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EMILE
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DE L'EDUCATION.
TOME I K
J\^.7C .?.Y
C U-v''V /-v. /
EMILE
O U
DE L'ÉDUCATIONj
Par J. J. Rousseau^ Citoyen de Genève.
TOME QUATRIEME.
A AMSTERDAM,
Chez Jean Neaulme, Libraire,
M. D C C. L X I L
Avec Privilège de Nofeign. les Etats de Hollande & de Wejlfrifc,
ADAM8 Ifel^, Il
ÈMI.LE,
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DE UÉDUGATION.
LIVRE CINQUIÈME.
N
O U S voici parvenus au dernier a(5l€ de la JeuneiTe ; mais nous ne fom- mes pas encore au dénouement.
Il n'eft pas bon que Thomme foit feul. Emile eft homme ; nous lui avons promis une compagne ; il faut la lui donner. Cette compagne eft SiO^ phie.~ En quels lieux eft fon afyle ? Où la trouverons - nous? Pour la trou- ver , il la faut connoître. Sachons pre- mièrement ce quelle eftj nous juge-^»
ToniQ IV, A
a È M I L E y
rons mieux des lieux qu'elle habite ; & quiand nous Taurons trouvée , en- core tout ne fera - t - il pas fait. Fuif- que notre jeune Gentilhomme , a dit Locke , ejl prêt à fe marier , il ejl tems de le laiffer a^iprès de fa NLaitrejfe^ Et là-deiTas il finit Ton ouvrage. Pour moi qui n'ai pas Thonneur d'élever un Gentilhomme , je me garderai d'imiter Locke en cela.
SOPHIE,
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LA FEMME.
S
o p H I E doit être femme , comme Emile eft homme ; c'eft - à - dire , avoir tout ce qui convient à la conftitution de fon efpece & de Ton fexe , pour rem- plir fa place dans Tordre phyfique & moral. Commençons donc par examiner les conformités & les différences de fo^ fexe ôc du nôtre»
ou DE l'^Education. 3
' En tout ce qui ne tient pas au fexe la femme eft homme ; elle a les mêmes organes, & les mêmes befoins, les mê- mes facultés; la machine eft conftruite .de la même manière, les pièces en font les mêmes , le jeu de Tune eft celui de . l'autre , la figure eft femblable , & fous quelque rapport qu'on les confidere ^ ils ne différent entr'eux que du plus au moins.
En tout ce qui tient au fexe la fem- me & rhomme ont par- tout des rap- ports & par - tout des différences ; la difficulté de les comparer vient de celle de déterminer dans la conftitu- tion de Tun 8c de l'autre ce qui eft du fexe & ce qui n'en eft pas. Par l'ana- tomie comparée , & même à la feule infpeâ:ion , l'on trouve entr'eux des différences générales qui paroifTent ne point tenir au fexe ; elles y tiennent pourtant , mais par dts liaifons que nous fonimes hors d'état d'apperce- :Voir: nous ne favons jufqu'où cesliaî- A 2
'4 Ê M I L É y '^
Tons peuvent s'étendre; la feule chofe que nous favons avec certitude , eft ^ue tout ce qu'ils ont de commun eft de Tefpece, & que tout ce qu'ils ont de différent eft du fexe ; fous ce dou- ble point de vue , nous trouvons en- tr'eux tant de rapports & tant d'oppo- fitions, que c'eft peut être une des mer- veilles de la Nature d'avoir pu faire deux êtres fi femblables en les conftituant fi différemment- Ces rapports & ces différences doi- vent influer fur le moral; cette con- féquence eft fenfîble , conforme à l'ex- périence, & montre la vanité des dif- putes fur la préférence ou Tégalité des (qxqs ; comme ft chacun des deux allant aux fins de la Nature , félon fa deftination particulière , n'étoit pas plus parfait en cela que s'il relTem*- bloit davantage à l'autre. En ce qu'ils ont de commun ils font égaux ; en ce qu'ils ont de différent ils ne font pas comparables ; une femme- parfaite &
ou r>E l'Éducation. ^
un homme parfait, ne doivent pas plus fe refTembler d'efprit que de vifage , & la perfedion n'eft pas fufceptible de plus & de moins.
Dans Tunion des {qxqs chacun con- court également à Tobjet commun , mais non pas de la même manière. De cette diverfité naît la première différence afîignable entre les rapports moraux de l'un & de l'autre. L'un doit ,ctre adif & fort , Tautre pailif & foi- ble ; il faut nécefTairement que l'un veuille & puifTe ; il fuffit que l'autre ré- fifle peu.
Ce principe établi , il s'enfuit que la femme eft faite fpécialement pour plaire à l'homme : ^\ l'homme doit liû plaire àfon tour, c'efl: d'une néceflité moins direde : fon mérite efl: dans fa puifïànce : il plaît par cela feul qu'il eft fort. Ce n'eft: pas ici la loi de l'a- mour 5 j'en conviens ; mais c'eft celle <le la Nature , antérieure à l'amour même.
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Si la femme eft faite pour plaire & pour être fubjuguée, elle doit fe ren- dre agréable à l'homme, au- lieu de le provoquer : fa violence à elle eft dans {qs charmes ; c'eft par eux qu'elle doit Je contraindre à trouver fa force & à icn ufer. L'art le plus sûr d'animer cette force 5 eft de le rendre nécelfaire par la réiiftance. Alors l'amour -propre fe joint au defir , & l'un triomphe de la vidoire que l'autre lui fait remporter, De-là naifTent l'attaque & la à€it':\{Q ^ l'audace d'un fexe &: la timidité de l'autre , enfin la modeftie & la honte dont la Nature arma le foible pour af- fervir le fort.
Qui eft -ce qui peut penfer qu'elle ait prefcrit indifféremment les mcmes avances aux uns & aux autres , & que le premier à former des defirs , doive être aufti le premier à les témoigner? Quelle étrange dépravation de juge- ment ! L'entreprife ayant des confé- quences fi diftérentes pour ks deux
ov VË l'Éducation. 7
fexes , eft - il naturel qu'ils aient la même audace à s'y livrer? Comment ne voit -on pas qu'avec une jfî grande inégalité dans la mife commune, fila réferve n'impofoit à Tun la modération que la Nature impofe à l'autre , il en réfulteroit bien - tôt la ruine de tous deux , & que le genre humain périroit par les moyens établis pour le confer- ver ? Avcc la facilité qu'ont les femmes d'émouvoir les fens d.^z homm.es , & d'aller réveiller au fond de leurs cœurs les refies d'un tempéram^ent prefque éteint , s'il étoit quelque malheureux climat fur la terrre , où la Philofophie eût introduit cet ufage, fur - tout dans les pays chauds où il naît plus de fem- mes que d'hommes , tyrannifés par elles ils feroient enfin leurs vidimes, & fe verroient tous traîner à la mort fans qu'ils puflent jamais s'en défen- dre.
Si les femelles àts aaimaux n'ont pas la même honte , que s'enfuit - il ^
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Ont-elles comme les femmes les defîrs inimités auxquels cette honte fert de frein ? Le defir ne vient pour elles qu'avec le befoin ; le befoin fatisfait , le defîr cefTe ; elles ne repouflent plus le mâle par feinte ( i ) , mais tout de bon : elles font tout le contraire de ce que faifoit la fille d'Augufte ; elles ne reçoivent plus de pafTagers , quand le navire a fa cargaifon. Même quand elles font libres leurs tems de bonne volonté font courts & bientôt pafTés, rinfiinâ: les pouiTe & rinftincl hs ar- rête ; où fera le fupplément de cet inf- tindè négatif dans les femmes , quand vous leur aurez ôté la pudeur ? Atten- dre qu*elles ne fe foucient plus des hommes , c'efl: attendre qu'ils ne foient plus bons à rien.
' ( I "^ 7'ai déjà remarqué que les refiis de ïïra.igrée & d'a.acetie font communs à rrefqiie toutes les femelles, iri me parmi les au'mnux , & même quand elles font le plus d rpofées à fe rendre ; il faut n'avoir jamais ob- îer\ é leur manège peur difcor.Yeviir de ceUii
ou Dn l'Éducation. 9
; UEtre fupréme a voulu faire en tout honneur à refpece humaine ; en don- nant à l'homme des penchans fans me- fure 5 il lui donne en même tems la loi qui les règle , afin qu'il foit libre 6i fe commande à lui - même : en le li- vrant à dts paiïîons immodérées , il joint à ces paiîîons la raifon pour les gouverner : en livrant la femme à des defirs illimités , il joint à ces defirs la pudeur pour les contenir. Pour fur- croît , il ajoute encore une récompenfe aduelle au bon ufage de fes facultés , favoir le goût qu'on prend aux chofes honnêtes, lorfqu'on en fait la règle de {qs adions. Tout cela vaut bien, ce me femble, rinftiixfl des bêtes.
Soit donc que la femelle de l'hom- me partage ou non fes defirs , & veuille ou non les fatisfaire , elle le repouffe & fe défend toujours , mais non pas toujours avec la même force , ni par conféquent avec le même fuccès : poiir que l'attaquant foit vidorieux , il taut
lO É M I L E ^
que Tattaqué le permette ou lordonne; car que de moyens adroits n'a - t - U pas pour forcer l'aggreiïeur d'ufer de force ? Le plus libre & le plus doux de tous les ades n'admet point de vio- lence réelle ; la Nature & la raifon s'y oppofent : la Nature en ce qu'elle a pourvu le plus foible d'autant de force qu'il en faut pour réfifter , quand il lui plaît ; la raifon , en ce qu'une violence réelle eft aïon-feulement le plus brutal de tous les aâ;es ^ mais le plus con>- traire à fa fin ; foit parce que l'homme déclare ainfî la gaerre à fa compagne & l'autorife à défendre fa perfonne & fa liberté aux dépens même de la vie de l'aggreffeur ; foit parce que la fem- me feule eft juge de l'état où elle fe trouve y & qu'un enfant n'auroit point de père, fi tout homme en pouvoit ufur- per les droits.
Voici donc une troifieme confé- quence de la conftitution des fexes; c eft que le plus fort foit le maître en
ou DE l'Éducation, ii
apparence & dépende en effet du plus foible ; & cela 5 non par un frivole ufa- ge de galanterie , ni par une orgueil- Jeufe générofîté de protedeur ^ mais par une invariable loi de la Nature , qui , donnant à la femme plus de faci- Jité d'exciter les defirs qu à Thomme de les fatisfaire , fait de'pendre celui-ci, malgré qu'il en ait , du bon plaifîr de l'autre , & le contraint de chercher à fon tour à lui plaire , pour obtenir qu'elle confente à le laifTer être le plus fort. Alors ce qu'il y a de plus doux pour l'homme dans fa vidoire , eft de douter fi c'eft la foiblefTe qui cède à
. la force , ou fi c'efl la volonté qui fe rend ; & la rufe ordinaire de la femme eft de laifler toujours ce doute entre elle & lui. L'efprit dQs femmes répond
. en ceci parfaitement à leur conftitu- tion ; loin de rougir de leur foiblefîe , elles en font gloire ; leurs tendres muf- clés font fans réfiftance , elles affedent de ne pouvoir foulever les plus légers
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fardeaux ; elles auroient honte d*ctre fortes : pourquoi cela ? ce n'eft pas feu- lement pour paroître délicates, c'eH: par une précaution plus adroite ; elles fe ménagent de loin des excufes , & le droit d'étrefoibles au befoin.
Le progrès des lumières acquifes par nos vices, a beaucoup changé fur ce point les anciennes opinions parmi nous 5 & l'on ne parle plus gueres de violences , depuis qu elles font fi peu necelTaires , Ôc que les hommes n'y croient plus (2); au- lieu qu'elles font très - communes dans les hautes 'Antiquités Grecques & Juives , parce que ces mêmes opinions font dans la Simplicité de la Nature , & que la feule expérience du libertinage a pu les dé- lâciner. Si Ton cite de nos jours moins
( 2 ) Il peut y avoir ime telle dirproportion d'âge fit «e force qu'une violence réelle a't Ji u : mais tr.iicanc ici <ie l'état relatif des (çvits félon l'or dre de la Nature , je Vt$ prends tous deux dauj le rapport commun ^ui couU£- ttie cet état.
ou DE L'^ÉdUCATIONp 1^
d'ades de violence, ce n'eft fûrement pas que les hommes foient plus tem- pérans , mais c'eft qu'ils ont moins de crédulité , & que telle plainte qui jadis eût perfuadé àts peuples fimples^ ne feroit de nos jours qu'attirer les ris àts moqueurs ; on gagne davantage à fe taire. Il y a dans le Deuteronome une loi , par laquelle une fille abufée étoit punie avec le fédudeur , fi le dé- lit avoit été commis dans la ville ; mais s'il avoit été commis à la cam- pagne , ou dans àQs lieux écartés , l'homme feul étoit puni : car ^ dit la tfoi , la fille a crié , & n*a point été entendue. Cette bénigne interprétation apprenoit aux filles à ne pas fe laiiïer furprendre en des lieux fi'équentés.
L'effet de ces diverfités d'opinions fur les mœurs eft fenfible. La galan- terie moderne en eft Touvrage. Les kommes , trouvant que leurs plai- firs dépendoient plus de la volonté du
i^ Emile,
. beau fexe qu'ils n'avoient cru , ont captivé cette volonté par des com- plaifances dont il les a bien dédom- magés.
Voyez comment le phyfîque nous
amène infenfîblement au moral , & comment, de la grofîière union des fexes 5 naîfTent peu-à-peu les plus douces loix de l'amour. L'empire des femmes n'eft point à elles parce que les hommes l'ont voulu 5 mais parce qu'ainfî le veut la Nature ; il étoit à elles avant qu'elles parufTent l'avoir ; ce même Hercule qui crut faire violence aux , cinquante filles de Thefpitius , fut pour- tant contraint de filer près d'Omphale ; ,& le fort Samfom n'étoit pas Çi fort que Dalila. Cet empire eft aux femmes ,& ne peut leur être été , même quand elles en abufent ; fi jamais elles pou- voient le perdre , il y a long-tems qu el- les l'auroient perdu.
Il n'y a nulle parité entre les deux
eu DE l'Éducation. ij
^QXts, quant à la conféquence du fexe. Le mâle n'eft mâle qu*en certains inf- tans; la femelle eft femelle toute fa vie , ou du moins toute fa jeuneiTe : tout la rappelle fins cefle à fon fexe , &, pour en bien remplir les fondions , il lui faut une conftitution qui s'y rap- porte. II lui faut du ménagement du- rant fa groffefle , il lui faut du repos dans {qs couches, il lui faut une vie molle & fédentaire pour allaiter Ïqs enfans 5 il lui faut, pour les élever, de la patience & de la douceur, un zèle, une affedion que rien ne rebute ; elle fert de liaifon entre eux & leur père 5 elle feule les lui fait aimer & lui don- ne la confiance de les appeller fiens. Que de tendreffe & de foins ne lui faut-il point pour maintenir dans Tu- nion toute la famille ! Et enfin tout cela ne doit pas être àts vertus , mais dts goûts , fans quoi Tefpèce humaine feroit bien- tôt éteinte.
La rigidité des devoirs relatifs des
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deux fexes n'eft, ni ne peut être même. Quand la femme fe plaint là- defTus de rinjufte inégalité qu*y met l'homme, elle a tort; cette inégalité n'eft point une inftitution humaine , ou du moins elle n eft point l'ouvrage du préjugé , mais de la raifon : c'eft à celui Aqs deux que la Nature a chargé du dépôt des enfans d'en répondre à l'autre. Sans doute , il n'eft permis à perfonne de violer fa foi , & tout mari infidèle, qui prive fa femme du feul prix des auftères devoirs de fon fexe, eft un homme injufte & barbare : mais la femme infidelle fait plus : elle dif- fout la famille , & brife tous les liens de la Nature ; en donnant à l'homme à^s enfans qui ne font pas à lui , elle trahit les uns & les autres ; elle joint la perfidie à Tinfidélité. J'ai peine à voir quel défordre & quel crime ne tient pas à celui - là. S'il eft un état affreux au monde , c'eft celui d'un malheureux père, qui, fans confiance
ou DE l'Éducation» i-j
en fa femme , n'ôfe fe livrer aux plus doux fentimens de fon cœur , qui doute , en embrafTant fon enfant , s'il n'em- brafle point l'enfant d'un autre , le gage de fon déshonneur , le raviffeur du bien de ^qs propres enfans. Qu'efl-ce alors que la famille , fi ce n'cft une fo- ciété d'ennemis fecrets qu'une fem^me coupable arme Tun contre l'autre en les forçant de feindre de s'entre-' aimer ?
Il n'importe donc pas feulement que la femme foit fidelle , mais qu'elle foit jugée telle par fon mari, par fes pro- ches . par tout le monde 5 il importe quelle foit modefle , attentive, réfer- vée , & qu elle porte aux yeux d'autrui, comme en fa propre confcience, le té- pQoignage de fa vertu : s'il importe qu'un père aime fes enfans , il importe qu'il eftime leur mère. Telles font les raifons qui mettent l'apparence même au nombre à^s devoirs des femmes , & leur rendent l'honneur & la repu-
i8 É M 1 1 s ^
tation non moins indirpenfables que la chafteté. De ces principes dérive, avec la différence morale des fexes, ua motif nouveau de devoir & de con- venance, qui prefcrit fpécialement aux femmes l'attention la plus fcrupuleufe fur leur conduite, fur leurs manières, fur leur maintien. Soutenir vague- ment que les deux fexes font égaux & que leurs devoirs font les mêmes jc'eft fe perdre en déclamations vaines ; c'eft fie rien dire, tant qu'on ne répondra pas à cela.
N*eft-ce pas une manière de raifon- ner bien folide , de donner des excep- tions pouf réponfe à des loix généra^ les auilî bien fondées ? Les femmes , dites-vous, ne font pas toujours ^qs enfans.. Non ; mais leur deftination propre eft d'en faire. Quoi ! parce- qu'il y a dans l'Univers une centaine de grandes villes , où les femmes , vi- vant dans la licence , font peu d'enfans , vous prétendez que l'état des femmes
ou DE l'Éducation. i9
efl: d'en faire peu ! Et que devîen- droient vos villes , fi les campagnes éloignées , où les femmes vivent plus Simplement & plus chaflement, ne ré- paroient la ftérilité des Dames? Dans combien de Provinces les femmes qui n*ont fait que quatre ou cinq enfans pafTent pour peu fécondes (3) ! Enfin , que telle ou telle femme fafTe peu d'en- fans , qu'importe ? L'état de la femme eft-il moins d'être mère , & n'eft-ce pas par QQs loix générales , que la Nature & \qs moeurs doivent pourvoir à cet état?
Quand il y auroit entre les grofTeffes d'aufiî longs intervalles qu'on le fup- pofe 5 une femme changera-t-elle ainfî brufquement & alternativement de
^■(j) .Çans cela , refpècc (îépériroit nécciïairfment ; pour qu'elle fe confnve , il faut , tout comnenfc , que chaque fen:mjfnfle, à pcu-piès quatre enfans-: car des enfin<; qui nniflcnc , il en nieutc près de la moitié avant qu ils puiflent en avoir d'autres , & il en faut itcux rtftar.s prur repreenter • le père & la mère. Voyez {\ les villes vous fourniront cttte populauou-là.
20 Emile,
maHière de vivre fans péril & fans rifque ? Sera-t-elle aujourd'hui nour-^ rice & demain guerrière ? Change- ra-t-elle de tempérament & de goûts, comme un caméléon de couleurs ? Paf- fera-t-elle tout-à-coup de l'ombre de la clôture , & des foins domeftiques , aux injures de Tair, aux travaux , aux fatigues, aux périls de la guerre? Sera- t-elle tantôt craintive (4) & tantôt brave, tantôt délicate & tantôt ro- bufte ? Si les jeunes gens élevés dans Paris ont peine à fupporter le métiei: des armes , àQs fem^mes qui n*ont ja-? mais affronté le foleil , & qui favent à peine marcher, le fupporteront-elles^ après cinquante ans de molleffe ? Pren- dront-elles ce dur métier à l'âge où les hommes le quittent ?
II y a des pays où les femmes accou- chent prefque fans peine , & nourrif-
(4) L-1 timidité dés fenim'.s tCx. enaxe un i.ifiinft de la Nature contre k double riicjie qu'e les coricac durant kur groflcflc.
ou DE l'Éducation^ 2î
ï*ent leurs enfans prefque fans foins ; j'en conviens : mais dans ces mêmes pays les hommes vont demi-nuds en tout tems , terraffent les bêtes féroces, portent un canot comme un havre-fac , 'font des chafTes de fept ou huit-cents •lieues , dorment à Tair à plate-terre , fupportent des fatigues incroyables , & paffent plufieurs jours fans manger. ■Quand les femmes deviennent robuf- tes , les hommes le deviennent encore -plus; quand les hommes s'amolliffent , les femmes s'amoIlifTent davantage : quand les deux termes changent éga- lement, la différence refte la même.
Platon, dans fa République, donne aux femmes les mêmes exercices qu'aux hommes ; je le crois bien. Ayant ôté de fon Gouvernement les familles particulières , & ne fâchant plus que faire des femmes, il fe vit forcé de les faire hommes. Ce beau génie avoit tout combiné , tout prévu ; il alloit au-devant d'une objection que per-
2fi É M I L E y
fonne peut-être n*eût fongé à lui filreî mais il a mal réfolu celle qu'on lui fait. Je ne parle point de cette prétendue communauté de femmes , dont le re- proche, tant répété, prouve que ceux qui le lui font ne Tont jamais lu ; je parle de cette promifcuité civile qui confond par-tout les deux Ïqxqs dans les mêmes emplois , dans les mêmes travaux , & ne peut manquer d'engen^ drer les plus intolérables abus ; je parle de cette fubverfion Aqs plus doux fen- timens de la Nature , immolés à un fentiment artificiel qui ne peut fubfiller que par eux ; comme s'il ne falloit pas une prife naturelle pour former àQS liens de convention ; comme ^i Ta- mour qu on a pour fes proches , n'étoit pas le principe de celui qu'on doit à FEtat; comme ^i ce n'étoit pas par la petite patrie , qui eft la famille , que le cœur s'attache à la grande ; comme fi ce n'étoient pas le bon fils , le bon mari, le bon père, qui font le bon Ci- toyen,
ou DE l'Éducation. 25
Dès qu une fois il eft démontré que rhomme & la femme ne font ni ne doivent être conftitués de même , de caradère ni de temipérament , il s'en- fuit qu'ils ne doivent pas avoir la même éducation. En fuivant les di- redions de la Nature , ils doivent agir de concert , mais ils ne doivent pas faire les mêmes chofes ; la fin àts tra- vaux eft commune , mais les travaux font différens , & par conféquent les goûts qui les dirigent. Après avoir tâché de former Thomme naturel , pour ne pas laiffer imparfait notre ou- vrage, voyons comment doit fe for- mier aufîî la femme qui convient à cet homme.
Voulez- vous toujours être bien gui- dé ? fuivez toujours les indications de la Nature. Tout ce qui caradérife le fexe, doit être refpcdé comme établi par elle. Voiis cites fans celTe : les femme: ont tel & tel défaut que nous n'avons pas. Votre orgueil vous trom-
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pe ; ce feroient des défauts pour vous , ce font des qualités pour elles ; tout iroit moins bien , fi elles ne les avoient pas. Empêchez ces prétendus défauts de dégénérer -, mais gardez - vous de les détruire.
Les femmes, de leur côté, ne cefTent de crier que nous les élevons pour être vaines & coquettes , que nous les amu- fons fans cefTe à des puérilités pour ref- ter plus facilement les maîtres ; elles s*en prennent à nous des défauts que nous leur reprochons. Quelle folie ! Et depuis quand font-ce les hommes qui fe mêlent de Téducation des filles ? Qui efl-ce qui empêche les mères de les élever comme il leur plaît? Elles n'ont point de Collèges : grand mal- heur ! Eh ! plût à Dieu qu'il n'y en eût point pour les garçons ! ils fe* roient plus fenfément & plus honnê- tement élevés. Force-t-on vos filles à perdre leur tems en aiaiferies ? Leur fait - on , malgré elles, paffer la moitié
de
eu DE l'Éducation, a^ de leur vie à leur toilette à votre - exemple ? Vous empêche-t-oti de les inftruire & faire inftruire à votre gré ? £ft-ce notre faute fi elles nous plaifent quand elles font belles , fi leurs minau- deries nous féduifent , fi Tart qu'el- les apprennent de vous nous attira & jious flatte 5 fi nous aimons à les voir mifes avec goût, fi nous leur laiffons affiler à loifir les armes dont elles nous fubjuguent ? Eh ! prenez le parti de les élever comme des hommes ; ils y confentiront de bon coeur. Plus elles voudront leur refTembler , moins elles hs gouverneront ;. & c*efî alors qu ils feront vraiment les maîtres.
Toutes les facultés communes aux deux fexes ne leur font pas également partagées ; mais , prifes en tout , elles fe compenfent ; la femme vaut mieux comme femme , & moins comme hom- me; par -tout où elle fait valoir fes droits, elle a l'avantage ; par-tout où elle veut ufurper les nôtres , elle refte Tome ir. B
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au-delTous de nous. On ne peut ré- pondre à cette vérité générale que par dQ^ exceptions; confiante manière d'ar- gumenter des galans partifans du beau- fexe.
Cultiver dans les femmes les quali- tés de l'homme & négliger celles qui leur font propres , c'eft donc vifible- ment travailler à leur préjudice ; les rufées le voient trop bien pour en être îes dupes : en tâchant d'ufurper nos avantages , elles n'abandonnent pas les leurs y mais il arrive de-là que , ne pouvant bien ménager les uns & les autres , parce qu'ils font incompati- bles , elles reftent au-defTous de leur portée fans fe mettre à la nôtre , & perdent la moitié de leur prix. Croyez- moi , mère judicieufe , ne faites point de votre fille un honnête - homme , *comme pour donner un démenti à la Nature ; faites-en une honnête femme , & foyez fûre qu'elle en vaudra mieux pour eile_5c pour nous»
ou DE VEducation, tj
S*enfuit-il qu'elle doive être élevée dans ri[:norance de toute chofe , ôc bornée aux feules fondions du ména- ge ? L*homme fera-t-il fa fervante de fa compagne , fe privera- 1- il auprès d'elle du plus grand charme de la fo- clété ? Pour mieux Taffervir , Tempê- chera-t-il de rien fentir , de rien con- noître ? En fera- il un véritable au- tomate? Non, fans doute : ainfî ne Ta pas dit la Nature , qui donne aux femmes un efprit agréable & fi dé- lié ; au contraire , elle veut qu'elles penfent , qu elles jugent , qu'elles ai- ment 3 qu'elles connoiiTent , qu'elles cultivent leur efprit comme leur fi- gure ; ce font les armes qu'elle leur donne pour fuppléer à la force qui leur manque , & pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beaucoup de chofes 5 mais feulement celles qu'il leur convient de favoir.
Soit que je confidere la deflinatîon particulière du fexe , foit que j'obfervç
2S É M I L E y
{qs penchans, foit que je compte fes devoirs , tout concourt également à m'indiquer la forme d'éducation qui lui convient. La femme & Thomme font faits Tun pour l'autre , mais leur mu- tuelle dépendance n'eft pas égale : les hommes dépendent des femmes par leurs defirs ; les femmes dépendent des hommes , & pa^ leurs defirs & par leurs befoins ; nous fubfifterions plutôt fans çlles , qu elles fans nous. Pour qu elles aient le néceflaire , pour qu elles foient dans leur état , il faut que nous le leur donnions , que nous voulions le leur donner , que nous les en eftimions dignes; elles dépendent de nos fenti-?, mens , du prix que nous mettons à leur inérite, du cas que nous faifons de^ leurs charmes & d^ leurs vertuSp Par la loi même de la Nature , les femmes, tant pour elles que pour leurs enfans , font à la merci des jugemens des hom- îf.es : il ne fuffit pas qu elles foient ^ftimables , il faut qu'elles foient ftimées \ il »e leyr fuffit pas d'être
Ou DJE ^Éducation. 2p
belles, il faut qu'elles plaifent ; il ne leur fufFit pas d'être fages, il faut qu'el- les loient reconnues pour telles ; leur honneur n'eft pas feulement dans leur conduite , mais dans leur réputation ; ,& il n'eft pas pofTible que celle qui confent à pafTer pour infâme puiiïe ja- mais être honnête. L'homme, en bien faifant, ne dépend que de lui-même, & peut braver le jugement public , mais la femme, en bien faifant, n'a fait que Ja moitié de fa tâche , & ce que l'on penfe d'elle ne lui importe pas moins que ce qu'elle eft en effet. Il fuit de-lk que le fyftême de fon éducation doit être , à cet égard , contraire à celui de la nôtre : l'opinion eft le tombeau de la vertu parmi les hommes , & fon trône parmi les femmes.
De la bonne conftitution des mères dépend d'abord celle des enfans ; du foin des femmes dépend la première éducation des hommes -, des femmes dépendent encore leurs mœurs , leurs
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paillons , leurs goûts , leurs plaifirs ^ .leur bonheur même, Ainfi toute Té- ducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire , leur être utiles, fe faire aimer & honorer d'eux, les élever jeunes , les foigner grands , les confeiller, les confoler, leur ren- dre la vie agréable & douce ; voilà les devoirs des femmes dans tous les tems, &; ce qu on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant qu'on ne remontera pas à ce principe , on s'écartera du but, 6c tous les préceptes qu'on leur donnera ne ferviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre.
Mais quoique toute femme veuille plaire aux hommes & doive le vou- loir 5 il y a bien de la différence entre vouloir plaire à l'homme de mérite , à l'homme vraiment aimable , & vou- loir plaire à ces petits agréables qui déshonorent leur fexe & celui qu'ils imitent. Ni la Nature , ni la raifon ne peuvent porter la femme à aimer dans
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les hommes ce qui lui refTemble , & ce n'eft pas non plus en prenant leurs manières qu'elle doit chercher à s'en faire aimer.
Lors donc que , quittant le ton mo^ defte & pofé de leur fexe , elles pren- nent \qs airs de ces étourdis , loin de fuivre leur vocation , elles y renorrcent; elles s'ôtent à elles-mêmes les droits qu'elles penfent ufurper : fi nous étions axitrement , difent-elles , nous ne plai- rions point aux hommes ; elles men- tent. Il faut être folle pour aimer les foux ; le defir d'attirer ces gens-là , montre le goût de celle qui sy livre* S'il n'y avoit point d'hommes frivoles , elle fe preiTeroit d'en faire , & leurs frivolités font bien plus fon ouvrage, que les fiennes ne font la leur. La femme qui aime les vrais hommes , & ^iii veut. leur plaire, prend des moyens aiïortis à fon deflein. La femme eft coquette par état , mais fa coquette- rie change de forme & d'objet félon
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fes vues ; réglons ces vues fur celles de la Nature , la femme aura l'éduca- tion qui lui convient.
Les petites filles , prefque en naiffant, aiment la parure : non contentes d'ê- tre jolies 5 elles veulent qu'on les trouvé telles ; on voit dans leurs petits airs que ce foin les occupe déjà , & à peine font-elles en état d'entendre ce qu'on leur dit qu'on les gouverne en leur parlant de et; qu'on penfera d'elles. Il s'en faut bien que le même motif, très- indifcrettement propofé aux petits gar- çons , ait fur eux îe même empire. Pourvu qu'ils foient indépendans & qu'ils aient du plaifir , ils fe foucient fort peu de ce qu'on pourra penfer d'eux. Ce n'efl qu'à force de tems & de peine qu'on les afTujêttit à la mê- me loi.
De quelque part que vienne aux filles cette première leçon , elle eft très- bonne. Puifque le corps naît , pour ainfi dire , avant l'ame , la première
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culture doit être celle du corps : cet ordre eft commun aux deux (qxqs , mais: Tobjet de cette culture eft xlifférent ; dans l'un cet objet eft le développe- ment des forces , dans Tautre il eft celui des agrémens : non que ces qua- lités doivent être exclufives dans cha- que fexe ; Tordre feulement eft ren- verfé : il faut afTez de force aux fem- mes pour faire tout ce qu elles font avec grâce ; il faut afTez d'adrefte aux hommes pour faire tout ce qu'ils font avec facilité.
Par Textrcme mollefTe des femmes commence celle des hommes. Les fem- mes ne doivent pas être robuftes comme eux , mais pour eux ; pour que ÎÇvS hommes qui naîtront d'elles le foient' aufîi. En ceci les Couvens , où les Pen- fionnaires ont une nourriture groilie- re, mais beaucoup d'ébats, de courfes ^ de jeux en plein air & dans des jar- dins 5 font à préférer à la maifon pater-* nelle où une fille délicatement noia-'
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rie, toujours fiattéeou tancée , toujours^ afllfe fous les yeux de fa mère dans une chambre bien clofe , n'ôfe fe le- ver, ni marcher , ni parler, ni fouffler ^ & n*a pas un moment de liberté pour jouer, fauter, courir, crier, fe livrer à la pétulance naturelle à fon âge. Tou- jours ou relâchement dangereux , ou févérité mal entendue ; jamais rien, félon la raifon. Voilà comment on ruine le corps & le cœur de la Jeu- DeiTe.
Les filles de Sparte s'xerçoient comme les garçons aux jeux militaires , non pour aller à la guerre , mais pour-, porter un jour des enfans capables à^&n. foutcnir les fatigues. Ce neft pas -là, ce que j'approuve : il n'eft point né- celTaire , pour donner des foldats à l'E- tat , que les m.eres aient porté le mouf- quet &; fait Texercice à la Pruflienne; mais je trouve qu'en général l'éduca- tion grecque étoit très-bien entendue en cette partie. Les jeunes filles pa--
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toilToient fouvent en public , non pas mêlées avec les garçons , mais rafTem- blées entr'elles. Il n'y avoit prefque pas une fête , pas un facrifice , pas une cérémonie où Ton ne vît des bandes de filles des premiers Citoyens cou- ronnées de fleurs , chantant des hym-^ nés , formant des chœurs de danfes , portant des corbeilles , des vafes , d&$ ofïrandes , & préfeatant aux fens dé- pravés des Grecs un fpedacle charmant & propre à balancer le mauvais effet de leur indécente gymnaflique. Quel- que impreiîion que fît cet ufage fur les coeurs des hommes , toujours étoit- il excellent pour donner au fexe une bonne conftitution dans la jeunefTe , par des exercices agréables, modérés,^ falutaires ; Ôc pour aiguifer & former fon goût par le defir continuel de plaire^, fans jamais expofer {es mœurs.
Si-tôt que ces jeunes perfonnes étoient mariées , on ne les voyoit plus en pu^ blic; renfermées dans leurs maifons^
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elles bornoient tous leurs foins à leur ménage & à leur famille. Telle eft la manière de vivre que la Nature & la raifon prefcrivent au fexe ; aufîî de ces meres-là naiffoient les hommes les plus fains , les plus robuftes , les mieux faits de la terre : & malgré le mauvais re- nom de quelques Illes , il eft confiant que de tous les Peuples du monde , fans en excepter même les Romains, on n'en cite aucun où les femmes aient été à la fois plus fages & plus aimables , & aient mieux réuni les mœurs & la beauté, que l'ancienne Grèce.
On fait que Taifance à^s vêtemens qui ne gênoient point le corps , con- tribuoit beaucoup à lui laiffer dans les deux fexes ces belles proportions qu'on voit dans leurs ftatues , & qui fervent encore de modèle à Tart , quand la Nature défigurée a cefTé de hii en fournir parmi nous. De toutes les entraves gothiques , de ces mul* études de ligatures qui tiennent de
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toutes parts nos membres en prefTe , ils n'en avoient pas une feule. Leurs femmes ignoroient Tufage de ces corps de baleine, par lefquels les nôtres con- trefont leur taille plutôt qu elles ne la marquent. Je ne puis concevoir que cet abus , poufTé en Angleterre à un point inconcevable , n'y fafTe pas à la fin dégénérer Tefpèce , & je foutient même que l'objet d'agrément qu'on fe propofe en cela eft de mauvais goût* Il n'eft point agréable de voir une fem- me coupée en deux comme une guêpe y cela choque la vue & fait fouffrir l'i- magination. La fînelTe de la taille a,, comme tout le refte , fes proportions ^ fa mefure , pafTé laquelle , elle eft cer- tainement un défaut: ce défaut feroit même frappant à l'oeil fur le nû ; pour- quoi feroit-il une beauté fous le vête- ment ?
Je n'ôfe preffer les raifons fur lef- quelles les femmes s'obftinent à s'en- cuirafTer ainfi : un fein qui tombe , ua
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ventre qui grofîît , &c. cela déplaît fort 5 j*cn conviens , dans une perfonne de vingt ans , mais cela ne choque plu> à trente; & comme il faut en dépit de. nous , être en tout tems ce qu'il plaît à la Nature, t)C que Tœil de l'homme ne s Y trompe point , ces défauts font moins déplaifans à tout âge , que la fotte affedation d*une petite fille de qua- rante ans.
Tout ce qui gêne & contraint la Na- ture eft de mauvais goût ; cela eft vrai àts parures du corps comme à^s orne- mens de l'efprit : la vie , la fanté , la. raifon , le bien-être doivent aller avant tout; la grâce ne va point fansTaifance; fe délicatefTe n*eft pas la langueur, & il ne faut pas être mal-faine pour plaire. On excite la piété quand on fouffre : mais le plaifir & le deiir cher-» ehent la fraîcheur de h. fanté.
Les enfans des deux îqhqs ont beau- coup d'amufemens communs, & cela? doit-être , n'eri ont-ils- pas de même
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étant grands ? Ils ont auiïi àcs goûts propres qui les diftinguent. Les gar- çons cherchent le mouvement & le bruit , des tambours , des ilibots , de petits carrofles : les filles aiment mieux ce qui donne dans la vue & fert à l'or- nement ; des miroirs , des bijoux 9 Aqs chiffons , fur-tout àcs poupées > la poupée eft famufement fpécial de ce fexe ; voilà très-évidemment fou goût déterminé fur fa defiination. Le phyfique de l'art de plaire\ eft dans la parure; c'eft tout ce que 8es enfans peuvent cultiver de cet art.
Voyez une petite fille paffer la jour- née autour de fa poupée, lui changer fans ceffe d'ajuftement , l'habiller, la déshabiller cent &: cent fois , chercher continuellement de nouvelles combi-, naifons d'ornemens bien ou mal af- fortis , il n'importe : \qs doigts man- quent d'adrcfîe , le goût n'eft pas for- mé, mais déjà le penchant fe montre; dans, cette éternelle occupation le tems
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coule fans qu*elle y fonge , les heures palTent , elle n*en fait rien , elle oublie les repas mêmes , elle a plus faim de parure que d^aliment : mais, direz- vous 5 elle pare fa poupée & non fa perfonne ; fans doute , elle voit fa poupée & ne fe voit pas , elle ne peut rien faire pour elle-même , elle n'eft pas formée 3 elle n*a ni talent ni force, elle n*eft rien encore 5 elle eft toute dans fa poupée , elle y met toute fa coquetterie , elle ne l'y lailTera pas toujours ; elle attend le moment d*étre fa poupée elle-même.
Voilà donc un premier goût bien décidé : vous n'avez qu'à le fuivre & le régler. Il eft fur que la petite vou- droit de tout fon cœur favoir orner fa poupée 5 faire fes nccuds de manche , fon fichu 5 fon falbala , fa dentelle , en tout cela on la fait dépendre fi dure- ment du bon plaifir d'autrui , qu'il lui feroit bien plus commode de tout de- voir à fon induftrie. Ainfî vient la
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ralfon des premières leçons qu'on lui - donne ; ce ne font pas des tâches qu'on lui prefcrit , ce font des bontés qu'on a pour elle. Et en effet prefque toutes les petites filles apprennent avec ré- pugnance à lire & à écrire; mais, quant à tenir Taiguille, c'eft ce quelles ap- prennent toujours volontiers. Elles s'imaginent d'avance être grandes , 3c fongent avec plaifir que ces talens pourront un jour leur fervir à fe parer.
Cette première route ouverte, ei^ fa- cile à fuivre ; la couture , la broderie, la dentelle viennent d'elles-mêmes : la tapifTerie n'eft plus fi fort à leur gré. Les meubles font trop loin d'elles , ils ne tiennent point à la perfonne , ils tiennent à d'autres opinions. La ta- pifTerie eft l'amufement des femmes ; de jeunes filles n'y prendront jamais un fort grand plaifir.
Ces progrès volontaires s'étendront aifément jufqu'au deffin ; car cet art n'eft pas indifférent à celui de fe met-
42 Émilm,
tre avec goût : mais je ne voudrois point qu'on les appliquât au payfage ; encore moins à la figure. Des feuilla- ges , des fruits , à^s fleurs , des dra- peries , tout ce qui peut fervii: à donner
, un contour élégant aux ajuflemens , & à faire foi-même un patron de brode- rie quand on n*en trouve pas à fon gré 5 cela leur fuffit. En général , s'il importe aux hommes de borner leurs études à ^qs connoifTances d'ufage, cela Importe encore plus aux femmes ^ parce que la vie de celles-ci , bien que moins laborieufe, étant ou devant être plus aflidue à leurs foins & plus entre- coupée de foins divers, ne leur per- met pas de fe livrer par choix à au- cun talent au préjudice de leurs devoirs. Quoi qu'en difent les plaifans , le bon fens eft également des deux {qxqs» Les filles , en général , font plus dociles que les garçons , & Ton doit même ufer fur elles de plus d'autorité , comme
je le dirai tout - à - l'heure : mais il ne
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s'enfuit pas que Ton doive exiger d'elles rien dont elles ne puilTent voir Tutilité ; l'art des mères eft de la leur montrer dans tout ce qu'elles leur pref- crivent, & cela eft d'autant plus aifé que l'intelligence dans les filles, eft plus précoce que dans les garçons» Cette règle bannit de leur fexe , ainfi que du nôtre , npn-feuîement toute les études oifîvcs qui n'aboutifTent à rien de bon; & ne rendent pas même plus agréables aux autres ceux qui les ont faites, mais mêmes toutes celles dont l'utilité n'eft pas de l'âge , &c où Tenfant ne peut la prévoir dans un âge plus avancé. Si je ne veux pas qu'on prefTe un garçon d'apprendre à lire , à plus forte raifon je ne veux pas qu'on y force de jeunes filles avant de leur bien faire fentir à quoi fert la ledure , & dans la manière dont on leur montre ordinairement cette uti- lité , on fuit bien plus fa propre idée <5ue U leur. Après tout , où eft la
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néeefîîté qu'une fille fâche lire & écrire de fi bonne heure ? Aura-t-elle fi-tôt un ménage à gouverner ? Il y en a bien peu qui ne fafTent plus d*abus que d^ufage de cette fatale fcience , & toutes font un peu trop curieufes pour ne pas l'apprendre fans qu'on \qs y force , quand elles en auront le loifir & Toccafion. Peut-être devroient-elles apprendre à chiffrer avant tout ; car lien n'offre une utilité plus fenfible en tout tems , ne demande un plus long ufage, & ne laifle tant de prife à l'erreur que les comptes. Si la petite n'avoit les cerifes de fon goûter que par une opération d'arithmétique , je vous réponds qu'elle fauroit bien-tôt cal- culer.
Je connoîs une jeune perfonne qui apprit à écrire plutôt qu'à lire , 5c qui commença d'écrire avec l'aiguille, avant que d'écrire avec la plume. De toute r'écriture elle ne voulut d'abord faire que i^^ O, Elle faifbit incef-
ou DE l'Éducation. 47^ famment àts O grands & petits , des O
de toutes les tailles , des O les uns dans les autres , & toujours tracés à rebours, MalKeureufement , un jour qu'elle étoit occupée à cet utile exer- cice , elle fe vit dans un miroir , Ôc trouvant que cette attitude contrainte lui donnoit mauvaife grâce , comme une autre Minerve ^ elle jetta la plume & ne voulut plus faire dts O. Son frère n*aimoit pas plus à écrire qu'elle, mais ce qui le fâchoit étoit la gène, & non pas Tair qu'elle lui donnoit. On prit un autre tour pour la ramener à récriture ; la petite fille étoit déli- cate & vaine , elle n'entendoit point que fon linge fervît à fes fœurs : on le marquoit , on ne voulut plus le marquer ; il fallut apprendre à mar- quer elle-même : on conçoit le refle du progrès.
Juftifiez toujours les foins que vous impofez aux jeunes filles; mais impo- pofez-leur-en toujours, L'oifivcté &
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rindocilîté font les deux défauts les plus dangereux pour elles, & dont on guérit le moins, quand on les a con- tradés. Les filles doivent être vigi-- lantes & laborieufes ; ce n*eft pas tout, elles doivent être gênées de bonne- heure. Ce malheur , fi c'en eft un pour elles , ed: inféparable de leur fexe , & jamais elles ne s'en délivrent que pour en fouffrir de bien plus cruels. Elles feront toute leur vie afTervies à la gêne la plus continuelle & la plus fé- vere , qui eft celle des bienféances : il faut les exercer d'abord à la contrain- te , afin qu'elle ne leur coûte jamais rien ; à dompter toutes leurs fantaifiey pour les foumettre aux volontés d' au- trui. Si elles vouloient toujours tra- vailler 5 on devroit quelquefois les for- cer à ne rien faire. La diflipation , la frivolité , l'inconllance , font des dé- fauts qui naiiïent aifément de leurs premiers goûts corrompus & toujours fuivis. Pour prévenir eet abus, appre-.
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■nez leur fur-tout à fe vaincre. Dans nos infenfés établifTemens , la vie de rhonnête femme eft un combat per- pétuel contre elle-même ; il eft jufte que ce fexe partage la peine des maux qu'il nous a caufés.
Empêchez que les filles ne s'en- nuyent dans leurs occupations & ne fe pallîonnent dans leurs amufemens , comme il arrive toujours dans les édu- cations vulgaires , où Ton met , comme dit Fenelon, tout Tennui d'un côté èc tout le plaifir de l'autre. Le premier de ces deux inconvéniens n'aura lieu, fi on fuit les règles précédentes , que quand les perfonnes qui feront avec elles leur déplairont. Une petite fille qui aimera fa mère ou fa mie travail- lera tout le jour à {qs côtés fans ennui : le babil feul la dédommagera de toute fa gêne. Mais {\ celle qui la gouverne lui eft infupportable , elle prendra dans le même dégoût tout ce qu'elle fera fous fes yeux, Il eft très-difficile
I .
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que celles qui ne fe plaifent pas avec leur mère plus quavec perfonne au monde , puiffent un jour tourner à bien : mais pour juger de leurs vrais fentlmens, il faut les étudier, & non pas fe fier à ce qu elles difent ; car elles font flatteufes , diiîlmulées , & favent de bonne heure fe déguifen On ne doit pas non plus leur prefcrire d'ai- mer leur mère ; Taffedion ne vient point par devoir , & ce n ell pas ici que fert la contrainte. L'attachemeiat , les foins, la feule habitude feront aimer la mera de la fille , fi elle ne fait rien pour s'attirer fa haine. La gêne même où elle la tient, bien dirigée , loin d'af- foiblir cet attachement , ne fera que l'augmenter , parce que , la dépendan- ce étant un état naturel aux fem- mes , les filles fe fentent faites pour obéir.
Par la même raifon qu'elles ont ou doivent avoir peu de liberté , elles portent à l'excès celle qu'on leur
laifTea
Ou DE l'Éducation, 4p
lalffe- Extrêmes en tout , elles fe li- vrent à leurs jeux avec plus d'empor- tement encore que les garçons ; c'eft le fécond des inconvéniens dont je viens de parler. Cet emportement doit être modéré ; car il efl la caufe de plufieurs vices particuliers aux femmes, comme , entr* autres 5 le caprice ScTengouement, par lefquels une femme fe tranfporte aujourd'hui pour tel objet qu'elle n^ regardera pas demain. L'inconftance às^s goûts leur eft aufîi funefte que leur excès , ^ f un ^ l'autre leur vient de la même fource. Ne leur otcz pas la gaieté , les ris , le bruit , les folâtres jeux : mais empêchez qu'elles ne fe r^iffafient de l'un pour courir à l'autre ; ne fouffrez pas qu'un feul inftant dans leur vie elles ne connoiiTent plus de frein. Accoutume;^ - les à fe yoij inter- rompre au milieu de le\u^s je\ix, ^ ra- mener à d'autres foins fans piurmurer. L-a feule habitude (uffit encore en ceci, Tom. IF, G
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parce qu*elle ne fait que féconder la nature.
Il réfulte de cette contraire habi- tuelle une docilité dont les femmes ont befoin toute leur vie , puifqu'elles ne cefTent jamais d^étre aiTujetties ou k un homme , ou aux jugemens Aqs hommes , & qu'il ne leur eil: jamais permis de fe mettre au - delTus de ces jugemens, La première & la plus im- portante qualité d'une femme , efl la douceur : faite pour obéir à un être auiÏÏ imparfait que l'homme , fouvent fi plein de vices & toujours fi plein de défauts , elle doit apprendre de bonne heure à fouffrir même l'injuf- tice 5 & à fupporter les torts d'un mari fans fe plaindre ; ce n'ed: pas pour lui , c'eft pour elle qu'elle doit être douce : l'aigreur & Topiniâtreté àcs femm.es né." font jamais qu'augmenter leurs iraux & les mauvais procédés des înarisa ils fentsnt que cç neft pas avec
eu DE l'Éducation. ji
ces armes-là qu'elles doivent les vain- cre. Le ciel ne les fit point inHnuan- tes. & perfuafives pour devenir aca^* riâtres ; il ne les fit point foibles pour être impérieufes ; il ne leur donna point une voix fi douce pour dire à^s, injures; il ne leur fit point des traits fii délicats pour les défigurer par la co- lère. Quand elles fe fâchent , elles s'oublient ; elles ont fou vent raifon de fe plaindre : mais elles ont toujours tort de gronder, Chacun doit garder le ton de fon fexe; un mari trop doux peut rendre une femme impertinente; rxiais 5 à m. oins qu'un homme ne foit un montre, la douceur d'une femme le ramené , d>c triomphe de lui tôt ou tard.
Que \qs filles foient toujours fou- TvXîts 5 mais que les mères ne foient pas toujours inexorables. Pour rendre docile une jeune perfonne , il ne faut pas la rendre malheureufe j pour U rendre modefte , il ne faut pas IV
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brutir. Au contraire , je ne ferois pa!^ fâché qu'on lui laifsât;^ mettre un peu d'adrefle , non pas à éluder la puni- Ûm dans fa défobéiirance , mais à ft faire exempter d'obéir. Il n eft pas cjueftion de lui rendre fa dépendance pénible , il fuffit de la lui faire fentir. La rute eft un talent naturel au fexe ; ^, perfuadé que tous les penciians na- turels font bons & droits pareux-mcmes, je fuis çi*avis qu'on cultive celui - là comme les autres; il ne s*agit que d*ea prévenir l'abus.
Je m*en raoporte far la vérité de cette remarque à tout obfervateur de boqne foi. Jç ne veux point qu'on exa- mine la-deiîlis les femmes mêmes ; nos gênantes inftitutions peuvent les fort- ^er d'aiguifer leur efprit. Je veux qu*on examine les fîMes , les petites filles qui ne font, pour ainfi dire, que de naître; qu*or» les cQmpare avec les petits gar- çons du même âge ; & fi ceux - ci ne piroiiîont loi^F^s , étoijrdis , bçtçs aif-
ùu DE l'Éducation. f^
près d'elles , j'aurai tort incontefla*- blement. Qu'on me permette un feul exemple pris dans toute la naïveté pué- rile.
Il eft très-commun de défendre aux enfans de rien demander à table ; car on ne croit jamais mieux réuflîr dans leur éducation qu'en les furchargeant de préceptes inutiles ; comme fi un morceau de ceci ou de cela n'étoit pas bientôt accordé ou refufé (y) , fans faire mourir fans ceffe un pauvre enfant d'une convoitife aiguifée par l'efpé- rance. Tout le monde fait l'adrefTe d'un jeune garçon foumis à cette loi , lequel ayant été oublié à table s*avifa de demander du fel , &c. Je ne dirai pas qu'on pouvoit le chicaner pour avoir demandé dire<5lement du fel , & indiredement de la viande ; l'omiflion
(T) Un enfant fe rend importun , quand il trouve Co'\ compte à l'être: mnis il ne demandera jamais deux foi* la même chofc, lî la première ré^toofe ti\ toujours ir.eP^ vociblc.
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étoit lî cruelle , que , quand iî eût en- freint ouvertement la loi & dit fans détour qu'il avoit faim , je ne puis croire qu'on l'en eût puni. Mais voici comment s y prit en ma préfence une petite fille de fix ans dans un cas beau- coup plus difficile ; car , outre qu'il lui étoit rigoureufement défendu de de- mander jamais rien ni diredement ni indiredement , la défobéiiïànce n'eût pas été graciable , puifqu'elle avoit Kiangé de tous les plats hormis un feul , dont on avoit oublié de lui donner , ^ qu elle convoitoit beaucoup.
Or pour obtenir qu'on réparât cet
oubli fans qu'on pût l'accufer de àé(o-
béifTance , elle fit , en avançant fon doigt,
la revue de tous les plats , difant tout
haut, à mefure qu'elle les montroit ,
j"* ai mangé de ça ^j^ai mangé de ça : mais
elle afFeda fî vifibîement de pafler fins
rien dire celui dont elle n'avoit point
mangé , que quelqu'un , s'en appercc-
vant, lui dit ; & de cela, en avez-voi-s
i77
OU DE L hjyUCATIOK, JJ
niraigé ? Oh I non , reprit doucement la petite gourmande , en bailTant les yeux. Je n'ajouterai rien ; comparez : ce tour-ci eft une rufe de fille ; l'autre efl: une rufe de garçon.
Ce qui efl: , efl: bien , & aucune loi générale n'efl: mauvaife. Cette adr^iïe particulière donnée au fexe , efl un dé- dommagement très - équitable de la force qu'il a de moins , fans quoi la femme ne feroit pas la compagne de rhomme; elle feroit fon efclave ; c'efl: par cette fupériorité de talent qu'elle fe maintient fon égale , & qu'elle le gouverne , en lui obéiiTant. La femme a tout contre elle ; nos défauts, fa ti- midité, fa folblcfTe; elle n'a pour elle que fon art de fa beauté. N'efl: - il pas jufle qu'elle cultive l'un & l'autre ? Pvîais la beauté n eft pas générale ; elle périt par mille accidens , elle pafle avec les années , l'habitude en détruit l'effet. L'efprit feul eft la véritable ref- fource du fexe ; non ce fot efprit
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auquel on donne tant de prix dans Je inonde , & qui ne fert à rien pour rendre la vie heureufe ; mais refprit de Ton état , Tart de tirer parti du nô- tre, & de fe prévaloir de nos propres avantages. On ne fait pas combien cette adreffe des femmes nous efl utils à nous - mêmes , combien elle ajoute de charme à la fociété des deux {^:^^% , combien elle fert à réprimer la pétu- lance à^s enfans , combien elle con- tient de maris brutaux, combien ç\\q maintient de bons ménages que la dif- corde troubleroit fans cela. Les fem- mes artifîcieufes & méchantes en abu- fent, je le fais bien : mais de quoi le vice n'abufe - 1 - il pas ? Ne détruifons point les inft rumens du bonheur, parce que \ts méchans s'en fervent quelquefois à nuire.
On peut briller par la parure , maïs on ne plaît que par la perfonne ; nos ajuftemens ne fo.it point nous : fouvent ils déparent à force d*étre recherchas ,
ou DE l'Éducation. 57
&: fouvent ceux qui font le plus remar- quer celle qui les porte , font ceux qu on remarque le moins. L'éducation ^QS jeunes filles eft en ce point tout- à - fait à contre - ^Q):is, On leur promet des ornemens pour récompenfe , on leur fait aimer les atours recherchés ; quelle ejl belle ! leur dit-on , quand elles font fort parées : & tout au con- traire , on devroit leur faire entendre que tant d'ajuftement n'efi: fait que pour cacher àts défauts , & que le vrai triomphe de la beauté eft de briller par elle-m.ême. L'amour des modes eft de mauvais goût , parce que \qs vîfages ne changent pas avec elles , & que , la figure. reftant la même , cç qui lui fied une fois lui fied toujours.
Quand je verrois la jeune fille fe pavaner dans {qs atours , je paroîtrois inquiet de fa figure ainfi déguifée, 'Se de ce qu'on en pourra penfer : je di-^ rois ; tous ces ornemens la parent trop, c*efl dommage; croyez - vous qu'elle
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€n pût (apporter de plus fimples ? Eft- elle aiiez belle pour fe pafTer de ceci ou de celaf Peut-être fera- 1- elle alors la première à prier qu^on lui 6te cet ornement, & qu'on juge : c'ed: le cas de l'applaudir , s'il y a lieu. Je ne la îouerois jamais tant que quand elle feroit le plus fimplement mife. Quand elle ne regardera la parure que comme un fupplément aux grâces de la per- fonne , & comme un aveu tacite qu'elle a befoin de fecours pour plaire, elle ne fera point fiere de fon aju^enent , elle en fera humble -, d^ {\ , plus parée que de coutume , elle s'entend dire , quelle efi belle / elle en rougira de dépit.
Au refte , ^'l y a àes figures qui ont b. cm de parure: mais il n'y en a pc nt qui exigent de riches atours. Les parures ruineufes font la vanité du^ rang, &: non de la perfonne, elles tien- nent uniquement au préjugé. La vérî- tdjle coquetterie eft quelquefois re-
ou DE L^ÉnUCATîON, y^
c^.ercliée: mais elle n*eft jamais faf- tueufe 5 èc Junon fe mettoit plus fu- perbement que Vénus. N e pouvant la faire belle , tu la fais riche , difoit Apelle à un mauvais Peintre , qui p2i- gnoit Hélène fort chargée d'atours. J'ai auili remarqué que les plus pompeu- fes parures annonçoient le plus fou- vent de laides femmes : on ne fauroit -avoir une vanité plus mal - adroite. Donnez -à une jtune lille qui ait du goût & qui mcprife la mode , àQs rubans , de la gaze, de la moulTeline ôc des fleurs ; fans diamans , fans pompons, fans dentelle (6), elle va, fe faire un ajuftement qui la rendra cent fois plus charmante , que n'euffènt fait tous les brillans chiffons de la Du- chap.
( C ) Les femmes qui ont li peau aîTcT, blînche pour fe paflcr de dcntelie , doniieroient bien d i c'épit aux autres, il elles n'eu portoient pas. Ce foui: prefojiie tou- jours de laides perfonnes qui amènent les modes , auç- qu.iLesks bcMes ont labélise de s'aiTiijettîr.
