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MÉMOIRES
DE L'ACADÉMIE ROYALE
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SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAUX-ARTS
DE BELGIQUE
/
w 28 1803
HOMÈRE
CHOIX DE RHAPSODIES
ILLUSTREES
D'APRÈS L'ART ANTIQUE ET L'ARCHÉOLOGIE MODERNE
ET MISES EN VERS
CH. POTVIN
ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE
Mémoires, tome L
BRUXELLES,
F. HAYEZ, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE
RUE DB LOUVAIN, 112
1891
HOMERE
ZEUS OLYMP1HX
... Le décret Je Zcus s exécutait.
iLe.t Çypriaques, fragment, p. 42. Voir le préambule
de V Iliade, vers S, page 5i.)
/.eus domine tout le cycle épique. La première place appartient donc au
chef-d'œuvre qu'il a inspiré à Phidias. Pausanias a décrit cette statue colos-
sale, faite de métaux précieux, pour le temple d'Olympie. Le dieu avait les
chairs nues en ivoire, les cheveux et la draperie en or, le sceptre et le trône
en or, ivoire, ébène, etc. Il était assis, tenant d'une main le sceptre et dans
l'autre une victoire or et argent. Son trône était d'une grande richesse
d'ornements; chacun des deux montants du dossier surmonté d'un groupe :
les Grâces et les Heures; les bras et les pieds, le marchepied et les traversas,
soutenus par des victoires, des sphinx, des lions, et ornés de has-relieN et
de peintures représentant des scènes de dieux et de héros d'après le cycle
épique, etc.
D'après ces détails et à l'aide d'anciennes médailles faites quand le monu-
ment existait encore, Quatremère de Quincy a essayé de dessiner la statue
et de la colorier. Ce genre de sculpture était peu connu alors; pour lui
rendre sa place dans l'histoire, il rit de même pour d'autres monuments
pareils : la Minerve du Parthénon, de Phidias, la Héra d'ArgOS, de Poly-
clète, l'Esculape de Trasymène, et autres. La cause de la statuaire chrysélé-
phantine était gagnée. Mais l'art veut autre chose. On était alors trop perdu
dans un classicisme de convention pour que l'œuvre ne tut pas à refaire.
C'était peut-être une pâle idée de l'imitation théâtrale t.iitc par Hadrien;
Ce n'était pas Phidias.
M. .los. Stallaert a essayé de reprendre, dans un sentiment plus moderne,
cette esquisse d'un chef -d'i ru vt'e. Nous le remercions de son précieux concours.
HOMÈRE
CHOIX DE RHAPSODIES
ILLUSTREES
D'APRES L'ART ANTIQUE ET L'ARCHÉOLOGIE MODERNE
ET MISES EN VERS
Ch. potvin
ACADI MIK KOYAI.I. !>i: MKI Clul k
BRUXELLES,
F. HAYEZ, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYA1 E Dfc BELGIQl I
RUE DE LOUVAIN, 112
1891
Mémoires de l'Académie royale de Belgique, t. I.
MOV 28 1888
INTRODUCTION
Tome I.
PREMIERE PARTIE
i
Le type d'Homère semble réunir les divers caractères de l'épopée primitive, œuvre
d'une race, qui va des premiers chants populaires, sans cesse augmentés, transformés
d'après l'esprit de chaque génération, jusqu'à des essais d ensemble qu'un pareil
travail d'élaboration, un travail nouveau d'agrégation fixent en des monuments
nationaux : bibles ou poèmes.
On le dit aveugle ', comme l'Iliade le dit de Thamyris, l'Odyssée de Démodocus.
C'est qu'aux premiers temps, l'écriture n'existant pas, la transmission se fait sans le
secours des yeux, par la seule mémoire, plus aiguë quand la vue manque. Platon
fait dire par le roi d'Egypte a l'inventeur des lettres que l'écriture fera négliger la
mémoire. « Si Y Iliade avait été écrite, elle eût été moins chantée », dit J.-J. Rousseau,
et Vico observe à ce propos que les aveugles ont une mémoire étonnante.
On dit Homère issu du peuple, de mère pauvre, de père inconnu; donc fils de ses
œuvres, comme cette poésie. Le lieu de sa naissance varie entre plus de sept villes,
l'année de plus de deux siècles, et les légendes sur sa mort sont tout aussi contra-
dictoires. C'est que cette éclosion du génie d'une race sort du peuple, se produit par
tout le pays, à diverses époques, refleurit sans cesse, ne meurt point, remplit toute
son antéhistoire.
On suppose que Ylliade fut écrite dans sa jeunesse, l'Odyssée dans l'âge avancé.
L'époque héroïque, en effet, se plaît d'abord aux combats qui assurent à un groupe
d'hommes, avec la satisfaction de leurs passions juvéniles, la vie en commun, une
patrie, l'indépendance; elle préfère ensuite la stabilité des États, les récits de voyages,
les contes du foyer, la gloire des souvenirs.
Le nom qu'on lui donne, de même que celui de l'Homère indien, rappelle, croit-on.
l'idée de recueillir, mettre ensemble. Hésiode emploie un verbe dans ce sens. Ce que
rassemblent les Vyàsa et les Homère, ce sont les faits dignes de mémoire et les chants
' Dans l'hymne à Apollon Délien, attribué à Homère, et qu'on croit de Cynéthus, l'auteur se fait
appeler lui-même « l'Homme aveugle ». (Vers 172.)
8 INTRODUCTION.
qui les glorifient. En dehors de ce titre de compilateur par excellence, le nom de
l'Homère indien est connu; celui du Vyàsa hellénique ne l'est pas, et le pseudonyme
laisse au symbole toute sa force. Quand le pluriel s'y ajoute, loin de l'affaiblir,
il confirme le mythe : les Homéridcs perpétuent ■ l'être idéal de la Grèce », comme
Vico l'appelle.
