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Le présent volume renferme quelques mémoires sur des sujets étrangers au pays, mais leur impor- tance et le nom de leurs auteurs nous paraissent être des titres suffisants pour les recommander à l'atten- tion des gens de lettres. L'Académie a d’ailleurs prouvé par de précédentes publications tout le prix qu'elle attache aux travaux relatifs à la Provence. Elle verra toujours avec une vive satisfaction ses membres diriger leurs recherches vers ce point essen- tiel et elle se fera un devoir d'en consigner le résultat dans ses collections. Notre Académie avait adopté, dès son origine, deux séries distinctes de publications, celle des mémoires proprement dits et celle des procès-ver- baux des séances publiques, contenant à la suite la liste des divers membres et des Sociétés savantes correspondant avec l'Académie. Dans ces derniers temps, elle avait cru devoir modifier ce mode de publicité : conformément à ce qui se pratique par d'autres Sociétés, l'impression de bulletins semestriels avait été admise et un cer- tain nombre de bulletins successifs devait former un volume. C'est ainsi que les tomes V et VI de nos Mémoires ont été complétés. Nous avons reconnu que la publication d'un vo- lume faite ainsi par fractions et quelquefois sans une périodicité bien régulière exposait à des embarras età des inconvénients. L'Académie suivra donc à l'avenir l’ancien système adopté pour l'impression de ses travaux. Mes honorables prédécesseurs avaient pris l'enga- gement de publier un volume tous les trois ou quatre aps. Si leur zèle a pu échouer quelquefois contre la force des circonstances, je n'oserai affirmer que ma bonne volonté ne soit aussi rendue impuissante par les évènements. Toutefois, la généreuse protection du Gouverne- ment et le bienveillant concours de l'Administration du pays, les nombreux matériaux que l’Académie possède dans ses cartons, le zèle et l’assiduité de ses membres, ces divers motifs nous font espérer que la promesse faite dans le temps sera fidèlement remplie à l'avenir. Le Secrétaire-perpétuel de l'Académie , MOUAN. Aux, le 20 juin 1857. RAPPORT SUR UN OUVRAGE DE M. LE DOCTEUR PAYAN INTITULÉ ESSAI THÉRAPEUTIQUE SUR L'I0DE Zu en Séance particulière de l'Acadèmie d'Aix Le 11 mars 1851 PAR D'ASTROS (30SEPH-3ACQUES-LÉON) Ancien membre du Jury médical des Bouches-du-Rhône Médecin de l'Hôpital, des Prisons d’Aix, etc. Messreurs, Si celui qui consacre ses moments, ses veilles, sa vie entière à l'étude de la médecine ; qui se tient au courant des découvertes nouvelles; qui médite sur les faits qu'il lit, ainsi que sur ceux qui lui sont propres ; et, fait tourner au profit de ses clients tout ce qu'il a acquis de science et d'expérience, est réputé un homme utile à son pays ; avec combien plus de raison 1 pos peut-on qualifier ainsi le médecin , qui, remplissant avec la même constance et le même talent les devoirs de sa profession, rend encore public le fruit de ses études et de son heureuse pratique... J'ai nommé le docteur Payan. De nombreux et bons écrits ne leussent-ils pas fait connaître déjà avantageusement dans le monde médical, le livre dont il vient de faire hommage à l'Académie, livre remarquable à plus d’un titre, eut sufh pour faire sa réputation. Chargé de vous en faire un rapport, la tâche n'en est agréable, puisqu'elle me donne occasion de parler d’un confrère estimable, mais elle est difficile en même temps : si je voulais dire tout ce que le sujet compor- terait, je serai fort long. Cet ouvrage a pour titre : Essai thérapeutique sur l’iode ; en voici la préface. Elle vous apprendra quelles circonstances mirent à son auteur la plume à la main; et comment il se fit que la Société des Sciences médicales et naturelles de Bruxelles voulut prendre sous son soin de le publier. Rien de plus flatteur , rien qui puisse en faire un plus bel éloge ! « Lorsque, il y a quelques années, la médication iodique, un moment dépopularisée par suite des in- convénients provenant de l'ingestion d’un corps aussi irritant que l'iode, eut repris une vogue nouvelle par la substitution de liodure de potassium à ce premier produit, je fus des plus empressés à expérimenter un + — médicament qui s'avançait, dans la thérapeutique, escorté des guérisons les plus brillantes. Je consignai même, dans certains recueils périodiques, quelques- uns des importants résultats que jen avais obtenus. Mais , en 1847 , surgit pour moi une circonstance qui reporta plus vivement mon attention sur cette matitre, je veux parler du concours qu’ouvrit à cette époque la Société de médecine de Lyon sur la question sui- vante : « De liodure de potassium, de ses sophis- « tications dans le commerce et des moyens de les « reconnaître ; du mode d'administration de ce médi- « cament ; de ses doses ; des accidents toxiques qu'il A # eut produire; des cas pathologiques où il peut li P ; P s1q P A Fr être utilement admimistré à l’intérieur, des contre- « indications de son emploi. » C'était, comme on voit, proposer aux concurrents une étude thérapeu- tique complète sur le médicament qui domine la médi- cation iodique. Le sujet sourit à mon zèle : je me sentis entraîné vers lui et lui consacrai pendant quel- que temps mes rares loisirs. Bientôt jeus la satis- faction de voir le travail par moi rédigé à cet effet devenir lobjet d’une flatteuse distinction : la palme du concours, une médaille d’or, lui fut décernée par la savante compagnie de Lyon. « Pendant que mon œuvre était soumise à l’appré- ciation de cette dernière, un exemplaire retouché, dans lequel la médication iodique était étudiée sous un point de vue plus étendu et plus complet. en par- Ë F P plet, en p ET. ee venait par mes soins à la Société des Sciences médi- cales et naturelles de Bruxelles, pour un autre con- cours où la question de liodognosie pouvait aussi être traitée. Mais si la décision portée, dans ces entrefaites, à Lyon, dut naturellement écarter mon travail de la nouvelle arène scientifique, ce ne fut qu’en lui conser- vant toutefois les honorables sympathies de la compa- gnie bruxelloise qui, ne pouvant le couronner, en vota du moins l'impression dans le Recueil annuel de ses travaux, où il vient d’être effectivement im- primé. C’est même de là qu'il prend aujourd’hui son essor pour essayer, sous forme de volume, d’un autre mode de publicité. « Telles sont les circonstances qui ont présidé à la rédaction et à la publication de cet ouvrage, où j'ai consigné, dans un but d'utilité pratique, tout ce qu’une expérience maintes fois consultée m'a appris au sujet de la médication par les iodiques. Puisse la sympathique faveur dont il a été honoré à son début lui ménager un favorable accueil auprès des nouveaux lecteurs auxquels il est destiné! » L'iode, Messieurs, est un corps métalloide que M. Courtois, chimiste de Paris, découvrit, en 1811, dans les eaux-mères du varec d’abord et ensuite dans les cendres d’autres productions végétales marines. Un praticien de Genève, d’une sagacité rare, M. Coindet, conduit par un esprit d’induction, trouva que le prin- EE cipe qui, dans le varec et l'éponge calcinée, guérissait le goître, n'était autre chose que l’iode. Ce trait de lumière éclairant sa pratique, il essaya l'emploi de ce métalloïde contre cette affection, et eut à s’en féliciter. Les essais de M. Coindet, répétés dans une infinité d’endroits, ayant obtenus les mêmes résultats, les succès toujours plus nombreux, publiés chaque jour par les journaux de médecine, répandirent au loin la réputation de liode et la firent classer parmi les médicaments les plus héroïques contre les affections strumeuses d’abord, puis contre les affections syphi- litiques, et enfin contre une infinité de maladies. Il se passa alors ce qu'on a toujours vu dans les premiers temps d’une découverte : enthousiasme s’en empara ; et l'iode, administré quelquefois sans mesure ou mal-à-propos, eut de déplorables résultats. Il en avaitété ainsi, dans le temps, de la découverte des pro- priétés de l'antimoine et de ses composés, sous Louis x, et encore sous Louis xiv. Entre les mains des uns ce médicament faisait des miracles, entre les mains des autres c'était des victimes. Le même médecin en obtenait souvent : ici de bons, là de mauvais effets. Le mal venait de ce que les doses de ce remède très- actif n'étaient pas encore bien déterminées. Et, comme il est ordinaire que les cas mortels font plus de sensation que les guérisons ; celles-ci pouvant être attribuées aux efforts de la nature plutôt qu'à la vertu du médicament ; la clameur publique ne fut pas RS — favorable à celui-ci. Bientôt deux camps se formérent parmi les gens de la Faculté; les uns ne voulaient pas renoncer à un remède dans lequel ils avaient reconnu des vertus réelles, tandis que les autres, tout affectés de leurs cas malheureux, le considérérent comme un poison. Le mot d’antimoine excitait la verve caustique de Guy-Patin ; les gens du monde en parlaient dans les salons et les poètes dans leurs vers. On sait ceux- ci de Boileau : On compterait plutôt combien dans un printemps, Guenaud et l’antimoine ont fait mourir de gens Aïnsi le public s’y mêlant, comme il arrive toujours, la dispute s’échauffa au point que le Parlement inter- vint. Cependant, malgré ses arrêts, des succès incon- testables, le temps et l'expérience firent triompher le tartre émétique. Les choses ne sont pas allées aussi loin, il s'en faut, pour liode. Tout s’est borné à une innocente polé- mique de journaux. D'ailleurs, l'esprit d'analyse ayant prédominé dans notre siècle, les connaissances chi- miques étant plus étendues, les expériences mieux faites et les cas pathologiques mieux observés, on parvint bientôt à n’employer que la dose qui guérit; et hors quelques cas exceptionnels, très-rares, dus évidemment à limpéritie ou à de malheureuses mé- prises, il n’y a plus d'accidents à déplorer. L’iode et ses composés ayant été en grande faveur, SES on les a essayés dans une infinité de maladies, et, comme il fallait s’y attendre, les succès n’ont pas manqué. M. le docteur Payan, s'appuyant de la plu- part des observations publiées, favorables au remède, y a joint les faits que lui a fourni sa propre expérience, et en a composé ce volume, dans lequel discutant savamment les cas, les constitutions individuelles, et les diverses périodes des maladies où l’iode convient, il a merveilleusement fait accorder ensemble la théo- rie avec la pratique. Plusieurs observations sont par- faites de tout point ; soit qu'on les considère sous le rapport de la rédaction qui est simple et lucide, soit sous celui du tableau des affections morbides qui est des plus fidèles, soit, enfin, sous le rapport de lhabile el sage emploi des préparations iodées. Peut-être aurait-on lieu de lui reprocher d’avoir admis sans trop d’examen certains faits pris dans les journaux de médecine : beaucoup ne sauraient être accueillis avec trop de réserve. L'on doit se tenir en garde contre les exagérations de l’enthousiasme. L’au- teur m’ignore pas que, dans l'observation d’une maladie que l’on traite, lorsqu'il est question de rechercher les propriétés d’une substance pour constater, em définitive, ce qu’elle vaut en médecine, on doit, avant de se prononcer, tenir compte de l’action des corps auxquels on associe, de celle des autres agents théra- peutiques concurremment mis en usage, du régime et des moyens hygiéniques; tenir compte aussi des ES — efforts de la nature, dont l’action est de tous les instants, et qui, toujours tend à guérir. Que de guérisons n’a- t-elle pas opérées là, où souvent, elle avait à lutter non-seulement contre le mal, mais encore contre les remèdes, ou contraires, ou intempestivement admi- nistrés ! On sait aussi qu'il ne manque pas de jeunes méde- cins de talent, qui, désireux de se montrer sur l’ho- rizon médical, font des essais de remède, dont ils s’empressent trop de publier le succès. D’autres, peu délicats, se permettent d’accommoder les choses à leur vue, et font, dans leur cabinet, la plume à la main, marcher à leur gré la maladie sous l'influence de leur médication, bien autrement, presque toujours, que les choses ne se passent au lit du malade. On en a même vu, déjà d’ailleurs assez riches de renommée, ne pas rougir d'employer un moyen aussi vil pour Vaccroître, ou pour un motif plus méprisable encore. C’est connu, aussi dans leurs écrits, leur nom n’est- il pas une garantie de véracité. Bien différents en cela de Sydenham, habile médecin anglais du dix- septième siècle, qui, esclave de la vérité, faisait part de ses mécomptes dans le traitement des maladies, comme de ses succès : on a toujours admiré la candeur avec laquelle il raconte : que dans les commencements d’une épidémie, qui sévit à Londres, il perdait tous les malades, mais que, plus tard s’étant ravisé, il avait été plus heureux. 0 — Dans son avant-propos, M. Payan, après des consi- dérations sur les agents thérapeutiques et leur appli- cation dans la pratique, fait connaître le dessein qu'il a de traiter de l'iode ; et donne le plan de son ouvrage. Vous savez ce qui l'a conduit à entreprendre ce travail. Nous allons le laisser parler ! « Cest l'étude thérapeutique de la médication 10- durée que j'ose entreprendre dans ce travail. M’étant déjà bien souvent adressé aux remèdes iodurés , soit dans la pratique civile, soit dans celle des hôpitaux, et ayant eu, par conséquent, assez souvent l’occasion de juger leur puissance curative, je dirai avec sincé- rité, avec cette bonne foi qui seule peut donner de la valeur aux faits que l'on veut produire, tout ce que expérience m’aura appris sur cette vaste matière. « Compulsant d'autre part, avec la circonspection que je puiserai dans le droit légitime de l'analyse et de l’analogie, les essais thérapeutiques qui auront été signalés par d’autres praticiens, je ferai en sorte que de cet ensemble de recherches , résulte un travail qui fasse connaître, autant que possible, le véritable état de la science sur cette importante matière, avec l'espoir qu’alors même que mes efforts n’atteindraient pas entièrement le but que je me suis proposé, mon œuvre puisseêtre reconnue nantie d’un intérêt pratique. « Voici, au reste, l'ordre que je me suis proposé de suivre dans mon travail. RER «Dans un premier chapitre, je rappellerai de quelle manière l'iode s'est peu à peu introduit dans la théra- peutique, et contre quels états morbides il a été succes- sivement employé : j'y ferai aussi un historique succinct des divers médicaments iodurés. « Dans un second chapitre, je dirai de quelle ma- nière doit être combinée la médication iodurée, et quel est celui des remèdes iodurés qui doit, dans la géné- ralité des cas, mériter la préférence. « Dans un troisième chapitre, nous traiterons du mode d'administration des remèdes iodurés et des doses auxquelles il convient de les administrer. « Le quatrième chapitre, qui sera de beaucoup le plus long et le plus important, sera consacré à l'étude des applications spéciales de Piode au traitement des maladies, et nos assertions seront appuyées sur des ob- servations nombreuses, afin que l'exemple se trouve constamment à côté du précepte. « Enfin j'aurai soin de résumer les principales no- tions de ce long travail dans un certain nombre de propositions terminales et substantielles, qui clôtu- reront mon mémoire. « Une centaine d'observations, presque toutes four- nies par ma pratique, viendront en aide aux assertions que j'émettrai. » Dans le chapitre 1°, l'auteur fait l'histoire de la découverte de liode, j'ai eu déjà lhonneur de vous — 11 — en entretenir, ainsi que des applications que l'on en a faites dans une trentaine de maladies. « Les produits iodurés dont l'administration a été prescrite en thérapeutique sont assez nombreux. Nous ne croyons pas étranger à notre sujet d’en donner ici la nomenclature, en rattachant aux notions succinctes que nous leur consacrerons quelque développements pratiques concernant ces produits. On peut les énu- mérer ainsi par ordre alphabétique : « 1° L'iode; 2° l'iodure d’amidon; . 3° l’iodure d’ammonium ; 4° l'iodure de baryum; 5° l’iodure de fer ; 6° l’iodure de mercure; 7° liodure d’or ; 8° l’io- dure de plomb; 9° liodure de potassium; 10° l'io- dure de soufre ; 11° l’iodure de zinc; 12° l'iodoforme ; 13° l'huile iodée naturelle ou les huiles de foie de morue, de raie, etc. ; 14° quelques autres combi- naisons de l’iode que nous mentionnerons ci-après. » Le chapitre 2%* nous a paru parfaitement traité. Une discussion sage y règne, et la préférence donnée à l’iodure de potassium y est très bien déduite. Ce que j'en vais lire donnera une juste idée de la manière de l'auteur et de son style. « Les traitements par l'iode ont, comme beaucoup d’autres traitements, subi des modifications diverses : on AU Q LA s’est adressé tour à tour aux divers composés que nous venons de passer succinctement en revue dans le pré: cédent chapitre : on a ainsi pu connaître, par une ex- périence pratique des mieux consultées, ce qu’il fallait penser de chacun de ces produits, et s'il n’en était pas un qui méritât à loas égards d'être préférés, comme présentant , dans son administration, moins d’inconvénients que les autres, et produisant des effets curatifs ou modificateurs plus marqnés. Nous pouvons même dire par avance que la thérapeutique est sous ce point de vue bien arrêtée, et qu’elle a décidément établi sa préférence sur l'iodure de potassium, ainsi que déjà nous l'avons quelque peu fait pressentir. « Il est, en effet, bien vrai de dire que la répu- tation faite, dans ces dernières années, à l’iodure de potassium n’est pas une réputation usurpée , mais qu’elle est solidement établie sur des résultats curatifs des plus remarquables. Si les traitements iodurés ont pris tout à coup un développement extraordinaire, et ont été appliqués à une foule de maladies qui en ont été plus ou moins heureusement modifiées, c’est grâce à liodure de potassium. C’est par ce médicament que ces traitements sont devenus aujourd’hui de l'usage le plus répandu comme anti-scrofuleux , comme anti- syphilitiques , comme toniques, comme altérants, comme fondants, etc., etc. Cest grâce à lui qu'après avoir reconnu pendant quelque temps un grand nom- bre d'inconvénients à liode, inconvénients toxiques, irritatifs, etc., après avoir même admis et décrit une — 13 — maladie iodique qui résultait de son administration, on est arrivé à ne plus la craindre quoiqu'on fasse pour- tant ingérer de bien plus fortes proportions d'iode que par le passé. « Cependant ik ne paraît pas que la réputation de ce médicament tienne au seul caprice du temps, à cette tendance trop commune chez nous de l'enthou- siasme, sans raison suffisante, pour une médication nouvelle apparue à l'horizon de la science, à un accès enfin de cette vogue, passagère à laquelle on se laisse parfois entraîner, telle, par exemple, que celle qui, dans le temps, avait fait du mercure une sorte de pa- nacée universelle. Tout annonce, au contraire, que cette réputation est très justement établie, Nous avons personnellement vu ce produit agir trop magnifique ment dans des circonstances désespérées ; il nous rend journellement de trop importants services dans notre pratique pour ne pas le regarder comme un médicament précieux, spécial, parfois héroïque. Disons, au reste, sur quels fondements repose la supériorité relative que l’on ne peut, ce nous semble, refuser à ce médicament. « L’iodure de potassium, dont nous avons précé- demment indiqué la composition et les qualités phy- siques et chimiques, trouve, dans des circonstances qu'il est facile de reconnaître et d'apprécier, des rai- sons plausibles de cette préférence qui lui est généra- lement accordée quand il s’agit de combiner un trai- tement ioduré. Ces circonstances consistent dans son NT extrême solubilité dans l'eau, ce qui permet de le faire prendre dans toutes sortes de véhicules et de bois- sons ; — dans son action moins irritante sur l’éco- nomie, ce qui met son administration à l'abri de tous les accidents de l'iodisme, et permet d'en faire in- gérer impunément, pour la santé générale, des doses assez élevées ; — dans la grande eflicacité de son ac- tion qui s'applique au plus grand nombre des indica- tions curatives que l’on peut remplir avec liode. « Nous avons précédemment rappelé, en effet, que liodure de potassium était extrêmement soluble dans Veau, puisque, à la température de 100 degrés, celle- ci en dissout une fois et demie son poids, et que cette dissolution est instantanée. On peut donc lavoir à tous les degrés désirables de concentration, ce qui en rend l'administration aussi facile que variée. Aussi, est-il permis de dire qu'il est peu de substances dont on puisse plus modifier les formules et le mode d’em- ploi, et que l’on puisse mieux accommoder aux con- venances, aux habitudes, aux goûts, aux caprices en quelque sorte des malades. C’est pourquoi le formu- laire relatif à liodure de potassium est réellement fé- cond et riche, et peut se plier à tous les goûts. « Quant à son action moins irritante, elle est in- contestable et reconnue de tous les praticiens. C’est même à cause de cette circonstance qu’on peut hardi- ment faire suivre un traitement ioduré sans exposer les sujets à aucun des accidents de Piodisme, et sans en excepter même les âges extrêmes de la vie. Le docteur Wallace, de Dublin, un des hommes qui ont le mieux étudié ce médicament, sous le rapport pra- tique, a tenté des expériences directes pour démon- trer la différence des qualités irritantes de liode et de liodure de potassium, et ces expériences n’ont pas permis d’hésiter entre lun et l’autre. Il a trouvé, par exemple, qu'en introduisant de liode simple dans l’'es- tomac d’un chien, on trouvait toujours la membrane muqueuse de cet organe enflammée, altérée dans sa texture et dans sa couleur, ulcérée même parfois, tandis que ces mêmes altérations n’avaient point lieu si, à la place de l'iode simple, on introduisait non-seule- ment une quantité équivalente, mais même beaucoup plus considérable d’iodure de potassium. Il a remarqué encore des cas où la teinture d’iode, tant à l’état simple que dans sa combinaison avec l’hydriodate de potasse, ne produisait point d'effets salutaires à cause de lirri- tation qu’elle développait à l'estomac, laquelle était un obstacle à l'emploi de doses salutaires suffisamment grandes pour subjuguer la maladie, tandis que, dans ces mêmes cas, l’iodure de potassium subséquemment employé était de la plus incontestable efficacité. (The Lancet, mars 1836). & Mais qu'est-il besoin de rappeler les expériences de Wallace, après tous les faits qui ont été publiés dans les journaux de médecine en ces dernières an- nées! Ne suffit-il pas. pour démontrer l’action moins — 16 — irritante de Piodure de potassium, de rappeler que, par suite de l'usage de ce dernier, il est inouï peut- être que l'on ait remarqué, même quand on a abusé de ce remède, cet amaigrissement, ce marasme, cette espèce de consomption, cette production d’atrophie des tissus, elc., dont, au témoignage des auteurs, ont été souvent atteints les malades traités par l'iode seul ? Constatons plutôt que généralement une action to- nique et bienfaisante est le résultat des traitements bien coordonnés par liodure de potassium. « De ce que ce composé expose moins Pestomac à des accidents irritatifs ou phlegmatiques, il en résulte aussi que l’iodure de potassium peut être administré à des doses plus élevées, qui permettent bien plus fa- cilement d'obtenir les résultats curatifs que lon se promet d’un traitement ioduré. C’est ainsi que, suivant les âges, les tempéraments, les constitutions, l’état gé- néral des individus, les qualités, les divers degrés de leurs maladies, on peut varier, à un grand nombre de degrés, les proportions du remède , depuis un déci- gramme ou moins ancore, jusqu'à 3, 5, 6 grammes et plus encore, que l’on peut donner dans toute sorte de véhicules. On comprend tout l'avantage qui existe pour la pratique à pouvoir user ainsi d’un médicament dont l'action sur l'économie est, dans des cas donnés, si précieuse. « Ceci nous amène tout naturellement à déclarer que nous n'avons pas trop avancé, quand nous ayons = fi — mentionné ci-dessus, au nombre des motifs qui ten- dent à recommander ce médicament , la réalité, la puissance de ces effets curatifs que nous verrons être si remarquables dans bien des cas. Nous pourrions Anême démontrer facilement, si ce n’était là nous éloi- gner de notre but, que l'application de ce médicament est propre à remplir le plus grand nombre des indi- cations curatives que l’on peut avoir pour objet d'ob- tenir avec les remèdes iodurés. C’est au point qu’à voir les nombreux cas de maladies pour lesquelles on le recommande, on serait tenté de croire qu’on en exa- gère prodigieusement les vertus ou qualités médica- trices, et qu'il ne paraît pas croyable qu'un même agent thérapeutique puisse se rapporter à la fois à tant d’at- fections morbides si diverses. » Dans le reste du chapitre, l'auteur discute savam- ment l’action des différents produits iodés et les motifs de préférence des uns sur les autres. Le chapitre 3°%*, très bon à consulter pour ce qui concerne l'emploi des médicaments iodurés et la dé- termination des doses, offrirait peu d’attrait à la lecture. Je ne vous en citerai rien. Le chapitre 4° est le plus étendu, comme aussi le plus important et le plus substantiel. On peut dire que c’est le fond de l'ouvrage. À la suite de deux para- graphes consacrés à l'emploi de liode et de liodure 2 ES — de potassium contre les scrofules et la syphilis, il con- tient sept articles qui traitent : Le 1°, de l’histoire de la médication iodurée contre la syphilis ; Le 2°, de l'iodure de potassium considéré relati- vement aux diverses espèces d’accidents de la syphilis ; Le 3°, de liodure de potassium contre les acci- dents primitifs de la syphilis ; Le 4", de liodure de potassium contre les acci- dents secondaires de la syphülis ; Le 5°, de l'iodure de potassium contre les acci- dents tertiaires de la syphilis ; Le 6", des récidives ; Le 7%, renferme quelques propositions. Des observations de médecine suivent chacun de ces articles. Dans tous, l’auteur, avec cette solidité que la science donne au raisonnement, et, s'appuyant toujours sur les faits, démontre l'efficacité de l’iode dans les affec- tions scrofuleuses et syphilitiques ; et fixe le rang que ce métalloïde et ses composés doivent occuper désor- mais dans la thérapeutique. Il dit dans quelles ma- ladies, dans quelles périodes et dans quels cas parti- culiers de ces maladies ils doivent être administrés. L'auteur fait preuve d'un véritable esprit d’analyse et d’un incontestable talent dans l’ordre et la méthode qu'il a mis dans l’exposé des diverses affections syphi- litiques qu'il a distinguées en syphilis, accidents pri- ed = mitifs de la syphilis, accidents secondaires et accidents tertiaires. Cette division est très savante et sage. Elle est d'autant plus utile, qu’elle paraît fixer d’une ma- nière certaine et invariable les cas dans lesquels les préparations iodées peuvent être administrées avec espoir fondé de succès ; et ceux encore où, malgré quelques cas rares, elles paraissent avoir efficacement agi, ou seraient inutiles, feraient perdre du temps, ou même seraient nuisibles. M. le docteur Payan, qui fait avec une égale dis- tinction la médecine et la chirurgie, a, il faut le dire, cet avantage sur beaucoup d’autres praticiens, qui nexercent que la médecine proprement dite, d’être non-seulement consulté de préférence pour toutes les maladies réputées du domaine de la chirurgie , mais encore de faire, trois mois de l'année, le service des salles des blessés de l'Hôtel-Dieu, où se trouvent réu- nies toutes les affections chroniques externes ; et c’est précisément contre ces maladies que l’iodure de potas- sium est recommandée ou essayée, telles que les scro- fules, le rachitis , les tumeurs blanches, les exostoses syphilitiques, les plaies, les ulcères, la carie des os, la syphilis, le cancer, les chancres. Enfin tout le cortége hideux des infirmités humaines, fruits ordinaires, pour la plupart, des écarts et des excès auxquels s’aban- donne l’homme dans ses passions désordonnées. C’est dans ce vaste champ ouvert à ses essais, ainsi que dans la pratique civile, qu'il a pu répéter les expériences an des médecins nationaux et étrangers, et constater les vertus sur l'iode. Il ressort de tout l'ouvrage que, s'il est un genre d’affections où l’iodure de potassium convient de pré- férence à tous les autres, c’est celui des scrofules. Ceci est d'autant plus visible, et l'auteur le remarque judi- cieusement, que, même dans son emploi contre les accidents tertiaires de la syphilis, où le médicament est, en quelque sorte spécifique, la guérison qu'il opère est due vraisemblablement à l'identité des rapports de cette affection-ci (la syphilis) avec la diathèse stru- meuse, puisée dans une source commune la lymphe prédominant dans l'économie, et, viciée par l’une ou l’autre de ces humeurs, soit originellement soit acci- dentellement. Ce qui tendrait à le prouver encore, c’est que les succès qu'on a pu obtenir quelquefois dans l’emploi de ce remède conire des maladies d'un autre genre, s'expliquent par le tempérament lympa- thique du malade, auquel est lié intimément, dans ces cas morbides, l’élément scrofuleux. Une partie des réflexions que j'ai faites sur les ob- servations fournies à l’auteur par les journaux de mé- decine , ne peuvent s'appliquer à quelques-unes des siennes. Ayant pris à tâche, depuis le commencement de ce rapport, de dire la vérité, je ne dois pas la taire ici. Les faits que M. Payan nous communique de la pratique civile et de celle de l'hôpital en faveur de 2h, Te l'iode, ne prouvent pas tous son action curative cer- taine ; parce qu'en y portant un peu d'attention on voit: ici que le mal n'étant pas sérieux, la guérison a pu être tantôt l'ouvrage du temps, tantôt celui de la révolution pubère; là, que d’autres moyens médica- menteux et hygiéniques conseillés en même temps que l'usage de l’iode ou de l'iodure de potassium, peuvent y avoir eu grande part, si toutefois ils ne Py ont pas eue entière ; et qu'enfin, dans plusieurs cas, elle n’é- tait pas complète lorsque le malade est sorti de ses mains et qu'il Pa perdu de vue. Ceci est surtout bien sensible chez les sujets soignés à l'Hôtel-Dieu ; on va le voir. J'y suppose un homme entré atteint depuis peu d’une affection chronique , et, soigné successivement par trois médecins faisant leur service trimestriel, et qu'au bout de huit à neuf mois, sorti guéri ou cru guéri, on parle de son rétablissement en divers lieux, le premier qui l'a soigné pourrait dire : « Dans les « maladies, les commencements font tout pour la gué- « rison, principiis obsta, par une pratique hardie, « Jai triomphé des plus ficheux symptômes, et, en « quittant mon service, j'ai laissé le malade dans les « plus favorables conditions. » Le second médecin : « Son cas était des plus graves, mais, grâce à une « médication très rationnelle et soutenue, il a été, au « bout de mes trois mois de service, en pleine voie « de guérison. » Le troisième : « Eu égard au trai- AT es « tement ordinaire suivi, il était désespéré ; mais heu- « reusement qu'arrivé à temps, j'ai pu le mettre à lu- « sage d’un remède sous l'influence duquel les pro- « diges me sont familiers, et je l'ai sauvé. » Cest ainsi, qu'en pareille circonstance, on reven- dique l'honneur d’une belle cure. — Et les cas mal- heureux, me dira-t-on ? — Oh! les cas malheureux mappartiennent à personne : Médecins, nous ne nous disputons pas les morts. C'était bon aux héros de Virgile et d'Homère. Par cet exemple, qui établit trois catégories d’obser- vations médicales : celle du médecin qui a commencé le traitement; celle de celui qui ne la ni commencé ni fini; et enfin celle du troisième qui l'a conduit à sa fin; on voit que les observations du premier et du second médecins ne sont nullement probantes en faveur du traitement mis en usage, (or notre auteur a plu- sieurs observations de ces deux premières catégories) et qu'il n’y a que celle du troisième médecin qui l’est, si, l'état dans lequel il a trouvé le malade était, en effet, des plus graves, et, en quelque sorte, désespéré. Sa description des symptômes fidèlement faite, nous en convaincra, et alors il sera permis d'ajouter foi à ce qu'il nous dit de l’action merveilleuse de son agent thérapeutiqne. Cet agent sera, si vous voulez, l'iodure de potassium. M. Payan nous a donné de sa puissance médicatrice, des exemples frappants et vraiment incon- testables, = 93 — Voilà qu'il est toujours plus confirmé que nous avons un bon remède de plus acquis à la médecine. C’est, comme on l’a vu, à la chimie que nous le devons. On doit beaucoup à cette science. Mais, si par elle, on à considérablement augmenté le nombre des agents thé- rapeutiques , on peut dire aussi que , les esprits s’y tournant tout entier et accueillant avec admiration et empressement ses découvertes , ont laissé tomber en désuétude et dans un complet oubli une infinité de remèdes pris dans le règne végétal. En vain divers auteurs et entre autres Bouchardat, dans ses nom- breuses publications , en vain les docteurs Debout et Martin-Lauzer, le premier dans son Bulletin général de thérapeutique , et le second dans sa Revue de thérapeutique médico-chirurgicale , luttent avec une constance louable contre le mal que je signale ; il n’en est pas moins vrai que la plupart des médecins, depuis plus d’un demi-siècle, ne sont nullement portés à aller chercher dans les simples, en dehors de ceux dont l’u- sage est banal, une arme contre les maux qu'il a à com- battre ? Ce que je dis ici de la matière médicale végé- tale, peut se dire également des divers composés phar- maceutiques. Combien de médicaments tombés dans un injuste mépris ! Ce qui était jadis en vogue ne l’est plus maintenant. Que l’on en convienne. Il y a ceci de vrai : Que ce que l’on gagne d’un côté, on le perd de l'autre. La cause en est, je pense, dans la capacité bornée de l'esprit humain, qui ne peut embrasser en EE même-temps les découvertes du passé et celles du pré- sent; tendant toujours à se lancer dans l'avenir. Îl est, sous ce rapport, comme la mer; je ne sais si ma com- paraison est juste : il est comme la mer qui ne sa- vance dans de nouvelles terres qu’en abandonnant ses anciens rivages. Une chose très remarquable s’est passée de nos jours. Nous avons tous entendu parler du chloroforme ; peut- être, quelques-uns de vous en ont-ils vu les effets ? Au moment de la découverte de l'éthérisation (et pour le dire en passant, voilà que léther, tant en vogue d’a- bord, a fait place à un autre agent), au moment, dis-je, où l’on eut trouvé le moyen d’émousser la sensibilité nerveuse, au point d'amputer un membre, ou de faire l'ablation d’un sein, sans occasionner la moindre dou- leur ; on s’écria de partout: Les grandes et bonnes choses, les choses étonnantes étaient réservées à notre siècle ; c’est prodigieux ! c’est admirable ! On ne re- culera plus maintenant devant une grande opération. Eh bien! cette belle invention, devant laquelle on s’extasie, est renouvelée, non pas des Grecs, peut-être, mais de nos pères. Savez-vous, Messieurs, que du temps d’Ambroise-Paré, chirurgien de Henri IL, et plus anciennement encore, c’est vraisemblable, l’art possédait le secret d’endormir aussi les gens pour les opérer sans qu'ils souffrissent ! Il y a deux ans environ que le hasard m'ayant fait ouvrir un vieux bouquin, le poème de la Semaine de — 95 — me Dubartas, poète du xvi®* siècle, je ne fus pas pet surpris d'y lire les vers que vous allez entendre. Du- bartas, arrivé à la création de l'homme, ou plutôt à celle de sa compagne, voulant rendre ce qui est dit dans l'Écriture : que Dieu endormit Adam, tira une de ses côtes et en forma le corps d'Eve, le fait pré- céder d’une comparaison que voici: Veuillez, s’il vous plaît, y prêter votre attention : Comme le médecin qui désire trancher Quelque membre incurable, avant que d'approcher Les glaives impiteux de la part offensée Endort le patient d’une boisson glacée, Puis sans nulle douleur, guidé d'usage et d'art Pour sauver l’homme entier il en coupe une part. Le Tout-Puissant, etc., etc. Ce passage est si clair, qu'il n’a besoin ni d’expli- cation ni de commentaire. Voilà un moyen qu'avait la médecine qui est resté pendant deux siècles dans le plus profond oubli. C’est ainsi que dans la société humaine, tout à son temps; que les découvertes ont leurs phases ; et que les plus belles se perdent, sans qu'on puisse s’en rendre raison. C’est ainsi encore que chaque chose a ses en- thousiastes et ses détracteurs. Le croirez-vous, Mes- sieurs ? Voilà qu'un prophète du malheur fait déjà en- tendre sa voix contre notre médicament ! M. Thiry, professeur à l'hôpital Saint-Pierre, de Bruxelles, ne vient-il pas de dire: l’iodure de potassium... auquel on avait attribué des effets merveilleux, US commence à perdre de son crédit. (Bulletin général de thérapeutique, liv. du 30 janvier 1851, p. 60). L'ouvrage de notre collègue va donmer à cette as- sertion, sans doute, hasardée , un éclatant démenti. L’iode est destiné à jouer un grand rôle en méde- cine. Les résultats heureux déjà obtenus depuis près de trente ans de son emploi, et ceux qu’on en obtient tous les jours, lui assignent un rang parmi les re- mèdes les plus précieux que nous possédons : tels que le quinquina, lopium, le tartre stibié, le fer, le mer- cure, etc., et de même que le nom de médecins il- lustres est resté attaché aux médicaments qu'ils ont ou inventés ou préconisés : tels que ceux de Sydenham, au laudanum ; de Vanswietten, à sa liqueur hydrargi- rique ; d'Hoffman, à ses gouttes anodines ; d’Auderson, a ses pilules écossaises; de Franck, à ses grains de santé; et plus récemment, de Chrestien, à ses com- posés aurifères; de même, dis-je, il arrivera que les Annales de la thérapeutique conserveront avec hon- neur, liés ensemble et désormais inséparables de l'iode, les noms de Coindet (de Genève), et de Payan. EXAMEN D'UNE CIRCONSTANCE REMARQUABLE DE LA PRODUCTION DU TONNERRE EN HIVER Par M. l'Abbé GUIET Professeur de physique au Petit-Séminaire d'Aix — > — L'hiver pluvieux et modérément froid, au moins dans nos contrées, de 1855-1856, a été signalé par quelques orages remarquables, phénomène assez rare, quoique non inconnu dans cette saison. Je n'aurais donc rien de particulier à communiquer à l'Académie sous ce rapport. Mais deux coups de tonnerre pro- duits le mercredi 20 février 1856, dans des circons- tances tout-à-fait exceptionnelles, n'ont paru dignes d'attirer l'attention des physiciens ; car ils échappent à toutes les explications données jusqu'ici de ce genre de phénomènes météorologiques. Une pluie froide, poussée par un vent violent Sud- Est, était tombée sur la ville sans interruption pendant toute la journée, depuis le lever du soleil, et se pro- ERpar | longea jusqu'au lendemain matin. C'était tout sim- plement de la neige que l'atmosphère plus échauftée du bassin de la ville faisait fondre à son zénith, comme le prouvent la basse température du liquide et surtout la neige qui couvrait le lendemain les collines envi- ronnantes. J'avais passé toute laprès-dinée dans la serre d’un jardin que je possède hors la porte de la Plate-Forme, position qui domine à peu prés tout l'horizon du bassin : je puis afhrmer par conséquent qu'aucune autre circonstance météorologique ne s'é- tait manifestée. Or, en rentrant en ville, dans la soirée, au moment où je franchissais la barrière voisine, une vive clarté sillonna l'atmosphère à une petite hauteur au-dessus du sol, dans la direction de l'Ouest à l'Est. Je la pris pour le reflet sur quelque ustensile métal- lique poli, de la flamme d’un foyer des maisons voisines ; et le garde de l'octroi, comme il me le dit peu après, la prit à son tour pour la lueur analogue d’un brasier, qu’à sa grande surprise , j'aurais moi-même porté. Mais quelques instants plus tard, un violent coup de tonnerre vint uous révéler la vraie nature de cette clarté. Pris au dépourvu, je ne pus ajouter à ces observations involontaires que celle de lheure : il était # heures 45 minutes du soir. Le premier mo- ment de surprise passé, et l'échange fait de mes im- pressions avec celles du garde, la seule personne qui fut alors à ma portée, je continuai mon chemin. Au moment où je rentrai chez moi, la même chose se 0 reproduisit, avec la seule différence que l'étincelle élec- trique me parut double et le roulement du tonnerre un peu plus prolongé que la première fois. Il était alors 4 heures 55 minutes. Je n’eus pas la pensée de chercher à connaître approximativement, soit à l’aide de ma montre, soit à l’aide des battements de mon pouls, la durée de l'intervalle écoulé entre l'apparition de l'éclair et le bruit du tonnerre ; ce qui aurait pu me servir utilement à contrôler mes observations par une autre très importante dont je fus instruit quel- ques jours après, comme je le dirai tout-à-lheure. Il est vrai que cette fois le bruit suivit presque instan- tanément l'éclair. Je me hâtai néanmoins d'observer un thermomètre placé à l'extérieur d’une croisée ou- vrant par le nord sur la rue Charretterie. Il accusait 5 degrés centigrades au-dessus de zéro, ce qui devait correspondre à 2 ou 3 degrés en plein air dans le vallon, et à zéro à peu près dans la région des collines de ceinture. Je me tins en observation toute la soirée à côté de ma fenêtre , je n’aperçus plus ni éclair ni tonnerre. Il nest donc permis de conclure que les deux coups décrits ci-dessus ont été les seuls produits pendant cette journée, au moins dans le rayon d'observation où je me trouvais. Évidemment il n’y a pas eu orage dans le sens ri- goureux de ce mot. Les orages proprement dits sont attribués à deux causes (je cite textuellement le nn ÈS Traité de Physique terrestre de MM. Becquerel ) : « 1° à un courant ascendant de vapeur qui vient se « condenser dans une région plus froide ; 2° à la ren- « contre de deux courants d'air opposés. En général, « la première cause donne lieu aux orages pendant « l'été; et les orages que l’on observe pendant l'hiver « doivent être rapportés à la seconde; dans tous les « cas, une condensation rapide de vapeur est la « condition essentielle d’un orage, » pag. 487-488. J'ajoute, ce que chacun sait, qu’un orage a toujours une certaine durée, et offre dans sa marche des périodes d'intensité variables qui lui assignent un caractère tranché et toujours facile à reconnaître. Rien de semblable n’a eu lieu daus le cas présent, rien surtout quant aux conditions essentielles. Il ne saurait être question d’un courant ascendant de vapeur pendant la pluie intense et froide et le vent violent qui régnaient ; il n’y a pas eu davantage rencontre de courants d'air opposés : le courant Sud-Est très éner- gique, et qui, au besoin, aurait annulé tout autre à son début, n’a pas cessé de se maintenir seul dans la même direction, sans modification quelconque, dans l'intervalle des deux coups de tonnerre. Il ÿ a donc lieu de chercher en dehors de l'explication admise du tonnerre orageux, la cause de ces coups isolés, pro- duits dans d’aussi singulières circonstances. J’ai relu avec soin la savante notice d’Arago sur le ton- nerre, insérée dans l'Annuaire du Bureau des Longi- ot — tudes pour 1838 ; je n’y ai remarqué aucun fait ana- logue et par là-même rien qui puisse mettre sur la voie d’une explication scientifique. A vrai dire, le fait eut-il déjà été observé, il aurait été difiicile à cette époque de l'expliquer : il eut fallu probablement le ranger au nombre des desiderata multipliés de la météorologie en général, et de la météorologie fulmi- nante en particulier. Aujourd’hui le fait est acquis; et de plus, je crois qu'il peut s'expliquer facilement par un ordre de phé- nomènes dont la découverte remonte seulement à 1840, et fut, comme tant d’autres dont la science a tiré de si beaux profits, due à un simple effet du ha- sard. Une fuite de vapeur ayant eu lieu par la soupape de sûreté de la chaudière d’une pompe à feu, on s’a- perçut qu'au voisinage d’un corps étranger, il s’en dé- gageait de fortes étincelles électriques, produisant sur les organes la commotion habituelle. Des expériences reproduites sur ces données ont conduit à la cons- truction d’un appareil dit Machine Hydro-électrique, pour indiquer la source de l'électricité qu’on en retire. À l’aide de cet appareil, consistant en une chaudière isolée munie d'ajutages particuliers, d'où s’échappent des jets de vapeur partiellement condensée, on obtient les plus puissants effets électriques. On voit à la Fa- culté des Sciences de Paris une de ces machines, à grandes dimensions et portant 80 becs, construite sur lesindications de M, Pouillet. « dont les énormes étin- sg celles, dit ce physicien, se succèdent si rapidement. qu’elles forment un jet continu et éblouissant de plu- sieurs centimètres de largeur et de plusieurs déci- mètres de longueur. » On avait cru d’abord que, dans ces sortes d'appareils, Pélectricité était produite par la vapeur elle-même. Des expériences concluantes de M. Faraday ont prouvé le contraire. Le fluide électrique est dû ici, comme dans les autres machines, à une action mécanique, le choc des globules liquides dont la vapeur s’est chargée en se condensant partiellement, contre les parois con- tournées des ajutages, la masse demeurée gazeuse, ne servant que de véhicule ; de telle sorte que la vapeur sèche, dans quelque état de tension qu'elle soit, ne donne jamais d’électricité, pas plus que l'air sec; tandis qu'un courant d'air humide en donne tout aussi bien que la vapeur partiellement condensée. Il a été cons- taté encore que l’eau génératrice de la vapeur doit être pure et que l'introduction d’un sel ou d'un acide em- pêche tout dégagement d'électricité. Ces diverses circonstances concourent merveilleu- sement, ce semble, à assigner aux coups de tonnerre, objets de cette notice, une cause analogue. De nom- breuses observations recueillies par Arago et appuyées de lautorité du célèbre chimiste Liébig, prouvent que toutes les pluies d'orage contiennent des pro- portions variables d’acide nitrique combiné à de la chaux ou à de l’'ammoniaque, provenant des réac- on tions chimiques déterminées entre les éléments de l'air par le passage réitéré des étincelles électriques (a), et leur contact avec le sol. L'absence d’orage dans le cas présent a laissé à l'eau de la pluie sa pureté ordi- naire (b) ; et cette eau violemment poussée par le vent, en heurtant contre les obstacles naturels résul- tant de la configuration du terrain, a donné lieu au dégagement d'électricité tel qu'il se produit dans la machine hydro-électrique. Il en est résulté les éclairs observés et les deux coups de tonnerre consécutifs. La direction des éclairs et du bruit venant de l'Ouest par rapport à la barrière de la Plate-Forme, concorde parfaitement avec cette explication et avec la direction du vent, puisque celui-ci souflait du Sud-Est. (a) On sait que le fluide électrique, à l’état d’étincelles ou de cou rant, jouit de la propriété de déterminer de puissantes réaclions chi- miques, dans des conditions où elles ne pourraient souvent avoir lieu autrement, et notamment de décomposer l’eau et de favoriser la com- binaison des divers gaz élémentaires entre eux. Or, les principes de l'air atmosphérique sont l'oxygène et l’azole à l’état de mélange dans les proportions de 4 à 4 environ en volume, de la vapeur d’eau en quantité variable, mais toujours abondante, et quelques millièmes d'acide carbonique. Les deux premiers éléments, par une de leurs combinaisons, donnent de l'acide nitrique ; tandis que l’azote et l’hy-— drogène empruntés à la vapeur d’eau, en se combinant, forment l’am- moniaque. (b) Je ne relève cette circonstance que pour ne rien négliger dans une question qui se présente à peine à l’état d'hypothèse, et dont il importe par conséquent de signaler toutes les données, même avec superfétation, pour mettre sur la voie d’une théorie acquise. Mais, au fond, il importe assez peu qu’il ait pu se produire ou non, dans ce cas, des composés salins, attendu que leur influence n’est constatée jus- qu'ici que sur l’eau génératrice d’un courant de vapeur, et non sur les goutielettes elles-mêmes productrices de l'électricité. 3 OR — J'appris plus tard que le même jour, dans la soirée, la foudre était tombée du côté de Septêmes, au voisi- nage de la chaîne de l'Étoile, environ à 15 kilomètres S.-S.-0. de la ville. Est-ce par les mêmes coups en- tendus ici, ou par d’autres dont le bruit ne serait pas parvenu jusqu’à moi ? Il ne m'est guère possible de répondre précisément à cette question; la distance du point foudroyé étant telle que le bruit du tonnerre a pu, selon son intensité et l'élévation du centre d’é- branlement, être ou n'être pas entendu à Aix. Je ne puis pas davantage me baser à cet égard sur la durée de l'intervalle écoulé entre le moment où j'aperçus l'éclair et celui où j'entendis le bruit. Surpris par le phénomène et n’en soupçonnant pas la nature au pre- mier abord, je ne pus, comme je l'ai déjà dit, apprécier même grossièrement cet intervalle qui doit flotter entre quelques secondes et une demi-minute. Ce dernier chiffre correspondrait assez bien à la distance du lieu foudroyé; mais au-dessous, il faudrait admettre qu'il y a eu hors de la portée de la ville, des coups de ton- nerre distincts de ceux que j'ai entendus. Cependant, la coïncidence de lheure où les phénomènes ont eu lieu à Aix comme à Septêmes, ne permet guère de leur assigner des causes différentes. Quoi qu'il en soit, ce qui ne serait pas contestable, c’est que le nombre total des coups, s'il a dépassé deux, a été très limité, et la cause des uns et des autres est évidemment la même. D Pa nature spéciale de cette cause peut rendre compte du petit nombre des coups. C’est qu'un nombre de coups de tonnerre tant soit peu élevé aurait infailli- blement amené dans l’eau de la pluie des composés acides ou salins dont la présence aurait peut-être con- tribué à en arrêter la reproduction. Ajoutez à cela que le dégagement du fluide électrique dans de pareilles conditions, et en quantité suflisante pour produire le tonnerre , exige une réunion de circonstances favo- rables très difficiles à réaliser en plein air. Il est à désirer, dans l'intérêt de la science, que les personnes en état d'apprécier les phénomènes mé- téorologiques portent désormais leur attention sur les faits analogues à ceux que je viens de signaler ; car toutes les vérités s’enchaînent dans l'ordre physique comme dans l'ordre moral, et il importe de mettre en relief le plus grand nombre possible de chaînons poux donner à la science toute lautorité et toute lutilité dont elle est susceptible. Si l'explication précédente est justifiée par des observations ultérieures , il sera intéressant de savoir comment on pourrait ga- rantir les édifices contre l'éclat de la foudre provenant d’une pareille cause. Évidemment les paratonnerres actuellement en usage ne sauraient sufhire. Ces appa- reils agissent en effet contre une masse d'électricité accumulée sur un nuage, pour la neutraliser petit à petit et empêcher ainsi son action désastreuse sur les objets terrestres exposés à sou influence. Chacun ES — connaît les conditions assez simples d'efficacité de ces préservatifs qui ont déjà rendu de si grands services à l'humanité. Or, là où la production du fluide élec- trique est instantanée, comme il arrive dans le cas pré- sent , il ne peut plus être question de neutralisation successive. Il faudrait un appareil protecteur dont l’ac- tion fut aussi rapide que celle de lélément ennemi. L’électricité orageuse, en outre, étant portée sur les nuages, agit toujours de haut en bas, et par là-même, la position verticale des paratonnerres est la plus favo- rable pour obtenir l'effet neutralisant. Au contraire, dans la production de Pélectricité par la pluie bat- tante, le fluide se dégage non pas à distance et au zénith des édifices, mais de préférence sur leur flanc; tout au moins d’une manière très oblique sur l’horizon ; c'est-à-dire dans la direction du choc exercé par le vent contre l’obstacle. Il résulte donc encore de cette circonstance, que l'électricité instantanément produite réside non pas sur une masse étrangère telle qu'un nuage, mais sur les corps terrestres qui ont concouru à son dégagement, et qui se trouvant ainsi enveloppés par le fluide destructeur, se foudroient en quelque sorte eux-mêmes. Il est facile de voir que, dans de telles conditions, un édifice fut-il armé des meilleurs paratonnerres, ceux-ci fussent-ils par hasard direc- tement opposés au vent, 1l n’en résulterait aucun avan- tage pour l'édifice enveloppé tout entier dans une atmosphère électrique. Il semble donc établi que jusqu’à ce jour, on n'aurait contre les éclats de foudre produits par la cause dont il est ici question, aucun moyen préservatif. Mais enfin , si la cause est bien clairement constatée, il ne faut pas désespérer de voir la science trouver un jour quelque parätonnerre spé- cial efficace. Indépendammerit de cette question majeure, il serait intéressant aussi d'examiner si la même cause ne don- nerait pas la raison de ce fait remarquable signalé par Arago, et non encore expliqué ; savoir que, dans la zône tempérée au moins, et dans notre hémisphère en particulier, les coups de tonnerre foudroyants sont incomparablement plus fréquents en hiver qu'en été; puisque pour le nombre limité d'observations qu'il a été permis à l'illustre astronome de discuter, on trouve, dans les mois de novembre, décembre, janvier et fé- vrier, cinq coups foudroyants contre un ou deux dans les mois de juillet à octobre, et zéro en mai et juin. D'autre part, les orages (en comprenant sous ce nom, comme on l'a fait jusqu'ici, toutes les pluies accom- pagnées de tonnerre) sont en hiver par rapport à l'été, dans la proportion grossièrement approchée de un à vingt; c’est-à-dire que, toules proportions gardées, il y aurait au moins cent fois plus de coups de tonnerre foudroyants en hiver qu'en été. Un pareil résullat est inexplicable par les causes ordinaires de la foudre. Il s’'expliquerait ce semble assez plausiblement ar l’effet hydro-électrique qui, en hiver, peut se pro- A ÿ Hi b 19 — 38 — duire seul, tandis qu’en été, il doit généralement être paralysé par la production ordinaire, de beaucoup prépondérante de lélectricité orageuse. Or, précisé- ment les coups foudroyants mentionnés par Arago se rapportent surtout, chose remarquable, à des navires d'ordinaire garantis par des paratonnerres contre la foudre orageuse, mais nullement contre la foudre d’o- rigine hydro-électrique, d'autant plus active contre eux, qu'au large, ils sont à peu près les seuls obstacles résistants occasionnels de ce dégagement d'électricité. Dans les observations de ce genre qui pourront être faites, il sera important de noter avec soin toutes les circonstances du phénomène ; la température de Pair, la pression atmosphérique, la direction du vent, la forme des nuages, la force et la durée de la pluie, le nombre des coups de tonnerre, la direction des éclairs et du bruit, l'intervalle écoulé entre le moment de Papparition de la lumière électrique et celui de l'éclat du tonnerre, la date par rapport à la saison, au jour et à lheure ; — et en outre, s’il y a eu chute de la foudre, la situation topographique, la forme, la gran- deur et la matière de lobjet foudroyé ; s'il était armé d’un paratonnerre et dans quel état se trouvait l’ap- pareil ; ou, à défaut, s’il n’y en avait pas au voisi- nage et aussi dans quelétat et à quelle distance; enfin, la direction de la trace laissée par la foudre sur l'objet, et la position du point de départ par rapport à la di- rection du vent. Éd À l'aide de quelques obsérvations précises de cette nature, il sera possible de donner à la question une solution définitive. P. S. — Ce qui précède avait été soumis depuis deux mois à l’Académie et allait être livré à limpres- sion, lorsque j'ai lu dans l'intéressante petite revue la Science pour tous, n° du 1° mai 1856, la rela- tion du fait suivant, observé à Boston en Amérique, un an auparavant , et dont chacun pourra saisir l’ana- logie avec celui que je viens de décrire. Je copie tex- tuellement l’article de la Science : « L’4merican journal of Sciences and arts dé- crit un Cas très curieux de dégagement d'électricité atmosphérique. Le dimanche soir 17 décembre 1854, M. Ware, de Cambridge, traversant le West-Boston- Bridge (pont sur la rivière de Charles), entendit au milieu de ce pont un sifllement très fort qui prove- nait d’un candelabre de fer. Il supposa d’abord que ce sifflement était produit par la vapeur d’eau prove- nant de la neige qui fondait sur la lanterne ; mais après un moment d'examen, il reconnut qu'il provenait d’une toute autre cause. Éprouvant bientôt une suite de picotements au front, au moment où il élevait la main pour retirer son chapeau , il fut surpris de voir une brillante décharge d’étincelles électriques s'échapper de tous les points où ses doigts avaient touché ou même . approché le bord de ce chapeau, qui était en feutre. AD, — « À l'indication fournie par ce phénomène il s'en joignit bientôt une autre qui ne pouvait laisser aucun doute. En s'avançant vers une partie du pont où les candelabres étaient déjà éteints, il aperçut sur le ven- tilateur, au sommet et à chacun des angles ou pointes de la lanterne, des jets de lumière électrique longs de 5 à 6 pouces, rayonnant en tous sens. M. Ware, en levant sa canne, observa le même phénomène ; la lu- mière jaillissait dans toutes les directions, du bout en acier, en étincelles longues de 3 à 4 pouces, et enfin le bout de ses doigts, recouverts de gants de laine, laissait aussi échapper des aigrettes lumineuses. « Le son était aussi très fort sur le chapeau, la canne et les doigts de l'observateur. Celui que pro- duisaient les lanternes du pont était parfaitement en- tendu d’un parapet à l'autre du pont, qui a 40 pieds de largeur , et on pouvait même entendre celui que produisaient plusieurs lanternes, bien que la distance qui les sépare soit de 200 pieds. Ce son ressemblait à celui d’une chaudière à vapeur qu’on décharge, et peut-être, plus exactement, à la décharge continue d’une machine électrique et d’une batterie; seulement il était infiniment plus fort. « M. Ware remarqua que ces effets lumineux n’é- taient sensibles qu’à une hauteur de 5 pieds au-dessus du pavé du pont (qui, à marée haute, est de 6 pieds au-dessus du niveau des eaux), et qu’ils n'avaient lieu que dans Ja partie massive et en terre-plein du pont AN = (environ 600 pieds du côté de Cambridge, le reste étant construit sur des piles). Le phénomène diminuait d’in- tensité en approchant de cette dernière extrémité, et avait cessé complètement en arrivant en terre ferme. Il était alors de onze heures à minuit ; il neigeait for- tement, et le vent soufllait avec force du Nord-Est ; la haute mer avait eu lieu à neuf heures dix minutes du soir. » La Revue française, pas plus que le journal Amé- ricain, ne fait suivre ce récit d'aucune réflexion expli- cative. Mais il me semble, d’après les détails donnés ci-dessus, que l'explication se présente très naturel- lement. En jetant les yeux sur une carte de l'Union- Américaine, on s'aperçoit tout de suite que la ville de Boston, bâtie sur le rivage occidental de l'Atlantique , reçoit directement le choc du vent Nord-Est, tel qu'il soufllait dans la nuit du 17 décembre 1854 ; et comme Cambridge est à l'Ouest-Nord-Ouest de Boston, il en doit être évidemment de même du pont qui conduit de l’une à l'autre ville. Ce vent chargé de gouttes de neige fondue, était alors parfaitement dans les condi- üons voulues pour donner lieu au phénomène hydro- électrique ; et si ce phénomène se produisait de pré- férence sur le pont, c'est sans doute parce qu’en cet endroit le couran de la rivière augmentait d’un côté la force du vent, tandis que de l'antre, le voisinage de l’eau,des candelabres métalli ques et de la flamme du gaz, rendaient plus nombreuses les gouttelettes liquides pro- venant de la fusion de la neige. Le courant d'air hu- mide se trouvait donc là dans la condition la plus fa- vorable au dégagement de lélectricité. Or, on a vu, qu'en effet, le phénomène offrait son maximum d'in- tensité du côté du terre-plein du pont et autour des candelabres métalliques, le choc s’opérant contre ces corps sur une plus grande surface. Les candelabres en particulier présentant par leur matière et leur forme un écoulement facile au fluide électrique, laissaient voir sur les pointes angulaires des lanternes, les xi- grettes qu'on observe toujours la nuit dans les mêmes circonstances. Quant aux jets qui se produisaient au contact du chapeau et au bout des doigts de M. Ware, ce sont des effets analogues à ceux qui se produisent par influence au voisinage d’un corps fortement chargé d'électricité. Enfin, le phénomène n'avait lieu qu’à une hauteur de 5 pieds au-dessus du tablier du pont, parce que plus bas, la conductibilité du tablier aug- mentée par la neige fondue, offrait au fluide un écou- lement trop facile dans le sol. Toutes les circonstances de ce remarquable récit se trouvant ainsi expliquées par l'hypothèse d’un effet hydro-électrique , il ne semble guère possible de n’y pas voir une confirmation des idées émises ci-dessus au sujet des coups de tonnerre du 20 février dernier, De É a en did ainsi que des conséquences que j'ai essayé d’en déduire. INFLUENCE DE LA SOCIÉTÉ SUR LA LITTÉRATURE ET DE LA LITTÉRATURE SUR LA SOCIÉTÉ CHEZ LES HÉBREUX Cet essai fait suite à un autre essai semblable sur la Société et la Littérature égyptiennes. Ici la carrière s'agrandit devant nous : nous allons suivre la littérature quittant le sol africain, et secouant les langes égyptiens pour s'élancer libre et majestueuse sur un théâtre plus élevé. Elle a fui avec les enfants de Jacob la tyrannie de Pharaon , et entonné avec eux l'hymne de la délivrance. Mais d’où vient que si jeune elle est déjà si forte et si développée, passant de suite, pour ainsi dire, du berceau à l’âge mür ? Pourquoi n’a-t-elle point subi la faiblesse commune à tout ce qui commence ici-bas ? Pourquoi ? Parce qu’elle est l'œuvre d’une nation qui elle-même s’est produite sur la scène du monde avec cette spontanéité de force et de grandeur. MT ge Cette fois la terre n’avait point offert le spectacle d'un empire qui se forme avec lenteur d'éléments hétérogènes ; rassemblés au hasard , s’incorporant péniblement les uns aux autres, au milieu d’un conflit d'idées contradictoires occupées à se disputer la direction de ce long enfantement. Israël, au contraire, famille devenue peuple par sa prompte muliüiplication , s'était trouvé réuni de lui- même en un tout complet et harmonieux dès son entrée dans la vie publique ; et dès ce jour un génie puissant , le plaçant sous son influence exclusive, s'était mis à le travailler, à le façonner à son gré, à animer de son esprit, de manière à le rendre, en quelques années , tel qu'il devait être dans le cours entier d’une longue existence. En effet, indépendance nationale , patrie, culte, législation, mœurs publiques et privées, connaissances divines et humaines, 1l west rien chez les Hébreux qui ne vienne de Moïse. Cest lui qui les tire de la servitude, qui les conduit et les soutient dans leur lente migration à travers des plages arides et des périls sans cesse renaissants, jusque sur la frontière de cette terre promise qu’il n’a plus que la force de regarder avant de mourir. C’est lui qui commence et achève leur éducation politique, qui leur donne les institutions destinées à les régir et les forme à ces institutions. C’est lui enfin qui, les marquant d’un sceau distinctif, en fait un AD — peuple à part au milieu des nations païennes, ce peuple de Dieu toujours porté à lidolâtrie, et toujours ra- mené à ses antiques croyances par l'ascendant irrésis- tible de ses lois religieuses. Ceci nous conduit naturellement à jeter un coup- d'œil rapide sur l’état de la société à laquelle appar- tient la littérature dont nous avons entrepris lexamen. Le premier soin du législateur des Hébreux est de les instruire de leur religion et d’exciter leur atta- chement à la foi de leurs pères. On reconnaît là sa pensée dominante. Voyez comme il insiste sur l'unité de l'Étre-Suprême, comme il s’étudie à faire sentir l'immense différence qui existe entre les Idolâtres pros- ternés devant les ouvrages de leurs mains, et les en- fants d'Israël adorateurs de la souveraine intelligence, créatrice de l'univers. Il veut ainsi intéresser l'honneur de ces derniers au maintien d’un culte qui les élève si fort au-dessus des autres nations. Il leur montre en même-temps que ce culte fait la base de leur prospérité : le Tout-Puissant veille sur eux; Jehovah les a pris sous sa protection spéciale. — Fidèles, son bras leur donnera la victoire, et ils seront comblés de ses faveurs. — Rebelles, ils éprouveront les justes effets de son courroux, et tom- beront dans les mains de leurs ennemis. Les biens qu'ils ont reçus jusqu'à ce jour , ils ne les doivent qu’à lui. Leurs maux sont les châtiments dont il a puni leurs prévarications. Quoique cachés, MG ses nombreux miracles attestent sa présence ; Moïse n’est que l'organe mortel de ses divins commandements, que le docile instrument de sa volonté sainte. Telles sont les idées élevées dont ce grand homme occupe sans cesse les Israëlites, soit qu'il leur rap- pelle les enseignements du passé, ou leur prédise les malheurs qui les attendent dans l'avenir, soit qu'il leur trace des règles de conduite, ou leur apprenne des cantiques, soit qu’il institue des fêtes et des céré- monies religieuses. Que sa conduite est opposée à celle des prêtres Égyptiens ! Là, une politique étroite et ombrageuse s’enveloppant de ténèbres et semant à dessein autour d'elle Perreur et la superstition. — Ici, un pouvoir aux vues grandes et paternelles, puisant également sa force dans la religion, mais se faisant un devoir d'en com- muniquer les vérités augustes à tous les esprits. À Memphis, il n’est rien que les chefs de la reli- gion ne rapportent à leurs propres intérêts. Le peuple n’est jamais que l’objet secondaire de leur pensée. Au pied du mont Sinaï, au contraire, le chef s’efface devant Dieu, seul roi véritable d'Israël, et le peuple, qui est tout, semble se gouverner par lui-même, tant est grande la sphère d'indépendance dont il jouit sous Pinvisible main de ce roi désintéressé. Né avec une âme ardente et généreuse ,; Moïse abhorrait tout ce qui sentait l'abus de la force et de la supériorité. La preuve en est dans lindignation que te = souleva en lui la première vue des mauvais traitements des Égyptiens envers les Israélites. Il est beau de voir le fils adoptif d’une princesse, l’homme élevé dans le palais des Pharaons, renoncer aux avantages de son titre et aux délices de la cour pour passer dans les rangs de ses frères opprimés, et revendiquer sa part de l'héritage d’infortunes auquel Vappelait sa nais- sance. Dans l'exil, son premier acte est le secours qu'il prête à de jeunes filles contre des bergers gros- siers que son bras met à la raison. Plus tard, lorsqu'il eut accompli la grande œuvre de la délivrance d’Is- raël, 1] montra que lexercice du pouvoir n’avait point faussé son âme, ni altéré ses nobles sentiments. Il eût pu s'emparer sans peine de la royauté et la proclamer héréditaire dans sa famille, mais il préféra donner l'exemple d’une abnégation complète, et, pour que sa conduite répandit de la défaveur sur les ambitions fu- tures , il voulut qu'après sa mort, ses enfants ren- trassent dans la masse du peuple, et qu'aucune dis- tinction ne s’attachât à sa postérité. S'il paraît s’écarter de cette règle à l'égard de son frère qu'il élève au souverain pontificat, il faut re- marquer qu'il borne les profits du sacerdoce aux dimes et aux prémices, et ses attributions au soin des choses sacrées et à l'explication des difficultés de la loi. Aussi, après le désir de former une nation sainte et religieuse, qui puisse seule, à juste titre, s'appeler le HR peuple Dieu, ce que Moïse a le plus à cœur, c’est de faire des Hébreux un société d'hommes libres. Il n'entrevoit qu'avec un profond sentiment de tris- tesse le jour où, établis dans la terre promise, ils son- eront à se nommer un roi à l'exemple des autres 8 P nations. Mais, craignant de ne pouvoir les en dis- suader à tout jamais, il essaye au moins par des rè- : ] , À; P glements pleins de prévoyance, d'aller au-devant des « Votre roi, leur dit-il, abus de l’antorité suprême. « lequel ne sera choisi que parmi vous, ne devra ni « s’entourer d’une milice nombreuse, ni s’'amollir dans « les bras de plusieurs épouses, ni posséder des tré- « sors considérables, ni s’enfler d’orgueil et traiter « ses frères avec mépris, ni commettre la moindre « injustice, s’il veut, lui et son fils, régner longtemps « sur Israël. » Ce langage, joint aux souvenirs non encore effacés de la tyrannie des Pharaons, avait de quoi faire hésiter les esprits portés à limitation des gouvernements étran- gers. Aussi les Hébreux n’eurent-ils pendant plusieurs siècles que des chefs d’une autorité restreinte, qu'ils se choisissaient eux-mêmes et auxquels ils ne don- naient souvent qu'un mandat spécial et temporaire. Ils en vinrent au point de laisser à plusieurs reprises les rênes de l’État flottantes au gré de la multitude, et de se gouverner entre eux, sans pouvoir constitué, ou du moins, avec la seule assistance des magistrats subalternes établis dans chaque tribu. « En ces jours là, LS ce sont les paroles de la Bible ; « il n’y avait point de « chef dans Israël, et ce que bon lui semblait chacun « faisait. » Après la mort de Josué , on vit une de leurs tribus chargée de marcher à leur tête et de les conduire au combat. Juda obtint une seconde fois le même honneur dans la guerre contre Benjamin. En d’autres moments difficiles, ils élevèrent au comman- dement de armée la première personne qu’une circons- tance quelconque venait signaler à leur confiance, tantôt une femme animée de lesprit prophétique, tantôt un soldat connu par son courage, tantôt un homme doué d'une force prodigieuse. Un seul, dans ces temps de liberté, ayant osé s'emparer de la puissance suprême, sa courte usurpation finit dans une révolte populaire, sous le coup parti de la main d’une femme. Toute autre nation eût succombé, ainsi lancée en aventurière, avec l'anarchie dans son sein, au milieu d'innombrables ennemis, sur un sol étranger qu’il lui fallait arracher à d'anciens occupants par une guerre d'extermination. Comment advint-il que les Israélites sortirent victorieux de cette épreuve terrible ? Quelle force mystérieuse combattit chez eux l’action de ces principes dissolvants ? La force que Moïse avait ap- pelée la premiére au secours de leur société naissante, cette religion sublime, inconnue partout ailleurs, qui faisait d’eux un peuple particulier, possesseur unique des vérités célestes, objet exclusif des complaisances du vrai Dieu, ne voyant que des profanes hors de sa 4 — 90 — communion , et repoussant toute idée de rapproche- ment et de mélange comme chose impie et abominable. Voilà le lien commun destiné à les réunir sous une même bannière, le foyer brûlant où s'allume leur cou- rage dans ces jours témoins de leurs miraculeuses vic- toires, le phare lumineux chargé de leur montrer le port de salut lorsque souflle le vent de ladversité. Mais la religion, pour opérer ces merveilles, avait besoin d’être toujours présente à leurs esprits. De là, ces recommandations de Moïse, si souvent réitérées qu’on les retrouve à chaque page du livre de la loi. Ce n’était pas encore assez : lui mort, ses paroles écrites n'auront plus la même autorité que dans sa bouche. Il faut des continuateurs à cette prédication orale si puissante auprès de la multitude. « Eh bien ! lui dit « le Seigneur, je ferai surgir du milieu d’eux d’autres = c prophètes semblables à toi, je placerai mes discours « sur leurs lèvres, et ils intimeront mes ordres à = « leurs frères. » An Les hommes ne manquérent point qui répondirent à cet appel de leur Dieu, et se constituèrent les suc- cesseurs de Moïse. — On ne saurait trop exalter les sa- lutaires effets de cette institution divine, surtout dans les premiers âges d'Israël. La religion lui dut le main- tien de sa salutaire influence, et le peuple, plus d'une fois, cette confiance en Dieu qui retrempa son cou- rage, et rétablit ses affaires compromises, Il ne dépendit pas des prophètes qu'après avoir Are préservé l'indépendance nationale des atteintes de l'é- tranger, ils préservassent la liberté intérieure des périls dont la menaçait l'érection d’un trône. — Il entrait apparemment dans les desseins de la Providence que cet évènement finit par se réaliser au milieu de son peuple. Mais, bien qu'on eût méprisé le conseil qu'ils donnaient d'éviter le danger, les prophètes ne failli- rent pas à leur mission lorsqu'il fallut laffronter en face, et défendre la liberté aux prises avec le pouvoir royal. Grâces à leurs accents courageux, la liberté ne fut pas ensevelie tout entière sous les ruines de la répu- blique, et le despotisme oriental ne parvint jamais à s'établir sur les rives du Jourdain. Nous venons de voir combien Moïse s’est appliqué à faire de ses concitoyens des hommes religieux et libres. Il sera facile de reconnaître qu'il ne s’est pas moins appliqué à leur inspirer lamour de la simplicité en toutes choses, dans les rapports de la vie publique, comme dans ceux de la vie privée. Il convenait d’en agir ainsi avec une nation dont la religion, et par suite, les destinées tenaient à son isolement absolu. À rien n’eût servi de lui dire : « Guerre à mort aux Idolâtres « de la Palestine, tu n’en laisseras subsister aucun au « milieu de toi, et, quant aux autres habitants de la « terre, jamais tu ne contracteras d'alliance avec eux. » Vainement elle eût oui ces recommandations , si la simplicité de ses goûts ne l'avait pas retenue chez elle, a — et si le petit nombre de ses besoins ne lui avait pas permis de se suflire à elle-même. Ce fut peut-être aux yeux de Moïse une raison de plus, pour ne pas trop engager les Israélites à se nommer un roi. Comment espérer que ses préceptes d'économie seraient longtemps en vigueur au sein d’une cour avide de plaisirs, et que les caprices d’un monarque tout puissant respecteraient toujours ces entraves gè- nantes ? Le gouvernement populaire avec ses formes peu compliquées et sa