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MÉLANGES ET LETTRES
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y. Aureuu. - Imprimerie Ue I-a^jnv.
X. DOUDAN
MÉLANGES
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LETTRES
AVEC UNE INTRODUCTION
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M. LE COMTE D'HAUSSONVILLE
RT DBS NOTICBS PAR
MM. DE SACY CUVILLIER-PLEURY
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PARIS
CALMANN LEVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FllÈllES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DBS ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1877. Droits de niproductioo et de traduction ré^ervéi
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NOTE DE L'ÉDITEUR
Nous avions annoncé un troisième volume de la correspondance de M. X. Doudan, qui devait contenir le morceau sur les Révolutions du goût. Le public ne se plaindra pas si nous dépassons nos engagements en- vers Ini. Il a trop goûté les premières lettres que nous lui avons données pour ne pas apprendre avec plaisir que le nombre de celles qui nous ont été récemment apportées s'est trouvé beaucoup plus considérable que nous ne nous y attendions. Faire un choix était diffi- cile, car leur valeur littéraire était égale, sinon supé- rieure, à celles qui ont placé si vite M. Doudan en pre- mière ligne parmi les épistolaires de nos jours. Nous avons donc pris le parti de publier deux nouveaux vo- lumes. Les lettres que nous donnons aujourd'hui s'ar- rôtent à Tannée 1860. Le quatrième et dernier volume, qui paraîtra prochainement, contiendra, avec les let- tres des dernières années, le morceau sur les Bévolu* lions du goût»,
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MÉLANGES ET lETTBES
I.
A M. A. W. SCHLBOEL.
Paris, 10 avril 1832.
J'espère, monsieur, que cette lettre vous trou- vera à Lille point trop ennuyé de la quarantaine dont vous êtes menacé. C'est une bonne fortune pour Lille qui n'est pas une ville bien littéraire que de pouvoir se vanter de vous garder trois ou quatre jours^ ne fût-ce même que pour raison de quarantaine. Ce sera là, je crois, son plus grand événement dans ses fastes littéraires. Tout le monde ici a été charmé de vous savoir arrivé bien portante Calais. Vous avez maintenant fait vos preuves contre le choléra. C'est bien à lui de respecter la gloire littéraire. Il ne paraît pas tout à fait aussi doux avec les illustrations politi-
m. 1
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2 LETTRES.
ques. Vous aurez déjà su qu'il s'était attaqué à M. Casimir Perièr. C'eût été un cruel événement si M. Perier eût succombé. Heureusement M. Broussais paraît avoir arraché cette proie au choléra. M. Perier est encore souffrant à l'heure où je vous écris^ mais plutôt d'une affection à la- quelle il,est sujet et que cette secousse a réveil- lée. On n'a point d'inquiétudes graves sur lui, grâces à Dieu. Nous avons eu des sctoes cruelles ces jours derniers dans les rues de Paris; cette effroyable accusation d'empoisonnement renou- velée de toutes les grandes contagions connues, a excité le peuple à d'horribles désordres. Douze ou quinze malheureux ont été massacrés comme empoisonneurs. Ce vieux limon de barbarie qui repose dans les temps tranquilles produit des monstres aux jours de crise. A présent tout est calme. La maladie fait son chemin avec vivacité. Vous entendrez citer comme attaquées du cho- léra des personnes qui n'ont eu réellement que des indispositions plus ou moins graves. Choléra devient le terme générique de toute maladie. Voilà, monsieur, une lettre à tremper dans le chlore et le vinaigre, il n'est question que de peste. Heureusement tout le monde dans cette maison est bien portant. Madame de Staël est re- tournée à Genève, Elle est partie ce matin.
LETTRES. 3
La maison est bien triste. On vous y regrette beaucoup^ monsieur. Vous la ranimiez de votre esprit et de votre affection pour la famille du duc de Broglie. Je suis bien sûr qu'il ne se pas- sera pas longtemps sans que vous revoyiez vos amis sur les bords du Rhin ; vous avez laissé à tous un vif désir de vous retrouver bientôt.
J'userai certainement, monsieur, delà per- mission que vous voulez bien me donner de vous écrire à Bonn ; j'ai trop regret aux petites excur- sions que vous me laissiez faire rue de Bourbon pour ne pas chercher à renouer, même de loin, ces entretiens où vous me faisiez retrouver ce que je croyais impossible à réunir, la grâce du grand siècle et retendue d'esprit de nos jours. Mille et mille respects.
IL
AU MÉMB.
Broglie, 30 septembre 1832.
Toute la famille de M. de Broglie a traversé heureusement ces tristes jours d'épidémie. Le choléra a été cependant assez violent dans le bourg voisin du château; sur une population de
if-
I
4 LKTTRE?.
sept cents âmes^ cinquante personnes ont été attaquées et vingt-deux ont succombé. M. de Broglie avait fait venir un médecin qui avait traité les cholériques dans les hôpitaux et qui a fait pour les malades tout ce qu'il était humai- nement possible de faire. Depuis plus de trois semaines aucun nouvel accident n*est arrivé; nous espérons que tout est fini, ici comme à Pa- ris. Il eût été certainement à désirer que ce triste spectacle fût épargné à madame de Broglie. Après le cruel malheur * qui Ta frappée c'était trop que cette agitation et ces terribles inquiétudes de chaque jour; M. et madame de Broglie ont pensé qu'ils ne pouvaient pas laisser le lieu qu'ils habi- tent livré sans secours intelligents à la violence de la maladie. Ils ont été arrêtés par cette idée de devoir. Le voyage sur les bords du Rhin aurait évité tout cela. Ces bords du Rhin sont toujours pour la famille un sujet d'entretien et Bonn est le point où vont aboutir tous les projets de voyage. J'espère que l'année ne se passera pas sans que vous ayez vu chez vous, monsieur, cette famille qui vous est tendrement attachée. Vous seriez profondément touché, j'en suis certain^ du souvenir que votre dernier voyage a laissé ici ;
1. La mort de mademoiselle Pauline de Broglie.
LETTRES. 5
tout cet intérêts! vif, que votre entrelien appor- tait dans la vie, se rattache aussi aux derniers jours heureux où Pauline était encore 1^. Al- bert viendra vous expliquer ce qu'il sait de latin, de grec et d'histoire. C*est à présent un des gé- néalogistes les plus distingués du bourg de Bro- glie. n a composé^ dans ses moments de loisir, des tables exactes de toutes les races royales qui ont passé dans ce monde, et cela, avec des détails infinis qu'il va chercher en furetant dans tous les livres. Il pousse l'exactitude en ce genre jusqu'à avoir écrit sur ces tableaux la mort de Ferdinand VII, très-prématurément tué par les journaux. Je ne suis pas bien sûr que, malgré sa bonne nature, Albert n'ait été un peu désap- pointé en voyant démentir cette nouvelle qui fai sait une rature dans sa généalogie.
Je vais écrire à l'instant à Paris pour ce recueil de M. Schak et aussi pour la nouvelle publication dont vous avez la bonté de me parier. Je suis très -heureux que vous vouliez me permettre d'essayer un article sur ce sujet dans les Dé- bats. L'éclat du nom de l'auteur reflétera tou- jours un peu sur le rédacteur et l'article ; cela est généreux à vous d'écrire de temps en temps en français ; pour nous, nous ne parlons plus guère cette langue ; nous avons un certain jargon
6 LETTRES.
monstrueux qui ne ressemble à rien , je ne sais quoi de trivial et d'hyperbolique dans le style qui va tous les jours en s*exagérant. Parmi nos raisons pour avoir la rive gauche du Rhin, celle- ci est la meilleure^ que le seul écrivain qui con- serve à la langue française le tour d'élégance exquise et la mesure qu'elle avait autrefois ha- bite cette frontière.
Tout ce que Ton sait, même en France, de la supériorité d'esprit et de l'immense savoir de M. Lassen, tout ce que je vous en ai entendu dire à Paris, me donne un vif désir de lire ces soixante- dix distiques qui résument la métaphysique des Sankhyas. Je comparerais ainsi avec l'original les explications déjà données là-dessus par votre savant ami, l'éditeur de Proclus.
Depuis que le choléra a cessé ici, M. de Broglie a fait faire à ses enfants un petit voyage de huit jours en Normandie, à travers les églises gothi- ques et les ruines des constructions normandes. Cette petite course les a vivement intéressés. J'ai lu, chemin faisant, mille petites [dissertations sur toutes ces ruines, écrites par des antiquaires de la province. Le plus souvent cela est à la fois lourd et frivole. La petite érudition superficielle estinfinimentfatigante.Mêmepour les ignorants, la haute érudition vaut mieux ; elle est comme la
LETTRBS. 7
mer qui soutient presque sans effort ceux même qui ne savent pas nager.
J'entends regretter tous les jours ici, monsieur, que vous n*ayez pas vu Broglie. Madame de Broglie disait hier qu'il manquait à Broglie d'a- voir été vu par vous. Pourquoi ne viendriez-vous pas l'habiter un peu l'été prochain? de là on par- tirait avec vous pour les bords du Rhin jusqu'à Bonn. Qui empêcherait ce roman de se réaliser?
Tout est fort calme dans notre monde politi- que. Je crois que le problème le plus compliqué est de savoir si M. Dupin sera ou ne sera pas mi- nistre. Vraiment, nous sommes sortis depuis deux ans de crises plus violentes que celle-là. Avez-vous daighé jeter un coup d'œil sur l'éloge de M. Cuvier par cet académicien? Je ne doute pas que votre sentiment si délicat de la langue française n'en fût révolté. La pensée y est par- faitement au niveau de l'expression ; c'est une collection de quolibets. On y rencontre deux ou trois calembours qui ne sont peut-être pas tout à fait neufs, mais qui sont encadrés là avec im rare bonheur. L'Académie devait mieux à M. Cuvier qu'un pareil successeur. Pour moi, qui ne respecte pas infiniment les règlements académiques, j'aurais voulu quelqu'un qui re- présentât la science tout entière unie au ta-
8 LETTRES.
lent d'écrivain, ce quelqu'un fût-il étranger, ce quelqu'un eût-il été quelquefois appelé Quin- tilien tudesque. La grâce française, comme nous disons, et l'élégance toute française du style, comme nous disons encore, valent bien des let- tres de grande naturalisation.
HT.
AU MÊME.
Paris, 20 mars 1833.
Je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur, que le Journal des Débats aODepte avec le plus vif em- pressement la proposition que vous voulez bien faire. Je me suis chargé de vous exprimer la re- C/Onnaissance du rédacteur en chef, M. Berlin. M. Bertin est un homme de beaucoup d'esprit, digne de ilre ce que vous écrirez. J'ai pensé, en ouvrant votre lettre et en y trouvant cette pro- position d'écrire dans les Débats^ aux prédictions qui nous montrent le lion venant parmi les bre- bis ; vous êtes le lion qui avez dévoré bien des classiques. Le journal des Débats a autrefois dé- fendu ces pauvres classiques. Il vous regardait alors à peu près du même œil qu'Énée voyait
LBTTRBS. 9
les dieux culbutant sa pauvre vieille Troie^
Numina magna Deum,
mais je suis témoin que les rédacteurs ont tou- jours rendu justice à la supériorité du Quintilien tudesque ; pardon de vous rappeler, non pas ce mot tudesque^ mais ce nom de Quintilien.
Je serai bien heureux que vous veuillez m'a- dresser les articles que vous destinerez au Jour^* nal des Débats. Je les lirai d'abord et ce sera un moyen pour moi de secouer la poussière des dé- pêches et des protocoles qui s'accumule sur moi depuis six mois bientôt. Je voudrais bien savoir, monsieur, comment vous jugez de votre retraite de Bonn les faits et geste« de cette Europe. Tout y .était fort embrouillé qoMid vous avez quitté Paris. Il me semble que l'irritabilité nerveuse de la France et de l'Europe se calme beaucoup ; on commence à voir briller un jour un peu plus pur de tous côtés. Le loisir littéraire reviendra bien- tôt, j'espère. Je préfère bien, pour mon compte, votre traduction du Hitopadesa aux savantes dis- sertations des plénipotentiaires de S. M. le roi de Hollande. J'aimerais mieux faire sous vous la conquête du vieil Orient que de suivre Ibrahim vers Iconium, aujourd'hui Konieh.
Votre lettre à M. de Sacy est charmante. Je
10 LETTRES.
l'ai lue à ceux que j'en cti jugés dignes. On me de- mandait de la laisser imprimer dans un journal. J'ai respecté à regret votre intention. Je la tien- drai à vos ordres et ne la laisserai imprimer que sur votre bon à tirer. J'avais rêvé, au commen- cément de l'année, d'être votre correspondant à Paris, mais je vois que je ne puis être qu'un cor- respondant peu exact, quoique plein de bonnes intentions, quoique très-touché de la bonté ex- traordinaire que vous avez de vous souvenir de moi. Albert est dans ce moment un peu comme Néron,
n excelle à guider un char dans la carrière,
un char ou un cheval. Sauf cette ressemblance avec Néron, c'est un fort bon garçon, qui voit, avec beaucoup de reconnaissance et un peu d'orgueil, arriver des lettres de Bonn à son adresse. Ce que vous lui avez dit sur l'étude de la géométrie en ferait un mathématicien distin- gué si la nécessité de suivre de loin, mais exacte- ment^ les cours du collège ne lui prenait tout le temps qu'il ne passe pas à cheval.
Adieu, monsieur ; je n'ai pas besoin de vous redire toute ma reconnaissance pour la bienveil- lance que je trouve dans vos lettres. Je soupire après le temps où je pourrai aller vous en re-
LETTRES. 11
mercier à Bonn, et, d'ici là, peut-être vous leds- serez-vous entraîner à venir voir vos amis de Paris; M. et madame de Broglie en seraient ravis.
IV.
AU MÊME.
Paris, 23 septembre 1833.
Monsieur,
J'ai reçu avec un bien vif plaisir les deux arti- cles que vous avez eu la bonté de m'envoyer ; c'est une joie partagée par le rédacteur du jour- nal auquel vous les destinez. J'ai lu aussi avec beaucoup de reconnaissance la lettre qui accom- pagnait ces articles. J'attendais depuis si long- temps et avec tant d'impatience qu'ils arrivas- sent que j*avais craint que votre bienveillance pour moi se fût effacée en raison composée du temps et de la distance. Permettez-moi de vous dire que j'attache à cette bienveillance un prix où l'amour-propre ne compte pas tout seul. Je viens de remettre au Journal des Débats votre ju- fçement sur M. Fauriel. Il a été accueilli comme il devait l'être. On observera pour l'impression les divisions que vous avez indiquées. Je n^ai pas trouvé l'occasion de corriger la plus légère faute
h r
12 LETTHKS.
dans le manuscrit, de ces fautes que vous m'au- torisiez à rectifier. Il est reconnu que vous écri- vez notre langue sans ombre d*accent étranger. Comme vous le demandez, il ne sera fait par le journal aucun changement ni suppression. D'ail- leurs, le rédacteur des Débats est trop homme de goût et d'esprit pour commettre ce crime de lèse- majesté littéraire au premier chef. J'espère avoir l'honneur de vous écrire bientôt un peu plus au long et je vous dirai, comme j'ai besoin de le dire^ tout ce qui m'a si vivement frappé dans ce dernier écrit. J'y trouve un mélange charmant de force critique et d'imagination naïve. Vous savez unir l'enthousiasme d'une jeune fille qui lirait un roman pour la première fois à la saga- cité tranquille et pénétrante d'un juge impartial. C'est sans doute ainsi que le moyen âge doit être jugé. Je crois bien qu'avant vous on ne s'était guère avisé du moyen âge. Vous avez éclairé ses ruines de leur véritable lumière. Il n'a pas souvent été donné d'allier ainsi la vivacité acérée du jugement à la mélancolie contemplative ; de regarder les vieux châteaux avec une tristesse si poétique et de montrer et de sentir que nous valons mieux que les hardis chevaliers qui son* naient du cor au pied de ces murs aujourd'hui en débris. Les nations et les hommes qui n'ont
Lettres. 13
pas ces deux impressions à la fois sont boiteux; vous avez la gloire de marcher droit au milieu des générations boiteuses.
Je vous écris de Paris et toute la famille est à Âuteuil. Ce ne serait pas me heusarder beaucoup que de vous dire mille souvenirs de leur part.
V.
AU MÉMF.
Paris, jeudi U août 1884.
Le départ pour Bonn qui avait été fixé à au- jourd'hui même est renvoyé à lundi ; la duchesse de Broglie était encore assez fatiguée pour pren- dre quelques jours de repos de plus ; M. de Bro- glie était aussi arrêté par quelques affaires à terminer. On ne compte donc atteindre Cologne que vers samedi 23. Ce calcul n*est 'qu'approxi- matif; je prendrai grand soin de vous tenir au courant de toutes les variations qui se présen- teraient.
Albert a reçu ces jours derniers quelques li- gnes que vous avez eu la bonté de lui écrire ; il est très-reconnaissant de la peine que vous prenez de le traiter si bien et en grand garçon. Cela lui
14 LBTTRBS.
impose beaucoup de devoirs. Il se prépare à ré- soudre le problème de Zenon sur le cheval et la tortue. Descartes en a donné avant lui une solu- tion tout algébrique. Je voudrais savoir si vous m. êtes content. Elle me semble incomplète. Je , pense avec joie qu'avant dix jours nous cause- rons avec vous de Fargument de Zenon dans la patrie de Leibnitz.
Âdieu^ monsieur ; je ii*ai pas besoin de vous dire que Bonn est pour moi le point culminant du voyage. Malgré la beauté des bords du Rhin, je suis encore plus sensible à la grandeur des in- telligences qu'aux pompes de la nature.
VI.
AU MÊME.
Coppet, 9 octobre 1834.
J'ai été foudroyé en effet, comme vous l'aviez demandé à madame de Staël par votre dernière lettre, mais très-injustement foudroyé, car je savais que vos hôtes vous avaient écrit et j'atten- dais de mon côté des nouvelles de Paris sur les articles relatifs à l'histoire de France. Je voulais vous envoyer les programmes que vous m'avez
LETTRES. 15
demandés. Je ne reçois point ces programmes et ne veux pourtant pas quitter Coppet sans vous dire qud souvenir reconnaissant j*ai emporté de Bonn, et combien j*ai trouvé de charme dans cette vie élégante, animée et savante à la fois que vous avez bien voulu me permettre de voir de près. J'imagine que c'est ainsi que vivaient les grands esprits d'Athènes dans les plus beaux temps de leur civilisation ; mais ces grands es- prits ne cultivaient point le sanscrit et ne se dou- taient point du Ramaycma. Je doute fort que leur conversation eût l'étendue, l'éclat et la flnesse des conversations que j'ai entendues dans un charmant salon où l'on voit les plus beaux paysages de l'Inde et où l'on entend les esprits les plus brillants de l'Europe. Je ne pense pas non plus que le vin de leurs Iles valût le vin de Cham- pagne du Rhin. Je serais bien fâché de n'avoir pas l'espérance de retourner quelquefois à Bonn et, à voir le plaisir que l'on a trouvé dans ce voy^e, je suis certain qu'on le recommencera quelquefois, avec votre permission.
J'ai vécu ici entre le lac de Genève et le Gange; tantôt faisant des courses sur l'eau avec Albert, tantôt revenant à la lecture du Ramayana qui me charme. Je ne soupçonnais pas qu'on pût conserver dans une traduction latine, sévère-
16 LETTRES.
ment exacte, tous ces beaux reflets d'un soleil étranger et d'une civilisation qui n'est plus. Je garantis la fidélité de la traduction sans rien savoir du texte. Il y a là un air qui ne circule que dans les grandes forêts où Rama errait en exil. Il est probable que dans une vie anté- rieure vous avez habité les bords du Gange et vous étiez certainement dans la classe la plus éclairée des Brahmanes»
Tout le monde me (fiâlttatde de vous dire mille tendres amitiés. Permettez-moi d'y ajouter l'ex- pression de mon respectueuxattachement.
VIL
AU MÊMK.
Paris, 28 mars 1836.
Dieu merci, je pourrai vous écrire à mon aise, monsieur; je pourrai causer longuement avec vous des temps anciens et des temps mod|pnes, vous demander votre avis sur tout, et l'histoire, et la philosophie, etlllBitérature. Vous avez jeté et vous jetez la lumière sur tout ; vous remar- quez avec raison que nous ne faisons pas préci- sément ici la même chose depuis quelques mois. Nous habitons un peu les ténèbres extérieures.
LETTRES. 17
La politique du moment n'est pas non plus bien charmante. Si Ton veut garder quelque mouve- ment d*esprit, il est nécessaire de s*élever plus haut. Spemit humum fugiente penna. Il faut même aller plus haut que le Jocelyn de M. de La- martine. Beaucoup de nos travers dlci-bas ont suivi le poëte sur les cimes des Alpes. L'écho de nos petits caquets le préoccupe certainement jusque-là. L'amoujr-fûropre , le lieu commun tourné en paradoxe, raSectation de la simplicité, il a emporté tout cela dans son petit paquet vers ces régions supérieures. Je vous parle bien en détail Ae Jocelyn. Vous aimez mieux errer sur les bords du Gange. Les eaux du fleuve sacré sont plus profondes et plus majestueuses que nos ruisseaux qui se dissipent en cascades et en poussière humide, mais vous m'avez accoutumé à vous voir XcsU à tout. Votre esprit a de ce que les théologiens nomment^ je crois, l'omnipré- sence. Vous avez bien voulu m'envoyer de ces bords du Gange des épigrammes contre les pe- tites ambitions du jour plus acérées qu'on ne les aiguise ici dans la pdAssière et la vivacité du combat. Je tiens donc que vous avez lu M. de Lamartine et aussi les Mémoires de madame Merlin. Vous pouvez les tenir pour authentiques. Elle en a fait des lectures dans plusieurs salons.
III. 2
18 LETTRES.
Nous sommes loin du temps de madame de la Fayette.
Ne vom découragez pas de votre bon projet de venir à Paris ot à la campagne cette an- née. On a pris cela pour un engagement très- positif auquel vous ne pouvez plus manquer. Permettez-moi de vous dire que moi aussi j'ai
0
grande impatience de reprendre ce fîl d'entre- tiens trop souvent brisé* On tâchera d'être pour vous le moins goth pos&Sble ; ce n'est pas le cas de dire de notre âge présent :
Qui n'a pas l'esprit de son âge De son &ge a tout le malheur.
Il est bon de regarder en avant ou en arrière. L'imagination a été précisément donnée à l'homme pour échapper au poids de ces époques sans éclat et sans vie. Quand on nomme M***, inembre de l'Académie française, il faut regarder vers Racine et Voltaire pour oublier cette triste nomination. Ne vous fâchez pourtant pas contre l'Institut au point der ne pas vouloir parlft* du dictionnaire. Ce dictionnaire est de belle taille, il mérite attention.
Mille respects dévoués.
LETTRES. 19
VIII.
AU MÂME.
*
Broglie, 26 juin 183Ô.
J'ai donné, il y a déjà quelque temp^, à un sa- vant orientaliste qui est, je ; crois, connu de vous, à M. Mohl, la lettre sur les Contes carabes que vous destiniez à M. de Sacy. J'ai eu occasion de rencontrer assez souvent cet hiver dans la même maison M. Mohl etM.Fauriel. Après avoir remis cette lettre à M. Mohl, j'ai averti M. Fau- riel et tout a été fait suivant vos intentions.
J'enverrai sur-le-champ vos articles sur Ro- sette à M. Buloz.
Je viens récemment de voir avec stupeur que les prétendues négligences du Journal des Débats étaient miennes. Tout dernièrement on m'a ren- voyé du ministère un carton fermé à clef, plein de j^piers à moi appartenant et j'y ai retrouvé avec effroi le manuscrit cacheté. Soyez donc assez bon, monsieur, pour
Que la foudre en éclats ne tombe que sur moi,
et, en même temps, que le carreau que vous me lancerez ne soit que de moyenne grandeur, car
v^
20 LETTRES.
je vivais alors sous de telles vagues de papiers que le bruit de cet océan m^étourdissait un peu.
Je vous dois d'autant plus ces détails que le Jcumal des Débats m'a toujours montré pour vous une admiration bien juste, mais bien sentie, et que si mon étourderie le privait à Favenir des articles que vous lui eussiez destinés, je serais la cause d'une cruelle injustice.
J'ai la plus grande peine à croire que vous puissiez jamais être, comme vous le dites, dé- couragé, hypocondre, indolent, insouciant et lé- thargique. Ces dispositions-là ne peuvent guère s'attaquer à un esprit tel que le vôtre. Vous avez, de compte fait, plus de mouvement qull n'en faut pour tenir en haleine une douzaine d'orga- nisations ordinaires, et puis, j'ai vu que vous aviez une hygiène intellectuelle assez savante pour déjouer toujours tous les efforts de l'ennui et du découragement. Quoi qu'il en soit, la cam- pagne vous est bonne en tous cas. Il faut venir vgir vos amis sous les grands arbres de Broglie :
...Nil dulcius est bene quam munita tenere Edita doctrina sapientum templa serena, Despicere unde queas alios.
C'est votre demeure naturelle que ces temples édita doctrina sapientum.
LETTRES. 21
27 juin. — Nous apprenons à Tinstant une no^velle et épouvantable tentative contre la vie du Roi, faite le 25, à six heures du soir. Le coup a manqué ; la main qui détourne ces coups est plus persévérante et plus habile que la perver- sité la plus savante.
IX.
A MADAME d'hAUSSONVILLE.
Paris, 19 novembre 1836.
J'attendais toujours une permission que M. d^Haussonville devait m'expédier. Il m'avait fortement engagé à ne point vous écrire sans autorisation préalable. Comme cette autorisation tarde bien à venir, Attila s'ennuie et vous écrit ces lignes pour s'informer de votre santé. Priez donc M. d'Haussonville d'antidater le permis qu'il doit m'envoyer, afin que je sois en règle. Madame votre mère vous raconte-t-elle ses mer- credis et ses samedis ? Je vous assure qu'ils ont fort grand air et qu'on croirait à peine que monsieur votre père est en disgrâce. Il y a véri- tablement foule. Il est vrai que le grand salon est fermé et que le reste de rappurlement est
22 LETTRES.
fort petit, comme vous savez^ mais enfin il y a foule et du monde le plus choisi. On y parle de toutes choses librement et respectueusement, sine ira et studio. C'est un grand dédommagement de n'être pas ministre que la liberté du langage sur les questions du jour. — Vivre libres au mi- nistres ! Je ne sais pas si les ministres d'aujour- d'hui samedi ont beaucoup de liberté d'esprit, mais il sont très-aimables et très-bienveillants. M. Mole est venu chez vous l'autre samedi ; tout ce qu'il a dit avait très-bonne grâce. Il y a eu jeudi grand dîner' d'ambassadeurs chez M. le ministre de l'instruction publique. Tous les membres du corps diplomatique avaient de beaux gilets blancs, ce qui a été fort remarqué^ attendu la mort du roi Charles X. Aurons-nous une brochure de M. de Chateaubriand sur la vie et la mort du roi Charles X? C'est un sujet bien riche en déclamations et en rapprochements forcés : « Chose étonnante ! tandis que le vieux roi de France succombait non loin de l'Adriatique au fléau venu des crêtes de l'Hymalaya, un autre descendant de Robert le Fort est, aux rives de la Seine, assis sur le trône des Gaules et commande à ces vieux soldats qui ont fouillé avec leurs sa- bres les tombeaux des Pharaons et abattu l'aigle mourante sur les remparts du Kremlin ; mais
LETTRES. 23
cette aigle s'envola du milieu d'un incendie, et, menaçante, empourprée de la clarté des flammes, ene poursuivit cette autre aigte née dans les ro-' ciiers de la Corse ! » la voix manque à mon beau génie.
Vous savez que les lettres adressées aux pri- sonniers sont toujours mises sous les yeux de l'autorité. L'autorité m'a donc raconté qu'elle avait lu une lettre de M. l'abbé de Lamennais à Lagrange, Lagrange qui offrait sa tête et deman- dait son chapeau à k chambre des pairs. On dit que cette lettre, qui est une sorte de consolation philosophique plus que religieuse, ne manque pas d'une certaine verve. Je n'^aime pas beaucoup que Ton considère les lettres adressées aux prison- niers sous le point de vue de la curiosité littéraire. On doit trcdter ces lettres Comme les confessions, les oublier dès qu'on les a lues. Pour son livre, vous l'avez peut-être déjà. La Belgique a été longtemps le point de mire des idées révolution- naires de cet abbé ; il doit avoir envoyé son der- nier ouvrage aux lecteurs de Y Avenir. A propos, madame Sand, dans ses dernières lettres insérées dans la Retme des Deux Mondes, parle avec une vive sympathie de M. de Lamennais. Bossuet aurait été peu touché d'un pareil éloge. Je crois même qu'il s'en serait confessé comme d'un péché.
24 LETTRES.
Je savais bien que vous ne persisteriez pas à vous ennuyer de V Emile. Je crois, en effet, que la Profession de foi du vicaire savoyard ,est au nom- bre des plus belles pages qui aient été écrites dans le monde. L'émotion et la raison y sont ad- mirablement unies. La philosophie n*a jamais parlé un langage plus honnête, plus élevé, plus éloquent, plus sensé. La philosophie scientifique est toujours un peu systématique ; la philoso- phie morale souvent un peu déclamatoire ; Tune manque communément de bon sens et Tautre de précision ; on a, ou bien la géométrie romanes- que des systèmes, ou bien une exaltation tons règle qui n*est pas selon la science ; mais dans la Profession de foi^ la fermeté de la raison et le sé- rieux de rémotion marchent ensemble ; la beauté du langage lui est inspirée par la beauté des lois qu*il contemple ; il est dans la vérité ; il a pied sur terre et le ciel est au-dessus de sa tête, et, comme dans les œuvres divines, quoique de loin» la sagesse est revêtue d'une grâce parfaite. Son- gez donc, après cela, dans quel temps Rousseau a pensé ces choses. C'est quand cet imbécile de d'Holbach croyait qu'un gentilhomme ne pouvait pas décemment croire en Dieu ; ce n'est pas bien loin du moment où Helvétius pro- fessait que toute la différence de l'homme au
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chien tenait à la façon dont les mains étaient ar- ticulées ; que toute la différence entre Bossuet et un chevd de fiacre consistait dans la manière dont les cinq doigts de l'évêque de Meaux pou- vaient se plier, se serrer, se rapprocher, s'éloi- gner. C'est vrai que je radote un peu* C'est Tâge et la maladie ; que voulez-vous ?
M. le chargé d'affaires de France à Bruxelles soutient dignement l'honneur du pays. Il pousse d'affreuses clameurs contre moi parce que j'ai eu la négligence de ne lui répondre que le jour même de la réception de sa lettre ou peu s'en faut.
Voulez-vous savoir qui est venu ici hier soir ? Voici : M. et madame Villemain, M. et madame Lebrun, le ministre de Belgique, l'ambassadeur d'Angleterre, M. Guizot, M. de Guisard, M. d'Hau- bersaërt, madame la duchesse de Massa, M. et madame Serurier, M. Georges Serurier, M. Jouf- froy, M. de Canouville, les deux miss Berry, M. Cafiarelli, M. Anisson, madame de Rémusat, M. Sampayo, M. Boulay de la Meurthe, le géné- ral Haxo, le colonel Caradoc et vingt autres, ce qui faisait un très-joli salon.
26 LETTRES.
X.
A LA MÊME.
Samedi, 17 décembre lase.
J'ai reçu hier une très-aimable lettre de vous et aussi une lettre de M. d'Haussonville, dont je le remercierai prochainement comme il le mérite. D*abord, madame votre mère désire savoir si le présent que vous destinait madame de Staël, et cpii vous a été envoyé d'ici à Bruxelles, vous est arrivé à bon port ; si vous avez accusé réception de ce dit présent à madame de Staël ; si ce dit présent est joli ; si ce sont des diamants ou des plumes, ou des perles, ou des dentelles, ou des fleurs ; si la douane a porté ses mains impies sur ces fleurs,perles,ou plumes, ou quoi que ce soit. Si ce sont des plumes de ffrèbes^ je vous prie de me les envoyer. Ces plumes de grèbes me plaisent fort. Je vois, tout aussitôt que je les regarde, les grands lacs ; j'entends le mouvement des eaux et les roseaux qui bruissent dftns les anses écar- tées ; envoyez-moi ces grèbes ; soufflez fort sur ces plumes dans la direction de Paris ; elles m'ar- riveront sans être froissées par l'œil du douanier. Si c'étaient des perles, je les accepterais aussi.
LETTRES. 27
J'ai tant d'imagination qne la vue, la possession d'une belle perle me plonge an fond des océans : voilà le lit des mers, ces couches d'ambre et de corail qni restent paisibles qnand le vent agite la surface des eaux ; yoilà ces beaux poissons avec leurs riches couleurs qui vivent dans ces retraites profondes et qui ne sont jamais remon- tés jusqu'à l'air que nous respirons ; voilà cette perle qui a dormi des siècles à côté de tous ces secrets que l'œil de l'homme n'a pu voir et qpi'il ne verra jamais, et cela vaut de 5 à 6,000 francs net ; c'est un bon argent. — Si des dentelles^ voyons les dentelles; — sur-le-champ, un roman se développe devant moi. La pauvre jeune fille qui a travaille cette dentelle a fatigué les plus beaux yeux du monde à cette fragile merveille ; sa pensée rêveuse suivait tous ces fils qui s'en- trelacent et reviennent et s'en vont. Qui dira toutes les idées mélancoliques, toute la vivacité triste qui ralentissait ou précipitait la tâche de la pauvre ouvrière? Qui saura pourquoi ce fil a dévié de son chemin sous ses doigts distraits ? D* où vous pouvez voir que, si j'étais marcheuid de vieux habits, je m'arrêterais tout pensif au coin d'une rue, et, m' asseyant sur une borne, j'interrogerais les gilets usés et les uniformes déchirés sur les destinées de leurs maîtres.
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Vous ne serez donc pas encore ici pour le 22 ? Il y aura foule à Tlnstitut. Les billets de centre, les bons billets, y sont très-recherchés. Vous savez la niche du sort ? On a tiré Tautre jour de Tume le nom des trois académiciens qui devaient en* tendre d'avance^ conformément au règlement, les discours de M. de Ségur et de M. Guizot, et ces noms se sont trouvés être M. Royer-CoUard, M. Thiers et M. Dupin. C'est à croire que le hasard a pu faire les mondes dans une bonne veine. Quoi qu'il en soit, M. Royer-CoUard s*est excusé sous prétexte qu'il arrivait de la campagne, qu'il lui fallait ranger ses livres et ses papiers et qu'il faisait tout lentement. Sont restés pour juges M. Thiers et M. Dupin. Le discours de M. Guizot n'a pas fait un pli ; il a passé comme une lettre à la poste. M. de Ségur a été moins heureux. Les éloges qu'il fait du récipiendaire sont un peu po- litiques et fort à la gloire du plus juste milieu. Cela a indigné le génie tiers-parti de M. Dupin et un peu aussi M. Thiers. Voilà donc M. Dupin qui veut qu'on rabatte des éloges à M. de Ségur qui n'en veut point démordre. Si les esprits ne se ccdmaient pas de part et d'autre, ce serait un accroc à la séance du 22.
Les bulletins de Constantine obscurcissent un peu ces joies littéraires et ces querelles littéraires.
LETTRÉS. 29
C'est une cruelle histoire... On s'occupe à peu près uniquement ici de cette triste Afrique ; il y a bien de quoi. Du moins, si l'expédition a été conduite témérairement, la retraite s'est faite avec ordre et sang-froid, et le maréchal Clauzel s'y est montré habile et courageux.
On a ouvert tous les beaux salons. Les belles lampes, les belles porcelaines, les belles bouil- loires en argent, des glaces à toutes les parois des murs^ d'autres glaces à la vanille ou aux noi- settes avec le thé. Veuillez me donner vos ordres pour la demande de votre congé.
Pourquoi me trouvez-vous un modèle de la perfectibilité humaine ? J'avais d'abord lu perfec- tion^ à cause de l'imperfection de votre écriture et j'ai été désappointé.
Vous aurez peu de peine à rendre votre appar- tement très-joli. La vue du jardin est déjà très- agréable et il n^est point donné au bois de palis- sandre, si laid qu'il soit^ de gâter cette vue et ce soleil si gai, quand il y a du soleil.
Tout le monde se porte bien, mais il fait froide froid, froid !
LETTRES.
XL
A LA uàUU.
Goppet, 18 juillet 1837.
Je veux pourtant avoir directement dQ vos nouvelles, madame. Je veux absolument voir de votre belle écriture. Je ne veux pas perdre l'ha- bitude de la lire et cette habitude se perdrait fort vite. Il me semble que, pendant votre séjour à Bruxelles, je vous écrivais plus souvent. C'est probablement parce que vous étiez alors loin des pays civilisés. A Gurcy, c'est tout autre chose. Gurcy est Seine-et-Marne et Tony parle français. C'est même vous.qui savez les nouvelles et les pro- grès et l'état des mœurs « d'aujourd'hui jeudi, » comme disait M. de Montlosier. Au bord de ce lac, je n'en sais pas plus sur la politique de France que les petites truites de la Versoy.
J'ai retrouvé toutes ces montagnes à la même place ; seulement, les neiges m'ont paru moins blanches et le vert des arbres un peu moins bril- lant. Les Alpes ou moi, nous avons un peu vieilli. Quant à Genève, il est resplendissant ; tout le quai en face des Bergues, de l'autre côté du Rhône, est d'une beauté surprenante. Lasta-
LETTRES. 31
tua 41 Rousseau a été inaugurée au milieu de Tenthousiasme public. Le pauvre petit horloger qui s'enfuyait de Genève, il y a moins de cent ans, ne sachant où aller souper, ni où se coucher est devenu le premier citoyen de la fière Répu- blique; sa statue est là, regardant couler les flots bleus du Rhône. Il tient un livre à la main; les uns disent que c'est le Contrat social^ les autres que c'est tout simplement V Emile. Les rues hautes enragent un peu de voir là le petit horloger révo- lutionnaire. Pour être juste^ il faudrait donner aussi une statue à Calvin, mais il ne paraît pas qu'on s'en occupe. Albert vous écrit-il de ses montagnes ? Vous a-t-il dit qu'il s'était pris de querelle avec le maître de l'auberge du 24 Fé- vrier'^ lequel voulait lui faire payer cinq francs ce qu'il avait bu de bière avec M. Patin. Boire en passant pour cent sous de bière, c'est beaucoup boire, ou payer bien cher. Il s'en est tiré sans le moindre assassinat.
Je lis ou j'écris tout le jour ; je viens de me débattre contre le scepticisme. Ce n'est pas une petite affaire. J'ai dit très-péremptoirement mon avis, mais je n'en suis pas encore parfaitement
1. Auberge de la Gemmi, oii Werner a placé la scène de son célèbre drame, le 24 Février,
32 LETTRES.
sûr. Je m'en vais griffonner pour la refae de M. Rossi un article sur la vie de W al ter Scott ^ par son gendre , M. Lockhart. Lisez cette Vie de Walter Scott ^ elle est très-intéressante. Ne relisez jamais de la connaissance de Dieu et de soi-même de Bossuet ; cela ne vaut pas la peine. C'est la seconde fois que je m'y laisse prendre. Le livre de Féne- lon est bien supérieur. Je ravaude un peu dans la Bibliothèque universelle de Genève. Il y a des articles intéressants. Deux ou trois de M. Topffer, historien de M. Jabot, qui sont spirituels et, ce qui est singulier, assez touchants. Je viens de m'embarquer avec le capitaine Ross pour sa seconde expédition au pôle arctique. Âvez-vous suivi dans les journaux l'aimable correspondance dû capitaine d'Urville et de M. Arago sur le voyage projeté au pôle antarctique ? Ils s'arra- chent les cheveux sur la question de savoir ce qui se trouve dans les endroits où personne n'a mis le pied. C'est bien mal à des physiciens de faire des hypothèses et de se dire des injures. Je lis Fleetwood de Godwin, l'auteur de Caleb Williams. Ce n'est pas bon.
Vous dites à tout cela quand aura-t-il tout lu ? Je vous demande pardon de vous entretenir de mes lectures, mais vous savez que la vie d'un homme de lettres est dans ses ouvrages, et
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j'ajoute dans ses lectures quand il ne compose pas grand'chose.
Priez donc M. d'Haussonville de me fournir quelque aliment politique. Qu'y a-t-il? Dissout- on? Traite-t-on? Amnistie-t-on ? On me dit qu'on penseàdissoudre. On me dit que le traité avec Ab- del-Kader va mettre la modération et T horreur du sang et toutes les grâces de la civilisation à Tordre du jour parmi toutes les tribus de l'Atlas et dans toute l'étendue du désert. On me dit qu'il faut entendre, par les exceptions faites à l'amnis- tie, que tous ceux qui sont exceptés de ce bienfait seront encore mieux traités que les autres. Je trouve les journaux désespérément nuls. Est-il donc vrai qu'ils soient tous inspirés par le gou- vernement ?
Que dites vous des Voix intérieures de M.Victor Hugo? Il me semble l'objet de toutes les atten- tions des princes de ce monde. Qu'est-ce que ce tableau qu'il ^ trouvé un soir dans son salon et que lui envoyait M. le duc d'Orléans?
m.
34 LETTRES.
XII.
A M. RAULIN.
Coppetf 24 août 1837.
Vous trouverez que je suis toujours par les chemins, mon cher ami. Votre dernière lettre de Valençay est arrivée ici pendant que j'étais à Ghamounix, dans les États de S. M. Sarde. Voilà ce qui fait que je vous réponds un peu tard. Je ne suis pas même bien sûr que ceci vous rencon- tre encore à Valençay, mais ma lettre aura, je pense, assez d'intelligence pour vous aller re- trouver à Chérigny. Je vois avec plaisir que ce n'est pas tout d'être ïiommé maître des requêtes en service ordinaire; il faut, sur-le-champ, un congé pour se préparer par le repos à bien faire son service. J'ai vu enfin cette sainte Elisabeth . C'est une bonne et honnête fille et qui a beau- coup d'esprit. J'aime votre article, pour le fond et pour la forme, sauf quelques bizarreries de style qui n'ont pas grand inconvénient. Seule- ment, faites-moi Tamitié de me dire où vous avez vu les formes sévères de l'art byzantin ? J'ai vu à Mayence une église byzantine qui n'est pas du tout sévère. Cela a l'air d'une salle de bains pour
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des odalisques. Il est vrai qu'il ne faut disputer sur l'art avec personne. Une fois Timagination tournée d'une certaine façon, on voit tout ce qu'on veut. On a vu bien des bêtises depuis vingt ans à travers les ogives. L'autre jour, à Ghamou- nix, en regardant les formes bizarres des gla- ciers, j^entendais quelqu'un dire : a Voyez comme cela ressemble à une procession de fantômes ! » et, tout bien considéré, je trouvais que cela res- semblait à un amas de glace. Je n'en persiste pas moins, malgré la sévérité de l'art byzantin, à trouver que vous avez écrit là une vingtaine de pages excellentes.
Ce voyage de Ghamounix m'a indignement fa- tigué, mais j'y ai trouvé de l'intérêt. Ges menta- gnes de Savoie sont très-belles, mais ces pauvres montagnes sont aussi travaillées par des révolu- tions. J'ai vu la place où était, il y a quinze jours encore, un lac charmant, transparent, tranquille, avec de belles forêts qui pendaient sur les eaux. Ces belles forêts se sont mises en danse Tautre jour et elles ont comblé exactement le lac. Je me suis promené à pied sur ces débris. La veille du jour où je suis arrivé, une autre montagne s'était à moitié écroulée dans un torrent qui est au-dessous de Ghamounix et on passait les voi- tures à grand'peine à travers toutes ces pierres
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et tous ces sapins brisés. Un Anglais était avec son guide auprès du lac de Chède quand il a été si soudainement comblé. Le guide s'en alla au fin fond du lac avec la montagne. L'Anglais di- sait froidement en racontant cette aventure : « Je n'ai jamais rien vu de si joli, d J'ai visité la grotte de Balme qui n'est qu'une longue souri, cière humide et froide. On y montre pourtant deux choses assez curieuses; d'abord, pour par- ler comme le guide, on voit à ses pieds la délicieuse vallée de Maglan où Florian fit errer sa Claudvie ; ensuite, on voit dans la grotte même, sur le re- gistre des voyageurs, ce joli petit morceau où on annonçait le 29 juillet 1835, la mort du roi et l'attentat de Fieschi. Si j'avais reconnu l'écriture je serais allé dénoncer sur-le-chami^ Tauteur à M. le procureur du roi de l'endroit le plus voisin.
Savez -vous que la verve de votre philip- pique contre la science, dans votre dernière let- tre, m'a fait peur. Je crois, en vérité, que vous allez bientôt finir toutes vos lettres par un Écra- sons la science. Assez écrasé comme cela, mon- sieur, restons-en là, je vous prie.
Écrivez-vous quelque autre chose pour la Ae- vue française? Vous m'avez parlé d'une théorie de l'art. Vous feriez bien là-dessus quelque chose de bon si vous n'étiez pas cousu de préjugés.
LETTRES. 37
Pourquoi ces numéros de la Revue sont-ils, d'ail- leurs, si maigres ? J'entends dire que M. Guizot va y porter secours ; je m'imagine, en outre, que, tôt ou tard, elle prendra une forme politique. Si les élections ont lieu cette année, on pourra s'en servir pour tirer quelques boulets sur l'ennemi, mais un journal qui paraît tous les quinze jours n'a pas grande autorité. Pour moi, si je savais où mettre des articles politiques, il me semble que j'en ferais quelques-uns qui ne seraient pas trop mauvais ; mais où voulez-vous mettre de la politique? Le monde entier appartient à César, c'est-à-dire au ministère. Ce César a bien parfois l'air de Laridon ; eh bien ! le monde entier ap- partient à Laridon. Cela s'est vu plus d'une fois
dans rhistoire
Bonjour encore ; si ma lettre n'a pas le sens commun c'est que je suis à peu près malade et d'une humeur de chien. Il a fait tous ces jours-ci une- abominable chaleur qui rendait ces vallées comme des fours. Il fait aujourd'hui, par com- pensation, une brume épaisse qui couvre tout d*un voile assez triste et, naturellement, me fait voir tout en noir. Vous, qui êtes maître des re- quêtes, vous ne pensez qu'à la joie d'avoir des broderies bleues sur le devant de voire habit.
38 LETTRES.
XIII.
A MADAME d'hADSSONVILLE.
Broglie, 10 décembre 1837.
Vou6 ne vous êtes point aperçu, madame, que je ne vous ai point écrit depuis plus d'un mois. Je Tai très-bien remarqué, moi. J'ai pense que mes lettres seraient assez mal reçues au milieu de tous les ennuis que vous avez eus. Maintenant que Ton a essuyé la rigueur des premiers froids à la campagne, on s'en va, et vous reverrez votre monde le 15 au soir, ou, tout au moins, le 16 de bonne heure. Quoi que j'en dise, le temps s'est fort bien passé ici, et l'on y a beaucoup parlé, lu, discuté, disputé. M. Raulin vous aura donné des nouvelles et des bulletins de toutes nos batailles théologiques, littéraires, métaphysiques^ politi- ques.
Irez-vous à l'ouverture de la session ? Qui fait le discours du Roi? C'est un beau sujet à traiter; la concorde au dedans, et la victoire du côté de l'Orient.
Je rapporte à Paris un très-méchant article sur Walter Scott. J'en ai honte ; mais j'ai été gran- dement distrait par la bibliothèque. Un livre en
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appelle un autre. J'ai une curiosité sans bornes. Je suis tombé sur les discours de M. Pitt, qui m'ont ramené à Thistoire du règne de Georges III, qui m'a poussé dans les pamphlets politiques de Johnson, qui m'a obligé à lire les lettres de Ju- nius, qui m'ont engagé à comparer ce style avec celui des diatribes de Swift, qui m'ont fait relire ses mémoires par Walter Scott, qui m'a ramené devant mon malheureux article, mais j'ai dé- tourné les yeux et j'ai pris un livre de métaphy- sique de Chalmers, excellent, et que je vous engage à lire, si vous n'avez pas abjuré la méta- physique.
Voulez-vous bien remercier M. d'Haussonville de sa lettre et lui dire qu'il n'espère point que je ne lui réponde pas. Vous avez donc gardé à Paris quinze jours durant M. d'Eclepens qui ne devait y passer que quarante-huit heures. Il nous a ra- conté des histoires charmantes de son voyage d'Angleterre. Il en avait surtout une que je vous raconterais si elle n'était pas si longue : Un bar- bier, tm moine et un soldat voyageaient ensem- ble. Arrivés dans une auberge d'assez mauvaise apparence, ils prennent peur et^ couchés dans la même chambre, ils conviennent de veiller tour à tour. Le barbier monte la garde le premier. Voyant le moine tonsuré qui dormait profondé-
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ment, et aussi T officier avec ses grands cheveux et ses grandes moustaches, il lui prend envie de raser et de tonsurer Tofflcier pendant qu'il dort pour lui donner Tair d'un moine. Il se met à l'œu- vre et finit son opération sans réveiller le mili- taire. Puis^ quand l'heure de sa faction est finie, il secoue l'officier nouvellement tonsuré et lui dit que c'est à son tour à faire sentinelle. Le bar- bier se couche ; l'officier se lève tout en grognant et encore à moitié endormi. Allant et venant dans la chambre, il se regarde tout à coup dans la glace et, sautant de joie à la vue de sa tonsure, il s'écrie : «Quel bonheur ! le barbier s'est trompé. Il a éveillé le moine et non pas moi. »
Voilà une belle histoire, j'espère, et comme on n'en raconte pas à Paris. La session ne sera peut- être pas si amusante que cette histoire-là.
XIV.
Broglie, 13 juillet 1S38.
A M. RAULIN.
 demain, mon cher ami, car, si vous êtes un homme de parole, c'est demain que vous partez. Vous dites le 15, mais un peu d'impatience, j'es-
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père, vous fera quitter Paris le 14. Vous devez rôtir sur cette place Louis XV avec ces grandes dalles qui sont des verres ardents par ce soleil. Ici, il y a de grands châtaigniers, de grands chê- nes, de grands hêtres qui vous attendent, et, pour parler poétiquement, comme fait la prose la plus simple aujourd'hui, ils murmurent d'im- patience de vous abriter sous leur ombre. Venez, Paris ne vaut pas la peine qu'on y reste. Sachez, monsieur, que cet article de la Revue sur This- toire de Louis XIII que vous pensiez si mauvais est trouvé excellent par des gens qui s'y connais- sent assurément. M. Guizot m'en a parlé dans des termes qui vous auraient donné quelque va- nité^ quoique vous ne soyez point sujet à Ta va- nité. Quant à moi, je continue à ne pas avoir lu ledit article, attendu que, si je néglige la Revue, la Revue paraît me mépriser fort et ne m'envoie pointées cahiers. Vous êtes, me dit-on, dans le même numéro que l'article de M. Duvergier de Hauranne; Il me paraît d'une société un peu compromettante. M. le garde des sceaux pour- rait bien être tenté de vous destituer pour écrire dans le même journal que ce député félon. Ces messieurs prennent goût aux lois de septembre. Ces lois de septembre, ces fières déesses n étaient pourtant pas faites pour être les servantes de ces
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messieurs. Elles étaient nées pour garder la mo- narchie au milieu du tumulte révolutionnaire, et point pour défendre^ comme des caniches, le portefeuille des ministres.
Je m'arrête de peur de commettre un attentat pour défaut de mesure dans mon langage.
Ma tête est toujours comme utie montre qui s'arrête quand je la secoue fortement. Elle fait tic-tic pendant un quart d'heure, pour s'arrêter encore. Venez, monsieur, vous l'avez promis au duc de Broglie. Apportez un beau morceau sur Richelieu. Je vous louerai en face. C'est un des grands plaisirs de la vie d'être loué. Je ne puis louer madame Sand d'avoir fait YUscoque. C'est le Corsaire de lord Byron en prose boursou- flée.
Vous trouverez ici mademoiselle de Pomaret et M. et madame d'Haussonville. M. et madame du Parquet ont passé ici quelque quinze jours dans une amabilité parfaite. On lit encore un peu le soir. Vous pourrez reprendre les Provinciales comme au moment de votre réveil dans le salon l'hiver dernier. Je suis fâché de vous voir quitter saint Cyprien. Vous êtes volage avec les Pères de l'Église. Vous avez déjà joué le même tour à saint Jean Bouche d'or, qui vous le reprochera durement dans l'autre monde et qui vous fera un
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discours sur la persévérance. A ce sujet» je n*ai rien à me reprocher. Je vous ai prêché en temps et hors de temps. Il n'y a de plaisir que dans les études qu'on poursuit longtemps. Il faut savoir braver quelques moments d'ennui et aller au fond des choses. C'est là, sur tous les sujets, qu'est le plaisir sérieux et durable
' . . at ilium
Corvata in montis fâciem circumstetit anda. Accepitque sinu vasto, migitque sub amnem. Jamque domum mirans genitricis, et humida régna, Speluncis quelacus clausas, lucosque sonantes,
Ibat
C'est la persévérance qui vous conduira dans ces beaux abîmes, et ne dites pas qu'il est trop tard.
Cœtera desiderantur^ ce qui veut dire que vous ne vous souciez pas du reste.
Bonjour.
XV.
AU MâME.
Broglie, 17 août 1838.
J*ai été ennuyé tous ces jours derniers, mon cher ami» par un article d'une effroyable len- teur à copier. Tout en copiant, le démon du
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perfectionnement me fait tout changer et il ne reste plus qu'un quelque chose qui n'a plus de nom dans aucune langue. Vous lirez cela pour votre malheur. Je m'en vais disserter sur Tédu- cation comme la fait le génie laïque et comme l'arrange le génie ecclésiastique, comme l'entend Y Emile et comme^ l'entend l'évêque de Meaux- Que faites- vous? Vous manquez ici. On ne s'y dispute plus autant. On n'entend plus ces belles décharges de feux croisés de paradoxes et de préjugés; nous avons perdu l'entêtement des vieilles doctrines uni à l'insolence naturelle de l'esprit moderne. Quoi qu'il en soit, je vous re- grette et chacun vous regrette ; il n'y a plus que moi pour dormir pendant les lectures du soir. Vous n'auriez pourtant pas dormi à quelques fables de la Fontaine, supérieurement lues par M. Lebrun. Votre sang classique se serait réveillé dans vos veines. Peut-être n'auriez-vous pas dormi non plus à la mort de Wallenstein. Je reprends fort à Schiller; on a beau dire que ce n'est point dramatique et que la réalité y manque, je suis passablement ennuyé de l'agitation et des grimaces de ce qu'on nomme la réalité dans les drames. Je reviens à une opinion de mon extrême jeunesse, quand je ne trouvais rien de plus beau au monde que Ylphigénie en Tauride de Goethe,
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précisément parce qu^il n'y a là ni vérité locale, ni observation minutieuse des passions, et que ce sont presque des abstractions poétiques qui ont juste assez de formes pour ne pas échapper à la vue et rien de plus. Relisez cette Iphigénie efi Tauride. Si vous ne vous ennuyez mortelle- ment^ vous serez ravi, mais il faut un tact parti- culier pour y prendre plaisir , quelque chose de la seconde vue qui fait que les esprits d*élite voient des choses charmantes au fond du gali- matias double de saint Martin. Pour passer du mysticisme à réclectisme,avez-vo us vu quelques hôtes du dîner de Ghamplâtreux ? De quoi donc se plaint le cuisinier de M. le président du Con- seil? Est-il vrai qu^ilait exigé Tinsertion d'une note au Moniteur^ qui établit qu'il avait présidé tout seul au dîner, et qu'il était faux que M. Che- vet y eût mis la main. C'est un grand signe d'apaisement des partis que ces luttes où l'on ne se jette à la tête que YAlmanach des gourmands. Je voudrais savoir, néanmoins, et c'est ici une question constitutionnelle presque, je voudrais savoir si l'on a suivi, dans la confec- tion de ce repas, la Cuisinière bourgeoise ou le Cuisi- nier royal. La garde nationale se le demande avec inquiétude.
Cette lettre est commencée depuis bien long-
46 LETTRES.
temps. J^ai eu mille choses à faire dans Tinter- valle , mille choses que j'ai oubliées, mais qui étaient indispensables au moment même. Les jours et les mois et la vie s'en vont diablement vite. On n'a de temps pour rien. Je voudrais ce- pendant en avoir pour vous écrire, parce que cela m'amuse. Que faites-vous dans cette crimi- nelle cité de Paris, super flumina Babyhnis ? Vous êtes homme à vous enivrer des eaux de cette Babylone. Êtes-vous retourné à vos dossiers? Vous allez respirer cette poussière un peu sèche- pendant tout rhiver, pendant que M. et madame d'Haussonville s'en vont respirer la poussière hu^ mide des cascades de Tivoli. Je leur envie ce voyage. Je voudrais avoir un prix de vertu de six mille francs ; je l'emploierais à aller visiter la maison de Cicéron et le petit champ et le petit bois d'Ho- race. Quant à Horace, il n'aurait pas eu le prix de vertu. C'est le pourceau d'Épicure avec de grandes ailes poétiques. Nous avons aujourd'hui beaucoup de pourceaux d'Épicure, mais les ailes manquent. Ils se vautrent en croyant voler.
Bonjour, mon cher ami ! Méprisez cette terre et ne vous arrêtez pas super flumina Babylonis.
LETTRES. 47
XVI.
AU BfâME.
Broglie, 25 août 1888.
Mon cher ami, merci de votre lettre à laquelle je ne réponds pas. Je ne vous écris que deux pe- tits mots pour vous demander un grand service. Je renvoie, aujourd'hui 25, un article pour la Bévue à M. Rossi. Ce sont les épreuves corri- gées, mais je voudrais bien que vous prissiez la peine de jeter un coup d'oeil sur la deuxième épreuve ; rien que la lire pour en chasser les énormités, s'il y en a. La ponctuation était déplo- rable. Pardon de ces minces détails, mais il faut toujours faire de son mieux. Passez donc à l'im- primerie et voyez. Voyez aussi à ce que l'on ne signe pas l'article par distraction. Je ne veux pas signer un article imprimé en caractères micros- copiques. Dans le numéro de juin^ par exemple, * tAne d'or .d'Apulée était en caractères magni- fiques. Faut-il donc être classé ici en grands et petits animaux ?
J'écris une réclamation respectueuse pour Va-- venir à M. Rossi. Je lui représente que je ne suis pas le seul à qui l'on fasse cette grâce de le ca-
48 • LKTTRES.
cher sous des formes imperceptibles à l'œil. Vous êtes aussi du nombre. Je lui demande de m'élever à la dignité de lisible quand j*en- verrai quelqu*autre chose. Je suis un atome plein d'amour-propre, quand je m'y mets. Cet atome est bien confus de Tennui qu'il va vous donner.
J'ai donc réclamé la République des lettres ou tout au moins Tégalité des classes moyennes, car je n'ai pas d'insolence. Je ne trouve pas mauvais que M. Guizot soit hors de ligne, ni M. Cousin, ni M. de Rémusat, mais vous et moi pouvons bien aspirer à Tégalité avec tous ceux dont nous ne savions pas le nom avant les publications de la Revue. Qu'est-ce que M. et M. et M.? Je n'en sais rien.
Ne parlez pas de mes réclamations. Laissez faire ma lettre à M. Rossi. Il faut faire toujours le moins d'embarras possible et ne point criailler.
Bonsoir^ homme du contentieux.
LETTRES. 49
XVII.
A. M. A. W. 8CHLB0EL.
Paris, 20 octobre 1838.
Monsieur,
Je ne savais que trop quel sujet de profonde douleur serait pour vous le cruel événement qui vient de mettre le deuil dans la famille de M. de Broglie. Vous perdez une amitié précieuse dont personne plus que vous n'était capable de sentir le prix ; vous perdez tout ce qui vous rappelait, tout ce qui faisait revivre pour vous un passé au- près duquel tout pâlit aujourd'hui. J'aurais voulu qu'il vous eût été possible de venir ces premiers mois d'été à Broglie ; ces souvenirs vous seraient doux à présent. Vous y auriez trouvé dans tous, et surtout chez madame de Broglie, une amitié bien vive. Hélas ! vous l'eussiez trouvée dans ces derniers temps plus animée, mieux parlante, avec plus de sérénité d'esprit que vous ne l'aviez jamais vue. Celte funeste maladie, rien n'avait pu un instant la faire craindre. Rien^ dans la tranquillité parfaite de la vie, ne pouvait laisser traverser l'idée d'un si affreux malheur pour tant de destinées.
m. 4
50 LETTRES.
Le 14, la maladie prit subitement le caractère d'une fièvre nerveuse, et sa violence ne fit que s'accroître jusqu'à ce dernier triste jour du 22. Il y avait beaucoup de fièvres adynamiques à cette époque dans diverses parties de la France ; il y en avait en Normandie, mais elles n'avaient point ce caractère. Hélas! qu'importe aujour- d'hui les causes déterminantes? Pourquoi se perdre à chercher ce qui a pu déterminer le mal- heur ? Il ne faut pas non plus chercher dans les idées religieuses dont s'entretenait l'âme de ma- dame de Broglie des préoccupations qui l'au- raient attristée ou abattue. Jamais, je vous le disais tout à Theure, jamais sa sérénité n'avait été plus complète. Les pensées religieuses cal- maient pour elle toutes les agitations. Vous savez avec quelle anxiété elle s'occupait des moindres chances d'accidents pour les siens; peu a peu, elle avait apaisé toutes ces anxiétés sous l'idée de la Providence. Son esprit aussi était animé d'un mouvement plus facile et plus char- mant que jamais. Il n'est point de malheur plus imprévu et qu'on puisse moins rapporter à une cause, à une influence quelconque.
Le pauvre Albert voyageait depuis quinze jours en Bretagne avec l'un de ses amis de col- lège pendant qu'il allait perdre une telle mère.
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On ne savait où l'avertir durant cette course qu'il faisait sans itinéraire et sans but déter- minés. Il n'a pu trouver de lettres qu'à Nantes, quand il n'y avait plus rien à espérer ni à crain- dre. Madame d'Haussonville était à Florence; elle n'a pu, quelque rapide qu'ait été son retour, qu'arriver bien des jours après que sa mère n'é- tait plus. Madame de Staël, partie de Coppet à la première crainte du danger, n'a atteint Broglie que deux jours après le dernier jour.
Que vous dire, monsieur, de l'état où reste cette maison désolée ? Personne ne saura com- ment reprendre à cette vie que madame de Bro- glie animait de son esprit et de son âme. M. de Broglie a été souffrant plusieurs jours après son retour à Paris ; sa santé se rétablit un peu, mais pourra-t-il se relever sous cette atteinte si pro- fonde? Il suffira aux devoirs qui lui restent, mais l'intérêt de la vie est fmi sans retour.
Je vous dirai souvent des nouvelles d'une fa- mille qui est aussi la vôtre par l'affection.
M. de Broglie me demande de vous parler de son tendre attachement. Albert désire que je le rappelle respectueusement à votre souvenir.
52 LETTRES.
XVIII. A MADAME LA BARONNE A. DE STAËL
Paris, jeudi 30 mat 1839.
Louise est partie; mademoiselle de Pomaret . est partie ; on se réduit à sa plus simple expression. M. d'Hausson ville reviendra ici le 2, et sa belle ca- lèche neuve avec un train rouge les mènera vers Coppet. Je vois Coppet tout le jour, surtout par ce grand soleil qu'il fait à présent ; j'entends le bruit des fontaines ; je vois Tombre de tous les arbres ; rien ne garde plus pour moi l'empreinte du passé que ce lac et ces bords du lac. Il n'y a que la grandeur et la douceur de cette vue qui soit en accord avec l'image du passé... Reverrai- je moi-même Coppet? Il y a des jours où j'en doute, et puis je ne sais pourquoi j'en doute. Je ne suis guère malade; c'est plutôt mon esprit qui défaille que ma vie qui s'en va...
Le procès de la chambre des pairs ne paraît pas se décider pour le mois de juin. La nature des crimes prend un terrible caractère de gra- vité; on croit savoir ceux qui ont tué de leurs mains et avec guet-apens des gens désarmés ; la gravité des peines devient alors presque inévita-
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ble et la lenteur de Tinstruction et du jugement devient encore plus obligatoire par là. L'Orient est un sujet d'entretien, mais on ne sait rien en- core de bien clair. Rien n'établit que les hostili- tés aient commencé, et, quand elles auraient commencé, TeiTort de l'Europe pourra bien en- core, pour cette fois, empêcher ces deux chiens sauvages de se battre longtemps. Nous envoyons une flotte de guerre pour assurer la paix. Le mi- nistère va très-bien^ très-bien^ mais pa&-iiavan- tage. Bien des petites oppositions recommen- cent, comme on voit poindre les mauvaises herbes.
XÎX.
A. M. A. W. SCHLEGEL.
Paris, t mars 1840.
Monsieur, je pensais tristement depuis bien des mois que la correspondance que vous m'aviez permis d'entretenir avec vous était interrompue. Je craignais de vous fatiguer de moijet de trou- bler vos travaux. Vous ne pouvez pas douter du plaisir.et:,de la reconnaissance que m'a fait éprou- ver votre dernière lettre. Elle m^est une autori- sation pour renouer la chaîne des temps. Je vous
54 LETTRES.
aurais remercié immédiatement sans une pe- tite fièvre que je devais à la transition un peu brusque de Naples à Paris par cet hiver. Vos amis sont en bonne santé, grâces à Dieu. Ils parlent souvent de vous dans leur grande et triste soli- tude. M. et madame d'Haussonville, madame de Staël et Paul sont à Naples. M. d'Haussonville y . est chargé d'affaires de France. Madame de Staël y restera pour sa santé jusqu'au milieu d'avril.
Albert est revenu ici poursuivre ses études littéraires et scientifiques. Il a terminé les cours du collège et va bientôt suivre la faculté de droit. Nous pensons souvent à Timmense secours dont lui seraient aujourd'hui vos conseils et vos en- tretiens. Vous lui ouvririez les grandes vues sur le monde intellectuel. Vous êtes sur la montagne dominant tout, tandis que nous sommes ici au rez-de-chaussée à regarder par de petites lucar- nes. C'est toujours le projet de M. de Broglie de débuter par Bonn, quand il fera connaître l'Al- lemagne à son fils, et de vous demander de lui montrer un peu ces champs infinis dont vous sa- vez toutes les routes. Albert est très-digne de vous écouter. Quand il aura achevé ici ces années in- dispensables de droit, il ira s'orienter par vos conseils. L'essor une fois donné, on ne descend plus des régions où on a été lancé. Le goût du
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beau et du grand ne s'acquiert pas progressive- ment, voilà pourquoi il faut commencer par Bonn.
Nous vous avons montré le meilleur ministère dont nous soyons capables aujourd'hui. Il est animé de bonnes intentions et Ton ne peut pas dire qu'il manque de gens d'esprit. M. de Rému- sat va passer de la théorie à la pratique ; je m'as- sure qu'il prouvera aussi que la grande culture intellectuelle ne nuit pas à Tintelligence des grandes affaires. Vous devez trouver que le char de l'État chemine un peu lentement chez nous, au milieu d'une foule criarde et tracassière. Il a par moment l'air d'une charrette embourbée, mais il n'en est rien, il avance seulement avec lenteur, on ne peut pas dire en le voyant :
Ardens summa decurrit ab arce
J'aimerais incomparablement mieux vous sui- vre dans vos voyages intellectuels que regarder cette pauvre politique de ce monde un peu crotté. Je me berce souvent de l'idée de revoir Bonn, et la charmante hospitalité de votre maison, et votre bibliothèque que je vois encore, comme il y a bien longtemps, hélas! toute pleine de ce so- leil d'été et des beaux rayons du couchant^ si gaie et si paisible.
56 LETTRES.
XX.
A MADAME LA BARONNE A. DE STAËL.
Paris, 1" avril 1840.
J'envoie aujourd'hui par Marseille les livres pour Paul. Peut-être tirerez-vous parti de miss Edgeworth. Je lui ai déjà lu ces histoires de Frank Tan dernier ; je doute qull les recon- naisse ; Bob lui-même ne m'a pas reconnu, ou il a feint de ne me pas reconnaître, à ce qu'on me disait pour me consoler de cette mésaventure. J'ai tardé pour ces livres, parce que j'ai consulté le tiers et le quart; mais, en avançant dans la vie, je remarque que le tiers et le quart n'ont pcus la moindre invention pour vous tirer d'affaire sur rien. Vous ne vous figurez pas, j'en suis sûr, le plaisir que m'a fait cette nouvelle que vous aviez lu les trois quarts de ce gros premier volume des Mémoires de Goethe^ mais je prends la liberté de vous prêcher la sobriété. Je vous enverrai des numéros du journal de la Société de tempérance. Il ne faut lire de plus que ce qui vous amuse ; l'effort est moins grand. Il faut vous imposer un amusement très-vif en fait de lectures ; c est là
Lettres. 57
qu*est la sagesse. Â la fîn de ces Mémoires de Goethe^ il y a un voyage en Italie ; vous devriez peut-être prendre cette fin avant tout, pendant que vous avez Htalie sous les yeux. Ne trouvez- vous pas que cette imagination de Goethe est singulière ? Cela est vif et froid tout ensemble. Elle ressemble au soleil d'hiver ; il y a dans son caractère très-peu d'individualité, et beau- coup de personnalité. Je n'ai jamais pu bien accorder Werther et Goetz de Berlichingen avec Goethe lui-même. Peut-être que chacun met beaucoup du sien entre tous ces traits' un peu généraux du roman.
Paul montre de bien bonne heure un esprit judicieux s'il croit à l'éternité de la matière. Il entrevoit bien qu'il n'y a que ce moyen de tour- ner la contradiction flagrante entre la toute puissance et le désordre du monde physique, le péché originel ne suffisant qu'à rendre compte du désordre moral ; mais Paul fera bien de ne pas parler trop souvent de ces questions un peu théologiques pendant qull est en Italie où la puissance ecclésiastique est plus ombrageuse encore que chez nous. Je ne sais pas si le Pape a défendu à mademoiselle de Pomaret de m'é- crire, mais je ne le concevrais pas, et il ne saurait y avoir d^empêchement dirimant à écrire
W
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à un homme qui n'a jamais été à Tlndex de la chancellerie romaine.
Le ministère va très-bierij irès^bie^i. Il a tout à fait Tair de vivre. La tête est un peu penchée à gauche, mais c'est un défaut imperceptible, et beaucoup trouveraient que cela lui sied bien. Madame d'Haussonville est à Gurcy. Ce mercredi qui nous manque nous a tout troublés. Nous avons dîné chez madame du Parquet avec M. Le- brun. De quoi avons nous parlé ? mais, en vérité, pas beaucoup de politique. La vivacité des der- niers jours a laissé une grande fatigue. On a causé de Tlnstitut; de M. Royer-CoUard qui disait à M. Victor Hugo venant lui demander sa voix: a Monsieur^ on ne lit plus à mon âge, on relit ; » du mérite de M. Cousin comme écrivain, M. de Broglie et Albert le tenant pour un peu pa- rent des grands prosateurs du dix-septième siè- cle ; vous pensezbien que M. Villemain n'a pu être oublié après ce nom de Cousin ; ce sont comme les Siamois de la gloire ; puis est venu l'éloge de M. Pasquier comme homme littéraire et instruit. J'ai demandé pour lui une pleice à l'Académie française ; alors vint un éloge de M. Mole par M. Lebrun.. Vous savez toutes mes nouvelles littéraires.
J'ai vu, dimanche dernier, madame Guizot,
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mais je n'ai pas causé bien longtemps aveo elle ; il y avait là bien du beau monde et surtout ma- dame de Lieven. M. Guizotfaità Londres la pluie ai le beau temps. Personne ici ne fait le beau temps. Il me semble qu^on s'ennuie, mais il est possible que Tennui de la fille du Roi vienne du tiedans. Je voudrais bien que le séjour, que cette fin de séjour à Naples vous fût doux. Je voudrais bien vous savoir un peu contente de cette vue nouvelle de Tltalie, au printemps, avec sa robe de lumière et de fleurs. Toutes ces collines vont devenir bien belles et je suis fâché de vous voir partir. Passé cent lieues , on ne compte guère avec les distances ; de Tautre côté des Alpes ou de l'autre côté du Jura, c'est loin et c'est la même chose.
XXI.
▲ MADAME d'hAUSSONVILLB.
Paris, samedi, 20 août 1840.
Je vous ai donné un tout petit signe de vie le 12 du présent mois, encore ai-je peur qu'il ne soit pas arrivé jusqu'à vous, bien que je l'aie adressé à Coppet. Je vous jure que ce n'est pas un reproche détourné que je vous fais. J'ai été
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trop longtemps négligent dans ma vie pour ne pas me souvenir un peu de mon état. Celui qui n'a pas été paresseux, que sait- il ?
Vous allez voir arriver M. Raulîn qui pense encore plus aux arts qu'à la politique. J'ai peur que l'émotion qu'il a ressentie à lavue de Stratonice ne le rende aussi malade que ce pauvre jeune homme du tableau. Je n'ai pas encore vu tout ce luxe de TOrient. Le tableau est à Saint-Cloud pour quelques jours. Il est fort admiré ici. J'ai vu hier dans l'atelier de M. Orsel une belle esquisse d'un tableau destiné à l'église de Four- vières de Lyon . C'est le' choléra et la guerre civile arrêtés par la Vierge et les Saints du pays. La Vierge est très-noble et les Saints très-beaux. La Vierge n'a rien des petites grâces mondaine^ qu'on lui donne aujourd'hui. Si elle était au bal- con de rOpér^, on verrait bien qu'elle est d'un autre monde, et cette beauté sérieuse intimiderait tous les gens à la mode. L'ange qui repousse le fléau le repousse sans effort, avec une certitude de sa puissance qui est vraiment chrétienne. Dans la mythologie, les Dieux ont raison de gesticuler de leur mieux pour agir, parce que leur force a encore quelque chose de matériel, mais la puis- sance paisible et invincible de l'esprit n'a pas besoin de 9'agiter,
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Tibi rident «equora ponti, Placatumque nitet diffuso lumine cœlum.
Raulin, voyant que le tableau me plaisait, était animé aussi d'un esprit vraiment chrétien, le plaisir de voir le succès des autres ; il se frottait les mains silencieusement et prenait dans Tate- lier un air modeste et assuré. Du reste, il ne touche plus terre depuis que Stratonice est ici.
Pour moi, qui n'ai pas vu Stratonice^ je touche terriblement terre dans ce grand Paris et dans cette grande maison, mais je ne veux pas vous emiuyer de mes ennuis, quoique vous soyez assurément très-bonne ; je le dis très-sincère- ment. Vous avez vu, n'est-ce pas, mademoiselle dePomaret? La mobilité de ses projets donne le torticolis à ses amis ; on dit : elle est là? Non ! ' par ici ? Non ! elle reste î Non ! la voilà qui part, avec M. et madame Lebrun? avec M. d'Eclepens? Du reste, c'est un des privilèges de l'homme, et aussi de la femme, d'être très-indécis. Pour mon compte, je ne suis pas indécis, parce que cela suppose un projet, ou plutôt deux projets au moins, et que je n'en ai aucun. Je ne conseille- rais, pourtant, ce régime à personne. Ce n'est ^^ raisonnable, ni agréable, et, si j'avais à me refaire, il est très-certain que je m'y prendrais autrement, mais ce qui est fait est fait.
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XXII.
A MADAMB LA BARONNE A. DB STABL.
Paris, vendredi, 13 novembre 4840.
Vous êtes beaucoup trop bonne d'écrire si exac- tement. Bien que je ne sois pas d'une nature très- désintéressée, cela me fend un peu le cœur de vous voir tenir tête à trois correspondants forts et bien portants, et répondre à chacun comme s'il était seul. Je vous supplie très-instamment de me traiter un peu plus mal. C'est une preuve d'amitié qui ne vous prendra pas beaucoup de temps et à laquelle je serai très-sensible. Quand on demandait au vieil Horace à propos de son fils : Que vouliez-vous qu'il fît contre trois ? il ne pouvait que répondre : Qu'il mourût ! En effet, si le jeune Horace écrit trois lettres pendant que ses ennemis n'en écrivent qu'une, le jeune Ho- race, qui est d'une nature délicate et irritable (quant aux nerfs), aura des maux de tête affreux ; il sera obligé de se coucher et de prendre made- moiselle Jenny pour secrétaire. Je m'aperçois que je m'embrouille quand je vois mademoi- selle Jenny soignant le jeune Horace. C'eût été pour elle une formidable aventure ; mais enfin.