Dès lors, on peut contester que les deux poèmes puissent être du même auteur et
du même temps, y relever la rudesse des mœurs, la barbarie prêtée aux dieux,
l'inachevé de la langue, les aises que prend le rythme, le manque d'ordre dans cer-
tains épisodes, l'état rudimentaire de l'Olympe, où les dieux peuvent être blessés
par l'homme, où leurs noms gardent des vestiges de fétichisme, où manque l'Amour ;
enfin, des notions de science, de morale et d'art peu avancées. Pour un poète d'une
époque lettrée, qui aurait tenu la plume après avoir eu « un professeur d'élo-
quence », comme la Vie d'Homère, attribuée à Hérodote, lui en donne un dans le
mari de sa mère, cela constituerait un ensemble de défauts, paraîtrait impossible,
n'aurait pu tenir. Remis où il convient, compris à son sens vrai, cela atteste,
au contraire, la peinture du temps prise sur le vif, révèle le caractère même
des épopées primitives, fait admirer la franche allure des choses non écrites et
l'instinct harmonique des choses chantées. On n'a pas en main l'œuvre d'un Virgile,
d'un Dante, d'un Tasse ou du Goethe dHermann et Dorothée; on est au milieu de
l'antique Hellade des guerriers encore pirates. « C'est le génie de cet âge qui fit
d Homère le poète incomparable », dit Vico.
Ce cycle de poésie a une expansion qui s'épanouit de dialecte en dialecte, éparpille
à tous les vents ses fleurs détachées ou les réunit au gré des circonstances. Il faudra
faire venir des chanteurs populaires de Samos a Sparte. d'Asie-Mineure à Athènes
pour en obtenir les fragments. Quand on pensa à les conserver, à une èpoqu
que la tradition — Egger dit la fiction — fait remonter à Lycurgue, l'écriture exis-
tait à peine. N'étaient-ce encore que des chants détachés? Htaient-ce déji de pre-
miers essais épiques? On l'ignore. Il n'est pas à croire que le cycle en fût borné seule-
ment aux rhapsodies dont on fera l'Iliade et l'Odyssée; tout porte à penser qu'il ne
contenait pas tous ces sujets et en embrassait d'autres. Sa fécondité n'était pas prête
à s'arrêter, non plus que ses transformations nouvelles. Mais sa renommée avait com-
mencé, allait se répandre, et. avec elle, successivement, le besoin d'en classer l'un ou
l'autre ensemble, de régler des prodigalités sans mesure, d'arriver à une perfection
ordonnée, durable, glorieuse, immortelle. Il était temps que l'écriture vînt de Phé-
nicie et le papyrus d'Egypte. Alors, recueillir ces moreeaux épars, en reconstituer
le texte, leur donner un enchaînement des matières, l'imposer aux chanteurs publics,
en confier la lecture exacte aux solennités nationales ', des copies révisées aux trésors
des grandes villes, est réputé œuvre de loi sage et de bon gouvernement. Aussi, les
noms que la légende prononce sont ceux de Soion ou de Lycurgue, de Pisistrate
et d'Hipparque.
1 On en arriva, à une époque qu'il est prudent de ne pas spécifier, à exiger que les Jeux poèmes fussent
récités, dans les Panathén , en leur entier, d'un bout à l'autre. Dans les autres t'êtes seulement, le
choix des fragments restait libre.
INTRODUCTION. 9
Enfin, la race y voit sa civilisation primitive, grosse de tout son avenir. Hérodote
appelle Homère le père des dieux. Pline le nommera le père des sciences. Strabon
lui emprunte la géographie ancienne. Toute l'épopée prend son nom, et si quelques
branches se rattachaient à un autre auteur, un conte était là pour les restituer au
Père. L'une lui avait servi à payer l'hospitalité de Créophyle; d'autres à la dot de sa
fille, épouse de Stasinus; d'autres, récitées en son nom par un de ses hôtes, avaient
été usurpées par leur interprète. A peine voulait-on qu'il eût existé avant lui un
poète ; s'il mettait Phémius en scène, c'était par reconnaissance pour un habitant de
Smyrne qui avait épousé sa mère. Même dans le cycle étranger à Troie, on lui
attribue des poèmes comme les Amazones, la Thébaïde, les Épigones, l'Hérakléide.
C'est ainsi que le nom d'Orphée résume la primitive encyclopédie religieuse et cos-
mogonique.
Bientôt les lettres et les arts naissent de l'épopée, remplissant les fêtes religieuses,
les théâtres et les bibliothèques, de chefs-d'œuvre; les temples, les places publiques,
les riches habitations, de statues. Eschyle dira que ses drames procèdent d'Homère,
comme Phidias qu'il doit son Zeus Olympien à trois vers de l'Iliade. Pindare et
Zeuxis s'en inspirent. La Petite Iliade seule fournit à Sophocle dix-huit tragédies,
et l'on a fait de nos jours des ouvrages volumineux pour indiquer les œuvres que la
sculpture, la peinture, les bas-reliefs, les vases peints lui ont empruntées '. Le genre
comique remonte de même à ce haut atavisme. On lui en attribue plusieurs poèmes,
dont il nous reste le Combat des rats et des grenouilles et les fabliaux, si bien nom-
més, de l'Iliade et de l'Odyssée, de Thersite, d'Irus, de Mars et Vulcain. Le Margitès,
d'où sortit, dit-on, la comédie, ne pouvait être de Pigrès; il devait venir aussi du
poète souverain. D'un autre côté, les discours de ses personnages sont de premiers
essais d'éloquence, et il donne aussi des modèles à Périclès et a Démos thène, en
même temps que des sujets à Euripide et a Praxitèle, tandis que Platon « se mesure
à lui2», mais le cite souvent et s'en inspire. C'est ainsi qu'une race naissante,
n'ayant pas plus d'histoire exacte que de loi écrite, confie le souvenir de ses pre-
mières grandeurs à sa poésie nationale.
Quand les deux groupes qui gardent le nom d'Iliade et d'Odyssée l'emportent dans
la faveur générale, la fécondité ne s'arrête pi >int. 1 .'épopée, comme une forêt èmondée,
repousse en pleine sève et le cycle s'ouvre à toutes sortes d'inspirations secondaires.
Comme Asius, après Hésiode, reprend la Théogonie; Onomacrite, puis Apollonius,
les Argonautes, après Orphée; l'isandre l'Hérakléide après Créophyle, et vingt
autres; ainsi le cycle troyen développe ses parties, remplit les lacunes, ajoute des
épisodes, se refait, se complète sans cesse, avec Arctinus : l' Êlhiopide et la Destruction
de Troie; avec Cinéthon, Créophyle. Kumelus, I. esches, etc. : la Petite Iliade, les
Retours, la Télégonie, — vaste ensemble où s'enchâssent sans interruption l'Iliade
et VOdyssée, et que reprendront et varieront de nouveaux poètes.