représentation peu coüteuse, entrait beaucoup mieux dans les vues du législateur hébreu, qui, comme nous l'avons déjà remarqué, lui donna la préférence. Ici, l'absence de relations exté- rieures rendait l’organisation encore plus facile, il n’y avait à pourvoir qu'aux rouages de Pintérieur. Moïse y pourvut avec une sobriété de moyens poussée à l'extrême. La sagesse de l’homme reste confondue, en voyant la faiblesse apparente des ressorts mis en œuvre. Onze tribus occupant autant de territoires distincts, et dans chacune d’elles, une administration particulière élue par le peuple et composée de cinq degrés : décans, quinquagénaires, centurions, tribuns et princes, tous remplissant à la fois les fonctions de la guerre et celles de la paix; puis, parmi ces onze tribus, une douzième, la tribu sacerdotale, déployée comme un vaste réseau que la religion étend sur les diverses provinces de l'État soumis à son culte. Enfin, de temps à autre, la DC grande judicature, ou le généralat improvisés en faveur du plus capable : Voilà tout le mécanisme de ce gou- vernement. La surprise redouble quand on le considère dans son plein exercice. Quelles manières de procéder sim - ples et expéditives ! S'agit-il d'examiner le parti à prendre dans une affaire qui intéresse le pays : la question est en peu de mots soumise au peuple qui répond en masse par une soudaine acclamation, si Pimpression produite est la même pour tous, ou qui consulte les anciens et s’en réfère à leur avis, s’il rencontre des difficultés, L'Écriture cite quelques-unes de ces assemblées publiques , entrautres celle où les tribus réunies à Maspha résolurent à l'unanimité de venger le crime commis sur la femme du lévite d'Ephraïm, et celle tenue à Ramatha, où les anciens décidèrent, non sans contradicteurs , l'établissement de la royauté, plus touchés de l'exemple des autres nations et des maux actuels de la république, que du discours de Samuel et des inconvénients futurs de la monarchie. L’exécution suivait toujours de près la délibération. A-t-on résolu la guerre : les hommes en état de porter les armes se lèvent d'eux-mêmes, au premier son de la trompette guerrière, et marchent à l'ennemi sous le commandement de leurs officiers qui sont à pied comme eux, et comme eux revêtus des armes du soldat. Bientôt l'heure du combat approchant, le K / NO) RE, prêtre parcourt le front de la troupe rangée er bataille ; et congédie indistinctement tout ce qui a laissé au logis regrets et affaires pressantes, fiançailles, bâtisses et plantations nouvelles, et tout ce qui se sent venir dans l'âme le mal contagieux de la peur. Après quoi le reste fond sur les infidèles, sans s’effrayer de leur nombre, parce que le Dieu des armées combat pour les enfants d'Israël, L'usage de la cavalerie et des chariots ne date que des premiers rois qui modifièrent sur ce point la simplicité de l'ancienne organisation militaire. Aupa- ravant les bagages de la troupe consistaient en bien peu de chose, chaque soldat tirant son entretien des envois que lui faisait sa famille : usage que lon retrouve encore sous Saül, témoin lordre qu’Isaïe donne à son plus jeune fils de porter des vivres à ses autres enfants occupés à combattre les Philistins. La paix règne-t-elle dans la contrée : l'office du magistrat se réduit presque à rendre la justice gratui- tement, sans appareil, sans formalités préalables. Assis à la porte de leur ville, de vénérables vieillards écoutent les plaideurs qui se présentent, et pour la plupart du temps ils règlent à l'heure même le diffé- rend. Seulement si la question est trop difficile et que les juges varient, on se retire devant le prêtre ou le chef d'Israël qui fixe souverainement le sens de la loi. Au criminel, c’est le peuple qui examine les causes capitales sous la présidence des anciens de la cité, et qui exécute lui-même la condamnation qu'il vient de rendre, si personne n’en émet immé- diatement appel devant lui : auquel cas il procède à un nouvel examen sans désemparer. Quelquefois la vindicte publique confond ses intérêts avec ceux de la partie civile, et la justice remet son glaive aux mains d’un simple particulier, pour que le coupable tombe légalement sous: les coups du plus proche parent de la victime du crime. Jamais les condamnés ne souffrent prison. La len- teur de cette peine n'eüt pas été en harmonie avec le reste de la législation criminelle. Ceux, en petit nombre , que la mort ou le talion n'atteignent point, sont renvoyés chez eux, après avoir reçu sur les épaules un assez dur châtiment ; à moins, chose fort rare, d'en être quitte pour une simple amende. S'il y a une rudesse qui d’abord répugne dans plu- sieurs de ces formes, la religion, qui se les approprie, les relève à nos yeux en en faisant l'expression de la justice divine, et lon n’y découvre plus qu'une extrême simplicité conforme aux exigences du temps et des lieux. Quand Moïse voulut aussi donner aux mœurs pri- vées et aux affaires domestiques une direction conforme aux prescriptions de Dieu, il n’eut certainement pas de grands efforts à faire. Outre l'effet qu'il produisit par son exemple, lui qui du sein de l’opulence et des plaisirs de ce monde jeté brusquement dans les travaux PONT de la vie champêtre , s'était plu pendant quarante ans à conduire des troupeaux, la disposition des esprits servait à merveille ses desseins. Élevés à l'école du malheur, n'ayant connu de la civilisation égyptienne que les misères et les fatigues imposées à la classe ouvrière, les Israélites durent reprendre volontiers, à la voix de leur législateur, les paisibles travaux de la campagne , au milieu desquels leurs ancêtres , les patriarches , avaient vécu heureux et indépendants. Ce fut un entraînement universel. Depuis le chef de la tribu de Juda jusqu'au dernier cadet de Benja- min, on les voit à peu près tous devenir ou pâtres ou agriculteurs. Les lévites eux-mêmes, exclus du partage des terres, ne dédaignent point les labeurs de la vie pas- torale, les seuls qu'il leur soit permis de mêler aux soins du service divin. Les arts mécaniques ne viennent qu'en seconde ligne ; et ceux-là retranchés que les hommes aban- donnent aux femmes, parce qu'ils ne les jugent pas dignes d'eux, les autres peu considérables demeurent le partage des esclaves, et n’occupent qu’un très petit nombre de bras, si ce n’est aux jours des magnificences monumentales du roi Salomon. Quant aux beaux-arts, nullement favorisés par les goûts simples et bornés des particuliers, ils ne trouvent guère à s'exercer que dans les pompes de la religion. Les professions libérales les plus utiles participent à D ce discrédit, et la médecine elle-même ne s'en relève que fort tard, dans les derniers siècles du royaume de Juda. Malgré l'établissement de la royauté et le luxe qui l'accompagne , le ménage des champs n’en demeure pas moins jusqu'à la fin la plus suivie et la plus honorable des professions. Sous les Machabées, comme sous les juges, la plupart des familles se font gloire de cultiver de leurs propres mains lhéritage de leurs 1 Y 3 . pères. Ce ne fut que rarement et par occasion que la nation fit quelque commerce avec la mer Rouge. Joseph lui-même rapporte que, de son temps. ses } PI que PS: compatriotes, uniquement occupés de la culture des terres , connaissaient peu la navigation. De lune à l'autre époque lon voit les Juifs simples et graves continuer à mépriser les changeantes déli- catesses et les frivoles réjouissances des Gentils. Les cérémonies du culte sont toujours leur seul spectacle, et les plaisirs de la campagne leurs plus doux délasse- ments. Îl ne faut pas même excepter les années les plus brillantes de la monarchie. Tandis qu'a la cour, malgré les défenses du deutéronome , des coursiers superbes et des chars élégants remplacent les rustiques montures et le modeste cortége des anciens chefs d'Israël, le reste de la nation semble par sa conduite protester contre ce luxe et ces vanités d’origine étran- gère. L'on va jusqu’à résister à Pexemple du souverain, — 98 — tant est grand l'empire qu'avaient acquis les habitudes d'économie, sous l'influence des lois mosaïques | Ces lois défendaient aux Israëlites d’aliéner leurs terres à perpétuité, et voulaient que tous les cinquante ans les héritages vendus retournassent à leurs premiers maîtres. Chaque septième année, autre réparation des vicissitudes de la fortune : libération des débiteurs et affranchissement des esclaves Hébreux. À ces sages règlements, joignez la prohibition des mariages non seulement hors d'Israël, mais même hors de la tribu ; joignez-y encore les peines terribles qui protègent l'innocence des jeunes vierges et l’honneur du lit conjugal ; et vous arriverez à la conservation parfaite des patrimoines, ainsi que des familles, et de là par une conséquence naturelle au maintien des goûts paisibles et des mœurs patriarcales. Cependant loin de nous l’idée que cette vie agreste et sédentaire ait fait des Israëlites un peuple farouche et grossier. À part lanathême lancé contre les idolâtres de la terre promise, et les arrêts de mort fulminés contre les infracteurs de la loi sainte, rigueurs alors nécessaires, leur code divin ne s’attachait qu'a leur inspirer des pensées généreuses, des vertus douces, des sentiments de bienveillance mutuelle. Que de fois leur est-il recommandé de s'aimer entr’eux comme des frères et de se montrer humains envers l’esclave , patients envers le débiteur , charitables envers le pauvre, officieux envers la veuve et orphelin, hospi- 0 = taliers envers l'étranger : se souvenant qu'ils ont, eux aussi, foulé la terre de Pexil et connu les misères de l'esclavage sur des rives lointaines avant que le Sei- gneur, leur Dieu, les prit en aide et les conduisit dans les champs fertiles de la Palestine. Si donc les Israélites ne poussérent pas si loin que d’autres l'industrie, les sciences profanes et les talents agréables, ils furent supérieurs à tous dans la connais- sance des choses essentielles au solide bonheur, et seuls peut-être, ils surent allier une politesse aflec- tueuse à une noble simplicité. Ah! qu'ils pouvaient bien sans trop d’orgueil s'écrier avec Moïse : « Quelle est la nation si grande « et si renommée qui puisse se vanter d'avoir un « Dieu tel que le nôtre, ou des institutions si belles « et si complètes | » En travaillant à ces institutions sous l'inspiration de Dieu même, Moïse s'était vu honoré d’une mission semblable à celle de Noë. Lors du déluge universel, l'arche avait reçu dans son sein et porté sur les eaux avec Ja famille du juste, les seuls débris du genre humain échappés au désastre. Quand les ténèbres de lidolâtrie eurent enveloppé la terre, la loi sainte fut destinée à devenir l'arche nouvelle où devaient se réfugier avec le peuple de Dieu , les seuls rayons de la vérité céleste non encore obscurcis par l'erreur. Tant qu'avait duré le débordement des eaux, de la parfaite conservation de l'arche avait dépendu le salut PR. de tout ce qu’elle renfermait ; de même tant qu'allait durer l'invasion de l'erreur, le sort du peuple hébreu et du dépôt à lui confié, devait dépendre de Pétat d’'intégrité dans lequel se maintiendrait la loi, leur unique et commun asile. En conséquence, un dernier soin pesait sur Moïse : c'était d'assurer à son ouvrage une durée suffisante, . et de prémunir les Israélites contre les dangers de l'esprit d'innovation. Nous avons rappelé les paroles dans lesquelles il leur donne une si haute idée de leurs institutions. À ce langage adressé à leur amour propre, succède celui où il parle à leur intérêt. « Vous garderez, leur « dit-il, les commandements du Seigneur, votre « Dieu, tels que je vous les ai enseignés, vous les « garderez tous les jours de votre vie, vous, vos « enfants, vos petits enfants, et vous n’y ferez jamais « ni addition, ni retranchement même le-plus léger, « afin que le ciel vous accorde de longs jours, et que « sa bénédiction accompagne vos derniers neveux « jusqu’à la consommation des siècles. » « Autrement tremblez, que le tourbillon de sa fureur « ne vous balaye de dessus la terre, comme il à fait « de tant d’autres nations plus puissantes et plus nom- « breuses que vous. » La défense d'innover ainsi promulguée plusieurs fois avec cette double garantie d’une clause rémunératoire et Of d'une clause pénale, Moïse, par surcroît de précaution, ordonne de placer le livre de la loi au fond du taber- nacle, sous la garde du grand-prêtre et du Dieu trois fois saint ; en même-temps qu’il ordonne à chaque père de famille d'en posséder un exemplaire copié de sa propre main, ou du moins à ses frais s’il ne sait point écrire. Il fut alors permis au vieux législateur de mourir avec la pensée qu'il avait suffisamment abrité le dépôt précieux, en attendant le jour où le séquestre pourrait être enfin levé sans péril, et les lumières de la vérité communiquées à toutes les nations. L'évènement justifia sa confiance. Jamais les Israé- lites ne songèrent à toucher à l'œuvre de leur fonda- teur. Plusieurs de leurs rois purent bien manquer au devoir qui leur était imposé de lire le Deutéronome tous les jours de leur vie. Nul n’osa contrevenir à la prohibition d’y rien ajouter ou retrancher. Il n’y a point d'exemple qu'aucun d’eux ait fait une loi nou- velle. Le gouvernement resta donc éminemment théocra- tique dans son essence et conserva toujours quelque chose de populaire dans ses formes. La société, jetée dans le moule de ces institutions extraordinaires, en sortit profondément marquée d’un sceau tout particulier. De là, cette physionomie sé- rieuse et prononcée, devenue presque indélébile, sur laquelle se peignent si distinctement l'empire des sen- timents religieux, l'amour de l'indépendance , Puni- — 62 — formité des goûts simples, l'orgueil d'un patriotisme exclusif et le mépris des autres nations. Cette société éprouva des fortunes diverses. Elle eut des jours de gloire et de grandeur ; des jours de revers et d'humiliation. Elle fut tour-à-tour vaincue et triom- phante ; elle perdit même et recouvra le sol de la patrie: rien n’altéra son originalité. Enfin, lorsqu'elle eut reçu le dernier coup, et que, dispersée aux quatre vents, elle eut cessé de former une agglomération quel- conque, détruite dans son ensemble, elle ne cessa point de subsister dans le cœur de chacun de ses mem- bres ; et aujourd'hui même, après tant de siècles écoulés sur ses débris, tant de fontes et de refontes d'empires, ses éléments épars, mais toujours reconnaissables, ré- sistent encore à toutes les fusions qui s’accomplissent autour d'eux. I fallait cette esquisse préliminaire pour arriver sû- rement à la connaissance des principaux caractères de la littérature hébraïque, et pouvoir mieux faire sentir ses rapports avec la société dont elle fut l'expression et la gloire. Nulle part liaison plus intime, ni ressemblance plus frappante. L'une est véritablement le miroir de l’autre et s’y retrouve trait pour trait. De sorte qu'en faisant ce premier tableau, nous pouvons dire que nous avons fait d'avance celui de la littérature. Elle sera d’abord foncièrement religieuse. L'idée du vrai Dieu, comme une sève puissante, circulera dans toutes ses branches, et Penthousiasme céleste, comme un soleil brûlant, mûrira ses fruits divers. Qu'elle nous raconte la création du monde et la vie des premiers hommes , ou l'épouvantable inondation de la terre et lanéantissement d’une race coupable ; qu'elle nous peigne les mœurs pastorales des patriar- ches, ou les sanglantes agitations des peuples ; que du passé elle se transporte dans l'avenir, et qu’elle annonce de loin les bouleversements futurs des empires, ou la venue du Rédempteur promis ; qu’elle nous fasse as- sister aux conseils des rois et aux pompeuses céré- monies du culte, ou à un intérieur de famille et aux humbles travaux de l’agriculture ; qu’elle chante avec Barac et Débora, vainqueurs des ennemis d'Israël, ou qu'elle pleure avec les filles de Sion captives à Baby- lone ; qu’elle quitte la lyre pour des occupations plus graves, et qu’elle se plonge dans la connaissance des choses divines ou humaines; qu’elle publie les com- mandements de la loi, ou donne des préceptes de sa- gesse; qu’elle fasse de l’histoire ou des prophéties, des idylles ou de la politique, des chants ou de la science, de la législation ou de la morale: c’est tou- jours le même esprit religieux qui l'anime et la pénêtre en tous sens. à Il en est résulté une chose unique dans son genre et qui tient du surnaturel : toutes les productions litté- raires d’une nation pendant plusieurs siècles, se sont D trouvées tellement homogènes et douées d’un principe actif d'adhésion que, ayant toujours tendu à se rap- procher, elles sont enfin parvenues à se réunir en un seul corps et à ne former qu’un livre, comme feraient les nombreux chapitres d’un même ouvrage. Et ce fait s'est accompli sans autorité qui ait imposé des modèles ou tracé des prescriptions au génie, sans accord pos- sible entre des auteurs différents de condition, de goûts, d'instruction, de siècle même, ét sans sujet donné sur lequel chacun soit venu s’exercer à son tour, comme firent, chez les Grecs, ces poètes cycliques qui se succédèrent dans la description des évènements d’une histoire fabuleuse. L'honneur de ce phénomène appartient en entier à une religion qui, répercutant sur la littérature lin- fluence qu’elle avait sur la société, s'était constituée le principe vivifiant de lune et de l'autre, par le seul empire de ses dogmes sublimes et de ses sages pré- ceptes. Là bouillonnait la source féconde et pure, où ve- naient puiser les écrivains de tout genre : orateurs, poètes, historiens, philosophes ; et comme Paccès en était ouvert à chacun , comme il n'existait point de caste privilégiée qui s’en fût exclusivement emparée, et que parmi les antiques libertés du pays, c'était celle à laquelle le peuple tenait le plus, ce fut celle aussi qu’il sut le mieux défendre et dans laquelle vinrent se réfugier la plupart des autres. — 6 — De sorte que, à vrai dire , il y eut toujours une république dans Israël ; la république des lettres. Y prit place qui voulut, homme ou femme, prêtre ou sécu- lier, riche ou pauvre, grand ou petit. Le mérite seul y obünt quelque prééminence, et encore, nul n’eut le droit de s’en prévaloir , toute la gloire devant en être rapportée à Dieu. Êtes-vous inspiré du ciel ?— Le nouvel initié n'avait à répondre à aucune autre question. « Je ne suis ni prophète, ni fils de pro- phète, répondit, un jour, un pâtre descendu de ses « montagnes pour venir prêcher dans Béthel, je garde « les bestiaux et je me nourris du fruit des syÿcomores. « Le Seigneur m'a pris lorsque je suivais mon trou- « peau, et n'a dit: Va, et parle en prophète à mon « peuple d'Israël. » Tout le secret de la littérature hébraïque est dans cette briève réponse d’Amos. La baguette avait frappé la roche, et soudain en avaient jailli des flots merveilleux d’éloquence. On parlait quand Dieu jetait au fond de l’âme quel- ques-unes de ces pensées impétueuses qui brülent de s’'élancer au dehors, telles qu’en renfermait dans son sein ce jeune Éliu qui disait à Job : « Je suis plein de discours. — Le souflle de ma « poitrine menace de la briser. — Voilà qu'il fermente « en elle comme un vin nouveau, privé d'air, qui & dompte les vaisseaux neufs. « Je parlerai et je respirerai un peu. — J’ouvrirai > RG « mes lèvres et je répondrai. » L'enfance elle-même n'était pas un obstacle à l'exercice de ce rôle. « Le Seigneur a touché mes lèvres, s’'écrie Jéré- mie, au début de ses prédications , et il m'a dit : « Nobjecte point que tu ne sais parler, mn’étant en- » core qu'un enfant, va, et sans te troubler en face « des hommes, fais leur entendre tout ce que je t'or- « donnerai de dire. Jai mis mes paroles dans ta « bouche, et je ten constitue le distributeur sur les « rois et les puissances de la terre. » Ainsi Dieu choisissait le premier venu pour lui donner le mandat d'aller en son nom élever la voix dans Israël , et en faire le prédicateur et le moraliste des princes et des sujets. Le prophète institué avec cette promptitude n'avait aucun préalable à remplir, point d'autorisation à demander au magistrat, point de tour de parole à attendre aux pieds d’une tribune. Messager du ciel, il allait droit à ceux vers lesquels il était envoyé, et les haranguait là où il les trouvait : le peuple sur les places publiques, les armées dans leur camp ou même sur le champ de bataille, les rois dans leurs palais, au milieu de leurs satellites ; et tou- jours son langage cadrait avec la hardiesse de sa dé- marche, exprimant sans préparation, en traits rapides et incisifs, la censure la plus virulente et les menaces les plus terribles. Il n’était pas jusqu'à lapologue, d'ordinaire le plus voilé de tous les langages, qui, en passant par sa bouche, ne revêtit un caractère décidé 6% — d'indépendance et d’audace. Quelle mâle fierté dans les cris poussés par Joatham du haut du mont Ga- rizim, lesquels portèrent aux oreilles des Sichimites la fable des arbres voulant se donner un roi, et firent pâlir sur son trône le perfide meurtrier des enfants de Gédéon ! Cette éloquence populaire suivit les Hébreux jusque dans leur captivité, sur les bords des fleuves de Baby- lone. Cest là que Daniel, encore enfant, devina la malice de deux vieux juges, et défendit l'innocence d’une jeune femme devant la multitude étonnée d’une sagesse et d’un talent si précoces. L'avocat de Suzanne, devenu bientôt celui de tous ses concitoyens auprès de leurs nouveaux maîtres, continua glorieusement dans l'exil la chaîne non interrompue des hommes à parole libre et puissante. S'il arrivait qu'un prince peu endurant, ou qu'une populace irritée de tant de franchise, se permit d’en immoler quelqu'un à sa fureur, d’autres aussitôt de surgir qui faisaient monter jusqu'au ciel le cri du sang de la victime , et s’en allaient jeter la conster- nation dans l’âme du coupable, en lui dénonçant la vengeance de Dieu toute prête à fondre sur lui. De telle sorte que, en dépit de leurs persécuteurs , les prophètes restèrent en possession de la liberté d'écrire et de parler, et que la parole devint pour eux, ce que la loi était pour les prêtres, leur impérissable puis- sance. C’est dans ce sens que Jérémie fait dire aux RE enfants d'Israël: Mon peribit lex à sacerdote, nec sermo à prophetä. La loi ne fera jamais défaut au prêtre, ni la parole au prophète. Aujourd'hui-même , lorsqu'un orateur sacré veut adresser d’énergiques proches aux grands de la terre, ou jeter d’austères vérités à la face des heureux du siècle, il sent qu'il ne saurait mieux faire que d'aller puiser des traits dans le redoutable arsenal des vieux prophètes, et de redonner la vie et là-propos à quel- ques-unes de leurs foudroyantes imprécations. Encore plus populaire que l'éloquence, la poésie, chez les Hébreux, m’éclatait qu'en chants patriotiques ou religieux, produits d’une soudaine improvisation, qui se trouvaient bientôt dans toutes les bouches, et que redisaient longtemps tous les échos du pays. Moïse, le premier, leur inspira le goût de cette poésie. Ses beaux cantiques, qu'il leur faisait chanter avec un vaste accompagnement musical, durent laisser dans les âmes des impressions bien profondes. De là cet élan général des Israélites, vers la culture d’un art divin, qui a rempli leur histoire de la suavité de ses parfums, de léclat de ses couleurs et de la magnifi- cence de ses images. Ce n'étaient pas quelques hommes d'étude, quelques génies à part, c'était tout un peuple qui était poète, qui traduisait en chants sublimes les joies et les douleurs de la patrie, et qui composait cette grande épopée, commençant au passage de la mer Rouge et finissant à la mort du dernier des Machabées. — (69 — Le livre était toujours ouvert, etle continuait qui s’en sentait le courage et le talent. Car, Dieu aidant, chacun pouvait avoir son jour, son heure d'inspiration poé- tique , en profiter et déposer en passant son rapide tribut. La partie du peuple, la plus sensible, la plus accessible aux émotions, les femmes ne restèrent point étrangères à cette œuvre nationale. On en vit même qui, dans leur enthousiasme, joignirent l'action à la parole, et chantèrent leurs propres triomphes, ou plutôt les triomphes du Dieu d'Israël à qui toute gloire et tout honneur étaient rapportés. Une pareille poésie, ne demandant ses succès qu'à la grandeur des sujets et au libre essor des expressions, ne chercha pas à briller par la pureté des formes et la fécondité des inventions. Ici, point de ces raflineries de langage qu’inventent les classes élevées de la société, car il n’y avait pas d’aristocratie parmi eux; point de ces règles de prosodie, point de ces entraves qu’on appelle rhythme, mesure et pied, qui satisfont une esthétique minutieuse et savante, mais qui ne sauraient convenir aux vives et simples allures d’une poésie toute populaire. Malgré quelques graves autorités, parmi lesquelles se rencontrent Josèphe, Origène, Eusébe, Saint Jé- rôme, Saint Isidore de Séville, on n'hésite plus guère, de nos jours, à reconnaître que les Hébreux n'ont jamais réduit la poésie en art, ni établi entre elle et la prose une différence tranchée. Le passage de l'une = 0 — à l’autre ne s’opérait que par un ton plus animé, ur style plus hardi, une pensée plus élevée, sans avoir besoin de changer de forme. Si l’on parvient à dé- couvrir une certaine symétrie dans leurs cantiques, ce ne peut être que celle résultant du parallélisme des membres de la phrase, ou soit du redoublement de l'idée sous un autre aspect, pour répondre à ce besoin de l'âme qui aime à se répéter dans les épanchements de la joie et de la tristesse. Quant au retour fréquent des sons similaires, il ne faut l’attribuer qu’à l'emploi des affixes ou particules mises à la fin des mots et à la consonnance d’une infinité de termes. Aïnsi les Israélites imitaient la nature sans étude et sans art, n’empruntant l'expression de leurs sentiments qu'à une poésie inculte et spontanée. De là ces transi- tons subites du discours au chant, et ce mélange heureux d’un double langage qui nous montre le génie hébreu tantôt marchant d’un pas grave et lent, tantôt prenant son vol aussi prompt que la foudre, aussi audacieux que l'aigle. Mais comme il ne s’élance jamais avant que le souflle divin ne lui en ait donné la mis- sion et la force, jamais il ne lui arrive de tenter un vain effort et de se briser dan son élan. Le Dieu qui lanime règle et soutient ses mouvements , et trans- porte sa pensée d’un sujet à l'autre, au gré de ses dé- sirs, sans lui imposer la moindre contrainte. Aussi ce magnifique génie, toujours nouveau et toujours le même, unit-il linépuisable variété des détails à Pimpo- I MES sante harmonie de Pensemble , sous la triple mspi- ration de la religion, de la liberté populaire et des mœurs patriarcales. Les contrastes sublimes abondent dans ce pêle-mêle, un peu confus d’abord, mais qui s’échaircit bientôt aux rayons de lidée-mère, descendue d'en haut, laquelle préside à Pœuvre entière, et lui imprime un profond caractère d'unité. Qu'ils sont gra- cieux ces tableaux champêtres qui viennent se placer à côté d’une leçon de haute philosophie ! Que d’attraits dans ces touchants épisodes de la vie domestique suc- cédant au récit des graves évènements auxquels s’at- tache le sort des empires ! Le chant prophétique a plus d'élévation précédé d’une narration bien simple, et la prière plus d’onction après une sèche nomenclature ou une froide disposition de la loi. Cette manière large et facile a produit des beautés que n’ont jamais pu égaler les nations païennes les plus éclairées, malgré la fécondité des écrivains et l'éclat de leurs travaux litté- raires. On sent qu'il y a là-dedans, jour par jour, la vie de tout un peuple, et non, comme ailleurs, l’'ex- pression d’une pensée individuelle qui cherche plus où moins à s'identifier avec la pensée des autres. On voit donc clairement lesprit religieux, l'esprit d'indépendance et l'esprit de famille se réfléchir des institutions hébraïques sur une littérature vraiment animée du triple soufle de la divinité, de la liberté et de la nature, dans leur expansion la plus vraie et la plus belle. Ve Sa spontanéité merveilleuse et sa longue durée saris altération ne sont pas moins dues à l'influence de l'état social sous lequel elle a pris naissance et poursuivi son cours glorieux. Comme cette société, famille, un jour, devenue peuple, au sortir de l'Égypte , à la voix de son premier et unique législateur, la littérature, elle aussi, va éclore grande et forte, dès le lendemain, du passage de la mer Rouge, et frapper les oreilles des enfants d'Israël par l'organe de ce même génie. La nation ne balbutiera point sa langue à l'instar des autres peuples, formés d'éléments divers, lents à se coordonner, plus lents encore à se comprendre, dont l'enfance est si longue et l'éducation si laborieuse et si compliquée. Déjà lidiome est fixé ; c’est celui des patriarches dans sa pureté primitive, avec son éner- gique aspiration, ses tours briefs et simples et son spiritualisme élevé. En même temps, au sein des intelligences dont il est le lien extérieur, surgissent nettes et entières les idées qui attendent de lui le mouvement de la vie. Le thême est complet, autant que la langue chargée de le développer. Un pareil point de départ annonce que, soumise à une marche réglée, la culture des belles- lettres subira peu de vicissitudes chez les sectateurs du code mosaïque — et, en effet, leurs lois immuables, leurs habitudes graves el permanentes, leur isolement des autres na- tions, ont agi puissamment sur les destinées de leur littérature. Ils Pont empêchée de se rapetisser aux pa proportions de l'art payen et de s’amollir au contact des délicatesses étrangères, et lui ont ainsi donné le moyen de conserver intactes et pures, à travers les siècles, sa grandeur surhumaine et sa majestueuse simplicité. Le fond de cette littérature, ce qui en constitue la base fondamentale, ne varie pas plus que les formes naturelles dont elle aime à se revêtir et dont elle ne se lasse jamais. Pendant mille ans, elle s’exerça toujours sur les mêmes sujets, avec le même style, la même verve et les mêmes qualités. Elle est sous Salomon, sous Isaïe, sous Jérémie, sous Daniel, ce qu’elle fut sous David, ce qu’elle fut sous les juges, ce qu’elle fut sous Moïse — supérieure à tous les accidents de la vie nationale, à toutes les phases de la politique. La captivité de Babylone elle-même n’eut d'autre effet que d’altérer l’ancien idiome, contraint de subir le journalier frotte- ment de lidiome des vainqueurs, lequel peu différent de lhébreu, et comme lui d’origine sémitique, n’en dénatura que la surface sans en modifier lesprit. Il fallut plus tard le contact de la nation avec d’au- tres vainqueurs, de mœurs et de langage plus opposés, grands partisans des lettres et des sciences humaines, pour corrompre la simplicité de ses goûts et l'éblouir par l'éclat des beautés factices. Les Grecs de cette dernière époque, bien déchus de leur ancienne gloire littéraire, ne transmirent aux Juifs que le style plein d’enflure qu'ils avaient répandu dans l'Orient soumis 4 FR PA eu leur domination. Le second livre des Machabees, le livre de la Sagesse et l'Ecclésiastique en offrent la preuve. Toutefois cette invasion étrangère trouva dans les institutions du pays quelques barrières qu’elle ne put jamais franchir. La forme seule en fut affectée jusqu'à un certain point, mais le fond resta inalté- rable : même amour des sujets sérieux, mêmes idées prédominantes, même mode de poésie; les esprits continuérent à s'exercer sur les choses de la morale et de la religion; le peuple eut encore ses prophètes, et l'enthousiasme divin ses chants improvisés. Tels avaient été les cantiques du premier testament, tels furent ceux du second. Hormis donc une certaine imitation des formes helléniques de la part de quel- ques écrivains élevés au milieu des étrangers, la pensée juive garda sa physionomie distinctive, et le jour même où l'instrument qui servait à l’exprimer, com- plètement défiguré eut accompli sa fusion avec le chaldéen et le syriaque, elle, toujours triomphante et forte sut résister à toutes les séductions des idées païennes embellies du charme qu’avaient répandu sur elles les civilisations grecque et romaine. Ce dernier trait qui nous peint la puissance de sa sève et la vigueur de sa constitution, complète l'énumé- ration des principaux caractères de la littérature hébraïque, examinée dans ses rapports avec la société au sein de laquelle elle a recu l'existence et parcouru sa longue carrière. En somme, voici le spectacle qui ressort de ces divers rapprochements : une religion puissante autour de qui tout se meut dans l'État, et qui, ramenant sans cesse les pensées des auteurs vers un foyer commun, maintient ainsi l'unité entr’elles; un gou- vernement républicain, dont les principes, assez forts pour survivre à sa ruine et se perpétuer sous la royauté, continuent de donner aux écrits l'allure har- die et le mouvement spontané qui distinguent la poésie et l’éloquence populaires. Puis des mœurs gra- ves et patriarcales dont la douce simplicité et la grâce naïve se reproduisent dans plusieurs pages du grand livre comme autant de riants paysages au milieu d’une nature grandiose et sublime. Enfin des lois qui par leur stabilité inébranlable luttent jusqu’au bout contre l'invasion des idées et des méthodes étrangères. Là est l'immense influence qui a dominé cette litté- rature, sans toutefois qu'on puisse dire qu'aucune autre n’a agi sur elle — car nous reconnaissons qu’elle a dû éprouver les effets de plusieurs autres causes, plus générales et plus lointaines, agissant alors sur l'Orient tout entier et même au-delà. Mais cette action faible et superficielle n’ayant déterminé aucun des caractères distinctifs de la Bible, ne joue ici qu’un rôle secon- daire que nous allons brièvement exposer. À part la théologie, glorieuse exception, point privilégié sur lequel ils ont seuls possédé la vérité, les écrivains de la Judée ont suivi le mouvement alors 6 üniversellement imprimé aux sciences. Leurs notions en histoire naturelle , en physique , en astronomie , sont conformes à celles de leurs voisins. On les voit participer aux erreurs de leur siècle quant aux choses de ce monde, et, pas plus habiles que d'autres à expliquer les secrets de la nature, se borner à la pein- dre telle qu’elle se produit aux yeux. En se rejetant dans l'étude du monde intellectuel, ils n’ont fait que suivre la loi générale qui dirigeait de ce côté les premiers efforts de l'esprit humain. En effet, le penchant pour les dissertations mystiques, l'emploi des sentences et la recherche des vérités morales, leur sont communs avec les Égyptiens , les Chaldéens, les Indiens et les Perses. Rien même n’égale l'importance qu'y attachaient ces derniers , si lon en juge par l'éclat donné à la thèse soutenue devant la cour entière de Darius par trois gardes du corps de ce prince sur ces trois propositions : Le vin a un grand pouvoir — le roi est plus puissant — les femmes sont plus puissantes encore — mais la vérité l'emporte sur tout. On trouve le récit détaillé de cette espèce de tournoi philosophique dans le troisième livre d’'Esdras, qui, sans être canonique, peut être cru quand il rapporte un fait pareil. Que cette disposition ait été produite par le cli- mat, ou qu’elle ait eu sa source dans d’anciennes habitudes propres au berceau du genre humain, de tout temps l'Orient à aimé le style figuré, les grandes man Le images , les métaphores hyperboliques, et s’est plu à donner au discours Paccompagnement d'actions aussi expressives que véhémentes , comme de se battre la poitrine , de se déchirer les habits, de s’arracher les cheveux, de se couvrir de cendres et de cilice, etc.; également l'Orient a toujours volontiers fait usage des allégories, des paraboles et des proverbes. Hé bien! on voit aussi dès le principe ces deux goûts remarquables se produire dans les mœurs des Hébreux ; leurs pères avaient dû les leur transmettre. C’étaient d’ailleurs des goûts trop répandus parmi les nations voisines pour ne pas s'introduire chez eux, malgré leur peu de relations extérieures. Un fait positif, c’est qu'ils ont excellé dans l'un et l'autre genre ; que leur éloquence a été redevable au premier de quelques-uns de ses plus pathétiques mouvements, et que la morale de la Bible à dû au second la grâce touchante dont elle a revêtu la plupart de ses préceptes. Prodigues d'images dans leurs chants, pleins d’é- nergie dans Pexpression de la douleur, de la crainte et des autres passions, lorsque, plus calmes, ils vou- laient insinuer la vérité avec des ménagements, ils savaient lenvelopper d’un voile agréable. La parabole surtout leur était familière — Salomon a écrit un traité de la Sagesse en entier sous cette forme. C'était aussi un langage assez souvent employé dans les haran- gues aux peuples et aux rois : témoin le discours de Eve Joatham, frère d’Abimelech, aux habitants de Sichem, et celui du prophète Natham à David, pécheur. LÉ vangile prouve que plusieurs siècles après, ce mode d’allocution détournée n’avait encore rien perdu de sa vogue et de ses charmes. Telles sont parmi les impulsions générales qui se faisaient sentir dans l'Orient, celles qui ont étendu leur action jusque sur la littérature hébraïque. Mais il n’est pas moins vrai que c’est exclusivement dans la société juive dont elle a été Pexpression fidèle, que cette littérature a puisé son être, son souflle ins- pirateur et ses caractères essentiels. Maintenant que nous avons examiné les causes qui ont agi sur elle et les éléments dont elle s’est formée, ilest temps que nous passions à son rôle actif et que nous l’envisagions au point de vue de la puissance de réaction dont elle a été douée, faisant de bonne heure sur les Israélites une impression qui se pro- longe pendant des siècles, et divisant plus tard ses effets en deux branches, dont l’une, nouvelle et tou- jours croissante, finit par envelopper l'univers entier, dont l’autre, ancienne et desséchée, s'attache opinià- trement aux tristes débris d’une race dégénérée. Les cantiques de Moïse commencent la série des chants patriotiques et religieux destinés à soutenir le courage et la foi d'Israël. Élevé à la cour même de Pharaon, instruit dans toutes les sciences des Egyp- PULORES tiens, Moïse était en état d'écrire dans tous les styles et de donner à une composition la forme convenable à ses desseins. En même temps son génie lui avait fait comprendre quel profit peut tirer de ce moyen un habile législateur, et quel usage il doit en faire auprès d’un peuple neuf et sans culture. Une raison novice s’accommode mal d’un discours méthodique et suivi ; il lui faut ce qui parle à imagination , ce qui émeut les sens ; il lui faut de la poésie et de la mu- sique — c’est aussi par là que débute Moïse dans ses rapports avec ses grossiers compagnons d’émigration. À peine ont-ils traversé la mer Rouge que , dans le premier transport de la joie et de la reconnaissance, il compose son fameux Cantique d'actions de grâce, à la vue des cadavres Égyptiens rejetés par les flots sur le rivage. Ce cantique , il l’'entonne bientôt lui-même à la tête du chœur des hommes , pendant que sa sœur Marie, dirigeant les voies des femmes, le chante avec elles sur un autre ton, au son des instru- ments. : On peut se faire une idée de l'enthousiasme excité par ces versets sublimes, en songeant aux scènes terri- bles qu'ils déroulaient devant eux. C’est d’abord la main divine précipitant Pharaon et ses cavaliers dans les gouffres humides, et couvrant Israël de sa protec- tion surnaturelle ; puis d’autres miracles plus grands encore succédant à ce premier prodige : tout déjà s'apprête à leur livrer un libre passage vers la terre D promise ; Édem voit ses chefs se troubler, Moab la terreur s'emparer de ses guerriers, et Chanaan un froid subit glacer ses habitants immobiles. L'effet de ce beau cantique dut donc être immense et bien approprié aux besoins du moment chez un peuple à qui la confiance était si nécessaire, au sortir de lesclavage , le lendemain de sa fuite, dans son premier bivouac sur les sables du désert à travers lequel il allait chercher une nouvelle patrie. Mais les impressions se succédaient rapidement chez les Israé- lites. Un jour, pleins de zèle pour la loi du Seigneur et de reconnaissance pour ses bontés infinies, le len- demain, prévaricateurs, courant prostituer leur encens aux idoles et leurs cœurs aux filles des infidèles, que de fois, pendant leur séjour dans le désert, ils s'étaient attiré la colère de leur dieu et les reproches de leur chef! HE bien ! lorsque Moïse, témoin de tant de désordres, veut, avant sa mort, tenter un dernier moyen d’amollir ces têtes endurcies et de brider ces esprits indociles, c’est encore à la poésie qu'il a recours. Jamais il ne lui avait emprunté un ton plus solennel et des mouvements plus chaleureux. Qu'ils durent être émus les enfants d'Israël, quand, du milieu de leur assemblée, les accents de son indignation tombèrent sur eux à flots pressés et grondeurs, et que soudain une prosopopée terrible produisit à leurs yeux le Tout- Puissant lui-même dans l'appareil de la vengeance, avec son glaive affamé de carnage et ses flèches altérées PS VE de sang, prêt à les exterminer, si un reste de misé- ricorde ne venait s'opposer à l’entière destruction de son peuple. La mesure fut si eflicace, que Moïse jugea à propos d'en perpétuer l'emploi , en ordonnant aux Hébreux de copier les versets, de les apprendre par cœur, de les chanter et de les faire chanter à leurs enfants. Leur histoire dépose de Putilité de cette pratique, imaginée pour combattre sans cesse leurs penchants vicieux et les ramener à récipiscence dans les jours de grandes calamités : répété de génération en géné- ration , le salutaire cantique a plus d’une fois réveillé en eux l'horreur de Pidolâtrie et l'amour de la loi sainte. L’essor donné par Moïse à la littérature ne devait point s'arrêter à lui. Ses écrits firent école, et de cette école sortirent en foule, à toutes les époques , des talents distingués qui se chargèrent de continuer son ouvrage et de conserver aux belles lettres leur reli- gieuse influence. De bonne heure, cette idée domina dans Israël, que les personnes favorisées du don de l'éloquence, ou initiées aux secrets de la poésie, étaient inspirées d'en haut et envoyées pour faire entendre au peuple le langage de Dieu lui-même. Dés lors, la littérature ne compta plus que des prophètes parmi ses adeptes, et toute personne habile dans la composition, soit même dans le chant des cantiques , reçut ce nom ou 6 Leo. son synonyme primitif : voyant, c’est-à-dire qui voit dans l'avenir. L’admiration qu'ils excitaient à l'aide des beaux-arts cultivés par eux et l'usage religieux qu'ils en faisaient, expliquent cette croyance générale d’une mission toute divine : honneur auquel quelques-uns seulement furent appelés , tandis que le reste n’offrit au vrai que des chantres et des poètes sacrés. Dans ce dernier nombre, il faut ranger Marie , sœur de Moïse, que la Bible nomme prophétesse, parce qu’elle savait jouer des instruments et qu’elle conduisit le chœur des femmes dans les chants qui suivirent le passage de la mer Rouge. Cette idée wa rien de surprenant — elle découle de la propre nature de ces arts où l'inspiration joue un si grand rôle — on la rencontre aussi chez les païens qui donnaient à la poésie le titre de langue des dieux , et aux poètes le même nom qu'à leurs devins, comme nous l’apprend la signification du mot vates des Latins. La disposition des esprits favorisant cette institu- tion, les prophètes s’accrurent beaucoup en Judée, et finirent par former des corps nombreux, ayant des lieux de réunion et marchant au son des instruments : telle était la troupe au-devant de laquelle Samuël en- voya Saül. Au surplus, la littérature hébraïque ne vit point déchoir sous leur direction lascendant qu'elle avait pris dès son début. Déroulez l’Écriture sainte : âme me — des grands évènements politiques, léloquence des prophètes intervient à peu près partout ; elle soutient le peuple aux jours du danger, lenflamme au moment du combat, lui promet et très souvent lui procure la victoire. Tombe-t-il dans l'idolâtrie , elle le ramène au culte de ses pères. Subit-il le joug ennemi, elle lui apprend à le briser et à venger sa honte. Si elle ne réussit point à le détourner de l’établissement de la royauté, elle n’a pas moins le courage de le défendre contre la tyrannie de ses princes. Cest lénergique menace d’un prophète qui ébranle la couronne de Roboam et enlève dix tribus à son joug de fer. Cest un autre prophète qui ose reprocher à Achab la san- glante spoliation de Naboth, et faire entendre les plus terribles imprécations à ce roi cruel. On les voit même quelquefois payer de leur vie la hardiesse de leurs remontrances : ainsi meurt Îsaïe, victime de la plus atroce vengeance dont fassent mention les annales du despotisme oriental. Après un grand désastre, si des accents consolateurs viennent adoucir les ennuis de Pexil, si une voix forte s'élève pour plaider la cause des juifs captifs, ces accents appartiennent au tendre Jérémie, cette voix est celle du courageux Daniel. La délivrance, le retour à Jérusalem , la réédification du temple, attestent la puissance de la parole dans la bouche d'Ézéchiel, d'Agée, de Zacharie. Quant à ce sentiment de fierté nationale qui attache PR, = si fortement les Hébreux à leurs croyances, à leurs mœurs et à leurs institutions , et élève une si imfran- chissable barrière entre eux et les païens, où s'est-il formé, entretenu, développé, si ce n’est dans les écrits des prophètes ? « Quelle autre nation peut se vanter « d’avoir un dieu si grand et des lois si belles que « les vôtres! » leur disait Moïse , au début de leur existence sociale, au milieu des dangers qui entou- raient leurs premiers pas hors de l'Égypte. Plusieurs siècles après, fsaïe laissait échapper ce cri de fureur en présence des humiliations que subissait la race chérie de Jéhovah : « Quoi ! nous avons la force morale, la supériorité « de la pensée ; nous connaissons le seul dieu tout- « puissant; nous l'adorons, nous le servons, et nous « sommes esclaves ! Et notre nation est vaincue, elle « est souillée, elle rampe, elle gémit, elle sert ! « Malédiction sur le Nord ! Malédiction sur le Midi ! « Malédiction sur les peuples ! Malédiction sur les « rois, sur les vils, sur les lâches qui ont le pouvoir ! « Sur les faibles intelligences qui jouissent des biens « de la terre! Sur les adorateurs d’idoles qui nous « oppriment, nous, les élus et les dominateurs ! Mal- « heur à nous, à nos vices ! Malheur à tous. » Rien de plus propre à soutenir les patientes espé- rances de la nation et à ranimer sa haine farouche de l'étranger, que les accents de ce sublime orgueil, ainsi répétés d'âge en âge, aux jours des grandes catastro- an = phes. À toutes les phases de sa vie, on voit apparaître quelqu'un de ces hommes éloquents qui vient lui apporter les enseignements et les consolations dont elle a besoin. Dans les derniers temps, par un espèce de pres- sentiment que l'avenir a justifié, les prophètes essaient d'étendre leur mission et de se produire sur un théâtre plus vaste. C'est ainsi que Jonas va prêcher la péni- tence à Ninive. Le prompt repentir et les larmes amères de lentière population de cette grande cité nous donnent la mesure des moyens oratoires de ces anciens prédicateurs. Mais ces essais partiels ne sont que le prélude des succès bien autrement décisifs qui les attendent dans les siècles futurs. Un jour viendra, après qu'ils auront disparu de dessus la terre, où leurs accents retrouveront des échos dans tous les coins du monde. Alors se développeront les résultats généraux dont la Bible renfermait le germe fécond. Tant de leçons de haute philosophie , tant de préceptes de morale universelle, de si belles règles de conduite, ne pouvaient pas rester l’apanage exclusif d’une nation. Les juifs n’en étaient que les dépositaires. Les Gentils seront appelés à en recueillir les fruits. La nature de ces vérités sublimes, destinées à éclairer la raison du genre humain , indique assez qu’elles devaient tendre d’elles-mêmes à vaincre des obstacles momentanés , pour se répandre au loin en flots de lumière. Les évènements, avec leurs causes providentielles , n’ont IE" fait que hâter Pinstant d’une inévitable explosion. Devenus tour-à-tour sujets des Babyloniens, des Per- ses, des Grecs, des Syriens et des Romains, les Hé- breux s'étaient habitués à vivre au milieu des autres peuples, et ces rapports prolongés avaient mis leurs richesses littéraires et leurs doctrines à la portée des vainqueurs , lesquels sans s’en apercevoir puisaient à celte source d'autres idées et d’autres sentiments. Depuis des siècles lPidolâtrie de leurs voisins avait cherché à pénétrer chez eux, et leur culte avait à grand'peine résisté à l'invasion. A la fin les rôles allaient changer : c'était le tour de l’idolâtrie de faire place au culte du vrai dieu. Les philosophes païens avaient cessé de croire aux absurdités de la mythologie ; déjà même une certaine indifférence , très voisine de lincrédulité, avait gagné les masses. Rome, en adop- tant tous les dieux des pays vaincus, avait affaibli la foi populaire obligée de se partager entre tant de divinités. Depuis lors l'univers à demi détrompé pa- raissait attendre une religion plus pure et plus forte, ramenant les croyances à plus d'unité, et mieux. faite pour rallier les hommes sous un même étendard. Mais où trouver des notions conformes à ces besoins nouveaux, si ce n’est dans les traditions juives et les monuments de la littérature hébraïque ? De là seule- ment peut partir le rayon lumineux destiné à dissiper les ténèbres qui obscurcissent les intelligences. Il ne faut plus qu'un grand et dernier prophète capable — 87 — d'exécuter cette mission et d'allumer le flambeau qui doit faire briller la vérité aux yeux des nations étran- gères. Alors les temps annoncés se trouvent accomplis et le monde préparé à recevoir l'Évangile , l'Homme- Dieu est envoyé sur la terre. Un précurseur d’une vie austère et d’une éloquence pénétrante est chargé de lui ouvrir la voie : Jean-Baptiste s'élève contre la corruption du siècle et proclame la nécessité de la pénitence à l'approche du royaume de Dieu. Du reste il reconnaît qu'il west rien en comparaison de celui qui va venir. Enfin Jésus commence son enseigne- ment sur les places publiques, dans les écoles, dans les villes et dans les campagnes qu’il parcourt sans éclat et sans bruit en faisant le bien. Nul prophète, nul interprète de la loi divine m'avait encore prèché des vérités si élevées d’un ton si simple et en même temps si plein d'autorité. La synagogue ne tarde pas à s’apercevoir qu'un redoutable adversaire s'élève à ses côtés. Il n’était pas encore sorti de l'enfance qu'il avait confondu par la sagesse de ses discours les vieux docteurs de l’ancienne loi , tous gens à vue courte, et à grossiers préjugés , ne comprenant la gloire du Messie qu'avec un chef victorieux , et la soumission du monde qu'avec l'emploi de la force matérielle. Aussi l'ouvrage s'accomplira sans eux. Bientôt ils essaieront envain d'étoufer les fruits de la prédication nouvelle; une sanguinaire persécution ne servira qu'à leur faire ajouter la fureur du crime à la honte de la défaite. I ER en sera de même lorsque , à son tour, le paganisme expirant luttera contre la religion du Christ. C’en est fait ; le jour où le maître à dit à ses disciples : « Allez « et enseignez par toute la terre, » ce jour-là une seconde Bible épurée est devenue la propriété du genre humain, qui s’en est emparé avec transport pour la garder jusqu'à la consommation des siècles. Rien désormais ne saurait la lui faire abandonner, ni la jalouse rage des juifs, ni le stupide mépris des idolà- tres, ni les menaces des supplices, ni les tentatives de corruption. Cette morale, basée sur la charité, est trop belle et trop consolante ; cette doctrine, émanée des profon- deurs de la vérité céleste, explique trop bien le double mystère de la misère et de la grandeur de l’homme, elle satisfait trop les plus nobles aspirations de lâme, pour ne pas soulever le monde par sa force d’attrac- tion et attirer tout à elle. Une révolution s’en est ensuivie qui a changé la face du globe, et qui est encore loin d’avoir atteint ses derniers résultats. C’est Paccomplissement de cette dernière prophétie du Christ sur le point d'être crucifié : Cum exaltatus fuero, omnia traham ad me. Nous venons de voir la chaîne qui lie le nouveau testament à l’ancien ; comment l'un a préparé lautre, et comment le second, découvrant à tous les yeux les richesses cachées du premier, a fini par lever le long séquestre dont les avait frappées la loi mosaïque. 0) C'était le coup le plus terrible que l'on püût porter à la société juive. Elle cessait d’être l’élue du Seigneur, Pobjet exclusif de ses complaisances, l'unique gardienne de ses divines promesses ; le dieu d'Israël se déclarait aussi le dieu des païens convertis à l'Évangile, qu'il appelait au partage de ses faveurs et de sa protection. Partant plus d'avenir de gloire et de conquêtes, plus d'espoir de domination universelle. Quelle profonde blessure pour lorgueil national! Qu'on ne s'étonne point si cet orgueil l'a emporté sur une raison faible et trop combattue qui leur disait de se réjouir de voir les infidèles initiés enfin aux vérités de la religion révélée. Ce qui avait préservé les juifs de lidolâtrie devait, mal interprété par eux, les détourner éga- lement de la réforme apportée à leur vieux culte. Habitués à un espèce d’isolement social, pleins du souvenir de ces écrits sacrés où on leur recommande sans cesse d'éviter tout contact avec l'étranger, ils n’ont pas su circonscrire dans ses limites temporaires un précepte de circonstance : invincible obstination qui, s'alimentant d’abord de la lecture des prophéties prises au pied de la lettre, de commentaire en commentaire les a plongés dans les monstruosités du Talmud. Si bien que, après tant de siècles, dispersés parmi les autres nations, mais jamais confondus avec elles , et toujours juifs, ils rêvent encore la venue d’un puis- sant libérateur et le miracle d’une glorieuse restau- ration. NA = Nous pouvons maintenant résumer en deux mots la double et prodigieuse influence de leur littéra- ture : d'un côté, rénovation complète des sociétés païennes et progrès immenses des esprits lancés dans la grande voie des idées vivifiantes ; de l'autre, rétré- cissement des intelligences, et attachement aussi aveu- gle qu'opiniâtre à de stériles idées de culte et de patrie qui survivent chez les individus à la destruction de la nation elle-même. Voilà la Bible avec ses vastes conséquences et sa législation à deux faces : celle-ci particulière et bornée en tout sens, ne s’occupant que d’un peuple éteint et d'un passé irrévocable, celle-là générale et appro- priée à tous les temps, à tous les lieux, à toutes les personnes. C’est celle dont l'Évangile nous a ouvert les trésors et donné la sublime interprétation, avec ordre de promulguer de par le monde ce code immortel. Hon- neur à la littérature que de tels services recomman- dent à l’admiration ainsi qu'à la reconnaissance du genre humain ! Fille de la liberté et de Ja religion, elle leur a rendu avec usure l'appui qu’elle en a reçu. Trop heureuse si, flattant moins l'orgueil du peuple au sein duquel elle s'était formée sous l'inspiration de Dieu même, elle ne lavait pas disposé à méconnaître, un jour, la haute sagesse cachée sous la simplicité du dernier de ses livres, et à répudier ainsi le plus grand de ses bienfaits. ÉTUDE SUR L'EMPEREUR JULIEN L'APOSTAT SON CARACTÈRE ; SON GÉNIE ET SUR SES OEUVRES PHILOSOPHIQUES , LITTÉRAIRES ET ORATOIRES. Introduction. OICIC/NSIMONN ND E IC'ELTUL FE MNECTIUNDIE. Lorsque Chateaubriand eut écrit et publié son étude sur Julien, on put croire que l'histoire avait dit son dernier mot sur ce personnage célèbre. Vrai, impartial, éloquent, il avait résumé en quelques pages la vie de cet empereur, flétri sa haine contre le christianisme et ramené à des proportions exactes cette renommée si démesurément agrandie par le xvin® siècle. Cet acte de justice fit un honneur infini au grand écrivain couronné déjà de tant de gloire. Il avait tout dit avec sobriété, mesure et indépendance sur un per- sonnage historique si diversement jugé. Sans parler ici des historiens et des orateurs qui vécurent dans le siècle témoin de son règne, et pour ne citer que les modernes etencore parmi ceux-ci que les plus connus. PE Codex deux surtout, Lenain de Tillemont et Gibbon, avaient, dans un esprit différent, écrit sur Julien des pages qu'il faudra toujours relire, quand on voudra connaître les détails et les faits qui remplissent son époque. Le premier, dans le xvr”® siècle, avec sa foi, qui ne transige sur rien, sa profonde connaissance des anti- quités chrétiennes , et l'étendue de sa science histo- rique, fit une histoire de Julien pleine de faits, subs- tantielle, complète, où la vérité parle une langue rude, qui ignore l’art, qui le dédaigne et qui d'intervalle en intervalle éclate pourtant par le nerf à l’aide duquel il la soutient. Il n’omet rien pour intéresser. Un vrai talent d'exposition se découvre dans cette œuvre cons- ciencieuse. Autour du personnage principal, il groupe les personnages secondaires ; les philosophes, les ora- teurs, les écrivains paraissent successivement. Si l’his- torien n’entre pas dans l'exposé des systèmes philoso- phiques, ni dans l'appréciation des œuvres oratoires que produit ce siècle, c’est qu'il ne veut pas perdre de vue son but, ni le dépasser. Toute la lumière est rejetée sur le personnage principal ; ille suit avec une scrupuleuse exactitude ; il s'attache à ses pas, com- pulse les écrits des anciens et en fait sortir les faits et leur confirmation ; c’est dans les écrits de Julien lui- même qu'il cherche souvent le motif de ses actes et de ses déterminations. Avec toutes ces qualités , on comprend cependant que cette œuvre ait été refaite, surtout dans l’âge qui a suivi sa publication. Tille- sq I LE TES mont avait trop négligé l'art. Il ne s'était attaché qu’à la vérité historique, sans songer qu’il faut encore la parer de certains ornements. À des esprits devenus plus exigeants, la vérité seule ne suffisait plus. En outre, l'énergie chrétienne, qui respire dans ces pages, devait déplaire à un siècle impatient de secouer l'empire de la foi, et chez lequel venait de s’opérer une révolution morale qui changeait les idées, les méthodes et la dis- position des esprits. Tillemont fut jugé trop crédule ; on l’accusa de manquer de critique. Le xvnr* siècle répudia son œuvre, protesta contre elle par des éloges outrés , décernés à Julien, exalta dans cet homme extraordinaire quelques côtés propres à séduire, et couvrit d'un voile menteur ceux qui étaient de nature à flétrir sa mémoire. Cette injuste partialité produisit un effet inattendu. Elle inspira Gibbon et fut la source première de lé- tude nouvelle que cet historien résolut de consacrer à l'empereur Julien, dans sa grande histoire de la décadence de lPempire romain. Gibbon, presque français par la nature de son es- prit et par son goût, philosophe, hardi, véritable enfant du xvi”* siècle, eut plus de respect pour la vérité historique, et sut apporter dans la critique de Julien plus de justice et d’impartialité. Chose étonnante ! Ennemi lui-même du christianisme , il condamna la haine impie que Julien lui avait vouée. Il osa dire que ce maître tout puissant de l'empire UE, : VA romain avait déclaré la guerre à une partie de son peuple. Il en décrivit le caractère, en fit connaître les actes, et tout en louant l'étendue, la souplesse et la variété des aptitudes de cet empereur, qui fut écri- vain, philosophe à sa manière, guerrier, ami passionné de l'antiquité grecque et des chefs-d'œuvre qu’elle avait produits, il arracha pourtant le masque sous le- quel les contemporains avaient caché sa figure. Dif- férent de Tillemont, Gibbon charme par l'agrément du récit, par la discrète distribution des couleurs, par la symétrie de ses compositions. 1l anime ce qu'il touche. Le sujet avec lui s'agrandit. Sa plume est souple. Il sait s'élever vers les hautes conceptions, exposer les systèmes des philosophes, les juger et les peindre. À côté de ces qualités rares, le xvmi®* siècle retrouvait encore en lui son caractère propre, une critique qu'aucun respect ne contenait plus, un esprit que la foi n’enchaînait pas, une ironie soutenue contre les choses et les hommes qui en portaient l'empreinte, un scepticisme historique qui irrite et qui désespère, enfin mille préjugés contre les héros du christianisme, de quelque manière qu'ils l'aient servi. Et pourtant, malgré ces routes diverses, suivies par l'écrivain an- glais, Gibbon avait abouti presque au même résultat que Tillemont. Le fond du jugement et du récit était le même. Julien se trouvait sous la main de Pun et de l'autre, assez ressemblant. Ce que lun avait con- damné au nom de la foi, l’autre le condamnait au nom os — de la raison. La part faite aux facultés supérieures de l'écrivain, à la verve mordante du satyrique empereur, se trouvait égale des deux côtés. Si Gibbon avait montré plus de finesse dans l'appréciation des œuvres d'esprit de Julien, Tillemont avait prouvé qu'il les avait pénétrées avec autant de profondeur. Tandis que l'un avait gémi avec la douleur de la foi sur la fami- liarité impie que l'empereur établissait entre lui et les démons, l’autre le raillaït impitoyablement de demander à des victimes chaque jour immolées le secret de l'a- venir et de sa fortune. En voulant refaire Tillemont, Gibbon l'avait imité et suivi. À part la forme qui est pure chez ce dernier ; à part l'esprit qui y est scep- tique et anti-chrétien, les deux historiens se sont ren- contrés dans le jugement final sur l’homme dont ils ont écrit la vie. C'est là qu’en était la science historique ; lorsque Chateaubriand porta, à son tour, sur cette époque et sur Julien son regard et son œil de maître. Dans le tableau de la décadence de l'empire romain et de la formation des sociétés qu'il a tracé d’une main si ferme et si haute, cet empereur devait trouver sa place. I la lui fit large et saisissante. Sa figure y est vive et en relief. Elle fait le pendant de celle de Constantin ; et toutes les deux elles arrêteront les regards de la postérité. De peur qu'on ne put penser que l'écrivain était embarrassé de son rôle, ou honteux du choix qu'il avait à faire, après avoir parlé en détail de Julien, 06 — il consacre encore à cet homme mystérieux une étude spéciale qui se détache des autres, et qui lui donne ainsi la mesure d'ombre et de lumière dans laquelle il fallait le placer. La verve de l'écrivain est étincellante dans cette esquisse rapide. Julien y est examiné sous toutes ses faces ; aucune de ses qualités n’est omise ni faiblement sentie ; une large part est faite à ce qu'il eut de grand ; mais aussi, il est inflexible quand il faut l'être. Chateaubriand s’est joué des difficultés de cette œuvre ; il les a toutes vaincues avec l'indépendance de ses idées et de son caractère. Après Tillemont et Gibbon, il est neuf et original. Le vrai génie est tou- jours créateur par quelque côté. Quandil ne est pas par le fond des choses, il l'est par les aperçus, par la marche qu'il suit, par l'ordonnance même qu’il im- prime à ses idées, et surtout par la vie qu'il répand sur ses tableaux. Chateaubriand a sans doute écrit de plus éloquentes pages ; il n’en a jamais écrit de plus vraies, de plus libres de préjugés, et qui honorent plus son indépendance comme historien. En 1832, un écrivain, M. Beugnot, dont le mé- moire fut couronné par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et qui plus tard publia son œuvre sous le titre d'Aistoire de la destruction du paganisme en Occident, a cru devoir essayer de protester contre le jugement porté sur Julien, par Tillemont, Gibbon et Chateaubriand. On doit rendre justice à ses inten- tions. Elles furent honnêtes. Il crut avoir aperçu la one vérité, et il voulut la dire. Mais, plus sa bonne foi est certaine ,; moins ses erreurs doivent être acceptées. C’est une chose difficile et qui ne manque pas de té- mérité que de refaire le jugement des siècles et de rompre laccord qui s’est établi entre les esprits si divers qui lont porté. L’étonnement que produisit en nous cette tentative nous a rejetés vers l'étude de cet homme si parfait, au dire de M. Beugnot, qu'il n’y a dans sa vie qu'un seul acte à blämer, le décret par lequel il interdit aux chrétiens d'enseigner, et pourtant si différemment jugé par les autres écrivains que nous avons cités. Nous avons voulu voir de près Pécrivain, le penseur, Porateur, le philosophe, en même-temps que le souverain et le guerrier. Emporté par ce désir, nous avons lu ses écrits et pénétré ses pensées et étudié ses actes comme souverain. Cette exploration n’a pas confirmé en nous le ju- gement du jeune et moderne écrivaim en 1832. Elle a donné gain de cause, au contraire , à celui que la postérité avait déjà prononcé. Si c’est la nouveauté du point de vue qui à séduit M. Beugnot, il faut le plaindre de Pillusion dans laquelle il est tombé. Il a offensé la vérité historique au premier chef. Nous avons donc le dessein dans cette étude d’exa- miner d’abord d’une manière rapide lempereur Julien dans les actes de sa vie publique ; puis ensuite d’é- tudier ses écrits, de les analyser, d’en exposer la na- ture, enfin de saisir le vrai génie de son esprit, et le 2 C4 OS — secret de la plupart de ses actes. Arrivés à ce terme , nous vérifierons de nouveau les assertions de M. Beu- enot ; et, pour nous, le problème sera résolu. Le sera-t:l pour les autres ? Nous l'ignorons. Mais nous aurons au moins exploré une vaste question ; soumis à un examen consciencieux les écrits d’un personnage historique célèbre, qu'on ne connaîtra ja- mais mieux que lorsqu'on lui aura ravi ses pensées, et qu’on aura vécu avec elles. Il n’est pas, selon nous, d'autre manière de résoudre le problème qu'a soulevé cet homme. C'est la seule qui soit complète et qui puisse inspirer confiance. On nous pardonnera d’avoir scindé notre travail, et de n’en donner aujourd’hui que la première partie. Le Recueil de l'Académie d’Aix ne nous devait qu'une place restreinte dans ses publications. Le complément formera la matière de parties ultérieures qui seront également plus tard publiées par l'Académie d'Aix , si elle les en juge dignes. CHAPITRE [I°. COUP-D'OEIL HISTORIQUE SUR LE RÈGNE DE JULIEN. Le berceau de Julien fut environné d’orages. Ses premières années furent ensanglantées par le meurtre de quelques-uns des successeurs immédiats de Cons- Ed — tantin, et par celui de son père et de son frère aîné. Julien échappé, comme par miracle, à une mort cer- taine, avec son frère Gallus, ne dut qu’à sa jeunesse d’avoir été épargné. Un évèque chrétien, Marc d'A- rethuse, le sauva ; un sanctuaire fut son asile ; et c’est sous l'aile du christianisme que cet enfant, sans défense et si gravement menacé, fut d’abord abrité, puis nourri et formé. Dans tout le cours de sa car- rière , il n'inspire jamais plus d'intérêt que dans ce moment suprême. À quoi donc le ciel le réservait-il ? Était-il né pour faire avancer l'œuvre glorieuse du Christ ? Devait-il opposer à cette force divine qui s'épanchait sur la terre, sa force isolée et impuissante ? Problème que personne alors ne put résoudre. Il fut sauvé par une âme chrétienne, que son innocence toucha. Son sang n'aurait fait qu’ajouter un crime à des crimes déjà très nombreux. Julien fut élevé dans les doctrines chrétiennes. L’eunuque Mardonius , et Eusèbe , évêque de Nico- médie, furent ses premiers maîtres. Il fréquenta les écoles publiques de Constantinople jusqu’à l’âge de 14 ans. Mais l'œil jaloux de Constance entrevit du danger à laisser croître au grand jour ce jeune prince, qui m'était rien encore , et qui devait grandir. Gallus et Julien furent conduits en Cappadoce , au château de Macellum , environnés de soins , d’eunuques , de grandeurs, mais renfermés dans une solitude qui ressemblait à une dure détention et à lexil. Julien —— 100 — s'en est plaint plus tard, et ce souvenir des souflrances de son enfance a dû planer sur sa vie avec celui des scènes sanglantes où il avait failli la perdre. La voie dans laquelle s'engageait l'empereur Cons- tance fut malheureuse. Tout ce qu'il voulut faire en- seigner à Julien : la foi chrétienne, les livres saints, la doctrine de l'Évangile auraient demandé, pour être goûtés , un asile plus libre , une vie moins menacée , un esprit moins en garde et moins irrité contre son sort. Julien dut s'ouvrir plus aisément aux livres de grammaire et de rhétorique qui lui furent donnés par Nicocle de Lacédémone et par le sophiste Écebole. Cependant cette éducaliou se poursuivit, comme elle avait commencé. Julien et Gallus furent même admis dans le clergé en qualité de lecteurs et firent publi- quement au peuple la lecture des livres saints. Ces actes de piété chrétienne et plusieurs autres que lhis- loire raconte ont-ils été sincères chez Julien ? On en a douté. Deux hommes, dont l'autorité serait décisive, l'ont accusé de fausseté, Saint-Grégoire de Nazianze Pabord, puis Ammien-Marcelin (Tillemont, p. 920, t. x); etil faudrait sincliner devant ce jugement émané de deux esprits si différents, qui se sont ren- contrés en ce point, si nous n'avions pas le témoignage contraire de Julien lui-même, qui avoue (épitre 51), avoir élé chrétien jusqu’à l'âge de 20 ans. Plus tard, Gallus fut élevé à la dignité de César, et Julien obtint de Constance la fin de son exil, Pour — 101 — léloigner de Pempire, on le poussa vers l'étude de la philosophie et des lettres. L'aveugle empereur ne voyait point qu'il doublait ainsi la puissance de ce rival re- douté. Julien fut libre alors de rechercher les orateurs et les sophistes. Il revit Constantinople, fut plus tard contraint d’en sortir encore, parce que dans ce centre de empire les regards se portaient sur lui, et courut dans l'Asie auprès de tous les maîtres environnés de quelque célébrité. C'est de ce moment qu'il faut marquer la révolution morale qui s’opéra dans Julien. Livré au vent de toutes les doctrines, il fut enveloppé et séduit par les so- phistes. On lui promit l'empire ; on lui dit qu’on avait lu dans les secrets de la théurgie et de la magie le signe certain de son élévation. Cette science lui devint chère ; il y fut secrètement initié. Les mystères d'É- leusis, encore en crédit auprès des païens, lui furent dévoilés ; et, disciple fervent d’un culte qui périssait, il y porta, à défaut d’une conviction qui accuserait son esprit d’inintelligence, un dévouement fanatique. L’ambition produisit son apostasie. Elle lui fit quitter la vérité simple et forte du christianisme pour des fables vieillies. [vit une partie de Pempire ralliée au drapeau qu'il se promit d’agiter à ses yeux, déjà soumise et prête à Pélever au pouvoir; et la gloire de défendre les dieux d’Homère, qui seule m'aurait pu suflire pour lentraîner, lui parut encore douce à cueillir à côté de la possession de Pempire. Cette imagination de poète — 102 — et d’orateur, peu propre à juger et à sentir la beauté morale du christianisme ; cette âme que la soif du pouvoir dévorait, fit d’une question religieuse une question politique ; et le calcul de son intérêt dut faire taire en lui les protestations de la vérité. Ce jugement, si lon veut bien y prendre garde, l'histoire l’a porté, quoique nulle part il ne soit peut- être si énergiquement formulé. Mais pourtant les élé- ments de notre appréciation s’y découvrent. Il ne faut que les rassembler. Les uns ont expliqué le re- tour de Julien au paganisme par la légèreté de son esprit, qui ne put discerner les caractères de la vérité, ni en porter le poids, ni en saisir l'ensemble harmo- nique. Les autres ont cru que les poétiques créations de la Grèce, et le charme dont elles sont revêtues, avaient entraîné son âme éprise vers les dieux qui les avaient inspirées. D’autres enfin ont écrit que le vieux parti du paganisme attendait un sauveur ; que cette espérance vivait au fond de tous les cœurs que le christianisme n'avait pas vaincus ; et que Julien, à qui ce parti s'était livré, fut salué comme tel. Nous n'avons rien dit de plus nous-mêmes. Nous n'avons ajouté qu'une chose : c’est que la soif du pou- voir domina son âme ; c’est que l'empire le séduisit ; qu'il adopta le culte qui le lui promettait ; et qu'il fut le premier de ces renégats qu’une couronne avait convertis à des autels discrédités et ruinés. La prudence fit un devoir à Julien de cacher cette — 103 — désertion. Il sut dissimuler quelque temps encore, profaner le culte chrétien, en silence, lui rendre des honneurs hypocrites, et tromper la jalouse attention de Constance. L’ambitieux n’agit pas autrement. Ce n'est pas la vérité qui l'importune et l'obsède. Ce n’est pas pour elle qu'il vit et qu'il meurt ; il se réserve pour lui-même ; ilattend le moment propice à ses desseins, et, tant qu'il n’a pas lui, il se tait. On s'étonne, en méditant sur tous ces faits, de la méprise continuelle de Pempereur Constance. Par un instinct secret, ce maître de l'empire romain semble reconnaître en Julien un ennemi de son nom, un rival de son pouvoir, et à chacun de ses actes, il lui pré- pare son avenir. C’est lui qui le jette dans les mains des sophistes ; c’est lui qui l'envoie à Athènes, se cou- vrir de l'éclat que la science peut donner ; C’est lui qui l'élève à la dignité de César et qui met dans ses mains l'épée qui doit lui servir à conquérir les Gaules et l'empire. Et Constance pourtant immole Gallus son frère, Gallus odieux au peuple par sa cruauté, Gallus dépouillé de tout prestige. La nature jalouse de Constance n'aurait pas pourtant permis cette contradiction dans ses actes. Il aurait su arrêter son ennemi ; la ruine de Gallus aurait entraîné celle de Julien ; comme celui-ci avait, en Cappadoce, partagé sa prison, il aurait sans doute partagé son sort et son supplice, sans limpératrice Eusébie. Cette femme, qu'un intérêt plein de tendresse pour Julien = 04 — anime et pousse, toutes les fois que Constance doit prononcer sur lui, semble l'ange chargé de le défendre et de le protéger. Quel fut donc le charme qui la sé- duisit dans ce jeune prince ! Peut-être l'amour com- mun de la philosophie et des lettres ; peut-être les dangers qui avaient entouré l'enfance de Julien ; peut- être son caractère original et