C6
6o E M I L r ^
Comme ce qui eft bien efl toujours bien , &: qull faut être toujours le mieux qu'il eft poflîble , les femmes qui fe connoifTent en ajuftemens choi- fiifent les bons , s^j tiennent ; Se , n'en changeant pas tous les jours , elks en font moins occupées que celles qui ne favent à quoi fe fixer. Le vrai foin de îa parure demande peu de toilette : les jeunes Demoifelles ont rarement des toilettes d'appareil : le travail , les le- çons rempliffent leur journée , cepen- dant en général elles font mifes , au rouge près , avec autant de foin que les Dames , & fou vent de meilleur goût. L^abus de k toilette n^eft pas ce qu'on penfe ; il vient bien plus d^ennui que de vanité. Une femme qui pafTe fix heures à fa toilette , n'ignore point qu'elle n'en fort pas mieux mife que celle qui n'y pafle qu'une demi-heure ; mais c'ellautam de pris fur l'afîbmman- te longueur du tems, & il vaut mieux 'umufe r de foi que de s'ennuyer de
ou VE lÉducatwn» 6i
fout. Sans la toilette que feroit-on de la vie depuis midi jufqu'à oeuf heu- res ? En rafTemblant des femmes au- tour de foi , on s'amufe à les impatien- ter 5 c^eft déjà quelque chofe ; on évite les tête-à-tctes avec un mari qu'on ne voit qu^à cette heure- là , c''eft beau- coup plus ; & puis viennent les Mar- chandes 5 les Brocanteurs , les petits Meilleurs , les petits Auteurs , les vers 5 les chanfons , les brochures ► fans Ja toilette , on ne réuniroit ]'a- mais fi bien tout cela. Le feuî profit réel qui tienne à la chofe eft le pré- texte de s'étaler un peu plus que quand on eft vêtue ; mais ce profit n'efl peut- être pas fi grand qu'on penfe , & les femmes à toilette ny gagnent pas tant qu*elles diroient bien. Donnez fans fcrupuîe une éducation de femme aux femmes , faites qu'elles aiment les foins de leur fexe , qu'elles aient de la ^ modeftie , qu'elles facheîit veiller à leur ménage & s'occuper dans leur
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^2 Ê M I L S ^
maifon 5 la grande toiletta tombera d'elle- même 5 & elles n'en feront mi- {qs que de meilleur goût,
La première chofe que remarquent , €n grandi (Tant 5 les jeunes perfonnes , c'eft que tous ces agrémens étrangers ne leur fuHifent pas , fi elles n'en ont qui foient à elles. On ne peut jamais fe donner la beauté , & Ton n eO: pas iï-tôt en écat d'acquérir la coquetterie, mais on peut déjà chercher à donner un tour agréable à Tes geftes , un accent flatteur à fa voix , à compofer foa maintien , à marcher avec légèreté , à prendre des attitudes gracieufes & à choifir par-tout fes avantages. La voix s'étend , s'affermit & prend du tim- bre ; les bras fe développent , la dé- marche s'afTûre, 5^ Tons'apperçoit que , àe quelque manière qu'on foit mife , il y a un art de fe faire regarder. Dès- lors il ne s'agit plus feulement d'ai- guille ôc d'induflrie ; de nouveaux ta- lens fe préfentent, êc font déjà fentir leur utilitét
ou DE l'ËvUCATION, 65
Je fais que les féveres Inftituteurs veulent qu'on n'apprenne aux jeu- nes filles ni chant , ni danfe , ni au- cun des arts agréables. Cela me paroit plaifant ! & à qui veulent - ils donc qu'on les apprenne ? aux garçons ? A qui 5 des hommes ou des femmes,, ap- partient-il d* avoir ces talens par pré- férence ? A perfonne, répondront-ils. Les chanfons profanes font autant de crimes ; la danfe eft une invention du Démon ; une jeune fille ne doit avoir d'amufement que fon travail & la prière. Voilà d'étranges amufemens pour un enfant de dix ans ! Pour moi , j'ai grand'peur que toutes ces petites Saintes qu'on force de pafler leur en- fance à prier Dieu, ne pafTentleur jeu- neiïë à toute autre chofe, & ne répa- rent de leur mieux , étant mariées , le tems qu'elles penfent avoir perdu filles, J'efiime qu'il faut avoir égard à ce qui convient à l'âge aufli bien qu'au fexe, qu'une jeune fille ne doit pas
'6^ E M ï L £ ,
vivre comme fa grand'-mere , qu'elle doit être vive , enjouée , folâtre , chan- ter , .danfer autant qu'il lui plait , & goûter tous les innocens plaifirs de fon âge : le tems ne viendra que trop tôt d être pofée , & de prendre un maintien plus férieux.
Mais la neceflké de ce changement même eft-elle bien réelle? N'eft-elle point peut-être encore un fruit de nos préjugés? En n'afTerviflant les honnê- tes femmes qu'à de trifles devoirs , on a banni du mariage tout ce qui pou- voit le rendre agréable aux hommes. Faut-il s'étonner fi la taciturnité qu'ils voient régner chez eux les en chafïè, ou s'ils font peu tentés d'embraiTer un état fi déplaifant ? A force d'outrer tous les devoirs , le Chriftianifme les rend impraticables & vains ; à force d'interdire aux femmes le chant, la danfe 3c tous les amufemens du mon- de 5 il les rend maufTades , grondeufes , infuppoitables dan5 leurs maifons. Il
ou DE l'Èdvcatiok. 6j ny a point de religion où le mariage foit fournis à des devoirs fi féverés , & point où un engagement fi faint foît fi méprifé. On a tant fait pour empê- cher les femmes d'être aimables , qu'on a rendu les maris indiffe'rens. Cela ne devroit pas être... J'entends fort bien : mais moi , je dis que cela devoit être ^ puifqu'enfin les Chrétiens font hom- mes. Pour moi , je voudrois qu une jeune Angloife cultivât avec autant de foin les talens agréables pour plaire au mari qu'elle aura , qu'une jeune Albanoife les cultive pour le Harem d'Ifpahan. Les maris, dira- 1 on, ne fe foucient point trop de tous ces talens* Vraiment je le crois , quand ces talens , loin d'être employés à leur plaire , ne fervent que d'amorce pour attirer chez eux de jeunes impudens qui les dés- honorent. Mais penfez-vous qu'une femme' aimable 6c fàgQ , ornée de pa- reils talens , Se qui l«s condicrcroit à l'amufement de fon mari , n ajouteroit
66 È M I L E ^
pas au bonheur de fa vie, & ne fcrn- pêcheroit pas , fortant de fon cabinet la tête épuifée , d*aller chercher des récréations hors de chez lui? Per- fonne n'a-t-il vu d'heureufes familles ainfî réunies , où chacun fait fournir du fien aux amufemens communs? Qu'il dife fi la confiance & la fami- liarité qui s'y joint , ïi l'innocence Ôc la douceur des plaifirs qu'on y goûte , ne rachètent pas bien ce que les plai- firs publics ont de plus bruyant.
On a trop réduit en art les taîens agréables. On les a trop généralifés ; on a tout fait maxime & précepte ^ ^ l'on a rendu fort ennuyeux aux jeunes perfonnes ce qui ne doit être pour elles qu'amufement & folâtres jeux. Je n'imagine rien de plus ridicule que de voir un vieux maître à danfer , ou à chanter, aborder, d'un air refrogné, de jeunes perfonnes qui ne cherchent qu'à rire, & prendre, pour leur enfeigner fa frivole fcience , un ton plus pédantef-
ou IDE l'Éducation* ÔJ
que & plus magiftral que s'il s'aglfToit de leur catéchifme. Eft-ce , par exem- ple , que l'art de chanter tient à la mufique écrite? Ne fauroit- on rendre fa voix flexible & ji^fte, apprendre à chanter avec goût, même à s'accompa- gner 5 fans connoître/ une feule note ? Le même genre de chant va t-il à tou- tes les voix? La même méthode va- t-elle à tous les efprits ? On ne me fera jamais croire que les mêmes attitudes, les mêmes pas , les mêmes mouvemens, les mêmes geftes , les mêmes danfes conviennent à une petite brune vive & piquante , & à une grande & belle blonde aux yeux languifTans. Quand donc je vois un maître donner exacte- ment à toutes deux les mêmes leçons , je dis : cet homme fuit fa routine, mais il n'entend rien à fon art.
On demanda s'il faut aux filles des maîtres ou des maitreffes ? Je ne fais ; je voudrois bien qu'elles n'euflent be- foin ni des uns ni des auties, qu'elles
apprirent librement ce qu'elfes ont tant de penchant à vouloir apprendre , & qu'on ne vît pas fans cefTe errer daris nos villes tant de baladins chamarrée. J*ai quelque peine à croire que le com- merce de ces gens-là ne foit pas plus nuifîble à de jeunes filles que leurs le- çons ne leur font utiles ; & que leur jargon, leur ton , leurs airs ne dort- nent pas à leurs écolieres le premier goût des frivolités ^ pour eux fi impor* tantes , dont elles ne tarderont guère , â leiir exemple , de faire leur unique occupation.
Dans les arts qui n'ont que Tagré- ment pour objet , tout peut fervir de maître aux jeunes perfonnes. Leur père , leur mère , leur frère , leur fœur , leurs amies , leurs gouvernantes , leur miroir , 5c fur-tout leur propre goût. On ne doit point offir de leur donner leçon , il faut que ce foient elles qui la demandent : on ne doit point faire une tâche d'une récompenfe , & c'efl
oix DE X.' Éducation, 6p
fur-touc dans ces fartes d'études que le premier fuccès eO: de vouloir réulîîr. Au refte , s*il faut abfoluinent des le- çoiis en règle, je ne déciderai point du fexe de ceux qui les doivent don- ner. Je ne fais s'il fîiut quun maître à danfer premie uns jeune écoliere par fa main délicate & blanche , qu'il lui fafTe accourcir la jupe, lever les yeux, déployer les bras , avancer un fein pal- pitant; mais je fais bien que, pour rien au monde , je ne voudrois être ce maure-là.
Par rinduflrîe & les talens, le goût fe forme; par le goût Tefprit s'ouvre infenfiblement aux idées du beau dans tous les genres, & enÇn aux notions morales qui s'y rapportent, C'efl peut- être une des raifons pourquoi le fgnti- Client de la décence & de l'honnêteté &in(înue plutôt chez les filles que chçz Us garçons ; car pour croire que ce •fe«timent précoce foit l'ouviagç .4p§
70 E M I L E y
Gouvernantes , il faudroit être fort mal inftruit de la tournure de leurs leçons & de la marche de refprit hu* main. Le talent de parler tient le pre- mier rang dans l'art de plaire ; c*eft par lui feul qu'on peut ajouter de nou- veaux charmes à ceux auxquels l'ha- bitude accoutume les fens. C'eil: l'ef- prit qui non - feulement vivifie le corps y mais qui le renouvelle en quel- que forte ; c'efl: par la fucceflion des fentimens & des idées , qu'il anime & varie la phyfionomie ; & c'eft par les difcours qu'il infpire , que l'attention , tenue en haleine , foutient long - tems le même intérêt fur le même objet, C'eft, je crois , par toutes ces raifons que les jeunes filles acquièrent fi vite un petit babil agréable , qu'elles met- tent de Taccent dans leurs propos ^mê- me avant que de les fentir , & que les jbomm.es s'am.ufent fi-tôt à les écouter, même avatit qu'elles puifTent les enten-* •
ou DE l'Éducation, 7^ dre ; ils épient le premier moment de cette intelligence pour pénétrer ainfi celui du fentiment.
Les femmes ont la langue flexible; elles parlent plutôt , plus aifément 6c plus agréablement que les hommes ; on les accufe auffi de parler d'avan- tage : cela doit être , &r je changerois volontiers ce reproche en éloge : la bouche & \qs yeux ont chez elles la même adivité, & par la même raifon. L'homme dit ce qu'il fait ; la femme dit ce qui plaît : l'un , pour parler , a befoin de connoifîances; & l'autre^ de goût : l'un doit avoir pour objet prin- cipal les chofes utiles ; l'autre , \qs agréa- bles. Leurs difcours ne doivent avoiy de formes communes que celle de la vérité.
On ne doit donc pas contenir le ba- bil des filles comme celui dQs garçons par cette interrogation dure ; à quoi cela ejl-zl bon ? mais par cette autre l laquelle il n'efl pas plus aifé cç rç?
7^ E AI 1 L E y
pondre ô quel effet cela fera- t-ll ? Dans ce premier âge où, ne pouvant dif- cerner encore le bien & le mal, elles ne font les juges de perfonne, elles doivent ç'.in^pofer pour loi de nç ja- mais rien dire que d'agréable à ceux à qui .elles parlent; & ce' qui rend Ja pratique de cette règle plus difficile , efl: qu'elle refte toujours fubordon- née à la première, qui efl de ne jamais mentir.
J'y vois bien d'autres difficulté^ en* core ; mais elles font d'un âge plus avancé. Quant à préfent, il n'en peut coûter aux jeunes filles, pour être vraies, que de l'être fans grolîî.ereté , &: com- me naturellement cette groiîiereté leur répugne, l'éducation leur apprend ai- fément à l'éviter. Je remarque en gé- néral dans le commerce du iponde que la politeffe à^s hommes eft plus offi- cieufe , & celle des femmes plus ca- reffante. Cette différence n'eft point d'inftitution 3 elle efl naturelle, L'hom-
m©
eu DE l'Education. 75
me paroît chercher davantage à vous fervir, & la femme à vous agréer. II fuit de-Ià que , quoi qu'il en foit du caraélère des femmes , leur politefTe eft moins faufTe que la nôtre , elle ne fait qu'étendre leur premier inftinâ:; mais quand un homme feint de pré- férer mon intérêt au fien propre, de quelque démonftration qu'il colore ce menfonge , je fuis très - fur qu'il en fait un. Il n'en coûte donc guère aux femmes d'étrp polies , ni par confé- quent aux filles d'apprendre à le de- venir. La première leçon vient de la Nature; l'art ne fait plus que la fui- vre, & déterminer 5 fuivant nos ufages, fous quelle forme elle doit fe mon- trer. A l'égard de leur politeiTe entre elles 3 c'eft toute autre chofe. Elles y mettent un air fi contraint , & des attentions fi froides , qu'en fe gênant mutuellement elles n'ont pas grand foin de cacher leur gêne , & femblent finceres dans leur menfonge , en ne Tome IF. n
74 E M I z E y
cherchant guère -à le déguifer. Cepen-- ^ant les jeunes perfonnes fe font quel-- -c[uefois tout de bon des amitiés plus franches. A leur âge la gaieté tient lieu de bon naturel , &: contentes d'elles , elles le font de tout le monde. Il eil confiant auiîi qu'elles fe baifent de meilleur cœur , & fe carefïènt avec plus de grâce devant les hommes , fieres d'aiguiier impunément leur con- ^oitife par l'image -des faveurs qu'elles favent leur faire envier.
Si Ton ne doit pas permettre aux jeunes garçons à^^ quelllons indif^ çrettes , à plus forte raifon doit-on les interdire à de jeunes filles , dont la curiofitç fatisfaite , ou mal éludée , eft \ bien d'uiïe autre conféquence , vu leur pénétration à prelfentir les myftères qu'on leur cache , & leur adreife à les découvrir. Mais fans fouffrir leurs ia- terrogations ^ je voudrols qu'on les interrogeât beaucoup elles .-mêmes..
ou Ds ^Education, 75*
qu'on les agaçât pour les exciter à parler aifément , pour les rendre vi- ves à la ripoHe, pour leur délier Te!^ prit &: la langue, tandis qu'on le peut fans danger. Ces converfations , tou- jours tournées en gaieté , mais mena» gées avec art & bien dirigées, L; oient un amufement charmant pour cet âge , & pourroient porter dans les cœurs in- nocens de ces jeunes perfonnes les pre- mières -, & peut - être les plus utiles leçons de Morale qu'elles prendront de leur vie , en leur apprenant , fous l'at- trait du plaiHr & de la vanité , à quelles qualités les hommes accordent véri- tablement leur eftime, & çn quoi con- fîftent la gloire & le bonheur d'une honnête femme.
On comprend bien que , Çi les en- fans mâles font hors d'état de fe fol^- mer aucune véritable idée de religion , à plus forte raifon la mêmç idée cft elle au-deiïlis de la conception dsg ftiles, C'efl pour cela même quq j^
^6 E M I L E y ^
voudroîs en parler à celles-ci de meil- leure heure ; car s*il falloit attendre qu elles fufTent en état de difcuter mé- thodiquement ces queflions profon- des 5 on courroit rifque de ne leur en parler jamais. La raifon àQS femmes efl une raifon pratiqua , qui leur fait trouver très - habilement les moyens d'arriver à une fin connue , mais qui ne leur fait pas trouver cette fin. La relation fociale des fexes eft admira- ble. De cette fociété réfulte une per- fonne morale dont la femme eft l'œil & l'homme le bras , mais avec une telle dépendance l'un de l'autre , que c'eft de l'homme que la femme apprend ce qu*il faut voir , & de la femme que l'homme apprend ce qu'il faut faire. Si la femme pouvoit remonter auflî bien que l'homme aux principes , &: que rhomme eût auiïi bien qu'elle l'ef- prit Aqs détails , toujours indépendans l'un de l'autre , ils vivroient dans une difcorde éternelle, &: leur foçiété ne
OIT DE l'Éducation. 77
pourroit fubfîfler. Mais dans l'har- monie qui règne entr*eux , tout tend à la fin commune ; on ne fait lequel met le plus du fien ; chacun fuit l'im- pulfion de Tautre ; chacun obéit , & tous deux font les maîtres.
Par cela même que la conduite de la femme eft affervie à Topinion pu- blique , fa croyance eft affervie à l'au- torité. Toute fille doit avoir la reli- gion de fa mère , & toute femme celle de fon mari. Quand cette religion fe- Toit faulTe , la docilité qui foumet la mère & la fille à Tordre de la Nature, efface auprès de Dieu le péché de Terreur. Hors d'état d'être juges elles- mêmes , elles doivent recevoir la dé- cifion des pères & des maris com.me celle de TÉglife.
Ne pouvant tirer d'elles feules la règle de leur foi , les femmes ne peu - vent lui donner pour bornes celles de Tévidence & de la raifon : mais , fe
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n$ Ê M î L £ ^ I
îaiiïant entraîner par mille Impuluons étrangères , elles font toujours au-deçà ou au-delà du vrai. Toujours extrêmes , elles font toutes libertines ou dévotes ; on n'en voit point favoir réunir la {^gefTe à la piété. La fource du mal n efl pas feulement dans le caractère outré de leur fexe , mais auifi dans l'autorité med réglée du nôtre : le li- bertinage des mœurs la fait méprifer , TeiTroi du repentir la rend tyrannique ; oc voilà comment on en fait toujours trop ou trop peu.
Puifque l'autorité doit régler la re^ ligion des femmes , il ne s'agit pas tant de leur expliquer les raifons qu'on a de croire , que de leur expofer nette* ment ce qu'on croit : car la foi qu'on ' donne à des idées obfcures ed la pre- mière fource du fanatifme , & celle qu'on exige pour des chofes abfurdes mène à la folle ou à l'incrédulité. Je ne fais à quoi nos cathechifmes por-
ou BE l^EduCation. 7p
teîlt le plus 5 d'être impie ou fanati- que : mais je fais bien qu'ils font ne- cefîairement l'un ou l'autre.
Premièrement , pour enfeigner la. religion à de jeunes filles , n*en faites jamais pour elles un objet de triftefle & de gène , jamais une tâche ni un devoir; par conféquent ne leur faites jamais rien apprendre par cœur qui s'y rapporte , pas même les prières. Contentez - vous de faire régulière- ment les vôtres devant elles , fans \qs forcer pourtant d'y aflifler. Faites -les courtes félon l'inftruâion de Jéfu:- Chrlft. FaiteS'Ies toujours avec le re- cueillement & le refpe(5L convenables ; fongez qu'en demandant à l'Etre fu- prême de l'attention pour nous écou- ter, cela vaut bien qu'on en mette à. ce qu'on va lui dire.
Il importe moins que de jeunes filles fâchent (i-tôt leur religion , qu'il n'importe qu'elles la fâchent bien , Se fuj-tout qu'elles i'rJmcnt. Quand vous
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îa leur rendez onéreufe , quand vous: leur peignez toujours Dieu fâché cou- tr'elles , quand vous leur impofez en fon nom, mille devoirs pénibles <5u'elles ne vous voient jamais rem- plir, que peuvent elles penfer, finon <îue favoir fon catéchifme & prier pieu, font les devoirs des petites filles; & defirer d'être grandes pour s*exemp» ter comme vous de tout cet affujettiiTe- ment ? Uexemple , l'exemple ! fans cela jamais on ne rendit à- rien auprès àt%
enfans.
■ Quand vous leur expliquez des ar- ticles de foi , que ce foit en forme d'infl:ruâ:ion direCle, & non par de- mandes & par réponfes. Elles ne doi- vent jamais répondre que ce qu'elles penfent & non ce qu'an leur a diâé. Toutes les réponfes du catéchifme fjnt à contre-fens : c'eft TEcolier qui inf- truit le Maître ; elles font même des menfonges dans la bouche des enfans; puifqu'ils expliquent ce qu'ils H'er>«
du riE l'Education. Si
tendent point, de qu'ils affirment ce qu'ils font hors d'état de croire. Par- mi les hommes les plus intelligens , qu'on me montre ceux qui ne mentent pas en difant leur catéchifme.
La première queftion que je vols dans le nôtre eft celle-ci : Qui vous a créée & mife au monde ? A quoi la petite fille 5 croyant bien que c'eft fa mère 3 dit pourtant fans héfiter que c'eft Dieu» La feule chofe quelle voit là, c'efl qu'à une demande qu'elle n'entend guères, elle fait une réponfe qu'elle n'entend point du tout.
Je voudrois qu'un homme , qui con- ïioîtroit bien la marche de Tefprit âiQ% cnfans , voulût faire pour eux un ca- téchifme. Ce feroit peut-être le livre le plus utile qu'on eût jamais écrit , & ce ne feroit pas , à mon avis , celui qui feroit le moins d'honneur à fon Auteur. Ce qu'il y a de bien fur , c'eft que , fi ce livre étoit bon , il ne refTem- bleroit guère aux nôtres,
82 É M I L E y
Un tel catéchifme ne fera bon que quand fur les feules demandes Tenfant fera de lui niême les réponfes fans les apprendre. Bien entendu qu'il fera quelquefois dans le cas d'interroger à fon tour. Pour faire entendre ce que je veux dire, il faudroit une efpèce de modèle , & je fens bien ce qui me manque pour le tracer. J'elTaierai du moins d'en donner quelque légère idée.
Je m'imagine donc que , pour venir à la première queftion de notre caté- chifme 5 il faudroit que celui-là com- mençât-à-peu près ainfi/ ha Bonne*
Vous fouvenez-vous du tems que votre mère étoit fille?
ha Petite,
Non, ma Bonne.
ha Bonne,
Pourquoi , non ? vous qui avez fî bomie mémoire.
ha Petite,
Ccft que je n étois pas au monde,^ ,
ou DE VÈdVCATION. 85^ ha Bonne^ Vous n'avez donc pas toujours vécu?
Non,
La Sonne* Vivrez -vous toujours?
La Petite^
Ouû
La Bonne, Etes-vojs jeune ou vieille?
La Petite. Je fois jeune.
La Bonne* Et votre grand"*- maman , eu- elle jeune ou vieille ?
La Petite^ Elle efl vieille.
La BoniH^ •A- 1- elle été jeufte?
La Petite* Oui.
La Bonne^ Pourquoi ne Teil - elle plus ?
D <$
84 É M I L E p
ha Petite* . C'eft qu'elle a vieilli» La Bonne^ ;VieiIlirez - vous aulTi comme elle? La Petite^
Je ne fais ( 7).
La Bonne* Où font vos robes de Tannée paflee?
La Petite* On les a défaites.
La Bonne^ Et pourquoi les a-t-on défaites?
La Petite^ Parce qu elles m'étoient trop petites^
La Bonne. Et pourquoi vous étoient- elles tro^
petites^
La Petite. Parce que j'ai grandie La Bonne. Grandirez - vous encore?
( 7 ) si par-tout où j'ai mis , ;e ne Jais , la Pesi^^ r«?pond autrement , il faut fe défier de fa réponfe ,, ^ l?^ lui faire cxplitiiicr avecibùi.
ou DJS l'Education, Sj*
La Petite • Oh ! ouû
La Bonne. Et que deviennent les grandes filles ?
La Petite* Elles deviennent femmes.
La Bonne, Et que deviennent les femmes?
La Petite. Elles deviennent mères.
La Bonne» Et les mères, que deviennent- clles^
La Petite» Elles deviennent vieilles.
La Bonne. Yous deviendrez donc vieille?
La Petite, Quand je ferai mère.
La Bonne, Et que deviennent les vieilles gens }
La Petite» Je ne fais,
La Bonne, Quefl devenu votre grand-papa?
26 Ê M I L s i
La Petite* Il eft mort (8).
La Bonne» Et pourquoi eft-il mort?
La Petite, Parce qu*il étolt vieux.
La Bonne,
Que deviennent donc les vieilles
gens?
La Petite,
Ils meurent.
La Bonne,
Et vous 5 quand vous ferez vieille ;
que
La Petite , l'interrompant. Oh !maBonne,je ne veux pas mourir,
La Bonne, Mon enfant, perfonne ne veut mou- rir , & tout le monde meurt.
(8 ) La Petite dira celi , parce qu'elle Ta entendu dire ; mais il faut vérifier Ci elle a quelque jufèe id«;e tie la mort ; car cette idée n'eft pas fi i:inpie tii fia 4a portée Je s en fans que l'on penfe. Oii peut voir dans le petit poème d'Abcl un exemple de la manière dont on doit la leur donner. Ce charmant ouvrage refpire une fimpliciré ^élicieufe, dont ou ne peut trop k nourrir, pouf converfer «Ycc les cufaus.
ou DE l'Education. ^j
La Pente. Comment! eft-ce que Maman mourra auOi ?
La Bofine*
Comme tout le m^onde. Les fem- mes vieillifTent ainfi que les hommes, & la vieillefle mené à la mort. La Petite. Que faut -il faire pour vieillir bien tard ?
La Bonne, Vivre fagement , tandis qu'on eft jeune,
La Petite*
Ma Bonne , je ferai toujours fage.
La Bonne» Tant mieux pour vous. Mais , enfin , croyez-vous de vivre toujours?
La Petite, Quand je ferai bien vieille , bies
vieille... t..
La Bonne*
Hé bien ?
SS Emile,
La Petite. Enfin , quand on efl: fi vieille , vous dites qu'il faut bien mourir.
La Bonne, Vous mourrez donc une fois }
La Petite. Hélas! oui.
La Bonne, Qui eft - ce qui vivoit avant vous ?
La Petite. Mon père Se ma mère. La Bonne, Qui eft-ce qui vivoit avant eux?
La Petite, Leurs pères & leurs mères.
La Bonne, Qui eft-ee qui vivra après vous ?
La Petite. Tfies enfans.
La Bonne. ' Qui eft-ce qui vivra après eux?
La Petite. Leurs enfans , &c. En fuivant cette route , on trouve à
Ou DJ? l'Èbucaticn, 8p
la race humaine , par àQ% indudions fenfibles, un commencement & une fin, comme à toutes chofes; c'eft-à-dire ,. un père & une mère qui n'ont eu ni père ni mère , & des enfans qui n au-- ront point d'enfans ( p ). Ce n'eft qu'a- près une longue fuite de queftions pa- reilles , que la première queftion du catéchifme eft fuffifamment préparée* Alors feulement on peut la faire , & Tenfant peut l'entendre. Mais de - là jufqu'à la deuxième réponfe , qui eft, pour aiufi dire , la définition de l'ef- fence divine , quel faut immenfe ! Quand cet intervalle fera-t-il rempli? Dieu eft un efprit ! Et qu'eft - ce qu'un efprit? Irai -je embarquer celui d'un enfant dans cette obfcure Métaphyfi- que dont les hommes ont tant de peine à fe tirer ? Ce n'eft pas à une petite
(9~ L'idée de l'éternité ne fauvoit s'app'îquer <iux gé- nérations humaines avec le confcutemenc de l'efpric. Tviute fuccrfrion numérique, réduite en a^e , eft incoa*- picibk uvcccittcidce.
fiÔ È M i L E ,
fille à réfoudre ces queftions, c*e/i toiît au plus à elle à \qs faire. Alors je lui répondrois fimplement ; vous me de- mandez ce que c'eft que Dieu : cela n'eft pas facile à dire. On ne peut en- tendre 5 ni voir , ni toucher Dieu ; on ne le connoît que par (qs œuvres. Pour Juger ce qu'il eft^ attendez de favoir ce qu'il a fait.
Si nos dogmes font tous de la même vérité 5 tous ne font pas pour cela à% la miême importance. Il qÏï fort indiifé- rent à la gloire de Dieu qu'elle nous foit connue en toutes cliofes : mais il împorjè à la fociété humaine & à cha- cun de ks membres , que tout hom.me connoifTe & rempîifTe les devoirs que lui impofe la loi de Dieu envers fon prochain & envers foi - même. Voilà ce que nous devons incefl^imment nous enfeigner les uns aux autres , & woWï fur-tout de quoi \qs pères & les mercs font tenus d'inflruire leurs enians. Qu'une Vierge foit la raere de hn
Créateur , qu'elle ait enfanté Dieu ou feulement un homme auquel Dieu s'efl joint , que la fubftance du Père àt du Fils foit la même ou ne foit que fembl'ible ^ que refprit procède de Tua des deux qui font le même , ou de tous deux conjointement , je ne vois pas que la décifion de ces quedions en ap-^ parence efTentiellcs , importe plus à l'efpece humaine ^ que de favoir quel jour de la lune on doit célébrer la Pâ-* que 5 s'il faut dire le chapelet, jeûner, faire maigre, parler Latia ou François à TEglife , orner les murs d'images , dire ou entendre la Mcffe, & n'avoir point de femme en propre. Que cha- cun penfe là-deflus comme il lui plaira ; j'ignore en quoi cela peut intéreflef les autres : quant à moi cela ne m'inté- relTe point du tout. Mais ce qui m'in- térefîe , moi & tous' mes femblables , c'eft que chacun fâche qu'il exifte un arbitre du fort à^s humains , duquel nous foiîimes tous les enfans , qui nou&
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prefcrlt à tous d'être jufles , de nous aimer les uns les autres , d'être bien- faifans & miféricordieux , de tenir nos engagemens envers tout le monde , même envers nos ennemis & les fiens; que l'apparent bonheur de cette vie n'efl rien ; qu'il en eft une autre après elle 5 dans laquelle cet Etre fuprême fera le rémunérateur des bons & le juge des méchans. Ces dogmes & les dogmes femblables font ceux qu'il im- porte d'enfeigner à la JeunefTe & de perfuader à tous les Citoyens. Quicon- que les combat mérite châtiment , fans doute ; il eft le perturbateur de Tordre & l'ennemi de la fociété. Quiconque les palTe , & veut nous afTervir à fes opi- nions particulières , vient au même point par une route oppofée. Pour établir l'ordre à fa manière , il trouble la paix ; dans fon téméraire orgueil il fe rend l'interprète de la Divinité , il exige en fon nom les hommages & les jefpeds des hommes ; il fe fait Dieu ,
ou JDE l'Éducation, p5
tant qu'il peut , à fa place ; on devroit le punir comme facrilége , quand on ne le puniroit pas comme intolérant.
Négligez donc tous ces dogmes myf- térieux qui ne font pour nous que à^s mots fans idées , toutes ces dodrines bifarres dont la vaine étude tient lieu de vertus à ceux qui s'y livrent, & fert plutôt à les rendre foux que bons. Maintenez toujours vos enfans dans le cercle étroit à^s dogmes qui tiennent à la Morale. Perfuadez-Ieur bien qu il n'y a rien pour nous d'utile à favoir que ce qui nous apprend à bien faire. Ne faites point de vos filles à^s Théo- logiennes & àçs raifonneufes 5 ne leur apprenez (^qs chofes du Ciel que ce qui fert à la fageffe humaine : accoutu- mez - les à fe fentir toujours fous les yeux de Dieu, à l'avoir pour témoin de leurs adions , de leurs penfées , de leur vertu 5 de leurs plaifirs ; à faire le bien fans oftentation , parce qu'il l'aime ; à fouffrir le mal fans murmure, parce qu'il
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les en dédommagera ; à être , enfin , tous les jours de leur vie , ce qu'elles feront bien-aifes d'avoir été , lorsqu'elles çomparoîtront devant lui. Voilà la vé- ritable religion , voilà la feule qui n'eft fufceptible ni d'abus , ni d'impiété , ni de fanatifme. Qu'on en prêche tant qu'on voudra de plu5 fublimes ; pour moi , je n'en reconnois point . d'autre que celle-là.
Au refte , il efl: bon d*obferver que jufqu'à l'âge oh la raifon s'éclaire & oii Je fentiment naiflant fait parler îa conf- cience , ce qui eft bien ou mal pour les jeunes perlonnes , eft ce que les .gens qui les entourent ont décidé tel. Ce qu'on leur commande efl bien , ce qu'on leur défend ePc mal ; elles n'en doivent pas lavoir davantage ; par o\x l'on voit de quelle importance q{x , .encore plus pour elles que pour les garçons , le choix des perfonnes qui doivent les approcher cc avoir quelque ,g\jtQiité fuv eUçs, Enfin ^ le nioii)^nt
ou HE l'Éducation. py
vient où elles commencent à juger ào.^ chofes par elles - mêmes ^ & alors J^ eft tems de changer le plan de leur éducation.
J'en ai trop dit jufqu'ici peut - être, A quoi réduirons- nous les temm.es, fî nous ne leur donnons pour loi que les préjugés publics ? N'abailTons pas à ce point le fexe qui nous gouverne , 2c qui nous honore quand nous ne Tavons pas avili. Il exifte pour toute refpece humaine une règle antérieure ^ Topinion. C'eft à l'inflexible direc- tion de cette règle que fe doivent rap- porter toutes les autres 5 elle juge le préjugé même , & ce n*efl: qu'autant que Teftime à^s hommes s'accorde avec elle , que cette eftime doit faire autorité pour nous,
Cette règle eft le fentlnient inté- rieur. Je ne répéterai point ce qui eg ^ été dit ci - devant : il me fuffit de remarquer que , fi ces deux règles ne ÉiQpcojavent à l'éducation des femme§ ^
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elle fera toujours défedueufe. Le fen- timent , fans Topinlon , ne leur donnera point cette délicateffe d'ame qui pare les bonnes mœurs de l'honneur du monde,; & l'opinion , fans le fentiment, n'en fera jamais que des femmes faufles ^ déshonnêtes , qui mettent l'appa- rence à la place de la vertu.
Il leur importe dopc de cultiver une faculté qui ferve d'arbitre entre les deux guides , qui ne laifTe point égarer la confcience , & qui redrefle les erreurs du préjugé. Cette faculté cft laraifon : mais, à ce mot, que de queftions s'élèvent ! les femmes font- elles capables d'un folide raifonnement? Importe - t - il qu elles le cultivent ? Le cultiveront - elles avec fuccès ? Cette culture eft-elle utile aux fonc- tions qui leur font impofées ? Eft - elle compatible avec la fimplicité qui leur convient ?
Les diverfes manières d'envifager & de réfoudre ces queftions font que,
donnant
ou DE l'Éducation. 97
donnant dans les excès contraires , les uns bornent la femme à coudre & filec dans Ton ménage avec Tes fervantes , & n'en font ainfî que la première fer- vante du maître: les autres, non con- tens d'affurer fes droits , lui font encore ufurper les nôtres ; car , la laifTer au- defTus de nous dans les qualités pro- pres à fon fexe , & la rendre notre égale dans les qualités communes aux deux, qu*eft - ce autre chofe que tranfporter à la femme la primauté que la Nature donne au mari ?
La raifon qui mené Thomme à la connoiffance de ks devoirs , n'eft pas fort compofée ; la raifon qui mené la femme à la connoiflànce (^qs fiens, eft plus fimple encore. UobéilTance & la fidélité qu'elle doit à fon mari , la ten- drefïe & les foins qu'elle doit à fss en- fans , font Aqs conféquences fi natu- relles & fi fenfibles de fa condition , qu'elle ne peut fans mauvaife foi refufer fon confentement au fentiment Intérieur Tom^IF, E
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qui la guide, ni méconnoître le devoir dans le penchant qui n'eft point encore altéré.
Je ne blâmerois pas fans diflindion ^ qu'une femme fût bornée aux feuls travaux de fon fexe, & qu'on la laif- sat dans une profonde ignorance fur tout le refte ; mais il faudroit pour eela des mœurs publiques très-fimples , très - faines , ou une. manière de vivre très - retirée. Dans de grandes villes te parmi des hommes corrompus , cette femme feroit trop facile à féduire ; fouvent fa vertu ne tiendroit qu'aux - occafîons ; dans ce fiecle philofophe il lui en faut une à l'épreuve. Il faut qu'elle fâche d'avance , & ce qu'on lui peut dire , & ce quelle en doit penfer.
D'ailleurs , foumife au jugement des hommes , elle doit mériter leur eftime ; elle doit fur- tout obtenir celle de fon époux ; elle ne doit pas feulement lui faire ainier fa perfonne , mais Ivû fair^
ov BS l'Education. ^f
«pprouver fa conduite ; elle doit juf- tifier devant le public le choix qu il a fait , & faire honorer le mari , de Thon- neur qu'on rend à la femme. Or com- ment s*y prendra-t-elle pour tout cela, fi elle ignore nos inftitutions , (î elle ne fait rien de nos ufages , de nos bien- féances , fi elle ne connoît ni la fource des jugemens humains , ni les paflîons qui les déterm.inent ? Des - là qu'elle dépend à la fois de fa propre conf- cience Se des opinions des autres , il faut qu'elle apprenne à comparer ces deux -règles , à les concilier , & à ne préférer la premie»*e que quand elles font en oppofition. Elle devient le juge de fes juges , elle décide quand elle doit s'y foumettre & quand elle doit les recufer. Avant de rejetter ou d'admettre leurs préjugés , elle les pèfe; elle apprend à remonter à leur fource, à les prévenir , à fe les rendre favo- rables; elle a foin de ne jamais s'atti- rer le blâme , quand fon devoir lui per-^
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met de l'éviter. Rien de tout cela ne peut bien fe faire fans cultiver fon ef- prit & fa raifon.
Je reviens toujours au principe , & il me fournit la folution de toutes mes difficutés. J'étudie ce qui eft , j'en re- cherche la caufe , & je trouve enfin que ce qui eft , eft bien. J'entre dans &qs jnaifons ouvertes dont le maître & U maitreffe font conjointement les hon- neurs. Tous deux ont eu la même édu- cation , tous deux font d'une égale politelTe , tous deux également pour- vus de goût &: d'efprit , tous deux animés du même defir de bien rece- voir leur monde tç de renvoyer cha- cun content d'eux. Le mari n'omet aucun foin pour être attentif à tout : il va , vient , fait la ronde & fe donne mille peines ; il voudroit être tout at- tention. La femme refte à fa place ; un petit cercle fe raffemble autour d'elle & femble lui cacher le refte de l'âflemblée ; cependant il ne s'y paffç
ou DE l'Éducation, ici
rîen qu'elle n'apperçoive , il n'en fort perfonne à qui elle n*ait parlé ; elle n'a lien omis de ce qui pouvoit intérelTer tout le monde, elle .n'a rien dit à cha- cun qui ne lui foit agréable , 8>Cy fans rien troubler à Tordre , le moindre d@ la compagnie n'eft pas plus oublié que le premier. On eft fervi , Ton fe met à table ; l'homme , inftruit des gens qui fe conviennent , les placera félon ce qu'il fait ; la fem.me , (ans rien favoir , ne s'y trompera pas. Elle aura déjà lu dans les yeux , dans le maintien , toutes les convenances , Si chacun fe trou- vera placé comme il veut l'être. Je ne Sis point qu'au fervice perfonne n'eft oublié. Le maître de la maifon ea faifant la ronde , aura pu n'oublier per- fonne. Mais la femme devine ce qu'on regarde avec plaifir , & vous en offre ; en parlant à fon voifin elle a l'ceil au bout de la table ; elle difcerne celui qui ne mange point , parce qu'il n'a pas faim , &: celui qui n'ofe fe fervîr
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OU demander , parce qu'il eft mal-adrok ou timide. En fortant de table chacun croit qu'elle n'a fongé qu'à lui ; tous ne penfent pas qu'elle ait eu le tems de manger un feul morceau : mais la vérité eft qu'elle a mangé plus que per- fonne.
Qu^nd tout le monde eft parti , l'oa parle de ce qui s'eft pafte. L'homme rapporte ce qu'on lui a dit, ce qu'ont dit & fait ceux avec lefquels il s'eft entretenu. Si ce n'eft pas toujours là- - dêfTus que la femme eft le plus exade , en revanche elle a vu ce qui s'eft dit tout bas à l'autre bout de la falle ; elle fait ce qu'un tel a penfé, à quoi te- noit tel propos ou tel gefte ; il s'eft fait à peine un mouvement exprefîîf , dont elle n'ait l'interprétation toute prête & prefque toujours conforme à la vérité.
Le même tour d'efprit qui fait ex* celler une femme du monde dans l'art de tenir la maifon, fait exceller u«e
ou ïiÈ l'Éducation. ïc^
coquette dans Tart d'amufer plufieurs foupirans. Le manège de la coquette^ rie exige un c-ifcemement encore pîus fin que celui delà politefie; car pour- vu qu'une femme polie le foit envers tout le monde , elle a toujours afTez bien fait ; mais la coquette perdroit bien - tôt fon empire par cette unifor- mité mal -adroite. A force.de vouloir obliger tous Ïqs amans , elle les rebu- teroit tous.* Dans la fociété les maniè- res qu'on prend avec tous les hom- mes ne lailTent pas de plaire à chacun : pourvu qu'on foit bien traité , Ton n'y regarde pas de fi près fur les préFéren- ces : mais en amour , une faveur quî n'eft pas exclufive efl: "Une injure. Ua homme fenfible aimeroit cent fois mieux être feul mal-traité quecareiïe avec tous les autres , & ce qui peut arriver de pis efl de n être point diftin- gué. Il faut donc qu'une femme qui veut conferverplufieurs amans , perfua« de à chacun d'eux qu'elle le préfère s
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& qu'elle le lui perfuade fous les yeux de tous les autres , à qui elle en per- fuade autant fous les fîens.
Voulez- vous voir un perfonnage em- barrafle? placez un homme entre deux femmes avec chacune defquelles il aura des liaifons fecrettes , puis obfervez quelle fotte figure il y fera. Placez en même cas une femme entre deux hom- mes 5 C & sûrement l'exemple ne fera ^cis plus rare ) , vous ferez émerveillé de TadrefTe avec laquelle elle don- nera le change à tous deux , & fera que chacun fe rira de l'autre. Or fi cette femme leur témoignoit la même confiance & prenoit avec eux la même familiarité, comment feroient- ils un inftant fes dupes ? En les traitant éga- lement ne montreroit - elle pas qu'ils ont les mêmes droits fur elle ? Oh ! qu'elle s'y prend bien mieux que cela 1 Loin de ks traiter de la même ma- nière , elle afiede de mettre entr'eux de l'inégalité ; elle fait fi bien que ee-
ou DS l'Éducation, los
lui qu'elle flatte , croît que c'eft par tendreffe , & que celui qu'elle mal- traite croit que c*eft par dépit. Ainfi cliacun, content de fon partage, la voit toujours s'occuper de lui , tandis qu'elle ne s'occupe en effet que d'elle feule.
Dans le defir général de plaire , la coquetterie fuggere de ' femblables moyens ; les caprices ne ferolent que rebuter, s'ils n'étoient fagement mé- nagés; & c'eft en les difpenfant avec art qu'elle en fait les plus fortes chaînes de fes efclaves.
Ufa ogn*arte la Donna , onàt (îa roko Ndla fua retc alcun novello amante ; Ke coH tutti , ne fcmpre ur flefl'o volro Scrba j ma cangia a t«mf o atto e fembi nite.
A quoi tient tout cet art, fi ce n'eft à à^s obfervations fines & continuelles qui lui font voir à chaque inftant ce qui fe paffe dans les cœurs (Ïqs honx- mes 5 & qui la difpofent à porter à chaque mouvement fecret qu'elle ap- perçoit la force qu'il faut pour le fuf-
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pendre ou Taccélêrer ? Or cet art s'ap- prend - il ? Non : il naît avec les fem- mes ; elles Tont toutes , & jamais les hommes ne Tont au même degré. Tel eft un des caraâ:eres diftinélifs du fexe. La préfence d'efprit , la pénétration , les obfervations fines font la fcience des femmes ; Thabileté de s'en prévaloir eft leur talent.
Voilà ce qui eft ^ & l'on a vu pour» quoi cela doit être. Les femmes font fauffes 5 nous dit -on. Elles le devien- nent. Le don qui leur eft propre eft Tadreffe & non pas la fauffeté ; dans les vrais penchans de leur fexe , même en mentant , elles ne font point fauftes. Pourquoi confultez-vous leur bouche » quand ce n'eft pas elle qui doit par^ 1er ? Confultez leurs yeux , leur teint , leur refpiration , leur air craintif, leur molle réfiftance : voilà le langage que la Nature leur donne pour vous répon- dre. La bouche dit toujours non , & doit le dire : mais l'accent qu elle y
ou d:e L'ÈnucATiojsr, 107 joint n eft pas toujours le même , & cet accent ne fait point mentir. La femme n*a - t - elle pas les mêmes bc- foins que Thomme , fans avoir le même droit de les témoigner ? Son fort feroit trop cruel , fi ^ même dans les defirs lé- gitimes 5 elle n'avoit un langage équi- valant à celui qu elle n ôfe tenir > Faut- il que fa pudeur la rende malheureufc ? Ke lui faut-il pas un art de communi*- quer fes penchans fans les découvrir ? De quelle adrefle n a-t-elle pas befoin pour faire qu'on lui dérobe ce qu elle^. brûle^ d'accorder ? Combien ne lui im- porte - 1 - il point d^apprendre à tou- cher le cceur de l'homme fans paroîtFe fonger à lui? Quel difcours charmant n'eft-ce pas que la pomme de Gaîathée & fa fuite mal - adroite ? Que feudra- t- il qu'elle ajoute à cela? Ira- 1- elle dire au Berger qui la fuit entre les fau- les qu elle n'y fuit , qu'à delTeîn de l'at- tirer ? Elle mentiroit , pour ainh dire ; car alors elle ne l'attireroit plus» Plus
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une femme a de referve , plus elle doit avoir d*art , même avec fori mari. Oui , je foutiens qu*cn tenant la coquette- rie dans {qs limites , on la rend mo- defte & vraie , on en fait une loi de rhonnêteté,
La vertu eft une, difoit très- bien un de mes adverfaires : on ne la dc- compofe pas pour admettre une;^rtie & rejetter Tautre. Quand on rdîme, on Taime dans toute fon intégrité , & Ton refufe fon cœur quand on peut , & toujours fa bouche aux fentimeiK qu'on ne doit point avoir. La vérité «florale n'eft pas ce qui eft , mais ce <^ui eft bien 5 ce qui eft mal ne devroit point être , & ne doit point être avoué , fur - tout quand cet a\^eu lui donne un effet qu'il n'auroit pas eu ians cela. Si j'étois tenté de voler , 3c qu'en le difant je tentafïe un autre d'être mon complice, lui déclarer ma tentation , ne feroit-ce pas y fuccom- bei? Pourquoi dites - vous que la pu-
OV DE L^EdUCATIOJ^. ICf
deur rend les femmes faufies ? Celles qui la perdent le plus, font -elles, au rcfte 5 plus vraies que les autres ? Tant s*en faut; elles font plus fauffes mille fois. On n'arrive à ce point de dépra- vation qu'à force de vices qu'on garde tous 5 de qui ne régnent qu'à la fa- veur de l'intrigue & du menfonge ( lo). Au contraire , celles qui ont encore de k honte , qui ne s'enorgueillifTent point de leur fautes , qui favent ca- cher leurs defîrs à ceux - mêmes qui ^s infpirent , celles dont ils en arra- chent les aveux avec le plus de peine ^
(lO) Je fais que les femmes qui ont ouvertement pris leur parti fur un certain point , prétendent bien k lairc valoir de cette franchilc , & jurent qu à cela près il n'y â r»en ♦l'ePiîmable qu on ne trouve en elîts-, mnîs je fais bien aulT) qu'elles n ont jamais perfuadé cela ^n à des fois. Le plus grand frein de leur fcxe ère , que rcftc-t.il qui les retienne, & de quel honneur tir- ront-elles cas, après avoir renonce à celui qui leur cfl propre ? Ayant mis une lois l.urs palTions à Taift, elles, t) ont plus aucun intérêt d y lefifltr : nec jamiim , arn^ffa fLdiiUiâ, alia alnuerit. Jamais Auteur connut-il miê-»x k t c;ur humain i;a»s les deux fvxcs , (^uc alui tjui û <lk cela ?
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font d'ailleurs les plus vraies , les plus fînceres, les plus confiantes dans tous leurs engagemens , & celles fur la foi defquelles on peut généralement le plus compter.
Je ne fâche que la feule Mademoi- felle de TËnclos quon ait pu citer pour exception connue à ces remar- ques. Aufîî Mademoifelle de TEnclos a -t- elle paiTé pour un prodige. Dans fe mépris des vertus de fon fexe , elle avoit , dit - on , confervé celles du nô- tre : on vante fa franchife y fa droiture , la fureté de fon commerce , fa fidélité dans Tamitié. Enfin,, pour achever le tableau de fa gloire , on dit qu elle s'étoit faite homme : à la bonne heure* Mais avec toute fa haute réputation^ je n'aurois pas plus voulu de cet homme - là pour mon ami que pour ma maitreffe.
Tout ceci n'eft pas fi hors de propos f^u'il paroît Tétre. Je vois où tendent ks maximes de h Philofophie mo-
ou DE l'Éducation, m
derne , en tournant en dérifian la pu- deur du fexe & fa faulTcté prétendue* èc je vois que TefFet le plus afïuré de cette philofophie , fera d'ôter aux fem- mes de notre fîécle le peu d^honneur qui leur eft relié.
Sur ces confidérations je crois qu^on peut déterminer en général quelle ef- pèce de culture convient à Tefprit des femmes, Se fur quels objets on doit tour- ner leurs réflexions dès leur jeunefTe,
Je l'ai déjà dit ', les devoirs de leur fexe font plus aifés à voir qu*à remplir^ La première chofe qu'elles doivent apprendre , efl à les aimer , par la con- fidération de leurs avantages ; c'eft le feul moyen de les leur rendre faciles.- Chaque état & chaque âge a (es de- voirs. On connoît bien - tôt les fiens ^ pourvu qu'on les aio" e. Honorez votre état de femme ; & , dans quelque rang, que le Ciel vous place , vous ferez tou- jours une femme de bien. L'efTentiel «ft d'être ce que nous fit la Natutej»
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on n'eft toujours que trop ce que les hommes veulent que Ton foit.
La recherche ôqs vérités abftraites & fpéculatives des principes , des axiomes dans les fciences , tout ce qui tend à généralifer les idées n'efl point du refTort des femmes ; leurs études doivent fe rapporter toutes à la prati- que ; c'eïl à elles à faire l'application des principes que Thomme a trouvés; & c eft à elles de faire les obfervations qui mènent Thomme à l'établilTement des principes. Toutes les réflexions des fem- mes ^ en ce qui ne tient pas immédiate- ment à leurs devoirs , doivent tendre à Tétude des hommes ou aux connoif- fances agréables qui n*ont que le goût pour objet ; car , quant aux ouvrages de génie , ils pafTent leur portée ; elles n*ont pas , non plus , afTez de juftefTe & d'attention pour réuflir aux fciences éxades ; &, quant aux connnoifTances phyfiques , c'eft à celui des deux qui eft le plus agifliint , le plus allant , qui
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volt le plus d'objets ; c'eft à celui qui a le plus de force, & qui Texerce da- vantage , à juger àQs rapports des êtres fenfibles & des loix de la Nature. La femme , qui eft foible & qui ne voit rien au-dehors , apprécie & juge les mobiles qu elle peut mettre en oeuvre pour fuppleer à fa foibîcfTe , & ces mobiles font les pafïions de l'homme. Sa méchanique à elle eft plus forte que la nôtre ; tous fes leviers vont ébran- ler le cœur humain. Tout ce que fon fexe ne peut faire par lui - même & qui lui eft nccel]aire ou agréable , il faut qu'il ait l'art de nous îc faire vouloir : il faut donc qu elle étudie à fond Tef- prit de l'homme , non par abftradioa l'efprit de l'homme en général , mais î'efprit àts hommes qui l'entourent » r^fprit à^s hommes auxquels elle eft afTujettie , foit par la loi , foit par l'o- pinion. Il faut qu'elle apprenne à pé- nétrer leurs fentimens par leurs dif- cours , par leurs adions , par leurs re-
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gards , par leurs gQ^k^s. Il faut que par (qs difcours , par fes adions , par (qs regards, par fes gefles , elle fâche leur donner les fentimens qu'il lui plaît ^ fans même paroître y fonger. Ils phi- lofopheront mieux qu'elle fur le cœur humain ; mais elle lira mieux qu eux dans les cœurs des hommes. C'eft aux femmes à trouver , pour ainfi dire , la morale expérimentale ; à nous , à la réduire en fyftême. La femme a plus d'efprit , & l'homme plus de génie j la femme obferve , & l'homme raifon-» ne : de ce concours réfulte la lumière îa plus claire & la fcience la plus compîette que puiiïè acquérir de lui- même Tefprit humain , [la plus fûre connoifTance , en un mot , de foi & ^QS autres qui foit à la portée de nartre efpèce ; & voilà comment Tart peut tendre incelTamment à perfedionner rinftrument donné par la Nature.
Le monde eft le livre des femmes ; quand elles y lifejit mal , c'ell leur
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faute , ou quelque paillon les aveugle* Cependant la véritable mère de fa- mille , loin d'être une femme du mon-» de , n'eft guères moins reclufe dans fa maifon , que la Religieufe dans fon cloître. Il faudroit donc faire ^ pour les jeunes perfonnes qu'on marie , comme on fait ou comme on doit faire potu: celles qu'on met dans des Couvensj leur montrer les plaifirs qu'elles quit- tent avant de les y lailTer renoncer, de peur que la fauffe image de ces plaifirs qui leur font inconnus , ne vienne ua jour égarer leurs cœurs & troubler le bonheur de leur retraite. En France , les filles vivent dans des Couvens a & les femmes courent le monde. Chez les Anciens , c'étoit tout le contraire : les filles avoient, comme je l'ai dit, beau- coup de jeux & de fêtes publiques ; les femmes vivoient retirées. Cetufage étoit plus raifonnable & maintenoit mieux les mœurs. Une forte de coquetterie eft per* mife aux filles à marier js'amufer efl leu*
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grande 'affaire. Les femmes ont d*au- tres foins chez elles, & nont plus de' maris à chercher; mais elles ne trou- veroient pas leur compte à cette réfor- me 3 & malheureufement elles donnent le ton. Mères , faites du moins vos compagnes de vos Elles. Donnez-leur un fens droit & une ame honnête , puis ne leur cachez rien de ce qu'un œil chafte peut regarder. Le bal, les fef- tins 3 les jeux , même le théâtre ', tout ce qui , mal vu , fait le charme d'une imprudente JeunelTe , peut être offert fans riique à dts yeux fains. Mieux t\lQS vé;rront ces bruyans plaifirs , plu- tôt: elles en feront dégoûtées.
J'entends la clameur qui s*élève contre moi. Quelle fille réfifte à ce dangereux exemple ? A peine ont-elles vu le monde que la tête leur tourne à toutes ; pas une d'elles ne veut le quit- ter. Cela peut être ; mais avant de leur offrir ce tableau trompeur , les avez- Tous bien préparées à le voir fans
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émotion ? Leur avez- vous bien annoncé les objets qu'il rcpréfente ? Les leur avez-vous bien peints tels qu'ils font Les avez-vous bien armées contre les illufions de la vanité ? Avez-vous porté dans leurs jeunes cccurs le goût des vrais plaifirs , qu'on ne trouve point dans ce tumulte ? Quelles précautions , quelles mefures avez-vous prifes pour les préferver du faux goût qui les égare? Loin de rien oppofer dans leur efprit à l'empire des préjugés publics, vous les y avez nourries. Vous leur avez fait aimer d'avance tous les fri- voles amufemens qu'elles trouvent. Vous les leur faites aimer encore en s'y livrant. De jeunes perfonnes , entrant dans le monde , n'ont d'autre gouver* nante que leur mère , fouvent plus folle qu'elles , & qui ne peut leur montrer les objets autrement qu'elle ne les voit. Son exemple , plus fort que la raifon même, les juftifie à leurs pro- pres yeux , & l'autorité de la mère eft
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pour la fille une excufe fans réplique. Quand je veux qu'une mère întroduife fa fille dans le mond-e , c'eft. en fuppo- fant qu'elle le lui fera voir tel qu'il eft.
Le mal commence plutôt encore. Les Couvens font de véritables écoles de coquetterie; non de cette coquet- terie honncte dont j'ai parlé, mais de celle qui produit tous les travers Ôlqs femmes , & fait les plus extravagantes petites - maitrefTes, En fortant de-là , pour entrer tout d^un coup dans des | fociétés bruyantes , de jeunes femmes ' s'y fentent d'abord à leur place. Elles ont été élevées pour y vivre; faut-il s'étonner qu'elles s'y trouvent bien. Je n'avancerai point ce que je vais dire fans crainte de prendre un préjugé pour une obfervation ; mais il me femble qu'en général dans les pays Proteftans il y a plus d'attachement de famille , de plus dignes époufes & de plus ten- dres mères que dans les pays Catha-*
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ou DE L'Éducation, ii^ îiques ; & fi cela eft , on ne peut dou- ter que cette différence ne foit due ea partie à l'éducation àes Couvens.
Pour aimer la vie paifible & do- meftique , il faut la connoître ; il faut en avoir fenti les douceurs àhs l'en- fance. Ce n'eil: que dans la maifon pa- ternelle qu'on prend du goût pour fa propre maifon , & toute femme que fa mère n'a point élevée , n'aimera point à élever fes enfans. Malheureufe- ment il n'y a plus d'éducation pri- vée dans les grandes villes. La fociété y efl a générale & fi mêlée qu'il ne refte plus d'afyle pour la retraite, & qu'on eft en public jufques chez foi. A force de vivre avec tout le monde , on n'a plus de famille , à peine connoît- on fes parens ; on les voit en étran- gers 5 & la fimplicité des mœurs do- meftiques s'éteint avec la douce fami- liarité qui en faifoit le charme. Cefl ainfi qu'on fuce, avec le lait, le goût des plaifirs du fiècle & des maximes 5[u on y voit régner.
