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MÉLANGES D'ART ET DE LlTTl

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qu'un pauvre pcinlre du second ordn de ceux que j'ai vus le plus méprisés ] orgueilleuse et le dédaigneux sourire d vid. Je vais donner des armes contre que, dans le tableau que je cite, et do trouve partout, le petit Ismaël est vêt quel poché irrémissible contre le costu on ne voit pas une seule figure nue d; tout le monde est vêtu. Mais jamais vivant n'a fait d'yeux comme ceux de qui jette un dernier regard sm^Abrahai d'espoir que peut-être il la rappellera. On va crier à l'injustice, au dénigre cherchez au Salon de cette année quel exprime d'une manière vive et reconn public une passion du cœur humain, o vement de l'àme ! C'est une expérienc tentée hier samedi avec trois amis. Dès dère l'exposition actuelle sous ce poii quel abandon ne se trouve-t-on pas au mille tableaux? Je demande une àme ; ce peuple de figures, de tant de natii de tant de formes diverses, pour l'invei on a misa contribution l'histoire, la ft d'Ossian, les voyages de M. de Forbin cela, dès que je cherche une âme, n yeux qu'un vaste désert (Thommes,

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SALON UE 18'24.

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e de loin des figures qui se livrent à une à éveiller tous les sentiments passionnés ïourant de la vie habituelle, dorment au de l'homme ; je m'approche, je trouve fcs impassibles, à peu près comme le tableau des Sabines de M. David. Cet at pour son trône et pour sa vie ; il se armes à la main vis-à-vis du rival qui lier l'un et l'autre, et pourtant il ne songe )eau, à nous montrer ses beaux muscles, de la grâce à lancer un trait. Il n'y a pas iatsqui, en se battant obscurément, pour e sa compagnie, et sans nulle haine pcr- irément contre l'ennemi qu'il attaque, )is plus d'expression. Romulus devrait er l'idéal de l'homme passionné pour lo rjattant pour tout ce qu'H avait de plus n, sous le rapport de l'âme, il est au- a réalité la plus vulgaire ; Romulus n'a îns la forme de ses beaux muscles correc- 1 de l'antique.

s'y trompe point, c'est uniquement par pour ne point affliger les amis d'artistes !s personnellement, que je suis allé cher- mples si loin et dans les œuvres d'un B qui ne lira pas le présent article. J'au- ir mes citations plus près de moi ; mais

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OEUVRES POSTHUMES

S T E N D H yV L

CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS

ŒUVRES COMPLETES

ET INEDITES

DE STENDHAL

( U E N F. y B F. Y I. K ) Nouvelle édition. Format graud In-lS

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J..,., 1

MÉLANGES D'ART

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LITTÉRATURE

DE STENDH/VL

(Hi'.Ni'.Y r.Kvir, )

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PARIS

MICHEL LÉVV FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS

HUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, I ii A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1807

Droits de reproduction et de traduction réservés

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MELANGES

D'AKT ET DE LITTÉRATURE

DU RIRE

ESSAI riIlLUSOrillUUE SUR UN SUJET DIFFICILE'

I

qu'est-ce que le rire?

lIol)bes dit que colle convulsion des poumons el des muscles de la face esl l'eflel de la « vue imprévue et bien claire de noire supériorité sur un autre homme.» [De la JSature humaine.) Ce contraste, avantageux pour nous, nous fait jouir de notre propre supériorité. Si le

1 II y a entre cet essai cl celui qui a pour titre Racine et Shahs- pcare, mie certaine affinité. Ce dernier, clans plusieurs de ses parties, s'occupe également du rire. JouLert écrivit en latin, à Montbrison, vers 1559, un livre sur ieris.

1

2 MÉLANGES D ART ET DE LITTÉRATURE.

malheur de cet autre homme est assez fort pour nous faire songer que, nous aussi, nous pouvons être malheu- reux, alors il n'y a plus jouissance de notre supériorité ; il y a, au contraire, vue du malheur pour nous, il n'y a plus rire.

Il faut (juc le comique soit exposé avec clarté ij'cn- lends par comique ce qui fait rire : un i^este, un mot, une grimace) ; il est nécessaire qu'il y ait une vue nette et rapide de notre supériorité sur autrui. Mais cette supériorité est une chose si futile et si facilement anéantie par la moindre réflexion, qu'il faut que la vue nous en soit présentée d'une manière imprévue.

Voici donc deux conditions du comique : la clarté et rimprévu.

Seule borne du rire : la compassion et Tindignation.

D.ms l'indignation, nous songeons à des intéréis plus directs et plus chers, nous songeons à nous- mème mis en péril.

Il

DES CONDITIONS DU Rir.li

Mus nous avons de considération et de respect pour (piclqu'un, mieux et plus vite nous comprenons les plus légères plaisanteries faites par cette personne. >'olre amour-propre, tenu en respect et comme blessé,

E:SS.\1 sur, LE niRE, 3

jouit clélicicu^ement de la vue imprévue de Tinfcrio- rité d'iiue personne que nous croyions supérieure à nous, ou, au moins, rivale de notre supériorité.

Si cette personne est soupçonnée par nous d'affec- ter la supériorité, alors noire soif pour la plaisanterie redouble ; non-seulement nous rions avec délices des moindres plaisanteries, mais nous arrivons à rire même de l'intention, non suivie de succès, de lui faire une plaisanterie. C est que notre imagination, réveillée par la soif de la vengeance, a entrevu la plaisanterie.

Les domestiques rient de nos moindres faux gestes ; exemple : le portier qui vient de m'apporter des ser- viettes ; distrait par ceci que j'écrivais, je vais lui ou- vrir, et, lui voyant quelque chose de blanc à la main, je prends cela pour une lettre et je commence le geste de la décacheter.

En réfléchissant attentivement sur ce qui se passe dans moi, quand je ris avec délices, il me send)le que j'entrevois deux causes.

Rire ordinaire, ou simple vue imprévue de ma supériorité ;

Vue du bonheur, produisant sourire cl larmes, quand le bonheur est extrême.

Rire aux larmes, viendrait alors, partie de l'effet physique du mouvement imprimé aux muscles de la face^ partie de la vue de l'extrême bonheur.

Le plus petit détail, la j)lus légère circonstance est

4 MELANGES D'AUT ET DE LITTÉRATURE.

décisive, pour faire naître ou empêcher le rire ; rien n'est plus délicat que le rire. L'absence de la moindre condition fait manquer son effet à la chose la plus co- mique, empêche le rire de naître. Rien n'est plus fra- gile que cette vue de notre supériorité sur autrui ; souvent cela ne résiste pas au moindre examen.

On ne rit pas :

r D'un conte fait sans à-propos (qui ne vient pas à propos).

2" D'un conte fait trop souvent.

D'un conte fait avec trop de lenteur.

Uimproviste est si nécessaire, que, quand on refait un conte dans un salon, pour quelqu'un qui arrive, si vous voulez que le reste du cercle, qui le connaît déjà, rie, il faut en varier la forme; en d'autres termes, créer l'imprévu. ,

Conséquence : Dominique me disait qu'il lui était impossible de faire ou de continuer une scène comique, en y songeant dans la rue, comme il faisait àlaScala, en finissant un chapitre de V Amour.

La clarté est nécessaire au rire; c'est une des causes pour lesquelles on riait de la seule figure de Dugazon, lorsqu'il entrait en scène; on savait qu'il allait faire des plaisanteries.

1" On lui donnait une extrême attention;

On riait du souvenir rapide de ses anciennes plai- santeries.

ESSAI SUn I,E RIRE. r>

Avec tout le talent possible, Diigazon n'eût pas pu jouer un rôle trî^gique; on eût quitté, avec plaisir, les larmes pour le rire.

La compassion. La seule compassion pour le moqué arrête le rire.

Beaucoup de choses font rire, clans le récit, qui n'auraient pas fait rire dans la réalité. C'est comme dans les malheurs d'une vie agitée. Énée dit avec raison :

. . .forsan et licec olim meminisse juvabit '.

{Enéide, liv. I.)

Pour le rire, il y a plusieurs causes ; l'une d'elles, c'est que le récit 1iide à faire abstraction de ce qui nous aurait fait pitié dans le malheur de celui aux dé- pens de qui nous rions. Par contre, beaucoup de choses font rire, quand nous les voyons, qui, contées, ne nous arracheraient que cette exclamation : « Cela ne valait pas la peine d'être dit; » par exemple,/ les malheurs communs : les chutes dans la boue, les ma- ris surprenant, pour la première fois, nne lettre ga- lante de leur fidèle épouse, notre savonnette qui nous échappe et court sous le lit se garnir de poussière, quand nous nous faisons la barbe. Lorsque quelqu'un

1 a Vous vous souviendrez peut-êU"e, un jour, avec quelque plai- sir de tout ce que vous avez souffert. »

(1 MELANGES D'ART ET DE I.ITT EH ATU [\E.

nous conle de ces petits malheurs-là, nous le taxons d'égotisine.

Un mari anglais (le général lord ***), découvrant une lettre d'amour de sa femme, ne fait pas rire ; pour lui, c'est une lettre de change de quatre mille livres sterling sur la fortune de l'amant de sa femme.

Le forcement du signe physique du rire ne signifie rien ; c'est comme cet enfant (jui, désirant qu'il soit cin([ heures, |iour avoir son goûter, monte sur une chaise et met l'aiguille de la pendule sur cincf heures..

On pleure par chagrin; l'oignon, cher à M. de Marcellus, fait pleurer.

De même on rit par ridicule; on rit lorsqu'on a le côté chatouillé.

L'effet physique est un signe; il n'est signe de rien, quand il est provoqué physiquement.

On voit bâiller, on bâille ; souvent on rit de voir rire, particulièrement les jeunes filles. On dit que les femmes pleurent de voir pleurer, exemple : les funé- railles en Ecosse.

III

POURQUOI LA COUR EST-i:LLE LA PATRIE DU RIRE?

Un ancien auteur dit : « Le rire est excité par ce que nous voyons de laid, difforme, déshonnète, indé-

ESSAI SUR LE RIRE. 7

cent, malséant, peu convenable, pourvu que nous ne soyons mus à pitié, compassion. »

A la cour, le rire est excité par le peu convenable. On aj)pelle ainsi l'action de s'écarter, quand ce serait le moins du monde, du patron convenu, du modèle de toute démarche, action, habillement, manières, A la cour de Louis XV, la fidélité à une centaine de convenances entrait ainsi ofjldeHemeut dans toutes les actions. Les nécessités des démarches et actions, pendant la Terreur-, ont commencé à rompre le conve- nable; on l'a ensuite oublié sous Napoléon. Alors, il s'agissait de bien autre chose que de faire l'aimable ; il fallait obéir en courant et partir à l'instant, pour Dresde ou pourBadajoz.

Du temps de madame d'Epinay ou de madame Cam- pan, aucune action ne pouvait se produire sans un mélange de vanité, qui arrivait sous le nom de conve^ nable. « Ma petite nièce va mourir ; je me souviens qu'il est convenable de suspendre toutes les leçons de mes fdles. » Je voudrais, moi, qu'au moment les maîtres arrivent, on n'eût pas le courage de pren- dre leçon. « Mais, si je ne faisais pas la chose convenable, que diraient amis, parents, domesti- ques, etc.? »

Cela est de bon goût, me disait le comte V..., en parlant du danseur de madame du Cayla, qui ne se fâcha pas contre le mari, apportant son châle à sa

R MÉLANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

femme, le lui jetant sur les épaules et l'arrachant brusquement à sa contredanse.

Revenant aux maîtres contremandés, qu'arrivera- t-il si Mathilde regrette M. N..., à l'heure il devait venir? Voilà de ces douleurs de Paris, durant les- quelles la moindre plaisanterie est si bien reçue!

Cette disposition du peuple français à suivre un pa- tron pour ses actions, comme pour ses habits, existe depuis plus de deux cents ans. Si l'on en veut la preuve détaillée, on la trouvera dans les Aventures du baron de Fœneste, d'Agrippa d'Aubigné. Le jeune Gascon, ])aron de Fœneste, répond à toutes les objections du sage Énay : « C'est pour parestre. »

Rappelons-nous que la borne naturelle du rire^ c'est la compassion. Or, la compassion est un sentiment bien difficile à la cour de Louis XV, il n'y a pas, ou du moins fort rarement, la mort pour le malheureux, mais seulement une disgrâce qui, en général, délivre le rieur d'un rival. Et notez que le sentiment de cette délivrance n'est pas assez vif pour mettre obstacle au rire, par l'énergie du bonheur qu'il procure. Donc, à cause de la difficulté de la compassion, la cour est la vraie patrie du rire.

Une cour magnifique et polie, et par conséquent gouvernement monarchique, à la Louis XV, est fort utile au rire. Une telle cour est une source immense, inépuisable, d'une espèce de rire, hrire satirique.

ESSAI SU II LE r. IliE. 9

On a, je crois, plus de bon sens à Washington; mais on rit y moins qu'à Paris. Même au milieu du sé- rieux apporté par la Révolution et la haine qui di- vise les classes de la société, voyez les ridicules donnés à M. de Villèle depuis un mois. A Washington, on doit attaquer un ministre bien plutôt par des rai- sonnements d'une évidence mathématique, que par des plaisanteries.

Je sens que ma comparaison serait plus décisive, si l'on ne pouvait m'objecter qu'à Washington, on est en- core un peu grossier et triste, la tristesse du purita- nisme et des prêcheurs. J'ai vu dans les journaux d'hier qu'en décembre 1822, un prêcheur vient d'attaquer M. Mathews le comédien. Le prêtre dit à ses grossiers auditeurs que M. Mathews, arrivé en octobre 1822, est une des causes de la fièvre jaune qui s'est mani- festée en août. Nos braves missionnaires ne risque- raient guère de telles choses en France ; non pris, certes, que leur courage religieux reculât devant l'ab- surdité ; mais la logique répandue parmi les auditeurs leur ferait peur.

10 MÉLANGES D'ART ET DE 1,1 TTÉR ATUU E.

IV

DES OBSTACLES AU RIRE

La France serait-elle la patrie du rire, comme Tlta- lie celle des beaux-arts?

La religion encourage, en Italie, la peinture des mi- racles et des saints; ce n'est qu'une espèce de pein- tin-e, toutes les espèces prospèrent.

De même, la cour, en France, n'encourage qu'une seule espèce de rire, le rire satirique, fondé sur la non- ressemblance à un modèle, et tous les rires prospèrent.

Tout homme, je ne dis pas passionné, mais seule- ment occupé sérieusement de quelque chose ou de quelque intérêt, ne peut rire ; il a bien autre chose à faire que de se compaier oiseusement à son voisina

Les gens tristes et moroses, la plupart des Anglais de quarante ans, sont dominés, habituellement, par Tagréable préoccupation de craindre quelque grand malheur.

Les Denon, les Ilenrion de Pansey, les Matthieu Dumas, les Donézan, les Jearjailles, doivent être rares en Angleterre. Les Johnson, ouïes caractères à la John- son, y sont fort communs.

* Ponr. la république est controiro au riro.

ESSAI SUR LE RIRE. 11

Mais, pour revenir, tout homme passionné, quel que soit l'objet de sa passion, triste ou gai, l'amour ou Favarice, la méditation sur un baiser donné sur la main de sa maîtresse, ou sur quatre beaux billets de mille francs, reçus hier matin, tout homme passionné n'écoute pas la narration d'une anecdote et ainsi con- séquemmcnt ne peut pas en rire.

Deux causes de sa mine sérieuse :

1" Il ne trouve pas qu'il y ait de quoi rire. Redou- tant quelque malheur, que lui fait de se voir momenta- nément supérieur, pour un petit avantage, à tel homme? Il est occupé de choses bien autrement sérieuses. Le vicomte de Barrai dit : a II peut y avoir guerre avec l'Angleterre dans trois mois; tous les vaisseaux seront pris, cela fera enchérir le sucre ; et, de malheurs en malheurs, cela peut compromeitre mes rentes en Dauphiné. » Un honnne profondément occupé à crain- dre ne peut pas rire de ce (ju'il entend ; ces pauvres diablcs-là rient encore quelquefois de ce qu'ils voient.

2" Le craintif est tellement préoccupé, qu'il n'en- tend pas même la narration qui doit le faire rire; c'est comme si on la faisait en haut allemand. L'insouciance est donc une bonne prédisposition dans l'homme qui doit goûter une plaisanterie. Les gens d'esprit sont insouci;mts, sous un Louis XVI, du temps de M. de Maurepas, et non pas en Angleterre, sous le ministère de Pitt ou de Fox.

12 MELANGES DART ET DE LITTERATURE.

Un avare, qui passe sa vie à craindre , ne peut rire.

Un sage philosophe, qui passe sa vie à se mépriser soi-même et les autres hommes, ne peut pas rire. Que voit-il dans le charmant récit du comhat que Falsfaff fait au prince Henri? Un plat mensonge, fait pour un vil intérêt d'argent, une misère de plus de la pauvre nature humaine. Au lieu d'en rire, il en fait une gri- mace triste.

La nation française est vive, légère, souverainement vaniteuse, surtout les Gascons et les gens du Midi. Cette nation semble faite exprès pour le rire, au con- traire de l'italienne, nation passionnée, toujours trans- portée de haine ou d'amour, ayant autre chose à faire que de rire.

La république, ou les intérêts de la ville, ont oc- cupé l'Italie, de l'an 900 jusqu'au quinzième siècle. Peut-être, avant les Romains, la forme républicaine avait déjà façonné les mœurs de ce pays.

La royauté est, au contraire, bien ancienne en France. Nous la voyons renaître en ce pays, au sixième siècle, avec Clovis ^

Tout ce qui est arrivé en Franco, depuis l'an 1500, semble calculé exprès pour enseigner aux Français la vanité, et, par conséquent, une des branches du rire,

* Histoire des Francs, par Grégoire de Tours.

ESSAI SUR LE RIRE. 15

Voir, en 1825, l'édiicatioii des petits garçons à Paris, l'iiabil gaulois des petits V... et Led..., etc., on aura de fiers niais, avec cette admirable éducation.

On rira plus souvent en France ; on lira plus pro- fondément, si j'ose parler ainsi, en Italie. On y aime beaucoup plus la bouffonnerie an tbéàtro, c'est \\n sou- lagement.

Il y a un proverbe sale, mais fréquemment employé on Italie, et qui me semble prouver la fréquence de la cbose : Compiciarsi dalle visa (pisser dans ses culottes à force de rire).

On rirait avec plus de violence en Italie qu'en France. Il y a peut-être, en revanclie, cent nuances du rire fréquentes en France et inconnues en Italie. La mine du diable du pauvre moiïw qu'un valet de campa- gne et balourd allait réveiller de demi-heure en demi- heure, et promenait de chambre en chambre.

Le tempérament sanguin est évidemment celui du rire, au contraire du bilieux ou du mélancolique. Voilà la confirmation physiologique de ce qu'on a avancé sur le Français et l'Italien, d'après les observations mo- rales et les voyageurs, .\utre raison physique, les gens gros rient plus que les maigres.

La pointe de vin provoque si bien le rire, qu'un l'appelle être en gaieté, pointe de gaieté. Il s'agit d'un petit excès, d'un petit extraordinaire, et nullement de Vivrognerie ou des excès habituels.

14 MÉLAISGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

N li C E s s I T E DES DETAILS

On ne fait pas rire avec des généralités ; pour être ridicule, pour faire rire, il faut des détails.

C'est pour cela que M. Courier est obligé de se mellrc en scène, de parler de soi; chose qui, en France, met en péril la dignité de la personne qui parle ou écrit. Celte disposition du public qui fait le péril, n'exis- tait probablement pas dans les commencements de la civilisation on à son renouvellement; par exemple, à Florence, vers l'an 1200.

Ce péril provient, en grande partie, de la vie de courtisan, de la cour et, par conséquent, du gouverne- ment monarchique absohi. Est-il besoin de dire que cette cause est moins active lorsque, comme Frédéric 11, le roi est ennuyé de la cour et ne la tient pas, ou lors- qu'une grande fraclion du public ne songe à la cour que pour s'en moquer ou la haïr, comme à Londi'es, du temps de Georges II.

Le langage noble abhorre les détails ; c'est par hor- reur inslinclive de son plus grand ennemi : le ridicule. Le langage noble, à la cour de Louis XIY, a été per- fectionne à celle de Louis XV. Les détail? donnent presque seuls prise au ridicule.

ESSAI SUR LE RIP.E. 15

VI

CAUSES DU lilP.E

Comme on veut m'inspirer des doutes sur la défini- tion du rire donnée par Ilobbes, je vais parcourir les causes du rire, telles qu'on les rencontre ordinaire- ment dans la société, et telles que je pourrai me les rappeler au hasard.

Les personnes qui doutent de l'idée de Ilobbes, par- lent d'assigner pour cause au rire : les contrastes, ou un certain mélange de peine et de plaisir, etc.

On rit beaucoup des attrapes; mais, dans les so- ciétés où il y a de Vliumamté^ on n'en rit que s'il n'y a point de vrai dommage. Au corps de garde, entre jeunes ofllciers, impatients de se colleter avec le dan- ger, on ne se souvient guère de l'humanité, et l'on rit fort bien de la mine ridicule d'un cavalier ridicule qui se casse la jambe. Cela m'est arrivé à Bra en Pié- mont; nous dîmes, après avoir ri :

S'il ne sait pas monter à cheval, que vient-il chercher dans un régiment de dragons?

On rit donc des attrapes, s'il n'y a point de vrai dommage ou grave déplaisir. Plus la société qui rit est raffinée, plus on varie sur ce moi (jrave^ sur cette cir- ^'onslance de gravité. 11 y a grave déplaisir :

1G MKI.ANGES D'A HT ET DE EITTÉRVTURE.

1" Par la douleur corporelle;

2" Par outrage à l'honneur ou à l'importance.

L'importance existait dans la Rome de Cicùron, et non l'honneur.

Oii rit donc d'une attrape de société, s'il n'y a pas de grave dommage et que pourtant l'apparence de tout cela y soit.

On rit de l'erreur : de qui se laisse décevoir à l'apparence; 2" si l'aZ/mpe laisse paraître quelque signe extérieur, on rit de sa sotte mine.

Exemples :

A la campagne, en 1811, je vis rétrécir les chemises, gilets et pantalons, d'un malade imaginaire, qui arriva un heau soir. Le lendemain, à son lever, notre homme se crut devenu hydropique.

Cacher ses gants ou sa canne, à quelqu'un qui va sortir et qui est fort pressé.

YII

DES DEUX SYMPATHIES

On bâille à voir bâiller les autres. C'est par une raison semblable que la nombreuse compagnie aug- mente le rire. Un homme vous conte une anecdote, dans un salon, il y a vingt-cinq personnes réunies

ESSAI Sim LE RH'.E. 17

sans gène, en divers groupes : on rit de son anecdote; on voit rire les autres, Je rire augmente. Pourquoi cela? Je crois voir deux causes de cet effet :

1" Sympathie physique et nerveuse, comme le bâille- ment ;

Il y a une sympathie d'esprit et non nerveuse ; on est confirmé dans le jugement qu'on a porté de sa propre supériorité sur le personnage ridicule, en voyant tant de gens le trouver également ridicule.

Vers la troisième seconde de la durée du rire, au lieu de perdre mon temps à examiner si j'ai raison de rire, je ne m'occupe qu'à me détailler ma jouissance, à me complaire dans ma jouissance.

Exemples :

Me rappeler, en général, le rire fou du duc d'Athè- nes, son nez venait à rien; le rire fou d'un quart d'heure, à en faire mal à la plupart des rieurs, à souper chez madame Pasta, un soir que la table se trouva dans l'antichambre, M. de Miccicché et moi ne savions pas un certain conte que les autres avaient déjà fait et entendu sept ou huit fois au moins. Il y eut réunion de deux ou trois causes de rire ; plût à Dieu que je pusse les démêler et les voir nettement ! mais il y a trop longtemps de cette soirée.

18 MÉLANGES HAUT ET DE LITTÉRATURE.

YIll

nu n IRE EN TP. OIS TEMPS

Oiî fait un conte; Toniliio Poncil ne le comprend qu'à demi, il commence à rire; il voit rire le reste du salon : par sympathie, physique et nerveuse, il rit da- vantage. Eiitin, tout à coup, il comprend entièrement le conte. A cette troisième secousse, il naît un rire fou et capable de le faire tomber. C'est peut-être la ma- nière dont le rire fou naît le plus fréquemment; il faut une nouvelle dose de ridicule, arrivant, lorsque Ton rit déjà.

Un souvenir fait rire, surtout si ce souvenir vous prend en quelque lieu ou occasion grave , et le rire soit malséant. Se laisser gagner du rire fou en un lieu grave, vient de deux causes :

4" La sympathie physique, comme dans le cas du bâillement.

2" La vue ou seulement l'idée de la grave inconve- nance commise par un tel rire. Peut-être rit-on de soi- même, en cette occasion. Pour moi, ce rire-là me .semble le plus irrésistible; je tomberais, je crois, si je voulais absolument m'empêcher de rire.

ESSAI SUR LF, RIRE. 19

I\

m: LA CAUSE DU SERIEUX DES PARISIENS

SURTOUT DES PLUS JEUNES

DE HUIT HEURES DU SOIR A NEUF HEURES ET DEMIE

Un homme passionné ne rit pas. Cela est encore plus exactement vrai d'un homme qui est possédé par la passion de la peur. Or, Ja peur du ridicule est le sentiment général des jeunes Parisiens qui arrivent à une soirée et entrent dans un salon. Cette peur af- freuse disparaît un peu vers les dix heures du soir, et surtout après quelques verres de punch qui leur donne du courage.

Pour rire, il faut ne penser trop fortement à rien, et se trouver dans une disposition heureuse. Un sanguin, sans projet, est le sujet le mieux prédisposé pour le rire.

i' DÉCEPTION DES SENS

RIRE FONDÉ SUR LA LAIDEUR DU SIGNE

DE l'infériorité

Attotichemont (Déception do V).

Dans le cas de la glace qui rompt, en patinant, sous les pieds de notre compagnon de promenade, nous

20 MÉLANGES O'AUT ET DE LITTERATURE.

nous (lisons : « J'aurais mieux jugé que lui île la soli- dité de la glace, je lui suis supérieur : » Il est inutile de dire que le rire redouble, si le patineur a des pré- tentions à la grâce des mouvements, à la force, à l'a- dresse. Car, alors, la soif do la vengeance nous rend son malheur plus agréable, et il y a une seconde cause du rire : nous rions de la laide figure qu'il fait en tombant.

Goût (Dûceplion du)

Nous rions de l'homme qui se brûle en mangeant sa soupe trop chaude. Nous rions surtout de la laide gri- mace qu'il lait. Cela se prouve ainsi : nous rions moins si nous ne voyons d'autre témoignage de l'accident que la rougeur de la figure du brûlé. Nous nous disons : « J'aurais talé ma soupe avant de la porter à la bou- che ; donc, je suis supérieur. » Chez une nation où, en une heure, on a huit à dix prétentions de vanité, le rire provenant de la laideur du signe de l'iu- feriorilé doit être extrêmement fréquent ; il l'est moins chez les peuples l'originalité est plus ha- bituelle.

On offre à quelqu'un un bonbon amer ; il le saisit avec une sorte d'avidité de gourmandise; on rit : de son attrape ; 2" du signe ridicule qu'il en donne.

ESSAI SU!', LE UIt\E.

Vue (Déception de \n\

Nous apercevons une femme fort bien faite, qui marche à \ingt pas devant nous. Notre ami nous dit : « AIj ! voilà madame une telle ! » Et il nomme une femme célèbre par sa beauté. Nous doublons le pas, nous contre-passons cette beauté, et c'est une ci- devant jeune femme, comme madame L.... Les Mi- lanais appellent cela un diable t'emporte ^, d'après l'exclamation qui échappe alors ^ Je me dis : « A la })lace de celui qui a été trompé si facilement, j'au- rais douté ; j'aurais remarqué un clignotement dans les yeux de qui m'abusait ; il est bête de croire si facdement. »

Enfin, principe général : faites-moi voir soudai- nement de la crédulité en quelqu'un, et je rirai. De quoi rirai-je? De la crédulité ((uc je n aurais pas eut. De vient ma supériorité sur vous et mon rire.

Piemarquez qu'on ne trompe pas lo sens; on trompe l'expectatiou ou attente. Le pauvre sens fait bien son devoir.

1 Vate far fotterc.

- Origine des noms chez les peujjles sensibles, au lieu d'un beau nom descriptif ou analytique tiré du grec, comme chez ces pauvres Allemands, qui estiment le grec et se méprisent eux-mêmes.

22 MÉLANGES D ART Ei DE 1,1 RATURE.

Odorat (DL'ception de 1').

On présente à quelqu'un un bouquet de violettes, saupoudre d'elléhore; il aspire avidement l'odeur, et éternue à se faire sauter la cervelle. On rit. De quoi ?

1" De l'erreur morale;

De ia figure ridicule qu'il fait en éternuanl;

De la colère impuissante qu'il témoigne en éler- nuant (si , toutefois, on a affaire à un sot et s'il y a colère impuissante).

On rit, si une jeune fille cache une épingle très- fine et très-piquante au milieu d'un bouquet de vio- lettes, et le présente à un admirateur qui l'ennuie. Le piqué aurait du prévoir et deviner ia plaisanterie. «Je l'eusse devinée, moi, en voyant les yeux de la jeune fille. Donc, je suis supérieur au piqué... »

Il est superflu de faire observer, pour la centième fois, que tous ces rires-là sont détruits par la compas- sion; par exemple, si ladmirateur ridicule se pique trop fort à l'épingle cachée dans le bouquet de vio- lettes, et qu'il perde beaucoup de sang.

Ouie (Déception de 1').

On promet à quelqu'im de lui faire entendre M. Pi- gnatelle,(iui chante divinement. Enlin, après un quart

ESSAI SUR LE P.IRE. 23

iriionrcdesollicitnlions et (raltenle, ledit duc chaule.

1" x\ttentc déçue, erreur morale; on rit de l'imagi- uation faussement persuadée ;

2" Grimace, en entendant ces glapissements dia- l)oliques;

Quelle source de ridicule pour un homme froid et raisonneur, ([ue toutes les douleurs d'un pauvre amou- reux!... Le philosophe voit son ami manquer ta la fois d'esprit, de prudence et de courage. Quelle bonne jouissance d'amour-propre !

1" Manque d'esprit : concevoir des espérances si fa- cilement;

Manque de prudence : mettre la source de toutes ses joies, de tout son bonheur, dans une seule per- sonne, et encore cette personne est une femme ;

5" Manque de courage : cire mortellement affligé de voir s'évanouir le bonheur qu'on avait espéré.

Folie de la base des joies et des chagrins ; nouvelle folie dans l'excès de ces joies et de ces chagrins. Le philosophent, pourvu que sa bonne étoile préserve sa gaieté de ce raisonnement : « Ces joies, ces déses- poirs, c'est vivre, et, moi, je suis congelé. »

Un ancien auteur dit : « Je tiens que c'est une opi' nion fausse que celle qui dit que l'on peut ôter la rate aux laquais (Joubert^ page 284), pour les rendre plus légiers^ car ils en mourraient, et, par conséquent^ deviendraient immobiles; »

'24 MÉLANGLS li'.VUT ET Dt LITTERATURE.

Cette dernière ligne me fait rire; je ris de la bon- homie de l'auteur, quia cru une telle exj)lication utile au lecteur.

Nous rions presque autant des erreurs narrées ci- dessus, quand elles sont contées naïvement, que, si nous en étions actuellement témoins. Le premier son- net de Pétrarque, qui me fait pitié, fait rire beaucoup de gens secs.

Les maris trompés dans leurs droits les plus cliers

Ce qui rend si bonne et si fertile cette source du rire, c'est que difficilement un mari trompé arrive à nous sembler digne de pitié.

Vous savez que le rire ne s'arrête qu'à la vue du dUjne de pitié; donc, on peut présenter sur les maris trompés, des choses beaucoup plus fortes que contre aucun autre genre de déception.

(( Il nous semble laid sans en avoir compassion, dit un vieil auteur, qu'un homme soit ainsi moqué. »

Dans tous les genres de comique, dès que le ridi- cule arrive au di(jne de pitié, il est mauvais, l'ur exemple, c'est du mauvais comitjue que la pauvre vieille des Voitures versées, chantant :

Oui, oui, jai bien cinquante ans. On a i)ilié d'une pauvre femme de cet âge qui a

ESSAI SUR LE RIRE. %h

(les prétentions sérieuses à accrocher un amant; il faut au i)Oote comique une grande délicatesse d'àme.

Le ridicule qui fait le {)lus de plaisir est celui par lequel un homme repousse celui qu'on voulait lui donner. On rit du malheur du plaisanté et il ne peut pas y avoir de compassion pour arrêter le rire, car le moqué a commencé l'atta(|ue. Extrême rapidité et vi- vacité de l'impression. On rit de l'attaquant qui se voit trompé dans un projet et donner un ridicule '.

Les Italiens doivent rencontrer bien rarement cette espèce de rire et de plaisir, au contraire des Français. C^est une revanche de l'amour, que nous n'avons guère, et des beaux-arts que nous n'avons jamais : c'est un effet de la furia francese.

Vimprévu, il me semble, manque aux histoires co- miques italiennes. C'est que l'esprit de ce peuple ne peut pas se remuer ra|)idement, il est lent; l'habitude des passions profondes est, ce me semble, la cause de celle lenteur dans ses mouvements. Je faisais ces ré- flexions ce matin, en parcourant un vieux bouquin ita- lien, avec estampes en bois, intitulé : FHusofui morale ciel Doni. Fe^nez-iw, 1506, petit vol. in-4°, recouvert eu parchemin. (Le lire dans quelque moment perdu à la bibliothèque ma voisine.)

' Un homme est trompe, voilà une source de ridicule. Un homme se voit trompé, voilà une seconde source de ridicule qui s'ouvre. Nous rions de la laide mine avec laquelle il reçoit le ridicule.

2

20 MÉLANGES D'AllT ET DE I-ITTÉR ATURE.

L'injure ne fait j)as rire; ou, si elle faisait rire, ce serait de la colère de qui se la permet. Exemple : Al- fieri, dans ses cpigrammes, et les journaux bêles vou- lant donner des ridicules et allant juscpi'à l'injure. On dit une injure à quelqu'un, il la supporte patiem- ment, nous rions :

De sa lâcheté;

2" Ou de la laide mine qu'il fait en avalant le mépris.

Voilà pourquoi on rit des brocards, lardons, mo- queries, plaisanteries, mots piquants, mordants, équi- voques, etc.

Toutes ces choses excitent d'autant plus le rire, qu'on respecte davantage le lieu, le temps et les per- sonnes.

On connaît cette anecdote : A côté du lit d'une fille mourante, la mère cplorée dit, dans l'excès de sa douleur : « Grand Dieu, prends mes autres filles et laisse-moi celle-là ! » Le gendre, s'approchant douce- ment : « Madame, les gendres en sont-ils? » Tous en prirent le rire fou, même la mourante.

Le rire s'adressant à l'estime de nous-même, pas- sion qui ne nous abandonne jamais, l'âme quitte avec plaisir la tristesse, même la plus nalurelle, pour reve- nir au rire. C'est que souvent la tristesse n'est que de la sympathie, et que l'estime de soi-même est un intérêt direct ; je crois que l'âme se lasse facile- ment de la tristesse.

KSS\I SUR I,E P.IUE. 27

Le rire vient-il de l'estime de nous-inème ou de la va)ii(é? La vanité n'est-elle pas l'appréciation exagérée do nos avantages, comme si je me croyais l'homme le plus gros de France?

L'estime exagérée de nos avantages nous sollicite à faire beaucoup de comparaisons im|)( ssibles à qui no sexagéierailrien. Ainsi,unsot,M. d'Estonrmel chante; s'il se connaissait, il se tairait à jamais. Tirant vanité, au contraire, de son chant, ajant la prétention du chant, il lit dos mille désappointements que peuvent rencontrer les chanteurs.

XI

CHAPITRE DE LA-I'UOPOS

Si le conteur rit en faisant son conte, un Français dit : « Il est bien content de me faire rire, il compte là-dessus; ma vanité va désappointer la sienne, je ne rirai pas. »

Le conteur est encore plus bête, quand il dit gros- sièrement et explicitement : « Vous allez bien rire, » ou : « Je vais vous dire un conte qui, hier, dans telle maison, fit bien rire. » Les benêts de cette force sont rares ailleurs que dans la rue Saint-Denis ; mais.

28 MKLAISGES D'.VRT ET DE LITTÉRATURE.

même dans la rue trAiiJoiij on voit des gens qui lais- sent entrevoir l'estime qu'ils font de leur anecdote, en la contant hors de propos et sans (ju'elle soit précisé- ment amenée par la conversation. La rajudité du cou- rant (le la conversation est telle à Paris, qu'une anec- dote qui est placée dans ce moment, ne le sera plus dans vingt secondes, et fera même une tache déplai- sante. La reine Marie-Antoinette aimait surtout ma- dame de Polignac parce que celle-ci n'avait nulle pé- danterie et ne faisait jamais de ces taches dans la conversation.

Notre vanité fait une fort juste estime du degré d'esprit du conteur; nous voyons bien vite si c'est par bêtise ou par excès d'estime pour son anecdote qu'il la conte hors de propos.

11 n'y a qu'une exception pour que le rire du con- teurne nuise pas à son anecdote, c'est quand on voit que ce rire est absolument involontaire. Cette exception n'a lieu à Paris que dans la très-bonne compagnie, ou peut-être en Amérique, sur la prairie des IHinois, dans un état de société très-simple. Ce pardon est de beau- coup facilité si nous méprisons un peu le conteur.

Si le mépris pour la personne du bouffon aide beau- coup au rire, c'est que noire amour-propre ne scbat pas avec le sien, et est bien loin de toute idée i\e riva- lité. Cela est plus remarquable en province, la hi- deuse maladie nommée pique d' amour-propre étend

ESSAI SUR ].]•: P, IRF. 29

ses ravages beaucoup plus qu'à Paris \ Je connais plu- sieurs provinciaux qui ne rient jamais d'un conte, qu'en s'écriant : « Que tu es donc bête! »

N'oublions pas, toutefois, que le personnage de conteur connu et affiché favorise le rire, par une autre cause : la clarté.

La dignité de mauvais goût fait qu'on ne se permet, pas de rire du certaines choses réputées trop gaies. Les provinciaux sont forts pour ce genre de dignité. C'est, je crois, ce que Beaumarchais appelle le hégucu- lisme.

^iiïvctc ridicule.

La dame. Monsieur, je suis trop vieille pour aller au bal.

Le daron de IIéthainie. 0 madame, j'en reçois chez moi, de bien plus vieilles et de bien plus laides que vous!

Tel rire est-il de simple gaieté comme les jeunes filles, ou y a-t-il moquerie? Question souvent fort dif- ficde à résoudre. Souvent il y a mélange des deux in- grédients, gaieté déjeune fdle, plus comparaison avan- tageuse de soi à autrui.

' Preuve : les parterres de province comparé.'' aux parterres de Paris.

2.

50 MÉLANGES DART ET DE LITTÉUATURE.

La nature du rire ne dépendrait-elle point de la passion qui le cause, de la passion qui jouit de la comparaison faite?

1" De l'estime de soi juste et fondée, vue du bon- heur par la vue d'un avantage que j'ai réellement et qui manque au moqué ;

2" De la vanité.

15 février 1825.

NOTICE

SUR LA VIE D 'ANDRE A VANNUCCHI

PLIS CONNU SOUS LE NOM

D'ANDRÉ DEL SARTO

La vie entière d'André del Sarlo, qui est peut-être le plus grand peintre de l'école de Florence, fut trisfe- ternent agitée par un amour mallieureux dans son objet.

Andréa Yannucchi naquit en 1488, dans un bourg voisin de Florence, d'un père qui était tailleur, ce qui lui lit donner le surnom del Sarto.

A sept ans, au sortir de l'école, il fut mis chez un orfèvre, dans la bouliijue duquel il s'exerçait beaucoup plus à dessiner qu'à manier les instruments avec les- quels on travaille l'or ou l'argent. Un peintre des plus vulgaires, Jean Bazile, frappé de cette inclination si véritable, se l'attacha ci le mit ensuite chez Pietro di

32 MÉLANGES D'ART ET DE MTTÉRAT URE.

Cosimo, qui prissail alors pour un dos meilleurs pein- tres de Florence.

Son heureux caractère lui gagna l'amitié de Cosimo, qui ressentait un plaisir extrême à entendre dire que, quand André avait quelque loisir, et particulièrement les jours de fête, il passait des journées entières, avec d'autres jeunes artistes, à copier, dans une des salles de l'hôtel de ville, les célèbres cartons de la Bataille (rAii' (jliiari, de Michel-Ange et de Léonard de Vinci, et qu'il surpassait tous ses camarades. Ce fut dans ces réunions qu'André se lia d'une amitié particulière avec Francia Bigio, qui fut depuis un assez bon peintre. Lui ayant fait confidence qu'il ne pouvait plus supporter les sin- gularités de Cosimo, déjà vieux, et qu'il était résolu à prendre une chambreen ville, Fi'ancia, qui se trouvait dans un cas analogue, se joignit à lui par affection et pour vivre plus économiquement, et ils firent ensemble plusieurs ouvrages.

Des membres d'une confrérie qui avait pour patron snint Jean-Baptiste, et qui se nommait dello Scalzo^ entendant parler du talent naissant d'André del Sarto et désirant faire orner, sans beaucoup de dépense, le lieu ils se réunissaient, rengagèrent à y peindre à fresque, en clair-obscur (c'est-à-dire d'une seule cou- leur, ou en camaïeu), douze traits de la vie de leur pa- tron. Le premier tableau que fit André représentait Saint Jean baptisant le Christ sur les bords du

VIE D'ANDRE DEL SARTO. 55

JouriUihi (le dessin est au musée du Louvre, n" G). Ce tableau lui acquit de la réputation et beaucoup de per- sonnes lui firent des commandes.

Peu après, il peignit le Christ apparaissant à Marie- Madeleine sous la figure d'un jardinier. On trouva dans ce tableau un coloris et une certaine douceur [morbi- dezza) dans l'union des couleurs, qui augmentèrent encore le nombre des commandes que recevait l'au- teur. Ce fut vers cette époque qu'il se lia d'une intime amitié avec Jacopo Sansovino, sculpteur, qui travaillait près du nouveau logement qu'occupaient André el Francia. André ne pouvait se séparer de son nouvel ami ; ils passaient les jours et les nuits ensemble, et leurs conversations roulaient babituellemcnt sur les difficultés des arts qu'ils cultivaient.

A cette époque, un sacristain du couvent des ser- vîtes, appelé frère Mariano, entendant vanter partout les talents du jeune peintre, songea à tirer parti de sa simplicité, pour faire exécuter par lui, et à peu de frais, le projet qu'il nourrissait depuis longtemps. Plusieurs années auparavant, deux peintres avaient commencé à peindre à fresque, dans le petit cloître des servîtes : l'un, une Nativité de Jésxs-Christ; l'autre, la Prise d'habit de saint Philippe Benizi., fondateur de cet ordre. Mais ce dernier tableau était demeuré inachevé, par suite de la mort de l'artiste. Le frère, qui recueillait des informa- tions sur le compte d'André, apprit que ses succès

7,'t MKI-.VNGES D'ART KT DE I.ITT É II ATL'RE.

avaient fait naître une sorte de rivalité entre lui et Francia, son compagnon de logement. Il alla trouver André et lui dit qu'il venait pour lui rendre un grand service, et lui donner le moyen d'acquérir de la répu- tation et de se faire coimaître, de manière qu'il sorti- rait pour toujours de la pauvreté.

L'habile négociateur exposa donc que son cloître étant un lieu très-fréquenté et exposé sans cesse à la vue du public; qu'André, en y peignant, serait bientôt connu de tout le monde, et qu'ainsi il ne lui fallait pas penser à retirer aucun payement de son travail, ni même à être prié pour le faire, mais que bien j)lutùf il devait solliciter les frères servîtes, pour obtenir d'eux la permission de travailler dans un lieu si favo- vorable à un jeune artiste, désireux de se faire con- naître ; que, s'il ne voulait pas entendre à cette proposition, les frères accepteraient celle de Francia, qui, pour acquérir de la réputation, avait offert de faire cet ouvrage, et, pour le prix, de s'en remettre à ce que les moines jugeraient convenable de lui donner.

André, qui était timide et simple, déterminé par toutes ces raisons, ne fut content que quand il eut si- gné, conjointement avec le frère Mariano, une conven- tion par laquelle, sous la condition qu'aucun autre ne travaillerait à ce cloître, il s'obligeait à le peindre.

Le frère, l'ayant ainsi engagé, voulut qu'il y peignît

vil- D'ANDl'.E l'EI, SARTU. 35

des traits de la vie de saint Philippe Bcnizi, ne lui donnant que dix ducats pour chaque tableau, et encore en affirmant qu'il les sortait de sa propre bourse, et qu'il faisait ce sacrifice plutôt pour l'obliger (pie dans 1 intérêt du couvent.

Audrc, s'étant appliqué avec passion à cet ouvrage, eut terminé en peu de temps les trois premiers ta- blciuix.

Dans l'un, on voit Saiul Philippe donnant des habits à un homme nu.

Dans un autre, Sa'uil Philippe reprenant quelques i}idividus qui jouaient à lombre d'un grand arbre et blasphémaient] un couiule tonncire brise Tarbre, étend morts les deux joueurs les plus acharnés, et jette l'épou- vante parmi les autres. Les uns, portant les mains à la tète, se précipitent en avant, sans savoir ils courent. On admire surtout une femme que le bruit du tonnerre a mise hors d'elle-même et qui fuit. Un cheval, effrayé, a rompu sa bride et ajoute, par ses mouvements exces- sifs, à l'expression de la terreur.

Dans le troisième tableau, saint Philippe chasse le démon du corps d'une femme possédée.

André, après avoir découvert ces trois fresques, vil sa réputation s'étendre chaquejour. Cependant, le sa- cristain sut encore l'effrayer de la rivalité de Francia et lit si bien (pi'André peignit encore quatre autres su^ jets dans son cloitre. Dans un de ces tableaux, qui re-

50 MEL.\:^GES D'ART ET DE LITTERATURE.

TprèscnieV Adoration des Maijes^ il [ilara son portrait.

Outre les grandes parties de l'art, j'ai été frappé dans ces tableaux de la grâce naïve et pleine de naturel d'enfants qui grimpent sur une muraille, pour voir les animaux extraordinaires que les rois de l'Orient amè- nent avec eux.

Il fit aussi une Annonciation pour les moines de San Gallo.

La réputation d'André grandissait et se répandait rapidement; il était considéré et aimé. à Florence, et, quoiqu'il se fit très-peu payer ses ouvrages, il vivait dans l'aisance.

Il y avait alors à Florence, dans la rue San Gallo, une jeune fdle de la plus grande beauté, qui avait épousé un bonnetier; quoique née de parents pauvres, elle était fière de sa beauté et aimait à recevoir les hommages des jeunt'S gens d'une condition supérieureà lasienne. André en devint amoureuxau point de ne s'occuper pres- que plus de peinture. Son niallieur voulut (juc le mari de Lucrezia del Fede mourût subitement. André, sans en rien dire à ses amis, sans demander conseil à per- sonne, épousa, à l'expiration du délai rigoureux, celle qu'il aimait. La nouvelle, répandue aussitôt dans Flo- rence, attrista singulièrement ses amis; ils jugèrent même qu'André s'était dégradé, et ils cessèrent de le voir.

Bientôt ce grand artiste perdit toute tranquillité, il

VIE D'ANDRE DEL SARTU. 57

devint jaloux de Lucrèce, qui, joignant beaucoup de coquetterie à une extrême beauté, réduisit André, na- turellement timide et sensible, à un esclavage des plus durs. Il ne donnait plus à ses parents le petit su- perflu que lui procuraient ses ouvrages ; le produit de ses économies était employé en totalité à faire vivre la famille de Lucrèce. Ses élèves, de leur côté, ne purent supporter le ton impérieux de sa femme et l'abandon- nèrent également. Mais lui, au milieu de tous ces mal- beuis, dans ce triste isolement, était au comble de la félicité, et s'abandonnait avec délices aux caresses ilu- singhe) de Lucrèce. Ce caractôi'e simple cl doux ressort fort bien dans son portrait, qu'il fit vers cette époque.

André travaillait beaucoup, mais sans pouvoir sortir de la pauvreté, parce qu'il n'était pas soutenu par la considération publique. Quelque éclairé que soit un public, je ne crois pas qu'on puisse citer d'exemple d'un peintre excellent, mais non à la mode, qui ait pu vivre du produit de ses ouvrages. Aussitôt après la mort d'André et du vivant encore de la femme qui eut une si grande influence sur sa vie, ses tableaux se yen-' daienl trois fols plus clier qu'on ne les lui avait payés, alors qu'il pouvait en discuter le prix.

André, qui est certainement un des plus grands peintres qu'ait produits Florence, s'il n'est le plus grand, ainsi que le Frate, a entendu fort bien la science des ombres et des lumières.

58 MELANGES D'AUT ET DE LITTÉRATURE.

Frnnçuis T , qui n'eut peut-ètro pas les (pialités d'un grand roi, mais qui avait l'àme qu'il faut pour sentir les arts, et qui les eût fait naître en France, s'il eût été plus riche, ou qu'il eût eu l'idée de fonder une école de peinture, François I", qui avait fait venir d'Italie beau- coup de tableaux, parmi lesquels il s'en trouvait deux d'André del Sarto, reconnut qu'ils surpassaient tous les autres. Comme le monarque louait extraordinaire- ment cet artiste, on lui dit qu'il serait possible de l'at- tirer en France. André, qui, à Florence, vivait dans la misère, accepta avec joie la proposition qu'on lui en lit, et, ayant reçu de l'argent pour son voyage, il arriva bientôt à la cour de France (1518). François P'' l'ac- cueillit avec cette grâce noble et franche qui faisait son caractère. Dès le premier jour, il lui lit donner des ha- bits élégants et lui lit remettre une sonmie assez con- sidérable.

André ne perdit point à la cour son caractère mo- deste et doux, et il y fut aimé de tout le monde. Com- parant cet état à la pauvreté et à l'obscurité méprisée dans laquelle il végétait à Florence, il ne pouvait d'abord s'empécbor de se féliciter du changement de son sort.

Ayant présenté au roi le portrait du dauphin, enfant âgé de quelques mois, ce prince lui (it remetlrc trois cents écus d'or. Ce fut alors (ju'André peignit ce buau tableau de la Charilé (fu'on voit au musée du Louvre

VIE D'AN DUE DEL SARTO. 39

(11° 786), et qui est un des premiers tableaux qu'on ait transportés sur toile, de la table de bois sur laquelle il avait été peint. On y admire la grâce de l'enfant qui dort, et l'on croit trouver dans les traits de la Charité ceux de Lucrèce. André, qui l'aimait toujours passion- nément, avait souvent peint d après elle ses têtes de l'enime, et même, sans le vouloir, ne pouvait sempè- clier de leur donner ses traits.

En effet, si l'on compare à ce tableau, la tête de la Vierge dans la Sainte Famille de notre musée, et celle de la Madeleine dans la ï)é]iosilion de croix ^ on croit voir trois portraits de la même femme, remar- quable par les formes très-développées du front.

André travaillait beaucoup et plaisait fort h. toute la cour, et surtout au roi, qui aimait sa promptitude dans Texécution de ses ouvrages, ainsi que son heureux ca- ractère. Il aurait trouvé sans doute un sort heureux auprès de ce prince digne d'être aimé; mais, un jour qu'il travaillait pour la reine, mère du roi, un Saint Jérôme faisant pénitence dans le désert, il reçut des lettres de Lucrèce. On peut bien croire qu'il ne l'avait pas abandonnée; il avait envoyé à Florence toutes ses économies et avait même entrepris d'y bâtir une petite iiiaison.Mais Lucrèce, ne pouvant pas, comme aupara- vant, faire soutenir entièrement sa famille par André, lui écrivit les choses les plus tendres, cl celui-ci, ab- solument hors de lu -^désira par-dessus tout aller

il) MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

passer quel(jucs mois à Florence. Il était llallé, d'ail- leurs, de se montrer à Lucrèce avec les riches habits qu'il tenait de la libéralité de François 1" et des grands seigneurs de sa cour.

11 demanda au roi la permission de retourner à Flo rence, pour y arranger ses affaires et revenir en France avec sa femme, promettant de rapporter, à son retour, des tableaux et des sculptures de prix. Le roi, se liant à sa promesse, lui donna de l'argent, et André jura sur l'Evangile d'être de retour sous pcn de mois.

Arrivé à Florence, il passa plusieurs mois pleins de charme auprès de Lucrèce, avec ses amis, et à achever sa petite maison. Mais, après quelques mois écoulés dans les plaisirs et sans travailler, il se trouva avoir dissipé, non-seulement les économies qu'il avait pu faire à la cour de France, mais même l'argent du roi.

Malgré ce malheur, André voulait absolument re- tourner en France ; mais les larmes et le désespoir de sa femme Feu empêchèrent. Le roi ressentit vivement un tel procédé, et, pendant longtemps, ne voulut plus entendre parler de peintres de Florence.

André recommença à mener une vie nécessiteuse. La congrégation dello Scalzo, croyant qu'il ne revien- drait plus de France, avait donné à peindre le reste de son portique à Francia. Cependant, André consentit à y peindre encore quatre tableaux.

VIE D'ANDHÉ DEL SARTO. 41

C'est à celte époque qii'i! lit, au coin d'une rue de Florence, un de ces tabernacles qu'on rencontre fré- quemment en Italie. II y peignit une Madone dont la beauté et l'expression d'une douceur céleste excitèrent l'admiration de lout Florence, et qui offrait le portrait parfaitement ressemblant de Lucrèce.

En 1523, une maladie contagieuse s'étant déclarée à Florence, André se retira cliez les religieuses camal- dules du couvent de Luco. Il était convenu qu'il pein- drait un tableau pour leur église. Il avait mené avec lui Lucrèce et quelques-uns de ses parents. Ces bonnes religieuses faisant cbaque jour plus d'amitiés à Lu- crèce, il se mit à travailler avec un soin infini, et, la tranquillité de ce lieu retiré convenant;! son caractère, il y fit une Descente de croix^ l'un de ses plus beaux tableaux (musée du Louvre, n" 711).

André, revenu à Florence, fit encore deux tableaux sous le portique dello Scalzo, qui, comme on voit, offre des ouvrages de toutes les époques de sa vie. Ces deux derniers, dont les dessins sont à Paris, présen- tent le Sacrifice de Zacharie et la Visitation de la Vierge à sainte Elisabeth.

Frédéric II, duc de Mantoue, allant saluer à Rome le pape Clément YII et passant à Florence, vit sur une porte, dans le palais Médicis, le célèbre portrait de Léon X, peint par Rapbaël, entre le cardinal Jules de Médicis, alors Clément VII, et le cardinal de Rossi. Ce

42 MÉI.AÎSGES D'A UT ET DE LITTÉRATURE.

prince fut r.ivi de ce bel ouvrage, el cherclia à Rome les moyens de se le faire donner. L'ayant en effet demandé à Clément VII, dans un moment favorable, le pape lui en fit présent avec la plus parfaite poli- tesse.

Le pnpe lit écrire sur-lc-cliamp à Oclave de Médicis, qui, à Florence, gouvernait les affaires de la famille, de faire encaisser ce tableau et de l'expédier à Man- toue. Octave, désolé de voir sortir de Florence un tel cbef-d'œuvre, écrivit à son cousin que, le cadre du ta- bleau n'étant pas digne du duc de Mantoue, il en ferait faire un autre, et qu'aussitôl qu'il serait doré, il ne man- querait pas d'envoyer son portrait à Mantoue. Mais, sans perdre de temps, il appela secrètement André delSarto, Linforma de ce qui se passait, et lui demanda s'il pou- vait l'aider à conserver, à Florence, le tableau de Ra- phaël \ en le copiant si bien que tous les yeux y fussent trompés. André, pendant quelque temps, se rendait en secret au palais d'(3ctave, et cnlin, ayant contrefait jusqu'aux taches causées par la poussière, il présenta les deux tableaux à Octave, qui, quoique très-connais- seur, ne put reconnaître l'original. On le garda, et la copie fut envoyée au duc de Mantoue, qui fut enchanté du présent.

Ce qui est fort singuher, c'est que Jules Romain,

* Raphaël peignit ce tableau entre les années 1517 et IMO.

VIE D'ANDRÉ DEL SARTO. 43

qiin ce prince s'était attaché, y fut trompé comme les autres, et serait resté dans son erreur si, quelques an- nées après, Vasari l'historien, qui avait été la créature d'Octave de Médicis, et qui, dans son enfance, avait vu André travailler à ce tableau, ne fût allé à Manloue. Jules, lui ayant montré, après beaucoup d'antiquités et de peintures, ce tableau de Raphaël, comme étant ce qu'il y avait de plus remarquable à Mantoue, fut bien surpris quand Vasari lui dit :

L'ouvrage est superbe, mais il n'est pas de Ra- phaël.

Comment! dit Jules, j'y reconnais les coups de pinceau que moi-même y ai donnés dans l'atelier de Raphaël.

Vous les avez oubliés, répliqua Vasari; et, pour vous le prouver, je vais vous faire remarquer un signe qu'André fit sur sa copie, parce que, quand les deux tableaux étaient à Florence, on les confondait.

On dit que ce signe était le nom d'André, écrit par lui sur la partie delà toile cachée par le cadre.

Quel que fût ce signe, Jules Romain, l'ayant vu, dit qu'il n'en estimait pas moins le tableau, et qu'il était bien singulier qu'un homme du talent d'André eût pu changer ses habitudes au point de prendre si bien le faire d'un autre.

Cette copie se voyait, il y a quelques années, à Naplcs, l'on dit que, si ou avait caché les noms des

4i MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

ailleurs, beaucoup d'amateurs l'auraient prêfcrée à l'original, comme offrant une couleur mieux empâtée et plus de moelleux.

Peu de temps après, un frère du couvent des servî- tes avant imposé à une de ses pénitentes, en lui don- nant l'absolution et en la relevant d'un vœu indiscret, de faire peindre une Madone sur la porte du grand cloître de la Nunziata, qui était sans ornement, cette pénitente alla trouver André,

Elle lui raconta qu'elle avait à dépenser pour cette peinture une somme qui, à la vérité, n'était pas con- sidérable, mais qu'ayant acquis tant de gloire par ses autres ouvrages, dans le même cloître, il lui paraissait convenable qu'il se chargeât de cette Ma- done.

C'est la fameuse Madonna del Sacco ^ si célèbre dans l'histoire des arts, et dont peu d'autres tableaux ont égalé la renommée. On l'appelle ainsi, parce que, tandis que Marie donne des soins à son bis, saint Joseph lit, appuyé sur un sac de grain qui contient la subsistance de la famille. Il est impossible de n'être pas touché de la beauté et de l'air de douceur angélique de Marie.

Cette physionomie sublime n'est pas celle de la Ma- donna alla Seg(jiola, ce n'est pas l'amour enflammé de la Madonna alla Scodella, c'est quebjue chose de dif- férent et de disne d'être mis avec les chefs-d'œuvre.

VIE P'ANDRÉ DEL SAP.TO. 45

On voit ainsi comment trois cœnrs prûfonilément scn- sil)les ont su rendre dilTéremment le même sujet. Ici, la différence ne consiste point dnns une disposition dissemblable, ou à avoir pris l'action dans un autre moment. Le sujet n'offre pas ces ressources. On ne pouvait trouver de différence que dans la partie la jihis sublime de l'art, la pliysionomied'une jeune mère qui, dans le repos absolu de toutes les passions, soigne un fils qu'elle aime tendrement.

En considérant de près ce tableau, on ne peut se lasser d'en admirer le moelleux et le suave, réunis à un fini parfait. On y peut distinguer cbaque cheveu ; la dégradation de cbaque demi-teinte est suivie avec un art merveilleux. Cbaque contour est tracé avec la va- riété et la grâce la plus rare; et, au milieu de tant de soins, on voit briller une facilité qui fait que tout semble naturel et, pour ainsi dire, instantané. Enfin, de quelque manière que Ton considère cet ouvrage, on doit le placer au même rang que ceux de Raphaël, sur des sujets analogues. 11 fut honoré de l'admiration de Michel-Ange et du Titien. Ce tableau a eu le bonheur dêtre gravé par Raphaël Morghen.

Les contours si purs des figures d'André lui valurent le surnom à^ André sans reproclie.

Minée par les troubles domestiques et par les tour- ments de la jalousie, la santé d'André del Sarlo était fort affaiblie, lorsque, atteint de la peste en 1550, il

3.

iti MÉLANGES DAI'.T ET DE L ITTÉ U A T U KE.

mourut abandonné de tout le monde, même de sa femme, à peine âgé de quarante-deux ans. Ce grand artiste fut enterré obscurément, sans qu'aucun hon- neur fût rendu à sa dépouille.

