£AS VE ae PRET vu ad Èt “m ÿ arre CET & | = M0 pis : AC s \ Lu VAS TER Le ot id L TA “ DENT A Few, LE ue + SepoNRennR | D. MÉMOIRES . DE LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE ——pç——— CINQUIÈME VOLUME ANGERS .IMPRIMERIE DE COSNIER ET LACHÈSE Chaussée-Saint-Pierre, 13. er M 1359 € af MÉMOIRES DE LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE DE MAINE ET LOIRE 5 es = titté MÉMOIRES DE LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE DE MAINE ET LOIRE CINQUIÈME VOLUME ANGERS IMPRIMERIE DE COSNIER ET LACHÈSE Chaussée-Saint- Pierre, 13 à % As" AQU «| AAUOË F4 “a NOTICE LA POSITION DE LA STATION ROMAINE ROBRICA. Le précieux document antique connu sous le nom de Table de Peutinger nous offre, sur le sol de l’An- jou, les noms de quatre villes ou mansions romaines, sur l'emplacement desquelles les érudits se sont livrés à de nombreuses conjectures : ce sont Juliomago, Segora, Combaristum et Robrica. L'auteur de ce tableau n'eut point sans doule l'in- tention de composer une carte géographique , dans le sens que l’on donne aujourd’hui à ce mot : négligeant beaucoup de localités importantes, il fit figurer seule” ment dans son lableau celles qui, se trouvant sur les grandes routes , pouvaient servir d’élapes aux légions romaines ; leur posilion y est marquée d’une manière vague, mais l'indication des distances qui les séparent a une grande importance, parce que cet indicateur eût manqué son but , si elles n’y avaient pas été no- tées d'une manière à peu près exacte. Ce n’est pas que 6 l'on puisse exiger de ces évaluations une précision absolument mathématique, elles avaient probablement été calculées à la manière de nos anciennes lieues de pays, qui, évaluées à vol d'oiseau, ne tenaient pas compte des accidents plus ou moins mullipliés du terrain que l’on devait parcourir. Quoiqu'il en soit, le calcul des distances d’une sta- lion à l’autre doit entrer en première ligne dans les investigalions à suivre pour déterminer le lieu indi- qué : si à la distance marquée on a constaté des restes de constructions antiques , il y aura de grandes pro- babilités pour cette localité, el le doute disparaîtra si le nom moderne présente de l'analogie avec le nom ancien, mais celte dernière concordance fait matheu- reusement souvent défaut. C’est pour n'être pas restés fidèles à ces principes que lant de savants recomman- dables ont échoué dans leurs recherches, ou ont été conduits à des résullats produits souvent par les illu- sions d’une imagination trop féconde. Il n'appartient d’ailleurs qu’à celui qui habite la contrée , qui a par- couru les lieux, a recueilli les traditions locales et constaté les traces des monuments anciens, de pouvoir résoudre ces difficiles problèmes. Quoiqu’en aient pu dire quelques savants, l'opinion générale des historiens qui tous ont reconnu Angers dans la Juliomago de la Table Théodosienne, nous semble ne pouvoir être contestée. En plaçant Angers sur la rive gauche de la Loire, l’auteur de cette Table a commis une erreur à laquelle on ne doit pas attacher une grande importance , quand on voit avec quelle négligence et quelle inexactitude le cours des grands fleuves de la Gaule y est retracé. 7 Le regrettable Faye et M. Tristan Martin ont dé- montré de la manière la plus positive que Segora doit être placée à la Segourie , commune du Fief-Sauvin, près Beaupreau (1). Nous avons, en 1853, cherché à prouver que la posi- tion de Combaristum devait être fixée à Châtelais: lieu qui correspond aux distances indiquées et se lie surtout parfaitement, sous ce rapport, avec la station Sipia (Vic-Seiche) et celle de Condate (Rennes) (2).— Dans ce même mémoire, nous avancions que Robrica pouvait être placce à Saint-Just sur-Dives, c’est celte hypothèse que nous allons essayer de discuter aujour- d'hui. Robrica se trouvant indiquée sur une voie qui con- duisait à Tours , il sembla logique à plusieurs savants de la chercher sur la voie d'Angers à Tours, par la rive droile de la Loire. C’est ainsi que cette station ful successivement placée à Longué, par Danville, à Beaufort, par Walkenaer et par M. de Caumont, au Gué d’Arcis, par M. Matty de la Tour, quoique ce lieu ne recèle aucuns restes de constructions antiques. Cette voie qui suivait dans toute sa longueur la vallée de la Loire , qu'aucune levée ne protégeail alors , de- vait être fréquemment submergée par les inondations, (1) Examen des Recherches faites jusqu’à ce jour sur la man- sion Segora. In-8°, Angers, 1852. — 2me édition, Poitiers, 1854. — Voyez aussi la curieuse Notice de M. Tristan Martin. Beaupreau, 1854, in-80. (2) Notice sur la position de la station gallo-romaine Comba- ristum. In-80, Angers, 1853. — Quelques erreurs de chiffres qui se trouvent dans ce mémoire ne changent absolument rien aux ré- sultats qui y sont indiqués. 8 et fut sans doute abandonnée longtemps avant celle qui, longeant la rive gauche du fleuve, suivait presque partout les plateaux élevés du coteau. C’est en effet celte roule que l’auteur de la vie de saint Florent fait suivre à ce saint personnage, au 1v° siècle, lorsqu'il allait du Mont-Gionne(Saint-Florent-le-Vieil) à Tours, visiler chaque année saint Marlin, qui lui avait con- féré les ordres sacrés. Il le fait passer à Mur (aujour- d'hui Saumur }) et à Candes , où sa présénce se révèle par d'éclatants miracles. C’est donc avec raison que la Table de Peutinger place ceilte route sur la rive gauche de la Loire : d'Angers elle conduisait à Robrica , puis, se bifur- quant, elle se rendail d’un côté à Tours par une di- reclion vers le nord-est, de l’autre, courant à l’est, elle conduisait à Bourges. Voici du resle l’ordre dans lequel les stations sont indiquées avec les distances qui les séparent : à Juliomago — xvir Robrica— xxvrr. | a (ours Gabris — xx1v Avaricum (Bourges). Il résulle de cette disposition que Robrica est à 17 lieues d'Angers, Tours et Tassiaca à 28 lieues de Ro- brica , Gabris à 24 lieues de Tassiaca, et Bourges à égale distance de Gabris. Si nous admettons, ce qui est le plus probable, que les distances sont indiquées en lieues gauloises, que M. de St-Ferjeux a démontrées représenter une élen- due de 2,415 mètres, nous aurons en multipliant celte étendue par 17 , une distance de 41,055 mètres entre Angers et Robrica. La localité qui cadrerait le mieux avec celle distance, serait Saumur, dont l'origine an- tique a été contestée ; qu'il nous soit permis d’exami- 9 ner en peu de mols, jusqu’à quel point Saumur peut revendiquer l'honneur d’une telle origine. Dans un mémoire inséré dans les Actes de la Sociélé d'Agriculture d'Angers (tome 2, 1834), on a cherché à démontrer que la fondation de Saumur ne remonte pas au-delà du moyen âge, que l’ancien Murus dont l'existence est conslalée dès le 1ve siècle, n’était pas Saumur, mais qu'il s’agit du village de Murs, près les Ponts-de-Cé. L'auteur se fonde sur ce que la chroni- que place Mur sur la Loire , tandis que Saumur était alors sur la Vienne. Cetle opinion, qui a déjà été victo- rieusement combattue par M. Godet dans son édition des Recherches historiques de Bodin, opinion con- traire du reste à celle des savants Bénédiclins qui ont écrit l’histoire de saint Florent , repose uniquement sur une confusion de mots, dont il est facile de trou- ver l'explication. Dès les temps les plus reculés le confluent de la Vienne et de la Loire a dû êlre à Candes, ou à peu de distance, comme le prouve le nom de cette petile ville (Condates). Mais le bras de la Loire où la Vienne se jette, lui étant perpendiculaire, a conservé longtemps le nom de Vienne, quoique les eaux de la Loire y fus- sent mêlées. Voilà pourquoi d'anciens litres placent l'abbaye de Saint-Maur sur la Vienne, voilà pourquoi aussi les anciens historiens ont placé Saumur tantôt sur la Loire , tantôt sur la Vienne. Bourneau , dans son Déluge de Saumur , publié en 1618, dit : « La » Vienne entre en Loire à Candes, et ne perd son nom » qu’au-dessous de Saumur. » Aujourd’hui encore les mariniers donnent le nom de Vienne au bras de Loire qui passe sous les murs de Saumur. On ne peut donc 10 rien conclure des contradictions des historiens à cet égard. Sans doute au 1v° siècle le Saumur actuel n’exislail pas, mais l’admirable position de la forte- resse, ce promonloire escarpé, défendu au nord par la Loire, au midi par le Thouet , avait reçu des habita- tions dès la plus haute anliquilé. Sur ce plaleau con- sacré par la religion druidique, un lac sacré révéla, plusieurs siècles plus tard, les nombreuses offrandes déposées sur ses bords par les croyants (1). Puis les conquérants de la Gaule s’emparèrent de celle posi- lion, comme le prouvent les médailles romaines trou- vées dans les champs voisins. La plus ancienne chro- nique de Saint-Florent, écrite au xri° siècle , ne laisse aucun doute à cet égard : « Fuit in loco ubi nunce emi- » net Salmurus, ab antiquo fabricatum castellum. » Quelques maisons groupées autour de celie forteresse antique formaient la ville, le reste se composait d’habi- lalions creusées dans un rocher perpendiculaire com- me une muraille , d'où était venu ce nom primitif de Murus (2). Si l’on cherche vainement aujourd’hui des traces de constructions romaines, n'est-il pas permis de supposer que les châteaux édifiés à diffé- rentes époques sur ce vaste plateau, les ont fait dispa- (1) Godard, l’'Anjou et ses Monuments, tom. 1, p. 334. (2) Si le village de Murs ,-près les Ponts-de-Cé , a reçu ce nom des restes de constructions anciennes qu’on y a trouvées , 1l est plus que probable que ce lieu dut porter un autre nom à l’époque romaine. Voyez à ce sujet l’Anjou et ses Monuments de M. Godard, qui cite un ancien document où Saumur est appelé Murus super Toarium fluvium : « Évidemment , dit-il, Mur sur le Thouet ne » peut être que Saumur et non Murs près les Ponts-de-Cé. » Tom. 1, p. 128. 11 raître ou les ont entièrement recouvertes ? On aurait donc pu sans trop d’invraisemblance placer Robrica à Saumur, mais à deux lieues plus loin au midi, l'emplacement d’une ville romaine, dont l'existence ne peut être le sujet d'aucun doute, pouvant offrir des probabilités , il convient de les examiner. Essayons cependant auparavant de préciser la direction de la voie qui devait y conduire. Partant d'Angers (Juliomagus), elle traversait la Loire, et, gagnant le coteau vers Juigné, elle suivait la direction de ce coteau, anciennement très peu- plé si l'on en juge par les anciennes églises souvent très rapprochées qui y existent encore, telles que Saint-Almand, Saint-Jean-des-Mauvrets, Saint-Salur- nin , Saint-Sulpice, Blaison , Gohier, elle tombait à Chiriacum (1), aujourd’hui St-Rémy-la-Varenne, où des restes de constructions romaines ont élé observés, puis à Glanofolium, où s'établit au vi‘ siècle, la célè- bre abbaye de Saint-Maur-sur-Loire, elle traversait le ierriloire de Saint-Georges-des-Sept-Voies , pour arriver au Thoureil, où se voient encore de puissantes murailles (amplecton) , dont une porte le nom de Tour de Galles. Bientôt elle gagnait Gennes qui dut être, à l’époque romaine, un chef-lieu d’habilations assez considérable. « Un amphithéâtre , un aqueduc, » une voie romaine, des murs devenus catholiques , » mais qui très probablement furent ceux de deux » temples payens, la découverte d’une tête d’idole » étrange de forme et de physionomie , le nom même » d’un saint en vénéralion dans le pays, saint Fort, (1) Ce nom indique des habitations souterraines. 12 » évidemment de souche herculéenne et sans doute » descendant de l'Ogmius gallo-romain..…., sont des » preuves suffisantes à l'appui de nos conjeclures. » Gennes assurément fut une ville gallo-romaine et » plus anciennement une résidence gauloise, ainsi que » l'indiquent de nombreux peulvaus et surtoul le su- » perbe dolmen de la Madelaine (1). » De Gennes, regagnanl le coteau, la voie montre en- core à découvert, sur un espace assez étendu, un pavage formé par d'énormes blocs de grès régulière- ment enchâssés dans le sol. Bodin qui, dans sa seconde édilion de ses Recherches, mentionne celte parlie de la voie romaine , s'étonne de ne l'avoir re- marquée qu'en 1825 : il est surprenant qu'il n'en ait pas vu d’autres traces très apparentes, à environ trois kilomètres plus loin, non loin des ruines de Saint- Macé, où la chaussée se montre encore élevée, au mi- lieu de la dégradation de ces chemins abandonnés. L’archéologue visite toujours avec intérêt cet ermi- tage de Saint-Macé, où se rencontrent les traditions du style romain dans les murailles , où l’on distingue ici le pelit appareil imbriqué, là l'appareil réliculé entremélé de cordons de briques. Élevée près d’un lieu nommé Clementiniacum, celte église a pu rempla- cer un temple payen ; un aulel antique qu'on dit y avoir élé trouvé, confirmerait cette conjecture , et la consécration de l’église placée sous l’invocalion du bon Larron, permet de supposer que c'était un temple de Mercure. César nous apprend que ce Dieu était très honoré dans la Gaule, deum maxime Mercurium colunt (1) Godard, l’Anjou et ses Monuments, tom. 1, p. 86. 13 (Com ., lib. 6), il était le Dieu protecteur des routes et des voyageurs, viarum atque ilinerum ducem, et c'était surtout au point de jonction de plusieurs routes qu'é- laient placées ces effigies informes qu'on nommait Hermæ ou Termes (1). Or, le nom de la forteresse éle- vée près de là au moyen âge, Castrum de Treviis (au- jourd’hui Trèves), semble indiquer que trois chemins se réunissaient en ce lieu. Continuant toujours à suivre les sinuosités du co- teau , la voie romaine atteignait bientôt le camp romain de Chenehutte. Ce camp dont le périmètre est encore si bien déterminé , où des débris de construc- lions antiques ont été si souvent découverts, où le sol est jonché de fragments de poteries , et où de nom- breuses médailles romaines ont été recueillies, a dû fixer de bonne heure l'attention des antiquaires. Sam- son, Robin, la Sauvagère n’ont point hésilé à y voir l'emplacement de Robrica ; notre historien Bodin, qui a soigneusement étudié cette contrée qu'il habitait, a partagé cette opinion ainsi que plusieurs autres ärchéo- logues ; cependant elle ne nous semble pas admis- sible, parce que ce lieu ne répond pas à la distance indiquée sur la carte, et ne présente aucune simili- tude dans les noms. Le nom celtique qui nous est parvenu sans allération (Chenehulte, Keûneûd, Bois coupé, en cello-breton) sembla trop barbare à l'oreille délicate des Romains, ils donnèrent à la ville contiguë au camp, le nom de Orvallis ( Ora vallis , orée ou bord du vallon ) , nom parfaitement adapté à la posi- lion qu’occupait celte ville. A défaut de documents (1) Bergier, Histoire des grands chemins, om. 1, p. 329. 44 écrits, consullez les traditions locales, annales vi- vantes plus véridiques que l'histoire. Interrogez les habitants, il n’en est pas un qui, en vous montrant le plateau nommé les Sables, n’ajoute : ici étail la ville d'Orval. « I! faut fouiller ce champ ( dit Bodin ) élevé » à quarante ou cinquante mètres au-dessus du ni- » veau de la Loire, et voir les nombreux débris qu'il » renferme, pour se persuader qu'il y avait là une » ville (41). » Bodin , après des fouilles multipliées , a fait connaî- tre la portion de voie romaine tracée sur le flanc du coleau, qui partait du camp pour franchir le profond ravin qui lui servait de défense du côté de l’est. La di- rection de celte voie lui faisait supposer qu'elle devait conduire à Doué (2), mais il n'en put constater la continuation au-delà du ravin. Peut-être eût-il été plus heureux s'il l’eût cherchée dans la direction de Saumur, il en eûl pu voir des traces lrès évi dentes dans les bois de Saint-Hilaire-Saint-Florent. Laissant , un peu à gauche, un lieu nommé Bonali- vadum, aujourd'hui Saint-Florent , la voie longeait le coleau du Thouet, et venait descendre au lieu occupé (1) Recherches historiques, tom. 1, p. 66. — Bodin a écrit Or- vanne ou Orval, le premier nom est une corruption du second. On connaît en France , plusieurs autres localités du nom d’Orval , si- tuées dans des positions analogues. (2) La voie qui conduisait à Doué devait suivre le coteau gauche du vallon où coule le ruisseau d’Enfer. On trouve dans cette direc- tion un lieu nommé Clame, qui fut peut-être un avant-poste d’où l’on envoyait des signaux (Clamores) à Orvallis, précaution d’au- tant plus utile que Clame est au bord de la vaste forêt de Milly (sylva Mall), consäcrée par la religion druidique, et dont le voi- sinage pouvait inspirer des craintes aux Romains. 15 maintenant par le faubourg de Saumur , nommé le Pont-Fouchard. Un pont , sans aucun doute , exislail déjà en cet endroit, mais la voie principale n’y traver- sait pas le Thouet, elle passait à Bagneux (Balneæ), où des débris romains ont révélé l'existence d’un établis- sement de bains, et longeant la rive gauche du Thouet, par Montagland , Arlannes, La Motte, elle traversait celle rivière pour pénétrer dans le Delta formé par le confluent de la Dive. C’est là que la tradition place une ville nommée Lezan ou Lezon. « Dans cet espace » si resserré , dit Bodin, nous voyons aujourd'hui les » deux églises de Saint-Just-sur-Dives et de Saint- » Hippolyte : cette proximité de deux clochers dans » un si court intervalle contenant à peine cinquante » feux avant la construction du village de Molé, établi » depuis cent ans, semble indiquer que jadis la popu- » lation fut beaucoup plus considérable. L'étendue de » celle ville était à peu près semblable à celle d'Orval : » une partie du terrain qu'elle occupait se nomme la » Haule-Voie, ce qui pourrait faire présumer qu'une » voie romaine traversait celte ville... Il est certain » qu'il y a eu en cet endroit une ville ou un camp » romain. Des débris absolument pareils à ceux que » l’on trouve dans le camp de Chenehulte, les restes » d'un pont de picrre sur le Thouet, une quantité » élonnante de lombeaux en pierres coquillières de » Doué, tels sont les témoins qui en produisent la » preuve. Je pourrais ajouter qu'on y a trouvé à diffé- » rentes époques, beaucoup de médailles d’or, d’ar- » gent et de bronze... » Bodin cile ensuite des vases, une amphore el d'autres objets qu'il avait recueillis , ainsi qu'un tronçon de colonne antique, orné de S S 16 feuilles d’eau, qui sert de bénitier dans l’église de Saint-Just. Depuis celte époque , les travaux de cana- lisation de la Dive, terminés en 1834, ont mis à dé- couvert une mullitude d'objets curieux, des vases de tout genre, des statuettes et des phallus en bronze, les instruments de travail d’un charpentier , réu- nis à son petit trésor composé de 80 pièces de mon- naie à l'effigie de divers empereurs romains et conser- vées dans une gabata en cuivre, enfin ce long tuba, qu’on dit unique dans les collections et qui donne un si haut prix à celles que réunit le cabinet d’antiquités locales de la ville de Saumur. Ici, comme à Chenehuite , la tradition nous a con- servé inlact le nom celtique : Lezen est un mot qui appartient encore aujourd’hui à la langue des cello- bretons; il signifie lisière, bord, limite (1), nom par- failement justifié par la position de celle ville entre deux rivières. Mais lout souvenir du nom romain pa- raissant s'être effacé, celui de Robrica pourrail être appliqué ici. Celle terminaison brica ou briga, indi- que un pont ou passage d’une rivière, et Robrica peut être considéré comme une contraction de Toa- robrica, pont du Thouet. Le pont sur le Thouet dont Bodin a cônstaté les vestiges viendrait à l’appui de celte étymologie. Un autre pont traversant la Dive est nommé aujourd'hui pont de Saint-Just : on peut voir sur la carte de Cassini qu'il est le point d’interseclion de plusieurs anciens chemins, maintenant peu fré- quentés et qui peuvent fournir de précieuses données pour la direction des anciennes voies. (1) Le Gonidec, Dictionnaire celto-breton. Angoulême, 1821. 1 Le monticule élevé, aujourd’hui occupé par le bourg du Coudray-Macouard, où passait un embranchement de voie conduisant à Doué, offrait un avant-poste im- portant d’où l'on dominait le pays environnant et d'où il était facile de correspondre avec le plateau escarpé de Saumoussay, qui lui-même pouvait échan- ger des signaux avec la forteresse de Murus, d’où l’on avait également en vue le camp de Chenehutte. Ainsi se complélait un système de défense , à l’aide duquel toule la contrée pouvait être tenue en respect. Des dépendances de la ville romaine élaient éparses dans les campagnes environnantes. Sur la lisière mé- ridionale de la forêt de Fontevraull, est un vaste espace inculte et éloigné de toute habitation , qu'on nomme , dans le pays, Villargi. Un monticule voisin offre, au milieu du taillis, un puits dont la solide construction indique l’ancienneté et qui prouve que ces lieux ont été habités. Lorsque les taupes sillonnent le sol sablonneux de Villargi , elles amènent à la sur- face des fragments de poterie et de briques qui attes- tent suffisamment l'emplacement d’une villa considé- rable. Abrilée du nord par la forêt, elle recevait de toutes parts les rayons d’un soleil ardent dont l'éclat n'avait rien à envier au soleil de l'Italie, et son heu- reux possesseur, à l’ombre de ses tilleuls (1), pouvait se faire une douce illusion et moins regretter la patrie absente. Il serait difficile de préciser l'époque de la destruc- lion des villes d’Orval et de Lezen, mais tout atteste qu'elles furent renversées par une catastrophe violente (1) Le tilleul sauvage croît spontanément dans les bois voisins. 2 18 et subite, dévastées par les hordes barbares qui se ruèrent sur les Gaules lors de la décadence de l’em- pire romain. En quittant Lezen, la voie romaine franchissant la Dive, se dirigeait vers le lieu où s'établit dans les pre- mières années du xu° siècle, la célèbre abbaye de Fontevrault (1); de là traversant les bois du Petit- Thouars, elle se rapprochait de la Vienne, et arrivant à un village qu'on nomme encore aujourd’hui la Chaussée, elle atteignait bientôt Chinon. Là un em- branchement remontant vers le nord-est, traversait l'Indre au Port-Huau , passait à Savonières et arrivait à Tours. Mais la voie principale se dirigeant à l’est , gagnait Bourges par Tassiaca et Gabris, aujourd’hui Gièvres ou Chabris sur le Cher (2). Les antiquaires semblent s'être accordés jusqu'ici pour reconnaître Tassiaca dans Thesée sur Cher, mais Tassiaca devant être cherché à vingt-huit lieues gauloises de Robrica et à vingt-quatre de Gabris, Thesée ne correspond en aucune manière à ces distances, se trouvant tout à la fois beaucoup trop éloigné de Robrica et beaucoup trop rapproché de Gabris qui n’en est distant que d’en- viron six de nos lieues actuelles. En ayant égard à Ja distance de vingt-huit lieues marquée sur la carte, nous sommes conduits à Tauxigny, bourg situé sur la petite rivière de l'Echandon, arrondissement de Lo- (1) On sait que les anciennes abbayes , tout en fixant leur éta- blissement dans des lieux incultes , le plaçaient toujours à la por- tée des voies de communication. (2) M: Raynal (Histoire du Berry, tom. 1 ) reconnaît Gabris dans Chabris ou plutôt Gièvres, ces deux localités n’étant séparées que par le Cher, mais il place mal à à propos Tassiaca à Thesée. 19 ches. Le nom de Thalciacum , que lui donnent d'an- ciens titres, s'accorde assurément mieux avec le Tas- siaca de la carte que celui de Thesée, et Tauxigny se trouve bien à la distance d'environ vingt-quatre lieues gauloises de Chabris. « Le bourg de Tauxigny, dit un » historien, une des plus anciennes localités de la » Touraine, et près duquel on a trouvé des briques » de fabrique romaine, faisait partie des premières pos- » sessions de l’abbaye de Saint-Martin : en 770, Char- » lemagne confirma ces possessions. (1).» Ainsi, le calcul des distances, les débris d’anliquités et la res- semblance frappante des noms se réunissent pour prouver que Tauxigny est le Tassiaca de la Carte Théodosienne. Celle démonstration a .une très grande importance pour la détermination de l'emplacement de Robrica, elle fournit un point de repère qui peut servir à lever bien des doutes. Si, en effet, Tassiaca est Tauxigny et si entre celte localité et Lezen nous trouvons à peu près la distance de 61,880 mètres ou vingt-huit lieues gauloises, il est évident que notre ville romaine pour- rait être reconnue comme étant l’ancien Robrica. Ajoutons que ces vingt-huit lieues marquées sur la carte s'appliquent tout à la fois à la distance entre Robrica et Tassiaca et entre Robrica et Tours; or, celte distance est la même à peu de chose près pour ces deux localités, il y a donc concordance parfaite de ce côté. Tels étaient les motifs qui nous avaient fait penser d’abord que Lezen pouvait être l’ancien Robrica, mais (1) La Loire historique, tom. 4, p. 226. 20 nous ne pouvons nous défendre d’un doute fondé en voyant que Lezen est placé à environ vingt lieues gauloises d'Angers , au lieu de dix-sept que porte la carte. Cette discordance est assez considérable pour appeler un nouvel examen. Si nous considérons que Saumur qui se trouve à la distance voulue du côté d'Angers, correspond aussi très exactement aux au- tres distances de Tours et de Tauxigny, nous serons forcés de convenir que Robrica serait placé avec plus de vraisemblance à Saumur. Toutefois, nous pensons que Robrica fut une bourgade indépendante de l’an- cien Murus. Ce n’est donc pas sur l'emplacement de l'antique forteresse, mais sur la rive gauche du Thouet , près le Pont-Fouchard , qu'il faut en fixer læ position. Trois dolmens très rapprochés, dont un est un des plus considérables de la France, ainsi que plu- sieurs autres monuments celliques, prouvent que ce lieu fut très anciennementun centre de population gau- loise. Ces restes de bains découverts à Bagneux, à 200 mètres environ du Pont-Fouchard, ces fragments de marbres , ces briques crochues , ces bassins liés par un ciment rouge d’une grande solidité, divers instru- ments et ustensiles antiques, indiquent suffisamment le voisinage d’un vicus romair, car si ces bains n’eus- seul été qu'une simple dépendance d’une villa, comme on l’a avancé, ils n'auraient pas constitué un établis- sement assez considérable pour que ce lieu en ait pris le nom de Bagneux qu'il porte encore aujourd’hui. Plusieurs voies romaines y aboulissaient, notamment celle qui conduisait à Doué, centre d’un rayon de plu- sieurs chemins antiques. L'ancien Pont-Fouchard dont Bodin fixail la construction au vre siècle, avait 21 dû remplacer un pont romain ; il coupait obliquement l'axe de la route actuelle ; un embranchement de voie traversant les marais voisins sur une chaussée sem- blable à celle qui se dirige sur l’église de Nantilly, conduisait à la forteresse de Murus en suivant la di- rection de la rue de l’'Ermitage dont la prolongation en droite ligne jusqu’au château était encore livrée à la circulation , il y a moins de cinquanie ans. De là, reprenant le coteau de la Loire, la voie conduisait à Chinon en passant à Candes. Ainsi, la concordance parfaite des distances indi- quées , la présence de ruines romaines , se réunissent pour déterminer près le Pont-Fouchard la posilion de Robrica. Si ce mot est, comme nous l’avons avan- cé plus haut, une contraction de Toarobrica , signi- fiant passage du Thouet, il serait tout aussi applicable ici qu'à Lezen (1). Une certitude complète est sans doute difficile à acquérir en un pareil sujet, mais si l’on doit se borner à des conjectures, il devient néces- saire de s’arrêter à celles qui réunissent en leur faveur le plus grand nombre de probabilités. Il nous est per- (4) D’après Ducange, le mot Robrica , en basse latinité , est sy- nonyme de Rubrica, terre rouge dont on fait des crayons. Quoiqu'il nous semble peu supposable que ce soit là l’origine du nom de notre ville romaine , nous ferons observer cependant qu’on voyait autrefois à peu de distance du Pont-Fouchard, des gisements de cette argile fortement colorée en rouge par l’oxide de fer hydraté , connue sous le nom de Bol d'Arménie. Pomet , dans son Histoire des Drogues, publiée en 1684, cite Saumur comme fournissant cette substance au commerce. Remarquons aussi que les restes de murailles découverts près Bagneux étaient enduits d’un ciment rouge. 29 mis d'espérer que les observations consignées dans ce mémoire aideront à fixer désormais d’une manière moins incertaine, la position de l’antique Robrica. Angers, octobre 1858. A. BOREAU. Lu à la séance de la Société Académique de Maine et Loire du 17 novembre 1858. NOTICE SUR UN NOUVEAU SYSTÈME DE TABLES DE LOGARITHMES À CINQ DÉCIMALES. 1. Les nouvelles Tables de Logarithmes, dont nous allons indiquer la construction et les usages, consistent dans un seul tableau rectangulaire, renfermant tous les nombres entiers de 1000 à 10000, accompagnés de leurs logarithmes à cinq décimales; leur disposition est telle qu’elles donnent sans aucun calcul les com- pléments logarithmiques et qu’elles permettent d’ap- pliquer immédiatement, à vue, la règle des parties pro- portionnelles ; ce tableau, dont les deux dimensions ont trois décimètres environ, peut être regardé comme la représentation graphique de la loi qui existe entre les accroissements des nombres et les accroissements cor- respondants de leurs logarithmes. 2. Considérons une longue bande rectangulaire ABCD (fig 1) ; le long côté AC de ce rectangle est sup- posé égal à l’unité de longueur, qui d’ailleurs est ar- 24 bitraire ; pour cette raison nous donnerons à la fig. ABCD le nom de rectangle unité. Concevons alors qu’un fil tendu, d’une longueur égale à la petite dimension de ce rectangle, se meuve parallèlement à lui-même, de manière que ses deux extrémilés s’appuient toujours sur les deux côlés AC et BD. Le côté AB s'appelle origine, parce qu'il représente la position du fil mobile à l'instant du départ ; le côté CD s'appelle fin, parce qu'il représente la dernière des posilions du fil qui est supposé se mouvoir dans le rec- tangle depuis l’origine AB jusqu’à la fin CD. 3. Considérons le fil mobile dans une de ses posi- tions EF ; à ce moment ses distances à l’origine et à la fin sont représentées par deux fractions dont la somme est égale à l'unité et que nous appellerons pour celte raison fractions complémentaires. 4. Pour obtenir les chiffres des dixièmes des distances du fil mobile à l’origine et à la fin, parlageons le rec- langle unité en dix rectangles égaux par des droites pa- rallèles à l’origine AB, ce qui donne la fig. 2 ; chaque rectangle parliel s'appelle rectangle dixième. Deux cas peuvent se présenter : le fil est dans un des rectangles dixièmes ou sur une des lignes de divi- sion du rectangle unité. Si le fil est dans un des rectangles dixièmes, on aura les chiffres des dixièmes demandés, en comptant les nombres de rectangles dixièmes qui précèdent et suivent celui où le fil se trouve; ainsi, dans la fig. 2, le chiffre des dixièmes de la distance du fil mobile à l’origine est un 4, et le chiffre des dixièmes de la dis- tance du fil mobile à la fin est un 5. 25 Si le fil mobile se trouve sur l’une des lignes de di- vision qui déterminent les rectangles dixièmes, les chiffres des dixièmes demandés s’obliennent en comp- tant les nombres de rectangles partiels situés sur le rectangle unilé de part el d’autre de la position du fil. Dans le premier de ces deux cas, la somme des deux chiffres des dixièmes est égale à 9 et, dans le second, elle est égale à 10. 5. Dans le but de donner, dans un espace assez res- treint, une longueur très grande au rectangle unité, nous allons concevoir ce dernier décomposé dans ses dix rectangles dixièmes et, au lieu de les placer à la suite les uns des autres, comme dans la fig. 2, nous les placerons les uns à côté des autres, en ayant soin de laisser entre eux un pelit intervalle, comme cela est indiqué dans la fig. 3. Alors l’origine AB est au-dessus du rectangle dixième à gauche et la fin CD au-dessous du rectangle dixième à droite. 6. Marquons respectivement au-dessus de chacun des rectangles dixièmes et en allant de gauche à droite les chiffres 0, 1,2, 3, 4, 5,6, 7, 8,9, etau-dessous des mêmes rectangles, en allant dans le même sens, les chiffres 9, 8,7, 6, 5, 4, 3, 2, 1, 0. Si le fil est dans la position EF (fig. 3), le chiffre des dixièmes de sa distance à l’origine s'obtient en prenant le chiffre 4 placé au-dessus du rectangle dixième où le fil se trouve, et le chiffre des dixièmes de sa distance à la fin s’oblient en prenant le chiffre 5 placé au-dessous du même rectangle. Le fil mobile peut se trouver à la partie supérieure ou à la partie inférieure de l’un des rectanglesdixièmes; 26 s’il est à la partie supérieure, le chiffre placé au-dessus de lui sera le chiffre des dixièmes de sa distance à l’o- rigine ; pour avoir le chiffre des dixièmes de sa distance à la fin, on le transporte à la partie inférieure du rec- tangle dixième à gauche, ce qui ne change pas ses dis- tances à l’origine et à la fin et le chiffre placé au-des- sous de lui est le chiffre des dixièmes de sa distance à la fin; si au contraire le fil est à la partie inférieure d’un rectangle dixième, le chiffre placé au-dessus de lui est le chiffre des dixièmes de sa distance à la fin, et en le transportant à la partie supérieure du rectangle di- xième à droite, le chiffre placé au-dessus de lui est le chiffre des dixièmes de sa distance à l'origine; nous n’examinons ces cas particuliers que pour traiter com- plétement la question ; mais ils sont de peu d'impor- lance, parce qu'ils se présentent très rarement. 7. Pour avoir les chiffres des centièmes des distances du fil mobile à l’origine et à la fin, nous partagerons chaque rectangle dixième en dix rectangles égaux par des droites parallèles à l’origine AB ; cette division est effectuée sur la fig. 4; le rectangle unité se trouve alors partagé en cent rectangles égaux que nous ap- pellerons rectangles centièmes. La figure ainsi tracée contient dix rangées horizon- tales de rectangles centièmes. Inscrivons latéralement à gauche de ces rangées ho- rizontales et en allant de haut en bas, les chiffres 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6,7, 8,9 et dans le même sens à droite des mêmes rangées les chiffres 9, 8, 7, 6, 5,4, 3, 2, 1, 0. Alors, si le fil mobile est dans la position EF (fig. 4), le chiffre des centièmes de sa distance à l’origine est le chiffre 2 placé à gauche de la rangée horizontale de 27 rectangles centièmes où le fil se trouve, et le chiffre des centièmes de sa distance à la fin est le chiffre 7, placé à droite de la même rangée horizontale. Ainsi, pour résumer ce qui précède, la distance du fil mobile à l’origine est égale à 0,42 à un centième près, et sa distance à la fin est égale à 0,57 à un cen- tième près. Le fil mobile peut se trouver sur une ligne de division d'un des rectangles dixièmes ; si l’on veul dans ce cas particulier, qui se présente très rarement, suivre la règle précédente pour avoir le chiffre des centièmes de la distance du fil à l'origine, on le sup- pose situé dans le rectangle centième placé au-des- sous de lui ; et si l’on veut avoir le chiffre des cen- tièmes de sa distance à la fin, on le suppose situé dans le rectangle centième placé au-dessus de lui. 8. Pour avoir les chiffres des millièmes des dis- lances du fil mobile à l’origine et à la fin, nous par- tagerons chaque rectangle centième en dix rectangles égaux par des droites parallèles à l’origine, el nous appellerons chacun de ces nouveaux rectangles un rectangle millième. La fig. 5 représente le rectangle centième qui dans la fig. 4 contient le fil mobile EF ; c’est pour le carac- tériser que nous avons marqué au-dessus, au-dessous, à gauche et à droite, les chiffres des dixièmes et des centièmes qui lui correspondent dans la fig. 4. On peut remarquer sur la fig. 5 que les neuf lignes parallèles à l'origine qui partagent chaque rectangle centième en dix rectangles millièmes sont moins pro- noncées que toutes les précédentes et que le trait du milieu est cependant plus prononcé que les huit autres qui sont tous de même intensité. Nous donne- rons aux traits qui déterminent les rectangles dixièmes 28 et les rectangles centièmes, le nom de traits princi- paux; et aux traits plus faibles, tracés dans les rec- tangles centièmes, le nom de traits secondaires. Alors le chiffre des millièmes de la distance du fil mobile à l’origine s’obtiendra en comptant le nombre de traits secondaires marqués au-dessus de lui dans le rectangle centième où il se trouve, et le chiffre des millièmes de la distance du fil mobile à la fin s’obtiendra en comptant le nombre de traits secondaires marqués au-dessous de lui dans le même rectangle centième. Ainsi, sur la fig. 5, on verra que le chiffre des mil- lièmes de la distance du fil mobile à l’origine est un 7, et que le chiffre des millièmes de la distance du fil mobile à la fin est un 2. Nous ferons remarquer ici que nous indiquons le trait secondaire du milieu plus fortement que les autres, pour rendre plusfacile et plus rapide la lecture des nombres de traits situés au-dessus et au-dessous du fil dans le rectangle centième où il se trouve. Ainsi, dans la fig. 5, pour savoir qu'il y a sept traits secondaires au-dessus du fil mobile EF , il suffit de par- ür du trait du milieu qui est le cinquième; comme on voit ensuite très facilement qu’il y en a deux entre ce trait et le fil mobile EF, on reconnait immédiate- ment qu'il y a sept traits secondaires au-dessus de EF dans le rectangle centième ; avec un peu d’habi- tude ce nombre de traits se lit très rapidement et avec précision. Alors, d’aprèsles fig. 4 et 5, la distance du fil mobile à l’origine est égale à 0,427 à un millième près, el sa distance à la fin est égale à 0,572 à un millième près. Si le fil mobile est sur l’un des trails secondaires, on le suppose placé dans le rectangle millième situé 99 au-dessous ou au-dessus de lui, selon qu'il s’agit de sa distance à l’origine ou à la fin. 9. Pour avoir les chiffres des dix-millièmes des dis- tances du fil mobile à l’origine et à la fin, nous tra- cerons d’abord une diagonale dans chaque rectangle millième, nous aurons ainsi mille diagonales parallèles entre elles et à celle qui dans le premier rectangle millième a son extrémité sur l’extrémité gauche A de l'origine AB ; si nous nous reportons alors à la fig. 5, nous verrons que le fil mobile EF coupe toujours dans chacune de ses positions une des diagonales telle que rs ; désignons par À leur point d’intersection ; nous aurions le chiffre des dix- millièmes de la distance du fil mobile à l’origine, si nous pouvions lire la distance du point k au trait secondaire supérieur ru; or cette distance est égale à uF et, comme us est la millième partie de la longueur du rectangle unité, le rapport 2Æ, obtenu à un dixième près, représentera le chiffre détanté: mais = — 2. il suffit donc d'apprécier àun dixième le rapport = 2; pour cela nous partagerons le rectangle centième de la fig. > en dix rectangles égaux par des droites parallèles au côté ac; ces neuf droites sont encore des traits secondaires et celui du milieu est plus prononcé que les huit autres. Chaque diagonale est alors partagée par ces paral- lèles en dix parties égales, et l’ qe ie des sur la partie rh de rs il yena6; le rapport — — À ou = L est donc égal à 0,6 à un niet près, el le chifre. 6 représente le chiffre des dix-millièmes de la distance du fil mo- bile à l’origine ; pour obtenir ce chiffre 6, ilsuffit donc de compter le nombre de traits secondaires parallèles à ac, compris entre le point k et le côlé ac ; comme on 30 reconnaît très rapidement le cinquième trait qui est plus prononcé que les autres, il en résulte qu'il est fa- cile de reconnaître qu'entre le point h et le côté ac il y a six traits secondaires. Le chiffre des dix-millièmes de la distance du fil mobile à la fin s'obtient de même en comptant le nom- bre des traits secondaires parallèles à bd compris entre le point k et bd ; ainsi, sur la fig. 5, on lit sans diffi- culté que le chiffre des dix-millièmes de la distance du fil mobile à la fin est un 3. D’après tout ce qui précède, les distances du fil mo- bile à l’origine et à la fin sont donc respectivement égales à 0,4276 et à 0,5723 à un dix-millième près. Si le fil mobile passait par l'extrémité r supérieure de l’une des diagonales rs, il passerait en même temps par l'extrémité inférieure de la diagonale immédiate- ment supérieure. Si on se reporte alors à la fin du nu- méro 8,on verra qu'on doit regarder le fil mobile comme coupant la diagonale rs, lorsqu'il s’agit de la distance du fil mobile à l’origine, et comme coupant la diagonale supérieure, lorsqu'il s’agit de la distance du fil mobile à la fin. 10. Il ne nous reste plus qu’à donner le moyen de représenter les chiffres des cent-millièmes des dis- tances du fil mobile à l’origine et à la fin. Remarquons d’abord que dans tout ce qui précède il ne s’agit pas de mesures de précision, mais seulement d'une écriture particulière qui donne le moyen de lire beaucoup de nombres dans un espace très restreint ; remarquons en outre que le fil mobile, dont nous avons toujours suivi le mouvement , n'intervient que pour mieux faire comprendre la construction du canevas de 91 notre table; il n’est pas nécessaire de le représenter dans toutes ses posilions ; comme il est toujours paral- lèle à l’origine, il suffit d'indiquer le point où il ren- contre une des diagonales; il n’est pas même néces- saire de marquer cette intersection elle-même, il suffit d'imaginer une notation suffisante pour indiquer où elle doit avoir lieu dans chaque position particulière du fil mobile, et nous croyons avoir résolu compléte- ment ce problème, en faisant usage d’une notation qui a de l’analogie avec celle des notes de musique. Considérons une des diagonales, par exemple, la diagonale rs de la figure 5; elle est partagée par les parallèles à ac en dix parties égales; nous donnerons à chacune de ces parlies le nom de dixième de dia- gonale. Quand le fil mobile va de l'extrémité supérieure à l'extrémité inférieure d’un dixième de diagonale, il parcourt la dix-millième partie de la longueur du rec- tangle unité; pour représenter le chiffre des cent-mil- lièmes de la distance du fil mobile à l’origine, il suffit donc de pouvoir indiquer entre les deux positions pré- cédentes neuf positions intermédiaires équidistantes : je dis « indiquer » et non pas représenter géométri- quement, car dans un espace aussi pelil la représen- lation géométrique exacte serait difficile et confuse ; il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit ici que d’un lan- gage écrit. | 11. Considérons un dixième de diagonale et suppo- sons que le fil mobile passe par l'extrémité supérieure de ce dixième. Pour indiquer que la rencontre de la diagonale et du fil mobile a lieu en ce point, nous marquerons un point rond à l'extrémité supérieure du dixième du diagonale; ce point rond, même très pelit, 32 est toujours un petit cercle, nous aurons soin de le placer de manière que son centre soit sensiblement à l'extrémité supérieure du dixième de diagonale, sa représentalion est indiquée dans le premier dixième de diagonale de la figure 6. Dans ce cas le chiffre de cent-millièmes de la distance du fil mobile à l’origine est un zéro et ce chiffre est marqué au-dessous. Nous concevrons ensuile chaque dixième de diago- nale parlagé en dix parties égales ; pour indiquer que le fil mobile rencontre un dixième de diagonale en un point de la partie qui est en son milieu, nous mar- querons un point rond dont le centre sera sensible- ment au milieu du dixième de diagonale qui partagera alors sensiblement en deux parlies égales le petit cercle formé par le point rond; ce point est représenté (fig. 6) dans le dixième de diagonale qui occupe le sixième rang et au-dessous duquel est marqué le chiffre 5 correspondant. Supposons maintenant que le fil mobile passe par un des points d’une des parties de rang pair d'un dixième de diagonale ; nous indiquerons ces positions du point de rencontre par des points ronds placés langentiellement au-dessous du dixième de diagonale. Pour indiquer que la rencontre a lieu en un point de la seconde parlie du dixième de diagonale, nous marquerons le point rond dans l’angle à gauche, de manière qu'il soit sensiblement tangent aux deux côlés de cet angle, comme cela est représenté (fig. 6) dans le dixième de diagonale qui occupe le troisième rang et au dessous duquel nous avons marqué le chiffre 2? correspondant. Si la rencontre a lieu en un point de la huilième partie d'un dixième de diagonale, 1) nous marquerons de même le point rond dans l’angle à droite, comme cela est indiqué (figure 6) dans le dixième de diagonale qui occupe le neuvième rang et au-dessous duquel nous avons marqué le chiffre 8 cor- respondant. Pour indiquer que la rencontre du fil mobile a lieu en un des points de la quatrième et de la sixième parlie d'un dixième de diagonale, nous placerons les points ronds langentiels respectivement à gauche et à droile du milieu du dixième de diagonale, en évitant de les représenter en contact avec les droites parallèles à la longueur du rectangle unité; les dixièmes de dia- gonale, qui dans la figure 6 occupent le cinquième etle seplième rang, représentent les positions des points correspondants aux chiffres 4 et 6 marqués au-dessous d'eux, et servent à indiquer que le chiffre des cent-mil- lièmes de la distance du fil mobile à l'origine est un 4 ou un 6. Lorsqu'il s’agit d'indiquer que le fil mobile rencon- lre une des parlies de premier, troisième , septième ou neuvième rang d'un dixième de diagonale on place les poinis tangentiellement au-dessus du dixième de diago- nale et respectivement en regard des points ronds qui représentent les chiffres 2, 4, 6, el 8 : les dixièmes de diagonale qui dans la figure 6 occupent les deuxième, quatrième, huitième et dixième rangs représentent les posilions des points ronds indiquant respectivement les chiffres 1, 3, 7 et 9 marqués au-dessous et ces points nous apprennent respectivement que le chiffre des cent-millièmes de la distance du fil mobile à l’ori- gine est un 1, un 3, un 7 ou un 9. 34 12. Lorsqu'il s’agit de la distance du fil mobile à la fin, le sens de ces points se trouve un peu modifié, mais cette modification est très simple et très facile à saisir; en effet, nous avons dit dans le numéro 3 que les distances du fil mobile au commencement et à la fin du rectangle unité sont toujours complémentaires ; alors, lorsque le chiffre des cent-millièmes de la dis- tance du fil mobile à l’origine est un des chiffres 0, 1, 2, 3,4, 5, 6,7, 8,9, le chiffre des cent-millièmes de la distance du fil mobile à la fin est respectivement un des chiffres 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1,0; je conclus de là : 1° que les points qui représentent un zéro et un 5, lorsqu'il s’agit de la distance du fil mobile à l'origine, représentent encore un zéro et un 5, lors- qu'il s’agit de la distance du fil mobile à la fin : 2° que les points qui représentent les chiffres impairs 1, 3, 7, 9, lorsqu'il s’agit de la distance du fil mobile à l’ori- gine , représentent les mêmes chiffres mais en ordre inverse 9, 7, 3, 1, lorsqu'il s’agit de la distance du fil mobile à la fin; ce qui revient à concevoir l'origine transportée à la place de la fin et réciproquement : 3° que la remarque précédente est entièrement appli- cable aux points qui représentent les chiffres pairs 274, 6, 8. 