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120 É M I L II ^
On impofc aux filles une gène ap- parente pour trouver des dupes qui les époufent fur leur maintien. Mais étudiez un moment ces jeunes per- fonacs ; fous un air contraint elles dé- guifent mal la convoitife qui Iqs dé- vore ; & déjà on lit dans leurs yeux g ]*ardent defir d'imiter leurs mères. Ce qu'elles convoitent n'eft pas un mari , mais la licence du mariage* Qu a-t-on befoin d'un mari avec tant de reiTources pour s*en pafTer ? Mais on a befoin d'un mari pour couvrir ces reiïburces (il). La modeftie eft fur leur vifage . & le libertinage eft au fond de leur cœur ; cette feinte mo- I deftie elle-même en eft un figne. Elles ne Taffedent que pour pouvoir s'en dé- barrafTer plutôt. Femmes de Paris ôc
( 1 1 ) La voie de l'homme «'ans fa jeuncfle étoic une êtf quatre choTcs que le Sage ne pouvoic comprendre : la cinquième étoit l'impudence de la femme adulrerr , gua comedït , Ct» ter^ens osjuum, dicU: n^n fum ope- TAta malum, PiOv. XXX. xo.
de
e>u DE VEducatiojst» lit
âe Londres, pardonnez-le moi, je vous fupplie. Nul féjour n'exclut les raira- cles ; mais pour moi je n*en connois point ; & fi une feule d'entre vous à Ta- me vraiment honnête , je n'entends rien à nos inflitutions.
Toutes ces éducations diverfes li- vrent également les jeunes perfonnes: au goût à^s plaifirs du grand monde , èc aux paflions qui naifTent bientôt de ce goût. Dans les grandes villes la dé- pravation commence avec la vie, & dans les petites elle commence avec la raifon. De jeunes provinciales, inftrui- tes à méprifer l'heureufe (implicite de leurs mœurs , s'empreffent à venir % Paris partager la corruption à^s nôtres; les vices ornés du beau nom de talens font l'unique objet de leur voyage , Ôc honteufes , en arrivant , de fe trouver fi loin de la noble fcience des femmes du paySj, elles ne fardent pas à mériter d'être aufïî de la Capitale. Où com- mence le mal à votre avis? Dans \^$
Tome IF, W,
«22 E M I LE y
lieux où Ton le projette , ou dans ceux ou Ton Taccomplit ?
Je ne veux pas que de la province une mère fenfée amène fa fille à Paris pour lui montrer ces tableaux {\ perni- cieux pour d'autres ; mais je dis que, quand cela feroit , ou cette fille eft mal élevée , ou ces tableaux feront peu dangereux pour elle. Avec du goût, du fens , & l'amour des chofes honnê- tes , on ne les trouve pas fi attrayans qu'ils le font pour ceux qui s*en laif- fent charmer. On remarque à Paris les jeunes écervelées qui viennent fe hâter de prendre le ton du pays , &: fe mettre à la mode fix mois durant , pour fe faire fiffler le refte de leur vie ; mais qui efi:-ce qui remarque celles qui, rebutées de tout ce fracas , s'en re- tournent dans leur province , contentes de leur fort, après l'avoir compar(^ à celui qu envient les autres? Combien j'ai vu de jeunes femmes amenées dans la Capitale par des maris complaifans
ou HE L^EdïTCATION. 11^
& maître de s'y fixer , les en détournei: «lies -mêmes; repartir plus volontiers: qu'elles n'étoient venues , & dire avec attendrifTement la veille de leur dé- part: ah! retournons dans notre chau- . mière ; on y vit plus heureux que dans les palais d'ici. On ne fait pas combien il refte encore de bonnes gens qui n'ont point fléchi le genou devant Ti- dole , & qui méprifent fon culte in- fenfé. Il n'y a de bruyantes que les folles ; les femmes fages ne font point de fenfation.
Que fi, malgré la corruption géné- rale , malgré les préjugés univerfels , malgré la mauvaife éducation des fii- ^ les, plufieurs gardent encore un juge- ment à répreuve , que fera - ce quand ce jugement aura été nourri par à^s inf- trudions convenables , ou , pour mieux dire, quand on ne Taura point altéré par àQs inftrudions vicieufes?car tout confifte toujours à conferver ou réta^ blir les fentimens naturels. Il ne s*a*
1:24 È M I LE ^
git point pour cela d'ennuyer de jeunèa iîlles de vos longs prônes , ni de leur débiter vos fèches moralités. Les mo- ralités pour les deux {qxq% font la mort de toute bonne éducation. De triftes leçons ne (ont bonnes qu'à faire pren- dre en haine , & ceux qui les donnent & tout ce qu'ils difent. Il ne s'agit point, en parlant à de jeunes perfon- nesg de leur faire peur de leurs devoirs , ni d'aggraver le joug qui leur efl; im- ^ofé par la Nature. En leur expofant ces devoirs foyez précife & facile , ne leur laiiTez pas croire qu'on efl: cha- grine quand on les remplit ; point d'ak fâché , point de morgue. Tout ce qui doit pafler au cœur , doit en fortir ; leur catéchifme de morale doit être auili court ï^i aulTi clair que leur ca- téchifme de religion , mais il ne doit pas être auiTi grave, Montres^-îeur dans les mêmes devoirs la fource de leurs . plaifirs ^ le fondement de leurs droite, "Eft-il fi pénible d'aimer pour ca-e ai-
OIT DE l'Éducation, \i^
mée 5 de fe rendre aimable pour être heureufe , de fe rendre eftimable pour être obéie , de s'honorer pour fe faire honorer? Que ces droits font beaux 1 qu'ils font refpedables ! qu'ils font chers au cœur de Thomme , quand la femme fait les faire valoir ! Il ne faut point attendre les ans ni la vieilleiîe pour en jouir. Son empire commence avçG fes vertus \ à peine its attraits fe développent, qu'elle règne déjà par la douceur de fon caraâ:ère & rend fa modeftie impofmte. Quel homme in- fenfible & barbare n'adoucit pas fa fierté, & ne prend pas ^ç.^ manières plus attentives près d'une fille de feize aas, aimable &fage, qui parle peu, qui écoute, qui met de la décence dans fon maintien & de l'honnêteté dans {qz propos, à qui fa beauté ne fait oublier ni fon fexe, ni fa jeunelTe , qui fait intéreffer par fa timidité même , & s'attirer le refped qu'elle porte à tout le monde ?
fï2(5 E M I Z È f
Ces témoignages , bien qu'extérieurs, îie font point frivoles; ils ne font point fondés feulement fur Tattrait des fens ; ils partent de ce fentiment in-' time que nous avons tous, que les fem- înes font les juges naturels du mérite des hommes. Qui eft - ce qui veut être méprifé des femmes ? Perfonne au monde; non pas même celui qui ne veut plus les aimer. Et moi qui leur dis des vérités ^\ dures , croyez vous qi-ie leurs jugemens me foient indiffé- rens? Non ; leurs fufFrages me font plus chers que les vôtres , Ledeurs fouvent plus femmes qu'elles. En mé- prifant leurs mœurs , je veux encore honorer leur juftlce. Peu m'importe qu'elles me haïiTent , fi je les force à m'eftimer.
Que de grandes chofes on feroît avec ce refTort , ^i Ton favoit le mettre en œuvre ! Malheur au fiècle où les femmes perdent leur afcendant, & oà leurs, jugemens ne font plus rien aux
ofT r>E l'Éducation, iiy
liommes ! Ceft le dernier degré de la dépravation. Tous les Peuples qui ont eu des mœurs , ont refpedlé les femmes. Voyez Sparte , voyez les Ger- mains , voyez Rome ; Rome le fiége de la gloire & de la vertu , fi jamais elles en eurent un fur la terre. C'eft-là que les femmes honoroifnt les exploits des grands Généraux , qu'elles pieu- roient publiquement les pères de la patrie , que leurs vœux ou leur deuil ctoient confacrés comme le plus fo- lemnel jugement de la République. Toutes les grandes révolutions y vin- rent des femmes; par une femme Ro- me acquit la liberté, par une femme les Plébéiens obtinrent le Confulat , par une femme finit la tyrannie des Décemvirs , par les femmes Rome afTiégée fut fauvée des mains d*un Prof- crit. Galans François, qu'eu liiez -vous dit, en voyant paffer cette procclfion il ridicule à vos yeux moqueurs ? Vous reuiïiez accompagnée de vos huées.
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a^8 Ê M 1 1 Sj
Que nous voyons d'un cell différent les mêmes objets ! & peut - être avons- nous tous ralfons. Formez ce cortège de belles Dames Françoifes ; je n'en connois point de plus indécent : mais €ompofe2-îe de Romaines , vous au- rez tous, les yeux des Volfques , & le cceur de Coric^n.
Je dirai davantage , &: je foutiens que la vertu n'efl pas moins favorable à l'amour qu'aux autres droits de la Nature , & que l'autorité des maitref- fes n'y gagne pas moins que celle des femmes & des mères. Il n'y a point de véritable amour fans enthoufiafme , ôc point d'enthouCafme fans un objet de perfedion réel ou chimérique , mais toujours exiftant dans l'imagination. De jquoi s'enflammeront des amans pour qui cette perfedion n'eft plus rien , «& qui ne voient dans ce qu'ils aiment que l'objet du plaiHr àQS fens? Non ; ce n'eft pas ainfi que l'ame s'échauffe , 4: fe livre à ces traafports fublimes
OV DE L^ËdUCATION. Zip
^ui font le délire des amans & le char^ me de leur paiTion, Tout n'ed qu illu- lîon dans Tamour , je Tavoue ; mais ce qui eft réel , ce font les fentimens dont il nous anime pour le vrai beau qu'il nous fait aimer. Ce beau n'efl point dans l'objet qu'on aime , il eft l'ou- vrage de nos erreurs. Eh ! qu'importe ? En facrifie-t-on moins tous les fenti- mens bas à ce modèle imaginaire ? En pènetre-t-on moins fon cœur éiQS. vertus qu'on prête à ce qu'il chérit ? S'en détache-t-on moins de la balTelîe du moi humain ? Où efl: le véritable amant qui n'eft pas prêt à immoler fa vie à fa maitreffe , & où efl: la palfion fenfuelle &: groflière dans un homme qui veut mourir ? Nous nous moquons A^s Paladins ! c'efl: qu'ils connoifïbient l'amour , & que nous ne connoiiïbns plus que la débauche. Quand ces maxi- mes romanefques commencèrent à de- venir ridicules ^ ce changement fut
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T^O' É M T L E y
iHoins Touvrage de la raifon que ceîiit' des mauvaifés mœurs*
Dans quelque fiecle que ce foît les^ relations naturelles ne changent point ;-; la convenance ou difconvenance qui en réfulte refle la même y les préjugés,, fous le vain nom de raifon , n'en chan- gent que l'apparence. Il fera toujours- grand te beau de régner fur foi , fût- ce pour obéir à des opinions fantafti- ques ; & les vrais motifs d'honneur parleront toujours au cœur de toute femme de jugement , qui faura chercher ^ans fon état le bonheur de la vie. La^ ehafteté doit être une vertu délicieufe: pour une belle femme qui a quelque élévation dans Tame. Tandis qu'elle voit toute la terre à fes pieds, elle triomphe de tout & d'elle-même : elle s'élève dans fon propre cœur un trône auquel tout vient rendre hommage ;. \qs fentimens tendres ou jaloux, mais toujours refpedueux , des deux {qxqs ;. r^ftime univerfelle & la Cenne propre ^
ou DE l'Éducatioit. 131
lui paient fans cefTe en tribut de gloire Iqs combats de quelques inftans. Lej privations font pafTagères , mais 1© prix en eft permanent ; quelle jouif- fance pour une ame noble , que Tor- gueil de la vertu jointe à la beauté ! Réalifez une héroïne de Roman , elle goûtera des voluptés plus exquifes que les Laïs & les Cléopâtres; & quand fa beauté ne fera plus , fa gloire & fes plaifîrs relieront encore 5 elle feule faura jouir du paiïe.
Plus les devoirs font grands & péni- bles , plus les raifons fur lefquelles on les fonde doivent être fenfibles Se for- tes» Il y a un certain langage dévot, dont , fur les fujets les plus graves , on rebat les oreilles des jeunes perfonnex fans produire la perfuafion. De ce langage trop difproportionné à leurs idées , & du peu de cas qu'elles en font en fecret , naît la facilité de céder à leurs penchans , faute de raifons à'y Kfiftcr tirées des çhofes mêmes. Une
•IZ2 Emile
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fille élevée fagement & pleufement , a fans doute de fortes armes contre les tentations : mais celle dont on nourrit uniquement le cœur, ou plutôt les oreil- les, du jargon myftique , devient infail- liblement la proie du premier féduc- teur adroit qui l'entreprend. Jamais une jeune & belle perfonne ne mépri- fera fon corps , jamais elle ne s'affli- gera de bonne - foi des grands péchés que fa beauté fait commettre, jamais elle ne pleurera fiacèrement Se devant Dieu d'être un objet de convoitife , ja- mais elle ne pourra croire en elle- même que le plus doux fentiment du cœur foit une invention de Satan. Don- nez-lui d'autres raifons en- dedans & pour elle-même ; car celles - là ne pé- nétreront pas. Ce fera pis encore, fi Ton met, comme on n'y manque guères, de la contradidion dans (qs idées, & qu'après l'avoir humiliée en aviliffant fon corps & fes charmes comme la feuillure du péché, on lui faffe en-
ou DE ^Education, 135^
fuite refpeder comme le temple de Jéfus - Chrift , ce même corps qu'on lui a rendu fî méprifable. Les idées trop fublimes & trop baffes font également infuififantes & ne peuvent s'afTocier; il faut une raifon à la portée du fexe & de rage. La confidération du de- voir n*a de force qu'autant qu'on y joint des motifs qui nous portent à le remplir :
Qu« , quià non liccat , non facit , îlla facît»
On ne fe douteroit pas que c'eft Ovide qui porte un jugement {\ févère.
Voulez - vous donc infpirer l'amour des bonnes mœurs aux jeunes perfon- nés ; fans leur dire incefTamment, foyez fages , donnez- leur un grand intérêt à l'être ; faites-leur fentir tout le prix de la fagefîe , & vous la leur ferez ai- mer. Il ne fuffit pas de prendre cet intérêt au loin dans l'avenir ; montrez- le leur dans le moment même, dans les relations de leur âge , dans le ca- radère de leurs amans. Dépeignez^
1^4 ÉmîlEj
leur rhomme de bien , Thomme de mérite; apprenez-leur à le reconnoî- tre 5 à l'aimer , & à Taimer pour elles ;• prouvez - leur qu^amies , femmes ou- maitrefles , cet homme feul peut les- rendre heureufes. Amenez la vertu par la raifon : faites-leur fentir que l'em- pire de leur fexe & tous (^s avantages ne tiennent pas feulement à fa bonne conduite , à (qs mœurs , mais encore à celles des hommes ; qu'elles ont peu; de prlfe fur des âmes viles & bafTes , & qu'on ne fait fervir fa maitrefle que comme on fait fèrvir la vertu^ Sôyer fûrs qu'alofs, en leur dépeignant les mœurs de nos jours , vous leur en ins- pirerez un dégoût fmcère : en leur montrant les gens à la mode, vous les leur ferez méprifer , vous ne leur don- nerez qu'éloigiiement pour leurs maxi- mes, averfîon pour leurs fentimens ^ dédain pour leurs vaines galanteries j; vous leur ferez naître une ambitions plus noble ^ celle de régner fur des
ou VE L^ÉnUCATION. IJf
ames grandes & fortes , celle à^s fem- mes de Sparte ^ qui étoît de comman- der à é^s hommes. Une femme har- die , effrontée , intrigante , qui ne fait attirer Tes amans que par la coquette- rie 5 ni les conferver que par les fa- veurs, les fait obéir comme des valets dans les chofes ferviles & communes ; dans les chofes importantes & graves- elle eft fans autorité fur eux. Mais la femme à la fois honnête , aimable & fage , celle qui force les fiens à la ref- peder, celle qui a de la réferve te de la modeftie, celle, en un mot,, qui foutient Tamour par Teftime, les envoie d'un figne au bout du monde , au combat, à la gloire , à la mort-, où il lui plaît ; cet empire eft beau ^ €e me fèmble, & vaut bien la peine d'être acheté ( 12)..
(î«) Brantôme dit quç.du tems de Françofs Pro- mier , mie jruiie pcrfcnnc ayant un amauc babillard lui impofa hn filcnceabfolu & i limité, qu'il garda fi fidc- kjïicac deux a:is cntic«».<jirou.ic crut devenu aiutt fâr-
i^S E M I L E ^
' Voilà dans quel eCprlt Sophie a été élevée avec plus de foin que de peine, & plutôt en fuivant fon goût qu'en le gênant. Difons maintenant un mot do. fa perfonne , félon le portrait que j'en ai fait à Emile , & félon qu'il ima- gine lui-m€me Tépoufe qui peut le rendre heureux.
Je ne redirai jamais trop que je iailTe à part les prodiges. Emile n'en eft pas un , Sophie n'en eft pas un non plus. Emile eft homme , & Sophie efl femme ; voilà toute leur glmre. Dans îa confufion des fexes qui règne entre nous, c'eft prefque un prodige d'être du Cen,
Sophie eft bien née , elle eft d'un
maiaiiic. Un joiir, eu pleine alTeinb'ée , fa maitrcfTe, qui, dans ces tcmsoù l'amour fc faifoit avec myllère» îi'étoic point connue pour telle, k vaura de le guérir fur-le-champ, & le fit avec ce feul motj ^arhi. N'y ji . t - il pas quelque chofe de grand & d'héroi que dau» «et amour -là? Qji'eût fait de plus la Philofophie de Pythagore avec tout fou faftc î Quelle femme aujour- d'hui pourroit compter fur «a pareil fîlence un feul jour , dût-eUç ic payer Uc tout le prix qu'elle 'y p<»ic
aff Ds L'ÉnucATiouf, i)j
bon naturel ; elle a le coeur très-fenfi- ble , & cette «extrême fenfibilité lui donne quelquefois une adivité d'ima- gination difficile à modérer. Elle a refprit moins jufte que pénétrant ^ rhumeur facile de pourtant inégale ; la %ure commune , mais a^gréable ; une phyfionomie qui promet une ame , & qui ne ment pas : on peut fabordeir ;ivec indifférence , mais non pas la quitter fans émotion. D'autres ont ds bonnes qualités qui lui manquent ; d'autres ont à plus grande mefure celles qu'elle a ; mais nulle n'a Ûqs qualités mieux aflbrties pour faire un heureux caradere. Elle fait tirer parti de fes défauts même ; & fî elle étoit plus parfaite , elle plairoit beaucoup moins, Sophie n*eft pas belle;mais auprès d'elle les hommes oublient les belles fem- mes f & les belles femmes font mécon-^ tentes d'elles-mêmes. A peine eft-elle jo-^ lie au premier afped; mais plus on la voit & plus elle s'embellit j elle gagne où tant.
d*autres perdent , & ce qu elle gagne elle ne le perd plus. On .peut avoir de plus beaux yeux ^ une plus belle bou- che , une figure plus impofante ; mais on ne fçauroit avoir une taille mieux prife 5 un plus beau teint , une main plus blanche , un pied plus mignon , un regard plus doux , une phyfionomie plus touchante. Sans éblouir elle in** térefTe , elle charme , & Ton ne fau* yoit dire pourquoi.
Sophie aime la parure &s'y connoît ; fa mère n*a point d'autres femmes de chambre qu'elle : elle a beaucoup de goût pour fe mettre avec avantage : mais elle haït les riches habillemens ; on voit toujours dans le fien la fim- plicité jointe à Télégance 5 elle n'aime point ce qui brille , mais ce qui ficd. Elle ignore quelles font les couleurs à la mode ; mais elle fait à merveille celles qui lui font favorables. Il n'y a pas une jeune perfonne qui paroifTe «ife avec moins de recherche , Ôc dont
otr i>E l'Evocation. is9
l'ajuftement foit plus recherché ; pas une pièce du fien n eft prife au hafard , & Tart ne paroît d'ans aucune. Sa pa- rure efl très-modefte en apparence , Se très-coquette en effet ; elle n e'tale point fes charmes , elle les couvre : mais en les couvrant , elle fait les faire imagi- ner. En la voyant , on dit : voilà une fille modede & fage : mais tant qu'on refte auprès d'elle , les yeux & le cœur errent fur toute fa perfonne , fans qu'on puiffe les en détacher , & Ton diroit que tout cet ajudement fi fimple , n'eft mis à fa place , que pour en être ôté pi^ce à pièce par l'imagination.
Sophie a dçs taîens naturels ; elle les fent & ne les a pas négligés ; mais , n'ayant pas été à portée de mettre beaucoup d'art à leur culture , elle s'eft contentée d'exercer fa jolie voix à chanter jufle Ôc avec goût , (qs petits pieds à marcher légèrement , facile- ment , avec grâce , à faire la révérence eu toutes fortes de (ituations fans gcne
i^o Ê M 1 1 s: ^
èc fans mal-adrefTe. Du refte , elle n'a eu de maître à chanter que fon père , de maitrefTe à danfer que fa mère , de un organifte du voifinage lui a donné fur le clavefifm quelques leçons d'ac- compagnement qu'elle a depuis cultivé feule. D'abord elle ne fongeoit qu'à faire paroître fa main avec avantage fur les touches noires ; enfuite elle trouva que le fon aigre & fec du cîa- veflin rendoit plus doux le fon de la voix , peu-à-peu elle devint fenfible à l'harmonie ; enfin , en grandiiTant , elle a commencé de fentir les charmes de l'expreilion , èc d'aimer la mufique pour elle-même. Mais c'eft un goût plutôt qu'un talent ; elle ne fait point déchif- frer un air fur la note.
Ce que Sophie fait le mieux & qu'on lui a fait apprendre avec le plus de foin 5 ce font les travaux de fon fexe , même ceux dont on ne s'avife point , comme de tailler & coudre fes robes. Il n'y a pas un ouvrage à l'aiguille
ou DE l'Éducation, i^t
-ffifelle ne fâche faire & qu'elle ne faffe avec plaifir ; mais le travail qu'elle préfère à tout autre eft la dentelle ^ parce qu'il n'y en a pas un qui donnç une attitude plus agréable , & où les doigts s'exercent avec plus de grâce & de légèreté. Elle s'eft appliquée auiîl à tous les détails du ménage. Elle en- tend la cuifine & l'office ; elle fait les prix àQS denrées ^ elle en connoît les qualités ; elle fait fort bien tenir les G:)niptes 5 elle fert de maître-d'hôtel à û mère. Faite pour être un jour mère de famille elle-même , en gouvernant la maifon paternelle ^ elle apprend à gouverner la fienne; elle peut fuppléer aux fondions à^s domeftiques & le fait toujours volontiers. On ne fait jamais bien commander que ce qu'on fait exé- cuter foi- même : c'efl la raifon de fai mère pour l'occuper ainfi ; pour So- phie ^ elle ne va pas fi loin. Son pre- Ciiev devoir efl: celui de fille , & c'eft Ji)aintçnant le feul qu'elle fonge ^
142 Emile,
remplir. Son unique vue efl de fervîr fa mère & de la foulager d'une partie de (qs foins. Il eft pourtant vrai qu'elle ne les remplit pas tous avec un plaifir égal. Par exempt , quoiqu'elle foit gourmande ^ elle n'aime pas la cuifine : îe détail en a quelque chofe qui la dé- goûte ; elle n'y trouve jamais afTez de propreté. Elle eft là-defTus d'une dé- îicateiTe extrême , & cette délicatelTe , pouffée à l'excès , eft devenue un de (qs défauts : elle laiiTeroit plutôt aller tout le dîner par le feu que de tacher fa manchette. Elle n'a jamais voulu de rinfpedion du jardin par la même rai- fon. La terre lui paroît malpropre; fi-tôt qu'elle voit du fumier , elle croit en fentir l'odeur.
Elle doit ce défaut aux leçons de fa mère. Selon elle , entre les devoirs de la femme , un des premiers eft la pro- preté : devoir fpécial , indifpenfable , impofé par la Nature ; il n'y a pas au moHde un objet plus dégoûtant qu'une
àv DE l^Éducation. 145
femme mal-propre , & le mari qui s*en dégoûte n*a jamais tort. Elle a tant prê- ché ce devoir à fa fille àhs fon enfance ; elle en a tant exigé de propreté fur fa perfonne , tant pour its hardes , pour fon appartement , pour fon travail , pour fa toilette , que toutes ces atten- tions tournées en habitude , prennent une affez grande partie de fon tems , & préfident encore à l'autre ; en forte que bien faire ce qu'elle fait n'eft que le fécond de fes foins ; le premier eft toujours de le faire proprement.
Cependant tout cela n'a point dé- généré en vaine affedation ni en mol- îefle ; les rafinemens du luxe n'y font pour rien. Jamais il n'entra dans fon appartement que de l'eau fimple ; elle ne connoît d'autre parfum que celui dts fleurs , & jamais fon mari n'en reC- pirera de plus doux que fon haleine* Enfin l'attention qu'elle donne à l'ex- térieur ne lui fait pas oublier qu'elle doit fa vie & fon tems à Aqs foins plus nobles : elle ignore ou dédaigne cette
j44 Emile,
cxceflîve propreté du corps qui fouille rame ; Sophie ell bien plus que propre, elle efl: pure.
J'ai dit que Sophie étoit gourman- de. Elle Tétoit naturellement ; mais ^lle eft devenue fobre par habitude, 6c maintenant elle Teft par vertu. Il n'en eft pas des filles comme des garçons , qu'on peut jufqu'à certain point gou- verner par la gourmandife. Ce pen- chant n'eft point fans conféquence pour le fexe ; il eft trop dangereux de le lui laifTer. La petite Sophie , dans (on enfance , entrant feule dans le cabinet de fa mère , n'en revenoit pas toujours à vuide , Se n étoit pas d'une fidélité à toute épreuve fur les dragées & fur les bonbons. Sa mère la furprit , la reprit , la punit , la fit jeûner. Elle vint enfin à bout de lui perfuader que les bonbons gâtoient les dents , & que de trop manger grofîiffoit la taille» ^Ainfi Sophie fe corrigea ; en gran- diHant elle a pris d'autre goûts qui
l'ont
ou DM l'Éducation. 145*
Font détournée de cette fenfualité bafTe, Dans \ts femmes, comme dans les hom- mes, litôt que le cœur s*anime , la gour- jnandife n'eft plus un vice domin-ùnt. Sophie a conlervé le goût propre de fon fexe ; elle aime le laitage & les fucreries ; elle aime la pâtifTj ie & les entre-mets ; mais fort peu la viande ; elle n*a jamais goûté ni vin ni liqaeurs fortes. Au (urplus elle mange dj tout très-médiocrement ; fon fexe , moins laborieux que le nôtre, a moins besoin de réparation. En toute chofe elle ai- me ce qui eft bon , & le fait goûter > elle fait aufTi s'accom.moder de ce qui ne l'eft pas , fans que cette privation lui coûte.
Sophie a Tefprit agréable fans être brillant , & folide fans être pro- fond ; un efprit dont on ne dit rien , parce qu'on ne lui en trouve jamais ni plus ni moins qu'à foi. Elle a toujours celui qui plaît aux gçns qui lui parlent, quoiqu'il ne foit pas fort To/ne IK^ G
ft^'6 È M I LE,
orné 5 félon Tidée que nous avons d« la culture de refprit des femmes : car le fien ne s'eft point formé par la lec- ture ; mais feulement par la conver- fation de fon père & de fa mère , par ks propres réflexions , & par les ob- fervations qu'elle a faites dans le peu de monde qu'elle a vu, Sophie a na- turellement de la gaieté; elle étoit mê- îîie folâtre dans fon enfance ; mais peu- à-peu fa mère a pris foin de réprimer fes airs évaporés , de peur que bien- tôt un changem.ent trop fubit n'inflruisît du moment qui l'avoit rendu nécef- faire. Elle eft donc devenue modefte & réfervée même avant le tems de l'être; 5c maintenant que ce tems eft venu 5 il lui eft plus aifé de garder le ton qu elle a pris , qu'il ne lui feroit de le prendre fans indiquer la raifon de ce changement ; c'eft une chofe plai- fante de la voir fe livrer quelquefois par un refte d'habitude à des vivacités ^ç l'enfance , puis tout d'un coup ren-
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OU DE L EDUCATION, I47
trer en elle-même , fe taire , bailler les yeux & rougir ; il faut bien que le terme intermédiaire entre les deux tiges participe un peu de chacun desi deux,
Sophie efl d'une fenfibilité trop grande pour conferver une parfaite égalité d'humeur : mais elle a trop de douceur pour que cette fenfîbilité foit fort importune aux autres ; c'efi: à elle feule qu elle fait du mal Qu'on dife un feul mot qui la blelTe , elle ne boude pas , mais fcn cœur fe gonfle ; elle tâche de s'échapper pour aller pleurer» Qu'au m.ilieu de (ts pleurs fon père ou fa mère la rappellent &difent un feul mot, elle vient à l'inftant joyer ^rrire, ea s'efTuyant adroitement les yeux^ & tâ^ chant d'étoufier (qs fanglots.
Elle n'eft pas, non plus, tout-à-fai'e exempte de caprice. Son humeur , un peu trop poufTée , dégénère en muti- nerie , & alors elle eft fujette à s'ou- blier* Mais laiffez-lui le tems de re^
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i4§ Emile,
venir à elle , & fa manière d*eifaccr fon tort lui en fera prefque un mérite. Si on la punit , elle eft docile & fou- mife 5 & Ton voit que fa honte n@ vient pas tant du châtiment que de la faute. Si on ne lui dit rien, jamais elle ne manque de la réparer d'elle- même 5 mais fi franchement & de fi bonne grâce , qu"il n*eft pas poiTible d'en garder la rancune. Elle baiferoit la terre devant le dernier domeftique , fans que cet abailTement lui fit la moindre peine ; & fi-tôt qu'elle eft par- donnée, fa joie & fes careiTes montrent de quel poids fon bon cœur eft foulage. En un mot , elle fouffre avec patience les torts des autres , & répare avec pïai- fir les fiens. Tel eft l'aimable naturel de fon fexe , avant que nous Tayons gâ- té. La femme eft faite pour céder à rhomme & pour fupporter même fon injuftice 5 vous ne réduirez jama's les jeunes garçons au même point. Le fen^ ^ent intérieur s'élève ôc fe révolta
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en eux contre rinjuftice ; la Nature ne les fit pas pour la tolérer.
Gravem Pelida: ftomachum cedere nefciî. ■
Sophie a de la religion, mais une re- ligion raifonnable & (impie; peu de dog- mes & moins de pratiques de dévotion î ou plutôt 5 ne connoiflant d-e pratique elfentiel que la Morale , elle dévoue fa vie entière à fervir Dieu , en failant le •bien. Dans toutes les inflruiflions que {es parens lui ont données fur ce fujet, ils l'ont accoutumée à une foumilîioa rcfpeélueufe en lui difant toujours : ce Ma fille, ces connoiflances ne font 33 pas de votre âge ; votre mari vous ^3 en inflruira , quand il fera tems 53. Du refte , au-lieu de longs difcours de piété 5 ils fe contentent de la lui prê- cher par leur exemple ; & cet exemple eft gravé dans fon coeur.
Sophie aime la vertu ; cet amour efl devenu fa pallion dominante. Elle l'aime , parce qu'il n'y a rien de fi beau
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ç yô É M I L s y
que la vertu ; elle l'aime , parce que la vertu fait la gloire de la femme , & qu'une femme vertueufe lui paroît prefque égale aux anges ; elle Taime comme la feule route du vrai bonheur, & parce qu'elle ne voit que mifere , abandon , malheur ^ ignomânie dans la vie d'une femme déshonnête ; elle l'aime enfin comme chère à fon ref- peclable père , à fa tendre & digne mère; non contens d'être heureux de leur propre vertu , ils veulent l'être aufii de la fienne -, èc fon premier bonheur â elle-même eft l'efpoir de faire le ■ leur. Tous ces fentimens lui infpîrent iui enthouirafme qui lui élève l'ame , & tient tous fes petits penchans afTer- Vîs à une paiîion û noble. Sophie fera .diafle & humaine jufqu'à fon dernier foupir; elle l'a juré dans le fond de fon ame , 8c elle l'a juré dans un tems où elle fentoit déjà tout ce qu'un tel ferment coûte à tenir : elle Ta juré, quiiud elle en auroit dû révoquer l'en*
ou DE l'Éducation* i/ï
gagement , fî (qs fens étoient faits pout régner fur elle.
Sophie n*a pas le boaheur d*étre une aimable Françoife, froide par tempé- rament & coquette par vanité , vou- lant plutôt briller que plaire , cher- chant Tamufement & non le plaifir. Le feul befoin d'aimer la dévore , il vient la diftraire & troubler fon cœur dans les fctes ; elle a perdu fon ancienne gaieté ; les folâtres jeux ne font plus faits pour elle ; loin de craindre l'en- nui de la folitude , elle la cherche : elle y penfe à celui qui doit la lui rendre douce; tous les indifférens l'importu- nent; il ne lui faut pas une Cour , mais un amant ; elle aime mieux plaire à un feul honnéte-homme , & lui plaira toujours 5 que d'élever en fa faveur le cri de la mode qui dure un jour, H Je lendemain fe change en huée.
Les femmes ont le jugement plutôt! formé que les hommes ; étant fur la défenlive prefc^ue dl:s leur enfance ;,
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'chargées d*un dépôt diilicUe à gardeîf^ le bien & le mal leur font nécelTiire- ment plutôt connus. Sophie , précoce en tout 5 parce que fon tempérament !a porte à l'être, à auiîi le jugement plutôt formé que d'autres filles de fon âge. Il n'y a rien à cela de fort extraor- dinaire : la maturité n'efl pas par-tout la même en même tems.
Sophie efï inflruite des devoirs & des droits de fon fexe & du nôtre. Elle connoît les défauts àQs hommes & les vices Aqs femmes ; elle connoît aulTi les qualités , les vertus contraires, & les a toutes empreintes au fond de fon cœur. On ne peut pas avoir un plus haute idée de l'honnête femme que celle qu'elle en a conçue , & cette idée ne l'épouvante point : mais elle penfe avec plus de complaifance à i'honnête-homme , à l'homme de méri- té ; elle fent qu'elle eft faite pour cet homme-là , qu'elle en eft digne , qu'elle peut lui rendre le bonheur qu'elle re-
i^ y
ou DE l'Education» ij^
cevra de lui ; elle fent qu'elle faura bien le reconnoître : il ne s'agit que de ^e trouver.
Les femmes font les juges naturels du mérite d^s hommes , comme ils le font du mérite des femmes ; cela e'1: de leur droit réciproque , & ni les uns ni les autres ne l'ignorent. Sophie con- noît ce droit & en ufe, mais avec la jnodeftie qui convient à fa jeunefTe , à fon inexpérience , à fon état ; elle ne juge que des chofes qui font à fa por- tée, & elle n'en juge que quand cela fert à développer quelque maxime utile. Elle ne parle des abfens qu'avec la plus grande circonfpedion , fur-tout fi ce font des femmes. Elle penfe que ce qui les rend médifantes & fatyri- ques 5 eft de parler de leur fexe : tant qu'elles fe bornent à parler du nôtre, elles ne font qu'équitables. Sophie s'y borne donc. Quant aux femmes , elle n'en parle jamais que pour en dire le bien qu'elle fait : c eft un honneur
aj'4 ^ M I L E ^
^u elle croit devoir à Ton fexe ; & pour celles dont elle ne fait aucun bien à dire , elle n'en dit rien du tout ; Se cela s'entend.
Sophie a peu d'ufage du monde ; mais elle cft obligeante , attentive, & met de la grâce à tout ce qu'elle tait. tjn heureux naturel la (ert mieux que beaucoup d'art. Elle a une certaine po- litefTe à elle , qui ne tient point aux for- mules 5 qui n'efi: point aflervie aux modes , qui ne change point avec éilQy qui ne fait rien par ufage , mais qui vient d'un vrai defir de plaire , & qui plaît. Elle ne fait point les compîi- mens triviaux, & n'en invente point de plus recherchés; elle ne dit pas qu'elle eft très-obligée , qu'on lui fait beau- coup d'honneur , qu'on ne prenne pas la peine , &c. elle s'avife encore moins de tourner des phrafes. Pour une at- tention , pour une politeffe établie , elle répond par une révérence ou par un Cmple , j^ vous nmercie j mais c j
eu DE L'ÈDUCATIOlSt. IJj*
fnot dit de fa bouche en vaut bien un autre. Pour un vrai fervice elle laifîè parler fon cœur, 5c ce n*eft pas un compliment qu'il trouve. Elle n'a ja- mais fouffert que Tufage François Taf- fervît au joug des fimagrées , comme d'étendre fa main , en pafTant d'une chaQibre à l'autre , fur un bras fexagé- naire , qu'elle auroit grande envie de foutenir. Quand un galant mufqué lui offre cet impertinent fervice , elle laifTe l'officieux bras fur l'efcalier, & s'élance en deux fauts dans fa cham- bre 5 en difant qu'elle n'efi: pas boi- teufe. En effet , quoiqu'elle ne foit pas grande , elle n'a jamais voulu de talons hauts : elle a les pieds affez pe- tits pour s'en paffer.
Non- feulement elle fe tient dans le'^
filence & dans le refpecfl avec les fem-
jnes 5 mais même avec les hommes
mariés , ou beaucoup plus ^gés qu'elle ;
,elle n'acceptera jamais de place au-
defTus d'eux que par obéiflance ^ 6c re-
1^6 È M I L E ^
prendra la fienne aii-deiTjuSjfi-tôt qu'elle le pourra ; car elle fait que les droits de y^àgQ vont avant ceux du fexe, comme ayant pour eux le préjugé de la fagefle , qui doit être honorée avant tout.
Avec les jeunes gens de (on âge, c'efl: autre chofe ; elle a befoin d'un ton différent pour leur impofer , & elle fait le prendre , fans quitter Tair modefte qui lui convient. S*ils font modèles & réfcrvés eux-mêmes , elle gardera volontiers avec eux faimable familiarité de la jeunefTe ; leurs en- tretiens pleins d'innocence feront ba- dins , m lis décens ; s'ils deviennent férieux , elle veut qu'ils foient utiles; s'ils dégénèrent en fadeurs , elle les fera bien - tôt ceffcr : car elle méprife fur-tout le petit jargon de la galante- rie, comme très-offenfant pour fon fexe. Elle fait bien que l'homme qu'elle chcrch,^ n'a pas ce jargon-là, & jamais elle ne foulfre volontiers d'un autre
ov DE l'Education-, i^j
ce qui ne convient pas à celui dont elle a le carad:ère empreint au fond du cœur. La haute opinion qu'elle a des droits de Ton fexe , la fierté d'ame que lui donne la pureté de Tes fenti- mens , cette énergie de la vertu qu'elle fent en elle-même , & qui la rend refpedable à fes propres yeux , lui font écouter avec indignation les pro- pos doucereux dont on prétend l'amu- fer. Elle ne les reçoit point avec une colère apparente , mais avec un iro- nique applaudiflement qui déconcerte, ou d'un ton froid auquel on ne s'at- tend point. Qu'un beau Phébus lui débite fes gentillefTes , la loue avec efprit fur le fien , fur fa beauté, fur fes grâces , fur le prix du bonheur de lui plaire , elle efl fille à l'interrom- pre en lui difant poliment : ce Mon- 35 fieur 5 j'ai grand'peur de favoir ces 3> chofes- là mieux que vous ; fi nous 3> n'avons rien de plus curieux à dire , î3 je crois que nous pouvons finir ici
'Îj8 Ê M I L s ,
53 rentretîcn 33. Accompagner ces mots d'une grande révérence , & puis fe trouver à vingt pas de lui , n'eft pour elle que l'affaire d'un inftant. Deman- dez à vos agréables s'il efl: aile d'étaler fon caquet avec un efprit auiîi rebours que celui - là.
Ce n'ed pas pourtant qu'elle n'aime fort à être louée , pourvu que ce foit tout de bon , & qu'elle puiiTe croii;e qu'on perife en effet le bien qu'on lui dit d'elle. Pour paroitre touché de Ton mérite , il faut commencer par en mon- trer. Un hommage fondé fur l'eilime peut fiatter {on cœur altier ; mais tout galant pcrGiiiage eft toujous rebuté; Sophie n'eil pas fûte pour exercer les petits talens d'un baladin.
Avec une fi grande maturité de juge- ment, & fermée , à tous égards^ comme une fille de vingt ans , Sophie, à quinze, ne fera point traitée en enfant par Çqs parens. A peine appercevront-ils en elle la première inquiétude de la jeu-
ou DE l'Éducation, i^gi
neffe , qu'avant le progrès ils fe hâteront
d'y pourvoir ; ils lui .tiendront des
dilcours tendres de fenfés. Les di(^
cours tendres & fenfés font de fon âge
& de fon caraclère. Si ce caracrlère efl
tel que je Timagine ^ pourquoi fon père
ne lui parlercit-il pas à-peu-près ainfi?
c Sophie 5 VCU3 voilà grande fiile ,
3 de ce n'efl pas pour l'être toujours
3 qu'on le devient. Nous voulons que
> vous foyez heureufe ; c'eR pour nous
3 que nous le voulons , parce que notre
3 bonheur dt5pend du vôtre. L? bon-
3 heur d'une honnête fille efi de faire
3 celui d'un honnête-, homme : il faut
5 donc penfer à vous marier ; il y faut
:> penfer de bonne heure : car du ma-
3 riage dépend le fort de la vie ^ 3c
3 Ton n'a jamais trop de tems pour y^
0 penfer.
33 Rien n'eft plus difficile que le 3^ choix d'un bon mari , fi ce n'ell: 33 peut-être celui d'une bonne femme. 33 Sophie 5 vous ferez cette femme
'l60 E M I L E ^
35 rare , vous ferez la gloire de notre 35 vie & le bonheur de nos vieux jours; ^:> mais de quelque mérite qu^ vous 33 foyez pourvue , la Terre ne manque 3j pas d'hommes qui en ont encore 33 plus que vous. Il n'y en a pas un 33 qui ne dût s'honorer de vous ob«- 33 tenir ; il y en a beaucoup qui vous 33 honoreroient davantage. Dans ce 33 nombre , il s'agit d'en trouver un 33 qui vous convienne , de le connoî- 33 tre & de vous faire connoître à lui.
33 Le plus grand bonheur du maria- 33 g'e dépend de tant de convenances , 33 que c'eft une folie de les vouloir 33 toutes raiïembler. Il faut d'abord 33 s'alTurer des plus importantes ; quand 33 les autres s'y trouvent, on s'en pré- 33 vaut ; quand elles manquent , on s en 33 pafTe. Le bonheur parfait n'eft pas 33 fur la Terre ; mais le plus grand des 33 malheurs, & celui quon peut tou- 33 jours éviter , eft d'être malheureux w par fa faute.
ou DE l^Éducation, lét
33 II y a des convenances naturelles, 53 il y en a d'inflitution ,11 y en a qui 33 ne tiennent qu*à l'opinion feule. Les 33 parens font juges des deux demie* 33 res efpèces , les enfans feuls le font 33 de la première. Dans hs mariages 33 qui fe font par fautorité des pères , 33 on fe règle uniquement fur les con- 33 venances d'inflitution & d'opinion ; 33 ce ne font pas les perfonnes qu*oa 33 marie , ce font les conditions & les 3î biens; mais tout cela peut changer, 33 les perfonnes feules reftent toujours, 33 elles fe portent par -tout avec elles, 33 en dépit de la fortune : ce n'eft quvj 33 par les rapports perfonnels qu'un 33 mariage peut être heureux ou mal- 33 heureux.
33 Votre mère étoit de condition, 33 j'étois riche ; voilà les feules con- 33 fidérations qui portèrent nos pa- 33 rens à nous unir. J'ai perdu m.es »3 biens , elle a perdu fon nom ; ou- 09 bliée de fa famille , que lui fert au-
MILE
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05 jourd'hui d'ctre née Demoifeile ? •3 Dans nos défaftres , runion. de nos 33 cœurs nous a confolés de tout; la evconR:)rinité de nos goûts nous a fait ?:> choiiir cette retraite ; nous y vi- 03 vons heureux dans la pauvreté ^ •3 nous nous tenons lieu de tout l'un 03 à l'autre : Sophie ed: notre tréfor 33 commun ; nous béniiTons le ciel de 3> nous avoir donné celui là , 6.: de 05 nous avoir ôté tout le refte. Voyez, 3-^ mon enfant , où nous a conduit 33 la Providence ! Les convenances 33 qui nous firent marier font cva- 33 nouîes ; nous ne fomnies heureux 33 que par celles que Ton compta pour 53 rien.
33 C*eft aux époux à s'afTortîr. Lt 33 penchant mutuel doit être leur pre-- »3 mier lien : leurs yeux, leurs cœurs " 33 doivent être leurs premiers guides ; 33 car comme leur premier devoir^ étant 33 unis , eil de s'aimer , & qu'aimer ou » n'aimer pas ne dépend point de
ou DE l'Education, i6^
53 nous-mêmes , ce devoir en emporte 35 nécefîairement un autre , qui eft de 35 commencer par s'aim.er avant de 35 s'unir. C'efl-là le droit de la Nature 33 que rien ne peut abroger : ceux qui 33 Tout gênée par tant de.loix civiles, 33 ont eu plus d'égard à l'ordre appa- -33 rent qu'au bonheur du -mariage & 39 aux mœurs des Citoyens. Vous 33 voyez 5 ma Sophie , que nous ne 33 vous prêchons pas une Morale cif- 33 ficile. Elle ne tend qu'à vous rendre 33 maitrefTe de vous-même, t-c à nous 53 en rapporter à vous fur le choix de 93 votre époux.
33 Après vous avoir dit nos raifons 33 pour vous laifTcr une entière liber- 33 té 5 il eft judo de vous parler aulîî 33 des vôtres pour en ufer avec ùgeiTo, 33 Ma fille 5 vous êtes bonne & rai- 33 fonnable , vous avez de la droiture 33 de de la piété, vous avez les talens 33 qui conviennent à d'honnêtes fem- 33 mes , & vous n'êtes pas dépourvue
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aj d'agrément ; mais vous êtes pauvre « >3 vous avez les biens les plus eftima- :>:> bles 5 & vous manquez de ceux qu'on 33 eftime le plus. N'afpirez donc qu'à 33 ce que vous pouvez obtenir , & re- 33 glez votre ambition , non fur vos ?3 jugemens ni fur les nôtres , mais 33 fur l'opinion des hommes. S'il n'é- 33 toit queftion que d'une égalité de 33 mérite ^ j'ignore à quoi je devrois 33 borner vos efpérances : mais ne les 33 élevez point au-deffus de votre for- 03 tune , & n'oubliez pas qu'elle efl 33 au plus bas rang. Bien qu'un hom- 33 me digne de vous ne compte pas 33 cette inégalité pour un obflacle, 33 vous devez faire alors ce qu'il ne 33 fera pas : Sophie doit imJter fa 3-3 mère , & n'entrer que dans une fa- 39 mille qui s'honore d'elle. Vous n'a- 33 vez point vu notre opulence, vous w êtes née durant notre pauvreté ; 33 vous nous la rendez douce & vous '^ la partagez fans peine. Croyez-moi ,
ou DE l^Êducation. l6f
33 Sophie ; ne cherchez point ces biens :>3 dont nous béniffons le Ciel ce nous 3> avoir dél.vrés : nous n'avons goûté 3:> le bonheur qu'après avoir perdu la 3i richeffe.
3:> Vous êtes trop aimable pour ne 53 plaire à perfonne , &: votre mifere >3 n'eft pas telle qu'un honnête hem nie 35 fe trouve embarraffé de vous. Vous 33 ferez recherchée , & vous pourrez 3> l'être de gens qui ne vous vaudront 3> p^is. S'ils fe montroient à vous tels 3? qu'ils font , vous les eftimeriez ce 39 qu'ils valent : tout leur fafte ne vous 33 en impoferoit pas long-tems; meis, >? quoique vous ayez le jugement 3> bon 5 & que vous vous connoifïîez 3> en mérite , vous manquez d'expé- 3> rience , & vous ignorez jufqu'où les 3? homme peuvent fe contrcfûre* Un 33 fourbe adroit peut étudier vos goûts 33 pour vous féduire , & feindre au- 3? près de vous des vertus qu'il n'aurai 3v point. Il vous pcrdroit , Sophie
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j6è É M I Z E ,
33 avant que vous vous en fuflicz ap- »» perçue , & vous ne connoitriez vo- îj tre erreur que pour la pleurer. Le 33 plus dangereux de tous les pièges , 3) & le feul que la raifon ne peut évi- a> ter 5 eft celui àts fens ; fi jamais vous 3> avez le malheur d'y tomber , vous 30 ne verrez plus qu'illufions & chi- 3> mères , vos yeux fe fafcineront, 35 votre jugement fe troublera , ^otre 33 volonté fera corrompue , votre er- 3.> reur même vous fera chère , & 33 quand vous feriez en état de la 33 connoitre , vous n'en voudriez pas 33 revenir. Ma fille , c'efl à la raifon ?3 de Sophie que je vous livre ; je ne 93 vous livre point au penchant de fon 33 cœur. Tant que vous ferez de fang- ?3 froid 5 redez votre propre juge; mais 38» fi -tôt que vous aimerez, rendez à 33 votre mère le foin de vous.
33 Je vous propofe un accord qui vous 33 marque notre eftime , & rétablifTe 33 entre nous Tordre naturel. Les pa-
eu TiE l'Éducatioît. î6y^
35 rens choififTent Tépoux de leur fille , 3:> & ne la confultent que pour lar 33 forme ; tel eft Tufage. Nous fe- 33 rons entre nous tout le contraire i 33 vous choifirez. Se nous ferons con-* 33 fuites. Ufez de votre droit , Sophie 33 ufez-en librement Se fagement. L'é- 33 poux qui vous convient doit être» 33 de votre choix & non pas du nôtre : 33 mais c'eft à nous de juger fi vous 33 ne vous trompez pas fur les conve- 33 nances , Se ii , fans le favoir , voua 33 ne faites point autre chofe que ce qua a» vous voulez. La naiflance , les biens, 33 le rang , l'opinion n'entreront pout 33 rien dans nos raifons. Prenez un 33 honnête - homme dont la perfonne 3« vous plaife ^ Se dont le caradère vous 33 convienne : quel qu'il foit d'ail - 33 leurs, nous l'acceptons pour notre 33 gendre. Son bien fera toujours afTez: 33 grand , s'il a dos bras , des mœurs , 33 Se qu'il aime fa famille. Son rang 33 fera toujours aiTez illuflre, s'il Tan-
<t6S E M I L E ^
33 noblit par la vertu. Quand toute la 33 Terre nous blâmeroit , qu'importe ? 33 noui ne cherchons pas Tapprobation 33 publique ; il nous luffit de votre bon- ■^i heur >3.
Leâ:eur , j*ignore quel elîct feroi tin pareil difcours fur les filles élevées à votre manière. Quant à Sophie, elle pourra n'y pas répondre par àiis pa- roles, La honte & l'attendrilTement ne la laiiïeroient pas aifément s'exprimer : mais je fuis bien fur qu'il reftera gravé dans fon cœur le refte de fa vie , & que , {{ l'on peut compter fur quelque réfolution humaine , c'eft fur celle qu'il lui fera faire d'être digne de l'eilime de fes parens.
Mettons la chofe au pis , &; donr^ons- lui un tempérament ardent , qui lui rende pénible une longue attente. Je dis que fon jugement , Çqs connoiiïiin- ces 5 fon goût , fa délicatefTe , & fur- tout les fentimens dont fon cœur a été nourri dans fon enfance , oppoferont
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eu BE l'Education. i6p à l'impétuofîté des fens un contrepoids -qui lui fuffira pour les vaincre , ou du moins pour leur réfiller long - tems. Elle niourroit plutôt martyre de Ton état 5 que d'affliger Tes parens , d'épou- fer un homme lans mérite , & de s'ex- pofer aux malheurs d'un mariage mal allorti. La liberté même qu'elle a re- çue ne fait que lui donner une nou- velle élévation d'ame , & la rendre plus difficile fur le choix de Ton maî- tre. Avec h tempérament d'une Ita-^ lienne & la fenfibilité d'une Angloife , elle a, pour contenir fon cœur & {qs fens , la fierté d une Efpagnole , qui , même en cherchant un amant, ne trouve pas aifément celui qu'elle eftime digne d'elle.
îl n'appartient pas à tout le monde de fentir quel reflort l'amour dQs cho- ies honnêtes peut donner à Tame , Ôc "quelle force on peut trouver en foi , quand -on v^ut être (incçrement ver- tueux. L}^ a des gens à qui tout ce qui Jtome IF, H
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efl: grand paroît chimérique, & qui , dans leur balTe & vile raifon , ne connoî- tront jamais ce que peut fur les paf- fîons humaines la folie même de la vertu. Il ne faut parler à ces gens - là que par àos exemples : tant-pis pour eux , s'ils s'obftinent à les nier. Si j« leur difois que Sophie n'eft point un. ctre imaginaire , que fon nom feul eft de mon invention , que fon éducation , fes mœurs , fon caradère , fa figure même , ont réellement exifté , ôc que fa mémoire coûte encore des larmes à toute une honnête famille , fans doute ils n*en croiroient rien : mais enfin , que rifquerai-je d'achever fans détour l'hif- toire d'une fille fi femblable à Sophie, que cette hiftoire pourroit être la fienne, fans qu'on dût en être furpris. Qu'on I4 croye véritable ou non , peu importe ; j'aurai , fi Ton veut , raconté des fic^ tions ; mais j'aurai toujours expliqué ma méthode , Ôc j'irai toujours à mes fins.
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ou DE l'Éducation, îji
La jeune perfonne , avec le tempé- rament dont je viens de charger So- phie , avoit d'ailleurs avec elle toutes les conformités qui pouvoient lui en faire mériter le nom , & je le lui laifîè. Après l'entretien que j'ai rapperté , fon père & fa mère , jugeant que les partis ne viendroient pas s'ofirir dans le ha- meau qu'ils habitoient , l'envoyèrent pafTer un hiver à la ville , chez une tante qu'on inftruifît en fecret du fujet de ce voyage. Caria fiere Sophie por- toit au fond de fon cceur le noble or-« gueil de favoir triompher d'elle, & quel- que befoin qu'elle eût d'un mari, elle fut morte fille plutôt que de fe réfou- dre à l'aller chercher.
Pour répondre aux vues de fes pa- rens , fa tante la préfenta dans les mai-» fons , la mena dans les fociétés , dans les fêtes ; lui fit voir le monde ou plu- tôt l'y fit voir : car Sophie fe foucioit peu de tout ce fracas. On remarqua pourtant qu'elle ne fiiyoitpas les jeu^
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nés gens d*une figure agréable qui pa- xoilToient décçns & modefles. Elle avoit dans fa réferve même un certain art de les attirer , qui relTembloit affez à de la coquetterie : mais , après s'être entrete- nue avec eux deux ou trois fois , elle s'en rebutoit. Bien-tôt à cet air d*auto- Tité 5 qui femble accepter les homma-- ges 5 elle fubftituoit un maintien plus Iiumble de une politeiTe plus repouf- fante. Toujours attentive fur elle - mê- me , elle ne leur lailToit plus l'occafioa éc lui rendre le moindre fervice : c'e'toit dire aiTez qu'elle ne vouloit pas être leur maitreiîè.
Jamais les çceurs fenfibles n'aime-^ Tent les plaiiirs bruyaas , vain & fté- îile bonheur des gens qui ne fentent rien , & qui croient qu'étourdir fa vie , ç'eften jouir, Sophie, ne trouvant poin^ ce qu elle cherchoit , & défefpéraat de !e trouver ainfi , s'ennuya de la ville, ^lle aimoit tendrement [qs parens , rien jaç }a dédommageoit d'eux , rien n'étoit
OV DE l'^EdUCATION, lf§
propre à les lui faire oublier ; elle re- tourna les joindre long -tems avant le terme fixé pour fon retour.
A peine eut- elle repris Tes fondions dans la maifon paternelle , qu'on vît qu en gardant la même conduite elle avoit changé d'humeur. Elle avoit des diftradions , de l'impatience , elle étok trifte & réveufe, elle fe cachoit pour pleurer. On crut d'abord qu'elle aî- moit & qu'elle en avoit honte : on îuî en parla , elle s'en défendit. Elle pro- tefta n'avoir vu perfonne qui pût tou- cher fon cœur , & Sophie ne mentoit. point.
Cependant fa langueur augmentoit fans ceiïe , & fa fanté commençoit à s'altérer. Samcre, inquiette de ce chan- gement , réfolut enfin d'en favoir lat caufe. Elle la prit en particulier , Se mît en œuvre auprès d'elle ce langage infi- nuant , & ces careffes invincibles que la feule tendrefTe maternelle fait em-' ployer. Ma fille , toi que j'ai portée dans
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mes entrailles , & que je porte în^ ceiTamment dans mon cœur , verfe les fecrets du tien dans le fein de ta mère. Quels font donc ces fecrets qu'une mère ne peut favoir ? Qui eft - ce qui plaint tes peines ? Qui eft - ce qui les partage? Qui eft - ce qui veut les foula- ger 5 fi ce n eft ton père & moi ? Ah ! mon enfant , veux-tu que je meure de ta douleur fans la connoître ?
Loin de cacher Çqs ckagrins à fa mère , la jeune fille ne demandoit pas mieux que de l'avoir pour confolatrice & pour confidente. Mais la honte Tem- péchoit de parler , & fa modeftie ne trouvoit point de langage , pour dé- crire un état {i peu digne d'elle , que rémotion qui troubloit (qs fens mal- gré qu'elle en eût. Enfin y fa honte mê- me fervant d'indice à la mère , elle lui arracha ces humilians aveux. Loin de l'afHiger par d'injuftes réprimandas , elle la confola , la plaignit , pleura fur elle ; elle étoit trop fa^e pour lui faire.
ôv î)E l'Êdvcatjon, 17^
un crime d'un ttial que fa vertu feule rendoit {\ cruel. Mais pourquoi fuppor- ter fans néceflîté un mal dont le re- mède étolt fi facile & H légitime ? Que n'ufoit-elle de la liberté qu'on lui avoit donnée? Que n*acceptoit-elle un mari % que ne le choififfoit - elle ? Ne favoit- ellc pas que fon fort dépendoit d'elle feule , & que , quel que fût fon choix , il feroit confirmé , puifqu'elle n'en pou- voit faire un qui ne fût honnête ? On l'avoit envoyée à la ville , elle n'y^ avoit point voulu refter; plufieurs par- tis s'ctoient préfentés , elle les avoit tous rebutés. Qu'attendoit - elle donc ? Que vouloit elle ? Quelle inexplicable contradidion !
