Où était son quartier général ? — Cause de la paicificàlidh de la Vendée. — Mesdames de Gombraj
TABLE. SgS
et Acquêt. — Vols scrupuleux. — Le vicomte d'Aché (ou Ascher ). — Leslorières. — Caractère de ma* dame de Combray. — Cotnnc et Frollë. — Traité de Presbourg. — Plarîs d'altaques. — M. La Cliapelle.
— Diiplessîs Pascou et Charles Lenoir. — Alioculion.
— Vol de la rcccUe d'Alencon par les Cliouans. — Arrestations. — Oi-afson funèl)re du duc d'Enghien.
— EciiAFAuD ! — Traliison. — Iju marquise de V .n.
— Le Gendarme, — Assassinai. — Ce que les ministres anglais espéraient en renvcrsiint Napoléon 86
Chai'Itee V. — Sermon d'un e'Iève à son maître. — Car- rière royale de Bernadoltc. — Declaraiion de guerre de la Prusse. — Arme'e du prince Eugène. — Situa- tion militaire. — Siuislrcs prcssentimens de M. de Karbonne. — T.e bouton de rose et le duel. — Mémo- rial de Sninle-Hèlùne. — ■ BL T. . . .n et le congrès, — Lettres sans réponse. — Mort de l'abbé Dclille. — Revlie critique. — Départ de l'empereur. — NécëS- siTÉ. — Haine' implacable contre l'.Anglelerre. — ^ Pass<Tge à Erfurl, — Combat de Weisseinfeld. ^^ Bravoure de notre infanterie. — Dxifiles de Pos'/r»a.
— Bossiéres y est tué. — Epopée à faire. — Scène JiurIfSque. — Le manteau de cour ensanglanté, -.^iî Reconnaissance * ; t i*. rtt . l5i
Chapitre VI. — Bataillfe de Lutzen. — Napoléon âti tombeau de Gustave - Adolphe. — 3IédIl.Ttioti. — 4o,ooo coups de canon. — Bataille d'Egypîè. — Der- nier soupir. — Le roi de Saxe et le prince Eugène. — Médiation armée. — Scène entre Teiupereur et lé comte de Mettcrnich. — Le chapeau tombé ! — ^ Qui le rajiiassa. — Sort de l'Aulricbe. — M. de Bubnà. — Bautzcn. — Histoire de Paris, par Dulaure. — Grîcls.
— Supplément à i'Alinànach national de Fràhéé ,
396 TABLE.
pour l'an viii. — Nous nvons un maître. — Constitu- tion du gouvernement consulaire. — Madame la com- tesse Bertrand. — Jonction du prince royal de Suède aux allies de la coalition. — Tiahison de Bernadolte.
— Marie-Louise et Jose'phine. — Votre père est une ganache. — Synonyme. — Bon et brave homme. — L'archichancelier brave ganache 168
Chapitre VIL — Paris de'sert. — Passe-temps quotidiens.
— Visite et tristesse de Lavalelte. — Lettre de Duroc.
— Encore une victoire ! = — Nouvelle visite. — Ddroc EST MORT. — Douloureux avertissement. — Caractère du duc de Frioul. — Amour malheureux. — De'goûts.
— L'envie ne raisonne pas. — Hostilile's tacites. — Affliction de l'empereur. — Mademoi.selle Hervas d'AIménara. — Biographie universelle des frères Micliaud. — Bassesses désapprouvées par les Bour- bons. — La famille royale de Prusse cl l'empereur Alexandre. — Lucien Bonaparte. — Lettre de l'em- pereur à Madame-mère. — Indépendance. — Royaume
de Toscane. — • Grandiose igS
Chapitre VIII. — Le duc de Vicence. — Entretien avec l'empereur Alexandre. — Estime. — Caractères ap- préciés. — Ruse de guerre. — Prétentions diminuées par les victoires deWurschen et de Bautzen. — Ou- vrage de M. de Norvins. — M. de Metternich. — Portrait . — Citation de Tacite . — L'homme d'affaires.
— Joachim. — Flotte anglaise. — Méfiance. — Li destin et les aide s -de -camp. — Le conseil des minis- tres. — Projet d'indépendance. — Grave offense. — Plans et perspectives de résidences royales. — Mi- chaïlow, — Nouvelle Bastille, — Paul I"" de Russie.
— , , . Tp n'auras pas jjç chaumière. — Paroles pro- phéticfues, ,,,,.,,..,..,,«.,,, ,.,•,.) f .. I 9i2i
TABLF. 39^
Chapithe IX. —Traites de Reicheubach et de Peters- walden. — Défection de la Prusse. — ProcJamation
du i5 août. — Bernadette. Intrigue. — Junot à
Gorizia. — Les trois cents Croates. — Mort du ge'- néral Thoraiéres. — Douleur partagée. — !Murmuies.
