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•nW/s « 27^7 W^' ;^a^ HARVARD UNIVERSITY. LIBRARY OF Tin: MUSEUM OF COMPARATIVE ZOOLOGY. .WR0^, DEC [8 190Î MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE ROYALE nts SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE / w 28 1803 HOMÈRE CHOIX DE RHAPSODIES ILLUSTREES D'APRÈS L'ART ANTIQUE ET L'ARCHÉOLOGIE MODERNE ET MISES EN VERS CH. POTVIN ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE Mémoires, tome L BRUXELLES, F. HAYEZ, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE RUE DB LOUVAIN, 112 1891 HOMERE ZEUS OLYMP1HX ... Le décret Je Zcus s exécutait. iLe.t Çypriaques, fragment, p. 42. Voir le préambule de V Iliade, vers S, page 5i.) /.eus domine tout le cycle épique. La première place appartient donc au chef-d'œuvre qu'il a inspiré à Phidias. Pausanias a décrit cette statue colos- sale, faite de métaux précieux, pour le temple d'Olympie. Le dieu avait les chairs nues en ivoire, les cheveux et la draperie en or, le sceptre et le trône en or, ivoire, ébène, etc. Il était assis, tenant d'une main le sceptre et dans l'autre une victoire or et argent. Son trône était d'une grande richesse d'ornements; chacun des deux montants du dossier surmonté d'un groupe : les Grâces et les Heures; les bras et les pieds, le marchepied et les traversas, soutenus par des victoires, des sphinx, des lions, et ornés de has-relieN et de peintures représentant des scènes de dieux et de héros d'après le cycle épique, etc. D'après ces détails et à l'aide d'anciennes médailles faites quand le monu- ment existait encore, Quatremère de Quincy a essayé de dessiner la statue et de la colorier. Ce genre de sculpture était peu connu alors; pour lui rendre sa place dans l'histoire, il rit de même pour d'autres monuments pareils : la Minerve du Parthénon, de Phidias, la Héra d'ArgOS, de Poly- clète, l'Esculape de Trasymène, et autres. La cause de la statuaire chrysélé- phantine était gagnée. Mais l'art veut autre chose. On était alors trop perdu dans un classicisme de convention pour que l'œuvre ne tut pas à refaire. C'était peut-être une pâle idée de l'imitation théâtrale t.iitc par Hadrien; Ce n'était pas Phidias. M. .los. Stallaert a essayé de reprendre, dans un sentiment plus moderne, cette esquisse d'un chef -d'i ru vt'e. Nous le remercions de son précieux concours. HOMÈRE CHOIX DE RHAPSODIES ILLUSTREES D'APRES L'ART ANTIQUE ET L'ARCHÉOLOGIE MODERNE ET MISES EN VERS Ch. potvin ACADI MIK KOYAI.I. !>i: MKI Clul k BRUXELLES, F. HAYEZ, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYA1 E Dfc BELGIQl I RUE DE LOUVAIN, 112 1891 Mémoires de l'Académie royale de Belgique, t. I. MOV 28 1888 INTRODUCTION Tome I. PREMIERE PARTIE i Le type d'Homère semble réunir les divers caractères de l'épopée primitive, œuvre d'une race, qui va des premiers chants populaires, sans cesse augmentés, transformés d'après l'esprit de chaque génération, jusqu'à des essais d ensemble qu'un pareil travail d'élaboration, un travail nouveau d'agrégation fixent en des monuments nationaux : bibles ou poèmes. On le dit aveugle ', comme l'Iliade le dit de Thamyris, l'Odyssée de Démodocus. C'est qu'aux premiers temps, l'écriture n'existant pas, la transmission se fait sans le secours des yeux, par la seule mémoire, plus aiguë quand la vue manque. Platon fait dire par le roi d'Egypte a l'inventeur des lettres que l'écriture fera négliger la mémoire. « Si Y Iliade avait été écrite, elle eût été moins chantée », dit J.-J. Rousseau, et Vico observe à ce propos que les aveugles ont une mémoire étonnante. On dit Homère issu du peuple, de mère pauvre, de père inconnu; donc fils de ses œuvres, comme cette poésie. Le lieu de sa naissance varie entre plus de sept villes, l'année de plus de deux siècles, et les légendes sur sa mort sont tout aussi contra- dictoires. C'est que cette éclosion du génie d'une race sort du peuple, se produit par tout le pays, à diverses époques, refleurit sans cesse, ne meurt point, remplit toute son antéhistoire. On suppose que Ylliade fut écrite dans sa jeunesse, l'Odyssée dans l'âge avancé. L'époque héroïque, en effet, se plaît d'abord aux combats qui assurent à un groupe d'hommes, avec la satisfaction de leurs passions juvéniles, la vie en commun, une patrie, l'indépendance; elle préfère ensuite la stabilité des États, les récits de voyages, les contes du foyer, la gloire des souvenirs. Le nom qu'on lui donne, de même que celui de l'Homère indien, rappelle, croit-on. l'idée de recueillir, mettre ensemble. Hésiode emploie un verbe dans ce sens. Ce que rassemblent les Vyàsa et les Homère, ce sont les faits dignes de mémoire et les chants ' Dans l'hymne à Apollon Délien, attribué à Homère, et qu'on croit de Cynéthus, l'auteur se fait appeler lui-même « l'Homme aveugle ». (Vers 172.) 8 INTRODUCTION. qui les glorifient. En dehors de ce titre de compilateur par excellence, le nom de l'Homère indien est connu; celui du Vyàsa hellénique ne l'est pas, et le pseudonyme laisse au symbole toute sa force. Quand le pluriel s'y ajoute, loin de l'affaiblir, il confirme le mythe : les Homéridcs perpétuent ■ l'être idéal de la Grèce », comme Vico l'appelle. Dès lors, on peut contester que les deux poèmes puissent être du même auteur et du même temps, y relever la rudesse des mœurs, la barbarie prêtée aux dieux, l'inachevé de la langue, les aises que prend le rythme, le manque d'ordre dans cer- tains épisodes, l'état rudimentaire de l'Olympe, où les dieux peuvent être blessés par l'homme, où leurs noms gardent des vestiges de fétichisme, où manque l'Amour ; enfin, des notions de science, de morale et d'art peu avancées. Pour un poète d'une époque lettrée, qui aurait tenu la plume après avoir eu « un professeur d'élo- quence », comme la Vie d'Homère, attribuée à Hérodote, lui en donne un dans le mari de sa mère, cela constituerait un ensemble de défauts, paraîtrait impossible, n'aurait pu tenir. Remis où il convient, compris à son sens vrai, cela atteste, au contraire, la peinture du temps prise sur le vif, révèle le caractère même des épopées primitives, fait admirer la franche allure des choses non écrites et l'instinct harmonique des choses chantées. On n'a pas en main l'œuvre d'un Virgile, d'un Dante, d'un Tasse ou du Goethe dHermann et Dorothée; on est au milieu de l'antique Hellade des guerriers encore pirates. « C'est le génie de cet âge qui fit d Homère le poète incomparable », dit Vico. Ce cycle de poésie a une expansion qui s'épanouit de dialecte en dialecte, éparpille à tous les vents ses fleurs détachées ou les réunit au gré des circonstances. Il faudra faire venir des chanteurs populaires de Samos a Sparte. d'Asie-Mineure à Athènes pour en obtenir les fragments. Quand on pensa à les conserver, à une èpoqu que la tradition — Egger dit la fiction — fait remonter à Lycurgue, l'écriture exis- tait à peine. N'étaient-ce encore que des chants détachés? Htaient-ce déji de pre- miers essais épiques? On l'ignore. Il n'est pas à croire que le cycle en fût borné seule- ment aux rhapsodies dont on fera l'Iliade et l'Odyssée; tout porte à penser qu'il ne contenait pas tous ces sujets et en embrassait d'autres. Sa fécondité n'était pas prête à s'arrêter, non plus que ses transformations nouvelles. Mais sa renommée avait com- mencé, allait se répandre, et. avec elle, successivement, le besoin d'en classer l'un ou l'autre ensemble, de régler des prodigalités sans mesure, d'arriver à une perfection ordonnée, durable, glorieuse, immortelle. Il était temps que l'écriture vînt de Phé- nicie et le papyrus d'Egypte. Alors, recueillir ces moreeaux épars, en reconstituer le texte, leur donner un enchaînement des matières, l'imposer aux chanteurs publics, en confier la lecture exacte aux solennités nationales ', des copies révisées aux trésors des grandes villes, est réputé œuvre de loi sage et de bon gouvernement. Aussi, les noms que la légende prononce sont ceux de Soion ou de Lycurgue, de Pisistrate et d'Hipparque. 1 On en arriva, à une époque qu'il est prudent de ne pas spécifier, à exiger que les Jeux poèmes fussent récités, dans les Panathén , en leur entier, d'un bout à l'autre. Dans les autres t'êtes seulement, le choix des fragments restait libre. INTRODUCTION. 9 Enfin, la race y voit sa civilisation primitive, grosse de tout son avenir. Hérodote appelle Homère le père des dieux. Pline le nommera le père des sciences. Strabon lui emprunte la géographie ancienne. Toute l'épopée prend son nom, et si quelques branches se rattachaient à un autre auteur, un conte était là pour les restituer au Père. L'une lui avait servi à payer l'hospitalité de Créophyle; d'autres à la dot de sa fille, épouse de Stasinus; d'autres, récitées en son nom par un de ses hôtes, avaient été usurpées par leur interprète. A peine voulait-on qu'il eût existé avant lui un poète ; s'il mettait Phémius en scène, c'était par reconnaissance pour un habitant de Smyrne qui avait épousé sa mère. Même dans le cycle étranger à Troie, on lui attribue des poèmes comme les Amazones, la Thébaïde, les Épigones, l'Hérakléide. C'est ainsi que le nom d'Orphée résume la primitive encyclopédie religieuse et cos- mogonique. Bientôt les lettres et les arts naissent de l'épopée, remplissant les fêtes religieuses, les théâtres et les bibliothèques, de chefs-d'œuvre; les temples, les places publiques, les riches habitations, de statues. Eschyle dira que ses drames procèdent d'Homère, comme Phidias qu'il doit son Zeus Olympien à trois vers de l'Iliade. Pindare et Zeuxis s'en inspirent. La Petite Iliade seule fournit à Sophocle dix-huit tragédies, et l'on a fait de nos jours des ouvrages volumineux pour indiquer les œuvres que la sculpture, la peinture, les bas-reliefs, les vases peints lui ont empruntées '. Le genre comique remonte de même à ce haut atavisme. On lui en attribue plusieurs poèmes, dont il nous reste le Combat des rats et des grenouilles et les fabliaux, si bien nom- més, de l'Iliade et de l'Odyssée, de Thersite, d'Irus, de Mars et Vulcain. Le Margitès, d'où sortit, dit-on, la comédie, ne pouvait être de Pigrès; il devait venir aussi du poète souverain. D'un autre côté, les discours de ses personnages sont de premiers essais d'éloquence, et il donne aussi des modèles à Périclès et a Démos thène, en même temps que des sujets à Euripide et a Praxitèle, tandis que Platon « se mesure à lui2», mais le cite souvent et s'en inspire. C'est ainsi qu'une race naissante, n'ayant pas plus d'histoire exacte que de loi écrite, confie le souvenir de ses pre- mières grandeurs à sa poésie nationale. Quand les deux groupes qui gardent le nom d'Iliade et d'Odyssée l'emportent dans la faveur générale, la fécondité ne s'arrête pi >int. 1 .'épopée, comme une forêt èmondée, repousse en pleine sève et le cycle s'ouvre à toutes sortes d'inspirations secondaires. Comme Asius, après Hésiode, reprend la Théogonie; Onomacrite, puis Apollonius, les Argonautes, après Orphée; l'isandre l'Hérakléide après Créophyle, et vingt autres; ainsi le cycle troyen développe ses parties, remplit les lacunes, ajoute des épisodes, se refait, se complète sans cesse, avec Arctinus : l' Êlhiopide et la Destruction de Troie; avec Cinéthon, Créophyle. Kumelus, I. esches, etc. : la Petite Iliade, les Retours, la Télégonie, — vaste ensemble où s'enchâssent sans interruption l'Iliade et VOdyssée, et que reprendront et varieront de nouveaux poètes. Quand la Grèce cède devant Rome, l'épopée du vaincu subjugue le vainqueur. Après Nœvius imitant l'Iliade de Chypre, dont il reste quatre vers, Andronicus l'Odyssée 1 Inghirami, Ovcrbuck, Helbig, etc. - Mot de Longin. ,o INTRODUCTION. et Varron les Argonautes, le siècle de Virgile et d'Ovide rend à cette poésie un âge classique, et la décadence latine en restera tributaire. Des romans en prose feront pour elle ce que notre bibliothèque bleue a fait pour les Roland et les Amadis, et, au IVe et au Ve siècle de notre ère. il se trouvera encore des poètes grecs pour célébrer la Chute de Troie (Tryphiodore), les Posthomerica (Quintus de Smyrne), Y Enlèvement d'Hélène (Coluthus). Enfin, pour qu'il n'y ait pas d'interrègne entre l'Antiquité et la Renaissance, au XIIe siècle il se produira un nouveau poème grec, embrassant tout le cycle dans un abrégé trilogique : Avant, pendant et après Homère, par Tzetzès. La Renaissance sera un nouveau triomphe de l'Antiquité. Ainsi, aucun caractère des grandes évolutions ne manque à Homère, ni la prodi- galité des premiers berceaux mystérieux, ni la poésie créant le culte, apaisant les mœurs, ni le choix et la perfection fixant la maturité de la gloire, ni la productivité continue à travers les genres nouveaux et malgré les décadences, ni le vaste rayon- nement sur l'esprit humain qui semble longtemps ne pouvoir atteindre au beau que sous cet astre d'une fécondité merveilleuse. Pour en savoir davantage, il faut remonter de l'olympe homérique aux origines des cultes, jusqu'aux plus grossières idoles. On l'a fait. La filiation du cycle céleste procède de l'Orient, de ses mythes naturalistes, de ses embryons religieux, de ses poèmes sacrés ou héroïques. La légende n'a pas négligé ce point : on fait naître Homère en Egypte et on lui donne pour nourrice une prêtresse d'Isis. Ma patrie est le monde entier et l'on m'appelle Homère, Les Muses, et non pas moi, ont fait mon poème, disent deux des quatorze vers grecs gravés sur le socle d'un buste du poète '. En dehors de ces traits généraux, d'un symbolisme si complet, d'un si vaste champ d'étude, on ne trouve, quant aux faits et aux dates, que légendes, confusions de noms et d'époques, contradictions d'écoles. Il serait assez oiseux, a propos d'œuvres dont l'ensemble appartient à une race, de contester la part des efforts individuels. Chaque inspiration, remaniement, essai d'ensemble dut venir d'un homme ou d'un groupe, et comme l'imagination d'un peuple a besoin de simplifier les choses et qu'il lui laut des poètes, comme des héros, d'une pièce, on doit supposer qu'à force d'admirer celui des aèdes qui en rassembla les plus belles parties, y mit le plus de talent et les marqua d'une griffe puissante, on donna son nom à une de ces œuvres, puis à l'œuvre entière. Qu'il s'appelât Homère ou qu'on ait ajouté cette qualification de rassembleur par excellence à son nom, bientôt oublié pour ce titre d'honneur, il faudrait des découvertes fort inattendues pour que cette question pût se trancher. Ce qu'on sait, c'est que les deux poèmes gardent ce nom consacré. La réalité, la glorieuse réalité est la conservation de ['Iliade et de l'Odyssée. Bien exigent qui ne s'en contenterait. ' Marmora taurinensia, p. i lo, INTRODUCTION. n il Encore faut-il s'en faire une idée juste, savoir à quel texte se fier, et ces questions, qui occupèrent les écoles de la Grèce, n'ont rien perdu de leur utilité. On n'a jamais été aussi en mesure de les aborder qu'aujourd'hui. D'abord, on sait que les rhapsodies faisaient partie d'un ensemble de sujets, qu'on les rechercha au plus tôt du temps de Lycurgue et qu'on les conservait encore du temps de Proclus, dont nous avons l'analyse. Le cadre existe, il faut y placer les deux poèmes. C'est un premier point. Je commencerai par traduire le résumé de Proclus. La fixation d'un bon texte a donné lieu à des études séculaires, réclame des soins toujours nouveaux. Cela importe : on n'apprécie pas un tableau d'après une copie maculée de retouches ou sur le vu d'une mauvaise gravure, et photographiez donc les chefs-d'œuvre de la statuaire d'après des dupliques de décadence! C'est à l'ori- ginal qu'il faut viser, c'est de lui qu'il faut se rapprocher en se reportant à l'époque. La Grèce y travailla sans cesse et parfois a rebours, et l'œuvre est reprise par la science moderne avec un sentiment littéraire plus large et des informations archéo- logiques plus sûres. Le choix de l'édition ne me semble pas douteux, mais il ne sera pas inutile de le justifier. Les manuscrits d'Homère dont la découverte enthousiasma la Renaissance étaient loin de la perfection, et les savants ne manquèrent pas de chercher à rendre meilleure cette vulgate homérique qui n'avait pas, a leur grand regret, ses masso- rètes. On pouvait utiliser quelques commentaires et l'on se mit à recueillir les cita- tions du poète dans les auteurs grecs et latins. A la fin du XVIIIe siècle, on se plaignait : « Il semble qu'il ne nous soit parvenu que les pires copies d'Homère », disait Wolf. Déjà, cependant, une découverte avait élargi l'horizon, centuplé les documents critiques. Villoison avait trouvé à Venise deux manuscrits, un surtout qui nous rend presque toute l'école d'Alexandrie. Quel cri de joie ce fut, on le pense bien ! « Nous aussi nous avons notre Massore », s'écriait Wolf. Aristarque n'était guère connu que de nom; on retrouvait son édition de l'Iliade avec des milliers de remarques, de lui et de son école. Ces scholies prennent, dans l'édition de 1788, 332 pages d'un in-folio a deux colonnes, et toute l'école y entoure le maître. On en a déjà extrait un Aristonicus. un Didyme, un Hérodien. Les écoles rivales sont là aussi avec leurs recensions différentes ou leurs interprétations nouvelles. On les discute et elles renaissent sous nos yeux. Zènodote d'Lphèse y tient une grande place et l'on a pu reconstituer le texte de ce « premier éditeur d'Homère ■> que Wolf se plaît à réhabiliter. En tout, ils sont plus de cinquante. Le manuscrit du gram- mairien du IVe siècle qui avait compilé ces commentaires, avait une lacune de 935 vers lorsqu'on en fit la copie découverte à Venise; il fallut les y ajouter sans notes. Sauf cela, les scholies nous donnent une Maie discutée par les meilleurs critiques de la Grèce. « On peut dire qu'elles dispensent presque de toutes les autres », dit M. Croisel. « Admirable encyclopédie homérique »! dit -M. Pierron. 11 fallut du temps néanmoins pour qu'on en lit une édition d'après Villoison. ,v INTRODUCTION. Wolf lui rendit justice, mais il poursuivait une autre idée. En iS33, Lehrs publiait un petit livre <• pour préparer, disait-il dans son titre, un texte d'Homère d'après Aristarque ». Devant l'indifférence des savants, il renonça a éditer ce qu'il avait appelé avec joie l'Aristarchomerum. Trente-deux ans après, il supprimait du titre de sa seconde édition la promesse de la première. En France, sa patrie, Villoison resta presque ignoré jusqu'en 1840, où Guigniaut rendit justice à Lehrs. En 1843. Bareste publie une traduction illustrée d'Homère; il suit l'édition Didot, texte de Wolf. traduction latine de Dubner. Il lui arrive de mentionner Villoison, citer Aristarque et d'autres; mais il ne connaît que sur des « on dit » ce qu'il appelle « la scolie de l'édition de Venise ». Sainte-Beuve, à propos de cette traduction, consulte le court article de Guigniaut dans Y Encyclopédie des gens du monde ; il parle de Villoison. mais il n'a pas l'idée de sa trouvaille ni de son livre. Il se figure que Bareste a suivi son texte et ne semble voir dans le nom d'Aristarque qu'une occasion de parler pour sa chapelle : <• Homère n'est aujourd'hui tout Homère que parce qu'il n'a pas manqué de son Aristarque ». Homère était loin alors d'être tout l'Homère de son célèbre critique. En i855, Dindorf tient compte de ces commentaires: mais, long- temps encore, on ne les mettra a contribution que sous l'anonyme. Il arrive qu'on les réfute haut la main, sans savoir que c'est au maître qu'on donne sur les doigts. En France, l'édition Didot en publie de rares fragments, d'après Villoison: ils n'y sont mentionnés que comme des remarques d'auteur inconnu et sans nom d'éditeur. En Angleterre, Paley ose contredire Lord Derby en s'autorisant de ces textes: il ne sait pas quels grands noms il a dans sa manche. En Allemagne, Ileyne a chargé de bonne heure son collaborateur de dépouiller Villoison; il en reçoit un travail excel- lent, mais il s'imagine que tout y est anonyme et, grâce a son autorité, l'erreur dure. En iS_>5, Bekker avait tout mis au compte des scholies A, B, etc.: treize ans après, il s'avise de l'erreur et cite ses autorités. Là on peut ju^er de la richesse. A chacune des pages de son catalogue de variantes, qui en contient des milliers, on voit revenir coup sur coup Ammonius, Apollonius de Rhodes, Denys de Thrace, Didyme, Hérodien, Xicanor, Aristophane de Byzance. et cent et cent fois Zénodote, et Aristarque. toujours Aristarque. Cette édition ne devait pas empêcher M. Leconte de Lisle de traduire Homère d'après un vieux texte. Bekker, cependant, n'avait pas publié l'Aristarchomerum. On eût pu, Dindorf, par exemple, refaire l'Iliade de Zénodote; mais l'un, comme Wolf, se larguait plutôt de restaurer Longin; l'autre, comme Ileyne. préférait l'ancienne vulgate. remaniée a sa guise, et la promesse de Lehrs restait sans effet. C'est M. Pierron qui coupa court : 0 Nous reconnaissons que l'Homère authentique, c'est l'Homère d'Aristarque: aussi demandons-nous l'Homère d'Aristarque », disait-il, et sa réponse était prête. En 1869, il donnait, dans la collection d'éditions savantes de la maison Hachette, le texte de ['Iliade « d'après la récension d'Aristarque ». Il n'y avait guère moins d'un siècle que Villoison avait publié le manuscrit de Venise. Ce livre, qui tient grand compte de 1 immense travail accompli en Allemagne sur Homère, est une excellente édition critique. INTRODUCTION. i3 III Si l'édition aristarchienne se fil attendre, c'est que l'intérêt s'était porté ailleurs. Wolf reconnut l'excellence du manuscrit de Venise, mais il suivait une autre piste, celle indiquée par le penseur italien et qui répondait si bien à la philosophie de l'histoire de Herder, complétant Vico. Que comptaient les meilleures recensions, les plus célèbres commentaires auprès de l'idée de créer la science des origines de l'épopée? Devant la vaste carrière que fécondait la critique de Wolf, l'Aristarcho- merus ne pouvait avoir qu'une importance secondaire. « Ce serait folie d'espérer retrouver le texte primitif », avait dit Wolf. Mais, après tant de découvertes, de l'Edda pour les origines de l'épopée germanique, des poèmes bardiques qui ont détrôné Ossian, ou des textes cunéiformes contenant un récit du déluge antérieur à la Bible, il serait imprudent de jurer de rien. En attendant, toute l'étude du savant allemand faisait désirer de remonter plus haut et on l'essaya. » Au VIe siècle avant notre ère. dit Egger, on n'avait de Vllijde et de l'Odyssée que des copies grossières et partielles. » — « Ce titre vague {Ylliade), dit M. Pierron, dut être porté par plusieurs épopées. » — « L'Iliade, à sa naissance, dit M. Croiset, ne fut autre chose qu'un groupe d'épisodes. » Cela nous reporte bien avant le temps où chacun des deux poèmes fut divisé en 2 | livres, d'après les lettres de l'alphabet qui venaient d'être portées à ce nombre; avant même la reunion d'un premier ensemble de rhapsodies en deux essais d'épopées. On sait qu'une fois rassem- blées, elles se copièrent sans autre interruption qu'un signe marginal. Bekker fait de même en remplaçant la coronis antique par un numéro d'ordre en chiffres arabes, préférés, je ne sais pourquoi, aux lettres grecques. L'intention se comprend : on voulait imposer l'unité aux deux poèmes et, des lors, c'en serait fait de la rhapsodie. Aussi Bekker se garde-t-il de donner ce nom aux chants d'Homère, et M. Pierron, qui en marque nettement les vingt-quatre divisions par une entrée en page avec titre et sommaire, évite de leur en donner un pour ne pas faire d'anachronisme. Ilias A, Mas B, est plus exact et sullit bien. Mais, dès lors aussi, rien n'empêchait l'esprit critique de passer outre pour remonter à des temps où les rhapsodies, encore séparées, conservaient plus ou moins d'indépendance. Les points de repère ne manquent pas. 0 Quelques chants con- tiennent deux ou trois rhapsodies '. » J'aurais pu dire cela sans invoquer personne, tant c'est connu. Les titres des vingt-quatre livres en mentionnent trente et une ou trente-deux, et, si l'on étend la division à tous, le nombre des rhapsodies en dou- blera. Au deuxième, les manuscrits et de nombreuses éditions séparent même les deux parties, tantôt par un blanc ou un titre, tantôt en recommençant à part le compte des vers. Je vois que l'incunable de Florence de 1.488 est déjà de ceux-là, et je trouve encore, en 1788, Villoison calculant à part les vers de la Béotie. L'unité de chaque poème n'est pas telle, d'ailleurs, qu'il en résulte l'absolue nécessité de n'en 1 M. Pierron. i4 INTRODUCTION. reprendre jamais rien a part. Si eela était défendu dans les grands jours, en Grèce, .m en conservait cependant le droit dans les réunions moins solennelles. Que de raccords, aussi, n'y sent-on pas, attestant l'ancienne division! Il en eût fallu tant qu'on en négligea: alors, le manque de soudure marque mieux encore la séparation, où l'on dut s'arrêter tant de fois dans les villes de second ordre ou en des festivités intimes. La concordance, de même, fait parfois défaut: il faut entendre Wolf, quand il voit le roi Pylémène, mort au livre Y, suivre, au XIIIe, le cadavre de son fils. Pour- quoi y changerait-on rien ? Bekker n'aurait eu garde de rejeter ces vers en note et M. Pierron ne les marque même pas d'un signe de doute. Évidemment, l'honneur de l'épopée ne tient pas à cela. D'autres fois, les traducteurs interviennent. Qu'impor- tait au rhapsode et à son public de faire concorder la Patroclide (ch. XVI) avec la fin du XIe livre, où Achille a envoyé son ami savoir ce qui se passe au camp, sans qu'on ait vu Patrocle revenir? Dire qu'il est revenu, le beau détail poétique et qui ne puisse se sous-entendre ! Un traducteur lucide veille à cela quand sommeille le bonhomme Homère. On fait donc revenir Patrocle, et le texte, à son tour, rappelle que l'on se battait. Le chanteur n'y allait pas de tant de cérémonie. Du premier vers, il devait mettre en scène les deux amis, ouvrir le drame : « Patrocle était auprès d'Achille, chef d'hommes, versant des pleurs comme une fontaine. » Qu'était-il besoin, avant cela, d'un vers faible ou d'un raccord puéril? Les vieux traducteurs, qui avaient ce qu'Egger appelle « une vertu d'innocence », ne s'y prenaient pas par tous ces chemins : Patrocle cependant estoit auprès d'Achille. dit Amadis Jamyn, en i555. Egger voit ici un des signes les plus clairs de l'interpo- lation. C'est aussi un témoignage de la liberté des rhapsodies, allant au sujet sans ambages de rhéteur. Préambule et correction sont évidemment à supprimer. Le prologue de l'Iliade a prêté à des critiques pareilles. Dans le premier vers de l'édition classique, M. Pierron dénonce sur cinq mots cinq incorrections. Il en est une collection d autres, et cela s'explique : chaque rhapsode pouvait y mettre du sien. Pour le premier chant, on l'a réduit à trois vers : « Il n'y a rien d'aussi plat », dit M. Pierron. A quoi bon cependant? La branche antérieure, les Cypriajues, avait raconté les excursions des Achéens dans la Troade, le sac des villes, le partage du butin, la part d'Agamemnon qui s'adjuge Chryséis, tille du prêtre d'Apollon, etc. Le chanteur savait cela, et ses auditeurs comme lui; il pouvait entrer d'emblée en matière : Chrysès vient offrir au vainqueur la rançon de sa fille. Ces suppres- sions sont si naturelles que, dans tous les manuscrits du Perceval le Gallois, sauf un, l'introduction {Ëlucidation) et le premier chapitre manquent, non pas 12 vers, mais ijSj, indispensables au sujet, inutiles a l'auditoire. Les manuscrits comme les chanteurs se placent in médias res : Perceval va a la chasse, où il rencontrera des chevaliers. On possède aussi, pour le dernier vers de V Iliade, une variante qui reliait sa der- nière rhapsodie à celle qui ouvrait la branche suivante. Avec un rythme aussi prompt a l'enjambement, quoi de plus facile que de rattacher ou détacher les épisodes? Le INTRODUCTION. i5 remplissage est parfois heureux. Il ne l'est guère à la fin du poème. D'après la variante, il se reliait a ÏËthiopide par ces deux vers : Ainsi ils célébraient les funérailles d'Hector. Alors arrive l'Amazone, Fille du magnanime Ares, tueuse d'hommes. On a supprimé le dernier vers, et l'entrée de l'Amazone a été remplacée par une épithète réservée jusque-là à d'autres héros, et qui n'est guère en situation : Ainsi ils célébraient les funérailles d'Hector, dompteur de chevaux. En présence de tous ces détails, qu'on pourrait multiplier, quelle difficulté y aurait-il à se représenter ce qu'étaient les rhapsodies avant ce travail d'ordonnance qui en forma deux poèmes, et serait-ce donc un sacrilège de s'affranchir d'une division aussi arbitraire que celle qui n'eut d'autre raison d'être que le nombre de lettres d'un alphabet, n'ayant pas même le mérite des choses de vieille date? Il faudrait des motifs plus graves pour nous empêcher de dégager les grandes scènes poétiques d'interpolations récentes ou de transitions plaies. Ce qui s'est fait depuis toujours pour le second chant et pour bon nombre d'anciens titres, ne peut être défendu aussi strictement. Les suppressions seraient une grosse affaire, moins grosse cependant depuis que l'imprimerie garantit la conservation des vieux textes, mille fois publiés. Avant cela. on ne reculait pas devant le problème. Zénodote ne conservait au chant XVIII que cinq vers relatifs au bouclier d'Achille, et il en supprimait la longue description : plus de cent vingt vers, vrai hors-d 'œuvre et flagrant anachronisme. Lustathe déclare que le chant X, la Dolonic, qu'Aristonicus appelait : le Combat de nuit, ne lait pas partie de Y Iliade, y a été ajouté après coup, et il invoque les anciens critiques, les Alexandrins sans doute. Les modernes coupent aussi dans le vil. .. ( "est par un pur sophisme qu'on déclare le Catalogue (ou la Béotie, ch. Il) partie intégrante de ['Iliade », disait Wolf, et il allait jusqu'à mettre en doute le dernier chant qui couronne si noble- ment l'œuvre. Sainte-Beuve s'attarde a la personnalité d'Homère et à l'unité de chacun des deux poèmes; mais, parmi les épisodes intercalés, il en désigne une catégorie qui parcourt tout le cycle et qu'il qualifie de <■ scènes d'Olympe à tiroir, ménagées pour faire tran- sition ». Réclamer leur suppression, il n'en est point là, dans une courte notice. Mais voit-on l'épopée sans les dieux? Rien que juger cette coexistence des dieux avec les hommes, un lieu commun de transition, c'est changer en je ne sais quelle mytholi >gie de dixième main une des conditions générales de la poésie primitive et en ôter la sève même, qui est autant religieuse qu'héroïque. Mais voici un savant. Une fois maître du grec primitif et de ses dialectes, l'ayne Knight crut pouvoir appliquer sa science à la poésie homérique. Rétablir les deux poèmes dans leur premier étal, par la simplicité de composition et la pureté de dialecte, telle fut son idée. Je verrai s'il y aura lieu d'indiquer en notes ce qu'il retrancha, et je parlerai bientôt de son orthographe. .Malheureusement, Knight par- !Ô INTRODUCTION. tait d'une erreur de fait. Il croyait à une première version, unitaire, parfaite, sortie. nouvelle Minerve, du cerveau d'Homère, coupée en morceaux après coup, et qu'il vou- lait retrouver sous les manipulations impies des rhapsodes. Aussi, loin de remonter aux anciennes rhapsodies, il n'emploie même ni la coronis des grecs, ni la lettre de l'alphabet ou le chiffre marginal de Bekker. D'une traite, il imprime ce qu'il conserve de ces rhapsodies qu'aimaient à détacher les chanteurs. « C'est prêter la perfection des poètes de cabinet à un aède improvisateur », dit M. Pierron. On voit combien on risque de s'égarer en demandant des qualités de collège, un idéal des temps classiques, à des inspirations primitives. « Il faut entendre comme j'embellis Homère », fait dire Platon à son rhapsode Ion. C'était bien la peine de faire la genèse de l'épopée, si ce n'était pour la comprendre mieux dans ses franches allures. Mais c'est surtout quand la liberté du génie et l'éternelle beauté de la poésie sont en cause que la rhétorique perd ses droits. Une Bible sans Jahvé, un Ramayana ou une Iliade laïques, une colère de héros se terminant sur un sacrifice humain au lieu de rentrer dans l'apaisement de l'humanité, ce serait tout un. Heureusement aucun critique n'était à l'horizon alors pour diriger une expansion qui se plaît à la vérité naturelle des choses comme aux redites qu'Aristarque appelle aussi naturelles. Tout ce qui y reste de rudesse de mœurs, de simplicité de paroles, de vigueur de sentiments, en est l'essence. Plus on mettra de hardiesse à en écarter les végétations parasites, les fleurs artificielles, les rajeunissements faux, plus il faudra de respect pour conserver les traits de l'antique poésie. IV Ici se présente un événement nouveau. L'esprit de découverte souffle où il peut. Dans une époque où la pioche a remué des mondes de fossiles et de monuments, après la science de Villoison et de Wolf, c'est aux fouilles d'archéologie qu'il appar- tenait d'agrandir le domaine homérique. On retrouvait l'Inde, l'Egypte, la Chaldée; pourquoi pas aussi Troie ? On en était à nier son existence, lorsque, concurremment avec tant d'autres exhumations de peuples et de villes, on vit surgir au jour Ilios, Mycènes, Tirynthe, Orchomène, et ce qu'on osa appeler le Trésor Je Priant, et les richesses en or et les sépultures royales des Atrides. Parmi les débris de plusieurs colonies superposées, à la place où César éleva Y Ilium novum, en l'honneur de son aïeul Enèe, et pensa à en faire la capitale du monde, où Constantin voulait d'abord placer le siège de l'Empire d'( trient, le docteur Sehliemann a retrouvé les témoignages d'une époque antérieure aux homérides, contemporaine au moins de la guerre de Troie. Comme, dans l'Iliade, Zeus, du haut de l'Ida, « riche en sources », embrassait la plaine qui servait de champ de bataille aux deux peuples, ainsi l'archéologue moderne peut voir, du haut des tranchées d'Hissarlik, reparaître des villes super- posées, avec des murs dont L'argile est vitrifiée et des cendres de blé et de légumes, comme pour rappeler l'incendie chanté par Arctinus de Milet. Puis, voici des poteries: jarres, vases, boules à moudre le grain, rondelles de fuseau: des armes en pierre ou en INTRODUCTION. 