La réponfe étoit fimple. S'il ne s'a- gifibit que d'un fecours pour la jeu- neffe , le choix feroit bien-tôt fait : mais un maître pour toute la vie n'efi: pas fi facile à choifir ; & puifqu'on ne peut féparer ces deux choix, il faut bien attendre , & fouvent perdre fa jeuneffe ,
ïryS t M I Z E ^
avant de trouver l'homme avec qui Ton veut pafTer fes jours. Tel étoit le cas de Sophie : elle avoit befoin d'un amant; mais cet amant devoit être un jrsari, & pour le cœur qu'il fallolt au fcn 5 l'un étoît prefque aufli difficile à trouver que l'aucre. Tous ces jeunes ^ens il briUans n'avoient avec elle que la convenance de l'âge, les autres leui! manquoiv^nt toujours ; leur efprit lu- perficiel , leur vanité ., leur jargon , leurs mœurs fans règle , leurs frivoles imitations la dégoûtoient d'eux. Elle cherchoit un homme & ne trouvoit que des finges ; elle cherchoit une ame & n*en trouvoit point.
Que je fuis malheureufe , difoit- elle à fa mère ! J'ai befoin d'aimer , & î^e vois rien qui me plaife. Mon cœur repouiTe tous ceux qu'attirent mes fens. Je n'en vois pas un qui n'excite mes defirs , & pas un qui ne les réprime ; un goût fans eflime ne peut durer. iAh ! çe n eft pas - Jà l'homme qu'il faut
OIT DE l'Éducation. 177
a votre Sophie : fon charmant modèle eft empreint trop avant dans fon ame. Elle ne peut aimer que lui , elle ne peut rendre heureux que lui , elle ne peut être heureufe qu'avec lui feul. Elle aime mieux fe confumer & combattre fans celle , elle aime mieux mourir malheureufe & libre , que défefpérée auprès d'un homme qu'elle n'aimeroit pas, 6c quelle rendroit malheureux lui- même ; il vaut mieux n'être plus que de n*être que pour fouffrir.
Frappée de ces fingularités , fa mère les trouva trop bifarres pour n'y pas foupçonner quelque myftère. Sophie n'étoit ni précieufe ni ridicule. Com- ment cette délicatefTe outrée avoit-elle pu lui convenir , à elle à qui l'on n'avoit rien tant appris dès fon enfance qu'à s'accommoder des gens avec qui elle avoit à vivre , & à faire de néceflité ver- tu ? Ce modèle de l'homme aimable , duquel elle ctoit fi enchantée , &: qui revenoit fi fouvent dans tous ùs en-^
tretiens , fit conjedurer à fa mère qix? ce caprice avoit quelque autre fonde- ment qu'elle ignorolt encore, & que Sophie n*avolt pas tout dit. Uinfortu- née , furchargée de fa peine fecrette , ne cherchoit qu'à s'épancher. Sa mère îa prefTe ; elle héiîte , elle fe rend en- fin , & , fortant fans rien dire , elle ren- tre un moment après un livre à la main» Plaignez votre malheureufe fille , fa triftelTe eft fans remède , fes pleurs ne peuvent tarir. Vous en voulez favoir la caufe : eh 1 bien la voilà , dit-elle ^ en jetant le livre fur la table. La mère prend le livre & l'ouvre ; c'étoient les aventures de Télémaque. Elle ne com- prend rien d'abord à cette énigme : à force de queftions & de réponfes obf- cures , elle voit enfin avec une furprife facile à concevoir , que fa fille eft la ri* vale d'Eucharis,
Sophie aimoit Télémaque ^ Se Tai-» moit avec une paffion dont rien ne put U guérir. Si-tôt que fon père & £à mère
ou DE l'Éducation. 179
connurent fa manie , ils en rirent & crurent la ramener par la raifon. Ils fe trompèrent : la raifon n*étoit pas toute de leur côté ; Sophie avoit aufîi la fienne & favoit la faire valoir. Combien de fois elle les réduiCt au filence en fe fer^* vant contr'eux de leurs propres rai" fonnemens , en leur montrant qu'ils avoient fait tout le mal eux-mêmes, qu ils ne Tavoient point formée pour un homme de fon fiècle, qu'il faudroit néceiîàirement qu'elle adoptât les ma- nières de penfer de fon mari , ou qu'elle lui donnât les fiennes ; qu'ils lui avoient rendu le premier moyen impôflible par la manière dont ils l'avorent éle- vée , & que l'autre étoit prccifément ce qu'elle cherchoit. Donnez - moi , difoit - elle , un homme imbu de mes maximes , ou que j'y puiffc amener , Se je l'époufe; mais jufques - là pourquoi me grondez - vous ? Plaignez - moi. Je fuis malheureufe & non pas folle. Le cœur dépend - il de la volonté ? Mon
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perc ne Ta-t-il pas dit lui-même ? Efl- ce ma faute fî j'aime ce qui n'eft pas ? Je ne fuis point vifionnaire ; je ne veux point un Prince , je ne cherche point Télémaque , je fais qu'il n'eft qu'une fîflion : je cherche quelqu'un qui lui reiTemble ; Se pourquoi ce quel- qu'un ne peut - il exifter , puifque j'c- xifle 5 moi qui me fens un cœur Ci fem- blable au fien? Non, ne déshonorons pas ainfi l'Humanité ; ne penfons pas qu'un homme aimable Se vertueux ne foit qu'une chimère. Il exifle , il vit , îî me cherche peut-être ; il cherche une ame qui le fâche aimer. Mais qu'efl: - il ? Où efl - il ? Je l'ignore ; il n'eft aucun de ceux que j'ai vus; fans doute il n'eil: aucun de ceux que je verrai. O ma mère ! pourquoi m'avez-vous rendu la vertu trop aimable? Si je ne puis aimer qu'elle , le ton en efl; moins à moi qu'à vous.
Ameneraî-je ce trifle récit jufqu'à fa cataftrophe? Dirai -je les lo::gs débats
ou DE l'Éducation, i%t qui la précédèrent ? Repréfenterai - je une mère impatientée changeant en rigueurs (qs premières carefles ? Mon^ trerai - je un père irrité, oubliant fe^ premiers engagemens , & traitant com^ m.e une folîe la plus vertueufe des filles? Peindrai -je enfin Tinfortunée^ encore plus attachée à fa chimère pai! la perfécution qu'elle lui fait fouffrir ^ marchant à pas lents vers la mort , & defcendant dans la tom.be au moment qu'on croit l'entraîner à l'autel ? Non; j'écarte ces objets fimefles. Je n'?i pas befoin d'aller fi loin pour montrer pat un exemple a/Tez frappant, ce m.e fem--. Me 5 que , malgré les préjugés qui naif- fent des mœurs ciu fiecle, l'enthoufiafrae de l'honnête & du beau n'efi pas plu5 étranger aux femmes qu'aux hommes, & qu'il n'y a rien que, fous la direc-^ tion de la Nature , on ne puifTc obte-< nir d*elles comme de nous.
On m'arrête ici pour me demander fi c'efl la Nature qui nous prefcrit de
l82 E M I L X ,
prendre tant de peines pour réprimer des defirs immodérés ? Je réponds que non ; mais qu'aufli ce n eft point la Na- ture qui nous donne tant de defirs im- modérés. Or tout ce qui n*eft pas d'elle eft contr'elle; j'ai prouvé cela mille fois. Rendons à notre Emile fa Sophie ; relfufcitons cette aimable fille pour lui donner une imagination moins vive & un deflin plus heureux. Je voulois peindre une femme ordinaire , & à force de lui élever Tame , j'ai troublé fa rai- fon ; je me fuis égaré moi - même. Re- venons fur nos pas. Sophie n'a qu*un bon naturel dans une ame commune ; tout ce qu'elle a de plus que les autres ^ «ft l'effet de fon éducation.
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eu DE L'Evi/CATION. 185
J E me fuis propofé dans ce Livre de dire tout ce qui fe pouvoit faire , laif- fant à chacun le choix de ce qui eft à fa portée dans ce que je puis avoir dit de bien. J'avois penfé dès le com- mencement à former de loin la com- pagne d'Emile , & à les élever l'un pour Tautre & l'un avec Tautre. Mais en y réiléchiffant , j'ai trouvé que tous ces arrangemens trop prématurés étoient mal - entendus , de qu*il étoit abfurde de deftiner deux enfans à s'unir, avant de pouvoir connoître fi cette union ctoit dans Tordre de la Nature , & s'ils auroient entr'eux les rapports conve- nables pour la former. Il ne fairt pas confondre ce qui eft naturel à l'état fauvage , U ce qui ell naturel à l'état civil. Dans le premier état , toutes les femmes conviennent à tous les hom« mes 5 parce que les uns & les autres n oat encore que la forme primitive
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6c commune; dans le fécond, chaque caradère étant développé par les inlH- tutions fociales , & chaque efprit ayant reçu fa forme propre & déterminée , non de l'éducation feule , mais du con- cours bien ou mal ordonné du naturel & de l'éducation , on ne peut plus les affortir qu'en les préfentant l'un à l'au- tre, pour voir s'ils fe conviennent à tous égards , ou pour préférer , au moins , le choix qui donne le plus de ces conve- nances.
Le mal eft qu'en développant les caractères , l'état focial diftingue les rangs, & que, l'un de ces deux ordres n'étant point femblabîe à l'autre , plus on diftingue les conditions , plus on confond les caradères. De - là les mariages mal afTortis & tous les défor- dres qui en dérivent ; d'où l'on voit , par une conféquence évidente , que , plus on s'éloigne de l'égalité , plus les fentimens naturels s'altèrent ; plus l'in- tervalle dQs grands aux petits s'accroît.
ou BJE L^ÉnUCATÎON. îîf
plus le lien conjugal fe relâche ; plus il V a de riches &: de pauvres , moins il y a de pères oi de maris. Le maître ni refclave n'ont plus de famille : cha-. çun des deux ne voit que Ton état.
Voulez - vous prévenir les abus &C faire d'heureux mariages ? Etouffez les préjugés , oubliez les inditutions hu- maines , & coniultez la Nature. N'u- nifiez pas des gens qui ne fe convien- nent que dans une condition donnée ^ 5c qui ne fe conviendront plus , CQttc condition venant à changer ; mais des gens qui fe conviendront dans quelque lituation qu'ils fe trouvent , dans quel- que pays qu'ils habitent , dans quel- que rang qu'ils puifient tomber. Je ne dis pas que les rapports convention- nels foieat indiiférens dans le mariage : mais je dis que l'influence des rap- ports naturels l'emporte tellement fur la leur , que c'eft elle feule qui décide du fort de la vie , & qu'il y a telle convenance de goûts ^ d'humeurs ^ def
î8($ É M ï Z M ,
fentîmens , de caradères qui devfoîc engager un père fage , fût - il Prince , fût -il Monarque, à donner fans ba- lancer à fon fils la fille avec laquelle il auroit toutes ces convenances , fût-elle née dans une famille déshonnête , fût- clle la fille du Bourreau. Oui , je fou- tiens que 5 tous les malheurs imagina- bles duffent'ils tomber fur deux époux bien unis , ils jouiront d'un plus vrai bonheur à pleurer eînfemble , qu'ils n'en auroient dans toutes les fortunes de la terre empoifonnées par la défunion des cœurs.
Au -lieu donc de deffiner dès l'en- fance une époufe à mon Emile , j'ai attendu de connoître celle qui lui con- vient. Ce n'eft point moi qui fais cette deftination , c'eft la Nature ; mon af- faire eft de trouver le choix qu'elle a fait: mon afEiire, je dis la mienne & non celle du père; car, en me confiant fon fils, il me cède fa place , il fubfli- tue mon droit au fien i c'eft moi qui
Ol7 VJE L'ÊDUCATJOy. 187
fuis le Trai père d'Emile ^ c'eft moî qui Tait fait homme. J^aurois refufé de l'élever , fi je n'avois pas été le maître de le marier à fon choix, c'eft-à-dire au mien. Il n'y a que le plaifir de faire un heureux, qui puifTe payer ce quil en coûte pour mettre un homme en état de le devenir.
Mais ne croyez pas , non plus , que j*âie attendu pour trouver Tépoufe d'Emile , que je le mifle en devoir de la chercher. Cette feinte recherche n'eft qu'un prétexte pour lui faire fconnoî- tre \qs femmes , afin qu'il fente le prix de celle qui lui convient. Dès long« tems Sophie eft trouvée 5 peut - être Emile l'a -t- il déjà vue; mais il ne la reconnoîtra que quand il en fera tems.
Quoique l'égalité des conditions ne foit pas nécefiaire au mariage , quand cette égalité fe joint aux autres con- venances , elle leur donne un nouveau prix ; elle n'entre en balance avec au-
lg8 Ê M I L ]Ê ,
cune 5 mais la fait pencher ^ quand tout eft ég-al.
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Un homme , à moins qu'il né foit Monarque , ne peut pas chercher une femme dans tous les états ; car les pré- jugés qu'il n'aura pas , il les trouvera daRs les autres , 8^ telle fille lui con- viendroit peut- être 5 qu'il ne l'obtien- droit pas pour cela. Il y a donc des maximes de prudence qui doivent boii- ner les recherches d'un père judicieux. Il ne doit point vouloir donnet à fou éieve un étabîifTement au - deflus dé fon rang ; car cela ne dépend pas de .lui. Quand il le pourroit , il ne devroit pas le vouloir encore ; car qu'importe le rang au jeune homme , du moins au mien ? bi cependant , en montant , il s'expofe à m/ilîe maux réels qu'il fentira toute fa vie. Je dis même qu'il ne doit pas vouloir compenfer des biens de différente nature , comme la nobleiTe & l'argent, parce que cha- jfun des deux ajoute moins de prix à
ou DE l'Ejducation. i2p
^/autre qu'il n'en reçoit d'altération; que de plus on ne s'accorde jamais fur Tef-^ timation commune ; qu'enfin la préfé- rence que chacun donne à fa mife pré-^ pare la difcorde entre deux familles , ^ fouvent entre deux époux.
Il eft encore fort différent pour rot- dre du mariage , que l'homme s'allie au - defTus ou au - defîbus de lui. Le premier cas efl tout- à -fait contraire à la raifon , le fécond y eft plus conforme: comme la famille ne tient à la fociété que par fon chef , c'eft l'état de ce chef qui règle celui de la famille en- tière. Quand il s'allie dans un rang plus bas , il ne defcend point , il «levé fpn cpoufe ; au contraire , en prenant une femme au-defîusde lui, il Fab-- baiiïe fans s'élever : ainfi, dans le pre- mier cas 5 il y a du bien fans mal ; & dans le fécond , du mal fans bien. De
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plus 5 il efl dans l'ordre de la nature ^ue la femme obéifle à l'homme. Quand donc il la prend dans un rang infé-r^
tçO E M I L JS ^
rieur. Tordre naturel & Tordre cîvil s'accordent , & tout va bien. Ceft le contraire, quand , s'alliant au - deiïus de lui , Thomme fe met dans Talterna- tive de blefTer Ton droit ou fa recon- noilTance , & d'être ingrat ou méprifé. Alors la femme, prétendant à Tauto- • rite , fe rend le tyran de fon chef; àc le maître devenu Tefclave fe trouve la plus ridicule & la plus miférable àiQS créatures. Tels font ces malheureux favoris que les Rois de TAfie hono- rent & tourmentent de leur alliance, & qui, dit- on, pour coucher avec leurs femmes , n'ôfent entrer dans le lit que parle pied.
Je m'attends que beaucoup de Lec- teurs , fe fouvenant que je donne à la femme un talent naturel pour gouver- ner Thomme , m'accuferont ici de con- tradidion ; ils fe tromperont pourtant. Il y a bien de la différence entre s*ar* roger le droit de commander, & gou» verner celui qui commande. L'empire
eir DE VEducation, ipi
de la femme eft un empire de douceur , d*adrelfe & de complaifance ; fes or- dres font des carefTes , fes menaces font des pleurs. Elle doit régner dans la maifon comme un Miniftre dans TÉtat , en fe faifant commander ce qu elle veut faire. En ce fens , il eft conftant que les meilleurs ménages font ceux où la femme a le plus d'autorité. Mais quand elle méconnoît la voix du chef , qu elle veut ufurper fes droits & com- mander elle même , il ne réfulte jamais de ce défordre que mifere , fcandale &; déshonneur.
Refte le choix entre fes égales & fes inférieures , & je crois qu'il y a encore quelque reftridion à faire pour ces dernières; car il cft difficile de trou- ver dans la lie du peuple une époufe capable de faire le bonheur d'un hon» nête-homme : non qu'on foit plus vi- cieux dans les derniers rangs que dans les premiers, mais parce qu^on y a peu d'idée de ce qui eft beau 6c honnête ,
?ip^ É M î L E ,
& que rinjuftice des autres états faît voira celui • ci la juftice dans fes vices même.
Naturellement l'homme ne penfo gucres. Penfer eft un art qu'il apprend comme tous les autres , de même plus difficilement. Je ne connois pour les deux fexes que deux clafîes réellement diftinguées ; l'une des gens qui pcn- fent 5 l'autre des gens qui ne penfcnt point ; & cette différence vient pres- que uniquement de l'éducation. Un homme de la première de ces deux claiTes ne doit point s'allier dans l'au- tre ; car le plus grand charme de h fo- ciété manque à la fienne, iorfqu'ayant une femme il eft réduit à penfer feul. Les gens qui pafTent exadement la vie entière à travailler pour vivre , n'ont d'autre idée que celle de leur tra- vail ou de 'leur intérêt , & tout leur efprit femble être au bout de leurs bras. Cette ignorance ne nuit ni à la probité 5 ni aux mœurs; fouventmérïie *
elle
ou DE l'ÉdUCATIQN. ip^
elle y fert ; fouvent on compofe avec fes devoirs à force d*y réfléchir , & Ton finit par mettre un jargon à la place des chofes. La confcience efl le plus éclairé des Philofophes : on 'n'a pas befoin de favoir les offices de Ciceron pour être homme de bien ; & la fem- me du monde la plus honnête fait peut-être le moins ce que c'eft qu'hon- nêteté. Mais il n*en eft pas moins vrai qu'un efprit cultivé rend feul le com- merce agréable , & c'efl une trifte chofe pour un père de famille qui fe plaît dans fà maifon , d'être forcé de s'y ren- fermer en lui-même , & de ne pou- voir s'y faire entendre à perfonne.
D'ailleprs, comment une femme qui n'a nulle habitude de réfléchir, élè- vera-t-elle its enfans? Comment di{^ cernera-t-elle ce qui leur convient ? Comment les difpofera-t-elle aux ver- tus qu'elle ne connoît pas, au mérita dont elle n'a nulle idée ? Elle ne faura que les flatter ou les menacer , les Tom. W. l
1^4 É M I L s ^
rendre Infoîcns ou craintifs; elle en fera des finges maniérés ou d'étourdis polifTons , jamais de bons efprits ni des cnfans aimables.
Il ne convient donc pas à un hom- me qui a de l'éducation de prendre une femme qui n'en ait point , ni par conféquent dans un rang où l'on ne fauroit en avoir. Mais j'aimerois en- core cent fois mieux une fille fimple & grofïierement élevée , qu'une fille favante & bel-efprit , qui viendroit éta- blir dans ma maifon un tribunal de Littérature dont elle fe feroit la pré- fidente. Une femme bel - efprit efl le iléau de fon mari , de fes enfans , de fes amis , de fes valets , de tout le monde. De la fublime élévation de fon beau génie , elle dédaigne tous fes de- voirs de femme , & commence tou- jours par fe faire homme à la manière de Mademoifelle de l'Enclos. Au-de- hors elle eft toujours ridicule Se très- juftement critiquée , parce qu'on ne
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peut manquer de Têtre aufli-tôt qu'on fort de fon état , & qu*on n'efl point fait pour celui qu'on veut prendre. Toutes ces femmes à grands talens n'en impofent jamais qu'aux fots. On fait toujours quel eft Tartifte ou Tami qui tient la plume ou le pinceau , quand elles travaillent. On fait quel efl le difcret homme de lettres qui leur dide en fecret leurs oracles. Toute cette charlatannerie eft indigne d'une hon- nête femme. Quand elle auroit de vrais talens , fa prétention les aviliroit. Sa dignité efl: dctre ignorée : fa gloire eft dans Teftime de fon mari ; (qs plai - firs font dans le bonheur de fa famille. Leâ:eur , je m'en rapporte à vous-mê- me ; foyez de bonne-foi. Lequel vous donne meilleure opinion d'une femme, en entrant dans fa chambre ^ lequel vous la fait aborder avec plus de refpedl , de la voir occupée à^s tra- vaux de fon fexe , des foins de fon niénage , environnée des hardes de
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(qs enfans, ou de la trouver écrivant àes vers fur fa toilette ^ entourée de brochures de toutes les fortes , & de petits billets peines de toutes les cou- leurs ? Toute fille lettrée reftera fille toute fa vie 5 quand il n'y aura que des hommes fenfés fur la terre :
Qiiïcns cur nolim te diicere , Gaila ? difert.i es.
Après ces confidérations vient celle de la figure ; c'eft la première qui frap- pe, & la dernière qu'on doit faire , mais encore ne la faut-il pas compter pour rien. La grande beauté me paroît plutôt à fuir quà rechercher dans le mariage. La beauté s'ufe promp- tement par la poiïeflion ; au bout de fix femaines elle n eft plus rien pour- le poffeffeur; mais fes dangers durent autant qu'elle . A moins qu'une belle femme ne foit un ange , fon mari eft *k plus malheureux des hommes ; & quand elle feroit un ange , comment cmpêchera-t-elle qu'il ne foit fans cefTe entouré d'ennemis ? Si Textréme lai^ 4eur n'ctoit pas dégoûtante 3 je la prc^
otr DM l'Éducation, ipy fcrefois à Textréme beauté ; car en peu de tems l'une & l'autre étant nulle pour le mari , la beauté devient un inconvénient , & la laideur un avan- tage : mais la laideur qui produit le dégoût eA le plus grand des malheurs j ce fentimentj loin de s'effacer, augmen- te fans ceffe Se fe tourne en haine, Ceft un enfer qu'un pareil mariage ; il vau- droit mieux être morts qu'unis ainfî,
Defirez en tout la médiocrité, fans en excepter la beauté mcme. Une fi- gure agréable &: prévenante , qui n'inf- pire pas l'amour, mais la bienveuillan- ce , efl: ce qu'on doit préférer ; elle c(ï Tans préjudice pour le mari , & l'a- vantage en tourne au profit commun. Les grâces ne s'ufent pas comme la beauté ; elles ont de la vie , elles fe renouvellent fans cefie ; & au bout de :rente ans de mariage , une honnête :emme avec des grâces, plaît à fon mari :omme le premier jour.
Telles font les réflexions qui m'ont
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ip8 Emile,
déterminé dans îe choix de Sopîiîe, Élevé de la Nature, ainfi qu'Emile, elle cil faite pour lui plus qu aucune autre ; elle fera la femme de Thomme. Elle efl: fon égale par la nalifance & par le mérite , fon inférieure par la fortune. Elle n'enchante pas au premier coup- <i'œil 5 mais elle plaît chaque jour da- vantage. Son plus grand charme n'a- git que par dégrés , il ne fe déploie que dans l'intimité du commerce , & fon mari le fentira plus que perfonne au monde ; fon éducation n'eft ni bril- lante ni négligée; elle a du goût fans étude 5 des talens fans art , du juge-» ment fans connoilTances. Son efprit ne fait pas 5 mais il efl: cultivé pour ap-» prendre ; c'eft une terre bien préparée qui n'attend que le grain pour rappor- ter. Elle n'a jamais lu de livre que Bar- rême, & Télémaque qui lui tomba par hazard dans les mains -, mais une fille capable de fe paflionner pour Télé- maque 5 a-t-elle un cceur fans fentiment
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& un efprit fans délicateiTe ? O TaU mable ignorance ! Heureux celui qu'on deftine à l'inllruire ! Elle ne fera point le Profeiïeur de Ton mari , mais foa difciple ; loin de vouloir TafFujettir à ks goûts , elle prendra les fiens. Elle vaudra mieux pour lui que fî elle étoit favante : il aura le plaiCr de lui tout cnfeigner. Il efl tems , enfin , qu'ils fe voyent ; travaillons à les rapprocher. Nous partons de Paris trifles & rê- veurs. Ce lieu de babil n'efi: pas notre .centre. Emile tourne un œil de dé- dain vers cette grande ville & dit avec dépit ; que de jours perdus en vaines recherches ! Ah ! ce n'efl pas là qu'efl l'époufe de mon cceur : mon ami y vous le faviez bien ; mais mon tems ne vous coûte guère , & mes maux vous font peu fouffrir. Je le re- garde fixement & lui dis fans m'émou- voir : Emile , croyez-vous ce que vous dites? A l'inftant il me faute au cou tout confus , & me ferre dans ks bras
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fans répondre. Ceft toujours fa réponfe, quand il a tort*
Nous voici par les champs en vrais Chevaliers errans ; non pas comme eux cherchant les aventures : nous les fuyons , au contraire , en quittant Pa- ris ; mais imitant affez leur allure errante , inégale , tantôt piquant des deux 5 Se tantôt marchant à petits pas. 'A force de fuivre ma pratique , on en aura pris enfin l'efprit ; & je n*imagi- ne aucun Lec5leur encore afTcz prévenu par les ufages , pour nous fuppofer tous deux endormis dans une bonne chaife de pofte bien fermée , marchant fans rien voir , (ans rien obferver, rendant nul pouj: nous l'intervalle du départ à l'arrivée , &, dans la vitefTe de notre marche 5 perdant le tems pour le mé- nager.
Les hommes difent que la vie eft courte , & je vois qu'ils s'efforcent de la rendre telle. Ne fâchant pas rem- ployer, ils fe plaignent de la rapidité
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du tems; & je vois qu il coule trop len- tement a leur gré. Toujours pleins de Tobjet auquel ils tendent , ils voient à regret l'intervalle qui les en fépare : l'un voudroit être à demain , l'autre au mois prochain , l'autre à dix ans de-là; nul ne veut vivre aujourd'hui; nul n'eft content de l'heure préfente , tous la trouvent trop lente à palfer. Quand ils fe plaignent que le tems coule trop vite , ils mentent ; ils paie- roient volontiers le pouvoir de Tac- célerer. Ils emploieroient volontierii leur fortune à confumer leur vie en- tière ; & il n'y en a peut-être pas uni qui n'eût réduit fes ans à très-peu d'heures , s'il eût été le maître d'en ôter au gré de Ton ennui celles qui lui étoient à charge , 6c au gré de fon impatience celles qui le fépaxoient du moment défiré. Tel pafTc la moitié de fa vie à fe rendre de Paris à Verfailles ^ de Verfailles à Paris, de la ville à la campagne , de la campagne à la villes
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& d'un quartier à Tautre , qui ferolt fort embarrafTé de Tes heures, sï\ n*a- voit le fecret de les perdre ainfî , & qui s*éloigne exprès de Tes affaires pour s*occuper à les aller chercher : il croit gagner le tems qu il y met de plus , & dont autrement il ne fauroit que faire , ou bien , au contraire , il court pour courir , ic vient en pofte fans autre objet que de retourner de même. Mor- tels 5 ne cefTerez-vous Jamais de ca- lomnier la Nature ? Pourquoi vous plaindre que la vie eft courte, puif-^ qu^elle ne Teft pas encore aiïez à vo- tre gré? S'il eft un feul d'entre vous qm fâche mettre aiTez de tempérance à fes defîrs pour ne jamais fouhaiter ^ue le tems s'écoule , celui-là ne l'ef- timera point trop courte. Vivre & jouir feront pour lui îa même chofe ; èc dût-il mourir jeune , il ne mourra ^ue rafïafié de jours.
Quand je n^aurois que cet avantage dans ma méthode ^ par cela feul il k
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faudroit préférer à toute autre. Je n'ai point élevé mon Emile pour défirer ni pour attendre , mais pour jouir ; & quand il porte ^QS defirs au-delà du préfent , ce n'efl point avec une ar- deur aflez ifnpétueufe pour être im-- portuné de la lenteur du tems. Il ne jouira pas feulement du pîaifir de dé- firer 5 mais de celui d*aller à Tobjet qu'il défîre; 6«: fes pafïions font telle- ment modérées , qu'il eft toujours plus o\X il eft , qu'où il fera.
Nous ne voyageons donc point en couriers , mais en voyageurs. Nous ne fongeons pas feulement aux deu>x termes , mais à l'intervalle qui les fépa- re. Le voyage même eft un plaifir pour nous. Nous ne le f^iifons point triftemeat aflis & comme emprifonnés dans une petite cage bien fermée. Nous ne voya- geons point dans la molleffe &: dans le repos des femmes. Nous ne nous ôtons ni le grand air, ni la vue à.iis objets qui nous environnent ;, ni la commodité
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A04 Emile,
de les contempler à notre gré, quand il nous plaît. Emile n'entra jamais dans une chaife de porte , & ne court guère en pofte , s'il n'eft prefTé. Mais de quoi jamais Emile .peut-il être prefTé ? D'une feule chofe , de jouir de la vie. Ajouterai-je , & de faire du bien , quand il le peut ? Non; car cela même efl jouir de la vie.
Je ne conçois qu'une manière de voyager plus agréable que d'aller à cheval ; c'eil: d'aller à pied. On parc à fon moment , on s'arrête à fa vo- lonté, on fait tant & fi peu d'exercice qu'on veut. On obferve tout le pays j ©n fe détourne à droite , à gauche ; on examine tout ce qui nous flatte ; on s'arrête à tous les points de vue. Ap- perçois-je une rivière, je la côtoie : wn bois touffu , je vais fous fon ombre r une grotte , je la vifite : une carrière , j'examine les minéraux. Par-tout où je me plais, j'y refte. A l'inftant que je m'ennuie , je m'en vais. Je ne dépendît
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RÎ àts chevaux ni du portillon. Je n'aî pas befoin de choi(ir des chemins tout faits , 6.QS routes commodes , je pafTe par-tout où un homme peut palTer ; je vois tout ce qu*un homme peut voir, te, ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute la liberté dont un Kom-- me peut jouir. Si le mauvais tems m'ar- rête & que Tennui me gagne , alors je prends à^s chevaux. Si je fuis las ... ♦^ mais Emile ne fe lalTe guère ; il eft robufîe. Et pourquoi fe lafferoit-il ? Il n'eft point prefTé. S^il s'arrête , com- ment peut-il s'ennuyer ? Il porte par- tout de quoi s'amufer. Il entre chez un maître , il travaille ; il exerce fe^^ bras pour repofer fes preds.
Voyager à pied , c'eft voyager comme Thaïes , Platon , Pythagore. J'ai peine à comprendre comment un Philofophe peut fe réfoudre à voyager autrement, tk s'arracher à l'examen d^s richeffes qu'il foule aux pieds, & que la terre prodigue à fa vue. Qui eft - ce qui'^
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aimant un peu TAgriculture, ne veut pas connoître lés produdions particu- lières au climat des lieux qu'il tra- verfe , & la manière de les cultiver? Qui eft-ce qui, ayant un peu de goût pour rhiftoire naturelle , peut fe ré^ foudte à paffer un terrein fans Texa- miner, un rocher fans Técorner, àQ% montagnes fans herborifer , des caiU loux fans chercher des foiîlles ? Vos Phi-lofophes de ruelles étudient Thlf- toire naturelle dans des cabinets ; ils ©nt ^Qs colifichets , ils favent des noms & n ont aucune idée de la Nature. Mais le cabinet d'Emile eft plus riche que ceux des Rois ; ce cabinet eft la terre entière. Chaque ehofe y eft à fa place i le Natura lifte qui en prend foin a ran- gé le tout dans un fort bel ordre ; d' Au- b en ton ne feroit pas mieux.
Combien de plaifirs différens on: rallèmble par cette agréable manière de voyager ! fans compter la fanté quL s'affermit, l'humeur qui s'égaye^ J'ai
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toujours vu ceux qui voyageoient dans de bonnes voitures bien douces , rê- veurs, triftes, grondans ou fouffrans» & les piétons toujours gais , légers , & contens de tout. Combien le cœur rit y quand on approche du gîte ! Combien UQ repas groflier paroît favoureux ! Avec quel plaifir on fe repofe à table ! Quel bon fommeil on fait dans un mau- vais Ht î Quand on ne veut qu'arriver ^ on peut courir en chaile de pcfte; mais quand on veut .voyager , il faut aller à pied.
Si , avant que nous ayons fait cin- quante lieues de la manière que j'ima- gine 5 Sophie n eft pas oubliée , il faut que je ne fois guère adroit , ou qu'Emile foit bien peu curieux ; car avec tant de connoifTances élémentaires , il eft diffi- cile qu'il ne foit pas tenté d'en acquérit davantage. On n'efi: curieux qu à pro- portion qu'on eft inftruit ; il fait précifement allez pour vouloir ap-r preixire,. . > '
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Cependant un objet en attire uïî autre , & nous avançons toujours. J'ar mis à notre première courfe un terme éloigné : le prétexte en eft facile ; en^ fortant de Paris , il faut aller chercher une femme au loin.
Quelque jour, après nous être éga-' rés plus qu'à Tordinaire dans des val- lons , dans àits montagnes où l'on n'ap- perçoit aucun chemin , nous ne favoas retrouver le nôtre. Peu nous importe ,- tous chemins font bons , pourvu qu on arrive : mais encore faut -il arriver, quelque part , quand on a faim. Heu- reufement nous trouvons un payfan; qui nous mène dans fa chaumière » nous mangeons de grand appétit foa maigre dîner. En nous voyant fî fati- gués , fi affamés , il nous dit : fi le bon> Dieu vous eût conduits de l'autre côté de la colline , vous eufïiez été mieux reçus.,... vous auriez trouvé une maifon de paix .... de:» gens {\ chari- tables , , , . de fi bonnes gens !. . .. . Ils
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n'ont pas meilleur cceur que moi; mais ils font plus riches , quoiqu'on dife qu'ils l'étoient bien plus autre- fois .... Ils ne pâtiffent pas , Dieu merci ; & tout le pays fe fent de ce qui leur refte.
A ce mot de bonnes gens , le cceur du bon Emile s'épanouit. Mon ami, dit -il en me regardant , allons à cette maifon , dont les maîtres font be'nis dans le voifinage : je ferois bien ai(e de les voir; peut-être feront-ils bien aifes de nous voir aulîi. Je fuis fur qu'ils nous recevront bien : s'ils font à^s nô- tres , nous ferons des leurs.
La maifon bien indiquée , on part , ©n erre dans les bois ; une grande pluie nous furprend en chemin , elle nous retarde fans nous arrêter. Enfin l'on fe retrouve , & le foir nous arri- vons à la maifon défignée. Dans le hameau qui l'entoure , cette feule mai- fon 5 quoique fimple , a quelque ap- parence > nous nous préfentons , nous
SLio Emile,
demandons rhofpitalité : Ton nous fait parler au maître ; il nous qucftion- ne 5 mais poliment ; fans dire le fujet de notre voyage , nous difons celui de notre détour. Il a gardé de fon ancien- ne opulence la facilité de connoîtrc l'état des gens dans leurs manières • quiconque a vécu dans le grand mon- de fe trompe rarement là-deffus ; fur ce palTeport nous fommes admis.
On nous montre un appartement fort petit j mais propre & commode ; on y fait du feu , nous y trouvons du iinge , des nippes , tout ce qu il nous faut. Quoi ! dit Emile tout furpris , on diroit que nous étions attendus. O que le payfan avoit bien raifon ! Quelle attention , quelle borté, quelle prévoyance , de pour des inconnus l Je crois être au tems d'Homère. Soyez fenfîble à tout cela , lui dis-je : mais ne vous en étonnez pas ; par «tout où les étrangers font rares , ils font bien venus j rien ne rend plus hofpitalier
ou DE l'Éducation. 211
que de n'avoir pas fouvent befoin de rétre : c'eil l'affluence ^qs hôtes qui dé- truit rhofpitalité. Du tems d'Homère on ne voyageoit guère , &' les voya- geurs étoient bien reçus par - tout. Nous fommes peut - être les feuls paiïagers qu'on ait vus iei de toute Tannée. Nam- porte 5 reprend - il , cela même eft un éloge 5 de favoir fe pafTer d'hôtes , & de les recevoir toujours bien.
Sèches &: rajuftés, nous allons re- joindre le maître de la maifon ; il nous préfente à fa femme ; elle nous reçoit , non pas feulement avec poli- tt^Q , mais avec bonté. L'honneur de fes coups - d'ceil eft pour Emile. Une mère dans le cas où elle eft , voit ra- rement fans inquiétude , ou du moins fans curiofité , entrer chez elle un hom- me de cet âge.
• On fait hâter le fouper pour Ta- mour de nous. En entrant dans la falle à manger nous voyons cinq cou- verts 5 nous nous plaçons , il en refit
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un vuide. Une jeune perfonne entre , fait une grande révérence , & s'alîîed modeflement fans parler. Emile , oc- cupé de fa faim ou de {q% réponfes, la falue , parle &: mange. Le principal objet de fon voyage eft aufli loin de fa penfée, qu'il fe croit lui-même en- core loin du terme. L'entretien roule fur Tégarement de nos voyageurs. Mon-, fieur , lui dit le maître de la maifon , vous me paroifTez un jeune homme ai- mable & fage ; bc cela me fait fonger que vous êtes arrivé ici , votre Gou- verneur & vous 5 las & mouillés , com- me Télémaque & Mentor dans Tlfle de Calyp[b. Il efl vrai, répond Emile ^ que nous trouvons ici Thofpitalité de Calypfo. Son Mentor ajoute ; & les charmes d'Eucharis. Mais Emile con- noît rOdyiïee, & n'a point lu Télé- maque; il ne fait ce que c'eft qu'Eu- charis. Pour la jeune perfonne , je la vois rougir jufqu aux yeux , les baifTer fur fon afïiette, & n'ôfer foufiBer. La
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inere , qui remarque fon embarras , fait figne au père , & celui-ci change de converfation. En parlant de fa foli- tude , il s'engage infenfiblement dans le récit dQS évènemens qui l'y ont con- finé ; les malheurs de fa vie , la conf^ tance de fon cpoufe , les confolations qu'ils ont trouvées dans leur union , la vie douce & paifible qu'ils mènent dans leur retraite , & toujours fans dire un mot de la jeune perfonne ; tout cela forme un récit agréable & touchant , qu'on ne peut entendre fans intérêt. Emile ému , attendri , cefTe de manger pour écouter. Enfin, à l'endroit où le plus honnête des hom- mes , s'étend avec plus de plaifir fur l'attachement de la plus digne des fem- mes, le jeune voyageur , hors de lui, ferre une main du mari qu'il a fai- fie, & de Tautre prend au(îi la main de la femme , fur laquelle il fe pen-r che avec tranfport , en l'arrofant de pleurs, La naïve vivacité du jeune
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homme enchante tout le monde : maïs la fille 5 plus fenfible que perfonne à cette marque de fon bon cœur , croît voir Télémaque afFedé des malheurs dePhiloflete.Eîle porte à la dérofbée les yeux fur lui pour mieux examiner fa fi- gure 5 elle n'y trouve rien qui démentie la comparaifon. Son air aifé a de la li- berté fans arrogance ; fes manières font vives fans étourderie ; fa fenfibilité rend fon regard plus doux , fa phy- iionomie plus touchante :Ja jeune per- fonne^jle voyant pîeurerjell: prête à mêler {qs larmes aux fiennes. Dans un fi beau prétexte , une honte fecrette la retient : elle fe reproche déjà les pleurs prêts à s'échapper de fes yeux , comme s'il étoit mal d'en verfer pour fa famille.
La mère-, qui, Ahs le commencement du fouper j n'a ceiTé de veiller fur elle , voit fa contrainte , & l'en dé- livre 5 en l'envoyant faire une com- mifïîon. Une mirmte après , la jeune fille rentre , mais fi mal remife qu«
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fon défordre efl: vifible à tous les yeux. La merc lui dit avec douceur ; So- phie, remettez -vous; ne cefTerez-vous point de pleurer les malheurs de vos parens ? Vous qui les en confolez , n'y foyez pas plus fenfible qu*eux-mêmes.
A ce nom de Sophie, vous eufliez vu trélTdiîlir Emile. Frappé d*un nom {1 cher , il fe réveille en furfaut . $c jette un regard avide fur celle qui Y 6k porter. Sophie , ô Sophie ! eft-ce -vous que mon cœur cherche ? Efl-ce vous que mon cœur aime? Il robfer-^ ye 5 il la contemple avec une forte de crainte & de défiance. Il ne voit point cxadement la figure qu'il s'étoit pein- te ; il ne fait fi celle qu'il voit vaut tnieux ou moins. Il étudie chaque trait , il épie chaque mouvemefit , cha- que gefte , il trouve à tout mille in- terprétations confufes ; il donneroit la ijîoitié de fa vie pour qu'elle voulût dire un feul mot. Il me regarde in- tjuiet 6c troublé ; fes yeux me font à
SI'6 E M I L E i
ia fois cent queftions , cent reproches. Il femble me dire à chaque regard : guidez -moi, tandis qu-il efl tems : fi mon cœur fe livre & fe trompe , je n*en reviendrai de mes jours.
Emile efl rhomme du monde qui fait le moins fe déguifer. Comment fe déguiferoit - il dans le plus grand trou- ble de fa vie , entre quatre fpedateurs qui l'examinent , & dont le plus dif- trait en apparence , cil: en effet le plus attentif? Son défordre n'échappe point aux yeux pénétrans de Sophie ; les iîens rinftruifent de refte qu elle en eft Tobjet : elle voit que cette inquiétude n'eft pas de Tamour encore , mais qu'importe ? Il s'occupe d'elle , & cela fuifit ; elle fera bien malheureufe , s'il s'en occupe impunément.
Les mères ont des yeux comme leurs iilles , & Texpériençe de plus, La mère de Sophie fourit du fuccès de nos pro- jets. Elle lit dans les cœurs à^s deux jeunes gens; elle voit qu'il efl tems de
fixer
fixer celui du nouveau Télémaque ; elle fait parler fa fille. Sa fille , avec fa douceur naturelle , répond d'un ton ti- mide, qui ne fait que mieux fon effet. Au premier fon de cette voix , Emile e([ rendu ; c'eft Sophie, il n'en doute plus. Ce ne la feroit pas , qu'il feroit trop tard pour s'en dédire.
C'efl alors que les charmées de cette fille enchanterefTe vont par torrens à
. fon cœur , k qu'il commence d^avaler à longs traits le poifon dont elle l'enivre. Il ne parle plus , il ne répond plus , il ne voit que Sophie , il n'entend que Sophie : il elle dit un mot , il ouvre la bouche ; fi elle baifTe les yeux , il les bai/Te ; s'il la voit refpirer , il foupire ; c'eft l'ame de Sophie qui paroît l'animer. Que la fienne a changé dans peu d'inf« tans ! Ce n'eft plus le tour de Sophie de trembler ; c'ell: celui d'Emile. Adieu la liberté , la naïveté , la franchife.
[^ Confus, embarraffé , craintif, il n'ôfe plus regarder autour de lui , de peur de Tome If^, K
tlB É M J L E ^
voir qu'on le regarde. Honteux de fe îaifTer pénétrer , il voudroit fe rendrç invifible à tout le monde , pour fe raf^ fafier de la contempler (ans être obfer* vé. Sophie , au contraire , fe rafTûre de la crainte d'Emile ; elle voie fon triom- phe , elle en jouit.
Nol moftra già , benche in fuo cor ne rid^.
Elle n'a pas changé de contenance ; mais 5 malgré cet air modcfte , & ces yeux baiiïes , fon tendre cœur palpite de joie , & lui dit que Télémaque eft trouvé.
Si j'entre ici dans Fhifloire trop naï- ve & trop (impie, peut-être, de Ieur$ innocentes amours , on regardera ces détails comme un jeu frivole ; & l'on aura tort. On ne confiderc pas affez l'influence que doit avoir la première liaifon d'un homme avec une femmç dans le cours de la vie de l'un & de l'autre. On ne volt pas qu'une pre* miere impreiîion , aufîi vive que celle de l'amour ou du penchant qui tient
oir r>E VÉducation. ïsip
fa place , a de longs effets dont o\\ n*apperçoit p'^int la chaîne dans le pro- grès des ans ^ mais qui ne cefTent d'a- gir jufqu'à la mort. On nous donne dans les Traités d'éducation de grands verbiages inutiles & pédantefques fur tes chimériques devoirs ^qs enfans ; & Ton ne nous dit pas un mot de la par- tie la plus importante & la plus diffi- cile de toute l'éducation : favoir la "rrife qui fert de pafîage de l'enflmce à l'état d'homme. Si j'ai pu rendre ces efTais utiles par quelque endroit , ce fera fur - tout pour m^ être étendu fort au long fur cette partie effentielle (Cmife par tous les autres , te peur ne m'être point laifTé rebuter dans cette entreprife par de faufles délicatefîes , ni effrayer par àts difficultés de lan- gue. Si f ai dit ce qu'il faut faire , jV dit ce que j'ai dû dire : il m'importe fort peu d'avoir écrit un Roman. C'eft un affez beau Roman que celui de la Nature humaine. S'il ne fe trouve que
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dans cet écrit , efl-ce ma faute ? Ce de-» vroit être Thiftoire de mon efpece: vou$ qui la dépravez , c'eft vous qui faites un Roman de mon Livre.
Une autre confidération , qui ren- force la première , eft quil ne s'agit pas ici d'un jeune homme livre dès j'enfance à la crainte , à la convoitife , à l'envie , à l'orgueil , & à toutes le$ paillons qui fervent d'inflrument aujç éducations communes ; qu'il s'agit 4'un jeune homme dont c'eft ici, non- feulement le premier amour , mais la première paflîon de toute efpece ; que, de cette paflion , Tunique , peut - être qu'il fentira vivement dans toute fa vie , dépend la dernière forme que doit pren- dre fon caradcre. Ses manières de pen- Xer 3 fes fentimens , i^s goûts fixés par 'une palTion durable , vont acquérir une confiftançe qui pe leur permettra plus de s'altérer.
On conçoit qu'entre Emile & moi , la mût qui fuit une pareille foirée ne
ou DE l'Éducation. 221
fe pâfTe pas toute à dormir. Quoi donc! la feule conformité d'un nom doitr- elle avoir tant de pouvoir fur un hom- me fage ? N'y a- 1 - il qu'une Sophie au monde ? Se reiïemblent - elles toutes d'ame comme de nom ? Toutes celles qu'il verra font-elles la fienne ? Eft - il fou, de fe paflîonner ainfi pour une in- x:onnue a laquelle il n'a jamais parlé ? Attendez , jeune homme ; e^^alninez , obfervez. Vous ne favez pas même en- core chez qui vous êtes ; &: à vous en- tendre , on vous croiroit déjà dans votre ■maifon.
: Ce n'eft pas le tems Aqs leçons ^ & 'celles-ci ne font pas faites pour être ■écoutées. Elles ne font que donner au •jeuae homme un nouvel intérêt pour Sophie 3 par le defïr de juflifier fon penchant. Ce rapport des noms , cette •rencontre qu'il croit fortuite , m.a ré- serve même , ne font qu'irriter fa vi- vacité : déjà Sophie lui paroît trop
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cftimable potir qu il ne foit pas sûr de ;rae la faire aimer.
Le matin , je me doute bien que dans fon mauvais, habit de voyage , Emile tâchera de fe mettre avec plus de foin. Il n*y manque pas : mais je ris de fon empreiïèment à s'accommoder du linge de la maifon. Je pénètre fa penfée ; j'y lis avec plaifir qu'il cher- che , vn fe préparant des reftitutions » éts échanges , à s^établir une efpece de correfpondance qui le mette en droit à^y renvoyer & d'y revenin
Je m'étois attendu de trouver So-" phie un peu plus ajuflée auiÏÏ de fon côté; je me fuis trompé. Cette vulgaire coquetterie eft bonne pour ceux à qui l'on ne veut que plaire. Celle du vé- ritable amour elî plus rafinée ; elle a bien d'autres prétentions. Sophie ed mife encore plus {împlement que la veille , & même plus négligemment ^ quoiqu'avec une propreté touj urs fcru-^ puleuie, Je ne vois de la coquetterie
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dans cette négligence , que parce que j'y vois de Taffeétation. Sophie fait bien qu'une parure plus recherchée eft une déclaration ; mais elle ne fait pas qu'une parure plus négligée en el^ une autre -^ elle montre qu'on ne fe contente pas de plaire par Taiuftement , qu'on veut plaire aufîî par la perfonne. Eh ! qu'im- porte à l'amant comment on foit mife , pourvu qu'il voye qu*on s'occupe de lui ? Déjà sûre de Ton empire , Sophie ne fe borne pas à frapper par fes char- mes les yeux d'Emile , fi fon carur ne va les chercher ; il ne lui fuffit plus qu'il les voye , elle veut qu'il les fup- pofe. N*en a-t-il pas aiïèz vu pour être obligé de deviner le refte?
Il ed à croire que , durant nos entre- tiens de cette nuit , Sophie & fa mère n'ont pas non plus reflé muettes. II y a eu des aveux arrachés , des inOruc- tions données. Le lendemain on fe rafTemble bien préparés. Il n'y a pas douze heures que nos jeunes gens fe
224 Emile,
font vus ; ils ne fe font pas dit encore un feul mot , & déjà f on voit qu'ils s'entendent. Leur abord n eft pas fa- milier ; il eft embarrafTé, timide ; ils ne fe parlent point s leurs yeux baifles fem.blent s'éviter , & cela même eft un figne d'intelligence : ils s'évitent ^ mais de concert ; ils fentent déjà le befoin du myftère, avant de s'être rien ^it. En partant , nous demandons la permilîion de venir nous - mêmes rap- porter ce que nous emportons. La bou- che d'Emile demande cette permilîion au père, à la mère , tandis que fes yeux inquiets tournés fur la fille , la lui de- mandent beaucoup plus inftamment. Sophie ne dit rien , ne fait aucun ligne, ne paroi t rien voir , rien entendre ; mais elle rougit , & cette rougeur efl: uns réponfe encore plus claire que celle de fes parens.
On nous permet de revenir , fans, nous inviter à refter. Cette conduite cfl convenable j on donne le couvert
ou DE l'Education. 2.2^
à des paffans embarraiïes de leur gîte : mais il n'eil: pas décent qu'un amant couche dans la maifon de fa maitrefTe,
A peine fommes-nous hors de cette maifon chérie , qu'Emile fonge à nous établir aux environs ; la chaumière la plus voifine lui femble déjà trop éloi- gnée. Il voudroit coucher dans les fof- fés du Château. Jeune étourdi ! lui d^s- je 5 d'un ton de pitié , quoi ! déjà la paiTion vous aveugle ! Vous ne voyez déjà plus ni les bienféances ni la raifon | Malheureux ! vous croyez aimer , & vous voulez déshonorer votre maitrefle! Que dira - t - on d'elle , quand on faura qu'un jeune homm.e qui fort de fa maifon couche aux environs ? Vous l'aimez , dites - vous ! Efl: - ce donc à vous de la perdre de réputation ? Eft- ce - là le prix de l'hofpitalité que Ïq^ parens vous ont accordée ? Ferez-vous . l'opprobre de celle dont vous atten- dez votre bonheur? Eh! qu'importent, répond - il avec vivacité , les vains
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difcours àQs hommes & leurs injufîes foupçons ? Ne m'avez - vous pas ap- pris vous - même à n'en faire aucun cas ? Qui fait mieux que moi combien f honore Sophie , combien je la veux jefped:er ? Mon attachem.ent ne fera point fa honte , il fera fa gloire , il fera digne d'elle. Quand mon cœur & mes foins lui rendront par-tout l'hom- mage qu'elle mérite , en quoi puis - je foutrager ? Cher Emile, reprends -je en l'embralTant , vous raifonnez pour vous y apprenez à raifonner pour elle» Ne comparez point l'honneur d'un fexe à celui de l'autre ; ils ont des principes tout différens. Ces principes font éga^ lement folides & raifonnables ; parce qu'ils dérivent également dô la Nature ^ & que la même vertu qui vous fait méprifer pour vous les difcours des hommes , vous oblige à les refpeder pour votre maitreffe. Votre honneur €Ô en vous feul > & le fîen dépend d'autrui, Le négliger 3 feroit bleflèr le
ciT DE l'Éducation» 227
vôtre même ; &: vous ne vous rendez point ce que vous vous devez , fi vous êtes caufe qu'on ne lui rende pas ce qui lui efl dû.
Alors lui expliquant les raifons de ces différences, je lui fais fentir quelle injuflice il y auroit à vouloir les comp- ter pour rien. Qui eft - ce qui lui a: dit qu'il fera Tépoux de Sophie , elle dont il ignore les fentimens , elle dont le cœur ou les parens ont peut - être des engageniens antérieurs , elle qu*il ne connoît point , & qui n'a peut - être avec lui pas une Ats convenances qui peuvent rendre un mariage heu- reux ? Ignore - 1 - il que tout fcandaîe eft pour une fille une tache indélé- bile , que n'efface pas même fon maria- ge avec celui qui l'a caufé ? Eh! quel efl: l'homme fenfible qui veut perdre celle qu'il aime ? Quel eft l'hcnnête* homme qui veut faire pleurer à jamais à une infortunée îe malheur de lui avoir plû ?
aiS È M I L E ^
Le jeune homme , effrayé à^^ con*- féquences que je lui fais envifager , 5c toujours extrême dans (qs idées, croit déjà n'être jamais affez loin du féjour de Sophie : il double le pas pour fuir plus^ promptement ; il regarde autour de nous £ nous ne fommes point écoutés ; il facrifieroit mille fois Ton bonheur à rhonneur de celle qu'il aime ; il aime- roit mieux ne la revoir de fa vie que de lui caufer un feul déplaifir. C'efl le premier fruit des foins que j'ai pris dès- fa jcuneffe de lui former un cœur qui' fâche aimer^
- Il s'agit donc de trouver un afyle éloigné , mais à portée. Nous cher- chons , nous nous informons ; nous apprenons qu'à deux grandes lieues eft une ville ; nous allons chercher à nous y loger , plutôt que dans à^s vil- lages plus proches où notre féjour de- viendroit fufped. C'eft - là qu'arrive enfin le nouvel amant plein d'amour, d'efpoir^ de joiej 6c fur -tout de bons
GU DS 1?ÈdVCATION, 2.2C^
fentîmens ; & voilà comment, dirigeant peu-à-peu fa pailion naifTante vers ce qui efi: bon & honnête , je dirpofe infen- fîblement tous Tes penchans à prendre le mcme pli.
J'approche du terme de ma carriè- re ; je l'apperçois déjà de loin. Tou- tes les grandes difficultés font vain- cues 5 tous les grands obftacles font furmontés ; il ne me refte plus rien de pénible à faire que de ne pas gâter mon ouvrage, en me hâtant de le con- fommer. Dans l'incertitude de la vie humaine , évitons fur - tout la faufïè prudence d'immoler le préfent a l'a- venir ; c'eft fouvent immoler ce qui; eft , à ce qui ne fera point. Rendons l'homme heureux dans tous les ^ges , de peur qu*après bien des foins , il ne meure avant de l'avoir été. Or, s'il eft un tems pour jouir de la vie , ceft affurément la fin de Tadolefcen- ce 5 où les facultés du corps .8c de. l'ame ont acquis leur plus grande vt-
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gueur, 8c où l'homme, au milieu de Tsè. eourfe , voit de plus loin les deux ter- mes qui lui en font fentir la brièvetés Si l'imprudente JeuneiTe fe trompe , ce n'eft pas en ce qu'elle veut jouir ; c'eft en ce qu'elle cherche la jouiffance où elle n'eft point, & qu'en s'apprê- tant un avenir miférable , elle ne fait pas même ufer du moment préfent.
Confiderez mon Emile , à vino-t ans pafTés , bien formé, bien confti- tué d'efprit & de corps , fort y fain , difpos y adroit , robufte ^ plein de fens ^^ de raifon , de bonté , d'humanité ^, ayant àes mœurs , du goût , aimant le beau, faifant le bien, libre de l'em- pire des pafîîons cruelles , exempt du joug de Topinion , mais fournis à la. ici de la fageffe , Se docile à la vobc^ de l'amitié , polTedant tous les talens utiles , & plufieurs taîens agréables ^ fe fouciant peu des richeiïès , portant fa relToufçe au bout de (qs bras, &
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n'ayant pas peur de manquer de pain ^ quoi qu'il arrive. Le voilà maintenant enivré d'une paflion naiflànte : fon- cœur s'ouvre aux premiers feux de l'a- mour ; {qs douces iilufions lui font un nouvel univers de délices & de jouii- fance ; il aime un objet aimable , & plus aimable encore par Ton caradère que par fa perfonne ; il efpere, il at- . tend un retour qu'il fent lui être dû ; c'eft du rapport des cœurs , c'eft du concours des fentimens honnêtes , qua s'eft formé leur premier penchant. Ce penchant doit être curable : il fe li^ vre avec confiance , avec raifon mê- me , au plus charmant délire , fans crainte , fans regret ^ fans remords 5 fans autre inquiétude que celle dont le fentiment du bonheur ell infépara- ble. Que peut - il manquer au lien ? Voyez y cherchez , imaginez ce qu'iî lui faut encore , & qu'on puifîè accor- der avec ce qu'il a. Il réunit tous les biens qu'on peut obtenir à la fois »
Sj:» Ê M î t JÊ^
on n*y en peut ajouter aucun qu*aux dépens d'un autre ; il eft heureux au- tant qu'un homme peut l'être. Irai - je en ce moment abréger un deftin fi doux ? Irai - je troubler une volupté fî pure ? Ah ! tout le prix de la vie eft dans la félicité qu'il goûte. Que pour- rois -je lui rendre qui valût ce que je lui 2urois ôté ? Même en mettant le comble à Ton bonheur , j'en détruirois . le plus grand charme. Ce bonheur fu-^ prême efl: cent fois plus doux à efpé- rer qu'à obtenir ; on en jouit mieux quand on l'attend , que quand on le goûte. O bon Emile ! aime y & fois aimé. Jouis long - tems avant que de pofTeder ; jouis à la fois de l'amour &: de l'innocence ; fais ton paradis fur la terre en attendant Tautre : je n'abré" gérai point cet heureux tems de ta vie • j'en filerai pour toi Tenchantement ; je le prolongerai le plus qu'il fera pof- fîble. Hélas ! il faut qu'il finifTe , & qu'il finilTe en peu de tems ; mais je
ou DE l'Education, ^235
ferai du moins qu^il dure toujours dans ta mémoire , & que tu ne te repentes jamais de Tavoir goûté.
Emile n'oublie pas que nous avons des reftitutions à faire. Si -tôt qu'elles font prêtes 5 nous prenons des chevaux, nous allons grand train ; pour cette fois en partant , il voudroit être arrivé. Quand le cœur s'ouvre aux pafTions , il s'ouvre à l'ennui de la vie. Si je n'ai pas perdu mon tems , la lienne entière ne fe pafTera pas ainfi,
Malheureufement la route eft fort coupée te le pays difficile. Nous nous égarons, il s'en apperçoit le premier, &: 5 fans s'impatienter , fans fe plain-^ dre , il met toute fon attention à re- trouver fon chemin; il erre long-tems avant de fe reconnoitie , & toujours avec le même fang - froid. Ceci n'eft rien pour vous , mais c'efl beaucoup pour moi qui connois fon naturel em- , porté: je vois le fruit à^s foins que
;234 Emile,
}*ai mis dès fon enfance à l*endurcit auX
coups de la néceiîité.