Quand la Grèce cède devant Rome, l'épopée du vaincu subjugue le vainqueur.
Après Nœvius imitant l'Iliade de Chypre, dont il reste quatre vers, Andronicus l'Odyssée
1 Inghirami, Ovcrbuck, Helbig, etc.
- Mot de Longin.
,o INTRODUCTION.
et Varron les Argonautes, le siècle de Virgile et d'Ovide rend à cette poésie un âge
classique, et la décadence latine en restera tributaire. Des romans en prose feront
pour elle ce que notre bibliothèque bleue a fait pour les Roland et les Amadis, et, au
IVe et au Ve siècle de notre ère. il se trouvera encore des poètes grecs pour célébrer
la Chute de Troie (Tryphiodore), les Posthomerica (Quintus de Smyrne), Y Enlèvement
d'Hélène (Coluthus). Enfin, pour qu'il n'y ait pas d'interrègne entre l'Antiquité et la
Renaissance, au XIIe siècle il se produira un nouveau poème grec, embrassant tout
le cycle dans un abrégé trilogique : Avant, pendant et après Homère, par Tzetzès.
La Renaissance sera un nouveau triomphe de l'Antiquité.
Ainsi, aucun caractère des grandes évolutions ne manque à Homère, ni la prodi-
galité des premiers berceaux mystérieux, ni la poésie créant le culte, apaisant les
mœurs, ni le choix et la perfection fixant la maturité de la gloire, ni la productivité
continue à travers les genres nouveaux et malgré les décadences, ni le vaste rayon-
nement sur l'esprit humain qui semble longtemps ne pouvoir atteindre au beau que
sous cet astre d'une fécondité merveilleuse.
Pour en savoir davantage, il faut remonter de l'olympe homérique aux origines
des cultes, jusqu'aux plus grossières idoles. On l'a fait. La filiation du cycle céleste
procède de l'Orient, de ses mythes naturalistes, de ses embryons religieux, de ses
poèmes sacrés ou héroïques. La légende n'a pas négligé ce point : on fait naître
Homère en Egypte et on lui donne pour nourrice une prêtresse d'Isis.
Ma patrie est le monde entier et l'on m'appelle Homère,
Les Muses, et non pas moi, ont fait mon poème,
disent deux des quatorze vers grecs gravés sur le socle d'un buste du poète '.
En dehors de ces traits généraux, d'un symbolisme si complet, d'un si vaste champ
d'étude, on ne trouve, quant aux faits et aux dates, que légendes, confusions de noms
et d'époques, contradictions d'écoles. Il serait assez oiseux, a propos d'œuvres dont
l'ensemble appartient à une race, de contester la part des efforts individuels. Chaque
inspiration, remaniement, essai d'ensemble dut venir d'un homme ou d'un groupe,
et comme l'imagination d'un peuple a besoin de simplifier les choses et qu'il lui laut
des poètes, comme des héros, d'une pièce, on doit supposer qu'à force d'admirer celui
des aèdes qui en rassembla les plus belles parties, y mit le plus de talent et les
marqua d'une griffe puissante, on donna son nom à une de ces œuvres, puis à l'œuvre
entière. Qu'il s'appelât Homère ou qu'on ait ajouté cette qualification de rassembleur
par excellence à son nom, bientôt oublié pour ce titre d'honneur, il faudrait des
découvertes fort inattendues pour que cette question pût se trancher. Ce qu'on sait,
c'est que les deux poèmes gardent ce nom consacré. La réalité, la glorieuse réalité
est la conservation de ['Iliade et de l'Odyssée. Bien exigent qui ne s'en contenterait.
' Marmora taurinensia, p. i lo,
INTRODUCTION. n
il
Encore faut-il s'en faire une idée juste, savoir à quel texte se fier, et ces questions,
qui occupèrent les écoles de la Grèce, n'ont rien perdu de leur utilité. On n'a jamais
été aussi en mesure de les aborder qu'aujourd'hui.
D'abord, on sait que les rhapsodies faisaient partie d'un ensemble de sujets, qu'on
les rechercha au plus tôt du temps de Lycurgue et qu'on les conservait encore du
temps de Proclus, dont nous avons l'analyse. Le cadre existe, il faut y placer les deux
poèmes. C'est un premier point. Je commencerai par traduire le résumé de Proclus.
La fixation d'un bon texte a donné lieu à des études séculaires, réclame des soins
toujours nouveaux. Cela importe : on n'apprécie pas un tableau d'après une copie
maculée de retouches ou sur le vu d'une mauvaise gravure, et photographiez donc
les chefs-d'œuvre de la statuaire d'après des dupliques de décadence! C'est à l'ori-
ginal qu'il faut viser, c'est de lui qu'il faut se rapprocher en se reportant à l'époque.
La Grèce y travailla sans cesse et parfois a rebours, et l'œuvre est reprise par la
science moderne avec un sentiment littéraire plus large et des informations archéo-
logiques plus sûres.
Le choix de l'édition ne me semble pas douteux, mais il ne sera pas inutile de le
justifier. Les manuscrits d'Homère dont la découverte enthousiasma la Renaissance
étaient loin de la perfection, et les savants ne manquèrent pas de chercher à rendre
meilleure cette vulgate homérique qui n'avait pas, a leur grand regret, ses masso-
rètes. On pouvait utiliser quelques commentaires et l'on se mit à recueillir les cita-
tions du poète dans les auteurs grecs et latins. A la fin du XVIIIe siècle, on se
plaignait : « Il semble qu'il ne nous soit parvenu que les pires copies d'Homère »,
disait Wolf. Déjà, cependant, une découverte avait élargi l'horizon, centuplé les
documents critiques. Villoison avait trouvé à Venise deux manuscrits, un surtout
qui nous rend presque toute l'école d'Alexandrie. Quel cri de joie ce fut, on le pense
bien ! « Nous aussi nous avons notre Massore », s'écriait Wolf. Aristarque n'était
guère connu que de nom; on retrouvait son édition de l'Iliade avec des milliers de
remarques, de lui et de son école. Ces scholies prennent, dans l'édition de 1788,
332 pages d'un in-folio a deux colonnes, et toute l'école y entoure le maître. On en a
déjà extrait un Aristonicus. un Didyme, un Hérodien. Les écoles rivales sont là
aussi avec leurs recensions différentes ou leurs interprétations nouvelles. On les
discute et elles renaissent sous nos yeux. Zènodote d'Lphèse y tient une grande
place et l'on a pu reconstituer le texte de ce « premier éditeur d'Homère ■> que Wolf
se plaît à réhabiliter. En tout, ils sont plus de cinquante. Le manuscrit du gram-
mairien du IVe siècle qui avait compilé ces commentaires, avait une lacune de
935 vers lorsqu'on en fit la copie découverte à Venise; il fallut les y ajouter sans notes.