17 bronze, des trésors d'or et d'argent, et des autels de sacrifice,- et des tiimali de rois, et des crânes d'hommes, et des embryons de dieux. L'hypothèse risquée cinquante ans auparavant par un Anglais, Maclaren, s'est vérifiée par un travail de douze années de fouilles, et le passé s'éclaire, on touche des yeux et du doigt l'époque des héros d'Homère. Il avait fallu une profonde étude des textes et une philosophie de l'histoire inconnue des anciens pour remonter aux caractères du temps : l'état grossier de vie, les murs et les planchers de terre, les entassements de pierres sans ciment, les mai- sons sans voûte, les chambres sans cheminées, le culte sans temples, le fer inconnu, le cheval attelé seulement au char de guerre; l'enfance des idées, les notions vagues sur les couleurs, sur les arts, sur les sciences; la demi-barbarie des mœurs : le règne de la force et de la ruse, du massacre et du pillage; l'esclavage droit du vainqueur; la femme un butin, esclave aussitôt que vaincue, concubine aussitôt qu'enlevée : l'amour qui n'est pas un dieu ; les richesses et les armes, grande préoccupation de tous: le roi, chef de clan ou d'armée, devant s'attacher les siens par un mélange de protection patriarchale et de répression parfois féroce; les reines elles-mêmes, plus servantes qu'épouses, durement traitées, sur l'exemple du roi des dieux, par l'époux ou le fils; prises et reprises comme Hélène après deux mariages chez ses ravisseurs, ne pouvant rester sans un maître : son père, son époux ou son fils; et pendant que les chefs d'hommes vont à la guerre pour punir un rapt, leur maison livrée à l'adultère, au pillage, au meurtre, qui attendent au retour ces vengeurs du lit conjugal; enfin, au-dessus de cette société dont la résignation au Destin est la plus haute philosophie, des dieux qui s'injurient, se trahissent, sont adultères, se battent avec les hommes, séduisent leurs femmes, partagent leurs combats, leurs ignorances, leurs passions; dieux venus de l'Egypte et de l'Asie, qui gardent, dans une langue harmonieuse, des traces du fétichisme. Voilà les meilleurs commentaires d'Homère et les moins attendus. En mettant au jour le matériel, si l'on peut dire, de ces temps lointains, les fouilles ont fait mieux comprendre un état social où les mythes comme les poteries, les moyens de notation et d'échange comme les parures, les légendes comme les autels, les èpithètes antiques comme les va»es à attributs de femme ou à tète d'animaux, les sacrifices sanglants comme les idoles animales ou sexuelles, tout garde l'empreinte d'un passé lointain. L'ensemble de ces découvertes des fouilleurs du sol, en Grèce, en Asie-Mineure, en Crimée, par toute la carte du monde antique, en enrichissant nos musées, a mis au service des études une nouvelle encyclopédie archéologique, dont Helbig fait remonter les documents au XIVe et Dumont au XVIe siècle avant notre ère ', et l'on peut dire du docteur Schliemann ce que Sainte-Beuve disait d'Aristarque : <« Homère n'est aujourd'hui tout Homère que parce qu'il n'a pas manqué de son scholiaste remueur de tombes. » 1 Schliemann, Tirynthe, p. io^. !8 INTRODUCTION. Il ne faudrait pas se hâter de conclure cependant. C'est dans cet horizon que la Grèce, malgré les transformations du texte, a laissé l'épopée où éclate son génie : nul ne peut savoir ce qu'étaient les versions antérieures dont Guigniaut a dit : « Les chants populaires de la Grèce antique, les épéa..., s'étaient succédé durant bien des générations, avaient subi déjà bien des élaborations diverses avant que l'épopée fût possible. Ils la rendirent nécessaire, ils s'y transfigurèrent en s'y organisant, lorsque après une longue suite d'aèdes ou de simples chanteurs parut un poète!... » Mais ne faisons pas de confusion : si grossier qu'en fût d'abord le ton et le fond si barbare, le tableau était humain. Cette civilisation n'a pas été créée d'un coup de génie; son évolution a duré des siècles; mais elle était née. elle devait briller déjà dans les rhapsodies. Chacune y a apporté une lueur ou un éclair. Ce qu'on y garda de l'instantanéité de rendu des primitifs annonce un respect religieux du passé et aussi peut-être un sentiment du beau viril qu'on ne farde point. Mais la grande place appartient a ce qu'il y a de noble dans la poésie, et l'archaïsme sert de cadre a un chef-d'œuvre de vérité humaine. C'est que la poésie est une sortie de barbarie, je l'ai déjà dit '. Ici. comme ailleurs, elle embrasse le ciel et la terre, porte dans une société au berceau, dans un culte embryonnaire, cette transfiguration lente qui est la civilisation, crée à la fois un peuple et son idéal, des hommes et des dieux. Pour le peu qu'on puisse réduire un ensemble pareil a des généralités de classement, deux grandes choses y président : la vérité de la vie et le sentiment du beau. Les vieux usages, violents, parfois cruels, servent encore a la passion, mais sont plus d'une fois traités d'oeuvres mau- vaises; ils sont de l'époque. Le reste est de tous les temps: c'est la diversité des caractères, ce sont les cris de l'âme, les traits de générosité, de sentiment, de grâce, de mélancolie, rares partout, partout émouvants et applaudis. Le même Agamemnon, qui parle si brutalement à un prêtre d'Apollon de sa fille et qui enlève à Achille une autre fille de prêtre, garde Briséis en sa possession, mais il la respecte. L'épisode du chant XIX, ou il la rend a Achille en jurant qu'il n'a pas usé sur elle du droit du vainqueur', est une grande scène religieuse. Puis, la jeune fille va pleurer sur le corps de Patrocle, et, quand Achille a rendu le cadavre d'Hector a l'riam, ce devoir rem- pli, il va se coucher a l'endroit le plus secret de sa tente : Près de lui, Briséis. au teint charmant, repose, dit le poète, et l'on ne pense plus aux abus de la victoire, on voit une femme qui aime. Achille aussi, cet Achille dont la colère est le sujet du poème, que fait-il? Contre 1 Lu peu de poésie homérique. Séance publique de la Classe des lettres de l'Académie du n ma. . 887; in-4» illustré. INTRODUCTION. 19 les Grecs, il la contient. la bornant à une inertie boudeuse, farouche, qui suffit a montrer en même temps sa puissance, car, dès qu'il cesse de combattre, l'armée s'épuise en luttes vaines. Contre les Troyens, au contraire, lorsque Patrocle devient une des victimes de ce relâchement de la victoire, il la déchaîne avec une formidable violence. Ses menaces sont d'un sauvage et ses actions d'un barbare. Patrocle a failli rester sans sépulture, c'est son meurtrier dont le cadavre sera livré aux chiens: il le dit et le redit avec rage, et il immole douze prisonniers de choix sur le bûcher de son ami. Mais, quand le vieux Priam est à ses genoux, lui rappelle son père, toute cette férocité de vengeance tombe, et la colère d'Achille, comme l'épopée qui lui est con- sacrée, finit, sous le coup du résultat cruel de la mort de son ami, par une rentrée en humanité. Est-ce que sans cela la bouderie d'un héros eût été digne d'être célébrée dans tous les siècles? Ceux qui trouvent ce dernier chant inutile veulent un drame sans dénoûment et ne comprennent rien à la poésie épique, à aucune poésie. Le sens du beau opère une autre transformation, plus profonde On n'avait que des idoles, et voilà que s'esquissent les dieux. Ce qui fera dire qu'Homère est le père de l'Olympe. Disons que la poésie naissante civilise les premiers fétichismes. Ces dieux ont de l'homme, avec toutes les puissances passionnelles, toutes les perfections physiques dans la variété des types humains. Leur incessante intervention élève les faits particuliers à la sphère générale, place des événements qui passent dans le milieu des choses éternelles. Les sommets de l'Olympe sont l'idéal du temps planant sur la guerre. Ainsi l'homme, en s'initiant a la vie religieuse et artistique, donne à ses dieux la beauté et consacre du coup la forme humaine à mesure qu'elle arrive au beau. Paris manque de courage, il n'en est pas moins toujours appelé beau comme un dieu. Hélène en a cru un séducteur, elle ne cesse pas d'être la plus divine des femmes, comme Aphrodite est la plus belle, j'allais dire la plus femme des déesses. 0 N'accuse pas les dons d'Aphrodite », dit Paris à Hector. Cette supériorité qui fait donner par Guigniaut une si haute portée d'enthousiasme au nom de poète, éclate avec une verve qui exigerait l'analyse suivie de chacun des deux poèmes. J'en ai donné ailleurs ' quelques exemples. Rappelons le mot sublime qui annonce si bien l'apaisement d'Achille en laveur de Priam : « Tous deux se sou- venaient! » On en trouvera, à la sixième rhapsodie, un autre d'une mélancolie pro- fonde. Quand Hélène, du haut des remparts, regarde les chefs de l'armée grecque, se rappelle son pays, sa famille, et nomme a Priam Agamemnon. elle se souvient du lien de parenté qui l'unissait au roi et elle ajoute : Mon frère aux jours heureux, si ce n'est pas un rêve ! Que ces grandeurs et ces grâces s'harmonisent avec les rudesses d'une époque si différente de nos mœurs, cela tient au fond même de la vérité humaine qui, en tout temps, mêle les émotions aux violences, l'ange et la bête, comme parle Pascal; cela est dû, quant à la forme, à ce génie aux libres allures qui se joue des difficultés et répugne à enjoliver ce qu'on voit vivre. ' lu peu de poésie homérique, etc. 20 INTRODUCTION. Les fouilles préhistoriques confirment ce sentiment. Ces peuples, au moins dans l'époque homérique, s'entouraient de toute la richesse possible, ornaient de lions les portes des forteresses, comme à Myccnes, gravaient les pierres, peignaient les vases, couvraient les cadavres royaux de riches masques d'or, achetaient des Phéniciens de belles appliques en bronze, en ivoire, en pierres gravées, en argent, en or, dont ils couvraient les blocs sans ciment de leurs murailles: des vases et des ustensiles, de cristal de roche, de cuivre, d'argent, d'or; des ornements d'épée et de casque, des bijoux de toute sorte et d'une grande beauté. Cette richesse dont Mycènes a fourni, en or seulement, un poids de plus de cent livres, est telle que l'heureux archéologue, à la voir sans cesse sortir des tombes, en vient à s'écrier : « Un poète qui avait continuellement sous les yeux des objets d'art semblables à ceux-ci a seul pu composer des poèmes divins \ » A ce double caractère, de fond antique et de burin puissant, de mœurs encore grossières et de sentiments éternels, correspondent deux catégories d'illustrations : les objets trouvés dans les fouilles et les chefs-d'œuvre de diverses époques qui firent passer dans les arts plastiques le même génie. ' Mycenes, édition française, p. 307. SECONDE PARTIE i Cela dit, on peut aborder Homère avec le respect dû â un chef-d'œuvre et la liberté nécessaire à comprendre une œuvre humaine. D'abord, la version d'Aristarque doit être contrôlée. M. Pierron ne s'en fait pas faute. Il expose avec simplicité « la modestie de son rôle ». Quand Homère se suffit à lui-même, par une confrontation de textes ou autrement, le poète suffit à tout. Si un doute se présente, on consulte Aristarque, car la meilleure édition porte son nom. Peut-on admettre ses raisons, la cause est entendue. De même pour les autres gram- mairiens, dès qu'ils prennent la parole. .Mais les écoles critiques n'ont pas de maître absolu, ni de sentence sans appel; fussent-elles toutes d'accord, si une raison supé- rieure peut leur être opposée, le jugement doit être réformé. Aristarque a supprimé des vers, à peine cinquante connus. Ceux-ci sont étudiés de près, quelquefois rétablis avec les honneurs de la guerre, le plus souvent con- servés par pur respect du vieux texte. Bekker alors les relègue en note, ce que je préfère. Un de ces passages, longtemps perdu, a une certaine célébrité. Zénodote étant d'accord avec Aristarque, on supprima quatre vers du chant IX. et l'école put croire l'exécution définitive. C'était dans un petit drame où le précepteur d'Achille lui raconte que, pour venger sa mère maltraitée par son père, il séduisit la jeune esclave à laquelle il la sacrifiait; ces quatre vers ajoutent que, devant les violences de son père, il faillit devenir parricide. Ils ont une raison d'être, car Phémius veut montrer a son fougueux élève où peut mener une colère sans frein; mais leur suppression nous dénonce un des procédés de correction des éditeurs. Sans Plutarque, ils seraient perdus, et l'on serait malvenu de remarquer que le récit reste incomplet. C'est en 1572 que Giphanius les trouva dans Plutarque, qui proteste contre leur proscrip- tion. Depuis, ils font partie de l'Iliade, quoi qu'en dise Aristarque et sa docte cabale. Que de fragments peut-être ont été sacrifiés de même et restent perdus M 1 Quatre autres vers, moins importants (VIN, 54SÔ51 ), ont été retrouvés en 1711. ■2.2. INTRODUCTION. En général, fidèle au principe du libre examen de ne passe croire infaillible, l'école se contente de marquer les vers suspects d'un signe réprobateur, jadis Vobèle : —, aujourd'hui des parenthèses. C'est laisser la cause au goût du public et au tribunal de l'avenir. Ceux-là. plus nombreux, environ quatre cent cinquante, sont discutés, et maintes fois la critique moderne a l'occasion de casser la sentence antique. Plus d'un de ces passages véreux tient aujourd'hui place parmi les plus beaux, témoin celui que Lessing admirait tant et où l'on entend, sur le dos d'Apollon courant à la vengeance, les flèches claquer, ou le cri d'Agamemnon lorsqu'il refuse de rendre Chryséis, ne la nomme même pas et menace son père de s'en faire une concubine. Une des plus graves erreurs des écoles grecques a donc été de méconnaître, dans l'époque homérique, ce qui n'entrait pas dans les bienséances de la leur. Platon avait donné le ton en reprochant à Homère d'avoir fait des dieux tels que les imaginait son temps, et non comme on les rêvait dans les jardins d'Académus. Le sens artistique moderne a en cela une supériorité dont il n'use pas toujours. Les plaintes d'Andro- maque sur le sort de son fils, quand Hector vient de mourir, sont d'une vérité de t< >us les temps, qu'on s'étonne de voir suspecter par Aristarque pour quelques détails qui n'étaient plus du sien. Rien aussi de plus naturel que de voir Hélène se débattre sous les obsessions de Vénus, quand Paris a fui et que la déesse veut que l'épouse rejoigne le lâche dans sa chambre nuptiale. Tous nos éditeurs maintiennent ces épisodes, où M. Picrron trouve au plus haut degré la couleur homérique. Chaque fois que Zeus et Héra se querellent, Wolf et Bekker, d'accord avec Zénodote, crient à l'interpolation; M. Pierron résiste, mais il se range à leur avis pour admettre l'obèle d'Aristarque contre Pénumération que Zeus, séduit par son épouse, lui fait de ses anciennes amours, auxquelles, dans sa passion, il la trouve préférable (ch. XIV). Bothe croit excuser Homère en rappelant que les épouses d'autrefois se résignaient au partage; il aurait pu dire que la polygamie était dans les mœurs. Mais le poète n'a pas à être justifié. Cette sensation au moment où l'on se passionne pour une femme et cette manière de la flatter en rabaissant ses rivales sont un trait bien humain. La fausse idée des convenances, qui résista au nu artistique de Praxitèle et fait tache a l'exégèse d'Homère, nous a laissé de ces scrupules dont le sens du vrai doit nous affranchir. Encore un point que j'estime résolu. Un autre genre d'inconvenances n'égare pas moins les critiques modernes. M. Croiset * reproche à M. Pierron une sorte de passion systématique en faveur d'Aristarque, mais il a aussi ses préférences. C'est pour un écrivain allemand. Selon lui W. Christ fournit les derniers résultats de la critique \ En effet, on ne pourrait mettre plus en pièces les deux poèmes. Je me défie de ces vivisections d'une poésie qui n'en est pas à l'état de cadavre, Dieu merci ! Il est rare que ces sortes de méthodes résistent au sens du beau. L'auteur français va nous donner un riche éloge de l'œuvre homérique, où l'homme prend la prédominance sur les événements, où l'épopée devient œuvre dramatique en faisant entendre de vraies passions, œuvre 1 A. et M. Ckoiset, Histoire de la littérature grecque, t. I. Paris, 1889-1890. 3 Homeri lliadis carmina sejuncta, etc. Leipzig, 1884a INTRODUCTION. 23 morale en célébrant l'excellence du cœur humain, œuvre littéraire par la profondeur des sentiments, la concision des récits, l'éclat des traits et une poésie sans arrière- plan, sans parti pris, mais qui arrive à ce ton homérique que deux mots résument : la grandeur de l'effet associée à la simplicité des moyens \ On ne pouvait dire mieux. Mais là-dessus, comme s'il n'y avait pas dans toute œuvre, dans tout cycle, des par- ties nécessaires quoique moins brillantes, qui laissent respirer l'esprit des grandes émotions en en préparant d'autres, tout ce qui ne rentre pas dans cette rigidité du beau ne vient pas du grand poète primitif qui a donné son nom, avec son sang, aux homérides. Ce patron systématique s'applique à tout, va tout trancher; à peine Y Iliade en gardera-t-elle quelques chants, et le dernier que Platon citait parmi les plus beaux ne trouvera pas môme grâce. On pourrait penser aussi que ces morceaux de choix, d'invention plus brillante, d'impression plus vive, ont été l'objet de soins plus grands pendant des siècles, et il serait aisé d'y montrer des traces de perfection- nements qui ne sentent guère les rédactions primitives. Cette critique n'entend rien : au moindre laisser-aller, à la plus légère apparence de contradiction, un peu de repos pour le génie ou pour l'auditoire, ce n'est plus Homère! C'est ainsi qu'à vouloir se créer sous ce nom le maître infaillible des temps anciens, un poète idéal de tous les temps, on n'en conserve rien que des membres dispersés. Encore si cette critique participait à l'infaillibilité de son être fictif. En réalité, elle est à consulter souvent, car elle dégage avec soin le ton des diverses époques, les mor- ceaux de goût différent, et l'on s'y confirme, à chaque page, dans l'idée que l'œuvre s'est faite par des développements successifs plutôt que par une rédaction géné- rale. Mais, dès que le scalpel va plus loin, cette prétendue science devient dangereuse et bien des fois d'un tranchant injuste. Les froides subtilités de raisonnement, les dédains du bon sens pour le sens poétique, les erreurs d'une dialectique poussée à l'absolu, donc à l'absurde, les contresens dans l'esprit et même dans la traduction du poète ' ne peuvent manquer : la critique n'a réussi qu'a déchiqueter un chef-d'œuvre. Qu'on en juge par quelques exemples. Parce qu'un songe lui a promis le succès, on s'étonne qu'Agamcmnon éprouve encore son armée. Rien n'est plus vrai, au contraire, dans cette situation où, le chef de la victoire s'étant retiré du combat, la confiance des soldats qui l'aiment peut avoir été ébranlée et une partie de l'armée être en secret de l'avis de Thersite contre les insulteurs du héros. — Achille aussi ne peut échapper à la sellette. Pourquoi n'accepte-t-il pas, au livre IX, quand on le lui offre, ce qu'il recommandera, au XVI", à Patrocle de lui ménager? Mais précisément parce qu'on n'en est qu'au IXe livre, c'est-à-dire lorsque sa colère est dans toute sa 1 II faut mentionner aussi une forte étude sur la langue et la versification homériques. 2 Un seul exemple. Le célèbre passage dont voici le mot-à-mot : Claquaient alors les flèches sur le dos du dieu irrité, quand il s'avançait, est traduit ainsi : « Et, dans les mouvements de sa colère, ses flèches s'agitaient bruyamment, au rythme bondissant de son pas ». 24 INTRODUCTION. force et qu'il n'a pas souffert encore assez longtemps de son inaction dans les batailles, ni de la privation de sa captive aimée. Loin de l'entendre ainsi, les deux critiques ne veulent même pas admettre qu'il y ait là une interpolation, c'est une contra- diction qu'ils y voient, et l'ostracisme ne se fait pas attendre. — Nouveau reproche : De la fin du livre Ier au XIe, les choses restent dans le môme état ; donc il faut couper encore dans le vif. Mais c'est précisément là le sujet, de montrer les vains efforts des Hellènes à vaincre sans Achille ou à le ramener à leur tète. — Le caractère du héros lui-môme est méconnu. Cette fougue généreuse, dont un accès de ressentiment fut jugé digne en Grèce de servir de sujet à un poème, est l'objet, en France comme en Allemagne, de je ne sais quel mépris pour ses plus nobles combats de sentiments, pour ses émotions les plus sublimes, devant la mort d'un ami ou la dou- leur d'un père. « Les affaires (des Grecs) vont de mal en pis jusqu'à ce qu'il plaise à Achille d'envoyer ' Patrocle au combat et ensuite de renoncer à sa colère pour le venger. » On ne parlerait pas autrement d'un caprice d'enfant ou d'une coquetterie de courtisane. Et ce n'est pas tout. Le combat singulier de Paris et de Ménèlas, nous dit-on, « se comprendrait mieux la première année que la dixième, cela est vrai. » — Vraiment! La vérité, c'est qu'au début d'une expédition, après qu'on a vu repousser les pre- mières demandes de réparation, on est tout de feu, les cœurs se révoltent, l'ardeur supprime la réflexion, ou veut se rendre justice, reprendre l'épouse enlevée, punir le coupable, brûler la ville. Après dix années de souffrances, au contraire, on commence à se prêter aux conseils de la sagesse, à la modestie des solutions. Ménélas, Priam, Hector, Paris, Hélène le font assez entendre. Mais les grands critiques n'écoutent que leur bon sens : « Cela est vrai, mais les invraisemblances de ce genre sont de celles que tous les poètes se permettent. » Avec quelle irrévérence cet admirateur d'un Homère idéal parle des poètes ! C'est pour moins que Zoïle s'est fait un si triste renom. Faut-il dire qu'on n'est poète qu'à la condition de mieux comprendre le cœur des hommes? II Les hiatus d'Homère ont agacé les grammairiens autant que ses inconvenances et invraisemblances. Payne Knight, en voulant rétablir le pur éolien, les remit en question. Déjà, en Grèce, on s'était pris d'un beau zèle à farcir le texte de particules euphoniques. Agacé à son tour, Aristarque les supprima. Heyne, après Bentley, proposa de reprendre une lettre abandonnée qu'on retrouvait dans les vieilles inscriptions, le Vau ou Digamma, et de l'employer comme notre /' dont Littré se gausse en citant La Fontaine : « L'on lui fait trop d'honneur... L'on l'appelle... » Knight en mit partout. Les hiatus sont nombreux dans les mots, en grec comme en français; il en fallut là aussi. Le latin appelle les fils d'Atrée, Atrides; le grec disait Atréides; Knight n'est pas satisfait, il lui faut Atréfides. A ce compte, nous n'aurions 1 C'est : de permettre à Patrocle d'aller combattre, qu'il faudrait dire. INTRODUCTION. -±5 plus XIlia.de, et c'est bien ainsi qu'il l'entend. En tète de son texte, il met des digamma, et c'est la Filfiade ou la Wilvia.de qu'il nous donne. Bekker y apporta plus de modération, et l'idée n'est pas rejetée : M. Pierron n'a pu s'abstenir de donner une « liste des principaux mots qui, chez Homère, avaient le digamma ». Pour un traducteur, les hiatus restent seuls en cause. Littré, dans une autre tentative de remonter au ton primitif, en fait à chaque vers qu'il traduit. Il y en a partout dans la poésie française jusqu'au XVIe siècle, où Régnier raille encore ce soin nouveau de Prendre garde qu'un qui ne heurte une diphtongue. Malherbe avait commencé la réforme, mais il avait lui-même son hiatus auquel Régnier fait allusion : « L'àme qui est née ». La Fontaine ne s'en fit pas trop scrupule et Molière en a un aussi : « Le cerf donné aux chiens » (Les Fâcheux). Génin en cite d'autres qui sont contestables et omet celui-là qui ne l'est pas. Quant aux hiatus dans le corps des mots, il serait impossible d'écrire deux pages de suite en les évitant, et on n'en est pas là en France, au contraire. La loi répond, certe, à un sentiment musical, mais elle ne peut être absolue, et l'on se met volontiers à l'aise avec elle aujourd'hui. Voltaire plaidait déjà contre et Littré soutient que, pour rendre les deux hémistiches de La Fontaine à l'euphonie, il suffit d'y supprimer la lettre euphonique. Que d'hiatus même servent à l'harmonie ! Après va, on a le choix entre deux lettres de raccord : « va-t'en, va-z-y » ; on n'en veut aucune dans « va et vient, il va a Paris », etc. Même quand la lettre y est, on ne la prononce pas ; on a beau être habi- tué à dire : « petit'ami, grand'ami, on est'ami, cet'ami », on n'en dira pas moins : « Monsieur et - ami », et l'hiatus l'emporte. Dans Homère, comme dans toute la poésie primitive, cette « licence » concordait avec la libre allure du rythme, répondait à la naïveté épique qu'elle ne dépare pas, était sauvée, comme dans nos patois, par divers procédés de prononciation ou d'éli- sion. Athénée a très bien justifié cette désinvolture quand il parle du « goût musical instinctif » qui se remarque dans « cette poésie faite pour le chant ». et qui même nous présente fréquemment, sans que cela fasse la moindre dilliculté, des vers où il manque quelque temps, soit au commencement, soit au milieu, soit à la fin. Le succès modeste du digamma ne s'impose donc pas atout prix à une traduction qui ne croit devoir négliger aucune des facilités de ton de l'original, ni 1 enjambement libre, ni la césure changeante, ni la cadence aisée, ni la construction familière. On n'ira pas jusqu'au vers sans tète ou sans queue, mais pourquoi craindrait-on une rime faible ou « une voyelle à courir trop hâtée »? Je n'en ferai pas ostentation, mais j'ai trouvé utile de ne pas m'en abstenir, quand la vivacité du ton pouvait y gagner. Pour vieillir Homère, Knight le perfectionnait. Littré fait le contraire et se trompe aussi. Il part du point de comparaison des chansons de gestes, pour traduire le premier chant de Ylliade en langue d'oïl. Son erreur est de confondre le génie homérique avec la manière des trouvères, qui en diffère comme la prodigalité du choix, la profusion de l'ordonnance, la concision de la prolixité, le style de son embryon. Voyez seulement la belle scène où Hélène nomme à Priam les chefs de 26 INTRODUCTION. l'armée des Grecs. Dans le Mahabarata, elle prendrait deux ou trois mille vers; du temps où on parlait la langue d'oïl, peut-être se serait-on contenté de six ou huit cents; ici, elle se borne à quelques noms, à des détails choisis, et coupe court, après cent vingt-huit vers. On a beau, d'ailleurs, connaître une langue morte, on ne la ressuscite pas en la pastichant. Le beau moyen, vraiment, de faire mieux comprendre Homère, que de le traduire dans une langue incompréhensible, qui, elle-même, aussitôt, a besoin d'être traduite en des centaines de notes, si bien que pour avoir une idée du poète il faudrait apprendre une langue oubliée! L'archaïsme est, sans contredit, l'idéal du ton; mais la langue d'Homère n'en est plus a la Chanson de Roland ; le seul archaïsme possible est un archaïsme que l'on comprenne, qui soit clair autant que pittoresque. Régnier, La Fontaine, Molière en sont parfois des modèles, et Paul-Louis y a réussi, après Amyot. Mais qui reconnaîtrait une harmonie, si admirée par Lessing, dans ces deux vers : Es-vos, au dos du Dieu, le carquois a tenti, De loin, lui cheminant; il vient semblans la nuit. III C'est une assez petite chose de rendre aux dieux leur nom grec. Paul de Saint- Victor en fournit la meilleure raison : la forme latine, passée dans le français, est devenue trop banale, a prêté même à la parodie. Les archéologues ont donne l'exemple, et l'usage commence à se faire. On n'a rien porté à l'extrême, cependant. En général, on ne dit ni Aphrodite, ni Apollon, ni Phoibos, ni Létô; on se contente d'Aphrodite, d'Apollon, de Phébus, de Latone. Le même auteur conseillait de s'en tenir au nom des grands dieux, et on ne l'a pas toujours écouté. Se donner ce genre est tellement facile, qu'il n'y a guère ni mérite ni profit. Ce qui doit nous mettre en garde, c'est la presque impossibilité d'y rester fidèle sans aller jusqu'à la cacophonie. Homère a des locutions comme celles-ci : « la fatalité et la mort, la fatalité de la mort ». Dire : la Kèr et la mort, la Kèr de la mort, est illogique. La Kèr et le Thanatos seul serait conséquent, mais où va-t-on avec ce système? Pourquoi pas aussi le Sommeil, le Songe, le Vent, la Paix, la Fortune, la Santé, en grec? Pour- quoi Hélios et pourquoi pas Los et Gaia? Pourquoi les Kharites, dont le nom français n'est pas près de se gâter, et pourquoi les Heures? Pourquoi Niké pour la Victoire et la Persuasion au lieu de la déesse Peitho? On pourrait citer bon nombre de ces inconséquences, tout aussi inexplicables, qu'impose aux plus grécisants la clarté. Mais voici qui est plus décisif encore : On risque de confondre l'être divin avec l'élément qu'il personnifie, et qui sait où cela peut mener l'amphigouri? L'astre-soleil tombe; le dieu du jour marche, descend, s'élève, s'éloigne, ne fait pas la culbute. Les navires fendent l'eau; leur faire fendre un dieu, Poséidon ou Neptune, cela ne sera d'aucune langue, non plus que de dire : « Hélios tomba ». Et si l'on fait, sous le navire, écumer la mer, c'est bien; mais Neptune écumant parce qu'il est fendu en deux, quelle poésie! INTRODUCTION. 27 Je prends cet exemple, parce qu'on a été jusque-là; j'ai déjà eu l'occasion de le relever, après la Revue des Deux-Mondes '. Les noms d'hommes et de villes ont moins changé. S'il en est un dont on ait usé et abusé, c'est bien celui de Calchas; il est impossible de le remettre à neuf. Mais que gagne-t-on à dire Achilleus, Odysseus, Héléna, Hécabé, Troie, Lakedaimon, Atha- naiens? Homère est-il donc si pauvre qu'il faille jeter tant de poudre aux yeux de ses lecteurs? Il est un point qu'il convient davantage de conserver. C'est ce qu'un vieux « trans- lateur » a appelé : les vertuz Des adjectifs dont les mots sont vestuz 2. Si ces épithètes étaient fixes, selon une expression qui n'est pas exacte en tout point, il pourrait y avoir certaine gène à les faire entrer toutes dans le vers français. Heureusement, chaque dieu et chaque héros s'en privent souvent, en ont de rechange. Héra et Athéna en ont plus de huit, Achille et Ulysse plus de treize, Zeus et Ares plus de vingt. Le même qualificatif passe de dieu à dieu, d'un sexe à l'autre, de dieu à homme, et il est telle épithète qui a plusieurs variantes. Avec les cinq mots qui vont de trois à six syllabes pour qualifier le dieu qui lance des flèches, la marge ne manque point 3. Le plus souvent, d'ailleurs, il serait bien difficile de deviner pour- quoi le poète a préféré l'un ou l'autre adjectif ou s'en est abstenu. Sauf les cas où le mot a une visée de force ou d'ironie, d'ampleur ou de grâce, — alors il faut être exact, — ce qui importe, c'est de garder dans toute l'œuvre cette sorte de coloris épique, et pour cela il suffira généralement d'en parsemer le récit, ainsi que le texte le fait le plus souvent, sans autre intention que la couleur même, et au gré du rythme. Deux de ces épithètes qu'on rencontre dés les premières rhapsodies ont une force qui s'impose; Pelletier dirait : une vertu. Quand Homère dit : • liera aux yeux de vache, Athéna à tète de chouette » — ce sens ne fait plus question, — il faut voir là des vestiges de l'époque hiératique. Il faut y ajouter Apollon Smintheus : raticr ou tueur de rats. Nul doute que ces noms ne rappellent l'ancien culte aux symboles d'animaux. Quand Schliemann prétendit que les idoles à tête de chouette, trouvées dans les restes préhistoriques de la Troade, représentaient Pallas- Athéna, Max Muller se déclara prêt à acquiescer si l'on y trouvait aussi des idoles a tète de vache. L'archéologue n'en eut pas le démenti. C'est par centaines qu'il en découvrit à Mycènes, en terre cuite, sur gemme, en argent, en or : 0 cinquante-six tètes de vache en or », dit-il 4. Athènes était le centre du culte de la déesse dont elle porte le nom; 1 Encore une page de l'art grec : L'Orestie (Bulletins de l'Académie de Belgique, 3e série, t. XVIII, p. 729, 188g). 2 Pelletier du Mans, 1347. 3 "Exaxoc, 'ExiepYOç, 'Exiiêd),oî, 'Ey.aTT)6d).o;, 'ExaTT|6eXéci)4. Voir aussi les épithètes d'Ulysse, qui lui attribuent beaucoup de conseils, d'inventions, de bon sens, d'activité, etc. 4 II y en avait aussi à Tirynthe. A Mycènes on a trouvé une tête de vache, de grande dimension, très bien modelée en argent, avec les cornes en or, ainsi qu'un soleil plaqué entre les cornes. (Voir Mycènes, pp. 296 et 2117. 28 INTRODUCTION. elle avait sur ses monnaies ' une chouette (y).a'j;) avec la tète de .Minerve à l'œil « globuleux ■), le mot est de Beulé. De même, les monnaies de l'île de Samos et de Messine, sa colonie, ont des tètes de vache: c'était là que se trouvait le plus grand sanctuaire de Junon (Héra). Les premiers rédacteurs épiques ne le comprenaient sans doute plus ainsi et n'y voyaient qu'une épithète élogieuse du bon vieux temps, « maintenue par la force de l'usage », dit Croiset. On trouve donné indifféremment à une suivante d'Hélène, à une néréide, à une épouse, un de ces noms d'antique litanie. Alors, ce serait aller loin que de vouloir attribuer au mot un autre sens que « femme aux yeux éclatants » : mieux vaut le supprimer ou le remplacer par un équivalent. Mais où ces épithètes sont des vestiges du culte antique et comme ces formes de respect dont on salue un dieu chaque fois qu'on le nomme, comment conserver ces échos vénérables ? Je crois qu'il le faut absolument, comme pour les formules de prière ou de serment. Pour Athéna, on peut y voir le symbole de l'aube perçant les ténèbres ou de l'éclair fendant la nue, sortant tout armé de foudre du cer- veau de Zeus (le ciel) assembleur de nuages, et dire : Athéna, aux yeux fulgurants. Mais rien de pareil n'est possible pour les yeux de vache, et le caractère religieux échapperait dans l'un et l'autre cas. Un équivalent, où le trouver? Dans quelle époque, dans quel culte, dans quelle langue? Le moins qu'on risquerait serait de mettre une dureté de ton où jadis il y avait une adoration, où plus tard la Grèce a vu un éloge consacré par les siècles. Je ne connais qu'un moyen, c'est de laisser le mot tel qu'il est. S'il doit rester hiératique, il ne le peut autrement. La mythologie et l'histoire nous en fournissent assez d'exemples. On ne traduit pas Aphrodite par née de l'écume, ce qui serait faux pour Homère même, qui donne à Vénus une autre origine. Dion comme saint Jérôme reste Chrysostome. On ne reconnaîtrait pas dans Constantin né dans la pourpre, l'empereur Porphyrogénète; et qui s'aviserait d'ap- peler Horatius Coclès, Horace le Borgne, ou Marcus Tullius Cicero, Marc Tulle Pois- chiche? Il en est de même, pour nous borner, de Charles Martel, de Louis le Hutin, dont on serait mal venu de rajeunir le nom. Ce sera parler grec en français, soit, mais ce ne sera pas en vue d'une ostentation vaine, et les circonstances le mérite- ront. On gardait ainsi dans les sanctuaires, à côté des chefs-d'œuvre de la sculpture représentant les dieux, des restes informes de l'ancien culte : aérolithes 2, mor- ceaux de bois sculpté 3, idoles dédalnjues, Xoana 4, etc., qui restaient, comme nos 1 On les appelait même des chouettes, — « qui nichent dans les bourses », dit le poète comique. De là aussi le dicton : porter des chouettes à Athènes, qui équivaut à notre « porter de l'eau à la mer ». 2 « C'est ainsi, dit M. Collignon (Mythologie, p. n), qu'à Thespis, une pierre non travaillée était conservée comme un antique simulacre d'Éros. » (PausXniaS, IX, 27, 1.) 3 Le poème des Argonautes, attribué à Orphée, et celui d'Apollonius mettent en scène la confection de ces idoles : « Il y avait, dit ce dernier, un épais tronc de vigne poussé dans la forêt et sans ramure au pied ; ils (les Argonautes) le coupèrent pour devenir l'image sacrée Je la déesse de la montagne. Argos la tailla habilement et ils la placèrent sur la cime escarpée, à l'ombre des grands hêtres... Ils firent l'autel avec un ras de pierres. » (I, v. 1 1 17, etc.) — Callimaque, Hymne à Artémis, mentionne une statue que les Amazones érigèrent à cette déesse sur le tronc d'un hêtre, et pour laquelle, dans les âges suivants, on bâtit un temple à Kphèse. (V. 237, etc.) * Voir sur les Xoana, Collignon, Mythologie, pages 14 a 20. « Les monuments d'un art plus avancé ne firent jamais oublier à la piété des fidèles les informes Xoana » (p. 17). INTRODUCTION. 