25 janvier 1821.

NOTICE

VIE DE RAPHAËL

Raphaël naquit à llrl)in, lo jour du vendredi saint 1 485, et mourut à pareil jour, Irente-sept ans plus tard, en 1520. Sa famille appartenait à la bonne bour- geoisie; on compte cinq peintres dans sa généalogie, et son père, Jean Sanzio, fut un artiste distingué pour son temps. Jean Sanzio a des figures digues du Mantegna, qui fut le maître du Corrége -, le seul rival,

* Cetlo composition s'arrète^à l'arrivée de Raphaël à Rome, en 1508. Comme il y est mort en 1520, il manque donc ici les douze dernières années de sa vie.

'-^ Ouelqnes liistoriens disent, en effet, que le Corrége étudia son art dans l'académie du Mantegna, à Vantoue ; mais Lanzi, dont rojiinion a tant de poids, en pense autrement. Son avis est que le Corrége avait .seiilement emprunté son premier style aux ouvrages de Mantegna, dont on trouve dus iuiilations dans plusieurs des siens. (U. C.)

i8 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

jfi crois, qu'ait Rupliaël; car le Titien ne peint que les corps et non les âmes. Mais tous les êtres pour qui les nuances d-e passion sont invisibles, préfèrent de bien loin le Titien, Rubens, Palma, Bonifazio, etc., etc., aux artistes qui ont peint l'âme. Parmi ces derniers, Raphaël tient, sans contredit, le premier ring.

Comme Jésus-Christ, qu'il a représenté si souvent, Raphaël a eu un précurseur, Masaccio, Florentin, em- poisonné en 1445, à quarante-deux ans. H est éton- nant combien il y a peu de différence entre les fres- (|ues de Masaccio (au Carminé, à Florence) et les premières fresques de Raphaël, qui sont aussi les meil- leures, la Dispute du saint sacrement, au Vatican.

Raphaël a un malheur : le raisonnement aide à comprendre son mérite, tandis que tous les raisonne- ments savants du monde ne font pas comprendre la Sainte Catherine du Corrége (au musée du Louvre). Raphaël est donc flétri par l'admiration de tous les gens froids.

Ne sentez -vous pas que les flatteries jetées à Henri IV, par tous les écrivains payés par Louis XVIH et Charles X, ont amoindri ce grand homme? R en est de même de Raphaël, loué par certaines gens.

Le hasard, juste une fois, ménagea l'âme délicate de Raphaël, en lui donnant pour oncle un intrigant célèbre et puissant. Sans Bramante, architecte favori de Jules lï, Raphaël n'eut jamais percé, ou bien, con-

VIE UE RAPHAËL. 49

traiiit d'avoir recours au charlatanisme, comme un pointre du dix-neuvième siècle, son àmc eût été flétrie, sa sensibilité émoussée.

Le Corrége aussi dédaigna le métier de charlatan, si dur à qui le pratique et à qui le néglige. Aussi est-il mort peu connu et il n'a pas vu Rome. Tous les hommes, dans toules los carrières, ont un moment pénible, mais décisif et souvent humiliant ; c'est celui il s'agit àe percer. Faites-vous raconter la manière dont ont percé les huit ou dix artistes maintenant cé- lèbres. Annibal Carrache, le Doniiniquin, n'ont jamais pu percer ; le Guide perra tout d'abord.

La flatterie s'est emparée de Raphaël; depuis sa mort, elle en a fait un joli garçon. Il fut, au contraire, assez laid. Son genre de laideur était d'avoir l'air mes- quin, ainsi qu'on peut s'en convaincre par le portrait que lui-même a peint dans YEcole (VAthènes^ et que tous les graveurs ont grand soin d'embellir.

Si nous en avons la patience, nous donnerons la liste chronologique des ouvrages de Rapliai'l, ce qui nous permettra de ne parler ici que de ceux qui font époque.

Quelques compatriotes de Raphaël, plus passionnés qu'éclairés, prétendent qu'il a travaillé à une Madone à fresque sur le mur de la cour de la maison il na- quit. Il est presque également difficile de prouver et de réfuter une telle assertion. J'ai eu du plaisir à mon- ter à Urbin, et je conseille fort au voyageur qui passe

50 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

à Fano, à dix ou douze lieues de là, de faire celle course dans In montagne : il vei ra des veux spiriluels, un joli pays el uue jolie petite ville. sonl nés (rois grands arlisles : Bramante, Raphaël , le Baroccio, dont les tableaux ont l'air de ) aslels.

L'un des peintres les plus renommés de ce temps-là, el peut-être le plus célèbre de tous, était le Pérugin (Pietro Vanucci). Le père de Raphaël le conduisit à Pérouse elle plaça à l'école du Pérugin (1495). Ra- phaël avait alors douze ou treize ans, et le Pérugin quarante- neuf. Raphaël parvint bientôt à ce degré d'habileté, de faire confondre ses ouvrages avec ceux de son maître. Pérouse, toute fière d'avoir possédé au- trefois 1a jeunesse de Raphaël, montre deux petits ta- bleaux représentant, l'un Saint Sébastien et saint Fiançois, l'autre Saint Constant et Saint Ercolane.^ peints probablement en 1498. Ces précieuses relicpies, tableaux eu demi-fif^ures, sont maintenant à l'Acadé- mie de dessin à Pérouse.

On prétend que Raphaël aida son maîlre dans le ta- bleau de la Résurrection, qui est aujourd'hui au troi- sième étage du Vatican. On dit que Raphaël fil le por- trait du Pérugin, qui, à son tour, peignit son élève. Ce soldat qui dort, à droite du saint sépulcre, offrirait le profil du jeune Raphaël; sa tète est couverte d'une petite berrctta.

Les fanatiques prétendent que le Pérugin devint

VIE DE RAIMIAËL. 51

l'élève de Raphaël et y prit plus de grâce, comme si un homme célèbre, âgé de cinquante ans, s'amusait à imiter les ouvrages d'un de ses élèves, âgé de quinze ansi C'est à cet âge que Raphaël peignit un tableau (|ui était autrefois à San Geminiano en Toscane, et qu'un prince Galitzin acheta et emporta en Russie. On y voyait le Christ et la Madeleine, et aux deux côtés du tableau saint Jérôme et saint Jean. Le dessin passe pour être du Pérugin ; mais on attribue généralement à son élève la grâce qui brille dans les figures de saint Jean et de la Madeleine.

La peinture, telle qu'on la trouve dans les ouvrages du Pérugin, est sèche, maigre, pauvre dans les inven- tions ; les expressions des têtes sont tristes, par im- puissance de l'artiste et non pas parce qu'il les a vou- lues telles. Mais un grand mérite compense tant de défauts : le Pérugin et ses contemporains imitaient la nature avec respect. Le Pérugin personnellement avait déjà la finesse et la pureté du trait. Dans l'expression, il était parvenu à rendre la piété, non pas passionnée, il est vrai, comme dans les Saint François du Cigoli et du Guide, mais cette piété qui consiste à sentir son âme devant Dieu. Pour reconnaître cette expression, il faut que l'àme du spectateur soit fort tranquille elle- même ; ce n'est que dans le silence de la nuit que l'on entend le chant du grillon. C'est toujours par les fres- ques qu'U faut juger un peintre. Car, primo, les restau-

r)2 MKLANliES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

l'aloiirs ne peuvent que fort tlifficilement gâter les fres- ques, et, en second lieu, il faut que l'auteur les fasse fort vile. Si le Pérugin inspire assez d'intérêt ])our chercher son style, on le trouvera dans la salle du Com- bla à Pérouse.

Il y a presque une vérité de portrait dans les têtes du Pérugin, et c'est justement un des grands traits caractéristiques de Raphaël. Les ouvrages de ce grand homme sont composés de portraits nohUfiés et non pas do copies de tètes grecques. De la chaleur qui y rè- gne, le feu qu'on y trouve. Le Guide, le premier (vers 1600), imita ouvertement la tête de la Niobé et, en général, la beauté grecque. Quelque grand peintre qu'il fût, il perd déjà en chaleur ce qu'il gagne en heauté. Canova, qui a trop imité le grec, n'a produit, en général, que des tètes froides. Les ennemis de ce grand sculpteur l'accusaient cependant, sans cesse, de n'être pas assez grec; je l'ai vu affligé de leurs sottes clameurs. Enfin, pour descendre au plus bas degré de l'échelle des arts, les peintres français de 1800 à 1826 ne faisaient presque que des têtes grec- ques.

Raphaël a évidemment pris à son maître : 1" la dé- licatesse du trait , 2" la vérité dans les tètes. En sor- tant de l'école du Pérugin, il choisissait les plus belles tètes qu'il pouvait trouver. (Voir la Dispute du saint sacrement, fresque du Vatican-, c'est la première qu'il

VIE DE UAIMIAËL. 53

y fit. Pins tard, il peignit mieux, mais il iic se donna plus la peine de choisir si bien ses modèles).

Les mérites du Pérugin se retrouvent presque tous chez ses contemporains, les Bellini à ^ enisc, Francia à Bologne, Ghirlandaïo à Florence ; mais aucun de ces gens-là n'a la délicatesse du trait et l'expression de candeur et d'innocence, qui est le mérite principal des Madones de Piaphaël.

D'un autre côté, les portraits du Pérugin restent bien loin, pour la vérité, de Ghirlandaïo et surtout de Francia, dont plusieurs portraits, encore aujourd'hui, sont en première ligne (Je veux dire n'ont pas été sur- passés dans leur genre). C'est la vérité d'IIolbein, avec moins de laideur ; encore, en ce point, lidèle à son maître, on peut dire que l'on trouve dans les portraits de Raphaël des mérites sublimes, mais rarement la vé- rité de Ghirlandaïo et de Francia.

Le roi de Bavière actuel, Louis-Charles-Auguste, a payé cinq mille francs une embrice (tuile) sur laquelle Raphaël avait peint le portrait embelli d'un jeune homme. Les cheveux sont fort longs, divisés au mi- lieu du front, le nez long, l'expression de la fin d'un sourire mélancolique. Cet ouvrage est probablement de l'an 1500.

On montre plusieurs petits tableaux copiés par Ra- phaël, d'après les ouvrages de son maître.

Le Pérugin, alors au faîte de sa célébrité, fut appelé

54 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

à Florence. Raphaël lit quelques excursions dans les environs de Pérouse ; il alla, dit-on, à Città di Cas- tello.

Raphaël fit, à dix-sept ans, le tableau de Sa'nit Nico- las de Tolentino; il faut étudier cet ouvrage au Vati- can. Si l'on n'y lisait pas le nom de Raphaël, on le croirait, à la première vue, du Pérugin. Le style est lont à fait celui du maître; mais l'élève a déjà plus d'audace dans la composition. Le Pérugin, comme tous ses contemporains, aurait placé la Madone sur un trône et tout autour des saints debout, ayant l'air de ne pas se voir entre eux. Raphaël a représenté saint Nicolas, couronné par la Vierge et par saint Augustin, qu'une nuée soutient. Le Père éternel paraît au haut du ta- bleau ; deux anges qui l'accompagnent tiennent des lé- gendes qui publient les louanges de saint Nicolas.

C'est dans cette partie de l'ait qu'un homme d'es- prit peut aider au grand peintre, et, comme le dix-neu- vième siècle a plus d'esprit que le quinzième, c'est dans la composition qu'il a été donné aux gens d'es- prit, nos contemporains, de l'emporter un peu sur les grands hommes de la vieille Italie.

Ce fut aussi à Città di Castello, et en 4500, que Ra- phaël peignit un C/insf en croix; deux anges reçoi- vent dans des calices le sang qui s'échappe des plaies du Sauveur. Ce tableau est à Rome chez M. le cardinal Fesch. La beauté de la Madone qui est dans ce tableau,

VIE DE IIAPIIAËL. ^ 55

remporte (le beaucoup sur (ont ce qu'a jamais fait le l'érugin.

L'Assomption^ tableau peiut vers cette époque, pour une grande dnme, Madeleine dei^li Oddi, à son retour de Paris, n'a point i épris la roule de Pérou.-e, mais est resté au Vatican.

Nous voici arrivés au premier ouvrage de Raphaël, généralement connu : le Maricnje de la sainte Vierge, qui est au musée de Brera, à Milan, et qui a été fort bien gravé par Longhi. Il est triste pour un écrivain de disserter sur un tableau dont le lecteur ne peut se former d'idée nette ; aucunes paroles, ce me semble, fusscut-elles assemblées par J.-J Rousseau, ne peu- vent décrire un tableau ; la plus mauvaise gravure bat le meilleur écrivain. Si l'on peut ajouter une foi en- tière à la date qui se voit sur le joli temple au fond du tableau, Piaphaél avait vingt et un ans quand il le fit (1504). C'est une copie d'un tableau exécuté par le Pérugni, en 1495, pour la cathédrale de Pérouse. Chez Raphaël, le grand prêtre n'est jias exactement vu de face, comme dans le tableau du Pérugin ; il est un peu tourné vers la Vierge. Les savants font remarquer que ces deux tableaux représentent tous les prétendus une baguette de bois à la main, et celle de Joseph seule- ment fleurie, circonstance qui ne se trouve nullement mentionnée dans les saintes Kcritures ; ce n'est qu'une tradition. Mais qu'importe le sujet à nu grand peintre?

m MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

Il paraît qu'à cette époque, Rajdiaël croyait encore que ce fût une beauté d'avoir les yeux petits et le vi- sage large, à peu près à la chinoise, La couleur est meilleure que dans beaucoup de tableaux peints plus tard; la couleur fut toujours la partie faible de Ra- phaël. Le Sposalhio est peint sur une toile très-fine, collée sur bois.

Nous n'entreprendrons point de décrire les tableaux dont les gravures sont chez tous les marchands d'es- tampes. Si le lecteur n'aime pas assez Raphaël pour chercher à voir les gravures de ses tableaux, pourquoi lire cette notice ?

Un peintre peut entreprendre plusieurs tableaux h la fois, ou finir un ouvrage longtemps après l'avoir com- mencé. Ainsi, l'ordre chronologique qui porte tant de lumière dans les faits purement historiques, n'est pas exactement applicable aux beaux-arts.

FRESQUES DE SIENNE.

Le Pinturicchio, élève du Pérugin, avait environ quarante-six ans, lorsqu'il fut chargé de peindre ces fresques, si fraîches de couleur, qui font le principal plaisir pittoresque de l'étranger, passant par l'aimable ville de Sienne. Un savant célèbre, devenu pape sous le nom de Pie II, avait fait élever cette bibliothèque

VIE DE RAPHAËL. . S7

qui sert aujourd'iuii de sacristie à la jolie cathédrale de Sienne. Le cardinal Piccoloniini, neveu de Pic II, char- gea le Pinturicchio d'orner de fresques cet immense salon. Il s'agissait de peindre, en autant de fort grands tableaux, les faits principaux de la vie d'Enéas-Silvius Piccolumini, Pie II. 11 fallait représenter ses ambas- sades auprès de plusieurs cours, son exaltation au pon- tificat, les événements mémorables de son règne, sa mort, et enfin ses dépouilles mortelles transportées d'Ancôneà Rome.

Jusqu'à ce moment, la peinture n'avait osé repré- :enter que des figures isolées, et l'on demandait au Pinturicchio des actions aussi compliquées que VEn- Irée (VEenri IV à Paris, de Gérard. Il était de toute lécessité que ces figures fussent dans des plans diffé- rents ; il était difficile de n'avoir pas à en présenter plusieurs en raccourci.

Je n'ai garde de m'engager dans la description des lix grandes fresques, admirables de fraîcheur et de conservation , qui sont l'ornement de la lïbreria (la ;acristie) de la cathédrale de Sienne. Les contempo- rains du Pinturicchio trouvèrent son succès complet, k'^asari, mauvais peintre, mais homme sensé et qui a ;crit la vie des peintres, se croit intéressé, comme ous les Florentins, à rabaisser Raphaël, pour élever ilichel-Ange, à Florence. Sa haine s'étcntl jusqu'au Mnturicchio, qui, à cause des fresques de Sienne,

58 MÉLANCiES D'AUX ET DE MTTÉU AT URE.

cul, tlit-il, plus de réputation qu'il nen méritait. La postérité est d'un avis contraire.

Ce qui nous intéresse est de savoir la part que R;'.- phaël eut à cet ouvrage. Sienne, ville d'esprit, con- quise par Florence, ne partage point les préjugés des Florentins ; mais son amour-propre est intéressé à nous dire qu'elle sait, par tradition^ que plusieurs ligures de la sacristie de Sienne furent peintes par Ra- phaël. On cite, entre autres, le tableau le plus voisin de la fenêtre à droite, en entrant. On regarde un joli jeune homme à cheval, comme présentant le portrait de Raphaël.

M. Raldesihi, de Pérouse, possède un dessin ou carton, exécuté par Raphaël, pour les fresques de Sienne. Ce carton a O'",o8 de largeur et 0'",54 de hau- teur. On distingue avec peine des caractères antiques (jui disent :

Questo e la quint a... N" V di...

Ce carton représente le mariage de l'empereur Fré- déric III avec Éléonore de Portugal. Le cardinal Énéas Piccolomini (Pie II) donne la. bénédiction nuptiale. La fresque est tout à fait conforme au dessin; on ne trouve ([uelque différence que dans les draperies et dans divers raccourcis des figures qui occupent la partie droite du tableau. Pinturicchio a changé les lointains ; il y a mis trois arbres, selon son habitude, et une vue de Sienne.

VfE DE UAPIIAËL.

Le carloii, exécuté au bistre, avec quelques traits de crayon blanc, prouvc-t-il que Rapliaël a inventé la composition d'une seule des dix fres(}ues ou des cinq premières, puisqu'il porte le n" V, ou de toutes les dix? Sienne est de ce dernier avis.

Le graveur Lasinio fils publie, en ce moment, à Florence, le trait de ces dix fresques, charmantes à voir dans Toriginal. La peinture de l'an 1505 me semble encore bien froide pour su[)portcr la gravure. Ces fresques furent probablement terminées en 1505. Yasari dit qu'en celte annéeRaphaël alla, pour la pre- mière fois, à Florence. Il me semble probable (pie Ra- phaël n'aura pas passé une ou deux années à treize lieues de cette ville si célèbre, sans y aller. Vasari ajoute qu'il s'y rendit pour admirer des ouvrages que Vasari savait parfaitement non terminés en 1505. Les bons historiens menteurs de cette époque ne se dou- taient pas de la finesse de critique laquelle on par- vient de nos jours. Quanta moi, je regarde comme prouvé que Raphaël était allé à Florence avant 1505.

Sa mère mourut le 7 octobre 1 iOl, et son père le l"août 149i..

Vers la fin de 1501^ Rapliaël, âgé alors de vingt et un ans, fut à Floreiice. Voici la lettre de recommanda- tion qu'il oiitint de la duchesse d'Urbin, sa marraine, pour So lerini, col imbécile célèbre, que les Florentins avaient nommé président de la république, après avoir

m MÉLANGES D'AUT ET DE LITTÉRATURE.

chasse les Médicis, souverains légitimes, et au mo- ment des plus grands dangers :

Au maynifique et puissant seigneur Pierre Soderini,

(jonfalonier de la république de Florence.

Urbin, 1" octobre 1504.

« Magnifique et puissant seigneur, révéré comme un père, le jeune Raphaël d'Urbin sera celui qui vous présentera cette lettre. Je sais (|ue son jière, que j'af- fectionne, a beaucoup de talent, ainsi que son fils, jeune homme aimable et discret. Toutes ces considéra- tions font que je l'aime beaucoup et que je désire qu'il arrive à une grande perfection ; enfin je le recommande à Voire Seigneurie le plus instamment qu'il m'est pos- sible, en la priant, par amour pour moi, de l'aider et de le favoriser en toute occurrence. Je regarderai comme faits à moi-même tous les plaisirs et tous les services que rendra Votre Seigneurie au jeune Raphaël : elle ne pourrait rien faire .{ui me fût plus agréable.

« Je me recommande, etc.

a Jeanne Feltiîe de la Rovère,

Duchesse de Sora et gouvonianle de la ville '. »

Raphaël trouva à Florence des fragments de sculp- ture antique, réunis par Cosme l'Ancien et Laurent le

1 Voir Toriginal de celte lettre , en italien , dans la Vie de Raphaël, par M. Quatremère de Quincy, page 450.

VIE DE RAPHAËL. 01

Magnifique. L'homme à la mode alors à Florence et en Italie était Léonard de Vinci, dont le génie et le carac- tère ont tant de rapports avec ceux de Raphaël. Léo- nard venait de terminer le groupe de ses Combattants à cheval.

Dans une situation sociale bien différente, incoimu à la foule, inconnuaux jeunes femmes, vivait un jeune homme pieux, qui venait de se faire moine et, par hu- milité, avait abandonné la peinture, qu'il reprit en 1505, par ordre de ses supérieurs. C'était le fameux fra Bartolommeo délia Porta, qui, en 1409, avait trente-cinq ans, lors de ce second voyage de Raphaël à Florence.

Le caractère modeste et obligeant de Raphaël lui donna bientôt des amis parmi les jeunes peintres ; on cite, entre autres, Rodolphe Ghirlandaïo et Aristotile di San Gallo. Florence avait alors un homme immen- sément riche, qui aimait les arls et vivait, sans mor- gue, avec les artistes, Tadeo Tadei. 11 olïrit l'usage de ses richesses à Raphaël, qui écrit à son oncle, le H avril 1508 :

« Carissimo quanto pâtre, lo ho recuta un a vostra letera, per la quale ho inteso la morte del nostro illus- trissimo signer duca, alaquale Dio abi misericordia al anima ; e cerlo non podde senza lacrime logera la vostra letera ; ma Iransiat, aquello no è riparo, bisognia aver pazientia et acordarsi con la volonta de Dio. lo scrissi

02 MÉLANGES DAUT ET DE LITTEl'.AT U RE.

l'altro di alzio prête, clio me niaiulasse una tavulela chc era la copcrta de la nostra donna de la proletessa : non me la mandata : ve prego \oi li faciale a sapere quando ce persona clie venga, clie io possa salisfarc a madona clie sapete adesso uno avéra bisogniodi loro. Ancora vi prego, carissimo zeo, che voi volia'.e dire al preto e a la santa che venendo lo Tadeo Tadei Fioren- tino, el (piale n'avemo ragionale })iù volte insiemo, li l'acine honore senza asparagnio nisuno ; e voi encora li faritc careze per mio amore, che certo li so ubliga- tissimo qiianlo che a omo che viva. Per la tavola non ho fatto pregio e non lo faro scio poro perche el sera meglio per me che la vada a stima, e impero non ne ho scrilto quello che io non poseva, e ancora non ve ne posso dare aviso. Pnr ^ccoiulo me a ditlo el patrone de ditla tavola dice che me dara da fare per circha a trecenti ducati doro per qui en in Francia. Fato le feste forsi ve scriviro quello che la tavola monta, che io ho linito el cartone, e fato Pascua serimo a cio. Averia caro se fosse possibde d'avere una letera di recoman- dalione al gonfalonero di Fiorezadal signor prefetlo; e pochi di fa io scrisse al zeo e a Giovano, da Roma me la fesen avère : me faria grande utilo per l'intéresse de una certa stanza dalavorare laquale tocha a SuaSignoria de alocare, Ve prego se è possibile voi me !a mondiale, che credo quando se dimaiidara al signor préfet to p r m*', che lui la fara fare, e a quello me ricomandale infinité

YIE LE 11 AI' Il A EL. 63

volto como suoanticlio servilorc e Ihiniliare; non allro ari( oinaiulcitiine al maestro,... c a RctIoKo c a tutti gli altri. Li ii du aprile M. D. VIII.

« El vostro Raphaello, dipiiitore in Fioreza. »

Al mio cariasimo %eo Simone de BaLislo de Ciarla d'Orbino *.

()n voit par cette lettre (pie Rapiiaël désira peindre une salle, probablement dans le Palazzio Vcccliio. C'est pour arriver à ce but qu'il demande la recomman- dation du s'njuor prefetto : on ignore quel fut cet bomme.

Pendant son séjour à Florence, Rapbaël fit quelques petits ouvrages; il ne paraît pas que les immortelles fresques de Masaccio, universellement admirées depuis un demi-siècle, aient éveillé son génie d'une façon sou- daine. Rapbaël fit pour Tadci deux petits tableaux dont on a perdu la trace. 11 fit pour un de ses amis, nommé Lorenzo Nasi, la Madone qui est à la tribune delà galerie de Florence. La sainte Vierge tient l'En- fant Jésus entre ses jambes et saint Jean présente un oiseau à son cousin, Pans ce tableau se reconnaissent évidemment les traces du séjour de Raphaël dans une grande capitale. Florence fut la Londres dumoyen âge. Ce n'est déjà plus le style mesquin du Pérugin.

* Dans cette leUre à son oncle, Raph:iël, comme on peut le re- marquer, écrit en toute familiarité ; il emprunte au patois de son pays ses locutions et son langage. (R. C.)

Cl MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATl'RE.

En 1505, il rclounia à Fibin cl y travnilla pour le souverain régnant, Guidobaldo da Montefeltro.Deux des petits tableaux qu'il fit alors sont au musée du Louvre : Saint Georges à cbeval, ci Saint Michel combattant des monstres.

Raphaël revint bientôt à Florence; c'est son tioi- sième voyage certain. Il peignit, dit-on, vers celte époque, son portrait, placé dans la galerie de Florence, parmi les portraits des grands peintres peints par eux- mêmes : quelques personnes élèvent des doutes sur l'authenticité de celui-ci.

DE l"aN IjOo, a son ARRIVEE A RO.ME EN 1508.

Pendant ces trois années, les travaux de Raphaël produisirent son second style. Durant ce temps, il fit deux voyages à Pérouse ; nous le trouvons dans cette ville, en 1505, occupé de trois grands ouvrages :

1" Un tableau pour l'église de San Fiorenze, appar- tenant aux Serviles ; il représente la Madone, saint Jean-Baptiste et saint Nicolas, tout à fait dans le style du Pérugin.

2" Une fresque pour les camaldules de Saint-Sévère. LePére éternel paraît environné de six saints; on lit en grandes lettres son nom et la date de 4505. Il ne termina [las cet ouvrage; le bas fut fait parle Pérugin, en 1521, après la mort de son illustre élève.

VIE DE P, A PII A EL. 05

5" Le beau tableau, inaintcnanl à Naples. La sainte Vierge tient entre ses jambes le Christ mort, dont le corps est drapé. Madeleine degli Oddi, qui commanda ce tableau, exigea cette précaution parce qu'il devait être placé dans le couvent des religieuses de Saint-Antoine. C'est peut-être le premier excellent ouvrage de Raphaël.

C'est durant son troisième voyage à Florence, que fra Bartolommeo délia Porta fut si utile à Raphaël. Cet homme supérieur lui enseigna le coloris et le porta à se défaire du style mesquin et petit du Pérugin ; Raphaël apprit à son ami la perspective.

Vers 1506, Michel-Ange avait terminé le fameux car- ton de la Bataille d'Anghiari; le génie doux, délicat et timide de Raphaël dut être plus étonné que charmé "des terribles hardiesses de Michel-Ange. C'est absolu- mont Racine assistant à la représentation d'Horace, de la Mort de Pompée ou de tel autre chef-d'œuvre de Corneille ; ces deux grands poêles ne se comprirent jamais. Par cet immortel ouvrage, Michel-Ange tuait à jamais la timidité et le culte des détails qui, jusqu'à lui, avaient affligé l'art.

Naturellement les tableaux d'église devaient offrir peu de parties nues. La plupart du temps, les saints pla- cés les uns à côté des autres, non-seulement ne con- couraient pas à la même action, mais même étaient censés ne pas se voir. Leurs positions étaient natu- relles mais froides.

4.

6C MKLANGES 1) Alli ET DE L ITTK l! ATUHE.

Michel-Ange, charmé de sa découverte, qui n'élait rien moins que celle d'un beau idéal catholique, se jeta trop souvent dans des positions forcées ; mais il n'en tua pas moins le style petit.

Ce ne fut que lonfi^emps après que Raphaël s'écarla suffisamment de ce style (voir la Messe de Bolsène, fresque du Vatican), et encore y a-t-il beaucoup à dire là-dessus.

Michel-Ange, dans son carton do la Bataille d'An- g/iifln, suppose que les soldats de l'armée florentine sont occupés, un jour de grande chaleur, à se baigner dans l'Arno. Tout à coup, les tambours battent aux armes, l'tnnemi les a surpris et les attaque de fort près. Les baigneurs escaladent la rive du fleuve ; les uns, demi- nus , prennent leurs vêtements et leurs armes en tonte hâte; d'autres en sont encore à sortir du fleuve ; tout est trouble et confusion. Ceux qui sont déjà sortis de l'eau tendent la main aux retardataires pour les ai- der à grimper la rive de l'Arno.

Aucun ouvrage des arts n'a jamais eu autant de ré- putation que ce carton ; il fut bientôt anéanti.

Le caractère de Michel-Ange était fait pour exciter l'envie ; il avait la fierté, la naïveté, la franchise du gé- nie ; il aimait à vivre avec ses pensées, qualité la plus funeste de toutes, peut-être, qui fait que l'homme vul- gaire s'aperçoit de l'ennui qu'il donne. 11 manqua à Michel-Ange l'esprit de se séparer tout à fait de la so*

VIE DE RAl'IIAÉL. 07

ciété, il l'eût mise par hors d'état de le piquer à coups d'épingle.

Son carton, après avoir fait l'admiration de l'Italie et l'étude de tous les artistes qui pouvaient arriver à Florence, disparut tout à coup. Il paraît qu'un assez plat sculpteur ^, Baccio Bandinelli, le coupa en mor- ceaux. Quelques bons jésuites ont voulu justifier Ban- dinelli, en prétendant qu'il se livra à celte belle action j)ar amour pour Léonard de Vinci, qui, dans le fait, n'avait. alors dérivai, dans l'admiration de Florence, que le seul Michel-Ange.

i\lichel-Ange venait d'inventer un beau idéal, chose que Léonard de Vinci, timide et exact comme Pérugin, n'a jamais faite. Les admirateurs, contemporains de Michel-Ange, disent que jamais il n'a égalé ce carton, pas même dans le Jugement dernier et dans la voûte de la chapelle Sixtine.

Peut-être, un jour, pourrons-nous avoir quelque faible idée d'un ouvrage qui était fait pour changer la face des beaux-arts en Italie. Bastien de San Gallo avait fait une copie, en petit, de ce carton ; des écri-

1 L'épitliète injurieuse adressée à iJandinelli est déplacée. Flo- rence possède de lui divers groupes et statues dun mérite incon- testé, entre autres Hercule terrassant Cacus, à l'entrée du vieux palais. Lanzi, dont Topinion mérite d'être comptée, dit qu'il fut « grand dessinateur et grand sculpteur. » en 1487, Bandinelli mourut en 1559. (R. C)

es MÉLANGES DAHT ET DE LITTÉ U ATU P.E.

vains prétendent que cotte copie existe en Angleterre.

On connaît depuis longtemps en France, sous le nom des Grimpeurs, une estampe d'Augustin Veneziano, qui représente une petite partie de ce carton : ce sont les soldats qui cherchent à fjrimper le long de la rive de l'Arno. Maïc-Antoine, ce célèbre graveur, élève de Raphaël, avait gravé le premier celte partie du carton ; Agostino Veneziano le copia. Marc-Antoine grava aussi un soldat, vu par le dos, qui lace sa chaussure. Schia- vonctti a gravé à Londres une partie beaucoup plus grande du même carton. Sur quel dessin ? Voilà ce qu'il faudrait approfondir; il y a peut-être ici fraude pieuse. Enfin, du temps de Yasari, vers 1590, on voyait à Manloue chez Uherti Strozzi, quelques frag- ments de co célèbre carton.

Quel a été le mérite de cet ouvrage? C'est ce dont il est impossible de décider ; car, dans les arts comme dans beaucoup d'autres choses, il ne faut croire qu'à ce que l'on voit. Mais jamais ouvrage de l'art ne fit une telle sensation en Italie : voilà ce que l'on ne peut révoquer en doute.

Après avoir examiné la gravure d'Agostino Vene- ziano, on voit que Michel-Ange se plut à développer l'étonnante science qu'il avait de la position des muscles de la figure humaine. Avec la même facilité qu'un peintre vulgaire dessine un profil, lui présente le corps humain sous tous les aspects possibles. 11 prend plaisir

VIE DE RAPHAËL. 69

à reclierclier les positions les plus compliquées, les plus élrani^'es. Les mouvements les plus composés, les raccourcis les jilus hardis, ne sont qu'un jeu pour lui; voyez la gravure du Jugement dernier^ par Metz.

Par ce seul ouvrage, ce grand Michel-Ange montre à ses contemporains que le dessin pouvait sortir du genre timide, étroit, mesquin, froid enfin, pour citer un exemple hien connu du lecteur, du genre de dessin du Pérugin.

Tous les contemporains étudièrent à l'envi ce chef- d'œuvre. Fienvcnuto Cellini en l'ait foi dans sa curieuse Vie, écrite par lui-même. Ce juge, si digne de coniinncc , est un de ceux qui nous assurent que, depuis, Michel- Ange n'arriva jamais à la moitié du génie développé dans ce carton : Doppoi non arr'ivo a questo segno mai alla meta.

Raphaël est cité dans le nomhre des peintres qui ont étudié le carton. En effet, de 1506 à 1508, Ra- phaël fut presque hahituellement à Florence; qui l'au- rait empêché de voir et de revoir un ouvrage si extra- ordinaire et si fort à la mode?

Quel profit en tira-t-il? Aucun.

La vie de Raphaël va être constamment mêlée avec celle de Michel-Ange, leurs chefs-d'œuvre sont contem- porains. Vasari et les Florentins ont abusé de cette cir- constance pour mentir avec un talent vraiment jésui- tique.

70 MÉLANCiES l/AIlT ET DE M TTE l; ATI P.E.

Raphaël est rosté penKjinesque toute sn vie, c'est-à- diro un peu étroit, sec et mesquin ; c'est ilire com- bien peu il fui michelanijelesque. Il fallait tout l'aveu- glement de la haine et toute la confiance que peut in- spirer un auditoire composé de gens prévenus, pour oser avancer qu'il a imité et presque copié le style de Michel-Ange. Il y a plus, ce vaste, que l'on trouve, je ne dirai pas dans le Corrége, dont c'est une des admi- rables qualités , mais dans le Doniiniquin , il ne l'eut jamais.

Il faut même l'avouer, quand Raphaël a voulu s'écar- ter du faire pénujinesque, il a été plus agréable au premier aspect, mais moins bon réellement. Ainsi, la Messe de BoJsène ne vaut pas la Dispute du saint sa- crement, qui, à vrai dire, est son chef-d'œuvre. Si Raphaël fut mort en 1508, en venant de îlorence à Rome, ses ouvrages se confondraient aujourd'hui avec ceux du Pérugin ; à peine si l'on distinguerait qu'il eut plus de grâce et de profondeur. Probablement, il eût été effacé par ce jeune homme que l'école du Pérugin nommait \'ln(jeo)io^, et qui devint aveugle à la fleur de ses plus belles années. Ses tableaux sont fort rares et signés A. A.

* Andrea-Luigi d'Assise, surnommé Ylngegno (le Génie), naquit vers 1470 et mourut vers 1556.

Ses Sibylles et ses Prophètes, dans la basilique d'Assise, peints à fresque, sont un de ses meilleurs ouvrages. (R. C.)

VIE Dt l'.Al'llAËL. 71

Avant la Dispute du saint sacrement, Raphaël ne s'était pas élevé à la hauteur des fresques du Carminé par Masaccio.

Il est absurde de dire, avec Vasari, que la vue des œuvres de Miciiel-Ani^e a servi à Raphaël ; car, dans ses ouvrages les plus suaves et les ])lus larges, en ap- parence, l'œil fin reconnaît bien vite la manière du Pérugin; on la retrouve même dans la Transfujuration. Quand il a voulu imiter Michel-Ange, il a l';ilt le Pro- phèle haie, hguie médiocre pour Raphaël. La jambe droite est sans grâce, le bas du corps a l'air gigan- tes(juc pour le torse , qui , comparativement, semble celui d'un nain ; la tète môme, cette partie triomphe Raphaël, a bien l'air d'être celle d'un paysan mauva'is sujet : ce n'est pas Raphaël.

Pour en finir avec les défauts de Raphaël, je recon- nais qu'il manque de clair-obscur. Si vous êtes sensible aux arts, il suffit de regarder la Transfujuration, pla- cée à côté de la Communion de saint Jérôme, au musée du Vatican. Voir de loin, dans Saint-Pierre, ces deux tableaux (les copies en mosaïque) sont placés en pendant, combien, à cent pas de distance, la Coïïi- munion produit plus d'effet que la Transfujuration. Le propre de Raphaël fut de peindre les âmes. Les person- nayes de tous les autres [)eiiitres, à l'exception du Cor- rége, c0!!ipaiès aux siens, ont l'air d'acteurs grossiers, outrés et souvent sans àme. bans le genre qui est le

VI MÉLArsGES D'ART LT DE LITTÈllATURE.

sien, Raphaël n'a rien fait d'égal à la Dispute du saint sacrement; le sujet était, cependant, ingrat s'il en fnt.

On lui dit : « Pour la salle le pape vient signer les brefs , faites la réunion de tous les théologiens. » Quoi de moins aimable? quoi de plus laid? On voit bien qu'en peinture, comme en musique, le sujet ne signifie presque rien. De tous les sujets que Raphaël a traités au Vatican, un seul est bon : c'est Attila voyant les apôtres Pierre et Paul, et reculant devant la harangue de saint Léon. Que n'eût-il j)as été dans ces beaux sujets, que l'esprit moderne a suggérés à la mé- diocrité des peintres actuels : la Mort de Vircfinie, tuée par son père ; la Mort de César, tué par ses amis ; Tancrède baptisant Clorinde ! de. etc. Mais, hélas! je le répète, le sujet ne fait rien au mérite du tableau. On peut seulement regretter que Raphaël n'ait rien fait dans les sujets d'amour ; c'eût été son triomphe com- plet.

Apres a\oir lait tous les théologiens, on demanda à Raphaël tous les philosophes et tous les poètes ; de YÉcule d'Athè)ies et le Parnasse.

VÉcole d'Athènes, conq^arée à la Dispute du saint sacrement -, marque le moment cet artiste cessa de peindre pour satisfaire son cœur, pour chercher ce qu'il sait par expérience faire effet sur le public. Il produit cet effet rapide et instantané ; mais, au bout de huit jours, les figures de l'École d'Athènes satisfont

VIE bE IIAI'IIAËL. 75

moins que celles de la Dispute, et celle différence s'aiigmenlc, avec le (emps, dans les âmes faites pour les arts.

Michel-Ange est le seul peintre qui ait eu à la fois l'élévation et la férocité nécessaires pour peindre la Bible. Ici, la grâce de Raphaël serait un mensonge. Michel-Ange eût s'en tenir au visage de Jésus- Christ de sa statue dans l'église de la Minerve Rome) ; il est bien assez laid. Dans le Jugement der- nier, il est plus laid, et il est encore plus laid dans la FUujeUalion^ peinte à San Pietro in Montorio, par Se- basliano delPiombo, sur le dessin de Michel-Ange; ce crescendo de laid atteint le Christ transfiguré au des- sous. Le dessin de la Descente de croix, de Daniel de Volterre, est admirable ; il y a de la chaleur, parce que le corps est sur le point de tomber.

Pour en finir avec les prétendus plagiats de Raphaël à Florence, s'il imita quelqu'un, ce ne fut pas Léonard de Vinci, ce ne l'ut pas Michel-Ange, mais bien Masac- cio. Les ouvrages de ce grand peintre, empoisonné soixante ans (en 1 445) avant le premier voyage de Ra- phaël à Florence, semblent appartenir à Penfance de Raphaël lui-même.

Les défauts de Raphaël sont précisément le contraire des qualités dont Michel-Ange venait de faire pompe, dans son fiimeux carton de la Bataille d'Anghiari. Mi- chel-Ange avait abusé de la hardiesse jusqu'à présenter

7i MÉLANGES D'ART ET t)E r.ITTÉ RATURE.

des positions presque hors nature on, du moins, lellc- nienl bizarres, qu'elles seraient horriblement fati- gantes pour le corps humain. Et c'est au miheu d'un peuple enthousiaste, qui poric aux nues le nouveau style, inventé par le grand homme (jue Florence adore, que Raphaël reste timide, mesquin, en un moi perugi- nesque. N'est-il pas plaisant de le voir accusé d'avoir volé Michel-Ange !

Vienne, en Autriche, possède une Madone qui porte précisément la date de 1506. Rien ne ressemble moins à Michel-.\nge. Ce tableau, peint sur bois, représente la Madone ayant auprès d'elle l'Enfant Jésus, auquel r^aint Jean offre une petite croix. On distingue la foule des tableaux de ce genre par les lointains; dans le lointain de celui-ci, on voit un fleuve.

Raphaël avait fait à Florence le carton du tableau desliné à San Rernardino dePérouse; car le génie pru- dent de ce grand homme le portait à faire, pour le simple tableau à l'huile, un carton de la grandeur pré- cise que devait avoir l'original, comme c'est l'usage obligé pour la fresque. Ce tableau est la célèbre Dépo- sillon du Christ au tombeau, de la galerie Borghèse à Rome. Jamais rien ne ressembla moins à Michel-.Ange, et c'est un malheur pour l'ouvrage, qui, admirable tl'ailleurs, laisse pourtant chez qui sait lire dans son âme, l'impression de mesquin. (Voir la gravure de cet ouvrage par Raph. Morghen.) Raphaël alla faire ce

VIE DE UAPIIAËL. 75

tableau à Pérouse, pour l'a chapelle Baglioiii, d'où il passa, en 1607, dans la galerie Borghèse.

Les personnes qui sont à Rome, et, à vrai dire, sans le voyage à Rome, on ne connaîtra jamais Ra- phaël ; les personnes qui sont àRome doiventétudier ce tableau, comme un excellent exemple de la seconde manière de Raphaël. Tout ce qui est encore plus étroit, timide, mesquin, iigures allligées de petits yeux, con- stitue la première manière de ce grand peintre.

Si Raphaël a imité quelqu'un, c'est peut-être 17»- (jeano (Andrca-Luigi d'Assise), et cela, dans la plus vieille des sibylles peintes à fresque, sur l'arc de la chapelle Chigi, dans l'église de Santa Maria, délia Pace Rome), dont j'ai admiré le mouvement plein de vérité.

On voyait Pérouse, dans l'église Saint-François, au-dessous de la Déposition du Christ Borghèse, la Foi, YEspérance et la Charité, exécutées en grisaille. Nous avons vu ces petits chefs-d'œuvre à Paris; ils sont maintenant au Vatican, ]\ y a plus de grandiose dans ces trois petits tableaux que dans la Déposition du Christ au tombeau. Là, vraiment Raphaël paraît avoir profité des conseils de frà Bartolommeo. (M. le baron Desnoyers a gravé ces trois Vertus théologales.)

Un connaît trois copie& de la Déposition Borghèse. La première, par le cavalier d'Arpin, a remplacé l'ori- ginal à Saint-François de Pérouse. La seconde, du

70 MEL.\NGES D'.VI'.T ET DE El rTERATlJRË,

froid et exact Sassoferrato, se voit à Saint-Pierre de Pérouse. La troisième est à Milan chez M. Comero ; elle fut exécutée, en 1518, par Gianfrancesco Penni (le Fattore), élève de Raphaël. En 1518, Raphaël of- frait à ses élèves un style bien autrement hardi que celui qui caractérise ses compositions de 1508. Si, en passant à Milan, on a l'attention de voir la copie de Penni, quinze jours après, en arrivant à Rome, on comprendra bien mieux l'ouvrage de Raphaël.

Ce grand homme était entré à douze ans à l'école du Pérugin ; il peignit le tableau de la Déposition à l'âge de vingt-quatre ans, cl devait mourir treize ans plus tard, en 1520. Quelle différence pour la gloire de Raphaël et pour nos plaisirs, s'il eût été élève du Corrége ! mais, comme le Corrége naquit seulement en 1494, pourquoi, du moins, le hasard ne lui a-t-il pas donné pour maître Raphaël?

Dans la pose des diverses figures qui soutiennent le corps du Sauveur (tableau de la Déposition)^ il y a une vérité et une noblesse dont, en 1508, le monde n'avait encore vu d'exemple que dans les ouvrages de Masaccio et de Léonard de Vinci. Cet ami de Jésus, qui monte à reculons les degrés du sépulcre, exprime fort bien la double sensation de la douleur morale et de l'effort physique. Il y a déjà bien de la noblesse et une grâce céleste dans la pose du jeune homme qui soutient la partie inférieure du corps du Christ.

VIE DE lîAPlIAËL. 77

Noblesse^ idée dangereuse en peinture. Les sots imitateurs qui suivirent Raphaël, comme les Campis- tron , les La Harpe , les Fontanes, ont suivi Racine , abusèrent si rapidement de cette idée, noblesse, qu'en d 000, Michel-Ange de Caravage, ayant à rendre le même sujet, la Déposition du Christ, fut applaudi de tout Rome, en revenant à la grossièreté qui, au moins, avait du naturel ; ce curieux tableau du Caravage esl au Vatican.

On voit à Rome deux dessins relatifs à ce tableau célèbre de Raphaël. Le premier appartient à M. Yicar et représente le squelette du Christ; Raphaël l'a fait pour se prouver à lui-même la vérité (]e& mouvements; c'est comme le pilotis de son travail. Le second des- sin représente le Christ avec les figures qui le soutien- nent ; il appartient au peintre 'Camuccini. Ce bel ou- vrage a une rare fraîcheur; on le dirait fait depuis dix ans, et, aujourd'hui, en 1831, il a trois cent vingt- qualre ans.

Première manière : sèche et mesquine, ou style du Pérugin.

Seconde manière : fruit de l'expérience et des étu- des à Florence.

Troisième manière : la romaine; mais dans celle-ci

MÉLANGES D'ART ET DE LI TTÉ P. ATU RE. '

lieux éj)oqiies. La première, celle de la Dispute du ■saint sacrement ; plût à Dieu que Raphaël s'y fût lenu! La deuxième époque, ou le second style, est celui do la Messe de Bolsène.

Eu s'occupant de la Déposition dit Christ au tom- beau, Raphaël travaillait à ce tableau de la Madonna Giardiniera^ acheté par François T' et qui est encore au Louvre. Les figures sont de grandeur naturelle. On voit que Raphaël n'ose pas encore donner son âme à ses personnages et ainsi les élever h l'idéal. Ce tableau oflVela pureté, la simplicité, la grâce pudique, la grâce remplie d'innocence, qui peuvent se trouver chez une jeune paysanne ; les circouslances de la vie n'ont pas encore développé de plus grandes qualités ; les qua- lités de l'àme de la Belle Jardinière ne s'élèvent pas au-dessus de la candeur. Elle sera peut-être Jenny Deans \ rien ne s'y oppose. Ces quatre mots peignent le méiite de Raphaël dans ses ouvrages de la seconde, et dans quelques-uns de sa première manière. Ce ta- bleau de la Belle Jardinière peut être considéré comme un modèle de la seconde manière, pour les personnes qui n'ont pas quitté Paris ; on y lit la date de 1507. Le dessin, possédé jadis par M. Mariette, est de la main de Raphaël; an revers, on voit des ébau-

* Jenny Deans. cette jeune fille si intéressante de ia Prison d'Edimbourg, île Walter Scott.

VIE DE RAPHAËL. 79

elles de figures qui ont été employées dans la Déposi- tion Borghèse K

Enfin, riiisloire rapporte que Raphaël partit pour Rome avant d'avoir terminé la draperie azur de la Belle Jardinière j qui fut achevée par Ridolfo Ghir- landaïo.

Vers ce même temps, Raphaël commença à Pérouse, pour les religieuses de Moule l.uce, le tableau del'As- somption, terminé après sa mort par ses légataires, François Penni et Jules Romain.

l*]n 1797, le traité de Tolentino nous donna ce ta- bleau, qui, en 1815, l'ut volé à Paris par les alliés et rapporté au Vatican, les Français pourront le re- prendre avec toute justice, dès qu'ils se trouveront les plus forts à Rome.

Une véritable fortune attendait Raphaël à Rome. Bramante, son parent, proposa à Jules II d'admettre le jeune Raphaël parmi les peintres les plus renommés (l<; l'époque, que le pape avait réunis pour décorer de

Il existe dans la collection de M. Octave Gigli, à Rorae, un autre dessin de la Belle Jardinière. Il est fait à la plume; quel([ues hachures seulement indiquent les principales ombres. Ce sont ici les premières pensées de Raphaël, modifiées en plusieurs points lorsqu'il a peint ce charmant tableau.

M. A. Constantin, le grand peintre sur porcelaine, se trouvant à Rome on 1841, obtint de 51. 0. Gigli la permission de prendre le fac-similé de ce dessin ; il le fit graver et en distribua quelques épreuves à ses amis. (R. C.)

bO MÉLANGES D'ART ET DE LI I TERATl RE.

peintures à fresque un appartement qu'il comptait lia- biter au Vatican.

Raphaël avait vingt-cinq ans quand il arriva à Rome, en 1508; il devait y vivre douze années.

On trouve à Rome des fresques de Raphaël en cinq endroits :

l'' Le Vatican : les Chambres et les Loges ;

La Farnesine : peintures concernant la fable de l'Amour et Psyché; la Galatée ;

L'église de Santa Maria délia Pace : les Prophètes et les Sibylles ;

L'église de Saint-Augustin : le Prophète Isa'ie;

Sa villa, aujourd'hui réunie à la villa Borghèse : trois fresques qui sont autant do lui que celles des Loges.

Nous réi)étons que c'est toujours par les fresques qu'on doit juger un peintre; là, seulement, il faut étu- dier son style. L'ombre des fresques est toujours de même nature que les ombres réelles dans la chambre. La peinture à riiuilc a une fausseté h laquelle il faut s'habituer.

10-2G octobre 1851.

LE

COFFRE ET LE REVENANT

AVENTURE ESPAGNOLE

Par une belle matinée du mois de mai 182., don Blas Bustos y Mosquera, suivi de douze cavaliers, entrait dans le villas^e d'Alcolote, à une lieue de Grenade. A son approche, les paysans rentraient précipitamment dans leurs maisons et fermaient leurs portes. Les femmes regardaient avec terreur par un petit coin de leur fenêtre ce terrible directeur de la })olice de Grenade. Le ciel a puni sa cruauté en mettant sur sa ligure l'empreinte de son àme. C'est un homme de 6 pieds de haut, noir, et d'une effrayante maigreur; il n'est que directeur de la police, mais l'évêque de Grenade lui-même et le gouverneur tremblent devant lui.

Durant celte guerre sublime contre Napoléon, qui,

5.

8-2 MKLANliES D'ART ET DE MTTKUATURE.

aux \oii\ de la postérité, placera les Espagnols du dix- neuvième siècle avant tous les autres peuples de l'Eu- rope, et leur donnera le second rang après les Fran- çais, don Blas fut l'un des plus fameux chefs de guérillas. Quand sa troupe n'avait pas tué au moins un Français dans la journée, il ne couchait pas dans un lit : c'était un vœu.

Au retour de Ferdinand, on l'envoya aux galères de Ceuta, il a passé huit années dans la plus hor- rible misère. On l'accusait d'avoir été capucin dans sa jeunesse, et d'avoir jeté le froc aux orties. Ensuite il rentra en grâce, on ne sait comment. Don Blas est célèbre maintenant par son silence ; jamais il ne parle. Autrefois, les sarcasmes qu'il adressait à ses prison- niers de guerre avant de les faire pendre, lui avaient acquis une sorte de réputation d'esprit : on répétait ses plaisanteries dans toutes les armées espagnoles.

Don Blas s'avançait lentement dans la rue d'Alcolote, roçfardant de côté et d'autre les maisons avec ses veux de lynx. Comme il passait devant l'église, on sonna une messe; il se précipita de cheval plutôt qu'il n'en descendit, et on le vit s'agenouiller auprès de l'autel. Quatre de ses gendarmes se mirent à genoux autour de sa chaise ; ils le regardèrent, il n'y avait déjà plus de dévotion dans ses yeux. Son œil sinistre était fixé sur un jeune homme d'une tournure fort distinguée, qui priait dévotem^ent à quelques pas de lui.

LE COFFRE ET LE REYLNAM. 83

Quoi ! se disait don Blas, un homme qui, suivant les apparences, appartient aux premières classes de la société, n'est pas connu de moi! Il n'a pas paru à Gre- nade depuis que j'y suis ! Il se cache.

Don Blas se pencha vers un de ses gendarmes, et donna l'ordre d'arrêter le jeune homme dès qu'il serait hors de l'église. Aux derniers mots de la messe, il se hâta de sortir lui-même, et alla s'établir dans l,i grande salle de l'auberge d'Alcolute. Bientôt parut le jeune homme étonné.

Votre nom?

Don Fernando délia Cueva.

L'iiumeur sinistre de don Blas fut augmentée, parce qu'il lemarqna, en le voyant de près, que don Fer- nando avait la plus jolie ligure; il était blond, et, mal- gré la mauvaise passe il se trouvait, l'expression de ses traits était fort douce. Don Blas regardait le jeune homme en rêvant.

Quel emploi a\iez-vous sous les cortès? dit- il enfin.

J'étais au collège de Séville en 4825; j'avais alors quinze ans, car je n'en ai que dix-neuf aujourd'hui.

Comment vivez-vous?

Le jeune homme jmrut irrité de la grossièreté de la question; il se résigna et dit :

Mon père, brigadier des armées de don Carlos Cuarto (que Dieu bénisse la mémoire de ce bon roi ! ),

84 MELANGES DART ET DE LITTÉRATURE.

m'a laissé un petit domaine près de ce village; il me rapporte douze mille réaux (trois mille francs) ; je le cultive de mes propres mains avec trois domestiques.

Qui vous sont fort dévoués sans doute. Excellent noyau de guérilla, dit don Blns avec un sourire amer. En prison et au secret! ajonta-t-il en s'en allant, et laissant le prisonnier au milieu de ses gens.

Quelques moments après, don Blas déjeunait.

Six mois de prison, pensait-il, me feront justice de ces belles couleurs et de cet air de fraîcheur et de contentement insolenf,.

Le cavalier en sentinelle à la porte de la salle à manger haussa vivement sa carabine. 11 l'appuyait par travers contre la poitrine d'un vieillard qui cherchait à entrer dans la salle à la suite d'un aide de cuisine ap- portant un plat. Don Blas courut à la porte ; derrière le vieillard, il vit une jeune iille qui lui fit oublier don Fernando.

11 est cruel qu'on ne me donne pas le temps de prendre mes repas, dit-il au vieillard ; entrez cepen- dant, expliquez-vous.

Don Blas ne pouvait se lasser de regarder la Jeune fille ; il trouvait sur son front et dans ses yeux celte expression d'innocence et de piété céleste qui brille dans les belles madones de l'école italienne. Don Blas n'écoutait pas le vieillard et ne continuait pas son dé- jeuner. Enlin il sortit de sa rêverie; le vieillard répé-

LE COFFRE ET LE REVENANT. 85

lait [)our la troisième ou quatrième fois les raisons qui devaient faire rendre la liberté à don Fernando de la Cueva, qui était depuis longtemps le fiancé de sa fille Inès ici présente, et allait l'épouser le dimanche suivant. A ce mol, les yeux du terrible dirccleur de police bril- lèrent d'un éclat si extraordinaire, qu'ils firent peur à Inès et même à son père.

Nous avons toujours vécu dans la crainte de Dieu et sommes de vieux chrétiens, continua celui-ci ; ma race est antique, mais je suis pauvre, et don Fernando est un bon parti pour ma fille. Jamais je n'exerçai de place du temps des Français, ni avant ni depuis.

Don Blas ne sortait point de son silence farouche.

J'appartiens à la plus ancienne noblesse du royaume de Grenade, reprit le vieillard ; et, avant la révolution, ajouta-il en soupirant, j'aurais coupé les oreilles à un moine insolent qui ne m'eût pas répondu quand je lui parle.

Les yeux du vieillard se remplirent de larmes. La timide Inès tira de son sein un petit chapelet qui avait touché la robe de la madone del pilar, et ses jolies mains en serraient la croix avec un mouvement con- vulsif. Les yeux du terrible don Blas s'attachèrent sur ces mains. Il remarquait ensuite la taille bien prise, quoique un peu forte, de la jeune Inès.

Ses traits pourraient être plus réguliers, pen.-a- t-il ; mais cette grâce céleste, je ne l'ai jamais vue

86 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

qu'n elle. Et vous vous appelez don Jaiino Arrogui? (lit-il enfin au vieillard.

C'est mon nom, répondit don Jaime en assurant s:i position.

A<j,é de soixante et dix ans?

De soixante-neuf seulement.

C'est vous, dit don Blas en se déridant visible- ment; je vous cherche depuis longten)})>. Le roi notre seigneur a daigné vous accorder une pension annuelle de quatre mille réaux (mille francs). J'ai chez moi, à Grenade, deux années échues de ce royal bienfait, que je vous remettrai demain à midi. Je vous ferai voir que mon père était un riche l.iboureur de la Vieille-Castille, vieux chrétien comme vous, et que jamais je ne fus moine. Ainsi l'injure que vous m'avez adressée tomlio à faux.

Le vieux gentilhomme n'osa manquer au rendez- vous. 11 élait veuf, et n'avait chez lui que sa fille Inès. Avant de partir pour Grenade, il la conduisit chez le curé du village, et fit ses disj)ositions comme si jamais il ne devait la revoir. Il trouva don Blas Bustos fort paré; il portait un grand cordon par-dessus son liabit. Don Jaiine lui trouva l'air poli d'un vieux soldat qui veut faire le bon, et sourit à tout propos et hors de propos.

S'il eût osé, don Jaime eût refusé les huit mille réaux qne don Blas lui remit ; il ne put se défendre de dnier

LE C 0 r !• p. E El 1. E li E V \ N A N T . 87

avoG lui. Après le repas, le terrible direcleur de police lui fit lire tous ses brevets, son exirait de baptême, et même un acte de notoriété, au moyen duquel il était sorti des galères, et qui prouvait que jamais il n'avait été moine.

Don Jaime craignait toujours quelque mauvaise plai- santerie.

J'ai donc quarante-trois ans, lui dit enfin don Blas, une place honorable qui me vaut cinquante mille réaux. J'ai un levenu de mille onces sur la banque de Naples. Je vous demande en mariage vulre fille dona Inès Arregui.

Don Jaime pâlit. Il y eut un moment de silence. Don Blas reprit :

Je ne vous cacherai pas que don Fernando delà Cueva se trouve compromis dans une fâcheuse affaire. Le ministre de la police le fait chercher, il s'agit pour lui de la garrotte (manière d'étrangler employée pour les nobles) ou tout au moins des galères. J'y ai été huit années, et je puis vous assurer que c'est un vilain séjour. (En disant ces i!;ots, il s'approcha de l'oreille du vieillard.) D'ici à quinze jours ou trois semaines, je recevrai probablement du ministre l'ordre de faire transférer don Fernando delà prison d'Alcolote à celle de Grenade. Cet ordre sera exécuté fort tard dans la soirée; si don Fernando profite de la nuit pour s'échap- per, je fermerai les yeux, par considération pour l'a-

88 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

mitié dont vous l'honorez. Qu'il aille passer un an ou deux à Majorque, par exemple, personne ne lui dira plus haut que son nom.

Le vieux gentilhomme ne répondit point, il était atterré, et eut heaucoup de [>eine à regagner son vil- lage. L'argent qu'il avait reçu lui faisait horreur.

Est-ce donc, se disait-il, le prix du sang de mon ami don Fernando, du fiancé de mon Inès?

En arrivant au presbytère, il se jeta dans les bras d'Inès.

Ma fille, s'écria-t-il, le moine veut t'épouser!

Bientôt Inès sécha ses larmes et demanda la per- mission d'aller consulter le curé, qui était dans l'église, à son confessionnal. Malgré l'insensibilité de son âge et de son état, le curé pleura. Le résultat de la consul- tation fut qu'il fallait se résoudre à épouser don Blas, ou dans la nuit prendre la fuite. Dona Inès et son père devaient essayer de gagner Gibraltar et s'embar- quer pour l'Angleterre.

Et de quoi y vivrons-nous? dit Inès.

Vous pourriez vendre votre maison et le jardin.

Qui l'achètera ? dit la jeune fille fondant en larmes.

J'ai des économies, dit le curé, qui peuvent monter à cinq mille réaux; je vous les donne, ma fille, et de grnnd cœur, si vous ne croyez pas pouvoir faire votre salut en épousant don Blas Bustos.

I,E COFFHE ET LH ^>EVE^^\^'T. SO

Quinze jours après, tous les sbires de Grenade, en grande tenue, entouraient l'église si sombre de Saint- Dominique. A peine si en plein midi on y voit à se con- duire. Mais, ce jour-là, personne autre que les invités n'osait y entrer.