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Q faut écrire moins. Voilà la conclusion de ma petite homélie qui est assez héroïque et dont je vous prie de me savoir beaucoup de gré.
Nous avons recommencé avant-hier les dîners du mercredi chez madame d'Haussonville. Par grand miracle^ on n'a pas parlé politique ; M. Rau- lin tourne volontiers aux arts et à la littérature. On a donc parlé de madame delà Fayette et de la princesse de Clèves, et non de la Fayette et de la Révolution française. De madame de la Fayette on en est venu au naturel dans les habitudes so- ciales et dans la littérature. Louise et moi, nous avons soutenu qu'il n'y avait pas de siècles et pas de sociétés plus naturels les uns que les autres ; ^11 y avait des gens naturels et des gens affec- tés, mais pas d'époques naturelles et d'époques affectées. M. Raulin a levé les yeux au ciel et le i^te de la société a rendu grâce aux Dieux de n'être pas paradoxal comme nous autres pha- risiens.
La France, ne partant pas pour la Syrie, n'a pas cru devoir prier Marie de bénir ses exploits. Nous avons une commission de l'Adresse qui n'a pas l'intention de mettre le feu à l'Europe. Cette commission est pleine d'académiciens qui ne peuvent pas manquer de nous faire parler avec dignité. C'est toujours autant de pris sur l'en-
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nemi; des belles phrases qui ne coûtent point de pleurs et qui ne font point verser de sang. Ppur moi, je m'occupe si peu de politique que je me suis enfoncé en Orient. J'ai relu Y Itinéraire de M. de Chateaubriand, relu M. de Lamartine et M. Michaud. Je suis obligé de revenir sur mes premiers jugements ; Yltméraire m'a paru un peu décoloré ; les yeux sont faits à présent à une pa- lette plus éclatante. Cet ouvrage qui passait pour trop brillante, il y a quelques années, est la so- briété même aujourd'hui. A côté de M. de Lamar- tine, c'est le son doux et mesuré d'une flûte au lieu de tout le fracas d'un orchestre moderne avec toutes les cordes du piano et tous les cris des instruments de cuivre, et il est vrai qu'il y a plus d'idées, plus de couleurs, plus de mouve- ment, plus de richesse dans M. de Lamartine; mais on dirait que tout cela ne sort pas de lui et que c'est le temps qui le lui prête. Un même es- prit ne peut avoir ni toutes ces idées, ni toutes ces couleurs. Il est, pour ainsi dire, une dizaine de personnes à la fois. On perd en sincérité et en simplicité ce qu'on gagne en luxe et en pro- fusions de tout genre ; dans la multiplicité de ses points de vue il semble loucher sur les objets. C'est de notre temps qu'on a inventé en philoso- phie une raison impersonnelle, qui n'est ni Dieu
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ni rhomme et qui est comme un lustre suspendu au-dessus de la tête du genre humain ; en elTet, rimagination et la raison de chacun ont bien Taîr d'une raison et d'une imagination imper- sonnelles. Toutes les croyances, tous les ins- tincts, tous les caprices, toutes les prétentions, tous les préjugés, toutes les libertés de l'esprit, tous les cultes sont réunis à un degré impossible dans chacun, et l'esprit de l'homme, dans cette conciliation des contraires, en est arrivé préci- sément à servir Dieu et Mammon.
Lisez^ je vous prie, tour à tour, quelques pages de M. de Chateaubriand et quelques pages de M. de Lamartine. Lisez dans l'un et dans l'autre, par exemple, les courses au bord de la mer Morte et du lac de Tibériade. Aujourd'hui donc, il n'y a pas un écrivain dont l'imagination ne se nomme légion. On a une certaine rage à vouloir s'empa- rer de toute la nature, comme on faisait dire à Marie Stuart. On a si peu de vie intérieure qu'on tâche de se faire une gerbe de tout ce qu'on glane par les champs d'autrui. Cela inspire peu d'af- fection pour chaque auteur. Là où il n'y a pas de 9?ioi,il n'y a rien. Dans l'Odyssée, quand ses com- pagnons viennent demander au cyclope qui fait tant de bruit dans sa caverne , il répond Per^ sonne. C'est la devise de la littérature moderne.
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Ô6 LETTRES.
Avez-vous reçu le ballot littéraire ? l'autre bal- lot littéraire, car il me paraît que je viens d'en faire un aussi. Avez-vous reçu Michelet, Fauriel, les Niebelungen, sir Samuel Romilly, Tatlas , la lampe, le loto, les cartes? De toute cette littéra- ture, la lampe me paraît ce qui met le plus l'es- prit en mouvement. Quand la nuit vient, qu'il fait triste au dedans et au dehors et qu'on ap- porte la lampe, le cercle d'or qu'elle dessine sur la iahlQ ranime les pensées. Tous les temps qui ne sont plus, toutes les soirées qui ont dispara, semblent passer tristement, mais doucement, sous vos yeux dans l'éclat de la lumière. Mal- heureusement, je tourne à avoir mal aux yeux , et c'est un livre que je ne pourrai bientôt plus lire que les souvenirs du passé dans les rayons d'une lampe.
XXIII.
A LA MÊHB.
Paris, 18 décembre 1840.
Paris est sans aucun intérêt à présent, s'il y a jamais de l'intérêt à Paris. Les combats de l'A- dresse sont finis et Napoléon est de nouveau ren- tré dans son repos. La cérémonie a été froide, au
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propre et au figuré, au dedans et au dehors. Je ne suis pas de ceux qui trouvent que cette ab- sence d'enthousiasme est naturelle et de bon au- gure. Il est vrai que le luxe de papier doré qui a été déployé dans cette pompe ne parlait pas for- tement aux imaginations. Vous avez vu que Vio- tor Hugo n'a rien trouvé à dire que deux ou trois vers mélancoliques sur trois ou quatre cents mauvais vers :
Et la Diane, hélas I cette voix de Taurore, Ne le réveille pas !
On n'a eu des yeux que pour deux objets dans tout le cortège, le cercueil et le prince de Join- ville. L'air hardi de l'équipage de la Belle-Pouk et la simplicité militaire de leur costume un peu sombre allait mieux dans ces funérailles que toutes les aigles en papier doré qui s'envolaient do toutes les colonnes en carton. On dit, mais je ne l'ai pas vu, qu'au moment où on allait débar- quer le cercueil sur le bord de la Seine, à Cour- bevoie, M. le maréchal Soult est allé sur le bâti- ment, qu'il s'est agenouillé auprès du corps de son ancien général et qu'il a fondu en larmes. Pourquoi en serait-il autrement ? Il a beau être préoccupé des intérêts d'aujourd'hui, l'imagina- tion prend le dessus de temps en temps sur tous
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les hommes. La tête appuyée sur le drap funé- raire, il aura rêvé à la mort qu'ils avaient vu, l'un et l'autre, passer si souvent d'un pas rapide auprès d'eux. Les souvenirs de la jeunesse ébran- lent déjà beaucoup dans une vie ordinaire ; com- ment ne feraient-ils rien pour ceux qui étaient jeunes en Italie et en Moravie, dans les plus beaux jours d'une grande histoire? Qui sait sur quels dé- tails fugitifs de cette première jeunesse s'arrêtait ajors la mémoire du vieillard à genoux? Pendant que les déclamateurs répétaient alors les noms de Lodi et de Rivoli, une parole d'affection qui lui sera revenue à la pensée, quelque circonstance insignifiante, en apparence, de leur vie commune aura détendu cette âme rude. Au fond de tous les grands drames, les émotions vraies partent de quelque source inconnue, et, dans lés récits qui font pleurer les soldats d'Austerlitz, on s*é- tonnerait bien de ce qui émeut chacun dans le secret de son imagination.
Quoiqu'en disent les journaux, il y a eu peu de cris contre M. Guizot dans le cortège. Dans chaque légion , quelque cinquantaine de per- sonnes criaient nonchalamment :i4 bas rhomme de GandI C'était plutôt une plaisanterie de mau- vais ton qu'un dessein de lui faire un mauvais parti. On avait eu quelques inquiétudes pour les
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hôtels d'Angleterre et de Russie, mais on avait sagement placé des bataillons d'infanterie à por- tée. Au fait, il n'y a eu aucune tentative d'in- x suite. Quand une grande cérémonie se prépare, il n'y a rien de triste comme l'intérieur des cou- lisses... On s'est indigné beaucoup de ce que parmi les statues qui faisaient la haie devant lo cercueil de l'Empereur on ait placé celle du grand Condé, à cause de la condamnation du duc d'Enghien, et^ en effet, on avait donné l'air tout désolé au vainqueur de Rocroy attendant là, au passage, le vainqueur d'Iéna.
Vous ai-je dit que les trois volumes de M. de Lamennais n'avaient pas le sens commun?
Ni moi non plus.
XXIV.
A. M. A. W. SCHLEGEL.
Paris, 12 janvier 1841.
Cher Monsieur,
Vous êteà bien bon de vous apercevoir de mon silence. Il est malheureusement déterminé, à mon grand regret, par une atonie notable de l'intelligence, laquelle résulte d'une petite névral- gie obstinée dans la tête. Vous comprenez que
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me sentant stupide, je deviens encore beau- coup plus timide à vous fatiguer de moi; mais, puisque vous voulez bien me supporter tel quel, je me propose d'abuser à l'avenir de votre permis- sion. Je vous envoie aujourd'hui, sous bande, l'exemplaire de la comparaison entre les deux Phèdres. Je ne puis pas vous déguiser qu'après l'avoir relu j'ai entretenu la mauvaise pensée de nier le dépôt et de me l'approprier, par la raison, tirée des règles les plus sévères de l'éthique, que les exemplaires de cet ouvrage sont devenus fort rares, et que c'est la faute de l'auteur s'il n'a pas été souvent réimprimé. Mais comme il faut se dé- fendre de la logique des passants, j'ai honnête- ment décidé que j'étais tenu à restitution, et le principe moral qui m'a déterminé, c'est qu'après la réimpression vous seriez assez bon pour m'en donner une copie.
En voyant nommer M. Victor Hugo de l'Aca- démie française, vous aurez été ramené à penser que vous n'aviez pas la conscience bien nette sur tous les écarts de son imagination et je dois vous avertir qu'il faut le traiter avec quelques égards puisqu'après tout, c'est vous qui avez mené à mal toute la génération romantique. C'est un très-grand péché, mais je reconnais que vous pouvez plaider des circonstances atténuantes, à
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peu près comme Mirabeau pourrait plaider devant la postérité qu'il n'avait pas fait les vio- lences absurdes de la Révolution.Toutefois,quand on a imprimé à son temps un grand mouvement, on est responsable^ je dois vous le redire, de tout ce qui se passe dans le monde en vertu de ce mouvement. Pardon d'inquiéter si vivement votre conscience. Vous n'aviez peut-être pas pensé qu'un jour viendrait où l'on vous deman- derait compte à!Hemani et de Lucrèce Borgia, mais il faut y regarder à deux fois avant de faire de grandes révolutions. Vous êtes dans le monde une demi-douzaine de révolutionnaires qui serez un peu embarrassés de vos descendants devant l'avenir. Bacon a fait tous les petits observateurs crottés qui trottent par le monde avec des mo- nographies sur ceci et sur cela ; Descartes, avec sa Méthode^ a émancipé une foule de beaux esprits qu'il valait mieux laisser sous le joug de l'autorité; je ne voudrais pas être à votre place, malgré la gloire qui vous reviendra d'être la cause première de toutes les énormités littérai- res de notre temps.
Tous les problèmes littéraires que vous nous envoyez de temps à autre sont très-bien accueillis. Nous nous flattons d'en avoir résolu quelques uns. Albert doit vous l'avoir dit. J'imaginais que
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le dernier été ne se passerait pas sans que vous fissiez une petite excursion en Normandie ou en Suisse ; mais on me dit que vous entretenez d'autres desseins et que vous méditez un voyage à Berlin, Ce n'est pas le compte de tous vos amis qui voudraient vous voir au milieu d'eux, mais ils finiront, j'en suis sûr, par aller à Bonn vous chercher, puisque vous ne voulez pas de l'air de France, qui n'est pas si malsain que vous croyez, pourtant.
XXV.
A M. RAULIN.
Paris, dimanche S9 août 1841.
Nous partons irrévocablement mardi matin^ et si vous gardez votre bonne volonté de l'autre jour, revenez. Si vous ne la gardez pas, revenez encore ; car, s'il arrivait que vous n'eussiez pas envie de voir les gens, les gens ont envie de
vous voir. Il n'y a rien de nouveau ici qu'un peu
•
de soleil et une grande poussière. On entend le murmure des eaux qui sortent des bornes fon- taines au coin des rues :
Obliquo laborat
Lympha fugax trepidare rivo, %
LETTRES, 73
On entend aussi le murmure des conseils gé- néraux qui approuvent de leur mieux le re- censement ; mais cette belle habitude de délibé- rer pourra bien ne pas porter toujours des fruits aussi doux pour le gouvernement. Je vous prie de reréfléchir à l'emploi de vos vacances. On ne peut pas vous désirer nulle part plus qu'en Suisse. Ceux qui vous diront le contraire sont des flatteurs. C'est vraiment là, d'ailleurs, que vous pourrez esquisser votre article sur les arts d'imitation, comme on nomme bêtement les arts. C'est vraiment là que vous pourrez mettre la dernière main à l'article sur l'administration romaine que vous n'avez pas encore commencé. Dites-moi un peu pourquoi vous ne faites pas, par-ci par-là, des morceaux détachés de vos ar- ticles? On commence par écrire sur les idées qui plaisent le plus ; on se livre successivement aux fantaisies et aux contradictions de son esprit ; c'est ainsi qu'on a vraiment de Tentrain, et puis, dans un dernier travail, on soumet toutes ces contradictions à une sévère unité; car cette sévère unité est bonne enfant ; on y fait tout en- trer, le oui et le non. Ce n'est pas une malle de bois qui casse plutôt que de céder ; c'est un sac de nuit qui prête. Ceci sent bien l'homme qui voit faire des paquets. Je vais même en faire
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moi-même et soumettre àTunité d*unsac de nuit saint Augustin, un poignard, des chemises, ces deux volumes de M. Wiseman que je lis avec une indignation toujours croissante. Tenez, en fait d'unité, l'unité de l'Église vous montrera com- ment vous pouvez faire avec des pensées déta- chées et contraires un long discours qui a tout l'air de se suivre dans toute la rigueur logique. Il ne faut que beaucoup de gravité dans le ton et, par-ci par-là, les mots or, donc^ mais, si, car. L^esprit a besoin de cette forme et il ne tient pas extrêmement au fond. Par moments, je crois que l'homme a besoin de paroles précises et de pensées vagues.
Je viens de soumettre cette idée à M. d'Haus- sonville, qui me dicte les mots suivants : M. d'Haussonville, avec cette droiture d'esprit et cette hauteur (fer vues qui le caractérisent, par- tage complètement cette opinion. Bonjour, mon cher ami.
LBTTRBS. 75
XXVI. A MADAMS D*HAU8S0NVILLB.
Coppet, S8 septembre 1841.
Vous parlez donc très-mal de moi, de moi qui veixx vous écrire tous les jours que Dieu fait, qui Vttus écris aujourd'hui, après avoir annoncé à votre mari que je vous écrirais demain?
Vous êtes un ingrat , vous le fûtes toujours,
!»^ •
] a.x rejeté au second vers les deux e muets néces- s^res pour faire une ingrate.
\^ous êtes très-dure pour moi. Vous ne per- Œiottez pas à Albert de me montrer les écrits que vous lui communiquez. Il dit que c'est fort spi- rituel, mais qu'il n'est pas autorisé à le laisser li-i*e et que je ne le lirai pas. A la bonne heure ! Je vous réponds qu'à mon tour je ne vous montre- ra rien non plus de ce que je compose. Il est VT^ique je ne compose rien absolument. Les l^Hses du lac ne me portent pas à écrire, mais ôUes me donnent une extrême curiosité de ce que vous faites. Vous trouverez aisément des juges P^us éclairés, mais point de mieux disposés à ^ut admirer. En attendant, je lis un peu du
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voyage dUAddison en Italie. C'est un esprit moins brillant que le vôtre, mais il n'aurait pas refusé durement à ses amis de leur laisser lire quel- ques pages d'un manuscrit. Il faut qu'on n'ait ni mis ni ôté un clou en Italie depuis cent ans et qu'il ne soit venu une idée nouvelle à personne depuis cent ans, car il me semblait entendre tout ce que disent ceux qui ont vu Portici, Pouzzoles, Rome, Naples et Florence. Je savais bien, par expérience, que les idées des hommes ne se re- nouvellent pas souvent, mais je croyais que les monuments, et même la nature, se modi- fiaient davantage. Le président de Brosses, qui est un peu plus récent, a vu ce que \\i Ad- dison, et l'homme peut bien dire : tout change, hélas ! dans la nature , mais mes idées ne chan- gent pas.
Pourtant, si ce président de Brosses n'était pas si singulièrement mal élevé, je vous dirais du bien de lui, mais je suis bien certain que vous ne l'avez pas lu. Il est très-véhément contre toute école de peinture qui a précédé le Pérugin. J'ai envoyé soigneusement à M. Raulin un extrait des passages les plus injurieux contre les ef- frayantes figures d'Orcagna et de Cimabue. Il ne me répond pas et je crois bien qu'il en est ma- lade. Il estimait fort le président de Brosses
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comme ennemi de Voltaire et ce lui aura été un rude coup.
On dit que vos dernières pages ressemblent à de beaux châles de cachemire des Indes. Un tissu riche et des couleurs qui brillent comme d'un éclat un peu sombre. Quand vous déployez un beau châle, il vous passe devant les yeux quelque chose qui rappelle tout le luxe, tous les trésors, toutes les pompes de Golconde. La seule per- sonne qui ait lu ici votre ouvrage paraît avoir reçu une impression semblable. Pour moi, j'au- rais bien voulu regarder tout ce faste de l'Orient par le trou de la serrure, mais la moralité d'Al- bert se promène en sentinelle et m'a dit : « Passez au large ! » Donc, je viens de me rabattre sur V Histoire de V Instinct des animaux par M. F. Cavier. Vous voyez si je soigne les transitions. Je vis, comme Adam, au milieu des bêtes et j'é- tadie le jeu de leur intelligence. Qu'est-ce que vous avez dit de cet animal féroce qui a tiré sur le duc d'Aumale ? Que dit-on de la date du pro- cès? Je n'imagine pas qu'il commence avant Touverture de la session ; ce n'est pas une siné- cure que d'être pair de France. Croyez-vous être député Tan prochain? J'avais envie défaire à votre usage, pour le temps des élections, un Art de flatter les électeurs. Règle générale, et quoi-
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qu'on en dise, il faut parler charbon à un meu- nier et farine à un charbonnier. Cela flatte un meunier qu'on lui parle de charbon. Si vous lui jetez tout de suite sa farine à la tête, il voit que vous le flattez et que vous ne faites pas cas de son étendue d'esprit. — Deuxième règle, qui est une conséquence de la première, parlez aux électeurs de vos affaires et de vos sentiments et non pas de leurs affaires et de leurs sentiments. C'est un procédé qui n'a pas beaucoup de di- gnité , mais il a beaucoup d'efficacité. Dites- leur : Albert est bon enfant, ou bien, il est diffi- cile à vivre. — Ma tante a une grande fortune, ou une petite fortune. — Nous dépensons plus que notre revenu, moins que notre revenu. — J'aime le bleu et mon mari le rouge, etc., etc. Voilà qui gagne les cœurs ; mais d'aller, d'un air douce^ ment hypocrite, dire à un charbonnier : Bonjour; monsieur le charbonnier ; votre femme se porte bien? Votre demoiselle va-t-elle aux Tuileries? Savez-vous lire? Savez- vous écrire? Allez-vous à la messe ? — Cette condescendance le gêne et Toffénse.
Voilà ce que peut un pauvre misérable profes- seur d'esprit pour le succès de votre prochaine élection. Si vous suivez mes conseils et que vous ne réussissiez pas^ vous aurez du moins la cou-
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solation d'avoir tout fait, et d'avoir sacrifié toute dignité personnelle pour réussir. C'est là ce qu'on appelle aujourd'hui avoir de la force de caractère.
Adieu, madame, j'aurais bien voulu lire votre roman, ou votre dissertation, car je ne sais pas même exactement le sujet de ces œuvres que je ne puis pas lire.
XXVII.
A KABAMB LA BARONNE DB LASCOURS.
Goppet, ô novembre 1841.
Chère madame, je vous avoue que j'ai pris le commandement de M. de Lascours à Lyon par le côlé triste; je ne suis donc pas en train de félici- tations. Je crains que tout ce train de monde à recevoir ne vous fatigue extrêmement. Bien que vous ne puissiez vous faire à ridée de tenir quelque place quelque part, je suis persuadé que Lyon se résignera facilement à vous voir tenir cette place avec votre bonne grâce habituelle, mais, quand vous aurez exercé cette bienveillance spi- rituelle qui ranime et met à l'aise les pauvres gens qui entraient tristement et timidement dans un salon, vous en serez récompensée par
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une grande fatigue jointe au sentiment d*un de- voir bien rempli; c'est peu, mais il est vrai que c'est le train de la vie dans ses rapports avec la société.
Il est probable que nous quitterons Coppet entre le 20 et le 25. Il n'y a plus rien ici qui res- semble à vos collines couvertes de thym et de romarin. Les arbres commencent à devenir tout rouges et les eaux du lac toutes noires. Je ne trouvais rien autrefois de plus gai que ces pre- miers jours d'hiver, mais, en vieillissant, on perd cette impression^ et j'aimerais assez à faire comme les hirondelles, qui s'arrangent pour n'avoir pas d'hiver. Il est assez désagréable de retourner à Paris pour entendre six mois durant glousser sur la politique toutes les fortes têtes, et il vaut encore mieux lire les Tusculmics et le be officiis que des brochures politiques. J'ai vu avec plaisir que vous aviez pris un peu de goût à cette morale de Cicéron, quand ce ne serait que par le côté de Vharmonk. Ne trouvez-vous pas que cela est grave, tranquille et calme comme une belle soirée d'été? Tous ces entre- tiens sur Dieu, sur le juste, sur le mal, ont l'air de se passer dans quelques-uns des beaux pay- sages de Claude Lorrain. Pour le stoïcisme, ça été un goût de ma première jeunesse, mais
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je n*aime pas cette prison, — grande et noble prison» prison pohrtant. Puisque nous choisis- sons dans le paganisme, j'aime mieux Fétat d'esprit de Cicéron ; une volonté droite et une intelligence qui s'ouvre sur tous les points de rhorizon. La doctrine des stoïciens est comme une épée froide et aiguë avec laquelle se tran- chent toutes les questions ; c'est une sentinelle sous les armes et ne pensant qu'à sa consigne, n'aimant point la conversation et criant : c< Pas- sez au large ! i> à quiconque viendrait parler de toutes les grandes incertitudes qu'il peut être inutile de résoudre, mais qui agitent incessam- ment son esprit; dès qu'il a un quart d'heure de liberté, il y revient toujours. Vous conviendrez, chère madame, que vous n'auriez pas voulu^ sous ce rapport, être stoïcienne. Erreur pour erreur, il vaut mieux regarder un grand horizon d*un large balcon que de n'avoir qu'une petite lucarne sur le monde, ou, pour mieux dire, un petit jour de souffrance ; et, pour vous, il n'est pas vrai du tout que vous haïssiez la liberté de Tesprit. Vous avez placé vos croyances comme on bâtissait autrefois les couvents. Ceux qui ne sortaient pas du cloître regardaient, cependant, avec plaisir, des hauteurs où étaient leurs re- traites, les bois, les eaux, les prairies, et, au
m. 6
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loin, les grandes murailles des villes; ce qui n'empêchait pas d'avoir dans la cave une petite prison pour les hérétiques, mais entre soi seule- ment.
Pardon de toute cette liberté d'esprit. Puisque vous êtes si loin pour si longtemps, il faut bien causer comme si ce n'était pas à cent lieues de dislance...
Voulez-vous être assez bonne^ chère ma- dame, pour dire à M. de Lascours tout mon re- gret de ces honneurs militaires qui le retiendront à Lyon ?
XVIII.
A MADAME d' H AUS S ON VILLE.
Coppet, mercredi 10 novembre i841.
Je sais de vos nouvelles comme on sait des nouvelles des rois, par ce qu'on entend dire çà et là. Je lis dans une correspondance particulière que vous êtes à Gurcy jusqu'à la moitié de dé^ cembre, mais de savoir directement par votre mari, par exemple, quelles sont ses chances d'être député, et ses vues sur Londres et ses impres- sions sur les promotions dans la carrière di- plomatique, je ne puis m'en flatter.
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Est-ce que je n'aime plus les romans? J'en se- rais affligé, n'aimant pas non plus la réalité, mais j'ai trouvé très-gentil le petit traité de Sainte-Beuve sur .67o/e7(fec/« Surville. Ce sont là proprement les fleurs de la littérature dans un herbier, il est vrai, et non sur leur tige, mais bien conservées et charmantes encore. Le litté- rateur proprement dit est un être singulier; il ne regarde pas exactement les choses avec ses propres yeux; il n'a pas exactement ses pro- pres impressions à lui ; on ne saurait retrou- ver l'imagination qui était la sienne; c'est un arbre sur lequel on a greffe Homère^ Virgile, Milton, le Dante, Pétrarque; de là, des fleurs singulières qui ne sont point naturelles et qui ne sont pas non plus artificielles. L'étude a donné au littérateur quelque chose de la rêverie de René ; avec Homère, il a regardé la plaine de Troie, et il est resté dans soa cerveau un peu de la lumière du ciel grec ; il a pris un peu de l'éclat mélancolique de Virgile en errant à ses côtés sur l'Âventin ; il voit le monde comme Milton à travers les brouillards de l'Angleterre, comme le Dante à travers le jour limpide et ardent de l'Italie. De toutes ces couleurs il se fait une cou- leur unique; de tous ces verres par lesquels passe sa vue pour arriver au monde réel il se forme
84 LETTRES.
une teinte particulière qui est rimagination des littérateurs. S* il avait un génie à part, tous les souvenirs seraient dissipés par Ténergie de son talent personnel, mais, avec un génie ouvert et bien fait, tranquille et heureusement cultivé, on est cette eau de mille fleurs où tous les parfums du midi, du nord et de tous les points cardinaux se mêlent. Les peuples se civilisent aussi de cette façon, et, puisque nous parlons de civilisation, sa- chez que Genève s'agite et s'inquiète sur le lit le plus moelleux que jamais peuple ait eu. Il se fait des assemblées publiques ; on demande des mo- difications à la Constitution. Les gens paisibles en sont tout effarés ; mais Thomme paisible est naturellement effaré. M. Turrettini est très-mal vu pour n'être pas tout à fait aussi effaré ni aussi paisible qu'on le souhaite ; n'allez pourtant pas croire qu'il aille aux assemblées populaires, mais enfin, il est ce que nous nommions autrefois li- béral.
Depuis quelques semaines je suis devenu, à mon corps défendant, extrêmement mondain. J'ai dîné trois fois dehors. Chez M. Prévost, fils du traducteur de Dugald Stewart, j'ai trouvé plusieurs personnes qui auraient beaucoup d'es- prit, même à Patin. Demandez à M. d'Hausson ville s'il connaît M. de Cavour, un Piémontais, qui était
LETTRES. 83
à ce dîner. C*est un métaphysicien qui a écrit sur Kant ; il est un peu gros contre l'habitude des métaphysiciens.— 2% j'ai dîné chez M. delà Rive, le professeur de physique, dans une très-jolie maison de campagne, du côté de Carra ; — d"", chez M. Eynard, à Beaulieu, au milieu de ce beau jar- din où jaillissent des eaux un peu froides pour le quart d'heure. N'allez pas croire que nous ayons dîné au milieu du jardin, car il fait dans ces contrées un froid terrible et un brouillard assez sombre. Voulez-vous me dire pourquoi je me suis figuré que vous aviez dit que M. Raulin avait vu vos brillants dessins du lac de Côme ? Il me dit qu'il n'en a rien vu du tout. Je croyais que vous faisiez un ouvrage en commun. Il n'en pouvait résulter que quelque chose de très-rare...
XXIX.
A M. RAULIN.
Coppet, 11 novembre lâ4l.
Mon cher ami, n'attendez de moi que des sot- tises. Je suis enrhumé, enrhumé du cerveau, et j'en ai vraiment par-dessus la tête. Je ne vous dirai donc rien sur le Dante, ni sur la moindre
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86 LETTRKS.
des vierges de Raphaël. Toujours est-il que ce mois-ci ne se passera pas sans que vous m'ayez vu de vos propres yeux, si vous y mettez le moindre intérêt.
Voulez-vous me dire où en est votre article de la Revue des Deux Mondes sur M. Thierry? Je vois avec plaisir jusqu'où un aussi honnête homme que vous peut être conduit par un mélange d'af- faires et de'paresse. Avez-vous jeté les yeux sur un article sur M. de Surville dans cette Revue? Cela est spirituel. Vous devriez lire des revues, puisque durant les sessions du Conseil vous ne pouvez pas poursuivre de grandes lectures. Les revues sont justement faites pour les hommes éclairés que le malheur de leur condition détient dans les affaires. Il y a des gens qui^ de leur vie, n'ont lu quatre pages en une année et qui vous disent avec assurance que les revues sont une lecture très-superficielle. Ah! mon cher mon- sieur, répétez ce mot superficiel qui vous va si bien ! Mais, mon cher ami, laissez dire ces gens et lisez des revues ; c'est un manger fort agréa- ble, point indigeste et fort nourrissant. Je relis ici les Confessions de Rousseau. J'avoue que l'im- pression que j'en ai reçu ne lui est plus très- favorable. Ne vous l'ai-je pas dit l'autre jour? Non, car vous en auriez insolemment triomphé.
LBTTRBS. 87
Soyez assez bon pour me dire quelque chose de tout le troupeau^ ou, pour mieux dire, de foute la bande de nos amis et connaissances. Yiel- Caste} ne m'a pas 4ûnné signe de vie, et, à la vérité, il n'y était pas obligé. M. de Rémusat est-il de retour? Prépare-t-il son casque, son char et sa colère? Âvez-vous entrevu quelque part M. Mignet? Piscatory ! Piscatory! Piscatory! Êtes^vo.us déjà dans )es bras de M. Dumon ? Al- bert a fait route avec M. Lacordaire, de Lyon à Paris, je crois. Il faut être singulièrement orga- nisé pour aimer mieux être un personnage à Paris que de vivre obscur à Rome. Âurait-il de Tambition ?
Adieu, mon cher ami, je ne suis ni bien gai, ni bien portant. Tous ces jours-ci, le temps est si triste que j'ai un redoublement de tristesse. Les arbres jaunissent, le brouillard s'épaissit, l'air est âpre ; j'entends mon chien qui hurle. Tout cela n'est pas à crever de rire, ni la vie non plus.
I
4
88 LETTRES.
XXX.
A MADAME d'hAUSSON VILLE.
Coppet, iO novembre 1841.
Je ne sais pas pourquoi vous me faites la guerre pour avoir dit que je recevais trop peu de lettres de Gurcy, chère madame. Il est possible que mes lettres ne soient pas plus nombreuses que celles que je reçois, mais je mets je ne sais quel em- pressement à répondre qui prouve qu'il n*y a qu'à m' encourager un peu. Je crains d'ennuyer, mais, dès qu'on me parle, vite quatre pages d'une écriture fme et lisible, tandis que les autres se donnent du temps et semblent dire : a Âh ! mais, une minute. Je ne peux pas écrire tous les jours; il répond coup sur coup ; on n'en aurait jamcds fini ; je lui écrirai dans quinze jours. » En effet, au bout de quinze jours, trois semaines, vient une lettre pleine d'esprit et de mouvement d'es- prit.
On me mande de Paris que vous avez été ravie de la musique de Richard Cœur de lion. M. Raulin bat des ailes de joie en vous voyant admirer cette petite musique ; pour moi, je ne fais pas gruM^ cas de cette belle copie de la parole. Il n'y a que
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rinefTable qui vaille la peine d'être chanté. Nous nous sommes autrefois arraché les yeux à Broglie sur cette question.
Je trouve Albert bien mondain. Il est toujours chez les grands. Il ne bouge, dit-on, des affaires étrangères. Je vois qu'on l'engraisse pour en faire un ministériel. Je ne suis pas sûr qu'il soit bon de s'accoutumer de bonne heure à trouver que le pouvoir a raison. C'est une de ces vérités qu'il ne faut admettre que sous les coups répétés de Texpérience. On ne doit être porté à donner rai- son au pouvoir que quand on a mesuré toute la faiblesse et toute la méchanceté de l'homme en société ; alors, on renonce à l'idéal, et Ton se jette dans les bras des gendarmes, du procureur du roi, du contrôleur des contributions ; mais ce sont des divinités bien sévères pour les rêves de la première jeunesse. Quand, à la fin d'une belle journée d'automne, vous voyez de petites co- lonnes de fumée bleue monter du toit des ha- meaux à travers le feuillage rougi des peupliers, il ne faut pas que la première pensée soit pour le maire et l'adjoint de la commune.
Je suis plus que de votre avis sur l'article de M. d'Hausson ville ; je le trouve excellent de tout point, bien écrit, bien pensé, mesuré, et de ce grand air qu'il faut avoir quand on écrit, lequel
00 LET'fRBS.
consiste à montrer qu'on en pense plus encore qu'on n'en dit. C'est ce qui feut la grâce dans les mouvements; n'avoir pas l'air d^épuiser sa force, quoiqu'on fasse ; n'avoir pas les veines du front gonflées et la poitrine haletante. Cet article est comme la conversation soutenue d'un esprit au- dessus de son affaire. J'ai dit à M. d'Haussonville une petite critique sur l'absence de conclusions, mais je suis prêt à convenir qu'il n'est pas tou- jours à propos de conclure. On peut se borner à dire : a Voilà les faits et voilà où ils mènent. Pense2-y. »
Adieu, madame. J'arriverai aussi vendredi à l'ombre de M. de Broglie ; croyez-vous qu'on me mette à la porte? Je suis assez maigre, assez mal vêtu, assez grognon, pas bien spirituel, et point Comte ; mais on est très-charitable à Gurcy.
XXXI.
A MADAME LA BARONNB A. DB STAXI..
Paris, 23 Umet 1S4S.
Nous dhHones hier avec H. Ingres chez ma- dame d^HaussonviUe. Je crois qne toos Tavez bi^aucoiip vu à Rome. C'est un être singulier
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qu^un véritable artiste. M. de Broglie a été fort attentif pour lui et il a paru charmé de ce soin. Les larmes lui venaient aux yeux quand on lui faisait Téloge de son portrait de Ghérubini. Il n'est pas très-spirituel extérieurement, mais on voit que le pot bout intérieurement. Il a sa langue à Fextrémité de ses doigts. Il parle par gestes arrondis, comme s'il voulait dessiner ce qu'il a à dire. Avec lui était là un jeune musicien <,le gendre de M. Baillot; entre cette peinture et cette musique selon son cœur, M. Raulin était tout oppressé d'aise et de bien-être. Il ne mangeait pas, ne parlait guères ; il a avec ces [deux mes- sieurs ce quelque chose de tendre, de confiant, de respectueux, d emu, qu'une femme peut avoir pour son directeur. Le pauvre garçon est^ au fond, plus païen qu'il ne pense. C'est la musique d'église qui Télève dans le ciel catholique. Il n'aurait pas su résister au Jupiter de Phidias. Ne trouvez-vous pas que M. Ingres a quelque chose de M. Cousin, mais au grand sérieux? Je lui . trouvais des airs de tête qui me rappelaient un acteur, et j'ai fini par trouver que cet acteur était M. Cousin. N'attendez-vous pas avec impa-
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tience les deux volumes de métaphysique de M. de Rémusat? Il y a beaucoup de talent et d'es-
1. M. E. Sauzay.
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92 LETTRES.
prit dans ce que j'en ai lu en manuscrit, mais c'est Fenfer de l'abstraction. C'est une prome- nade en ballon dans les espaces sans bornes, loin des vivants, loin des arbres, des eaux, des fleurs. Vous pourriez bien prendre un grand mal de tête dans cet air sec et froid qui règne sur ces hauteurs désolées. Je me reproche de ne vous avoir pas encore envoyé le deuxième volume de Port-Royal. Vous y verrez l'histoire complète des propositions de Jansénius. Quoi qu'on en ait dit, c'était, sans doute, un fort mé- chant homme*, et même presque calviniste sur les questions de la grâce. Il est vrai que saint Au- gustin est lui-même pire qu'un protestant. Du reste, le livre de M. Sainte-Beuve est aimable, quoiqu'un peu décousu. On y voit aller et venir dans leurs cellules et dans leurs petits jardins tous ces grands personnages. Oh suit les jours réglés de M. de Sacy quand il est prisonnier à la Bastille et qu'il y traduit la Bible. Je ne savais pas que TAncien Testament eût été ainsi traduit sous les verrous. On lui annonça qu'il pouvait partir, le lendemain du jour qu'il eut achevé son travail. Il avait pris goût à la Bastille, n'y étant pas dérangé et n'ayant pas de visites à attendre. C'est une des mille douceurs de la prison^ mais telle est l'infirmité du cœur de l'homme que je
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LETTRES. 93
suis sûr qu'on se lasse aussi de la prison et de la solitude absolue.
M. de Broglie est tout à ses travaux de la com- mission des colonies. M. Wilberforce n'a pas mis plus de suite à ce travail, et il y a apporté moins de force d'esprit. Le dépouillement et l'intelli- gence détaillée des documents ei^igent une atten-* tion très-forte et une grande sûreté de mémoire et un grand esprit de critique et une grande fer- meté de bon sens pour marcher entre le décou- ragement et les projets romanesques.
24 février.
N'est-il pas vrai que je vous tiens quelquefois wsez bien au courant de la vie que'îes vôtres mènent ici? Il me semble même que je ne vous épargne pas assez les détails. Hier, c'était l'im- mobile mercredi de madame d'Haussonville la mère. Je dis immobile dans le sens qu'il ne manque jamais, car ces soirées sont amusantes. Où y est plus entre soi qu'ailleurs; on n'y est guères qu'une vingtaine à la fin de la soirée, mais vraiment vingt personnes qui ne haïssent P^ de se rencontrer. A dîner, il y avait M. et madame Georges d'Harcourt; et savez-vous que M. G. d'Harcourt va devenir pair, ou plutôt que
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de toute éternité il était pair par droit d'héré- ' dite? Son père est mort avant la révolution de Juillet et avant rabolftion de l'hérédité, et lais- sait sa pairie régulièrement à son fils aîné^ mais ce fils aîné a voulu à toute force se faire Anglais et rester Anglais ; il n'avait point de fils^ alor& M. Georges d'Harcourt a réclamé pour succédef à défaut de son frère. L'affaire avait dormi quel- que dix ans, par négligence, par ennui de ré- soudre de petits points de droit, etc.. Mais voicî qu'elle se réveille triomphante et, dans peu de jours, il entrera à la Chambre.
Où en étais-je donc de mon dîner de mercredi? Ah! — M. et madame d'Harcourt, — M. et ma- dame Mortier, qui se préparent à retourner en Suisse dans six semaines, avec quelque appré- hension de cette société et de ce climat alpestre, — M. Guîzot, très-aimable, très en train d'es- prit, ayant toutes les vertus des cœurs heureux, tout semblable à un général qui vient de gagner trois ou quatre batailles dans une rapide cam- pagne, et, en effet, voilà ce ministère en pleine mer et une mer tranquille et toutes les voiles doucement enflées au souffle de M. Jacques Le- febvre, de M. Delessert et de M. le général Jao- quominot. M. de Rémusat et M. Thiers ne soufflent que dans leurs doigts; l'un écrit les ba-
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tailles du premier Consul et M. de Rémusat cherche comment la matière et l'esprit peuvent entrer en relation dans ce monde. On philosophe et Ton attend des jours meilleurs. On écoute le canon de Marengo au lieu d'entendre le bruit des voitures d'ambassadeurs dans la cour du ministère des affaires étrangères. On pense à Dieu, à la Substance, au temps, à l'étendue, au lieu de lire des rapports de police dans le ca- binet du ministère de l'intérieur. C'est la diffé- rence de la contemplation à l'action. Je soup- çonne qu'à leur place vous n'hésiteriez pas sur le choix.
Le soir, chez madame d'Haussonville, est ar- rivé bien du beau monde : — Madame de Ba- sante, qui est toujours belle, mais qui a pourtant l'air un peu triste, et M. de Barante, qui a autant d'esprit que jamais, malgré son séjour dans les glaces de l'empereur Nicolas, — Madame Gabriel Messert, qui semblait sortir des bois par un
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jour de printemps, — Mademoiselle de Pomaret , ^Louise, bien aimable au milieu de ce petit cer- ^. M. d'Haussonville ressent toujours des souf- frances électorales ; il prétend que je n'ai pas pris assez de part à son échec, et, en vérité, il a grand tort; j'en aurais pris beaucoup moins à mon propre échec. Je ne me figure pas qu'une
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place au milieu de cette race perverse et plate et ennuyeuse de la Chambre des députés soit une partie notable du bonheur de ce monde.
XXXII.
A LA HÊMB.
Paris, 2 mars IMS.
Vous avez été affligée, j'en suis certain, de la mort de M. JoufTroy. Il a succombé hier, après avoir lutté longtemps contre une maladie de poi- trine qui n'a pris que depuis deux mois un carac- tère alarmant. II avait beaucoup d'esprit, beau- coup de talent et des qualités morales d'un ordre très-élevé. Il avait médité paisiblement toute sa vie sur toutes les grandes questions dont il a peut-être à présent la solution. Tout ce que ses livres expriment d'incertitudes et de convictions produit, en les relisant à présent, un effet sin- gulier. Il laisse deux petits enfants et quelque petite fortune pour achever de les élever. M. de Broglie l'avait vu, il y a une quinzaine de jours, déjà bien affaibli, mais non point d'intelligence. Parler le fatiguait. Il pensait tristement, tandis qu'il voyait s'écouler ses derniers jours. Il voyait
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avec une fermeté simple et mélancolique qu'il n'y avait plus de remède à son mal. En se réveil- lant, le jour même de sa mort, il se trouvait mieux que tous les autres jours, et puis tout s'est dénoué tout à coup et ce qu'il a pensé et écrit dans ce monde deviendra un sujet de mé- ditation et de doute pour ceux qui vont venir et qui souffriront, s'inquiéteront et mourront comme lui. Le (il de la pensée s'est brisé dans ses mains; un autre va le renouer pour le voir se briser à son tour. Il a regardé bien des fois du haut de ses pauvres montagnes les Alpes et les lacs ; il a cherché le mystère que murmure toute cette nature. Un autre viendra peut-être à la même place essayer le même effort inutile. Lisez dans la Revue des Deux-Mandes un article de M. Libri, iptitulé : Souvenirs de la jeunesse de Napoléon. Tout cela est extrait d'un grand nom- bre de cahiers où Bonaparte avait consigné un peu pêle-mêle ses souvenirs, ses études et ses propres réflexions, entre dix-sept et vingt-quatre ans. C'est la petite source qui bouillonnait incon- nue dans un petit coin du monde et qui est de- venue un grand fleuve. Quoi qu'en dise M. Libri, ces commencements me semblent assez ordi- naires et c'est précisément ce que je trouve intéressant. L'originalité des figures est souvent
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longtemps à se faire jour. Le talent, rimagina* tion vive, la pensée colorée, tout cela pousse tout à coup par un jour de printemps, comme un arbre qui languissait et qui se couvre un beau matin de belles fleurs ; le vent tiède a souf- flé , c*est cela qui manquait ; ou bien le chaos n'était pas encore débrouillé au dedans, et Téqui- libre et Tordre se sont soudainement établis. Qui dirait qu'il y a plus qu'Alexandre dans cette rhé- torique irrégulière et emphatique?
Voulez-vous être assez bonne pour relire les deux ou trois premiers chants du Dante, de Y Enfer, et me dire ce que vous en pensez ? Après en avoir dit et pensé beaucoup de mal, il est tombé tout à coup, d'un certain biais, un trait de lumière pour moi sur cette poésie. Ici, où tout le monde a des partis pris, je ne peux pas de- mander si j'ai ou si j'avais raison. Je m'adresse au cristal des fontaines. Ici, tftut le monde a sa petite mare trouble où les pieds des passants sont plus ou moins empreints .
M. Guizot disait hier au soir que M. Jouffroy était loin de penser que son état de santé fut si grave ; qu'il l'avait entretenu, il y a huit jours, de ses chances à la prochaine élection et causé de la question de savoir sll valait mieux pour lui être nommé pair que de rester député ; mais cela
LETTRES. 99
ne prouve pas grand'chose sur le sentiment qu'il avait habituellement. Quand il vient le moindre souffle de bien-être, on reprend invo- lontairement à la vie pour une heure ou deux^ et puis on ne tarde pas à entendre de nouveau siffler le vent qui emporte à Tautre rive.
5 mars.
Cest aujourd'hui que Ton fait les funérailles de M. Jouffroy. Albert y est allé avec son père. Je suis resté chez moi, où je suis retenu par un S^nd mal de tête. Son cercueil sera porté dans le Jura. Je conçois qu'il n'ait pas voulu être mêlé à cette poussière de Paris. Secrètement, je ne se- ^^ pas fâché d'être à sa place et d'aller dormir dans ces montagnes. Il avait beaucoup mieux à ^^e que moi sur cette terre. Mon chemin de-
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^i^t plus triste et plus étroit chaque jour. Je suis de plus en plus inutile aux autres et en- ^^yeux à moi-même aussi. Je ne crois pas que
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insupporte un autre hiver à Paris. Je sais bien l^^ilyaunpeu de manie et de nerfs malades ^^8 cette disposition, mais ces nerfs-là sont ^^ssi une partie de ma très-misérable condition. C<>txime vous êtes très-bonne, je vous prie de ne P^^ trop vous attrister de ce que je dis là. Il me ^vient de temps à autre un peu d'entrain
100 LETTRES.
comme un trait de lumière à travers les vitres cassées d'une petite maison délabrée et aban— donnée ; mais, en tout, c'est une très-triste ma- sure. Les mauvaises herbes croissent dans le jardin ; il y avait quelques arbres qui auraient pu grandir^ mais qui ont été mangés par les che- nilles. Vous n'avez pas d'idée de la trii^tesse de ce jardin.
M. Cousin rentre comme membre du Conseil royal en remplacement de M. Jouffroy. M. Ville- main a f;ât là un acte héroïque en le proposant au Roi, car M. Cousin est un voisin hargneux et impérieux. Il est très-juste qu'il dirige les études de philosophie en France, mais il faut un grand fonds de philosophie pour vivre en paix avec lui. Mais M. Villemain fait bien ce qui est bien. Peu de ministres se seraient prêtés à ce désagrément de tous les jours, au contact de cette nature or- gueilleuse, insolente, égoïste, habile à mal faire. Les eaux les plus actives et les plus pures de la philosophie n'ont pas plus agi sur sa nature que sur la peau d'un rhinocéros.
M*** pense à se mettre sur les rangs pour rem- placer M. Jouffroy dans le Doubs ; mais on ne doit savoir que penser de ces électeurs. Pour M. Jouffroy, c'étaient ses amis^ ses camarades, qui avaient fait avec lui l'école buissonnière dans
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les montagnes. C'était un grand esprit qui fai- sait honneur à ces vallées sauvages et qui avait été un petit paysan avec eux. Il était fort libre devant eux d'avoir telle ou telle opinion politi- que. Ce sera tout autre chose pour un étranger. M*** n'a pas été dans sa jeunesse avec eux à la veillée et n'a pas cheminé avec eux par les grands hivers dans les petits sentiers de la montagne pendant que les loups se promenaient alentour. M. Jouffroy était là, à la chambre des députés^ au nom des sentiments les plus poétiques du monde. Les gens de la montagne aimaient à voir à la Chambre une intelligence supérieure qui avait grandi sous leurs sapins, dans ces petits hameaux. Il s'était promené dans toutes ces ha- bitations ; il avait causé avec eux auprès de leurs, ruches d'abeilles ; il les avait quelquefois entre- tenus, avec sa simplicité élégante, de ce qu'il sa- vait de Dieu, du monde, de Tavenir. Je me sou- viens de lui avoir entendu raconter ses conver- sations avec ses compatriotes, dont les uns étaient spiritualistes, les autres vraiment mysti- ques, les autres stoïciens, quelques-uns pen- chant à toute incrédulité, tous confusément et suivant la pente naturelle de leur caractère. Il leur disait, à son tour, ce qu'il pensait d'utile et de consolant sur les secrets du monde, et tout
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cela au milieu de tous les accidents familiers de la vie ; le soir, quand on filait le chanvre ; le ma- lin, quand les vaches sortaient des étables ; avec un berger qu'il rencontrait à midi sous Tombre des rochers. Et voilà que son cercueil revient au petit cimetière du village. A son arrivée, on en- tendra la cloche de l'église ; on viendra par tous les sentiers ; mais tout rentrera dans le silence et l'on montrera de temps en temps aux voya- geurs que le hasard amènera là la pierre d'un philosophe qui avait beaucoup de renommée à Paris, et, sur la colline, la maison de son père. Tous ces pauvres philanthropes anglais qui comptaient assister ici au meeting pour l'aboli- tion de l'esclavage arrivent à la file. Le boa. Josiah Forsler est arrivé ce matin avec son aie- noble, son grand chapeau, ses grandes jambes et son grand parapluie. Tout ce monde bien- veillant dînera mardi chez M. de Broglie.
7 mars.
Je VOUS disais que le cercueil de M. JoufTroy serait reporté dans les montagnes, mais on a re- noncé à ce projet. Qu'avez-vous dit du discours de M. Villemain? Il est bien, ce me semble. Il y en a eu un de M. Cousin, mais je ne l'ai point vu. Tout le monde était très-triste à cette triste
LETTRES. 103^
solennité. C'était une créature aimable et sau- vage, qui n'avait pas les instincts de la société. Le inonde est assez bienveillant pour ces carac- tères. Personne ne les trouve sur son chemin. Ils ne disputent rien à personne.
XXXIII.
A MADAME d'hAUSSONVILLE.
Coppet, 13 octobre 1842.
Sans qu'il y paraisse, j'ai regretté beaucoup d^ ne pas passer au moins un peu de temps à Gurcy, car^ excepté à la campagne, on ne vous voit plus. A Paris, le petit train du monde em- porte tout, et puis, vous y prenez, je crois, un peu de dédain pour tout ce qui n'est pas du plus v'f éclat. Il vous faut un peu de temps pour vous '^âcooutumer à votre village et à la simplicité P^U. élégante de ses habitants.
f^cndant que je vous écrivais, je reçois une lettfe d'Albert, de Berlin, et du 7 de ce mois. Il ^v^it assisté à toutes les fêtes du mariage d'une P^ixicesse, et avait été présenté, lui prince, à ^^^s les princes et princesses de la maison de Pelasse, et il paraît que Dieu a béni cette Prusse
104 LETTRES.
dans sa famille royale et que cet arbre a des re- jetons sans fin. Il n'est pas trop enthousiaste pour un voyageur et je ne crois pas qu'il songe à contracter le moindre mariage morganatique, ni qu'il revienne présentant de la main gauche à monsieur votre père la fille d'un ministre pro- testant dont il serait tombé amoureux. Il n'est pas le héros d'un roman d'Auguste Lafontaine ; ainsi, n'atlendez pas une belle-sœur qui ait le genre d'imagination que vous nommez... com- ment? Plaignez-le de cela.
Adieu, madame. Dites beaucoup de tendresses pour moi au député de Provins. Je lui écrirai bientôt, mais j'ai honte dédire que, n'ayant pas grand'chose à faire ici, je suis pourtant si sou- vent interrompu que voilà une lettre commencée depuis trois jours et je finis le 15 ce que j'avais daté du 13. Je lis aussi à bâtons rompus, d'abord M. de Ségur sur la campagne de 1812 ; ensuite, Eschyle, que je n'admire pas tant que les gens qui ont plus d'esprit que moi ; Schelling, que je ne comprends pas du tout à la première lecture, mais je sais relire une dizaine de fois, jusqu'à ce que le jour vienne dans ces profondeurs ger- maniques ; toujours le Dante ; un Voyage de M. Poujoulat en Italie, qui ne me paraît pas né pour parler de l'Italie ; enfin, je relis Y Histoire
LETTRES. 105
romaine de M. Michelet. Gela est fou, mais j'aime ces rêves sur rorigine des vieux peuples de l'Ita- lie, sur un fond de paysage d'aujourd'hui ; l'his- toire qui passe sur la nature qui demeure ; il a assez vivement ces deux impressions. Son livre a la beauté du diable; il est jeune et vivant, mais il n'a pas beaucoup de la beauté qui ne passe pas. Ne trouvez-vous pas qu'il y a trois classes de livres ? Cîeux qui ont l'agrément d'un esprit entrain, qui voit les choses comme nous les voyons aujourd'hui jeudi; — ceux qui ont la sé- vérité des idées durables, de ces idées qui domi- nent toujours, un peu froides comme les neiges des hautes montagnes ; — ceux qui réunissent les deux qualités, d'être jeunes et de toucher aussi à ce qui ne périt pas ; un paysage de prin- temps dans un cadre comme la mer et les mon- tagnes.
Ah! j'oubliais une quatrième classe de livres, ceux qui n'ont ni la jeunesse, ni l'éternité.
106 LETTRES.
XXXIV.
A M, RAULIN.
Coppet, dimanche 30 novembre 1842.
Je reçois votre lettre ce matin même, mon cher ami. Vous me demandez si j'ai à me plain- dre de vous, puisque je ne vous écris point. Sans doute, j*ai à me plaindre de vous, et je vous de- mande comment vous en pouvez douter? Quand j'ai dû rester à Paris et que je vous priais de res- ter avec moi au lieu d'aller en Suisse, vous m'avez répondu que rien ne pouvait vous em- pêcher d'aller en Suisse; quand j'ai pris le parti d'aller à Coppet, vous écrivez que tout vous fait un devoir impérieux de rester en France... Je pense bien que vous pouvez me faire toutes sortes de raisonnements sur ce que les affaires prennent mille formes, qu'on découvre des dif- ficultés là où on n'en croyait pas rencontrer, mais tout cet artifice de raisonnement est peine perdue avec moi. Il vous a plu de rester à Reims et il me plaît, à moi, d'être en colère contre vous... Donc, je ne vous dirai pas le plus petit mot de regret sur votre résolution prétendue héroïque de rester à Reims, On dit souvent ici :
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«Pourquoi M. Raulin n'est-il pas venu? C'est bien triste! i» Mais je fais la sourde oreille et je ne pense même pas à ce M. Raulin qui est si af« faire.
Je vous plains beaucoup, mon cher ami, d'être encore en proie à votre article. Il ne faut pour- tant pas laisser durer si longtemps un état aussi violent. La composition à contre-cœur porte sur les nerfs. Ou déterminez-vous à le donner tel quel, ou dites une bonne fois à M. Thierry, non possumus;ei^ en preuve, montrez-lui l'article qui vous déplaît. Une trop longue contention d'es- prit sur un sujet qui ennuie paralyse toutes les forces de Tintelligence. Quand vous aurez pris hardiment votre parti, les esprits animaux re- commenceront à courir gaillardement ; ils se di- ront l'un à l'autre : nous n'avons plus l'article de M. Augustin -Thierry à faire, et ils se rani- meront et reprendront confiance en eux- mêmes. Allons donc, mon cher ami, vous qui êtes un homme de grande résolution, prenez votre parti aussi nettement que vous avez pris celui de ne point venir ici, malgré tant de ser- ments.
Vous aimez les questions difficiles. Vous voulez savoir comment on pourrait concilier la liberté de penser et de parler avec la plus entière sou-
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mission à Tautorité de TÉglise. Je ne suis pas un grand docteur, mais il me semble qu'il faut d'a- bord diviser : sur les sujets où notre mère la sainte Église n'a rien décidé, vous dites natu- rellement tout ce qui vous passe par la tête, et vous vous en donnez à cœur joie, comme à peu près on mange tant qu'on peut les jours qui ne sont pas de jeûne. Sur les points où elle a tranché les questions, on peut ne pas comprendre ses dé- cisions et dire autre chose en ajoutant : Sauf la soumission à l'Église^ si je fais erreur. On peut en- core faire autrement, penser tout le contraire de ce que pense l'Église et dire simplement : si l'Église n'avait pas ordonné de croire ceci, je croirais cela. En troisième lieu, on peut ne pas penser du tout. C'est le parti le plus sûr et le plus con- forme à la volonté de l'homme sur celte terre, où il ne sait rien de rien, ni pourquoi le vent souffle, ni pourquoi les corps tombent au lieu de monter, ni pourquoi les maîtres des requêtes ne sont pas conseillers d'État, ni les conseillers d'État auditeurs.
Comment êtes-vous six semaines sans écrire à M. Piscatory? J'aime ses lettres et je lui ré- ponds courrier par courrier pour l'exciter à une correspondance un peu plus suivie ; mais il est de ces animaux vigoureux et bondissants qui
LETTRES. ]09
n'avancent que par vives et impétueuses sail- lies, comme l'a dit de lui Bossuet. Toujours est-il ^ue c'est un animal qui me plaît. Je voudrais seulement le voir nager entre les Cyclades, et je me flatte toujours que M. Guizot, qui se connaît en hommes et qui ne néglige pas ses amis, l'en- verra bientôt du côté d'Athènes.
Ah! voilà que je vous parle comme si je n'é- tais pas furieux contre vous. Je le suis pourtant, et je veux l'être. Il vous faudra beaucoup faire pour reconquérir mon estime. Commencez par m'écrire tous les jours ; peut-être que je m'a- doucirai un peu.
! DE LASC01IR9.
Paris, samedi il mars 1643.
Pourquoi y a-t-il si longtemps, chère madame, I
quejenevousaiécrit?Cest que, en vérité, je me |
trouve fort ennuyeux et que je trouve peu amu- sant ce que je vois et ce que j'entends. Tantôt c'est une crise ministérielle qui est en l'air, et |
tantôt les Burgraves de M. Victor Hugo. Quoi- ,
qae vous vous intéressiez à toutes choses par l'étendue de l'esprit, je crois bien que vous avez
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un peu d'étonnement dans cette vie sérieuse et paisible que vous menez à Lyon, quand on vous raconte de quelles misères on s'occupe ici. Pour les personnes qui vivent dans un ordre de pen- sées élevées, tout ce petit bruit de crécelles doit leur prendre sur les nerfs. C'est comme si on m'eût offert de lire le Messager des Chambres quand je regardais Rome pour la première fois du haut du Capitole. Je crains donc de vous faire, malgré toute votre bienveillance, l'effet du Messager des Chambres. Voulez-vous bien me rassurer un peu lorsque vous aurez un moment de loisir? Ne viendrez-vousjpas bientôt à Paris, bien que nous ne soyons pas aimables? Je m'ima- gine que vous arriverez vers les premiers jours d'avril, avec mademoiselle de Pomaret. Je sais bien qu'elle a été inquiète de la santé de madame d'Eclépens. J'aurais bien voulu avoir directement d^elle des nouvelles de madame d'Eclépens, mais comme j'écris peu ou point à mes amis, une lettre dans ce dessein est un événement qui effa- rouche l'imagination de ceux qui sont déjà in- quiets. J'ai toujours mieux aimé passer pour inaltentif que de faire une petite peine inutile.
Comment avez-vous trouvé les deux volumes de madame de Belgiojoso que M. de Lascours vous a rapportés? Ils ont ici un succès qui me
LETTRES. 111
• ■
paraît mérité. Ne trouvez-vous pas là des mar- ques d'un esprit ferme, simple et convaincu, et avec cela la liberté de pensées sur tous les points où il est permis, dans TÉglise, de garder sa li- berté de pensées. Je voudrais bien savoir votre opinion sur ce qu'elle dit des peines étemelles ? N'a- Ulle pas pris le bon côté de ce terrible sujet ? Elle est bien un peu sévère pour saint Augustin, et c'était un plus grand homme qu'elle ne dit, suivant moi. Je le vois toujours causant à une fenêtre d'une auberge d'Ostie, avec sa mère, sur les plus grandes questions de ce monde et cela dans un langage charmant et avec une admira- ble abondance de pensées fines et d'images écla- tantes. Je sens bien que ce train de guerre qu'il a mené contre tant d'hérésies a endurci un peu son âme et tous ses arguments vont trop loin pour la simple raison ; on dirait qu'il s'est en- durci dans la vie des camps, tandis qu'il pour- suivait les donatistes, les pélasgiens et les mani- chéens; mais il n'en reste pas moins une de ces Datupes à part chez lesquelles les idées et l'ima- gination vont du même essor. Voyez M. de La- Daartine, il a deux ailes, l'une de cygne, qui est l'imagination, l'autre de moineau et voilà pour sa raison. Le pauvre grand homme ne peut pas aller bien haut dans un pareil équipage. Com-
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t
ment avez-vous trouvé la façon dont M. Guizot Ta traité. Je m'en suis fort réjoui dans mon cœur. C'était un beau spectacle de le voir plu- mer d'un air sévère ce bel oiseau des Tropiques. On dit qu'il avait Tair tout mal à son aise après avoir été ainsi plumé ; mais les ailes de Tamour- propre repoussent très-vite ; elles repoussent un peu moins brillantes et voilà tout. J'espère que le chantre dElvire ne prendra plus de quelques mois des airs de dictateur. Le ministère est tout triomphant. J'espère qu'il n'en sera pas moins modeste. M. Duvergier va demander l'abolition du scrutin secret. Il est chimérique de demander ce genre de hardiesse chez nous. Il y a beaucoup de gens très-doux qui n'aiment pas qu'on sache leur vote parce qu'ils ne le pourraient plus pro- mettre à deux partis à la fois. Il n'est vraiment^ pas dans les bonnes mœurs parlementaires de»- voter ainsi à visage découvert. Je pense que la proposition de M. Duvergier sera repoussée ai»- scrutin secret. Lisez-vous M. de Lamennais sur^ les Amschdspans ? Je n'ai jamais rien vu de si peu^ raisonnable et ensemble de si ennuyeux. Le lan- gage e&t à l'avenant des idées, faux, exagéré, barriolé de toutes sortes de mauvaises couleurs. C'est quelque chose qui tient plus de l'ivresse que de l'enthousiasme. Voyez ce que c'est que
LETTRES. -.-.^ 113
delre un peu malveillant; on finit toujours par avoir raison. Il y a bien des années que je pense du mal de cet homme à cause de son premier ouvrage, lequel promettait tout ce qu'il a fait depuis. Il a une machine à vapeur de la force de deux cents chiens hargneux; il l'avait d'abord attachée au catholicisme et aujourd'hui il l'atta- che à la démocratie, mais ce sont toujours les mêmes chiens hargneux. Vous avez vu aussi le Pascal de M. Cousin? N'est-ce pas une singulière découverte que tous ces passages tronqués, dé- placés, altérés, affadis par la main pieuse de Port-Royal? Ils ont fait ce qu'on faisait sous la Restauration dans les cathédrales. On les badi- geonnait pour effacer toutes les teintes sombres que la main du temps y avait laissées en passant. H y a la même différence entre le langage triste ft profond de Pascal et la clarté un peu blafarde que le sacristain de Port-Royal a jetée sur les épreuves de ses pensées.
Après cela, n'êtes-vous pas d'avis qu'il y a un peu d'exagération aussi dans les regrets de M. Cousin sur certaines formes qui n'en valent P^ la peine? Ainsi, je me consolerais de ne pas savoir que Pascal a dit que l'homme est un rnccourci dabyme. Ce n'est ni simple, ni frap- pant, ni même très-intelligible.
III. K
111 LETTRKS.
Mgr. l'archevêque de Lyon a-t-il le loisir de lire le chapitre de la comtesse Belgiojoso sur saint Irénée? Peut-être qu'il n'a pas le temps de lire. Saint Augustin lisait beaucoup, quoiqu'il agit beaucoup, mais il était saint Augustin. Saint Jérôme lisait les ouvrages théologiques des belles dames romaines^ mais il n'avait pas de diocèse. Huet, l'évêque d'Avranches, lisait tout, mais aussi, quand on venait le consulter, son valet de chambre répondait : < Monseigneur étudie. y> A quoi un paysan répliqua qu'il était fâché d'avoir un évêque qui n'avait pas fait ses études.
Adieu, chère madame, mille tendres respects. Gomment Joseph poursuit-il ses études, lui qui n'est pas évêque et qui probablement ne le sera jamais? On n entend rien dire de mademoiselle Cécile, sinon qu'elle est jeune et belleet aimable, mais nous le savions déjà.
XXXVI.
A LA MÊME.
Paris. i:< juin 1843.
Chère madame, je n'aurais pas osé vous écrire durant tout ce fracas de camp et de revues. Je
LE T TUES. 1 ir>
craigaais que cette magnificence militaire ne laissât dans l'ombre vos humbles amis de Paris. Vous êtes bien bonne de m'avoir rassuré là dessus, mais ce qui n'est pas si aimable, c'est de dire que vous avez été fort soulTrante, avec une rapidité toute militaire et sans autre explication. Avez-vous été réellement de mauvaise humeur d être malade? Je ne crois pas beaucoup à votre mauvaise humeur dans aucun cas. Vous n'avez pas même de mauvaise humeur le dimanche et c'est pourtant une grande épreuve pour les ca- '•actères. Ordinairement, quand Theure de la ffi^and'messe approche, on devient colère de peur d être arrêté par quelque chose et de n'être P^s exact à ses devoirs. La moitié des vices de ^^ monde ne vient-elle pas de l'humeur qu'on a d^ ne pouvoir pas faire si bien qu'on voudrait? ^t Voilà justement pourquoi les mauvais sujets ^^n.t ordinairement de bons enfants. Ils n'ont pas ^'iixipatience de ce 'qui leur manque en fait de Vertus. On dit que M. de Lamartine va vous aller Voir à Lyon. Je présume que M. de Lascours n'ex- ^^t^terapas ses officiers à aller entendre les ho- mélies démocratiques de ce tout petit O'Connell. Je suis déjà bien frappé de ce que j'ai lu de ^otre essai sur la Somme de saint Thomas, ^'aime ce langage qui a de la force, de la dou-
116 LETTRES.
ceur, de la clarlé, et partout une vivacité cachée qui se trahit pourtant à la moindre contradic- tion, comme les étincelles sortent de la machine électrique dès qu'on approche la main. Vous vous êtes placée dans le point de vue le plus élevé et on sent que vous avez un grand hori- zon devant les yeux, mais que vous tenez qu'il est bien de regarder un seul point auquel il faut tout rapporter, et ce seul point est du côté de la campagne de Rome f vers de grandes ruines et des débris de belles églises. Le paysage est beau et mélancolique, mais on dirait que la vie s'en retire tous les jours, et, quand il s'y fait un peu de bruit, on croirait que c'est l'agitation de la fièvre. C'est donc le tort de votre beau livre de montrer une préoccupation trop forte de ces grandes ombres du passé. Il est singulier de voir défendre, avec toute la vivacité d'une imagination jeune et sérieuse, un système en apparence si froid et d'une rigueur si intraitable, mais, à vous entendre exposer ce système dans les pages que vous voulez bien me confier, on se reprend à le trouver d'accord avec toutes les lu- mières de l'esprit et tous les rêves que lame poursuit. En le lisant, je me souvenais involon- tairement d'avoir rencontré à Rome, dans les Catacombes, une jeune femme d'une charmante
LETTRES. 117
figure qui parcourait d*un pas léger ces tristes demeures des morts. Cette vive jeunesse sem- blait faire tout revivre autour d'elle , mais elle passée et son flambeau éteint, que restait-il? Je vous dis bien librement mon avis^ puisque vous avez la bonté de me consulter sur votre travail. J'espère que vous ne m'en voudrez pas trop. J'y ai fait quelques petites corrections de détail. Il y a quelques erreurs sur le protestantisme ; je n'aime pas beaucoup cette comparaison de Luther et de saint Thomas. Sans doute, saint Thomas est un grand esprit, mais , puisqu'il ne s'agit que de supériorité d'esprit, pendant que l'un coupe de travers un cheveu en quatre, lautre renverse des églises et brise les portes des villes. C'est la différence qu'il y a entre une paire de ciseaux et un boulet de canon. J'aime ce que vous dites, au contraire, sur la tolérance. Le morceau est charmant, mais pourquoi rap- peler que Calvin a brûlé Servet? Cela trouble toute la sérénité du tableau que vous avez lait. Il ne faut point de récriminations, surtout quand il est question de tolérance.
Adieu, chère madame. Je fais un article sur votre ouvrage et j'espère que vous m'autoriserez à faire quelques citations. J'ai pris d'abord ce beau passage où vous peignez toutes les inquié-
W^ J.ETTUES.
tudes de Tesprit contenues et calmées bientôt dans le cercle magique de rautorité de l'Église.
XXXVII.
A M. HA i; LIN.
(riircy, dimanche 2a Juillet 1843.
Mon cher ami, vous m'écrivîtes Tan dernier, d'un air assez grognon : Sachez qtie je ne ptns m' astreindre à aucune exactitude dans mes corres- pondances. Vous pouvez bien penser que je ne suis pas homme à oublier cela, et je fais effort sur moi-même pour ne pas vous écrire à des jours réglés, suivant mon instinct; et puis, faut- il vous le dire aussi ? je ne me sens aucun em- pressement à entretenir des rapports trop fré- quents avec un homme aussi mal noté dans les papiers de M**\ Puisqu'il vous a offert l'autre jour un sacrifice sur l'autel du vrai Dieu, c'est qu'il ne vous croit pas beaucoup de créclit dans ce monde, et il s'y connaît. Ah ! qui m'eût dit que j'aurais un jour la consolation de vous voir presque pendu comme philosophe, et cela, des mains d'un homme en qui vous aviez mis toute votre complaisance ! Je me figure que vous êtes
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tout mélancolique depuis cette nouvelle décou- verte dans la perversité humaine.
Sachez que, si je vis ici avec d'honnêtes gens qui sont incapables de la plus petite noirceur, par compensation, il pleut à torrents; donc, on veut jouer la comédie ; on essaie les Précieuses ridicules, Mithridate, et que sais-je encore? Tout cela, par fragments. Je n'en suis pas, à cause de' ma grande timidité qui ne me laisse pas parler en public, mais j'assiste avec plaisir aux répéti- tions, quand on veut bien me le permettre. Bien que je*n'aie pas beaucoup de sentiment drama- tique, je ne suis pourtant pas assez stupide pour ne pas sentir ce que j'ai souvent entendu expli- quer par M*** , que Racine a une sensibilité pro- fonde et Molière une verve comique intarissable. J'en ai même conclu que Racine était le poëte du cœur, aussi vrai que Boileau est le législateur du Parnasse, quoi !
Je reçois une lettre d'Athènes. M. Piscatory me décrit toute sa maison sur le penchant de l'Hy- melte et la vue admirable dont il jouit. Il est content d'être là et triste d'être loin des siens. Ce qu'il dit de celte Grèce me donne une furieuse envie d'aller voir Salamine et Marathon. Ne vous vient-il pas aussi quelque désir d'abandonner les ^'g^ôs, j'entends par là vos supérieurs et vos col-
120 LETTRES.
lègues ? Vous devriez me donner quelques nou- velles; me dire si le général Espartero échappera aux griffes de ses ennemis, car il est probable quUl en sera bientôt à crier : a Mon royaume pour un cheval!... » Je lis un charmant discours de M. Villemain sur les prix de toutes couleurs que distribue llnstitut. Je soupçonne qu'il n*y a de vif, de spirituel dans tous les ouvrages cou- ronnés que la manière dont M. Villemain en parle. Quant aux prix de vertu, je trouve qu'ils n'inspirent aucune émulation. Mille écus^ c'est peu pour la vertu, et le vice rajf^orte plus à un homme de bon sens. Que dois-je penser de récrit de M. Michelet et de M. Quinet sur les jésuites? Est-ce ce que j'ai déjà lu, cedont je vousailu un passage? Pourquoi se mettre deux pour cela? On n'écrit jamais rien de bon à deux. On ne se met pas à deux pour pointer un canon ; ils man- queront leur coup, et c'est dommage.
XXXVIII.
AU MEME.
Gurcy, dimanche o août 1843.
Pourquoi me dites-vous : j'attends chaque
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matin une lettre de vous? C*est bien à vous, qui êtes quinze grands jours sans m' écrire, à le prendre sur ce ton avec moi ! Vous répondrez, sans doute^ que vous avez beaucoup d'affaires, mais j'ai toujours laissé dire qu'il n'y avait que les gens occupés qui eussent du temps pour tout ; je l'ai laissé dire, me réservant d'en profi- ter. Ah ! vous n'aimez pas assez Frédéric et Ber- nerette. Vous ne sentez donc pas combien toute cette misère est poignante et poétique en même temps. Je veux absolument que vous me disiez que Manon Lescaut est la grossièreté même. La pauvre Bernerette suit le fil de l'eau dans sa pauvre petite barque qui va se briser contre les grands moulins de l'ordre social. C'est une fata- lité plus vraie que la fatalité des Anciens. Manon Lescaut est une voleuse, une impudente, une menteuse; Desgrieux est un escroc; tout cela n'est pas la réalité ; c'est quelque chose au-des- sous de la réalité; enfin, M. de Musset est certaine- ment un homme de talent et tout ce que vous me dites de son état me fâche. Il n'est point riche, il est malade et il m'a l'air de suivre comme Ber- nerette le fil de l'eau. Que vous a donc fait l'em- pereur Napoléon que vous le traitiez de décla- mateur ! Il ne déclamait pas sur l' Adige, et, s'il parlait en Egypte avec quelque recherche, c'était
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pour parler au fou selon sa folie. Prenez garde qu'il y a entre la grandeur el la déclamation une ligne imperceptible, mais nette et tranchante comme l'acier...
Qaantà cet élégant qui trouve qu'on ne peut pas ne pas être athée, il me semble que ce doit être un sot. Regardez bien, et, malgré son apparence d'esprit, il doit avoir sous son petit duvet bril- lant la peau d'un sot. Quelle armée que les sots et les faquins! que c'est iqaposant! Quelle ligne menaçante depuis les gros bataillons qui sont sous les bannières de M. de Maistre jusqu'aux petits nigauds qui croient inventer les lourdes sottises du baron d'Holbach! Oui, vous revien- drez à mon opinion sur M. Ponsard, et même, si Dieu vous fait la grâce d'arriver à la fin de vo- tre carrière d'une manière ou d'une autre, vous reviendrez à toutes mes opinions. C'est la vraie conversion. Voulez-vous bien ne pas tant parler de vos jeunes Espagnoles. Qu'est-ce que cette manière de chanter qu'on n'a qu'au-delà des Py- rénées? Vous m'avez bien la mine d'aller un jour échauffer la marmite de Lucifer avec vos des- criptions moitié d'artiste et moitié de réprouvé. C'est la source de tous les crimes littéraires de ce temps que ce mélange. Je ne serais pas étonné que ce fût une d'?s formes du péché contre le
LETTRES. 123
Saint-Esprit que de prendre ce qui est divin pour en orner ce qui ne Test pas du tout. Que cela ne vous arrive plus ou je le dis à saint Jérôme, à saint Augustin, à saint Ambroise et à saint Qui-^ riace que je ne connais pas, mais dont j'ai vu une belle église dans les ruines abandonnées de la \ille haute de Provins.