29 reliques, un objet de respect religieux pour les uns, traditionnel pour les autres. Le plus souvent, le nom hiératique est dissimulé ; de l'idole on a fait un dieu, du grain de sable une perle. Schliemann, parlant de cette refonte du nom des divinités orientales dans un moule grec, dit : « Il n'y a pas jusqu'au doux surnom de Zeus Meilichios, qui ne serve de masque hellénique au redoutable Moloch. » Nous ne sommes plus au temps où les traducteurs risquaient de n'être pas lus s'ils n'élaguaient ou n'adoucissaient les textes. Après Mm<: Dacier pour Homère et Ducis pour Shakespeare, Herder le fit encore pour le Romancero du Cid. Voltaire écrivait à Mme Dacier : « Il faut écrire pour son temps ». Le temps n'était pas alors a la vérité archéologique; il a changé aujourd'hui, tâchons d'être du nôtre. IV Le traducteur le plus modeste a maintenant a sa disposition des choses indiscu- tables, et l'on peut procéder par éliminations. Alors, soit qu'on se sente reporté a la sculpture polychrome, comme semble le souhaiter Sainte-Leuve, ou qu'on lui préfère la simplicité nue dont parle Latin, pensant à l'art de Praxitèle, le ton d'Homère ne se refuse pas a l'analyse, et se tenir dans la vérité de l'époque n'a rien d'impossible. Quelques exemples seulement. Le nom de Grec est très rare chez les anciens auteurs. On ne le signale guère que chez Alexandre Etolien '. Il manque dans Homère, et rien n'est plus juste que de s'en abstenir. Les chevaux ne servaient alors qu'a traîner les chars de combat, on ne pourra plus parler de cavaliers de guerre. Le 1er était inconnu à l'époque du siège de Truie, rare du temps d'Homère, où « l'on ne savait pas bien le travailler », dit Ai. Pierron. Schliemann a trouvé mille objets en bronze ou en cuivre : épées, poignards, lances, armures, haches de combat, simples ou à deux tranchants, flèches et pointes de flèches, couteaux, mors, vrilles, clous, chaudrons, clefs, verroux, trépieds, broches, disques, cuillers, etc. « Je n'ai jamais trouvé, dit-il, la plus légère trace de 1er dans aucune des cinq cités préhisto- riques 3. » On ne dira donc pas jeter l'ancre, car ce mot rappelle un instrument en fer; le texte dit : jeter la pierre, et cela doit suffire. S'il faut laisser a Achille sa grande épée, on ne dira plus qu'elle était de 1er. non plus que les jambarts des Hellènes. Je n'ai pas trouvé l'occasion dans ce que j'ai traduit de parler du 1er. Rien ne permet non plus de penser qu'il y eut des temples à cette époque. < )a retrouve dans les cités préhistoriques des restes de palais, de forteresses, de tombes, etc. « Quant aux temples, ils font défaut », dit le savant a qui le Dr Schlie- mann a demandé une préface pour sa Tirynthe. D'abord, on avait cru reconnaître des ruines de temple à Lergamos et ailleurs, « mais ces Messieurs (Schliemann et Dôrpfeld) ont changé d'avis quand ils ont pu, à Tirynthe, explorer des restes 1 Dans le poème des Muscs, cité par Macrobe. 2 Ilios, p. 774. Voir aussi page 3ifi : « Il n'est pas question de fer », page 610 : « Pas la moindre trace d'épée », et Tirynthe, page 71 : « Même dans le palais supérieur de Tirynthe, je n'en ai pas trouvé trace, pas plus d'ailleurs que dans les décombres préhistoriques de Mycènes, d'Orchomène et de Troie. » 3o INTRODUCTION. analogues, mais mieux conservés ». C'étaient des salles de palais. Et le savant affirme sans réserve que, « dans aucune des trois forteresses jusqu'ici explorées et appartenant à une haute antiquité (Ilios, Mycènes, Tirynthe), on n'a trouvé trace d'espaces clos destinés au culte ' ». Il n'y avait que des cours intérieures, des places publiques ou réservées, où l'on dressait des autels, simples blocs de pierre ou tas de briques cuites au soleil, avec ou sans fosse de sacrifice, comme à Tirynthe J, à Mycènes 3, à Troie 4, à Thymbra s. « Là, dit un autre collaborateur de M. Schlie- manrt, M. Fr. Calvert, nous sommes en présence d'une enceinte sacrée à l'intérieur de laquelle se dressaient jadis des autels dédiés sans doute à cet Apollon Thymbrien dont le temple, d'après Strabon, doit avoir été élevé a cette place même 5 ». Il faudra donc s'inspirer de ces données pour exprimer ce qu'avait en vue le poète. La simplicité d'Homère tient aussi un peu a l'état de la langue. Alliances de mots, métonymies, synecdoches, quoi encore? Homère n'en est pas à tant de richesses. Il ne parlera pas de la vaillance des hommes, il dira : les hommes vaillants. Il connaît les choses bien faites, bien ouvrées, bien ornées ; le mot d'art, dans le sens autre que la technique, n'est pas de son vocabulaire : on n'y emploiera que les périphrases dont il se sert. Si l'on n'exerce sur sa plume une surveillance de tous les instants, on risque de patauger dans toute sorte de minuscules anachronismes de langage. Avec si peu de ressources et dans un temps où Les négligences sont les plus grands artifices, les répétitions ne pouvaient manquer d'être fréquentes. Même les plus simples restent dans le ton général de l'œuvre, ne fût-ce qu'en écartant les tournures modernes qui risquent d'en sortir. Il en est qui servent a l'idée ou à la forme. Celles- là sont à suivre strictement. Notons, puisqu'on les néglige trop, les adverbes qui se correspondent : ainsi, de même; alors, alors; au fond, à la surface; aussi longtemps, aussi longtemps. J'ai cité ailleurs un vers qui perdrait tout si on les omettait : c'est lorsque Antinous dit à Ulysse que ses paroles ont La grâce à la surface et la sagesse au fond. Une autre fois, c'est le mouvement qu'on amoindrirait. Quand Apollon accourt à l'aide des Troyens, l'égide à la main : Aussi longtemps qu'inerte il la tient suspendue, Aussi longtemps, de part et d'autre, on meurt, on tue... c'est tout un tableau, préparant l'effet de l'égide que va secouer le dieu. 1 F. Adler, préface à Tirynthe du Dr Schliemann, p. u. 2 Plan d'un autel avec fosse de sacrifice, dans la cour d'habitation des hommes de l'acropole. ( Tirynthe, p 322 et pi. ll.i 3 Mycènes, autel dans un tombeau, planche F. * Ilios, p. 32, fii;. 6. 5 Ilios, supplément sur Thymbra, par Fr. Calvert, p. 945. fig. 1691, et p. 9^6, fig. 1714. INTRODUCTION. 3; Il est d'autres répétitions plus respectables. Quand Anténor fait le portrait comparé de Ménélas et d'Ulysse, il montre le fils de Laërte prenant la parole et entraînant l'auditoire : A cet Ulysse-là. nul n'eût livré bataille. Et nous n'admirions plus l'Ulysse à large taille. Le nom d'Ulysse deux fois répété s'impose: le reste peut être laissé aux exigences du rythme... ou de la rime. Les redondances sont de cette catégorie. Elles ne sont pas à dédaigner dans un texte qui s'en colore. M. Pierron remarque à ce sujet que nous disons bien : monter en haut, descendre en bas, reculer en arriére, sûr et certain, contraint et forcé. Pourquoi ne dirions-nous pas avec Homère : muets et en silence: il parle et ne se tait pas ; il obéit et ne résiste point: ou. comme Paris à Hector : Tu m'attaques pour cause, Hector, et non sans cause. Le plus souvent, cette insistance sert à une gradation d'idée : alors c'est le sens même et souvent la poésie qui l'imposent. Quand Thétis demande a /.eus de venger Achille en donnant la victoire aux Troyens jusqu'à ce que les Achéens • aient honoré mon fils et lui aient rendu hommage », traduire ainsi c'est remplacer par une répétition vaine un trait de caractère, car Thétis, croyant avoir fléchi Zeus, enfle ses prétentions au dernier vers et dit (I, 5io) : « Jusqu'à ce qu'ils aient honoré mon fils et l'aient augmenté en honneurs ». Ce n'est pas la peine de traduire un poète pour châtrer la poésie. Le premier chant de Y Iliade m'a fourni l'occasion de prendre une liberté grande. Je ne dis pas contre l'antique poésie. Que de manipulations n'a-t-elle pas subies, dont on voudrait la dégager! Je dis en faveur de l'ordre poétique naturel des épisodes, qu'on a pu réunir sans avoir le droit de les emmêler. Or, le premier chant est divisé, dans son titre, en deux sujets : la peste — le ressentiment. Mais on s'aperçoit vite qu'une partie principale du second a été placée dans le premier, histoire sans doute d'enchevêtrer le tout de façon qu'on ne puisse plus reprendre la division en rhapsodies. Pour cela, il a fallu troubler deux fois la suite logique du récit. Qu'on en juge. Dans la première rhapsodie, bien nommée la Peste, le fléau qui frappe l'armée, sa cause, ses effets, la recherche du remède, le succès de l'entreprise, la fin de la peste, voilà me succession de faits où rien ne manque, un drame qui commence et qui finit. Aussi, dès qu'Agamcmnon et Achille ont pris la résolution, pour sauver l'armée, d'obéir. 1 un au dieu en rendant sa captive, l'autre au roi en ne combattant pas pour garder la sienne, la première chose que fait le roi, c'est d'organiser le départ de Chryséis et d'offrir sur le rivage une hécatombe, préparant le succès de l'expédition que va conduire Ulysse. Cela dit, quelle est la suite du récit? 3z INTRODUCTION. Ce ne peut être que l'expédition elle-même : le départ du vaisseau, la restitution de la fille à son père, etc. Si l'on y passe, toute transition est inutile et l'histoire suit son cours ininterrompu. Mais que viennent faire là plusieurs scènes qui suspendent l'entreprise et coupent le récit : celle où Agamemnon envoie deux hérauts enlever sa c 'ptive à Achille, qui la rend sans résistance; celle où Achille, en larmes se plaint à sa mère; le résumé qu'il fait à Thétis de ce qui vient d'être raconté tout au long — résumé qu'Aristarque approuve Zénodote de retrancher et qui, en effet, à cette place, à quelques vers seulement d'intervalle du récit, ne peut être qu'une superfétatioo : — enfin, la vieille légende de Briarée et la promesse de Thétis de gagner Zeus : cent soixante-quatorze vers interrompant le sujet, risquant de compromettre le succès de l'expédition, détournant l'attention de l'intérêt principal, brisant l'ordre de la rhapsodie, lorsqu' Agamemnon lui-même vient de dire qu'il reviendra sur cela plus tard? Puis, comme la digression a dû faire perdre le fil de l'histoire, il faut quatre vers de raccord pour le renouer. Là même, Zénodote les considérait comme une redon- dance. « Ils forment transition », dit M. Pierron, qui ne voit pas d'inconvénient bien gr ive à les supprimer. Ils révèlent surtout le besoin de donner une forte soudure à deux fragments qui ne tiennent pas ensemble. Qu'on passe, au contraire, a l'expé- dition d'Ulysse, ces cent soixante-quatorze vers écartés, tout coule de source : l'arrivée à Chryse, la jeun^ fille rendue à son père, l'holocauste offert au dieu, la prière du prêtre en faveur des Hellènes, l'apaisement d'Apollon, le festin qui célèbre la récon- ciliation. La peste étant conjurée, que manquerait-il a la rhapsodie? Klle se termine sur le retour de l'expédition au camp des Hellènes, sauvés du fléau. Mais ce long fragment, fourvoyé la, on a déjà compris que c'est le début indispen- sable, la tête même de la seconde rhapsodie. Cette fois, le sujet est le ressentiment d'Achille. Si Agamemnon en croyait Nestor, n'exécutait pas sa menace, cette ran- cune n'aurait plus de raison d'être. Sa seule cause sera l'enlèvement de Briséis. Il ouvre d'emblée la rhapsodie, et la série régulière des scènes ne s'arrête plus. Les quatre vers de soudure sont parfaitement inutiles, tout rentre en son lieu et place. Achille cède, mais il pleure, en appelle à sa mère, lui raconte l'affront qui lui a été fait, —ici le résumé redevient naturel, — Thétis lui promet de fléchir Zeus quand il reviendra, dans douze jours. Ainsi finit le fragment publié trop tôt. Replacez-le ici, le récit s'enchaîne : au douzième jour, Thétis monte à l'Olympe et la rhapsodie va de lavant jusqu'à la fin. Je demande qu'on lise, sans préméditation aucune, la suite des épisodes telle que je l'établis, et qu'on juge s'il est rien, le moindre indice, qui puisse y faire soupçonner un déplacement. J'ose espérer qu'on ne s'en apercevra même pas. Si les épisodes avaient été trouvés dans l'ordre que je leur donne, qui donc eût jamais conçu l'idée de s'arroger, pour les classer mieux, la liberté que je me crois en droit de prendre ? INTRODUCTION. 33 VI Si hardies ou si minimes qu'elles soient, ces résolutions ne peuvent former, dans leur ensemble, qu'une sorte de préparation des valeurs d'un tableau, ou comme le fond coloriste d'un portrait. L'exécution préparée ainsi, il faut que l'œuvre s'anime. Un des caractères de la poésie homérique exige la traduction en vers. Car comment rendre autrement la physionomie du rythme? J'ai déjà traité ce point. Il faut y prendre garde cependant : cette incessante variété du cadre poétique n'a rien de préconçu, d'appris, de combiné; elle est inhérente au vers grec, comme née avec lui. issue de l'instinct musical de la langue, on pourrait dire autochtone. Le « faire dilli- cilement des vers faciles » ne serait guère en situation, car c'est le faire surtout qui est naturel ici et franc. Je n'ai plus à insister. Il en est de même de la langue. Quelque revision qu'elle ait subie à travers les siècles, elle reste sans parti pris. Force ou grâce, élévation ou violence, naïveté ou crudité, rien n'y est factice. Zénodote et Aristarque ont eu beau trouver inconvenante la menace d'Agamemnon a Chrysès de faire de sa fille captive sa concubine, on n'a pas eu l'idée de mettre une sourdine à ses paroles, comme font nos plus hardis tra- ducteurs: leur « partager mon lil » est cherché ; coucher serait dur; le texte conserve, sans intention, le mot simple : venir dans mon lit. Ainsi, dans la statuaire, entre l'archaïsme des bas-reliefs de Démeter et Coré , par exemple, et les Cérès gracieuses ou graciles des écoles en décadence, on a les simples déesses aux larges flancs du l'arthénon ou de Cnide. C'est en ces points que peut être précieuse la vertu d'inno- cence dont parle Egger, et bien des fois la vieille langue française y servirait a souhait. L'ampleur, parfois emphatique, du latin ne serait pas de mise; l'harmonie même de Virgile ressemblerait ici à ces « chefs-d'œuvre » de la statuaire romaine, qu'on croit de l'art grec tant qu'on n'a pas vu autre chose. Mais qu'on retrouve la Victoire de Pœonios, l'Hermès de Praxitèle, le Criophore de Polyclète. l'Athlète tireur d'épine de la bonne époque, tout s'oublie devant la simplicité Et le naïf de l'ancienneté, comme dit encore Pelletier du Mans. Ceux qui ont cru faire 1 éloge d'une traduction en parlant de fac-similé oubliaient la première condition d'une œuvre : le style. C'est une transfusion de sang qu'il y faudrait. Entre un mot a mot, sorte d ecorehé littéraire, et la vivante résurrection du beau, il y a un abîme. Qui sait de quoi cela dépend? Du choix des expressions, de L'accent qu'elles prennent, de la place où elles semblent éclore dans le vers, du souffle de vie qui plane sur le tout? Qui dira jamais de quoi se compose le travail de l'artiste mettant de verve la dernière main à sa statue? Alors, apparaîtrait Homère. J'y rêve chaque fois que je relis un de nos écrivains de bonne roche, « pleins de ces vocables françois naturels, qui sentent le vieux et le libre françois », comme disait Ronsard à Daubigné. Mais penser à Régnier, à Molière, a La Fontaine, à Rabelais, à Montaigne, c'est pour désespérer. 4" 34 INTRODUCTION. Se rapprocher un peu de la vérité de cette poésie, ce serait déjà quelque chose. Ce serait surtout chose utile, car les études vont à la modernité aujourd'hui, et ce qu'on sait de grec ne servira bientôt a rien. C'est à des traductions qu'il faudra désormais demander l'enseignement du goût qui sort des chefs-d'œuvre. Des traductions et des illustrations, je l'ai déjà dit, et ce n'est pas trop pour initier l'esprit moderne au sentiment du beau antique. Un archéologue français a essayé d'analyser l'utilité de la vue des œuvres d'art pour faire comprendre les œuvres littéraires, « qu'on a trop de penchant à moderniser » : « La traduction d'une page empruntée à un auteur ancien, dit M. Collignon, nous fait sentir presque à chaque mot ce genre de difficulté. Dans cette lutte avec la pensée antique, parfois le meilleur nous échappe : à savoir l'intonation juste qui donne aux mots toute leur portée. En présence d'un monument figuré, il en va tout autrement. Aucun etfort de critique ne remplace la communication vive et rapide qui s'établit entre nous et des idées à tous égards bien différentes des nôtres... Les voyageurs savent à quel point l'aspect d'un pays nouveau, les manifestations extérieures de la vie populaire, les faits les plus simples de la vie matérielle facilitent l'intelligence de mœurs nouvelles. Les monuments figurés ne nous donnent-ils pas une éducation analogue en nous montrant les formes mêmes dont s'entourait l'antiquité? Au premier coup d'oeil, ils invitent l'esprit à sortir de lui-même; l'émotion que produit la vue du réel le conduit, mieux que le rayonnement, à renoncer aux jugements tout faits... *. J'ai éprouvé une impression pareille à Rome, il y a bien des années, et chaque nouvelle révélation de l'art grec, depuis la découverte de chefs-d'œuvre plus simples jusqu'à cet ensemble de petites merveilles de la terre cuite que pénètre si intimement le charme de la femme, a réveillé en moi ce sentiment qu'exprime si bien un mot de Virgile : Amant alterna Camœnce. Chaque fois, je me suis affermi dans l'idée de l'utilité d'une double interprétation de l'antique par la libre versification moderne et par l'art plastique de la Grèce. Je dois revenir à l'illustration, car j'y rencontre aussi ce penchant à moderniser qui, de siècle en siècle, a défiguré Homère pour l'embellir. Concurremment avec les traductions plates ou pédantes, des gravures non moins mauvaises trahissaient l'art grec. Même dans les plus riches éditions, pour le faire admirer mieux, on lui prêtait de fausses grâces, une solennité froide, un dessin raide et conventionnel, tout un travestissement tel qu'il n'y a pas à s'étonner qu'on ne le comprenne plus, ne veuille plus l'enseigner et s'en ennuie comme de thèmes de collège. S'il en faut un exemple, le bas-relief de la Persuasion d'Hélène, qu'on trouvera plus loin, aurait pu se voir vingt fois reproduit sans être apprécie. Je ne parle pas seulement d'Inghirami: on peut ouvrir une des belles publications modernes, celle où Lenormant a mis sa science et dont les gravures ont pris beaucoup de soin : qui y reconnaîtrait ce chef- d'œuvre que révèle au premier coup d'œil la moindre photographier Si l'antique n'a pas été tué sous cette émasculation, c'est que les maîtres connaissaient les origi- naux et que l'école jurait sur la parole du maître. Aujourd'hui qu'un ne jure plus sur rien, qu'on entend juger et sentir par soi-même, il était temps qu'un procédé plus sûr nous en rendit le naturel dans la force ou la délicatesse, l'émotion vraie, la 1 Maxime Coixignon, Essai sur le mythe de Psyché. INTRODUCTION. 35 simplicité vibrante. Aussi, tous les anciens recueils ne comptent plus que pour indi- cation depuis que tant de découvertes de chefs-d'œuvre ont transformé l'archéologie et que la photographie commence à sauver le goût. C'est toute une éducation à refaire, grâce à laquelle on peut illustrer Homère sans dénaturer l'art qu'il a inspiré. Une autre erreur s'est propagée avec la complicité des savants. Cette fois, c'est une habitude de l'œil et comme un préjugé physique dont l'archéologie nous affranchit. L'art grec fut surtout polychrome, cela ne fait plus doute. Sous ce ciel ardent, le Paros même avait besoin d'être peint. Ce qui, dans nos climats, pourrait sembler du bario- lage à des yeux habitués à n'admirer que dans la peinture les harmonies du prisme, était là comme une floraison naturelle. Il n'y avait pas encore de temples, il y avait déjà des idoles, des murailles, des plafonds, des armes, des ustensiles, ornés de deux manières : par la peinture ou par des appliques de divers matériaux : carreaux peints. clous d'or, dessins de cuivre, d'ivoire, d'argent, pierres précieuses. L'architecture des temples et des palais fit de même ', et la sculpture y employa d'abord largement, avec Phidias ', aidé sans doute du peintre son frère, les deux manières : la chrysélèphan- tine, comme on dit, en de grandioses monuments, comme le Jupiter et la .Minerve: la polychromie, dans les frontons, les métopes, les frises, comme au Parthènon. a Égine, etc. Même quand les statues furent tout en marbre, on peignit encore le marbre. Au dire de Pline, Praxitèle préférait parmi ses œuvres celles où Nicias — un peintre — avait mis la dernière main. Il nous reste quelques morceaux pareils, et récemment on a découvert, en Grèce, une tête de statue d'Aphrodite, de l'époque d'Alexandre, « chef-d'œuvre de beauté, de finesse et de grâce », dit Frôhner. I .1 couleur des cheveux y est •< parfaitement conservée, de même que l'enduit de cire qui servait de base à la coloration des chairs 3 ». L'unité du bronze ou du marbre a prévalu, et comme il se fait que ces œuvres sont les plus nombreuses, presque les uniques, qui nous soient d'abord parvenues, on s'est habitué à prendre ce genre pour le plus grand de tous et le seul grec. Certes, il atteint à la beauté par la simplicité des moyens, auxquels s'ajoute la plas- ticité supérieure du nu ; par la il se rapproche de ce qu'il y a de plus « homérique » dans la dernière rédaction des deux poèmes, les seuls aussi qui nous restent. Mais, après la sculpture archaïque, qui s'était rattachée davantage aux hymnes et aux poèmes cosmogoniques, si Phidias semble s'inspirer, dans ses monuments chargés d'épisodes, de l'abondance conteuse des rhapsodies épiques, ce qui nous intéresse on ne peut oublier qu'Homère y domine, comme dans tout le cycle, et que l'auteur du Jupiter Olympien parut a son époque, resta pour toute l'antiquité son interprète par excellence et presque l'égal du divin poète. Enfin, la polychromie ne devait pas abdiquer en Grèce. Après les grands édifices, elle se perpétue dans les fresques architec- turales, comme à Pompéi, sur les vases et surtout dans la riche collection des figurines en terre cuite, où souvent Homère préside encore, comme dans un rajeunissement ' Les dernières fouilles faites à l'acropole d'Athènes ont fait découvrir des restes du temple de Pisistrate, antérieur au Parthènon, dont sept statues peintes et des bas-reliefs en couleur, aux tons « violents et heurte- » (Revue des Deux Mondes, art. de Max Collignon, i5 février 1800). 2 Et Polyclète dont la Junon de l'Hérésion de Samos est décrite aussi par Pausanias, etc. 3 Collection Hoffmann, seconde partie, page 335, avec la phototypie. Paris, 1SH8; in-4°. 36 INTRODUCTION. familier de son génie. Ce serait donc pactiser avec un préjugé condamné que de ne pas faire une place dans l'illustration des rhapsodies à cette nombreuse catégorie d'oeuvres qu'on ne connaît qu'à demi par des reproductions où toute coloration manque. Je croirai, au contraire, essentiellement utile de ne jamais, autant de pos- sible, laisser perdre de vue cette fête des couleurs qui semblent éclore naturelle- ment dans l'art de la Grèce, comme chez ses poètes, la rose, le narcisse et l'hyacinthe sous les pieds d'Aphrodite. Voilà pourquoi, au déclin de la vie, je continue ces études. — Je dois remercier mon bien-aimé confrère M. A. V\ agener. Nos relations remon- tent à mes premiers essais de Marbres antiques, et que de fois, aujourd'hui, sa science exacte et son goût sûr m'ont rappelé le mot d'Horace sur le véritable ami des poètes : Fiet Aristarchus. La peinture Je- monuments1. 1 D'après un vase étrusque du Musée >lu Vatican. Tombeau grec dont un homme jeune peint la corniche. Il a été publié par Gerhard (Fest... von Winckelmann, Berlin, i.Si?); et Hittorf \Rcstit. du temple de Séli- nonte; Paris, i85l) a utilisé ce dessin pour son frontispice, en y ajoutant aux deux tons usités des vases peints que nous reproduisons, le rosé de la chair, l'ombre portée du corps, la coloration « probable » du toit et des moulures. Cela ne pouvait être de mise ici. LE CADRE DE L'ILIADE ET DE L'ODYSSÉE LA PERSUASION D'HÉLÈNE Aphrodite persuade à Hélène d'aimer Paris. La cause de Y Iliade est l'enlèvement d'Hélène. Aussi les scènes où Paris lui offre des bijoux, où Aphrodite le présente à elle, la persuade de l'aimer, où il l'enlève sur son char, ont été représentées autant que le jugement où Paris donne à Vénus la palme de la beauté. Le bas-relief en marbre du Musée de Naples que nous reproduisons ici, est une des plus belles œuvres dues à ce sujet. Aphrodite y est conservée dans toute sa beauté. Malheu reusement la figure d'Hélène est mutilée. Au-dessus du groupe des deux femmes, on voit sur un socle élevé la statue de la déesse de la Persuasion : Pytho. Devant elles, Éros — un dieu aux larges ailes — attire Paris vers Hélène, comme pour le lui offrir et indique le sujet de l'entretien. Cette scène se trouvait dans le poème les Cypriaques, comme Proclus l'indique (voir p. 43). Couronne en or (a LE CYCLE ÉPIQUE PHOTIUS : « Proclus parle aussi de ce qu'on a nommé le Cycle épique, qui commence à l'union du Ciel et de la Terre, racontée d'après les fables, et dont naquirent trois fils aux cent bras el trois Cyclopes, et il expose ce qui a été raconté de fables aux Hellènes sur les dieux, el ce qu'on y trouve qui se rapproche de la vérité historique. Le cycle épique, complété par différents poètes, se termine au retour d'Ulysse à Ithaque, où il est tué par son fils Télégone ', qui ne le connaît pas. Il dit aussi que les poèmes du cycle sont conservés et lus avidement par beaucoup de monde, non pas tant pour leur mérite que pour la série complète des sujets qui y sont traités. Il rappelle aussi le nom el la patrie de ceux qui onl travaillé au cycle épique. Tl parle aussi des Poèmes Cjpriaqucs et d'il que les uns les attribuent à Siasinus de Gypre, que d'autres désignent Hégésinus de Salamine, d'autres encore Homère, qui les aurail donnés, avec sa fille, à Stasinus, don! la ville natale aurait servi à nommer l'œuvre. Mais l'écrivain n'accepte pas cette explication, etc., etc. 2. » (a) Trouvée dans l'Ile de T.mian, dans une tomb; du X- siècle avant notre ère. (Commission archéologique de Pétersbourg.) 1 Fils d'Ulysse et de Calypso. 2 Photius, Bibtiotheca, édition Bekker, 1825, n° 239. Voir l'Introduction, p. 11. 42 LE CYCLE EPIQUE. PROCLUS : « A ces poèmes s'ajoutent les chants nommés cypriaques, qui comprennent onze livres, dont nous discuterons plus tard le titre pour ne pas interrompre l'ordre de celte étude. » Voici ce que ces livres contiennent : LES CYPRIAQUES. » Jupiter délibère avec Théinis sur la guerre de Troie "... » SCHOLIE : « On raconte que la Terre, oppressée par une trop grande multitude d'hommes en qui il n'y avait aucune piété, adressa à Zeus des prières pour être débarrassée de ce fardeau; que, d'abord, le dieu suscita la guerre de Thèbes qui en fit périr beaucoup, et qu'ensuite, sur l'avis de Momus, il entreprit ce qu'Homère, au début de V Iliade, appelle « le décret de Zeus », [c'est-à-dire que] pouvant les détruire tous par la foudre ou par les eaux, ce que Momus lui déconseilla, il résolut, d'après son avis, de marier Thétis avec un homme mortel et d'engendrer une fille mer- veilleusement belle, Hélène 2, double cause qui fit naître la guerre entre les Hellènes et les Barbares; d'où il résulta que la Terre fut allégée par des morts sans nombre. L'histoire est racontée dans Stasinus, auteur des Poèmes Cypriaques, qui parle ainsi : « Des milliers de tribus d'hommes, errant naguère, Recouvraient la largeur immense de la Terre; Zeus, le voyant, s'émut et voulut prudemment De la Terre nourrice apaiser le tourmenl ; Il souffla les combats dont Ilios fut la proie, Pour alléger la charge; et les morts, devant Troie, S'entassaient; le décret de Zeus s'exécutait 8. » 1 On croit que Proclus vivait sous Antonin. J'interromps un instant son texte pour donner une scholie qui s'y rapporte. 2 Un vers des Cypriaques, cité par Athénée, fait d'Hélène la troisième fille de Léda : Alors parut Hélène, enchantement des hommes. 3 Villoison, Mas, ms. de Venise, scholie au chant Ier, vers 5, de l'Iliade. LE CYCLE ÉPIQUE. 43 PROCLUS : « Alors la Discorde (Eris) survient parmi les dieux qui festoyaient aux noces de Pelée, et elle suscite une dispute sur la beauté entre Athéna, Héra et Aphrodite, qui, par ordre de Zeus, sont conduites auprès de Paris (Alexandre), sur l'Ida, pour qu'il en juge. Paris, séduit par la promesse d'épouser Hélène, donne la préférence à Aphrodite. Ensuite, sur le conseil d'Aphrodite, il fait construire des navires. Hélénus lui prédit les événements futurs, et Aphrodite ordonne à Enée de prendre mer avec lui. Cassandre, à son tour, lui annonce l'avenir. Arrivé en Laconie, Paris reçoit l'hospitalité chez les fils de Tyndare, puis, à Sparte, chez Ménélas. Pendant un festin, il fait des présents à Hélène. Ensuite, Ménélas se rend en Crète, après avoir recommandé à Hélène de traiter convenablement ses hôtes jusqu'à leur départ. » Pendant ce temps, Aphrodite introduit Hélène chez Paris ' et, après leur union, emportant de grands trésors, ils mettent, de nuit, à la voile Héra les poursuit d'une tempête. Rejeté sur Sidon, Paris détruit la ville et de là retourne à Troie, où il célèbre son mariage avec Hélène. » En ce temps-là, Castor et Pollux sont surpris à dérober les bœufs d'fdas et de Lyncée; Castor esl tué par Idas, Lyncée et Idas sont tués par Pollux. Zeus leur accorde l'immortalité de jour à autre. » Cependant, Iris apprend ce qui s'est passé, à Ménélas, qui, dès son retour, délibère avec son frère (Agamemnon) sur une expédition à organiser contre Ilios. Ménélas se rend chez Nestor. Nestor lui raconte, en digression, comment Epopée, ayant séduit la fille de Lycus, fut [tué et sa ville] détruite; puis l'histoire d'Œdipe, et la fureur d'Hercule, et les aventures de Thésée et d'Ariane. Ils (les deux Atrides) parcourent ensuite l'Hellade pour rassembler les chefs de peuples. Ulysse, simulant la folie pour ne pas prendre les armes, ils déjouent sa ruse, d'après le conseil de Palamède, en lui enlevant, pour le torturer, son (ils Télémaque. » Arrivés en Aulide, ils font un sacrifice. L'histoire du dragon et des passereaux leur est racontée, et Calchas leur prédit l'issue de l'entreprise. Reprenant la mer, ils abordent en Teuthranie et, la prenant pour Troie, la dévastent. Mais Télèphe, accouru à l'aide, tue Thersandre, fils de Poly- nice, et est lui-même blessé par Achille. Ils quittent la Mysie. Une tempête survient et les disperse. Achille, ayant abordé à Scyros, épouse la fille de Lycomède, Déidamie, et Téléphus, qui, d'après l'oracle, doit entrer ' C'est à cette phrase que se rapporte le bas-relief reproduit en tête de ce chapitre. a Ces mots mis entre crochets sont une lacune du texte remplie par les éditeurs. 44 LE CYCLE EPIQUE. dans Argos, est guéri par Achille pour servir de guide à la navigation \ ers Ilios. » La flotte étant une seconde lois réunie en Aulide, Agamemnon tue un cerf et se prétend plus habile chasseur qu'Artémis. Irritée, la déesse leur envoie des tempêtes cjui empêchent la navigation. Mais Calchas leur révèle la colère de la déesse et conseille de sacrifier à Artémis Iphigénie, qui, amenée sous prétexte d'épouser Achille, va être immolée, lorsque Artémis l'enlève, la transporte en Tauride et la rend immortelle; elle a mis une biche à la place de la vierge, sur l'autel. » De là ils arrivent à Ténédos. Philoctète, blessé par une hydre dans un festin, vu la terrible odeur de sa plaie, est abandonné à Lemnos. Achille, appelé en dernier lieu, s'emporte contre Agamemnon. Alors ils abordent au rivage de Troie. Les Troyens les repoussent et Protésilas est tué par Hector. Achille les met en fuite, après avoir tué Cycnus, fils de Poséidon. Ils ensevelissent les morts et envoient des ambassadeurs aux Troyens, pour qu'ils rendent Hélène et ses trésors. Comme ils n'y consentent pas, les Grecs aussitôt battent leurs murailles, puis ravagent la contrée et les villes voisines. Cependant Achille désire voir Hélène; ils sont amenés en un même lieu par Aphrodite et par Thétis. Alors les Achéens veulent s'en retourner, Achille les retient. Puis il enlève les bœufs d'Enée, ravage Lyrnesse, Pédase et nombre de villes des environs, et tue Troïlus. Patrocle conduit Lycaon à Lemnos et le vend. » Parmi le butin, Achille prend pour sa part Briséis, et Agamemnon Chryséis '. » Vient ensuite la mort de Palamède, le projet de Zeus de secourir les Trojens, en détachant Achille de la fédération des Hellènes, et l'énumé- ration des alliés des Troyens. » L'œuvre qui continue la suite des événements précédemment racontés, est Y Iliade d'Homère. ' Chryscis est fille de Chrysés, prêtre d'Apollon à Chrvse. Briséis, fille de Brisés, prêtre d'Apollon à... Lyrnesse. Sauf pour ce dernier nom de ville, lu lésrende simplifie ainsi. On dit que Chryséis s'appelait Astynomé et Briséis llippodamie. LE CYCLE ÉPIQUE. 45 L'ETHIOPIDE D'ARCTINUS. » Après, viennent les cinq livres de l'Éthiopide d'Arctinus, comprenant ce qui suit : » L'amazone Penthésilée, fille d'Ares (Mars), Thrace de naissance, arrive pour combattre en faveur des Troyens. Achille tue cette héroïne. Les Troyens l'enterrent, et Achille met à mort Thersite qui l'injuriait et lui faisait honte de son amour pour Penthésilée. Une sédition éclate parmi les Achéens à cause du meurtre de Thersite. Après cela, Achille navigue vers Lesbos et, ayant offert un sacrifice à Apollon, à Artémis et à Latone, il est purifié du meurtre par Ulysse. » Or Memnon, fils d'Éos (l'Aurore), ayant une armure, œuvre d'Hé- phœstos, arrive pour secourir les Troyens. Thétis prédit à son fils le sort de Memnon et, le combat étant engagé, Antiloque est tué par Memnon. Après quoi, Achille met Memnon à mort. Eos demande pour lui à Zeus l'immortalité, qu'il lui accorde. Ayant refoulé les Troyens et s'étant précipité dans la ville, Achille est tué par Paris et par Apollon ; un violent combat s'engage pour son corps; Ajax l'enlève et le transporte dans les navires, pendant qu'Ulysse contient les Troyens. Ensuite, on enterre Antiloque et on expose le cadavre d'Achille. Thétis vient avec les Muses et leurs sœurs pleurer son fils. Puis, Thétis, ayant enlevé son fils au bûcher, le transporte dans l'île de Leucé. Les Achéens lui élèvent un tombeau et y instituent des jeux solennels. Alors, Ajax et Ulysse se disputent les armes d'Achille. LA PETITE ILIADE, DE LESCHÉS. » Ici viennent les quatre livres de la Petite Iliade de Leschès de Mytilène, contenant ceci : Le jugement au sujet des armes est rendu : Ulysse, guidé par les conseils de Pallas, les obtient; Ajax, pris de folie, se jette sur le butin des Achéens et se tue lui-même. Ensuite Ulysse tend un piège à Hélénus. 11 est capturé, et, d'après une prophétie faite par lui sur la prise de la ville, Diomède ramène de Lemnos Philoctète. Celui-ci est guéri par Machaon, se bat seul à seul avec Paris et le tue. Son cadavre, outragé par Ménélas, est enlevé et enterré par les Troyens. » Après cela, Déiphobe épouse Hélène. Ulysse va chercher Néoptolème 46 LE CYCLE EPIQUE. a Scyros et lui donne les armes de son père, Achille, qui lui apparaît en songe. Eurypyle, fils de Télèphe, arrive en auxiliaire aux Troyens, mais ce héros est tué par Néoptolème. » Et déjà les Troyens sont assiégés dans leur ville. Epéus, sur le conseil d'Athéna, construit un cheval de bois. Ulysse, de son côté, après s'être défiguré, pénètre en espion à Ilios. Reconnu par Hélène, il s'entend avec elle sur la prise de la ville. 11 tue un certain nombre de Troyens et retourne vers les vaisseaux. Ensuite, de concert avec Diomède, il enlève d'Ilios le Palladium. » Alors, les plus vaillants étant entrés dans le cheval de bois, les tentes sont brûlées et ce qui reste des Hellènes navigue vers Ténédos. Les Troyens, se croyant délivrés de tous leurs maux, introduisent le cheval de bois dans la ville, en abattant une partie de la muraille, et festoient comme s'ils avaient vaincu les Hellènes. LA DESTRUCTION D'ILIOS, PAR ARCTINUS DE MILET. » Viennent ensuite de tout cela les deux li\ res de la Destruction d'Ilios d'Arctinus de Milet, contenant ceci : Rassemblés avec défiance autour du cheval, ils (les Troyens) délibéraient sur ce cj u'il convenait d'en faire. Et aux uns il paraissait devoir être jeté à l'abîme; aux autres, incendié; mais d'autres dirent que l'objet sainl devait être consacré à Athéna. A la fin, l'avis de ces derniers l'emporta. Alors, revenus à la confiance, ils font bonne chère, comme s'ils étaient délivrés de la guerre. Mais, pendant ce temps, deux dragons apparaissent et dévorent Laocoon et l'un de ses deux fils "... » VIRGILE ~ : « Laocoon, élu grand-prêtre de Neptune, Immolait avec pompe un taureau sur la dune; Mai-; voici qu'au milieu du grand calme des eaux, O terreur, deux serpents aux immenses anneaux 1 Proclus, Chrestomalhia grammatica, pp. 416 et 525, édition Gaisford, i832, d'après deux manuscrits de l'Escurial et de Venise. 