ces formes austères qu'il affectait ; peut-être ce fond de douceur et d'humanité, le plus bel ornement de la femme, qui brillait chez Eusébie, au dire des historiens ; peut-être enfin, un sentiment plus tendre, ainsi que Chateaubriand, a osé le soupconner. Eusébie, par l’ascendant que lui don- naient son intelligence et sa beauté, obtint beaucoup de Constance. Julien fut sauvé de la mort, qui lui était peut-être réservée. Il fut envoyé à Athènes. Il salua avec transport cette ville illustrée par son passé ; ce centre des arts et de la philosophie, où, de tous les côtés de l'empire, se rencontraient les hommes épris des souvenirs que réveille la Grèce et des charmes de l'étude. Il y entendit les maîtres les plus habiles, s’at- tacha à leurs leçons et acheva d'y donner à son esprit l'étendue qu'il conserva toujours. Tout devait être singulier dans la destinée de Julien. Sur les mêmes bancs où le futur ennemi du nom chrétien venait chaque jour s'asseoir, pour se former dans l’art de le combattre, il rencontra les plus grands noms qui devaient le défendre, et les plus beaux génies qui devaient honorer. Saint-Grégoire de Na- DS > — zianze et Saint-Basile étaient, comme Julien, les dis- ciples assidus des mêmes maîtres dans art de bien dire, de philosopher , et d'entendre les écritures. Saint- Grégoire a raconté en des traits énergiques la répulsion que lui inspirait déjà le futur apostat. Julien aurait pu nous dire ce qu'il entrevit de ces deux hommes dans le contact journalier qui s'établit entre eux ; le génie passionné et éloquent du premier; sa faculté puissante de peindre et d’émouvoir ; le futur tribun chrétien, et l’athlète ardent qui ne devait laisser ni repos ni trêve à la tête couronnée qui oserait un jour attaquer le christianisme ; la haute placidité du second, sa persuasive éloquence et la tendresse de son âme reflétée dans les œuvres de son esprit. Mais Julien a gardé le silence sur cette rencontre. S'il avait tout entrevu , cette vision eut désolé son âme. Il fut moins clairvoyant que lun de ses compagnons d’études. Il ne se douta jamais que le premier d’entre eux serait dans les siècles à venir la main vengeresse dont le ciel se servirait pour contester sa grandeur et pour flageller sa mémoire. Ces deux noms aujourd’hui ne se sépa- rent plus. Julien a trouvé dans Saint-Grégoire de Nazianze une voix qui a prophétisé son apostasie, et qui, à travers les siècles, l'a poutsuivi de ses clameurs éloquentes, comme un persécuteur de la vérité. Une année ne s’écoula pas, que l'empereur Cons- tance n’eût rappelé Julien auprès de lui. Il sentait sa faiblesse, pour le gouvernement de l'empire ; il voulut, — 106 — y suppléer, en l'élevant à la dignité de César. Julien quitta Athènes avec la douleur d’un ami qui se sépare de son ami. Il parut regretter cette vie paisible de l'étude , et ce monde de l'intelligence et des arts, duquel il s’exilait, pour entrer dans la voie redoutable des honneurs. Le palais de Constance leffraya. Il y vit les ombres de ses parents immolés ; et le lamen- table sort qu'ils avaient subi dut lui faire redouter de semblables malheurs pour lui-même. La promesse des sophistes commençait pourtant à s’accomplir ; il s’'ap- prochait du trône. Mais il hésitait en tremblant. Eusébie vainquit ses répugnances ; il fut proclamé César, déposa le manteau de philosophe , épousa Hélène, sœur de Constance ; et le gouvernement des Gaules lui échut. Il partit pour les Gaules accablé de la grandeur de sa fortune, surveillé pourtant par ceux même qui devaient l'aider dans ses travaux et ses conquêtes que l'œil jaloux de Constance plaçait auprès de lui, mais consolé par les délicates attentions d'Eu- sébie, qui ajouta à tous ses dons, celui d’une précieuse collection d'écrits de philosophie, de littérature et d'histoire. La Gaule vit Julien, à la tête des armées romaines, sans expérience, sans habitude des combats, refouler pourtant les ennemis du nom romain, passer le Rhin plusieurs fois, assiéger et conquérir des villes , gou- verner, supprimer des abus, commander avec empire, se faire aimer des peuples, et en peu de temps acquérir One une gloire sérieuse, que personne n'a contestée, et qui dans l'histoire de sa vie forme Ja part la plus pure et la seule véritablement grande. La sévérité de mœurs qu'il avait toujours affectée dans d’autres lieux et sous d’autres cieux, servit encore à ses succès, Il plut par ce côté aux peuples de la Gaule ; ils aimaient la vie simple et dure, n'étaient point amollis par le culte des arts, et conservaient quelque chose de leur primitive énergie, non encore effacée par leur contact avec Rome. C'était Lutèce, qu'il habitait. C’est là qu'il passa plusieurs hivers supportant la rigueur du climat avec une tenacité calculée. C’est là sans doute qu'il écrivit le récit de ses conquêtes, œuvre remar- quable que les siècles ne nous ont pas conservée, et les trois discours qu'il nous a laissés, lun sur l'impéra- trice Eusébie, sa bienfatrice, et les deux autres adressés à Constance. Julien touchait à Pempire ; le voici qui va y marcher rapidement. Une émeute éclate dans son armée ; les soldats le proclament Auguste et lui décernent l'em- pire. Une violente émotion s'empare de lui ; il hésite ; puis il accepte ; puis il négocie avec Constance. Mais celui-ci repousse ses excuses, sè dispose à marcher contre Julien. Julien franchit alors avec la rapidité de l'éclair, et avec cette sûreté de vue, qui sent pres- que le grand capitaine, l'espace immense qui le sépare de Constantinople ; recoit dans sa marche la nouvelle de la mort de Constance, et arrive dans la capitale de — 108 — l'empire pour présider à la sépulture de l'empereur, auquel il succède. Les évènements se sont précipités ; et Julien que tout devait éloigner du trône, y monte avec le prestige d’une fortune si diverse, et avec l'éclat que tant de contrastes devaient jeter sur lui. Arrivé à la suprême puissance , Julien trouvait l'empire romain partagé sur la plus grande question qui se soit jamais présentée daus le monde. Le chris- tianisme, persécuté pendant trois siècles, avait vaincu à force de constance, de vertu, de générosité ; et les dieux du paganisme reculaient devant cet ennemi nouveau et toujours plus puissant sur les âmes. La lutte n’était pourtant point finie ; les rôles seuls sem- blaient changés. Le paganisme était refoulé, mais ses racines étaient profondes dans le vieux sol de la société païenne. L'Occident surtout lui semblait acquis pour longtemps encore. L’Orient même était divisé. Cons- tantin , devenu chrétien , n'avait pu changer le fond des choses ; et il pouvait rester au maître de l'empire romain, au moment où Julien fut reconnu pour tel, un honneur infini, celui de hâter la fusion du monde païen dans le christianisme, de s'associer à cette éton- nante révolution , et de la compléter en la secondant par une habile direction. Cet eflort n'eut pas été au-dessus des facultés de Julien, de son intelligence et des soins incessants qu'il avait pris pour l'agrandir. Mais son choix était fait. Au lieu d'entrer dans la voie — 109 — qui regardait l'avenir, ses yeux s'étaient fixés obsti- nément vers le passé ; il manqua de génie, ou le sacrifia à son ambition ; ne sentit pas la force secrète enfermée dans l'Évangile ; et ne vit pas l'aurore nouvelle qui se levait pour les peuples, pour la liberté, ni laffranchissement qui se préparait pour eux. Ce qui, aux yeux de la postérité, laissera Julien sans excuse, c’est que voisin des temps où l'expansion du christianisme se faisait sentir, près du berceau de ce nouveau né, où tout fut si pur et si céleste, témoin de ce courage indompté qui ne redoutait rien et qui transformait les âmes, contemporain des plus beaux génies qui se tenaient près de la croix, il n'ait pas été étonné de la puissance de cette doctrine qui faisait dun chrétien obscur un Épictète, un Sage, un Marc- Aurèle, et peuplait le monde de philosophes qui le devenaient sans prétentions et sans eflorts. La vertu chrétienne et le sceau divin qu’elle portait ne lui inspirèrent qu'une jalouse envie. Il voulut la trans- porter aux autels de ses dieux, et toutes ces fleurs, écloses sous le souflle du Christ, ne purent rien dire à son âme, ni rien révéler à son cœur. Le premier acte de Julien, parvenu à l'empire, fut d’ordonner le rétablissement des autels paiens et de s’en proclamer le vengeur et le restaurateur. Ce jour à, lempire dut tressaillir, les uns d'espérance, les autres de crainte et de douleur. Julien le partageait en deux camps. — 110 — Le règne de Julien a été court. Il n’a duré que vingt mois. Les évènements qui le rémplissent sont peu nombreux. À proprement parler, il n’y en a que deux qui méritent de fixer l'attention de la postérité : le premier, à l'extérieur, la guerre contre les Perses ; le second, à l’intérieur, son système de persécution contre les chrétiens. L'un et l’autre ils sont la consé- quence des faits déjà connus. Le vainqueur des Ger- mains et des Barbares d’outre-Rhin pouvait, sans témérité, entreprendre contre les Perses une guerre glorieuse. Ses premiers succès pouvaient lui en faire espérer d’autres. [l'avait mesuré la vigueur de son épée. Il dut la trouver assez forte pour cet ennemi nouveau. Son système de persécution contre les chrétiens devait naître aussi de son fanatisme pour les autels païens, de la mission qu'il se donnait de les relever, de la passion qu'il y portait, et de l'amour ardent qu'il affectait pour la philosophie. L'expédition contre les Perses, au point de vue de l'intérêt de Pempire, était sagement inspirée. Déjà Trajan avait aperçu qu'il fallait les affaiblir et les vaincre. Il les avait glorieusement combattus. Julien ici, comme le plus souvent, ne fut qu'un imitateur. Il entra dans la voie qu'un autre lui avait tracée. Mais il rêva une bien autre gloire ; et ce fut un nom bien autrement grand dans l’histoire qu'il voulut égaler. Alexandre, en conquérant la Perse et les Indes, s'était acquis un nom immortel. Julien voulut léguer — 111 — à la postérité un nom aussi grand et aussi glorieux. En se plaçant ainsi à côté de cette figure où rayonne le génie du conquérant et du fondateur, Julien pro- voque des comparaisons qui l’'amoindrissent. Qui ose- rait dire qu'il égalât en rien son modèle ? Sans doute, Julien fut dans la guerre, courageux, brave, patient, à l'épreuve de toutes les nécessités qu'elle entraîne, supérieur à elles, le plus grand de ses contemporains. Il y vécut avec cette sobriété, qui rappelait les temps antiques. [l y concut des plans, y réalisa des attaques, qui révèlent la connaissance de Part militaire, et une aptitude très réelle. Mais rien n'y sent le grand capi- taine. Ce m'est pas ce regard d’aigle, cette intuition inspirée, ce courage héroïque, cette vaste pensée qui constitue Alexandre. Ce n’est pas ce prince de Macé- doine, qui entreprend à lui seul une lutte gigantesque avec la Perse ; qui, avec des armes mille fois moins fortes, sait la vaincre et la subjuguer ; qui traverse les Indes, attache à son char des peuples inconnus, trouve le monde connu trop étroit, et soupire encore de ne pouvoir plus vaincre et de ne pouvoir plus épancher cette force divine qu'il ressent pour la guerre et pour les combats. Descendons de ces hauteurs, Julien ne saurait y atteindre. ‘ Une seule scène de cette expédition a quelque grandeur ; c’est le moment où Julien expire. Quoi- qu'elle ne soit encore qu'une imitation et une copie des temps antiques ; quoiqu'aussi et déjà le christia- SR nisme eut fait connaître dans la mort, quelque chose de plus grand et de plus sublime, et un caractère de force, plus simple et mieux ordonné, cependant la mort de Julien saisit encore à travers l'appareil qu’ilmet à ses dernières paroles et l'effort suprème qu’il fait pour se grandir. Julien, blessé à mort, est dans sa tente. Il comprend qu'il va mourir ; il s’entretient avec les siens de ceux qui ont succombé, ou qui ont survécu dans le combat ; il donne des regrets à ceux qui ont péri, comme si lui-même n'allait pas quitter la vie. Il expose ses pensées sur son avenir ; déclare que l'exis- tence qu'il n’a pas eu de peine à porter, il va laban- donner sans regrets. Puis il continue à disserter avec les philosophes qui se trouvaient près de Jui. Enfin il expire. Si l'histoire a dit vrai sur toute cette scène, Julien a achevé son rôle avec noblesse. Il a su finir à l’an- tique et honorer le manteau de philosophe qu'il avait si longtemps porté. Mais il y a mis trop d’apprèt, et il ua pas même égalé ici ces morts de Pantiquité où tout fut simple et grand, comme celle de César et celle de Caton. Le second fait qui dans son règne mérite d’être exa- miné, c’est, avons-neus dit, le système de persécution qu'il adopta contre le christianisme. Il y porta son esprit, ses habitudes de dissimulation, et une nouveauté de moyens qu'il ne dut qu'à lui-même. Le caractère de sophiste y domine. Ce n’est pas uniquement la force P " ( q — 113 — brutale qu'il emploit. Cest surtout la force de Pintel- ligence qu'il veut placer en première ligne, et qu'il oppose au flot toujours plus menaçant du culte nou- veau. Il suffit de le voir à l'œuvre. Julien est empereur ; il a conquis Pempire ; il Pa acheté par des périls multipliés et par des travaux sans nombre. Il est enfin assis sur le trône. Mais son premier soin est d'en descendre pour engager une lutte étrange dans une si haute position. Il compose et publie contre les chrétiens le livre célèbre dans le- quel il combat leur doctrine, répand le dédain et le sarcasme sur leurs héros, cherche des contradictions dans leur histoire, oppose la grandeur du paganisme à leurs obscurs commencements, dénature et altère leurs dogmes, et appelle enfin à son secours, tout ce que la science, l’histoire, l’orgueil de sa nature, et la causticité de son esprit peuvent lui fournir de sophismes et d’ob- jections. Ce sont des mains impériales qui ont élevé ce monument singulier. C’est au milieu des préoccu- pations du gouvernement d’un vaste empire qu'il Pa fait. C’est à la veille de sa grande expédition contre les Perses, qu’il a détourné son esprit et qu’il la con- centré dans cette arène où il convie ses adversaires. Ce trait seul indique l’ardeur du persécuteur, la viva- cité de sa résistance, et le progrès étonnant qu'avait dû faire dans les intelligences le système chrétien. Au reste, ce fut un immense progrès que, contre sa volorité et son intention, Julien fit faire à la polé- 8 — 114 — mique chrétienne. Son livre conviait aux combats de l'intelligence. Tous les esprits se précipitèrent dans cette voie. Jamais le christianisme ne parut plus grand que le jour où on le contraignit à montrer ses titres de noblesse, et à sonder ses origines. Les actes qui suivent, dans Julien, ce premier coup d'éclat, sont revêtus du même caractère. Faire mentir les oracles des livres saints, lui parut une page bonne à ajouter à celles de son livre contre les chrétiens. Il ordonna de rebâtir le temple de Jérusalem ; et lem- pereur mit au service du sophiste, qui avait besoin d’une preuve, les hommes et les trésors nécessaires au succès de cette argumentation nouvelle. Julien échoua dans son œuvre ; il l’'abandonna ; et n’aboutit, comme la dit admirablement l’auteur des études historiques, qu'a achever de détruire les an- ciens fondements du temple, en voulant lui en donner de nouveaux, et à confirmer ainsi les oracles divins qu'il s’efforçait de convaincre de mensonge. En même temps qu'il écrivait contre le christia- nisme, il voulut l'empêcher de pouvoir répondre. Il défendit aux chrétiens de tenir des écoles ; et la pro- hibition embrassait l'enseignement de la rhétorique, de la grammaire ; de la médecine et de toutes les professions libérales. En peu de temps la nuit se serait faite. Le christianisme n'aurait plus eu d’organe. Les écoles païennes seules auraient nourri le monde de leurs maximes et de leurs fables. — 115 — D’autres armes furent encore à son usage. Il cor- rompit la religion de ses troupes par des largesses, pour les déterminer à abandonner le culte naissant, et à embrasser le paganisme. Il condamna les chré- tiens à rétablir les temples païens là où étaient élevés des temples chrétiens ; et ses édits jetèrent tout l’em- pire, et l'Orient surtout, dans la confusion. Il persé- cuta et expulsa le grand Athanase de son siège d’A- lexandrie. Il écrivit à Ecdicius, gouverneur d'Égypte, une lettre violente pour le contraindre à exécuter l’ordre d'expulsion; et 1l a mérité que l'écrivain anglais que nous avons déjà cité, Gibbon, rappelant les ter- mes ambigus de cette lettre, ait dit : « Cette ambiguité « est celle d’un tyran qui veut trouver ou créer des « crimes. » Des magistrats excités par le fanatisme et la vengeance firent souflrir à Marc, évêque d'Are- thuse, des supplices affreux. Pour toute réparation, Julien lui fit laisser la vie. La qualité du chrétien et d'évêque fit oublier à Julien les lois de la reconnais- sance et de la justice. Rapprochement accusateur ! Ce Marc d’Arethuse est le même qui lui avait sauvé la vie. Enfin des vengeances atroces furent exercées dans les villes de Gaza, d’Ascalon, de Césarée, d'Hé- liopolis, par les peuples païens à la suite de l'incendie du temple de Daphné. Une émeute éclata à Alexan- drie ; Georges, archevêque arien, fut massacré. Et Julien ne sévit pas et pardonna aux coupables. Enfin Julien fait donner la liberté aux évêques chrétiens LE exilés. Mais le motif de cette mesure, selon Ammien- Marcellin, fat de pouvoir fomenter plus aisément les divisions intestines de l’église chrétienne et d’en miner plus sûrement les fondements. Tout fut donc artificieux et hypocrite dans cette persécution. Julien weut pas le courage de sa haine. H redouta la postérité ; devant elle, il prit des pré- cautions. Mais celle-ci a déchiré le voile ; et le per- sécuteur est apparu, non plus avec le cortège sanglant de ceux qui l'avaient précédé, mais avec une duplicité calculée qu'ils ne connurent pas ; et avec un tel fana- tisme qu'il est impossible de dire, au jugement de Gibbon , jusqu'où cette passion l'aurait emporté sur son humanité et sur sa raison. Voilà l’homme, Pempereur, le savant, le philosophe, le persécuteur dont nous allons étudier les œuvres. CHAPITRE IE. JUGEMENT SUR JULIEN: Dans Julien rien ne séduit, rien n’attire. L’héroïsme ne sy sent pas. Sa nature est positive et sèche. La froideur y domine. Les aspects qu'il présente sont de plus uniformes. Il est toujours le même : calculateur, composé, habile à préparer pour son histoire quelque trait qui le grandisse, Il sait dissimuler avec ses enne- — 117 — mis. Il loue Constance, qu'il accuse en secret du meurtre des siens et qui menace ses jours. Il écrit deux fois en son honneur un panégyrique qu’il répand dans tout l'empire. Malgré ces ombres et ces taches, sa figure a cependant une certaine grandeur. Chez lui l'événement ne surprend jamais l'homme. Faut-il gouverner les Gaules et vaincre les peuples voisins ? Il est prêt. Faut-il conquérir l'empire ? Le voilà. Tout a été prévu. La guerre, il la fait ; les dangers, il les brave ; l'art militaire, il le possède par instinct. Mais à côté de ces dispositions et de ces aptitudes qui éton- nent, voici lombre qui les obscurcit. Le succès ne développe rien en lui et n’y fait pas découvrir des côtés nouveaux. Julien ne devient pas plus grand avec sa fortune ; loin de là, il plie sous le poids de la haute destinée qu'il a conquise. L'usage qu'il en fait est étroit et mesquin. Il déclare la guerre à la moitié de son peuple ; il descend au rôle de sophiste, il ceint la couronne de pontife paien. Enfin jusque dans la mort, il est étudié et plein d’apprêt. Que rapporta-il de sa familiarité avec les muses, des créations homéri- ques et de ce monde riant où son esprit vécut et parut se complaire ? Rien de doux, rien d’humain , rien de généreux. Alexandre au milieu des combats et des batailles montre son cœur. Il est sensible à l'amitié ; l’histoire nomme Éphestion. Alexandre boit la coupe que son médecin lui présente, et croit plutôt à la vertu qu'il lui connaît, qu’au perfide dessein dont — 1185 — on accuse. César succombe sous le coup des cons- pirateurs , et l'aspect de la mort fait sortir de son cœur ce cri si touchant qui devait attendrir Brutus. Julien est resté bien loin de ces types de Pantiquité grecque et romaine. Une fatalité semble même le poursuivre. Il m’atteint jamais là où il vise. Il a rêvé toujours une gloire plus grande que celle qu'il a obte- nue. Les personnages même qu'il veut reproduire sont quelque peu travestis par lui. La nature ne lui avait donné ni le génie de César, ni celui d'Alexandre. Il crut pourtant avoir égalé le premier dans les Gaules, et résolut d'effacer le second dans la Perse et les Indes. Il ne reçut pas non plus en naissant le don des grandes pensées et des hautes spéculations, ni la féconde inspiration de lorateur. Épris de Platon, il en devint le disciple infidèle, altérant ses doctrines par celles de Plotin, de Porphyre et de Jamblique. Admirateur passionné de Démosthènes et de Cicéron, il ne connut pas les sources vraies de léloquence. II posséda de lart de parler l'exposition, la convenance, et une certaine mesure de vérité dans l'expression et le développement. Mais les grands mouvements lui furent inconnus. [l eut comme écrivain des aptitudes variées ; il fut satyrique mordant, auteur original, sans être créateur et en ne restant la plupart du temps que copiste. Mais son intelligence a manqué de ce qui donne la puissance à la pensée ; il n’a point cherché la vérité pour elle-même. Systématique, il a voulu la — 119 — faire à sa manière, et la renfermer dans le cercle qu'il lui posait. Il faut le rayer du nombre de ceux que l’histoire de la philosophie signale comme des maîtres. Il n’en fut pas même un disciple éclatant. Il n’est qu'un écho affaibli et défiguré du platonisme altéré par d’autres. Il n’est rien comme moraliste ; Sénèque, Marc-Aurèle et Épictète le dépassent. Il n'est même pas permis de le nommer à côté d’eux. Il est douteux qu'il ait jeté sur l'humanité un coup-d’æil attendri et observateur, et qu’il en ait compté les misères. Il ne sentit même pas les beautés morales de l'Évangile ; la suavité qui s'y découvre ne put le toucher ; et quand le monde entier s’est incliné devant la sainteté qui y resplendit, seul il n’a rien compris à sa sublime ten- dresse pour l’homme. Julien forme donc une figure à part dans l’histoire. Il sort, il est vrai, du vulgaire ; il s'élève même et il atteint à une certaine grandeur, mais par d’autres côtés, il redescend bien vite de sa gloire. Il a rempli dans l’histoire une trop grande place, pour être oublié et confondu ; mais il na pas mérité celle que le xvirr"* siècle lui avait décernée. CHAPITRE III. DES LETTRES DE JULIEN. Parmi les documents que lhistoire recherche et qu’elle répute les plus précieux, les /ettres de ceux 0 — qui ont figuré sur la scène du monde occupent le premier rang. Elles éclairent la postérité sur les sen- timents intimes des personnages politiques ou litté- raires qui les ont écrites. Elles en montrent la plu- part du temps une face quelquefois inconnue. Ce que le cœur laisse échapper dans l’épanchement de la- mitié, dans le mouvement de la passion, dans ces alternatives de crainte , d'espérance ou d’abattement qui se partagent leur vie orageuse , devient une ré- vélation pour lhistoire. L'homme sy trahit ; il s’y peint tel qu'il est. Le calcul mentre pas ordinai- rement dans ce genre de compositions, dues au moment présent, au sentiment qui domine la si- tuation, ou au besoin qui en naît. Le style même y gagne quelque chose de plus vrai, dé plus simple, de plus rapide. L'antiquité nous a transmis les {ettres de Cicéron; elles sont restées le monument le plus curieux de son époque, l’œuvre où l'on aime le plus à retrouver le grand orateur et le grand citoyen de Rome. Qui n'a pas lu et relu mille fois ces pages, chef-d'œuvre d’élocution , et miroir si fidèle de son âme, et aussi de ses découragements et de ses fai- blesses ? Qui ne les a pas vénérées comme des confi- dences sacrées, que des cœurs généreux s’envoyérent Pun à lautre sur les malheurs de leur commune pa- trie ? Elles ont toute la réalité de l'Histoire, et toute la grandeur des révolutions politiques qu’elles peignent. L'antiquité nous a transmis également les lettres de = 91 — Sénèque et celles de Plinee-Jeune. Elles ont les unes et les autres un caractère différent. Et cependant elles intéressent encore vivement, surtout celles de Pline. Sénèque écrivait évidemment ses lettres en face de la postérité. Il en faisait des discours de morale, sup- plément ou addition à ses grandes compositions sur la colère, la clémence, et les autres sujets qu'il a traités en observateur profond et en moraliste stoïcien. Elles ne nous donnent par conséquent pas de détails in- times sur sa vie politique ou privée ; et on regrettera toujours avec raison que cet homme, qui s’est exposé volontairement aux accusations de l'histoire, n’ait pas levé lui-même par sa correspondance le voile qui le couvre et qui cache sa nature intime à nos yeux. Il faut donc se contenter en le lisant de s’instruire à l'é- cole d’un moraliste sévère ; il ne faut ni lui demander ni attendre de lui des révélations sur lui-même qu'il n'a pas voulu faire. Pline-le-Jeune, au contraire, n’a écrit ses lettres que pour se montrer en détail. Il a pris les plus beaux côtés de sa vie, les qualités les plus séduisantes de son esprit, les grâces les plus vives de ses manières , et il a tout exposé à la postérité. Cet homme aimable, mais d’une vanité raffinée, cet homme honnête, mais emporté par une coquetterie féminine, a voulu se survivre à lui-même, tout entier, etarriver à la postérité tel qu’il fut dans les cercles de Rome, aimé, recherché, écouté, applaudi, et de tous le plus honoré, Il à voulu laisser de lui le portrait le plus gracieux, le plus flatté, et en même temps le plus res- semblant. 11 n’omet rien, ni les charmes de sa per- sonne et de sa voix, ni ses succès au barreau et au sénat, ni les douceurs de sa vie domestique, ni l’ar- dent et délicat amour de son épouse pour lui. Il a tout raconté, comme s'il se fut défié de son siècle, et qu'il eut craint que personne ne put redire ce qu'il avait été, ni le redire avec la même vérité. Malgré ces tâches, cette correspondance est le livre le plus goûté, le plus agréable à lire, et le tableau le plus fin d'une belle et élégante nature que l'antiquité nous ait légué. Les lettres de Julien n’ont ni la grandeur de celles de Cicéron, ni le caractère moral de celles de Sénè- que, ni les grâces et l’inimitable délicatesse de celles de Pline-le-Jeune. Voici ce qu’elles sont. On a recueilli sous ce nom des écrits de Julien adressés en forme de lettres à divers personnages, plus où moins illustres, qui furent ses contemporains. On ya mêlé quelques ordres dictés par lui à des gouverneurs de l'Égypte. On y a joint des lettres écrites à des pontifes chargés du soin des choses saintes, avec lesquels il s’entretient de la nécessité de transporter dans le paganisme la charité évangélique et ses inventions pleines de tendresse pour les pauvres, ou bien de la régularité de vie qu’il convient aux pon- tifes des dieux de mener. On a confondu aussi dans ce recueil les lettres adressées au peuple juif et aux habitants d'Alexandrie, qui n’ont aucun caractère de — 123 — correspondance privée et qui sont, comme les écrits adressés aux pontifes païens, plutôt des actes du pou- voir souverain que des lettres proprement dites. Enfin. on y a réuni avec soin toutes les effusions, tous les épanchements échappés à la plume de Julien pour Li- banius, pour Jamblique, et pour les autres sophistes, moins célèbres, à qui Julien devait ses dernières cro- yances, ou mieux son apostasie. Il résulte de ce mé- lange et de cette confusion, que ces lettres ont souvent un caractère beaucoup plus important qu'on ne Croi- rait. On peut venir y chercher un complément histo- rique, un trait qui achève de le peindre, une lumière que rien autre ne fournirait. Parmi les lettres écrites à Libanius, ilen est une qui répand sur les écrits de Julien, sur l'importance qu'il y attachait, sur l'usage qu'il en faisait, le jour le plus éclatant. On y voit le souverain jaloux de réussir dans ses écrits, attentif à l'effet qu'ils doivent produire dans le monde, soigneux d’en préparer le succès par une composition habile, les soumettre au jugement de Li- banius et reconnaître en lui un maître. Ce qui s’y dé- couvre aussi, où pour mieux dire ce que cette lettre fait supposer, c'est l'émotion qui devait suivre dans le public ces compositions parties de si haut; et si lon réfléchit que Julien n'écrivit guères que pour défendre ou sa personne attaquée par les chrétiens, ou les dogmes païens, on comprendra sans peine les préoccupations de l'écrivain qui, après s'être donné une mission si — 194 — difhcile, s’efforçait de la remplir dans toute la mesure de son intelligence et de son fanatisme. (Voir la lettre 16%, — Tourlet, t. 3, p. 119). Plus loin on rencontre une autre lettre qui, à elle seule, dépasse l’intérêt qui peut se rattacher à tout le recueil. Gallus, frère de Julien, et déjà décoré du titre de César, habite Antioche. Il y a recueilli les bruits qui se répandent sur le compte de Julien. On raconte qu'il a apostasié et que c’est pour adopter les superstitions païennes. Gallus s’émeut ; il envoie auprès de Julien Zétius à Nicomédie, pour s'assurer si ces bruits ont un fondement sérieux. Aétius est revenu ; il a reçu de Julien les assurances les plus positives sur sa fidélité au culte chrétien. Il la vu de ses propres yeux remplir dans les églises les devoirs de la plus stricte piété. Gallus, heureux de connaître cette vé- rité, en écrit à son frère Julien une lettre où ses solli- citudes pour lui sont retracées, où il exprime aussi'sa joie pour sa constance dans la foi, et où enfin il mêle quelques considérations sur l'unité de Dieu dans la- quelle il semble que le César veuille confirmer son frère. (Voir la 66": lettre du recueil.— Tourlet, t. ur, p. 320). Ce document est attachant et curieux à plus d'un titre. Il prouve qu'avant la déclaration positive de son changement, les adhérents de Julien, les partisans du paganisme, le présentaient comme le vengeur futur qui devait se lever pour lui. Julien sans doute avait déjà — 125 — donné quelques gages à ce parti, soit par ses paroles, soit par ses actes, soit par ses préférences en faveur des sophistes. Il prouve aussi toute la politique de Julien. Celui-ci y dissimule ses vraies pensées , même vis-à-vis de son frère Gallus. Et pourtant Gallus, comme Julien, a été persécuté par Constance. Le même malheur les a ressemblés ; la confiance devait être entière entre eux. Julien aurait-il eu à soutenir des combats avec lui-même? Était-il alors travaillé par les sophistes, entraîné pas à pas vers l'ancien culte, et défendait-il pied à pied sa foi, ainsi minée et chaque jour affaiblie ? Il est difficile de le croire: L'hésitation n’a jamais été le caractère distinctif de Julien. Il a toujours vu nettement ce qu'il avait à faire dans l'intérêt de sa puissance et de son avance- ment. Il a vu l'empire partagé en deux camps ; le monde ancien prêt à soutenir celui qui se vouerait à le défendre. Cette vue lui a suffi ; la voix de l’ambi- tion a parlé. Elle parlait sans doute déjà lorsque Gallus écrivit cette lettre, qui établit un contraste si grand entre les deux frères, qu'un même sort avait réunis, dans les premiers jours de leur existence, et qu'un sort si différent sépara plus tard Pun de Pautre. Après ces premières réflexions sur cette correspon- dance de Julien, tout n’est pas dit sur elle, tant s’en faut. Il est utile de la reprendre en détail et de sar- rêter sur divers points qu'on peut y signaler, lesquels sont toujours plus ou moins pleins d'intérêt, parce = 186 — qu'ils signalent ou révélent toujours quelque chose de nouveau sur ce personnage célèbre. Évidemment Julien en écrivant les diverses lettres que la postérité a recueillies, ne songeait pas qu’elles dussent lui arriver, ou du moins il ne les a pas toutes écrites pour elle ; il les écrivait ou pour transmettre ses ordres, où pour témoigner à ceux qu'il aimait ses sympathies et ses préférences ; quelques-unes avec abandon; toutes avec les pensées principales qui se partagent sa vie, le soin des choses du paganisme et sa haine pour le nom chrétien. Arrêtons-nous d’abord aux lettres où Julien s'occupe de la bibliothèque de Georges , évêque arien d'Alexandrie. Il y a quelque intérêt à les voir de près et à les reproduire; elles peignent toujours mieux le personnage politique. A ce titre, elles ont droit à toute notre attention. Il existe dans le Recueil des Lettres de Julien, deux lettres sur ce point: la première est la 9€ de la col- lection écrite à Ecdicius, préfet d'Égypte ; la seconde est la 27€ écrite par Julien à Porphyre, surintendant ou préposé aux finances de Pempire , dans la ville d'Alexandrie. Voici donc ce qu'il écrit au premier : « Les uns aiment les coursiers : d’autres prennent A #" plaisir à l& chasse des oiseaux ou des bêtes fauves ; quant à moi, dès mon enfance, j'ai été passionné m #" A LS our les livres ; et il me répugne de voir des hommes 1 5 pug nm LS qui, non contents de s'être approprié l'or pour satis- Ho; = « faire leur insatiable avarice, veulent aussi nous en- « lever nos trésors littéraires. « Rends-moi donc le service particulier de faire « retrouver tous les livres de Georges: il en avait « beaucoup sur la philosophie et sur la rhétorique ; « beaucoup aussi sur la doctrine des impies Ga- « liléens, et QUE JE VOUDRAIS FAIRE ENTIÈREMENT DIs- « PARAITRE. Mais dans la crainte de dÉTRUIRE en « méme temps ceux qui seraient précieux, fais une « exacte recherche de tous ; et que le notaire même « de Georges, te guide dans cette opération. Dis-lui « que s’il s’en acquitte avec fidélité, il aura sa liberté « pour récompense; mais que si lon découvre en « cette affaire quelques supercheries , il subira les « tourments de la question. « Je connais déjà les livres de Georges: il me « les a communiqués presque tous pendant mon « séjour en Cappadoce; et je les lui ai renvoyés LCe après en avoir transcrit un certain nombre. ») (Tourlet, t. nr, p. 103). La lettre écrite à Porphyre contient un ordre plus PREN ol . , . sévère. Elle s'exprime en termes plus énergiques : « Georges, dit-il, avait une immense bibliothèque A" # composée principalement d’un grand nombre de a) : livres de philosophie et d'histoire, parmi lesquels « se trouvaient aussi beaucoup de traités ou écrits « divers sur la doctrine des Galiléens. Je l'ordonne — 128 — « d'en faire la perquisition, de rassembler la biblio - « thèque entière et de la diriger sur Antioche ; « autrement tu encourrais toi-même les peines les plus « graves, si tu n’en poursuivais pas le recouvrement « par toute voie qui serait en ton pouvoir. Si donc « tu soupçonnes que ces livres ont pu être soustraits « de quelque manière que ce puisse être, tu n’hési- « teras pas d'employer pour te les faire rendre l'exhor- « tation et les menaces. Tu exigeras des serments, et « au besoin, tu mettras surtout les esclaves à la torture; « et enfin, à défaut de persuasion et de preuves, tu « recourras à la force ouverte pour faire rapporter « ces livres ou pour connaître ceux qui les ont rece- « és. » (Tourlet, t. m). Ces deux lettres ont laissé échapper du cœur de Julien un secret qu’il dissimule beaucoup mieux dans ses autres écrits. On voit bien ici la lutte établie entre ceux qui veulent garder ces monuments de science et de doctrine et celui qui veut les détruire. Mais lequel des deux avait le plus de foi en leur puissance, de lempereur qui s’effraye des livres des Galiléens, qui ne veut pas les leur laisser, qui prépare leur destruction, ou du simple fidèle qui les recherche et qui les cache pour s’en nourrir ? Ne faut-il pas dire que tous les deux leur rendent un égal hommage ? Mais que pen- sera-t-on de la philosophie de Julien, de son respect pour la liberté de conscience, de son amour désinté- ressé pour la vérité ? Ne voit-on pas ici le persécuteur ; — 129 — et le persécuteur raffiné ? Enfin Julien ne redoute--il pas ici la lutte scientifique entre les deux cultes ? Cet aveu w’est-il pas exprès ? Et quelle preuve plus déci- sive peut-on en fournir ? C’est bien ici l'empereur qui défendra Pétude des belles-lettres aux chrétiens. C’est bien lui qui prépare à ses adversaires un réseau qui doit les envelopper dans les ténèbres et dans l’igno- rance. Tout ceci sent le sectaire. Julien descend lui- même à ce rôle mesquin. Cest lui qui se dévoile. La haine qu'il portait aux livres, Julien ne se la refusait pas pour les personnes. Ses lettres touchant saint Athanase sont remarquables à ce point de vue. Indépendamment de Pexil dont il frappe cet athlète de la foi, sa parole contre lui est violente. Elle manque de dignité. Elle devient même abjecte. Julien perd ici tout sentiment de mesure et de convenance. IT écrit à Ecdicius, préfet d'Égypte... « Je jure «< par le grand Sérapis que, si avant les calendes « de décembre, cet Athanase, l'ennemi des dieux, « nest sorti de la ville, ou plutôt de toute l'Égypte, je & punirai par une amende de cent livres d’or, la légion « qui est sous tes ordres. Tu sais bien que si j'hésite « avant de condamner, je me décide plus difficilement « encore à pardonner à quelqu'un, lorsque j'ai une « fois prononcé contre lui. « Je vois avec peine que de cette même main part « tout ce qui tend à faire mépriser les dieux. Ainsi « de toutes tes opérations, en ce pays, je n’en verrai, 9 — 130 — À ni n’en pourrai apprendre de meilleure, que celle de ” en l'expulsion d’Athanase de toute la contrée d'Égypte ; + À je dis l'expulsion de ce misérable qui, sous mon « règne, a osé porter à se faire baptiser les dames les « plus illustres de la Grèce. » (6° lettre de Julien. — Tourlet, t. 11, p. 95). Dans la lettre en forme d’édit aux alexandrins, qui forme la 53° de la collection (Tourlet, t. 1, p. 252 et suiv.), et dont bientôt nous aurons à parler, il l'appelle un homme à prétention, un homme mépri- sable de sa personne, un homme versé à toutes sortes de ruses. Dans la 27° lettre, 1l parle de son délire, de son audace et de sa témérité. (Tourlet, t. 1, p. 162). Julien ne sait donc pas se tenir dans les hauteurs où il semble que la dignité impériale devait le placer. Il ne comprend pas chez les autres le dévoñment qu'on doit à sa foi; l'énergie morale et l'immense talent d’A- thanase ne le touchent pas. Cest presque un rival qu'il poursuit et qu'il frappe. D’autrefois Julien sent pourtant qu'il faut employer la persuasion. Il l’essaye auprès des habitants d'Alexan- drie. Il leur écrit une lettre, en forme d’édit, la 53° du recueil (Tourlet, t. 1, p. 252 et suiv.), pour leur reprocher lPabandon qu'ils ont fait des dieux du paganisme. C’est toujours le même homme. C’est le défenseur du paganisme qui veut parler pour lui. — 131 — Écoutons ses arguments. Son art ordinaire le sert fai- blement. Il défend mal une mauvaise cause. Nous lui ferons un reproche plus grave. Il se met en contra- diction avec l'exposé de ses doctrines générales où il a cherché à excuser le paganisme de n'être qu’une re- ligion de pur naturalisme. Ici il sollicite les habitants d'Alexandrie d'adorer le soleil et la lune. Citons quelques passages de cette singulière défense : « Je rougis pour vous, dit-il, à Alexandrins , de « voir qu'un seul de vos concitoyens puisse s’avouer « Galiléen. Quoi! les pères des Hébreux subirent « autrefois le joug des Égyptiens, et vous, anciens « dominateurs de l'Égypte entière (dont votre illustre « fondateur fît la conquête) au mépris de vos anti- « ques constitutions, vous vous soumettez seulement « et de plein gré au détracteur des dogmes de vos < pères ? Vous oubliez ces temps heureux de votre « prospérité. » À ce propos il rappelle les antiques prospérités de l'Égypte sous Alexandre, et sous Pto- lémée fils de Lagus. /{s n'eurent besoin, ajoute-t-il, ni des dogmes de Jésus, nà de la doctrine odieuse des Galiléens. Cest toujours chez lui le même argument, la même confusion. Au lieu de discuter la hauteur et la moralité des doctrines, ou la sainteté des dogmes, il se prend toujours à la puissance et à la prospérité maté- rielle des peuples païens. Cest bien là le politique ; — 132 — l'homme qui parle aux masses ; qui sait ce qui peut les toucher ; qui réveille l'intérêt grossier, et qui veut le faire prédominer sur Pélément moral. Il continue en rappelant les bienfaits des dieux dont ils ont été les objets : « Comment feignez-vous de les ignorer, poursuit-il ; « seriez-vous seuls insensibles à l'éclat du dieu du « jour? Seuls vous le méconnaïtriez comme auteur « de l'hiver et de l'été, de la vie universelle des « plantes ou des animaux? Vous ne verriez point de « quelle utilité est à votre pays, la lune qui produit, « par lui, tous les biens dont vous jouissez. Vous NE ( DAIGNEZ ADORER AUCUN DE CES DIEUX, et VOUS osez « regarder comme le Dieu-Verbe ce Jésus, que ni « vous, n1 vos pères n’ont jamais vu, tandis que vous « négligez l'être, que de toute éternité l’homme est « accoutumé de voir, de contempler et d'honorer, « comme la source des bienfaits qu’il reçoit ; j'entends « ici le grand soleil l’image vivante, animée, intelli- « gente et bienfaisante de l'esprit, père des êtres. » Cette partie de l’allocution de Julien est du paga- nisme pur. Îl est moins habile ici que dans ses autres œuvres où il s'efforce de cacher ce fond de natura- lisme grossier ; son langage est d’une crudité cynique, dépourvue de tout artifice, et sans voile pour le couvrir. Et cependant il s’adressait à une ville centre d'étude, foyer de pensées, âme de cette partie du monde où — 133 — le christianisme, comme dogme, philosophie et science, était compris, défendu et développé avec éloquence et profondeur. Quel succès pouvait avoir cette prédi- cation obscure ? Il ne manque plus qu'un seul trait pour donner à cette œuvre un dernier cachet de témérité. Julien pro- pose son exemple aux habitants d'Alexandrie , et les convie à passer comme lui des autels du culte nouveau aux autels de l’ancien. « Je vous invite à m’écouter avec attention, leur « dit-il, pour peu que vous ayiez le dessein de mar- « cher dans les sentiers de la vérité. Assurément « vous ne risquez point de vous égarer, en prenant « pour guide celui qui, jusqu'à sa vingtième année, « suivit la méme carrière que vous, et qui, grâces « aux dieux, en a heureusement changé depuis « douze ans. » (53"°lettre.—Tourlet, t. nr, p. 252 et suiv.). L’orgueil du souverain peut expliquer cet argument. L’orgueil aussi du philosophe peut aider à le faire comprendre. Mais il faut le répéter encore une fois, Julien est mal inspiré dans cette œuvre. Tout son art ordinaire lui fait défaut. Elle ne vaut ni comme pensée, ni comme argumentation, ni comme but. Alexandrie dut sourire des singulières prédications de son empereur. Ce trait sans vigueur et sans force vint tomber aux pieds d'A- — 134 — fhanase. Le souflle seul de lathlète chrétien dut suffire pour l'abattre. Le géant ici, c’est le saint, c’est le persécuté ; l'homme aux proportions ridicules, c’est Julien. Suivons-le maintenant sur un terrain nouveau. Après avoir prèché les habitants d'Alexandrie, il va caresser les Juifs. La destinée mystérieuse de ce peuple Va frappé. Les livres saints ne lui ont annoncé après la mort du Christ, qu'un avenir sans gloire, sans puissance, qu'un temple détruit et sans honneur. Julien veut relever le peuple et le temple. Cet homme hardi met de la suite dans ses œuvres. Il les rattache l’une à autre. Par celle-ci il soutiendra les autres. Julien s’est occupé souvent de ce peuple. Il en à parlé diversement ; mais ici il le loue ; prêtons l'oreille. Il a su trouver un langage vrai qui dut aller au cœur de cette nation déshéritée. Dans la 25° lettre, adressée au peuple juif, Julien commence par lui annoncer qu'il le relève de divers impôts vexatoires qui pesaient sur lui. « Je le fais, « leur dit-il, afin que jouissant d’une parfaite tran- « quillité sous mon règne, il vous fut libre d'adresser, « pour moi, vos vœux les plus ardents au dieu « régulateur de l'univers, dont la main pure a daigné « placer sur mon front la couronne impériale. » Julien ne parle plus des dieux. 11 respecte le dogme et l'unité de dieu si cher aux Hébreux. Il se fait tout à tous. Il caresse les juifs. — 135 — 1 continue et promet à ce peuple abattu la recons- iruction de la ville sainte : « Le souci, dit-il, enchaîne naturellement les « facultés de l’homme et l'empêche d'élever ses mains « suppliantes vers le ciel; tandis qu'un peuple libre « de toute inquiétude , est disposé à demander au « dieu tout-puissant, la prospérité de l'empire, qui « fait le grand objet de nos soins. Formez donc des « vœux unanimes pour qu'après la querre de « Perse, qu'il me tarde de terminer avec succès, « je puisse rebätir la ville sainte de Jérusalem, « depuis si longtemps dépeuplée ; l'habiter en per- « sonne, et y rendre avec vous de solennelles ac- « tions de grâces au dieu supréme. » Julien rêve ici un projet qu'il naccomplira pas. Mais il s’est promis cette gloire parce qu'il a déjà échoué dans la reconstruction du temple de Jérusa- lem. Il reviendra sur cette tentative inutile avec toute la tenacité d’un maître qui ne veut pas être vaincu. Mais si cette fois Julien a caressé les juifs, ailleurs 1l méprise leur culte et leurs prophètes et ne leur épar- gne pas les injures. On le voit d’abord dans le fragment qui nous reste d’un discours ou d’une lettre adressée à un pontite païen. (Tourlet, t. 11, p. 293). « Les prophètes des juifs, qui cherchent, dit-il, à « nous inspirer de la méfiance et des craintes, nous — 136 — expliqueront-ils comment leur temple rois fois renversé n'a jamais élé rebäti jusqu'ci? Je ne prétends pas leur en faire un reproche, moi surtout, qui me suis récemment occupé de réta- blir, en l'honneur de la divinité qu'on y adore, ce temple ruiné depuis si longtemps. Mais je cite cet exemple, pour prouver que rien d’'humain n'est à l'abri de la corruption et que les réves de tels prophètes ressemblent trop aux contes débités par des vieilles. Le dieu des juifs peut étre grand, quoique ses prophètes soient mal habiles el peu expérimentés, ce qui provient, ce semble, de leur défaut d'instruction. « Assurément, continue Julien, leurs yeux ont été mal dessillés, et jamais l'étude n'a dissipé chez eux les ténèbres de l'ignorance. » Il termine en disant : « Mais il convient de re- mettre à un autre temps, le soin de montrer combien ces prétendus interprètes de la divinité, sont loin de rivaliser avec nos poètes. » Ce trait annonce un dessein nouveau de Julien, celui d'établir, au point de vue littéraire, la supério- rité des poètes païens sur la poésie biblique. Cepen- dant nulle part, il n’a tenté cette œuvre difficile, La harpe de Sion, et la divine mélancolie du prophète . A A LA demandaient, pour étre goutes, un autre cœur que le sien. L’admiration des siècles a vengé la poésie des Hébreux de l’insultant dédain de Julien. or — Voilà bien deux langages opposés de Julien sur les juifs. Le mépris de leurs prophètes ne pouvait com- penser, à leurs yeux, lhypocrite respect pour le temple où leurs sublimes visions leur furent révélées. Pouvons-nous omettre, en terminant, sur ce point, la longue diatribe soutenue par Julien contre Moïse et ses récits, dans son grand ouvrage contre les chré- tiens ? Singulier hommage rendu au peuple hébreu !!! Singulière justice de Julien qui flétrit le législateur, les lois et les prophètes de cette nation dispersée, et qui veut relever les ruines de son temple et de sa patrie ! On n’a pas assez remarqué dans Julien le po- litique qui se joue de tout, le profanateur qui place sur ses lèvres tantôt le nom du dieu des hébreux, tantôt celui des dieux, quelquefois celui d’un être sans nom et sans précision qui plane au-dessus de ceux-ci et qui serait le seul arbitre suprême. Si lon doutait encore, il sufhrait de rappeler ces mots de Julien, écrivant au pontife Théodore (Lettre 65%°, Tourlet, tn, p. 313 et 318) et parlant des juifs : « Je les « approuve en ce qu'ils ne transgressent pas les « lois ; MAIS JE LES BLAME EN CE POINT, QU'AU MÉ- € PRIS DES AUTRES DIEUX, ILS NE RECONNAISSENT QUE « LE CULTE D'UN SEUL DIEU, qu'ils croyent nous étre « inconnu, à nous autres Gentils. » Assez sur ces détails, tournons nos regards ailleurs. Quelques rares écrivains ont nié que Julien ait ae 2e voulu être le réformateur du culte païen. M. Beugnot est de ce nombre. Il s’est élevé contre l'affirmation positive de ce fait qui se trouve notamment chez deux écrivains célèbres, Chateaubriand et Benjamin Constant. Mais ceux-ci ont été plus fidèles que lui à l'histoire ; ils ont mieux consulté les documents ; et deux lettres de Julien ne laissent sur ce point aucune réponse possible à M. Beugnot. Ces deux lettres sont la longue lettre, écrite sous forme de discours, à un pontife païen (Tourlet, t. 11, p. 284); et la lettre 51m, écrite à Arsace, chef des pontifes de la Galatie. (Tourlet, t. ur, p. 244). Dans la première , il reproche au paganisme son insensibilité pour le pauvre : « Nous traitons, dit-il, « nos frères comme s'ils nous étaient absolument étran- « gers (p. 287). » Puis il expose toutes les raisons qui doivent déterminer à venir au secours du pauvre. Ce souflle d’'émulation lui est venu de l'exemple des Galiléens. Il dit en effet (p. 306): « L’indifférence « notoire de nos prêtres pour la classe indigente , « a fait naître aux Galiléens lexpédient de se couvrir « du voile de l'humanité pour consommer leur œuvre « impie..….. Nos ennemis offrent d’abord aux simples « Jamorce des festins hospitaliers, qui portent chez « eux le nom d’agapes et qui en remplissent assez bien « Ja signification ; mais ils finissent par corrompre les « plus fidèles et par les entraînér dans leur secte « impie..….. » Il arrive ensuite à la réforme des — 139 — mœurs dans le sacerdoce païen. Il retrace les vertus qui doivent lorner. 11 place au premier rang la piété. Rien d’impur ne doit souiller sa bouche, ni son oreille. Point de jeux de mots; point d'obscénité ; point de lecture trop libre ; l’ancienne comédie renferme ce ca- ractère honteux. Il doit la fuir. La philosophie seule, celle de Pythagore, Platon, Aristote, de Chrysippe et de Zénon, lui convient. Il doit apprendre les hymnes sacrés , les savoir par cœur, surtout ceux qu'on chante dans les temples. Le prêtre, durant son service dans le temple, gardera la continence la plus absolue. Il y accomplira son service le nombre de jours pres- crits par la loi. À Rome, ce nombre est de trente. Aïlleurs il varie, La méditation doit seule occu- per ses loisirs. Il ne lui sera permis d'aborder ni sa maison, ni la place publique, ni même de voir un ma- gistrat. Rendu à la vie privée, le prêtre pourra visiter parmi ses amis les plus distingués par la vertu et prendre part à leurs festins. Il pourra par fois se pré- senter aux assemblées publiques ; sera simple dans ses vêtements, ne fréquentera pas les spectacles obscènes, ne les souffrira pas dans sa maison. Julien aurait voulu purger les théâtres et rendre à Bacchus la pureté de son culte primitif. Il y a renoncé, parce que l'œuvre était impraticable et qu’elle offrait des inconvénients. Le prêtre doit abandonner aux peuples ces sortes de scènes lascives, ne point former de liaison avec les historiens, les joueurs d'instruments, les conducteurs — 140 — dé chars et les danseurs. Il doit fuir les combats des animaux. Enfin, Julien trace les règles qui doivent présider au choix des prêtres paiens. Cet ensemble est un code de mœurs, de règles, de convenances. C'est l'œuvre d’une main qui veut réformer. Il em- brasse la vie publique, la vie privée ; les actes les plus intimes et les plus secrets. Voilà pour le prètre. Voici maintenant pour les institutions à créer. La seconde lettre de Julien à Arsace les expose. Julien, en l'écrivant, ne peut contenir sa joie. La foule s’est portée vers les idoles. Ce succès a dépassé ses espérances. Écoutons-le, mais saisissons surtout le caractère de réformateur, qui s'y peint d’une ma- nière saillante. « Si l’hellénisme, dit-il, si l'ancienne religion de la « Grèce ne brille pas autant que nous le désirons, « c'est la faute de ceux qui la professent aujour- « d'hui. Certes, les insignes faveurs que nous avons « reçues des immortels surpassent tous nos vœux et « même toute espérance. Car qui, dans si peu de « temps, eut osé se promettre un changement tel que « celui qui vient de s’opérer. Mais, croirons-nous « pour cela qu'il ne nous reste plus rien à faire? » Le réformateur se découvre ici. On va le voir à l'œuvre. « Ne tournerons-nous pas, continue-t-il, nos re- « gards sur les causes qui ont favorisé l'accroissement — 141 — de la religion impie de nos adversaires ; je veux dire sur leur philantropie envers les étrangers, sur leur sollicitude à ensevelir et honorer les morts, sur la sévérité (quoique feinte et affectée) de leurs mœurs ? Voilà, en effet, autant de vertus qu’il nous appartient, ce semble, de mettre réellement en pra- tique. » Il va armer le pontife d’un pouvoir exceptionnel. « Il ne te suflit pas, ditl, de tendre à ce but su- blime ; mais il est de ton devoir, d'y ramener une bonne fois tous les prétres répandus dans la Galatie, soit par la persuasion, soit par les me- naces, soit même en les destituant de leur mi- nistère sacré, s'ils ne donnent pas, eux, leurs femmes, leurs enfants et leurs domestiques l'exemple du respect envers les dieux; s’ils n'empêchent pas les serviteurs, les enfants et les femmes des Galiléens d'insulter aux dieux, en substituant un athéisme impie, au culte qui leur est dü. Ne manque pas en outre de défendre à tout prêtre, de fréquenter les spectacles, de boire dans les tavernes, et d’exercer aucun métier vil ou ignoble. Honore ceux qui Po- béiront: bannis ceux qui oseront te résister ; ÉTABLIS DANS CHAQUE CITÉ DES HOSPICES ; pOur que les gens sans asile, ou sans moyen «existence, y jouissent de nos bienfaits, quelque soit la reli- gion qu'ils professent. Jai pourvu davance à tout — 142 — « ce dont tu pourrais avoir besoin, pour le succès de « cette bonne œuvre. » ” Une seconde fois, Julien nous indiquera le motif qui le pousse. Il ne veut pas que la gloire de secourir le pauvre reste seule aux Galiléens. « Il serait par trop honteux que nos sujets, « dit-il, fussent dépourvus de tout secours de notre « part, tandis qu'on ne voit aucun mendiant, ni « chez les juifs, ni même parmi la secte impie des « Galiléens, qui nourrit non-seulement ses pau- « vres, mais souvent les nôtres. » Julien a donc voulu réformer le culte païen. Pour- quoi la-t-on nié ? Cest effort suprême de cette tête couronnée. Pouvait-elle ne pas voir Pabime d’immo- ralité que le polythéisme avait créé ? En le niant a-t-on voulu enlever à sa lutte contre le christianisme une partie qui la complète pourtant? Est-ce pour dimi- nuer sa témérité ? Est-ce pour lui épargner le déshon- neur de n'avoir pas réussi ? Celui de n'avoir pas aperçu que les vertus qu’il demandait étaient trop fortes pour ce sacerdoce ; que la source qui les produisait était ailleurs, et qu'il y avait contradiction à ne pas vouloir des chrétiens et à vouloir pourtant leur ravir leur couronne de piété, de justice et de charité pour la porter ailleurs et sur d’autres fronts ? Julien ne peut donc pas être absous de cette nouvelle erreur, ni de — 143 — celte contradiction : l’histoire len a donc accusé à bon droit. Descendons maintenant de ces points élevés et arrivons, dans cette correspondance et dans ces let- tres que la postérité a eu raison de recueillir avec soin, à la vie privée, aux sentiments intimes de Ju- lien. Que l’homme politique, que le sectaire dispa- raisse. Voyons ce que son esprit, laissé à lui seul, peut faire, ce que son cœur entraîné lui inspirera. Quel homme n’a pas eu un peu de tendresse dans son âme ? À défaut, quel homme n’a pas eu ses affec- üons d'enfance, et ses amitiés littéraires ? Julien a gardé le souvenir de deux de ses condis- ciples d'enfance, d'Eumenius et de Pharianus. Il leur écrit. Sa lettre est pleine de naturel et d'abandon. Elle a du charme. La tournure en est vive : « Si quelqu'un, leur dit-il, a pu vous persuader « qu'il est pour l’homme un bonheur plus doux et « plus solide que celui de vaquer paisiblement aux « méditations de la philosophie, certes, en vous trom- « pant, il s'est abusé lui-même, Au contraire, si votre « premier courage s'est soutenu, sil ne s'est pas « éteint, comme un flambeau, je vous estime fort « heureux. Quatre ans et trois mois de plus se sont « écoulés, depuis que nous nous sommes séparés. Je « verrais avec plaisir quels ont été vos progrès du- — 144 — « rant cet intervalle. Quant à cé qui me concerne, « cest merveille que je puisse encore m'exprimer en « grec, tant j'ai contracté de barbarie dans ces con- « trées sauvages. Ne dédaignez ni l’art de raisonner, « ni celui de discourir, Occupez-vous aussi de poésie, « en sorte pourtant que vous cultiviez principalement « la science. Réservez toute la force de votre esprit « pour l'étude des dogmes d’Aristote et de Platon ; « que ce soit là votre grand travail. Car c’est en « même temps la base, le fondement et la toiture. « Les autres connaissances sont accessoires... C’est « parce que je vous aïme, comme frères, que je vous « donne ces conseils ; parce que vous fütes mes amis « et mes compagnons d'étude. Mon affection pour « vous s’accroîtra, si vous profitez de mon avis ; vous « m'afligeriez en refusant de le suivre. » (Lettre 57e, — Tourlet, t. 1, p. 270 et suiv.). Une autre fois, parvenu à l'empire, il fait don, à l'un de ses amis, dont le nom est resté ignoré, d’une terre située en Bithynie et qu’il tenait de son aïeule. Le don est accompagné d’une lettre, modèle d'élégance et de bon goût, où l'écrivain sait relever les agréments et les avantages du site qu'il décrit, où l'empereur se cache, où on le chercherait en vain, où l’homme seul enfin apparaît sous le jour heureux que lui donne cet acte de générosité. Ce petit domaine a fait dans son enfance ses délices. Il la aimé encore dans lâge viril ; il a planté de vignobles. Son vin est du nectar. Écoutons ces détails. Julien sait tout peindre avec A grace. cc « « « « LC « Lee « Le «C LOS LC « Lee (de «€ « Je fais à ton amitié, lui ditl, le don d’une possession ; formant en quelque sorte, quatre champs que je tiens de mon aïeule en Bithynie. Un tel présent est trop modique pour faire le bon- heur ou la richesse d’un homme ; mais il ne te paraîtra pas indifférent, lorsque je t'aurai détaillé les avantages qu'il peut offrir. Rien ne m'empêchera de m'égayer un moment avec un ami, qui est plein, comme tu les, d'aménité et d'instruction. « Ce petit domaine n’est pas éloigné de plus de vingt stades de la mer; et cependant on n’y est importuné , ni par les hommes de commerce , ni par la foule inquiète des marins. Il n’est nullement dépourvu des faveurs de Nérée. On ty présentera le poisson toujours frais et pour ainsi dire palpi- tant; et sil te plait de monter sur un tertre voisin de lhabitation, tu découvriras la Propontide, les îles adjacentes et la ville à laquelle un grand mo- narque a donné son nom. Tu ne seras pas entouré d'algues ou de mousses, ni de ces sales débris que les ondes rejètent d'ordinaire sur les rivages et les sables. Tu respireras les parfums du chèvre-feuille, du thym et des autres plantes odorantes, à tes heures de loisir ; et lorsque la lecture aura fatigué tes yeux, tu les reposeras agréablement sur les vaisseaux et sur la mer. Ce petit domaine, je te 10 — 146 — « l'avoue, fit les délices de ma premiére jeunesse. I « a des fontaines qui ne sont point à dédaigner ct « un bain qui nest pas sans agrément ; un jardin « enfin et des arbres. Parvenu depuis à l’âge viril, « J'ai recherché aveqgg une nouvelle ardeur cet ancien « asile. Je lai visité souvent et j'y ai réuni une so- « ciété choisie. Jy laisse en outre un petit monument « de mon goût pour l'agriculture ; c’est un vignoble « peu étendu ; mais il produit un vin d’une saveur « et d'une odeur délicieuses qui n'attend point du « temps cette double qualité. En un mot, tu y verras « à Ja fois Bacchus et les Grâces. La grappe, soit « qu’elle pende au cep, soit qu’elle ait gémi sous le « pressoir, n’en exhale pas moins le parfum de la « rose, et son suc, conservé dans des tonneaux, est, « sur la foi d'Homère, une distillation du nectar... » (48 lettre. — Tourlet, t. 1, p. 236). Cette lettre n’est gâtée que par un dernier trait qui révèle en Julien des faiblesses, que la sévérité de mœurs qu'il affecte dans le Mysopogon n'aurait pas permis de supposer. Le voici : « Peut-être, continue-tl, seras-tu tenté de me de- < mander ici pourquoi la vigne y prospérant de telle « sorte, je m'en ai pas planté plus d’arpents. Mais. ») Pas + [! [! : « outre que je puis être un cultivateur peu habile, = « j'ai dû préférer les dons des Nymphes, qui sont « plus nombreuses en ce pays, à ceux de Bacchus, — 147 — « dont J'use plus sobrement et dont je n’ai besoin « que pour moi et pour des amis qui sont en tout * « temps tres rares. » Dans les écrits d’apparat, JulienNest austère. Il af- fecte la rigidité. Dans Pintimité, son secret lui échappe, et le manteau de philosophe ne le cache plus. On trouve dans des auteurs des discussions sérieuses sur la continence réelle ou fausse de Julien. Ils n’ont pas pris garde à cet aveu singulier, qui aurait tranché la question À , Julien est moins heureux dans l'expression de ses sentiments pour Libanius. Il y a de lexagération et quelque chose de faux: « O mon doux et aimable « frère, lui dit-il, puissé-je jouir de ta présence, 6 « mon unique bien ! Je trace ces lignes de ma propre « main et d'après mon propre cœur. Jen jure par ta « vie etla mienne. Oh ! quand te reverrai-je et pour- « rai-je embrasser, excellent ami? Maintenant , à « lexemple des amants éperdus, je n'ai de plaisir qu’à « répéter ton nom. » (46° lettre. p. 232). Tourlet, t. mn, J'aime mieux sa lettre de condoléance à Nimérius, rhéteur et professeur d’éloquence à Athènes (Lettre JO. « sans verser des larmes, lui écrit-il, la lettre par la- Tourlet, t. m1, p. 197). « Je mai pu lire, « quelle tu m’annonces l’affreuse nouvelle de la mort « de ton épouse. Car, sil est en général douloureux MAR « d'apprendre qu'une femme jeune, chaste, chérie de « son époux et mère d'enfants distingués, ait été « moissonnée ayant le temps, et que le flambeau de « sa vie à peine allumé se soit éteint si promptement, « 1l m'est plus pénible encore de voir un tel malheur « s’appesantir sur toi. » Îl continue sur ce ton grave, sérieux, convenable et naturel. Il finit par des conseils comme savait les donner l'antiquité païenne. Mais le dernier trait est piquant et le ton qui l’accompagne n'est pas vulgaire. On ne peut lire aussi sans une curiosité pleine d’in- térêt, la seule lettre qui nous soit restée de Julien, au rhéteur chrétien Proærésius, dont il avait recu les lecons et qu'il excepta, par un privilège unique, de Papplication de la loi portée contre les chrétiens qui enseignaient les belles-lettres. Les Athéniens avaient érigé une statue à cet orateur. Julien lui demanda même d'écrire l’histoire de son avènement au trône. I le compare à Périclès pour son éloquence. La re- connaissance, l'intérêt, l'admiration, ces trois motifs nous expliquent l'exception dont cet homme célèbre fut l'objet. « Pourrai-je ne pas saluer affectueusement l'hono- « rable Proærésius, lui dit-il, homme dont les discours « ont toute l'abondance et la rapidité de ces fleuves « qui se répandent dans nos campagnes, digne émule « de Périclès par son éloquence, mais incapable de A0 « troubler comme lui et de bouleverser la Grèce. Ne « sois point étonné si j’use avec toi d’une brièveté « Jaconique. À vous autres sages , il appartient de «composer de grands et longs discours, comme à nous « de vous croire en peu de mots. « Apprends-donc que je roule dans un cercle d’af- « faires dont le nombre se multiplie chaque jour. « Cependant, si tu veux écrire lhistoire de mon « retour des Gaules, je Len exposerai les motifs et je « te fournirai les lettres qui te serviront de documents. « Mais si tu es décidé à te livrer jusqu'à l'entière « vieillesse aux méditations et aux exercices de lart « oratoire, ne me reproches pas mon silence. » Julien est soigneux de sa gloire. On l’a vu plus haut caresser Libanius. ci il demande à un orateur chrétien d'écrire lhistoire de la partie de sa vie la plus saisis- sante. Le chrétien évita le piége. Il n'écrivit rien pour Julien, et la lettre est restée comme une preuve de l'habileté du premier et de l'honneur du second. Ceux qui aiment le merveilleux avaient supposé qu'une lettre affectueuse (la 12° de la collection. — Tourlet, t. 1, p. 112), écrite par l'empereur à Bazile, l'avait été à Saint-Basile, père de l’église, et ancien compagnon d'études de Julien à Athènes. On trouvait piquant de surprendre ainsi un sentiment plein de douceur dans son âme pour l’illustre orateur chrétien. La plus simple critique à sufh pour démontrer que — 150 — c'était une erreur; que la lettre avait été écrite et adressée à un tout autre personnage. Il y a plus, c’est que la même collection en présente au contraire une autre véritablement écrite par l’empereur à Saint- Basile (la 88° de la collection. — Tourlet, t. 11, p- 386); et, bien loin de renfermer rien d’affectueux pour cet ancien émule, on y trouve de l’aigreur, des plaintes, des reproches violents sur les jugements de Saint-Basile touchant l'empereur, et la condamnation de la ville de Césarée, dont il était évêque , à une forte contribution pour la guerre. La critique s’est exercée encore contre cette lettre ; elle admet que quelques interpolations ont pu sy glisser sur les noms des peuples vaincus ou soumis dont Julien fait lénumération. Mais elle ne peut re- fuser d’en accepter le fond et la substance, Aussi bien Fabricius l'a-t-il rangée dans le nombre des lettres de Julien. L’empereur éprouve pour Saint-Basile un peu moins de répulsion que pour Saint-Athanase. I ne le proscrit pas, ni ne l'exile. Mais son cœur s’est retiré de lui. 11 ne sent que loutrage fait à sa majesté par les discours qu’on lui attribue sur l’empereur. Iserait inutile de prolonger plus longtemps l'examen de cette correspondance et de ces lettres. Ge que nous en avons vu suffit à notre but. Elle peint Julien sous ses vraies couleurs. On ly retrouve ce qu'il fut dans sa vie. Les folles pensées qui Poccupérent ; la passion et la haine du nom chrétien qui le domina; l'enjoue- — 191 — ment et la grâce de Pesprit ; la vivacité et le tour ori- vinal; le plus souvent le défaut de goût, l'absence de méthode, quelque chose de boursoufllé ou d’exagéré dans les termes: tous ces défauts et ces qualités qui se découvrent dans ses écrits généraux , reviennent dans ses lettres. On ne l'y trouve pas non plus meil- leur qu'il ne parut sur le trône. Il y conserve la colère et la prévention. Ilreste fidèle à ses amitiés, comme à ses antipathies. Il caresse, en homme amoureux de la gloire et du renom, ceux qui peuvent le lui donner ou laccroître. Il s’y montre seulement plus à décou- vert et quelques habitudes honteuses de sa vie, qu'il avait bien su dissimuler ailleurs, se dévoilent en traits évidents. En somme, c’est une étude de détail qui confirme l'étude en grand des actes de son règne, et qui asseoit définitivement le jugement à porter sur lhomme et sur le prince. CHAPITRE IV. LE MYSOPOGON OU L'ENNEMI DE LA BARBE. Le mysopogon n'est pas autre chose qu'un pam- phlet écrit par lempereur Julien contre la ville d’An- tioche. Cest une satyre animée qu'il publia contre ses habitants, et dans laquelle il voulut se venger des railleries dont la cité puissante le poursuivait, des in- vectives dont il était l'objet, et des vers mordants qui circulaient contre lui. Où nous transporte donc cette situation nouvelle ? Quelles mœurs ? Quelle liberté ? Quelle latte ? Eh ! qui donc a donné cette force à l'o- pinion ? Qui l'a créée? D'où est sortie cette puissance ? C’est le culte chrétien qui a grandi, qui domine la capitale de la Syrie, qui se rit des efforts de Julien pour le vaincre ou l'arrêter, et qui inspire à ces bou- ches malignes des épigrammes quotidiennes contre lui. Ces épigrammes se répandent ; elles sont accueillies partout ; Julien en est importuné, et le long séjour qu'il est venu faire à Antioche en est troublé. C’est ce qui a valu à la postérité ce monument singulier, cette œuvre originale, où toute la personalité de Julien est en jeu. Jamais blessure ne fut sans doute plus vive que celle qu'il ressentit. Jamais aussi sa verve ne s’inspira mieux d'ironie, de traits malins, d’accusations imjustes? Ici le philosophe et son manteau ne cachent plus l’homme. Celui-ci se sent à chaque mot, à chaque trait; on pourrait presque compter chacune de ses blessures, par chacune des invectives qu'il renvoie à ses en- nemis. Cette œuvre, pour être jugée, doit être lue. Elle est courte, incisive, rapide. L'analyse la décolore ; c’est la forme qui, quelquefois, y est piquante ; c’est le trait ironique qui y est mordant ; c’est une suite d'insinuations qui y sont jetées en courant. Toutes ces — 153 — choses sont recueillies par l'esprit qui les suit et qui les voit. Elles ne peuvent être rendues, ni exprimées par l’analyse qui les raconte. On peut pourtant en présenter l’ensemble ; et sur- tout en marquer certains caractères généraux. La personne de Julien avait été sans doute vivement persifilée ; car c’est sa personne même qu'il commence par défendre. Chez lui la barbe, dit-il, est un signe d’austérité, de virilité morale. Aussi se fait-il gloire de la porter. Il a horreur de toute recherche dans ses vêtements. Sa vie est rude ; il repousse tout ce qui ressemble à la mollesse. Il sacrifie l'extérieur ; mais il a cherché à ennoblir son âme. Que ne dit-il pas de son éducation ? Il se grandit, le plus qu'il peut. Mardonius, son précepteur, la formé à l’école de Socrate, d’Aristote, de Platon. La philosophie seule a recu ses hommages. Voilà les vrais coupables de tous les travers que lui impute la cité. Il fuit les spectacles. Il les laisse à ceux qui s’y cor- rompent et qui y altèrent leurs mœurs. Ces premiers pas faits, Julien va plus loin : il de- vient agresseur ; il attaque ses ennemis. Il trace des mœurs d’Antioche un tableau hideux. Selon lui, on y voit de vraies bacchanales ; on y court aux spectacles les plus condamnables. La cité, en outre, aété ingrate au plus haut degré. Elle à oublié les bienfaits dont l'empereur la comblée, la liberté qu'il lui a laissée pour le choix de son sénat, la justice qu’il a vonlu faire — 154 — végner dans son sein, la disette qu'il a fait cesser parmi ses habitants. Mais le plus grand crime qu'il lui re- proche, c’est son amour pour le Christ et son hor- reur pour le culte des dieux. Un seul trait emprunté à cette satyre peindra la malignité du peuple d’Antioche. La cité l'a abandonné dans une solitude effrayante , au jour solennel où un sacrifice devait être offert à Appollon dans le temple de Daphné. Elle n’a offert, dit-il, « ni une victime, « ni un gâteau, pas même un grain d’encens. « J’ar- « rive au lieu du sacrifice, dit-il encore : « J’en suis « étonné; je crois pourtant que les préparatifs sont « au dehors, et que, par respect pour ma qualité de « souverain pontife, on attend mes ordres pour entrer. « Je demande donc au prêtre ce que la ville offrira « dans ce jour si solennel: Rien, me répondit-il, voilà « seulement une oïe que j'apporte de chez moi; car « la ville n’a rien offert aujourd’hui. » Antioche, convenons-en, ne manquait ni d'esprit, ni de cœur. On s'étonne que Julien, au lieu de dévorer en si- lence cet outrage, Pait publiquement raconté. On est bien plus surpris encore qu'il joigne à son récit le discours prononcé par lui devant le sénat d’An- tioche pour lui reprocher son impiété envers les dieux. Constater soi-même sa défaite ; donner à cette mys- tification maligne, cette grande importance, ce m'était lus combattre ses ennemis. C'était les faire triompher. Ï Julien est mieux inspiré quand il humilie Antioche en jetant à sa face le mépris dont Caton d'Utique lac- cabla autrefois, au dire de Plutarque ; Quand il oppose aux invectives d’Antioche contre lui admiration qu'il a excitée dans la Gaule ; Quand enfin, pour les toucher, il leur rappelle même les espérances qu'il avait fondées sur eux. « [ls sont grecs d’origine, disait-il alors, et moi, « quoique né dans la Thrace, je suis grec d’inclination « et de mœurs. Puis-je douter de notre future sym- « pathie? » Cest ainsi qu'il parcourt tous les tons, qu'il mêle la louange à l'invective, et qu'il essaye par ces coups diversifiés de ramener à lui, au respect, à la modé- ration, ces esprits prévenus et malins. Enfin Julien, en finissant, annonce à la ville infidèle qu'il va l'abandonner et transporter ailleurs ses bien- faits et sa personne. Tel est le cadre assez restreint de ce pamphlet. Il a dans l’histoire l'importance que lui donne le nom de son auteur, et la cause qui le fit naître. Il est une preuve de l'opposition que la marche de Julien avait soulevée con- tre lui. Cette lutte de Pesprit, signalait celle des croyan- ces. Elle marque Peffort violent tenté contre elles. On n’a pas assez remarqué que le pamphlet finit autrement qu'il n’a commencé. Julien voulait répondre en philosophe ; il voulait oublier en lui le souverain. Ses premiers pas sont fermes; il se tient sur cette — 1956 — pointe ardue; mais, peu à peu il en descend ; c’est le souverain qui se plaint, qui menace, qui fait repa- raître ses droits. Sous ce rapport, l'œuvre est dispa- rate ; elle a deux caractères, alors qu’elle devait n’en avoir qu'un. Ne nous en étonnons pas cependant ; telle est la marche de la nature. Julien avait trop pré- sumé de lui-même. On devait y retrouver ce qu'il était ; homme, philosophe et souverain. Faudrait-il faire honneur à Julien de ne pas avoir employé la force contre les ironiques moqueries d’An- tioche ? Oui, s’il les avait entièrement méprisées ; non, puisqu'il a cherché une vengeance plus raflnée, plus de son goût, mieux appropriée à son talent. Julien a vu là l’occasion de lever son étendard philosophique ; il l'a saisie. De plus, il a calomnié à plaisir les mœurs d’Antioche devenue chrétienne. Enfin, il s'est vengé en envoyant après lui à cette cité un gouverneur, turbulentum et sæœvum, au dire d’Ammien-Marcellin (&xur, 2), qui la punie par sa sévérité. Libanius ne ce point le mécontentement général (epist. 