Nous arrivons enfin. La réception qu'on nous fait eft bien plus fîmple & plus obligeante que îa première fois ; nous fommes déjà d'anciennes connoifTances. Emile & Sophie fe fa- luent avec un peu e'^embarras , & ne fe parlent toujours point : que fe di- roient-ils en notre préfence ? L'entre-- tien qu'il leur faut n'a pas befoin de témoins. L'on fe promené dans \q jar- din r ce inrcin a pour parterre un po- tager trè:;-lâen entendu , pour parc un verger couvert de grands & beaux ar- bres fruitiers de toute espèce , coupé, en divers fens , de 'clis ruiileaux , & de plates- b'^md es pleines de fleurs. Le beau Heu ! s'écrie Fmiîe, plein de fon Horrtre & touiours dans l'enthoufiaf- mc ; je crois voir le jardin d'Alcinoiisr. La fille voudr(5it favoir ce que c'eft qu Alcinous ^ ôc la mère le demande*- ,
ou DE iJÉdvcation. l^f
Alcinous 5 leur dis -je, étoit un Roi de Corcyre , dont le jardin , décrit par Homère , eft critiqué par dQs gens de goût, comme trop (impie & trop peu paré C 13 )• Cet Alcinolis avoit une
("i;^, c. rn fortant du ''ahis on trouve un vafte prâîn >ï de quatre arpens , enccint & clos cou: à l'en or,. » plante de gnnds arbres fleuris pr^duifanc des poi- »ï res, des pommei de grenade ic d'autres des plus bcl- >î hs -rperes & "' figuiers^ nn doux fruit , & d' s oliviers s» verdoyans. laaia's , durant l'année entière , ces heaujc •t arhrf<: ne rcfttnc fans friik»; : l'hiver & l'été , la douce «t haleine du vent d'bu-ft fait à l.i fois nouer les uns Se » mûrir les autres On voit la poire & la poit:me vi il- r> lir 6c Tech.r fur leur arhre.is figui- far h fi.uier, & »j Ja grappe fur la fo'iche. L^ ^'igî'e inépuisable ne cède « d y porter dV n'iu*faux laifins; on fai»; ruire & con* y» fir- les uns au fliKil Tur une aire, tindis qu'on ta >» vrnd.î"ge o* Hirrei , la'dnt ur la plante ceux qui ibnc M enro'e en- fleur, en ver) s, ou qui commencent à' M noircir. A l'un des bouts, vit uk quartés bien cultivés » & couverts '^e fîmrs tout:' l'.Tnnre (ont i^rnes dt dei-x îj fnntMnes. d;>nt Tune f ft diftribiiee dans tout le )ar- s) din , 5c l'antre , après avoir traverfé le Palais, efl o cnn-'uitc. à un bâtiment élevé dans la ville poiur n nbreuv»;r les C'toy.ns.
Te'.'e e(\ 'a If ripri©n du iar.^în royal d'Alcînoiis au ftptidne 'ivre de l'OvIyfî^e , dnus leanel , à la hontr- de ce vieux rcveur d'H )m'.re & des Pil-ics àf ion tems j. on ne ^'oic ni treillages, uiliimcSi nicafcades, ni boa» Hngrins.
%j6 EmiIm^
fille aimable , qui , la veille qu'un Etranger reçut rhofpitalité chez fon père , fongea qu'elle auroit bientôt un mari. Sophie , interdite, rougit, baifTe les yeux , fe . mord la langue ; on ne peut imaginer une pareille confufion. Le père, qui fe plaît à Taugraenter , prend la parole & dit , que la jeune PrincefTe alloit elle - même laver le lin- ge à la rivière. Croyez- vous, pourfuit- il, qu^elle eût dédaigné de toucher aux ferviettes faîes , en difant qu'elles fen- toient le graillon ? Sophie , fur qui le coup porte , oubliant fa timidité natu- relle, s'excufe avec vivacité; fon papa fait bien que tout le menu linge n'eue point eu d'autre blanchifleufe qu'elle , fi on l'avoit laifTé faire (14), & qu'elle en eût fait davantage avec plaifir, Çi on
le lui eût ordonné. Durant ces mots ,
I
(14! J'avoue que je fais quelque gré à la mère tîeSi- phie de ne lui avoir pas lailTé gârcr dans le favon d"S miins aulïj douces que les Ikaues > & qu'Emile doit bai- ftr il fouveut.
ou DE l'Éducation: n^f
elle me regarde à la dérobée avec une inquiétude dont je ne puis m'empê- cher de rire , en lifant dans fon cœur ingénu les allarmes qui la font parler» I Son père a la cruauté de relever cette ctourderie , en lui demandant d'un ton railleur à quel propos elle parle ici pour elle , & ce qu'elle a de commun avec la fille d'Alcinoiis ? Honteufe & trem- blante elle n'ôfe plus fouffler , ni regar- der perfonne. Fille charmante ! il n'efl plus tems de feindre ; vous voilà dé-»- clarée en dépit de vous. :
Bien - tôt cette petite fcène eft our- bliée ou paroît Tctre , très - heureufc^ ment pour Sophie : Emile eft le feul qui n'y a rien compris. La promenade fe continue , &: nos jeunes gens , qui d'a- bord étoient à nos coté.r , ont peine à fe régler fur la lenteur de notre mar- che ; infenfiblemcnt ils nous précè)- dent , ils s'approchent , ils s'accof- tent à la fin , & nous les voyons aiïaz loin devant nous. Sophie ferabb at-
^^B EMILE y
tentive & pofée , Emile parle & gef- ticule avec feu : il ne paroît pas que Tentretien les ennuie. Au bout d'une grande heure on retourne, on les rap- pelle : ils reviennent , mais lentement à leur tour , & Ton voit qu ils mettent le tems à profit. Enfin ^ tout -à-coup leur entretien cefle avant qu'on foit à portée de les entendre , & ils doublent le pas pour nous rejoindre. Emile nous aborde avec un air ouvert SccarefTanti {qs yeux pétillent de joie ; il les tourne pourtant avec un peu d'inquiétude vers la mère de Sophie pour voir la réception qu'elle lui fera. Sophie n*a pâs , à beaucoup près , un maintien fi dégagé ; en approchant elle femble toute confafe de fe voir tête- à- tête avec un j^une homme , elle qui s'y eil fi fou vent trouvée avec d'autres fan^ en être embarrafTée , &c fans qu'on l'ait jamais trouvé mauvais. Elle fe hâte d'accourir à fa mère , un peu efTjufflée, ^a diilait quelques mots qui ae Cgni-
ou JD£ Z'ÉnUCATION. 2^^
fient pas grand* - chofe , comme pour avoir Tair d'être là depuis long-tems, , A la férénité qui fe peint fur le vi- fage de ces aimables enfans , on voit que cet entretien a foulage leurs jeunes cœurs d'un grand poids. Us ne font pas .moins rélervés l'un avec l'autre , nriais leur réferve eft moins embarraffée. Elle n^ vient plus que du refped: û'É- mile, de la modcftie de Sophie, & de l'honnêteté de tous deux. F mile ôfe !ui adrefîer quelques mots , quelque- \?fois elle ôfe répondre ; mais jamais elle n'ouvre la bouche pour cela fans jeter les yeux fur ceux de (a m.ere. Le changement qui paroît le plus fer lible en elle eft envers moi. Elle me témoi- gne une confidération plus empreffée , elle me regarde avec intérêt , elle me parle affedueuferaent , elle eft atten- tive à ce qui peut me plaire ; jjs vois qu'elle m'honore de fon eftime , & qu'il ne lui eft pas indifférent d'obte- fm la mienn^ç Je comprends qu'Emile
a^Ô E M I L H y
lui a parlé de moi ;. on diroit qu'ils ont déjà comploté de me gagner : il n'en eft rien pourtant, & Sophie elle-même ne fe gagne pas fi vite. Il aura peut- ctre plus befoin de ma faveur auprès d'elle, que delà fîenne auprès de moi, • Couple charmant î • . . En fongeant que le cœur fenfible de mon jeune ami m'a fait entrer pour beaucoup dans fon premier entretien avec fa maitrefTe, je jouis du prix de ma peine; fon ami- iié m'a tout payé.
Les vifites fe réitèrent. Les conver- fations entre nos jeunes gens devien- nent plus fréquentes. Emile , enivré d'amour , croit déjà toucher à fon bon- Jieur. Cependant il n'obtient point d'aveu form.el de Sophie ^ elle l'écoute Se ne lui dit rien. Emile connoît toute fa modeftie ; tant de -retenue l'étonné peu ; il fent qu'il n'cPt pas mal auprès d'elle; il fait que ce font les pères qui jnarient les enfans ; il fuppofe que Sophie attend un ordre de (q$ parens ;
ii
ou DE l'Education^ 241
il lui demande la permilîîon de le folliciter ; elle ne s*y oppofe pas. II m'en parle ^ j'en parle en fon nom , même en fa préfence. Quelle furprife pour lui d'apprendre que Sophie dé- pend d'elle feule , & que , pour le ren- dre heureux, elle n'a qu'à le vouloir! II commence à ne plus rien comprendre à fa conduite. Sa confiance diminue. Il s'allarme , il fe voit moins avancé qu'il ne penfoit l'être , & c'eft alors que l'amour le plus tendte emploie fon langage le plus touchant pour la fléchir.
Emile n'eft pas fait pour deviner ce qui lui nuit : {\ on ne le lui dit , il ne le faura de fes jours , & Sophie eil trop fière pour le lui dire. Les difficuU tés qîîi l'arrêtent feroient l'empre/Te- ment d'une autre ; elle n'a pas oublié les leçons de (qs parens. Elle eft pau- vre ; Emile eft riche , elle le fait. Com- bien il a befoin de fe faire eftimec d'elle ! Quel mérite ne lui faut -il point Tome IF. L
242 Emile,
pour effacer cette inégalité ! Mais com- ment fongeroit-il à ces obûacles ? Emile fait-il s'il eft riche ? Daigne-t-il même s*en informer ? Grâce au Ciel il n'a nul befoin de Tétre , il fait être bienfaifant fans cela. Il tire le bien qu*il fait de fon cœur Se non de fa bourfe. Il donne aux malheureux fon tems , ks foins , fes affedions , fa perfonne ; & dans reftlmation de {qs bienfaits 5 à peine ôfe- 1- il compter pour quelque chofe l'argent qu'il répand fui^ les indigens.
Ne fâchant à quoi s'en prendre de fa dlfgxace , il l'attribue à fa propre faute : car qui ôferoit accufer de ca- price l'objet de {i^s adorations ? L'hu- miliation de l'amour-propre augmente les regrets de l'amour éconduit. II n'approche plus de Sophie avec cette aimable confiance d'un cœur qui fe fent digne du fien; il «11: craintif & tremblant devant elle. Il n'efpere plus la toucher par la tendreffe 5 il chercha
ou DE l'Education, 245
à la fléchir par la pitié. Quelquefois fa pacience le lafle; le dépit efl: prêt à lui fuccéder. i)ophie femble prefTen- tir cet emportement, & le regarde. Ce feul regard le déiarme & rintimlde : il eft plus fournis qu* auparavant.
Troublé de cette réiiflance obAinee & de ce filence invincible , il épanche (ow cœur dans celui de fon ami. Il y dépofe les douleurs de ce cœur navré de trifteffe ; il implore fon afîiftance te Tes confeils. Quel impénétrable myftère ! Elle s'intérelTe à mon fort , je n*en puis douter : loin de m'éviter, • elle fe plaît avec moi. Quand j'arrive, elle m.arque de la joie ; & du regret, quand je pars. Elle reçoit mes foins avec bonté ; mes fervices paroilTent îui plaire ; elle daigne me donner àcs avis 5 quelquefois même dQs ordres. Cependant elle rejette mes follicita- tions 5 mes prières. Quand j'ôfe parler d'union , elle m'impofe imperieufe-* mentiîlence, &, fi j'ajoute un mot^ ellç
544 E M î L E y
me quitte à rinftant. :Par quelle étran- ge raifon veut-elle bien que je fois à elle fans vouloir entendre parler d'être à moi ? Vous qu'elle honore , vous qu'elle aime & qu'elle n'ôfera faire taire , parlez , faites-la parler ; fervez votre ami , couronnez votre ouvrage 5 ne rendez pas vos foins funeftes à votre élève : ah ! ce qu'il tient de vous fera (a mifere , H vous n'achevez fon bon-» heur.
Je parle à Sophie , ^ j'en arrache , avec un peu de peine , un fecret que je lavois avant qu'elle me l'eût dit. J'ob- tiens plus difficilement la permifîion d'en inflruifie Emile ; je l'obtiens en- fin , & j'en ufe. Cette explication le jette dans un étonnement dont il ne peut revenir. Il n'entend rien à cette délicatefTe ; il n'imagine pas ce que à^s écus de plus ou de moins font au caradère &: au mérite. Quand je lui fais entendre ce qu'ils font aux pré- jugés , il fe met à rire; ôc^tranfporté d§
ou DE l'Éducation, 2^j
joie , il veut partir à Tinflant , aller tout déchirer , tout jetter , renoncer à tout , pour avoir rhonneur d'être audi pauvre que Sophie , & revenir digne d'être Ton époux.
Hé quoi ! dis-je en l'arrêtant , Se riant à mon tour de fon impétuofîté, cette jeune tête ne mûrira-t-elle point? &, après avoir philofophé toute votre vie , n'apprendrez- vous jamais à rai- fonner? Comment ne voyez -vous pas qu'en fuivant votre infenfé projet , vous allez empirer votre fituation & rendre Sophie plus intraitable ? Ccft un petit avantage d'avoir quelques biens de plus qu'elle , c'ea feroit un très-grand de les lui avoir tous facri- fiés 5 S: fi fa fierté ne peut fe réfoudre à vous avoir la première obligation , comment fe réfoudroit - elle à vous avoir l'autre ? Si elle ne peut foufFrir qu'un mari puifle lui reprocher de l'avoir enrichie , fouifrira - 1 - elle qu'il puille lui reprocher de s'être appauvri
S^6 É M I z z ,
pour elle ? Eh , malheureux ! trembler qu'elle ne vous foupçonne d'avoir eu ce projet. Devenez au contrafre éco- nome & foigneux pour Tamour d'elle, de peur qu'elle ne vous accufe de vou- loir la gagner par adrelTc , & de lui I facrifier volontairement ce que vous perdrez par négligence.
Croyez-vous au fond que de grands biens lui faiTent peur , que fes oppo- i^tions viennent précifémcnt des ri- chefTes ? Non ^ cher Emile ; elles ont yne caule plus folide & plus grave flans l'effet que prod-jifent ces richef- fes dans famé du pofTefTeur» Elle fait que les biens de la fortune font tou- jours préférés à tout par ceux qui hs ont. Tous les riches comptent l'or avant le mérite. Dans la mife commu- ne de l'argent & des fervices , ils trou- Vent toujours que ceux-ci n'acquittent jamais l'autre , & penfent qu'on leur en doit de refte , quand on a paiTé fa vie à les fervir en mangeant leur pain>
ou r>E l'Éducation, 2^j
Qu*ave2-vous donc à faire , ô Emile , pour la rafTurer fur fcs craintes ^ Faites- vous bien connoître à elle ; ce n'eft pas Taffaire ci*un jour. Montrez -lui dans hs tréfors de votre ame noble de quoi racheter ceux dont vous avez le malheur d'être partagé. A force de conftance & de tems , furmontez fa réfiftance : à force de fentimens grands & généreux , forcez-la d'oublier vos richefles. Aimez-la , fervez-la , fervez {es refpedables parens. Prouvez - lui que ces foins ne font pas l'effet d'une paiTion folle & pafTagere ^ mais des principes ineffaçables gravés au fond de votre cœur. Honorez dignement le mérite outragé par la fortune ; c'efl le feul moyen de le réconcilier avec le mérite qu'il a favorifé.
On conçoit quels tranfports de joie ce difcours donne au jeune -homme; combien il lui rend de confiance & d'efpoir; combien fon honnête cœur fe félicite d*avoir à faire , pour plairç
2.{S Ê M I L E y
Sophie, tout ce qu'il feroit de lui-même, quand Sophie n exifteroit pas , ou qu'il ne feroit pas amoureux d'elle. Pour peu qu'on ait compris fon carac- tère, qui eft-ce qui n'imaginera pas fa conduite en cette occafion?
Me voilà donc le confident de mes deux bonnes gens & le médiateur de leurs amiours î Bel emploi pour un gouverneur î ... fi beau que je ne fi.s de ma vie rien qui m'élevât tant à mes propres yeux , & qui me rendît {i content de moi-même. Au refie , cet emploi ne laifTe pas d'avoir (qs agré- mens ; je ne fuis pas mal venu dans la maifon ; l'on s'y fie à moi du foin d'y tenir \qs amans dans l'ordre : GÊmile , toujours tremblant de me dé- plaire, ne fut jamais fi docile. La petite perfonne m'accable d'amitiés dont je ne fuis pas la duppe , & dont je ne prends pour moi que ce qui m'en re- vient. C'eft ainfi qu'elle fe dédommage iiiidireâ:em.ent du refpeâ dans lequel
Ou Ds L'Éducation. ^4^
elle tient Emile. Elle lui fait en moi mille tendres carefTes , qu'elle aimeroit mieux mourir que de lui faire à lui- mcme ; & lui qui fait que je ne veux pas nuire à {qs intérêts ^ efl: charmé de ma bonne intelligence avec elle. Il fe confole 5 quand elle refufe fon bras à la promenade , & que c*efl: pour lui préférer le mien. Il s'éloigne fans mur- mure , en me ferrant la main , & me difant tout bas de la voix & de Toeil : ami 5 parlez pour moi. Il nous fuit des yeux avec intérêt ; il tâche de lire nos ' fentimens fur nos vifages , & d'inter- préter nos difcours par nos geftes : il fait que rien de ce qui fe dit entre nous ne lui eft indifférent. Bonne So- phie , combien votre cœur fincere eft à fon aife, quand, fans être entendue de Télémaque , vous pouvez vous en- tretenir avec fon Mentor ! Avec quelle aimable franchife vous lui laiffez lire dans ce tendre cœur tout ce qui sy pafTe ! Avec quel plaifir vous lui mon-
s JO É M I L E ^
trez toute votre eftime pour fon élevé ! Avec quelle ingénuité touchante vous lui laifTez pénétrer des fentimens plus doux ! Avec quelle feinte colère vous .renvoyez l'importun , quand Fimpatien- ce le force à vous interrompre ! Avec quel charmant dépit vous lui repro- chez fon indifcrétion , quand il vient vous empêcher de dire du bien de lui, d'en entendre , & de tirer toujours de mes réponfes quelque nouvelle raifort de l'aimer !
Ain il parvenu à fe faire fouffrir comme amant déclaré , Emile en fait valoir tous les droits ; il parle , il prefTe,. il foUicite, il importune. Qu'on lui^ parle durement / qu'on le maltraite , peu lui importe , pourvu qu'il fe falTe «coûter» Enfin, il obtient, non fans peine , que Sophie de fon côté veuille l>ien prendre ouvertement fur lui l'au- torité d'une raaitrefTe \ qu'elle lui pref- crive ce qu'il doit faire ; qu'elle com- mande, au-Iieu de prier ; qu'elle accepte^
ov DE l'Éducation. 25-1
au-lieu de remercier ; qu'elle règle le nombre de le tems des vifites ; qu'elle lui défende de venir jufqu'à tel jour , de de refterpafTé telle heure. Tout cela ne fe fait point par jeu, mais très fé- rieufement; &, fi elle accepte ces droits avec peine , elle en ufe avec une ri- gueur qui réduit fouvent le pauvre- Emile au regret de les lui avoir don- nés. Mais, quoi quelle ordonne , il ne réplique point , & fouvent en partant pour obéir , il me regarde avec des yeux pleins de joie, qui me difent: vous voyez qu'elle a pris poiïeilion de moi. Cependant l'orgueilleufe l'obferve en- deflbus , Ôi fourit en fecret de la fierté (de fon efclave.
Albane &: Raphaël , prêtez - moi le pinceau de la volupté. Divin Milton , apprends à ma plume grofïîere à dé- crire les plaifirs de l'amour & de l'in- nocence. Mais non , cachez vos arts menfongers devant la'fainte vérité de la Nature, Ayez feulement des cœurs:
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2^2 E M I L E y
fenfibles , des âmes honnêtes ; pub laifTez errer votre imagination fans- contrainte fur les tranfports de deux jeunes amans, qui, fous les yeux de leurs parens &: de leurs guides , fe li- vrent fans trouble à la douce illufion qui les flatte , & dans rivrefTe des de- iirs 5 s* avançant lentement vers le terme,, entrelacent de fleurs & de guirlandes- riieureux lien qui doit les unir }uf- qu'au tomi-beau. Tant d'images char- mantes m'enivrent ;, je les raiîèmble fans ordre & fans fuite ; le délire qu'el- les me caufent m'empêche de les lier. Oh ! qui efl:-ce qui a un coeur, & quî ne faura pas faire en lui-même le ta- bleau délicieux des fituations diverfes; du père , de la mère , de la fllle , du gouverneur , de l'élevé , & du con- cours des uns & àQS autres à l'union du plus charmant couple dont l'amour le la vertu puifTent faire le bonheur ^
C'efl à préfent que , devenu vérita- blem.ent emprelTé de pL^ire ,, Emile
ov DS l'Education, 2^^
commence à fentir le prix des taîens agréables qu'il s'eft donnés- Sophie- aime à chanter , il chante avec elle ; il fait plus 5 il lui apprend la mufique» Elle efl: vive & légère , elle aime à fauter , il danfe avec elle ; il change fes fauts en pas , il la perfedione^ Ces leçons font charmantes , la gaieté fol litre les anime , elle adoucit le ti- mide refped de Tamour; il efl: permis à un amant de donner des leçons avec volupté ; il eft permis d'être le maître de fa maitreflè.
On a un vieux clavefÏÏn tout déran- gé. Emile l'accommode & l'accorde. lî eft fadeur 3 il eft luthier aufti-bien que menuifier; il eut toujours pour maxi- me d'apprendre à fe palier du fecours d'autrui dans tout ce qu'il pouvoit faire lui même. La maifon eft dans une Situation pittorefque , il en tire diffé- rentes vues 5 auxquelles Sophie a quel- quefois mis la main , & dont elle orne k cabinet de fon pcre. Les cadres n'en
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font point dorés &. n'ont p:is befolii de l'être. En voyant delîiner Emile , en l'imitant, elle fe perFedionne à Ton exemple 5 elle cultive tous les talens.5 & fon charme les embellit tous. Son père & fa mère fe rappellent leur an- cienne opulence , en revoyant briller autour d'eux les beaux-arts , qui feuls la leur rendoient chère y Tamour a paré toute leur maifon ; lui feul y fait ré- gner, fans fraix & fans peines, les mêmes plaifirs qu'ils n'y raffembîoient autre- fois qu'à Force d'argent & d'ennuis
Comme l'idolâtre enrichit des tré- fors qu'il eflime l'objet de fon culte , & pare fur l'autel le Dieu qu'il adore ; l'amant a beau voir fa maitreffe par- faite , il lui veut fans ceife ajouter de nouveaux ornemens. Elle n'en a pas befoin pour lui plaire ; mais il a be- foin, lui, de la parer : c'eft'un nouvel liommage qu'il croit lui rendre ; c'eft im nouvel intérêt qu'il donne au plai- iir de la contempler. Il lui femble que
ou IDE l'Éducation. ±^^
rîen de beau n'eft à fa place, quand il n'orne pas la fuprcme beauté, C'eft ua
y fpedacle à la fois touchant & rlfible ^ de voir Emile enipreflé d'apprendre à
- Sophie tout ce qu'il fiit , fans confulter fi ce qu'il lui veut apprendre cft de fon goût ou lui convient. Il lui parle de tout, il lui explique tout avec un empreiïement pue'riîe ; il croit qu'il n'a qu'à dire , & qu'à l'inflant elle l'en- tendra ; il fe figure d'avance le pîaifir qu'il aura de raiibnner , de philofopher avec elle ; il regarde comme inutile tout l'acquis qu'il ne peut point étaler à fes yeux : il rougit prefque de favoir quelque chofe qu elle ne fait pas,.
Le voilà donc lui donnant leçon de phildfophie, de phyfique, de mathé- matique 5 û hiftoire , de tout en un mot. Sophie fe prête avec plaifir à (on zèle , & tâche d'en profiter. Quand iî peut obtenir de donner {^s leçons à genoux devant elle , qu'Emile eft con- tent ! I! croit voir \q^ cieux ouverte.
2 yd É M I L S ^
Cependant cette fituation , plus gênante pour l'écoliere que pour le maître , n'eft pas la plus favorable à rinftruc- tion. L'on ne fait pas trop alors que faire de (qs yeux pour éviter ceux qui les pourfuivent , & quand ils fe rencon- trent 5 la leçon n'en va pas mieux.
L'art de penfer n'eft pas étranger aux femmes ; mais elles ne doivent faire qu'effleurer les fciences de raifon- nement. Sophie conçoit tout & ne re- tient pas grand'chofe. Ses plus grands progrès font dans la morale & les chofes dégoût; pour la phy fi quenelle n'en retient que quelque idée des loix générales du fyftême du Monde ; & quelquefois danV leurs promenades , eu contemplant les merveilles de la Nar ture, leurs cœurs innocens &purs ôfeat s'élever jufqu'à fon Auteur. Ils ne crai- gnent pas fa préfence , ils s'épanchent conjointement devant lui.
Quoi ! deux amans dans la fleur de ïd.go, emploient leurs tête-à-têtes à parles
ou jôE ^Education, ù.^'J
de Religion ! Ils pafTent leur tems à dire leur catéchifme ! . . . Que fert d^'a- vilir ce qui eft fublime ? Oui , fans doute 5 ils le difent dans Tillufion qui les charme : ils fe voient parfaits , ils s*aiment , ils s'entretiennent avec en- thoufiarme de ce qui donne un prix à la vertu. Les facrifices qu^ils lui font la leur rendent chère. Dans des tranf- ports qu'il faut vaincre , ils" verfent quelquefois enfemble des larmes plus pures que la rofée du Ciel , & ces dou- ces larmes font l'enchantement de leur vie ; ils font dans le plus charmant délire qu'aient jamais éprouvé des âmes humaines. Les privations mê- mes ajoutent à leur bonheur & les ho- norent à leurs propres yeux de leurs facrifices. Hommes fenfuels , corps fans âmes ! ils connoîtront un jour vos piaillrs , & regretteront toute leur vie rheureux tems où ils fe les font re- fu fés.
Malgré cette bonne intelligence, U
ûjS ÊMILÈy
ne laifTe pas à^y avoir queîquefv:)Is des cifTenfions , même des querelles ; la maitrelfe n'efl pas fans caprice, ni l'a- mant fans emportement ; m'ais ces petits orages pafTent^ rapidement & ne font que raffermir l'union ; Texpérien- ce même apprend à Emile à ne les plus tant craindre ; les raccommodemens lui font toujours plus avantageux que les brouilleries ne lui font nuifibles. Le fruit de la première lui en a fait efpérer autant des autres ; il s*eft trom- pé : mais enfin , s'il n'en rapporte pas ^ toujours un profit aufîi fenfibie , il y gagne toujours de voir confirmer par Sophie l'intérêt fincere qu'elle prend à fon cœur. On veut favoir quel eft donc ce profit. J'y confens d'autant plus volontiers que cet exemple m.e donnera lieu d'expofer une maxime très-utile , &: à^Qxi combattre une très^ funefle.
Emile aime ; il n'efi; donc pas té- méraire ', ôc l'on conçoit encore mieux
ou DE L'ÉDlTCATIOIf. 2^
que rii-ppérleufe Sophie n'eil: pas fille à lui pàiler des familiarités. Comme la fagefTe a fon terme en toute chv/e , on la taxeroit bien plutôt de trop de du- reté que de trop d'indulgence , & Ton père lui-même craint quelquefois que fon extrême fierté ne dégénère en hau- teur. Dans les tête -à- têtes les plus fecrets , Emile n ôferoit foîliciter la moindre faveur , pas même y paroître afpirer ; & quand elle veut bien palfer fon bras fous le fien à la promenade, grâce qu elle ne laifTe pas changer en droit , à peine ôfe-t-il quelquefois , en foupirant, prefTer ce bras contre fa poi- trine. Cependant , après une longue contrainte , il fe hazarde à baifer furti- vement fa robe , & plufieurs fois il eft afTez heureux pour qu elle veuille bien ne s*en pas appercevoir. Un jour qu'il veut prendre un peu plus ouvertement la même liberté , elle s'avife de le trou- ver très -mauvais. Il s'obftine, elle s'ir- rite : le dépit lui dide quelques m^ots.
2.éO E M I t E 9
pîquans ; Emile ne les endure pas farts réplique ; le refte du jour fe pafTe en bouderie , & l'on fe fépare très-mé- eontens.
Sophie eft mal à fon aife. Sa mère eft fa confidente ; comment lui cacheroit- elle fon chagrin ? C'eft fa première .brouillerie ; & une brouillerie d'une heure eft une fi grande affaire ! Elle fe repent de fa faute ; fa mère lui per- met de la réparer , fon père le lui or- donne.
Le lendemain , Emile inquiet, re- vient plutôt qu'à l'ordinaire. Sophie eft à la toilette de fa mère ; îe père eft auflî dans la même chambre ; Emile entre avec refped , mais d'un air trifte. A peine le père & la mère Tont-ils fa- lué 5 que Sophie fe retourne ; & lui préfentant la main, lui demande, d'un ton careiïant , comment il fe porte? Il eft clair que cette jolie main ne s'a- vance ainfi que pour être baifée . il la reçoit , & ne la baife pas, Sophie , un
ou DE l'ÉpUGATIOlf, 261
peu honteufe , la retire d'aulli bonne grâce quil lui eft poifible. Emile, qui n efl pas fait aux manières des femmes, & qui ne fait à quoi le caprice eft bon , ne l'oublie pas aifément. Se ne s'ap- paife pas fi vite. Le père de Sophie la voyant embarraiTée , achevé de la dé- concerter par des railleries. La pauvre fille , confufe , humiliée , ne fait plus ce qu elle fait , & donneroit tout au monde pour ofer pleurer. Plus elle fe contraint , plus fon cœur fe gonfle ; une larme s'échappe enfin malgré qu'el- le en ait. Emile voit cette larme , fe précipite à ks genoux , lui prend la main , la baife plu^eurs fois avec fai- fiffement. Ma foi , vous êtes trop bon, dit le père , en éclarant de rire ; j'au- rois moins d'indulgence pour toutes ces folles , &r je punirois la bouche qui m'auroit ofFenfé. Emile , enhardi par cç difcours , tourne un œil fuppliant vers 1^ mere;&:, croyant voir un fîgne de çpnfentement , s'approche, en trem-i
2^2 Emile,
blant , du vlfage de Sophie -, qui de- ^ tourne la tête, &', pour fauver la bou- che , expofe unejouederofes. Uindif- cret ne s'en contente pas , on réfifte foibleinent. Quel baifer , s'il n étoit 'pas pris fous les yeux d'une mère! Sévère Sophie , prenez-garde à vous : on vous demandera (buvent votre robe â baifer , à condition que vous la refu- ferez quelquefois.
Après cette exemplaire punition, le père fort pour quelque aftaire, la mère envoie Sophie fous quelque prétexte; puis elle adreiTe la parole à Emile, & lui dit d'un ton allez férieux : ^ Monfieur , • 33 je crois qu'un jeune homme aulH bien 35 né 5 aufli-bien élevé que vous , qui a DD des fentimens & des mœurs , ne vou- 3> droit pas payer du déshonneur d'une OD famille , l'amitié qu'elle lui témoigne. 35 Je ne fuis ni farouche ni prude ; iei 35 fais ce qu'il faut pafTer à la JeunefTe 35 folâtre , & ce que j'ai fouffert fous mes 55 yeux, vous le prouve affsz. Confub
ou VE l'Éducation. 26^
35 votre ami (ur vos devoirs, il vous dira 33 quelle différence il y a entre les jeux 33 que la préfence d'un père & d'une 53 mère autorife , & les libertés quîf^p 33 prend loin d'eux , en abufant de leur 53 confiance , & tournant en pièges les 33 mêmes faveurs qui, fous leur yeux, ne 33 font qu'innocentes. Il vous dira, Mon- 33 fieur, que ma fille n'a eu d'autre tort 33 avec vous , que celui de ne pas voir, 33 dés la première fois, ce qu'elle ne de- 33 voit jamais fouffrir : il vous dira que 33 tout ce qu'on prend pour faveur, en 33 devient une , & qu'il eft indigne d'un 93 homme d'honneur d'abufer de la fim- >3 plicite d'une jeune fille , pour ufurper »3 en fecret les mêmes libertés qu'elle 53 peut fouffrir devant tout le monde : »9 car oa fait ce que la bienféance peut to- >3 lérer en public; mais on ignore ou s'ar- >3 réte , dans l'ombre du myftère, celui >» qui fe fait feul juge de (qs fantaifies 33. Après cette jufte réprimande , bien plus adreifée à moi qu'à mon élève
.
>tt^4 E M I L JE y
cette fage mère nous quitte, & me laiile dans Tadmiration de fa rare pru- dence 5 qui compte pour peu , qu'on b^fe devant elle la bouche de fa fille , ^ qui VeiFray e qu'on ofe baifer fa robe len particulier. En réfléçhifTant à la folie de nos maximes , qui facrifient toujours à la décence la véritable honnêteté , je comprends pourquoi le langage efl d'autant plus chafte , que les cœurs font plus corrompus, & pourquoi les procé- dés font d'autant plus exa^Ss, que ceux qui les ont font plus malhonnêtes..
En pénétrant, à cette occafion, le cœur d'Emile , des devoirs que j'aurois dû plutôt lui dider , il me vient une ré^ flexion nouvelle , qui fait peut - être Iç plus d'honneur à Sophie , & que je m,ç garde pourtant bien de communiquer à fon amant» C'eft qu'il eft clair qup cette prétendue fierté qu on lui repro-p che , n'efl qu'une précaution très-fage pour fe garantir d'elle-même. Ayant le malheur de fe fentir un tempérament
ccmbufiible ,
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ou DE L^EdUCATION* "26^
comtuflible , elle redoute la première étincelle , & l'éloigné de tout Ton pou- voir. Ce n*efl pas par fierté qu'elle eft févere ; c'efl par humilité. Elle prend (ui: Emile l'empire qu'elle craint de n'a- voir pas fur Sophie; elle fe fert de l'un pour combattre l'autre. Si elle étoit plus confiante , elle feroit bien moins fiere. Otez ce feul point , quelle fille au monde efl: plus facile & plus douce? Qui eft - ce qui fupporte plus patiem- ment une offenfe ? Qui cil - ce qui craint plus d'en faire à autrui ? Qui efl -ce qui a moins de prétentions en tout genre , hors la vertu ? Encore n'eft-ce pas de fa vertu qu'elle eft fiere elle ne l'eft que pour la conferver; & quand elle peut fe livrer fans rifque au penchant de fon cœur, elle careflè jufqu'à fon amant. Mais fa difcrettemere ne fait pas tous ces détails à fon père même : les hommes ne doivent pas tout favcir,
Loin même qu elle femblc s'cnor- 1 cmc IK, J\J
v«,
0.-6 ÏL M I L n ^
gueilîlr de fa conquête , Sophie en eil devenue encore plus affable , & moins exigeante avec tout le monde , hors peut-être le feul qui produit ce change- ment. Le fentiment de l'indépendance n'cnHe plus Ton noble caur. Elle triomphe avec modeftie d'une vlâ:oire qui lui coûte fa liberté. Elle a le maintien moins libre & le parler plus timide, depuis qu'elle n'entend plus 1q mot à^ amant fans rougir. Mais le con* fentement perce à travers fon emibar- ras^ & cette honte elle-miême n'eft pas un fentiment fâcheux. C'eft fur - tout avec \^.s jeunes furvenans que la dif- férence de fa conduite efl le plus fen-* lîble. Depuis qu elle ne les craint plus, Textrcme réferve qu'elle avcit avec eux s'ell beaucoup relâchée. Décidée dans fon choix , elle fe montre , fans fcrupule 5 gracieufe aux indifférens \ moins difficile fur leur mérite, depuis qu'elle n'y prend plus d*intérêt , ellQ les trouve toujours afe aimables pour
ou SE l'Education, lôj
des gens qui ne lui feront je m .as rien.
Si le ^ ér'table amour pouvoît ufer de coquetterie , j' n croi ois méire voir quelques traces dans la manière dont Sophie fe comporte avec eux en préfence de fon amant. On diroit que , non-contente de l'ardente palfion dent elle l'embrâfe par un mélange exquis de réferve & ce careiTes , elle n'cfl pas fâchée encore d'irriter cette m.éme p..C- (ion par un peu d'inquiétude. On di- roit qu'égayant à deffein (es jeunes hôtes 5 elle dedine au tourment d'E- mile les grâces d'un enjouement qu'el- le n'ofe avoir avec lui : mais Sophie epL trcp attentive 5 trop bonne , rrop judicieufe pour le tourmenter en cfiet. Pour tempérer ce dangereux Simulant, Tamour 8c l'honnêteté lui tiennent lieu de prudence : elle fait l'allarm^er & le raûurer précifément quand il faut ; &, fi quelquefois elle l'inquiette, &Ue %Q rattiiile jamais. Pardonnons le fouci
2^S É M I L Ey
qu elle donne à ce qu'elle aime , à It peur qu*el c ^ qu*il ne foit jamais allez enlacé.
Mais quel cftt ce petit manège fera-t-il fur Émi^e? Sera^t-il jaloux, ne le fera - 1 - il pas ? Cefl: ce qu*il faut examiner ; car de telles digreflions en^ trent auiTi dans Tobjet de mon livre , & m'cloignent peu de mon fujet.
J'ai fait voir précédemment comt- ment , dans les chofes qui ne tiennent qu'à l'opinion , cette pafllon s'intro- duit dans le coeur de l'homme, Mais en amour, c'eft autre cho'e ; la jaloufie paroît a'ors tenir de fî près à la Nature, qu^on a bien de la peine à croire qu'elle n'en vienne pas , & l'exemple même iti animaux, dont plufieurs font ja- loux jufqu*à la fureur , femble établir le fentiment oppofé fans réplique. Efl»- ce l'opinion des hommes qui apprend î^jx coqs à fe mettre en pièces, &: aux taureaux à fe battre jufqu'l la mort ?
L'avçrCon contre tout ce qui xsQ^^
ble & combat nos plaifirs eft un mou- vement naturel ; cela eft inconteflable. Jufqu'à certain point le defir de pofTe der exclufivement ce qui nous plaît cft encore dans le même cas. Mais quand ce defir, devenu palTion, fe transforme en fureur ou en une fantalfie ombra • geufe & chagrine , appellée jaloufie , alors c'eft autre chofe ; cette paflîon peut être naturelle ou ne l'être pas ; il faut diflinguer.
L'exemple tiré à^s animaux a été cî-devant examiné dans le difcours fur rinégalité ; &: , maintenant que j*y ré- fléchis de nouveau , cet examen me pa- roît aflez folide pour ôfer y renvoyer les Le<5î:eurs. J'ajouterai feulement aux diftin(5lions que j'ai faites dans cet écrit, que la jaloufie qui vient de la Nature tient beaucoup à la puiflance du fexe, ti que , quand cette puiflance efl: ou paroît être illimitée , cette jaloufie efl à fon comble : car le mâle alors , mefu- »Ênt fes droits fur fes befoins , ne peut
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cqo Ê M I L M y
jamais voir un autre mâle que comme un importun concurrent. Dans cqs mê- mes eipèces, les femelles obéiiTant tou-* ]^'irs au premier venu , n'appartiennent aux mâles que par droit de conquê- te 5 & caufcnt entr'eux des combats* éternels.
Au contraire, dans \qs efpèces où un^ s'unit avec une , où Taccouplementi produit une forte de lien moral , une^ forte de mariage , la femelle , appar- tenant par fon choix au mâle qu'elle s'eft donné , fe refufe communemenD à tout autre ; & le maie, ayant pour ga- rant de fa (idélité cette affedlion de préférence , s'inquiette aufîi mxoins de la vue des autres mâles , & vit plus paifiblement avec eux. Dans ces es- pèces , le mâle partage le foin à.Qs pe-> îits 5 & par une de ces loix de la Na-t ture qu*on n'obferve point fans atten-^ driffement 5 il fembîc que la femelle; rende au père l'attachement qu il a poutl fes enfans, v
ou DE L'ÉvUCATIOIf. 2J^
Or , à confidérer refpèce humaine dans fa fimplicité primitive, il eft aifé de voir par la puifîancc bornée du mule 5 & par la tempérance de Tes defirs » qu'il eil: deïliné.par l:i Nature à fe conten- ter d'une feule fcm.elle ; ce qui fe confir- me par Tégalité numérique des indivi- dus des deux fexes , au moins dans nos climats ; égalité qui n'a pas lieu , à beau- coup près 5 dans les efpèces où la«plus grande force des mâles réunit plufieurs femelles à un ieul. Et, bien querhon::- me ne couve pas comme le pigeon , & que, n'ayant pas non-plus de mammelles pour allaiter , il (oh à cet égard dans h. c! ;iTc des quadrupèdes ; les enfans font (i long-tems rampans &i foibîes, que la mère & eux fe pafferoient difficilemicnt de l'attachement du père , & des foins qui en font TefFet.
Toutes les obfervatîons concourent" donc à prouver que la fureur jaloufe des mâles, dans quelques efpèces d'ani-
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Si"! 2 E M I L E ^
maux , ne conclut point du tout pour l'homme, 5c Texception même dts cli- mats méridionaux où la polygamie cft établie , ne fait que mieux confirmer le principe, puifque c'eft de la pluralité ùqs femmes , qu€ vient la tyrannique précaution des maris, & que le fenti- ment de ia propre foiblefT^ porte l'homme à recoiirlr à la contrainte , pour éluder \qs loix de la Nature.
Parmi novis , où ces mêmes loix, en cela m-oins éludées , le font dans un fens contraire & plus odieux , la jalou- i'ie a fon motif dans les pailions (bcia-^ les , plus que dans Tinflinâ: primitif. Dans la plupart des liaifons de galan- terie , l'amant hait bien plus fcs ri- vaux , qu'il n'aime fa maitrefïe ; s'il craint de n'ctre pas feul écouté, c*eft Teffet de cet amour- propre dont j'ai montré l'origine , & la vanité pâtit en lui bien plus que l'amour. D'ailleurs, riQs n^al-adroites inftitutions ont rendu
les femmes Ci dliîîmulées ( ij*), & ont fi fort allumé leurs appétits , qu on peut à peine compter fur leur attache- ment le mieux prouvé , Se qu*elles ne peuvent plus marquer de préférences qui ralTûrent fur la crainte des con- currens.
Pour Tamour véritable, c'efl autre chofe. J'ai fait voir dans TEcrit déjà cité y que ce fentiment n*eft pas aullî naturel que Ton penfe ; & il y a bien de la différence entre la douce habi- tude qui affectionne Thomme à fa com- pagne 5 & cette ardeur effrénée qui Tenivre des chimériques attraits d*un objet qu'il ne voit plus tel qu'il efl:. Cette paffion , qui ne refpire qu'exclu - fions & préférences , ne diffère en ceci
( I ç ) L'efpèce ck dîffimulatîon que j'entends ici , eft oppofée à celle qui leur convient, & qu'elles ticuueiic àt la Nature j l'une confiftc à déguifcr les fcntimens qu'elles ontj & l'autre à feindre ceux qu'elks i.'onc pas. Toutes les feanmes du monde paflent leur ^ ie à faire trophée de leur* prétendue fenfibilicé , & n\i'meit jamais rien quelles-mfmes.
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274 E M I L E ^
d. la vanité , qu'en ce que la vanité, exigeant tout te n'accordant rien , eft toujours inique ; au-îieu que T amour , donnant autant qu'il exige , efl par lui- même un fentiment rempli d'équité. D'ailleurs 5 plus il cft exigeant , plus il Cil crédule : la même illufion qui le cauie , le rend facile à perfaader. Si l'a- mour efl inquiet , l'eflime eft confiante; & jamais l'amour fans l'eftime n'exifla dans un cœur honnête , parce que nul n'aime , dans ce qu'il aime , que les qualités dont il fait cas.
Tout ceci bien éclairci, l'on peut dire à coup fur , de quelle forte de ja- louse Emile fera capable ; car puifqu'à peine cette paiîîon a-t-elle un germe dans le cœur humain , fa forme eft dé- terminée uniquement par l'éducation. Emile amoureux & jaloux ne fera point, colère, ombrageux ^ méfiant; mais déli- cat, fenfible te craintif : il fera plus al- iarmé qu'irrité ; il s'attachera bien plus à gagner fa maitreffc , qu \\ ?ae-- ^ r fon
&u DE l'Éducation, ijf
rival j il Técartera, s'il peut^ coinme un obftacle, fans le haïr comme un en- nemi ; s'il le hait , ce ne fera pas pour faudace de lui difputer un coeur auquel il prétend , mais pour le danger réel qu'il lui fait courir de îc perdre; (on injufte orgueil ne s'olfcnlera point fot- .tement qu'on ôfe entrer en concur- rence avec lui. Comprenant que le droit de préférence eft uniquement fondé fur le mérite , <k que l'honneur eft dans le fuccès , il redoublera de • foins pour fe rendre aiiTiabîe , îf pro- bablement il réufïïra. La généreufe Sc- phie 5 en irritant 'fon amour par quel- ques allarmes , faura bien les régler, l'en dédommager ; & les concurrens , qui n'étoient foufferts que pour le mettre à l'épreuve , ne tarderont pas d'écre <cartés.
Mais où me fens-je infenfiblement entraîné ? O Emile ! qu'es-tu devenu Puis- je reconnoître en toi mon Elève? Combien je te vois déchu! Où eu ce
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jeune - homme , formé fi durement , qui bravoit les rigueurs des faifons , qui livroit Ton corps aux plus rudes tra- vaux 5 ^ fon ame aux feules loîx de la fagefle ; inaccellible aux préjugés , aux paffions ; qui n'aimolt que la vé- rité , qui ne cédoit qu'à la raifon , & ne tenoit à rien de ce qui n'étoit pas lai ? Maintenant amolli d:ins une vie oifîve 5 il fe laifTe gourverner par des femmes ; leurs arnufemens font fes oc- cupations 5 leurs volontés font fcs loix ; une jciMie fille eft l'arbitre de fa defti- née ; il rampe & fléchit devant elle ; le grave Emile efl le jouet d'un en- tant !
Tel eft le changement des fcènes de la vie; chaque âge a fes refTorts qui I» font mouvoir ; mais l'homme eft tou- jours le mcme. A dix ans , il efl: mené par des gâteaux ; à vin g , par une mai- trefTe ; à trente , par les plaifjrs; à qua- rante 5 par Tambition ; à cinquante, par Ta varice ; qua'nd ne court-il qu'après
1^ ou DE L^'EdUCATION. 277
la fagelle ? Heureux celui qu'on y con- duit malgré lui ! Qu^importe de quel guide on fe ferve , pourvu qu'il le mène au but ? Les héros , les fages eux-mêmes ont payé ce tribut à la foiblefle hu- maine ; & tel dont les doigts ont cafTé àQs fufeaux , n'en fut pas pour cela moins grand homme.
Voulez - vous étendre fur la vie en- tière l'effet d'une heureufe éducation ? Prolongez , durant la jeunefTe , les bon- nes habitudes de l'enfance ; & quand votre Elevé eft ce qu^il doit être , faites qu'il foit le même dans tous les tems. Voilà la dernière perfedion qui vous refte à donner à votre ouvrage. C'eft pour cela fur-tout qu'il importe de laif- fer un Gouverneur aux jeunes hom- mes; car 5 d'ailleurs , il eft peu à crain- dre qu'ils ne fichent pas faire l'amour fans lui. Ce qui trompe les Inftituteurs, & fur-tout les pères , c'eft qu'ils croient qu'une manière de vivre en exclut une
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autre , 3^ qu*aufli-tôt qu*on eft grand , on doit renoncer à tout ce qu'on faifoit étant petit. Si cela étoit , à quoi ferviroit de foigner l'enfance , . puifque le bon ou le mauvais ufage qu'on en feroit s*évanouiroit avec elle, & qu'en prenant àcs manières de vi- vre abfoîument différentes , on pren- droit nécelTairement d'autres façons de 1 -enfer?
Comme il n'y a que de grandes ma- jadies qui faffent folution de continuité «ians la mémoire , il n'y a guères que de |- randes paffions qui la fafTent dans les fiiCEurs. Bien que nos goûts & nos in- clinations changent , ce changement, quelquefois aflez brufque , efl adouci par les habitudes. Dans la fuccefïion de nos penchans , comme dans une bonne dégradation de couleurs ^ l'ha- bile Artifte doit rendre les pafTages imperceptibles ^ confondre & mêler \qs teintes , &, pour qu'aucune ne tranche.
ou DE l'Éducation, 27^,
en étendre plufieurs fur tout Ton tra-* vail. Cette règle efl: confirmée par Tex- péricnce : les gens immodérés chan- gent tous les jours d'affedions , de goûts , de fentimens , & n'ont pour toute confiance que Thabitude du chan- gement ; m.ais l'homme réglé revient toujours à Tes anciennes pratiques , & ne perd pas même dans fa vieillefTe le goût des plaiCrs qu'il aimoit enfant.
Si vous fliites qu'en pafTant dans un nouvel âge , les jeunes gens ne pren- nent point en mépris celui qui Ta précédé ; qu'en contradant de nou- velles habitudes , ils n'abandonnent point les anciennes , & qu'ils aiment toujours à faire ce qui eil bien, fans égard au tem.s où ils ont commiencé ; alors feulement vous aurez fauve vo- tre ouvrag-e , & vous ferez furs d'eux jufqu'à la fin de leurs jours : car la ré- volution la plus à craindre , efl celle de l'âge fur lequel vous veillez main- tenant. Comme on le regrette toujours
isSa È M I L E y
on perd difficilement dans la fuite les goûts qu on y a confervés : au-lieu que , quand ils font interrompus , en ne les reprend de la vie.
La plupart des habitudes que vous croyez faire contracter aux enfans & aux jeunes gens , ne font point de vé- ritables habitudes , parce qu ils ne les ont prifes que par force , & que , les fuivant malgré eux , ils n'attendent que Toccaïïon de s'en délivrer. On ne prend point le goût d'être en prifon , à force d'y demeurer : l'habitude alors , loin de diminuer Taverfion ^ l'augmente. Il n^'en eft pas ainfi d'Emile , qui , n'ayant rien fait dans fon enfance que volon- tairement & avec plaifir, ne fait, en continuant d'agir de même étant hom- me, qu'ajouter l'empire de l'habitude aux douceurs de la liberté. La vie ac- tive , le travail des bras , l'exercice , le mouvement lui font tellement deve- nus nécefTaires , qu'il n'y pourroit rc- Boncer fans fouffrir, Le réduire tout-à-
^ eu DE l^Èducation, 2S1
coup à une vîe molle & fédentaire , ferok remprifonner , rcnchaîner , lé tenir dans un état violent & contraint ; je ne doute pas que fon humeur & fa fanté n'en iuflent également altérées^ A peine peut- il refpirer à fon aife dans une chambre bien fermée ; il lui faut le grand air , le mouvement , la fati-^ g e. Aux genoux même de Sophie , il ue peut s*cmpêcher de regarder quel- quefois la campagne du coin de l'oeil y & de dcfîrer de la parcourir avec elle. Il reftc pourtant , quand il faut refter 5
• mais il eft inquiet , agité ; il femble
• fe débattre ; il refte , parce qu'il cfl dans \qs ferj. Voilà donc , allez-vous dire , à^s befoins auxquels je l'ai fou- rnis , à^s affujettiffemens que je lui ai donnés : & tout cela eft vrai ; je l'ai affujetti à l'état d'homme.
Emile aime Sophie ; mais quels font les premiers charmes qui l'ont attaché? La fenfibilité, la vertu, l'amour des chofes honnêtes. En aimant cet amoux
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dans fa maltrefle , Tauroit-il perdu pout ÎLii-méme ? A quel prix, à fon tour , So- phie s*efl:-elle mife? A celui de tous les fentimens qui font naturels au cœur de fon amant. L'eftime des vrais biens , la frugalité , la {implicite , le généreux défintéreifement , le mépris du fafte & àts richeffes. Emile avoit ces vertus avant que l'amour les lui eût impofées4lk En quoi donc Emile eH-il véritable- ment changé ? Il a de nouvelles rai- fons d'ctre lui-même ; c'eft le feul point où il foit différent de ce qu'il et oit.
Je n'imagine pas qu'en lifant ce livre avec quelque attention , perion- ne puiffe croire que toutes les circonf- tances de la fituation où il fe trouve fe foient ainfi raffemblées autour de lui par hazard. Eft-ce par hazard que, les villes fourniiTant tant de filles ai- mables 5 celle qui plaît ne fe trouve qu'au fond d'une retraite éloignées ■Lft-ce par hazard qu'il la rencontre?
eu T>r l'Éducation. 283
Eft-ce par hazard qu'ils fe convien- nent ? Ed-ce par hazard qu'ils ne peu- vent loger dans le même lieu? Eft-ce par hazard qu'il ne trouve un afyîe que fi loin d'elle ? Eft-ce par hazard qu'il la voit fî rarement , & qu'il eft forcé d'acheter par tant de fatigues le plaifir de la voir quelquefois ? Il s'eflemine , dites-vous. Il s'endurcit , au contraire; il faut qu'il foit auffi robufte que je l'ai fait 5 pour réiifter aux fatigues que So- phie lui fait fupporter.
Il loge à deux grandes lieues d'elle. Cette diflance eft le fouiïlet de la forge; c'eft par elle que je trempe les traits de l'Amour, S'ils logeoient porte à por- te , ou qu'il pût l'aller voir mollement aflis dans un bon carrolTe , il Taimeroit à fon aife , il l'aimeroit en Pîirifien. Léandre eût-il voulu mourir pour Hé- ro 5 fi la Jmer ne l'eût féparc d'elle ? Leéleur , ép'^rgnez-moi ùqs paroles ; fi vous êtes fait pour m'en tendre .. vous fuivrez affez mes règles dans mes dé- tails.
Les premières fois que nous fommes allés voir Sophie , nous avons pris des chevaux pour aller plus vite. Nous trouvons cet expédient commode , Se à la cinquième fois nous continuons de prendre des chevaux. Nous étions at- tendus ; à plus d'une depii lieue de la miaifon , nous appercevons du monde fur le chemin. Emile obferve, le cœur lui bat 5 il approche, il reconnoît So- phie , il fe précipite à bas de Ton che- val , il part , il vole , il eft aux pieds de l'aimable famille. Emile aime les beaux chev:iux; le fien efl vif, il fe fent libre, il s'échappe à travers champ : je le fuis , je l'atteins avec peine , j.e le ramène. Malheureuferaent Sophie a peur dQs chevaux , je n'ôfe approcher d'elle. Emile ne voit rien ; mais Sophie l'avertit à l'oreille de la peine qu'il a laiffé prendre à fon amî, Emile accourt tout honteux , prend les chevaux , refte en arrière; il eft jufte que chacun ait fon tour. Il part le premier pour fe dé-
ou JDE l'Éducation, ^^f
barra/Ter de nos montures. En laifTant aînfî Sophie derrière lui , il ne trouvQ plus le cheval une voiture aufli cora- mode. Il rçvient effoufflé , ôc nous ren- contre à moitié chemin.
Au voyage fuivant , Emile ne veut plus d^ chevaux, Pourquoi , lui dis - je? Nous n'avons qu'à prendre un laquais pour (en avoir foin. Ah ! dit -il , fur- chargerons - nous ainfi la refpedable famille ? Vous voyez bien qu'elle veut tout nourrir, hommes & chevaux. Il efl: vrai , reprends - je , qu'ils ont la noble hofpitalité de Tindigence. Les riches , avares dans leur fafle, ne lo- gent que leurs amas : mais les pauvres logent aufli les chevaux de leurs amis. Allons à pied , dit-il ; n'en avez-yous pas le courage , vous qui partagez de {î bon cccur les fatiguans plaiHrs dç votre enfant? Très-volontiers^ reprçnds^ je à l'inftant; aufli-.bien l'amour, à cç qu'il me femble , ne veut pas être fait ayeç tant de bruit,
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En approchant , nous trouvons la mère & la fille plus loin encore que la première fols. Nous fommes venus comme un trait. Emile efî tout en nage : une main chérie daigne lui pafTer un mouchoir fur les joues. Il y auroit bien des chevaux au monde , avant que nous fulÏÏons déformais ten- tés de nous en fervir.
Cependant il efl: afîez cruel de ne pouvoir jamais pafTer la foirée enfem- ble. L'été s*avance , les jours comm.en- cent à diminuer. Quoi que nous puif- fions dire , on ne nous permet jamais de nous en retourner de nuit , & quand nous ne venons pas dès le matin , il faut prefque repartir, aufli-tôt qu'on efl arrivé. A force de nous plaindre & de s'inquietter de nous , la mère penfe enfin qu'à la vérité l'on ne peut nous loger décemment dans la maifon , mais qu'on peut nous trouver un gîte au vil- lage pour y coucher quelquefois. A ces mots Emile frappe dçs mains , trefiail*
mi DU l'Éducation. 287 lit de joie ; & Sophie , fans y foi^ger , baife un peu plus fouvent la mcre le jour qu'elle a trouvé cet expédient.
Peu- à-peu la douceur de ramitié , la familiarité de l'innocence s'établif- fent & s'aifermiiîent entre nous. Les jours prefcrits par Sophie ou par fa mère , je viens ordinairement avec miOn ami; quelquefois aufli je le laiîTe aller • fcuî. La confiance élève Tame , & l'on ne doit plus traiter un homme en en- fant ; 5^: qu'aurois-je avancé jufques-là, fi mon Elève ne méritoit pas mon ef- time ? Il m*arrive aufli d*aller fans lui; alors il efl: trille &: ne murmure point ; que ferviroient ^qs murmures ? Et puis , il fait bien que je ne vais pas nuire à {i^s intérêts. Au refte , que nous al-* lions enfemble ou féparément , on conçoit qu'aucun tems ne nous arrête tout fiers d'arriver dans un état à pou- wo'x être plaints. Malheurcufement Sophie nous interdit cet honneur , & défend qu'on vienne par le mauvais
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tems. C'eft la feule fois que je la trou- . ve rebelle aux règles que je lui dicte en fecret.