A une chapelle latérale éclairée par des centaines de cierges, et dont la lumière traversait les ombres de l'église comme une voie de feu, on voyait de loin un homme à genoux sur les marches de l'autel ; il était plus grand de toute la tête que ce qui l'entourait. Cette tête était penchée d'un air pieux, et ses bras maigres croisés sur sa poitrine. II se releva bientôt, et montra un habit chargé de décorations. II donnait la main à une jeune fdle dont la démarche légère et jeune faisait un étrange contraste avec sa gravité. Des larmes bril- laient dans les yeux de la jeune épouse ; Texpression de ses traits et la douceur angélique qu'ils conservaient malgré son chagrin frappèrent le peuple quand elle monta en carrosse à la porte de l'église.

Il faut avouer que, depuis son mariage, don Blas fut moins féroce ; les exécutions devinrent plus rares. Au lieu de faire fusiller les condamnés par derrière, ils furent simplement pendus. 11 permit souvent aux con- damnés d'embrasser leur famille avant d'aller à la mort. Un jour, il dit à sa femme, qu'il aimait avec fureur :

Je suis jaloux de Sancha.

90 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE

C'était la sœur de lait et l'amie d'Inès. Elle avait vécu chez don Jaime sous le nom de femme de cham- bre de sa fille, et c'est en cette qualité qu'elle l'avait suivie dans le palais qu'Inès était venue habiter à Grenade.

Quand je m'éloigne de vous, Inès, poursuivit don Blas, vous restez à parler seule avec Saiicha. Elhî est gentille, elle vous fait rire; moi, je ne suis qu'un vieux soldat chargé de fonctions sévères ; je me rends justice, je suis peu aimable. Cette Sancha, avec sa physionomie riante, doit me faire paraître à vos yeux plus vieux de moitié. Tenez, voilà la clef de ma caisse, donnez-lui tout l'argent que vous voudrez, tout celui qui est dans ma caisse si cela vous plaît, mais qu'elle parte, qu'elle s'en aille, que je ne la voie plus !

Le soir, en rentrant de son bureau, la première personne que vit don Blas fut Sancha, occupée de sa besogne comme à l'ordinaire. Son premier mouvement fut de fureur; il s'approcha rapidement de Sancha, qui leva les yeux et le regarda ferme, avec ce regard espagnol, mélange si singulier de crainte, de courage et de haine. Au bout d'un moment, don Blas sourit.

Ma chère Sancha, lui dit-il, doîia Inès vous a-t-clle dit que je vous donne dix mille réaux?

Je n'accepte de cadeaux que de ma maîtresse, répondit-elle, toujours les yeux attachés sur lui.

Don Blas entra chez sa femme.

LE COFFfîK ET LE REYEISAIST. 91

La prison de Torre-Yieja , lui dit-elle, combien contient-elle de prisonniers en ce moment?

Trente-deux dans les cachots, et deux cent soixante, je crois, dans les étages supérieurs.

Donnez-leur la liberté, dit Inès, et je me sépare de la seule amie que j'aie au monde.

Ce que vous m'ordonnez est hors de mon pou- voir, répondit don Blas.

Et de toute la soirée il n'ajouta pas un mot. Tnès, travaillant près de sa lampe, le voyait rougir et pâlir tour à tour ; elle quitta son ouvrage et se mil à dire son chapelet. Le lendemain, même silence. La nuit d'après, un incendie éclata dans la pri^^on de Torre- Yieja. Deux prisonniers périrent. Mais, malgré toute la surveillance du directeur de la police et de ses gen- darmes, tous les autres parvinrent à s'échapper.

Inès ne dit pas un mot à don Blas, ni lui à elle. Le j our suivant, en rentrant chez lui, don Blas ne vit [ilus Sancha, il se jeta dans les bras d'Inès.

Dix-huit mois avaient passé depuis l'incendie de Torre-Vieja , lorsqu'un voyageur couvert de poussière descendit de cheval devant la plus mauvaise auberge du bourg de la Zuia. situé dans les montagnes à un(! lieue au midi de Grenade, tandis que Alcolote est au nord .

Cette banlieue de Grenade forme comme une oasis enchantée au milieu des plaines brûlées de l'Andalou-

9i MKLANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

sie. C'est le plus beau pays de l'Espagne. Mais le voya- geur venait-il guidé par la seule curiosilé? A son cos- tume, on l'eût pris pour un Catalan. Son passe-port, délivré à Majorque, était, en effet, visé à Barcelone, il avait débarqué. Le maître de cette mauvaise au- berge était fort pauvre. En lui remettant son passe- port, qui portait le nom de don Pablo Rodil, le voyageur catalan le regarda.

Oui, seigneur voyageur, lui dit l'hôte, j'avertirai Votre Seigneurie dans le cas oîi la police de Grenade la ferait demander.

Le voyageur dit qu'il voulait voir ce pays si beau ; il sortait une licurc avant Ir lever du soleil et ne rentrait qu'à midi, par la plus grande chaleur, quand tout le monde est à dhier ou à faire la sieste.

Don Fernando allait passer des heures entières sur une colline couverte déjeunes lièges. Il voyait, de là, l'ancien palais de l'inquisition de Grenade, habité maintenant par don Blas et par Liés. Ses yeux ne pou- vaient se détacher des murs noircis de ce palais, qui s'élevait comme un géant au milieu des maisons de la ville. En quittant Majorque, don Fernando s'était pro- mis de ne pas entrer dans Grenade. Un jour, il ne put résister à un transport qui le saisit ; il alla passer dans la rue étroite sur laquelle s'élevait la haute façade du palais de l'inquisition. Il entra dans la boutique d'un artisan, et trouva un prétexte pour s'y arrêter et pour

LE COt^FtlE ET LE REVENANT. 05

pai Icr. L'artisan lui montra les fenêtres de l'apparte- ment de doîia Inès. Ces fenêtres étaient à un second étage fort élevé.

Au moment de la sieste, don Fernando reprit le che- min de la Ziiia, le cœur dévoré par toutes les fureurs de la jalousie. 11 eût voulu poignarder Inès et se tuer ensuite,

Caractère faible et lâche, se répétait-il avec rage, elle est capable de l'aimer, si elle se figure que tel est son devoir!

Au détour d'une rue, il rencontra Sancha.

Ah! mon amie! s'écria-t-il sans faire semblant de lui parler. Je m'appelle don Pablo Rodil, je loge à l'auberge de Y Ange, à la Zuia. Demain, à VAngelas du soir, peux-tu te trouver auprès de la grande église?

J'y serai, dit Sancha sans le regarder.

Le lendemain à la nuit, don Fernando aperçut San- cha et marcha sans mot dire vers son auberge; elle entra sans être vue. Fernando ferma la porte,

Eh bien? lui dit-il les larmes aux yeux.

Je ne suis jdus à son service, lui répondit Sancha. Voilà dix-huit mois qu'elle m'a renvoyée sans sujet, sans explication. Ma foi, je crois qu'elle aime don Blas.

Elle aime don Blas ! s'écria don Fernando en séchant ses larmes ; cela me manquait.

Quand ^Ue me renvoya, reprit Sancha, je me elai à ses pieds, la suppliant de m'apprendre la cause

94 MELANGES D'AI'.T ET DE E I TTÉ P, AT IIKE.

de ma disgrâce. Elle me répondit froidement : « Mon mari le veut. » Pas un mot avec! Vous l'avez vue fort pieuse; maintenant, sa vie n'est qu'une prière conti- nuelle.

Pour l'aire sa cour au parti régnant, don Blas avait obtenu qu'une moitié du palais de l'inquisition, il habitait, serait donnée à des religieuses claristes. Ces dames s'y étaient établies, et venaient d'achever leur église. Doua Inès y passait sa vie. Dès que don JJlas sortait de la maison, on était sûr de la voir à genoux devant l'autel de l'Adoration perpétuelle.

Elle aime don Blas ! reprit don Fernando.

La veille de ma disgrâce, reprit Sancha, doiia Inès me parlait...

Est-elle gaie? interrompit don Fernando.

Non pas gaie, mais d'une humeur égale et douce, bien différente de ce que vous l'avez connue ; elle n'a plus ces moments de vivacité et de folie, comme disait le curé.

L'infâme! s'écria don Fernando en se promenant à grands pas dans la chambre. Voilà comme elle tient ses serments! voilà comme elle m'aimait! Pas même de tristesse! et moi...

Ainsi que je le disais à Votre Seigneurie, reprit Sancha, la veille de ma disgrâce, dona Inès me parlait avec amitié, avec bonté, comme autrefois à Alcolote. Le lendemain, un : Mon mari le veut fut tout ce qu'elle

LE COURE ET LE liEVENANT. 95

rouva à me dire, en me remoUant un papier signe l'elle, qui m'assure une bonne pension de huit cents •eaux.

Eh ! donne- moi ce papier, dit don Fernando. Il couvrit de baisers la signature d'Inès.

Et parlait-elle de moi?

Jamais, répondit Sancha, et tellement jamais, pie, devant moi, le vieux don Jaimc lui a fait une fois e reproche d'avoir oublie un voisin aussi aimable. Elle pâlit, et ne répondit pas. Dès qu'elle eut reconduit son père jusqu'à la porte, elle courut s'enfermer dans la :;hapelle.

Je suis un sot, voilà tout, s'écria don Fernando. Que je vais la haïr! N'en parlons plus... Il est heureux pour moi d'être entré dans Grenade, mille fois plus heureux de t'avoir rencontrée... Et toi, que fais-tu?

Je suis étabhe marchande au petit village d'Al- baracen, à une demi-lieue de Grenade. Je tiens, ajoutâ- t-elle en baissant la voix , de belles marchandises anglaises, que m'apportent les contrebandiers des Al- pujarres. J'ai dans mes malles pour plus de dix mille réaux de marchandises de prix. Je suis heureuse.

J'entends, dit don Fernando; tu as un amant parmi les braves des monts Alpujarres. Je ne te re- verrai jamais. Tiens, porte cette montre en mémoire de moi.

Sancha s'en allait ; il la retint.

m MtLAîsGES b'AUT ET DE I.ITTLHATL" l'.E.

Si JG me présenlais devant elle? dil-il.

Elle vous fuirait, dût-elle se jeter par la fenêtre. Prenez garde, dit Sanclia en revenant près de don Fer- nando, quelque déguisement que vous puissiez prendre, huit ou dix espions qui rôdent sans cesse autour de la maison vous arrêteraient.

Fernando, honteux de sa faiblesse, n'ajouta pas un mot. Il venait de prendre la résolution de repartir le lendemain pour Majorque.

Huit jours après, il passa par hasard dans le village d'Albaracen. Les brigands venaient d'arrêter le capi- taine général 0 Donnel, qu'ils avaient tenu une heure durant couché à plat ventre dans la boue. Don Fer- nando vit Sancha qui courait d'un air affairé.

Je n'ai pas le temps de vous parler, lui dit-elle ; venez chez moi.

La boutique de Sancha était fermée; elle s'empres- sait de placer ses étoffes anglaises dans un grand coffre de chêne noir.

Nous serons peut-être attaqués ici cette nuit, dit-elle à don Fernando. Le chef de ces brigands est ennemi personnel d'un contrebandier qui est mon ami. Cette boutique serait la première pillée. J'arrive de Grenade ; je viens d'obtenir de dona Inès, qui, après tout, est une bien bonne femme, la permission de dé- poser mes marchandises les plus précieuses dans sa chambre Don Blas ne verra pas ce coffre, qui est plein

LE COFFRE ET LE REVENANT. 17

de contrebande ; si [)ai' malheur il le voit, dona Inès trouvera une excuse.

Elle se hâtait d'arranger ses tulles et ses châles. Don Fernando la regardait faire : tout à coup il se précipite sur le coffre, jette dehors les tulles et les châles, et se met à leur place.

Etes-vous fou? dit Sancha effrayée.

Tiens, voici cinquante onces; mais que le ciel m'anéantisse si je sors de ce coffre avant d'être dans le palais de l'inquisition à Grenade ! Je veux la voir.

Quoi que Sancha pût dire dans sa frayeur, don Fer- nando ne l'écoula pas.

Comme elle parlait encore, entra Zanga, un porte- faix, cousin de Sancha, qui devait porter le colTrc à jrenade, sur son mulet. Au bruit qu'il avait fait en Bntrant, don Fernando s'était hâté de tirer sur lui le couvercle du coffre. A fout hasard, Sancha le ferma à îlef. Il était plus imprudent de le laisser ouvert.

Vers les onze heures du matin, un jour du mois de uin, don Fernando tît son entrée dans Grenade, porté ians un colfre; il était sur le point d'étouffer. On ar- riva au palais de linquisilion. Au temps que Zanga împloya à monter l'escalier, don Fernando espéra ju'on plaçait le coffre au second étage, et peut-être îiême dans la chambre d'Inès.

Quand on eut refermé les portes, et qu'il n'entendit )lus aucun bruit, il essaya, à l'aide de son poignard,

G

«s JIÉI.ANGES D'ART ET DE L ITTÉIl ATURE.

de l'aire céder le pêne de la serrure du col'fre. 11 réussit. A son inexprimable joie, il était, en effet, dans la chambre d'Inès. Il aperçut des vêtements de femme ; il reconnut près du lit un crucifix qui jadis était dans sa petite chambre à Alcolote. Une fois, après une que- relle violente, elle l'avait conduit dans sa chambre et, sur ce crucifix, lui avait juré un amour éternel.

La chaleur était extrême, et la chambre fort obscure. Les persiennes étaient fermées, ainsi que de grands rideaux de la plus légère mousseline des Indes, drapés fort bas. Le profond silence était à peine troublé par le bruit d'un petit jet d'eau qui, s'élevant à quelques pieds, dans un coin de la chambre, retombait dans sa coquille de marbre noir.

Le bruit si faible de ce petit jet d'eau faisait tres- saillir don Fernando, qui dans sa vie avait donné vingt preuves de la plus audacieuse bravoure. 11 était loin de trouver dans la chambre d'Inès ce bonheur parfait qu'il avait rêvé si souvent à Majorque, en pen- sant aux moyens de s'y introduire. Exilé, malheureux, séparé des siens, un amour passionné, et rendu presque fou par la durée et l'uniformité du malheur, formait tout le caractère de don Fernando.

Dans ce moment, la crainte de déplaire à cette Inès qu'il connaissait si chaste et si timide, était le seul sentiment de don Fernando. J'aurais honte de l'avouer, si je n'espérais que le lecteur a quelque connaissance

I.E COFFRE ET l,E REVENANT. 99

du caractère singulier et passionné des gens du Midi, don Fernando fut sur le point de s'évanouir quand, peu après que deux heures eurent sonné à l'horloge du couvent, il entendit, au milieu du silence profond, des pas légers monter l'escalier de marbre. Bientôt ils s'approchèrent de la porte. Il reconnut la démarche dlnès, et, n'osant affronter le premier moment d'in- dignation d'une personne si attachée à ses devoirs, il se cacha dans le coffre.

La chaleur était accablante, l'obscurité profonde. Inès se plaça sur son lit ; et bientôt, à la tranquillité de sa respiration, don Fernando comprit qu'elle dor- mait. Alors seulement, il osa s'apprpcher du lit; il vit cette Inès, qui depuis tant d'années était sa seule pen- sée. Seule, abandonnée à lui dans l'innocence de son sommeil, elle lui fit peur. Ce singulier sentiment fut augmenté quand il s'aperçut que, depuis deux ans qu'il ne 1 avait vue, ses traits avaient pris une empreinte de dignité froide qu'il ne leur connaissait pas.

Peu à peu cependant, le bonheur de la revoir péné- tra dans son âme; le demi-désordre d'une toilette d'été faisait un si charmant constraste avec cet air de dignité presque sévère !

Il comprit que la première idée d'Inès en le voyant serait de s'enfuir. Il alla fermer la porte et en prit la clef.

Enfin arriva cet instant qui allait décider de tout

^-'ÎOTHECA

1(10 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

son avenir. Inès lit quelques mouvements, elle était sur le point de s'éveiller : il eut l'inspiration d'aller se mettre à genoux devant le crucifix qui à Alcolotc était dans la chambre d'Inès. En ouvrant des yeux encore appesantis par le sommeil, Inès eut l'idée que Fernando venait de mourir au loin, et que son image qu'elle voyait devant le crucifix était une vision.

Elle resta immobile, droite devant son lit, et les mains jointes.

Pauvre malheureux ! dit-elle d'une voix trem- blante et presque étouffée.

Don Fernando, toujours à genoux et à demi tourné pour la regarder, lui montrait le crucifix ; mais, dans son trouble, il fit un mouvement. Inès, tout à fait ré- veillée, comprit la vérité, et s'enfuit à la porte, qu'elle trouva fermée.

Quelle audace! s'écria-t-elle. Sortez, don Fer- nando I

Elle s'enfuit dans le coin le plus éloigné de la chambre, vers le petit jet d'eau.

N'approchez pas, n'approchez pas, répétait-elle d'une voix convulsive ; sortez !

Tout l'éclat de la plus pure vertu brillait dans ses yeux.

Non, je ne sortirai pas avant que tu m'aies entendu. Depuis deux ans, je n'ai pu t'oublier; nuit et jour, j'ai ton image devant les yeux. Ne m'as-tu pas

LE COlFIiE ET LE REVENANT. 101

juré (levant cette croix qu'à jamais tu serais à moi?

Sortez ! lui répéta-t-elle avec fureur, ou je vais appeler, et vous et moi allons être égorgés.

Elle courut à une sonnette, mais don Fernando y fut avant elle et la serra dans ses bras. Don Fernando était tremblant; Inès s'en aperçut fort bien, et perdit toute la force qu'elle prenait dans sa colère.

Don Fernando ne se laissa plus dominer par les pensées d'amour et de volupté, et fut tout à son de- k'oir.

Il était plus tremblant qu'Inès, car il sentait qu'il venait d'agir envers elle comme un ennemi; mais il ne trouva ni colère ni emportement.

Tu veux donc la mort de mon âme immortelle? lui dit Inès. Mais, au moins, crois une chose, c'est que je l'adore, et que je n'ai jamais aimé que toi. 11 ne s'est pas écoulé une minute de l'abominable vie que je mène depuis mon mariage, pendant laquelle je n'aie songé à toi. C'était un péché exécrable : j'ai tout fait pour t'oublier, mais en vain. N'aie pas horreur de mon impiété, mon Fernando : le croiras-tu? ce saint cru- cilix que tu vois là, à côté de mon lit, bien souvent ne me présente plus l'image de ce Sauveur qui doit nous juger ; il ne me rappelle que les serments que je t'ai faits en étendant la main vers lui dans ma petite

I

hambre d'Alcolote. Ah! nous sommes damnés, irré- missiblement damnés, Fernando I s'écria-t-elle avec

6.

102 MÉLAINGES D'ART ET DE LITTÉRATURE

transport ; soyons du moins bien heureux pendant le peu de jours qui nous restent à vivre.

Ce langage ôta toute crainte à ilon Fernando ; le bonheur commença pour lui.

Quoi! tu me pardoimes? lu m'aimes encore?... Les heures fuyaient rapidement, le jour baissait

déjà; Fernando lui raconta l'inspiration soudaine qui lui était venue le matin à la vue du coffre. Ils furent tirés de leur ravissement par un grand bruit qui se ht entendre vers la porte de la chambre. C'était don Blas qui venait chercher sa femme pour la promenade du soir.

Dis que tu t'es trouvée mal à cause de l'excessive chaleur, ditdonFernand à Inès. Je vais me renfermer dans le coffre. Voici la clef de ta porte ; fais semblant de ne pas pouvoir ouvrir, tourne-la à conlre-sens, jus- qu'à ce que tu aies entendu le bruit que fera ia serrure du coffre en se refermant.

Tout réussit à souhait ; don Blas crut à l'accidoiit produit par l'extrême chaleur.

Pauvre amie ! s'écria-t-il en lui faisant des ex- cuses de l'avoir réveillée si brusquement.

Il la prit dans ses bras et la reporta sur son lit ; il l'accablait des plus tendres caresses, lorsqu'il aperçut le coffre.

Qu'est ceci? dit-il en fronçant le sourcil.

Tout son génie de directeur de police sembla se ré- veiller tout à coup.

LE COFFRE ET LE REVENANT. 105

Ceci chez moi ! répéta-t-il cinq on six fois pen- dant que (lonn Inès lui racontait les craintes de Sancha et l'histoire du coffre.

Donnez-moi la clef, dit-il d'un air dur.

Je n'ai pas voulu la recevoir, répondit Inès ; un de vos domestiques pouvait trouver cette clef. Mon refus de la prendre a semblé faire beaucoup de plaisir à Sancha.

A la bonne heure! s'écria don Blas; mnis j'ai ici dans la caisse de mes pistolets des moyens d'ouvrir toutes les serrures du monde.

Il alla au chevet du lit, ouvrit une caisse remplie d'armes, et se rapprocha du coffre avec un paquet de crochets anglais. Inès ouvrit les pcrsiennes d'une fe- nêtre, et se pencha sur l'appui de façon à pouvoir se jeter dans la rue au moment on don Blas aurait décou- vert Fernando. Mais l'excès delà haine (jue Fernando portait à don Blas lui avait rendu tout son sang-froid; il eut l'idée de placer la pointe de son poignard der- rière le pêne de la mauvaise serrure du coffre, et ce fut en vain que don Blas tordit ses crochets anglais.

C'est singulier, dit don Blas en se relevant, ces crochets ne m'avaient jamais manque. Ma chère Inès, notre promenade sera retardée; je ne serais pas heu- reux, môme auprès de toi, avec l'idée de ce coffre, qui peut-être est rempli de papiers criminels. Qui me dit que, pendant mon absence, l'évéque mon ennemi no

-101 MLLANGES D'ART ET Di: LITTERATURE.

fera pas une descente chez moi, à l'aide de quelque ordre surpris au roi? Je vais à mon bureau et reviens à l'instant avec un ouvrier qui réussira mieux que moi.

Il sortit. Dona Inès quitta la fenêtre pour fermer la porte. Ce fut en vain que don Fernando la supplia de prendre la fuite avec lui.

Tu ne connais pas la vigilance du terrible don Blas, lui dit-elle; il peut en quelques minutes corres- pondre avec ses agents à plusieurs lieues de Grenade. Que ne puis-je, en effet, m'enfuir avec toi et aller vivre en Angleterre ! Imagine-toi que cette vaste maison est visitée chaque jour jusque dans ses moindres recoins. Je vais cependant essayer de te cacher; si tu m'aimes, sois prudent, car je ne te survivrais pas.

Leur entretien fut interrompu par un grand cou|) à la porte; Fernando se plaça derrière la porte, sou poignard à la main ; heureusement, ce n'était que San- cha; on lui dit tout en deux mots.

Mais, madame, vous ne songez pas, en cachant don Fernando, (pie don Blas va trouver le coffre vide. Voyons, que pouvons-nous y mettre en si peu de temps? Mais j'oublie dans mon trouble une bonne nouvelle : toute la ville est en émoi, et don Blas fort occupé. Don Pedro Bamos, le député aux cortès, injurié par un volontaire royaliste au cale de la Grande-Place, vient de le tuer à coups de poignard. Je viens de rencontrer

LE COFFRE ET LE REVENANT. 105

(Ion Blas au milieu de ses sbires, à la porte del Sol, Cachez don Fernando, je vais chercher partout Zanga, qui viendra enlever le coffre don Fernando se re- mettra. Mais aurons-nous le temps nécessaire? Trans- portez le coffre dans quelque autre pièce, afin d'avoir une première réponse à faire à don Blas, et qu'il ne vous poignarde pas de prime abord. Dites que c'est moi qui ai fait transporter le coffre et qui l'ai ouvert. Surtout ne nous faisons pas illusion : si don Blas re- vient avant moi, nous sommes tous morts !

Les conseils de Sancha ne touchèrent guère les amants ; ils transportèrent le coffre dans un passage obscur; ils se firent l'histoire de leur vie depuis deux, ans.

Tu ne trouveras point de reproches chez ton amie, disait Inès à don Fernando ; je t'obéirai en tout : j'ai un pressentiment que notre vie ne sera pas longue. Tu n'as pas idée du peu de cas que don Blas fait de sa vie et de celle des autres ; il découvrira que je t'ai vu et me tuera... Que trouverai-je dans l'autre vie? con- linua-t-elle après un moment de rêverie ; des châti- ments éternels !

Puis elle se jeta au cou de Fernando.

Je suis la plus heureuse des femmes, s'écria-t-elle. Si tu trouves (juelque moyen pour nous revoir, fais-le- moi dire par Sancha ; tu as une esclave qui s'appelle Inès.

106 MÉLANGES DART ET DE LITTÉRATURE.

Zanga ne revint qu'à la nuit; il emporta le coffre, dans lequel Fernando s'était replacé : plusieurs fois, il fut interrogé ])ar les patrouilles de sbires qui clicr- chaient partout le député libéral sans le trouver : on laissa toujours passer Zanga sur la réponse que le coffre qu'il portait appartenait à don Blas.

Zanga fut arrêté pour la dernière fois dans une rue solitaire qui longe le cimetière : elle est séparée du cimetière, qui est à 12 ou 15 pieds plus bas, par un mur à hauteur d'appui, contre lequel Zanga eut l'idée de se reposer. Pendant qu'il répondait aux sbires, le coffre portait sur le mur.

Zanga, que l'on avait chargé rapidement par crninle du retour de don Blas, avait pris le coffre de façon que don Fernando se trouvait avoir la tête en bas; la dou- leur qu'éprouvait Fernando dans cette position devint insupportable ; il espérait arriver bientôt : quand il sentit le coffre immobile, il perdit patience; un grand silence régnait dans la rue ; il calcula qu'il devait être au moins neuf heures du soir.

Quelques ducats, pensa-t-il, m'assureront la dis- crétion de Zanga.

Vaincu par la douleur, il lui dit très-bas :

Tourne le coffre dans un autre sens, je souffre horriblement ainsi.

Le portefaix, qui, à cette heure indue, ne se trouvait pas sans inquiétude contre le mur du cimetière, fut

LE COI rriE KT LE l'.EVENANT. 107

flTrayé de celte voix si rapprochée de son oreille ; il crut entendre un revenant et s'enfuit à toutes jambes. Le coffre resta debout sur le parapet; la douleur de don Fernando augmentait. Ne recevant point de ré- ponse de Zanga, il comprit qu'on l'avait abandonné. Quel que put être le danger, il résolut d'ouvrir le coffre; il fit un mouvement violent qui le précipita dans le cimetière.

Elourdi de sa chute, don Fernando ne reprit con* naissance qu'au bout de quelques instants; il voyait les étoiles briller au-dessus de sa télé- : la serrure du coffre avait cédé dans la chute, et il se trouva renversé sur la terre nouvellement remuée d'une tombe. Il son- gea au danger que pouvait courir Inès, cette pensée lui rendit toute sa force.

Son sang coulait, il était fort meurtri; il parvint cependant à se lever, et bientôt après à marcher; il eut (juclque peine à escalader le mur du cimetière, et ensuite à gagner le logement de Sanclia. En le voyant couvert de sang, Sancha crut qu'il avait été découvert par don Blas.

Il faut avouer, lui dit-elle en riant, que vous nous avez mis dans de beaux draps!

Us convinrent qu'il fallait à tout prix profiter de la nuit pour enlever le coffre tombé dans le cime- tière ^

C'est fait de la vie de dofia Inès cl de la mienne.

108 MELANGES D'AUT ET DE LÎTTÉP, ATUUE.

ditSancha, si demain quelque espion de don Blas dé- couvre ce maudit coffre.

Sans doute il est taché de sang, reprit don Fer- nando.

Zaïiga était le seul homme qu'on pût employer. Comme on parlait de lui, il frappa à la porte de Sancha, qui ne l'étonna pas peu en lui disant :

Je sais tout ce que tu viens me conter. Tu as abandonné mon coffre; il est tombé dans le cimetière avec toutes mes marchandises de contrebande ; (juelle perte pour moi! Voici maintenant ce qui va arriver : don Blas va t'interroger ce soir ou demain matin.

Ah! je suis perdu 1 s'écria Zanga.

Tu es sauvé si tu réponds qu'en sortant du palais de l'inquisition, tu as rapporté le coffre chez moi.

Zanga était tout fâché d'avoir compromis les mar- chandises de sa cousine ; mais il avait eu peur du revenant; il avait peur de don Blas, il semblait hors d'état de comprendre les choses les plus simples. San- cha lui répétait longuement ses instructions sur la manière dont il devait répondre au directeur de la po- lice pour ne compromettre personne.

Voici dix ducats pour toi, dit don Fernando, qui parut tout à coup ; mais, si lu ne dis pas exactement ce que t'a expliqué Sancha, tu ne mourras que par ce poignard.

Et (jui êtes- vous, seigneur? dit Zanga.

LE COFH\E ET LE l'.E VENANT. 109

Un malheureux ne(jro poursuivi par les volon- taires royalistes.

Zanga était tout interdit ; sa peur redoubla quand il vit entrer deux des sbires de don Blas. L'un des sbires s'empara de lui et le conduisit à l'instant vers son chef. L'autre venait simplement avertir Sanclia qu'elle était demandée au palais de l'inquisition ; sa mission était moins sévère.

Sancba plaisanta avec lui, et l'engagea à goûter d'un excellent vin de Rancio. Elle voulait le faire jaser de façon à donner quelques indications à don Fernandu, qui, du lieu il était caché, pouvait tout entendre.

Le sbire raconta qu'en fuyant le revenant, Znnga (Hait entré pâle comme la mort dans un cabaret, il avait conté son aventure. Un des espions chargés d(3 découvrir le ne(jro ou libéral qui avait tué un royaliste, se trouvait dans ce cabaret, et avait couru faire son rapport à don Blas.

Mais notre directeur, qui n'est pas gauche, ajouta le sbire, a dit tout de suite (pie la voix entendue par Zanga était celle du negro^ caché dans le cimetière. Il m'a envoyé chercher le coffre, nous l'avons trouvé ou- vert et taché de sang. Don Blas a paru fort surpris, et m'a envoyé ici. Partons.

Inès et moi, nous sommes mortes, se disait San- cba en s'acheminant avec son sbire vers le palais de l'inquisition. Don Blas aura reconnu le colfre ; il sait

7

MO MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE

en ce moment qu'un étranger s'est introduit chez lui. La nuit était fort noire ; Sanchn eut un instant l'idée de s'échapper.

Mais non, se dit-elle, il serait infâme d'aban- donner donalnès, qui est si naïve, et dans ce moment ne doit savoir que répondre.

En arrivant au palais de l'inquisition, elle fut éton- née de ce qu'on la faisait monter au second étage, dans la chambre même d'Inès. Le lieu de la scène lui parut de sinistre augure. La chambre était fort éclairée.

Elle trouva dona Inès assise près d'une table, don Blas debout à son côté, le regard étincelant, et le coffre fatal ouvert devant eux. Il était couvert de sang. Au moment oiî elle entra, don Blas était occupé à inter- roger Zaniia ; on le fit sortir à l'instant.

Nous a-t-il trahies? se dit Sancha. Aura-t-il com- pris ce que je lui ai dit de répondre? La vie de doua Inès est entre ses mains.

Elle regarda doua Inès pour la rassurer ; elle ne vit dans ses yeux que du calme et de la fermeté. Sancha en fut étonnée.

cette femme si timide prend-elle tant de cou- rage?

Dès les premiers mots de sa réponse aux questions de don Blas, Sancha remarqua que cet homme, ordi- nairement si maître de lui, était comme fou. Bientôt il dit, se parlant à lui-même :

LE COFFliE ET LE REVENANT. IM

La chose est claire!

Dona Inès entendit sans doute ce mot comme San- cha, car elle dit d'un air fort simple :

Le grand nombre de bougies qui sont allumées dans cette chambre en fait une fournaise.

Et elle se rapprocha de la fenêtre.

Sancha savait quel avait été son projet quelques heures auparavant ; elle comprit ce mouvement. Aus- sitôt elle feignit une violente attaque de nerfs.

Ces hommes veulent me tuer, s'écria-t-elle, parce que j'ai sauvé don Pedro Ranios.

Et elle saisit fortement Inès par le poignet.

Au milieu de l'égarenuent d'une attaque de nerfs, les demi-mois de Sancha disaient (ju'un instant après que Zanga avait eu rapporté chez elle le coffre de ses marchandises, un homme tout sanglant s'était élance dans sa chambre un poignard à la main.

«Je viens de tuer un volontaire royaliste, avait-il dit, les camarades du mort me cherchent. Si vous ne me secourez, je suis massacré sous vos yeux... » Ah ! voyez ce sang sur ma main, s'écria Sancha comme hors d'elle-même, ils veulent me tuer !

Continuez, dit don Blas froidement.

Don Ramos m'a dit : « Le prieur du couvent des Hiéronymites est mon oncle; si je puis gagner son cou- vent, je suis sauvé, » J'étais tremblante ; il aperçoit le coffre ouveit, d'où j'achevais d'ôter mes tulles anglais.

112 MELANGES U AKT ET UL LITTERATURE.

Tout à coup il arrache les paquets qui ,s'y trouvaient encore, il se place dans le coffre. « Fermez la seriure sur moi, s'écrie-t-il, et faites porter ce coffre au cou- vent des lliéronymites sans perdre un moment. » 11 me jette une poignée de ducats, les voilà; c'est le prix d'une impiété, ils me font horreur...

Trêve de mièvreries! s'écria don Blas.

J'avais peurqu'il ne me'tuàt si je n'obéissais, con- tinua Sancha; il tenait toujours dans sa main gauche le poignard dégouttant du sang du pauvre volontaire roya- liste. J'ai eu peur, je l'avoue, j'ai fait appeler Zanga, qui a pris le coffre et l'a porté au couvent. J'avais...

Pas un mot de plus, ou vous êtes morte, dit don Blas, qui devinait presque que Sancha voulait gagner du temps.

Sur un signe de don Blas, on va chercher Zanga. Sancha remarque que don Blas, ordinairement impas- sible, est hors de lui ; il a des doutes sur l'être que, depuis deux ans, il croyait fidèle. La chaleur semble accabler don Blas; mais, au moment il aperçoit Zanga, que les sbires ramènent, il se précipite sur lui et lui serre le bras avec fureur.

Nous voici arrivés au moment fatal, se dit Sancha. Cet homme va décider de la vie de doiia Inès et de la mienne. Il m'est tout dévoué; mais, ce soir, effravé par le revenant et par le poignard de don Fernando, Dieu sait ce qu'il va dire!

LE COFFRE ET LE REVENANT. 113

Zanga, violemment secoué par don Blas, le regar- dait, les yeux effarés et sans répondre.

Ah! mon Dieu, pensa Sancha, on va lui faire prêter serment de dire la vérité, et il est si dévot, que jamais il ne voudra mentir.

Par hasard, don Blas, qui ne se trouvait pas sur son trii)unal, oublia de faire prêter serment au témoin. Enfin Zanga, éclairé par l'extiême danger, par les re- gards de Sancha, et par l'excès même de sa peur, se détermina à parler. Soit prudence ou trouble réel, son récit fut très-embrouillé. Il disait qu'appelé par Sancha pour se charger de nouveau du colfre qu'il avait rap- porté peu auparavant du palais de monseigneur le directeur de la police, il l'avait trouvé beaucoup plus lourd. N'en pouvant plus de fatigue, en passant près du mur du cimetière, il l'a appuyé sur le parapet. Une voix plaintive s'est fait entendre à son oreille : il s'est enfui.

Don Blas l'accablait de questions, mais paraissait lui-même accablé de fatigue. A une heure avancée de la nuit, il suspendit l'interrogatoire pour le reprendre le lendemain matin. Zanga ne s'était point encore coupé. Sancha pria Inès de lui permettre d'occuper le cabinet près de sa chambre, autrefois elle passait la nuit. Probablement don Blas n'entendit pas le peu de mots qui furent dits à ce sujet. Inès, qui tremblait pour don Fernando, alla trouver Sancha.

Ili MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

Don Fernando est en sûreté ; mais, madame, continua Sancha, votre vie et la mienne ne tiennent qu'à un fil. Don Blas a des soupçons. Demain matin, il va menacer sérieusement Zanga, et lui faire parler par le moine qui confesse cet homme, et a tout em- pire sur lui. Le conte que j'ai fait n'était bon que pour parer au danger du premier moment.

Eh bien, prends la fuite, ma chère Sancha, re- prit dona Inès avec sa douceur ordinaire, et comme nullement émue du sort qui l'attendait dans peu d'heures. Laisse-moi mourir seule. Je mourrai heu- reuse; j'ai avec moi l'image de Fernando. La vie n'est pas trop pour payer le bonheur de l'avoir revu après deux ans. Je t'ordonne de me quitter à l'instant. Tu vas descendre dans la grande cour et te cacher près de la porte. Tu pourras te sauver, je l'espère. Je ne de- mande qu'une chose : remets celte croix de diamants à don Fernando, et dis-lui que je bénis en mourant l'idée qu'il a eue de revenir de Majorque.

A la pointe du jour, dès que V Angélus sonna, doiïa Inès éveilla son mari, pour lui dire qu'elle allait en- tendre la première messe au couvent des Claristes. Quoiqu'il fût dans la maison, don Blas, qui ne lui ré- pondit pas une syllabe, la fit accompagner par quatre de ses domestiques.

Arrivée dans l'église, Inès se plaça près de la grille des religieuses. Un instant après, les gardiens que don

LE COFFRE RT LE REVENAIsT. 115

P)las avait donnés à sa femme virent les grilles s'ou- vrir. Dona Inès entra dans la clôture. Elle déclara que, par un vœu secret, elle s'était faite religieuse, et ja- mais ne sortirait du couvent. Don Blas vint réclamer sa femme ; mais l'abbesse avait déjà fait prévenir l'évê- que. Ce prélat répondit avec un air paterne aux em- portements de don Blas :

Sans doute la très-illustre dona Inès Bustos y Mosquera n'a nul droit de se vouer au Seigneur si elle est votre épouse légitime; mais dona Inès craint qu'il n'y ait eu des nullités dans son mariage.

Peu de jours après, dona Inès, qui plaidait avec son mari, fut trouvée dans son lit percée de plusieurs coups de poignard ; et, à la suite d'une conspiration décou- verte par don Blas, le frère d'Inès et don Fernando viennent d'avoir la tête coupée sur la place de Gre- nade.

LE PHILTRE

IMITÉ DE l'italien DE SILVIA MALAPERTA

Pendant une nuit sombre et pluvieuse de l'été de 1 82., un jeune lieutenant du OC régiment en garnison à Bordeaux se retirait du café il venait de perdre tout son argent. Il maudissait sa sottise, car il était pauvre.

Il suivait en silence une des rues les plus désertes du quartier de Lormond, quand tout à coup il en- tendit des cris, et d'une porte qui s'ouvrit avec fracas s'échappa une personne qui vint tomber à ses pieds. L'obscurité était telle, que l'on ne pouvait juger de ce qui se passait que par lo bruit. Les poursuivants, quels qu'ils fussent, s'arrêtèrent sur la porte, apparemment en entendant les pas du jeune officier.

Il écouta un instant : les hommes parlaient bas, mais

1.

118 MELVNr.ES D'\P,T ET DE LITTÉRATURE.

ne se rapprochaient pas. Quel que fût le dégoût que cette scène lui inspirait, Liéven crut devoir relever la personne qui était tombée.

Il s'aperçut qu'elle était en cliernise; malgré la pro- fonde obscurité de la nuit, à deux heures du matin qu'il pouvait être alors, il crut entrevoir de longs che- veux dénoués : c'était donc une femme. Cette décou- verte ne lui plut nullement.

Elle paraissait hors d'état de marcher sans aide. Liéven eut besoin de songer aux devoirs prescrits par l'humanité pour ne pas l'abandonner.

Il voyait l'ennui de paraître le lendemain devant un commissaire de police, les plaisanteries de ses cama- rades, les récits satiriques des journaux du pays.

Je vais la placer contre la porte d'une maison, se dit-il ; je sonnerai et je m'en irai bien vite.

C'est ce qu'il cherchait à faire, lorsqu'il entendit cette femme se plaindre en espagnol. Il ne savait pas un mot d'espagnol. Ce fut peut-être pour cela que deux mots fort simples que prononça Léonor le jetèrent dans les idées les plus romanesques. Il ne vit plus un commissaire de police et une fille battue par des ivro- gnes ; son imagination se perdit dans des idées d'a- mour et d'aventures singulières.

Liéven avait relevé cette femme, il lui adressait des paroles de consolation.

^ Mais fei elle était laide ! se dit-il,

LE PHILTRE. . 119

Le doute à cet égard, en remettant enjeu sa raison, lui lit oublier les idées romanesques.

Liéven voulut la faire asseoir sur le seuil d'une porte, elle s'y rei'usa.

Allons plus loin, dit-elle avec un accent tout à fait étranger.

Avez-vous peur de votre mari'.' dit Liéven.

llélas ! j'ai quitté ce mari, l'homme le plus res- pectable, et qui m'adorait, pour un amant qui me chasse avec la dernière barbarie.

Cette phrase fit oublier à Liéven le commissaire de police et les suites désagréables d'une aventure de nuit.

On m'a volée, monsieur, dit Léonor (juelques instants après, mais je m'aperçois qu'il me reste une petite bague en diamants. Quelque aubergiste voudra peut-être me recevoir. Mais, monsieur, je vais être la fable de la maison, car je vous avouerai que je n'ai qu'une chemise pour tout vêtement ; je me jetterais à vos genoux, monsieur, si j'en avais le temps, pour vous supplier au nom de l'humanité de me faire entrer dans une chambre quelconque et d'acheter d'une femme du peuple une mauvaise robe. Une fois vêtue, ajouta-t--elle encouragée par le jeune oflicier, vous pourrez me con- duire jusqu'à la porte de quchpie petite auberge, et, là, je cesserai de réclamer les soins d'un homme gé- néreux et vous prierai d'abandonner une malheureuse

120 Ml>l. \N(iES D'AUT ET DE LITTÉRATURE.

Tout cela, dit en mauvais français, plut assez à Liéven.

Madame, répondit-il, je vais faire tout ce que vous m'ordonnez. L'essentiel cependant pour vous et pour moi, c'est de ne pas nous faire arrêter. Je m'ap- pelle Liéven, lieutenant au 96^ régiment ; si nous ren- controns une patrouille, et qu'elle ne soit pas de mon régiment, on nous mène au corps de garde, il fau- dra passer la nuit, et, demain, vous et moi, madame, serons la fable de Bordeaux.

Liéven sentit frémir Léonor, à qui il donnait le bras.

Cette horreur du scandale est de bon augure, pensa-t-il. Daignez prendre ma redingote, dit-il à la dame; je vais vous conduire jusque chez moi.

0 ciel! monsieur!...

Je n'allumerai pas de lumière, je vous le jure sur l'honneur. Je vous laisserai maîtresse absolue dans ma chambre, et ne reparaîtrai que demain malin. Il le faut, car à six heures arrive mon sergent, qui est homme à frapper jusqu'à ce qu'on lui ouvre. Vous avez affaire à un homme d'honneur... Mais est-elle jolie! se disait Liéven.

Il ouvrit la porte de sa maison. L'inconnue fut sur le point de tomber au bas de l'escalier, dont elle ne trouvait pas la première marche. Liéven lui parlait fort bas ; elle répondait de même.

LE PHILTRE. 121

Quelle horreur d'amener des femmes dans ma maison 1 s'écria, d'une voix aigre, une cabaretière assez jolie, en ouvrant sa porte et tenant une petite lampe.

Liéven se tourna vivement vers l'inconnue, vit une figure admirable, et souffla la lampe de Thôtesse.

Silence, madame Saucèdc ! ou, demain matin, je vous quitte. Il y a dix francs pour vous si vous voulez ne rien dire à personne. Madame est la femme du colonel, et je vais ressortir.

Liéven était parvenu au troisième étage, à la porte de sa chambre, il tremblait.

Entrez, madame, dit-il à la femme en chemise. Il y a un briquet phosphorique à côté de la pendule. Al- lumez la bougie, faites du feu, fermez la porte en de- dans. Je vous respecte comme une sœur, et ne reparaî- trai qu'au jour; j'apporterai une robe.

Jésus Maria! s'écria la belle Espagnole. Quand Liéven frappa à sa porte, le lendemain, il

élau amoureux fou. Pour ne pas réveiller trop tôU'in- connue, il avait eu la patience d'attendre son sergent snr la porte, et d'aller dans un café signer ses papiers. Il avait loué une chambre dans le voisinage ; il ap- portait à l'inconnue des vêtements et même un masque.

Ainsi, madame, je ne vous verrai pas si vous l'exi- gez, lui dit-il a travers la porte.

122 MELANGES D'AI'.T ET DE LITTÉRATURE.

L'idée du masque plut à la jeune Espagnole, en la distrayant de son profond chagrin.

Vous êtes si généreux, lui dit-elle sans ouvrir, que je prends la hardiesse de vous prier de laisser contre la porte le paquet de hardes que vous avez acheté pour moi. Quand je vous aurai entendu descendre, je le prendrai ,

Adieu, madame, dit Liéven en s'en allant.

Léonor fut si charmée de la promptitude de l'obéis- sance, qu'elle lui dit presque du ton de l'amitié la plus tendre :

Si vous pouvez, monsieur, revenez dans une demi- heure.

Lorsqu'il revint, Liéven la trouva masquée ; mais il villes plus beaux bras, le plus beau cou, les plus belles mains. Il était ravi.

C'était un jeune homme bien né, et qui avait encore besoin de prendre sur lui, pour avoir du courage avec les femmes qu'il aimait. Son ton fut si respectueux, il mit tant de grâce à faire les honneurs de sa petite chambre bien pauvre, que, comme il se retournait après avoir arrangé un paravent, il resta immobile d'admi- ration en voyant la plus belle femme qu'il eiit jamais rencontrée. L'étrangère s'était démasquée; elle avait des yeux noirs qui semblaient parler. Peut-être à force d'é- nergie eussent-ils semblé durs dans les circonstances ordinaires deia vie, Le désespoir leur donnait un pou

i,E PIIILTUE. 12j

lie sympathie ; et l'on peut diro que rien ne manquait à la beauté de Léonor. Liéven pensa qu'elle pouvait avoir (le dix-huit à vingt ans. Il y eut un moment de silence. ^lalgré sa douleur profonde, Léonor ne put s'empêcher iK' remarquer avec quelque plaisir le ravissement de ce jeune officier, qui lui semblait appartenir à la meilleure ( lanpagnie.

Vous êtes mon bienfaiteur, lui dit-elle enfin, et, malgré votre âge et le mien, j'espère que vous conti- nuerez à vous bien conduire.

Liéven répondit comme peut le faire l'homme le plus amoureux; mais il fut assez maître de lui pour se re- fuser le bonheur de dire qu'il aimait. D'ailleurs, les yeux de Léonor avaient (piclque chose de si imposant, elle avait Fair tellement distingué, malgré la pauvreté des vêtements qu'elle venait de prendre, qu'il eut moins de peine à être prudent.

Autant vaut être nigaud tout à fait, se dit-il à lui- même.

Il s'abandonna à sa timidité et à lacélestevolupté de regarder Léonor, sans lui rien dire. Il ne pouvait mieux faire. Cette façon d'agir rassura peu à peu la belle Espagnole. Ils étaient fort plaisants, l'un vis-à-vis de l'autre, se regardant en silence.

Il me faudrait un chapeau tout à fait de femme du peuple, lui dit-elle, et qui cache le visage; car, par iTialheur, ajouta-t-elle presque on riant, je riP

124 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

puis pas faire usage de votre masque dans la rue. Liéven eut un chapeau ; ensuite il conduisit Léonor dans la chambre qu'il avait louée pour elle. Elle redou- bla son agitation et presque son bonheur en lui disant:

Tout ceci peut finir pour moi parl'échafaud.

Pour vous servir, lui dit Liéven avec la plus grande impétuosité, je me jetterais dans le feu. J'ai loué cette chambre-ci sous le nom de madame Liéven, ma femme.

Votre femme? reprit l'inconnue presque fâchée.

Il fallait paraître sous ce nom ou montrer un passe-port que nous n'avons pas.

Ce nous fut un bonheur pour lui. Il avait 'vendu la bague, ou du moins remis à l'inconnue cent francs, qui en étaient la valeur. On apporta à déjeuner ; l'in- connue le pria de s'asseoir.

Vous vous êtes montré l'homme le plus géné- reux, lui dit-elle après le déjeuner. Si vous voulez, laissez-moi. Ce cœur vous garde une reconnaissance éternelle.

Je vous obéis, dit Liéven en se levant.

Il avait la mort dans le cœur. L'inconnue parut fort pensive, puis elle dit :

Restez. Vous êtes bien jeune, mais enfin j'ai be- soin d'un soutien ; qui me dit que je pourrai trouver un autre homme aussi généreux? D'ailleurs, si vous aviez pour moi un sentiment auquel je ne dois plus

LE PHILTRE. dSS

prétendre, le récit de mes fautes me fera bientôt perdre votre estime, et vous ôtera tout intérêt pour la femme la plus criminelle. Car, monsieur, j'ai tous les torts. Je ne puis me plaindre de personne, et moins de don Gu- tier Femnidez, mon mari, que de personne. C'est un de ces malheureux Espagnols qui ont cherché un re- fuge en France, il y a deux ans. Nous sommes l'un et l'autre de Carthagène, mais lui fort riche, moi très- pauvre. « J'ai trente ans de plus que vous, ma chère Léonor, me dit-il en me prenant à part, la veille de notre mariage; mais j'ai plusieurs millions et je vous aime comme un fou, comme je n'ai jamais aimé. Voyez, choisissez : si mon âge vous éloigne de ce mariage, je prendrai auprès de vos parents tout le tort de la rup- ture. » Monsieur, il y a quatre ans de cela. J'avais quinze ans. Ce que je sentais le plus vivement alors, c'était l'ennui de la profonde pauvreté la révolution des cortès a plongé ma famille. Je n'aimais pas. J'ac- ceptai. Mais, monsieur, j'ai besoin de vos conseils, car je ne connais ni les usages de ce pays, ni votre langue, comme vous voyez. Sans ce besoin extrême que j'ai de vous, je ne pourrais supporter la honte qui me tue... Cette nuit, en me voyant chassée d'une maison de pe- tite apparence, vous avez pu croire que c'était une femme de mauvaise vie que vous secouriez. Eh bien, monsieur, je vaux moins encore. Je suis la plus crimi- nelle et aussi la plus malheureuse des femmes, ajouta

12G MELANGES DART ET DE LITTERATURE.

Léonor en fondant en larmes. Un de ces jours, vous me verrez peut-être devant vos tribunaux, et je serai con- damnée à quelque ])eine infamante. A peine marié, don Gutier a montré de la jalousie. Ah! mon Dieu, alors c'était sans raison ; mais sans doute il devinait mon mauvais caractère. J'eus la sottise d'être fort ir- ritée des soupçons de mon mari, mon amour-propre fut froissé. Ah! malheureuse!...

Yous auriez à vous reprocher les plus grands cri- mes, dit Liéven en l'interrompant, que je vous suis dévoué à la vie et à la mort. Mais, si nous pouvons craindre les poursuites de la gendarmerie, dites-le- moi bien vite, afin que j'arrange votre fuite sans perdre de temps.

Fuir? lui dit-elle. Comment pourrais-je voyager en France? Mon accent espagnol, ma jeunesse, mon trouble, me feront arrêter par le premier gendarme qui me demandera mon passe-port. Sans doute les gendarmes de Bordeaux me cherchent en ce moment; mon mari leur aura promis des poignées d'or s'ils par- viennent à me trouver. Laissez-moi, monsieur, aban- donnez-moi!... Je vais vous dire un mot plus hardi. J'adore un homme qui n'est pas mon mari, et quel homme encori cet homme est un monstre, vous le mé- priserez; eh bien, il n'a qu'un motderepentirà m' adres- ser, et je vole, je ne dirai pas dans ses bras, mais à ses pieds. Je vais me permettre une parole bien inconve-

LE PHILTRE. 127

nante, mais, dans l'abîme d'opprobre je suis tombée, je ne veux pas du moins tromper mon bienfaiteur. Vous voyez, monsieur, une malheureuse qui vous admire, qui est pénétrée de reconnaissance, mais qui jamais ne; pourra vous aimer.

Liéven devint i'ort triste.

Ne. prenez j)as, madame, pour le dessein devons abandonner, dit-ii enfin d'une voix faible, la tristesse subite qui inonde mon cœur; je pense aux moyens d'é- viter la poursuite des gendarmes. Le moins chanceux est encore de rester cachée dans Bordeaux. Plus tard, je vous proposerai de vous embarquer à la place d'une autre femme de votre âge et aussi jolie, pour qui j'ai - rèlerai le passage sur un navire.

En finissant ces mots, l'œil de Liéven était mort.

Don Crutier Ferrandez, reprit Léonor, devint sus pect au parti qui tyrannise l'Espagne. Nous faisions des promenades en pleine mer. Un jour, nous trouvâmes au large un petit brick français. « Embarquons-nous, me dit mon mari; abandonnons tous nos biens de Car- thagène. » Nous partîmes. Mon mari est encore fort riche ; il a pris une maison superbe à Bordeaux, il a recommencé son commerce ; mais nous vivons ab- solument seuls. Il s'oppose à ce que je voie la société française. Depuis un an surtout, sous prétexte de mé- nagements politiques qui ne lui permettent pas de voir les libéraux, je n'ai pas fait deux visites. Je mou-

128 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

mis d'ennui. Mon mari est fort estimable, c'est le plus généreux des hommes; mais il se méfie de tout le monde, et voit tout en noir. Malheureusement, il céda, il y a un mois, à la prière que je lui fis de prendre une loge au spectacle. Il choisit le moins bon et prit une loge tout à fait sur la scène, pour ne. pas m'exposer aux regards des jeunes gens de la ville. Une troupe d'écuyers napolitains venait d'ar- river à Bordeaux... Ah! monsieur, que vous allez me mépriser !

Madame, répondit Liéven, je vous écoute avec attention, mais je ne songe qu'à mon malheur ; vous aimez pour toujours un homme plus heureux.

Sans doute vous avez entendu parler du fameux Mayral, dit Léonor en baissant les yeux.

L'écuyer espagnol? Sans doute, répondit Liéven étonné ; il a fait courir tout Bordeaux ; il est fort leste, fort joli garçon.

Hélas ! monsieur, je crus que ce n'était pas un homme du commun. Il me regardait sans cesse en fai- sant ses tours à cheval. Un jour, en passant sous ma loge, d'où mon mari venait de sortir, il dit en catalan : « Je suis un capitaine de l'armée du Marquesito, et je vous adore. »

» Etre aimée d'un faiseur de tours! quelle horreur, monsieur ! et une infamie plus grande était d'y pouvoir penser sans horreur. Les jours suivants, je pris sur

(.E IMlILTP.t. l'i'3

moi de ne pas mettre les pieds au spectacle. Que vous dirai-je, monsieur? j'étais fort malheureuse. Un jour, ma femme de chambre me dit : « M. Ferrandez est sorti, je vous supplie, madame, de lire ce papier. » Et elle se sauva en fermant la porte à la clef. Celait une lettre fort tendre de Mayral ; il me faisait l'histoire de sa vie; il disait être un pauvre officier force par le plus affreux dénûment à faire un métier qu'il m'offrait d'aban- donner pour moi. Son vrai nom était don Rodrigue Pimenlel. Je retournai au spectacle. Peu à peu je crus aux malheurs de Mayral , je reçus ses lettres avec plaisir. Hélas! je finis par lui répondre. Je^'ai aimé avec passion, et une passion, ajouta dona Léonor en fondant en larmes, que rien n'a pu éteindre, pas même les plus tristes découvertes... Bientôt je cédai à ses prières, et désirai autant que lui l'occasion de lui parler. J'eus cependant un soupçon dès cette époque ; je pensai que Mayral n'était peut-être rien moins qu'un Pimentel et un officier du corps du Marquesito. Il n'a- vait point assez d'orgueil ; il témoigna plusieurs fois la crainte que je ne voulusse me moquer de lui, à cause de son métier d'écuyer voltigeur dans une troupe de sauteurs napolitains...

» Il y a deux mois à peu près, comme nous étions sur le point de sortir pour aller au spectacle, mon mari re- çut la nouvelle qu'un de ses vaisseaux avait échoué près de Royan, au bas de la rivière. Lui qui ne parlait ja-

iôO MÉLANGES D'\RT ET DE LI TTÉRATlIlE.

mais, et ne me disait pas dix mots en une journée, s'écria ; « 11 faudra que j'y aille demain. » Le soir, au spectacle, je fis à Mayral un signe convenu. Pendant qu'il voyait mon mari dans sa loge, il alla prendre une lettre que j'avais laissée chez la portière de notre mai- son, qu'il avait gagnée. Je vis bientôt Mayral au comble de la joie. J'avais eu la faiblesse de lui écrire que, la nuit du lendemain, je le recevrais dans une salle basse donnant sur le jardin.

» Mon mari s'embarqua après le courrier de Paris, sur le midi. 11 faisait un temps superbe, et nous étions dans les jours les plus chauds. Le soir, je dis que je coucherais dans la chambre de mon mari, qui était au rez-de-chaussce et donnait sur le jardin. J'espérais y souffrir moins de l'excessive chaleur. A une heure du matin, au moment où, ayant ouvert la fenêtre avec beaucoup de précaution, j'attendais Mayral, j'entends tout à coup un grand bruit du côté de la porte : c'était mon mari. A moitié chemin de Royan, il avait aperçu son vaisseau qui remontait tranquillement la Gironde et s'avangait vers Bordeaux.

» En rentrant, don Gutier ne s'aperçut point de mon trouble horrible; il loue la bonne idée que j'ai eue de coucher dans une pièce fraiche, et se place à côté de moi.

» Juiiczde mon inquiétude : il faisait par malheur le plus beau clair de lune. Moins d'une heure après, je vis

LE PHILTRE. 151

distinctement Mayral s'approcher des croisées. Je n'a- vais pas songé à fermer, après le retour de mon mari, la porte-fenêtre d'un cabinet voisin de la chambre à coucher. Elle était grande ouverte, ainsi que la porte qui, du cabinet, conduisait dans la chambre.

» En vain essayai-je, par des mouvements de tête, qui étaient tout ce que j'osais me permettre, ayant un mari jaloux dormant à mes côtés, de faire comprendre à Mayral qu'un malheur nous était arrivé. Je l'entends entrer dans le cabinet, el bientôt il fut près du lit, du côté j'étais couchée. Jugez de ma terreur : on y voyait comme en plein jour. Par bonheur, Mayral ne parla pas ens'approchant.

» Je lui montrai mon mari dormant à mes côtés ; je le vis tout à coup tirer un poignard. Saisie d'horreur, je Hie levai à demi ; il s'approcha de mon oreille et me dit :

» C'est votre amant ! je comprends le contre-temps- de ma venue, ou plutôt vous avez trouvé plaisant de vous moquer d'un pauvre écuyer voltigeur; mais ce beau monsieur va passer un mauvais quart d'heure.

)) C'est mon mari, lui répétais-je tout bas.

» Et, avec toute la force que je pouvais, je lui rete- nais la main.

» Votre mari, que j'ai vu s'embarquera midi sur le bateau à vapeur de Royan'.' \]\\ .«auteur na|)olilain n'est i)as assez bête pour croire cela. Levez-vous et venez

I3'i MELANGES D'A UT ET bE LITTERATURE.

me parler dans le cabinet voisin, je le veux; autre- ment, je réveille ce beau monsieur ; alors, il se nom- mera peut-être. Je suis plus fort, plus agile, mieux armé, et, tout pauvre diable que je suis, je lui ferai voir qu'il ne fait pas bon se moquer de moi. Je veux être votre amant, morbleu! alors, c'est lui qui sera ri- dicule.

» A ce moment, mon mari se réveilla.

» Qui parle d'amant? s'écria-t-il tout troublé.

» Mayral, qui, placé à côté de moi, me tenait em- brassée et me parlait à l'oreille, se baissa fort à propos en voyant ce mouvement imprévu. J'étendis le bras comme si le mot de mon mari me réveillait; je lui dis plusieurs choses qui firent bien voir à Mayral que c'était mon mari. Enfin don Gutier, croyant avoir rêvé, se rendormit. Le poignard nu de Mayral réfléchissait tou- jours les rayons de la lune, qui, à ce moment, tom- baient d'aplomb sur le lit. Je promis tout ce que Mayral voulut. Il exigeait que je vinsse l'accompagner dans le cabinet voisin.

» C'est votre mari, soit ; mais je n'en joue pas moins un sot rôle, répétait-il avec colère.

» Enfin, au bout d'une heure, il s'en alla.

» Me croirez-vous , monsieur, quand je vous dirai que toute cette conduite sotte de Mayral m'ouvrit pres- (|ue les yeux sur son compte, mais ne put diminuer mon amour ?

LE l'HlLTRË. m

» Mon mari, n'allantjamais en société, passait sa vie avec moi. Rien n'était plus difficile que le second rendez-vous que j'avais juré à Mayral de lui accorder.