1 J'intercale ici, d'après l'Enéide, l'épisode de Laocoon, où Virgile a imité Homère. LE CYCLE ÉPIQUE. 47 Surgissent; de concert ils marchent au rivage. Leur gueule ensanglantée et leur crête sauvage Se dressent sur les flots; le reste au gouffre amer Nage, et la vaste croupe a sillonné la mer. L'onde clapote, écume : ils occupent la rive. Leurs yeux gonflés de sang lançaient la flamme vive, Leurs dards qui haletaient dans leurs gosiers fumants Léchaient leur large gueule avec des sifflements. Nous fuyons, éperdus. Eux deux, sûrs à l'attaque, Vont au prêtre; à ses fils l'un et l'autre s'attaque, Étreint leurs jeunes corps, les broie en s'y tordant, Et dans leurs tendres chairs ils enfoncent la dent. Lui-même, armé de traits, accourait à leur râle; Ils l'ont saisi : déjà la terrible spirale Deux fois le serre au cou, deux fois le serre au flanc, Et leur crête au-dessus se dresse en triomphant. De venin et de sang les bandelettes teintes, Lui, des deux mains repousse, à la fois, leurs étreintes, Et jette de grands cris, à la fois, jusqu'au ciel. Tel un taureau blessé, s'échappant de l'autel, Mugit en secouant la cognée inhabile. Au temple de Minerve, enfin, l'affreux reptile Fuit ; près de sa statue, ils sont retranchés Et sous l'orbe arrondi du bouclier cachés. » PROCLUS {suite) : « Terrifiés par ce prodige, les compagnons d'Ënée s'enfuient sur l'Ida. Mais Sinon, par des feux, appelle les Achéens; il était entré, la veille, par ruse, dans la ville. Ceux qui reviennent par mer de Ténédos et ceux qui étaient dans le cheval de bois se jettent sur les ennemis, en tuent un grand nombre et prennent de force la ville. » Et Néoptolème tue Priam, réfugié près de l'autel de Zeus Hercéen. Ménélas trouve Hélène et la ramène dans ses navires, après avoir égorgé Déiphobe. Ajax, fils d'Oïlée, en arrachant par force Cassandre, entraîne avec elle le xoanon d'Athéna; les Hellènes, irrités, veulent lapider Ajax. Mais lui, en se réfugiant dans l'enceinte d'Athéna, échappe à l'imminent 48 LE CYCLE ÉPIQUE. danser. Ensuite, les Hellènes mettent à la voile et Athéna trame leur perte sur la mer... » ... Astyanax est tué par Ulysse. Néoptolème prend pour sa part \iidromaque, le butin restant est partagé. Démophon et Acamas retrouvent Éthra et l'emmènent avec eux. Ensuite, avant brûlé la ville, ils immolent Polyxène sur le tombeau d'Achille. LES RETOURS, PAR AUGIAS DE TRÉZÈNE. » Joignez à cela les cinq livres des Retours par Augias (alias Hagias) de Trézène, contenant ceci : » Athéna soulève une querelle entre Agamemnon et Ménélas au sujet du départ. Agamemnon reste pour apaiser la rancune d'Athéna; mais Dio- mède et Nestor s'en retournentet parviennent dans leurs demeures. Ménélas, parti après eux, arrive en Egypte avec cinq navires, ses autres navires ayant péri en mer. Les gens de Calchas, de Léonteus et de Polypètes rentrent par terre à Colophon, où ils ensevelissent Tirésias qui vient de mourir. » Cependant, lorsque les hommes d'Agamemnon se mettent en route, l'ombre d" \chille, apparue, tente de s'y opposer en leur prédisant ce qui arrivera. Alors, est racontée une tempête près des rochers de Capharée. avec la mort d'Ajax le Locrien. Néoptolème, conseillé par Thétis, prend la route de terre; arrivé en Thrace, il rejoint Ulysse à Maronée et achève le reste de sa route. Phénix étant mort, il l'ensevelit ; puis, arrivé chez le^ Molosses, il est reconnu par Pelée (son aïeul)... Ensuite, viennent le meurtre d'Agamemnon par Égisthe et Clytemnestre, vengé par Oreste et Pylade, et le retour de Ménélas. » Après cela, vient V Odyssée d'HoMÈRE; puis les deux livres de la Télè- goiùe d'Eugainmon de Cvrène, qui contiennent ceci : LA TÉLÉGONIE. » Les prétendants (au trône d'Ulysse et à l'amour de Pénélope) sont enterrés par leurs parents. El Ulysse, après avoir fait un sacrifice aux Nymphe-, se rend en Klide pour inspecter les troupeaux. Il est traité en hôte LE CYCLE ÉPIQUE. 49 par Polyxenus et en reçoit en présent un cratère. Puis, viennent les aventures deTrophonius, d'Agamède et d'Augéas. De là, retourné à Ithaque, il accom- plit les sacrifices conseillés par Tirésias. Ensuite, il arrive chez les Thes- protes et épouse Callidice, leur reine. Puis, commence une guerre des Thesprotes contre les Bryges, sous le commandement d'Ulysse. Là, Ares se tourne contre ceux d'Ulysse, mais Athéna entre en bataille pour lui. Apollon les met d'accord. Après la mort de Callidice, Polypètes, fils d'Ulysse, lui succède dans sa royauté, et lui-même retourne à Ithaque. Pendant ce temps, Télégone, naviguant à la recherche de son père, avait abordé à Ithaque et ravageait l'île. Ulysse, accouru au secours, est tué par son fils, qui ne le connaît pas. Télégone, s'apercevant de son erreur, trans- porte le corps de son père, avec Télémaque et Pénélope, auprès de sa mère (Circé). Circé les rend immortels, et Pénélope devient l'épouse de Télégone et Circé de Télémaque. 9 Ces souvenirs d'un temps où le cycle épique de la Grèce était conservé en entier, même dans les bibliothèques privées, nous paraissent comme des restes de voie antique, aboutissant aux deux monuments, demeurés debout, Y Iliade et VOdyssée. L'ILIADE PRÉAMBULE Muse, dis le courroux d'Achille Péliade, qui causa de grands maux aux hommes de l'Hellade ', et jeta che, Had'es tant d'âmes de héros illustres, et leurs corps en pâture auv oiseau*, aux chiens (les lois Je /.eus ainsi s'exécutèrent). quand, la première fois, l'un l'autre se heurtèrent. Atride, chef de peuple, Achille, issu de dieux. i Lequel des immortels mit la discorde entr'eux 2 1 C'est le fis de Latone. Enflamme de colère, sur l'armée il lança la peste meurtrière , et les hommes tombaient sous le dieu courrouce, pour son prêtre Chrysès par Atride offensé. ■ Les vers latins, dans toutes les éditions, commencent par une majuscule. Il en est différemment tics vers grecs. Je n'en aucune édition parmi les plus anciennes ou les plus récentes, ni les incunables, ni Villoison, ni M. Pierron, qui emploient la majuscule, si habituelle à la poésie française, si contraire à l'aisance de mouvement de la poésie hellénique Je suivi ai l'exemple, et l'on s'y habituera, j'espère. » Je donne en marge de chaque alinéa le chiffre correspondant du vers de Xlliadc. 3 Le texte emploie trois expressions pour désigner le fléau. J'ai varié comme lui. Un s'est demandé si une épidémie pouvait, à la fois, s'étendre aux hommes et aux animaux. Cela est fort oiseux. Homère mettait sérieusement en scène la vengeance du dieu, qu'on ne peut pas même appeler un miracle, tant l'intervention des dieux est ici naturelle, habituelle, régulière. Que les Hellènes aient dû y voir une peste, cela résulte du récit même, et il faut un oracle de Calchas pour en dévoiler la cause. Mais il y a des nuances à garder, selon le personnage qui parle ou qui agit. Le préambule, fait après coup, dit ici la J'este; parlant d'Apollon, il devrait dire la flèche. Je fais comme lui mais je m'efforcerai dans la rhapsodie de garder les nuances. LA DISPUTE D'ACHILLE ET D'AGAMEMNON Péliade, en sa tête et son cœur balançant, tire sa grande épée. Alors Pallas descend du ciel. Vers 102-194.) Ce bas-relief est une des faces d'un sarcophage en marbre blanc qui fait partie du Musée du Capitole à Rome. Il représente Achille au moment où il tire son épée contre Agamemnon et que Pallas-Athéna, invisible pour tous excepté pour lui, le tire par les cheveux pour qu'il se retourne et la reconnaisse. ("Vers 198.) RHAPSODIE I : LA QUERELLE I Iliade, livre I, partie 1 1. Apollon ' 12 Chrysès monte aux vaisseaux où campent les Hellènes ', pour racheter sa fille apportant charges pleines2. • Figure du milieu du fronton oriental du temple d'Olympie (Cuktius, pi. X): Apollon présidant aux combats des Lapithes contre les Centaures. D'autres pensent que c'est Pirithoûs (voir V. ±>*i). Pausauias attribue ce fronton à Alcamenes. ' Le texte, pour relier ce début au préambule, le met à l'imparfait. La rhapsodie que j'en détache devait commencer au présent. 2 Un bas-relief représente Chrysès à genoux devant Agamemnon pendant que des serviteurs déchargent le chariot qui porte la rançon de sa fille. (Voir Duruv, Histoire des Grecs, II, 167.) S4 L'ILIADE. Autour du sceptre d'or, dans sa main il montrait les bandeaux d'Apollon qui lance Loin Le trait. Il parle à tons les Acliéens, mais sa prière aux deux Atrides, chefs d'hommes, va la première : .7 « Fils d'Atrée, Acliéens aux jambarts éclatants, pnissiez-vous, grâce aux dieux, de L'Olympe habitants, forcer Troie et rentrer heureux dans la patrie! Mais accepte/ ce prix pour ma fille chérie, par respect d'Apollon cpii lance Loin le trait. » 23 Chacun des Achéens d'un murmure adhérait : qu'on eût égard au prêtre et prît sa rançon forte; mais non, Agamemnon s'y refuse et s'emporte, Le chasse avec opprobre et parle en menaçant : 20 « Qu'on ne te trouve plus, vieillard, dans notre camp; garde-toi d'\ rester ou bien d'y reparaître. Rien n'y ferait, bandeau du dieu, sceptre de prêtre. Ne la rendrai \ sinon lorsqu'elle aura vieilli à tisser de la laine, à venir dans mon lit , sous mon toit, en Argos 4, bien loin de sa patrie. Toi, pars sans m'irriter, si tu tiens à la vie. » 33 II dit. Le vieillard tremble et se rend à ses lois. Silencieux, il suit la mer aux grandes voix, roulant mille projets, pressant de sa prière Phœbus-roi dont Latone aux longs cheveux fut mère. ' Voir l'Introduction pour la liberté d'allures du vers (p. 25). J'emploierai à l'occa- sion l'alexandrin sans césure au milieu, mais à deux césures régulières : Il parle à tous — les Achéens — mais sa prière. 2 « Agamemnon, dit Aignan, dédaigne de nommer Chryséis. C'est bien la le cri de l'orgueil et de la colère. Je n'ai pas cru que la langue française se refusât à en retracer la brusque énergie. » 3 Plusieurs traducteurs esquivent ce trait de mœurs (voir l'Introduction, p. ^3). 4 Argos. C'est le pays dont il s'agit et non la ville. RHAPSODIE I. 55 37 « Entends-moi, dieu de Chryse, armé de l'arc d'argent, roi de Cille la sainte, à Ténédos régnant, *^. :,_ S- y.m Apollon Smïntheus Smintheusl Si je te lis des autels avec grâce, si j'y brûlai souvent pour toi la cuisse grasse d'un taur ou d'une chèvre, allège mes douleurs : Qu'expient les Danaens, sous Les Qèches, mes pleurs! » 43 Tel il prie. Apollon accueille sa prière et descend de l'Olympe, enflammé de colère. Il porte arc et carquois de pennes surmonté; les (lèches, sur son dos, quand d marche irrité, claquent. Il s'avançait pareil à la nuit sombre; il s'assied à l'écart et lance un trait dans l'ombre; formidable est le bruit que jette l'arc d'argent; il vise en premier lieu mule et chien diligent ; puis, décochant ('outre eux ' la flèche vengeresse, Trappe, et sur les bûchers, des corps brûlaient sans cesse. ' Sminthetu (que je préfère a SmmthitH qui |>i>urr.ni faire supposer la signification de dieu de Sminthc) veut dire : ratier, ttUUT de rats, d'après une légende qui a son analogue chez les Hébreux et chez les] Dans Horuerc, le lieu ou le dieu était adoré sons ce nom était dans la plaine de Thébé et de i lli \ se. M Von constate que de son temps cette contrée était devenue déserte. Le culte s 'était répandu dans la l'roade, la Mysie, l'Êolide, et son sanctuaire par excellence : le Smiuthion, se trouvait près d'Hamaxitus, au nord du cap Lectuin. 1 .à était une statue de Scnp.is dont parle Strabon, ou Apollon était représenté avec un rat sous son pied. Plus tard, le roi d'Asie Antigonus éleva, non loin de là, une ville qui porta son nom jusqu'à ce que Lysimaque, roi de Thrace, lui donnai eu lui du vainqueur de l'Inde, en y ajoutant, pour la distinguer de son homonyme d'tgypte, un qualificatif: Alexandrin Troas, C'est la que la numismatique nous a conserve le souvenir du dieu SmintheuS, sur des tetradrachmes d'argent des rois de Bithynie dont les millésimes, qui vont de 141 à 236, soit qu'ils se rapportent a l'ère d'Alexandre ou a celle des Seleiicides ou à ta fondation de la ville, nous reportent au deuxième siècle avant notre erc. Ou y voit, d'un coté, la tête d'Apollon, ceinte de lauriers, et au revers, le dieu debout, le carquois au dos, l'arc a la main, et quelquefois dans l'autre un rat. * Le type du revers, dit De Witte, rappelle la statue de Scopas et a ete évidemment inspiré par l'cCUVre du célèbre sculpteur. Nous reproduisons une de ces médailles d'après un exemplaire en bronze du cabinet de Paris. (Voir De Witte, Afollon Smintkitn, iS58, et ÀVi'»<- numisttmti.juc, art. de Longpérier, nouv. série, t. IV, 1859.) 1 Contre eux : les hommes. C'est une ellipse que je conserve. 56 L'ILIADE. 53 Neuf jours, les traits du dieu sur L'armée ont volé. Le dixième, au conseil le peuple est appelé. D'Héra aux bras de neige Achille eu eut l'idée ' : voir périr les Argieus l'avait apitoyée. Dès qu'ils sont accourus en ordre se ranger, entre eux se dresse1 et parle Achille au pied Léger : 59 « Atride, il va falloir, nous dispersant encore, lâcher pied, si d'abord la mort ne nous dévore; car le fléau nous tue et la guerre à la fois. Donc, consultons un piètre, un deviu, ou la voix des songes, Zeus aussi des songes est le père, pour savoir ce qui met Apollon eu colère : son autel sans taureaux ou quelques vœux trahis, et si l'odeur d'agneaux ou de chevreaux choisis peut lui faire à la peste apporter une trêve. » 67 Achille, ayant parlé, s'assied. Alors, se lève Calchas, fils de Thestor, l'augure le plus sûr; il connaît le passé, le présent, le futur; c'est lui qui jusqu'à Troie avait su les conduire, grâce à l'art qu'Apollon lui donna de prédire. Il parle en sage : « Ami de Zeus, tu veux de moi que j'explique ce grand courroux d'Apollon-roi, je parlerai. Mais jure et taisons alliance : De la voix et du bras tu prendras ma défense. Car je crains d'irriter L'homme qui naquit roi d'Argos et qui pour tous les Achéens fait loi. Plus terrible est un maître au faible qui follènse; s'il semble au premier joui' étouffer sa vengeance, tant qu'éclate la bile, eu secret il la tient clans son cœur. Parle doue- : seras-tu mon soutien? •• 1 Je fais ici un hiatus. (Voir l'Introduction, pp. 34 et j\i RHAPSODIE r. 57 84 Achille au pied léger parle et répond au prêtre : « Dis-nous l'oracle en sûreté, quel qu'il puisse être, car nul des Danaens, par Phœbus cpii te fait aux Hellènes ouvrir l'oracle à ton souhait, n'osera, moi vivant et vovant la lumière, porter sur toi, Calchas, une main meurtrière; même quand tu voudrais parler d'Agamenmon, lui qui des Achéens se sait le plus grand nom. » 92 Lors, rassuré, le grand devin ainsi s'exprime : « Ce n'est pas pour un vœu ni pour une victime, c'est pour son prêtre; avec outrage, Agamemnon retient sa fille et n'en accepte la rançon. Pour ce, l'archer-dieu tue et tuera sans relâche et plus rien ne fera que l'affreux mal nous lâche, rien que rendre à Chrysès sa tille aux vils clins d'yeux, sans rachat, et conduire en offrande cent bœufs à Chryse. Apaisons-le, sans doute il fera grâce. » 101 Calchas s'assied. Alors se dresse sur la masse, le héros dominant au loin, Agamemnon. Il souffre, son cœur noir se remplit jusqu'au fond de colère; ses yeux semblent d'ardentes braises; il s'adresse à Calchas, rêvant œuvres mauvaises : io5 « Prophète de malheur, m'as-tu jamais servi? Toujours ton cœur d'un mal à prévoir est ravi; le bien, tu n'as jamais su le faire ou le dire. Et voici qu'aux Argiens, dans ton art de prédire, tu soutiens que, des traits du dieu s'ils ont souffert, c'est qu'un grand prix m'étant pour Chryséis offert, j'ai refusé. C'est elle, en vérité, que j'aime garder, je la préfère à Clytemnestre même, ma vraie épouse; car elle la vaut, je crois, en esprit, en beauté, grâce et travail des doigts. 58 L'ILIADE. Cependant, si cela convient, je restitue : sauver le peuple est mieux que souffrir qu'on le tue '; mais remplacez mon lot, pour que, seul dépouillé, je ne reste pas sans butin, car point ne sied. Vous voyez tous quelle est la part qui m'est ravie. » m Mais le divin Achille au pied léger s'écrie : « Atride très illustre, homme avare entre tous, comment ce lot nouveau, te le donnerions-nous? Rien ne fut réservé de l'abondant pillage, des trésors des cités on a fait le partage, point ne sied de remettre en commun tous ces hiens. Mais rends-la cependant au dieu, les Achéens doubleront, tripleront ton butin de batailles quand Zeus nous livrera Troie aux fortes murailles. » i3o Atride-roi répond : « Non, toi si valeureux, ne ruse pas ainsi, héros égal aux dieux; tu ne peux me convaincre et ne peux me surprendre. Tu gardes le butin et je devrais le rendre 2, oui, si les Achéens m'offrent un bien nouveau qui soit d'un prix égal et me semble aussi beau. S'ils refusent, c'est moi qui me rendrai justice, en enlevant ta part, ou d'Ajax, ou d'Ulysse; il frémira celui chez qui je descendrai . Mais sur ces choses-là plus tard je reviendrai ; or, poussons sur la mer divine un noir navire, rassemblons les rameurs qu'il faut pour le conduire. ' Ce vers était condamné par Zénodote comme trop naïf, et défendu par Aris- tarque. On le maintient aujourd'hui pour cette simplicité même. ■ Aristarque marque ici de l'obel, comme une répétition inutile, deux vers que cela m'autorise à rendre par un seul. 3 Le manuscrit de Venise, sans doute d'après Zénodote, condamne ce vers que l'ayne Knight supprime, que Bekker rejette en note, mais que M. Pierron conserve en regrettant qu'Aristarque n'ait pas protesté en sa faveur. RHAPSODIE T. 59 chargeons-y, pour l'autel, l'offrande de cent bœufs; alors, que Chryséis, au teint délicieux, y monte et qu'un de vous du pouvoir s'investisse : Ajax, Idoménée ou le divin Ulysse, ou toi, fils de Pelée, effroyable entre tous, pour nous calmer, par tes offrandes, son courroux. » 148 Achille, lui lançant des yeux torves, lui crie : « O cœur astucieux, masqué d'effronterie, comment peut un Hellène encore t'écouter, te suivre et vaillamment pour ta cause lutter? Ce n'est pas aux Troyens habiles de la lauce que je m'attaque; ils ne m'ont fait aucune offense. Jamais ils ne m'ont pris ni chevaux, ni taureaux, ni ravagé Phthia, nourrice de héros; car il est entre nous fies barrières puissantes : les monts ceints de lorêts et les mers mugissantes. Impudent, nous t'avons suivi pour t'obliger, pour venger Ménélas, chien, et pour te venger, sur Troie. Il ne t'en chant ni ne t'en souvient guère. Bien plus, tu veux m'ôter le prix de cette guerre, reçu des Achéens, pour qui j'ai tant lutté. Jamais, lorsqu'aux Troyens on prend une cité, comme toi je n'obtiens nue part aussi belle; mais le plus lourd fardeau de la guerre cruelle, je le supporte, et quand le partage se fait, ton lot est le plus fort, moi, de peu satisfait, je rentre en mes vaisseaux sans 1111 butin qui vaille après m'être épuisé pour gagner la bataille. Maintenant je retourne à Phthie; il vaut bien mieux que je rentre au pays sur mes navires creux. Mais tu n'amasseras — je ne puis pas le croire — richesses ni butin, si je reste sans gloire. » 172 Pour lui répondre, alors, parle Agamemnon-roi : « Pars, si le cœur t'en dit; je ne te vais pas, moi, f,o L'ILIADE. prier de me servir; plus d'un autre me reste qui m'honore, et d'abord Zeus, protecteur céleste. Toi que je hais le plus de tous les fi ls de dieux, tu n'aimes que discords, guerre et coups furieux. Elle te vient d'un dieu, la ibrce où tu t'admires '; rentre au pays avec tes gens et tes navires, sois roi des Myrmidons, je n'en ai point souci; je nargue ta colère et te menace ainsi : Chryséis, puisqu'enlin Phœbus me la retire, je la renvoie, avec mes gens, sur mon navire; mais Briséis, ta part, dans ta tente j'irai moi-même l'enlever pour que tu tiennes vrai que je suis plus puissant, et que nul n'ait l'audace de me croire un égal et me braver en face. » ,s7 II dit. Achille soutire, et son cœur indécis, sous son torse velu, ballotte deux partis : dispersant ses soldats, doit-il tuer Atride, ou calmer sa colère et la tenir en bride9 ' Le texte dit tort simplement : « Si tu es fort, c'est un dieu, je crois, qui te l'a donné ». J'ai dû changer, gâter même ce vers pour conserver le détail du vers suivant : « Avec tes gens et tes navires », qui sert aussitôt a une de ces répétitions caractéristiques de 1 épopée homérique. 2 Le mot lente : xkvriT\, demande à être expliqué. Ni baraque ni maison ne vau- draient mieux. » Toutes les tentes ou baraques, dit Schliemann, doivent avoir été plus ou moins » — plutôt moins — <• comme celle d'Achille décrite au 24e chant de l'Iliade. Mlle était entourée d'une clôture de pieux, la porte s'en fermait avec une barre a l'intérieur, et autour de la baraque régnait une cour... La baraque. . était entourée d'un vestibule ouvert, soutenu par des pieux... d'où l'on pénétrait dans la pièce centrale par une ouverture... Cette pièce centrale ou intérieure était proba- blement ornée d'objets précieux, acquis a la guerre ou aux jeux gymnastiques ou autres. C'est dun^ ce sens probablement que nous devons entendre les murs brillants de la tente d'Idoménce. 1 lerrière cette salle, se trouvaient des chambres qui servaient soit de resserre pour les objets précieux, soit d'habitations pour les femmes esclaves et les concubines. De ce cote. Achille et PatTOCle avaient chacun leurs chambres séparées. Les baraques étaient couvertes d un chaume de roseaux chevelus. Il devait y avoir dans la cour des abris pour les chariots et des écuries pour les chevaux. » [Ilios, édition Didot. p. loi RHAPSODIE I. Péliade, en sa tête et son cœur balançant, Restes de deux épées *. tire sa grande épée. Alors Pallas descend du ciel, Héra l'envoie, Héra aux bras de neige tous deux, d'un cœur égal, les aime et les protège; elle vient par derrière et prend ses blonds cheveux, visible pour lui seul, cachée ;i Ions les veux. Achille, stupéfait, détourne sa figure et reconnaît Pallas à son œil <|ni fulgure. Il lui jette ces mots ailés : « Yiens-lu céans, déesse, voir Atride ;i ses emportements? Mais je dis, et le Init s'accomplira, je pense, que bientôt de la vie il paiera s;i jactance. 206 Athéna Glaucôpis élève alors la voix : Athéna Glaucôpis ". « Je viens pour apaiser ton cœur, si tu m'en crois. • Lames en bronze, gardes d'or, boutons d*oi restant des fourreaux de bois, etc., objets trouvés a Myccnes dans un tombeau, et reproduits au quart environ de leur grand* 11 (d'aprea \fy Wi du I > Schlîem inn, Rg. 460, p. 385, édition Hachette). •■ Monnaie d'Atbènes en argent, du V* sici le \\ ant notre êrc, avers et revers. (Voir l'Introduction, pp. 27 et 28.) ui L'ILIADE. du ciel : Héra m'envoie, Héra aux bras de neige, tous deux, d'un cœur égal, vous aime et vous protège. Ne tire pas l'épée, apaise ton courroux, Ou, s'il le faut, ne rends qu'en paroles les coups. Mais je dis, et le lait s'accomplira, je jure : Tu recevras, deux l'ois, trois lois, pour cette injure, plus de trésors. Contiens-toi donc et cède aux dieux. ». 2,b Alors, répond Achille au pied impétueux : « Déesse, je suivrai, quelle que soit ma rage, Ce que vous m'ordonnez à deux, c'est le plus sage. Oui cède aux dieux, les dieux l'exaucent à leur tour. » 219 11 dit, sur le pommeau d'argent pose un poing lourd Et repousse au fourreau son arme vengeresse ' : il n'a pas hésité d'en croire la déesse. Elle, aussitôt, retourne au mont Olympe où Zens, l'égide en main, habite avec les autres dieux. aa3 Péliade aussitôt a repris L'invective contre le roi, car sa colère est toujours vive. :2s « Ivrogne, aux yeux de dogue, au courage de daim 2, jamais, parmi le peuple, au combat, l'arme en main, on ne te vit marcher, ni, clans une embuscade, te joindre aux plus vaillants des hommes de l'Helladr, tu n'osais, tu voyais la mort, à chaque pas. Mieux vaut, certes, régner sur de nombreux soldats, et dépouiller quiconque ose te contredire. 0 monarque, mangeur de peuples, ton empire s'il ne s'imposait pas à des gens sans fierté, pour la dernière Ibis tu m'aurais insulté. 1 Zénodotc réduisait ces deux vers à un seul, ce qui affaiblissait le mouvement de la s:éne. 1 Ce discours était supprimé, comme inconvenant, par Zénodotc. Mais alors, que devient le dernier mot d'Athéna, si vrai : Ne rends du moins les coups qu'en paroles^ RHAPSODIE I. 63 Mais je dis et, faisant un grand serment, je jure par ce sceptre, à jamais sans feuille ni ramure ; du tronc, sur la montagne une fois détaché, il ne reverdit plus, l'airain en a tranché les feuilles et l'écorce, et les fils des Hellènes, quand ils veillent pour Zeus aux justices humaines. le tiennent à la main ; voici mon grand serment : Un jour, les Argiens, tous, pleureront hautement Achille, et toi, tu ne pourras, quoi que tu lasses, les sauver, quand Hector, tueur d'hommes, par masses, les abattra; mais tu te rongeras le cœur pour avoir méprisé leur plus tort défenseur. » 245 II dit, et jette à terre, eu sa colère extrême, le sceptre aux boutons d'or ; puis, il s'assied lui-même. Atride contre lui s'irrite. Alors, entre eux, vient Nestor, des Pyliens l'orateur savoureux; plus douce que le miel, la voix sort de sa bouche; il avait pu déjà voir une double couche d'hommes grandir et naître '; à présent, le héros régnait sur la troisième, en la sainte Pylos. Ami de la sagesse, avec eux il s'explique : 2i.4 « Dieux, quel immense deuil pour la terre hellénique, pour Priam et les lils de Priam quel plaisir, et les autres Troyens vont-ils se réjouir, 1 Grandir et naître. Ce vers a donné lieu à des velléités de correction auxquelles, malgré M. Pierron, je ne me suis pas rendu. On pense que l'ordre logique voudrait que Nestor dît : naître et grandir, et l'on ajoute, pour excuser Homère, d'un ton que nous avons déjà vu prendre avec les poètes, que « les Grecs mettent souvent ainsi la charrue avant les bœufs ». Il me semble que le point de vue du poète est plus juste. Des deux générations que le vieillard avait vues, la première était bien la sienne, qui avait dû grandir avec lui, je suppose; puis, était venue l'autre, qu'il avait vue naître. 64 L'ILIADE. en voyant entre vous la discorde enflammée, unis premiers au conseil ainsi que dans l'armée! Mais croyez-moi, je suis à tons deux votre aîné, parmi de plus vaillants que moi j'ai séjourné l autrefois; ils n'ont pas dédaigné de nie croire. Jamais je n'avais vu des hommes, dans leur gloire, ni n'en verrai tels que Divas, Pirithoùs, Polyphème divin, Cénée, Exadius2; c'étaient là les plus forts des hommes de la terre; les plus idrts, aux plus forts ils portèrent la guerre : aux Centaures des monts dont le sort fut affreux. J'avais quitté Pylos et vivais avec eux, ils m'avaient appelé sur la lointaine rive, j'y luttais pour mon compte. Ah! nul homme qui vive aujourd'hui, n'oserait braver des cœurs pareils; pourtant ils m'écoutaient et suivaient mes conseils. Suivez-les donc aussi, car mieux vaut qu'on les suive. N'allez pas , toi, ravir, quoique roi, sa captive, car c'est le lot d'abord que le peuple lui lit; ni Péliade, toi, mettre Atride au défi, en lace, car jamais un roi que Zens honore ne reçut en partage autant de Liens encore. ' Plus vaillants que moi. Moi est la version d'Aristarque. Zénodote et la vulgate préfèrent vous. C'est la même chose, dite directement ou indirectement. Mais le ton insinuant du discours de Nestor plaide en faveur du choix d'Aristarque. ' La vulgate ajoute ici un vers : « Et Thésée, fils d'Egée, semblable aux Immor- tels ». Ce vers n'est pas dans le manuscrit de Venise et il est marqué partout comme apocryphe. On le sait emprunté au Bouclier d'Hercule. d'Hésiode. » Il lut interpolé fort tard », dit M. Pierron. Quand on retrouve dans l'Odyssée le nom de Thésée, il n'y est pas moins suspect, l'lutarque, d'après Hégésias de Mégare, prétend que le vers de 1 Odyssée, chant XI, 63i, fut ajouté par Pisistrate. On y voit une supercherie pour glorifier Athènes. « On dirait qu'Homère ne connaît pas ce héros ", dit M. Pierron. Cela sutlit pour supprimer ce vers. 3 N'allez pas, etc. Nestor réunit d'abord les deux adversaires, clans l'égalité des devoirs qu'il va leur conseiller. J'ai tâché de rendre cet effet. RHAPSODIE I. 65 Toi, fils d'une déesse, es-tu le plus vaillant ', lui, chef d'un plus grand nombre, il est le plus puissant. Donc, je te prie, Atride, apaise la querelle, n'ofïense plus Achille : en la guerre mortelle il est pour tout le peuple un solide rempart. » 285 Le roi prend la parole et lui répond : « Vieillard, Tout ce que tu dis, certe, est dit avec sagesse; mais cet homme sur tous veut dominer sans cesse, tous veut nous diriger, à tous nous commander, nous plier tous. Moi, rien ne peut m'y décider. Si les dieux immortels l'ont fait homme de guerre, est-ce pour lui donner droit à l'injure amère? » 292 Achille, lui coupant la parole, répond : « D'un lâche et d'un sans-cœur je recevrais le nom si je t'obéissais, quoi que tu pusses dire. Commande aux autres donc; mais moi, sons ton empire, plier, rien désormais ne in'\ décidera*. Une chose eneor, mais en ton cœur grave-la : Je ne combattrai, toi ni d'autres, pour la femme que l'on m'avait donnée et que l'on me réclame; mais tout ce qui me reste en mon prompt \ aisseau noir, de ne pas V toucher fais-toi bien un devoir; sinon, ose : tes gens connaîtront 111,1 puissance, aussitôt ton sang noir coulera sur ma lance. » 3o4 Ils se lèvent après cette lutte de mots et rompent le conseil tenu près des vaisseaux. Achille vers sa tente et son puissant navire. avec Patrocle et ses compagnons se retire. Atride, sur la mer, lance un navire creux, y place vingt rameurs et l'offrande de bœufs 1 Les cinq vers qui commencent ici sont contestés. Ils sont cependant la suite naturelle d'un discours que l'âge de Nestor ne permet pas d ecourter. 2 Encore deux vers qu'on supprime. Ils sont cependant la réplique aux paroles d'Agamemnon, vers 288-89. 66 L'ILIADE. pour Phœbus; Chrjséis, dont La joue est splendide, \ monte; puis, le sage Ulysse, qui préside. îia Pendant cj n'i ls s'avançaient au Liquide chemin, le roi veut que chacun se purifie au bain ; tous, plongeant dans le flot, \ laissent leurs souillures, puis, présentent au dieu des hécatombes pures de taurs et de chevreaux, sur les stériles bords; 3,7 et l'odeur s'élevait aux cieux. Ulysse alors ' 43 1 arrive à Chryse avec l'hécatombe sacrée. Lorsque du port profond ils ont franchi l'entrée, \ ite ils roulent la voile au tond du noir vaisseau, lâchent le câble au mât qui descend aussitôt sur ses chevalets; puis, de la rame, on a horde, ou jette au fond la pierre 2, on attache la corde d'amarrage, puis, tous sur la plage ont sauté \ pour porter l'hécatombe à Phœbus irrité. Chryséis sort du prompt vaisseau qui fend la lame. Ulysse au lieu sacré ' conduit la jeune femme, il la rend à son père en Lui parlant ainsi : 442 « Chrysès, Agamemnon, Le roi, m'envoie ici pour te rendre ta fille et faire une hécatombe au dieu Phœbus, afin que sa colère tombe, qui Ht aux Achéens souffrir des maux nombreux. 446 Ulysse alors remet au père tout heureux, ' Je passe du vers 317 au vers pi. (Voir l'Introduction, pp. }] et }a.) On peut observer ici un exemple de raccord. Le vers 517 devait finir par ces mots qu'on trouve à la fin du vers |3o : Alors Ulysse. Pour changer l'épisode de place, il a sutli de les retrancher et le remplissage fut heureux : « Et l'odeur s'élevait aux cieux dans Ij fumée ». La pierre. C'est l'ancre primitive, composée d'une grosse pierre liée a un câble. ' M. Leconte de Lisle fait ici des contresens : « Ils abattirent joyeusement sur l'avant le mât, dégagé de ses manœuvres, et, menant La nefà force de rames, après avoir amarré les câbles et mouillé les roches, ils, etc. » 1 Lieu sacré. Ce n'est pas un temple. (Voir l'Introduction, pp. _>o et îo.) RHAPSODIE I. l'enfant chère. Aussitôt l'hécatombe sacrée, autour du large autel, en ordre est préparée. 67 Autel de sacrifice Ils se lavent; de l'orge ils arrangent les grains, et tout haut Chrysès prie, en élevant les mains : ,5. « Entends-moi, dieu de L'arc, dont la gloire domine à Chryse, à Ténédos, à Cille la divine ', je t'implorai jadis et tu me protégeas; en affligeant le peuple argieii tu me vengeas. Donc, maintenant encor, que mon vœu s'accomplisse: qu'au camp des Danaens le désastre linisse. » 4.s7 Tel il prie et Phœbus accomplit ses desseins. Dès qu'ils ont fait L'offrande et répandu les grains. on tend le cou des bœufs qu'on égorge et dépèce; on détache la cuisse, on l'entoure de graisse, avec d'autres quartiers de chair qu'on va coupant; le vieux prêtre, allumant les bûches, \ répand 1 Ces deux vers sont la répétition des vers 3j et 38 du début. Mais l'ordre des rimes amenant ici une terminaison féminine, tandis qu'en premier lieu elle était masculine, je n'ai pu les reproduire exactement. • En pierre taillée, trouvée a Troie, dans l'enceinte consacrée a Athéna, (SCHLIBMANH, llios, p. 3.>, tig. 6.) 68 L'[LIADE. un vin pur ' ; près de lui des jeunes gens manient les broches à cinq dents, et quand se torréfient les cuisses et qu'on a goûté de l'intestin, ils embrochent et font griller, pour le ti'stin, devant le feu, les chairs en tranches partagées, qu'ils savent retirer a point d'être mangées. Alors, quand tout est fait, ils dressent le repas où tous ont part égale et ne se privent pas. Quand la faim et la soif deviennent plus légères, les jeunes gens, de vin couronnent les cratères, puis, entamant la coupe, ils la passent à tous. Coupe à deux anses en terre cuite \ Tout le jour, par un hymne apaisant son courroux, 1 Un vin pur. Les Hellènes ne boivent pas de vin pur, ils le réservent pour les libations religieuses. Cela m'autorise a ajouter ici le mot pur qui n'est pas dans le texte, mais qui se trouve ailleurs dans V Iliade. Macrobe, en traduisant ce vers, dit : du vin ardent; ce qui équivaut. * SCHI ISMANN, Hios, tig. 363. RHAPSODIE I. 69 ils chantent à Phœbus un paean sur la rive '. 473 Dès que le soleil tombe et que la nuit arrive, ils s'endorment auprès des câbles du vaisseau. Quand l'aube aux doigts rosés, née au matin nouveau, paraît, ils prennent mer, vers leur camp, devant Troie, et propice est le vent qu'Apollon leur envoie. Les mâts sont redressés et la voile se tend, les toiles sous le vent s'enflent, le flot montant retentit tout autour du vaisseau qui s'avance, et lui, sûr du chemin, court sur la mer immense. Au camp des Achéens quand ils sont parvenus, ils tirent le vaisseau noir sur les sables nus, le fixent, hors de l'eau, sur des poutres puissantes " et regagnent chacun leurs vaisseaux et leurs tentes. 1 Bekker retranche ce vers: Aristarque condamne celui qui suit, que Bekker sarcle, mais que M. Pierron met entre parenthèses. Cela suffit pour que je ne traduise pas celui qu'Aristarque supprime. C'est une repétition des détails qui précédent. ' Au chant XIV, vers 410, ces supports sont en pierre. RHAPSODIE II RHAPSODIE II : LA RANCUNE D'ACHILLE (Livre I. partie II). Achille et Briséis '. [.3.8 Pendant qu'ils agissaient ainsi, le fils d'Atrée contre Achille couvait la menace jurée : il appelle Eurybate ainsi que Talthybius, de ses commandements serviteurs résolus : 5ai « Allez vers les vaisseaux d'Achille et dans s;i tente, et m'amenez la femme à La joue éclatante; s'il refuse, j'irai, suivi de gens nombreux, moi-même, et ce sera pour lui plus douloureux. •> 3î6 II les envoie avec ces paroles hostiles. Eux, partant à regret, le long des Ilots stériles, gagnent des Myrmidons les tentes, les vaisseaux. . Auprès de son navire, ils trouvent le héros reposant; à les voir, rien ne l'a fait sourire; eux, tremblants du respect que le roi leur inspire, • Pierre gravée (INGHIRAMI, pi. XXXI). Achille livre Briséis aux hérauts d"Agamemnon. Il est assis et pleure. Patrocle est devant lui, debout, appuyé a une colonne. Iîriséis, désespérée, est derrière Achille. A coté de Patroclc, un des hérauts; dans le i'oud, l'autre héraut et une femme. 