Sauf cela, les scholies nous donnent une Maie discutée par les meilleurs critiques
de la Grèce. « On peut dire qu'elles dispensent presque de toutes les autres », dit
M. Croisel. « Admirable encyclopédie homérique »! dit -M. Pierron.
11 fallut du temps néanmoins pour qu'on en lit une édition d'après Villoison.
,v INTRODUCTION.
Wolf lui rendit justice, mais il poursuivait une autre idée. En iS33, Lehrs publiait
un petit livre <• pour préparer, disait-il dans son titre, un texte d'Homère d'après
Aristarque ». Devant l'indifférence des savants, il renonça a éditer ce qu'il avait
appelé avec joie l'Aristarchomerum. Trente-deux ans après, il supprimait du titre de
sa seconde édition la promesse de la première. En France, sa patrie, Villoison resta
presque ignoré jusqu'en 1840, où Guigniaut rendit justice à Lehrs. En 1843. Bareste
publie une traduction illustrée d'Homère; il suit l'édition Didot, texte de Wolf.
traduction latine de Dubner. Il lui arrive de mentionner Villoison, citer Aristarque
et d'autres; mais il ne connaît que sur des « on dit » ce qu'il appelle « la scolie de
l'édition de Venise ». Sainte-Beuve, à propos de cette traduction, consulte le court
article de Guigniaut dans Y Encyclopédie des gens du monde ; il parle de Villoison.
mais il n'a pas l'idée de sa trouvaille ni de son livre. Il se figure que Bareste a suivi
son texte et ne semble voir dans le nom d'Aristarque qu'une occasion de parler
pour sa chapelle : <• Homère n'est aujourd'hui tout Homère que parce qu'il n'a pas
manqué de son Aristarque ». Homère était loin alors d'être tout l'Homère de son
célèbre critique. En i855, Dindorf tient compte de ces commentaires: mais, long-
temps encore, on ne les mettra a contribution que sous l'anonyme. Il arrive qu'on
les réfute haut la main, sans savoir que c'est au maître qu'on donne sur les doigts.
En France, l'édition Didot en publie de rares fragments, d'après Villoison: ils n'y
sont mentionnés que comme des remarques d'auteur inconnu et sans nom d'éditeur.
En Angleterre, Paley ose contredire Lord Derby en s'autorisant de ces textes: il ne
sait pas quels grands noms il a dans sa manche. En Allemagne, Ileyne a chargé de
bonne heure son collaborateur de dépouiller Villoison; il en reçoit un travail excel-
lent, mais il s'imagine que tout y est anonyme et, grâce a son autorité, l'erreur dure.
En iS_>5, Bekker avait tout mis au compte des scholies A, B, etc.: treize ans après,
il s'avise de l'erreur et cite ses autorités. Là on peut ju^er de la richesse. A chacune des
pages de son catalogue de variantes, qui en contient des milliers, on voit revenir coup
sur coup Ammonius, Apollonius de Rhodes, Denys de Thrace, Didyme, Hérodien,
Xicanor, Aristophane de Byzance. et cent et cent fois Zénodote, et Aristarque.
toujours Aristarque. Cette édition ne devait pas empêcher M. Leconte de Lisle de
traduire Homère d'après un vieux texte.
Bekker, cependant, n'avait pas publié l'Aristarchomerum. On eût pu, Dindorf, par
exemple, refaire l'Iliade de Zénodote; mais l'un, comme Wolf, se larguait plutôt de
restaurer Longin; l'autre, comme Ileyne. préférait l'ancienne vulgate. remaniée a sa
guise, et la promesse de Lehrs restait sans effet. C'est M. Pierron qui coupa court :
0 Nous reconnaissons que l'Homère authentique, c'est l'Homère d'Aristarque: aussi
demandons-nous l'Homère d'Aristarque », disait-il, et sa réponse était prête. En 1869,
il donnait, dans la collection d'éditions savantes de la maison Hachette, le texte de
['Iliade « d'après la récension d'Aristarque ». Il n'y avait guère moins d'un siècle que
Villoison avait publié le manuscrit de Venise.
Ce livre, qui tient grand compte de 1 immense travail accompli en Allemagne sur
Homère, est une excellente édition critique.
INTRODUCTION. i3
III
Si l'édition aristarchienne se fil attendre, c'est que l'intérêt s'était porté ailleurs.
Wolf reconnut l'excellence du manuscrit de Venise, mais il suivait une autre piste,
celle indiquée par le penseur italien et qui répondait si bien à la philosophie de
l'histoire de Herder, complétant Vico. Que comptaient les meilleures recensions, les
plus célèbres commentaires auprès de l'idée de créer la science des origines de
l'épopée? Devant la vaste carrière que fécondait la critique de Wolf, l'Aristarcho-
merus ne pouvait avoir qu'une importance secondaire.
« Ce serait folie d'espérer retrouver le texte primitif », avait dit Wolf. Mais, après
tant de découvertes, de l'Edda pour les origines de l'épopée germanique, des poèmes
bardiques qui ont détrôné Ossian, ou des textes cunéiformes contenant un récit du
déluge antérieur à la Bible, il serait imprudent de jurer de rien. En attendant, toute
l'étude du savant allemand faisait désirer de remonter plus haut et on l'essaya.