Je n'aime pas beaucoup que vous lisiez les beaux endroits de madame Sand, puisque tout cela vous met dans un méchant état d'esprit. Vous écrivez sur Jules Romain et sur une mar- quise des lignes qui me font peur pour vous. Vous m'avez l'air de vouloir retourner en Egypte et de trouver que le désert et ses miracles et les cimes des montagnes à l'Orient ne valent pas la cour de Pharaon, mais il est trop tard, mon cher monsieur, non pas trop tard pour Tâge, mais vous êtes engagé ; vous avez mis la main à la charrue et il ne s'agit plus de se retourner. Au reste, les marquises passent et les sommets des monts à l'Orient brillent d'un éternel éclat. Voilà tout ce que j'ai à vous dire sur Handel, sur •Jules Romain, sur Fra Bartholomeo, car tout cela c'est pour vous une manière de parler des marquises. Vous voilà comme la littérature mo- derne, dérobant quelque collier ou quelque bra- celet de diamants dans le Paradis pour en orner
124 lettrbs.
une marquise. Ne voyez-vous pas tout le chœur des anges qui crie : au voleur! Vous avez besoin de vous tranquilliser Timagination ; lisez saint Martin, cela vous enlèvera à toutes les réalités, car cela ne ressemble à rien.
J'aime assez la manière dont les Espagnols se tirent d'affaire. Les voilà devenus des gens civi- lisés. C'est là une belle conversion! Si Espartero a gâté la moindre chose à Séville, s*il a jeté la plus petite bombe dans la mosquée de Séville, je ne lui pardonnerai de mes jours. Je plains fort ce pauvre M. Aligny que la fièvre oblige de reve- nir de Grèce. Quand on n'a pas une santé de fer, on n'est bon à rien. Je vous donne ma parole d'honneur que, si j'avais eu une bonne santé, je serais une créature passablement distinguée, mais il n'y a que Dieu et moi qui sachions com- bien d'obstacles cette misérable petite organisa- tion me fait rencontrer partout. Dieu y pourrait bien quelque chose, mais moi, je ne sais qu'y faire. Si vous croyez que je n'ai plus la fièvre, vous êtes dans une grande erreur. Je voudrais bien voir tous ces gens qui me disent d'une voix forle que je me porte parfaitement bien, je vou- drais bien les voir obligés de manœuvrer ce petit réseau de toiles d'araignées qui est ma propre personne. Je fais de mon mieux presque
LETTRES. 125
toujours et je vais au bout de mes forces phy- siques, mais qui est-ce qui sait le secret de la Force de son voisin? On se regarde au miroir, on trouve qu'on a tes joues rondes, le teint brun et animé, on se frappe la poitrine et il en sort un son plein et égal qui annonce une longue vie, et on dit: « Bah! qui est-ce qui est ma- lade ? »
Qui est malade? C'est vous, mon cher ami, mais vraiment bien malade moralement. Je vous prie d'appliquer une force énergique à tourner le cap des tempêtes où vous vous démenez. Les beaux yeux des marquises font mourir, je vous en avertis. Je vous trouve bien ému littéraire- ment, et, comme vous êtes toujours plein de con- séquence, j'en conclus que cette révolution litté- raire correspond à une autre révolution en vous. Lisez les Bollandistes ; ce sont des eaux froides, ternes, sans courant, point de paysage à l'hori- zon, rien qui éveille l'imagination. Laissez là M. de Musset.
J'ai écrit à M. Piscatory, mais je ne lui ai pas dit que vous fussiez exposé à faire naufrage devant les marquises. Je lui ai dit seulement que vous voudriez bien savoir comment il se trouve aupresdutombeaudeThemistocle.il ne semble pas convaincu que le roi Othon ait le génie de
126 LETTRES.
Périclès, mais cela viendra pejit-être; il est bien jeune.
Bonjour, mon cher ami. Si vous vous plaignez de moi, vous êtes criminel. Vous m'avez pour- tant écrit deux aimables lettres, mais je suis sûr que vous allez vous endormir d'un profond som- meil durant quinze jours, ou bien rêver sur Han- del, ce qui est pis.
XXXIX.
A M. A. AV. SCHLEGBL.
Gurcy, 15 août 18 13.
Ce qu'il vous plaît de nommer de la neige froide est une pluie de roses brillantes ; vous les avez jetées dans la direction de Paris, et, à mon grand regret, elles me sont arrivées un peu tard et par ricochet. Elles n'en avaient pas moins gardé leur premier éclat et leurs fortes épines. Je tiens toujours que vous êtes souvent très-in- juste pour les pauvres gens dont vous vous mo- quez ; vous avez un pressant besoin de passer quelques mois à Paris pour toucher au doigt votre injustice. Nous allons demander, ne vous en ai-je pas déjà informé? votre extradition pour avoir jugé nos chambres et précédemment
MîTïRES. l'iT
nos académies avec peu d'équité ; nous obtien- drons des tribunaux que vous soyez condamné, pour dommages et intérêts, à passer un an avec nous et vous serez ici d'un grand secours à l'A- cadémie française pour la rédaction de son dic- tionnaire étymologique. Vous voyez que nous n'entendons pas trop mal nos affaires.
J'ai reçu exactement le cahier bleu que vous avez la bonté de me confier. J'ai été extrême- ment frappé de cette lecture. J'y vois partout la marque d'un esprit énergique et pénétrant. Mais ne trouvez-vous pas que, sur de tels sujets, la pensée peut aller successivement d'une extré- mité à l'autre, selon le biais par lequel on regarde les choses? Le système que vous attaquez avec tant de force ne vous' a-t-il pas paru quelquefois aussi comme les linéaments un peu indistincts d'un ordre magnifique? Je ne conteste presque rien de ce que je trouve dans les cent pensées. Mais j'entrevois seulement que la même puis- sance d'esprit qui fait trouver ces arguments contre pourrait aussi, à un autre point de vue^ trouver de grandes raisons pour. Vauban aurait pris Jérusalem d'assaut, mais, s'il s'était jeté dans Jérusalem, il aurait pu aussi rendre la place inexpugnable. La force des intelligences supé- rieures donne un peu de scepticisme à ceux qui
12S LETTRES.
les regardent développer cette force. On dirait que, selon qu'elles donnent leur impulsion d'O- rient en Occident ou d'Occident en Orient, elles peuvent changer toutes les perspectives des choses. Je voudrais bien être autorisé à montrer le cahier bleu à quelques-uns de vos amis, mais je le tiens sous les sept sceaux jusqu'à nouvel ordre et j^attends la suite avec impatience. .
Nous avons relu ici le Wilhelm Meister de Goethe. Je me suis promis de vous demander votre avis sur le fond et sur la forme ; de la forme, je n'en suis juge en aucune manière, mais, pour le fond, ai-je tort de trouver cela excessivement décousu et chimérique? Ai-je tort de penser que vous avez ouvert à la littérature allemande des routes plus larges, plus droites et qui mèneraient plus loin? On n'a guère avec Goethe le senti- ment d'avoir pied sur la vérité. C'est comme un voyage en l'air où on ne sait si ce sont les objets ou la têle qui tourne.
LETTRES. 129
XL.
A M. RAULIN.
Gurcv, 16 aoûl 1813.
Vous êtes, à cette heure, mon cher ami, au milieu des préparatifs d'une noce, et, probable- ment, vous trouvez que ce n*est pas très-gai. Je voudrais, du moins, être sûr que vous n'avez porté à Reims ni la fièvre ni les maux de tête qui vous tracassaient. De quoi vous mêlez-vous, d* être malade? Laissez donc faire aux gens qui en ont Thabitude. Quoi qu'il en soit, dites-moi : Je n'ai plus ni fièvre, ni maux de tête. Quant aux causes de la maladie, je me réserve de les appré- cier avec vous un peu plus tard^
Quanti dolci pefisier, quanio desio Mena costoro al dokroso passa.
Trop heureux que tout cela finisse par un mal de tète. D'ailleurs, je ne sais pas bien ce qui s'est passé dans les champs des Pharaons^ au milieti des beaux vallons ; peut-être ne s'est-il rien passé du tout ; mais un air de Haydn, un sourire^ la pen- sée du temps qui s'envole, je ne sais quoi qui rappelle le passé et qui n'est plus le passé, cela suffit pour avoir un peu de fièvre. Les murs de
m. 9 .
i
130 LETTRES.
la Jérusalem céleste sont beaux, mais nos yeux ne s'accoutument qu'avec peine à ces monts glacés qui cernent T horizon. Ce vent froid et sa- lutaire qui souffle sur ceux que la fièvre passa- gère du temps échauffe encore n'est pasagréable, à ce que je crois, dans les premiers jours. On a bien du mal à se persuader que la beauté qui passe n'est que le reflet de la beauté qui dure. On confond souvent la lumière d'un jour qui brille dans des yeux noirs avec les purs rayons de la lumière éternelle. Pour être vraiment chrétien ou vraiment philosophe, il faut livrer une bataille qui ne finit pas avec toutes les er- reurs de perspective pour lesquelles on dirait que nous avons été faits. Et voilà justement pourquoi votre fille est muette et pourquoi vous avez mal à la tête. Toujours est-il que je me gar- derais comme du feu de Handel et de Jules Ro- main, car le plus sûr pour s'élever à l'éternelle beauté dont parlent Platon et les Pères de l'Église d'après lui, c'est de contempler ici-bas la laideu qui passe.
Vous avez grand tort de trouver si mauvi que Napoléon soit populaire auprès des comm voyageurs. Il ne faut pas se dégoûter des cho parce qu'elles sont populaires. C'est même t chose à apprendre de bonne heure quand c
letti.es. 131
l'esprit au-dessus des autres, que de se défendre contre le dégoût que les lieux communs inspirent pour ce qui est sous les lieux communs. Toutes les plus hautes vérités se promènent par le monde en redingote grise.
Pourquoi n'êtes-vous pas sur' la liste des membres du Conseil d'État condamnés aux vaca- tions? Y b\ l'idée que vous vous êtes arrangé pour faire la besogne de M. Hochet, sans que cela vous compte comme service de vacations. Le poste de M. Piscatory, à Athènes, n'est pas non plus une sinécure, mais je crois qu'il vaut mieux ^'re surchargé de travail en Orient que même iihr& de tout son temps dans nos misérables cli- mats. Il y a des jours où j'aimerais mieux être un pïlérien, un simple galérien à Civita-Vecchia, ^u*tan bon bourgeois bien à son aise aux Bati- Çïiolles ou à Saint-Mandé. Croyez-vous que les ^^^identaux soient tout à fait des hommes et les occ5Î4J[entales tout à fait des femmes? A propos de ^P tentrionaux , savez-vous que des savants Pusses (car il y a des savants russes, à ce qu'il pa- ^'^t), ont trouvé en Sibérie, l'autre jour ou l'autre ^^it, un bel éléphant antédiluvien, mais parfai- leoc\ent conservé, l'œil vif, des poils longs, des ^'^^irs intactes. Nous n'avions jamais vu que les ^ de l'autre éléphant, trouvé en 1798, dans les
-$/•
132 LKTTRES.
glaces du pôle; les chiens avaient mangé les chairs avant qu'on ait eu le temps d'y regarder, mais celui-ci est complet. Voilà un personnage respectable. Nestor est un petit gamin en compa- raison et Adam ne lui va pas à la cheville même pour l'antiquité. Il a vécu avec des êtres beau- coup plus forts qu'aucun de nous ; il était en fa- miliarité avec les ptérodactyles ; il voyageait dans des allées droites bordées de fougères gi- gantesques ; le soleil se levait à d'autres points de l'horizon, et d'autres mers battaient d'autres rivages. On ne connaissait alors ni marguilliers, ni Conseil d'État, ni curé de Saint-Louis d' Antin ; il n'y avait point de chambre des vacations et nul mastodonte n'était retenu deux mois à Paris quand tous les autres mastodontes allaient se promener en Suisse, à Bade, à Spa, à Milan, à Alexandrie, etc., il n'y avait point encore de marquis de La Valette, consul à Alexandrie d'Egypte.
Bonjour, mon cher ami ; pardon de mes rêve- ries antédiluviennes. Je n'aime pas beaucoup les vers de M. de Musset adressés à M. Charles No- dier et que je trouve dans la Itevue des Deux- Mondes.
LETTRES. 133
XLI.
A M. E. LE SAHUNB.
Bro^lie, 9 décembre 1843.
J ai dit à Albert, cher monsieur, que vous aviez la bonté de songer à lui écrire, et il vous fin remerciera prochainement d'avance. C'est un grand acte de charité que d'écrire à de pauvres gens qui vont dans ces pays sauvages. Depuis que raifaire de M. Olozaga est bien expliquée dans les journaux, je commence à n'y rien com- prendre du tout. Si cet homme a fait ce dont on l'accuse, il est, à coup sûr, fou à lier ; s'il n'est pas coupable de cette absurde violence, que pen- ser de ses accusateurs ? Enfin, nous en saurons peut-être davantage quelque jour, mais c'est toujours une histoire qui a l'air de venir du fond de l'Orient. Les premières séances des Certes ne ^nt pas non plus très-calmes et nous avions tort de croire que ce pauvre pays était un peu rassé- réné. Vous avez bien raison de vous mettre à cultiver la philosophie, et je suis fâché d'appren- dre que M. T. est un adversaire fde la fphiloso- P^îe ; il est vrai que c'est aujourd'hui la grande ^ode. Il faut lui lire la fin de l'introduction de
134 LETTRES.
M. de Rémusat. Ce n'est pas que je ne m'expli- que ce découragement des sciences métaphysi- ques. On s'était imaginé, au dix-huitième siècle, qu'au moyen de la philosophie on chasserait sous peu, et à tout jamais, le mal de ce monde ; on est étonné que nous ne sachions pas encore tout sur tout, et que nous ayons encore de temps en temps la fièvre et la migraine. A présent, on croit que les sciences physiques vont renouveler le monde et on en verra le bout, comme de la philosophie.
La chambre des députés oommenc^t^elle à s'éveiller ? Entend-on déjà les bruits sourds qui précèdent les éruptions des volcans? Ai-je tort de croire que vous aurez la session la plus pai- sible du monde ? Je ne pense pas qu'on soit assez résolu pour mettre à la porte ceux qui vont sa- luer un autre roi que le nôtre. Vous disputerez- vous sur l'Église et sur l'État? Les esprits ne sont pas tournés à ces hardiesses-là. Vous cau- serez donc dans la salle des conférences, et vous lirez les nouveautés que M. Beuchot vous procu- rera; vous irez voir les Bâtons flottants et si M. Berryer parle bien, vous l'applaudirez. Quand je dis vaus^ ce n'est assurément que par cette fi* gure que nous nommons communication dans Us paroles^ car je sais que votre vo\is à vous est au-
LETTRES. 135
trement disposé. Savez-vous si tout le tapage est fini au cours de M. Rossi ? Le Français n'aime pas que les gens de talent soient bien placés. Il trouve probablement que, quand on a de l'esprit et de la science, c'est bien suffisant et qu'il faut donner les places comme consolation à ceux qui n*ont ni Tun ni l'autre. C'est bien du bruit, d'ail- leurs, pour un titre de doyen, qui ne semble pas une insigne faveur et qui donne, je crois, à peu près exclusivement du tracas et de l'ennui. Ce qui m'a donné de l'ennui c'est ce livre de M. de Custine , sur la Russie ; défiez-vous de ces quatre volumes. Quoi qu'on en dise, à tout prendre, il vaut mieux lire Homère ; sans comparaison, j'ai repris le Voyage en Orient de M. de Lamartine; on voit pourtant assez distinctement les lieux, <|uand on écarte cette forêt d'épithètes au milieu de laquelle il marche.
J*espère bien ne pas passer longtemps dans ce fi*oi<l et vous aller revoir bientôt.
13j lettres.
XLII.
A M.. A. A\'. SCHLEGEL.
Paris, 21 avril 1844.
Je vous aurais dit plus tôt, si je n'avais été longtemps fort souffrant, tout le plaisir que m*a causé la lecture du petit cahier que je dois à votre bonté. Il y a là le germe d'une foule de beaux ouvrages, et de grandes perspectives au fond de tous ces petits cadres dans lesquels vous avez rapidement esquissé vos pensées. J'aurais un bien vif désir de vous entendre développer tout ce que vous avez indiqué là d'une main ferme et prompte. J'ai toujours les yeux tournés du côté du Rhin ; on voulait m'entraîner à un petit voyage en Orient, mais, si j'avais un mo- ment de santé passable, je préférerais tourner vers Bonn. La probabilité est que je demeurerai dans mon immobilité^ bien malgré moi.
Je crois vous l'avoir déjà fait remarquer. Vol- taire avait grand tort de dire :
Faites tous vos vers à Paris Et n'allez point en Allemagne;
je vois qu'on fait même d'excellents vers fran- çais en Allemagne et Boileau lui-même n'y trou-
LETTRES. 137
verait point à mordre. Quoi que vous en pensiez, nous sommes très-capables de distinguer vos vers d'avec ceux de Frédéric le Grand, qui n'a- vait jamais pu acquérir ce tour aisé et dégagé que donne un long séjour dans la société la plus polie d'un pays; et puis, quoiqu'il ait gagné plus de batailles que vous n'avez eu occasion de le taire, je prends la liberté, n'étant pas né dans son royaume, de préférer de beaucoup votre style au sien.
m
Je n'ose plus vous demander votre avis sur les
questions du jour, depuis que vous m'avez dit
V^e vous n'aimiez pas à écrire sur ces matières.
Je serais pourtant très-curieux de votre opinion
sur la lutte que le clergé et le gouvernement ont
®^ ce moment sur les questions d'instruction
secondaire. La discussion va commencer de-
^^in à la chambre des pairs. Elle sera, je crois,
^*une assez grande vivacité. Vous avez pu voir
P^i* l'attaque de M. de Montalembert quel en sera
'^ ton. Je suis persuadé que vous prendriez à
*^ut cela un vif intérêt si nous avions le bonheur
^^ Vous avoir ici.
Tout ce qui est ici me recommande de vous ^^ire mille tendres compliments.
138
LETTRES.
XLIII.
AU MEME.
Paris, 3 mai 1S44.
Nous venons d'avoir à Tlnstitul une séance o M. de Rémusat a lu, sur les origines de la liti rature française, un morceau plein d'esprit et ( vues qui aurait certainement mérité votre int rêt. Les deux volumes qu'il a publiés sur la ph losophie, ii y fit deux ans, sont*iIs tombés soi vos yeux? Il a un esprit très-rare, et c'est grai dommage que cet esprit soit plongé dans cet poussière des batailles parlementaires. Aure vous lu le grand discours par lequel M. Cousio ouvert le débat sur l'instruction secondaire? 1 pauvre philosophie est poursuivie pour le qua d'heure par une demi -douzaine d'esprits < travers qui la prennent pour un chien enrag Ce qui est certain, c'est que, en traquant le chi< le plus doux, on fmit par le rendre méchant.
Voulez-vous bien me permettre de vous di que vous me traitez fort mal? Vous me refus toute conversation sur les sujets de philosopti et de littérature. Mon admiration très-sincère déjà bien ancienne mériterait, en bonne justic
I;
LETTRES. 139
UQ traitement plus doux. Vous avez la bonté de me dire, il est vrai : « Venez à Bonn et je vous ré- pondrai sur tous les sujets 9, mais il est cruel de dire à un pauvre homme qui ne peut pas faire dix lieues sans être fort souffrant : a Je ne vous dirai rien, si vous ne faites cent cinquante lieues au grand galop de la malle-poste. » Je me re- commande donc à votre infinie miséricorde. Mille tendres respects.
xnv.
A M. RAVLIN.
Gurcy, 28 juin 1814.
Comment, mon cher ami, vous êtes donc livré à Tracassin ? Il se sera dit : « Le voilà à Reims ; il a des affaires ; il faut aller et venir ; donnons- lui un rhumatisme et un médecin. Le rhumatisme agira au dedans, le médecin au dehors , et ce Raulin enragera. > Vous aurez pris froid en cau- sant de VEnfer et des excommunications avec votre archevêque. Tâchez donc de n'être plus malade et écrivez que vous vous portez mieux. Vous pouvez être certain que toutes les églises de Paris vont faire dire pour votre rétablissement
140 LETTRES.
des messes en mauvaise musique, et les demoi- selles de votre Paraclet vont consacrer à prier pour vous les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint.
Tout cela est bel et bon, mais je n'aime pas que vous ayez la tête faible. Je ne peux pas m'ô- ter de Tesprit que c'est pour avoir trop causé avec votre archevêque. Oui, sans doute, c'est M. Thiers qui fait le rapport (sur l'instruction secondaire). Où est le grand mal, je vous prie? C'est un des plus ardents catholiques que je connaisse. Per- sonne n'admire plus que lui l'admirable organi» sation du catholicisme. Ne le lui avez-vous pas entendu dire cent fois? De plus, il n'aime guèrô la philosophie ; il hait les idéologues, ne le sa- vez-vous pas? Voilà bien des garanties pour ceux qui craignent qu'on ne brûle le Temple avec les torches de la raison.
Je ne sais rien de Paris, sinon que tous ces députés s'embarrassent les jambes dans les rails de chemin de fer. Il est certain que ce ne sont pas les règles de la géographie physique que l'on consulte pour déterminer la courbe des chemins de fer. lies lignes qu'ils décriront seront en raison directe du crédit de chaque député. Après tout, l'esprit qu'il y a dans Paris ne vaut pas la peine qu'on s'y arrête et je ne crois pas
LETTRES. 141
que, sauf le préjugé reçu, il y ailla moindre diffé- rence entre le bavardage de Nevers et de Bor- deaux et le bavardage de Paris. Je vous prie, ce- pendant 9 de n'être jamais préfet , puisque je réside habituellement à Paris. Tout en vous écri- vant ces sottises, je suis toujours traversé par cette idée que Ton ne doit pas être malade. Con- sultez donc sérieusement. Je ne fais pas grand cas d'une douleur au genou qui vous empêche- ^it un jour ou deux d'aller à vêpres, mais il ne fiiut pas avoir la fièvre, ou bien, Iraitez-la^ et bien.
Mon dessein est de rester ici jusqu'aux pre- miers jours de juillet, à peu près le temps que ^ous comptez passer à Reims. Il n'y a plus trace *^ Comédie ici. L'Église gallicane ne saurait qui ^^communier. J'entends excommunier d'une ®>^Oommunication de société, puisqu'il s'agissait ^^ïxxplement d'une comédie dé société. Vous ai-je ^it que je trouvais mauvais cet empressement mettent les membres de l'Université à faire 'S visites à la commission anti-sacristine. lisse ^^tMent l'air de plaideurs. On fait des visites à juge lorsqu'on a une affaire embrouillée, is on ne fait pas de visites pour de pareilles ^u^estions. Socrate ne mettait point de cartes ^Viez les juges des cours et tribunaux d'A-
142 LETTRES.
thènes. Vous me diree que Socrate a mal fini. Adieu, mon cher ami. Avet-vous des nou- velles et des rapports exacts sur la communauté que vous dirigez. Vous êtes le Singlin de ce Port- Royal , toutes choses égales ; mais n'ayez doue plus ce sentiment de fatigue et écrivez-moi que vous vous portas tout à fait bien.
XLV.
A MADAME LA BARONNE DE STAËL.
Paris, s septembre 1844.
Vous sentîteS'Yous un peu d'orgueil d'avoir, avec neuf mille hommes , culbuté toute la cava- lerie du Maroc à la bataille d'isly? Vous vouliez, sans doute, avoir le parasol du fils de TEmpereur? C'est, dit-on, le plus joli des parasols. Il n'ira pas dans les mains des belles dames. On le met- tra à la voûte des Invalides avec tous les petits lambeaux d'or et de soie déchirés par le canon à Lodi, à léna, à Essling. Quelle destinée pour un parasol! Nous sommes à présent dans la fumée de la poudre; nous sommes noirs comme des diables; nous saccageons les villes. On dit que tout cela finira bien. Ceux qui ont vu M. Guizot
LETTRES. 143
disent qu'il a Fair rayonuaat* L'Buropa ne sera pas en feu cette année.
C'est toujours demain que M. et madame d'Haussonville partent pour leur pèlerinage au temple de Thésée et à rAcro-Corinthe. Madame d*Haussonville se prépare héroïquement au mal de mer. Je m'obstine toujours i trouver que c est bien loin et bien fatigant pour elle. Sans qu'il y ait le moindre danger, la mer est très*- rude par Téquinoxe. Le sort n'en est pas moins jeté et la malle^oste les emportera demain au grand galop.
Vous aurez le Choix de lettres morales de Voir taire. J'ai examiné les volumes. Ce sont des extraits encore intéressants, mais considérable- ment mutilés. C'est un Voltaire sage, un lion à qui on a coupé la crinière, arraché les dents, tranché la queue et rogné les ongles. Ce Voltaire- là pourrait entrer dans une sacristie et passer trois mois dans le couvent du Sacré-Cœur sans qu'il scandalisât personne. C'est un animal fort doux. C'est seulement dommage de ne pas voir le lion bondissant, rugissant, secouant sa cri- nière, montrant ses quarante dents au clergé de France. Ce que vous aure2, c'est un lion habillé en fille, les yeux baissés, les mains modestement croisées sur son sac à ouvrage, et, pourtant, au
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coin de la bouche et dans les yeux un je ne sais quoi qui n*est pas de bon augure. Il se fait ici une commission pour élever une statue à Vol* taire, mais non pas à ce Voltaire hypocrite.
Vous me demandez pour monsieur votre père un livre qui remplace M. d'Estourmel. Je regarde par tout l'univers si je trouverai un livre récent, sérieux et intéressant. Il n'y a pas même de ro- man intéressant. Les livres sérieux sont sérieux comme des ânes qu'on étrille et comme des ânes qu'ils sont. Si j'avais du talent, si j'étais sérieux et intéressant, je ferais ce livre uniquement pour distraire M. Vernet. Vous savez, du reste, qu'il me manque plus d'une chose pour réussir dans cette entreprise. Après tout, je chercherai jusqu'au dernier jout ce livre amusant et sé- rieux.
XLVI.
A MADAME d'hAUSSON VILLE.
Coppet, 6 octobre 1844.
Vous êtes bien bonne de n'oublier personne, même à la vue de Malte et aux portes de la Grèce. J'espérais qu'à force d'avoir prévu les horreurs d'une longue navigation, vous y échapperiez en
LETTRES. 146
réalité ; je vois bien que ce n'est pas non plus un moyen infaillible de détourner les maux que de les prévoir. On ne peut pourtant guère s'empê- cher d'avoir quelque confiance dans les prédic- tions pour éviter les choses qu'on redoute. Votre mari n'a donc pas.voulu entendre ce cri plaintif : Italiam ! Italiam ! que vous jetiez en vue des côtes de l'Italie. Salve magna parois frugum^ sahirnia tellus ! En mot à mot : Salut 1 terre antique où F on n aurait point mal au cœur! Énée avait peut-être une émotion du même genre quand il saluait les rivages de ce pays, mais le mal de mer n'est ja- mais entré dans un hexamètre du temps d'Au- guste. Est-ce que vous avez répété les vers de M. de Musset dans le vieux port de Civita-Vec- chia ? Si vous avez vu là M. Limperani, consul de France, il ne vous aura point parlé en vers, et je ne crois pas que le seuil désert de la cam- pagne de Rome le fasse rêver à la manière de M. de Chateaubriand. M. Lysimaque n'est pas poëte non plus, bien qu'il soit, je pense, d'ori- gine grecque. Après tout, il ne faut pas' vous at- tendre à rencontrer beaucoup de poëtes sur votre chemin. Ce sont les gens du Nord qui sont poë- tes aujourd'hui, s'il y en a. Il faut être bien vêtu, bien nourri, libre et bien portant pour chanter des airs mélancoliques à la vue des ruines ; et
III. 10
14Ô LETTRES.
puis, du moins de notre tenips^ non-seulement personne n'est prophète dans son pays, mais personne n*est poëte dans son pays. Quand sur le penchant de la tiiontagniB on voit la fumée s élever du toit d'une cabane dans le bleu du couchant, dès qu'on peut se dire : «c'est ma grand*mère qui allume Une bourrée pour faire la soupe», il n'y a presque plus de poésie, du moins telle que nous l'entendons aujourd'hui. Il faut des lieUx à peu près inconnus où l'on rêve des habitants en harmonie avec la beauté de la nature. Chaque fois qu'on ouvrira la porte d'une maison dans la vallée de Lacédémone, vous croirez voir sortir quielcjue fille d'Hélène, mais votre guide sait d'avance que c'est la maison de sa cousine Éleuthère qu'il n'a pas voulu épouser parce qu'elle est trop laide. Ainsi, peu à peu, dans le train de la vie, le pays prend quelque chose deâ personnes, et comme, en masse, les personnes n'ont pas l'éclat indestructible de la nature, l'esprit des lieux devient prosaïque par le reflet des habitants. Vous me direz que c'est pourtant avec tout cela qu'on fait l'amour du pays, mais je chercherai un autre jour à conci- lier cette contradiction. Vous voyez toujours que vous aVez, vous-même, trouvé Naples plus beau qu'autrefois par l'unique raison que vous
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aviez un peu oublié les Napolitains. Vous voilà bien avancée de savoir que Charybde ou Scylla est Uni comme une glace; vous en lirez TOdys- sée avec un peu moins de plaisir. "Ce n'est pas que je sois pour les illusions qu'on entretient de dessein prémédité. Derrière ces décorations que Ton nomme des illusions, il y a souvent une perspective plus profonde que ces oripeaux nous empêchent de Voir.
Je vous écris encore un peu endolori d'une jolie chute de voiture qui n'a heureusement fait de mal sérieux à personne. Comme nous reve- nions l'autre soir, votre père, votre tante, M. Raulin et moi, de Chouilly où nous avions dîn^ chez madame de Ghateauvieux, voici que cheminant dans la nuit noire, par une petite pluie fine et sans lanternes ou avec une seule lanterne, le cocher se trompe de chemin et prend gaiem^^nt un petit sentier abandonné d'une pente assez roide. Il n'avait pas fait dix pas dans ce maudit sentier, que la voiture, une jolie calèche à glaces et bien fermée, penche, doucement, puis un peu plus fort et plus vite, puis enfin nous voilà tous un peu pêle-mêle et un peu la tête en bas, au milieu des débris de vitres cassées. La conversation s'engagea alors trinquillement sur la question de savoir si quel-
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qu'ua était blessé. Monsieur votre père déclare qu'il n'a pas le moindre mal ; madame de Staël rien non plus ; ni M. Raulin, ni moi. Seulement, nous trouvions que le cocher tardait un peu à ouvrir la portière par laquelle on voyait parfai- tement le ciel au zénith, autant qu'on en peut voir par un jour de pluie, à neuf heures du soir. Enfin, on sort de son mieux par une ascension verticale et nous allons demander un peu d'aide pour remettre la voiture en état dans la maison la plus proche, où nous avons pris le thé pen- dant qu'on remettait la calèche dans la voie étroite qu'elle avait quittée à son grand détri- ment. Nous n'arrivâmes à Coppet qu'à minuit. Le docteur Mercier étant venu , par hasard, le lendemain et trouvant que madame de Staël avait assez mal à la tête^ lui a fait mettre quel- ques sangsues. Aujourd'hui dimanche, après sa chute de jeudi, elle est allée à Genève parfaite- ment remise. Monsieur votre père a pris, de la secousse, un petit rhumatisme dans l'épaule, dont le médecin ne fait aucun cas. M. Raulin a l'oreille déchirée, mais on prétend que c'est pour s'être querellé avec des néo-catholiques qui l'ont mordu sur la question des libertés de TÉglise gallicane. Voilà notre aventure en plaine ; vous qui allez courir par les montagnes^ tâofa
LETTRES. 149
n'en pas faire autant. Vous n'en seriezpas quittes pour si peu.
Voulez-vous dire beaucoup d'amitiés à Othe- nin et à M. de Sahune. Je ne suis pas du tout consolé de n'être pas avec vous et de ne pas re- voir le dernier des Mohicans et sa petite famille.' Ne dites pourtant rien de bien tendre, de ma part, à madame Piscatory qui m'a fermé obsti- nément sa porte à mon dernier séjour à Paris. Ne lui laissez voir de ma part que des senti- ments modérés.
LXVII.
A MADAME LA BARONNE DE LASCOURS.
Coppet, 19 octobre 1844.
A présent, chère madajne, il n'y a plus à ba- lancer pour vous et tout le monde a pris au grand sérieux l'espoir de vous voir arriver bientôt. Il va faire beau certainement, car il a plu avec fureur tous ces derniers jours. Déjà tous les chemins sont secs et on ne voit plus un nuage du côté du fort de l'Écluse. On en conclut que c'est bon signe pour votre arrivée, et c'est sans doute par un ordre du jour du commandant de la division rre.
S
150 LETTRES.
N'êtes- VOUS pas très-émue de nos prodigieux succès en Angleterre? Quand je lisais Thistoire de la rivalité de la France et de l'Angleterre, je ne me doutais pas que je verrais un jour à peu près de mes yeux le lord maire et tous ses con- seillers venir complimenter le roi de France avec cette vivacité de langage. Je ne vois pas comment pourront s'y prendre ces deux nations pour s'égorger un beau matin, comme semblent le souhaiter MM. Ledru-Rollin, Garnier-Pagès et Hortensius de Saint-Albin. Si les écrivains de l'opposition veulent absolument voir le parasol de lord Wellington suspendu à la voûte des In- valides, ils n'ont qu'à aller le lui prendre eux- mêmes.
Vous avez lu avec plaisir l'article de M. Saisset sur la philosophie d'Alexandrie. Ces gens d'A- lexandrie avaient beaucoup d'esprit et d'éléva- tion d'esprit. Ces qualités se conservent sous les croyances les moins raisonnables ; je ne sais pas même si un peu de folie n'anime pas utilement les qualités de l'intelligence. Les siècles très- sensés sont un peu comme les canards ; ils bar- botent dans la vie réelle et ne pensent pas à faire usage de leurs ailes. Après tout, peut-être que la droite raison, en grandissant, prend aussi des ailes et fmit par s'élever plus haut que tiQOS
LETTRES. 151
les autres oiseaux de Tair. Elle est toute jeune encore et n'a que très-peu (Je plumes, et ce peu de plumes, il y ^ 4es gens qui les lui veulent arracher à mesure, sous prétexte que les plumes engendrent Tesprit d'orgueil et de rébellion. Avez-vous lu \^ livre même de M. Jules Simon sur Alexandrie? On le dit curieux et bien fait. Je ne Tai point encore commencé. En fait de lectures, quoiqu'on ne fasse à présent pas grand'- chose de bon, il est difficile de joindre les deux bouts à la fin de Tannée. On laisse avec regret du monde derrière soi. Il me suffit qu'une chose soit imprimée pour que j'aie envie de la lire. J'ai encore la si^perstition de l'imprimé; je crois toujours que ce doit être quelque chose. J'imagine que cet entraînement pour les livres quels qu'ils soient tient à ce qu'ils sont tous delà même écriture, pour ainsi dire, depuis Descartes jusqu'au dernier feuilleton du der- nier journal. Les mauvais prennent par là un peu de l'autorité extérieure des "bons. Voilà pourquoi on a presque envie de croire une nou- velle absurde, dès qu'elle est imprimée. Vous voyez si j'ai l'esprit docile.
Les Sociétés de Missions anglaises reprochent donc au gouvernement français son fanatisme religieux? Je suis assez tranquille à cet égard et
152 LETTRES.
ne crois pas que ce fanatisme aille bien loin. Je crois pourtant que, sur certains points, il se fait vifj et dépasse un peu son impression. Cela ne tourne jamais bien.
Adieu, chère madame, mille et mille respects, avec beaucoup d'impatience de vous voir arriver à Coppet.
XLVIII.
A M. RAULIN.
%
Coppet, 25 décembre 1844.
Labuniur , labtmtur anni. J'ai pourtant quelque espérance de vous revoir, mon cher ami, avant le jour de l'an. Nous partons après-demain 27, et, si nous ne gelons en chemin, il faudrait un grand désir de repos pour mettre plus de quatre jours à arriver. Il fait pour le présent un temps très-doux. J'ai passé presque toute la journée à Genève et l'on n'y avait point froid. Vous me di- rez que l'empereur Napoléon est ainsi parti de Moscou par un temps très-doux. Si nous péris- sons dans les neiges, vous voudrez bien me faire une notice nécrologique , pas trop longue, pas d'un langage trop vif, quelque chose de modéré, qui a l'air d'en dire moins qu'il n'en pense. C'est
LETTRES. 153
ce qui convient pour un pauvre diable qui a plus d'esprit qu'il n'en montre. Vous voyez que je pense à tout. J'ai fait dans cette course d'hier à la ville treize visites; cela portera malheur à quelqu'un; aussi avais-je cherché à en faire quatorze, mais j'avais épuisé la liste de mes amis.
N'admirez-vous pas comme vous vous plai- gnez toujours mal à propos ? Mes lettres vous arrivent au moment où partent vos plaintes. Notre correspondance ne va pas au pas, voilà tout. Quand vous vous sentez en règle, vous pre- nez de l'orgueil, et vous attendez quW vienne vous chercher. *
Sachez que, depuis qu'on vous a vu ici, tout le monde veut être Français. Insensés! qui s'ima- ginent qu'un papier signé Martin du Nord peut donner ce qui fait que vous tournez la tête à toul le monde. Il y a Français et Français, sachez-le bien. Quoi qu'il en soit, on me demande quelles dém€urches doit faire un citoyen suisse, né ici sous la domination française, et issu, par les femmes, de parents expulsés ou exilés pour cause de religion. Je crois que ce décret de l'Assemblée Constituante n'est pas aujourd'hui en odeur de sainteté auprès de la Justice. Je suis vraiment choqué de l'insolente légèreté avec laquelle une
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demi-douzaine de petits substituts de procureurs du roi traitent des ministres protestants qui valent mieux qu'eux pour la science et la gravité des mœurs. Ces petits messieurs font les esprits fprta sur la question de la liberté des cultes. Ils trouvent ridicule ce que le chancelier de THospi- tal a appelé de tous ses vœux. Ce serait une belle histoire à faire que celle des faquins aux diverses époques de la société. On aurait la philosopJiie de rhistoire en caricature, mais aussi sous des formes accessibles par là à toutes les intelligen* ces. Le faquin est partout où il y a une réaction momentanée à quelque grand principe. Il appa- raît à la surface des eaux quand elles reprennent leur niveau. Il ne se montre jamais dans la tempête. Il est insolent et paradoxal dès qu'il a les gendarmes pour lui.
De quoi donc vous plaignez-vous quand vous prétendez que je ne vous ai rien dit de nos aven- turiers d'Orient? Je vous ai rfitconté prompte- ment et par le menu tout ce que j'en savais. Je vous avertis que les reprqphes n'ont jamais en- couragé à bien faire et que je hais le genre grognon. Je ne sais rien de plus insupportable que les gens qui lisent les lettres avec distraction et qui, après, vous reprochent de ne leur avoir rien dit de ce que vous leur racontez très-exacte-
LETTRES. 155
ment. Allez chercher des amis qui aient autant d'exactitude et des amis qui gardent cette exac- titude dans la maladie, dans le froid, dans le brouillard, dans l'horizon d'un départ, au milieu des mille, je veux dire, des treize visites que né- cessite ce départ. Que vous en avez à votre fi^ise, vous autres gens constitués en dignité, qui faites semblant de travailler et qui prenez l'air grave et occupé dès qu'on vous dit. « Ne* pour- riez-vous faire ceci ou cela? » Vous qui vous portez bien et qui en tirez cette conclusion que per- sonne n'est malade , vous croyez peut-être que vous n'êtes pas un hypocrite et vons vous trom- pez en trompant les autres.
Adieu, mon cher ami. Je reviens avec une humeur de dogue. Je ne compte sur rien durant ce séjour de Paris. Voilà les années qui s'^n yont et chacune apporte une eau moins claire et moins profonde. Les gens qui disent que c'est la peine de vivre, sont, probablement, des gens contents. Bonsoir.
loé
LETTRES.
XLXIX.
AU MÊME.
Paris, l*rjuin 1845.
Je n'ai pas besoin de vous dire, mon cher ami, combien j'aurais voulu vous voir durant ces tristes temps. Vous savez que j'ai été retenu par un mal qui n'a pourtant nuUe gravité. Je ne vous demande pas comment vous êtes,- car on ne se reconnaît point dans les premiers jours d'un si grand malheur ^ Vous avez le mal qui s'at- tache aux affections vives, la crainte de n'avoir pas joui assez de la présence de ceux qui ne sont plus ici. Ne vous arrêtez point à cette pensée qui n'est que douloureuse; sans doute, on ne vit avec les siens que dans l'idée cruellement fausse qu'on ne les perdra jamais. Si on était sans cesse en présence de l'idée contraire, le sentiment vif de la fragilité de la vie troublerait tout aussi. Ne vous agitez point de ces souvenirs qui vous trompent.
Mille tendresses, mon pauvre ami.
1. M. Raulin venait de perdre sa mère.
LETTRES. 157
L.
AU MÊME.
Ourcy, mardi 5 juillet 1845.
Qu'est-ce que vous critiquez dans la fin de ma dernière lettre? Je vous disais probablement que je ne vous disais que des bêtises, parce que je ne voulais que vous répondre. Il faut avoir Tesprit bien tourné à la mauvaise subtilité pour voir là matière à explication. Si vous aviez pu recourir à votre précédente lettre, tous vos doutes eussent été éclaircis. Puisque M. de Sahune fait cent lieues en malle-poste, il pouvait bien me répondre dix lignes. C'est un infortuné qui mé- rite pourtant des égards ; il écrit quarante lettres par jour à ses électeurs. L'électeur est un animal rongeur. Je vous conseille de n'être jamais que pair de France ; d'ailleurs, vous n'êtes pas du bois dont on fait les députés. Vous aimeriez mieux perdre dix voix que de céder la moindre nuance de vos opinions sur le sujet le plus éloi- gné même de la politique. Ils vous montreront avec orgueil leur belle église bien badigeonnée à neuf, avec un beau tableau de M. Abel de Pujol au maître autel ; au lutrin, une demi-dou-
I
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zaine de clarinettes pour accompagner^ le di- manche, les versets de Job ou de David ; et vous seriez homme à leur dire que cet arrangement est indigne de la gravité du culte ; vous vous moqueriez des portraits de famille de vos plus ardents partisans ; vous diriez dans la conversa- tion que rien n'abaisse Tesprit comme le com- merce ; que Tindustrie mène à mal ; que les nouveaux procédés agricoles ne valent pas ia charrue de Virgile, et, le jour du sclrutin^ vous n'auriez qu'à félidter votre adversaire de Tuna- nimité des suffrages qu'il aurait obtenus.
N'est-ce pas que M. Ch. d'Éclepend est ai- mable? Lui et les siens semblent venir des pays où les anciens mettaient leurs romans de vertu (Bt où ils supposaient une race meilleure, plus forte, plus douce et plus hardie. Je suis bien aise que vous ayez pris ce jeune homme en amitié. Il vous fera une agréable société dans votre solitude, car je vous suppose bien un peu seul...
Ah ! mon Dieu ! voilà déjà Télé parti ! Il ne faut plus faire de projets que pour Fhiver,
Wbile summer sun roll unperceive d away,
Comme a dit Pope, à ce que je crois. A propos de Pope, savez- vous que nous avons pris à Rome
LETTRES. 159
. une excellente position ? Tout le clergé français,
qvii ne daignait seulement pés nous regarder
cj laand il était dans la ville de saint Pierre, vient
s^înstîfii^ à ratnbassade à cette heure. L'Église
^« France va refleurir comme un beau lys.
. LI.
AU MÊME.
Qurcy, 29 juillet 1845.
Si vous êtes à Paris, prenez votre grand parti, Totre canne, votre parapluie, un mouchoir de poche, une chemise, et venez passer ici de *huit à quinze jours. Vous aurez une réception qui ne ressemblera pas mal à celle de M. le duc de Nemours devers Chateaurou x. Je vous ferai un discours sur le pas de la porte ; vous me répon- drez comme un ange. Le curé viendra vous dire qull est uniquement occupé du salut des âmes et qu'il n'est pas de ces brouillons qui se mêlent de politique ; vous lui direz que c'est fort bien fait, mais qu'il ne faut pas non plus chanter de musique d'opéra dans les églises; et on vous chantera un Te Deum sur l'air d'Armtde^ vous m' allez quittei' ! Venez donc. Je Vols avec plaisir
160 LETTRES.
que vous n'avez plus aucun mal. Vous m'avez la mine d'être organisé comme les Cosaques du général Souvarow qui avalaient par plaisir toutes les drogues de la pharmacie du Grand- Saint-Bernard, sans en ressentir le plus léger malaise.
Que vous a fait M. ** * pour en parler avec si peu d'égards? C'est un homme grave qui dit hardiment ce qu'il pense ; il n'y a pas beaucoup de gens qui puissent se flatter d'en faire autant. Il est vrai qu'il ne faut plus réclamer votre esprit de justice. Je vous parle modérément de M. Quinet et vous me répondez que ma modération seat le fagot. A propos, pourquoi est-ce une expression fan^ilière dans la littérature catholique que ce io\xv\ Sentir le fagot? J'ouvre le dictionnaire ca- tholique et je trouve à l'article : Sentir le fagot : « // se dit (fun homme dont les opinions ne sont pas trèS'Orthodoxes; il est familier. » Je suis vraiment fâché que cette manière de dire et de faire soit familière.
Puisque vous prenez les choses ainsi, je vous dircd, pour vous braver, que j'ai eu regret à mon jugement un peu sévère jsur les leçons de M. Quinet. En' avançant, j'ai trouvé une leçon sur le mahométisme où il y a de l'esprit et du talent à un degré assez rare. Il y compare Tes-
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prit des croisades à Tesprit qui animait les armées républicaines qui ont visité TÉgypte, et il montre assez bien que les inspirations de l'Évangile étaient plus vives dans Kléber et dans Desaix et dans Bonaparte que dans Raymond de Toulouse^ dans Bohémond ou dans Godefroy de Bouillon. C'est une thèse qui se peut soutenir quoique à première vue elle puisse aussi scandaliser les faibles... Puisque vous dites qu'il y a plus d'es- prit dans le petit doigt du moindre marguillier de France que dans toute l'Allemagne, je viens de brûler Kant et j'ai fait demander le moindre des livres de philosophie du moindre marguillier de France ; ce sera, à l'avenir, toute ma consolation. Je veux me défier de l'orgueil des pensées vaines et vous me verrez dorénavant à la suite de quel- que bon marguillier qui en sait plus dans son petit doigt que Fichte, Hegel, Schelling^ Kant, Goethe, Wieland, Jacobi, Schiller, etc. Au fond, je vois ce que vous voulez dire ; les marguilliers sont cartésiens : ils rejettent, de peur d'erreur, toutes les idées dont ils ne peuvent pas absolu- ment se défaire, et ils s'en tiennent à ce premier effort, pour avoir remarqué que Descartes s'est trompé quelquefois en cherchant à remeubler sa maison après ce grand déménagement. Mais assez de marguilliers pour aujourd'hui. III. 11
162 LETTRES.
L'on part et je veux donner ma lettre. Il me semble que je ne vous ai dit que des bêtises ; je ne voulais que vous faire un petit mot de ré- ponse.
LIT.
AU MEME.
Qurcy, 5 septembre 1845.
Si quis qui quid agam forte requirat orlt. Vipère me dices, salvum tamen esse negabis.
En français, si Ton vous demande de mes nouvelles^ dites que je ne suis pas mort et voilà tout. Il est vrai que c'est beaucoup. Je me suis bien gardé de rien décider encore sur mon voyage à Coppet. Je me demande à moi-même ce que j'en pense et je me dis que je n'en pense absolument rien. On a cherché beaucoup de dé- finitions de la vraie liberté ; ne serait-ce pas à ne jamais se décider que consisterait cette liberté, car enfin, résoudre une chose, c'est s'obliger quant à cette chose ? On cesse alors d'errer dans les champs de l'incertitude où l'âme n'est en- core liée par rien. Je sais plus d'un grand pro • blême de philosophie dont chaque proposition n'est pas beaucoup plus sensée que la bêtise que
LETTRES. 163
je hasarde là devant vous. Et devant qui puis-je mieux la hasarder, grands dieux ! puisqu'il n'y a aucun risque que vous vous y laissiez prendre. Vous êtes bien bon ; mon passage de Paris à Gurcy s'est fait sans encombre et nous avons causé agréablement tout le temps. Seulement, c'était un jour de fête dans les environs d'ËtioUes et il y avait tant de gens qui couraient à cette fête, que les w^agons allaient de Paris à Corbeil sans avoir fait un pas. Je ne sais comment on a résolu le problème mécanique qui s'est présenté là. Il est certain que j'ai cru que nous marchions et que nous arrivions, malgré l'objection
Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir.
Je désire pour vous à Reims le joli petit soleil dont on jouit ici. Ces jours de Reims seront bien mêlés pour vous^ mon cher ami, de tristes im- pressions, mais sur ceux qui ne vivent pas dans l'étourdissement et qui ne chassent pas habi- tuellement les souvenirs douloureux, l'impres- sion des lieux est moins forte et ne les surprend guère.
Albert m'écrit, du 23, qu'il part dans deux jours pour Naples. Si j'avais les ailes de la co- lombe, j'y serais aussi dans deux jours. Vous en êtes donc revenu à mon idée de prendre quelque chose comme les ailes de la colombe, je veux
164 LETTRES.
dire la malle-poste, pour passer le Jura? Vous le voyez, rhomme s'agite , mais il revient tou- jours à mes avis, suivant la remarque de Fénelon, Vous avez bien raison, d'ailleurs, de dire que tout chemin mène à Paris et que tout chemin part de là. C'est la Rome des temps nouveaux. J'avoue qu'elle n'a pas si bon air que la Rome qui est auprès du Tibre , mais Paris a aussi ce grand caractère de l'inspiration que, si vous mettez ensemble toutes les mauvaises pas- sions et tous les intérêts les plus vulgaires dans un creuset, et que vous souffliez le feu, vous trouverez au fond le pur diamant de la vé- rité.
Figurez-vous que, par pure malice, cette mal- heureuse Revue des Deux-Mondes n'est pas venue ici et je ne sais rien des pensées de M. Cousin sur les arts. Je ne me fie pas beaucoup aux mé- taphysiciens pour traiter les questions d'art. Quand ils en parlent vaguement, cela va h mer- veille. Quelques traits fugitifs et inachevés dans le grand champ de l'infini ont toujours un cer- tain air. C'est par là que vous êtes tenté de prendre Platon pour un grand artiste ; mais , malgré son Traité du Beau, je ne voudrais seulement pas donner mon caniche à peigner à Kant. La passion de Tabslrait ne suscite pas
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beaucoup de belles formes. Les métaphysiciens peuvent faire rêver heureusement un grand artiste, mais ce n'est jamais de leurs mains que sortira la Vénus de Milo, ni la Vierge de Raphaël avec son corset rouge et ses cheveux blonds au milieu des épis mûrs de la campagne d'Italie. On dit que Socrate avait fait quelques statues, mais je crois bien que Verres ne les aurait pas placées dans sa collection... Ne vous laissez pas croire qu'on vous vole vos idées. On ne vole les idées de personne, pas plus qu'on ne peut déro- ber son visage à un autre. Les pensées de cha- cun sont la réflexion de la lumière éternelle sur les facultés particulières du miroir particulier qui est rintelligence de chacun. Si on était fidèle à cette lumière au lieu de répéter ce qu'on en- tend, on serait plus souvent original. Après quoi, je conviens qu'il y a de pauvres hères dont le miroir est terne et dépoli.
Le député pour Provins est de retour. Il est la terreur des loups. Il en a assassiné quatre, l'autre jour, en compagnie de • quatre forts chasseurs comme lui. Il est environné de fusils de chasse dans son cabinet. Il a cent livres de poudre et un demi-million de cartouches dans une armoire au-dessus de sa bibliothèque. Un de ces jours, }3ossuet, Fénelon, Bourdaloue, qui sont dans les
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rayons, sauteront avec la maison et s'en iront à tous les diables qui seront tout étonnés. M. de Viel-Castel m'écrit qu'il lit Bourdaloue avec grande édification. Je ne mourrai pas content si je ne vois tomber la réputation usurpée de ce jésuite. Je vous demande s'il est juste de nom* mer le même jour Bossuet et Bourdaloue? L'un est le cheval de Job qui hennit quand il en- tend le clairon des batailles'^ l'autre est un sacristain élevé au collège de Saint-Omer. J'es- père que vous n'avez pas la prétention de com- parer un cheval à un sacristain. Les gens que Bourdaloue a ennuyés et qui sont respectueux, disentqu'il raisonne admirablement, parce qu'ils prennent l'ennui qu'ils éprouvent pour l'effet d'un raisonnement serré sur leur cerveau. Si le ciel était toujours juste, Bourdaloue eût été le valet de chambre de Bossuet. Il aurait veillé à la dépense de la maison et fait faire des reprises aux pauvres bas violets et troués du pauvre grand homme. L'évêque aurait eu un peu d'ai- sance et n'aurait pas été forcé de tirer le malin esprit par la queue pour joindre les deux bouts à la fin de l'année. Ce bon Bourdaloue était ce qu'il fallait pour tenir la maison en ordre, un homme probe, plein de bons sentiments, sachant bien lire et bien écrire et capable peut-être de
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comprendre à demi la grandeur de son maître. Massillon aurait fait aussi un joli garçon de cui- sine dans ce palais. M. de Bonald ne viendrait pas à la cheville du dernier commissionnaire d'une telle maison. Il n'y a jamais eu que M. *** qui fût supérieur à Bossuet.
LUI.
AU MÉMB.
Broj^lic, 12 novembre 1845.
Il mo semble que je renais à récriture, mon cher ami. Mes doigts sont tout rouilles, tum ferri riyor. Ce ne sont point les chants de Lully ; mais mes doigts se dérouilleront un peu et, de votre côté, vous vous accoutumerez à ce bruit de vieille ferraille, de telle façon que nous au- rons chanté tous les deux et qu'il n'y paraîtra point. Il n'y a pas de nouvelles ici. M. Poulain administre avec une si grande sagesse et une si haut« capacité qu'on dirait des mouvements do la sphère céleste. Vous n'êtes pas gouvernés de la sorte dans Paris ; vous êtes obligés de remettre de temps à autre la main à votre mécanique.
Eh bien, quand croyez- vous que vous pour-
168 LETTRES.
rez faire une campagne en Normandie? Tout le monde'crie : « Où est M. Raulin? » Les arbres de de la forêt sont dans Tattente,
Et le long du vallon le feuillage a tremblé,
et il y a de quoi; j'en ferais autant à sa place. Madame de Staël va déflnitivement quitter sa maison qui est devenue intenable par la bise. Elle n'est plus abritée des vents par la chute. Celte affaire d'octobre laissera un souvenir glacial; mais, après tout, dans cent ans d'ici, on ne verra plus la trace des dégâts que vous avez faits. Les bois repousseront, les oiseaux reviendront, et Ton saura à peine que M. Raulin a passé par là comme un ouragan. L'homme le plus violent peut bien peu de chose contre la nature.
Mon cher ami, tout cela, comme dit Sancho, sont des paroles inutiles dont nous rendrons compte. Il n'y a qu'une chose sérieuse, c'est de vous arranger pour venir le plus tôt possible- Il fait un temps magnifique et je ne vous garantis pas que le mois de décembre aura cette splen- deur de soleil et un beau feuillag:e. Ces malheu- reuses feuilles attendent toujours l'été qui n'était pas venu, mais le voici. Songez que, partant à midi par le chemin de fer, vous arrivez à Saint- Pierre-de-Louviers à trois heures et vous trou-
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vez des voitures charmantes qui vous mènent au galop jusqu'à Bernay, où vous êtes à sept heures et demie. A huit heures et demie, au plus tard, vous êtes à Broglie. Ah! Bonjour M. Rau- lin! Voilà M. Raulin! Et Ton vous prend les mains, et Bob vous lèche, et le chien de M. Lou- vel vous mord, et Ton vous mène en triomphe dans la bibliothèque, où vous voyez un bel escalier en spirale qui no déguise pas son exis- tence, qui dit, conformément aux saintes règles de l'architecture: « Je suis un escalier.; je mène là-haut! » et, là-haut, tous les chefs-d'œuvre de l'esprit humain, l'abbé Fleury, l'abbé Emery, Tabbé Poulie, l'abbé Bautain, l'abbé Karl, l'abbé Ratisbonne, et, dans un coin, tout honteux, Voltaire, Hume, Locke, Kant. Venez donc. Il n'y a pas de danger de partage dans votre co- mité. Comment voulez-vous que le hasard amène en quelques jours une cause si obscure que des gens aussi éclairés que des conseillers d'État se trouvent j ustement partagés, dix contre dix, et en soient réduits à tirer au sort, ou, si vous l'aimez mieux, à consulter un maître des requêtes? Toute la théorie des probabilités doit vous ras- surer.
Écrivez-moi de voire jolie demeure. Votre pa- ravent est-il arrivé? Votre tapis est-il posé?
170 LETTRES.
J'ai honte de moi ; je me suis surpris, l'autre nuit, ne dormant pas, à lire les Mille et une Nuits d'une part, et, de l'autre, les Contes sur r Économie politique de miss Martineau. Ce sont bien là, j'espère, les deux extrémités du monde intellectuel, une économie où tout est possible, et une économie où presque tout est impossible. Ce n'est pas dans les Mij-le et une Nuits que vous trouverez ce principe de Malthus sur la popula- tion qui faisait pleurer d'indignation M. de La- cretelle, et, malgré tout cela, ce genre d'imagi- nation qui a fait les Mille et une Nuits est encore plus nécessaire à l'homme que la connaissance des règles que suit la richesse. Sans les Mille et une Nuits on mourrait de tristesse.
Liv.
A MADAME LA BARONNE A. DE STABL.
Paris, lundi 25 mai 1846.
Si j'en juge par votre dernière lettre, vous allez mener cet été une vie bien fatigante; de deux jours l'un à Carra, et probablement assez souvent sur la route de Coppet, dans ce pays de réprouvés ; ce n'est pas un régime fort doux, ni
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en été ni en hiver. •• Je tordrais bien volontiers le cou à ces vilaines gens qui vous gâtent Goppet, et, si je puis leur faire de la peine, je vous prie de me faire signe ; je m'acquitterai de ce soin avec un véritable empressement. Malheureuse- ment, la peau d'un radical est d'une extrême dureté. Comment vont ces pauvres éclopés de ministres qu'ils ont préposés à leurs paroisses? Ils doivent avoir l'air de femmes de ménage, en fait de religion, lesquelles font le gros ouvrage dans les maisons des demi-pauvres, venant tard et s'en allant de bonne heure. Si le canton de Vaud avait seulement en garnison la moitié des troupes qui sont aujourd'hui sur le Champ de Mars, il ne tracasserait pas les gens qui croient qu'une religion sans dogmes est un peu risible. Nous donnons une magnifique revue à ce mu* sulman d'Ibrahim-Pacha. Il fait un soleil ar* dent; on n'entend que le bruit des tambours et des clairons-; les belles dames s'habillent à la hâte pour courir à l'École militaire et voir du balcon toutes les savantes manœuvres de 15,000 chevaux et de 15,000 hommes de pied. Quel cœur de femme un peu bien fait n'a battu à la vue d'un escadron de carabiniers ou au bruit d'une belle batterie d'artillerie qu'on lance au galop sur le pavé? Les figures reposées des
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plus savants minisires de tout un synode ne leur donneraient pas la moitié de cette émotion^ et pourtant tout cet éclat militaire n'est qu'une image do la destruction, tandis que le repos ec- clésiastique parle do ce qui durera quand tous les canons de ce monde auront été réduits au silence. Une imagination raisonnable devrait trouver M. Coquerel, prêchant le dimanche, mille fois plus poétique que Bonaparte poussant dans le Nil, aux Pyramides, toute la cavalerie d'Egypte.
M. Raulin défend tant qu'il peut le portrait de madame d'Haussonville contre les attaques uni- verselles, et il a raison. Il vous écrirait qu'il est triste aussi de votre départ, s'il n'était d'une hu- meur de dogue... Il est pourtant allé hier avec M. de Broglie et toute la troupe évaporée faire cette course à Port-Royal des Champs. Il me semble qu'elle a bien réussi. Je n'en ai pourtant de nouvelles que par M. de Broglie qui, vous le savez, n'a pas pour défaut de tomber dains des détails trop minutieux. Je sais qu'ils ont trouvé à Port-Royal ce vieux monsieur dô quatre-vingt- douze ans qui reste là en sentinelle autour des ombres de M. Arnauld et de la, mère Angélique. Il dit avec un grand sérieux qu'à la mort du diacre Paris (lequel était un peu fou) on a vu
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beaucoup de signes au ciel et sur la terre. On est allé à Dainpierre aussi, mais M. Ingres n*a pas reçu tout le monde, à beaucoup près. D'a- bord M. et madame d'Haussonville se sont pré- sentés et ont été reçus; puis, une, bonne est venue inviter M. de Rémusat et M. Raulin; puis enfin un second message a annoncé à M. de Broglie qu'il serait admis; quant à M. de Las- teyrie, madame Foy, madame Piscatory, M. de Sahune, M. de Viel-Castel , ils sont restés dans les environs, pestant contre les caprices des ar- tistes. Les élus ont donc vu la première partie du grand tableau qui représente les hommes heureux par leurs vertus. Le peu que j'ai com- pris de la description, c'est que la vertu ne porte ni bas , ni souliers, ni aucun autre vêtement d'aucune sorte. Il y a là vingt personnes de tout âge, qui sont parfaitement vertueux des pieds à la tête. Les vieillards boivent du lait qui coule en bouillons des rochers ; les demoiselles dansent en mesure autour d'un autel de gazon. Il paraît que, de l'autre côté, le vice sera fortement habillé. On ne verra absolument que le bout de son nez. Je crois que vous n'aimez pas les descriptions, et, malheureuaoment, j'ai le tour descriptif.
174 LETTRES
LV.
A MADAME D ^HAUSSONVILLB.
Paris, samedi 10 juin 1M6.
Vous aurez le Traité de l'éducation de RoUin , comme vous l'avez demandé, et aussi les Médi^ talions de saint Augustin. — Non, je me trompe, le Traité d'éducation de madame de Kémusat et la Mare au diable ou aux diables de madame Sand, puisque vous le voulez. M. Rousseau est en cam- pagne par 30 degrés de chaleur polir vous Ta- cheter, et ils seront emballés et expédiés en toute hâte pour Gurcy, car je compatis à ceux qui sont pressés de lire un livre. Je suis toujours celui qui s'est levé un jour d'hiver, à onze heures du soir, pour aller acheter au Palais-Royal les Mé^ moires de madame Roland. Il me semble qu'elle était alors plus jeune et plus jolie et encore plus héroïque que je ne la trouve à cette heure. On vieillit partout, même dans les livres où Ton de- vrait conserver une éternelle jeunesse. La Julie de Rousseau a vieilli avec les jeunes femmes da dix-huitième siècle, qui passaient une nuit blanche à la lire au temps de son apparition dans le monde. Werther a vieilli avec tous ceux
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à qui il avait donné la fantaisie de se brûler la cenrelle. Les héroïnes de madame Sand iront bientôt à l'Hospice des vieillards. Il n'y a qu'An- dromaque, Hélène, Didon et Françoise de Ri- mini qui ne changent point de figure. C'est pro- bablement que dans les champs du plus pur idéal on n'a qu'un profil et qu'un profil se con- serve mieux à travers les siècles.
Il est arrivé hier des lettres d'Albert, de Gênes. Il allait vite et n'arrivait guère , mais on peut ne passe hâter et arriver à temps avec des vieux cardinaux qui ne sont pas étourdis et qui ne marchent qu'à pas comptés. Il ne sied point à l'Église, qui est éternelle, de frétiller et de se dépêcher pour quoi que ce soit. La nature a des mouvements plus prompts, et voilà que, pendant qu'on désignait un cardinal Micara pour la pa- pauté, le pauvre homme meurt d'apoplexie. La princesse, qui n'a pas la patience de l'Église, part toujours vers le 25 et trouve que c'est déjà partir bien tard. Tout le monde, d'ailleurs, veut quitter Paris, tant il y fait chaud. Nous vivons dans le feu comme des salamandres. Le soir, il vient encore M. de Sahune, M. Raulin et M. de Viel-Castel, mais M. llaulin part aujourd'hui pour la campagne. Je vois le moment où je serai seul sur cette terre brûlante. Le soir, on va se
176 LETTRES.
promener aux Champs-Elysées. On voit passer rapidement une voiture où dort M. Thiers; une autre voiture où dort M. d'Haubersaërt. Quand un Allemand arrive pour la première foiâ à Paris avec ridée que les Français sont une race fort éveillée, il doit être très-surpris de voir dormir dans les salons, à la promenade, et partout. Qui est ce monsieur qui dort? M. Thiers; — et cet autre? M. de Broglie; — et cette jolie dame? madamed'Haussonville;puis le vicomte d'Haus- sonville, le prince de Broglie, etc., tout dort. Chut!
On dort fort bien, quand on a trop d'esprit.
Si ces Français si actifs ne dormaient les vingt- quatre heures de la journée, ils ne feraient vie qui dure.
Bonsoir, madame.
LVI.
A M. RAULIN.
Paris, 5 août 1844.
Je ne vous écrirai qu'un petit mot, mon cher ami. Croyez-vous qu'on n'ait rien à faire quand
LETTRES. 177
il faut nommer quatre cent cinquante-neuf dé- putés dont la plupart sont conservateurs ? Nous avons fait des merveilles, convenez-en. Pendant que vou^ étiez sur votre bâtiment à rêver à l'im- mensité de l'Océan, à poursuivre du regard tou- tes ces vagues à perte de vue qui semblent com- mérer entre elles sur Tinfini, pendant que vous étiez tout ému de ce grand spectacle et du mal de mer, j'étais bien loin de me livrer à cette contem- plation vaine. Je lisais les brochures de M*** dont Tune finit par ces mots : M. le vicomte a été atterré^ et l'autre commence par ceux-ci : M. le vicomte est resté muet devant les interpellations. La vérité est que monsieur le vicointe a très-bien parlé!.. Sahuneest réélu. A le voir partir avec l'air si pâle, j'en avais auguré que c'était un homme perdu et j'en étais très-fâché. Il n'en faut point croire ses pressentiments. Ce sont des imbéciles qui s'en tiennent aux apparences. J'avais le pressenti- ment que vous passeriez quinze jours à l'hospice d'Avignon avec des douleurs atroces dans tous les muscles des bras et de la poitrine et voilà que vous courez de Saint-Pierre au Colisée et de la fontaine Égérie à l'Académie de France. Vous visitez les églises et vous lorgnez toutes les jeunes Romaines qui passent sous votre regard d'artiste, car vous êtes comme le général Van-
III. 12
178 LBTTRBS.
damme, et vous dites que c'est à cause du profil vraiment byzantin. Vous savez que vous avez pris avec moi l'engagement de me décrire tout ce que vous verrez et de me communiqijer fidè- lement toutes vos impressions. Je compte sur l'Italie pour vous guérir un peu de votre extrême fureur pour l'extrême simplicité. Après cela, peut-être bien que vous ne pensez pas du tout aux arts pour le moment et que vous regrettez de n'être pas dans votre cabinet de là rue Las- Cases par un petit temps frais. Les écrevisses mises dans l'eau bouillante font, saps doute, peu d'esthétique. Comment aurez-vous trouvé cet aimable petit ménage dans sa villa Âldobran- dini?Ils valent bien les Thermes de Caraoalla ou les restes de la voie Âppienne.
Eh ! bien, avez-vous lu ces romans de Walter Scott qu'il a fallu vous faire emporter par vio- lence, tant vous êtes d'une génération perverse? Je conviens que la meilleure place pour les lire n'est pas dans les plaines de l'Italie. Ce sont un peu des tableaux flamands ; le jour qui éclaire ces pages est un peu terne et les passions y sont ci- vilisées à l'excès, mais les honnêtes gens ont tort d'aimer autre chose. Walter Scott est un fermier d'une imagination heureuse, abondante et bienveillante. Son jardin, ses poules, seschiens.
LETTRES. 179
ses canards, les arbres de ses collines, tout cela lui parle un langage poétique qui, sans doute, n'est pas tout à fait celui dés sphères célestes, mais parmi tous ceux qui prêtent Toreille au bruit des sphères célestes, combien y en a-t-il qui entendent autre chose que des sottises, non par la faute des sphères, mais par la leur? Pour un Pétrarque ou un Mil ton que vous rencontrez dans le pur éther cherchant les types éternels qui y habitent certainement, combien ne ren- contrez*yous pas d'ivrognes qui ne savent seule- ment pas où ils vont, ni quoi ils cherchent !
Ne me demandez pas des nouvelles de Paris. Vos persiennes sont fermées sur cette place Bel- lechasse; voilà tout ce que je sais. Hier, en pas- sant par ces quartiers vers onze heures, j'ai cru voir une lumière dans votre appartement, mais c'était à l'étage inférieur. Je me demandais déjà ce que je devrais faire si je voyais ainsi votre de- meure hantée en votre absence. N'allez pas prendre le frisson à l'idée qu'on dévalise vos ar- moires et votre secrétaire. J'ai envie de vous en donner la peur pour vous faire revenir; mais vous êtes capable d'oublier tout pour les pein- tures de la Farnesine. Puisque vous avez lu les Martyrs^ souvenez-vous qu'Eudore s'écrie quel- que part : a Dans ces courses d'une curiosité
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dangereuse Thumble église des chrétiens était oubliée. » On dit que vous épousez une Italienne. Je vous y exhorte. Les gens du Nord ne sont tout à fait ni des hommes ni des femmes. Nous avons tous, plus ou moins, le cou mince, la poitrine étroite et l'imagination fausse. Je n'ai jamais vu une Italienne passable que toutes les plus belles Françaises ne devinssent, à mes yeux, pâles comme la mort; nous nous attendons que vous reviendrez avec une belle dame qui aura l'air de Minerve ou de Junon et qui vous donnera un coup de couteau chaque fois que vous regarderez trop attentivement dans la rue la beauté qui passe et la grâce qui s'évanouit.
Adieu, mon cher ami. Toute plaisanterie à part, je désire que cette Italie vous fasse grand plaisir et grand bien à l'imagination. Il faut voir sans cesse de nouveaux spectacles, sans quoi l'on devient un peu stupide. Si j'étais bien por- tant, je ferais le tour du monde une fois la se- maine et dans un sens nouveau chaque semaine. Je chercherais à connaître les hommes les uns après les autres ; mais, quand op ne peut pas faire ainsi, ce n'est pas la peine de vivre.
LETTRES. 181
LVII.
A MADAME d'uAUSSONVILLE.
Paris, mardi 10 août 1846.
Vous faites do jolies descriptions de Trouville. Je vois que c'est un lieu unique sur la terre, puisque la marée monte et descend avec le lever et le coucher du soleil , mais je persiste à croire que je ne suis pas assez de ce monde pour me risquer au milieu de toutes ces élégances des bains les plus à la mode de toute la France. Vous m'y verrez aussitôt que j'aurai vingt-cinq ans, une jolie figure, que je pourrai parler de che- vaux, un peu de musique^ et que je saurai toutes les petites histoires qui courent à Paris. Il est vrai que je parle assez couramment de mon sel- lier, mais quand on me fait expliquer, je suis obligé de convenir que c'est l'homme qui a fait une muselière à mon chien. J'aimerais assez à voir les vagues se balancer au fond du couchant, sous le disque du soleil; je verrais avec plaisir des nuées de goëlands qui tournoient au-dessus des eaux, mais le beau monde qui s'abat sur un salon à l'heure où la nuit plane sur l'Océan ne me plaît pas du tout. J'ai toujours préféré les
182 LETTRES.
hirondelles, les étourneaux qui vont en troupe» les pies qui vont deux à deux, à tous les élégants qui marchent ensemble ou séparément. J'ai du goût pour les bêtes des champs et des eaux ; je n'aime pas beaucoup les gens d'esprit des sa- lons. Vous me dites qu'il n^ a personne à Trou- ville ; je suis persuadé pourtant qu'on trouverait bien encore à qui parler pour s'ennuyer. Je ne suis pas difficile, je suis sauvage. C'est une grande sottise à moi, aussi je m'en prends beau- coup plus à moi qu'aux autres de cette disposi- tion. Je conviens même, quoi que j'en dise, que souvent les personnes qui me plaisent médio- crement quand je les rencontre en troupes, me plaisent assez prises une à une. La raison en est, sans doute, qu'on en vaut mieux quand on n'est point regardé.
Que fait votre mari depuis qu'il n'a plus rien à faire? Il doit se réveiller chaque matin léger comme l'air en ne se sentant plus ce cauchemar de six cents électeurs sur la poitrine et d*un petit roquet qui lui mordait les jambes. On ne voit pas encore ici beaucoup de députés. On dit qu'ils sont tous d'une fatigue extrême, comme des gens à qui on aurait donné cent coups de bâton. Les élections sont un exercice beaucoup trop violent; il y a même des départements où
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c'est un exercice dangereux. L'opposition, dans quelques collèges, semblait vouloir tordre le cou aux conservateurs. Aussi, elle demandera sans doute une enquête pour savoir apparemment pourquoi les conservateurs n'ont pas voulu se laisser étrangler.
Qu'est-ce que nous faisons? Nous passons nos soirées chez mademoiselle de Pomaret qui a ouvert tous ses petits salons. On y rencontre M. Anisson et M. de Viel-Castel. C'est tout le monde de Paris, à ma connaissance. Adieu, ma- dame.
LVIII.
A MADAME LA MARQUISE D 'hARCOURT.
Garcy, 5 septembre 1846.
J'ai vu, il y a trois jours, M. de Lasteyrie et sa très-aimable femme. Ils s'en allaient pour une dizaine de jours en Angleterre. M. de Lasteyrie a bien fait de se préparer une vie privée agréable, car, pour le moment, la vie politique dans l'op- position n'est pas heureuse. Je reçois de Rome une lettre de M. Raulin, qui ne sait seulement pas s'il y a une Chambre des députés en France. Il a baisé récemment les pieds du Pape, et il en
184 . LETTRES.
est littéralement dans Tivresse. Il dit que c'est un grand Pape, du ton que prenait madame de Sévigné pour dire que Louis XIV était un grand roi, après avoir dansé le menuet avec lui. Il ne m'en paraît pas moins juger très-bien l'Italie, et ses lettres ressemblent beaucoup aux grandes églises italiennes qui étincellent de couleurs, d'or^ de lumières, de peintures, et où l'on se croit toujours dans un jour de grande fête. Il dit qu'Albert et sa femme sont très-aimés à Rome et aussi très-aimables. Je rêve un temps où tout le monde serait encore là et où, vous et les vô- tres, vous y feriez un long séjour. C'est ainsi qu'il serait agréable de voir Rome. Je ne crois pas que j'aille jusque-là. J'ai tort, toutefois, car, ce qu'on doit faire quand on en est réduit les trois quarts du temps à une vie solitaire, c'est de cou- rir le monde. Tout ce qu'on a vu de grand et de beau tient compagnie pour toute la vie, et, après les affections, le plus grand secret pour vivre à peu près content est de satisfaire la curiosité pour de grandes choses. Un être raisonnable, qui n'a ni femme ni enfants, devrait incessam* ment traverser les monts et les mers, aller voir la croix du Sud au fond du Midi, les Cyclades du côté de l'Orient, relire le Dante vers les côtes de Rimini et de Ravenne, commenter le Nouveau
LETTRES. 185
Testament aui bord du lac de Génézareth et l'An- cieii Testament depuis le pays des Mohabites jus- qu'aux vallées d'Hermon. M. deTalaru me paraît entendre très-bien la vie. Je crois pourtant qull n*a qu'une curiosité froide, et ces entreprises demandent un peu de cette folie émue qui fait comprendre je ne sais quoi dans le bruit du vent qui passe sur les lieux déserts, et le cri d'un oiseau qui a son nid dans les ruines d'un grand monument. Avec celte disposition, on peut être sûr d'avoir de l'agrément dans un voyage de long cours, si Ton se porte bien, et d'être, au retour, un être assez ridicule, si l'on fait un récit exact de ses impressions. Les gens sensés vous frappent dans la main et vous di- sent : a Très-bien, mon cher monsieur, vous n'aurez pas ma fille.» Mais voyez comme l'homme est, pour le moins, un être double ! Tandis que je vous parle ainsi sincèrement, sinon simple- ment, ce grand voyageur qui dévore l'espace, qui veut entendre les cigales par un grand jour d'été aux portes de Mycènes, dans un désert es- carpé où, si loin que l'on regarde, on ne voit âme qui vive, ce même grand voyageur se de- mande si Étiolles n'est pas bien loin pour y aller demain en chemin de fer. Je crois qu'il se jure qu'il prendra la fièvre en route et qu'il deviendra
186 «LBTTRBS.
un ennui pour M. et madame de Sainte-Aulaire. Quel agrément dans la vie quand toutes les pièces du caractère et deTlmagination sont dans une si heureuse harmonie !