74 [/ILIADE. s'arrêtent, n'osant pins taire un pas, dire un mot. Lui, comprend dans son cœur et leur parle aussitôt : 3?4 « Salut, hérauts des rois et de Zens redoutable I Entrez, ce n'est pas vous, seul Atride est coupable, qui vous envoie ici pour eette femme. Or, va, Patroele, amène-nous la femme et livre-la; qu'ils l'emmènent. Mais vous, rendez-moi témoignage devant hommes et dieux, devant ce roi sauvage, s'il arrive que l'on ait besoin de nouveau de moi pour en sauver de l'horrible lléau d'autres. Car lui, l'esprit troublé par la colère, ne voit rien en avant, ne voit rien en arrière, pour que les Achéens luttent en sûreté. » 343 II dit. Par son ami l'ordre est exécuté; Patroele va chercher Briséis et la livre aux hérauts qu'à regret, au camp, elle doit suivre. En larmes, loin des siens, Achille va s'asseoir ', et, du bord blanehissant, regarde le Ilot noir. Souvent, il tend les mains vers sa mère et supplie : 352 « Mère, pour peu de jours tu m'as donné la vie, mais la gloire, du moins, Zeus, dans le ciel tonnant, me la devait. Où suis-je honoré maintenant? Sur mon honneur l' Atride ose même entreprendre, il m'outrage; mon bien, il vient de me le prendre. » 337 Tout en larmes, il parle, et sa mère l'entend d'auprès de son vieux père, au fond de l'océan. Aussitôt, elle sort des Ilots comme un nuage, et, près d'Achille en pleurs s'asseyant au rivage, de la main le caresse et lui parle et lui dit : 36a « Mon fils, pourquoi pleurer? Quel chagrin t'envahit? Parle, ouvre-toi, voyons à deux ce qui t'opprime. 3 L'ILIADE. l'une, sur un vaisseau, qu'à son père on la rende, à Chryse, et pour Phœbus qu'on y joigne une offrande; niais l'autre, clans nia tente, il l'ôte de mes mains, Briséis, que des lils des Hellènes j'obtins. Toi, défends, si tu peux, ton lils irréprochable, monte à l'Olympe, Zeus nous sera favorable, si jadis tu l'aidas en parole ou de lait; souvent, je t'entendis chez mon père, eu effet ', raconter que, pour Zeus qui roule les nuages, toi, seule entre1 les dieux, prévins de grands outrages, quand un groupe de dieux olympiens l'enchaîna, tels qu'Héra, Poséidon et Pallas Athéna, et que tu vins, déesse1, et le sauvas des chaînes, en appelant à l'aide, aux cimes olympiennes, le géant aux cent bras qui pour les dieux a nom Briaiée et parmi les hommes Egéon 2. Fils du Ciel, il passait son père en force immense; près de Zeus il s'assit, superbe de puissance, et les dieux, prenant peur, n'osaient plus le lier. Va le lui rappeler, le presser, supplier, qu'il serve Troie, et qu'eux, les Hellènes, victimes, chassés dans leurs vaisseaux, errent sur les abîmes, pour v périr! Ainsi le peuple jouira du monarque, et l'Atride, au loin régnant, verra ' Ici commence une vieille légende qui avait fait sans doute l'objet d'un chant populaire. Zénodote voulait la supprimer. Il ne comprenait rien qui ne fût dans les convenances de son temps. Aristarque la conservait. Bien différente des scènes où s'atteste l'omnipotence de Zeus. elle nous reporte a une époque antérieure dont il reste beaucoup de vestiges dans Homère. 3 On rencontre ici un reste de ce qu'on appelle la langue des dieux, ou la la, _ i hiératique des vieux poèmes. Il en est d'autres. Au chant II. vers 8l3 et Si \, c'est un tumulus que les hommes appellent Batiée et les dieux le tombeau de Myrine. Au XX', vers ~ \. c'est un fleuve de la Troade : les dieux l'appellent Xanthe et les hommes Scamandre. etc. Briarée était tils du Ciel (Uranus) et de la Terre RHAPSODIE IL 77 sa folie à blesser leur plus fort homme d'armes. » 4i3 Or, Thétis à son fils répond, versant des larmes : « Hélas! t'ai-je élevé, mon fils, pour le malheur? Que ne peux-tu, dans tes navires, sans douleur, rester; déjà tes jours étaient courts, peu durables; les voilà maintenant et courts et misérables. Oui, pour un sort mauvais ta mère t'enfanta. Mais à Zeus fulminant j'irai dire cela, moi-même, sur l'Olympe au front chargé de neige, et verrai s'il se peut encor qu'il te protège. De tes navires prompts, toi, ne t'éloigne pas, tiens rancune aux Argiens et renonce aux combats ; car Zeus, vers l'océan, chez L'Éthiopien honnête, partit hier, suivi (les dieux, pour une fête; dans douze jours, ici, son retour est certain ; j'irai, dans sa demeure aux assises d'airain ', embrasser ses genoux et l'entraîner, j'espère. » 428 Elle dit, et, partant, h1 laisse à sa colère, à cause de la femme au visage charmant 43oqu'on lui ravit contre son gré, brutalement . 492 II regrettait le bruit et la bataille encore. 493 Et du douzième jour lorsque ce fut l'aurore, sur l'Olympe, les dieux qui vivent à jamais s'en reviennent tous, Zeus marche à leur tête. Mais Thétis n'oubliait pas sa promesse de mère à son fils, elle sort du sein de fonde amère et, matineuse, monte au grand mont olympien. Elle trouve à l'écart, le tout-voyant Cronien, 1 Aux assises ou aux fondements d'airain. S'il s'agissait de plaques ou d'ornements, le poète y aurait mis de l'or. a C'est à ce vers que s'arrête la scène placée, à tort selon moi, dans la première partie. (Voir l'Introduction, p. 3i.) Là le récit qui va suivre ne pouvait s'ouvrir sans un raccord de quatre vers que Zénodote condamnait comme une intercalation inutile et que j'ai pu supprimer. 78 L'ILIADE. assis au plus liant faîte où l'Olympe se dresse, s'approche, et lui met sur son genou qu'elle presse, sa main gauche, la droite au menton l'a saisi. Suppliante, elle parle au roi des dieux ainsi : Zeus ' Zeus ' ?o3 « Zeus père, si jamais tu comptas sur mon aide, en parole ou de fait, à mes désirs accède. Rends honneur à mon fils, il n'a qu'un bref instant à vivre. Agamemnon, roi des hommes, pourtant, l'offense et prend son bien. Toi, des dieux Le plus sage, venge-le : que Troie ait tout le temps l'avantage ', tout le temps qu'à mon lils les Argiens outrageants ne rendront ses honneurs, et des honneurs plus grands. » 5n Elle dit. Zeus se tait, l'amasseur de nuées ne répond mot. Les mains sur ses genoux posées, Thétis, en les pressant, parle avec passion : 5M « Dis donc oui, toi qui ne crains rien, ou, si c'est non, dis non, et que je sache, écartant tous les doutes, si je suis la déesse impuissante entre toutes. » M; Zens, axant soupiré profondément, répond : « De terribles malheurs, certes, arriveront si tu viens m'exciter ainsi pour que j'affronte Héra ; puis, qu'à ses cris la colère me monte. ■ Médaille d'Ath me d I V iii le av.nu notre ère, Musée britannique (Bulletin dé tAcadimù 4o « Fourbe, avec toi, quel dieu médita quelque trame: Sans cesse, te cachant pour agir, tu te plais à machiner des plans secrets et n'as jamais supporté de me dire où ton esprit s'applique. > 344 Mais le père des dieux et des hommes réplique : « N'espère pas connaître, Héra, mes plans nombreux; quoique tu sois ma femme, il serait dangereux. Tout ce qu'on peut savoir, il n'est, sois-en certaine, hommes ni dieux, personne avant toi qui l'apprenne; mais ce qu'à leur insu je voudrai décider, ne m'en demande rien, ne viens pas me sonder. » 352 Mais Héra Boôpis, déesse vénérable 2, WM&TJk -m®. Héra Boôpis *. répond : « Que dis-tu là, Cronien inexorable? Je ne te sonde pas, je ne demande rien ; règle en paix tout ce qui te plaît, mais je crains bien 1 Homère appelle ailleurs (XIV. 201. 246, etc.) l'épouse de l'antique Océan, la mère des dieux et des êtres. L'influence de Thétis remontait aux anciennes fables qu'Achille vient de rappeler. Thétis personnifiait la mer 'd'où sortent les nuages qui arment /eus de la foudre. * Héra Boôpis. (Voir l'Introduction, p. 27.) • Monnaie de Sam., du IV- litcle, d'après une médaille du British Muséum : . The ox, dit Barcley, was the symbol of liera tlie tulcrary godden of Samos. (A guidé 0/ tht friiuifal gol-i and titvtr coins. Londres, Longmans.) RHAPSODIE II. 81 qu'elle ne t'ait séduit, dans l'entrevue intime, Thétis aux pieds d'argent, Hlle au vieux de l'abîme. Ce matin, elle vint te presser les genoux ; tu vas, je le soupçonne, à son fils en courroux faire honneur, en faisant aux Argiens des carnages. » 56o Aussitôt Zeus répond, l'amasseur de nuages : « Ah ! démone ', toujours tu m'espionneras! Je n'y puis échapper. Mais ce que tu feras me rendra plus sévère et toi plus délaissée. Si la chose est ainsi, c'est que cela m'agrée. Tais-toi donc et t'assieds et fais ce que je veux, de peur que, tant qu'ils sont sur L'Olympe, les dieux ne t'entourent en vain pour prendre ta défense, si ma main invincible un jour sur toi se Lance. » m II dit. Alors, Héra Boôpis gagne peur et se tait et s'assied et fait fléchir son cœur. Dans la maison de Zeus, les dieux du ciel immense frémissent; Héplnestos le forgeron commence à consoler Héra, sa mère aux bras si beaux : 573 « Il va tomber sur nous d'inévitables maux si des hommes ainsi nous laissons les querelles retentir chez les dieux; et que i 26^ Il dit, et, de son sceptre, au clos, sur L'homoplate, le frappe. Lui, se tord, son œil en pleurs éclate; l'ampoule, sur son dos, se gonfle, toute en sang, sous le sceptre aux clous d'or; il s'assied gémissant; il tremble, l'œil stupide, et refoule une larme. Et quoique tristes, tous en riaient, non sans charme; et chacun se disait, regardant son voisin : 2?2 « Dieux ! Ulysse accomplit souvent un grand dessein, en donnant des conseils, en cuirassant la guerre; maintenant il fait mieux qu'onc il ne lit naguère, si des méchants propos il arrête le flux ; et certes, l'insulteur ne se risquera plus à poursuivre les rois d'objurgations viles. » 276 Ils disaient. Et déjà, grand destructeur de \ illes, Ulysse s'est levé, le sceptre en main, tandis que, tout près, la déesse Athéna Glaucôpis, déguisée en héraut, commande le silence. L'assemblée alors écoute Ulysse, puis Nestor et Agamemnon, et l'armée est ramenée au combat : la volonté de Zeus s'accomplit. [ci se présente, à la fin du chant II, une interpolation manifeste. C'est le dénombrement des deux armées. On l'intitule la liéotie d'après le premier mot de la rhapsodie qui commence par les Béotiens le dénombrement — ou le Catalogue comme on l'appelle encore. Un passage s'y remarque, ajouté plus tard, pour y introduire les Athéniens, et bien d'autres changements ont dû y être faits en vue de glorifier un nom. de ville ou de roi. devenu célèbre. Lens a essayé de compléter les données de Y Iliade et Schliemann a refait le tableau à son tour. Le camp devait s'étendre du cap Sigée au cap Rhétée; Pline en évalue l'étendue à 3o stades. On compte i i8ô vaisseaux qui s'échelonnaient sur trois lignes. Devant le camp, une place était réservée à rassemblée des chefs d'hommes entoures de leurs compagnons. On voit dans V Iliade qu'elle fut entourée d'un fossé avec un mur de troncs d'arbres et de terre, et des tours en bois qui en défendaient les portes. Sceptre il'nr trouvé ■■ Mycènei (H. s, m m kann, M) » p i3a, édil RHAPSODIE V LE CHAR DE GUERRE. Aussitôt, de son char, en armes, il descend. Vers îg. | Bas-relief votif en marbre trouvé, en i8:>2, à Oropus, ancienne colonie d'Athènes. Ce bas-relief, reproduit ici, œuvre du commencement du IVe siècle avant notre ère, représente un épisode des courses olympiques, lorsque l'opobate descend du char pour lutter avec son voisin. Furwaengler y voit un souvenir des mœurs héroïques : « Ce genre de concours pourrait bien être, dit-il. une réminiscence de la vieille manière de combattre de l'époque homérique. où le héros combattait sur son char, ou s'en élançait pour pénétrer à pied dans les rangs ennemis ». (Collection Sabouroff, livraison XII, n° ib.) RHAPSODIE V : PROVOCATION DE PARIS ( Livre III . partie I.) Paris '. m. i Quand, sous leurs chefs, les deux camps se sont réunis, les Troyens, comme font les oiseaux, à grands cris, s'avancent, comme aux cieux passe le cri des grues lorsqu'elles fuient l'hiver et les torrents des mies, et, volant à grands cris par-dessus l'océan, font du peuple Pygmée un carnage sanglant : D'en haut fondant sur eux, elles leur font la chasse '. Eux, les Argiens, muets et respirant l'audace, ' CauK-i: antique. - P&ris, Ucau comme: un dieu... <■■ (Vcr^ 16, 3i, etc.) 1 Ces combats ont été peints sur vases «/• L'ILIADE. marchent ; se soutenir leur exalte le cœur. 10 Quand, sur le mont, Notus jette un brouillard, terreur des bergers, propre au vol plus que la nuit intense, on ne voit plus où tombe une pierre qu'on lance; tel, sous eux, de poussière il monte un tourbillon, quand ils marchent, d'un trait Franchissant le vallon. ■ 3 Sitôt qu'ils sont en lace et (pic la lutte est prête, Paris, beau comme un dieu, des Troyens prend la tête; il porte au dos la peau de panthère, et dessus l'arc et le glaive; il tient deux javelots pointus, qu'il brandit, provoquant les plus forts des Hellènes au combat corps à corps des luttes inhumaines. 21 Lui! quand L'ami d'Ares, le vaillant Ménélas l'aperçoit, se portant vers l'armée à grands pas, il est comme un lion qui fond sur sa pâture ' s'il trouve un houe sauvage, un cerf haut en ramure, le dévore, a Ha nié, quand même, sur ses flancs, bondiraient les chiens prompts et les chasseurs ardents. Tel jouit Ménélas en voyant apparaître Paris; il se croyait déjà vengé du traître. Aussitôt, de son char, en armes, il descend. ?o Mais à le voir, parmi les premiers s'avançanl, Paris, beau comme un dieu, le cœur pris d'épouvante, recule et vers les siens fuit la mort menaçante. Quand on voit un serpent, tel on s'écarte, on court au creux de la montagne, une peur vous parcourt Pâture. M. Pierrot) explique que trupia a toujours été compris ici dans le sens de corps vivant, qu'il n'eut que longtemps après. ( )n ne peut cependant pas dire un cadavre; Ménélas, non plus que le lion, ne s'attaquerait a un mort. Mais l'un et l'autre, dès qu'ils aperçoivent le gibier ou l'ennemi, le croient déjà tué, n'y voient qu'une proie assurée, à qui toute résistance serait vaine. « Il se croyait déjà venge », va dire Homère. RHAPSODIE V. 97 tout le corps et l'on fuit, des pâleurs sur la face. Tel, en arrière, aux rangs des Troyens, fiers de race, craignant l'Atride, s'est caché le beau Paris. 38 Mais Hector, qui le voit, lui parle avec mépris : « Vil Paris, beau de corps, mais fou de femmes, traître, cjue n'es-tu mort avant d'être homme, avant de naître ! certes, je le voudrais, et ce serait bien mieux r Rien n'est à dédaigner que des dieux nous tenons; n'en obtient pas (|iii vent, un dieu seul les octroie. Maintenant, si tu veux que je lutte et guerroie, lais aux deux camps, Argiens, Troyens, mettre armes bas; moi, au milieu, j'irai, seul avec Ménélas ', pour Hélène et ses biens combattre de la lance. Le vainqueur aura femme et biens en sa puissance, et, les antres jurant de bonnes unions, nous pourrons recouvrer, nous, nos riches sillons, tandis qu'eux gagneront, en reprenant les rames, Argos riche en chevaux et l'Achaïe en femmes. » 76 Hector, qui tout joyeux l'entend ainsi parler, sort des rangs des Troyens et, pour les refouler, prend sa lance an milieu : la phalange s'arrête. Mais les Argiens jetaient des Mèches sur sa tète, i; 10s les fouilles d'Hiiarlik, Tritor ns auxquelles les vers qui commencent ici donnent lieu (vers 88-91 et z53-2^8), je résume ici deux vers en un seul, comme le texte le fera plus loin (vers 2^6). RHAPSODIE V. 99 le visaient de la pierre ou bien du javelot. 81 Alors, Atride-roi leur a crié très haut : « Argiens, ne tirez plus ! jeunes gens, qu'on écoute ! Hector a quelque chose à nous dire sans doute. •> s4 II dit, l'attaque cesse, il se fait sur-le-champ un silence. Hector parle à l'un et l'autre camp. «6 « Troyens, et vous, Argiens, voici ce que propose par ma bouche Paris qui de nos maux est cause. Il veut nous voir, Argieiis, Troyens, mettre arme bas ' ; lui, au milieu, viendra, seul avec Ménélas, pour Hélène et ses biens combattre de la lance Celui qui montrera, vainqueur, plus de puissance, emmènera la femme, et prendra ses trésors, et les autres feront de fraternels accords. » 9b II dit. Le camp se tient muet, dans un silence. Et Ménélas, ardent aux cris guerriers, s'élance. 07 « Ores, écoutez-moi! Tous mes chagrins anciens me reviennent; il est temps qu'Achéens et Troyens soient en paix; vous avez souffert, pour ma colère, trop de maux dont Paris est la cause première. Donc, celui de nous deux dont les destins sont prêts, qu'il meure, et qu'au plus tôt les autres soient en paix ! Immolons deux agneaux, un blanc, une antre noire, à la Terre, au Soleil, puis à Zeus, dans sa gloire "' ; que Priam en personne approuve le traité, lui-même, car ses lils n'ont frein ni loyauté, 1 Le texte a ici deux vers au lieu d'un, pour détailler l'idée et dire ■ Mettre bas leurs belles armes sur le sol nourricier ». Mais, comme les deux vers suivants sont une répétition presque littérale des vers 69-70, j'ai dû réduire les deux premiers vers en un seul pour pouvoir garder les mêmes rimes. 2 Robiou fait remarquer le syncrétisme qui réunit ici les deux divinités pélas- giques, la Terre et le Soleil, avec Zeus, le grand dieu des Hellènes. ioo L'ILIADE : RHAPSODIE V. pour ([ue les serments faits à Zeus, nul ne les \ iole; car à tout vent L'esprit des jeunes gens s'envole, mais le vieillard, dans le passé, dans l'avenir, regarde et voit quel bien ;i chacun peut venir. « no II dit, et tous, Argiens, Troyens, dans l'allégresse, espèrent mettre lin au mal qui les oppresse; les chars restent en ordre, un chacun en descend, et met ses armes l>;is, sur la terre, à son rang; à peine il reste entr'eux un espace inutile. u6 Hector envoie alors dvux hérauts iqi En second lieu, Priam voit Ulysse et demande : « Et cet autre, dis-moi, de stature moins grande, mais plus large à l'aspect qu'Atride Agamemnon, d'épaule et de poitrail, chère, dis-moi son nom. Ses armes, cependant, sur la terre nourrice, gisent; tel qu'un bélier dans les rangs il se glisse et semble comme un houe aux longs crins épaissis qui fend le grand troupeau de ses blanches brebis. » i99 Aussitôt lui répond la fille à Zeus, Hélène : « C'est le fils de Laè'rte, Ulysse, tète pleine de prudence; il naquit dans Ithaque, un désert, mais en ruse et conseil profondément expert. » îo3 Or, le sage Anténor, l'interrompant, réplique : « Femme, ce que tu dis est chose véridique, car, un jour, le divin Ulysse vint ici, pour toi, faire un message, et Ménélas aussi ; bien plus, je les reçus comme fait un bon hôte. De tous deux j'admirai l'intelligence haute; quand au conseil troyen l'un et l'autre venait, debout, de son dos large Atride dominait; s'ils s'asseyaient, Ulysse avait l'air plus auguste; et quand ils discutaient, tissant un avis juste, Ménélas allait droit au but, en son discours, parlait peu, parlait net, n'aimait point les détours, moins prodigue de mots, quoique plus jeune d'âge. Mais, lorsque se levait Ulysse adroit et sage, RHAPSODIE VI. 107 debout, rentrant en soi, L'œil en terre planté, son sceptre ne bougeant d'un ni d'autre côté, car il le tenait coi comme un homme inhabile, on l'eût cru vraiment pris de stupeur ou de bile ; mais quand sa grande voix sortait de son cœur fier, en mots pressés pareils à la neige l'hiver, à cet Ulysse-là nul n'eût livré bataille, et nous n'admirions plus l'Ulysse à large taille. » 225 Le troisième est Ajax que Priam aperçoit; il demande : « Quel est ce guerrier haut et droit, les dépassant du front, tous, et de la poitrine? » 228 Hélène au péplum ample, à la beauté divine, dit : » C'est Ajax, rempart de tous. Puis, au milieu deses Cretois, Idoménée, ainsi qu'un dieu, se tient; autour de lui sont les chefs de la Crète. Bi(.n des lois, Ménélas comme hôte lui lit fête, quand il venait de Crète à nos foyers s'asseoir. Et voici tous les chefs des Argiens à l'œil noir, sceptre dor \ j(1 ]eg reccmnais | >i<»n ; leurs noms, je puis les dire. Deux seuls manquent, deux chefs de peuple, qu'on admire: le pugile Pollux, Castor maître en chevaux, qui de ma mère sont issus, frères jumeaux. Sont-ils restés dans la douce Lacédémone, ou, s'ils ont franchi l'eau que le vaisseau sillonne, refusent-ils de voir ces hommes s'assaillir, pour la honte, sur moi, qui peut en rejaillir? » 243 Elle dit. Eux déjà reposaient sous la terre, dans leur patrie et leur Lacédémone chère. Sceptre trouvé à Myccnes (ScHLIEMANN, Myciuts, p. 232, fig. 3io). RHAPSODIE Vil M'HRODITE, EROS ET UNE JEUNE FEMME. GROUPE EN TERRE CUITE POLYCHROME D'ASIE MINEURE. Hauteur : 27 ' .. centimètres. (Collection Hoffmann, I, n° 36.) Mais elle voit le cou charmant de la déesse. il.. III, part. III, rhaps. VII, v. 3o6, p. 117.) Il e~t hors de Joute pour les archéologues modernes que les sujets, religieux ou épiques, ont suivi des transformations successives dans l'art, depuis le :;enre archaïque, parfois si puissant, jusqu'à la simple vérité, souvent si fine, de la vie intime. Ainsi, le groupe de Déméter et Cora, déesses aux larges rlancs, devient la confidence d'une mère et de sa fille, même d'une jeune épouse et d'une vierge; les Vénus et autres divinités couroutrophes ne sont plus que des mères allaitant, on est tenté de dire des madones, et les Éros, de petits amours d'enfants. Dans le cycle homérique aussi, le bas-relief en terre cuite qui représente Hermès portant à Calypso l'ordre de Zeus de laisser partir Ulysse, transporte l'intérêt, de la délivrance d'Ulysse qui seule est en cause dans YOdyssce, à l'abandon de Calypso, dont le coroplaste a fait « un roman d'amour », comme le remarque Cartault. (Collect. Lecuyer in-fol., L4.) De même on peut considérer le groupe reproduit ici comme une réduction familière, un écho gracieux de la scène où Aphrodite engage Hélène à rejoindre Paris. Ce petit chef-d'œuvre, où la transformation est complète, peut servir de pendant au superbe bas-relief la Persuasion, donné plus haut, page 3q. C'est un des plus beaux produits de cet art qui, d'après le même écrivain, c< fait revivre les héros d'Homère d'une manière curieuse et inattendue ». naa,»,, , n>fmfil>M RHAPSODIE VII : COMBAT DE PARIS ET DE MÉNÉLAS (Livre III, partie III i. 24s Les hérauts apportaient l'offrande pour les dieux : deux agneaux et, doux fruit du sol, le vin joyeux, dans l'outre en peau de chèvre. Idœus vient derrière, portant les coupes d'or et le brillant cratère; N.'*-* ^ '* k il k& _ i-ii V - J ■ "7 i i Coupe d'or il s'adresse à Priani, s'arrêtant devant lui : i5o « Roi, lève-toi ; les chefs des deux camps, aujourd'hui, Argiens vêtus d'airain, Troyens rois des cavales, t'appellent pour fixer des trêves amicales. Coupe en or du Trésor de Mycènes (Schliemann, Mycines, édition Hachette, fig. t:> U2 L'ILIADE. Fils de Laomédon, viens jurer leurs projets, car Alexandre et Ménélas, ami d'Ares, pour cette femme vont combattre de la lance; le vainqueur aura femme et biens en sa puissance, et, les autres jurant de bonnes unions, nous pourrons recouvrer, nous, nos riches sillons, tandis qu'eux gagneront, en reprenant les raines, Argos riche en chevaux et l'Achaïe en femmes. » î59 II dit et le vieillard ordonne, palpitant, d'atteler les chevaux, ce qu'on fait à l'instant. Priam, montant au char, ramène à lui les guides, puis Anténor prend place au chai' des plus splendides; ils poussent les chevaux au camp, par les remparts. Quand ils trouvent Argiens et Troyens, les vieillards sur le sol nourricier, loin des chevaux, descendent; puis, entre les Troyens et les Argiens se rendent. Chef d'hommes, aussitôt se lève Agamemnon, puis Ulysse au sens droit; les gages d'union, pour être offerts aux dieux, sont rangés sur la terre; les hérauts ont mêlé le vin dans le cratère, et sur les mains des rois, ils répandent de l'eau. j73 Le lils d'Atrée alors prend en main le couteau qui toujours pend auprès du glaive à longue gaine; sur le front des agneaux il coupe de la laine que l'on partage aux rois, Achéens et Troyens; puis Atride, tout haut, prie en levant les mains : 376 « Zeus père, sur l'Ida roi, très grand, très auguste; toi, Soleil, qui tout vois et tout entends, dieu juste ; Fleuves, Terre, et vous (\i'u\ qui dessous torturez, parmi les morts, tous ceux qui se sont parjurés, VOUS, soyez mes témoins, et garde/ mes promesses : Si Ménélas périt, Hélène et ses richesses resteront à Paris, et nous, sur nos vaisseaux, nous rentrerons, en traversant les grandes eaux; RHAPSODIE Vil. 2Q2 mais si c'est Paris que le blond Ménélas tue, il faut qu'avec ses biens Priain nous restitue Hélène, en nous livrant des tributs abondants, et l'on s'en souviendra chez les hommes longtemps. Mais, Paris immolé, si Priam se dégage, ou les fils de Priam, de payer le dommage, moi, glaive en main, je poursuivrai le châtiment, restant ici jusqu'à son accomplissement. » Il dit, avec l'airain cruel coupe l'artère aux agneaux qu'il étend, palpitants, sur la terre et sans vie, il l'avait tranchée avec l'airain. Fosse de sacrifices '. Tous puisent au cratère, en la coupe, le \in qu'ils répandent, priant les dieux toujours en vie. Et chaque homme disait, de Troie ou d'Achaïe : 298 « Zens, très juste et très grand ; dieux aux jours infinis, les premiers qui rompront le pacte, eux et leurs (ils, que leur cervelle soit en terre répandue, comme ce vin, et leur femme à d'autres vendue! » Trouvée a l'acropole île Tirynthe, dans la cour de l'habitation des hommes (Schi.if.mann, ï'iryntht-. p. 1J7). ,,4 L'ILIADE. 3o2 Ils disaient. Mais en rien leur vœu ne s'exauça. Et Priain, à son tour, ainsi se prononça : 3o4 «Trovens, et vous, Argiens, race d'airain chaussée, je vais dans Ilios aux grands vents exposée, retourner; car mes yeux ne supporteraient pas de voir mon lils aimé combattre Ménélas. Zeus seul, avec les dieux, sait, en cette journée auquel des deux la fin mortelle est destinée. » 310 II dit, et lait charger le corps des agneaux saints sur le char, et, montant, prend les rênes en mains; Anténor prés de lui se place au char agile, et tous deux, au retour, cheminent vers la ville. Alors, le sage Ulysse, aidé du noble Hector, ayant bien mesuré le terrain, tout d'abord, met au casque les dés pour que le sort indique quel sera le premier qui lancera la pique. Et les peuples, levant les mains aux dieux, priaient, et nombre d'Achéens et de Troxens disaient : 32, « Zeus père, sur l'Ida roi, très grand, très auguste, celui qui fut de nos malheurs la cause injuste, qu'il succombe et descende aux demeures d'Hadès, et que le pacte ami nous assure la paix' » 32=> Hector agite et tire, en détournant la vue. un dé; c'est à Paris cpie la chance est échue. Et tous, dans les deux camps, en ordre reposaient, chacun où ses chevaux et ses armes gisaient. 329 Et lui, superbement, s'arme de toutes pièces, l'époux beau comme un dieu d'Hélène aux longues tresses; à la jambe il se met le jambart éclatant ', qu'ajustent, tout le long, des agrafes d'argent; 1 |ambc et jambart . Kv>}|A7) et *v/|fuç. RHAPSODIE VII. i5 sur la poitrine il vêt l'armure de bataille de Lycaon, son frère; elle allait à sa taille; ( Cuirasse en bronze il jette sur son dos l'épée aux clous d'argent et puis Le bouclier immense et résistant; un casque bien ouvré couvre s;i forte tête, où la crinière agite une effrayante aigrette; il prend la lourde lance, ajustée à son bras. De même s'équipait le vaillant Ménélas. Chacun, s'étant armé, dans son camp, de la sorte, entre les Achéens et les Troyens se porte; leur œil luit, et l'effroi saisit les spectateurs, Argiens chaussés d'airain et Troyens bons dompteurs. Eux, prennent le milieu de l'enceinte tracée et leur lance frémit dans leur main courroucée; Trouvée dans le Trésor , omette; la démone est là qui la précède '. Aphrodite '. 42! Elles rentrent à deux, sous le superbe toit de Paris Alexandre; .uissitôt qu'on la voit, ' Le mot démone prend ici la vraie signification de mauvaise conseillère qui s'impose. Dire : la déesse serait ôter à ce vers toute sa force. — Bergaigne, dans ses études sur la religion védique d'après les hymnes du Rig-Véda (bibliothèque de l'école des Hautes Ktudes, fasc. 36), dit des dieux souverains de l'Inde : « N'ayant point devant eux de démons qui leur soient opposés, ils assument eux-mêmes (a l'occasion) le caractère démoniaque. » (T. III, p. $.) ' Tête en bronze trouvée en Asie Mineure (Musée Britannique). i2o L'ILIADE. chaque servante s'est au devoir empressée, et la divine femme entre au haut gynécée. Là, pour elle, Aphrodite, amoureuse des ris, prend un siège et l'avance en face de Paris; Hélène y va s'asseoir, fille au dieu de l'orage, et, détournant les yeux de son époux, l'outrage ' : 428 « Tu reviens du combat ! Mais que n'as-tu péri sous la puissante main de mon premier mari ! Je sais, sur Ménélas tu te vantais d'avance de l'emporter du cœur, du bras et de la lance ; va donc, provoque encore à lutter contre toi Ménélas, favori d'Ares. Mais non, crois-moi, renonce avec le blond Ménélas à combattre un combat corps à corps, et ne va plus te battre en étourdi, car lui t'égorgerait bientôt. » 4^7 Paris veut lui répondre et lui dit aussitôt : « Femme, ne chante plus sur ce ton qui méprise ! Si l'Atride a vaincu, qu'Athéna favorise, à mon tour aussi moi 2 ! car nous avons nos dieux. Rentrons en grâce donc et couchons-nous à deux : jamais de tant d'amour je n'eus l'âme saisie, même quand, t'enlevant de ta douce patrie, ' Lorsque j'ai donné une esquisse de cette scène dans une lecture publique de la classe des lettres de l'Académie de Belgique (séance du 11 mai 1887, Mémoires in-.}0, illustré, t. XLVII), j'espérais pouvoir publier ici, d'après une photographie, et, s'il était possible, avec les couleurs, la fresque de Pompéi où elle a été représentée et dont je me contentais alors de reproduire une gravure au trait d'après Zahn (Pompéi, Herculanum et Stables, 2™ série, 4""= cahier, planche 3i). Mais je n'ai pu me procurer aucune autre reproduction de cette fresque, qui ne se trouve plus au Musée de Naples et qui semble perdue, j'ai donc dû renoncer à mon projet et je renvoie à mon premier mémoire, page 29. 2 A mon tour aussi, moi! J'ai gardé L'ellipse du texte. RHAPSODIE VII. 121 je fendais l'onde et que l'amour, au prochain port, nous unit. Tel je t'aime et te désire encor. » 446 II dit, marche devant, et l'épouse qui tremble suit; sur la couche ornée ils reposent ensemble. DODDDDDDOODnODiija^nGO □ D □ a D Frise ornée de lapis-lazuli 448 Or l'Atride courait, comme un fauve, au milieu de la foule, cherchant Paris beau comme un dieu '. Schliemann, Tirynthc. édition Reinwald, fig. 137. ' Je supprime le reste : onze vers bien inutiles ici après ces deux derniers vers d'une rare vigueur. Knight les supprime aussi, sauf les deux premiers, qui disent peu de chose ERRATUM. Page 5i, le vers 6 du préambule doit être remplacé par celui-ci du jour oit des discords violents séparèrent Achevé d'imprimer le 24 décembre 1891. DEC i: 1895 HOMÈRE /37 CHOIX DE RHAPSODIES ILLUSTRÉES D'APRES L'ART ANTIQUE ET L'ARCHEOLOGIE MODERNE ET MISES EN VERS CH. POTVIN ACADEMIE ROYALK DE BELGIQUE Mémoires, tome L FASCICULE II BRUXELLES F. HAYEZ. IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE RUE DR LOUVAIN, 112 1893 DEC 1 WÇ RHAPSODIE VIII : RUPTURE DE LA TREVE (Iliade, livre IVj. Paris vaincu, Hélène, avec ses trésors, devrait être rendue à Ménélas, et la guerre finirait. Mais les dieux délibèrent. — On pourrait dire : les intérêts supérieurs sont discutes. — Deux déesses surtout, l'épouse et la fille de Zeus, liera et Athéna, ne veulent pas lâcher prise. Elles ont compté sur la destruction de Troie. Tant d'efforts et de souffrances, leurs propres sueurs prodiguées, pour un si faible résultat! Elles s'y refusent. Héra abandonnera à Zeus les trois villes qu'elle aime le plus, s'il veut les détruire. Qu'il lui accorde celle-ci, où ses autels ont été dédaignés. Zeus cède, et le moyen de rallumer la guerre que va suggérer Athéna est bien d'un temps où la ruse semblait aussi utile que la force. Elle pousse les Troyens à violer la trêve. Au moment où Ménélas réclame la victoire, Pandarus, « semblable à un dieu », lui lance une flèche, « messagère de noires douleurs ». Il le blesse et l'eût tué si Athéna n'avait détourné le coup. Car l'époux d'Hélène doit être atteint pour que la guerre recommence, mais il doit vivre pour détruire Troie et reprendre son épouse vengée. Le combat se ranime avec fureur. Agamemnon court d'un peuple à l'autre, excite, presse, ordonne, invective, et toute l'armée est sur pied. C'est Diomède qui va en prendre la tête. Agamemnon a fait l'éloge de son père Tydée, en résumant un chant de la Thébaïde, et le héros jette l'appel au combat : Au) Il dit, et de son char, en armes, il descend. Terrible, sur le sein du héros s'avançant, l'airain sonne. Aux plus fiers il jette l'épouvante. 422 Et, comme on voit monter, sur la plage bruyante, 126 L'ILIADE : RHAPSODIES VIII-IX. soulevé par les vents, l'un sur l'autre, le flot : il s'est dressé l d'abord au large ; mais bientôt crève au sable à grand bruit, et, sur la roche altière, en aigrette 2 voûté, crache l'écume amère. Ainsi, les Danaéns, l'un sur l'autre pressés, incessamment se sont à la lutte élancés. (Vers 419-428.) Le combat commence par quelques épisodes où des dieux interviennent pour et contre. Les exploits de Diomède sont réservés pour un autre livre. RHAPSODIE IX : COMBATS DE DIOMEDE (Livre V, vers 1-296). Athéna protège Diomède, il va vaincre. Pour s'attaquer à lui, Énée et Pandarus montent au même char. Il tue Pandarus; il tuerait Énée si Aphrodite ne le protégeait. Alors le fougueux vainqueur s'attaque à la déesse. M. Croiset, après avoir distingué « les grandes scènes fondamentales de Y Iliade naissante », comme les Exploits d'Agamemnon, la Palroclide, la Mort d'Hector, y ajoute d'autres morceaux qu'il juge être « primitifs aussi », mais « dont la place n'est pas marquée aussi nettement ». Ce sont les rhapsodies qui vont suivre : Diomède, Hector et Andromaque et l'Ambassade. 1 ct 3 Pour soutenir la comparaison d'une armée en lutte avec une mer agitée, le texte emploie deux verbes ayant pour racine le mot casque. La première fois, il serait hasardeux de dire que le flot s'est casque; — met son casque, dit M. Pierron — Mais a la seconde, j'ai pu me servir du mot aigrette. RHAPSODIE X APHRODITE. TETE DE VENUS, D'APRES PRAXITELE. Cette tête en marbre, trouvée à l'acropole de Tralles. en Asie-Mineure, est considérée comme une réplique d'après Praxitèle. Elle a conservé des traces de polychromie qui ont permis d'en faire un moulage coloré. Elle fait partie de la collection du Dr KauiTmann, à Berlin. Nous la donnons d'après le moulage. On peut en avoir deux bonnes repioductions dans les Antike Denk- màler, page 3o et planche XLI. 297 RHAPSODIE X : APHRODITE BLESSEE (Livre V, vers 297431). Énée, avec le bouclier, la longue lance, pour soustraire son mort ' aux Achéens, s'élance ; lion sûr de sa force, il se place au devant, de la pique et du rond bouclier se couvrant, prêt à tuer tous ceux qu'il va trouver en lace, et poussant d'affreux cris. Diomède rainasse une pierre, poids lourd qu'avec peine aujourd'hui deux hommes lèveraient, qu'il lance à l'aise, lui. Il en atteint Énée où la cuisse s'enchaîne aux hanches, à l'endroit que nous appelons l'aine; lui brisant deux tendons, à l'attache de l'os, l'âpre pierre emporta la peau ; mais le héros reste en place, affaissé; sa main fixée à terre le soutient; seule une ombre a couvert sa paupière, sn Là, sans doute, eût péri Énée aimé des dieux, sans Cypris qui veillait sur lui, fille de Zeus, sa mère, — le bouvier Anchise était son père. — Autour de lui, de ses bras blancs elle l'enserre, fait, devant lui, des plis brillants de son péplos, un rempart, pour que nul Hellène aux prompts chevaux, lançant la flèche au cœur, ne lui prenne la vie, et sauve son cher fils de la guerre ennemie. 