Un jour qu'il eft allé feul , S: que je ne l'attends que le lendemain , je le vois arriver le foir même , & je lui dis en TembraiTant: quoi ! cherÈmiîe, tu reviens à ton ami! Mais , au- lieu de répondre à mes carefTes , il me dit avec un peu d'humeur : ne croyez pas que je revienne (i-tot de mon gré, je viens malgré moi. Elle a voulu que je vin.C fc 5 je viens pour elle , & non pas pour vous. Touché de cette naïveté , je Tem- brafle derechef, en lui difant : ame franche , an;îi fincere , ne me dérobe pas ce qui m'appartient. Si tu viens pour elle ^ c'e|î pour moi que tu îe dis ; ton retour eft fon ouvrage : mais ta fraixchife efl: Je mien. Garde à ja- ^ïnais cette noble candeur àc% belles âmes. On peut iaifîer penfer aux in- |liffcrens ce qu'ils veulent : mais .çeft \in crime (Je foufirir qu'un ami nous
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fafTe un mérite de ce que nous n*avons ^pas fait pour lui.
Je me garde bien d'avilir à Tes yeux le prix de cet aveu , en y trouvant plus d'amour que de générofité, & en lui difant qu'il veut moins s'ôter le mé- rite de ce retour, que le donner à So- phie. Mais voici comment il me dé- voile le fond de Ton cœur fans y fon- ger : s'il eft venu à fon aife, à petits pas, & rêvant à Tes amours, Emile n'eil: que l'amant de Sophie; s'il arrive à grands pas , échauffé , quoiqu'un peu gron- deur , Emile eft l'ami de Ton Mentor.
On voit par ces arrangemens que mon jeune homme eft bien éloigné de pafTer fa vie auprès de Sophie & de la voir autant qu'il voudroit. Un voyage ou deux par femaine bornent les per- millions qu'il reçoit ; & {qs vifites , fou- vent d'une feule demi-journée , s'éten- dent rarement au lendemain. Il em- ploie bien plus le tems à efpérer de la voir o'.i à fe féliciter de l'avoir vue , qu'à Tome J Fi N
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la voir en effet. Dans celui même qu'il donne à Tes voyages , il en pafTe moins auprès d'elle qu'à s*en approcher ou s'en éloigner. Ses plaifirs , vrais , purs, délicieux , mais moins réels qu'ima:?- g inaires , irritent fon amour fans effé- mifier fon cœur.
JjCs jours qu'il ne la voit point , il n'eft pas oifif & fédentaire. Ces jours- îà y c'eft Emile encore ; il n'eft point du tout transformé. Le plus fouvent il court les campagnes des environs , il fuit fon hiiloire naturelle, il obferve, il examine les terres , leurs produc- tions 5 leur culture; il compare les tra- vaux qu'il voit à ceux qu'il connoît ; il cherche les raifons des différences ■; quand il juge d'autres méthodes pré^ férabies à celle du lieu ^ il les donna aux cultivateurs ; s'il propofe une meilleure forme de charrue , il en fait f<iire fur i^s defîîns ; s'il trouve un^ carrière de. marne , il leur en apprend I^Vimg^ inconnu dans Ig pays \ (ouyeni;
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il met lui-mêc-ne la main à l'œuvre: ils font tous étonnés de lui voir ma- nier leurs outils plus aifément «lu'ils ne font eux-mêmes , tracer des filions plus profonds & plus droits que les leurs 5 femer avec plus d'égalité , di- riger des ados avec plus d'intelligence. Ils ne fe moquent pas de lui comme d'un beau difeur d'agriculture; ils voient qu'il la fait en effet. En un mot , il étend fon zèle & ks foins à tout ce qui efl: d'utilité premiiere 8>c générale; même il ne s'y borne pas. Il vinte les maifons des payfans , s'informe de leur état , de leurs familles , du nombre de leurs enfans , de la quantité de leurs terres , de la nature du produit , de leur débouchés , de leur facultés , de leurs charges , de leurs dettes , &c. Il donne peu d'argent , fâchant que pour l'ordinaire il eft mal employé j mais il en dirige l'emploi lui-même ^ h le leur rend ucile malgré qu'ils en ^ienc, îi kur f'jfyriût àçs ouvrier? . ,%.
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ibuvent leur paye leurs propres jour- nées pour les travaux dont ils ont be- foInâjtA l'un il fait relever ou couvrir fa chaumière à demi tombée ; à Tau^ tre il fait défricher fa terre abandon- née faute de moyens; à l'autre il four- nit une vache , un cîieval , du b,étaii de toute efpece à la place de celui qu'il a perdu : deux voifins font prêts d'en- trer en procès, il les gagne, il les ac- commode : un payfan tombe malade, il le fait foigner , il le foigne lui-mê- me ( i6) : un autre eO; vexé par un voifia puiffcint^ il le protège & le re- commande : de pauvres jeunes gens fe recherchent , il aide à les marier : une bonne femme a perdu fon enfant ché-r
*" ilM- --r I ■ -- .1 . I ■ > Il ■ - — Jf
( i6) Soigner i:n payfan irr.-'ncie, ceii'cft fZ& le pur- ger j lui donner des drogues , lin' envoyer un Chirur- |;ifn. Ce n'cft pis de tout cela cju'ont befoin cts pau- vres gens àca-\s kurs uuiladiei j c'eîl de noiurituiç mtillture &; plus abondance. Jeûnez. , vous autres , «fjiiand \aws avex la fièvre : mais quaiîd voj pay/anj i'oiit , donnex-leiir de la viande & du vîn : prefquÇ toutes ! urs nialp.dies viennent de mifere & d'épuife- ïTienc : leiir jneilleure ptifanne efl dans votrççaVÇ» iÇsr ktà Apcthicsire doi: être votre Bynchcr^
ou DE VÉnUCATION, 299
ri , il va la voir , il la confole , il ne fort point aufli-tôt qu il efl entré , il ne dédaigne point les indigens , il n'ell point prefTé de quitter les malheu- reux : il prend fouvent Ton repas chez les payfàns qu'il afllfte , il Taccepte aufîî chez ceux qui n'ont pas befoin de lui ; en devenant le bienfaiteur des uns & l'ami des autres , il ne cefTe point d'être leur égal. Enfin , il fait toujours de fa perfonne autant de bien que de fon argent.
Quelquefois il dirige (es tournées du côté de l'heureux féjour-: il pour- roit efpérer de voir Sophie l\ la déro- bée 5 de la voir à la promenade fans en être vu ; mais Emile ell toujours fans détour dins fa conduite , il ne fait & ne veut rien éluder. Il a cette aima- ble délicateffe qui flatte & nourrit Tamour-propre du bon témoignage de foi. Il garde à la rigueur fon ban , & n'approche jamais afTez pour tenir du hazard ce qu'il ne veut devoir qu'à
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Sophie. En revanche il erre avec pîal- fir dans les environs , recherchant les traces des pas de fa maitrefîe, s'atten- drifTant fur les peines qu'elle a prifcs & fur les courfes qu'elle a bien voulu faire par complaifance pour lui. La veille des jours qu il doit la voir , il ira dans quelque ferme voifine ordon- ner une collation pour le lendeniain. La promenade fe dirige de ce côté fans qu'il y paroilïè i on entre comme par hazard ; on trouve des fruits , à.Qs gâ- teaux, de la crème. La friande Sophie jn^'efl pas infenfible à ces attentions , & fait volontiers honneur à notre pré- voyance 5 car j'ai toujours ma part au compliment, n'en euffé-je aucune au foin qui l'attire ; c'efl un détour de petite fille pour être moins embarraffée en remerciant. Le père &: moi man- geons des gâteaux & buvons du vin : mais Emile eft de l'écot ^qs femmes , toujours au guet pour voler quelque afliette de crème on la cuillier de .So- phie ait Uempé,
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A propos de gâteaux , je p:,rie à Emile de (qs anciennes couries. Ou veut favoir ce que c'eft que ces cour- fes : je l'explique , on en rit ; on lui demande s'il fait courir encore ? mieux que jamais , répond-il ; je ferois bien fâché de l'avoir oublié. Quelqu'un de la compagnie auroit grande envie de le voir courir , & n'ôfe le dire ; quel- qu'autre fe charge de la propofi- tion ; il accepte : on fait ralîemblcr deux ou trois jeunes gens à^s envi- rons ; on décerne un prix , & pour mieux imiter les anciens jeux , on met un gâteau fur le but ; chacun fe tient prêt; le papa donr.e le fignal en frap- pant à^s mains. L'agile Emile fend l'air, & fe trouve au bout de la car- rière 5 qu'à peine mes trois lourdauds font partis. Emile reçoit le prix da^ mains de Sophie , & non moins génér- reux qu'Ênée , fait d^s préfens à tous Its vaincus. ' Au milieu de l'éclat du triomphe ,
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Sjphie ôfe défier le vainqueur , 5c fe vante de courir auili bien que lui. Il ne refufe point d'entrer en lice avec elle 3 & , tandis qu'elle s'apprête à l'en- trée de la carrière, qu'elle retroufle fa robe des deux côtés, &5que plus cu- rieufe d'étaler une jambe fine aux yeux d'Emile que de le vaincre à ce combat , elle regarde fi fes jupes font allez courtes , il dit un mot à l'oreille de la mère; elle fourit & fait un figne d'ap- probation. Il vient alors fe placer à côté de fa concurreiâte , & le fignal n'efl pas plutôt donné qu'on la voit partir & voler comme un oifeau.
Les femmes ne font pas faites pour courir; quand elles fuient, c'ed pour être atteintes. La courfe n'eft pas la feule chofe qu elles falTent mal-adroi- tement , mais c'eft la feule qu elles fafTent de mauvaife grâce : leurs cou- ples en arrière & collés contre leur corps leur donnent une attitude rifî- blç 3 & les hauts talons fur lefquels
ou DE l'Education, 2^7
elles font juchées , les font paroître iiutant de fauterelles qui voudroient courir fans fauter.
Emile, n'imaginant point que Sophie coure mieux qu'une autre femme , daigne pas fortir de fi place & la vo.t partir avec un fcuris moqueur* Mais Sophie eft légère & porte des talons bas ; elle n'a pas befcin d'artifice pour paroître avoir le pied petit ; elle prend lé5 devants d'une telle rapidité , que , pour atteindre cette nouvelle Atalan- te 5 il n'a que le tems qu'il lui faut , quand il l'appverçoit fi loin devant \\\\ Il part donc à fon tour femblable ù l'aigle qui fond fur fa proie ; il la pourfuit , la talonne , l'atteint enfr.i toute effoufflée , pafTe doucement fon bras gauche autour d'elle , l'cnlè/e comme une plume , & prefîant fur fon coeur cette douce charge , il achevé ainfi la courfe , lui fait toucher le but la première ; puis criant , victoire à So- phie, met devant elle un gertou en
terre , Zi fe reconnok le vaincu.
A ces occupations diverfes fe joint celle du me'tier que nous avons appris. Au moins un jour par femaine, & tous ceux où le mauvais tems ne nous permet pas de tenir la campagne , nous allons , Emile & moi , travailler chez un Maître. Nous n'y travaillons pas pour la forme , en gens au-deffus de cet état , mais tout de bon & en vrais ouvriers. Le père de Sophie , nous ve« nant voir , nous trouve une fois à Tou- vrage , & ne manque pas de rapporter avec admiration à fa femme & à fa fille ce qu il a vu. Allez voir , dit-il , ce jeune homme à f attelier , & vous verrez s'il méprife la condition du pau- vre ! On peut imaginer fi Sophie en- tend ce difcours avec plaifir ! On en reparle , on voudroit le furprendre à l'ouvrage. On me queftionne fans faire femblant de rien , Ôc après s'être af- furées d'un de nos jours , la mère & la £lle prennent une calèche ôc viennent à la ville le même jour.
ou ne l'ÉDucAé^ïON, 2.^^
En entrant dans Tattelier , Sophie apperçoit à l'autre bout un jeune hom- ine en veile , les cheveux négligem- ment rattachés, & fi occupé de ce qu'il fait , qu'il ne la voit point ; elle s'arrête & fait {îgne à fa mère. Emile , un ci- feau d'une main & le maillet de l'au- tre 5 achevé une mortaife. Puis il Icie une planche & en met une pièce fou5 le valet pour la polir. Ce fpedacle ne fait point rire Sophie ; il la touche , il eft refpedable. Femme , honore ton chef; c'efl: lui qui travaille pour toi , qui te gagne ton pain , qui te nourrit ; voilà l'homme.
Tandis qu'elles font attentives à Tobferver , je les apperçois , je t're Emile par la manche; il fe retourne, les voit , jette Çqs outils & s'élance avec un cri de joie. Après s'être livré à fes premiers tranfports , il les fait af- feoir & reprend fon travail. Mais So- phie ne peut refter aiîife ; elle fe lève avec vivacité , parcourt l'attelier , exa-
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mine les outlis , touche le poli Aqs planches , ramafTe des copeaux par terre , regarde à nos mains, & puis dit qu'elle aime ce métier, parce qu'il eft propre. La folâtre effaye même d'imi- ter Emile. De fa blanche & débile main elle pouffe un rabot fur la plan- che; le rabot gliffe & ne mord point. Je crois voir l'Amour dans les airs rire & battre des aîles; je crois l'entendre pouffer àQs cris d'allègre ife & dire ; Hercule eft vengé*
Cependant la mère queflionne le Maître. Monficur , combien payez- vous ces garçons-là ? Madame , je leur donne à chacun vingt fols par jour & je les nourris ; mais fi ce jeune homme vouloir 5 il gagneroit bien davantage ; car c'efï le m.eilleur ouvrier du pays. Vingt fols par jour, & vous les nourrif- lez î dit la mère en nous regardant avec attendrlffement. Madame , il ell ainfi , reprend le Mi^ître. A ces mots elle ecurt à Emile , l'erabrafle , le prelfe
ou JjJE i'ÊîjU CATION» 5OI
contre fon fein en verfant fur lui àts larmes , & fans pouvoir dire autre chofe que de répéter plufieurs fois ; mon fils ! ô mon fils !
Apres avoir pafTé quelque tems a caufer avec nous , mais fans nous dé- tourner : allons- nous-en , dit la mère à la fille ; il fe fait tard , il ne faut pas nous faire attendre. Puis s*approckant d'Emile , elle lui donne un petit coup fur la joue en lui difant : Hé ! bien, bon ouvrier , ne voulez- vous pas venir avec nous ? Il lui répond d'un ton fort trifte : je fuis engagé; demandez au Maître. On demande au Maître s'il veut bien fe pafler de nous. Il répond qu'il ne peut. J'ai , dit-il , de l'ouvra- ge qui preffe & qu il faut rendre après- demain. Comptant fjr ces Meilleurs, j'ai reFufé des ouvriers qui fe font préfentés ; li ceux- ci me manquent, je ne fais plus où en prendre d'autres , & je ne pourrai rendre l'ouvrage au jour promis. La mcre ne réplique rien ;
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elle attend qu'Emile parle. Emile baifTe la tête & fe tait. Monfieur , lui dit- elle, un peu furprife de ce filence , n'a- vez-vous rien à dire à cela? Emile re- garde tendrement la fille & ne répond que ces mots ; vous voyez bien qu iL faut que je relie. Là-defTus les Dames partent &: nous laifTent. Emile les ac- compagne jufqu'à la porte , les fuit éQs yeux autant qu'il peut , foupire , & revient fe mettre au travail fans parler.
En chemin , la mère piquée parle à fa fille de la bizarrerie de ce procédé.. Quoi î dit- elle , étoit-il ^\ difficile de contenter le Maître , fans être obligé de refler ? & ce jeune homme {\ prodigue- qui verfe Targent fans néceffité, n'en fait-il plus trouver dans les occafions convenables ? O maman ! répond So- phie ; à Dieu ne plaife qu'Emile donne tant de force à l'argent qu'il s'en fer » ve pour rompre un engagement per- fonnel , pour violer impunément fa parole , & faire violer celle d'au-
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trui ! je fais qu'il dédommageroit ai- fément Touvrier du léger préjudice que lui cauferoit fon abfence ; mais cependant il afTerviroit fon âme aux richeffes ; il s'accoutumeroit à les met- tre à la place de fes devoirs, & à croire qu*on efl difpenfé de tout , pourvu qu'on paye. Emile a d'autres manières de penfer ; & j'efpere de n'être pas caufe qu'il en change. Croyez - vous qu'il ne lui en ait rien coûté de refter ? Maman ; ne vous y trompez pas ; c'eft pour moi qu'il refte ; je l'ai bien vu dans ks yeux.
Ce n'eft pas que Sophie foît indul- gente fur les vrais foins de l'amour» Au contraire , elle efl impérieufe , exi-i géante ; elle aimeroit mieux n'être point aimée que de l'être modérément. Elle a le noble orgueil du mérite qui fe fent , qui s'eftime , & qui veut être honoré comme il s'honore. Elle dé- daigneroit un cœur qui ne fentiroit pas tout le prix du fien , qui ne l'aimeroit
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pas pour Tes vertus , autant ec plus que pour Tes charmes ; un cœur qui ne lui préfereroit pas fon propre devoir, & qui ne la préFereroit pas à toute autre chofe. Elle n'a point voulu dia- mant qui ne connût de loi que la fien- ne : elle veut regscr fur un homme qu'elle n'ait point défiguré. C'eft ainfi qu'ayant avili les compagnons d'U- lylTe , Circé les dédaigne , & fe donne à lui feul , qu'elle n'a pu changer.
Mais , ce droit inviolable & facré mis à part , jaloufe à l'excès de tous les fiens , elle épie avec quel fcrupule Emile les refpecle 3 avec quel zèle il accomplit fes volontés , avec quelle adrelTe il les devine , avec quelle vi- gilance il arrive au moment prefcrir. elle ne veut , ni qu'il retarde , ni qu'il anticipe ; elle veut qu'il (bit exad. Anticiper , c'eft fe préférer à elle ; re- tarder , c'eft la négliger. Négliger So- phie ! cela n'arriveroit pas deux fois. L'injufte foupçon d'une a failli tout
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perdre ; mais Sophie cil: équitable & fuit bien réparer (qs torts.
Un foii* nous fommes attendus : Emile a reçu l'ordre. On vient au^ devant de nous j mous n'arrivons point, QuQ font-ils devenus ? Quel malheur leur eft-il arrivé? Perfonne de leur part ! La foirée s'écoule à nous attendre. La pauvre Sophie nous croit morts ; t\\Q fe défoie , elle fe tourmente , elle paiïb la nuit à pleurer. Dès le foir on a ex- pédié un mefTager pour aller s'infor- mer de nous , & rapporter de nos nou- velles le lendemain matin. Le mefTager revient accompagné d'un autre de notre part , qui fait nos excufes dé bouche^ 6<: dit que nous nous portons bien. Un moment après nous pareifTons nous-mêmes. Alors la fcène change , Sophie efTuie {ts pleurs , ou fi elle ea verfe, ils font de rage. Son cœur al- tier n*a pas gagné à fe rafîurer fur notre vie : Emile vit & s'efl: fait attendre mutilement.
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A notre arrivée elle veut s^nfermei*. On veut qu*elle refte , il faut refter : mais prenant à Tinflant fon parti , elle afFede un air tranquiîe & content qui en impoferoit à d'autres* Le père vient au-devant de nous & nous dit : vous avez tenu vos amis en peine ; il y a ici des gens qui ne vous le pardonne- ront pas aifément. Qui donc , mon papa ? dit Sophie avec une manière de fourire le plus gracieux qu'elle puif- fe afFeder, Que vous importe , répond le père , pourvu que ce ne foit pas vous ? Sophie ne réplique point & baiiïe les yeux fur fon ouvrage. La mè- re nous reçoit d'un air froid & corn— pofé, Emile embarràlTf n'ôfe aborder Sophie. Elle lui parle la première ^ lui demande comment il fe porte : Fin- vite à s'afTeoir & fe contrefait (i bien que le pauvre jeune homme , qui n'en- tend rien encore au langage ào^s paf- fions violentes, eft la dupe de ce fang- froid, & prefque fur le point d'en être piqué lui-même.
OV DE L'ÉdUCATIÙN. ^OJ
Pour le défabufer je vais prendre la .main de Sophie , j'y veux porter mes Jevres comme je fais quelquefois : elle la retire brufquement avec un mot de Monfieur d fingulierement prononcé j, que ce mouvement involontaire la dé- cèle à rinflant aux yeux d'Emile.
Sophie elle-même , voyant qu'elle s'eft trahie , fe contraint moins. Son fang-froid apparent fe change en un mépris ironique. Elle répond à tout ce qu'on lui dit par d^s monofyllabes prononcés d'une voix leiate & mal-af~ furée 5 comme craignant d'y laifTer trop percer l'accent de l'indignation. Emile , demi-mort d'effroi , la regarde avec douleur , & tâche de l'engager à jetter les yeux fur les fiens , pour y mieux lire fes vrais fentimens. Sophie , plus irri- tée de fa confiance, lui lance un regard qui lui ôte Tenvie d'en folliciter un fécond. Emile interdit , tremblant, n'ôfe plus 5 très- heureufement pour lui, ni lui parler ni la regarder ; car , n eûi-
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iî pas été coupable , s'il eût pu fup- porter (à colère , elle ne lui eût jamais pardonne*
Voyant alors que c'efl mon tour, ^ qu'il efttemsde s'expliquer, je reviens à Sophie. Je reprends fa main , qu'elle ne retire plus; car elle eft prête à fe trouver mal. Je lui dis avec douceur : chère Sophie , nous fommes malheu- reux, mais vous êtes raifonnable & jufte ; vous ne nous jugerez pas fans nous entendre : écoutez-nous. Elle ne répond rien, a<:je parleainfi.
ce Nous fommes partis hier à quatre 33 heures ; il nous étoit prefcrit d'arri- 53 ver à fept^ & nous prenons toujours 33 plus de tems qu'il ne nous eft né- 33 cef faire , afin de nous repofer en 33 approchant d'ici. Nous avions déjà 33 fait les trois quarts du chemin , quand >3 des lamentations douloureufes nous 33 frappent l'oreille ; tWts partoient 33 d'une gorge de la colline à quelque 5» diftance de nous. Nous accourons
ou DE l'Education. 309
35 aux cris ; nous trouvons un mal- 3? heureux payfan , qui , revenant de la 3j ville , un peu pris de vin fur Ton che- 3? val, en ctoit tombé fi lourdement, 35 qu'il s'étoit calTé la jambe. Nous 33 crions y nous appelions du fecours ; 33 perfonne ne répond ; nous efTayons 33 de remettre le blefTé fur fon cheval , 33 nous n'en pouvons venir à bout : 33 au moindre rnouvement le malheu- 33 reux fouffre des douleurs horribles ; 33 nous prenons le parti d'attacher le 39 cheval dans le bois à l'écart , puis 3> faifant un brancard de nos bras , 33 nous y pofons le blefTé & le portons 33 le plus doucement qu'il eft polîibîe, 33 en fuivan.t Tes indications fur la rou- 33 te qu'il falloit tenir pour aller che^ 33 lui. Le trajet étoit long, il falhit 33 nous repofer plufîeurs fois, Nou^ 33 arrivons enfin , rendus de fatigue j 33 nous trouvons , avec une furprif^ 33 amère , que nous connoifiions dé]^ ?) la maifon ^ & que ce miférable au.§
33 nous rapportons avec tant de peine , >3 étoit le même qui nous avoit fî cor- 33 dialement reçus le jour de notre 33 première arrivée ici. Dans le trou- 3> ble où nous étions tous , nous ne 33 nous étions point reconnus jufqu à 33 ce moment.
33 II n*avoit que deux petits enfans. 33 Prête à lui en donner un troifieme, 33 fa femme fut fi faifie en le voyant 33 arriver , qu elle fentit des douleurs 33 aiguës 5 & accoucha peu d'heures 33 après. Que faire en cet état, dans une 3^ chaumière écartée, où Ton nepou- 33 voit efpérer aucun fecours ? Emile 33 prit le parti d'aller prendre le che- 39 val que nous avions laifTé dans le ^ bois 5 de le monter , de courir à 33 toute bride chercher un Chirurgien 33 à la ville. Il donna le cheval au Chî- 33 rurgien , & n'ayant pu trouver afîèz >3 tôt une garde ^ il revint à pied avec ?3 ua domeftique , après vous avoir ,?3 "expédié un exprès; tandis qu'em-barr
ou j>E l^Éducation* 51 X
03 raifé , comme vous pouvez croire, 33 entre un homme ayant une jambe caf- ?3 fée & une femme en travail , je pré- 33 parois dans la maifon tout ce que 33 je pouyois prévoir être néceflaire 33 pour le fecours de tous les deux.
33 Je ne vous ferai point le détail du 33 refie ; ce n'efl: pas de cela qu'il eft 33 queflion. Il étoit deux heures après 33 minuit avant que nous ayons eu ni 33 Tun ni l'autre un moment de relâche. 33 Enfin , nous fommes revenus avant le 33 jour dans notre afyle ici proche 3 ou 33 nous avons attendu l'heure de votre 33 réveil pour vous rendre compte de 33 notre accident 33.
Je me tais fans rien ajouter. Maïs avant que perfonne parle , Emile s'ap- proche de fa maitrelle 5 élève la voix, &: lui dit avec plus de fermeté que je ne m'y ferois attendu : Sophie , vous êtes l'arbitre de mon fort , vous 1^ {avez bien. Vov^s pouvez me faire mou- rir de douleur 5 mais ii'efpérez oas mg
ii
faire oublier les droits de rHumanîté :. ils me font plus facrés que les vôtres j je n'y renoncerai jamais pour vous.
Sophie 5 à ces mots , au lieu de répon- dre 5 fe lève 5 lui pafTe un bras autour du cou , lui donne un baifer fur la joue ; puis , lui tendant la main avec une grâce inimitable , elle lui dit : ' Emile 5 prends cette main ^ elle eft à toi. Sois^ quand tu voudras, mon epoujç & mon maître. Je tâcherai de mériter "cet honneur.
A peine Ta-t-elle embraiïe, que le père , enchanté , frappe des mains en criant , his , bis ; & Sophie , fans fe faire preffer, lui donne aulîi-tôt deux bailers fur Taucre joue ; mais prefque au même inftant , effrayée de tout ce qu'elle vient de faire , elle fe fauve dans les bras de fa mère , & cache dans ce fein m.aternel fjsi vi(a2:c enflammé de honte.
Je ne décrirai point la commune joie; ÎQiit le monde lu doit fentir. Après h
di'nv-r
€U DE l\ÊjDUCATIO^, jîj
dîner , Sophie demande s'il y auroittrop loin pour aller voir ces pauvres ma- lades. Sophie le deHre , &: c*eft une bonne œuvre : on y va. On les trouve dans deux lits féparés ; Emile en avoit fait appox^ter un : on trouve autour d'eux du monde pour les foulagcr ; Emile y avoit pourvu. Palais au furplus tous deux font Ci mal en ordre , qu'ils foufïrent autant du mal-aife que dj leur état. Sophie fe fait donner un ta< blier de la bonne femme, 8c va Tarrangeiî dans Ton lit ; elle en fait endiite au- tant à l*homme ; fa main douce & lé-- gère fait aller chcrchar tout ce qui les bleHTe , Se filre pDfer plus mollement leurs mem-bfes endoloris. Ils fe fentent déjà foulages à fon approche ; on di- roit qu'elle devine tout ce qui leur fait mal. Cette fiîîe Ci délicate ne fe rebute ni de la mal-propreté , ni de la mauvaife odeur , & ftit faire difpa- roître Tune &. l'autre fins mettre per- (bnne en œuvre , 5c fans que les ma^ Tome J^, O
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lacies foient tourmentés. Elle qu'on ■ vo't toujours fi modefte &: quelquefois fi dédaigneufe , elle qui pour tout ai^ monde n'auroit pas touché du bout du doigt le lit d'un homme , retourne 8c change le blefie fans aucun fcrupule , 6c le met dans une fituation plus com-r mode pour y pouvoir refter long-temst Le zèle de la charité vaut bien la ma-? deftie ; ce qu elle frilt , elle le fait fi léger ^fement U avec taat d'adreiïe qu'il fe . fent foulage, fans prefque s'être apper-? . çu qu'on Pait touché. La femme & le mari bénilTent de concert Taimablç £llc qui les fert , qui les plaint, qui les confole. Cefl un ange du ciel que : Dieu leur envoie; elle en a la figure . ^ la bonne grâce , elle en a !a douceui de la bonté. Emile attendri la contem- ple en filence, Homme , aime ta com- pagne : Dieu te là donne pour te con- foler dans tes peines , pour te fqulagei dans tes maux : voilà la femme^
On fait baptifer le iiouveau né, Lfi
ou DE l'UBUCATION. ^l^
deux amans le préfentent , brûlant au fond de leurs cœurs d'en donner au-r tant à faire à d'autres. Ils afpirent au moment defiré ; ils croient y toucher ; tous les fcrupules de Sophie font le- vés ; mais les miens viennent. Ils n*eii font pas encore oii ils penfent ; il faut que chacun ait fon tour. »
Un matin qu'ils ne fe font vus de- puis deux jours , j'entre dans la cham- bre d'Emile une lettre à la main , &: je lui dis en le regardant fixement ; quQ feriez-vous fi l'on vous apprenoit qua Sophiie efl morte ? Il fait un grand cri , fe lève en frappant des mains ^ &, fans dire un feul mot, me regarde d'un, ccil égaré. Répondez - donc , pourfuis- je avec la mêm^e tranquillité. Alors , irrité de mon fang-froid , il s'appro- che les yeux enflammés de colère , ^ s*arrétant dans une attitude prefque menaçante ; ce que je ferois ! . • , . jqi «'en fais rien ; mais ce que je fais , c'eft Gu^ je ne jrçverrois de m^ vie çQÎui
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qui Rie î'auroit appris. Raffurez-vous , réponds-je en fouriant : elle vit , elle le porte bien , elle penfe à vous , & nous fommes attendus ce foir. Mais allons faire un tour de promenade , â: nous cauferons,
La paiïion dont il efl préoccupé ne lui perniet plus de fe livrer comme au- paravant à des entretiens purement rai- fonnés ^ il faut l'intérelTer par cette pafîlon même à fe rendre attentif à mes leçons. Ceft ce que j*ai fait par ce terrible préambule ; je fuis bien fûp maintenant qu'il m*écoutera.
ce II faut être heureux , cher Emile ; >3 c'efl la fin de tout être fenfibîe ; c'eft >3 le premier defir que nous imprima ?> la Nature , & le feul qui ne nous 3? quitte jamais. I\îais où eil le bour 53 heur ? Qui le fait ? Chacun le cher- ?3 che , & ni^l ne le trouve. On ufe la ^5 vie à le pourfuivre ^ & Ton meurt 3.3 fans l'avoir atteint. Mon je» ne ami,, fj quand , à ta naiffançe , je te pris cla«|.
Olf DE L^EdUCATION. 517
>3 mes bras , & qu'atteflant l'Etre fu- 35 préme de rengagement que j'ôfai 33 contrarier , je vouai mes jours au " bonheur des tiens , favois-je moi- 33 même à quoi je m*engageois ? Non ; 33 je fa vois feulement qu'en te ren- 3î dant heureux j'étois fur de Tétre. 33 En faifant pour toi cette utile re- 33 clierche 5 je la rendols commune à 33 tous deux.
33 Tant que nous ignorons ce que 33 nous devons faire , la faeefTe confifte 3-3 à refier dans Tinadlion. C'cft de tou» 33 tes les maximes celle dont l'homme >3 aie plus grand befoin, ^ celle qu'il >3 fiiit le moins fuivre. Chercher le )3 bonheur fans favoir où ii eft , c'eft >3 s'expofer à le fuir, c'efl courir au- tant de rifques contraires qu'il y a
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routes pour s'égarer. Mais il ['3 n'appartient pas à tout le monde d^ '3 favoir ne point agir. Dans Tinquid- •3 tude où nous tient l'ardeur du bien- 3 être , nous aimons mùcux nous
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3> tromper à le pourfuivre que de rie'' » rien faire pour le chercher , &, fortis 3j une fois de la place où nous pou- » vons le conhoître , nous n'y favons 33 plus revenin
33 Avec la même ignorance j'ef- 3> fayai d* éviter la même faute. En 3> prenant foin de toi , je réfolus de 33 ne pas faire un pas inutile & de ' 3> t'empêcher d'en faire. Je me tins 03 dans la route de la Nature , en atten- 33 dant qu'elle me montrât celle du 33 bonheur. Il s'eft trouvé qu elle étolc 33 la même ; & quen n'y penfant pas 33 je l'a vois fui vie.
03 Sois mon témoin, fois mon juge, ?3 je ne te recuferai jamais. Tes pre- 33 miers ans n'ont point été facrifié^ à 33 ceux qui les dévoient fuîvre y tu as 33 joui de tous les biens que la Nature 33 t'avoit donnés. Des maux auxquels 3) elle t'afTujettit , & dont j'ai pu te 3:) garantir , tu n'as fenti que ceux qui 33 pouvoient t'endurçir aux autres.
fiv DE VÈDucATion. 519
>j Tu n*en as jamais fouffert aucun que 53 pour en éviter un plus grand. Tu )3 n'as connu ni la haine , ni Tefclava- >:> ge. Libre & content , tu es refté 33 jufte & bon: car la peine & le vice 35 font inféparables & jamais l'hom- 33 me ne devient méchant que lorf* 33 qu'il eft malheureux. PuifTe le fou- 33 venir de ton enfance fe prolon- 53 ger jufqu'à tes vieux jours : je ne i> crains pas qi^e jamais ton bon cœur 53 fe la rappelle fans donner quelques 33 bénédidions à la main qui la gou- 53 verna. *
33 Quand tu es entré dans l'âge de 33 raifon , je t'ai garanti de l'opinion 33 àQS hommes ; quand ton cœur efi; 33 devenu fenfible , je t'ai préfervé de 33 l'empire des paflions. Si j'avois pi 33 prolonger ce calme intérieur jufqu'à 33 la fin de ta vie , j'aurois mis mon ou- >3 vrage en fureté , & tu ferois tou- 93 jours heureux autant qu'un homme
3> peut Tctre : mais , cher Emile , fàî 3> eu beau tremper ton ame dans le i:» Styx , fe n*ai pu la rendre par-tout 33 invulnérable ; il s'élève un nouvel o> ennemi que tu n'as pas encore ap- 3:> pris à vaincre , 5^ dont je ne puis 3j plus te fauver : cet ennemi , c'eft 53 toi-même. La Nature & la fortune 2*5 t'avoient laifTé libre. Tu pouvois 35 endurer la mifere ; tu pouvois fup- 3> porter les douleurs du corps , celles 33 de Tame t'étoient inconnues ; tu ne -J3 tenois à rien qu'à la condition hu- 33 maine , & maintenant* tu tiens à 33 tous les attachemens que tu t'es i>3 donnés ; en apprenante defîrer^tu 33 t'es rendu Tefclave de tes defîrs. 33 Sans que rien change en toi, fans ?3 que rien t'offenfe , fans que rien 55 touche à ton être ^ que de douleurs . ?3 peuvent attaquer ton ame ! Que de oy maux tu peux fentir fans être ma- , 33 lade ! Que de morts tu peux fouffrir 33 fans mourir ! Un menfonge , uns
w DE l'Éducation. 321
■23 erreur, un doute peut te mettre au 3> défefpoir.
:>3 Tu voyols au tl^éâtre les héros >j livrés à des douleurs extrêmes fai- 53 re retentir la fccne de leurs cris 33 infenles , s^affliger comime des firn- ^3 mes , pleurer comme dts enfans , »3 & mériter ainfi les applaudiiîemens 33 publics. Souviens - toi du fcandale 33 que te caufoient ces lamentations » 33 ces cris , ces plaintes , dans des hom- 33 mes dont on ne devoit attendre que 33 des ades de confiance ôc de fermé- es té. Quoi ! difois - tu tout indigné , >3 ce font- là les exemples qu*on nous 33 donne à fuivre , les modèles qu*on 33 nous offre à imiter ! A-t-on peur que >9 rhomme ne foit pas afTez petit , afTez -Dî malheureux , afTez foible , fi Ton ne 53 vient encore encenfer fa foiblefle fous 30 la fauffe image de la vertu ? Mon jeu- 33 ne ami , fois plus indulf^ent déformais w pour la fccne ; te voilà devenu Tun ^3 dfî fes héros.
^112 Emile,
»> Tu fais fouffr.T & mourir ; tu 3> fais endurer la loi de la nécedité 33 dans les maux phyfiques : mais tu M n'as point encore impofé de loix 33 aux appétits de ton cœur ; & c*eft 33 de nos afie(flions , bien plus que ds w nos befoins , que naît le trouble dô 33 notre vie. Nos defirs font étendus , « notre force efl prefque nulle. L'hom- 33 me tient par (qs vœux à mille cho- 33 {qs , & par lui-même il ne tient à 33 rien , pas raême à fa propre vie ; plus 33 il augmente fes attachemens , plus 33 il multiplie fcs peiries. Tout ne fait 33 que pafTer fur la terre : tout ce que 33 nous aimons nous échappera tôt ou 53 tard & nous y tenons comme s'il 03 devoit durer éternellement. QueF ^3 efïroi fur le feul foûj^çon de la mort 23 de Sophie ! As-tu donc compté qu'el- 33 le vivroit toujours ? Ne meurt-if 53 perfonne' à fon âge ?EIIe doit mou- ^srirj mon enfant, & peut-être avant » toi, Qui fait fi elle eft vivante à pré-
ou DE t'ÈDUCA^ÏON. ^2>
35 fent même ? La Nature ne t'avoit 5> afTervi qu'à une (cvAq mort ; tu t'ai- ^3 fervis à une féconde ; te voilà dacs " le cas de mourir deux fois.
33 Ainfi 5 fournis à tes pafllons déré-' 3> glées, que tu vas refter à plaindre î *> Toujours des privations , toujours 3> des pertes , toujours des allarmes ; 35 tu ne jouiras pas même de ce qui te ^> fera laiffé. La crainte de tout per- •> dre t'empêchera de rien pofTéder ; 35 pour n'avoir voulu fuivre que tes t>3 pafîîons , jamais tu ne les pourras 33 fatisfaire. Tu chercheras toujours le 53 repos , il fuira toujours devant toi 33 tu feras miférable & tu- deviendras » méchant ; & comment pourrois-tu « ne pas l'être , n'ayant de loi que tes îî defirs effrénés? Si tune peuxfuppor-- 33 ter dQs privations involontaires 33 comment t'en impoferas-tu volon- 5> taireraent ? Comment fauras-tu fa- 33 criffer le penchant au devoir , Ôc 33 réCfcr à ton cœur pour écouter t
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23 raifon ? Toi qui ne veux déjà plus 53 voir celui qui t'apprendra la mort :>3 de ta maitrelTe , comment verrois- 55 tu celui qui voudroit te loter vivan- ts te ; celui qui t'ôferoit dire : elle eft 3> morte pour toi , la vertu te fépare ^ d'elle ? S'il faut vivre avec elle, quoi 3> qu'il arrive , que Sophie foit mariée D> ou non , que tu fois libre ou ne le 53 fois pas 5 qu elle t'aime ou te hailTe , Dî qu'on te Taccorde ou qu'en te la ^ refufe , n'importe , tu la veux , il la • ^ faut pofféder à quelque prix que ce 33 foit. Apprends -moi donc à que* 3i crime s'arrête celui qui n'a de loix ^5 que les vceux de fon cœur , & ne fait 53 réfifter à rien de ce qu'il defiré'?
35 Mon enfant 5 il n'y a point de bon- 33 heur fans courage , ni de vertu fans 53 combat. Le mot de v^nu vient de 33 forc£ ; ia force efb la bafe de toute î^ vertu. La vertu n'appartient qu'à 25 un être foible par fa Nature & fort ^ pax fa volonté 5 c'eft en cela que
ou T>E l'Éducation. 525-
^3 confiftele mérite de riiomme jufte; 3:> & quoique nous appellions Dieu y> bon , nous ne Tappeilons pas ver*- 33 tueux 5 parce qu'il n'a pas befôin 3> d'effort pour bien faire. Pour t'ex- 33 pliquer ce mot fi profané , j'ai at- 33 tendu que tu fuifes en état de m'en- 33 tendre. Tant que la vertu ne coûte 33 rien à pratiquer , on a peu befoin 33 de la connoître. Ce befoin vient, 3j quand les paillons s'éveillent : il eft 33 déjà venu pour toi.
33 En t'éîevant dans toute la fim- î3 plicité delà Nature , au -lieu de te »3 prêcher de pénibles devoirs, je t'ai 3» garanti àts vices qui rendent ces 33 devoirs pénibles , j« tai moins ren- 33 du le menfonge odieux qu'inutile , 33 je t'ai moins appris à rendre à cha- 35 cun ce qui lui appartient qu'à ne te 33 foucier que de ce qui eft à toi. Je 33 t'ai fait plutôt bon que vertueux : 33 mais celui qui n'eft que bon , ne ,î> demeure tel qu^autant qu'il a du
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33 plaifir à Tétre : la bonté fe brife 8£i sj périt fous le choc des pallions hu- 5> maines ; l'homme qui n'eft que bon, a» n*efl: bon que pour lui,
33 Qu'eft-ce donc que Thomme ver- »3 tueux ? C'eft celui qui fait vaincre -33 fes affedions ; car alors il fuit fa ^y raifon , fa confcience , il fait fon de- 3î voir, il fe tient dans Tordre , & rien 33 ne Ten peut écarter, Jufqu'ici tu n'é- 93 tois libre qu'en apparence ; tu n'a- 33 vois que la liberté précaire d'un ef- ♦o^claveà qui Ton n^a rien commandé, 39 Maintenant fois libre en effet ; ap- >3 prends à devenir ton propre maître ; 33 commande à ton CGeur^ô Emile ! & 33 tu feras vertueux.
33 Voilà donc un autre apprentilTa- S3 ge à faire , & cet apprentilTage efl: 33 plus pénible que le premier : car la 33 Nature nous délivre àos maux qu'elle 33 nous impofe , ou nous apprend à les 33 fupporter ; mais elle ne nous dit rien 35 pour ceux qui nous viennent de
ÙXr DE L'Eï)UCATÎON. ^hj
35 nous ; elle nous abandonne à nous-^* 33 mêmes; elle nous laiiïe , viélimes de 33 nos partions , fuccomber à nos vaines 33 douleurs , & nous glorifier encore i3 des pleurs dont nous aurions dû 33 rougir.
33 Ceft ici ta première pafîion. Ceft ■33 la feule , peut-être , qui foit digne de 33 toi. Si tu ^a fais régir en homme , 33 elle fera la dernière ; tu fubjugueras 33 toutes les autres , & tu n obéiras 33' qu*à celle de la vertu.
33 Cette paflîon n'eft pas crinfiîfièlle , 33 je le fais bien ; elle eft aufli pure que 33 les âmes qui la reflentent. L'honnê- 33 teté la forma, Tinnocence Ta nourrie. 33 Heureux amans ! les charmes de la 33 vertu ne font qu*ajouter pour vous à 93 ceux de Tarriour ; & le doux lien qui oy vous attend^ n^efi: pas moins le prix" 33 de votre ftigefTe , que celui de votre 33 attachement. Mais dis- moi-, homme 33 fincere , cette palTion fi pure t*eri a- 33- t>elle moins fubjugué? T'en es -tu
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39 moins rendu refclave ; & , fî demain 3> elle ceflbit d'être innocente, l'étouf- 33 ferois-tu àhs demain? Ceft à préfent 53 le moment d^efîayer tes forces ; il >3 n'eft plus tems, quand il les faut em- »3 ployer. Ces dangereux effais doivent ->3 .fe faire loin du péril On ne s'exerce £3 point au combat devant l'ennemi ; tî on s'y prépare avant la guerre; on 53 s y préfente déjà tout préparée
>3 Cefl: une erreur dediilinguer les 90 pafiions en permifes & défendues 5 3o pour fe livrer aux premières te fc » refufer aux autres* Toutes font bon- 3> nés, quand on en refte le maître; tou- >3 tes font mauvaifes, quand on s'y laifîè 33 afTujettir. Ce qui nous €ft défendu 3» par la Nature , c'eft d'étendre nos at- 33 tachemens plus loin que nos forces ; 33 ce qui nous eft défendu parla raifon , 33 c'eft de vouloir ce que nous ne pou- 53 vons obtenir; ce qui nous eft défen- î3 du parla confcience, n'efl pas d'être ^j -lentes , mais de nous laiiTer vaincre
ov Djs l'Éducation, jsp
53 ^ux tentations. Il ne dépend pas de ^3 nous d'avoir ou de n'avoir pas èiQS 33 paffions : mais il dépend de nous de 33 régner fur elles. Tous les fentimens 33 que nous dominons font légitimes ; w tous ceux qui nous dominent font 33 criminels. Un homme n'efl pas cou- 33 pable d'aimer la femme d'autrui , s'il 33 tient cette paflion malheureufe afTer- 33 vie à la loi du devoir: il efl coupable 33 d'aimer fa propre femme au point 33 d'immoler tout à cet amour.
33 N'attends pas de moi de longs pré- 33 ceptes de morale , je n'en ai qu'un 33 feul à te donner , & celui - là com- 33 prend tous les autres, Sois homme ; »3 retire ton cœur dans les bornes de ta 33 condition. Etudie te connois ces bor- 33 nés; quelque étroites qu'elles foient, 33 on n'eft point malheureux tant qu'on 33 s'y renferme : on ne l'c-ft que quand 33 on veut les paffer; on l'eft quand , 33 dans fes defîrs infenfés , on met au 33 rang des poflibles ce qui ne l'eflpas j
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y on l'efl: quand on oublie fon état w d'homme pour s*en forger d'imagi- 3j naires, defquels on rétombe toujours 33 dans le fierii Les feuls biens dont la 33 privation coûte , font ceux auxquels 33 on croit avoir droit. L'évidente im- 33 pofîîbilité de les obtenir en détache , S3 les fouhaits fans efpoir ne tourmen- 3» tent point. Un gueux n'eft point 33 tourmenté du de(îr d*être Roi ; un 33 Roi ne veut être Dieu que quand il 33 croit n'être plus homme.
33 Les lîiaiions de Torgueil font la 33 fource de nos dIus grands maux : mais 5^ îa contemplation de la mifere hu- 33 maine rend le fage toujours modéré. •> Il fe tient à fa place , il ne s'agite 33 point pour en fortir, il n^'ufe point 33 inutilement (qs forces pour jouir de T> ce qu'il ne peut conferver ^ & les 33 employant toutes à bien pofTeder ce 33 qu'il a , il efl: en effet plus puiiTant & 39 plus riche de tout ce qu'il defire de 53 moins que nouse Etre mortel &: périf-
' oir De t'ÈnucAtîON, 331
>> fable , irai- je nie former des nœuds 35 éternels fur cette terre , oà tout i . 33 change , oii tout pafTe , & dont j e dif- 35 paroîtrai demain? O Emile , ô mon 33 fils ! en te perdant que me refteroit-il 33 de moi? Et pourtant il faut que j'ap- 33 prenne à te perdre : car qui fait 33 quand tu me feras ôté ?
33 Veux - tu donc vivre heureux & 33 fage ? N'attache ton coeur qu'à la 33 beauté qui ne périt point : que ta con- 33 dition borne tes defirs , que tes de- 33 voirs aillent avant tes pcnchans ; 3> étends la loi delà néceiTité aux chofes y? moràk$ ; apprends à perdre es qui 33 peut t'étre enlevé ; apprends à tout 33 quitter quand la vertu l'ordonne, à 33 te mettre au-deffus des événemens , 33 à détacher ton cœur fans qu'ils le dé- 33 chirent , à être courageux dans Tad- 33 verfité , afin de n'être jamais miféra- 33 ble ; à être ferme dans ton devoir , 35 afin de n'être jamais criminel. Alors 3j tu feras heureux malgré la fortune ,
35^ Emile,
» & fage malgré les paflions. Alors tu 3:> trouveras ^ dans la pofTeffion même 3> des biens fragiles ^ une volupté que 35 rien ne pourra troubler ; tu les pofTe- 3> deras fans qu'ils te pofledent , & tu J5 fentiras que l'homme, à qui tout 3^ échappe , ne jouit que de ce qu'il fait 33 perdre. Tu n'auras point, ileftvrai, 33 rillufîon dts plaifirs imaginaires ; tu 3D n'auras point auflî les douleurs qui en 33 font le fruit. Tu gagneras beaucoup 3> à cet échange ; car ces douleurs font 3J fréquentes & réelles , & ces plaifirs 33 font rares & vains. Vainqueur de 53 tant d'opinions trompe ufes , tu le fe- 33 ras encore de celle qui donne un fi 33 grand prix à la vie. Tu pafTeras la îj tienne fans trouble , & la termineras ?3 fans effroi ; tu t'en détacheras com- 33 me de toutes chofes. Que d'autres , s:> faifis d'horreur , penfent, en la quit- 33 tant^ cefTer d'être ; infiruit de fon 33 néant, tu croiras commencer. La mort 53 eft la fin de la vie du méchant , de le
ou DE L^EdUCATIOIT, 535
w Trommencement de ceîîe du jufle '>. Emile m'écoute avec une attention mêlée d'inquiétude. Il craint à ce préambule quelque conclufion finiflre. Il preflent qu'en lui montrant la né- ceflité d'exercer la force de l'ame , je veux le foumettre à ce dur exercice , &: 5 comme un blgffé qui frémit en voyant approcher le Chirurgien, il croit déjà fentir fur fa plaie la main doulou- reufe , mais faîutaire , qui rempcche de tomber en corruption.
Incertain , troublé , prefie de favoîr pu j'en veux veair ^ au-litu de répondre, il m'interroge, mais avec crainte. Qui5 faut-il faire , me dit-il , prefqu'en trem- blant, & fins ofcr lever les yeux? Ce qu'il faut faire , reponds - je d'un ton ferme î il faut quitter Sophie. Que idites-vous , s'écrie -tr il avec empor- tement? Quitter Sophie ! la quitter, Ig tromper , être un traître , un fourbe , un parjure ! .. . Quoi! reprends-je ei| l'interrompant 5 c'eft dç iPQJ qu'Exiiilç
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.craint d'apprendre à mériter de pareils noms ? Non , continue - t - il avec U jnême impétuofité, ni de vous , ni d'un autre : je faur^ , malgré vous , confer- ver votre ouvrage; je faurai ne les pas mériter.
Je me fuis attendu à cette premier© furie : je la laille palTer fans m'émou- voir. Si je n'avois pas la modération que je lui prêche, j*aurois bonne grâce à la lui précker 1 Emile me connoît trop pour me croire capable d'exigçr de lui rien qui foit mal , & il fait bien qu'il feroit mal de quitter Sopbie, dans le fens qu'il donne à ce mot. Il attend donc enfin que je m'explique,. Alors 3 je re- prends mon difcouFS.
cç Croyez vous, cher Emile, qu'un î 33 Jiomme , en quelque fituation qu'il fe . 2*. trouve , puiiTe être plus heureux que . 53 vous i'étcs depuis trois mois ? Si vous 33.1e croyez, détrompez - vous. Avant ?> de goûter les plaifirs de la vie , vous t. 83 en ayez .fp|:iifé le t>Qnhemv Jl.n'y a
ou DE l'Education, 355"
35 rien au-delà de ce que vous ayez fenti, w La félicité des fens eft pafTagere, 3î L'état habituel du cœur y perd tou- 39 jours. Vous avez plus joui par Tefpé- 3> rance , que vous ne jouirez jamais en 33 réalité. L'imagination qui pare ce 33 qu'on defire , l'abandonne dans la pof- 3> fefïion. Hors le feul être exifbnt pa^ 33 lui-même, il n'y a rien de beau que 3» ce qui n*efl pas. Si cet état eût pu du- 33 rer toujours , vous auriez trouvé le 33 bonheur fuprême, Mais tout ce qui 33 tient à l'homme fe fent de fa cadu-r 33 cité ; tout efl: fini , tout eti: paffager 33 dans la vie humaine, & quand l'état 33 qui nous rend heureux dureroit fans 33 ceffe, l'habitude d'en jouir nous en 33 ôteroit le goût. Si rien rie changé au- 33 dehors , le cœur change ; le bonheur 33 nous quitte , ou nous le quittons.
33 Le tems, que vous ne m.efuriez pas^ 33 s'ccouioit durant votre délire. L'été 35 finit, rhiver s'approche. Quand nci;5 53 pourrions continuer nos courfçs dans
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33 une faifon C rude , on ne le fonfFrlroîfe 3> jamais. Il faut bien , malgré nous , 3> changer de manière de vivre ; celle- » ci ne peut plus durer. Je vols dans 33 yos yeux impatiens que cette diifi- » culte ne vous embarrafle guères : Ta- » veu de Sophie & vos propres defirs 9> vous fuggerentun moyen facile d*é- 53 viter la neige , & de n'avoir plus de ?9 voyage à faire pour l'aller voir. L'ex- ?> pédient q(\. commode fans doute > j3 mais , le printems venu , la neige , ?3 fond , & le mariage refte ; il y iaufc 93 penfer pour toutes les faifons,
3> Vous voulez époufer Sophie , 8c ?> il n'y a pas cinq mois que vous la 33 connoiiTez ! Vous voulez Tépoufer , •y non parce c^u'çlle vous convient , mais 53 parce qu elle- vous plaît ; comme fi 33 l'amour ne fe trompoit jamais fur 30 les convenances , & que ceux qui 33 commencent par s'aimer ne finiffent yy jamais par fe haïr. Elle eft vertueu- ?3 fe , je le fais j mais en eft - ce aiïez ? ■^ * ■ ' .pSufHtil
ou DE l'Educatiojst, 337
55 fuffit-il d'être honnêtes gens pour fe 53 convenir? ce n'efl: pas fa vertu que 33 je mets en doute, c'cft fon caractère. 33 Celui d*une femme fe monte-t-il en 33 un jour ? Savez- vous en combien de 33 Situations il faut l'avoir vue pour :^3 connoître à fond fon humeur ? Qua- 33 tre mois d'attachement vous répon- ij dent-ils de toute la vie ? Peut-êtrci 33 deux mois d'abfence vous feront-ils 33 oublier à'çWt ; peut- être un autre 33 n*attend-il que votre élolgnement 33 pour vous effacer de fon cœur: peut- 33 être à votre retour la trouverez-vous 39 aufïî indifférente que vous Tavez 33 trouvé feniible jufqu'à préfent. Les 33 fentimens ne dépendent pas à.Qs 23 principes ; elle peut refter fort hoH- 33 nête 5 & cefTer de vous aimer. Elle 33 fera confiante & fîdelle , je penche 35 à le croire ; mais qui vous répond 33 d'elle & qui lui répond de vous , 33 tant que vous ne vous èXQS point mis 33 à répreuve ? Attendrez - vous , pou^ TçmêlF] f
53^ É M I L E ^
33 cette épreuve , qu*elle vous devienne 33 inutile ? Attendrez- vous , pour vous 33 connoître , que vous ne puiiliez plus 33 vous réparer ?
33 Sophie n'a pas dix-huit ans , à
,93 peine ei> paiTez-vous vingt -deux;
53 cet âge efl celui de Tamour , mais
53 non celui du mariage. Quel père ôc
^i quelle mère de famille ! Eh! pour fa-
ô3 voir élever des enfans , attendez au
93 moins de ceiTer de Têtre, Savez-
33 vous à combien de jeunes perfonnes
03 les fatigues de la groiTelTe, fupportées
3> avant Tâge ^ ont aifoibli la conftitu-
33 jion ^ ruiné la fanté , abrégé la vie ?
93 Savez - vous combien d'enfans font
?>. reftés ianguiiTans U foibles , faute
,.93 d'avoir été nourris dans un corps
w» afTez formé? Quand la mère & Fen-
?^> fant croiiTent à la fois , & que la
9> fubflance nécelTaire à TaccroiHement
53 de chacun des deux fe partage , ni
?? l'un ni Tautre n'a ce que lui deili^
%} noit h Nature : comment fe peut-i}
" ou DE l'Education. 35^
3> que tous deux n*en fouffrent pas? 33 Ou je connois fort mal Emile , ou il 5ï aimera mieux avoir une femme & 33 àQS enfans robuftes , que de conten- ^ >3 ter fon impatience aux dépens de 33 leur vie &: de leur fanté.
3» Parlons de vous. En afpirant à 33 Tétat d'époux & de père , en avez- 33 vous bien médité les devoiri? Sn 33 devenant chef de famille , vous al- 33 lez devenir membre de l'Etat ; ôc: 33 qu'efl-ce qu'être membre de TEtat ? »3 Le favez-vous ? Savez- vous ce que 33 c'eft que gouvernem.ent , loix , patrie? 33 Savez-vous à quel prix il vous efl: 33 permis de vivre , & pour qui vous 33 devez mourir? Vous croyez avoir 33 tout appris , & vous ne favez rien 33 encore. Avant de prendre une place »3 dans Tordre civil , apprenez à le >3 connoître & à favoir quel rang vous î3 y convient.
33 Emile , il faut quitter Sophie ; je »3 ne dis pas l'abandonner ; ^\ vous en
P2
D^O E M I L E ^
33 é le?, capable , elle fçroit trop heu- 33 reufe de ne vous avoir point épou- 33 ié ; il la faut quitter , pour revenir 33 digne d'elle. Ne foyez pas aiTez vain 33 pour croire déjà la mériter, O com- 33 bien il vous refl:e à faire ! Venez rem- 33 plir cette noble tâche ; venez appren- 33 dre à fupporter Tabfence ; venez ga- :^ gner le prix de la fidélité , afin qu'à 33 votre tetour vous puiiîlez vous ho- 33 norer de quelque chofe auprès d'elle , 33 & demander fa mai.i , non comma 33 une grâce, mais comme une récom» 53 penfe, 33
Non encore exercé à lutter contre Jai - même , non encore accoutumé à défirer une chofe & à en vouloir une autre , le jeune homme ne fe rend pas; il réfifte, il difpute, Pourquoi fe re- f iferoit-il au bonheur qui l'attend ? Ne feroit-ce pas dédaigner la main qui lui ell: offerte ^ que de tarder à l'accepter? Qu'efl-il befoin de s'éloigner d'elle pour s'inftruire de ce qu'il doit favoir \
ou X>E L'ÈjDUCATTOir, 34 1
Et quand cela feroit néceffaire , pour- quoi ne lui laiiTeroit - il pas , dans des nœuds indifTolubles , le gage afTuré ce fon retour ? Qu'il Toit fon époux , & il eft prêt à me fuivre ; qu'ils fbient
unis y il la quitte fans crainte
Vous unir pour vous quitter , cler Emile 5 quelle contradiction ! Il eft beau qu'un amant puifTe vivre fans ù\ maitrefle ; mais un mari ne doit ja- mais quitter fa femme fans nécerùié» Pour guérir vos fcrupules , je vois que vos délais doivent être involontaires : 11 faut que vous puiiîiez dire à So- phie que vous la quittez malgré vous. Hé ! bien , foyez content ; puifque vous n'obéiffez pas à la raifon , reconnoiiïcz un autre maître. Vous n'avez pas ou- blié l'engagement que vous avez pris avec moi , Emile ; il faut quitter So- phie : je le veux.