13. Prenons maintenant une table de logarithmes à cinq décimales ; nous y distinguerons deux parlies : la première qui renferme les logarithmes de tous les nombres entiers de 4 à 1000 et la seconde qui ren- ferme les logarithmes de tous les nombres enliers de 1000 à 10000 ; abstraction faite de la caractéristique, tous les logarithmes de la première partie se trouvent 99 dans la seconde; c’est pourquoi nous n’allons nous occuper que des parties décimales des logarilhmes des nombres entiers depuis 1000 jusqu’à 10000. Prenons alors notre canevas et une table de loga- rithmes à cinq décimales ; nous verrons dans la table que la partie décimale du logarithme de 1000 est nulle, alors sur notre canevas nous marquerons un point rond à l'extrémité gauche de l’origine et au-dessus de ce point nous inscrirons le nombre 1000; la partie décimale du logarithme de 1001 est 00043, nous mar- querons le point correspondant sur notre canevas et nous inscrirons au-dessus le nombre 1001; nous ferons de même pour les nombres 1002, 1003, 1004, 1005, 1006, 1007, 1008, 1009 et 1010 et pour leurs logarithmes ; mais remarquons qu’au lieu d’é- crire 1001, 1002, 1003, 1004, 1005, 1006, 1007, 1008, 1009, il suffit d'écrire au-dessus des mêmes points les chiffres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7,8, 9; comme ces chiffres sont marqués sur la table entre 1000 et 1010, il sera facile, en les voyant sur la table, de se rappeler qu'ils représentent tous les nombres entiers depuis 1001 jus- qu'à 1009. On peut même, au lieu d'écrire 1000 et 1010, supprimer un zéro à droite de chacun de ces nombres el écrire à la même place les nombres 100 et 101 avec des caractères aussi grands et aussi pro- noncés que le canevas le permet; pour celte raison nous donnerons à ces caractères le nom de caractères principaux ; les chiffres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8,9 qui re- présentent les unités du premier ordre des nombres enliers compris entre 1000 et 1010, sont marqués avec des caractères plus pelils que nous appellerons carac- tères secondaires ; on fera de même jusqu’à 2000 ; arrivé 36 à ce dernier nombre, on prendra dans la table de loga- rithmes les parties décimales des logarithmes des nombres 2000, 2001, 2002, 2003, 2004, 2005, 2006, 2007, 2008, 2009, 2010 et on marquera les points correspondants sur le canevas; au- dessus des points correspondants à 2000 et à 2010 on inscrira comme précédemment en caractères principaux les nombres 200 et 201 ; ensuite, au lieu d'inscrire comme précé- demment les chiffres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7,8, 9 au-dessus des points intermédiaires, on les marquera seulement de deux en deux en caractères secondaires , afin d'é- viler la confusion; ainsi au-dessus du point corres- pondant à 2001 il n’y a rien, au-dessus du point cor- respondant à 2002 il y a un 2et ainsi de suite. Nous ferons usage de la même manière de noter jusqu'à 3170; à partir de ce nombre nous prendrons dans la table de logarithmes les parties décimales des logari- thmes des nombres depuis 3170 jusqu'à 3180, et nous marquerons sur le canevas les points correspondants; au-dessus des points correspondants à 3170 et à 3180, nous inscrirons les nombres 317 et 318 en caractères principaux ; au-dessus du point correspondant à 3175 on pourra inscrire un 5 en caraclère secondaire, on pourra même ne rien écrire , comme nous l’indique- rons tout-à-l’heure ; au-dessus des autres points inter- médiaires on ne mettra rien ; les points sont alors assez rapprochés pour qu'on puisse lire facilement leur rang sans avoir besoin d’un chiffre placé au dessus d'eux. On fera de même jusqu’à 3200; à partir de ce nombre le rapprochement des points permet une nou- velle simplification ; prenons en effet dans la table les logarithmes des nombres entiers depuis 3200 jusqu’à 37 3250, et marquons les points correspondants sur le canevas ; au-dessus des points correspondants à 3200 et à 3250, inscrivons les nombres 320 et 325 en caractères principaux ; au-dessus des points corres- pondants aux nombres 3210, 3220, 3230, 3240 inscri- vons seulement les chiffres 1, 2,3,4 en caractères principaux, afin d'indiquer qu'ils représentent des di- zaines et non des unités, qui sont toujours repré- sentées par des caractères secondaires ; au-dessus des points correspondants aux nombres 3215, 3225, 3235, 3245 nous pourrons marquer des 5 en caractères secondaires, mais nous indiquerons bientôt comment on peut s'en passer; au-dessus des points intermé- diaires nous ne marquerons rien. Nous continuerons de la sorte jusqu’à 5000 ; à partir de ce nombre nous prendrons les logarithmes de tous les nombres entiers depuis 5000 jusqu’à 5100, et nous marquerons les poinis correspondanis sur le cane- vas; au-dessus des points correspondants aux logari- thmes de 5000 et de 5100 nous inscrirons les nombres 500 et 510 en caractères principaux; au-dessus des points correspondants aux logarithmes des nombres 5010, 5020, 5030, 5040, 5050, 5060, 5070, 5080, 5090 nous inscrirons les nombres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7,8, Jen caracières principaux, afin d'indiquer qu'ils repré- sentent des dizaines; au-dessus des points corres- pondants aux logarithmes des nombres 5005, 5015, 5025, 5035, 5045, 5055, 2065, 5075, 5085, 5095 on pourra inscrire des 5 en caractères secondaires , mais nous ferons bientôt voir comment on peut s'en passer; nous continuerons de la sorte jusqu’à la fin de la table. 14. Pour qu'il soit plus facile de reconnaître, surtout 5) vers la fin de la table, le point correspondant à un nombre marqué sur le canevas , nous ferons usage de deux sortes de points ronds que nous appellerons points principaux et points secondaires ; les points principaux sont des points ronds d’un diamètre plus grand que celui des points secondaires; les points principaux sont marqués de cinq en cinq ; il en résulte qu’il ne peut y avoir d'hésilation dans la recherche du point qui marque la partie décimale du logarithme d’un nombre donné ; ce qui aurait lieu vers la fin de la table, si tous les points ronds élaient de même diamètre. Cette distinction des points principaux et des points secondaires donne en outre le moyen de supprimer, depuis le nombre 3170 jusqu'à la fin de la table , tous les 5 que nous avons proposé précédemment d'inscrire en caractères secondaires. 15. Notre table étant alors construite, il ne nous resle plus qu’à en indiquer les usages, c’est-à-dire que nous allons donner le moyen de résoudre les deux queslions suivantes : Un nombre étant donné, trouver son logarithme. Un logarithme étant donné, trouver le nombre corres- pondant. 16. Proposons-nous de résoudre d’abord la première question. Un nombre étant donné, trouver son logarithme. Si le nombre donné est dans la table, le point marqué au-dessous de lui donnera son logarithme. Supposons par exemple qu'on demande le logari- thme de 5468; nous commencerons par chercher le nombre 545, il est dans le rectangle dixième qui a un 7 à Sa partie supérieure; nous prendrons le chiffre 39 6 écrit en caractère principal et qui suit 545, ce chiffre 6 représente le nombre 546 ou 5460 ; nous prendrons sur la diagonale le huitième point après celui qui correspond au chiffre 6; ce huilième point est facile a trouver, parce que le cinquième est un point principal el qu’il n'y a qu’à passer du cinquième au huilième; ce point représente le logarithme de 5468 ; pour l'obtenir on se transporte à la partie supé- rieure du rectangle dixième où se trouve le point; le chiffre 7, que l’on rencontre alors, est le chiffre des dixièmes:; on se transporte ensuite à gauche de la rangée horizontale de rectangles cenlièmes où se trouve le point et on rencontre le chiffre 3 qui est le chiffre des centièmes ; dans le rectangle cenlième où se trouve le point on compte le nombre de traits secon- daires horizontaux situés au-dessus de lui, il y en a7 et 7 est le chiffre des millièmes; ce chiffre se lit faci- lement, parce que le cinquième trait secondaire est plus accentué que les autres ; dans le même rectangle centième on compte le nombre de traits verlicaux situés à gauche du point; il y en a 8 et 8 est le chiffre ‘des dix-millièmes ; enfin, d’après la position qu'il oc- cupe sur le dixième de diagonale, le point représente un 3et 3 est le chiffre des cent-millièmes, le loga- rithme de 5468 est donc égal à 3,73783. 17. Indiquons ici comment notre table donne di- rectement le complément logarithmique du même nombre 5468. Le complément logarithmique d’un nombre est ce qu'il faut ajouter au logarithme de ce nombre pour avoir une somme égale à 1. Pour l’ob- tenir, prenons comme dans le numéro précédent le point correspondant au nombre 5468 : transportons- 40 nous à la partie inférieure du rectangle dixième où il se trouve et nous rencontrerons le chiffre 2 qui est le chiffre des dixièmes du complément : transportons- nous ensuite à droite de la rangée de rectangles cen- tièmes où le point se trouve et nous rencontrerons le chiffre 6 qui est le chiffre descentièmes du complément; dans le rectangle centième, où le point se trouve, comptons le nombre de traits secondaires horizontaux placés au-dessous de lui ; il y en a 2, et 2 est le chiffre des millièmes du complément; dans le même rec- tangle centième comptons le nombre de lraits secon- daires verticaux placés à droite du point; il y en a 1 et 1 est le chiffre des dix-millièmes du complément ; enfin, d’après la position que le point occupe sur le dixième de diagonale, le point représente un 7 el7 est le chiffre des cent-millièmes du complément, le com- plément du logarithme de 5468 est donc 3,26217. 18. Examinons à présent le cas où le nombre donné n'est pas dans la table, et supposons qu’on demande le logarithme du nombre 4523,7. Commençons par chercher le nombre 450 en ca- raclères principaux ; au-dessous de 450, nous trou- verons le caractère principal 2 qui représente 452 ou 4520 ; transporlons-nous au troisième point secon- daire après le point principal qui correspond à 4520, et nous aurons le point correspondant au logarithme de 4523; remarquons en ce moment qu'il est inulile de lire le logarithme de 4523 ; prenons alors les 0,7 de l'intervalle qui sépare les deux points consécutifs correspondants aux logarithmes de 4523 et de 4524, il sera commode de poser sur le point ainsi déterminé l'extrémité d’un objet terminé en pointe et de cher- A cher à lire le logarithme correspondant à ce dernier point ; les chiffres des dixièmes, des centièmes, des millièmes et des dix-millièmes s'obtiennent comme précédemment ; ils sont respectivement 6, 5, 5, 4 ; en- fin, d’après la position que l'extrémité de la pointe oc- cupe sur le dixième de diagonale, on apprécie immé- diatement à vue que le chiffre des cent-millièmes est un 9; le logarithme de 4593, 7 est alors égal à 3,65549. 19. Passons maintenant à la question inverse, «un logarithme étant donné, trouver le nombre corres- pondant. » Examinons d’abord le cas où le logarithme donné est dans la table; supposons par exemple qu’on de- mande le nombre dont le logarithme est 3,46761 ; nous prendrons d'abord le rectangle dixième qui a un 4 à sa partie supérieure, nous descendrons dans ce rectangle jusqu’à ce qu'on soit dans la rangée horizon- tale de rectangles centièmes qui a un 6 à sa droite; dans le rectangle centième où nous serons alors, nous prendrons le dixième de diagonale qui a 7 traits se- condaires horizontaux au-dessus de lui et 6 traits se- condaires verticaux à sa gauche ; nous rencontrerons au-dessus de ce dixième de diagonale un point qui re- présente le chiffre 1; au-dessus de ce point, il n'y a pas de nombre, mais il est placé entre deux points qui ont au-dessus d'eux l’un un 4 et l’autre un 6, en ca- raclères secondaires; il devrait donc y avoir au-dessus de lui un 5 en caractère secondaire; au-dessus du dixième de diagonale, où se trouve le point, se trouve le chiffre 3 écrit en caractère principal et le nombre de trois chiffres 290 écrit en caractères principaux et placé au-dessus du chiffre principal 3 indique que ce 42 dernier représente le nombre 2930, d’où il résulte que le nombre correspondant au point est 2935; ce der- nier nombre est le nombre demandé. 20. Supposons en second lieu que le logarithme donné ne soit pas dans la table et qu’on ait à chercher le nombre dont le logarithme est 3,62753. Je me lransporte à la parlie supérieure du rectangle centième qui a un 6 au-dessus de lui, et je descends dans ce reclangle jusqu’à ce que je me trouve dans la rangée horizontale de rectangles centièmes qui à un 2 à sa droite. Dans le rectangle centième, où je m'ar- rête alors, je cherche le dixième de diagonale qui a 7 traits secondaires horizontaux au-dessus de lui et 5 traits secondaires verlicaux à sa gauche ; j'apprécie ensuite à vue, à parlir de l'extrémité supérieure, la po- sition d’un point situé aux 0,3 du dixième de diago- nale. Ce point, que je ne marque pas, mais dont je puis plus facilement reconnaître et retenir la position à l’aide d’un instrument terminé en pointe, est placé entre deux points ronds marqués sur la même diago- nale: en suivant la règle du numéro précédent, on trouve que ces deux points ronds correspondent aux logarithmes des nombres 4241 et 4242; j'apprécie alors que la pointe de l'instrument est aux 0,6 de la dis- tance des deux points et le nombre demandé est 4241,6. 21. Le complément du logarithme d’un nombre étant donné, on trouve le nombre sans être obligé de passer par le logarithme. Supposons en effet qu’on demande le nombre dont le complément: logarithmique est 3,42756. Je me transporte à la parlie inférieure du rectangle 43 dixième qui a un 4 au-dessous de lui et je m'élève dans ce rectangle jusqu’à ce que je me trouve dans la rangée de rectangles centièmes qui a un 2à sa droite ; je suis alors dans un rectangle centième dans lequel je prends le dixième de diagonale qui a 7 traits secon- daires horizontaux au-dessous de lui et 5 traits secon- daires verticaux à sa droite ; je prends à vue les 0,6 du dixième de diagonale à partir de la parlie inférieure; la pointe de l'instrument que je place alors au point apprécié à vue, est entre deux points ronds qui cor- respondent aux nombres 3736 et 3737, et comme elle est sensiblement aux 0,3 de l'intervalle qui les sépare en allant de haut en bas, on en conclut que le nombre demandé est 5736,3. 22. Après avoir construit notre table, comme nous venons de l'indiquer, nous avons reconnu que dans les quatre premiers rectangles dixièmes à gauche le trop grand écartement des points ne permet pas d’ap- pliquer avec assez de précision à la simple vue la règle des parties proportionnelles; c'est alors que nous avons pensé à iutercaler quatre points entre les points des deux premiers rectangles dixièmes: et un seul entre les points des troisième et quatrième rectangles dixièmes ; ainsi, par exemple, entre les points qui re- présentent les logarithmes de 1000 et 1001, nous pro- posons d’intercaler quatre points qui représentent les logarithmes de 1000,2, de 1000,4, de 1000,6 et de 1000,8, On ferait de même entre 1001 et 1002, entre 1002 et 1003 et ainsi de suite jusqu’à la fin du second rectangle dixième. Dans le troisième rectangle dixième prenons les points qui correspondent aux logarithmes de 1590 et 1591; entre ces deux points nous inter- 44 calerons un point correspondant au logarithme de 1590,5 ; nous ferons de même entre tous les points des troisième et quatrième rectangles dixièmes ; il fau- drait pour cela employer des points plus pelits que ceux que l’on a employés jusqu’à présent et qu’on pourrait appeler points tertiaires. Remarquons cependant que deux sortes de points suffisent pour notre table ; car au lieu de marquer des points principaux et des points secondaires dans les quatre premiers reclangles dixièmes, comme nous l’avons indiqué précédemment, on peut sans incon- vénient ne marquer que des points principaux et alors les points à inlercaler seraient des points secondaires. Notre lable ainsi construite renfermera alors environ 12000 logarithmes, elle n’en sera que plus avanta- geuse sous le double rapport du nombre des loga- rithmes et de la rapidité du calcul. Que l’on ne s’effraie pas de voir un grand nombre de points renfermés dans un espace reslreint ; pourvu que le dessin soit net, chacun pourra reconnaître que l'usage et l'habitude de nos tables rendent les calculs de plus en plus expéditifs. 23. La disposition que nous venons d'adopter pour notre nouvelle table de Logarithmes est applicable pour les sinus et les tangentes des arcs. Concevons en effet qu’on enlève {ous les points ronds marqués sur notre table, ainsi que les nombres qui les accompagnent ; ne conservons que le canevas ainsi que les chiffres des dixièmes et des centièmes qui l'entourent. Concevons ensuite un cercle dont le rayon est pris pour unilé, partageons ce rayon en A5 100000 parties égales; le sinus d’un arc donné con- tiendra un certain nombre de ces cent-millièmes; nous marquerons sur le canevas le point correspondant à ce dernier nombre, et ensuile nous inscrirons au- dessus de ce point la valeur de l’arc exprimée en de- grés, minutes, secondes. Nous pourrons former ainsi une table des sinus de 0° à 90° qui sera aussi une table des co-sinus de 90c à 0°. On construirait de la même manière sur un autre canevas une table des tangentes de 0° à 45° qui donnerait toutes les tangentes de 0° à 90° en raison de la formule {ga — UE : 24. Non seulement notre canevas peut servir pour les logarithmes et les lignes trigonométriques, mais encore pour toute fonction continue empirique ou ma- thématique d’une seule variable. Le physicien ou le mathématicien observant ou calculant les valeurs que prend une fonction, lorsque la variable indépendante prend des valeurs connues que l’on peut supposer comprises entre 1 et 100000, pourra marquer sur le ca- nevas les points correspondants aux valeurs de la va- riable indépendante et inscrire au-dessus de ces points les valeurs correspondantes de la fonction. Ce tableau sera alors la représentation géométrique des rapports qui existent entre les accroissements de la fonction et les accroissements correspondants de la variable ; par les dessins variés qu'il présentera il appellera l’alten- lion du savant sur les points les plus importants de la fonction qu'il étudie ou de la loi qu'il cherche. En terminant celte notice, remarquons qu'il est fa- 46 cile d'imaginer des canevas plus simples ou plus com- pliqués suivant les limites plus ou moins écartées de la variable indépendante. Angers, le 17 novembre 1858. A. BOUCHÉ, Professeur de mathématiques au Lycée d'Angers. Fig. 3. (CT RS ee TE SET 0 TS ENS | l e 504 se SA L 0) ASTON LE Mona 20e 4 Ab Û : Ah 0 qe = CT En EN ET rdc 2 qua re mt EST TABLE DE LOGARITHMES A CINQ D :CIMAL \.Bouché, Professeur de Matheèm ques Chiffres des dixièmes. Compléments: Chiffres des LA MÉDECINE PRÉVENTIVE. Au nombre des problèmes les plus sérieux, les plus féconds que le xixe siècle a la mission et le droit d'étudier, de poursuivre, si ce n’est encore de résoudre, il en est un qui me semble éminemment philoso- phique et surtout profondément humain, car il pro- cède de la raison et va tout droit à l’amélioration de la société. Voici sa formule la plus simple : Prévenir pour ne pas réprimer. Prévenir — dans le langage habituel, dans les re- lations journalières de la vie — c’est aller au-devant des désirs, des craintes, des misères, des fautes de ses frères. Réprimer, au contraire, c’est le plus souvent, sinon toujours, à l’aide de la douleur physique ou morale, de la contrainte tout au moins, combattre, détruire les effets d’un mal dont on aurait pu empê- cher le développement en s’atlaquant à la cause qui l'a produit. De quel côté se irouve la sagesse ? de quel côté le devoir ? Si vous interrogez le planteur à propos de son es- clave — autant dire l'homme qui se croit maître et 48 raisonnable à propos de l'être qui n’est plus ou pas encore un homme, mais tout au plus une brute — c'est le fouet qui se charge de la réponse : le fouet à la paresse, le fouet à la désobéissance, le fouet à la ré- volle, avec gradalion nécessitée par le caractère de la faule, en ayant soin de ménager la vie qui représente un capital. Aux pédagogues du passé les enfants qu'ils sont chargés d'enseigner ne sont que matière à punition et à discipline, comme s'ils meltaient leur honneur à ré- duire en pratique cet axiôme brulal si on le prend à la lettre : « Qui aime bien châtie bien. » Et la justice elle-même que fait-elle autre chose que de frapper du glaive de la loi les ignorants ou les mala- des qui ont souillé leur conscience d’un crime, impuis- sante qu’elle est à dissiper les ténèbres de l'ignorance, à guérir les plaies de la misère, à prévenir le dévelop- pement des passions mauvaises qui découlent surtout de ces deux sources impures ? Au milieu de ce tohu-bohu intellectuel et moral, quel peut être le rôle de la médecine ? Pareille au vieil Homère qui fait avec complaisance le dénombrement des soldats et capitaines Grecs ou Troyens, elle compte el classe minutieusement les maux sans nombre qui désolentet déciment la pauvre humanité. Elle énumère ensuite les forces dont elle peut disposer contre de tels ennemis, trop heureuse et fière d'elle-même quand elle est parvenue à terrasser ou seulement à défendre — ne fûl-ce que temporairement — l’individualité morbide avec laquelle.elle est descendue dans la lice. Mais combien de défaites pour un succès ! Est-ce donc là le point de perfection qu'il est donné A9 d'atteindre à la médecine? Ne pourra-t-elle aussi bien que les autres sciences dont elle est la sœur aînée — fille d’Apollon, née dans le temple — ne pourra t-elle conquérir le droit d'occuper une large place dans le concert harmonieux et puissant de la civilisation future ? Qu'il nous soit du moins permis d'espérer pour elle un meilleur avenir. Quand la société repose sur la base inébranlable de la solidarité fraternelle des hommes, réalisation de ce précepte du Christ : Aîimez-vous les uns les autres ; quand à l’'égoisme stérile aura succédé l'amour pro- ductif, au monopole de la science l’enseignement universel et réciproque; quand la parole aura déchiré le voile de l'ignorance et la charilé brisé les chaînes de la misère; quand la femme, quittant ia position effa- cée où nos mœurs la retiennent encore, se sera pla- cée librement sur le même rang que l’homme, dont elle complète les actes et la pensée; quand, au lieu d'attendre la faute pour la punir, on s’efforcera de l'empêcher de naître, même au nom de l'intérêt per- sonne] bien entendu ; quand l'existence de l’homme ne s’isolant plus au milieu des phénomènes cosmi- ques qui l'entourent et l’influencent, ne semblera qu'un mode particulier, mais nécessaire, de l’exis- tence générale de l'univers, oh! alors la médecine cessera d'être une course au client, pour devenir comme autrefois, mais -à d’autres conditions, un sacerdoce digne des respects de tous. Car, si, d’une part, beaucoup des maladies actuelles auront disparu avec les causes qui les produisent, d'autre part la médecine aura la mission sainte, avec la mission, le pouvoir de s'attaquer, non plus seulement aux 4 50 effets, mais bien aux causes qui trop longtemps se sont dérobées à son action salutaire. Alors, le sublata causa tollitur effectus d'Hippocrate sera, comme il doit l'être, interprété dans le sens de la prévention; je m'explique : Un homme reçoit un coup de bâton sur la tête; un épanchement de sang dans la substance cérébrale en est la suite, le malade meurt au milieu des saignées et des dérivatifs. Sans doute, on peutdire qu'il est mort par le fait de l’épanchement. Mais l’é- panchement lui-même a son origine dans le coup de bâton reçu par la boîte crânienne. Certes, si la méde- cine avait supprimé , fait disparaître l'épanchement , le blessé eût élé guéri. N’eût-il pas été plus simple et surtout plus prudent d'empêcher cet homme de rece- voir le coup de bâton, et n’eût-on pas ainsi prévenu l'affection qui s’est jouée des vains secours de la science ? Autre exemple. N’est-il pas plus sage et plus sûr d’éloigner cette femme délicale et impressionnable des marais, dont les miasmes von infailliblement lui donner la fièvre, que de lui administrer le sulfate de quinine, quand cette cruelle affection aura envahi l'organisme et ne pourra plus en être expulsée ? Dans tous les cas analogues, adressez-vous de pré- férence à la cause essentielle, primordiale, si vous voulez prévenir le mal, au lieu d'attendre sa manifes- lation pour agir; puisqu'alors vous n'aurez plus à combattre qu'une cause seconde, ou plutôt un effet trop souvent rebelle à tous vos efforts. Allez vous me dire que je vous propose une impos- sibilité, que je caresse une utopie dont la réalisation fuira toujours devant les espérances humaines ? 51 Cette objection n’est pas nouvelle et je n’en suis point étonné. Toutes les réalités dont le monde vit à cette heure, n'ont-elles pas été tour à tour exposées comme des utopies ? La vapeur, ce moteur universel, étail utopie aux yeux de Napoléon, qui pourtant se connaissait en grandes choses. Les chemins de fer, le télégraphe électrique ont été des ulopies ayant de devenir des nécessités pour tous. Le Christianisme, n’était-il pas une utopie dange- reuse, condamnable pour les prêtres et les grands, alors même que Jésus prêchait sa doctrine sur les places publiques, et suspendait les masses populaires au charme de sa parole ? Voyez la variole, le plus meurtrier des fléaux qui aient désolé notre espèce. Jenner vient, et, soit ha- sard heureux, soit inspiration du génie, il dérobe au pis d’une vache la gouttelette de liquide avec la- quelle il ne s’arrête pas à une lulle au moins incer- taine contre ce terrible adversaire, mais il lui inter- dit l'accès du corps où il introduit ce préservatif de nouvelle sorte. Depuis ce grand conservateur qui mé- ritait de donner son nom à un siècle, à plus juste tire que ces destructeurs qu'on appelle conquéranits, depuis Jenner, combien de millions d'hommes ont été soustraits à la douleur et à la mort! Jenner pour- lant n’a pas manqué de détracteurs et d’incrédules. Voyez ce mal venu de l'Orient, importé, répandu en Europe par le bienfait des croisades, la lèpre con- tre laquelle jadis on n'avait que des amuleltes, des charmes et l'isolement. Engendrée, entretenue, pro- pagée par l'ignorance, la paresse, la malpropreté, :, 0 l'oubli plus ou moins complet de toutes les règles de l'hygiène, elle a presque entièrement disparu sous l'empire d’influences toutes contraires, et, de nos Jours, si quelques cas isolés se présentent à l’obser- vation du médecin, c’est surlout à l’aide d’un chan- gement de climat et de régime alimentaire qu'il en obtient la guérison. Ce qui a été fait déjà contre de telles maladies, juste effroi des populations qu’elles frappaient fatalement, ne peut-on espérer de le faire contre beaucoup d’au- tres affections moins graves, moins générales, plus accessibles à la puissance des modificaleurs de l’éco- nomie ? Et pense-t-on qu'on eût beaucoup aidé aux progrès de la science si, à chaque époque qui nous a précédés, on s'était borné à dire : Puisque jusqu’à pré- sent on n’a pas guéri celte maladie, c'est qu'elle n’est pas guérissable? Labor improbus omnia vincit, doit être la devise du médecin. N'a-t-on pas récemment trouvé dans la belladone un préservatif, sinon infaillible, au moins assez actif de la scarlatine ? Et faut-il compter pour peu les subs- lances anesthésiques à l’aide desquelles on endort, on suspend, on supprime la douleur, cet élément si fer- tüile en troubles sérieux de l'organisme et en désor- dres plus ou moins profonds et durables ? Hippocrate a écrit, — et l’on savait, j'imagine, avant Hippocrate, — que les airs, les eaux, les lieux, ajoutons les ali- ments, les vêtements, les habitations, les habitudes tout entières de la vie exercent sur l’homme une action salutaire ou nuisible, selon leur nature et leur em- ploi. s En 1630, Théophraste Renaudot, un de ces esprits 93 chercheurs qui remuent les idées sur la route où marche le progrès, comme le cantonnier qui remue les pierres sur la route où passent les voyageurs, Re- naudot, créateur du journal en France, et pourtant médecin du roi, disait au cardinal-ministre émer- veillé de l'entendre : « Monseigneur, je connais deux » causes puissantes de maladies, et je voudrais les » combattre, les prévenir : la misère chez les pau- » vres, l'ennui chez les riches. » Que n’ajoutait-il : « chez les femmes! » Georges Sand a fait un aveu dans ses mémoires, et, selon elle, bien des filles d'Eve sont torturées par cet hôte incom- mode. Pour ce qui est de la misère, iln’y a pas l'ombre d'un doute. Personne n'ignore quels ravages elle exerce de compte à demi avec sa sœur l'ignorance, sur la santé des masses populaires. Quant à l'ennui, c’est autre chose, et par exemple» les pauvres ne croiront pas sans peine qu'un riche doive s’ennuyer, à plus forte raison qu’il y ait là pour lui la source d’une maladie. Et pourtant qui de nous ne sait que ce rongeur qu'on appelle l'ennui naîl tous les jours de la satiété des plaisirs, de l’oisiveté de l’es- prit et du corps? qui ne sait que le spleen conduit bien souvent au suicide les heureux selon le monde, de même que la privation du nécessaire y conduit les malheureux ? Les femmes peuvent à bon droil accu- ser dé l'ennui dont elles souffrent l'éducation boi- teuse, incomplète qu’on veut bien leur donner, la po- silion secondaire et fausse, trop souvent inutile, qu’on veut bien leur faire dans la société. Toute une classe d’affections graves, meurtrières, à Lype intermittent, ne doit-elle pas son origine el son 04 nom au voisinage et à l’action infectante des ma- rais ? Selon certains auteurs, le goître endémique dans quelques pays de montagnes, les fièvres graves dans les Landes ont pour cause la composilion des eaux dont les habitants font leur boisson journalière. Qui ne sait à quel degré d’abaissement physique et moral descendent les enfants livrés en proie au travail délé- tère des manufactures ? Il y a dans tous ces faits dont je pourrais multiplier indéfiniment les exemples, faits regrettables, mais du moins transitoires, une occasion, un germe , une né- cessité d’amples améliorations , de réformes radicales auxquelles doivent s'associer les médecins, pour en favoriser l'inilialive, pour en accélérer le développe- ment. Qu'ils appellent à leur aide dans cette œuvre sainte les meilleures découvertes, les inspirations fé- condes de la science, qu’ils mettent à contribution les créations sans limites de l’industrie, l’inépuisable force du travail humain. Ministres d’une religion nouvelle, hygiénistes et moralistes, autant au moins, plus en- core que thérapeutes, qu'ils prennent en main la cause de la santé publique, du bien-être général. Santé, bien-être, deux mots, deux choses qui résu- ment la vie humaine ornée de ses plus précieux avan- tages, affranchie des entraves qui empêchent ou sus- pendent son libre et entier épanouissement, maîtresse enfin d'accomplir ici-bas la mission civilisalrice qu'elle a reçue de Dieu. Que le médecin se pénètre chaque jour davantage de l’importanee, de la sainteté du rôle qu’il doit être appelé à remplir dans la sociélé de l'avenir. Qu'il 99 prenne pour devise et pour guide ces nobles paroles d’un philosophe de l'antiquité : Homo sum, et nihil hu- mani à me alienum puto. Rien en effet d'humain ne doit rester étranger à son intelligence, à son amour. Car rien de ce qui se rap- porte à l’homme n'est indigne d'attention et de res- pect, pas plus l’atôme de poison qui tue rapidement que l’air atmosphérique qui partout répandu, péné- trant tous les corps, donne la vie au végétal insou- ciant de son action comme au savant qui le pèse et le décompose ; pas plus le rayon lumineux qui, parti d’une étoile lointaine, vient traverser les divers tissus de l'œil pour aller impressionner le cerveau, que l’élec- tricité qui se mêlant au bruit de la foudre, va porter la terreur et l'incendie sous le toit de chaume du pau- vre ou dans le palais du riche, pas plus la naissance de l'enfant au milieu de la douleur et des larmes que la mort du vieillard à peine accompagné d’un regret officiel ; pas plus la santé qui brille et s’épanouit sur le front pur de la vierge que la maladie dont les étreintes ont pâli les joues et courbé la taille de la mère jeune encore ; pas plus la folie qui nous égare que la raison qui sert de guide à nos actions ; pas plus le mal dans sa nudité grossière ou sous ses déguise- ments trompeurs que le bien qui se fait tout à tous ou se dérobe à l’encens de la reconnaissance. Que le médecin se fasse l’initiateur, quand il le pourra, le vulgarisateur {out au moins, le patron des idées qui peuvent agrandir la destinée humaine, des découvertes qui étendent son empire, des améliora- tions matérielles ou morales auxquelles elle devra des jours plus calmes et de plus nobles jouissances. Epar- 96 gner une souffrance à ses frères, dresser une bar- rière puissante à l'invasion d’une maladie funeste, n'est-ce pas un but digne d'efforts et d'envie? Au lieu de s’enfermer dans le cercle étroit et trop souvent stérile de la pratique individuelle, qu’il embrasse du regard de plus vastes horizons ; qu'il s'associe par ses vœux, par ses éludes, par ses conseils el sa coopéra- tion active à toutes les grandes mesures d'utilité pu- blique qui ont pour origine les progrès de la science et qui tendent à préserver l’homme des étreintes énervantes de l'ignorance et du besoin. Il sait, le médecin, mieux que personne, quelle heu- reuse influence doivent exercer et le desséchement des marais d’où s’exhalent incessamment des miasmes si meurtriers pour les populations voisines, et la mise en culture des landes et des terres stériles qui, en don- nant du travail à des millions de bras inoccupés, augmentera dans une large proportion la masse géné- rale des substances alimentaires toujours insuffisan- tes aux besoins; et le reboisement des montagnes et des terrains en pente qui, en changeant, en amélio- rant le régime et la distribulion des eaux à la surface et dansles profondeurs du sol, doit multiplier la source productive de l'oxygène et absorber le gaz acide car- bonique exhalé par les animaux dans l'expiration, admirable image de la diversité dans l’unité et de Ja continuité dans la succession des phénomènes de la nature, qui tour-à-tour consomme les substances né- cessaires à la vie des êtres après les avoir faites, et les refait à mesure qu'elle les a consommées ! Mieux que personne, le médecin est en mesure par ses observations journalières de juger combien l’ali- 97 mentalion des travailleurs est incomplète et inhabile à l'entretien et à la réparation de leurs forces, combien d’entre eux sont totalement privés de vin, là de viande, ailleurs même de pain suffisamment propre à la nutrition; combien aussi les conditions de salubrité sont loin de se trouver réunies dans les habitations populaires, au milieu des campagnes, et plus au sein des villes manufacturières. Que dire des vêtements, de la distribution du calori- que, des soins de propreté? Sur tous ces points la plus grande partie du peuple est dans l'ignorance la plus absolue. Nous venons de prononcer le mot ignorance. Le médecin n’a-il-pas appris par son expérience de cha- que heure que l'éducation, l'instruction largement distribuées, sans réticence, sans partialité, versant à tous, — hommes futurs et femmes de l'avenir, — la lumière de la science, non pour en faire de faux sa- vants, mais des êtres uliles et honnêtes, est le seul moyen de déraciner l'ignorance mère des préjugés et de la superstition, et de chasser avec eux des cer- veaux populaires ces craintes absurdes, ces folles épouvantes, ces fureurs aveugles qui produisent tant de malheurs et quelquefois de crimes, surtout aux temps où les épidémies physiques ou morales éten- dent leurs ravages sur des communes, des villes, des provinces tout entières. Qu'on se rappelle la peste noire et le choléra, le temps des sorciers et les guerres sus- cilées par le fanatisme religieux. Ignorance et misère, deux termes fatals qui forment un cercle vicieux, s’engendrent et se perpétuent l’un l’autre, attendant que le progrès des idées et de la mo- 98 ralité humaine les aient arrachées du sol où elles n’ont point encore cessé de germer ! Personne ne peut être plus intéressé que le méde- cin à la disparition de ces deux fléaux de notre espèce, puisque trop souvent il rencontre en eux des écueils contre lesquels viennent échouer son expérience et son savoir. Qu'il en fasse donc incessamment son delenda Carthago. Sur la même ligne que la misère et l'ignorance, le médecin doit ranger la guerre. Sa disparition aurait des avantages immenses pour la santé publique, et, en définitive, pour l’améliora- lion de la race humaine. Car la guerre, outre qu'elle enlève à l’agriculture et à l’industrie les bras les plus robustes, à la reproduction de l'espèce les sujets les mieux constitués, la guerre appelle sur des points du sol relativement restreints de grandes agglomérations d'hommes, et par là même crée de vastes foyers d’in- fection d’où rayonnent le typhus, le choléra, tous ces fléaux destructeurs destinés à nous punir d’avoir violé les saintes lois de l'humanité pour la vaine satisfac- üon d’un prince ou quelque faux amour-propre de nationalité. Dans une sphère plus restreinte, l'influence et les conseils du médecin peuvent encore trouver une juste et salutaire application. Ainsi, toute une partie de l'éducation relève direc- tement de la connaissance de notre organisation phy- sique. Je veux parler de la gymnastique. Ses exer- cices, en augmentant, en régularisant l’action et la force du système musculaire, favorisent le libre déve- loppement des organes et l’accomplissement de toutes 99 les fonctions ramenées à une harmonie seule compa- lible avec la santé. Ainsi, croyez-vous que ce serait un médiocre bien- fait de déraciner l'usage, ou, pour commencer, l’abus du tabac, besoin factice, jamais utile, souvent funeste à ceux qui se font chaque jour les tributaires de la régie, à ceux qu'il a su tyranniser, enfants ou vieil- lards, riches ou pauvres, hommes ou femmes? car les femmes d’un certain monde se font honneur de sacrifier à cette triste et énervante divinité. Sans doute la caisse du monopole y perdrait chaque année de beaux et bons millions. Mais il y aurait à celte perte une ample compensation dans l'accroissement de la santé et de la moralité générales. Un peuple livré en proie au narcotisme perd facilement son énergie et sa liberté. Voyez les Chinois. Nous n’en sommes pas là, Dieu merci; mais à quoi bon marcher dans cette voie falale. Je suis heureux de m’appuyer de l'autorité d’un homme dont le cœur et l'intelligence éclairent d’une lumière pure toutes les études historiques. M. Miche- let a bien vu qu’un lien étroit unit le tabac à l'alcool, deux poisons énervants contre l’action desquels le médecin doit avec persévérance prémunir les socié- tés. «Mieux vaut le derrière du diable que la bouche de nos maris, » disaient énergiquement, au xvrie siè- cle, les femmes de Bayonne, délaissées par leurs ma- ris livrés à l’usage du tabac. Elles allaient au sabbat s'enivrer d’eau-de-vie (lisez eau de mort); c'était leur consolation. « Les femmes, dit encore M. Michelet, ont cédé aux spiritueux, et les hommes partout au tabac. Deux dé- 60 serts et deux solitudes. Des nations, des races entières se sont déjà affaissées, perdues dans ce gouffre muet dont le fond est l'indifférence au plaisir générateur et l’anéantissement de l'amour. « » En vain les femmes de nos jours se sont tristement soumises pour ramener l’homme à elles. Elles ont subi le Labac et enduré le fumeur qui leur est antipa- thique. Lâche faiblesse et inutile. Ne voient-elles donc pas que cet homme, si parfailement satisfait de son insipide plaisir, ne peut, ne sent guère? Le Turc a fer- mé son harem. Laissez que celui-ci de même s’en aille par le sentier où nos aînés d'Orient nous ont précédés dans la mort. » (Henri IV et Richelieu, 1857, p. 286-7). ; Au médecin encore de prêcher la suppression des corsels qui emprisonnent el lorturent le corps des jeunes filles, et forcent les parties comprimées dans un sens à se développer dans le sens contraire. Qu'il rende à la nature la liberté dont elle a besoin pour faire des femmes comme celles dont l’art antique nous a laissé d’admirables copies. La Vénus de Milo ne portail pas de corset. Qu'il affranchisse la femme moderne de celte contrainte journalière qui l'éliole et Ja met hors d'état de remplir sa mission sacrée d'é- pouse et de mère, et certes, par cette victoire, il aura prévenu plus de maladies de poitrine, de cœur et d’es- tomac qu'il ne lui est actuellement donné d’en guérir avec toutes les sangsues, les digitales et les huiles de foie de morue du monde, J'ai besoin de protester, avant de finir, contre l’in- lerprétation fausse à laquelle pourrait donner lieu le peu de développement d’un sujet si fécond en recher- 61 ches et en déductions philosophiques et médicales, et quelques mots me semblent nécessaires pour indiquer le cercle où j'ai voulu circonscrire ma pensée. Je ne prétends pas, Dieu m’en garde, que, dans l’a- venir, la douleur et la maladie auront complètement déserté la terre; que la misère aura cessé de décimer les hommes ; que le crime ne franchira plus le seuil de nos demeures. Non. Mais, de même que l’élat de barbarie a fait place à la civilisation de plus en plus avancée ; de même que la science, les arts, l’industrie ont progressivement élevé le niveau du bien-être gé- néral; de même, aussi, à mesure que les grandes règles de l'hygiène sont mieux comprises et plus lar- gement appliquées ; à mesure que l'éducation descend et pénètre plus profondément dans les masses popu- laires; à mesure que la lumière moralisatrice se fait dans les esprits: comme tout se tient et s'enchaîne dans l’existence de l'univers et dans celle de l'homme, la santé de tous doit s'améliorer en même temps que la durée moyenne de la vie augmente. C'est à cettè œuvre sainte de rénovation que nous souhaitons de voir le médecin consacrer toutes ses forces et le dé- vouement dont il puise la source dans son intelligence el son amour de l'humanité. T. RiDARD, D'-M. NOTICE SUR UNE CRY PTE découverte à Richcbourg, près Beauvau. En parcourant les champs qui entourent l’emplace- ment qu'occupait la ville antique de Beauvau, l'ar- chéologue rencontre presque à chaque pas des vestiges qui, bien que plus ou moins effacés, viennent réveiller dans son esprit le souvenir de l'importance de cette vieille cité des Gaules. Il y a peu d'années encore, nous signalions aux archéologues les dolmens qui furent élevés dans ce coin reculé des Andes par ses premiers habitants; aujourd’hui, c’est un monument d’une pé- riode plus rapprochée sur lequel nous appelons votre attention : c’est le tombeau d’un de ces Barbares du Nord dont les hordes vinrent, à diverses époques, inon- der notre Gaule chevelue, que nous voulons interro- ger devant vous, cherchant le mystère du dépôt de ces restes de charbon qui furent renfermées avec lui dans sa tombe, et de cet amas de scories ferrugineuses qui 65 vinrent joncher le sol autour de sa dernière demeure. Le 6 janvier 1858, les habitants de la vallée de Beau- vau étaient occupés à niveler el à macadamiser la grande rue de Richebourg, sous la direction de M. Le Mercier, membre du conseil municipal, lorsqu'ils mi- rent à découvert une ouverlure circulaire ayant la forme d'une gueule de four. Les uns pensèrent avoir donné le jour à une ouverture de cave; d’autres, au contraire, poussés par la curiosité, et se rappelant sans doute que le sol qu'ils foulaient l’avait été précé- demment par les Barbares du Nord, reconnurent sans peine l'ouverture d’une crypte. Après avoir fait déblayer le terrain, composé de vieilles tuiles, de scories et de fragments d’os humains, le tout san forme et alléré par le temps, on reconnut que la voûte, qui avait au moins deux mètres de pro- fondeur et un mètre de diamètre, était à plein cintre et construite avec tant de soin qu'il était difficile d'en détacher quelques pierres. Nous trouvâmes sous cette voûte le squelette d’un vieillard, les yeux tournés vers l'étoile polaire, et ayant près de lui encore un peu de charbon. Devant l'ouverture de cette tombe, et comme gar- diens fidèles, se trouvaient déposés beaucoup d’osse- ments en forme circulaire. C'était sans doute la der- nière demeure d’un homme considérable. Bien que sur cette tombe ait été élevée une chapelle consacrée au culte catholique, nous n’en pensons pas moins que celte cryple dut être antérieure à l’établis- sement du Christianisme dans la Gaule. Mais à quelle nation appartient l’homme dont nous avons ainsi le squelette sous les yeux ? C'est ce que nous essaierons 64 de déterminer. Remarquez d’abord que le charbon que nous retrouvons ici indique que ce squelette n’ap- partient ni à un Celte ni à un Romain. M. de Cau- mont, dans son Traité sur l'archéologie, dit que les peuples du Nord, seuls, plaçaient des charbons près de leurs cadavres; il dit même avoir trouvé dans un tom- beau un lit de charbon sur lequel était placé un sque- lette dont aucune partie ne touchait au sol. D'après cetle aulorité, on pourrait donc penser que les habi- tants du Nord connaissaient la vertu désinfeclante et absorbanie du charbon, sans en avoir trouvé sans doute une explication satisfaisante, et que s’ils entou- raient d'un lit de charbon les cadavres, c'était pour empêcher ou retarder la putréfaclian et la décompo- sition de ceux qu’ils avaient vénérés comme amis ou respectés comme chefs. Mais cette habitude s'était peu à peu allérée avant de se perdre définitivement, el à l’époque de l'invasion des hordes barbares, il n’en res- tait plus que des traces analogues à celles que nous retrouvons aujourd’hui, ce qui peut aider à fixer ap- proximativement l’époque où fut construit le tombeau dont nous parlons. De tout temps, la dernière demeure d’un chef, chez tous les peuples civilisés ou non, à été construite d’une manière durable et apparente. On ne bâtissait