J'entends dlci le bruit des fanfares qui accueil- lent, à Bade, Tarrivée du duc de Montpensier. Si ce prince avait consulté mes convenances, il n'aurait pas retenu si longtemps M. de Langs- dorff, que j'aurais tant voulu voir à Paris. Il est vrai que M. le duc de Montpensier a d'autres sujets de préoccupation que mes plaisirs parti- culiers. Il se marie bientôt, comme vous voyez. Le ministère en éprouve ici modestement une immense satisfaction.
LIX.
A M. RAULIN.
Taris, 17 octobre 1846.
Mon cher ami, je vois que Naples et tous les environs ont été secoués par un orage épouvan- table et que beaucoup de monde a péri dans le désastre. J'espère que vous étiez tranquillement dans un bon lit durant ces agitations. Je ne vous remercie pas bien des charmants récits que je
LETTRES. 187
VOUS dois« Je préfère de beaucoup vos dessins aux dessins de M. Âlligny ; je les mets au-dessus des tableaux du Poussin, quand bien même vous devriez en enrager. Pour moi , je ne puis vous envoyer qu'un petit traité de nosologie pratique. Tel été malade comme un chien à Gurcy; je ne savais que devenir par excès d'irritation ner- veuse. Cela a duré sept ou huit jours et je suis venu à Paris où la pesanteur de l'air qui me con- venait m'a assez bien remis. L'éther subtil de la campagne ne me convient pas. J'ai vu M. Rossi qui se flatte de vous arracher aux mains du garde des sceaux et de vous garder à Rome jus- qu'à l'éternité. Je ne l'entends pas ainsi. Si vous ne revenez pas au terme fixé, j'écrirai une petite brochure contre les fonctionnaires qui passent leur vie dans les églises byzantines et autres, au lieu de s'acquitter des devoirs de la vie civile. Je deviendrai méchant et féroce comme un do- gue. Voilà déjà bien longtemps que vous lorgnez les beautés de l'Italie. Il faut enfin revenir au bercail et vérifier des bulles, au lieu de con- templer des horizons bleus et roses. Vous dites d'un air mélancolique : la vie est un voyage ; mais moi je vous dis qu'un maître des requêtes est tenu à la résidence. Dieu a fait les oiseaux pour voler par-dessus les dômes de Saint-Pierre
188 LETTRES.
et tout à travers les campagnes de Rome, mais il a fait les maîtres des requêtes dans un autre but. Si vous étiez M. Alexandre Dumas, je trou- verais très-simple que vous couriez le monde. Vous pourriez être alors chargé d'une mission pour l'Espagne et T Algérie ; vous asseoira la droite des princes dans des fêtes royales; mar- cher le premier dans Notre-Dame d'Atocha afin de donner au monde une grande idée de la France; mais vous n'êtes pas M. Alexandre Du- mas, c'est moi qui vous le dis. Le génie seul a de pareils privilèges et vous n'avez pas le génie d'Alexandre Dumas. Les lettrés, comme dit M. Victor Hugo, tiennent une jolie place dans ce monde. Que sera-ce quand ils sauront parfaite- ment bien lire et écrire, comme il arrivera par suite du progrès do l'instruction primaire. Vous devez prendre beaucoup de plaisir à l'extrême simplicité avec laquelle on raconte le voyage de M. le duc de Montpensier dans les Castilles. Quoi qu'il en soit, lord Palmerston enrage un peu. C'est une chose inouïe que de voir l'audace de ces Français qui se marient sans son consen- tement. Je ne sais quelle sottise fera cet homme pour se venger, mais il fera certainement une sottise. Le méchant fait habituellement une œuvre qui le trompe; ainsi je crois que nous
LBTtRKS. 189
pouvons dormir au bruit de la colère de ce grand ministre ; enfin, s'il y a des fous, il y a des sages, grâces à Dieu. Votre Pape est un sage. Si tous les papes avaient valu celui-là, Thistoire de l'Église n'offrirait plus aux libertins l'occasion de faire des difficultés.
Je dois vous avertir que votre appartement a un peu changé de face ou, du moins, de per- spective. A votre retour, vous verrez toute la place de Bellechasse enfermée dans une im- mense cloison. Vous verrez de grands amas de pierres vives ; vous entendrez le cri de la scie, le bruit des marteaux, les clameurs des ouvriers, Sainte-Clotilde s'élève majestueusement. Vous ne verrez plus l'image du monde qui passe, ni ce jour vif qui ne brille que pour s'éteindre^ ni cette verdure de jardins qui n'a qu'une grâce passagère et que le vent d'automne disperse par les rues. Vous aurez sous les yeux la figure grise et massive de ce qui ne passe pas. Il est peu de spectacles plus sains pour l'imagination à ce que je vous ai entendu dire. v
Avez-vous enfin vu Amalfi, Traniet toutes ces côtes si charmantes? Qu'est devenu le jardin de l'église des Capucins qui regarde du côté de Pœstum? Il est clair que c'est là qu'il faut vivre.
Adieu, mon cher ami. Revenez donc.
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A.vez-vous vu la catastrophe de la pauvre ville de Genève? Le gouvernement qui périt dans cette bagarre peut bien dire ce qui est écrit à Sa- lerne sur le tombeau de Grégoire VII : a J'ai haï riniquitéy c'est pourquoi je meurs en exil. » Les radicaux vont avoir la majorité et ce n'est pas une race pacifique . Cette histoire de Genève est lamentable, mais vous vous êtes peut-être en- durci le cœur depuis que vous vivez dans les fêtes de l'imagination. Un beau tableau vous pa- raît sans doute plus important à conserver que le meilleur gouvernement. Les artistes pour- raient bien, comme les savants, finir par ne se soucier d'autre chose que de la beauté. Tâchez de ne pas vous laisser gagner par la maladie. Allez donc à Pompeï et rapportez -moi, ou envoyez- moi plutôt, quelques feuilles des plantes qui croissent dans les degrés du théâtre qui est au bout de la ville. Ce théâtre a l'air encore plus so- litaire que le reste de ces murs abandonnés. Par instants, dans les rues de la ville, on ne serait pas étonné de voir sortir de sa maison quelque vivant d'autrefois. Vous auriez là un joli quart d'heure de conversation. Parleriez-vous à ces gens de l'an 70, ou de l'ancienne vie romaine ou de la vie nouvelle qu'ils mènent dans un autre monde? Cela dépend si vous êtes plus archéo-
LETTRES. 191
logue ou plus théologien. Toujours est-il que je vous souhaite de rencontrer une belle demoi- selle de la grande Grèce, dans les rues de Pom- peï ou sur les degrés des églises de Pœstum.
LX.
AU MÊME.
Paris, 24 novembre 1840.
•
Vous êtes revenu auprès de cette petite couvée, mon cher ami. Il paraît que tout y va à merveille et c'est un grand plaisir de voir les choses aller si bien. Pour vous, vous me tracassez assez avec cette jambe qui ne veut pas vous suivre dans vos courses après les Vierges. M. de Bourgoing dit que vous en avez héroïquement souffert, mais il faut mieux être un héros en puissance qu'en action, parce.qu'il est préférable de mar- cher sur deux jambes fortement tendues que de marcher sur sa patience et sa vertu ; ce sont de belles béquilles, mais ce sont des béquilles. Je désire beaucoup n'avoir été qu'un sot lorsque je vous ai dit que vous seriez arrêté en Italie, non par les brigands, mais parles rhumatismes. Voilà que M. Rossi retourne à Rome. Je vous
192 LËTÏtlBS.
crois un trop vif sentiment du devoir pour céder à ses conseils et ne pas revenir au logis au terme fixé. Il y a décidément trop longtemps qu'on ne vous a vu. Vous avez été d'une par- faite bonté ; vous avez écrit comme si vous aviez été dans votre repos au coin de votre feu, en face de votre portrait qui n'a pas Tair, comme vous, d'avoir été en Italie. J'ai reçu votre immortelle cueillie dans les ruines du temple de Vénus. Vous étiez bien libre de choisir parmi tous les temples de toutes les di^ânités de tous les temps ; vous avez choisi celui-là. On m'avait bien dit que vous donniez des signes de cette préférence dans vos conversations et dans vos regards in- cessamment tournés vers les femmes étran- gères, mais je ne reviens p^s de votre oubli d' Amalfî ! Je vous dirai toute ma vie : « Si vous n'avez pas vu Amalfî, vous n'avez pas vu l'Ita- lie, i à ce que je crois, du moins, moi qui n'ai vu qu'Amalfi ! Hélas ! que *je vais être petit garçon devant vous, avec le peu d'Italie que j'ai vu et que je sais, tandis que vous, vous avez été de la cave au grenier dans toutes les mcd- sons honnêtes et tous les lieux célèbres de la Péninsule. On me 'dit qu'à Naples vous avez été dans un lieu fort malhonnête. Est-il possible? Quoi! avec tant de sujets de distractions, le Vé-
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suve, Nisida, Ischia, le Pausilippe, et cette dou- ceur de l'air, et cette mer gaie et plaintive à la fois! Tout cela n'a pas suffi à votre criminelle activité. Vous vous levez dès l'aube du jour pour allez visiter quoi? le musée réservé. Pour moi, je n'ai point vu ce musée Borbonico riservato^ et j'ai vu Amalfi. On peut juger deux hommes sur ces deux faits contraires, bien que le premier, celui qui a visité le musée, prêche habituelle- ment le dogme et la morale.
Malgré cette curiosité dangereuse, les gens qui voyagent avec vous disent que vous êtes non-seulement le plus aimable, mais le meilleur des compagnons de voyage. On dit qu'il vaut mieux être en querelle avec vous que d'accord avec un autre. Je vois avec une joie sensible que vous n'avez pas perdu la totalité de vos vertus dans cette Italie corruptrice.
Je suis sûr que vous avez été très-affligé de cette mort de M. d'Haussonville le père. Elle nous a consternés ici. Rien ne préparait à un tel événement. Il paraissait plus jeune, plus fort, plus vivant, plus durable que tous ceux parmi lesquels il vivait. La douceur et l'entrain de l'es- prit éloignent les idées de la mort. Il semble, et il semble à tort, que l'homme est défendu par ses qualités aimables. Le monde n'est pourtant
III. 13
194 LETTRES.
pas fait sur ce plan, et il n'est qud trop facile de s'en convaincre. Gurcy a comme perdu son soleil. On dit qu'on aura peinie à l'habiter en* core, tant cet eKceilent homme y était partout, à toutes les heures, avec son activité, sa bonne humeur, son esprit aimable, sa mémoire iniinid de tout ce qu'il avait vu, lu ou entendu. Ces pauvres gens de Gurcy sont revenus bien tristed. Madame d'Haussonville n'a pas beaucoup la force de repondre à quelque chose* Elle est fort simple et fait de son mieux pour être le moins mal possible, mais une vie commune de qua- rante-cinq ans qui finit tout à coup à l'entrée de cette route toute noire de la vieillesse laisse un vide qui n'est pas facile à combler.
J'ai votre lettre du 31 octobre de Florence. Vous êtes bien bon de préférer mon griffonnage aux vierges même de Giotto. Je me sens fort au-dessous de Giotto; c'est T effet de la maladie. Vous n'avez donc point rencontré de belles fi- gures depuis Naples jusqu'à Florence ? Le hasard vous aura mal servi, car on n'est laid nulle part en Italie. A Naples, à la vérité, ce n'est pas la ^coutume que les dames des classes moyennes courent la ville. On y a prévu qu'il y a des étran- gers effrontés qui lorgnent avec une attention gênante loul ce qui peut ressembler aux figures
LETTRES. 195
des tableaux d'église, mais il n'en est pas ainsi à Florence, autant qu'il m'en souvienne. Je suis curieux de votre impression sur Fiesole ; il n'y a rien que de vieux murs et une vue admirable, mais Fiesole est une ruine parmi les ruines. Elle était déjà en décadence quand la Béatrix du Dante élait belle. Que de générations ont cessé d'être belles depuis ce temps- là! On s'extasie toujours sur les débris des monuments; pour- quoi ne s'extasie-t-onp8tô toujours à la vue d'une vieille dame qui a été parfaitement belle? Quand vous voyez ce qui reste du Palatin, il vous passe devant les yeux toutes les pompes de Rome, bien que vous n'ayez devant vous à l'heure même que les cailloux qui servaient à remplir l'intervalle des murs de marbre. Une vieille dame a bien aussi bon air que les murs du Pala- tin, et pourtant elle ne vous dit rien et vous ne lui dites rien non plus ; elle ne vous rappelle pas les beaux jours qu'elle a vus ; vous ne songez point à l'éclat de ses yeux dans le passé. Pour- quoi, je vous prie? C'est une assez grande ques- tion d'esthétique. A propos, un homme qui méprise beaucoup le beau, c'est le dominicain de Saint-Marc. Le pauvre homme avait donc planté de gros clous dans les fresques de Fra Angelico et il y avait suspendu des grappes de
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raisin et du linge sale. Non seulement cet homme préfère l'utile au beau, mais aussi la malpro- preté à la propreté. Dans l'ordre de Futile, je crois bien que les trois quarts de la propreté s'en vont. La propreté est un commencement de beau. Avez-vous lu, dans la Revue des Deux- Mondes^ la dissertation de M. Planche sur An- dréa del Sarto dont vous me dites qu'il égale souvent Raphaël? Il me semble pourtant que ses figures n'ont pas la beauté saine de celles de Raphaël. Elles font toutes une petite gri- mace bienveillante qui m'est restée dans l'es- prit. Pour M. Planche, il est devenu terne en devenant riche. Sa muse était la malveillance ; l'argent rend bon et doux ; alors son genre de talent est parti. Les critiques dans les arts sont ordinairement lourds et techniques; enfin leurs livres sont le contraire des idées qu'ils traitent. La race des commentateurs a été ainsi faite jus- qu'à nos jours, mais à présent, les critiques ont l'éclat des plus beaux papillons. Des habits rouges, de la musique, surtout de la grosse caisse et des trompettes, un beau cabriolet. Ce sont les artistes qui sont comparativement pâles à présent. Ce sont les papillons qui com- mentent les chenilles; mais M. Planche est un critique de la vieille roche.
Jt
LETTRES. 107
27 novembre. — Vous ne vous figurez pas combien nous souffrons dans notre Occident avec un thermomètre à 0° après Tavoir eu àSO'* Réau- mur, jusqu'au mois de septembre. Mais j'ai tort de vous faire ces aveux, vous ne voudrez plus revenir.
LXI.
A MADAME LA MARQUISE d'hARGOURT.
Paris, 18 juin 1847.
Vous entrez dans mes plans, assurément, mais la petite difficulté, c est que vous ne savez pas quand vous irez à Saint-Eusoge, et que j'ignore quand j'irai aux bains de mer. Je me laisse donc ballotter sur cette petite mer d'incertitudes. Vous me direz ce que vous croyez probable et je bâ- tirai un château sur ces probabilités. Je suis, à peu près sur tous les sujets, de l'opinion des se- conds academicteîis^ dont vous n'êtes pas obligée d'avoir entendu parler. Cicéron avait adopté cette école. On y vivait dans une foi un peu in- certaine fondée sur les grandes probabilités de ce qui a l'air parfaitement vrai. Cette situation d'esprit est assez humaine. Sans doute il fait bon 4'£tvoir quelques points un peu plus solidement
108 LETTRES.
fixes, et tout le monde en a probablement, mais, sur la plupart des sujets, la disposition des se- conds académiciens rend tolérant et laisse l'esprit ouvert à tous les soupçons nouveaux sur les grandes questions. Pardon de cette brusque mé- taphysique.
Comment se passent ces premiers jours dans ce triste lieu qu'on dit charmant? On a une sorte de superstition qui fait croire qu'une nature riante défend contre les malheurs, mais la na- ture paraît occupée d'autre chose que de nous par moments. Cest pourtant un mouvement na- turel que d'avoir le cœur serré et une crainte secrète à la vue des lieux tristes, et l'impression contraire devant un paysage doux. On ne sait à quoi se fler dans les images de ce monde.
LXII.
A liA MIsMB*
Ourcy, 18 août IWT.
Je ne sais comment j'ose vous répondre si lard après que, le 20 du mois de juillet, vous avez eu la bonté de m'écrire une lettre dont j'aurais dû, assurément, me montrer plus re-
LETTRES. 190
connaissant. Je pourrais, sans doute, m*aller cacher, mais je n'aurais plus chance de vous voir si je persistais dans ce dessein, et j'aime mieux vous prier de me pardonner et de ne pas me croire un ingrat. Voici un mois que j'habite sur le bord de tous les chemins. Il paraît que rincertitude est une maladie qui accompagne les maladies nerveuses. Quand je me portais bien, j'étais extrêmement décidé, si je m'en souviens bien.
Si on en croyait le National, on mettrait toute la France en accusation. On devrait envoyer en pays étranger les sages qui nous trouvent dans un état si affligeant ; nous serions débarrassés d'eux, et ils en verraient de belles ailleurs.
Vous n'avez donc qu'une passion modérée pour le Passé et le Présent? Il y a là beaucoup de roses d'il y a vingt et quelques années. Il faut de fières roses pour vivre vingt-cinq ans. Il y a aussi beaucoup d'esprit qui est devenu le patri- moine de tout le monde. Les paradoxes des gens supérieurs deviennent les lieux communs de la génération qui les suit. On trouve aussi dans ce recueil les défauts habituels de l'auteur, une émotion très-fugitive qui s'évapore quelquefois en rhétorique élégante, et des chemins perdus pour aller à la vérité. La grande voie romaine
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200 LETTRES.
que suit M. Cousin, par exemple, est inconnue à M. de Rémusat. Il court par des sentiers de chè- vre. Ce n'en est pas moins un esprit rare, et ses défauts annoncent plus de supériorité que les qualités de bien d'autres. Je n'ai trouvé ici en fait de livres nouveaux que Platon. Ces Grecs sont de drôles de gens. Ils ont parfois l'air de n'avoir pas au plus petit degré le sentiment de la vraie vérité. On dirait que ce sont des Allemands de premier ordre ; seulement, les nuages grecs ont une teinte d'or et courent légèrement dans un ciel limpide ; les nuages allemands ressemblent à un troupeau de bœufs marchant lentement sur la route de Poissy.
Albert est en route pour le Périgord, puis, vers les premiers jours de septembre, il repas- sera les monts. Il ira voir où en est le pauvre Pape qui mérite qu'on s'inquiète de lui. Les connaisseurs ne sont pas inquiets présentement de l'état de l'Italie. Elle donne pourtant des signes d'agitation qui me la font croire bien malade. Si ceci tourne mal, il faut désespérer des bonnes intentions, et'si ce Pape-ci manque son coup, ses successeurs ne feront pas mieux, attendu que les siècles ne sont plus prodigues de papes un peu libéraux.
LETTRES. 2DI
LXIII.
A. M. UAULIN.
Paris, 2 novembre 1847.
Mon cher Raulin, je suis exact dès que je. ne. suis pas très-malade et je réponds courrier par courrier à votre lettre. Vous écrivez donc au président du conseil d'État que vous êtes retenu à Londres par Tamour de la justice. Cela vaut peut-être mieux que d'être ramené à Paris par Tamour du travail, car le travail de l'homme n'est que vanité les trois quarts du temps, tandis que ceux qui ont soif de la justice ne seront point trompés, à ce qu'on assure. Vos amis dlci comptaient vous voir plus tôt, mais la plupart s'en consolent en allant à la campagne.
Je ne vous donnerai de nouvelles de personne ni de rien. L'ordre règne à Paris, certainement. Il n'y a point une voiture dans les rues. On voit seulement des êtres de figure un peu pédante qui, depuis deux ou trois jours, viennent a en bottes, en guêtres et aussi en guenilles » pour siéger au conseil d'État. S'ils ne sont pas beaux*, ils sont honnêtes ; ils viennent pour faire leur tache. Ce ne sont pas des ouvriers de la onzième
202 LETTRES.
heure qui ne viennent que pour le moment du dîner.
Voulez-vous me chercher à Londres, si ce n'est pas trop loin de votre main, quelque biographie un peu détaillée du docteur Chalmers? Suivant le génie de l'Angleterre, il doit avoir été déjàpublié sur lui une demi-douzaine de volumes servant d'introduction au récit de sa vie person- nelle et renfermant la biographie de sa grand'- mère, de son arrière-grand' tante et des lords qui pouvaient être ses cousins au quinzième degré. *
Mille et mille amitiés.
LXIV.
A MADAME d'HAUSSON VILLE.
Par , 24 novembre 1847.
Je suis décidément le plus ingrat des hommes. Vous avez la bonté de m'écrire sans tenir compte de mon long silence. Il est vrai que si je ne vous ai point écrit, c'est qu'il y avait, suivant les pro- verbes, un lion dans la ri/e,, chaque fois que je voulais vous écrire. Enfin, vous avez la bonté de m'écrire, et voilà que je me dis, en recevant votre lelire^ que c'était par un dimanche que
LETTRES. 203
VOUS avez fait cette lettre, que le dimanche était
votre jour de correspondance, et que, n'ayant
à écrire à personne, vous avez fait comme les
petits castors du Jardin des plantes qui conti-
xiaent, par instiact, à bâtir des digues dans un
lieu parfaitement sec, comme s'ils étaient encore
cku bord du lac Ontario. Je voudrais me cacher à
«eut lieues sous terre pour avoir eu de ces idées
abominables.
Vous aurez Burlamachi, s*il y a un Burlama- chi au monde ; mais c'est un point douteux, bien que cet historien soit cité par des auteurs graves. 11 est des auteurs graves qui citent légèrement. Toujours est-il qu'on remuera toute la poussière de la Mazarine pour y trouver ce grand homme inconnu. Le petit Savonarole est-il toujours au berceau et en nourrice? Il faut qu'il croisse pour faire son éducation. Faites donc bien vite un grand canevas de cette histoire. Bien ou mal, que tout ce canevas soit fait d'abord, et sans la- cones, sans quoi toutes vos idées, et même vos notes, s'en iront au gré des vents. Il faut une toile bien faite pour prendra des mouches. Le système de composition des araignées me semble donc excellent. Toute idée qui ne sait où s'arrê- ter s'envole comme un oiseau de passage; le vent passe, il le suit. Ayaz un grand filet» alors tous
204 LETTRES.
les oiseaux prendront plaisir à venir s*y placer à leur rang. (Voilà une figure heureuse et bien continuée !) C'est par le procédé que j'ai l'hon- neur d'exposer devant vous que Buffon a fait un chef-d'œuvre de ses Époques de la Nature. Il les a recopiées quatorze fois de sa main, c'est-à-dire qu'il a commencé par faire une esquisse in- forme,, mais cette esquisse a attiré aux places marquées des idées accessoires qui sont venues se placer dans la seconde épreuve, et ainsi de suite, les traits devenant à chaque fois plus fermes, plus précis, plus profonds, la précision du trait attirant à soi la vraie couleur ; enfin, à la quatorzième fois, c'était un tableau dont M. Raulin trouve l'éclat merveilleux. Je ne donne pas Buffon pour le premier, ni même pour le se- cond des écrivains français, mais je donne son procédé pour un mécanisme parfaitement en accord avec le mécanisme de l'intelligence. On produit ainsi sans fatigue, et avec un progrès continu, N'ai-je pas déjà prêché ce sermon un autre carême? je n'en sais rien, mais c'est ce que je vous souhaite à tous si vous voulez aller sans trop d'efforts au bout de votre esprit. Par- don ; c'est une manière de dire malheureuse- ment en usage, car vous comprenez bien que je n'admets pas qu'il y ait un bout à votre esprit.
LBTTRfiS. 205
J'ai lu aussi, et plusieurs fois, avec grand plai- sir, les Mémoires de Benvemito Cellini. Ils ne sont pas d'une grande gravité de langage, surtout dans le texte, car le traducteur a reculé devant Textrême liberté de langage de cet étrange per- sonnage. Ce n'en est pas moins probablement un portrait très-vivant des Italiens du seizième siècle et une image très-exacte de l'Italie. On y voit vivre les bourgeois d'alors, comme dans un roman de Walter Scott ; on vit dans toutes les pe- tites familles de Rome et de Florence, comme pourrait le faire un artiste qui se met en pen- sion chez un marchand de la Via ripetta. Avec tout cela, cet homme passe pour un grand men- teur et un grand fanfaron en tout genre, mais il a menti, et il s'est vanté suivant les probabilités morales de son temps. Il passe dans ce livre beaucoup de figures gracieuses qui ne sont cer- tainement pas d'invention. Elles ont peut-être Servi de modèles aux grands peintres dont vous admirez les tableaux aujourd'hui. Il m'arrive Souvent, devant ces tableaux qui sont au fond cie la galerie du Louvre, vers l'école italienne, cJe pensiar que la plupart de ces figures-là ont eu réellement leur place dans le monde. Nul ne saura jamais leur vrai nom ni leur vraie vie. Tout cela dort en poussière dans les églises et
206 LBTT&iiS.
dans les cimetières d'Italia, pendant que leur ombre attire les yeux des belles dames d'au- jourd'hui qui visitent les galeries. Qui aurait dit à quelques-unes de ces pauvres filles qui ser- vaient de modèles que cette figure qu'elles re«- gardaient dans un miroir cassé rayonnerait à tout jamais dans les palais de France ou d'An- gleterre, ou même sur le maître-autel de quel- que cathédrale? Voit-on tout cela d'un autre monde?
En ce monde-ci, il n'y a rien de bien nouveau. Les radicaux continuent de faire des infamies à Fribourg, mais ce n'est pas nouveau non plus.
LXV.
A M. d'hAUSSONVILLE.
Broglic, mercredi 24 mai 1848.
J'ai reçu trois lettres de vous, durant votre séjour à Paris; trois lettres qui avaient la briè- veté militaire convenable à un chef de corps campé devant des ennemis tels que M. Barbes et ses pareils; mais elles nous ont fait grand plaisir malgré leur brièveté. Je vous ai écrit de mon coté le 20à Gurcy. M. Et. Arago vous aura-
LETTRES. 207
t-il envoyé ma lettre? Il a été bien occupé toute la journée du 15, mais, depuis, il a pu se livrer aux minces détails de Tadmiaistration, M. Rau- M me dit que vous êtes reparti dimanche pour reprendre vos quartiers dans les plaines de Brie. Q dit des amours de vos gardes nationaux de Donnemarie. On ne saurait faire trop de sacri- fices pour entretenir la bonne volonté de ces soldats du bon ordre. Si Barbes avait réussi et achevé son idylle, Paris aurait envoyé des com- Daissaires de sa façon pour mettre la terreur à l'ordre du jour dans les départements. C'est un jeune homme trop bien élevé pour ne pas suivre les grands exemples du passé, et Tombre sacrée ^ Couthon et de Saint-Just aurait guidé tous *^ pas dans la carrière qu'il voulait s'ouvrir. Il ^t donc au moins naturel que les provinces fessent de fréquents voyages à Paris pour voir ce î^'on décide de leurs têtes. A la prochaine tenta- "Ve d'égorger les membres de T Assemblée na- "^^etle, il se peut bien qu'on n'aille pas chercher *• le Procureur général de la République, et 9^*^ les enfants de perdition soient traités à la ^ÇOîide l'interdit quiest décrété dans les livres de ^^ÏBe. J'achève ici les Mémoires de Madame Ro- I^Ud ; je ne lis que des livres de révolution et les i^^f naux d'aujourd'hui qui n'en dilfèrent pas
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beaucoup. C'Bst le même courant elles mêmes rivages qu'on voit à droite et à gauche* On dit les mêmes choses sur les vents, les flots et les étoiles; c'est le même pêle-mêle de hardiesse, de timidité, de craintes, d'espérances ; la même douceur perfide dans l'air par moments, et de grands nuages noirs encore immobiles à l'hori- zon. Après tout, cependant, les manœuvres de l'équipage peuvent faire aujourd'hui ce que n'ont pas fait ceux qui ont péri dans ces eaux noires et turbulentes ; mais il me semble que les pilotes dorment à cette heure.
Que faites-vous quand vous ne campez pas sur les places de Paris? Tout le monde est comme un malade qui ne peut compter raison- nablement que sur deux ou trois mois d'exis- tence. On n'arrange guère sa demeure quand on se dit qu'elle sera peut-être occupée par les Icariens et Icariennes sous les lois sensées de M. Cabet. On n'émonde point ses arbres qui d'un jour à l'autre peuvent couvrir de leur ombre les aimables songes de quelque Collot* d'Herbois qui viendra se reposer à midi du tracas des affaires.
Pour moi, je recommence ici à ressentir la petite fièvre qui me minait Tan dernier. Je ne suis pas fait pour vivre dans les bois. Je n'y
LETTRES. 209
comprends rien, car j'aimerais la campagne à la folie si je n'y soutTrais sans cesse.
LXVf.
A MADAME d'hAUSSON VILLE.
Broglie, 14 juin 1818.
Il est bien vrai que c'est à moi de vous écrire, mais on me dit que vous tirez cette vérité du principe de l'égalité. Il n'est pas juste de faire sortir la hiérarchie de l'égalité. C'est faire cuire le chevreau dans le lait de sa mère. Vous ne rai- sonnez pas en vraie républicaine. Seriez-vous, par hasard, une républicaine du lendemain? Que dites-vous des vicissitudes de l'Empire? Avant-hier, nous étions dans de vives alarmes, nous pensions que la Commission executive était en péril et que César menaçait la liberté. Hier, nous apprenons, avec joie, qu'au bruit de trois coups de fusil M. de Lamartine a fait presque décréter l'exil de ce César, et voilà qu'aujourd'hui on nous dit que l'Assemblée a décidé à une immense majorité que ce même Louis Bonaparte siégera dans son sein. Les trois coups de fusil d'hier se réduisent aussi à un seul
m. 14
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coup de pistolet, ce qui est fort différent pour les deux capitaines sur qui on n'a pas tiré du tout et ce qui n'est pas différent quant au vote des fonds secrets qui demeurent votés comme si nous avions tiré trois coups de fusil. Il sera bien habile et aura une grande sagacité rhistorien qui racontera clairement les trois mois qui vien- nent de s'écouler. Celui qui pourrait me dire aujourd'hui ce qui arrivera demain serait aussi un homme assez intelligent.
Je ne veux plus d'un monde où tout change, où tout passe,
aussi ne sais-je où aller. Si j'étais paratonnerre, je ne chercherais pas à attirer M. Raspail, ni M. Barbes , ni M. Blanqui, ni M. Proudhon, l'ennemi particulier de Dieu.
Au reste, dans la séance d'aujourd'hui, M. de Lamartine, répondant aux réclamations de M. Raspail, a déclaré que c'était purement au figuré qu'il avait prétendu être un paratonnerre, et que, en parlant ainsi, il n'avait nullement en- tendu blesser M. Raspail, M. Barbes, ni M. Blan- qui dans leur honneur et leur considération. Je m'en rapporte à M. de Lamartine, mais je ne sais pourquoi il a voulu leur soutirer leur élec- tricité. Dans la séance des fonds secrets d'avant-
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hier, le paratonnerre s'était brusquement trans- formé en un simple aimant pour attirer à la Commission executive les sommes nécessaires à surveiller les ministres à qui elle a donné toute sa confiance. C'est un joli phénomène d'élec- Iro-magnétisme que d'attirer des millions en espèces d'or et d'argent. Toute la physique de M. Arago n'en serait pas venue à bout. En temps ordinaire, je croirais que la commission du pouvoir exécutif, battue si outrageusement sur l'exil de Louis Bonaparte, va renvoyer sa pourpre et ses faisceaux au président de l'Assemblée nationale; dans ce temps ex- traordinaire, il est probable qu'il n'en sera rien. Les grandes vertus républicaines ne con- naissent pas les petites susceptibilités du point d'honneur ; d'ailleurs, M. de Lamartine croyait avoir entendu partir trois coups de feu ; c'était là ce qui l'avait déterminé à dresser la veille le décret d'exil; maintenant, il est prouvé qu'il n'en était rien ; eh bien, la commission ne s'en fâche pas; elle garde ses fonds secrets; l'Assem- blée nationale garde ses convictions ; et tout est dit, et vive la République !
Ce n'est pas que nous soyons tyrannisés ici, au moins. On y vit dans une fraternité fort polie. S'il y a des Raspail ou des Barbes dans le canton,
212 LETTRES.
ils ne se montrent pas encore, et, n'élant point paratonnerres, nous ne cherchons pas à les atti- rer. Le soleil se lève dans la grande allée de la forêt el se couche derrière la maison de M. Lou- vel comme par le passé. La nature n'a pas l'air de savoir que M. Ledru-Rollin règne sur nous. Elle n'a rien changé à ses habitudes. Poursui- vez-vous vos travaux accoutumés? On dit qu'en lisant l'histoire sainte vous trouvez que nous sommes revenus au temps de Babel. Personne n'est capable aujourd'hui de faire le rez-de- chaussée de la tour de Babel. Tous les ateliers nationaux ensemble ne feraient pas la besogne de dix ouvriers de ce temps-là. Je ne crois pas non plus qu'ils se dispersent faute de s'entendre, comme on fit alors, mais, pour M. de Lamar- tine, il pourrait assurément être professeur d'éloquence à l'université de Babel.
15 juiîi. — Albert est à Paris depuis hier; j'espère qu'il n'aura point trouvé un trop grand désordre. Au récit des journaux, il n'est pas aisé de se promener paisiblement par la ville. C'est un rude métier que l'extrême liberté. On n'a pas un instant de repos, et nul ne peut faire sa volonté, à moins qu'il n'ait la volonté de mal faire. Avez-vous approuvé la loi sur les attroupements et la loi sur les crieurs pu-
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blics? Je compte que nous aurons une loi sur les banquets. J*en suis d'avis. On a beau faire et beau pirouetter, il faut en revenir un jour ou l'autre au centre de gravité. Les républiques mêmes ne sauraient, un jour ou l'autre, se passer d'un peu de bon sens.
LXVII.
A MADAME LA BARONNE DE LASCOURS.
Broglie, samedi 17 juin I84<.
Chère madc^me, ces bonnes nouvelles de Las- cours nous font grand plaisir. Vous êtes contente de votre petit nid dans les montagnes ; vous vous portez tous bien, même M. de Lascours qui n'y est pas plus sujet que moi; vous n'entendez que de très-loin le bruit des partis qui se heur- tent et se menacent, heureusement sans en venir aux mains. On se compte, et ceux qui se sentent les moins nombreux vont se coucher, attendant que la majorité passe de leur côté le lendemain. Après tout, il serait souverainement absurde de s'égorger quand personne, excepté deux ou trois mille bandits, n'a le moindre^^motif d'en vouloir à la vie de qui que ce soit. Je suis seulement
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fâché que M. Joly, dans vos contrées, ait érigé en crime un petit doute innocent sur la grandeur et la stabilité de la République, Pour sa stabilité, je n*en sais rien, et il me semble que Louis- Napoléon frappe à la porte avec un mélange de force et de discrétion qui pourrait déterminer à • le laisser entrer.Pour la grandeur de cette même République, je ne vois presque personne qui en soit ébloui. Un M. de Fourmont qui voyageait en Grèce vers le milieu du dix-huitième siècle, je crois, écrivait à Paris : «J'ai employé quarante ouvriers à détruire tout ce qui restait de l'an- cienne Sparte. » Ce M, de Fourmont n'était pas pour cela un très-grand homme. Le gouverne- ment d'aujourd'hui, si ce nom de gouvernement n'est pas bien pompeux, fait comme M. de Four- mont. M. Joseph de Lascoursdoit vous écrire que Paris n'a pas bon air. On dit qu'il commence à ressembler à un grand village d'Orient un jour d'émeute. On ne nettoie pas même les dehors de la coupe et du plat. La ville est d'une mal- propreté révoltante. Je ne sais ce qui arrivera de cet épisode de Louis Bonaparte... La démission qu'il vient de donner afin, dit-il, de ne rien trou- bler dans son pays, ne lui fera assurément point de tort. C'est une déclamation bien placée... L'Évangile dit que l'homme ne vit pas seule-
LETTRES. 215
ment de pain. C'est bien vrai. II vit aussi de dé« clamations, mais les médecins remarquent qu'à ce régime il décline et maigrit à vue d'oeil. Je ne me porte pas garant de cette manière de voir qui pourrait bien être un peu séditieuse.
Tout le monde va bien, mais on est terrible- ment éparpillé.
LXVIII.
A M. RAULIN.
Broglie, dimaache n juillet 1848.
A peine arrivés, voici que je vous écris. Ce n'est certainement pas pour vous donner des nouvelles, sinon que nous arrivâmes hier au soir en bonne santé, chacun selon ses forces, et sans avoir été ni broyés par le chemin de fer, ni culbutés par la diligence, ni égorgés par aucun élève de Proudhon ou de Pierre Leroux que nous aurions pu rencontrer au coin d*ùn bois. Du pays dont je vous écris il n^y a point de nou- velles. Les petites centaurées, les verveines^ les héliotropes y sont en fleurs comme les autres années et les écureuils montent et descendent dans les arbres sans demander ce qui se passe à hris. Pas un seul n'est abonné au moindre jour-
âl6 LETTRES.
nal. Pour le dire en passant, croyez-vous qu'il y ait des commotions sociales parmi les bêtes de Tair^ ou des ckamps, ou des eaux ? Cela se- rait bien possible et j*en serais fâché ; il plaît plus à mon imagination que les écureuils vivent aujourd'hui ainsi qu'ils vivaient dans les dômes des bois d'Ëden, mais je vous ai dit déjà qu'à une époque assez voisine du temps où nous vi- vons, une race de rats plus forts que ceux qui habitent parmi nous étant venue, par aventure, sur un bâtiment de commerce qui arrivait des grandes Indes, a chassé toute Tancienne popu- lation des rats qui avaient vécu sous nos anciens rois. On ne retrouve plus aujourd'hui la vieille race que dans des fermes isolées. Ce ne sont plus les rats qui rongeaient les manteaux des cheva- liers du moyen âge. Demandez à quelque professeur du Jardin des Plantes ce qu'il en pense.
Quand je dis que tout est tranquille ici, j'ai tort, car les hommes, sinon les bêtes, y étaient fort soucieux de ce qui devait arriver à Paris le 14 juillet. Le bruit courait partout qu'il y avait eu du bruit dans la capitale, et, au passage de la diligence beaucoup de petits propriétaires étaient sur le pas de leur porte attendant leur journal, pendant que leurs vaches paissaient paisiblement
LETTRES. 217
dans leur pré sans se douter qu'il y eût au monde un Ledru-Rollin ou un Louis Blanc qui veulent recommencer l'univers sur un meilleur modèle. Cet empressement à savoir ce qui se passe à Paris est un signe habituel des temps malheu- reux. Aujourd'hui, on est naturellement bien aise de savoir si le petit champ où l'on a planté de beaux arbres ne sera pas, au soleil levant, la propriété de quelque soldat obscur de l'obscur Sobrier. Autrefois, du moins, c'étaient des vété- rans de Sylla ou de César qui prenaient la maison de Virgile; à présent, ce sont des vétérans de Sobrier qui menacent la maison de Victor Hugo. Les temps déclinent de toute façon.
On vous regrette fort. Comment àvez-vous quitté les acacias d'ici pour les conseillers d'État deParis?Savez-vous que nous avons rencontré les voyageurs de Saint-Aubin au débarcadère de Saint -Pierre- de- Louviers? Nous avons, à notre grand étonnement, vu ces deux oiseaux voltiger autour des w^agons. Nous nous sommes empilés tous dans cette diligence que vous savez. Le pauvre Albert a voulu monter sur l'impé- riale ; il y était en nombreuse société : un vétéri- naire, élève de l'école d'Alfort, très-mal appris et débitant des sottises socialistes qui ont déter- miné le conducteur à le mettre à pied sur les
218 LETTRES.
chemins; un garde municipal qui rentrait dans ses foyers, grand et bel homme, car c'était le tambour-major lui-même de la garde munici- pale; il n'aurait fait qu'une bouchée du petit vétérinaire socialiste ; une vieille femme qui dé- ménageait tous ses vieux meubles: cage à poulet, poêle à frire, édredon de plumes de poules, un bois de lit ; et enfin une foule d'autres citoyens parlant politique à tue-tête et assez sensément. J'ai des nouvelles de Suisse. On avait dit que le chef du gouvernement, M. Druey, était mort ; maïs c'était heureusement un faux bruit. Cet homme éminent n'était qu'ivre mort. Il s'est réveillé de là en parfaite santé et a été rendu à l'amour et au respect de ses concitoyens. Nous aurions aujourd'hui aussi pour pasteurs du peuple des gens ivres^morts sans la froide et longue épée de M. le général Cavaignac.
LXIX.
A M. POIRSON.
Coppet, 19 septembre 1848.
Mon cher ami, je veux vous demander des nouvelles de votre petite trinité avant que vous
LETTRES. 219
irentriez dans le grand train des affaires univer- sitaires et que vous recommenciez à veiller sur X^s directions de Tintelligence humaine qui :r^*est pas florissante en ce moment. Je tiens à savoir votre histoire privée dans ces derniers ^emps. En fait d'histoire politique, je la vois assez clairement par les journaux. Je ne vois xien là qui n*ait été prédit dès longtemps dans toutes les nosologies politiques. Les événements qui se succèdent prouvent assez bien que ren- seignement de rhistoire n'est pas une vanité. J*ai entendu décrire tout ce qui arrive, huit jours après la révolution de Février. Quand M. Bal- ianche méditait de nous donner une formule au moyen de laquelle on pourrait prédire toute la stiite des faits politiques à venir , il se trompait peut-être sur sa propre capacité, mais il ne rê- "Vait pas Timpossible. Quand le courant des eaux a. acquis une certaine force^ il suit sa force d'une façon irrésistible, et il emporte avec soi tous les eflorts des petites volontés qui s'agitent et se noient finalement. Un lîonaparte lui-même était obligé de regarder longtemps couler ces eaux débordées avant d'essayer des digues et des écluses. Cela n'empêche pas que, devant Dieu, il n'y ait un assez joli petit tas de coquins qui seront responsables à son tribunal des actes de
220 LETTRES.
leurs libertés perverses, et aussi, un certain nombre d'honnêtes gens à qui il sera tenu compte de leurs bons vouloirs ; mais le boulet suit sa route, et ce ne sont pas nos petites mains qui l'arrêteront. On peut empêcher et surtout on peut ne pas faire les révolutions ; seulement, une fois que la détente est partie, le projectile suit les lois de la parabole et casse les bras et les jambes qu'il rencontre, suivant des règles fixes. A quoi ai-je la tête de vous dire mes pressenti- ments sur des faits déjà accomplis pour vous? C'est là l'effet des distances :
Le moment dont je parle est déjà loin de vous.
Votre passé est encore notre avenir. Tout ce qui accélère les communications ôte aux hommes l'occasion de dire bien des sottises. Nous ne sau- rons ces élections que dans trois ou quatre jours. Je ne sais pourquoi je m'y intéresse, dans le point de vue à peu près fataliste où je suis en ce qui touche la première impression des révolu- tions. On a beau être fataliste sur ceci ou sur cela par raisonnement, l'instinct, qui n'est qu'une bête, est pourtant le plu^ fort ; par instinct je suis curieux comme une chouette de tout ce qui se passe à Paris; j'écoute ce que dit même M. Le- dru-Rollin, et je lis même les jolis morceaux de
LETTRES. 22\
pihilosophie, d'économie politique, de morale, de ^statistique, qui servent de préface à la Constitu- tion. Ce n'est pas une préface à l'Encyclopédie, C5'est l'Encyclopédie qui sert de préface à la Con- stitution. Ces encyclopédistes-là n'ont pas l'es- prit qui animait ceux du dix-huitième siècle. Il faut néanmoins convenir que le droit au travail n'y est pas posé avec Tinsolence que montraient au début les défenseurs des absurdités nouvel- les ; il a dégénéré en une exhortation à la Répu- blique de secourir les affligés. Je fais comme vous faites probablement, mon cher ami, je vis souvent bien loin de ces misérables temps où nous sommes, me promenant dans les champs du passé. Je viens de passer cinq ou six jours dans le cloître de Port-Royal des Champs que nous raconte M. Sainte-Beuve. L'espèce humaine est d'une inépuisable variété puisqu'elle produit, à seulement deux siècles de distance, la fixité des idées de M. Arnauld, de M. de Maistre, de M. de Sacy, et ce tourbillon de fantaisies contra- dictoires qui passe en agitant cette harpe éo- lienne qu'on nomme M. de Lamartine. Je ne m'attendais pas qu'un temps viendrait où ce peu de jour qui entre à travers les vitraux de la pe- tite Église de Port-Royal me paraîtrait plus agréable que ce grand soleil de la liberté de
222 LETTRES.
pensée. Mais il est certain que ce grand soleil a dévoré les idées; ce ne sont plus que des feuilles mortes, avec lesquelles joue le premier soufQe d'air qui s'élève. L'intelli^çence affranchie de toute entrave est devenue comme le Juif errant, marchant toujours et n'ayant jamais plus de cinq sous dans sa poche ; ne pouvant s'arrêter nulle part, elle ne s'attache à rien, velut umbra^ sicut nubes. Il ne restera bientôt plus dans ce temps en fait de talent que le talent de critique ; celui-là gagne à l'impartialité et à l'étendue de Tesprit; mais cette impartialité aussi va tour- ner, en s' exagérant, à l'indifférence ; cette éten- due, en s'accroissant démesurément, ne sera plus que le vide; et à force de n'être que des spectateurs, de n'éprouver rien pour notre propre compte et de tout juger sans rien croire, nous perdrons môme la règle des jugements, et comme Perrin Dandin nous deviendrons simple- ment fous de la fureur de juger les autres. Les conseils de guerre ne sont pas encore fous ; ils décident les affaires avec une sévérité utile et mesurée pourtant. On dit que vous allez envoyer par la France des commissaires du gouverne- ment autrement choisis que ceux de M. Ledru- RoUin. Il ne suffit pas qu'ils soient autres, et je crois qu'on ferait mieux de n en point envoyer
LETTRES. 223
du tout. On va créer quatre-vingt-six petits foyers d'agitation autour de la grande fournaise de Paris. Tout cela n'est pas pour rendre Tair pius doux et plus respirable.
LXX.
A MADAME D*H A USSON VI LL E.
Cop{Jet, 23 seplembrc 1848.
Xîe pourriez- vous pas venir tous passer l'hiver ^^^ ce siècle au bord du lac? Je suis convaincu ï ^^ on aura bien peu d'occasions de filer des jours ^ or et de soie sur les rives de la Seine, ou du *^^ing, ou de la Marne, durant la mauvaise sai- ^^^n. La République est un enfant violent et très- ^Xfflcile à élever, qui deviendra encore beaucoup t^lus méchant au moment du sevrage. Quand la Nourrice n'aura plus de lait, ce sera une grande affaire, je vous jure. Voilà, en attendant, que l^État demande tous ses conseils généraux pour Causer avec eux de contributions directes, et probablement M. de Broglie partira le 1" du mois prochain, pour régler dans quelle propor- tion chacun doit contribuer au bien public. N'é- tant point membre d'un conseil général^ je crois
' 1
*
224 LETTRES.
que je resterai encore ici quelque peu. On nous assure que Paris a nommé pour ses représen- tants M. Thoré ou M. Raspail, et certainement le prince Louis Bonaparte. Ce prince a l'air d'être devenu l'amour du genre humain qui n'y pensait pas il y a six mois. L'aigle, ou plutôt la linotte impériale, vole de clocher en clocher. On a bien raison de dire que, si le cœur est vide, le premier venu y rentre sans difficulté. Je ne crois pas pourtant que la France passe du côté de sa gloire de quelque temps, mais il pourra diviser, s'il ne peut unir, et qui ne peut pas faire le bien^ n'est pas incapable de faire beaucoup de mal- Reste à savoir si l'Assemblée laissera cet aigles percher sur les bancs du palais national et démo — cratique. Reste à savoir si M. le général Cavai — gnac supportera qu'il y ait quelqu'un dans 1^ Chambre qui puisse dire incessamment : Mors- oncle de Marengo par ci, mon oncle d'Austerlitz parla; et cela, avec la prétention d'être l'héri- tier de cet oncle. Pour Toncle de M. Raspail, c'est le démon lui-même, et, s'il est difficile, il n'est pas impossible de vivre en paix momentanément avec celte famille, d'autant qu'il est, si je ne mo trompe, dans le donjon de Vincennes (non pas- le démon assurément, mais M. Raspail). J'ai reçu l'autre jour une. lettre de M. d'Haussoa —
LETTRES. 225
ville qui me dit qu'il est occupé à peindre trois grands tableaux pour la chapelle de M. Buloz. Ce M. Buloz parle des personnes de ce monde avec une liberté qui sent le libertinage!... Le mieux, cependant, est de ne rien écrire par ce temps-ci. Noé, ou ses enfants, auraient bien vainement publié des brochures plus ou moins acérées à répoque du déluge. Il n*y a pas de brochures qui puissent servir de digue aux eaux de Tabîme. L'esprit nouveau^ ou, si vous voulez, la bêtise nouvelle, se nomïne légion et ce genre d'esprit ne peut être conjuré avec une plume et de Tencre. Le plus sensé est de se tenir dans l'arche, quand on a une petite arche à soi, d'y parler entre soi des choses éternelles et d'ouvrir de temps en temps la fenêtre pour regarder si l'on voit quelque cime de montagne qui pointe sous les eaux. C'est, du reste, ce que vous faites. Vous vivez depuis quinze jours dans une arche où il n'y a que des gens d'esprit. Vous trouverez vous- même que le temps y a passé comme un éclair. Je vous vois de loin dans le fond du tableau du Décaméron de Winterhalter, mais un Décaméron irréprochable, bien entendu, où les figures sont beaucoup plus aimables et les discours beaucoup plus sérieux. Je ne soupçonne pas mêmeM.de Viel- Castel de trop de liberté dans son langage. Est-il
III. 15
225 LBTTRBS.
encore à Saint-Eusoge à cette heure? Comme M. de Sahune ne m'écrit point, j'en conclus qu'il est parfaitement bien, car si je voyais une lettre de lui, je croirais le monde renversé et je ne la recevrais point sans quelque effroi. Je n'écris point à madame d'Harcourt qui ne doit ni lire, ni écrire, ni faire beaucoup d'actes de volonté dans la journée afin de se reposer un peu ; elle ne peut pas dire, comme M. de Lamartine, en ses Méditations poétiques^ je crois
J*ai trop ri, trop dansé, trop dormi dans la vie.
C'est d'elle, au contraire qu'il aurait dû dire : Par un instinct trop fort dans l'infini lancée...
Mais il n'y a pas un médecin qui ne sache que ce régime*là entretient les santés délicates.
Avez-vous des lettres de Normandie ? Je n'ai reçu qu'une lettre d'Albert qui avait M. l'évêque d'Évreux et qui attendait M. Schnetz. Ce sont des hôtes qui ne se ressemblent pas. Avez-vous vu dans la Revue des lieux-Mondes un petit récit de la vie de Léopold Robert et incidemment de M. Schnetz à Rome? Ce ne sont point là des vies d'évêques.
Madame votre tante vous écrit à Gurcy, ne se
LETTRES. 227
faisant pas au j uste une idée de vos résolutions . Elle croit que rhorrible ennui qui règne à Saint. Eusoge vous en aura chassée plus tôt que plus tard, mais il se peut bien que la République garde nos deux lettres, auquel cas vous ne sau- rez rien de tout cela, je vous en avertis.
LXXI.
A M. B. DB gAHUMB.
Coppet, 2 DOYembre 1848.
Mille remercîments, mon cher ami, de votre lettre. Voilà qui est agir noblement. Vous paye z les arrérages avec une facilité charmante. Vous me paraissez connaître adqûrablement la France et je la sais très-bien après vous avoir lu, mais vous n'avez pas la même instruction ni la même sagacité sur les affaires de Suisse quand vous dites que j'ai dessein de passer l'hiver dans ces mon- tagnes. Je n'ai point encore fixé le moment de mon départ, voilà tout ; donc, vous m'avez un peu calomnié, et c'est une peccadille' par ces tempsrci ; quand je pense que voua auriez pu me tordre le cou^ comme on a fait à Vienne à M. de Latour^ ou me couper en morceaux comme on a
22B LETTRES.
fait à M. le général de Bréa à Paris et à M. le général Lambert à Pesth, je trouve que vous êtes bien vertueux de ne m'avoir pas fait davan- tage.
Vous me dites que vous faites un peu de théo- logie en vous promenant dans les bois. Vous avez bien raison et c'est, je crois, le seul sujet qu'il faille traiter aujourd'hui. Il vaut certaine- ment mieux s'appliquer à la théologie qu'à la philosophie de l'histoire. Vous voyez quel air triste a M. Mignet en voyant s'engouffrer dans un abîme tout noir, devant ses pieds, le grand fleuve de la civilisation dont il savait si bi en la carte.
Je m'en suis aperçu, madame, étant par terre;
ça été notre sagacité à tous. Ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de parler de tout autre chose que des lois qui règlent la marche des peuples. C'est comme la météorologie. Quand on a fait une longue série d'observations, on sort sans para- pluie sur la foi du baromètre et du thermomètre combinés, et on est mouillé jusqu'aux os. Je vois que vous vous consolez en vous promenant dans les Baléares sur les pas de madame Sand. Il y a de bien jolis paysages dans ces Baléares, comme il y a de charmants tableaux dans les
LETTRES. 229
Lettres cttm voyageur^ mais à chaque nouvelle lecture vous voyez pâlir les couleurs. C'est le contraire de ce qui arrive avec les très-grands écrivains ; il semble que, à mesure qu'on les lit, le fond de Thorizon devient plus limpide et dé- couvre de nouvelles perspectives plus profondes. L'imagination, pour être puissante, agissante et pénétrante sur les autres, doit jaillir du plus profond de l'écrivain. Aujourd'hui que Tart d'apprendre s'est beaucoup perfectionné on apprend aussi à avoir de l'imagination, et ceux qui en ont naturellement y mêlent aussi, bon gré, mal gré, celle d' autrui. C'est comme cela qu'il n'y a point de grimaud qui n'ait un peu d'imagination en dépit de Minerve ; c'est comme cela aussi que, dans ceux à qui la nature en a donné une, le mélange avec l'imagination qui est en l'air fait un amalgame qui pousse au noir et perd son lustre et la netteté des lignes en peu de temps. C'est tout juste comme il en est arrivé des couleurs en peinture. Autrefois, les plus grands peintres les préparaient eux-mêmes ; ils étaient à peu près sûrs de l'eiTet que le temps ferait sur elles et calculaient là-dessus. Aujour- d'hui, on achète ses couleurs chez le marchand et les tableaux se décomposent promptement et prennent des teintes de toutes sortes aux-
230 LBTTRB8.
quelles on ne s'attendait pas. Je ne sais pas com- ment les imaginations vraies se tireront d'af- faire, maintenant qu'il pleut de la mauvaise couleur sur tout le monde. Il est vrai que je suis probablement le seul à chercher ce que deviendra prochainement l'imagination littéraire. Il s'agit bien de tout cela I Mais on dit que je me plais au rôle d'annosa comix. En attendant, il paraît que ceux qui ont des perroquets et des sansonnets et des pies doivent leur apprendre à crier Vive t Empereur I Si j'étais pie ou perroquet, du diable si on me faisait crier cela. Changer le roi Louis- Philippe contre l'empereur Louis Napoléon est une idée par trop ridicule aussi. Saccager la France durant huit mois pour arriver à ce beau résultat est un fait qui suffirait pour nous rendre immortels dans l'histoire.
Dans mes moments lucides, je ne pense pas à l'avenir ; je lis Homère. Je vous recommande les biographies des batailles. Tous ces jeunes gens qui meurent ont des histoires charmantes aux- quelles le bruit des armes m'avait empêché jusqu'à* présent de faire attention. Ce sont d» petits tableaux de la vie antique d'un fini admirable. Reprenez Homère dans ce biais-là ; les couleurs n'en passent pas.
Adieu, mon cher ami ; il y a. bien longtemps
LETTRES. 231
qu'on ne vous a vu. Je vous conjure de me donner exactement de vos nouvelles, et des nouvelles du neveu d*AchiIle à qui je ne donne pas ma voix, et des nouvelles de tout. Personne ne veut me dire des nouvelles de tout et de tous. Je m*y intéresse pourtant.
LXXII.
A M. D*HAUS80NVILLB.
Genève, si décembre I8I8.
Mon cher ami, d'abord, je ne suis pas comme l>eaucoup de vos parents, amis et alliés qui ne se donnent pas la peine de vous dire s'ils ont ou xi'ont pas reçu vos lettres et qui écrivent un mo- xiologue spirituel^ sans doute, mais qui ne ré- pond jamais à aucune des choses qu'on leur dit ou qu'on leur demande. Ce genre de correspon- dance est bien encore la conversation^ mais c'est la conversation doctrinaire, dans laquelle on répond aux objections sans les écouter, puisque ce qu'on dit répond inévitablement à tout. Donc, j'ai reçu vos deux lettres, et vous êtes bien bon de vous accommoder à mes infirmités et de soufTrir un peu de retard de ma part. Seconde- ment, j'ai lu votre dernier article ; toute l'histoire
232 LETTRES.
de raflaîre d'Orient est clairement et rapidement exposée, mais je reviens toujours un peu à mon ancienne critique que, une fois engagé dans le récit, votre impartialité prend le dessus et vous ne mettez pas assez en relief pour tout le monde ce que vous voulez surtout prouver, savoir, que les gens d'aujourd'hui sont des bêtes en comparaison des gens d'|iier. Tout récit un peu long et détaillé a cet inconvénient; on perd de vue le ton du pamphlet pour faire de l'his- toire.
Après avoir regretté, il faut dire ce que vous voulez à l'avenir, ce que vous demandez au neveu du vainqueur d'Arcole... Ce qu'il peut faire de mieux, ce me semble, c'est de frapper fort et ferme pendant que le fer est chaud sur les clubs et toutes les insolences jacobines de tous les genres; dans ces premières expéditions, il ^ura pour lui tout ce qui l'a nommé... il fauL qu'il nous débarrasse de toute la boue accumulée depuis Février et qui arrête toutes nos rivières dans leur cours.
Est-il possible que M. Odilon Barrot soit resté ce qu'il était au 23 février et qu'il ne veuille point du maréchal Bugeaud au ministère de laL guerre, sous prétexte qu'il commandait les troupes de la rue Transnonain? D'abord, le gêné-
LETTRES. 233
rai Bugeaud n a rien de commun avec la rue Transnonain,etpuis, c^estbien le moment de dis- serter sur le passé, en vérité ! La question est d'a- voir un présent et un avenir. Dans la crise où sont les choses, si on se met à lanterner, à reprendre ses anciennes querelles, on ira à tous les diables* Qui a donné sa voix à Louis Napoléon a voulu se débarrasser de tous les républicains de la veille. Je ne demande pas leur mort, mais qu'on les mette à la porte des synagogues où ils tenaient les premières et les dernières places. M. le géné- ral Cavaignac avait, par position, ce qu'il fallait pour nous faire vivoter par ce régime, mais Louis Napoléon n'a rien de ces qualités, bonnes ou mauvaises.
Voilà mon humble sentiment sur nos affaires politiques. Mes affaires particulières ne sont pas brillantes. Je reste sujet à des étourdissements continuels, très-pénibles en eux-mêmes. Je ne puis me mettre en route par ce froid et par cette santé.
934 LETTRES.
LXXIII.
A M* RAULIN.
Qenôve, 9 janvier 1849.
Mon cher ami, ne soyez pas en trop grande susceptibilité si je n'ai pas répondu de mon mieux à tout ce que vous dites si bien dans votre dernière lettre du 19 décembre. Il s'est passé beaucoup de choses depuis ce 19, car ^ous avez acclamé un fort beau président, et il a dû com- mencer à montrer de quel bois il se chauCfait dans le grand hiver de notre siècle. Les rapports qui viennent ici sur la manière dont il paît ses brebis sont un peu contradictoires. Les uns disent que rien n'avance; que les Français sont tout aussi inquiets que s'ils n'avaient point à leur tête un neveu de Napoléon ; les autres re- marquent, comme un heureux indice, que les sages qui administraient la France avec une si haute prudence depuis onze mois commencent à faire leurs paquets et qu'ils sont remplacés par des fonctionnaires qui n'ont point l'habitude des liqueurs fortes, ni des belles pipes noircies à leur base, ni des belles demoiselles qui n'ont point dit leur nom et qu'on n'a point revues ;
LETTRES. 235
mais tout cela peut être trompeur. Il faudra savoir quel est le métis agitât molem dans ces changements. Les journaux n'en disent jamais rien que pour ceux qui le savent déjà. Je ne crois pas, du moins, que nous fassions la guerre. Notre maître n'a pas Tair de cette humeur ambi- tieuse et violente qui fait les conquérants, sui- vant Bossuet.
On me dit que vous vous êtes engagé à écrire dans la Revue des Deux-Mondes; sur quel sujet est cet article ? Je voudrais bien être auprès de vous pour le voir pousser. Si vous m'en croyez, faites- le rapidement et tout d'une traite, et corrigez après aussi lentement que vous voudrez et comme le temps le permettra ; sans quoi, on hé- site à chaque paragraphe, on corrige un trait sans savoir quelle dimension aura son esquisse et l'on n'avance point. Quelqu'un qui écrit visi- l)lement tout d'une traite, mais sans corriger, c'est M. de Lamartine. Vous ne lisez pas ses Con- fidences et vous avez tort. Vous y trouveriez de jolies choses, avec d'énormes défauts. C'est la première fois que les champs de la Bourgogne aient été à pareille fête et inondés d'un tel dé- luge de couleurs. Cette aimable maison de Milly flotte dans ces eaux débordées comme l'Arche sur les vapeurs du déluge, mais enfin, la maison
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et les gens qui l'habitent sont agréables à regar- der. Les sources de ce grand diable de fleuve sans lit qu'on nomme M. de Lamartine sont jolies. Ces Confidences forment un contraste sin- gulier avec YOutre-tombe et Toutrecuidance de M. de Chateaubriand. Les deux personnages n'ont point vu la maison paternelle du même œil assurément... Mais vous ne lisez rien de ces fadaises.
J'espère que si vous n'avez point d'inquiétudes, vous n'avez plus non plus de rhumatisme. J*en ai un dans le cou et dans la tête; si vous pouviez le placer sur quelque tête de jacobin, vous m'o- bligeriez fort. Si vous voulez avoir une heure ou deux d'agréable distraction, lisez le livre de M. Ampère, intitulé La Grèce, Rome et Dante, Sans beaucoup de force ni de suite dans les idées, il a beaucoup d'élégance, de savoir et de senti- ment de ce qui est beau.
Qu'est-ce, je vous prie, qu'un livre de M. de Lamennais, sur la religion? Il doit être intitulé : De la Société première et de ses lois ou De la Religion. Ce doivent être des timbales ou des cymbales retentissantes ; encore retentissantes est-il beau- coup dire.
LETTRES. 23:
LXXIV.
A M. d'haUSSONVILLE.
Dieppe, 15 juin 1849.
Il paraît que ce mois de juin est marqué là^ haut d'un signe particulier et qu'il porte générale- ment à rétat de siège. Quand j'ai vu tomber le pauvre maréchal Bugeaud , j'ai cru que c'était la marque que le bon parti était condamné et que le diable allait régner officiellement dans ce monde. Je n'aurais pas pensé que, quatre jours après^ toute la légion du mauvais principe dût être mise en fuite ; il est vrai que je ne pensais pas non plus qu'ils osassent sitôt en venir à la guerre ouverte. Voilà donc que Ledru-Rollin, Considé- rant et consorts courent les grands chemins pour éviter la gendarmerie et les fortes mains du procureur général. M. le général Changarnier a fait sur eux l'eRet de la tête de la Gorgone. Huit escadrons et quatre bataillons^ employés à temps, ont eu plus d'effet que toute une armée, avec tout le feu de tous ses canons, n'avait faitl'an dernier. On ne peut pas regretter que tous ces misérables n'aient pas fait plus de mal, mais dans quinze jours on dira : « Après tout, qu'ont-ils fait pour
238 LETTRES.
mériter Tétat de siège?» etc. Toujours est-il qu'on se sent la respiration plus libre sous Tétat de siège, gouverné par d'honnêtes gens, que dans rétat de liberté illimitée dont jouissaient tous les animaux féroces dans nos quartiers. Je ne fais aucun cas du droit illimité d'être injurié, pillé, maltraité et quelquefois pendu. Maintenant que les événements ont fait table rase, qu'est-ce que va faire la législation? Nous voici m acumine rerum^ et on va, alors qu'on aura ou non la main sûre, décider en huit jours de notre sort pour dix ans. Je ne compte pas par plus grand laps de temps, car il ne paraît point que la Providence veuille que la France reste plus d'une dizaine ou d'une quinzaine d'années dans la même position. Le général Changarnier ne doit pas ressentir une médiocre satisfaction. A en juger par le récit des journaux, la terreur marchait visiblement devant lui, témoin tous ces coquins qui courent encore . On me dit que le procureur général est venu à la Chambre avec un grand filet pour pêcher de cent à cent vingt membres des plus éclairés de l'opposition. Les débats en deviendront d'abord beaucoup plus polis et la salle des séances certai- nement beaucoup plus propre. Ce n'est pas que,après toutesces épurations et fumigations, il W restera encore d'énormes difficultés. Tout le
LETTRES. 239
parti de Tordre va probablement se décomposer
et chacun va recommencer à croire que rien
n'est plus aisé que de faire les affaires de son
parti; mais je suis bien curieux de l'avenir et
c*est beaucoup que d'avoir les deux pieds à sec
pour le très*étroit espace du présent.
LXXV.
A M. B. DE SAHUNB.
Dieppe, 14 juillet 1840.
Usirce aujourd'hui le 14 juillet? Les idées ont fatit terriblement de chemin depuis le 14 juillet 1^*7S9! Re fiait exterritus amnis. Mais ce n'est pas <^^la que je veux vous dire, mon cher ami. Je veux vous remercier de la peine que vous avez ^^ la bonté de prendre; j'ai reçu cette nuée de P^tes hébreux et latins en très-bon état et dans ^^ut le lustre de leur première jeunesse. On n'est P^ fâché d'avoir ici Horace, Lucrèce et Virgile pour se distraire un peu de tout ce beau monde ^^i se promène à l'établissement. Il y a quelque Quinze jours, j'avais avisé de beaux oiseaux de ^©r qui venaient s'abattre et s'ébattre sur ce ri- ^5ige vers trois ou quatre heures de l'après-midi.
240 LKTTRE!i.
A cette heure, à présent, tout le monde deParisapris la place des oiseaux sang- le bruit des conversations n'en dit pas l«^ bruit d'ailes et de vagues qu'on enluii»*" ravant. ^^
Nous n'enlendrons plus le géii'-"^^ renversant les murailles d'Auif Tocqueville doit avoir les bras lui-. le monde romain, même jifn nous résoudre pour la pii; l'ordre, delà liberté, de la r< losophie?
11 faudra contenter tout le »"
d'où je conclus que d'ici n monde et notre père poussa. Cela m'est bien égal, puu Changarnier reste sur son d'artillerie sur leurs afTûU. Jesuisdel'avisdeM.Cou il serait moo ambassadeui' Prusse. On m'avaitditquuh. avait la passion de baiser i, il paraît, à ce que vous i, du côté des princes de 1' le philosophe comprenii sion de France en Pru'
LETTRES. 241
M. Cousin^ mais je m'oppose absolument à ce qu'on lui donne pour secrétaires tous ces petits faquins de métaphysiciens à la suite, qui prennent des airs évaporés dans Tinfini et qui ne sont pas fâchés de mettre la main sur un bon emploi dans le monde réel. Ce sont vraiment de petits esprits de ténèbres. On dit que plusieurs se sont faits rouges comme le feu de Tenfer ; ce n'est pas pour un philosophe un motif raisonnable, mais je conviens que c'est un motif pour un homme sensé de se faire rouge, quand la force paraît tourner du côté des rouges. . . Je suis bien libre aussi de rougir pour eux du choix que font ces hommes sensés.
Adieu, mon cher ami; j'espère bien vous revoir d'ici à une quinzaine de jours si toutes les choses concrètes et aussi les personnes ne tombent pas, d'ici-là, sous le régime de la métaphysique rouge.
LXXVI.
A MADAME LA BARONNE A. DE STABI^.
Dieppe, 17 juillet 1849.
Je vous aurais écrit hier si Albert n'était pas parti, mais Albert vaut mieux qu'une lettre. Il m. 16
242 LETTRES.
VOUS donnera peu et de bonnes nouvelles. Il n*y en a pas d'autres ipi... je ne sais pourquoi je vous parle de ce qui se passe sur la terre. Je vis sous les vagues bleues ou vertes de l'Océan. Le monde me paraît d'une étrange couleur à travers ce voile. Il a la mine verte d'un univers qui nlra pas loin. Pour moi, puisque vous avez la bonté de le demander, je suis un peu mieux que cet univers. Cette eau froide ne m'allait pas mal ces jours-ci. Aujourd'hui seulement, je me sens dans une disposition que les Anglais nom- ment ^rfmew, je crois. J'espère que c'est une ivresse passagère, car je suis fâché de ne pouvoir essayer jusqu'au bout de ce remède et voir s'il y a au fond des eaux une manière de me tirer da misérable état dans lequel je vis depuis quelques années.
Est-il vrai que la philosophie ait envahi votre demeure et qu'on y voie souvent M. Cousin?
Quoi, fille de David, vous parlez à ce traître?
N'est-il pas vrai que ce Mathan est le plus animé des mortels? et au fond très-bon enfant et s'amu- sant de tout comme un enfant. Qui n'est pas de- vant lui, mais à côté de lui, peut marcher dans un continuel amusement. Il a un feu qui ne s'é- teint point, mais aussi, j'en conviens, un petit
LETTRES. 243
v^r qui ne meurt pas. Je conclus que votre salon ôst aujourd'hui le plus brillant de Paris et je ne Airai pas comme M, d'Haussonville : « Ce n est I>cts votre faute. » A la longue, un salon res- semble à la maîtresse de la maison. Quand elle ïx^y serait pas un jour, on devrait deviner j qui ^lle est, à*entendre et à voir ceux qu'on trouve chez elle.
J'ai commencé M. de Lamartine. C'est un drôle d'homme et un drôle de livre. Si jamais un Alle- Uiand, dans mille ans, prend ce volume au sé- rieux, il croira qu'il s'agit d'une nation de grands hommes, tous] grands hommes, depuis M. Flo- con jusqu'à M. Marrast. Il a certainement in- venté le premier qu'avec une bienveillance univer- selle dans les jugements on pouvait faire autant de mal que les autres avec toute l'âpreté du monde. Il dit seulement de M. Thiers qu'il est l'agitateur intestin d*une assemblée. L'expression n'est pas emphatique et je n'aimerais pas, à la place djB M. Thiers, qu'on me nommât l'agitateur intestin de personne. Il n'a point parlé de M. de Broglie; c'est assurément de dessein prémédité, car, enQn, il a dû entendre parler quelquefois dans sa vie de M. de Broglie. On dit que M. de Broglie est inconsolable de ce silence étudié de M. de Lamartine.
244 LETTRES.
J'ai reçu une charmante lettre de M. de Bpo- glie aujourd'hui. Il ne semble pas trop abattu de ne pas Qgurer dans ce Panthéon et à côté et en contraste de M. Sobrier et de M. Caussidière, de glorieuse mémoire.
LXXVII.
A MADAME d'hAUSSON VILLE.
Dieppe, mardi 24 juillet 1849.
On voit bien que vous vivez au fond des bois. Vous demandez si madame votre belle-sœur est encore ici, et elle est partie depuis trois grands jours. Je dois même ajouter qu'elle est probable- ment à l'heure qu'il est auprès de vous. Pour Albert, il est allé faire une inspection d'armes au pied des remparts de Broglie ; mais à quoi ser- vent aujourd'hui les inspections d'armes ? Ni les arcs ne sont sûrs^ ni les chevaux ne sont vites. L'ai • tier philistin a l'air de se moquer de notre appa- reil militaire. Je vous conseille de jouir le plus vivement possible de l'ombre des chênes, des marronniers et des platanes de Gurcy ;
Carpe diem, quam miniinum credula postero.
LETTRES. 245
£t encore
Cèdes coemptis saltibus et domo Villaque flavus quam Tiberis lavit, Cèdes...
Les chiens, c*est-à-dire les socialistes, déjà Sont à votre porte et vous prient d'aller partout a.illeurs que chez vous, pour y reposer votre lête. Ceci soit dit sans vous comparer le moins cl u monde à Jézabel, et sans comparer les chiens ïiux socialistes. Vous savez mon affection pour les chiens. Je ne vous parlerais point de ces tristes sujets si vous ne veniez de lire M. de La- martine. Vous avez appris de sa propre bouche de quels admirables éléments se composait la noble armée qui a fait la sainte révolution de février : apparent dirœ folies. Il faut au moins dix ans d'une tyrannie tutélaire pour rendormir toutes ces formidables bêtes que réveille le bruit des révolutions. La bonne raison qu'il nous donne pour avoir déchaîné pour sa part tous ces fléaux, c'est qu'il fallait bien obtenir la sépara- tion de l'Église et de l'État. Enfin, il a cru mal faire, et ce n'est pas sa faute si l'Église n'est pas séparée de l'État, car il avoue lui-même qu'il s'en est fallu d'un cheveu pendant quinze jourà qu'il n'y eût plus en France ni églises, ni mai- sons, ni personne. Ce livre de M. de Lamar-
246 LETTRES.
tine montre en lui un état d'esprit si étrange qu'il est certainement intéressant à lire. Le diable en aura assurément mis un exemplaire dans sa bibliothèque, comme un des plus beaux échantillons de la sérénité et de la béatitude d& l'orgueil humain.
Vous ne verrez donc point mademoiselle de Pomaret. La volage s'en va en Suisse, enlevée par madame de^Staël. Depuis quelque temps on ne peut plus tenir quatre personnes ensemble. Le vent d'orage disperse toutes les feuilles. Tantôt M. d'Haussonville est emporté vers la Lorraine ; puis un petit mirage électoral fait courir Albert du côté de l'Alsace. M. de Broglie ne peut quitter ni la Grange, ni tous ceux qui boivent du torrent de la montagne. Voici madame de Staël qui s'en- fuit par delà d'autres montagnes. Depuis que l'on a entendu en France Tair des Girondins personne ne peut plus tenir en place. M. Ledru* RoUin court comme un Basque, sautant par- dessus toutes les frontières ; les bons et les mé- chants courent î"dans toutes les directions. Ce doit être un singulier spectacle à regarder d'en haut.
La plage de Dieppe a perdu, vous le savez mieux qu'une autre, ses plus belles fleurs. On. n'y voit plus madame la princesse de B..., qui
LETTRES. 247
est allée parler précipitamment et sans cesse mlleurs. Je n'y vois plusi le© Armides du Nord, qui y sont peut-être encore. M. Masson est parti pour Paris où il a des aiTaires. Mais j'ai vu M. de Guizard qui est venu du Tréport me faire une petite visite. Nous avons parlé pour huit jours. Je suis rentré ensuite dans un silence forcé. J'ai pourtant rencontré ici un ancien ministre du royaume de Belgique, avec qui je cause un peu durant le dîner, un dîner de cent couverts au moins. Après quoi je vais me promener sur les bords de la mer retentissante, et je vais me cou- cher en lui disant : à demain matin. A quoi elle répond par un affreux rugissement sur les galets. Voilà mon genre de vie. Celui qui a pré- cédé me plaisait beaucoup plus, mais il faut s'accoutumer à vivre seul.
Qu'avez-vous dit de la Dame dépique de M. Mé- rimée? Est-ce tout à fait de M. Pouchkine, ou M. Mérimée y a-t-il mis un peu du sien? Cela est d'une simplicité chirurgicale qui ressemble plus au traducteur qu'à ce qu'on racontait de l'auteur.