» Au VIe siècle avant notre ère. dit Egger, on n'avait de Vllijde et de l'Odyssée que
des copies grossières et partielles. » — « Ce titre vague {Ylliade), dit M. Pierron,
dut être porté par plusieurs épopées. » — « L'Iliade, à sa naissance, dit M. Croiset,
ne fut autre chose qu'un groupe d'épisodes. » Cela nous reporte bien avant le
temps où chacun des deux poèmes fut divisé en 2 | livres, d'après les lettres de
l'alphabet qui venaient d'être portées à ce nombre; avant même la reunion d'un
premier ensemble de rhapsodies en deux essais d'épopées. On sait qu'une fois rassem-
blées, elles se copièrent sans autre interruption qu'un signe marginal. Bekker fait
de même en remplaçant la coronis antique par un numéro d'ordre en chiffres
arabes, préférés, je ne sais pourquoi, aux lettres grecques. L'intention se comprend :
on voulait imposer l'unité aux deux poèmes et, des lors, c'en serait fait de la rhapsodie.
Aussi Bekker se garde-t-il de donner ce nom aux chants d'Homère, et M. Pierron,
qui en marque nettement les vingt-quatre divisions par une entrée en page avec
titre et sommaire, évite de leur en donner un pour ne pas faire d'anachronisme.
Ilias A, Mas B, est plus exact et sullit bien.
Mais, dès lors aussi, rien n'empêchait l'esprit critique de passer outre pour
remonter à des temps où les rhapsodies, encore séparées, conservaient plus ou moins
d'indépendance. Les points de repère ne manquent pas. 0 Quelques chants con-
tiennent deux ou trois rhapsodies '. » J'aurais pu dire cela sans invoquer personne,
tant c'est connu. Les titres des vingt-quatre livres en mentionnent trente et une ou
trente-deux, et, si l'on étend la division à tous, le nombre des rhapsodies en dou-
blera. Au deuxième, les manuscrits et de nombreuses éditions séparent même les
deux parties, tantôt par un blanc ou un titre, tantôt en recommençant à part le
compte des vers. Je vois que l'incunable de Florence de 1.488 est déjà de ceux-là, et je
trouve encore, en 1788, Villoison calculant à part les vers de la Béotie. L'unité de
chaque poème n'est pas telle, d'ailleurs, qu'il en résulte l'absolue nécessité de n'en
1 M. Pierron.
i4 INTRODUCTION.
reprendre jamais rien a part. Si eela était défendu dans les grands jours, en Grèce,
.m en conservait cependant le droit dans les réunions moins solennelles. Que de
raccords, aussi, n'y sent-on pas, attestant l'ancienne division! Il en eût fallu tant
qu'on en négligea: alors, le manque de soudure marque mieux encore la séparation,
où l'on dut s'arrêter tant de fois dans les villes de second ordre ou en des festivités
intimes. La concordance, de même, fait parfois défaut: il faut entendre Wolf, quand
il voit le roi Pylémène, mort au livre Y, suivre, au XIIIe, le cadavre de son fils. Pour-
quoi y changerait-on rien ? Bekker n'aurait eu garde de rejeter ces vers en note et
M. Pierron ne les marque même pas d'un signe de doute. Évidemment, l'honneur de
l'épopée ne tient pas à cela. D'autres fois, les traducteurs interviennent. Qu'impor-
tait au rhapsode et à son public de faire concorder la Patroclide (ch. XVI) avec la
fin du XIe livre, où Achille a envoyé son ami savoir ce qui se passe au camp, sans
qu'on ait vu Patrocle revenir? Dire qu'il est revenu, le beau détail poétique et qui
ne puisse se sous-entendre ! Un traducteur lucide veille à cela quand sommeille le
bonhomme Homère. On fait donc revenir Patrocle, et le texte, à son tour, rappelle
que l'on se battait. Le chanteur n'y allait pas de tant de cérémonie. Du premier
vers, il devait mettre en scène les deux amis, ouvrir le drame : « Patrocle était
auprès d'Achille, chef d'hommes, versant des pleurs comme une fontaine. » Qu'était-il
besoin, avant cela, d'un vers faible ou d'un raccord puéril? Les vieux traducteurs,
qui avaient ce qu'Egger appelle « une vertu d'innocence », ne s'y prenaient pas
par tous ces chemins :
Patrocle cependant estoit auprès d'Achille.
dit Amadis Jamyn, en i555. Egger voit ici un des signes les plus clairs de l'interpo-
lation. C'est aussi un témoignage de la liberté des rhapsodies, allant au sujet sans
ambages de rhéteur. Préambule et correction sont évidemment à supprimer.
Le prologue de l'Iliade a prêté à des critiques pareilles. Dans le premier vers de
l'édition classique, M. Pierron dénonce sur cinq mots cinq incorrections. Il en est
une collection d autres, et cela s'explique : chaque rhapsode pouvait y mettre du sien.
Pour le premier chant, on l'a réduit à trois vers : « Il n'y a rien d'aussi plat », dit
M. Pierron. A quoi bon cependant? La branche antérieure, les Cypriajues, avait
raconté les excursions des Achéens dans la Troade, le sac des villes, le partage du
butin, la part d'Agamemnon qui s'adjuge Chryséis, tille du prêtre d'Apollon, etc.
Le chanteur savait cela, et ses auditeurs comme lui; il pouvait entrer d'emblée
en matière : Chrysès vient offrir au vainqueur la rançon de sa fille. Ces suppres-
sions sont si naturelles que, dans tous les manuscrits du Perceval le Gallois, sauf un,
l'introduction {Ëlucidation) et le premier chapitre manquent, non pas 12 vers,
mais ijSj, indispensables au sujet, inutiles a l'auditoire. Les manuscrits comme
les chanteurs se placent in médias res : Perceval va a la chasse, où il rencontrera
des chevaliers.
On possède aussi, pour le dernier vers de V Iliade, une variante qui reliait sa der-
nière rhapsodie à celle qui ouvrait la branche suivante. Avec un rythme aussi prompt
a l'enjambement, quoi de plus facile que de rattacher ou détacher les épisodes? Le
INTRODUCTION. i5
remplissage est parfois heureux. Il ne l'est guère à la fin du poème. D'après la
variante, il se reliait a ÏËthiopide par ces deux vers :
Ainsi ils célébraient les funérailles d'Hector. Alors arrive l'Amazone,
Fille du magnanime Ares, tueuse d'hommes.
On a supprimé le dernier vers, et l'entrée de l'Amazone a été remplacée par une
épithète réservée jusque-là à d'autres héros, et qui n'est guère en situation :
Ainsi ils célébraient les funérailles d'Hector, dompteur de chevaux.