A ce mot il baifTe la tête , fe taît , rêve un mom.ent; & puis, me regardant avec alTurance, il me dit : quand par-
^42 É M I z s ^
tons-nous ? Dans huit jours, luî.dîs- je ; il faut préparer Sophie à ce départ. Les femmes font plus foibles , on leur doit des ménagemens ; & cette abfence n'étant pas un devoir pour elle , com- me pour vous 5 il lui eft permis de la fupporter avec moins de courage.
Je ne fuis que trop tenté de prolon- ger jufqu'à la féparation de mes jeunes gens le journal de leurs amours ; mais j'abufe depuis long-tems de l'indulgen- ce des Lecleurs : abrégeons pour finir une fois. Emile ôfera-t-il porter aux pieds de fa maitreffe la même alUi- rance qu'il vient de montrer à fon ami? Pour moi , je le crois ; c'eft de la véri- té même de fon amour qu'il doit tirer cette aflurance. Il feroit plus confus de- vant elle , s'il lui en coûtoit moins de la quitter; il la quitteroit en coupable, di ce rôle eft toujours embarrafTant pour un cœur honncte. Mais plus le facrifice lui coûte , plus il s'en honore aux yeux de celle qui le lui rend péni-
OIT HE l'Éducation. 543
ble. II n'a pas peur qu'elle prenne la change fur le motif qui le détermine. Il femble lui dire à chaque regard : ô Sophie ! lis dans mon cœur , & fois lî- délie; tu n'as pas un amant fans vertu. La fîere Sophie , de fon côté , tâche de fupporter avec dignité le coup im^ prévu qui la frappe. Elle s'efforce d'y paroître infenfible ; mais comme elle n'a pas , ainfi qu'Emile, l'honneur du combat & de la vidoire , fa fermeté fc foutient moins. Elle pleure , elle gé- mit en dépit d'elle , & la frayeur d'ê- tre oubliée , aigrit la douleur de la fé- paration. Ce n'efi: pas devant fon amant qu'elle pleure , ce n'eft pas à lui qu'elle m.onîre fes frayeurs; elle étouf- fcroit plutôt que de laiiïcr échapper un foupir en fa préfence : c'cd: moi qui re- çois ks plaintes, qui vois {^s larm.es , qu'elle affecte de prendre pour confi- dent. Les femmes font adroites & fa- vent fe déguifer : plus elle murmure en fecret contre ma tyrannie , plus élis
344 Emile y
eft attentive à me flatter : elle Tent que
fon fort eft dans mes mains.
Je la confole , je la rafÏÏire , je lui ré- ponds de fon amant , ou plutôt de fon Epoux : qu elle lui garde la même fidé- lité qu'il aura pour elle ^ & dans deux ans il Î3 fera , je le jure. Elle m'eftime affez, pour croire que je ne veux pas la tromper. Je fais ganint de chacun des deux envers l'autre. Leurs cœurs, leur vertu , ma probité , la confiance de leurs parens , tout les rafTûre; mais que fert la raifon contre la foiblefîe ? Ils fe féparent comme s'ils ne dévoient plus fe voir,
C'efl alors que Sophie fe rappelle les TCgrets d'Eucharis , & fe croit réelle- ment à fa place. Ne lailTons point, du- rant Tabfence, réveiller ces fantafques amours. Sophie , lui dis-je un jour , faites avec Emile un échange de livrer. Donnez - lui votre Télémaque , afin quil apprenne à lui reffembler , & quil vous donne Je Spsdateur, dont
OIT DE L'Education, 545-
vous aimez la levure. Etudicz-y les devoirs àts honn-ctes femmes , & fon- gez que dans deux ans ces devoirs fe- ront les vôtres. Cet échange pk.ît à tous deux 5 & leur -donne de la con- fiance. Enfin vient le trifte jour^ il faut fe féparer.
Le digne père de Sophie ^ avec le- quel j'ai tout concerté , m'embrafTe en recevant mes adieux; puis, me prenant à part 5 il me dit ces mots d'un ton gra- ve &: d'un accent un peu appuyé, ce J'ai 33 tout fait pour vous complaire ; je fa- 33 vois que je traitois avec un homme 33 d'honneur ; il ne me refce qu'un mot 33 à vous dire. Souvenez- vous que vo- 33 tre Elevé a (igné fon contrat de ma- 33 riage fur la bouche de ma Fille 33,
Quelle différence dans la contenance des deux Amans ! Emile impétueux , ardent , agité , hors de lui, poufTe des cris, verfe des torrens de pleurs fur les mains du père , de la mère, ûc la fille; embjrafTe^ en fan^lotant, tous les gens
y
54<^ E M I L E y
de la miîfon , & répète mille fois les raêrnes choies, avec un défordre qui feroit rire en toute autre occdfion. Sophie morne , paie , l'œil éteint , le re- gard fombre , refte en repos , ne dit rien , ne pleure point, ne voit per- fonne , pas même Emile. Il a beau lui prendre les mains , la prefTer dans fes bras ; elle refle immobile , infenfible à Tes pleurs , à Tes care/Tes , à tout ce ^ qu'il fait ; il efl déjà parti pour elle. Combien cet objet eil plus touchant que la plainte importune & les regrets bruyans de Ton amant ! Il le voit , il îe fent , il en efl: navré : je l'entraîne avec peine : fi je le laifTe encore un moment, il ne voudra plus partir. Je fu s charmé qu'il emporte avec lui cette tr (le image. Si jamais il efl: tenté d'ou- b'ier ce qu'il doit à Sophie, en la lui rappelant telle qu'il la vit au moment de ion départ , il faudra qu'il ait le cœur biea aliéné, (i je ne le ramène pas . à ell^»
ou PE l^Éducation, 347 DES VOYAGES.
\ J N demande s'il efl bon que ]es |eunes gens voyagent, & Ton dipute beaucoup là-deÏÏus, Si Ton propofoit autrement la queilion , & qu'on de- mandât s'il eft bon que les hommes aient voyagé , peut-être ne dilpute- Toit-on pas tant.
L'abus des livres tue la fcience» Croyant favoir ce qu'on a la , on fe croit dilpenfé de l'apprendre. Trop de ledure ne fert qu'à faire de préfomp- t'.ieux ignorans. De tous les fiècles de littérature , il n'y en a point eu où l'on lût tant que dans celai-ci , Ôi point oii l'on fût moins favant : de tous les pays de l'Europe , il n'y en a point où l'on imprime tant d'hiftoires^de relations de voyages , qu en France , & point où l'oa- connoilTe moins le génie & les mœurs des autres Nations, Tant délivres noUS
P 6
54^ É M 1 L E ^
font négliger le li/re du Monde,; ou, fi nous y lifons encore , chacun s'en tient à fon feuillet. Quand le mot ^ peut-on être Fer fan? me feroit inconnu je devinerois , à l'entei^dre dire , qu'il ,vient du pays où les préjugés natio- naux font le plus en règne , & du iexe qui les propage le plus.
Un Parifien croît connoitre les hom- ^mes , & ne connoît que les François; dans fa ville , toujours pleine d'étran- gers, il regirde chaque étranger com- me u:î phé iomène extraordinaire qui n'a rien d'égal dans le refte de l'Uni- vers. Il faut avoir vu de près ks Bour- geois de cet e grande ville , il faut avoir vécu chez eux, pour croire qu'a- vec tant d'efprit on puifTe être aulîî flup'de. Ce qu'il y de bifarre eft que chacun d'eux a lu dixfois, peut être, la decription du pays dont un habitant va li fort l'émerveiller.
C't'ft trop d'avo'r à percer à la fois les préjugés des Auteurs & \qs nôtres
otr DE l'Êducatiok. 549!
pour arriver à la vérité. J'ai pailé ma vie à lire àcs relations de voyages , & je n'en ai jamais trouvé deux qui m'aient donné la même idée du même peuple. En comparant le peu que je pouvo'is obfcrver avec ce que j'avois lu , j'ai fini par laiiler là les Voyageurs ^ & regretter le tems que j'avois donné, pour m'inftruire , à leur ledure , bien convaincu qu'en fait d'obfervations de toute efpèce, il ne faut pas lire, il faut voir. Cela feroit vrai dans cette occa- fion 5 quand tous les Voyageurs fe- roient finceres , qu'ils ne diroient que ce qu'ifs ont vu ou ce qu'ils croient, & qu'ils ne déguiferoient la vérité que par les faufTes couleurs qu'elle prend à leurs yeux. Que doit-ce être , quand il la faut démêler encore à travers leurs menfonges & leur mauvaife foi ?
LaifTons donc la reiïburce des livres qu'on nous vante , à ceux qui font faits pour s'en contenter. Elle eft bonne, ainfi que l'art de Raymond Lu lie , pour
5 yO Ê M I L E y
apprendre à babiller de ce qu*on ne fait point. Elle eft bonne pour dreflfer des Platons de quinze ans à philofo- pher dans des cercles , & à inftruire une compagnie à^s ufages de l'Egypte _ & àQs îndes , fur la foi de Paul-i-jucas ou de Tavernier.
Je tiens pour maxime inconteft.ible que quiconque n*a vu qu'un peuple , au-lleu de connoître les hommes , ne connoît que les gens avec lefquels il a vécu. Voici donc encore une autre ma- nière de pofer la même queftlon des voyages. Suffit- il qu'un homme bien élevé ne connoiffe que fes compatrio- tes 5 ou s'il lui importe de connoître les hommes en général ? Il ne refle plus ici îii difpute ni doute. Voyez combien la folution d'une queflion difficile dé- pend quelquefois de la manière de îa pofer !
Mais , pour étudier les hommes , faut- il parcourir la terre entière ? Faut - il aller au Japon obferver les Européens?
ou DE L^ÈdUCATION. ^^X
Pour connoître l'efpèce , faut-il connoî- tre tous les individus ? Non ; il y a des hommes qui fe refTemblent fi fort que ce n'eft pas la peine de les étudier féparément. Qui a vu dix François los a tous vus ; quoiqu'on n'en puifTe pas dire autant des Anglois & de quelques autres peuples , il eft pourtant certain que chaque Nation a fon caradère pro- pre & fpéclfique qui fe tire, par induc- tion 5 non de l'obfervation d'un feul de (qs membres , mais de plufieurs. Celui qui a comparé dix peuples con- noît les hommes , comme celui qui a vu dix François connoît les François. Il ne fuffit pas ^ pour s*inflruire , de courir les pays ; il faut favoir voyager. Pour obferver , il faut avoir des yeux , & les tourner vers l'objet qu'on veut connoître. Il y a beaucoup de gens que les voyages inftruifent encore moins que les livres , parce qu'ils ignorent l'art de penfer ; que , dans la ledure , leur efprit eft au moins guidé par l'Au-
§J2 E M J L £ ^
teur ; & que , dans leurs voyages , îîs nô favent rien voir û'eux-mémes. D'au- tres ne s'inftruifent point , parce qu'ils ne veulent pds s' inflruir-e. Leur objet efl (i différent, que celui-là ne les frappe guères: c'ell: grand hizard ^ li l'on voit exadement ce qu'on ne le foucie point de regarder. De tous les peuples du monde, le François efl: celui qui voyage le plus : mais , plein de Tes uiages , il confond tout ce qui n'y refTemble pas. Il y a à.QS François dans tous les coins du monde. Il n'y a point de pays où Ton trouve plus de gens qui aient voya- gé 3 qu'on n'en trouve en France : avec cela pourtant , de tous les peuples de l'Europe celui qui en voit le plus, les connoît le moins, L'Anglois voyage auïîî , mais d'une autre manière ; il faut que ces deux Peuples foient con- traires en tout. La NoblefTe Angloife voyage , la NoblefTe Françoife ne voya- ge point : le Peuple François voyage , le Peuple Angiois ne voyage point.
OIT DE z'EnUCATIOÎ/. ^^^
Cette dliFérence me paroît honorable au dernier. Les François ont prefque toujours quelque vue d'intérêt dans leurs voyages : mais les Anglois ne vont point chercher fortune chez les autres Nations , fi ce n'eft par le com- merce 5 & les mains pleines ; quand ils Y voyagent , c'efl: pour y verfer leur argent , non pour vivre d'induf- trie ; ils font trop fiers pour aller ramper hors de chez eux. Cela fait auiîi qu'ils s'infiruifent mieux chez l'étranger que ne font les François , qui ont un tout autre objet en tcte. Les Anglois ont pourtant aulU leurs préjugés nationaux ; ils en ent înême plus que perfonne ; mais ces préjugés tiennent moins à l'ignorance qu'à la paiîion. L'Anglois a les préjugés de l'orgueil , de le François ceux de la vanité.
Comime \es Peuples les moins cul- tivés font généralement les plus fages ; ceux qui voyagent le moins , voy -gent le mieux, parce qu'étant moins avancés
35*4 Ê M î L M y
que nous dans nos recherches frivoles ,
& moins occupés des objets de notre
vaine curiofité , ils donnent toute leur
attention à ce qui efl: véritablement
utile. Je ne connois guères que les Efpa-
gnols qui voyagent de cette manière.
Tandis qu'un François court chez les
Artiftes d'un pays , qu'un Anglois en
fait deflîner quelque antique , 3c qu'un
Allemand porte fon album chsz tous les
Savans , l'Efpagnol étudie en (ilence le
gouvernement , les mœurs, la police , 6c
il efl le feul à^s quatre qui , de retour
chez lui 5 rapporte , de ce qu'il a vu ,
quelque remarque utile à fon pays.
Les Anciéris vôyageoicnt peu, îi- foient peu , falfoicnt peu de livres , & pourtant on voit dans ceux qui nous reftent d'eux, qu'ils s'obfervoient mieux les uns les autres que nous n'obfervons nos contemporains. Sans remonter aux écrits d'Homère , le fetil Poëte qui nous tranfporte daub les pays qu'il dé- crit, on ne p^ut rcfaîer à Hérodote l'honneur d'avoir peint les mœurs dans
OV DE l'ËdUCATION, Jj*/
fon Hiftoire , quoiqu'elle foit plus en narrations qu'en réflexions , mieux que ne font tous les Hlftoriens , en char- geant leurs livres de portraits & de ca- raderes. Tacite a mieux décrit les Ger- mains de fon tems qu'aucun Écrivain n a décrit les Allemands d'aujourd'hui. Inconteftablement ceux qui font ver- fés dans THiftoire ancienne , connoif- fent mieux les Grecs , les Carthagi- nois , les Romains , les Gaulois , les Perfes , qu'aucun Peuple de nos jours ne connoît fes voifins.
Il faut avouer aufli que , les carac- tères originaux des Peuples s'efFacant de jour en jour, deviennent en mêm.e ralfon plus difficiles à faifir. A mefure que les races fe mêlent, & que les Peu» pies fe confondent , on voit peu-à-peu difparoître ces différences nationales qui frappoient jadis au premier coup- d'œll. Autrefois chaque Nation reftoit plus renfermée en elle-même, il y avoit moins de communication, moins de
'^f6 Ë M I L E ^
Voyages, moins d'intérêts communs où contraires, moins de liaifons polrcl- ques & civiles de Peuple à Peuple ; point tant de ces tracalTeries royales appelées négociations , point d'Am- baiïadeurs ordinaires ou réfidens con* tinuellement; les grandes navigations étoient rares; il y avoit peu de com- merce éloigné 5 &: le peu qu'il y en avoit , étoit fait par le Prince même qui s'y fervoit d'étrangers , ou par des gens méprifés qui ne donnoient le ton à perfonne , & ne rapprochoient point les Nations. Il y a cent fois plus de liaifon maintenant entre l'Europe S: VAiiQ , qu'il n'y en avoit jadis entre la Gaule & l'Efpagne; l'Europe feule étoIt plus éparle que la terre entière ne l'cfl: aujourd'hui»
Ajoutez à cela , que les anciens Peu- ples, fe regardant la plupart comma Autochtones , ou originaires de leur propre pays, l'occupoient depuis alïèz long-tems, pour avoir perdu la mé-
OÊf i>E l^Éducation, 5J7
Tnoîre Aqs fiècles reculés où leurs Ancê- tres s'y étoient établis , & pour avoir laifTé le tems au climat de faire fur eux des impreflions durables ; au-lieu que parmi nous , après les invafions àts Romains , les récentes émigrations des Barbares ont tout mêlé , tout conr fondu. Les François d'aujourd'hui ne font plus ces grands corps blonds & blancs d'autrefois; les Grecs ne font plus ces beaux hommes faits pour fer- vir de modèle à l'Art ; la figure à<^s Ro- mains eux-mêmes a changé de carac- tère 5 ainfi que leur naturel : les Per- fans , originaires de Tartarie , perdent chaque jour de leur laideur primitive , par ie mélange du fang Circallien. Les Européens ne font plus Gaulois , Ger- mains, Ibériens, Allobroges ; ils ne font tous que à^s Scythes diverfement
I dégénérés quant à la figure , & encore plus quant aux mœurs. '' Voilà pourquoi les antiques diftinc- I^OHS de races ;, les cjualicis de l'air ôj I
5^3 Ê M I z Sy
du terroir , marquoient plus fortement, de Peuple à Peuple ,\qs tempéramens, les figures , les mœurs , les caraderes , que tout cela ne peut fe marquer de nos jours 5 où rinconftance Européenne ne laifTe à nulle caufe naturelle le tems de faire fes imprelîions , & où les forêts abattues , les marais deflechés , la terre plus uniformément , quoique plus mal cultivée , ne laifîent plus , même au pliyfique , la même différe^ice de terre à terre ^ & de pays à pays.
Peut-être avec de femblabîes réfle^ xions fe prefTeroit-on moins de tour-? ner en ridicule Hérodote , Ctéfias^ Pli-- ne 5 pour avoir repréfenté les habitans de divers pays , avec des traits origi- naux & des diûérences marquées que nous ne leur voyons plus. Il faudroit retrouver les mêmes hommes , pour re- connoître en eux les mêmes figures ; il faudroit que rien ne les eût changés, pour qu'ils fufTent reftés les mêmes» Si no^s pouvions confidérer à la fois tou^
ou DE l'Education, 35-9 les hommes qui ont été , peut-on dou- ter que nous ne les trouvaiîîons plus variés de fiècle à fîècle , qu'on ne les trouve aujourd'hui de Nation à Na- tion ?
En même tems que les obferva- tions deviennent plus difficiles , elles fe font plus négligemment & plus m.al ; c ell: une autre raifon du peu de fuccès de nos recherches dans l'Hiftoire natu- relle du genre humain. L'inllruâion qu'on retire des voyages fe rapporte à l'objet qui les fait entreprendre. Quand cet objet eft un fyftême de Philofophie, le voyageur ne voit jamais que ce qu'il veut voir : quand cet objet efl: l'intérêt , il abforbe toute l'attention de ceux qui s'y livrent. Le commerce & les Arts , qui mêlent & confondent les Peuples, les empêchent aulfi de s'étudier. Quand ils favent le profit qu'ils peuvent faire l'un avec l'auire , qu'ont-ils de plus à favolr ?
Il eil utUç à rhomme de connoîtr©
5*^o Emile,
tous les lieux où l'on peut vivre , afîa de choifir enfuite ceux ou Ton peut vi- vre le plus commodément. Si ch?cun fe fuffifoit à lui-même, il ne lui im- porteroit de connoître que le pays qui peut le nourrir. Le Sauvage , qui n'a befoin de perfonne , & ne convoite rien au monde , ne connoît & ne cher-- che à connoître d'autres pays que Iq fien. S'il eft forcé de s'étendre pour fubiifter , il fuit les lieux habités par les hommes; il n'en veut qu'aux bêtes, &: n'a befoin que d'elles pour fe nourrir. Mais pour nous , à qui la vie civile efi: jiécefTaire , & qui ne pouvons plus nou$ pafTer de manger des hommes , Tinté- rêt de chacun de nous efr de fréquen- ter les pays où Ton en trouve le plus» Voilà pourquoi tout afflue à Rome, à Paris , à Londres. C'eft toujours dans les Capitales que le fang-humain fe vend à meilleur marché, Ainfi , Ton ne çonnoit que les grands Peuples , & les grands Peuples fe reflemblent tous,
Ou DE l'Éducation. ^6i
Nous avons , dit-on , des Savans qui voyagent pour s'inilruire ; c'eft une er- reur. IjQs Savans voyagent par intérêt comme les autres, l^es Platons , les Pythagores, ne fe trouvent plus, ou, s'il y en a , c'efl bien loin de nous. Nos Savans ne voyagent que par ordre de la Cour ; on les dépêche , on les défraye , on les paye pour voir tel ou tel objet , qui 5 très-furement, n'eflpas un objet moral. Ils doivent tout leur tems à cet ibjet unique , ils font trop honnêtes gens pour voler leur argent. Si , dans quelque pays que ce puifTe être , Aqs cu- rieux voyagent à leurs dépens , ce n'elî jamais pour étudier les hommes , c'efl pour les indruire. Ce n'eft pas de fcience- qu'ils ont befoin , mais d'oftentation» Comment apprendroient-ils dans leurs voyages à fecouer le joug de l'opinion ? Ils ne les font que pour elle.
Il y a bien de la différence entre voyager pour voir du pays , ou poui: \^oir à^s Peuples. Le premier objet eft Tome IF. Q
to
5^2 É M I L È ,
toujours celui des curieux , l'autre n'eft pour eux qu'acceflbire. Ce doit être tout le contraire pour celui qui veut philo- fopher. L'enfant obferve les chofes , en attendant qu'il puiiîè obferver les hom- mes. L'homme doit commencer par ob- ferver Tes femblables , & puis il obferve les chofes , s'il en a le tems.
C'ell donc mal raifonner , que de eonclurre que les voyages font inutiles , de ce que nous voyageons mal. Mais l'utilité des voyages reconnue , s'en- fuivra - 1 - il qu'ils conviennent à tout , le monde? Tant s'en faut; ils ae con- viennent , au contraire 5 qu'à très-peu de gens : ils ne conviennent qu'aux hom- mes affez fermes fur eux-mêmes , pour écouter les leçons de l'erreur fans fe laifTer féduire , 5c pour voir l'exemple du vice fans fe laiiler entraîner. Les voyages pouffent le naturel vers fa pen- te 5 & achèvent de rendre l'homme bon ou mauvais. Quiconque revient de courir le Monde ^ efl , à fon retour.
ou DE L'ÉdUCATIOX. 3^3
ce qu'il fera toute fa vie ; il en revient plus de méchans que de bons , parce qu'il en part plus d*enclins au mal qu'au bien. Les jeunes gens mal élevés & mal conduits a contradent dans leurs voyages tous les vices des Peuples qu'ils fréquentent , & pas une Aqs vertus dont ces vices font mêlés : mais ceux qui font heureufement nés, ceux dont on a bien cultivé le bon naturel , 3c qui voyagent dans le vrai defTein de s'inftruire , reviennent , tous, mei'leurs & plus fages qu'ils n'étoient partis^ Ainfi voyagera mon Érnile : ainfi avoit voyagé ce jeune homxme , digne d'un meilleur fiecle , dont l'Europe étonnée admira le mérite , qui mourut pour fan pays à la fleur de {qs ajis , mais qui méritoit de vivre , & dont la tombe , ornée de fes feules vertus , attendoit y pour être honorée , qu'une main étran^ gère y femât é^s fleurs.
Tout ce qui fe fait par raifon , doit avoir Ïqs règles. Les voyages , pris
Q â
5^4 E M I z JE f
comme une partie de Téducation , doî^ vent avoir les leurs. Voyager pouf voyager , c'eft errer , être vagabond ; voyager pour s*mll:ruire , eil encore un objet trop vague : TinArudlon qui n'a pas un but déterminé , n*eft rien. Je voudrois donner au jeune homme un intérêt fenfible à s*inftruire 5 & cet in-- térêt bien choifi fixeroit encore la na- ture de rinftrudion. Ceft toujours la fuite de la méthode que j'ai tâché de pratiquer.
Or 5 après s'être eonfideré par {qs rapports phyfiques avec les autres êtres, par Tes rapports moraux avec les autres hommes , il lui refte à fe confiderer par fes- rapports civils avec (es conci- toyens. Il faut, pour cela, qu il com- mence par étudier la nature -du gouver- nement en général , les diverfes for- mes de gouvernement , enfin le gou- vernement particulier fous lequel il eft né, pour favoir s'il lui convient d'y vi- vre ; car par un droit que rien ne peut
ov j)S VÉducatjon. 36}
abroger , chaque homme, en devenant majeur & maître de lui - même , de* vient maître aulTi de renoncer au con- trat par lequel il tient à la communauté, en quittant le pays dans lequel elle efl établie. Ce n eft que par le féjour qu il y fait après Tâge de raifon , qu'il efl cenfé confirmer tacitement rengage- ment qu'ont pris (es ancêtres. Il ac- quiert le droit de renoncer à fa Patrie , comme à la fuccefTion de fon Père : en- core , le lieu de la naiffance étant un don de la Nature, céde-t-on du fien en y renonçant. Par le droit rigoureux , chaque homme refte libre à fes rifques en quelque lieu qu'il naifTe, à moins qu'il ne fe foumette volontairement aux loix 5 pour acquérir le droit d'en être protégé.
Je lui dirois donc , par exemple • jufqu'ici vous avez vécu fous ma di-^ reélion , vous étiez hors d'état de vous gouverner vous - même. Mais vous ap- prochez de l'âge où les loix , vous laif*
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MILE
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fant la difpofition de votre bien , voUs rendent maître de votre perfonne. fVous allez vous trouver feul dans la fociété 3 dépendant de tout , même de votre patrimoine. Vous avez en vue un établifTcment. C«ctte vue eft loua- ble 5 elle eft un à^s devoirs de l'hom- me ; mais avant de vous marier , il faut favôir quel homme vous voulez élre 5 à quoi vous voulez palTer votre vie 5 quelles mefures vous voulez pren- dre pour allure r du pain à vous & à votre fiimille 5 car bien qu*il ne faille pas faire d*un tel foin fa principale affaire , il y faut pourtant fonger une fois. Voulez- vous vous engager dans la <iépendance àts hommes que vous mé- prifez ? Voulez - vous établir votre for- tune & fixer votre état par des rcla- -tions civiles qui vous mettront fans cefTe à la difcrétion d'autrui , & vous forceront, pour échapper aux frippons, de devenir frippon vous-même? «^ .Là - delTus je lui décrirai tous les
oir i>à l'Éducation, ^Sj
moyens podibles de faire valoir foii bien , foit dans le commerce , foit dans Jes charges , loit dans la finance , & je lui montrerai qu'il n'y en a pas un qui ne lui laifTe des rifques à courir , qui ne le mette dans un état précaire & dé- pendant 5 & ne le force de régler fes mœurs , fes fentimens , fa conduite , fur l'exemple & les préjugés d' autrui.
Il y a 5 lui dirai-je , un autre moyen d'employer fon tems & fa perfonne ; c'efl: de fe mettre au fervice , c'efl - à - dire , de fe louer à très - bon compte , pour aller tuer des gens qui ne nous ont point fait de mal. Ce métier qÛ en grande eflime parmi les homme:» , & ils font un cas extraordinaire de ceux qui ne font bons qu'à cela. Au furplus, loin de vous difpenfer des autres ref- fources , il ne vous les rend que plus néceffaires ; car il entre auflî dans l'honneur de cet état de ruiner ceux qui s'y dévouent. Il eft vrai qu'ils ne sy ruinent pas tous. La mode vient
56^ £ M I L E ^
même infenfîblement de s'y enrichir comme dans les autres. Mais je doute qu'en vous expliquant comment sy prennent pour cela ceux qui réuffifTent^ je vous rende curieux de les imiter.
Vous faurez encore que dans ce mé- tier même il ne s'kigit plus de courage Tii de valeur, fi ce n'eft peut-être au- près des femmes ; qu'au contraire le plus rampant , le plus bas^ le plus fer- vile efl toujours le plus honoré; que fî vous vous avifez de vouloir faire tout de bon votre métier, vous ferez méprifé , haï 5 chafTé peut-être , tout au moins accablé de pafTe - droits , & fuppîanté par tous vos camarades , pour avoir fait votre fervice à la tran- chée , tandis qu'ils faifoient le leur à la toilette.
On fe doute bien que tous ces em- plois divers ne feront pas fort du goût d'Emile, Eh quoi! me dira-t-il, ai -je oublié les jeux de mon enfance ? ai - je perdu mes bras ? ma force efl - elle
ov DE ^Éducation, ^6^
"epuifée ? ne fais - je plus travailler ^ Çue m'importent tous vos beaux em- plois 5 &: toutes les fottes opinions des hommes ? Je ne connois point d'au- tre gloire que d'être bienfaifant & jufte; je ne connois point d'autre bonheur que de vivre indépendant avec ce qu'on aime , en gagnant tous les jours de l'appétit & de la fanté par fon tra- vail. Tous ces embarras dont vous me parlez , ne m.e touchent guères. Je ne veux pour tout bien qu'une petite mé- tairie dans quelque coin du Monde. Je mettrai toute mon avarice à la faire valoir , & je vivrai fans inquiétude. Sophie & mon champ , & je ferai riche.
Ouï , mon ami , c'eft afTez , pour le bonheur du fage, d'une femme U d'un champ qui foient à lui. Mais ces tré- fors , bien que modeftes , ne font pas fi communs que vous penfez. Le plus rare eft trouvé pour vous \ parlons de l'autre,
fi^JO É M I 1 E y
Un champ qui foit à vous , chef Emile ! & dans quel lieu le choifîrez- vous ? En quel coin de la terre pourrez- vous dire : je fuis ici mon maître & celui du terrein qui m'appartient. On fait en quels lieux il efl aifé de fe faire liche , mais qui fait où l'on peut fe palTer de Tétre ? Qui fait où l'on peut vivre indépendant & libre , fans avoir befoin de faire mal à perfonne^ bc fans crainte d'en recevoir ? Croyez - vous que le pays où il eft toujours permis d'être honnête -homme foit fi facile à trouver? S'il eft quelque moyen légi^ tim.e & sûr de fubfifter fans intrigue , fans affaire , fans dépendance ; c'eft , j'en conviens , de vivre du travail de {qs mains , en cultivant fa propre terre : mais où eft l'État où l'on peut fe dire : la terre que je foule eft à moi ^ 'Avant de choifir cette heureufe terre ^ aiîùrez - vous bien d'y trouver la paix que vous cherchez ; gardez qu'un gou" vernement violent , qu'une religion
ov DE l'Education. 371
perfécutante , que des moeurs perverfes ne vous y viennent troubler. Mettez- vous à l'abri des impôts fans mefure qui dévoreroient le fruit de vos pei- nes 5 des procès fans fin qui confume- roient votre fonds. Faites en forte quen vivant juftement vous n'ayez point à faire votre cour à dQS Inten- dans 5 à leurs Subftituts , a des Juges , à des Prêtres , à de puifTans voifins , à des frippons de toute efpece , toujours prêts à vous tourmenter , fi vous les négligez. Mettez-vous fur - tout à l'abri des vexations des grands & des riches ; fongez que par - tout leurs terres peu- vent confiner à la vigne de Naboth. Si votre malheur veut qu'un homme en place achette ou bâtiffe une maifon près de votre chaumière , répondez - vous qu'il ne trouvera pas le moyen , fous quelque prétexte , d'envahir votre héritage pour s'arrondir , ou que vous rie verrez pas , dès demain peut - être , abforber toutes vos refîources dans un
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57^ É M I L E j
large grand - chemin? Que fi vous vous confervez du crédit pour parer à tous ces inconvéniens, autant vaut confer- ver aulîi nos richeiTes ; car elles ne vous coûteront pas plus à garder. La richefîe Se le crédit s'étayent mutuellement ; l'un fe foutient toujours mal fans Tautre.
J*ai plus d'expérience que vous, cher Smile ; je vois mieux la difficulté de votre projet. Il eft beau, pourtant; il cft honnête : il vous rendroit heureux en effet , efforçons-nous de l'exécuter. J'ai une propofition à vous faire. Con- facrons les deux ans que nous avons pris jufqu'à votre retour , à choifir un afî'le en Europe où vous puilîiez vi- vre heureux avec votre famille à Tabrî de tous les dangers dont je viens de vous parler. Si nous réufîifTons , vous surez trouvé le vrai bonheur vainement cherché par tant d'autres , & vous n'aurez pas regret à votre tems. Si nous ne réuiliiTons pas ^ vous ferez
ou DE l'Education, 375
guéri d'une chimère ; vous vous con- folerez d*un malheur inévitable , & vous vous foumettrez à la loi de la néceiïité. ^
Je ne fais fî tous mes Ledeurs ap- percevront jufqu'où va nous mener cette recherche ainil propofée ; mais je fais bien que fî , au retour de fes voyages commencés & continués dans cette vue , Emile n*en revient pas verfé dans toutes les matières de gou- vernement 5 de mœurs publiques , 6c de maximes d^Etat de toute efpèce , il faut que lui ou moi foyons bien dé- pourvus, l'un d'intelligence ,,& l'autre de jugement.
Le droit politique eft encore à naî- tre , & il efl: à préfumer qu'il ne naîtra jamais. Grotius , le maître de tous nos Savans en cette partie , n'eft qu'un en- fant, & , qui pis eft, un enfant de mau- vaife foi. Quand j'entends élever Gro- tius jufqu'aux nues , & couvrir Hobbes d'exécration , je vois combien d*liom-
574 È M 1 L E ^ ^
mes fenfés lifent ou comprennent ce^ ^eux Auteurs. La vérité ell que leur^ principes font exadement femblables , ils ne différent que par les exprelîions. Ils différent auffi par la méthode. Hob- bes s'appuie fur ^qs fophifmes ^ ^ Grotius fur des Poëtes ; tout le refte leur efl commun.
Le feul moderne , en état de créer cette grande & inutile fcience , eût été rilluftre Montefquieu, Mais il n'eut garde de traiter d^s principes du droit politique; il fe contenta de traiter du droit pofitif Aqs gouvernemens éta- blis ; & rien au monde n'efl plus dif-^ férent que ces deux études^ [ Celui pourtant qui veut juger faine- ment des gouvernemens tels qu'ils exiftent ^ eft obligé de les réunir toutes deux; il faut favoir ce qui doit être, pour bien juger de ce qui efl:. La plus grande diiiiculté , pour éclaircir ces importantes matières ^ efl d'intéreffer un particulier à les difcuter , de ré-
eu DE l^Éducatïon. ^yf
pondre à ces deux queflions : que m'im- porte ? & 5 qu*y puis-je faire ? Nous avons mis notre Emile en état de fe répondre à toutes deux.
La deuxième difficulté vient des préjugés de Tenfance , des maximes dans lefquelîes on a été nourri , fur- tout de la partialité des Auteurs , qui;, parlant toujours de la vérité dont ils ne fe foucient guères , ne fongent qu'à leur intérêt dont ils ne parlent point. Or , le peuple ne donne ni chaires ^ ni pendons, ni places d'Académies; qu'on juge comment fes droits doivent être établis par ces gens-là ! J'ai fait en forte que cette diiîicuké fût encore nulle pour Emile. A peine fait-il ce que c'eft que gouvernement;' la feule chofe qui lui importe efl: de trouver le meilleur ; fon objet n'eft point de faire des li- vres , & fi jamais il en fait , ce ne fera point pour faire fli cour aux Puifïàn^ ces y mais pour établir ks droits de l'Humanité,
V II refle une troifieme difficulté plus fpécieufe que folide , & que je ne veux ni réfoudre, ni propofer; ir me fuffit qu'elle n'effraye point mon zèle ; bien fur qu'en des recherches de cette ef- pece 5 de grands talens font moins né- celTaires qu'un fîncere amour de la juflice & un vrai refped pour la véri- té. Si donc les matières de gouverne- ment peuvent être équitablement trai- tées, en voici 5 félon moi, le cas ou jamais.
Avant d'obferver , il faut fe faire , àQS règles pour fes obfervations : il faut fe faire une échelle pour y rap- porter les mefures qu'on prend. Nos principes de droit politique font cette échelle; nos mefures font les loix po- litiques de chaque pays. i
Nos élémens feront clairs , fimples, pris immédiatement dans la nature des chofes. Ils fe formeront ^qs ques- tions difcutéçs entre nous, & que nous ne convertirons en principes que quand
tu T>r l'Éducation. 377
elles feront fuififamment réfolues.
Par exerriple, remontant d'abord à Tétat de Nature , nous examinerons il les hommies naifTent efclaves ou li- bres , affociés ou indépendans ; s'ils fe réunifient volontairement ou par force; fi jamiais la force qui les réunit peut former un droit permanent , par lequel cette force antérieure oblige , même quand elle efl: furmontée par une autre ; en forte que depuis la force du Roi Nembrot, qui, dit- on, lui fournit les premiers Peuples , toutes les autres forces qui ont détruit celle- là foient devenues iniques & ufurpa- toires , & qu'il n'y ait plus de légiti- mes Rois que les defcendans de Nem- brot ou {qs ayant- caufes ; ou bien Çi , cette première force venant à ceiîer , la force qui lui fuccede oblige à fon tour , de détruit l'obligation de l'autre , en forte qu'on ne foit obligé d'obéir qu'au- tant qu'on eft forcé , & qu'on en foit difpenfé , fi-tôt qu'on peut faire réfif-'
tance ; droit qui , ce femble , n'ajoute^ toit pas grand'-chofe à la force , & ne feroit guères qu'un jeu de^ mots.
Nous examinerons {\ Ton ne peut pas cire que toute maladie vient de Dieu, & s'il s'enfuit pour cela que ce foit un crime d'appeller le Médecin^
Nous examinerons encore fi l'on eft obligé en confcience de donner fa bour- fe à un bunciit , qui nous la demande fur le grand-chemin , quand même on pourroit la lui cacher ; car enfin , le pifiolet qu'il tient eft auffi une puif- fance.
Si ce mot de puïjfance en cette oc- cafion veut dire autre chofe qu'une puiflance légitime , & par conféquent foumife aux loix dont elle tient fon
être.
Suppofé qu'on rejette ce droit de force , & qu'on admette celui de la Na- ture ou l'autorité parternelle comme principe àQS fociétés, nous recherche- ïons la mefure de cette autorité ^ corn-
ou r>s j^Éducati^on, 375»
nient el!e eft fondée dans la Nature , & fi elle a d'autre riiifon que Tutilité de Tcnfaiit 5 (a foibloiTe , & l'amour natu- rel que le pcrc a peur lui ; fi donc, la foiblefie de Teiuant venant à ccfTer, & fa rnifon à miirir , il ne devient pas feul juge naturel de ce qui convient à fa confcrvation , par conféquent fon pro- pre maître , & indépendant de tout autre homme , même de fon père ; c^r il efl: encore plus fur que le fils s'aime lui-même , qu'il n'efl fur que le père aime fon filsr
Si , le père mort , les enfans font tenus d'obéir à leur aîné ou à quelque autre qui n'aura pas pour eux l'attache- ment naturel d'un père; ôcfi, de race en race , il y aura toujours un chef uni- que , auquel toute la famille foit tenue d'obéir ; auquel cas on chercheroit comment l'autorité pourroit jamais être partagée, 6c de quel droit il y auroit, fur la terre entière , plus d'un chef qui gouvernât le genre humain ?
3^0 Ê M J LS ^
Suppofc que les Peuples fe fufTent formés par choix , nous diflinguerons alors le droit, du fait; & nous deman^ derons fi , s'étant ainfi fournis à leurs frères , oncles ou parens , non qu'ils y fuiïent obligés , mais parce qu'ils l'ont bien voulu , cett@ forte de fociété ne rentre pas toujours dans TafTociation libre & volontaire. . ^Paffant enfuite au droit d'efclavage, nous examinerons {i un homme peut légitimement s'aliéner à un autre, fans, reftridion , fans réferve , fans aucune efpece de condition ; c'eft-à-dire, s'il peut renoncer à faperfonne, à fa vie, à fa raifon , à fon moi y à toute morali- té dans fes adtions , &*a ceffer en un mot d'exifter avant fa mort , malgré la Na- ture qui le charge immédiatement de fa propre confervation , & malgré fa confcience & fa raifon qui lui prefcri- vent ce qu'il doit faire & ce dont il doit s'iioftenir ?
iQue s'il y a quelque réferve ,. quel-
ou 3E ^Education. 3ÏÏr
que reftriâion dans Taéle cl*ercîavage , nous difcuterons {{ cet acî:e ne de- vient pas alors un vrai contrat , dans lequel les deux contradans , n'ayant point 5 en cette qualité , de Supé- rieur commun (17), reftent leurs pro- pres juges quant aux conditions du con- trat 5 par conféquent libres chacun dans cette partiç , & maîtres de le rom- pre 5 fi- tôt qu'ils s'eftiment léfés.
Que {\ donc un efclave ne peut s'a- liéner fans réferve à Ton maître, com- ment un Peuple peut- il s'aliéner fans réferve à fon chef; & fi l'efclave refte juge de l'obfervation du contrat par fon maître , comment le Peuple ne ref= tera-t-il pas juge de l'obfervation du contrat par fon chef?
Forcés de revenir ainfi fur nos paSj ^ confidérant le fens de ce mot collée-**
fl7) S'ils en avoîent un , ce Supérieur commiin ne fcroit autre que le Souverrin , & alors le droit dVfcla- vage , fouré fur le dioïc de fouveraiaeté , n'en ftroic k pas je principe»
k
^^3^2 E M I L E ^
tif de Peuple, nous chercherons fî, pour rétablir, il ne faut pas un contrat , au moins tacite, antérieur à celui que nous fuppofons.
Puifqu' avant de s'élire un Roi, le Teuple eft un Peuple , qu efl-ce qui Ta fait tel , finon le contrat focial ? Le con- trat focial eft donc la bafe de toute fo- ciété civile , & c'eft dans la nature de cet ade qu'il faut chercher celle de la fociété qu'il forme.
Nous rechercherons quelle eft la te- neur de ce contrat ^ ^ ii l'on ne peut pas, à-peu-près j-l'énoncerpar cette for- mule : Chacun de nous met en commun fes biens , fa perfonne , fa vie & toute fa puijfance fous la fupréme direction de la volonté générale , & nous recevons en corps chaque membre , comme partie in- divifible du tout»
Ceci (uppofé; pour définir les ter- mes dont nous avons befoin , nous re- marquerons qu'au lieu de la perfonne particulière de chaque contradant , cet
eu DE L'Éducation. 5?^
ade d'afTocIatioq produit un corps mo- ral & colledif: compofé d'autant de membres que l'afTemblée a de voix. Cette perfonne publique prend en gé- néral le nom de Corps politique : le- quel eft appelle par fes membres État quand il eft paflif , Souverain quand il eft adif, Puijjance en le comparant à fes femblabies. A Tégard des membres eux-mêmes , ils prennent le nom de Peuple colleâ:ivement5& s'appellent , en particulier Citoyens , comme membres de la Cité y ou participans à l'autorité fouveraine ; & Sujets , comme foumis à la même autorité.
Nous remarquerons que cet adte d'af^ fociatîon renferme un ^engagement réciproque du Public & d^s particu- liers 5 & que chaque individu , con- trariant, pour ainfi dire, avec lui-mê- me , fe trouve engagé fous un double rapport ; favoir comme m.embre du Souverain , envers les partlc'JÎlers ; & comme membre de l'Etat , envers I9 Souverain.
5S4 Ê M I L :s ^
Nous remarquerons encore que , \\x^ n'étant tenu aux engagemens qu'on n'a pris qu'avec foi , la délibération publi- que qui peut obliger tous les Sujets en-» vers le Souverain , à caufe des deux différens rapports fous lefquels chacun d'eux ed envifagé, iie peut obl^er l'E- tat envers lui-même. Par où Ton voit qu'il n'y a ni ne peut y avoir d'autre loi fondamentale , proprement dite , que le feul pade focial. Ce qui ne fi- gnifie pas que le corps politique ne paifTe, à certains égards 3 s'engager en- vers autrui; car^ par rapport à l'Etran- ger, il devient alors un être fimplc, un individu.
Les deux parties contradantes , fa- voir chaque particulier & le Public , n'ayant aucun Supérieur commun qui puiife juger leurs différends 3 nous exa- minerons fi chacun des deux rede le maître de rompre le contrat, quand il lui plaît ; c'efl-à-dire , d'y renoncer pour û part, fî-tôt qu'il fe croit \é(é,
Poui:
ou DE L^EdUCATION. 385*
Pour éclairclr cette queflion , nous obferverons que , félon le pade focial , le Souverain ne pouvant agir que par des volontés communes & général. s , {qs aâes ne doivent de même avoir que àQS objets généraux & communs ; d'où il fuit c]u'un particulier ne fauroit être /"] léfé directement par le Souverain , qu'ils ^ ne le foient tous; ce qui ne fe peut, puifque ce feroit vouloir fe faire du mal à foi-méme. Ainfi le contrat focia^ n'a jamais befoin d'autre garant que la force publique ; parce que la léfion ne peut jamais venir que des particuliers , & alors ils ne font pas pour cela libres de leur engagement , mais punis de l'a- voir violé.
Pour bien décider toutes les qucf- tions femblables , nous aurons foin de Kous rappeller toujours que le pade fo- cial efl d'une nature particulière , & propre à lui feul, en ce que le Peuple ne contrade qu'avec lui-même, c'efl-à^ dire le Peuple en corps comme Souvç- Tome. ÏV^f R
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386 Emile^
rain , avec les particuliers comme Su^ jets. Condition qui fait tout Tartifice & le jeu de la machine politique , & qui feul rend légitimes , raifonnables & fans danger , des engagemens qui , fans cela, feroient abfurdes , tyranniques , & fu- jets aux plus énormes abus.
Les particuliers ne s'étant fou mis au*au Souverain , & l'autorité fouve^ raine n étant autre chofe que la volonté générale , nous verrons comment cha- que homme , obéiiTant au Souverain , n'obéit qu'à lui-même, & comment on efl plus libre dans le paâe focial , que 4ans Tétat de Nature,
Après avoir fait la comparaifon de la liberté naturelle avec la liberté ci^ vile quant aux perfonses, nous ferons ^ quant aux biens, celle du droit de pro^ priété avec le droit de fouveraineté , du domaine particulier avec le do- maine éminent. Si c'eft fur le droit de propriété qu*eft fondée l'autorité fou-
y^^mm 3 çç droit eft cçlui qu çUe dqii
ou DE l'Éducation, 387
le plus refpeder ; il eft inviolable & fa- cré pour elle , tant qu'il demeure un droit particulier &: individuel : fi - tôt qu'il ed: confideré comme commun à tous les citoyens , il efl foumis à la vo- " lonté générale , & cette volonté peut l'anéantir. Ainfi le Souverain n'a nul droit de toucher au bien d'un particu- lier, ni de plusieurs; mais il peut légi- timement s'emparer du bien de tous , comme cela fe fit à Sparte au tems de Lycurgue : au- lieu que Tabolition dQ^ dettes par Solon , fut un ade illégitime»
Puifque rien n'oblige les Sujets que la volonté générale , nous recherche- rons comment fe manifefle cette vo- lonté 5 à quels fignes on efl sûr de la reconnoître , ce que c'efl qu'une loi , & quels font les vrais caiaélercs de la loi. Ce fujet efl tout neuf: la défini- tion de la loi efl encore à faire,
A l'inflant que le Peuple confidere en particulier un ou plufieurs de fes
Ra
388 E M I L E ^
membres, le Peuple fe divife. Il fefor-» me 5 entre le tout & fa partie , une rela- tion qui en fait deux êtres féparés 5 dont la partie eft l'un , & le tout moins cette partie eft Tautre. Mais le tout moins une partie n'eft pas le tout ; tant que ce rapport fublîfte, il n'y a donc plus de tout 5 mais deux parties inégales.
Au contraire , quand tout le Peuple fiatue fur tout le Peuple, il ne confi- dere que lui - même , & s'il fe forme tm rapport , c'efl: de robjet entier fous un point de vue à l'objet entier fous un autre point de vue , fans aucune divifion du tout. Alors l'objet far le- quel on ftatue eft général ^ & la vo- lonté qui ftatue eft auffi générale. Nous examinerons s'il y a quelque autre e(^ pece d'ade qui puifTe porter le nom de loi.
Si le Souverain ne peut parler que par des îoix , & fi la loi ne peut ja- %çxm ^VQJr ^u un objet général ^ tela-
f>U T>E JL'ÈdVCATION, 389
tîf également à tous \qs membres de 1 Etat , il s'enfuit que le Souverain n'a Jamais le pouvoir de rien flatuer fur un objet particulier; &: comme il importe cependant à la confervation de l'État qu'il foit aufïi décidé à^s chofes parti- culières 5 nous rechercherons com- ment cela fe peut faire.
Les aéles du Souverain ne peuvent être que ^qs ades de volonté générale, dts loix : il faut enfuite Aqs ades cé- terminans , ô.qs ades de force ou de gouvernement pour l'exécution de ces mêmes loix; & ceux -ci, au contraire, ne peuvent avoir que des objets parti- culiers. Ainfi l'ade par lequel le Sou- verain ftatue qu'on élira un chef eft une
loi 5 & l'ade par lequel on élit ce chef en exécution de la loi, n'eft qu'un aéte de gouvernement.
Voici donc un troifieme rapport fous lequel le Peuple afTemblé peut être confideré ; favoir , comme Magiftrat
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^^O E M I L s ^
OU exécuteur de la loi qu'il a portée eoRime Souverain (iS).
Nous examinerons s'il eft poffible que le peuple fe dépouille 'de fon droit de fouveraineté pour en revêtir un homme ou plufieurs ; car i'ade d'é- ledion n'étant pas une loi , & dans cet aâe le Peuple n'étant pas Souverain lui-même, on ne voit point comment alors il peut transférer un droit qu'il n'a pas.
L'eiïence de la fouveraineté confif- tant dans la volonté générale , on ne voit point non plus comment on peut s'afTurer qu'une volonté particulière fera toujours d'accord avec cette vo- lonté générale. On doit bien plutôt préfumer qu'elle y fera fou vent con-
( i8) Ces qieflions & propofitions fent b plupart
extraites du traité Au contrat jocial , extraie lui- meine «'un plus grand ouvrage entrepris uns confulccr rn*?5 forces ,& jbandouné depuis loiig-tems. Le petit traité que j'en ai détache, & doue e'eil ici le isna maire , fera £11 b lie à paît.
ou t>E L'ÉnUCATlON. 351I
traire ; car l'intérêt privé tend toujou s aux préférences, &: l'intérêt public à l'é- galité ; & quand cet accord feroît pof- fible 5 II fuffiroit qu'il ne fut pas nécel- faîre & indeftrudible pour que le droit fouverain n'en pût réfulter.
Nous rechercherons fi , fans violer le paâ-e focial , les chefs du Peuple , fous quelque nom qu'ils foient élus peuvent jamais être autre chofe que les officiers du Peuple , auxquels il ordonne de faire exécuter les loix ; fi ces chefs ne lui doivent pas compte de leur adminiflration , & ne font pas fou^ mis eux-mêmes aux loix qu'ils font char- gés de faire obfervcr.
Si le Peuple ne peut aliéner fon droit fuprême , peut - il le confier pour un tems ? S'il ne peut fe donner un maître , peut - il fe donner àcs repréfentans? cette quefiion eft importante & méri:e difculTion.
Si le Peuple ne peut avoir ni Sou- verain , ni reprcientans , nous exami-
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•^^2 Ê M I L E y
lierons comment il peut portet* Tes loîx lui-même ; s'il doit avoir beaucoup de loix 5 s'il doit les changer fouvent ; s'il efl: aifé qu'un grand Peuple foit fon propre Légiflateur ?
Si le Peuple Romain n'étoit pas un grand Peuple ?
S'il efl: bon qu'il y ait de grands Peu- ples?
Il fuit des confîdérations précéden- tes , qu'il y a dans l'État un corps inter- médiaire entre les Sujets & le Souve- rain ; de ce corps intermédiaire , formé d'un ou de pîufieurs membres^ eil chargé de l'adminiflration publique , de l'exé- cution des loix , & du maintien de la liberté civile & politique.
Les Membres de ce corps s'appellent Magijlrats ou Rois , c'efl-à-dire , Gou- vjrneurs. Le corps entier confidéré par 1 îs hommes qui le corapoient , s'appelle Frince^ 3c confidéré par fon adion , il s'appelle Gouvernement,
Si nous confiderons Tadioa du corps
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ou DE l'Education, 5^5
entier agiflant fur lui-même, c'eft-à- dire , le rapport du tout au tout, ou du Souverain à l'Etat^ nous pouvons com- parer ce rapport à celui à^s extrêmes d'une proportion continue , dont le Gouvernement donne le moyen terme. Le Ma^iftrat reçoit du Souverain les ordres qu*il donne au Peuple ; & , tout compenfe, fon produit ou fa puiflance cft au m-éîTie degré que le produit ou la puifïànce des Citoyens qui font Su- jets d'un côté & Souverains de l'autre. On ne fauroit altérer aucun àcs trois termes fans rompre à l'inftant la pro- portion. Si le Souverain veut gouver- ner 5 ou fi le Prince veut donner des loix 5 ou fi le Sujet refufe d'obéir , le défordre fuccede à la règle , & l'État , difTout , tombe dans le defpotifme ou dans l'anarchie.
Suppofons que l'État foit compofé de dix-mille Citoyens. Le Souverain ne peut être confidéré que colledive- ment & en corps 5 mais chaque parti-
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culier a, comme Sujet, une exîftence individuelle & indépendante. Ainfi le Souverain eft au Sujet comme dix-mille \ à un: c'eft à dire , que chaque mem- bre de l'Etat n'a pour fa part que la dix - millième partie de l'autorité fou- veraine , quoiqu'il lui (bit fournis tout entier. Que le Peuple foit compofé de cent -mille hommes ; l'état des Sujets ^ ne change pas , & chacun porte tou- jours tout remplre des loix , tandis que fon fuffrag^ réduit à un cent -millième a dix fois moins d'inBuence dans leur rédadion. Ainfi le Sujet redant tou- jours un , le rapport du Souverain aug* mente en rai on du nombre des Ci- toyens. D'où il fuit 5 que plus l'État s'ag_^randit5 plus la liberté diminue.
Or, moins les volontés particuliè- res ^e rapportent à la volonté générale , c'^lVà - dire les mœurs aux loix, plus la force réprimante doit augmenter. D*un autre côcé, la grandeur de TE' lat donnant aux dépoiiuirei de i'au-
ou DE L^ÊrircATiON, 5py
torlté publique plus de tcntst'ons & de moyens d'en abufer , plus le gou- vernement a de force pour contenir le Peuple , plus le Souverain doit en avoir à fon tour pour contenir le cou- vernement.
Il fuit de ce double rapport que la proportion continue entre le Souve- rain 5 le Prince & le Peuple n'eft point une idée arbitraire , mais une confé- quence de la nature de l'Etat. Il fuit encore que Tun des extrêmes , favoir le Peuple 5 étant fixe , toutes les fois que la raifon doublée augmente ou dimi- rrue , la raifon fimple augmente ou di- minue à fon tour; ce qui ne peut fc faire fans que le moyen terme change autant de fois. D'où nous pouvons ti- rer cette conféquence , qu'il n'y a pas une conPcitution de gouvernement uni- que & abfolue; mais qu'il doit y avoir autant de gouvernemens ûifTcrens en nature , qu'il y a d'États diiferens en grandeur.
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SI 5 plus le Peuple eft nombreux, moins les mœurs fe rapportent aux loix 5 nous examinerons (i , par une analogie afTez évidente , on ne peut pas dire aufïi que plus les Magiftrats font nombreux , plus le gouvernement eft I folble ?
Pour éclaîrcir cette maxime , nous diftinguerons dans la perfonne de cha- que Magiftrat , trois volontés effentielle- ^ ment différentes ; premièrement , la volonté propre de Tindlvidu qui ne tend qu'à fon avantage particulier : fecondement , la volonté commune des Maglflrats , qui fe rapporte uni- quement au profit du Prince ; volonté qu'on peut appeller volonté de corps , laquelle eft générale par rapport au gouvernement , & particulière par rapport à l'Etat dont le gouvernement fait partie ; en troifieme lieu , la vo- lonté du Peuple ou la volonté fouve- raine , laquelle eft générale , tant par rapport à l'État confideré comme le
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ou jje L^ÉDUcATion, 597
tout, que par rapport au gouverne- ment confideré comme partie du tout. Dans une léglflation parfaite , la vo- lonté particulière & individuelle doit être prefque nulle , la volonté de corps propre au gouvernement très-fubor- donnée , & par conféquent la volonté générale & fouveraine eft la règle de toutes les autres. Au contraire , félon Tordre naturel , ces différentes volon- tés deviennent plus adives à mefure qu'elles fe concentrent ; la volonté gé- nérale eft toujours la plus foible ; la volonté de corps a le fécond rang , & la volonté particulière eft préférée à tout ; en forte que chacun eft première- ment foi-même , &: puis Magiftrat , & puis Citoyen : gradation diredement oppofée à celle qu'exige Tordre focial. Cela pofé , nous fuppoferons le gouvernement entre les mains d'un fiiul homme. Voilà la volonté particu- lière & la volonté de corps parfaite- ment réunies , & par conféquent celle-»
55)3 Emile,
ci au plus haut degré d'intenfité qu'elle puifTe avoir. Or , comme c'efl de ce degré que dépend Tulage de la force, te que la force abfolue du gouverne- ment, étant toujours celle du peuple, ne varie point , il s'enfuit que le_pîus_^ac- tif àts gouvernemens eft celui d'ua feul.
Au contraire , uniiïbns le gouver- nement à l'autorité fuprême : faifons le Prince du Souverain , & des Citoyens autant de Magidrats : alors la volonté de corps , parfaitement confondue avec îa volonté générale , n'aura pas plus d'aâivité qu'elle , & laiiïera la volon- té particulière dans toute fa force. Ainfi le gouvernement , toujours avec . îa même force abfolue , fera dans fon minimum d' activité.
Ces règles font înconteftables , & d'autres confîdérations fervent à les confirmer. On voit , par exemple , que les magiflrats font plus aélifs dans '€ur corps^que le Citoyen ne Teft dans le
ou DE l'^Èducation» 5pp
fîen , &: que par conféquent la volonté particulière y a beziucoup plus d'in- fluence. Car 5 chaque Magiftrat eft prefque toujours chargé de quelque fondion particulière de gouvernement ; au-lieu que chaque Citoyen, pris à part, n'a aucune fondion de la fouveraine- té. D'ailleurs , plus l'Etat s'étend , plus fa force réelle augmente , quoiqu'elle n'augmente pas en raifon de fon éten- due : mais l'État reftant le même , les Magiftrats ont beau fe multiplier , le gouvernement n'en acquiert pas une plus grande force réelle , parce qu'il eft dépofitaire de celle de l'État que npus fuppofons toujours égale. Ainfi , par cette pluralité, l'adivité du gouverne-' ment diminue , fans que fa force puiffe augmenter. ,
Après avoir trouvé que le gouver- nement fe relâche à mefure que les Magiftrats fe multiplient , & que , plus le Peuple eft nombreux , plus la force réprimante du gouvernement d®it aug-
400 Ê M I L s ^
menter, nous conclurons que le rap- port des MagiRrats au gouvernement doit être inverfe de celui des Sujets au Souverain : c'eft-à-dire , que plus l'E- tat s*aggrandit , plus le gouvernement doit fe reiïerrer , tellement que le nombre des chefs diminue en raifon de l'augmentation du Peuple.