Avez-vous éclairci la question de savoir si vous étiez l'auteur d'un écrit sur V Amour ?Cesi vin sujet qui a été souvent traité, mais enfin, si vous l'avez choisi, vous pourrez mettre sur le
246 LETTRES.
tine montre en lui un état d'esprit si étrange qu'il est certainement intéressant à lire. Le diable en aura assurément mis un exemplaire dans sa bibliothèque^ comme un des plus beaux échantillons de la sérénité et de la béatitude de Torgueil humain.
Vous ne verrez donc point mademoiselle de Pomaret. La volage s'en va en Suisse, enlevée par madame de^Staël. Depuis quelque tempsonne peut plus tenir quatre personnes ensemble. Le vent d'orage disperse toutes les feuilles. Tantôt M. d'Haussonville est emporté vers la Lorraine; puis un petit mirage électoral fait courir Albert du côté de l'Alsace. M. de Broglie ne peut quitter ni la Grange, ni tous ceux qui boivent du torrent de la montagne. Voici madame de Staël qui s'en- fuit par delà d'autres montagnes. Depuis que l'on a entendu en France Tair des Girondins personne ne peut plus tenir en place. M. Ledru- Rollin court comme un Basque, sautant par- dessus toutes les frontières ; les bons et les mé- chants courent ïîdans toutes les directions. Ce
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doit être un singulier spectacle à regarder d'en haut.
La plage de Dieppe a perdu, vous le savez mieux qu'une autre, ses plus belles fleurs. On n'y voit plus madame la princesse de B..., qui
LETTRES. 249
touvoir le retrouver, le sentier qui menait à la paisible demeure qu'on voyait de loin en imagi- lation. Le mieux est encore du s'en rapprocher e plus possible, même quand on sait qu'on n'y irrivera plus. Il ne faut renoncer, à aucun mo- ment, à son idéal en tout genre ; c'est un animal doux et sauvage, qu'on ne fait jamais qu'entre- voir à travers les arbres; il s'enfuit dès qu'on approche, pour reparaître bientôt encore, mais toujours d'un peu loin. En fait de plans de vie manquée, il n'est ni bon ni raisonnable de jeter le manche après la cognée. Chaque eObrt pour s'en rapprocher entretient, du moins, l'idée de oequiest bien. Avec les débris de sa première demeure il faut s'en refaire une autre^ et l'orner des dessins de ce que nous aurions souhaité et qui nous manque. Il y a beaucoup à glaner dans in champs du pauvre , mais pourvu qu'on se mette à glaner. Nul ne doit renoncer à être le moins malheureux possible. Il n'y a de malheur véritable que dans ta résolution de ne plus cher- cher à raccommoder ce qui est cassé. On s'at- tache à ces objets raccommodés d'un autre sen- timent, m^iis aussi vif que ce qui a précédé. Adieu; it bieiiti'it. Je sors d'une migraine telle £U avant les bains de hoses qu'elle de-
248 LETTRES.
titre, comme M. de Jouy avait fait à un traité de morale de sa composition : avec le portrait cte=- l'auteur.
Voilà qui est finir une lettre par un coup d tonnerre.
LXXVIII.
A MADAME LA BARONNE A. DE STAËL.
Gurcy, 24 août 1849.
Je réponds à la petite lettre que vous avez eu la bonté de m' écrire de Coppet. Les catalpas qui sont sur la terrasse sont-ils toujours aussi beaux ? Le ruisseau continue-t-il toujours son bwit ai- mable et monotone? Il est probable que rien n'a changé de tout cela. Si la nature changeait ses allures, nous en ferions des plaintes, trouvant qu'elle, du moins, ne devrait pas passer ; nous ne trouvons pas bon, non plus, qu'elle demeure la même au milieu des changements qui nous tra- vaillent... Quelle tristesse que ce pauvre ménage de ***! Il était fait pour avoir une petite vie idéale à l'ombre de ses bignonias, et au milieu d'une famille en paix. Personne, presque personne du moins, n'a la vie pour laquelle il étdt né. Il y a toujours un moment où l'on perd, sans plus
LETTRES. 249
I>ouvoir le retrouver, le sentier qui menait à la I>aisible demeure qu'on voyait de loin en imagi- i^ation. Le mieux est encore de s*en rapprocher le plus possible, même quand on sait qu'on n'y orrivera plus. Il ne faut renoncer, à aucun mo- xnent, à son idéal en tout genre ; c'est un animal doux et sauvage, qu'on ne fait jamais qu'entre- voir à travers les arbres ; il s'enfuit dès qu'on approche, pour reparaître bientôt encore, mais toujours d'un peu loin. En fait de plans de vie manquée, il n'est ni bon ni raisonnable de jeter le manche après la cognée. Chaque effort pour s en rapprocher entretient, du moins, l'idée de ce qui est bien. Avec les débris de sa première demeure il faut s'en refaire une autre, et l'orner (les dessins de ce que nous aurions souhaité et qui nous manque. Il y a beaucoup à glaner dans les champs du pauvre , mais pourvu qu'on se mette à glaner. Nul ne doit renoncer à être le moins malheureux possible. Il n'y a de malheur véritable que dans la résolution de ne plus cher- cher à raccommoder ce qui est cassé. On s'at- tache à ces objets raccommodés d'un autre sen- timent, mais aussi vif que ce qui a précédé.
Adieu ; à bientôt. Je sors d'une migraine telle que je n'en ai jamais connu avant les bains de mer. J'ai gagné à la mer deux choses qu'elle de-
250 LBTTRBS.
vait chasser, le mal de tête habituel, et un froid subjectif BiSsez fréquent. Tout cela fait que je no suis bon à rien du tout.
LXXIX.
A MADAME LA BARONNE DE LASCOURS.
Paris, 25 décembre 1849.
Est-ce que vous n'avez pas remarqué, chère madame^ qu'il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit? J'avais mené tout ce printemps et tout cet été une vie si misérable que je ne trouvais rien de bon à dire à mes meilleurs amis. Enfin, tel que je suis, je prétends vous écrire et vous demander directement comment vous êtes tous, et ceux qui sont près et ceux qui sont loin.
Je n'ai rien à vous dire de Paris que vous ne sachiez comme nous. Il n'y a point de faits par- ticuliers qui puissent inquiéter ou rassurer par ce temps de la République ; tout se passe entre trente-six millions d'hommes. Si la baleine est tranquille, si la baleine donne des coups de queue plus ou moins violents, tout le monde le voit et le sent, et Ton n'a nul besoin de micro-
LETTRES. 251
scope pour en juger. A cette heure, le monde socialiste a Tair de dormir. On dit qu^il a pris un goût extrême pour la lecture. Il distribue à oeux qu'il veut évangéliser une foule de petits pomans, tirés sur papier gris, qui ne se vendent que quatre sous et qui laissent encore au ven- deur un profit de quelques centimes. Ces vor
•
lûmes sur papier gris, ornés de gravures, con- tiennent parfois quatre de nos volumes ordi- naires. C'est, par exemple, Jacques le fataliste^ de Diderot, ou La Religieuse^ du même, ou bien encore un roman de composition récente mon- trant, bien entendu, comment un homme riche a mis le désordre dans une famille pauvre, et comment, pour s'emparer de la femme, il a fait mettre aux galères le mari^ qui est la perle des hommes et des maris. La police poursuit de son mieux ces aimables productions, mais les socia- listes ont l'agilité des puces. Ils se dérobent au moment où on va mettre la main sur leurs pa- cotilles et vont infester le fond des campagnes de leur abominable littérature. On écrit de son mieux, parmi les honnêtes gens, pour combattre l'effet de cet apostolat criminel, mais le bien . marche comme une belle armée régulière, avec quelque lenteur, tandis que les guérillas du mal trottent de rochers en rochers. Lisez-vous le
252 LETTRES.
Messager de la Semaine ? Vous y verrez des noms qui ne vous sont point du tout inconnus. Dans c^ Messager on voit siéger ensemble bien des gens quL
sont fort étonnés du nosud qui les rassemble
M. de Valmy, M. de Broglie, M. A. de Broglie^ M. de Riancey, M. Piscatory, l'abbé Ledreuil. On tâche de ne point se quereller. Les gens nô se haïssent souvent que faute de se voir. A la vé- rité, on finit quelquefois par se haïr pour se voir trop, mais enfin, ce n'est point le cas. On est occupé assez souvent de l'ennemi commun ; on ne pense que le moins possible au passé ; il n'y a pas de quoi songer à l'avenir ; c'est déjà beau- coup d'avoir un présent ; on le défend de son mieux, et ce mieux n'est probablement pas assez. Au reste, malgré tout, je persiste dans mon ancienne impression que nous ne périrons pas, mais je reconnais qu'il me serait assez diffi- cile de justifier cette façon de penser, car nous ne ressemblons pas mal à des fourmis qui tra- vailleraient, avec espérance, contre une marée de l'Océan.
LETTRES. 253
LXXX.
A MADAME LA BARONNE A. DE STAËL.
Paris, mardi 28 janvier IS'ÎO.
C'est déjà beaucoup que d'écrire même un petit billet par une grande névralgie. Il ne faut point remuer dès qu'on a mal à la tête. Vous ne dites pas si vous avez froid ou chaud dans vos nids de marmottes, par cet hiver. Ici, le temps ne peut prendre son parti de nous battre froid. Il fait de petites journées de printemps. Paul va bien. Il continue toujours la vie des solitaires de Port-Royal, se couchant comme eux à huit heu- res et demie et se levant bien avant le jour. Ce régime fait que je ne le vois pas beaucoup. Il est aimable quand on le voit, en quoi il diffère no- tablement de mes autres amis. Il n'imite point Port-Royal en ce sens qu'il va au spectacle. Il vous aura raconté Mithridate et les Fetnmes sa-- vantes. Hormis moi, tout le monde court les spectacles, car M. de Broglie et Albert et sa femme et Louise et M. et madame d'Harcourt étaient allés, le même jour, voir Claudie^ une jolie pièce' de madame Sand où il est démontré que les jeunes demoiselles qui ont fondé une pe-
244 LETTRES.
J'ai reçu une charmante lettre de M. de Bpo- glie aujourd'hui* Il ne semble pas trop abattu de ne pas figurer dans ce Panthéon et à côté et. en contraste de M. Sobrier et de M. Caussidière^ de glorieuse mémoire.
LXXVII.
A MADAME D*HAUSSON VILLE.
Dieppe, mardi 24 juillet 1849.
On voit bien que vous vivez au fond des bois. Vous demandez si madame votr^ belle-sœur est encore ici, et elle est partie depuis trois grands jours. Je dois même ajouter qu'elle est probable- ment à l'heure qu'il est auprès de vous. Pour Albert, il est allé faire une inspection d'armes au pied des remparts de Broglie ; mais à quoi ser- vent aujourd'hui les inspections d'armes? Aï les arcs ne sont sûrs^ ni les chevaux ne sont vîtes, L*al • tier philistin a l'air de se moquer de notre appa- reil militaire. Je vous conseille de jouir le plus vivement possible de l'ombre des chênes, des marronniers et des platanes de Gurcy ;
Carpe diem, quam miniinum credula postero.
LETTRES. 245
Et encore
Cèdes coemptis saltibus et domo Viliaque flavus quam Tiberis lavit, Cèdes...
Les chiens, c'est-à-dire les socialistes, déjà sont à votre porte et vous prient d'aller partout ailleurs que chez vous, pour y reposer votre tête. Ceci soit dit sans vous comparer le moins du monde à Jézabel, et sans comparer les chiens aux socialistes. Vous savez mon affection pour les chiens. Je ne vous parlerais point de ces tristes sujets si vous ne veniez de lire M. de La- martine. Vous avez appris de sa propre bouche de quels admirables éléments se composait la noble armée qui a fait la sainte révolution de février : apparent dirœ fades. Il faut au moins dix ans d'une tyrannie tutélaire pour rendormir toutes ces formidables bêtes que réveille le bruit des révolutions. La bonne raison qu'il nous donne pour avoir déchaîné pour sa part tous ces fléaux, c'est qu'il fallait bien obtenir la sépara- tion de l'Église et de l'État. Enfin, il a cru mal faire, et ce n'est pas sa faute si l'Église n'est pas séparée de l'État, car il avoue lui-même qu'il s^en est fallu d'un cheveu pendant quinze jouri qu'il n'y eût plus en France ni églises, ni mai- sons, ni personne. Ce livre de M. de Lamar-
246 LETTRES.
tine montre en lui un état d'esprit si étrange qu'il est certainement intéressant à lire. Le diable en aura assurément mis un exemplaire dans sa bibliothèque^ comme un des plus beaux échantillons de la sérénité et de la béatitude de l'orgueil humain.
Vous ne verrez donc point mademoiselle de Pomaret. La volage s'en va en Suisse, enlevée par madame de^Staël. Depuis quelque temps on ne peut plus tenir quatre personnes ensemble. Le vent d'orage disperse toutes les feuilles. Tantôt M. d'Haussonville est emporté vers la Lorraine ; puis un petit mirage électoral fait courir Albert du côté de l'Alsace. M. de Broglie ne peut quitter ni la Grange, ni tous ceux qui boivent du torrent de la montagne. Voici madame de Staël qui s'en- fuit par delà d'autres montagnes. Depuis que l'on a entendu en France Tair des Girondins personne ne peut plus tenir en place. M. Ledru- Rollin court comme un Basque, sautant par- dessus toutes les frontières ; les bons et les mé- chants courent ^dans toutes les directions. Ce doit être un singulier spectacle à regarder d'en haut.
La plage de Dieppe a perdu, vous le savez mieux qu'une autre, ses plus belles fleurs. On n'y voit plus madame la princesse de B..., qui
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est allée parler précipitamment et sans cesse ailleurs. Je n'y vois plus iee Armides du Nord, qui y sont peut-être encore. M. Masson est parti pour Paris où il a des affaires. Mais j'ai vu M. de Guizard qui est venu du Tréport me faire une petite visite. Nous avons parlé pour huit jours. Je suis rentré ensuite dans un silence forcé. J'ai pourtant rencontré ici un ancien ministre du royaume de Belgique, avec qui je cause un peu durant le dîner, un dîner de cent couverts au moins. Après quoi je vais me promener sur les bords de la mer retentissante, et je vais me cou-- eher en lui disant : à demain matin. A quoi elle répond par un affreux rugissement sur les galets. Voilà mon genre de vie. Celui qui a pré- cédé me plaisait beaucoup plus, mais il faut s'accoutumer à vivre seul.
Qu'avez-vous dit de la Dame de pique de M. Mé- rimée? Est-ce tout à fait de M. Pouchkine, ou M. Mérimée y a-t-il mis un peu du sien? Cela est d'une simplicité chirurgicale qui ressemble plus au traducteur qu'à ce qu'on racontait de l'auteur.
Avez-vous éclairci la question de savoir si vous étiez l'auteur d'un écrit sur V Amour ?Cesi un sujet qui a été souvent traité, mais enfm, si vous l'avez choisi, vous pourrez mettre sur le
258 LETTRES.
senl habituellement Técunie de la capitale et de ses environs. Je ne sais pourquoi on nomme ces trains de désagrément des trains de plaisir. Ils ne représentent pas mal ce que sera la France^ alors que le niveau démagogique Taura radica- lement aplatie.
LXXXIII.
A MADAME LA MARQUISE d'haRGOURT.
Broglie, 16 août il
Rien n'est plus aisé que d'avoir de longues let- tres de moi. Je ne m'arrête que quand je crains de fatiguer. Louis ^, par exemple, s'est allé éa^ cher et ne m'a plus répondu dès qu'il a vu à quel déluge il s'était exposé en entrcmt dans ce commerce de lettres avec moi. Ce sont les per- sonnes qui ont la main fatiguée de me répondre qui prétendent que je n'aime point à écrire. Je suis comme les bâtons de Goethe qui apportaient à la maison plus d'eau qu'on ne leur en deman<* dait, et puisqu'on m'attaque si souvent devant vous, on vous aura peut-être dit que j'étais long et sec comme ces mêmes bâions, mais il faut
I. M. le marquiftde Sainte-Âulaire.
LETTRES. 259
laisser dire mes enneinîs. Je suis bien flatté que M. G. veuille être irrité contre moi ; c'est encore tine marque d*attenlion et la seule, peut-être, sur laquelle on puisse encore compter quand on avance dans la vie, dans la maladie et dans Tin- signiflatice. Aussi, je tié sais où Albert va cher- cher cette crainte qu'on ne me gâte ; il faut qu'il ait une terrible sollicitude pour le perfec- tionnement d'àùtrui en matière d'atnour-pro- pre. Voulez-vous le lui dire â son passage à Paris qui sera le 20 ? Le pauvre garçon n'a pas pu résister à la tentation quand il a vu passer Éôn père et ils s'en sont allés bras dessus bras dessous à Coppet, toujours causant et toujours
courant
Oui, je pense tous les jours au plan que vous me recommandez de faire : j'y pense sans cesse avec beaucoup de colère contre vous sur la ma- nière dont vous vous traitez. Pharaon ne traitait pas si mal, à beaucoup près, les Hébreux durant leur séjour en Egypte. Ils les faisait travailler de leurs mains, mais il ne les tracassait pas mo- ralement et ^intellectuellement toute la sainte journée, et toutefois, à force d'être surmenés, ils avaient perdu toute force extérieure : a Moïse n raconta tout ce qu'il avait entendu aux enfants )> d'Israël, mais ils ne l'écoutèrent point à cause
260 LBTTKES.
» de l'angoisse de leur esprit et de leurs péni- )i blés travaux. » J'espère que ce texte est déci- sif en faveur de l'obligation où l'on est de se conquérir du repos et du repos d'esprit. VoDà des gens qui, à force de travailler et de tra- vailler innocemment et par devoir, en appa- rence, se rendent incapables de comprendre Moïse. Sans être prédicateur de mon état, il m'est impossible de ne pas voir là pour vous une nécessité de vous tenir au moins deux heures par jour et de suite dans un repos agréable où Ton cultive son esprit sans ef- fort, et où l'on endort, le mieux possible, ses agitations intérieures. Ce sommeil de l'âme est, au moins, aussi nécessaire que l'autre sommeil ; mais^ à quoi bon vous conseiller une suite de lectures déterminées tant que vous n'aurez pas conquis ce lieu de sûreté contre les visites, les petits devoirs, le bruit des en- fants? Tant que vous n'aurez pas posé des sen- tinelles inexorables autour de ce lieu de repos dont Virgile a dit :
Svb vertice laie jEquora tuta silent.
« Là une grande paix et un grand silence régnent sur les flots. »
LETTRES. 261
En fait de lectures, il ne faut suivre que sa fantaisie et le tour particulier de son imagina- tion ; obéir à ses instincts intellectuels ; recher- cher les choses qui plaisaient avant cette vie agréablement tracassée, mais tracassée par Tim- mensité des soins d'une famille et d'une maison : Avant que les jours mauvais n arrivassent, deS" quek VOUS dites : j'y prends un très-grand plaisir. A mesure que ce repos agira, vous retrouverez au dedans cette lumière vive et tranquille dans laquelle planent les pensées de la première jeu- nesse. L'agacement de nerfs fait disparaître ce milieu limpide et éclatant où se jouaient les idées. On a beau laisser aux autres la même im- pression de son esprit, on sent, au dedans, je ne sais quoi d'aride et d'irrité qui ôte tout plaisir intérieur à l'exercice de l'intelligence. C'est un chant qui n^est plus soutenu par Taccompagne- ment. On est obligé de faire comme les souve- rains qui ont perdu de grandes batailles ; on rap- pelle, en fait d'idées, ses soldats licenciés. On a encore une armée, mais une armée moins jeune, moins animée, qui ne court plus dans le soleil à la conquête de l'Italie. Enfin, il faut cesser de surmener son âme^ pour faire face à tout. C'est un devoir de négliger certains devoirs apparents. C'est dans ce sens qu'il est dit (pardon !) : « Les
262 LETTRES.
» yeux du fou sont à toutes les extrémités de la » terre. » Fénelon a bien raison de dire à une belle dame, dans ses Lettres spirituelles : $cll ne » faut pas mener votre âme comme on traite à » la maison la Cendrillon de Rossini, Cer^erentola » par-ci^ C ener en to la par'là; on sonne de tous cô- )) tés à la fois ; on ne sait à qui entendre. X^a » pauvre fille maigrit et s'épuise pour satisfaire )) à tant de devoirs contraires. Dieu, ajpute Fé* » nelon, n^est pas comme don Magnifico. Il veut )> de Tactivité, maia il veut du repos pour tous )) les membres de sa famille. La sérénité^ qui ne » peut naître dans le tumulte, est aussi bien une » vertu chrétienne que le courage; peut-être » même est-elle plus dans Tesprit du christi^- )) nisme ; Marie semble préférée k Marthe pour » marquer cette supériorité. Tout se fait ^aus » trouble, en ordre^ et avec mesure, dans xm » monde parfait. Les anges, dans le^rs actions x> les plus vives, n'ont Tair ni pressé^ ni agité ; » ils prenneat leur temps pour tout. Qui s'agite, » doit réduire le champ de son activité, car la * paix, c'est-à-dire le mouvement libre et facile » de la pensée dans la contemplation de toutes » les vérités, est le but final ! »
Ainsi parlait Fenelon sortant de l'Opéra-Ita- lien, et qui osera le contredire ?
LETTRES. 263
Adieu, madame, je vous en dirai davantage sur la direction spirituelle quand vous aurez fait la conquête de ces deux heures, qui doivent être £aboiij comme parlent les juifs. N'allez pas croire cjue vous vous soyez fait un mal ni sensible pour les autres ni peu réparable pour vous parce que
Pénelon nomme la vie de Cenerentola dans son
langage un peu libre.
LXXXIV.
A MADAME LA BARONNE A. DE STAËL.
Broglie, mardi 4 septembre 1850.
Je ne sais comment il se fait que je ne vous aie point écrit tous ces jours-ci. J'ai été ce que vous nommez gringe de Tautre côté des montagnes. Nous voilà déjà entrés dans les dé- filés de l'automne; il a fait froid tous les jours depuis trois semaines et les nerfs qui ne sont pas d'airain s'en ressentent. Tout va bien ici. M. de Broglie arrive aujourd'hui très-probablement. Il a dû attendre à Évreux le passage de M. le Président de la République, en sa qualité de pré- sident du Conseil général. Bien qu'Évreux ne soit pas exempt d'un très-grossier républica-
264 LETTRES.
nisme, on pense néanmoins que Ton n^aura pas trop mal reçu le seul représentant du bon ordre dont nous jouissions aujourd'hui. Ce Président passe à Bernay tout à l'heure et il a fallu qu* Al- bert mît son uniforme de chef de bataillon et montât à cheval pour conduire sa garde natio- nale sur son passage. Il aimerait mieux être au coin de son feu à lire les Pères de TÉglise grec- que, mais la Providence ne paraît point disposée à laisser du loisir à ceux qui veulent étudier sa marche dans les premiers siècles de TÉglise. Enfin ce soir, probablement, le tourbillon de cavalerie qui va voir les vaisseaux de Cherbourg faire feu de tous leurs canons sera passé ; mais on ne vit jamais tranquille. Voilà qu'il est arrivé ce matin une lettre de M. Raulin, dictée par lui et signée d'une main fort incertaine. Il dit à Albert qu'il est malade au Colombier d'une re- prise de cette névralgie dont il avait souffert récemment à Paris. Le ton de la lettre a une certaine gravité triste qui donne du souci.
Voilà l'avenir commencé pour ce pauvre ex- cellent Roi. On commence à en parler comme on aurait dû en penser toujours. Il est bien temps, après l'avoir chassé avec le fer et le feu, de dire que c'a été un des meilleurs princes que les peuples aient jamais connus. Les bourgeois
LETTRES. 265
de Paris, tout en le regrettant, ont toujours Tin- solence de dire qu*il manquait de grandeur. Je voudrais bien savoir qui il aurait trouvé pour le suivre s'il avait eu ces fantaisies de grandeur dont on parle si sottement. On lui reprochait déjà, avec la plus grossière violence, le peu qu'il pouvait employer à peindre sur les murailles de Tersfidlles les grandes histoires des autres temps. On aurait poussé de beaux cris s'il avait voulu faire lui-même avec les bourgeois d'aujourd'hui uoe suite à ces tragiques aventures. Ce que nous avons toujours souhaité, c*est d'être bien nour- ris, bien vêtus, bien couchés et couchés de bonne heure, et de marcher en même temps pieds nus et sans pain à la conquête de l'Europe. C'est un problème que ni César^ ni Bonaparte n'auraient pu résoudre apparemment.
Adieu, mille et mille respects et mille et mille tendresses.
LXXXV.
A LA MÊME.
Brogiie, 20 septembre I850.
Il me semble que tout est bien changé et tris- tement changé depuis que je ne vous ai écrit, il
266 LETTRES.
y a seulement quelques jours pourtant. C'est le premier effet d'une grande perte dans la vie. Notre pauvre ami Raulin manque partout, lui qui faisait si peu de bruit et ne demandait aux autres que de l'amitié ! Il avait une chaleur de cœur et une ardeur d'esprit qui agissaient, même de loin, comme une température douce et amicale. Nous ne verrons personne qui lui ressemble pour la sincérité, l'énergie, la dou- ceur, la fidélité dans l'amitié avec le scrupule le plus délicat, tous les agréments d'un esprit rare avec tant d'élévation morale. Il est resté jus- qu'au dernier jour ce qu'il avait toujours été,el, dans les angoisses de cette cruelle maladie, il perçait avec effort le nuage qui l'environnait, et on retrouvait cette âme courageusement bien- veillante qui se préoccupait des autres avec sollicitude, et regardait avec calme tout ce qui la menaçait. Nous n'avons vu que trop ce triste dernier jour, Albert et moi. Il reste une bien misérable confusion d'esprit entre ces cruelles images et tout ce passé si agréablement écoulé avec lui. Ces souvenirs funèbres noircissent tout ce qui a précédé. Ma pensée ne s'était jamais ar- rêtée sur la possibilité de ce malheur. Il atait tant de force et de résolution qull semblait qu'un mal sérieux ne pouvait avoir de prise sur lui.
LETTRES. 267
Souvent il m'avait dit que sa vie ne serait pas longue ; que ses parents étaient morts de bonne heure ; qu'il aurait la même destinée ; qu'il sen- tait un grand ennui de tout qu'il prenait pour un présage, mais, quelques minutes après^ il mon- trait tant d*entrain, tant de curiosité pour tant d'objets d'études, tant de gaieté, qu'il fallait bien prendre ces pressentiments pour des ombres de mélancolie sans motifs, comme les âmes vives en ont souvent. Aujourd'hui que ces impres- sions sinistres sont justifiées, il devient visible que le mal avait commencé dès longtemps... Il vaut mieux croire que le terme de la vie est im- muable que de s'arrêter à toutes les petites pré- cautions qui auraient pu suspendre le cours des choses.
Ma santé n'est pas bien forte en ce moment et je fais toutes choses avec quelque effort. Est-il bien vrai que vous pourriez arriver bientôt ici? Ce serait une grande joie au milieu de cette tris- tesse.
268 LETTRES.
LXXXVI.
A M. A. DE BROGLIB.
Paris, mardi tt janvier 1851.
Mon cher ami, on n'est aimable qu'à la Roche. A Paris, on est d'une humeur hargneuse. •• Il est plus clair que le jour que quand les légitimistes sont sages, ils en ont du chagrin... Il ont contri- bué de leur mieux à ce blâme grossier contre le gouvernement, qui met à peu près les ministres en demeure de s'en aller. Je ne sais ce que feront ces ministres, car les règles du point d'honneur parlementaire changent certainement dans les temps d'orage... Je cherche vainement dans le discours de M. Charras les torts des ministres... Dans des jours comme ceux-ci, tirer le canon d'alarme pour quelque balourdise d'un maire ou d'un préfet isolé, c'est certainement une œuvre insensée. Nous voilà déjà bien loin des harangues de M. Berryer et de M. Barrot. M, Ber- ryer a eu tout l'éclat d'un beau coup de ton- nerre du haut des montagnes. J'eusse aimé mieux que ces foudres vinssent de notre côté que du sien; je n'aime pas qu'on prêche bien ailleurs que dans ma paroisse, mais, enûn, il faut
LETTRES. 269
prendre tous les beaux orages en bonne part. Pour M. Barrot, il a parlé d'or. Il avait toute Tautorité d'un homme qui, ayant fait quelques sottises dans sa vie constitutionnelle, peut parler en connaissance de cause. Il y a une sagesse qui vient des folies passées et qui n'est pas la moins propre à faire impression. Je voudrais te dire ce que feront les ministres, mais, pour le moment, ils ne le savent pas plus que moi. C'est beaucoup que de céder la place à un ministère de gauche. On ne vient pas de ce côté pour faire des choses sensées; il faut peu de temps pour mal faire et si, de plus, des gens de gauche présentables ve- naient à gouverner jusqu'aux élections, nous en verrions de belles, à coup sûr.
Ton père est charmé du ton de simplicité ai- mable .et de l'élévation de sentiments qu'on trouve dans M. de Maistre. Pour moi, je n'aime aucun genre de possédés. Comme le diable est un être fort entendu, je suis convaincu qu'il tire parti du bien pour séduire les gens qu'il ne peut mener ouvertement à mal. Il leur met une idée, une seule idée saine dans Tesprit et, avec cette chaleur dont il a le secret, il dilate cette unique idée jusqu'à ce que les pauvres gens qui en sont dominés deviennent comme les vaches qui ont mangé trop de trèfle. Les esprits systématiques
/
270 LETTRES.
sont tous, plus ou moins, sous le règnô du iiialin esprit, de là leur ton impérieux, le mépris et le dénigrement d'autrui, le mépris et le dénigre- ment de toute autre idée que la leur. C^est le ver qui est au fond de cette rose mousseuse que vous notnmez M. de Montalembert et au fond de cette fledr de coloquinte que vous appelez M. de Maistre. Ce qui prouve quil n'est pas bon que rhomme soit seul avec une idée, c*est que toute domination exclusive de ce genre, quelle que soit Tidée^ donne les mêmes symptômes ou à peu près, chez le malade. De là la ressemblance des grands légitimistes et des grands jacobins. C*est dans le sens qu'il faut entendre a dcemonio meridianoj délivrez-nous de cette dangereuse clarté qui dessèche ou qui brûle tout ce qui n'est pas elle.
LXXXVII.
A MADAME LA MARQUISE d'uaRCOURT*
Paris, l« août 1851.
Je puis bien vous assurer que si je ne vais pas vous voir, ce n'est pas faute de bonne volonté. J'cd été chaque jour sur le point de me mettre en route et chaque jour arrêté par ces insupporta*
LETTRES. 271
bles angoisses de nerfs que je ne peux calmer. Je vous prie d'avoir pitié et surtout d'être juste pour les malades qui ne paraissent pas Têtre au degré voulu pour exciter l'intérêt. Un malade méconnu est un être bien misérable. Les gens qui ont Tâme vraiment charitable devraient faire une institution pour défendre cette classe de malheureux si peu intéressante aux yeux de la société mangeante, buvante et agissante. Il faudrait savoir braver ce qu'ils ont de monoto- nie, d'idées fixes, d'idées changeantes, de fausse sagacité, de découragements absurdes, de rai- sonnements rigoureux et bêtes aussi. Qui ferait cette institution avec un bon règlement ferait vraisemblablement son salut. Mais on n'aime à travailler qu'au soulagement et à la conversion des Gentils. On n'a pas plutôt passé la fleur de la jeunesse et l'âge des grandes espérances que tout le monde dit : ce Mais il n'est pas malade ; il a très-bon visage ; de quoi se plaint-il ? »
Qu'est-ce que vous faites dans Étiolles? je croîsJ bien que vous ne vous y ennuyez point du tout. Quand je me figure que j'ai une heure agréable, le fond du passage est toujours Étiolles... J'ai vu mercredi M» d'Harcourt qui s'en allait en Angle- terre comme un homme qui aimerait incompa- rablement mieux rester à Étiolles. C'est une dure
272 LETTRES.
responsabilité devant le monde que Targent e1 les chances d'augmenter son bien. Ce monde vous regarde pour vous mépriser et vous anathé- matiser si vous manquez d'ardeur un seul mo- ment pour soigner ce qu'on nomme le patri- moine des enfants. Pour moi qui crois que tous les instincts très-positifs et très-généraux soni providentiels, je commence à croire qu'il y a une vertu, une vertu morale à être riche, sans quoi le chœur des hommes ne dirait pas conti- nuellement : c'est une des familles les plus ri- ches, les plus respectables de notre département; et, en effet, il y a du vrai là-dessous. Ce vrai ne simplifie pas du tout les problèmes qui pèsent sur le genre humain où il est de toute nécessité que les neuf dixièmes des hommes aient juste le nécessaire pour ne pas ipourir de faim; le socia- lisme serait un pauvre remède à ce mal universel puisqu'il ne saurait donner au mieux qu'un genre humain où il n'y aurait plus de riches du tout et où chacun aurait l'air bien peu respectable dans son arrondissement, avec la petite portion congrue qu'il mangerait paisiblement dans une manière d'hospice universel. Enfin, est-ce que dans le plan de la Providence Lucain aurait rai- son de dire : Humanum paucis vivit genus? ce qui signifierait, à le bien entendre : tout tend et con-
LBTTRBS. 273
court à produire un petit nombre d*homines triés, pour ainsi dire, dans ces millions d'ébau- ches qui meurent sans nom , sans développe- ment moral, même sans avoir connu le bien-être; an petit nombre d'hommes éclairés et d^ mœurs délicates; un petit nombre d'êtres heureux et vertueux; un plus petit nombre d'hommes de génie; en un mot, Alexandre, Scipion, César, Pascal, Racine, Leibnitz, Newton et la petite société d'élite qui les comprend à peu près; voilà un monde un peu étroit, quoique fort brillant, et cette doctrine a l'air un peu abominable. Il n'y a, en sa faveur, qu'une doctrine à peu près semblable dans l'ordre religieux, c'est celle du petit nombre des élus* Les jansénistes disaient bien avec Lucain du monde à venir : Humanum paucis vivii genus.
Faites-moi le plaisir de me dire par quel ha- sard je vous dis tout cela ? C'est certainement pour causer et comme je ferais si nous nous pro- menions dans vos allées d'ÉtioUes, qui ne sont pas grillées, noircies, arrosées àlamécanique comme les Champs-Elysées. Comment voulez-vous que je sois volontairement à Paris ?
Ah! je suis sûr que vous ne lisez pas V Histoire
de Ifl Restauration^ de M. de Lamartine. Vous le
liriez pourtant avec intérêt ce livre que vous dé- ni. 18
274 LBTTKSa.
daignez ; il y a des pages bien pathétiques et trop pathétiques sur M. le duc d'Enghien et sur le pauvre petit dauphin. Je l'ai mis dans les baga- ges de madame de Staël qui part aujourd'hui oa demain pour Londres. Je suis sûr que ces para- graphes d'une teinte un peu vive sont efficaces contre le mal de mer. Avez-vous vu dans le nu- méro d'aujourd'hui de la Hevue des Deux Mondes j avec quelle fureur M. Cousin parle des femmes du dix-huitième siècle? Je voudrais savoir ce que madame d'Épinay, ou madame du Deffand ou ma- demoiselle de Lespinasse lui ont fait de particu- lièrement désagréable. Je voudrais savoir aussi ce que les grandes dames de la Fronde ont fait pour lui. Il a l'air d'avoir été le maréchal d'Hoo- quincourt avant que d'avoir été professeur de philosophie ; et puis, c'est un emportement con- tre les femmes maigres qui passe vraiment tou- tes les bornes, et aussi un dédain sourd, mais profond pour madame de Sévigné quand il la ôompare à cette génération de géantes rebondies. Qui m'aurait prédit, il y a vingt ans, que M. Cou- sin s'occuperait à ranger les femmes des quatre derniers siècles suivant leur poids ? toutes ces singularités sont mêlées d'impressions assez ori- ginales. Adieu, madame, dites ce que vous faites, ce que
LBTT'BXS. 1^6
VOUS ferez, et si vous êtes mieux... J*ai idée que mademoiselle Marie m'a pris en grippe. Je ne le lui rends pas, contre ma coutume.
LXXXVIII.
A H. B. BB 8AHUNB.
Garcy, 4andi 8 septembre 1851.
Avouez-le, mon cher ami, vous espériez bien que la maladie, ou toute autre circonstance indé- pendante de ma volonté m'empêcherait de vous répondre. Vous vous seriez senti en règle avec moi pour toute votre vie, et absous de toutes vos énormités passées. Je viens donc, pour vous faire enrager, vous remercier de votre très-ai- mable lettre.
Je vois que, suivant le précepte de TÉcriture, vous ne vous inquiétez point du lendemain. Vous regardez paisiblement Toccident des vallées des Vosges ; vous écoutez le silence des grands bois et vos yeux se perdent dans l'immensité de Tair ; vous vivez au plus haut des cieux parmi les chœurs de Sophocle. Après tout, comme vous n'y pouvez rien , vous avez grand'raison de profiter de tout cet aimable spectacle des nuages qui
276 LETTRES.
courent, de l'ombre qui fuit dans les vallons, des monts qui se couronnent de rose au déclin du jour. Tout cela durera plus longtemps qu'au- cun des royaumes et qu'aucune des démocraties du présent monde. Que vous êtes heureux de poursuivre tant de lectures variées, depuis So- phocle jusqu'à M. Flocon ! J'espère que vous donnez aussi quelques moments à M. Granier de Cassagnac. Il prêche le dogme et la morale avec une rare séduction. Il semble faire la guerre pour l'ordre et la religion, comme les Anglais la fai- saient dans le Canada avec des bandes de chiens fé- roces. Il n'y a rien qui nuise aux bons principes comme d'être défendus par des passions violentes. Les discours modérés gagnent, à la longue, beau- coup plus d'âmes au bon sens que ce dérègle- ment de violences et d'injures. Si jamais je suis évêque ou gouvernement, je mets quinze jours au pain et à l'eau quiconque me défendra autre- ment qu'avec douceur et par de bonnes raisons. La raison n'est raison que parce qu'elle n'est ni violente, ni injuste, ni injurieuse, ni croyant lé- gèrement le mal. La raison doit être comme un officier français parfaitement posé jusqu'au mo- ment où il sent la nécessité de tuer son homme. Les hurlements en faveur des bonnes causes leur donnent un air sinistre qui n'attire que les
LETTRES. 277
faibles qui ont peur et, ceux-là, on ne les garde
pas longtemps de son côté, mais vous ne pouvez
^uère apprécier toutes ces nuances puisque vous
Ti'entendez le dimanche que les homélies de
Id. Flocon. Vous avez là un étrange chapelain et,
par-dessus le marché, assez ennuyeux. Il est de
la nature des poisons froids. On ne fait point ici
de ces lectures désordonnées ; il est vrai qu'on
lit peu ; on chasse tout le jour.
Ah ! vous dites aussi que notre Ocxcident n'est pas beau parce qu'il n'a pas la lumière de laGrèce ! Ces Vosges vous attristent parce qu'elles ne s'en- flamment pas au soleil comme les vallées du Taygète. J'ai par moments l'idée que dans l'ordre de la nature tout est beau, à peu près au même degré, pour un œil attentif, et ma raison déci- sive, c'est que tous ces tableaux sont, apparem- ment, du même peintre, et, ajoutez, d'un peintre qui, apparemment aussi^ n'a pas de défaillance. Je sais bien que ma raison est si forte qu'elle est même un peu trop forte, car elle irait à prouver que les environs de Pantin valent les environs du Pénée et que M. Nadaud, pris en son genre, a autant de grâce que madame Norton; mais^ d'a- bord, la liberté de M. Nadaud a peut-être déformé Vhomme extérieur en lui, ce qui n'arrive point là où il n'y a pas liberté, et puis il ne faut rien
278 LETTRES.
pousser à l'extrême et trouver beau ce qui est beau- dans les Vosges, sans songer toujours à Hélène, aux portes de Mycènes, aux oliviers du Céphyse et aux cygnes de TEurotas.
Quand revenez-vous à Paris ? Tout le monde ici veut le savoir et tout le monde vous dit beaucoup d'amitiés.
LXXXIX.
A MADAME d'hAUSSONYILLE.
Paris, 13 novembre 1851.
Je prends adroitement mon temps pour vous écrire. Ma lettre arrivera aux environs du dimanche ; peut-être que, pour varier un peu les occupations de la semaine, vous songerez aux pauvres gens qui sont à Paris. Si vous êtes sen- sible, vous devez nous croire tous les jours sur le point d'être emportés par une ravine d'eau. Ja crois pourtant, malgré les apparences, qu'il n'en sera rien, et que le Président de la République est, comme disait Âugereau, un jeune homme trop bien élevé pour méditer de pareilles choses. Ce que je puis vous garantir, c'est qu'aujour- d'hui, premier jour de la discussion, il n'y a pas quatre chats devant l'Assemblée nationale. Il
LETTRES. 279
a^^araît clairement que les hommes rouges ont assez de bon sens pour laisser les gens modérés se disputer et peut-être se manger en famille. Ces rouges ne viendront vraisemiblablement qu'au dessert, qui peut se faire attendre encore quelque temps. Le Président de la République ne fait pas mal de recrues dans les réunions mo- dérées. On commence à y insister pour qu'on discute tout de bon et amicalement le projet de loi du gouvernement, sauf à y apporter tous les a.mendements qu'on voudra. Les faibles se mul- tiplient et il devient beaucoup plus probable que œoi finira par une faiblesse que par une folie. Il ^st vrai que d'un autre côté les questeurs et le ministère ne peuvent pas s'entendre sur la ques- tion de savoir si M. Dupin doit ou vt&a être le gé- nén^sime des armées de France, le cas échéant. lies ministres avaient^ommencé par avouer que c*était à M.Dupin et à M. de Panât de commander ces armées, quand ils en avaient le désir, mais, depuis lors, on les a fait réfléchir et ils soutien- Bent que ce qu'ils avaient dit là était une énorme sottise dont ils étaient tout à fait incapables* On usure qu'on a fait enlever des casernes lé dé- tsret, resté affiché depuis lonigtemps, sur les dfmts du président de l'Assemblée à disposer de la troupe, mais je ne le tiens que d'un ennemi
280 LBÏTRBS.
du Président de la République. Ce qui est cer- tain, c'est que chacun croit à un prochain orage^ et qu'on ne se croit plus six mois devant soi, comme quand on espérait ne périr qu'à la fin de mai prochain. J'estime encore que ces terreurs passeront, et que tout le monde arrivera dépe- naillé et en guenilles sur les bords de ce mois de mai, sans équipages de pont pour passer la ri- vière et pourchassé par les cosaques rouges.
14 novembre.
On n'écrit pas dix lignes de suite sans en- tendre frapper à sa porte un petit coup dis- cret et voir un monsieur quelconque qui s'é- tablit pour une heure à parler de la situation vraiment tendue dans laquelle nous nous trou- vons. Vous verrez par le résultat de la discus- sion d'hier que la majorité n'était pas, en effet, bien ferme dans ses étriers. Neuf voix ne sont pas un grand signe d'une invincible résolution. La discussion avait été si peu brillante de la part du gouvernement que les moins portés à bien, juger de la résolution des modérés comptaient, au moment du vote , sur une cinquantaine de voix pour le rejet immédiat, mais on commence déjà à rendre à César ce qu'on doit à Dieu. Mal- gré la vivacité des débats de l'Assemblée, nous
LETTRES. 281
I
ciissertons un peu sur les questions les plus déli- <3ates de la philosophie. Si le préfet de police écoutait à la porte, il entendrait rechercher s'il ■y a des atomes et si l'on peut concevoir un mo- ment où rétendue matérielle est indivisible d'une manière absolue. Il entendrait M. de Bro- glie me menacer de tomber dans Tidéalisme^ parce que je ne peux pas conserver Tatome matériel, et que je soutiens que F indivisibi té ab- solue est le trait par lequel l'esprit se dégage de la. matière.
xc.
A M. E. DE SAHUNB.
Paris, 15 novembre 1851.
Mon cher ami, je n'attends pas de lettres de >ous, mais je veux vous dire que je ne vous ou- ])lie pas au milieu des pompes de Parb. Vous croirez peut-être que les pompes dont je parle sont des pompes à incendie et que nous sommes menacés d'être brûlés pour refus de suffrage universel. Il n'en est pas encore tout à fait cdnsi. On assure que nous avons encore quelques jours à vivre et, de matin en matin, nous arriverons à Taurore du mois de mai où nous entendrons
282 LETTRES.
chanter le rossignol et rugir les Red-men, Il y a eu, le jour même du vote de rejet de la loi pro- posée par M. de Thorigny, une petite alarme parmi les membres de la majorité qui se croyaient les plus compromis devant le Prési- dent. Plusieurs d'entre eux ont soupçonné que le pouvoir exécutif aurait la fantaisie de s'assu- rer dans la soirée de leurs personnes à l'effet de procéder le lendemain à un 18 Brumaire paisi- ble. Ce soupçon les a déterminés à aller passer la soirée chez le sage M. Baze, au sein de l'As- semblée nationale, afin d'être à portée des pre- miers secours si la gendarmerie venait les visi- ter. La soirée s'est prolongée jusque vers deux ou trois heures du matin, après quoi, n'enten- dant ni bruit de chaînes, ni pas de chevaux, chacun a pris le parti d'aller se coucher plus ou moins chez soi. Comme dans les jours de tem- pête, on voyait sous le grand chêne, qui est le salon de M. Baze, les êtres les plus divers de la création, tous réimis par un sentiment commun, M. Jules Favre, M. Emile de Girardin, M. Thiers, M. le général Lamoricière, M. le général Chan- gamier et plusieurs autres membres très-res- pectables de la majorité. Ils se sont certainement trompés ce jour-là, mais il y avait de quoi se tromper, et je trouve que c'est une inquiétude
LVTTRBS. 28a
assez bien placée. Voici Torage passé. Il en pas- sera encore bien d'autres de ce genre sur le toit de r Assemblée avant la fin. Les gens qui connais- sent bien Paris disent néanmoins que la fermen-^ tation est très-grande dans les classes ouvrières. On leur fait si souvent le catéchisme sur le suf- frage universel qu'elles recommencent à s'en entêter ; tout cela fait que nous ne sommes pas à la noce ; excepté le général Cavaignac qui va se marier sur les ruines dumondeàune jolie demoi- selle de dix-neuf ans. Je ne vois pas pourquoi on ne^e marierait pas à la veille du déluge. Il est vrai qu'on a chance de ne pas pouvoir établir ses enfants, mais on a aussi l'espoir fondé que les enfants ne réclameront pas d'établissement. Adieu, mon cher ami, je regrette beaucoup ces derniers temps de Broglie, quoique je tourne à la mort dans la campagne, vers les six heures du soir, quand la nuit vient et que les chemins de- -nennenttout noirs.
xci.
A MADAME LA BARONNB DE LASCOURS.
Paris, 11 février 1852.
Chère madame, oui, certainement, je veux
284 LBTTRBS.
toujours VOUS écrire, et je voudrais même vous écrire toujours, mais, durant ces jours de trem- blement de terre universel, toutes les habitudes de la vie à quoi Ton tient le plus sont déroutées. Ce qui est très-fixe pour moi, c'est le désir de vous voir enfin arriver au mois de mai. Je croycds que vous aviez renoncé à Paris, à ses pompes et à ses œuvres. Ses nouvelles pompes et ses œuvres récentes n'ont, à la vérité, rien de bien fascinsmt. Ce n'est pas cependant qu'elles n'agissent sur un grand nombre de personnes et même sur celles dont on l'eût le moins attendu. Si on m'avait donné à deviner, l'an dernier, ceux qui, dans les derniers événements, iraient à droite et ceux qui tourneraient à gauche, j'aurais, pour beau- coup, deviné de travers. Le drame était si com- pliqué, que les impressions particulières de cha- cun, au moment de la crise, ont décidé de son jugement sur les événements. Quand la poussière de cette mêlée sera tombée, on reprendra sa pente naturelle, et on ne verra plus les scanda- les d'opinions dont nous avons été témoins. Pour moi, qui n'avais jamais vécu que parmi la liberté de penser, de parler et d'écrire^ j'aurais, je crois beaucoup de peine à m'accoutumer au régime bienfaisant inauguré le 2 décembre. Cela fait l'effet de vivre dans une autre planète, une pla-
LETTRES. 285
nète où règne un grand silence, et un vent sec et froid. Les esprits profonds disent que c'est la condition de Tordre. Je suis bien incapable de les contredire. Je me ferai, probablement, à ces éléments.
On va nommer demain M. Berryer et M. de Musset en remplacement de M. Dupaty et de M. de Saint-Priest. Le pauvre M. de Saint- Priest est allé mourir bien tristement au fond de la Russie. Je Pavais vu assez souvent ces der- niers temps chez sa tante. Il avait certainement beaucoup d'esprit et d'instruction.
Adieu, chère madame, je ne crois pas que vous
vous présentiez pour entrer dans la nouvelle
Chambre législative. Vous n'aimez pas beaucoup
les disputes. Il est vrai qu'il n'est pas probable
qu'on se querelle beaucoup dans ce lieu où on a
livré tant de batailles depuis trente ans. Je ne
vois ici, ni autour d'ici, aucun empressement à
le disputer aux candidats du gouvernement qui
ne seront pas pris parmi les esprits violents ni
les caractères audacieux. Ce sera, probablement,
tin asile de paix et il est juste qu'il soit situé sur
la place de la Concorde.
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ex IL
A M. P18CAT0RY.
Pariit, 8 mars 1852.
N'est-ee pas M. le duc de Bourbon qui disait un jour à M. de Talleyrand le lendemain de sa sortie du ministère : Monsieur va dans ses terres? C'était une coutume sage, bien qu'elle fût de l'ancien régime, que de se retirer dans ses terres quand on n'avait plus rien à faire dans l'État. La moitié des misères de Cicéron vient de ce qu'il n'avait jamais pu prendre son parti de cultiver des légumes du côté de Formies ou dans Fras- cati. Il recommençait chaque jour une petite toile d'araignée que le rude balai de ses ennemis emportait le lendemain. Il devrait y avoir dans les bonnes universités une chaire où l'on ensei- gnât à ne pas parler et à ne pas agir, dans l'oc- casion. Quand l'abbé Sieyès répondait à qui lui demandait ce qull avait fait durant la Terreur : foi vécu , il ne disait pas du tout une platitude, à le bien entendre... Mais il paraît que le Français ' n'est pas propre à ce genre d'exercice assez pé- nible, il est vrai. Je suis sûr qtie les caporaux instructeurs ont toutes les peines du monde à
LETTRSS. 287
enseigner aux conscrits le mouvement qu'ils nom- ment immobile. La destinée nous dit pourtant souvent : attention! immobile!
Si nous n'étions pas immobiles, pour le mo- ment, c'est que nous y mettrions beaucoup de mauvaise volonté. Si Rousseau n'était pas d'avis d'emmsdlloter les enfants, M. le Président de la R^ublique est d'un avis contraire pour les gran- des personnes. Je n'ai jamais entendu un si grand sMence de ma vie. Je crois que le gros du public n'en éprouve pas beaucoup de malaise. Il jouit encore du plaisir de n'être pas mort de la main des socialistes. Il tient comme un remède auquel il doit son salut tous les coups de bâton qu'il voit distribuer à droite et à gauche par la main pa- ternelle du gouvernement. Quand il voit exiler les honnêtes gens, il en conclut que le pouvoii^ est encore bien plus rude envers les coquins et il sent redoubler le sentiment de sa sécurité. Il est vraisemblable que le temps modifiera ces dispositions, mais au moment où les hommes commenceront à ne plus aimer l'ordre parfait d'un couvent fort sévère, les grilles seront po- sées partout et l'impitoyable portier donnera des coups de clef sur la tête à ceux qui voudront re- tourner dans la Babylone du monde. On parlait beaucoup dans ces derniers jours d'un projet de
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loi sur renseignement public qui n'était pas tout à fait conforme aux idées de 1789. Il n'y au- rait eu dans le plan ni philosophes ni professeurs de philosophie et l'insolence des libertins n'au- rait pas été à la noce. Il se dit beaucoup aujour- d'hui que ces mesures salutaires sontou ajournées ou remises à la délibération du conseil d'État. Les évoques, eux-mêmes, à ce qu'on assure, étaient tout effrayés de la charge immense qu'on leur donnait. Les dernières nouvelles sont que M. le Président de la République ne promulguera plus beaucoup de décrets de son motu proprio et qu'il est tout entier à la mise en mouvement de la vaste machine qu'il a conçue et qui commen- cera de travailler le 29 du mois courant. J'ai compté sur mes doigts que des deux cent soixante- et-un membres du corps Législatif, j'en connais tout au plus quinze, encore n'est-ce pour la plu- part que de vue. C^est déjà beaucoup d'honneur pour moi, mais il faut que j'aie vécu en bien mauvaise société toute ma vie pour connaître si peu l'élite de la nation. La Chambre des députés a l'air d'un petit bijou depuis que vous n'y êtes plus. Tout est lavé et mis à neuf, afin que les honnêtes gens qui vont venir ne retrouvent pas la trace de cette vilaine race qui les a précédés. Toutes choses sont faites nouvelles, et l'Europe
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entière, à peu d'exceptions près, semble comme une dame sur le retour qui se fait dévote. Je ne sais pourquoi je tiens, malgré toute apparence, que ce n*est pas encore pour tout de bon et que la dame aura encore un été de la Saint-Martin. Je crois à la domination iinale du sens commun, de réquité, d'une liberté honnête. On dit qu'il n'y a que les mauvais sujets qui puissent avoir cette façon de penser. Il y a ici une fièvre patriotique qui pousse à la recherche des bonnes places et des beaux uniformes avec une grande vivacité et une assez touchante unanimité. Pourtant il y a des gens plus modérés. Un ancien ambassadeur disait l'autre jour : c< Oui, sans doute, j'ai sou- » haité d'être du Sénat, mais ce n'est pas pour » ce que vous croyez bien ; ce n'est pas pou r la va- » nité d'être d'un des premiers corps de l'État; » c'est simplement à cause de cette dotation qui » est fort commode dans des temps difficiles » comme ceux-ci. » Voilà de bonnes âmes et quinese laissent pas aller aux fumées delà vaine gloire.
Vous avez vu que M. d'Haussonville va soute- nir, le 17, un procès à Bruxelles pour la publica- tion du Bulletin français. On ne peut pas me dire quelles pénalités porte la loi de 1816, aux termes de laquelle lui et M. Alexandre Thomas m. 19
290 LBTTBS8.
sont traduite en justice» Ces lois de 1816 étaient en général assez draconiennes . Tous }es siens ici sont fort attristés et sa mère n'est pas d*un âge où ces secousses soient sans danger.
Tout est vraiment trop triste. On ne voit nulle part de perspective tolérable. Le mieux est en- core de se resserrer dans les plaisirs de la vto naturelle, de ne point écouter le bruit des serru- riers qui travaillent au repos public et de regar- der pousser ses arbres si Ton en a, de soigner les poules, les fleurs et son potager, comme fait mademoiselle Isabelle. Qu'il y a loin des cinq ans où vous étiez encore en Grèce! Que dirait le pauvre M. Coletti du spectacle des choses pré- sentes, s'il était encore de ce monde? qu'en di- raient ceux qui vivaient près de vous où vous êtes aujourd'hui? Il y a un beau passage de Ci- céron et d'un grande mélancolie sur la mort de l'orateur. Crassus et qu'on applique volontiers à tous ceux que nous ne verrons plus : sed ii tamen rempublicenn casus seeuti sunt ut mihi non erepta L. Crasso a Dits immortalibus vita sed donata mars esse videatur.
Comment va votre bras ? Vous avez traité cette fois votre épaule co mme vous avez fait, il y a- bien des années à Saint-Cloud, quand notre ami Raulin et moi nous vous avons accompagné
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tians une caseroe pour y chercher un chirur- gien. Vous n'avez tenu aucun compte d'aucun avis de médecin. Si c'eût été de ce temps-ci, noas aurions demandé un flrman du ministre des Travaux publics qui vous aurait fait rajuster la clavicule par mesure de sûreté générale, tout comme il vous ferait casser bras et jambes par cette même mesure de sûreté générale, si cela lui faisait plaisir. Adieu, mon cher ami, mille tendres amitiés.
10 mars.
Je vous disais qu'on croyait qu'il ne pleuvrait pins de décrets d'ici à la réunion du Corps légis- latif. En voici pourtant un sur i'i&struction pu- blique qui mettra enfin un terme aux témérités de l'enseignement. Les gens qui broncheront seront révoqués par le ministre qui les conduira dervant le conseil qui les jugeait autrefois , et le ministre dira au conseil : « Regardez-bien » ce monsieur, c'est un drôleque je viens de ré- » voquer,jenevous en dis pas davantage ni à hii » non plus. I» Ce procédé, appliqué àr l'administra- tiOB de la justice ordinaire, consisterait à faire conduire par la gendarmerie un homme devant la cour et à dire aux juges : « je vous avertis que » j'ai condamné,en ma qualité de gouvernement.
292 LETTRES.
» cet individu aux galères à perpétuité. Gendar- » mes, menez monsieur en Cassation, et donnez » avis à la cour de ce que je viens de faire. La » séance est levée, demi-tour à droite, marche ! »
XCIII.
A MADAME LA BARONNE A. DE STAËL.
. Paris, 16 octobre 1852.
Toutes choses sont ici dans le grand repos qui précède les grands événements. Il n'est pas dou- teux que l'Empire soit constitué d'ici à un mois, mais M, lô Président de la République n'y met pas d'empressement. Il agit comme Dieu par nombre, par poids et par mesure. Il est à peu près sûr que la nation sera pour lui, la semaine prochaine, ce qu'elle était cette semaine-ci. Il ne l'épousera donc que la semaine prochaine, afin que cela n'ait pas Pair d'un rapt autorisé seulement par un mouvement de passion. Ce ne sera pas un mariage de Gretna-Green. Je crois même que le Pape viendra bénir cette union. Ce sera un mariage de raison aussi bien que d'in- clination. Ce n'est pas un motif pour qu'il ne tourne pas mal. Nous avons vu samedi, Paul et
LETTRES. 293
xnoi, toutes les pompes de l'entrée dans Paris. Il tx'Y avait nul enthousiasme apparent sur les points que nous avons visités. C'était le quartier de la Madeleine et des Affaires étrangères. Il en était tout autrement, dit-on, dans les lieux plus voisins de la Bastille et du faubourg Saint-An- toine, où les cris de: Vive l'Empereur! avaient beaucoup de vivacité. L'exaltation tient à si peu de chose dans le monde et il y a tant d'éléments qui entrent dans sa composition, surtout dans le's masses du peuple, qu'il n'y a pas beaucoup de conséquence à tirer du peu qu'on voit de ses yeux. Quoi qu'il en sù%Y Empire est fait. Reste à voir la suite qui est fort obscure, comme l'ave- nir, en général, et comme aussi cQlinvenir^ en particulier. Le pauvre ami mahométaii de M***, Abd-e^Éader, est mis en liberté. Ce n'est pas ce que je désapprouve, mais il est mis en liberté avec des considérants injurieux pour les gouver- nements qui ont précédé et c'est là un procédé un peu révolutionnaire. Les gouvernements qui se succèdent ne doivent, en bonne politique, que s'injurier le moins possible et il n'y avait pas ici nécessité à l'injure.
Vous voilà donc dans ce grand et aimable re- pos de Carra, après tant de courses sur terre et sur mer? Quinze jours sans aucun souci, avec les
294 LETTRES.
siens, n'est pas un petit trésor. Je crains que le froid ne gâte un peu ce plaisir; on dit que vous vivez dans la neige. Voilà Paul en bonnes mains, son père étant revenu. Je n'ai pas encore de pro- jets pour cet hiver, en ce qui me touche person- nellement.
xciv.
A MADAME PISCATORT.
Paris, 19 juin 1853.
Madame^
Je me fais sans cesse décrire Chérigny dans les plus ladmitieux détails. J'ai les tableaux qu'en font M. d'Haussonville, Albert, M. de Viel-Castel, madamed'Haussonville. J'aurais pourtantla pas- sion de le voir de mes yeux. SU passait par Ché- rigny un de ces artistes en daguerréotype' qui courent la Fr6uice, il serait bien beau à M. Pis- catory de me faire faire une petite vue microséo- pique de votre maison par le côté que vous habi^ tezle plus. J'en ornerais les murs un peu sombres de mon cabinet. J'aurais aimé à Tavoir devant moi ces derniers jours, à Paris. Ce Paris était d'une solitude xm peu triste durant ces grandes IStes, qaand on n'y était pas invité. La foule
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était si grande cpie je n'ai pu apercevoir le pro- fil d'aucun de ces maîtres du monde qui se pro- menaient sous des arcs de triomphe. Rien ne marque mieux la grandeur et la force du gou- vernement que le luxe, Téclat, les plaisirs mêlés À la conduite d'une grande guerre. Ce n'est plus • de nos jours qu'on dit : « Demain relâche à cause fie la bcUaille ». Ce calme, dans un si grand sujet de trouble, tient probablement à la division du travail. Chacun est à son affaire et fedt ce à quoi il est propre. Ce qui est certain c'est que si Col- bert ou M. Turgot ou le premier Empereur lui- même revenaient au monde ils seraient bien étonnés de ce que nous voyons.Ces gens-là étaient affairés, avares, tatillons. Aujourd'hui on dirait que c^est dans les Mille et une Nuits qu'on a pris les principes de notre économie politique. On n'avait pas bien étudié encore la véritable nature du crédit, qui est sans limites tant que la con- fiance est sans bornes, de même qu'on homme qui tombe ne se ferait jamais de mal s'il pouvait tomber toujours. Aussi dit-on que les £ête9 de raôtel de Ville surpassaient toute intelligence. La reîne d'Angleterre a trouvé que les jours de LondreB étaient sombresen comparaison de cette nuit enflammée. Que de choses a vues cet H&tel de Ville depuis deux siècles,, depuis le grand
296 LETTRES.
Condé jusqu'au prince Napoléon! que de choses la reine d'Angleterre elle-même, toute jeune qu'elle est, n'a-t-elle pas vues depuis son séjour à Eu jusqu'à cette dernière promenade sur les ruines de Neuilly! M. de Viel-Castel est parti d'ici samedi ; il avait été assez souffrant, ce qui ne Ta pas empêché d'être fort en train de conversa- tion et de poursuivre son histoire de la Restau- ration. Je compte sur cette histoire pour me rendre équitable en matière politique. Mais si les passions sont bien folles^ l'équité est bien sage.
J'espère que la saison ne contrarie pas les plaisirs un peu sévères que M. Piscatory trouve dans l'agriculture. Malgré tous les souvenirs de l'antiquité romaine, alors qu'on cultivait ses champs après avoir gagné des batailles, il semble un peu rude de cultiver des pommes de terre et d'engraisser des moutons, après avoir travaillé au gouvernement de son pays et tra- vaillé à la prospérité de la Grèce ; mais, s'il est désintéressé, il a bien des sujets de se consoler en voyant les autres faire tout ce qu'il ne peut plus faire. Il a vu M. de La Valette assurer aux catholiques latins plusieurs clefs de plusieurs chapelles dans Jéi^usalem. Il voit . conduire une flotte française non loin des Dardanelles, tandis
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que l'empereur de Russie prendra possession de la Moldavie et de la Valachie. A l'intérieur, Paris entier va être prochainement remis à neuf et cela de toute nécessité puisqu'il est présente- ment couvert de démolitions. Le bruit des fac- tions est absolument étouffé et vous n'entendriez pas une plainte dans tout l'Empire. L'œil vigi- lant de la police pénètre partout et peut-être qu'elle surprendra dans ma lettre même la juste expression de mon admiration. Tout cela est bien fait pour mettre un peu de baume dans le sang, et pour faire bêcher avec courage des champs qu'on laissera à ses petits-enfants.
Il faudrait joindre quelques livres un peu inté- ressants à tant de motifs de satisfaction ; mais c'est l'inconvénient des époques très-heureuses où l'ordre règne sans contradiction de fournir très-peu à l'imagination. Il semble qu'on s'en- dorme dans l'excès du bien-être. Mademoiselle Isabelle vous dira que jamais un poulet qu'on engraisse avec soin et qui ne manque de rien ne s'avise de penser et d'écrire avec quelque viva- cité. Il est heureux et voilà tout. Il verrait mille objections à toute idée un peu nouvelle, si par hasard il lui en venait ; elle pourrait choquer la fille de Basse-cour qui lui ferait sa part plus petite ; elle pourrait irriter le cuisinier et le faire arriver
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aux plus grandes extrémités. Les idées de M. Cousin sur le beau, soit dit sans comparai- son, ne choqueront aucun cuisinier. Ce n'est pourtant pas la peine d'être un grand esprit et d'avoir passé cinquante ans en tête à tête avec le beau pour n'en avoir tiré que cela. A quoi sert d'avoir vécu toute sa jeunesse avec Platon, d'avoir consacré son âge mûr à tourner autour des grandes dames du dix-septième siècle, pouf nous dire d'une façon trop dogmatique ce que tout le monde sait sans en faire gloire? J'ai droit de-me plaindre de M. Cousin, ne me sentant que beau- coup d'admiration pour son esprit, et n'ayant aucun des penchants qui font qu'on se déchaîne si injustement contre lui aujourd'hui; mais je n'aime pas qu'on me parle avec le ton d'empire qu'il affecte pour me dire des choses, ou trop vraies pour qu'on les redise ou trop fausses pour qu'on les soutienne. Il a beau dire des lieux communs dans le style du grand siècle, cela ne fera jamais que de vieilles idées dans un s4yle renouvelé des Grecs. Le bon sens même chez lui prend trop des airs de majesté. Je déteste toutes les tyrannies. Du reste, il est pour le moment au plus haut descieux de Taristocratie. Ha le mépris le plus altier pour la classe 'bour- geoise qui n'a pas le sentiment de sa dignité,
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qui^bange d'aidées et d'impressions à tout mo- ment. A T^ntendre parler, je crois par instants q^*il a raison. Pour moi cependant Je reste dans mes très-vieilles croyances. Ces rêves-là sont toujours les mêmes pour toutes les générations M, si Ton y restait fidèle, le monde irait mieux et plus vite.
xov.
A VADC^MB LA PRIKX3£S8S DB BROQi^lU.
Gurcy, 18 juillet 1853.
Votre lettre est arrivée pour illuminer une grande solikide. Voici une lettre pour M. Saint- MaroGirardin. Il est bien loin. Od est grognon qaand on «st aux eaux, exœpté aux bains de Plombières. On est profaabieiDent seul dans tf&s bains de Bourbon ; on n'a point autour de soi rt de sa baignoire une société brillante. Un garçon de bain vous apporte une lettre; on tire set mains de l'eau ; on lit tristement : VeméUez recommander^ eto. ; on sort de te bain d'une humeur de chien ; on se dit : « Gertaine- ment, je n'en iérai rien, p On lanterne trois ou quatre jours la rage dans le eœur, et pui6 on
lit par écrire quelques lignes glaciales et pour
300 LETTRES.
l'amour de Dieu. C'est avec ce genre d amour de ZWew qu'on fait des glaces, à ce que je crois... Il ne faut pourtant pas négliger l'appui de M. C. Il est fort considéré ; il ne demande jamais rien. Bien loin d'agir dans ces occasions où il s'agit de servir quelqu'un pour l'amour de Dieu, il a tout au contraire le diable au corps. (Je ne me per- mettrais pas de hasarder une pareille expression, si je ne voulais vous faire remarquer comme les langues sont singulières. L'amour de Dieu, dans le thermomètre des passions bienveillantes, est au degré de la glace fondante, tandis que l'autre marque la chaleur du Sénégal.)
Avez-vous épuisé tous les livres qu'Albert avait emportés. Ici, il n'y a que de vieux livres. Je lis et relis Réaumur sur toutes les petites bêtes de la création. J'étais né pour vivre avec les bêtes et j'ai joliment manqué ma vocation. J'ai luaussi^ et cela est récent, un roman anglais écrit par un Italien dont tout l'artifice est de raconter la vie d'un jeune Piémontais qui a un père, une mère, un oncle, des frères, qui va au collège, qui se fait avocat, qui devient carbonaro, qui devient amou- reux aussi d'une dame tout ordinaire. On croi- rait entrer dans une maison bourgeoise de Gênes. Il n'y a nul événement considérable ; c'est la vie ordinaire et cette description longue et exacte,
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ennuyeuse au commencement, amuse à la lon- gue. C'est bien un Italien qui a écrit ce livre, car il n'y a pas un rayon de soleil, pas une vue de l'Apennin, pas une des choses que remarque tout d'abord un étranger. Madame de Catelan , que vous n'avez pas connue, disait : « Je déteste les gens qui parlent de ce qu'ils savent. » Elle avait raison en cela que les traits saillants des objets ne frappent que dans la nouveauté. Quand on y estaccoutumé,il faut, si l'on veut les revoir dans tout leur effet, s'en éloigner quelque temps. Ce n'est vraisemblablement que dans l'exil qu'un Italien voit avec plaisir ce fond bleu ardent qui est à l'horizon de votre tableau de 40,000 francs.
XCVI.
A MADAME PISCATORY.
Troaville, 8 août 1853.
Les lettres arrivent ici avec une lenteur extraordinaire, quand elles arrivent. Celle que je dois à votre bonté me paraît avoir fait le tour du monde; elle m'a fait un extrême plaisir dans ce désert froid, humide et un peu silencieux que nous habitons. C'est ici qu'on regrette les
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irk de Florence et les roses de Pcestum. Ce Trou- vilte m'avait laissé autrefois un souxi^nir bien plus agréable. Ces vapeurs grises de TOeéan sont passablement monotones et les eaux de la mer de Naples ou de la mer Egée sont à eelles^ comme Fémeraude est à Targile. Vous avez bien raison de n'aimer que le Midi. Les grandesdamea de l'ancienne Grèce seraient certainement moi!- tes de chagrin sur les côtes de Normandie. Pé- nélope n'aurait jamais attendu vingt ans son mari ni à Saint-Malo, ni au Tréport, ni à Trou* ville, ni au Havre-de-Grâce. Je ne sais comr ment toute la brillante jeunesse qui tient garni- son dans la Baltique s'arrangera pour pass» l'hiver parmi les Finnois et les Finnoises, ceux surtout qui viennent de passer un autre hiver dans l'archipel grec et sur THellespont. Avez- vous des nouvelles de ces régions polaires? Nous apprenons tout à coup que ce n'est plus de ce côté qu'il y aura du danger et de la renommée à trouver. Nous voilà décidés à saccager Sébasto- pol. Au milieu de beaucoup de sentiments mâ- les^ je serais pourtant charmé d'apprendre cette humiliation de Tempereur de Russie. L'habitude est si forte que c'est toujours lui qui est resté pour moi le représentant du mauvais principe. Les choses se sont modifiées depuis lors,
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mais la cotttume est la plas forte; de plus, il est certain que itous ne ferions pas mal de pren- dre des drapeaiix à Fennemi^ d'enlever des bat- teries de canoAt et de brûler des places de guerre. Oq dit à un jeune homme qui ne se soucie ni des sckeioes ni de rien de sérieux dans la vie civile : «Mon ami, tu devrais t'eagager », et ce jeune homme revient chez lui avec un air grave et le grade de lientenant-cûlonel. La France fait bien de s'engager. On dira, si Ton veut, que notre in- térêt bien entendu n'est pas de nous battre trop fort contre les Russes pour faire plaisir à l'An- gleterre ; il me semble que nous n'avons guère d'intérêt bien déterminé pour le moment, le mieux est donc de céder à ses petites passions et j'aime mieux qu'il arrive du mal à l'empereur de Russie qu*à tout autre étranger de ma con- naissance. Peut-être que vous pensez très-peu à la politique dans vos jardins de Touraine. Made- moiselle Rachel fait probablement de mémoire de beaux desdns de tout ce qu'elle a vu en Italie. Si elle a lu un morceau de M. Delacroix sur le beau dansla/few/e des Dettx Mondes^ y ose espérer qu'elle n'y a rien compris du tout; la question du beau est surtout obscure quand oi travaille à réclaircir, et les exemples sont beaucoup plus frappants que les théories.
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Il n'y a pas grand monde ici, et, sans le salon de madame de Boigne, on n'aurait d'entretien qu'avec les oiseaux de mer; mais on est bien ac- cueilli dans ce salon, et le Chancelier y est plus vivant que les gens qui le viennent voir. Sauf quelques petits emportements de conversation qui passent vite, il n'a pas de préjugés ni sur le présent, ni sur le passé, ni sur l'avenir.
Adieu, madame, mille tendres respects et mille amitiés à M. Piscatory.
XCVII.
A LA MÊME.
Broglie, 15 septembre 18&3.
Je n'ai pas osé, chère madame, vous envoyer ces derniers jours de ma très-fine écriture de peur de renouveler vos douleurs de tête. Je compte pourtant que ces maux de tête sont bien loin. M. de Viel-Castel, qui est ici depuis cinq ou six jours, ne nouis a donné que de bonnes nouvel- les de Chérigny. Albert de Broglie, qui na- vait vu dui;ant un mois que les magnificences des Pyrénées, a été charmé de son petit séjour dans votre Touraine. Tous ceux qui reviennent
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LETTRES. 305
de chez vous s'imaginent qu'il n'y a rien de plus ciiarmant que de passer toute Tannée à la cam- pagne. Votre maison produit le même effet que les romans qui font croire que la vie des champs est préférable à tout. Est-il vrai que M.Duvergier rêve aussi de vivre suivant Théocrite et les Géorgi- ^es? M.Duvergier adûvous sembler comme une apparition, lui qui garde les nuances les plus déli- cates de ses colères les plus anciennes.il y a ainsi dans les cabinets des curieux de petites coquilles d'avant le déluge qui ont conservé leurs plus fines arêtes et leurs pointes les plus aiguës de- puis le commencement du monde. Tout cela n'empêche pas qu'il n'ait beaucoup d'énergie, d'esprit et de talent d'écrire ; peut-être même est-ce pour cela qu'il a beaucoup de talent et d'esprit. Il faut y regarder à deux fois avant de se corriger de ses défauts, car tout se tient par des liens invisibles. Si le curé de sa paroisse rame- nait M.Duvergier au pardon des injures, peut-être que. prenant l'air doux et découragé, il écrirait mollement des choses bienveillantes et insigni- fiantes. Chérigny est devenu comme Ferney, tous les gens d'esprit y font un pèlerinage. Vous avez eu aussi la visite d'un autre homme de ta- lent qui n'a pas les mêmes aspérités et qui n'écrit pas avec le même emportement. M. de Viel-Cas-
III. 2 0.
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tel me dit que pendant que M. de Rémusat était chez vous on ne se taisait ni jour ni nuit dans la maison. Je vois d'ici ces grandes illuminations où la lumière est si vive et l'air un peu froid. Ici nous n'avons pas de vos grands feux d'artifice, mais on cause seulement quatre ou cinq heures par jour pendant qu'il pleut, car il pleut tou- jours et tout le jour.