722, p+ 346, 347). Aussi bien Ammien ne peut-il s'em- pècher de remarquer, au sujet du mysopogon, que Julien y est contraint et sufloqué par la colère ; il dit ces mots remarquables : Coactus dissimulare pro tempore, ird sufflabatur internd. De quelle nature étaient donc les traits lancés par Antioche contre Julien ? L'histoire les a recueillis. Nous pouvons bien à notre tour en parler. Ils pei- gnent toujours mieux le personnage. Nous les emprun- tons d’ailleurs à Ammien-Marcellin, à Julien lui-même, à Socrate, et à Saint-Grégoire de Nazianze. — Et, puisque ces graves auteurs les ont racontés, ils sont acquis à l'Histoire. On se moquait de sa figure, de ses petites épaules qu'il étendait autant qu’il pouvait, et de ce qu'il voulait marcher d’un pas de géant, malgré la petitesse de sa taille. On le raillait encore de sa barbe aussi grande et aussi malfaite que celle d’un bouc. On disait qu’elle était assez longue pour en faire des cordes. Sa main immolait tant de victimes sur les autels qu'on l’appelait le boucher de l'empire. Les marques de ses monnaies, dans lesquelles il avait fait graver un taureau couché sur le dos comme mort sur un autel, faisaient dire ironiquement qu’il avait renversé le monde. On ajoutait que ni le X ni le K n'avaient fait aucun mal à Antioche, désignant par le premier signe le Christ, et par le second l'empereur Constance ; elle regrettait le dernier, et se plaignait de la guerre dé- clarée par lui au premier. Quelques-unes de ces plaisanteries ont de la ru- desse, il faut bien le dire. Les autres n’ont pas toutes la même finesse ; et, sans doute que la forme dont on les avait revêtues devait leur donner un attrait qui est perdu pour nous. Mais les traits étaient justes, et bien choisis ; ils perçaient le manteau du philosophe et la pourpre du souverain. L'un et l’autre était mis à nu. — 158 — Deux écrivains, Pun chrétien, l’autre païen, Saint- Jean Chrysostôme et Ammien-Marcellin , tous les deux traduits par Chateaubriand, dans ses Études historiques, résument en ces termes quelques-uns des faits qui soulevaient la ville d’Antioche : « Le beau ce LC spectacle, disent-ils, que de voir l'empereur des Romains fendre le bois, égorger les victimes, con- sulter leurs entrailles, soufller le feu des autels, en présence de quelques vieilles femmes, les joues bouffies , excitant la risée de ceux-là même dont il désirait s’attirer les louanges. Aux fêtes de Vénus, il marchait entre deux groupes de prostitués de un et de l’autre sexe, affectant la gravité au milieu des éclats de rire de la débauche, élargissant ses épaules, portant en avant sa barbe pointue, allongeant de petits pas pour imiter la marche d’un géant. Saint-Chrysos- tôme doute que la postérité veuille croire à son récit ; il adjure de la vérité de ses paroles les vieillards qui lécoutaient et qui pouvaient avoir été témoins de ces indignités. » Ce qui étonne, après ces faits, c’est que dans le mysopogon, Julien veuille encore se grandir. Plaçons un moment, en effet, le pamphlet en regard de PHis- toire. Celle-ci écrasera l’autre. À ce point de vue, la I ; verve de l'écrit disparaît ; le livre échappe des mains ; l'accusation l'emporte sur la défense ; elle est restée sans réfutation. Sans doute tout n’est pas faux dans cette satyre. — 199 — Ce que Julien dit des mœurs d’Antioche trouverait peut- être une partie de sa justification dans les reproches que Saint-Jean Chrysostôme adressait, quelques années après , dans ses prédications, à cette ville opulente. Ce qu'il dit des soins et de certains actes de justice, dont elle avait été l’objet de sa part, est exact ; mais là n’était pas la question. C’est la négligence affectée de sa personne, son personnage politique et religieux, ses prétentions, ses faiblesses, les contrastes de son esprit, ses bizarres affectations, sa haine du nom chré- tien, sa ridicule dévotion aux autels du paganisme qui étaient en scène. C'était ce qu'il fallait défendre, et c'est ce qu'il ne fait point. Cette œuvre, par ce qu’elle renferme et par ce qu’elle devait combattre, est pour nous l'effigie la mieux marquée de Julien. Sa figure y est toute en relief. Elle revit pour la postérité. Mais il faut la voir dans sa double partie. Il faut connaître l'accusation à laquelle elle devait répondre, et ne pas la séparer de la défense qui y est contenue. Avec cette lumière et cette ombre le tableau devient frappant. Vous aurez l'homme tout entier. On a demandé si elle fut l'œuvre exclusive de Ju- lien. Je m'étonne de la question. [ya mis son cachet. Jamais dans aucun de ses écrits, il ma été plus évi- dent. Le trait convient à son genre d'esprit ; celui-ci en abonde. Le doute est venu de ce qu'il avait auprès de lui à Antioche ce qu'il appelle les sept sages, et — 160 — parmi eux Libanius et Maxime, au jugement desquels il soumettait assez souvent ses compositions. Îls purent être les confidents des plaintes de son amour-propre ; ils reçurent sans doute les premiers la communication de cette œuvre ironique ; mais, de toute certitude, la main de Libanius ne la pas touchée. Le génie abon- dant et disert de ce dernier aurait gâté le pamphlet, qu'il fallait court, incisif et mordant, et qui le fut. Nous verrons tout à l'heure d’ailleurs, dans l'examen des Césars, sans contredit la plus haute composition de Julien, reparaître sa manière acérée, sa violence contenue, quelquefois le trait sanglant ; et la parenté entre les deux œuvres ne pourra plus être douteuse. C’est donc le même esprit qui les a produites toutes les deux. Julien avait foi en son talent d'écrivain. Il aimait les luttes de l'intelligence. Il les provoquait. Le myso- pogon en est la preuve. Il faut y joindre aussi, comme preuve nouvelle, la lettre aux habitants d'Alexandrie, que nous avons déjà examinée. Il pose hardiment les questions. Îl se jette à corps-perdu dans l'arène. Mais son courage est aveugle. Il aborde et entreprend aisé- ment l'impossible. Il ne discerne pas. Julien, tient plus du sectaire que du penseur; il a plus de témérité que de lumière ; plus de passion que de prudenée. Ïl a trop vécu dans ses souvenirs et dans le passé ; pas assez dans son siècle et dans l'impulsion qu'il avait recue . — 161 — Que répondit à la satyre de Julien Antioche ainsi provoquée ? Mit-elle un terme à ses railleries ? Donna- t-elle plus de respect à cette tête couronnée ? Loin de là ; la lutte, comme on le pense, continua plus vive et plus forte. Ici, encore, l'histoire résumée par Til- lemont doit être consultée ; et voici ce que nous dit ce consciencieux écrivain : « Si Ammien ne se trompe point dans l’ordre de sa narration, le mysopogon de Julien ne servit qu'à le faire railler plus qu'aupa- ravant. « Julien, moins préoccupé de lui-même, aurait pu le prévoir. Ce n’était là d’ailleurs qu'une partie du grand combat engagé par lui avec l'esprit de son siècle, qui devait l'emporter. Applaudi par ses courtisans et ses flatteurs, l'empereur ne le pressentit pas. Il se croyait trop fort, pour être si tôt vaincu. À quelque temps de là, sa fortune était finie et tous ses plans s'évanouissaient avec elle. CHAPITRE V. LES CÉSARS. L'histoire est un fond inépuisable d’études et d’ob- servations. Elle est pour celui qui l'écrit exercice le plus noble de ses facultés et de son intelligence. L’antiquité fut riche en historiens et c’est peut-être 11 — 162 — de ce côté qu'elle a jeté son plus grand éclat, et que se trouve sa gloire la plus solide. Les fictions d'Ho- mère n'ont eu qu'un temps; elles ont charmé l'enfance des peuples. Le fini et la perfection de Virgile, la sensibilité de sa nature, le sauveront plus longtemps de l'oubli. Mais ses fictions aussi ont passé. Au con- traire l’école austère des historiens de l'antiquité sera _de tous les temps et de tous les lieux. On restera toujours suspendu aux récits de Tite-Live ; on médi- tera toujours avec Tacite ; l'énergie et la concision de ses pensées seront d’éternels modèles . Thucydide, Hérodote, Plutarque, avec des qualités diverses éclai- reront encore, dans les genres qu'ils ont suivis de préférence, leurs imitateurs chez tous les peuples. Cette différence tient à la nature des choses. La vie sociale des nations , les grands événements qui les modifient, les transformations qu’elles subissent, les hommes avec leurs crimes et leurs vertus, voilà ce qui fait la grandeur de l'histoire et la supériorité morale des historiens sur les poètes. Voilà ce qui attire aussi vers ce genre de composition les natures d'élite, et qui sentent en elle la puissance de concevoir un vaste ensemble de causes et d'effets, et de les expliquer en les racontant. Un esprit tel que celui de Julien con- venait à l'histoire. Avec des vues étendues, une intel- ligence ornée, des études approfondies, comme il en fit dans les premières années de sa vie, une certaine disposition à juger avec sévérité, et le haut sentiment — 163 — de personnalité qui se trahissait en lui, il avait les qualités principales de historien ; il avait fait l'essai de ce genre d’écrits dans le récit de ses conquêtes de la Gaule. Cet essai marquait chez lui une tendance. Il la révéla bien plus prononcée encore dans la com- position de ses Césars. De toutes les œuvres de Julien, celle-ci est sans contredit la première, la plus haute et la plus saisissante. Il a voulu y juger les Césars et les empereurs romains. Il part de Jules César, descend jusques à Constantin, signale les traits de chacun d’eux, distribue l'éloge ou le blâme, flétrit ou exalte, et rend une sorte de justice distributive à ces noms que l'histoire fait comparaître devant lui. Julien a voulu faire plus encore dans cette œuvre et s'élever à une notion philosophique plus haute de la vraie gloire. Il a pris parmi ces person- nages politiques quelques-uns des plus remarquables, ceux dont le nom a laissé plus d'éclat après eux, et c’est dans ce petit nombre qu'il recherche quel est celui qui a été le plus véritablement grand. A cet effet il les introduit sur la scène ; il les fait parler ; chacun d'eux expose les motifs qui déterminèrent ses actions, le but qu'il se proposa dans sa vie, l'idéal qu'il s'était fait de la grandeur, les sacrifices par lesquels il s'efforça d'y atteindre ; et c’est après ce sévère examen qu'il prononce son jugement et qu’il décerne la couronne. Certes C'était une œuvre hardie que la révision de tous les titres de ces Césars et de leurs successeurs au — 164 —, respect, à l'admiration, au mépris ou à la haine de la postérité. Il fallait un esprit bien sûr de lui, éclairé des plus vives lumières de la philosophie , exempt des préoccupations de lambition et de la gloire , pour ne pas s’égarer, pour applaudir avec justesse, pour blâmer et pour flétrir avec impartialité. Aussi bien semblera-t-il à plusieurs que l'esprit de Julien convenait peu à ce rôle si difiicile. On aperçoit en effet chez lui peu de modération ; on y voit des partis pris d'avance ; il a senti l'aiguillon de lambition ; l'amour de la gloire l'a aussi enivré. Sont-ce là des conditions de succès dans une œuvre de critique histo- rique si élevée ? Et Julien pourra-t-il se détacher assez de lui-même, se placer dans une région assez sereine, pour tout comprendre et tout juger avec calme ? Il faut l'avouer cependant, on est frappé en lisant cette œuvre de ne pas y rencontrer plus souvent les traces de ses passions. Elles y sont sans doute quelquefois vivement marquées. Julien se décèle et se trahit de temps en temps. Par exemple, il est atroce de calom- nie envers Constantin. Il n’est pas juste envers Alexandre Sévère. Mais en dehors de ces traits qui montrent Julien et sa nature, il a su assez bien s’at- franchir de ses propres faiblesses. En jugeant les autres, il sait condamner ce qu'il a lui-même recher- ché et poursuivi. Cette composition a un dernier caractère, le moins aperçu peut-être, mais le plus vrai cependant. Elle — 165 — est une glorification de la philosophie. Le sceptre et la couronne y sont donnés à Marc-Aurèle. Cette tête philosophique, cette âme stoicienne dépasse de toute sa hauteur les autres héros entendus dans la lice. Les dieux applaudissent à ses vertus. Ils déclarent les motifs qui l'ont fait agir les plus élevés et les plus nobles. Tous ces traits révèlent suffisamment la pensée de l'auteur. Il a exalté dans Marc-Aurèle la gloire qui lui a paru la plus digne d'envie, celle d’avoir fait régner la philosophie sur le trône. Au point de vue de l’art, plusieurs choses sont à examiner et à louer dans les Césars. Et d’abord, c’est la forme originale, saisissante, inusitée jusqu’à lui, dont Julien a su y revêtir l'histoire. Elle na plus ici ni longueur, ni récit languissant. C’est un résumé rapide, court, énergique de tout un règne, de toute une vie, dans un trait qui les caractérise. Julien recourt à une fiction. II suppose que les dieux ont convoqué à un festin les Césars et les empereurs romains et que ceux-ci ont à être jugés dignes d'admission, avant d’y être introduits. La fiction se continue, et il suppose encore que parmi les plus dignes, les dieux vont accorder la préférence à celui qui aura été le plus grand. C'est là devant cette assemblée que chaque César doit comparaître. Puis c’est devant elle encore que chacun d’eux raconte sa vie et demande le prix de ses efforts. Cette forme de composition permet à Julien, à Pap- parition de chacun de ces personnages, de les marquer — 166 — au front. Quand ils sont rejetés, ils le sont toujours pour le vice ou le crime qui a dominé leur vie, et ce vice et ce crime sont nommés. Quand ils sont admis, c’est une justice rendue à leurs vertus ou à leurs grandes actions. Mais même alors Julien ne leur épar- gne ni les ombres, ni les taches qui les ont obscur- cies. Sa main est impitoyable ; elle relève tout, et ne pardonne rien. C’est dans ce cadre étroit que paraît l'histoire des empereurs, et qu’elle court avec la rapi- dité de l'éclair. Un second mérite non moins saillant, dans cette composition, c’est le style que Julien a su y avoir et y garder jusques au bout ; c’est la vérité du langage qu'il a prêté à chacun de ces héros ; c’est enfin la pénétration profonde qu’il met à saisir et à signaler le mobile de leurs actions. C’est déjà beaucoup dans l'histoire de faire agir chaque personnage, suivant le rôle vrai qu’il a joué sur la scène du monde. Mais c’est encore plus, dans un résumé analytique, d'exposer le secret de leur vie, le dernier mot, la confidence du principe qui les a fait agir, et en le faisant de rester toujours dans le vrai, de ne pas les défigurer, et de leur laisser enfin ou le faux éclat, ou la solide gloire que l'histoire détaillée leur attribue. Il règne pourtant dans la forme adoptée par Julien un ton d'ironie soutenu et de causticité maligne qui est, avec raison, bannie de l'histoire. Le sérieux et la gravité conviennent à l'historien. Il lui est permis de — 167 — S'indigner ; mais il lui est défendu de persifler ses personnages, de les livrer à la risée publique, et d’é- taler leurs vices en écrivain satyrique et mordant. Il a des devoirs plus austères à remplir et ces devoirs comportent un langage et une forme qui soient en harmonie avec eux. Les dialogues que Julien introduit entre les principaux personnages qu'il appelle sur la scène, lui ont permis cette familiarité. Mais c’est sur- tout la pente de son esprit qui l'a entraîné vers ce genre. Il ressemble à Lucien. En comparant ces deux intelligences, on leur trouve des points de similitude frappants. Lucien rit de l’humanité; ses travers exci- tent chez lui moins de douleur que de moquerie. Julien à son tour flagelle les Césars bien plus avec la satisfaction de trouver les plus fortes natures en dé- faut, qu'avec la tristesse d’une âme émue en face d’une bassesse, d’un vice, ou d’un crime qui a souillé un grand nom historique. Aussi bien si par quelques côtés les Césars peuvent être considérés comme une œuvre historique proprement dite, par celui que nous signa- lons cette composition tient plutôt de la satyre. Par ses côtés lumineux et graves, elle nous rappelle le dialogue de Sylla et d'Eucrate , cette œuvre moderne, où la couleur antique revit en traits si profonds qu'on la croirait écrite dans les temps orageux retracés par le dictateur romain. Sans doute Montesquieu dépasse son modèle par Péclat et l'élévation du style, par ce je ne sais quoi d'achevé — 168 — et de fini qui décèle le grand politique: et l'auteur de l'Esprit des lois. Mais Julien reste peut-être mieux que lui fidèle à la vérité historique. Il s'élève moins haut, mais il est peintre plus exact. Montesquieu à agrandi son héros; il a dissimulé le côté hideux de Sylla; il a supposé à ses actes de si grands motifs, un but si élevé, qu'il semble presque qu’il y ait un art dans le crime, et qu’on peut, en raison de celui qui y excelle, en oublier le nom, ou que le crime change de nature avec la profondeur du calcul. Julien à plus respecté la simple morale. On peut reprocher à Mon- tesquieu d'en avoir oublié lui-même la notion dans le dialogue de Sylla, et de lavoir aussi un peu effacée dans les autres. Notre siècle en a vu d’assez effrayants exemples. Que de mémoires justement chargées des malédictions des hommes, ont été réhabilitées par le procédé de Montesquieu ! Que de choses ont été par- données aux plus grands coupables! Que de sang humain injustement versé on a oublié de faire retom- ber sur leur tête ! Ces historiens ont pu trouver leur excuse dans Montesquieu. Il ne l'ont pas rencontrée certainement dans les Césars, où les calculs du crime sont jugés sans pitié, comme ils le sont par Pinstinct umiversel de humanité. Après ces vues générales sur l’œuvre de Julien, pénétrons plus avant ; omettons la premiére partie de la scène, celle où il s’agit de l'admission au festin des dieux. Restreignons-nous à la seconde. Nous perdrons; — 169 — jen conviens, une série de traits piquants, incisifs et mordants. Mais la deuxième partie de la scène a plus de grandeur et plus de portée historique. Suivons les personnages de ce drame antique, en écoutant les graves discours que Julien leur a prêtés. Cest César d’abord qui va parler ; puis c’est Alexandre. q P 5P « Puissant Jupiter, dit César, et vous dieux immor- tels, j'ai eu le bonheur de naître après une infinité de grands hommes, dans la ville du monde qui a étendu le plus loin son empire. Il n’en est aucune qui ne lui cède le premier rang, et qui ne se crut honorée de tenir le second. Quelle ville, en effet, si faible dans son origine, et ne comptant que trois mille hommes parmi ses premiers citoyens, en moins de six cents ans, a porté ses armes victorieuses aux extrémités de la terre ? Quelle nation a produit tant de personnages, si habiles dans la guerre, si profonds dans la politique, si touchés de la crainte des dieux ! Né dans une ville si célèbre, si floris- sante, j'ai effacé les héros, mes contemporains, et les grands hommes de tous les temps et de tous les lieux. Je ne crains point d’avoir ici pour rival aucun de mes citoyens ; je sais qu'aucun d’eux ne me disputera le prix. Mais puisqu'Alexandre ose se mesurer avec moi, quel est donc cet exploit qu'il veut opposer aux miens ? Serait-ce la conquête de la Perse? Mais n’a-t-il pas vu les lauriers que jai cueillis dans les plaines de Pharsales ; quel était — 170 — le plus grand capitaine, de Pompée ou de Darius Ÿ Qui des deux avait de meilleurs soldats ? Les mêmes nations qui faisaient la force et l'élite des armées de Darius, étaient le rebut de celles de Pompée. Les drapeaux de ce Romain réunissaient la fleur de ces peuples, tant de fois vainqueurs des Asiatiques, qui osérent attaquer l’Europe, je veux dire les Ita- liens, les Illyriens et les Gaulois : et puisque j'ai fait mention de ces derniers , mettrons-nous en parallèle expédition d'Alexandre contre les Gètes, avec la conquête des Gaules ? Il passa le Danube une fois : j'ai passé deux fois le Rhin, et remporté de fameuses victoires sur les Germains ; il ne trouva point de résistance, et moi j’eus Arioviste à com- battre. « J'ai fait voile sur l'Océan ; mais quelque glorieuse que puisse être une hardiesse jusqu'alors sans exem- ple chez les Romains, il est encore plus glorieux, selon moi, d’avoir sauté le premier de mon vaisseau à terre. Je ne parle ni des Helvétiens, ni des Espa- gnols. Je n'ai rien dit encore de ce que j'ai fait dans les Gaules, où j'ai forcé plus de trois cents villes, et vaincu deux millions d'hommes. J’ai cou- ronné tant de grandes actions, par la défaite des Romains mêmes. Forcé de faire la guerre à mes concitoyens, j'ai vu plier sous mes armes les vain- queurs du monde, invincibles jusqu'à moi. Si l'on veut compter nos batailles. Jen ai donné trois fois P °) ti plus que n’en attribuent à Alexandre, ceux qui embellissent sa vie, et grossissent ses exploits. Si le nombre des places forcées, paraît plus décisif, j'ai pris la plupart des villes, non seulement de PAsie, mais encore de l'Europe. Alexandre à vu l'Égypte en passant, et moi je l'ai conquise à table, et au milieu des plaisirs. Veut-on enfin examiner, qui de nous deux a usé de la victoire avec plus de modération ? J'ai pardonné à mes ennemis; vous savez, justes dieux ! de quel prix ils ont payé ma clémence, et Némésis a vengé mon sang. Pour lui, bien loin de faire quartier à ses ennemis, il n’a pas épargné ses amis mêmes. Et tu oses encore, Alexandre, me contester le premier rang que tous les autres me cèdent. Tu veux donc me contrain- dre d’opposer la douceur, avec laquelle je traitai les Helvétiens, à linhumanité que tu exerças envers les malheureux citoyens de Thèbes. Tu réduisis en cendres les villes de ces Grecs infortunés, et moi jai rebâti les villes des Barbares, brûlées par leurs propres habitants. Dis-moi enfin, quel est le plus glorieux, d’avoir battu dix mille Grecs, ou d’avoir soutenu l'effort de cent cinquante mille Romains. Mais puisque je n'ai pas eu le loisir de cultiver l'éloquence, je me flatte, grands dieux, que vous voudrez bien m'excuser, et que, justes apprécia- teurs de ce que j'ai dit, et de ce que j'omels, vous prononcerez en ma faveur. ») Ars es Ce discours de César n'est fait, ce semble, que pour engager un parallèle entre la Grèce et Rome ; Alexandre personnifie en lui-même la première, César personnifie la seconde. Le lecteur sattend bien qu'Alexandre saura bien défendre ses droits. Le dis- cours de César a un autre sens aussi ; il est destiné à résumer en peu de mots cette grande vie, et cet homme étonnant qui affirme avec vérité qu'il ne craint pour rival aucun de ses concitoyens. Il a un troisième but, c’est de juger sans pitié Alexandre et sa gloire, et de signaler les ombres et les taches de cette grande âme. « J'ai pardonne à mes ennemis, « dit César ; pour lui, il n’a pas épargné ses amis « mêmes. » Le trait est sanglant. Il est digne de l'histoire. Voici maintenant le tour d'Alexandre. Il va juger César, et discuter chacun de ses titres à la gloire. Il lui en laissera si peu, qu'on voit bien que c’est ail- leurs que Julien veut qu’on la recherche et la trouve. « César ayant parlé de la sorte, dit Julien, voulait « continuer, mais Alexandre, qui pendant son dis- « cours avait eu peine à se retenir, perdit patience « et tout hors de lui-même: « Jusques à quand « Jupiter, et vous justes dieux, dit-il avec émotion, « souffrirai-je en silence l'audace de ce Romain ? « Vous voyez qu'il ne met point de fin aux éloges « qu'il se donne, non plus qu'aux outrages qu’il me « fait. Peut-être devait-il s'abstenir, et de ces éloges, — 173 — et de ces outrages, puisqu'ils sont également cho- quants. Mais qu'ayant fait gloire de m'imiter, il tâche de me décrier aujourd'hui, c’est un excès que je ne puis supporter. Il a poussé limpudence, jusqu’à tourner en ridicule son propre modèle. Tu devais, César, te souvenir des larmes que tu versas, lorsque tu entendis parler des monuments consa- crés à ma gloire ? Mais Pompée t'a depuis enflé le courage ; Pompée, Pidole de ses concitoyens, qui n’eut jamais de mérite réel. Son triomphe d'Afrique lui coûta peu; la seule faiblesse des consuls, qui étaient alors en charge, y donna du relief. Dans la guerre servile, Crassus et Gellius défirent de vils esclaves révoltés, mais Pompée n’en eut que l'hon- neur. Lucullus conquit l'Arménie et les provinces voisines ; et Pompée en triompha. Ensuite la flat- terie des Romains lui donna le nom de Grand ; cependant, de tous les capitaines qui l'avaient pré- cédé, on ne m'en citera pas un qui ne fut plus grand que lui. Qu’a-t-il de comparable aux exploits de Marius, des deux Scipion, de Camille, qui, pour-avoir rétabli Rome presque détruite, en est le fondateur après Quirinus ? Il n’en a pas été de leurs actions, comme des édifices publics. Un ma- gistrat en jetté les fondements, d’autres les achè- vent ; le dernier venu y met son nom, quoiqu'il nait fait que crépir les murs. Ces grands hommes, dis-je, ne se sont point approprié les ouvrages te d'autrui, ils n’ont point usurpé une gloire étran- gère ; ils ont eux-mêmes formé le plan de leurs actions ; ils l'ont exécuté eux-mêmes ; ils ont mé- rité, en rigueur, leurs illustres noms. I n'est donc pas étonnant que tu aies vaincu Pompée, qui, de peur de déranger ses cheveux, n'osait se toucher à la tête que du bout du doigt, et qui n'avait que le manège du renard, sans avoir le cœur du lion. Aussi dès que la fortune, qui l'avait toujours fidèlement servi, l'eut livré à lui-même, il fut incontinent défait. Il est clair, que ni ton habileté, ni ton courage, n’eurent point de part à la victoire, puis- que tu te Jaissas affamer, faute, comme on sait, impardonnable à un général, et que tu devais être battu, avant d’en venir aux mains. Si donc, manque de tête et de jugement, ou ne sachant pas se faire obéir, Pompée ne poussa point sa victoire ; s’il pré- cipita la décision d’une guerre, qu'il avait intérêt de faire durer ; c’est à ses fautes et non à ton mé- rite, qu'il dut attribuer sa défaite. Les Perses, au contraire, avec leurs grands préparatifs, et leurs sages mesures, n'ont pu résister à ma valeur. Mais parce qu'un homme vertueux, un grand roi, doit se piquer, moins de la simple réussite, que de la justice de ses entreprises ; je n'ai attaqué les Perses que pour venger les Grecs, et si je fis la guerre à ces derniers, mon intention ne fut point de ravager la Grèce, mais de mettre hors d'état de m’arrèêter, cc Le — 1795 — ceux qui s’opposaient à mon passage, et m’empé- chaient de marcher contre l'ennemi commun. Pour toi, en combattant les Gaulois et les Germains, tu faisais l'apprentissage de la guerre impie et détestable, que tu méditais contre ta patrie. « À l'égard, de la manière insultante dont tu parles des dix mille Grecs que je défis, je pourrais te répondre avec vérité, que vous, Romains, êtes aussi Grecs d'origine, et que l'Italie presqu’entière a été peuplée par les Grecs. Mais je me borne à cette réflexion : vos Romains comptèrent pour beaucoup l'amitié et l'alliance des Étoliens, leurs voisins, nation grecque peu considérable. Depuis, pour je ne sais quelles raisons, vous les forcâtes de vous faire la guerre : vous eûtes bien de la peine à les réduire; et ils vous vendirent chèrement la victoire. Vous donc qui n'avez eu de forces, que ce qu'il en fallait précisément, pour vaincre la Grèce, sur son retour et dans sa décadence, que dis-je, pour assujettir un petit État, dont le nom était à peine connu dans les beaux jours de la Grèce, où en eussiez-vous été, si vous aviez eu à combattre les Grecs, avant qu'ils fussent désunis, et déchus de leur ancienne splendeur ? Vous savez vous-même la consternation où vous jeta la des- cente de Pyrrhus : vous traitez de bagatelles la conquête de la Perse, et vous parlez avec mépris d'un si grand exploit. Pourquoi donc, dites-moï, — 176 — plus de trois cents ans de guerre m’ont-ils pu vous rendre maître d’une petite contrée d’au-delà du Tigre, possédée par les Parthes ? Voulez-vous que je vous en dise la raison ? Les flèches des Perses vous ont arrêtés. Mais Antoine, ton élève, à César, formé dans ton camp, peut aussi te apprendre. Pour moi, j'ai dompté la Perse et les Indes, en moins de dix ans ; après cela, tu as la hardiesse de me le disputer, à moi qu’on vit dès lenfance, à la tête d’une armée, à moi, dont les exploits quoiqu'ils maient point eu d'écrivains dignes d'eux, vivront éternellement, comme ceux de l’invincible Hercule, qui fut l’objet de mon culte, et le modèle de mes actions. Pour Achille, dont je descends, j'ai osé lutter avec lui. Mais je me suis contenté d’imiter Hercule, et de marcher sur ses pas, d'aussi près qu'un mortel puisse suivre un dieu. J'en ai dit assez, grands dieux, pour répondre à un rival, qui ne méritait d'autre réponse que le mépris. « Au reste les traits de rigueur qu'on me reproche, personne ne les sentit, sans se les être attirés. Ils tombèrent tous sur des gens, qui n’avaient offensé en plus d’une manière, on qui ne savaient ni pren- dre leur temps, ni garder les bienséances. Si jai fait du mal à ces derniers, la divine et prudente Métanée, ressource unique de ceux qui ont com- mis des fautes, m'en a inspiré un prompt repentir ; pour les autres qui, par esprit de jalousie et de ot « haine, prenaient à tâche de me heurter, et de me « pousser à bout en toute rencontre, j'ai cru pouvoir « sans injustice m'en faire raison. » Le grand art de Julien dans le discours d’Alexan- dre consiste à résumer l’histoire romaine ; à opposer à la figure de César les noms illustres de Rome, ceux de Marius, des deux Scipion, de Camille ; à réduire à sa juste valeur la réputation de Pompée, pour dimi- nuer celle de son vainqueur ; à discuter militairement la victoire de César sur celui-ci ; à montrer les fautes du premier dont un plus habile adversaire aurait dû profiter ; enfin à relever à toute la hauteur de la re- nommée d'Alexandre ses grands travaux dans la Perse et les Indes. Alexandre d’ailleurs relève le gant; et il se venge du souvenir de Clitus, en reprochant à César d’avoir immolé la liberté de sa patrie. « Je n'ai, ditl, « attaqué les Perses que pour venger les Grecs. Pour « toi, en combattant les Gaulois et les Germains, tu « faisais lapprentissage de la guerre impie que tu « méditais contre ta patrie. » Julien, on le voit, est au cœur de la question. Il connaît ses héros. Il les domine de toute la distance que les siècles avaient établie entre eux et lui. Tout enthousiasme est éteint. Cest la philosophie qui juge des guerriers et des conquérants. Pourtant l'auteur ne s’est pas élevé ici assez haut. Il a décrit, rappelé, énuméré des faits. Mais il n’a pas établi et fait lui-même de parallèle. Il semble même 12 AR qu'il n'ait pas aperçu les plus grands traits de ces deux figures antiques. Cette flamme du génie d'Alexandre, qui le constitue à un degré si étonnant, conquérant et fondateur, il n’a pas de couleur pour la peindre. Cet accord merveilleux dans César des dons divers du guerrier, de lorateur, de Pécrivain, du profond politique, tous poussés si loin, et à une si rare per- fection, il ne les montre pas. Montesquieu a mieux fait que lui. Il a lutté sur ce terrain difficile, dans la Grandeur et décadence et dans l'Esprit des lois, et nous à laissé quelques pages immortelles sur Alexan- dre et sur César où se continue et se marque toujours mieux la différence entre le profond génie du moderne et l'esprit sagace de l’ancien. Julien est heureux dans le discours qu'il prête à Octave. Il y a mis de la finesse, de la mesure, de la sobriété. On y sent l'astuce que histoire lui à reconnue, la modération qu'il aflecta sur le trône, et cette prétention à la philosophie, qui fut aussi un de ses traits caractéristiques. Il lui a donné une certame modestie qui lui convenait en présence de César, qu’il ne put avoir Pambition d’avoir dépassé, et d'Alexan- dre qu'il ne crut pas sans doute avoir jamais atteint. Voici donc ce petit discours, à notre sens, vrai chel- d'œuvre de convenance et de vérité : « Jupiter et vous dieux immortels, dit-il, je ne « prétends ni flétrir, ni rabaisser la gloire de mes « concurrents ; je ne veux parler que de moi. Dès « — 179 — ma jeunesse, J'ai été à la tête de ma nation, comme fut Alexandre ; à lexemple de César, mon pére, j'ai triomphé des Germains ; engagé dans les guerres civiles, j'ai battu la flotte d'Égypte, à la journée d'Actium ; j'avais déjà vaincu, à celle de Philipes, Brutus et Cassius, et ajouté comme par surcroît, la défaite du jeune Pompée, à cette première expé- dition. La philosophie a eu sur mon cœur, un empire absolu ; j'ai souffert, et j'ai aimé la hardiesse d'Athénodore, pour qui javais tout le respect d’un disciple, ou plutôt d'un fils ; Arius eut mon amitié et ma confiance. En un mot, la philosophie ne peut rien me reprocher. Comme je voyais que nos divisions domestiques avaient mis Rome, plus d’une fois en danger de périr, ma politique lui procura, dieux puissants, la grandeur solide et inaltérable, dont vous la faites jouir. Je me défendis de l'esprit de conquête, et de l'ambition démesurée de lui soumettre tout l'univers. D’après la nature, je fixai les bornes de Pempire au Danube, et à lEuphrate. Quand jeus dompté les Scythes et les Thraces, je n’employai point le long règne, que votre bonté m'accordait, à former des projets éternels de guerre. Je profitai de mon loisir, pour faire de bonnes lois, et pour réformer les désordres que la guerre avait causés ; conduite non moins sage que celle de mes devanciers, et sil faut trancher le mot, la plus sensée qu'on ait jamais tenue dans un poste pareil — 180 — « au mien, Les uns semblables à des chicaneurs de « profession, occupés à inventer des procès, se sont « servis d’une guerre, pour en ménager un autre ; « et pouvant goûter les douceurs de la paix, sont « morts les armes à la mains. D’autres, ayant des « ennemis sur les bras, se sont livrés au plaisir, sacri- « fiant leur gloire et même leur vie à d’infâmes vo- « luptés. Ces réflexions me donnent la hardiesse de « prétendre à quelque chose de plus qu’au dernier « rang. Après tout, justes dieux, c’est à moi de me « soumettre avec joie, à ce qu'il vous plaira d’en « ordonner. » Dans ce tableau si complet, à un certam point de vue, Julien a omis pourtant une des gloires d’Octave. Il ne parle pas de léclat que les lettres répandirent sous son règne. Il ne Jui fait pas un cortège de ces hommes dont le génie a brillé à travers les siècles. C’est peut-être avec intention. Il ne considère pas comme lui étant propre la concurrence fortuite de son règne et de ces grands écrivains. Icirien ne sent l’adulateur des Césars; on ne reconnait même plus l'ami pas- sionné des lettres. Mais une réflexion peut servir à tout expliquer. C’était le génie grec plus encore que le génie latin qui avait séduit Julien. Le pays des rêves et des chimères lui convenait mieux. Rome et ses grands écrivains n’eurent pas d'assez grands écarts pour exciter son admiration. Trajan paraît ensuite. Par nonchalance il refuse de — 181 — parler, mais il est excité par Silène qui lui reproche d'avoir trop aimé le plaisir. Julien à son tour l’accuse d’avoir trop aimé le vin. Contraint de s'expliquer, il se prévaut seulement de ses victoires sur les Gètes et de ses trophées ; se retranche dans la bonté avec laquelle il traita ses sujets ; « ni César, ni nul autre, dit-il, ne « saurait me contester le prix de la clémence » et Cest dans cette vertu morale qu’il met toute sa con- fiance. Aussi elle n’est pas trompée et les dieux déclarent tout de suite que du côté de la clémence, il a lavan- tage sur les autres. Cest à Marc-Aurèle maintenant de se montrer, et avant même qu'il ne parle Julien ne lui épargne pas même un trait malicieux. Dès qu’il ouvre la bouche, Silène dit à Bacchus: Écoutons ce stoïcien ; quel paradoxe va-t-il nous débiter ? Mais Marc-Aurèle, comme sil n'avait rien entendu, s'adresse en ces ter- mes aux dieux en les regardant : « Dieux immortels, « il m'est inutile de haranguer ou de disputer. Si « vous ignoriez mes actions, je devrais vous les ap- « prendre ; mais puisque vous les connaissez, et que « rien ne vous est inconnu, donnez-moi le rang dont « vous me trouvez digne. » On jugea, dit Julien, sur ce discours, que Marc-Aurèle, admirable en tout, l'était encore plus par la rectitude de sa raison. Cest enfin à Constantin de parler. ci Julien com- mence à ne plus tenir une balance exacte. Cette — 182 — figure soulève en lui des souvenirs, des répulsions, des passions violentes. C’est un contemporain qui juge son contemporain. Cest le païen qui juge le chrétien. C’est le restaurateur du paganisme qui flagelle de plu- sieurs traits sanglants le premier empereur romain qui s’est incliné devant la croix. Au surplus ce west pas subitement et tout d’abord que Julien accablera son adversaire. Il le fera par gradation. Ici il va se contenter de réduire sa gloire de guerrier à peu de chose. « Ce prince, dit Julien, avait d’abord apporté « dans la lice ouverte par les dieux, un air résolu ; « mais lorsqu'il eut envisagé les actions de ses con- « currents, les siennes lui parurent des riens. À dire « vrai, continue-t-il, tout se réduisait à la défaite de «< deux tyrans, déjà demi-vaincus, lun par sa lâcheté « et sa faiblesse, l’autre par sa vieillesse et sa mauvaise « destinée, tous deux objets de la haine des dieux et « des hommes. Pour ses exploits contre les Barbares, « ils métaient bons qu'à le faire moquer. En effet il « Jeur avait payé une espèce de tribut, pour se plon- « _ger à l'aise dans les plaisirs. » Après ce premier trait, Julien en lance un autre. Il donne à Constantin lui-même la conscience de_sa nullité. Aussi Constantin, déjà vaincu, ne parle-t-il pas précisément pour disputer le prix, mais par pure convenance. Aussi se borne-t-il à indiquer qu'il Pem- porte sur Alexandre, pour avoir combattu des Ger- mains, des Scythes et des Romains ; sur César et sur — 183 — Octave, pour avoir vaincu non des citoyens vertueux, mais les plus méchants et les plus abominables des tyrans ; sur Trajan, pour avoir reconquis la province qu'il avait assujettie ; et enfin sur Marc-Aurèle, parce que son silence montre assez qu'il cède à tous le pre- mier rang. Et c’est à cette impuissance complète qu'il réduit cette figure à laquelle l'histoire a donné une grandeur, qui pour être contestée par quelques esprits prévenus, n’en est pas moins réelle et méritée. Après ces divers discours, les dieux ne prononcent pas et n’adjugent pas encore le prix. Ils veulent une dernière épreuve. Il faut que chacun de ces grands hommes indique le motif qui la fait agir. Ici commence une nouvelle scène dans l'œuvre de Julien. Il y fait briller un nouveau genre de mérite. Il aura l’art de résumer les hommes, et de ramener toutes leurs actions à un centre d'unité, d’où elles rayonneront dans l’histoire. Dans cette scène chacun: des interlocuteurs indique le motif qui a dirigé ses: actions, et chacun d’eux subit ensuite un examen sévère sur la réalité du motif dont il se pare. Rien ainsi ne peut échapper à la main vengeresse des dieux. « Mon but, dit Alexandre, a été de tout vaincre. « Le mien, dit César, a été d’être le premier « homme de ma nation. «& Ma principale vue, répond Octave, a été de « bien régner. Le — 184 — « Mon ambition, ajoute Trajan, fut celle d'Alexan- « dre, mais je savais la modérer. « La fin que je me suis proposée, réplique Marc- « Aurèle doucement et avec modestie, a été d’imiter « les dieux. « Et moi, dit enfin Constantin interrogé par Mer- « cure, mon but fut d’amasser des trésors et de les « répandre ensuite à pleines mains, pour satisfaire les « passions de mes amis et les miennes. » Arrive ensuite la discussion de ces divers motifs. Les dieux, par l'organe de Silène ou de Mercure, mettent en contradiction les héros. Alexandre qui a voulu tout vaincre s'est laissé vaincre par l'amour du vin et de la colère ! Le souvenir de Clitus lui est jeté à la face. Alexandre rougit ; les larmes viennent dans ses yeux et il se tait. César a pu devenir le maître de ses concitoyens, mais il n’a pu gagner leurs cœurs. Octave dont toute l'ambition a été de bien régner, m'a pas dit autrement que tous les tyrans, tels que Denis et même Agathocle. Trajan s’est avili; s'il a voulu ressembler à Alexandre, il s’est laissé vaincre par des vices plus bas que les siens. La colère fut son faible ; mais le tien, lui dit Mercure, a été le plus brutal et le plus honteux des plaisirs. Marc-Aurèle seul trouve grâce ; il explique que son désir d’imiter les dieux n’était autre que celui d'avoir moins de besoins et de faire le plus de bien qu'il était possible. Mon corps, dit-il, pouvait avoir des besoins ; moi, En point du tout. Les dieux pourtant lui reprochent sa conduite vis-à-vis de sa femme et de son fils, et d’avoir fait de lune une héroïne et de l’autre un empereur. Constantin reste sous le coup de Pinjurieux motif qu'on lui a prêté dans ses actions. Julien y ajoute seulement une injure qui dépare le sérieux et la gra- vité de cette scène. Il accuse d’avoir soigné sa coif- fure. Enfin la sentence est rendue ; les dieux donnent en silence leurs suffrages. Marc-Auréle a la pluralité. Mais pourtant, comme les jugements des dieux sont de telle nature que les vaincus ne doivent pas même se plaindre, il est permis à chacun des grands hom- mes qui viennent de comparaître, de se choisir un dieu qui devienne son protecteur. Alors Alexandre accourt auprès d'Hercule, Octave auprès d’Apollon, Marc-Aurèle s'attache étroitement à Jupiter et à Sa- turne. César erre longtemps de côté et d’autre ; mais Mars et Vénus, touchés de compassion, l'appellent à eux. Trajan va rejoindre Alexandre et s’assied près de lui. Constantin, dès qu’il aperçoit la Mollesse qui m'était pas loin, courut à elle. Celle-ci le recoit d’un air tendre et le serre dans ses bras. Elle Pajuste et le pare d’un habit de femme'de diverses couleurs et elle le conduit à la Débauche. Il trouva auprès de celle-ci un de ses enfants qui sy était établi et qui criait à tout venant : « Corrupteurs, meurtriers, sacrilèges, « scélérats de toute espèce, approchez hardiment. — 186 — « Point de souillures que n'efface à Pinstant l’eau « dont je vais vous laver. En cas de récidive, vous « maurez qu'à vous frapper la poitrine, vous battre « la tête et je vous rendrai aussi purs que la première « fois. » Constantin se fixe volontiers près de la Dé- bauche, après avoir emmené ses enfants hors de l'as- semblée des dieux, et là les divinités destinées à punir l'athéisme lui font souffrir les supplices qu'ils méri- taient. Cette dernière scène, ou ce dernier tableau, a de la vigueur et de l'énergie. Comme vengeance, il a de la grandeur, de la puissance. Il parle à l'imagination. Cest traîner dans la fange un triomphateur ; c’est jeter à sa face de la poussière et de la boue. Cest enfin un haut degré de passion et de haine qui se fait jour au milieu d’une œuvre généralement sereine et empreinte de justice. Cest un contraste, une om- bre qui ajoute à l'effet du tableau. Mais si Julien est ici un grand artiste ; il a menti à l’histoire, il a pris sa vengeance pour la vérité, et ses passions pour la justice. Ce n’est pas la débauche, ni la mollesse que Phis- toire a reprochées à Constantin. La première moilié de sa vie fut dans les camps; il combattit et vainquit ses ennemis ; il se fit dans le monde romain, à la sueur de son front, les armes à la main, sa place au milieu des tyrans qui Poccupaient. Dans l’autre moitié de sa vie, il inaugura sur le premier trône du monde la — 187 — religion du Christ. Il ouvrit cette ère nouvelle qui se levait sur l'humanité pour laffranchir et la conduire à la liberté. Si on le suppose sincère dans sa foi, et c’est là la vérité historique, il lui fut glorieux d’abaisser sa puissance devant la croix. S'il ne Pavait adoptée que par calcul,, ce serait encore un trait de génie d'avoir deviné la transformation sociale qu’elle devait opérer, et de s'être placé à sa tête. Sa législation favorisa dès les premiers jours la liberté et réduisit lesclavage. Il rendit la liberté à ceux qui étaient rete- nus contre le droit en esclavage ; il permit l’affran- chissement dans les églises devant le peuple, sur la simple attestation d’un évêque. Les clercs mème avaient le pouvoir de donner la liberté à leurs esclaves, par testament ou par concession verbale. IT proscrivit les combats des gladiateurs. Il créa pour lempire une seconde tête. Constantinople opposa une barrière aux Barbares, et lorsque l'ancienne Rome succombait sous Alaric, la nouvelle continuait la vie de l'empire pour une durée de plus de mille années encore. Sous tous ces rapports, Constantin fut grand. Ses crimes furent dans l'abus de son pouvoir absolu sur les membres de sa famille. I] fit mourir Crispus, son fils, sur les dé- nonciations de sa marâtre, Fausta ; et Licinius, son neveu. À son tour il fait périr Fausta, peut-être pour la punir du premier crime dont elle se reconnaissait coupable. Triste et effrayante lecon ! Oubli odieux des premières lois de la justice ! Ces mouvements — 188 — impétueux de colère qui accusent l’homme, accusent aussi le pouvoir dont il était investi. Cette circons- tance ne justifie pas Constantin ; elle explique ses actes. Elle lui laisse toute la responsabilité de son crime. Seulement elle lui donne pour complices les lois de l'empire, et lépouvantable héritage de pouvoir que ses prédécesseurs lui avaient transmis. Julien aurait été grand, s’il avait vu toutes ces choses et sil les avait dites. Mais il parla de Constantin avec la violence d’un sectaire et la colère aveugle de homme qui se venge. Telle est cette œuvre de Julien ; conception hardie, originale et vigoureuse. Elle tient de la satyre, de l'histoire et du drame. La fiction qui l'accompagne ne la dépare pas. Cest le cadre du tableau. On l’oublie en le contemplant. Les yeux sont tout entiers sur les grands hommes que la palette du peintre fait revivre. L’historien nous entraîne vers de si grands souvenirs, qu’on en est dominé ; la satyre même qui se mêle à ses traits, cesse de nous blesser; et l’œuvre semble ne pas manquer d’un certain caractère d'unité, qu'au fond elle n’a pas et qu'on regrette de ne pas lui trou- ver, quand on lexamine en détail. Ce livre était sans précédent à Rome, et dans la Grèce. IT est sorti, sans modèle, de l'esprit de Julien, juge sévère, dur à lui- même, dur et inflexible pour les autres. Ce n’est pas un récit historique ; c’est une vision de l'histoire ; on dirait un songe que l'imagination échauflée enfante, — 189 — réalise et qui s'évanouit, tant la scène est rapide, Cette composition est incomplète sans doute ; un plus beau génie, un génie plus correct, un génie plus calme et plus élevé, eut trouvé de plus belles couleurs, une plus riche nature, un vol plus haut. Cicéron, Platon, Tacite auraient fait un chef-d'œuvre d’une rare per- fection, là où Julien n’a fait qu'une œuvre piquante et neuve. Îls auraient eu cette suprême équité des grandes âmes et des nobles natures, là où Julien a conservé la sienne peu élevée, personnelle et irrita- ble. Ils se seraient jetés dans la forme pure de l’expo- sition historique ou philosophique, là où Julien a multiplié et varié les formes, avec bonheur quelque- fois, mais au risque de tout gâter par le défaut de goût, de mesure et d'unité. Cependant telle qu’elle est l'œuvre de Julien étonne encore par la fermeté du crayon, la rectitude des lignes, la ressemblance des portraits et la vie qu’il y a répandue. Si la main de Partiste est sèche, si les touches sont rudes, si le ton général est sombre, cette rigueur ne manque pas de charme. Elle décèle l'origine d’où les Césars sont sortis. C’est un guerrier, c’est un conquérant, qui les a conçus. Îl a plus vécu dans les camps que dans les loisirs littéraires ; dans les études philosophiques dé- générées, que dans les hautes et pures sphères de la pensée ; il a plus gouverné, que médité. Ses écrits ne sont en général que des vues rapides, des traits tracés en courant, des souvenirs. Celui-ci devait plus qu'un — 190 — autre conserver ce caractère. Plus il embrassait de temps et de règnes , plus son esprit a montré de concision et de puissance. En quelques lignes, il a résumé des siècles. CHAPITRE VI. DES ŒUVRES ORATOIRES DE JULIEN. Les œuvres oratoires de Julien sont au nombre de trois; ce sont deux discours écrits à la louange de lempereur Constance, et un troisième en l'honneur de Pimpératrice Eusébie. Qu'était devenue l'éloquence à époque dont nous parlons dans la Grèce et à Rome ? La réponse à cette question serait le sujet d’un beau livre, ou d’une grande étude. Qu’on nous permette de la laisser in- tacte. Si lon excepte la grande tribune où le christia- nisme accusé se défend devant les peuples, et dans laquelle revit en toute son énergie Péloquence anti- que, la grande éloquence avait disparu. Quand un orateur se levait, c'était ordinairement pour louer un empereur, soit dans le sénat, soit dans le secret de sa maison. Le panégyrique de "Frajan est sans doute — 191 — une œuvre oratoire où brille de tout son éclat l'esprit élégant et facile de Pline. Mais en suivant ces lignes si pures et si fraîches, en contemplant les couleurs si animées de ce tableau, on sent pourtant que l'art est descendu de ses hauteurs premières. Pline eut des imitateurs. Il devait en avoir. La même cause qui l'avait fait parler devait entraîner ceux qui vinrent après Jui. Julien put s'autoriser de cet exemple ; peut-être lui servit-il de modèle, et en ceci comme en tant d’autres points, Julien ne fut qu'un copiste ; dans d’autres œuvres nous le trouvons original et ne ressemblant qu’à lui-même. Pendant des siècles les trois panégyriques de Julien dont nous parlons furent peu connus. Lorsque le P. Pétau les publia, dans lordre où il les a placés, dans l'édition de Flexiæ ; il annonça les deux premiers, c’est-à-dire, le premier discours en l'honneur de Constance, et celui en lhon- neur de la princesse Eusébie, comme publiés pour la première fois, et le troisième comme considérablement augmenté, le tout retrouvé dans la Bibliothèque royale, et devant produire une grande impression dans le mon- de littéraire. L'opinion de ce savant est déjà, pour ces œuvres oratoires de Julien, un jugement grave et digne d'attirer l'attention sur elles. Dans la préface, ou pour mieux dire, dans la dédicace qu'il en fit au premier président du parlement de Paris, le P. Pétau parle de leur élégance, du secours qu’elles prêtent à lhis- toire pour les événements contemporains, des lacunes um volontaires commises par les historiens qui se sont abstenus de raconter en détail ce que Julien avait écrit, comme Zozime entre autres qui le dit, dans le livre troisième de son histoire, enfin du charme nouveau qui les suit quand on les voit sortir des ténèbres et nous éclairer d’une lumière inattendue. Une circons- tance donne encore plus de prix à ces trois discours ; c’est qu'ils furent composés avant que Julien n'eut abandonné la foi chrétienne. Il est curieux d'y étu- dier ses pensées, de les chercher dans ces composi- tions, d’y saisir les vraies tendances de l’homme, de surprendre sur le fait le combat, s'il s'en est livré dans son âme, ou son choix sil était déjà fait. Ce ne sera pas la partie la moins piquante de l'étude à laquelle nous nous livrons. Le P. Pétau n’a pas eu ce dessein; son point de vue était différent. Iluminer le texte par des notes savantes, reproduire et vulgariser le texte grec par une version latine, qui multipliät, sans Paffaiblir, l’œuvre oratoire de Julien, faire ainsi revi- vre et parler cet homme célèbre qui apparaissait une seconde fois sur la scène littéraire ; tel fut son but unique. Et disons-e, ce but a été merveilleusement atteint. Si nous pouvons aujourd’hui appliquer à ces œuvres un autre genre de critique, et leur demander d’autres lumières, le premier honneur en revient à ceux que l'amour de la science a poussés jusqu’à dé- fricher un champ en apparence si stérile et en lui- même si fécond. — 193 — Nous userons dans notre examen de la liberté de choisir, et c'est par le panégyrique de l'impératrice que nous commencerons notre étude. Ce fut une œuvre inspirée par la reconnaissance. L'esprit de Julien y dut être plus à l’aise ; mieux soutenu par l’exaltation et le souvenir des bienfaits qu'il avait reçus. Si jamais il a pu être éloquent, c’est là qu'il a dû l'être. Écoutons et prêtons donc une oreille attentive au jeune César qui, en louant limpératrice , va nous retracer plu- sieurs pages de sa propre histoire. Ce livre aura pour nous presque l'intérêt d’une confidence où la pensée intime de Pécrivain, dans les crises les plus solennelles de sa vie, a été fidèlement déposée. En voici l'analyse : Julien commence son œuvre oratoire par des ré- flexions générales sur Pingratitude de ceux qui, ayant reçu des bienfaits, ne s'en montrent pas reconnaissants et ne louent pas ceux de qui ils les tiennent. I s’en- courage et s’excite par l'exemple de Socrate, de Platon, d’Aristote qui ont loué plusieurs personnes ; de Xéno- phon qui à loué le roi Agésilas et le perse Cyrus. Pourquoi, ajoute-t-il, ne pas louer uue femme re- marquable, quand nous la voyons égaler les hommes par la vertu ? Homère a loué Pénélope et Pépouse d’Alcinous. L’orateur invoque d’autres exemples pris d'Homère. Nous sommes, on le voit, en pleine antiquité grec- 13 — 194 — que. Les souvenirs littéraires de Julien assiégent son esprit. Homère surtout le remplit et l'exalte. Il indique dans son exorde qu'il parlera d’abord de la patrie d'Eusébie, de ses parents, de son mariage. À cette occasion et en parlant de lorigine de cette princesse , il fait une digression sur la Macédoine et sur Alexandre. Il paye en courant un tribut à ce grand nom ; il rappelle ses victoires, sa mort, son insatiable désir de conquêtes; et il fait sur lui cette singulière remarque que, le premier, il avait adoré le soleil levant. Qu'a-t-il voulu dire ? Le culte de ce conqué- rant pour l'astre du jour la frappé. Soyez-en sûr. Julien est ici sous le charme. Le culte de la nature trouve une justification dans le génie d'Alexandre. Quand il y reviendra publiquement , nous saurons pourquoi. L’hymne composé par lui au soleil Roi de la nature achèvera de nous révéler toute sa pensée. Eusébie, d’après Julien, fut la fille d’un homme re- vêtu de la dignité de consul. Il la loue d'abord d’être l'épouse de l'empereur ; puis de sa beauté ; et la mère d'Eusébie trouve à son tour une place et une part dans l'éloge. Ici l'œuvre oratoire marche péniblement. Julien hésite avant d'aborder franchement le panégy- rique. Il s'attache à des dehors étrangers; et il se perd dans un digression sur l'entrée et l’arrivée de limpératrice. Il n’est, en réalité, en action que quand il loue Eusébie d’avoir inspiré à son époux une grande affection pour elle. Mais à ce sujet, il emprunte en- ES CUS core à Homère une comparaison prise d'Ulysse qui méprisa des nôces divines, Calypso et les autres pour Pénélope. Tout cela est froid, puéril, exempt de réa- lité, dépourvu d'intérêt et de vie. IT est plus vrai et il loue mieux quand il dit qu'Eu- sébie, outre l'amour qu’elle inspirait à Constance, lui communiquait ce souflle divin qui est le propre des grandes âmes. Associée à ses conseils, elle pousse à la clémence et à l'honnêteté un prince qui y est de lui- même porté. Elle fait pour son époux ce qu'à Athènes libre on voyait autrefois. Quand les suffrages étaient égaux entre Paccusateur et laccusé, le suffrage de Minerve était ajouté en faveur de l'accusé et tous les deux étaient exempts de peine. Eusébie fait mieux ; elle obtient le pardon pour tous. Ici la louange est délicate ; le trait est heureusement choisi. Il annonce et prouve un goût que Julien ne montre pas toujours, mais qui se trouve ici plein de grâce. Julien, bien inspiré, détaille les bienfaits dont elle a comblé ses sujets ; elle fait rendre à celui-ci son héritage paternel ; celui-là, injustement calomnié, est justifié; d’autres obtiennent des honneurs et des ma- gistratures. S'il ne nomme personne, c’est par un pur sentiment de délicatesse. Eusébie a fait aux siens, dit-il, des avantages égaux à sa puissance et dignes d'elle. Julien se cite lui-même comme un exemple de cette libéralité, et c’est là que se trouve le plus grand — 196 — intérêt de cette œuvre oratoire, la partie la plus saisis- sante et la plus dramatique de ce panégyrique. Il dit ces mots fameux : « Tout ce queje suis, je le tiens « de Dieu et de l'empereur autant que de son épouse. » Il entre en matière en disant : « Dès mon enfance, cc l'empereur m'affectionna et me prodigua ses soins « empressés...... » C'est la grande page de l'éloge, — Cest Eusébie qui lui a obtenu d'aller en Grèce, sans qu'il l'eut demandé , parce qu’elle a connu les goûts de son esprit, les besoins de son âme. — Son amour pour la Grèce éclate en termes très VIS C'est la terre classique de la philosophie ; comme le Nil féconde l'Égypte, de même celle-ci féconde l'autre. — Là reviennent les noms d'Athènes, de Sparte et de Corinthe. Il prévoit qu'on critiquera peut-être son enthou- siasme. — Mais il répond à lobjection. Rien ne lui paraît comparable à ce qu'a fait Eusébie pour lui, en lui obtenant d'être envoyé à Athènes : ni l'or, ni l'argent, ni l'empire. L'intérêt redouble quand Julien raconte que c'est Eusébie qui la fait nommer César. — Il faut tout lire ici: — Ses conseils à Julien, ses exhortations, ses encouragements. Il faut suivre les émotions de Julien quand il a revêtu ces ornements, ses réflexions sur l'utilité et le danger du pouvoir. L'empereur lui ordonne d'aller saluer limpératrice afin de calmer ses anxicétés. — Ici la scène est d’un — 197 — intérêt profond. — Eusébie lui apparaît comme la statue de la modestie placée dans le temple. (Toujours l’idée païenne. — L'image païenne. — Jamais Pidée chrétienne, ni ses divines inspirations).—IT est couvert d’une rougeur pleine d’embarras. Plus dans son esprit encore que sur son visage, et ses yeux sont fixés sur la terre jusqu’à ce qu’elle Pait rassuré. — Elle parle avec une mesure inimitable. — « Vous avez recu de nous, dit-elle, déjà une partie de votre avenir, vous le recevrez plus tard tout entier de Dieu si vous êtes justes envers nous et si vous avez foi en nous. » Elle ne dit rien de plus, quoiqu’elle put éclipser les plus habiles orateurs. — Je crus entendre la modestie me parler, dit Julien; je fus saisi dans le fond de mon être, et le son de sa voix resta longtemps fixé dans mes oreilles sans s’effacer ni s’'évanouir. IT continue à détailler les biens qu'il a recus d’elle. — Son mariage auquel Eusébie n’est pas restée étran- gère. — Les livres de philosophie, d'histoire, des ora- teurs et des poètes qu’elle lui a donnés en si grand nombre, avant son départ pour la Gaule, que la Ger- manie et la Gaule sont devenues pour- lui comme un musée de la Grèce. Dans ses expéditions, il en em- porte toujours quelqu'un qui soit approprié à sa si- tuation. Il énumère ensuite les avantages qu’on retire de la lecture de ces livres. Le reste de l'éloge est dépourvu d'intérêt. Les vertus — 198 — d'Eusébie, dit-il en substance, sont son plus beau panégyrique ; sa chasteté, sa modération et sa prudence suffisent pour l’immortaliser, beaucoup mieux que les exploits et les actes de plus grandes reines, de Sémi- ramis et des autres. Et c’est ainsi que se termine cette œuvre oratoire. Que faut-il en penser ? Elle est froide et générale ment dépourvue de goût. Le plus souvent lorateur y demeure dans un ordre d'idées commun, et ne sait pas se relever par quelque trait inattendu. Supprimez ce qui en forme comme la partie historique, et vous lui enlèverez son plus grand intérêt. Ce qui en fait le seul charme en effet, c’est la protection dont limpératrice la couvert, c’est leur entrevue solennelle, c’est l'émo- tion que lui inspirent et sa vue et ses conseils; c’est cet écho mystérieux qui se fait en lui de la voix de cette femme et qui se prolonge si longtemps dans son âme. Tout le reste révèle bien peu le disciple des grands maitres dans l'art de léloquence. Quel pâle reflet des beaux jours d'Athènes et de Rome et de ses orateurs ! Quelle distance même de Pépoque de Pline ! Julien y manque d'invention. Ce n'est pas un trait perdu cà et là qui peut constituer une œuvre oratoire. Il faut un ensemble, et ici, l'ensemble est marqué au coin de la médiocrité. À défaut de Péloquence, cette œuvre a eu du moins un but politique qu’elle dut at- teindre. Habilement, Julien y parle des injustes accu- sations portées contre lui à Constance et que celui-ci — 199 — avait aecueillies. Plus habilement encore il y rappelle qu'il eut pour défenseur de son innocence limpéra- trice elle-même, et que sa parole Jui a valu la con- viction et le retour entier de l'empereur. À mesure qu'il approchait du trône, ou du moins des grandes dignités qui devaient ly conduire, il était sage de marquer bien haut qu’il en avait été digne. Au reste, ce travail de composition a une certaine fermeté dans sa marche ; le tissu en est lié assez fortement. On sent une main exercée à écrire ; et le sentiment honorable qui inspira lui donne encore aujourd’hui un caractère qui touche. En louant une femme, Julien a su rester grave et austère ; il a placé les vertus morales, qui en font l'ornement, au-dessus des grâces et de la beauté, biens éphémères et passagers. Enfin, en associant cette femme à la portion du pouvoir la plus douce à remplir, celle du pardon et de la mansuétude, il Jui a donné la seule gloire qu'une grande âme put ambitionner. En tout ceci, Julien a observé merveilleusement les con- venances. Il a été délicat et pur. Ge trait seul, dans ce panégyrique, peut compenser bien des défauts qui SY trouvent. Les deux autres discours en l’honneur de lempe- reur Constance auraient pu présenter un plus sérieux intérêt, que celui que nous venons d'examiner. Mais il leur manque ce que rien ne peut remplacer, le caractère de vérité que lon demande à l’histoire. Ce — 9200 — sont des éloges exagérés, où ladulation gâte tout, où toutes les proportions sont changées, qui contrastent avec le jugement de la plupart des historiens et qui sont détruits même par ce que Julien a dit du même empereur dans ses autres compositions. Singulière contradiction, qui peut s'expliquer, mais qui ne fait pas honneur au premier | L'histoire a prononcé sur le second un jugement sévère, mais juste. Si elle m'avait eu pour s'éclairer que le flambeau trompeur présenté par Julien, elle se serait bien égarée. Au surplus si les jugements de Julien, dans ces deux discours, sont évidemment empreints d’adulation , ceux des contemporains, quelque soit leur nombre, leur autorité et les points opposés d’où ils partent, ne sont pas non plus exempts d'exagération. Tous ils ont chargé, sans hésiter, sa mémoire du meurtre des frères et des neveux du grand Constantin. Les his- toriens modernes ont mieux vu ; ils ont généralisé et tout embrassé, et l’illustre auteur des études histori- ques a pu dire‘avec une concision énergique, pleine de sens et de vérité : « El est probable que ces meur- « tres furent le fruit des diverses passions combinées « avec la politique du despote qui enseigne à cher- «cher le repos dans le crime. Le paganisme, l'hérésie, « Ja turbulence militaire, trouvèrent des satisfactions « et des vengeances dans cette extermination de la « famille impériale. » Ces réserves faites, et en oubliant ce défaut capital — 901 — dans les deux œuvres oratoires que nous allons exa- miner, la première d’entre elles mérite de fixer l'at- tention. Elle est écrite, comme ont dù lêtre les récits que Julien avait faits de ses conquêtes dans les Gaules. On y sent une sobriété d'expression et de détails, pleine de précision, qui annonce lécrivain, grand capitaine, qui se donne à peine le temps de raconter, parce qu'il doit agir. Julien avait à décrire dans cet éloge les travaux militaires de Constance, ses guerres contre les Perses, les préparatifs qui les précédèrent, les actions qui en formérent les phases diverses, les succès et les revers ; il avait à parler des guerres civiles et intérieures que Constance eut encore à soutenir, contre Vetranion, qui voulut revêtir la pourpre, et contre Magnence qui voulut partager l'empire avec lui. Toute cette partie du discours est un morceau d'histoire, digne de figurer à côté des noms que Rome compte en ce genre. Disons pourtant qu'il na ni la richesse et l'ampleur de Tite-Live, ni ladmirable précision de Salluste, ni moins encore rien de la profondeur de Tacite. Mais Julien avait sous ses yeux, un modèle qu'il a voulu saus doute égaler. Il ressemble à César écrivant ses commentaires. Îl est tout entier aux faits ; il se renferme dans eux, et C’est par la marche, sim- ple, vive et rapide du récit qu'il intéresse et qu'il plait. Julien commence son discours par quelques mots remarquables sur Constantin. Quelque adulateur qu’il 4 902 — ait voulu être, on sent ici que ce qu'il dit du père de Constance est arraché à la vérité et ne peut être ni contesté ni affaibli. Le monde retentissait encore des grandes choses faites par lui. Il le loue de s’être attaché les peuples et les soldats ; d’avoir fait désirer par tous ses victoires sur ses rivaux ; d’avoir restitué les trésors amassés injustement par les tyrans, vaincus par lui, et d’avoir en moins de dix ans élevé la seconde Rome. Il le loue encore d’avoir aimé et honoré Athé- nes ; mais surtout d’avoir suivi, pour l'éducation de son fils, un système propre à former ce jeune prince à l'empire. Il lui a donné de bonne heure les peuples de la Gaule à surveiller ; il l'a fait initier à la politique par ceux qui y étaient le plus versés ; il Va fait vivre avec les chefs des Barbares, pour en mieux connaître lesprit et les mœurs ; il la chargé de faire la guerre aux Perses et aux Mèdes ; Constantin l’avait lui-même préparée. Constance fat cependant auprès de son père fils soumis et respectueux ; seul de ses enfants, il accourut auprès de lui au moment de sa mort, pour recueillir son dernier soupir. L’orateur n'oublie pas les heureux commencements de Constance. Il jette un voile sur les crimes dont on l’accuse. Il n’a pu, selon lui, empècher ce que la turbulence militaire a exécuté. Constance a été d’une modération remarquable dans le partage de l'empire entre ses deux frères, Constantin et Constant et lui. Puis enfin vient le détail des guerres contre les — 203 — Perses et les guerres civiles contre Vetranion et Ma- gnence, qui nous a inspiré nos premières observations. Nous ne pouvons nous empêcher de signaler ici un trait de mœurs, digne de Rome antique. Ces mœurs n'avaient pu s’effacer tout entières ; elles revivaient encore, quelquefois, dans des circonstances solen- nelles. Dans la guerre civile contre Vetranion, qui avait revêtu la pourpre, Constance au lieu de répandre le sang, veut prendre pour juge les deux armées assemblées. On élève un tribunal ; les deux compé- titeurs y montent ; ils exposent leurs titres, leurs droits, la justice de leur cause ; et une véritable lutte d'éloquence est engagée devant les légions étonnées du rôle qu'elles remplissent. Constance parle ; il en- traîne les masses ; il attendrit et touche les cœurs ; les soldats de Vetranion sont vaincus; ils se rangent sous les étendarts de Constance ; lusurpateur lui- même dépose la pourpre, et il obtient de Constance de riches possessions en Bithynie pour y achever dans la paix la vie que son vainqueur lui conserve. Ce beau sujet, ce grand trait, fournit à Julien d’heureux détails, quelques pages pleines d'intérêt ; mais il se tient tou- jours avec bonheur à la juste mesure qu'il devait pourtant y garder. Julien reprend ensuite la guerre contre les Perses et celle contre Magnence, et finit par un retour sur les vertus morales de Constance. Le style de cet écrit est sévère. Julien y a été — 204 — contenu par la nature de son récit. Il y a oublié, pour son honneur, ses souvenirs homériques, dont il va être prodigue jusqu’à la satiété dans le second discours en l'honneur de Constance. Cet ouvrage fait regretter la perte de ses travaux historiques. On aurait sans doute retrouvé dans ceux-ci le mérite que nous signa- lons dans celui-là. En racontant ses guerres person- nelles, il a dû être aussi bien inspiré qu’en parlant de celles des autres. Julien ne plait jamais plus que lors- qu'il est soustrait par son sujet à ses passions et à ses faiblesses ordinaires. Il faut l’arracher à Homère, à Platon, à sa haine contre le christianisme, le ramener au positif, et l’enchaîner dans les faits. Alors son esprit ne divague plus, son jugement est droit, et sa pensée marche vers un but sensible et vivant. Hors de là,il est emporté et fougueux ; il cesse de se comprendre ; et il perd dans la subtilité et le faux goût, une force d'intelligence puissante et une imagination déréglée. Nous serons sévère au point de vue de Part envers le second discours de Julien en l’honneur de Cons- tance. L'auteur n'a fait qu'y répéter ce qu'il avait déjà écrit dans le premier. Cest un lamentable abus du panégyrique ; il abaisse l'esprit de l'écrivain ; et, chose singulière ! ce que l'auteur a su si bien dire dans le premier, il le gâte et le corrompt dans le second par le faux goût qui l'accompagne. Il n’y suit qu'un mode 8 I pas | dargumentation ; et, comme un poète mal inspiré, il n’a qu'une corde à sa lyre. I ne cesse de comparer les actes et les exploits de Constance aux exploits et aux combats des héros d’'Homére et de donner la préférence aux premiers sur les seconds. Ce mélange de la vérité et des fables homériques ne satisfait pas la raison. Il fatigue par ses répétitions et sa monoto- nie ; il entraîne à des longueurs que les règles réprou- vent ; et à lui seul il doit faire rayer ce discours du nombre des pièces dignes d'être étudiées. Ces défauts ne sont pas rachetés par quelques hors-d'œuvre qui sont jetés au milieu de l'ouvrage, tels qu'une digression philosophique sur une doctrine de Platon, mal saisie et mal exposée, sur la noblesse et sur ce qui la cons- titue aux yeux de la raison, ni même par le long tableau qu'il trace du prince accompli et vertueux. Des morceaux disparates, non unis entre eux, se heurtant par le contraste, ne furent jamais une œuvre oratoire. L’éloquence tient à un art plus difficile et plus haut. L'esprit de l'orateur doit tout embrasser, tout unir et tout fondre dans son sujet. S'il n’est pas assez fort pour rester le maître dans cette lutte, qu'il renonce à parler ou à écrire. Cette œuvre si malheureuse a pourtant un caractère qui la recommande à l'observateur. Julien y est en- tiérement païen par les idées. Il ne vit que dans les dieux d'Homère ; c’est Minerve, c’est Jupiter, c’est toute la mythologie grecque qui reparaît avec un cetr- — 206 — tain éclat. Julien a rejeté bien loin ici la réserve qu'il avait gardée sur ce point dans Péloge d’'Eusébie, où deux traits seulement indiquent ses tendances, et dans le premier éloge de Constance où sa pensée intime est bien cachée. Ici elle est ouverte et patente. Jamais aucune aspiration d'idée, aucune ombre de sentiment chrétien ne le trahit et ne sort de ses lèvres. Son âme au contraire est pleine du paganisme, de ses allégories et de ses mythes. Julien touchait, en effet, en écrivant ce discours, à l'époque critique de sa vie, où sa manifestation anti-chrétienne allait se produire au grand jour. Îl commençait ainsi lui-même par ses écrits à regagner à la-cause des dieux tous ceux qui espéraient en lui, et ce signal, avant-coureur du beau jour qui allait se lever, préparait son arrivée à lem- pire. Julien connaissait l’influence de la pensée sur les masses. Il jetait au milieu d'elles ses écrits, comme un défi ou une protestation contre le culte nouveau. Julien n’a jamais cessé de marcher vers son but, et cette intelligence passionnée faisait tout servir pour y arriver. A. TAVERNIER, père, Avocat près la Cour impériale d'Aix, ancien Bâtonnier. FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE. Nora. — La deuxième partie de cette étude sera pubhée dans le prochain volume des Mémoires de l’Académie d'Aix. Elle embrassera les œuvres politiques et philosophiques de Julien. NOTICE SUR DEUX ANCIENS POÈTES PROVENCAUX , ‘ PAR M. MOUAN. Antoine-Geoffroy DE LATOUR. Voici un poète qui cultiva en même temps les muses latines, françaises et provencales, qui chanta la naissance de Louis-le-Grand, célèbra ses triomphes et toutes les merveilles de son règne, qui, tout en dédiant ses odes et ses sonnets aux grands personnages de l'époque, aux Colbert, aux Mazarin, ne dédaignait pas de monter quelquefois sa lyre sur un mode moins élevé et de dépeindre la belle voix de Silvie ou les beautés d'Amarillis ; cet homme a pris naissance , a vécu et est mort dans nos contrées ; au talent de la poésie , 1l joignait ou du moins il avait la prétention — 208$ — de joindre les qualités qui font le jurisconsulte. Malgré ces divers Litres au souvenir de la postérité, ce poète est tombé dans l'oubli le plus profond, le plus déses- pérant, à tel point qu'aucune biographie n'a inscrit le nom de Geoffroy de Latour. Qui de vous à jamais parcouru ses œuvres ? J'ignorais tout récemment encore jusqu'au nom de lécrivain et c’est le hasard seul qui m'a mis sur les traces de cette t{lustration provençale et de son livre , imprimé à Paris chez Théodore Girard, en 1677, deuxième édition, aug- mentée et revue par l'auteur. À tort ou à raison ce petit recueil a éveillé ma curiosité et je me suis livré à quelques recherches dont je vais consigner le ré- sultat. Antoine Geoffroy de Latour naquit à Digne vers 1600 et fut ainsi contemporain de son compatriote Gassendi. Comme la plupart de ses confrères en Apollon, il était bien jeune encore et déjà le démon de la poésie le tourmentait ; mais il devait se dérober soigneusement aux regards de son père pour rimer en paix, parce que celui-ci désireux avant tout de voir son fils devenir l'honneur des légistes de l'époque maccueillait qu'avec un dépit bien prononcé chaque pièce de vers du jeune Latour. À vingt ans notre poète se rendit passionnément amoureux de je ne sais quelle belle inconnue qu’il nomme tour-à-tour : Philis, Silvie, Olympe, Amarillis. Cependant, malgré des soins assidus et une foule de jolis compliments — 209 — rimés dont il attendait les plus heureux effets, Latour n’obtenait en échange que froideur et mépris. Voici en quels termes il déplore son malheur dans un sonnet sur le portrait de Silvie : Portrait injurieux, ennemy de ma vie Toi! qui me fais souffrir de si rudes tourmens, N'es-tu pas le tyran de mes contentemens Lorsque tu m’entretiens des beautez de Silvie? Tu seais bien à quel point mon ame l’a servie, Éloigne de mes yeux tous ces vains ornemens, Et laisse me venger de tant de faux sermens, Son mépris m'y contraint et l'honneur m'y convie. Puisqu’elle foule aux pieds sa constance et sa foi, Ne me tiens plus eaptif dè cette injuste loi Qui nous force à chérir les traits d’un beau visage. Et puisque mes soupirs n’ont pas sceu la toucher Fais la voir à mes yeux moins belle ou moins volage, Ou bien fais que mon cœur soit un cœur de rocher. Ainsi malheureux en amour, notre poëte cessa de chanter les belles. Arrivé à sa trente-septième année, il se consacra presque exclusivement à faire résonner sur sa Îyre les louanges de Louis XIV, et ce monarque fut lastre dont la muse de Geoffroy suivit constamn- ment le cours à peu près comme les planètes gravi- tent vers le soleil; nous verrons plus loin quelle récompense il obtint pour un tel dévouement. 