» Il m'écrivait des lettres pleines de reproches ; au spectacle, il affectait de ne pas me regarder. Enfin, monsieur, mon fatal amour ne connut plus de bornes.

« Venez au moment delà Bourse, un jour que vous » y aurez vu mon mari,» lui écrivis-je; «je vous cache- » rai. Si le hasard me donne un moment de liberté dans » la journée, je vous verrai ; si un hasard favorable fait » que mon mari aille encore à la Bourse le lendemain, » je vous verrai; sinon, vous aurez du moins reçu » une preuve de mon dévouement et de l'injustice » de vos soupçons. Songez à quoi je m'expose. »

» Ceci répondait à la crainte qu'il avait toujours que j'eusse choisi dans la société un autre amant, avec le- quel je me moquais du pauvre sauteur napolitain. Un de ses camarades lui avait fait à ce sujet je ne sais quel conte absurde.

» Huit jours après, mon mari alla à la Bourse ; Mayral, en plein jour, entra chez moi en escaladant le mur du jardin. Voyez à quoi je m'exposais ! Nous n'a- vions pas été trois minutes ensemble, que mon mari revint. Mayral passa dans mon cabinet de toilette; mais don Gutier n'était revenu chez lui que pour prendre des papiers essentiels. Par malheur, il avait aussi un sac de portugaises. La paresse ie prit de descendre à sa

13i MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

caisse, il entra dans mon cabinet, mit son or dans une de mes armoires qu'il ferma à clef, et, pour surcroît de précaution, comme il est fort méfiant, il prit aussi la clef du cabinet. Jugez de mon cha- grin : Mayral était furieux, je ne pus que lui parler un peu à travers la porte.

» Mon mari reparut bientôt. Après dîner, il me força en quelque sorte d'aller à la promenade. Il voulut aller au spectacle ; et enfin je ne pus rentrer que fort tard. Toutes les portes de la maison étaient chaque soir fermées avec soin, mon mari prenait toutes les clefs. Ce fut par le plus grand hasard du monde que, profitant du premier sommeil de don Guticr, je pus faire sortir Mayral du cabinet il s'impatientait de- puis si longtemps ; je lui ouvris la porte dun petit grenier sous le toit. 11 fut impossible de le faire des- cendre dans le jardin. On y avait étendu des balles de laine qui étaient gardées par deux ou trois portefaix. Mayral passa toute la journée suivante dans le grenier. Jugez de ce que je souffrais : il me semblait à chaque instant le voir descendre le poignard à la main, et s'ouvrir un passage en assassinant mon mari. Il était capal)le de tout. Au moindre bruit dans la maison, je tressaillais.

» Pour comble de malheur, mon mari n'alla point à la Bourse. Enfin, sans avoir pu parler une seule mi- nute à Mayral, je fus trop heureuse de pouvoir donner

LE PIITLTRE. 155

des commissions à tous les portefaix, et trouver le mo- ment de le faire sauver par le jardin. En passant, il brisa avec le manche de son poignard la grande glace du salon. Il était furieux.

» Ici, monsieur, vous allez me mépriser autant que je me méprise. De ce moment, je le vois à présent, Mayral ne m'aima plus, il crut que je m'étais moquée de lui.

» Mon mari est toujours amoureux de moi ; plu- sieurs fois dans cette journée, il me donna quelques baisers et me prit dans ses bras. Mayral, malade d'or- gueil plus que d'amour, se figura que je ne l'avais caché que pour le rendre témoin de ces transports.

» Il ne répondait plus à mes lettres, il ne daignait pas même me regarder au spectacle.

» Vous devez être bien las, monsieur, de cette suite d'infamies, voici la plus atroce et la plus lâche.

» Il y a huit jours que la troupe de voltigeurs napo- litains annonça son départ. Lundi dernier, jour de Saint- Augustin, folle d'amour pour un homme qui, de- puis trois semaines qu'a eulieu l'aventure de la cacherie chez moi, n'a pas daigné me regarder ni répondre à mes lettres, j'ai déserté la maison du meilleur des maris, et, monsieur, en le volant, moi qui n'ai rien apporté en dot qu'un cœur infidèle. J'ai emporté des diamants qu'il m'avait donnés, j'ai pris dans sa caisse trois ou quatre rouleaux de cinq cents francs, parce

130 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

que je pensais qu'à Bordeaux Mayral serait suspect s'il voulait vendre des diamants...

A cet endroit de son récit, dona Léonor rougit beau- coup. Liéven était pâle et désespéré. Chacune des pa- roles de Léonor lui perçait le cœur, et cependant, par une affreuse perversité de son caractère, chacune de ces paroles redoublait l'amour qui l'enflammait.

Hors de lui, il prit la main de doîia Léonor, qui ne la relira pas.

Quelle bassesse à moi, se dit Liéven, de jouir de cette main, tandis que ouvertement Léonor me parle de son amour pour un autre ! C'est par mépris ou distraction qu'elle me la laisse, et je suis le moins dé- licat des hommes.

Lundi dernier, monsieur, continua Léonor, il y a quatre jours, vers les deux heures du matin, après avoir eu la lâcheté d'endormir, avec du laudanum, mon mari et le portier, je me suis enfuie; je suis venue frapper à la porte de la maison d'où, cette nuit, au moment vous passiez, je suis parvenue à m'é- chapper. C'est celle de Mayral.

» Croiras-tu en effet que je t'aime? lui dis-je en l'abordant.

» J'étais ivre de bonheur. Il me sembla dès le pre- mier moment plus étonné qu'amoureux.

» Le lendemain matin, quand je lui montrai mes diamants et mon or, il se décida à quitter sa troupe.

LE PHILTRE. !"

et à s'enfuir avec moi en Espagne. Mais, grand Dieu ! à son ignorance de certains usages de mon pays, je ^rus m'apercevoir qu'il n'était pas Espagnol.

» Probablement, me dis-je, je viens d'unir nia destinée à celle d'un simple écuyer voltigeur! Eh ! que m'importe, s'il m'aime? Moi, je sens qu'il est le maître de ma vie. Je serai sa servante, sa femme fidèle ; il con- tinuera son métier. Je suis jeune; s'il le faut,j'appren- drai à monter à cheval. Si nous tombons dans la mi- sère dans notre vieillesse, eh bien, dans vingt ans, je mourrai de misère à ses côtés. Je ne serai pas à plain- dre, j'aurai vécu heureuse !

» Que de folie ! que de perversité ! s'écria Léonor en s'interrompant.

Il faut avouer, dit Liéven, que vous mouriez d'ennui avec votre vieux mari, qui ne voulait vous mener nulle paît. Ceci vous justifie beaucoup à mes yeux. Vous n'avez que dix-neuf ans, et lui en a cin- quante-neuf. Que de femmes vivent honorées, dans la société de mon pays, et au fond n'ont pas vos remords généreux et ont commis de plus grandes fautes!

Quelques phrases de ce genre parurent soulager Léonor d'un fjrand poids.

Monsieur, repril-elle, j'ai passé trois jours avec Mayral. Le soir, il me quittait pour aller à son théâtre; hier soir, il m'a dit :

» Comme la police pourrait faire une descentechr'/

8.

158 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

moi, je vais déposer vos diamants et votre or chez un ami sûr.

» A une heure du malin, après l'avoir attendu bien au delà de l'heure accoutumée, et mourant de peur qu'il ne fût tombé de cheval, il est rentré, m'a donné un baiser, et bientôt est ressorti de la chambre. Heu- reusement, j'avais gardé de la lumière, quoiqu'il me l'eût défendu à deux reprises et eût même éteint la veilleuse.Longtempsaprès,j'étais endormie, un homme est entré dans mon lit, je me suis aperçue sur-le- champ que ce n'était pas Mayral.

» J'ai pris un poignard ; le lâche a eu peur, il s'est jeté à mes genoux, imploraiit ma pitié. Je me suis élancée sur lui pour le tuer.

» 11 y a la guillotine pour vous si vous me tou- chez, disait-il.

» La bassesse de ce langage m'a fait horreur.

» Avec quelles gens me suis-jc compromise! ai-je pensé.

» J'ai eu la présence d'esprit de dire à cet homme que j'avais des protections dans Bordeaux, et que M. le procureur général le ferait arrêter, s'il ne médisait pas toute la vérité.

» Eh bien, a-t-il répondu, moi, je n'ai rien volé de votre or ni de vos diamants. Mayral vient de quitter Bordeaux ; il va à Paris avec tout le butin. 11 est parti avec la femme de notre directeur, il a donné vinut-oinq

LE PHILTRE. 159

de VOS beaux louis au directeur, qui lui a cédé sa femme. Il m'a donné deux louis que voilà, et que je vous rends, à moins que vous n ayez la générosité de me les lais- ser; il m'a donné ces deux louis pour vous retenir ici le plus longtemps possible, afin d'avoir vingt ou trente heures d'avance.

» Est-il Espagnol? ai-je dit.

» Lui, Espagnol? Il est de Saint-Domingue, d'où il s'est enfui en volant ou assassinant son maître.

» Pourquoi est-il venu ici ce soir? Réponds, lui ai-je dit, ou mon oncle t envoie aux galères.

» Comme j'hésitais à venir ici vous garder, Mayral m'a dit que vous étiez bien belle femme. « Rien de » plus aisé, » a-t-il ajouté, « que de prendre ma place » auprès d'elle ; ce sera drôle. Elle a voulu, dans le temps, » se moquer de moi : je me moquerai d'elle. » A celte condition, j'ai consenti; mais, comme je n'osais pas, il a fait venir la chaise de poste jusque devant la porte, et est monté pour vous embrasser devant moi, qu'il a fait cacher à côté du lit.

Ici encore, les sanglots étouffèrent la voix de Léonor.

Le jeune sauteur qui était avec moi, reprit-elle, était intimidé et me donnait les détails les plus vrais et les plus désolants sur Mayral. J'étais au désespoir.

» Peut-être m'a-t-il fait prendre un philtre, me (lisais-je, car je ne puis le haïr.

140 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

» En présence de telles infamies, je ne puis le haïr, monsieur, je sens que je l'adore.

Dona Léonor s'interrompit et resta pensive.

Étrange aveuglement ! pensa Licven. Une femme de tant d'esprit et si jeune, croire au sortilège !

Enfin, reprit doiia Léonor, ce jeune homme, me voyant pensive, commençaà avoir moins de peur. 11 m'a quittée brusquement, et, une heure après, est revenu avec un de ses camarades. J'ai été obligée de me dé- fendre ; la lutte a été sérieuse : peut-être en voulaient- ils à ma vie, tout en prétendant autre chose. Ils m'ont pris quelques petits bijoux et ma bourse. Enfin j'ai pu gagner la porte de la maison ; mais, sans vous, mon- sieur, probablement ils m'auraient poursuivie dans la rue.

Plus Liéven voyait Léonor forcenée d'amour pour Mayral, plus il l'adorait. Elle pleura beaucoup; il lui baisait la main. Comme il lui parlait à mots couverts de son amour :

Croiriez-vous, mon véritable ami, lui dit-elle quelques jours après, que je me figure que, si je pou- vais prouver à Mayral que jamais je n'ai cherché à le prendre pour dupe et à me moquer de lui, peut-être il m'aimerait?

J'ai bien peu d'argent, reprit Liéven, l'ennui in'a fait joueur ; mais peut-être le banquier auquel mon père m'a recommandé à Bordeaux ne me refusera pas

LE IMIIIÏRE. 141

quinze ou vingt louis, si je vais le supplier; je m'en vais tout faire, même des bassesses : avec cet argent, vous pourrez partir pour Paris. Léonor lui sauta au cou.

Grand Dieu! que ne puis-je vous aimer ! Quoi! vous me pardonnerez mes horribles folies?

A tel point que je vous épouserais avec ravisse- ment, et que je passerais ma vie avec vous, le plus fortuné des hommes.

Mais, si je rencontre Mayral, je me sens assez folle et criminelle pour vous abandonner, vous mon bienfaiteur, et tomber à ses pieds.

Liéven rougissait de colère.

Il n'est qu'un moyen de me guérir, c'est de me tuer, lui dit-il en la couvrant de baisers.

Ah ! ne te tue pas, mon ami ! lui disait-elle.

On ne l'a plus revu. Léonor a fait profession au cou- vent des Ursulines.

SALON DE 1824

MUSEE ROYAL

1

Jetons un premier cou|) d'œil sur l'Exposition, en épargnant aujourd'hui les considérations générales au lecteur empressé de recueillir des jugements, pour éta- blir le sien sur les tableaux les plus remarquables qui ont appelé déjà son attention. Ce premier aperçu n'ira pas au fond des questions ; c'est l'expression simple et sans art d'une première impression.

Il paraît que, cette année, il existe deux partis très- violents parmi les gens qui se mêlent de juger le Sa- lon. La guerre est déjà commencée. Les Débats vont être classiques, c'est-à-dire ne jurer que par David, et s'écrier : Tonte figure peinte doit être la copie (Vune statue^ et le spectateur admirera, dût-il dormir de-

14i MELANGES D'AP.T ET DL 1,1 rTERATUKE.

hout. Le Constitutwuuel, de ^oii côté, fait de belles phrases un peu vagues, c'est le défaut du siècle ; mais enfin il défend les idées nouvelles. Il a l'audare de pré- tendre qu'il doit être permis à l'art de faire un pas, même après M. David, et que ce n'est pas le tout pour un tableau que de 4)résenter une grande quantité de beaux muscles dessinés bien correctement ; c'est une étrange prétention de vouloir que l'école française soit iinmobiUsée comme un coupon de rente, parce qu'elle a eu le bonheur de produire le plus grand peintre du dix-huitième siècle, M. David.

Ci3 qui m'a frappé, dès mon entrée dans la grande salle d'exposition, c'est une espèce de duel entre deux réputations à peu près du même genre, entre deux peintres aimés du public, et qui font beaucoup d'ar- gent, MM. Granetet Horace Vernet.Le Cardinal Aldo- brandini^ de M. Granel, se présente à côté d'une batiiille de 31. Horace Vernct.

La pose du Dominiquin tenant à la main un immense chapeau est tout à fait gauche; ce grnnd homme a les manières d'un paysan grossier ; le cardinal est pres- que ridicule, el le spectateur le moins attentif peut saisir ce ridicule ; il n'a qu'à regarder les mains du cardinal. Est-ce ainsi que les mains d'homme parais- sent à la distancv. lo peintre nous a placés? Cela est peint comme la fresque que l'on voit à cent pieds de distance. On peut dire que les visages n'ont pas figure

SALON DE 1824, 145

liumaine; il est incroyable qu'un homme d'esprit, qu'un homme d'un grand talent se trompe à ce point ; redemandons des capucins à M. Granet,

J'ai vu deux ou trois mille batailles en peinture ; j'en ai vu deux ou trois en réalité, et cela me suffit pour proclamer un chef-d'œuvre, celle de M. Horace Yer- nel, à côté du tableau de M. Granet. Il y a plus de vérité et de nature, dans le ciel seulement de ce tableau, que dans vingt paysages consacrés par l'admiration des connaisseurs.

Au-dessus de celle bataille, il y a un Cardinal inter- rogeant Jeanne d'Arc dans sa prison, tableau qui fera un nom à son auteur. Le cardinal, vêtu de rouge et commodément assis au fond de cette froide prison, a toute l'insensibilité, toute l'astuce désirables. La pauvre Jeanne d'Arc, au contraire, enchaînée sur son lit de douleur, proteste de la vérité de ses réponses, avec toute la franchise et la chaleur d'une âme héroï- que. Le mouvement de celte figure fait un beau con- traste avec l'air excessivement fin de l'interrogateur.

En entrant dans le grand salon, vous trouverez à droite, contre la porto, d'abord un portrait un peu matériel de M. Gros, cl, plus loin, la léle d'une mère recevant les caresses de son fils. Je recommande ce se- cond tableau à toutes les mères. Celle-ci s'appelle A/j- (Iromaque, el son fils Astijanax. Huel délicieux souriie chci! la inère ! comme il a bien tout le sérieux d'un at-

14'j JIL^LANlJES b'AUT ET D t LITTE H ATURE.

lâchement profoiul, el (jiicl joli contraste avec la gaieté de l'enfant ! Les classiques de la peinture diront que ce tableau est cotonneux, que les formes d'une femme, placée derrière, ne sont pas bien choisies ; mais regar- dez cette tête de mère à six pas de distance, el vous pleurerez avec moi la mort du grand peintre f|ui (il ap- paraître en France ces sortes de têtes !

Cherchez un autre tableau de Prudlion, un Christ sur la croix.

Une toile immense représente des Romains rendant les derniers devoirs aux ossements laissés dans une vallée de la Westphalie par les léijions de Varus. Voilà un tableau qui sera loué [jar le Journal des Débats.

Il y a des parties superbes dans la Sainte Geneviève distribuant ses biens aux pauvres pendant une famine, tableau de M. Schnetz. Voilà un peintre qui a de la couleur; quel dommage que cette toile soit frap- pée du grand défaut de l'école française, le manque de clair-obscur! Ajoutez à ce tableau de grandes om- bres et de grandes parties claires, comme dans la Com- nuuiion de saint Jérôme du Dominiquin, et mille spec- tateurs s'y arrêteront. Mais je vois dans- M. Schnetz tout le fond d'un grand peintre ; il a la vérité, et ce n'est pas peu dire par le temps qui court. Voyez son Pâtre dans la campagne de Rome.

Je parlerai de portraits : M. Belloc a j)eint S. A. R. madame la duchesse de Berri avec une grande légèreté

SALON DE 1824. 147

de touche et de formes. Le portrait de M. Lan- juinais par M. Rouillard est fort bon. J'ai été vive- ment touché par la Jeune fille soujnant sa mère malade^ de M. Scheffer (galerie d'Apollon). Un petit tableau de M. Gudin représente avec une effrayante vérité les vagues d'une mer en courroux. Encore une fois, honneur à la vérité ! nous en avons un pressant besoin dans l'état actuel de notre école ; mais le public pardonnerait-il à qui oserait la dire?

Je nie suis bien gardé, en entrant au Louvre, d'a- cheter le livret qui révèle le sujet des tableaux et qui donne le nom des auteurs. Je voulais que mes yeux, indépendants des vaines réputations, ouvrages du temps passé que je n'estime guère, ne fussent attirés que par le vrai mérite.

M. Sigalon, jeune homme inconnu jusqu'ici, se pré- sente avec un tableau qui peut commencer une haute renommée. En présence du féroce Narcisse, affranchi de Néron, une empoisonneuse fait sur un esclave Fes- sai du poison qui doit faire périr le noble Britanni- eus. Ce tableau frappe et entraîne d'abord. Le Narcisse est d'une grande beauté; les formes de l'esclave qui

148 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

meurt sont mesquines; la poiliiiie surtout me semble pauvre; cela rappelle les figures de grande dimension du Poussin. Le fond du paysage à droite est confus. L'empoisonneuse est bien ; le crime doit, en effet, se trahir par des contorsions, chez un sexe éminemment mobile. Cette figure rappelle la Meg-Mérillies de Wal- ter Scott. M. Sigalon a manqué de goût, en présen- tant à nu la poitrine de ce personnage; il faut laisser ces horreurs à Rubens.

Une toile immense, signée Abel de Pujol, présente Germanicus rendant les derniers devoirs aux osse- ments des Romains qui périrent avec Varns. Voilà l'é- cole française telle qu'elle était il y a deux ans. Un soldat romain, caché dans les bois, rapporte à Germa- nicus l'aigle de sa légion. On ne devinerait jamais le costume qu'a choisi ce soldat qui cache sa vie depuis si longtemps dans les forêts si froides de la Westpha- lie. Il est entièrement nu; car il faut du nu aux élèves de David. Germanicus se fait remarquer par un air sentimental qui peut être fort touchant aujourd'hui, mais qui, par malheur, n'était pas encore inventé du temps de Tibère. D'ailleurs, il s'agit ici d'une cérémo- nie religieuse, c'est-à-dire de tout ce qu'il y avait de plus simple et de plus imposant chez, le peuple-roi. On trouve des parties supérieurement dessinées dans ce tableau ; il y en a d'assez bien peintes ; peu de per- sonnes le regardent.

SALON DE 1824. 149

Si un génie venait nous olïrir de nous faire appa- raître la cour de Louis XIV, avant les désastres de la guerre de la Succession, au moment la puissance de ce grand roi faisait trembler TEurope, quel Fran- çais ne courrait pas contempler avec avidité les traits de ce monarque qui changea le caractère de son peu- ple? Quel Français ne brûle pas de connaître les hommes illustres qui aidèrent Louis XIV à être le plus {irand roi du monde? Le talent de M. Gérard vient d'accomplir ce miracle. Ce peintre célèbre nous montre Louis XIV disant à ses courtisans : « Messieurs, voici le roi d'Espagne. »

Toutes les têtes françaises de ce beau tableau sont des portraits ; et cependant, grâce au pinceau de M. Gérard, toutes atteignent à la noblesse de l'his- toire. Dans quelque partie du palais du roi que ce bel ouvrage trouve sa place, il attirera les regards. C'est une bonne fortune pour un cœur français que de trou- ver réuips, par un grand maître, les portraits de tous ces hommes célèbres, Villars, d'Aguesseau, Berwick, Bossuet,Torcy, Boileau, elc, etc., qui, dès notre plus tendre jeunesse, firent palpiter nos cœurs au souvenir du grand siècle et du grand roi.

Le public fait foule devant une Bataille de M. Ho- race Vernet ; on admire son magnifique portrait du maréchal Gouvion-Saint-Cyr; cela est peint avec une facilité étonnante. Jeanne d'Arc interrogée par un

ir.O MKLANGES D'AT\T ET DE LITTERATURE.

cardinal j une Andromaqae tic Prudhoii , plusieurs marines de Vcrnet, ont un grand succès. Il y a un Massacre de Scio^ de M. Delacroix, qui est en peinture ce que les vers de MM. Guiraud et de Vigny sont en poésie, l'exagération du triste et du sombre. Mais le public est tellement ennuyé du genre académique et des copies de statues si à la mode il y a dix ans, qu'il s'arrête devant les cadavres livides et à demi terminés que nous offre le tableau de M. Delacroix.

Ce n'est qu'en sortant du Salon, les yeux fatigués de tant de couleurs crues, que j'ai ouvert le livret, et ap- pliqué des noms aux jugements qu'on vient de lire.

Mais qui cles-vous, me dira-t-on, pour oser parler des arts avec si peu de modestie et un ton si tranchant? Etes-vous un artiste? avez-vous fait vos preuves au Sa- lon par deux ou trois tableaux siffles? En ce cas, je vous écoulerais avec une sorte de respect. Il y a quelque trente années, plus ou moins, répond l'au- teur du présent article, que je naquis sur les bords si vantés du Bhin, non loin de Coblence. Je fus élevé pour une profession qui a des rapports intimes avec le dessin, et de bonne heure je partis pour Rome. Je de- vais y passer quinze mois, je m'y suis oublié dix ans. Devenu indépendant, j'ai résolu de voir ce Paris que l'amabilité de ses habitants et les agréments de sa lit- térature ont placé si haut dans l'estime de l'Europe, et qui, dans le fait, en est la seule capitale. A peine

SALON DR 182i 151

niTivé depuis quelques mois, on m'offrit de juger rexposition de 1824 dans un journal. Je m'enquiers du nombre des abonnés de ce journal, et nullement de ses doctrines politiques, car j'ai des opinions tran- chantes sur tout, je dois cet aveu sincère au lecteur ; c'est le principal défaut qui me rend peu agréable dans le monde, et je n'ai nulle envie de m'en corri- ger. Satisfait de mon humble fortune, plein d'orgueil et ne demandant rien,je ne ménage que ce que j'aime, et je n'aime que le génie. Vous n'aimez donc per- sonne? s'écrie-t-on de toutes parts. Pardonnez-moi : j'aime les jeunes peintres qui ont du feu dans l'ànie, de la franchise dans l'esprit, et qui n'attendent pas, en secret, leur fortune et leur avancement futur des soi- rées ennuyeuses qu'ils vont passer chez madame une telle, ou de la partie de whist qu'ils ont quelquefois l'honneur de faire avec monsieur un tel. Du reste, je n'ai pas l'honneur de connaître personnellement un seul des peintres dont je vais parler; je sais qu'en gé- néral les artistes, en France, ont un caractère fort esti- mal)le ; il y a de l'indépendance dans leur conduite, de l'esprit, beaucoup d'esprit dans leurs discours, et peut-être plus de sensibilité dans leurs âmes qu'on n'en voit paraître dans leurs tableaux.

Après cette déclaration sincère, je prie l'amour- propre des 1152 artistes qui ont exposé cette année, de considérer (ju'un feuilleton n'est pas un livre. Cha-

152 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

cun de ces messieurs méprise sincèrement le talent de mille de ses collègues au moins ; je suis moins cou- j)able, mes préventions sont moins vastes, mais le livre j'écris est bien court.

Nous sommes à la veille d'une révolution dans les beaux-arts. Les grands tableaux composés de trente figures nues, copiées d'après les statues antiques, et les lourdes tragédies en cinq actes, en vers, sont des ouvrages fort respectables sans doute ; mais, quoi qu'on en dise, ils commencent à ennuyer, et, si le tableau des Sf/T^/'H^s paraissait aujourd'hui, on trouve- rait que ses personnages sont sans passion, et que par tout pays il est absurde de marcher au combat sans vêtements. Mais tel est pourtant l'usage dans les bas-reliefs antiques ! s'écrient les classiques de la pein- ture, ces gens qui ne jurent que par David, et ne pro- noncent pas trois mots sans parler de style. Et que me fait à moi le bas-relief antique! tâchons de faire de la bonne peinture moderne. Les Grecs aimaient le nu ; nous, nous ne le voyons jamais, et je dirai bien plus, il nous répugne.

Négligeant les clameurs du parti contraire, je vais dire au public, avec franchise et simplesse, ce que je sens sur chacun des tableaux qu'il honorera de son attention. Je donnerai les raisons de ma façon de voir particulière. Mon but est de faire en sorte que chaque spectateur interroge son âme, se détaille sa propre

SALON DE 1824 15:.

manière de sentir, et parvienne ainsi à se faire un ju- gement à lui, une manière de voir modelée d'après son propre caractère, ses goûts, ses passions dominantes, si tant est qu'il ait des passions, car malheureusement il en faut pour juger des arts. Détourner également les jeunes peintres de l'école de David et de l'imitation d'Horace Vernet, voilà mon second objet ; c'est l'a- mour de l'art qui m'inspire.

L'homme éminemment raisonnable, Vesprit juste^ a toute mon estime dans la société ; il sera excellent magistrat, bon citoyen, bon mari, estimable enfin de toutes les manières, et je lui porterai envie partout, excepté dans les salons de l'exposition. C'est le jeune homme à l'œil hagard, aux mouvements brusques, à la toilette un peu dérangée dont j'aime à suivre la con- versation au Louvre. Je viens de surprendre ce matin vingt jugements sur autant de tableaux marquants, que, sans la peur de passer pour un homme qui en- tend trop bien, je me serais hàlé de recueillir sur mes tablettes. Les mêmes idées me reviendront peut-être, mais jamais je n'aurai le secret de les exprimer avec ce feu et ce bonheur.

9,

154 MÉLANGES D'AIIT ET DE LITTÉRATURE

111

Jfi suis allé, il y a huit jours, dans la rue GoJot-de- Manroi pour chercher un appartement. J'ai été frappé de l'exiguïté des pièces ; et, comme c'était précisément ce jour-là qu'on m'avait proposé d'écrire sur la pein- ture dans le Journal de Paris, l'esprit préoccupé de l'honneur insigne que j'allais avoir de parler au public le plus difficile de l'Europe, j'ai pris dans mon porte- feuille une note que j'ai faite de la hauteur et de la largeur des tableaux les plus célèbres. Comparant les dimensions de ces tableaux avec celles des chambres fort petites que le propriétaire me faisait parcourir : « Le" siècle de la peinture est passé, me suis-je dit à moi-même en soupirant; il n'y a plus que la gravure qui puisse prospérer. Nos mœurs nouvelles, en abat- tant les hôtels, en démolissant les châteaux, rendent impossible le goût des tableaux ; la seule gravure est utile au public, eJ, par conséquent, peut être encou- ragée par lui, » Le propriétaire m'a regardé d'un air étonné ; j'ai compris que j'avais parlé haut, et sans doute il me prenait |iour un fou. Je me suis hâté de le quitter. A peine rendu à moi-même, une autre pensée m'a frappé. Le Guide, l'un des corvphéesde l'école de Bologne, celui de tous les grands peintres d Italie dont

SALON DE 1824. 155

les lêles se sont peut être le plus rapprochées de la i)eauté grecque, le Guide était joueur, et, vers la fin de sa carrière, il faisait jusqu'à trois tableaux en un jour. Cent sequins et quelquefois cent cinquante étaient le prix qu'il en retirait. Plus il travaillait, plus il avïiit d'argent.

A Paris, plus un peintre travaille, plus il est pauvre. Pour peu qu'un jeune artiste ait d'amabilité, et, en gé- néral, les jeunes artistes sont aimables ; ils aiment la gloire avec tant de naïveté, et ils avouent cet amour avec tant de grâce ! pour peu, dis-je qu'un jeune pein- tre ait d'esprit de conduite, il parvient facilement, dans l'intervalle d'une exposition à l'autre, à former quelque liaison avec les rédacteurs d'un journal ; il ex- pose, et, quelque dénués de tout mérite que soient ses tableaux, quelque air gauche qu'aient ses héros, il a lui-même l'air si poli, on le verrait si malheureux d'en- tendre la vérité, qu'il trouve toujours quelque bon journal qui le loue et le Irompe. Il voit donc ses ta- bleaux annoncés avec emphase; ce sont de petits chefs- d'œuvre, mais jamais ils ne sont achetés. Or, pour faire un tableau, il faut des modèles, c'est une dépense pins considérable qu'on ne croit; il faut, des couleurs, des toiles, enfin il faut vivre. Un jeune peintre de l'école actuelle ne peut satisfaire à ces premières con- ditions de son art qu'en faisant des dettes, toujours ac- quittées avec honneur c'est une justice que je rends

15G MÉLANGES DART ET DE LITTÉRATURE.

avec plaisir au caractère de ces jeunes gens mais enfin, ce jeune peintre, réduit à rapporter ses tableaux chez lui après l'exposition, ne vit que d'illusions, de privations, d'espérances déçues ; un beau jour, il dé- couvre un moyen sûr d'avoir quelque aisance, c'est rf^ lie plus travailler.

Certes, voilà une circonstance bien extraordinaire dans l'histoire de l'art, et de laquelle Tonne se dou- terait guère à voir le ton emphatique des feuilletons ordinaires sur l'exposition. Là, comme partout, l'hy- pocrisie dans les idées conduit au malheur dans la vie réelle. Mais le jeune peintre, qui vient de s'enrichir en jetant ses pinceaux par la fenêtre, a trente ans ; mais la plus belle moitié de sa vie a été perdue, ou du moins consacrée à acquérir un talent qu'il abandonne; que faire? que devenir? Ma plume se refuse à énumérer les tristes réponses à ces questions.

Voilà le funeste résultat des encouragements exces- sifs accordés à la peinture par le budget du ministère del'inlérieur ; voilà ce que produisenten partie, contre l'intention même qu'on se propose, les concours aca- démiques, les voyages à Rome. Je vois partout dans ces concours c^es artistes âgés, gravement occupés à juger si des jeunes gens ont plus ou moins bien imité leur propre manière dépeindre. Vingt élèves de David sont rassemblés pour examiner le tableau d'un jeune homme. Si, comme Prudhon, ce jeune peintre a du

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1

génie et dédaigne de copier David, dont la manière ne satisfait pas aux besoins de son âme, les élèves de Da- vid, constitués en dignité, déclarent, par un arrêt una- nime et assurément fort respectable aux yeux du pu- blic, que Prudhon n'a aucun talent. Voyez, dans un autre genre, le cas que fait le public des discours et poëmes que l'Académie française ne se lasse pas de couronner chaque année; qui les lit? qui s'en occupe? quelle place les discours couronnés depuis cinquante ans tiennent-ils dans les bibliothèques? Cependant, il me semble que messieurs de l'Académie française valent messieurs de l'Académie des beaux-arts. La seule différence, c'est que le public y voit clair en littérature. Et, d'ailleurs, un public spirituel et malin, un public français se moquera toujours de juges appelés à pro- noncer dans leur propre cause. Des académiciens cherchent toujours à voir dans les ouvrages d'un jeune candidat, s'il travaille dans leur système, s'il imite leur manière; or, le génie n'imite personne, et des acadé- miciens moins que personne.

Vous voyez le ridicule fondamental de tous ces con- cours dans lesquels une collection d'artistes de cin- quante ans est appelée à juger les ouvrages des jeunes gens. Aussi l'opinion publique n'intervient guère dans ces jugements; mais, quand on le voudra sincèrement, on trouvera un moyen raisonnable de l'interroger. Alors aussi, on tronvern des acheteurs pour les tableaux

158 MÉLANGES D'ART ET DE EITT É U ATU CE.

couronnés. Dans l'état actuel des choses, le public n'aime que le genre de peinture qu'il peut juger libre- ment.

Au fait, quel est le seul peintre qui, en 18'24, s'en- richisse par son talent et d'une manière absolument indépendante du budget de l'État? M. Horace Vernet. Est ce un bien, est-ce un mal pour l'école française? C'est ce que nous examinerons un jour. En attendant, osons être sincère, les circonstances sont graves pour l'art ; sachons ne reculer devant aucune vérité, quel- que peu flatteuse qu'elle soit pour le public en géné- ral, ou pour des particuliers fort connus.

J'espère qu'on ne fera pas à mon raisonnement la mauvaise chicane de lui opposer les peintres de por-- traits. Il faut à la vanité d'une ville de 720,000 habi- tans un certain nombre de ces artistes ; et c'est une chose agréable dans le monde de montrer son portrait fait par un peintre célèbre. Il me semble qu'on ne peut guère se dispenser en se mariant d'avoir le portrait en miniature de sa femme, et, dès qu'on arrive à une place avant un costume un peu brillant, il faut bien se faire peindre à l'huile. Voyez ])lutôt ce digne magistrat tout couvert d'un rouge éclatant dont M. Rouillard a en- trepris de transmettre les traits à la postérité. Dans cinquante ans, ce portrait garnira les murs paisibles du quai de l'Institut, je me procure souvent, pour la modique somme de cinq francs, les plus belles notabi-

SALON DE 1824. 159

lités du siècle de Louis XY. Grâce à son étonnant cos- tume, et grâce aussi au talent de M. Rouillard, ce por- trait pourra bien se payer vingt francs en 1880; mais on sent qu'il serait ridicule à moi de le considérer comme objet d'art, et surtout comme objet d'art des- tiné à faire plaisir aux yeux. J'en reviens donc à ma proposition : le seul Horace Vernet donne des jouis- sances réelles au public de 1824, puisque c'est le seul dont on se dispute les tableaux. MM. Gros,Guérin, Gi- rodet, etc., ou bien n'ont plus à s'occuper de leur for- tune, ou c'est au trésor de l'Etat qu'il vont toucber le prix de leurs beaux ouvrages. C'est, au contraire, cbez des particuliers riclics qu'un peintre comme le Domi- niquin, comme Rapbaël, comme Rembrandt, qui au- rait su deviner le vrai goût de son siècle, irait toucber le prix de ses tableaux.

IV

Procès de l'école tle David. M. Stoube M. Cogniel M Auvray.

Jetez en prison l'bomme le plus ordinaire, le moins familiarisé avec toutes les idées d'art et de littérature, en un mot un de ces oisifs ignorants qui se rencontrent en si grand nombre dans une vaste capitale, et, dès qu'il sera revenu de la première peur, déelarcz-lui

100 JIELANGES DART ET DE LITTÉRATURE.

qu'il aura sa liberté, s'il est en état d'exposer au Salon une figure nue, parfaitement dessinée d'après le sys- tème de David. Vous serez tout étonné de voir le pri- sonnier à l'épreuve reparaître dans le monde au bout de deux ou trois ans. C'est que le dessin correct, savant, imité de l'antique, comme l'entend l'école de David, est une science exacte, de même nature que l'aritbmé- tique, la géométrie, la trigonométrie, etc., c'est-à-dire qu'avec une patience infinie, et le brillant génie de Barème, on parvient en deux ou trois ans à connaître et à pouvoir reproduire avec le pinceau la conformation et la position exacte des cent muscles qui couvrent le corps de l'homme. Pendant les trente années qu'a duré le gouvernement tyranniqne de David, le public a été obligé de croire, sous peine de mauvais goût, qu'avoir eu la patience nécessaire pour acquérir \ascience exacte du dessin, c'était avoir du génie. Tous souvicnt-il en- core des beaux tableaux de figures nues de madame*** ? Le dernier excès de ce système a été la Scène du dé- luge par M. Girodet, que l'on peut aller voir au Luxem- bourg.

Mais je reviens au prisonnier que nous avions jeté dans une tour du Mont-Saint-Micbel. Dites-lui : a Vous serez libre quand vous saurez rendre d'une manière reconnaissable pour le public le désespoir d'un amant qui vient de perdre sa maîtresse, on la joie d'un bon père qui voit reparaître son fils qu'il croyait mort; »

SALON DE 1824, 101

et le malheureux se trouvera par le fait condamné à une prison perpétuelle. C'est que, malheureusement pour beaucoup d'artistes, les passions ne sont pas une science exacte, à laquelle le plus ignorant puisse at- teindre. Pour être en état de peindre les passions, il faut les avoir vues, avoir senti leur flamme dévorante. Remarquez bien que je ne dis pas que tous les gens passionnés sont de bons peintres; je dis que tous les grands artistes ont été des hommes passionnés. Et cela est également vrai dans tous les arts, depuis le Gior- gione mourant d'amour à trente-trois ans, parce que Morto deFeltres, son élève, lui a enlevé sa maîtresse, jusqu'à Mozart, qui meurt parce qu'il s'imagine qu'un ange, caché sous la figure d'un vieillard véné- rable, l'a appelé au ciel.

L'école de David ne peut peimlre que les corps ; elle est décidément inhabile à peindî^e les âmes.

Voilà la qualité, ou plutôt l'absence de qualité qui empêchera tant de grands tableaux portés aux nues depuis vingt ans d'arriver à la postérité. Ils sont bien peints, ils sont savamment dessinés, à la bonne heure; mais ils ennuient. Or, dès que l'ennui parait dans les beaux-arts, tout est fini.

Essayez de passer devant Agar et Ismaël chassés par Abraham, tableau du Guerchin, dans la galerie de Florence, vous êtes arrêté ; vous vous sentez saisi par une émotion profonde. Le Guerchin n'est cependant

102 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

qu'un pauvre peintre du second ordre, et même l'un de ceux que j'ai vus le plus méprisés par la sutfisancc orgueilleuse et le dédaigneux sourire des élèves de Da- vid. Je vais donner des armes contre moi; j'avouerai que, dans le tableau que je cite, et dont la gravure se trouve partout, le petit Ismaël est vêtu à l'espagnole ; quel péché irrémissible contre le costume ! Il y a plus, on ne voit pas une seule figure nue dans ce tableau ; tout le monde est vêtu. Mais jamais aucun peintre vivant n'a fait d'yeux comme ceux de la pauvre Agar, qui jette un dernier regard ^ur Abraham, avec un reste d'espoir que peut-être il la rappellera.

On va crier à l'injustice, au dénigrement : eh bien, cherchez au Salon de cette année quelque tableau qui exprime d'une manière vive et reconnaissable pour le public une passion du cœur humain, ou quelque mou vement de l'àme ! C'est une expérience fatale que j'ai tentée hier samedi avec trois amis. Dès que l'on consi- dère l'exposition actuelle sous ce point de vue, dans quel abandon ne se trouve-t-on pas au miheu de deux mille tableaux? Je demande une àme à la peinture, et ce peuple de figures, de tant de nations différentes, de tant de formes diverses, pour l'invention desquelles on a misa contribution l'histoire, la fable, les poèmes d'Ossian, les voyages de M. de Forbin, etc., etc., tout cela, dès que je cherche une âme, n'est plus à mes yeux qu'un vasfe désert iriiommes.

I

SALON DE 18'J4. 103

Je distingue de loin des figures qui se livrent à une action propre à éveiller tous les sentiments passionnés qui, dans le courant de la vie habituelle, dorment au fond du cœur de l'homme ; je m'approche, je trouve des personnages impassibles, à peu près comme le Romulus du tableau des Sabines de M. David. Cet homme combat pour son trône et pour sa vie ; il se rencontre les armes à la main vis-à-vis du rival qui veut lui arracher l'un et l'autre, et pourtant il ne songe qu'à faire le beau, à nous montrer ses beaux muscles, et à déployer de la grâce à lancer un trait. Il n'y a pas un de nos soldats qui, en se battant obscurément, pour être estimé de sa compagnie, et sans nulle haine per- sonnelle assurément contre l'ennemi qu'il attaque, n'ait vingt fois plus d'expression. Romulus devrait nous présenter l'idéal de l'homme passiomié pour le pouvoir, se battant pour tout ce qu'il avait de plus cher : eh bien, sons le rapport de l'âme, il est au- dessous de la réalité la plus vulgaire ; Romulus n'a d'idéal que dans la forme de ses beaux muscles correc- tement imités de l'antique.

Qu'on ne s'y trompe point, c'est uniquement par politesse, et pour ne point affliger les amis d'artistes fort estimables personnellement, que je suis allé cher- cher mes exemples si loin et dans les œuvres d'un grand peintre qui ne lira pas le présent article. J'au- rais pu choisir mes citations plus près de moi ; mais

Ifii MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

le lecteur saura faire l'application de ce que j'ai dit à ce qu'il voit ailleurs, et je suis heureux de donner ainsi à ma critique une forme inoffensive pour des artistes qui ont pu se tromper cette année, sans nous faire en- tièrement désespérer de leur avenir.

Veut- on savoir ce qu'on trouve sans cesse au Salon de cette année au lieu de l'expression? L'imitation de Talma.

Qu'est-ce, par exemple, ce Serment des trois Suisses, jurant la liberté de leur patrie, par M. Steube? Je trouve un effet de lune et de brouillard dans les hautes montagnes assez bien imité, je le dis avec plai- sir; mais rien au monde de plus facile que de telles imitations; la raison en est fort simple; nous avons observé l'effet de lune que nous présente M. Steube, huit ou dix fois en notre vie; le souvenir qui nous en reste est bien confus, c'est pour cela précisément que, pour peu que cet effet soit rendu avec quelque mérite, nous crions au miracle. Quetrouvé-je dans les figures des trois héros suisses? Mon cœur est-il touché par quelque chose de vrai et de pris réellement dans la nature? Hélas ! non ; je ne vois que la copie d'une imi- tation. Ces trois héros, qui se dessinent noblement, ne sont que trois copies de Talma pris dans des rôles diffé- rents. Talma, faisant ces gestes, qui à la scène ne durent qiCune seconde, serait superbe ; ces gens-ci, faisant à demeure les gestes fugitifs de Talma, n'ont l'air que

SALON DE 182i. 165

d'histrions. Je n'y vois nulle simplicité, nulle naïveté. Je conçois qu'on s'égare dans notre siècle en voulant peindre des héros ; mais enfin M. Stcabe n'a donc ja- mais lu Plutarque?

Voulez-vous deux autres copies de Ta'ma, mais en grand? Allons voir Marins à Carthage, par M. Co- gniet. L'envoyé du préteur Sextilius et Marins ne sont encore que deux êtres dominés par l'enthou- siasme tragique, et qui ne songent qu'à être bien ap- plaudis du parterre. Tout ce qui est simple, tout ce^ qui est naïf, est soigneusement évité par le grand ac- teur cherchant à imiter la nature, et il a raison. Le simple et le naïf sont, au contraire, les trésors de la peinture.

Désirez-vous un autre Talma, mais moins bien imité? Je vous le présente dans le Saint Louis priso^i- nier, de iM. Auvray. Il est copié sur Lafon, dans le Louis IX de M. Ancelot.

Je pourrais citer vingt tableaux de ce genre, par exemple, et pour le dernier, le Grand Coudé prison- nier à Vincennes^ et arrosant des œillets (galerie d'Apollon). Ce héros est tellement occupé à regar- der le ciel d'un air tragique, et comme Talma dans OEdipe^ qu'il n'aperçoit pas que la main qui gagna des batailles arrose le sable de l'allée et non pas le vase d'oeillets.

166 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

V

MM. Cogniet, Thomas, Lctliiers, Schelfcr, Hayez, Sclinalz.

Eli vérité, si j'avais l'honneur d'être le public, je ne croirais pas à la moitié des louanges que distribuent aux tableaux exposés cette année les articles sur le Sa- lon, je dis même les articles les plus véridiques, même ♦ceux du Journal de Paris. J'avais écrit hier que tel portrait fort en vue n'en était pas moins fort mauvais. J'envoie mon article aux amis qui ont la bonté de cor- riger les fautes de langue, qu'en ma qualité de Bra- bançon élevé en Italie, je laisse échapper trop sou- vent. Je reçois en réponse ce matin une mercuriale de trois pages. D'abord, le personnage dont je me suis 1 avisé de critiquer le portrait a toutes les vertus ; il vient d'éprouver des malheurs fort cruels, et rien au monde ; ne serait plus barbare que de l'affliger en ce moment. En second lieu, le peintre qui a fait le portrait est aussi un homme doué de toutes les vertus ; avec le produit de son pinceau, il vient au secours de ses frères et sœurs, dont il a un grand nombre. Ce qui achèverait de caractériser le mauvais procédé le plus condamnable, c'est que la femme de ce peintre est en couches dans ce moment. Critiquer le portrait fait par son mari, ce serait certainement la tuer. Ce qu'il y a encore de plus

SALON DE 1824. 167

piquant pour le public, qui voudrait cependant arriver à la vérité, c'est que ce peintre dont le livret m'a ap- l)ris le nom, ayant un cousin qui insère des articles dans un journal accrédité, a été, dans ce journal, l'ob- jet des louanges les jilus exagérées et les plus ridicules. Tout ce que j'obtiens enfin avec beaucoup de peine, c'est de ne pas être obligé de louer les tableaux d'en- seigne dont cet artiste vertueux a couvert les murs du Salon.

Je disais dans un dernier article que la plupart des peintres ne possèdent que l'habileté de la main, et, n'ayant du reste aucune sensibilité, au lieu d'observer dans la vie réelle, sur les places publiques et dans les salons, les gestes qui peignent les passions, transpor- tent sans façon dans leurs tableaux les admirables po- ses de Talma. Quelques personnes m'ont reproché de n'avoir pas rendu justice au Marius de M. Cogniet; j'ai revu ce tableau avec un certain plaisir, car il a des parties bien exécutées ; mais il manque de naturel, il ne jette pas le spectateur dans la rêverie ; il me semble que, malgré le scgnius irritant animos d'Horace, j'ai- merais mieux lire dans Plutarque le mot célèbre de Marius.

Les louanges du public m'ont indiqué un épisode du Massacre des innocents, la figure d'une mère qui cherche à sauver son fils de la rage des bourreaux en renq)èchaiit de jeter des cris. Ce tableau de M. Cogniet

168 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

porte le n" 334. Je m'approche, j'examine beaucoup, je trouve un pastiche des Carraches, ou, si l'on veut, le portrait d'une excellente actrice qui joue fort bien le désespoir maternel. Si j'avais du génie, je dirais ce qui manque à ce tableau ; simple amateur, je ne puis que mettre la main sur mon cœur, et dire : « Non, il ne bat pas. » Il y a quelques mois, au contraire, que j'al- lai voir la Famille dumcilade, petit ouvrage sans con- séquence, exposé il y a deux ans par feu Prudhon. A peine deux minutes s'étaient écoulées, que je me suis senti tout ému; j'étais venu pour observer le faire de \ Prudhon, sa manière de rendre la couleur, le clair- ! obscur, le dessin ; je n'ai pu penser qu'au désespoir de cette pauvre famille. Tel est l'effet électrique de la vé- j rite, et voilà ce qui manque essentiellement à l'époque : actuelle : la vérité dans la peinture des sentiments du cœur.

J'ai cherché au Salon Bussij le Clerc et Achille de Harlay par M. Thomas. La suite de jolies esquisses que ce peintre publie sous le titre d'Un an à Rome , m'avait disposé favorablement. J'attendais beaucoup de son tableau, et surtout quelque chose de la pantomime vraie des peuples du Midi. Ce tableau, peint avec talent, n'est encore qu'une scène de tragé- die dérobée au Théâtre-Français. Achille de llarlay a même l'air d'un mauvais acteur : au lieu d'intrépidité et de fidélité au devoir, j'aperçois plutôt dans celte tète

SALON DE 1824. 169

de la morgue cl de la vanité, et, par-dessus tout, l'air d'agir pour des spectateurs, déjouer la comédie, en un mot.

J'espérais beaucoup de M. Letliiers. J'ai longtemps admiré, à Rome, son beau tableau do la Mort des fils de Brutus, maintenant au Luxembourg. Ce grand ouvrage, dont l'ordonnance a peut-être quelque chose de froid, est rempli d'ailleurs de têtes superbes, co- piées sur la nature à Rome. La vérité, au moins dans la forme des têtes et dans l'expression des regards, ayant bien réussi à M. Lethiers, j'espérais trouver ce genre de mérite fort estimable dans son tableau, la Fondation du collège de France par François P'. J'ai été saisi d'abord par l'air commun que le peintre a donné à ce prince si brave et si galant. Fran- çois I" avait la tournure d'un soldat et un peu de la figure lourde que l'on reproche quelquefois aux hommes de fort grande taille ; mais certes il était bien loin de l'expression insignifiante que le peintre lui a donnée; le reste du tableau n'a rien de remarquable.

J'arrive avec plaisir à M. Scheffer ; j'ai quelque honte de toujours blâmer. L'on m'a dit que les ama- teurs mettaient un très-haut [irix aux tableaux de cet artiste. C'est beaucoup à mes yeux. Il paraît que M. Scheffer a su deviner le goût du public. Tout le monde dit qu'il n'a pas assez terminé son tableau de Gaston de Foix tué à Ravenne , et je suis de l'avis

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170 MELANGES D'AU'l ET DE LllTEUATUHI.

de tout le monde. Ce n'est pas que j'eusse voulu que les armes qui couvrent Bayard , Lautrec , la Palisse, etc., fussent traitées avec trop de soin, cela jet- terait du froid. Mais le peintre est tombé dans l'excès contraire. Les armures de son tableau sont rendues avec une brosse tellement rapide et négligée, qu'au lieu de songer à la bataille de Ravenne, on pense beau- coup trop au peu de moments que le peintre a donnés à son tableau. Toutefois, cet ouvrage attache, si l'on excepte le personnage théâtral du futur Léon X, qui certes n'allait pas à la bataille dans ce costume, et n'a- vait pas cette mine contrite. Jean de Médicis était un grand seigneur, et non un obscur vicaire de campa- gne. Les têtes de ce tableau intéressent ; il y a de la vérité et de l'esprit. Quel dommage que le peintre n'ait pas songé à nous montrer à nu la poitrine de Gaston de Foix 1 Les amis de ce prince, au moment ils trouvent son corps dans un fossé, auraient fait ôter sa cuirasse et découvert sa poitrine pour vérifier si Ion sent encore quelque mouvement près du cœur ; rien n'est plus naturel que cette idée ; un beau torse bien peint reposerait l'œil fatigué de tant de ferraille. Tel qu'il est, ce tableau sort de la ligne ordinaire, et l'on j)eut concevoir de grandes espérances de l'auteur. Sou genre me semble se rapprocher de celui de M. Hayez, de Venise, le premier peintre d'Italie en ce moment. Malgré les défauts choquants de la Mort de Gaston

SALON DE 18'i4. 171

de Fo'tx, j'aimerais mieux avoir fait cet ouvrage (|uo vingt tableaux comme Agamemuon néijJlijeantJefi pré- dictions de Cassandre. C'est la vérité trop vraie op- posée à l'abus du style. L' Agamemuon n'est encore (pi'une scène de théâtre.

Je parlerai fort au long, dans un prochain article, de M. Schnetz, celui des jeunes peintres cpii me semble l'emporter sur ses rivaux. Je prie le lecteur de cher- cher dans les petits salons, voisins de l'escalier par le- quel on descend aux sculptures, la Jeune pagsaune romaine assassinée par son amant. Cela est tout à fait dans le genre de Michel-Ange de Caravage quand il est excellent. Il faut voir le Pâtre dans la campagne de Rome, près de la voie Appienne, et la Femme du brigand qui s'enfuit avec son enfant. La sage vigueur qui distingue ces deux derniers tableaux est ce ([ui me porte à assigner le premier rang dans mon opinion à M. Schnetz. On m'as- sure que ce jeune artiste a peint h Rome tous les ta- bleaux qu'il a exposés cette année ; c'est pour cela probablement que ses tons de chair sont trop bruns. M. Schnetz aura copié trop exactement ses modèles. Travaillant pour des yeux français, il aurait se rap- procher des tons de chair que l'on voit à l'École de na- tation. Pour peu que les tableaux de M, Schnetz pous- sent au noir eu vieillissant, ils perdront beaucoup de leur effet.

172 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

YI

MM, Horace Vcrnet, Viiineron, Sigalon. Éi'olc de France à Rnme; projet de rél'ornie.

On vient de changer de place cent cinquante ta- bleaux environ de l'exposition de cette année. Les ha- sards de cette nouvelle distribution ont produit un de ces rapprochements qui doublent les plaisirs des gens de goût. VExécut'wn militaire, de M. Vigneron, peint avec beaucoup d'esprit le sang -froid d'un brave soldat qui, au moment il va être fusillé, et déjà à genoux pour recevoir la mort, éloigne de la main son chien fidèle pour le soustraire à l'effet des balles. Ce tableau, qui presque tous les jours inter- cepte le passage dans la galerie d'Apollon, près le globe terrestre, a le bonheur de se trouver à côté d'un charmant portrait de femme, l'un des meilleurs de M. Horace Vernet, auquel je reprocherai seulement de n'y avoir pas mis plus de finesse et de soin. Ihie telle figure valait bien la peine, ce me semble, qu'on prolongeât pendant une séance ou deux le plaisir de la voir. Celte tête offre la réunion, si rare partout ailleurs que dans les romans, de la sensibilité du Nord et de l'esprit du Midi, qui ajoute tant de grâce à la sensibilité, en faisant qu'elle ne s'exerce que sur les

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sujels dignes d'intéresser. Le jilald écossais, qui forme une partie de l'ajustement de la jolie femme que M. Horace Yernet a eu le bonheur de recevoir dans son atelier, la singulière manière dont son anneau est retenu par une petite chaîne, tout me semble indiquer une compatriote de \Yalter Scott.

Cette tète offre, selon moi, le portrait de l'âme qu'il faut pour sentir tout ce que la dernière pensée du brave soldat de M. Vigneron a de touchant dans sa simplicité. Pour les gens qui ont l'âme faite d'une cer- taine manière, le portrait de M. Horace Yernet double l'effet du tableau de M. Vigneron. L'un de mes re- grets, c'est que le hasard n'ait pas donné h ce peintre plus de force dans le clair-obscur et le coloris; une idée aussi heureuse méritait d'être rendue avec plus de vigueur. Si M. Vigneron est encore jeune, je prendrai la liberté de lui conseiller d'aller passer six mois à Ve- nise, ou du moins d'étudier la manière dont le Cana- letto a su peindre la lumière.

Suivant mes idées, peut-être un peu chimériques dans ce siècle, les beaux- arts ne devraient jamais chercher à peindre les malheurs iue'vitables de l'hu- manité. Hs ne font qu'en augmenter l'effet, et c'est un triste succès. Le tableau de M. Vigneron est un drame comme la Pie voleuse ; cela est bon pour émouvoir les âmes vulgaires et les Allemands. La véritable tragédie, lo Guillaume Tell de Schiller, par exemple, est dc.^li-

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174 MKL\NGES D'ART ET HE LITTÉRATURE.

née à donner des émotions aux classes plus éclairées de la société.

Deux tableaux ont un grand succès à celte exposi- tion, à cause de la pensée : le Soldat mourant, de M. Vigneron, et le JSarcisse de M. Sigalon. Sous les traits de l'esclave dont une affreuse douleur agile les membres palpitants, c'est le noble Britannicus que nous voyons expirer; c'est un jeune empereur qui empoisonne son frère que nos yeux aperçoivent sous la toge de Narcisse. Cet admirable début d'un jeune bomme qui naguère encore faisait vivre sa fa- mille en brochant à la bâte quelques enseignes pour les marchands de la rue Saint-Honoré, ce tableau si ori- ginal n'a point quitté sa place , il est au-dessus de la porte de la galerie d'Apollon.

On a dit que, sous le règne de Néron, l'empoisonneuse ordinaire de l'empereur ne devait point être réduite à habiter une caverne. Cette raison ne vaut pas pour la peinture. Voilà l'une des faussetés qui sont nécessaires à cet art. Il lui faut un corps hideux et à demi nu pour rendre l'âme de Locuste ; il lui faut aussi le pin- ceau heurté de Salvator Rosa. Ce mot indique un autre reproche que j'ai ouï faire à M. Sigalon.

On aurait voulu que ce jeune homme, qui, grâce à Dieu, ne copie encore personne, eût le pinceau lisse, et rivalisant pour ainsi dire avec la porcelaine, ce que je reproche au Saint Étiemie de M. Mauzaisse. On est

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allé jusqu'à blâmer le geste convulsif de Locuste. On s'appuie sur une de ces vérités philosophiques que le peintre, qui n'a que les mouvements du corps pour rendre ceux de l'âme, doit avoir le génie de mépriser 11 est incontestable qu'un être de longue main endurci dans le crime, ne fait pas de gestes convulsifs à la vue d'une chose aussi simple (ju'un esclave que l'on fait mourir. A Rome, sous les empereurs et avant le triomphe de la religion chrétienne, faire mourir un esclave, c'était comme, dans le Paris d'aujourd'hui, faire abattre un chien de basse-conr dont les cris incommo- dent. Admettez ce beau raisonnement, bien digne des gens de lettres qui, l'on ne sait pourquoi, se donnent la mission de porter des jugements sur les arts, et vous aurez un ouvrage estimable comme cent autres ta- bleaux dont les hommes froids ont tapissé le Salon. Ces artistes ont beaucoup d'esprit, sans doute; mais il im se trouve pas dix spectateurs pour s'arrêter devant leurs ouvrages, tandis que M. Sigalon sera peut-être un grand peintre, précisément parce qu'il a eu le courage de repousser toute cette demi-philosophie qui empoi- sonne les arts. Son âme lui a dicté impérieusement celte vérité pittoresque, qu'il fallait que sa Locuste fût d'abord une femme aux traits hideux, et qu'ensuite elle fût à demi folle par l'effet du crime. Locuste commet le crime, mais, si j'ose parler ainsi, son àme en éprouve le contre-coup ; c'est qu'autrefois elle eut un

176 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

cœur susceptible il'cmotions nobles cl teiulies. Voilà les personnages qu'il faut à la peinture, et celte vérilé de sentiment manque presque entièrement à des peintres célèbres de l'époque actuelle.

Une autre critique du tableau de M. Sigalon me pa- raît excellente. Il ne fallait pas faire de l'esclave qui meurt un ujnobJe infurtnné. Nos yeux, attristés par la figure de Locuste, demandaient à M. Sigalon un ado- lescent d'une beauté frappante. Il y a une femme noyée dans le Déluge de M. Girodet qui toujours m'a fait le plus vif plaisir; c'est qu'elle est fort belle, et la beauté Ole Vhorreur à ma sensation : il ne me reste que de la douleur noble et un peu consolée, la seule que les beaux-arts doivent chercher à produire. Je demande pardon aux âmes prosaïques d'avoir parlé un instant ce langage. En méprisant le beau, M. Sigalon a par- tagé l'un des torts des peintres de 1824.

Toutes les fois qu'un peintre le peut sans choquer son sujet, il doit nous présenter le plus haut degré de beauté auquel il puisse atteindre. Voilà l'un des re- proches que je compte faire à M. Horace Vernet, non que l'auteur de la Barrière de Clichij doive faire des ApoUons du Belvédère dans les petites figures de ses batailles, mais il pourrait offrir quelquefois dans ses premiers plans le portrait d'un de ces beaux jeunes gens que l'on remarque souvent parmi les sous-offi- ciers de nos régiments. A voir plusieurs des ouvrages

SALON DE 1824. 177

de M. Horace Vernct, la Bataille de Jemmapes, par exemple, on dirait que ce peintre aime le laid. Je ne demande pas du beau idéal, je demande la figure du général Hoche, du général Debelle, du général Col- bert, qui, dans leur temps, ont fait l'admiration de l'armée.