Il ne pleuvra certainement plus quand vous viendrez ici. Le tenips se mettra en habits de fête, mais est- il bien vrai que vous y vien- drez? Je voudrais pouvoir arranger mon sé- jour ici pour ce moment, sans quoi je me jetterai à l'eau, où que je sois, si j'apprends de loin que M. et madame Piscatory sont à Bro- glie. Comme j'ai quelque dessein d'aller sur les bords du lac de Genève ce sera une affaire aisée que de se noyer. Il ne nous vient aucun bruit de Paris, ni livres, ni nouvelles. Cette af- faire des Turcs et des Russes prend le caractère d'une maladie chronique. Il paraît bien d'ail- leurs que les Turcs seuls ont envie de tirer des coups de fusil. Comme ils n'ont ni rentes sur l'État, ni actions sur les chemins de fer, ils ont gardé des passions guerrières que l'Europe civi- lisée neconnaît plus beaucoup. L'Europe est bien vêtue, bien nourrie, bien couchée^ elle va à la
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messe et à la Bourse le matin et fait le soir sa partie de dominos. On n'aime pas à risquer tous ces biens sur les champs de bataille, mais il viendra pourtant un moment ou il sera difficile de laisser l'empereur de Russie donner des bals dans le sérail de Constantinople à ses officiers de cosaques et établir des colonies militaires à Smyrne, à Rhodes, à Chypre. Chacun voudra avoir un morceau de ce beau tapis d'Orient. Ce sera un grand jour de baisse pour les fonds pu- blics. Ce jour est loin encore vraisemblablement. En attendant, je lis des mémoires sur Paul V^ d'une madame Oberkirch, une grande dame al- sacienne de la fin du dernier siècle. Elle a fait le voyage de Paris avec le comte et la comtesse du Nord en 1782. C'est une revue superficielle, mais intéressante aujourd'hui, de toute cette société de la fin de l'ancien monde. Elle juge à tort et à travers, avec tous les préjugés de sa classe, et de sa classe en province ; elle a tout le degré de sa- gacité et de liberté d'esprit qu'on pourrait at- tendre d'un des quatre grands chevaux d'Alsace à cette époque, s'il y avait des chevaux d'Alsace comme de Lorraine, mais tous ses défauts même sont la couleur du temps. Je vois M. de. Viel- Castel lire ici ces mémoires ; peut-être que vous les connaissez déjà. C'est une lecture que
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je VOUS recommande si vous ne l'avez déjà faite. Le mieux serait de prendre année par année madame de Sévigné et M. Walckenaër et d'a- chever sans interruption cette longue lecture. C'est un conseil de M. Sainte-Beuve dans le temps qu'il n'écrivait pas dans le Moniteur. C'est là qu'on voit les temps anciens par leur beau côté. C'est une image charmante et très-fausse de la société du dix-septième siècle. Une petite société choisie s'est peinte en beau dans la plus brillante imagination qui fut jamais ; mais les Mille et U7ie Nuits sont agréables a lire. Je suis de mon temps et j'aime mieux Chérigny que les Rochers. Albert m'a dit que madame Foy^tait bien mieux et qu'elle arrivait chez vous comme il partait. Dites-moi aussi que madame Galos est mieux.
J'ai fait mille questions sur M. Piscatory à quelqu'un qui l'a vu quelques jours, ce quel- qu'un m'a répondu : a II va à merveille, il est fort aimable ; mais je ne peux pas vous cacher qu'il ne m'a pas fait la moindre question sur vous. » Mille tendres respects.
LETTRES. 309
XCVIII.
A LA MÊME.
Paris, sa octobre 1853.
M. de Viel-Castel vous avait bien dit, madame, quand il vous racontait que j'étais dans un mi- sérable état. Me voilà un peu remis sur mes pieds et de retour à la vie. S'il pleut dans votre Tou- raine comme en Normandie, j'ai grand'peur que l'agriculture de M. Piscatory ne soit pas très-flo- rissante. On dit que les jardiniers sont de mau- vaise humeur par tous les temps, parce que si un coin du jardin veut de l'eau, un autre a besoin de soleil. Je compte qu'il n'en va pas de même pour les laboureurs, puisqu'on ne parle que de l'amabilité de Chérigny. On n'est pas àBroglie non plus abandonné de Dieu et des hommes. En attendant votre visite, pour laquelle je compte retourner dans ce pays de brouillards, on a vu arriver M. de Barante. Il se repose] un peu après la guerre qu'il a menée contre la Conven- tion nationale, puis il retournera en Auvergne pour faire l'histoire du Directoire. Ce ne sont pas des pastorales, à beaucoup près, que ces his- toires-là. Il me semble qu'il faudrait laisser re-
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poser l'eau avant de recommencer sans cesse ces terribles récits. Nous ne sommes certainement point dans un état d'esprit propre à juger avec équité la fln du dix-septième siècle. M. de Viel- Castel a raison de travailler à une histoire de la Restauration; c'est un sujet tout neuf en com- paraison de la première Révolution françcdse. M. Guizot,qui a fait un petit séjour à Broglie,nou5 a lu des chapitres de son m*' volume de la Bévo- lution d' Angletei^re. Ces fragments me semblent supérieurs même aux deux premiers volumes, pour le talent d'écrire et la vigueur du dessin de toutes ces figures anglaises plus prononcées^ il en faut convenir, que les traits de M. Portails ou 4e M. Baroche, ou de M. Billault, sans même oublier des cavaliers comme M. de La Roche- jaquelein. Vous aurez deux volumes au mois de janvier. M. Thiers va terminer ses annales du premier Empire. Je ne vois pas que nous diffé- rions beaucoup du siècle d'Auguste. Paris de- vient comme Rome une ville de marbre, et tou5 les hommes de talent ont des loisirs infinis qui leur permettent, comme à Cicéron, de philoso- pher sur le passé, sans plus avoir droit de tou- cbiBrau présent, ou de s'occuper de l'avenir. En arrivant à Paris, dimanche vers cinq heures, j'ai vu plus de belles voitures sortir des Champs-
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Élysées qu'il n'y en avait certainement sur les avenues du Champ de Mars, quand Livie s'y promenait avec sa petite famille, et des voitures beaucoup mieux faites, tout autrement douces et légères. Il est très-certain aussi qu'il ne s'est jamais fait à la Bourse de Rome la moitié des af- faires qui se traitent ici. Tout se fait sur une beaucoup plus grande échelle à présent, de même que Cayenne est un beaucoup plus vaste terri- toire que ces petites îles de la Méditerranée où le Prince envoyait réfléchir les personnes qui ne partageaient pas ses principes en matière de gouvernement. J'ajoute que les talents véritables sont à celte heure notés avec des égards qu'ils n'avaient jamais rencontrés dans l'empire ro- main. Pour parler de choses encore plus gra- ves, la piété commençait à fléchir dans ces temps- là. Auguste, il est vrai, portait toujours sur lui une peau de veau marin pour se garantir de la foudre, mais c'était là une superstition gros- sière. A présent tous les hommes un peu à la mode sont d'une orthodoxie sévère et ne parlent qu'avec un juste mépris des athées, des protes- tants^ des fouriéristes et des philosophes.
Je ne comprends pas comment, avec la délica- tesse de votre goût, vous n'avez pas aimé ces belles pages sur la vie militaire de M. de Mon-
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talembert. C'est là qu'on trouve les pures doctri- nés religieuses dans leur éclat. On y voit un pa- roissien et des pistolets d'arçon tout armés pour ceux qui diraient le contraire. Il y a là une viva- cité militaire qui doit plaire particulièrement à M. Piscatory. 11 est sensible que le cheval de Job, qui hennit au bruit des trompettes, n'est qu'une sorte de chien couchant en regard de cette fureur des batailles. Les descriptions ont aussi tout le charme et la variété du désert avec ses immenses plaines de sables qui s'allongent sous les pas du voyageur. Quand j'ai lu ces pages, toutes ces flammes, ce soleil, cette poudre de guerre me donnent une soif dévorante. Le subli- me trop longtemps soutenu fatigue assez les or- ganisations frêles.
Il n'y a encore personne ici et j'habite une maison toute vide. Je croyais que mademoiselle de Pomaret reviendrait ces jours-ci, mais je reçois une lettre d'elle qui ne parle que du Mont-Blanc, des feuilles d'automne et du curé de Nyon. Je crois qu'elle ne laissera pas tout cela pour notre triste vue.
Adieu, madame, mille tendres respects.
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XCIX.
A M. PISCATORY.
Paris, 9 mars 1854.
Vous avez bien raison, mon cher ami, d'aller faire une petite course en Italie et de montrer Rome à mademoiselle Rachel. A l'exception des hommes qui ont l'honneur de participer au gou- vernement, on ne peut plus guère vivre aujour- d'hui que par curiosité et à la façon des bohé- miens qui chantent voir, c'est avoir... Il faut pour- tant bien se distraire un peu, voir le Pape et ses cardinaux, qu'ils dansent ou non des fandangos, visiter les ruines du mont Palatin, le temple de Janus à deux faces et la cloaca massima. On rêve un peu à son village en regardant tous ces beaux monuments.
La Gazette est devenue terriblement intéres- sante depuis que le monde est entré dans un état de crise. Le diable doit joliment se frotter les mains de tout ce qu'il aura à faire d'ici à quel- ques années. On ne lui a que bien rarement taillé une si vaste besogne. Qui aurait cru que le zèle du comte de Montalembert pour les lieux saints mettrait toute l'Europe en armes et la
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moitié de la chrétienté en problème ? Qui eût dit que M. de La Valette, quand il cherchait un peu d'avancement dans sa carrière , allait ébranler le Caucase, l'Olympe et tous les rochers de l'Al- banie d'abord, sans compter les tremblements de terre qui pourront éclater dans des lieux plus rap- prochés de nous? Toujours est-il que voilà l'uni- vers qui se met en danse. Mais vu que M.Baroche, M. Troplong, M. Billault, veillent sur cet uni- vers, je vis en pleine assurance. Ici, on n'entend aucun bruit de guerre. L'Écriture remarque que pendant qu'on élevait le temple de Salomon, on n'entendait aucun bruit de marteaux ni de pou- lies ; que les ouvriers ne tenaient aucun mauvais propos et qu'ils étaient muets comme des pois- sons. Nous faisons la guerre comme Salomon fai- sait son temple. Les journaux ne parlent seule- ment pas du mouvement d'un peloton ; personne n'a l'air pressé, tout le monde s'amuse. L'art de la guerre a dû se simplifier beaucoup depuis les jours du premier Empereur. Celui-là, à l'époque de ses campagnes, passait sa vie comme dans une fournaise. U lisait, écrivait, courait, parlait, piquait les cartes d'épingles de toutes les cou- leurs. Rien à présent de ce fracas. Remarquez que la nature procède aussi en silence. Elle vous fait pousser un chêne à vue d'œil, et vous pré-
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pare un tremblement de terre sans paraître y toucher.
Je voudrais être sûr que la pauvre Grèce sor - tira en bon état de cette bagarre. La lettre du gouverneur des îles Ioniennes n'annonce pas de meilleures dispositions pour ces pauvres gens que n'en montrait lord Palmerston k M. Coletti au temps de leurs querelles. Si ce pauvre géné- ral Coletti regarde aujourd'hui sur toutes les montagnes de son pays, il doit avoir le cœur ter- riblement serré et regretter de n'être pas ici-bas. Le roi Othon aurait tout l'esprit et toute la réso- lution de César qu'il devrait se trouver encore dans une cruelle perplexité. Mais il est bien pro- bable que le tumulte sera si grand dans ce monde d'ici à quelques années, que bien des si- tuations qui paraissent inextricables se dénoue- ront naturellement. Les grandes guerres ne finissent pas comme un enchaînement de pro- positions logiques et, au bout d'un peu de temps, chacun a changé de but, de rôle et d'attitude ; mais il n'en est pas moins dur de n'avoir à comp-* ter que sur le hasard. La passion de l'Jiomme est de savoir à peu près ce que sera son lende- main. L'excellent M. Eynard écrit lettres sur lettres où. il expose ce que peut et doit faire le gouvernement français et le gouvernement aa-
316 LETTRES.
glais pour cette pauvre race grecque. Il ne paraît pas savoir qu'il est bien difficile aujourd'hui è, un journal d'éclairer le gouvernement sur ses devoirs. Si j'écrivais une lettre au bon Dieu sur ce qu'il doit faire et éviter dans son administra- tion de l'univers, il me trouverait certainement fort ridicule, et n'était qu'il est souverainement bon, il pourrait me suspendre avec ou sans in- sertion au Moniteur. Quoi qu'il en soit, l'ardeur de M. Eyriard pour les petits-fils de Platon, de Périclès et de Philopœmen, vaut mieux, peut- être, que les peines que se donnent M, Véron et ses pareils pour les petits-fils de M. Véron ou autres, chacun selon son espèce. Il est vrai ce- pendant de dire que les Grecs méritent moins d'intérêt en ce sens qulls ne sont pas toujours d'une probité parfaite dans les questions d'aiv gent. C'est l'inconvénient des gouvernements libres de laisser les gens satisfaire une avidité cynique sans que personne ose dire un mot.
Adieu, mon cher ami, voilà un bien long ba- vardage ; je n'en finirais pas, s'il ne me fallait écrire à M. Eynard que sa lettre ne peut pets être insérée dans le Journal des Débats comme il le souhaitait.
Mille et mille sentiments dévoués. Quel jour venez- vous ?
LBTTRES. 317
C.
A MADAME LA BARONNE A. DE STABL.
Paris, !•' avril 1854.
Il est agréable pourtant de dater une lettre de ce premier d'avril. Il y a comme des rayons de soleil sur le papier; mais cela est bon pour Paris et j'ose croire qu'il fait froid et triste à Genève. Les belles dames qui y séjournent maintenant le méritent un peu. Il nous semble, à nous, qu'il y a quelque générosité à leur écrire ; après tout, il ne faut pas être trop exigeant. Il faut trouver simple que les gens s'ennuient et s'en aillent de temps en temps. Le reste serait romanesque. Pascal, avec son air grognon et son langage pé- nétrant, disait à ceux qui lui reprochaient sa froideur : Vous n'êtes pas ma fin^ et je ne suis pas votre fin. C'est ce que M. Cousin exprimait sur un ton moins solennel quand il disait : Voyons-nous^ cher ami^ voyons -nous; pas trop souvent^ mais voyons- nous quelquefois.
Je ferais mieux de vous donner des nouvelles de Paul (qui engraisse tous les jours) que de com- mencer une dissertation qui vous amuserait mé- diocrement. Vous avez raison de dire de toute
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cette métaphysique que le moindre grain de mil ferait bien mieux votre affaire. Il n'y a pas bien 1 ongtemps que je me suis aperçu que ce petit courant d'idées en l'air, auquel je me laisse aller dans mes lettres, ne divertit qu'un petit nombre de personnes. Madame*** me disait l'autre jour que j'écrivais des lettres sèches, et cela parce que je suis le mouvement de mes idées du mo- ment, au lieu de parler des personnes et des événements. Je me guérirai de ce vice. Je de- viendrai plus substantiel. M. Raulin aimait ce genre de correspondance au plus haut des airs et mademoiselle de Pomaret l'aime aussi. Albert, au contraire, l'a en déplaisance. Il cherche des nouvelles dans une lettre, et il a probablement raison .
Je vois que vous êtes tracassée par le démon des visites et des invitations. Ce démon est un des personnages les plus tenaces de la famille du malin esprit. C'est lui qui fait trotter par les rues la moitié des i cassants; c'est lui qui suscite les froideurs, les reproches, les négligences amèrement reprochées, les saints froids, les ju- gememts sévères sur les gens inexacts. Il n'est pas sûr que M. L. Necker n'ait pas été un vrai sage alors qu'il a fui loin de ce petit diable au fond de l'île de Skye, Je suis porté à penser que
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je ferai un jour quelque escapade de ce genre. En avançant dans la vie, on trouve que c'est en- core la complète solitude qui trompe le moins et qui froisse le moins. Mais voilà encore une quasi dissertation sur laquelle je m'égare à propos de visites.
M. d'Haussonville est dans le feu de sa publica- tion sur la Lorraine. Son livre est presque tout im- primé. Vous y trouverez certainement de Tintérêt et même de Famusemeut. C'est une histoire peu connue, bien que le nom de Lorraine soit par- tout dans notre propre histoire. Mais on passe légèrement sur les noms secondaires, sans pen- ser que, sous ces noms, il y a eu des vivants, très-vivants et très-dignes d'intérêt. On s'accou- tume, dans des lectures superjScielles, à regar- der les personnages publics plutôt comme des pièces d'une grande machine, que comme des êtres dont on peut dire :
Ils boivent comme nous, et nous mangeons comme eux.
Âh ! cent fois davantage !
Je me lais se entraîner par la citai ion qui ne signifie rien.
Madame d'Harcourt tient toujours ses petits jeudis qui deviennent pour nous une coterie agréable. Madame d'Haussonville la mère a pris
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cela de bonne grâce et a pour ce jour-là chez elle de braves personnes qui aiment le whist et le billard. Elle m'a signifié en riant que j'eusse à n'y point paraître.
C'est aujourd'hui qu'on lit au Corps législatif le rapport sur M. de Montalembert. Il sera sans doute favorable à l'accusé, mais on ne doute point qu'il ne soit renvoyé devant les tribunaux. Tout cela finira vraisemblablement par la pri- son, car les avocats prétendent que le délit de publication se prouve assez aisément coatr6 quiconque parle à l'oreille de son plus prodie- voisin.
Lisez-vous M. Guizot? On n'a guère le temps de lire dans une ville où l'on a cinquante mille amis. Que dites-vous des cinquante mille Russes qui viennent de passer le Danube ? Nous allons voir de terribles affaires dans le courant de cette année. Les hirondelles et la guerre arrivent en même temps.
CI.
A M. d'hAUSSONVILLB.
Trouville, 30 juillet 1854.
Nous menons ici la vie peu variée des bains
LETTRES. 3^1
de mer. Albert a eu la bonté de me proposer de demeurer dans sa maison. J*ai peur de con- tribuer à le tenir bien à l'étroit dans sa petite demeure. Il faudrait avoir un peu ses cou- dées franches au bord de la mer, et il n'est pas agréable d'être encaqués comme des harengs en présence de l'infini. On est ici logé à terre comme à bord des vaisseaux et il fautfque l'espace soit une chose très-chère. C'est cepen- dant ce qu'il y a de plus étendu dans l'univers, . apparemment!... Nous sommes allés dîner chez M. Cordier, ancien membre de l'Assemblée na- tionale, avec beaucoup déjeunes gens que nous ne connaissions guère, ni Albert ni moi. On dirait qu'on fait un voyage dans la lune, tant les habitudes d'esprit, la nature des préoccupations et le tour de la conversation sont différents, pour ne pas dire opposé;5. Nous n'avons point de tremblements déterre, mais de beaux orages qui semblent vouloir emporter les maisons par les airs. Le monde habitable à la mine d'être dans une grande crise. On était ainsi au seizième siècle ; on n'a point péri au seizième siècle mal- gré la peste et la guerre et les révolutions d'idées, tout au contraire. On a changé en mieux. C'est sans doute ce que nous devons faire aussi et cela sera facile. Si la société a envie de changer de
m. 21
- ■ r '
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visftge, «'est le cas de la laisser faii*e. Je ne sois pas de ceux qui pensent que nous périssonB, inaiS' teut au conatvaire que noui^^randisBoiis. H y a dans la croissance des enfants des . moments où ils ne sont pas àleur avantage.
CIT.
A MADAME LA BARONIÏE A. DE STAËL.
Trouville, il août 1854.
M. de Broglie est arrivé ici avant-hier à neuf heures du soir, par le Havre, sur une jolie mer unie comme un miroir. Il ne paraissait point fatigué, si bien que nous sommes allés au Val- Richer, ce qui fait un assez joli total de quatorze heures dans la journée. Ce Val-Richer est des plus agréables. C'est la retraite de M. Guizot selon les règles de lidéal. On y voit dans une juste mesure les marques de Thomme d'£tat, du savant, de grands portraits de rois, de princes, de généraux, de ministres^une vaste bibliothèque, quelques restes de luxe bien placés dans le cadre d'une fortune modeste; enfin, l'archevêché de Cambrai, tel que le décrit M. de Beausset, n'était pas mi6ux> approprié à Fénelon
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• *
que le Val-Richer à M. Guizot. Le site est extrê- mement agréable; une petite vallée qui est occupée presqife tout entière par le jardin et cernée par des collines boiséî^s ; j^n bruit d'eaux modestes et viyes ; des fleurs ; des oiseaux ; des arbres bien cultivés ; une vie réglée ; un grand courant d'idées ; une politesse aimable et tran- quille ; enfin un charmant oasis intellectuel dans ces vallées un peu rudes de mœurs de la Nor- mandie.
Les nouvelles de Paris sont bonnes. M. de Broglie à laissé Paul dans une santé excellente. €'esthier qu'il a dû passer son premier examen de chimie. Avant quatre semaines, il sera sur l'impériale de quelque diligence dans les gorges du Jura, en petite tenue, n'ayant payé que demi- place en sa qualité de militaire, rêvant à Coppet, à Edmond, au cours des astres, aux lois des nom- bres et à son grand uniforme.
Ici la vie passe sans grand inconvénient, sans bruit de mçnde... Voilà quatre jours que je dîne chez madame de Boigne, tout étonné de me re- , trouver dans la société de personnes que je ne •connais pas de tout temps. On se promçne dans un jardin où il n'y a pas une feuille desséchée, cil l'on ne souffre pas une fleur piquée des vers ; des masses de géraniums étincelants, des genêts,
324 LETTRES.
des bruyères roses, rouges, des sauges cardi- nales et la mer à côté qui semble vouloir avaler tout ce petit monde à l'aquarelle. La corvée de Trouville commencée sous d'assez ennuyeux auspices n'aura pas trop mal tourné.
cm.
A M. PAUL DE BROGLIE.
Broglie, 20 septembre 1S54.
Mon cher ami, je n'ai pas répondu aussitôt que j'aurais voulu à ton petit mot si aimable que tu as trouvé le temps de m'écrire dans le tu- multe d'une arrivée, et quand tu retrouvais tout ce que tu regardais de loin, du coin de l'œil, depuis un an. Cela te sera certainement compté par tes biographes comme une preuve d'un excellent naturel. Les grands géomètres passent généralement pour un peu secs, mais je vois bien qu'il y a des exceptions.
Je voudrais bien être sous les grands chênes qui sont au fond du parc de Coppet. Je prends déjà mon élan pour franchir le Jura, mais il est possible que je sois obligé de m'y reprendre à plusieurs fois, comme on fait un fossé profond.
LETTRES. 325
Si j'ai un éclair de santé , j'arriverai comme la foudre devant les deux fontaines de la grande cour. Voilà, j'espère, une figure bien conduite avec toutes les analogies rigoureusement obser- vées.
As-tu des nouvelles de l'École ? Il est probable que dans ces premiers jours tu ne regardes pas beaucoup du côté de la montagne Sainte-Gene- viève et qu'elle reste perdue dans ses brouillards. J'espère que tu te fais réveiller de bon matin par Kiener avec ces paroles : « Capitaine , voici l'heure de la diane et vous pouvez dormir en paix. »
Nous vivons ici dans une grande solitude. Si les enfants ne criaient comme des aigles, on n'entendrait aucun bruit. M. Clémencet parcourt les bois avec les petits et leur fait faire des col- lections d'insectes et de plantes. Victor est sur- tout sensible à la classification. Quand il sait le genre et l'espèce, son esprit est dans un parfait repos. Il a le goût des classifications plus encore que le goût des bêtes-pour elles-mêmes. J'ai dé- couvert autrefois pourquoi l'homme avait la rage toute spéciale de savoir le nom de toutes choses avant tout ; c'est que, s'il ti'avait dans la mémoire que les images de ces choses, elles s'embrouilleraient assez inévitablement d'abord.
326 LETTRES.
puis, il ne pourrait ni en parler aux autres, ni en raisonner intérieurement. C'est un instinct qui lui est donné pour faire des provisions dans son intelligence, comme l'instinct d'amasser est donné aux fourmis, supposé que les fourmis aient des greniers d'abondance, ce qui est con- testé, je crois, par les observateurs.
Adieu, mon cher enfant. Mon instinct est d'al- ler vous retrouver bientôt.
CIV.
A M. d'hAUSSONVILLE.
Broglie, 4 octobre 1854.
Qui est bien malade suivant les derniers jour- naux, c'est le prince Menschikoff , s'il est là, comme on le raconte, une mèche allumée à la main et délibérant s'il fera ou non sauter la flotte, après avoir promis, dans ses proclamations , qu'il se ferait sauter, le cas échéant. S'il n'a que six heures pour résoudre ce problème, il a droit de demander qu'on ne le trouble pas dans ses réflexions. Ce qui paraît certain , c'est que Sé- baslopol est enlevé ou à peu près et que les vais- seaux russes sont entre deux feux. On ne peut
LBTTRB.S. 327
pas voir se dissiper plus rapidement le prestige d'une puissance en apparence formidable. Ceci va inspirer aux esprits téméraires une témérité sans bornes. Ils croient, avec quelque prétexte^, qu'il n'y a que de marcher sur tout ce qui a Pair effrayant. Quel dommage que nous n'ayons pas fait sauter Sébastopol dix ans plus tôt ! Cela eût fait honneur aux gouvernements libéraux et les aurait probablement aidés à vivre. A cette heure, les habiles disent d'un air capable : « Vous n'en feriez pas autant, vous autres parlementaires. » Mais, tout cela dit, je suis très-aise encore aujour- d'hui que les grandes civilisations remportent sur les grandes barbaries et j'aime mieux causer de la France avec des étrangers après la prise de la Crimée qu'avant.
Je suis encore ici, comme vous voyez, mon cher ami. Je n'ai pourtant pas renoncé à toute intention d'aller en Suisse, bien que les jours s'écoulent. Je pourrais encore y passer à peu près un mois. On a la bonté de m'y désirer assez, bien qu'on ne croie pas que je me décide à cette course. H n'est pas commun d'arriver là où on est bien aise de vous voir. Ce sera, de plus, la dernière année que Paul passera en famille. Dieu sait ou il sera l'an prochain ! Peut-être qu'il CMEimandera une batterie d'artillerie sur les
328 LETTRES.
bords de la Newa et qu'il défilera sur les quais de granit de Saint-Pétersbourg. Si la paix vient après celte victoire de Sébastopol, ce sera une grande preuve de sagesse de la part du gouver- nement, mais peut-être que c'est une sagesse qui n'est pas dans l'humanité. D'ailleurs, cette terre de Crimée une fois conquise, viendra la difficulté de savoir à qui on louera la maison. Il est possible aussi que l'empereur de Russie, tout battu qu'il est, ne veuille point entendre raison et peut-être que, dans l'état où il est , manquer de raison est encore ce qui lai reste de plus rai- sonnable à faire. Il ne faut faire aucune conjec- ture tant que son général est là à délibérer sur un baril de poudre.
Les jeunes frères de madame Albert de'Bro- glie viennent ici passer quelques jours avec un jeune abbé du Midi qui les surveille en vacances. J'ignore ce que fera sur ce jeune abbé la vue d'un élève de l'École normale comme M. C, Il n'a probablement jamais vu de près aucun des monstres de cette école-là. A la vérité, toutes les classes commencent à se mêler, car trois ou quatre élèves de l'École normale sont à cette heure prêtres de l'Oratoire. Dans quelques an- nées les prêtres de l'Oratoire auront un certain penchant à passer à l'École normale. Il y a dai
LETTRES. 3:^9
marées très-marquées dans l'ordre moral et in- tellectuel. Les B^inets de la philosophie de- vraient en faire des tables exactes.
cv.
A M. E. DE SAHUNB.
Broglie, 16 octobre 1854.
On dit, mon cher ami, que vous menez une vie très-agréable dans Gurcy, une vie de cocagne dans Tordre intellectuel, causant et lisant tout le jour. On se plaint ailleurs de M. de Viel-Castel qui n'a pas voulu aller en Suisse, afin de percer les nuits de ses conversations dans Seine-et- Marne. Si je pouvais bouger, j'aurais la fantaisie d'aller vous entendre. Pour le moment, je n'ôte- rais à personne sa part de conversation, car je suis muet comme un poisson. Je n'ai d'idées sur rien ; vous me direz que ce n'est pas une raison de se taire, mais la parole même m'est une fatigue. Je voudrais que cette année fût finie. J'en ai vu peu d'aussi lugubres. Il est vrai que quand on a bien dit cela, on entre avec plaisir - dans l'année 1855, et l'on y trouve, au détour, ..-^§utres {malheurs qu'on ne soupçonnait pas.
330 LBTTftES.
Avez-votis SU quelques détails sur ce pauvre Étiolles? On ne peut pas imaginer un événement qui frappe plus à fond plus d'âmes excellentes.
Dites-moi vos grandes lectures dans Gurcy. Ce n'est certainement rien qui se rapporte à Cicéron. Vous verrez dans TÉlysée, non pas l'Élysée-Bourbon, ce qu'il vous dira sur votre insigne négligence. Vous auriez pu vous en faire un avocat dans l'autre monde et c'est juste- ment lui qui portera témoignage contre vous. Comme il a la langue bien pendue, ce ne sera pas une petite affaire, et comme il avait une activité de possédé, il vous en dira de belles sur la paresse. J'ai relu Tautre jour les quatre pre- miers livres des Tuscidanes; j'ai été un peu surpris de ma froideur. Peut-être faut-il se sou- venir vaguement de la plupart des livres. On y met bien des choses qui n'y sont pas et, en les relisant, toutes ces choses s'évanouissent. Je ne relirai donc pas votre Vie de Cicéron^ mais je voudrais bien la lire.
Il n'y a que les gens de l'Aima qui fassent des choses brillantes. N'avez-vous pas plaint ce pauvre maréchal de Saint-Arnaud ? Toute sa vie n'était pas tout à fait une vie de Plutarque, mais cette énergie méritait quelque chose de mieux que d'êti'e abattu par la maladie à la vue ded
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murs de Sébastopol, après de si prodigieux eflforts contre rabattement physique.
CVI.
A MADAME d'hAUSSONVILLE.
Paris, samedi 28 octobre 1854.
Me voici enfin arrivé à Paris et très-dis- posé à prendre la route de Gurcy à la pre- mière réquisition. Je suis venu ici par Évreux en compagnie d'Albert qui voulait assister aux funérailles du pauvre évêque d'Évreux. Il me semble que tout le monde meurt dans ' cette terrible année-ci. Nous avions quitté cet excel- lent homme à Trouville, il Ji'y a pas trois mois^ faisant le projet d'aller à Broglie en automne aussitôt Tarrivée du duc de Broglie, et Albert ne l'a revu que sur ce lit de parade qu'on a pro- mené, dans la cérémonie funèbre, à travers les rues d'Évreux, suivant les rites pratiqués à la mort des évoques.
Je ne sais rien du triste Étiolles... Personne ne saura que ceux qui l'ont connue dans l'inti- mité ce qu'était madame de Langsdorff ! . . .
J'ai bien envie de vous voir, mais je vous
332 LETTRES.
avertis que je ne suis pas bien aimable. J'ai pré- sentement à peine le sens commun et nul en- train d'esprit. Je viens d'ennuyer à fond et madame Albert de Broglie et Albert ; comme ils sont aimables et polis, ils n'en ont rien témoigné; mais ils se frottent certainement les mains du départ d'un animal maussade et mélancolique, qui rendait Ja pluie et le brouillard encore plus tristes.
Enfin, voyez ; me voilà, et si vous voulez vous risquer, vous n'avez qu'un mot à dire pour sa- voir ce que c'est qu'un ennuyeux. Comme vous avez un renfort de gens d'esprit, vous ferez feu supérieur sur moi.
CVII.
A M. D*HAUSSONVILLE.
Paris, lundi il décembre 1854.
Vous voyez par les journaux tout ce que nous savons ici du siège de Troie. M. de Langsdorff, qui est venu passer quelques jours à Paris pour ses affaires, dit que les Anglais sont aussi dé- couragés que peuvent l'être des gens très-cou- rageux et très-persévérants. Ils voient avec
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tristesse que tous leurs efforts ne peuvent jamais montrer à l'Europe une armée bien nombreuse. On croit assez qu'on sera obligé d'en venir chez eux au système de recrutement par la conscrip- tion. Ce serait une terrible innovation dans ce pays de liberté. Quoi qu'il en soit, on ne paraît avoir ici aucune inquiétude sérieuse. Je disais l'autre jour à M. *** toutes les raisons qui me semblaient devoir donner beaucoup de souci sur le sort de notre armée exposée en nombre in- férieur à la rigueur d'un hiver en pays inconnu — en face d'un ennemi abrité dans des murailles et qui a, derrière ces murailles et au delà d'un petit courant de mer, d'autres murailles inacces- sibles où il pourra s'établir en cas de défaite — une flotte dont on reconnaît aujourd'hui qu'un caprice du vent peut l'engloutir à la vue de l'armée de terre. M. *" admet tout cela, mais il affirme que les gens du métier sont sans inquié- tudes graves, et il paraît que M. Thiers partage cette sécurité. Je souhaite bien sincèrement qu'il ait raison. Je ne pensais pas que je dusse un jour m'intéresser réellement à une expédition entreprise. par le présent gouvernement.
334 X'JBTTRES.
CVIII.
A M. PISCATORY.
Paris, 3 mars 1855.
Mon cher .ami, tandis que l'on se creu$i4t la tête poupprévoirce qui arriverait danscetOrieiit, voici peut-pêtre que le dénouement survient du côté où nul ne l'attendait. L'empereur de Russie, en mourant, laisse peut-être Içs seules chances possibles d'une paix un peu prompte. La moitié de l'histoire est faite ainsid'événements inatten- dus, qui font prendre un autre cours au fleuve, et, comme dans les romans d'Anne RadclifSe, c'est par une porte cachée dans la muraille qu'en- trent et sortent les personnages importants du drame. Qu'est-ce que voudra le successeur de l'empereur Nicolas ? je voudrais bien que cela pût faire lever honorablement le siège de Sébas- topol et que toutes les mines dont on dit que la ville est pleine, fussent déménagées paisible- ment et ne sautassent pas sous une dizaine de mille des nôtres.
Merci, mon cher ami, de votre très-aimable lettre. C'est grand dommage pour moi que vous ne bougiez guère de votre Tuscuium un peu froid,
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au lieu.de venir dans notre Rome un peu sale. Le vent de Ja mer, vous le savez, est si violent ici, que je ne m'entends guère avec personne.
«r
Il i^t deux^ oboses pqurgarder sa raison debout; d*abord, de l^ raison, ce qui n'est pas 3i comniun, et puis aussi un certain mépris de la .puissance 4u .monde^ ce qui est fort rare. Il y a peu de gens qui osent dire avec l^e.mierre : a Le public est un ^>90tet,un ivrogne »>; rien n'est plus sûr cependant. ^Dieu m'a fait la ^râce de pouvoir assez souvent regarder le monde en face sans cligner les yeux. Il est bien possible que cette petite hardiesse tienne à des défauts, et Qlie refroidit certaine- ment un bon nombre de demi-amis. L'homme en société est un animal qui se plaît à penser et à voir penser comme les autres. Il n'aime pas les. gens qui ne se mettent pas à la dernière mode comme lui; il' voit même dans cet esprit de contumace un manque de considération pour lui. Il y a dans cet état social du tyran et de l'esclave. Il exige impérieusement que son voisin soit esclave comme il l'est lui-même. Quoi qu'il en soit, je crois, comme vous, que Ci- céron valait bien tout chevalier ou tout sénateur, ou tout lettré de ce temps-ci. C'est une aimable et noble créature. Ce petit parvenu d'Arpinum est tout simplement le plus beau résultat de toute
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la longue civilisation qui l'avait précédé. Je ne sais rien de plus honorable pour la nature humaine qye l'état d ame et d'esprit de Cicé- ron. Il est sans doute aussi résolu qu'aucun des bourgeois de Paris, qui le tiennent pour un poltron, pourl'avoir entendu dire vaguement au collège. Il est actif comme la foudre, ami sincère et officieux, bienveillant pour tous, aimant ce qui brille, mais ce qui brille en éveillant de grandes pensées, sage, modéré, ami des règles sévères par imagination, stoïque et prêt à se les appli- quer à lui-même, après un peu de réflexion; sans dogme, il est vrai, sans traditions impérieu- ses et miraculeuses, ne reconnaissant d'autres Pères de l'Église que la suite des sages que le monde avait admirés jusqu'à lui, mais ne dépas- sant pas aussi les limites de l'intelligence pour s'émouvoir de ce qui ne dit rien à l'esprit. On n'a pas fait un compte exact, à mon sens, des rava- ges qu'a produits dans les esprits des temps nouveaux l'habitude d'admirer l'inintelligible au lieu de rester tout simplement dans l'inconnu. Au temps de Cicéron, aucune croyance surna- turelle ne dominait sur les esprits cultivés. Quand il rêvait sur sa terrasse de Formies, en vue de la mer, il suivait avec pleine liberté tous les beaux instincts de la raison humaine. Quand il
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cherchait le secret du monde, ou qu'il se deman- dait ce que murmuraient ie3 vaguesà ses pieds, ce que disaient les astres du ciel dltalie sur sa tête, il n'avait entre lui et la nature aucun de ces fantômes imposants, mais informes, qui ra- vissaient Saint-Antoine dans le désert et Saint- ^ace de Loyola dans le monde.
Vous dites bien, il y a quelque chose de Cicé- ron dans Voltaire, mais avec toute l'a différence en faveur de Cicéron, que celui-ci pense à tous les grands problèmes en parfaite liberté de spé- culation, sans etinemis qui lui disent : u Mon- sieur, pas tant de raisons, ou je Je dirai au roi, au parlement, au Pape, au monde chrétien. » Aussi l'esprit de Voltaire s'est-il exalté et em- porté outre mesure et c'est par là qu'il pousse la hardiesse à toute extrémité. Il rencontre des ennemis dans ces espaces infinis où la pensé e de Cicéron ne rencontrait nu! obstacle.
J'ai aimé comme vous ce morceau de M. Am- père ; il a le genre d'imagination qu'il faut à un historien des vieilles ruines. Il revoit tout ce grand passé avec une impression analogue à celle qu'on éprouve en se rappelant à soi-même son propre passé ; des couleurs vives et tristes, qui sont les vraies couleurs, mais dégagées de toutes les ombres du réel. Il voit dans la
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,vie des peuples ce qu'ils voulaient être et ce qu'ils voulaient faire, plus encore que ce qulls ont été et ce qu'ils ont fait, mais cela aussi est une vérité, et l'idéal de l'ancienne Italie n'est certainement pas l'idéal de la France d'aujour- d'hui.
Les derniers discours à l'Académie ne sont pas non plus des discours de Cicéron. Je n'ai pas eu la force d*aller jusqu'au bout du discours de M. **' ; trois foisî'ennui m'a forcé d'abandonner la résolution que j'avais prise, trois fois, d'aller jusqu'au bout. Des gens patients^ qui l'ont lu ou écouté, prétendent qu'il n'y a dans son jargon rien de repréhensible contre le gouvernement de Juillet. J'aime mieux le croire que d'y aller voir.
L'Angleterre est aussi difficile à comprendre que nous. Combien de choses surprenantes nous avons vues chez elle depuis le commencement de la guerre! Je suis étonné que lord John Russel se montre volontiers hors de chez lui. Cette Angleterre était pour les gens qui aiment le bien un spectacle consolant, mais tous les exemplaires du juste et du bien ont l'air de s'en aller. Cela ne fait rien. Le bon sens peut dire ce que Charles XII écrivait sur la carte des con- quêtes de la Suède, a Dieu me l'a donné, le diable
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ne me Tôtera pas. )> — Je suis bien sûr que fina- lement nous serons victorieux dans la grande bataille.
Adieii, mon cher ami, voilà bien du fatras ; mille et mille amitiés.
Lisez le de Seriectute de Cicéron. Ce n'est pas, assurément, un livre de votre âge, mais vous y trouverez toute la vie [agricole des jRomains , et je ne s€ds quelle odeur de terre nouvellement la- bourée qui vous portera à la tête.
CIX.
AU MÊMB.
Paris, 26 avril 1855.
Que je vous dise d'abord, mon cher ami, com- bien j'ai été tçuché et reconnaissant de votre ai- mable présent. J'ai placé ce beau livre que je tiens de vous et qui a appartenu à votre père dans ce petit trésor où chacun serre ee qu'il a de plus précieux.
J'espère que vous lirez avec quelque intérêt les deux volumes que je vous ai envoyés. La Vie de Washington est un livre bien fait, surtout pou^p le coup d'essai d'un très-jeune homme.
340 LBTTRBS
Il n'est peut-être pas assez libéral, mais les temps sont durs. Nous sommes bien loin des jours où rélite des nations civilisées suivait avec passion toutes les marches de Tarmée de Washington. Aujourd'hui on se pendrait volontiers à la queue du cheval du maréchal Radetzki, croyant enfiler la bonne route derrière ce demi-barbare qui ne connaît que l'ordre du régiment. Pour le Menan- drc^ le livre n'est pas bien fait; vous trouverez là beaucoup de décousu, un certain entraîne- ment de jeunesse à suivre la première idée qui passe, sans songer au plan général ; mais le sen- timent de l'antiquité y est vifet original. Il'don- ne envie de relire les écrivains anciens dont il parle, et il faut beaucoup passer à qui a cette chaleur communicative. L'auteur m'a demandé de lui dire les défauts de son livre, et je le lui di- rai avec une parfaite candeur. Il serait mal de ne pas dire la pleine vérité à qui a beaucoup d'es- prit et peu d'occasion d'entendre des critiques un peu âpres.
J'ai quelque idée que ce décret sur les acadé- mies va engager un conflit qui ne sera pas agréable aux autorités établies. C'est certaine- ment une provocation gratuite à des gens paisi- bles. On met d*abord dans l'Académie des scien- ces morales dix membres justement destinés à
LBTTRBS. 341
changer la majorité, puis on revient à des règle- ments qui n'ont jamais été exécutés ou que TA- cadémie n'avait jamais subis. Les commissions choisies par le gouvernement décideront avec I^ bureau du mois de janvier de chaque année de la distribution des prix^ sans que les autres membres aient rien à y voir. Le bureau n*a que trois membres et la commission, au choix du gouvernement,en a quatre. Le résultat sera fort simple; les billets pour les séances publiques de- vront être tous remis au ministère, qui en fera la distribution à son gré.Reste à savoir si Tonne demandera pas communication préalable des dis- cours, ce qui serait assez en harmonie avec l'en- semble de cette nouvelle législation. L'Académie française n'a pas l'air de vouloir supporter tran- quillement cet affront ; moins trois ou quatre membres, tous s'en montrent très-blessés. Que le démon de la prudence apaise bientôt cette irritation^ cela se peut assurément, mais je ne le crois pas.
Voilà de bien petites affaires, pendant que de- vant Sébastopol on se lance tout ce qu'il y a de fer et de feu sur la planète. On dit que le gouver- nement reçoit du général Canrobert des nou- velles qui font espérer qu'on entrera dans la place avant huit jours, et qu'on n'en publie.
342 LETTRES.
rien pour ne pas donner de fausses espéran* ces. Plaise à Dieu, qu'il en soit ainsi, car voilà bien longtemps qu'on se tue et qu'on meurt de maladie devant ces chiennes de murailles !
ex.
A M. PAUL DE BROGLIE.
Paris, samedi Jdjain ISSb,
Mon cher ami, on te regarde de loin faire le déménagement de ton bâtiment. Cette Persévé- rante est devenue une personne de la famille. On la connaît mieux que bien des cousines. Je crois qu'à ton retour ici tu trouveras qu'on a pris toutes les façons de parler de la marine. Tout cela veut dire que tu manques beaucoup à ce petit monde que tu as laissé pour un temps. Il est singulier que les hommes vivent d'cJ^ord en famille pour se séparer ensuite et s'en aller chacun du côté des quatre vents. Il serait plus simple qu'il commençassent leur vie dans l'iso- lement pour se réunir ensuite. Je sais toutefois qu'il y aurait à cela de grandes difflcultés et ce que j'en dis n'est pas pour refaire la société hu- . maine à ma fantaisie.
LBTTRB8. 343
Ici, il n'y a rien de nouveau que les bonnes nouvelles de Crimée que vous connaissez. Ces bonnes nouvelles ne sont pas sans mélange, car il est probablement resté bien du monde dans ces hardis coups de main. Il paraît que l'in- fanterie française a pris en Crimée des habitudes qui supposent un sang-froid et une résolution inconnus jusqu'aujourd'hui.
Ta sœur est venue passer un jour à Paris. Elle est allée le soir voir une actrice italienne, madame Ristori, qui fait l'admiration universelle par l'énergie, la grâce et le pathétique de son jeu. Les méchants prétendent que mademoiselle Ra- ehel en a conçu quelque tristesse; qu'elle a as- sisté dans un sombre silence à une représenta- tion de madame Ristori, tandis que l'actrice italienne au Théâtre Français ne pouvait pas con- tenir, dans sa loge, les témoignages d'admiration en entendant mademoiselle Rachel. Avez-vous un beau théâtre à Brest? J'imagine que chaque soir vous avez surtout une nouvelle représen- tation du coucher du soleil sur les flots de l'A- tlantique, mais ce spectacle en vaut bien un autre.
344 LBTTRBS.
CXI.
AU MÊME.
Broglie, samedi 7 juillet 1855.
Ta tante m'a dit que tu voulais que les lettres te fussent adressées sur la Persévérante en per- sonne. C'est déjà comme si tu t'éloignais un peu à l'horizon et la rue d'Aiguillon avait moins l'air d'un pays perdu que ce vaisseau.
Âs-tu passé une petite revue de ta bibliothè- que de campagne? Âs-tu déterminé les livres français que tu voulais emporter au bout du monde ? Tes listes se seront probablement per- dues dans la précipitation de ton départ de Paris. Il faut d'abord savoir ce qu'un vaisseau de guerre peut contenir de volumes, en lui laissant une place raisonnable pour les provisions de bouche, les projectiles de toutes sortes et autres menus détails, tels que l'équipage lui-même. Il faut compter qu'il n'y a d'un peu durable à la mer que les grands écrivains qu'on peut relire plus d'une fois, parce qu'ils ont une eau profonde^et, parmi les grands écrivains, viennent d'abord, sous le rapport de beaucoup de sens sous un petit volume, les grands poëtes. Il est singulier que
LETTRES. 345
les règles, puériles en apparence, de la rime, du mètre, etc., aient cette puissance d'enfermer des pensées plus vives dans des impressions plus fortes.
J'apprends qu'en Germanie autrefois un bon prêtre Pétrit, pour s'amuser, du soufre et du salpêtre. •
Il semble que les idées enfermées dans les vers' se condensent à la façon de la poudre de guerre. (Je remarque que depuis que j'ai des amis qui portent Tépée, mon langage a pris une sorte d'allure tout à fait militaire.) Veux-tu Montaigne? Veux-tù les Lettres de madame de Sévigné ? Cette dernière est de grand encombre- ment, mais il se peut qu'en mer, à cinq ou six cents lieues de terre, on se plaise a tout ce détail de la vie dessalons et des familles du dix-septième siècle, qui ressemblent, après tout, aux familles de tous les siècles. Peut-être qu'on se plaît à ces bruits de terre, comme Colomb lorsqu'il vit des papillons, des oiseaux des tropiques, à l'entrée des Antilles. Pour Montaigne, quoiqu'il ait une assez pauvre morale, que ses instincts soient d'un épicuréisme assez vulgaire, le train de son imagination est stoïque. Il aime les grandes âmes, quoiqu'il ne fût pas de cette élite. Lui qui était assez faible, il se complaît à peindre, avec
346 LBTTRB8.
les expressions les plus heureuses, les caractères énergiques et les grandes luttes de la volonté. Pareille chose était arrivée à Horace ; il menait sa petite vie paresseuse et égoïste à Tibur, et quand il se livrait à ses rêveries poétiques, son esprit l'emportait vers les tentes de Brutus et de Caton. On est surpris, dans l'histoire militaire, de trouver dans des âmes faibles cette admira- ble force de couleurs pour représenter des ver- tus dont elles-mêmes étaient incapables. Ils ai- ment les bruits de guerre et ils ont peur de leur ombre. Dis-moi ce que tu veux, et je ferai tes commissions de près ou de loin.
Il nous vient encore tous les jours des dépê- ches de lord Raglan, et il est déjà bien loin de tout le tumulte du siège. C'est une fin un peu triste, bien que, à tout prendre, il termine très- honorablement une carrière très-honorable ; mais enfin, ses derniers jours n'ont pas eu l'éclat qu'il se promettait en quittant l'Angleterre. Il aura sans doute entendu quelque chose de tous ces murmures qui s'élevaient contre lui ; mais, après tout, je me figure que les plus vifs et les plus vrais plaisirs de la vie militaire ne sont pas Tespoir et la jouissance d'une grande renommée. Probablement, le plaisir habituel de se sentir libre et à Taise dans le danger, — d'entendre
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dans le bruit et de voir dans la fumée du canon aussi bien et mieux que dans une salle de danse, — le plaisir de commander, non-seulement aux autres, mais à son propre esprit dans l'occasion, et de trouver la sérénité dans ce qui serait alar- me et tumulte pour les autres, — le plaisir âpre de souffrir ce que d'autres ne pourraient peut- être pas supporter, — en un mot, le sentiment de l'exercice énergique et profond de la volonté qui faisait dire à Turenne, parlant à sa personne : Carcasse^ tu trembles? Tu tremblerais bien davantage si tu savais où je te mène; voilà de petits agré- ments habituels que lord Raglan a trouvés dans sa vie militaire et dont le vulgaire ne ferait pas grand cas, quand bien même il s'en douterait.
Il paraît qu'on ne trouve que trop de ces ru- des jouissances dans Sébastopol.On dit que, sous quelques jours, un effort nouveau et plus concerté sera tenté sur tous les ouvrages. Je mettrai, à la prise de cette chienne de ville, toutes les lumières de ma chambre à ma fenêtre, en signe de ré- jouissance. Comme je suis au fond des bois, cela n*aura nul air de vouloir se faire remarquer.
Bonjour. Voici une lettre d'Albert, de Plom- bières, qui m' arrive à quatre jours de date. Il dit qu'il ne trouve manière de passer le temps to- lérablement qu'en se soumettant à une règle
348 LETTRES.
invariable pour remploi de ses heures. Cest tout Tagrément de la vie de ces eaux, et il me semble qu'on peut rencontrer cette faculté partout où Ton est seul.
CXII.
A MADAME LA BARONNE A. DE STAËL.
Broglie, 6 septembre 1855.
Vous avez des nouvelles d'ici et je n'ai pas besoin de vous faire le journal de la petite vie paisible qu'on y mène. Il y a passé pas mal de monde depuis le départ de madame d'Hausson- ville, mais personne qui ait mis son bâton de voyage dans un coin pour faire séjour. Sauf no- tre excellent ami Sahune, tout le monde est animé de l'esprit du Juif errant. M. de Corcelles y a passé deux jours. Il vous aurait plu par son goût passionné pour la vérité qui n'empêche guère de se tromper, mais qui témoigne de l'é- lévation de l'âme. Il est taillé en force, comme vous avez pu voir, mais il est de la race des géants qui ont plus de douceur, de délicatesse et de raffinement d'esprit que beaucoup de pe- tits hommes. M. Ampère vient de partir. Il a charmé tout le monde. Il nous a lu des fragments
LBTTRBS. 349
de la métaphysique de son père qui eussent eu votre approbation pour un certain élan qui va naturellement au grand, n'était que cela aurait surpassé la force d'attention des petites jdames qui ont aisément mal à leur tête. L* esprit de locomotion a emporté M. Ampère à Paris^ puis il l'emportera dans trois jours à Rome. Albert et sa femme ont été entraînés dans ce tourbillon ; ils n'iront pas jusqu'à Rome pourtant. Albert va chez M. de Montalembert en Bourgogne et la prin- cesse de Broglie chez sa tante Lemarrois. M. de Broglie est tout seul de sa maison, ayant pour . compagnon de solitude M. de Sahune, M. Savi- nien Petit qui peint de beaux petits saints dans une petite chapelle- imitée des catacombes, mais des catacombes avec calorifères etc., M. Clemencet et moi qui écris par moments un petit volume où il n'y aura pas l'ombre de cata- combes, ni de saints, ni de chandeliers à sept branches. Nous sommes une population un peu mélangée, qui ne s'arrache point les yeux. J'ai appris à dire assez peu ce que je pense et à par- ler avec douceur de ce que je ne pense pas. J'ai fini peu* céder au nombre, sans en avoir plus d'admiration pour les opinions du grand nom- bre. J'ai pris pour devise : Tu ne mordras point, 1% parce que Ton s'échauffe en mordant;
350 LXTTRBS.
2% parce que les mordus poussent des cris désa- gréables. J*ai acheté une peau de mouton et je détale dès que je vois ou que j'entends l'appar rence d'un loup. J'aurais certainement le prix de sagesse dans une école primaire...
Je ne sais pourquoi je plaisante. La vie n'est pas g€de cependant. Ce qui est certain, c'est que je n'ai nulle envie de rire. Adieu, je n'ose pas vous demander si c'est vrai que vous irez à Bro- glie au mois de novembre.
CXÏII.
A M. B. DB SAHUNB.
9
firogUe, l*r novembre 1855.
Nous voilà à cette triste étape du 1*' novembre. Ce sont les portes de l'hiver qui ne diffèrent pas beaucoup, à ce que j'imagine, des portes de l'enfer. Les nuits sont noires, les jours sont gris, le vent se plaint dans tous les coins de la maison, les feuilles passent devant les fenêtres comme de petits fantômes. On sent en soi comme une plus grande défiance de la vie. On se figure qu'on ne verra plus jamais l'été. Ce sont proba- blement des impressions de gens nerveux, et je soupçonne que nul sergent d'artillerie, nul bri-
LETTRES. 351
gadier de carabiniers en garnison à Versailles, n'a de ces ridicules sensations à la vue de la chute des feuilles. Savez-vous quelque chose de nos affaires de la mer Noire ? Je souhaite bien que les braves gens qui sont là passent Fhiver daijs de bonnes villes de garnison, s'il y a pareille chose sur le littoral de la mer Noire. Avez-vous commencé le xii* volume de M.Thiers? Ce sera une agréable lecture pour M. votre père. A-t-il vu déjà la préface de ce xii* volume et la dissertation plus vive encore que neuve sur Tart d'écrire l'his- toire? Je ne sais comment il fait pour avoir toutes les lenteurs de la démonstration la plus étudiée avec cette furia qui fait croire au lecteur qu'il court la poste avec lui. Après tout, ces singularités-là sont ce qu'on nomme le talent. Aucun historien n'avait encore eu cet air de cheval arabe au galop mêlé à Texactitude minu- tieuse d' un commis au département de la guerre. Quand retournez-vous à Paris? Je ne sais pourquoi j'aimerais assez le séjour de Versailles dans cette sombre saison. On y a quelque chose des agréments de la solitude avec Paris sous la main. J'ai toujours désiré un petit désert qui fût aux portes d'une très-grande ville. Ceci, comme l'île de Robinson, est un peu trop loin de l'habi- tation des hommes. Il est vred que les chemins
352 LETTRES.
de fer rapprochent toutes les distances, y com- pris la distance de l'autre monde à celui-ci.
Adieu, mon cher ami. Portez-vous donc mieux.
CXIV.
A M. PAUL DE BROOLIB.
Broglie, mercredi 28 novembre 1855.
J'avais espéré, mon cher ami, qu'il nous vien- drait, autour du 15 de ce mois, quelque chose de toi de Rio de Janeiro. Je vois bien que tu n'es pas arrivé à temps pour donner tes lettres au bateau. Ce sera donc pour le prochain arrivage. I Nous avons été tristement étonnés l'autre jour en ouvrant le journal et en y trouvant la mort de M. Mole, qui est mort soudainement à Cham- plâtreux. C'est un grand arbre de la vieille forêt qui tombe et un des témoins et des acteurs de ce passé qui s'enfonce déjà dans la nuit. Il com- mence à n'y avoir plus beaucoup de ce monde qui se souvienne des temps de l'expédition d'E- gypte, de Marengo, du Consulat;
Regarde, quelle nuit profonde A remplacé le jour vermeil.
M. l'amiral Bruat vient de mourir bien plus
LETTRES. 353
jeune, à bord du Montebello^ en revenant de Cri- mée. Les personnes qui Font connu disent que c'était un homme rare, non-seulement pour l'é- nergie, mais aussi pour la sagesse et Thabileté dans la conduite des affaires.
Je viens d'achever le douzième volume de M*. Thiers. Ce sont les efforts de l'empereur Na- poléon pour obliger l'Europe continentale à fer- mer les portes aux marchandises anglaises, — la résistance de la Russie à quelques-unes de ses mesures, — le commencement des préparatifs pour attaquer la Russie, et surtout la guerre d'Espagne en 1810 et 1811, et surtout, dans cette guerre, la campagne de Masséna en Portugal et ses efforts inutiles devant les lignes de Torrès- Vedras. On y voit le désordre slntroduisant par- tout dans cette guerre que l'Empereur ne peut voir que de loin et où Paris ne communique plus, durant des mois entiers, avec l'armée française coupée de toutes ses routes par les guerrillas; — on y voit l'indiscipline dans Tétat- major ; — le maréchal Ney refusant nettement l'obéissance à son chef Masséna ; — le général Prouot imitant plus mollement le maréchal Ney. C'est le plus grand tableau qu'on ait jamais fait des plus grandes armées en lutte avec les plus grandes
misères et animées pourtant d'un invincible m. 23
354 LBTTRBS.
courage. Les hommes du métier doivent trouver un grand intérêt dans cette lecture, car tout y est strictement technique. C'est le détail le plus minutieux delà manière dont se font les grandes choses et dont arrivent les grands événements. L'auteur n^ oublie ni un homme, ni un canon^ ni une pioche, ni un pain. Aucun laïque ne s'était avisé d'écrire l'histoire sur ce plan. Les person- nages n'y sont peints, à la vérité, qu'en traits fort rapides. Il ne montre que le cours des évé- nements, mais tout y est, et , chose singulière, cette grande cuisine des choses humaines prend beaucoup de grandeur par Timportance des in- térêts de tout genre qui en dépendent, comme les lois de la nature qui sont aussi une magni- fique cuisine.
Comment te trouves-tu de celle de ton bord, mon cher ami ? Ici, tout le monde va bien. On retournera à Paris vers Noël. Paris, dans ce moment est tout en fêtes par l'arrivée du roi de Piémont. On lui montre des soldats, des che- vaux, des canons, et c'est sa passion première ; il va aux spectacles ; x>n lui fait voir les belles choses de Paris ; on illumine la rue de Rivoli et la place de la Concorde à son retour des théâ- tres. Tout cet éclat lui rendra fort triste sa petite capitale au pied des Alpes.
LBTTRBS. 355
CXV.
A M. B. DB 8AHUNB.
Broglie, 14 décembre 1855.
Mon cher ami, votre lettre un peu triste m'a attristé aussi. II me paraît acquis que Versailles ne vous est pas très-sain. C'est grand dommage, car c'est un agréable lieu, un peu triste à la ma- nière de Rome. Quoiqu'on vous oblige à mar- cher comme le Juif errant, vous avez pourtant trouvé moyen de lire le douzième volume de M. Thiers. J'ai, sur cette lecture, la même impres- sion que vous. Il y a peu de choses dans les grandes histoires des grands historiens qui sur- passe l'arrivée de l'armée française devant les lignes de Torrès-Vedras et il est certain que les effets ne sont pas produits par des artifices de rhétorique. Les frais en sont faits par tout CQ qu'il y a de plus simple et déplus vrai : Masséna, déjà vieux et toujours énergique ; l'indocilité de tous ses lieutenants ; cette armée que mine l'in- discipline et que tient pourtant en ordre l'hon- neur militaire et le goût des grands coups ; la froide figure de Wellington qui regarde s'avan- cer ce nuage du haut de cette vaste citadelle de
356 LETTRES.
Torrès-Vedras avec ses dix lieues d'enceinte ; la France et l'Empereur qui sont si loin ; ces cour- riers qui ne peuvent passer ; cette attente de Soult qu'on croit entendre chaque jour tirant le canon de l'autre côté du Tage. Il n'est pas bien certain que Thucydide ou Tite Live eussent fait mieux ou même aussi bien. Notre temps, rien qu'avec ce livre-là à la main, pourrait bien ne pas paraître dans la décadence littéraire que nous nous plaisons à voir parmi nous. Ce n'est pas le dix-septième siècle, tout dix-septième siècle qu'il est, qui eût fait un si beau récit, si simple, si vif, d'un intérêt si pressant, où tant de détails techniques accroissent le pathétique, je ne dis pas trop, le pathétique de la situation.
Avez-vous lu un petit roman anglais qui a pour titre : Fabiola ? C'est un petit catéchisme assez intéressant, ornéd'un plan des catacombes. Toutes les femmes y sont peintes de main de cardinal et on ne voit d'elles, comme de raison et de religion, que le bout de leur nez. J'ai ap- pris beaucoup mieux dans ce petit écrit que dans tout ce que j'ai pu lire de l'antiquité elle- même combien les païens étaient de francs scélérats. Il n'y en a pas un dans ce roman de M. Wiseman à qui je voulusse confier ma mon- tre. C'est pourtant dans cette horrible étoffe
LETTRES. 357
qu'on a taillé des chrétiens et cela prouve, mieux que toute autre démonstration, ce que voulait démontrer le cardinal. A force d'avoir évité l'i- mitation de M. de Chateaubriand, le cadre est bien terne et Ton ne se douterait pas qu'on est en Italie et au milieu de la campagne de Rome. Depuis Bossuet, l'imagination ecclésiastique a toujours été un peu terne. Les vérités de la foi éblouissent, ce semble, les yeux des prêtres et ils ne sauraient bien voir le monde réel.
Avez-vous fait votre cour au roi de Sardaigne? On dit qu'il était tout étonné du bon accueil que lui ont fait les évêques de France. Il n'est pas accoutumé chez lui à ces douceurs évangéliques; je crois même qu'il est un peu excommunié, mais il dit d'une façon un peu militaire qu'il se moque de cette humeur de ses évêques. Du reste, sauf cette liberté d'esprit, il me plaît assez. Il a toute l'âme d'un soldat.
Avez-vous lu Renan dans la Bévue des Deux Mondes ? Il m'a tout l'air d'un homme qui sera brûlé avant la fin de ses jours, si Dieu lui fait la grâce d'y parvenir.
Adieu, mon cher ami. Je compte être avec vous avant le 25. Je me porte assez mal depuis ces affreuses neiges. Portez-vous mieux vous- même. Soignez-vous. Marchez sans cesse.
358 LETTRES.
CXVT.
AU MÊME.
Broglie, 21 décembre 1855.
Ce temps ne doit pas vous aller beaucoup dans votre disposition nerveuse. Je ne suis pas non plus très-florissant dans la neige qui recommence et par sept degrés Réaumur de froid dans la journée. C'est surtout à cette heure que je trouve que rien n'est beau comme les côtes de Naples et de Sorrente. Qui me dirait du mal de la campa- gne de Rome risquerait un mauvais coup.
Vous ne m'aviez pas dit que nous étions dans cette intimité avec la Suède. Voilà une puissance qui se déclare et qui en sera bien récompensée, sans qu'il lui en coûte rien. Elle s'engage réso- lument à être protégée toutes les fois que la Russie voudra lui prendre quelque chose. Il me serait bien doux de prendre de tels engagements avec qui que ce soit.
Qu^avez-vous dit de madame de Chevreuse et de M. Cousin? C'est un métaphysicien singulière- ment tendre que notre illustre ami ! De plus, il sait les détails les plus secrets de Thistoire avec une précision que n'aurait pu égaler madame de
LETTRES. * 350
Motteville elle-même. Il sait le jour, l'heure et le moment où l'heureux cardinal, pour parler
avec lui, est devenu le maître absolu du cœur d'une grande reine. Pétrarque est entré dans des détails aussi sur Laure : il sesto cCaprile^ mais il ne s'agissait pas encore d'être le maître victorieux du cœur de cette Laure. M. Thiers ne s'est pas enfoncé dans de pareilles recherches. Il y a plus de l'Albane dans l'un et plus de Michel- Ange dans l'autre .
Racontez-moi, mon cher ami, comment vous avez repris la vie de Paris. Y a-t-il quelqu'un à Paris ? Il n'est pas facile de voyager par cet air glacial. Les fourmis avaient bien raison d'en- foncer cette année leurs demeures bien avant sous la terre. La cherté des subsistances et le grand froid sont bien des misères à la fois. J'ai peur aussi que les pauvre gens de Crimée ne soient pas trop à leur aise dans leurs campe- ments, bien que cette année ils aient pu démé- nager tout ce qu'il y avait de bois de construc- tion dans Sébastopol. M. de Molènes n'a pas pu passer sur ces champs d e batailles sans y pein- dre aussi un petit tableau de l'Albane. Il aura mis de Tamour partout, au bord de la mer d'A- frique, sur les sommets de l'Atlas et aussi dans les environs du Caucase. On est étonné de voir
360 » LETTRES.
passer ces jolies dames parmi ces canons et ces lignes de zouaves. Les choses, à la vérité, se passaient déjà ainsi du temps d'Homère. Si Ton montait déjà à cheval, Briséis se promenait en amazone à côté d'Achille sur les bords du Sca- mandre, et Hélène en calèche dans le Corso de Troie.
Si je me porte mal comme à présent, je par- tirai dès lundi pour ne pas rester malade dans ces déluges de neige. Vous savez que j'ai tou- jours besoin de perspectives magnifiques en fait de santé. Qu'est-ce que vous lisez? Ne m'écrivez pas si vous êtes le moins du monde souffrant.
CXVII.
A M. LE DOCTEUR ELYSÉE MERCIER.
Paris, 10 janvier 1&50.
Cher monsieur, ce commencement de journal m'a fait le genre de plaisir que donne Tair léger et vif des Alpes quand on sort de la lourde atmos- phère de la plaine. Je répondrai certainement à votre bonté et à votre confiance en vous disant tout ce que cette lecture pourra me suggérer, y compris mes critiques, s'il y avait lieu. Je compte
LETTRES. * 361
que ce récit sera long et détaillé. Il y a longtemps que j'ai remarqué que le détail et l'étendue, presqu'en tout genre, sont les premières condi- tions de l'intérêt. Je ne sais pourquoi Boileau a dit:
Qui ne sût se borner ne sût jamais écrire.
Le grand journal de Jacquemont, par exemple, non pas seulement ses lettres, mais le journal régulier qu'il a tenu sur les pentes de l'Hyma- laya, ne serait pas moitié si intéressant s'il n'y disait toutes les plus petites circonstances, tous les plus petits incidents de son voyage. Le lec- teur a besoin d'un centre, d'un point de vue d'où il regarde les choses. Quand le voyageur l'oriente comme il était orienté lui-même, il voit tout ce qu'on lui montre. J'entends donc vous suivre dans vos chalets et dans vos aubei** ges avec leur société mêlée. M. de Saussure a décrit les Alpes, mais je ne le vois pas lui-même assez souvent dans ses courses. Au contraire, Ramon, dans son ascension au Mont-Perdu, a de petit détails qu'un autre aurait écartés et qui sont souvent les traits qui contribuent le mieux à rendre présentes les scènes qu'il décrit. Par exemple, il arrive, à la chute du jour, dans un vaste amphithéâtre de granit où il ne croît pas
z. rj^ - '-.tt-jt!. jii ii z.e v-;*aï fias un bruit de
-. -'— . :zj^ : ne n-ni;:''; un pauvre papillon
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_ "ï=-.."-.' .;i -fz.'.c ■.ristesse de ces iléstr:= qui
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iï -liuis iv.-ei :vunis pour voire courst-? C'est
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••C: «s -niilto-iix qu'on a ramasses sur son clie-
Tf -. ; -jsi une s-.rit de triat'e instinctif que fait
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: ie4 :■•* inutile dans ce qui ne sert pas. Le sou-
ï&r de oe qu'on ohercliait avant de partir,
.^Bte sourdement la curiosité et dirige, pour
«aadire, les yeux, de même qu'il nous reste
jMKOup dans l'esf-rit de ce que nous croyons
iW" oublié de nos études antérieures en tout
4«i«.0adiraitquerialelligence est faite comme
«toUeauprofond.commeun \-aste paysage avec
4h plus saooessifs dont les derniers vont se
gndn dtns Iw lointains de l'horizon. On n'y
presque plus rieu à ces grandes dis-
HÂs pourtant ce sont ces lointains qui
rV
LITTRX8. 363
font îa beauté du tableau, du paysage. Ajoutez que l'iatelligeDce étant nsobile et vivante, le vent mystérieux qui l'anime et qui la traverse en tous sens, change les plans dans un ordre se- cret, ramène en avant ce qui était au fond de la perspective, distribue le jour et l'ombre dans des variations infinies sur ces horizons mobiles. C'est le jeu même de l'imagination. Ce qu'on croit avoir oublié est tout à coup ce qui colore des pensées nouvelles ; ce qui est ancien, ce qu'on croyait perdu dans l'esprit, se mêle à une impression récente, et c'est ainsi que se multi- plient les familles des idées. Voilà pourquoi j'aime à peu près autant les études dites inutiles que les autres, les travaux que l'on croit vains que les travaux qui ont un résultat immédiat. L'intelligence est une ménagère admirable ; un jour ou un autre, elle tire parti de tout ce qu'elle a ramassé et rangé dans sa demeure. Je suis sûr que, sans les notes préliminaires qui ne vous ont servi de rien, bien des choses vous auraient échappé que vous avez trouvées en les cherchant à votre insu. J'insiste avec une sorte de subtilité sur ce sujet parce qu'il touche à la culture désin- téressée de l'intelligence et qu'on n'en fait aucun oas dans le temps présent. Je suis peu du temps présent et, permettez-moi de vous le dire, vous
364 LETTRES.
êtes peu du temps présent. Je m'en console ai- sément et je crois que vous en prenez €dsément votre parti.
Je vous ai déjà dit souvelit mon goût malheu- reux pour la botanique. Je crois bien que si j'a- vais couru de bonne heure les bois avec quel- que ami qui sût mettre le nom des plantes sur leur visage, j'aurais fait des connaissances et étendu mes relations parmi elles. J'ai toujours vécu en pays excessivement littéraire. Notre pauvre et excellent ami Raulin est le premier que j'aie connu dans ma vie qui eût la passion et la connaissance des plantes. Mon ignorance n'empêche pas que, quand je vois un herbier, je vois les campagnes où je suppose que les plantes qu!il contient ont vécu ; je vois l'heure où le so- leil s'est levé sur elles ; l'heure où elles frisson- naient la nuit sous le vent; le ruisseau qui a bercé de ses bruits la sourde existence de l'ar- bre; mais peut-être que* ce ne sont pas là du tout des plaisirs de botaniste. On m'a dit que M. de Candolle n'aimait ni la nature ni les jar- dins. Je suis du moins certain qu'il n'en est pas ainsi pour vous. C'est un grand don, et fort rare en ce monde, d'avoir, comme vous l'avez, les plaisirs de la science et le goût de la nature. Souvent, dans l'étude du mécanisme des choses^
LETTRES. 365
on perd le goût et même le sentiment de l'en- semble des choses. Dans le choix, j'aimerais mieux garder le sentiment confus de la beauté secrète de la création, mais j'aimerais mieux encore réunir la connaissance détaillée et scien- tifique aux impressions poétiques que donne l'ensemble. Vous êtes de cette race privilégiée. Peut-être que le sua si bo7ia norint agricolœ de Virgile veut dire que l'homme des champs serait heureux s'il avait le sentiment poétique des choses de la nature, de l'oiseau qui passe, du bruit des eaux qui fuient, du jour qui se lève, du bruissement des blés en fleurs ; mais tout cela lui fait à peu près le même effet qu'à moi les voi- tures de pierres ou de légumes qui traversent Paris. Pourreveniràvos herbiers, cher monsieur, j'en ai un aussi, mais de fleurs que j'ai prises dans les lieux que j'ai visités, qui me sont agréa- bles à un titre quelconque : Une feuille de chêne emportée par le vent à une certaine date — une rose sauvage d'un autre jour et d'un autre en- droit — des crocus que j'ai cueillis vers Salerne, en vue des deux golfes de Naples et de Pœstum, etc. Cela fait une chronologie assez mélancoli- que. 11 y a là des feuilles qui n'ont plus de con- temporaines en ce monde. Donnez-moi, je vous prie, quelque petit échantillon que peut compor-
366 LBTTRBS.
ter une lettre de quelque plante née sur une hau- teur des Alpes où personne ne va. Je serai char- mé de l'avoir de vous, et, en la revoyant dans mon singulier herbier, je me représenterai, sur vos indications, le lieu où elle a crû, les neiges qui dominaient la vallée, Touragan qui passait, le nuage qui courait, et le voyageur qui l'a re- <3ueillie.
Voilà bien des divagations. Il me semble que je puis écrire à tort et à travers ce qui me passe par l'esprit. J'ai une certaine disposition à passer du particulier au général. C'est une sorte de ra- dotage doctrinaire dont j'ai conscience et que vous excuserez certainement.
CXVIII.
AU MÊME.
Paris, 2 février 185«.
Cher monsieur, je reçois votre lettre du 31 et je n'avais point encore pu répondre à la précé- dente. L'Albula ne court pas plus vite sur les pentes que ne coule le temps à Paris. Je m'ex- plique comment M. Sainte-Beuve, par exemple, avait deux domiciles, l'un connu, où l'on était
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sûr de ne le pas trouver, et l'autre inconnu, où il passait ses journées au travail. Bien que je ne sois pas M. Sainte-Beuve, j'aurais besoin d'un petit domicile inconnu, et je finirai' par en choi- sir un. C'est dommage que les Grisons soient un peu loin pour revenir dîner le soir en ville. J'cd- merais à vivre sur quelques-unes de ces collines, à côté des châteaux en ruines du moyen âge et parmi toutes ces aimables tribus de fleurs dont vous faites des êtres aussi vivants que les peu- ples qui font du bruit sur la terre. En vous écou- tant parler des plantes, on est tenté de croire qu'il s'agit de personnes raisonnables qu'on peut rencontrer un de ces jours dans la société. C'est €dnsi qu^en parlait Virgile :
Bacchus amat IcoUes, aquilonem et frigora taxi.
M. Muret, que je connais si bien par vous, a cette même sympathie. J'aime à lui entendre dire du lieu le plus fréquenté par VAngelica ver-- ticillaris^ « c'est même ici sa capitale. » Les fées ne peuvent pas faire à un homme un plus beau don au jour de sa naissance, que de lui donner cette sensibilité vive pour la nature dans son dé- tail infini. Les gens à la mode, qui vivent parmi les doreurs, les tapissiers, les décorateurs, ne se doutent guère qu'il y a autour d'eux des mer-
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368 **' LETTRBS.
veilles qui surpassent de beaucoup les brocarts de Lyon, le cachemire des Indes et l'argenterie d'Odiot. Ce n'est pas qu'ils n'en entendent parler quelquefois et qu'ils n'y prêtent, par instants, une attention distraite, mais ils ne se doutent pas de ce sentiment profond, de ce sentiment de famille que le naturaliste a pour la création, et, à propos , dites-moi pourquoi, dans tous ces agréables tableaux que vous faites passer sous mes yeux, dans ces prairies sur le bord des tor- rents, au fond des vallées, je ne vois pas une seule bête, ni petite, ni grande? Ces plantes que vous faites si bien voir, correspondent, certaine- ment, à une faune particulière. Je cherche l'oi- seau qui voltige au-dessus de ces vallées, le liè- vre qui les traverse en fuyant, les loups qui errent la nuit, les papillons qui s'abritent sous ces branches les jours de pluie. Dans ses Géor- giquesy Virgile appelle à lui toutes les petites bête^ de l'Italie des bords du Benacus, du Min- cio, du Liris.
Cum medio celeres revolant ex œquore mergi Clamoremque ferunt ad littora, cumque marinœ In sicGO ludunt f ulicœ ; notasque paludes Deserit atque altamsuprà volai ardea nubeiiv
Bernardin de Saint-Pierre prend plaisir à dé- crire tous les insectes qui fréquentent une plante.
?■■. ;■.
LETTRES. vf^ 369
11 est vrai que j'ai un goût particulier pour les bêtes. Même à Paris, quand je regarde de ma fenêtre dans la rue, je suis plus attentif à un moineau qui vient résolument enlever un brin de paille entre les jambes de passants, qu'à un petit élégant qui, d'un air fringant, passe dans sa voiture. Quand vous ferez de ces intéressantes lettres un livre très-intéressant aussi, je vous de- manderai de mettre quelque petite vue de la faune des Grisons à côté de sa flore. Tous les rapports secrets de la création doivent être au moins indiqués, s'ils ne sont pas décrits. Je ne parle pas, en effet, d'un détail minutieux, mais de quelques traits. Dans les paysages des grands peintres, il y a toujours un témoin intelligent des merveilles de la nature ; une biche qui boit dans le courant d'un ruisseau, une génisse qui rêve dans les prés, une couvée de perdrix qui passe sous les buissons.