1 Pandarus, que Diomède vient de tuer. ,3o L'ILIADE. 3i9 Mais Sthénélus n'a pas oublié les avis que le lier Diomède a donnés à grands cris ' ; il détourne ses prompts chevaux, aux pieds solides, loin du combat; au char il attache les guides, sur les chevaux d'Énée, aux crins superhes, fond, les enlève aux Troyens pour l'Argien au pied prompt, les passe an compagnon Déiphile qu'il aime \ pour tpi'il mène aux vaisseaux ce butin, et lui-même reprend son char, saisit les rênes aux clous d'or, et lance les chevaux vers Diomède encor, emporté. Lui, traquait, de ses armes cruelles, la déesse ; il la sait timide et non de celles qui des hommes mortels régissent les combats, comme Enyo 3, fléau des cités, ou Pallas. Lorsqu'il la trouve, en traversant la loule immense, Diomède de loin l'attaque de la lance; le dard aigu l'atteint au sommet de sa main délicate, et, perçant aussitôt de l'airain le saint péplos, tissé par les Grâces pour elle, la blesse auprès du bras. Le sang de l'immortelle coule, fluide pur, lait pour l'être divin qui, ne mangeant de pain, ni ne buvant de vin, n'a pas le sang de l'homme et n'est pas périssable. Cvpris lâche son lils, dans un cri lamentable; ' On pourrait dire avec un mot plus exact et une rime plus riche : Mais Sthénélus connaît les ordres qu'a prescrits le vaillant Diomède aux soldats, à grands cris. Mais prescrire se rattache trop, par une racine commune, à l'idée d'écrire, et il est bon d'éviter l'anachronisme. * Le texte ajoute ici un vers explicatif pour dire qu'il l'aime parce qu'il partage ses sentiments. Ce vers, inutile, m'a semblé ralentir l'action si rapide que décrit le poète, et je l'ai omis. 3 Bcllone. RHAPSODIE X. i3i mais Phœbus le relève et couvre le héros d'une ombre, pour que nul Hellène aux prompts chevaux, lançant la flèche au cœur, ne lui prenne la vie. Et tout haut, Diomède à la déesse crie : 34s « Quitte, fille de Zeus, la guerre et les combats ! La femme est ton jouet, ne te suffit-il pas ? Te complaire au combat ', toi ! mais tu peux t'attendre qu'il t'effraierait bientôt, de loin, rien qu'à l'entendre. » 35a II dit. Elle s'enfuit, de douleur étouffant; Iris l'enlève au sol, prompte comme le vent. Elle souffrait, sa belle joue était livide. A gauche, alors, Cypris voit Ares l'intrépide, sa lance, en un nuage, et son char à l'abri. Elle se jette aux pieds de son frère chéri, et le presse ardemment, d'une voix éplorée, pour avoir ses chevaux à lanière dorée : 359 « Frère aimé, donne-moi tes chevaux vigoureux, pour rentrer sur l'Olympe où sont les bienheureux. Je souffre d'une plaie, un homme me l'a laite : Diomède, qui même à Zeus va tenir tête 2. > 363 Or, Ares lui donna ses chevaux au frein d'or. Elle entre clans le char, le cœur dolent encor; Iris la suit, saisit les rênes qui balancent, va fouetter; mais déjà, d'eux-mêmes ils s'élancent. 1 Au vers 363, M. Pierron fait remarquer l'allitération : xp' "ApTjç. Celle que je rends par se complaire an combat : JtôXejAov makfoeox, est plus marquée. On la reverra plus loin (Rhaps. XII, v. 789). Je ne l'ai trouvée dans aucune traduction. Il est bon d'ailleurs de ne pas prodiguer ces effets d'écho, rejetés de la poésie française. — Est-il nécessaire de dire que la répétition du mot combat (v. 348 et 35o) est dans le texte? 2 Remarquez l'exagération passionnée d'Aphrodite, qui se reproduira plus loin (v. 38o), lorsqu'elle dira que les Hellènes « s'attaquent aux Olympiens ». Loin de braver Zeus, de s'attaquer aux Olympiens, Diomède va dire, au contraire : « Ne nous attaquons pas aux dieux » (v. 606, rhaps. XI, p. i36); puis, il rappellera à Minerve qu'elle ne lui a permis de résister qu'à Vénus (v. 8iq). i32 L'ILIADE. Elles ont vite atteint l'Olympe où sont les dieux. Là, s'arrêtant, Iris, au vol impétueux, dételle les chevaux, leur donne l'ambroisie. Cvpris, la dive, aux pieds de sa mère chérie, se jette ; Dioné ' la serre sur son cœur, la flatte de la main, lui parle avec douleur : 37? « Chère fille, quel dieu te fit ce mal inique, comme pour te punir d'une faute publique 2 ? » 375 Déesse du sourire, Aphrodite répond : « Il m'a blessée ainsi, Diomède au cœur prompt, parce que j'arrachais Enée à cette guerre, mon fils que, parmi tous les hommes, je préfère. Car le combat n'est plus entre Argiens et Troyens, mais l'Hellène déjà s'attaque aux Olympiens. » 38j Dioné lui répond, l'excellente déesse : « Fille, endure le mal et contiens ta tristesse. Nous l'avons enduré des hommes, nous, les dieux , tant de Ibis, entre nous nous combattant pour eux. Même Ares l'endura, lorsque les Aloïdes4, l'enfermant, attaché par des chaînes solides, dans une urne d'airain le tinrent treize mois; l'inexorable Ares eût péri cette Ibis sans la prudente Éribéa, leur belle-mère; elle prévint Hermès qui délivra son frère, 1 Aphrodite est ici la fille de Zcus et de Dioné. J'ai dit dans l'Introduction (p. 17) qu'Homère donne à Vénus une autre origine que celle qui lui a valu le nom d'Aphro- diti : née de l'écume (de la mer). Ce vers en est une preuve. ■ M. Pierron cite un exemple de « ces châtiments possibles ». C'est quand liera fustige Artémis (liv. XXI, v. .|8o et suiv.). 3 Ici commence un résumé de vieilles légendes qu'il faut prendre telles qu'elles sont, comme ont fait les Homérides. ' Otus et Éphialte, qui sont nommés ici comme les fils d'Aloé, sont les mômes géants qui entassèrent Péhon sur Ossa pour escalader l'Olympe et furent tués par Apollon. RHAPSODIE X. i33 mourant, tant il avait souffert dans sa prison. Héra l'endura, quand le fils d'Amphytrion, lui jetant au sein droit sa flèche à triple pointe, la frappa, des douleurs les plus vives atteinte. Hadès l'endura, lui, grand entre tous les dieux, lorsqu'au milieu des morts, ce même fils de Zeus ', à Pylos, le blessa d'une flèche subite ; Hadès gravit alors l'Olympe où Zeus habite, le cœur triste, le corps abattu, car le trait, entré dans l'épaisseur du dos, le torturait; là, Péon y versant un baume, sa blessure guérit, car il était immortel de nature. Vil impudent qui prend pour rien tous les forfaits, et même aux Olympiens ose lancer ses traits ! Athéna Glaucopis lui donna cette idée. Insensé ! Il ne sait pas, le fils de Tydée, que qui s'attaque aux dieux, vit peu, jamais n'aura sur ses genoux un fils qui l'appelle papa 2, s'il retourne au pays après la guerre horrible. Qu'il craigne donc, si fort qu'il soit et si terrible, qu'un plus puissant que toi ne l'attaque à son tout', et que, fille d'Adraste, Egialée, un jour, l'épouse du dompteur de chevaux Diomède, n'éveille en pleurs ses gens, n'appelle en vain à l'aide, quand mourra son époux, le plus fort Achéen ! » 416 Elle dit et tarit son sang éthéréen, du doigt; la main guérit et les douleurs s'apaisent. Mais Héra, le voyant, et Pallas se complaisent ' C'est Héraclès qui, quatre vers plus haut, est nommé fils d'Amphytrion. La légende est connue. 2 Appeler papa, le grec compose pour cela un verbe : IlaTraÇsiv, qui manque en français où l'on dit tutoyer, bégayer, et non papayer. Ni le latin ni l'allemand ne peuvent davantage. Dùbner dit : papa vocant, et Voss : bégayer : petit père. i34 L'ILIADE : RHAPSODIE X à taquiner de mots piquants le roi des dieux. Athéna Glaucopis commence au milieu d'eux : 421 « Père, ce que je dis, ne t'en mets pas en peine; mais, sans doute, Aphrodite excitait quelque Argienne à suivre un des Troyens qu'elle adore à présent; en caressant l' Argienne au péplos séduisant, l'agrafe d'or aura déchiré sa peau tendre. » 4a6 Et le père des dieux a souri de l'entendre. Puis, toute d'or parée, il appelle Cypris : j2h « Le lourd soin de la guerre à toi n'est pas remis, fille; garde les soins charmants de l'hy menée ; par Ares et Pallas l'autre sera menée. » 43i De ces choses ainsi s'entretenaient les dieux. fmmsm- Diadème d'or '. • Toute d'or farit, vers 417. Ce diadème, long de 5i centimètres, .. eu- trouve par Schliermnn dans ce qu'il a ■|>|>e le le trésor dt Priant, parmi les restes de la seconde ville préhistorique. RHAPSODIE XI : RETOUR OFFENSIF DES TROYENS (Livre V. vers 4^2 716). Apollon a remplacé Aphrodite près de son fils. Trois fois, il le sauve d'un coup mortel; à la quatrième fois, il l'emporte dans son bois sacré, à Pergame, et laisse, à sa place, un fantôme à Diomède. Puis, il appelle Ares à la vengeance d'Aphrodite, guérit Énée, et l'entrée en scène d'Hector, suivi d'Énee, ramène la victoire aux Trovens. Près d'Hector se tiennent le dieu et la déesse de la guerre, Ares et Enyo. Et les Achéens tombent. Ménélas entre au combat avec Antiloque. Mais Diomède reconnaît Ares. 5ao Les voyant ' dans les rangs, Hector bondit sur eux, à grands cris. Les Trovens, en groupes vigoureux, le suivent : En\<>, avec Ares, les guide : Elle jette au combat la déroute homicide, tandis que, brandissant sa longue lance, Airs tantôt marche devant Hector, tantôt après. 595 Diomède le voit et sa terreur est vive. Tel qu'un homme, sans guide, errant aux champs, arrive près d'un fleuve qui court, rapide, à l'océan, voit bouillonner l'écume et recule en fuyant ; ' .Ménélas et Antiloque. i36 L'ILIADE : RHAPSODIE XL tel le héros s'arrête et parle à sa cohorte : 601 « Compagnons, cet Hector, à la lance si lorte, ce terrible guerrier, qu'on vante si souvent, sans cesse de la mort un des dieux le défend ; sous des traits d nomme, Ares, là, près de lui prend place. Vous donc, mais en faisant aux Troyens toujours face, reculez; n'osons pas nous attaquer aux dieux. » Les succès d'Hector continuent. Ulysse, qui vient de faire un carnage, se demande s'il l'attaquera. Athéna, prudente, détourne son ardeur contre les Lyciens. Les Hellènes ne fuient pas, ils n'avancent plus; ils se replient et battent en retraite lentement. Il est temps que les deux déesses arrivent. RHAPSODIE XII PALLAS-ATHENA. Avant son Zeus Olympien. Phidias avait exécuté, pour le Parthénon, la statue or et ivoire de la patrone d'Athènes, que Pausanias a décrite et que rappellent divers document-; artistiques. Quand Quatremère de Quincy étudia ce genre de statuaire, il ne pouvait négliger la Minerve du Parthénon; il la reconstitua d'après les données archéologiques et en essaya un dessin colorié. 11 aurait voulu en faire faire une réduction en métal et ivoire. Ce projet fut repris à grand frais par le duc de Luynes, qui en chargea l'architecte Simart, dont l'œuvre parut en i8?5. Elle était destinée au château de Dampierre où une photographie en a été faite récemment, pour l'illustration de VHistoire des Grecs de Duruy. Cette œuvre prématurée souleva bien des objections et on discutait encore lorsque Ch. Lenormant fit connaître une petite statue en marbre, ébauchée seulement, qui porte aujourd'hui son nom et qui confirmait, en la rectifiant, l'œuvre de Simart. Plus tard, en 1880, une autre imitation en marbre, qui fut polychrome, a été retrouvée à Athènes. Celle-ci est achevée, date du 11° siècle de notre ère, quand l'original existait encore, et est dans un état presque complet de conservation. C'est, de l'avis général, le souvenir le plus exact qui nous soit parvenu de YAthéna Parthénos. Je la reproduis d'après une photographie de Giraudon. Le torse semble révéler le génie de Phidias qui ne pouvait donner à la déesse, guerrière et vierge, une taille d'Aphrodite ni de Déméter, mais a voul 1 et a su y représenter son caractère de maturité virginale. La tête concorde-telle? La face de notre statue semble s'en éloigner : mais le profil satisfait davantage; il se rapproche beaucoup de la gemme rouge gravée d'Aspasios à laquelle M. Collignon dit qu'il s'adres- serait avec plus de confiance qu'à toute autre. Nous donnons ici la statue d'Athènes : puis, sa tête vue de profil et la pierre gravée d'Aspasios agrandie. (Voir plus loin, en tête de la rhapsodie XXI, la même gemme en grandeur naturelle.) RHAPSODIE XII : ÉQUIPEMENT D'ATHENA. ARES MIS HORS DE COMBAT. (Livre V, vers 711-867 et 907-909). Diomède '. 711 Héra les voit à deux ', la dresse aux bras blancs, égorger les Argiens dans les combats sanglants; elle aborde Athéna, d'une voix agitée : 7,4 « Dieux! dis-moi, toi, la tille à Zens, la Redoutée, nous aurons donc en vain à Ménélas promis qu'Ilios détruit, il rentrerait clans son pays, si nous laissons Ares libre dans ses démences. Allons, opposons-lui de fortes résistances. » 7,9 Elle dit. Athéna Glaucopis y eonsent. Héra, vers les chevaux au frontal d'or, descend; la vénérable tille à Cronos les harnache; aux deux côtés du char, Hébé d'abord attache la roue à huit rayons, laite d'un bois doré, dans un cercle d'airain solidement serré ; • Dioincde, d'aprcs un camée represontant Ulysse et Diomcde, gravé dans Winckeluiann. 1 Ares et Hector. i4o L'ILIADE. les moyeux en argent, des deux parts, s'arrondissent; de longues bandes d'or et d'argent en garnissent le siège, et par deux lois la rampe en lait Le tour; il en monte un timon d'argent, OÙ le joug lourd, d'où part la rêne d'or, est attaché par elle ', au bout. Alors, Héra sous le joug d'or attelle les prompts chevaux, ardente aux défis, aux combats. 733 Et déjà, fille à Zeus porte-égide, Pallas laisse couler, sur le plancher du dieu suprême, son péplos souple et beau, tissé par elle-même ; elle vêt le chiton maillé d'airain de Zeus 2 et se cuirasse pour le combat périlleux. Au sein, elle se met l'égide festonnée, horrible, de terreur partout environnée ; là sont la force, les discords, les coups haineux, là la Gorgone, affreux masque d'un monstre affreux, prodigieux engin de Zeus, dieu des tempêtes. Au front, avec les deux cimiers, les quatre aigrettes, elle met le beau casque, où cent rois sont tracés. Puis, sur le char de feu montant à pas pressés, elle saisit sa lance, immense, forte et belle, dont elle abat des rangs de soldats devant elle 3. Héra déjà fouettait les chevaux, vivement, et les portes des cieux s'ouvrent spontanément. Là, veillant sur le ciel et l'Olympe, les Heures en ouvrent d'un nuage ou ferment les demeures; par là, prompts sous le fouet, s'élancent les chevaux. Loin des dieux, elles voient Zeus, le fils de Cronos. assis sur un sommet de L'Olympe aux cent faîtes. Là, s'arrêtant, Héra, aux épaules bien laites, 1 C'est d'IIébé qu'il s'agit. * Maille d'airain n'est pas ici dans le texte. On le trouve au livre V. vers 1 1 }. 1 II v a ici un vers inutile que supprime Payne Knight. RHAPSODIE XII. 141 parle à Zeus souverain et l'interroge ainsi : 757 « Zeus père, n'es-tu pas de colère saisi à voir, dans ces excès, combien et quelle élite des Achéens Ares à la mort précipite, insolemment, hors de tout droit? Moi, j'en gémis, pendant que sont en joie Apollon et Cypris, qui suscitent ce fou, sourd à toute justice. Si tu ne t'en fâchais, j'entrerais dans la lice et, misérablement blessé, l'en chasserais. » 764 Zeus répond, de la foudre en main tenant les rais : « Va donc, lance sur lui Pallas, prompte à l'attaque '. » 767 II dit. La blonde Héra n'attend point, elle claque du fouet, et les chevaux, d'eux-mêmes envolés, courent entre la terre et les deux étoiles. Autant qu'homme, du haut d'un roc, portant la vue sur la mer pourpre, peut embrasser (retendue, autant, d'un bond, en ont franchi les saints chevaux 2. Dès qu'elles sont devant Ilios, près du cours d'eaux, où le Scamandre avec le Simoïs se mêle, Héra fait arrêter les chevaux, les dételle et d'un nuage épais leur a fait des abris. Ils paissent l'ambroisie aux mains du Simoïs . Et toutes deux, d'un vol de colombes fuyantes, pour aider les Argiens, couraient, impatientes; elles vont où les plus nombreux et les plus tiers, pai-eils à des lions mangeant ;i cni les chairs, 1 II y a ici un vers de plus que supprime Payne Knight. 2 On connaît la traduction de ces vers par Boileau, dans le Tra.té du sublime de Longin. 3 La poésie homérique personnifie les fleuves comme les chevaux. Elle les fera combattre et parler. Le texte dit que le Simoïs leur offre l'ambroisie. Dire qu'ils paissent l'ambroisie aux bords du fleuve eût été simple. J'ai préféré hasarder une expression plus poétique. ,42 L'ILIADE. à des sangliers dont la force à rien ne cède, entouraient le dompteur de chevaux Diomède '. Là, debout, crie Héra, déguisée en Stentor, ce géant dont La voix de bronze fait encor plus de bruit que cinquante autres hommes ensemble : 7ss « Honte et malheur au peuple achéen, qui ne semble rien que beau ! Tant qu'Achille au combat s'est complu, hors de ses murs jamais le Troyen n'a voulu se hasarder, car il craignait sa forte lance; maintenant, jusqu'en nos vaisseaux, il nous relance. » 792 Elle dit, et de force et d'ardeur sont remplis tous les cœurs. La déesse Athéna Glaucopis cherche et trouve le roi qui, derrière la haie des chars et des chevaux, rafraîchissait la plaie que lui lit Pandarus; la sueur l'épuisait, sous la sangle du bouclier qui l'enlaçait; il souffrait, et son bras, qui de fatigue ploie, pour tarir le sang noir, repoussait la courroie. Elle, appuyée au joug des chevaux, parle ainsi : 800 « Tydée a donc un fils bien peu semblable à lui ! Tydée était petit de corps, grand de courage; quand je lui défendais de céder à sa rage de guerroyer, lorsqu'envoyé loin des Argiens, il vint à Thébé, chez les nombreux Cadméens, j'ordonnais qu'il se tint en paix comme leur hôte; mais, se sentant toujours le bras fort, rame haute, il provoqua leurs lils et fut en tout vainqueur \ Et toi, je te promets assistance et laveur, 1 Faut-il répéter que dompteur de chevaux et cavalier ne sont pas synonymes'-1 Les traducteurs qui emploient le dernier mot font un anachronisme. \ristarque rejette le vers qui suit et qu'on retrouvée sa place plus loin(v. 828). 1 I n effet, dit M. Pierron, il n'a aucun droit à figurer dans le texte, et on l'y laisse je ne sais pourqu RHAPSODIE XII. i43 je t'ordonne ardemment de vaincre ceux de Troie, mais, soit qu'à la iatigue un long labeur te ploie, soit qu'un effroi te rende impuissant, tu n'es plus digne du grand Tydée ou du fier Œnéus. » 814 Diomède répond, le guerrier intrépide : « Je te reconnais, fille à Zeus le porte-égide, je te répondrai donc et ne te tairai rien. Nulle fatigue ou nul effroi ne me retient ; mais, tes ordres donnés, j'en garde la mémoire : tu ne m'as pas laissé disputer la victoire aux dieux; mais qu'Aphrodite en la bataille vînt, et, seule, je pourrais la blesser de l'airain. C'est pourquoi j'ai quitté les résistances \ aines et lait se replier ici tous ces Hellènes quand j'ai vu du combat Ares prendre le Iront. •> 825 Athéna Glaucopis aussitôt lui répond : « Fils de Tydée, ami ((n'entre tous je préfère, tu n'as à craindre Ares ni d'autre dieu contraire, tant, moi, je suis pour toi le héraut du succès '. Va donc, lance d'abord tes chevaux contre Ares, frappe et que le terrible Ares ne t'en impose, fou, fléau de hasard, qui trahit chaque cause, qui, devant moi, devant Héra, s'était promis de lutter pour L'Argien contre ses ennemis, qui l'oublie et d'Ilios se lait L'auxiliaire. • 835 Elle dit, et, tirant Sthénélus jusqu'à terre, l'arrache à ses chevaux ; lui se jette à l'écart et, près de Diomède, elle entre dans le char. ■ « 'ETuppo'Jo;. Ailleurs êwrâppoflôç... Ce mot signifie, selon Apollonius, celui qui donne de la voix pour encourager les chiens. De là le sens dérivé : aide, auxiliaire, allié. Le verbe s-'.ppoOéw signifie crier. » (Pierron, IV, ?qo.) J'ai tâché de rendre le sens de ce mot qui fait image. i44 L'ILIADE. impétueuse : au choc, l'essieu de hêtre crie sous l'homme fort et sous la déesse en furie. Athéna prend le fouet, les rênes, et, d'abord, dirige vers Ares les chevaux au pied fort. Il frappait Périphas, le colosse intrépide des Étoliens ; il le tuait, de meurtre avide, pendant qu'elle mettait le noir casque d'Hadès, pour se rendre invisible aux yeux mêmes d'Ares. Ouand le dieu tléau voit le divin Diomède, il laisse Périphas gisant, encore tiède, à la place où d'abord il l'étendit mourant, et, droit vers Diomède, il s'avance en courant. Quand, marchant l'un sur l'autre, ils s'approchent, rapides, tout d'abord, par-dessus les chevaux et les guides, ardent au meurtre, Ares lance le trait d'airain; Athéna Glaucopis l'écarté de la main, afin que, loin du char, s'égare l'arme vaine. A son tour, Diomède, en sa force hautaine, lui lance un trait d'airain; Athéna, sur le champ, auprès du ceinturon, le lui coule en plein flanc. Il le blesse, enlevant sa belle peau meurtrie, et retire sa lance. Et le dieu d'airain crie '. Et tous, Argiens, Troyens, frémissent les soldats, de peur, tant crie Ares, avide de combats. 864 Et tel qu'une vapeur noire, dans un nuage, apparaît, sous le vent d'été chargé d'orage, tel, devant Diomède, Ares, le dieu d'airain, paraît, montant, clans une nue, au ciel sans lin. 1 ]c supprime ici, sur l'autorité de Knight, deux vers qui ajoutent qu'Ares crie Aussi haut que neuf mille ou dix mille soldats font de bruit, quand Ares les excite aux combats. RHAPSODIE XII. 145 Ares remonte à l'Olympe où il se plaint vivement. Mais Zeus lui reproche son avidité de combats et son caractère impérieux qui jamais ne cède « comme celui d'Héra, sa mère ». Puis, il ordonne à Péon de le guérir, car il est dieu. 907 Alors, dans la maison de Zeus, Héra l'argienne est remontée avec Pallas d'Alalcomène, après avoir ainsi coupé court, dans les mains du dieu tueur de gens, aux massacres humains. Héra \ • Hcra eut aussi sa statue or et ivoire que fit Polyclète, pour son temple d'Argos. Plusieurs monnaies en reproduisent la tête; j'en ai publié une, page 88. On en trouvera plusieurs, ainsi ilue diverses représentations de la déesse, dans Overbeck, Griechische Ktmst-Mythologit, 1873. Un siècle après Polyclète, ce type se conserve principalement en deux têtes de statues dont le corps est perdu, l'une grandeur naturelle, Héra Furnèse; l'autre colossale, //«Va Ludovic i. Klles ont été souvent gravées. Voir surtout, pour la première, BRUNN, Griechisclie Gbtteridccile , 1893, qui la publie deux fois, de face et de profil, d'après un moulage: l'autre dans Duruy, Histoire des Grecs, 11, 81. Nous donnons la Héra Ludovic! d'après une photographie de Giraudon. RHAPSODIE XIII : ADRASTE -e VI, vers i-: - Les dieux, mis ainsi hors de combat, les deux peuples doivent compter sur eux-mêmes, comme il est dit au premier vers du livre VI. La guerre continue donc entre hommes. De part et d'autre, on meurt, on tue. Aussitôt deux épisodes varient le récit. Les chevaux d'Adraste s'étant emportés, le Troyen, renversé, vaincu sans combat, est a la merci de Ménélas qui s'émeut de son malheur et veut lui laisser la vie. Mais Aframemnon lui crie : ■ Quel souci prends-tu r On t'a donc si bien traité chez les Troyens! Non. qu'aucun n'échappe vivant. et pas même 1 enfant dans le sein de sa mère •. Et Ménélas tue Adraste. Les Troyens plient, mais Hector rentre au combat et sa mère Hécube va invoquer Pallas-Athéna. RHAPSODIE XIV : GLAUCUS ET DIOMEDE Livre VI Le second épisode est celui de Glaucus. Glaucus. déjà nommé dans le Catalogue !I . avec Sarpédon. comme un des plus célèbres chefs des Lyciens, est attaqué par Diomède qui l'interroge pour savoir qui ii va tuer. Glaucus lui raconte l'histoire de son aïeul Bellérophon, que l'accusation d'une femme amoureuse expose à tous les dangers, mais qui y résiste et reçoit en mariage la fille du roi chargé de le faire périr '. Diomède reconnaît des souvenirs de famille. Glaucus est le petit-fils d'un 1 Deux vers ( r ■ ' ont donné lieu à de longues discutions. Ce sont ceux où il est dit que d'Argos envoie au roi de Lycie des tablettes fermées, où il a marqué, gravé, buriné, co~.roe on voudra, mais cun écrit, des signes, mais non des lettres ni des mots, pour :;r de faire Bellérophon. H est hors de doute que l'écriture n'exi-tait cas alors. (Voir Rhi -o. note i.) a Le langage des s - :^uzeau. renferme, sous une forme rudimcr.ta:re. tout ce que . » I48 L'ILIADE : RHAPSODIES XIV-XV. hôte de son aïeul à lui, Œnéus, déjà cité, père de Tydée. Les deux guerriers frater- nisent; au lieu de se battre, ils échangent des présents. Personne n'est là pour les rappeler à l'inflexibilité du meurtre, et cet épisode fait contraste avec le précédent. Le récit de Glaucus s'est ouvert par une phrase mélancolique qu'on a beaucoup admirée et qui prépare ce dénouement : Diomède, pourquoi chercher ce que nous sommes? Des feuilles au hasard poussant, voilà les hommes. Les unes, sous le vent, tombent; d'autres, après, bourgeonnent, quand l'été revient dans les forêts. La pousse humaine, ainsi, tour h tour croît et tombe. (Liv. VI, v. 145-149.) RHAPSODIE XV : LA PROCESSION DES FEMMES ET L'ENTREVUE D'HECTOR ET D'HÉLÈNE (Livre VI. vers -?; Hécube, sur le conseil d'Hector, ordonne une procession des plus vénérables matrones d'Ilios, à l'autel d'Athéna, pour la prier d'écarter Diomède du combat. Mais la déesse reste inexorable. Pendant ce temps, Hector va trouver Hélène, pour qu'avec lui elle stimule Paris a rentrer dans la lutte. Cela nous mène à la célèbre rhapsodie, improprement nommée les Adieux d'Andromaque, puisqu'elle finit par de fières paroles de confiance d'Hector qui va vaincre pendant plusieurs livres. Un contraste nouveau se présente ici. entre Hélène, l'épouse adultère, sans enfant né de Paris, à qui elle reproche sa lâcheté, et Andromaque, la vierge épousée et féconde, qui cherche à modérer l'ardeur guerrière du héros dont elle a un fils. RHAPSODIE XVI HECTOR ET ANDROMAQUE Peinture sur vase : amphore de Vulci, à figures rouges sur fond noir, du milieu du Y» siècle avant notre ère. Musée britannique. Voir Journal of the heUenic Studies, tome IX, page 1 1, planche 111. RHAPSODIE XVI : HECTOR ET ANDROMAQUE (Livre VI, du vers 36g jusqu'à la fin). Hector *. 369 Hector, au brillant casque, ayant ainsi parlé ', part et se rend à sa demeure bien peuplée. Mais Andromaque aux bras blancs s'en était allée, avec son fils et la servante au beau péplos, s'asseoir sur le rempart, toute en pleurs et sanglots. N'y trouvant pas l'épouse au cœur plein de tendresse, il sort et, sur le seuil, aux esclaves s'adresse : 376 « Eli ! esclaves, ici ! Sans détour, dites-moi où s'en fut Andromaque en quittant le chez-soi. Est-ce auprès d'une sa-ur, chez l'épouse d'un frère? Est-ce aux pieds d'Athéna, comme viennent de faire tant d'antres, espérant fléchir par des présents la terrible déesse aux beaux cheveux frisants? •> 38. Et l'active intendante alors parle à son tour2 : « Hector, si je te dois répondre sans détour, • Médaille de Caraealia (Mionnet, Médailles antiques, et Schliemann, [lias, éd. Hachette, y. 8t3 . ' A Paris et à Hélène. 2 Je suis obligé de mettre ici à la suite quatre rimes masculines. C'est le seul moyen de reproduire exactement la répétition qui va suivre. i52 L'ILIADE. ce n'est chez une sœur ou l'épouse d'un frère, ni devant Athéna, comme viennent de faire tant d'autres, espérant iléchir par des présents la terrible déesse aux beaux cheveux frisants ; c'est vers la haute tour d'Ilios qu'elle est allée, dès qu'elle apprit que les Troyens, dans la mêlée, fléchissaient sous un grand succès de l'ennemi. Elle, aussitôt, courut vers les murs, à demi folle; l'enfant la suit que la nourrice porte. » 390 Quand l'intendante a dit, Hector, quittant sa porte, refait, de rue en rue, un semblable chemin ' ; et quand, retraversant la grande ville, enfin il revient de nouveau devant la porte Scée, — c'était la route au champ de bataille tracée, — l'épouse qu'il dota, vierge, dans un grand jour 2, la fille d'Eétion à sa rencontre accourt. Éétion, près du mont Placus, en Silicie, régnait; il habitait Thébé d'Hypoplacie; elle avait épousé Hector, vêtu d'airain. Elle arrive bientôt; l'esclave, sur son sein, porte Le tendre enfant, tout petiot encore, l'Hectoride, beau comme un astre et qu'il adore; quoiqu'il eût nom Seamandrius, on préférait dire Astyanax, tant Troie en Hector espérait . Lui, sourit, regardant L'enfant, dans un silence. Près de lui, toute en pleurs, Andromaque s'avance, ' Le chemin qu'un vient de lui voir faire en quittant la bataille pour rentrer chez lui. ■ I es traductions qui parlent ici d'une riche dot apportée par Andromaque font un contre-sens. Dans la scène qui correspond à celle-ci. après la mort d'Hector, le poète dit qu'Andromaque laisse tomber ses bandeaux et le voile qu'elle reçut d'Aphrodite, le jour où Hector l'emmena de la maison de son père, « après avoir donné d innombrables présents ». (XXII, 472, etc.) Vstyanax signifie : roi .le la ville. Ainsi, de nos jours, le roi de Rome. RHAPSODIE XVI. i53 elle lui prend la main, lui parle et dit ainsi : 7 « Démon ', l'ardeur te perd! N'as-tu donc en souci ni ton fils jeune, ni moi qui bientôt vais être ta veuve ; car bientôt, tous te cernant peut-être, les Argiens te tueront. Le mieux sera pour moi d'aller sous terre alors, privée ainsi de toi ; car, toi mort, cpie peut-il me rester, dans la vie, que les pleurs? J'ai perdu père et mère chérie; Achille m'a tué mon père et dévasté du peuple silicien la nombreuse cité, Thébé, haute en remparts. Il nous tua mon père; mais, sans le dépouiller, en prince qu'on révère, le fit brûler, vêtu des armements royaux, lui fit un tumulus que bordèrent d'ormeaux Tombe entourée d'ormeaux '. ' Voir la note au vers 4R5. • Parmi les tertres funéraires de la Troadc qui existent encore, il en est un qu'on croit être celui de l'rolcsilas, chef des Thcs- saliens. " Ce tumulus, dit Schliemann, s'appelle à présent K.ira Agateh Tepeh, ce qui signifie colline plantée eFormet *. (llios, cd. Hachette, p. 87S.) Un siècle avant Schliemann, Çhoiseul-Gouf&er en avait pris une vue, et les ormes y étaient nombreux L'e-i ce dessin que nous reproduisons. ,54 L'ILIADE. les filles du dieu Zeus, les nymphes forestières. Dans la vaste maison j'avais aussi sept frères ; tous, en ce même jour, chez Hadès descendaient; Achille les lit tous périr, comme ils gardaient les bœufs cagneux et les brebis à blanche laine. Ma mère, aux régions du Placus était reine, il l'enleva d'abord avec le reste; puis la mit en liberté, moyennant un grand prix. Chez son père rentrée, elle y finit sa vie '. Toi qui es tout pour moi, père et mère chérie, et frères, toi l'époux en Heur de mon amour, allons, va, prends pitié, reste ici dans la tour, ne rends pas orphelin l'enfant, l'épouse veuve. Près des figuiers3 surtout, on peut tenter l'épreuve d'escalader nos murs, de prendre la cité J; range-la tes soldats; là, trois fois l'ont tente les plus forts, les Ajax, l'illustre Idoménée, les Atrides et le fougueux; fils de Tydée, ' l.e texte dit : « Artémis la frappa ». On attribuait à Diane la mort subite des femmes, comme à Apollon celle des hommes », dit M. Pierron. Ce doit être un reste des légendes sur l'influence du soleil et de la lune. 2 L'Érinèos, le figuier sauvage. Choiseul-Gouffier a cru reconnaître un souvenir pareil dans un endroit, près de Bounarbaschi, appelé encore aujourd'hui en turc d'un nom q ii signifie : montagne des figuiers, bien qu'on « observe qu'il n'y reste plus aucun de ses arbres ». (Voyage en Grèce, II, 297.) 3 Ce passage a été contesté, même par Aristarque. On n'admet pas chez les gram- mairiens qu'une femme parle « stratégie ». On trouve invraisemblable que la fille d'un roi, l'épouse d'Hector, la mère du jeune « roi de la ville » se souvienne d'un bruit dont on s'est alarmé trois fois, lorsque Ilios faillit être surpris par les assiégeants à l'endroit vulnérable, et qu'exposée, comme l'étaient alors les vaincus, à une mort cruelle ou à un odieux esclavage, elle indique à son mari un poste honorable, mais moins périlleux, où il peut les défendre des plus illustres de ses ennemis, en exposant moins une vie si utile au pays et à sa famille. « Ce qui parle en elle, répond juste- ment M. Pierron, ce sont les inquiétudes de sa tendresse ». La poésie n'est pas autre chose que l'expression de ces sentiments. RHAPSODIE XVI. 1 55 soit qu'un devin pour eux eût consulté le sort, soit que leur propre ardeur les guide et pousse encor. » 440 Le grand Hector au casque éclatant lui réplique : « Femme, oui, je le crains; mais quelle honte publique pour le Troyen, pour la Troyenne au long péplos, si, lâche, j'évitais le combat, hors d'Ilios ! Mon cœur aussi dit non, car il apprit l'audace sans cesse, et je dois être à la première place, pour garder le grand nom de mon père et le mien. Certe, en mon âme et conscience, je sens bien qu'un jour viendra que périront la sainte ville» et Priain et son peuple aux javelots habile'; mais moi, pour les Troyens, je n'ai pas tant d'effroi, ni pour Hécube, ni pour Pria m, notre roi, ni pour mes frères qui, nombreux, irréprochables, tomberont sous les coups de vainqueurs implacables, tant que pour toi, lorsqu'un Argien t'emmènera et, toute en pleurs, au jour libre t'arrachera "; et d'une autre, en Argos, tu tisseras la laine, et tu devras remplir la cruche â la fontaine , 1 Ces trois vers s: trouvent, pour la première fois, dans la bouche d'Agamemnon, où ils sont une menace (IV, iÔ2-i65). Répétés ici par Hector, ils prennent un senti- ment de résignation et de mélancolie qui les a rendus célèbres. 2 Le texte dit : au jour libre: puis, neuf vers plus loin : ce jour esclave. Cette image, qui assimile la liberté à la lumière, a été négligée par les traducteurs. Leconte de Lisle dit prosaïquement : te ravir la liberté ctjînir ta servitude. Bareste : Ravi la liberté et les liens de la servitude. Voss dit d'abord : le jour libre; mais il s'arrête et rentre dans la prose : te défendre de la servitude. Le grec permet de garder le mot jour dans ces deux acceptions opposées. Dans les langues modernes, la comparaison exige, la seconde fois, qu'on dis; : la nuit de servitude. Si l'on préfère répéter le même mot, on doit chercher une image équivalente, en comparant, par exemple, la liberté à l'air que l'on respire et où l'on étouffe. Ainsi on pourrait dire ici : à l'air libre t'arrachera, et au vers 464 : cet air de servitude. 3 Le texte nomme deux fontaines de Thessalie, celles de Messée et d'Hypérie. i56 L'ILIADE. malgré toi, car bien dure est la loi du malheur; et souvent on dira, te voyant dans un pleur : C'est l'épouse d'Hector, le plus grand en vaillance de ceux qui défendaient Ilios avec la lance; et tu te sentiras dans le cœur un regret toujours nouveau, pensant au mari qui pourrait dissiper devant toi la nuit de servitude '. Sur mon cadavre, moi, puisse la terre rude s'entasser, plutôt que de survivre un moment, pour t'entendre gémir sous l'avilissement 2! » 466 II dit, ouvre à son lils ses bras avec tendresse ; mais l'enfant, dans un cri, se renverse et se presse au sein de la nourrice élégante, fuyant à l'aspect du héros qui l'aime, et s'effrayant de l'airain et des crins de chevaux de l'aigrette qui, terrible, s'agite au casque sur sa tête. Et le père et la mère à l'enfant souriait '. Aussitôt, de son front, le héros dépouillait le casque; il le dépose, étincelant, à terre, berce en ses bras l'enfant, baise sa tête chère; puis, il implore Zeus et tous les dieux, disant : 476 « Zeus, et vous, tous les dieux, faites que cet enfant, mon fils, soit entre tous comme moi respectable, grand dans sa force et, dans Ilios, roi redoutable, pour qu'à le voir rentrer du combat, rassemblant d'ennemis immolés tout un butin sanglant, 1 Voir la note 2 de la page précédente. a Agamemnon, dans l'épisode d'Adraste, a rappelé à Ménélas le mot d'ordre du meurtre. Nestor avait déjà dit (liv. II, v. 354-35<>) qu'aucun Hellène ne devra rentrer dans sa patrie qu'après avoir profané l'épouse d'un Troven pour venger l'épouse de Ménélas. Ce dernier cri d'Hector est donc profondément humain. 