14 — 210 — Le fils de Louis-le-Juste venait à peine de naître et Latour adressait au mois de septembre 1638, des stances au roi pour le féliciter de cet heureux évène- ment ; à l'en croire, le premier de tous les écrivains, il aurait eu la sagacité de prédire les admirables qua- lités dont le concours devait former par la suite, en la personne de Louis XIV, le plus illustre monarque de la terre. Peut-être Latour se prévalait-il de ces vers pour sarroger pompeusement le titre de pro- phète s Louis, le bruit de ton canon, Ces dangereux combats et ces grandes victoires Qui gravent ta valeur dans toutes les histoires, N’auraient pas le pouvoir d’éterniser ton nom. Cette incomparable vaillance Qui ne cède qu’à ta clémence, Malgré tous nos efforts périrait chaque jour, Et sans ton héritier, demain la Renommée Qui te fait aujourd'hui la cour Changerait ta gloire en fumée. Quoiqu'il en soit, les sonnets à la louange du grand roi, se succédèrent sous la plume de Latour. La conclusion de la paix avec l'Espagne , les premières victoires de Louis après la reprise de la guerre, le siège de Maëstrich, celui de Valenciennes, le par- don généreux accordé par le roi après la prise de cette ville, le retour triomphant de sa S. M., tels étaient les nobles sujets que célébrait le poète avec une ardeur qui ne se démentit pas un seul instant. Ce n'est pas tout, aux louanges du roi, Latour entremêla celles du duc d'Orléans, son frère, des ducs d'En- guien et de Vendôme et des principaux ministres de l'époque. Toutes ces pièces de vers sont empreintes du même cachet. Partout un style ampoulé et quel- quefois trivial ; partout des compliments fades et quintessenciés. L'auteur prodigue sans ménagement les expressions suivantes : Ze plus grand roi du monde, les cent lauriers qui parent sa téte, le soleil et ses rayons, les nymphes épuisant leurs concerts, etc., on est porté à être indulgent pour toutes ces exagérations quand il s’agit de Louis-le- Grand, et l'exemple de Boileau lui-même les justifie- .rait au besoin. Aussi les mêmes idées se rencontrent- elles quelquefois dans les épîtres de ce dernier poète et dans les sonnets de Latour : si le premier a dit : « Grand roi cesse de vaincre ou je cesse d'écrire. » Le second plus prolixe débute ainsi quelque part : Grand prince, désormais épargne un peu ma peine Cache-moy les exploits que tu fais chaque jour, Car tes fréquents combats, objets de mon amour En courant après eux me mettent hors d’haleine. Aïnsi marchaient de pair sur le terrain de la flatterie, le grave législateur du Parnasse et Geoffroy de Latour : mais écoutons ce dernier mettant à contribution les — 212 — muses provençales pour la plus grande gloire de Louis. Je me bornerai à citer un seul sonnet : Grand rey queu troubarés qu'escrivé voustro histori Tous ley jours vous deffès regimens, bataillons, Prenès villos, casteaux, per planos, per valons, Et cade pas que fes es un pas à la glori. Lou superbe Espagnou que fasié tant lou flori Per fugir voustros mans marcho de reculons, L’Oulandes vergongnous vous viro lei talons Et vous laisse emportar victori sur victori. Coumo poudes soulet domptar tant d’ennemis Muso : per lou sacher fay virar lou tamis, (Un viei prouverbi dis que lou tamis devino. May sabes tu perque nouestro prince es tant fouer, Lous autres souverens non pagon que de mino, Lou nostré sçau pagar et de mino et de couer. Peu d'écrivains composent leurs ouvrages dans un but désintéressé. Flatter les Auguste et les Mécène du jour, telle fut leur habitude constante à toutes les époques de l’histoire littéraire. La noble indépendance de lhistorien Mézeray compte un bien moindre nom- bre d’imitateurs que n’en a produit Horace, obtenant pour prix de ses adulations, des domaines et des villa. Le siècle de Louis-le-Grand est fécond en exemples de ce genre. Il devait l'être d'autant plus que les libéralités du monarque envers les gens de lettres se multipliaient de jour en jour. Boisrobert ie obtenant pour prix de ses bons mots, de riches et nombreux bénéfices; labbé Genest, précepteur de mademoiselle de Blois, et comblé des bienfaits du roi dont il chantait aussi les victoires ; Campistron devant à la bienveillance du duc de Vendôme de hauts emplois ainsi que des titres honorifiques, et bien d’autres encore sont là pour attester que si Louis XIV ou les grands de sa cour savaient récompenser les hommes de lettres, ceux-ci n’épargnaient rien de leur côté pour attirer sur eux une noble munificence. Geoffroy de Latour fut du petit nombre de ceux que d’augustes regards ne purent ou ne voulurent découvrir dans cette légion de poètes ou de prosa- teurs. En prodiguant lencens à Louis XIV, Latour consultait son petit intérêt, comme je vais l'expliquer. Après avoir renoncé à fléchir le cœur des Olympe et des Philis, notre poète s'était livré avec quelque zèle à l'étude du droit qu'il avait prise d’abord en grande aversion. Nommé juge en la sénéchaussée de Digne, il partagea ses loisirs entre la poésie et la rédaction d’un ouvrage de jurisprudence auquel il travailla près de trente années et qui, à défaut de ses vers, devait limmortaliser. Les poètes sont rêveurs de leur nature. Or, en écrivant son livre, le bon Latour oublia peut- être un peu son titre de jurisconsulte et se rappela trop souvent son autre qualité de versificateur. Il s'agissait en effet d’une immense compilation de droit civil et ecclésiastique, divisée en six parties et EC te dont chacune formait en manuscrit un énorme volume in-folio. Le poète-légiste envisageait successivement l’homme privé et célibataire ; homme marié ; Phom- me dans l'état de veuvage ; l’homme d'église dans les rangs inférieurs du clergé ; l'homme revêtu de dignités ecclésiastiques, civiles ou militaires ; enfin et comme pour couronner cette œuvre gigantesque, lhomme à l'état de mort. Ce vaste répertoire devait, selon La- tour, tarir la source des procès, faire naître en tous lieux Punion la plus touchante, ramener, en un mot, l'âge d’or sur la terre. Aussi avait-il intitulé son ou- vrage : le Livre du Souverain bien. Ce n’était pas tout que d'avoir composé avec force temps et patience, cet intéressant écrit. Il restait l'obligation d’une nécessité absolue de le livrer à l'im- $ pression et les frais épouvantaient l’auteur. Convaincu de tout le mérite de son œuvre, Latour se rendit à Paris, à l’âge de près de soixante et dix ans, dans l'intention de placer le Souverain bien sous le patronage de Louis XIV qui, en juste appré- ciateur, ne manquerait pas de subvenir aux frais de l'édition, de ses propres deniers royaux. Laissons parler Latour dans son placet au roi. Ces quelques lignes suflront pour prouver que la modestie n’était pas la principale vertu de notre auteur : « Sire, je n’eus pas si tost appris que pour se dé- lasser des fatigues de la guerre Votre Majesté avoit délibéré de réformer les désordres qui s’estoient intro- duits dans l'administration de la justice, que je résolus de mettre en lumière un ouvrage qui pût avoir du rapport avec un dessein si judicieux. J’en ay présenté le plan en votre absence à M. le Chancelier, comme un projet qui n’a point encore d'exemple dans nos jours, et qui ne peut recevoir sa dernière perfection que des seules mains de V. M.; vous trouverez cette entreprise si curieuse et si surprenante que j'ose sou- tenir qu'il n’en paraîtra jamais aucune si générale et si nécessaire à vos subjets : il semble que le siècle où vous regnez ne puisse plus nous inspirer que des pensées extraordinaires et merveilleuses comme les vostres. » On devine la conclusion de toutes ces belles pa- roles. Le roi était prié de faciliter à Latour, le moyen de faire jouir le public du fruit de ses veilles. Notre poète fit imprimer avec son placet, le recueil de ses poésies divisées en deux parties. L’hommage de la première appartenait de droit à Louis XIV ; quant à la seconde, elle était dédiée’ à une haute et . puissante dame de la cour de ce prince et dont l'auteur avait fait la connaissance, pendant un court séjour en Provence. Il espérait que la protection de cette dame de la cour serait d’un grand poids pour le succès de sa Cause. [ndépendamment des vers français et pro- vençaux, le recueil de Geoffroy renfermait deux ou — 216 — trois pièces de poésies latines dont nous sommes tout disposés à faire grâce au lecteur. L'infortuné poète en fut pour ses frais de dédicace, de poésie et d'impression. Il n’obtint rien de S. M.; je me trompe, il fut favorisé d’un privilége en bonne forme, par lequel le gracieux monarque lui permit de faire imprimer son livre par tel imprimeur qu’il avise- rait, en tels caractères que bon lui semblerait et cela, durant l’espace de cinq années. Là se bornèrent toutes les munificences de Louis- le-Grand. * Latour fut exaspéré, moins peut-être du refus qu'il essuyait que du malheureux accueil fait à son livre. Réduit à un état voisin de l’indigence, il adressa ces vers provençaux au roi pour en obtenir quelques SeCOUrS : Moun placet, ô grand rey ! n'es qu'un pichot memori Per te faire sacher en patois prouvenceau (Puy qu’à ce que m'en diet non l’entendes pas mau) Ley rudes tratamens quay souffert par ta glori Tu ! que fas tan de ben as autres escrivans Relargo un pau per iou tey liberalos mans Ay tant escrit per tu, siou prest d’escerioure encaro. Qu’Appelles Tourne naisse et prengue son pinceau Lou pourtrait, Ô grand rey ! que lou miou te preparo (Quand tu m’ajudaras), sera cent fes plus beau. Je n'ai pu découvrir si Latour recut ou non une — 917 — réponse favorable. Il se hâta de retourner en Pro- vence et là, revenu de toutes ses illusions, il consacra les derniers accents de sa muse expirante à déplorer les vanités du temps, à dépeindre les fausses joies du monde. Celui qui jadis semblait ne pas trouver d'assez riches expressions pour célébrer les beautés et les grandeurs terrestres, écrivit alors avec l'accent de la conviction : Mon cœur, détachons-nous des objets de la terre, N'aimons rien de mortel, le monde est.un pipeur, Voguer sur cette mer dans un vaisseau de verre, C’est n'avoir point d'esprit de n'avoir point de peur. L'éclat de nos grandeurs est un éclat trompeur, Et la plus douce paix est une sourde guerre, Chérir la vanité, c’est chérir la vapeur, Et baiser les filets desquels on nous enserre. Un demi-siècle avant de Latour, l'illustre Malherbe faisait aussi ses adieux au monde, à peu près dans le même sens : « N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde, « Sa lumière est un verre, et sa faveur une onde « Que toujours quelque vent empêche de calmer. « Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre : « C'est Dieu qui nous fait vivre, « C'est Dieu qu'il faut aimer. » Puisse l'ombre du poète normand me pardonner ce rapprochement. Geoffroy de Latour mourut vers l'an 1680. — 218 — Que conclure en finissant, de l'examen de ses poésies ? Si, au premier aspect, on est tenté de les considérer comme le produit d’une de ces organisa- tions incomplètes que tourmente cependant le besoin d'écrire, la réflexion nous amène à nous prononcer d’une manière un peu moins sévère. À travers tout le mauvais goût de l’auteur, on aime à trouver de temps à autre une pensée fine et spirituelle, une expression qui charme par son à propos. Les poésies de Latour représentent d’ailleurs l’état de la société dans laquelle il vivait. N'oublions pas que le sévère législateur du Parnasse a sacrifié lui-même aux idées de son siècle, et qu'il a fait l'éloge de l'écrivain qui, pendant plu- sieurs années, tint le sceptre du bel esprit, en di- sant : «… qu'à moins d'être au rang d'Horace ou de Voiture € On rampe dans la fange avec l'abbé de Pure. » Peut-être, pour être juste envers notre auteur, conviendrait-il de lui appliquer ce passage de Voltaire : « C’est un des effets du siècle de Louis XIV que le nombre prodigieux de poètes médiocres dans lesquels on trouve des vers heureux. La plupart de ces vers appartiennent au temps et non au génie. » = 919 — A Honoré d’Estienne BLÉGIER. Pendant la seconde partie du dix-septième siècle, alors que brillait du plus vif éclat la divine réunion des poètes et des précieuses, notre ville d’Aïx avait l'avantage de posséder une société littéraire appelée l'Aréopage. Cette compagnie n'avait rien de commun avec le redoutable tribunal d'Athènes, si ce n’est, toutefois, l’âge de ses membres, car les jeunes gens étaient formellement exclus de la docte société. Là, on agitait chaque soir des questions de littérature légère, ou bien on lisait des pièces de vers roulant presque toujours sur des sujets de galanterie. De graves magistrats ne dédaignaient point de prendre part à ces séances qui se tenaient chez un M. Le- blanc, écuyer. Les règlements de la société n’en inter- disaient point l'entrée aux dames. T’Aréopage fut même présidé pendant plusieurs années par madame de Chateaurenard qui, par ses grâces et son esprit, aurait bien mérité d’être appelée l4rthénice de l'hôtel Rambouillet de la ville d'Aix. — 220 — Parmi les habitués les plus fidèles et les plus féconds en productions poétiques se faisait remarquer Honoré d’Estienne Blégier, avocat et écuyer. À sa qualité de poète, Blégier joignait sans doute des titres plus re- commandables à l'estime et à la confiance de ses con- citoyens, puisque nous le voyons figurer sur la liste des consuls de notre ville. Mais je laisse de côté ses qualités administratives pour ne considérer que le poète. Cultivant tour-à-tour les muses françaises et provençales, toujours prèt à rimer sur tous les sujets, improvisant même avec assez de bonheur, Blégier, digne précurseur des Boufflers, des Voisenon et des Dorat, faisait les délices de l'Aréopage. Son humeur légère, sa grâce enjouée et sa verve, quand elle était de bon aloi, lui attiraient de nombreux et vifs applau- dissements. Né à Aïx en 1661, de parents distingués par leur origine, notre poète fit ses études chez les pères de lOratoire de Notre-Dame-en-Forez. Un jour que le sujet de la composition était la solution d’un problème mathématique, le jeune Blégier s’avisa de traduire en vers provençaux le commencement du second livre de PÉnéide. Tel fut, dit-on, son premier début. Quand plus tard il entra dans le monde, il eut bientôt conquis sa place parmi les beaux-esprits de l’époque. Un soir, l’Aréopage dissertait sur le style maroti- que et sur les qualités qui lui sont propres, Blégier, après avoir fait ressortir combien cette manière d'écrire — 221 — St oréable 1 Il t 1 ]l "] Sue } lres aq" est agréable, simple et naturelle, s'engagea à adresser une pièce de vers à l'Académie des Jeux Floraux pour demander le rétablissement du genre marotique. Quel- ques jours après, Blégier tenait sa promesse et donnait lecture d’une pièce intitulée : Requête de Clément Marot à dame Isaure Clémence, fondatrice des Jeux Floraux. Voici un échantillon de cette supplique : Eh quoi! d’après Marot, père du badinage, Tout faiseur de rondeau, ballade, virelay, Et d'autre encor joyeux ouvrage Ne pourra dans votre ordre être au moins frère-lay ! Que sonnet, églogue, élégie Occupent le haut rang, soit, je passe le fait Et reconnais leur primatie, Mais faut-il pour cela que badin triollet, Gentil rondeau, madrigal joliet Et tous ceux de leur confrérie Dans vos concerts ne chantent mie Et soient réduits à garder le mulet, Foy de Marot c’est mépris trop complet Si qu’en sentons poignante facherie Et sommes las de mächer le filet. Réparez ce tort s’il vous plait, Tout mon cortège vous en prie. Blégier n’avait pas avoué à l'Aréopage son véritable but, en composant cette pièce de vers. Il espérait qu'elle lui donnerait le droit de cueillir, dans le bril- : lant parterre de la société toulousaine, une de ces riches fleurs dont cette académie décore quelques Ü privilégiés ; mais un des mainteneurs Ini écrivit que son épître, quelqu'en fut d’ailleurs le mérite, ne pouvait être admise, les statuts de la société excluant formellement le genre marotique. Blégier prit d'assez bonne grâce cette petite mésaventure ; il s’amusa même à formuler en ces termes, l’inexorable jugement des Jeux Floraux : Nous, par le grand Jupin, Clémence Souveraine des Jeux Floraux A nos chers amys et féaux En notre cour ayant séance, Ordonnons que tous les placets Tendant à barbouiller la gloire De la marotique mémoire Soient sur le champ biffés, rayés, Voire lacérés et brulés Comme ouvrage diffamatoire, Nonobstant contraire désir, Car tel est notre bon plaisir. Les poésies de notre auteur forment un volume manuscrit in-4° de 165 pages, appartenant à la Bi- bliothèque publique d'Aix. Nous les croyons entière- ment inédites. Les pièces écrites dans la langue fran- çaise sont bien plus nombreuses que celles composées dans lidiôme provençal. Ce sont des épiîtres, des rondeaux, des virelais, des chansons, des noëls, toutes poésies fugitives du sein desquelles lode se permet d'élever à deux ou trois reprises un vol plus ou moins — 223 — audacieux. Quelques citations que je prends au hasard feront connaître le genre de notre auteur. Ici, c’est une épiître sur les douceurs de la vie champêtre, adressée à M. le président d'Albert. Par la pensée comme par la forme, cette pièce rappelle {es Plaisirs du gentilhomme campestre du seigneur de Pibrac : Mais parmy tous les biens de cet état champêtre Il en est un surtout utile et précieux, Le vray, l’unique bien qu’on doit priser le mieux. L'homme y travaille à se connaître A l’abry des occasions Moins agité des passions. Plus loin, c’est une chanson adressée à madame de Châteaurenard, présidente de lAréopage, comme nous l'avons dit. Elle nous paraît remplie de délica- tesse, parfaite de style et de pensée. Jen citerai seu- lement les deux premiers couplets : Jadis l'éclat d’un beau visage Ayant séduit l’Aréopage L'on n’y jugea plus que le soir. Ah! sil faut pour être équitable Fermer les yeux et ne rien voir, Dieu ! que l’on risque à cette table. Jadis ces juges redoutables Se vantaient d’être impénétrables Sur leur moins important décret ; Ils changeraient icy de game ; No — Refuseraient-ils leur secret À qui leur arracherait l'âme? L’épitre suivante dont nous donnons un fragment et qui est adressée à quelques amis, rappelle aimable philosophie des Lafare et des Chaulieu : Pour vous recevoir dignement Que ne puis-je, messieurs, changer en ce moment Notre petit taudys en un lieu de plaisance Où les Rys, les Jeux, les Plaisirs Vinssent au gré de vos désirs Vous réjouir par leur présence, Et qu'un repas délicat et friand Digne des illustres convives Put seconder nos ardeurs les plus vives Et vous marquer tout notre empressement ; Mais, hélas ! dans cet ermitage Sans chasseur et sans cuisinier On ne connaît d'autre gibier Que le seul gibier de ménage, Pigeon, poulet, poule et chapon. Enfin, messieurs, la chère est bonne Quand le repas est sans façon Et que l'amitié l’assaisonne. Il paraît toutefois que le poète amphytrion jugeait un peu trop favorablement des bonnes dispositions de ses amis pour les petits dîners sans facon. Certain Jour, un convive mécontent ne craignit pas de faire une critique en vers provençaux d’un repas donné à plusieurs membres de l'Aréopage. Piqué au vif, notre poète lui adressa ce quatrain : Aven fach toute dous uno grosso toupino Se sian pas adreissat en dé gens doou mestié Quaouque poueto avié fach ma cousino Vouestreis vers soun bessay de quaouqué cousinié. Nous citerons encore les vers suivants que Blégier composa lors du départ du duc de Villars, gouver- neur de Provence : Belles, si contre votre attente, Ce gouverneur qui vous enchante Quitte trop tôt nos doux climats, Consolez-vous de son absence, C’est à la gloire, à ses appas Qu'il va donner la préférence ; Ce fils du héros de la France Si digne de cette naissance Marche vers les plus grands honneurs. Quelques moments de sa présence Ontils pu ravir tous les cœurs, Que ferait donc sa résidence? On le voit, même dans de graves sujets, ce sont toujours des idées de galanterie qui inspirent la muse de Blégier. Telles étaient au reste les mœurs de l’é- poque. Il est malheureusement à regretter pour la plus grande gloire de notre poëte qu'il ne se soit pas borné 15 — 226 — à célébrer les belles, la vie champêtre et les plaisirs de la table comme :il les entendait. Souvent il lui arrive d’attacher à sa lyre la corde de la satire et de la faire vibrer avec toute l'énergie que peuvent ins- pirer la passion et la haine. Blégier ne respecte rien dans ses épigrammes : ce genre de poésie devient sous sa plume un véritable pamphlet qui, revêtant quel- quefois la forme du dialogue, nous présente deux adversaires aux prises se harcelant d’injures sans la moindre retenue. On nous dispensera de retracer ici de pareilles productions dont les plus innocentes portent lem- preinte du mauvais goût. L’épitaphe du duc d'Or- léans, régent, celle du cardinal Dubois, bien que non injustes dans le fond, sont écrites avec une gros- sièreté qui révolte ; il en est de même d’une épi- gramme dirigée contre M. Lebret, premier président, au sujet du P. Girard et de La Cadière. Comment un homme poli at-il pu dire d’un abbé Gastaud : C’est un mirmidon effronié Dont l'esprit se perd en fumée Que l’on voit d'un air évanté Porter simarre retrousste. On ne se rend pas compte non plus de toutes les épigrammes virulentes que Blégier décoche contre M. Ganteaume , avocat , parce qu'il était échappé à ce dernier de qualifier de roman, un mémoire de = 997 — Blégier en faveur de certams ermites dont la fondation était menacée. Celle-ci est une des moins grossières : Si malgré le publie contre vous mutiné Vous nommez roman ridicule Certain éerit qu'il trouve assez bien faconné, Vous raisonnez comme une mule A qui l'entendement n'a pas été donné. Les corps religieux sont surtout lobjet des vives attaques de notre poète. Sa chanson contre les J ésuites, au sujet d’une mission qu'ils firent à Aix en 1717, nest qu'une mauvaise reproduction de toutes les ca- lomnies dirigées contre ces Pères. On ne lit pas non plus sans répugnance une chanson contre les Carmes, à l’occasion d’une comédie qu'ils firent représenter sous le titre de Jansénius confondu et dans laquelle chanson Blégier s’écrie : Quoi ! ces vilains batteleurs Sont-ils les enfans d'Élie ? Quoi! ces vilains batteleurs Auront-ils des spectateurs ? Mais nous avons promis la plus grande sobriété sur des citations de ce genre. Bien moins encore nous arrêterons-nous sur quel- ques pièces de poésie assez rares, il est vrai, alliant la liberté de la pensée au cynisme de l'expression. Qu'on nous permette ici une réflexion : si l'Aréo- page d'Aix se montrait jaloux de reproduire les for- — 928 — mes et les habitudes de l'hôtel de Rambouillet, si cette dernière réunion était une école de bon goût et de délicatesse, si le grave Fléchier lui-même n'avait pas hésité à célébrer dans la chaire chrétienne, lillustre dame qui sous le nom d'Arthénice présidait la savante réunion, enfin si un mot quelque peu hasardé pouvait faire tomber les précieuses, dans un état de pamoi- son plus ou moins réel, comment notre poète habitué à vivre dans une si pure atmosphère avait-il pu con- tracter le genre du mauvais goût et emploi de cer- taines expressions capables de {tuer une oreille sen- sible ? Cette contradiction s'explique tout naturellement. Ne confondons pas deux époques bien différentes dont la seconde modifie singulièrement les usages de hôtel Rambouillet. Pendant la première partie du règne du grand roi, tout est grave et sérieux dans les mœurs comme dans la littérature. C’est l'époque des Corneille, des Balzac et des Ménage : l'influence de cet état de choses s'exerce en tous lieux, dans l'Aca- démie française nouvellement fondée, dans les sociétés les plus brillantes de la capitale et à la cour. Mais il n’en est pas de même à la fin du règne de Louis XIV et pendant la scandaleuse régence du duc d'Orléans ; de nouveaux génies surgissent, il est vrai, dans la littérature, mais leurs écrits attaquent ouver- tement les mœurs et nous en dépeignent, en peintres fidèles, la dégradation. Cest le temps des J. B. = 929 — Rousseau, des Chaulieu, des Lesage dont la comédie de Turcaret qui semble une image parfaite de la Ré- gence avait été représentée cependant six années avant la mort de Louis-le-Grand. Or, c’est malheureusement pendant cette dernière période qu'il faut placer la carrière littéraire de Blé- gier. Ne soyons plus étonnés dès lors qu'il ait cédé, peut-être à son insu, à un entraînement devenu pres- que général. Comme poëtle provençal, Blégier n’est point indigne de fixer un instant notre attention. Nous avons déjà dit que ses poésies patoises étaient moins nombreuses que celles écrites en français, mais le peu qui nous en a été conservé sufit pour démontrer que notre poète aurait pu tenir un rang honorable parmi les illustrations du Parnasse provencal. Il a souvent toute la grâce des La Bellaudière, des Goudouli, des La- monnoye, ces modèles de la poésie patoise sur les traces desquels marchent aujourd'hui avec plus ou moins de succès de nombreux imitateurs, jaloux de justifier cette assertion d’un de nos plus habiles phi- lologues que les patois ne sont pas encore détruits en France. Blégier a composé dans Pidiôme provençal des épi- tres, des chansons et des épigrammes. Sa pièce de vers sur l’incursion que le duc de Savoie fit en Pro- vence l'année 1707, est une des meilleures, à notre avis. On sait que le duc Victor Amédée réuni au 030 — prince Eugène et aux flottes d'Angleterre et de Hol- lande entreprit le siège de Toulon et qu'il fut con- traint de le lever, grâce à la bravoure française. Jean de Cabanes, autre poète provençal, qui vivait à peu près à la même époque que Blégier, avait traité le même sujet mais sur un plan plus développé. Après avoir raconté les divers détails de cette expédition, Blégier termine de la sorte : Sus pichot prince de Turin Recounaissés vouestro faiblesso Que l’'histori doou due d'Urbin Vous servé d’houros à la messo. Gravas ben din vouestro cabesso Qué Bourbon et qué Charles-Quint Avien fach la memo entrepresso Et qu'avés tous la memo fin. Le duc d'Urbin auquel il est fait allusion dans ces vers est François-Marie de La Rovère duc d’Urbin, forcé d’évacuer son duché par Léon X, qui en in- vestit Laurent de Médicis, et de se retirer à Man- toue. Une des plus jolies épiîtres de notre auteur est celle adressée à des dames de Marseille, à la suite d’une partie de plaisir que des habitants d'Aix et des Marseillais étaient allés faire au Pin. Le galant Blégier faisait ainsi ses adieux aux aimables Marseillaises : Enfin en détaillan l'histort De nouestré pichot passe-temps, Senso plus gés de languitort Arribérian touteis countents. Adooussias bellos Marseillesos Es temps dé finyr moun prépaou Huroux lou merlé ou lou rigaou Qué séra prés din vouestro théso. Pourquoi faut-il que ces vers soient encore déparés par des épigrammes dont quelques-unes révoltent le lecteur par leurs expressions licencieuses. Blégier avait sans doute cru pouvoir arranger en variation la remarque de Boileau : « Le patois dans les mots brave l'honnêteté. » Le recueil des poésies de notre auteur est terminé Ï par quelques lettres en prose entremêlées de vers ; une de ces lettres est adressée à Racine le fils, les autres le sont à M. de Chateaurenard et à M. Bou- hier, président au Parlement de Dijon et membre de ON: Il l'Académie Francaise. Cette correspondance roule ex- C P clusivement sur des sujets littéraires. Louis Racine était, en 1722, inspecteur général , , |( £ des fermes à Marseille. Un soir il assistait au théâtre de cette ville à une représentation du Romulus de Lamotte. Blégier était aussi présent au spectacle. 5 [| [é Ennuvyé de la pièce, il écrivit le lendemain ces mots \} I ; au fils du grand tragique : « Je connus bien hier, monsieur, à air dont vous écoutiez Romulus, que toute votre indignation ne tombait pas sur Jes acteurs. Je me sus bon gré de nan re m'être ennuyé à une pièce qui vous ennuyait aussi. Je compris que vous étiez l’homme du monde le plus capable de réparer cet ennui, en nous donnant une tragédie de la grâce de celles de M. votre père et de substituer le naturel, les sentimens, la délicatesse et la douceur de Pexpression aux pointes, aux fanfaro- nades, à l’enflure et au galimathias. » Pour donner encore plus de force à cette invita- tion, Blégier faisait un appel à la muse de la tragédie. Fidèle à sa voix, la grave Melpomène exhalait ses plaintes en s’écriant : Mais sa mort {celle du grand Racine) de mes maux [n’est pas le plus funeste, II me faut perdre encor tout l'espoir qui me reste, Il eut un fils, un fils qu'ont cherché mes faveurs Un fils, le tendre élève et l'amour des mes sœurs, Même feu, même esprit et l'anime et l’éclaire, L'ingrat refuse, hélas ! de me rendre son père. Et plus bas : Un jour il montrera par une noble audace Que le fils de Racine a seul rempli sa place. Je ne sais qu'elle fut la réponse de Louis Racine à ces pressantes sollicitations. La vérité est qu’il n’a jamais composé de tragédie. Jai toujours devant les yeux, disait-il, l'OEdipe de Sophocle et Athalie : comment aurais-je la hardiesse de commencer une scène. EN Le président Bouhier, auteur de divers ouvrages justement estimés, et notre poète, s’adressaient fré- quemment des rondeaux et des madrigaux, avec force compliments réciproques sur la fertile et gracieuse veine ; sur plus d'une beauté nouvellement éclose dans des écrits vers ou prose. Le président de Dijon était sujet à de violents accès de goutte et Blé- gier lui écrivait un jour à ce sujet : « Quoique la goutte, tout incommode qu'elle est, n'empiète pas sur nos jours et qu’elle conduise ordi- nairement son malade jusqu’à l'extrême vieillesse, je ne laisse pas de la détester surtout depuis qu’elle a osé s'en prendre à vous. Le gracieux rondeau que vous m'avez adressé et qui est le fruit de vos insom- nies dépose en faveur de ces anciens philosophes qui ont soutenu que la douleur n’est point un mal. » La réponse de Bouhier ne se fit point attendre ; elle consistait uniquement en ce petit madrigal : Quand la goutte afflige mes sens A patience on me convie, Disant que le mal que je sens Est un brevet de longue vie. Je répons que je tiens le fait Encore plus vrai que l’on ne pense, Et la vie est longue en effet. À qui languit dans la souffrance. Enfin, même commerce littéraire ou à peu près, entre Blégier et M. de Chateaurenard. Celui-ci en vrai érudit affectait d'enrichir ses lettres de citations [Ro] x pe latines. Notre poète un peu brouillé avec la langue de Virgile et de Cicéron déguisait ainsi son dépit sous cette forme élogieuse d’ailleurs d'assez mauvais goût : « Ilne faudrait être ni paresseux ni ignorant quand il s’agit de répondre à vos savantes lettres, mais que ferai-je ? Il y a longtemps que je vous ai averti du petit fonds que je pouvais mettre dans notre com- merce et il me semble vous avoir écrit dans quel- qu'une de mes lettres qu'en échange de vos belles fleurs vous n’auriez de moi que des ronces et des épines.… IT y a des moments où j'ai grande honte de recevoir des diamants pour des morceaux de verre que je vous envois. » Tel fut Honoré d'Estienne Blégier. Il termina tout à la fois sa carrière littéraire et son existence le 31 janvier 1735, en même temps que la réunion de l'Aréopage dont il avait si souvent charmé les loisirs, s’éteignait lentement dans une indolente apathie. Pour nous résumer en deux mots sur notre poète, nous dirons que Blégier, malgré ses défauts, qui sont avant tout ceux de son époque, figurera toujours avec honneur dans le Parnasse provençal. Ajoutons que par la variété de ses poésies tour-à-tour galantes et sati- riques, il succéda dignement à la pléiade des Zerbin, des Feau, des Puech et autres poètes qui se montrè- rent parmi nous les continuateurs de l’ére des trou- badours. UNE EXCURSION À LA VILLE DES BAUX, EN 1856. Les ruines antiques sont dédaignées ; lindustrie triomphante étale de telles merveilles que le nombre des personnes qui professent un culte secret pour les monuments du passé, diminue de jour en jour. Dans cette Provence où les plus anciennes civilisations ont laissé des vestiges éloquents, l'industrie moderne est venue semer ses prodiges, et Pœil sollicité par des aqueducs géants, par des conquêtes faites sur la na- ture à laide de la pioche et du marteau, se détourne de quelques pierres d’un vieil édifice écroulé, pour se reposer avec délices sur l'œuvre jeune et superbe qui s’est dressée, tout-à-coup, sous le souflle créateur du génie moderne. Mais nous n'avons pas, tous, répudié cet érudit enthousiasme que Pœuvre an- tique éveille encore dans quelques âmes. Pour moi, je me hâte de le dire, j'ai eu, un jour, l'audace de quitter pendant quelques heures M. de Montricher — 236 — qui me fesait visiter son canal, pour aller, comme un dévot intrépide, prosterner mon front et ma pensée devant les vieux arceaux de labbaye de Silvacanne. Ce trait d'indépendance artistique me valut bien de spirituelles épigrammes, j'avais le courage de préférer ce cloître âgé de plusieurs siècles à un aqueduc jeune de quelques semaines ; je détournai les yeux de cet aqueduc, pour traverser en toute hâte la plaine mé- lancolique au bout de laquelle, non loin de la Du- rance, s'élèvent les murs de l'abbaye. Une abbaye qui semble avoir gardé le souvenir d’un sermon de saint Bernard, dans les vieilles voûtes de l'une de ses cha- pelles, avait bien plus d'attraits pour moi. D'ailleurs un monument ne me dit rien, quand il se rattache à une idée industrielle, à une idée prosaiquement finan- cière. Quelque fièrement que soient assises les pierres qui entrent dans la structure d’un pont-aqueduc, je n'y vois qu'une pensée ulile sans doute, mais dépour- vue de toute poésie. Ces eaux de la Durance triom- phalement portées par le pont de Roquefavour obéis- sent à l'impulsion d’un calcul, elles vont augmenter dans les jardins marseillais le chiffre des laitues et des ognons et faire tourner la roue d’une prosaïque usine. Tout cela se résout bien, je le sais, en écus de cinq livres, et c’est la raison qui fait que je ne sens ni mon âme s’agrandir, ni mon cœur s'émouvoir, quand un monument me force de songer à l'argent qu'il rendra; derrière ce monument je vois toujours un ni — grand livre de caisse, et un livre de caisse n’a rien de commun avec l'Illiade et lÉnéide. Aussi moi un des plus grands déshérités de cette époque enfiévrée par amour de l'or, je fuis les cités où les cœurs ne battent que pour le veau d'or, afin d'aller, quand les vacances arrivent, m'ensevelir dans un asile enveloppé de ro- chers et de bois de pin. Là je reprends mes songes qui tous ne veulent visiter que les domaines du passé, je m'y fais une société de morts, de chevaliers depuis longtemps devenus les hôtes de la tombe et j'oublie dans le murmure de Pair et dans les bruits de la montagne, mon époque desséchante. J'habitais, donc, il y a quelques mois, un château qui s'élève sur une terre baussenque. Le lecteur sait-l ce que veulent dire ces mots : une terre baussenque, un coussou des Baux. Ces mots ont perdu leur saisissante signification. Jai toujours eu un faible pour les Baux ; je rêve aux Baux, je les évoque partout, ces hommes de guerre et d’amoureuses folies, dans mes promenades solitaires ; je les vois dans tout éclat de leurs armures, exécuter de longues chevauchées à travers nos terres provençales ! Comment ne les aime- rai-je pas ? Ils avaient accueilli des légendes radieuses sur leur origine, des légendes qui feraient le charme des veillées; seulement ils devaient être un peu em- barrassés pour les concilier, puisque on leur disait tantôt que leur nom venait d’un mot grec signifiant un casque, puisqu'un casque avait été trouvé dans le — 23$ — mont qui porte k féodale cité des Baux, tantôt que ce nom PBalthus en latin se lisant dans celui de Bal- thazar, un des rois mages, ils avaient l'honneur de des- cendre en ligne très directe de ce Balthazar, tantôt enfin que ce même nom Balthus prouvait qu'ils appartenaient incontestablement à la famille des Bal- thes, à la royale famille des Goths et qu'ils avaient le erand S ravageur des peuples nommé Alaric. Les Baux pou- droit de compter au nombre de leurs ancêtres ce vaient choisir, comme vous voyez, mais ils ne choi- sissaient pas, et satisfaits de voir ce que les étymologistes fesaient avec cinq lettres Balth, ils consentaient à regarder comme leurs aïeux à la fois le roi Balthazar et le roi Alaric. Pourtant la descendance des rois mages leur plai- sait mieux et ce qui le prouve, c’est l'étoile (1) de ces rois qui figura toujours dans leurs armes et s’attacha à leurs pennons. Leur nom ne leur serait-il pas venu du château même dont j'admirais naguère les impo- santes ruines ; Baou est un mot celtique qui désigne tout sommet escarpé , et cette opinion paraîtrait dé- montrée, si on ne lisait pas dans de vieilles chartes les mots de Balthio et de Batio, qui s’'écartent assez de lappellation celtique de Baou. Je savais leur histoire, j'avais trouvé un Raymond des Baux en 1105, auprès de Raymond V, comte de (1) Ils plaçaient cette étoile à seize rayons d'argent dans un champ de gueules. 550 — Toulouse, en Palestine ; j'avais vu les Baux prenant parti tantôt pour, tantôt contre la maison de Barce- lone, quand celle-ci cherchait à faire valoir par les armes ses prétentions sur la comté de Provence. Mais toutes ces guerres où ces princes des Baux figu- rèrent, soit en Provence où ils furent, un moment, par la permission d’un Conrad, rois d'Arles, soit en Italie où ils devinrent comtes d'Aveline, capitaines- généraux du royaume de Naples et même un peu empereurs de Constantinople et de Trébizonde, ne me plaisaient pas autant dans la vie de ces guerriers in- domptables, de ces hommes de fer, que certaines anecdotes glanées çà et là, qui me les montraient sous des aspects plus poétiques et plus chevaleresques. Un prince des Baux tenait toujours de la nature du roc qui portait sa haute tour, les femmes de cette maison ne cédaient pas aux hommes, en énergie, en fierté et en courage. étaient des héroïnes de tragédie féodale. Nos vieilles chroniques se sont lamentées sur le triste sort de ce jeune Guilhen de Cabestaing dont le sire de Roussillon fit manger le cœur à sa femme, pour punir celle-ci d’avoir lu avec un peu trop d’émo- tion les vers que le page amoureux adressait à la dame de ses pensées. Quand Guilhen de Cabestaing fut accueilli par Raymond de Seillan sire de Roussillon, il avait déjà donné des preuves de son caractère assez inflammable dans la haute tour des Baux ; une Beren- gère des Baux s'était mise à laimez, mais sa passion — 240 — tint bientôt de la frénésie ; les femmes de cette maison waimaient pas autrement; ce drame qui s’est passé au milieu de ces fortes murailles maintenant écroulées eut une excellente physionomie de moyen-âge ; la sorcellerie en fut un ingrédient nécessaire ; la nuit, une magicienne fut appelée dans la chambre de Be- rengère et la princesse lui demanda un breuvage qui verserait dans les veines du jeune troubadour un poison subtil, un terrible poison d'amour. Ce philtre porta le trouble dans le cerveau de Cabestaing, qui, guéri par un médecin de ses amis, comme dit la chronique, eut peur de cette femme dont la main offrait des boissons dangereuses ; Cabestaing était un poète élégiaque qui redoutait les éclats d’une pas- sion trop peu contenue et il quitta cette tour sévère, où Berengère pratiquait l'amour d’après les procédés des sorcières antiques. Déjà une Adéline des Baux avait inspiré la venue trop mondaine de Felquet qui fut plus tard évêque de Marseille et qui mourut archevêque de Toulouse. Un Béral des Baux cherchait à deviner lavenir à laide de Pastrologie ; c'était un savant qui épelait assez couramment lalphabet peu connu d'un livre écrit dans le ciel, avec des étoiles pour caractères ; un jour il se rendait à Avignon, suivi de ses gens, quand il aperçut, aux lueurs de l’aube naissante, une vieille femme qui ramassait des herbes mystérieuses et sus- pendait de temps en temps sa tâche, pour regarder D ee — tantôt le ciel, tantôt la terre. L'air de cette femme annonçait la profession de devineresse. Béral des Baux fait à sa vue un grand signe de croix et lui demande si elle n’avait pas apercu quelque oïseau de sinistre augure, un corbeau, par exemple ? — « Oui, répond la vieille femme, je Pai vu sur le tronc d’un saule mort. » — Béral n’oublia pas ces tristes paroles , et quelque temps après, tandis qu'il dinait , il vit des oiseaux noirs qui étaient venus se poser sur un toit voisin. À cet aspect, il se rappelle la phrase pati- bulaire de la sorcière et éprouve une émotion telle qu'il rend le dernier soupir. Une princesse des Baux , Cécile des Baux, avait une si grande beauté que ses contemporains émer- meillés la surnommèrent Passe-Rose. Aux cours d'amour, tenues à Signe en 1270 et en 1275, brillèrent Clarette des Baux que Pierre d'Auvergne a chantée et Alasie des Baux qui fut fian- cée à Rambaud de Simiane , dans la salle peinte du château de Meyrargues. En 1372, une Antoinette des Baux épousa Frédé- ric IIL, roi de Sicile. C'est par les femmes que le sang des Baux, après avoir coulé dans les veines des comtes de Chalons, a passé dans celles des princes de la maison de Nassau. On ne fesait pas un tournoi, on ne Hivrait pas une bataille en Provence , sans qu'un Baux ne sy distin- guât. En Italie, un prince des Baux se battit à côté 16 — 949 — de Charles d'Anjou dans la journée décrite par Dante, dans la journée de Benevent où Mainfroy fut tué, Mainfroy le brillant et beau bâtard de Frédéric de Souabe. Un Hugues des Baux qui exagérait encore l'humeur farouche des princes de sa maison, s'était tenu dans un état de révolte permanente à l'égard de son souverain Raymond-Béranger. Celui-ci alla se plain- dre à l'empereur Frédéric Barberousse qui avait, alors, sa cour à Tunis. La suite du comte de Provence était brillante et lettrée; les troubadours y foisonnaient. Frédéric se piquait de faire des vers provençaux ; il y eût assaut de poésie, l’empereur débita son célèbre dixain qui fut très applaudi ; on parla ensuite d'aflai- res , Raymond-Béranger s’indignait de ce qu'un vassal, Hugues des Baux, osât lui disputer son titre de comte de Provence; l’empereur le confirma dans son fief et lui promit de le secourir contre linsolent Hugues des Baux. Hugues des Baux apprend qu'on le perdait dans l'esprit du redoutable Empereur. Il se couvre de fer, couvre de fer ses hommes et arrive à Turin, sans qu'il y eût le moindre jongleur dans son cortége ; il ne récita pas la moindre retroensa, il parla fièrement, et Frédéric touché de cette audace et de ce courage le réconcilia avec Raymond. Ce fut sur les énergiques représentations d'un Bertrand des Baux, grand justicier et grand amiral du royaume de Naples, que la reine Jeanne se décida à — 243 — poursuivre les meurtriers d'André de Hongrie son époux. Mais, je ne veux point refaire ici les nombreux chapitres de lhistoire de Provence où ces princes jouent toujours un grand rôle. Ces quelques traits rapidement mis sous les yeux du lecteur, peuvent suflire pour restituer à ces imposantes figures pro- vencales, leur caractère de grandeur et de fierté. Pai une-tâche plus facile et plus modeste à remplir, c'est celle de vous décrire un pèlerinage que je fis à la vieille résidence qui n’a survécu que par ses belles ruines, à la race qu’elle abrita. Depuis longtemps, je songeais à réaliser ce pêleri- page, et peut-être ne l'aurais-je pas encore fait, sans Pobligeance de trois jeunes amis qui, dans leur retraite châtelaine, gardent, eux aussi, un culte pieux pour les beaux noms de notre histoire. Leur délicieuse solitude , aux pieds des collines où renaissent peu-à-peu les bois druidiques dont l’imprévoyance de nos pères les avait dépouillées, ne les dispose que mieux à inter- roger, dans le silence du désert, les échos rarement troublés de nos vieilles légendes. Là, près d’une tour massive qui conserve encore un air vénérable dans sa forte vieillesse ; près d’une tour contemporaine des Baux et protégeant, de son ombre, le château moderne, jévoquais , moi aussi, bien des souvenirs. Tout m'y invitait ; l’'aimable société qui m’entourait, les sites que je voyais et des lectures où une érudition locale se EE pare de tout le charme d’un style contenu et coloré à la fois. Avec quel plaisir j'oubliais et mon siècle et le monde dans cette retraite si bien cachée entre les grands bois et les hautes collines ! Nous parlâmes des Baux, tandis que du lieu même où nous étions, nous pouvions, au Nord-Ouest, vis-à-vis de nous, dans les teintes douteuses de l’horizon éloigné, distin- guer les rochers où ces Baux posèrent leur nid d’ai- gle. Aussi füt-il décidé que nous irions visiter ce nid. Le moindre voyage à travers un coin de ma chère Provence, me cause toujours une véritable émotion filiale. Nous partimes à midi, et nous suivimes le chemin qui des landes caillouteuses de lantique Pr- savis, le long de la sévère voie aurélienne si dédai- gnée par les agents-voyers , conduit d’abord à Salon, la patrie problématique d'Adam de Craponne, et dont les travaux historiques sur les Nostradamus, par mon savant ami M. Norbert Bonafous, vont bientôt accroître l'illustration un peu cabalistique. Pourtant, Salon n’a nullement une physionomie astrologique ; elle se rafraïchit avec ses eaux jaillissantes et ses beaux ombrages, au pied du château archiépiscopal qui, avec la belle église de S'-Laurent, fait ressortir la riante physionomie de cette gracieuse ville, par le contraste des grands airs féodaux. Nous traversimes Salon, Eyguières au vol de Pexcellent cheval qui emportait la voiture, et bientôt nous vimes se couvrant de teintes ferrugineuses, par l'effet du soleil qui à mesure qu'il No: baissait , incendiait les vapeurs de la Crau, ce désert où Hercule fut secouru par Jupiter. Celui-ci lui envoya, pour qu'il pût combattre Ab et Ligur, une planète réduite en petits cailloux; les débris de cette planète recouvrent encore la Crau. Je vous donne l'explication d’'Eschyle. Ensuite la route se précipite vers Mouriès où la nuit nous surprit. Mouriès a un air d'opposition puri- taine ; cet air, je le retrouvai dans l'auberge dont l'hôte, en noffrant la plus belle de ses chambres, me dit que les nôces de M! Revoil avaient été célébrées sous son toit. Ce toit s’illumina tout-à-coup de grâce et de poésie, à ces paroles de l'hôte. Par ce côté, les sites vous préparent à la contem- plation de la Pompéia féodale, comme un de mes aimables compagnons de route appela la cité des Baux. À gauché s’allonge, ainsi qu'une immense plaque mé- tallique, d’où le soleil tire des paillettes de feu, l'étang des Baux aux meurtrières exhalaisons. Tout ici est sévère et triste. À droite, quelques arbres indiquent le château où s’écoula l'enfance poétique de notre muse provençale, M° Louise Collet; on arrive ensuite au village de Maussanne, aux rues espacées, à la large place, dont le curé occupe le plus vaste pres- bytère que lon puisse voir. Nous dinâmes dans un salon d’auberge où se trouve une tapisserie qui vous montre huit cents fois au moins un chevalier, un Baux probablement, agenouillé devant une dame. Une — 246 — porte de ce salon où l'on nous servit des anguilles pêchées dans l'étang des Baux, s'ouvre sur un cirque. Un véritable cirque solidement bâti, avec ses gradins et ses faux airs d’arênes impériales, était là et donnait lieu à des doléances sur la susceptibilité de lautorité qui a supprimé les assauts de l’homme et du taureau. Ce fier divertissement est ici objet d’énergiques re- grets. Nous trouvâmes aussi un cirque dans la cité-fan- tôme des Baux. On arrive aux Baux par un chemin qui s'enfonce d'abord dans les gorges de la montagne entr'ouverte, et s'élève ensuite en rampe au revers septentrional de cette même montagne. Du seuil d’une maison cachée dans un ravin où luit un peu d’eau et rit un peu de verdure , on lève la tête et on est surpris par la plus étrange des visions. — Allons à la vision, dimes-nous. Et une voie en partie couverte de cailloux très indépendants les uns des autres, une voie se déroulant aux flancs sombres de la haute colline qui semblait, de son sommet, secouer sur nos têtes des haillons, des grappes fétides de masures trouées et branlantes, nous conduisit devant une porte où s’attachent encore des restes de moulure , un chambranle écorné et des pi- lastres fendus. Nous allions bientôt voir des prodiges d'équilibre exécutés par les pierres. Tout a Pair, aux Baux, d’avoir été agité par un tremblement de terre. DENT 4 ARE Jamais la désolation ne s'est présentée aux yeux d’un voyageur avec un plus lugubre aspect ; ici, dans cette désolation, pas la moindre dissonnance. La première personne qui se présenta à nous, était une vieille femme , une ruine ambulante , dont les vêtements étaient, eux aussi, des ruines, s'appuyant sur un bâton son contemporain, et nous tendant une main déchar- née pour recevoir notre aumône. Elle nous fit leffet de la triste gardienne de ces tristes lieux. Je la choisis pour guide, elle nous fit glisser entre des murs qui poussaient des ventres énormes, le long de maisons prêtes à se jeter dans les bras les unes des autres, de trous profonds qui s'évasaient sous ces maisons, avec des airs de prisons féodales. Nous enjambions des seuils disjoints, nous faisions , nous aussi, des efforts d’équilibriste sur de larges pierres qui tressaillaient, surprises, sous nos pieds ; par fois, un haut mur semblait vouloir nous barrer le passage, et ce mur pesait de son poids de huit siècles sur nos poitrines oppressées ! Il fallait monter, toujours mon- ter, tourner, toujours tourner, et les maisons muettes étaient tellement penchées, que je me surpris cher- chant à empêchér par le faible secours de ma main, la chûte imminente de l’une d'elles. Ajoutez à cette impression sinistre, je ne sais quelle odeur de plusieurs siècles en décomposition cadavereuse, des senteurs de pierres moisies, de morts putréfiés, de vivants moisis aussi. Mais ce qui accroissait le sentiment de la com- TN passion pénible que nous éprouvions, c'était que sur toutes ces ruines, sur ces maisons aux toits branlants, sur ces murs fendillés, couraient, interrompues par places, mutilées, de singulières prétentions architec- turales : ainsi une porte s'ornait souvent d’un couron- nement finement travaillé; ainsi autour d’une fenêtre qui ressemblait à un œil crevé, des rosaces, des mou- lures s’étalaient avec une-coquetterie qui vous aurait presque arraché un sourire , tant cette toilette monu- mentale sur tous ces décombres vous faisait songer à une femme septuagénaire qui peint ses joues et ses rares cheveux ! La vieille nous mena près d’une place qui avait l'air de vouloir glisser au bas de la montagne, car dans cette cité des Baux, le sol lui-même aspire à descendre. Cette place était ornée d’une croix qui s'élevait au-dessus d’un piédestal portant une inscrip- tion émouvante parmi les ruines : Stat Crux, et se terminait à une église extrêmement basse, d’une construction lourde et écrasée. Une sorte de tribune en pierres, gracieusement évidée sur toutes ses faces, nous parut une énigme indéchiffrable placée à un des bords du toit modeste de cette pauvre chapelle. Deux processions d'enfants et de bien jeunes filles conduites par des sœurs, vinrent tout-à-coup défiler devant nous; ils marchaient la tête basse et l'absence de toute gaîté, de toute curiosité éveillée, sur leurs traits, nous serra le cœur ; ils chantaient un cantique mélancolique; on eût dit des soupirs d’anges aflligés, sortant de toutes ces crevasses et donnant une voix lugubre et doucement plaintive au cadavre de la noble cité. ; N'étions-nous pas servis à souhait ! | L'enfance elle-même offrait une image qui rem- plissait l'âme de sombres pensées ; elle avait pris un air de tristesse prématurée au contact de toutes ces ruines, au milieu de ce silence qui pèse sur la cité chevaleresque où des cris de guerre, des chants d'amour, des strophes de poètes, retentissaient jadis. Il paraît que, même quand Louis XIIT eût donné ce marquisat des Baux à la famille des Grimaldi de Mo- naco, la cité, quoique bien déchue , était encore un séjour aimé des seigneurs provençaux. L'architecture de quelques-unes de ses maisons prouve qu’on y avait construit, à une époque peu reculée, d’élégantes et somptueuses demeures. Il y a une rue bordée d'hôtels dont quelques-uns ne remontent pas au-delà d'Henri EL. Nous visitâmes l'hôtel de cette illustre famille arlé- sienne, de la famille des Porcelets; il sert d'école. Il y a là des fresques bien conservées, avec des pein- tures mythologiques et allégoriques ; l'escalier en colimaçon n’est pas sans élégance, les petites poutres des plafonds ont retenu quelques dorures. La vieille femme nous avait quittés, après qu’elle eût reçu notre obole. Nous la retrouvâmes dans une immense chambre ape dégarnie, avec un hideux lit, dans une des maisons qui avaient dû abriter de nobles familles. C'était la chambre de cette mendiante. J'hésite à vous décrire les ruines du château. Ce château s'était singulièrement mis à l'aise, il ne ren- fermait pas seulement des appartements construits par la main de l’homme , avec du ciment ; il avait, aussi, ses : grandes salles, ses vastes chapelles, ses longs corridors creusés dans cette roche énorme, friable qui s’élait entr'ouverte sous le pic de l'architecte féodal, Souvent au haut et autour d’un mur qui est la roche elle-même , des guirlandes admirablement découpées, courent comme de gracieux encadrements ! Ici tout est confu- sion, c’est un cahos inexprimable de salles éventrées, de corridors qui aboutissent maintenant à des abimes , de chemins de ronde suspendus sur des précipices vertigineux, d’éboulements de maconneries, de ter- rasses qui pendent en partie et se couronnent d’une pale et tremblante végétation. On saute de pierres en pierres, de degrés en degrés, on monte et l’on arrive près les ruines d’un vaste hospice dont le cloître est encore debout en partie, sur une immense plateforme où la beauté du spectacle vous arrache un cri d’admi- ration. Ici, tout est grand, l’homme et la nature ! Tournez la tête vers le nord, une tour portée par toutes ces ruines, comme si elle était une végétation puissante de la montagne elle-même, une tour carrée, — 9251 — vaste, se perd à une hauteur qui vous donne le vertige. C'était là le manoir des Baux, c'était la tour des guerres et la tour des fêtes. On pourrait croire que l'œil du noble seigneur distinguait, du haut de cette tour, les 79 villes, bourgs ou châteaux, dits places baussenques, qu'il possédait en Provence. Quel immense paysage s'offre à votre regard: la grande Crau au mirage lybique, traversée par une ligne miroitante , la ligne du Rhône et finissant à une autre ligne qui flamboie, la Méditerranée ! Partout foisonnent des villages et se dressent les clochers des villes; à droite la cité romaine , la ville chère à Constantin, se voile des vapeurs de son fleuve ; à gauche , à l'extrémité de l'horizon , se dresse un autre témoin de la gloire ro- maine, le mont S'-Victoire ! Au reste, tous les âges, toutes les traditions historiques et poétiques, aux époques les plus diverses de civilisation, sont réveillées par la contemplation de ces magnifiques ruines. Une grotte nommée Enfer, — patet atri janua ditis, — vous conduit dans une autre grotte où à la place des fées gracieuses qui lui donnèrent leur nom , tourno- yent dans l'ombre, des chauves-souris ; une roche à pic dont une partie s’est écroulée , avait été près de là la page qu'un artiste inconnu choisit pour y repré- senter des figures dont quelques-unes se laissent encore voir, avec les restes d’une inscription latine. On vous montre aussi des hypogées à limitation de celles des Égyptiens, dans les flancs du mont, de sorte que ce mont des Baux, travaillé par le ciseau romain, la pioche et le marteau féodal, couvert de figures sculpturales, creusé pour recevoir des cada- vres, couronné de fortifications ,; chargé de maisons groupées autour de ces fortifications et surmonté d’une tour gigantesque , est resté un livre où notre histoire provençale se lit encore à tous ses premiers chapitres. La colère de Richelieu s’est abattue, un jour, sur cette cité des Baux ; des révoltés provençaux, en 1631, à lasuited’un mouvement à Aix, se réfugièrent dans le château de cette ville ; un sieur de Soyecourt vint s'en emparer, et bientôt, par ordre du cardinal, arrivèrent des soldats qui se mirent à attaquer le géant de pierre, avec des pétards et des coups de pioche ; on fit jouer des mines et l’œuvre de destruction s’ac- complit. Au reste, ce fût pour ce château une digne mort ; lui aussi était un énergique représentant de la force féodale, il eût la gloire de périr de la même main qui fit tomber la tête d’un Montmorency. Louis MÉRY. NOTE SUR QUELQUES FOSSILES DE LA MOLLASSE D'AIX Par M. l'Abbé GUIET, Professeur de Physique au Petit-Séminaire. Parmi les terrains sédimenteux qui forment la couche superficielle de la masse terrestre , les der- niers déposés, longtemps connus sous le nom de Terrains tertiaires, sont les plus importants par le nombre et le caractère des animaux fossiles qu'on y rencontre. C’est là seulement qu'apparaissent les ani- maux de l’ordre le plus élevé, les Mammifères , dont plusieurs genres, spécialement dans les couches les plus récentes, se sont conservés jusqu’à notre épo- que avec des modifications très légères. Les der- nières classifications partagent ces terrains en quatre étages correspondant à autant de périodes distinctes pendant lesquelles il se sont successivement déposés, recouvrant çà et là les restes des animaux et des végé- taux contemporains que les eaux pouvaient atteindre. Le second en ancienneté de ces quatre étages, cons- titue le Terrain parisien rendu si célèbre par les immortelles découvertes de Cuvier. Le troisième, ou Pavant-dernier formé par rapport à l’époque actuelle, ne le cède guère au précédent en richesses fossiles ; et il offre, avec le suivant, qui est le dernier de tous avant l'apparition de l’homme, le plus grand nombre de genres d'animaux analogues aux genres actuels. Ce terrain appelé Terrain falunien, par M. d'Or- bigny, est plus connu dans nos contrées, sous le nom de Terrain de mollasse, et il est très développé dans le département des Bouches-du-Rhône. Les recher- ches dont il a été l'objet sur divers points de l'Europe et de la France en particulier, y ont fait découvrir entre autres : parmi les Mammifères, POurs, le Chat, le Cochon, le Castor, la Baleine, le Rhinocéros, le Cerf... ; parmi les Oiseaux, le Corbeau, la Cigo- gne....; parmi les Reptiles, la Couleuvre, la Gre- nouille, la Salamandre... ; tous genres encore sub- sistants dans leurs caractères essentiels, Parmi les genres éteimts, plus nombreux encore, il suflira de nommer le Mastodonte (1), animal si voisin de PE- (14) « J’appelle Mastodontes des quadrupèdes de la taille « et de la forme de l’Éléphant, pourvus comme lui d’une « trompe et de longues défenses plantées dans les os ineisifs, « ayant des pieds de la même structure; qui n’en différaient léphant, qu'il a pu être confondu avec lui, et dont ï ne diffère guères d’ailleurs que par la forme des dents. L'étude paléontologique du terrain de mollasse est donc une des plus intéressantes qui puissent s'offrir au géologue. Les restes des grands animaux qu'il y rencontre le font assister, par un regard facilement rétrospectif, aux scènes grandioses de la nature dans « en un mot d'une manière essentielle que par leurs dents « molaires, lesquelles, au lieu d'être formées de lames trans- « versales, avaient une couronne simple, mais hérissée de « tubereules ou de mamelons plus ou moins nombreux, plus « ou moins solides. » Cuvier, Recherches sur les Ossements fossiles, tome 4er, p. 205. La ressemblance anatomique des deux monstrueux pachy- dermes est telle que, malgré limposante autorité de Cuvier, plusieurs naturalistes, entre autres M. de Blanville, n'ont voulu y voir qu'un même genre divisé en deux sections, l'une des éléphants lamellidontes les ou éléphants proprement dits, et l’autre des éléphants mastodontes. Mais cette manière de voir n’a point prévalu. On connait aujourd'hui une dizaine d'espèces de Masto- dontes, distinguées par la forme des dents et quelques autres caractères anatomiques très secondaires. Les deux plus im- portantes sont : 10 Le Grand Mastodonte de l'Ohio, « le € plus gros, le plus énorme de tous les animaux fossiles » dit Cuvier; (au moins des quadrupèdes, puisque la Baleme est beaucoup plus volumineuse) ; et dont l'existence n’a jusqu'ici été bien constatée que dans les plaines tempérées de l'Amé- rique du Nord où on l’a rencontré pour la première fois presque à fleur de terre. 2° Le Mastodonte à dents étroites et à long museau, un peu moins grand que le précédent, et très abondant dans les couches supérieures des terrains ter- tiaires de toute l'Europe. — 956 — ces âges démesurément reculés où elle déployait avec une Juxuriante énergie les forces actives de lorga- nisation. Ce n’est plus comme aux temps primitifs pendant lesquels la vie à peine en germe et repré- sentée seulement par quelques animaux des ordres les plus inférieurs, semblait laisser le champ libre aux forces matérielles brutes dont les explosions redou- tables bouleversaient si souvent la face de la terre. Ici la vie se déploie dans toute sa splendeur ; et déjà la croûte plus solide du globe oppose avec succès une barrière aux agents de destruction. On sent que le temps n’est pas loin où l'homme, union merveilleuse de la matière organisée et de l'intelligence , pourra s'établir avec sécurité sur cette habitation somptueuse que lui a préparée la main libérale de son créateur ; et de là, organe ofliciel de la création matérielle, bénir et glorifier ce Maître tout-puissant. Certes, ce sont bien là de légitimes sujets de jouissance pour quiconque sait interpréter sainement les pages ravis- santes du grand livre de la nature. Malheureusement le terrain qui nous occupe, à côté des avantages remarquables qu'il présente pour cette noble étude, offre de sérieuses difficultés. Sa texture en général très compacte, ne se prête que difficilement aux explorations qui pourraient amener la découverte si intéressante des grands animaux fossiles. Aussi quoi- qu'il soit très développé autour de la ville d'Aix dont il constitue même la majeure partie du sol, on wa pu — 957 — encore mettre à jour dans nos contrées qu'un très petit nombre de ces fossiles, et même dans des conditions qui n'ont pas toujours permis de les déterminer avec une entière certitude. Ces débris cependant, ren- contrés presque toujours comme par hasard et dans des circonstances qui ne permettaient pas d'étendre les recherches, prouvent que la mollasse d'Aix n’est pas moins riche en grands fossiles que tous les autres terrains faluniens de la France. Les faits suivants ne permettent à cet égard aucun doute. Un squelette presque entier de grand Mammifère supposé être un Mastodonte, fut trouvé, il y a une trentaine d'années, du côté du Tholonet, à une faible profondeur, par des paysans qui creusaient une tran- chée. Les personnes entre les mains desquelles ces pièces importantes furent remises les envoyèrent, dit-on, à Paris. Mais par je ne sais quel concours de circonstances, il n’en reste aujourd’hui aucune trace. La Statistique des Bouches-du-Rhône mentionne, dans la collection de M. Lajard , plusieurs débris d’ossements fossiles de Mammifères , recueillis aux environs d'Aix par le célèbre Peyrese , et primitive- ment déposés chez M. de S'-Vincens. Ce sont : 1° « Des tibia tronqués , quelques vertèbres et « beaucoup de petits morceaux qu'il est impossible « de rajuster. Tous ces ossements paraissent avoir ap- « _ partenu à des ruminants, et les pièces les plus en- 17 — 258 — « tières semblent devoir se rapporter à une grande « espèce de Cerf » (1). Le Muséum de Marseille possède des fossiles de même nature, provenant aussi de la collection de M. de S'-Vincens, et parmi lesquels se trouvent en outre de petits ossements de rongeurs (2). 2° « Une portion de la couronne d’une dent de « Mastodonte à dents étroites, parfaitement carac- « térisée. Cette dent est une mâchelière semblable à « celle quiaété trouvée à Frévoux, et que M. Cuvier « a fisurée dans ses Recherches sur les ossements « fossiles. 3° « Une autre portion de dent de Mastodonte « tirée, dit l’auteur, du calcaire marneux » (3). À ces faits dont la vérification n’est plus qu’impar- faitement possible, j'ai à joindre, et c’est l'objet prin- cipal de cette note, les découvertes suivantes opérées dans ces derniers temps, et dont les produits con- servés dans le pays, ont tous passé entre mes mains. Elles ont été faites à deux ou trois mètres de profon- deur, dans le grès. appelé vulgairement safre, qui , gres, ap $ l q (1) Statistique, tom. 1, p. 349. (2) Ib. , 1b. (3) Ib., p. 250. Le même M. Lajard possédait un bloc de Brêche du Tholonet, dans lequel se trouve « un fragment « d'os qui parait devoir se rapporter à un ruminant du genre « Bœuf, probablement un Auroch. » Ces fragments d'os, sans être très communs, ne sont pas rares dans la Brèche. — 959 — forme la partie inférieure du terrain de Mollasse d’Aix. La première remonte à plusieurs années. Elle eut lieu lors de la construction du Gazomètre de l'usine à gaz, et amena un magnifique fragment d’os de cétacé, probablement de Baleine, ayant appartenu à l’extré- mité articulaire soit de lomoplate, soit de Poccipital. Ce fossile dont la texture ne permet pas le moindre doute sur son origine, fait aujourd’hui partie de Ja col- lection de M. le Marquis de Saporta. Îl a 85 centi- mètres de tour à la base, 30 de longueur, et autant de hauteur. La partie restante de la cavité articulaire en à 5 dans le sens de son plus grand diamètre. Une circonstance analogue fit découvrir, il y a aussi quelques années, dans une des cours de l'École d’arts et métiers, à trois cent mètres environ de Pétablis- sement du gaz, mais sur le versant nord de la butte de la Plate-Forme, deux fragments d'os long, pro- bablement de radius, à en juger par la forme de la tête articulaire imparfaitement conservée, et qu'on pourrait attribuer, comme les tibia de M. Lajard, à quelque ruminant. La planche F ci-jointe représente sous ses deux projections principales, ce fossile enveloppé de sa gangue du safre, dans la proportion d’un demi de grandeur naturelle. Dans les derniers mois de 1854, en faisant creuser lemplacement du fourneau d’une pompe à feu, lha- bile ingénieur de la même école, M. Plaisant, dé- couvrit, à trente mètres environ du point où le fossile — 960 — précédent avait été trouvé, une portion notable de dé- fense de Mastodonte, ayant 60 centimètres environ de longueur et 24 centimètres de contour à sa partie moyenne. La dureté de la roche et la fragilité de la défense privée de toute sa partie organique, ne per- mirent pas de la retirer entière, malgré les soins ap- portés à son extraction. Elle se brisa en plusieurs fragments dont trois seulement ont pu être conservés. Lun, le plus épais, formant la partie inférieure du tronçon, appartient, ainsi que les fragments d'os ci- dessus, à M. le professeur Humeau : le plus mince fragment est en la possession d’un autre fonctionnaire de l'École ; et le moyen fait partie du riche cabinet d'histoire naturelle du Petit-Séminaire. À côté de la défense se trouvait aussi engagé dans le safre, un mamelon parfaitement intact d’une mo- laire du Mastodonte, ce qui suflirait, s’il en était besoin, pour caractériser le genre du proboscidien auquel la défense avait appartenu. Mais il ne serait pas permis aujourd’hui d'admettre des Éléphants fossiles dans l’é- tage falunien. Il est bien à regretter que l'emplacement où ces remarquables débris ont été trouvés, n'ait pas permis d'étendre les fouilles. Nul doute qu'on n'eut ren- contré d’autres parties du squelette ou du moins la dent entière dont faisait partie le mamelon détaché. La figure 1° de la planche IT ci-après, repré- sente au cinquième de grandeur naturelle, les frag- — 961 — ments conservés de la défense disposés à leur place naturelle. La figure 2"€ de la même planche repré- sente la défense entière telle qu’elle se présentait dans le terrain. On remarquera combien la courbure géné- rale en est faible; ce qui au reste ne doit point éton- ner, les défenses de Mastodontes retrouvées jusqu'ici, présentant les plus grandes variations sous ce rapport. La planche IIT, figure 1", reproduit la cassure inférieure du fragment moyen, de grandeur naturelle, et permet d'observer les caractères distinctifs de la structure de cette production, savoir les zones concen- triques, et les losanges curvilignes du grain, tels qu’on les remarque dans les sections transversales des dé- fenses d'Éléphant, et tels que les décrit Cuvier qui dé- clare « impossible de distinguer une tranche d'ivoire « d'Éléphant d’une tranche d'ivoire de Mastodonte»(1). La même figure permet d'observer en À , la rainure longitudinale que présente la défense à sa face infé- rieure, ce qui lui donne une forme demi-cylindrique, ou plutôt la forme résultant de deux cylindres justa- posés et se pénétrant au contact. Cette forme, si elle était constante dans toutes les défenses de Mastodontes, ce qu'il serait intéressant de vérifier, serait vraiment caractéristique. Quant à l'écorce, elle est comme le grain, identique à celle de la défense d'Éléphant. (4) Recherches sur les ossements fossiles, tome #, p. 237. — 969 — La figure 2 de la même planche représente, sous deux projections différentes, le mamelon de la mâche- lière, de grandeur naturelle. La cassure très oblique, s'étend d’un côté jusques vers le sommet du mamelon, circonstance qui supposerait un contact assez élevé avec le mamelon parallèle. Cette disposition et la forme même du mamelon ne permettent pas de douter que l'espèce dont il s’agit ne fut réellement le Masto- donte à dents étroites, ou peut-être, à cause de la forme de la défense, le Mastodonte à long museau, dont les dents sont plus étroites encore que dans les- pèce précédente. Cette conclusion concorde parfaitement avec l'ob- servation insérée dans la Statistique des Bouches- du-Rhône, au sujet de la mâchelière de M. Lajard, et avec celles qui rapportent à lune ou à l'autre des deux espèces ci-dessus, tous les Mastodontes des ter- rains tertiaires supérieurs des diverses parties de l'Europe. À propos de ces mêmes espèces, Cuvier fait une réflexion bien digne d'intérêt. « Il paraît, dit-il, que les Mastodontes à dents étroites sont plus souvent enfouis avec des corps marins que ne l'est la grande espèce de POhio » (1). Los de Baleine décrit ci- dessus, et qui était enfoui à si peu de distance de la défense de Mastodonte, confirme admirablement la justesse de cette réflexion. 