Malgré l'arrogance de mes observations, je n'en suis pas moins charmé de mes promenades au bord de /'/ww, et de l'Albula. Je vous suivrais ainsi sur tous les rivages, bien que je ne sois pas un grand marcheur. Mes petits échantillons de plantes me sont arrivés dans un parfait état de conservation. Ils prendront place dans mon pauvre herbier, à côté des plantes que j'ai rap-
111. 24
«
370 ' LBTTRBS.
portdies d'Italie : de petits crocus trouvés dans les prés de Serrante, pas bien loin de la maison du Tasse ; de feuilles des buissons qui couvrent sur le Pausilippe le tombeau vrai ou faux de Virgile ; d'un rameau des peupliers qui couvrent la mai- son d'Horace à Tivoli. A ce propos, voulez-vous me dire ce que c^est que des paniporcini ? Il y a dans les Lettres d'un voyageur, de madame Sand, une sorte d'ode sur la botanique dans la- quelle elle s'écrie : k 0 mes paniporcini d'Olié- tro ! » J'aime à voir les choses dont on me parle, et je n'ai jamais trouvé dans aucun dictionnaire ces paniporcini. J'ai eu, dans ma manie de voir les objets, un grand désagrément. Dans le Can- tique des cantiques, la Sulamite dit : Voici le temps oit la mandragore exhale ses parfums. Je croyais qu'il n'y avait que de jolies fleurs dans les jardins de la Sulamite. La mandragore de nos climats a une forme hérissée et malade* toute horrible.
Adieu, cher monsieur. J'attends vos lettres avec impatience, comme les écoliers font les promenades des jeudis et dimanches.
LETTRES. 371
CXIX.
AU UâMB.
Paris, 25 février 1856.
Cher monsieur, j*ai très-eicactement reçu vos doux lettres des 13 et 19 février, et les plantes que vous avez bien voulu y joindre étaient dans toute leur fraîcheur et s'entretenaient paisible* mentje croisades beaux déserts qu'elles avaient quittés. Le petit bouquet de ^^/lan^^^ entreautres, est charmant. Pour le demander en' passant, quel est le degré probable du sentiment des vé- gétaux ? Que ressent un chêne, au lever du jour, quand son feuillage semble frémir de plaisir? Sait-il quelque qhose du ruisseau qui coule h ses pieds? Sait-il que son sommet se couvre d'une vapeur rose au coucher du soleil ? Je conviens que la métaphysique la plus subtile aurait peine à se démêler dans des problèmes si compliqués et sur ces confins de la notion de vie, mais, en fin de compte, admettant et compensant les unes par les autres toutes les difficultés, j'entretiens ridée que les végétaux ont sourdement du plai- sir et de la peine et qu'ils sont, à un certain de- gré, des personnes; Je demanderai à quiconque
372 LETTRES.
me fera d*un air altier des objections sur ce su- jet, la permission de lui faire d'un air humble des objections en 'sens contraire.
Soyez assez bon, cher monsieur, pour ne pas m'exposer au mépris des savants qui n*ont ni votre bienveillance pour moi> ni votre inâulgence naturelle. Cela dit, je tiens que les savants ont tort de soufirir impatieiiiment qu*on erre autour de leur domaine pour en parler à la façon du bon sens vulgaire et de cette sorte de point de vue qu'on appelle littéraire. Non-seulement les sciences sont excellentes en elles-mêmes, non- seulement elles ouvrent les chemins à toutes les découvertes grandes ou utiles, non-seulement elles sont la gloire et le plaisir des savants, mais il sort de ces sciences, pour les esprits exercés qui ne les comprennent pourtant que vaguement, comme une vapeur lumineuse qui embellit et agrandit encore la nature à leurs yeux. C'est ce qui a dicté à Bonnet son livre sur la contemplation de la nature. Il est du petit nombre de savants qui ont cru que les demis et les quarts de connaissances étaient salutaires à la foule. Mais, d'ordinaire, les savants entre- tiennent un certain mépris pour ceux qui les admirent et ils traitent volontiers de dédama- teurs ceux qui parlent avec vivacité de leurs dé-
LETTRES. 373
couvertes sur un autre ton que celui de la science. Bernardin de Saint-Pierre, que je vous cite un peu souvent, ce me semble, a mêlé quelques erreurs considérables au sentiment le plus vif et le plus élevé de la nature, mais comme il n'é- tait pas adepte, comme il n'était ni botaniste, ni géologue, ni, géomètre, ni astronome, il a eu beau faire Paul et Virginie et les charmantes parties de ses Études de la nature^ il n'y a pas un savant qui* se permit de parler de lui sans lever préalablement les épaules. Si Ton traite ainsi Bernardin de Saint-Pierre, il n'est pas bien étonnant que l'on se moque d'un pauvre homme qui se donne les airs d'admirer la nature sans avoir rien fait, à beaucoup près, qui ressemble même aux Études de la nature. Je dois dire, ce- pendant, que je suis fort décidé à continuer d'ad- mirer les pompes du monde, j'entends celles de la nature, bien que je n'en sache pas les lois sur le bout du doigt. Il faut, sans doute, ne pas par- ler exclusivement de ce qu'on ignore, mais si un homme quelconque, y compris Leibnitz ou New- ton, ne parlait que de ce qu'il sait à fond, son esprit et sa conversation languiraient souvent, et, dans ces dédains réciproques l'humanité se civiliserait lentement, car la civilisation d'un peuple se forme en partie de ces connaissances
374 LBTTRBS.
un peu confuses et générales, qui donnent à tous le goût de tout ce qui est digne de curiosité et d'admiration et qui inspire à ceux qui ont une vocation particulière la passion des longues études et des grands travaux. Je reviens aux Alpes. J*ai couru avec vous sur les bords de l'Inn aux eaux transparentes, M. Calame devrait bien aller voir ces trois lacs que vous décrivez si bien. Pourquoi n'emporterait-on pas un petit daguer- réotype dans ces courses ? Mais il vaut encore mieux faire comme vous et peindre à la plume. Il manquera toujours à la photographie Tim- pression de Tartiste qui peint. Un tableau est la nature plus Thomme qui s'en émeut. Cela tran- che la question tant controversée de Savoir s'il faut peindre exactement ce qu'on a devant les yeux. Oui, sans doute, pourvu qu'on y joigne le sentiment qui fait rêver en même temps quel- que chose de mieux encore, c'est-à-dire l'idéal. Que vous êtes hèuréuj^ d'avoir vu la sout*ce de tous ces fleuves qui vont les uns vers la hier Noire, les autres à l'Adriatique ! J'aime fort ce que vous dites du choix que font les peuplés quand il s'agit de déterminer la source d'uni fleuve. J'àime vos marmottes et leur cri d'a- larme et cette sentinelle aussi tranquille qu'un zouave de la garde, et ces habitations souter-
LETTRES. 375
raines ou elles font leur ménage en paix. J'aime beaucoup d'autres choses de voire lettre , mais je n*ai que le temps et Tespace nécessaires pour vous dire mille amitiés bien sincères.
cxx.
AU MÊMB.
Paris, 24 mars lS5ô.
Cher monsieur, il ne faut pas moins qu'un mal de tête, qui revient tous les jours depuis un mois, pour m'empêcher de causer sans mesure avec vous de tout le plaisir que j*ai à voua suivre dans votre agréable excursion, depuis les auberges dont vous faites de si jolis croquis^ jusqu'aux sommets de toutes ces montagnes que vous me faites si bien voir par des traits si bien choisis. Il me semble que des sommets des monts, nous avons quelque disposition à mon-* ter dans le ciel un peu froid de la métaphysique, mais, après vous y avoir attiré, je pense qu il faut ajourner nos disputes sur les sujets de Vétre, de f harmonie des choses, de la vie générale et parti* culière, au jour où notis pourrons causer à loisir dans votre cabinet en vue du lac et des mon-»
376 LBTTRBS.
tagnes. Je ne veux pourtant pas laisser passer votre disposition à soutenir que Tunivers est vivant à la façon dont nous entendons commu- çément qu'un être est vivant. Il me paraît que toutes les analogies sont contraires à «cette manière de penser, et que Timagination lui est tout aussi opposée. (Pardon de cette affirmation si tranchante, mais Thomme qui dispute sur la philosophie est naturellement impoli. Je ne sais comment vous faites pour échapper à cette règle.) De ce qu'il régnerait une certaine har- monie entre toutes les pièces de ce globe ou entre toutes les pièces de Tunivers, faudrait-il donc conclure que le globe, ou mieux encore, que Tunivers, est un grand animal? Un élégant se sent, s'il y pense, tout à fait étranger à son habit, et animé d'une vie qui n*est pas dans rhabit, bien que cet habit soit en harmonie avec lui. Virgile a bien dit, avec la philosophie an- cienne, mens agitai molem; mais il ne faut pas Tentendreau sens d'une âme qui meut un corps, mais au sens d'un général qui souffle son esprit à ses soldats. Le panthéisme de Spinosa lui- même n'a pas l'aspect singulier et un peu monstrueux de cet être gigantesque dont vous proclamez l'existence. Il suffit de nous tâter pour sentir que nous sommes animés d'une vie indi-
LETTRES. ^ 377
viduelle et que nous ne sommes pas un fragment de votre mastodonte philosophique. Que serait un être dont d'autres êtres animés seraient des fragments? On prétend, et peut-être qu'on dé- montre, qu'une foule de petites bêtes courent dans notre circulation, mais ces petites bêtes ne sont pas moi et je ne suis pas ces petites bêtes. Je vous avertis donc, cher monsieur, qu'avant de laisser brûleries panthéistes, je vous dénoncerai à la très-sainte Inquisition comme auteur d'une doctrine plus effroyable que le panthéisme ; mais, avant de vous faire brûler, je vous adres- serai quelques paroles de consolation ; je vous accorderai que l'homme tombe quelquefois dans de profondes rêveries où il se voit, non pas comme un petit organe de l'univers, mais comme en parenté étroite avec tout le reste de la création. Il lui semble, par exemple, quand il écoute le petit clapotement des eaux au bord d'une mer tranquille, que cette mer pense quel- que chose et le lui dit dans son langage ; il croit qu'une pensée répond à sa pensée dans le grand silence des bois ; peut-être, en effet, qu'il s'en- tend avec les êtres intelligents et invisibles qui gardent les grandes eaux et les bois et les mon- tagnes ; peut-être que des esprits courent dans les orages et les vagues de l'Océan ; il est possible
378 LETTRES.
qu'il y ait autour de nous beaucoup plus d'êtres intelligents que n'en découvrent nos yeux. La mythologie ancienne est pleine de ces pressen- timents^ et la religion chrétienne a peuplé le inonde de ses anges. La voix de la nature est donc peut-être la voix de ces esprits qui gardent et gouvernent l'univers. C'est à leur présence qu'il faudrait rapporter ce sentiment très*réel que nous avons d'un lien avec l'univers plus profond et plus secret que les lois de la matière que nous subissons avec lui ; mais il y a loin de cette façon de penser ou, si l'on veut, de sentir sur les relations de£) diverses parties du monde^ à ce dieu des fables indiennes qui est un géant terrible dont les membres sont formés de my« riades de petits hommes. Ce redoutable per* sonnage serait votre globe animé. Il n*estpas bien à vous, quand vous refusiez aux plantes la sensibilité parce qu'elles n'avaient pas de système nerveux, d'accorder tine énorme per- sonnalité à notre énorme planète^ et peut-être à l'ensemble de l'univers, ni la planète ni l'univers n'ayant sensiblement point de système nerveux. Je vous prie, très-cher monsieur, de prendre ces remarques que je vous adresse comme des re- marques de malade qui se fait la partie belle en exagérant les principes de son adversaire.
LBTTRBS. 379
J*ai beaucoup de choses à vous dire sur vos lettres précédentes. Je voudrais m'arrêter sur chaque point, — dans vos maisons, qui ressem* blent aux maisons de Pompéi, — dans ce gros bourg de Lavio, Lavinium, où vous ne me dites pas si le9 jeunes demoiselles ont d'aussi beaux yeux que la fiancée de Turnus et d^Énée. J'ai regaràé attentivement la figure de cet hôte qui vous a réou d'un air si curieux et si hardi, et celle de la dame jalouse. Tout ce que vous dites est finement observé. Il est clair que, comme le disait certain Allemand, le dehors est un t^yon-^ nement du dedans; La grande jpeinture est fondée sur l'idée que la forme est le signe du tond.
Savez-vous que le récit de votre dernière ascension dans la basge Engaddlne et votre sin- gulier malaise, et votre voyage dans ces vallées de l'égarement où vous ne saviez plus de quel côté tourner, tout cela m'a fort inquiété. Adieu, cher monsieur, mille remerciements de tout le plaisir que me font vos lettres.
380 LBTTRES.
CXXÏ.
A. M. PISCATORY,
Paris, 1" avril 1856.
Mon cher ami^ je ne veux pas aller chez vous pour un jour ou deux. J'entends pouvoir me vanter d'avoir passé un peu longtemps à Chéri- gny et il me faut remettre le voyage après la Suisse. M. de Broglie prétend m'emmener à Coppet dès les premiers jours de ce mois. Nous devions même partir aujourd'hui parce que ma- dame de Staël demande du renfort pour recevoir dès demain un illustre savant allemand, M. Bun-t sen, qui n'est pas des plus orthodoxes, mais qui a cependant bien de l'esprit ; mais il a fallu ren- voyer notre départ à lundi ou mardi prochain pour des affaires d'Alsace qui retiendront M. de Broglie à Paris jusque là. Vous devriez inviter M. de Viel-Castel à quitter Chérigny le plus tôt possible. Nous ferions route ensemble pour le pays de Vaud.
J^ai partagé beaucoup de vos impressions en lisant le livre de M. de Tocqueville. Autrefois on disait d'un livre : il fait penser ; c'est un tour qui a passé de mode probablement parce qu'on n'est
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plus dans rhabitude de penser. Remarquez- vous qu'on n'écrit plus guère que pour peindre ou pour raconter, non ad probandum sed ad narran'- dum, comme disait autrefois M. de Barante? On n'a plus besoin d'avoir un avis sur rien. M. de Tocqueville n'est pas ainsi. J'ai une pierre de touche assez sûre pour juger si un homme a de Tesprit et du talent, c'est de chercher s'il m'a fait songer à des choses que je n'aurais pas vues sans lui. M. de Tocqueville est de ceux qui produisent cet effet. Il a fait, si je ne me trompe, de grands progrès depuis ses derniers écrits. Les esprits qui s'exercent n'arrivent que très-tard au bout de leur développement. On se moque quelquefois de moi ici parce que je soutiens qu'on n'a tout son talent et surtout toute son imagination que très-tard. Les sots croissent vite et s'arrêtent promptement. Voltaire n'a eu tout son talent lyrique qu'entre soixante et quatre-vingts ans. Ce qui me séduit dans M. de Tocqueville, outre la pénétration et l'élévation, c'est le don de l'ini- tiative. Il a cela comme d'autres ont le don des larmes. Il a vraiment des formes de mépris admirables pour ce qui est méprisable. On pour- rait faire un article bien intéressant en rappro- chant toutes ces belles formes de langage ; peut- être, après cela, qu'un tel rapprochement ne
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ferait pas plaisir à grand monde. Avez-vous ja- mais lu les ouvrages de politique générale de M. Necker? II y a dans M. de Tocqueville quelque chose de cette grande science d'anatomiste en fait d'institutions qui voit comment toutes les pièces agissent et réagissent les unes sur les autres ; mais, si M. Necker a plus de vigueur, M. de Tocqueville a Tart d'écrire que n'a guère M. Necker. Après tous ces éloges, je dois dire que le livre n'est pas bien fait, qu'on ne voit pas nettement ce qu'il désire dans le champ du pos- sible ; qu'il perd souvent de vue ses idées géné«» raies , que mÂme il les contredit parfois ; qu'il peut lui arriver de tirer à dix pages de distance des conséquences contraires des mêmes faits, etc., etc. Ce qui n'empêche qu'il n'a pas paru depuis longtemps un volume aussi spirituel sur un tel sujet.
Est-ce que vous ne mourez pas de chaleur dans vos plaines ? Ici, on sera prochainement brûlé, si le thermomètre continue à monter. Avck-vous étudié attentivement les discours sur les inonda- tions, et allez-vous les mettre en pratique ? Ce traité respire la simplicité des époques patriar- châles. Je suis sûr que c'est ainsi que Jacob par- lait à ses serviteurs quand Je Jourdain sortait de son lit. Ces maximes saines^ graves, un peu élé-
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mentaires sont la marque de tous les gouverne- ments paternels. Les Empereurs ont à Pékin des cérémonies qui sont inspirées par le même génie. Que la précision sèche des ingénieurs est froide en regard de ces leçons d'un père à ses enfants !
Mademoiselle Rachel a-t-elle oublié qu'elle a bien voulu me promettre un petit dessin de Ché- rigny? J'y tiens fort à raison de l'auteur et du sujet. En échange (si je puis m'exprimer ainsi], j'essayerai de traduire les Écdnomiques de Xéno- phon pour mademoiselle Isabelle. C'est là aussi qu'on voit de charmantes personnes appliquées à l'économie domestique rendre la vie aimable et facile tout autour d'elles.
CXXII.
A M. E. D8 8AUUNB.
Broglie, 15 Juin 1850*
Mon cher ami, je vous écrivis le 8 du courant^ sans reproche, et vous ne daignâtes pas me répon- dra. J'étais même assez inquiet de VQUS, voyant que vous gardiez ce silence obstiné ; je l'attri- buais à quelque accès de fièvre de Morée, mais
384 LETTRES.
j'ai appris de M. de Guisard que votre santé est très-florissante, que vous avez visité les travaux de Notre-Dame de Paris, que vous avez ad- miré cette chrysalide devenue tout à coup un brillant papillon, qu'enfin vous aviez bon pied , bon œil et Timagination ouverte à toutes les séductions du 'Beau. Je vois avec tristesse que mes lettres ne sont pas pour vous parmi les mani- festations du Beau. Je comprends que vous vous en tenez durement à la proposition que je vous fis dans un accès d'humilité de ne répondre qu'à une lettre sur deux. Vous ignorez donc que l'hu- milité est une vertu qu'il ne faut pas prendre au mot. Elle ne vit que de la contradiction du pro- chain. Quand on lui dit : Vous avez raison, elle tourne à l'instant en orgueil et c'est précisément ce qui m'arrive. Je réclame absolument l'égalité et je ne veux pas entendre parler de ce marché léonin de deux lettres contre une. Vous aurez Tobligeance de me répondre deux lettres avec deux adresses distinctes par le prochain courrier, sinon je rappelle mes ambassadeurs et nous ver- rons beau jeu. Vous vous oubliez, ou plutôt vous nous oubliez
cruellement dans les Mille et une Nuits de Paris. Vous suivez le cortège pompeux qui s'avance vers la Cathédrale ; vous saluez toutes cesmagni-
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licences de la terre ennoblies et sanctifiées par la présence d'un légat a latere; vous remarquez que la terre et le ciel semblent échanger des sourires dans ces touchantes cérémonies; parfois, vous suivez de Tœil ces sacs de bonbons que le caprice des vents promène sur toutes les têtes et qui sont dans les airs les mobiles images des séductions de la puissance. De tels spectacles sont bien faits pour faire oublier qu'on a quelques chétifs amis qui vivent dans l'obscurité et l'humidité des bois.
. Où passez-vous vos soirées à l'heure où vous Be répondez à aucune lettre ? L'impolitesse ne sufQt pas à remplir la vie, et on a beau négliger ses amis, il manque encore quelque chose aux esprits actifs. Il n'y a presque plus de beau monde à Paris, excepté, bien entendu, les prin- ces, les dominations et les mille évêques qui de- vaient faire un beau tableau dans la Basilique. Je ne me hasarde pas en disant qu'on n'a rien vu de semblable à Nicée, à Éphèse, à Chalcédoine. Ranimez-vous donc. Racontez-moi tout ce que vous avez vu. Il vous en coûterait moins d'écrire une bonne fois que de passer vos journées à vous dire : Ah 1 mon DieUy que c'est ennuyeux d'écrire! Les paresseux ne sauront-ils donc jamais qu'il n'y a de repos que dans l'activité ?
m. 25
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Si VOUS rencontrez M. Masson, dites-Ini que fé( en bien du regret de ne le pas voir avant de qnif ter Paris. Je lui sais un gré infini d*avoir gard beaueoup d*esprît par le temps qni court.
CXXIIll
A MADAMB PISCATORT.
li juillet i856.
Je H*osais pas vous écrire encore, dière ma- dame. Je me figurais qae par bonté voc» voch driez me répondre, et je craignais que ce petil travail d'écriture ne devînt agaçant pour une santé peut-être encore un peu ébranlée. X*ai ét^ charmé et confus de recevoir votre lettre et je vous aurais certainement- prévenu, si je n'avaifl craint d'être importun. Je suis très-décidé à ne pas me rendre à toutes ces tentations que vous •faites pour m'ôter certaines admirations. Le stoïcisme a si rarement une charmante figure dans rhistoire que je tiens beaucoup à Texemple que j'ai cité à M. Piscatory • On ne voit pas de tels portraits dans les éditions ordinaires de Plu- tarque. Aussi je donnerais volontiers tous mes livres pour un Plutarque orné de ce portrait»
Mademoisdle Racfad^ devrait bien fSaire oe des- sm pour moi, et je me moquerais bioi alors de» ynÊfOM portraits des belles dames de Po^rt-Royal» des-Champs, comme les admire M. Cowôn, avec iMtf forée d'âme d'emprant et leur bavardage phis oo moins théologiqae. Il ii*f a d'ailleurs dans ce siède^à qu'use seide personne qui ail &dt un joM roman, et cette dame était passable^ omrt laide et asses quinteuse.
Tespère que vous avear pu reprendre le trun ocdiMiH^de irotre vie k la campagne et parmi vos ocevpatioas habituelles je veux compter quelques heures de cen^osîtien. Je m'aperçois que depuis une charmante lecture que j'ai faite cet hiver i, je mâle dans mon esprit à toutes les personnes que j'ai connues trois ou quatre figures finement et hardiment dessinées que je n'ai pourtant jamais vues et qui me semblent pour te moins aussi vivantes que toutes les au*- tres. Je vois aussi dans le lointain des diftteaux que je n'ai jamais habités, que je n'habiterai ja* mais, et dont il me semble que je connais toutes les vues et tous les sentiers environnants. Ceux qui peuvent produire de telles illusions sont te- nus d^écrire toujours. Je prétends donc me mê-
i. M« Doadan parle ici d'un ouvrage récemment publié sott& es àtre : Un Coin ou Mondb^
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1er de vous donner des conseils mutiles afin de me figurer à Favenir que' je suis pour quelque chose dans ces charmants tableaux. Je dirai d*un air pédant, que pour entretenir le talent d'é- crire, ir faut travailler un peu régulièrement même dans les jours où Ton ne se sent pas en train d'écrire. M. de Chateaubriand avouait volontiers qu'il travaillait tous les jours un cer- tain nombre d'heures, quelle que fût la disposi- tion de son esprit. Il s'enfonçait dans le fourré de ses idées, jnsqn'a ce qu^tl Iruuvftt UQ ëhemin et des horizons nouveaux, et il affirmait que^ avant la fin des heures qu'il se fixait, il finissait toujours par trouver ce chemin. C'est que pro- bablement, quand on attend que l'entrain vienne, il ne vient point et que c'est ce premier petit trav€dl ingrat et inutile, en apparence, qui amène ces moments favorables où les idées prennent leur forme achevée et leurs vraies cou- leurs. Il y à de plus, si je ne me trompe, un autre avantage à ce travail régulier, si court qu'il puisse être. Si l'on songe vaguement et de loin à ce qu'on veut dire sur un sujet, on se berce dans une certaine confusion dont on se promet qu'on y trouvera toutes les perles de l'Orient, mais, lorsque plus tard on veut mettre ces rêveries en paroles précises, en images déterminées, on
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trouve que ce qui promettait le plus ne rend rien, mais que tout à côté, dans un coin obscur encore de l'esprit, se dessinent lentement d'au- tres impressions qui deviennent, qui sont des pensées vraies et originales, si on les couve un peu longtemps du regard, si on apprend à n'en pas détourner les yeux. A cette épreuve, on sé- pare en soi le bon grain des herbes folles et l'on s'accoutume à regarder fixement, à peindre réellement ce qui se passe dans cette chambre obscure de l'imagination, là où n'arrivent ni les bruits du dehors, ni les pensées des autres, ni les im€iges qui ont déjà frappé d'autres yeux.
Pardon de cette dissertation. Pour en finir, ce n'est pas bien à vous<, chère madame, de vous moquer de mes sentiments sur quelques points de théologie/ ^i vous aviez voulu m'expliquer les vôtres, il est bien probable que je m'y serais rangé. Mais vous savez que vous prenez plaisir à couvrir vos opinions sur ces sujets de quel- ques voiles comme on faisait dans les religions de l'antiquité.
M. de Yiel-Castel doit être à présent à Chéri- gny. On aurait bien voulu le garder ici plus long- temps, mais il n'y a pas eu moyen; je vou- drais bien le suivre dans cet air vif et léger dont vous parlez. Le duc de Broglie a le dessein d'y
^390 LETTRES.
aller bientôt. Pour moi, je ne sais pas encore oe que je ferai cet été ; je suis livré aux ennuis d*un déménagement dont je ne sais quand je le pourrai faire. Il est vrai que ce n'est guère qu'an déménagement de livres, mais enfin, livres ai on veut, j'y tiens un peu, et je ne voudrais pas qu'ils se promenassent cet été sur la voie pu- blique.
cxxiv.
A M. PISCATORT.
Paris, 23 août 1856.
Personne n'a beaucoup d'agréments dans
oette chienne de vie, passé les vii^t premières années. C'est une raison pour tâcber d'avoir toujours vingt ans, mais il y a à cela des diffi- cultés pour plusieurs. Ce n'est pourtant pas plus difficile que de se soumettre les volontés de l'Angleterre et les cœurs des Bretons. Vous au- rez vu ces prodiges dans votre vie, et j^espen que TOUS verrez enoore d'autres prodiges ai^ec le cours des années. Mais l'histoÎM de nos cm- qoante dernières années a eu de tdles vicÛNi- ftades et de tels soubresauts qu'il est d'm iiomme asge^i tant^ de tout «OKaindra, -tpiaad il
i
LXTTIIJI& 391.
'tat content, tantôt de ne desespérer de rien quand il est triste. Si, malgré toutes vos lumières
«t tout votre instinct politique, on vous avait demandé après Marengo, ou après Austerlitz, ou après 1812, ou en 1827, ou en 1840, ou en 1848 de faire le programme de ce qui allait suivre, peut-être que vous auriez fait des pro- phéties oomme toutes les prophéties qui ne sont ni dans Y Ancien^ ni dans le Nouveau TestamenL n n'y a qu'une chose certaine, c'est que les peuples qui ont mangé le fruit défendu de la liberté n'y renoncent que comme les ivro- .^^ gnes renoncent à boire, dans des intervalles -i^,^ très-courts. Il y a désormais une indépendance ■"* d'habitude qui dort au Xond des esprits les moins fiers. (Je conviens que les apparences ne sont pas poor moi). Nul n'éteindra ces étincelles. Elles brillent sous l'eau comme le I^sphore et tous les flots de la mer de Cheiw bourg n'en viendraient pas à bout. C'est ce qui fait que, dans un pays si sévèrement or- donné, toutes les paroles officielles ont le toujr Ubérd. Un instinct avertit vos maîtres que le jeu2ie4émon sommaîlla «t qu-nne voix trop rude le réveillerait. Cast pourquoi enoore, après 1844, las bonapartistes ^8e sont sentis libéraux, Tooi n'était pas ià tactique d'oppositioup L'iii-
^2 LBTTRB8.
domptable esprit de TÂssemblée constituante faisait depuis longtemps le mort dans les âmes, mais il était jusque dans les âmes les plus sou- mises et attendait l'occasion. Ni M. Veuillot, ni . personne ne sauraient prévaloir contre la gra- vitation et autres menues lois de Tunivers phy- sique et moral.
Me voilà comme M. Lacretelle jeune qui comp- tait sur le progrès des lumières pour faire sortir son frère des prisons de la Terreur, et pourtant il en est sorti.
Vous ne voulez, mon cher ami, me rien dire sur votre santé. Vous auriez grand besoin sur ce chapitre d*un conseil de famille et qu*on vous forçât à suivre les avis d*un médecin raisonnable et éclairé. M. Mignet disait volontiers : « Il ne faut pas se battre contre la nature qui est tou- jours la plus forte. » Âvez-vous lu son discours sur Schelling? G*est un tour de force que de par- ler en public, et devant un public peu attentif aux abstractions, de cette métaphysique qu'il n*est déjà pas aisé d'entendre ou de croire en- tendre même dans le silence du cabinet. Du reste, la philosophie n'est pas à la mode pour le moment. M. de Rémusat excuse de^ son mieux celle du dix-huitième siècle dans la Retme des Deux Mondes. Â mon humble avis, on pouvait en
LBTTRBS. 393
louer hardiment certaines parties et excuser les autres par d'autres raisons.
Adieu, mon cher ami, je vais prendre le che- min de la Suisse. Écrivez-moi à Coppet que vous vous soignez comme un homme sensé que vous êtes en plusieurs points. Bien des tendres res- pects à madame Piscatory qui me rend en mo« queries assez dures mon admiration pour elle, mais jusqu'à présent sa grâce est' la plus forte» Je crains que cela ne dure toujours.
cxxv.
A M. B. DE SAHUNB.
Coppet, 21 septembre 1856.
Mon cher ami, je ne vous en écrirai probable- ment pas bien long, ayant mal aux yeux, comme il m'est déjà arrivé une fois ici. Je remarque que tous les lieux de la terre me sont contraires et que j'accumule partout de petites infirmités qui ne s'en vont plus.
Multa feront anni venientes commoda seciim, Multa recendentes adimunt.
Je ne suis fou ni des épitres, ni des satires d*Horace, mais enfin, cela est bien dit. Les gens
304 LXTT&Xfi.
dégoût qui ont les oreilles fines ont toujours préféré cette petite morale d'Horaxse à ses odes. J'ai un petit fonds de déclamaiion intérieure qui me lait mettre les odes à cent coudées au-dessus
•des petits conseils sagaoes de cette prudence
«
vulgcdre : Spemii humum fugietite pennâ^ c'estrà- dire que j'aime à vivre dans les nuages. U vau- drait mieux vivre dans le ciel avec M« VeuiUot, mais je suis un homme de juste milieu.
Voilà les bruits de Tautomne qui commencent et qui me donnent une affreuse tristesse.
Voilà rerrante hirondelle Qui rase du bout de son aile L'eau dormante des marais.
Voilà le temps où Ton oommence à penser à Viiiverner; les jours déclinent; le froid pénètre jusqu'au fond des pensées; les montagnes s'en- veloppent déjà dansleursmanteauxblancs. Je me figure toujours que je ne reverrai plus Tété. Bt vous, mon cher ami, que faites-vous T Ëtes-vous encore pour longtemps à Versailles T Qu*avez- vous fait, qu'avez-vous vu dans ces deux moisf Avez-vous fait des visites à M. Deiécluze, votre voisin de Versailles qui vous parieraii <tes arts iselon votre cœur? Il a, dit-on, de belles gravures, de beaux livres, et il ne peut travailler qoeanr des propres livrea. J'ai appris avec plaisir qu'il
avait des manies innocentes. Je n*ai pas grande confiance dans Fimagination des gens qui n*oat pas de manies. Le talent est certainement ona petite maladie ; il doit donner des signes d*un peu de singularité intellectuelle. Un bon bour- geois est un être en équilibre;' il a le sens droit et émoussé ; il n'entend rien des bruits vagues qu'écoutait Virgile. Il faut un peu d'exaspé- ration nerveuse pour entendre autre chose que la cloche du dîner. Les manies sont des contre- poids pour résister à cette sensibilité mcdadive ; de là ce besoin exagéré ou de silence, ou de ré- gularité, ou d'irrégul€urité,ou de mouvement, ou de repos que ne connaissent pas les esprits bien &its qui reçoivent une imagination toute faite de leur temps, et qui ne cherdient pas midi à quatorze heures en quoi que ce soit. Vous savez qu'il faut prendre ce que je dis en un autre sens que ce désordre des génies de province qui se lont fous froidement pour voir si cet état ne leur donnera pas du talent. Ceux-là, aji contraire sont des imitateurs d'une vieille tradition que je méprise comme vous la méprisez. Reste toiyours qu'il faut un régime particulier à ees gens qui sont au genre humain ce qaé le dkiea est aux chasseurs. Odoracanumtns^ Avez^vous lu l'artide de M. 4e Réamsat mot
396 LBTTRBS,
les sectes de FÂngleterre? Le respect et le dédain se sont rencontrés et se sont embrassés dans cet article. Le mandement de Tévêque de Louvain est d'un tout autre genre.
cxxvi.
A MADAME LA BARONNE A. DE STABL.
Garcy, S octobre isSo.
J'ai quitté Coppet avec plus de regrets que je ne saurais dire, et j'avais envie de retourner sur mes pas lorsque je revoyais le lac à travers les arbres de la montée de Saint-Cergues ; mais enfin, il faut bien partir de partout. Nous avons trouvé la maison de la rue de l'Université dans un état de désolation et d'abomination qui ne permettaient pas d'y rester plus de vingt- quatre heures... L'architecte et le tapissier m'ont de* mandé si je comptais partir à 2 heures ou à 5 heures, afin d'évacuer mes meubles. J'ai ré- pondu à ces aimables sollicitations que je serais certainement parti le lendemain de bonne heure et j'ai rempli ma promesse, laissant avec quel- que tristesse ces chambres que je ne reverrai plus après y avoir passé dix années assez tristes
LBTTRB8. 397
aussi, mais rhomme est un animal qui regrette ; c*est sa nature. Que je regrette Coppet, cela est simple, mais j'ai eu si peu de jours de soleil dans ces chambres qu'il y a quelque malice à la Pro- vidence à me donner quelque chagrin quand je les quitte. Cela dit, vous n'avez nulle idée de la bonté et, je dois dire, de la patience délicate que M. de Broglie m'a montrées dans tout ce culbutis. Il m'a rendu impossible de lui dire à présent que je ne veux pas prendre ces deux belles chambres du fond, au détriment des enfants qui seront dans des entresols tout noirs, si je consens à m'ébattre au soleil au-dessus d'eux. C'est par la même raison que je n'ai pu rester à Paris, M. de Broglie m'ayant dit qu'il attendrait alors que je partisse. J'aime ma liberté, mais je fais assez volontiers la volonté des autres quand ils sont bons pour moL
; Nous avons trouvé ici M. Ampère, avec son entrain volcanique et sa douceur de commerce, n suit qui on veut sur ce qu'on veut dans la conversation; il travaille vingt-quatre heures par jour et cause aussi vingt-quatre heures par jour, sans compter les promenades qu'il fait tout seul. Les gens d'esprit que vous connaissez ne peuvent vous avoir donné l'idée de cette vitalité d'intelligence qui se porte sur tout.
ïmaaM toqIii revoir Carra; j'aurais bieft Toula ne pas quitter Coppei; mais il fSBui que lea rttÎBaeattx suirent leur p^ate» Adieu et ]iiiU# temlresaes^ Je suis tout abasourdi de mea voyages et de mes déméuagemeuta et je ua> dis pas la moitié de ce que je veux dire.
CXXTIL
A M. B. DB SAHUBB;
Qurcy, 4 octobre iiisc»
J'a! franchi cet abyme qui s'étend du Jura à Paris, vastes régions où, selon ma coutume, je croyais tomber malade à tout moment- Je n'ai pas pu rester plus de vingt-quatre heures à Par»^ bien qu*à cette fois j*y fusse réellement souffrant,, mais le jour de Técroulement de la tour de Babel n'a pas du présenter Timage d'un tel désordre. Architectes, tapissiers, peintres, badigeonneurs, menuisiers, serruriers, maçons, et ceux qui font crier la pierre sous leurs grattoirs, et ceux qui lan- dent au loin la poussière sous leurs balais, tout ce monde étaità mes portes avec la térébenthine, & mes fenêtres avec le vernis, dans ma chambre à coucher avec prière de dire à quelle heure je
me lèyerais à rdfet d*empopter mon lit, dans mon cabinet à l'effet d*en œcpolMr ton^mes livres, et do haut des toitsdes bcmimes qéi me regai^ daient m'babîUer. Je me sois de)» réfagié dans les wagons da chemin dé fer et me Toiei à Garey jnsqn*au jonr 9a j*«tïrai nne tanière où reposer ma tête et mes denx on trois Tolnmes d^om^re et Virgile, sans compter qnelqnee romans an- glais. Tai tremré id M. Ampère, vif comme nn pmsson dbne F ean par les pins beanx jours. D fiut dËc cboses à la fois, les achève bien, travaille kmt le joor et paraît ne rien faire du font, car fl est de tontes les promenades, de tontes les con* varsations> joue au billard comme un officier en garnison, lit des romans comme une petite de» moiseUe ^i a la tête montée. Je n*ai jamais vu nne pareille activité, et tout cela sur un fond de douceur et d'égalité très-aimables. C^est tout à fait de lui qu'on peut dire qu'il travaille comme quatre.
J'avoue bien que j'ai quitté Coppet avec un grand regret. J'aime mieux les cris dé la bise dans ce pays-là que le plus beau soleil de la place de la C!oncorde, sauf les jours oùje la traverserai pour aller vous voir, mon cher ami ; mais vous êtes à Versailles comme si voua étiez à Calcutta^ ioio orbe remotus. Y écrivez-vous, du moins, queK
<■
400 LETTRES.
que chose? Non. Y lisez-vous du moins quelque chose ? Avez-vous lu le discours sur Vauvenar- gués ? J'en ai lu les premières pages ; jeles trouve bien académiques, je veux dire dans cette langue un peu savamment contournée de la fin du dix- huitième siècle à peu près, et dont tout ce qu'on peut dire d'elle c'est qu'elle vaut mieux que le jargon usé et néologique à la fois qu'on parle souvent aujourd'hui. Il me semble que j'cd repris mentalement vingt contradictions au moios ver- bales, rien que dans l'exorde de ce discours, mais je dois convenir que je trouve aisément des contradictions dans les autres. Je ne Vois pas non plus beaucoup de sentiment vif de la figure énergique, mélancolique et originale de ce jeune officier du régiment du Roi, qui avait à la fois quelque chose de Gaton et de Platon. L*auteur est bien jeune, il est vrai, pour sentir et surtout pour rendre ces traits singuliers. Les jeunes gens même de beaucoup d'esprit sentent et rendent vivement les grands lieux communs de leur temps. Ils sont dans cette période où la Provi- dence a voulu que tout homme se peignît de la couleur de ce temps. Il est bon qu'il en soit ainsi, sans quoi les générations ne prendraient pas les couleurs dont il plaît à Dieu de nous badigeon- ner de siècle en siècle. (Vous voyez que je tire
LBTT&BS; 401
toutes mes comparaisons des horreurs d'une maison livrée aux ouvriers.)
Où en est le vrai des affaires de Naples ? Qui sera le Championnet de cette expédition? Si Paul était ici, il aurait peut-être sa frégate dans les eaux du cap Misène. J'y ai vu autrefois un vais- seau de guerre des États-Unis, qui semblait dor- mir au milieu d*un silence universel sur la terre et sur les eaux, non loin du port où Agrippa tenait cette petite flotille d'Actium qui a fait tant de bruit dans le monde.
Adieu, mon cher ami. Je voudrais bien vous voir après *cette longue absence.
CXXVIII.
A M. PAUL DE BR06LIB.
Paris, S février 1857.
Mon cher ami, c*est moi qui ai lieu d*être fâché
de n'avoir pas pu répondre plus tôt à ta char«^
manie et aimable lettre. La vérité est que je suis
pris d*une grippe violente qui me tient dans la
langueur. Je ne puis pas mettre le nez hors de
chez moi et je ne suis bon qu'à lire, (je n'entends
point par là qu'il faille lire mes écrits}. Je lis à m. M
402 tBTTREff.
Taventure, comme les malades qui ne savent pas se gouverner, quoiqu'il faille apprendre à se gou- verner en toute occasion : Sapiens sibi qui ànpe^ riosus. Je lis donc M.Taine, sur les philosophes du dix-neuvième siècle. Ce n'est pas la peine d'atta-
queravec tantd'âpreté la philosophiedeM. Cousin pour retourner aux environs de Condillac mêlé à un peu de Hegel, mais il a* un certain art d'écrire. Il a aussi une certaine vivacité dans la réduction à l'absurde qu'il emploie d'une façon bien cava- lière contre les anciens maîtres. On dit que c*est un honnête et excellent jeune homn^e, qui vit pour l'étude et qui ne mène pas du tout le train des jeunes mauvais sujets littéraires de notre temps.
Madame de Liéven est morte assez rapidement d'une sorte de bronchite. Après avoir vécu toute sa vie dans les transes de la mort, elle a trouvé beaucoup de force quand la certitude a pris la place de l'inquiétude. Elle a voulu que son corps fût transporté en Livonie, dans son pays natal. M. de Viel-Castel est fort triste de cette mort. Madame de Liéven lui avait toujours montré beaucoup d'amitié. Son salon était un petit cercle oà se retrouvaient, comme en pays étranger, les partie les plus opposés, qui y vivaient en grande paim^^et avec de grands égards réci^roqu^0.
LBTTRBS. 403
M. Rigault a commencé avec grand applau- <lissement son cours au collège de France. II trai- tera de l'étude des Pères , et il a déjà fait des esquisses très-brillantes dans son discours d'in- troduction. M. VUlemain marie demain sa fille à un jeune avocat d'Angers. M. Biot sera reçu à l'Académie française par M. Guizot. Ceux qui ont lu le discours de M. Guizot disent qu'il est plein de belles vues sur Thistoire des sciences. Tout cela ira te trouver dans la rade de Brest. Pleut-il ton30urs sur ces flots agités? Que sais-tu de la date du aépart du Tourvilk pour les parages plus riants de la Méditerranée ?
cxxix.
AU MÉMB.
Paris, tl février 185t:
Mon cber ami, j'ai été charmé de ta lettre si profondément bonne et amicale. J'ai prié ta tante de te dire que si je ne t'écrivais pas avec mon exactitude accoutumée, c'est que j'étais troublé par des inquiétudes un peu hypocon- driaques sur ma santé. Je sais que tu n'es pas exigeant, mais il n'e&t pas agréable de recevoir
•"^.
404 LETTRES.
par un temps de pluie, quand on fait son quart de nuit, les piteuses lamentations d*un malade. J'ai été si souffrant que je n*ai vu personne et que .je ne sais rien depuis un mois. M. Guizot va passer quelques jours au Val-Richer. Il a dû pourtant attendre à Paris une audience de l'Em- pereur pour lui présenter M. Biot en sa qualité de directeur de TAcadémie. Cette Académie ne prend pas mal de temps à ton père et Tamuse. Il suit les séances avec exactitude. Les travaux de l'Académie des sciences morales lui prennent encore plus de temps. Il est chargé d'uil rapport sur le meilleur ouvrage d'économie politique à la portée des classes ouvrières. Il paraît qu'il y en a un excellent au concours. L'instinct drama- tique, en France^ s'est bien rarement uni à la fa- culté de bien enseigner. C'est ce qui fait aussi que les traités religieux sont excessivement froids. J'en ai lu autrefois qui étaient composés par des Américains ; les personnages y étaient vi- vants et intéressants ; chez nous, ce sont des bonshommes de carton. Du reste, on dit que les classes inférieures sont peu sensibles à ces efforts pour mettre les idées supérieures à leur portée. Elles ont l'instinct assez fondé qu*on en a ôté quelque chose avant que de les faire entrer dans leur esprit, et cela leur donne légitimement de
LBTTRBS. 405
rhumeur. Elles éprouvent quelque chose de ce que je ressentais étant enfant, quand on m'a donné en prix trois volumes intitulés : Newton^ mis à la portée des intelligences les plus bornées. Francklin est le seul homme qui ait su parler un langage qui plût, sans les dépasser^ aux es- prits peu cultivés, mais c'est que lui même n'en pensait pas davantage sur les sujets qull ensei- gnait. Le petit volume de M. Mesnard , sur T A- cadémie française, a le plus grand succès parmi les lecteurs, pour le bon style, le sens droit et fin, et les sentiments élevés qu*on y trouve. Le troisième volume de M. d'Haussonville lui attire les compliments les plus vifs de tous les côtés. Il est maintenant compté parmi les historiens. On est bien heureux de faire de bons livres en chassant le loup et le sanglier les trois quarts de Tannée.
J*ai suivi des yeux la lutte des équipages de tArcole et du Tourvilk. Tu m'as donné envie de " * -S?
connaître ton lieutenant de quart. C'est une bien aimable qualité que cette possession réglée de soi-même et ce mélange de mesure et de fami- liarité dans les rapports de supérieurs à infé- rieurs. Si les hommes poursuivaient leur idéal au lieu de suivre leur humeur farouche', le monde serait un petit paradis en comparaison
tX
+-,.-.
406 LSTTa^s.
de ce qu'il est. Si chacun faisait, non ce qu'il est bien aise de faire, mais seulement ce qu'il sera bien aise d'avoir fait dans un an, dans dix ans, on finirait par courir sur des roses; mais le plsûsir de l'effort dans le bon sens est le grain de sel sur la queue de l'oiseau»
Adieu, mon cher petit. Je te trouve aimable sans avoir besoin de faire effort pour cela. Je crois que très-prochainement je serai rentré dans mes facultés intellectuelles.
cxxx.
A MADAME PI8CAT0RT.
Gurcy, 29 juin 1857.
Chère madame, il est bien possible que j'aie dit à l'un de nos amis que je craignais d'être ennuyeux. Ce n'est pas une idée bien neuve et il a eu tort de vous la répéter. Ce qui est bien cer- tain c'est que je ne veux pas du tout être en que- relle avec vous^ ne comptant pas J^eaucoup sur ce principe que les querelles entretiemnent rcanUié. Je ne sais qui a dit que le veni qui allume un bra- sier éteint une bouffie et le moindre petit orage ne pourrait que me touj^ner mal. Je demande
LSTTRBS. 4D7
■
donc très^instamment la paix. Je crois bien que Ghérigny me guérirait de tous mes maux^ mais vous auriez bien dû me dire les deux autres remèdes que vous y savez, car il me faut partir bientôt pour la Suisse et je ne sais pas si, à mon retour, on pourra encore me souffrir à Ghérigny^ où vous avez foule à certaines époques de Tan- née. J'ai trouvé charmant ce tableau que vous faites de vos jours de solitude, de verdure et de /e- berté. Si je faisais un roman je le mettrais invo- lontairement dans le cadre de Ghérigny et , si j'osais, j'y peiAdrais aussi les personnes qui rhabitent. Vous voyez que je suis pour la litté- rature classique et partisan de Tidéal. Ge qui vaudra mieux qu'un livre de ma façon, c'est le livre que je n'ai point lu et qui m'avait été mé- chamment promis cet hiver. Je suis très-tenté de croire que M. de Langsdorff Ta vu, car il m'a affirmé avec beaucoup de candeur qull n'en, connaissait pas une ligne ; et c'est, comme vous savez, ce qu'il avaitaf firme d'un autre livre après en avoir pris lecture la veille. Ne pouvant pas lire ce que je veux, je lis ce que je peux. J'ai dit à M. Piscatory tout le cas que je fais du livre de M. Duvergier. Geux qui ne pardonneront pas les vivacités de sa conduite à la sagesse et à l'é- lé¥ation de ses ouvrages auront grand tort. U y
408 LETTRES.
a beaucoup de gens pour qui Ton est moins sé- vère, et qui ne rachètent pas leurs emporte- ments par Tesprit et la rectitude des vues. Il est pourtant singulier que celui qu*on accuse d'a- voir cassé le gouvernement représentatif soit Fhomme qui en explique le mieux les ressorts. Peut-être faudrait-il simplement Tobliger à en faire un autre à ses frais. Lqs électeurs de Ghft- teau-du-Loir ont eu bien raison de proposer à M. Piscatory de le nommer au Corps législatif et lui bien raison de refuser. On a beau dire, le ser- ment est \ine déclaration d'amour. Il a toujours été pris ainsi, témoin (ous les gens dont on se moque pour en avoir prêté plusieurs. Il y a en France beaucoup de personnes sensées, capa- bles d*une opposition assez énergique et qui ont pourtant les sentiments qui permettent de faire cette déclaration d'amour. Ce sont celles-là qu'il fallait certainement choisir. A la vue de quelques nominations d'une couleur qui rappellebeaucoup 1848, les bons bourgeois de France sentiront re- doubler leur affection pour les préfets qui leur donnent l'ordre et la règle et ne montrent au- cune disposition actuelle de mettre le feu à leurs maisons. Ces préfets ont un zèle admirable, mais ils ont la plupart plus de chaleur que de lumière. Je suis porté à croire que le ministre de l'inté-
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rieur a enragé en entendant le babil de ces enfants terribles. L'un des plus aimables est celui qui a reproché son ingratitude à M. Buffet, cette ingratitude noire qui consiste à vouloir faire partie du Corps législatif pour défendre les règles posées par la Constitution.
Ce petit bruit d'élection peissé, chacun va ren- trer dans son repos. Xe vois que mademoiselle Rachel vit dans un repos très-animé ; elle a tous les goûts qui rendent la vie agréable sous tous les gouvernements, et tous les talents qui char- ment les autres aussi bien sous l'Empire que sous la République. Son seul défaut est de ne vouloir pas entendre parler de me faire une petite vue des champs et du château de Chérigny. Je vou- drais bien que les règles de la perspective lui permissent d'y montrer mademoiselle Isabelle à la chasse, M. Piscatory dans ses prairies, et une troisième personne écrivant rapidement à son pupitre des pages achevées et brillantes. U est grand temps que cette personne change un peu le tour de l'imagination du public. Les romans qu'on lit à présent ont certainement pour but de faire périr l'esprit romanesque pris dans le bon sens ; c'est pourtant par les bons romans que la France , l'Angleterre et l'Allemagne ont été en partie civilisées. Us ont plus contribué que
410 LETTRES.
toutes les prédications pédantesques à faire pas- ser dans la masse des hommes des étincelles d'esprit poétique ; ils ont donné aux sociétés la délicatesse, le goût des sentiments élevés. Ils ont fsdt dans les temps nouveaux ce qu'on prétend qu'a fait la chevalerie au moyen âge ; mais, par malheur, voilà qu'on consacre les romans à ra« battre l'imagination et à abaisser les sentiments. Au lieu d'une muse, on a un Sancho Pança per- vers qui détruit le romanesque pour y substituer une connaissance grossière de toutes les misères de la réalité. Il vaut mieux, pour les esprits, vivre dans les nuages que dans la boue ; mais ce n'est pas la poétique du moment. Comme je suis opti- miste, je crois que cet avilissement littéraire ne dorera pas longtemps, et il dépend des personnes de talent d'abréger ces mauvais jours.
Je vous trouve bien heureux tous de ne pas voyager et bien heureux de yivre les uns avec les autres. .
cxxxi.
A Jtt. MA.S80N.
Coppet, 26 juillet 1857.
Que vous êtes bon, cher monsieur, de ne point
LBTT&SS. 4lj
oublier les gens malingres et maussades qui ne peuvent guère écrire, mais qui regrettaient beaucoup nos conversations de cet hiver. J'allais prendre la plume quand j'ai reçu vos aimeibles lettres. Je voulais savoir ce que vous pensiez sur tout ce qui s'est fait et écrit depuis que nous ne nous sommes vus. Les préfets qui viennent de taire les élections me paraissent d'une tout autre sorte que ceux que j'ai connus avant que ne vinssent les fils des Grecs, comme dit Homère. Ils sont très-contrfidres à l'idée obstinée que j'entre- tiens du progrès de la nature humaine. Ils ont traité leurs adversaires dans les élections avec beaucoup plus d'çmportement que d^autorité. Je crois que le gouvernement lui-même aurait voulu que la pièce fût jouée avec plus de finesse et plus d'art, mais les gens sérieux ne font pas de marivaudage quand il s'agit du bien de l'État, et qu'il y va aussi de leur avancement; ils frappent fort, afin que les coups soient entendus et que leur zèle ne reste point douteux. Quel- ques-uns pensent que dans cette lutte des élec- tions, l'esprit de contumace s'est réveillé un peu partout. Je prends la liberté d'en douter. Ces petits cahots peuvent bien éveiller le voyageur, mais il ne tarde pas à se rendormir et à rêver de ses petites affaires. Les seuls qui se tiennent
412 LBTTRBS.
«n éveil» sont les esprits violents qui n*ont pas dormi une minute depuis 1848. Que vont foire les quatre ou cinq membres du parti républi- cain qui se décident à prêter serment? S'ils étaient sensés et mesurés, n'ayant aucune rela- tion de société dans ce salon tel quel du Corps législatif, il pourraient produire quelque bon effet en disant avec une simplicité forte, et sans sortir du cercle de la Constitution, des choses que les gens du monde n'osaient dire là qu'avec un déluge de précautions oratoires. La vérité est qu'ils n'en feront rien. Une conduite raison- nable et savante n'est dans les probabilités d'aucun parti pour le moment. Comme vous le dites bien, le gouvernement n'a à redouter qu'un seul parti, un seul qui art quelque vigueur, bien entendu, parce qu'il est celui qui a les idées les plus étroites et les plus chimériques. L'esprit de l'homme moyen est comme les ballons , il ne s'envole un peu haut que s'il est gonflé de vent.
N'avez-vous pas été louché de la manière reli- 'gieuse et vigoureuse dont les dernières volontés de Béranger ont été exécutées? Il paraît bien qu'il avait demandé à ses exécuteurs testa- mentaires que deux divisions de l'armée de Paris assistassent en armes à ses funérailles.
' LSTTRBS» 4*13
C'est le sens de tous les vers qu*il a faits :
La fleur des champs brille à sa boutonnière.
Dans je ne sais quelle bataille, un général tombe frappé en pleine poitrine par un boulet de canon. Un grenadier ne voulant pas Idsser à Tennemi la montre de son général, la prend pour lui. Comme il Tavait encore à la main, on accourt de Tétat-major; on demande au grena- dier comment est venu ce coup malheureux r « Voici, dit le grenadier ; le boulet a renversé le général qui n'a eu que le temps de me dire : « Tiens, mon ami , prends ma montre, je te la donne, n Cela se passait dans Tarmée autri- chienne, je crois, il y a bien longtemps.
Adieu, cher monsieur. Je vais vous obséder de mes lettres pour avoir des vôtres.
CXXXIL
A M. PISCATORY.
Coppet, 7 août 1857.
Et voilà de ces choses qui font plaisir ! disait un médecin en apprenant la mort d*un homme à qui il avait, de son vivant, voulu persuader qu'il était gravement malade et qui n'en avait voulu
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rien croire. Bien que cette cocpieluche n'aille pas à la mort, à beaucoup près, bien qu'elle soit définie, dans les livres de médecine, une maladie peu grave, vous devez pourtant penser si je suis heureux de l'avoir si bien reconnue, malgré tant d'autorités contraires et de voir aujourd'hui confirmer mon diagnostic par votre propre état ! Sérieusement, il est bien ennuyeux que vous ayez pris cette petite chienne de maladie. H n'est pas gai de se réveiller toutes les nuits avec des assauts de toux nerveuse et des étoufiements qui ne sont rien, mais dont on ne peut pas s'empêcher de croire qu'ils vont avoir quelque suite fâcheuse. Je suis fort contrarié que votre médecin le plus proche se soit noyé par ces temps où il n'y a d'eau nulle part. C'est encore un de ces tours de ce petit démon que nous nom- mons Tracassin. Ce médecin vous aurait donné quelque préparation de belladone qui adouci- rait la fureur de cette toux, mais il ne faut entrer en relation avec cette belladone que sous les plus extrêmes précautions. Les bota- nistes ne lui ont pas donné sans motif le doux nom A'Atropos. Elle a un air doux qui calme d'abord toutes les douleurs, mais elle a des retours féroces. Vous devriez aller faire un» visite à M. Bretonneau qui vous donnerait on
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bon avis. Je le crois encore meilleur médecin que M. Piscatory à qui je me fierais bien plus pour tuer, à lui tout seul, une demi-douzaine de personnes que pour guérir qui que ce soit de quoi que ce soit. J/aimerais bien mieux lui con- fier cent pièces de canon pour détruire les murailles de Delhi que lui laisser préparer une seule pilule pour mon chat. Avec beaucoup plus d'esprit que Thésée, Hercule et Pirithoûs, il doit pour lui-même avoir les mêmes doctrines médicales, comme^ par exemple, guérir une fièvre pernicieuse prise dans les marais de Leme, par une grande partie de chasse dans les bois du Parnasse. C'est cette grande école qui fait les générations fortes parce qu'elle laisse ezter* miner tous les faibles.
On dit que vos champs .rappellent la terre promise. — Est-ce que cette effroyable cha- leur permet de faire la moisson de tous ces beaux blés ? Avez - vous été invité , le 29 du înois dernier, à la réprésentation de VOEdyM à Colonne donnée par M. Tévêque d^Orléans? Vous étiez voisins et meilleurs hellénistes que beaucoup de ceux qui y sont allés. On y voyait pourtant M. Villemain, M. Patin, M* Sain1>>Maro* Girardin. Il paraît que M. Villemain y montrait une joie littéraire singulièrement pittoFMque
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durant la représentation. Puisque M. Tévêque d'Orléans s'avise de faire jouer ces abominations de l'antiquité, Tévêque d'Ârras devrait bien lui faire pièce en faisant jouer quelque mystère, avec le chant :
Adventavit asinus Pulcher fortissimus.
Monsieur et Madame Ducbâtel et leurs enfants ont passé par ici au commencement de leur voyage en Suisse et peut être en Italie. M. Du- cbâtel est venu passer une soirée ici. Il ne savait point de nouvelles. Il n*y en a que dans Tlnde et nous ne les savons pas. J*ai bien raison de croire que les événements arrivent dans l'his- toire comme dans les romans d'Anne Radcliffe, par une porte cachée dans la muraille et qui s'ouvre tout à coup. Presque tous les événe- ments sont ainsi dans ce monde et personne ne meurt guère de la maladie qu'il a redoutée. Qui eût dit, il y a six mois, qu'un beau matin l'Angli»- terre aurait les pieds et les mains liés par cette terrible levée de boucliers de l'Inde ? Quand bien même elle y rétablirait promptement l'ordre, elle aura longtemps besoin de toute sa force et de toutes ses forces pour l'y maintenir. Lord Palmerston va devenir avec toute la terre aussi
LETTRES. 417
poli qu'il rétait déjà avec les Américains du Nord, et il faudra dire de lui à Tenvers d'A- lexandre : U se tut devant la terre. Est-ce que ce coup de tonnerre lointain ne va pas faire venir une foule d'idées aux gens qui mènent les affaires en Europe? Il est certain que ce dé- goût témoigné par les Hindous pour la graisse de bœuf modifie singulièrement la balance de l'Europe. Qu'avez-vous dit du morceau de M. Guizot sur la Belgique ? il y a de quoi con- tenter ou irriter tous les partis^ et, d'ordinaire, les partis préfèrent s'irriter.
Adieu; je crois que Tracassin a résolu que je n'irai jamaisà Chérigny; j'aime pourtant tous les habitants de Chérigny. Voulez-vous envelopper cette vérité de tous les ménagements respec- tueux qu'il y faut mettre selon les personnes.
Où irez-vous tousser après Chérigny ?
CXXXIII.
A M. E. DE SAHUNE.
Coppet, 11 août 1857.
Mon cher ami, je me flattais que vous alliez m'écrire pour m'annoncer votre départ. Je crois
III. 27
418 LKTTRBS.
qu'il n'y a plus maintenant de routes pratiquées que celle de Seyssel. Les postes et les diligences ont, m'a-t-on dit, cessé de suivre les chemins de la Faucille et de Sain t-Cergues. Tous ces lieux que je trouvais fort beaux vont rentrer dans le silence. Les progrès font autant de ruines que la barbarie. Comme j'ai Timagination tournée a une sorte de panthéisme vague (et c'est le tour assez général des imaginations en tout temps), je ne peux pas m'empêcher de croire que ces torrents, ces hauts sapins du Jura, toutes ces familles de fleurs qui croissent dans les rochers, s'attristeront, au retour de l'été, de ne plus voir passer les voyageurs. Il est plus certain encore que les aubergistes auront le cœur serré quand ils n'entendront plus le grelot de leurs chevaux ; mais, comme le dit Cicéron avec une grande force de consolation pour les aubergistes, ils doivent penser que Babylone, Sardes, Argos^ Carthage ont vu les mêmes retours de la fortune et que les hôtelleries qui avaient pour enseigne : Au grand Nabuchodonosor^ ou bien VAgamemnon^ ou bien Hôtel d'Atmibalj ont vu, peu à peu, les Grecs, les Asiatiques et les Africains faire prendre d'autres chemins à leurs chaises de poste que ceux qui menaient à Babylone, à Sardes, à Memphis.
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On ne dit pas grand'chose à Broglie, du moins on n'écrit presque rien, et à moi rien du tout. J*ai pourtant écrit à tout le monde élégant. J*ai appris indirectement que cette jolie petite orga- niste que nous avons rencontrée quelquefois dans les allées du parc et qui avait Tair si souffrante, est morte récemment à Évreux. La
nature a Tair d'avoir pour règle de tuer d*abord
«
pour sa consommation les plus jolis oiseaux de ses basses cours. C'est une fermière assez rude et sans beaucoup d'imagination que cette nature. . Elle fait, il est vrai, des choses admirables, mais elle ne parait pas en connaître le prix. Je me suis mis à relire, à propos des affaires des Indes, la Correspondance de Victor Jac- quemont. L'esprit est ouvert, prompt, sensé ; il n'est pas de la plus grande volée, ni d'une grande finesse, ni de beaucoup d'invention , mais il a ce trait original de tenir des facultés vives et saines sous le gouvernement d'une âme intrépide et d'une volonté énergique. C'est un mélange singulier que ces lettres, — des plai- santeries d'atelier et même de commis voyageur, — des connaissances étendues, — • la passion de savoir, — une activité dévorante et parfaitement réglée, — l'intrépidité d'un zouave pour aller chercher la température des derniers sommets
420 LBTTRBS.
de l'Himalaya, — la fatuité d'un petit Parisien à la mode et la gravité d'un officier de l'armée du Rhin, — étourdi, prudent, fantasque, persévé- rant, réfléchi, tranchant. Il est curieux de voir ce qu'il pensait il y a vingt-cinq ans des desti- tinées de l'Angleterre dan» les Indes et de voir de quoi elle est menacée à cette heure.... Que diront les nations et que penseront-elles et qu'oseront-elles si elles viennent à voir tomber les pierreries du Grand Mogol du front de la reine Victoria? Je désire que les Anglais l'em- portent, parce que j'aime les nations civilisées, mais à la condition qu'ils ne se laisseront pas dire par leurs brutaux de journaux qu'il faut absolument égorger tous ceux qui ont pris les armes dans l'insurrection. A quoi servirait * d'avoir eu pour compatriotes Shakespeare, Cov^per, Addison, Gray, Goldsmith^ tous gens qui ont enseigné la pitié au monde, pour se con- duire comme le duc d'Albe ou les nègres de Saint-Domingue? Les esprits communs sont d'une férocité inouïe quand ils ont des plumes^ du papier et de l'encre sous la main.
Adieu, mon cher ami. Dites-moi que vous arrivez. On vous attend avec impatience.
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CXXXIV.
A M. MAS80N.
Coppet, 24 août 1S57.
Si je n'avais pas été souffrant d'une ophtalmie assez ennuyeuse durant plusieurs jours, je vous aurais déjà dit, cher monsieur, mes objections à vos découragements sur les philosophes et aussi la philosophie. Vous accusez les uns d'entor^ tillage et de brouillard. Vous réduisez l'autre à une proposition qui entraîne avec soi le scepti- cisme. J'espère que ce chagrin contre la méta- physique était passager. On n'a pas le droit de se tant défier de cette philosophie quand on parle si bien son langage le plus subtil et le plus précis ; mais, je vois ce qui en est. Quand vous avez eu la bonté de m'écrire, vous veniez de passer des heures charmantes parmi les chants lyriques de V Œdipe à Colonne et la poésie inspire quelque dédain pour les procédés un peu secs de la simple raison. De plus, vous quittiez le plus aimable des évoques, et le plus aimable et le plus éclairé des évêques ne saurait avoir pour cette pauvre raison qu'une bienveillance assez altière. Ces sèches personnes qu'on nomme
422 LBTTRBS.
rinduction et la déduction ont l'air déguenillé devant la muse de Sophocle et de David. Quand j'étais jeune et, qu'après avoir entendu itiadame Pasta, je revenais à Reid ou à Descartes, je leur trouvais une mine terriblement rude et refro- gnée; mais l'éclat de madame Pasta est déjà passé et Reid et Descartes se soutiennent. Vous direz , si vous voulez, comme la chanson : La beauté passe^ mais la laideur ne passe pas* Je partage beaucoup de votre sentiment sur les défauts de composition du philosophe qui nous occupe, mais, malgré ce grand défaut de ne pas suivre la grande route, quand il y en a une, et que ce qu'on cherche est au bout» rétendue et la pénétration de cet esprit sont telles, que peut- être est-il, après tout» le premier des métaphysiciens de notre temps pour l'ins- tinct des vrsds problèmes, et pour l'infinie variété des moyens par lesquels il en recherche la solution. Comme les cygnes sur les étangs, il est dans son élément sur ces grandes eaux vertes et sans rivages de la métaphysique. Il ne s'ima- gine jamais tout ouvrir et tout dénouer avec une seule idée. Il n'est pas non plus de ceux qui barbotent dans le bon sens, se figurant qu'ils creusent au plus profond des abîmes. On demande, tout au moins, à la philosophie, si
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elle ne peut trouver mieux, de démontrer les croyances du bon sens et d'en tirer des consé* quences. Ce ne peut être, assurément, dans les simples voies du bon sens que se rencontrent ces preuves ou ces découvertes. Pour faire la preuve d'une addition, on ne se borne pas à re- commencer l'opération, on change à dessein de méthode et l'on cherche cette preuve dans la diversité des moyens aboutissant au même résultat. Je tiens que les efforts de la philosophie doivent retrouver le sens commun, mais je ne crois pas cependant qu'elle doive se borner à redire les choses du sens commun en termes techniques. Il faut donc que toute philosophie marche d'ordinaire par des chemins détournés» car elle a» entre autres, pour but de prendre, pour ainsi dire, le sens commun à revers et,'par là, de s'assurer mieux qu'il n'est pas une illusion de notre intelligence. C'est, j'en conviens, ce qui donne l'air fou aux démarches des philo- sophes, mais, à y bien regarder, toutes les sciences abstraites, y compris les mathéma- tiques, ont cet air-là aux yeux du bon sens.
Quant au brouillard lumineux, mais enfin au brouillard, qui flotte sur le livre en question, je vous accorderai bien volontiers qu'il y a parfois quelque vagua sur ce qui devrait être dans le
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plein jour, mais je n'admettrais pas aussi volon- tiers qu'il fût interdit au métaphysicien d'expri- mer, dans la mesure de leur confusion originelle, les idées confuses qui se trouvent naturellement au plus profond de l'esprit de l'homme. Je ne voudrais- pas du tout qu'on balayât toute la voie lactée du ciel de la philosophie. Par exemple, ce qui perd ordinairement les Français qui se por- tent pour interprètes de la philosophieallemande, c'est de donner à un certain nombre d'idées va- gues, qui ont droit de cité dans l'intelligence et que les Allemands maintiennent dans le vague, de leur donner la clarté et la précision que nous voulons partout. Ce haze que vous peignez comme aurait peint Claude Lorrain s'il avait peint Richmond, il est bon peut-être qu'il se retrouve dans le tableau de notre intelligence, qu'il enve- loppe les notions profondes, mais confuses, qui environnent nos idées claires et qui sont comme l'horizon voilé de notre esprit. Nos idées claires sont loin de ressembler au chœur des heures chez les poëtes, lesquelles se tiennent toutes par la main et font le cercle parfait; tout au contraire, elles sont séparées par de grands intervalles, mais elles suffisent déjà à marquer de quelques points lumineux cette courbe mystérieuse qui ne se referme point sur elle-même comme le cercle.
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et qui est la route des véritéis supérieures. Un temps viendra, sansdoute, où cette grande courbe s'illuminera tout entière à nos yeux et étonnera bien les esprits systématiques qui avaient besoin d'une clarté parfaite. Je me défie donc de tout ce qui est exactement enchaîné dès à présent sur ces hauteurs intellectuelles, mais je vois avec plaisir, que de siècle en siècle, dans l'histoire de la philosophie, les points qu'elle a reconnus de- viennent toujours plus fixes et plus brillants et qu'ils projettent leurs lueurs sur cette route in- finie qui se perd dans l'ombre. Déjà sont allumés tous les fanaux qui doivent guider l'homme dans sa vie morale, noctem funalia vincunt. Sans doute^ il lui reste bien des choses à apprendre et il reste bien des incertitudes dans nos pensées sur les choses supérieures, mais n'est-ce rien pourtant que ces phares désormais inextinguibles élevés, contre vent et marée, par le travail obstiné de la philosophie, car, malgré la force malveillante de vos objections, je m'obstine à croire que cette philosophie a mis derrière un solide rempart, à l'abri du doute, tout ce que l'homme a un pres- sant besoin de croire avec assurance. J'aime, je l'avoue, les obscurités qui sont au delà, car elles ne sont pas si profondes qu'elles ne me laissent entrevoir une économie dont la beauté dépasse
426 XBTTRBS.
ma pensée^ et l'homme a besoin d'entrevoir à la lueur de ce qu'il sait de science certaine, des choses qui le dépassent, et si j'aime les obscurités qui résistent ici-bas à mon intelligence, j'aime que la philosophie me reproduise ce sentiment, etje suis bien aise de voir flotter à l'horizon ce voile que vous voudriez écarter du livre dont nous parlons. J'aime ces rayons incertains de la lumière crépusculaire, comme les donne la nature.
Mais tout ce fratras vous fera légitimement l'effet, non du Aaze^mais des brouillards de Sibé- rie par l'hiver. Il me faudrait un peu plus de temps et d'espace pour dire avec clarté mes mo- tifs d'aimer une certaine obscurité, et pourquoi elle est à la mesure d'un être perfectible conmie l'homme.
M. Cousin a passé deux soirées ici, revenant des eaux d'Évian. Il semble bien remis ; il montre que l'activité d'esprit est un cordial dont la phy- siologie ne sait pas encore tout le secret. Il est aussi jeune qu'il pouvait l'être en 1828, il y aura demain trente ans. Je vois avec plaisir que les anathèmes de Mgr l'évêque de Poitiers n'ont pas nui à la santé du philosophe. Les eaux d'Évian ne sont pourtant pas bien fortes^ à ce qu'on dit.
Adieu, cher monsieur , mille et mille senti-
mM
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ments très-dévoués et très-aCfectueux. Je me re- présente toujours avec plaisir cette route d'AJen- çoD qui est au bout du parc de Broglie.
cxxxv.
AU MÂMB.
Paris, 17 octobre 1857.
Cher monsieur, je. n'ai pas pu vous dire mes projets depuis un mois parce que j'étais bien in- capable d'en former. Je ne savais pas trop si je pourrais quitter la Suisse avant l'arrivée des neiges et s'il ne me faudrait point passer l'hiver avec les ours et les marmottes, entre les Alpes et le Jura. Les médecins qui ne contestent pas que je souffre beaucoup ne veulent pas du tout me croire gravement malade. Je dois donc me bor- ner à me sentir fort mal, sans jouir de ce petit intérêt qu'inspire un homme qui descend vers un précipice. Je vais donc m'acheminer vers Broglie, à moins d'un nouvel assaut de mes nerfs. Je serai bien heureux d'avoir la perspective d'y passer d'agréables journées avec vous. Je n'ai pas li^oin de vous dire avec quel vif plaisir on vous y verra arriver. J'apprends par vous que
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M. Cousin et M. Villemain doivent aussi tourner leurs pas vers la Normandie, mais on ne m'écrit plus guères depuis un mois que je n*ai pas tou- <5hé une plume. Votre lettre que j'ai reçue ce matin m'a ranimé , cher monsieur. Comment •avez-vous fait* pour garder le démon des idées élevées et désintéressées qui ne tourmente pres- que plus personne aujourd'hui? J'envie à Mgr l'évêque d'Orléans le petit voyage qu'il va faire avec vous à la Trappe. Vous aller philoso- pher par les chemins. Tous les évoques devraient être tenus de faire, une fois l'an, un petit voyage d'agrément avec un laïque de beaucoup d'esprit. Ils entreraient mieux dans un ordre de vérités que le diable, dans sa malice, dérobe à leurs yeux, mais la difficulté serait de trouver .un tel laïque dans chaque diocèse. Enfin, ne vous at- tardez pas dans cette Trappe, et venez bien vite sur les petits bords de la Charentonne. Vous me ferez oublier les grandes eaux du Léman et les •quatre-vingts lieues de montagnes qui se couron- nent de rose tous les soirs, au coucher du soleil. Je prendrai peut-être la liberté de vous lire quel- que petit traité de ma façon sur des sujets qui n'intéressent point le vulgaire, mais il faudra pour cela que je sois sorti du marasme qui me fait trouver stupide tout ce que j'ai pu penser
LETÏRBS. 429*
dans ma vie. Peut-être aussi que ce que je me plais à nommer marasme est une vue claire^ mais fugitive, de la valeur de mes idées.
J'ai passé quinze jours avec un vieux et héroï- que soldat qui vous est très-attaché et nous avons- eu plaisir à parler de vous. Quand je dis vieux soldat, ce n'est pas qu'il ne soit encore très-capa- ble de couvrir avec un seul bataillon la retraite .de Constantine. Il voit les choses humaines ac- tuelles d'un regard ferme, sans vaines espéran- ces, sans chimères d'émigré d'aucune sorte. Il suit avec curiosité toutes les guerres qui se dé- chaînent par le monde depuis quelques années, et je crois bien que l'odeur de toute cette poudre lui donne le genre d'impressions qu'aurait eues le cheval de Job si on l'avait tenu à Técurie un jour de bataille ; enfin, je suis chargé pour vous de mille et mille amitiés très-profondément sen- ties de la part de ce soldat qui a la folie de croire que la force n'est pas tout dans ce monde. Il voyage avec la simplicité d'un officier de l'armée du Rhin ou d'un camarade d'Épaminondas. Cela m'étonne, voyant la plupart de ses contempo- rains militaires vivre dans la pourpre et dans l'or. Il faut qu'il ait quelque bizarrerie dans l'es- prit puisqu'il n'est point encore maréchal et . qu'il ne fait point partie du Sénat* J'ai bien
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marqué dans la conversation qu'il a des idées ' très-particulières sur le point d'honneur. Il est bien important d'avoir l'esprit de son temps, s^ns quoi on risque de n'avoir non plus ni voi- tures, ni grand train de maison ; c'est une idée qui a probablement préoccupé M. le ministre de l'Instruction publique dans la nouvelle organi- sation qu'il vient de donner au Collège de France. Quand il viendra à vaquer une chaire d'écono- mie politique, j'espère qu'il la donnera à M. Mi- rés ; peut-être serait-il mieu:s: de lui donner la chaire de philosophie morale. Les sorciers li- saient la messe à l'envers pour évoquer le diable. On lira bientôt Platon et Plutarque à l'envers dans renseignement.
Vous avez donc lu l'histoire de Richelieu par M. Michelet ? Vous le jugez avec une rare équité. Depuis que ce diable d'homme a dit tant de sot- tises, personne ne veut plus voir les côtés supé- rieurs de sa singulière intelligence. Vous dites à merveille que ses caricatures donnent bien plus l'idée des êtres vivants que les pâles acadé- mies de presque tous les autres historiens. Bien qu'il ne soit pas d'un naturel doux^ il a comme une sympathie universelle qui le fait entrer suc- cessivement dans la manière d'être de tous les êtres de tous les temps. Il rencontrerait un mas-
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todonte qu'il comprendrait dans une certaine mesure les instincts et les idées sans doute un peu confuses du jeune monstre; il se ferait un moment mastodonte. Je conviens quil a écrit rhistoire de la Révolution ; il était entré dans les idées et les instincts de quelque chacal. C'est le tour de la critique moderne de tout comprendre bien qu'il y ait tant de gens qui ne comprennent ni rien ni personne. C'est peut-être là le plus dangereux des progrès de notre âge. L'esprit est si faible, la force morale si peu énergique dans les hommes pris en masse , qu'on est souvent bien près d'absoudre tout ce que l'on comprend. Adieu, cher monsieur ; ne vous ennuyez pas trop des lettres d'un malade ; ne vous découragez pas de lui donner le plaisir très-vif des vôtres.
cxxxvi.