On m'a raconté qu'il y a quelques années, M. Siga- lon s'obstinant à voir la nature à sa manière et à ne pas copier son maître, celui-ci le renvoya de son ate- lier, en lui conseillant de demander une place dans les Droits réunis. Je voudrais que cette anecdote fût vraie, elle serait fort utile au peuple des connaisseurs, et je me tiendrais pour assuré que M. Sigalon sera un grand peintre. H serait à désirer que ce jeune homme eût assez de fortune pour aller passer un an à Venise ; il y acquerrait le sentiment de la couleur. H vivrait au mi- lieu d'une population qui, n'ayant pas à s'occuper de politique, parle sans cesse des arts, et estime avant tout la couleur. Voilà l'avantage du voyage en Italie. J'oserais encore faire une recommandation à M. Siga- lon ; ce serait, une fois hors de France, de n'adresser jamais la parole à aucun Français, sous quelque pré- texte que ce fût.

Les élèves de l'Ecole des beaux-arts à Rome, de mon temps (il y a bien des années), ne voyaient point la so- ciété italienne, et, dil-on, se réunissaient entre eux pour maudire les artistes italiens avec toute la verve

ITS MKLANGES D'ART ET DE L ITTÉ P. A TUT, E.

(1 une rivalité malheureuse. L'un de ces messieurs me (lisait en parlant de Canova et en ricanant : // 7ie sait vas faire un homme. L'Académie de France forme comme une oasis dans Rome; les élèves vivent entre eux ; rien n'est mortel, pour un jeune artiste qui ar- rive à Rome €omme la société de ses camarades, et quelquefois comme les conseils de M. le directeur. Il faut du courage au jeune Français qui arrive à Rome, n'y connaissant personne, pour ne pas céder à l'agrément de la société des jeunes artistes qui se réu- nissent au café de la via Condotti. Il serait difficile de trouver ailleurs plus d'amabilité, plus d'esprit, plus de véritable bonté envers les pauvres arrivants, toujouis un peu dépaysés les premiers jours. Ce que j'abomine ici, ce sont leurs doctrines sur la peinture, je tiens leurs maximes mortelles pour les arts. Je proposerai au premier connaisseur qui exercera quelque influence sur le ministère des beaux-arts, de supprimer l'Ecole de Rome, d'accorder 5,000 francs par an aux élèves qu'on envoie en Italie, en leur imposant pour toute obligation celle de passer un an h Venise, un an à Rome, six mois ta Florence et six mois à Naples. Les élèves continueraient à envoyer des tableaux à Paris. J'ai voulu énoncer une idée utile (jui m'attirera des injures aujourd'hui, et qui sera peut-être prise en con- sidération dans vingt ans d'ici. Un des favoris de la fortune a, dit-on, acheté 6,000 francs le tableau de

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M. Sigaloii. Je voudrais que ce milUonuaire eût ridée d'acheter au même prix les deux premiers tableaux que M. Sigalon fera à Rome, et qu'il priât le jeune ar- tiste d'aller sur-le-champ les commencer. M. Sigalon a un autre parti à prendre ; c'est de rester à Paris, et de s'enrichir en faisant le portrait. 11 aura, dans dix ans, vingt mille livres de rente peut-être, et, dans trente ans, l'on parlera de lui comme nous parlons aujour- d'hui de MM. Lagrenée , Carie Vanloo, Fragonard, Pierre, et autres héros des So/o/js de Diderot. Veut- il rester pauvre et aller à la gloire, qu'il parte pour Rome. Il y verra les originaux des têtes que nous ad- mirons dans le Brutus de M. Lethiers et la Sainte Geneviève de M. Schnetz.

Vil

M. Delacroix et le Journal des Débats. H. Le Prince. M, Droliiiig. M. Navcz, de Bruxelles. M. Du|)avillon.

J'ai beau faire, je ne puis admirer M. Delacroix et son Massacre de Scio. Cet ouvrage me semble toujours un tableau destiné originairement à représenter une peste, et dont l'auteur, sur les récits des gazettes, a fait un Massacre de Scio. Je ne puis voir, dans le grand cadavre animé qui occupe le milieu de la composition, qu'un malheureux pestiféré qui a tenté

180 MELANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

sui lui-même l'extirpation du bubon pestilentiel. C'est ce qu'indique le sang qui paraît sur le côté gaucbede cette figure. Un autre épisode, que tous les jeunes élèves ne manquent jamais de placer dans leurs ta- bleaux de la peste, c'est un enfant qui demande du lait au sein de sa mère, déjà morte ; il se trouve à l'angle droit du tableau de M. Delacroix. Un Massacre exige impérieusement un bourreau et une viclime. Il fallait un Turc fanatique, beau comme les Turcs de M. Giro- det, immolant des femmes grecques d'une beauté angé- lique et menaçant un vieillard, leur père, qui, après elles, va tomber sous ses coups.

M. Delacroix, ainsi que M. Scbnelz, a le sentiment de la couleur ; cest beaucoup dans ce siècle dessina- teur. Il me semble voir en lui un élève du Tintoret ; ses figures ont du mouvement.

Le Journal des DeT)ats d'avant-hier prétend que le Massacre de Scio est de la poésie shakspearienne. Il me semble que ce tableau est médiocre par la déraison, au lieu d'être médiocre par l'insignifiance, comme tant de tableaux classiques que je pourrais citer, et que je me garderai d'attribuer à l'école d'Homère, dont les mànos doivent être bien effrayés d'apprendre ce que l'on dit, ce que l'on fait en leur nom. M. Delacroix a tou- < jours cette immense supériorité sur tous les auteurs de grands tableaux qui tapissent les grands salons, qu'au moins le public s'est beaucoup occupé de son ouvrage.

SâLO:N I)C ixâi. 181

Cela vaut mieux que d'clrc proue tUuis Irois ou quatre journaux tenant aux vieilles idées, et travestissant les nouvelles, faute de pouvoir les réfuter.

Ce matin, en traversant la galerie d'Apollon, j'ai entendu une jolie voix dire d'un ton pénétré et sans Irop d'affectation : « C'est charmant ! » J'ai regardé ; on parlait de la Promenade de Saint-Preux et Julie sur le lac de Genève (quatrième volume de VHélv'ise). Ce tableau de M. Le Prince est, dans le fait, fort joli. L'effet de la brume sur le lac, l'effet de Teau sur la rame du batelier, sont rendus avec une vérité parfaite. Le mouvement des deux figures est indiqué avec beaucoup d'esprit. Saint-Preux est bien cet bomme hors de lui et agité de mille mouvements passionnés que Rousseau décrit avec tant d'éloquence dans une des lettres les moins affectées de son fameux roman. Je suis moins content de la figure de Julie, La Julie de M. Le Prince est une jeune fille étonnée de ce qu'ello entend. Madame de Wolmar cherchait, au contraire, à calmer les mouvements furieux de Ihomme qu'elle a tant aimé.

Je voudrais bien, pour voir, connue ditOronte du Mi- santhrope, que quelqu'un de ces artistes, qui se croient de grands peintres, parce qu'ils dessinent correctement de grandes figures nues, entreprît le sujet esquissé par M. Le Prince, et nous présentât, au bout du bateau et dans ce frêle esquif, Saint-Preux regardant Julie et mé-

182 MÉLANGES D'AUT ET DE LITTÉRATURE

ditant de la saisir à bras-le-corps, et de se précipiter avec elle dans les flols. Le sujet est généralement connu, avantage insigne pour un peintre. Tout ce qui sait lire à Paris serait juge compétent. Le Dominiquin l'eût entrepris avec courage ; mais je crains bien qu'aucun des grands peintres vantés dans les petits journaux n'ose l'aborder. Il est plus facile, selon moi, de dessiner un bras ou une jambe du grand person- nage transversal du Déhige^ de M. Girodet, que de faire les yeux de Saint-Preux regardant Julie et médi- tant le funeste dessein que j'ai indiqué plus haut. Quand la peinture de l'âme de Saint-Preux serait, pour la difficulté, au-dessus du dessin correct d'une cuisse, il me semble (jue les grands peintres dessinateurs de- vraient traiter un sujet passionné, ne fût-ce que pour fermer la bouche à certains indiscrets qui, ainsi que moi, font plus que douter de leurs talents en ce génie. Cela vaudiait mieux que de faire un appel à rhonneur national^ et de prétendre que nous cherchons à dépré- cier le mérite absent.

M. David a fait de l'école française actuelle la pre- mière école de l'Europe ; ce grand peintre, si remar- 1 quable par la force de caractère qui lui donna le courage de mépriser le genre des Lagreiiée et des Vanloo, fut inventeur, et, comme tel, sa gloire ne périra jamais. Mais les artistes qui le suivent aujourd'hui sous le rapport du dessin, ne sont que dos copistes, et je

i

SALON DE 18-21 185

crains bien (jue la postérité ne les relèi^^ue au rang des Vasari et des Santi di Tito, qui jouent auprès de Michel- Ange le rôle qu'ils font à l'égard de M. David.

Nous sommes à la veille d'une révolution dans les arts, et je n'en veux pour preuve que les louanges que j'entendais donner ce matin au tableau de M. Drolling, la Séparation d'Hécube et de Polyxène^ sujet pris de la tragédie d'Euripide, intitulée Hécube. Tous les curieux arrêtés devant ce tableau louaient l'expres- sion de la tête de Polyxène. En effet, cette jeune fille envisage la mort d'un œil ferme , cette tête est fort belle et fera vivre le tableau. Personne ne parlait des jambes ni des bras nus d'Ulysse, qui, en dépit de la beauté idéale des formes cherchées par les élèves de David, n'a guère l'air d'un roi. Si je ne me trompe, les figures des deux suivantes d'Hécube sont empruntées à quelque tableau du Guide.

Il est une chose dont nos artistes en réputation sont presque aussi avares que de la peinture des affections de l'âme : c'est la beauté. Jamais le laid n'a été en aussi grand honneur que dans la présente exposition. Je n'en veux pour preuve que la figure de cette sainte princesse de Pologne qui dépose sa couronne avant que d'entrer à l'éghse, au grand déplaisir d'une autre princesse qui l'accompagne et qui fait des yeux terribles. C'est un grand tableau placé vis-à-vis le Philippe F de M. Gérard.

Cette absence locale de beauté me fait recomman-

184 MÉLANGES D'ART ET DE LlTTÈRATUuE.

der à l'attention du lecteur une petite toile portant le 1249. C'est un tableau de W. Navez, de Bruxelles, assez mal à propos nommé une Sainte Famille. Mais il y a une tête de la plus rare beauté, et belle sans être copiée d'une statue grecque, et belle sans affectation. Placée dans l'une des salles tendues en toile verte, celte figure céleste console un peu la vue affligée de je ne sais combien de maussades portraits.

A la vue de ces étranges figures, on en cberche bien vile les noms dans le livret; l'on voudrait connaître les gens assez courageux pour se faire peindre avec de telles physionomies; mais on ne trouve que des initiales, et l'on oublie le ridicule, faute de pouvoir lui donner un nom.

La fermeture du Musée m'a conduit rue d'Amboise, n" 7 ; j'y ai trouvé VAgamemnon de M. Dupavillon. C'est un grand tableau tout à fait dans le système de M. Da- vid, et auquel on a refusé les honneurs de l'ex[)o- sition.

Agamemnon est sur son trône. Clytemnestre sou- tient sa fille presque évanouie et regarde le roi des rois. Achille, furieux, sort delà tente du chef des Grecs, en brandissant son épée, et la menace à la bouche. Il n'y a que quatre personnages-, tous animés par une passion violente. Cette figure d'Achille, vue par le dos et de profil, se détache admirablement sur le ciel, et sur un lointain fort agréable.

SAI.ON DE 182 4. 185

Les parties nues de ces figures, le torse d'Agamem- non, et tout le corps d'Achille rappellent souvent le pinceau de M. David. Ces figures, changées en marbre, feraient de belles statues ; mais les tètes n'ont aucune expression, et l'on peut dire qu'Iphigénie est laide. Je ne sais pourquoi le peintre a donné des mains de nègre au roi des rois. Tout est de convention dans ce tableau, comme dans Vlphigénie de Racine, et l'on ne peut pas excuser le peintre sur ce que souvent Agamemnon tuait de sa main le chevreau destiné à son repas du soir.

Tel qu'il est, ce tableau eût attiré tous les yeux à l'ex- position. 11 y eût été le représentant de l'école de Da- vid, telle qu'elle fut dans ses beaux jours. Ce tableau eût trouvé un grand succès, parce qu'il représente une idée. C'est mie scène extrêmement touchante, elle parle à tous les cœurs de mère; la tragédie de Racine fait qu'elle est intelligible pour tous. Enfin, malgré les nombreux défauts de l'école de David, malgré des héros négligeant de prendre des vêtements sous le ciel souvent froid de h Grèce, et portant dans ce siècle plus qu'à demi sauvage des casques ou des draperies dont la fabrication suppose le talent des meilleurs ou- vriers de Paris, ce tableau eût complètement effacé V Assomption deM.B\onâe\, \c Martyre de saint Etienne de M. Mauzaisse, le Mariage de la Vierge^ la Transfi- ifiiration^ et vingt autres ouvrages qui, suivant moi,

180 MÉLANGES D ART ET DE L ITT ÉIIA TV P.E

ont plus de mérite, mais dont les auteurs n'ont pas pris un sujet aussi profondément lié aux sentiments les plus intimes du cœur humain. M. du Pavillon, dans la petite brochure qui m'a conduit rue d'Amboisc, n" 7, prétend que ce tableau a été repoussé, parce (|ue son Ai'hlUe offre une réminiscence du Romulus de M. Da- vid. L'administration n'a, suivant moi, qu'une manière victorieuse de répondre à M. du Pavillon, c'est de lui accorder une place au Louvre, peut-être il sera sifflé.

Vin

MM. Paulin Guérin, Rouillard, Destouches, Riesener, Hersent.

Portrails de sir Thomas Lawrence. Paysage de M. Constable.

MM. Walelet, Couder, Drolling.

La plupart des portraits de l'exposition ont l'air de jouer la comédie. Le défaut le plus ennuyeux de notre civilisation actuelle, /<'(/f's/r(/f/(r/i/'f «'//Vfjasautéàpieds joints, des salons du faubourg Saint-Honoré, aux sa- lons du Louvre. Le beau garçon qui a l'air franc, ou- vert, impossible à étonner, reçoit des compliments sur lair militaire de sa figure, et voilà qu'à force d'études devant sa psyché, il parvient à se donner l'air terrible d'un tambour-major de mauvaise humeur. Un homme de quarante ans a reçu du ciel l'air simple et réfléchi qui convient à son âge; on lui en fait compliment, et,

SALON DE 182 4. 187

quinze jours après, je le rencontre avec la mine d'Ilé- raclite. Je m'empresse de lui demander quel malheur lui est donc arrivé; il me répond du ton de Talma dans Hamlet : « Aucun I »

Je compte que ce petit préambule va m'épargner la triste nécessité de faire de mauvais compliments à plusieurs peintres remplis de talent, qui me répon- draient, s'ils étaient sincères: « Que voulez-vous! les hommes qui viennent se faire peindre aujourd'hui ont plus de prétention que les femmes. Le goût du siècle est de faire eifet, et le mien est d'avoir une voiture le plus tôt que je pourrai. »

Une des meilleures tètes d'hommes de l'exposition est celle d'un architecte, par M. Paulin Guérin. Ce portrait est dans le grand salon au-dessous de l'ad- mirable portrait de M. le Dauphin, par M. Horace Vernet. Mais pourquoi l'architecte, dont la tête est si bien peinte, voulait-il, ce jour-là, avoir tant de génie?

M. Rouillard est peut-être le meilleur peintre de portraits de l'exposition; sa couleur a plus de solidité que celle de M. Vernet; il y a de l'esprit et beaucoup de feu dans ses tableaux; que ne puis-je y trouver quelque simplicité et un peu de naturel ! Probablement, si je lisais mon article à M. Rouillard, il me répon- drait : « Si je donnais à mes portraits la simplicité de ceux de Raphaël, au lieu de dix-huit ouvrages, je n'en aurais pas eu quatre à envoyer au Salon. » Le por-

I8S MELANGES D'ART ET DE L iTTÉ H ATl'RE.

trait d'un magistrat en robe rouge est fort bien ; les divers rouges sont rendus avec beaucoup d'habileté. Un acteur jouant le roi des rois, dans Vlpliigénie en AuUde de Racine, pourrait venir prendre des leçons de ce beau portrait. Il y a plus de naturel dans le portrait de M. le baron Pasquier, mais beaucoup moins de talent ; le peintre a oublié de faire des ombres dans la ligure. Je trouve de la vérité dans le portrait de M. le comte Lanjuinais ; il y a aussi beaucoup de caractère, il y en aurait davantage selon moi, et beau- coup moins suivant le vulgaire des amateurs, si le modèle n'avait pas l'air iïassurer sa contenance, comme on dit au théâtre , pour faire qnekpie belle réponse énergique.

Le chef-d'œuvre de M. Rouillard est, ce me semble, le portrait n" 4492. C'est un homme d'une taille élevée, en habit noir, et avec le grand cordon de la Légion d'honneur. La tète est d'une vérité parfaite; il est im- possible qu'un tel portrait ne soit pas frappant de res- semblance. L'on voit que le peintre a saisi un heureux moment, un moment d'inspiration du modèle. M. Rouil- lard a aussi plusieurs portraits de jeunes mihtaires fort remarquables. Celui de M, de Mézy est fait avec une grande habileté. J'aurais désiré que, pour imiter le fa- meux sonnet de Lope de Véga sur les règles d'Aristote, M. Rouillard eût exposé son propre portrait peint avecle naturel et la simplicité du portrait de Léon X

SALON DE 182K 189

]>ar Rnpliat'l. Léuii X était un souverain puissant; il avait toujours été un fort grand seigneur, et toutefois il se fil peindre d'un air simple et bonhomme, et ne chercha point à donner une idée de son caractèro par une mine frappante; c'est que Léon X était un Médicis, et que son siècle était cehii de Raphaël, de Michel-Ange et du Titien ; c est que la plupart de nos portraits de celte année auraient passé dans ce grand siècle pour des caricatures exécutées avec beau- coup de finesse.

Un portrait toutefois mérite une haute exception : c'est une tête d'homme dans la ualerie d'Apollon, du côté des fenêtres. L'auteur se nomme Destouches, et, si j'étais assez heureux pour avoir un ami qui désirât mon portrait, c'est, sans contredit, à M. Des- touches que je m'adresserais; je le prierais de me faire tel qu'il me voit, et absolument tel que son excellent portrait 513. Je trouve dans cette petite toile un mérite inconnu en France depuis la mort de Prudhon, c'est le clair- obscur, chose aussi rare dans notre école d'aujourd'hui que rexpress'wn juste des mouvements de Fume.

A côté de cet excellent portrait de M. Destouches, j'ai été frappé du regard d'une jeune femme avec des rubans bleus, par M. Riesener. Ce regard est enchan- teur, on ne peut pas le quitter; il a tant de natu- rel, que le peintre l'a peut-être saisi par hasard;

11.

liK) JIKLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

mais, si M. Riesener fait tout ses portraits avec ce bon- heur, je conseillerais auxfemines qui ont plus de phy- sionomie que de beauté de s'adresser à lui. Ce qui man- que le plus, suivant moi, dans l'exposition des portraits de cette année, ce sont les bons portraits de femme, peints d'un air vraiment féminin, et, par exemple, comme les épaules de l'Andromaque de Prudhon.

M. Hersent a de beaux portraits, fort soignés, celui de M. de Richelieu et un portrait de femme récemment placé à l'entrée de la grande galerie; mais tout cela est un peu froid et un peu vide d'ex- pression.

Quelque mauvais que soit le portrait de M. de Ri- chelieu, par sir Thomas Lawrence, il a un peu plus de physionomie que celui de M. Hersent. La manière de M. Lawrence est la charç^e de la néglisfence du ué-

o on ~

nie. J'avoue que je ne conçois pas la réputation de ce peintre. H a cela de bon pour nous, qu'il cherche à rendre les apparences de la nature par des moyens ab- solument opposés à ceux des peintres français. Ses fi- gures n'ont pas l'air faites de bois (passez-n*ioi ce terme d'atelier) ; mais, en vérité, elles ont bien peu de mérite. La bouche de son portrait de femme a lair d'un petit morceau de ruban rouge collé contre la toile. Et c'est avec un (aient de cette force que l'on se place en Angleterre à la léle dos arts! 11 faut que M. Lawrence ail bien du savoir-faire, ou que uns voisins de (iOndros

SALON UF. 1824. 191

soient bien peu connaisseurs. Certainement, M. Horace Vernet n'excelle pas dans ses portraits de femme, il ne sait pas rendre la nuance de la peau ; il peint les femmes du même mouvement de pinceau que les hommes, et toutefois son portrait de femme qui a la tête dans l'ombre, placé à côté de celui de M. Lawrence, à gau- che de la porte de la grande galerie, est cent fois su- périeur à l'ouvrage du peintre anglais.

Si le premier peintre de portraits de Londres est assez médiocre et tout à fait dans le genre de Carie Vanloo, en revanche les Anglais nous ont envoyé cette année des paysages magnifiques, ceux de M. Constable. Je ne sais si nous avons rien à leur opposer. La vérité saisit d'abord et entraîne dans ces charmants ouvra- ges. La négligence du pinceau de M. Constable est outrée, et les plans de ses tableaux ne sont pas bien observés, d'ailleurs il n'a aucun idéal ; mais son déli- cieux paysage, avec un chien à gauche, est le mi- roir de la nature, et il efface tout à fait un grand paysage de M. Watelet, qui est placé tout près dans le grand salon.

Le succès de la superbe tête de M. Drolling, Poly- xène, augmente tous les jours; ce matin, c'était de l'enthousiasme. A'oilà enlin une tête exprimant un mouvement de rame d'une manière que le public reconnaît. Comparez ce succès à celui de la femme de LéoiiidaSj de M. Couder, ou à celui d'une grande

11i2 MÉLANGF.S D'ART ET DE LIT i ÉIlAl UR E.

Madele'nw pénitente, deux tableaux qui avoisinent celui de M. Drolling, et vous verrez que, quoi qu'on die, le siècle des beaux muscles est passé.

IX

MM. Schnetz, Ingres; madame Hersent, MM. LéopolJ Robert, Granet, Caminade. De la beauté grecque en France.

Sixte-Quiut, l'un des plus grands princes qui aient occupé la chaire de Saint-Pierre, était enfant, et gar- dait des troupeaux de porcs dans la campagne, lors- qu'une diseuse de bonne aventure prédit qu'il serait pape. Cette anecdote est fort célèbre en Italie. Ce trait, peu connu en France, forme le sujet de l'ad- mirable tableau de M. Schnetz, à droite en entrant dans le grand salon. La mère du jeune Sixte tient l'enfant sur ses ijenoux , et présente sa main à la devineresse. L'on ne saurait trop louer le naturel (\o h pose du- futur Sixte-Quint, à demi effrayé par 1 aspect de la diseuse de bonne aventure. On voit que la mère dit à celie-ci : Vous croyez donc qu'il sera pape? Le doute et l'espoir rendent cette figure charmante. 11 me semble que ce dernier ou- vrage a marqué la place de M. Sclinetz, et que cette place est la première.

Pourquoi la mère de Sixte-Quint n'est-elle pas plus

SALON DE 1824. 195

belle? M. Schnetz, on s'éloignant des formes que son modèle lui présente, craint-il de tomber dans l'affec- tation et la copie de l'antique? 11 lui était si facile de donner une bouche plus fraîche à cette jeune femme. M. Schnetz manquerait-il du sentiment de la beauté? S'il craint de s'égarer en idéalisant, que ne copie-t-il du moins trois ou quatre belles têtes que tous les ar- tistes connaissent à Rome? J'ai vu au Monte-Pincio, à Rome, madame la marquise î'io..,, de Pérouse; il n'y a rien au Salon de cette année d'aussi beau que cette tête. Notre école, si forte pour idéaliser la forme des muscles, ne peut parvenir seulement à faire dos têtes aussi belles que la nature. Toutes les madones de Ra()haël ne sont que des portraits idéalisés. La jeune femme de M. Schnetz aussi est un portrait; mais il lui a laissé ses défauts. Les grands ouvrages de M. Schnetz, la Bataille de Rocroij surtout, indi- quent que ce peintre manque du sentiment du clair- obscur. Je l'invite à regarder le Coriége, et, si c'est trop exiger d'un ])eintre français, à aller souvent au Vatican voir la Communion de saint Jérôme^ du Do- miniquin.

Tout près du jeune Sixte-Quint, de M. Schnetz, j'ai découvert deux petits tableaux de M. Ingres. Dans la Mort de Léonard de Vinci^ les amateurs trouveront une tête de François I" qui est au nombre des plus belles tel es historiques que l'on voie cette année

49i MÉLANGES D'AP.T ET DE LITTÉRATURE.

au Salon. L'expression de la douleur s'unit à la plus parfaite ressemblance, et voilà le François J^"" que les peintres en porcelaine devront copier désormais lors- quils reproduiront cette anecdote, qui n'a que le défaut d'être inexacte. On trouve dans les His- toires de la peinture, la lettre par laquelle Meizi, l'ami de Léonard, annonce la mort de ce grand homme à un frère qu'il avait à Florence. François T'' versa des larmes en apprenant la mort de Vinci : voilà tout. Dans un autre petit tableau de M. Ingres, Heîiri IV jouant avec ses enfants, la reine et l'ambassadeur espagnol sont bien. M. Ingres, qui dessine supérieu- rement, et qui peint avec finesse, devrait traiter ces sortes de sujets historiques dans la proportion du Louis XIV bénissant son arrière-petit- fils, de ma- dame Hersent. Je n'aime pas que Louis XIV mou- rant ait la plnque de son ordre sur sa robe de chambre; c'est un petit raffinement qu'il faut laisser aux vanités bourgeoises. Du reste , ce charmant ouvrage de madame Hersent fait la critique de la Der- nière bénédiction, de M. Bourlier, et autres immenses tableaux qui rappellent les figures de cire de Curlius. Lorsqu'il s'agit d'une cérémonie, d'une action dont tous les mouvements sont connus d'avance, l'habit moderne ne peut pas supporter d'autres proportions que celles qu'a employées madame Hersent. La figure d\i jeune Louis XV, âgé de cinq ans, est séduisante.

SALON DE IS^i. 195

I! y a fouie presque tous les jours devant le Marinier improvisateur à Vile iVîsdiia^ de M. Léopold Robert. Tous les personnages de ce joli tableau se donnent des grâces; ce n'est point la rudesse napoli- taine, qui passe tous les récits qu'on en pourrait faire. C'est précisément parce qu'il ne joue jamais la comédie, parce que jamais il ne songe à être bien, à imiter un certain modèle, que le paysan napolitain est si précieux pour les artistes. Avez-vous à rendre le désespoir de cette mère à qui l'on vient d'enlever ses deux enfants, allez à Naples étudier une mère ita- lienne.

Je n'aime pas le ciel du tableau de M. Robert. En revancbe, j'admire beaucoup la Mort du brigand. Voilà la nature , et la nature passionnée , ne son- geant pas à être de bon Ion. Ce tableau a, de plus, tous les mérites physiques de la peinture. Je suis fâché que les deux personnages, le brignnd, qui meurt d'un coup de feu reçu dans la poitrine, et sa maîtresse au désespoir, soient dans d'aussi petites proportions. Les petites proportions sont un cache-sottise pour ces peintres vantés qui ne font qu'indiquer la forme, qui ne savent pas faire les muscles d'un bras ou d'une jambe, et dont les tableaux se contentent d'esquisser une situation pathétique comme une litbographie, M, Léopold Robert est infiniment au-dessus de ces prétendus peintres; il peut (! il doit, pour l'intérêt

196 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

de sa gloire, prendre les proportions du Poussin. Je suis fâché que M. Robert, ainsi que M. Schnetz dans sa Sainte Geneviève, ait fait des chairs couleur de suie. Je sais bien que cela est naturel dans la campagne de Rome, mais c'est un accident désagréable.

Dès que l'on veut parler des arts d'une manière un peu précise, en français, Ton tombe dans un grand embarras. Parmi cette foule de tableaux réunis au Musée, deux seulement me semblent avoir rie l'air. La phrase que je viens de hasarder est italienne, et je ne sais comment m'expliquer à Paris, sans encourir le blâme des personnes qui tiennent à se servir de bons termes. Vous êtes vis-à-vis un tableau. Indépendam- ment de tout raisonnement, votre œil vous avertit que le personnage que le peintre a mis dans le second plan, est à huit ou dix pieds plus loin de vous que celui qu'il a placé sur le premier. La présence de l'air entre ces personnages et vous est évidente à vos sens. Eh bien, deux tableaux me semblent remplir d'une manière frappante cette grande condition de la pein- ture, où triompha jadis Paul Veronèse. C'est d'abord la vue de la Villa Aldohrandini de M. Granet , et ensuite le Mariage de la Vierge de M. Caminade. Si ce dernier tableau est fait pour être placé dans quelque cathédrale de la Champagne , il y aura un succès pyramidal. Partout ailleurs, la laideur native des têtes pourrait être un obstacle. Si l'on peut ou-

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blier ce défaut, qui fait mal aux- yeux quand l'on a vu Rome, cet ouvrage peut être placé au nombre des meilleurs tableaux d'église de l'exposition.

Avec le talent rare que je trouve à M. Caminade pour rendre l'effet de l'air, je voudrais qu'il eût oc- casion d'employer pour ses tableaux des modèles nés en Italie, et qui ont les parties osseuses de la tête dis- posées autrement que ceux qu'il a choisis pour le Mariage de la Vierge. Le grand prêtre, par exemple, qui lève les yeux au ciel, a tout le caractère de tête d'un tabellion de village. Quant au mouvement de ce personnage, il est admirable; je l'ai vu dans le Ma- riage de la Vierge de Raphaël, au musée de Breva, à Milan. Il y a de jolis enfants dans le tableau de M. Ca- minade ; eh bien, on sent qu'en grandissant, ils de- viendront laids. C'est, encore une fois, que les parties osseuses de la tête ont .une forme kalmoiike, et non pas grecque. Mais, me direz-vous, quoi de plus injuste pour nos jolies femmes, nées ainsi que nous en France, que d'aller chercher le modèle de la beauté idéale à cinq cents lieues de notre patrie, sous un autre climat, dans les montagnes de l'Attique?

A cela je n ai rien à répondre. C'est, en effet, une furieuse infidélité à Vhonneur national que d'admirer avant tout la tête de l'Apollon du Belvédère, ou celle du Jupiter Mansuetus. Cela me rappelle une jolie fable d'Helvétius sur une population de bossus, habitant une

198 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

île de l'Atlantique, et se révoltant en masse contre tout navigateur droit et bien fait qui abordait chez eux.

La présente question tenant à la haute métaphysique et à la physiologie, sciences que des menteurs nous disent tous les jours être fort obscures, j'ai cherché pour ma pensée une forme tellement vulgaire, que, quoi que fassent les gens qui ont intérêt à chasser de l'empire des arts les idées claires, on ne puisse pas accuser celle-ci d'obscurité.

Remarquez que, si mes critiques n'étaient pas fon- dées, le public les aurait oubliées en moins de huit jours. Les critiques terribles sont celles qui font dire à tout le monde : « Ehl mon Dieu, il y a bien long- temps que je pensais ainsi ; il y a des années qu'en voyant les tableaux à figures nues des élèves de M. Da- vid, je pensais que c'étaient des bas-reliefs grecs co- piés, et que ce n'est pas de ce style que peigriirent jadis le Dominiquin, Paul Véronèse et Lesueur. »

X

MM. Chauvin, Constable, Turpin de Crisse, Boyenval, Saint-Èvro. j

Il règne cette année une maladie épidémique parmi les paysagistes du Salon. Beaucoup de ces messieurs ont entrepris de faire des sites d'Italie, et tous ont

SALON DE 1824. 190

donné à leurs prétendus paysages le ciel de la vallée de Montmorency, en choisissant, il est vrai, le moment il va y avoir de l'eau, comme on dit à Paris, A Rome, la superbe promenade du Pincio, faite par les Français aux dépens de deux ou trois jardins de moi- nes, était fort à la mode de mon temps; c'est le bois de Boulogne du pays. L'un des paysages qui m'ont le plus frappé au Salon, c'est la Vue de Rome, prise de Monte-Pincio. Le livret m'apprend que l'auteur se nomme M. Chauvin. 11 est impossible de trouver un dessin plus exact que celui de ce paysage, et, en même temps, une couleur plus étrangement fausse. C'est encore le ciel de la vallée de Montmorency étendu sur les monuments de Rome. Cette dégradation d'une chose si belle donne de l'humeur. C'est comme le por- trait fort ressemblant d'une femme chérie, que le peintre aurait recouvert des marques de la petite vérole.

M. Chauvin peint en conscience, et a beaucoup de talent: c'est pour cela que je 1 ai choisi pour objet de ma critique; mais comment peut-il trouver vrai ce qui me semble si faux? Il y a un arbre célèbre à Rome connu de tous les artistes, c'est le pin des jardins Colonne ; on voit cet arbre monumental au côté droit du tableau de M. Chauvin, près d'une tour que le peuple a nommée la tour de Néron. Eh bien, cet arbre célèbre a un feuillage noir, et, d'après les lois

200 MÉLANGES D'ART ET DE MTTÉP.ATURE.

de l'optique, qui est une science exacte comme le \ dessin, il est impossible que ce pin ne soit pas noir; le peintre a cependant trouvé le secret de le faire vert . clair, et cela, par un grand soleil, circonstance qui noircit toujours le feuillage des arbres vus dans le lointain. Quant au ciel de Rome, je n'en parlerai pas ici ; la critique de mauvaise foi aurait trop beau jeu à m'accuser d'exagération; j'en appelle seulement à tous les voyageurs qui, du portail de Saint-Jean de Latran ou de la tour du prieuré de Malle, ont eu le bonheur de voir les tombeaux et les fragments d'a- queduc qui marquent la voie Appienne.

J'ai cherché la Vue du lac de Varèse, par M. Chau- vin. Les amateurs de toutes les croyances convien- nent que ce lieu est le plus beau de la terre; on peut en voir une description fort agréable dans le Journal des Débats du 29 juillet 1825. Eh bien, M. Chauvin a couvert ce beau lac de la brume de Paris ; malheureusement, son tableau est fort ressemblant, et l'on s'écrie : « Comment peut-on recevoir une impres- sion si faible d'une chose aussi belle! » Ce qui rend si admirables les paysages des lacs de la Lombardie, c'est précisément la couleur des arbres sous un beau ciel. Dès le mois de mai, il n'y a plus de verdure à Naples ni dans le midi de l'Italie.

J'ai loué de verve le paysage de M. Constable; c'est que la vérité a pour moi un charme qui saisit d'abord,

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qui entraîne à l'instant. Les amateurs Je Técole de David préfèrent hautement les paysages de M. Turpin de Crissé, et surtout celui qui nous montre Apollon chassé du ciel. Je ne dirai rien de l'idée si vieille de nous présenter encore Apollon et les Muses , c'est mal connaître le dix-neuvième siècle. Ce qui m'a frappé, c'est que les amateurs de l'ancien goût français louent les paysnges de M. Turpin de Crissé, comme ayant de la vérité. Je commencerai par dire que la perfection du paysage, selon moi, serait de dessiner les sites d'Italie comme M. Chauvin, et de les peindre avec la naïveté de couleur de M. Constable. Revenant à la grande question de la vérité, telle que l'entendent encore certains critiques, en arrière du siècle, je citerai lieux romans généralement connus. Dans la Prison d'Edimbourg, AValter Scott peint une jeune tille, la louchante Jeanny Deans, qui obtient du souverain la grâce de sa jeune sœur Effie, condamnée à mort. Voulez-vous savoir ce que les partisans du goût suranné auraient fait de ce sujet? La célèbre madame Cottin se charge de la réponse : on en eût fait une Elisabeth on les Exilés en Sibérie. Dans ce dernier tableau, tout est noble, tout est d'une pièce; rien ne s'écarte de ces en- nuyeuses convenances que vous savez par co'ur, tandis que le vif plaisir que me fit autrefois la Prison d'Edim- bourg vient peut-être de me faire citer ce roman hors de propos. Cet exemple dit tout à qui peut comprendre.

202 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

Le feuille des paysages de M. de Crissé manque évi- demment de vérité et d'énergie ; car il peut y avoir de V énergie, de la grâce, de la magnificence dans le feuille d'un groupe d'arbres. Lorsqu'on entre aux Tuileries par le pont Tournant, l'on peut voir au delà du grand bassin, à gauche de la grande allée, un groupe de marronniers qui évidemment a de la magnificence. Eh bien, les personnes qui ont une âme faite pour goûter la peinture, ne retrouveront jamais ce genre de sen- sation dans les paysages de M. de Crissé. Dans les ta» bleaux de l'ancienne école, les arbres ont du shjle; ils sont élégants, mais ils manquent devérité. M.Constable, au contraire, est vrai comme un miroir; mais je vou- drais que le miroir fut placé vis-à-vis un site magni- fique, comme l'entrée du val de la Grande-Chartreuse, près Grenoble, et non pas vis-à-vis une charrette de foin qui traverse à gué un canal d'eau dormante.

Il y a une vue du château de Chambord, par M. Boyenval, qui, suivant moi, est assez remarquable. Le ciel est mauvais par un défaut contraire aux ciels de M. Chauvin : celui-ci est trop bleu; mais M. Boyen- val a rendu avec vérité l'effet de la lumière sur un édifice dont les murailles sont propres, et d'un style à demi gothique; or, c'est beaucoup que d'exceller dans un genre quelque peu important qu'il soit. M. Boyenval doit être un artiste judicieux; il s'est garanti d'un certain effet chatoyant que les gens qui

SALON DE 1824. 203

achètent des gravures sans s'y connaître admirent dans les gravures anglaises. On peut voir un exemple frappant de cet effet puéril si à la mode à Londres, dans les cheveux du portrait de femme de l'étonnant sir Thomas Lawrence. Dans un beau portrait gravé de la princesse Charlotte d'Angleterre, l'effet chatoijant est porté jusqu'aux dernières limites du ridicule. Il se remarque dans beaucoup de tableaux que les journaux voudraient nous faire admirer, mais il est plus sen- sible dans les gravures. Si le public s'apercevait de ce ridicule, les artistes cesseraient d'y tomber, et même de le rechercher. Voilà, ])Our le dire en passant, à quoi sont bonnes les dissertations sur les arts; elles révoltent toujours l'artiste, l'effet est sûr, mais elles éclairent le public; et, parmi les peintres, il n'est point d'orgueil qui résiste aux dédains du public. Il faut, j)our résister à l'opinion des contemporains, avoir la conscience du talent; or, après le génie, rien n'est plus rare.

Je parcourais hier tristement, dans la galerie d'A- pollon, cette série de petits tableaux maniérés, affectés, loués ]>ar les petits journaux, et dans lesquels il n'y a réellement rien qui vaille que la bordure, lorsque j'ai été tiré de mon spleen par un tableau qui m'a semblé une esijuisse de Paul Véronèse, et, d'après ma ma- nière de sentir , cet éloge est immense. Ce petit tableau, d'im pied carré, représente deux matelots

204 MELANGES D'AUT ET DE LITTÉUATUUË.

qui, à peine échappés au naufrage ot sortis des vagues, regardent cette mer cruelle qui vient de leur fout en- lever, et à qui ils ont à grand'peine arraché leur vie. M. Saint-Evre a eu le génie de peindre un des plus beaux vers du Dante. Il est vrai que l'affreuse terreur qui vient seulement d'abandonner les traits de ces mal- heureux matelots, d'ailleurs gens du commun, ne les rend pas gracieux. Je ne dissimulerai pas que des per- sonnes de la société, lesquelles, il est vrai, n'ont ja- mais vu de tableaux, et à qui j'avais indiqué celui-ci, l'ont trouvé repoussant, et ma recommandation fort singulière. Je ne prétends donc m'adresser ici qu'à celte partie du public qui a quelque habitude de trou- ver du plaisir à regarder les productions des arts. Je ne doute pas que ce fort petit tableau ne laisse une impression profonde. J'y blâmerai une faute de dessin ridicule dans le bras d'un des matelots qui semble enflé; mais peut-être c'est une grâce que M. Saint- Évre a voulu placer dans son tableau. Je n'en serais pas étonné; ce pein're semble pousser l' amour du laid bien plus loin que M. Horace Vernet lui-même.

La Paysanne dans un cimetière m'a fait réelle ment horreur par sa laideur. Le tableau de Job avec ses amis m'a un peu consolé du supplice que la paysanne venait d'infliger à mes yeux. Cette paysanne est réellement pour moi de la musique de Gluck , expressive si l'on veut, mais que rien au monde

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SALON DE 1824. 205

ne pourrait me forcer à entendre deux fois. Après celte paysanne dans un cimetière, il ne reste plus qu'à représenter une guillotine en action.

Le talent de M. Saint-Èvre est d'autant plus remar- quable, qu'il est le contraire de celui de tous les jeunes peintres qui se sont fait un nom à cette exposition. Il me semble voir une vigueur et une vérité qui sont presque aussi rares, parmi les peintres, que la sincérité et la candeur dans notre société hypocrite du dix-neu- vième siècle.

Pour faire preuve moi-même d'une sincérité fort imprudente, je pense que M. Saint-Èvre occupera dans l'opinion des amateurs ime des premières places après M. Schnetz. Je lui vois pour concurrents MM. Sigalon, Robert, Delacroix, Delaroche. Je conseillerai à tous ces messieurs, qui ne brillent pas par l'étude du beau idéal, de se présenter à l'exposition prochaine, avec un grand tableau de figures nues, dans le système de M. David.

XI

MM. Girodel-Trioson, Sclielfer. Philippiiiue du Morning Chroiiicle contre l'école française .

Assurément ce que la peinture peut désirer de mieux dans le genre du portrait, c'est d'être appelée à trans-

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200 MÉLANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

mt'tlre à la postérité les traits de ces hommes qui se sont fait un nom par beaucoup d'énergie et un grand caractère. Le paysan Cathelineau et M. le marquis de Bonchamps, généraux vendéens, dont M.Girodet-Trio- son vient d'exposer les portraits dans la grande galerie du Musée, étaient une bonne fortune pour le peintre. Jamais un grand talent n'eut une plus belle occasion de faire preuve d'énergie et d'esprit. Oserai-je dire que M. Girodet a manqué à sa fortune, et que ce grand peintre vient d'imposer une tâche bien pénible aux personnes chargées de tenir registre de l'opinion du public?

Excepté dans les accessoires, rendus avec plus d'esprit que de talent, il faut avouer que ces deux portraits sont à une distance immense du génie qui a créé Atala au tombeau, et les autres chefs-d'œuvre de M. Girodet. Les amateurs se plaignent souvent de l'absence totale de clair-obscur ; c'est l'un des défauts capitaux de celte école française, qui, dans ce moment, est, sans contre- dit, la première du monde. M. Girodet-Trioson semble avoir conq^ris cette critique avec son esprit plutôt qu'avec son talent, il a outré le clair-obscur à un tel point, que le portrait de M. de Bonchamps semble être un ancien tableau dont la couleur a poussé au noir. // est impossible, dans une ligure représentée en plein air, que les ombres aient la couleur noire à latjuclle le désir de produire do l'effet a entraîné'

I

SALON DE 1824. 207

M. Girodet. M. de Bonchamps vient d'êlre blessé au bras droit, et il s'apprête à écrire ; il est tout près des coups de fusil; l'attention profonde, le génie mili- taire d'un général doivent être excités au plus haut degré, et le peintre nous présente M. de Bonchamps avec un air calme et presque riant.

Et qu'on ne s'y trompe pas, le calme de l'illustre Vendéen n'est nullement le sang-froid du génie qui a pris son parti ; ce n'est point cette nuance d'expression que le pinceau rapide de M. Horace Vernet a saisie avec tant de bonheur dans l'admirable portrait de M. le maréchal Gouvion-Saint-Cyr. Le calme de M. de Bonchamps est celui d'un bon jeune homme, serein et tranquille, qui se promène paisiblement dans son parc, une cravache à la main. On doit la vérité à un grand peintre; ce contre sens est peut-être l'un des plus frappants du Salon de cette année. Le portrait du général Cathelineau est mieux, mais l'expression n'est que celle d'un paysan en colère. Je ne retrouve point cet air profondément religieux et simple à la fois, qui avait fait surnommer M. Gathehneau le Saint d'Anjou. La hgure du général Desaix , par exemple , avait éminemment cette expression. Dans sa Révolte du Caire, M. Girodet a su peindre avec un grand talent, l'œil de l'homme qui se bat pour une cause qu'il croit sacrée. Les accessoires du portrait de M. Cathelineau sont fort bien, c'est que le genre du portrait exige un

208 MELANGES D'ART ET DE MTTÉliATUnE.

clah'-obscur un peu renforcé pour tous les accessoires ; il faut qu'on les voie, mais qu'on ne les aperçoive que lorsqu'on les cherche. Cette qualité essentielle manque entièrement à M. Sclmetz ; dans les meilleurs tableaux de ce jeune peintre, la Diseuse de bonne aventure, par exemple, les moindres accessoires usur- pent une partde l'altentioii de l'œil.

M. Girodet a exposé un portrait de jeune homme dans le grand salon, près de la Bataille de Montmi- rail, dans lequel la moitié de la figure n'est pas dans l'ombre, mais est noire. Il est beaucoup de sujets historiques, tous ceux du genre profondément tragi- que : Y Assassinat de Montereau, les États de Biais, le Dialogue de Bébecca et du farouche Templier au haut de la tour dans Ivanhoe, etc., etc., dans lesquels ce clair-obscur forcé ne serait presque pas un défaut. Mais, dans le portrait, qui doit briller par le naturel et la vérité, cette manière est intolérable. Au reste, avoir manqué quelques portraits, n'est d'aucune consé- (luence pour la réputation de M. Girodet ; c'est Voltaire qui laisse échapper de sa plume facile une lettre dé- nuée de grâce.

J'ai remarqué à côté des portraits de M. Girodet un grand tableau de M. Scheffer : Saint Thomas d'Aquin prêchant la confiance dans la bonté divine du- rant la tempête. Ce tableau m'a rappelé Restout, un peintre célèbre de l'école française avant la Renais-

SALON DE 1821. 'J09

sance de l'art par M. David. M. Scheffer me semble avoir des défauts contraires à ceux des élèves de ce grand peintre. Non-seulement il ne cherche pas aux dépens de toute raison à étaler des personnages nus, mais, quand par hasard il a une partie nue à traiter, il ne sait pas la rendre. Ce n'est point la négligence d'un grand peintre, du Tintorct par exemple, qui outre quelquefois la forme à force de la bien connaître. C'est le tâtonnement d'un artiste qui ne connaît pas à fond la position, la forme et l'action de chaque muscle. Si on laissait passer, sans les critiquer avec sévérité, des tableaux tels que le Saint Thomas, de M. Scheffer, dans lesquels il n'y a réellement de bon qu'un certnin feu pittoresque et de l'esprit, l'école aurait bientôt rétrogradé au point elle en était , avant (jue M. David la fit passer, du dernier rang qu'elle occupait en Europe, au premier.

A propos de notre incontestable supériorité sur les autres écoles, je citerai un manifeste sanglant contre les peintres français, qui se trouve dans le Mornhuj Chronïde du 23 octobre dernier. Il faut bien passer un peu d'humeur aux gens qui mettent de Vhonneur national à admirer les portraits de M. Lawrence et les grands tableaux d'histoire de M. West, à peu près de même force. L'auteur de la philipjiique que je dé- nonce au public de Paris est l'un des hommes de lettres les ])Ius distingués du Parnasse anglais. Sans

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210 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE

doute, il exagère lorsqu'il place, en quelque sorte, M. Delacroix au-dessus de M. Girodet; mais il y a souvent de la raison et du goût dans sa critique. J'y ai remarqué un dilemme assez pressant. M. W. H. dit aux peintres qui ne savent que copier des statues grecques : « Si vous n'altérez pas la pureté de l'an- tique, votre faldeau n'est qu'une copie comme la Ga- latée de M. Girodet dans le tableau de Pygmalion (ga- lerie de M. deSommariva). Si vous entreprenez de ren- dre la passion, les têtes de vos personnages seront en contraste perpétuel avec les corps , car la première condition de la statuaire antique était le calme profond, sans lequel, chez les Grecs, il n'y avait point de beau idéal. » Je voudrais voir traduire en français cette diatribe du Moniing Chronide, et surtout qu'on y répondît , mais par de bonnes raisons et non pas en nous parlant encore de l'éternelle jalousie des perfides Anglais.

A propos de brochures à faire sur la peinture, on dit que les peintres qui étaient à la mode il y a vingt ans, et qui se volent désertés par l'inconstante déesse, se sont réunis , et, se constituant bravement juges et parties, on l'oit un pamphlet dans lequel on dit beau- coup de mat des jeunes peintres dont le public s'obstine à regarder les ouvrages. Cela s'appelle défendre les bons principes ^ la pureté du grand style, la gloire de Véeole nnfionnle, etc. , etc. ; peu importe le degré

SALON DE 1S2I. 211

(l'hypocrisie, pourvu que le pamphlet soit bien écrit. Il paraît que ces messieurs prirent, il y a vingt ans, la mode pour tic ht (jloire ; ce sont deux choses un peu différentes. L'on n'a qu'à se demander, la main sur la conscience, par quels moyens on obtint jadis cette |)rétendue (jloire ! combien elle a coûté d'articles de journaux, de dîners, de visites, de billets du matin aux journalistes, etc., etc. Demandez plutôt à l'im- mortel auteur ôlpsiboé.

XIÏ

MM. Maiiznisse, Heym, Carninade, Longhi, Anderloni, Caravaglia,

Picot, Pallière, Roger, du Pavillon, L. Robert, llayez, Dejuinne,

Dupré, Orsel.

11 serait mal à moi de passer sous silence une foule de tableaux estimables auxquels il ne manque, pour atteindre à la gloire, que d'avoir paru aux expositions qui ont lieu actuellement à Berlin, à Londres et à Milan.

J'aime beaucoup, par exemple, le Saint Etienne de M. Mauzaisse. En deux jours de temps, M. Gros en ferait un tableau fort remarquable, et qui, à Londres, passerait pour un Titien. Il y a des négligences de détail ; mais ce tableau est facilement compris, et lo personnage j^rincipal ne manque ni de résignation

212 MELANGES D'ART ET DE 1,1 TTÉ R ATU P.E.

ni de beauté. On peut reprocher an portrait de Henri IV, par M. Mauzaisse, que Henri IV a un air de bonhomie qui n'est pas l'air de bonté d'un roi. La critique reprendra des négHgences dans le cheval ; MM, Vernet nous ont rendu difficiles ; mais ce portrait a de l'effet vu de loin ; dans une grande salle, il paraîtra superbe, surtout s'il est placé dans quelque province éloignée, peu accoutumée à voir des tableaux. Paris maintenant absorbe tout, attire tout à lui, l'esprit comme l'argent des provinces, et c'est un grand malheur ; le reste de la France s'appauvrit au physique et au moral.

M. Hayez vient d'exposer une toile immense. Jé- rusalem est incendiée ; les soldats romains massa- crent les familles juives qu'ils trouvent réfmjiées dans le temple. On remarque d'abord un fort beau groupe. Une femme et son enfant sont foulés aux pieds par le j cheval d'un soldat romain ; le mari de cette femme essaye de saisir par la bride le cheval du Romain, qui lui porte le coup mortel. Il y a une faute de perspec- ^ tive aérienne dans les jambes de l'homme qui veut arrêter le cheval ; l'enfant est excellent. Le soldat, pris dans un bas-relief antique, a bien le sang-froid qu'en pareille occurrence l'histoire nous montre chez les Romains. L'homme n'existait pas, pour ainsi du'o, dans l'ancienne civilisation. Tuer un barbare pour un Ro- main patriote était un acte d'une beaucoup moindre

SALON DE 18-2 4. 213

importance que tuer une bête de somme appartenant à l'armée. La femme juive et son enfant me paraissent copiés du Dominiquin. Eloigné de ma collection de gravures, je ne me hasarderai pas à indiquer le tableau du grand maître. Dernièrement, j'ai dit que M. Camî- nade, dans son fort joli tableau du Mariage de la Vierge, avait copié un grand prêtre de Raphaël. Je suis sûr d'avoir vu cette figure dans un ouvrage célèbre, mais enfin ce n'est pas dans le Mariage de la Vierge, qui est à Milan, et dont M. Longhi vient de donner une excellente gravure, qui rappelle bien la sécheresse de la première manière de Raphaël. 'J indiquerai aux gens opulents qui meublent des appar- tements les gravures de MM. Andcrloni ot Caravaglia, élèves de M. Longhi. Les ouvrages de ces deux artistes, qui auront un nom européen dans peu, doubleront de prix d'ici à vingt ans ; tandis qu'une autre m'ode suc- cédant à celle des effets chatoyants, les gravures an- glaises, recherchées aujourd'hui, ne vaudront bientôt plus dans le commerce que ce qu'elles valent aux yeux des gens de goût.

M. Picot est un peintre rempli de grâces, mais dont les connaissances anatomiques ne sont peut-être pas au niveau de l'époque. Peul-étre ce jeune artiste ne s'est-il pas assez appliqué à connaiire la forme, la po- sition, l'office des muscles qui couvrent le corps de l'homme. Son tableau de celte année, Céphale et

214 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

Procris, me semble inférieur à sa charmante Psyché de la dernière exposition. M. Picot est un poëte aimable auquel il ne faut pas demander du tragique. Les jambes de Céphale et de Procris, surtout celles de Cépliale qui fait effort, manquent de détails, de mus- cles. On a dit que Céphale avait l'air fâché d'un homme qui vient de casser un beau vase de porcelaine ; il fallait le dernier degré du désespoir. La Délivrance de saint Pierre, de MM. Picot et Pallière, est un ou- vrage rempli de cette grâce qui fit jadis la réputation du Guide.

M. Piogcr, jeune peintre qui travaille dans le genre de M. Horace Vernet, a envoyé de Rome un charmant petit tableau ; ce sont des Chevaux préparés pour la course. Il y a de la couleur, de l'expression, et même du clair-obscur dans ce petit ouvrage, M. Roger a peut- être mieux réussi que M. Horace Vernet lui-même à rendre l'énergie sauvage des Romains de la basse classe. Espérons que M. Roger étudiera le dessin, et arrivera à faire aussi bien que M. Léopold Robert. Je ne dissimulerai pas à M. Roger qu'il y a de la mol- lesse dans son Intérieur iVun bâtiment pendant un orage. Cela ressemble un peu trop aux tableaux que les marchands de lithographies commandent aux jeunes peintres.

On m'avait beaucoup vanté la sublime beauté d'un tableau de M. Léopold Robert , annoncé sous le

SALON DE 1824.

no 1449, el qui représente des ReUtfieuses de Cordre de Sainte-Thérèse, effrayées du pillage de leur cou- vent par des Turcs. On disait que ce tableau ne serait pas exposé ; on lui reprocliait trop de feu et de vérité. « Honneur, me disais-je, au jeune peintre que de tels défauts éloignent du Salon ! » Hélas ! j'ai vu le tableau ce matin, et je regrette qu'il n'ait pas partagé le sort de VIpJwjénie de M. du Pavillon ! Ces deux religieuses son peintes grossièrement, el ne m'ont fait aucune impression. Celle qui soutient l'autre est mal dessinée. M. Robert a le même défaut que M. Granet dans son tableau du Dominiquin ; il peint de petites figures qu'on regarde de foit près , sans se donner la peine d'y mettre de détails. Les doigts de la religieuse qui s'évanouit ont la roideur de la convulsion, ce qui est fort bien, mais, du reste, ne présentent pas forme humaine. J'ai remarqué, de M. Robert, une nouvelle Mort rf'tni brigand, dans le grand salon, auprès du Louis XIV <\c madame Hersent. Ce petit tableau me semble bien inférieur au premier. Ici, la maîtresse du brigand n'est pas au désespoir. Du reste, ce petit ta- bleau fait paraître bien pâles tous ses voisins. MM. Ro- bert, Roger et quelques autres jeunes peintres feront tomber, d'ici à peu d'années, la mode des gravures. H faudrait que ces messieurs apprissent à traiter des nuances de })assion plus délicates que celles qui se rattachent à la mortd'un brigand. Ils devraient se rap-

210 MÉLANGES D'AHÏ ET DE LlTTÉUAÎURË.

procher dos proportions employées par M. lïavez. Il n'est bruit en Italie que du tableau de ce jeune Véni- tien, exposé à Milan, et qui représente le Comte de Cannagnola allant à la mort, et recevant les derniers adieux de sa femme et de ses filles. Il faut convenir que ce sujet intéresse plus que la Mort d'un hrUjand^ ou qu'une Halte de pèlerines dans la campaijne de Rome. Toutes les lettres s'accordent à porter aux nues le tableau du peintre vénitien, et à placer ce jeune artiste bien au-dessus de Cammunicini et de Benve- nutti, peintres en yrand renom, qui, chargés d'hon- neurs à Florence et à Rome, voient les suffrages du public se retirer de leurs ouvrages, comme certains grands peintres de Paris. La couleur et le clair-obscur sont les parties brillantes de louvrage de M. Hayez, qui est déparé par quelques fautes de dessin cho- quantes. L'expression des personnages est vive et pro- fonde : on sent que ce peintre a de l'âme.

Je voudrais pouvoir donner les mêmes louanges à M. Dejuinne, qui vient d'exposer un "immense tableau représentant la Famille de P.riam. Le cadavre d'Hector ne porte point l'empreinte des fureurs d'Achille. Pourquoi ravir au vieil Homère ces beautés sublimes qui n'ont d'autre défaut que de nous avoir été expli- quées au collège par des pédants? Le vénérable Priam, que nous apercevons près du cadavre d'Hector, n'est donc pas allé baiser les mains qui avaient tué son fils ?

SALOiN DE 18'2i. 217

Fidèle au système de l'école de David , M. Dejuinnc n'a donné aucune expression à Andromaque, et a placé à côté d'elle un bel homme entièrement nu, mais dont les deux jambes ne semblent pas appartenir au même corps. L'ensemble de ce tableau fait plaisir, et l'auteur possède plusieurs parties de la peinture.

Que ne puis-je louer un tableau de M. Dupré, jeune artiste français qui est à Rome, et qui sait faire res- pecter ces beaux noms tVartiste et de Français ? Je trouve de la sécheresse et de la froideur dans son tableau de Camille s insurgeant contre les Gaulois occupés à peser la rançon des Romains. M. Du- pré, qui a exposé, cette année, d'excellentes Vues de la .Grèce, pleines de caractère, a rànie qu'il faut pour profiter des têtes superbes que l'on trouve à Rome, et qui ont fait la fortune du Brutus de !\1. Le- Ihière. Certainement un Romain contenant à peine sa fureur a une autre expression que celle qu'il a donnée à Camille. Demandons à M. Dupré, pour la prochaine exposition, un tableau du moyen âge ; demandons-lui un peu de clair-obscur ; conjurons-le, au nom de la vraie gloire, qu'il est fai' pour apprécier, de regarder quelquefois la Communion de saint Jérôme, du Domi- niquin. Les chairs de M. Dupré, comme celles de M. Schnetz, ont l'air d'être faites de quelque substance dure.

La Mort d'xibel^ do M. Orsel, autre jeune peintre

13

'J18 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

travaillant à Rome (c'est de Rome, cette année, que nous sont venus les meilleurs tableaux), n'est pas sans mérite. Ce qui frappe au premier coup d'œil dans ce tableau, c'est que tout y est gris comme dans les SabineSy de M. David. Cela suffit pour beaucoup de gens qui passent aux tableaux voisins ; mais, comme ces tableaux sont fort mauvais, je suis revenu à celui de M. Orsel. Caïn est peint d'après Talma ; une barbe ridicule dérobe l'expression de la figure d'Adam ; Abel a une figure belle et plate ; mais la douleur d'Eve est bien celle d'une mère. Elle dit à Adam : « Ne maudis pas ton fils Caïn, c'est moi qui suis la source de tous ces maux. » On voit que le peintre s'est servi, comme M. Schnetz, de la figure d'une jeune femme de Sonino, qui, depuis deux ans, sollicite à Rome la liberté de son mari. Il y a dans ce tableau un laurier qui est tout au plus à dix pas du spectateur; ce qui n'a pas em- pêché M. Orsel de donner à ses feuilles le gris clair que nous avons reproché à M. Chauvin. C'est en trai- tant le coloris de cotte manière que Ton fait prendre la fuite aux spectateurs. Ce tableau est fort bien des- siné.

SALON DE 1821. 219

XIII

JIM. Rauch, Fieck, FickUng, Ingres; Procès do Tûcolo de David.