pas de cryptes pour des hommes obscurs, et nous pouvons ainsi penser que nous avons sous les yeux un chef de tribu. Mais depuis combien de siècles ce capitaine, ce kan, entouré du funèbre cortège de ses gardiens fi- dèles dont les os entourent son squelette, repose-t-il en celle terre qui lui était étrangère? S’il est impos- sible d'assiguer une date précise, au moins, d'après ce 65 que nous venons d'observer, est-il permis de croire que son inhumation doit dater du mi au 1v° siècle, qui fut l’époque d’une invasion des peuples du Nord dans les Gaules. Mais abandonnons maintenant le côteau de Riche- boureg, illustré en outre, comme vous le savez, par un camp romain, et près de là nous retrouvons encore une nouvelle preuve du séjour passager d’un peuple étranger. À chaque pas, en effet, sur un lit de sable, on rencontre des scories mêlées au sol. Il y a donc eu là, sur ce même sol, des sidurirgistes qui n’ont rien laissé qui doive nous faire comprendre leur manière de faire. Seulement, nous savons qu'avant de s’ins- taller ils recherchaïent toujours trois choses : du mi- nerai de fer, du bois et un fondant, puis un cours d’eau pour les usages journaliers de la colonie. Or, celte contrée de notre département offrait toutes ces ressources ; mais jusqu'à ce jour il n’a pas été possible de retrouver la mine qui fut ainsi exploitée; on peut croire que tout ce qui était exploitable en a été enlevé et travaillé, et qu’ensuite la colonie dut changer de position, après avoir caché, comme d'habitude, l'en- trée de la mine, ou en avoir comblé l'ouverture, si elle était faile à ciel ouvert, ne laissant alors d'autre trace de son exploitation et de son passage que quelques scories provenant des forges à bras alors en usage, et transportées peut-être ensuite plus tard pour cacher l'entrée du tombeau que nous avons découvert. Nous savions déjà que le sidurirgiste de l'époque romaine fondait son minerai à l’aide d’un procédé dé- signé de nos jours sous le nom de méthode catalane ; mais les perfectionnements que le temps a apportés à 5 66 celte exploitation n'étaient pas encore connus à cette époque, car la grande quantité de fer qu'on retrouve abandonné là et ailleurs prouve que la science métal- lurgique était peu avancée, qu’on bâtissait à celte époque sur place le fourneau principal avec des tuiles que nous retrouvons ici mêlées aux scories, el qu’au premier signal on levait le camp, en emportant seu- lement les oulils nécessaires pour recommencer un peu plus loin, et en abandonnant à la terre ainsi dé- laissée les restes de ceux qui avaient succombé pen- dant ce séjour momentané. Toutes ces preuves d'une grandeur passée depuis longlemps nous aulorisent donc à croire que celte cryple élait occupée par un capitaine venu du Nord, et que si le soldat romain, après avoir épuisé nos mines, s'éloignait à l’ordre de son chef, dédaigneux de la fer- tililé de notre sol, il respectait du moins la dernière demeure de son chef et se plaisait à protéger, par un monument durable, les restes de celui qui l'avait guidé dans ses travaux. D: OuvrARp. NOTES POUR SERVIR À L'HISTOIRE DES PHARMACIENS d'Angers. Nous eussions vivement désiré de pouvoir présenter à la Sociélé académique un travail complét sur Îes pharmaciens d'Angers, travail d'ensemble qui eût été d'autant plus intéressant pour cette partie de l’histoire locale, que jusqu'ici nul ne l’a voulu tenter ; mais dès les premiers pas, nous nous sommes heurlé dans nos recherches contre des obstacles qui ne paraissent pas devoir être jamais surmontés. J'indiquerai particuliè- rement la confusion qui exista longtempsentre les deux professions si distinctes de nos jours de pharmacien et d’épicier, et qui a fait que nos annales imprimées ou manuscrites les réunissent habituellement sous le même nom de marchands ou marchands-épiciers, surtout de 1400 à 1600, et ne nous permettent ainsi de reconnaître qu’un nombre évidemment trop borné des hommes qui exercèrent la pharmacie. Cette confusion dans la désignation de professions 68 si différentes était d’ailleurs provoquée par l'existence de règles communes à leur exercice, assimilation qui, au point de vue légal, était surtout motivée sur ce que les marchands épiciers, pour s’approvisionner de leurs marchandises, entretenaient à peu près seuls alors des relations régulières avec les pays étrangers d’où ils recevaient en même temps directement les drogues médicinales qui commençaient généralement à passer ainsi tout d’abord entre leurs mains. Aussi à Paris, et par suite dans plusieurs grandes villes, les deux professions ne formèrent-elles qu’un seul corps composé des apothicaires et des épiciers, avec cette dif- férence entre elles, toutefois, que si l’apothicaire avait le droit de faire le commerce des épiceries, l’épicier lui ne pouvait composer de remèdes qu'après avoir élé reçu apothicaire. Celte sorte de promiscuilé subsista Jusqu'à la suppression des jurandes que vint pronon- cer l’édit de 1776. Du reste, la profession d’apothicaire avait commencé d’être réglée spécialement dès 1484, sous Charles VIIL, et fut successivement réglementée avec plus d’étendue sous Louis XII, François Er, Charles IX, Henri II, Henri IV, etc. On doit, au surplus, remarquer que celte dénomi- nation d'apothicaire avait été précédée par celle de pharmacien, et que ce ne fut qu’à la Révolution de 89 que le litre de pharmacien vint reprendre sa place. A celle époque de rénovation sociale et de remanie- ment général, avec la maîtrise disparurent aussi tou- les les minutes des actes, tous les documents officiels qui se rattachaient à l'exercice de la pharmacie dans notre ville, sibien que nous ne pouvons plus guère espérer aujourd'hui d’en pouvoir reconstituer l’his- 69 toire, en voulant rester strictement fidèles à la vérité des faits, qu'en glanant avec plus ou moins de bon- heur les renseignement épars dans les chroniques locales, les traditions de nos pères et quelques actes privés qui ont pu échapper aux atteintes du temps et au vandalisme des guerres civiles. C’est seulement dans l’année 1550 qu'il nous est permis de trouver un point de départ pour constater la place que par leurs lumières, leur caractère, leur patriotisme, leurs opinions religieuses ou poliliques, les services rendus à leurs concitoyens, certains de nos prédécesseurs avaient pu prendre parmi les hom- mes influents de la ville. Ainsi qu'on le sait, la nôtre fut l’une des premières où furent accueillies avec ardeur les doctrines du pro- testantisme. Une bonne partie de la population em- brassa avec chaleur le parti de la réforme, et l’on remarque parmi les disciples les plus fervents de la foi nouvelle plusieurs pharmaciens, qui, jurant de la propager au péril de la vie et de leur fortune , aban- donnèrent momentanément le pilon héréditaire pour saisir l’arquebuse et l’épée, se laissant aller d'autant plus aisément à l'entraînement du moment qu'ils s’y voyaient précédés ou accompagnés par plusieurs membres distingués du haut clergé. C’est ainsi que le 4 avril 4561, Claude Dupineau, dit la Masse, chanoïne de la cathédrale d'Angers, dont depuis longtemps on suspectait l’orthodoxie, mais qui, à raison de son mérite et de son caractère per- sonnel, n’en jouissait pas moins d’une grande in- fluence parmi ses concitoyens, ayant abjuré, réunit pendant la nuit à son domicile ses partisans pour or- 70 ganiser le pillage des églises. Bon nombre d'apothi- caires répondirent à son appel. Le sieur Grimaudet, ayant la qualité de droguiste, laquelle l’on voit ici pour la première fois apparaître dans nos annales, fut nommé son lieutenant. Les huguenots restèrent maîtres de la ville; mais, pour s'opposer à leur entreprise, le maire et les éche- vins avaient formé une garde de 500 arquebusiers, divisés par sections, dont chacune était chargée de veiller à l’une des portes de la ville dont les huguenots voulaient s'emparer. A la porte Saint-Nicolas, le capitaine La Bellotière et son lieutenant Jehan Cotte-Blanche, apothicaire, bons catholiques et vaillants soldats, défendirent ce poste important. C’est sans doute à l’énergie qu'il montra en cette occasion, et aux bons sentiments dont il fit preuve, que le dernier dut d’être nommé plus tard juge au Tribunal de commerce en 1573, puis député aux Etats le 6 décembre 1576, où il demanda avant tout l’unité religieuse. Jehan Cotte-Blanche est le premier pharmacien catholique dont l’histoire de notre pays ait conservé le nom. Il a mérité à plus d'un titre cette mention honorable, et aurait pu servir d'exemple à beaucoup d'autres en ces temps de troubles. L'année suivante (14 juillet 1562), les huguenots furent obligés de quitter la ville, chassés par les catho- liques; 244 habitants furent condamnés à mort par contumace, et parmi eux, neuf apothicaires. Ce sont : Nicolas Fouquère, Pierre du Grap, Jean Les Doisseaulx, Gilles Les Doisseaulx, Mathurin Godeville, d’'Huisseau, Jehan Gillet, Gilles, et François Chopin ; mais un autre 71 confrère, dont le nom n’a pas été conservé, moins heureux, fut arrêté, el le 24 du même mois, jour de vendredi, un couturier et ce confrère, convaincus d’hérésie et de sédition, furent pendus Place Neuve. Il y avait donc au moins cette année-là dix phar- maciens qui exerçaient dans la ville, car ceux que les années retenaient chez eux, ne durent pas prendre une part aclive à la révolte, et la chronique a dû les passer sous silence. Cette réduction dans le corps des apothicaires ne fut pas du reste de longue durée, car le mercredi 7 avril 1563, par suite de la publication de la paix, quelques huguenots revinrent dans leurs foyers, et quelques-uns des nôtres durent aussi profiter de l’ar- mistice; mais ce ne fut définitivement que le 15 jan- vier 1564, et après avoir guerroyé el pillé le pays environnant, qu'ils rentrèrent ous, sans toutefois vouloir abjurer et en restant fidèles à leurs croyances. Cette trève avait amené un peu de repos; le com- merçant, fatigué et ennuyé de porter l’arquebuse, songea à son négoce, et cette année même eut lieu l'établissement de nos premiers juges consuls, for- mant le Tribunal de commerce. En parcourant la liste des apothicaires, on voit que nos confrères y siégèrent fréquemment, acquérant ainsi de nouveaux droits à la considération publique. l Toutefois, la paix était plus apparente que réelle, car les catholiques et les huguenots, pendant les an- nées suivantes, surent se faire une guerre sourde, sans en venir aux armes. Les catholiques, plus puis- sants, mais non pas plus modérés, et aveuglés par leur influence et le désir de se venger, faisaient pendre 72 tout individu soupçonné d'hérésie. Aussi François Chopin, apothicaire, sur un simple soupçon (le 30 août 1572), fut-il condamné comme hérétique ; la sentence toutefois ne fut pas exécutée, car nous le retrouvons juge consulaire en 1583. Non seulement presque tous les apothicaires de l'époque acceptèrent les idées de la réforme: mais ils inculquèrent à leurs enfants les mêmes convictions et le même esprit d'indépendance et d'égalité qui en élait la conséquence : l’on voit en effet qu’en 1573, la femme du procureur du roi, Cochelin, fille de feu Claude Haran, sieur de La Garde, vivant marchand apothicaire, se fit remarquer, cette année, avec quel- ques dames de ce temps, en portant en public le cha- peron de velours, à la manière des demoiselles nobles. Aussi Bodin observe-t-il « que ces roturières, en fran- » chissant la barrière que le temps et l'usage avaient » élevée entre la noblesse et la roture, contribuèrent » peut-être plus que ne firent leurs maris, dans la » magistrature et dans la milice bourgeoise, à accélé- » rer la marche de la grande Révolution. » Certainement, l'éducation que nos pères recevaient et faisaient donner à leurs enfants, était acceptée comme un besoin ; car les moines, qui avaient la pré- tention d’être seuls instruits, devaient nuire aux in- térêts du corps médical, et il serait curieux de rechercher quelles pouvaient être alors les connais- sances que les moines gardaient si précieusement. On ne peut guère douter que quelques-uns d’entre eux, bons simplicistes, ne connussent la pharmacie pratique aussi bien que nos confrères qui avaient pignon sur rue, et certes, quelques-uns d’entr’eux 73 devaient faire une concurrence sérieuse aux mar- chands de la ville, car aucune loi, aucun règlement ne leur défendait l'exercice de l’apothicairerie pour leur communauté d’abord, et pour le public ensuite; aussi dom Alexandre , frère apothicaire bénédiclin, publiait-il, en 1750, un dictionnaire de botanique et de pharmacie qui eut un grand succès, et dont les édi- lions se succédèrent sans interruption. Mais à sa porte, la communauté des apothicaires avait encore à se défendre du droguiste qui empiétait sur ses droits; aussi nous retrouvons une première sentence de la Cour prévôtale d'Angers (21 avril 1610) qui défend à un sieur Mareau , droguisle, de faire la pharmacie, bien que notre maîtrise ne fût pas encore obtenue. Quelques années plus tard, en 1615, l'adminisira- tion de la ville avait été obligée de créer sous le titre d’Hospice des pauvres, une maison spéciale destinée à loger et à soigner les nombreux pauvres qui parcou- raient les rues ou stationnaient au milieu des places, en demandant l’aumône et implorant des secours pour se guérir. Un appel fut fait à tous les pharma- ciens, chacun d’eux à tour de rôle fut obligé de four- nir les drogues nécessaires au service des chirurgiens, et aucun des nôtres ne faillit à ce devoir. L'histoire de la corporation et de quelques pharma- ciens a été peu étudiée; cependant les différentes phases par lesquelles nous sommes passés, et que nous venons de voir, méritaient à plus d’un titre de fixer l'attention. Il est bon que nous sachions que nos pères, qu'ils aient été catholiques ou huguenots, n’ont laissé aucune tache dans nos annales. Quand ils furent 74 suffisamment fatigués de gucrroyer, ils songèrent enfin à s'unir et à déterminer les bases et les règles de leur profession dans l'intérêt de leurs successeurs. Le premier acte, qui prouve la bonne confraternité qui existait alors entre les pharmaciens, est un pre- mier projet d'association à la date de 1618. Voulant se réunir par un règlement sérieux, et laissant de côté toute discussion religieuse, ils formèrent dès lors une corporation ; mais jusqu’à ce jour ils n’avaient joui d'aucun des priviléges accordés à une profession qui, autant qu'aucune autre, méritait certainement de fixer l'attention, ou plutôt le bon vouloir du juge pré- vôlal de notre bonne ville. Louis XIII prit en considération la demande qui fut faite par la corporation des maîtres apothicaires, et leur accorda leurs premières lettres patentes en jan- vier 1619, sur la demande du sieur Urbain-Gabriel Goupil, maîlre apothicaire, demeurant place Neuve, lequel avait certainement consulté les règlements de la maîtrise de Paris, qui ainsi avait seule précédé la nôtre de près d'un demi-siècle. Lettres patentes de Sa Majesté, vérifiées et homologuées suivant l'arrêt de Nosseigneurs de la Cour du parle- ment de Paris. « Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous présents et à venir salut : » Nos chers et bien-aimés apothicaires de nostre ville d'Angers, nous ont fait dire et remonstrer, que pour obvier aux abus et malversalions qui se pour- roient commettre audit art en ladite ville, ils ont, le 75 13 janvier 1618, dressé entre eux certains articles et statuts concernant ledict art, qui ont été trouvés justes et nécessaires pour le bien public de ladite ville, par nostre prévost, juge ordinaire et garde de la police d’icelle. Mais pour ce que l’ordre estably par lesdicts articles et statuts se pourroit anéantir par le temps s'ils n'étoient pas par nous agréés et approuvés, ils nous ont fait supplier leur en vouloir accorder la con- firmation. À ces causes, après avoir fait voir en nostre conseil lesdicts articles et statuts, ensemble l’acte et jugement du prévost de ladite ville, estant au bas des- dicts statuts de xxnij janvier, le tout cy attaché sous le contre scel de nostre chancellerie. De l’avis d'iceluy nostre dict conseil el de nos certaine science, pleine puissance et authorité royale, avons, iceux articles et statuts, comme justes, utiles et nécessaires, agréés, confirmés et approuvés, agréons, confirmons et ap- prouvons par ces présentes, voulons et nous plaist qu'ils soient ores et à l’advenir, suivis, gardés et ob- servés de point en point selon leur forme el teneur, par lesdicits maîtres apothicaires et leurs successeurs audict art, sans qu'il y soit contrevenu en façon quel- conque. Si donnons en mandement à nostre séneschal d'Anjou, ou ses lieutenants, prévost, juge ordinaire et garde de la police audict Angers, et à tous autres nos justiciers et officiers et à chacun d’eux, si comme à lui appartiendra, que ces présentes il fasse registrer et de tout leur contenu, ils faient, souffrent et laissent jouir et user lesdicts maistres apothicaires et leurs successeurs audict art pleinement, paisiblement et perpétuellement, contraignant à l'observation desdicts articles et statuts tous ceux qu'il appartiendra, car tel 76 est nostre plaisir, et afin que ce soit chose ferme et stable à toujours , nous avons fait mettre nostre scel à cesdicles présentes, sauf en autre chose nostre droit et l’autry en tout. » Donné à Paris, février 1619, et de nostre règne le 9e. » Signé : RENOVARD. » Parle Roy. Visa. CONTENTOR et DESPORTES. » Et scelé du grand sceau de cire verte en lacs de soye rouge et verte. » La communauté des pharmaciens dut être satisfaite de voir qu’on avait accepté son règlement en son entier. » L'histoire nous a encore conservé le nom d’un autre apothicaire de cette époque, de Jean Besnard, lequel devint plus tard échevin de la ville, et il est probable que comme beaucoup d’autres, il approuva la demande qui avait été présentée par son confrère. Il y avait déjà alors environ 42 ans que la maîtrise de Paris était instituée. Les apothicaires de Tours, La Rochelle, Angers, ne firent donc que suivre cet exem- ple, voulant surtout empêcher l'exercice de leur pro- fession par les étrangers. A cette époque la chimie n’était pas encore, à pro- prement parler, une science, et les formules que les chirurgiens envoyaient chez les pharmaciens étaient hérissées de signes cabalistiques inconnus du public, dont les alchimistes se servaient journellement pour décrire leur caput mortuum, leur crapaud, la ca- lombe, etc., en désignant par régne ou relation chaque opération qui leur présentait un aspect particulier. 77 Cependant des curieux cherchaient à lever le voile qui couvrait ces opéralions mystérieuses, et finissaient parfois par en découvrir le secret qu’ils s'empressaient de livrer à la connaissance du public. C’est ainsi que l'on vit arriver à Angers (en 1623), rue Saint-Michel, et descendre à la Rose-Rouge, un alchimiste qui avait le don de faire croître en 24 heures, dans un vase de verre ou de cristal, un arbre d’or ou d'argent, appelé l'arbre végétatif des philosophes. Je pense que les pharmaciens, pour faire voir le même miracle, comme on l’appelait, placèrent sur leurs devantures la même préparation, et que de nos jours, on pourrait encore retrouver cet arbre relégué dans quelque coin obscur des anciennes officines, comme on y retrouve différents vases de formes par- ticulières, portant pour inscription le nom de certai- nes préparations qui étaient placés à l’intérieur, ou bien encore l’ancienne chevrette (pot de faïence à bec) dans laquelle nos aïeux metlaient leurs sirops et leurs opials. De tout temps le pharmacien a placé sur sa devan- ture des serpents ; nos timbres, nos livres en portent encore l'empreinte; c'était l’attribut d'Esculape et le symbole de la prudence, et il ne faut pas s'étonner si nos anciens allaient jusqu’à suspendre à leur plancher des peaux de serpents bourrées. Il en fut toutefois quelques-uns qui, rejetant ces souvenirs du paga- : nisme, metlaient leurs maisons sous la protection d'un saint qu’ils affectionnaient d'une manière parti- culière ; ainsi saint Christophe, avec une belle figure, bien taillée et peinte par un des meilleurs sculpteurs de France, décorait la façade de la boutique du sieur 78 Thibouce, maître apothicaire, demeurant au quarroy de la porte Chapelière, au logis de Jehan Lecompte, qui l'y avait fait placer dès l’année 1550. D’autres, plus simples, affeclionnaient le vénérable mortier, l'emblème matériel de leur profession, et le déco- raient de fleurs de lis, de croix de Malte et de l’ins- cription suivante qu'on peut encore lire aujourd’hui sur certains : Je prends plaisir A mon maistre bien servir. La médecine ne se contentait pas de nos opiats, de nos électuaires, car en 162, plusieurs personnes firent usage de l’eau ferrugineuse de la fontaine de l'Epervière. Dès 1623, l'administration de la ville pria Hubert (Pierre), apothicaire, ainsi que plusieurs mé- decins, de s’assurer par eux-mêmes de la vérité et de la vertu de cette eau. Ils alièrent visiter la fontaine le 8 août 1624, el un an plus tard, les mêmes personnes (le 4 août 1625) se rendirent de nouveau sur le tertre de l’Epervière, non plus pour s'assurer de l'existence de la fontaine, mais bien pour étudier la nature de ses eaux et rechercher les terres qu’elle pouvait contenir. Nous devons regretter dene pas connaître la rédaction de ce procès-verbal et ses conclusions, qu'on ne re- trouve plus, bien qu’il eût été imprimé à Angers. Si jusqu'ici nous avons eu surtout à signaler parmi nos confrères, d’après ce que nous en ont appris nos chroniques, des partisans religieux et politiques animés d’une huméur aventureuse ou guerroyante, nous ren- controns aussi quelques hommes plus modestes et qui 79 se plaisent à concentrer leur activité dans l’accom- plissement du plus généreux des devoirs de leur pro- fession. Nous indiquerons particulièrement un sieur Dugrat qui vivait en 1626. Homme instruit, parait-il, jouissant d’une fortune noblement acquise, et animé d'un amour ardent pour sa ville et pour le soulage- ment de l'humanité souffrante, apothicaire et pére des pauvres de l'hôpital Saint-Jean , on le vit successive- ment juge aux marchands et échevin. Ce fut lui qui acheva de ses propres deniers la promenade près le portail Lionnais d’où l’on avait la vue de la Maine. Le 6 août 1626, dit une chronique manuscrile, pour prouver sa bonne affection et amilié aux habitants de la ville d'Angers et particulièrement aux paroissiens de la Trinité, il fit établir deux religieux récollets du couvent de la Baumette au faubourg Saint-Lazare, afin d'assister les malades frappés de la peste el contagion, leur administrer les saints sacrements et aussi pro- céder à l'enterrement de ceux qui meurent de la ma- ladie et ce à défaut de MM. les curés de la dite paroisse qui ne veulent aller voir et assister les malades. Bien que les lettres patentes délivrées aux apothi- caires d'Angers portaient qu’elles étaient accordées aux marchands, maîtres apothicaires-épiciers, les deux professions étaient distinctes cependant dans notre ville où chacune avait son règlement particulier tout en étant de la même maîtrise. La distinction entre les deux professions n’excluait pas d’ailleurs la bonne in- telligence entre ceux qui les exerçaient ; car on ne ren- conire pas un seul arrêt contre le corps des épiciers, mais diverses sentences furent rendues contre les dro- guistes et les chirurgiens de la ville d'Angers et de 80 Durtal au profil de la maîtrise, et nous citerons à cet égard : 1° Sentence de la sénéchaussée d'Angers du 31 décembre 1688, au profit des maîtres apothicaires contre le sieur Buret, droguiste. 20 Sentence de la sénéchaussée d'Angers du 30 août 1692 contre le même. | 3° Sentence de la sénéchaussée d'Angers du 27 avril 1693, qui ordonne au sieur Bault, droguiste, de faire visiter ses marchandises et contre le sieur Blain, dro- guiste. 4° Sentence de la sénéchaussée d'Angers du 19 juillet 1745, qui prononce le bien jugé d’une sentence de la prévôlé d'Angers du 2 mars 1744, et fait défense au sieur Gabriel Silord et aux chirurgiens de la ville de faire mixlion de drogues, seulement pour les maladies vénériennes, lesquelles drogues seront prises chez les apothicaires. 5° Sentence de la sénéchaussée d'Angers, le 30 mai 1757, contre le sieur Jau, chirurgien, condamné à 3 li- vres d'amende au profit de la maîtrise. Toutefois cette querelle entre l’apothicaire et le chi- rurgien ne fut pas, paraîtrait-il, de longue durée, et doit élonner d'autant plus que nos lettres patentes nous obligeaient à faire instruire nos serviteurs et élè- ves par un chirurgien bien famé. Ainsi pendant la première année d'apprentissage c'était le chirurgien qui devait faire la lecture à l’élève dans un livre de bonne apothicairerie, deux fois par semaine dans la pharmacie du maître ; ce n’était pas un simple acte de complaisance , nos statuts l’exigeaient. Chaque année la maîlrise nommait un doyen, un 81 un procureur, un syndic et deux gardes-jurés ; le nom de ceux qui remplirent ces fonctions sont arrivés jus- qu’à nous; le garde-juré était chargé d'empêcher les étrangers de débiter des drogues, d'éviter toute mal- versation des deniers de la communauté ei de conser- ver les archives. Nous ne connaissons que dix pharmaciens qui furent reçus par la maîtrise, ce sont : Salmon, exerçant à Beaufort en 1755. Claude Lemaire, exerçant à Durtal en 1763. Perraud, exerçant en 1763. Coustard père, et son fils. Belon Pierre. Chaillin , exerçant à Baugé. Ollivier Jean-Charles, reçu le 9 juin 1767. Roujou Pierre, reçu le 1°" juillet 1783. Goupil fils. Faulcon et Pain, exerçant à Saumur. Cette liste n’est pas complète, mais si la maîtrise a reçu des pharmaciens , elle doit avoir reçu aussi deux Pharmaciennes : Madame Rivière , femme Villaton , pharmacienne au Bourg d’Iré, et Madame Claudine Ca- horeau, dans la même localité (1), lesquelles auraient obtenu leur diplôme après trois années d'exercice. Malgré l'autorité de l'annuaire, ce fait peut paraître extravrdinaire, puisque la maîtrise n’accordait pas de titre aux femmes, et encore moins les Jurys médicaux qui lui ont succédé. Si notre maîtrise n’a pas reçu un grand nombre de pharmaciens, elle en a du moins fourni un qui adressa (1) Voir l'annuaire de 1811 , page 186. 82 le 21 mars 1671, à l'administration de la ville, une de- mande d'immunités et de priviléges, qu'aucun de nous ne pourrait adresser aujourd'hui, fondée sur ce qu’il avait 19 enfants vivants! Le sieur Michel Desmazières, maître pharmacien, et Pierre Goubault, chirurgien, ce dernier , sans doute, un des aïeux de Simon Gou- bault , l’apothicaire , adressèrent de semblables de- mandes. Dans celte même année parut la Pharmacie Galé- nique et Chimique de Moïse Charas, apothicaire, ap- partenant à la religion réformée. Ce traité était géné- ralement suivi à Angers, car on en retrouve encore dans le commerce de la librairie toutes les éditions avec le nom des pharmaciens qui en étaient propriétaires. Ce fut en 1672 que l’on nous accorda la maîtrise, qui vint remplacer la communauté des pharmaciens. Il fallut dès lors que les maîtres et les apprentis payassen. à l’hospice général la somme de six livres, à litre d’aumône aux pauvres. Mais si certaines charges pesaient sur la caisse commune, l'instruction devint en 1753 plus facile pour les jeunes serviteurs des pharmaciens. L’on voit que la Faculté de médecine, qui tenait ses séances aux grandes écoles, chaussée Saint-Pierre, chargea un de ses professeurs de faire un cours d'histoire naturelle et de pharmacie. Nous élions obligés au reste, comme toutes les autres cor- porations, d'assister à la Fête Dieu, et le rôle signé par le garde des Gardes, nous fait connaître qu’en 1757 : Les sieurs Jacques-François Bouester de la Touche, Joseph Coustard, ancien garde, Joseph Proust, Charles-Jacques Berger , demeurant au coin de la rue du Godet, Jean Monier, Claude-Simon Goubault, 83 Louis-Jean-Baptiste Raimbault, habitant place du Pi- lori n° 5, el Jacques Pelletier , tous gardes-jurés ou anciens gardes, représentaient la maîtrise à celte pro- cession. Si parmi les nôtres nous avons eu des calvi- nisles, nous pouvons donc nous vanter aussi d’avoir eu de bons catholiques comme de bons pères de fa- mille. Si nous passons en revue les 26 articles qui com- posent notre règlement, nous voyons que tout en sauvegardant l'intérêt général, nos pères n'avaient point du reste oublié leur intérêt particulier, lorsqu'ils exigeaient de leurs élèves un travail sérieux pendant dix années d’études passées sous leurs yeux ; il fallait en outre qu'ils eussent fait leurs humanités afin de traduire facilement le latin plus ou moins moderne de la formule du chirurgien. _ Le droit de recevoir les pharmaciens était le droit le plus important. Pour se conformer à l'usage reçu , il fallait que l’aspirant fit prévenir les maîtres-jurés par un sergent, lorsqu'il se disposait à passer ses examens, à peu près à l’époque de la Saint-Nicolas d'hiver. Alors en présence de deux chirurgiens notables pris dans la faculté d'Angers et acceptés par la compagnie, l’aspirant subissait son premier examen, appelé la lecture , chez l’un des gardes-jurés ; puis l'acte des herbes, qu'il passait en herborisant aux environs. L'acte des herbes accompli, il fallait faire un chef- d'œuvre de quatre compositions, et après ces épreuves le candidat, accepté par la compagnie, versait dans la caisse de la communauté un marc d'argent (environ 54 fr. de notre monnaie), pour subvenir aux frais de la communauté, somme qui élait divisée ici comme 84 ailleurs en trois portions, l’une pour le Roi, une autre pour le service des messes et frais de la confrérie et du métier, une troisième somme qui était attribuée aux gardes-jurés pour leurs peines et leurs vacations. Une fois les frais soldés , le candidat était présenté par les deux chirurgiens et les gardes-jurés, au juge prévostal de la ville pour prêter le serment solennel des apothicaires chrétiens et craignant Dieu, à savoir : « Jurer de composer toutes poudres de bonnes et » saines épices, de faire loyalement tous les actes du » métier, sans y mettre aucunes fournitures non per- » tinantes. » Les empoisonnements qui signalèrent en France la moitié du 17° siècle, firent voir que la police de la pharmacie avait besoin d’être complétée, aussi à par- tir du 11 janvier 1759, et par suite de l'arrêt de la Cour du parlement de cette date, qui condamne Barbe Leleu, de Noyon, à être brûlée vive, pour avoir em- poisonné plusieurs personnes, il fut enjoint aux apo- thicaires d'inscrire désormais sur leurs registres le nom de ceux à qui ils vendaient de l’arsenic. Nous savons qu’en 1777, il n’était pas possible, sans être reçu dans les formes que nous avons indiquées, de venir à Angers s'établir pharmacien à l’aide de lettres pa!entes particulières, comme cela se faisait encore celte année-là à Paris, et que quelques pharmaciens reçus à Paris, exerçaient déjà la pharmacie au milieu de nous. Le nombre des pharmaciens a peu varié, en raison des mouvements de la population : Nous en trouvons en 1562, 10 ; en 1757, 9 ; en 1788, 10 ; en 1790, 11; en 1793, 9. 89 Dans ce nombre il en est plusieurs qui se livraient avec succès à des travaux scientifiques, mais l’ab- sence de journaux spéciaux faisait que chacun était contraint de garder par devers lui ce qu'il savait. Ils éprouvèrent donc d’autaut plus le besoin de se réunir pour s’éclairer et se soutenir mutuellement dans leurs éludes, et fondèrent une société de médecine et de pharmacie en 17... Déjà, plusieurs d'enlr'eux avaient accepté le titre de fondateurs de la Société des Botano- philes. Proust, Roujou père, contribuèrent comme les autres de leurs deniers, à l'établissement du premier jardin botanique du faubourg Bressigny. Telle était la position de la pharmacie angevine , lorsque survint la révolution française, et elle ne fut pas la dernière de nos corporalions à y prendre part. Les sieurs Pelletier, Goupil père et fils, et Coustard signèrent l'adresse qui demandait à l’administration départementale, la formation d’un bataillon de volon- taires:, pour être adjoint au 1° balaillon que com- mandait Beaurepaire et aller combattre avec lui les armées étrangères. Parmi les volontaires qui furent envoyés dans la Vendée, se trouvait le fils d’un phar- macien d'Angers, Guitet, qui fut fail prisonnier à Cholet, le 14 octobre 1793, par les Vendéens , et tra- duit devant un conseil de guerre, présidé par le géné- ral d’Autichamp. Chargé d'interroger le prisonnier et apprenant qu'il était le fils de Guitet l’apothicaire, le juge improvisé lui dit : « Je n’ai point oublié votre père, c’est un honnête homme, » et le jeune prisonnier eut la vie sauve. Guitet, rendu ainsi à sa famille, passa à l’hôpital militaire de Nantes , puis alla faire la guerre d’Espa- 86 gne. De retour à 24 ans, il fut nommé pharmacien en chef de l’hôpilal de Cholet , puis enfin , il vint rem- placer son père dans son officine et dans la place de pharmacien des hôpitaux d'Angers. Pendant sa longue carrière dans cette profession , le fils se montra tou- jours et dans toutes les circonstances digne du père dont la réputation de probité avait protégé sa jeu- nesse. Nos annales nous ont conservé les noms de ceux de nos confrères qui ont rempli les premières charges de la maîtrise et nous les indiquerons dans la liste des pharmaciens que nous donnerons ci-après plus tard ; mais avant de clore ces notes, nous croyons devoir consacrer iciune mention plus étendue à Jean-Charles Ollivier, qui fut le dernier des représentants de l’an- cien corps des pharmaciens d'Angers. Issu d’une famille honorable qui avait longtemps habité le quartier de la Trinité, il avait un frère aîné, médecin estimé et habile chirurgien, qui fut attaché en celte dernière qualité à l'hôpital militaire de ia Trinité en 1789. — Quant à Jean-Charles, une voca- tion impérieuse l’appelait à l'étude de la chimie et de la pharmacie, qui commençaient dès lors à être plus étroitement liées. C'était un homme d’un extérieur agréable, d’une taille élevée , au regard fin et intelli- gent. Il suivit à Paris les cours de Rouelle l'aîné, de- monstrateur au jardin du Roi et le prédécesseur de Fourcroy , cours sous lequel se révélèrent et se posè- . rent en quelque sorte les bases de la chimie mo- derne. Sous ce maître qui tenait alors le premier rang parmi les promoteurs de la science nouvelle, il reçut les premières leçons des sciences naturelles et chi- 87 miques, et de leur application à la pharmacie. Accep- tant comme la vérilé tout ce que la parole du maître venait lui apprendre, il tenait exactement note de ses improvisations. C'était un de ces élèves que les maîtres affectionnent toujours : ardents à s’instruire , tour- mentés du besoin de se rendre compte de tout ce qu’on leur enseigne et les attendant au passage à la sortie des cours pour en obtenir de nouvelles explications. Rouelle n’a pas publié son cours, mais son élève avait recueilli avec une exactitude extrême ses leçons orales , et les avait annotées de précieuses observa- tions. Il paraît que le maître manifeslait un certain dédain pour les préparations pharmaceutiques qui se faisaient avec des substances animales, et que, sans tenir en grande estime les travaux et les idées des alchimistes , il ne niait pas absolument la possi- bilité de la transmutation des métaux, se fondant sans doute sur ce que les métaux n'étant que des corps composés, la proportion des corps simples qui entrent dans leur composition venant à varier, pouvait, en modifiant leurs combinaisons, changer la nature et l'apparence du métal. Ollivier revint donc dans sa ville natale avec des idées neuves, bien différentes de celles des autres pharmacopoles, idées qu'il ne cessa d'étendre et de modifier depuis lors par des études constantes et per- sonnelles. Ce fut dans cet esprit de critique et de progrès qu'il avait annoté toutes les préparations du Codex, en y joignant incessamment un grand nombre de re- marques claires et judicieuses , et nous ferons remar- quer à cette occasion que si l’on croit généralement que nos prédécesseurs avaient une très grande quan- 88 tité de préparations en vogue, c’est une erreur, car le Codex de cette époque élait beaucoup plus restreint que le nôtre. Seulement les recettes étaient plus com- pliquées et plus longues à exécuter. Non seulement Ollivier étudiait la pharmacie avec succès, mais il connaissait aussi les langues vivantes, l'anglais, l'italien, et l’on ne peut s’élonner de ce qu'avec une pareille éducation , supérieure alors à celle de tous ses confrères, il dut s’atiirer d’une façon toute particulière l'estime et la considération du pu- blic. On voit en effet qu'il fut nommé garde en 1771, procureur en 1772, sous-aide-major dans la milice bourgeoise en 1778, avec le grade d’enseigne, et capi- taine de la 5e légion en 1790. En 1778, il avait fait revenir son fils de Paris, et . l'avait établi rue Saint- Aubin ; lié d'amilié avec David père , il avait fait faire par celui-ci la boiserie de sa pharmacie , en chêne sculpté. Jusqu'à ses derniers instants, il s’occupa de son of- ficine , el mourut âgé de 85 ans vers 1817 ; il resta donc longtemps le dernier représentant des phar- maciens reçus par la maîtrise. Pharmaciens qui ont exercé à Angers depuis 1562 jusqu'en 1800. 1562 Nicolas Fouquère. 1562 Pierre du Grap, consul près le Tribunal de Com- merce en 1620, juge en 1627. 1562 Jean les Doisseaulx. 1562 Gilles. 1562 Mathurin Godeville. 1562 *** pendu place Neuve. 89 1562 Jehan Cotte-Blanche, député au tiers-état en 1576, juge en 1573, lieutenant dans les arque- busiers gardant la porte St.-Nicolas en 1562. 1562 François Chopin, soupçonné d’hérésie en 1572, juge consulaire en 1583. 1621 Jean Besnard. 1624 Thibouce. 1625 Dugrat, échevin de la ville, père des pauvres de l'hôpital St.-Jean au quarroy de la Trinité près la rue de la Tannerie. 1625 Pierre Hubert qui s'occupa de la Fontaine de l’Epervière. 1671 Michel Desmazières, père de 19 enfants. 1753 Claude Haran maria sa fille au Procureur du roi Cochelin. 1757 Jacques-François Bouëster de la Touche. 1757 Claude-Jacques Berger, rue du Godet, père des pauvres en 1753, ancien garde-juré en 1757. 1757 Jacques Pelletier mort à 99 ans, rue St.-Elienne. 1757 Simon Goubaull, garde juré en 1757, syndic en 1769. 1757 Louis-Jean Raimbault, place du Pilori n° 5, an- cien garde en 1769. 1757 Joseph Proust, reçu le 26 fructidor an XIII. Con- seiller municipal en 1791, notable en 1790 et associé Botanophile en 1797. 1757 Joseph Coustard, garde en 1757, juge consulaire en 1779, el administrateur des hospices la même année, procureur en 1782, membre du conseil municipal en 1802. 1757 Jean Monnier, garde en 1757. 1763 Perraud, reçu par la Maîtrise en 1763. 90 1763 Claude Lemaire reçu par la Maîtrise en 1763. 1763 Urbain:Gabriel Goupil, juge consulaire en 1763 et 1783. Ancien garde-juré, un des fondateurs de la société Botanophile. 1769 Pierre-René Guitet (successeur de Berger), ad- minisirateur des hospices en 1766, procureur en 1769, demeurant devant le puits de la Tri- nité. 1769 François Nau, juge consulaire en 1743 ; réélu de nouveau, son élection fut annulée le 6 mars 1752, renommé en 1753, doyen en 1769. 1770 Jean-François Jubin garde en 1772. 1772 Simon-Claude Goubault, garde-juré en 1772, ca- pitaine de la garde en 1778. 1772 Jean-Charles Ollivier, reçu à Angers le 9 juin 1767, garde-juré en 1771, procureur en 1772, sous-aide-major dans la milice en 1778, avec grade d'enseigne, capitaine de la légion en 1790. 1790 Gouppil jeune, notable et ancien juge en 1790, conseiller municipal en 1791. 1790 Goubault aîné, place Ste-Croix, syndic en 1790. 1790 Coustard fils, reçu à Angers le 8 juin 1773, rue St.-Laud, membre du bureau de charité pour la ville d'Angers en 1790. Notable. 1790 Roujou Pierre, reçu à Angers le 1° juillet 1783. Un des fondateurs de la société de chirurgie et de pharmacie en 1798 (an VI de la Répu- blique). 1790 Azema, porte Chapelière. 1790 Belon Pierre, reçu à Angers le 6 septembre 1790, rue Beaurepaire, puis rue St.-Nicolas. 1793 Bellanger, rue de la Conslilution. 91 Statuts et règlements desmarchands, maitres apothicaires- épiciers de la ville d'Angers, concédés par lettres-pa- tentes de Sa Majesté; vérifiées et homoloquées suivant l'arrêt de Nosseigneurs de la Cour du Parlement de Paris (14 décembre 1629). ARTICLE [e'. Les médecins de la dite ville d'Angers ont de tout temps accoustumé faire la leçon aux servileurs el apprentifs de l’estat d'apothicaire et eslisent deux d’en- tr'eux tant pour faire leçon que pour assister aux actes, examens el visiles. IL. Les apprentifs dudit estat doibvent entendre la langue latine el faire trois ans d'apprentissage en la maison d'un des maistres de la dite ville sans discontinuation. TEE. Les dits apprentifs ne se doibvent présenter à la Maîtrise qu’ils n’ayent atteint l’aage de 25 ans et exercé le dit estat dix ans continus en la dile ville ou autre bonne ville du royaume, compris sur le dit temps les dits trois ans d'apprentissage. IV. Aucun aspirant ne peut être resçu ni se présenter à la Maîtrise qu'it n’ayt fait son apprenlissage en la dite ville. Et où il prétendrait l'avoir fait ailleurs, est tenu servir les maistres de la dite ville par quatre ans sans discontinualion. 92 V. Aucun ne se doibt présenter à la Maîtrise que au préalable perquisition n’ayt été faicle de ses bonnes vie et mœurs, et s’il n’est trouvé altainct d'aucune note d’infamie, il n’est reçu à se présenter à la dite Maîtrise. VI. Peuvent les veufves des maistres apothicaires de la dite ville, pendant leur viduité, tenir boutique et exercer la pharmacie. VII. Ne peuvent les dictes veufves faire ny tenir aucun apprentif pour espérance d’estre reçue à la dicte Mai- trise. VIIL. Ne doibvent les dictes veufves tenir aucun serviteur qu'au préallable, il n’ayt élé matriculé par les quatre jurés du dict eslat, lequel serviteur des dites veufves ne doibl mixtionner aucune composition qu'il n’ayt appelé les dicts jurés pour voir la dispensation. IX. Les serviteurs qui n'auront pas fait apprentissage en la dite ville el qui demeureront chez les dites veufves, sont obligez servir les dites veufves par le temps de huit ans avant que se présenter à la Maîtrise. X. Chacun serviteur apothicaire demeurant chez l’un des maistres de la dite ville, ne doibt aller demeurer 93 chez aucun maistre d’icelle sans sa permission, et advenant le decebs de l’un des dits maisires, son ap- prentif peut parachever le temps de son apprentissage chez un aulre des dits maistres. XI. L'on ne doit recevoir qu’un seul aspirant à se pré- senter à l'examen, mais s’il est envoyé à certain temps pour n'avoir eslé capable, en ce cas un autre aspirant se pourra présenter audit examen. XIIL. Tout aspirant à la maîtrise, ayant accomply ce que dessus, doibt présenter sa requeste aux quatre maistres jurez qui lui donneront jour, pour estre par deux di- vers jours ouy et interrogé par eux et par les autres maisires particuliers de la ville, en présence de deux docteurs en médecine députés de leur facullé, et ce en la maison de l’un des jurés. XIIL. Les dits jurés sont tenus faire advertir par un ser- gent les autres maistres, du jour par eux donné et ce à la dilligence et frais de l’aspirant. XIV. L’aspirant ayant élé interrogé et trouvé capable, luy sont donnés chefs-d’œuvre par les dits quatre jurés, de quatre compositions, quinze jours après le dict exa- men fait. XV. L’aspirant pendant les dicts actes est tenu convier 94 la dicte communauté pour herboriser et recognoïisire s’il cognoil les simples. XVI. L’aspirant doibl faire bien etdeüement les dits chefs- d'œuvre ès el saisons deües et convenabies , et estre interrogé sur iceux par les dicts jurés et austres maistres parliculiers , en présence desdicts deux mé- decins et la compagnie convoquée comme à l’exa- men. Et sont les dits acles faicts en la maison des dicis jurés. XVII. Après ces dits chefs-d’œuvre approuvés et reçus, est l’aspirant présenté par lesdicts deux docteurs en médecine et lesdicts quatre jurés, au juge prévostaire en ladicte ville, pour l’assurer de sa capacité , et lui faire prester le serment, et avant ladicte prestation de serment, est tenu l’aspirant, mettre es-mains du Pro- cureur de la communauté un marc d'argent pour subvenir aux affaires de ladicte communauté. XVII. Lesdicts maistres-apothicaires de ladicte ville ont de coustume de s’assernbler une fois l’année, pour eslire à la pluralité des voix, deux de leur commu- nauté pour jurés et gardes dudict estat en la place de deux qui sortent audict temps et accompagner les deux anciens qui demeureront qui font le nombre de quatre jurés, qui prestent le serment pardevant ledict juge prévostaire, de bien et deuëment faire ladicte charge. El ne doivent estre nommés pour juges, sinon ceux qui ont lenu boutique par quatre ans accomplis. 95 XIX. Se faict visite deux fois l’année es boutiques des maistres particuliers et des veufves de la dicte ville par les quaire jurés, en la présence des deux docteurs en médecine esleus de leur faculté. Laquelle visite faicte, en est faict rapport au juge prévostaire. XX. Nul ne doibt exposer en vente aucun médicament, tant intérieur qu’extérieur , qu'il n’ayt été veu et vi- sité par les dicts quatre jurés, en présence du doyen en la faculié de médecine en la dicte ville. | XXI. Aucun soit marchand espicier, droguiste, confiseur el austres tenant boutiques en la dicte ville ne peuvent exercer la médecine el exposer en vente aucun thé- riaque myltridate, confections d’alchermès, hyacinthes el autres semblables compositions ne aucunes dro- gues, qu'elles n’ayent été visitées par les dicts jurés, pour éviter l'abus qui se pourrait commettre. XXIL. Le marchand forain amenant en la dicte ville et faulxbourgs d’icelle, drogues et austres marchandises concernans le dict étal d'apothicaire, ne les doibt ex- . poser en vente , qu’elles n'ayent été veues, et visitées par lesdicts jurés aussi pour éviter abus, lesquels jurés advertissent les aultres maistres avant que d’a- chepter les dictes marchandises. Et est la dicte visite faicle dans les 24 heures après que le dict marchand forain s’est présenté aux dicts jurés. 