— Brutalité' de M. de Piovi'go. — Ce qu'était le général Thomières. — La Vendéenne. — Pourquoi diobln ne matige-telle pas? — Découragement. — Moreau à Gotherabourg. — Le général J — Mort. — Souf- frances de l'agonie. — Soif ardente. — Le chien an- glais. — Hurlemens. — J'appartiens au générai Moreau 240
Chapitre X. — Ma souffrance. — Grossesse pénible. — Annonce terrible. — Message de l'empereur. — Leduc deRovigo. — Mon frère. — Désespoir.' — Injuslicr. ■ — Départ pour Genève. — Butini. — La maison du lac. — Attente trompée. — Malheur. — Le duc d'A- brantés à Montbard. — Le vieux père. — Le délire.
— Les vrais amis. — 31. de Montbreton— M, de Ram- buteau. — M. de Brigode. — M. de Courtomer. — Madame la marquise de Brehan. — La comtesse de La Marlière. — Mes oncles. — L'abbé de Coninène. — Madame Lallemand. — Le baron Yan-Borchcm. — Lettre de Lyon. — Le neveu de Junot, M. Charles Maldan. — Un mot sur lui . — Catastrophe. — Appa- rition. — iXouveau malheur. — Biographie menson- gère.— Rectification. — Ayoub-Bey, Kléber et Junot.
— Le combat de Nazareth. — Les 000 braves. — Le baron Gros. — L'histoire de France de Saint-Acheul.
— Le marquis de Buonaparte. — Le père Loriquet. — Le commandant de Paris , le général des grenadiers d'Arras , le grand • officier de l'empire, l'ambassa- deui-, le gouverneur de Paris et le gouYerneur-géné-
3§$ TAELE.
rai de Portugal.— La bataille de Vimiero cl le duc de Vaimy. —Mon amllie pour lui.— Le duc de Wel- JingloD. — Les beaux livres. — L'avocat devenu sol- dai.— L'empereur à Dresde. — Le palais IMarcolini. — La nouvelle. — Douleur de Napoléon. — Le duc d'Olrante. — Encore IfS vrais amis. — M. de Nar- bonne. — Sa lettre. — Un i)cau-frcre en mission. — L'exil. —Le courage. — Le retour. -- Toujours les amis. — Violation des lois. — La visite nocturne. — Scène violente. — Dernière lettre de Junot à Napoléon. 290
Chapitre Xî. — Nouvelles d'Espagne. — Mouvement de troupes. — Exigences. — Traité d'alliance avec le Da- nemarck. — Congrès de Prague. — Noblesse d'àme. — Vanité. — Conséquences qui seraient résultées de l'u- nion de la France à i'Autricbe. — Propositions secrè- tes.— Quelles élaieul celles garanties par l'Autriche,
— Paix générale. — Confédération du Rbin.— Mort à Napoléon. — Rage. — Colère insensée. — Malheur commun. — Rupture de rarniistice. — Les transfuges.
— Loyauté'. — Caractère de l'historien. — Le prince Schw^arlzenberg. — Obstination. — Goldberg. — Dresde, — Course. — 4»°°° niorts. — 17,000 prison- niers , et i4>ooo tués ou blessés. — Justice. — Sentence exécutée, — Le nouveau Coriolan. — Con- fiance en la destinée. — Revers. — Pacte rompu. — L'amiral Bentinck. — Reddition de Saint Sébiistien,
— Nouveau traité de Tœplilz. — Ennemi commun. — Perle de Ja bataille de Katzbach. — Projet c?e visite à Vandamme. — Interbogt. — Fureur de la guerre. — Froclamation. — Wellington passe la Bidassoa. — Maximilien de Bavière 324
Chapitbs XII, — Le cardinal Maury. — Arbitraire, — Aiuauiation d'une décisiou du jury. — Cainbacérés.
TABLE. 399
— L'ours écrasant la mouche. — Le comte de
Gr t. — Anecdote. — Les dîners. — Nolublli-
te's financières chez M. de Rovigo. — Coupd'œil re'- liQspcclif. — Nous voulons la paix, et lui ne la veut pas. — ÎMuraille de chair humaine. — La Convenlion.
— L'c'lal-ninjor des chevau-ltgers. — Affaires d'Alle- magne. — • Ponialowski. — // vous joue. — Fêle à Zakret. — Scluilz. — Ecioulement du pavillon. — M. Daru. — B;ilaille de Leipsick. — g, 5oo hommes CONTRE 170,000. — i4-ooo contre i5o,ooo — Le pont sur l'Elster. — Mort de Ponialowski. — Barbarie. — Jugement du roi de Saxe 55o
FIN DE LA TABLS DU TOME SEIZIEME.
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LO JRV.
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