Je suis entré à l'Exposition ce matin, par la salle des statues, sur lesquelles je cherche à préparer un article. J'ai remarqué sur le palier du bel escalier du Louvre, deux candélabres de marbre donnés à madame de la Rochejaquelein, par les officiers de l'armée prussienne. Oserai-je dire que je trouve de la poésie dans ces candélabres? Pardonnera-t-on à l'homme qui, malgré les meilleures intentions du monde, n'a pas pu être ému par tant de grands tableaux, ouvrages des peintres français, cet aveu peu patriotique, qu'il a été touché par l'œuvre de deux sculpteurs allemands, MM. Rauch et Fieck? Rien ne dépite l'artiste savant qui n'a pas d'àme, comme la forme de l'éloge que j'emploie en ce moment ; c'est avec jdaisir que j'aurais évité cette forme, mais elle est nécessaire à ma pensée. J'ai été touché surtout des portraits des héros vendéens. Supposez ces bas-reliefs placés dans l'église gothique de la Vendée reposent les restes de ces guerriers illustres, voyez-les éclairés par le demi-jour de l'église de Saint-Florent, par exemple, et vous concevrez mon émotion, vous la partagerez. Cette émotion sera utile

220 MLLANGES l) Al'.T ET DE LITTERATURE.

à VOS progrès dans les beaux-arts; vous verrez nelte- ment pourquoi M. Girodet n'a pu produire avec son pinceau savant l'effet que MM. Raucli et Fieck, sculp- teurs allemands, ont atteint par des ouvrages je pourrais reprendre plusieurs défauts.

Ces artistes que je ne connais point, et dont jamais, je crois, je n'ouïs parler, ont su ne pas sortir de cette modestie raphaélesque, de cette tranquillité des sta- tuaires grecs sans laquelle il n'y a rien de sublime en sculpture. Cet art divin ne peut exprimer que les habi- tudes de rame, et, toutes les fois que vous représentez, même correctement, une passion passagère, les habitu- des constantes de l'àme étant nécessairement éclr|)sées, ce n'est plus de la sculpture que vous faites. M. Raucb, le plus habile, ce me semble, des deux sculpteurs étran- gers, dessine fort mal les poignets de ses figures. Celte petite incorrection dans des figures de femmes, d'ail- leurs charmantes, est venu troubler mon plaisir. Quel dommage que la science manque aux artistes qui ont de l'âme ! Je voudrais que M. Rauch fût chargé de faire un tombeau pour lord Byron.

J'ai fort peu de considération pour l'aquarelle, c'est un pauvre genre; mais l'apologue aussi est peu de chose comparé au ])oëme épique, et toutefois la Fon- lainc est immortel comme Homère. Dans les beaux- arts, la médiocrité n'est rien, il faut exceller n'im- pinle par ipic! uioven. ne dis f)as <|uc l'aquarelle de

I

SALON DE 1824. 221

M, Helding qui représente Macbeth et Banco arrê- tés sur la bruyère par les trois sorcières soit un petit ouvrage parfait comme telle fable de la Fontaine ; mais je me détermine à en parler, parce que, depuis quinze jours que j'ai découvert ce tableau, à l'extrémité des salles de l'industrie, tout près des candélabres prussiens, je ne puis jamais quitter l'exposition sans aller le revoir.

Ce petit ouvrage sans conséquence représente par- faitement cette scène de sorcières que les protecteurs des idées surannées reprochent si souvent à Shaks- peare. Je vois dans celte aquarelle une haute leçon de poésie; voilà comment il faut présenter les choses surnaturelles à l'imagination. Pendant la tempête, on aperçoit les sorcières dans un nuage noir assez dis- tinctement pour prononcer qu'elles existent, et pas assez pour que l'œil puisse détailler les parties de ces corps formés d'air, et qui vont se résoudre en air aus- sitôt que l'inquiète ambition de Macbeth les pressera de questions. Dans un an, je me souviendrai encore de cette pauvre petite a(juarelle de deux pieds carrés, et j'aurai oublié, ainsi que le public, ces immenses ta- bleaux à l'huile qui tapissent le grand salon; c'est ainsi qu'une petite fable de la Fontaine l'emporte sur une tragédie de La Harpe. Dans les arts, il faut toucher profondément, et laisser un souvenir; ce n'est pas le temps, c'est la manière qui ne fait rien à l'affaire.

222 MI-LANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

J'allais au Louvre pour juger de l'impression que le public du samedi reçoit des tableaux ; je voulais aussi voir un ouvrage nouveau dont on dit beaucoup de bien : le tableau de M. Ingres qu'on vient seule- ment de placer dans le grand salon, et qui repré- sente Louis XIII mettant la France sous la protection de la sainte Vierge. C'est, selon moi du moins, un ouvrage fort sec, et, de plus, un celiton des anciens peintres d'Italie. La Madone est belle sans doute, mais c'est d'une sorte de beauté matérielle qui exclut l'idée de la divinité. Ce défaut, qui est de sentiment, et non pas (le science, éclate encore davantage dans la figure de l'Enfant Jésus. Cet enfant, qui, d'ailleurs, est fort bien dessiné, est tout ce qu'il y a de moins divin au monde. La physionomie céleste, Y onction indispen- sable dans un tel sujet manquent entièrement aux personnages de ce tableau.

Le livret annonce que M. Ingres habite Florence. Comment, étudiant les peintres anciens, M. Ingres n'a-t-il pas vu les tableaux de Ira Bartolommeo, celui-là même qui enseigna le clair-obscur à Raphaël? Les ou- vrages de ce moine, qui ne sont pas rares à Florence, sont des modèles d'onction. Veut-on savoir pourquoi? Fra Bartolommeo, touché des prédications de Savona- role, abandonna rexercice de son art, craignant de se damner. Comme il était l'un des premiers peintres de son siècle, et je crois de tous les siècles, au bout de

SALO^■ DE 1824. 225

quatre ans le supérieur de son couvent lui ordonna de peindre de nouveau, et fra Bartolommeo, par esprit d'obéissance, se remit à faire des chefs-d'œuvre. Voilà, ce me semjile, tout le secret de la supériorité du quinzième siècle sur le nôtre. On vient d'inventer, il y a deux mois, un canon à vapeur qui lancera à une lieue de distance vingt l)oulets par minute. Nous triomphons dans les arts mécaniques, dans la litho- graphie, dans le diorama ; mais tous les cœurs sont froids, mais la passion sous toutes les formes ne se trouve plus nulle part, et, je crois, moins encore en peinture que partout ailleurs. Aucun tableau de l'ex- position n'a le feu que l'on. trouve dans un opéra de Rossini.

Je me hcàte de quitter cette digression qui aura scan- dalisé les peintres savants, pour revenir à M. Ingres, qui est lui-même l'un des grands dessinateurs de no- tre école. Comment M. Ingres, qui est homme d'esprit, n'a-t-il pas vu que moins l'action d'un tableau reli- gieux est touchante par elle-même, plus Fonction est nécessaire au peintre pour nous mettre sous le charme? Les anges qui écartent un grand voile aux deux côtés du tableau de M. Ingres sont peints d'une manière fort sèche ainsi que leurs draperies; le petit nuage sur lequel pose la Vierge est de marbre ; il y a une crudité générale dans la couleur.

Le mouvement de la figure de Louis XIII est lorl

224 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

vif; mais rien ne nous indique le chef d'un grand empire implorant la bonté divine pour ses mnombra- bles sujets. La petite moustache espagnole du principal personnage, qui est presque tout ce qu'on aperçoit de la figure, produit un effet assez mesquin. Voilà bien des critiques accumulées sur l'ouvrage de M. Ingres, et cependant je considère le Vœu de Louis XIII comme l'un des meilleurs tableaux d'église de l'exposition. Il gagne beaucoup à être revu ; il gagnera plus encore à être placé dans une église, et à être regardé forcément pendant une heure de suite. Je trouve dans cet ouvrage une profondeur de science et d'attention qui prouve que M. Ingres est dévoué à la peinture et exerce son art en conscience. Ce tableau est précieux, surtout en ce moment, tant de jeunes peintres semblent tra- vailler uniquement pour donner des sujets aux gra- veurs lithographes. Si le peintre eût été doué du feu céleste nécessaire pour mettre un peu d'âme et d'ex- pression dans la figure de la Madone, il eût pu facile- ment attirer l'attention du public. Pour peu que nous cherchions à méditer sur les ouvrages des peintres qui brillèrent il y a vingt ans, nous arrivons toujours à cette vérité désagréable, et sur laquelle je n'aime point à revenir : l'école de M. David, fort habile à repré- senter les muscles qui couvrent le corps humain, est ho: s d'état de faire des têtes exprimant avec justesse un sentiment donné.

SALON DE 1824. 225

Exhortons M. Ingres, et les peintres ses contempo- rains, à traiter des sujets historiques qui n'exigent pas une grande profondeur d'expression. Sans s'écarter des annales de Louis XIII, M. Ingres pouvait représenter ce roi si brave à l'attaque de la Brunette, au moment Bassompierre lui dit : « Sire, les violons sont prêts; quand Votre Majesté voudra, le bal commencera.»

J'ai trouvé une naïveté charmante dans un petit tableau qui nous montre un Jeune Savoyard malade. J'ai cherché le nom de l'auteur, il a gardé l'ano- nyme, ce qui me fait présumer que nous devons cet aimable ouvrage à une jeune femme. J'oserais con- seiller à l'auteur de mettre un peu plus de hardiesse dans ses lumières et dans ses ombres; à l'exemple de Bembrandt, il faudrait que toute la lumière de ce joli tableau fût concentrée sur la figure du jeune Savoyard ; le spectateur remarquerait davantage sa touchante ex- pression.

Il me reste à parler dans mes prochains articles des miniatures et des statues. J'éprouve à ce sujet un embarras singulier; j'ai trop à louer les miniatures, j'ai trop à blâmer les statues. On ne fait nulle part en Europe la miniature comme en France; les noms de MM. Saint-Augustin, et de mademoiselle Lisinka Rue (madame de Mirbel), sont aussi connus à Vienne et à Berlin qu'à Paris. Presque tous les peintres en miniature qui ont exposé cette année méritent des

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226 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

louanges; si je veux être juste, il faudra parler de tout le monde; il n'en est pas de même pour les statues. Je ne sais comment faire pour éviter le reproche d'être un ennemi des arts et des artistes^ titre décerné cette année, unanimement, à toutes les personnes qui, sans avoir jadis exposé de mauvais tableaux, ont osé ex- primer une opinion sur le Salon.

XIY

MM. Gassies, Frostc, Vinclion, Ducis, f'.ichard, H. Vernel, Ricoi;^ T. de Crissé, Bidauld, Rémond, A. Leprince.

Au moment je vais cesser de parler au public, et de lui présenter le résumé des opinions diverses que j'ai entendues celte année au Salon, je pense qu'il y aurait de l'injustice à ne pas dire un mot de plusieurs tableaux estimables qui, je le répèle, et j'insiste sur ce point, seraient des chefs-d'œuvre à Londres, à Berlin, et même à Rome. Un grand maître ferait des morceaux admirables de la plupart de ces tableaux en leur consacrant quelques séances ; il ne leur manque en général que de la force. Je soupçonne les auteurs de ces tableaux de ne pas voyager : rien n'est fait pour étioler la manière de sentir comme un séjour un peu prolongé à Paris. Tant de gens respectables dans

SALON DE 1824. 227

les salons ont intérêt à flétrir toute énergie du nom de grossièreté I

Un des tableaux que j'avais le plus de regret de ne pas louer se trouve dans la première salle, sous le n" 685, et représente des Aiujes regardant vers le ciel. Dans une exposition oii le laid se présente avec une majorité presque aussi imposante que dans la nature, un artiste tel que M. (iassies, qui s'applique à faire de jolies figures, est un homme précieux et dont il faut encourager les talents. Si le tableau qui porte le 685 est placé dans la chapelle à laquelle il est des- tiné, de manière à ce qu'on puisse en apercevoir les détails, il aura un grand succès. Le mouvement des figures d'anges est fort bien, et ce tableau serait admirable s'il présentait dans les premiers plans quel- ques masses de clair-obscur à la Corrége. Peut-être ce grand peintre obtiendra-t-il quelque réputation en France à mesure qu'on s'éloignera des manières de l'école de David.

J'ai trouvé beaucoup des qualités physiques de la peinture, si l'on veut bien me permettre de ra'ex- ])rimer ainsi, dans un Saint Charles Borroniée de M. Frosté ; il y a du dessin et de la couleur. L'au- teur, ayant ouï dire que saint Charles avait un nez fortement prononcé, a pris pour modèle une tête ita- lienne. Le saint est à genoux et adore le crucifix. Pourquoi ce tableau ne touche-t-il pas? C'est que la

228 MELANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

tête de saint Charles manque d'onction, et, si je l'ose dire, de passion. Ce n'est point avec ce beau sang-froid qu'un faible mortel s'adresse à l'Être tout-puissant qui dispose de son salut éternel. L'auteur n'a pas eu l'occasion d'étudier les physionomies de plusieurs centaines de chrétiens priant avec ferveur. 11 lui man- que d'être entré dans quelque église de campagne de l'Italie méridionale. Un buste dont la tête a été moulée sur la figure de saint Charles après sa mort, existe aux îles Borromées près Arona; on pouvait se servir de ce buste.

La Jeanne d'Arc de M. Vinchon a quelque chose qui saisit l'attention. Ce tableau placé à une grande hauteur dans une vaste salle ferait plus d'effet que dans la galerie d'Apollon. Jeanne d'Arc touche peu, parce que nous vivons malheureusement dans un siècle de coquetterie, et qu'elle a un peu l'air de songer à la beauté de ses épaules, et d'avoir un corset. L'es- sence de la mode est de changer sans cesse; la classe riche veut à toute force se distinguer de la classe bour- geoise, qui s'obstine à l'imiter, tandis que le beauidéal ne varie que tous les dix siècles avec les grands inté- rêts des peuples. L'invention de la poudre à canon, par exemple, a exclu du beau idéal moderne Vexpression de la force. Tout ce qui rappelle la mode actuelle tue l'effet d'un tableau d'histoire.

J'ai remarqué à l'entrée de la grande galerie un

SALON DE 1824. 229

fort joli tableau de M. Ducis : c'est. Bianca Capello et son amant, au moment la jeune Vénitienne trouve fermée la petite porte par laquelle elle espérait rentrer au palais Je son père. Pour ne pas cesser d'être joli, l'auteur n'a pas voulu donner à son tableau une expres- sion profonde. Bianca est bien peu émue, et n'est-il pas singulier de porter une lanterne éclatante lorsqu'on se cache?

Le Louis de la Trïmouille de M. Richard, de Lyon, ressemble trop à une miniature; les détails sont trop finis. Les colonnes gothiques ont l'air d'être traitées avec plus de soin que les têtes. C'est précisé- ment à cause de ce défaut que ce tableau, d'ailleurs fort agréable, plaira à beaucoup de personnes. Pour juger de l'expression des passions, il faut les avoir senties, et, de plus, avoir eu l'esprit et le temps néces- saires pour s'observer soi-même. Tout le monde, au contraire, examine avec plaisir les détails d'architecture d'un joli escalier bien gothique et bien frais. L'armure de Louis de la Trimouille est un chef-d'œuvre de pa- tience. Cette patience m'a rappelé les descriptions souvent un peu longues de Walter Scott. L'école de Lyon manque d'âme et de chaleur. Lyon est cependant à la porte de l'Italie; mais ses peintres regardent Paris, et se l'exagèrent. Us ont fait un tableau oi^i ils se sont représentés eux-mêmes en société avec des chevaux arabes de la première beauté. Ce tableau, placé à côté

230 MÉLANGES D'ART ET DE IITTÉRATIRE.

des Pèlerins de M. Schnetz, a donne lieu à quelques plaisanteries. Le public n'a pas approuvé davantage Vlnténeur de Vatelier de M. Horace Vernet . Je con- seillerais aux peintres de ne jamais écrire, et de ne jamais se peindre. On aime à deviner l'àme d'un j^rand artiste par ses ouvrages. S'il prend le soin très-obli- geant de l'expliquer lui-même, il n'y a plus de charme dans sa gloire. C'est par un sentiment semblable que rien ne me fâche comme de voir un grand poëte faire une préface.

Le public, qui souvent fait foule devant les peintres de Lyon, leurs chevaux arabes et leurs blouses élé- gantes, a remarqué un pavsage de M. Ricois, placé tout auprès. C'est une Vue prise dans rOberhind, près le village de Meyringhen. Le second plan et les lointains de ce paysage sont vrais et bien choisis, c'est-à-dire excellents. Le premier plan semble destiné à orner les volets d'une boutique d'apothicaire, tant les plantes grasses, les graminées, etc., etc., sont bien peintes et dessinées avec soin. C'est comme dans le grand paysage de M. Turpin de Crissé; j'aime mieux, je l'avoue, la manière de i\I. Constable, dût ma préférence pour cet Anglais me valoir des injures dans les journaux qui, faute d'idées, jugent des arts avec llwnneur national.

Je voudrais pouvoir louer un grand paysage de M. Bidauld, représentant le Phare de Gênes. Mais,

SALON DE 18'i't. 231

en vcrité^^jce n'est ni le ciel de Gênes ni la cou- leur de ses montagnes. D'ailleurs, ce tableau est trop froid pour son iinmensité. M. lîidauld peint en con- science, et travaille plus ses tableaux que ses succès ; je suis réellement peiné de ne pouvoir louer dans ses paysages que l'exactitude du dessin et la ressemblance. Il outre encore le défaut de M Chauvin; il semble que, pour ces paysagistes, le soleil d'Italie a perdu sa lumière.

Il y a une Vue iVAmalfi^ prise du (jolfe de Salerne, par M. Rémond, de Rome, qui m'a frappé comme rendant la couleur de l'air en Lombardie. Je loue- rais la vérité de la manière dont ses montagnes se détachent sur le ciel, si ce paysage, d'ailleurs fort agréable, était intitulé Vue du lac de Como, prise de la Cad en (Ma. A ce compte, il faut que nos peintres aillent étudier en Sicile, pour parvenir à rendre les ciels de la campagne de Rome.

Les personnes qui ne demandent pas au genre du paysage d'élever leur âme et de leur donner un certain plaisir romanesque et tenant beaucoup aux illusions de la jeunesse, s'arrêtent avec plaisir devant un Em- barquement de bestiaux, dans le passager à Ron- fleur. Ce tableau, de M. A. Leprincc, est brillant de vérité comme un tableau hollandais. M. A. Le- prince a bien saisi la bonté et la gaieté, traits carac- téristiques des basses classes en France; mais ne de-

252 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

mandez à ces 6gures-Ià ni imagination ni goût pour la musique. Sous ce rapport, V Embarquement de M. A. Leprince fait un pendant philosophique avec Vlmpro- vïsateur d'Ischia, de M. Léopold Robert.

J'ai trouvé beaucoup de vérité dans une Vue du vil- lage de Sangate, près Calais, par M. Gassies.

XV

Coup (l'œil sur l'élat de la sculpture en Europe. Canova, Torwaldsen, Daneker, Fiocheîti, Chantrey.

Au moment mon devoir m'appelle à rapporter les impressions que le public a reçues, cette année, des statues admises à l'Exposition ; avant de chercher à classer les mérites divers de MM. Bosio, Bra, Gois, Cortot, Debay, Espercieux,'Flatlers, etc., je crois utile de jeter un coup d'oeil rapide sur l'état de la sculpture en Europe. Rome vieat de perdre Canova, qui a in- venté un nouveau genre de beau idéal, plus rapproché de nos mœurs que de celles des Grecs. Les Grecs esti- maient avant tout la force physique, et nous l'esprit et le sentiment. Les farouches Hellènes se virent, pen- dant longtemps , dans la position se retrouvent aujourd'hui leurs descendants ; et il me semble que la force physique est plus nécessaire que l'esprit de

SALON DE 1824. 233

Voltaire au général Odyssée ou au brave capitaine Canaris.

Quoi qu'il en soit de cette théorie, Canova commença par l'imitation exacte de la nature, ainsi que le prouve le groupe d'Icare et de Dédale. Le pays du monde l'on dit le plus de mal de ce grand homme , c'est peut-être Rome. Est-il besoin d'ajouter que cet homme illustre est en exécration à l'école française ; il avait de V expression, et la Madeleine Sommarira le prouve; il avait de la grâce, on se souvient encore de VHébé exposée il y a quatre ans : tout cela manque un peu à l'école de David. Ce peintre illustre, le plus habile du dix-huitième siècle, a peut-être eu plus d'influence encore sur l'art statuaire que sur la peinture. Nous avons vu, en parlant des tableaux, que, cette année, une nouvelle école s'est élevée, au grand mécontente- ment des élèves de David. MM. Schnctz, Delacroix, Scheffer, Delaroche, Sigalon ont eu l'insolence de se faire admirer, et, selon moi du moins, deux ou trois tableaux de M. Schnetz seront encore admirés dans cent ans. Un mouvement semblable ne se fait point remarquer dans la sculpture. Tant mieux ! s'écrie l'école de David. Tant pis ! dit l'amateur qui sort de la salle des sculptures sans émotion profonde.

Il existe à Rome une école de peinture allemande qui n'est point sans mérite. MM'. Cornélius, Weis, Begus imitent le Ghirlandajo, le Pérugin et les autres

234 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

peintres antérieurs à Raphaël ; ils disent que ce grand homme a gâté la peinture. Mais à quoi bon s'arrêter aux théories d'un artiste? Schiller déraisonnait sur le sublime, dans le temps il écrivait Guillaume Tell et Bon Carlos. Les ouvrages de l'école allemande à Rome sont très-remarquables ; ces jeunes artistes don- nent une image fort nette de ce qu'ils entreprennent de montrer au spectateur. On peut se faire quelque idée de bon style par les gravures exposées au Salon, dans les salles de l'industrie, sous les n"* 1952 et 4956.

Les jeunes artistes allemands disent encore plus de mal de Canova que les Français; mais, du moins, ils peuvent autoriser leurs médisances par les ouvrages de deux statuaires célèbres dans toute l'Europe, M. Torwaldsen, Danois qui habite Rome, etM.Daneker, de Munich. Quelques personnes pensent que les sta- tues de M. Torwaldsen ne s'élèvent pas au-dessus d'une médiocrité fort savante; mais ses bas-reliefs sont excellents. VEntrée cV Alexandre à Bahijlone , bas- relief d'un immense développement, et dont les per- sonnages ont à peu près deux pieds de proportion, est un ouvrage magnifique, si l'on excepte toutefois la figure même d'Alexandre, dont la pose est théâtrale. Rien ne met dans un jour plus ridicule la sorte d'exa- gération indispensable au théâtre , que rimmobilité éternelle de la sculpture.

SALON DE 1824. 235

Plusieurs bustes de M. Torwaldscn sont excellents, et, ce qui prouve que cet artiste est du premier ordre, c'est que le mérite de ces bustes est tout à fait différent de celui des bustes de Canova. Vous trouveriez trop de grâce idéale dans le buste du peintre Bossi à Milan, l'un des chefs-d'œuvres de Canova, et dans son propre buste, tous deux de grandeur colossale. Cette grâce est surtout fort déplacée dans le buste du pape Pie VII, qui sert d'ornement à la magnifique salle du musée Pio Clémentm , bâtie par ce pape ami des arts. Il existe un bas-relief célèbre de M. Torwaldscn, repré- sentant le Sommeil, dont des répétitions ou des plâtres se trouvent dans toutes les villes du Nord ; cet ouvrage charmant n'a pu pénétrer en France, car nous tenons à honneur de repousser les produits de l'étranger. Cela peut être fort bien pour les toiles de coton ou les nankins; mais, si j'avais l'honneur d'être artiste fran- çais, loin de chercher à fortifier cette habitude dans ce qui a rapport aux arts, rien ne me semblerait plus humiliant.

J'ai vu dans les ateliers de M. Torwaldsen, à Rome, treize grandes statues colossales représentant Jésus et ses apôtres. Ces statues sont destinées à être placées en plein air, et à orner la façade d'une église de Co- penhague. Je crains qu'il n'y ait de la lourdeur dans ces grandes figures, et qu'on n'y remarque ce défaut particulier aux statuaires allemands : les formes ron-

23G MÉLANGES D'ART ET Dfi LITTÉIIATURE.

des. La statue du Christ est fort belle ; ce n'est point Texpression terrible que Michel-Ange eût donnée au Rédempteur : nos idées ont changé depuis 1510. La candeur et la bonté dominent dans le genre de beauté idéale adoptée par le sculpteur danois. M. Torwaldsen a la sensibilité d'un artiste ; lorsqu'à la mort du cardinal Consalvj, il fut appelé comme le premier sculpteur de Rome, pour faire le masque de cire nécessaire à l'exposition des restes de cet homme aimable, les larmes empêchèrent M. Torwaldsen do travailler. Cet artiste a, dit-on, le défaut d'acheter des statues à ses élèves, de les retoucher un peu, et d'y mettre son nom. C'est ainsi que beaucoup des ouvrages attribués à Raphaël sont de Jules Romain.

J'ai entendu Canova porter aux nues le mérite de M. Daneker, de Munich ; mais je n'ai pu voir qu'une statue de cet artiste que l'Allemagne tout entière met une certaine affectation à proclamer le premier scul- pteur du siècle. J'ai cru remarquer dans cette statue plusieurs caractères de la haute beauté idéale, toujours aussi un peu de lourdeur allemande, surtout dans les articulations.

M. Fiochetti, jeune sculpteur romain, a montré un courage analogue à celui qui immortalisera M. David ; il a osé se créer un style. Il ne fait pas un portrait exact des belles figures d'homme que le hasard lui présente, comme le Bernin ; il ne copie pas servilement

SA LOIN DE 1824. 257

le beau idéal antique, comme les sculpteurs français ; il n'imite point le genre de beauté inventé par Canova. La Vénus sortant de la coquille, de M. Fioclietti, me semble un ouvrage bien original et bien beau.

On fait beaucoup de statues en Angleterre; heureu- sement pour les beaux arts, la vanité aristocratique tient à l'usage d'élever dans les églises des tombeaux de marbre aux hommes illustres. Si le doyen et le chapitre de Westminster ne venaient pas de refuser l'entrée de leur église à l'auteur de Don Juan et de Gain, les sculpteurs anglais auraient eu un beau sujet de statue : un jeune poëte, d'une figure charmante, agité par les passions les plus sombres , et dont le génie fut de peindre les transports d'une âme déchi- rée par les combats de l'orgueil et des passions tendres.

C'est en vain que j'essayerais de décrire le ridicule de la plupart des statues anglaises qui ornent les tom- beaux de Westminster et de Saint-Panl. Les sculpteurs anglais, loin de négliger les détails, comme sir Tho- mas Lawrence, entreprennent de rendre avec une désespérante exactitude les souliers à boucles, les bas, les culottes, la perruque même du noble lord qu'ils représentent sur son tombeau. Leur manière de faire en marbre le grand cordon bleu du pays est à mourir de rire. Depuis peu, cette sorte d'hypocrisie, appli- cable aux actions de tous les jours, qui s'appelle cant

258 MÉLANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

en Angleterre, se relâchant un peu de la sévérité établie autrefois par les puritains, a permis de placer des anges nus auprès delà tombe des grands hommes. Le tombeau de deux capitaines de vaisseau tués devant Copenhague, placé près de la porte nord de la cathé- drale de Saint-Paul, présente un ange dont le profil est digne du siècle de Canova. Un tombeau du géné- ral Moore, placé vis-à-vis, n'est pas absolument mal.

Mais ce qui est bien et fort bien, ce sont les bustes de Chantrey. Cet artiste gardait des troupeaux de bœufs il y a quelques années ; il est parti de pour être le sculpteur à la mode, et je ne doute pas qu'il n'amasse autant de millions que sir Walter Scott. Ainsi que cet homme de génie , M. Chantrey a toute l'adresse, tout le savoir-faire, toute la flexibilité de caractère nécessaire pour réussir à Londres , et ne jamais choquer le cant à la mode. Il me serait difficile d'exprimer tout le plaisir que m'a fait le buste de Walter Scott, par Chantrey. Je voudrais qu'un plâtre de ce buste fut au Louvre , à côté du buste de lord Byron, par M. Flatters. Le buste de lord Byron, par Torwaldsen, paraît l'essai d'un écolier comparé à l'ou- vrage de Chantrey.

Quelques petites affectations de délicatesse , quel- ques petites recherches gâtent le beau talent du a sculpteur anglais. On dirait, par exemple, qu'il cher- che à rendre la transparence des narines. On voit que

il

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ce gardeur de troupeaux a reçu de la nature ce tact lin qu'il faut pour travailler le marbre. Il serait à désirer que !\I. le directeur général des musées, qui présidera à l'exposition de 1826, fît placer au Louvre quelques plâtres de Chantrey , et encore plus à désirer que nos sculpteurs parvinssent à faire oublier ces ouvrages , ainsi que nos peintres de portraits , Mi\I. Gérard, Girodet, Rouillard, II. Vernet, P. Gucrin, Hersent, ont fait pâlir l'étoile du fameux peintre sir Thomas Lawrence, qui, à Londres, passe pour le rival de Chantrey.

Dans ce moment il est à la mode d'imprimer les conversations des hommes célèbres , l'on me saura gré peut-être d'indiquer une longue conversation de Napoléon avec Canova, pendant que ce dernier faisait son portrait. Canova écrivit cette conversation en ren- trant chez lui. Elle vient de paraître dans une de ces Vies de Canova chargées de mots et vides d'idées, (|u'on imprime tous les six mois en Italie.

iiO MÉLANGES D'AIIT L.T DE LITTEUAT UUE.

XVI

Le portrait du roi, par M. H. Vernct. M. Rouillard.

Les Débats calomnient le romantisme. Tableaux de M. Ingres

MM. Ileim, Sequeira, Saint, Duchesne, Œri

M. H. Vernet a de la bravoure dans le génie. Dans ce siècle timide et pointilleux, il ose, et il ose avec bonheur; il fait bien, il fait vite, mais il fait à peu près.

Le grand défaut de Técole française, le manque total de clair-obscur., est aussi celui qui range dans la classe des ouvrages médiocres ce grand portrait si impatiem- ment attendu. Ayant à représenter la personne sacrée du roi et ce prince qui n'a fait que paraître en Es- pagne, et qui toutefois a su y conquérir une si haute renommée, on ne devinerait jamais oii M. II. Vernet a placé la lumière principale de son tableau, et, parla, fixé l'attention et les premiers regards du spectateur. Cette lumière principale est jetée sur le sol même du champ de Mars, lieu de la scène. L'œil du spectateur remonte avec cette lumière, si étrangement placée, à la partie inférieure des bottes des personnages ; et ce n'est que par un effort de l'esprit, et en contrariant les directions de l'œil, qui en peinture doivent èlie

SAI-OIN DE 1824. 241

satisfaites avant tout, que le spectateur, qui se sou- vient qu'il est venu au Louvre pour voir le roi, peut enfin apercevoir la tête du principal personnage. Celte tête est fort bien, mais elle est fort mal éclairée. Le portrait de monseigneur le dauphin, exposé depuis plusieurs mois, me semble supérieur de tous points au dernier ouvrage de M. H, Vernet, mais supérieur surtout i)ar la distribution de la lumière. A quelque distance que soit placé le spectateur, dès que ses re- gards se tournent vers le portrait du pacificateur de l'Espagne, il aperçoit les traits du personnage prin- cipal, et les aperçoit avant tout; û faut chercher les accessoires; dans lo portrait de Sa Majesté, au con- traire, il faut chercher le roi.

Mais, je le répète, tout le malheur de ce tableau est dans cet étrange parti pris à l'égard de k lumière^ jetée avec profusion sur le sol du champ de Mars, qui môme n'est pas imité avec vérité, et refusée aux têtes des j)Grsoniiages. Et même celte petite ([uantité de lumière que le caprice du peintre a accordée à ce qui était incontestablement l'objet principal, puisque cet immense tableau est un portrait, n'est pas distribuée avec justesse. Il fallait que d'abord on aperçût Sa Ma- jesté, et que les personnes qui suivent le roi fussent traitées avec des couleurs amortidsx'i des demi-teintes, . onnnc laide de canq» de monseigneur le dauphin, daua le [Oitiail de ce [.rnice,

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242 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

Il fallait que le coloris jetât une épaisseur de «iix pieds d'air brumeux entre la figure de Charles X et tout ce qui n'est pas le roi. Rembrandt eût mis des lumières sur les têtes, et n'eût pas éparpillé les clairs sur les détails des uniformes. Rembrandt eût cédé au goût du joli et du piquant, premières qualités de tous les objets d'art aux yeux des Français; comme le jour de la revue le ciel était nuageux, Rembrandt eût sup- posé qu'un rayon de soleil éclairait la figure du prince que tous les yeux cherchaient au champ de Mars, et, quoique très-voisins de lui, les autres personnages, non éclairés par le soleil pâle du mois de novembre, eus- sent paru dans l'ombre. Le grand peintre hollandais les eût présentés avec le même art qui a été employé par Tillustre Girodet pour les parties inférieures du portrait du général Calhelineau. L'accident de lumière que j'indique eût été rejeté par Raphaël, mais eût produit un grand effet; il eût jeté dans ce tableau un (jrandiose qui manque tout à fait. L'absence de clair- obscur est le grand défaut phijSKjne, si je puis ainsi dire, et le manque de grandiose est le grand défaut moral de cet ouvrage. Si le peintre eût eu à repré- senter un groupe de cavaliers revenant de la chasse et vêtus d'une manière brillante, il ne s'y serait pas pris autrement que pour montrer Charles X aux Fran- çais. Malgré ces défauts, le portrait du roi a beaucoup de succès, et ce succès ne serait presque pas contesté,

SALON DE 18'2i. 243

si cet ouvrage était dans les proportions de ce char- mant tableau représentant des grenadiers à cheval, que tout Paris est allé admirer il y a deux ans dans l'atelier du peintre.

Il faut, pour faire le portrait de grandeur naturelle, une force de génie, et je dirai presque de passion, dont l'absence est le seul défaut peut-être que l'on puisse reprocher aux nombreux chefs-d'œuvre qui cette année ont rendu si populaire le nom de M. H. A^ernet. Je n'ai vu cette force de passion que dans le combat soutenu par des moines espagnols. Cette profondeur de senti- ment me fait souvent préférer les ouvrages du peintre vénitien Hayez à ceux de M. H. Yernct, Plusieurs têtes du portrait du roi ne sont pas empâtées avec assez de force et de hardiesse, elles paraissent croquées. Un peintre vivant, M. Rouillard, y eût mis plus de vigueur. La perspective linéaire n'est pas bien observée pour quelques autres tètes ; du reste, on peut dire de M. H. Vernct, que jamais le talent de V improvisation en pein- ture n'est allé plus loin. Lui seul en Europe était ca- pable de faire en un mois un aussi grand tableau, et de le faire aussi bien. Le portrait de Charles X est presque égal en surface au Philippe V de M. Gérard. Ces deux ouvrages sont voisins, et il est curieux de comparer la manière différente avec laquelle ces deux grands peintres, si dissemblables dans la nature de leur talent, ont rendu les têtes. Il y aurait de la témérité à

2i4 MÉLANGES D^ART ET DE LITTÉR ATU H E.

moi d'énoncer une opinion. L'exiguïté de I espace qui m'est accordé, ne m'a fait déjà tomber que trop sou- vent dans l'inconvénient de paraître énoncer mes idées d'un ton tranchant.

Un critique, grand ennemi du romantisme, affuble de l'étrange épitiiète de shakspearien le tableau de M. H. Vernet, tandis qu'il appelle homériques les ta- bleaux de Raphaël et de David. Il est plus simple de dire : rappellerai romantique tout ce qui n'est pas excellent. Par cet artifice fort simple, peu à peu le mot romantique deviendrait aux yeux du public le syno- nyme du mauvais.

Ce qui csl romantique en peinture, c'est la Bataille de Montmirail, ce chef-d'œuvre de M. H. Vernet, tout se trouve, même le clair-obscur. Ce qui est clas- sique, c'est une bataille de Salvaltor Rosa, à peu près de même dimension, et que Ton peut voir à l'extré- mité de la grande galerie, du côté de la Seine. Le ro- mantique dans tous les arts, c'est ce qui représente les hommes d'aujourd'hui, et non ceux de ces temps hé- roïques si loin de nous, et qui probablement n'ont ja- mais existé. Si l'on veut se donner la peine de com- parer lee deux batailles que je viens d'indiquer, et surtout la quantité de jJÏaisir qu'elles font au specta- teur, on pourra se former une idée nette de ce qu'est le romantique en peinture. Le classique, au contraire, ce sont les hommes entièrement nus qui remplissent

SALON 1)E 182i. 545

le tableau des Sablnes. A talent égal, la bataille de M. IL Vcrnct vaudrait mieux que la bataille de M. Da- vid. Quelle sympathie peut sentir un Français qui a donné quelques coups de sabre en sa vie, pour des gens qui se battent tout nus? Le plus simple bon sens indique que les jambes de tels soldats seraient bientôt tout en sang, et, dans tous les temps, il fut absurde d'aller nu au combat. Ce qui peut consoler le roman- tisme des attaques du Journal des Débals, c'est que le bon sens appliqué aux arts a fait des progrès immen- ses depuis quatre ans, et surtout dans les sommités de la société.

J'abandonne cette digression romantique que je n"ai point provoquée et à laquelle les Débats sont revenus plusieurs fois; mais, quel que soit le résultat du com- bat, Dieu nous préserve du grand mol shakspearien!

Je me liàte d'indiquer au public deux charmants ouvrages de M. Ingres. Le portrait de M. N.., me semble un chef-d'œuvre, et surtout un chef-d'œuvre dans l'art de distribuer la lumière. Quel talent dans la manière de rendre l'expression des yeux! c'est, sui- vant moi, le seul mérite de sir Thomas Lawrence; et combien M. Ingres lui est supérieur! Quelle hardiesse dans ce siècle, la timidité a tué le coloris, que de faire ressortir la figure du personnage sur un fond rouge 1 Je préfère cette tète à l'excellent por- trait de M, Paulin Guérin, et aux divers portraits de

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240 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

MM. Rouillard et Hersent. Ce dernier peintre, snrtout, sonffrirait beauconp de la comparaison. Si M. Ingres ne retourne pas à Florence, l'on pent espérer pour la prochaine exposition une foule de portraits forts beaux; et, ce qui et.t mieux encore, vu l'état de notre école, qui retourne au genre des Boucher et des Vanloo, des portraits traités dans le style d'André del Sarte et de Raphaël.

11 est nn autre tableau de M. Ingres qui fera un vif plaisir à tous les amateurs de peinture. Ce cliar- mant ouvrage donne une idée parfaitement juste de la chapelle Sixtine, et de l'aspect du fameux tableau du Jugement deniier, par Michel-Ange. Je suppose qu'il n'est aucun amateur véritable qui ne sente battre son cœur à une telle annonce. L'ouvrage de M. Inores ne porte pas de numéro, et se trouvait hier dans le grand salon, à droite en entrant, au-dessous du beau groupe de la Femme juive avec son enfant, par M. Ileini. M. Ingres a représenté avec bonheur le vénéra- ble Pie VII tenant une chapelle papale, et assisté du célèbre cardinal Consalvi. On aperçoit, gauche du spectateur, le commencement du banc des cardi- naux, avec leurs caudataires assis devant eux. Il est fâcheux que le tableau de M. Ingres n'occupe pas une toile plus vaste; un plus grand nombre de cardinaux aurait augmenté l'effet curieux de cet ouvrage qui est plein de grandiose, et qui rend avec une vérité parfaite

SALON DE 1824. 2i7

une cérémonie fort singulière. Aucune description ne peut donner une idée de ce qu'est une cJiapellc papale, pas même la jolie lettre du spirituel président de Brosses. (Lettres sur l'Italie, imprimées en 1797).

On doit regretter que l'illustre Girodet n'ait pas été chargé de faire le portrait d'une jeune personne blonde dont tout Paris admire les beaux vers. Le portrait actuel, qui n'est pas sans affectation, est placé dans le grand salon, vers l'entrée de la galerie. J'ai remarque une SainteFamiUe de M. Sequeira. On dirait une copie du Corrége, tant les couleurs de ce tableau font plaisir h l'œil; on sent que le peintre a songé à la nature, et non pas aux bas-reliefs antiques, en com- posant son tableau. Je ne dirai rien de l'étrange por- trait de François 1"'', représenté à cheval et tout armé, exposé depuis peu. En revanche, je voudrais être déjà arrivé aux miniatures, pour louer à mon aise les admi- rables portraits de M, Saint, et les beaux ouvrages de M. Duchesne, peintre en émail, qui, dans cet art si difficile, nous rend les souvenirs du grand siècle et le génie de Pelitot.

En suivant les fenêtres de la galerie d'Apollon, je cherchais en vain les peintures sur porcelaine de madame Jaquotot, j'ai remarqué une admirable litho- graphie allemande de Œri. Cette gravure donne une idée parfaite du Mariage de la Vierge, tableau de Raphaël, dans sa première manière. Raphaël, dans sa

248 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

jeunesse, et avant qu'il eût reçu des leçons de fra Bartolommeo, n'avait point de clair-obscur. Los gra- veurs qui nous donnent des imitations burlesques des œuvres de ce grand homme, Volpato, par exemple, ne font aucune difficulté de lui prêter du clair-obscur. C'est ce dont on peut se convaincre, en comparant à Rome l'admirable fresque nommée VEcole d'Athènes à toutes les copies, chefs-d'œuvre de petitesse dans le style, qu'on nous en donne tous les ans. Le mérite de la lithographie allemande que je recommande aux amateurs, est de nous montrer Raphaël tel qu'il est, et non pas arrangé à la moderne et de manière à riva- liser de naturel avec les aquarelles de M. Isabey.

xvn

MM, Bosio, Valois, Flalters, Daneker, Raggi, Barlholini, Debay, Cortot, Dieudonné, David, Desbœufs, EIsbœcht, Canova.

La sculpture est un art qu'il faut encourager en France. Dans ce moment , il n'existerait pas sans les secours généreux du gouvernement. Mais c'est toujours un grand malheur, une grande cause de décourage- ment pour des artistes , que de n'être payés que par un gouvernement, si éclairé qui soit. Ils sont ainsi privés des leçons directes du public. Pourquoi la litho-

SALON DE 182i. 2iO

graphie a-t-clle fait des progrès gigantesques depuis deux ans? C'est qu'elle a eu l'esprit de satisfaire aux besoins actuels du public. De les beaux portraits de MM. Grevedon et Mauzaisse, et les charmants dessins exécutes sous la direction de M. Denon.

Le gouvernement ne peut prendre pour juges des tableaux et des statues qu'il achète que les artistes les plus accrédités ; or, naturellement ces artistes sont partisans des vieilles méthodes. Ils se garderont bien d'indiquer aux bienfaits du gouvernement le (jénie^ qui ne mérite ce nom que parce qu'il invente. Malheur à l'homme qui invente et qui ose ! sera toujours la de- vise de tout jury d'artistes. En couronnant un homme qui invente , ils passeraient condamnation sur leurs propres ouvrages. Qu'auraient dit les Boucher, les Vanloo, les Pierre, les Greuze, etc., si, en 1785, on leur avait demandé un avis sur le premier beau ta- bleau de David, de cet artiste audacieux qui allait les vieillir pour toujours?

L'art statuaire n'étant en ce moment encouragé que par le gouvernement, et le gouvernement ne pouvant se décider que d'a[)rès l'avis d'un jury, il faudrait avant tout que ce jury ne fût pas composé exclusive- ment d'anciens sculpteurs, qui sont juges et parties. On pourrait leur adjoindre plusieurs amateurs riches de Paris ; ce serait un moyen facile d'interroger l'opi- nion et de faire acheter des statues. Pour qu'un art

250 MÉLANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

devienne à la mode, il faut que l'opinion s'en occupe, ou qu'il serve l'opinion.

M. Bosio est, d'après l'opinion générale, le premier sculpteur français de l'époque. J'ai toujours admiré les jambes de la statue de Louis XIV, qui orne la place des Victoires. J'avoue que je voudrais plus de tranquil- lité dans la pose. En sculpture, il n'y a point de beauté suprême pour moi sans la tranquillité des statues grec- ques ; et, n'en déplaise à Falconet et à tous les écrivains de l'école française, j'admire la statue de Marc-Aurèlc au Capitole. Hercule combattant Achéloiis, métamor- phosé en serpent, est une fort belle figure et qui a un grand succès. On y reconnaît beaucoup de science, et c'est toujours un grand point dans les siècles les arts tendent \ers la décadence. Ce bronze a conquis les suffrages du public, et j'en félicite M. Bosio. Le gou- vernement, de son côté, s'est acquis des droits à la reconnaissance des amateurs en donnant à l'artiste les moyens de couler en bronze sa belle statue. Les statues de Louis XVI, de François V\ de Louis XII, manquent encore à nos places publiques ; mais les mœurs mo- dernes repoussent le nu, qui pourtant est l'unique langage de la sculpture, et sans lequel, à proprement parler, il n'y a pas d'art statuaire. C'est fort bien fait d'encourager, de temps à autre, la création d'une belle statue nue ; mais ce n'est pas tout. Je voudrais maintenant que, pour faire naître le goût de la sulplure

SALON DE 1824. 251

dans le public de Paris, on plaçât la statue d'Hercule dans l'endroit le plus fréquenté du boulevard. Florence fut la patrie de la sculptu?'e moderne, à cause des portes de bronze de son baptistère, placées dans l'en- droit le plus fréquenté de la ville, et parce que sa principale place , celle dont on nous donne une vue fort exacte, au deuxième acte de Tancrède, à Louvois, est ornée d'une statue équestre et de six statues colossales en marbre et en bronze, dont l'une, le David., est de Michel-Ange. En jetant des statues le long du boulevard et dans les promenades les plus fréquentées, on répandra le goût de la sculpture, et peut-être un jour deviendra-t-il de mode , dans la classe riche, d'orner de statues les tombeaux du Père- la -Chaise. C'est le luxe des tombeaux qui fait de la scul- pture un artvivant en Angleterre, et, malgré de fréquen- tes occasions de travail, ce pays n'a aucun artiste à com- parer à M. Bosio. Quels transports d'admiration n'eût pas valus à l'auteur la statue d'Henri IV enfant^ si on l'eût exposée à Londres ! Le sculpteur, tout en élant lidèle aux doctrines de l'antiquité, a daigné regarder la nature. Les Anglais ne songent à l'antique que depuis qu'ils ont les marbres d'Elgin. Telle est dans tous les pays l'influence nécessaire du gouvernement sur la sculpture.

Quelle tête suave que celle de la nymphe Snl- macis ! Quelle noble ressemblance dans le buste

252 MELANGES D'ART ET DE EITTÉR ATUUE.

du roi ! Ce portrait me semble ce que les arts ont encore fait de mieux pour le protecteur auguste qui va enrichir le Louvre d'un nouveau musée composé de dix salles. On devrait placer sur la porte du musée de Charles X le buste colossal de ce prince, et ou- vrir à ce sujet un concours dont le public serait juge. Parmi les rivaux de M. Bosio, on compterait M. Valois, statuaire de madame la dauphine. Le buste du roi par M. Valois, qui a eu l'honneur d'obtenir plu- sieurs séances de Sa Majesté, est placé auprès de la charmante stat\ie de Henri IV enfant, de M. Dosio. M. Flatters serait aussi un digne rival de M. le scul- pteur du roi. Tout Paris connaît le buste de lord Byron, qui n'a, suivant moi, d'autre défaut que de ressembler trop à l'Apollon du Belvédère. Ce n'est pas en copiant l'antique, c'est en choisissant, comme les sculpteurs (jrecs parmi les traits que présente la nature, en choi- sissant ce qui peut nous toucher au dix neuvième siècle, que M. Daneker a fait le buste de Schiller, et M. Chanlrey celui de sir Walter Scotl. Je suis lâché que M. Bartolini, de Florence, n^iit pas envoyé à Paris un plâtre do son buste de lord Byron.

Il y a de la hardiesse dans le groupe de i\L Raggi, re[>résentant Hercule au moment uîi il retire de la merle corps d'Icare. (V^s sortes de sujets, non-seule- ment ttîuchauls, mais faciles à comprendre, sont ce qu'il laul en l'iance poi'.r faire naître le guiU de la

SALON DE 1824. 253

sculpture. Il me semble que, si Chaudet eût vécu, le miracle serait déjà accompli. L'opinion publique com- mençait à s'occuper des statues de ce grand artiste.

Il y a beaucoup de mérite dans les ouvrnges de M. Debay, et il y en aurait davantage encore, selon moi, si l'on y trouvait plus de naturel, non-seulement dans la pose, mais encore dans l'imitation du corps humain.

Les poses théâtrales de l'imitation de Talma forment le grand défaut de ceux des artistes français qui savent rendre la forme. Je regrette souvent que les admi- rables ouvrages de Jean Goujon soient placés si haut dans la cour du Louvre. Vus de plus près, ils auraient une influence plus puissante sur le goût du public, qui bientôt refuserait son admiration à tout ce qui est théâtral. Ce cruel défaut est encore plus choquant dans l'art statuaire que dans la peinture.

Il y a du naturel dans la belle statue de Charles X, improvisée en quelque sorte par M. Cortot. Les ou- vrages de cet artiste, et, entre autres, son charmant groupe de Daphnis et Chloé., sont dignes de toute l'at- tention du public. La statue de Mgr le dauphin, par M. Dieudonné, est un noble ouvrage.

M. David a su rendre, avec bonheur, les beaux trails immobiles du philosophe Volney, et la physionomie pétillante d'esprit de M. le docteur Desgenettes. La statue de M. de Bonchamps est fort bien. Les amateurs

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254 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

s'accordent à trouver du talent dans les deux statues de M. Desbœufs. M. Elshœcht a fait des bustes expres- sifs ; un peu plus de naturel et de modestie dans les poses n'eût rien gâté, du moins à mon avis. Il est malheureux que l'on ne veuille pas imiter les admi- rables bustes antiques que possède le Musée, et que l'on imite trop les statues.

L'art statuaire est à la veille d'une révolution : faut-il copier servilement l'antique , comme la plupart des sculpteurs français ? On sait le triste sort réservé aux copistes. « Si vous suivez toujours les anciens, vous ne serez jamais à côté d'eux, » disait Montesquieu. «Mais, s'il ne faut pas copier l'antique, que faut-il donc faire?» s'écrie la foule des sculpteurs?

Ce qu'il faut faire? Canova, si maltraité par MM. B., des Débats, vous l'a dit. Il a créé cent statues , 'dont vingt sont des chefs-d'œuvre. Ces statues ne sont rien moins que des copies de l'antique, et cependant toute VEurope s'en occupe. Est-ce par l'intrigue que Ca- nova, le plus simple des hommes , est arrivé à ce grand résultat?

JOURNAL

VOYAGE EN ITALIE

EN IS^S

PAU K. COLOMB

Voici enfin un voyage écrit par un homme de sens, dont les pensées n'exagèrent pas les sensations ; et, jiar un second miracle presque aussi étonnant que le pre- mier, le style de ce voyageur ne cherche pas à exagérer ses pensées. Rien de plus rare au milieu d'une littéra- ture mourante qui, faute de pensées neuves, cherche les phrases bizarres. Les manières de parler qui éton- nent le lecteur, par l'arrangement des mots, échappent au genre commun, ijui est la bêle noire des écrivains qui n'ont que des idées communes ; la nature les avait destinés à être de bons pères de famille, peut-être des citoyens estimables, et ils veulent à toute force se faire

256 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

des hommes d'esprit destinés à éclairer leurs contem- porains, ou à les amuser.

Au milieu de tant d'ouvrages mis au jour par de bra- ves gens qui auraient se taire, ce n'est pas une mé- diocre fortune que de trouver un livre écrit simplement et rempli d'idées et de bon sens, sur le sujet qui de tous prête le plus à l'emphase, l'Italie.

Que de phrases musquées et péniblement contournées nous a values ce pays, depuis le président Dupaty, qui prend une des fresques enfumées du divin Raphaël pour un incendie véritable, jusqu'à madame de Staël, qui nous fait raconter par Corinne que, quand, par l'effet de quelque réparation, les eaux sont retirées à la fontaine de Trevi, Rome est frappée de stupeur!

On ne trouve point de telles choses dans le livre que nous annonçons . J'écris cet article dans une biblio- thèque oiî l'on a réuni quatre-vingt-seize voyages écrits sur l'Italie. Je ne parle pas des itinéraires et autres ou- vrages écrits avant la naissance de la présente civilisa- lion. L'histoire avant le quinzième siècle, du moins dans tout ce qui est détails ou physionomie des choses et des hommes, n'est, on le sait, qu'une fable convenue, sur laquelle il est d'usage de parler gravement. Que sera-ce des voyages?

Montaigne partit de France en 1580, et n'a laissé que quelques phrases aimables et simples. Les chefs- d'œuvre de Michel-Ange et de Raphaël, alors dans

JOURNAL D'UN VOYAGE EN ITALIE. 257

toute leur fraîcheur, ne lui donnent pourtant pas une ligne. Quelle différence avec un voyageur mo- derne, qui se croit toujours obligé de leur consacrer une grande et lourde moitié de son livre! iMontaigne, comme Voltaire, et presque tous les hommes brillants du véritable esprit français, ne comprend rien à Ra- phaël et à Michel-Ange.

Le protestant Misson, qui voyageait en 1687, est un homme de bon sens et du premier mérite. Il a le grand avantage d'avoir vu l'Italie très-différente de ce qu'elle est. Elle avait les mœurs et les idées espagnoles. Depuis Napoléon, elle cherche à prendre les mœurs et les idées françaises. On voyait peu de femmes allant à pied dans les villes, du temps de Misson. Les Espagnols avaient donné l'usage des cavaliers servants. Chez cette nation d'un si bizarre orgueil, il était censé qu'un mari avait toujours trop d'affaires pour donner le bras à sa femme en pubhc. Ainsi, un tailleur italien de l'an 1650 conve- nait, avec son ami le cordonnier, que le tailleur donne- rait le bras, pour aller à l'église et à la promenade, à la femme du cordonnier, dont il serait l'écuyer, tandis que le cordonnier rendrait le même service à la femme du tailleur.

Plus tard, les passions enflammées de la belle Italie tirèrent un parti aimable de cet usage espagnol, et Na- poléon, en extirpant l'usage du cavalier servant à Milan, à Naples et dans les autres pays il a eu le

258 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

temps de s'occuper de l'éducation des femmes, a aug- menté la masse irennui et de malheur qui pèse sur notre triste siècle. Sans le savoir, il a été le premier huissier de cette plate religion qu'on appelle les co?iVd- naiices.

Le sage Misson a le grand défaut de critiquer les mi- racles et les reliques, dont il est convenu de ne plus parler, dont nous ne parlons plus par respect pour les dames qui aiment à croire à ces choses-là.

Des hommes de beaucoup d'esprit, tels que Addison, Gray (l'auteur de l'élégie sur un cimetière de campa- gne), Horace Walpole, n'ont écrit que des niaiseries sur l'Italie, parce qu'ils n'ont pas su échapper à l'affectation et à la manie de parler avec enthousiasme de ce qui, dans le fait, n'inspire que ce sentiment que tout bon étranger répète à Florence, en voyant les statues de ]\licliel-Ange : « N'est-ce que ça! »

Cochin, artiste français, qui voyageait en 1749, a , laissé trois petits volumesin-12, aussi coraiquesque Dow Quichotte. Il juge le Dominiquin, le Corrége et autres grands hommes. Rien n'est plus plaisant que ces juge- ments, que le volumineux Lalandea fidèlement copiés. Lalande (1765) est cependant un homme d'esprit, et les jésuites de Paris engagèrent leurs religieux, habitant les villes d'Italie, à lui fournir d'amples mémoires sur le lieu de leur séjour.

Les voyages de Richard, de Dutens, de Rarthélemy,

JOURNAL D'UN VOYAGE EN ITALIE. 25!i

de M. Millin, notre contemporain, sont plats. Le voyage de lady Morgan est rempli d'esprit, mais un peu pam phlet de circonstance. En 1800, un libraire ilnprima des lettres délicieuses que le président de Brosses avait écrites à ses amis en i 739 et 1 740 , pendant son voyage d'Italie. Une chose bien singulière, c'est que le prési- dent, homme d'esprit, sentait les arts et la musique aussi bien que la peinture, que l'architecture.

M. Lullin de Chateauvieux a écrit fort bien sur l'a- griculture de l'Italie. Mais ses idées, ainsi que celles de l'Anglais Eustace, sont un peu trop conservaûves pour moi. Suivant ces messieurs, les Français de 1796 à 1814 ont fait de grands maux à l'Italie. Aux yeux des personnes qui ne voient pas partout et avant tout la noblesse et le clergé, les Français ont avancé de deux siècles la civilisation de l'Italie.

Joseph Forsyth, Anglais retenu prisonnier à Verdun en 1802, à son retour d'Italie, a publié sur ce pays un volume qui respire la haine des Français et n'en est pas moins excellent. L'auteur, homme de sens, a le défaut de connaître trop bien la littérature latine ; au lieu d'ad- mirer le lac de Garda, par exemple, il admire la descrip- tion médiocre qu'en a laissée Catulle. En 1814, Forsyth put rentrer en Angleterre, et y a vécu de longues années, par le produit de son voyage, dont le public lui de- mandait sans cesse de nouvelles éditions.

Nous ne parlerons point, par politesse, des voyages

2t)0 MELANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

en Italie dont les auteurs pourraient lire cet article. Si, après cette introduction que je ne croyais pas de- voir être si longue, lelecteur me disait : « Quels ouvrages dois-je emporter avec moi en Italie? » Je répondrais : Si vous êtes exposé aux visites des douaniers, n'emportez aucun livre, excepté l'itinéraire de Yallardi de Milan, et encore peut-être sera-t-il saisi si le bateau à vapeur vous jette à Naples ou à Rome (par Civita Vecchia), Prenez : Misson, trois volumes; de Brosses, deux volumes; La- lande, neuf volumes ; l'itinéraire de Yallardi, un volume. Si vous êtes géologue, ajoutez à cette liste : Spallan- zani (Sicile 1788), Breislak et Brocchi.

Et enfin, le voyage de M. Colomb, que le présent ar- ticle est destiné à vous faire connaître, et auquel j'ar- rive un peu tard. M. Colomb raconte les choses comme elles sont. Au lieu de ces grandes colères contre les chevaux de poste et les postillons d'Italie, comme a fait M. Simond et beaucoup d'autres voyageurs, M. Colomb donne la liste, jour par jour et par nature de dépense, de ce que lui a coûté son voyage en Italie.

Comme sa famille prétendait qu'il se ruinerait en acquisitions de vases étrusques que ce voyageur aime beaucoup, M. Colomb résolut de ne mettre que cinq mille francs à son voyage. 11 a passé cent cinq jours en Italie et en Suisse et n'a dépensé pour lui que 1,592 fr. 75 cent.; il a acheté pour 3,400 fr. d'ou- vrages d'art.

JOURNAL D'UN VOYAGE EN ITALIE. 261

Le i6 mars, l'auteur est à Lyon, et, le 21 du même mois, à Turin, dont les rues parfaitement droites et ré- gulières (le contraire de ce que nous voyons à Paris), inspirent de l'ennui. « Quand vous souffrez d'un mal, disait Maïno, le célèbre voleur piémontais, dont la vie toute d'héroïsme et de sentiment serait digne de Plu- tarque; quand vous souffrez d'un mal, figurez-vous, avec toutes les forces de votre imagination, l'excès con- traire, vous ôterez la fine pointe de votre douleur. » Cela dit en piémontais était bien autrement énergique et fin.

M. Colomb donne un essai historique sur les bri- gands italiens qui, à la fin du moyen âge, furent l'op- position. Les grands seigneurs, tyrans et injustes dans les villes, hésitaient à commettre des actes de cruauté envers les paysans, en songeant que, chaque année, une fois ou deux, sur quelque grande route, les paysans avaient occasion de se venger.

« Le peuple italien fait sa lecture habituelle de petits poëmes oij sont rappelées les circonstances remarqua- bles de la vie des bandits les plus renommés; ce qu'il y a d'héroïque lui en plaît, et il finit par avoir pour eux une admiration qui lient beaucoup du sentiment que, dans l'antiquité, les Grecs avaient pour certains de leurs demi-dieux.

« En 1580, il s'était formé, au milieu de la Lombar- die, un corps d'assassins très-redoulé : c'était celui des

15.

202 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

bravi. Beaucoup de grands seigneurs en avaient à gages et en disposaient souverainement pour satisfaire à tous leurs caprices, soit de haine, soit de vengeance, soit même d'amour. Les bravi exécutaient avec une audace et une habileté sans exemple les missions les plus dif- ficiles; ils faisaient trembler jusqu'aux autorités. Dès 1583, le gouverneur espagnol de Milan fit de vains ef- forts pour détruire cette corporation dangereuse; il publia édits sur édits, ce qui n'empêcha pas les bravi de se recruter. En 1628, ce corps était très-florissant, et avait la plus effrayante réputation pour ses assassi- nats et ses rapts.