96 XXII. Ne peuvent pareillement aucuns serviteurs d’apo- thicaires lever boutique n'y exercer la pharmacie aux fauxbourgs de la dite ville d'Angers qu'ils n’ayent aussi suby l'examen et chefs-d'œuvre et faict les autres charges ci-dessus. XXI. Ne peuvent les maistres apothicaires des autres villes du royaume lever boutique en la dicte ville d'Angers, et es fauxbourgs n’y y exercer le dict estat sans subir d'examen et faire les chefs-d'œuvre et les autres charges ci-dessus. XXV. Ne peuvent pareillement tous apothicaires des champs du ressort d'Anjou ou il n’y a maistrise , le- ver boulique , qu’au préalable ils n’ayent obéi à l’ar- rest donné de nos seigneurs de la Cour au profit des docteurs régens en la faculté de médecine en l’Uni- versilé de Paris le 17 décembre 1597, sans espérer aucun droict de prérogative touchant la maistrise de la dicte ville. XXVI. Ne peuvent les pères des aspirants, frères, oncles et austres leurs proches parents donner jour ni chef- d'œuvre, ni avoir voix délibérative pour la réception des dicts aspirants. Et s'ils sont jurés, ils se démet- tent de leurs charges de jurés, pour en estre par la communauté esleu d’austres, pour vacquer aux actes des dicls aspirans leurs parents. CH. MÉNIÈRE. ANALYSE D UN OUVRAGE DE THOMAS BROWNE MÉDECIN ANGLAIS, INTITULÉ : RELIGIO MEDICI, imprimé pour la première fois en anglais en 1639, puis traduit en latin et réimprimé à Leyde, 1664, réimprimé à Londres, 1852. Exhumant, il y a quelques mois, de la poudre séculaire des bibliothèques un petit livre que nous avions lu autrefois, peu connu aujourd'hui, mais ayant fait un certain bruit dans le xvrre siècle, il nous prit envie de le relire et de l’analyser. Cet ouvrage d’un médecin anglais, Thomas Browne, est intitulé : Religio medici. Traduit dans la plupart des langues de l'Europe, commenté, annoté, déchiré par les uns, chaudement défendu par les autres, recélant, écrivaient ceux-ci, le venin de l’Athéisme, respirant selon ceux-là la plus pure orthodoxie, regardé ici comme le fruil d’une in- 7 98 telligence singulière et bizarre, là au contraire comme une production d’une haute portée philosophique, ja- . mais œuvre ne justifia mieux ces paroles d’un poète : Habent sua fata libelli. Ter. Mau. Ce qui est vrai, c’est que ce petit ouvrage n’a jamais mérité Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. Bien que les questions théologico-philosophiques qui y sont agilées nous parussent mortes et à jamais ensevelies avec leur auteur et qu'il n’y eût guère d’es- poir de faire jaillir de ces cendres froides la moindre élincelle de vie, nous ne savons quelle intuition, quel secret instinct de l’état actuel des esprits nous portait à penser que ces discussions sortant du cercle des in- térêls matériels pour s’élancer dans le monde des in- telligences n’élaient peut-êlre pas sans rapport avec le Lemps où nous vivons, temps de doute et de recher- che, véritable époque de transition. Pendant que nous allions flotlant dans ces vagues opi- nions, nous élions loin de penser qu'en 1852 les œuvres complètes de Browne, avec des pièces inédites el une vie de l’auteur eussent été réimprimées à Londres en 3 volumes. Ce fait si inattendu, si peu probable pour nous, nous en devons la connaissance à deux articles très inté- ressants insérés aux mois d'avril et d'août derniers dans la Revue des Deux -Mondes. | L'auteur de es articles a saisi, selon nous, avec une rare sagacité et une intelligence merveilleuse du sujet, 99 le caractère singulier, mélancolique, crédule, théoso- phe, je dirais presque illuminé et cabalistique de ce Thomas Browne que l'on désigne sous le nom de phi- losophe de Norwich. Le scalpel investigateur et pénétrant du critique a disséqué, si l’on peut s'expliquer ainsi, toutes les œu- vres de Browne jusque dans leurs fibres les plus in- times et les plus cachées. Pour lui comme pour tous les écrivains qui se sont occupés de notre auteur, le livre Religio medici a mérité en quelque sorte la place d'honneur et la part la plus délicate de la critique. Nous invitons tous ceux chez qui vit encore l'esprit philosophique, l'amour de l'idéal et du spirilualisme à lire eux-mêmes le beau travail de la Revue des Deux- Mondes, et leur temps ne sera pas perdu. On entrevoit déjà quelle distance énorme doit sépa- rer notre modeste travail des profondes élucubrations de l'écrivain de la Revue. Cette œuvre étudiée, mürie, approfondie, traitée ex-professo et embrassant tous les écrits de Browne est à notre esquisse, ou plutôt à notre impression de lecture, ce qu'un monument vasie et bien coordonné est à un simple chalet qu’im- provise un amateur d'architecture. : On ne juge jamais mieux son infériorilé que par comparaison. Nous aurions pu emprunter à cet habile critique quelques aperçus finement saisis pour rehausser ce que notre travail a de terne et de commun; mais ces lambeaux de pourpre, comme dit le poète, fussent-ils cousus avec art, auraient toujours senti le larcin et fait ressortir davantage la vulgarité du vêlement. Ceite analyse ayant précédé la publication de Ja 100 Revue des Deux-Monde, nous serons heureux si quel- ques-unes de nos idées se rencontrent avec celles de l’auteur. Notre prétention, on le sent de reste, ne peut aller au-delà. Comme nous l’avons déjà dit, le xvire siècle s’est occupé assez sérieusement de l'ouvrage de Browne; mais il est facile d’entrevoir que le siècle suivant n’a guère dû montrer qu’un froid dédain pour des ques- tions métaphysiques et religieuses, pour un mysli- cisme semi-philosophique, semi-chrétien. On a fait un crime, une accusation capitale au xvirre siècle d’avoir dédaigné l'idéal pour la raison pure et d’avoir coupé les aîles à l'imagination pour ne se ser- vir que du compas géométrique. Bien que Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre soient là pour atténuer l’'incrimination, elle est vraie, nous l’avouons, mais aulant vaudrait accuser le xvr° siècle de n'avoir pour- suivi que l’érudition et d’avoir oublié de penser pour collectionner la pensée des autres. A chaque siècle sa tâche. En dépit de la haine et de l'envie, malgré les ran- cunes et les préjugés de caste, le xvrrre siècle fut et sera un grand siècle. A aucune époque de mémoire d'homme la raison n’a régné plus souverainement. Ingrats que nous sommes, n’insultons pas au labeur de nos pères. Chacune de ces libertés dont nous jouis- sons aujourd’hui comme de l'air qu’on respire, leur a coûté un long et pénible enfantement. S'ils ont oublié ce que l’homme doit emprunter à l'idéal pour être vraiment grand, vraiment homme, c'est qu'ils avaient à combattre et à délruire les excès et les aberrations funestes de cet idéal faux et su- 101 perstilieux , que les siècles précédents leur avaient légué. Dans la crainte de ne pas déraciner le mal, ils ont coupé dans le vif. L'abus est si près de l'usage légi- lime, qu’en attaquant l’un ils n’ont pas toujours res- pecté l’autre. Ainsi en est-il dans toutes les réformes. C'est à nous, peut-être, qui n'avons pas la terrible mission de faire table rase, qu'il appartient aujour- d'hui de sauver l'idéal de l'envahissement d'un utili- larisme exclusif, et qui rejette trop dans l'ombre s’il ne détruit les plus nobles de nos sentiments. Qu'on nous pardonne cet élan spontané de recon- naissance pour un siècle qui le premier a senti les droits de l'humanité, les a proclamés et défendus, siècle immortel qu’il est de bon ton dans un certain monde de dénigrer aujourd'hui. À quiconque trouve- rait ce jugement excessif ou peu mérité, nous dirions que sans le xvrrre siècle, deux cents ans n'auraient pas suffi pour vulgariser en France, et surtout en Europe, les principes et les idées qui constituent aujourd’hui le droit public et l'opinion générale. Depuis longtemps il court par le monde une opinion malencontreuse qui accuse les médecins de nous ne sa- vons quelle tendance à l’incrédulité et au matérialisme. Dans les premières années de ce siècle, le pape Pie VIT, prisonnier à Fontainebleau, disait à un pieux médecin qu'on lui présentait : Pie doctor, scio paucos medicos esse pios : Pieux docteur, je sais qu'il y a peu de mé- decins dévots. Comme l’on voit, cet excellent Pontife partageait l'opinion publique ou plutôl le préjugé gé- néral, qui semble dénier aux médecins le sens reli- gieux. 102 Le dix-huitième siècle ne s’était pas chargé de dé- truire celte accusation, et si l’on ne voit que quelques hommes de l’art dans les rangs des apôtres de l’in- crédulité, il est vraisemblable que la plupart d’entre eux n'étaient pas hostiles aux philosophes qui, alors, dominaient à peu près partout. Cependant nous aurions ici quelques exceptions à enregistrer. Cilons seulement Tronchin, Tissot, Théophile Bonnet, Sylva, le grand Haller, sans oublier Jacques-Benigne Winslow, converli par Bossuet, qui lui donna ses prénoms. Daws le siècle de Louis XIV, tes médecins ne s'occu- pèrent guère de philosophie. Tout entiers à la vieille rouline médicale, connaissant à peine la véritable observation, ne Jurant guère que par les Anciens, ils élaient inévitablement entraînés dans la sphère de l’au- torité, el par conséquent, comme tout le monde, ils suivaient d'instinet la religion du grand roi. Cepen- dant n'oublions pas, vers le second tiers du dix-sep- tième siècle, François Bernier, notre compatriote, médecin du Grand-Mogol et disciple du prêtre Gas- sendi. Bernier renouvela le système d'Épicure et fut taxé d'impiélé, sinon d’athéisme, accusation que d’ailleurs avait encourue son maître. Aujourd'hui l'accusation d’athéisme portée contre les médecins tomberait généralement à faux, et d’ail- leurs ce serait plutôt un panthéisme qu'une négation absolue de Dieu. Nous sommes déjà loin de l’époque où La Place répondait à l’empereur Napoléon, qui s’é- tonnait de ne pas lire une seule fois le mot Dieu dans la Mécanique célesle : Sire, je n'ai pas eu besoin de celte hypothèse. 103 C'était le dernier écho d’une opinion que la fin du dix-huitième siècle avait vu naître, et qui, à l’hon- neur de l'esprit et du cœur humain, n’avait compté que de rares partisans. Au reste, parmi les athées cé- lèbres, on compte peu de médecins. Vanini étail ecclé- siastique; Spinosa, juif et théologien; presque de nos jours, Lalande, mathématicien, a renouvelé en parlie le cynisme que le xvime siècle a reproché à Lamme- trie. Aujourd'hui il n’y a peut-être à Paris qu un seul médecin qui osât proclamer hautement son athéisme. Il serait peut-être difficile d'être aussi affirmatif à l'égard d’un certain matérialisme qu'ont ouvertement professé des médecins éminents. Cette opinion peu philosophique, selon nous, pourrait néanmoins s’ex- pliquer par l’inextricable difficulté de comprendre l'alliance du corps et de l’esprit, difficulté telle que plusieurs Pères de l'Église primitive ont prélendu que l’âme n'était qu’une substance matérielle plus déliée que celle qui forme le corps. Tertullien même va jus- qu’à dire que les âmes ne seraient rien si elles n'’é- taient corporelles. IL n’affranchit pas même Dieu de toute matière. Spiritus enim corpus est sui generis in sud effigie (Tertull., de Animä). Nier l'existence d’un Être immatériel, parce qu’il ne tombe pas sous le scalpel médical, nous a toujours semblé peu logique. La conscience qu'a l’homme de son identité person- nelle, malgré la révolution constante de ses molécules organiques, ne serait-elle point une preuve, sinon une démonstration, qu’il y a en nous-mêmes quelque chose de un, de simple, de permanent, offrant, en un mot, des propriétés, qu'il est difficile d'attribuer à la ma- 104 tière. D'ailleurs, n’existe-t-il donc point de preuves mo- rales ? et pour toute démonstration, faut-il nécessaire- ment que les éléments en soient pris dans les objets tangibles et dans ces phénomènes qui frappent un ou plusieurs de nos sens? Depuis l’école de Royer-Collard, le matérialisme a perdu, en France, bien du terrain, et ce serait, selon nous, mal juger les médecins que de les croire attar- dés encore aux idées incomplètes de Cabanis et de Broussais. Quoiqu'il en soit, il est donc bien plus juste d’ac- cuser les médecins de n’avoir presque jamais eu d'ini- tiative en philosophie soit morale, soit religieuse. De- puis la réforme de Luther nous trouvous des catho- liques et des protestants parmi les disciples d'Hippo- crate; quelques sociniens, comme Servet, et sans doute un plus grand nombre qui, bien qu’enrôlés sous l’une ou l’autre bannière, ne tenaient en réalité à au- cune communion particulière. Pendant tout le seizième siècle, le vieux catholi- cisme fit une guerre à mort à la réforme naissante. Ce ne furent pas seulement de violentes discussions à la plume, mais des duels, le fer et le feu à la main. Le prêche ou la messe c'était l’ultima ratio, alors que l’on croyait plaire à Dieu en immolant tous ceux qui étaient marqués du signe de l’hétérodoxie. Longtemps étouffée sous la superstition et l’igno- rance, la raison devait enfin apparaître à l'esprit de l’homme et l’inviter à s’examiner lui-même, à recher- cher dans son cœur ces principes de tolérance sans lesquels la vie ne serait qu’une lutte conlinuelle, un antagonisme pèrmanent. 105 Déjà à la fin du seizième siècle, Montaigne, avec sa bonhomie narquoise, avait jeté une teinte de ridicule sur ces guerres de religion que l'intérêt particulier envenimait toujours. Mais ce fut surtout Charron, ce vertueux théologal de Condom qui, pour étayer da- vantage la religion, exposa au grand jour, malgré les clameurs de l'ignorance, les vrais titres de la raison humaine. Ce préambule, qui paraît peut-être un hors d'œuvre, nous mène directement à l'auteur dont nous allons parler. On entend citer assez souvent un petit livre inti- tulé : Religio medici, et nous ne savons si beaucoup de médecins en ont jamais connu autre chose que le titre. On se figure vraisemblablement que c’est une espèce de symbole à l’usage des médecins, et dans le- quel l’auteur aura tracé les articles d'une croyance plus ou moins orthodoxe. Le titre, par son ambiguité, peut prêter à cette interprétation, mais il n’en est rien. Religio medici veut dire la religion d’un médecin, d’un homme qui fait au public l'inventaire de son Credo, l’exposition de sa foi. Presque à l’époque où Charron mourait d’apoplexie à Paris, dans la rue Jean-de-Beauvais, Thomas Browne , l’auteur du livre qui va nous occuper, nais- sait en Angleterre. Nous ne ferons point ici la biogra- phie de ce médecin, elle est partout ; nous dirons seu - lement que Browne avait 30 ans quand il mit au jour cet ouvrage. Dans la ferveur d’une religion naissante, l'esprit rai- sonne peu, la conviction coule de source, le cœur entretient l'enthousiasme; c’est l’époque des actions 106 d'éclat, l'ère des martyrs. La meilleure tête n'échappe pas toujours à l'entraînement et s'étonne plus tard d’une adhésion qui n'était point le fruit d’un mûr et préalable examen. Les guerres civiles exaltant chaque parti, ne permettent à aucun de réfléchir sérieuse- ment sur les questions qui s’agitent. La controverse, comme nous venons de le dire, se formule les armes à la main, et l’on se fait tuer avant de bien savoir pour- quoi l’on se bat. Mais l’enthousiasme, comme la fièvre, a son paroxysme et son déclin; la chaleur fébrile du cerveau s’apaise au moral ainsi qu’au physique, et l'homme se demande alors si, nouveau don Quichotte, ce n’est point contre des moulins à vent qu’il a com- battu. C'est à cette époque où le doute commence et où la raison réclame le droit d'examen, que Browne se trouva placé quand il écrivit son livre. Il s'attache de toutes les forces-de son âme à la reiigion anglicane dans la- quelle il est né et dans laquelle, dit-il, il veut mourir; mais on serait presque tenté de penser que ce n'est là qu’une précaution oratoire pour éviter des tracas- series. IL est probable, néanmoins, que l’auteur se faisait illusion, qu'il se croyait plus croyant qu'il ne l'était en effet, el nous allons voir qu'il faut en effet, défalquer quelque chose de cette profession de foi si explicite. = D'abordil avoue, au début même de son livre, qu’une foule de vraisemblances porteraient à croire qu'il n’a aucune religion : son genre de vie, la nature de ses études, l'indifférence qu'annoncent sa conduite et ses discours quand il s’agit de sujets religieux, elc., elc. Malgré cela il ose, dit-il, s’attribuer le nom de chré- 107 tien. À Dieu ne plaise que nous chicanions l’auteur sur la prétention qu'il manifeste à ce litre. Il est bien vrai que Guy-Palin, de malicieuse mémoire, dit quel- que part qu'en fait de religion Browne cherchail maître. Mais laissons là les mauvaises langues. Ce n’est point, poursuit l’auteur, parce que je suis né en Angleterre que je professe le rit anglican; mais bien parce que, dans l’âge mür et déjà avancé (matu- riori et provectiori ætate) les principes de la grâce et les lois de la raison ont entraîné mon intelligence et l'ont convaincue. Cela peut être; mais nous allons voir que la raison chez Browne a une singulière tendance à s’'éman- ciper. Saint Augustin avait dit, en parlant des vertus des païens, qu’elles n'étaient ‘que de brillants péchés, splendida peccata. La réforme tint le même langage. Il êst bien vrai qu'après la prise de Constantinople, les savants grecs, exilés en Occident, apportèrent avec eux la glorification et presque le culte des écrivains de l'antiquité; mais ce ne fut qu’une erreur due à l’en- thousiasme que la renaissance des lettres excita en Europe. Il est vrai encore qu'Erasme, ce prodige d’érudition et de savoir, avait écrit un jour, dans sa ferveur pour les grands hommes d'Athènes et de Rome, qu'il était tenté quelquefois de s’écrier : Sancte Socrales, ora pro nobis ; mais une clameur générale s’éleva, catholiques et protestants lancèrent contre lui un anathème fou- droyant et unanime. Dans le premier tiers du xvir* siècle, la tolérance à cet égard avait gagné du terrain. Lamothe-Levayer 108 publiait alors son ouvrage sur les vertus des païens el u’en restait pas moinsprécepteur du frère de Louis XIV. Browne, en dépit de sa foi anglicane, écrivait alors qu’il était sans haine et sans mépris pour les Turcs, remarquez le mot, infensissimam, comme il le dit lui- même, christianis gentem. Il a pour eux et même pour les Juifs plus de commisération que de ressenti- ment, quoiqu'ils rejettent la religion du Christ. Voilà le premier pas dans la voie de la tolérance, et nous le devons en partie à un médecin philosophe et croyant. Cette douce pitié pour des hommes que l’on croit dans l'erreur a quelque chose de suave et de divin. Elle repose agréablement l'âme, qu'ont effrayée tant de bûchers allumés pour punir une dissidence d’opi- nion. Gloire à Browne d’avoir senti et osé manifester cette éternelle vérité! A l’époque où nous vivons, le mérite que nous re- vendiquons pour Browne paraît bien mince, sans doute, et cependant quand on voit la lenteur avec la- quelle chemine la raison humaine, on est toujours dis- posé à rendre hommage à ceux qui lui ont fait faire un pas en avant. Poursuivons. Personne n’ignore qu’un des plus in- franchissables obstacles entre les deux Églises, c’est l'accusation d’idolâtrie portée par les protestants contre les catholiques. La haule raison de Browne n’est pas arrêlée par celle vaine considération. « Calvinistes, luthériens, papistes, » s’écrie-t-il, n’avons-nous pas le même baptême, le » même ministère, le même maitre? Quand je ne ren- » contre pas une église de ma communion, j'enire 109 » volontiers dans le temple catholique et j'y adresse » une prière au Dieu qui est partout. L'eau bénite, » l’image du crucifix, ces fantômes du vulgaire, ne » me scandalisent point. Je peux bien m'abstenir d’ô- » ter mon chapeau devant la croix, mais elle ne laisse » pas de me rappeler que mon Sauveur y a élé atla- » ché. En un mot, si peu raisonnables que soient cer- » taines pratiques, je les respecte, parce qu'elles in- » diquent toujours une disposition à la piété. » Peut-être nous trompons-nous, mais nous sommes frappé de ces paroles comme d’un éclair au milieu d’une profonde nuit. Les fureurs civiles et religieuses qui, depuis plus d’un demi-siècle, ensanglantaient l'Europe, ne nous avaient point accoutumés à un pa- reil langage. Quand une fois la pensée humaine a soulevé un coin du voile qui couvre le dogmatisme, elle s’enhardit peu à peu. Le premier pas, que les entraves de l'autorité rendent si difficile à faire, est bientôt suivi d’un se- cond, puis d’un troisième ; la pente est rapide. Browne regarde sa propre raison comme le moyen le plus sûr de découvrir la vérité : Ædipodem certissimum esse com- peri. Aussi ne jure-t-il ni par Luther, ni par Calvin, et dans plus d'un point le concile de Trente ne lui dé- plaît pas. Voilà déjà une manière d’éclectisme. Nous avons vu que le cœur de Browne s'ouvrait à une douce pilié pour les mécréants; de là au doute sur l'éternité des peines il n’y a pas loin. Aussi avoue-t-il que c’est une des trois hérésies dont il n'a jamais pu bien se défendre. La deuxième hérésie regarde l’état de l’âme après la mort el avant la résurrection géné- rale. Il ne demande pas mieux que d’être en quelque 110 sorte anéanti pendant des siècles, pourvu qu’il res- suscile avec le Christ. La troisième hérésie qu'il se reproche, c'est la prière pour les morts. Il est curieux de voir, dans le livre même, comment l’auteur, plein de foi dans son Église, mais obsédé par sa raison, se défend d’avoir eu ces opinions hétéro- doxes. Il ne les a jamais, dit-il, soutenues avec opinià- trelé; il n’a jamais essayé d’en embarrasser l'esprit des fidèles; c’est plutôt quelque chose de spéculalif qu’une thèse bien arrêtée. Qui ne voit ici la lutte du sens particulier contre une autorité que l’on croit res- pectable? L'homme croyant et timoré, doué néan- moins d’une raison supérieure, s'ingénie à trouver un point de contact entre des choses souvent inso- ciables : c’est ce qu'on appelle l’alliance de la foi et de la raison ; mais il est bien à craindre que dans ce con- trat l’une des parties ne prenne la part du lion. On pense bien que, dans celte revue de conscience, l’auteur n’a pas oublié de faire sa profession de foi à l'endroit des mystères. Les mystères !. ces charbons ardents qui brülent la main téméraire qui ose y tou- cher. Les confessions de Browne sont empreintes, daus plusieurs pages, d’une bonhomie et d’une ingé- nuité qui rappellent le vicaire savoyard. Son cœur lutte contre le dogme impitoyable. Dans sa troisième hérésie, par exemple, à l’occasion de la prière pour les morts, il regrette vivement celte sainte et mys- térieuse conversation que la prière élablit entre les voyageurs d’ici-bas et ceux qui ont touché le seuil de l'éternité. Il ne peut renoncer à ce commerce si doux entre des amis sur les confins de deux mondes, mys- 411 tique communication de deux âmes autrefois unies, mélancolique sentiment si heureusement reproduit par un de nos poètes dans ce vers inspiré : Il ne me répond point, mais peut-être il m’entend, MARMONTEL. Ce dogme catholique est, sans doute, un des points dans lesquels le concile de Trente ne lui déplaisait pas. Si la bonne foi de Browne ne nous était pas démon- trée dans tout le cours de l'ouvrage où il met sa cons- cience à nu, nous serions tenté de voir, dans son ad- hésion aux mystères, quelque chose d’analogue au persiflage que Voltaire employait si malignement contre les livres saints. Mais il n’en est rien, Tout est sérieux dans le livre de Browne. Ce chrétien anglican ne cherche pas même à se faire illusion par des sub- terfuges plus ou moins spécieux, quoiqu'il y ail peu d'objections en philosophie et surtout en théologie qu'il n'ail pas connues et examinées. Il les rapporte avec candeur, ne se donne aucune peine pour les résoudre et semble se complaire à entasser difficultés sur dif- ficullés, pour se donner le plaisir et peut-être le mérite d'y répondre par l'argument de Tertullien : Certum est quia impossibile est. On dirait que pour Browne la religion ne doit être qu’un lissu de choses incroyables, impossibles même, nec profeci satis impossibililalum in religione nostra habere videtur alacris fides. 1 veut croire en aveugle. Il ne demande pas; il refuserait même de vérifier par ses yeux, si cela lui était possible, l'authenticité de tous 419 ces merveilleux problèmes, car par là il diminuerait d'autant l'énergie et le mérite de sa foi. « La faiblesse de notre raison, dit-il, m'a appris à la » soumettre aux décisions de la foi. Je crois qu'il exis- » tait un arbre dont le fruit a perdu nos premiers pa- » rents, quoique dans ce même chapitre il soit dit que » les arbres n'étaient pas encore formés; le serpent » est condamné à ramper sur le ventre (si toutefois » cela doit être pris à la lettre), quoique sa nature lui » refusâl toute autre espèce de progression. Je crois » donc, dit-il enfin, que toutes ces choses sont très » vraies, verissima, quoique ma raison s’obstine à les » voir fausses, et certes, ajoute-t-il, ce n’est pas une » foi médiocre et vulgaire que celle qui nous fait ad- » mettre non-seulement ce qui surpasse la raison, » mais même ce qui répugne au témoignage de nos » sens. » Inutile de dire que la théologie répond à ces diffi- cultés et à d’autres qui arrêtent Browne, mais nous le jugeons ici par lui-même et par sa propre apprécia- tion des choses. A peine sorli des mystères, notre anglican tombe dans les miracles. Les miracles tourmentent son es- prit. « Personne, dit-il, n’a soutenu plus de combats » que moi pour cette question; ce n’est point par la » force, par les armes, que j'ai triomphé, mais en flé- » chissant le genou et m’humiliant devant Dieu. » Le prophète Élie fait tomber le feu du ciel sur l’au- tel qu'il vient d'élever. Mais Browne a lu que le bitume et le naphte surtout peuvents’enflammer, malgré l’eau dont on les arrose. Il a lu que la ville de Sodome était bâtie sur un terrain inflammable; il n’ignore pas, 113 c’est toujours lui qui parle, qu'aujourd'hui même on recueille de la manne en Calabre, comme l'historien Josephe raconte qu'il y en avait à Arabie. Les Israélites, en conclut Browne, n’ont donc vu que ce que nous voyons. Au lieu de recourir aux solutions que les théolo- giens ont données à ces prélendues difficultés, il ne voit là qu'une illusion du diable, qui veut le perdre en l’engageant àse fier trop imprudemment aux lueurs trompeuses de sa raison. Après de pareilles prémisses, Browne posant sa foi pour conclusion , il faut avouer, avec lui, qu’une pa- reille foi n'est ni médiocre ni vulgaire. On se tromperait gravement si l’on pensait que Browue dût celte foi si facile, si peu raisonneuse, à cerlaine paresse d'esprit, qui aime mieux accepler une opinion toute faite que de se donner la peine de s’en créer une qui lui soit propre. Non, celte foi admise si aisément, malgré tous les motifs de doute qu'il énonce lui-même; celte croyance qu'il expose avec tant de naïveté, ne sont que le résultat de longues méditations, mentem in his com- prehendendis exercere soleo. C’est qu’en effet, à cette époque, l'étude de la reli- gion était chose sérieuse, et l’on ne se décidait guère alors sans un mûr examen. Aujourd’hui encore, en Angleterre et dans l’Alle- magne, de longues el consciencieuses discussions sur les dogmes précèdent toujours la détermination pour telle ou telle Église. Les auteurs exposent dans de savants ouvrages le travail intellectuel, profond et continu au moyen du- 8 114 quel ils ont tâché de dégager l’inconnue dans ce pro- blème religieux que tout homme porte en lui-même el que personne ne peut se dispenser d'examiner, si- non de résoudre. Les étrangers nous accusent, nous, Français, d’être légers et frivoles à l'endroit des idées religieuses : il serait peut-être difficile de prouver que l'accusation porte à faux. « En France, a dit M. Ch. de Rémusat » (Revue des deux Mondes, 1858), on en finit plus vite » avec le doute ou avec la foi. Chez nous, un croyant » ou un sceptique, c’est bientôt fait, et l’un est en- » suile aussi tranquille que l’autre. » Celle disposition du caractère français nous explique pourquoi, en Écosse, nous entendions des purilains nous dire qu'en France il n’y avait pas de religion. Browne est loujours de bonne foi, quoiqu'il ne soit pas loujours conséquent avec lui-même. Nous avons vu que tout en se donnant pour anglican, il cherchait à modifier cerlains dogmes de son Église. Une chose surtout qu'il ne parlageait pas avec ses coreligion- naires, C’est le fanatisme intolérant des gens de sa communion à l'époque où il écrivail. ll n'injurie aucun personnage de l’Église romaine, pas mêine le Pape. « Jamais, dit-il, je ne l’ai appelé » l'Antechrist, l’homme de péché; jamais je n’ai » donné à son Église le nom de prostituée de Babylone. » Ces paroles injurieuses peuvent, exciter le vul- » gaire, mais l'homme sage se gardera toujours d’ap- » puyer sa foi sur de pareils moyens. » Browne se montre ici le type de l'honnête homme. Ce langage si modéré, sans aigreur et sans fiel, contre des adversaires, élait, comme nous l’avons déjà dit, S 1145 rare au commencement du xvrre siècle, et sans aller jusqu'aux incroyables invectives du P. Garasse, toutes les communions ont eu à se reprocher de déplorables écarts à cet égard. Ajoutons toutefois, pour être juste, qu’en dehors même des discussions religieuses, et pour de simples dissidences littéraires, les savants de cette époque déversaieht à pleines mains, sur leurs con- tradicteurs, ces singulières aménités. Browne ne tenait à la vie présente que par l’espoir d’une vie à venir. Sans celte espérance, dit-il, je ne supporterais pas de vivre même un instant. Il pardon- nait au païen de craindre la mort; mais au chrétien qui parlageait cette crainte, il posait ce dilemme : Ou vous tenez trop à celle vie, ou vous n'avez pas foi dans la vie fulure. En dépit de celte foi vivace, mais peu exigeante, dont nous avons dû plus d’une fois nous étonner, Browne voit des métaphores, des figures de langage là où les théologiens de son Église voyaient des réalités. Il ne sait trop comment accommoder les signes pré- curseurs du jugement dernier, erunt signa in sole et in terra et stellis, avec ces paroles de l'Évangile : Quasi fur nocturnus veniel : Il viendra comme un voleur de nuit. C'est toujours, comme on voit, une cerlaine lutte entre la raison et le dogmatisme; la révolle du sens propre contre l'autorité qui s'impose. Ce combat inté- rieur, Browne ose à peine se l’avouer; c’est presque à son insu qu'il a lieu. Telle est, en effet, la marche que , suit l'esprit humain dès qu’il veut se rendre compte de sa foi. Un paragraphe sur les persécutions prouve que le bon sens de notre auteur avail devancé son siècle. 116 « Quinze cents ans de persécutions, dit-il, n’ont » servi qu’à forlifier les Juifs dans leur erreur. Insensée » et intempestive manière de propager la religion ! Ces » hallucinalions d’un zèle morose et furieux consoli- » dent les hérésies et loutes les opinions hétérodoxes. » La perséculion n’a-t-elle pas été le premier fonde- » ment du christianisme ? » Par allusion peut-être à ces paroles de saint Augus- tin : Que ce n’est pas le supplice qui fait le martyr, mais la cause : Non supplicium sed causa, Browne pré- tend que beaucoup de canonisés sur la terre ne se re- trouvent pas au ciel. « Combien de martyrs dont les » noms sont dans l'hisloire, dans les Martyrologes, » méritent moins ce titre que Socrate, ce sage païen, » qui mourut en témoignage de l’unité de Dieu, prin- » cipe fondamental de notre religion! » Toujours le même faible pour les grands hommes de l’antiquité. A peu près à l’époque où Browne, sous l'inspiration d’un vrai senliment évangélique, s'élevait si noblement contre les perséculions qui, après tout, n'ont jamais servi qu’au parli perséculé, deux hommes apparais- saient au jour et devaient, un demi-siècle plus tard, prouver combien les sages paroles de notre auteur avaient fait peu de progrès dans le monde religieux. L'un était Louis XIV (1638), l’autre ce sublime Bos- suel (1627), surnommé le dernier des Pères de l'Eglise. Que le grand roi, dépourvu d'instruction, gâlé par de fanaliques courtisans, ait ordonné les Dragonnades, rien d’élonnant. Il est moins à blâmer que ceux qui le circonvenaient. Mais Bossuet, ce lype du prêtre, cet oracle de l'Église gallicane et pour cela même peu goûté à Rome, sanctionnant de sa haute autorité ces 117 conversions forcées , sauf toutefois les violences phy- siques qui contristaient son cœur, prouve, par sa ‘conduite, qu’en religion comme en médecine, sou- vent tout le monde est peuple, même les grands hommes. « Entendez-vous, disait Bossuet écrivant à » un réfugié (lettre cxxx1), entendez-vous que les » princes, qui sont enfants de l'Église, ne se doivent » jamais servir du glaive que Dieu leur a mis en main » pour abattre ses ennemis ? L’oseriez-vous, elc. Je dé- » clare, dit-il dans un autre endroit, que je suis ce que » j'ai toujours été du sentiment que les princes peuvent » toujours contraindre par des lois pénales, tous les » hérétiques à se conformer à la profession et aux pra - » liques de l'Église catholique. » (Lettre XC à M. de Basville). L’évêque de Meaux abaissant sa raison jus- qu’à invoquer le glaive du souverain pour l’extirpalion de l'hérésie, se place, à nos yeux, au rang de Newton commentant l’Apocalypse. Nous n’oserions pas rap- porter ici sur quelles autorités l'évêque de Meaux se fonde pour appuyer et légitimer cette persécution , tant les idées‘ de contrainte corporelle ou morale, en malière religieuse, ont été modifiées, même dans le clergé, depuis un siècle et demi. Ne semble-t-il pas que l’homme de génie doive, au moins une fois dans sa vie, payer son tribut à l'infir- milé humaine. Voilà pourtant où en était encore l’esprit humain à la fin du xvure et pendant une grande parlie du xvri° siècle. Si aujourd'hui, dans l'Europe entière, nul sou- verain n'oserait tenter une nouvelle révocation de l’é- dit de Nantes; si aucun évêque ne voudrait préconiser l'instigateur d’une pareille mesure, comme a fait Bos- 118 suet dans l'oraison funèbre de Le Tellier, à quoi le doit-on ? N'est-ce pas à ces principes désormais impérissables que le dernier siècle a proclamés? Avons-nous donc eu tort de dire que, sans le coup de tonnerre de 89, deux cents ans n’eussent pas amené les résultais po- litiques et religieux que la France et l'Europe sont fières de posséder aujourd’hui. Au reste les protestants étaient battus avec leurs propres armes. Calvin n’avait-il pas fait brûler le mé- decin Servet ? Browne croit que l’âme humaine, bien qu’enchaînée habituellement au corps, peut néanmoins, même pen- dant la vie, s'affranchir de celte prison matérielle et développer loutes ses facullés avec une énergie dont nous n'avons qu'une imparfaite idée pendani l’état de veille. C’est pendant le sommeil qu'il jouit de la plénitude de son intelligence; c'est là qu’il trouve le vrai bon- heur. « Experrectus enim, dit-il, excrucior. Veiller, » pour moi c’est souffrir. Mon esprit ne commence à » s'éveiller qu'au moment où mon corps s'endort et la » vraie liberlé de ma raison c’est l'assoupissement de » mes sens. » Nos âmes peuvent donc, selon lui, s’abstraire, même pendant la vie, des corps auxquels elles sont unies : vivre, sentir et penser comme les esprits qui ne sont assujeltis à aucun organe matériel. Celle doctrine n’était pas nouvelle. Elle remonte aux premiers siècles de l’ère chrétienne, touche au néopla- tonicisme el.depuis cette époque jusqu’à notre temps, depuis Apollonius de Thyane jusqu'à M. Home, elle a 119 traversé les âges sous mille formes diverses. Sorcellerie, voyage. au sabbat à travers les airs, exlases, ravisse- ments mystiques, suspension du corps humain en l'air, contre toutes les lois de la pesanteur, apparition du même corps, au même moment, dans divers lieux, voilà ce que soutenait Cardan au xvi' siècle, ce à quoi, au xvrne, Swedenborg consacrait son talent, sa fortune et sa vie tout entière. Enfin , de nos jours, le spiriticism (mot que ne ren qu'imparfaitement spiritualisme en français) avec tout son cortège d’apparitions, d'écriture mystique, de seconde vue, prouve que, toujours emporté par une curiosité aussi indiscrète qu'indomptable, l'homme a voulu porter ses regards au-delà des limites que la na- ture nous a tracées. Nous pourrions pousser plus loin cet examen; dire comment Browne comprend l'origine du malphysique et moral: comment il établit une échelle ascendante danslesêtres créés, laquelle partant de la matière inerte, monte jusqu’à l'ange en passant par la plante, l'animal . et l’homme. Mais cela nous entraînerait trop loin, sans élucider davantage notre sujet. N'oublions pas pourtant une singularité assez éton- nante dans cet homme qui, après tout, avait une dose de raison et de savoir peu commune à son époque. « L'existence des sorcières, dit-il, est démontrée pour » moi. » Il se pose en ardent défenseur de l'astrologie judiciaire qui, au commencement du xvrr° siècle, ré- gnait encore dans toute l'Europe ; il attribue nos con- naissances à une révélation ihlime des esprits célestes. Il serait, sans doute, oiseux de rapporter sur quelles futiles raisons il s'appuie pour établir l'existence de la 120 magie et des sorciers. Mais ce qui ne l'est point, ce qui, au contraire, doit frapper par son importance pralique, c’est l'influence des idées préconçues sur les actes de la vie. Un fait presque incroyable est rapporté par le docteur Hutchincton dans son livre de la Sorcellerie. En 1663, dit cet historien, au grand Jury de Norviels, deux mal- heureux furent condamnés et brûlés comme sorciers et cela peut-être sur la déposition de Browne ! Cet exemple de fanatisme, d’ignorance et de barbarie est le dernier qu'ait offert l'Angleterre. Ainsi donc, voilà un homme sage et de mœurs douces, un médecin philosophe et chrétien, ayant pro- fondément médité sur les questions les plus ardues de la morale et de la philosophie qui, consciencieusement, envoie deux malheureux au bûcher. C’est bien le cas de s’écrier avec Lucrèce : O vanas hominum mentes ! O pectora cœca ! Abîme du cœur humain! C’est ce même homme, qui, malgré sa foi qui prononce l'éternité des peines, s'ingénie à vouloir sauver tout le monde. C'est ce même homme qui ne peut se faire à l'idée que les grands génies de l'antiquité seront plongés dans les enfers, Il réclame pour eux, sinon le ciel, au moins un lieu sur les confins du Paradis, une région des Limbes, analogue à celle que des théologiens moins sévères que saint Augustin, ont admise pour les enfants morts sans baptème. Ceite analyse, touteimparfaite qu’elle est, suffit, nous le pensons du moins, pour donner une idée du livre 191 et de l’auteur. Que peut-on penser de la bonne foi de ses ennemis, quand on saura que c’est sur ce livre, qu'ils basaient leurs accusations d’athéisme. Certes nous ne voyons que l'Église anglicane qui pût adresser des reproches à l'auteur, car évidemment il a une ten- dance aux pratiques du catholicisme, et cela est si vrai que l'éditeur, quoique appartenant à la commu- nion romaine, a cru que cet ouvrage, tout proteslant qu'il est, pouvait être utile à ses coreligionnaires. Mais cela peut-il nous étonner, quand nous savons que le sage et vertueux Charron, malgré son livre, dont chaque ligne est une réfutation de l’athéisme, n’a pu éviter la flétrissante accusation de ne pas croire en Dieu! Browne est tout entier de son époque, sa philosophie n’est jamais qu'un corollaire d’un dogme chrétien. Il est vrai que la raison de l’auteur se révolte souvent, mais nous avons vu qu'il savait l’humilier sous l'in- faillibilité de la révélation divine. Constatons, comme une coïncidence qui ne peut être fortuite, que Île livre Religio medici parut en 1639. Quelques années auparavant Descartes avait mis au jour cette méthode qui devait changer la face des sciences. Bacon, en même temps, publiait son ouvrage de Dignitateet augmentis scientiarum. La Mothe le Vayer faisait paraître son livre sur les vertus des payens. Enfin Galilée (1633) faisait amende honorable aux pieds de l’Inquisition pour avoir démontré la rotation de la terre. Infirme et septuagénaire, il désavouait , sous la menace du supplice, ses titres à l’immortalité, ses Dia- logues sur les systèmes de Ptolémée et de Copernic. S'il est vrai, comme paraît l'avoir prouvé M. Biot, 122 qu’atlerré par la crainte des tortures, Galilée n'ait pu dire le fameux : E pur si muove, au moins a-t-il légué à la postérité la honte de ses persécuteurs et l’impéris- sable gloire de ses découvertes astronomiques. Peu de temps après, Gassendi apprenait à l’Europe la con- damnation de Galilée. Cette fatale nouvelle paralysa sans doute plus d’un généreux effort. Au moins paraît- il certain que la crainte des censures de Rome empêcha Descartes de publier l'immense ouvrage qu'il préparait sur l’ensemble de la nature (Revue des Deux-Mondes, janvier 1859). Le Syntagma philosophiæ Epicuri de Gassendi pa- raissail à Lyon, en 1649. Cetle philosophie qui se por- tail rivale de l’idéalisme de Descartes, ne manquait pas d’une certaine hardiesse bien que l’auteur la renfermât toujours dans les limites de l’orthodoxie. Peut-être pourrait-on dire que les idées de Gassendi furent aux idées émises un siècle plus tard par Locke ce que ces dernières ont été pour ce que l'on appelle aujourd'hui la philosophie positive. L'homme tend naturellement à simplifier les sys- tèmes, ne fût-ce que pour épargner à sa paresse un peu de travail, à son ignorance un aveu de moins. Malheureusement ce qui est le plus simple n’est pas essentiellement le plus vrai. La philosophie positive, malgré l'attrait qui s’y at- tache, supposera toujours, sans jamais le prouver, que le monde matériel est le dernier mot de la science, qu'il est ces colonnes d’'Hercule au-delà desquelles il n'y a rien que le néant. Mais à tous ces systèmes incomplets, survivra l’es- prit immatériel de l’homme qui, dans vingt mille ans 1923 peut-être, répétera encore ce cri de la conscience hu- maine ; Est Deus in nobis, agitante calescimus illo. OVIDE. Oui en nous il y a un Dieu, si l’on peut se servir de cette expression poétique, il y a un être intelligent et immortel qui peut dompter, plier à son usage, asservir, en un mot, la nature brute et inanimée, mais qui ne doit pas s'attacher exclusivement à cette industrie toute brillante qu’elle soit, y borner tout son avenir, y déposer toutes ses espérances. Disons, pour conclure, que tant de richesses scien- tifiques accumulées dans ce premier tiers du xvri° siècle, font vraiment, de cette époque, le berceau de toutes nos connaissances. Quand nous lisons les tristes résultats des contro- verses religieuses qui ne commençaient qu’à se cal- mer à la naissance de Browne, nous bénissons natu- rellement le progrès de l’esprit humain qui a fait ces- ser ces fureurs de parti. Aujourd’hui nous concevons à peine ces fanatiques animosités, toutes ces questions surnaturelles nous trouvent froids et indifférents. En un mot, à cette fièvre violente qui tourmenta si longtemps nos aïeux, a succédé un assoupissement qui est peut-être bien moins le repos que le précurseur de la mort. En effel, se reposer dans le calme d’une opinion qu'ont formée de longues et sérieuses études, prendre un parti après mûr et consciencieux examen, c'es le droit de l’homme qui n’a reçu de Dieu l’intelligence 124 et la volonté que pour se conduire et se décider dans les diverses circonstances de la vie. Mais, sans travail, sans réflexion, sans aucune étude préalable, trancher des difficultés religieuses ou phi- losophiques, s’enfermer tout entier dans un cercle ma- tériel, et ne jamais élever ses regards au-dessus äu monde des sens et de l’industrie, c’est, selon nous, faire trop bon marché de la dignité de l’homme et en ravaler bien bas la divine essence. L'homme n’est grand que par l'intelligence et par le cœur. Mais l'intelligence ne doit pas s'exercer seu- lement à vaincre la nature brute, à la soumettre à des procédés mécaniques pour multiplier des jouissances matérielles ; non, il y a d’autres domaines qu'elle a le devoir de fouiller et de cultiver. Ce sont la religion, la philosophie, la morale, car c’est cette trilogie huma- nitaire qui constitue la véritable grandeur de l’homme. Il semble de nos jours, que la jeunesse craigne de penser, tant on lui a fait peur de l'idée. Aussi voyez- vous avec quel dédain elle traite les problèmes les plus intéressants des destinées humaines. S'avise-t-elle ja- mais de regarder au-delà de l'horizon de plaisir ou de futilité où elle se concentre tout entière ? S’agiler ainsi dans le vide, ce n’est pas la vie ; ce n’est que la convulsion qui précède l’anéantissement, On dit, il est vrai, que, discuter sur la religion ou sur la philosophie, ce n’est ni de bon goût, ni de bon lon. Mais ce crétinisme qui tue moralement les âmes et abrutit l'intelligence est-il de meilleur aloi? La discussion en pareille matière, prouve toujours au moins que de graves sujets occupent votre esprit, 125 que l’âme s'ouvre à l'idéal du beau et du bon, en un mot, que de nobles instincts font encore battre le cœur. Quand tout se réduira au froid calcul d'accroître sa fortune pour accroître son bien-être, la valeur de l'homme y aura-t-elle beaucoup gagné : la France pourra-t-elle alors se vanter justement d’être à la tête de la civilisation ? Qui dit civilisation, entend ou doit entendre progrès moral; un peuple est mort, le jour où l’idée ne le tour- mente plus. Plus heureux que n'étaient nos pères au xvi: siècle, nous n'avons plus à craindre le poignard ou le bû- cher comme corollaires de nos opinions. Prolégée par les immortels principes de 89, toute discussion reli- gieuse ou philosophique peut êlre calme et tolérante aujourd'hui, les armes sont courtoises, on a des ad- versaires et non des ennemis. Il n’est point, a dit Sénèque, de spectacle plus agréable à Dieu, que celui de l’homme luttant contre l’infortune. Il en est un autre pourtant non moins agréable à la Divinité, c'est de voir la raison de l’homme travaillant à briser les obstacles qui s’interposent entre elle et la vérité qu'elle cherche et qu’elle poursuit. Cette lutte, nous venons d’en être témoin, en analy- sant le livre de Browne. Pascal nous en offre encore un effrayant exemple. Ce sublime sceptique, comme on le nomme, fut toute sa vie tourmenté par la lutte incessante de sa raison contre la foi : vous savez comment il triompha dans ce combat à outrance. Il s’abêlit, comme il le dit lui-même, pour humilier l'orgueil de sa présomptueuse raison, 196 Voulez-vous savoir jusqu'où va, chez des esprits d'élite, ces tortures de l'âme? lisez Jouffroy et jugez. Quel terrible duel que celui des idées inculquées dès l'enfance, avec la raison exigeante et impérieuse de l'homme mür. Oh! c’est bien là ce glaive à deux tran- chants qui, selon l'expression biblique, pénètre jusqu'à la division de l’âme et de l'esprit. L'homme vraiment religieux, on l’a dit avant nous et mieux que nous, n’est pas celui qui, sans travail d'intelligence, sans usage de sa raison, guidé seule- ment par une aveugle routine, marche dans le sentier battu, à travers des pratiques plus ou moins respecta- : bles; mais bien celui qui, acceptant au physique comme au moral, la tâche de chercher la vérité à la sueur de son front, dans la nature brute et dans la na- ture intelligente, ne recule devant aucun labeur pour soulever un coin du voile qui nous cache les secrets de Dieu. | Pour éprouver son courage, l’être infini le laissera peut-être mourir à la peine ; mais cette vision de la vérité à la poursuite de laquelle le sage aura couru parmi tant de veilles et de combats, Dieu la lui réser- vera, sans doute, dans un monde meilleur, pour prix de ses nobles et constants efforts. Ainsi faisaient tant de grands hommes de l'antiquité pour secouer les langes d’un paganisme usé et privé désormais de la dernière étincelle de vie. Ainsi luttaient les premiers Pères de l'Église contre les préjugés de leur enfance et de leur éducation, contre toutes les philosophies dominantes alors, jus- qu'à ce qu'ils crussent avoir trouvé un sol ferme pour y poser définitivement les pieds. 