1) Recherches, etc., t. 1, pag. 262, — 963 — Cette réunion de fossiles marins et de fossiles ter- restres, dans un même terrain certainement marin tel qu'est le terrain de Mollasse, s'explique facilement, dans ce cas surtout où les fossiles terrestres occupent presque la limite du dépôt. Ce sont, comme lobser- vation en a d’ailleurs déjà été faite, des courants d’eau douce, torrents ou rivières, qui ont amené dans la mer où ils s’'écoulaient, les débris d'animaux terrestres gisant sur leurs rives, et qu'un débordement aura entraînés. Les fossiles trouvés dans notre safre mettent une fois de plus en évidence cette vérité d'observation établie par tant d’autres preuves ; qu'avant la créa- tion de l’homme, la vie développée peu à peu sur la terre, était soumise aux mêmes lois qu'aujourd'hui, et que par conséquent, elle n’est ni une production par- ticulière des forces brutes de la nature, ni un effet du hasard. L'organisation des animaux fossiles en tout semblable à celle de leurs analogues vivants, établit entre les uns et les autres une identité incontestable dans les conditions de leur existence ; et comme avant l'ére des Mastodontes par exemple, il n'existait aucun animal de cette nature d’où ceux-ci aient pu tirer leur origine, il s’ensuit que leur production ainsi que celle de tous les autres êtres vivants, est le fait patent de cette Toute-puissance créatrice qui fit le monde en se jouant, et le fit à diverses reprises afin d’attester que son action extérieure est pleinement hbre comme — 964 — elle est souverainement sage. En semant la vie sur fa terre, elle en proportionna l'énergie aux moyens d'existence dont les êtres vivants pouvaient disposer ; et parce que plus la vie est élevée, plus elle exige de conditions de soutien, ces êtres vivants furent pro- gressivement doués de facultés de plus en plus par- faites, à mesure que s’accroissaient l'étendue, la soli- dité, et par là-même les ressources de leur habitation. C'est ce qui explique pourquoi à mesure qu'on des- cend plus profondément dans les couches terrestres, c’est-à-dire dans la nuit des temps, l’organisation ani- male est de moins en moins parfaite. La masse ter- restre primitivement à l'état de fluidité ignée, conserva longtemps, même après que le globe se fut revêtu d’une puissante croûte solide, une température propre de beaucoup supérieure à ce que peut comporter une organisation tant soit peu élevée. Aussi les premiers animaux créés furent des animaux inférieurs et aqua- tiques, doublement protégés contre action d’une trop forte chaleur, et par leur nature et par le milieu dans lequel ils vivaient, Les animaux terrestres ne vinrent que plus tard, lorsqu'ils purent supporter la chaleur du sol et y trouver leur nourriture. Tel est au reste l’ordre expressément assigné à la création des divers animaux, par le divin manuel de toute science, la Bible, à sa première page. Les ani- maux aquatiques et aériens sont créés le cinquième jour (1), alors que la terre encore trop chaude ne pouvait servir d'habitation aux animaux terrestres. Ceux-ci ne sont créés que dans la première partie du cinquième jour (2), c’est-à-dire dans une période postérieure à la précédente, mais antérieure à la créa- tion de l’homme. Enfin, après que tout ce que la science appelle les époques géologiques, quand la terre fut suflisamment adaptée aux besoins d’une organisation supérieure, gouvernée par la raison, l’homme fut créé ; et ce fut là le terme des manifestations de la vie sur la terre, parce que arrivé à la similitude divine, nul être vivant soumis à des organes matériels ne pouvait monter plus haut. Les fossiles du sein de la terre, comme les astres dans le firmament , publient donc à leur manière et avec un éclat qui doit confondre toute contradiction, la puissance, la sagesse et la bonté de Dieu. Invisi- bilia enim ipsius à creaturd mundi, per ea quæ facta sunt, intellecta conspiciuntur ; sempiterna quoque ejus virtus et divinitas, (ad Rom. , cap. 1, v. 20). A) Dirit etium Deus: producant aquæ reptile animw viventis, et volatile super terram, sub firmameto cœlh….. Et factum est vesperè et manè dies quintus. Gen., Cap. 1, v. 20 et 25. (2) Dimit quoque Deus : producat terra animam vi- ventem in genere suo, jumenta et reptilia et bestias terræ secudüm species suas. Ib., v. 24. l er nes A4 si) PA MIS RUE Def Re ï FNAC TA de | D NT LEN Fi , SORTE. QU 22 DUL 27? VLC 17772 CHE 27/4 «12, 447 7 DTA 4474 9 2777 ‘ 2 777 CAL 07777 221410) UD 0 LL 22/0 Qla à 0/7 LL TTL TL LÉ TS Naceri sentenneenss Lragments de defense d'un Mastodente. desrres au coquette de grandeur naturelle € { Section de grandeur seaturelle, faite dans la defense. PAPER Deux praeclons d un fragment de marnelont de dertt utolaire, dessutees de grande & LA raturelle’. AE (re (AA \ ALU ip. Le ÉTUDE POLITIQUE ET MORALE SUR L'EMPIRE ET LES EMPEREURS ROMAINS COURS PROFESSÉ À LA FACULTÉ DES LETTRES D'AIX Par Jules ZELLER Dans l’année 1856-1857. E Introduction. Messieurs, Parmi les préoccupations dont l'historien doit cher- cher à se dégager, quand il étudie le passé, il n’en est pas de plus dangereuse que celle qui naît sous lin- fluence politique du temps, du régime même sous lesquels il vit. Favorable ou non à l’objet de son exa- men, elle ne peut que troubler son jugement en lui faisant le plus souvent confondre des choses et des époques qu'il croit trop semblables, parce qu’elles ont quelques traits pareils et souvent le nom seul commun, L'étude du gouvernement romain sous les PS Ne empereurs, que nous entreprenons au point de vue politique et moral, est peut-être aujourd'hui la plus exposée au péril que nous signalons. C’est en nous faisant une rigoureuse loi de soustraire sinon notre intelligence , nos passions au moins, à cette préoccu- pation, que nous éviterons, autant qu’il est en nous, en même temps que le péril de fausser l’histoire, celui non moins grand en ce sujet de tomber dans des rap- prochements la plupart du temps forcés, qui, pour si peu qu'ils tournent selon la passion de chacun à la louange ou à la critique du temps présent , lune et l'autre toujours dangereuses, sont également mal à leur place dans la polémique comme dans l’histoire. Ce n'est pas que nous ne sachions fort bien que le présent éclaire très souvent le passé ; quel historien voudrait se priver de ce puissant terme de comparaison ? Mais nous croyons que le passé ne peut avoir d’enseignement pour le présent, qu'à la condition de n'avoir point été faussé d’abord à son profit : et pour que cela n’ar- rive point, il faut que l’historien écrive à la lumière plutôt qu'au feu du présent, que celui-ci l'éclaire et ne léchauffe point. De tous temps, le gouvernement romain, pendant l'époque impériale, a été l’objet des appréciations les plus diverses, même les plus opposées. Des souverains, sans titres réellement légaux, réguliers, sans lois pro- clamées et reconnues d’hérédité ou d'élection , ont gouverné , au nom d’une république dont ils conser- — 9269 — vaient le nom et les institutions, l'empire le plus étendu que le monde ait jamais connu, avec le pouvoir le plus absolu qui fût jamais ; — et ces souverains, qui se sont succédé les uns aux autres presque toujours par suite de violentes catastrophes, ont fait trop sou- vent de leur autorité, sous le poids ou d’affreuses exigences ou d’un étrange caractère usage le plus violent et le plus insensé ; — et ces souverains ont été obéis, respectés, quelques-uns adorés, dans leurs plus grandes iniquités, jusqu’au jour où une conspiration ou une émeute les ait voués pour la plupart eux à la mort et leur mémoire à l’outrage et à l'infamie;—tout l’ordre social, en un mot, a reposé pendant cinq cents années, et parfois avec sécurité et avec gloire, sur le pouvoir irrégulier mais réel des souverains , sur lobéissance non consentie, mais acceptée des sujets, et à l'abri d'un régime qui ne fut jamais réellement ni la répu- blique ni la monarchie ; quel problème plus capable de diviser les meilleurs esprits ! Nos simples et modestes historiens d'autrefois obéissant aux inspirations d’un bon sens quelquefois terre-à-terre, mais souvent sûr, et d’une morale un peu étroite mais solide, s'accordaient en général à voir dans ce gouvernement une étrange anomalie, une sorte de défi jeté aux lois ordinaires de la politique ; dans cette suite de maîtres du monde presque au- tant de monstres ou de fous sanguinaires, sauf quel- ques exceptions d'autant plus admirables qu'elles — 2970 — prouvaient ce que peuvent le génie et la vertu contre les institutions les plus mauvaises; et enfin, dans cette époque, une perpétuelle décadence, une mort conti- nue dans la plus effroyable corruption. L'école mo- derne, dont je ne veux pas cependant médire, étudiant les mêmes faits du haut d’une philosophie politique plus large peut-être et plus profonde, mais qui tient quelquefois en trop petit estime Je grossier bon sens et la vulgaire morale, à cru retrouver les titres de ce pouvoir, découvrir dans la pensée, dans le cœur de ces souverains, même les plus mauvais, des desseins politiques, sociaux, humanitaires qui innocentent leurs actions, et dans leur gouvernement un caractère de grandeur et de progrès qui fait regretter que les Barbares du Nord soient venus brusquement inter- rompre cette suite de bienfaiteurs du genre humain, et détruire un état de choses si favorable au déve- loppement de ses destinées matérielles et morales. Une étude qui tiendrait compte à la fois et de la philosophie politique et de la philosophie morale, pénètrerait peut-être plus volontiers la vraie nature, le caractère de ce gouvernement, et ferait une plus exacte justice distributive à ces souverains; en expli- quant ces phénomènes monstrueux qu'on à mis au pilori de Phistoire, ou ces héros de humanité qu'on a voulu élever sur un piédestal, elles les remettrait peut-être tous à leur place méritée. Tâche difficile et délicate, pour laccomplissement de laquelle il est be- RC); 1 pee soin surtout de bonne foi ; c'est la seule qualité qu'on puisse promettre dy apporter. Il faut s'entendre d’abord sur deux points préala- bles avant d'entrer dans le vif de la question: l'empire était-il nécessaire, est-ce un bienfait qu’il faille accepter sans réserve, puisque la république était impossi- ble ? Quelle confiance convient-il d'accorder aux his- toriens anciens de cette époque, sur lesquels se base naturellement notre jugement et dont les témoignages sont presque tous défavorables à ce régime et à ces souverains ? On peut être de l'avis de Mécène parlant à Auguste, sans se sentir aussi intéressé que lui dans la question. « Tant que Rome fut petite et son territoire médio- « cre, lui disait-il, si lon en croit l'historien Dion, « la république pouvait suflire , et elle fut un bien ; « mais sitôt que Rome, se jetant au dehors de PTtalie « et traversant les mers, a rempli de sa puissance « les continents et les îles lointaines, la république « na plus été qu'un mal; tout est devenu désordre « au dehors, commotion au dedans; et le monde « fatigué de guerres civiles, a eu besoin de respirer « sous un seul homme. » Aux raisons du ministre Mécène, l'historien pourrait en ajouter bien d’autres et de meilleures en faveur de la même thèse. Non, au point où elle en était venue , après ses vertueux et célèbres commencements, la république romaine n’est point à regretter. Au Forum, aux assemblées législa- = 97 à tives, le peuple ne fait plus la loi; des esclaves, des gladiateurs , une tourbe payée renverse ou redresse à son gré les urnes ; au Champ -de-Mars, aux assemblées électives ; la peuple ne choisit plus les plus dignes ; il vend ses suffrages aux plus hasardeux, en plein soleil , à la faveur d’une corruption électorale orga- nisée. Les magistratures ne sont plus qu'une spécu- lation , un placement fait à Rome et qui rapporte cent pour cent en provinces ; — le Sénat, cette antique assemblée de rois, nest plus qu'un parloir où se rencontrent quelques riches peureux , « amateurs de viviers qui trouvent toujours la république en assez bon état, s'ils ont de beaux barbeaux dans leurs pis- cines. » La domination romaine, enfin, est une gigan- tesque et monstrueuse exploitation des nations vaincues au profit du plébéien nourri, amusé au Forum, ou du patricien engraissé de luxe et de vices au fond de ses villas. Rome n’a plus les vertus que demandait la république ; gouvernement du peuple ou de l’aristo- cratie , la république $est perdue elle-même ; elle n'existe plus que comme une calamité pour le monde soumis ; Rome, le monde demandent la monarchie. Mécène à raison. Mais faut-il à Rome l'empire tel qu'Auguste le fonde, tel qu’il a duré, à de rares inter- valles près, pendant si longtemps ; faut-il au monde un régime politique fait pour produire trop souvent des Tibère, des Néron, des Héliogabale ? Un gouver- mement dont le génie et la vertu seuls, dans ce qu'ils — 273 — ont de plus grand, pourront triompher. ? La monar- chie doit-elle remplacer la république pour ne pas mieux faire ? Telle est la question. La postérité, trompée par les historiens contempo- rains sur la valeur du gouvernement impérial et sur le caractère des Césars, leur doit-elle maintenant une tardive mais juste réparation ? Pour en juger, il suffit, ce semble , de rappeler quelle était la condition des lettres et des lettrés, de l’histoire et des historiens surtout, sous ce régime que leur malice ou leur mau- vais vouloir aurait calomnié. Le fondateur de Pempire, Auguste , est de tous, celui qui ménage le plus la liberté romaine , parce qu'il préside à une époque de transition et qu’il mène son temps de la licence à la servitude. est-il pas aisé d’apercevoir, dans la protection intéressée qu'il accorde aux lettres, encore plus de crainte de leur jugement que de désir de les capter? Dire que le poète Horace veut se faire pardonner dans ses odes l'éloge du fier courage de Caton, en avouant qu'il a lâché son bouclier, quand il s'agissait de soutenir sa cause ; et que Virgile loue le premier Brutus, pour faire mieux lapothéose de la victime du second; ce serail peut-être, en même temps que calomnier la poésie, enlever à Auguste une gloire qui lui reste, celle d’avoir aimé les lettres, et surtout la poésie pour elles-mêmes , et d’avoir su toujours les protéger. La muse de Phistoire excita davantage ses craintes , et il 18 = pTE — eut pour elle moins de tendres faiblesses. Quand l'historien des grandeurs romaines, Tite-Live, re- trace la chûte d’une république qu'il regrette , il en est quitte, j'en conviens, pour encourir de la part d'Auguste le nom de pompéien ; mais, dès qu'il arrive à l’empire, qui l'effraye, il voudrait, précepteur d'un petit fils d'Auguste, Claude, mettre ce fardeau sur ces jeunes épaules princières ; il dépose la plume ; et Tacite nous dit, en commencant ses annales : « Il « ne manquait pas de beaux génies pour écrire l’histoire « du temps d’Auguste, mais ils ont reculé. » Comment ne lauraient-ils pas fait? Un avocat et un écrivain distingué , Cassius Severus, passe souvent, par pru- dence, quelques pages des mémoires de ce temps qu’il lit à un petit cercle d'amis; il est puni et de ses indiscrétions et de sa discrétion par lexil. Un histo- rien de profession, Labiénus, voit ses manuscrits, qui n'avaient guère été lus et point publiés, condamnés au feu; et c’est avec raison que Dion Cassius se plaindra de la dificulté qu'on éprouve à écrire l'his- toire de cette époque. Bien plus triste est la condition des lettres sous un prince justicier qui ne les aimait point du tout, et sous un prince poète qui se piquait trop de les aimer, sous Tibère et sous Néron, le premier, moins mauvais, le second pire encore, qu'on ne les fait. [l ne suffit pas à Velléius Paterculus d’avoir accablé de ces louanges nauséabondes , qui lui méritent le mépris de ses contemporains, et Auguste et Tibère ; il a fait l'éloge, lapothéose de Séjan, le ministre des volontés de Tibère ; et Séjan vient de tomber victime du maître soupconneux. C’est assez, l'historien flatteur cache sa plume et sauve avec peine sa tête, plus heureux que Cremutius Cordus, condamné pour avoir appelé Bru- tus et Cassius, les derniers des Romains. Que Néron, peu satisfait d'interdire à un poète rival comme Lucain les salles de récitation publique , envoie un ordre de mort à Pauteur de la Pharsale; coryphée de Pépicuréisme romain, qu'il poursuive, persécute le stoïcisme et les stoïciens, et ne pardonne pas même à Sénèque, après avoir obtenu de sa rhétorique l'apo- logie de son parricide, de démentir encore par la morale de ses écrits, la faiblesse de son caractère, il n°y a là rien d'étonnant. Néron avait intérêt à supprimer l'histoire et Les historiens, la morale et les moralistes. Mais, après avoir fait l'art et la morale à son image, il persécute, dans Pétrone même, la poésie et la vie épicuriennes. Artiste, il frappe son art, épicurien, il frappe sa philosophie, comme fils, il a tué sa mère. — Que dire de Domitien qui persécute la philosophie, Phistoire, les beaux-arts, jusqu’à l'astrologie qu’il avait voulu rendre complice de sa tyrannie ? Les grands coupables, qui ont égaré le jugement de la postérité sur l'empire romain , ce sont Suétone et surtout Tacite. Ils ont écrit sous des empereurs trop débonnaires ; et, abusant de ce répit laissé à la liberté — 976 — de la parole, ils ont recueilli, ramassé toutes les injures et toutes les calomnies à peine étouflées dans les an- ciens écrits. L'un par amour du scandale, lautre par ressentiment de patricien et tempéramment d'artiste, ils ont noirci tous deux les fondateurs du gouverne- ment sous lequel ils avaient le bonheur de vivre. J'avoue que je ne crois pas toujours aux anecdotes, aux mots inventés à plaisir, auxquels Suetone accorde une trop facile créance. Très souvent il transforme évidemment un mot méchant en une anecdote scan- daleuse, et la plaisanterie dun contemporain sous sa plume devient un fait. Je reconnais, et j'aurai l'occasion de montrer que les regrets et le génie raffiné de Tacite, lui ont fait involontairement com- mettre quelques injustices, l'ont entraîné dans une certaine exagération. Mais c'est pousser l'esprit de système bien loin que de prétendre ébranler par là, pour mieux défendre quelques mémoires réprouvées, la confiance que méritent deux historiens honnêtes, désintéressés, et surtout l’un des plus beaux génies et des plus nobles caractères de ce temps. Les exemples de Velléius Paterculus, de Cremutius Cordus, étaient- ils donc si éloignés? Était-on assuré toujours d’une succession de bons empereurs ? Et ces deux historiens ne savaient-ils pas mieux que personne, en écrivant leurs histoires, qu'après Trajan où Marc-Aurèle, pou- vait venir Commode, comme après Titus, était venu Domitien ? « Pensez-vous, fait dire Tacite, quelque — 211 — part, à un de’ses personnages, que Néron soit le dernier des tyrans ? On l'avait cru de Tibère, on l'avait cru de Caligula, et il s'en est élevé un plus cruel et plus barbare après eux. » I'historien qui vécut sous Domitien et sous Trajan, dut écrire toujours avec cette terrible pensée. Ajoutons que, en face de toutes les difficultés et de tous les périls que rencontrait la vérité, la carrière la plus large, la faveur la plus avérée, étaient pour le panégyrique ; un des meilleurs empereurs ne peut échapper à cette nécessité du régime, et il ne se console sans doute qu'en voyant sa mémoire recommandée au moins par lhonorabilité du panégyriste. On peut appliquer les mêmes réflexions aux derniers empe- reurs, quand la question religieuse , posée entre le christianisme naissant et le paganisme à lagonie, vient compliquer pour lhistorien, la question politique. Païens, les empereurs sont attaqués par les chrétiens ; devenus chrétiens, par les païens, mais toujours dé- fendus par les leurs. Au milieu de ce double courant d'éloges et de blâmes, la postérité est toujours bien informée ; si elle doit surveiller l'esprit de dénigrement et l'esprit de flatterie, elle doit aussi tenir compte des dificultés que rencontre l'attaque et des faveurs qui attendent la défense; et, en dernière analyse, dans Pintérêt de son impartialité même, c’est une loi pour l'historien de prêter plus volontiers l'oreille à la cri- tique qu'à la louange, s’il est vrai que les sympathies — 218 — de son cœur appartiennent toujours de droit aux causes vaincues et opprimées. César n’est point le fondateur de l'empire tel que le monde la eu ; c’est, dans l'histoire romaine, un per- sonnage sans antécédent comme sans successeur, un vaste génie, un cœur encore plus grand, dont l'œuvre eut été sans doute bien différente de celle d’Auguste, s'il avait eu le temps de Paccomplir. Descendant de la famille royale des Jules, il voulait fonder une monarchie, non romaine, mais humaine ; étendre les murailles de la cité aux limites de lempire, régner sur le monde pour le monde entier, non pour Poli- garchie ou la démocratie quiritaires ; abaisser les bar- rières entre les classes comme entre les nations, entre la liberté même et la servitude en favorisant les affran- chissements , et en mettant le travail en honneur. Avoir à Rome une représentation non du patriciat romain, mais du patriciat du monde civilisé, fondre les lois de la cité exclusive dans celles du droit des gens, créer, répaudre un peuple de citoyens qui vécussent de leur industrie et qu'on ne fut pas obligé de nourrir et d'amuser, depuis que la paix entre les nations faisait de la guerre une exception; voilà ce qu'on peut encore entrevoir des vastes projets de celui qu'on na pas appelé trop ambitieusement l'homme du monde , de lhumanité ; voilà ce dont témoignent déjà les Gaulois, les Espagnols introduits dans Rome, Corinthe et Carthage relevées, et ce qui — 979 — légitimerait, dans une république impossible, son ambition de devenir roi sil ne l'avait gâtée d’un fort alliage d'intérêt personnel et de corruption. Ce qu'une longue suite d’empereurs ont laissé faire lentement, incomplètement , et comme malgré eux, par consé- quent trop tard et inutilement, César lavait voulu tenter tout d’un coup. C’est ce qui a choqué moins encore le libéralisme romain que son étroit patrio- tisme, et ce qui a tué César. Rome ma pas voulu être réconciliée par lui avec le monde, comme, dans un autre temps, Pintolérance religieuse n’a pas voulu être réconcihiée avec la liberté de conscience par Henri IV, autre fondateur d'une dynastie qui n’a pas tenu tout ce que son fondateur avait rêvé ; deux hom- mes dont le caractère et la destinée ont une singulière ressemblance ; fougueux, inconstants dans leurs pas- sions, d'esprit léger et de vaste intelligence, intrépides dans le combat, humains dans la victoire, joignant la clémence au courage et la générosité à la valeur, s’écriant sur le champ de bataille ; César : sauvons Îles citoyens romains ; Henri : sauvons les Francais ; enfin tous deux , victimes des partis et des passions qu'ils - s'étaient eflorcés de réconcilier, tombant sous le fer dassassins qu'ils avaient épargnés et laissant pour tes- tament de vastes projets, qui n’ont pas été complète- ment réalisés, pour la pacification de l'Europe ou du monde, Brutus et Cassius tuèrent avec César la monarchie — 280 — humaine, ils laissèrent au monde la tyrannie romaine qu'Auguste organisa. Au lieu d'établir franchement la monarchie à la place de la république, comme le vou- lait faire César, Auguste l’introduit subrepticement sous le manteau des institutions républicaines. Au lieu de létendre sur le monde, il la met à l’étroit dans Rome. Il ne se présente pas comme le créateur d'un ordre nouveau, mais comme le restaurateur de l’ordre ancien, dans tout ce qu'il avait d’étroit, y demandant seulement pour lui-même la première place; funeste faute qui pèse sur tout l'empire ! L'œuvre qu'avait rêvée César, ne s’accomplit sous ses successeurs que par fragments, sans ensemble et comme au jour le jour. Quand, par intervalles, Tibère, Claude, Vespasien, Alexandre Sé- vère, entraînés par le mouvement du monde, réalisent quelques-unes des idées de César, ils s’exposent à la haine de Rome qu'Auguste avait conservé républicaine au lieu de la faire monarchique. Cest ce qui rend chacune des concessions faites au monde par Rome tardive et le dispense de la reconnaissance. Le pro- gramme fut rempli quand il devint inutile. Auguste n'a rien changé dans la république ; il a respecté jusqu’à l'aristocratie, la démocratie, dont il ne prend point ombrage. Ne vous y méprenez pas ; les contemporains d’Auguste, plus faciles à soumettre qu’à abuser, ne s'y sont pas trompés. Il ne fallait pas tant conserver l'aristocratie, la démocratie de Rome, qu’en faire l'aristocratie, la démocratie du monde, devenues ER — les solides appuis d’une véritable monarchie. Romaines, les institutions sous lempire ne sont plus qu'un mensonge dangereux, un obstacle au pouvoir, qu’il ne conservait que pour les briser; humaines, elles eussent été une réalité, un instrument mis entre les mains du pouvoir pour le servir. À quoi bon bâtir au peuple le Forum de marbre qui remplace l'enclos de planches dont se contentait la grossière liberté républicaine ? A quoi bon réparer la Curie pour que le Sénat s'y assemble et y légifère? À quoi bon conserver des assemblées, des magistratures dont on a pris d'avance la toute puissance ? Ce Sénat, ce peuple, ces magis- trats ne peuvent penser qu'à Rome ; et lempereur doit penser au monde qu'il a à gouverner. Il fallait transformer, étendre, avec la monarchie qui allait aux limites de lempire, cette aristocratie et cette démo- cralie romaines et en faire les appuis solides et sin- cères du pouvoir, aussi immenses que lui. Je ne regrette pas que l'empire ait enlevé à cette populace vénale le droit de faire ou de corrompre des lois, délire ses magistrats romains; je regrette qu'il n'ait point communiqué ce droitaux provinces, et ne leur ait parfois fait partager avec la populace romaine que le privilège d’être nourri et amusé. On ne peut appeler démocratie le règne de ce peuple roi, roi fainéant avec la vertu et le malheur de moins, pour qui on bâtit des amphithéâtres , et à qui l’on assure les distributions de blé et de lard. Ne faites point — 282 — honneur aux Césars de cette démocratie, si vous ne voulez en faire les successeurs de ces candidats de magistratures annuelles qui ont perdu la république ; obligés comme eux de payer au peuple roi la rançon de leur perpétuel pouvoir, au risque, non pas d’un échec cette fois, mais de la mort. Sans doute les regrets que les familles patriciennes de Rome, le Sénat nourrissaient pour ancien état de choses, pour leur pouvoir tombé, pour leur influence perdue, ne me touchent guère. Mais les regrets que les provinciaux ont pu éprouver plus d'une fois , l'histoire de l'empire en témoigne, de ne point voir leurs intérêts représentés, défendus à Rome par eux- mêmes, de les sentir abandonnés la plupart du temps au pouvoir d'un seul homme, trop éloigné, trop au dessus d'eux pour s’en préoccuper avec eflicacité et avec constance, ceux-là me touchent. En un mot, je ne regrette pas de ne plus voir la république, mais je regrette de ne pas voir la monarchie, une monarchie véritable, avec des institutions monarchiques, que je ne trouve pas dans l'empire romain. Ce que je ne puis m'empêcher de déplorer, et ce qui a fait le malheur de la plupart des empereurs, des premiers surtout, et plus encore le malheur des patri- ciens des anciennes familles de Rome, c’est que les Césars aient conservé à ceux-ci un semblant de puissance qui n'était plus compatible avec le temps ; c’est qu'ils aient gardé pour la république un respect extérieur — 283 — qui est devenu meurtrier pour tous ceux qui croyaient encore à la vieille Rome, et qu’on autorisait ainsi à y croire. La plupart du temps, les empereurs, à leur avènement, ne sont venus déposer leur pouvoir aux pieds des sénateurs, que pour mieux faire ensuite tomber leurs têtes ; ils n’ont conservé la république que pour détruire les républicains. Créer au contraire des partisans de la monarchie pour soutenir le pouvoir d’un seul, constitué dans l'intérêt de tous; voilà ce qu'il fallait faire. Rien ne vaut, en politique, en tout, comme la franchise. Ou république ou monarchie, la société a besoin de savoir à l'abri de quel principe elle repose. Il ya, je le sais, des époques de transition où, chan- geant de gouvernement, elle a besoin d’être conduite sans trop de violence de Pun à Pautre. Le mieux est cependant que cette transition se fasse le plus vite possible et ne se dissimule point. Conserver la répu- blique de nom, élever Pempire de fait, comme Au- guste, sans lui donner ses bases véritables, et prolonger ainsi pendant cinquante années , un état transitoire, c’est faire un gouvernement de ce qui n’est qu'un expédient, c’est vivre au jour le jour, sans souci de l'avenir, c’est faire du provisoire le définitif. Là est si bien le défaut de l'œuvre d’Auguste, qu'il n'ose mème point achever l'édifice qu'il élève en lui donnant sa pierre angulaire, constituer réellement la monarchie, en fondant , par une loi, lPhérédité du pouvoir. Il — 284 — essaye d'y suppléer par la coutume toute privée de l'adoption; fiction nouvelle et plus dangereuse , qui dépose dans la famille impériale le germe de rivalités funestes et de crimes, qui entretient une fois de plus dans l'aristocratie et le peuple des regrets et des espé- rances incompatibles avec le régime nouveau, et four- nit enfin des prétextes, des drapeaux aux factions sous un pouvoir fait pour les réprimer et les punir. De là, sous Tibère, Néron, Domitien qui ont hérité d’une position qu'ils n’ont point faite, ces intrigues de famille, ces conspirations de palais, ces factions de cour, aux- quelles se rattachent les espérances ou les ressentiments des partis, et à la répression desquels les souverains, sur qui pèse non pas une nécessité mais une fatalité peut-être, perdent leur mémoire. Tandis que les Césars s’acharnent à la perte de leur famille, le Sénat, bassesse, crainte ou vengeance , s’acharne lui-même à la ruine de ses membres. Ainsi s'achève, mais singulièrement ravalée, la guerre civile, non pas seulement comme dit un poète dans le sein du Sénat, mais au foyer domestique même des empereurs ; lutte hideuse d’en- fants ou de femmes, d’embüûches et de vengeances, d'astuce et de cruauté, duel impie entre le poison et la hache du licteur, et auquel on scrait tenté de pré- férer de beaucoup, sans leurs immenses douleurs, les franches et grandes guerres civiles, où les moyens étaient loyaux du moins, la défaite honorable encore, et où la victoire donnait un grand homme au lieu d’un bourreau. NPD ie Pour moi, je crois qu’il faut louer la franchise et Ja clémence de l’empereur Adrien qui fit émaner direc- tement la loi de son pouvoir souverain sous le nom de Constitution, et Ôta ainsi l'épée de Damoclès suspendu par ses prédécesseurs sur la tête de chaque sénateur. Cela est arrivé sous la seule période vrai- ment heureuse de empire, sous les Antonins qui ont su tirer le meilleur parti du pire des gouvernements comme pour prouver que l’homme fait souvent plus que les plus savantes constitutions. L'État présenta alors de fait, selon l'expression de'Facite, une heureuse combi- naison « du pouvoir et de la liberté. » Malheureusement cette combinaison n’exista que dans le bon naturel et l'excellente volonté de ces grands souverains, et, si l'on peut leur reprocher quelque chose, c’est peut-être de n'avoir pas fait de leur vertu le caractère constitutif de l'empire en la faisant passer dans ses institutions. Ne leur appartenait-il pas de profiter de circonstances aussi heureuses, pour faire que cette heureuse combi- naison füt désormais dans les choses et non dans les hommes, pour donner à la monarchie des institutions sincèrement libres qui leur auraient permis de demander en retour une franche hérédité ? [ls ne l'ont point fait; ils ont reculé peut-être devant cette autre pensée de Tacite, qu'un gouvernement « fondé sur lalliance de la mo- « narchie avec les institutions aristocratiques et popu- « aires, est plus facile à louer qu'à réaliser. » Mais ils ont perdu par [1 plus que l'honneur d’être soi-même EN grand, celui de laisser après soi une chose grande ; car si les bonnes institutions ne créent pas les bons princes , elle ne les entravent pas ; et elles lient les mauvais, tandis que les institutions défectueuses, créent souvent les pires et pervertissent quelquefois les meil- leurs. Le grand Marc-Aurèle eut, je le crois, cette idée : il méditait, nous a-t-il dit, de « fonder son gouvernement sur des lois générales et égales ; » mais il mourut dans la triste pensée que ce rêve m'était point fait pour son temps. « Supporte patiemment « la mort, se dit-il à lui-même, dans son beau livre « des maximes, en songeant que tu nas pas à quitter « des hommes qui pensent comme toi. La seule chose « qui put attacher à la vie serait l'espoir de faire par- « tager aux autres ses sentiments ; mais tu vois quelle « douleur c’est de ne trouver qu'opposition dans le « commerce des hommes ; et tu n'as plus qu'à te dire: « O mort, viens vite pour que moi aussi je ne me « démente pas moi-même. » Belles paroles, qui sont comme les adieux adressés dans l'antiquité par ce que la philosophie y a produit de plus auguste et de plus beau, à ce que la politique avait réalisé de plus impar- fait et de moins pur. Le stoïcisme vaincu avec la répu- blique ne parut avoir été un instant mis sur le trône impérial que pour en proclamer la radicale impuissance pour le bien ! Ainsi l'établissement politique d'Auguste, sous lequel est tombé Marc-Aurèle impuissant, ne fut jamais une br = monarchie véritable avec des bases aristocratiques et démocratiques sincères. Îl n’a que la force pour soutien et l'hypocrisie pour prestige ; appuyé sur les légions et déguisé sous les oripeaux de la république. La cou- ronne des Césars pendant trois cents ans ne peut ni se fixer par Padoption ou l’hérédité dans une seule famille, ni trouver dans une élection légale une sanction ré- gulière. Elle passe violemment de Pun à Pautre, au gré d’une conspiration du Sénat, d’une émeute de la populace, et surtout d’une insurrection des camps. Septime Sévère, génie plus hardi et plus franc, met à néant ce fantôme de république, et affiche franche- ment la déchéance du Sénat et du peuple. C'est pour- quoi je le préfère à Auguste, bien qu'il proclame trop brutalement le mot de la situation avec ces paroles : « Traitez bien, enrichissez le soldat et méprisez le reste. » Je souscrirais en effet volontiers, même à ce mot, si les légions romaines échappaient au même mépris, si elles valaient mieux toujours que le Sénat et le peuple, et avaient enfin su donner au monde des maîtres toujours dignes de lui; car la puissance doit toujours être aux meilleurs, à la véritable aristocratie. Les légions ont fait parfois d'excellents choix : Au- rélien, Probus qui ont fait le salut du monde attaqué. Mais la légion est-elle bien longtemps cet admirable corps de piétons sévèrement armés, lourdement chargés, avec sa cavalerie déployée sur les ailes, fortifiée dans ses camps qui faisaient l'admiration du monde, animée par 988 — une discipline et un patriotisme plus grand que sa modique paie et.son mince ordinaire ? Comment la reconnaître dans ces cohortes qui mont bientôt plus rien de Romain, péniblement rassemblées des bouts de Punivers, recrutées de plus en plus parmi les bar- bares, sous ces habits bariolés de toutes couleurs, dans des palais pour casernes, avec une armée d'esclaves et de bouffons pour les servir et les amuser, qui trouvent le casque et le pilum trop lourds dans la marche, et mettent tout leur patriotisme à renouveler le plus fré- quemment possible le maître du monde, afin de re- cevoir plus souvent la paie extraordinaire du dona- tivum. L'empire démoralise l'armée comme tout le reste, et larmée le lui rend bien, en élevant souvent au pouvoir, sauf les cas rares où elle veut se sauver elle-même, de grossiers où d’astucieux soldats qui ne lui refusent rien, pas même leur vie quand ils n’ont plus qu’elle à donner. À plusieurs reprises, les légions ont tellement corrompu leurs généraux, et les géné- raux leurs légions, que l'empire connaît un fléau plus terrible que celui des guerres civiles: le fléau des guerres militaires, et que la couronne devient souvent un pré- sent fatal qui ne tente plus que des aventuriers : « Épar- « gnez-moi, mes amis, disait Saturninus à ses soldats. « Vous ne savez pas ce que c’est que d'être empereur. « Nescitis quid mali sit imperare. » Comment comprendre maintenant que ce gouver- nement, mauvais pour Rome, soit excellent pour le — 289 — monde, et par cela seul qu'il lui garantit Punité ma- térielle , politique et civile , assure le progrès et le bonheur de Phumanité ? On croit trop aisément que l'empire a d’abord fait cesser la guerre entre les na- tions, pacifier toutes les vieilles querelles. L'empire, pense-t-on, c’est la paix ; on dit quelquefois « Pimmense majesté de la paix romaine. » Il ne faut point se faire trop illusion. La guerre change de caractère, voila tout. Les nations, sous le nom de provinces, quand elles ne cherchent point à se révolter contre l'empire, se bat- tent entre elles à qui donnera l’empereur à Rome ; nouvelles guerres civiles particulières à l'empire et qui faillirent souvent amener sa perte ! Une de ces guerres fit une anarchie effroyable de soixante ans qui suscita vingt empereurs et trente tyrans aux prises les uns avec les autres. Il n’y a guère d’avènement d’empereur qui ne coûte au moins une petite guerre ; une ruine inaugure au moins chaque règne. Enfin, quand la paix même l'emporte, on s'exagère encore son bonheur, ses progrès, et lon s’y trompe, parce qu’on s'attache plus aux mots qu'aux choses, aux monuments qu'aux hom- mes, aux lois qu'aux mœurs. Sous les Césars aussi, quelques rhéteurs, il est vrai, se laissaient prendre aux apparences de prospérité matérielle que Punité, la paix semblaient donner à l'empire : « Rome a mis en commun, dit l’un d’eux, « lindustrie de tous les peuples, la fécondité de tous « Jes climats ; les cités ne luttent plus entre elles que 19 — 290 — « de magnificence et de luxe; ce ne sont partout que « routes magnifiques qui mènent d’un bout du monde « à l’autre; ce ne sont partout que portiques, aque- « ducs, théâtres, écoles ; non-seulement les villes, « mais la terre elle-même s’embellit et se cultive « comme un magnifique jardin. » Tableau vrai en partie, si l'on songe à quelques années de repos qui suivent parfois les fortes et longues commotions dont l'empire non plus n’est pas exempt, faux si l’on veut l'appliquer à toute la période impériale. L’u- nité est une belle chose, mais elle west pas tout. Rome met en commun toutes les industries et tous les climats; c’est pour en donner le produit à dévorer à ses empereurs, à ses soldats, à son peuple de lam- phithéâtre. Pour quatre ou cinq empereurs qui tra- vaillent au bien des provinces, la plupart les pous- sent à la ruine. Sous un Néron, tous les gouverneurs, lieutenants choisis par lui, sont autant de petits Nérons. Les bons empereurs sont occupés à relever les ruines des mauvais. Ces routes, elles amènent surtout au fond des provinces les soldats qui les maintiennent, et elles ramènent surtout à Rome les produits et les lourds impôts dont la plainte retentit pendant toute la durée de l'empire ; ces portiques, ces théâtres, ils sont élevés pour le plaisir du petit peuple des provinces qu’il faut amuser comme celui de Rome. Qui vous assure que pendant quatre siècles, ces provinces, laissées à elles- mêmes, comme la Gaule ct l'Espagne entr’autres, n’eus- — 291 — sent pas fait de plus grands et de meilleurs progrès? Enfin, les plus fertiles contrées présentent bientôt, au dire des historiens qu'il faut opposer aux rhéteurs, sous les empereurs, au lieu de l'aspect d’un jardin, celui d’un désert. | À nourrir ltalie épuisée et déserte dès la fin de la république, les provinces n'attendent pas la fin de l'em- pire pour être à leur tour épuisées, dépeuplées. Ce que la république avait fait en Italie, l'empire l’étend au monde. Tacite nous dit, il est vrai, que toutes les provinces saluèrent avec joie la chute de la république et lave- nement de l'empire. Si c’est seulement parce que lem- pire abaisse toute barrière entre les vainqueurs et les vaincus, et permet à tous d'entrer sur le pied d’éga- lité dans la communauté romaine, est-ce lindépen- dance qu'elles acclament, ou légalité de la servi- tude ? Elles avaient espéré mieux. Plusieurs empe- reurs appellent, il est vrai, à différentes reprises, les provinciaux les plus considérables de l'empire, à siéger au sénat. Mais cette assemblée devient, de plus en plus, le sénat de Rome, un corps presque municipal, et n’est jamais réellement le sénat de l'empire. Ses nouveaux membres se font promptement Romains, promptement étrangers au pays qu'ils ont quitté. Les institutions provinciales et municipales elles- mêmes, que les empereurs donnent hors de Rome, au lieu d'une garantie contre le pouvoir, deviennent — 292 — bientôt son plus puissant moyen d’exactions et d’op- pression. À la joie que montrent les provinces, selon Tacite, à l'avènement de lempire, il faut opposer leurs nombreuses révoltes pendant sa durée, et la plus grande joie avec laquelle elles saluent les Barbares qui viennent le renverser. Qu'on exalte tant que l'on voudra le fameux édit de Caracalla, qui, consacrant une révolution déjà faite, donne le droit de cité romaine à tous les hommes libres de l'empire; on ne fera pas au’il leur ait accordé un grand bienfait en les déclarant citoyens, quand il ny avait plus que des sujets et des sujets souvent mal- heureux. Mais cet édit, d'accord avec les doctrines et les sentences de la grande école des jurisconsultes de ce temps, qui unissaient d’un point de vue supé- rieur le vieux droit quiritaire et le droit des gens, sanctionne en quelque sorte au moins l'égalité civile entre les Romains et les étrangers, entre tous les sujets de l'empire, et devient la condition de l'unité, de la perfectibilité de cette législation romaine qu'on croit ne jamais assez payer ? , Nous avons autant de respect que tout autre pour la législation romaine ; mais nous croyons que le monde la plutôt donnée à Rome qu'il ne la reçue d'elle. Cest le droit des gens qui en fait le meilleur fonds ; ce sont des provinciaux, des Syriens pour la plupart, qui l'ont rédigée, codifiée. Faut-il savoir beaucoup de gré aux empereurs de l'avoir promulguée? D — 993 — Le stoicisme et l’épicuréisme ont contribué aussi efhca- cement l'un que l'autre à renverser les vieilles bar- ricres entre le droit quiritaire et le droit des gens, lun au nom du juste et l'autre au nom de Putile. L'utile, confondu alors avec le plaisir, avec la cor- ruption romaine, y a même plus contribué que le juste, identifié souvent avec la rudesse des vieilles mœurs. On le sait, lépicuréisme s’accommodait mieux de Pem- pire, et le stoïcisme regrettait la république. Cest ce qui explique comment les pires empereurs ont quel- quefois sanctionné les meilleures lois, mais aussi sans réformer les mœurs. Qui a profité davantage en effet de la fusion de l'équité dans le droit quiritaire : le Romain, que l'amour du plaisir, plus que l'expansion de ses nobles affections mettait à l’étroit dans sa stricte formule, ou les nations étrangères à qui lon n’a fait que restituer ce qu'on leur avait pris ? Que ceux enfin qui aiment encore mieux les bonnes mœurs que les bonnes lois se demandent ce que la morale a gagné à cet échange. Pour n’examiner qu'un point, le mariage, fondé par les constitutions impériales à peu près sur l'égalité des droits et la réciprocité des de- voirs, est-il plus respecté que le mariage fondé sur - la puissance d'un seul par la loi des douze Tables, bien que la première loi soit supérieure à la seconde ? La matrone romaine de la république ne vaut-elle pas mieux que la femme émancipée de l'empire tombée au rang de laffranchie ? Toute l’histoire de l'empire semble nous démontrer que Rome n'a adopté les lois du monde que pour lui donner ses mœurs. Ne nous en laissons point imposer non plus par l'apothéose que le monde, satisfait de vivre sous ses lois, aurait fait de Rome impériale. Sans doute, il s'élève pour elle sur tous les points de l'empire des temples, des autels ; il se fait des sacrifices à la fortune de Rome, à Rome protectrice et libératrice. « Je te salue, d Rome, s’'écrie un poète, fille de Mars, reine à la coiffure d’or, au cœur intrépide, qui, environnée de majesté, habites sur la terre un olympe incorruptible. » Flatteries de provinces, encens de courtisans poèles que tout cela. À Rome, on le sait, la religion était toute politique. Rome était presque à elle-même le premier dieu de son culte; son génie, sa grandeur, sa destinée mer- veilleuse étaient surtout les objets de l'adoration d’un - Romain. Aux provinces vaincues, Rome impose ce culte ; mais le monde n'est point en reste et lui rend Dieu pour Dieu. Si la religion des Romains, comme on l’a récemment fait remarquer, n’est qu’une person- nification patriotique de Rome, quand la république se personnifie dans un homme. cet homme devient le vrai dieu de l'empire. Les provinces, les premières, élè- vent des temples, des autels aux Césars. Auguste et Tibère arrêtent l'invasion de ce culte en Italie ; là, ils consentent à n'être qu'hommes et s’avouent soumis aux lois de Pespèce ; Tibère, lui-même, refuse la divi- nité dans un langage peu ordinaire dans sa bouche ; — 295 — mais Caligula a, nous le verrons, la monomanie de la divinité. Néron se croit, au moins, un demi-dieu. L’encens brûle à Rome pour eux, pour leur famille, pour les objets de leurs caprices. Thraséas meurt pour n'avoir pas reconnu la divinité d’une fille de Poppée, immortelle déesse qui ne vit que quatre mois; et le monde se prosterne enfin aux pieds d’un Héliogabale, véritable idole d'Orient, avec le tour des yeux peints de vermillon, la tiare sur la tête, des colliers aux bras, la robe traînante de soie et d’or, entouré de nains, d’eunuques, de magiciens, de bouffons, dignes minis- tres du nouveau dieu. Par la sincérité du culte rendu aux Césars, jugez de la sincérité de celui qu'on rend à Rome civilisatrice. Les plus mauvais empereurs ont été le plus adorés.. sur les autels. Comment croire que l'empire romain soit soutenu par l'adhésion véritable et laffection réelle des pro- vinces ? Il suffit, comme à l'époque de Valérien, de la captivité d’un empereur, pour que cette belle et heu- reuse unité menace de tomber en poussière ; chaque province se détache alors et menace de se donner un souverain national, sous la période vulgairement dite des trente tyrans. À deux époques, au contraire, où la France paraît avoir moins d'unité que l'empire ro- main, son roi devient captif. La France cependant, bien qu’encore engagée dans la féodalité , n’est point menacée de dissolution ; les souverainetés locales me- nacent à peine d'y renaître. Pourquoi ? C’est que la P " I once royauté française repose sur un principe et l'empire romain sur un homme ; Ôtez le roi en France, il res- tait la monarchie ; ôtez l'empereur à Rome, il n’y avait plus d’empire. Cette grande tourmente des trente tyrans , fut l'événement qui ouvrit le plus les yeux sur la faiblesse politique du régime impérial. C’est ce qui inspira certainement à Dioclétien , à Constantin surtout, l’idée de fonder, à la place d’un expédient trop longtemps prolongé, une vraie monarchie fondée sur la transmission héréditaire du pouvoir et le respect des peuples. Reste à savoir, s’il était temps encore de l'essayer, surtout, s'ils prirent le bon moyen pour y réussir. Constantin, génie vraiment organisateur, cherche à trouver le respect, dont la transmission héréditaire du pouvoir a besoin, dans le prestige tout oriental dont il entoure le trône ; il veut reconstituer l'État en lui donnant un nouveau dieu, une nouvelle religion, en Jui faisant une autre capitale, une autre administration, une autre armée. Persuadé que cela ne suffisait point encore, s'il ne donnait de fortes bases à cette nouvelle et héréditaire monarchie, il cherche à faire sortir de la richesse, une noblesse nouvelle, à trouvef une bour- geoisie dans les curiales des cités, un peuple dans les corporations des métiers et le colonat des campagnes. Si Constantin ne réussit point, ce n’est pas seulement parce que ni sa monarchie, ni sa capitale orientales ne convenaient à l’Europe, ni parce que le Christianisme 00, ne pouvait attacher ses destinées à une nouvelle œuvre périssable. Le gouvernement n’a pas manqué à la so- ciélé ; c’est la société qui a manqué au gouvernement. Dans cette grande tentative, qui eut le tort de fonder moins le gouvernement que l'administration, de moins réformer la société que de la classer, le monde ne voit qu'une machine nouvelle d’oppression. Il pré- sente le curieux spectacle, sous les successeurs de Cons- tantin, d’une société qui se dérobe à elle-même, qui cherche à s'échapper à travers le réseau hiérarchique et administratif qu'on prétend lui imposer. Chacun, en effet, n’envisage sa position que par la part d’op- pression, de charge, d'impôt qui lui revient et qui sur- passe la part d'avantage qu'il retire de Pétat social. L’aristocratie veut sortir des cadres de la noblesse, la bourgeoisie de la curie, le soldat de la légion, le ma- nœuvre de la corporation, l’homme libre de la liberté, le Romain de empire, et chacun pour descendre, jusqu’à lesclave qui brise sa chaîne , se fait bagaude ou brigand sur la grande route, et donne la main aux Barbares. Cétait moins de réformes politiques, admi- nistratives , que de réformes économiques et sociales que l'empire avait besoin. Il fallait donner à la no- blesse un rôle réel, effectif, au lieu de titres vains ; rendre la vie à la bourgeoisie, à l'agriculture , en honorant, en délivrant le travail méprisé ou esclave ; rétablir la discipline dans l’armée, les mœurs dans la famille ; en un mot, intéresser la société à maintenir 008 l'État, et non l'État à contenir la société. Mais le temps seul répare les ruines que le temps a faites. Ouvrez les Constitutions des derniers empereurs : Ils ne sont occupés qu'à river, même héréditairement , le noble à son titre, le bourgeois à sa charge, l’ouvrier à son métier, le colon à sa glébe, l’homme à sa liberté, le Romain à l'empire, l’esclave à sa chaîne; et par-là, ils ne font qu'activer le sauve qui peut général où l’em- pire a amené la civilisation romaine. Quand une so- ciété a besoin, pour se conserver, du régime des castes, c’est-à-dire, du procédé de la politique à l'état d'en- fance, on peut croire qu’elle est perdue. On ne peut affirmer ici qu'en courant ce que la suite démontrera, on l'espère ; il est permis cependant de conclure par avance : L’empire n’a recu le monde, des mains de la république, que pour lui assurer quelques années d’une paix et d’une prospérité trompeuses qui l'ont laissé, en définitive, plus ruiné, plus corrompu qu'auparavant. On pourrait dire, à sa décharge, qu'il avait affaire à une société, corrompue par le paganisme et l'esclavage, qui lui a communiqué ses vices. Il devait s’en défendre et l'améliorer. Il a mérité de périr, miné au-dehors et au-dedans par l'invasion barbare et la miséricorde de la religion chrétienne. Il à été puni, comme toujours, par où il a péché. La plus sensible atteinte que l'empire romain aît porté à la liberté, est celle qui touchait les consciences ; les empereurs n'a- vaient pas voulu être seulement les souverains spirituels . SE 0 Reel en même temps que temporels de leurs peuples, ils avaient prétendu s’en faire adorer ; le Christianisme a été la plus dangereuse protestation élevée par la conscience, contre cette singulière usurpation. La plus grande faute que les empereurs romains aient commise, c’est de s'être trop appuyés sur les institutions militaires , en négligeant les forces qu'ils pouvaient trouver dans les institutions politiques et civiles. Croyant mieux se dé- fendre contre leurs sujets au-dedans et contre les étrangers au-dehors, ils ont été jusqu’à recruter leurs soldats, prendre leurs généraux enfin chez les Barbares. chez les ennemis de Pempire ; c’est un chef de milice, d'origine barbare, à la tête de Barbares auxiliaires , pris au service de l'empire, qui proclame la chute de l'empire. C’est lhercule Odoacre qui dépose Romulus- Augustule. x Nous pouvons entrevoir déjà maintenant les causes de ces tristes résultats, Pexplication de cette fin déplo- rable. L'empire romain n’est point une monarchie, car on ne peut appeler de ce nom le pouvoir d’un seul qui n’est point soutenu par des institutions mo- narchiques. C’est un édifice bâtard, plusieurs fois replâtré, mais qui n’a jamais trouvé sa véritable assiette dans le respect des siècles ou le consentement sincère et légal des peuples. Il n’a rien qui ressemble aux vieilles monarchies de l'Orient fondées sur la supers- ütion ; Rome alors ne lui offrait même plus sincère- ment la grossière base de lidolâtrie. Il ressemble — 300 — moins encore aux monarchies modernes fondées au moyen-âge sur la religion, dans les temps modernes sur le droit laïque. C’est ce qui permettra toujours dans cette étude de le juger avec impartialité. Qui peut avoir intérêt à attaquer ou à défendre une forme politique qui n’a point eu de précédent et qui ne peut tenter limitation ? Si elle a quelques points par où elle se rapproche d’autres formes de la monarchie , elle en a encore plus par où elle en diffère. Appre- nons à distinguer les choses qui n’ont pas même le nom de commun, quand on veut lui attacher un sens précis. Ce titre d’empereur, par exemple, n’a pas eu en réalité, même sous les Césars, chez les Romains, la signification qu'on y a atiaché au moyen-âge, quand on lappliquait à Charlemagne ou aux empereurs alle- mands, qu'on y attache aujourd’hui quand on lappli- que aux premiers souverains de l'Europe. Cest une question parmi les historiens, s'il ne convient pas de donner aux premiers Césars de Rome et à leur gou- vernement les noms de prince et de principat à la place de ceux d’'empereur et d'empire. Ce qui a faussé trop souvent le jugement de quel- ques écrivains modernes sur la valeur du régime poli- tique impérial à Rome, c’est, outre le désir de flatter ou de dénigrer le présent, cette fausse philosophie, trop acceptée aujourd’hui en histoire, qui met lopti- misme dans la fatalité, et veut trouver bon tout ce qui a duré, donner raison à tout ce qui à réussi. — 301 — L'empire romain a-t-1il réussi à faire le bien ? C'est ce qu’on peut contester ; est-ce une durée que la sienne ? Nos monarchies modernes durent bien davantage, sans être ébranlées même par des changements de dynas- ties. À Rome la mort ou la captivité du souverain mettait tout l'édifice en danger. L'empire eut-il plus et mieux duré, ce ne serait peut-être pas encore une raison de labsoudre. Dans l’histoire, tout a sa raison d'être, mais pas toujours sa raison légitime. Croire que tout ce qui a été est bon, que tout ce qui a réussi est bien, c’est croire que l’humanité ne peut jamais ni se tromper ni mal faire. Il suffit d'ouvrir un livre d'histoire pour que la conscience se révolte contre cette croyance. C’est ce sentiment qui, pour notre part, nous mettra en garde contre cette philosophie de Poptimisme appliquée à l'étude de lempire romain. Contre elle, il nous sufhra d’être soutenu par ce petit axiome de logique : qu’il ne peut y avoir dans l'effet ce qui west pas dans la cause ; et par ce petit axiome de morale : que le bien ne peut sortir du mal ; à moins que la Providence, par des procédés dont elle seule a l'honneur, ne l'en dégage par voie indirecte. Mais la Providence. avait alors abandonné la voie politique pour la voie morale. En dehors de la logique, de la morale, ou de la foi, il ne peut y avoir ombre de phi- losophie, même en histoire. IL. AUGUSTE. Ni République, ni Monarchie. 31 av. 14 ap. J.-C. MEssIEURs, Quand on veut bien connaître, apprécier un établis- sement politique, il faut regarder surtout à ses com- mencements, étudier particulièrement son fondateur. Quelques modifications, en effet, que cet établissement puisse subir, quelques formes nouvelles qu'il revête, il garde toujours en partie les bases primitives et le premier dessein qui lui conservent son caractère prin- cipal, sa beauté ou ses défauts, sa solidité ou sa fai- blesse. Le cachet qu’imprime une fois pour toutes à un monument son premier architecte, ne s’efface jamais. L'étude du gouvernement romain, sous l'empire, doit commencer par celle de son fondateur : Octave, neveu du grand César, bientôt désigné par le nouveau et cé- lébre nom d’Auguste. On prend Octave, au lendemain de la victoire — 303 — d’Actium et de la mort d'Antoine , qui lui livrent la république romaine et la domination du monde, quand il passe de Passaut à lexercice du pouvoir, lorsque de triumvir il devient empereur. Les deux personnages se scindent , comme on sait, si parfaitement dans le même homme, qu'on en reconnaît à peine l'identité sous ses deux noms et ses deux costumes, dans ses deux rôles. Rome attend le vainqueur ; elle met à ses pieds tous les honneurs dont elle peut disposer; elle se donne elle-même avec la toute puissance qu'elle exerce sur le monde vaincu. Deux arcs-de-triomphe attendent Oc- tave, lun à Brindes, l'autre à Rome ; le Sénat, le peuple, les vestales vont au-devant de lui et le pré- cèdent dans sa marche triomphale ; les Romains ajou- tent son nom aux prières qu'ils adressent aux dieux pour la république ; dans les banquets et dans les repas de famille, ils font pour lui des libations. Quelle dignité veut-il dans la république, le consulat, la dic- tature, le tribunat ? On les lui offre toutes à la fois. Qu'est-ce donc qu'Octave ? Est-ce l'amour, est-ce la crainte qui précipite Rome à ses genoux? On sé- tonne que, jeune encore, sans grande éloquence au forum et sans grande bravoure sur le champ de bataille, il ait dompté tous les partis, abattu tous ses ennemis, et repris dans Rome cette position qu'expliquaient la hardiesse et le génie de César. Quand on se rappelle comment, vainqueur d'Antoine au nom de la répu- — 304 — blique, il s’est retourné contre la république avec Antoine ; comment, vainqueur encore de Brutus et de Cassius, grâce à son nouvel allié, il n'a partagé le monde avec lui que pour mieux le perdre et laccabler ; on commence à pénétrer sous ce pâle et froid person- nage, une ambition souple et persévérante, qui se dé- gage de tout scrupule pour atteindre son but. Si lon \ vient à penser que la mort du grand orateur m'a pas coûté à celui qui l'avait appelé du nom de père, que le sang de trois cents victimes a coulé en un jour sur Vautel de César, à ce mot impitoyable répété par le vainqueur aux chevaliers suppliants : « [faut mourir » ; on tremble. Le premier besoin qu'éprouve Octave, en voyant le monde éffrayé se donner à lui, c’est de le rassurer et de ne pas le prendre. Ilaccepte les honneurs, témoi- gnages de joie; il refuse la toute puissance, indice de la peur. Deux dignités seulement et toutes républicaines lui conviennent : le titre d’/mperator , Empereur, titre tout honorifique , conféré par les soldats à leur général, avec la pourpre et la laticlave au jour de la vic- toire, mais qui, pour lui, représente le commandement réel, effectif de toutes les armées ; le titre de prince du Sénat, préséance donnée ordinairement au plus honorable ou au plus ancien de lassemblée, et qui lui en assure désormais la domination. Si, après en avoir délibéré avec Agrippa et Mécène, les deux instruments de sa fortune, Octave ne rentre pas dans la vie privée ; — 305 — sil ne rend pas la république à elle-même; sil con- serve la puissance que la victoire lui a donnée ; c’est, pressé par le sénat et le peuple « pour remettre seu- lement lordre dans PÉtat. » Dix années après, quand il croira son œuvre faite, il offrira de déposer ce far- deau trop lourd pour lui. Mais, il faut qu'il consolide, qu'il conserve son œuvre; il cède aux prières du sénat qui le conjure de ne point compromettre ce qu'il a fait pour Rome. Tous les dix ans, même démission offerte par Octave, même insistance du sénat pour qu'il garde le pouvoir; et l'habitude de cet échange d'humilité et de politesse décennales, entre le maître etses sujets, se renouvelle et se perpétue sous les suc- cesseurs du plus obéissant des souverains, presque jusqu’à la fin de Pempire. Mais , pour mettre l’ordre dans la république , il faut y avoir des fonctions ; on ne peut agir sur le sénat, les chevaliers, le peuple, les réformer, les épurer qu'en vertu de pouvoirs légaux. Octave accepte donc, il partage plutôt avec d’autres citoyensla censure pour pouvoir refondre le sénat et faire le cens des citoyens ; le consulat pour remettre en honneur les sacrifices, proposer au sénat les meilleures mesures ; le pro- consulat pour étendre les bienfaits de cette restau- ration générale sur les provinces ; le tribunat pour protéger le peuple, objet de ses constantes sollici- tudes et pour couvrir tous les citoyens et lui-même du redoutable privilège de l'inviolabilité. Si la moindre 20 — 306 — injure désormais faile à sa personne tombe sous l'ac- tion de la terrible loi de Majesté, ce n’est pas tant Octave que le représentant même du peuple qu’elle défend et qu’elle venge. Enfin, pour mieux appeler sur la république réformée la protection des dieux, il ne dédaignera point quand mourra Lepide , la di- gnité de grand pontife. Ce n'est point assez encore qu'Octave revête à tour de rôle et selon le besoin ces différentes fonctions, on veut les accumuler sur sa tête pour qu'il en fasse un meilleur usage ; on les lui offre à titre perpétuel, afin qu'il ne soit jamais désarmé pour le bien. Octave ne veut point porter cette atteinte aux vieilles institutions, Comment réunir le consulat avec le proconsulat , la censure patricienne et le tribunat plébéien, dignités qui s’excluent ? Comment posséder à titre perpétuel des fonctions pour la plupart annuelles ? Admirez la délicatesse légale de cette conscience , en cela toute romaine et formaliste, qui se contente, comme dans le droit prétorien, d’une distinction, d’une exception, qui respecte la lettre de la constitntion pour en violer l'esprit : Auguste n'accepte ni ensemble ni à titre per- pétuel les magistratures dont il priverait les citoyens ; il n’en prend que les fonctions. Au lieu de la censure, qu'il abolira d’ailleurs bientôt , il prendra la préfec- ture des mœurs ; au lieu du consulat, la puissance consulaire ; au lieu du proconsulat, la puissance pro- consulaire , en étendant la première, de Rome sur les — 301 — provinces , et li seconde, des provinces sur Rome ; au lieu du tribunat, la puissance tribunitienne ! II ne veut point à la fois de ces dignités qui s’excluent, mais il prend en même temps leurs fonctions qui se com- plètent; pour mieux prouver qu'il n'en a perpétuel- lement que la puissance , il en revêt encore souvent temporairement, comme un simple citoyen, les insi- gnes, lorsque le vote populaire veut bien les lui con- férer. Octave ne manque pas maintenant de moyens pour raffermir les institutions, réformer les différents corps de PÉtat, remettre en un mot ordre dans la r'épu- blique. Il y met, on ne peut le contester, tous ses soins, à commencer d’abord par le sénat. Cette grande assemblée avait le plus pressant besoin d'une réforme. Elle ne présentait plus qu’un inco- hérent assemblage d’un millier de membres rapprochés, confondus par les fortunes différentes des guerres ci- viles et surtout le testament de César, exploité par Antoine ; elle n’avait ni esprit nouveau ni tradition; elle n’était ni romaine nt humaine. Octave se devait à lui-même et devait à la république de lépurer ; mais en lui restituant sa dignité, il eût été utile de ne pas trop lui enlever de son indépendance. Pendant sa longue domination, je ne dirai pas son règne, il n’a pas voulu régner, Octave remanie deux fois le sénat. Pour la première fois, en sollicitant de volontaires démissions ou en brusquant quelques destitutions, sans — 308 — flétrissures cependant, il réduit le nombre des séna- teurs à six cents; et cependant, il a si peu de con- fiance dans ce sénat épuré, qu'il n'entre à l’assemblée que ceint, contre l'usage, d’une épée, avec une cui- rasse sous sa toge et entouré de dix robustes sénateurs. Une réforme ne suffit pas ; il faut refondre comple- tement le sénat. Il semble d’abord qu’en le remaniant de fond en comble, Octave veuille au moins garantir son indépendance ; car il charge trente citoyens de choisir chacun cinq candidats sur lesquels le sort fera le sénateur définitif; les trente sénateurs feront la même opération, jusqu à ce que le nombre de six cents soit complété. Ce n’est donc pas tout-à-fait un ins- trument, mais un auxiliaire qu'Octave veut se donner. Il est cependant bientôt effrayé du sénat que lui pré- pare le mode d'élection choisi par lui-même. Il est vrai, Gecinius-Régulus, descendant du célèbre patri- cien, mais peu agréable à Octave, montre ses cicatrices, et demande, si c’est là la cause de son exclusion. Mais le fameux jurisconsulte, Labéon, couche en tête de sa liste l'ancien triumvir, Lepide, et demande à Octave, mécontent, s’il n’a pas le droit de faire sénateur « celui qu'il conserve comme grand-pontife. » Octave arrête l'opération au milieu de son cours, et, se substituant aux sénateurs déjà nommés, et au sort, complète lui- même le sénat, on ne peut pas dire, dans le sens de sa plus grande indépendance. Le sénat, ainsi composé au gré d’Octave, a-t-il au — 309 — moins la liberté de délibérer ? Ses délibérations ont-elles une valeur, une importance dans la république ? Et d’abord, le sénat délibère peu ; il n’a que deux séances légales par mois; en comptant les deux mois de va- cations, les séances se réduisent à vingt. Il délibère cependant, mais seulement sur la proposition d'Oc- tave ; il vote, mais toujours sous les yeux d’Octave, qui opine le premier. La discussion n'a point de publicité, Octave abolit le journal du sénat, qui rendait un compte abrégé des séances ; elle n’a pas toujours toute la liberté désirable : « Je te contre- dirais , dit un sénateur, au prince du sénat, si j'en avais la liberté. » Fatigué une fois de la chaleur de la discussion, Octave lève la séance : « N’avons-nous pas le droit, dit un sénateur, de parler sur les affaires publiques ? » Enfin, sur la fin de sa vie, le prince du sénat demande, sous prétexte que ses infirmités ne lui permettent plus d'assister aux séances, que vingt membres viennent s’adjoindre aux consuls pour déli- bérer, dans sa maison, avec lui, et prendre des réso- lutions qui aient force de loi, comme de véritables sénatus-consultes. Octave, il est vrai, recevant le monde des mains du sénat, en partage l'administration avec lui. L’em- pire romain est divisé en provinces sénatoriales et impériales. Mais Octave tourne parfaitement à son profit, la nécessité, d’ailleurs évidente, de soumettre les nouvelles provinces au régime militaire, pour v’as- — 310 — surer les bienfaits du gouvernement civil qu'aux ancien- nes. Par-là, il conserve pour lui les provinces les plus importantes, les provinces militaires où les gouverneurs ont tout pouvoir, portent l'épée, ont le droit de vie et de mort sur tous, tandis que les gouverneurs des provinces du sénat, sont de simples magistrats civils sans armées, sans force, surveillés encore par le proconsul-général de l'empire, c’est-à-dire, par Oc- tave. On est loin de nier que cette organisation où les gouverneurs désormais annuels, sont des fonction- naires rétribués, ne vaille infiniment mieux que celle dont les provinces étaient victimes sous la république. Octave surveille le gouvernement de tout lempire comme sa chose ; et mieux vaut un maître permanent que plusieurs qui se succèdent ; mais on regrette qu'Octave ait fait grâce à un magistrat prévaricateur. parce qu'il lui offrit la moitié du produit de ses ra- pines. Pourquoi demander cependant à Auguste qu'il fasse quelque chose en faveur de laristocratie romaine ? Elle s'est perdue par ses vices et ses excès 3; Octave Va vaincue, il lopprime, il est dans son droit. C’est la démocratie romaine que le vainqueur est venu orga- niser. On ne peut méconnaître, dans le fondateur de Pempire, la volonté d’épurer le peuple romain et de réformer les comices. Il élève à 4,000 sesterces le cens exigible de ceux qui briguent les magistratures ; il se montre avare du droit de cité ; il met des obstacles à — 311 — laffranchissement, source trop abondante et sans con- trôle du civisme romain ; il balaye plusieurs fois la lie de Rome, en refoulant dans la province les, étrangers et les gens sans aveu. Il fait équilibre à la population remuante de la capitale et rend réel le droit jusque-là illusoire des citoyens des colonies en faisant apporter cachetés, à Rome, les suffrages de ceux-ci. Il porte des lois sévères et dont le besoin se faisait trop sentir contre la brigue et la corruption. Après avoir corrigé des abus, prévenu des excès, laisse-t-il plus au peuple romain qu’au sénat, une légitime part d'influence dans les affaires de la république. Consul à la fois et tribun, Octave est maître du forum, puisqu'il y peut proposer et rejeter tout ce qu'il veut. Quand le peuple voudra repousser une loi, c’est au théâtre qu'il fera. valoir son opinion. Après avoir pris pour lui Pautorité et les fonctions attachées à chaque magistrature, ce ne sont plus que des titres dont Octave laisse le peuple disposer. Ces titres mêmes, le peuple les confère-t-il en toute liberté ? Auteur de lois sévères qui punissent d’amen- des, qui préviennent par des dépôts d'argent la brigue et la corruption, Octave lui-même recommande ses can- didats, d’abord en les promenant à travers les tribus , plus tard, en leur remettant des tablettes adressées au peuple ; il fait distribuer lui-même 200 sesterces par tête aux deux tribus avec lesquelles il vote, et qui votent les premières. Ne réprime-t-il donc la brigue et Ja corruption que pour s’en assurer le monopole 9 ie Un jour, Egnatius Rufus, pendant l'absence d’Auguste, veut devenir consul et sollicite les suffrages du peuple bien disposé pour sa candidature. Sentius Saturninus, consul en exercice, s'y oppose, menace, en cas de succès d'Egnatius, de ne point proclamer l’élection. Le peuple persiste, on vote ; une agitation a lieu pour forcer Saturninus à faire son devoir; celui-ci en ap- pelle au sénat, qui, effrayé, investit son consul de la grande formule républicaine du caveant consules.