« Les bravi servaient de seconds dans les duels que les seigneurs, auxquels ils appartenaient, pouvaient avoir entre eux. Une obéissance aveugle, la discrétion et la prudence étaient les première^ qualités de la pro- fession de bravo. »

M. Mauzoni, dans le roman beaucoup trop loué i Pro- messi Sposi, a fort bien peint l'existence des bravi sous le gouvernement espagnol. En 1818, un jeune noble des environs de Brescia, le comte Martinengo, se trou- vant moins bien reçu que de coutume par une jeune comtesse de Pavie, s'écria, en apostrophant son rival : « Je ferai venir deux de mes braves de mes terres sur le Bressan, che vi serviranno cU barba e di paraca» (en style noble : qui sauront vous mettre à la raison).

On trouve le brigandage indiqué dans les plus anciens

JOURNAL D'UN VOYAGE EN ITALIE. 265

monuments publiés par l'excellent Muratori, le seul homme qui ait su nous donner une histoire d'Italie, écrite ad narrandum et non adprobandum, qui ne soit pas un plaidoyer pour son parti. Les républiques de M. Sismondi ne sont qu'un lourd pamphlet libéral; les nobles et les prêtres ont fait tous les maux. Dans les annales de Muralori, on voit les nobles et les prêtres corrompus et cruels comme leurs contemporains, ni plus ni moins. L'esprit de corps, Venise exceptée, n'a pris naissance dans ces deux classes que vers l'an 1500.

Mais revenons aux brigands, dont l'histoire est si bien abrégée par M. Colomb.

« Le brigandage existe en Italie de temps immémo- rial ; mais c'est vers le milieu du seizième siècle qu'il prit une grande extension.

t( Cette profession fut d'abord exercée par des hommes qui trouvaient plus honorable de conserver ainsi leur indépendance que de fléchir le genou devant rautorilé pontificale. Le souvenir des républiques du moyen âge agissait encore puissamment sur les esprits, il trou- blait toutes les têtes; en un mot, le but semblait légi- timer les moyens. C'était plutôt un esprit d'opposition au gouvernement, qu'une intention préméditée d'at- tenter à la fortune et à la vie de simples particuliers, qui animait ces hommes doués d'une si sauvage éner- gie, Alphonse Piccolomini, duc de Mnntemariano, et

204 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

Marco Sciarra, dirigèrent avec succès des bandes contre les armées du pape.

« Piccolomini passa en France dans l'année 1582, y trouva du service militaire et y séjourna huit ans. Le 16 mars 1591, Ferdinand, grand-duc de Toscane, le fit pendre malgré les réclamations de Philippe II et de Grégoire XIV, dans les Etats duquel il avait répandu la désolation. La petite armée de Piccolomini se com- posait de tous les malfaiteurs de la Toscane, de la Ro- magne, de la Marche et du patrimoine de Saint-Pierre.

« Sciarra fut le chef d'une bande nombreuse et re- doutable qui, sous Grégoire XIII et vers la fin du sei- zième siècle, ravagea les Etats romains et les frontières de Toscane et de Naples. Celte troupe s'éleva quelque- fois à plusieurs milliers de soldats. Sixte-Quint parvint à l'éloigner de Rome, mais non à la dompter. Clé- ment VIII attaqua Sciarra avec tant de vigueur, en 1592, que cet illustre brigand se vit obhgé de renoncer à son dangereux métier, et passa au service de la ré- publique de Venise avec cinq cents de ses plus braves compagnons. On l'envoya en Dalmatie, faire la guerre aux Uscoques; mais Clément se plaignit vivement de ce que des bandits qu'il poursuivait s'étaient ainsi soustraits à sa justice; il demanda qu'ils lui fussent livrés. Le sénat de Venise prit peur, fit assassiner Sciarra, et envoya ses compagnons mourir de la peste dans l'île de Candie.

JOURNAL D'UN VOYAGE EN ITALIE. 265

« Obligés de guerroyer sans cesse avec les troupes pontificales, les brigands se réfugièrent dans les bois ; dénués de toute ressource, ils volèrent et assassinèrent pour vivre. Leur ligne d'opérations embrassait les mon- tagnes qui s'étendent d'Ancône à Terracine, de Ra- venne àNaples; mais, lorsque l'impunité, par manque de moyens de répression, ou par défaut de bonne vo- lonté des gouvernements, fut devenue une espèce de sanction tacite, alors le brigandage couvrit toute l'Ita- lie. Cette vie indépendante et aventureuse séduisit des esprits qui, bien dirigés, auraient été capables de grandes choses. Prendre la forêt était souvent pour un opprimé le seul moyen de se venger de la tyrannie d'un grand seigneur ou d'un abbé en crédit.

« Les Colonna et les Orsini possédaient presque en totalité les terres aux environs de Rome. Ces deux familles puissantes étaient ennemies l'une de l'autre depuis près de deux siècles. En se faisant une guerre acharnée, en cherchant réciproquement à se détruire, elles achevaient la dévastation de la campagne de Rome, si bien commencée par les barbares, et la ré- duisaient à l'état de dépopulation et d'insalubrité oii nous la voyons maintenant. Toute la noblesse, sous les ordres des redoutables condottieri, suivait le parti de Colonna ou celui des Orsini. Sixte-Quint parvint à les réconcilier, en se les attachant ; c'était assurer de plus en plus son autorité. Ce pape, homme d'esprit et de

26G MÉLANGES D',ART ET DE LITTÉRATURE.

tête, avait deux petites nièces; il maria l'une à l'aîné de la maison Colonna, et l'autre à l'aîné de la maison Orsini. La rivalité des Orsini et des Colonna datait du pontificat de Bonifiée A^III (1294), auquel les Orsini avaient procuré la tiare. »

Un hasard heureux en apparence, donne la naissance et de la fortune à un beau jeune homme : il paraît dans le monde; après un an ou deux, il s'aper(;oit un beau jour qu'il meurt d'ennui. Comme son gouverneur lui a appris à raisonner suivant ses goûts et non d'après la raison, notre beau jeune homme décore son ennui du nom de malheur. Il ne faut plus qu'une cause à ce mal- heur: s'il est tout à fait dépourvu d'esprit, il se figure qu'il est malheureux, parce qu'il a une grande passion pour quelque belle dame. Si le ciel lui a donné assez de bon sens pour croire dillicilement à tout ce qui est fy>Ymf/,même à une grande passion, notre jeune homme riche, noble, bien élevé, et cependant mourant d'ennui s'aperçoit un beau jour que la société dans laquelle il vit ne lui rend pas justice. « Il faut renouveler voire mé- rite par quelque grand voyage, » lui dit un ami. L'ennuyé veut suivre ce conseil; mais oîi aller? Anciennement, on allait en Suisse, et, au retour, on s'extasiait sur la nature et les cascades. Quand on a été las de la vie de table d'hôte, au miheu de trente Anglais, grondant parce qu'on ne leur a pas laissé assez de poisson frit (c'est, en vérité, tout ce que l'on trouve pour la vie

JOURNAL D'UN VOYAGE EN ITALIE. 267

morale^ en Suisse, avec des aubergistes âpres et sou- vent pires), la bonne compagnie a songé à l'Italie. Elle a trouvé des bals diplomatiques superbes à Florence, Rome et Naples. Là, les femmes les [)lus riches peuvent être excluded, comme jadis aux bals d'Almack à Lon- dres, où les huit femmes les plus nobles déclarent que toutes les autres sont mauvaise compagnie, et ne leur rendent pas le salut.

Mais ce plaisir fort réel ne prête guère au récit; un bal peut être amusant, mais le récit d'une fêle trente ou quarante femmes ont été humiliées par huit ou dix plus nobles et plus riches qu'elles, n'est guère amusant, et surtout n'admet pas les épanchements de sensibilité sur lesquels notre jeune homme riche et noble, qui s'ennuyait à Paris, compte pour briller à son tour. La sensibilité n'exige pas heureusement de grands efforts d'esprit; le plus plat romancier parvient à vous arracher une larme, et à faire souffler votre bougie à trois heures après minuit : il faut un Cervjantes, un Lesage, ou un Mérimée, pour faire naître ce sourire délicieux qui in- dique le plaisir de l'esprit.

Un voyage qui ne fournit pas de phrases pour le sen- timent n'est donc pas le fait de ce beau jeune homme du i balcon des Bouffes qui, parce que rien ne lui manque, trouve un vide affreux dans son âme.

11 est difficile de faire des phrases sur l'Italie: aller à Rome et à Naples, ou inème Tarente et à Syracuse,

2G8 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

est à peu près aussi héroïque que d'aller voir la mer à Brest. La Grèce est usée jusqu'à la corde, on y trouve trop de fripons à l'àme dégradée par le despotisme turc, ou parles mièvreries d'une petite cour allemande. Il faut que tout ce qui a plus de vingt ans en Grèce l'exception de quelques héros que la cour allemande jette en prison), soit descendu sur les rives du Styx, avant que ce pays donne l'occasion de répéter quelque helle phrase de lord Byron, sur Marathon et les Ther- mopyles.

L'Egypte, Jérusalem et la Mecke, sont à peu pr^s tout ce qui reste à l'ennuyé de Paris.

L'Italie est devenue chose trop facile. En neuf jours et pour rien, on peut aller du boulevard de Gand à la rue deTolède, àNaples. La malle-poste ne demande que quarante-trois heures pour vous mettre à Lyon ; elle re- part le soir et en quarante-six heures vous débarque à Marseille, d'où vous partez le lendemain par un des cinq bateaux à vapeur qui vont à Naples. En cinq jours, vous arrivez dans celte plus belle ville du monde, après avoir vu très-suffisamment Gènes, Livourne, Pise et, si vous voulez , Florence , pendant quatre heures. M. Colomb fournit les détails économiques les plus exacts et les plus satisfaisants sur son voyage rapide.

Mais que trouvera notre pauvre jeune homme riche, du balcon des Bouffes, dans toutes ces villes et au re- tour par terre, à Rome, Venise, Milan? Un peuple qui

JOURNAL D'UIN VOYAGE EN ITALIE. 269

a de l'humeur, parce qu'il n'a pas un certain morceau de papier dont la France, l'Espagne, le Portugal, la Belgique, répètent le nom cent fois par jour : on en est amoureux, on ne soupire que pour cela.

Les beaux-arts, qui ne vivent que de passions, sont morts depuis que tous les cœurs battent pour une chose froide, raisonnable, ne vivant que de méfiance, exigeant le concours de toutes les médiocrités, en un mot, l'op- posé des beaux-arts.

La peinture est anéantie en Italie; les cent tableaux médiocres qui, au Louvre, ennuient le public en mars 1835, passeraient pourdes chefs-d'œuvre en Italie, ainsi qu'on l'a vu à Milan pour le Dernier jour de Pompéi. La foule des artistes médiocres est énorme en Italie; mais chacun est soutenu, prôné et souvent pensionné par la ville il est né, et dans laquelle il n'est pas permis d'élever de doute sur son mérite ; c'est à en prendre de l'humeur.

M. Colomb peint fort bien cet accès de patriotisme d'antichambre, qui donne tant de ridicule aux pauvres amateurs des beaux-arts en Italie. Chacun d'eux a un Raphaël en herbe, que le hasard a fait naître dans la même ville que lui. Ce Raphaël a l'âme noble et géné- reuse, et a éprouvé les malheurs les plus touchants; son cœur palpite pour la liberté. Vous êtes presque ému; enfin, l'on prend jour, l'on vous conduit devant un tableau; c'est une croûte abominable, inférieure

270 MELANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

aux ouvrages des artistes du sixième ordre, admis au Louvre par grâce. Il n'y a qu'un peintre en Italie, c'est M. Hayez, de Milan, comme il n'y a qu'un sculpteur, M. Tenerani, à Rome. Le reste a un caractère moral parfait, des moustaches noires magnifiques, et annonce les meilleures opinions. Ces messieurs ont la plupart une grande passion, dont le malheur les fait maigrir et leur donne ce regard vague si admiré dans Talma, le regard du génie. Tout est au mieux jusqu'au moment fatal l'on vous place devant leur tableau.

M. Colomb dit fort bien :

« La beauté antique est l'expression des vertus qui étaient utiles aux hommes du temps de Thésée. La beauté chez Canova est l'expression des qualités qui nous sont agréables en 1828. Michel-Ange a dignement représenté les ministres d'un dieu tout-puissant et ter- rible. Il ne peut être question de bonheur terrestre et passager, en présence de tels êtres ; la seule pensée qui occupe, c'est d'éviter l'enfer. Les Athéniens disaient à Thésée : « Défendez-nous et sovez juste, » et il leur rapportait la tête du Minotaure.

a La force individuelle, qui était tout dans l'anti- quité, n'est presque plus rien au milieu de notre civi- lisation moderne. Le moine qui inventa la poudre à canon, modifia la sculpture; la force nest plus néces- saire qu'aux subalternes. Personne ne s'avise de de- mander si Napoléon ou Frédéric II surent bien appli-

JOURNAL D'UN VOYAGE EN ITALIE. 271

quer un coup de sabre. La force que nous admirons, c'est celle de Napoléon visitant l'hôpital de Jaffa, ou s'avançant avec simplicité vers le premier bataillon des troupes royales, sur les bords du lac de Laiîrey (mars 1815) ; c'est la force de l'àme. Les qualités mo- rales qu'il s'agit de rendre sensibles, ne sont donc plus les mêmes : c'est ce que beaucoup d'artistes ne voient pas, mais c'est ce qu'ont vu Michel-Ange et Canova.

« Les qualités, les vertus, sont les habitudes de l'âme; or, tout ce qui est habitude disparaît dans les moments de passion ; la sculpture ne peut pas s'en occuper : voyez le ridicule des statues du pont Louis XVI ! La peinture peut suivre beaucoup plus loin l'expression des passions; ensuite elle les livre à 'acteur tragique.

t( La sculpture ne saurait rendre des mouvements violents provenant des passions. Elle n'a pas l'expres- sion des yeux; elle n'a que la force des muscles pour rendre sensibles les habitudes de l'âme.

« Le mérite de la sculpture consistant principalement dans la beauté des formes, il n'est pas étonnant que les sens influent beaucoup sur le jugement que l'on porte sur telle ou telle statue. C'est ainsi qu'involon- tairement on s'oublie, on reste des heures entières devant la Vénus Callipyge ou devant la Vénus de Mé- dicis. »

272 MÉLANGES D'AllT ET DE LITTÉRATURE.

Comme on voit, ce voyageur ne cherche pas les phra- ses; il expose avec naturel et simplicité des pensées justes pour la plupart.

Au lieu de nous raconter ses impatiences avec les postillons, M. Colomb a le courage de nous exposer qu'il a parcouru 1,064 lieues pour 1,592 l'r. 75 cent. Quel voyageur jusqu'ici a eu le courage d'avouer une aussi faible dépense? N'est-ce pas une preuve de véracité admirable !

3 avril 1835.

NOTES D'UN DILETTANTE

THEATRE fxOYAL ITALIEN

Première reprcsentalion de la donna del lago. Début de mademoiselle Schiasetti (9 septembre 1824).

Que de jeunes femmes, exilées par la mode dans leurs terres à dix lieues de Paris, auront soupiré ce soir en songeant quon donnait à l'Opéra la première représentation de la Donna del lago, l'un des chefs- d'œuvre de Rossini, et qu'elles n'y étaient pas! Je me hâte de calmer leurs regrets. Rien au monde ne peut être plus ennuyeux que la Donna del lago, telle qu'on 'a présentée ce soir au public de Paris. Ce qu'il y a ie plaisant, c'est qu'il n'a point sifflé; il est trop poH oour cela ; il a même applaudi quelquefois.

Rordogni a été détestable et glacial; mais il faut vouer qu'il avait un rival dangereux dans le ténor

274 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE. '

Mari. Ces deux ténors chantent toujours juste, il est vrai, mais de manière à dégoûter de la musique. Chanter faux quelquefois n'est pas, quoi qu'en disent [ les ignorants, le plus grand des péchés en musique. ' Par exemple, les chœurs de la Donna del lago n'ont i pas précisément chanté faux toujours, mais ils ont toujours crié, mais toujours ils ont été déchirants pour l'oreille. Il est vrai qu'il y a trois jours, à la ré- i pétition générale, l'un des grands personnages de l'Opéra, et d'ailleurs excellent musicien (M. Habeneck), réprimandait un choriste qui criait hors de mesure, ce qui l'empêchait sans doute d'écouter ou d'entendre son chef, dont la remontrance n'a point paru le toucher beaucoup. Avec un tel excès de désordre tout s'expli- que, même le charivari de ce soir.

Eh bien, fort peu de personnes ont rendu justice à ce charivari ; c'est que les chœurs avaient le même avantage que Bordogni, celui d'être totalement éclipsés par quelque chose de plus mauvais. Il y avait ce soir à l'Opéra des trompettes qui, par malheur, sont né- cessaires à la Donna del lago, et qui constamment ont déchiré l'oreille par les sons les plus éclatants et les plus outrageants. Partout ailleurs qu'à Paris, il y aurait eu un riche accompagnement de sifflets. Il y aurait bien quelque chose à dire aussi d'une certaine musiquel militaire qui a défilé plusieurs fois sur le théâtre à lai suite du héros Malcolm, et qui oubhait d'aller en me-

NOTES D'UN DILETTANTE. 275

sure ; mais cette peccadille n'a pas même été remarquée.

La bonne musique est un plaisir fort délicat et qui tient à la réunion d'une quantité de choses exquises. Ce soir, tout avait été négligé. Aussi, après la fin du premier acte, le foyer était-il plein d'amateurs qui se disaient : « Mais est-il bien possible que cet opéra ait eu le plus brillant succès à Naples, à Milan, à Munich?» La réponse était fort simple, quoique assez peu flat- teuse pour les gens qui prennent soin de nos plaisirs. Quel est celui d'entre nous qui n'a pas eu le malheur de voir jouer Andromaque en province, par des ac- teurs qui ne s'occupent d'ordinaire que des pièces des Variétés? Aurait-il été juste en voyant le Brunet de la troupe estropier le rôle d'Oreste, de s'écrier : « Le chef- d'œuvre de Racine est une pauvreté! »

Je suis loin de comparer le mérite de Rossini, qui peut-être sera oublié dans vingt ans, au génie d'un des plus grands poètes des siècles modernes; mais enfin le célèbre maestro, en entendant écorcher sa musique, pouvait s'écrier : « Otello et Tancredi joués de cette manière seraient tombés tout à plat. » Il y a dans l'exécution de la musique dramatique un certain degré de médiocrité, passé lequel le plus bel ouvrage devient un supplice pour l'auditeur.

Le libretto de la Donna del lago, lire d'un poème de Walter Scott, est encore plus inintelligible et plus plat que la plupart de ceux que Rossini a réchauffés

'276 MÉLANGES D'AUT ET DE LITTÉRATURE.

des sons de sa musique. Pour faire celle-ci, il s'est inspiré d'Ossian, et trcs-heureusetnent selon moi. Si l'on veut me passer le mot, je dirai que ce n'est point une musique de tragédie, c'est une musique de poëme épique. Ce genre est le contraire de celui d'OteUo. Le majestueux et le tendre s'y trouvent souvent, et le passionné presque jamais. Avec un public attentif et bien disposé par une heure de bonne musique, celte partition ferait un plaisir infini; mais elle a, si je puis ainsi dire, un mérite délicat, et rien n'est plus hasar- deux que d'exposer sur une scène peu musicale des chants majestueux, mélancoliques et rarement pas- sionnés. La grâce naïve doit manquer son effet sur des oreilles effrayées par des Irompeltes fausses et des chœurs criards.

Ce soir, il y a eu une chose plus étonnante que la manière dont la pièce était montée, c'est la bonté du public. Ce souverain juge a bien voulu ne faire atten- tion qu'à la voix délicieuse de mademoiselle Schiasetti. C'est, je crois, le plus beau contralto qui ail jamais paru en France. Or. il faut se rappeler que Ro^ini a composé tous ses premiers opéras, ritaliana in Alger ï., la Pietra del paragone^ etc., pour la voix du contralto de madame Marcolini. Plus tard, à Naples, il a écrit pour la voix sublime de mademoiselle Pisaroni, qui est aussi un contralto. La |)résence de mademoiselle Schia- setti, cantatrice fort habile et qui manie sa voix pleine,

NOTES D'UN DILETTANTE. 277

perlée et sonore avec une adresse infinie, va donc per- mettre d'aborder une quantité d'ouvrages de Rossini impossibles à donner jusqu'ici. Mais, si on les monte comme la Donna ciel Uujo^ il est fort inutile de se meltre en frais.

Voici ce qu'un public trop indulgent a distingué ce soir, au milieu de trompettes écorchant l'oreille, et de chœurs se croyant obligés de crier à tue-tête. La ca- vatine 0 maUut'inï alborï ! aurait touché profondément si le public avait été disposé à goûter ce genre de mu- sique. Elle commence la pièce; elle a pour ainsi dire un mérite trop modeste, trop délicat, pour être sentie de prime abord, et surtout par le public d'une repré- sentation extraordinaire, toujours un peu effarouché, et qui craint de se compromettre en applaudissant. Pour être appréciée ce qu'elle vaut, lacavatine 0 mat- tutini alboii devrait paraître au second acte de Tun- credi ou de Romeo. Elle peint avec une justesse admirable cette mélancolie, fille d'une imagination rê- veuse, qui fait le charme d'un si grand nombre de beaux passages d'Ossian. Le compositeur a rappelé quatre fois dans le courant de la pièce, et avec un art infini, cette cantilène admirable de fraîcheur, de naï- veté, d'abandon.

A dire le vrai, grâce à MM. Bordogni et Mari, il n'y a pas eu un second morceau de la partition originale de la Donna ciel lago qui ait plu au public. Made-

16

278 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

moisclle Schiasetti a été fort applaudie au second acte dans un duo avec mademoiselle Mombelli,

Sappi che un rio dovere,

qui appartient à l'opéra de Bianca e Faliero. Le public a été entraîné par ces mots que Malcolm (mademoiselle Schiasetti) adresse à Elena, sa maîtresse: Vedersi nel pianto. Il est impossible de conduire avec plus d'art une voix plus douce et plus agréable à l'oreille. Dans ce moment, mademoiselle Schiasetti a été l'égale de mademoiselle Pisaroni, l'actrice la plus laide de l'Eu- rope peut-être, mais qui a la plus belle voix de con- tralto qu'on puisse entendre.

Le grand succès musical de la soirée a été pour le magnifique quatuor de Bianca e Faliero: Cielo, il mio labro inspira, chef-d'œuvre de Rossini dans le genre pathétique. Il est fort possible que ce quatuor et la première cavaline fassent supporter la Donna del lago à Louvois. Si tant est qu'il y ait quelqu'un qui s'inté- resse à ce pauvre théâtre, je conseillerais de retrancher tout ce qu'on pourra dans les rôles de Mari et de Bor- dogni. Il faudrait ôter le plus de trompettes possible, et renvoyer la musique militaire au champ de Mars, elle est fort bien placée.

Mademoiselle Mombelli ayant eu le malheur de chanter faux une fois, ce qui est un péché irrémissible,

NOTES D'UN DILETTANTE. 279

tout l'honneur de la soirée a élé pour mademoiselle Schiasetti, qui est, d'ailleurs, fort jolie. Son jeu m'a paru avoir des grâces naïves, simples, naturelles, de fort bon ton, et je la croirais mieux placée dans l'opéra buffa que dans le tragique. Je voudrais la voir dans ritaliana^ dans le Barbier de Séville, dans l'air Eco pietosa de la Pietra ilel paragone. Mademoiselle Schiasetti a monté à Munich vingt-neuf opéras qu'elle est prête à chanter ici à la première réquisition ; mais elle partira dans un an, après avoir paru peut-être dans quatre ouvrages, comme Galli.

Il

Troisième représentation de la Donna (tel lago y]7) septembre 1824).

La grande nouvelle hier soir aux Bouffes, la chose dont tout le monde s'occupait, c'est le départ de Rossini pour l'Italie! Il part aujourd'hui dimanche, et pour les affaires du théâtre ; voilà jusqu'où s'étend la nouvelle officielle. L'absence de Rossini sera de qua- rante jours.

Reviendra-t-il à Paris directeur de l'Opéra-Buffa avec vingt mille francs d'appointements, ou bien sera- t-il imprésario (entrepreneur), recevant de la liste civile cent vingt mille francs par an, pour nous donner

280 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

des spectacles aussi beaux, musicalemenl parlant, que ceux de Saint-Charles? Rossini, en un mot, sera-t-il notre Barbaïa ? Telles sont les grandes questions qui agitaient le peuple des dileUanti.

A la nouvelle du départ de Rossini pour aller recru- ter des ténors en Italie, il s'est élevé un concert d'éloges pour le nouveau directeur des théâtres royaux. Il est difficile pour une nouvelle administration de s'annoncer d'une manière plus brillante et par une mesure plus ferme. On devait s'y attendre; l'amour éclairé des arts n'est pas une des momdres illustrations d'une famille qui a marqué ses pas dans tous les che- mins du beau et du bien.

Une longue expérience a démontré, à toutes les villes d'Italie qui ont des théâtres, que le système de l'entre- prise est le seul convenable. Il y a deux ans, par exemple, que le gouvernement autrichien, n'ayant pas trouvé d'entrepreneur aux conditions qu'il proposait, pour le théâtre de la Scala, à Milan, voulut avoir une régie. Les spectacles ont été pauvres, peu variés, et le gouvernement a dépensé quatre cent vingt-huit mille francs pour l'opéra et les ballets, au lieu de deux cent trente mille que lui aurait coûtés l'entreprise.

Espérons donc de la sagesse de l'administration actuelle que Rossini nous reviendra entrepreneur, imprésario. Barbaïa s'associera avec Rossini, ou lui vendra pour quelques mois, comme on dit en Italie,

NOTES D'UIN DILETTANTE. 281

Davide, Lablache, madame Fodor; et notre théâtre italien marchera l'égal de ceux de Vienne, de Naples et de Milan.

Mais, dans le cas les vœux des dilettanti seraient comblés, et l'on verrait revenir Rossini entrepre- neur, souvenons-nous que, dans tous les genres, les supériorités ne s'aiment guère, et ayons soin de stipu- ler que madame Pasia ne sera remplacée par personne, pas même par madame Colbrand, et que notre grande tragédienne lyrique paraîtra chaque mois dans trois opéras différents.

La fatale expérience de la Donna ciel lago vient de prouver qu'avec des ténors tels que MM. Bordogni et Mari, l'on ne peut donner aucun des opéras que Rossini a écrits à Naples pour Davide et Nozzari. Par exemple, l'air que Bordogni chante au second acte, et qui, chargé de ses petits ornements mesquins, nous semble la chose du monde la plus ennuyeuse, était interrompu trois ou quatre fois par les frémissements de plaisir du public quand Davide le chantait.

La Donna del lago a fait quelque plaisir à Louvois aux seconde et troisième représentations. J'ai ouï dire au foyer que c'était par un fait exprès que ce malheureux opéra avait été tellement défiguré le pre- mier jour dans la rue Le Peletier. L'Opéra français craignait, en cas de réussite, de voir arriver chez lui trois fois par semaine les chanteurs italiens. De là,

1G.

282 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

comparaison fatale et peut-être sifflets. Il est fort plai- sant, ajoute-t-on, d'entendre messieurs de l'Opéra parler à ce sujet des intrigues des Italiens. Le théâtre Louvois se compose de sept à huit sujets qui se voient à peine entre eux, et vivent chacun à Paris comme de bons hourgeois dans une société fort peu nombreuse. Les Italiens ont trop de paresse et de finesse pour entreprendre d'intriguer en pays étranger. Ils se con- tentent, je crois, de rire dans leur intimité des trom- pettes fausses, des clarinettes hors de mesure, et autres belles choses qu'on leur fait subir au théâtre Louvois. L'essentiel pour eux, c'est qu'on les paye exactement à la fin du mois, et que les journaux de Pans, la capitale du monde, leur fassent une réputa- tion en Europe.

Les chanteurs de l'Opéra, au contraire, tenant à la danse et aux artistes de tous les théâtres de Paris, font régner leurs opinions dans une centaine de salons des plus recherchés de la capitale. Je ne vois nulle parité pour les moyens d'intrigue. L'Opéra italien ne peut gagner sa cause qu'autant qu'une administration vigoureuse saura mépriser Tintrigue, ne jamais revenir sur les choses décidées, et suspendre, au besoin, les appointements des subalternes qui n obéissent pas.

Je n'ai point au hasard lâché cette parole. M. Grasset devrait avoir l'autorité nécessaire pour pouvoir dimi- nuer au besoin le bruit de son orchestre. La force

NOTES D'UN DILETTANTE. 283

toujours égale de l'orchestre de Louvois est, dit- on, la chose qui désespère le plus Rossini.

Je crains bien que la Donna ilel lago n'arrive pas à la dixième représentation. Mesdemoiselles MombelH et Schiasetti font des miracles ; Levasseur chante bien son air : tout le reste est mauvais, et fort mauvais. L'ensemble est ennuyeux. Il n'y a, d'ailleurs, aucune situation tragique dans le Vihretto ; or, la musique séria, un peu ennuyeuse par elle-même, ne peut intéresser le public qu'autant qu'elle est appliquée g des situa- tions de mélodrame , à des situations extrêmement fortes, telle que Tancredi qui défie Orbassan, ou Desdemona qui reçoit la malédiction de son père : Impia, ti maledico ! Au reste, à quoi bon reparler des vices d'exécution de la Donna ciel layo? Il serait cruel de revenir sur les chanteurs, l'orchestre, les chœurs, etc., etc. Je vais m'attaquer au fï^ranà maestro lui-même. La cavatine si bien chantée par mademoi- selle Schiasetti,

Ah ! quel giorno ognor rammento !

ne vaut absolument rien. Il n'y a pas de chant, ce n'est qu'une sorte de récitatif obligé. A quelle immense distance ce morceau décoloré ne reste-t-il pas de l'air

Mura infelici !

284 MELAÎSGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

que madame Pasta a pris à la Donna ilel lago, pour le transporter dans VOtello? Il faudrait que le grand maestro^ oubliant un peu sa paresse, fît une autre cavatine à mademoiselle Schiasclti, ainsi qu'il l'avait promis.

Rien de plus ridicule que les disparates de style qui déparent l'air que Levasseur chante avec une si belle voix et si peu de laisser-aller,

Taci, lo voglio.

A chaque instant, cet air de colère d'un vieux guerrier blessé dans son orgueil est interrompu par de petits accompagnements tendres, gracieux, fort jolis, et, comme tels, fort applaudis par un public peu difficile. Ces accompagnements seraient placés convenablement tout ou plus dans la cavatine de mademoiselle Schia- setti, mais dans l'air du farouche Douglas, okimé !

Mademoiselle Mombelli chante supérieurement, mais avec les plus ridicules contre-sens, le commen- cement de son duo avec Malcolm. Elle dit à son amant :

Il padre impone Ch' io non pensi a te.

Mon père m'ordonne de ne plus t'aimer.

Or, c'est avec la joie la plus vive et les ornements les plus brillants et les plus gais que mademoi-

NOTES D'UN DILETTANTE. 285

selle Mombelli annonce cette bonne nouvelle à son amant. Le public aime mieux être amusé à contre-sens qu'ennuyé suivant les règles; mais mademoiselle Mom- belli, pour peu qu'elle soit avertie parle silence des spectateurs, a assez de talent pour broder ce duo avec des ornements tristes. Voilà de ces fautes qu'on n'a jamais à reprocher à notre sublime madame Pasta, qu'enfin nous reverrons mardi dans Roméo ^ et que nous eussions^-ini revoir quinze jours plus tôt.

III

Rentrée de madnme Pasta dans Romeo (29 septembre 1824).

Le troisième acte de cet opéra a paru, samedi soir, entièrement neuf, non pas pour le chant, il y a long- temps que madame Pasta est arrivée à la perfection, mais pour le jeu, pour la manière étonnante d'exprimer le désespoir de Roméo lorsqu'il prend du poison, et son désespoir plus grand encore quand il voit que la mort va l'enlever à sa Juliette ressuscitée. Quelle don- née tragique que celle qui, presque au même instant, fait regarder la mort comme le plus grand des biens, quand Roméo chante Ombra a dorai a aspet ta. elh'icn- tôt après comme le plus cruel des maux, quand il dit à Juliette : Ti lascio adio ! Samedi soir, ces mouve-

286 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

ments de passion si vifs, si rapides, si déchirants, ont été rendus par une pantomime entièrement nouvelle, plus simple encore, plus naturelle, plus entraînante que par le passé. Peut-être madame Pasta, qui arrive de Londres, a-t-elle été électrisée par la manière dont on y joue le cinquième acte de Roméo et Juliette de Shakspeare, arrangé par Garrick. Il y a eu un cri dans la salle au moment Roméo, qui se sent défaillir, réunit ses forces pour donner nn dernier baiser à Juliette, et tombe mort. J'en suis fâché pour les gens qui mettent de Vhonneur national à n'admirer que des talents nés en France ; mais il est difficile, en Pabsence de Talma, d'admirer la tragédie aux Français ou à rOdéon, quand on vient de voir le Roméo du théâtre Louvois.

De quel langage pourrais-je me servir pour faire comprendre à Bordogni que, quand on a le malheur de faire des gestes qui présentent constamment la parodie des sentiments qu'on devrait exprimer, il faudrait au moins ne pas inventer un costume qui ajoute au ridi- cule, et, par exemple, ne pas se présenter en robe de chambre garnie de velours vert pour jouer le rôle du père de Juliette? Rien n'était plus pittoresque que le costume des grands seigneurs du moyen âge en Italie.

Mademoiselle Demeri (Juliette) a fait manquer pres- que entièrement l'effet de son duo avec madama Pasta.

I

iSOTES D'UN DILETTANTE. 287

On voit trop une écolière qui répète timidement les traits de chant qu'on lui a montrés le matin. Dans les moments de passion, ces tâtonnements de l'inexpé- rience ôtent à la scène tout son effet tragique. Au lieu de songer à l'amour de Juliette, le spectateur ne voit qu'une écolière, mais cette écolière possède une voix magnifique. Quel dommage qu'elle n'ait pas assez de fortune pour aller passer deux ans à Naples! Comment le gouvernement, dont la générosité accorde aux arts tant de secours qui amènent quelquefois des résultats contraires à ses intentions, n'accorde-t-il pas des frais de voyage à mademoiselle Demeri, sous la condition qu'elle ira en Italie, et qu'elle chantera une fois par semaine au théâtre de San Carlo, à Naples, ou à la Scala, de Milan. La voix de mademoi- selle. Demeri est si étonnante et si belle, que chantant même comme elle a fait hier soir, je suis convaincu que M. Féron, l'entrepreneur de la Scala, lui offrirait dix mille francs par an pour chanter un air dans chaque opéra nouveau. Mais il faudrait que mademoi- selle Demeri eût le courage de faire des (jnmmes quatre heures chaque jour. Elle est peut-être trop jolie pour se livrer à un apprentissage aussi pénible. Ce n'est pourtant qu'à ce prix qu'elle pourra devenir une Catalani, et gagner deux millions. Cette fois, ma- demoiselle Demeri a beaucoup mieux chanté son air que le duo avec madame Pasta.

288 MÉLANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

L'orchestre a supérieurement exécuté la jolie ouver- ture de M. Paer. J'étais tout étonné qu'il sût avoir des nuances et de la mélancolie ; mais l'orchestre a pris une brillante revanche dans le chœur qui commence le second acte. Il est chanté sotto voce sur le théâtre, et l'orchestre l'a bravement accompagné à tour de bras, comme s'il s'agissait du furte d'une symphonie. A Naples, dans ce moment, le spectateur eût à peine soupçonné l'existence de l'orchestre.

Le troisième acte de Roméo et Juliette est si beau, qu'il faudrait bien s'occuper de rendre supportables les deux premiers. Ils sont fort ennuyeux pour les vé- ritables amateurs; mais, à côté d'eux, de braves gens que la mode amène à Louvois se récrient tout haut, presque à chaque mesure, sur la beauté de ce qu'ils entendent. Rien n'est amusant comme de voir un honnête homme qui a parcouru avec succès la car- rière administrative ou celle des armes, et qui, à soixante ans, quand il n'a plus rien à faire et qu'il jouit en paix du fruit de ses honorables travaux, s'avise tout à coup de se faire dilettante furieux. Il se croirait déshonoré s'il laissait passer le moindre trait de chant sans un cri d'admiration, et pourrait dire comme Baliveau :

Ce talent dans ma tète un beau jour se trouva, Et j'avais soixante ans quand cela ni'arriva.

NOTES D'UiN DILEfTAiNTE. '289

On pourrait chercher dans ÏArtémise de Chnarosa, dans VIdoménée de Mozart, et autres chefs-d œuvre qu'on ne donnera jamais à Paris, tjiieh|ue bc-iu duo entre Juliette et Levasseur, entre JuHette et sa nour- rice. L'air que brode Bordogni après, l'évanouis- sement de sa fille est par trop déplacé; il impa- tiente.

Le soin que je viens d'indiquer regarde les artistes italiens; il est possible que, quelque jour, ils s'en oc- cupent. Quant à l'administration, il faut admirer que, dans un théâtre qui reçoit cent vingt mille francs de la munificence royale, et qui fait des bénéfices im- menses, l'on ose présenter aux regards des spectateurs un tombeau de Juliette tel que celui qui, samedi, a scandalisé le public. Il est impossible de rien voir de plus déguenillé que le lambeau de toile qui repré- sente ce tombeau si essentiellement lié à l'action du troisième acte, et sur lequel les yeux des spectateurs viennent sans cesse se fixer. Je ne dirai pas les théâtres des boulevards, mais le petit théàlre de la rue Chantereine, mais le plus mauvais théâtre de pro- vince n'a pas de telles décorations. C'est tout simple, ce sont des musiciens français qui ont l'administration du Théâtre-Italien, leur rival. Ce mot dit tout. Allez entendre dans Didon les cris sauvages de mademoi- selle Noël et de Dérivis, et voyez si les gens qui ont la mission de faire goiiter au pubhc cette sorte de mu-

17

2\)0 .MELAîSGES D'ART El DE LlTTEKATDilE.

sique peuvent désirer qu'on entende les accents divin» de madame Pasta.

C'est par un autre trait du savoir-faire de l'adminis- tration, que madame Pasta, qui est arrivée le 14 août, et qui a offert de chanter le 16, n'a reparu ipie le 25 septembre. Ne faut- il pas être bien abandonné du génie de Barème, le seul que je me permette de citer à MM. les musiciens de l'Opéra, pour perdre ainsi, pendant un mois, un talent que l'on paye cinquante mille francs par an? Mais que je suis bon : ce que je blâme comme une erreur est le comble du talent!

J'apprends sans étonnemcnt que l'on ne monte point de pièce nouvelle pour la jolie mademoiselle Schiasetti, qui présente en vain, à l'administration, son répertoire, composi de vingt-neuf opéras. J'ap- prends avec plaisir qu'il est question d'engager pour trois mois M. Curioni, le ténor de l'opéra de Londres. C'est un fort bel homme qui, comme mademoiselle Schiasetti, n'avait pas appris à chanter pour utiliser sa jolie voix au théâtre.

IV

Homco et Juliette 9 octobre 1824).

La longanimité du public de Louvois n'a pu tenir samedi soir à l'ennui que lui procure Roméo et Juliette,

NOTES D'IilN DlLETTAiNTE. 291

pièce usée, s'il en fut jamais. Madame Pasta, qui était fort enrhumée, et qui n'a chanté que pour ne pas faire manquer le spectacle, a donné une couleur toute nou- velle au rôle de Roméo. La passion ardente du jeune Italien était samedi de l'amour tendre et langoureux à l'allemande.

11 y a des gens qui doivent être heureux. Enfin, après avoir fatigué le puhlic pendant deux années par la répétition continuelle de Bornéo, Otello et Tancvedi, Tancredi, Otello et Roméo, on est parvenu à ne compter que huit spectateurs au balcon un jour que madame Pasta jouait ! Pour peu qu'il soit loisible aux personnes que je félicite sur leur succès de continuer encore ce système pendant deux petites années, le pu- blic, excédé de l'ennui qu'on lui faisait subir à Lou- vois, ira se réveiller aux cris aimables que mesdames Noël, Grassari, Sainville, etc. , lui font entendre au théâtre national que l'on nomme Académie royale de musique. Au reste, j'ai grand tort de me récrier, car j'apprends que, vers la fin de novembre ou les pre- miers jours de décembre, nous pourrons bien avoir, pour le bénéfice de madame Pasta, la Semiramis de Rossini, Le rôle d'Arsace sera rempli par mademoi- selle Schiasetti, et celui de Semiramis par la bénéfi- ciaire.

'2U2 MÉLANGES D'ART ET UE LiTTÉKATUKE.

La Donna del Lago (l'2 octol)re Ib^i .

On parle d'une révolution à la cour de Polymnie. Mademoiselle Schiasetti a, dit-on, reçu les rôles de Rosine dans le Barbier de Séville, et d'Isabelle dans ritaliana in Algeri. Mademoiselle Cinti a offert sa dé- mission. Il est hors de doute que cette jolie et agéable chanteuse, fort vantée parRossini, aurait en Italie tous les genres de succès. Elle nous reviendrait dans quel- ques années beaucoup meilleure et couverte de dia- mants, et, en son absence, nous aurions le plaisir d'en- tendre chanter de la musique italienne par des gosiers italiens, ce qui n'est pas encore inutile au perfection- nement de notre goût. Combien de traits de chant nous étaient inconnus avant l'arrivée de mademoiselle Mom- belli !

11 faudrait que la grande révolution qui vient d'a- néantir une petite intrigue fort bien conduite, dit-on, établît en principe, une fois pour toutes, qu'il sera loisible à tout artiste arrivant d'Italie à Louvois de chanter trois fois tous les rôles de son emploi, sauf à être sifflé par le public s'il s'y montre inférieur au ti- tulaire. Sans ce règlement fort sage, à quoi bon, par exemple, faire venir le ténor Davicle ? Rordogni ne vou-

NOTES D'UN DUETTANTE. 293

drait lui céder aucun rôle, et David serait réduit à chanter pendant six mois dans la pièce par laquelle il aurait débuté. Rien de plus clair que ce raisonnement ; mais, comme il tend à tenir les comédiens en haleine, et à donner toujours le meilleur rôle au plus digne, il faudra beaucoup de force dans l'autorité pour établir un règlement si avantageux au publicet si raisonnable.

Jamais la Donna del Lago n'avait fait autant de plaisir que ce soir. Le public a goûté et applaudi toutes les finesses de cette musique charmante. Mademoiselle Schiasetti, qui n'était pas bien remise de son indispo- sition, a chanté avec un art infini ; mademoiselle Mora- belli a été sublime dans plusieurs morceaux ; nous avons eu de la musique digne de San Carlo et de la Scala. A la fin d'un rôle horriblement fatigant, la las- situde a fait tomber mademoiselle Mombelli dans quel- ques sons faux. C'est que, malgré ses succès dans le tragique, cette voix si vive, si légère, si originale, est évidemment faite pour l'opéra buffa.

J'ai entendu avec peine plusieurs personnes répéter un raisonnement bien faux du Journal des Débats. Dans l'article que le savant XXX a consacré à la Donna del Lago^ il prétend que tous les morceaux qu'on a été obligé de supprimer à Louvois n'ont aucun mérite. Ils ne valent rien dans la bouche de Mari, d'accord ; mais ils feraient fureur à Naples dans celle de David. C'est comme si l'on faisait jouer le rôle d'Achille, ddins Iphi-

'294 ^IÉLA^'GES D'ART ET DE LITTERATURE.

génie, par Potier, et qu'ensuite parce que la colère du fils de Pelée aurait semblé tant soit peu comique, rendue avec les gestes du Père Sournois, on en con- cluait que le rôle d'Achille, tel que Racine l'a écrit, est ridicule.

Il y a un amour-propre déplorable dans notre pau- vreté. ]\ous travestissons par impuissance les chefs- d'œuvre du théâtre de Naples ; nous essayons avec des clarinettes de guinguette des marches qui ont fait fu- reur à Vienne et à Naples, l'on a de bons exécu- tants pour les instruments à vent, et nous décidons ensuite, après une expérience tentée d'aussi bonne foi, que ce que nous sommes hors d'état d'exécuter ne peut plaire à personne. Ayons dos clarinettes et des cors tels que ceux de Vienne ou de Dresde (beaucoup d'entre nous ont entendu de la musique militaire dans ces deux villes) , et nous jugerons ensuite des effets pi- quants produits par la musique sur le théâtre et par les silences momentanés de l'orchestre.

Depuis qu'on a fait descendre la musique militaire dans l'orchestre à Louvois, toute cette partie de l'opéra a pris un air pauvre et mesquin. Le public a été si content de plusieurs morceaux chantés par mademoi- selle Mombelli, que deux ou trois fois il a crié bis, et un duo a même été sur le point d'être répété. Levas- seur a éié fort applaudi dans son air nn peu trop visi- blement imité du Bartolo des Nozze di Figaro, Ce n'est

NOTES D'UN DILETTANTE. 295

pas le seul emprunt que Rossini ait fait à Mozart dans la Donna de! Laijo. Tel qu'il est à Louvois, une grande moitié du mérite de cet opéra nous est invisible. Si jamais nous avons deux bons ténors, tels que David et Nozzari étaient il y a quatre ans, on pourra reprendre cet opéra sans crainte, le public ne s'y reconnaîtra plus; ce sera une nouveauté. Il en sera de la Donna comme de la Pietra del paragone, le seul opéra buffa qui convienne à la troupe de Louvois, telle qu'elle sera composée au retour de Zuclielli. Cet ouvrage, dit-on, est tombé il y a cinq ans. Dabord, une main savante avait eu soin de supprimer le superbe finale Sigillara,et l'air magnifique et si piquant pour le goût français Eco pietosa, c'est-à-dire précisément les deux cliefs- d'œuvre de cet opéra. En second lieu, par qui a-t-il été cbanlé il y a cinq ans? Madame Ronzi de Begnis n'a- vait pas encore le talent magnifi(|ue qui l'a j)lficée de- puis peu au premier rang des chanteuses. Pour finir par la meilleure raison, le pul>licd'aujourd'hui est sans com[)araison supérieur au public d'il y a cin([ ans. Il a fait preuve ce soir d'une sûreté de goût et d'une finesse de tact qu on n'avait jamais remarquées avant le règne de madame Pasta. Cette grande actrice a initié le public dans tous les mystères de la musique séria. La nmsique bouffe la plus difficile ne sera désormais qu'un j< u pour le public de Paris, et, dès la première soirée, elle sera sentie et appréciée. Les chefs-d'œuvre

200 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

en ce genre, qui auraient pu passer inaperçus autrefois, peuvent donc être présentés avec assurance à un public qui ne se trompe encore quelquefois que sur les choses dont il n'a pas l'expérience personnelle, mais qui jugera toujours bien la bonne musique, pourvu toutefois qu'une main ennemie ne prenne pas soin de la travestir. Demandons hardiment la Piefra del para- gone avec Zuchelli, si bon dans Sigillara, et mesde- moiselles Mombelli et Schiasetti.

Je ne crois pas que la musique bouffe de Cimarosa ou de Paësiello réussît en ce moment à Louvois. Dans un an ou deux, on sera lassé de Vesprit de Rossini ; nous reviendrons peut-être avec plaisir au génie de l'auteur de Cosl fan tutte, ou des Traci Amanîi. Alors, nous prierons Rossini de nous faire un opéra à la mode, avec deux opéras de Cimarosa. Le cygne de Pesaro mettra des accompagnements piquants et riches sous ces cantilènes sublimes, et, pour prix de cette bonne idée, nous pourrons enrichir notre réper- toire de vingt chefs-d'œuvre ; mais, pour cela, il faut oser rire. Jamais Paris n'a rien entendu d'égal pour le comique à la Scuffiara de Paësiello (la Marchande de modes). Cela est aussi gai que l'Ours et le Pacha, et les airs de passion sont divins comme ceux de la Nina.

NOTES D'UN DILETTANTE. 297

VI

Début de Curioni dans le rôle d'Otello (26 octobre 1824).

M. Curioni a réussi. Ce n'est pas, il est vrai, un succès d'enthousiasme ; la faute en est un peu à Gar- cia, qui, dans les derniers temps, jouait Otello comme on nous l'eût montré à l'Académie royale de musique. Garcia mêlait des cris un peu trop énergiques aux der- niers accents d'une voix encore très-belle ; le public s'était fait à cette manière de voir le féroce Africain, et il faudra plusieurs représentations pour qu'il s'accou- tume au jeu sage et peut-être un peu froid de Curioni. Du reste, la voix du débutant est fort belle : c'est un ténor de poitrine, c'est-à-dire de l'espèce la plus rare.

Curioni se sert habilement du fausset. Si nous n'a- vons pu juger de ce talent hier soir, c'est par l'effet de l'extrême timidité que cet acteur n'éprouve pas à Londres, mais dont il n'a pu se défendre en paraissant devant le public de Paris, dont le suffrage va décider de sa réputation en Europe. Le rôle d'Otello, qui est tout en action plutôt qu'en chant, n'est point favorable à Curioni ; il va paraître dans Mosè, et je ne doute pas qu'il n'y obtienne un succès remarquable, et peut- être d'enthousiasme. Il a été fort applaudi hier dans le fameux duo delà lettre avec lago. C'est que les bontés

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298 MÉLANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

(lu public lui avaient déjà rendu une partie de ses moyens.

La représentation a assez été froide jusqu'au duo du troisième acte, entre Desdemona et Otello, qui n'est point un chef-d'œuvre. Madame Pasta s'y est tout à coup élevée à une telle hauteur d'énergie tragique, et sa voix a si bien secondé l'élan de son âme, que le pu- blie en masse a été éleclrisé. Curioni, qui est homme d'esprit et qui ne manque pas de sensibilité, étonné, entraîné lui-même par les accents sublimes qu'il enten- dait si près de lui, s'est élevé à la hauteur de madame Pasta. Cet acteur a un petit avantage qui ne laisse pas d'être particulièrement bien placé dans le rôle d'Otcilo ; il est impossible d'avoir une plus belle figure ; en le voyant, on comprend, on excuse la passion de la pauvre Desdemona. M. Curioni a, d'ailleurs, une parfaite no- blesse dans ses gestes ; il occupait une place fort dis- tinguée en Italie, avant la restauration de 181 4; quel- ques mois après sa destitution, il débuta par le rôle d'Argire de TancrecU, et eut un grand succès.

Pour que le public pût apprécier tout le chaime de la voix de Curioni, il serait bien à désirer que l'or- chestre voulût accompagner doucement et de manière à ne pas couvrir tout à fait la voix. Cette complaisance extrême ne tirerait pas à conséquence, et nous ne nous en prévaudrions pas pour In solliciter dans un autre opéra.

>OTES D'UN DILETTÂME. 209

Mademoiselle Schiasetti a reçu olïiciellenietit, il est vrai, le rôle de Rosine, du Barbier de Sévtlle; mais aussitôt Bordogni a déclaré qu'il ne jouerait jamais le rôle du comte Almaviva, et l'administration a cru de- voir ménager Bordogni. C'est nu public à jugcrce ju- gement. Heureusement, dans un des salons de Paris l'on fait la meilleure musique, mademoiselle Schiasetti a chanté hier soir le rôle de Zerlinede Don Juan avec une telle supériorité, que tout d'une voix les heureux spectateurs l'ont comparée à madame Pasta. Si la savante lenteur de l'administration de Louvois s'oppose à ce que nous jugions mademoiselle Schiasetti dans nu des trente-deux opéras qu'elle offre déjouer, même sans répétitions, nous trouverons cette voix suave et d'un effet si tendre quand elle est bien placée, dans les con- certs de cet hiver.

Yll

oO oclohre- lS2i.

Rossini arrive d'Italie lundi prochain, F' liovomhrc, et, mardi, madame Pasta joue la Nina pazz-a jiev anune de Paësiello. Rossini se sera-l-il cru suffisamment au- torisé h engager quelque ténor nouveau, ou bien nous faudra-t-il supporter encore pendant une année les pe- tits ornements si rebattus, et les caprices si ridicules

300 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

de Bordogni? Reverrons-nous le Barbier de SéviUe^ le chef-d'œuvre deRossini? Telles sont les grandes ques- tions qui, ce soir, faisaient l'objet de toutes les conver- sations à Lôuvois.

Curioni a beaucoup mieux chanté. Le crime avait tué le sommeil pour Macbeth ; on dit que la peur de paraître devant le public de Paris produit le même effet sur le premier ténor des théâtres de Londres. Ses amis assu- rent que, pour peu qu'on veuille l'encourager, sa voix ne manquera point d'éclat. Au lieu de paraître deux lois par semaine, Curioni voudrait chanter tous les soirs ; ce n'est pas le premier chanteur engagé à Paris auquel j'aie entendu former ce vœu.

Il faisait, comme on sait, un temps affreux jeudi soir. A la sortie de l'Opéra, il y a eu un petit embarras de voitures, devant la porte, et quelques malheureux piétons ont cru courir des dangers. Un Milanais, pour- suivi par les cris gare d'un cocher élégant, disait : « En Italie, on trouverait un moyen bien simple d'assurer la sortie des gens à pied sans gêner le moins du monde ceux qui ont des voitures. Chaque soir de représenta- tion, à neuf heures, on tendrait une chaîne formant barricade à six pieds de terre, de l'angle du café Carmen, situé au coin des rues de Louvois et LuUi, à la troisième colonne du péristyle du théâtre Louvois. Cette chaîne porterait une lanterne au milieu de sa longueur. Les voitures arrivant de la rue de Richelieu

NOTES D'UN DILETTANTE. 501

défileraient par les rues Lulli et Rameau, tandis que les piétons tranquilles s'en iraient par les rues deLouvois et Sainte-Anne. Il y a trente ans que le défilé des quatre cents voitures qui se rendent chaque soir à la Scala à Milan, esl assuré ainsi au moyen de quelques chaînes. » Ces chaînes seraient les premières sur la terre qui ne feraient de mal à personne, et seraient bien reçues de tous.

VIII

L'Italiana in Alger i (11 novembre 1824).

Faites chanter par une voix de contralto un rôle l'on est accoutumé d'entendre la voix de soprano la plus médiocre, et le public ne se reconnaîtra plus ; il lui semblera qu'il manque quelque chose, que la mu- sique est effacée , qu'il n'y a plus de musique. Si, pour rendre l'expérience encore plus défavorable à la pauvre voix de contralto, vous ajoutez un orchestre qui ac- compagne trop fort, tous les traits fins, tous les agré- ments de la voix de contralto disparaîtront; car, par sa nature, elle n'est pas éclatante.

Mademoiselle Schiasetti a chanté hier soir avec un art infini la cavatine de lltaliana, et surtout le rondo de la fin : oh bien, la cavatine n'a produit d'autre effet sur le public que celui d'un étonnement profond.

r.02 MELANGES D'ART ET DE L ITTÉ P. A T T H E.

Chacun semblait dire à son voisin : « Mais, bon Ebieu, qu'est-ce que nous entendons là? » M;idemoiselle Schiasetti débutait, mais il faut avouer que le public dé- butait aussi dans l'art d'apprécier une belle voix de contralto. Et, d'ailleurs, dans un auditoire franrai?, il y a toujours une centaine de provinciaux qui ne prisent dans une voix de femme que la faculté d'atteindre à une note fort élevée. Quel n'a pas être rétonnoment de ces spectateurs en entendant applaudir une voix qui ne sort jamais des cordes basses?

Ces sortes de voix demandent à être accompagnées avec beaucoup de ménagement et de discrétion. L'année dernière, mademoiselle Mariani était entendue, et par conséquent applaudie dans l'immense salle delà Scala, à Milan, grande comme trois ou quatre fois celle de l'Académie royale; mais c'est qu'elle avait le bonheur d'avoir pour chef d'orchestre le fameux Alessandro Rolia, qui s'est fait la réputation de premier chef d'or- chestre d'Italie, eii répétant sans cesse à ses violons : « Messieurs, notre premier mérite est d'être les très- humbles serviteurs de la voix qui chante sur le théâtre, fût-ce celle du plus détestable chanteur. N'imitons pas ces musiciens ultramontains qui, dit-on, se croiraient déshonorés s'ils ne faisaient entendre dans la salle le son de leur instrument. »

Il faut avouer que ces grands principes ont été un peu négligés hier soir à Lonvois. Piossini, qui, je pense,

NOTES D'UÎS DILETTANTK. 305

prévoyait la manière dont son opéra serait traité, n'avait pas même, à ce qu'on assure, pris la peine de passer au tht'àtre. Aussi il n'y a eu aucun ensemble ; on aurait dit que les rôles étaient oubliés, et rien n'a été plus triste et plus froid que la représentation de cet opéra si gai. S'il n'est pas de bon ton de rire à Paris, il faut avouer que, ce soir, la bonne compagnie a été ser- vie au delà de ses vœux.

Zuchelli, que le public commence enfin à apprécier après un an de mérite sans succès, a cbanté avec un ail infini, un moelleux étonnant. C'est une voix délicieuse, et qui serait parfaite si elle pouvait atteindre à plus de fermeté dans certains moments. 31adenioiselle Schia- selti a enlevé les suffrages par le rondo de la fin; elle eût enlevé tous les suffrages si toul le monde eût été im» partial. Les chevaliers du lustre, chassés du Vaude- ville, se réfugieraient-ils à Louvois? Un parterre si bien composé souffrira-t-il l'apparition de ces mes- sieurs? Mademoiselle Schiasetti joue ritaliaua in Al- tjeri un peu trop en femme de la société ; au théâtre, il faut des gestes plus marqués, de plus grands mouve- ments.

Je ne dirai rien de certaines découvertes qu'on a faites à la répétition do ïîtaVuina in Algeri, ni des ra- vages qu'une main savante s'était permis de faire dans la partition de cet opéra. On prétend que c'était à ne pas s'y reconnaître. La présence de Rossini Paris, et

304 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

l'appui de journaux impartiaux ont donné le courage séditieux d'essayer de revenir un peu à la partition ori- ginale; mais l'on assurait, ce soir, (pie les chœurs étaient obligés de chanter de mémoire.

Certains morceaux de la partition n'existent plus. La main savante qui s'était chargée du soin officieux de corriger et de mutiler les partitions de Rossini, détrui- sait à mesure les nombreux passages qu'elle jugeait à propos de retrancher. Il y a peu de scènes, dit-on, l'on n'ait effacé huit ou dix mesures ; sont-ce les plus belles, celles qui contribuaient le plus à donner du brillant aux charmantes idées du compositeur de Pesaro, ou bien a-t-on choisi les lignes les moins ori- ginales? C'est ce que je laisse à deviner aux personnes qui savent la tendre affection que les rivaux de gloire se portent entre eux. Rossini est placé trop haut dans l'opinion musicale de l'Europe, pour descendre à se plaindre de telles petitesses ; son incurie semble dire à ses rivaux : « (îâtez mes partitions tant qu'il vous plaira et tant que votre charge vous en donnera le pouvoir, il y restera encore assez de choses brillantes pour faire ma gloire et pour faire votre malheur. »

Ne pourrions-nous pas avoir Rossini pour directeur à rOpéra-Ruffa, au moins les jours l'on donne ses opéras? Et maintenant qu'un hasard imprévu, le re- tour du rôle d'Isabella à une voix de contralto, est venu découvrir avec quelle facile bonté on corrige ses

NOTES D'UN DILETTANTE. 305

opéras, ne pourrait-on pas établir en principe que l'on donnera toujours les opéras de Rossini à Louvois tels qu'on les joue à la Scala et à San-Carlo?

Paur exprimer tous mes vœux par un seul mot, pour indiquer au public tous les plaisirs dont on le prive avec une troupe maintenant fort bien composée, demandons au ciel de voir bientôt le théâtre Louvois donné à l'entreprise. Si nous avions un directeur dé- sireux de faire de bonnes recettes, un Barbaïa, un Bernard, bientôt la salle de Louvois serait évidemment insuffisante. 11 faut, dit-on, cinquante mille écus pour réparer le plafond de la salle Favart. On aurait bien vite réalisé cette somme, au moyen de cinquante actions de trois mille francs, portant un intérêt de 4 pour 100 et la jouissance d'une loge. Remarquez que l'inconvénient d'un orchestre qui met sa gloire à jouer fort et à éclipser les détails de chant, dispa- raîtrait presque entièrement dans un salle plus vaste.

Il est une autre raison. Mardi dernier, l'air étouffé qu'il faisait à Louvois a privé tout à coup d'une partie de ses moyens madame Pasta, qui nous rendait ce jour- Ninapazza per amore, et qui était on ne peut mieux disposée une heure auparavant. Rien ne nuit au plai- sir musical comme de ne pouvoir prendre l'air entre les deux actes. Dans une salle composée comme un sa- lon, un homme bien hésite à se déplacer lorsqu'il faut déranger huit ou dix spectateurs à la sortie et la

30r. MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

rentrée. Pourquoi tenons-nous absolument à avoir le théâtre italien le plus barbare et le plus incommode de l'Europe ? Que perdrions-nous à augmenter de cin- quante centimes le prix des places, et à donner des &««- quettes à dossier à notre parterre ? Quelle puissance offenserions-nous en plaçant dans notre petite salle en- fumée et toujours étouffée un bon ventilateur comme au théâtre de Drury-Lane, à Londres ? Jamais la mes- quinerie des costumes et des décorations n'a semblé plus choquante que ce soir. Il n'y a pas de ville d'Ita- lie du second ordre cet opéra ne soit donné avec plus de pompe. La pauvreté de tous les décors finit par inspirer de la tristesse.