En présence de tous ces détails, qu'on pourrait multiplier, quelle difficulté y
aurait-il à se représenter ce qu'étaient les rhapsodies avant ce travail d'ordonnance
qui en forma deux poèmes, et serait-ce donc un sacrilège de s'affranchir d'une
division aussi arbitraire que celle qui n'eut d'autre raison d'être que le nombre de
lettres d'un alphabet, n'ayant pas même le mérite des choses de vieille date? Il
faudrait des motifs plus graves pour nous empêcher de dégager les grandes scènes
poétiques d'interpolations récentes ou de transitions plaies. Ce qui s'est fait depuis
toujours pour le second chant et pour bon nombre d'anciens titres, ne peut être
défendu aussi strictement.
Les suppressions seraient une grosse affaire, moins grosse cependant depuis que
l'imprimerie garantit la conservation des vieux textes, mille fois publiés. Avant cela.
on ne reculait pas devant le problème. Zénodote ne conservait au chant XVIII que
cinq vers relatifs au bouclier d'Achille, et il en supprimait la longue description :
plus de cent vingt vers, vrai hors-d 'œuvre et flagrant anachronisme. Lustathe
déclare que le chant X, la Dolonic, qu'Aristonicus appelait : le Combat de nuit, ne lait
pas partie de Y Iliade, y a été ajouté après coup, et il invoque les anciens critiques,
les Alexandrins sans doute. Les modernes coupent aussi dans le vil. .. ( "est par un pur
sophisme qu'on déclare le Catalogue (ou la Béotie, ch. Il) partie intégrante de ['Iliade »,
disait Wolf, et il allait jusqu'à mettre en doute le dernier chant qui couronne si noble-
ment l'œuvre.
Sainte-Beuve s'attarde a la personnalité d'Homère et à l'unité de chacun des deux
poèmes; mais, parmi les épisodes intercalés, il en désigne une catégorie qui parcourt
tout le cycle et qu'il qualifie de <■ scènes d'Olympe à tiroir, ménagées pour faire tran-
sition ». Réclamer leur suppression, il n'en est point là, dans une courte notice. Mais
voit-on l'épopée sans les dieux? Rien que juger cette coexistence des dieux avec les
hommes, un lieu commun de transition, c'est changer en je ne sais quelle mytholi >gie
de dixième main une des conditions générales de la poésie primitive et en ôter la
sève même, qui est autant religieuse qu'héroïque.
Mais voici un savant. Une fois maître du grec primitif et de ses dialectes, l'ayne
Knight crut pouvoir appliquer sa science à la poésie homérique. Rétablir les deux
poèmes dans leur premier étal, par la simplicité de composition et la pureté de
dialecte, telle fut son idée. Je verrai s'il y aura lieu d'indiquer en notes ce qu'il
retrancha, et je parlerai bientôt de son orthographe. .Malheureusement, Knight par-
!Ô INTRODUCTION.
tait d'une erreur de fait. Il croyait à une première version, unitaire, parfaite, sortie.
nouvelle Minerve, du cerveau d'Homère, coupée en morceaux après coup, et qu'il vou-
lait retrouver sous les manipulations impies des rhapsodes. Aussi, loin de remonter
aux anciennes rhapsodies, il n'emploie même ni la coronis des grecs, ni la lettre de
l'alphabet ou le chiffre marginal de Bekker. D'une traite, il imprime ce qu'il conserve
de ces rhapsodies qu'aimaient à détacher les chanteurs. « C'est prêter la perfection
des poètes de cabinet à un aède improvisateur », dit M. Pierron.
On voit combien on risque de s'égarer en demandant des qualités de collège, un
idéal des temps classiques, à des inspirations primitives. « Il faut entendre comme
j'embellis Homère », fait dire Platon à son rhapsode Ion. C'était bien la peine de
faire la genèse de l'épopée, si ce n'était pour la comprendre mieux dans ses franches
allures. Mais c'est surtout quand la liberté du génie et l'éternelle beauté de la poésie
sont en cause que la rhétorique perd ses droits. Une Bible sans Jahvé, un Ramayana
ou une Iliade laïques, une colère de héros se terminant sur un sacrifice humain au
lieu de rentrer dans l'apaisement de l'humanité, ce serait tout un. Heureusement
aucun critique n'était à l'horizon alors pour diriger une expansion qui se plaît à la
vérité naturelle des choses comme aux redites qu'Aristarque appelle aussi naturelles.
Tout ce qui y reste de rudesse de mœurs, de simplicité de paroles, de vigueur de
sentiments, en est l'essence. Plus on mettra de hardiesse à en écarter les végétations
parasites, les fleurs artificielles, les rajeunissements faux, plus il faudra de respect
pour conserver les traits de l'antique poésie.
IV
Ici se présente un événement nouveau. L'esprit de découverte souffle où il peut.