…… Mais Saturninus, plus effrayé encore de ses pleins pouvoirs que de lémeute, en appelle à Octave qui, exerçant l'autorité dont ne veut pas son collégue, casse l'élection et s’attribue , pour cette fois, le droit de nommer le consul. Il n’y a guère parmi les institutions romaines que la force armée qu'Auguste fortifie et contient fran- chement. Il ne fait pas seulement une carrière de Pétat militaire qui n’était jusqu'alors qu'un service, par la fondation d'un trésor, qui assure le sort des vétérans sans périls pour la propriété civile; il n’attache pas seulement à sa personne par des privilèges, les gardes prétoriennes retenues en Italie, près de Rome. Il ré- tablit ou maintient la discipline par une juste sévérité qu'il n’ose même pas toujours montrer au peuple ; il évite de donner ostensiblement trop d’avantage à l'épée sur la toge ; iltient à distance de sa personne les soldats qu'il m'appelle plus, comme autrefois, compagnons d'armes mais soldats ; bien qu'il n'ose parfois rien leur 313 — refuser en particulier, comme à ce soldat qui, pressé d'obtenir de lui ce qu'il demande, s’écrie : « Je ne « Lai pas dit d'attendre quand il s’est agi de vaincre « à Actium. » Cependant, Octave ne parvient là ni à déguiser ni à conjurer le péril qu’il y a pour l'État, pour l’œuvre même qu'il fonde, à laisser cette insti- tution seule puissante et respectée au milieu des ruines de toutes les autres. [ne confie le commandement des armées, après son fidèle Agrippa , sur qui il pouvait compiler, qu'à ses gendres et à ses petits-fils; il ne fait que juste assez de guerres pour exercer, entre- tenir, pas assez pour créer des réputations militaires trop à craindre. Les légions restent soumises, attachées à Octave. Cependant, après avoir abaissé le sénat , dépouillé le peuple, il ne peut leur cacher qu’elles sont la seule puissance de l'empire ; elles savent qu'entre elles et le trône, il ny a ni institution ni corps res- pecté ; elles chercheront bientôt à disposer du trône à leur gré et à leur profit. Les premiers périls de Tibère viendront des légions du Rhin et du chef des gardes prétoriennes à Rome. Ce serait, du reste, une erreur de croire que l’ha- bileté d'Octave ait, de son temps, trompé quelqu'un; elle a fait des indifférents, des mécontents, des heu- reux, point de dupes. Octave lutte contre l’'indiffé- rence, contient le mécontentement, entretient la satis- faction ; il s’épuise à vouloir tromper. L’indifférence est un des plus funestes sentiments que puisse faire naître un gouvernement. Octave le sent et cherche à réagir contre elle. Dans une société presque sans industrie, où les lettres sont le prestige de quelques-uns, où la famille est peu de chose, où le citoyen avait été tout, à quoi s'intéresser désormais ? Un seul homme est maintenant citoyen dans la république. Les honneurs du sénat ne sont plus recherchés ; les fils des sénateurs ne réclament point le siége de leur père. Il faut une loi pour les obliger à accepter cette succession politique. Sénateurs forcés, ils ne se rendent pas aux séances, malgré les amendes portées contre les'absences non légitimes ; s’ils y viennent, c’est en si petit nombre qu’une ordon- nance rend valables les résolutions prises par moins de 400 membres; quand ils délibèrent, c’est avec si peu d'attention que le prince du sénat s'évertue à prendre les avis et les votes au hasard, et non suivant le rang de chacun, pour s'assurer qu'ils savent ce dont il s’agit. Ce n’est pas sans raison qu'Auguste, à la fin, remplace le sénat par une simple commission réunie au fond de son palais. Même indifférence pour les magistra- tures ; personne ne brigue plus l'édilité, cette charge qui menait à toutes les autres ; elle coûte trop cher et ne rapporte plus rien. Qu’Octave seul soit édile, qu'il donne seul des jeux, puisque seul il est magistrat, seul il a les profits de l'édilité. On ne trouve plus de tribuns, même en prometlant une place dans le sénat aux chevaliers qui consentent à revêtir cette magistra- — 315 — ture. Le peuple ne va plus au forum. Auguste, avec raison encore, pour y voir sans doute, transformera les septa en un lieu de représentations théâtrales. Tout le monde savait qu'on n'était plus en république ; pourquoi donc alors n'avoir pas constitué la monarchie? Est-ce toujours par une clémence sincère, effective, que Pancien triumvir contient le mécontentement ? Capion conspire; après l'avoir condamné absent, Oc- tave laisse un libre cours à la douleur publique du père qui donne en pleine Rome la liberté à l'esclave qui a défendu son fils, la mort à celui qui l'a livré ; mais il porte une loi qui permet de prononcer la peine en l'absence du coupable, et ordonne que dans les causes criminelles, le vote ait lieu à haute voix, non plus au scrutin secret. Cinna conspire, Octave l'accable de son pardon ; je consens à ne révoquer en doute ni la conspiralion, ni le pardon ; pourquoi Octave, dans les crimes de lèse-majesté, admet-il le premier, l’es- clave, soumis à la torture, à déposer contre son maî- tre 3 La clémence d'Auguste est dans ses actes peut- être, non dans ses lois ; elle est du dehors plus que du dedans ; il a pu épargner quelques coupables, ses lois ont fait périr beaucoup plus d’innocents. On avait beaucoup de raisons de se montrer satis- fait du nouvel ordre de choses, et d’abord, des raisons légitimes. L'empire, c’était la paix : la pacification de toutes les querelles au-dedans et souvent des guerres du dehors; on dira bientôt « l'immense majesté de la — 316 — « paix romaine. « Cinquante années on se reposa d’un siècle de guerres civiles, et trois fois, sous le fon- dateur de l'empire, le temple de Janus fut fermé après trois siècles de guerres nationales ou civiles qui avaient ébranlé le monde tout entier. Quel immense bienfait ! Au milieu de cette ère de paix naquit le Christ, comme une promesse. Dans cette paix est la principale gloire d'Octave et où éclate vraiment son génie. À la domina- tion capricieuse, désordonnée des provinces, succède au moins une domination régulière. Le nouveau pouvoir apparaît à Rome et au-delà, comme une providence réparatrice qui vient soulager toutes les misères, ter- miner toutes les querelles, relever toutes les ruines. Octave, seul riche, comme seul puissant, refait la for- tune, complète le cens des sénateurs ruinés, paie les dettes des chevaliers qui n’osent plus venir s'asseoir sur leurs bancs du théâtre, de peur d’être saisis par les créanciers. S'il a pris la fortune de Rome, il en dispose libéralement. Comme il dicte la paix aux rois ses alliés ou plutôt ses sujets, il met à néant toutes les accusations, tous les procès criminels commencés avant son avènement. Rome, le monde ne sont pas seule- ment pacifiés, mais embellis par ses mains. Il avait trouvé la capitale de briques , il la laisse de marbre ; il serait difficile de compter les édifices , temples, théâtres , portiques , aqueducs qu'il construit ou ré- pare dans Rome, fait construire ou réparer par ses ministres et ses amis. Toutes les routes qui doivent — 317 — relier Rome aux frontières sont commencées, d’autres achevées , plusieurs villes entières sont créées et ont part à cette libéralité qui se traduit en magnifiques mo- numents. Je regrette qu'Octave n'ait pas eu le courage de rompre avec l'habitude des distributions de blés, des distributions d'argent et des spectacles destinés à satis- faire le peuple. Cest par-là, au contraire, qu’il a sur- passé tout le monde. Il n’a pas seulement nourri le peuple romain , il s’est fait le pourvoyeur de ses plai- sirs, quêtant toute nouvelle merveille, un serpent boa, un rhinocéros, un nain, pour en assurer la primeur à la capitale. Esclave en cela du peuple, il ne manque pas un spectacle, une représentation; il s'excuse, s’il ne vient pas; s'il vient, il est attentif; il se garde de mériter les reproches que le peuple romain faisait à César, qui avait le mauvais goût de lire des placets et de dicter à ses secrétaires pendant la célébration des jeux. Pourquoi Rome ne se donnerait-elle pas tout en- tière à un homme qui prend soin même avec excès de ses plaisirs ? Elle veut lui sacrifier la république qu'il conserve. Octave ne le veut point. Au théâtre, le peuple, lui appliquant un jour les vers d’un poète, le salue du nom de maître ; Octave proteste de la voix et du geste. Lui maître (dominus) ! ilne veut même point que dans sa famille , en plaisantant, on lui donne ce nom. Est-ce un maître que le simple ha- bitant de cette simple et modeste maison du Mont- — 318 — Palatin. Il est vêtu de la tunique de laine que lui tissent sa femme et ses filles. Il sort et entre dans Rome incognito à pied ou dans une modeste litière ; il va visiter ses amis, il assiste à leurs fiançailles. Quoi! c'est cet homme qu'on veut faire dictateur. Quel mal a-t-il fait aux Romains pour qu’on lui offre la di- gnité qui a tué César ? Il proteste; il se jette aux pieds du peuple, il déchire sa tunique, découvre sa poitrine ; il aime mieux donner sa vie que de prendre cette dignité. Le titre de « père de la patrie, » voilà celui qu'il aime; il est le père, non le maître des Romains; et il remercie le sénat de lui avoir conféré ce beau titre, les larmes aux yeux. Il n’a plus rien à désirer, si ce n’est que le sénat lui assure la continuité de ses sentiments. Ici, on s’exclame sur l’habileté d’Auguste ; on le met au-dessus de César. César a été dictateur, ila voulu être roi, etilest mort sans avoir achevé son œuvre. Auguste n’a pas voulu même être dictateur, et il est mort à 716 ans, plein de jours et de puissance. Encore une injustice où nous entraîne notre trop facile admiration du succès. César désirait d’être roi; il avait raison s’il voulait établir une monarchie. Ne croyez pas que César fut tenté par un titre vain qui serait au-dessus de lâme autrement petite d'Octave. Ce titre, César avait le projet de le mériter, de le légitimer, d'abord en soumettant les Parthes et en domptant les Germains, pour assurer l'éternité de l'empire ; il voulait le mé- — 319 — riter, le légitimer mieux encore, en fondant sa royauté sur les institutions générales et nouvelles que compor- taient les temps. Il méditait une double révolution politique et sociale. Roï, il eut été assez grand pour ne pas craindre l'égalité et la liberté générales ; maître du monde, il les lui eut fait payer de la rançon du travail. Auguste , au contraire, a été au rebours de César ; il à conservé les institutions républicaines, pour n'avoir pas la peine d'en créer d’autres. Il a recons- titué le sénat de Rome au lieu de créer le sénat de l'empire, laissé de vains honneurs aux vieilles magistra- tures impuissantes, et glissé en-dessous main, comme s’il avait honte, à des affranchis, sous des noms plus que modestes, l'exercice de autorité réelle. Il a fermé de nouveau, autant qu'il a pu, les issues de l'esclavage, et nourri le peuple à ne rien faire, comme il honorait les grands à ne rien gouverner. Chacune de ses me- sures est un démenti à la politique de César. Cest l’homme qui, entre les deux écoles de jurisprudence de ce temps, entre l’école nouvelle et libérale de Labéon et l'école étroite et traditionnelle de Capiton, tourne le dos à l'avenir. Mais César est mort pour avoir conçu ces projels d'avenir. C’est justement ce qui fait sa grandeur. Il est mort pour avoir voulu faire franche- ment, d’un coup, pour la postérité et à ses risques et pé- rils, d’une république fondée sur l'esclavage, une mo- narchie fondée sur la liberté. Auguste a vécu, c’est ce qui fait son infériorité. Il a vécu, parce qu'il wa tra- — 320 — vaillé que pour lui. Il a vécu au jour le jour, d'un expédient d'où sont sortis Tibère , Caligula ; Néron. Octave est un homme habile, si vous voulez. Sous les apparences d’une liberté menteuse, il a fondé une ty- rannie meurtrière. Mais César est un grand homme ; il voulait fonder une liberté réglée, mais vraie, mais féconde, sous une monarchie véritable ! Voyez jusqu'où l'homme peut pousser linconsé- quence. Octave ne veut point du titre de dictateur ou de roi ; il en sollicite, il en accepte un bien plus re- levé, celui d'Auguste, c’est-à-dire sacré, divin. Il ne veut pas être dictateur, il demande, il accepte d’être Dieu. César n’est devenu Dieu qu'après sa mort par lapothéose ; lui, il le sera de son vivant. Auguste, en effet, refuse des autels, des temples à Rome, mais il en accepte partout en provinces, à Pergame, à Alexan- drie, à Lyon. À Rome, il craint de n'être pas pris pour un dieu, mais dans les provinces il n’en déses- père pas; et il pense que le nouveau culte forcera bientôt la consigne, avec le passeport de ladulation. Par à, comme le fils adoptif, l'associé de la puissance divine, il joindra à son autorité politique, une sorte de pouvoir spirituel. La nouvelle monarchie qu’il élève subrepticement, il sent qu’il doit appuyer sur quelque chose de plus respectable, de plus solide que la force. N'ayant pas ménagé à l'empire cet appui sur la terre, il le cherche plus haut, et vise à l’entourer du pres- tige d’une sorte de droit divin, C’est ainsi seulement So qu'il croit pouvoir, car il en comprend le besoin, rat- fermir la religion ébranlée par le scepticisme, la pro- priété compromise par les guerres civiles, la famille rongée par la corruption, en un mot, réformer la so- ciété par l'État. Mais c’est ici justement qu'éclatent le vice du système et la faiblesse de lhomme-dieu, en dépit de Papothéose des Césars. Il n'est guère de princes qui aient bâti ou relevé autant de temples qu'Auguste. En cela il se montre plus que le grand pontife, l'hôte pour ainsi dire des dieux, ses aînés, qu’on abandonne et qu'il recueille. Mars vengeur, Apollon, Jupiter tonnant, la fortune de Rome, voient s'ouvrir pour eux de nouveaux tem- ples, se dresser de nouveaux autels ; le Panthéon s'é- lève par les soins d'Agrippa. Mais Auguste ne trouve plus de flamines pour ses dieux, plus de vestales même pour le culte sacro-saint de la grandeur romaine ; les privilèges des flamines et des vestales ne suffisent plus à assurer le recrutement du sacerdoce. Quel père vou- drait élever des enfants pour que, soustraits à la puis- sance, à la cupidité paternelles, ils n’héritent plus à son profit ! Auguste est obligé de prendre ses vestales, grâce à une loi nouvelle, parmi les filles des affranchis. IL n’est qu'un dieu qui trouve des prêtres, des ado- rateurs, des victimes, c’est le dieu visible, c'est César ; jen prends à témoin ce tribun qui se dévoue à Au- guste, avec les imprécations consacrées, et promet de ne point survivre à ce nouvel immortel. Auguste n@ 21 en Do ne s'était-1l pas mis au-dessus des dieux quand il les avait joués, comme tout le reste, à son foyer, dans cette cé- lèbre farce qui avait, au milieu d’une orgie, selon l’ex- pression d’un poète, fait détourner le visage des dieux, et chassé Jupiter de son trône doré ? Non, ce dieu de comédie compromet la religion dans les âmes au lieu de l'y affermir. La propriété, j'entends la propriété moyenne, fé- condée par le travail de l’homme libre, avait été de temps immémorial à Rome, en Italie, singulièrement diminuée par les usurpations des patriciens et des ri- ches, par la grande propriété, ruinée en outre par la culture au moyen d'esclaves, par l'extension abusive des pâturages. Les proscriptions, pendant les guerres civiles, en la faisant passer, grande où moyenne, pros- père ou ruinée, de main en main, du vaincu au vain- queur, l'avaient, de plus, démoralisée. En vain Auguste cherche à remédier à ces maux dangereux, en assurant par des gratifications l'avenir de la vétérance militaire, qui ne sera plus payée aux dépens des propriétaires civils, à relever l'agriculture par la fondation, en Italie, de 24 colonies avec privilèges ; par la limitation au moins des congiaires et distributions de blé qui entre- tiennent la paresse des habitants des villes. L'irres- ponsable puissance de César, la loi de majesté qui fera bientôt passer la terre, de l'accusé au délateur, comme autrefois, du vaincu au vainqueur, ne rassurent, ni ne moralisent la propriété. Il fallait moins donner la — 323 — , terre au colon que lui inspirer le goût de la cultiver; et les Georgiques de Virgile, poème de commande, n'y réussissent point, si elles laissent à la postérité un chef-d'œuvre. Les saines joies de la vie des champs ne retiennent pas le soldat retraité, qui se hâte de vendre son lot pour retourner aux plaisirs frelatés de Rome ; et malgré les précautions d’Auguste, tandis que le désert s'étend en Italie, la pléthore continue à Rome. Après le blé, l'huile, le lard, la populace plus nombreuse, plus oisive que jamais à Rome, demande des distributions de vin, comme si, disait Auguste, Agrippa, en construisant son immense aqueduc, n'avait point assez pourvu à ce qu’elle n’eût point soif. Une émeute empêche Auguste de réunir même, en quatre termes par an, la quantité de blé des distributions men- suelles ; première mesure qui en annonçait d’autres peut-être ! Etle nombre des citoyens nourris par l'État, que César avait réduit à 150,000, remonte, sous Au- guste, malgré plusieurs épurations, jusqu'à 320,000. : Le fondateur de l'empire au moins, ne nourrit que Rome, tandis que ses successeurs, quand les vices de la propriété gagneront les provinces, sera obligé de nourrir le peuple des villes de provinces. César n’est pas Pempereur de Rome, mais du monde. C’est pour les mœurs surtout que les bons exemples et les saines habitudes font plus que les lois. Sur la fin de la république, la facilité du divorce ne suffisait point, loin de là, à garantir le mariage de l’infidélité, — JDE — la fréquence du célibat à assurer la fécondité, la mo- ralité de ce qui restait de la famille. Le mariage, sou- vent rompu par inconstance, la fécondité souvent pré- venue par le crime ne le prouvaient que trop. Vaine- ment les lois Julia et Pappia-Poppœa, d'autres encore cherchent à limiter le divorce ou le célibat, à faciliter les mariages, en punissant d’incapacités, d'impôts, d’a- mendes le célibataire , en encourageant par des privi- lèges, des avantages politiques et civils, le père de fa- mille. Par ces lois, le célibataire et l'homme marié sans enfants, ne peuvent plus hériter des étrangers ni des collatéraux ; sur eux tombent les charges à titre oné- reux, les impôts. Le père de famille recueille la part d’héritage de ses cohéritiers célibataires ; pour lui, un tour de faveur dans la distribution des honneurs, pour lui les exemptions de tutelles. Peine inutile ! Le peuple réclame deux fois contre la rigueur de ces lois à l'am- phithéâtre, il ne veut pas être privé d’imiter les vertus des vestales. On admire, comme le veut Auguste, les enfants de Germanicus et d’Agrippine entourés de leur nombreuse famille, mais c’est une admiration platoni- que. À la fin de son règne, Auguste, dans une revue qu'il passe, comme les anciens censeurs, fait mettre à part les célibataires et les hommes mariés, et reste effrayé de la majorité des premiers. Encore ceux qui se marient divorcent-ils d'autant plus fréquemment; et les pères de famille cherchent-ils moins à avoir des héritiers qu’à le devenir eux-mêmes. 2808 Mais quoi ! le préfet des mœurs est attaqué par l’en- nemi qu'il combat jusque dans sa propre famille, dont la moralité importe désormais à l'État ; et ici, je plain- drais l’empereur et l'empire, si Auguste n’était en partie cause de ce malheur. On peut le croire, le fondateur de l'empire possédait certaines vertus de famille. Il présidait à l'éducation de ses enfants et petits-enfants, garcons et filles, neveux et mièces ; lui-même, il leur enseignait les lettres ; il voulait qu'ils ne fissent rien qui ne put être consigné dans le journal de sa maison ; journal qu’il sera bientôt, hélas ! obligé de brûler, s’il n’y veut inscrire sa honte. C’est un héritier digne de continuer son œuvre qu'il cherche surtout à trouver. Là est, en effet, la condition de la durée de son œuvre, mais combien difficile à remplir ! Le salut de la répu- blique repose maintenant sur la moralité d’une famille, la transmission du pouvoir, sur la vertu, la capacité surtout de l'héritier d’Auguste; à défaut de lhérédité du pouvoir qu'ilne peut en effet demander, il faut qu'Au- guste ait à produire un héritier qui mérite le pouvoir et qui soit en âge de le prendre. L'empire n’est pas une royauté qui se transmet, c’est une usurpation que tout nouveau venu doit savoir se faire pardonner ou être en état de s'assurer. Mais de là peuvent naître des difficultés, des rivalités dans la famille même, car, le plus digne par le mérite, le plus capable par l’âge, ou le plus aimé, peut n'être pas toujours le plus proche héritier. Dans une monarchie réglée, assise, le suc- De cesseur désigné peut ne pas remplir toutes ces condi- tions ; ici C’est, de nécessité ; grande affaire qui pèse sur toute la vie de l'héritier de César ! Auguste avait d’abord fait reposer toutes ses espé- rances , celles même du peuple romain s'étaient réu- aies aux siennes, à défaut d’un fils, sur la tête de son neveu , fils d'Octavie. Marcellus meurt à la fleur de l’âge, comme on sait; pleuré, célébré par Virgile qui assure limmortalité à ce jeune homme qui n'avait presque pas vécu. En donnant la veuve de Marcellus, sa fille Julie, à Agrippa, son fidèle ministre, Auguste trouve bientôt à reporter ses affections et ses espé- rances sur ses petits-fils, Caïus et Lucius, qui naissent de cette nouvelle union. Il les élève avec un soin scru- puleux, les fait revêtir, avant même qu'ils aient l’âge, des premières dignités de l'État, tout en prenant garde qu'ils ne s’en énorgueillissent point. Mais le peuple romain regrette toujours Marcellus. Livie, femme d’Au- guste, conçoit à la faveur de ce sentiment, la pensée de pousser au trône son fils du premier lit, Tibère, homme fait d’ailleurs, et qui a déjà rendu de grands services à la république, en Pannonie ct sur les bords du Rhin. Elle lui fait, après la mort d’Agrippa, donner Julie en secondes noces. Auguste soupçonne le danger ; Ti- bère, beau-fils, gendre d’Auguste, pour ne pas faire ombrage aux petits-fils d'Auguste, est obligé de s’exiler neufans à Rhodes, dy vivre en simple particulier, de- mandant en erâce qu'on le surveille, qu'on l’es- 5 Il SE — 321 — pionne, qu'on s'assure bien qu'il ne conspire point. Caïus et Lucius meurent en Asie, non sans que quel- ques soupçons tombent sur Livie, leur marâtre ; et Auguste n’a plus pour héritier direct que cet Agrippa Posthumus que son caractère fantasque et farouche, exagéré peut-être encore par les rapports de Livie, lui font croire incapable de régner, et qu'il relèguera en effet bientôt dans une sorte d’exil, à Pandataria. Grande infortune pour le fondateur non avoué d’une dynastie, de ne pas trouver directement un héritier capable ! Auguste est obligé de prendre son successeur parmi ses beaux-fils ; là même il ne peut mettre la main sur le premier en droit, car l'aîné de Livie, Drusus, mort, n’a laissé qu’un fils qui n’est pas en âge, Germa- nicus. Le voilà donc contraint d’en revenir à Tibère, d'adopter pour héritier, d'associer à empire celui qu'il a d’abord exilé, maltraité, lui faisant, il est vrai, par instinct dynastique du respect du sang , adopter son neveu, Germanicus. C'est au milieu de ces préoccupations, de ce dou- loureux enfantement de l'héritier de lempire, qu'arri- vent aux oreilles du souverain, du père, le bruit des débordements qu'il a ignorés longtemps , que toute Rome connaît. Les vices qu’il poursuit, ils sont dans sa famille ; ils souillent sa fille, sa petite-fille ; ils désho- norent son gendre, son héritier, si les Romains ce- pendant par là se croyaient déshonorés. Le préfet des mœurs se revêt d'habits de deuil; il va dévoiler la CT ES, honte du père, celle du chef de l'État au sénat as- semblé ; il demande un exemple d'autant plus sévère que les criminels sont plus haut placés. Les deux Julies sont envoyées en exil ; leurs complices, condamnés au dernier supplice. Le père de famille se sent frappé dans ce qu'il a de plus cher, le souverain dans son œuvre même. En proie à une douleur poignante, il se dérobe quelque temps aux regards des hommes. Quand les Romains lui demandent grâce pour ses enfants, il leur souhaite, dans son ressentiment, des femmes et des filles semblables ; et le restaurateur de la famille en est réduit à répéter souvent ce triste vers : « Heureux qui vit sans femme et qui meurt sans enfants | » Douleur méritée ! Quels exemples a donnés Auguste? Il à pris violemment à Tibérius Néron, sa femme Livie , sur le point de dexenir mère. Il apprend les lettres à sa fille. Julie ; mais il lui enseigne, pour ainsi dire l'adultère, à travers trois mariages qu'il lui fait brusquement contracter, au gré de sa politique. Autre- fois, le triumvir pouvait dire que c'était pour savoir le secret des maris qu'il cherchait à pénétrer auprès de leurs femmes ; est-ce pour espionner ses deux minis- tres, les plus dévoués que souverain ait jamais eus, qu'Auguste n’épargne point même le foyer de Mécène, peut-être celui d'Agrippa, son gendre? Est-ce enfin, pour lui livrer le secret des pères, que lambitieuse Livie, complaisante pour des faiblesses qu’elle connaît, rem- pl te ] les faibl qu’ Il ît, plit auprès de lui, elle, femme et impératrice, l'office que remplira du moins, auprès de Louis XV, M”° du Barry ? Si Auguste n’a pu fonder sa dynastie en faisant respecter son propre foyer, à qui la faute ? Quel jugement porter maintenant sur le fondateur de empire, sur son œuvre ? La dernière scène par laquelle il termine sa vie, nous épargne la peine de chercher beaucoup : « N’ai-je pas bien joué, deman- « dait-il à ses amis, après s'être bien fait parer, farder, « devant un miroir; n'ai-je pas bien joué la comédie « de la vie? — Eh bien! applaudissez l'auteur. » Auguste # joué la comédie du pouvoir absolu sous les formes républicaines ; il n’a pas su fonder, au profit de la société romaine, une monarchie vraie, durable, dans des conditions suflisantes de considération et de solidité. IT n’a pas rétabli l’ordre , il a changé, méta- morphosé, réglé tout au plus le désordre. Ge n'est point par une comédie que lon raffermit la société. L'habileté, les grâces d’un acteur ne suffisent point ; il faut le génie qui, comme César, conçoit le plan d’un gouvernement nouveau, d'une société nouvelle ; il faut la franchise, lhéroïsme qui bravent le préjugé, af- frontent même la mort pour accomplir l'œuvre que le génie a conçue. J’aime à le croire, Auguste a voulu une dernière fois tromper ses contemporains; ila pris son œuvre au sérieux, il la crue bonne. Ce n’était point une comédie qu'il jouait, quand, atteint dans ses af- fections les plus chères par les vices de son temps, il — 330 — sévissait contre son propre sang; il ne jouait pas la comédie, quand, à son lit de mort encore, il dé- fendait qu'on réunit à ses cendres impériales , dans le même tombeau, les cendres de ses filles coupables. Ou bien, Auguste, si c'était encore une comédie, si le père doublait le souverain, je ne sais ce que la pos- térité doit penser de vous. Elle ne vous sifile point, elle ne vous applaudit pas non plus ; elle n’est pas un mobile parterre , ayant à votre disposition, selon le vent de la mode, des applaudissements ou des bravos ; elle est un tribunal devant qui vous comparaissez ; et ce tribunal, dont vous avez cru braver le jugement pour recueillir quelques bravos contemporains , je crains qu'il ne vous condamne. De ae 2 TL. TIBÈRE. Justice et adoption. 1% av. 37 ap. J.-C. MESSIEURS à En abordant le règne de Tibère avec la volonté d’être impartial , on éprouve le besoin de se défendre d'avance de la pensée de vouloir le réhabiliter. Cest une tentative, on le sait, qui a déjà été faite plusieurs fois ; elle a toujours donné lieu à de vives discussions. Si l'on se montre moins défavorable à cet enpereur que lon ne s’y attend peut-être, ce n’est pas dans une intention de réhabilitation soit paradoxale soit inté- ressée. Si le paradoxe a par lui-même de l'attrait, le nom de Tibère est trop propre à lui en ôter ; qui peut avoir un autre intérêt que celui de la vérité historique à relever ou à laisser, telle qu’elle est, une pareille mémoire ? On s’efforcera de ne point apporter d'autre sentiment à cette étude ; habituons-nous, une fois pour toutes, à prendre les morts pour ce qu'ils sont. — 332 — C'est le vrai moyen de leur faire toujours une équi- table justice. On l'a vu, Auguste avait fait une œuvre défectueuse en ce qu'elle n’était ni franche, ni définitive; il avait renversé réellement la république, mais il en avait respecté le nom; il avait élevé une monarchie de fait, mais point de droit ; c’est-à-dire qu'il n'avait ni détruit la république, ni édifié Pempire. Nous savons aujour- d'hui, à n’en pas douter, que penser de cette fameuse loi royale, supposée par des juristes postérieurs, pour donner des bases légales à l'œuvre d'Auguste. Jamais le peuple romain n’a abdiqué entre les mains de son nouveau maître ; jamais il n’a consenti, si ce n’est taci- tement, à l'établissement du pouvoir d’un seul. Auguste lui-même n'aurait pas songé à demander, à accepter cette abdication, ce consentement. Sa politique, toute con- traire, était de dérober la vue du pouvoir absolu, en lais- sant croire au peuple qu’il ne changeait rien dans l'État. Cinquante années durant , il a prolongé l’équivoque politique sur lequel se fondait son autorité ; il Va pro- longé par égoïsme, outre mesure, aimant mieux laisser à son successeur le soin de résoudre cette dernière difficulté. C’est ce qu'il ne faut point oublier en jugeant Tibère. Celui-ci a hérité d’une situation qu'il m’avait point faite et qu’il devait subir ou terminer, avec moins de chances de succès que n’en avait eues Auguste. Le fondateur de l'empire avait joué la comédie du pouvoir absolu sous le masque de la république. Il fallut que — 333 — Tibère ôtât le masque; on lui en a voulu. Pendant longtemps et avec quelque raison, Auguste scellait les actes de son gouvernement avec un sceau sur lequel un sphinx était gravé. Tibère a dit le mot de l'énigme : tyrannie. On ne le lui a pas pardonné. Le second des Césars ne semblait pas, avant son règne, promettre à Rome le monstre qu’elle a trouvé en lui, et que la postérité surtout y a vu. Descendant des Claudes et des Drusus, d'une famille aristocratique et d’une famille populaire, il offrait des garanties aux deux factions qui s'étaient longtemps disputé la répu- blique. Son pére, après avoir suivi le parti de César, puis celui de ses meurtriers, prit sous les drapeaux d'Antoine les armes contre Octave ; et n’obtint son pardon du vainqueur qu’en lui cédant sa femme, Livie. Le jeune Tibère connut dès l'enfance en fuyant avec son père et sa mère, à travers l'Italie, les misères de l'exil et de la persécution. Passé, avec Livie, dans la famille d’Auguste, élevé dans la pourpre, il éprouva dans cette position supérieure autant de fatigues et de mécomptes qu'il recueillit d'honneurs et de gloires. On le revêtit de bonne heure des premières dignités de la république ; mais il les paya cher, bientôt obligé par Auguste de répudier une femme qu'il aimait, fille de M. Agrippa, petite-fille du chevalier romain Atticus, Agrippine, pour épouser, après la mort de deux de ses maris, la fille d'Auguste, Julie, qu'il n'aima jamais, et, comme on sait, n’était guère digne même de l'amour — 334 — de Tibère. Chargé, pendant plus de quinze campagnes, des plus rudes guerres de ce temps, en Illyrie et en Germanie, maintenant toujours la discipline la plus ri- goureuse o couchant sur la dure , mangeant sur le gazon, il termina la première de ces guerres, la plus rude dit un historien romain, depuis les guerres pu- niques ; ilraffermit les armes romaines, ébranlées dans Ja seconde par la défaite de Varus, et montra comment on pouvait contenir, sinon vaincre, le peuple qui de- vait, plus tard, détruire l'empire. En récompense de ce rude labeur, il fut obligé de s'exiler neuf années durant, pour ne point porter ombrage aux petits-fils d'Auguste, Caïus et Lucius, héritiers désignés de sa puissance ; il vécut en simple particulier au fond de l'île de Rhodes, occupé de grammaire et de rhétorique, études que préférait ce génie un peu formaliste, en- touré du reste, surveillé, espionné comme un conspi- rateur ; et, quand il revint, après la mort de ces reje- tons impériaux, accueilli avec estime mais avec froideur par le maître, il fut associé à la puissance tributienne, désigné héritier de l'empire, moins pour ses services que grâce à l’ascendant que Livie avait su prendre enfin sur le maître du monde, dominé par une femme pendant ses derniers jours. Auguste mort; quel personnage est son héritier ? C’est un homme mûr de cinquante-six ans ; il connaît les hommes et les choses ; il a Pexpérience du gou- vernement et de la guerre. D'un extérieur peu agréable, 3 — quoique son visage ne manque pas de distinction, tant qu'il n’est pas défiguré par la maladie, il a humeur morose, hautaine, sévère, sans être particulièrement méchante ; il est enclin surtout à mépriser les hommes, défaut que les hommes ne pardonnent point. Tel qu'il est, Tibère doit accepter l'héritage d’Auguste , lors même que son ambition ne ly porterait pas; il y va de sa vie ; ayant déjà partagé la souveraineté, il faut qu'il la garde tout entière pour protéger sa personne. Après cinquante années d'interruption, le rétablis- sement de la république n’est plus possible. La plupart même des patriciens regrettent moins l’an- cien ordre de choses, qu'ils ne désirent se mettre à la tête du nouveau; la république n’est qu'un dra- peau dont ils couvrent leur envieuse convoitise. La monarchie cependant n'existe pas, Tibère est l’héri- tier d'Auguste, mais l'État est-il compris dans la fortune d’Auguste; Tibère doit-il succéder à sa toute puissance comme à ses biens? Chargé d’ac- quitter les legs laissés par Auguste au peuple romain, est-ce qu'il a recu aussi de lui le peuple romain comme un legs ? Il faut que l'héritier d'Auguste fasse com- prendre le monde dans sa succession ; premier pas difficile surtout à franchir, sil veut continuer son œuvre. Un crime, un dévoüment héroïque, et la con- tinuation de la politique d’Auguste, aident Tibère à triompher de ce premier obstacle. Dès le lendemain de la mort d'Auguste , Tibére — 330 — donne le mot d'ordre aux cohortes prétoriennes , aux légions, et prendle commandement des armées. C’est ce qu'il y avait de plus facile, et en quelque sorte de plus naturel. S'il y avait une des choses appartenant à l'État, que les discordes de la république et le malheur des temps semblassent avoir fait la propriété d’un homme, c'étaient, à coup sûr, les armées. Depuis Marius et Sylla, elles n'appartenaient plus à la patrie, mais aux ambitieux. Auguste eut tout quand il réunit sous les drapeaux toutes les légions jusqu'alors di- visées entre plusieurs concurrents au pouvoir. Tibère n'avait à craindre sur ce terrain qu'une chose : c’est qu'un rival lui disputät aussi le commandement de ces légions. Agrippa Posthumus était peut-être pour lui le plus aredouter, malgré son mauvais caractère et l'exil d'Au- guste ; le plus proche, par le sang, du défunt, il pouvait au moins servir d'instrument à quelque ambitieux plus babile et plus avenant. IT est certain qu'on y pensa, même après la mort de ce malheureux ; puisque le sénateur Clemens, qui travaillait dès le premier jour pour lui, essaya de le faire revivre après sa mort dans un imposteur. Agrippa fut tué dans Pile où il était relégué par un tribun légionnaire. Est-ce par l’ordre d’Auguste ; est-ce par celui de Tibère ? Tibère a pré- tendu lavoir trouvé dans les dernières volontés d'Au- guste. Cela est resté comme, le voulait le sénateur Sal- Juste, un secret du palais. Cest le propre, en effet, — 337 — des monarchies basées sur de mauvais principes, où lhérédité ne repose point sur un respect séculaire ou sur le consentement des peuples, de produire ces sortes de crimes; où la succession n’est pas bien réglée, il faut étouffer davance les rivalités auxquelles la suc- cession peut donner lieu. Mahomet IT, fondateur du despotisme ottoman, a érigé le fratricide en loi de l'État, sous le prétexte de lintérêt de tous; Auguste ou Tibère ont deviné cette loi mahométane. Les tri- buns des légions ont rempli plus d’une fois, à Rome, le rôle des muets de Constantinople. La fidélité de Germanicus, son neveu , épargna à Tibère un autre crime ou plutôt une guerre civile. A la fin du premier règne impérial, les légions, du Rhin surtout, avaient compris que c'était à elles que le nouvel empereur devait payer la rancon de la liberté romaine. Comptant peu sur Tibère, déjà maître en Italie , et dont elles connaissent d’ailleurs l’inflexible sévérité, elles espèrent davantage d’un jeune homme, et, au milieu dune révolte effroyable, elles offrent à Germa- nicus l'empire, pour prix d’une augmentation de solde et d’une diminution de services. Les centurions, les tribuns étaient déjà massacrés ; les soldats étaient leurs maîtres ; ils forcent en armes et avec des cris la tente de leur général, et, épée sur la poitrine, Ini offrent Pempire. Germanicus saisit une de ces épées el veut s’en percer lui-même, pour ôter aux soldats un anti- César, à lui-même la vie. Trompé dans son attente, 22 — 338 — séduit par quelques faveurs, le soldat s'en prend aux députés du sénat venus pour apaiser le tumulte ; le chef de la députation échappe à peine à leur rage. Postées sur le Rhin pour défendre la Gaule contre les Germains, les légions, en délire, étaient prêtes à mettre la Gaule au pillage, quand la vue de la femme de leur général, la fière Agrippine, fuyant, un jeune enfant à la main, un autre dans son sein, les ramena au de- voir ; elles lavèrent leur honte dans le sang des insti- gateurs de la révolte, sommairement jugés et exécutés sur l'heure, par un tribunal militaire que les révoltés eux-mêmes constituèrent ; et Germanicus put mener contre l'ennemi des soldats avides de faire payer leur repentir aux Germains. Maître alors du pouvoir militaire sans conteste, Ti- bère vient le déposer aux pieds du sénat. Il continue la comédie d’Auguste, et offre de remettre aux mains de l'assemblée ce fardeau du gouvernement que le neveu de César était seul à même de porter. Tous les séna- teurs, comme sous Auguste, de se précipiter à ses pieds, de le conjurer au nom des dieux de garder le pouvoir pour le salut de la société, ceux-ci de bonne foi, ceux-là par flatterie, quelques-uns en raillant : « Tu « es bien long, dit l'un d'eux, à promettre ce que tu as « déjà fait, tandis que d’autres sont si longtemps à faire « ce qu'ils ont promis. » Tibère, après s'être récusé, défendu, accepte enfin, comme convaincu ou forcé. Ici, l'on reproche à Tibère une dissimulation dont on 13390 faisait, tout à l'heure, honneur à Auguste. Il faut être juste cependant ; la conduite de Tibère ne lui est-elle pas dictée, imposée par son prédécesseur ? Est-il pos- sible de pratiquer un gouvernement de mensonge au- trement qu'en mentant ? Quant à la supposition de Tacite, qu'il n’agit ainsi que pour être à même de de- viner, de connaître des ennemis, dont il ne se ven- gera que dix ou quinze ans plus tard, elle est gratuite et tient aux habitudes de l'historien qui rafline, après ses personnages, ef leur prête trop souvent toute la profondeur de scélératesse ou de dissimulation qui n’est trop souvent que dans son tragique et sombre génie. Tibère, après avoir vécu si longtemps à la cour d’Au- guste, m'avait pas besoin de cette dissimulation pour connaître ses ennemis; il en avait besoin pour s’em- parer de Pempire. I faisait de nécessité, vice. Je suis porté à croire que Tibère était un génie naturellement plus franc, beaucoup moins dissimulé qu'on ne le croit généralement ; soit que la rudesse de son caractère ne s’'accommodât point de l'hypocrisie, soit qu'il comprit combien il avait peu de grâce à mentir, après le grand maître dans l’art de la dissimu-- lation. Il est certain que la politique de Tibère à Rome, dès le commencement de son règne, fut empreinte de beaucoup plus de netteté, de franchise, de hardiesse que celle d'Auguste. Tibère refusa plus réellement, plus fréquemment que son prédécesseur les titres, les dignités dont on voulait à chaque instant Paccabler. — 340 — Les honneurs qu'il repousse pour sa mère Livie, ce dont on lui fait un crime, il n'en veut pas pour lui. Il n'accepte pas les titres d'imperator. de père de la pa- trie. Il ne veut pas être appelé maître : « Il est, ditl, « le maître de ses esclaves, lempereur des soldats, le « prince des citoyens. » Il déteste la flatterie ; il se recule au risque de faire culbuter la bassesse ; quand on s’agenouille devant lui ; rarement il se prête à la comédie de revêtir temporairement des magistratures dont il a le pouvoir à perpétuité. Le sénat reprend sous lui, et, grâce à lui, une considération, une in- fluence sur les affaires publiques qu'il avait complé- tement perdues. Et d'abord, c’est Tibère qui ôte aux comices populaires le pouvoir législatif et judiciaire qu'ils possédaient encore; sur ce terrain, il met fin à une comédie. Le sénat seul désormais vote et con- firme les lois, choisit les magistrats, juge ; il est consulté sur les affaires grandes et petites, publiques ou particu- lières ; il délibère librement, car on y peut contredire le maître; 1l rend des décrets, nomme des magistrats, contre la volonté du prince, dit Suétone, et sans que celui-ci s’en fâche, bien qu'il prenne soin, le plus souvent, de recommander ses candidats. Tibère se lève toujours et se range devant les consuls ; il veut qu'ils rendent leurs comptes au sénat ; et ils jouissent d’une si grande considération, que les ambassadeurs de PA- frique viennent une fois devant leur tribunal pour réclame r contre César. Non, le neveu d’Auguste ne veut point faire du sénat un corps servile, une assemblée avilie. Il est soi- gneux de la dignité des sénateurs, qui courait de grands risques à ce qu'il semble; car il leur interdit à eux, de compromettre leur personne dans les jeux publics, à leurs femmes, de se faire inscrire dans les mauvais lieux, et il se montre sévère pour leurs écarts privés à tous. Il les aide à soutenir leur position sur sa fortune particulière, quand ils le méritent ; car il conserva longtemps, nous dit Tacite, la vertu de la générosité, excepté lorsqu'on voulait lui forcer la main, comme le fit un petit-fils du grand orateur Hortensius. Ses faveurs, il veut au moins qu'on en soit digne; et c’est avec raison qu'il refuse de secourir ceux des patriciens qui ne veulent point faire connaître les causes de leur ruine. S'il secours les bons pour les garder au sénat, il ne regrette point la perte de quelques débauchés ruinés. La puissance ne doit pas servir à couvrir, à alimenter, entretenir le vice. Il est vrai qu'il ne consent point 2 à ce qu'on prenne sa condescendance pour de la fai- blesse, qu'il rend au sénat linfluence, mais non lPau- torité, qu'il ne souflrira point, soit lemploi des moyens subreptices que propose Gallus pour rendre au sénat l'autorité qu'il a perdue, soit des tentatives ouvertes, comme celle de Libon, pour rétablir une république dont personne ne veut réellement plus ; mais on la prié, supplié, forcé de prendre la toute puissance ; et c’est sérieusement qu'il Pa acceptée. at Le peuple ne murmura guère à Rome quand il se vit enlever l'ombre de puissance qu'il conservait en- core ; s’il espérait être dédommagé par des jeux, il se trompa. Tibère continue à nourrir le peuple ; pou- vait-il faire autrement. l'exemple une fois donné ? Ce fut, dit-il lui-même, un de ses soucis les plus grands, de mettre à l'abri des vents et des orages la subsistance du peuple romain. Mais il abolit complètement les distributions d'argent ou congiaires ; il restreint la dé- pense des jeux et des spectacles, réduit le salaire des acteurs , détermine le nombre des eladiateurs; s’il s'élève des troubles, à la suite des factions du cirque, qui menacent de succéder aux factions civiles , il ne craint pas de châtier les perturbateurs. L'argent des provinces m’était-il pas mieux employé, comme il le fut en effet, sous ce règne, tantôt, dans une disette, à di- minuer le prix du blé, en indemnisant les vendeurs . tantôt a relever douze villes de lAsie-Mineure, renver- sées par un tremblement de terre, tantôt à rebâtir une partie de Rome, victime d’une inondation, ou à fonder, dans la Judée, la ville de Tibériade. Ne vaut-il pas mieux que Tibère refuse les legs particuliers de la flatterie, pour les laisser aux légitimes héritiers, ou remelte quelques tributs aux provinces obérées, que de prodiguer, en spectacles et en jeux, l'argent arraché à la crainte adulatrice ou aux miscres qui n’osent se plaindre. Ce qu'il faut louer dans Tibère, c’est qu'il ne di- 5) minue pas la part du peuple, pour donner d'autant plus aux légions. Cest pour elles qu'il se montre le plus parcimonieux et souvent le plus sévère. Il revient promptement sur les concessions que Germanicus leur avait faites dans un moment de crainte ; il rétablit les seize années de service avec la vétérance sous les dra- peaux, et ramène la paie à l’ancien taux. Deux fois seulement il leur accordera des gratifications , et aux légions seulement qui w’ont pas eu les faveurs et sou- tenu peut-être l'ambition de Séjan. Pour la discipline, il ne fléchit jamais. J'avoue que Tibère n’est pas un maître qui ait les formes bien avenantes. [Il ne flatte ni les grands, ni le peuple, ni les soldats ; de qui saura-t-il se faire aimer ? des provinces peut-être qu'il ménage : « Un bon « pasteur doit tondre ses brebis, dit-il, dans un lan- « gage même qui laisse à peine deviner la bonté de « lintention, mais il ne doit pas les écorcher. » C'était une de ses maximes de laisser longtemps le gouvernement dans les mêmes mains ; Tacite, qu'une indignation vertueuse contre la tyrannie fait tomber parfois dans Perreur ou linjustice s’épuise à chercher, au détriment de Tibère, la raison de cette habitude, et veut la trouver dans lennui de faire de nouveaux choix, dans l’envieuse crainte de faire des heureux, dans une faiblesse même de jugement. Tibère s'est justifié de ces accusations par la véritable raison, cachée, il est vrai, dans le langage cynique et repoussant qui 344 — le peint si bien, en disant : « qu'il aimait mieux laisser « sur la charogne les mouches déjà repues, que de les « remplacer par d’autres plus fraîches et plus afla- « mées. » Cet homme, si peu agréable, même quand il faisait ou voulait le bien, ne savait pas gagner les romains par ce qui leur allait le plus au cœur, en embellissant Rome, en la décorant de beaux monu- ments. Îl wacheva pas les seuls qu'il eut entrepris avant son règne : le temple d’Auguste et la restauration du théâtre de Pompée. Il semble qu'il prit à tâche, au rebours d’Auguste, de ne pas se faire pardonner son pouvoir. Ce qu'il faut lui reprocher peut-être , c’est justement de n'avoir pas assez su dissimuler, flatter, tromper ses contemporains ; c’est un talent qu'il ne possédait pas. La fonction la plus active de l’empereur, à Rome, celle qui touchait de plus près les Romains, c'était la justice. Comme consul et proconsul, comme préfet des mœurs, comme prince du sénat, devant qui venait aboutir, comme devant la plus haute cour de justice, toutes les grandes affaires, Tibère avait, sinon toujours à juger toute espèce d'hommes et toute espèce de causes, au moins à présider continuellement à tous les jugements importants. Exactions, prévarications dans les provinces, crimes envers l’État ou envers la per- sonne du maître, causes où les sénateurs étaient en jeu, tout ressortissait au sénat, et le prince avait l'œil sur tous ses jugements. Or, la justice impériale avait eos = alors entre ses mains un instrument terrible : la loi de majesté, et des agents actifs, les accusateurs, qu’elle n'avait point cependant créés mais trouvés sous sa main. Née sous la république de la nécessité de défendre la patrie, l'État, la majesté du peuple romain, ayant sa base dans la religion même, sa sanction dans des peines terribles, la loi de lèse-majesté couvrit naturellement la personne du prince, quand la patrie, l'État, le peuple furent représentés par un seul homme, mais, avec ce danger de plus que, si un seul fut désormais constitué comme le vengeur de l’État, les offenses contre un seul devinrent un crime contre l'État tout entier. Le crime public et le crime privé tombèrent sous la même loi. On sait qu'à Rome, en Pabsence d’un magistrat spécial chargé de poursuivre les crimes publics ou privés, tout citoyen pouvait prendre en main la cause de l'État ou de la morale outragés, et, faisant office de ce que nous appelons le ministère public, avait droit de s’ériger en accusateur. C’était, sous la république, la grande route pour parvenir ; on ne refusait point les honneurs à ceux qui s’en montraient les gardiens les plus vigilants. Sous l'empire, défendre PÉtat, la patrie, dans la personne du prince, et le prince, comme représentant de l'État, était une conséquence naturelle du changement de régime ; la carrière fut d'autant plus courue , qu’elle devint celle de la faveur. On com- prend cependant, combien cette loi et cette coutume pouvaient se pervertir, en passant de la république à — 316 — l'empire. En garantissant la personne du maître, er même temps que l'État, la loi de majesté ne couvrait pas seulement des vengeances publiques, mais person- nelles ; Paccusation , en se mettant au service d’un homme, au lieu de celui de la patrie, devenait le plus souvent la délation. Comme les fonctions publiques n'étaient plus enviées, sous le gouvernement d’un seul, le quart des biens du coupable payait désormais l'accu- sation de ses peines, et ce qui avait été jusques-là, un rôle honorable, devenait un vil métier ; tant il est vrai qu'il suffit, pour que la meilleure institution se dénature et s’oblitère, de la faire passer de l’atmos- phère de la liberté à celle de la servitude ! Mettez cet instrument terrible et ces agents à la disposition d’un pouvoir mal affermi, qui repose sur des bases fragiles et fausses ; et qu'un homme, jaloux de son autorité, d'humeur sévère pour ne pas dire fa- rouche, habile juriste d’ailleurs et ayant lâpre imstinct du justicier, soit le gardien de ce pouvoir ; dites si la justice ne risque pas fort de devenir la vengeance. Comment Tibère, ou tout autre, aura-t-il le courage d'abstraire toujours sa cause de celle de PÉtat, le pou- voir de distinguer ce qui est accusation de ce qui est délation ? Ajoutez que le pouvoir qu'il défend est divin ; et demandez-vous si la pauvre humanité, exposée à toutes ces tentations, et, guindée à cette hauteur, n'aura pas bientôt le vertige et ne glissera pas dans la boue et dans le sang ? — 347 — Eh bien ! il faut le dire cependant à l'honneur de Tibère, pendant près de dix années de règne, sa tête na pas tourné; il s’est tenu ferme, sans broncher, durant un si long imtervalle, sur ce tranchant d’où il était bien difficile de ne point glisser. Ila su distinguer ce qui était défense de l'État de ce qui était défense de la personne, laccusateur du délateur ; j'en appelle aux lémoignages de Tacite, de Suétone , de Dion Cassius, sévèrement examinés et contrôlés les uns par les autres. Quand on demande à Tibère, ce qu'il faut faire de la loi de majesté, il répond que les lois doivent être exécutées ; pouvait-il priver l'État de cette sauve- garde qui avait existé sous la république ? II laisse le champ libre à l'accusation, c'était une coutume qu'il ne pouvait changer. Demandez-lui seulement de ne pas se laisser dominer par elle, de n'être point dupe des délateurs. Dans tous les premiers procès de majesté portés devant lui, Tibère épargne ceux qui s’en prennent à sa personne ou à la dignité impériale, et réserve ses sévérités pour les crimes contre l'État. De jaloux ado- rateurs de la divinité d'Auguste accusent l'un, Fannius, d'avoir admis un pantomime à ses cérémonies domes- tiques en l’honneur d'Auguste ; l’autre, Cassius, d’avoir avec son jardin, vendu la statue du fondateur de lem- pire. Tibère laisse aux dieux à venger leurs propres injures. Des libelles infâämants, des propos injurieux, produits ordinaires d’un régime de compression, Ven — 348 — veance habituelle des regrets de la liberté perdue, courent sur Tibère comme sur Auguste. Ils sont dé- noncés : « Si nous nous occupons de ces vétilles, dit « Tibère, en plein sénat, sous prétexte de nous donner « nos propres injures à punir, chacun nous fera venger « ses offenses particulières. Dans une république, il « faut que la parole soit libre. » Marcellus, gouver- neur de Bithynie, n’était pas poursuivi seulement pour des offenses envers le prince, mais pour des malver- sations dans son gouvernement ; Tibère, un peu trop prompt, aprèsavoir dit « qu’il votera tout haut dans cette affaire, » recule devant la franche hardiesse de Pison, qui veut savoir alors « dans quel sens le maître opi- « nera, pour être sûr de ne point se tromper et de ne « point déplaire ? » Tacite fait bon marché des motifs sérieux de Paccusation contre Libon, pour s’appesantir sur de futiles et ridicules détails. Mais Suétone nous apprend que Libon avaittrempé dans la conjuration de Clemens, en faveur d'Agrippa Posthumus ; et Tibère devait se défier fort de ce sénateur, car, sacrifiant un jour avec lui, illui donne un couteau de plomb, et lorsqu'il Padmet à lui parler, en présence de son fils, Drusus, il lui tient toujours le bras droit par précaution, mais comme pour sappuyer sur lui. Lorsque, cependant, Tibère regrette que Libon ait prévenu sa clémence en se donnant la mort, Tacite accuse d'hypocrisie..…... gratuitement, car Tibère ne lui en a pas encore donné le droit; il n’a pas encore — 3149 — fut son choix entre la clémence et la rigueur. Cependant , Rome n’est pas à Paise sous ce sévère justicier. On ne lui sait pas gré de laisser l’inexorable Pison, poursuivre jusque dans le palais de Livie, sa favorite Urgulanie, qui se croit à l'abri de la justice. On le voit, sévère surveillant, s'asseoir souvent à côté ou aux pieds des juges, se lever quand il s’agit de la bonne cause, de l’aveu de Facite même, selon les cir- constances, pour rappeler les juges à la sévérité ou pour sauver Pinnocent. Il n'importe; « la liberté, dit « Phistorien, y perd ce que gagne la justice, » comme si la liberté avait quelque intérêt à la violation de l'équité. Un déplorable évènement a fait tort à Tibère de- vant ses contemporains et devant la postérité : la mort du malheureux Germanicus. Le peuple romain s'était attaché à la personne de ce beau et noble jeune homme, à cause de ses talents et de ses vertus, de celles de sa femme, la belle et sévère Agrippine, admirée plus qu’i- mitée des Romains d'alors, pour sa fécondité. Iespérait, je ne sais pourquoi, de Germanicus, le rétablissement de la liberté. On reproche d’abord à Tibère d’avoir enlevé ce brillant général à la grande armée de Germanie où il avait déjà vengé la défaite de Varus, pour employer au fond de lPAsie, à une mission ingrate, dans une sorte d’exil, et envoyer à sa place son fils Drusus. On oublie que Germanicus, au dire des meilleurs histo- riens, remportait au-delà du Rhin, des succès plus — 390 — avantageux pour sa gloire qu'utiles à l'empire. Tibère avait inauguré déjà en Germanie une autre lactique, et qui avait bien réussi : mêler la politique aux armes, exciter les tribus les unes contre les autres, les mettre aux prises, profiter de leurs querelles pour en venir plus facilement à bout. Cette tactique n'allait point au génie franc et généreux de Germanicus dont lama- bilité, la bienveillance, l’âge aussi, devaient mieux réussir, dans la mission toute diplomatique dont on le chargeait en Orient, où il m'avait qu'à rétablir la paix troublée entre quelques rois ou peuples alliés des Romains. Tibère espérait plier davantage son pro- pre fils, à emploi de sa politique en Germanie, Qui pourrait défendre d'ailleurs à un père, à un fonda- teur de dynastie, de chercher à préparer à son pro- pre fils des occasions de se distinguer, de conquérir l'estime, l'attachement du peuple, même aux dépens d’un neveu ? Auguste avait fait, il est vrai, adopter Germanicus à Tibère, et Pavait par là, comme désigné son héritier ; le mâle courage d’Agrippine, qui avait rassuré une armée romaine sur le Rhin et empêché de couper le pont de Cologne dans un instant de pani- que, l'amour que les soldats avaient pour elle, pour son enfant, le jeune Caïus, qu’elle portait dans leurs rangs, rendaient cette adoption encore plus dangereuse pour les droits de Drusus, dont le caractère dissolu et un peu farouche, excitait plus la haine que tout autre sen- timent. C'étuent là des difficultés que la politique tor- — 351 — tueuse d’Auguste et la malignité du sort avaient pré- parées à Tibère. IT lui était permis de lutter contre elles, de chercher, sans qu'il eut même besoin de l'exil, surtout d’un crime, pour favoriser ses desseins, à rétablir l'équilibre en faveur de son fils qu'aucune loi d’ailleurs n’éloignait, que la nature rapprochait au contraire du trône. En laissant même l'empire à Ger- manicus, il pouvait songer à lui laisser dans son fils, un héritier, un fils adoptif digne de lui. Mais il s’est rencontré non pas un scélérat mais un patricien altier, arrogant, accoutumé à apostropher César de fières paroles, peut-être maintenant un ser- viteur, un ambitieux zélé, jeté sur la route de Ger- manicus: Cn. Pison, gouverneur de Syrie, qui a obéi à ses instincts, a cru faire la cour à Tibére, en molestant , en contrecarrant Germanicus dans son gouvernement d'Asie. Tibère était vieux ; la compé- lition de Drusus son fils par le sang, et de Germa- nicus son fils par adoption, était donnée par la si- tuation qu'Auguste avait faite; la cour était divisée entre deux concurrents , sans qu'aucune loi pût empêcher ces factions, puisqu’en république on ne pouvait cons- tituer une hérédité légitime. A la tête de la faction de Drusus, se trouvait la vieille Livie, faite déjà, sous Auguste, à ces sortes de luttes, et accoutumée à y vaincre peut-être par le crime; l'autre faction op- posait à cette femme blanchie dans les intrigues, la jeune, hardie, franche, mais un peu rude Agrippine, — 3952 — femme de Germanicus. Mettez maintenant, en outre, lorgueilleuse Plancine , femme de Pison , en face de la fière Agrippine ; ajoutez des rivalités de femmes aux rivalités d’ambition qui naissaient de l'état des choses, et vous comprendrez que Tibère n'avait rien à faire pour exciter tant de passions. Cn. Pison dé- tache l’armée d'Orient de Germanicus, et, faisant brèche à la discipline, chose que ne pouvait approuver Ti- bère, refuse d’obéir à Germanicus, son supérieur ; ‘il défait tout ce qu'il fait. Germanicus , souffre tout d’abord, s'éloigne, puis sévit, quand la désobéissance est au comble, et destitue le gouverneur infidèle. Pison se prépare à partir, en menaçant ; et, sur ces entre- faites, Germanicus, dégoûté de sa mission, fatigué de ces luttes, tombe malade , languit quelque temps et meurt, jeune, plein d'avenir encore, à trente-trois ans, à l’âge du grand Alexandre, ainsi qu'aimaient à le faire remarquer se5 affectueux admirateurs. Rien d'étonnant que le désappointement, la dou- leur, l'antipathie contre Tibère, aient soupconné là un crime. Jamais les passions ne furent plus émues que par le double spectacle d'Agrippine, traversant les mers, l’Italie, avec les cendres chéris de son époux, pour aller demander vengeance , et de Pison, resté sur le champ de bataille, tentant de reprendre inso- lemment, à main armée, malgré la résistance du lieutenant nommé par Germanicus, la province dont il avait été dépouillé. Il y a, dans des affaires d’une — 393 — pareille délicatesse, peu de conduite aussi calme, aussi mesurée, aussi contenue, on peut peut-être dire aussi digne que celle de Tibère dans cette occasion; quel- ques préventions que Tacite, presque toujours gratui- tement, cherche à nous inspirer contre lui, Phistorien se réfute par fois lui-même. Tibère laisse à Agrippine, à ses partisans, dans les funérailles de Germanicus, toute liberté à une douleur qui pouvait choquer ses propres susceptibilités, ses préférences pour Drusus, sans étaler publiquement lui-même soit un deuil qui ne pouvait être grand, soit un sentiment de jalousie qu'on peut trouver naturelle. S'il met quel- ques limites aux honneurs que les regrets veulent prodiguer au malheureux mort, Cest par des raisons de bienséance et de dignité qui s'expliquent , bien qu'elles blessent les exigences de la douleur. Après les funérailles, le soin de la vengeance : quatre accu- sateurs se lèvent contre Pison, le dénoncent pour avoir désobéi à son général, repris son commandement, à main armée, et perpétré peut-être un crime. Les deux parties veulent prendre pour juge Tibère, preuve qu’elles avaient toutes deux confiance en lui ; Tibère fait le sénat juge de ce grand procès, et s'occupe seulement d'assurer à l'accusation, à la défense, la plus large liberté; il ne se laisse approcher de près par aucun des intéressés. S'il s’est senti choqué, blessé peut-être par le deuil étalé en l'honneur de Germa- nicus, il ne peut aimer dans Pison, la désobéissance, 23 — 354 — la révolte ; si Pison est criminel, est-il bien sûr qu'au fond de son âme, il lui pardonne aisément son crime : « Pères conscrits, dit Tibère, recherchez la vérité jus- que dans ses plus petits détails ; vengez les enfants de Germanicus de la perte d'un père, moi, de celle d’un fils ; ou, faites justice d’accusations dont le zèle est peut-être trop ardent. Que les accusateurs, les accusés aient libre carrière ; vous, conservez une âme impar- tiale ; ne tenez compte des larmes de personne, pas même des nôtres, ni de ce que la calomnie peut in- venter contre nous. » Modèle le plus parfait, mais le plus terrible du juge, au milieu même des cris du peuple qui menaçait du dehors de se faire justice, Tibère, tout le temps du procès, demeura impassible, impénétrable, sans qu'aucun des regards fixés sur son visage put surprendre, soupconner même un senti- ment de pitié ou de colère qui eut peut-être dicté l'arrêt. C’est ce qui fit comprendre à Pison qu'il était perdu ; il écrivit à Tibère, pour lui recommander ses enfants, et, le lendemain, on le trouva mort, son épée à côté de lui. Les désobéissances, la révolte de Pison. étaient trop prouvées ; son crime ne le fut pas ; l’accu- sation était réduite à soutenir que Germanicus avait péri victime de maléfices ou d’un poison, à lui versé par Pison, dans sa propre maison, en pleine table, devant les convives ! Et cependant, des historiens mo- dernes, renchérissant sur Tacite qui n'ose pas l’avancer, quelqu'envie qu'il en ait, accusent Tibère de la mort Rs de Germanicus et de celle de Pison, ajoutant à l’hor- reur d’un premier crime, celle d'en avoir fait disparaître l'instrument. On ne prête, dit-on, qu'aux riches; ce sont ceux-là cependant à qui il ne faut pas prêter ; ils n'en ont pas besoin. La premiére faute que commit Tibère , jusque-là plus sévère que criminel, et qu'il paya bien cher, de son fils et de sa mémoire, fut celle dans laquelle tombe forcément le pouvoir absolu, quand il n’a point d'appui dans de vieilles et solides institutions. Il eut trop de confiance en son ministre et préfet des gardes préto- toriennes, Élius Séjan, dans lequel il vit un autre lui- même. Îl était naturel qu'un homme plus jeune restât chargé des choses militaires ; Séjan eut d’abord ce dé- partement. [réunit les cohortes prétoriennes tout près de Rome, sous sa main, dans un camp monumental, dont les portes étaient tournées contre la ville, comme si là était l'ennemi. Bientôt il étendit ses attributions par l'étalage de son dévoûment; aucun honneur, au- cune charge civile, qui ne fut donnée sans sa recom- mandation. Il était le second dans l'empire ; cette place ne lui sufit point. Quoi de plus naturel ! Il com- mandait la force armée, c'était Ini maintenant que le soldat connaissait ; la première place ne devait-elle pas lui appartenir, puisque l'empire n'était autre chose que le pouvoir conquis, donné par les légions à leur chef? Dans une monarchie établie, l’idée ne vient pas au plus brillant général, de supplanter dans son roi un touté une dynastie qui règne par un autre droit que celui de la force ; mais ici c'est bien différent. Le “premier obstacle qui s'oppose à Séjan, c'est le fils de Tibère, Drusus ; le préfet du prétoire peut bien at- tendre, à la rigueur, la mort de son 1naître ; mais il faut qu’il se débarrasse d'avance de son héritier. Séjan, pour y parvenir, séduit la femme de Drusus, Livie, petite-fille d'Auguste, et, d'un premier crime, cherche à la pousser à un autre, de ladultère à l'assassinat de son époux, promettant de lui rendre, en l'épou- sant, le trône dont elle se privera en s'associant à ses desseins. Il lui donne déjà des gages, car il répudie d'avance sa femme. Tibère, le dissimulé, le soupconneux Tibère ne voit rien; il s’agit de son propre fils, c'est son premier ministre, sa bru qui complotent, iln’a aucun soupçon. Enfermé exclusivement dans son œuvre de justicier, qu'il poursuit avec la même passion et la même mesure qu'auparavant , il laisse échapper ce qui l'intéresse le plus. Un crime, qui le touche au vif, s’accomplira tout à l'heure, sous ses yeux, sans qu'il ait même Pidée de le soupconner. En attendant, comme juge, il ne laisse rien passer, en dehors du cercle de sa famille, et son intelligence, toujours claire et maîtresse d’elle- même, démêle ce qui est crime et ce qui ne l’est pas. Comme souverain, loin de favoriser, il restreint lex- tension que pouvait prendre son pouvoir. Point de grâce pour les concussionnaires, les prévariceteurs ou — 357 — les brouillons, de la pitié cependant quelquefois : Cé- sius Cordus, infidèle proconsul de Crête, Silanus, pro- consul d'Asie, dont les exactions sont dénoncées par ses propres lieutenants, Antistius Vetus, un des ci- toyens puissants de Macédoine, impliqué dans les com- plots formés en Thrace contre la sécurité de la domi- nation romaine, sont punis; l'exil de Silanus, entre autres, est adouci. En revanche, deux chevaliers ro- mains sont condamnés, pour avoir accusé faussement le préteur Magius; l'insolence de ceux qui veulent trouver Pimpunité dans l'adoption des insignes, des images d’Auguste, comme de la livrée impériale , est réprimée ; la loi Pappia-Poppœa, qui porte le désespoir dans les familles, en ouvrant une porte trop large à la dé- lation, estrévisée. Le sénat veut frapper, par de nouvelles lois somptuaires, le luxe effréné des riches, nouvelles facilités données à la délation! Tibère aime mieux prêcher d'exemple et garder une simple table et un palais modeste ; il compte sur le temps pour réprimer cet abus. On veut donner enfin à Tibère, après un procès de concussion, le droit d'arrêter toute ‘candi- dature aux gouvernements des provinces, quand il croira devoir y opposer des raisons tirées de la répu- tation ou de la moralité du candidat ; il refuse ce nou- veau pouvoir : « Les misérables, peut-il s’écrier cette « fois, ils vont au-devant de la servitude ! » Au milieu de ces rudes occupations de la justice sou- veraine, Drusus tombe tout-à-coup malade, sans exciter — 358 — d'avance les craintes , les appréhensions , la douleur que la seule nouvelle de la maladie de Germanicus avait causées, sensible contraste pour un père! Quelques temps auparavant, ce violent jeune homme avait dans une altercation porté la main sur Séjan. Tibère doulou- reusement préoccupé, mais ferme dans l'accomplisse- ment de ce qu’il regarde comme un devoir, ne discon- tinue point de fréquenter le sénat et les tribunaux ; il puise des forces et des consolations, comme il le dit, dans les embrassements de la chose publique. Un sot versificateur, Lœtorius, qui avait recu des présents pour une élégie sur la mort de Germanicus , S'avise de composer d'avance sa plainte sur la mort de Drusus et escompte déjà le malencontreux produit de son talent ; le sénat, qui le condamne, est blâmé par Ti- bère alors absent , et une loi nouvelle met désormais dix jours d'intervalle entre la condamnation et l'exé- cution. Drusus meurt enfin, sans exciter presque d’au- tres regrets que ceux de la servilité ou de l’adulation ; maître de lui, Tibère, qui n'a plus qu'un petit-fils encore trop jeune, présente au sénat ses petits-neveux, Néron et Drusus, fils de Germanicus, et, après avoir dépeint sa situation, sur le déclin de ses forces, entre une mère aux portes du tombeau, et de petits-enfants, incapables de lui succéder, sans appuis, il recommande ses nouveaux héritiers au sénat par ces belles paroles : « Pères conscrits, quand la mort priva ces enfants de « leur père, je les confiai à leur oncle, et quoiqu'il « eut lui-même des fils, je le priai de les chérir, de « les élever comme s'ils étaient de son propre sang. « Maintenant que Drusus nous est ravi, c’est à vous « que j'adresse mes prières. Je vous en conjure, en « présence des dieux et de la patrie, adoptez les arrière « petits-fils d’Auguste, les rejetons de tant de héros. « Soyez leurs guides ; remplissez auprès d’eux votre « place et la mienne. Et vous, enfants , voila ceux « qui vous Uiendront lieu de père; songez que dans « le rang où vous êtes nés, vos vertus et vos vices « importent à la république. » Paroles sincères autant que nobles, on peut le croire, quoique Facite les incrimine d'hypocrisie, tout en ne voulant pas ajouter foi aux bruits qui allaient jusqu’à accuser le père de la mort de son fils. Il faut cependant que l'historien aille jusqu’au bout de la justice ou de la contradiction ; ilne suffit point de laver Fibère de Paccusation de s'être défait de son fils, pour lequel on voulait d’abord qu'il eut fait périr Germanicus , si vous lui faites jouer maintenant une comédie qui ne convient ni à son caractère ni à sa douleur. Cet homme n’avait-il donc aucun des senti- ments de homme ? Quoiqu’on insinue , il respecta , il honora toujours sa mère, Livie, s’il ne voulut point pour elle d’honneurs qui ne convenaient point à une femme ; sa douleur parut sincère au peuple romain même quand il conduisit des funérailles de son frère, Drusus ; il avait un ami, un sénateur qui l'accompagna MAG D dans son exil, qui lui resta fidèle sur le trône et auquel il fit faire de splendides funérailles. Sa première femme, qu'Auguste le forca de répudier en le mettant entre son ambition et son amour, il l'avait tendrement aimée, il la regretta ; après neuf années de séparation, la première fois qu'il la vit il eut peine à retenir ses larmes, et Auguste jugea prudent de ne plus les mettre en présence. Et Tibère n'aurait pas aimé le fils de cette femme ! Il aurait dit sur sa mort un mot plaisant, inventé à plaisir par la malignité, comme pres- que tous ceux de Suétone ! Mais c'était pour lui qu'il avait bravé limpopularité en éloignant Germanicus, c'était pour larracher à ses désordres de Rome qu'il Vavait envoyé en Germanie ; il n'avait pas pour lui seulement des complaisances mais des sévérités, preuve d'une affection réelle. Croyons-le, en dépit du talent et du mauvais vouloir de Tacite, cet homme avait un cœur ; il connut toutes les nobles et tendres passions de l’homme ; frappé dans son fils dans ce qu'il avait de plus cher, ne pouvant compter sur son petit-fils encore trop jeune, au moment où une grande douleur même ouvre l'âme aux bons sentiments, il éprouva. le besoin naturel, sincère, de faire retomber ses affec- tions, ses espérances, sa succession, sur ses petits- neveux qui deviendraient à leur tour les protecteurs de ses petits enfants. Avant de quitter Tibère, rude maître et peu aimé, mais louable encore, que ce senti- ment paternel trouvé au fond de son cœur protège ce qu'on peut sauver de sa mémoire, — 361 — Ces deux enfants que Tibère adoptait, confiait au sénat, ils étaient maintenant comme désignés aux com- plots de Séjan, dont l'ambition était doublée de celle de la veuve criminelle de Drusus et de la haine dont la vieille Livie, veuve d’Auguste, déja funeste peut- être à Germanicus, poursuivait de longue date Agrip- pine et ses fils. Rien de plus dramatique que l'histoire de cette Livie, arrachée mère à son premier époux, et dont la tenace ambition pour les enfants et petits- enfants de cette union brisée aurait de la noblesse, si elle n'avait su la rendre odieuse. À lavenir de son fils Tibère, elle a peut-être sacrifié Caïus et Lucius, petits- fils d'Auguste ; en faveur du fils de Tibère, Drusus, elle a excité Plancine contre Germanicus, fils du pre- mier Drusus, son petit-fils aussi cependant, mais qui a perdu son affection en épousant Agrippine, sa petite- belle-fille. Maintenant, pour le fils de son fils Tibtre, elle excite Séjan contre les fils de Germanicus et d’A- grippine , qu’elle regarde plutôt comme ses arrière- neveux, que comme ses arrière-fils , toujours: persé- vérante dans son amour, quoiqu’elle ne se crut pas assez récompensée, mais surtout dans sa haine qui n’est jamais assouvie. Le crime cependant, n’avait guère de prise sur ces enfants : la séduction, le poison, le poi- gnard étaient sans force contre la vertu, l'amour, le cou- rage de leur mère, Agrippine, qui leur servait de rem- part. Séjan dressa contre ces malheureux d’autres bat- teries. Il connaissait son maître, Agrippine, toute la — 302 — cour ; il savait par quelle pente on pouvait faire glisser Tibère jusqu'au crime ,; comment on pouvait exciter la fierté et les craintes d’Agrippine, ambition de jeunes gens sans expérience, soulever enfin et envenimer les passions des courtisans. Séjan dirige adroitement la sévère justice de Tibère contre les partisans , les amis des fils de Germanicus, irrite à plaisir Agrippine, et fait, en-dessous main, par des traitres, exciter lam- bition des jeunes Néron et Drusus. Plusieurs patri- ciens de la faction sont condamnés ; Agrippine com- mence à élever sa voix mécontente et grondeuse, ses enfants se prennent sérieusement d'ambition et parais- sent, à Pempereur, convaincus d’ingratitude. Tibère, toujours clairvoyant pour tout le reste, porte à cette époque encore limpartialité, qu'il avait accou- tumée, dans les autres affaires : un mari, qui avait pré- cipité sa femme par le fenêtre, prétendait qu'elle avait elle-même cherché la mort; l'empereur, faisant métier de juge d'instruction, se transporte lui-même sur le théâtre du crime et en surprend très bien les traces. I punit encore de l'exil les dénonciations qu'il surprend fausses. Cependant, montrant déjà plus de faveurs qu'auparavant aux délateurs , il refuse de leur ôter la part qui leur revient des biens de l'accusé, en cas de mort volontaire avant la fin du procès; comme un homme qui se sent entouré de piéges, de périls, il ne veut point décourager ceux qu’il regarde comme les vigilants gardiens de PÉtat. Rude métier, du reste, que — See Tibère veut voir bien fait que celui-là et poussé jus- qu'au bout, s’il lui en assure les profits, puisqu'il ra- mène, de force, un fils qui avait commencé d’accuser son père , et s'était enfui, perdant courage au milieu de sa tâche de parricide. Le premier crime véritable de Tibère, au milieu des intrigues dans lesquelles il se débat, c’est la mort de Cremutius Cordus, l'historien, accusé d'avoir appelé Brutus et Cassius , les derniers des Romains : « Avez-vous donc peur, dit Paccusé à « ses juges, que je réveille ces morts endormis depuis « soixante-dix ans dans les champs de Philippes ; « croyez-vous, en étouflant ma voix, effacer ces grands « noms du cœur des Romains ; si vous me condamnez, « on se souviendra de Brutus, de Cassius et de moi. » L'histoire a bien vengé, sur la mémoire du juge, la mort de l'historien. El n’est pas difficile de surprendre la lutte intérieure que soutient Tibère et qui va l'aigrissant chaque jour davantage. Agrippine, atteinte au cœur par l'accusation d’une de ses parentes, poursuit jusqu’au fond de son palais limplacable justicier, le trouve, offrant des sacrifices aux mânes d'Auguste : « Cest mal, lui dit-elle, d’encenser ses ancêtres, quand on fait des victimes de leurs descendants. — Eh ! repart Tibère, si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours. » Cependant , lorsque Séjan, marchant à laccomplis- sement de ses projets, demande la main de la crimi- nelle Livie, veuve de Drusus. il la lui refuse, pour ne — 364 — point exciler encore, dit-il, « ces liaines de femmes, « ces factions si ardentes déjà, dont ses petits-fils res- « sentent les secousses. » C’est au milieu de ces intri- gues, de ces obscurités croissantes qu’on lui offre plus que jamais des honneurs, qu’on lui dédie des temples ; au faîte de cette toute puissance dont il connaît seul toutes les amertumes, on veut l’adorer ; il se sent bien mortel : « Pères conscrits, dit-il, je suis mortel, les « devoirs que je remplis sont ceux d’un mortel ; c’est «dans vos cœurs que je voudrais m'élever des temples, « des statues, en me montrant toujours digne de mes « ancêtres, soigneux des intérêts de l'État, et prêt « pour eux à braver même la haine. Les temples de « marbre, quand le jugement de la postérité les con- « damne, ne sont que des sépulcres. Puissent donc les « alliés et les citoyens prier les dieux de m’accorder « pendant ma vie, une âme toujours calme, une in- « telligence capable de pénétrer les lois divines et hu- « maines, et, après ma mort, une mémoire et un nom « qui soient doux à se rappeler. » Hélas! c’étaient justement cette mémoire, ce nom, qu'il était en train de compromettre à tout jamais. Tibère était fatigué, obsédé de cette lutte, de ce combat dont le véritable auteur lui échappait ; les vic- times fournies, désignées par Séjan, se multipliaient ; c’étaient Lentulus, Domitius, Antonius, C. Pison, tant d’autres. Il commençait à se faire horreur ; car, quoi- qu'il en dit lui-même, il n'avait pas la force de braver 60 — en face la haine des hommes ; il exprimait le désir d'aller gouverner loin de Rome, et Séjan l'y poussait, pour avoir ses allures plus libres. Comment n’eut-il pas été las de tout ce qu'il voyait, de tout ce qu'il entendait , de tout ce qu'il pouvait pressentir, sans pouvoir le connaître ! Agrippine paraissait-elle un jour à la table impériale, elle refusait de toucher à aucun des mets, car on l'avait fait charitablement avertir de s’en défier: « Comment ne serais-je pas sévère, dit-il, contre une femme dont tous les actes m’accu- sent ? » Il ne savait plus comment accueillir les enfants de cette mère altière et blessée; c'était tantôt avec le sourire , tantôt avec des menaces; car, accusés de ne vouloir pas attendre la mort du vieillard , ils prê- taient quelquefois le flanc par quelques paroles im- prudentes, suscitées, espionnées, rapportées aussitôt ; et, comment l'empereur n’eut-il pas cru Séjan ? Der- nièrement encore , ce ministre fidèle lui avait sauvé la vie, l'avait couvert de son corps dans une caverne dont la voûte s’écroulait sur eux. Enfin, quelle hor- rible tâche était la sienne, à combien d'épreuves n’ex- posait-elle point sa patience, cette tranquillité de l’âme qu'il ambitionnait sur le siége du juge? Un délateur en plein sénat pour mieux charger et perdre celui qu'il accuse, rapporte un jour ses paroles devant Tibére, étale tous les vices, les crimes qu’on prête au tyran; on veut en vain l'arrêter, il continue, en répétant toutes les malédictions que la haine invente contre lui; Ti- — 366 — bère n'y tient plus, il se lève, il veut se justifier sur : l'heure, et par une instruction expresse. On a beaucoup de peine à le calmer; mais il n'oublie point cette scène ; il quitte Rome pour Caprée, cet inabordable rocher, où la vue du plus beau rivage de la terre lui fera oublier le souci des misères souveraines ; et Séjan reste maître de la place. Les évènements se précipitent alors avec une ef- frayante rapidité. Le défenseur le plus fidèle, le plus hardi des enfants de Germanicus, Silanus, attiré dans un odieux piége par quatre sénateurs, qui veulent mé- riter le consulat, est surpris, à travers un plafond, en flagrant délit de paroles coupables contre l'empereur, et condamné. Tibère, plus aisément dupe de Séjan, et plus hardi, de loin que de près, envoie lui-même au sénat, de Caprée, une lettre d'accusation contre Agrip- pine el ses petits-neveux. Le sénat, encouragé par la résistance d’un de ses membres, intimidé par les cris du peuple, hésite à se prononcer sur cette première attaque ; une seconde lettre de Tibère , ivrité contre les sympathies du peuple et la résistance du sénat, un ordre cette fois, est obéi. Agrippine est saisie, en- traînée, reléguée dans l’île de Pandatarie ; puis, ses deux fils, lun interné dans l’île de Ponce, lautre, précipité dans les caves du palais impérial de Rome. Tibère ne veut pas donner l'exemple de répandre le sang impérial ; mais, tous trois maltraités ; mourront bientôt de faim ; la mère, volontairement après avoir sr été déchirée à coups de fouets par un centurion qui, un jour, lui crève un œil ; les deux enfants laissés sans nourriture au point que, lun, exténué, dévora la bourre de laine de son matelas. Séjan n’était plus séparé de l'empire maintenant, que par un vieillard détesté, caché au bout de l'Italie, dans une obscure retraite. Poussé par Livie, il prépare un dernier crime; les prétoriens lui sont dévoués; le sénat, le peuple voient en lui le véritable maître, lui élèvent des statues ; Tibère n’est plus que Pintendant de Caprée. Mais les délateurs, qui ont si bien servi Séjan, se tournent maintenant contre lui, le dénoncent ; et les écailles tombent des yeux du confiant despote. C’est alors qu’il surpasse en dissimulation, en fourberie, celui-là même qui la