127 Ne voyons nous pasSt Augustin, pour ne parler que de lui, courir haletant pendant le premier tiers de son existence , à travers tous les systèmes philosophiques, remuer toutes les idées écloses avant lui, se jeter de désespoir, jusque dans le manichéisme pour atteindre celte vérité dont la soif le consume et le dévore ? Plus heureux que tant d’autres, il crut un jour l'avoir trouvée et dès lors il s'endormit tranquille sur ce doux oreiller, ou plutôt ne combattit plus que pour la ren- dre acceptable à ceux que n’entraînait pas la même conviction. Il est des natures faciles et simples auxquelles répu- gne tout travail de l'esprit, toute recherche purement intellectuelle. A celles-ci il faut une formule toute trou- vée, un systême établi; l’axiome de St-Paul, lerationa- bile obsequium n’est pas fait pour elles. Placés pour ainsi dire dans une nacelle qui dérive sur un fleuve paisi- ble, ces hommes, les yeux tournés vers le ciel, des- cendent mollement vers le port désiré où les attend une félicité sans bornes comme sans fin. Ah ! gardons-nous de troubler par des questions in- discrètes cette pieuse quiétude, elle a quelque chose de la foi peu raisonnée mais vive des peuples de l'Orient. Il faut la respecter, sans trop l’envier peut-être. Nous dirons à ces âmes qui se livrent à toutes les im- pressions qu'on leur suggère, comme le poète latin : Vivite felices, quibus est fortuna peracta Jam sua. Oh! oui, vivez heureux vous dont l'esprit n'a jamais élé travaillé par le doute, vous qui n'avez jamais senti 195 ces angoisses intérieures qui, comme le marlyre, puri- fient aux yeux de Dieu. A ceux au contraire, dont la raison plus exigeante, se trouble sur la mer du doute, nous rappellerons que Dieu leur tiendra compte de ces nobles et conscien- cieux combats; quelque impuissantes que soient ces tentatives, elles ont toujours leur mérite. Que ces martyrs de l'intelligence prennent toutefois courage, la lutte sera longue, pénible et probablement avant que de trouver un port Longum restat maris œquor arandum. L Mais sur cette mer immense aussi périlleuse que profonde, ils ne manqueront pasde guides. Qu'ilsécou- tent la voix de ces deux écrivains que l'Académie française a couronnés ensemble, M. l'abbé Gratry et M. Jules Simon ; qu'ils lisent et méditent les excellents articles que publie un recueil qui ne fait que de naître mais auquel sourit un brillant avenir, articles frappés au coin d'une logique sévère et dus à la plume de M. Emile Saisset. Ils verront alors se vérifier l’axiôme de Bacon, que si un peu de philosophie éloigne de Dieu, beaucoup de philosophie en rapproche. Ici se rattache une question souvent reproduite et toujours controversée. YŸ a-t-il réellement des athées? Browne pense qu'il n’en existe pas et nous croyons qu'à son point de vue il a raison. « Le sentiment d'Épicure, dit-il, tout en détruisant » la providence divine n’élait pas l’Athéisme. Car ce » philosophe niait seulement l'intervention de Dieu » dans les affaires humaines et cela parce que c’étaient 1929 » des choses indignes d’une si grande majesté. La » nécessité falale des sloïciens n’était non plus que » l’immutabilité de Dieu. » Quant aux sectes chrétiennes, quelques-unes, dit- » il, ont nié la divinité de l'Esprit Saint et ont été con- » damnées comme hérétiques; d’autres, et c’est la pire » espèce, onl refusé au Christ le titre de Dieu; mais » enfin aucune n’a mérité la flétrissure qui s'attache » au nom d’athée. » Lamennais que le catholicisme a droit de ré- _ prouver puisqu'il est mort hors de son sein, mais au- quel tout penseur doit un tribut d’admiraiion, La- mennais a dit quelque part, si notre mémoire ne nous trompe, qu’il n’y a point d’athées et que c’est toujours Dieu sous des noms divers. N'en déplaise à ce grand homme, Ja thèse ainsi posée nous semble trop générale et même dangereuse dans ses conséquences pratiques. En effet, les systèmes sur Dieu peuvent être envi- sagés sous deux points de vue différents ou plutôt es- sentiellement opposés. Ou vous conservez à Dieu sa personnalité el le libre arbitre, ou vous les lui déniez. Cette dernière opinion ne diffère en rien, selon nous, du véritable athéisme. Que nous importe de faire partie d’un grand tout si ce tout n’a ni conscience, ni volonté libre ? L'homme alors, goutte d’eau dans un océan immense, naît, vé- gète et meurt sans devoirs, puisqu'il est sans respon- sabilité morale. Ce rayon divin qu'on appelle raison ne lui sera donné que pour le torturer vainement et sans conséquence ultérieure, par des pensées de devoir, de mérile, de faute, de châliment, en un mot par tout 9 130 cet appareil de supplices qui faisait dire au saly- rique latin : ROME US ÉTAT OS Mens diri couscia facti D. ci MU PE Surdo verbere cœdit, Occultum quatiente animo tortore flagellum. Juv. xvuj. Satyr. Cette furie vengeresse que l’homme coupable porte, jour et nuit, dans son cœur, qui forçait Tibère à écrire cette lettre fameuse, la peinture et l’effroi de tous les tyrans, tout cela ne serait qu'une hallucination sans base, sans réalité. Disons-le, car c'est notre conviction, sans un Dieu personnel, libre, intelligent et juste, le remords chez l'homme est un non-sens. C’est une main tendue à celui qui se noie, mais à la condition que le malheureux, dans son désespoir, ne pourra jamais y atteindre. Une pareille idée de Dieu diffère-t-elle beaucoup d’une absolue négation ? Nous ne le croyons pas. Dr Dumont. DU RÉALISME ET DE SON INFLUENCE SUR LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE. CHAPITRE I. Du réalisme. — Son but. — Sa méthode. — Quel est le but de l’art en général et de l’art littéraire en particulier ? — Du beau dans Part. — Le réalisme repose sur un principe faux. — Champfleury chef de l’école réaliste. — Ses ancêtres. — Des contemporains qui partagent ses idées. — Confusion des principes du bien et du mal, du beau et du laid. — Du juste et de l’injuste chez les romanciers modernes. — [nfluence de cette confusion sur l’ori- gine de l’école réaliste. — Le réaliste se croit justifié quand il a dit: Cela existe. — De la poésie et du réalisme. Le travail quelque infructueux qu'il soit est toujours une noble chose, et loin de nous la pensée de vouloir, par une injuste critique, diriger une maladroite aitaque contre des écrivains novaleurs, convaincus que l’art liliéraire n’est point arrivé au terme de son dévelop- 132 pement, et désireux, par leurs efforts, de lui faire ac- complir un pas de plus dans la voie du progrès. Mais tout progrès, pour être réel, doit être le résuliat de longs et constants efforts; et de plus, loin d’être un fait isolé dans le monde, il se rattache au passé par des liens étroits qu’il faut se garder de méconnaîitre. .Cependant, de nos jours, une nouvelle école a paru en littérature; elle s’est sentie sans doute bien forte et bien sûre d’elile-même, car elle a répudié tout d’abord et le passé et le présent, voulant marcher seule et sans autre guide que la nature, dédaignant les classiques qui, selon elle, poursuivaient trop l'idéal au détriment de la vérité, et les romantiques, comme exagérant toujours les tableaux qu'ils représentent. L'école réa- liste s’est donné pour mission de combler les lacunes des uns et de corriger les écarts des autres. Sa méthode, c’est l'analyse attentive de tous les événements de la vie humaine; c'est l’observalion de tous les détails du monde extérieur, et j'ajouterai, bien que certains de ses disciples n'aient point été logiques à ce point, c’est aussi l'observation de tous les détails, de tous les évé- nements du monde moral. Tandis que l’école classique s’efforce de peindre les sentiments et les passions en les idéalisani en quelque sorte, et recherche surtout le beau, le grand, le su- blime ; tandis que l’école romantique veüt se rappro- cher de la réalité en peignant le grotesque à côté du grandiose, l’école réaliste s’attache à copier les traits de l'individu, ses mouvements, les moindres événe- menis de sa vie de chaque jour; elle le prend dans son milieu habituel, avec ses vices s'il en a, ses vertus, s’il en possède, avec ses pensées bonnes et mauvaises. 133 S'agit-il de la nature, elle en indique tous les détails, et nous compte même au besoin les pierres du chemin. Le monde a trop longtemps rêvé, dit-elle, il est temps qu'il s’éveille enfin ; il est temps qu'il se voie tel qu'il est réellement, qu'il ne s’illusionne plus sur sa lai- deur ; qu’il ne se méprenne plus sur ses faiblesses. L'homme s'est cru meilleur qu’il ne l’est; sur la foi d'écrivains enthousiastes, il a oublié ses vices ou ri de ses turpitudes; qu'il descende du piédestal où l'ont placé ses flatteurs, qu’il se contemple dans un miroir fidèle; qu'il rougisse de lui-même et que sa honte le corrige. Partant de là, l’école réaliste parcourt hardiment l'humanité tout entière, peignant tout, disant tout, tirant de l’ombre où les avaient laissées les plus auda- cieux écrivains, les individualités les plus fangeuses. L’accuse-t-on de ne pas choisir avec assez de soin ses tableaux ? Elle prend le monde tel qu’il est; elle croit utile de dévoiler ses vices, tant pis si les vices domi- nent. L'école réaliste, se pique avant tout d’être sincère; ce que l’on est convenu d'appeler les règles du bon goût, n’est pour elle qu'une série d’entraves non-seu- lementinuliles, mais nuisibles , puisqu'elles ne servent qu’à éloigner de la réalité. En cherchant l'idéal, on s'éloigne du réel; en voulant les cacher on oublie les infirmités de la nature hu- maine; et comme les anciens habitants de l'Egypte qui apportaient un squelette au milieu même du festin, l'écrivain réaliste nous montre sans cesse nos vices, dans le but de nous tenir constamment en garde contre eux. 134 Telle est, si je ne me trompe, la mission que s’at- tribue la nouvelle école, nous la verrons à l’œuvre; nous poursuivrons alors l'étude de sa méthode; nous en apprécierons la valeur, en en constatant avec soin les résultats. Au début de cette étude, une question se présente dont la solution nous donnera le criterium, à l’aide duquel il nous sera facile d'apprécier la méthode suivie par les différentes écoles littéraires qui se sont succé- dées. Quel est le but de l'art en général et de l'art litté- raire en particulier? L'école réaliste nous répond : C'est la vérité : d'accord ; mais la vérité se trouve-t-elle dans les détails de la vie de chaque jour ? La vérité, cet idéal de tous les penseurs, est-elle le résultat d’une perpétuelle analyse, et faut-il bannir à jamais la syn- thèse, comme une arme impuissante à dissiper les erreurs qui nous arrêtent à chaque pas ? Enfin le vrai peut-il être séparé du beau dans l’art, et doit-on re- garder comme des exagérations funestes, ou des rêves inutiles, les efforts de tant d'hommes illustres pour arriver à peindre un type qu'ils se sont créé, en s’iso- lant des variétés du monde réel? Tels sont les déve- loppements de la question complexe que nous venons de poser, et qu’il nous faut tout d’abord parcourir; nous élablirons ainsi des jalons, sans lesquels nous aurions à redouter d’inévitables écarts dans la longue route qu'il nous faut accomplir. Le but de l’art en général et de l’art littéraire en particulier, c’est la vérité, nous dit l’école réaliste, et, comme conséquence de ce principe, elle donne comme règle unique l’imitation de la nature. Il faut se mé- fier de ces principes absolus posés au début d'une 135 doctrine. Acceptés sans contrôle par des esprits qu'a séduits leur hardiesse, ils conduisent quelquefois à des conséquences singulières, qu'il nous répugne d’ad- mettre, quelque logiques qu'elles soient; voyons donc si par limitation on arrive sûrement au but que se propose l'école réaliste. Admettre à priori celte as- sertion, c’est oublier certain adage adopté par le bon sens populaire, et qui ne confond jamais l’habileté du copiste avec le génie de l’artiste créateur, et le bon sens, peu variable dans ses règles parce qu'il est d’or- dinaire le résumé d’apinions nombreuses et éprouvées par le temps, est loujours consulté avec fruit. Le bon sens nous dit encore que l'artiste créateur est bien plus grand que le copiste ; et d’où vient sa supériorité, si ce n'est qu'il est en même temps plus vrai et plus beau dans ses œuvres? Quels que soient sur ce point les arguments du réalisme, ils n’arriveront jamais à ren- verser la croyance à un idéal suprême renfermant en lui toute la perfection; ils n’arriveront jamais à prouver que l’on ne doit pas s’efforcer sans cesse de s’appro- cher de cet idéal. Cet idéal se rencontre-t-il donc dans la nature ?.La méthode seule de l’observation nous montre trop souvent l’imperfection des objets et des individus pour qu'il nous soit possible de nous faire illusion sur ce point. Tout dans la nature est impar- fait par quelque côté; l’imitation servile du monde réel ne peut jamais nous conduire à la vérité ; l’école réaliste pose donc tout d'abord un principe faux. — Elle confond la réalité des objets extérieurs avec la vérité abstraite, toujours une, toujours invariable, tandis que la réalité change et varie à chaque instant ; c’est un des points qui la distinguent de l’école clas- 136 sique. Aussi, n’arrivera-t-elle dans ses œuvres qu’à l’agréable, qu'il ne faut pas non plus confondre avec le beau dans l’art. De même que les objets et les indi- vidus que nous présente l'écrivain réaliste varient dans le monde, suivant le point de vue où s’est placé l’ob- servaleur, de même aussi, le sentiment que fait naître en nous le tableau qu'il nous met sous les yeux, change suivant la disposition d’esprit où nous nous trouvons. « Il n’y a plus alors que des beautés relatives et changeantes, des beautés de circonstance, de cou- tume, de mode, et toutes ces beautés, quelque diffé- rentes qu’elles soient, auront droit aux mêmes hom- mages pourvu qu'elles rencontrent des sensibilités auxquelles elles agréent. Et comme il n’y a rien en ce monde, dans l'infinie diversité de nos dispositions, qui ne puisse plaire à quelqu'un, il n’y aura rien qui ne soit beau, ou pour mieux parler, il n’y aura ni beau ni laid, et la Vénus hottentote égalera la Vénus de Mé- dicis: l'absurdité des conséquences démontre l’absur- dité du principe (1). » Tout écrivain veut plaire à ses lecteurs; son œuvre, si elle n’est qu'agréable, peut être goûtée par.quelques- uns; elle peut même lui acquérir une renommée passagère; mais ce qu’il y a décrit venant à disparaître avec la mode, elle est bien vite oubliée; quant à la question d'utilité, on s’en préoccupe peu d’habitude, et cependant, si de grands critiques semblent la regarder comme superflue dans certains arts, elle nous paraît de nature à tenir une place importante dans l’art lit- téraire. (4) Cousin. Du vrai, du beau et du bien. 6e leçon, p. 141. 137 La confusion de l’agréable et du beau n’est pas nou- velle: Platon la discute dans son premier Hippias; elle est cependant encore à l’ordre du jour, et plus d’un écrivain réaliste joue à l'égard des écoles précédentes le rôle du sophiste en face du philosophe, regardant comme l'idéal du beau, une belle fille, voire même une belle marmite, et peut-être serait-il bien embarrassé de répondre si on lui demandait, comme Socrate à Hip- pias, lequel est le plus beau, pour retirer le contenu de cet ustensile de ménage, d’une cuillère d'or, ou d’une cuillère de bois. La beauté, conception abstraite que doit toujours avoir devant les yeux l'artiste, ne peut être soumise à la variabilité des formes qu'il nous est donné de con- templer dans le monde; elle ne peut être resserrée dans létroite limite des événements journaliers, ou des sentiments et des passions, différentes suivant la sensibilité de chacun de nous. Faut-il en conclure que l'observation de tous ces phénomènes ne puisse con- duire lesprit à la conception du beau ? Ce serait pré- tendre que le fini ne saurait faire rêver à l'infini, que la forme extérieure ne suppose plus rien après elle, qu’en dehors de la réalité, ilne peut y avoir que vaines hypothèses et folles tentatives d’une imagination égarée. Ces hypothèses, ces tentatives, ont pourtant été faites par de grands génies, dont les siècles n'ont point pâli les œuvres. Le génie d’ailleurs peut-il dé- tourner éternellement la tête du ciel qui le réclame ? I lui faut un plus libre essor; notre monde est trop - étroit pour lui, et l’y enchaîner à jamais ce serait lui enlever sa force et le condamner au néant. La méthode d'observation ne doit pas être rejetée 138 entièrement, mais son exagération est à craindre; si l'analyse est indispensable à celui qui veut connaître à fond la nature, et cette science sera toujours pour l'écrivain un incontestable avantage, il faut placer près de là la synthèse qui généralise et forme un tout complet à l’aide des détails pris dans des individualités imparfaites. Puis l'imagination vient ensuite adoucir les contours de l’ébauche, et jetant sur elle une teinte plus indécise, elle lui donne ce je ne sais quoi, qui dans une œuvre d'art fait rêver à un idéal qu’entrevoit toujours l'esprit derrière la création qu’on lui présente. La forme n’est que l'enveloppe d’une idée, et c’est celle idée que l'artiste doit poursuivre; la forme est variable dans le monde réel; mais ses variations mêmes ne peuvent réussir à dissimuler ce qu'elle a de commun avec un type invariable, unique, qui est la beauté abstraite: idéal vers lequel la nature elle- même semble tendre de tous ses efforts. Demandez aux grands génies de l'art antique, le secret de leurs chefs-d’œuvre ; Phidias vous répond que lorsqu'il faisait une statue de Jupiter ou de Minerve, il n’avait pas sous les yeux un modèle particulier dont il s'ap- pliquait à exprimer la ressemblance, mais qu’au fond de son âme résidait un certain type accompli de la beauté sur lequel il tenait ses regards attachés et qui conduisait son art et sa main (1). Demandez à Platon comment doit travailler l'artiste : « L'artiste, vous ré- » pondra-t-il, qui l'œil fixé sur l'être immuable, el se » servant d’un pareil modèle, en reproduit l’idée et la » vertu, ne peut manquer d’enfanter un tout d’une \ (4) Cicéron, de oratore. 139 » beauté achevée, tandis que celui qui a l'œil fixé sur » ce qui passe, avec ce modèle périssable ne fera rien » de beau (1). » Grandes et utiles leçons qu’on oublie trop de nos jours, où l’on se hâte de vivre et de courir à une renommée passagère ; où chacun touche légè- rement et sans y laisser d’empreinte à tout ce qu’il rencontre sur sa route, sans s’y arrêter un instant, comme si la vie lui semblait trop courte pour laisser à la pensée le temps de peser les matériaux dont elle veut construire son œuvre. On considère en général Champfleury comme le chef de l’école réaliste ; essayons de découvrir dans ses œuvres quelle est la théorie de l’art en littérature. « L'art n'est-il pas, dit-il, la communication à la foule » de mes sensalions personnelles ? » Je dois remuer, échauffer les cœurs, faire sourire » ou pleurer des individus que je ne connais pas. » L'art seri de trait d'union entre eux et moi. » Longtemps j'ai étudié les aspirations, les désirs, » les joies, les chagrins des classes qui me sont sympa- » thiques, et je m’applique à rendre ces sentiments » dans toute leur sincérité. » J'écris ce qu'ils ne sauraient écrire: je ne suis que » leur interprète (2). » Nous voilà bien loin des principes que nous posions tout à l'heure; car, selon Champfleury, le but de l’art en général, et de l’art littéraire en particulier, c’est la communication à la foule de nos sentiments personnels. Et quoi de plus variable, quoi de plus sujet à la mode, (1) Cousin, traduction de Platon, t. x, Timée, p. 116. (2) Champfleury. Le Réalisme, préface, p. 8. 140 au caprice, aux événements? quoi de plus dépendant des mille circonstances de la vie, que nos sentiments personnels? Quoi de plus sujet à l'erreur, et par suite, quoi de moins rapproché de la perfection vers laquelle l'artiste doit tendre de tous ses efforts ? Mais admettons pour un instant cette proposition et voyons si la communication de nos sentiments person- nels sera capable de remuer, d'échauffer des cœurs, de faire sourire ou pleurer des individus que nous ne con- naissons pas ? J'ai bien peur que le plus souvent un pareil moyen ne puisse que faire sourire; car l’'émo- tion n’est produite que par de grands événements, par la lutte des grandes passions entre elles ou contre le devoir ; la douleur individuelle n’émeut que lorsqu'elle. est accompagnée de circonstances extraordinaires; et la souffrance telle que nous la rencontrons à chaque pas ne cause qu'une impression passagère, lorsque nous ne nous intéressons point, pour un motif spécial, à celui qu’elle tourmente. Champfleury se trouve bien vite à l’étroit dans le champ restreint de ses sensations personnelles; il se décide à étudier les aspirations, les désirs, les joies, les chagrins des classes qui lui sont sympathiques et s’ap- plique à rendre ces sentiments dans toute leur sincé- rilé; le cadre s’est élargi sans doute; mais nous y retrouvons la même variété, la même chance d'erreur. L'écrivain qui mettra ces préceptes en pratique ne sera, comme le dit Champfleury, qu'un interprète ; or l'interprète est bien près du copiste, dans le sens où il est employé ici, et le chef de l’école réaïiste a soin de s’en expliquer pluslonguement : «La reproduction de la » malière par l'homme, ajouté-t-il, ne sera jamais une 141 » reproduction ni une imilation : ce sera toujours une » interprétation. » Et pour expliquer sa pensée il em- ploie la comparaison suivante. «Dix daguerréotypeurs » sont réunis dans la campagne ei soumettent la na- » ture à l’action de la lumière. A côté d’eux dix élèves » en paysage copient également le même site. L'opé- » Lion chimique terminée, les dix plaques sont com- » parées, elles rendent exactement le paysage sans au- » cune variation entre elles. » Au contraire, après deux ou trois heures de travail, » les dix élèves (quoiqu’ils soient sous la direction d’un » même maitre) ét qu'ils aient subi ses principes » bons ou mauvais, étalent.leurs esquisses les unes à » côté des autres. Pas une ne se ressemble. » Cela prouve-t-il, comme il le pense, que ces paysa- gistes ne sont pas des copistes, mais des interprètes? Par- ce que l’un a vu l’herbe des champs rousse, et que l’au- tre l’a vue verte, parce que l’un a donné au paysage un aspect riani, et l’autre un aspect triste, « car, dit notre auteur, l’homme quoiqu'il fasse pour se rendre esclave de la nature, est toujours emporté par son tempéra- ment particulier quile tient depuis les ongles jusqu'aux cheveux et qui le pousse à rendre la nature suivant l'impression qu'il en reçoit », peut-on voir une autre dif- férence entre le daguerréotype et l'élève qui interprète un paysage, pour me servir de l'expression de Champ- fleury, que celle qui exisle entre une machine pré- cise et toujours sûre d'accomplir exactement son œu- vre, et un ouvrier, habile aussi, si vous le voulez, mais qui fail de vains efforts pour égaler la perfection des ouvrages exécutés par sa rivale ? Tous les deux copient la nature, mais l’une copie mieux que l’autre. 142 J'ai dû essayer tout d’abord de résumer la doctrine réaliste relativement au but que se propose l'artiste ; Champfleury semble avoir laissé tomber de sa plume en courant, les quelques règles que je viens de rap- peler, règles vagueset indécises, peu faites pour servir de point de départ à une école qui se pose comme prête à combattre les systèmes qu’elle veut remplacer. Lanouvelle école a cru voir sa naissance prédite dans ces quelques lignes que M G. Sand écrivait en tête de son drame du Champy : « Il y aura une école nouvelle qui ne sera ni classi- que ni romantique, ei que nous ne verrons peut-être pas, car il faut le temps à tout , mais sans aucun doute celte école nouvelle sortira du romantisme, comme la vérité sort plus immédiatement de l'agitation des vi- vants que du sommeil des morts. » Mue Sand voulait-elle parler alors du progrès lent, mais continuel de tous les arts, des modifications suc- cessives qu'il leur apporte, de la fusion des systèmes contraires ou différents, donnant naissance à une nouvelle doctrine, ou d’une scission profonde et sou- daine, comme celle de l’école réaliste en face des écoles classiques et romantiques? Je ne sais; mais il me semble qu’elle n’a jamais pu voir, elle, dont la forme est si pure et le fond si poétique, un progrès dans la forme réaliste, un progrès dans la reproduction de la nalure telle que l'entend l’école réaliste. Ces deux questions sont trop importantes pour que nous les passions sous silence. Aussi les traiterons-nous dans un chapitre spécial. Nous n’espérions pas trouver chez celui que la’ critique de nos jours regarde comme le chef de l’école nouveile, la théorie complète du réa- 143 lisme Nous l'avons vu plein d'hésitation et d’incerti- tude, s’efforcer de chercher des règles et de former un corps de doctrine ; mais une doctrine n'est que le ré- sultat de nombreuses expériences, et nous la verrons sortir plus complète de l'examen que nous nous pro- posons de faire des principaux ouvrages de ceux qui se disent ses disciples. Champfleury n’est pas sûr d’ailleurs de sa propre opinion: « Je ne vous définirai pas, écrit-il a Mre Sand, le réalisme; je ne sais d’où il vient, où il va, ce qu'il est; Homère serait un réaliste, puis- qu'il a observé et décrit avec exactitude les mœurs de son époque (1). » Et plus haut : «M. Courbet est un réaliste. Je suis un réaliste; puisque les critiques le disent, je les laisse dire. Mais à ma grande honte, j'avoue n'avoir jamais étudié le code qui contient les lois à l’aide desquelles il est permis au premier venu de produire des œu- vres réalistes.» Et cependant, au début de son œuvre, M. Champfleury pose son école, bien qu’il craigne les écoles comme le choléra (2), comme s’apprêtant à combattre, et lui-même se dispose à la seconder de touteslesforces de son courage. « Mais, Monsieur, écrit- il dans une lettre à M. Ampère sur la chanson popu- laire , il ne s’agit pas ici exclusivement de réalisme; les temps ne sont pas venus de discuter cette brûlante question (c'était en 1853), qui fait jeter les hauts crisaux gens de mauvaise foi, aux esprits timorés et aux igno- rants. La forteresse n’est pas bâtie ; les armements se (4) Champfleury. Le Réalisme, lettre à Mme Sand sur M. Cour- bet, p. 273. .(2) Ibib, p. 272. 144 préparent en silence, il est vrai; tout annonce un combat sérieux, mais il faut atfendre. Alors, Monsieur, vous pourrez voir avec quel acharnement sera défendu le terrain neuf; les Prussiens n’auront pas été plus mal reçus en Lorraine (1). » Depuis, la critique a dirigé quelques attaques contre le roman réaliste, et Champfleury écrivit en 1857 le passage suivant : « Mais du moment où il y a danger d’être accusé de réalisme, j'accepte le danger. Je ne suis pas de ceux qui louvoient et qui voudraient ac- cepter les honneurs quand la bataille sera gagnée. On a dit que le réalisme était une insurrection. J'ai tou- jours eu une grande sympathie pour les minorités, et je ne crains pas de faire partie momentanément de celle insurrection. » « Quand l’idée aura triomphé, on verra des groupes de courtisans et de flatteurs qui ne manquent jamais en pareille occasion d’acclamer: « Moi aussi je com- battais pour le réalisme.» C’est alors que toute calomnie cessant, il sera honorable de quitter la lutte. Aujour- d’hui, il ne faut pas s'inquiéter de légères blessures et ne pas craindre de pousser la tendance à l'extrême (2).» M. Champfleury peut-il s'étonner après un pareil ma- nifeste d’avoir été placé à la tête de l’école réaliste ? Et quelle preuve plus éclatante que l’école nouvelle a rompu avec toutes les traditions littéraires qu’elle re- garde comme des entraves ? Son but, nous l’avons déjà dit, c’est l’imitation de la nature, ou l'interprétation, comme elle le voudra, car ces deux mots pour elle (1) Champfleury. Le Réalisme, p. 190 (2) Le Réalisme, préface, p. 4. 145 sont synonymes ; sa méthode, l'observation. Elle ré- pudie l'idéal; elle confond le beau éternel avec l’a- gréable el la mode ; la vérité avec la réalité ; et comme le proclame son chef, elle n’a pas craint de pousser la tendance à l’exirême. Voyons maintenant quels sont les ancêtres de Champfleury en littérature; car il ne prétend pas pro- céder de lui-même; il cherche des écrivains qui, par leurs œuvres, confirment sa doctrine. Nous rencon- irons d’abord parmi ceux dont il invoque le secours dans sa préface du Réalisme ; Molière (jusque-là nous avions pris Molière pour un classique), puis Diderot, Sterne, et de nos jours Stendhal, Théophile Gautier, Madame Sand quelquefois, etc., ete. — Si Molière eût été réaliste, il se fûl contenté de reproduire ce qu'il voyait; il eût peint des personnages du xvr: siècle seu- lement, et non des individualités grotesques par l’exa- gération des travers d’une époque, mais vraies, parce qu'elles agissaient sous l'influence de passions toujours existantes. Il eût peint sans doute à force d'esprit Tar- tuffe, Alcesie, Armande et Philaminte risibles, en les affublant des ridicules de leur temps, mais il n’eût ja- mais fait une œuvre immortelle, il n’eût jamais créé le type de l'hypocrisie, de la vanité, de l’exagération ma- ladroite de la vertu; il eût fait une œuvre réelle, il n’eût pas fail une œuvre vraie. Voyons maintenant jusqu’à quel point Diderot peut être regardé comme l'ancêtre de Champfleury. Voici une théorie de style, que lui em- prunte le chef de l’école réaliste, « si claire, si neuve el si saisissante qu'on ne saurait trop la réimprimer. » (AS Un écrivain qui veut assurer à ses ouvrages un charme éternel, nous dit le philosophe, ne pourra 10 146 emprunter avec trop de réserve sa manière de dire des idées du jour, des opinions courantes, des sys- tèmes régnants, des arts en vogue; tous ces modèles sont en vicissitudes; il s’attachera de préférence aux êtres permanents, aux phénomènes des eaux, de la terre et de l’air, au spectacle de l’univers el aux pas- sions de l'homme, qui sont toujours les mêmes; et telle sera la vérité, la force et l’immutabilité de son coloris, que ses ouvrages feront l’étonnement des siècles, malgré le désordre des matières, l’absurdité des notions, et tous les défauts qu’on pourrait leur re- procher. Ses idées particulières, ses comparaisons, ses métaphores, ses expressions, ses images ramenant sans cesse à la nature qu'on ne cesse point d'admirer, seront autant de vérités partielles par lesquelles il se soutiendra (1). » Je n’ai point à m'occuper ici du sys- tème de philosophie de l'auteur qu’on invoque; je dois seulement rechercher, dans ces conseils, qui ne sont pas exempts d’une certaine exagération, les principes qui dominent; je les trouve dans ces quelques lignes : « Il ne pourra emprunter avec trop de réserve sa ma- nière de dire des idées du jour, ete... » Laisser de côlé les événements de chaque jour, la réalité qui passe, et s’allacher à la vérité permanente, éternelle, sont-ce là les principes proclamés dans son manifeste par le chef de l’école réaliste? Trouvons-nous l’immutabilité que demande Dide- rot, dans l’étude et la communication de nos senti- ments personnels? Champfleury peut-il espérer la trouver dans l'interprétation des désirs, des aspirations, « (4) Fragm. tiré de l'Encyclopédie. 147 des joies, des chagrins des classes qui lui sont sym- pathiques? Nous avons déjà démontré l'impossibilité d’une pareille tentative ; nous essaierons de le prou- ver d’une façon plus nette encore, en analysant les résultats obtenus déjà par les disciples de l’école réa- liste. — Cependant, comme nous le verrons dans la partie analytique de celte étude, Diderot n’a pas tou- Jours mis en pratique les principes que nous venons de citer, et par plus d’un côlé, s’est rapproché beau- coup des tendances de l’école nouvelle; mais ses es- sais n’ont pas été heureux, et peu de personnes au- ourd'hui connaissent sa comédie Est-il bon, est-il méchant ? pas plus que le Pére de famille du même au- teur. Trouverons-nous dans les principes littéraires de M. Théophile Gautier quelque chose qui vienne en aide à l’école réaliste? Je crains bien que Champfleury, dans son amour pour la nature, ait pris pour une pro- fession de foi réaliste une simple boutade du critique, conire des livres aux idées fausses el aux descriptions exagérées (1). M, Gautier dit quelque part, cette gphrase remar- quable par le sens profond qu’elle renferme : « Les arts ont cela d'admirable et de particulier, que l'esprit le plus lucide, le raisonnement le plus juste, joints à l’érudition la plus vaste et au travail le plus opiniâtre, ne servent à rien quand on n’a pas le sixième sens (2). » Ce sixième sens, sur lequel (1) « A force de vivre dans les livres et les peintures, il en était arrivé à ne plus trouver la nature vraie, la réalité Lui FÉORUE, » a fait dire à l’un de ses personnages M. Gautier. (2) L’Art moderne; du beau dans l’art, p 133. 148 M. Topffer a écrit un délicieux chapitre dans les Ré- flexions et menus propos d'un peintre genevois, est ce qui nous fait remarquer les différences et les rapports. de tous entre les objets que nous présente la nature ; ce qui produit en nous une idée de beauté qui n’est ni dans le ciel, ni dans la prairie; c’est ce que Boileau ap- pelait l'influence secrète, c’est ce qui nous permet, après la sensation passagère qu’un tableau a produite sur notre esprit, de nous représenter en imagination une image plus parfaite, et souvent tout autre que celle qu'il nous a été donné d’apercevoir dans la réalité. Et c'est cette image intérieure que doit rendre l'artiste, s’il veut accomplir une œuvre vraiment belle, vraiment durable. « Tout homme qui n’a pas son monde inté- » rieur à traduire n'est pas un artiste. Limitation est » le moyen et non le but; par exemple, Raphaël est » virginal, Rubens sensuel, Rembrand mystérieux, » Ostade rustique. Le premier cherche dans la nature » les formes qui se rapprochent le plus de son iype » préconçu, il choisit les plus belles têtes de femmes » et de jeunes filles, il épure leurs traits, allonge les » ovales de leurs figures, amincit leurs sourcils vers » les tempes, arque leurs paupières et leurs lèvres » pour les faire coïncider avec le sublime modèle qu'il » porte au-dedans de lui-même (1)... » Ces grands hommes, en poursuivant l'idéal, oublient-ils donc la réalité? Nullement : ils s’en servent à chaque instant; là seulement, en effet, ils peuvent trouver des signes pour exprimer leur pensée ; mais ces signes sont pour eux ce que sont les mots d’une langue pour l’écri- (1) L’Art moderne, p. 133 et suiv. 149 vain ; ils les prennent et les transforment, selon le genre de beauté qu’ils poursuivent, « de telle sortequ’un objet qui, dans la réalité, n’exciterait aucune attention, prend de l'importance et du charme étant représenté ; car les sacrifices el les mensonges du peintre lui ont donné du sentiment, de la passion, du style et de la beauté (1). » Jusqu'ici M. Théophile Gautier esi bien peu réaliste; mais voici en quelques lignes une théo- rie complète, qui doit dissiper tous les doutes, s'il est possible d’en avoir encore : « C’est ce sentiment du beau préconçu, écrit-il plus loin, qui inspire au sculp- teur une stalue, au poèle une églogue, au musicien une symphonie; chacun tente de manifester avec son moyeu cette rêverie, cette aspiration, ce trouble et cette inquiétude sublimes qui causent au véritable artiste la prescience et le désir du beau (2). » La réalité n’est qu'une vérité relative, et l'artiste, littérateur ou peintre, y ajoute toujours quelque chose que lui révèlent son intelligence et le sentiment qui l’entraîne ; l’imitation seule de la nature ne peut être son but. Sans doute il est homme avant tout, et comme tel « il peut réfléter dans son œuvre, soit qu’il les partage, soit qu'il les repousse, les amours, les haïnes, les passions, les croyances et les préjugés de son temps, à la condition que l’art sacré sera tou- jours pour lui le but et non le moyen. Ce qui a été exécuté dans une autre intention que de salisfaire aux éternelles lois du beau, ne saurait avoir de valeur dans l'avenir (3). » Qu'a donc de commun M. Th. Gau- (1) L'Art moderne, p. 135. (2) Ibid. p. 136. (3) Ibid. p. 152. 150 tier avec l’école réaliste? Pour celle-ci, le but de l’art c'est la reproduction exacte de la nature ; pour M. Gautier, l’imitation n’est qu'un moyen d'arriver au but, le beau idéal. L'école réaliste ne s'occupe que du présent, n'atteint que la vérité relative; M. Th. Gaulier veut que l'artiste s'attache à poursuivre la vérité immuable, éternelle. Que nous reste-t-il donc des alliés que groupait au- tour de lui tout à l'heure M. Champfleury? Et Ma- dame Sand peut-elle être de ce nombre, parce qu’elle a semblé prédire la venue de l’école nouvelle? Sa pré- diction a paru, nous l’avons déjà dit, sous une forme Lrop peu précise, pour qu’il soit posssible de fonder sur elle une similitude de principes , que tout d’ailleurs semble détruire dans les œuvres du célëébre roman- cier. Cependant, nous devons le dire, chez quelques écri- vains, qui, par la forme, semblent se séparer des dis- ciples de l’école réaliste, nous rencontrerons bien sou- vent des principes de morale qui les rattachent à ceux-ci; Voilà pourquoi, au début de ce chapitre, nous laissions entrevoir que la méthode d'observation et d'analyse, seule admise par l'école nouvelle, s’étendait non-seulement aux détails du monde physique, mais encore aux événements du monde moral. Le sensua- lisme dans l’art, qui va jusqu'à confondre la beauté avec la vertu, et ne s'arrête pas devant les tableaux les plus lubriques, en contribuant à affaiblir les notions du beau et du bien, a préparé jusqu’à un certain point les tentatives audacieuses du réalisme; et peut-être M. Th. Gautier a-t-il plus d’une fois, dans Fortunio et Mie de Maupin, oublié les théories si pures du beau idéal que nous rappelions il n’y a qu’un instant. 151 Le matérialisme se produisant sous mille formes, antôt affectant les allures du mysticisme (1), tantôt s’affublant des théories de Swedenborg (2) et arrivant au panthéisme, ou bien, expliquant les dogmes du christianisme à l’aide du magnétisme animal (3) n’a point été sans influence sur l’origine de l'école nou- velle. La religion des sens y domine, mais il faut le dire, moins idéalisée de beaucoup qu'elle ne l’est dans les œuvres de l’auteur du Juif-Errant. L'affaiblissement des notions da bien et du mal, du beau et du laid, de la vertu et du vice, a été trop bien observé déjà dans les œuvres des romanciers mo- dernes, pour qu'il nous reste autre chose à faire qu’à consulter le livre de M. Eugène Poitou (4). Mais cette confusion de principes nous la trouverons à chaque pas dans les œuvres que nous allons étudier ; le fatalisme de Lélia, le voluptueux suicide d'Adrienne (5), le dé- sespoir de Stenio (6), la négation de la liberté mo- rale (7) et l'étrange théorie du devoir donnée par Stendhal (8), théorie dont la conclusion n’est autre chose que l'apologie du libertinage, telles sont les doc- trines que développent à plaisir les écrivains réalistes (1) Balzac, le Livre mystique, Seraphita. (2) 1d., Histoire de Louis Lambert. (3) Id., Ursule Mirouet. (4) Du Roman et du théâtre contemporains et de leur influence sur les mœurs. (5) Adrienne de Cardoville. — Juif-Errant, t. X, chap. XXVII, p. 301. (6) G. Sand, Lélia, t. IE, in fin. (7) Stendhal , de l'Amour, lv. I, chap. v. (8) Le Rouge et le noir. 152 les plus répandus aujourd’hui. Si vous vous étonnez de ces compositions étranges, si vous vous récriez à la vue de ces outrages journaliers faits aux lois les plus sacrées de la morale, le réaliste vous répond : I! me suffit que mon personnage existe dans le monde, pour que j'en relrace exactement les traits; vous blà- mez mon héroïne de se laisser aller à la passion qui l’entraîne : que voulez-vous, elle cède à la nature ; l’a- mour est fatal. On a de l’amour comme on a faim; sa- Usfaire sa faim, céder à son amour, c’est tout un en morale (1), non-seulement pour les romanciers con- temporains de l’école nouvelle, mais aussi pour les romanciers réalistes; l’un est aussi naturel, aussi né- cessaire, aussi légitime que l’autre. Sur quoi repose celte doctrine? sur la réalité; cela existe, voilà la ré- ponse. Aux hardiesses du chef, succèdent toujours la té- mérité et l’exagération des disciples. Champfleury fait le procès à la poésie, parce que là, dit-il, la forme joue l'unique rôle; accusation trop vague et trop générale pour qu'elle puisse être vraie ; puis à l’aide d’un para- doxe insoutenable, il ajoute : « Quinault à l’aide de Lulli est un poèle de génie, et aussi M. Scribe protégé par Meyerbeer, » confondant ainsi la poésie et la musique, el renversant cette fois d’un seul coup de plume et les principes el les gloires littéraires d’un passé de plus de 2,000 ans. Mais attendez: les disciples de l’école nouvelle ne suppriment pas le mot poésie, car nous en trouverons qui s’intitulent poètes réalistes; nous aurons plus tard à examiner la valeur de cette antino- A (6) E. Poitou, p. 150. 153 mie. Cette haine pour la poésie est la conséquence logique du principe fondamental sur lequel repose l'école que nous combattons. Où la pensée peut-elle, en effet, se dégager davantage des limites étroites où la ramènent sans cesse les besoins de notre vie de chaque jour ? Jamais elle ne s’élance d’un vol plus rapide à la poursuite de l'idéal, que lorsqu'elle est soutenue par là muse; et la muse ne saurait vivre dans la lourde atmosphère du monde réaliste. Elle dé- daigne la copie des objets de la terre, et ne veut pas être l’esclave de la nature; elle gêne par ses grandes peintures et ses sublimes leçons, les esprits trop fai- bles ou trop insoucieux des lois morales, pour vouloir résister aux séductions de la matière. Ils se sentent trop pelits devant les individualilés grandioses qu'elle leur présente pour modèles; leurs mesquines pensées restent anéanties sous le poids des grandes idées qu'elle développe ; aussi, ne voulant pas s’incliner de- vant elle, ils la déclarent incompréhensible, ils la proclament inutile, et ne pouvant la suivre en son vol, ils veulent lui couper les ailes afin qu'elle rampe désormais à lerre avec eux ! Oh, je le sais, Champflenry ne manque pas ici d’une certaine adresse; il enlasse contre la poésie en géné- ral des accusations méritées seulement par quelques malheureux rimeurs en particulier (1), puis craignant d'aller trop loin , il fait ses réserves et accepte la poé- sie en prose (2) : « Les prosaleurs sont nos vrais poë- tes, dit-il; qu'ils osent, et la langue prendra des accents (1) Champfleury, du Réalisme. Préface, p. 18. (2) Id. p. 16. 