Nous ne disons point ceci dans un esprit de critique ' injuste et systémati(|uo. J\ou« ne voulons qu'appeler sur ces défectuosités choquantes de notre Théâtre-Ita- lien l'attention de l'autorité qui peut les faire dispa- raître. Du reste, nous savons toute la confiance et tout l'espoir que nous devons placer dans le bon esprit comme dans le goût éclairé de l'administration supé- rieure qui veille suc. cette partie capitale de nos plaisirs, et nous sommes bien convaincu qu'il est loin de ses in- tentions qu'une distraction agréable finisse par devenir un état de gène ou d'insipide jouissance. Ainsi nous attendons avec confiance le fruit de nos observations et les résultats de son intervention efficace dans les af- faires intérieures de rCTpéra-Buffa.

ISOTES D'UN DILETTANTE. 307

On disait ce soir que l'engagement de mademoiselle Démeri n'a pas été renouvelé, et que cette jeune per- sonne, douée d'une voix si étonnante, part bientôt pour aller chanter sur l'un des premiers théâtres de Venise. Nous la recommandons à M. Previdali, qui joue à Ve- nise le rôle despotique que M. Geoffroy avait jadis à Paris.

L'higanno; la ISiîia pazza per amore 18 novembre 1824).

11 y a précisément douze ans queRossini commença sa carrière par rLiyanno fortunato. Cet opéra a tout le charme de la jeunesse, et de la jeunesse d'un homme de génie. Plus lard peut-être, occupé des vains plai- sirs du monde, désespérant de trouver des âmes dignes de sentir la finesse de ses accents, il ne daignera plus prêter Toreilleà ce quelui dicte son génie. Aujourd'hui, retenu encore par la timidité de la première jeunesse, il n'ose pas écrire tout ce que son âme lui inspire ; souvent il ne montre son idée qu'à demi, ou il choisit pour l'exprimer les formes les plus modestes et les moins saillantes. L'Inganno fortunato est rempli de ces sortes de premières éditions des morceaux qui plus tard ont fait la fortune des chefs-d'œuvre de Rossini. Vîn- ijanno est charmant à écouter lorsqu'on est sousl'em-

508 MÉL\NGES D'ART ET DE LITTERATURE,

pire de celte idée. On est souvent touché par ces belles phrases périodiques qui ont la grâce naïve de Cima- rosa. Ces phrases, surtout lorsqu'elles sont placées dans les accompagnements, bien différentes des idées de Mozart, respirent le bonheur etla force; mais il faut absolument, pour que cette musique produise tout son effet, qu'elle soit exécutée avec brio et chantée de verve.

Ce soir, le rôle du prince a été rempli par Bordogni. La femme qu'il adore, qu'il pleure depuis dix ans, et que le hasard lui fait retrouver dans une forêt, parmi des ouvriers employés aux mines, a été représentée par mademoiselle Cinti. Nous avons eu un déluge de pe- tits agréments bien froids, fort bien exécutés et encore mieux appliiudis ; mais était-ce le vrai public qui ap- plaudissait? La belle voix de basse de Zuclielli a exé- cuté, avec une aisance parfaite et un moelleux étonnant, des broderies, des fioriture, qui, en Italie, ont fait la gloire du soprano Vellati. Il y a vingt ans qu'on eût refusé de croire à un tel miracle. Ce chanteur, que le public commence à apprécier, a eu tous les honneurs de la soirée ; son triomphe eût été complet, si, depuis qu'il n'a plus peur du public, un certain laisser-aller ne le conduisait quelquefois à une pantomime un peu triviale. Le genre bouffon ne peut plaire à la société de Paris qu'autant que les farces que l'acteur se permet sont excusées par beaucoup d'esprit. Sous ce rapport,

NOTES D'UN DILETTANTE. 509

Pellegriiii est un modèle parfait ; il est bouffon sans jamais tomber dans le genre bas.

Après riiifjanno fortunato, qui aurait fait un plaisir extrême s'il eût été chanté avec autant de chaleur et de brio qu'on y a déployé d'habileté et de science musi- cale, nous avons revu madame Pasta et Nina pazza per amore. Nous avons eu à la fois la pantomime entraî- nante de l'actrice tragique la plus naturelle que nous ayons vue au théâtre, et le charme d'une belle voix et d'une méthode admirable. Madame Pasta ose se per- mettre des gestes en fantins dans le rôle de la Folle par amour, et, chose incroyable pour qui connaît les ha- bitudes de la société en France, elle est applaudie. Malheureusement, la pièce est bien ennuyeuse, et la mu- sique mélancolique de Pacsiello bien pâle pour nous qui entendons quelquefois Don Juan et Cosi fan lutte. A Naples, la foUe de Nina disparaît, lorsque, placée à côté de Lindor, sous ce bosquet témoin de leurs pre- miers serments d'amour, Lindor, autorisé par la pré- sence du père de Nina et par la nécessité de lui rendre la raison, ose lui donner un baiser. Cette pantomime, qui devient tragique par la circonstance, n'a pas été re- produite à Louvois. L'un des traits les plus savants du jeu de madame Pasta, c'est le profond accablement, c'est l'absence totale de forces qui suit son retour à la raison. Si jamais Vîmjanno fortunato est joué commela Nina, le public s'étonnera de voir paraître une création

31(1 MELANGES D AUl ET D L LlTÏÉRATUllE.

nouvelle. C'est l'un des avantages singuliers de la mu- sique : des acteurs inférieurs ont beau s'emparer d'un opéra célèbre, ils peuvent y ennuyer le public pendant des années, sans pour cela gâter le chef-d'œuvre ; c'est le miracle dont nous avons été témoins, il y a quelques mois, pour /a Ceiiereutola, lors des débuts de made- moiselle Mombelli: c'est qu'on ne jouit réellement de la musique que par les rêveries qu'elle inspire. Cet effet magique augmente pendant les huit ou dix premières représentations ; ensuite on ne va plus demander que des plaisirs de réminiscence à tel opéra qui autrefois donnait des transports d'admiration. Eulin, et il faut avoir le courage de le dire, arrive l'époque de l'ennui. Il faut donc absolument un nouveau répertoire pour madame Pasta. «Mais, dites-vous, les opéras nouveaux tomberont. » Eh bien, l'on offrira le choix au public; il pourra assister à la cinquantième représentation de Romeo et Julietta , ou à la seconde de ÏAnninio de Pavesi. Il ne faut pas de sophisme, et il faut des pièces nouvelles à Louvois. Toutes celles qu'on donne sont usées ; elles ne font plus de plaisir qu'aux nou- veaux convertis qui ne viennent au Théâtre-Italien que depuis quatre ou cinq mois. Nous devons de nouveaux remeroîments à l'autorité ; madame Pisaroni vient, dit-on, d'être engagée, pour l'an prochain ; c'est la voix de contralto la plus parfaite que Ton ait peut-être ja- mais entendue ; elle est fort admirée en Italie, et doit

■NOTES D'UN DILETTANTE. 311-

nous coûter cher. La ferons-nous venir de si loin pour débuter deux mois après son arrivée, et pour ne paraître que dans deux rôles? aurons-nous l'esprit d'é- viter de lui faire chanter un duo avec madame Pasta? Rappelons-nous que nous n'avons vu Galli et madame Pasta chanter ensemble que dans la Camille, qui, ce me semble, n'a pas eu dix représentations.

Avec une troupe fort bien composée et très-complète, l'autorité, qui paye avec générosité, pourrait exiger im- périeusement la mise en scène, d'ici à un an, de huit opérsis nouveaux pour le public de Paris. Autrement, nous jouerons le rôle de l'avare, nous mourrons de misère environnés de trésors dont nous ne savons pas faire usage. Il faudrait trouver quelque moyen neuf et ingénieux d'attacher l'intérêt réel des directeurs de notre pauvre Théâtre-Italien à la mise en scène d'opé- ras nouveaux. Y aurait-il manque de respect envers d'aussi grands personnages, à décider que dorénavant ils toucheront les appointements qu'ils gagnent si bien, seulement par huitièmes ? Ces messieurs seraient payés le lendemain de la représentation d'un opéra nouveau. Je me hâte de terminer cet article ; après une idée aussi malsonnante, après un scandale aussi énorme que celui de pousser la critique jusqu'aux appointe- ments^ tout ce que je pourrais ajouter serait pâle et sans effet.

512 MELANGES D'AUÏ ET DE LITTÈUATUUE.

Lltaliam in Algeri (20 novembre 1824).

Si les moyens de Zuchelli semblent avoir doublé de- puis quelques mois, c'est que, le public l'ayant accueilli avec bienveillance, il a cessé d'avoir peur. La voix de la jolie mademoiselle Schiasetti aurait besoin d'applau- dissements et d'encouragements; elle a chanté correc- tement ce soir ; mais on voyait, à la fréquence de sa respiration, qu'elle n'était pas exempte de crainte. Accoutumée à la bienveillance de la cour de Munich et du public de cette ville, cette aimable cantatrice aurait besoin d'être convaincue qu'elle n'a pas d'ennemis, et, malheureusement, depuis quelque temps, on aperçoit à Louvois certains spectateurs qui ont bien la mine de chuteurs à gage. Que gagnera le vrai public s'il souf- fre qu'une cabale cherche à intimider mademoiselle Schiasetti et Curioni ? Nous perdrons deux artistes es- timables ; et, pendant le temps qu'ils resteront à Paris, nous ne les entendrons jamais chanter avec la plénitude de leurs moyens.

On annonçait ce soir de grands changements dans l'administration du théâtre Louvois ; tant mieux, car il est difficile qu'il aille plus mal. La mise en scène de la Semiramide paraît encore retardée.

NOTES D'UN DILETTANTE. 513

Depuis cent cinquante ans, il y a des opéras dans «juarante villes d'Italie. Toutes les fois qu'il est ques- tion d'organisation de théâtres chantants, d'intrigues à prévenir, de petites passions à déjouer, etc., etc., c'est donc à l'Italie qu'il faut demander des exemples. Or, il est bon que le public de Paris sache qu'en Italie on compose un opéra comme la Gazza ladru, on l'ap- prend et on le joue en moins de six semaines . Pourquoi ? C'est que acteurs, compositeur, administrateurs, mu- siciens de l'orchestre, décorateur, spectateurs, etc., tous ont l'intérêt le plus direct, le plus vif, le plus pressant à ce que l'opéra soit joué à l'époque prescrite par le règlement, et, de plus, à ce qu'il réussisse. Par exemple, le 20 décembre de chaque année, dans toutes les villes de l'Italie, on donne un opéra nouveau. Comment se fait-il qu'à Paris, oij l'on ne présente ja- mais à notre curiosité que des opéras composés depuis longtemps, et que la plupart des chanteurs connais- sent avant de se mettre à l'étude, il faille quatre mois aux directeurs de notre Upéra-Buffa pour monter la Se- m'iramide 1 La réponse à cette question si simple va m'obliger à employer quelques précautions oratoires. De tous les publics du monde, le plus facile à égarer, dans tout ce qui a rapport aux théâtres, c'est le public de Paris. Si l'administration parvient à se concilier les suffrages de rédacteurs de deux ou trois journaux à la mode, chacun généralement raisonnant comme son

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ôli MELANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

journal, en peu de mois l'on fera prévaloir les opinions les plus singulières. Si l'on veut prendre la peine d'é- tablir le calcul des intérêts privés des directeurs, des chanteurs, des musiciens de Louvois, on se convaincra qu'à Paris, tout le monde étant trop bien payé, per- sonne, excepté peut-être quelque pauvre spectateur en- thousiaste de musique, n'a d'intérêt direct à ce que nous ayons huit opéras nouveaux tous les ans. Rossini lui-même a composé tous ses chefs-d'œuvre fort rapi- dement. C'est qu'alors il n'était payé qu'autant qu'il travaillait. Ce grand compositeur a reçu trois ou quatre mille francs pour chacun des chefs-d'œuvre qui l'ont immortalisé ; c'est à peu de chose près la somme qu'il touche à Paris tous les mois. Serait-il permis de demander à cet homme illustre ce qu'il a fait jusqu'ici pour ce bon public de Paris, qui l'aime tant? On dit qu'il a trouvé des beautés, c'est-à-dire des situations dans le second acte du (ioume d'un opéra intitulé la Gaule triomphante.

XI

La Donna del Lago (25 novembre 1824),

Mademoiselle Sciiiasetti a pris ce soir une revanche éclatante. Elle a fort bien chanté sa cavatine, l'un des

NOTES DUN DILETTANTE. 315

morceaux les plus insignifiants que Rossini ait jamais écrits. Quelques chats honteux ont voulu se faire en- tendre, mais les applaudissements du public leur ont imposé silence. Dès que mademoiselle Schiasetti a pu voir clairement que, pour cette soirée, elle ne serait plus en butte à la cabale, ses moyens ont paru re- doubler. Elle a chanté supérieurement son duo; et sa partie dans le délicieux quartette extrait de Bianca e Faliero a été l'une des plus brillantes. Levasseur n chaulé d'une manière admirable le commencement de son air, et par exemple infiniment mieux qu'il n'était exécuté à Naples l'an dernier, par Botticelli. Chose singulière! le public ne l'a point applaudi, et on l'ac- cable de bravos dans la Gazza ladra. Mademoiselle Mombelli, dont la voix est ordinairement si belle et si éclatante, a été faible ce soir; ce petit malheur était compensé par le succès de Malcolm.

Jamais peut-être la musique ossianique de la Donna (Jel Lago n'avait été écoutée avec autant de recueille- ment et de plaisir. La plupart des morceaux, et suitout le chœur é'Inibaca donzella donnent, ce me semble, un peu de cette sensation romantique (pie l'on éprouve quand on se trouve seul au milieu des vastes forêts. Celte musi(iuo, qui e>t plutôt dans le style épique que dans le genre passionné, tes|iire une certaine tran- quillité tonciiaute qui transporle le spectateur au siècle à'Ivanhoe. C'est peut-être l'ouvrage dans lequel Ros-

316 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

sini s'est le plus écarté de sa manière ordinaire.

Quelques personnes, ravies des accents touchants dont nous avons joui ce soir, s'émerveillaient de voir que cet opéra eût été si peu goûté le premier jour, à la salle de la rue LePeletier. Ces spectateurs loyaux feraient preuve de peu de connaissance des choses de ce monde. Les dilettanti auraient parié, avant de le savoir, que, ce soir-là, on ferait à l'Opéra de faux si- gnaux aux gens des décorations, que des ciseaux offi- cieux auraient coupé les fils de fer, au moyen desquels les costumiers sont avertis, etc., etc., et qu'enfin un des grands personnages dirigeant cette honorable conspiration, conduite au nom de l'honneur national, et qui était venu se placer à l'orchestre pour jouir de l'effet de cette tactique savante, n'aurait pu s'empêcher de laisser éclater le lire du bonheur, en voyant le public se persuader que la salle de l'Académie royale ne convient pas aux Italiens. Mais il savait que, pour la première fois depuis qu'on fait des conspirations, le succès a perdu les conspirateurs; nouveaux Fiesques, ils sont tombés au sein de la victoire, et au moment tous les journaux français et troubadours répé- taient que la salle de la rue Le Peletier est trop grande pour la voix de madame Pasta.

Eh! messieurs, si l'opéra italien vous ennuie, n'y venez pas ; le théâtre Feydeau est si près! Nous n'irons pas troubler vos jouissances. Laissez-nous profiter du

NOTES D'UN DILETTANTE. 317

bonheur de voir les beaux-arts sous l'influence du bon goût. La salle étouffée de Louvois donne un sentiment de malaise à presque tous les spectateurs. Vous n'êtes pas ju^^es compétents, il est vrai; une santé extrême- ment robuste vous soustrait également à ces sortes d'impressions et à celle de la musique italienne. Voys regrettez les cris de TOpéra? Eh bien, messieurs, vous en jouirez trois fois la semaine, laissez-nous les autres jours. C'est un guerrier bien peu sûr de sa force, que celui qui redoute le combat à armes égales. Ne craignez pas de nous voir troubler votre solitude; seulement, ne venez pas plus chez nous que nous n'i- rons chez vous, et épargnez-nous les articles de vos petits journaux nationaux. Profitons du jour heureux qui luit sur les beaux-arts; faisons un essai dont l'oc- casion ne se présentera peut-être pas de bien des années; voyons si la haule société s'effrayera d'être placée trop commodément dans la salle de la rue Le Peletier. On s'occupait ce soir du jugement porté par un homme illustre sur deux cantatrices célèbres, mesdames Cinti et Pasta; cela faisait sujet de discussion pour les dilettanti. « Je ne conçois pas, disait, il y a quelques jours, l'homme célèbre, la grande réputation de madame Pasta dans un pays qui a le bon- heur de posséder mademoiselle Cinti. »

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518 MELANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

XII

La C.enerentoJtt ('27 novembre 1824).

Le public de Louvois applaudit, mais il ne rit pas. C'est ce qui fait qu'il ne saura jamais par expérience ce que c'est que la musique bouffe d'Italie. Un homme raconte une anecdote plaisante; s'il voit qu'on l'écoute froidement, qu'on l'applaudit seulement par politesse, il supprime la moitié des détails et des incidents, et se hâte d'arriver à la fin. Voilà l'effet que la hauteur sévère du public de Louvois produit sur les acteurs destinés à le faire rire. On devrait bien décider que rire est sans conséquence à Louvois comme aux Va- riétés. Il est singulier de voir cinq cents personnes réunies, et dont chacune s'impose la gène de ne pas rire, et de murmurer à ce qui réellement lui fait plaisir, uniquement pour paraître de bon ton aux yeux des quatre cent quatre-vingt-dix-neuf autres. Il résulte de cet état de la société en France, qu'il vaut beaucoup mieux voir jouer la Cenerentolu à Reggio, pauvre petite ville de douze mille habitants, qu'à Paris. Quand le rire deviendra-t-il une chose permise?

Dans le genre bouffe, la sévérité prude du public glace les moyens des meilleurs chanteurs. L'année dernière, mademoiselle Mombelli se permettait à Rome,

NOTES D'UN DILETTANTE. 310

non-seulement une foule de plaisanteries dans son jeu, mais encore une foule d' ornements dans so7i chant, que je ne lui conseillerais pas de risquer à Paris. Cette grande cantatrice a chanté ce soir d'une manière encore plus admirable que de coutume, et il me semble qu'en France il est plus difficile d'exceller dans le bouffe que dans le tragique. C'est que toutes les affectations viennent au secours du tragique, et trouvent leur in- térêt à le louer.

Je n'hésite pas à dire que, dans le chant bouffe, brillant, singulier, frappant d'originalité et de har- diesse, personne ne chante mieux que mademoiselle Mombelli. Il y a quelque temps qu'elle a joué le second acte de la Gazza ladra de manière à faire mal : mademoiselle Mombelli jouait trop bien, et ce drame est trop noir. Quel malheur que Rossini, dans le temps de la jeunesse de son génie, n'ait pas eu à mettre en musique des pièces telles que Léocad'te! Quel malheur que l'Italie n'ait pas un poète comme M. Scribe, qui met une situation dans chaque scène!

Nous venons d'échapper, à Louvois, à un grand danger. Une certaine personne a tenté de faire re- mettre la Pietra delparagone, en supprimant, comme il V a quatre ans, le finale Sigillara, plusieurs petits morceaux, et le fameiir air Ecco pietof-a, qui, pour peu qu'il soit bleu chanté, doit fiiire fureur en France.

Clarice, qui aime le comte en secret, et qui ne

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sait si elle a réussi à lui inspirer de l'intérêt, chante, se croyant seule; le comte, qui l'aime et qui ne veut pas en convenir, se trouve dans un bosquet voisin, ne peut résister à la tentation de faire l'écho ; et, quand Clarice chante Quel dirmi non famo^ le comte répond: Amo (j'aime). Telle est la scène charmante qu'on a voulu nous enlever. Le personnage du comte, qui feint d'être ruiné de fond en comble pour éprouver le cœur de sa maîtresse, n'était plus confié à l'excellent Zu- chelli, qui a eu un succès fou dans ce rôle à Milan et à Munich. Enfin, les deux rôles de femmes coquettes qui disputent le cœur du comte à Clarice, devaient être remplis par mesdemoiselles Buffardin et Amigo. Cette dernière chante avec beaucoup de grâce dans la Donna del Laijo; mais, si le Théâtre-Italien était confié à M. Barbaglia ou à tout autre entrepreneur intelligent, ce serait mademoiselle Cinti qui remplirait le plus important de ces deux rôles. Peut-être que mademoiselle Cinti se prévaudra de son titre de prima donna pour refuser ce rôle. Voilà ce qu'on gagne à distribuer au hasard des titres honorifiques, et qu'on croit sans conséquence.

Tout le bel arrangement que je viens de détailler avait pour but de perdre à jamais de réputation le seul chef-d'œuvre de Rossini qui soit inconnu en France. La sagesse de l'administration supérieure a déjoué cette petite conspiration. Mais les chefs de Louvois

NOTES D'UN DILETTANTE, 321

ont, dit-on, pris de l'humeur, et l'on ne prépare au- cune nouveauté.

^ Puisque ces messieurs se conduisent mal, je me permettrai de leur adresser une petite question. Com- ment se fait-il que tant d'opéras qui ont fait fureur à Naples, à Vienne, à Milan, vous semblent si froids à Louvois? C'est que M. Barbaglia, qui est entrepreneur de ces théâtres, ne place dans chacun d'eux que trois acteurs excellents, mais ils sont toujours en scène en- semble, mais chaque soir ils cherchent à s'éclipser. Si M. Barbaglia était directeur à Paris, nous aurions, dans pres(iue tous les opéras, un quintetti chanté par mes- dames Pasta, Mombelli, Schiasetti, et par Zuchelli et Bordogni.

C'est en faisant le métier d'entrepreneur, et en le faisant bien, en n'admettant jamais aucune excuse d'amour-propre de la part d'un chanteur, que M. Bar- baglia, quia commencé sa carrière par être garçon au café du théâtre à Milan, est parvenu à avoir plusieurs millions. Il est en ce moment entrepreneur des théâ- tres de Naples, Milan et Vienne.

3'J'2 MELANGES D'ART ET UE LITTÉRATURE.

XIII

ntello (11 .k'ceinbre IS24\

Puisqu'une administration dont enfin nous sommes délivrés condamnait madame Pasla à ne paraître que dans trois pièces usées s'il en fût jamais, nous devons étudier les détails de ces pièces, pour tâcher, en dépit des directeurs del'Opéra-Buffa, de nous procurer quel- ques plaisirs nouveaux. Madame Pasta a chanté, ce soir, mieux peut-être que jamais, le duo avec madame Rossi :

Vorrei che il tuo pensiere.

Au milieu d'une partition qui est un volcan, le style doux et touchant de ce délicieux duo repose et rafraî- chit le sang. Mais aussi, comme tous les mérites sim- ples qui ont à se faire jour dans ce siècle de l'enlumi- nure et de !a charlatanerie, ce pauvre petit duo fait un plaisir extrême, et personne n'en parle. Peut-être les dileltanti faits pour en sentir tout le charme ne sont-ils pas ceux qui aiment à étourdir leurs voisins du tapa^^e incot!mu)de di- leur admiration affectée. Le jeu nniet de madame Pasta, dans lefiialedu premier acte, avant la malédictKin; rmdicililc mépris avec lecpiel elle ac- cueille les propos galants de Bordogni ; le profond

NOTES D'UN DILETTANTE. 323

respect qui, dès que son père Eliniro lui parle, rem- place le mépris dans les beaux traits de madame Pastap son émotion, mêlée de terreur et de joie à l'arrivée imprévue de riiommc qu'elle aime et quelle doit traiter en étranger; tout, ce soir, était fait pour émou- voir fortement Tétre qui se souvient d'avoir vu de telles situations. trouver des paroles assez fortes pour caractériser le métalent des gens qui nous forcent de- puis trois ans à ne voir madame Pasla que dans Romeo, Otello et Tancredi?

« Mais, dit-on, le public sifflera tous les opéras nou- veaux! » Tanl'pis pour le j)ublic. Mais, jusqu'à ce qu'on ait tenté l'expérience, je me permets de douter du rôle singulier que des voix intéressées lui prêtent par avance. Si le public préfère la soixantième représen- tation à' Otello à la quatrième du Crockito in Egitto (le Croisé en Egypte), ce n'est plus l'administration qui aura tort. Mais je suis bien mécliant, j'exige que l'expérience soit tentée de bonne foi; il ne faut pas monter le Crociato in Efjitto comme on voulait re- mettre, la semaine dernière, la Pieira del paragone.

Si le Crociato est monté avec le soin qu'y mettrait M. Baibaglia ou tout autre entrepreneur qui n'a d'au- tres soins à prendre pour reuijjlir sa caisse que d'en- voyer sa quittance au trésor royal à la fin du mois ; si le directeur de l'Opéra-Italien fait cbanter à la fois, dans un opéra, mesdames Pasta, Mombelli, Schiasetiti

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et MM. Zuclielli, Levasscur et Bordogni, il arrivera certainement que cet opéra tombera le premier jour ; mais, à la huilième représentation, il y aura plus de monde qu'à Otello. Voyez au Théâtre-Français : la pièce la plus ennuyeuse, si Talma et mademoiselle Mars y paraissent ensemble, obtient un succès imman- qualile.

Le Crociato ni Eyittu, de Meyerbeer, vient d'avoir un grand succès à Florence, à Venise et à Trieste. Quoique l'auteur ait soixante mille livres de rente, je ne puis supposer qu'il ait payé des chevaliers du lustre, à la fois, dans trois villes dilférentes. Cet opéra est le vingtième peut-être que donne M. Meyerbeer, fils d'un riche banquier de Berlin, et qui, par goût, est venu en Italie exercer le métier de simple maître de chapelle. Cet exemple n'est pas le seul; M. le marquis Zampieri, seigneur fort riche de Bologne, compose chaque année un ou deux opéras. H n'y a pas un mois que lord Burgherch a fait représenter dans son palais, à Flo- rence, un opéra sérieux dft sa composition, intitulé Fedra, et dont le librelto est imité de l'immortelle tragédie de notre Racine.

J'ai entendu exécuter au piano un duo d'amour du Crociato in Egitto de M. Meyerbeer; je ne saurais dire combien il m'u touché. C'est le style ossianique de lu Donna dcl Lago; ce style est, à mes yeux, le plus touchant de tous, lorsque le compositeur n'est pas

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dans une situation à pouvoir peindre les transports de l'amour heureux comme dans Tancrède, lorsque la donnée du libretto lui présente des amants séparés par des obstacles invincibles, comme dans le Croisé en Egypte, et qui sentent leur malheur avec passion. Le style de la Donna del Lago me semble celui qui, en France, dans ce moment, trouve le plus facilement un écho dans tous les cœurs. C'est avoir fait un grand progrès que de sentir le charme du style doux, tran- quille, ossianique, dépourvu d'enluminure, qui fait de la Donna del Lago un ouvrage si singulier. Il y a loin de aux cris de notre grand opéra ; dût-on me trouver un peu visionnaire, il me semble que le pas immense que nous avons fait est une conséquence du plaisir que l'on trouve dans les châteaux, durant les longues soirées d'automne, à lire les romans de Walter Scott. Il faut de la solitude pour toutes les émotions tendres et profondes. Je ne dissimulerai pas que M. Meyerbeer, dont l'harmonie savante est irrépro» chable, n'est pas généralement aussi heureux dans le choix de ses cantilènes. Souvent elles sont communes. Si Ton craint pour le Crociato la sévérité de notre public, que ne donne-t-on VArminio de Pavesi ; l'har- monie en est simple et peu chargée, mais les chants en sont remplis de grâce. L'opinion de l'Italie est que, si M. Pavesi n'était pas mourant depuis dix ans, son génie l'avait destiné à être le rival de Rossini.

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32G MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

Mais, je l'ose dire, peu importe le choix entre des ouvrages dont le succès en Italie est incontestable; l'essentiel est que le directeur oublie toute paresse, et sache mépriser, avec la Jiauteur de volonté qui est dans son rôle, toutes les prétentions, toutes les in- trigues de la petite vanité, et nous donner, dans chaque acte de l'opéra nouveau, un quartette ou un finale chantés par mesdames Pasta, Mombelli, Schiasetti et par Zuchelli. Le succès est là, et il n'est que là.

XIV

La Semiramide (23 février 1826).

Madame Pasta vient d'obtenir un triomphe éclatant dans le second acte de cet opéra. Jamais elle n'a chanté et joué comme ce soir le fameux duo avec Assur. La perfection de ce morceau a vaincu la froideur du pu- blic, qui était resté immuable durant un premier acte fort bien exécuté. Galli s'accoulume à son rôle, et com- mence à n'avoir plus autant de peur des journalistes ; il est fort beau dans le duo d'Assur; et, ce soir, électrisé par le talent sublime de madame Pasta, il a joué avec autant d'aisance et de naturel qu'en Italie. La bonne compagnie fait fort peu de gestes à Paris ; la perfection est même, ce me semble, de n'en faire aucun, de ne

NOTES D UN DILETTANTE. 527

se permettre aucune inflexion dans la voix, et de par- ler comme si on lisait. Les Italiens sont encore loin de ce beau idéal de la conversation.

Lorsque Galli a débuté en Italie, et y a passé long- temps pour le rival de Demarini, qui n'en compte pas beaucoup en Europe, c'est avec des gestes et des ma- nières italiennes qu'il exprimait les passions des per- sonnages qu'il représentait. Il ne pouvait songer à plaire à un peuple du Nord, beaucoup plus modéré dans l'ex- pression des mouvements de l'âme, et chez lequel il n'est venu que tard. Galli est toujours tenté déjouer le rôle d'Assur comme un Italien le sentirait. Pardon- nons-lui de n'y pas déployer la noblesse et la chaleur modérée qu'y porterait Desmousseaux, Saint-Aulaire, ou tel iuitre acteur du premier théâtre français.

La salle n'était pas remplie ; le public ne peut pas s'accoutumer à une partition sans doute magnifique, mais dont les airs ressemblent à un récitatif obligé surchargé d'ornements. La cavatine

Bel raggia lusinghier

ne fait pas fortune. Le fjran maestro ne pourrait-il pas conqioscr un air qui fût dans les cordes de madame Pasta, et il y aurait un peu de chant? La colère et la terrerir se disputent toutes les notes de la Semira- mide. Un morceau gracieux, doux, chantant, ferait un

Ô-IS MÉLANGES D'AUT ET DE LlTTÉKATl' RE.

beau contraste. L'esprit de coterie cherche à disputer à Rossini la place élevée, et peut-être unique, que lui ont valu dix chefs-d'œuvre. Qu'il montre, en faisant un air nouveau pour madame Pasta, qu'il est toujours le Rossini (Y Othello et de Tancrède.

D'UN

NOUVEAU COMPLOT

CONTRE LES INDUSTRIELS

Se allamente vuoi Utile forti, vanità comballi, Fatale in oggi di virtù nimica. SiLvio Pellico.

PETIT DIALOGUE

l/iNDUSTRIEL.

Mon cher ami, j'ai fait un excellent dîner.

LE VOISIN.

Tant mieux pour vous, mon cher ami. l'industriel.

Non pas seulement tant mieux pour moi. Je pré- fends que l'opinion publique me décerne une haute récompense pour m'être donné le plaisir de faire un bon dîner.

LE VOISIN.

Diable, c'est un peu fort !

l'industriel. Seriez-vous un aristocrate, par hasard ?

T,?,0 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

Tel est l'extrait fort clair des catéchismes de M. de Saint-Simon, et des six ou sept premiers numéros d'un journal écrit en style obscur, et qui a l'air de se battre pour l'industrie.

M. de Saint-Simon a dit : « La capacité industrielle est celle qui doit se trouver en première ligne; elle est celle qui doit juger la valeur de toutes les autres capacités, et les faire travailler toutes pour son plus grand avantage. »

Si nous n'y prenons garde, on va nous donner un ridicule.

Moi aussi, je suis industriel ; car la feuille de papier blanc qui m'a coûté deux sous, on la revend cent fois plus après qu'elle a été noircie. Nommer cette pauvre petite industrie, n'est-ce pas dire que je ne suis ni riche ni noble? Je ne m'en trouve que mieux placé pour apercevoir le ridicule des deux camps opposés, l'industrialisme et le privilège.

Je veux croire que mille industriels qui, sans man- quer à la probité, gagnent cent mille écus chacun, augmentent la force de la France ; mais ces messieurs ont fait le bien public ("/ ht suite de leur bien particu- lier. Ce sont de braves et honnêtes gens, que j'honore et que je verrais avec plaisir maires ou députés; car la crainte des banqueroutes leur a fait acquérir des habitudes de méfiance, et, de plus, ils savent compter. Mais je cherche en vain V admirable dans leur conduite.

D'UN NOUVEAU COMPLOT. 351

Pourquoi les admirerais-je plus que le médecin, que l'avocat, que rarcbitecle?

Certes , nous autres, petites gens, nous aimons mieux l'industrie, qui nous propose de faire des échanges et qui veut commercer avec nous, que le pri- vilège, qui prétend de haute lutte nous enlever tous nos droits, La profession des industriels est fort esti- mable; mais nous ne voyons pas en quoi elle mérite d'être plus honorée que toute autre profession utile à la société. L'on aura beau faire, la classe chargée en France de la fabrication de l'opinion, pour parler le langage industriel, sera toujours celle des gens à six mille livres de rente. Ces gens-là seuls ont le loisir de se former une opinion qui soit à eux, et non pas celle de leur journal. Penser est le moins cher des plaisirs. L'opulence le trouve insipide, et monte en voiture pour courir à l'Opéra; elle ne se donne pas le temps de penser. L'homme pauvre n'a pas ce temps ; il faut qu'il travaille huit heures par jour, et que son esprit soit toujours tendu à bien s'acquitter de sa besogne.

La classe pensante accorde sa considération à tout ce qui est ntile an plus grand nombre. Elle récom- pense par une haute estime, et quelquefois par de la gloire, les Guillaume Tell, les Porlier, les Riego, les Codrus, les gens, en un mot, qui risquent beaucoup pour obtenir ce qu'à tort ou à raison ils croient utile au public.

332 MELANfiRS D'ART ET DE LITTERATURE.

Pendant que Bolivar aiïranchissait l'Amérique, pen- dant que le capitaine Parry s'approchait du pôle, mon voisin a gagné dix millions à fabriquer du calicot ; tant mieux pour lui et pour ses enfants. Mais, depuis peu, il fait faire un journal qui me dit, tous les same- dis, qu'il faut que je l'admire comme un bienfaiteur de l'humanité. Je hausse les épaules.

Les industriels prêtent de l'argent aux gouvernants et les forcent souvent à faire un budget raisonnable et à ne pas gaspiller les impôts. Là, probablement, finit Viitillté dont les industriels sont à la chose publique ; car peu leur importe qu'avec l'argent prêté par eux on aille au secours des Turcs ou au secours des Grecs. Je trouve dans le dernier ouvrage de M. Yil- lemain le petit dialogue suivant, entre Lascaris, qui fuit Constantinople pris par les Turcs, et un jeune Médicis :

«Mais quoi! dit Médicis, les Génois qui occupaient vos faubourgs étaient vos alliés, vos marchands !

Ils nous ont trahis, répondit le malheureux Grec. Pourquoi nous auraient-ils été fidèles? Ils feront le même commerce avec les Turcs. C'était le courage désintéressé qui seul aurait pu nous sauver. » {Lascaris^ page 7.)

Les banquiers, les marchands d'argent ont besoin d'un certain degré de liberté. Un baron Rothschild était impossible sous Bonaparte, qui eût peut-être

D'UN NOUVEAU COMPLOT. 33)

envoyé à Sainte-Pélagie un prêteur récalcitrant ^ Les marchands d'argent ont donc besoin d'un certain de- gré de liberté, sans lequel il n'y aurait pas de crédit public. Mais, dès que le huit pour cent se présente, le banquier oublie bien vite la liberté. Quant à nous, notre cœur ne pourra pas oublier de sitôt que vingt maisons, prises -parmi tout ce qu'il y a de plus indus- triel et de plus libéral, ont prêté l'argent au moyen du- quel on a acheté et pendu Riego. Que dis-je ! Le jour j'écris, l'industrie, trouvant que le pacha d'Egypte est fort solvable, ne lui bàtit-ellc pas des vaisseaux à Marseille? Les industriels usent de leur liberté comme citoyens français; ils emploient leurs fonds ainsi qu'ils l'entendent : à la bonne heure; mais pourquoi venir me demander mon admiration^ et, pour comble de ridicule, me la demander au nom de mon amour pour la liberté ?

L'industrialisme, un peu cousin du charlatanisme, paye des journaux et prend en main, sans qu'on l'en prie, la cause de l'industrie ; il se permet de plus une petite faute de logique : il crie que l'industrie est la cause de tout le bonheur dont jouit la jeune et belle Amérique. Avec sa permission, Tindustric n'a fait que profiter des bonnes lois et de l'avantage d'être sans frontières attaquables que possède l'Amérique. Les in-

' Affaire de MM. les fabricnnts de drnps de Lrtdèvc.

19.

354 ÎIÈLANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

diistriels, par l'argent qu'ils prêtent à un gouverne- ment après avoir pris leurs sûretés, augmentent pour le moment la force de ce gouvernement ; mais ils s'inquiètent fort peu du sens dans lequel cette force est dirigée. Supposons qu'un mauvais génie envoie aux Etats-Unis d'Amérique un président ambitieux comme Napoléon ou Cromwell ; cet homme profitera du crédit qu'il trouvera établi en arrivant à la prési- dence pour emprunter quatre cents millions, et, avec ces millions, il corrompra l'opinion et se fera nom- mer président à vie. Eh bien, si les intérêts de la rente sont bien servis, l'histoire contemporaine est pour nous apprendre que les industriels continueront à lui prêter des millions, c'est-à-dire à augmenter sa force, sans s'embarrasser du sens dans lequel il l'exerce. Qui empêche aujourd'hui les industriels de prêter au roi d'Espagne? Est-ce le "manque de moralité de ce prince ou son manque de solvabilité ?

Ces considérations sont bien simples, bien claires ; elles n'en sont que plus accablantes. Aussi, voyez l'obscurité et l'emphase dans lesquelles les journaux de l'industrialisme sont obligés de chercher un refuge'. N'ont-ils pas appelé Alexandre le Grand le premier des industriels -? Et remarquez que je suis obligé de

' Voir la noto unique, page dernière. - Le Producteur, page 22.

D'UN NOUVEAU COMI'LOT. 535

passer légèrement sur les faits les plus frappants et les plus voisins qui confirment ma théorie, car je neveux pas plus aller à Sainte-Pélagie que créer la hai7ie im- puissante dans l'àme de mon lecteur. L'industrie, comme tous les grands ressorts de la civilisation , amène à sa suite quelques vertus et plusieurs vices. Le négociant qui prête son vaisseau au Grand Turc pour effectuer le massacre de Cliio est probablement un homme fort économe et très-raisonnable. Il sera bon directeur d'hôpital et ministre fort immoral, et, par là, fort dangereux : donc, les industriels ne sont pas propres à toutes les places '.

Toutes les professions pratiquées avec probité sont utiles, et, par conséquent, estimables; telle est la vieille vérité que proclame la classe pensante placée entre Y aristocratie, qui veut envahir toutes les places, et V industrialisme, qui veut envahir toute l'estime. L'industrialisme se déclare seul estimable ; cependant, Catinat, si pauvre, l'emporte encore sur Samuel Ber- nard. Les grands industriels du siècle de Louis XV sont presque tous ridicules dans l'histoire, et Turgol, si pauvre, est un grand homme.

Peut-être cherchera-t-on à nous répondre on nous faisant dire ce que nous n'avons pas dit; voici des explications. La classe pensante, mesurant avec soin

* Saint-Simon, Cale'cliisme, pages 58 et 39,

336 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

son estime sur VutUité, préfère souvent un guerrier, un habile médecin, un savant avocat qui, sans espoir de salaire, défend l'innocence', au plus riche fabri- cant qui importe dos machines et emploie dix mille ouvriers. Pourquoi? C'est que, pour arriver à une haute estime, il faut, en général, qu'il y ait sacrifice de l'intérêt à quelque noble but. Quels sacrifices ont jamais fait Zamet, Samuel Bernard, Crozat, Bou- ret, etc., les plus riches industriels dont l'histoire ait gardé le souvenir? A Dieu ne plaise que, de cette re- marque historique, je tire la conséquence que les industriels ne sont pas honorables ! Je veux dire seu- lement qu'ils ne sont pas héroïques. Chaque classe de citoyens a droit à l'estime, et, comme ailleurs, le ridicule se charge de faire justice des prétentions exagérées. La classe pensante honore tous les ci- toyens. Si on la méprise, si on l'injurie -, elle se contente de rendre leurs mépris au noble baron dont le trentième aïeul fut à la croisade de Louis le Jeune, et au sabreur impérial, et à l'industriel si fier de ses dix millions dont il va acheter un titre féodal. Cette

' Exemples : le général Villars à Denain, le docteur Jenner dé- couvrant le vaccin, Malesherbes défendant Louis XVI, Mazet allant mourir à Barcelone.

- Un industriel richissime disait de d'Alembert : « Cela veut rai- sonner, et n'a pas mille écus de rente! » (On a prêté cela au ma- réchal de Castries.)

D'UIS NOUVEAU COMPLOT. 357

dernière classe s'attribuant tout le bonheur de l'Amé- rique, et oubliant Washington, Franklin et la Fayette, nous semble la plus ridicule en ce moment.

L'honorable M. de Saint-Simon a dit, et les jour- naux payés par l'industrialisme répètent en un style prétentieux : « La capacité industrielle est celle qui doit se trouver en première ligne ; elle est celle qui doit juger la valeur de toutes les autres capacités et les faire travailler toutes pour son plus grand avantagea »

Or, un charron, un laboureur, un menuisier, un serrurier, un fabricant de souliers, de chapeaux, de toiles, de draps, de cachemires, un roulier, un marin, un banquier, sont des industriels. Cette énumération fcst encore de M. de Saint-Simon ^

Une multitude énorme telle que celle qui se compo- serait de tous les laboureurs, de tous les menuisiers, de tous les cordonniers, etc., ne peut pas être en pre- mière ligne, ou bien tout le monde serait en première ligne, ce qui rappelle un peu ce philosophe de la co- médie, qui, dans son placet, dit au prince :

En fameux ports de rncr changez toutes vos villes.

La première ligne de la société arrangée à la Saint- Simon se trouvant un peu nombreuse, puisque nous y

' Catéehùme des industriels, 3* cahier, page 1. - Page! (lu Catéchisme des industriels.

338 MÉLANGES D'ART ET DE LTTTÉRATl'RE.

voyons placés tous les cordonniers, tous les maçons, tous les laboureurs et bien d'autres, il faut appa- remment ranger, suivant leurs succès, c'est-à-dire suivant leurs richesses^ les membres de cette classe qui est à la tête de toutes les autres: or, quel est le chef de cette classe à Paris ? quel est l'homme qui doit être le juge de toutes les capacités? C'est évidem- ment le plus fortuné des industriels, M. le baron Rothschild, aidé, si l'on veut, dans ses fonctions de juge, par les six industriels les plus riches de Paris,

MM , que j'honore trop pour placer leurs noms

dans ce tribunal burlesque. Ainsi, que nos grands poètes, Lamartine et Béranger, se hâtent de faire des vers ; que nos savants illustres, Laplace et Cuvier, interrogent la nature et proclament des découvertes sublimes, leurs capacités seront jugées, ou bien par l'assemblée générale de tous les maçons, cordon- niers, menuisiers, etc. , etc., ou par les premiers hommes de cette classe privilégiée, savoir M, le baron Rothschild, escorté des six banquiers que le public voit avec lui dans tous les emprunts. En apprenant la nouvelle dignité dont M. de Saint-Simon et son école les affublent, je vois d'ici les banquiers les plus riches de Paris s'écrier en chœur :

Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami Mieux vaudrait un satje ennemi.

D'UN NOUVEAU COMPLOT. 559

Mais laissons ces folies, qu'on dirait inventées par quelque aristocrate pour donner un ridicule au peu- ple, c'est-à-dire à la source de tous les princes lé;ji- times. Moi aussi, j'ai lu Mill, Mac Cullocli, Malthus et Piicardo, qui viennent de reculer les bornes de l'éco- nomie politique. Plus la France sera imbue des i^randes vérités qu'ils ont fait remarquer, moins elle laissera passer de bévues dans la fabrication de son budget, plus elle fera de canaux et surtout de cbemins de fer.

Si le nouveau journal se fût borné à répandre ces vérités, que probablement il ignore, tout en lui sou- baitant moins d'empbase dans le style et même un peu plus d'esprit, nous aurions fait des vœux pour son succès; mais, encore une fois, il réclame impé- rieusement une dose extraordinaire de considération et de respect pour MM. les banquiers, manufacturiers et négociants les plus riches ' ; car, je le répète, tout en désirant sincèrement leur bonbeur, on ne peut pas respecter tous les laboureurs, tous les maçons, tous les menuisiers.

Sur quelque préférence une estime se fonde ;

Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le mo!ule.

1 Je puis affirmer que rien ne semblerait plus comique en An- gleterre que des louanges adressées aux riches manufacturiers. 11 y a longtemps que les Anglais sont revenus de ce genre de char- latanisme.

540 MELANGES D'ART ET DE LITTERATURE.

Sans cloute, la classe des industriels millionnaires est fort estimable. Je l'honore avec tant de sincérité, que je voudrais voir, tous les ans, dans la chambre élective, les cent industriels les plus renommés de France. Mais ces véritables et honnêtes industriels répudient l'industrialisme. C'est en vain qu'on les flatte lourdement, c'est en vain qu'on leur dit qu'eu faisant fortune, ils ont été plus utiles qu'un bon mi- nistre, qu'un grand général. Lorsque M. de la Fayette, à peine âgé de vingt ans, méprisant ses millions et les grands établissements que le crédit de sa fa- mille lui promet à la cour de France, vole en Amé- rique, et, après la défaite de Brandy- Wine , ne désespère pas du salut de sa nouvelle patrie, est rinduslriel alors trafiquant en cette même Amé- rique qui pût lutter de gloire et d'utilité avec le jeune général? Washington ne pouvait-il pas se vendre à George III , comme le général Monk i Charles II, et, par là, se faire duc et millionnaire? Il méprise cette fortune et devient le héros de la civilisation.

Mais, si l'industriel n'est pas toujours un héros, du moins est-il le juge souverain de toutes les capa- cités. M. de Saint-Simon le déclare, et j'avoue que je ne trouve pas cette prétention absolument déplacée. Un Samuel Bernard, ou un Coutts, a l'esprit tendu toute la journée pour découvrir les places d'Europe

D'UT< NOUVEAU COMPLOT, Ô41

et d'Amérique qui manquent d'argent, et il est avantageux d'en jeter rapidement.

Si je ne pense pas tout à fait qu'un banquier, au milieu de ses agents de change et de ses registres à dos élastique, soit l'homme du monde le plus sensible aux vues tendres ou sublimes que jette sur les profon- deurs du cœur humain le génie d'un Byron ou d'un Lamartine, je serai moins sévère pour ce qui a rapport à la muse comique. Je fais grand cas des comédies jouées par les industriels. Ce n'est point la satisfac- tion d'un amour puéril et un vain contrat de mariage qui en font le dénoûment, mais bien le gain rapide de plusieurs millions. Et ne vous y trompez pas, les moyens d'intrigue sont proportionnés à l'importance du but. C'est que les Molières futurs prendront leurs sujets de comédie. Loin d'inventer des ressorts, leur génie se fatiguera à rendre supportables à la scène les moyens d'intrigue mis en usage par leurs illustres modèles. Or, comment des gens qui, sur le théâtre du monde, jouent la comédie avec tant de succès, ne seraient-ils pas de bons juges de la petite comédie permise sur nos théâtres et qui reste copie si imparfaite de leurs actions de tous les jours?

Il n'y a pas cent ans que, dans l'un des quartiers les plus populeux de Paris, l'on a vu la représentation d'une pièce d'intrigue conduite avec un art infini, et il en fallait beaucoup. Les hommes qu'U s'agissait de

542 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉHATURE.

tromper n'étaient point des Bartholos; ils l'avaient bien prouvé en faisant des fortunes colossales ou en s'illustrant dans les places les plus brillantes. Ils u'^n ont pas moins été pris pour dupes au vu et au su de toute l'Europe, et môme de l'Amérique. Rien n'a manqué dans celte admirable comédie, ni le Dave rempli de finesse, ni un ou plusieurs Cassandres sur- numéraires. Il y a même eu double intrigue, plot and iinder plot, comme dans les vieilles comédies an- glaises. Outre les honorables Bartholos dont le Dave s'est joué avec une adresse qu'on ne saiurait trop louer, il paraît que, Icsuccès augmentant l'assurance, on a essayé de duper ce personnage qui, suivant M. de Talleyrand, a plus d'esprit que qui que ce soit, M. Public.

D'après cet exemple récent, qui oserait refuser aux premiers industriels de Paris, victimes ou héros de cette bonne pièce, le talent qu'il faut pour juger la comédie ?

Je pense donc, avec les journaux vendus à l'indus- trialisme, que non-seulement la capacité industrielle fournit les gens les plus remarquables par la vertu*, mais encore que certains industriels des plus riches senties juges véritables, si ce n'est de toutes les autres

* « Il est évident que, si jamais les industriels arrivent au pou- voir, ils investiront la morale du plus grand empire qu'elle puisse exercer sur les hommes. » {Catéchisme, u" 1, page 56.)

D'UN NOUVEAU COMPLOT. 345

capacités, du moins de celles des Figaro, des Scapin et autres personnages fort connus par leur habileté dans l'intrigue et par la place élevée qu'ils occupent dans l'estime publique.

Qu'est-ce, auprès de telles capacités, (pi'un juge in- tègre comme M. Dupont (de l'Eure), qui habite une chambre de trente-six francs, et refuse toutefois d'ajou- ter un seul mot au discours qu'il doit prononcer le lendemain? Ce seul petit mot, fort honorable en soi et alors fort à la mode, lui eût valu, à la fin de la jour- née, quinze mille livres de rente et la plus belle placé de son état.

Qu'est-ce qu'une dupe comme le général Carnol, qui, après avoir été le ministre de la guerre de qua- torze armées de cent mille hommes, s'en va mourir dans la pauvreté à Magdebourg?

Qu'est-ce, dans un ordre moins relevé, si Ton veut, qu'un serviteur héroïque comme le général Bertrand, qui , lorsque son prince est malheureux , se croit obligé de s'exiler au bout du monde, dans une île af- freuse, et cela, peut-être pour vingt années?

Comme tous ces mérites pâlissent auprès de celui de faire écrire deux cents connnis, de revendre à 64 ce qu'on a obtenu pour 55, et de s'exiler dans le plus beau quartier de Paris, au fond d'une maison de deux millions! Avec quelle pitié de telles capacités ne voient-elles pas un Dupont (de l'Eure) ou un Daunou

344 MÉLANGES D'ART ET DE LITTÉRATURE.

traverser la crotte du boulevard ! S'il s'agit de supé- riorité intellectuelle, M. Royer-Collard* fit-il jamais de discours égal en force de dialectique à un petit traité en quatre articles, surtout si le troisième contredit le premier, et si l'on obtient de la probité ou de la bêtise des contractants que ce traité restera secret ?

M. Dupont (de l'Eure) fit-il jamais de belles aumônes de vingt mille francs que l'on a soin de faire enregis- trer successivement dans tous les journaux?

Mais quittons le ton de la plaisanterie, déplacé en un si grave sujet.

Comment l'industrialisme ose-t-il réclamer les pre- miers honneurs et se préférer aux Dupont (de l'Eure), aux Carnot, aux Bertrand, lorsque, même en désinté- ressement, même dans cette plus facile des vertus, il vient de donner un si étrange exemple à une nouvelle république?

Je comprends que l'industrialisme, qui peut-être ressent quelque malaise au sujet de certaines opéra- tions, et ne serait pas fâché d'avoir les honneurs de la vertu et les profits de l'emprunt, cherche à se confon- dre avec la véritable et loyale industrie. Eh bien, l'in- dustrie le repousse, lui, ses flatteries perfides, et, plus que tout, l'effrayante solidarité de réputation.

« Les industriels possèdent la supériorité sous le rapport de rintelligence. » (Saint-Simon, Catéchisme, l"' cahier, page iO.)

D'UN IN UU VEAU GUMl'LuT. 545

Oui, j'ai connu des centaines d'honnêtes négociants de Lyon, de Bordeaux, de Rouen, qui ne voudraient pas avoir participé à certaines opérations récentes, non plus qu'à leurs bénéfices, si énormes qu'ils soient.

Ils ne font pas prôner leur profession comme la seule utile, comme la seule vertueuse ; mais ils ont de la vertu, mais le renom d'une loyauté parfaite, même envers leurs rivaux, est préférable à leurs yeux, à la différence qu'il y a entre 76 et 80, dût cette différence se prélever sur une douzaine de millions.

Les industriels vont être utiles d'ici à quelques années ; mettant à profit le degré de liberté dont nous jouissons, ils vont changer et améliorer tout le com- merce de France. On aimera mieux gagner quatre mille francs que les recevoir du budget. Un fabricant millionnaire ne sollicitera plus une place de sous- préfet.

La France, plus heureuse que l'Angleterre, ne con- naît pas les siihstitiUions . Les nobles, d'ici à vingt ans, loin d'avoir horreur de l'industrie, apprendront d'elle qu'il est utile et agréable de profiter du degré de li- berté qui nous est accordé pour augmenter sa fortune. Le plus noble marquis, qui possède en biens-fonds deux millions qui lui rendent à peine vingt mille écus, vendra la moitié de sa terre, et placera dans une manu- facture de calicot un milhon, qui, à lui seul, lui vau-

3iti MÉLANGES D'AI'.T ET DE LITTÉRATURE.

(Jra quatre-vingt mille francs de rente. A partir de ce moment, ce privilégié lui-même deviendra l'ami de cette portion de liberté indispensable pour qu'il y ait un crédit public, et pour que toutes les manufactures prospèrent, surtout celles de calicot; loin de solliciter les coups d'Etat, il les redoutera.

Telle peut être l'une des grandes utilités futures de l'industrie, elle séduira les ennemis naturels de la li- berté, et nous fera jouir en paix de ce premier des biens.

Il n'y a que deux manières de la conquérir : la force des armes, comme ont fait Cromwell et Bolivar, ou le perfectionnement de la raison. C'est par cette dernière route que l'industrie, amie de la paix, peut, un jour, conquérir le côté droit et le clergé, et nous conduire à la mise en pratique de la Charte *.

Mais ne nous y trompons pas. La raison est une déité sévère ; dès qu'on prétend la servir en prêchant nine erreur, la toute-puissante raison cesse ses effets bienfaisants, et la civilisation s'arrête. C'est donc hâ-

1 Nous ne désirons d'autre liberté que celle donnée par la litté- rale et consciencieuse exécution de la Charte. Nous n'avons pas assez de vertu pour exercer gratis, ou à peu près, les fonctions de préfet, de ministre, d'administrateur de tous les établissements publics, c'est-à-dire pour être plus libres que la Charte ne le per- met. On sait que le président des Etats-Unis d'Amérique reçoit annuellement cent vingt-cinq mille francs; c'est probablement moins" que M. le préfet de Paris.

D'UN NOUVEAU COMPLOT. 347

1er le bonheur de la France que de faire apercevoir nos grands industriels du ridicule qu'ils se donnent en faisant proclamer tous les samedis qu'ils sont supé- rieurs à toutes les classes de la société. Dans la vie d'une nation, chaque classe est utile à son tour. Si la Grèce réussit à s'affranchir, des milliers de négociauts s'y étabhront ; ils y porteront des glaces, des meubles d'acajou, des estampes, des draps, etc. Mais les bonnes lois qui permettent au commerce de fleurir, sera-ce eux qui auront eu la sagesse de les faire? mais le cou- rage qu'il aura fallu pour exterminer les Turcs et pouvoir mettre ces bonnes lois en vigueur, l'auront- ils eu?

Il y a six mois que Santa-Rosa s'est fait tuer dans Navarin ; il n'y a pas un an que lord Byron est mort en cherchant à servir la Grèce. est l'industriel qui ait fait à cette noble cause le sacrifice de toute sa for- tune ?

classe pensante a inscrit cette année Santa-Rosa et lord Byron sur la tablette elle conserve les noms destinés à devenir immortels. Voilà un soldat, voilà un grand seigneur ; pendant ce temps, qu'ont fait les industriels ?

Un honorable citoyen a fait venir des chèvres du Thibet.

548 MELANGES U AUf LT DE LITTEKATURE.

^OTE RELATIVE A LA PAGE 534.

Peut-être me reprochera-t-on de n'avoir pas cité plus souvent les propres paroles du Producteur; si l'on veut bien lire l'exposé suivant, l'on concevra pourquoi.

« Le journal que nous annonçons a pour but de développer et de répandre les principes d'une philosophie nouvelle. Cette philo- sophie, basée sur une nouvelle conception de la nature humaine, reconnaît que la destination de l'espèce sur ce globe est d'exploiter et de modifier à son plus grand avantage la nature extérieure ; que ses moyens pour arriver à ce but correspondent aux trois ordres de facultés physiques, intellectuelles et morales, qui constituent l'homme; enfin, que ses travaux, dans cette direction, suivent une progression toujours croissante, parce que chaque génération vient ajouter ses richesses matérielles à celles des générations passées, parce qu'une connaissance de plus en plus étendue, certaine et positive des lois naturelles lui permet d'étendre et de rectifier sans cesse son action ; parce que des notions toujours plus exactes de sa destination et de ses forces la conduisent à améliorer incessam- ment l'association, l'un de ses moyens les plus puissants.

« Considérée de ce point de vue, la vie de chaque individu se compose de deux séries d'actions, dont les unes n'ont pour but que l'existence de l'individu même, tandis que les autres ont, de plus, pour résultat le développement de l'action progressive de l'espèce, et concourent ainsi à l'accomplissement de sa destination ; d'où la distinction de l'intérêt commun et de l'intérêt privé, base de toute morale.

« C'est d'une heureuse harmonie entre ces deux ordres de faits que dépendent les progrès et la prospérité des nations et des in- dividus. La combinaison sociale dans laquelle toutes les jouissances, la satisfaction de tous les besoins de l'individu, seraient aussi des

D'UN .NOUVEAU COMPLOT. ôi'J

moyens pour raccomplissemeiit de la loi de respèce, est la limite, en prenant cette expression dans le sens matlicniatique, vers la- quelle convergeront toujours, sans jamais Tatlfindre, les travaux théoriiiues et pratiques ayant pour bat rétablissement de cette liarnionie. En s'appuyant sur ce point de départ, les travaux de cette philosophie, quant à ce qui regarde le passé, consistent à rechercher à chaque époque, dans les institutions, les travaux et les actions de Thomme, ceux qui ont concouru au développement de la civilisation, et ceux qui ont été pour elle un obstacle; à dis- tinguer dans les premiers ceux dont le secours a été direct ou in- direct, et à préciser la nature, la durée et le degré d'utilité de chacun. Quant à ce qui regarde l'avenir et le présent, elle s'occupe de déterminer d'une manière positive et détaillée, par la connais- sance et l'érection en lois des Hiits généraux du passé, le but d'ac- tivité actuelle de la société, l'ordre de rapports moraux et politi- ques correspondants, et les travaux qui doivent en préparer l'établissement.

« Elle a reconnu que dans les institutions, les travaux et es ac- tions de l'homme, ceux-là seulement qui se rapportent aux sciences, aux beaux-arts et à l'industrie, ont toujours, directement, et de plus en plus, concouru au développement de la civilisation ; que tous ceux, au contraire, qui n'appartiennent pas proprement à l'un ou à l'autre de ces trois objets d'activité n'y ont concouru qu'in- directement, » etc., etc.

(Le Producteur, n" 1, Introduction.)

1825.

FIN

20

i

TABLE

EssaisuhlkKire 1

Vie d'Andbé del Sarto 31

Vie de Raphaël 47

Le Coffre et le Revenant 81

Le Philtre 117

Salon de \Hii , . . . . 145

Journal d'un voyage en Italie 255

Notes d'un dilettante 275

D'un nouveau complot contre les industriels. . 521)

PAlUa. -— l.MI'. SIMDN MAÇON Ll COMI'., l'.Uli It Klll- II; 1 II ,

La Bibliothèque Jniversité d'Ottawa Echéance

The Library University of Ottawa Date Due

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CE PC 2435

.A12 1867

COÛ BEYLE, MARIE MELANGES D

ACC# 1227376

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