Dans une époque où la pioche a remué des mondes de fossiles et de monuments,
après la science de Villoison et de Wolf, c'est aux fouilles d'archéologie qu'il appar-
tenait d'agrandir le domaine homérique. On retrouvait l'Inde, l'Egypte, la Chaldée;
pourquoi pas aussi Troie ? On en était à nier son existence, lorsque, concurremment
avec tant d'autres exhumations de peuples et de villes, on vit surgir au jour Ilios,
Mycènes, Tirynthe, Orchomène, et ce qu'on osa appeler le Trésor Je Priant, et les
richesses en or et les sépultures royales des Atrides. Parmi les débris de plusieurs
colonies superposées, à la place où César éleva Y Ilium novum, en l'honneur de son
aïeul Enèe, et pensa à en faire la capitale du monde, où Constantin voulait d'abord
placer le siège de l'Empire d'( trient, le docteur Sehliemann a retrouvé les témoignages
d'une époque antérieure aux homérides, contemporaine au moins de la guerre de
Troie. Comme, dans l'Iliade, Zeus, du haut de l'Ida, « riche en sources », embrassait
la plaine qui servait de champ de bataille aux deux peuples, ainsi l'archéologue
moderne peut voir, du haut des tranchées d'Hissarlik, reparaître des villes super-
posées, avec des murs dont L'argile est vitrifiée et des cendres de blé et de légumes,
comme pour rappeler l'incendie chanté par Arctinus de Milet. Puis, voici des poteries:
jarres, vases, boules à moudre le grain, rondelles de fuseau: des armes en pierre ou en
INTRODUCTION. 17
bronze, des trésors d'or et d'argent, et des autels de sacrifice,- et des tiimali de rois, et
des crânes d'hommes, et des embryons de dieux. L'hypothèse risquée cinquante ans
auparavant par un Anglais, Maclaren, s'est vérifiée par un travail de douze années de
fouilles, et le passé s'éclaire, on touche des yeux et du doigt l'époque des héros
d'Homère. Il avait fallu une profonde étude des textes et une philosophie de l'histoire
inconnue des anciens pour remonter aux caractères du temps : l'état grossier de vie,
les murs et les planchers de terre, les entassements de pierres sans ciment, les mai-
sons sans voûte, les chambres sans cheminées, le culte sans temples, le fer inconnu,
le cheval attelé seulement au char de guerre; l'enfance des idées, les notions vagues
sur les couleurs, sur les arts, sur les sciences; la demi-barbarie des mœurs : le règne
de la force et de la ruse, du massacre et du pillage; l'esclavage droit du vainqueur;
la femme un butin, esclave aussitôt que vaincue, concubine aussitôt qu'enlevée :
l'amour qui n'est pas un dieu ; les richesses et les armes, grande préoccupation de
tous: le roi, chef de clan ou d'armée, devant s'attacher les siens par un mélange de
protection patriarchale et de répression parfois féroce; les reines elles-mêmes, plus
servantes qu'épouses, durement traitées, sur l'exemple du roi des dieux, par l'époux
ou le fils; prises et reprises comme Hélène après deux mariages chez ses ravisseurs,
ne pouvant rester sans un maître : son père, son époux ou son fils; et pendant
que les chefs d'hommes vont à la guerre pour punir un rapt, leur maison livrée
à l'adultère, au pillage, au meurtre, qui attendent au retour ces vengeurs du lit
conjugal; enfin, au-dessus de cette société dont la résignation au Destin est la plus
haute philosophie, des dieux qui s'injurient, se trahissent, sont adultères, se battent
avec les hommes, séduisent leurs femmes, partagent leurs combats, leurs ignorances,
leurs passions; dieux venus de l'Egypte et de l'Asie, qui gardent, dans une langue
harmonieuse, des traces du fétichisme. Voilà les meilleurs commentaires d'Homère
et les moins attendus. En mettant au jour le matériel, si l'on peut dire, de ces temps
lointains, les fouilles ont fait mieux comprendre un état social où les mythes comme
les poteries, les moyens de notation et d'échange comme les parures, les légendes
comme les autels, les èpithètes antiques comme les va»es à attributs de femme ou
à tète d'animaux, les sacrifices sanglants comme les idoles animales ou sexuelles,
tout garde l'empreinte d'un passé lointain.
L'ensemble de ces découvertes des fouilleurs du sol, en Grèce, en Asie-Mineure, en
Crimée, par toute la carte du monde antique, en enrichissant nos musées, a mis au
service des études une nouvelle encyclopédie archéologique, dont Helbig fait remonter
les documents au XIVe et Dumont au XVIe siècle avant notre ère ', et l'on peut dire
du docteur Schliemann ce que Sainte-Beuve disait d'Aristarque : <« Homère n'est
aujourd'hui tout Homère que parce qu'il n'a pas manqué de son scholiaste remueur
de tombes. »
1 Schliemann, Tirynthe, p. io^.
!8 INTRODUCTION.
Il ne faudrait pas se hâter de conclure cependant. C'est dans cet horizon que la
Grèce, malgré les transformations du texte, a laissé l'épopée où éclate son génie :
nul ne peut savoir ce qu'étaient les versions antérieures dont Guigniaut a dit : « Les
chants populaires de la Grèce antique, les épéa..., s'étaient succédé durant bien des
générations, avaient subi déjà bien des élaborations diverses avant que l'épopée fût
possible. Ils la rendirent nécessaire, ils s'y transfigurèrent en s'y organisant, lorsque
après une longue suite d'aèdes ou de simples chanteurs parut un poète!... »
Mais ne faisons pas de confusion : si grossier qu'en fût d'abord le ton et le fond si
barbare, le tableau était humain. Cette civilisation n'a pas été créée d'un coup de
génie; son évolution a duré des siècles; mais elle était née. elle devait briller déjà
dans les rhapsodies. Chacune y a apporté une lueur ou un éclair. Ce qu'on y garda de
l'instantanéité de rendu des primitifs annonce un respect religieux du passé et aussi
peut-être un sentiment du beau viril qu'on ne farde point. Mais la grande place
appartient a ce qu'il y a de noble dans la poésie, et l'archaïsme sert de cadre a un
chef-d'œuvre de vérité humaine.
C'est que la poésie est une sortie de barbarie, je l'ai déjà dit '. Ici. comme ailleurs,
elle embrasse le ciel et la terre, porte dans une société au berceau, dans un culte
embryonnaire, cette transfiguration lente qui est la civilisation, crée à la fois un
peuple et son idéal, des hommes et des dieux. Pour le peu qu'on puisse réduire un
ensemble pareil a des généralités de classement, deux grandes choses y président :
la vérité de la vie et le sentiment du beau. Les vieux usages, violents, parfois
cruels, servent encore a la passion, mais sont plus d'une fois traités d'oeuvres mau-
vaises; ils sont de l'époque. Le reste est de tous les temps: c'est la diversité des
caractères, ce sont les cris de l'âme, les traits de générosité, de sentiment, de grâce,
de mélancolie, rares partout, partout émouvants et applaudis. Le même Agamemnon,
qui parle si brutalement à un prêtre d'Apollon de sa fille et qui enlève à Achille une
autre fille de prêtre, garde Briséis en sa possession, mais il la respecte. L'épisode du
chant XIX, ou il la rend a Achille en jurant qu'il n'a pas usé sur elle du droit du
vainqueur', est une grande scène religieuse. Puis, la jeune fille va pleurer sur le corps
de Patrocle, et, quand Achille a rendu le cadavre d'Hector a l'riam, ce devoir rem-
pli, il va se coucher a l'endroit le plus secret de sa tente :
Près de lui, Briséis. au teint charmant, repose,
dit le poète, et l'on ne pense plus aux abus de la victoire, on voit une femme qui
aime.