A M. PAUL DE BR06LIB.
Paris, 6 mars 1858.
Ce n'est pas que je t'aie écrit quarante-quatre lettres depuis ton départ pour Indret, mon cher ami, mais je suis bien aise de ne pas rompre la petite chaine du temps et de lier notre nouvelle
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correspondance à ces autres jours OÙ tu te pro- menais dans les parages du cap Horn et dtOlhaïti. Je vois ayec plaisir que tu as déjà une sorte d'é- tablissement dans Indret et que tu n'es point là aussi seul que Robinson dans son île. Je ne me fais pas une idée exacte de Tordre de tes travaux • dans cet antre de Vulcain que tu veux étudier, mais je me figure pourtant que tu vas faire en grand ce que j'ai fait quelquefois en petit, quand j'ai regardé un horloger assembler les rouages d'une petite montre de femme. Il n'y a rien de nouveau ici. Je n'ai vraiment remarqué depuis ton départ qu'une seule chose digne d'intérêt, à savoir quatre ou cinq hirondelles arrivées ré- cemment du Sud. Je pense bien que vous n'en- tendez pas beaucoup le chant des oiseaux dans Indret. As-tu donc déjà commencé la lecture du Dante au bruit des marteaux et des limes? C'est un drôle d'accompagnement pour la langue tos- cane, mais je suis d'avis que la poésie doit entrer partout. Je suis curieux de savoir quelle impres- sion te causera cette imagination singulière du Dante. Il a tout à coup^ au milieu des violences de l'esprit de parti, des éclairs charmants d'ima- gination virgilienne, comme ces jolies fleurs qui croissent dans les fentes des vieilles murailles d'un place de guerre. Je te conseille de noter.
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au moins, 6ur ton exemplaire, les passages qui te frapDpront, car la composition est si baroque que c'est quelquefois au fin fond de F Enfer qu'on trouve ces souvenirs poétiques et mélancoliques de Florence, quelque vue, à la manière de Claude Lorrain, de Lucques ou de Venise. Je te recom- mande le paradis comme une mine d'idées éle- vées sur les grandes questions de la théologie et de la philosophie religieuse. J'ai eu parfois l'idée de les rapprocher de celles de Milton dans le Paradis perdu. Chez l'un et chez l'autre, on dirait des flots de lumière orientale qui entrent par les vitres un peu ternes de la Sorbonne. En marge de la Somme de saint Thomas, les vers du Dante sur les questions théologiques feraient l'efTet de ces belles peintut^es des mcmuscrits du moyen âge qui sont semées dans de grcmds livres de messe ou des psautiers. Mais, qui est-ce qui lit tous les livres qu'il emporte en voyage? L'ima- gination fait ses provisions au départ, et le cours des affaires, les préoccupations qui viennent à la traverse, emportent communément tous les volumes non coupés du Dante, de Newton, de Pascal ; mais c'est déjà quelque chose de s'être promis d'y regarder ; c'est la petite semence de l'Idéal qui dort, qui peut dormir longtemps, sans perdre son principe de fécondité. On garde la m. 28
434 ]
passion des lettres sans avoir le temps de lirev et c'est le principal. ^
As4u vu, daiïslQ Journal des Débats, qa^M. Coo-» siQ va être mis à l'index à Rome pour son livre Du Beau^ du Vrai et du Bien? Cela lui sera certain nement très-désagréable. Je ne suis pas de la congrégation de Tindex, mais il m'est difficile de voir quelque chose à reprendre dans ce livre, si ce n'est qu'il n'y a pas beaucoup de vues nou- velles. Le livre de M. Guizot n'est pas à l'index à Paris ; il a beaucoup de succès, sauf un assez grand nombre de personnes qui trouvent qu'elles n'occupent pas une assez grande place dans ce tableau des choses humaines. Si l'on en croyait certaines gens, l'histoire universelle serait tout simplement leur portrait en pied, de profil, de face, par devant, par derrière. Cela ferait aisé-^ ment quatre volumes.
Adieu, mon cher petit.
cxxxvii.
A aiADAMB LA BARONNB A. DE STABL.
BrogUe» IS juillet 185A.
Je remarque bien, dans tout le monde, un cer- tain ralentissement dans la correspondance.
LBTTRS9. 435
mais je ne vois nullement dans vos petites lettres ces signes d'affaiblissement d'esprit dont il vous jdaît de vous vanter» Probablement vous aimez moins à écrire, et cela a de bien autres explica- tions que la décadence de Tesprit. Je ne me soucie pas de vous les donner» par crainte que vous n'y voyiez l'instinct querelleur dont vous aimez à m'accuser et qui est bien loin de mon sentiment. Je me borne à indiquer une des ^£2: causes de ce découragement des lettres. Je dirai les cinq autres une autre fois. Cette fameuse cause est dans un certain goût exagéré de la me- sure» la crainte de hasarder quelque chose en fait d'idées, de jugements, d'impressions. Le plaisir d'écrire des lettres est, en grande partie^ dans la liberté même un peu déréglée de la pensée ; dans le plaisir de dire tout ce qui passe par la tête dans le moment ; dans le jeu de la plume qui va parmi les hasards de toutes les impressions. Les personnes trop sages dans leurs discours, n'ont pas l'agrément de cette vie d'a- ventures. On se désaccoutume d'aller par les petits sentiers, et cependant on s'ennuie de la grande route. De là cette certaine tristesse dont on se plaint sur la nécessité et la difficulté d'é- crire des lettres. Je ne me souviens plus de ce petit berger dont
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VOUS parlez. Lisez-vous des romans avec lui? Il faut, par sagesse, s'accoutumer à quelque frivo- lité. Avez-vous lu la Vie de Charlotte Brontë^ par madame Gaskell ? Je la lis avec curiosité et in- térêt. Il faut avouer que j'ai l'esprit de tatillon- nage et que l'infini des détails, même sur des gens qui ne sont pas de la plus haute volée en célé- brité, m'intéresse cependant. Cela est curieux aussi comme histoire des mœurs singulières de quelques ecclésiastiques d'Angleterre au di^- huitième siècle et même au dix-neuvième. C'est un grand contraste avec la dignité et la douceur traditionnelles des pasteurs et des troupeaux en Suisse ; enfin, on y voit comment les faits réels de la vie de mademoiselle Brontë ont passé dans ses romans, et dans quelle mesure ils y ont été altérés. Albert dit que North and South^ de ma- dame Gaskell, est plein de talent ; mais j'imagine bien que vous en savez plus long que moi sur cette littérature einglaise et aussi sur l'améri- caine. C'est grand dommage que vous le sachiez, sans quoi je vous apprendrais que les romans américains, bien qu'un peu longs, respirent un sentiment très-aimable et très-sincère de dou- ceur et d'humanité délicate. On peut s'en éton- ner pour un pays où les revolvers et même les grands couteaux de cjuisine servent si fréquem-
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ment à terminer les débats qai peuvent s'élever entre deux chrétiens ; mais il paraît que ce ne sont pas les mêmes personnes qui recomman- dent la douceur évangélique, bien que cette contradiction se soit retrouvée quelquefois dans notre Europe.
CXXXVIII.
ê A LA MÊME.
Broglie, t août 1858.
Nous voilà déjà au 2 août, et Tété s'enfuit grand train. Il ne nous en restera pas un souve- nir bien vif de cet été. Vous allez passer trois semaines dans un lieu qui n'est pas^ dit-on, pour
chasser les soucis et la tristesse de l'âme
Sahune avait rapporté, lui, de Louesche, un souvenir très-agréable. Il a d'ailleurs une séré- nité qui éclaire les lieux les plus obscurs. S'il est vrai que les lieux changent nos dispositions, notre tour d'esprit change aussi beaucoup l'as- pect des lieux. Quand il vous viendra une longue lettre de Callao ou d'O'Taïti, tous les sommets des montagnes prendront des teintes de rose ; et pourtant,' quand on est triste, ce serait bien le moins qu'on fût triste dans un lieu riant.
438 LETTRES.
Je suis fâché que Cranford n'amuse pas M. Marc Vernet. II est singulier qu'il ne soit pas sensible a tout ce détail de sentiments, de scru- pules, de chagrins cachés dans des âmes simples et bonnes. Il a pourtant étudié^ pour les régler chez les autres, tous ces tours, et ces détours, et ces retours des impressions dans les âmes de ces petits troupeaux ; mais , po^r dire toute ma pensée, puisque je prêche de tout dire dans les lettres, j'ai toujours cru que les habitudes théo- logiques font un peu perdre de vue le vrai fond de la nature humaine. Un médecin qui aurait dans une petite boîte un remède à tous les maux ne se soucierait plus beaucoup de là clinique ni de rétude de la physiologie. Aussi voit-on Tentente profonde et délicate de la nature humaine dimi- nuer à mesure que les doctrines religieuses se Fessèrent dans un plus petit nombre de dogmes. On ne pense plus qu'à la puissance de ces dogmes et on les applique à tout et partout avec une cer- taine monotonie confiante. L'idée trop habi- tuelle du miracle fait négliger et bientôt fait mépriser toutes les nuances de la nature hu- maine. Fénelon en tient plus de compte que Calvin, parce que, après tout, sa religion est un peu plus en rapport, par ses croyances, avec rinfinie variété des âmes que la théorie pois-
LKrraBS. 439
santé et étroite du calvinisme. En voilà peut- être beaucoup pour me venger de ce qu'un bon «sprit ne prend pas aux mièvreries de Cranford^ mais j'ai la fureur des idées générales. C'est dans le mauvais sens qu'il faut m'appliquer les vers de M. de Lamartine :
... une active pensée Par UQ instinct trop fort dans l'infini lancée.
Je . dis toi:gours aux gens : Voulez-vous venir vous promener avec moi dans les espaces ?
La mer blanchit sous les vedsseaux anglais et français qui vont se saluer devant Cherbourg, r^otre curé d'ici, qui ne ressemble pas à un vais- seau de guerre, est convoqué pour aller recevoir l'empereur à Évreux. Il y aura là deux ou trois cents ecclésiastiques et l'archevêque de Rouen, 3L de Bonnechose. Bernay verra passer ses maîtres, mais comme un éclair; ils ne s'y arrê- teront point. Il y aura un petit arrêt à Lisieux. M. Guizot n'y sera point, d'abord parce qu'il est <en Angleterre. Cette visite de la reine d'Angle- terre n'a pas beaucoup sa pareille dans l'histoire. Il est bien rare qu'un souverain soit venu inau- gurer des citadelles élevées en face de lui et contre lui.
Adieu. Il m'ôiiauie de ne pas vous savoir à Çoppet, biea que je n'y sois pas.
440 LBTTRBS.
CXXXIIX.
A MADAMB PISCATORT.
Paris, 25 août 1858.
Comment VOUS accoutumez-vous, chère ma- dame, àla simplicité de vos campagnes de France? Vous n'êtes plus sous les palmiers ni dans les forêts de colonnes des grandes mosquées. C*est comme si Ton passait de la lecture d'Homère aux fables de la Fontaine ; mais il y a aussi du plaisir à lire la Fontaine et c'est encore de la poésie. Les fleurs du blé sont faites de la main du même ouvrier qui a dessiné le feuillage des palmiers. J'ose espérer que, jusque-là^ nos ma- nières de voir en théologie ne diffèrent points maisje n'irai certainement pas plus avant sur ce point, de peur d'être accusé par vous de sub- tilité. Avez-vous déjà commencé à mettre en ordre vos notes de voyage? Avez-vous décidé la question s'il faut lire ou ne pas lire les livres qui ont traité le même sujet? Au fond, il importe peu. Les esprits originaux ne se rencontrent point, et deux personnes d'imagination qui voient le même objet, le voient sous d'autres couleurs et sous d'autres aspects. II n'y a que les
LETTRES. 44)
sots qui se rencontrent et c*est pour cela qu'ils forment une masse si serrée et si puissante. Vous pouvez donc lire, ou jie pas lire, ceux qui vous ont précédés en Espagne. Vous n'aurez aucune envie de refaire leurs dessins. Quand verrons-nous ces belles aquarelles où la couleur réelle du paysage de TAndalousie se mêlera à la couleur de Timagination? car il faut les deux ensemble, quoi qu'en disent les beaux|messieurs réalistes d'aujourd'hui. Pour donner aux tableaux toute leur vraie couleur, il faut reprendre bien vite le fil de vos souvenirs. Quelle que soit la mémoire, il est singulier à quel point les im- pressions s'effacent ou, ce qui est pis, se modi- fient et se dénaturent. Il le faut bien, puisque, après un certain nombre d'années d'absence , nous sommes tout étonnés de ce que nous re- voyons. Les montagnes de Grèce vous surpren- dront dans dix ans par leur aspect que vous connaissez pourtant si bien. Nous refaisons sans cesse dans notre esprit ce que nous avons vu une fois. C'est pour cela quil y a tant de narrateurs- de bonne foi qui racontent des faussetés dont ils sont profondément convaincus qu'elles sont la pure vérité. L'imagination ne cesse pas un mo- ment de travailler et abolit peu à peu la réalité» ... J'espère que du moins le soleil ne fait point
442 LETTRES.
acception de personne et qull réchauffe le petit monde aussi bien que les grands delà terre d'Afrique. Le soleil passe pourtant pour un peu courtisan. Il se montre toujours quand les sou- verains parcourent leurs États en cérémonie. Il pleuvait partout en Normandie hormis sur la rade de Cherbourg, quand Temperéjuret la reine d'Angleterre s'y sont rencontrés et s'y sont em- brassés. Je suis plus touché qu'étonné de la viva- oité d'affection que l'empereur a trouvée en Bre- tagne. Les âmes tendres ont besoin d'aimer. C'est ce qui fait que le regret de l'objet aimé est si voisin d'un nouvel attachement à un nouvel objet. Les ministres protestants, par exemple, ;Sont connus pour edmer tendrement leurs femmes mais si le malheur veut qu'ils la perdent, ils en épousent et en aiment tout aussi tendrement une autre dans les délais voulus par la loi civile. C^est ce qui explique si bien la parole d'un évêque breton qui a été désapprouvé des esprits cha- grins pour avoir nommé la Bretagne la terre de fidélité. Aimer jusqu'à la mort, qui paraît dans tous les écrivains de notre temps, s'explique encore, 4»l<m de savants interprètes, par aimer jusqu'à la chute définitive de Tobjet aimé. L'homme sur cette terre vit au milieu de telles vicissitudes^ la Providence lui retire si rapidement et si dure-
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mentce qu'il aime^qu^U fautbien qa'ilait la faculté -àe s'attacher successivement. Cela est acconlé sans difficulté par les auteurs les [dus considé- rables et les plus approuvés, tant jurisconsultes que philosophes et moralistes, les deux Porta- lis, M. Dupin et M. Baroche, s'il avait écrit, et d'autres qui sont plus proches et dont les noms vous sont présents comme à moi.
Vous avez bien raison d'être irritée contre cette Fanny. Il m'a fallu voir le succès de Madame Bovary auprès de tous les beaux esprits de notre société pour croire au succès de Fanny^ Le style emphatique et déclamatoire a aidé l'auteur à mettre dans son livre plus de choses choquantes et absurdes qu'il n'y en avait dans les vilaines petites histoires de madame Bovary. Si un jeune buffle, dans les marais pontins, écrivait ses mémoires, et le détail de ses affections, de ses jalousies, de ses désordres, de ses désespoirs, il y mettrait sans doute la même délicatesse et le même sentiment du bien et du mal moral parmi les buffles, mais pour peu qu'il eût l'esprit bien fait et un peu cultivé, il ne pousserait pas à OM excès ridicules le genre descriptif. La sincéritS de ses passions l'empêcherait de voir une foule de choses qui n'importent pas à ses passions. Il ne nous décrirait pas, tout en aiguisant ses cor-
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nés pour le combat^ les petites fleurs des champs qu'il ne doit point remarquer, ni la perruque du curé de son village qui ne lui fait rien ; mais cette petite et nombreuse école qui se nomme réaliste, je crois, a si peu de sentiments vifs et de passions vraies qu*elle ressemble à ce mathé- maticien qui écrivait du lit de mort de sa mère : «J*ai perdu ma mère aujourd'hui à 8 heures 22 minutes li2 (temps moyen).» Les passions ne sont pas si exactes et ne voient pas tant de choses. Dans une comédie de Tieck, un chat guette un rossignol qui chante et il dit : « Ce divin chanteur doit avoir un goût exquis. » Il ne pense qu'au goût qu'aura le rossignol quand il le croquera. Voilà un chat qui est à son affaire et qui a vraiment des sentiments et plus d'art que l'école réaliste.
Pendant que mademoiselle Isabelle chasse et que mademoiselle Rachel lit, j'espère bien que vous écrivez, chère madame; je veux lire des romans français qui m'intéressent.
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CXL.
A MABAMB LA BARONNE DE LASCOURS.-
Paris, 27 août 1858.
Voilà un été et un hiver en perspective où l'on sera terriblement éparpillés. Et vous, chère madame, comment avez -vous fait ce petit voyage? Vous avez trouvé à Boussay bien mieux que notre pauvre Normandie. Je me figure que l'air y est plus pur, et que Ton s'y dispute avec moins de vivacité sur tous les sujets. Avez-vous commencé quelque grande lecture? Je n'ai trouvé ici de nouveau que le discours de M. Mi- gnet sur Schelling. Il a très-bien décrit^ même pour des lecteurs peu attentifs^ ce petit univers imaginé par Schelling, où toutes les pièces se (apportent si bien et qui est rangé comme un papier de musique. Le défaut général des philosophies allemandes, c'est que tout y est si parfaitement enchaîné qu'il est sensible, au pre- mier coup d'œil du bon sens, que cela ne res- semble point du tout à la réalité. Qui sait le tout des choses peut bien se vanter qu'il n'a point la moindre idée des choses. On est toujours tenté de dire à toutes ces belles solutions : a Cela est si
clair que je n'en comprends pas un mot. » Vous avez lu, dans la Revue des Deux Mondes^ un article de M. de Rémusat sur la philosophie du dix- huitième siècle. Il a Tair de dire que c'est une demoiselle qui avait bon cœur et mauvaise tête. Je crois qufl faudrait renvoyer à une vingtaine d'annéesd'id toute discussion sur de tels sujets» Chacrni aujourd'hui ne discerne dans les idées générales que ce qui se rapporte à ses intérêts par- ticuliers. On a eu une telle peur» durant quelques années, de se voir dépouiller de ses biens meubles- etimmeubleS) que toute idée qui ressemble à un gendarme est la bienvenue et que tout ce qui a un air d'indépendance dans le monde intellect tuel est suspect d'effraction et de vol à main armée ; mais» quand la peur sera passée, on sera, un peu honteux d'avoir entretenu des pensées si basses pour des intérêts si grossiers.
Nous menons ici, dans notre solitude, une vie très-dissipée. M. de Broglie est allé deux fois cette semaine au Théâtre-Français. Moi qui suis moins frivole, je n'y ai été qu'uni» fois, mais nous passons les jours dans des cafés avec des mau- vais sujets comme M. de Sabune> M. de Yid- Gastel et M. Galas. Malgré la vie de désordre que je mène ici, je regrette beaucoup, chère madame^ les jours mieux réglés que vous a^es
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passés à Broglie et les deux jours où vous éties encore ici.
CLXI.
A M. PISCATORT.
Coppet, t8 septembre 1868.
Mon cher ami, Albert écrit de très-bonnes nou- velles de la Roche-Beaucourt où il est présente-- ment. Madame de Broglie est beaucoup mieux qu'elle n'a été depuis six mois. L*air du Midi lui est décidément favorable. Le mal diminue visi- blement au lieu de demeurer stationnaire comme dans les derniers temps où l'on ne constatait que des progrès souvent interrompus et peu mar- qués. Cest bien toujours en Afrique qu'ils vont. Us partiront de Marseille le 16 du mois prochain» Les médecins d'Alger disent des merveilles de leur climat durant l'hiver ; restent les quarante- huit heures de mer ou à peu près qui sont bien une petite épreuve, mais ni M. Andral, ni M. Bé- hier ne veulent y voir un inconvénient grave. J'espère que cette mer, qui est troublée natu- rellement ce mois-ci, sera calmée pour lors» J'ajoute qu'elle peut être calme quand elle le veut bien. C'est une remarque uniforme des journaux
448 LETTRES.
^ue, du côté de Cherbourg, TOcéan est devenu doux comme un mouton à la vue de deux grands souverains, et tout le monde, à peu près, n'en aurait-il pas fait autant à sa place? Il est vrai que les éléments ont des égards très - particu- liers pour les grandes destinées. Les gens gros- isiers disent qu'en France les fonctionnaires publics tournent comme le vent; on devrait plutôt dire que le vent tourne comme les fonc- tionnaires publics. Il me semble que cela a un air plus respectueux et qui ne saurait offenser personne, à moins que je ne me trompe.
M. d'Haussonville a quitté Coppet il y a déjà huit jours. Ce n'est pas qu'il ne trouve d'ailleurs ce pays-ci très-agréable. Il estime fort les Alpes et les monts Jura, mais il trouve ma^uvais qu'il n'y vienne pas autant de faisans et de perdrix que dans la Brie. Il tue donc de tout cela dans ■Gurcy, et n'en achève pas moins un volume in-folio sur le cardinal de Fleury, les derniers ducs de Lorraine et le roi Stanislas. Vous y verrez même Voltaire et la petite cour de Lunéville. Je l'ai fort engagé à parler de ce Voltaire avec un souverain mépris. Cela peut assurer le succès d'un livre auprès des honnêtes gens et des esprits délicats. Beaucoup de mes amis trouvent la cor-- re5/îonrfance de Voltaire insupportable; je ne les
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en estime que davantage, et cela me fait mieux apprécier leur bon sens et leur goût et aussi leur sentiment exquis de la langue française. Je garde leurs lettres dans les feuillets de la Corres- pondance de Voltaire pour comparer dans Toc- casion.
J'ai déjà recommandé à M. de Viel-Castel qui, je crois, est auprès de vous, la lecture des dépê- ches récemment retrouvées à Turin de M. Jo- seph de Maistre. Elles sont bien instructives et d'un ton de modestie qui charme. On y voit : !• qu'il a découvert, à force d'investigations pa- tientes, que l'Autriche est une puissance très- égoïste, peu romanesque et point du tout dévouée à la maison de Savoie ; 2'' il raconte à son maître le roi de Sardaigne et à son ministre des affaires étrangères, qu'il se sent ua esprit d^une sagacité et d'une profondeur qui l'étonnent souvent lui- même quelle que soit l'habitude qu'il doit en avoir ; il avoue que le flot brillant de ses pensées est si puissant et si contenu, qu'il en est comme ob- sédé ; qu'il a un style d'une énergie surprenante et qu'il laisse aux autres, s'ils le trouvent trop fort, à le délayer comme on met de l'eau dans un vin trop fort et trop généreux. Il ajoute aussi qu'il a à se défier de soi pour un tour heureux de plaisanteries fines ei légères, dont le secret
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n'était connu qu'en France avant hii. J(%nes è cela qu'il traite le Pape de poliehinelle, et you» aurez toutes les informations 'qu'il donne à s» cour et toutes les vérités qu'il met au pied de la croix. C'est certainement un des chrétiens lea plus originaux qu'on puisse rencontrer, quoi- qu'il y en ait aujourd'hui en France de biesi sin- guliers.
Vous vous plaignez de ceux qui ne vous don* nent point de leurs nouvelles, mon cher ami, et vous donc? Je n'ai pas encore pu obtenir de vous que vous disiez clairement si vous êtes bien ou mal. Je ne sais si vous traitez les autres avee plus de confiance. Si vous persévérez dans votre silence avec moi sur ce chapitre, je le deman- derai au ministère de la sûreté générale qui doit avoir copie de toutes les lettres de toutes les personnes marquantes de l'empire (la cour de cassation en ayant fait une sorte de devoir à la police) ; je le demanderai à votre officier de gen- darmerie qui doit vous connaître ; à votre com- missaire central qui centralise probablement les renseignements sur vous ; au procureur gé- néral impérial de votre ressort qui doit être eu* rieux et attentif aux honnêtes gens et qui me li^t peut-être d'un œil sévère au moment que je vous parle ; je le demanderai enfin à ces oiseaux du
ciel de toutes cottleors dont parle déjà Bossaet qoand il dit : a Les oiseaux da ciel rapportent au prince tout ce qu'ils entendent dire aux ex- trémités de leur empire. > Q^tam puiehra sunt tei^ tmria tuttj Jacob!
CSÇLIL
A M. B. DB SAHUNB.
Coppet, 13 octobre 1858.
Vous ne m'avez rien raconté delà vie de Saint- Eusoge. M. d'Haussonville m'a dît que Ton y avait disséqué le pauvre Bossuet... Quand on parle comme Bossuet, on a droit d'attendre que les autres se taisent devant vous. Je ne sais pas s'il aurait dit des platitudes de ce temps-ci, mais je suis sûr que ces platitudes, s*il en eût dit, mé- riteraient d'être apprises par cœur, ce qui ne peut pas se garantir de beaucoup 4e choses rai- sonnables que nous disons. Quand je dis nous, c'est de moi que je parle et de quelques autres, mais non pas de vous qui avez défendu Bossuet, j'en suis sûr. Vous avez une affection naturelle pour les grands esprits. Gela vaut mieux que la soumission à la mode qui fait qu'on est tour à ievr insolent ou servile envers les renommées.
452 LSTTRBS.
selon que la tête chante au chœur de la nation. Saint Jean a bien raison de dire dans FApoca- lypse : « Mes petits^ défendez-^ous de la mode. » Mais je me figure, d'ailleurs, que peu de gens entendent Bossuet. On s'attache au fond de ^es idées et elles importent peu en comparaison de cette imagination qui laisse derrière elle tous les poëtes pour la gravité et Tétat surnaturel. Il est le seul ministre en ce monde qui eût pu faire le discours du trône de Dieu, si Dieu souffrait un gouvernement représentatif. Milton et Pindare n'eussent été que de beaux esprits, dans cette occasion, en regard de Bossuet. C'est la plus grande voix que vous ayez entendue depuis qu'il y a des hommes, une voix qui s'entendent au fond de toutes les forêts et qui faisait rêver aux choses éternelles. On dit que le lion fait un effet de ce genre quand, en se promenant lentement, il rugit dans la nuit et que les Arabes en trem- blent sous leurs tentes à dix lieues à la ronde; mais, si Gérard a raison de tuer des lions, il n^est ni si beau, ni si dangereux aujourd'hui de se mettre à l'affût dans une conversation frivole pour tuer Bossuet. Veuillot en fait autant, Veuillot dont le nom n'égalera peut-être pas celui de Bossuet dans l'avenir. Voilà comme font les provinciaux de ma sorte.
LSTTRBS. 453
mon cher ami ; ils grossissent toutes choses et raisonnent à perte de vue sur les feux follets qui passent comme l'éclair dans des sociétés plus spirituelles qu'on ne saurait Têtre entre les Alpes et la France.
Tout cela dit, donnez-moi de vos nouvelles; et, dans un supplément, dites-moi si vous êtes, car si vous étiez, il me semble que vous m'auriez écrit pour me donner votre adresse , comme font les êtres réels qui ont été régulièrement élevés.
Je ne sais aucun temps où les journaux ont été si profondément insignifiants. On a l'air de vivre dans un couvent de Trappistes^ où l'on ne se dit rien et où il ne se passe rien. Serions-nous de- venus Trappistes? Cen est bien le silence, mais le luxe est tout autre qu'à la Trappe.
CXLIII.
A M. B. DB SAHUMB.
Coppet, 21 octobre 1858.
Il n'y a rien dans notre Suisse, sinon que les montagnes du côté de l'Orient commencent à prendre une petite teinte blanche sur leurs som-
454 LRTTKSS.
mets. Elles peuvent dire comme M. de Lamajp- tine parlant de ses cheveux blancs :
Mais l'hiver a blanchi les sommets de ma vie.
Le miroir du lac n'a plus la splendeur des pro- duits de Saint-Gobain ; il ressemble plus aux glaces de Venise par un certain édat sombre au fond duquel on croit voir quelque chose de la tragique et brillante Venise. Ce sont les tristesses de l'automne que je ne trouverais pas tristes s'il ne fallait pas partir. J'aspire à être un bel wcbvQ sur les bords du Rhône, afin d'être sûr, où à peu près, de ne pas changer de résidence tous les trois mois, au moins.
Avez-vous commencé la Correspondance deM.de Lamennais^ publié par M. Forgues? Ce sont dos tableaux représentant l'intérieur des sacristies et des couvents entre 1820 et 1830. La brosse du peintre est triste et rude. II n'y a nulle couleur et nulle imagination. Je n'ai pas très-bonne idée des hommes qui ne mettent pas quelque chose de leur esprit dans leurs lettres et qui semblent le réserver pour leurs ouvrages. Voltaire n'a ja- mais fait cette économie, quoi qu'on en dise ; mais l'excuse de Ti. de Lamennais est peut-être qu'il n'avait pas beaucoup de couleurs dans l'imagi- nation. L'école des exagérés ^en tout genre en a rarement. lis tâchent de singer les siusdes 4e
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Michel-Ange et c'est tout. Il n*ert pu donné", à beaucoup près, à tous les yeux de voir la cou- leur des dioses. Les logiciens par métier et les singes des logidens n'ont point d'yeux. C'est d'eux qu'il est é(H*it : W non nidebunt. Il n'en est ^ pas moins vrai que je lis ces volumes avec inté- rêt. On y voit passer un tas de noms et un tas de figures, mal esquissées, il est vrai, mais dont on « entendu parler avant la révolution de Juillet et qu'on ne reverra plus. Ces gens un instant illustres
Tombés en Tètemel oubli Où leur nom d'un moment demeure enseveli»
comme c'est dit, je crois, dans Irène.
Vous savez que j'ai un intérêt ridicule pour tout ce qui a vécu^ et que je passerais la nuit à lire les mémoires de la cuisinière de Caton dyti- que, si on découvrait ce trésor (je dis cuisinière, parce que Caton ne s'élevait sûrement pas jus- qu'à un cuisinier), enfin, je tâche de me faire des images de l'abbé Baron, de mademoiselle de Lucinière, de mademoiselle de Tremerenc, de IL de Coriolis, tous correspondants de M. de La- mennais dans sa jeunesse. Je suis fâché même que M. de Salinis soit encore vivant et évêque, car^ sans cette contrariété, il aurait sa part de ma cu- riosité bienveillante. Je Us aussi M. EalTet, l'éco-
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nbmiste, qui ne ressemble en rien à M. de Lamen- nais. Malgré M. de Broglie, je prends la liberté de trouver qull n'a pas Tinstinct dramatique et le vis comica ou tragka, si vous voulez, qui est si nécessaire pour instruire les classes peu accou- tumées aux abstractions. Il faut, pour elles, que les personnages soient vivants ; mais il est plus facile de faire un traité exact et sensé d'écono- mie politique que de faire un médecin, un curé, un maire et des ouvriers qui n'aient pas l'air d'académies, et des académies de maires et de curés sont tristes. Adieu, cher ami, dites-moi franchement si vous ne pouvez pas lire mon écri- ture; dites-moi ce qull y faut changer; je suis perfectible.
CXLIV.
A MADAME LA BARONNE A. DE STABL.
Garcy, 16 novembre 1858.
Vous devez avoir bien froid et bien triste dans cette solitude et cette noire saison de bise. M. Ch. de La Guiche qui est revenu ici de Genève, l'autre jour, raconte des prodiges de violence de ce vent qui s'est levé sur nous à notre départ. Il est vrai qu'il était habituellement dans le plein air, puis-
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qull chassait le chamois par les montagnes. Ma conclusion est qull faut que vous reveniez dans nos climats plus doux. Il y pleut à verse, et le vent n'est que furieux, mais point fou comme dans le Jura.
II me semble que vous ne prenez pas heaucoup à ridée de Cowper. Je ne suis pas tyrcm en fait de conseils, car je suis d'avis qu'on n*est à sa place que sur sa propre pente. Il faut suivre ses goûts. La moitié des hommes se sont perdus mo- ralement quelquefois et intellectuellement plus souvent encore pour s'être façonnés au goût des autres. Le goût de l'étude, la passion des lettres, a un avantage très-grand. Elle apprend à s'isoler de tous les accidents de l'existence et donne des plaisirs que n'atteignent ni le vent, ni la pluie de Ja réalité. Ceux qui ont ce tour d'esprit ont une forte retraite sur des hauteurs inaccessibles, mais ce même tour d'esprit a ses graves incon- vénients. Il accoutume, peu à peu, à vivre dans le monde des chimères et, sans doute, il doit af- faiblir un peu le ressort de Tâme. Peut-être que les âmes vives ont un besoin impérieux de ce qui est le monde réel, parce que ce qui sort de là donne des impressions qui vont plus au vrai fond de Têtre. Un jeune homme ardent trouve certainement plus de plaisir à poursuivre des
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Arab^ dans une campagne d'Algérie qa*à suivre dans Homère les batailles qui se livraient au pied de Tlda... C'est une très-jolie vocation que de faire entrer la poésie dans le monde réel. C'est probablement ce que vous faites à cette heure en organisant votre petite école. Vous transigez avez les difficultés et tâchez de concilier lldéal avec M. N. et toute sa municipalité. Comment vont ces commencements épineux? Vous avez vu le second moment de votre maîtresse d'école. Ce second moment est toujours tout autre que le premier. Même quand on ne fait pas de décou- vertes dans une personne, Tinconnu auquel on s'accoutume change de forme. Comment avez- 'vous laissé ces aimables Carraaéens? Carranéens est un plus joli nom que Carraïbes et leur va mieux par conséquent. Avez-vous fait votre course à Morges «t déjeuné avec les imagmatUms •du canton de Vaud ?
CXLV.
▲ JC POI&SON.
Gurcy« 7 décembre 185S.
Mon cher ami, je ne sais pas trop pourquoi Bossuet dit quelque part, d'un air furieux i «Pa-
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ris vilto de trouble et de* brait!» Vous Défaites pas plus de bruit qu'un aidde souris. Depuis que Ton a condaniné M. de Moutalendiert à tant de peines inconnues jusqu'à nos jours, Paris ne tient pas plus de place dans les journaux que Copenhague. Mais je conviens que le jugement du comte de Montalembert peut compter pour un petit événement et qu'on peut se reposer après avoir fait cette besogne ; je trouve même qu'on ne rend pas au tribunal qui l'a prononcé la jus- tice que les particuliers doivent à leurs magis- trats, quand ils font bien ou mal leur devoir. Sans nul doute il a fallu à ces juges une intrépi- dité singulière pour prononcer des peines si ter- ribles contre un écrit dans lequel le bon sens trop grossier des hommes vulgaires ne saurait trouver une infraction à la loi. C'est là ce qu'on nomme agir en hommes d'état, et consulter Fesprit et non pas la lettre de la législation. Les pédants, qui ont le cerveau étroit; «disent des sot- tises à ce sujet; ils prétendent que la lettre de la loi doit être judaïquement suivie, sans quoi il n'y a dans l'empire le plus florissant de sécurité pour personne, que dura lex $ed 2ex, veut dire^ 'Cela. Mais, comme disait un militaire intrépide, présidant un conseil de guerre : « Si on écoutait ces bavards-là, on ne condamnerait pas un
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homme sur deux. » On me dit d'ailleurs que ce procès n'a pas beaucoup éveillé la curiosité pu- blique; que M. de Montalembert n'étant pas d'o- pinions très-populaires» on ne prend nul intérêt à son sort. Pour le coup, moi qui n'ai pu lire sans une juste horreur les témérités dont l'écrit de M. de Montalambert est rempli, je trouve que tout citoyen doit être extrêmement attentif à la façon dont on juge soit le plus obscur, soit le plus acariâtre de ses concitoyens, attendu qu'il n'est pas bon de laisser établir, sans crier quel- que peu, des précédents fâcheux. Ce qui arrive en ce genre à un homme dont le visage ne me revient pas, peut m'arriver la semaine prochaine, et il serait de mon devoir, aussi bien que de ma prudence, de prendre son parti s'il n^était pas traité selon les règles les plus exactes du droit écrit et de la stricte légalité. C'est ce qui a fait dire à un publiciste anglais que la liberté était le droit de s'occuper de ce qui ne vous regarde pas. Quand les sujets ne se portent pas d'intérêt les uns aux autres, ils ont un grand désavantage sur l'Etat ; ils se présentent un à un devant la phalange macédonienne de l'Administration ^ qui les reçoit sur la pointe de ses piques. Si M. le président ***et les trois juges de police cor- rectionnelle me paraissaient avoir prononcé un
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jugement inique contre le plus ardent de mes ennemis, je noterais M*^ et les trois juges dans mon livre pour les poursuivre toute ma vie selon mes faibles moyens. Heureusement je ne suis pas dans une si pénible obligation, et il est bien doux de penser qu*ils ont dans cette affaire tout mesuré au poids du sanctuaire, 5t/at;t/ere//br/t/er^ suivant les expression^ consolantes de l'Écriture, n fait ici un temps si triste que je m'en exile en imagination pour aller vers les régions du soleil. Je lis ^ avec curiosité les articles de la jRe- tme des Deux Mondes sur le Sahel et tous les envi- ronsd' Alger. C'est dommage qu'on en soit séparé par la mer retentissante, comme dit Achille de sa Thessalie. Je ne suis pas fait pour vivre l'hi- ver; je suis convaincu que je mourrai dans le mois de décembre d'une année quelconque (à moins que ce ne soit à une autre époque). J'ai la rage du jour et du grand jour, et des jours longs, et des jours chauds. Je mets entre l'été et l'hiver la même différence qu'entre un gouver- nement libre et un gouvernement paternel. J'i- gnore sous quel gouvernement je mourrai, et la probabilité pourtant est que ce sera sous celui- ci ; j'espère qu'il n'y a pas d'offense à parler ainsi. On dit donc que l'Afrique est un lieu de délices pour le climat et les horizons magnifiques
et réclai de la végétation, mais elle ressemble plus aux belles parties de l'Espagne qu'à l'Italie. Elle n'a rien de la mollesse ionienne de Naples, ce n'est pas ce qui m'en plaît ; mais elle n'en va que mieux devenir une sorte de Sedente, où ré- gneront ïes vertus et la liberté, sous la .protec- tion du Prince-Ministre qui la gouverne. Beau- coup de grandes vues de M. Emile de Girardin, le Fénelon du siècle, y vont sans doute se réali- ser. On verra appliquer, pas bien loin des ruines de Carthage, les belles leçons de Mentor à Ido* menée avec un même goût de l'ordre et de la vertu et plus de respect pour la liberté. Saint- Marc Girardin, qui ne vaut pas l'autre Girardin, a pourtant fait dans la Revue des Deux Mondes sur les Principautés et sur l'action de la France dans les négociations qui ont réglé cet État, un article où il y avait bien de l'esprit. Les malveillants ont voulu y voir une légère teinte d'ironie du commencement à la fin. II faut le bien peu con- naître pour en porter un tel jugement ; il est trop savant dans l'art d'écrire pour ignorer qu'une ironie trop prolongée est un défaut. Ce ne serait que sous un despotisme que cette façon d'écrire serait en place ; mais quand on peut tout dire har- diment, dans le cercle des lois, qui diable pourrait avoir recoofii i tous ces arts de la servitude ?
LBTTRBff. 40^
CXLVI.
A M. PAUL DB BKOGLIB.
Gnrcy, 80 décembre 1858.
Mon cher ami, je n'ai pas grande confiance dans cette règle qne nous avons prise depuis quelque temps de t*adresser tes lettres à Pa^ nama^ voie d'Angleterre, sans autre indication ni recommandation. II me semble qu'une pauvre lettre dans cet état d'abandon ne peut se tirer d'affaire^ mais on se tire de tout dans ce monde avec un peu d'intelligence, et j'aime à compter sur rintelligence de ces petits paquets.
On part d'ici pour Paris vers le lendemain du jour de Tan. La maison est présentement au grand complet ; M. et madame d'Haussonville, naturellement Mathilde, Othenin, ton père, M. et ' madame d'Harcourt, leurs six enfants, made- moiselle de Pomaret et enfin moi-même. Tout cela fait un grand bruit à déjeuner et à dîner. On dispute sur tout avec la fureur et la douceur accoutumées. On ne parle pas du livre de M. Michelet sur Y amour ^ mais du livre de M. Va- cherot, qui a pour titre : Métaphysique positive; du livre de madame de Gasparin» dont je t'ai
■ 4
464 LETTRES.
parlé; on revient sur ses autres écrits et l'on cherche si elle a agi selon la sagesse quand elle s'est moquée de ses frères protestants et de ce qu'elle nomme le palais de Chanaan. C'est alors qu'il y a grande mêlée et c'est là que l'on voit ceux qui sont assis au banc des moqueurs. M. de Broglie, madame d'Harcourt et un peu made- moiselle de Pomaret sont d'un côté; M. et ma- dame d'Haussonville et moi de l'autre ; et puis, Ton revient sur Pascal, criant toujours de plus en plus fort, si bien que le petit chien de Pauline d'Sarcourt se met à aboyer 'de frayeur ou d'ému- lation, sans trop exprimer d'opinion ; et puis, tout ce bruit cesse, on quitte la salle à manger, et on se retrouve au salon, en parfaite intelli- gence. Nicole a fait un petit traité sur Fart de conserver la paix ; on pourrait en faire un autre sur l'art de converser chrétiennement. Je me fi- gure qu'il faut faire grande attention à la note sur laquelle on commence toute discussion ; elle doit décider du fond même des idées et modifier tout l'ordre des pensées. Il est bien probable qu'il faut un accompagnement de flûtes extrême- ment doux et non un accompagnement de trom- pettes si l'on veut dire des choses raisonnables, mais, nous autres doctrinaires, nous ne marchons dans la discussion qu'au son des instruments de
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cuivre. Nous n*aimons pas à chanter en partie ; aussi il ne vient pas grand monde à nos concerts. Nous cherchons le point de désaccord comme d'autres cherchent Taccord. C'est pourquoi je porte dans mes armes un chien hargneux, mais le fond est assez bon enfant.
Tu sauras qife ton père, après avoir lu la Mi^- iaphysique positive de M. Vacherot y trouve beau- coup de talent pour Texposilion des idées, une rare clarté dans la critique des systèmes les plus obscurs comme ceux de Kant et de Hegel, un style qu'il trouve admirable dans sa simplicité nerveuse et tout à fait approprié au genre philo- sophique, mais il lui conteste toutes ses idées et •tiHites ses conclusions et je n'en suis pas étonné.
Tu auras vu dans les journaux la mort de M. Hippolyte Rigault. Il a été très-universelle- ment regretté et pour son talent et pour son caractère aimable et indépendant. Sa mort a fait une sensation dans Paris, où on ne se soucie guère de personne. Il avait des dons particuliers que le Journal des Débats ne retrouvera guère dans un autre ; une extrême facilité de travcdl, la variété, une hardiesse mesurée et une certaine entente du public qui lui permettait de mettre les nuances d'idées à sa portée ; le sarcasme vif sans beaucoup d'amertume, et, au-dessus de tout
III. 30
4106 LSTTRSS.
œla, il avait le caractère de Iliomme de lettres dans toute la dignité qu'on attache à oe nom et quinese trouve pas toujours dans les personnes.
Les nouvelles d*Âlger sont toujours les mêmes. Le climat est bon pour la poitrine, quoiqu'il agace assez les nerfs par moment. Albert regarde avec curiosité toute une sorte de réforme libé- rale que le prince Napoléon introduit dans toutes les branches de Tadministration en Algérie.
Voilà raCTaire de M. de Montalembert terminée et jugée définitivement en appel. Les nouveamc juges ont repoussé la partie du jugement de police correctionnelle qui mettait le comte de Montalembert sous la surveillance et à la dispo- sition du ministre de la police. Ils ont aussi lé- duit la prison de six mois à trois mois. On dit que M. Berryer a parlé avec une grande liberté et une extrême vivacité. L'empereur a renou- velé la grâce sur le jagement de la Cour d'appel.
Adieu, mon cher ami. Voilà un jour de Tan qui se passe sans qu'on te voie, mais non sans qu'on pense à toi. Les absents n'ont pas tort, quoi qu'en dise un mauvais proverbe. Si ton ap- pareil photographique est arrivé en bon état, envoie-moi la vue de ton petit nid dans cette Oalédonie.
1.«TT&B«.'' 46T
€XLVII.
AU MÊME.
Paris, 14 janvier 1859.
•
Nous commencioiis à trouver mon cher ami» qu'il y avait bien longtemps qu'on n'avait vu de ton écriture. Ton journal à fait Tintérêt de deux ou trois jours pour nous. Je connais maintenant, aussi bien que qui que ce soit, cette vallée étroite, dominée par un lac et où coule une rivière qu'il faut passer soixante-^trois fois pour arriver à ce lac. Nous nous disputons pour savoir s'il faut la passer soixante-trois fois avec de l'eau jusqu'à la oeinture ou si quelque philanthrope y a jeté çà et là des troncs d'arbres pour servir de ponts. En tous cas, si tu es encore mouillé, la présente est pour t'inviter à te sécher, s'il est possible. Cette vie que tu mènes à O'Taïti va te donner le goût eties habitudes des cours. Est-ce que vivre habituellement avec tant de rois, de reines, de princes et de princesses ne va pas te donner un grand dédain pour notre bourgeoisie parisienne ? n n'empêche que, quand tu reviendras, déd.ai- gneux ou non, nous aurons grand plaisir à voir ta mine noircie par le soleil des tropiques.
468 LETTRES.
Quand je pense que Tannée dernière, à ce temps- ci, tu étais dans mon cabinet à me casser tout mon menu mobilier , je serais prêt à sacrijSer le meilleur de mes couteaux à papier pour te revoir. Le jour de Tan , ici , a été marqué par un véritable événement politique. On parlait va- guement, depuis quelques mois, des chances éloignées d'une guerre de la France et du Pié- mont contre l'Autriche, mais c'était un sujet d'entretien qui n'agissait point d'une façon trop marquée sur le crédit. Le !•' janvier, l'empereur, en recevant M. de Hûbner, ambassadeur d*Âu- triche, lui a exprimé son regret que les relations de la France et de l'Autriche ne fussent pas telles qu'il Taurait désiré. A ces paroles, la Bourse a fléchi, plusieurs jours de suite, d'un mou- vement assez rapide. Un article du Moniteur a cherché à diminuer les inquiétudes, en rédui- sant la portée des paroles de l'empereur, et en déclarant très-exagérées les conséquences qu'on en tirait. Le Times a commencé, contre les pro- jets qu'il suppose au gouvernement français, une polémique extrêmement violente ; le Journal des Débats vient de faire un article grave pour représenter les chances d'une guerre commencée en Italie par la France au profit du Piémont. Le gouvernement vient, dit-on, de prescrire le
LBTTRB8. 469
silence à la plupart des journaux sur ce sujet et s'applique, en ce moment, à tranquilliser les es- prits alarmés, sans trop y réussir.
Comment font donc chacune des lettres que nous t'écrivons pour se perdre en route ? Qu'il est difficile de s'entendre de si loin !
CXLVIII.
A M. A. DB BBOOLIB.
Paris, 19 Jaavier 1859.
Nous semblions, ces jours derniers, à la veille d'Arcole et de Rivoli, mais comme il y a toujours un certain espace de temps entre la veille et le lendemain, nous ne sommes pas, en ce moment, aux jours d'Arcole et de Rivoli. Nous sommes à la paix. Tout le langage officiel est dans ce sens, quoique sans rien de précis ni de catégorique, mais enfin, toutes les petites anecdotes qu'on col- porte vont à cette fin de tranquilliser les fonds publics qui sont nerveux comme de petites maî- tresses. Ce tour nouveau qu'on semble vouloir donner à l'opinion du public vient-il de prudence à la vue des chances d'une grande guerre? Est-ce un calcul du moment pour arrêter cette sorte
470 LBTTBBSw
d*effroi qui troublerait toutes les transactions f Ce dernier est probable, etle premier est possible. Il serait naturel de se recueillir un peu à Tentrée- d'une aussi grande aventure et en entendant les éclats des journaux anglais et le ton altier des journaux allemands de tous les États, en son- geant]aux difficultés que Romeprésenterait tout d'abord, en pensant au déchaînement inévitable de toute la démagogie en Italie et en voyant rabattement mêlé de quelque fureur où est tom- bée la Bourse et ses innombrables enfants dès les premières ondulations de ce tremblement de terre... Toutes ces choses contradictoires étant dites, la fantaisie du moment est de sa rassurer, et de croire à la paix...
Comme je disais tout cela hier, le vent tournait à la Bourse. On recommençait à croire à la guerre. Il est probable que cette fièvre tierce du*^ rera quelque temps.
Âvez-vous fait venir le volume de Job de M. Renan? J'en ai comparé des chapitres avec ceux de la Vulgate, particulièrement le 38* sur le spectacle de la nature. Je ne sais certainement pas l'hébreu^ et je n'ai pour règle, dans cette comparaison, que de tenir pour vrai le* sens le plus vif et le plus fort. Je tiens jusqu'à présent la Vulgate supérieure païf les endroits oà la Vulgate
et M. Renan, ou M. Renan et la Yolgate, diffè- rent.
M. Feydeau publie un nouveau roman dans la Revue contemporaine. M. Pasquier, malgré ses 92 ans, a senti la rougeur lui monter au visage en en lisant les premières pages. La Revue coU'» temporaire n'était-elle pas faite pour être lue par les jeunûs demoiselles ?
CXLIX.
A MADAMB LA PRINGBSSB DB BBOQLIB.
Paris, 1 février 1859.
Tout le monde me dit, chère madame, que vous êtes bien mieux de tout point, et je le vois bien par votre lettre. On n'a point cette vivacité quand on souffre de la névralgie, et qu'on a les nerfs exaspérés par le vent du nord.
Nous ne saurons rien de la guerre ou de la paix avant le discours de Tempereur au Corps légis- latif et avant les séances du Parlement d'Angle- terre... Nous n'avons que des sentiments doux. On ne s'entretient à la Bourse que des agrément» de la paix. .« En attendant que le sort, e'est-à-dire la sagesse du gouvernement, ait décidé de tout cela,.
472 LSTTRBS.
nous aurons demain rentrée de la Princesse de Sa- voie dans Paris. Il y a une vingtaine d^années que j*ai vu entrer dans ce même Paris, par une autre porte, une autre Princesse, et, depuis Jors, il s*est , écroulé une monarchie, et il s'est élevé une Ré- publique qui est tombée, et il s*est élevé un Em- pire. Il est bien difficile de savoir quelle MnoMse nous verrons entrer dans Paris dans vingts Uns* Je ne crois pas que M. le Ministre de la guerre ait dit Tautre jour à un officier qui lui parledt d'un professeur dans une école militaire : « Te- nez, mon cher, je donnerais à présent tous mes professeurs pour un cheval. » Il est très-difBcile à nous, pauvres gens qui n'approchons pas des grands^ de savoir si toutes les petites historiettes qu'on nous raconte ont un mot de vérité.
CL.
A M. PAUL DB BROOLIB.
Paris, 13 mars 1850.
J'ai reçu tes deux lettres du 31 décembre et du 30 janvier. Cette dernière est arrivée avec la plu4 aimable rapidité, car elle était ici le 5 mars. Tu n'es pas comme les trois quarts du genre humain
I.BTTRXS. 473
écrivant ; tu réponds à ce qu*onte dit et les lettres avec toi ne sont pas un échange de monologues sans rapport les uns aux autres. Tu tiens plus de Corneille où Jes héros se répondent que des tra- giques vulgaires où chacun fait son morceau sans se soucier à qui il parle. Je me suis promené avec toi dans les plaines du Chili avec leurs on- dulaticini|jinonotones, sauf, comme tu le dis, les Cordillières qui sont semblables aux Alpes; cela fait bien, en effet, un petit accident dans le paysage* J'ai vu les églises magnifiques de ces pauVres gens; un peuple de philosophes n'aurait pas laissé, j'en conviens, beaucoup de monuments d'architecture sur notre terre. J'ai regardé, avec discrétion, dans ces jolies maisons, ouvertes le soir, et d'où sortent les sons rapides et mono- tones du même air de piano répété cent fois. Quand il me plaira, je me ferai psisser auprès des Espagnols pour un vieux voyageur Ijui a passé sa vie dans le nouveau monde. J'aurais la fantaisie de voir comment on danse de l'au- tre côté de la ligne. Je compte que ce sont tou- jours des Français qui enseignent cet art par tout l'univers. Je crois bien, avec toi, que la danse est nécessaire pour connaître la société, bien que Bacon ne l'ait point comptée, dans son Novum organumj parmi les instruments de con-
^4L LBTTRBS.
naissances. Quant à Hugg Miller, qui n*est point un maître à danser, tu nous en as doimé la plus grande curiosité. LordBrougham, à qui ton père en a parle, avait lu sa biographie et en parlait avec beaucoup d'estime. Je me propose de te vo» 1er les idées qu'il t'a suggérées sur le Beau. Elles placent la théorie de l'idéal au plus haut des deux, qui est la vraie place ; elles feticiient la booche aux copistes emfagés de la nature ; elke sont une démonstration de la théorie de Platon, laquelle n'a pas peu contribué à civiliser le mon-* de. Tout homme qui n'est pas plus ou moins pla- tonicien finira mal, et, pour le dire en passant, ceque tu aimes dans le caractère des Allemands est un penchant vers ces rêveries qui ne sont pas autre chose qu'un certain goût de famille qu'ont cm enfants de Dieu pour l'idéal . Quelquefois, cela tourne singulièrement, comme toutes les dispositions héréditaires qui sont sujettes à dé* viation; mais enfin, je me promets le plus grand pladsir de la lecture de ce maçon sublime. Il y a,, à Paris, une foule de maçons de l'école réaliste qui ne le valent pas.Cest dommage que tu ne sois pas là pour que nous le lisions ensemble. J'aime teecofvmmitKirBsetje te soupçonne d'avoir pexK fèelionné l'édifice de cet humble architecte ; ei quand cela serait,, las gens qui font venir de
I^BTTRXB. 47&
•
belles idées aux autres, n'en sont pas moins de grands hommes obscurs. C'est une race plus nombreuse qu'on ne sait ; ils mettent les esprits plus forts sur la voie de ce qu'Oui pense là-haut :
Cognati retinebat semina cœlî.
n reste donc, mon cher ami, que, tandis que nous sommes ici à ne rien trouver qui vaille au centre de la civilisation moderne, tu découvres, au désert, un livre original et qui contient, peut-être, la réfutation la plus solide comme la plus frap- pante du système Courbet. Ce Courbet n'a pas l'air du cousin de Dieu et visiblement ils n'ont pas été élevés à la même école. •
Il paraît que nous ne sommes pas disposés à nous disputer, car je suis aussi de ton avis sur les définitions de la paresse. Être actif, c'est vou-^ loir certainement, et, sans nul doute, la volonté désennuie comme un vent frais qui entre dans une chambre étouffée rafraîchit ses habitants» Je me souviens pourtant que M. Mignet, qui ob* serve bien dans l'ordre moral, me disait un jour que des actes de volonté trop répétés usent les nerfs, mais il y a un remède à tout quand on ne veut que bien faire. La règle à laquelle on sou- mettrait ses occupations de chaque jour a cet avantage qu'elle devient habitude et demeure
476 LETTRES.
volonté, mais une volonté trempée <f eoti, pour ainsi dire, et moins excitante. Dans cette petite barque où nous voguons, chacun de nous, il faut tendre la voile quand le vent est bon, mais pren- dre la rame dès que le vent est contraire ou qu*il tombe. J'ai eu longtemps envie de faire faire un cachet qui exprimât le repos et le bien-être que •donne l'activilé, c'est-à-dire une volonté réglée. J'avais la devise : Motu quiescunt^ et je pensais à donner pour corps à la devise le système plané- taire où chaque astre est dans un grand repos bien qu'emporté par un grand mouvement. Je songeais aussi à un autre cachet : m nova fert animus, c'est-à-dire s'initier sans relâche aux se- crets du monde ; mais j'aurais voulu exprimer, en même temps, que le nouveau est autour de soi, qu'il ne faut pas le chercher bien loin, qu'en •creusant sous ses pieds on trouverait des trésors ; qu'en traitant d'une certaine manière avec ceux qui vivent auprès de vous on en peut faire une
sociéténouvelleettoujoursplus aimable etc., etc., mais j'ai fini par trouver que mon cachet aurait besoin d'être un petit in-folio de cinq cents pa- ^es, ce qui n'est pas dans les usages de l'art hé- 4raldi(}ue.
16 mars.
Malgré le langage officiel du gouvernement
LBTTRBS. 477
qui semble faire effort pour éloigner les craintes de la guerre, le public s'obstine à croire à une collision prochaine entre la France et T Autriche.
Sais-tu que mademoiselle Rachel Piscatory épouse M. Trubert ? C'est à Chérigny que se fera le mariage.
Je te prie de dire beaucoup d'amitiés de ma part à ce pauvre malheureux chien qui est venu se réfugier à votre bord. Tu as l'art de faire prendre les animaux en affection et tu sais leur donner des traits individuels qui en font exacte- ment des personnes. Il est vrai que j'ai une ten- dance naturelle vers les bêtes. Si je croyais à la migration de âmes, je croirais aussi que j'ai erré dans les bois, il y a quelques siècles, avec une fourrure plus ou moins épaisse et des oreille» plus ou moins pointues.
CLI.
AU MËMB.
Paris, 15 mai 1859.
Voilà terriblement longtemps, mon cher ami, que nous n'avons eu de tes nouvelles, mais comme tu nous as menacés de n'en avoir que vers le
478 LBTTRBS.
mois de noTembre ou de décembre prochain» nous sommes encore bien loin de compte et U faudrjBL encore que nous laissions filer, durant bien des jours, le long câble de la patience. Les journaux disent confusément que vous avez des querelles à O'Taïti sur le protectorat étendu aux Iles-sous-le-vent. Nous comprenons déjà bien peu nos affaires diplomatiques de TEurope ; celles des antipodes sont au-dessus de notre portée. Tous les doutes sur la guerre que je t'écrivais il y a un mois sont très-nettement résolus et voilà les deux armées de Frcuice et d'Autriche qui vont se rencontrer en Piémont. L'empereur esta son quartier général à Alexandrie et les Autrichiens «n face, dans le carré formé par le Tessin, la Se* sia, les Alpes et le Pô. G*estlepremier acte d'une tragédie dont on ne saurait dire combien elle aura d'actes. Pour le moment, Tespérance publi- que est que l'empereur aura de prompts succès ; que la campagne sera courte et décisive, et qu'on arrivera en peu de temps à un congrès qui ré- glera définitivement les affaires de l'Italie, mais ce sentiment public n'assure malheureusement pas le cours des événements. Bien des longues guerres ont commencé avec ces espérances. Des esprits plus chagrins regardent avec inquiétude la disposition de l'Allemagne fédérale qui est.
LXTTRBS. 479
dit-on, très-hostile à la France. La Prusse même par la bouche du prince régent, déclare qu'elle ne laissera point rompre Téquilibre actuel de l'Erfrope. L'Angleterre, jusqu'à ce jour, regarde les combattants sans guère laisser lire sur son visage le parti qu'elle prendra. Lord Derby, à la vérité, s'est expliqué dans le Parlement dans le sens aussi du maintien des traités. Il est vrai que ce ministère Derby est d'un tempérament faible et d'une existence précaire. Toujours est-il qtffl y a bien des choses, et peut-être de terribles choses derrière ce rideau de l'avenir ! L'armée française est arrivée très-rapidement en Pié- mont. La flotte en a passé la majeure partie, environ 75,000 hommes jusqu'à présent, car les routes du Mont-Cenis et du Mont-Genèvre ne sont pas excellentes... On n'entend pas grand'chose aux manœuvres de l'Autriche qui semblait vou- loir frapper un coup violent sur l'armée sarde avant l'arrivée des Français et qui depuis trois semaines n'a fait que tournailler sur les bords du Pô et de la Sesia sans qu'on puisse encore discerner son plan... L'empereur Napoléon est parti mardi dernier de Paris et l'émotion du gros de la population répondait assez à l'ardeur de l'armée. Albert est arrivé d'Alger samedi 30 mars.
480 LETTRES.
Toute la colonie est charmée des Algériens, par- ticulièrement des ofQciers de marine. M. et ma- dame Fourichon ont été pleins d'attention pour eux et leur ont montré une véritable' amitié. Après leur départ, Tamiral Fourichon a ' failli, l'autre jour, être victime d'un horrible accident. Il revenait, dans son canot, de conduire M. le général Mac-Mahon sur YEylau, à son départ pour Gênes. Le vent était violent, la nuit très- noire. Une balancelle espagnole sortait du port et n'avait point de feux. Ellea donné sur le canot amiral et Ta, littéralement, coupé en deux. L'amiral était couché au fond du bateau. Il a eu la présence d'esprit de s'accrocher^ je ne sais comment, aux agrès de la balancelle. Un mate- lot a été noyé. Un autre matelott arrivé à la nage^ croyait l'amiral mort et l'a annoncé ainsi. Heureusement, l'amiral en a été quitte pour une violente contusion à l'épaule.
Au moment où je ferme ma lettre, des person- nes très-bien informées me disent que M. de Chasseloup est nommé ministre de la Marine, par décret daté de Gênes. M. Hamelin va à la Légion d'honneur, et M. Billaull ira probable- ment à l'Algérie.
LETTRES. 481
CLII.
AU MEME.
Broglie, u juillet 1859.
Je ne puis pas te dire, ce mois-ci, qu'il n'y a rien de nouveau depuis ma dernière lettre. Nous avons eu la grande bataille de Solférino ; puis Ton s'est préparé à assiéger les plus formi* dables forteresses de Tltalie ; puis, tout à coup, nous avons appris par une dépêche télégraphi- que que la paix était faite entre l'Empereur des Français et l'Empereur d'Autriche, que la Lom- bardie était donnée au Piémont, que la Vénétie restait à l'Autriche et faisait partie d'une confé- dération italienne dont le Pape était le président honoraire, et qu'ainsi, après ce bruit formidable, tout allait rentrer dans Tordre, au moins pour un temps. La flotte qui menaçait Venise, toute cette petite flottille chargée de canons que M. Bouet faisait avancer vers les lagunes, vont ren- trer à Toulon. Voilà le gros des choses. Tu com- prends qu'il n'est pas aisé d'en saisir les consé- quences à la première vue, et tu ne seras pas plus étonné que nous si tu es étonné de cet inat- tendu. L'Europe a l'air tout aussi ahurie que toi
III. 31
482 LETTRES.
et moi. Ni Italiens, ni Allemands, ni Pape, ne voient ce qu'ils espéraient ou ce qu'ils crai- gnaient. Qu'est-ce qu'il sortira dans quelques mois de tant d'espérances et de craintes trom- pées, nul ne saurait le dire. J'espère que les jour- naux vous arriveront exactementen même temps que nos lettres et que tu pourras suivre, jour par jour, le cours bizarre des événements. Ils n'en demeurent pas moins encore assez étranges pour vous, j'imagine. A en juger par la phrasé qui termine la proclamation de l'Empereur aux soldats, après la paix, ce qui a arrêté les armées, c'est la crainte d'une collision avec une grande partie de l'Europe, et c'est là, sans doute, ce qui fait dire à l'Empereur qu'une telle lutte n'aurait plus été en proportion avec les intérêts que la France défend en Italie.
J'ai reçu ta lettre du 28 mars, mon cher ami. Je ne suis pas étonné que, tes caisses arrivées, tous les livres qui te plaisaient en imagination ne te disent plus les mêmes choses après six mois de mer, de spectacles changeants et de rêveries. L'esprit retravaille tous ses sou- venirs dans la solitude; il critique et recriti-^ que toutes choses sourdement, et l'intelligence^ qui n'a pas l'air de bouger, se trouve, au bout du voyage, avoir fait autant de chemin
LETTRB8. 483
que le vaisseau , mais dans d'autres parages. Je suis bien impatient de savoir comment se passe cette reconnaissance armée dans votre Calédonie. Les gens expérimentés disent qu'il ne faut avoir nulle distraction parmi ces sauvages, dont vous vous proposez de parcourir les domai- nes, et que toute la vigilance d'Uncas et é'OEil- de-Faucon n'est pas de trop parmi ces nations inhospitalières ; qu'on ne peut pas trop se garder de la flèche qui vole dans la nuit et des démons du Midi qui se cachent derrière les arbres pour vous prendre sans armes. Votre expédition, d'après ce qu'on m'en dit, me semble la meilleure société du monde en fait de savants et de gens aimables. Je vois qu'il faut aller dans les contrées incivili- sées pour y trouver la civilisation. Tes remar- ques sur les coquilles d'eau douce et de mer m'ont beaucoup intéressé ; tes conclusions sur la difficulté de connaître les lois du monde sont très-justes, mais il se pourrait bien qu'il n'y eût pas des lois partout. Je t'ai dit, je crois, que je tenais, les lois inexorables de la nature néces- saires surtout pour les lieux où vivent des êtres moraux qui, ayant à agir, doivent savoir sur quoi compter ; mais peut-être que Dieu fait cer- taines choses une fois et pas plus, ce qui exclut absolument l'idée de loi, au moins dans le sens
484 LETTRES.
OÙ l'on entend les lois du monde physique. En sa qualité de premier des peintres, il fait des ta- bleaux dont il ne fait ni ne laisse faire de copies dans FinQnie variété de son intelligence. . Adieu, mon cher ami. Mille tendresses.
FIN DU VOLUME TROISIEME.
t;
TABLE
DU TR0I8IKMK VOLUMR
LETTRES
pages.
I. A M. A. W. Schlegel, 10 avril 1832 ... i
II. Au même, 30 septembre 1832 3
III. Au même, 90 mars 1833 8
IV. Au même, 23 septembre 1833 il
y. Au même, 14 août 1834 13
VI. Au même, 9 octobre 1884 14
VII. Au même, 28 mars 183G 46
VIII. Au même, 26 juin 1836 19
IX. A madame d'Haussonville, 19 novembre
1836 21
X. A la même, 17 décembre 1836 26
XI. A la même, 48 juillet 1837 30
XII. A M. Raulin, 24 août 1837 34
XIII. A madame d'Haussonville, 10 décembre
1837 38
XIV. A M. Raulin, 13 juillet 1838 40
XV. Au même, 17 août 1838 43
XVI. Au môme, 25 août 1838 47
XVII. A M. A. W. Schlegel, 20 octobre 1838. . 49 XVIII. A madame la baronne A. de Staël, 30 mai
1839 52
486 LETTRES.
Pages.
XIX. A M. A. W. Schlegel, 2 mars 1840. ... 53 XX. A madame la baronne A. de Staël, !«' avril
4840 56
XXI. A madame d'Haussonville, 29 août 1840 . 59 XXII. A madame la baronne A. de Staël, 13 no- vembre 1840 62
XXIÏI. A la même, 18 décembre 1840 66
XXIV. A M. A. W. Schlegel, 12 janvier 1841. . 69
XXV. A M. Raulin,29aoùt 1841 72
XXVI. A madame d'Haussonville, 28 septembre
1841 75
XXVII. A madame la baronne de Lascours, 6 no- vembre 1841 . , 79
XXVIII. A madame d'Haussonville, 10 novembre
1841 82
XXIX. A M. Raulin, 11 novembre 1841 85
XXX. A madame d*Haussonville, 20 novembre
1841 88
XXXI. A madame la baronne A. de Staël, 23 fé-
vrier 1842 90
XXXII. A la môme, 2 mars 1842 96
XXXIII. A madamed'Haussonville, 13 octobre 1842. 103
XXXIV. A M. Raulin, 30 novembre 1842 106
XXXV. A madame la baronne de LAScours, 11 mars
1843 109
XXXVI. Alamêmi, 13 juin 1843 114
XXXVII. AM.Rauïlh,23juillell843 118
XXXVIII. Au même, 6 août 1843 120
XXXIX. A M. A. W, Schlegel, 15 août 1843 . . . 126
XL. A M. Raulin, 16 août 1843 . 129
XLI. A M. E. de Sahune, 9 décembre 1843 . . 133
XLII. A M. A. W. Schlegel, 21 avril 1844 . . 136
XLIII. Au même, 3 mai 1844 1.38
XLIV. A M. Raulin, 28 juin 1844 139
XLV. A madame la baronne de Staël, 2 sep- tembre 1844 142
XLVI. A madame d'Haussonville, 6 octobre 1844. 144 XLVII. A madame la baronne de Lascours, 19 oc- tobre 1844 149
XLVIII. A M. Raulin, 25 décembre 1844 152
XLIX. Au même, 1«' juin 1845 156
• .'•
é
LETTRES. 487
L. Au même, 5 juillet 1845 .157
LI. Au même, 29 juillet 1845. ........ i59
LU. Au même, 5 septembre 1845 162
LUI. Au même, 12 novembre 1845 167
LIV. A madame la baronne A. de Staël, 25 mai
1846 170
LV. A madame d'HaussonvIlle, «Ojuin 1846. 174
LVI. A M. Raulin, 5 août 1846 176
LVII. A madame d'Haussonviile, 10 août 1846. 181 LVIII. A madame la marquise d'Harcourt, 5 sep- tembre 1846 183
LIX. A M. Raulin, 17 octobre «846. . .... 186
LX. Au même, 24 novembre 1846 191
LXI. A madame la marquise d'Harcourt, 18 juin
1847 197
LXII. A la même, 18 août 1847 198
LXIII. A M. Raulin, 2 novembre 1847 201
LXIV. A madame d'Haussonville, 24 novembre
1847 202
LXV. A M. d'Haussonville, 24 mai 1848. ... 206
LXVI. A madame d'Haussonville, 14 juin 1848. . 209 LXVII. A madame la baronne de Lascours, 17 juin
1848 213
LXVIir. A M. Raulin, if juillet 1848 215
LXIX. A M. Poirson, 19 septembre 1848. . . . 218 LXX. A madame d'Haussoimlie, 23 septembre
1848 -V 223
LXXr. A M. E. de Sahune, 2 novembre 1848. . 227
LXXII. A M. d'Haussonville, 21 décembre 1848 . 231
LXXIll. A M. Raulin, 9 janvier 1849 234
LXXIV. A M. d'Haussonville, 15 juin 1849. ... 237 LXXV. A M. E. de Sahune, 14 juillet 1849. ... 239 LXXVI. A madame la baronne A. de Staël, 1 7 juil- let 1849 241
LXXVII. A madame d'Haussonville, 24 juillet 1849. 244 LXXVni. A madame la baronne A. de Staël, 24 août
1849 248
LXXIX. A madame la baronne de Lascours, 25 dé- cembre 1849 250
LXXX. A madame la baronne de Staël, 28 janvier
1850 253
488 LETTRES.
Pages
LXXXI. A M. le duc de Broglie, 20 juillet 1850. . 255
LXXXII.A M. Poirson, i3aoûtl850 256
LXXXIII. A madame la marquise d'Harcourt, 16 août
1850 258
LXXXI V. A madame la baronne A. de Staël, 4 sep- tembre 1850 263
LXXXV. A la même, 20 septembre 1850 265
LXXXVL A M. A. de Broglie, 22 janvier 1851 ... 268 LXXXVII. A madame la marquise d'Harcourt, 1 «^ août
1851 270
LXXXVlil. A M. E. de Sahune, 8 septembre 1851 . . 275 LXXXIX. A madame d'Hausson ville, 13 novembre
1851 278
XC. A M. E. de Sabunc, 15 novembre 1851 . . 281 XCI. A madame la baronne de Lascours, 1 1 fé- vrier 1852 283
XCII. A M. Piscatory, 8 mars 1852 286
XCIII. A madame la baronne de Staël, 16 octobre
1852 292
XCIV. A madame Piscatory, 19 juin 1853; .. . 294 XCV. A madame la princesse de Broglie, 18 juil- let 1853 299
XCVl. A madame Piscatory, 8 août 1853 . ... 301
XCVII. A la même, 15 septembre 1853 ..... 304
. XCVIII. A la même, 26 octobre 1853 309
XCIX. A M. Piscatory, 9 mars 1854 313
C. A madame la baronne A. de Staël, 1*' avril
1854 317
CI. A M. d'Haussonville, 30 juillet 1854 ... 320 CIL A madame la baronne-Â. de Staël, 11 août
1854 322
CIIL A M. Paul de Broglie, 20 septembre 1854. 324
CIY. A M. d'Haussonville, 4 octobre 1854. . . 326
CV. A M. E. de Sahune, 16 octobre 1854. . . 329
CVI. A madame d'Haussonville, 28 octobre 1854. 331
CVIL A M. d'Haussonville, 1 1 décembre 1854. . 332
CVIII. A M. Piscatory, 3 mars 1856 334
CIX. Aumêmc, 26 avril 1855 339
ex. A M. Paul de Broglie, 16 juin 1855. ... 342
CXI. Au même, 7 juillet 1855 344
CXII. A madame la baronne A. de Staël ,
LETTRBS. 489
Pages.
6 septembre 1855 948
CXIII. A M. E. de Sahune, 1^ novembre i855 . • 350
CXIY. A M. Paul de Broglie, iS novembre 1855. 352
CXV. A M. E. de Sahune, 14 décembre 1855 . . 355
ex VI. Au même, 21 décembre 1855 358
CXVII. A M. le docteur Elysée Mercier, 10 janvier
185Ô 360
CXVIII. Au môme, 2 février 1856 366
CXIX. Au même, 25 îëvrier 1856 371
CXX. Au même, 24 mars 1856 375
CXXI. A M. Piscatory, 1 avril 1856 380
CXXII. A M. E. de Sahune, 15 juin 185G ..... 383
CXXIII. A madame Piscatory, H juillet 1856. . . 386
CXXIV. A M. Piscatory, 23 août 1856 390
CXXV. A M. Ë. de Sahune, 21 septembre 1856. • 393 CXXVI. A madame la baronne A. de Staël, 2 oc- tobre 1856 396
CXXVII. A M. E. de Sahune, 4 octobre 1856 ,. . 398
CXXVIII. A M. Paul de Broglie, 2 février 1857. . . 401
CXXIX. Au même, 21 février 1857 403
CKXX. A madame Piscatory, 29 juin 1857 .. • 406
CXXXr. A M. Masson, 26juillet 1857 410
CXXXII. A M, Piscatory, 7 aoùtlS57 ...... 413
CXXXIIl. A M. E. de Sahune, 11 août 1857. ... 417
CXXXIV. A M. Masson, 24 août 1857 ...... 421
CXXlfV. Au même, 17 octobre 1857 421
CXXXVI. A M. Paul de Broglie, 6 mars 1858. ... 431 CXXXVII. A madame la baronne A. de Stacl, 10 juil- let 1858 434
CXXXVIII. A la même, 2 août 1858 437
CXXXIX. A madame Piscatorj, 25 août 1858. ... 440
CXL. A madame la baronne de Lascours,27août «
1858 445
CXLI. A M. Piscatory, 28 septembre 1858 .. . 447
CXLII. A M. E. de Sahune, 13 octobre 1858. . . 451
CXLIII. Au même, 21 octobre 1858 453
CXLIV. A madame la baronne A. de Staël, 16 no- vembre 1858 456
CXLV. A M. Poirson, 7 décembre 1858 458
CXLVI. A M. Paul de Broglie, cO décembre 1858. 463
CXLVII. Au même, 14 janvier 1859 4C7
490 ' LETTRES.
CXLVIIl. A M. A. de Broglie, 19 janvier 1859. . . 469 CXLIX. A madame la princesse de Brogiie, 2 fé- vrier 1859 471
CL. A M. Paul de Broglie, \3 mars 1859. . . 472
CLI. Au môme, 15 mai 1859 . 477
CLII. Au même, 14juilleM859 481
F. Aureau. — Imprimerie de ÎMWy,
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