trompé, et devient passé-maître. Il continue à le combler d’honneurs pour le mieux tromper ; il va partager avec lui la puissance tribu- tienne : c’est l’associer à l'empire. La fameuse lettre si longtemps attendue, qui doit mettre Séjan au comble de ses vœux arrive, est ouverte en plein sénat. Aveugle à son tour, Séjan ne voit pas que Macron, Lacon gardent les portes avec des milices urbaines, que ses prétoriens ne sont pas là. Le consul Regulus, com- mence la lecture de la lettre ; elle était longue, com- mençait par d’insignifiants détails, jetait en passant un mot contre Séjan, s’égarait dans le dédale d’autres objets, puis revenait tout à coup au ministre infidèle et coupable. le prenait corps à corps. laccusait, le 1 ) P P PS. , — 368 — chargeait, le condamnait, ordonnait enfin de le saisir et de Pexécuter, comme coupable de lèse-majesté, sans plus ample information. On se rappelle cette dramatique scène des derniers temps de la république, quand le grand orateur accusait, dévoilait hardiment les menées d’un grand coupable contre la république. Au fur et à mesure que l'éloquence de Cicéron portait la conviction dans la conscience des sénateurs, ceux-ci s’éloignaient du criminel Catilina et formaient peu à peu le vide autour de lui. La lettre de Tibère fit progressivement autour de Séjan, la même solitude. Mais quelle diffé- rence ! Là, c'était l'accusation franche, hardie, d'un citoyen contre un citoyen ; ici, la lâche délation d’un maître contre son esclave ; là, lPhonnèêteté, ici, la bassesse sénatoriale abandonnait le coupable. Là, Ca- tilina sortait encore fier du sénat, et allait mourir bra- vement à la tête des conjurés, terrible encore et pres- que respectable, dit Salluste, dans la mort ; ici, la vic- time saisie par le bourreau, était traînée par le croc aux gémonies, parmi les huées de la populace qui renversait les statues qu’elle lui avaient élevées la veille encore. Là, les scènes de la liberté qui finit ; ici, celles de la servitude qui commence. La mort de Séjan fut plus funeste encore à Tibère que sa vie. Le malheureux avait été poursuivi jusque dans ses enfants ; sa femme, ou pour obtenir leur grâce ou pour attacher à lâme de "Fibère des furies venge- resses, lui dévoila tout ce qu'elle savait : les longs com- — 309 — plots de Séjan pour s'emparer de l'empire, la séduc- tion de Livie , lempoisonnement du fils que Tibéère avait aimé. Ce fut alors que le père, dont les blessures étaient encore toutes saignantes, et le despote, honteux d'avoir été si cruellement trompé, firent de Tibère un monstre, fou de douleur et de vengeance. L’âpre jus- ticier, aiguillonné par le ressentiment et par la rage, se réveilla plus terrible que jamais, poursuivit le fl de toutes ces ténébreuses menées, prétendit remonter jusqu'aux auteurs, atteindre tous les complices de ces complots qui lui avaient fait verser tant de sang à côté des vrais coupables. Il mavait qu'à laisser faire; les délateurs sortis des deux factions n’attendaient que le signal ; ils attaquèrent, ceux-ci, les complices de Séjan, ceux-Rà, les partisans d'Agrippine; ils s’'entreprirent les uns les autres. Ce fut un délire d’accusations, de délations, une suite de procès terribles et sans fin, dans lesquels Tibère ne vit partout que des coupables , et finit par frapper en aveugle, croyant faire d'autant mieux justice qu'il répandait plus de sang. Tibère sait si peu ce qu'il fait, au milieu de ces terribles représailles, qu’en punissant les complices de Séjan, il continue le supplice, ordonne la mort peut- être de ses victimes, sans crainte de faire connaître lui-même au sénat les horribles imprécations dont l’une d'elles, charge, avant de mourir, sa mémoire. On voit alors un temps dont on ne peut pas se faire une idée : tous les parents, les amis, les connaissances de Ger- 24 — 310 — manicus ou de Séjan, s’accusant tour à tour, les uns les autres ; les Romains, n’osant plus s’aborder à Rome, se parler ; les plus intimes se fuyant, consentant à peine à se donner un salut, de peur de se compro- mettre. Au milieu de ces craintes, les condamnations se succèdent ; il n’y a pas même un jour férié sans exécution ; pas une famille un peu marquante qui n'ait sa victime. On compte vingt morts en une seule journée, dont plusieurs femmes ou enfants ; une prison toute entière est vidée en une fois, sans procès, pour en finir plus vite ; et les malheureux qu'on en arrache, sont traînés sanglants jusqu’au Tibre , vers lequel on n'ose porter ses regards, de crainte, en voyant ces pauvres corps flottants, de montrer quelque pitié. La mort devint une fièvre, un jeu: il suflit d’être accusé pour prévenir le bourreau ; un sénateur s’empoisonne en pleine séance ; quelquefois les accusés, pour trans- mettre au moins leur fortune à leurs héritiers ; ont déjà essayé sur eux-mêmes, d’une main mal assurée, la besogne du bourreau, quand on les apporte au plus vite, pansés, demi-mourants devant le tribunal, pour faire prononcer le jugement, les faire dü- ment, légalement exécuter et avoir droit à leur en- tière succession, comme criminels , incapables de tester. Un sénateur, un jurisconsulte, un ami de Ti- bère, qui n’est ni accusé, ni menacé, se laisse, en dépit des prières de Tibère, mourir de faim, pour échapper à un pareil spectacle ; et Tibère, ennemi de la mort — 311 — qui semble être un refuge contre lui, envie bientôt à ses victimes, aime mieux leur prolonger en prison le supplice de la vie, et quand ils en implorent la fin, répond qu'il « ne leur a pas encore pardonné ! » Plus malheureux, plus à charge à lui-même peut-être que ses victimes ! Absorbé dans les procès, les ques- tions, les tortures, entouré de supplices même à Caprée, il voit partout des crimes et des coupables : Un pêcheur aborde tout d’un coup dans une promenade pour lui offrir un surmulet ; il Le fait punir comme conspirateur; un de ses hôtes, qu’il avait invité de Rhodes, arrive ; il le prend pour un témoin qu'il avait mandé , le fait appliquer à la torture, puis mourir, pour cacher son erreur. Comment expliquer cette justice ? Tibère ne le sait lui-même. « Que vous écrirai-je, dit-il aux sé- « nateurs, dans une longue lettre : ou plutôt, com- « ment vous écrirai-je ? Ou même dois-je vous écrire ? « Si je le sais, que les dieux me fassent périr d’une « mort plus cruelle que celle dont je meurs tous les « jours. » Tantôt il sefforce de braver l'horreur qu'il inspire en faisant lire, en plein sénat , le testament d’un homme qui l'injurie, en étalant devant lui les se- crets de la prison où lun des fils de Germanicus, sous le fouet d’un geôlier, prononce les plus horribles imprécations contre le bourreau de sa famille ; tantôt courbé sous le poids du ressentiment et de la haine, la face couturée d’éruptions sanguinolantes, myope, au jour, voyant clair dans les ténèbres, comme il avait 312 — fait souvent au milieu des complots, il se cache au fond des retraites les plus ignorées,et dérobe moins sa hideuse figure de vieillard aux regards des hommes, qu’il ne se dérobe à lui-même. Où devait-il rester ? À Caprée , à Rome ? Il ne le savait; incessamment sur la route entre l’une et l’autre, aujourd’hui refusant, pour aller dans sa capitale, une garde de sénateurs, demain en demandant une ; deux fois il s'approche de Rome, pé- nètre dans les faubourgs ; il va entrer, mais il aperçoit un serpent mort, dévoré par les fourmis ; funeste pré- sage ! « Crains la multitude, » dit-il, sans redouter la comparaison, et il retourne finir à Caprée, où il réunit désormais en un seul monstre, les cruautés de Louis XI et les turpitudes de Louis XV. Près de sa fin, il était encore cependant poursuivi par cette terrible question de la succession, qui avait troublé tout son règne, empoisonné sa vie, perdu sa mémoire. Faire héritier son petit-fils, Tibérius Ge- mellus, encore mineur, il ne le pouvait ; force lui fut, comme une dernière punition, d'adopter, de recom- mander au nouveau préfet du prétoire , Macron, le fils et le frère de ses victimes, Caïus Caligula, le der- nier des fils de Germanicus et d’Agrippine, en obte- nant de lui, Padoption de son petit-fils. Il ayait le pres- sentiment de ce dernier legs de crime qu'il laissait : « Tu le tueras, dit-il un jour à Caligula, qui jetait « un sinistre regard sur son fils adoptif, mais un autre « te tuera. » Cest l’histoire de lempire ; Tibère touchait au vif le vice principal de l'institution. Pour lui, il craignait, non pas de mourir, car il était chargé d'années, comme de crimes, demi-mort déjà, mais bien, d’être achevé. Le jour où le médecin sur- prit, en lui tätant subrepticement le pouls, la certi- tude de sa fin prochaine, il le retint, prolongea le festin ; puis, il s'évanouit. On le crut mort ; Macron présenta Caligula aux légions. Mais Tibère vivait en- core ; il s'était levé, avait tiré son anneau comme pour le donner à quelqu'un, puis lavait remis à son doigt en trébuchant. Caligula rentre tout tremblant, crai- gnant la mort pour lui; mais Macron, plus hardi, fait jeter sur la tête du vieillard un matelas qui achève le moribond. Voilà Tibère, tel, je crois, que l'histoire impartiale doit le présenter. Cinquante-six années partagées entre les infortunes et les honneurs, les travaux ingrats et les plaisirs, la gloire et l'exil, l'espérance et les mécomptes; dix années d’un gouvernement peu agréable, sévère , mais juste ; huit années d'erreurs, dans lesquelles le despotisme le fit tomber et dont il fat la plus doulou- reuse victime; cinq années enfin d’une horrible et dé- lirante cruauté que rien n’excuse, mais qu'expliquent la douleur du père trompé, la honte du despote im- puissant qui se venge, au hasard et comme au milieu des ténèbres de la délation, sur tout ce qu'il peut attemdre, et, pendant lesquelles, le monstre se fait hor- reur à lui-même et élève sa conscience contre ses for- — 314 — faits, sans que ce sentiment, qui n’est pas celui du re- pentir, puisse l’'adoucir lui-même ou adoucir la sévérité de l'histoire. Tel est le bilan de cette mémoire qu'il est juste, après tout, de ne point arracher tout-à-fait à la condamnation qui pèse sur elle, parce qu’elle ren- ferme, à mon sens, un grand enseignement. Si l’on a en effet, essayé de défendre Tibère sur beaucoup de points, ce n'est point pour son honneur, mais pour celui de l'humanité, de la divinité même, si elle avait besoin qu’on se préoccupât de son honneur. De pareils mons- tres ne sortent point tout faits des mains de la nature. Ce sont les circonstances, ce sont surtout les institu- tions mauvaises qui les créent. Tacite croit que Tibère a dissimulé toute sa vie sa mauvaise nature, pour la dé- ployer en liberté à la fin ; n'est-il pas plus naturel de penser que le temps l'a fait ce qu'il est devenu? On a quelquefois accusé Auguste d'avoir choisi Tibère pour successeur, afin de gagner à la comparaison. Il est juste de repouser cette accusation. Auguste estimait Tibère, s’il ne Paimait pas, ses lettres le prouvent; il ne pouvait soupconner ce qu'il serait sur le trône. Ce n'est pas un mauvais successeur qu'Auguste a laissé sciemment après lui; c’est chose plus grave, mais qu'il ne soupconnait pas : une mauvaise succession, une fausse monarchie, une machine politique à pro- duire des Tibère et des Néron. S'il avait prévu ce qui devait sortir de là, il faut le croire, le vieux comé- dien eut reculé d'horreur, et le masque lui fut tombé celte fois du visage. Pour résumer notre pensée en deux mots latins, puisque nous parlons de choses romaines : nascitur Augustus, fit Tiberius ; on naît un Auguste on devient un Tibère. Mais pour être juste, même envers un monstre, qui se piqua de justice et souvent la fit bien, ce sont les Auguste qui rendent possibles les Tibère. ACL A. DIR eme sf E. 2e a Ÿ .. ' * € | ' REX TANUES 5 | LAET # HE A:1 k 4 pute LADUE le EM ee on @ le Ve Vale A pn Met, a AS | 4 #4 ef x DU 4 . de fé à :) à 2 À ton ipmie «+ ee | Abris no Vi | , NOTE AE TO de Hronamk faut. nine AE et ns, sdoiy cs 01 LE lité, va A 4 ntm FE ER US PR | . LE do aût cdrom eg rt Man: fins Dee L nent pa re NE | der ‘our ai “he SA + nee Mel Le si 4 à dt L L. n. Pour cl ie WA Le * CAMPINE né 188 TL jf vi fair pr Mb De ‘ri, PA LL ne DATANT" à LM mi x #. ur ÿ : nl 2 NOTICE SUR HONORÉ DU LAURENS AVOCAT GÉNÉRAL AU PARLEMENT DE PROVENCE Par IHM. Movwax. CE magistrat se recommande à notre attention, non- seulement par les travaux relatifs à l'exercice de sa charge et par son zèle pour la justice, mais encore par ses vertus, son amour pour la religion et par le rôle important qu'il fut appelé à remplir pendant les trou- bles de la ligue. Du Laurens naquit à Tarascon, le 7 mars 1554, de Louis du Laurens, célèbre médecin, et de Louise de Castellan, sœur d’un médecin de Charles IX. Une généalogie de la famille du Laurens, restée manuscrite, renferme sur cette maison des détails curieux pré- sentés avec une naïveté qui m'est pas sans quelque charme (1). Jeanne du Laurens, sœur de notre ma- 4) Généalogie de MM. du Laurens descrite par moy Jeanne du Laurens veufve à M. Gleyze et couchée nayvement en ces termes, le fer juillet 1631. Bibliothèque d'Aix, Recueil mst. in-fol. n° 843. 2 Be Eee gistrat et auteur de cette généalogie > nous apprend que ses parents étaient originaires de Savoie , d’un village nommé Pignet près de Chambéry, qu'ils eu- rent dix enfants, dont deux furent archevèques, et un troisième , médecin de Henri IV ; puis elle ajoute : « Ma mère se voyant pauvre et accablée de charges perdoit courage n’eust été la fiance qu’elle avoit en Dieu, jointe à la probité et soin de son mari qui la consoloit ordinairement. ».- Destiné à l'exercice de la médecme , le jeune du Laurens fut envoyé à Paris pour y étudier cette science. La généalogie contient sur ses premières années quelques notions assez piquantes qu'on nous saura peut-être gré de reproduire : « Pour mon frère Honoré , il estoit aussi à Paris aux dépens de l'héritage de M. de Cas- tellan notre oncle, mais jusqu'alors il m’avoit guère bien employé son temps, estudiant en médecine mais à contre cœur, ce que voyant mon frère Charles quoy- que plus jeune prit la hardiesse de luy dire: mon frère pardonnés moy sil vous plaist ce que je veux vous dire. Vous eéstes mon aîné et vous estes plus igno- rant que moy en la Faculté que nous estudions. Si vous sçaviez la charge qu'a nostre maison, vous em- ployerés mieux le temps que vous ne faites en vous addonant à la vertu; nous sommes dix enfants, nos parents n’ont pas grands moyens, sinous ne nous éver- tuons nous serons misérables. Alors mon frère Honoré lui dit: Tout enfant qui se fie au bien de son père ne mérite pas de vivre. Il faudroit que nostre père fut magicien pour nous laisser du bien et avoir tant d'enfants, nous luy sommes assés obligés de nous avoir laissé l’estre que nous tenons de luy. L’on est ce que lon veut en s’exerçant à la vertu et je ne quitterois pas ma part d’estre un jour premier président en Pro- vence si l’on me laissoit estudier aux loix. Ce que vous me dites que je suis ignorant provient de ce que ma volonté n’est pas d’estre médecin et ny fairay jamais rien qui vaille. Alors mon frère Charles écrivit à mes père et mère la volonté de mon dit frère qui fut la cause qu'ils l'envoyerent querir disant entr'eux : pour les enfants Dieu inspire quelquefois de suivre la vo- cation qui leur est nécessaire et ne les faut pas contre- carrer. Estant icy il dit à ses parents ; je vous don- neray contentement en sorte que vous n’aurés sujet de vous plaindre de moy... Je me penerey tant que je pourray. En se peinant on parvient, nul bien sans peine, heureux ceux qui se peinent car l’oisiveté est mère de tout vice et mechanceté. Par ainsi voyant sa résolution lenvoyèrent à Turin où il se rendit brave en peu de temps en droit et s’'aquit du renom en cette Université. » ; Après avoir terminé ses études à Turin, le jeune du Laurens se rendit à Aix où il passa docteur et fut ensuite reçu avocat au Parlement. « Vous me dirés, dit la généalogie, comment est-ce que ma mère pou- voit faire estudier et passer docteur ses enfants, le père — 380 — ayant laissé si peu de rentes ; je réponds qu'il avoit acquis et laissé quelques pièces dont ma mère se se- couroit ; car quand elle vouloit faire passer docteur quelqu'un des enfants ou mettre pour les faire estudier, elle vendoit l’une de ses pièces, en mettoit l'argent dans une bourse et de cela les faisoit apprendre ou graduer sans rien emprunter. » Bientôt les succès de du Laurens au barreau furent immenses. « Un jour arriva une cause qu'il plaida et gagna sans avoir parlé à sa partie ni avoir veu ses papiers, seulement le procureur luy avoit dit le sujet, et sur le discours de ladverse partie il répondit si per- tinemment qu’il emporta gain de cause, ce qui le fit admirer de tous, veu mesme que le procureur y répu- gnoit, sachant qu'il n’estoit point préparé (1). » François de Ulmo, avocat-général au Parlement, juste appréciateur du mérite de du Laurens, dit à un conseiller : « Si M. du Laurens vit l’âge d'un homme, il sera l’un des rares hommes de son temps. Alors le conseiller : vous devriés luy donner vostre fille, auquel répondit le sieur d'Ulmo plust à Dieu que cela fust. Dès lors le dit sieur conseiller parla de mariage et le fit-on sçavoir à ma mère laquelle ni voulait entendre di- sant que de marier ainsi un jeune homme dénué de moyens ce serait rendre une maison plus que misérable ; mon frère Charles fit tant que le mariage se fit, et mon frève Honoré depuis se tint à Aix où il avocassa et (4) Généalogie de MM. du Laurens. — 381 — se rendit de plus en plus capable en sa vacation, fort posé et arresté...… (1). » À la mort de François de Ulmo, arrivée en 1581, du Laurens, alors âgé de 27 ans, fut appelé à lui suc- céder, par des vœux unanimes. Lorsqu'on le recut, le 28 de novembre, dit un de nos historiens, il était en- core fort jeune d'âge mais vieil de savoir, doué d’un esprit divin et d’une mémoire admirable, se portant avec toute intégrité et beaucoup de belles et grandes actions en cette magistrature (2). Pendant les dix-huit années qu'il occupa ce poste éminent, notre magistrat ne cessa de donner l'exemple d'une exactitude rigoureuse à remplir tous les devoirs que ses fonctions lui prescrivaient. Dans ces études sur les anciennes illustrations de notre Parlement, nous recherchons, avant tout, les faits d’un intérêt public à l’occasion desquels ces grands magistrats aimaient à faire ressortir leur amour pour la parfaite adminis- tration de la justice et leur zèle pour le maintien des priviléges de la compagnie. — Je choisirai deux actes dans la carrière parlementaire de du Laurens, où il se montra le digne émule de tant d'illustres confrères. Les questions de préséance et de cérémonial préoccu- pèrent toujours nos grands corps politiques et judi- (4) Généalogie de MM. du Laurens. (2) César Nostradamus, Histoire et Chronique de Pro- vence, pag. 805. — 382 — ciaires. Or, en 1284, les consuls d'Aix faisaient des difficultés pour se rendre à l'audience d'ouverture du Parlement, parce que cette solennité concordait avec le jour fixé pour l'élection consulaire ; ils demandaient néanmoins des commissaires à la Cour, pour assister aux nouvelles élections. Alors du Laurens représente que le viguier et les consuls doivent se trouver présents à l'ouverture du Parlement, et qu’ainsi il y a lieu de procéder aux nouvelles élections à tel autre jour et à telle autre heure, hors le service de la Cour, à peine de mille écus d'amende et de nullité de Pacte. Vainement l’as- sesseur fait observer qu'il n'existe aucune loi ni ordon- nance qui obligent le corps consulaire à assister à l’au- dience de rentrée ; le Parlement s’empresse de faire droit aux observations de lavocat-général, et ordonne que des commissaires seront députés pour assister à l'élection des consuls , à laquelle il ne sera procédé qu'après l'ouverture du Parlement ; de plus, il fait dé- fenses à tous les officiers du Roi de s’y trouver aupa- ravant, à peine de nullité, et enjoint aux viguier et consuls d'assister à l'ouverture du Parlement, à peine d'amende, etc. (1). Le 2 octobre 1597, du Laurens fut chargé de la mercuriale d'usage. Cette pièce mérite que nous nous y arrêtions quelques instants. Outre le tableau qu'elle nous offre des mœurs de l’époque, elle peut encore (1) Hesmivy de Moissac, Histoire mste. du Parlement de Provence, pag. 125. — 383 — être considérée comme le résumé de la vie judiciaire de notre magistrat. « La vraiemercuriale etréformation doit commencer en ce qui regarde l'honneur de Dieu... Nous supplions la Cour, qu'aux occasions quise présenteront où y va du service de Dieu, comme aux affaires des églises, monas- tères, hôpitaux, ordonnances sur l’entretènement de la discipline ecclésiastique ou monastique, punition des blasphêmes, etc., y porter le zèle et affection qui est requis, soit à l'expédition et préférence à tous autres affaires. afin que la piété et la religion puissent, par la grâce de Dieu, et par les soins et vigilance des ma- gistrats, être maintenus en son intégrité, et, de plus en plus, augmenter en cette province. » Cet hommage solennel ainsi rendu à celui de qui émane toute justice, du Laurens appelait l'attention des magistrats sur l'instruction publique, la justice subal- terne, les procès que des parents ou alliés des juges pouvaient avoir au Parlement, et sur une foule d’autres objets relatifs à la discipline. | « Après l'honneur de Dieu, il n’y a rien de plus digne du soin du magistrat que l'instruction de la jeu- nesse, pour l’avancement de laquelle il plaira à la Cour d’affectionner le collége de cette ville... avoir l'œil à la police d’icelui, faire que messieurs se trouvent aux disputes, déclamations et autres exercices de lettres pour donner courage aux écoliers, et tenir en devoir les précepteurs et régents. ot — « Pour pourvoir aux abus et désordres qui sont en la justice inférieure et subalterne dont il y a de grandes plaintes, que la Cour fasse un règlement ou qu'elle dé- pute des commissaires pour y aller par forme de mer- curiale, rafraîchir et remettre en observation les an- ciens règlements ou établissements, et si, par après, ils venaient à y contrevenir, qu'ils soient souverai- nement et rigoureusement punis, sans trouver excuse ou ignorance. « Messieurs sont admonestés de ne recommander les procès de leurs parents ou alliés, ni se trouver dans la chambre lorsqu'on traite desdites affaires, pour n’em- pêcher la liberté des juges et ne donner aucune sinistre opinion aux parties (1). » Heureux notre magistrat si des circonstances ora- geuses ne leussent point détourné de ses paisibles fonctions ! Déjà les troubles de la ligue commençaient à exercer leur fuheste influence même au sein de la compagnie : Pourquoi du Laurens joua-t-il un grand rôle dans ces scènes mémorables; pourquoi chez un homme aussi éclairé que prudent, le zèle pour la religion fran- chissant de justes bornes, lui fit-il embrasser avec ar- deur le parti de la ligue ? C’est que la force des choses entraîne et entraînera toujours les esprits au-delà du 4) Parlement de Provence. Mercuriales et remontrances ms. | — 385 — but qu'ils se proposaient d'atteindre, et qu'il est plus facile de s'associer à un grand mouvement que de le régler et de le maîtriser. On le sait , le jour où le chef de la confédération en Provence, Garde de Vins, voulut contraindre les mem- bres du Parlement à signer lunion, l'harmonie cessa d'exister parmi eux. Bientôt le Parlement se divise en deux fractions : à Pertuis, c’est le Parlement royal qui obéit au roi de Navarre ; à Aix, c’est le Parlement de la ligue qui ne veut être soumis qu'au cardinal de Bourbon, ce fantôme de souverain, sous le nom de Charles X. Si du Laurens fut le seul membre du parquet qui demeura dans Aix avec les magistrats opposés à Henri IV; si les ligueurs trouvèrent en lui un apologiste fer- vent de leurs démarches, sil consentit à se charger de diverses missions, n’en attribuons la cause qu’à son zèle pour les intérêts de la religion qu'il croyait com- promis par les menées du parti contraire. Rendons toujours hommage à sa bonne foi, et gardons-nous de le blâmer quand il ne prenait que sa conscience pour mobile de ses actions. Je ne veux donc dissimuler aucun des actes de du Laurens pendant les troubles. Je dirai qu'il présida les États convoqués par le parlement d'Aix et tenus à Mar- seille. Là, il fut délibéré de réclamer le secours d’'Em- manuel de Savoie, et de faire une levée de troupes considérable pour les opposer aux forces que Lavalette 25 — 386 — réunissait contre les ligueurs. On sait que le duc de Savoie ; puissamment secondé par Chrétienne d'A- guerre, comtesse de Sault, fut investi, dès son arrivée à Aïx, de l'autorité souveraine par le Parlement, qu'il se dirigea successivement sur Pertuis et sur Salon, et que, contraint par la rigueur du temps, de mettre ses troupes en garnison, il demanda qu'il fut pourvu à tous leurs besoins, tout en protestant de son zèle iné- branlable pour la cause de la religion. Je suivra du Laurens à son voyage à Rome, au commencement de l’année 1591, dans le but d’inté- resser le Pape aux destinées de la Provence. Le 6 avril, il écrivait la lettre suivante à la Compagnie ; « Messieurs, Sa Sainteté m'a donné fort bénigne audience... Elle loue grandement la constance que vous avez témoignée en cette cause dont elle a toujours eu très bonne relation. Jai eu réponse à tous les chefs ; elle est digne d’un si grand pasteur que Dieu a véri- tablement choisi en ce temps, pour survenir aux né- cessités de son église. S.S. a fait déclaration et fulmi- nation contre le roy de Navarre prétendu et lancé un monitoire contre les adhérents... Les bulles seront bientôt envoyées, et je juge qu'elles seront de grand effet. J'ai vu ouvrir les thrésors, quelque contradiction et murmure qu'il y ait eu, pour le secours des affaires de France. On en a tiré 500,000 escus, etc. (1). » Mais toutes ces pompeuses démonstrations ne devaient 1) Hesmivy de Moissac, pag. 163. — 387 — se résoudre qu'en des secours spirituels accompagnés d’une bulle qui ordonnait aux ecclésiastiques, princes, seigneurs, villes et communautés, de quitter et aban- donner dans quinze jours le parti du roi, sous peine d’excommunication. Je mentionnerai encore toute la part que prit du Laurens à la nomination de Génébrard, comme arche- vêque d'Aix, après la mort de Canigiani, pensant, écrivait-il encore de Rome, que sa doctrine, inté- grité de vie et son zèle pour la religion sont assés cogneus de la Cour, ce qui seroit un grand bien pour la Provence et en particulier pour la ville d'Aix. De son côté, le prélat, dans une épiître placée en tête de son Traité de la liturgie, qualifiait du Laurens d'une des plus claires lumières et spécieux orne- ments du païs. Envoyé à Paris comme député aux États-généraux de la ligue, convoqués par le duc de Mayenne, dans le but de procéder à l'élection d'un roi catholique, notre magistrat est nommé député du tiers-État. Le 22 novembre 15992, il écrivait au Parlement : « Mgr de Mayenne a fait publier et proclamer l’as- semblée des États-généraux en cette ville de Paris, le vingtiesme du mois prochain de décembre au grand contentement de tout ce peuple... On attend ici dans fort peu de jours M. le prince de Parme avec autres grands seigneurs, pour prendre tôt quelque bonne et sainte résolution avec nos princes catholiques qui s’y — 388 — trouveront presque tous en personne... On désire que toutes choses se traictent avec douceur et tendent à réconciliation et conservation de lauthorité de la justice comme je pense que les résolutions qu’on en prendra y sont conformes dont je vous advertiray plus ample- ment, attendant, Dieu aidant , et de tout ce qui sur- viendra, sil se présente autre chose qu'il vous plaise me commander my emploiïer et obéyr trés humblement avec telle dévotion et affection que aprés vous avoir salué, je prie Dieu, etc. (1). » Cependant les députés aux États-généraux obtinrent quelque satisfaction : le duc de Lavalette fut suspendu de lexercice de sa charge, et la direction des affaires confiée au Parlement. « Les lettres-patentes contenant ces dispositions fu- rent portées, dit de Haitze (2), à l'audience où était un grand concours de peuple : après la lecture qui en fut faite, du Laurens, de retour à Aix depuis peu de temps, exalta la disposition du roi en cette rencontre, afin de terminer les afllictions, les misères, les divi- sions et les calamités que la province avait souffertes par la haine et par la malice du gouverneur qu'il repré- senta non comme un ange tutélaire et le conservateur du pays, mais comme son mauvais ange et son des- tructeur. Après Parrêt pour la publication des lettres, ce ne furent qu'acclamations par toute la ville, et tout (A) Mst. intitulé : Recueil du Parlement, à la Bibliothèque d'Aix. (2) Hist. de la ville d'Aix, mste., tom. 1. — 389 — le monde ayant été enchanté par le discours de l’avocat- y P général, chacun sortit de sa maison l'après-midi, pour assister à la publication en cavalcade et son de trompe. » Du Laurens se trouva encore présent aux confé- rences de Surêne, dont l’ouverture eut lieu au mois d'avril 1593. Là, les chefs des deux partis voulurent essayer d’un accommodement. Pour les royalistes, lar- chevèque de Bourges fit ressortir les avantages de la paix, la nécessité de sacrifier la vengeance, les intérêts particuliers et les haines personnelles. Au nom des ligueurs, l'archevêque de Lyon insista beaucoup sur cette union des esprits, tout en indiquant néanmoins qu'elle devait s’opérer entre les catholiques contre les sectaires. Mais un évènement heureux devait bien mieux contribuer que tous ces discours à amener une conclusion. L'union fut bien près d’être scellée le jour où l'archevêque de Bourges présenta aux ligueurs une déclaration du Roï, attestant qu'il ne devait plus ap- porter de délais à sa conversion. La conduite de du Laurens, pendant ces confé- rences , fut tellement prudente et habile , ses vertus et ses qualités se montrèrent avec tant d'avantages, qu'il parvint à conquérir laffection de Henri IV. Il professa dès lors pour ce prince un amour et un res- pect sans bornes, tant il est vrai que les âmes vraiment grandes et généreuses s’entendraient toujours parfai- tement, si les passions politiques n’obscurcissæient pas — 390 — quelquefois la raison et ne comprimaient point les plus nobles sentiments ! Encore quelques années et du Laurens devait re- cevoir de la part du souverain un gage sincère de ré- conciliation, une marque non équivoque d'estime et de confiance. En 1598, notre magistrat est nommé à la première présidence du Parlement de Provence. « Pendant mon séjour à Paris, dit la généalogie déjà citée, feu mon frère escrivit une lettre à mon frère l'avocat général, le sujet de laquelle estoit que l’estat de premier pré- sident d'Aix estoit vaquant et qu'il le prioit de se dis- poser à le prendre, qu'il estoit en son pouvoir et ne lui couteroit pas un liard ; je luy ai vu refuser ce qu'il s’estoit présagé à Paris, parlant à mon frère Charles, tout jeune qu'il estoit comme Jay dit ci-devant. » — Fatigué par diverses luttes, dégouté des grandeurs de la terre depuis la mort de son épouse et livré presque d’une manière exclusive aux pratiques de piété, du Laurens n’accepta donc point le poste éminent qui lui était offert et dans lequel il ne croyait pas pouvoir faire tout le bien qu'il aurait désiré. — Peut-être le trouvait-il incompatible avec les sentiments d’abné- gation profonde dont il était animé. « Dans Aix, dit l'historien Pitton (1), on a remarqué qu'il fut dans la compagnie des pénitents-blancs des Carmes, un rare exemple d'une grande piété et d’une humilité singu- 4) Annales de la Ste-Église d'Aix, pag. 246. — 391 — Bière, portant toujours la croix à pieds-nus dans les processions publiques. » Bientôt à l'exemple d’autres magistrats, du Laurens se consacra au service des autels, et, en 1600, il fut appelé par Henri IV, à l'archevêché d'Embrun. Le monarque auquel il alla rendre hommage, lui dit alors ces simples et touchantes paroles : « Soyez-moi dé- sormais autant ami que vous m’avez été ennemi. » I lui obtint en outre du Pape l'expédition gratuite de ses bulles. Du Laurens refusa d’abord la nouvelle dignité à laquelle il était promu. « Mon frère, dit la généalogie citée, qui pour lors estoit veuf et vivoit en religieux, s’excusa disant qu'il étoit indigne de cette charge et qu'il avoit assez affaire à gouverner son âme sans prendre peine à conduire celle des autres. » Et Pitton: « Toutefois appréhendant la prélature comme un écueil, il s'enfuit à Rome où il se cacha si bien qu'il n'y fust reconnu que par hasard ; pour lors le Pape Pobligea à subir le joug et il fust à Paris (1). » Il céda donc à de pressantes instances non sans beaucoup de difi- cultés. « Ayant accepté cette charge , dit encore la généalogie, il tacha de s’en acquitter au plus près de son devoir menant une vie apostolique et fort exem- plaire. Il alloit toujours à pied dans ses visites, il pres- choit ordinairement et estant en un lieu d’hérétiques, "2 1) Annales de la Ste-Eglise d'Aix, pag. 245. — 392 — il en convertit beaucoup estant bien versé aux contro- .verses. Il vesquit douze ans archevêque, etc. » Nous ne suivrons pas plus longtemps Honoré du Laurens sur ce siége d'Embrun où il donna l'exemple de toutes les vertus. Bornons-nous à citer ces paroles du jésuite Fournier, auteur d’une Histoire manuscrite de l'archevèché d'Embrun et rapportées par Honoré Bouche (1): « Depuis St-Marcellin premier évèque de cette ville lan 310 et St-Pelade qui vivait l'an 513, il ne s’est pas présenté personnage en l’archevêché d'Embrun, qu'on puisse plus asseurement qualifier du nom de saint que celuy-cy, encore qu’on attribue le même titre de saint à sept ou huit autres archevèques de la même ville. » Du Laurens se trouvait à Paris, au mois de mai 1610, à l'époque de l'assassinat de Henri-le-Grand. Il eut la triste consolation de conférer lui-même l’absolution au malheureux monarque. Moins de deux ans après l'o- dieux attentat, et le 24 janvier 1612, le digne prélat rendait, son âme à Dieu à Paris, pendant qu'on l'opé- rait de la pierre, peu de jours après avoir prèché devant le roi Louis XIIL. Il fut enseveli au bas des degrés du maître-autel de l'église des Grands-Au- gustins (2). « Il mourut pauvre, donnant tout aux indigents. Il avoit un fils nommé Jean-Baptiste, qui (M) Histoire chronologique de Provence, tom. n, p. 840. (2) Notice du Parlement de Provence, par le P. Bicaïs. Mst. — 393 — -mourut abbé de Sénanque et encore une fille nommée Loyse, mariée à Manosque, avec M. Hubert de Lincel, seigneur de St-Martin, l'an 1599 (1). » Du Laurens avait composé quelques écrits à peu près oubliés aujourd’hui. Le seul qui nous paraît mé- riter quelque attentiou est le panégyrique de l’Héno- ticon ou édit de Henry IE, roi de France et de Po- loigne, sur la réunion de ses sujets à l’église catho- lique , apostolique et romaine, avec une sommaire exposition d’icelui et ample discours des moiens de purger les roïaumes d’hérésies , troubles et séditions. Aix, Guillaume Maillou, 1586, in-8°. — Par l’Héno- ticon rendu en juillet 1585, Henri LIT révoquait les précédents édits de pacification : Tout exercice de la religion prétendue réformée était proscrit dans lé- tendue du royaume et les ministres obligés de quitter la France dans le délai d’un mois. Tous sujets atteints d’hérésie étaient déclarés incapables d'exercer aucune charge ; les princes, pairs de France, conseillers, che- valiers, gouverneurs; maires et échevins, devaient pro- mettre et jurer solennellement de garder et observer d’une manière inviolable iceluy nostre édict. Telles étaient les dispositions rigoureuses dont du Laurens se déclarait le fervent apologiste. D’après lui, rien de plus juste que la guerre contre les hérétiques, alors que l’hérésie était la cause de tous les malheurs de la France. Ainsi, point de paix avec les prétendus M) Généalogie de MM. du Laurens. — 394 — réformés. Pour entretenir les hommes dans un parfait accord, Vunion de foi est d’une absolue nécessité, tandis que la diversité des religions est une source fréquente de révoltes. Certes ! nous sommes bien éloignés de nous déclarer les partisans de semblables maximes, mais on conçoit qu'un homme profondément religieux les ait émises au xvi”® siècle. À cette époque, l'opinion pu- blique accusait les partisans de la réforme en France, de nourrir des pensées d’anarchie et des projets de soulèvement ; elle les dépeignait aux souverains non- seulement comme des hérétiques altérant la vérité religieuse ,; mais encore comme des républicains préts à devenir des rebelles et à bouleverser l'ordre monarchique (1). La lecture du panégyrique de l'Hé- noticon est curieuse comme monument historique. Pitton représente cet écrit comme un précis des lettres saintes et humaines et de ce qu’il y a de plus beau pour son sujet dans les pères, les conciles, les canons, les historiens, les philosophes et dans les trésors des lan- gues (2). C'est là évidemment un éloge exagéré, mais qu'expliquent la partialité et le manque de critique de l'ancien historien de la ville d'Aix. (4) Expressions de M. Mignet, dans le second article qu'il a consacré à la publication des lettres de Jean Calvin, par Jules Bonnet. Journal des Savants, février 1857. (2) Annales de la Ste-Église d'Aix, pag. 246. CONSULTATION Lettre de M. ““* à Monsieur le Docteur *“** et Réponse de M. le Docteur. par D'ASTROS (JOSEPH-JACQUES-LÉON) Ancien membre du Jury médical des Bouches-du-Rhône Médecin de l'Hôpital, des Prisons d’Aix, etc. Monsieur LE Docteur, En voyant dans la société ce qui se passe tous les Jours auprès des malades, où le premier venu s’érige en praticien ; où les docteurs en coiffe, en falbalas et ‘crinoline ne manquent pas, j'avais cru, jusqu'à pré- sent, que le champ de la médecine était le domaine de tout le monde. Je m'étais aussi persuadé que les remèdes de toute espèce, affichés dans tous les coins de la ville, préconisés par les gazettes et vantés par tant de bouches ! leurs échos. S'ils ne possédaient pas toujours les vertus que promettaient leurs an- nonces, pouvaient au moins être employés en toute sécurité. Double erreur qui eut pu m'être un jour fu- _neste. Mais, grâces vous en soient rendues , votre réponse à ma dernière lettre, entre mille raisons qu'elle fit valoir, me démontre une chose bien essentielle, et — 396 — à laquelle pourtant, les gens du monde sont loin de penser. ; C'est que, pour l'application utile d'un remède, il importe de connaître parfaitement, non-seulement la nature de la maladie qui est à traiter et son siége, mais encore ses symptômes, ses périodes, ses complications et ses concomitances, quand il en existe, et enfin les modifications apportées par l’âge, le sexe, le tempé- rament, les habitudes de la vie et l'influence du climat et des saisons. Sources de mille indications parti- culières. Ce sont là, dites-vous, des considérations dans lesquelles l'esprit doit entrer pour juger, selon le plus ou moins de gravité du mal, du choix des moyens curatifs et de leur opportunité. Or, le grand- maître, Hyppocrate a dit : Que le jugement est diffi- cile, judicium difcile. J'ai, comme vous le voyez, Monsieur le Docteur, bien retenu vos lecons. Vous terminez ces judicieuses réflexions par ce mot, qui a laissé en moi une im- pression qui ne s’effacera jamais. Comment, après tout cela, ajoutez-vous, ne trembleriez-vous pas, vous, homme du monde, lorsque le médecin a besoin de toute sa science et de toute son habileté pour ne point faillir, de tenir en vos mains, dans un remède réputé souverain par le charlatanisme, une arme dont les coups portés au hasard, peuvent être homicides ? Mes yeux furent si bien dessillés que je résolus, non-seulement de ne plus lire de livres de médecine, — 397 — qui ne sont propres qu'à donner aux gens étrangers à l'art, des demi-connaissances ; chose extrêmement dangereuse ! ni me mêler de traiter des maladies aux- quelles je n’entends rien, mais encore de me défaire de tous les médicaments que ma femme et moi, trop crédules , nous nous étions procurés sur la foi des journaux. Cette résolution fut renforcée encore à la nouvelle, malheureusement trop certaine, qu'une mère de fa- mille , jeune et intéressante dame d’une cité voisine, venait de périr victime de son aveugle confiance au vomi-purgatif de Le Roï. Aünsi disposé, et profitant de l'absence de ma femme non encore assez désabusée , et qui, malgré lébran- lement de sa foi, eut pu jeter les hauts cris et s’op- poser à effet de ma détermination; j'ouvris la fa- meuse armoire , où se trouvaient rassemblés dans le plus grand ordre une infinité de remèdes. Arsenal vé- ritable rempli d'armes de toute espèce et infaillibles à ce que nous avions cru, pour, le cas arrivant, com- battre avec avantage, quel qu'il fut et sous quelque forme qu'il se présentât, l'ennemi de notre santé. La peur de mourir ne devait plus trouver d’accés pour pénétrer sous le toit de gens munis de la sorte. On pouvait dormir tranquille ; et cela: sous la ga- rantie de................ quelques étiquettes; paquets, pots et flacons, tout vola par la fenêtre. Ces derniers se brisant avec bruit sur le pavé, leurs vapeurs ainsi — 398 — que les poudres dissipées par le vent, portérent au loin leurs vertus........ mortifères. Mais, Monsieur le Docteur, si je suis maintenant convaincu avec vous, qu'il y a véritablement danger pour un malade d’être traité par gens qui ne sont pas de l'art, je pense pourtant que, sans s’exposer au reproche de s’immiscer dans les choses d’une profession qui nous est étrangère, on peut s’enquérir de la conduite que l'on a à tenir dans certains cas accidentels ; cas qui, de leur nature, n’ont aucune gravité, tels par exemple que : ceux d’une brûlure, d’une contusion, d’une coupure. Ÿ aurait-il alors, je le demande, témérité à prêter notre assistance à celui qui la réclamerait, nous laissant guider par la raison et les lumières du sens, même le plus commun ? L'homme qui, le premier, a été ma- lade, l’a été, vraisemblablement d’une épine enfoncée, d’un coup donné, ou d’une blessure faite, il a été Jui- même son propre médecin, ou bien la vue de son sang, ou l'expression de la douleur ayant ému le premier de ses semblables qu'il a rencontré , il en a reçu du secours. Dans quelle Faculté l'un et autre avaient-ils pris leurs grades ? Toutefois, Monsieur le Docteur, ne pensant point que, dans tous les cas, il fut raisonnable de s’en re- poser sur les seules connaissances d’instinct, même pour de simples coupures, f’oserai vous demander quel est le traitement qui leur convient le mieux ? La ques- tion n'est pas relevée ; mais je suis un profane en 00, = médecine, et vous me l'avez fait si bien sentir, que, si j'ose m'y hasarder aujourd’hui, c’est seulement dans ses basses régions. Au reste, comme je pense, avec beaucoup de gens sans doute, que rien de ce qui touche à la santé de l’homme n’est indifférent, c’est avec con- fiance que je me livre à cet entretien. Quel est donc, je le répète, le traitement le meilleur des coupures ? Permettez-moi de joindre à cette demande, Phis- toire de ce qui n'est arrivé à ce sujet, et successi- vement, avec trois chirurgiens de la ville que j'habite : vous prononcerez entre eux, et de votre décision, je tirerai ma règle de conduite. Pardon, si je suis un peu long, mais les détails dans lesquels, pour me satisfaire, vous avez bien voulu entrer vous-même m’enhardissent, et me font espérer qu’à votre tour, vous voudrez bien mentendre encore. Heureux serai-je si vous y mettez autant de patience que j'éprouve de plaisir, quand c’est vous qui parlez. Je reste peu à la ville, mon bonheur, c’est de vivre aux champs, et ma passion favorite, est la culture des arbres. Je les dirige moi-même; et toujours la ser- pette en main, je les taille à ma fantaisie. Mais, sou- vent étourdi ou maladroit, il n'arrive de me blesser. Quand la coupure est légère, le taffetas gommé suffit pour la guérir; mais, plus grande et profonde, j'ai recours au chirurgien. Le cas m'est arrivé deux fois. La première, ce fut à un vieux praticien, type perdu depuis quelques vingt ans. Sa perruque à ca- — 400 — nons, son habit carré et les grandes boucles qui bril- laient à sa chaussure , auraient fait foi, à défaut de ses rides, qu'il datait du milieu du siècle dernier. La méthode qu'il suivait dans le traitement des maladies pouvait bien lattester aussi... Je m'étais blessé au doigt index de la main gauche. Je ne dirai point tout ce qu'il me fit souffrir soit en le pressant à plusieurs reprises pour en exprimer le sang, soit avec l’esprit-de-vin qu'il versa dans la plaie vive et dont il me la fit bassiner plusieurs jours ; ni Pinflammation qui en résulta, ni l'ennui de tous les cataplasmes et onguents qu'il m'y fit mettre successive- ment, d’une suppuration intarissable, qui était louable, à ce qu'il disait, mais dont j'étais bien las ; ni le désa- grément encore de voir croître sur les bords de la plaie des chairs d’un aspect hideux; mais, selon lui, ce n'était rien, un peu d’alun calciné devait dé- vorer tout cela, et, au besoin, n'y avait-il pas la pierre infernale 2... Enfin, vous saurez qu'une cou- pure qui, livrée aux seuls soins de la nature eut duré, au pis aller, deux semaines , me fit souffrir dans les mains de cet esculape, pendant un mois et plus. Et encore le doigt ne fut-il guéri qu'en conservant, pour la vie, une cicatrice fort vilaine. À quelque temps de là, le hasard m’ayant fait ren- contrer un de ses confrères, homme, disait-on, assez habile, mais grossier et fort brusque. Monsieur, lui dis- je, que faut-il faire pour guérir une coupure ?—Rien.— UT er Il y a cependant des remèdes pour ce mal ?— Aucun.— Aucun ? — Oui, aucun ?— Vous me surprenez. Pour- tant j'en ai entendu vanter un millier, et je pensais que Pon n'avait que l'embarras du choix ; le taffetas d'An- gleterre, le diapalme, lesprit-de-vin, l’eau de lys, le baume du Commandeur........... Je ne sais combien d’onguents ! Le savetier vante la poix ; l'écrivain public l'encre ; la cuisinière assure qu’il n’est rien qui ne le cède au poivre et au sel; le palefrenier met la toile d’araignée au-dessus de tout ; enfin, des baumes de toute espèce ; que sais-je moi? Mais vous ne répondez pas. Tous ces gens-là se trompent-ils ? — Lourde- ment. — en, aucun lourdement et quelques autres monosyllabes furent tout ce que je pus en tirer. Avait-il, à part lui, de bonnes raisons pour ne pas discourir ?.… Le silence prudent de Conrard me revint en mé- moire (1). Enfin un jeune chirurgien, que je fis appeler, il y a deux jours, pour un accident du même genre, voulut voir le fer avec lequel je mnvétais blessé ; il regarda attentivement la direction et la profondeur de la plaie, il s’assura que dans l'intérieur il n’y avait pas de corps étranger, il y versa, pour la laver, quelques flots d’une eau pure, en écartant doucement les bords, et puis, les rapprocha bien exactement, la réunion ainsi faite, à défaut de collodion, qu'il n'avait pas sous la main, . (1) Boileau : J'imite de Conrard le silence prudent. Epitre 1, vers 40. 26 — 402 — el qui est, à son dire, ce qu'il eut pu employer de mieux, il y colla en travers, pour les maintenir, quelques pe- tites bandelettes de dyachilon, qu'il assura par trois ou quatre tours de bande, et me fit mettre le bras en écharpe. Voilà qui est fait, monsieur, me dit-il ; main- tenant, vous n'avez qu'à rester tranquille, à ne pas dé- ranger surtout l'appareil, et, sous très peu de jours, votre blessure sera guérie. À peine, dans quelque temps, pourra-t-on reconnaître à une petite ligne blanche, l'endroit où vous vous étiez coupé. — Comment ! Est-ce qu'il ne sera plus nécessaire d'y rien mettre ? Point d’onguents? — Des onguents! Ils ne sont propres qu’à éterniser les plaies. — Quoi! Il ny aura pas de suppuration ? Pas de chairs baveuses à brûler ? Nous n’aurons pas besoin de la pierre infer- nale ? -— Où avez-vous jamais vu, ne dit en riant mon docteur, qu'il faille la pierre infernale pour guérir une coupure ? Je lui racontai : alors le traitement du vieux prati- cien et la conversation que j'avais eue avec l’autre de ses confrères. « Le premier, me dit-il, suivait une mauvaise pra- tique ; pratique surannée des anciens fraters de village. Il aurait pu la réformer s’il avait pris la peine d'ouvrir des livres. Celle que je suis dans le traitement des plaies n'est pas due aux derniers progrès de Part : les lu- mières actuelles font que l’on s’y tient, parce qu’elle — 403 — est bonne. Mais on la trouve dans Guy de Chaulgac, qui vivait dans Le xiv"”* siècle. « Quant à l’autre chirurgien que vous consultâtes, on peut juger par ses réponses qu'il est dans la bonne voie, mais il aurait pu se dispenser d'être laconique à ce point avec un aussi galant homme que vous. On fait toujours avec plus de confiance un traitement, quand on peut se rendre compte de ce qui le rend efficace. Les explications sont permises tant qu’on ne dépasse pas les limites de la raison, pour pénétrer dans les secrets de la science qu'il faut laisser aux médecins. « Monsieur, poursuivit-il, que se propose-t-on dans le traitement d’une plaie faite avec un instrument tran- chant ? D'une plaie simple ? De remettre en un si parfait rapport les chairs divisées, que les bouches de tous les vaisseaux, les extrémités de toutes les fibres coupées, se retrouvant en face les unes des autres, se rencontrent, se rajustent et que la circulation du sang et de la lymphe sy rétablissent comme auparavant, et enfin, d'obtenir la consolidation des chairs et de la peau réunies, en laissant en place Pappareil plus ou moins de temps. « Qu'arrive-t-il, au contraire, quand on presse les chairs blessées pour en exprimer le sang? On les meurtrit ; quand on y verse de l’eau-de-vie ou autres liqueurs fortes ? On les fait entrer en contraction. Les petits vaisseaux se crispent; on irrite les fibrilles ner- veuses. Îl en sera de même du sel et autres substances Pa. qui, non-seulement irritent aussi, mais encore, inter- posés dans la plaie, en écartent les bords et sont un obstacle à la réunion. Il résulte de tout cela linflam- mation, qu’il eut été facile de prévenir, et après celle-ci la suppuration souvent interminable, les chairs ba- veuses et enfin une cicatrice souvent difforme. Une réunion simple eut évité tous ces maux. « Une greffe que vous introduisez dans lincision faite à la peau d’un arbre, et qui, sous peu de jours participe à la vie et fait corps avec lui; une branche d'arbre fendue dont vous maintiendrez avec un lien les parties divisées et qui se rétablit en son état pri- mitif, vous offriront une image sensible de la manière dont opère la nature pour réunir les chairs divisées, lorsqu'on a mis leurs bords en contact. « Vous voyez, monsieur, par tout ce que nous ve- nons de dire, en quoi consiste la vertu du collodion, du sparadrap, du taffetas gommé, ils n’en ont pas d'autre que de rendre ce contact des chairs invariable, inamovible au moyen de la substance collante qui les fixe pour le temps nécessaire sur le point de la peau où on les a appliqués. » Ainsi parla ce jeune docteur. Ce raisonnement m'a presque persuadé. Je crois même que je serais pleinement convaincu sans l'idée où j'ai été si longtemps, et qui n’est, vraisemblablement qu'une prévention: qu'on ne saurait sans onguent guérir une blessure. Veuillez me dire, Monsieur le Docteur, si je puis dormir tranquille sur la mienne — 405 — et espérer une promple guérison avec le simple ap- pareil qu'on m'y à mis ? Reponse. Moxsieur , La théorie lumineuse de votre troisième docteur et la mauvaise pratique du premier démontrent avec tant d'évidence quel est le meilleur traitement des plaies simples ; qu'il ne me reste plus rien à vous dire. Je me vois forcé d’imiter le laconisme du second par un oui à la question qui termine votre lettre. J'ai l'honneur d'étre, etc, etc. La È TU ne 2 2e PE) rare 26 +62 1 QT D m4 ni vu Œpitre à ma Silleule À. À. Conseils sur le choix d'un mari. VinGr ans, c'est le matin, le printemps de la vie, L'âge que le vieillard à la jeunesse envie; C'est l'heure où l'Espérance, ouvrant ses ailes d’or, Se présente à l'enfant qui sommeillait encor, Et, lui tendant la main avec un doux sourire, Dans un monde nouveau demande à le conduire. Mais vingt ans sont aussi l'heure du bon conseil ; Car pour un jeune cœur c’est l'heure du réveil. — 408 — Jusqu'à présent bereée au sein de la famille, Heureuse comme sœur, heureuse comme fille , Tu voyais, dans l'abri d’un paisible séjour, Sans peur de l'avenir, naître et mourir le jour. Comme la fleur qu'élève une main attentive, Et qui les soirs d'été s'abreuve d’une eau vive, Enfant, tu grandissais, loin du monde et du bruit, Sans rêver un instant à l'heure qui s'enfuit. Que l'importaient les jours, quand une tendre mère, Unissant de doux mots aux conseils de ton père, D'un regard vigilant, d'une pieuse main, Ecartait les écueils semés sur ton chemin ? Chaste paix du foyer, heureuse solitude, Qu'animaient tour à tour les doux jeux et l'étude, Tendres épanchements, saintes affections, Que n’oserait troubler la voix des passions, Plaisirs jeunes et purs, sans mortelles alarmes, Bonheur qui sait mêler le sourire et les larmes ; Ma fille, tout cela disparaît à vingt ans. Et puis viennent bientôt les soucis dévorants, La triste rêverie à la démarche sombre, Dans un ciel pälissant les nuages et l'ombre, Et le Doute pensif, à la croix du chemin, Se disant à voix basse : Où serai-je demain ? = R09 = Notre vie est alors comme une énigme obscure, Que nous pose le Sphinx à la pâle figure ; Et, sans pouvoir trouver le mot de l'avenir, L'âme hésite, et le cœur se surprend à gémir. Te voilà done, ma fille, à l'heure solennelle. Écoute près de toi le monde qui l'appelle. La haute mer invite à éloigner du bord ; # Le vent se lève; il faut bientôt quitter le port. Mais, avant d'affronter les tempêtes du monde, Veux-tu de cette mer en naufrages féconde Connaitre les écueils et les vents furieux, Ecoute les conseils d’un parrain déjà vieux. Commençons, et d'abord disinguons bien ensemble De la réalité l'erreur qui lui ressemble. Approche, ne crains pas mes cheveux grisonnants. Que les illusions de ton cœur de vingt ans Se soumettent à œil de mon expérience. L'âge est, comme on le dit, frère de la science. Ainsi done un instant mettons à l'unisson Tes élans généreux et ma froide raison. — 410 — C’est une sainte loi qu’à toute créature Imposa le Dieu fort, l’auteur de la nature : Les êtres, entrainés dans un cerele sans fin, Silencieusement subissent leur destin. Aux odorantes fleurs que le printemps nous donne Succèdent les doux fruits que prodigue l'automne. L'eau que reçoit la mer, sous un aspect nouveau, Remonte à la montagne et nourrit le ruisseau. Mais Dieu voulut aussi que de la jeune fille L'union chaste et sainte augmentât la famille. Pour répandre son cœur sur de jeunes enfants, La vierge devient mère à la fleur de ses ans. Les trois âges de fille, et d’épouse, et de mère, Remplissent tout l'essor de sa noble carrière ; Et sa vie, enfermée entre ce triple amour, Du matin jusqu'au soir passe comme un beau jour, Au milieu des rayons, des brises parfumées, Et des fleurs à foison sur sa route semées. Ne va donc pas, cédant à la prévention, De ton sexe trahir la sainte mission. Garde-toi d’un travers commun aux jeunes filles. J'en connais pour ma part, même des plus gentilles, Qui, trouvant à leur gré peu d’époux assortis, Refusent follement les plus sages parts. — Hi — L'un n'avait point d'esprit, l'autre point de tournure. Un troisième, amoureux de sa sotte figure, Quand il se présenta, placé près du miroir, Semblait de ses regards caleuler le pouvoir. Un autre était bien fait, d'un charmant caractère, Riche, instruit, en un mot une excellente affaire : Mais ses gants n'avaient pas la première fraicheur ; L'habit était modeste, et d’un petit tailleur ; Les fleurs de son gilet étaient un peu ternies ; Et, pour comble d'horreur, point de bottes vernies ! — J'en conviens ; mais il est probe, considéré, Fils aimant et soumis, citoyen honoré. —- N'importe, on l'éconduit. N'est-ce pas raisonnable ? Pour qu'un homme vous plaise, 1l faut qu'il soit passable. Le moyen d'accepter un futur en caban, Qui ne porta jamais pelisse ni raglan ! C'est ainsi qu'on préfère, en ce temps de scandale, Les journaux de la mode aux traités de morale ; Et, devant les grands airs d’un fat ou bien d'un sot, L'homme de cœur s'arrête, et n'ose dire un mot. Je sais bien, mon enfant, que cette impertinence Ne séduira jamais ta précoce prudence, Et qu'un homme étourdi, léger, présomptueux, T'offrirait vainement et sa main et ses vœux. — A2 — Mais ici nous parlons en thèse générale. Le mérite n’est plus, aussitôt qu'il s'étale ; Et, bien loin de marcher avec un air frondeur, Il couvre ses attraits d’un voile de pudeur. Si done tu vois venir, avec un air bravache, Peignant ses favoris et frisant sa moustache, Un jeune conquérant, au regard satisfait, S'imaginant, le sot, être plus que parfait, Tu lui feras savoir par un maintien modeste, Qu'il se trompe, qu'il est dans une erreur funeste, Qu'il choisit mal son temps, et que cet insensé, Dans ton opinion, n’est qu'un futur passé. Mets aussi de côté le jeune homme timide, Auquel il te faudrait plus tard servir de guide, Dont l'esprit incertain, le cœur irrésolu | Ne sait ni ce qu'il veut, ni ce qu'il a voulu. Tu le reconnaitras à sa tournure gauche, A ses longs bras pendants, à sa jambe qui fauche. Il s'approche confus ; son air épouvanté N'est jamais allegro, mais toujours andante. Tu fais de vains efforts pour le mettre à son aise; Il s’asseoit à denui sur le bord de la chaise ; Et, s'il lève les yeux, son regard hésitant Ne se porte jamais que lrois pas en avant. LATTES il tousse sans besoin, se mouche à la sourdine, Et ne prend pas congé quand vient l'heure où l’on dine. S'il se relève, c'est pour écraser un cor, Déchirer le tapis, faire aboyer Médor ; Et sans avoir trouvé la moindre repartie, Comme il manqua l'entrée, il manque la sortie. Rien de trop, c’est ainsi que parlait un ancien, Philosophe, il est vrai, mais raisonnant fort bien. Je hais également la modestie extrême, Qui manque de courage et doute d'elle-même, Et l'intrépide orgueil qui se porte en avant, L’œil fier, la tête vide, et le cœur plein de vent. Entre ces deux excès réside la sagesse. Mais évite surtout celui dont la paresse, Comptant sur les écus d’un père complaisant, Trouve la nuit trop courteet le jour trop pesant ; Qui, fuyant autrefois les lecons de l’école, Pratiquait le billard aux dépens de Barthole, Ou, les cartes en main, pilier d’estaminet, Commentait Ducaurroy dans un cent de piquet. Maintenant au barreau, cet avocat bizarre Cultive tour à tour la pipe et le cigarre. SAT — Le chent n'est pour lui qu'un être de raison, Qui n’est jamais allé frapper à sa maison; Car tout le monde sait que, s’il plaide une affaire, I tait ce qu'il faut dire, il dit ce qu’il faut taire. J'estime encore moins l'apprenti médecin, Qui par grâce reçut le brevet d'assassin, Et dont le fossoyeur, plein de reconnaissance, Bénit à tout moment la rare complaisance. Je veux que l'avocat soit probe, studieux, Défenseur du bon droit, soutien des malheureux ; Et que le médecin aux leçons d'Hippocrate Unisse les vertus que nous prêcha Socrate. Mais pour ces vains docteurs, n'ayant pour le chemin Que la provision d’un mince parchemin, L'un jamais ne guérit, l’autre jamais ne plaide, Et je ne prendrai d'eux ni conseil, ni remède, Comment trouverons-nous ce mari sans défaut, Sage, riche, et qui soit un homme comme il faut, Cultivant les beaux-arts sans négliger Putile, Habitant au besoin la campagne ou la ville, Propriétaire, ou bien pourvu d'un bon état, Avocat, médecin, notaire, magistrat, Professeur distingué, négociant honnête, N'importe, un homme enfin et de cœur et de tête ? Ma fille, ce phénix, on peut le rencontrer, Et ton parrain voudrait pouvoir te le montrer. Il peut être à Paris. Dans cette grande ville, On pourrait bien sans doute en trouver un sur mille, Osant de ton bonheur répondre devant Dieu. Mais comment le saisir dans ce vaste milieu ? C'est un quine à tirer; et l’aveugle fortune Dédaigne des joueurs la prière importune. La chose est plus facile en province, et le sort A des yeux elairvoyants peut le montrer d'abord. J'entends déjà d'ici ton humeur parisienne : — Un bon mari, dis-tu, qui de là bas nous vienne ! Fi done! Moi, je prendrais quelque provincial Aÿant pour son clocher un amour filial ! Oubliant les beaux-arts dont je suis idolâtre, J'irais me fourvoyer sur ce petit théâtre, Où je serais, grand Dieu, réduite quelquefois A donner du français contre de vils patois ; Où l’on mange de l'ail ; où, par défaut d'usage, La femme avant midi laisse voir son visage ; Où, par horreur des bals, des concerts et du bruit, On veille dans le jour, on dort pendant la nuit ; Où l'on trouve des gens, qui répètent encore Que c’est une vertu de voir lever l'aurore ! — A6 — Non, non, dans la province on est trop mal appris : Tandis que nous, enfants du siècle et de Paris, Sur les vieux préjugés portant une main sûre, Nous savons sagement corriger la nature, Et, pour changer du temps l'uniforme retour, Faire du jour la nuit, et de la nuit le jour. Vivre sans opéra, sans concert et sans fête, Celui qui vit ainsi ne vit pas, 1l végète ; Il n’a jamais goûté qu'un bonheur imparfait. La province, en un mot, n’est pas du tout mon fait. Ainsi tu parlerais, si ta raison moins saine De ces sottes erreurs portait la lourde chaîne. Mais de sages leçons ont formé ton esprit ; La simple vérité te plait et te sourit. On est heureux partout ; mais il faut savoir l'être, Bien choisir ses amis, soi-même se connaitre, Des sotüses d'autrui ürer un bon conseil, Quand on fait son devoir, marcher au grand soleil, Et dans les bras de Dieu, qui nous voit et nous juge, Chercher dans tous les temps notre unique refuge. La pratique du bien rassérène le cœur ; Qui sème la vertu, récolte le bonheur. . — MT — . Ïl est temps de finir une trop longue épitre. Un parrain ne doit pas abuser de son titre Pour faire à sa filleule un sermon en trois points; Mais je serais plus court, si je l'estimais moins. Je sais que ton esprit, même dans le jeune âge, Aimait de la raison le solide langage. Sans doute j'aurais pu de mes plus belles fleurs Pour ta fête assorur les brillantes couleurs , Et dans un magasin trouver, pour te complaire, Un de ces mille riens qu’on offre avec mystère. J'aurais pu te prouver mon amour sans égal, Ou par un acrostiche, ou par un madrigal. Mais, fi du madrigal ! Il n’est plus à la mode ; L'acrostiche au bon sens rarement s'accommode : Et ces brimborions de Susse ou de Giroux, Meubles capricieux, inutiles bijoux, Ne donnent qu'à l'enfant un plaisir éphémère, Et vont à tout jamais dormir sur l’étagère. J'ai mieux aimé t'offrir des conseils et des vœux ; Peu de chose, il est vrai; mais je serais heureux, Si de mes pauvres vers la morale sensée Pouvait quelques instants arrêter ta pensée. Norgserr BONAFOUS. 27 ME di Re. h © wi EU jar Ni ne x: “ NUE " 6 der Lx Élisabeth De Srance BIEES D3 MEMBRE EE Épisode historique PAR M. G. RAMBOT. u CrarLes-Quinr fatigué des hommes et du monde Conçoit pour les grandeurs une haïne profonde. Il jette avec dédain le sceptre impérial, Et s’enterre vivant sous l’habit monacal. De cette étrange fin le monde entier s'étonne, Et Philippe à Madrid a saisi la couronne. Moins guerrier que son père et moins aventureux , Une paix profitable est l’objet de ses vœux : — 420 — A peine sur le trône il cherche une alliance Qui doit de ses États affermir la puissance. Philippe n’a qu’un fils : parmi les Castllans On le vante déjà comme un des plus vaillants. Il est bien jeune encor, mais malgré sa Jeunesse, On connaît son courage, on aime sa noblesse. Son père lui destine un hymen glorieux Dont presque tous les rois pourraient être envieux. Il demande la main d’Élisabeth de France Dont de nombreux rivaux briguent la préférence. Henri cède à ses vœux : la fille des Valois, La belle Élisabeth se soumet à ce choix ; Don Carlos deviendra l'époux de la princesse : Henri IE et Philippe en ont fait la promesse. Les deux rois ont signé les articles secrets Qui doivent balancer de graves intérêts. Pour l’heureuse union dans Paris tout s'apprête, Et la cour de Madrid prend ses habits de fête ; Pour célébrer l’'hymen, heureux gage de paix, | Des feux étincelants éclairent les palais. On y voit dessinés des nœuds, des diadèmes, Des chiffres et des cœurs, ingénieux emblèmes, Et dans les longs contours des guirlandes de fleurs Deux anciens ennemis confondent leurs couleurs. — A2 — Don Carlos chaque jour écrit à son amante Et lui fait partager sa passion brulante : Elle-même se livre à des aveux bien doux Pour celui qu’elle peut appeler son époux. L'amant impatient, l'heureuse fiancée Du bonheur avenir nourrissent leur pensée... Mais tout change en un jour, et pendant que leurs vœux Appellent le moment qui doit les rendre heureux L'Europe retentit d’une guerre soudaine, L'Espagne va porter ses armes en Lorraine ; Par des évènements subits, inattendus Les apprêts de l'hymen ont été suspendus ! Deux ans sont écoulés. ! Après deux ans de luttes La paix vient mettre un terme aux sanglantes disputes. Le royal hyménée occupe les deux cours Et les deux fiancés touchent à d’heureux jours. Un ambassade arrive. Au bruit de ce message Ton cœur, Élisabeth, retrouve son Courage... Eh bien, tout est perdu, pauvre fille de roi ! La froide politique a disposé de toi : Tu n'es plus qu’une esclave offerte en sacrifice ! Tu rêvais le bonheur, n'attends qu’un long supplice !.… La reine dans Madrid est à peine au tombeau. — 422 — Les projets sont changés par ce trépas nouveau : Philippe, deux fois veuf, demande la princesse Que liait à son fils une sainte promesse. Mais il la veut pour lui!.... Des deux jeunes amants Il froisse sans pitié les tendres sentiments ! Ce potentat cruel qui eroit tout légiume Emmole à son caprice une noble vicume. Qui le croirait, 6 ciel : Henri peut sans rougir Livrer sa propre fille à ce fatal désir ! L'amante de Finfant devient sa belle-mère, Et tombe en gémissant dans la couche du père !! L'infant (c'est de la cour une trop dure loi) Doit les premiers honneurs à l'épouse du roi. Forcé de se soumettre au tyrannique usage, Il marche au premier rang d'un brillant entourage. Monté sur un ‘cheval qui s’anime et bondit, Partout en le voyant la foule l'applaudit. Aux portes de Madrid il rencontre la reine. Il veut lui rendre hommage : elle entend à peine. Ses esprits sont troublés ; il est silencieux. La princesse sur lui n'ose lever les yeux. Un commun embarras dévoile leur martyre ; Ils veulent se parler et ne peuvent rien dire, — 193 — Et plus le sentiment en eux est comprimé Plus ils semblent souffrir devant l'objet armé. La princesse a touché la demeure royale ; Tout paraît en bannir l'amitié conjugale. Elle y recoit du roi l’ofliciel accueil, Signe d’indifférence et présage de deuil. Un regard terne et froid la frappe et lintimide Et met à découvert un cœur bas et perfide. Sa pauvre àme se brise en voyant cet époux, Ce vieillard soucieux, maître sombre et jaloux, Mais elle se promet de lui rester fidèle Même quand ses instincts se révoltent en elle. Triste et rêveur, Pimfant dès ce malheureux jour Vivait seul et portait ses pas loin de la cour. Il fuyait le palais, évitait la princesse Ne voulant laisser voir ni regrets, ni tristesse. Ennemi des plaisirs, aux heures de la nuit De sa triste demeure il s'échappait sans bruit. Des forêts et des prés les suaves haleines Calmaient seules ses sens et soulageaient ses peines. Ses regards s’attachant aux globes radieux Il s’oubliait lui-même en contemplant les cieux. ON) 4 # Que de fois prolongeant ses courses solitaires, Et trompant des gardiens les consignes sévères, Il n’entrait au palais que quand l’astre du jour Par des feux précurseurs annonçait son retour ! Près des rois absolus un mouvement, un geste, A l’homme le plus pur peut devenir funeste. De perfides amis les tiennent en éveil : La crainte et le soupcon dérangent leur sommeil. La pâleur, les soupirs et même le silence Seront punis peut-être à l’égal d’une offense. En butte à des affronts dont s’indigne son cœur L'infant demande au roi sa place au champ d'honneur. Il veut quitter l'Espagne et s’exiler lui-même. Le roi dans ce désir soupconne un stratagème Pour lui tout est suspect. Dans ce fils si loyal Il voit un mécontent, 1l redoute un rival. Si le prince brillait dans les rangs de l’armée, Il aurait trop d’empire et trop de renommée. Philippe ne veut pas le placer dans un rang Qui pourrait l'illustrer et le rendre trop grand. Combien dans ce refus sa haine se révèle ! Don Carlos va s'enfuir chez le Flamand rebelle. Tout est prêt, quand soudain accusé de eomplots Le roi le fait saisir et Le livre aux cachots. — 495 — De ses accusateurs l’acharnement funeste Va jusqu’à prononcer l'odieux mot d'inceste ! Qui done a deviné cet amour malheureux Etouffé dans deux cœurs et presqu'ignoré d'eux ? Sous la elé des geoliers et par l'ordre d’un père Dont Carlos expiait un erime imaginaire. Aucun juge n’osait prononcer sur son sort : Leur honneur refusait la sentence de mort. Mais les jours s’écoulaient..… ! Comme la fleur mourante Se courbe sur sa tige et tombe languissante, Ainsi tombait l'infant. Accablé de langueur Une longue prison épuisait sa vigueur. Ses amis s’indignaient, et l'excès de leur peine, Aceru par ses périls, fut connu de la reine : Pour elle, la mort seule est l’objet de ses vœux, Mais tentant pour le prince un effort généreux Elle trace ces mots que porte une main sûre : & Vous êtes innocent, repoussez l'imposture ; « Implorez votre père : embrassez ses genoux. « La reine vous en prie et l'exige de vous! » La reine au prisonnier demande un sacrifice : Une prière au roi lui paraît un supplice. Demander son pardon quand on est innocent, C’est se calomnier ; c’est même flétrissant. — 496 — Mais il obéira : c’est le vœu de la reine, C’est un ordre sacré, c’est sa loi souveraine ! L'infant dans sa prison va recevoir le rot, Prouver sa pureté, montrer sa bonne for. Le monarque suivi de quelques hommes d’armes Pénètre brusquement dans le séjour des larmes. Le père est annoncé par le bruit des verroux ; Le fils le voit... s’avance.... et tombe à ses genoux La reine l’a preserit, il faut qu'il obéisse Quoiqu’au fond de son cœur sa dignité frémisse. « Sire, sire, dit-il, Soyez compatissant : « Prenez enfin pitié de votre propre sang! » —« Quand j'ai du mauvais sang, je veux qu'on me l'enlève,. « Répond ce roi cruel, mais voyons, parle, achève... » Don Carlos se redresse et reprend sa fierté ; La prière à présent n’est qu'une lächeté. Son regard devient sombre ; il n’a plus rien à dire... Philippe pâlit, tremble, hésite et se retire. Ce potentat si vain, ce monarque puissant N'est plus rien qu'un bourreau près de l’homme innocent ; Le fils près de sa tombe est grand et magnanime ; Et le père est petit auprès de sa vicume ! — 427 — Quelques gardes en pleurs font couler dans lairain L'eau qui doit du martyr précipiter la fin. Il sy plonge. L’acier, à travers l'onde pure, Pénètre chaque artère, y fait une piqüre : Le sang coule... L'infant expire sans regret Et son dernier soupir est pour Élisabeth. Tout est fini pour lui... ! Son âme délivrée Va demander sa place au céleste empyrée. Dans Madrid cependant l'Espagnol en émoi Pleure le jeune prince et maudit le vieux roi. Les flatteurs du pouvoir parlent avec contrainte, Mais le guerrier plus franc laisse exhaler sa plainte. Il est un lieu surtout où coulent bien des pleurs : La reine se consume en de vives douleurs. Elle sait les rigueurs que le despote impose Et les périls auxquels une larme l’expose, Mais elle laisse voir tout ce qu’elle ressent Puisqu'elle est sans reproche et pleure un innocent. Montrer des traits riants quand son cœur se courrouce, C'est un rôle trop bas que sa fierté repousse. Le roi qu'irrite encor l'excès de ce tourment Aceuse Élisabeth de pleurer son amant. Sa tristesse est un crime ; et sa douleur amère N'est pour lui qu'un aveu de la femme adultère. — 428 — Il rêve une vengeance, et ne croyant qu'au mal Il s’effarouche encor de l'ombre d’un rival. . La tombe de l’infant à peine était fermée, L'horreur pour le bourreau ne s'était pas calmée Quand aux yeux étonnés le palais laisse voir Des emblèmes de deuil, des croix sur un drap noir. De longs crêpes flottants en voilent le portique ; Un héraut revêtu d’une sombre tunique Paraît, et crie au peuple autour de lui pressé : « Espagnols, cette nuit la reine a trépassé ! » FIN. TABLE Des Pièces contenues dans le présent Volume. Rapport sur un ouvrage de M. le docteur Payan, intitulé : Essai thérapeutique sur l’iode, par M. d’As- DOS ie ce nee NO EE lt ne Examen d’une circonstance remarquable de la produc- tion du tonnerre en hiver, par M. l'abbé Guiet...…. Influence de la société sur la littérature et de la hittéra- ture sur la société chez les Hébreux, par M. Castel- lan, président de chambre à la Cour impériale . .… Etude sur l'empereur Julien l’apostat, son caractère, son origine, ses œuvres, par M. A. Tavernier... Notice sur deux anciens poètes provençaux, par M. Une excursion à la ville des Baux, en 4856, par M. LOUIS MERE RE RENNES ER AC ET NRA PAGES 27 43 94 207 — 430 — Note sur quelques fossiles de la Mollasse d'Aix, par M. abbé Guiet- UP CPE ET EL CET dE tee 253 Etude politique et morale sur l'empire et les empereurs romans, pariM-PZeller 7. CPMPEPL EC CTMAECLE 267 Notice sur Honoré du Laurens, avocat général au Par- lement de Provence, par M. Mouan............. 371 Consultation. — Lettre de M. *** à M. le docteur *** et Réponse du docteur, par M. d’Astros......... 395 Épiître à ma filleule A. A., par M. Norbert Bonafous.. 407 Élisabeth de France, fille de Henri IT, par M. G. LRÉNENR Sea an So te ON ne D LES TR 419 ÆE GC u € LS pr re COCA ss Ce La Er RE RATE NY Yu va SNS NNXS RETÉTE È MSN NNE sue SUN UT LUN ROSE NN LÉ CC < (Ce re ce < ££ CEA Ææ ra < CE re << ED € HIS ce { us rare [« ?: C La ù à À | N " Ty LR LL 1 ) ÿ VE 4 2% + ME CRUE AAA EEE 1 | "he de toe #4 M LUN N E * WMV OUU % du #9 DCR NV UUY YEN UGC C A ARR TS ES ÉDENV NN EEE SUV, ALL CV EREEREEENTT CSSS" "eue DE RSR UE © UNIES Nu «0 Ag 7772205 MSNM -ENNNEvE RU NY Lee "CUS NN vu vu EEE SC NNN NN. SON SU CURSUS RULES VS dd 4%" ; » NN JUN 120 SA 4° RAA AO RON ao e NÉ NE N JT GAS D id & * Mod - | LD Ÿ $ HE Ÿ< FR & NES Ce N NN MN ee" NN” : KS U US A Ne GS De C ne (CZ TRS et SL OT ce CL