154 tout nouveaux. » Les prosateurs ont osé et ils oseront encore ; mais peut-être aimeront-ils mieux marcher sur les traces de Bernardin de Saint-Pierre et de M. de Chateaubriand, et créer comme eux des types immor- tels, que de s’asservir à limitation scrupuleuse de la réalité qui passe. Est-ce donc le rhythme qui affaiblit la pensée et tue la poésie? Sans doute le commun des hommes vou- drait en vain s'en servir, et de même qu'un musicien inhabile ne tire de l'instrument rebelle que des sons discordants, de même aussi l'écrivain sans génie peut aligner des rimes, mais sans jamais pouvoir y renfer- mer une grande pensée. Si l’art est si difficile, si son but’est/placé à une hauteur où peu de personnes peuvent l’atteindre, faut-il, pour satisfaire la foule toujours si nombreuse des hommes ordinaires, l’abais- ser au niveau commun? faut-il abattre le temple du génie, parce qu'un pelit nombre seulement en fran- chissent le seuil, et mettre à sa place le temple de la médiocrité que remplira toujours une foule de fervents disciples ? L Pour nous, le réalisme dont nous avons exposé les principes, est une tendance funeste ; en même temps qu'il contribue à effacer de plus en plus dans le monde le souvenir des notions morales déja trop oubliées, il corrompt la forme littéraire, sous prétexte de lui apporter de nouvelles richesses. C’est cetie double influence de l’école réaliste sur le fond et la forme de notre littérature, que nous allons étudier dans les cha pitres qui vont suivre. : CH. Quais. (La suite au prochain volume). ÉTUDES SUR JEAN BODIN. TROISIÈME ÉTUDE. Analyse des six livres de la République. — Voyages en Angleterre. — Retour au foyer domestique et relations de famille. Lescinqlivres dela République furent imprimés pour la première fois, en 1576, dans cette année si glorieuse pour leur auteur. Le rôle important et honorable qu'il venait de jouer aux États de Blois donna à cette pu- blication toute la poriée que devait avoir sur l’opinion publique.une œuvre destinée à avertir les peuples des dangers de l'anarchie et à leur offrir, suivant la noble image qui commence la préface, les moyens d’échap- per à la tempête politique qui désolait la patrie. Simple passager, il veut mettre, dit-il, la main aux manœu- vres pour sauver le vaisseau de l’État et jeter les an- cres sacrées. C’est au ciel qu’il demande son salut et sa route. La religion et la science lui serviront de guides et lui ap- prendront, suivant sa magnifique expression, les sacrés mystères de la philosophie politique. Ces deux guides, dit-il, ont manqué à Machiavel, lequel a mis pour fondements des républiques l’impiété et l'injustice, 156 tandis que l'expérience des temps passés, attestée par Polybe, le plus sage politique de son âge, pose la re- ligion comme base des États; elle esl la sanction des lois el de l’obéissance des sujels. En même temps qu'elle donne la sagesse et la modération aux princes, elle garantit leurs mutuelles alliances. Si la science n'eût manqué à Machiavel, il eût vu, dans Platon, que ses livres de la République sont intitulés aussi de la Justice, et que toutes les fois que les peuples ou les rois s’écartent de ces règles éternelles , les États crou- lent et les rois sont renversés. Dans l’épître qui suit cette préface et adressée au président Fabre, l’auteur se préoccupe de ses lecteurs. Il veut stimuler ceux qui sont indolents et soutenir de ses conseils et de ses acclamations ceux qui marchent résolüment dans la carrière. Il croit avoir présenté une œuvre agréable au public. Cependant il a trouvé deux genres d’adversaires, les uns s’attachant aux mots et l'attaquant par des injures : il se plaint de Cujas qui, non content de le poursuivre de ses invectives, aurait dicté à ses jeunes elèves des libelles contre lui. Il les dédaigne, dit-il, mais à l'instant même, sous prétexte de défendre l’ordre des avocats, nommés vultures togati, sous la plume de Cujas, il ajoute : Qui profectd aliter sentiret nisi ab asino apulei rudere potius quam latine loqui a Marco Tullio didicisset. Je n’ai pas besoin de dire que c’étaient de part et d'autre des injures im- mérilées. Bodin le reconnul plus tard en supprimant les siennes. Les autres critiques dont il se plaint sont les Gene- vois, qui, dans une seconde édition de ses œuvres, se sont permis d'y faire des changements, au mépris de 157 leur loi, portée aux nones de juin 1559 : « Qu'ai-Je écrit, dit-il, qui ne soit d'accord avec la majesté et la dignité de cette République? Je m'étonne qu'on ait dit que je concédais au pouvoir des rois plus que ne le devait un courageux citoyen. N’ai-je pas fait une juste part à chacun ? En réfulant l'opinion de ceux qui sou- tiennent que les pouvoirs des rois sont au-dessus des lois divines et des constitutions humaines , n’ai-je pas écrit qu'ils ne peuvent lever l'impôt sans l’assentiment des États? qu'ils sont liés par leurs conventions pri- vées, comme les simples particuliers, et que les lois divines et morales sont plus obligatoires pour eux que pour leurs sujets ? » Mais quand j'ai vu les sujets se révolter et prendre les armes contre leur prince, publier dans des libelles le refus d'impôts, le changement de la dynastie et le régicide ; quand j'ai vu les fondements de la société ébranlés par de tels excès, j'ai dit qu'il était du devoir du bon citoyen de défendre le prince et même le tyran, laissant à Dieu et aux autres princes la ven- geance à en lirer, et j'ai confirmé ma doctrine par les lois divines, par l’histoire et par la force de la raison. » Puis Bodin rappelle, à juste titre, ce qui vient de se passer aux États de Blois, sa lutte contre les fauteurs de la guerre civile, au péril de sa tête, non sine capitis mei periculo; ses courageux efforis pour maintenir l'intégrité de la représentation des ordres; sa ténacité à défendre l’inaliénabilité du domaine de la couronne, à combattre le doublement de l'impôt. « Que devait donc faire de plus un député du peuple? Ni les présents ni les menaces ne m'ont ému. Et cependant le Ver- mandois quim'avaitnommé, malgré mes répugnances, 158 ou plutôt quelques émissaires ont voulu révoquer mes pouvoirs. Ils ont été repoussés à leur grande confusion par le Conseil. J’élais fêté au palais du roi, dit-il, et maitre de ses commandements. J'ai perdu ces avan- tages par la pratique de mes devoirs. Je n’en ai pas moins continué à combattre le régicide et l'anarchie. » Bodin, dans ses deux préfaces, a donné le plan et l'esprit de son livre. La puissance divine préside aux destinées des États. La raison humaine et la morale sont des émanations de Dieu. Les rois y sont soumis et les peuples doivent l’obéissance aux princes, qui ne peuvent être détrônés que par la main de Dieu ou les armes des empires voisins. Partout le droit domine le fait. Nous allons présenter lansbise des six livres dans lesquels Bodin a traité ce vaste sujet; mais la longueur et le volume du travail excédant les bornes d’une lec- ture, nous nous arrêterons après le chapitre de la sou- verainelé. Nous aurons suffisamment indiqué l'œuvre et l'esprit de l’auteur par l'extrait du premier livre, sauf à reprendre la suite de notre étude. Cette coupure nous permettra de continuer plus rapidement la parie bio- graphique. DE LA RÉPUBLIQUE. Livre Eer. Le mot République, sous la plume du publiciste, est l'expression générique des gouvernements en général. Il en donne la définition : C’est le droit gouvernement de plusieurs familles et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine. 159 lci le qualificatif droit ne saurait être remplacé par un autre. Bodin y aitache l'idée morale et religieuse qui sert de base à son édifice et qui fait la différence entre les nations et les réunions de pirates et de bri- gands, qui, n'ayant aucune droiture, ne peuvent jouir des avantages du droit des gens. L'homme qu'ils privent de sa liberté de fait ne la perd pas en droit. Il peut faire tous les actes civils, tester et rentrer libre dans sa patrie, à la différence de l’esclave de l'ennemi qui perdait sa liberté et sa puis- sance domestique. Mais telle est la force du droit que la parole donnée au brigand volontairement, devra être respectée, comme le fit Auguste à l'égard de Crocotas, qui se li- vra pour toucher le prix de sa capture et reçut en même temps sa grâce. Il n’y a point d'alliance avec les brigands. Cependant si, lassés de l'injustice, ils veulent suivre des lois et se mettre au service d'un peuple, il faut les accueillir pour les amener à une meilleure existence. Ainsi fit Alexandre avec le pirate Démétrius et Soliman avec Barberousse et Dragut-Reiss, devenus ses amiraux. La République ne sera pas seulement une théorie de droit. Elle agira conformément à son but. Il faut lais- ser de côté les songes politiques de Platon et de Thomas More. Sans doute , les Etats doivent comme l’homme ver- tueux contempler le bien et l'idéal divin : mais si cette contemplation suffit pour le bonheur de l’homme iso- lé, elle ne peut suffire à la félicité des républiques qui doivent bâtir des cités, résister à l'ennemi, faire des lois et en assurer l’exécution. 160 Cependant plus ces républiques se rapprochent de la vertu, plus elles ont de grandeur et de durée. La république romaine l’emporta sur le gouvernement de Sparte, parce que Rome se fonda sur la vertu el le courage, tandis que Sparte, foulant aux pieds la jus- tice, n’envisagea que le succès. Magnanime dans ses actions, méprisant les plaisirs et les délices, elle n’a- gissait point par amour du bien, mais pour devenir invincible. DE LA PUISSANCE MARITALE. L'auteur comprend que la puissance maritale est la première souveraineté. Entre deux êtres aussi sem- blables par leur nature, que diffréents par leur organi- sation et leurs forces , la souveraineté appartient au mari de droit divin, mais à la charge d'en user avec sa compagne suivant la raison, qui est aussi la volonté de Dieu. Cette souveraineté comportait chez les Romains le droit de vie et de mort, la liberté et toutes les actions. Elle pouvait se résoudre par la répudiation et le di- vorce, au gré du mari. Il en était de même dans les Gaules, du temps de César. Ce pouvoir n’atteignait pas la concubine: il était inapplicable à la fiancée. Le rapt de celle-ci par son fiancé était puni de la peine capitale. Le fils de famille demeurait soumis à la puissance paternelle ainsi que sa femme. La famille n'avait qu’un seul maître, quelque nombreuses qu'en fussent les branches. : Les Lacédémoniens dérogèrent à cette règle, com- 161 me dit Plutarque aux Laconiques, où la femme mariée - parle ainsi : « Quand j'étais fille, je faisais les com- » mandemenis de mon père; mais puisque je suis » mariée, c'est à mon mari que je dois l’obéissance. » C’est là le principe. Aussi la loi de Dieu et la langue sainte appellent le mari du nom de Bahal, c'est-à-dire seigneur el maître. Le mari, en vertu de ce titre, pouvait adresser à sa femme un libelle de répudiation, sans donner de mo- tifs. L’honneur des familles y trouvait l'avantage du secret. Paul-Emile en usa ainsi à l’égard de sa femme, qui était vertueuse et lui avait donné des enfants, mais avec laquelle il ne pouvait sympathiser. Les Juifs suivaient la même règle. DE LA PUISSANCE PATERNELLE. Après Dieu l'enfant tient la vie du père, el de ce fait naît la puissance de l’auteur. Aussi Platon, après avoir mis en première ligne les honneurs dus aux dieux, en fait découler la puissance paternelle. Le premier commandement de la seconde table de la loi, aux livres sacrés, porte : Père et mère honoreras, et ajoute une sanction spéciale : Afin que lu vives lon- gquement. C'est le seul des articles du Décalogue qui : mette ainsi la récompense à côté du précepte. La bénédiction paternelle était l’objet le plus ardem- ment sollicité par les enfants, chez les Juifs et chez les Romains, qui ne craignaient rien tant que la ma- lédiction paternelle. Cham, maudit, est exilé, et Torquatus, chassé de la maison de son père, se tue de regret, 11 162 Le droit de vie et de mort fut donné au père sur ses enfants par la loi de Moïse, celles des Romains, des Perses et des Celtes. Cette puissance illimitée sur les enfants compre- nait tout ce qui leur appartenait, du moins aux pre- miers temps de la législation. Bodin y voit la base la plus solide de ces sociélés, et le gage de la paix des familles. Le père est souve- rain et juge suprême. À la fin de l'Empire, après la mort d'Auguste, la puissance paternelle fut affaiblie par l'intervention du magistrat. Toutes les vertus fai- blirent et les crimes augmentèrent. Sénèque disait à Néron : « On a plus vu punir de parricides pendant » cinq ans, sous le règne de votre père, que jamais » on n’en avait vu depuis la fondation de Rome. » C'est surtout sous Justinien que la puissance paler- melle et la puissance marilale déclinèrent et s’amorli- rent. Du reste, il faut l’attribuer à l’état des mœurs plutôt qu’au législateur. Les lois qui fondent les socié- tés et les empires sont l'expression des idées , des be- soins et des habitudes de leur origine. Elles doivent se modifier avec ces éléments, et disparaître même complétement quand ils ont disparu, pour faire place à un état social entièrement différent. Les lois de Numa et des XII tables étaient une lettre morle au siècle d’Auguste. Les capitulaires de Charlemagne ne suffisaient plus au règne de saint Louis, après les croisades ; et la monarchie de Louis XIV, qui n’avait pu se régir par la constitution du saint roi, est venue elle-même s’abimer dans le torreni des idées égalitai- res du xvirr° siècle. Les constitutions du xix°, tantôt données par le 163 système philosuphique, tantôt inspirées par les néces- sités du salut public ou présentées comme transac- tions entre la monarchie et la liberté, attestent un labeur de transition où heureusement l'instinct con- servateur a pris le dessus. Bodin termine ce chapitre par une application sa- vante de la puissance paternelle à l’adoption. Les droits et les devoirs du père et des enfants adoptifs ne diffè- rent pas de ceux de la paternité naturelle. La théorie de ce pouvoir est déduite de la nature et de la loi qui n’en est que l'organe. Les sentiments innés , la sagesse et la sage prévoyance du père, ga- rantissent son enfant contre l’abus d’une puissance qui est presque toujours protectrice, lors même qu’elle sévil, parce qu’elle à pour but le bonheur de l'enfant. Suivant Bodin, il n’y a pas de molifs pour lui assi- gner des bornes. Quand le législateur lui en a donné, il a commencé l'œuvre de dissolution de la famille et de l'Etat. Ici Bodin est d’une rigueur de principes et de déductions, où son caractère rigide et inflexible se révèle dans tout son jour et dans tous ses excès. Il veut même pour son temps la puissance pater- nelle avec le droit de vie et de mort ; il ne trouve pas que ce soit trop dans un siècle où l’oubli de tous les devoirs armaiït le fils contre le père ; il n’admet aucune modification à cette puissance tutélaire de la famille et de la société. Lui qui voit partout et encourage le progrès de la civilisation, ne s'aperçoit pas que, dans une société nombreuse, l'émancipation des enfants à la date où ils ont la plénitude de leurs facultés, est nécessaire. Il ne remarque pas, comme le dit son sa- vant biographe, M. Baudrillard, que la cause la plus 164 influente de l’'amoindrissement, ou plutôt d’un sage tempérament de la puissance paternelle, c’est l'Evan- gile, qui a appelé à la loi nouvelle tous les hommes, en leur disant de quitter père et mère pour la suivre. Ce précepte, mal interprété à son tour, a eu longtemps et pourrait encore avoir son abus, si on l’appliquait à la période de la vie pour laquelle le législateur moder- ne a maintenu la puissance paternelle, réduite à des limites que la raison indique, et qui ne peuvent être transgressées sans danger pour l'enfant et sans trou- ble dans la famille. DE L'ESCLAVAGE. Après avoir constitué la famille sous la puissance du père et le respect maternel qu'il ne sépare Jamais, Bodin s’arrête devant un phénomène qui a pris nais- sance au moment où les familles se sont divisées en tribus et nations, opposées d'intérêts et entraînées par leurs passions, aux guerres dans lesquelles le vainqueur acquiert la possession du vaincu et de tout ce qui lui appartient. C’est le droit de la force, ou plutôt c'en est le fait fatal. La servitude a bien aussi sa source dans la faiblesse ou le malheur de ceux qui, n'ayant pas des moyens propres d’existence et les élé- ments de l'indépendance, ont cherché dans la servi- tude volontaire la conservation de leur vie. L’escla- vage de la peine a été aussi connu à Rome jusqu’au moment où les tribuns Petilius le firent abolir. Ni la morale des lois de Moïse, ni les lumières de la philoso- phie ancienne, ni l’ardente charité del’Evangile, n'ont . pu encore faire disparaître dans une grande partie de 165 l'Occident ni aux deux Indes, cette monstruosité cri- minelle condamnée par toutes les nations civilisées. Bodin, dans une généreuse et morale pensée, con- sidère au premier aspect l’esclave comme une troi- sième partie de la famille, famulus, famulitio. Celui qui commande à ces trois personnes, mère, enfant, esclave, c’est le père de famille, dit Sénèque, indiquant ainsi la modération du maître par le titre de l’amour et du dévouement. Tout ce chapitre est largement traité par Bodin ; il va plus au fond des choses; il pose et disserte mieux les théories, il cite l’histoire et en fait la critique avec plus d’étendue et non moins de sagacité que Montesquieu. Il pose d’abord nettement la question : L’esclavage est-il juste? Est-il utile? Avant de donner la solution négative avec la verve deson caractère, il veut éclairer la question sans parti pris. Plein des souvenirs de l’histoire et de l'esprit philosophique, il décrit les diverses phases de la ser- vitude, et résume toutes les raisons qui ont été allé- guées pour la justifier. « Tout esclave, dit-il, est natu- » rel, c’est-à-dire engendré de femme esclave ou faict » par droit de guerre; ou par crime, qu'on appelle » esclave de peine; ou qui a eu part au prix de sa li- » berté; ou qui a joué la liberté, comme faisoyent an- » ciennement les peuples d'Allemagne; ou qui volon- » tairement s’est voué d’estre esclave perpétuel d’au- » trui, comme les Hébreux le pratiquoyent. Le pri- » sonnier de guerre estoit esclave du vainqueur, qui » n’estoit pas tenu le mettre à rançon, si autrement il » n’eust été convenu; comme il fut anciennement :en » Grèce, que le barbare, prisonnier de guerre, pour- > 166 roit estre mis à la cadène et retenu comme es- clave; mais, quant au Grec, qu'il seroit mis en liberté, en payant par luy une livre d’or, et par l’ancienne ordonnance de Polongne, auparavant, et depuis trois cents ans, il fut arresté par les Eslats, que tous ennemis prisonniers de bonne guerre demeureroyent esclaves des vainqueurs, si le Roy n'en vouloit payer deux florins pour teste; mais celui qui a payé la rançon du pri- sonnier est tenu le remettre en liberté, ayant receu le prix ; autrement il le peut garder non comme es- clave, mais comme prisonnier, suivant l’ancienne loy pratiquée en la Grèce, puis en tout l'Empire Ro- main. Quant aux débiteurs prisonniers des créan- ciers, encores qu'il fust permis par la loy des douze tables les demembrer en pièces pour distribuer aux créanciers, qui plus, qui moins, comme au sold la livre; si est-ce toutesfois que s’il n’y avoit qu'un créancier il ne pouvoit luy oster la vie, et moins en- cores la liberté, qui estoit plus chère que la vie; car le père pouvoit bien vendre, troquer, eschanger, voire oster la vie à ses enfants, mais il ne pouvoit leur oster la liberté; aussi le cœur bon et généreux aimera loujours mieux mourir honnestement que servir indignement d’esclave. C’est pourquoy la loy des douze tables, qui adjugeoit le débiteur non sol- vable au créancier, fut bientôt cassée à la requeste des Petiliens Tribuns du peuple. » Cette division des esclaves établie, Bodin traite la question du droit. D’une part Aristote la considère comme naturèlle, en remarquant l'inégalité des capa- cités humaines. H est des hommes nés et organisés 167 pour commander; il en est d’autres qui sont destinés à obéir. Mais les jurisconsultes n’adoptent pas cette conclusion et on les a toujours vus à l’œuvre pour miner ce système et lui arracher ses victimes sous la protection du juge. On ne saurait méconnaître toutefois, ajoute l’auteur, que l'esclavage ne soit ulile aux républiques et n'ait été pratiqué par les plus saints personnages. On le trouve d’ailleurs dans tous les pays et même aux Indes occidentales, au moment de leur découverte et avant qu’elles fussent en contact avec le monde civilisé. « Faut-il conclure, dit Bodin, de ces faits multipliés et indépendants les uns des autres, que l'esclavage est naturel et juste? Pas plus qu’on ne peut admettre la moralité du sacrifice humain, si commun dans l’anti- quité, pas plus qu'on n’approuve la coutume des Thraces de tuer les vieillards. » Puis il combat le droit par les abus révollants que l'histoire révèle. À ceux qui disent que l'esclavage est juste parce qu'on peut tuer son ennemi vaincu, et qu'il vaut mieux pour tous deux le faire esclave, Je vêtir et le nourrir que de le laisser périr... oui, dit Bodin; mais le droit de mort subsiste après la cap- ture. Pollion, pour une vitre brisée, fait jeter son es- clave aux murènes. Le sénateur Flaminius immole un des siens pour complaire à son hôte qui désirait voir comment un homme mourait sous le fer. Après le siége de Jérusalem , ne vit-on pas 20,000 Juifs cap- tifs immolés à la fois, parce qu’un soldat avait trouvé de l'or dans les entrailles d’un Juif mort dans la place ? Le vainqueur se crut le droit de fouiller celles des vivants. 168 « Sans doute servum vient de servando, mais le fait n’établit pas le droit. Autrement on en viendrait a la justification de toutes les injustices. » Bodin énumère ensuite tous les inconvénients de l'esclavage pour les Etats qui en usent : « Et néanmoins l'estat des familles et des Républiques est toujours en branîe et au hazard de sa ruine si les esclaves se liguent. Toutes les histoires sont pleines des rebel- lions et guerres serviles. Et quoyque les Romains fussent très grands et lrès puissants, si est-ce qu'ils ne purent empescher que les esclaves ne s'eslevas- sent par toutes les villes d'Italie, hormis, dit Orose, en la ville de Messane; et depuis, quelques loix qu’on eusl faites, ils ne purent obvier qu'il ne se levast soixante mil esclaves sous la conduite de Spartac, qui vainquit par trois fois les Romains en bataille rangée. Car il est bien certain qu’il y avoit pour le moins dix esclaves pour un homme libre en quelque païs que ce fust, comme il est aisé à ju- ger du nombre qui fut levé des habitants d'Athènes, qui se trouva pour une fois de vingt mil citoyens, dix mil estrangers et quatre cens mil esclaves; et l'Italie, victorieuse de tous les peuples, en avoit beaucoup plus, ainsi qu'on peut voir en la harangue de Cassius, sénateur. Nous avons, dit-il, en nos fa- milles divers peuples et nations, en langues et reli- gions différentes. Et mesme Crassus, outre ceux qu'il employoit à son service, en avoit cinq cens, qui rapportoyent tous les jours leur gain des arts et sciences questuaires. Milon pour un jour en affran- chit trois cens, afin qu'on ne les appliquast à la question pour déposer du meurtre commis en la 169 » personne de Claude le Tribun; c’est pourquoy le » Sénat Romain, voulant diversifier l’habit des es- » claves, afin qu’on les peust cognoistre d'avec les » hommes libres, l’un des plus sages Sénateurs » remonsira le danger qu’il y auroit si les esclaves ve- » noyent à se compter; car bientost ils se fussent » despeschez des seigneurs pour la facilité de conspi- » rer, et le signal de leurs habits ; auquel danger est » exposé l'Espagne et la Barbarie, où l’on marque les » esclaves au visage, ce qu'on ne faisoit ancienne- » ment que aux plus meschants et qui ne pouvoyent » jamais jouir pleinement du fruict de liberté, ni du » privilége de citoyen; mais bien on les marquoit aux » bras. C’est pourquoi les Lacédémoniens, voyans que » leurs esclaves se multiplioyent sans comparaison » plus que les citoyens, pour l'espérance de liberté » que les maistres donnoyent à ceux qui plus fai- » soyent d’enfans, et pour le profit qu’en tiroit chacun » en particulier, firent un arrest qu'on leveroit jus- » ques à trois mil des plus habiles à la guerre; mais » si tost qu'ils furent levez, on les tua tous en une » nuict, sans qu'on eust aperceu qu'ils estoyent de- » venus. » Le généreux publiciste conclut contre l'esclavage et parcourt avec une expression de triomphe et de bonheur les diverses phases de l’affranchissement : la plus grande de toutes, celle du Christianisme, où la charité fraternelle se pose en principe et frappe au cœur la servitude; puis la loi de Mahomet qui affran- chit tous ceux de sa religion. Il suit le principe libé- rateur dans son progrès à travers l'Occident, où l'Eglise donne la liberté à ses serfs et l'exemple aux 170 seigneurs qui, S'ils nelibèrent pas complétement leurs serfs, du moins adoucissent leur sort. Enfin il blâme un autre abus, celui des maîtres affranchissant leurs esclaves à condition de la circon- cision ou du baptême. Le moraliste réclame ici en é à « faveur de la liberté de la conscience. DU CITOYEN. — IL DIFFÈRE DU SUJET ET DE L’ÉTRAN- GER. — LA VILLE, CITÉ ET RÉPUBLIQUE. Quand le père de famille quitte sa maison pour trai- ter d'intérêts communs avec les autres chefs de fa- mille, il devient citoyen, et de cette coalition naît la cité. La souveraineté, dans la cité, appartient à celui que les citoyens ont élu, ou qui, s'étant emparé du pouvoir par la force, la conserve. Aux compagnons de sa con- quête, il commande comme à de fidèles sujets; les vaincus deviennent esclaves. La violence el la guerre paraissent à Bodin l’ori- gine et le droit constitutif des républiques. Il invoque en témoignage Thucydide, Plutarque, César, et en exemple les lois de Solon. L'histoire sacrée appelle Nemrod le puissant veneur ou déprédateur. IL fonda l'empire d’'Assyrie. Le citoyen est un franc sujet, quoique sa liberté soit diminuée ou modifiée par les lois de la cité ou par la majesté de celui auquel il doit obéissance. L'esclave est purement sujet, il appartient à au- trui. : L'étranger, £tv chez les Grecs, peregrinus chez les Romains, ne fait point partie de la cité : c’est le sujet 171 d’une autre nation, vivant sous la prolection des lois d’une cité qui n’est pas et ne devient pas la sienne. Il n’est pas citoyen, et son esclave affranchi ne peut de- venir citoyen, parce que l’affranchi tire son droit de son seigneur. En Grèce l'affranchi n'était pas citoyen. Après la journée de Chéronée, Démosthène demanda que tous les habitants d'Athènes, y compris les affranchis, fussent citoyens. Son but était de prévenir et contre- balancer l'influence que leur nombre excessif aug- mentait d'une manière menaçante dans les affaires de la cité. Fabius Maximus, à Rome, combattit et arrêta la même influence en rangeant les quatre tribus à part, tandis que les autres citoyens en formaient 31. Le jour où le peuple, sur la proposition du tribun Sulpi- cius, fit une loi qui répartissait les affranchis dans toutes les tribus, l’État fut ruiné dans ses bases. Cité, ville et république, sont des mots et des choses différentes. La cité, qui comprend les citoyens recon- naissant le même souverain, peut exister sans ville. La ville est ou peut être une fraction de la cité. La république est le droit gouvernement des familles sou- * mises à la même souveraineté. Bourgeois et citoyens étaient des synonymes. Le droit de bourgeoisie était acquis par le fait de la nais- sance du citoyen ou par la collation qu’en faisait le souverain. Bodin donne toutes ces définitions avec un sens et une rigueur qu’il motive et justifie. C’est, dit-il, pour ne pas les avoir nettement établies que les publicistes et les jurisconsultes sont tombés dans de graves er- 172 reurs. Il se livre à des recherches érudites, en com- mençant par Aristote qui, après avoir donné une fausse définition du citoyen, a été obligé de se corriger lui- même en la restreignant à l'état populaire. Or il n’y a pas de bonne définition, dit Bodin, si elle n’est géné- rale. Puis, l’histoire à la main, il suit l'application du titre de citoyen, d’abord dans la cité romaine, puis dans les municipes. Il fait ressortir les prérogatives qui s’y rattachent et suivent la personne à l'étranger, dans les catacombes mêmes, alors que les chrétiens fuyaient la persécution. Saint Paul, dans sa prison, obtint sa translation à Rome pour y être jugé comme citoyen romain. A côté de ces prérogatives, il fait ressortir par oppo- sition l’infériorité de l’étranger soumis au droit d’au- baine et limité en ses facultés de recevoir et de transmettre les biens. Les droits de la paix et de la guerre sont tout diffé- rents pour l'étranger. Les lois pénales le traitent d’une manière bien moins favorable et les juridictions le protégent moins. Dans son chapitre vir, qu’on doit regarder comme ne faisant qu’un avec le précédent, Bodin traite de ceux qui sont en protection. C’est surtout à l’ère féo- dale que s'appliquent ici ses recherches. Il traite des rapports du seigneur et du vassal, de la nation con- quérante et de celle qui est conquise. Cependant, revenant à des idées plus générales, il relate les alliances internationales, celles des Suisses, celles des villes amphictyoniques, la ligue des Achéens, celle des Etoliens et des treize villes ioniques, puis 173 celles des anciennes républiques de la Gaule et des Grisons. Bodin fait ressortir le principe et le lien de ces pro- tectorats et alliances, l’honneur et la foi jurée. Il place le titre de Protecteur au-dessus de tous, et les obligations qui en naissent entre le Protecteur et l’adhérant lui paraissent d'autant plus sacrées qu’elles ont été plus libres dans leur source. Ces principes, -ces définitions, les droits et les de- voirs qui en découlent, sont élucidés par de nombreu- ses citations historiques. DE LA SOUVERAINETÉ. — C’EST LA PUISSANCE ABSOLUE ET PERPÉTUELLE D'UNE RÉPUBLIQUE. Notre publiciste réclame ici à juste titre le mérite de donner le premier la définition de la souveraineté, définition pourtant si nécessaire en économie poli- tique et en jurisprudence. Elle est d’ailleurs pour Bo- din la seconde partie de celle qu'il a donnée de la répu- blique, ce droit gouvernement de plusieurs familles et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine. Le premier caractère de la souveraineté est le pou- voir absolu , qui place celui qui en est revêtu au-des- sus des lois et des volontés de la nation. Dieu seul et la raison universelle sont au-dessus de lui ; mais la sanclion de ce principe ne se trouve que dans la loi providentielle qui frappe les tyrans el les mauvais princes ou les précipite dans l’abîme des ré- volutions. , L’absolutisme du prince trouve encore des limites dans certaines traditions nationales et dans le droit 174 civil, quant aux biens possédés par le souverain à titre privé. C'est en conséquence de ces restrictions que le sou- verain prête serment à son avénement. Les rois de France y étaient assujétis; les États d’A- ragon le maintenaient. La haute philosophie de Trajan lui inspira la solennité du serment. Pline le jeune re- lève cette nouveauté qu'il admire. En résumé, Bodin dit que le souverain ne relève que de Dieu et de son épée, faisant toujours planer sur les puissances terrestres l'empire du Créateur et des lois immuables qu’il a données à l'humanité, contre lesquelles rien ne peut prévaloir ni prescrire. Guidé par ces définitions et ces règles, l’auteur en fait l'application aux princes souverains et aux feuda- taires. Il suit dans l’histoire les diverses transforma- tions des souverainetés catholiques et notamment celle des Papes, tantôt simples feudataires, quand la faiblesse de leurs armes les forçait de chercher l'appui de princes plus puissants; lantôt souverains, quand les guerres affaiblissaient ceux-ci. Généralisant ensuile les aspects, Bodin fixe les mar- ques de la souveraineté. La première c'est de donner la loi à tous et à chacun, sans le concours de plus grand ou pareil. Un grand privilége découle de ce pouvoir : c'est l'octroi des grâces ou des peines. Cicéron le recon- naissait, mais il se plaignait de l’usurpation qu’en faisait son accusateur, le tribun Claude : Privilegium de meo capite latum est. La seconde marque de la majesté souveraine c’est le droit de paix et de guerre. Le publiciste discute 175 celte grande thèse avec une profonde logique et une vaste érudilion. La tribune anglaise et la tribune fran- çaise n'ont rien dit de neuf après lui sur ce sujet. Le troisième caractère de la majesté, c’est la délé- gation des pouvoirs et l'institution des officiers, avec réserve du dernier ressort. Le cinquième caractère réside dans le droit de grâce de la mort, du ban, de la captivité et de la con- fiscation. Toutes ces prérogatives, dit Bodin, ne se peuvent déléguer, si ce n’est pour cause d'absence du souve- rain. Conséquences. Le dictateur, à Rome; l’harmoste, à Athènes, n’é- taient pas souverains. La mission d’apaiser la sédition ou de finir une guerre limilait leurs pouvoirs, confé- rés par le peuple, qui conservait sa souveraineté. Le souverain commande à perpétuité; du moins le principe se pose sur le présent et sur l'avenir, et s’é- nonce par la formule : À fous présents et à venir. Mais l'héritier du prince dans lequel résidait la souverai- nelé, avant les systèmes constitutionnels, promul- . guait sa souveraineté indépendante par des actes con- firmatifs des ordonnances de ses devanciers. Cela avait lieu à chaque avénement. Le pouvoir de rendre la justice, quoique singulière- ment altéré par la puissance féodale, dans l'Occident, a toujours émané de la souveraineté, soit qu'il ait été exercé directement, soit qu'il ait été délégué à des juges. Ici se termine l’analyse du premier livre de la Répu- 176 blique. Nous quittons ce travail ardu ; nous laissons en portefeuille l'analyse des cinq autres livres pour re- prendre la suite de la biographie de Bodin, à la négo- ciation du mariage du duc d'Alençon avec la reine d'Angleterre. Indiquons toutefois l’objet des cinq autres livres. Le second livre traite des trois principaux genres de républiques : monarchique, populaire, aristocratique. Tous les gouvernements peuvent être ramenés à ces trois Lypes, quelques modifications que chaque peuple y apporte. Le troisième livre traite du sénat. Ce nom désigne ici tous les conseils d'Etat donnant leurs avis au sou- verain, ainsi que les grandes charges et offices de l’ad- minisiration. Le quatrième livre expose les causes de la grandeur et de la décadence des empires. Le cinquième l'esprit des lois et des réglements, suivant les climats et les mœurs. Cette thèse originale, qui a fourni à Montesquieu les plus philosophiques chapitres, est bien plus largement discutée et justifiée dans le travail de Bodin. Le sixième livre enfin traite des impôts et des ma- tières financières sous le titre de censure, qui signifie le cens et le cadastre des fortunes el des biens. C'est là que le publiciste s’élève contre les théories communistes et pose le principe du tien et du mien, cessant lequel toute république croule. Il en prend occasion de revenir à sa thèse favorite : l’excel.ence de la monarchie royale soumise à Dieu et tempérée par les mœurs et les lois. Il en fait la conclu- sion et le couronnement de son œuvre. 177 PROJET DU MARIAGE. Catherine de Médicis, se débattant au milieu des ruines de sa famille et des tourments politiques de son règne, cherchait partout des appuis et des espé- rances : tantôt elle les demandait à l'Espagne, sa mor- telle ennèmie, quoiqu’elle partageât ses idées reli- gieuses porlées jusqu'au fanatisme; tantôt à l’Alle- magne, iravaillée elle-même par les convulsions de la Réforme et peu sympathique avec le gouvernement catholique. Mais c'est surtout avec l’Angleterre et sa reine Elisabeth qu’elle aspirait de former une alliance, dont toutefois elle ne pouvait trouver les bases ni dans les sympathies nationales, ni dans l'homogénéité des principes religieux. Elle crut, dans son aveuglement de mère, qu'elle l’obtiendrait par la main d’un de ses fils unie à celle de la fille d'Henri VIIL, à peine déta- chée de la religion de Marie Tudor. Elle voyait là aussi le moyen de sauver la veuve de François IT, Ma- rie Stuart, de la replacer sur le trône d'Écosse; double illusion, car Elisabeth ne voulait ni sacrifier son in- dépendance de reine vierge, ni laisser sortir de ses prisons une reine plus belle et plus aimable qu’elle, pour lui resliluer l'éclat d'un sceptre et maintenir dans la Grande-Bretagne une rivale et un drapeau ca- tholique formant de continuels obstacles à sa puis- sance, qui ne voulait déjà plus de bornes au-delà du détroit. C’est en 1572 que Catherine commença les négo- ciations de cet impossible mariage , d’abord avec le duc d'Anjou, depuis roi de Pologne, puis avec Fran- 12 178 çois d'Alençon, qui prit aussi le titre de duc d'Anjou après l'avénement de celui-ci. Ce qui fit dire avec une fine et nonchalante ironie, par Elisabeth, que Cathe- rine était vraiment trop bonne de lui proposer tous ses enfants. Bodin était devenu conseiller du duc d'Alençon de- puis sa disgrâce à la cour de Henry IL, après les États de 1576. Il fut mêlé à la négociation du mariage de François, qu'il accompagna même en 1579 ou 1582 en Angleterre. Un Angevin suivant le duc d'Anjou dans celte grande aventure, Bodin lancé au-delà de la Manche, au milieu des intrigues de la cour de la grande reine, offre dans notre histoire et dans nos souvenirs d'Anjou une page digne d'intérêt; le fait principal est constant, mais les détails peu nombreux. Les histo- riens et les biographes l’ont réduit presque à une insi- gnifiante anecdote. Cependant ce n’est point le hasard qui a conduit Bodin dans ce voyage, si étranger en ap- parence à ses emplois et à ses goûts d'étude; il faut en chercher les raisons dans l'utilité et dans une apti- tude qui naissaient des situations politiques et reli- gieuses au milieu desquelles la négociation se faisait. Une des plus grandes difficultés du projet, si tant est qu'il fût possible , était évidemment, à cette époque, dans les dissidences religieuses des deux peuples et des deux cours. Après la Saint-Barthélemy surtout, les négociations s’arrêlèrent, et lorsqu'elles furent re- prises et que La Mothe-Fénelon et ceux qui lui furent adjoints ou lui succédèrent devinrent plus pressants, sous l'impulsion de Catherine et du caractère français, l’objection religieuse se dressait à Londres comme le grand obstacle entre les deux époux. 179 Le duc d'Alençon, préparé par sa mère à son rôle, devait nécessairement se prêter à toutes les conces- sions de conscience que nécessiterait une pareille union ; cependant il devait aussi conserver sa foi, et ces concessions ne pouvaient aller jusqu’à la désertion des dogmes de la religion de ses pères. Le choix des hommes qui accompagnèrent le duc fut fait dans cette perspective. La Mothe-Fénelon dut déployer, comme il le fit, toute l'habileté et la ductilité du diplomate. Les conseillers du duc durent se recommander au moins par la tolérance religieuse qui permettait la fu- sion des deux religions dans un mariage royal, et ap- porter à la cour d’'Elisabelh un commencement de conciliation des idées catholiques et protestantes. La philosophie politique avait ici une tâche à accomplir. L'orateur du tiers aux Étals de Blois, le publiciste qui venait de publier sa République, comme l'avaient fait Platon et Aristote, au premier desquels il emprun- tait son spiritualisme et au second sa morale et son expérience, trouva naturellement son emploi dans une députation destinée à entraîner les idées d’une reine, formée par les études classiques, érudite et vaine de sa science. Ce fut à ce point de vue que se trouva placé Bodin à la cour de Londres. D’autres de ses collègues s’occu- - paient de la partie galante de leur mission, qui offre des alternatives de discussions graves sur la conciliation des deux religions, à côté de véritables intrigues amou reuses et romanesques, comme on les faisait à cette époque : ici Elisabeth s’effrayant en apparence de ce que pensera son peuple en la voyant se donner pour époux un fils aîné de l’Église catholique; là feignant + 180 de se prendre d'une tendresse naïve pour le prince, jeune et amoureux, dont elle reçoit les lettres qu’elle place sur son cœur, et se félicitant de ce qu’à la même date où l’on se désolait à la cour de France parce que la pelite vérole avait endommagé les traits de François d'Alençon, la même maladie l’eût atteinte elle-même comme une compensation sympathique et providen- tielle. C'est sur ces deux tons que l’on trouve constamment les négociations du mariage, depuis.son début sous la direction plus sévère du comte de Castelneau qui les a transmises dans ses Mémoires, jusqu’à la rédaction du contrat de mariage que cet historien diplomaie donne tout au long, en se riant de la crédulité de ceux qui purent penser, en 1581, qu'ils faisaient une chose sé- rieuse dans celte élaboration herculéenne des condi- tions politiques et religieuses d’une union d’Elisabeth, souveraine dans des Etats séparés par la foi et la poli- tique de la cour de Rome, et un prince français, né d’une Italienne. Jetons les yeux sur quelques-uns de ces documents historiques. Nous pourrions envier à la Revue de l’An- jou les pages érudiles et tout à la fois fines et gracieuses dans lesquelles un de nos savants collaborateurs, M. Mourin, a historié la période du mariage de Fran- çois d'Alençon finissant avec la correspondance diplo- matique de La Mothe-Fénelon en 1572. Nous y pren- drons quelques souvenirs ; mais nous nous attacherons surtout à la période suivante où se trouve encadré notre Bodin et, dont Castelneau, Ménage et Bayle nous fourniront les documents. C’est pour nous un doute, que n'ont pas éprouvé 181 Ménage, Bayle et autres biographes, si Bodin accom- pagnail le duc d'Alençon, quand il parut à la cour d'Elisabeth , ou si au contraire il y vint en l’absence de celui-ci. Nous en donnerons les motifs quand se présentera, dans l’ordre des récils, la date à laquelle on doit rattacher cette visite d'outre-mer. I serait fort possible aussi que Bodin eût plusieurs fois traversé le détroit. Les relations de son maître élaient si actives et si nombreuses, qu’on peut admettre qu'il eut à rem- plir plusieurs missions dans ce pays, où ses goûts et sa curiosité, si active dans l'étude de l’histoire de la lé- gislation, devaient le porter. Castelneau et surtout les additions de Lelaboureur fournissent compendieusement les détails de la négo- ciation du mariage de François d'Alençon, quoiqu'ils ne parlent pas de Bodin, parce qu'ils ne s’attachent qu'à la partie officielle et que Bodin n'était pas au nombre des députés du roi et du duc. Cependant leur récit de l'évènement principal doit prendre place dans la biographie d’un personnage qui, de près ou de loin, y a participé. « Nous venons, dit Lelaboureur, de voir Elisabeth » reine d'Angleterre tremper ses mains dans le sang » d’une autre reine, son héritière, et la voici, dans une » autre scène de la même tragédie, qui va quitter le » cothurne pour jouer le personnage d'une amante, » en présence de toute l'Europe ; qui se rend active à » ses amours pendant qu’elle dresse un échafaud pour » y couper la plus illustre tête du monde. Elle n'avait » aucune pensée au mariage et avait refusé Philippe IT, » roi d'Espagne, Charles IX, roi de France, mais 182 » Comme elle ne pouvait venir à bout de ses desseins » et rompre plus adroitement notre intelligence avec » les Ecossais, qu'en témoignant toute sorte d'union » d'amitié avec nous, outre qu’elle erut qu'il était de » son honneur de faire voir qu’elle n'aurait pas moins » de serviteurs que Marie Stuart, elle se servit avan- » fageusement de la proposition de mariage entre elle » et François de France, duc d'Alençon, frère de » Charles IX et de Henry qui en firent la plus grande » affaire de leurs règnes. Je donnerai ici l'histoire » de celle négociation, tant parce qu'il en est parlé » dans les Mémoires du sieur de Castelneau que » pour ce qu'il en fut le ministre durant son ambas- » Sade d'Angleterre et que j'en ai trouvé plusieurs ins- » tructions très curieuses dans ses papiers ; maisaupa- » ravan{ d'entrer en matière, je remarquerai qu'il s’a- » perçut de la ruse de l’Anglaise dont il ne put détrom- » per la reine Catherine, les deux rois ni le duc ses » enfants qui poursuivirent jusqu’à passer le contrat » de mariage que je donnerai ci-après, quoiqu'il ne se » soit pas exécuté. » Le premier acte diplomatique de cette négociation est dans la lettre du roi au duc de Montmorency el autres ambassadeurs y dénommés, contenant leur mission, du 26 avril 1572. Les députés s'embarquèrent à Boulogne le 8 juin suivant, arrivèrent à Douvres le même jour à 8 heures du soir et furent présentés le 14 après dîner à la reine d’Angleterre.Le15, Montmorency et les autres députés, en audience particulière, exposèrent leur mission. On excusa la reine Catherine et le roi de ce qu'ils 185 retiraient la proposition du mariage avec le duc d’An- jou. depuis Henri IL, à raison d’un changement sur- venu dans les vues politiques et d'avenir. On s’efforça de faire valoir les avantages de celui qu’on venait proposer. On cherchba dans le jeune âge du duc d'Alençon (qui était plutôt un obstacle) une raison de plus de l’admettre comme plus facile à diriger, plus doux et plus apte à admettre des transac- tions sur la religion et qui d’ailleurs avait fait preuve de grand sens dans les conseils auxquels il avait présidé dès son enfance. (Le duc avait alors 18 ans, Elisabeth 39). Ils insistèrent sur la nécessité, pour Elisabeth, de donner un hérilier à ses sujets. Elisabeth répondant, fit remarquer la grande dispro- portion d'âge entre le duc et elle, se retrancha.dans le regret du relrait de la première proposition d'union avec le duc d'Anjou, un peu plus âgé que son frère. Elle déclara vouloir délibérer avec ses conseillers et rompit tout court le propos, dit Lelaboureur. Les sei- gneurs élant entrés vinrent leur proposer les plaisirs de combats de dogues contre les ours et taureaux, qui se pouvaient voir d’une galerie. Quelques heures après la reine les y rejoignit et.la proposition fut discutée de nouveau. La reine répondit qu’elle ferait tout pour le bonheur de ses sujets; qu’elle comprenait que sa mort sans héritier, offrait des périls; qu'il fallait pour les conjurer, ou qu’elle se mariât, alors elle ne pouvait choisir qu'un prince royal; ou désigner son succes- seur, ce qui serait plein de dangers pour sa personne. Le 16, elle les renvoya à milord Burley qui com- menta tout ce qu'avait objecté Elisabeth, et suivant les inspirations de sa nation, insinua que, pour compenser 184 la différence des âges, le roi de France devrait au moins donner Calais à l'Angleterre. Puis il affecta d’être con- vaincu par leurs raisons et exprima, en les quittant, le vœu de faire admettre leurs propositions à la reine. Les 17, 18 et 19, Montmorency, qui était le chef de la députation, s’occupa de recevoir l’ordre de la Jarre- tière à la chapelle de Windsor. Cependant il parla de l'affaire du mariage à Leicester, à Burley et à plusieurs grands seigneurs qui parurent favorables. Le 20, la reine ayant mandé les députés, traita le point de la religion. Les députés répondirent qu'ils ne demandaient rien à ce sujet que ce que la reine avait accordé à Monsieur. Elisabeth répliqua qu'elle n'avait rien concédé à ce sujet; les députés admirent cette observation, mais dirent qu’ils entendaient se référer à ce qu’elle avait confié à M. Smith d’accorder. Sur quoi elle ajouta qu'ils n’en pouvaient rien savoir. Ceux- ci en appelèrent à sa conscience. Le 22, étant à dîner chez la reine, ils lui demandèrent une réponse. Elle les remit au lendemain et ce jour-là Burley et Leicester, avant l'audience de la reine, posè- rent la question : si le duc entendait faire dire la messe. Le sieur Defoy répondit affirmalivement. Burley, d’a- près l'avis du conseil, fit observer que s’il en était ainsi la reine se départirait du mariage. Arrivés au jardin où était la reine, la question fut reproduite par elle. Defoy alors demanda, avant d'y répondre, s’il n’y avait pas d’autre objection à résoudre et si tout le reste était admis. La reine discourut longuement sur la diffé- rence des âges et insinua aussi qu’elle pouvait être com- pensée par quelques grands avantages pour ses sujets qu’elle voulait voir satisfaits. ; 185 Defoy répliqua que « le duc était de guères plus âgé que son frère; qu'il était vigoureux et capable de lui faire des enfants, chose principale pour elle et ses su- jets; qu’elle pouvait être assurée d’être aimée de lui et de lui commander; qu'il avait témoigné ambitionner le sort du duc d’Anjou, quand il avait été question d’abord du mariage. » Ceci toucha fort la reine, ajoute le narrateur, et M. de La Mothe-Fénelon profita de l'ins- tant pour établir que la reine ne pouvait désirer une apostasie de la part de celui qu’elle trouverait de son choix ; qu’elle tiendrait à honneur et conscience de lui laisser sa foi libre et entière, que quant à lui il aurait assez d’amour pour elle et d'intelligence de sa position pour pratiquer sa religion sans bruit et sans porter le trouble dans la nation anglaise. Elisabeth dit alors qu’elle les remettait au lendemain, qu'elle allait participer son conséil de tout ce qu'ils lui avaient expliqué et qu’elle rendrait réponse. Montmorency et Defoy se retirèrent ; mais La Mothe demeura auprès de la reine qu'il pressa de s'expliquer en résumant toutes les conférences. Le 24, Elisabeth se présenta aux députés dans la ga- lerie, où après leur avoir demandé leurs impressions sur les combats des ours et des taureaux, elle se posa en casuiste, récrimina contre le pape et tous les catholi- ques du royaume qui avaient résisté à son autorité jus- qu'à la sédition ; elle dit qu’elle s'estimait heureuse de l'avoir comprimée sans grande effusion de sang ; mais que les intrigues de Rome se continuaient clandesti- nement. Puis elle revint à la différence des âges entre elle et le duc; elle finit en disant qu’au surplus ce projet de mariage, s'il neréussissait pas, serait le dernier 156 et qu’il n’y aurait plus d'ordre d'y revenir ; qu'elle dé- clarerait son successeur, malgré lous les dangers de celte désignation, car on adore, disait-elle, le soleil levant plutôt que le soleil couchant. En conséquence la reine, tout en protestant de son affection pour le roi et la reine de France, conclut en déclafant que les deux causes sus-exprimées relarde- raient le mariage. Defoy, en présence du conseil, résuma encore les négociations, pressa pour avoir une réponse, fit beau- coup d'efforts de diplomatie et même d'éloquence, au point que les membres du conseil présents crurent de- voir dire qu'il avait laissé la reine sans réplique el que la cause était gagnée. Mais le lendemain 25, Elisabeth et son conseil avaient parfaitement compris le parti qu'elle pouvait tirer du projet de mariage. Traîner en longueur et tenir la France inactive, en face de la captivité et de la mort de Marie Stuart, consacrer l’usurpation d’un trône ca- tholique et son annexion à celui d'Angleterre; con- sommer en un mot tout ce que la France voulait et devait empêcher, à l’aide du mariage du duc d'Alençon, voila le but qu'envisagea et atteignit la politique d’Elisabeth. Les députés furent ajournés à un mois, malgré leurs protestations, puis les négociations se conlinuèrent avec les diverses phases que les événements qui se pressaient en France faisaient naître. Interrompues par la Saint-Barthélemy, elles furent reprises assez molle- ment, puis de nouveau suspendues pendant les deux ré- voltes dont le duc d'Alençon se fit le chef, en 1578, avecle roi de Navarre et le prince de Condé, époque de mécon- 187 lentement, d'intrigues, de coups d'épée, de trahisons, au milieu desquelles Catherine eut besoin de toutes ses ressources à l'intérieur du royaume, Mais en 1579 la réconciliation des deux frères fut opérée par leur mère, sur les tombeaux des conseillers qui les avaient divisés et avaient fini par périr dans des duels ou des guet-apens. Saint-Mégrin et le fa- meux Bussy d'Amboise, l’un mignon d'Henry II, l’au- tre favori du duc, étaient tombés assassinés, Le duc d'Alençon poursuivait alors un projet dans lequel la reine d'Angleterre le favorisail. Les Flamands réclamaient son intervention pour s'affranchir du joug de l'Espagne et lui offraient la souveraineté. Elisabeth avait grand intérêt à cet affranchissement et à tenir les Hollandais en échec pour les empêcher de porter des secours à la reine d’Ecosse. Aussi c’est dans cette année 1579 que le duc d’Alen- çon fit son premier voyage en Angleterre, voyage pro- posé depuis un an. Lelaboureur s'explique ainsi sur cet événement, p. 698 : « On ne reprit la suite de ce voyage qu’en l'an 1578, » qu'on prépara au duc une entrée en Angleterre pour » l’année suivante qu'il vint surprendre sa maîtresse. » Le sieur de Castelneau ne fut point du conseil de ce » voyage; il se défiait plus des Anglais el de la finesse » d’Elisabeth que Jean de Symires, maître de la garde- » robe du duc d'Alençon, qui l’avait envoyé faire l’a- » mour pour lui, lequel crut avoir tout gagné et que » Son maître n'avait qu’à venir recevoir le prix de sa » persévérance. En même temps le sieur de Villeroy, » qui avait plus d'expérience des affaires que ceux qui 188 » gouvernaient le duc, n’espérait pas plus de ses pour- » suites qu'auparavant. Aussi les choses n’élaient-elles » pas en état pour cette surprise de laquelle cette reine » se démêla si adroitement que le prince , qui n'était » pas trop habile, crut avoir fait le plus heureux coup » d'amour et d'Etat dont on se peut aviser. » Le premier séjour du duc ne fut pas long en An- gleterre. Il s'enivra de sa passion et de ses espérances, que l'adroile Elisabeth entretenait, sans toutefois y condescendre. Elle poussa les encouragements jusqu’à échanger publiquement , avec François d'Alençon, leurs anneaux comme gage de foi. Elle mit à son doigl celui du duc, puis hâta le départ du prince, en lui promettant secours et assistance dans la guerre de Flandre, où il se rendit. Jean Bodin accompagna-t-il le duc dans ce premier voyage? Je ne le crois pas. Lui-même, au livre vi, page 1132 de sa République, dit qu'il fut envoyé en Angle- terre l’an 1581 par le duc d'Anjou, son maître, pendant la séance du Parlement, où l’on défendit de parler du successeur de la reine et qu'il proposa l'adoption du roi d'Ecosse et puis un mariage : Deinde Lenoxiæ prin- cipus conubio et arctissimä fæœderis conjunctione hæœc una fuit ad reginam oratio. Citation qui prouvera que si Bodin accompagna ou représenta le duc d'Alençon, dans cette circonstance, il n’était pas négociateur de son mariage. Il faut plutôt admettre qu’il n’alla en Angleterre qu’en 1582, année qui mit fin au projet de ce mariage de la manière la plus bizarre. Le contrat en fut dressé le 11 juin 1581. Il est curieux de le lire dans Castelneau, additions de Lelaboureur, p. 706. Tout y est prévu, organisé et 189 arrêlé de manière à laisser au duc le libre exercice de sa religion. Les droits du futur époux à la cour et dans le royaume, la succession au trône de France, comme à celui d'Angleterre, la naissance des enfants, la trans- mission aux mâles et aux femmes, dotations, douaire, rien n’y manqua. C’est un monument remarquable de la conciliation des droits entre deux têtes couronnées etdereligions différentes,avec l'intervention nécessaire du Parlement, qui doit tout sanctionner. Sous ces der- niers rapports, Elisabeth trouvait les moyens tout à la fois de flatter l’orgueil de la nation et de se réserver autant d’obslacles et de faux-fuyants qu'il lui plai- rail. A ce contrat de mariage, le duc d'Alençon était re- présenté par des commissaires députés, porteurs de commissions datées le 24 janvier 1581. Le roi de France avait aussi nommé ses conseillers le dernier jour de février. La reine d'Angleterre ÿ est représentée par Burley, le comte de Lyncoln el autres grands du royaume. Le mariage devait être célébré et consommé en Angleterre dans les six semaines qui suivaient les ra- tificalions. Enfin le cérémonial et la forme de cette célébration du mariage, au temple deWestminster, comme on écri- vait alors, sont réglés par un acte diplomatique du 11 juin, qu’on peut lire à la suite du contrat, p. 714 de Castelneau. Il se présenta un différend à vider entre les commis- saires de part et d'autre. Les Anglais prétendirent être en droit de mettre leurs noms les premiers à l'original] qui demeurait en Angleterre ; les députés de France 190 se prévalurent des traités anciens : Blois 1572, Cateau- Cambrésis, 1559, etc., elc. Enfin on avisa, pour tout concilier, que sur l’ori- ginal destiné à la France, les noms des députés et am- bassadeurs français resteraient les premiers, et quesur celui qui demeurerait en Angleterre, ceux des Anglais prendraient la têle. Nous avons remarqué et nous constatons avec grand soin que parmi les commissaires du roi et du duc ne figure point le nom de Bodin. Disgracié des faveurs d'Henri IE, qui nommait ses commissaires, il ne pon- vait être en Angleterre que comme conseiller du duc sans mission diplomalique. Après avoir rapporté toutes ces solennités, Lelabou- reur ajoute : « Comme Elisabeth n'avait d'autre dessein que de nous amuser, quand elle vit que tous les arti- cles étaient réglés et qu’on ne lui refusait aucun avan- tage, selon les ordres que l’on avait de tout accorder, elle feignit en avoir d’autres à terminer, qu'elle vou- lait être secrets et qu'elle ne voulait proposer pour lors, jusqu’à la résolution desquels elle ne pouvait consentir que le contrat fût mis en forme. Sur celle nouvelle difficulté, elle obligea les commissaires à lui donner, sous leurs seings, un acte reconnaissant ses réserves ; ce qu'ils firent. » Enfin l'historien ajoute : « Après le contrat de ma- » riage passé, avec les exceptions ci-dessus, les com- » missaires revinrent en France, sans être trop assurés » de l'exécution de ce qu'ils avaient accordé el négocié; » et la reine Elisabeth n’en donna pas de meilleures » espérances au roi par la lettre avec laquelle elle les » congédia, où adroitement elle les loue plus du mérite 191 » des personnes que de lout ce qui s'était passé avec » EUX. » î Malgré toutes ces déconvenues, en dépit de ces ajour- nements qui devaient ouvrir les yeux de tous, le duc d'Alençon resta crédule dans la foi de sa maîtresse, et quittant la guerre de Flandre il arriva, sans être at- tendu, auprès d'elle, à la fin de 1581. [l y demeura près de quatre mois et ne la quitta qu’au mois de février 1582. Elisabeth, pour le congédier et tirer de lui tout le parli qu’elle désirait, l’assisla d'hommes et d'argent afin qu’il pût se maintenir dans la possession des titres de duc de Brabant et de prince des Pays-Bas, qui lui avaient élé dévolus par les protestants des Provinces- Unies. Mais cette reine habile pressa si vivement la cour de France qu'elle se fit bientôt donner une décharge de ses engagements à l’égard de celte guerre. Elisabeth avait atteint tout ce qu’elle voulait. Marie Stuart était immolée à sa haine, à son ambition et au vœu du peuple anglais. L’Ecosse était à elle. L’'Espa- gne ne l’inquiétait plus. Sa puissance était au comble, Le mariage resta ce qu'il avait toujours été, une ma- nœuvre diplomatique de sa part et un rêve décevant pour la cour de France. C’est vers cette dale de 1581 que Bodin fit le voyage d'Angleterre, soit qu’il accompagnât le duc, comme le disent presque tous les historiens et les biographes, soit qu’il ait été chargé d’une mission par son maître, ce qui me parait plus vraisemblable, car d’après ses paroles à la reine et au Parlement, il conseillait le ma- riage d’Elisabeth avec le duc de Lennox, ou la désigna- 192 tion d’un successeur, comme moyen de garantir la paix de son royaume et de ses voisins. Ce qui est cer- tain, c'est qu’il fut considéré à la cour comme un homme éminent, et qu'il trouva sa République ensei- gnée Jans l’université de Cambridge. Je ne discuterai point, avec Bayle, la queslion de savoir si c'était dans les cours publics ou dans les leçons particulières, ceci me paraît puéril et indigne de l’auteur de la question. Les paroles de Bodin me semblent très précises, et la joie, mêlée de fierté, qu'elles expriment n’admettent pas la distinction de Bayle; c’est à l’université même que la République était lue et commentée. Elle pouvait bien l’êlre dans ce milieu scientifique, puisque, à l’é- poque de la révolution d'Angleterre, l’autorité de Bodin : était citée au Pariement. « Ouvrez nos registres, dit M. Alfort, et voyons ce » qu’ils contiennent : Qu'est-ce que le pouvoir sou- » verain? Selon Bodin, c’est celui qui est libre de » toule condition. Noûs reconnaîtrons donc un pou- » voir légal et un pouvoir royal. Donnons au roi ce » que la loi lui donne et rien de plus. » (Guizot, His- toire de la Révolution d'Angleterre, tome Ier.) Deux anecdotes sont racontées, avec complaisance, par Lous ceux qui ont parlé de Bodin et de ce voyage. L'une, qui aurait élé une vengeance de femme de la part d'Elisabelh se rappelant toujours ce qu’elle avait lu dans la Méthode historique, où Bodin improuve ma- gistralement la succession des femmes au trône et cile, pour condamner cette admission, l'exemple de Marie Tudor et de sa sœur. Enchérissant sur les autres, un écrivain dit même qu'Elisabeth attira Bodin à sa cour tout exprès pour + 193 lui dire : « Bodin, vous êtes un badin. » Il faut suppo- ser qu’elle lui aurait décoché ce trait, bien émoussé, en langue française, car je ne pense pas que la langue anglaise fournisse l'équivalent. J'aime mieux croire, quoique les prétentions à l'esprit puissent avoir ins- piré ce quolibet à la reine, qu'il a été forgé en France ou prêté à Elisabeth par certains esprits malins qui fredonnent partout et mettent bien des pauvretés sur le compte des riches. Elisabeth, avec son érudition et son amour de la science, dut au contraire faire un bon accueil à un savant publiciste, porté alors si haut dans l'opinion publique et dans tout l'Occident, où se traduisaient el se publiaient ses œuvres. L’émule de L'Hôpital et le défenseur de la liberté de conscience pouvait-il être mal vu à la cour d’Elisa- beth? : La seconde anecdote, un peu variée par les auteurs, est relative à ce droit de succession des femmes. Lais- sons parler Bayle, qui en cherche le sens et la conci- liation des récits sur ce point. « Bodin étant en Angleterre, au voyage de M. de » Montpensier, se rendit odieux aux Anglais et indis- » cret aux Français, pour sa curiosité. Dinant en la » maison d’un seigneur du pays, il se jeta sur la pré- » tention des princes à la couronne d'Angleterre et dit » qu’une princesse en était l’héritière présomplive, si- » non qu'elle en fût exclue, comme née hors le pays, » par une loi dont il n'avait jamais su l’auteur ni l’ori- » gine et n’avait pu apprendre où elle se trouvait, Vous » la trouverez, répondit le seigneur anglais, au dos de » la salique. — Voilà ce qu'on lit, dans la page 82 13 194 » du Gallia orientalis de M. Colamiès. Il cite ce pas- » sage comme tiré de la page 237 du n° tome de l'his- » toire de Heuri IV composée par Pierre Mathieu. J'ai » consulté mon édition ; j'y ai trouvé non pas : Bodin » en Angleterre, au voyage de M. de Montpensier, mais » un homme docte qui avait suivi feu Monsieur, au vo- » yage d'Angleterre. Je suis sûr que cet homme docte » est notre Bodin : maïs l’on aurait tort de dire qu'il » alla en Angleterre avec M. de Montpensier; il y alla » avec le duc d'Alençon qui, au tempsde Pierre Mathieu, » pouvait être qualifié feu Monsieur. M. Ménage ne » s'accorde pas, quant aux circonstances, avec cel » historien. Le sujet, dit-il, du voyage du duc d’Alen- » çon, en Angleterre, était son mariage avec la reine Eli- » sabeth. Bodin s'entretenant un jour de ce mariage avec » un Anglais, cet Anglais lui dit que ce mariage ne se fe- » rait point, les étrangers, par une loi d'Angleterre, étant » exclus dela royauté d'Angleterre. Bodin, qui était très » informé de toutes les lois d'Angleterre, comme de tous » les autres royaumes, n'ayant point de connaissance de » celte loi, demanda brusquement à l'Anglais, où elle se » trouvait. À quoi l'Anglais lui répondit brusquement » aussi, qu’elle se trouvait au dos de la loi salique, ce qui » depuis a passé parmi nous en proverbe. Je tiens cette » particularité de M. Dupuy. Notez qu'il y a, dans » Pierre Mathieu, deux citations el que M. Colamiès » n'en rapporte qu'une. » Bodin nous apprend qu'il fut envoyé en Angleterre » lan 1581, par le duc d'Anjou, son maître, pendant la » séance du Parlement où l’on défendit de parler du » successeur de la reine, sous peine de lèse-majesté ; » qu'il harangua la reine et qu'il lui proposa l’adoption 195 » du roi d'Écosse et puis un mariage Lenoxiæ prin- » cipis….. » (Bodin, de Repub., iv. vI, p. 1132). Voilà tout ce que nous avons pu apprendre de la participation de Bodin au projet de mariage du duc d'Alençon. On pourrait supposer que son esprit éclairé et sa grande expérience lui avaient fait apercevoir, comme au sieur de Castelneau et à M. de Villeroy, que cette négociation cachait une déception. Les deux anecdotes sus-relatées prouveraient qu'il n'aurait pas cru au mariage de son maître. Il conteste le droit des femmes à la couronne; il se serait attiré une leçon sur sa curiosité intempestive dans la recherche des lois y relatives ; mais ce qui doit faire admettre cette opinion, c’est le témoignage de Bodin lui-même, qui, pendant la séance du Parlement, où l’on défendait de parler du successeur de la reine, sous peine de lèse-majesté, vient haranguer Elisabeth à la fin de 1581, et lui pro- pose l’adoption du roi d’'Ecosse et puis un mariage. Le roi d’Ecosse fut en effet adopté, et la politique de Jean Bodin visa juste à ce point de vue. Il devait d’ailleurs avoir une pauvre idée du duc d’A- lençcon, qu'il alla rejoindre en Flandre, en 1582. Y resta-t-il? conseilla-t-il le siége d'Anvers demeuré sans succès ? Rien ne le constate. Leclerc dit au con- traire que Bodin ne fut pas d’avis de la campagne de Flandre (Bayle). Ce qui est certain c’est que le duc tomba malade en Flandre; que sa santé, minée par les excès, ne put ré- sister à la maladie. Usé, la figure gâtée par l’abus des liqueurs, il succomba comme il avait vécu, au milieu de l’insuccès de ses projets, toujours intempestifs ou mal combinés. 196 Bodin revint au sein de sa famille. Il avait alors deux enfants, qui ont été déjà nommés ci-dessus, Elie et Jean. L’aîné mourut jeune. On ne sait les destinées de Jean , si ce n’est pas lui qui, revenant à Angers, y a rempli, en 1510 et 1515; les fonctions d’échevin et de maire. Bayle établit parfaitement, en critiquant Ménage, que déjà Bodin était marié et pèrè en 1581, que ce n’est point avec le duc de Montpensier qu'il alla en Angleterre. Bodin se retrouvait donc au milieu des siens avec toutes les aspirations d’un père tendre et plein de sol- licitude pour ses enfants. L’aîné avait quatre ans en 1583, et l’autre trois, comme Bodin lui-même l’atteste dans une lettre loute paternelle et pleine d’une touchante simplicité, où il va nous dire avec quel plaisir il observait et dirigeait leur jeune intelligence. Le docteur Guhrauer, publiant l’Heptaplomères, en 1840, a eu l'heureuse idée de re- produire celte Epître de J. Bodin à son neveu, touchant l'éducation de ses enfants, datée du 9 novembre 1586. Ce neveu est sans doute le même que celui qui figure dans son testament sous le nom de Galet. Cette épître, malheureusement, n’a point été imprimée avec l’Hep- taplomères qui vient d’être édité en France. « Sitôt que je fus revenu d'Angleterre, écrit-il, je trouvai l'un âgé de trois ans et l’autre de quatre ans. Dès lors je leur appris, avec des noix et des cerises, à nommer en latin tout ce qu'ils voient; et, voyant qu'ils avaient la mémoire et l'esprit gentils, je com- mençai à leur faire dire en latin les anges, les té- nèbres, lumière, monde et quel âge il avait, savoir 197 5534 ans, le ciel, combien il y a de cieux, combien d'étoiles fixes visibles, combien il y a de planètes et leurs mouvements et noms, combien il y a d'éléments, etc., enfin les objets, les saveurs, les couleurs, les formes, les vertus... Tout cela s’apprenait peu à peu, et tous les jours ils répétaient ce qu'ils avaient appris avant que de déjeuner, ce qu'ils disaient volontiers, pour l’appélit qu'ils en avaient, et n'élait jour qu'ils n’apprissent quelque chose de nouveau; et peu après je les accoutumai à s'interroger l’un l'autre, de sorte qu'ils disaient à parl eux, sans que je leur apprisse rien. Lors je commençai à leur faire décliner des noms, puis conjuguer des verbes, et après dîner se façonner la main; et toujours, en dînant ou auprès du feu, je parlais latin à eux. Par ce moyen ils se sont fa- çonnés de dire en latin tout ce qu'ils voyaient et à parler lalin presque aussi bien qu’en français, et n'y a non plus de difficulté dans l’un que daus l’autre. Les ayant ainsi accoutumés à réciter tous les jours ce qu'ils avaient appris, je leur ai dressé trois cents sen- tences morales en français et en latin, et leur baille, par exemple, les sentences qu'ils apprennent tous les jours une, et maintenant ils en savent 220, et les con- tinuerai jusqu’à 300, que j'ai recueillies des meilleurs auleurs, en vers et en prose; et tous les jours ils ré- pèteni leurs sentences, laissant la répétition des mots, ains (ayant) seulement diversifié la conjugaison de tous noms et de tous verbes, et savent toutes leurs propositions et leurs régimes. Après dîner, ils appren- nent l’arithmétique ; bientôt je leur apprendrai la géo- métrie, qui est plus utile et plus plaisante, et après qu’ils sauront leurs 300 sentences, je leur ferai lire en 198 Cicéron et tourner le latin en français, sans apprendre le texte; mais je apprête 600 questions en latin, sans français, de toute la beauté de nature. Sitôt que je pourrai, je vous enverrai les sentences morales; mais je suis chargé de procès, ce qui fait grand tort à mes enfants, d'autant que mon garçon ne sait guère plus qu'eux, et s’il savait bien écrire et parler latin, il me soulagerait beaucoup; car j'ai aperçu que les mois d'octobre que j'ai été en commission avec M. Violle, conseiller au Parlement pour le comté de Stern, ils n’ont point avancé. Le plus beau secret de leur faire la mémoire et le jugement assuré, c’est de leur ap- prendre toutes choses belles et par ordre. » Nous n'avons pas d’autres détails sur la vie de fa- mille de J. Bodin. L'histoire et la biographie ne se sont occupées que de sa carrière publiqué, qui a eu le sort de toutes les grandes existences intellectuelles. Elle a été grandement louée ou critiquée par ses contempo- rains et surtout par les écrivains du xvrr° siècle. Ce sera une chose curieuse de faire un tableau compa- ratif de tous les jugements portés sur lui par ces écri- vains, depuis Montaigne, son contemporain et son ad- mirateur, jusqu’à Louis Blanc, qui en fait un aristo- crate et un ennemi du communisme. Il avait raison. L'historien de Thou, liv. xcrv, année 1589, va ren- dre compte d’une situation difficile et d’une épreuve où la vertu rigide de notre publiciste a subi une éclipse momentanée. Nous laissons parler de Thou, parce qu’il a parfaitement compris et apprécié la portée de cette épreuve, qui, dans nos temps de changement de gouvernement, trouvera bien son explication. C'était aussi une époque de terreur que cette date de 1589. 199 Le roi ne l'était plus que de nom; Paris était en pleine ligue. Le traducteur de Plutarque, évêque d'Auxerre, dénoncé par le provincial des Cordeliers, avait fait ad- hésion à la Ligue, sous la menace des piques des li- gueurs. Brisson pressait Bodin d’en faire autant. Les habitants de Laon, où il était procureur du roi, se plaignaient avec fureur de sa résistance. « Lorsque, dans les villes atttachées aux partis, il fallut ensuite renouveler le serment de la sainte union, conformément à l'arrêt du parlement, le peuple, qui se voyait autorisé par l’exemple des Pa- risiens, et qui, en matière de sédition, ne manque guère d'ajouter du sien, ne se laissa pas aller à de moindres excès. La ville de Laon, où Jean Bodin, homme connu par sa profonde érudition, était avo- cat du roi (1), ne paraissait pas pressée d’obéir. Aussi la cour donna un arrêt par lequel elle enjoignait aux habitants de se conformer à celui du 4 mars précé- dent. Lorsque cet ordre fut porté à Laon, Bodin, qui autrefois avait fait profession de la religion pro- teslante et qui, n'ayant jamais eu d’ailleurs beau- coup d’éloignement pour cette doctrine, avait tou- jours suivi le parti du duc d'Alençon, toutes les fois que ce prince s'était brouillé avec le roi son frère, ne laissa pas d'approuver la conduite du parlement. P PP [ Il fit même à ses compatriotes, par le conseil de l’é- vêque de cette ville, un discours où il s’attacha à (1) Cette erreur sur la nature des fonctions de Bodin comme magistrat est corrigée par Ménage et par le témoignage unanime des autres biographes, qui s'accordent à montrer Bodin, à cette époque, procureur du roi. 200 » lever leurs scrupules et à leur ôter la crainte que » leur inspirait la démarche qu'on demandait d'eux # » en leur représentant que le consentement universel » de tant de villes du royaume, abandonnant de con- » cert le parti du roi, devait être considéré comme » une déclaration authentique qu’elles lui faisaient de » ne plus vouloir lui être soumises, plutôt que comme » une révolte; que le châtiment, qui ne tombe ordi- » nairement pour l'exemple que sur un petit nombre » de coupables, n’était plus à craindre lorsque le » nombre des complices était si grand. Ensuite Bodin » se déchaïîna assez vivement contre le roi, qu'il traita » detraître et d’hypocrite, et tira des conjonctures pré- » sentes un présage assez funeste au sujet de la suc- » cession à la couronne; car il dit que l'année » soixante-troisième de l’homme était son année cli- » matérique et ne manquait guère de lui être funeste ; » qu’ainsi, comme on comptait parmi nous soixante- » trois rois depuis Pharamond, qui, selon nos histo- » riens, a porté le premier la couronne des Français, » jusqu’à Henri HI, il semblait que ce prince dût être » fatal à la France, et que ce fût par lui que la cou- » ronne dût sortir de sa maison. Ce fut ainsi que la ville de Laon se joignit aux Parisiens à la sollicita- tion de Bodin, comme il le manda lui-même au » président Brisson dans des lettres qu'il lui écrivit » à ce sujet et qui furent rendues publiques. » C’élait une défection, il faut le dire. Les circons- tances sont atténuantes, mais la faute existe. Elle ne peut trouver son excuse et sa juslificalion dans ces paroles : « Le soulèvement est si général et si nom- breux, qu’il ne peut pas être appelé rebellion, mais ré- ŸÈ ÿ 201 volulion. » Tant que le roi était sur le trône, tout ci- toyen et son procureur surtout devait tenir pour son serment. Mais, en voyant ce qui se passa ensuite à Laon et ce que fit Bodin, on retrouve le vrai magistrat. S'il ad- héra à la Ligue, il en combatlit courageusement les excès, et dès que le pouvoir royal trouva le bras d'Henri IV pour le soutenir, avant même que l'avéne- ment de ce roi fût certain, il dirigea tous ses efforts et ceux de son parti pour le seconder. N. PLANCHENAULT. LES DEUX LÉGENDES. Déjà des moissonneurs la cohorte lassée, Voyant finir le jour, va d’une main pressée Lier les épis d’or épars sur le sillon; Par l’Angelus du soir la cloche balancée Murmure son gai carillon. L'ombre s’épaississant s’assied sur la colline ; Sur le sommet des monts Le soleil, œil du jour qui va S’éteindre, incline Ses obliques rayons. Les nocturnes clartés projettent leur lumière Comme un flambeau qui luit ; Il se fait un instant de calme solitaire Où l’on n'entend nul bruit; Ce moment éphémère N'est déjà plus le jour et pas encor la nuit. Laisse tomber {on ombre, à nuit, laisse ton voile Etendre ses plis noirs sur le globe endormi ; Rends enfin aux mortels cette heure où chaque étoile Brille comme un regard ami. De ta main, en passant, ferme le sein des roses; Fais courber tousles fronts sous ton sceptre vainqueur, Bienfaisante déesse, répands sur toutes choses Un dictame réparateur. 203 Les songes font corlége à ton char; le Silence Dont les ailes sans bruit agitent l'air léger Vole, un doigt sur la lèvre, et craindrait de troubler Ta majestueuse indolence. Pas de lointain écho par l'écho répété, Pas un souffle dans l’air, pas une voix dans l'ombre... Partout la nuit étend de son vêtement sombre La muette uniformité. Sous un nuage épais de calme et de silence Le monde entier paraît se taire et sommeiller : Altendez.. attendez... car le désert immense Va bientôt s'éveiller. Mille bruits indistincis courent sur la bruyère, Le chaume ondule au loin par la brise agité, Chaque arbre dans la nuit étend, comme un suaire, Son feuillage argenté. Le bruit devient plus fort; toutes les fleurs mi-closes Jettent leurs parfums dans les airs; Les Zéphyrs suspendus au calice des roses Commencent leurs joyeux concerts. C’est l'heure où d’un cœur pur s'exhale la prière Comme le doux parfum s’exhale de la fleur. La légende qui vit et d'ombre et de mystère Parle tout bas au fond du cœur. La lune au firmament, de ses clartés brunies, Eclaire les vieux saints qui gardent le moutier; Les marbres semblent vivre, et les mains réunies Semblent se lever et prier. Les spectres, soulevant les dalles funéraires, Viennent, avec des chants pieux, Voir les cloîtres déserts de leurs vieux monastères, Et fouler d’un pas lent le sol silencieux. 204 È Des moines d'autrefois le lugubre cortége S’enfonce sous les noirs arceaux, Et malheur à l'œil sacrilége Troublant le secret des tombeaux! Là tout est sombre et triste. et l'Esprit des ruiues À des accents voilés qui nous glacent le cœur, L'obscurité revêt les montagnes voisines D'une mystérieuse horreur. Plus loin tout est changé ! Tout est chants et bruits d’ailes, Feuillages doucement bercés, Zéphyrs légers, fleurs immortelles, Aïbres des brises caressés. On voit Titania, sur le gazon couchée, Effeuiller en jouant sa couronne de fleurs, Et sur son jeune amant penchée Le couvrir de son voile aux changeantes couleurs. Autour d'elle ses mille fées, Sur de pâles rayons portées, Agitent leurs pas cadencés ; Tandis que, dans l’ombre, la reine Passe nonchalante, et promène Son char par les amours bercé. La forêt se faisait plus vaste et plus ombreuse, Jamais l'air n’avait eu parfum plus enivrant, Des lutins, la troupe joyeuse, Rencontrait la reine en passant. Obéron s’approchait.. Titania, réveuse, Près de lui s’asseyail ; On entendait les chants que la foule amoureuse Sur le luth essayait. Les danses devenaieni rapides, 205 Les pieds légers battaient le sol, Les lutins, mêlés aux sylphides, Tournoyaient plus vite en leur vol, Formant avec leur aile brune, Contre les clartés de la lune, Sur leur tête un gai parasol… Puis tout disparaissait, disparaissait dans l'ombre, Et le silence, de nouveau, Pesait sur la forêt qui devenait moins sombre, Comme un marbre sur un tombeau. C’est ainsi que la nuit la légende chrétienne, Malgré moi se mêlant à la fable païenne, Berçail mes rêves agités. Hélas ! la nuit s'enfuit, le jour vient, et l’aurore Ouvre l'Orient, qu’elle dore De ses matinales clartés. Angers, 2 mars 1859. Ch. DumonrT, Avocat. PROCÈS-VERBAUX DES SÉANCES DE LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE DE MAINE ET LOIRE SÉANCE DU 4 AOÛT 1858. Présidence de M. PLANCHENAULT. Le procès-verbal de la séance de juillet étant lu et adopté, il est procédé au dépouillement de la corres- pondanceetaurécolement des ouvrages et publications diverses reçus pendant le mois qui vient de s’écouler, après quoi l’on passe aux lectures annoncées dans l'ordre du jour. M. le docteur Dumont prend alors la parole au nom de la commission chargée de l’examen d’un mémoire de M. Guittetsur la Morve du cheval et sur sa transmis- sion à l'homme. Il fait ressortir l'importance pratique et l'intérêt scientifique de ce travail, si complet sous tous les rap- 207 ports, qui vient ajouter des faits nouveaux à l'appui de la doctrine de l'inoculation à l’homme d’une maladie jusqu'ici regardée comme mortelle, mais pour laquelle l'auteur indique un mode de traitement qu'il a expé- rimenté sur lui-même avec un succès qui pour cela même n’est pas contestable. M. Guittet décrit en observateur exact et en physio- logiste exercé les phases d’inoculation et de développe- ment de la maladie dans l'espèce chevaline, et invoque avec énergie la répression de l’empirisme sous l’in- fluence duquel se perpétue et tend de plus en plus à se répandre cette affection contagieuse, le plus redou- table fléau des pays d'élève. M. le docteur Dumont s'associe pleinement à la pensée de l’auteur, et croit devoir émettre le vœu que dans le double intérêt de la santé publique et de la sécurité du commerce, des vétérinaires soient chargés par l'autorité, dans les villes où se tiennent les foires et marchés les plus considéra- bles, de la police des animaux domesliques, avec mis- sion spéciale de rechercher et faire saisir tous les animaux atteints de maladies contagieuses comme de provoquer au besoin des poursuites contre les déten- teurs. Une discussion s'engage sur ce dernier point, à la suite de laquelle l'assemblée déclare se réunir una- nimement au vœu exprimé par l'honorable rapporteur. L'institution d’agents-vétérinaires, chargés de cette partie de la police sanitaire, ne serait d’ailleurs, ainsi que le fait observer le secrétaire-général, une innova- tion que pour nos contrées, car depuis un temps immé- morial elle est en vigueur dans l’est et le nord-est de la France, où elle sauvegarde efficacement les intérêts 208 de l’agriculture et ceux du commerce contre l’intro- duction sur les marchés d'animaux malades qui pour- raient venir des pays allemands, et assure ainsi en même temps la sécurité des transactions et la protec- tion due à la santé publique. Un membre, qui partage entièrement l'opinion émise sur l'urgence de la création d’agenis-administratifs vétérinaires, croit devoir exprimer le regret de ce que déjà à plusieurs reprises des idées également utiles et dont l'application paraissait de même facile et oppor- tune, après avoir surgi au sein de notre société, n’en ont pas franchi l'enceinte et y sont restées comme élouffées. Il demande donc s’il ne serait pas possible de faire en sorte qu’elles se produisissent utilement au dehors, et surtout qu’elles fussent soumises à l’atten- tion des autorités qui seules peuvent les faire passer du domaine de la théorie dans la pratique. Sans doute il ne se dissimule pas tout ce que l'intervention de la Société peut avoir de délicat et exiger de discrétion et de réserve pour que les conve- nances demeurent toujours respectées, mais sous ce rapport il s’en remet volontiers à la prudence du bu- reau qui saura concilier le profond respect qu’aura toujours la Société au regard de l'initiative et de l'indépendance de l’action administrative, avec la mission qui lui est impartie comme société savante, de porter la lumière sur les faits qui entrent dans le cercle de ses études et de signaler les besoins locaux qui peuvent être méconnus. L'assemblée, après avoir entendu ces observations, décide en conséquence : 1° qu'il sera fait mention au procès-verbal du vœu exprimé au nom de la Commis- 209 sion pour qu'il soit créé une police vétérinaire régu- lièrement exercée dans lous les centres de population du département où se font périodiquement des agglo- mérations considérables d'animaux domestiques ; 2° qu’extrait de cette partie du procès-verbal sera adressé à M. le Préfet et à M. le Maire d'Angers. L'assemblée vote le renvoi devant le comité de ré- daction du rapport de M. le docteur Dumont et du mémoire qui en est l’objet. M. le président de la section des sciences physiques et naturelles présente une notice raisonnée et crilique sur un second envoi de plantes de Corse que lui a adressé M. E. Revelière, membre correspondant, envoi qui ne comprend pas moins de 240 espèces recueillies aux environs d’Aullene en 1857. Il fait précéder la lecture de ce travail par des détails intéressants sur le résultat des recherches que poursuit M. Revelière. Il signale plusieurs espèces nouvelles pour la science et un certain nombre d'autres qui n’ayant encore été observées qu’en Algérie, en Calabre et en Andalousie, présentent également un contingent inattendu pour la flore française. Nous ferons observer à cet égard que les découvertes de M. E. Revelière viennent ajouter quelques données à la solution du problème des origines multiples si agité par la science moderne et qui tendrait à reconnaître des centres par- ticuliers de création dans la plupart des grandes îles éloignées des continents, problème pour lequel le sa- vant Morelet vient tout récemment aussi d'apporter de nouveaux malériaux puisés dans ses études sur les mollusques terrestres et fluviatiles des îles Açores, Ma- dère et Canaries. Cette deuxième notice prendra place dans le qua- 210 trième volume des mémoires de la Société consacré exclusivement aux sciences physiques et naturelles. Des remerciements et des félicitations seront adressés à M. E. Revelière au nom de la Société. Le secrétaire-général donne lecture d'une étude de M. Gidel, membre titulaire non résidant, sur la Poésie française au x1v° siècle, personnifiée en quelque sorte dans trois de ses types les plus tranchés: Eustache Des- champs, Olivier Basselin et Charles d'Orléans... Eustache Deschamps, le magistrat austère, le guerrier intrépide, l'homme aux pensers élevés, à l’indignation verlueuse, aux aspirations généreuses, à la critique ingénieuse et parfois hardie, toujours à la parole rude et mâle comme sa nature... Olivier Basselin, l’épicu- rien de bas-étage, sacrifiant joyeusement et exclusi- vement aux plaisirs faciles et aux jouissances maté- rielles, paresseux avec délices comme Figaro, pensant aussi avec lui que l'ivresse du peuple est surtout la bonne, cherchant doncses inspirations entre son potet son verre; poèle du sans-gène, du laisser-aller et de l’in- souciance en toute chose, et,ce qui le distingue entre tous, la première expression poétique de cetle sorte de gaieté folle et spirituelle, saine et vive, leste et franche, qui par-dessus toute autre a la prétention de s'appeler Ja gaieté française, et qui, dans ces tempsd’orages civils et de calamités générales, semblait seule pouvoir pro- voquer à l'oubli de tout ce qui affligeait, dans les classes roturières surtout où les images de l'ambition et des honneurs n’éblouissaient pas les yeux, tous ceux qui sentaient encore battre en eux un cœur généreux au spectacle navrant de la patrie en deuil. Après l'analyse piquante que donne M. Gidel des poésies bacchiques de maître Olivier Basselin, le joyeux 211 el malin foulon du Val de Vire, qui pourrait s'étonner de le voir lui aussi, saluer ce poète comme le père du vaudeville. C'est après ces deux personnages que notre auteur vient nous montrer Charles d'Orléans, mais peut-être en le jugeant avec un peu de sévérité, car s’il fut moins heureusement doué que Deschamps sous le rap- port de l'inspiration poétique, de la variété, de l'éléva- tion et de l'énergie de la pensée, ainsi que de la pro-. fondeur du sentiment; s’il n'eut ni la verve, ni la franche gaieté, ni l'entraînement, ni la spirituelle ma- lice de Basselin, on ne peut non plus méconnaître que son initiation aux secrets et aux allures de la poésie italienne et que l’imitation involontaire ou recherchée qu'il en a faite, n’ait donné chez lui à la forme poéti- que un certain degré de poli et de perfection, une cer- taine élégance dans l'expression et dansl'enchainement des idées, qui était dès lors un pas considérable fait au devant du moment où la poésie française allait avoir aussi ses règles propres, son caractère défini et sa marche assurée. Hâtons-nous toutefois de reconnaître que si notre honorable confrère peut paraître quelque peu sévère, il est resté juste envers le Prince-poète dans son appréciation des qualités aimables qui dis- tinguaient ses vers. L'assemblée consultée par le président renvoie le mémoire de M. Gidel au comité de rédaction. Après quoi l’ordre du jour étant épuisé, la séance est levée et la réunion de la Société ajournée au mois de novembre prochain. Le secrétaire-général, T.-C. BÉRAUD. 212 SÉANCE DU 10 NOVEMBRE 1858. Présidence de M. PLANCHENAULT. Lecture est donnée du procès verbal de la dernière séance. L’archiviste présente les publications adressées à la Société, parmi lesquelles on remarque les collections complètes des Mémoires de la Société des sciences natu- relles de Cherbourg, où se trouvent des travaux d’un grand intérêt sur les sciences mathématiques et phy- siques, ainsi que sur la botanique cryplogamique, et celle du recueil de la Société académique de l'Aveyron non moins intéressant sous le rapport de la géologie et de l’archéologie. Le Secrétaire-général donne communication d’une lettre reçue de M. le Secrétaire de la Commission de la Topographie des Gaules, instituée près du Ministre de l'instruction publique, annonçant que le mémoire pu- blié par M. Béraud en 1846 et qui, dans les faits nou- veaux qu'il a constatés et interprétés, a été déjà pris pour point de départ ou de repère par MM. Matiy de la Tour, Bizieux et Faye, dans leurs travaux spéciaux sur le tracé des voies romaines de l'Ouest, doit aussi servir de base aux études de cette Commission. Il fait en outre connaître que la Commission des Sociétés savantes près du même ministère a accordé une attention toute particulière aux travaux scienti- fiques et littéraires que renferment les deux premiers volumes du Mémoire de notre Société, les seuls qui lui aient encore été soumis. Le Rapporteur leur a consa- 213 cré un long compte-rendu dans lequel il s’est occupé d’une façon spéciale du Mémoire de M. Béraud sur les causes accidentelles de la mortalité des arbres des pro- menades publiques. Il déclare adopter les opinions émises par l’auteur du Mémoire. Le Président présente au nom du bureau comme candidats au titre de membre titulaire, MM. Lebreton, Dugué, propriétaire, ancien nolaire à Saint-Rémy, et Delaveau, chevalier de la Légion d'honneur, commis- saire du gouvernement près le chemin de fer, résidant à Angers. Ces Messieurs sont reçus à l’unanimité. M. le docteur Ridard se fait remplacer par le Secré- taire-général dans la lecture de son mémoire inti- tulé : La médecine préventive. L'auteur paraît avoir pris pour justification de cette thèse : que la science du médecin: doit avant lout s'attacher par l'application et la diffusion des pré- cepies d’une hygiène raisonnée, à défendre l’homme contre l'invasion des maladies, cette considé- ration à la fois plus générale et d’une plus haute portée : que dans le monde physique comme dans le monde moral, le mal ne peut être qu’une excep- tion accidentelle dans l’ordre naturel, et que partout où il peut tendre ainsi par une cause quelconque à se substituer à ce qui est le bien, il est à la fois plus rationnel, plus humain, et non moins mériloire et glorieux, de s’attacher tout d’abord à rechercher les causes perturbatrices de l'harmonie générale, afin d’en prévenir le développement, que d'attendre dans l’inac- tion la manifestation du mal, dût-on même avoir la certitude de pouvoir l’anéantir plus tard. L'auteur qui semble vouloir poursuivre cette pensée 914 sous loutes ses formes et dans toutes ses applications, évoque d’une part les souvenirs du passé pour leur demander leurs enseignements, et de l’autre inter- roge les faits que chaque jour voit naître autour de nous, pour les discuter et les apprécier avec la saga- cité scrupuleuse du praticien et la sage discrétion du moraliste. Ses études le conduisent ainsi à cette con- clusion consolante, qu’en bien des choses il peut être donné à la raison et à la science, en se prêlant un muluel secours, d'augmenter par leur action combinée la somme du bien-être moral et matériel à laquelle il a été accordé à l’homme de pouvoir aspirer sur cette terre. Ce morceau, qui se fait remarquer par la brillante facilité du style, la variété de la pensée, la vivacité des faits et des aperçus, est renvoyé à la Commission de rédaction. Le Président de la section des sciences physiques et naturelles, abandonnant cette fois ses savantes com- munications sur la botanique française et voulant ré- pondre au désir manifesté par Son Excellence M. le Ministre de l'instruction publique, que la Société académique ne cessât de coopérer par ses travaux à l’élucidation des questions qui se rattachent à la topographie des Gaules, s’est efforcé en réunissant et étudiant de nouveau, des matériaux dès longtemps par recueillis au cours de ses explorations scientifiques, de porter la lumière sur un point capital de l'ancienne géographie des Andes resté jusqu'ici d'autant plus obs- eur que plus d'opinions s’élaient produites à cet égard pour se combattre mutuellement et avec des avan- tages souvent parlagés. RP OT PV TS DT | 915 Après avoir discuté avec autant d’impartialité que de précision, les hypothèses qui.ont été succes- sivement présentées sur la position de la station Robrica, et dont il n’en est aucune de complétement satisfaisante soit sous le rapport de l’étymologie, soit au point de vue de la conciliation des distances admises entre Robrica et les capitales des Andes, des Turones et des Bituriges, l’auteur expose les motifs qui militent en faveur de la position nouvelle, qu’à son tour il vient assigner à Robrica, et qui correspond avec une exactitude mathématique, aux indications en lieues gauloises, données par la carte de Peutinger, pour la distance de Robrica, aux stations de la voie de la Touraine et du Berry. L’étymologie empruntée aux racines celtiques comme celle de beaucoup delieux de la période gallo-romaine, conviendrait alors à l’em- placement qu’eût occupé la station, à Saumur, avec un passage fortifié sur le Thouet, endroit où s'observent des restes d’un pont, des ruines, des débris antiques de diverses natures qui attestent suffisamment qu'il exis- tait là un établissement qui dut être considérable. Ces preuves, en quelque sorte matérielles, sont corroborées par des considérations politiques et stratégiques d’un ordre élevé, et de nature à juslifier le choix que les Romains avaient dû faire ainsi de Saumur avec cet avant-posie fortifié sur le Thouet, pour y élablir une station militaire importante, à une distance convena- ble du grand camp d'Angers et de manière à pouvoir surveiller à leur jonction les grandes voies qui péné- traient au centre de toutes les provinces environnantes, pour de là traverser la France jusqu'à ses frontières de terre et de mer. 216 Un tel ensemble de motifs donne donc à l'hypothèse produite aujourd’hui un caractère de probabilité qui doit paraître d'autant plus suffisant pour lui obte- nir la préférence, que l'on ne peut plus guère espérer d’être jamais complélement fixé à ce sujet par des preuves directes. La Société renvoie ce travail d’un haut intérêt de- vant le comité de rédaction. La Commission chargée d'élaborer un questionnaire départemental sur la rage, n'ayant pas encore terminé son travail, la Société en prend occasion de lui adjoin- dre deux autres membres, et désigne à cet effet MM. les docteurs Thouet et Ridard. M. Victor Châtel fait observer que la Société protectrice des animaux, qui a étésaisie postérieurement à la nôtre de la même ques- tion, a aussi reconnu l'utilité d’un questionnaire cons- tituant une enquêle permanente pour recueillir des observations sur la maladie de la rage, etc. M. Guittet fait connaître à la Société les résultats qu'il a obtenus dans la culture du chanvre de l'emploi avant leur dessication des matières fécales. Il a fumé ainsi un terrainjusqu’alors improductif et dont la stéri- lité naturelle ne semblait pas pouvoir promettre une amélioralion quelconque; mais bien que cette expé- rience eût élé faite dans les circonstances défavorables d'une sécheresse et d’une chaleur excessives, elle n’en a pas moins réussi. M. Guittet présente comme échan- tillon, une botte de chanvre remarquable par la vigueur de la végétation, la finesse et l'égalité du brin, et qui n’a pas moins de 3 mètres 33 centimètres de hau- leur. d Un membre fait remarquer que l’agriculture de are OR chier ns à US Ge Cu gs 917 Flandre qui, depuis un temps immémorial, applique celte sorte d'engrais à la culture des plantes oléagi- neuses l’emploie préférablement, et on peut même dire exclusivement à l’état frais, ayant reconnu qu'ainsi que l’enseigne la théorie, il perd par l’évaporation du gaz, dans sa dessication et cela dans une énorme pro- portion, son aclion fertilisante. C’est aussi sous la même forme que dans la plaine de Nîmes, où son! les plus vieux et les plus beaux oliviers de la Provence, cel engrais est employé à la culture de cet arbre dont il développe au plus haut point la vigueur et la fertilité. L'ordre du jour se trouvant épuisé la séance est levée. Le Secrétaire-général, T.