3 Le verbe est au duel, dans le grec; mais le français permet le singulier. RHAPSODIE XVI. i5y chacun se dise : Il est plus vaillant que son père, et que se réjouisse en son âme sa mère ! » 482 II dit, aux mains de son épouse aimée il rend son fils qu'elle reçoit sur son sein odorant, dans un sourire plein de larmes. L'âme émue, lui, la regarde, prend sa main et continue : 4s5 « O démone ', pour moi, ne tremble pas si fort. Nul, dans l'Hadès, ne m'enverra, malgré le sort; mais nul homme, une fois né, ne peut, que je sache, s'y soustraire, le brave aussi bien que le lâche. Rentre au logis, reprends la laine et les fuseaux, soigne ton œuvre à toi, dirige les travaux des servantes. A l'homme appartiendra la guerre J. » 494 Hector ramasse alors son grand casque à crinière de cheval, et l'épouse, au cher logis rentrant, le sein mouillé de pleurs, se retourne souvent. Quand elle arrive au seuil des maisons bien peuplées d'Hector, le grand tueur, elle y voit rassemblées les servantes. Déjà leur œil en larmes fond : elles pleurent, vivant, Hector, dans sa maison 503 Or, Paris n'était pas resté dans ses demeures; mais, ayant endossé ses armes les meilleures, d'un bronze varié de tons, il s'est hâté, sûr de son pied rapide, à travers la cité. 1 Hector et Andromaque. comme Ulysse et Pénélope dans l'Odyssée, échangent ici, en bonne part, l'appellation de démon, et le mot devient plus ému dans la bouche d'Hector. Ni Bareste, ni Lecontc, ni Dùbner ne font la nuance. C'est toujours : infortuné, infortunée; malheureux, malheureuse : mirifice, mira. Voss en fait une : après la locution assez banale d'homme étrange, il fait dire par Hector : pauvre femme. Voir plus loin la note au vers 52 1. 2 Le texte ajoute ici : « A nous tous, à moi surtout, qui sommes nés dans Ilios ». Payne K light supprime ce vers. 3 Knight supprime ce vers et les deux suivants, où l'on distingue surtout les caractères d'une interpolation inutilement explicative. ,58 L'ILIADE. Tel un cheval captif, nourri d'orge, à la chaîne, fuit de l'étable et court, en piaffant, dans la plaine; il aimait se baigner dans le fleuve aux doux flots, beau d'orgueil'; il tient haut la tête; sur son dos le crin s'agite, et lui, confiant en sa grâce, ses jambes vivement l'emportent, sur la trace, aux prés où les chevaux libres restent paissant; tel Paris, des hauteurs de Pergame descend; sous l'armure on dirait l'astre; il se précipite, beau d'ardeur2; son pied prompt l'emporte, et, tout de suite, il trouve le divin Hector qui s'en allait des lieux où, dans l'instant, à sa femme il parlait. s,7 Paris, beau comme un dieu, lui dit : « O frère tendre, peut-être trop longtemps t'aurai-je lait attendre, en laissant s'écouler le moment convenu ? » s™ Hector au brillant casque alors a répondu : « Cher démon 3, nul ne peut accuser, s'il est sage, ton attitude, car tu n'es pas sans courage. Si parfois tu fléchis et n'en peux plus, mon cœur s'attriste quand je vois t'en faire un déshonneur les Troyens qui pour toi subirent tant de transes. Mais marchons, nous pouvons réparer ces souffrances, si Zeus permet qu'en nos maisons, sur les autels, nous offrions, un jour, aux grands dieux immortels • ct a Beau d'orgueil, beau d'ardeur. J'ai essaye de rendre ainsi les deux participes présents, de forme poétique, placés au début du vers : xoBiouv pour xuBîuv : s'enor- gueillissant, et xayyaXowv pour /a-"y-//.swv : transporté de joie. M. Pierre n dit qu'ici le mot démon « est en bonne part, plus encore qu'au vers 326 », et à ce vers, il l'a interprété par cher ami. Je lui emprunte le qualificatif cher, qui n'est pas clans le texte. Nous arrivons encore, dans cette rhapsodie, à des significations si diverses du mot démon que cela ne peut que me confirmer dans le parti que j'ai pris. (Voir pp. Si, 8q et 11g, notes.) RHAPSODIE XVI. 59 la coupe de la délivrance et de la joie ' quand nous aurons chassé les Achéens, de Troie Coupe en or ". ' Ce vers n'est pas dans les strictes règles. On peut le rythmer par un vers de huit syllabes, suivi d'un hémistiche de quatre. Mais on sait que je ne cherche pas la régu- larité du vers classique; je tâche de rendre le mouvement du vers homérique, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. 2 M. Pierron dit que les critiques « ont eu la main heureuse dans la division des chants ». Car « celui-ci finit d'une façon sublime ». • Coupe en or massif, pesant 4 livres, trouvée à Mycênes. ilans le quatrième tombeau, par Schlieminn {MycifUt, editiou Hachette, p. 3i5). RHAPSODIE XVII : COMBAT D'HECTOR ET D'AJAX (Livre VII, vers i-3i 2). Athéna veut courir au secours des Achéens, Apollon l'arrête; ils s'entendent pour conseillera Hector un combat singulier avec celui des Hellènes qui répondra au défi. Ménèlas veut être encore celui-là. Agamemnon s'y oppose. C'est Ajax que le sort désigne entre neuf chefs qui se présentent. Le combat dure jusqu'au soir, sans résultat. Alors, deux hérauts, Idéus pour les Troyens, Talthybius pour les Hellènes, séparent les combattants : « La nuit vient, il est bon d'obéir à la nuit », dit Idéus et répète Hector, et les combattants fraternisent par des présents. RHAPSODIE XVIII : LA TREVE (Livre VII. vers 3 13-481). Après ce combat sans résultat, les deux peuples en viennent à des idées de prudence. Des deux côtés, on songea brûler les morts. Nestor propose de demander une trêve, que les Troyens acceptent. D'autres projets se mêlent à celui-là. Anténor veut que Paris rende Hélène et ses trésors. Paris rendra les biens, y ajoutera du sien, mais veut garder la femme. Les Hellènes refusent. « Il n'est pas un enfant, répond Diomède, qui ne sache que la fin des Troyens approche. » .Xestor y met plus de modération; il conseille que la trêve soit employée aussi à fortifier le camp des vaisseaux, maintenant menacé. Ces travaux prennent tout le temps de la sus- pension d'armes. Mais Poséidon (Neptune) s'en inquiète. Zeus le rassure. Je traduis cette fin du livre VII. RHAPSODIE XVIII FRAGMENT L'EMPLACEMENT DE TROIE AVANT LES FOUILLES. Les traces Je remparts seront vite effacées. !.. VII, v. 463) Schliemann a retrouvé, sous la colline à' Hissarlik, les restes de sept villes superposées dont l'une fut sans doute la Troie homérique, enfouie sous les nouvelles colonies étagécs sur ses ruines, [.a dernière est cet Ilium novum. ou recens. qu'Alexandre enrichit, dans son culte intéressé pour Homère, et qu'après sa destruction, pendant la guerre de Mithridate. César restaura en l'honneur d'Énée dont il prétendait descendre : Romanaque Pergama surgent, lui fait dire Lucain. Quatre siècles après, l'impératrice Eudoxie pleurait en vers sur ces ruines et l'on en arriva à se tromper sur leur empla- cement même, à les voir dans l'Alexandrie de la Troade : Alexandria Troas, ou à les supposer cachées à Bounarbaschi. La contrée avait subi les mêmes vicissitudes, Ce qui s'y conserva le mieux, ce furent les fleures, les montagnes, les marais, et parmi les œuvres de l'homme, les tombeaux. Lorsqu'à la fin du siècle dernier, un jeune savant, qui devait continuer ses recherches comme ambassadeur de France à Constantincple et donner son nom à une belle statue d'Apollon, Choiseul-Gouflier. parcourut le Fays, « un Homère et un Hérodote à la main », il y retrouva de nombreux souvenirs. Ses attributions ne furent pas toujours exactes, mais plusieurs sont conservées et les vues qu'il prit constatent dans quel état le réveil des études et la méthode des fouilles allaient trouver le pays. Une de ces vues est l'emplacement de V Ilium recens. « Cet endroit est appelé en turc 1 1 issardyck ou Hissarlik », dit Choiseul, et il y trouve, ainsi que dans les environs, des débris de marbre, de poterie, etc. Il reconnaît aussi ces « monticules ou masses coniques de terre amoncelée » qui sont d'anciens tombeaux; il désigne ceux d'Œsyétès, de Protésilas, d'Achille, de F'atrocle, d'Ajax, le tumulus commun des Grecs, et d'autres, y compris «celui que quelques-uns ont pris pour le tombeau de Mvrine ». C'était bien celui-là, mais son idée de placer l'antique Troie à Bounarbaschi l'empêcha de le comprendre. Ce qui lui échappe surtout, c'est i'cmplacementdc Troie, et c'est sans le savoir qu'il dessine la colline d'Hissarlik d'où les vestiges antiques avaient disparu depuis des siècles : Etiam periere ruina?, disait déjà Lucain. Cette vue d'Hissarlik devient plus précieuse depuis que, sous la Troie nouvelle, on y a retrouvé l'ancienne. Nous la publions d'après l'atlas du Voyage pittoresque en Grèce, t. Il, p. 356, et atlas, pi. 1 10. RHAPSODIE XVIII : LE REMPART DES HELLENES FRAGMENT (Livre VII, vers 433-481). 433 Ce n'était pas Je jour, mais la nuit blanchissait lorsqu'une troupe, autour du bûcher, s'empressait pour dresser, au-dessus, loin du champ de bataille, un tumulus commun ', et, tout près, la muraille aux hautes tours, rempart des gens et des vaisseaux; sous chaque tour, Livrant u\\ passade aux chevaux, ils ouvraient une porte, habilement dressée; au dehors, près du mur, la terre était creusée en fossé large et long, qu'ils garnissaient de pieux. Tel ici travaillait l'Argien aux beaux cheveux. 44~ï Et là, les dieux siégeaient près du dieu de l'orage. Ils contemplaient des Achéens le grand ouvrage. Mais Poséidon, fouetteur de plages, parle ainsi2 : 446 <- O Zeus, cpiel homme en cor, sur terre, aura souci ' Les voyageurs signalent sur les côtes de la mer Egée des monticules qu'on appelle tepeh en turc et tumuli en latin Schliemann en a exploré plusieurs et il leur consacre tout un chapitre de son llios. A la fin du siècle dernier, Choiseul-Gouffier crut reconnaître le tombeau commun dont il est question ici, près du village de Koum-Keni. Mais il n'en donna pas la vue dans son allas. (Voyage en Grèce, II, pp. 253 etsuiv. Nouvelle édition; Bruxelles, 1825.) Burnouf n'y a trouvé qu'un cime- tière romain. (Schliemann, llios, p. 110.) 2 Aristarque marque de l'obel cette scène de vingt vers que P. Knight supprime. Elle amène cependant une de ces pensées philosophiques qui reviennent souvent dans le poème. Certes, on peut supposer qu'elles ont pu être ajoutées à un texte antérieur, mais ce fut par un poète, et, si l'on devait retrancher tout ce qui entre dans ce ton. ce serait mutiler l'œuvre des rhapsodes homériques. [64 L'ILIADE. de célébrer des dieux l'esprit et la sagesse? Ne vois-tu pas l'Argien qui, de nouveau, se presse de garnir d'un grand mur, longé d'un fossé creux, son camp; mais il néglige une hécatombe aux dieux. Et l'un, partout où luit le jour, sera en gloire: mais l'autre, les mortels en perdront la mémoire1, que Phœbus avec moi fit pour Laomédon2. » 454 Le dieu tonitruant s'étonne et lui répond : « Quelle est, puissant fouetteur de rives, cette plainte3? Qu'un autre, entre les dieux, frémisse ainsi de crainte, s'il se sent moins de force au bras ou dans le cœur ! Partout où luit le jour, tu seras en honneur. Va, quand, pour retrouver leurs demeures lointaines, seront partis, sur leurs navires, les Hellènes, ce mur tombé, ton Ilot entier l'engloutira, puis, sur le vaste bord, ton sable montera : les traces de remparts seront vite effacées. • 4ô4 Ainsi les deux grands dieux échangeaient leurs pensées. Quand le soleil tomba, le travail finissait4; Puis, les bœufs égorgés, le repas commençait. Il leur était venu de Lemnos, la grande île, des navires de vin, dont le lils d'H\psip\ le 1 Encore un vers où la Vulgate, pour supprimer un hiatus, « oie a la phrase sa précision », dit M. Pierron. Cette correction n'était pas laite du temps de l'école d'Alexandrie; car le manuscrit de Venise a encore l'hiatus, que M. Pierron rétablit. 2 Laomédon, roi de Troie, père de Priam. Ceci se rattache à la légende rapportée par Thétis, au livre II, vers 397 et suivants, sur la conjuration des dieux contre /.eus. Le dieu vainqueur bannit de l'Olympe, pour une année, Poséidon et Apollon, et les condamna a servir Laomédon qui leur fit fortifier sa ville. 3 Fouetteur Je plages, vers 445, fouetteur Je rives : une variante identique est dans le texte. * Au vers p3, la nuit est près de finir et le travail commence. Ici le jour disparait et l'œuvre est achevée. C'est donc la fin de la nuit et tout un jour qu'une partie de l'armée a mis à couvrir de terre le bûcher et à élever le rempart. Il n'y a rien la d'invraisemblable. RHAPSODIE XVIII. i65 et de Jason, Eunée, aux Atrides offrait mille setiers; le reste aux Argiens se vendrait. Les uns donnaient du bronze en son éclat extrême, d'autres la peau d'un bœuf, d'autres le bœuf lui-même, d'autres des prisonniers. Le repas odorant se préparait ainsi. Toute la nuit durant, les Argiens, dans leur camp, mangèrent avec joie, et les Troyens avec leurs alliés dans Troie. Toute la nuit aussi, Zeus trama leur malheur; bientôt sa foudre gronde, ils pâlissent de peur et renversent le vin, n'osant plus aux calices boire avant d'en offrir au grand Zeus les prémisses1. 1 Ce coup de tonnerre, ajouté peut-être comme fin de chant préparant la suite, annonce la grande intervention de Zeus. Je donnerai tout ce livre, en le dégageant de superfétations qu'Aristarque avait déjà dénoncées, et en vue de la forte concision que Payne Knight a exagérée outre mesure. RHAPSODIES XIX, XX et XXI LE PESEMENT DES DESTINEES. Zeus père prend les grands bras d'or de sa balance. (L. VIII, v. 63). On connaît surtout trois représentations de ce sujet : i° sur un miroir de bronze, publié par Winckelman, Lanzi, Gerhard. Millin, etc. Voir : Millin et Maisonneuve, Vases antiques. I, pi. 72; Revue archéol., 1844, p. 207, et Dukuy, Hist., des Grecs, III, 3i8 ; 2° un fragment de vase de la collection de Luynes. Voir : Millin, I. pi. 19: Revue archéol., I, 65o, et Duruy. I, 221 ; 3" le vase dit du Stathouder, publié en quatre planches coloriées par Millin. 1. pi. iq-22. Pour tous les trois, c'est l'épisode d'Hector et d'Achille qui a été préféré d'après le livre XXH de V Iliade. Je donne, d'après les Monument! de l'Institut de correspondance archéologique de Rome. II. pi. 10, le n° 2. où Hermès tient la balance devant Zeus. mais j'ai supprimé la troisième personne placée de l'autre côté d'Hermès et qu'on croit être Thétis. RHAPSODIE XIX : LES BALANCES DE ZEUS (Livre VIII, vers 1-184). 1 L'aube au jaune péplos s'étendait sur la terre ' ; les dieux sont rassemblés par Zeus, porte-tonnerre, sur un des laites qui de L'Olympe montaient. Et lui, les haranguait, et eux, ils l'écoutaient. 5 « Entendez-moi, chacun des dieux, chaque déesse; je vous dirai ce qui dans mon esprit se pr< sse : qu'aucune femme entre les dieux, non plus qu'aucun homme, ne me réplique, et (pie tons et chacun s'inclinent, pour que l'œuvre aussitôt s'accomplisse; car quiconque voudra servir, par artifice, l'Argien ou le Troyen, dès (pie je le verrai, rentrera sur l'Olympe, horriblement navré, ou je le lancerai dans le Tartare sombre, bien loin, au plus profond de L'abîme, dans l'ombre*, aussi loin de l'Hadès qu'est la terre des cieux. On verra si je suis le pins puissant des dieux. Allons! essayez, Ions, afin de mieux l'apprendre : Cette chaîne d'or-ci, du ciel faites-la pendre, tous attachez-vous-j , les déesses, les dieux ; vous ne descendre/ pas, d'une li^ne, des cienx, Zeus, maître souverain, quoique vous puissiez faire. Mais, si je voulais, moi, vous soulever de terre, 1 On a remarqué que le verbe se rapporte ici au phénomène naturel et le quali- ficatif à la déesse qui le personnifie. J'ai gardé cette confusion qui « n'est pas rare dans Homère », dit M. Pierron. 2 l'omets ici. avec Bekker et autres, un vers inutile. i7o L'ILIADE. j'enlèverais la terre et la mer avec vous, j'accrocherais la chaîne à l'Olympe, et vous tous, avec tous les trésors du ciel vaste où nous sommes; tant je suis fort parmi les dieux, parmi les hommes1. » 4. Il dit; puis, attelant ses chevaux, à l'essor superbe, aux pieds d'airain, à la crinière d'or, il se cuirasse d'or tout le corps, sa main prompte prend le fouet d'or bien lait, et sur son char il monte, va fouetter : les chevaux, d'eux-mêmes envolés, courent (Mitre la terre et les cieux étoiles. De l'Ida, nid de grands fauves, riche en fontaines, il gagne le Gargare, où ses propres domaines sont avec ses autels. Là, le père des dieux dételle ses chevaux, les cache à tous les veux dans un nuage, et lui, s'assexant à la cime, il contemple, exultant dans sa grandeur sublime, les vaisseaux des Argiens, la cité des Tro\ ens. 53 Sous la tente, hâtant le repas, les Argiens aux beaux cheveux, vêtaient déjà l'armure utile, tandis que les Troyens s'équipaient dans la ville, moins nombreux, mais poussés par des dangers pressants à défendre, au combat, l'épouse et les enfants. La porte s'ouvre alors, et la masse se hâte, dehors, à pieds, en chars; un grand tumulte éclate'. 60 Tant que monta l'aurore et que le saint jour crût, on lutta des deux parts, et du peuple mourut; 1 Les treize vers qui suivent celui-ci sont marqués de l'obel par Aristarque, sup- primés par Bekker et autres. Je les omets. * Je retranche ici six vers que les copistes ont empruntés au chant IV (v. 446-45 0). L'emprunt a été maladroit, car le texte vient de dire : <• un grand tumulte éclate », et cet hémistiche se retrouve aussitôt dans l'interpolation, de sorte qu'il se répète, dans la Vulgate, à trois lignes de distance. Ce n'est pas ainsi que sont les répétitions homériques. RHAPSODIE XIX. 171 mais quand l'astre, au milieu, remplit le ciel immense, Zeus père prend les grands bras d'or de sa balance ' ; il y met deux destins d'irréparable mort 2; ici pour l'Argien fier, la pour le Troyen fort; [.c pèaemcnt des destinées" • Autre peinture sur vase ou Hermès pese deu» hoplites, représentant Achille et Mcmnou, sans doute. 1 M. Pierron explique qu'il ne s'agit pas de lever les plateaux, mais qu'il faut comprendre : « Jupiter prend de larges balances ». Ce ne sont pas les plateaux qui sont larges, mais les bras. 2 Les trois vers qui commencent ici se répètent au chant XXII (v. 209-21 >), à la seule différence qu'au lieu des Argiens et des Troyens que Zeus pèse, c'est Achille et Hector. Quand la scène se reproduit, dans Eschyle et Quintus de Smyrne, il s'agit d'Achille et de Memnon; dans Virgile, d'Énée et de Turnus; dans Milton, de Satan et des archanges. Voici le mot à mot du texte grec : Il y mit deux kères d'éternelle mort, pour les Troyens dompteurs de chevaux et les Achéens vôtus d'airain; il la leva, prise par le milieu, et le jour fatal des Achéens pencha. On remarquera d'abord que, dans le deuxième vers, le texte donne aux deux peuples d'autres qualifications que celles dont je me sers. Pour les rendre, j'aurais dû employer deux vers au lieu d'un, et ce qui importait surtout ici, c'est que les deux ennemis fussent mis en opposition, en balance, dans un seul vers. Mais quel objet Zeus place-t-il dans la balance, cela n'est pas dit, et Virgile, en traduisant kères par fa ta, ne nous l'apprend pas. Ce ne sont pas des sorts ou des dés, comme on en a déjà vu mettre dans un casque pour décider qui de plusieurs guerriers répondra à un défi, ou lequel, de Ménélas ou de Paris, attaquera le premier. Il y a pour cela un autre mot qui a fait nommer ce genre de divination la ciéromancie. Mais x).-f,po; n'est pas xïjp. Ici, on ne tire pas un dé au hasard, on pèse quelque chose : le poids de la mort, dit Virgile : quo vergat pondère lethum. Sur les peintures repré- i72 L'ILIADE. il la lève par le milieu; L'heure dernière lait pencher les Argiens '; et Zeus roule un tonnerre; et Lance, de L'Ida, sa foudre; sous ses coups, ils reculent, la peur pâle les saisit tous. Nul n'ose plus tenir, ni le roi de la Crète ', ni L'Atride, ni les Ajax ne tiennent tète; seul Nestor, ce bon vent des Argiens, persistait bon gré mal gré; car l'un de ses chevaux buttait. L'époux divin d'Hélène aux tresses magnifiques, Paris l'avait Messe de l'une de ses piques, au haut du front, où la crinière du cheval commence à pousser; là. chaque coup est fatal ; sentant ce sujet, on a mis des figurines nues, ailées, vêtues de tuniques ou voilées, ou des hoplites en armes; ces mêmes figures servent, avec des oiseaux ou des papillons, à représenter l'àme s'échappant du corps par une blessure ou planant au-dessus d'un mort. Mais cela ne fournit pas un nom à donner à ces objets. On a appelé improprement cette divination : le pèsement de l'âme. On ne peut cependant pas la confondre avec le jugement de letre moral, la balance des vertus et des vices, si souvent représentée en Egypte et au moyen âge. Il ne s'agit ici que de la vie phy- sique. Mais plus il reste de jours à l'homme, plus il semblerait devoir peser, et c'est le contraire : le peuple ou le héros est censé d'autant plus lourd que ce qui lui reste de vie est plus léger, laisse le corps pencher davantage vers la terre où il tombera bientôt de tout son poids. C'est cette idée qu'un objet doit personnifier, qu'un mot doit rendre. De Witte, pour une étude spéciale (Revue archéol., 1844; voir aussi Maury, même volume), a conservé le mot grec en l'expliquant. 11 dit Itères à chacune des deux seules fois que le texte l'emploie. M. Leconte de Lisle le répète d'abord trois fois pour une, mais à la seconde fois où le mot se trouve dans le texte, — dans un vers que j'ai retranché. — il le traduit par destinées. Voss fait de même, après avoir dit lots. Le besoin d'être compris l'emporte, et M. Collignon fait de même (Myllwlogie, etc.). A défaut de mieux, le mot de Virgile peut suffire à cette Itèromancie. La longue étude du Dictionnaire des antiquités grecques (Hachette) sur la divination ne mentionne pas celle que pratique Jupiter lui-même. Il faudra attendre le mot Psychoslasie. 1 J'omets ici deux vers, condamnés par Aristarque, « glose médiocre des vers précédents », dit M. Pierron. C'est là que le mot Itères est répété sans rien nous apprendre, et Aristarque fait remarquer que chacun des deux peuples n'ayant qu'une Itère, il n'était guère permis de répéter le mot au pluriel. 2 I.e texte nomme Idoménée. RHAPSODIE XIX. i73 le cerveau pris, il bondissait du mal extrême, et gênait les chevaux en roulant sur lui-même; Nestor à peine a pu couper sa longe d'or, du poignard, qu'aussitôt les prompts chevaux d'Hector Couteau-poignard '. surgissent, et le char apporte le terrible Hector. Le roi voyait venir la mort horrible; mais le danger par Diomède lut compris : il interpelle Ulysse, en jetant de grands cris : 93 « Sage fils de Laërte, Ulysse noble et brave, où cours-tu, dos tourné, comme au combat l'esclave? Crains donc d'être blessé par derrière, en fuyant; reste et sauvons Nestor d'un cruel assaillant. » 97 Ulysse n'entend rien, dans l'émoi qui l'oppresse, mais de fuir aux vaisseaux des Argiens, il se presse. Diomède, resté seul, veut lutter encor, il se place en avant des chevaux de Nestor, sa voix vole vers le vieux roi qu'il encourage : 102 « Vieillard, quand ta vigueur fléchit au poids de l'âge, que tes chevaux sont las, ton cocher affaibli, par de jeunes soldats tu te vois assailli ; viens donc, monte à mon char, tu verras coin nie on mène les bons chevaux de Tros, vivement, par la plaine, pour traquer l'ennemi partout, ou le tourner; je les pris sur Enée, aisés à dominer. • Lame aux ornements d'or, portée a la ceinture prés du fcmrre.ni d? l'cpee, par les héros d'Homcre, et servant à des usages pareils à celui qu'on voit ici. (D'après la ebroruographie de L*EanfyU?j«$ or ;\arf;/0-//xç, d'Atlicnes, 1889, pi. 7 ) *74 L'ILTADE. Laisse à tes gens ta paire et dirigeons la mienne sur les Troyens, afin qu'Hector lui-même apprenne que ma lance aussi vibre, irritée, à mon bras. -> ..2 II dit et le vieillard ne s'v refuse pas. Sthénélus de Nestor soignera les cavales, avec Eurymédon aux lorces sans égales, et Nestor est au char de Diomède entré. Aussitôt il saisit la rêne en cuir doré, fouette, et devant Hector le char vole et se place. Diomède à l'instant lui lance un trait en face, mais la pique à côté dévie et va toucher Eniopée, un fils de Thébeus, son cocher; gardant la rêne en mains, blessé sous la mamelle, il tombe, les chevaux choppent, le char chancelle, il sent sa vie avec ses forces s'épancher. Hector, pris de tristesse au cœur pour son cocher, l'abandonne mourant, malgré sa peine vive, pour en retrouver un ; peu de temps, il s'en prive ; il voit Aroheptolème et veut qu'il tienne au frein ses chevaux et lui met les guides dans la main. ■3o La mort allait venir avec sa sombre suite ', si le père des dieux n'avait pris parti vite ; il fait tonner sa foudre et lance ses carreaux devant le Tydéide, aux pieds de ses chevaux ; terrible, un feu jaillit du soufre qui s'embrase. Le chenal se débat sous le char qui l'écrase, Nestor laisse échapper les rênes de sa main ; temblant dans l'âme, il parle à Diomède enfin : ,39 « Rebrousse, noble ami ; mets tes chevaux en fuite, puisque nous est par Zeus la victoire interdite2. • 1 La Vulgatc ajoute ici un vers visiblement exagéré : « Et les Troyens allaient être rejetés dans Troie, comme un bétail ». Ce vers est supprimé par Payne Knight. 1 11 y a ici quatre vers de réflexions inutiles sur les faveurs changeantes de Zeus. Knight les supprime. RHAPSODIE XIX. 175 ,45 L'intrépide dompteur de chevaux lui répond : « Ce que tu dis, vieillard, certes, est dans la raison ; mais d'un cruel chagrin mon mue est accablée, car Hector aux Troyens dira dans l'assemblée : Devant moi, Diomède a fui. Il s'en fera ' gloire ! Ah ! plutôt, le sol profond m'engloutira ! •> i5i Mais le sage Nestor repousse cette idée : « Hélas! que dis-tu là, fils du vaillant Tydée? quand même, lâche et vil, Hector t'appellerait, pas un Troyen, pas un Dardanien n'y croirait, et pas même une femme aux Troyens, race aère, dont tu jetas plus d'un époux dans la poussière! » i57 A ces mots, il fait fuir les chevaux au pied fort, en arrière, à travers la foule; mais Hector et les siens lui lançaient leurs piques menaçantes. Hector lui crie alors des paroles blessantes : ,61 «Tydéide, on t'offrait à tort, dans les festins, le premier rang, les meilleurs mets, les vases pleins! On va te mépriser, car tu n'es qu'une femme. Fuis, femelle! Jamais, moi vivant, sur mon âme! tu ne prendras nos tours, ni n'emmèneras loin nos femmes; car de toi d'abord j'aurai pris soin' > 167 Or, entre deux partis, Diomède balance s'il doit se retourner et lutter de la lance. Trois Ibis ainsi son cœur balance, et son esprit; trois lois la foudre à Zeus, sur L'Ida, retentit, annonçant aux Troyens le destin favorable. Hector leur crie alors d'une voix formidable : .73 « Troyens et Dardaniens, Lyciens, chers alliés, vous êtes hommes donc, jamais ne l'oublie/ ' 1 J'ai prévenu que je ne reculerais pas devant un hiatus. M. Pierron dira plus loin (v. 5o3) : » Dans ce. vers, comme dans une foule d'autres, les grammairiens posté- rieurs à Aristarque avaient fait disparaître l'hiatus ». Les grands siècles littéraires de la Grèce n'ont donc connu Homère qu'avec une foule d'hiatus. 176 L'ILIADE : RHAPSODIE XIX. Je sens que Zens, veillant lui-même à notre gloire, sur les Argiens mourants nous promet la victoire. Ils entourent leur camp d'un rempart; insensés, nos chevaux aisément franchiront leurs fossés, et, quand j'envahirai leurs vaisseaux et leurs tentes, souvenez-vous, prenez les torches flamboyantes pour brûler leurs vaisseaux et les immoler tous, étouffés de fumée, achevés sous nos coups '. Combat prés des vaisseaux 1 Ce vers que je traduis librement est suspecté par Aristarque. — Je supprime ici trente vers dont les anciens contestaient plusieurs détails et que Payne Knight retranche tous. C'est une tentative d'IIcra pour que Poséidon aide les Hellènes. Poséidon s'y refuse et cet épisode ne peut qu'affaiblir la scène où Héra et Athéna tentent de désobéir à Zeus. " Les Troyens poursuivant les Hellènes, de lances et de tortues, jusque sur leurs vaisseaux. Peinture sur vase (un stamnos) a figures rouges sur fond noir, Musée de Munich. (Gekhakd, Austrltstnc Vasenbilder, t. II, pi. 197.) RHAPSODIE XX : TEUCER (Livre VIII. vers 21 3-340.) Ajax el Teucer ' n3 Cependant, entre les vaisseaux et la muraille, l'armée, avec ses chars et ses gens de bataille, se pressait à l'étroit; Hector l'y balayait, héros digne d'Ares, que Zeus glorifiait. Il eût brûlé tous les vaisseaux, d'un feu rapide, si, dans le cœur, toujours prêt au devoir, d'Atride, • Fronton du temple il'Egine, Musée de Munich. Le fronton représente la lutte pour le corps de Patrocle. Les deux Hellènes qui sont reproduits ici sont Ajax luttant de la lance et un autre guerrier, se couvrant de son bouclier pour lancer ses flèches; les uns le prennent pour un Eacide, les autres pour Teucer. Vers 269 et suivants. (D'après une photographie.) i78 L'ILIADE. Héni n'eût mis l'espoir de sauver les Argiens. Il court aux tentes, aux vaisseaux des Achéens ', avec un grand manteau de pourpre qu'il agite; s'arrête sur le noir vaisseau qu'Ulysse habite, qui tenait le milieu du camp et d'où la voix, des deux extrémités, peut s'entendre à la lois 2; de là, en cris perçants, il s'adresse à l'armée : 22S « Honte et malheur, vous dont l'unique renommée est d'être beaux! Où sont les jours où nous passions pour les plus forts, et qu'à Lemnos nous nous faisions notre éloge, en mangeant les bœufs aux cornes lières et vidant, couronnés de vin frais, les cratères . A cent, deux cents Troyens, alors, chacun de nous eût fait face ; à présent un seul nous brave tous 4. 0 Zens père, quel roi s'est vu, d'une victoire, frapper d'un tel désastre et ravir tant de gloire? Pourtant, m -je jamais, en mes destins cruels, de mon vaisseau rameur vu l'un de tes autels sans y brûler d'un bœuf la cuisse ou les entrailles, dans l'espoir d'emporter Troie aux Jbrtes murailles? Mais, Zeus, accorde-moi du moins un dernier vœu : permets du moins que nous fuyions loin de ce lieu, sans laisser les Troyens massacrer les Hellènes. » 243 II dit; le Père alors, s'émouvant de ses peines, 1 Argiens et Achéens. Ces deux synonymes sont aussi à la tin du vers, dans le grec. " J'omets ici trois vers. « Ces trois vers, dit M. Pierron, ne sont point dans le manuscrit de Venise, ni même dans la plupart des autres manuscrits. Ils ont été empruntés à un autre passage de Y Iliade (XI, 7-9). où ils sont parfaitement à leur place. Ici, on n'en avait nul besoin. » 3 Ce détail est contesté. Quoi de plus naturel pourtant que le vin se môle aux festins où les hommes s'excitent aux défis de prouesses? 4 Je supprime ici un vers (235), marqué de l'obel par Aristarque et qui explique bien inutilement que ce seul ennemi est Hector. RHAPSODIE XX. 179 veut que l'armée échappe et ne périsse pas. Il l'ait planer un aigle au-dessus des combats, — c'est le meilleur augure entre les oiseaux, certe; — sa griffe porte un faon, né d'une biche alerte, il le dépose sur l'autel du roi des dieux, où les Argiens offraient un sacrifice à Zens. Repris d'ardeur à voir l'oiseau que Zeus envoie, Eux, courant au combat, tombent sur ceux de Troie. 253 Alors, nul, si nombreux que l'on pût s'y presser, ne surpassait le fils de Tydée à lancer ses chevaux, à franchir le fossé, à combattre; le premier de beaucoup, c'est lui qui sut abattre un des Troyens, Agélaiis, fils de Phradmon, qui menait, en fuyant, ses deux chevaux de front. Il le frappe, sa lance a traversé l'échiné entre une épaule et l'autre, et sort par la poitrine; il tombe; sous son corps, l'armure a retenti. Les deux Atrides chefs arrivent après lui, après eux les Ajax, ceints d'une ardeur virile, après, Idoménée et son cocher habile ', après, Éryphylos, noble fils d'Évémon; puis, neuvième, à côté du lils de Telamon 2, du bouclier d'Ajax protégeant sa tactique, Teucer, qui de son arc tend la corde élastique. Lorsque le bouclier, par instants, s'écartait, le héros aux aguets, dans la foule, abattait un homme qui, perdant L'âme, tombait à terre; puis il rentrait, comme un nourrisson sous sa mère, 1 Le texte ajoute ici un vers pour nommer le cocher : « Mérion. l'égal d'Ares, tueur d'hommes ». Knight et d'autres le suppriment. 2 Ajax. r8o L'ILIADE. près d'Ajax, à l'abri du vaste bouclier. 273 Or, quel Troyen Teueer frappa-t-il le premier? Orsi loque fut le premier; puis, Ophéleste, Détor, Chromios, Ormène, Hamopan, le céleste Lycophontos, puis Ménalippe, ardent guerrier, tous étendus, mourants, sur le sol nourricier. Le noble lils d'Atrée, alors, voit avec joie qu'il abat de son arc les phalanges de Troie. Aussitôt vers lui court et crie Agamemnon : 281 « Chef d'hommes, cher Teueer, fils du grand Télamon ', frappe encore! deviens le soleil des Hellènes 2, et fais monter ton père aux gloires souveraines ! Moi je dis, la promesse aura son prompt effet, que, toi premier, si Zeus et Pallas me permet de détruire bientôt Troie aux fortes murailles, tu prendras, après moi, du grand prix des batailles, ta part, soit un trépied, un char à deux chevaux, soit une femme enfin, pour ton lit de repos. » 292 Teueer répond : « O roi qu'avant tous on honore, quand j'y mets tout mon cœur, pourquoi, toi-même encore, me presser? Ce qui lut en mon pouvoir, toujours ne l'ai-je tait? Depuis qu'on assiège ces tours, depuis lors4, ceux qui se découvrent, je les tue. Huit lois, je viens de tendre une flèche pointue, ' Teueer était le frère naturel d'Ajax (voir note }). ' M. Pierron dit, à propos de ce vers : « oo^, lux (lumière): dans un sens moral, joie, salut » et, au vers suivant : « In gloriam evehe: la gloire est comme un char sur lequel Agamemnon excite Teueer kfaire monter son père ». Pourquoi ne garderait- on pas les deux métaphores qui montrent la joie d'Agamemnon. 3 J'omets deux vers que les anciens critiques regardaient comme interpolés. C'est un rappel, qui ne peut être a sa place ici, de la naissance illégitime de Teueer. 4 Depuis que — depuis lors : :; où — fex tou. RHAPSODIE XX. i8i Toutes ont mis par terre un jeune ami d'Ares. Mais ce chien enragé, je ne l'atteins jamais ! » Pointes de Hèches ". 3oo II (lit, et de la corde il lance une autre Mèche sur Hector; de l'atteindre il brûle et se dépêche; mais le trait, déviant, va frapper Gorgythion, l'un des fils de Priam, atteint en plein poumon ; sa mère était, nouvelle épouse, née en Thrace , la belle Castianire, à la divine grâce Comme on voit se pencher la tète d'un pavot sous la fraîche rosée et sous son fruit nouveau, tel, sous le poids du casque, il incline la tête. 3o9 Déjà Teucer saisit un nouveau trait qu'il jette sur Hector; de l'atteindre il brûle encore plus. Le trait dévie aussi, détourné par Phu-bus; • Pointes de flèches, en obsidienne, de types différents, trouvées dans le quatrième tombeau de Myccnes, par H. Schlîem tnn {Mycènes, édition française, p. 354.) La gravure en donne i5. 1 Le texte dit : d'Èsyme. C'est une ville de Thrace. * Ces deux vers sont la répétition des vers 3oo-3oi, que la rime ne m'a pas permis de reproduire exactement. i82 L'ILIADE. et frappe Archeptolème au cœur, sous la mamelle ' ; il tombe, les chevaux choppent, le char chancelle; il sent sa vie avec ses forces s'épancher. Hector, pris de tristesse au cœur pour son cocher, l'abandonne mourant, malgré ses vives peines, et cric à Cébrion qu'il s'empare des rênes; c'est le frère du mort, il ne refuse pas. Hector même, du char brillant, se jette à bas, en poussant d'affreux cris, puis, prenant une pierre, marche à Tcuccr qu'il veut tuer, dans sa colère. Lui, qui venait de prendre un trait dans le carquois, le posait sur la corde; Hector, d'entre ses doigts, le détourne au moment qu'il la tend, et lui jette l'âpre pierre sur l'os qui sépare la tête de la poitrine; là, chaque coup est fatal; la corde rompt, sa main s'engourdit sous le mal; il s'affaisse à genoux, son arc tombe par terre. Mais Ajax sur le sol ne laisse pas son frère ; il accourt, il étend son bouclier sur lui; ses deux chers compagnons sont accourus aussi ; Mécistée, Alastor, que ce devoir attire, l'emportent, gémissant tout haut, vers son navire. 