Pour fixer enfuite cette diverfité de formes fous des dénominations plus précifes , nous remarquerons en pre- mier lieu que le Souverain peut com- mettre le dépôt du gouvernement à tout le Peuple ou à la plus grande par- tie du Peuple , en forte qu'il y ait plus de citoyens Magiftrats que de ci- toyens (impies particuliers On donne le nom de Démocratie à cette forme de gouvernement.
Ou bien il peut refTerrer le gouver- nement entre les mains d'un moindre nombre , en forte qu'il y ait plus de îimples Citoyens que de Magiftrats ; & cette forme porte le nom d'Arifto- cratict
ou T>E l'Éducation, 401
Enfin , il peut concentrer tout le gouvernement entre les mains d'un Magiflrat unique. Cette troifîeme for- me efl; la plus commune , & s'appelle Monarchie ou gouvernement royaL Nous remarquerons que toutes ces
' formes , ou du moins les deux pre- mières 5 font fufceptibles de plus &: de moins , & ont même une aflez grande latitude. Car la Démocratie peut em- hrafTer tout le Peuple, ou fe reflcrrer jufqu^à la moitié; TAriftocratie , à fon tour-, peut, de la moitié du peuple, fe refTerrer indéterminément jufqu'aux plus petits nombres ; la Royauté nié-
me admet quelquefois un partage, foit
entre le père &: le fils , foit entre deux frères, foit autrement. lîy avoit toujours deux Rois à Sparte, & Ton a vu dans TEmpire Romain jufqu'à huit Empe- reurs à la fois , fans qu'on pût dire que l'Empire fût divifé. Il y a un point où chaque forme de gouvernement fe con- fond avec la fuivante ; ai fous trçis dé-
401 E M 1 1 s ,
nominations fpécifiques le gouverne- ment ed: réellement capable d'autant de formes que TEtat a de citoyens.
II y a plus 5 chacun de ces gouver- nemens pouvant , à certains égards , fe * fubdivifer en diverfes parties , Tune adminiftrée d'une manière , & Tautre d'une autre 3 il peut réfulter de ces trois formes combinées une multitude de formes mixtes, dont chacune ell: mul- tipliabîe par toutes les formes fimples.
On a de tout tems beaucoup dif- puté fur la meilleure forme de gou-r vernement, fans confidérer que cha- Giir.s efl h meilleure en certains cas , & la pire en d'autres. Pour nous , fi dans les diiférens États le nombre des Magiftrats (19) doit être inverfe de celui des citoyens , nous conclurons qu'en géuéral le gouvernement dé-
(19) On fe fouvîendm que jî n'entends parler ici que- de M.Tgiftrats finrétiics , ou chefs de la Nation ; les autres n'étant que leurs Subûitucs en telle ou telle partie.
ot:r DE z^Éducation, 405
Hiocratlque convient aux petits Etats, l'ariftocratique aux médiocres , & le monarchique aux grands.
C'eft par le fil de ces recherches , que nous parviendrons à favoir queU font les devoirs & les droits ûqs Ci- toyens 5 & fi l'on peut réparer les uns des autres ; ce que c'eft que la patrie , en quoi précifément elle confifre , & à quoi chacun peut connoître s'il a uns patrie, ou s'il n'en a point.
Après avoir ainfi confideré chaque efpèce i'e fociété civile en elle-même, nous les comparerons pour en obferver les divers rapports : les unes grandes, les autres petites ; les unes fortes , les autres foibles , s'attaquant , s'offenfant , s'entre-détruifant^ &, dans cette adion & réadion continuelle , faifant plus de . miférables , & coûtant la vie à plus d'hommes , que s'ils avoient tous gar- dé leur première liberté. Nous exami- nerons fi Ton n'en a pas fait trop ou trop peu dans l'inflitution fociale. Si
404 Emile,
les individus fournis aux loix & aux ho Times 5 tandis que les fociétés gar- dent entr'elles l'indépendance de la Nature , ne refient pas expofés aux maux des deux états , fans en avoir les avantages , &: s'il ne vaudroit pas mieux qu'il n'y eût point de fociété civile au Monde , que d'y en avoir pîafieurs ? N'eft-ce pas cet état mixte qui participe à tous les deux , & n'af- fûre ni l'un ni l'autre ^/^^r quemneutrum lïcet ^ nec tanquàinïn bello paratum effe^ nec tanquàm in pace fecurum ? N'eft-ce pas cette alTociation partielle & impar- faite p qui produit la tyrannie & la guerre ? & la tyrannie & la guerre ne font-elles pas les plus grands fléaux de l'Humanité?
Nous examinerons enfin Tefpèce de remèdes qu'on a cherchés à ces incon- véniens , par \qs ligues & confédéra- tions , qui , lailTant chaque État fon maître au - dedans , l'arme au-dehors contre tout aggreffeur injufte. Nous
ou DE L^ÉdUCATIOK. ^Of
rechercherons comment on peut éta- blir une bonne afTociation fédérative , ce qui peut la rendre durable, & juf- qu'à quel point on peut étendre le droit de la confédération , fans nuire à celui de la fouveraineté,
L'Abbé de S.-Pierre avoit propofé une alTociation de tous les États de l'Europe , pour maintenir entr'eux une paix perpétuelle. Cette aiîbciation étoit- elle praticable ? & , fuppofant qu'elle eût été établie , étoit-il à préfumer qu'elle eût durç ( 20 ) ? Ces recherches nous mènent diredement à toutes les quefhons de droit public , qui peu- vent achever d'éçjaircir celle du droit politique.
Enfin nous poferons les vrais prîn-» çipes du droit de la guerre , & noui
( 10 ) Depuis que j'écrivois ceci , les raifons pcu^ fiiit été e.\po:'ëcs d.ins l'extrait de c. projet j Ifs rai* fons <ra 're , du moins elles qui m'ont p;iru foliôey ^ fc trouveront dans ie RscueU dé mes écrits. ^ Ja (uicg ^e çç mçmj; extrait»
^0(5 E M I L s f
examinerons pourquoi Grotius Se les autres n'en ont donné que de faux. '
Je ne ferois pas étonné qu'au mi- lieu de tous nos raifonnemens , mon | }eune homme , qui a du bon fens , me dît en m'interrompant : on diroit que nous bâtilTons notre édifice avec du bois 5 Bc non pas avec des hommes , tant nous alignons exadement chaque pièce à la règle.,.. Il eft vrai, mon ami; mais fongez que le droit ne Te plie point aux paillons des hommes, & qu'il s'a-» giflbit entre nous d'établir d'abord les vrais principes du droit politique, A préfent que nos fondemens font pofés , venez examiner ce que les hommes ont bâti delTius , de vous verrez de belles choies !
Alors je lui fais lire Télémaque, Se i pourfuivre fa route ; nous cherchons l'heureufe Salente, & le bon Idoménée ^•endu fage à force de malheurs. Che- inin faifant nous trouvons beaucoup df Protéfilas ^ & point de Philo4ès |
ou DE L^ÊdUCATION, 407
Ad rafle , Roi des Dauniens, n'efi: pas non plus introuvable. Mais laifTons les Leâeurs imaginer nos voyages , ou les faire à notre place un Télémaque à la main , & ne leur fuggérons point àts applications affligeantes, que l'Auteur même écarte , ou fait malgré lui.
Au refle, Emile n'étant pas Roi, ni moi Dieu , nous ne nous tourmentons point de ne pouvoir imiter Télémaque & Mentor , dans le bien qu'ils fai- foient aux hommes : perfonne ne fait mieux que nous fe tenir à fa place & ne défire moins a^n fortir. Nous fa- vons que la même tâche eft donnée à tous , que quiconque aime le bien de tout fon cœur , & le fait de tout fon pouvoir , Ta remplie. Nous favons que Télémaque & Mentor font àQs chi- mères. Emile ne voyage pas en homme oilif , & fait plus de bien que s'il étoit Prince. Si nous étions Rois , nous ne ferions plus bienfaifans ; fj nous étions |loi$ ^ bier^faifans . nous ferions, fans
4o8 Emile,
le favoir 5 mille maux réels pour ua bien apparent que nous croirions faire; f\ nous étions Rois & fages , le pre- mier bien que nous voudrions faire à nous-mêmes & aux autres , feroit d'ab- diquer la royauté , & de redevenir ce que nous fommes.
J'ai dit ce qui rend les voyages in- frudueux à tout le monde. Ce qui les rend encore plus infruâ:ueux à la Jeu- nefîe , c'ell: la manière dont on les lui fait faire. Les Gouverneurs , plus cu- rieux de leur amufement que de fon inftrudion , la mènent de Ville en Ville 5 de Palais en Palais , de cercle en cercle ; ou , s'ils font Savans & gens de Lettres , ils lui font palier fon tems à courir des bibliothèques, à vifiter des Antiquaires , à fouiller de vieux monu- mens , à îranfcrire de vieilles infcrip- lions. Dans chaque pays , ils s'occupent d^un autre fiècle i c'efl: comme s'ils s'oc^ cupoient d'un autre pays ^ en forte Aii'après avoir ^ à grands fraix, parcouru
j'Eiaropç
ou DE l'Education. 409
rjEurope, livrés aux frivolités ou à l'en- nui, ils reviennent fans avoir rien vu de œ qui peut les intérefTer , ni rien ap^ pris (le ce qui peut leur être utile.
Toutes les Capitales fe rtïTemblent ; tous hs Peuples s> mêlent, toutes les mœurs s'y confondent; ce n'Jè pas -là qu'il raut aller étudier \qs Nations. Paris & Londres ne font à mes yeux que la mcme Ville. Leurs habitans ont quel- ques préjugés cif-férens , mais ils n'en ont pas moins Us uns que les autres, & toutes leurs maximes pratiques fone les mêmes. On fait quelles efpeces d'hommes doivent fe rallembler dans les Cours. On fait quelles mœurs l'en- talTement du Peuple & l'inégalité Aqs fortunes doit par-tout produire. Si-tôt qu'on me parle d'une Ville compofée de deux-cent -mille âmes , je fais d'a- vance comment on y vit. Ce que je faurois de plus fur \qs lieux , ne vaut pas la peine d'aller l'apprendre.
C'eO dans les Provinces reculées , oà Tom, IV, S
4îO È M ILE,
il y a moins de mouvement, de com- merce 5 où les Etrangers voyagent moins , dont les hàbitans fe déplacent moins, changent moins de fortune & d'état 5 qu'il faut aller étudier le génie & his mœurs d'une Nation. Voyez en pafTant la Capitale , mais allez obfer- ver au loin le pays. Les François ne font pas à Paris , ils font en Touraine ; les Anglois font plus Anglois en Mer- cie , qu'à Londres , & les Efpagnols plus Efpagnols en Galice, qu'à Madrid, C'eft à ces grandes diftances qu'un Peu- ple fe caraclérife , & fe montre tel qu'il efî fans mélange : c'eft-là que les bonf; & les mauvais effets du gouvernemen'; fe font mieux fentir ; comme au bouv d'un plus grand rayon , la mefure des arcs eft plus exade.
Les rapports néceflàires des mœurs au gouvernement , ont été ïÀ bien ex- pofés dans le livre de TEfprit des Loix, qu'on ne peut mieux faire que de re- courir à cet ouvrage pour étudier ces
OZ7 DE L'^ÈbUCATION. 4ÎI
rapports. Mais , en général , il y a deux règles faciles & fimples , pour juger de la bonté relative àcs gouvernemens. L'une eil: la population. Dans tcutpays /t-tTi^V qui fe dépeuple , l'Etat tend à fa ruine ; (xX/i'vJu & le pays qui peuple le plus, tût-il le plus pauvre 3 efl: infailliblement le mieux
Mais il faut , pour cela , que cette po- pulation foit un effet naturel du gou- vernement & des m^œurs ; car fi elle fe faifoit par des colonies , ou par d'au- tres voies accidentelles & pafTageres , alors elles prouveroient le mal par le remède. Quand Augufle porta des loix" contre le Célibat , ces loix montroient déjà le déclin de l'Empire Romain. Il faut que la bonté du gouvernement porte les Citoyens à fe marier , & non pas que la loi les y contraigne : il ne faut pas examiner ce qui fe fait par for- ce : car la loi qui com.bat la conflitu- tion 5 s'élude & devient vaine ; mais ce qui fe fait par rinflaencc àts mccurs
S2
4i^ Emile,
^ par la pente naturelle du gouverne- ment : car ces moyens ont feuls un effet confiant. C'étoit la politique du bon Abbé de S. - Pierre , de chercher tou- jours un petit remède à chaque mal par- /tj,2,v. ticulier , au lieu de remonter à leur lource commune , & de voir qu on ne les pouvoit guérir que tous à la fois. Il ne s'agit pas de traiter féparément chaque ulcère qui vient fur le corps d'un ma- lade 5 mais d'épurer la m^fTe du fang qui les produit tous. On dit qu'il y a des prix en Angleterre pour l'agricul- ture ; je n'en veux pas davantage : cela Û'^J^ feul me prouve qu'elle n'y brillera pas long-tems.
~ Xa féconde marque de la bonté rela^ tive du gouvernement & des loix , fe tire aufïi de la population , mais d'une autre manière ; c'efl - à - dire , de fa dif- tribution , & non pas de fa quantité. Deux Etats égaux en grandeur & en nombre d'homm.es , peuvent être fort inégaux [en force ; & le plus puiflTant
Ou T>E L''ËdUCATION. 415
des deux , efi: toujours celui dont les habitans font le plus également répan- dus fur le territoire : celui qui n'a pas de il grandes Villes , & qui par confé- quent brille le moins , battra toujours Tautre. Ce font les grandes Villes qui épuifent un État & font fa foibleife : la richeiTc qu'elles produifent, eft une richeffe apparente & illufoire : c'eft beaucoup d'argent & peu d'effet. On dit que la Ville de Paris vaut une Pro- vince au Roi de France : moi je crois qu'elle lui en coûte plufieurs, quec'efl à plus d'un égard que Paris eft nourri par les Provinces , & que la plupart de leurs revenus fe verfent dans cette Ville & y reftent , fans jamais retourner au Peuple ni au Roi. Il eft inconcevable que 5 dans ce fiecle de calculateurs , il n'y en ait pas un qui fâche voir que la France feroit beaucoup plus puif- fante , (î Paris étoit anéanti. Non - feu- lement le Peuple mal difrribué n'eft pas avantageux à l'État s mais il eft plus
. Si
^ï'^ È M I L JS ^
ruineux que la dépopulation même , en ce que k dépopulation ne donne qu un produit nul , & que la conibm- mation mal entendue donne un pro- duit négatif. Quand j'entends un Fran- çois & un Anglois , tout fiers de la grandeur de leurs Capitales ^ difputer entr'eux ^ lequel de Paris ou d^ Lon- dres contient le plus d'habitans , c*eft pour moi comme s'ils difputoient en- femble ^ lequel des deux Peuples a Flionneur d'être le plus mal gouverné» Etudiez un Peuple hors de Tes Villes ; ce n'eft qu'ainfî que vous le connoi- trez. Ce n'efl rien de voir la forme apparente d'un gouvernement, fardée par Tappareil de Tadminlftration & par le jargon à^s. Adminiftrateurs , (i l'on n'en étuô'iQ auiïi la nature par les effets qu'il produit fur le Peuple , oC dans tous les dégrés de l'adminlfira- tion. La diiférence de la forme au fond fe trouvant partagée entre tous ces dé- grés 3 ce n'ed: qu'en \qs em^brafFant
ou DE L^ÈdUCATION. 41^
tous 5 que l'on connoît cette différence. Dans tel pays , c'eft par les manœuvres àes Subdélégués qu'on commence à fentir refprir du Miniftere ; dans tel autre , il faut voir élire les membres da Parlement, pour juger s'il eft vrai qua la Nation foit libre ; dans quelque pays que ce foit , il efl impofîibîc que qui n*a vu que les Villes , connolll^ le gouvernement , attendu que Tefprit n*en eO: jamais le même , pour la Ville & pour la campagne. Or , c'eft la cam- pagne qui fait le pays , & c'eft le Peu- ple de la campagne qui fait la Nation,
Cette étude des divers Peuples dans leurs Provinces reculées , & dans la (implicite de leur génie originel , donne une obfervation générale bien favo- rable à mon épigraphe , &: bies confo- lante pour le cœur humain. Cc{[ que toutes \qs Nations ainfi obfervées pa- roifîent en valoir beaucoup mieux; plus elles fe rapprochent de la nature , plus la bonté domine dans leur caradere;
S ^
:^i(5 Emile,
ce n'efl qu*en fe renfermant dans les .Villes 5 ce n'ell: qu'en s'altérant à force de culture qu'elles fe dépravent , & qu'elles changent en vices agréables & pernicieux , quelques défauts plus gref- fiers que malfaifins.
De cette obfervation , réfdte urî nouvel avantage dans la manière de voyager que je propofe, en ce que les jeunes gens , féjournant peu dans les grandes Villes où règne une horrible corruption , font moins expofés à la contracter , & confervent parmi des hommes plus (impies , & dans des fo- ciétés moins nombreufes , un juge- ment plus sûr, un goût plus fain , des mœurs plus honnêtes. Mais au refte , cette contagion n'eft guère à craindre pour mon Emile ; il a tout ce qu'il faut pour s'en garantir. Parmi toutes les pré- cautions que j'ai prifes pour cela , je compte pour beaucoup l'attachement qu'il a dans le cœur.
On ne fait plus ce que peut le véri-
ou DE l'Éducation, 417
table amour fur les inclinations des jeunes gens, parce que ne le connoifTin" pas mieux qu'eux , ceux qui les goût vernent les en détournent. Il faut pour- tant qu'un jeune homme aime ou qu'il foit débauché. Il eft aifé d'en impofer par les apparences. On me citera mille jeunes gens qui , dit - on , vivent fort chaftement fans amour; mais qu'on me cite un homme fait , un véritable hom- me qui dife avoir aînfi pafié fa jeuneiîe &: qui foit de bonne foi. Dans toutes les vertus , dans tous les devoirs , on ne cherche que l'apparence ; moi je cher- che la réalité; & je fuis trompé, s'il y a 5 pour y parvenir, d'autres moyens que ceux que je donne.
L'idée de rendre Emile amoureux avant de le faire voyager , n'eft pas de mon invention. Voici le trait qui me l'a fuggerée.
J'étois à Venife , en vifite chez le .Gouverneur d'un jeune Anglois. Cétoit
^iS É M I L E ^
en hiver 5 nous étions autour du feu. Le Gouverneur reçoit fes lettres de lu Poite*- Il les lit , & puis en relit une tout haut à Ton élevé. Elle étoit en Anglois : je n'y compris rien ; mais durant la ledliire ^ je vis le jeune homme déchirer de très- belles manchettes de point qu'il por- toit , & les jetter au feu l'une après l'autre , le plus doucement qu'il put y afin qu'on ne s*en apperçût pas : furpris de ce caprice , je le regarde au vifage U crois y voir de l'émotion ; mais les fignes extérieurs des pallions , quoi- qu'afTez femblables chez tous les hom- mes 5 ont des différences nationales , fur lefquelles il efl facile de fe tromper» Les Peuples ont divers langages fur le vifage 5 aufïi bien qne dans la bouche, J^attends la lin de la ledure , & puis montrant au Gouverneur les poignets nuds de fon élevé , qu'il cachoit pour- tant de fon mieux, je lui dis ; peut -on favoir ce que cela fignifie ?
Le Gouverneur ^ voyant ce qui s'étoit
ou DE l'Éducation, ^i^
pafTé , fe mit à rire , embrafla fon élevé d'un air de fatisfadion , &, après avoir obtenu fon confentement , il me donna l'explication que je fouhaitois.
Les manchettes 5 me dit-il, que ]\î^ John vient de déchirer , font un pré- fent qu'une Dame de cette Ville lui a fait^il n'y a pas long-tems. Or , vous faurez que M. John cft promis dans fon pays à une jeune Demoifelîe pour la- quelle il a beaucoup d'amour , & qui en mérite encore davantage. Cette let- tre efl de la mère de fa maitrefle, & je vais vous en traduire l'endroit qui a caufé le dégât dont vous avez été \q témoin.
ce Luci ne quitte point les manchet- 33 tes de Lord John. MilT Betti Roldham »3 vint hier paffer Taprès-midi avec elle , 33 & voulut à toute force travailler à 33 fon ouvrage. Sachant que Luci s'étoit 33 levée aujourd'hui plutôt qu'à Tordi- 33 naire , j'ai voulu voir ce qu'elle fai- 03 foit^ & je l'ai trouvé occupée à défaire
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33 tout ce qu avoit fait hier Miil Bett'« 3:> Elle ne veut pas qu'il y ait dans (on 33 préfent , un feul point d'une autre 33 main que la fienne 33.
M. John fortit un moment après ? pour prendre d'autres manchettes, & je dis à Ton Gouverneur ; vous avez un élevé d'un excellent naturel, mais par- lez-moi vrai. La lettre de la mère de MilTLuci 5 n'eft - elle pas arrangée? JM'eft - ce point un expédient de votre
façon contre la Dame aux manchettes? >
Non , me dit-il , la chofe eft réelle ; je n'ai p2;s mis tant d'art a mes foins ; j'y ai mis de la (implicite , du zèle, &Dieu a béni mon travail.
Le trait de ce jeune homme n*eft point forti de ma mémoire ; il n'étoit pas propre à ne rien produire dans la tètQ d'un rêveur comme moi.
Il eft tems de finir. Ramenons Lord John à MiiTLuci, e'eft-à-dire, Emile à Sophie. Il lui rapporte , avec un cccuc non moins tendre qu'avant fon départ ^
ou Dr l'Education. 421
un efprit plus éclairé , ti il rapporte dans ("on pays l'avantage d'avoir connu les gouvern^mens par tous leurs vices 5 & les Peuples par toutes leurs vertus. J'ai même pris foin qu'il fe liât dans chaque Nation avec quelque homme de mérite par un traité û'hofpitalité à la manière des Anciens , & je ne ferai pas fâché qu'il cultive ces connnoif- fances par un commerce de lettres. Outre qu'il peut être utile , & qu'il eft toujours agréable d'avoir des corref- pondances dans les pays éloignés, c'eft une excellente précaution contre l'em- pire des préjugés nationaux , qui 5 nous attaquant toute la vie , ont tôt ou tard quelque prife fur nous. Rien n'efl: plus propre à leur ôter cette pri- fj 5 que le commerce défintérefle de gens fenfés qu'on eftime , lefquels, n'ayant point ces préjugés & les com- battant par les leurs , nous donnent les moyens d'oppofcr fans celle les uns
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aux autres , & de nous garantir ainfï de tous. Ce n'efl: point la même chofe de commercer avec les Étrangers chez nous ou chez eux. Dans le premier cas 5 ils ont toujours pour le pays ou ils vivent un ménagement qui leur fait déguifer ce qu'ils en penfent , ou qui leur en fait penfer favorablement , tan- dis qu'ils y font ; de retour chez eux , ils en rabbattent & ne font que juftes. Je ferois bien aife que l'Étranger que je confulte eût vu mon pays; mais -je ne lui en demanderai fon avis que dans le fien.
ou DE L'^EdUCATION. 425
J\ PRÈS avoir prefî^uc employé deux 'Ans à parcourir quelques-uns des grands États de TEurope & beaucoup plus des petits ; après en avoir appris les deux ou trois principales langues ; après y avoir vu ce qu'il y a de vraiment cu- rieux 5 foit en Hiftoire naturelle , foit en Gouvernement , foit en Arts , foit en Hommes , Emile , dévoré d'impa- tience 5 m'avertit que notre terme ap- proche. Alors je lui dis : Hé ! bien , mon ami , vous vous fouvenez da principal objet de nos voyages ; vous avez vu , vous avez obfervé. Quel eft enfin le réfultat de vos obfervations ? A quoi vous fixez-vous ? Ou je me fuis trompé dans ma méthode , ou il doit me répondre à-peu- près ainfi: |i ce A quoi je me fixe ? A refter teî 33 que vous m'avez fait être , & à n'a- 35 jouter volontairement aucune autre 33 chaîne à celle dont me chargent là
4:24 É M I L Èy
^:> nature Si les loix. Plus j'examine 33' l'ouvrage des hommes dans leurs inf- 33 titutions 5 plus je vois qu'à force de 33 vouloir être inde'pendans , ils fe font 33 efclaves , & qu'ils ufent leur liberté 33 même en vains efforts pour raffurer» 33 Pour ne pas céder au torrent des 33 chofes 5 ils fe font mille attachemens; 33 puisjfi-tôt qu'ils veulent faire un pas „ 33 ils ne peuvent , & font étonnés de 33 tenir à tout. Il me femble que , pour 33 fe rendre libre, on n'a rien à faire ; 33 il fuffit de ne pas vouloir cefTer de 33 l*étre. C'eft vous , ô mon maître ! 3j qui m'avez fait libre , en m'apprenant 33 à céder à la néceflité. Qu'elle vienne 33 quand il lui plaît, je m'y laifTe en- 33 traîner fans contrainte , & comme ie 33 ne verx pi*s la combattre, je ne m'at-* r.- tache à rien pour me retenir. J'ai cher- 33 rhé dans nos voyages fi je trou- 33 verois quelque coin de terre où je 33 puiîe être abfolument mien ; mais 33 en quel lieu parmi les hommes ne
ou DE l'Éducation* 425'
»:> dépend-on plus de leurs paiïions ? 5> Tout bien examiné , ]à\ trouvé que 33 mon fouhcit même étoit contraûic- 5> toire ; car , duflé - je ne tenir à autre 33 chofe 5 je tiendrois au moins à la •3 terre où je me ferois fixé : ma vie >3 feroit attachée à cette terre comme 3» celle des Dryades Tétoit à leurs ar- >3 bres ; j'ai trouvé qu'empire & li- 33 berté étant deux mots incompatibles, 33 je ne pouvols être maître d'une chau- 33 miere, qu'en ccfTant de l'être de moL
ÎTic erat in vo'i> modus ngri ncn ità niagnus.
33 Je me fouviens que mes biens 33 furent la caufe de nos recherches. 33 Vous prouviez très - folidement que 33 je ne pouvois garder à la fois ma 33 richeffe & ma liberté : mais quand 33 vous vouliez que je fufTe à la fois 33 libre & fans befoins , vous vouliez 33 deux chofes incompatibles : car je 33 ne faurois me tirer de la dépendan- 33 ce des hommes , qu'en rentrant fous .33 celle de la Nature, Que ferai- je donc
33 avec la fortune que mes parens m'ont sîIaifTee? Je commencerai par n'en 33 point dipendre; je relâcherai tous 3» les liens qui m'y attachent ; û on 5> me la îaiffe , elle me reftera ; fi on me »» rôte , on ne m'entraînera point avec 3> elle. Je ne me tourmenterai point 3> pour la retenir , mais je reftcrai fer- 33 me à ma place. Pviche ou pauvre je 33 ferai libre. Je ne le ferai point feu- 33 lement en tel pays , en telle con- 33 trée ; je le ferai par toute la terre, 33 Pour moi , toutes les chaînes de l'o- 33 pinion font brifées ; je ne connois 33 que celles de la nécelTité. J'appris à 33 les porter àhs ma naifTance , & je les^ 33 porterai jufqu'à la mort ; car je fuis 33 homme ; & pourquoi ne fçaurois-je » pas les porter étant libre , puifqu é- 33 tant efclave il les faudroit bien por- 33 ter encore , & celles de l'efclavage 33 pour furcroit ?
33 Que m'importe ma condition fur la 33 terre? que m'importe où que je fois?
ou DE l'Éducation. 427
î> Par-tout où il y a des^hommes, je fuis 33 chez mes frères; par-tout où il n*y en a 55 pas, jefuis clii^zmDi. Tant que jepour- >5 rai reCler indépendant & riche , j'ai » du bien pour vivre &: je vivrai. Quand 3> mon bien m'cilTuiettira, je Tabandon^ 33 nerai fans peine ; j*ai des bras pour 33 travailler, & je vivrai. Quand mes 33 bras m.e manqueront , je vivrai , fî 33 l'on me nourrit; je mourrai, (î l'on » m*ab?.ndonne : je mourrai bien auili , 33 quoiqu'on ne m'abandonne pas; car 33 la mort n'efl pas une peine de la pau- y3 vreté , mais une loi de la Nature. Dans 33 quelque tems que la mort vienne, je 33 la défie : elle ne me furprendra jamais ■n fdfantdes préparatifs pour vivre ; elle >3 ne m'empêchera jamais d'avoir vécu. 03 Voilà, mon père, à quoi je me fixe. 33 Si j'étois fans pafTions, je ferois, dans 33 mon état d'homme, indépendant corn- 33 ms Dieu même , puifque, ne voulant 13 que ce qui eft, je n'aurois jamais à 33 lutter contre la deflinée. Au moins ^ >»]e n'ai qu'une chaîne, c'eft la feule
4^8 È M I L M ^
33 que je porterai jamais, tJ<: je puis m'en ?:> gloriiier. Venez donc , donnez-mo^ >3 Sophie , & je fuis libre.
<c Cher Emile , je fuis bien aife d'en- 3:> tendre fortir de ta bouche des dif- 33 cours d'homme , & d'en voir les fen- 33 timens dans ton cœur. Ce définté- 33 reflement outré ne me déplaît pas à 33 ton âge. Il diminuera , quand tu auras 33 à^s enEins, & tu feras alors préci- 33 fément ce que doit être un bon père 3« de famille & un homme fage. Avant 33 tQs voyiiges , je favois quel en fe- 33 roit TefFet ; je favois qu'en regar- 33 dant de près nos inftitutions tu fe- 39 rois bien éloigné d'y prendre la 33 confiance qu elles ne méritent pas. 33 Cjeft en vain qu'on afpire à la li- 33 berté fous la fauve - garde des loix, 33 Des loix! où eft-ce qu'il y en a, & 33 où eft - ce qu'elles font refpedées ? 33 Par- tout tu n'as vu régner fous ce 33 nom que l'intérêt particulier & les 33 paflions des hommes. Mais les loix ï3 éternelles de la Nature Ôc de 1 ordre
ou us l'Education, 42$
3> exiftent» Elles tiennent lieu de loi 3» pofitive au fage , elles font écrites 3> au fond de fon cœur par la con- 3> fcience & par la raifon ; c'eft à celles- 3» là qu'il doit s'afTervir pour être li^ 3j bre , & il n*y a d'efclave que ce- 3> lui qui fait mal; car il le fait tou^ 33 jours malgré lui. La liberté n'efl , 3> dans aucune forme de gouverne- as ment; elle efl dans le coeur de l'hom- 35 me libre ; il la porte par-tout avec 33 lui. L'homme vil porte par-tout la 35 fervitude» L'un feroit efclave à Ge- •» nève , l'autre libre à Paris.
33 Si je te parlois des devoirs du »• citoyen , tu me demanderois peut- M être où efl la patrie, & tu croirois 33 m' avoir confondu. Tu te tromperois 33 pourtant , cher Emile ; car qui n'a 3* pas une patrie a du moins un pays^, 33 II y a toujours un gouvernement & 33 des fîmulacres de loix fous lefquels 33 il a vécu tranquille. Que le contrat 33 fpcial n'ait point été obfervé , qu im-
^jO É M I L E ^
3> porte 5 fi rintérét particulier Ta pro- 3> tégé comme auroit fait la volonté 33 générale , fi la violence publique Ta a^garanti des violences particulières , 3>. fi le mal qu'il a vu faire lui a fait o> aimer ce qui étoit bien , & fi nos 3i inftitutions mêmes lui ont fait con- 35 noître & haïr leurs propres iniqui- 33 tés ? O Emile ! oii eft Thomme de S3 bien qui ne doit rien à fon pays ? 33 Quel qu il foit , il lui doit ce qu'il % y a de plus précieux pour l'homme, 3> la moralité de fes adions & l'amour 33 de la vertu. Né dans le fond d'un M. bois, il eût vécu plus heureux & 39 plus libre ; mais , n'ayant rien à com- 3« battre pour fuivre fes penchans , il » eût été bon fans m.érite ; il n'eût 33 point été vertueux ; & maintenant 3> il fait Titre , malgré ks paffions. La >3 feule apparence de l'ordre le porte 3) à le connoître , à l'aimer. Le bien 3, public , 5ui ne fert que de prétexte ,3 aux avitrçs , efi pour lui f^ul un mo»
ou DE L'^ÉdUCATION, 43 1
:>5 tif réel. Il apprend à fe combattre, 3> à le Vaincre , à facriner Ton intérêt 33 à Tintérêt commun. Il n'eft pas vraî >^ qu'il ne tire aucun profit des loix ; 5> elles lui donnent le courage d'être 33 jufte même parmi \qs méchans. Il 3> n'eft pas vrai qu'elles ne l'ont pas w rendu libre ; elles lui ont appris à re- 53 gner fur lui.
->■> Ne dis donc pas : que m'importe 33 où que je fois? Il t'importe d'être oii 53 tu peux remplir tous tes devoirs, & 53 l'un de ces devoirs efl l'attachement 33 pour le lieu de ta nailTance. Tes 5t> compatriotes te protégèrent enfant. 33 tu dois les aimer étant homme. Tu >3 dois vivre au milieux d'eux , ou du 33 moins en lieu d'où tu puifTes leur 83 être utile autant que tu peux l'être , 33 & où ils fâchent où te prendre, {\ ja- 3» mais ils ont befoin de toi. Il y a telle 33 cîrconftancc où un homme peut être 35 plus utile à {qs concitoyens hors de ?3 fa patrie , que s'il vivoit dans fon
^J2 EMILE,
33 fein. Alors il doit n'écouter que fou 33 2èle & fupporter fon exil fans mur-. 33 mure ; cet exil même eft un de Tes 33 devoirs. Mais toi , bod Emile , à 3> qui rien n^impofe ces douloureux 3? facrifices ; toi qui n'as pas pris le 3> trille emploi de dire la vérité aux 33 hommes , va vivre au milieu d'eux , 33 cultive leur amitié dans un doux 33 commerce , fais leur bienfaiteur , 33 leur modèle ; ton exemple leur fer- 33 vira plus que tous nos livres , & le 33 bien qu'ils te verront faire les tou- 33 chera plus que tous nos vains dif- 33 cours.
33 Je ne t'exhorte pas pour cela d'aï-- 33 1er vivre dans les grandes Villes ; 53 au contraire , un àts exemples que 3î les bons doivent donner aux autres 33 eft celui de la vie patriarchaîe & 33 champêtre , la première vie de 33 l'homme , la plus paifible , la plus 33 naturelle , & la plus douce à qui 23 n'a pas le cœur corrompu, Heureux,
33 mon
ou DE l'EbUCATIOIT, '455
»> mon jeune ami , le pays où Ton n'a 55 pas befoin d'aller cheixher la paix »5 dans un défert. Mais où eft ce pays? 5> Un homme bienfaifant flitisfait mal 5» fon penchant au milieu des villes , où » il ne trouve prefque à exercer Ton 3> zèle que pour des intrigans ou pour 35 des frippons. L'accueil qu'on y fait 3> aux fainéans qui viennent y cher- 33 cher fortune , ne fait qu'achever de M dévafter le pays , qu'au contraire il >3 faudrolt repeupler r.ux dépens àts 33 villes. Tous les hoir mes qui fe re- 3j tirent de la grande fociété font uti- 3> les précifément parce qu'ils s'en re- 33 tirent , puifque tous Tes vices lui 3> viennent d'ctre trop nombreufe. Ils 3> font encore utiles , Icrfqu'ils peuvent 33 ramener dans \qs lieux ceferts la 33 vie 5 la culture , & l'amour de leur Xi premier état. Je m'attendris , en fcn- 3> géant ccm.bien , de leur (în pie re- 33 traite , Emile & Sophie peuvent rc- 33 pandre de bienfaits autour d'eux ; Tome IP^, T
434 Emile,
33 combien ils peuvent vivifier îa cam- 33 pagne & ranimer le zèle éteint de 53 l'infortuné villageois. Je crois voir 33 le peuple fe multiplier , les cham.pç 33 fe iertilifer , la terre prendre une 3ï nouvelle parure , la multitude & l'a^ 39 bondance transformer les travaux 33 en fêtes; les cris de joie & les bé- 3> nédidions s'élever du milieu àts 33 jeux autour du couple aimable qiji >» les a ranimés. On traite Tâgc d'or 33 de chimère , & c'en fera toujours 33 une pour quiconque a le cœur & le 33 goût gâtés. Il n'efl pas mcme vrai 33 qu'on le regrette , puifque ces re^- 33 regrets font toujours vains. Que fau- 53 droit il donc pour le faire renaître } 33 Une feule cliofe , mais impofîible j
ce feroit de l'aimer, 3 II femble déjà renaître autour de
l'habitation de Sophie ; vous ne fe- 33 rez qu'achever enfemble ce que zts
dignes parens ont commencé. Mais^
cher Emile , qu'une vie 11 douce ne
33
3 33
33
53
OU DE L'^EdUCATION, 435*
35 te dégoûte pas des devoirs pénibles, 33 {\ jamais ils te font impofcs : fou- 3> viens-toi que les Romains pafToient 33 de la charrue au Confulat. Si le 33 Prince ou l'Etat t'appelle au fervice 33 de la patrie , quitte tout pour aller 33 remplir, dans le porte qu'on t'alTigne, 33 l'honorable fondion de Citoyen. Si 3> cette fondion t'eft onéreufe , il eil: 3:> un moyen honnête & fur de t'en a^ 33 franchir ; c'cfî: de la remplir avec 35 aiTez d'intégrité , pour qu'elle ne te 33 foit pas long-tems laifTée. Au reP:e , 33 crains peu l'embarras d'une pareille 33 charge ; tant qu'il y aura dts hem- 33 mes de ce fiecîe ^ ce n'efl: pas ti*À 33 qu'on viendra chercher pout fervir 33 rÉîat ".
Que ne m'cft-il perm.is de peindre le retour d'Emile auprès de Sophie & la fin de leurs amours , ou plutôt le commencement de l'aniour conjugal qui \ts unit î Amour fondé fur Tefci- me qui dure autant que la vie , fur
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les vertus qui ne s'effacent point avec la beauté , fur les convenances des ca- raâères qui rendent le commerce ai- mable & prolongent dans la vieillefTe le charme de la première union. Mais tous ces détails pourroient plaire fans être utiles , & jufqu ici je ne me fuis permis de détails agréables que ceux dont yàï cru voir Tutilité. Quitterois- je cette règle à la fin de ma tâche ? Non ? je fens auffi bien , que ma plume ell: laf-^ iée. Trop foible pour des travaux de fi longue haleine , j'abandonnerois ce- Jui-ci 5 s'il étoit moins avancé : pour ne pas le lailTer imparfait , il eft tems que j'achève.
Enfin , je vois naître îe plus char- mant des jours d'Êm.ile & lé plus heu- reux des miens; je vois couronner mes foins 5 & je commence d'en goûter le fruit. Le digne couple s'unit d'une chaîne indilToluble , leur bouche pro- nonce & leur cœur confirme des fer mens qui ne feront point vains : ils
ov DE l'Éducation. 437
font époux. En revenant du Temple ils fe lailTent conduire : ils ne favent où ils font 5 où ils vont, ce qu'on fait auteur d'eux. Ils n'enrcndent point , ils ne répondent que des mots confus , leurs yeux troublés ne voient plus rien, O délire ! ô foibleiïe ^humaine ! Le fentiment du bonheur écrafe f hom- me ; il n'eft pas affez fort pour le fup- porter.
Il y a bien peu de gens qui fâchent , un jour de mariage , prendre un ton convenable avec les nouveaux époux» La morne décence des uns & le pro- pos léger des autres , me femblent éga- lement déplacés. J'aimerois mieux qu'on laiflât ces jeunes cœurs fe replier fur eux -mêmes 5 & fe livrer à une agita- tion qui n'eft pas fans charme , que de les en didraire fi cruellement pour les attrifler par une fliuffe bienféance , ou pour les embarralFer par de mauvaifes plaifanteries, qui, dufTent-elîes leur plai- re en tout autre tems, leur font très-fu<
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rement importunes un pareil jour.
Je vois mes deux jeunes gens , dans la douce langueur qui les trouble ^ n'é- couter aucun des difcours qu'on leur tient : moi , qui veux qu'on jouifîe de tous les jours de la vie, leur en îaiiïerai- je perdre un fi'précieux? Non : je veux qu'ils le goûtent, qu'ils le favourent, qu'il ait pour eux Tes voluptés. Je les arrache à la foule indifcrette qui les accable ; & les menant promener à Vé- cart, je les rappelle à eux-mêmes en leur parlant d'eux. Ce n'eft pas feule- ment à leurs oreilles que je veux par- ier^ c'efl à leurs cœurs; & je n'ignore pas quel efl le fujet unique dont il$ peuvent s'occuper ce jour- là.
Mes enfans , leur dis-je , en les pre- nant tous deux par la main , il y a tro's ans que j'ai vu naître cette flamme vive & pure qui fait votre bonheur aujour^ d'hui. Elle n'a fait qu'augmenter fans ceffe \ je vois dans vos yeux qu'elle eft à ion dernier degré de véhémence ;
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elle ne peut plus que s'affolblîr. Lec- teur, ne voyez-vous pas les tranfports, les emportemens , les fermens d'E- mile 5 Tair dédaigneux dont Sophie dé- gage fa main de la mienne , & les ten- dres proteftations que leurs yeux fe font mutuellement de s'adorer jufqu'au dernier foupir. Je les laiffe faire , & puis je reprends.
J'ai fouvent penfé que, fi l'on pou- voit prolonger le bonheur de l'amour' dans le mariage , on auroit le paradis fur la terre. Cela ne s'eft jamais vu jufqu'ici. Mais il la chofe n'efl: pas tout-à-fait impoflible , vous êtes biea dignes l'un & l'autre de donner un exemple que vous n'aurez reçu de perfonnne ^ & que peu d'époux fauront imiter. Voulez- vous, mes endins , que je vous dife un moyen que j'imagine pour cela, & que je crois être le feul pollible.
Ils fe regardent , en fourlant & fe moquant de ma (implicite : Emile me
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remercie nettement, de ma recette , en dlfant qu'il croit que Sophie en a une meilleure, & que, quant à lui, celle- là lui (uffit. Sophie approuve , & pa- roît tout auffi confiante. Cependant à travers fon air de raillerie je crois démêler un peu de curiofité. J'examine Emile : Tes yeux ardens dévorent les charmes de fon époufe : c'eft la feule chofe dont il foit curieux , & tous mes propos ne l'embarrafTent guères. Je fou- ris à mon tour en difant en moi-même : je faurai bien-tôt te rendre attentif.
La différence prefque imperceptible de ces mouvemens fecrets , en marque ui"ie bien carad:èriftiaue dans les deux Ïqxqs , te bien contraire aux préjugés reçus : c'eft que généralement les hom.- mes font moins conflans que les fem- mes , & fe rebutent plutôt qu'elles, de l'amour heureux. La femme preiTent de loin l'inconfiance de Thomme , & s'en inquiette ; c'efl: ce qui la rend auilî plus jaloufe. Quand il commence à
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s'attiédir , forcée à lui rendre , pour le garder, tous les foins qu'il prit autre- fois pour lui plaire , elle pleure , elle s'humiiie à fon tour , & rarement avec le mcme fuccès. L'attachement & les foins gagnent les cœurs : mais ils ne les recouvrent guères. Je reviens à ma recette contre le refroidifTement de l'amour dans le mariage.
Elle eft {impie & facile , reprends- je; c'efl: de continuer d'être amans, quand on eft époux. En efïet , dit Emi- le en riant du fecret, elle ne nous fera pas pénible.
Plus pénible à vous qui parlez que vous ne penfez , peut - être. LaifTez- moi 5 je vous prie ^ le tems de m'ex- pliquer.
Les nœuds qu'on veut trop ferrée rompent. Voilà ce qui arrive à celui du mariage , quand on veut lui donner plus de force qu'il n'en doit avoir. La fidélité qu'il impofe aux deux époux eft le plus faint de tous \qs droits, mais
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le pouvoir qu'il donne à chacun àQS. deux fur l'autre eil: de trop. La con- trainte & l'amour vont mal enfemble y & le plaifir ne fe commande pas. Ne rougiiïez point, ô Sophie, & ne fon- gez pas à fuir. A Dieu ne plaile que je veuille offenfer votre modeilie ; mais il s'agit du deilin de vos jours. Pour un {{ grand objet fouffrez, en- tre un époux & un père , des dif- cours que vous ne fupporteriez pas ailleurs.
Ce n'eft pas tant la pofTeiîion que ralTuiettiflement qui rafïafie , & Ton garde pour une fille entretenue un bien plus long attachement que pour une femme. Comment a-t-on pu faire un devoir des plus tendres carelTes , & un droit des plus doux témoignages de i'amour ? C'eft le defir mutuel qui fait le droit ; la Nature n'en connoît point d'autre. La loi peut rellreindre ce droit ; mais elle ne fauroit l'étendre, La volupté efl ii douce par elle-même !
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doit-elle recevoir de la trifte gêne la force qu'elle n'aura pu tirer de Tes pro- pres attraits? Non , mes enfans , dans le mariac^e les coeurs font liés , mais les corps ne font point afTervis. Vous vous devez la fidélité , non la complai- fance. Chacun des deux ne peut être qu'à l'autre ; mais nul des deux ne doit être à l'autre qu'autant qu'il lui plaît.
S'il eft donc vrai, cher Emile, que vous vouliez être l'amant de votre femm^e , qu'elle foit toujours votre m.aitreiTe & la fienne ; foyez amant heureux , mais refpeclueux ; obtenez tout de l'amour fans rien exiger du de- voir, & que les moindres faveurs ne foient jamais pour vous des droits , mais des grâces. Je fais que la pudeur fuit les aveux formels, & demande d'ê- tre vaincue; mais avec de la délicateiTe & du véritable amour , l'amant fe trom.pe-t-il fur la volonté fecrette ? Ignore-t-il quand le cœur & les yeux accordent ce que la bouche feint de
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refufer? Que chacun des deux, toujours maître de fa perfonne & de Tes carefTes, ait droit de ne les difpenfer à l'autre qu'à fa propre volonté. Souvenez -vous toujours que, même dans le mariage a le plaifir n'efl: légitime que quand le dedr efl partagé. Ne craignez pas, mes enFans, que cette loi vous tienne éloi- gnés ; au contraire , elle vous rendra tous deux plus attentifs à vous plaire, ^ préviendra la fatiété. Bornés uni- quement l'un à l'autre , la Nature &: l'amour vous rapprocheront afTez.
A ces propos, & d'autres femblables, Emile fe fâche, fe récrie; Sophie hon- teufe tient fon éventail fur i^s yeux 2^ ne dît rien. Le plus mécontent à^% deux , peut-être , n'efl: pas celui qui fe plaint le plus. J'iniifle impitoyable- ment : je fais rougir Emile de fon peu de delicatefTe ; je me rends caution pour Sophie qu'elle accepte pour fa part le traité. Je la provoque à parler: on fe^ doute bien qu'elle n'ôfe me dé-
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mentir. Emile inquiet confulte les yeux de fa jeune époufe; il les voit, à tra- vers leur embarras 5 pleins d'un trou- ble voluptueux qui le ralTure contre le nfque de la confiance. Il fe jette à Tes pieds 3 baife avec tranfport la mairi ' qu'elle lui tend; & jure que, hors la fidélité promifc, il renonce à tout autre droit fur elle. Sois , lui dit-il , chère époufe 5 l'arbitre de mes plaifirs , com- me tu l'es de mes jours & de ma defti- née. Dût ta cruauté me coûter la vie , je te rends mes droits les plus chers. Je ne veux rien devoir à ta complaifance , je veux tout tenir de ton cceur.
Bon Emile ! raflûre toi ; Sophie eft trop généreufe elîe-mcme pour te laif- fer mourir victime de ta générofité.
Le foir, prêt à les quitter, jeieur dis , du ton le plus grave qu'il m'tfl poUible : fou venez- vous tous ceux que vous êtes libres , & qu'il n'eft pas ici qucflion Cqs devoirs d'époux ; croyez- moi , point de fciufies dciéieiices» Émi-
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le , veux-tu venir ? Sophie le permet. Emile en fureur voudra me battre. Et vous, Sophie, qu'en dites-vous? Faut-il que je l'emmène? La menteufé en rou- gilTant dira qu'oui. Charmant & doux menfonge , qui vaut mieux que la vé- rité !
Le lendemain L'image de îa
félicité ne flatte plus les hommes ; la corruption du vice n'a pas moins dépravé leur goût que leurs cœurs. Ils ne favent plus fentir ce qui efl: tou- chant 5 ni voir ce qui efl: aimable. Vous •qui , pour peindre la volupté , n'imagi- nez jamais que d'heureux amans na- geant dans le fein des délices , que vos tableaux font encore imparfaits ! Vous n'en avez que la moitié la plus groffière ; les plus doux attraits de la volupté n'y font point. O ! qui de vous n'a jamais vu deux jeunes époux unis fous d'hsureux aufpices fortant du lit nuptial , & portant à la fois dans leur regards languiffans & c halles , l'ivreiTe
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des doux plaifirs qu'ils viennent de goLirer , Taimable fécurité de Tinno- cence , & la certitude alors fi char- mante de couler enfemble le refte de leurs jours ? Voilà l'objet le plus iavi(^ fant qui puifle être offert au cœur de rhomme; voilà le vrai tableau de la volupté ! vous l'avez vu cent fois fans le reconnoître ; vos cœurs endurcis ne font plus faits pour l'aimer. Sophie heureufe & paifible palTe le jour dans les bras de fa tendre mère ; c'efl: un re- pos bien dpux à prendre , après avoir pailé la nuit dans ceux d'un époux.
Le fur - lendemain , j'apperçois déjà quelque changement de fcène» Emile veut paroitre un- peu mécon- tent : mais à travers cette affecftation je remarque un empreifement fi tendre &: m.ême tant de foumifTion , que je n'en au2;ure rien de bien fâcheux. Pour Sophie, elle efl plus gaie que la veille; je vois briller dan5 (iis yeux un air fa- tisfait. Elle eft charmante avec Emile 5
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elle lui fait prefque à.QS agaceries dont il n'eft que plus dépité.
Ces changemens font peu fenfîbles, mais ils ne m'échappent pas; je m'ea înquiette , j'interroge Emile , en parti- culier; j'apprends qu'à fon grand re- gret, & malgré toutes fes inftances , il a fallu faire lit à part la nuit précé- dente. L'impérieufe s'efi: hâtée d'ufer de fon droit. On a un éclairciffement : Emile fe plaint amèrement , Sophie plaifante ; mais enfin le voyant prêt à fe fâcher tout de bon , eîle^ lui jette un regard plein de douceur & d'amour & me ferrant la main ne prononce que ce feul mot , mais d'un ton qui va cher- cher î'ame ; Vlngrat ! Emile efl: {\ bête qu'il n'entend rien à cela. Moi , je l'en- tends; j'écarte Emile, & je prends à fon tour Sophie en particulier.
ce Je vois , lui dis-je , la raifon de ce >*<aprice. On ne fauroit avoir plus de 5i délicateffe ni l'employer plus mal-à-
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»5 propos. Chère Sophie, rallurcz-vous; 35 c*eft un homme que je vous ai donné, 3:> ne craignez pas de le prendre pour tel î 33 vous avez eu les prémices de fa jeunef- 33 fe ; il ne l'a prodiguée à perfonne : il la 33 confervera long - tems pour vous.
33 II faut, ma chère enfant, que je vous 33 explique mes vues dans la converfa- 33 tion que nous eûmes tous trois avant- 33 hier. Vous n'y avez peut-être apperçu 33 qu'un art de ménager vos plaifirs pour 33 les rendre durables. O Sophie ! elle eut 33 un autre objet plus digne de mes foins# 33 En devenant votre époux , Emile eft 33 devenu votre chef; c'eft à vous d'obéir, 33 ainfî l'a voulu la Nature. Quand la 33 femme rciTemble à Sophie , il efl: pour- 33 tant bon que l'homme foit conduit par 33 elle ; c'efl: encore une loi de la N.iture ; 33 & c'cfl: pour vous rendre autant d'au- 33 torité fur fon cœur , que fon fexe lui en 33 donne fur votre perfonne , que je vous 33 ai fait l'arbitre lie (qs plaifirs. Il vous w en coûtera des privations pénibles :
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3:> mais VOUS regii€rez fur lui, (î vous fa- >:> vez régner fur vous ; & ce qui s'efl: déjà 35 pafle me montre que cet art difficile 35 n'eft pas au-deiTus de votre courage. 35 Vous régnerez long-tems par l'amour, 35 fi vous rendez vos faveurs rares & pré- 55 cieufes , fi vous favez les faire valoir, 35 Voulez-vous voir votre man fans cefïô >5 à vos pieds ? tenez-le toujours à quel- i5 que diftance de votre perfonne. Mais 35 dans votre févérité mettez de la mo- is defrie , & non pas du caprice ; qu'il S5 vous voye réfervée , & non pas fan- 35 tafque ; gardez qu'en ménageant fon 33 amour , vous ne le falliez douter du 35 vôtre. Faites vous chérir par vos fa- 35 veurs, & refpeder par vos refus; qu'il 35 honore la chafieté de fa femme ^ fans ^ 33 avoir à fe plaindre de fa froideur^
53 C'efl ainf] , mon enfant, qu'il vous 33 donnera fa confiance , qu'il écoutera 33 vos avis 5 qu'il vous confultera dans 33 {qs affaires , & ne réfoudra rien fans î3 en délibérer avec vous, C'eft ainfi que
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*> vous pouvez le rappcllcr à la fagefTe , a:» quand il s'égare , le ramener par une 33 douce perfuafion , vous rendre aima- 33 ble pour vous rendre utile, employer 33 la coquetterie aux intérêts de la vertu, 33 & l'amour au profit de la raifon.
33 Ne croyez pas , avec tout cela, que 33 cet art même puille vous fervir tou- 33 jours. Quelque précaution qu'on puille 3D prendre, la jouifTance ufeles plaifirs, 33 & l'amour avant tous les autres. ??Iais 33 quand l'amour a duré long-tems, une 33 douce habitude en remplit le vuide, & 33 & l'attrait de la confiance fuccède aux 33 tianiports de la paillon. Les enfans for- 33 ment entre ceux qui leur ont donné 33 l'être, une liaifon non moins douce & 33 fouvent plus forte que l'amour même. 33 Quand vous ceflcrez d'être la maitrelîe 3D d'Emile , vous ferez fa femme & fon 33 amie : vous ferez la mère de fes enfans. 33 Alors , au-lieu de votre première ré- 33 ferve , établinfez entre vous la plus »> grande intimité 5 plus de lit à part.
3> plus de refus , plus de caprice. Deve* 3:> nez tellement fa moitié , qu'il ne puif^ 33 fe plus fe palTer de vous, ôc que , (î-tôt 33 qu'il vous quitte, il fe fente loin de lui- M même. Vous qui Fîtes fi bien régner les 33 charmes de la vi^ domeflique dans la 33 maifon paternelle , faites-les régner 33 ainfi dans la vôtre. Tout homme qui 35 fe plaît dans fa maifon , aime fa fem- 33 me. Souvenez vous que , fi votre >• époux vit heureux chez lui , vous 33 ferez une femme heureufe.
33 Quant à préfent, ne foyez pas fi fé- 33 vere à votre amant : il a mérité plus de 33 complai&nce : il s'oftenferoit de vos ^^ allarmes; ne ménagez plus fi fort fa 33 fanté aux dépens de fon bonheur, » jouilTez du vôtre. Il ne faut point atten- 33 dre le dégoût, ni rebuter le defir; il ne 33 faut point refu fer pour refufer, mais 33 pour taire valoir ce qu'on accorde 3?. Enfuite les réunifTant , je dis devant elle à fon jeune époux : il faut bien fup- porter le joug qu'on s'cft impofé. Me-
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rîtez qu'il vous foit rendu léger. Sur- tout 5 l'acriflez aux grâces , & n'imagi- nez pas vous rendre plus aimable en boudant. La paix n*cfl: pas difficile à faire , & chacun fc doute aifément des conditions. Le traité fe figne par un baifer ; après quoi je dis à mon élève : cher Emile , un homme a befoin toute fa vie de confeil ^ de guide. J'ai fait de mon mieux pour remplir jufqu'à préfent ce devoir envers vous; ici fi- nit ma longue tâche , & commence cel- le d'un autre. J'abdique aujourd'hui l'autorité que vous m'avez confiée , 6< voici déformais votre Gouverneur.
Peu-à-peu le premier délire fe cal- me 5 & leur laifTe goûter en paix les charmes de leur nouvel état. Heureux amans , dignes époux ! Pour honorer leurs vertus , pour peindre leur félicité, il faudroit faire l'hlftoire de leur vie. Combien de fois contemplant en eux mon ouvrage , je me fens faifi d'un ra- viffement qui faic palpiter mon coeur »
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Combien de fois je joins leurs mains dans les miennes, en béniiTant la Provi- dence ,& pouffant d'ardens foupirs ! Que de baiiers inappliqué fur ces deux mains qui fe ferrent î De combien de larmes de joie ils me les fentent arrofer ! Ils s'at- tendriffent à leur tour , en partageant mes tranfports. Leurs refpedables pa- rens jouilTent encore une fois de leur jeunelFe dans celle de leurs enfans ; ils recommencent 5 pour ainfi dire, de vi- vre en eux , ou plutôt ils connoiilent pour la première fois le prix de la vie: ils maudilTent leurs anciennes richef- {q3, qui les empêchèrent, au même âge, de goûter un fort fi charmant.' S'il y a <du bonheur fur la terre ; c'efl dans Ta- {y\Q où nous vivons qu'il faut le cher- cher.
Au bout de quelques mois , Emile entre un matin dans ma chambre , & me dit, en m'embrafTant : mon maître, félicitez votre enfant ; il efpere avoir bientôt l'honneur d'être père. O quds
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foins vont être impo fés à notre zèle , & que nous allons avoir befoin de vous ! A Dieu ne plaife que je vous lailTe encore élever le fils, après avoir élevé le pcre. A Dieu ne plaife qu'un devoir fi faint &: fi doux foit jamais rempli par un autre que moi , dufie-. je auili bien cKoifir pour lui , qu'on a choifi pour moi-mêm.e : mais reftez le maître des jeunes maîtres. Confeillez- nous, gouvernez -nous ; nous ferons iociîes ; tant que je vivrai , j'aurai befoin de vous. J'en ai plus befoin que jamais , maintenant que mes fonc- tions d'homm.e commencent. Vous avez rempli les vôtres ; guidez - moi pour vous im.iter , & repofez-vous '-, il en efl tems.
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