-C. BÉRAUD. SÉANCE DU 8 DÉCEMBRE 1858. Le Secrélaire général donne lecture du procès-ver- bal de la séance de novembre dernier qui est ap- prouvé. M. l’Archiviste présente les publications adressées par la Société smithsonnienne de Washington et par les académies de Bruxelles, Lille, et les Sociétés sa- vantes de Cherbourg, Rhodez, etc. M. l’Archiviste, qui a fait un examen approfondi des trois volumes publiés au cours de la présente année par l’Académie royale de Bruxelles, en signale briève- ment les principaux mémoires, el parliculièrement 15 218 ceux qui se rapportent aux études spéciales de plu- sieurs membres de la Société. Le Président appelle l'attention de l'assemblée sur une exposition d'ignames provenant des tubercules distribués par la Société. On remarque surtout celles qui ont été récoltées par M. Cheux, dans sa culture de la Baumette, près Angers. Ces ignames ont été plan- tées avec les mêmes façons que les pommes de terre dites précoces, sauf qu’elles n’ont pas été butées et qu'elles ont été placées dans une terre de jardin meuble, légère et suffisamment fraîche. M. Victor Châtel qui, comme président de la section d'agriculture, avait été chargé de tout ce qui concernait l'introduction de l’igname dans nos potagers, fait re- marquer que dans ces conditions, qui n'avaient rien d’exceptionnel, elles ont cependant donné des produits qui l’emportent de beaucoup par le volume sur celui des tubercules distribués par la Société et qu’elle avait fait venir de Versailles. Ceux-ci étaient d’ailleurs fusi- formes et semblables à ceux de certains dahlias, tan- dis que les tubercules exposés affectent une forme plus ou moins sphérique. On pourrait donc espérer qu'en persévérant dans cette culture on arriverait à obtenir des produits qui atteindraient les énormes pro- portions que diverses espèces d’ignames acquièrent dans l'Australie, en Chine et dans l'Amérique méri- dionale. Il résulte d’ailleurs des explications verbales données par plusieurs des membres qui ont tenté cette culture avec moins de succès, que s’ils ont en partie échoué c’est qu'ils ont planté dans une terre forte, ar- gileuse, et qui a eu à souffrir d’une sécheresse prolon- gée. 219 Le Secrélaire général fait observer que cette plante, par ses feuilles cordiformes, lisses et luisantes, sa tige volubile, sa racine tuberculeuse, ressemble à s’y mé- prendre au Tamus communis des vieilles haies de l'An- jou. Ne pourrait-on pas induire de cette analogie que l’igname demanderait aussi un sol léger, substan- tiel, formé de détritus de végétaux, un peu humide et garanli des ardeurs solaires, lel que le choisit exclu- sivement son sosie végétal? Ce sont d’ailleurs les con- ditions dans lesquelles il prospère dans la Nou- velle-Calédonie et les îles environnantes. On doit croire que les sables fins et limoneux, et les lieux abrités des îles de la vallée de Loire lui seraient particulière- ment favorables. Ce sujet étant épuisé, l'assemblée procède au renou- vellement du bureau général pour 1859. Le Président rappelle que Part. du règlement s'oppose à ce que le Président puisse être réélu avant une année d'’inter- valle, et qu’ainsi la Société aura le regret de ne pou- voir conserver à sa lête M. le comte de Las Cases. M. le directeur Planchenault, pour ce qui le concerne _ personnellement, fait observer qu'ayant pendant deux années remplacé le Président durant ses absences dans l’administration et la direction des travaux et des séances de la Société, il croit se conformer à l'esprit sinon à la lettre du règlement en déclinant l'honneur que ses collègues veulent lui conférer en lui confiant les fonctions de Président. Le scrutin est ouvert sur ces observalions; il maintient le Secrétaire général, l’Archiviste et le Trésorier dans leurs fonctions, et dé- signe M. Planchenault comme président, et M. de Lens comme directeur. M. Planchenault persistant dans son 290 refus, il est procédé à un second tour de scrutin, et M. le docteur Dumont est alors proclamé président. M. Planchenault prend la parole et propose de voter des remerciements à M. le comte de Las Cases pour les éminents services qu’il n’a cessé de rendre à la Société en toutes les occasions où son concours a pu être ulile et aussi pour les marques de générosité qu’elle en a reçues lorsque se trouvant abandonnée à ses seules ressources, elle avait à pourvoir à l’appro- priation du local que la ville lui avait concédé. L’as- semblée, par un mouvement unanime, donne son adhésion à cette proposition, et sur la demande d’un de ses membres déclare comprendre dans la même manifestation de gratitude les autres membres du bu- reau, qui, pendant deux années et lorsqu'ils avaient à subir toutes les difficultés inhérentes à la création el à la constitution d'un corps savant, ont, selon la me- sure de leurs forces et de leurs fonctions, coopéré aux mesures qui ont donné à notre Société une place dé- sormais aussi bien assurée que distinguée parmi ses émules. Le bureau, en raison de l'extension qu'acquiert chaque jour la collection de minéralogie déparlemen- tale et aussi des détails de la correspondance et des écritures, propose à la Société de pourvoir à la nomi- nalion d'un secrétaire-bibliothécaire chargé des col- leclions en exécution de l’art. du règlement. M. Me- nière, le créateur de notre collection minéralogique, voulant bien accepter ces fonctions gratuites, est pré- senté par le bureau et admis à l'unanimité. Cette place n'est pas astreinte à une réélection annuelle. L'ordre du jour indiquait deux lectures. 221 M. Bouché présente le manuscrit d'un nouveau sys- tème de tables de logarithmes à cinq décimales, précédé d’une notice explicative. Plusieurs membres, bien ca- pables d'apprécier ce travail et qui en ont pris con- naissance, prennent la parole pour attester son mérite et son utilité. Toutefois, à raison de cette importance scientifique même et de son caractère particulier, comme on ne peut guère en donner une lecture qui ne pourrait le faire suffisamment apprécier que d’un trop petit nombre d’auditeurs, le Bureau le renvoie a une Commission composée de MM.Thouvenel, Dulos et Dauban, qui est chargée d’en faire un rapport. M. le président Planchenault continue à entretenir la Société de ses études sur Jean Bodin, et commence l'examen du livre de la République, qui est resté la plus large et la plus solide base de la réputation du publiciste angevin, source abondante d’érudition el de pensées originales, où tant d'autres sont venus puiser, soit des idées pour les produire ou les dévelop- per comme leurs, soit les objections les plus graves qu'’its aient eu à combattre. Ce travail, tout d'analyse raisonnée et philosophique, n’est pas par cela même susceptible d’être resserré dans le cadre étroit d'un compte-rendu. La Société déclare le renvoyer devant le Comité de rédaction, après quoi la séance est levée. Le Secrétaire général, T.-C. BÉRAUD. 2929 SÉANCE DU 5 JANVIER 1859. Présidence de M. le docteur Dumont. Le procès-verbal, de la séance de décembre est lu et adopté, après quoi le Secrétaire-général rappelle les noms des membres qui composent le bureau, pour l’année 1859. En prenant la présidence de l'assemblée, M. le doc- teur Dumont prononce une allocution pleine de cha- leur et de conviction, et dont nous regrettons de ne pouvoir donner qu’une analyse incolore. Le texte lui en était nalurellement fourni par une lettre de M. le Ministre del’Instruction publique, témoignant le regret déjà plusieurs fois manifesté par Son Excellence, que les efforts tentés par la Société académique pour con- duire à une fusion des corps savants d'Angers, n'aient pas encore élé couronnés de succès. La Société acadé- mique, a dit M. le Président, n’a certes pas perdu l’es- poir de voir se réaliser un progrès que le temps doit infailliblement amener, et elle ne négligera aucun moyen, et ne sera arrêlée par aucun sacrifice, quel qu'il puisse être, pour en hâler l’accomplissement. Elle seule au reste peut offrir, par la généralité de son titre et l'étendue de son cadre, une place à tous les genres de spécialités, à tous les sujets d'élude : fidèle aux espérances sous l'empire desquelles elle s'est fondée, elle n'a cessé et ne cessera pas de marcher dans la voie de conciliation qu'elle avait ouverte, n’arborant aucun drapeau, ne cherchant à se recruter 993 dans aucun sens exclusif, el faisant appel à tous les hommes honorables sans distinction de couleur et de secte. C’est cette ampleur de vues qui l’a soutenue au milieu des difficultés inhérentes à toute organisa- lion naissante ; c’est à cetle sagesse qu’elle a dû de pouvoir produire en moins de ses deux années d’exis- tence, des travaux importants el variés qui pour l'étendue et l'intérêt ne redoutent la comparaison avec ceux d'aucune aulre association analogue, et qui lui ont valu la sympathie et les encouragements du Gou- vernement dont elle secondera toujours les vues éle- vées. Que la Société académique devienne donc pour ce département un foyer de lumière; que les jeunes littérateurs qu’elle compte en grand nombre dans ses rangs ue craignent pas de s’avancer dans la lice où les ont précédés leurs aînés, ils y trouveront plus d’un motif de louable émulation, et un moyen facile de se livrer aux nobles spéculations de l'intelligence. M. Dumont termine son allocution en adressant au nom de la Sociélé des remerciements à M. lecomtede Las Cases et à M. Planchenault, qui dansleurs fonctions de Président el de Directeur, ont mis un zèle constant à aider à son organisation, à lui conquérir le rang qu'elle occupe, et à diriger ses travaux, en y prenant une part plus ou moins active et personnelle. Le Secrétaire-général présente quelques observa- tions sur la nécessité pour la Société d'adopter comme toutes les autres Sociétés savanies, un cachet qui puisse servir d’estampille pour la correspondance et la bibliothèque. On a proposé une devise qui paraîtrait mieux qu'aucune autre caractériser l'association : 294 Diversa sed una. L'assemblée adopte cette proposition du bureau pour le choix de la devise. M. le professeur Bouché présente la première partie d'un mémoiresur l'attraction moléculaireet en donnelec- ture. Cherchant depuis longtemps par l'observation et par le calcul les formules des lois qui régissent l’attrac- tion mutuelle des particules gazeuses, et jugeant qu’elles ne doivent être qu'une manifestation particulière d’une loi plus générale et commune à tous les phéno- mènes de l'attraction, il a voulu déterminer le lien commun qui existe entre ces manifestations de l’at- traction dans les deux intervalles gazeux et planétaire, pour en induire la formule de cette loi unique. Cette partie du travail de M. Bouché qui en contient tous les prolégomènes et qui n’est pas d’ailleurs sus- ceptible d'analyse, est renvoyée devant le comité de rédaction. M. Thouvenel lit un rapport sur un recueil de gra- vures publié sous ce litre : Trésor de l’Ari, dont vient de s'enrichir la bibliothèque publique d'Angers. Il est consacré à reproduire les tableaux les plus remarqua- bles, que les galeries étrangères sont venuesexhiber à notre Exposilion universelle. Ce recueil ne concentre pas son intérêt dans la révélation pour les artistes et amateurs français de chefs d'œuvre, qu'autrement ils eussent pu ignorer, ou qu'au moins ils n’eussent pas été à même de pouvoir étudier et consulter suffi- samment et à tous moments, mais il joint encore à ce mérite déjà si grand , celui de reproduire par le burin avec une incontestable perfection ef une fidélité aussi intelligente que scrupuleuse, le ‘caractère propre à chacune des compositions capitales qu'il prétend ainsi illustrer. M. Thouvenel saisit cette occasion pour établir un parallèle entre les productions du burin et celles de la photographie : les premières, œuvres de l'esprit et de la main d’un homme qui vient interpréter les créa- tions d’un autre homme, tout en les dépouillant du prestige du coloris; celles-ci, reproduction fidèle, trop fidèle peut-être, froide et automatique de la ligne et de la forme, ainsi que des jeux de l’ombre et de la lu- mière, et enlevant à la composition ainsi décolorée, ra- pelisséeet circonscrite, une parliede ses effets primitifs sans y pouvoir rien substituer, tandis que le graveur, s'inspirant de l'esprit du modèle et appliquant toutesles ressources de son génie à lutter contre l'absence de la couleur, parvient parfois à ajouter une valeur nou- velle à la composition originale, et à melire mieux en relief en certaines parties le caractère que le peintre voulut primitivement imprimer à son œuvre, lorsqu'il demanda au pinceau une manifestation pour sa pen- sée et comme un enfantement pour le fruit de son imagination ; l’un enfin procédé matériel, aveugle et passif, comme la matière inerte, l’autre acte d'une intelligence qui veut associer une part de sa puissance - créatrice à celle d’une autre intelligence, tout en lui prêtant un autre langage. Quiconque voudra étudier comparalivement les tableaux de Lebrun et les gra- vures d'Audran , comprendra bien mieux que par nos paroles ce que nous voulons dire ici,en cherchant à expliquer l'opinion manifestée par M. Thouvenel,au regard de burin et de la photographie. L'assemblée renvoie ce rapport qui sort du cadre 2296 habituel des comptes-rendus au comité de rédaction. M. Planchenault n'ayant pu assister à la séance, la lecture annoncée est renvoyée à la prochaine réunion et la séance est levée. Le Secrélaire-général, T.-C. BÉRAUD. SÉANCE DU 2 FÉVRIER 1859. Le procès-verbal de la dernière séance est lu et adopté. Les publications offertes à la Société sont présentées par l’archiviste el il est ensuite procédé au dépouille- ment de la correspondance. Le président de la section d'agriculture communique une lettre du D' Sacc, de Strasbourg, qui contient l’in- dication de faits relatifs à la queslion de la spontanéité de la rage dans la race canine recueillis par lui dans un voyage récent qu’il a fait aux bouchesdu Danube. C'est la magnifique race du chien-loup qu'a figurée Buffon sans en faire connaître l’origine , race si remarquable par sa forte taille, son museau effilé, la blancheur de son pelage soyeux et le panache énorme de sa queue. qui peuple exclusivement le pays limitrophe des deux côtés du fleuve. Sur la rive droite habitée par la popu- lation musulmane, les chiens sont comme dans toute la Turquie, abandonnés à eux-mêmes dans un état à demi- 297 sauvage, et les femelles s’y montrent alors en nombre égal ou au moins proportionnel à celui des mâles, et là aussi, comme en Orient, la rage spontanée est incon- nue. Quant à la rive opposée qu'habitent les chrétiens, les chiens y sont au contraire soumis à une dormnesticilé absolue et reçoivent tous les soins que l’on accorde aux animaux les plus utiles, car à ces hôtes vigilants au- tan! que redoutables est confiée exclusivement la garde des habitations et des nombreux hameaux disséminés dans ces vastes plaines, et comme c’est principalement aux chiens mâles qu'est dévolu ce soin, les femelles sont réduites au moindre nombre possible; or, dans ces conditions toutes différentes et anormales au point de vue des précautions qu'avait prises la nature pour assurer la reproduction de l'espèce, les cas de rage spontanée sont toujours fréquents et provoquent de nombreux accidents. Les conséquences de ce double état de choses indiquent ainsi la cause déterminante de la rage spontanée, et cette solution se confirmerait pas cette observation admise aussi comme certaine par M. Sacc, à savoir que les femelles des races canines ne sont jamais atteintes spontanément par celte ma- ladie. Le président remercie l'honorable: membre de cette communieation qui est renvoyée à la commission nommée pour rechercher les causes de la rage. M. Quris, avocat, lit un opuscule philosophique sur le Bonheur, dans lequel il s'attache surtout à démon- trer que les éléments qui peuvent déterminer cet état de l’âme qu'on appelle le bonheur, sont le plus souvent, et dans les conditions sociales les plus diverses, à la portée de la plupart des hommes; que la bonté non 228 moins que la sagesse de Dieu n’a pu vouloir quel'homme fût déshérité du bonheur sur cette terre, quand dans cet élat même il devait trouver le plus puissant des molifs de gratitude pour lourner ses yeux vers l’au- teur de tous biens, et que par une conséquence en quelque sorte nécessaire, Dieu n’a pas voulu que le bonheur dépendit surtout de la possession et de la jouissance d'objets extérieurs à l’homme et par trop indépendants de son action et de ses inspirations indi- viduelles. C’est donc en lui-mème que l’homme doit en rechercher et en rencontrer les éléments dans une disposilion sagement réglée de son esprit, dans la modération de ses désirs, el principalement dans le devoir accompli, en donnant à ces mols leur sens moral et social le plus étendu. ; Ce travail dont la lecture a excité un vif intérêt est ‘renvoyé au comité de rédaction. M. le professeur Bouché présente la suite de son important mémoire sur l’Attraction moléculaire et y traite spécialement de l’Intervalle planétaire. La plus grande partie de ce morceau est consacrée au dévelop- pement de propositions et de calculs algébriques qui servent de base et de démonstralions au système pro- posé par l’auteur, mais il est précédé d’un exposé dont notre savant confrère peut donner lecture, car il est accessible à toutes les intelligences. Il s'attache à prou- ver que sa formule, bien que différente de celle de Newton, conduit néanmoins avec certitude aux mêmes résultats lorsqu'elle est appliquée à l'intervalle plané - laire, puisque en examinant la question particulière de l’action de la terre prise comme centre fixe d'action sur la marche de la lune, et en supposant que deux 229 satellites au lieu d’un partent ensemble d’un même point et soient soumis, l’un à la loi newtonienne et l’autre à la loi nouvelle proposée par notre docte con- frère , on arrive par le calcul à ce résullat qu’au bout de 500 ans la distance angulaire du centre des deux satellites devrait rester inférieure à un angle d’une se- conde, d'où l’on peut ainsi conclure avec lui qu'il n'existe pas de différence vérilablement appréciable entre les deux formules. C’est celle même formule que dans une prochaine lecture M. Bouché se propose d’ap- pliquer tout aussi heureusement aux manifestations de l’attraction dans l'intervalle gazeux. Cette deuxième partie du mémoire de M. Bouché est renvoyée devant le comité de rédaction. M. Janin présente quelques réflexions sur une ques- tion controversée entre les grammairiens. Doit-on dire avec Louis XIV parlant à Villars : M. le maréchal à notre âge... Ou bien à nos âges ? Les uns, Domergue en tête, sont pour notre âge; quelques autres inclinent pour le pluriel et pensent qu'il serait plus logique. Une discussion s'engage sur ce point à laquelle pren- nent part un grand nombre de membres, notamment MM. Thouvenel, Léger, M. l'abbé Deschamps, M. lecom- mandant Martin, etc. L'opinion générale est que l’usage a consacré la lo- cution au singulier, et qu’en telle occurence l'usage doit toujours prévaloir dussent les principes logiques d’une langue en être plus plus ou moins froissés. Le secré- laire-général , admettant une opinion moins absolue, pense que l’on peut distinguer des cas selon lesquels notre âge ou nos âges devraient être préférés. Ainsi, par exemple, lorsque l’on tendrait à comparer l'âge d’une 230 personne à celui d’une autre, la comparaison supposant toujours la coexistence de deux objets restés distincts, il paraitrait très logique et convenable de dire alors nos âges, comme dans cette phrase qui serait adressée par un vieillard à un adolescent : Nos goûts différent ainsi que nos âges. Mais lorsque au contraire l’on tend à assimiler et à confondre les âges de deux personnes de manière à ce qu'ils conslituent un tout à savoir : L'âge dans un sens abstrait, il parait alors également logique de dire comme Louis XIV notre âge; c’est-à-dire l’âge qui est commun à nous deux. M. Charron présente des échantillons de sorgho sac- chirifère provenani de graines distribuées par la Société. Is sont remarquables par leur taille qui est de 2 mè- tres, bien qu'ils aient été cullivés dans une terre ar- gileuse et consislante. Dans un sol sablonneux et sous l'influence de con- ditions atmosphériques plus favorables que celles de celle année, ils eussent certainement encore atieint un plus grand développement; car on en à vu s'élever à près de 3 mètres. De toutes les plantes fourragères, c’est bien certainement celle-ci qui donne le rende- ment le plus considérable, et qui à poids égal doit être la plus nutritive. Le bétail la mange avec avi- dité. On connait d’ailleurs son utilité comme succé- danée de la betterave sucrière et la possibilité d’en faire une excellente boisson fermentée. Elle pourrait donc remplacer avec de grands avantages la jachère et lais- serait la lerre libre de bonne heure pour le blé. L'ordre du jour étant épuisé la séance est levée. Le Secrélaire géneral, | T,-C. BÉRAUD. 231 SÉANCE DU 2 MARS 1859. Le Secrétaire-général donne lecture du procès-verbal de la dernière séance qui est adopté. Après que le dépouillement de la correspondance est terminé, M. le Président Dumont prend la parole pour rappeler la double perte que la Société vient d’é- prouver au commencemént de l’année parmi ses mem- bres titulaires. MM. Laroche, plus qu'octogénaire, doc- teur-médecin et longtemps chargé de la clinique des hôpitaux, chevalier de la Légion-d'Honneur, et Harion, chef de bataillon en retraite, soldat des grandes guerres de la Révolution et de l’Empire et chevalier de la Lé- gion-d'Honneur, sont morts, à peu d'intervalle, sous le poids des ans et des longs travaux. M. Dumont consacre à leur éloge quelques mots bien sentis, et qui caractérisent ces exislences si diverses dans leur carrière, mais qui se confondent ce- pendant par destraits communs, une même abnégalion personnelle, un désintéressement constant, un amour du devoir qui ne rendait pénible aucun sacrifice de fortune ou de repos, une pensée toujours présente d’6- tre utile à leurs concitoyens, de servir avec dévouement leur pays, et de s'associer à tous les sentiments géné- reux et à toutes les aspirations qui peuvent aider aux progrès de l'humanité. Aussi la fondation de la sociélé académique trouva-t-elle en eux des cœurs et des es- prits dignes de comprendre et d'accepter le noble but qu'elle se proposait, el les vit-elle constamment suivre 232 avec un inlérêt el une assiduité qui ne s’est pas dé- mentie ses séances et ses autres lravaux. M. Bouché continue la lecture de ses recherches sur l'attraction moléculaire et traite de l'intervalle gazeux. On renvoie ce travail à la commision de rédaction. M. Ménière est chargé par M. le docteur Ouvrard de donner communication de sa notice sur une crypte antique découverte à Beauvau. Ce tombeau en maçon- nerie, avec voûte à plein ceintre, renfermait un sque- lette entouré d’os appartenant à d'autres hommes, et près duquel avaient élé déposés des restes de charbon de bois. Ces indices doivent en faire attribuer l'origine au v° ou au vi° siècle où eut lieu l'invasion des hommes du nord dans la Gaule chevelue, peuples qui seuls eurent l'habitude de déposer du charbon dans l’in- térieur des tombeaux. Cette notice intéressante est renvoyée à la commission de rédaction. M. le Président Planchenault, abandonnant momen- lanément l’analyse des œuvres de Bodin, revient sur l'époque la plus importante peut-être de sa vie poli- tique, l'ambassade près d’Elisabeth, du duc d'Alençon dont Bodin fut à la fois le secrétaire, le confident et le conseil. Ce morceau, d’un intérêt à la fois puissant etsoutenu, est renvoyé devant le comité de rédaction. Le trésorier, M. Janin, présente les comples de la Société, et une commission composée de MM. Piquelin, Dulos et Bouché est chargée de les examiner. Cetle séance remplie par des lectures d’un si grand intérêt scientifique, historique, archéologique et litté- raire, est dignement et agréablement terminée par une pièce de poésie pleine de charme et de sentiment de M. Dumont fils. 233 M. Quris continue la lecture d’un compte-rendu et d’une analyse des œuvres posthumes et encore iné- dites de M. Hiron qui s’est spécialement livré à l’étude des poètes satyriques latins et qui a traduit les œuvres complètes de Perse, de Juvénal, et la plus grande partie des œuvres d'Horace. SÉANCE DU 6 AVRIL 1859. M. le docteur Dumont, président de la Société, s’as- sied au fauteuil et est assisté par MM. les Membres du Bureau. L’Archiviste présente les publications qui ont été reçues pendant le mois qui vient de s’écouler. M. le Président, au nom du Conseil d'administration, présente au litre de membres titulaires MM. de Saint- Marc, propriétaire, ancien professeur, et Lemarié, pro- fesseur au Conservaloire d'Angers, compositeur. Il est procédé immédiatement au scrulin, et ces messieurs sont proclamés en cetie qualité membres de la So- _ ciété. M. Piquelin fait un rapport sur les comptes présen- tés par M. le Trésorier. Au nom de la Commission nommée à la dernière séance pour les examiner, il rend hommage à la clarté méthodique et à la scrupu- leuse exactitude avec lesquelles sont établis les divers articles qui figurent dans ce travail, et propose de vo- ter des remerciements bien mérités au collègue qui veut bien se charger d’une tâche si nécessaire et si peu altrayante. 16 234 M. le Président, se faisant l’organe de la Société, adresse des paroles de remerciements à M. Janin. M. le Directeur du jardin botanique communique à la Société une lettre qui lui a été adressée par M. le comte de Solms-Laubach, aide-de-camp du roi de Prusse, qui vient de faire une excursion botanique en Norwège, lettre dont la Société décide qu’un extrait figurera au présent procès-verbal. « La Norwège, dit M. de Solms dans cette lettre, esl un si vasie pays, les privations auxquelles un voya- geur est exposé dans les déserts des Fields ou hautes plaines alpines sont si nombreuses, que trois mois de voyages ne suffisent guère qu’à effleurer les limites de cette végétation alpine, qui, du reste, rappelle en tous les sens celle de nos Alpes méridionales, si ce n’est que dans nos Alpes les phanérogames: intéres- santes augmentent à mesure que l’on s'élève davan- tage, et qu'en Norwège, en surpassant des hauteurs de 4000 pieds, on ne trouve guère que de vastes ter- rains bourbeux, tristes et noirs, où souvent des heures entières ne vous procurent aucune plante intéres- sante que quelques mousses ou lichens, des carex rabou- gris, les salix herbacea, betula nana, et parfois et très accidentellement quelques ranunculus glacialis… Dans les vallées, au contraire, on est surpris de trouver les silene acaulis, la rhodiola rosea et salix glauca. Pour les cryptogames, cette différence des hauteurs est en- core plus saillante ; les splachnum, par exemple, des- cendent souvent jusque dans les plaines, comme les spl. vasculosum et rubrum, près de Christiana... A Cbristiana, votre collègue, M. Blyht, directeur du jar- din botanique , m'a remis à votre intention plusieurs 235 plantes curieuses caractéristiques de la végétation arc- tique, telles que, etc. » M. Bouché reprend la lecture de son Mémoire sur l'attraction moléculaire et se livre à une savante dis- sertalion sur la chaleur dans ses rapports avec l'action que les molécules des corps exercent réciproquement entre elles. M. Charles Ménière présente ensuite, sous le titre modeste de notes, un travail important relatif aux di- verses phases par lesquelles est passé, à Angers, l’exer- cice de la pharmacie de 1474 à 1800. Il y rappelle les règlements qui ont, pendant cette longue période de temps et jusqu’à l’époque de la révolution française, régi celte profession, et présente une liste des noms des pharmaciens qu'il a relevés çà et là dans les di- verses chroniques et documents publiés ou inédits, accompagnant ces indications de détails qui se ratta- chent soit aux fonctions publiques que ces praticiens ont occupées, soil aux événements politiques et reli- gieux auxquels cerlains d’entre eux ont pris part. Le Président félicite M. Ménière de cette commu- nication intéressante, qui peut ouvrir une voie nou- velle aux invesligations de notre histoire locale, et il signale l'intérêt qu'il y aurait à rassembler ainsi dans des travaux spéciaux, tous les faits qui se rattachent par un lien quelconque à l'exercice des différentes professions publiques ou privées qui acquirent une certaine importance dans notre ville, telles que peu- vent être la magistrature, l’ordre des avocats, la mé- decine, la chirurgie, nos principales industries, notre agriculture même si variée dans ses procédés. On trouverait sans doute ainsi l’occasion de restituer à 236 notre antique province, l’une de celles où la civilisa- tion marqua ses premiers progrès, la priorité de beau- coup de coutumes et de découvertes qui se sont ré- pandues plus tard dans le resle de la France. Qui saura, par exemple, lorsque se sera éteinte toute cette génération de praticiens qui constituait la vieille école de médecine d'Angers, qui saura, croit devoir ajouter M. le Secrétaire général en s’associant à la pensée dont M. le Président a eu l'initiative, à moins qu'une chronique spéciale ne vienne le re- dire, que le premier cours d'accouchement pour les sages-femmes, dans les provinces, fut professé à An- gers, sous les auspices de l'intendant de Tours, par un jeune chirurgien , disciple de Vicq d’Azyr, qui publia à cet effet un manuel qui est resté le livre élémentaire le plus instructif et le plus répandu pour l’enseigne- ment de cet art important, qui n'avait pas jusqu'alors formé une spécialité. L'assemblée est consultée, et M. le Président ren- voie le travail de M. Menière au Comilé d'impres- sion. M. Quris ayant fait imprimer ses études sur les poé- sies de feu M. Hiron, d'Angers, n’en reprend pas la lecture, le règlement n’aulorisant que celle de tra- vaux inédits. L'heure avancée ne permettant pas d'entamer la discussion orale annoncée sur le mouvement en littéra- ture, M. Thouvenel, auteur de la proposition, se borne à expliquer, avec l'élégance et la précision de langage qui lui sont habituelles, comment il comprend que la discussion pourrait utilement s'établir à une prochaine séance. Il s'agirait préalablement de bien déterminer, 237 dès ce moment, le terrain sur lequel se circonscrirait la discussion, et celte donnée admise, quelques mem- bres pourraient alors préparer des travaux écrits qui serviraient de point de départ à la discussion. Il s’agi- rait donc, dès ce moment, de déterminer le sujet à trai- ter. M. Thouvenel émet ses idées à cet égard, et le Président , après avoir consulté l'assemblée, annonce que le sujet adopté est un parallèle entre l’idéalisme et le réalisme en littérature, après quoi la séance est levée. SEANCE DU 4 MAI 1859. M. le docteur Dumont, président de la Société, oc- cupe le fauteuil. Les autres membres du Bureau, sauf M. l’Archiviste, sont présents. Le procès-verbal de la dernière séance est lu et adopté. Le Bureau présente à la Société, comme membre titulaire, M. Noirot, artiste musicien, 1‘ violon solo honoraire de la chapelle de l'Empereur, et comme correspondant M. Dufils, artiste pianisle, résidant à Paris. Il est immédiatement procédé au scrutin, et ces messieurs sont proclamés mernbres de la So- ciété. M. le Président annonce que les 125 fr. touchés pour la part afférente à la Société dans la somme de 500 fr. que le Conseil général, dans sa séance d'août 1858, avait volée pour prix à distribuer par les quatre So- 938 ciétés d'Angers, seront conservés provisoirement pour être réunis aux nouveaux fonds que le Conseil géné- ral pourra accorder pour le même objet, celle somme ayant élé reconnue insuffisante pour remplir conve- nablement le but qu'avait évidemment en vue le Con- seil général lorsqu'il avait voulu charger les Sociétés savantes d'Angers d’une distribution de prix. M. le président Planchenault demande alors la pa- role et développe avec énergie les raisons qui lui font donner sans restriction son approbation à la mesure dilatôire prise par le Bureau. Il fait ressortir le peu d'influence et même les conséquences fâcheuses de prix fondés dans des conditions pécuniaires si res- treintes. Peut-on jamais espérer que des esprits d’é- lite, des hommes de savoir étrangers à notre ville, se- ront assez vivement sollicités par l’appât de prix si minimes, pour venir prendre part à des concours provinciaux, dont ils ne peuvent attendre que peu de secours pour établir ou étendre leur réputation, et où ils n’auront pas même l’expectative, au cas d’un suc- cès, de trouver dans la valeur du prix une rémuné- ration convenable de leurs sacrifices pécuniaires, ou ce qui est la même chose pour le savant el le littéra- teur de profession, du sacrifice de temps et de travail qu'il a dû faire, qui sont ses capilaux à lui, capitaux non moins précieux et tout aussi escomptables. Aussi a-t-on pu voir, en des occasions récentes, des Sociétés savantes se trouver réduites, par suile de celte absten- tion d'étrangers, à choisir les lauréats de ces trop ché tives récompenses parmi leurs propres dignitaires, c'est à-dire parmi ceux-là mêmes qui avaient dû coopérer au choix des sujets pour lesquels ils sont ainsi venus 9230 ensuite concourir ! Signaler de tels résultats, n'est-ce pas suffisamment justifier la décision qui fut prise par la Société dès l’année dernière, de ne donner un prix qu'autant qu'il aurait atteint une certaine importance quant au chiffre. M. Planchenault pense donc qu'il y aurait lieu d’a- dresser des observations dans ce sens à M. le Préfet. Il croit qu’il conviendrait de revenir à la proposition qui fut faite tout d’abord par notre Société lorsqu'il avait l'honneur de la présider, proposition qui fut alors loya- lement adoptée par la Société d'agriculture, à savoir : d'employer la somme de 500 fr. ou toute autre, votée par le. Conseil général, pour distribuer un ou deux prix au plus chaque année, dont le sujet serait choisi par une Commission mixte composée des quatre So- ciétés, et alternerait de telle sorte que successivement toutes les études qui sont spéciales et prédominantes dans chacune desdites Sociétés, deviendrait l’objet d'autant de prix séparés. Ces prix, décernés ainsi en commun, seraient distribués dans une séance géné- rale et publique des quatre Sociétés, sauf à M. le Pré- fet à déterminer l’ordre dans lequel les sujets des prix seraient choisis, etc., etc. L'assemblée ayant manifesté de la façon la plus ex- plicite l'approbation qu’elle donne à la proposition de M. le président Planchenault, le Bureau déclare qu'il prend l'engagement d'agir en conséquence en temps opportun. Le Président donne communication d’une lettre de S. Exec. M. le Ministre de l’agriculture au sujet de l'in- sertion qui a été faite, dans le Recueil publié par la Société, du travail de notre confrère, M. Guittet, sur 1 “J'y © la Morve du cheval et sa transmissibilité à l'homme. Le 240 Ministre apprécie toute l'importance et l'autorité d’une semblable publication lorsqu'elle est faite sous les aus- pices d’une Société savante, et adresse, en outre, des félicitations personnelles à l’auteur pour un travail aussi utile que remarquable sous le rapport de la science. M. Bouché continue la lecture de son Mémoire sur l'attraction moléculaire, et annonce qu'il espère pou- voir en présenter la fin à la prochaine séance. M. le président Dumont se livre à l'examen critique et scientifique d’un ouvrage ancien peu connu en France, mais qui eut un grand retentissement en An- gleterre : le livre du médecin célèbre THoMASs BROWNE, intitulé Religio medici, qui fut destiné particulière- ment à réfuter l’inculpation d’athéisme ou plutôt de matérialisme dont dès ces temps reculés on se mon- trait prodigue envers les disciples d'Esculape. Le tra- vail de M. le docteur Dumont n’a pas seulement le mérite déjà grand de nous initier aux sentiments in- times d’un homme qui réunit à une réputation d'un grand savoir celle d’une grande indépendance d’opi- nions, mais il en a un plus personnel à son auteur et plus attachant encore, celui de développer une foule de considérations du plus grand intérêt qui se rap- portent aux progrès qu'ont accomplis les sciences d’ob- servation et la science philosophique au xvirr° siècle, et aux modifications qu'ont subies sous leur influence salutaire des opinions autrefois absolues el trop sou- vent incontestées. Ce travail sérieux et tout de critique scientifique et philosophique a vivement intéressé l'assemblée et est renvoyé devant le Comité de rédaction. M. Quris, d’après le vœu qui fut exprimé à la der- 241 nière séance qu'un membre préparât sur la question de l’idéalisme et du réalisme en littérature un travail qui pût devenir l’occasion d’une discussion orale, s’est mis incontinent à l’œuvre et apporte aujourd'hui un Mémoire sur ce double sujet, dont l'étendue ne lui per- met que de lire une première partie. [l terminera cette lecture à la plus prochaine séance, L'heure avancée ne permettant pas de passer à d’autres lectures, celle du Mémoire de M. Béraud re- latif à l'hybridité est renvoyée à la prochaine séance. La séance est levée. Le Secrétaire général, T.-C. BÉRAUD. SÉANCE DU 1° JUIN 1859. Le Secrétaire général donnelecture du procès-verbal de la dernière séance qui est adopté sans réclamation. Il est ensuite procédé au dépouillement de la corres- pondance, puis M. le bibliothécaire fait connaître les titres des publications dont il a été fait hommage à la Société par ses correspondants. M. Janin lit une notice sur l’origine du monument commémoratif situé au bourg de la Pyramide, à 6 kilomètres de la ville d'Angers sur la route de Saumur. Il résulte de recherches faites à ce sujet par M. Port dans le dépôt des archives du département qui lui est En 249 confié, que ce monument fut élevé pour conserver le souvenir de l'achèvement des levées de l’Authion dans l’année 17. par le sieur Launay, architecte angevin auquel on doit quelques-uns des plus béaux hôtels de cette époque tels que les hôtels Besnardière, Maquillé, devenu hôtel Langlois et l'hôtel Lantivy devenu hôtel Chemellier. Cette notice est renvoyée à la commission de rédac- lion. M. Béraud décrit les circonstances et les caractères d'un phénomène qui s’est produit sur un pied du cytisus adami depuis plusieurs années au jardin bota- nique d'Angers. Des rameaux se sont développés en grand nombre sur l'une des branches, et ont repro- duit tous les caractères du cytisus purpureus, l’un des types générateurs de l’hybride. Ces faits que l’auteur essaie d'interpréter au point de vue de la physiologie végétale et du concours de l’action vitale lorsqu'elle émane d'espèces distinctes, lui donnent occasion de développer quelques considérations générales et philo- sophiques sur l’hybridité, sur les conditions parti- culières dans lesquelles elle peut exister, sur les affi- nilés qu’elle suppose entre les types spécifiques ainsi que sur la durée et Ja puissance de cohésion que pour- raient avoir les forces plastiques qui seraient ainsi acci- dentellement réunies. Ce travail est renvoyé à la commission de rédaction. M. Bouché termine la lecture de son important tra- vail sur l'attraction moléculaire, et traite de l'influence des couches d’égale densité dans les actions des molé- cules gazeuses. Cette 4e parlie est comme les précé- dentes renvoyée à la commission de rédaction et 243 terminera le 6° volume des Mémoires de la Société, consacré exclusivement aux sciences physiques et naturelles. | M. le Président présente au nom du bureau la can- didature de M. Cauville fils, professeur au Conservatoire de musique, comme membre titulaire. Le scrutin est renvoyé à la prochaine réunion, cette candidature n'ayant pas été portée à l’ordre du jour. L'heure avancée ne permettant pas de reprendre la lecture du travail de M. Quris sur le réalisme en litté- rature, elle est portée à la séance de juillet ainsi que celle du travail de M. le D. Ridard sur l'ouvrage de Michelet intitulé : L'amour. La séance est ensuite levée. Le Secrétaire-général T.-C. BÉRAUD. SÉANCE DU 6 JUILLET 1859. Lecture est donnée du procès-verbal de la séance de juin qui est adopté; puis le Secrélaire-général, en l’ab- sence de l’archiviste, présente les publications qui ont été adressées à la Société et indique celles qui offrent le plus d'intérêt. Il est ensuite procédé au scrutin sur la candidature de M. Cauville, professeur au Conservatoire de musique d'Angers. Le président, après avoir constaté le résultat, déclare que le récipiendaire est admis et le proclame membre titulaire. 244 L'ordre du jour appelle la lecture d’un travail de M. le docteur Ridard sur le livre de M. Michelet inti- tulé : l'Amour. L'auteur du mémoire étant absent, le secrétaire général en donne lecture. M. le docteur Ri- dard, en s'occupant de l'ouvrage de M. Michelet, n'a pas eu pour but d’en entreprendre l'éloge ou la critique, mais il a voulu seulement en attirant sur cette pro- duction littéraire l'attention de la Société, rechercher et signaler les faits, les opinions, les aperçus en ap- parence les plus neufs qui s’y rencontrent, afin de les apprécier el de les juger au double point de vue du médecin physiologiste et du moraliste. Il fait ainsi ressortir avec soin ce qu'il peut y avoir de vrai ou de hasardé, d’utile ou de dangereux, de pratique ou de chimérique dans les faits, les idées, les opinions ei les. doctrines dont se compose l’ensemble de l'œuvre en apparence quelque peu excentrique de M. Michelet. On peut induire des appréciations de M. le docteur Ridard, que dans son opinion et grâce à la réserve prudente que selon lui l’auteur a mise à traiter les questions délicates qui naissaient d’un tel sujet, la somme du bien qui peut résulter de la lecture de cet ouvrage devait sensiblement l'emporter sur les dangers qu’elle peut offrir pour quelques esprits qui y seraient mal pré- parés. Le président annonce que le travail de M. Ridard est renvoyé à la commission de rédaction, laquelle aura à décider s’il doit être placé en dehors de la catégorie des compte-rendus ou des analyses de livres modernes et être admis alors à titre de travail original à prendre place parmi les'publications de la Seciété. M. Quris poursuit la lecture de son mémoire sur le 245 Réalisme en littérature. Il ne peut êlre rendu compte de ce travail de haute critique littéraire qu'après son achèvement M. Dulos fait un rapport verbal sur un nouveau sys- tème de manomèlre présenté par M. , Agé de 15 ans, élève à l'École des arts et métiers. M. Dulos présente les plans dressés par l'inventeur el un mémoire explicatif qui leur est joint. Dans ce manomètre, à la différence de ce qui a lieu dans ceux à mercure, la vapeur agit directement sur un piston qui met en mouvement un mécanisme des plus simples d’ailleurs, lequel fait marcher une aiguille dont le degré d’abaissement doit indiquer le degré de tension de la vapeur. Il serait bien plus facile à consulter el moins sujet à accident que le manomètre à mercure, el devrait donc lui être préféré s’il répondait en effet à ce que l’on parait pouvoir en attendre. Mais si la théorie semble d’après M. Dulos devoir justifier l'application de ce système, toutefois avant de se prononcer défini- tivement en sa faveur, faudrait-il lavoir exécuté et mis en pratique. Jusque-là on ne peut qu’applaudir à ce qu'il y a de rationnel, d’ingénieux et de simple dans l'innovation proposée pour la construction d’un ins- trument si éminemment utile. M. Dulos prend l'engagement de rédiger un rapport sur ce manomètre. L'ordre du jour étant épuisé la séance esl levée. NÉCROLOGIE. Ricaou (Abel) né à Rablay (Maine et Loire) le 3 mars 1801, mort à Angers le 18 juillet 1858, conducteur principal des ponts et chaussées. Chargé des fonctions d'ingénieur ordinaire depuis 1838, il y donna les preuves les plus éclatantes de sa capacité et de son in- telligence; homme recommandable à tous égards par ses qualités privées, il portait le plus vif intérêt aux travaux de la Société Académique dont il fut un des membres fondateurs. HarioN (Henri-Jean-Prosper) major en retraite # mort le 14 janvier 1859, âgé de 63 ans. Membre de la société grammaticale et littéraire, il entra à la Société Académique par suite de l’adhésion de cette Société. LAROCHE (Nicolas-Claude) né au Mans le 17 octobre 1769, mort à Angers le 20 janvier 1859. Docteur en médecine *, membre fondateur de la Société Acadé- mique, il se montra, malgré son âge avancé, l’un des plus assidus à ses séances. Une nolice détaillée de sa vie a été publiée dans le Journal de Maine et Loire. Lieor (Hector-Abel) pharmacien, mort à Angers le 25 juin 1859, à 34 ans. TABLE DU 5° VOLUME. Notice sur la position de la station romaine Robrica, par MEN BAR EAU 0e Le sat MA PET NUL raie ete Notice sur un nouveau système de Tables de logarithmes à cinq décimales, par M. BOUCRHÉ ..........—,....... La Médecine préventive, par M. le docteur RIDARD.. .... Notice sur une Crypte découverte à Richebourg, près Beau- vau, par M. le docteur OUVRARD.................... Notes pour servir à l'histoire des Pharmaciens d'Angers, par M. Charles MÉNIÈRE, pharmacien. ............... Analyse de l'ouvrage de Thomas Browne, médecin anglais, intitulé Religio medici, par M. le docteur DUMONT, prési- dentide lANSOCIÉT ES nee ce Ra AR tr ON A RAC Du Réalisme et de son influence sur la littérature contempo- raine, par M. QURIS, avocat... ..:.,.......1.. Li... Etudes sur Jean Bodin, 3e étude : Les six livres de la Répu- blique, — Voyages en Angleterre, — Retour au foyer do- mestique, par M. le président PLANCHENAULT...... .. Les deux Légendes, poésie, par M. Dumonr fils, avocat... Procès-verbaux, rédigés par le Secrétaire général : Séance HAN SEM ART er -e-Lrseecectee 62 Séance du 40 novembre..,...............,.....,.... 212 =" qut8 décembre 2 ARR Re SAR 217 du 5 Janvier ASSIS EEE ee eecotLes 222 = QD TÉNTIERS ESS 2 a Ou L ANS Re 226 — A2) TTaRSE PARQRE P M PTE. che 231 =} AU ONE NE AR Lo ee 233 SV AA A MAL ET Te sea le 237 —" HU LUI CR MER ER PTE Pons 241 —' du 6 juillet....,.4...... er esmenotoises 243 Nécrolnniont. 4 28 et 2 OC te see RIRES 246 Angers, Imp. Cosnier et Lachèse: _ as I PET e.