333 De nouveau, Zeus rendait l'assurance aux Troyens; ils repoussent jusqu'au fossé les Achéens; Hector frappe au plus proche, exultant de courage. Tel, chassant un lion ou quelque porc sauvage, le chien gagne sur lui de vitesse toujours, happe aux cuisses, aux reins, évite ses retours; tel Hector courait sus aux Argiens, au plus vite, tuant tout, près de lui ; le reste prend la fuite. 1 J'omets ici deux hémistiches inutiles : « Cocher d'Hector qui se ruait dans la mêlée ». ce qui me permet de donner la répétition des quatre vers suivants, vus plus haut (122-12$). RHAPSODIE XX. i«3 Pendant qu'ils franchissaient le rempart, le lbssé, fuyant, par les Troyens un grand nombre est blessé; ceux qui dans les vaisseaux parvenus s'amoncèlent, s'encouragent l'un l'autre, à haute voix appellent tous les dieux ; ils priaient en élevant les mains. Hector pousse partout ses chevaux aux longs crins, ses yeux luisent, pareils à ceux de la Gorgone ou d'Ares, ce fléau qui de morts s'environne. RHAPSODIE XXI : ATHÉNA HORS DE COMBAT (Livre VIII, vers 35o-565). Athéna '. 350 Mais Hérfi aux bras blancs les voit, prend pitié d'eux et s'adresse à Pallas, en mots impétueux : 35a « Grands dieux! tille de Zeus, ne pourrons-nous plus même secourir les Argiens dans un danger extrême? Ils vont périr, vaincus par le mauvais destin, sous le choc d'un seul homme; et lui, rompant tout frein, sévit en des fureurs qui sont intolérables. Cet Hector a vraiment lait trop de misérables! » 357 Athéna Glaucopis aussitôt répondit : «Ah! (pic n'a-t-il perdu son criminel esprit, tué par un Argien, dans sa propre patrie1 Mais mon père est saisi d'une aveugle furie, ■ jasue rouge grave, du cabinet des médailles de Vienne, signe Aspa-ios grandir naturelle, d'aprea ..„ moulage re^u gra- cieusement de l'administration viennoise. (Voir rhapsodie XII, p. i38.) RHAPSODIE XXI. i85 dur et sans foi, toujours rebelle à mes avis. Ne se souvient-il plus que je sauvai son fils ' ? Il pleurait, s'épuisant aux travaux d'Eurysthée, et sa plainte jusqu'à l'Olympe était montée; Zeus alors m'envoya, du eiel, le secourir. Si d'un esprit prudent j'avais su l'avenir, lorsqu'en un autre jour, à l'Hadés inflexible il l'envoya ravir le chien du dieu terrible, aux flots houleux du Styx il n'eût pas échappé. Maintenant Zeus me hait et n'est plus occupé que des vœux de Thétis, qui vint, mère empressée, ses genoux embrassés, sa barbe caressée, réclamer ses faveurs pour Achille, sou lils. Mais je redeviendrai sa (mère Glaucopis 2. Toi, mets le joug à nos chevaux au pied solide, tandis que moi, j'irai chez Zeus, le porte-égide, revêtir mon armure, et nous verrons enfin si, lorsque des combats nous prendrons le chemin, Hector, lils de Priam, en aura de la joie, ou si, près des vaisseaux, on verra ceux de Troie gorger chiens et vautours de leur gniisse et leur sang 3 ! 38. Elle dit, la déesse au bras de lait consent. ' Héraclès, que le texte ne nomme pas. 2 Le texte dit : « Mais il arrivera bien qu'il m'appellera de nouveau sa chère Glaucopis ». Ce vers montre que Glaucopis était devenu un surnom amical, et il serait impossible, sans l'employer, de rendre ce trait de coquetterie confiante de fille préférée. Qu'on dise donc: sa chère aux yeux de hibou! Ajouter le mot fille ne peut qu'affaiblir le trait : sa file aux yeux clairs — sa fille aux yeux bleus, cela ne vaut pas mieux en français qu'en allemand. — J'aurais pu dire : Il m'appellera bien encor sa Glaucopis. Mais le mot chère m'a paru devoir être conservé. Enfin, un second point s'imposait, c'était de garder au trait sa condensation en un seul vers. Allonger la courroie en vue de l'exactitude eût été sacrifier la poésie à la grammaire. 3 Textuellement : de graisse et de chairs. ,8f> L'ILIADE. Vers les chevaux au frontal d'or, alors s'avance ' Héra, Klle à Cronos, le dieu du ciel immense; puis Athéna, la fille au porte-égide Zeus, met sa cuirasse pour le combat périlleux. Elle monte à son char de feu, saisit sa lance, et, sous le fouet d'Héra, l'attelage s'élance. ?07 Mais Zeus qui, de l'Ida, les voit, s'irrite fort, il mande Iris, sa messagère aux ailes d'or. 399 « Fais-les rebrousser, prompte Iris; va leur défendre de venir; ces combats seraient laids à reprendre. Moi, je jure, et L'effet va suivre sans retard, de leur estropier les chevaux sous le char, les jeter bas du siège et briser le char même; alors, dix ans devront suivre leur cours suprême pour les guérir, si ma foudre sur elles choit. Et Glaucopis saura ce qu'à son père on doit 2; mais Héra ne m'offense autant ni ne m'irrite, car elle contredit tout ce que je inédite. » 409 Prompte comme l'orage, à peine a-t-il parlé qu'Iris, sa messagère, aussitôt a volé en bas du mont Ida; puis, elle se transporte sur l'Olympe aux plateaux nombreux. Là, vers la porte. 1 Les quatorze vers du texte ( 382-100) qui commencent ici, sont empruntés au livre V, où la scène prend trente-deux vers (720-752). I. 'arrangeur a supprimé Hébé, retranché huit vers par-ci, cinq vers par-là. et composé de pièces et morceaux une pâle redite de l'équipement d'Athéna. Parmi les vers conservés, les critiques anciens en contestaient d'abord trois (385-3S7), puis deux {"iqo-3<)i). Mais pourquoi répéter un détail poétique plutôt que d'autres? Dès lors la phrase incidente sur les Heures qui ouvrent et ferment les portes du ciel doit être retranchée aussi (liv. V, v. 749-75 1. et VIII, 3q3-3q5). Je ne me suis fait aucun scrupule de l'omettre. Pour un simple résumé, six verssufiisent. Si on veut la poésie, qu'on lise la scène entière (Rhaps. XII, v. 720-752. pp. i3o-i 11'). a II est a remarquer que /.eus l'appelle Glaucopis. après qu'elle vient de dire qu'il en reviendra bien a l'appeler sa chère Glaucopis. Ce mot accentue la nuance entre la manière dont /.eus parle Je -a tille et de sa femme. RHAPSODIE XXI. 187 elle les trouve et, les arrêtant toutes deux, leur parle et leur redit les paroles de Zeus : 4i3 « Où courez-vous? D'où vient en vous cette démence? Zeus ne veut pas qu'on porte aux Troyens assistance. Il jure et les effets vont suivre sans retard de vous estropier les chevaux sous le char, vous jeter bas du siège et briser le char même ; alors, dix ans devront suivre leur cours suprême pour vous guérir, sur vous si son tonnerre choit. Glaucopis, tu sauras ce qu'à son père on doit ' ; mais Héra ne l'offense autant ni ne l'irrite, car elle contredit à tout ce qu'il médite. Mais toi, quelle impudeur cynique te prendrait si, contre Zeus, un jour, ta lance se levait? » 425 Dès qu'elle a dit, Iris, an vol prompt, se retire; mais à Pallas, Héra s'adresse et vient lui dire : « Fille à Zeus, il n'est plus possible désormais cpie nous combattions Zeus pour les hommes, jamais. Que l'un périsse donc, que l'autre reste en vie, à tout hasard! Et lui, qu'à lui seul il s'en lie pour juger, à bon droit, les deux peuples rivaux ! » 432 A ces mots, elle lait rebrousser les chevaux ; on attache à la crèche, aux célestes demeures; les coursiers au joug d'or, que détellent les Heures. on adosse le char au mur superbe a voir; puis, sur leurs sièges d'or, toutes • 437 Toutes deux, gémissant alors, l'âme ulcérée, maudissaient les Troyens, Tune à l'autre serrée. Pallas ne disait mot, muette, s'irritant contre Zeus, une haine amère lui montant; mais Héra ne peut pas au cœur garder son ire : 46- « 0 terrible Cronien, que viens-tu là de dire? Certes, nous le savons que ton bras n'est pas creux, et pourtant nous plaignons les Argiens valeureux qui vont périr, vaincus, sous de mauvais présages '. » 169 Zeus lui répond, le dieu qui roule les nuages : •« Vienne le jour, demain, tu verras, si tu veux, noble Héra Boopis, le plus puissant des dieux 1 l'omets ici trois vers, condamnés par Aristarquc : <■ Ces trois vers ont été pris plus haut (35-37), ou ''s sont à 'eur P'ace, pour être transportés ici où on ne les demandait pas. « (Pierron.) RHAPSODIE XXI. 189 perdre des valeureux Argiens l'armée entière ' ; car le puissant Hector ne cessera la guerre que lorsqu' Achille enfin quittera ses vaisseaux et que tous se rueront à des combats nouveaux, pour le corps de Patrocle, en une étroite enceinte2. Tel est l'arrêt du sort. Et toi, j'attends sans crainte ta fureur; tu pourrais, des terres et des eaux, atteindre les confins, où Japet et Cronos sont privés du soleil qui marche en sa lumière, et privés d'air, car le Tartare les enserre ; là même, y fusses-tu, je verrais sans effroi ton fiel; car nulle n'est plus cynique que toi. » 484 II dit : Héra aux bras blancs garde le silence. Et le brillant soleil tombe en la mer immense. Le mot décisif est prononcé. Les Hellènes ne vaincront pas sans Achille. Zeus l'a juré à sa mère, et, s'il est l'ami d'Hector, comme le poète va l'appeler (v. 49?), c'est pour venger le fils de Thétis. Désormais, tout va se concentrer sur ce grand intérêt : ramener Achille au combat. Ainsi conclut le livre VIII, et l'on pourrait dire la pre- mière partie de Y Iliade. La seconde, qui prendra dix livres, sera toute à ce but nouveau. En attendant, ce livre se termine par une scène de nuit. Sur le conseil d'Hector, qui craint que les assaillants ne lui échappent à la faveur des ténèbres, les Troyens campent hors des murs, dans la plaine, « par les sentiers de la guerre ». 5.55 Tels, lorsqu'au ciel, autour de la lune qui brille, sans un souffle dans l'air, l'étoile au loin scintille, tous les astres se voient et le pâtre est joyeux ; tels, les Troyens, des bords du Xanthe aux vaisseaux creux, 1 Zeus répète le mot valeureux du vers 464. Nuance d'ironie que l'on néglige. 2 Ces deux vers sont contestés comme une redite. Mais l'idée est assez importante pour qu'on y insiste. i9o L'ILIADE : RHAPSODIE XXL campent. Autour d'Ilios, de grands feux resplendissent, mille feux où, devant chacun, se réunissent cinquante hommes, à la clarté des feux brûlants. Les chevaux ont l'avoine avec l'orge aux grains blancs. Au matin, près des chars, tous attendaient encore de voir, sur son beau trône, apparaître l'aurore '. ■ Fin du livre VIII. L'ILIADE DEUXIÈME PARTIE RHAPSODIE XXII L'AMBASSADE. « Salut Achille! ...» (V. 22b.) Peinture sur vase, d'après une amphore du Vatican. Ce qu'Achille tient à la main n'est plus reconnaissable. On y a vu une statuette de Minerve, un vêtement, un jambard. Il est plus vraisemblable de supposer qu'Achille tenait la main sur sa lyre comme le dit le vers 194. Ce fragment d'une peinture sur vase est reproduit d'après Millinet Dubois-Maison-Neuve, ^'ases antiques, tome I. planche XIV, et la forme du vase d'après Winckelmann, Monumenti antichi, planche 1 3i . RHAPSODIE XXII : L'AMBASSADE (Livre IX, vers 1-71 3). Achille Les Troyens font ainsi la garde; mais l'Hellène, la peur folle, et sa sœur la déroute, l'entraîne; et ses plus nobles chefs ont des chagrins affreux. Ainsi, se disputant l'océan poissonneux, quand Borée et Zéphyre, accourant de la Thrace, s'y jettent tout à coup, l'eau noire, qui s'amasse, • Camée de la collection du duc de Luynes, donnée a la Bibliothèque nationale de France en 1862. On n'est pas 6x4 sur le sujet; les uns y voient Alexandre ou l'un de ses successeurs: d'autres Achille. (D'après la Gazette archéologique, i88S.pl XLII.) i94 L'ILIADE. monte en aigrette ', et l'algue est rejetée au bord; ainsi le cœur, au sein des Achéens, se tord. 9 Mais l'Atride, d'un mal cruel l'âme opprimée, errait, pour porter l'ordre aux hérauts de l'armée d'appeler au conseil, un à un, les guerriers, à petit bruit; lui-même y courait des premiers. Ils vinrent, abattus. L'âme de douleur pleine, lui, se lève; il pleurait ainsi qu'une fontaine qui, du plus haut d'un roc, verse ses noires eaux. Après un long soupir, il prononce ces mots : i7 « Amis, chefs de soldats et princes des Hellènes, Zeus fortement m'attelle à de terribles peines; le cruel, il m'avait d'abord promis, juré, qu'au pays je serais, vainqueur d'Ilios, rentré; maintenant, il me tient dans un piège, et nous sommes près d'y rentrer sans gloire, ayant perdu trop d'hommes Eh bien ! je le dirai, soyons-lui tous soumis : fuyons sur nos vaisseaux vers notre cher pays; jamais nous n'abattrons Pergame en sa puissance. » 29 II dit, et tous restaient muets, lâisant silence, et longtemps, le conseil se taisait, accablé. A la fin, le vaillant Diomède a parlé : 32 « Je combats, le premier, ton avis téméraire; c'est un droit du conseil; roi, prends-le sans colère. Toi, devant les Argiens, le premier, tu nias ma valeur, me disant sans courage aux combats 3; 1 On retrouve ici le mot casque, composant un autre verbe, comme plus haut (Rhaps. VIII, v. 424 et ^26, p. 126). * Ce discours est une répétition. Mais au livre II. vers 1 1 1 et suivants, il y a vingt-trois vers de plus, dont la Yulgate n'a supprimé ici que vingt, entre le débat qui finit et les vers indispensables de la conclusion. Mais ces trois vers conservés ne sont pas plus utiles que les autres. Aristarque les condamnait. Je lésai supprimés. 3 Diomède n'oublie pas ces reproches d'Agamemnon, au livre IV. RHAPSODIE XXII. ig5 ils savent bien cela, les Argiens de tout âge. Mais Zeus, à toi, retors, donna, dans le partage, le sceptre qui te met le premier en honneur, mais non pas la vertu suprême, la valeur. Démon ', crois-tu vraiment les hommes d'Achaïe faibles et sans valeur, comme ta voix le crie? Si, toi, d'un prompt retour ton cœur est désireux, pars, le chemin est là, tes navires nombreux sont prêts, qui t'ont suivi, jusqu'ici, de Mycènes. Nous autres, nous tiendrons, nous, les fils des Hellènes, tant que nous prendrons Troie. Et si d'autres aussi 2, qu'ils fuient sur leurs vaisseaux, vers le pays chéri. Nous, Sthénélus et moi, jusqu'à ee qu'elle expire, nous lutterons; un dieu voulut nous y conduire. » 5o II dit : tous les Argiens accueillent de bravos ces paroles du grand conducteur de chevaux. 52 Nestor alors se lève et dit : « Fils de Tydée, tu montres au combat une force indomptée, et surpasses, dans le conseil, tous tes égaux. Donc, si nombreux qu'ils soient, nul des hommes d'Argos ne pourra t' opposer des réponses frivoles; mais tu n'as pas touché le but de tes paroles . Écoute-moi, qui suis bien plus âgé (pie toi : je vais poursuivre, et nul, pas même Atride-roi, n'aura rien à reprendre à ce que je inédite. Il faut n'avoir parents, ni lois, pas même un gîte, 1 Les traducteurs en restent toujours a leurs qualifications de malheureux, étrange, ou en latin : mirifîce, etc. 2 « Exemple de style coupé », que citaient les rhéteurs grecs. « Ils y voyaient, ajoute M. Pierron, une façon admirable d'exprimer la colère ». 3 Ce vers 57 a dû être souvent cité dans les discussions publiques. La Vulgate a ici trois vers de plus qui ne font qu'amplifier les vers précédents. Us ont été sup- primés par plusieurs éditeurs, depuis Aristarque. i96 L'ILIADE. pour aimer la discorde aux horribles dégâts. Mais croyons-en le soir, préparons le repas ; qu'une garde de nuit se rassemble et qu'elle aille surveiller le fossé qui longe la muraille ; aux jeunes gens tels sont mes ordres; et puis, toi, Atride, toi surtout, qui de l'armée es roi, offre aux chefs — il te sied et ce n'est pas folie — un grand repas; de vin ta demeure est remplie, qu'apportent chaque jour, par mer, nos vaisseaux creux; les services sont prêts et nos chefs sont nombreux ; prends leur avis à tous, et suis-en, d'où qu'il vienne, le meilleur ; il en est bien besoin, pour l'Hellène, d'un bon, d'un sûr; car près des vaisseaux, l'ennemi allume de grands feux; et qui n'en a frémi? Il faut que cette nuit nous perde ou nous délivre. » 79 II dit, tous l'écoutaient, déjà prêts à le suivre; les chefs, s'étant armés, sortent en se hâtant; Trasymède, fils de Nestor, marche en avant, avec deux fils d'Ares, Ascalaphe et Jalmène; puis, Mérion, Déiphyre, Apharès qu'il emmène, et Lycomède, fils de Créon, cœur puissant. Ils sont neuf hommes-chefs, suivis chacun de cent jeunes soldats, marchant en ordre, armés de lance. La troupe, vers le mur et le fossé s'avance, s'y range, fait les feux et dresse le manger '. 89 Atride, sous sa tente, alors, lait se ranger les rois, pour leur offrir sa table hospitalière, et tous tendent la main à l'agréable chère. ' M. PieiTon dit, des derniers mots de ce vers, que le texte de la Vulgate est « une correction de grammairien ennemi de l'hiatus ». Une autre correction, imaginée par Zénodote, est déclarée « inepte » par Aristarque: car elle changeait un grave repas, dans des circonstances cruelles, en un festin dont les convives se couronnent de fleurs. Aristarque rétablit donc bravement l'hiatus, et son éditeur avec lui. RHAPSODIE XXII. 197 Quand ils ont du manger et du boire à foison, le vieillard qui leur a remontré la raison, Nestor, dont le conseil en ce moment l'emporte, cherche le bien encore et parle de la sorte : 96 « Chef-d'hommes, fils d'Atrée, Agamemnon divin, roi de peuples nombreux, puisque Zeus, en ta main, mit le sceptre, pour les conduire avec prudence, je finirai par toi, mais par toi je commence. Roi, tu dois consulter d'abord, puis écouter, et, si l'on donne un bon avis, l'exécuter, puisque le dernier mot te vient en toute chose. Quant à moi, je dirai quel parti je propose : personne n'en conçut de meilleur que celui qui me vint à l'esprit, jadis connue aujourd'hui, depuis, ami de Zeus, qu'excitant la furie d'Achille, Briséis par toi lui fut ravie, nullement à mon gré, car longuement alors je te prévins; mais toi, cédant à tes transports, tu blessas le héros qu'au ciel même on honore, en lui prenant son bien. Maintenant donc encore, cherchons comment on peut le fléchir, rallié par des dons gracieux et des mots d'amitié. » [i4 Agamemnon répond, dans ces heures cruelles : « O vieillard, ce n'est pas à toit que tu rappelles mon erreur. J'ai failli, je ne le nierai pas. Cet homme qu'aime Zeus vaut de nombreux soldats; et voilà qu'en tuant les Argiens, Zeus le venge. Mais puisque j'ai failli, pris d'un délire étrange ', 120 par d'immenses présents je m'en acquitterai, et ces dons précieux, je vous les nommerai : Athénée cite un vers qu'on suppose avoir eu sa place après celui-ci, et qui ajoute : « Soit que je fusse ivre de vin ou égaré par les dieux ». La Vulgate elle-même l'a rejeté. tg8 L'ILIADE. sept trépieds de parade et vingt coupes splendides, Un trépied \ de l'or plein dix plateaux ', douze chevaux rapides 2, — certes, nul ne serait pauvre, ayant épargné 3 ce qu'ils m'ont, en vainqueurs, dans les courses, gagné; — je donnerai, de plus, sept femmes, des Lesbiennes, habiles à l'aiguille4, et qu'aux guerres anciennes • Deux femmes portant un trépied. Bas-relief d'après \ Archtraïcgische Zeitung. 1867, pi. CCXXVI, n» 3. 1 Le texte emploie ici un mot déjà rencontré, qui signifiait alors balances, plateaux de balances; Tttkacvra; et de là, plus tard : la charge d'un plateau de balance, puis le poids fixe : le (aient. Mais dire dix talents d'or eût été un anachronisme que j'ai évité par une périphrase. * Le texte ajoute ici un vers pour spécifier l'espèce de chevaux. Payne Knight le croit inutile et le supprime. Je fais de même, d'autant plus volontiers que ce vers doit être défendu de contenir une tautologie. (Voir M. Pif.rron, IX, note au vers 124.) 3 Après ce vers il en vient un autre qui allonge inutilement le texte et que Payne Knight supprime. 4 « Correction de grammairien ennemi des hiatus », dit ici .M. l'ierron qui rétablit encore l'hiatus d'après Aristarque (v. 128). RHAPSODIE XXII. 199 j'obtins, lorsque je pris Lesbos bien habité, .30 plus belles qu'aucune autre, en aucune cité. Je les lui donnerai; puis, je suis prêt à rendre la fille de Brisés que je viens de lui prendre ; je jurerai le grand serment que je n'entrai dans sa couche jamais, ni ne la possédai comme il est naturel entre l'homme et la femme. Tout cela pour l'instant présent, mais si Pergame, la grande ville, tombe en nos mains, grâce aux dieux, il remplira de bronze et d'or son vaisseau creux, en vainqueur, quand l'Argien partagera la proie; puis, il se fera choix de vingt femmes de Troie, mo les plus belles après l'Argienne Hélène. Enfin, si nous rentrons clans l'Achaïe, au large sein, qu'il soit mon gendre, aimé de la même tendresse qu'Oreste, enfant chéri qui croît dans la richesse. Trois filles sont dans mes palais si bien construits : Iphianassa, Laodicé, Chrysothémis '; qu'il en prenne une et la conduise chez Pelée, sans présents; c'est moi qui doterai l'épousée de tels dons que jamais père n'en fit autant \ Donc, qu'il s'apaise ! Ares est sans cœur, malfaisant ; aussi l'homme le hait et pas un dieu ne l'aime. i-ioQu'il cède, car je suis plus grand roi que lui-même, 1 Vers 14S. On reconnaît Iphigénie; le nom de Chrysothémis se retrouve dans YÈleclre de Sophocle et d'Euripide, et certains grammairiens prennent Laodicé pour Electre. 2 Ici, Payne Knight supprime huit vers (149-157), où l'cnumération des présents s'exagère tellement qu'elle devient suspecte. Cette fois, ce sont des villes qu'Aga- memnon donnera. C'est sans doute pour leur faire l'honneur de les nommer dans Ylliade qu'on aura introduit cette interpolation, sans penser que du moment où les présents deviennent si considérables, l'obstination d'Achille risque de paraître invraisemblable. 200 L'ILIADE. et parce que je puis me dire son aîné! » 162 Nestor de Gérénie alors a répliqué : « Illustre Atride, Agamemnon, roi de l'armée, l'offre ne sera point par Achille blâmée. Or donc, Taisons un choix d'hommes cpii, d'un pied prompt, dans la tente d'Achille aujourd'hui se rendront; je les désignerai; qu'ils agissent ensuite : Phœnix, ami de Zeus, en aura la conduite; prends l'aîné des Ajax, Ulysse égal aux dieux; puis, deux hérauts, Odius, Eurybate, avec eux. Purifions nos mains, qu'un silence se fasse, et prions Zeus Cronien : peut-être il fera grâce. » i73 II dit et tous les rois agréaient ses desseins. Aussitôt les hérauts versaient l'eau sur les mains, les jeunes remplissaient une coupe profonde et, consacrant le vin ', la passaient à la ronde. Puis, libation faite et vins bus à souhait, de la tente du roi chacun se retirait. Mais, auprès d'eux, Nestor insiste davantage, leur recommande un point, dix points, les encourage du regard tour à tour, et principalement Ul\sse, à ramener Achille au cœur si grand. 182 Eux deux 2, déjà, le long de la mer vagabonde, marchaient, priant le dieu qui ceint de Ilots le inonde, qu'il les lasse aisément apaiser le héros. Quand ils sont arrivés aux tentes, aux vaisseaux 1 Ces deux vers se trouvent déjà dans le livre I" (v. 470-471, p. 60), mais là j'en ai rendu incomplètement les premiers mots, diversement interprétés par les philo- logues. Au lieu de entamant la coupe, il faudrait dire la comme ici : consacrant. Car c'est bien d'une libation religieuse qu'il s'agit. ' Le texte emploie ici le duel, car les deux vrais députés sont Ajax et Ulysse conduits par le précepteur d'Achille, et suivis de deux hérauts qui donnent à l'am- bassade son caractère politique, nous dirions officiel. RHAPSODIE XXII. LOI Achille *. du roi des Myrmidons, ils le voient sous sa tente, égayant son esprit sur la lyre chantante, beau travail de Dédale, au chevalet d'argent, qu'il avait dans Thébé pris en la saccageant. Il y chantait, joyeux, des gestes de vaillance. jPatrocle auprès de lui se tenait en silence, seul, attendant qu'il eût dit le récit guerrier. Eux s'avancent, Ulysse a marché le premier; ils l'abordent debout. Péliade s'étonne, se lève et tient encor la lyre qui résonne. A son tour, les voyant, Patrocle s'est dressé. Prenant leurs mains, Achille aux rois s'est adressé : 197 « Salut, car vous venez en amis, je suppose, et certes amenés par une grande cause, et, malgré mon courroux, vous m'êtes chers à voir. » Il dit, les fait entrer dans sa tente et s'asseoir sur les lits où la pourpre étale sa richesse. Puis, le voyant tout près, à Patrocle il s'adresse1 : 202 « Prends le plus grand cratère, ami, dans mes trésors; de mon vin le mieux lait', emplis-le jusqu'aux bords et prépare à chacun une coupe brillante, car les plus chers Argiens, les voici sous ma tente. » 206 II dit; son compagnon remplit l'ordre amical. Lui-même, à la lueur du feu, sur un étal, met le dos d'un mouton et d'une chèvre épaisse, puis, l'échiné d'un porc, florissante de graisse. Automédon ' les tient, et le divin héros taille-, dépèce et fixe aux broches les morceaux. • Achille jouant de la lyr;. Camée d'après un moulage du Cabinet des médailles de Taris. Il faut comprendre : Du vin moins coupe d'eau, car le vin pur ne se buvait pas. ne servait qu'aux libations. a C'est le conducteur du char d'Achille. 202 L'ILIADE. Patrocle alors prépare un grand lé;; qu'il allume; quand la flamme languit et le bois se consume, il fait un lit de braise et met sur les chenets les broches et répand le divin sel aux mets. Quand il a, sur l'étal, mis les tranches vermeilles, Patrocle prend le pain dans les riches corbeilles et le met sur la table; Achille répartit la viande; au milieu d'eux, il s'assied sur un lit; à l'autre bout, en face, est le divin Ulysse. Achille1 ordonne alors d'offrir le sacrifice; Patrocle jette au feu les prémisses des chairs, et tous portent la main aux aliments offerts. Quand ils ont du manger et du boire à leur guise, Ajax prévient Phœnix, Ulysse s'en avise, remplit sa coupe; puis, au héros tend la main : Ambassade auprès d'Achille '. 22b «Salut, Achille! Certes, il ne manque au festin ' Peinture sur vase, di Musée Campana, signée HiAron, d'après lea \foHMM*mti de l'Iiistittf archéologique de Koro- totne VI, pUnctic Nl\ RHAPSODIE XXTI. 2o3 aucuns mets ni boissons chez l'Atride, en sa tente, ni chez toi; l'on y trouve une table attrayante. Mais ce n'est pas cela dont nous nous soucions ; c'est un désastre, ami de Zeus, que nous craignons; car nos larges vaisseaux, il est douteux qu'ils puissent être sauvés encore, ou s'il faut qu'ils périssent, à moins que toi, tu ne revêtes ta valeur. Car, près du mur et des vaisseaux, l'ardent vainqueur campe avec ses amis des régions lointaines, allume de grands feux et dit que les Hellènes ne tiendront plus et vont périr sur leurs vaisseaux. En signe de succès, Zeus, le fils de Cronos, tonne à sa droite. Hector, exultant de courage, rugit; aidé de Zens, il brave, dans sa rage, hommes et Dieux. Un loi orgueil vient l'envahir, 240 il presse la divine Aurore d'accourir, et jure d'arracher l'or de chaque navire, et, couvrant nos vaisseaux de grands feux, de détruire les Argiens étouffes de fumée, avec eux. Ces menaces, je crains beaucoup de voir les dieux les remplir, et qu'il soit dans notre destinée de périr, loin de la patrie abandonnée. Donc, quoiqu'il soit bien tard, lève-toi, si tu veux sauver de l'ennemi les Argiens malheureux. Toi-même en gémirais, à l'heure où l'on espère en vain de réparer le mal qu'on laissa faire. !5o Achille, avant cela, inédite les moyens de détourner ce jour fatal, des Achéens. Cher lils, songe aux conseils (pie te donna Pelée, le jour qu'il t'envoya, de Phthie, au lils d'Atrée. « Que Pallas et qu'Héra t'accordent la valeur, » si ("'est leur volonté; mais toi, fils, en ton cœur, » l'esprit d'amour vaut mieux, contiens l'orgueil immense; » évite les discords, artisans de souffrance, 2o4 L'ILIADE. » et, jeune ou vieux, l'Avgien t'en honorera mieux. » Mais des conseils d'un père, Achille est oublieux. 260 Cède à présent, renonce aux rancunes mauvaises; Atride te fera des dons si tu t'apaises. Je vais t'énumérer — allons, écoute-moi — quels présents t'enverra, dans tes tentes, le roi : sept trépieds de parade et vingt coupes splendides ', de l'or plein dix plateaux, douze chevaux rapides, — certes, nul ne serait pauvre, ayant épargné ce qu'ils m'ont, en vainqueurs, dans les courses, gagné. 270 II donnera, de plus, sept femmes, des Lesbiennes, habiles à l'aiguille et qu'aux guerres anciennes, il obtint, quand tu pris Lesbos bien habité, plus belles qu'aucune autre, en aucune cité. Il te les donnera; puis, il est prêt à rendre la fille de Brisés qu'il est venu te prendre; il te fera le grand serinent qu'il ne monta dans sa couche jamais, ni ne la posséda comme il est naturel entre l'homme et la femme. Tout cela pour l'instant présent; mais, si Pergame, la grande ville, tombe en nos mains, grâce aux dieux. tu rempliras de bronze et d'or ton vaisseau creux, 280 en vainqueur, quand l'Argien partagera la proie; puis, tu te feras choix de vingt femmes de Troie, les plus belles après l'Argienne Hélène. Enfin, si nous l'entrons dans l'Achaïe, au large sein, deviens son gendre, aîmé de la même tendresse qu'Oreste, enfant chéri qui croît dans la richesse. Trois lilles sont dans ses palais, si bien construits : Iphianassa, Laodicé, Chrysothémis ; 1 Ici commence une répétition du discours d'Agamemnon, vingt-six vers( 1 \2-i |8), presque textuels, sauf le changement de temps. RHAPSODIE XXII. 2û5 choisis-en une et la conduis près de Pelée, sans présents; c'est lui qui dotera l'épousée, 290 tant que père jamais ne donna tel trésor. Mais si tu ne peux pas le supporter encor, ni lui, ni ses parents, pense aux autres Hellènes; toi qu'ils ont en honneur comme un dieu, prends leurs peines en pitié; dans leur cœur ta gloire grandira, et tu tueras Hector quand il t'attaquera, furieux; car il croit que nul ne le surpasse parmi les Danaëns qu'en leurs vaisseaux il chasse. » Ambassade auprès d'Achille '. Achille au pied léger lui répond à l'instant : « Nohle lils de Laërte, ô conseiller prudent, je te dirai mon jugement, sans artifice, comme je le sens, comme il faut qu'il s'accomplisse, pour ne plus vous entendre exhaler votre ennui. Car, autant que le seuil d'Hadès, je hais celui qui cache ce qu'il pense et qui dit le contraire. Je dirai donc ce que je crois le mieux de (aire. • Fragment de peinture d'un vase attique (aryballe) public pir V Ardutologttehe ZeituHg, 1881, pi. VIII. l'ai supprime dans la reproduction, derrière Ajax, deux personnages : Phœnix et Diomede. ,o6 L'ILIADE. L'Atride Agamemnon ne me convaincra pas, ni les Argiens; jamais ils n'ont fait aucun cas de celui qui sans cesse aux Troyens tenait tête. A qui luit ou qui lutte, ils tout la même fête; 3aoils ont le lâche autant que le brave en honneur, et je n'ai gagné rien, \ mettant tout mon cœur, à m'exposer sans cesse à la guerre cruelle. Tel qu'un oiseau rapporte, à ses poussins sans aile. quelque insecte qu'il prit et dont il fut blessé, tel j'ai traîné mes nuits sans sommeil et passâ- mes jours ensanglantés, en de terribles drames, à guerroyer contre la ville et pour leurs femmes. Porté par mes vaisseaux, j'ai pris douze cités; puis, à pied, onze, aux champs troyens, riches en Mes; ??0partout je recueillais nombre de biens splendides et je les rapportais à l'aîné des Atrides, Agamemnon; et lui, resté dans son vaisseau, prenait, en donnait peu, s'en gardait le plus beau. Mais la part qu'il en lit aux rois, aux capitaines, eux la gardent sans crainte; à moi, seul des Hellènes, il la reprend. Il tient mon épouse! En ses bras qu'il dorme! Mais pourquoi vinrent à ces combats les Argiens' Mais pourquoi l'armée y suivit-elle les Atrides, sinon pour Hélène, si belle.' :Mo Sont-ils seuls à chérir leur femme cependant, les Atrides' Tout homme au cœur sain et prudent aime et garde la sienne. Elle aussi m'était chère au cœur, quoiqu'elle tut ma captive de guerre. Donc, après m'avoir pris, en me trompant, mon bien, qu'il ne nie flatte pas, je ne céderai rien! Qu'avec toi, sage Ulysse, et les rois de l'armée, il évite de voir la Hotte consumée! Seul, il a déjà lait tant de travaux : dressé un mur, au pied duquel il ouvrit un lossé, RHAPSODIE XXII. 350 large et long, qu'il garnit partout d'un pieu solide; que ne peut-il ainsi, contre Hector l'homicide, tenir! Lorsqu'avec vous, j'étais dans les combats, s'avancer hors des murs, Hector ne l'osait pas plus loin que près du hêtre, à la porte de Scée; un jour qu'il m'y vit seul, à peine commencée, il esquiva la lutte. Aujourd'hui, c'est mon tour de ne vouloir combattre Hector, et, dès le jour, demain, après l'offrande aux dieux, sur la mer large, je mettrai mes vaisseaux, avec leur pleine charge; de bon matin, tu pourras voir, si tu le veux, ?• o93 II dit, et tous restaient en silence, muets2; longtemps les Achéens se turent, inquiets; * Ces quatre vers sont une répétition des vers 684-687. Les cinq vers qui suivent dans la Vulgate (688-602) sont condamnés par Aristarque. et je les supprime. M. Pierron dit qu' Aristarque a condamné ces vers, « comme n'ayant pas la couleur antique » et « faisant dire à Ulysse ce qu'il n'a pas besoin de dire »; il pense que Zénodote les avait probablement aussi supprimés, et ajoute que, les motifs étant contestables, c'est « à peu prés sans scrupule » qu'il les garde dans le texte. Je conclus dans le sens contraire et sans plus de scrupule. On comprendra la différence de nos situations qui nous justifie l'un et l'autre sans doute. 2 le supprime ici un vers, « copié du vers 4? 1 . dit M. Pierron, et qui n'a que faire ici ». Zénodote l'avait supprimé et Aristarque le marquait de l'obel comme une interpolation. RHAPSODIE XXTI. 211 Diomède, à la fin, parle, cœur intrépide : 697 « Roi de l'armée, Agamemnon, illustre Atride, Puisses-tu n'avoir même été jamais prier le Péléide, avec des dons! Il est altier, et tu viens de gonfler encor son âme fière. Mais qu'il parte ou qu'il reste, eh bien, laissons-le faire! Quand au combat reviendra-t-il ? Eh! quand son cœur le lui commandera, ou Zeus inspirateur. Pour vous, agissez donc comme je vais le dire : Tout d'abord — car ainsi la force au cœur respire — après le boire et le manger, reposez-vous. Puis, toi, quand l'aube aux doigts rosés luira sur nous, fais, dans le camp, chars et soldats, que tout s'apprête; entraîne-les, et, le premier, marche à leur tête! » 710 II dit et tous les rois accueillent de bravos les paroles du lier conducteur de chevaux. Puis, tous, libations laites, vont dans leurs tentes et goûtent du sommeil les laveurs bienfaisantes '. ' Fin du livre IX. — Ce dernier vers a déjà été employé au livre VII pour clore la rhapsodie. KKRATA. Page 2H. ligne 24, au lien île : Jérôme, lisez : Jean. — 3fi. — 3, lisez : au PéliaJe, liera suggéra ce te idée. — C8, — 11. au lieu de: entamant, lisez: consacrant. — 80, note ", au lieu de : Bar dey, lisez : Barcley Head. — 110. ligne 6, au lieu de : nul, li ez : aucun. — ■ 112. — 3, — homoplate, lisez : omoplate. — 99, — 2j, lisez : Immolons un agneau blanc, une agnelle noire '. — 107. — 12, el pase 11*, ligne 26. au lieu de: péplum, I i -.ex péplos. — 114, — 4. au lieu de : je vais, lisez : je m'en vais. — 11S, — 4. charmeresse, lisez, enchanteresse. * Quoique je n'ignore pas qu'on ne peu! contenter lojt le monde et un confrère railleur, je concède volontiers cette correction — en faisant remarquer que ce qu'on ne rae permet pas était aurais en litin comme en grec : la traduction mot a mot de Dîibner suffira : Alïeretis vero duos aguos, alterum a'btim, alteram vero n grani. Il serait si facile de tirer des simples vers homériques, de belles phrases françaises! Platon faisait déjà dm- a un rhapsode : ■ Vous verrez comme j'embellis Honicre - ! A ce compte, les traductions ne manq- cm pas eu France, à quelques contresens près. ■iiii »»//■ 3 2°44 093 257 iiiiiiliii 786 wy W^H j WT - . ■Ai';:*.'/, '■ r r ^K^ ^%^^|^ *':/tà ^g^ âAâAAfl fim k<- v— es: =\^\A lâ£L *$ ^ ? 2, '• .- ^* - s^- Jafj Vi ! kWK ^tf -5 ->- *âhl&Aii S^? N^W