Achille aussi, cet Achille dont la colère est le sujet du poème, que fait-il? Contre
1 Lu peu de poésie homérique. Séance publique de la Classe des lettres de l'Académie du n ma. . 887;
in-4» illustré.
INTRODUCTION. 19
les Grecs, il la contient. la bornant à une inertie boudeuse, farouche, qui suffit a
montrer en même temps sa puissance, car, dès qu'il cesse de combattre, l'armée
s'épuise en luttes vaines. Contre les Troyens, au contraire, lorsque Patrocle devient
une des victimes de ce relâchement de la victoire, il la déchaîne avec une formidable
violence. Ses menaces sont d'un sauvage et ses actions d'un barbare. Patrocle a failli
rester sans sépulture, c'est son meurtrier dont le cadavre sera livré aux chiens: il le
dit et le redit avec rage, et il immole douze prisonniers de choix sur le bûcher de son
ami. Mais, quand le vieux Priam est à ses genoux, lui rappelle son père, toute cette
férocité de vengeance tombe, et la colère d'Achille, comme l'épopée qui lui est con-
sacrée, finit, sous le coup du résultat cruel de la mort de son ami, par une rentrée en
humanité. Est-ce que sans cela la bouderie d'un héros eût été digne d'être célébrée
dans tous les siècles? Ceux qui trouvent ce dernier chant inutile veulent un drame
sans dénoûment et ne comprennent rien à la poésie épique, à aucune poésie.
Le sens du beau opère une autre transformation, plus profonde On n'avait que
des idoles, et voilà que s'esquissent les dieux. Ce qui fera dire qu'Homère est le père
de l'Olympe. Disons que la poésie naissante civilise les premiers fétichismes. Ces
dieux ont de l'homme, avec toutes les puissances passionnelles, toutes les perfections
physiques dans la variété des types humains. Leur incessante intervention élève les
faits particuliers à la sphère générale, place des événements qui passent dans le
milieu des choses éternelles. Les sommets de l'Olympe sont l'idéal du temps planant
sur la guerre. Ainsi l'homme, en s'initiant a la vie religieuse et artistique, donne à
ses dieux la beauté et consacre du coup la forme humaine à mesure qu'elle arrive
au beau. Paris manque de courage, il n'en est pas moins toujours appelé beau
comme un dieu. Hélène en a cru un séducteur, elle ne cesse pas d'être la plus divine
des femmes, comme Aphrodite est la plus belle, j'allais dire la plus femme des
déesses. 0 N'accuse pas les dons d'Aphrodite », dit Paris à Hector.
Cette supériorité qui fait donner par Guigniaut une si haute portée d'enthousiasme
au nom de poète, éclate avec une verve qui exigerait l'analyse suivie de chacun des
deux poèmes. J'en ai donné ailleurs ' quelques exemples. Rappelons le mot sublime
qui annonce si bien l'apaisement d'Achille en laveur de Priam : « Tous deux se sou-
venaient! » On en trouvera, à la sixième rhapsodie, un autre d'une mélancolie pro-
fonde. Quand Hélène, du haut des remparts, regarde les chefs de l'armée grecque,
se rappelle son pays, sa famille, et nomme a Priam Agamemnon. elle se souvient du
lien de parenté qui l'unissait au roi et elle ajoute :
Mon frère aux jours heureux, si ce n'est pas un rêve !
Que ces grandeurs et ces grâces s'harmonisent avec les rudesses d'une époque si
différente de nos mœurs, cela tient au fond même de la vérité humaine qui, en tout
temps, mêle les émotions aux violences, l'ange et la bête, comme parle Pascal;
cela est dû, quant à la forme, à ce génie aux libres allures qui se joue des difficultés
et répugne à enjoliver ce qu'on voit vivre.
' lu peu de poésie homérique, etc.
20 INTRODUCTION.
Les fouilles préhistoriques confirment ce sentiment. Ces peuples, au moins dans
l'époque homérique, s'entouraient de toute la richesse possible, ornaient de lions les
portes des forteresses, comme à Myccnes, gravaient les pierres, peignaient les vases,
couvraient les cadavres royaux de riches masques d'or, achetaient des Phéniciens
de belles appliques en bronze, en ivoire, en pierres gravées, en argent, en or, dont
ils couvraient les blocs sans ciment de leurs murailles: des vases et des ustensiles,
de cristal de roche, de cuivre, d'argent, d'or; des ornements d'épée et de casque,
des bijoux de toute sorte et d'une grande beauté. Cette richesse dont Mycènes
a fourni, en or seulement, un poids de plus de cent livres, est telle que l'heureux
archéologue, à la voir sans cesse sortir des tombes, en vient à s'écrier : « Un poète
qui avait continuellement sous les yeux des objets d'art semblables à ceux-ci a seul
pu composer des poèmes divins \ »
A ce double caractère, de fond antique et de burin puissant, de mœurs encore
grossières et de sentiments éternels, correspondent deux catégories d'illustrations :
les objets trouvés dans les fouilles et les chefs-d'œuvre de diverses époques qui firent
passer dans les arts plastiques le même génie.
' Mycenes, édition française, p. 307.
SECONDE PARTIE
i
Cela dit, on peut aborder Homère avec le respect dû â un chef-d'œuvre et la
liberté nécessaire à comprendre une œuvre humaine.
D'abord, la version d'Aristarque doit être contrôlée. M. Pierron ne s'en fait pas
faute. Il expose avec simplicité « la modestie de son rôle ». Quand Homère se suffit à
lui-même, par une confrontation de textes ou autrement, le poète suffit à tout. Si un
doute se présente, on consulte Aristarque, car la meilleure édition porte son nom.
Peut-on admettre ses raisons, la cause est entendue. De même pour les autres gram-
mairiens, dès qu'ils prennent la parole. .Mais les écoles critiques n'ont pas de maître
absolu, ni de sentence sans appel; fussent-elles toutes d'accord, si une raison supé-
rieure peut leur être opposée, le jugement doit être réformé.
Aristarque a supprimé des vers, à peine cinquante connus. Ceux-ci sont étudiés
de près, quelquefois rétablis avec les honneurs de la guerre, le plus souvent con-
servés par pur respect du vieux texte. Bekker alors les relègue en note, ce que je
préfère.
Un de ces passages, longtemps perdu, a une certaine célébrité. Zénodote étant
d'accord avec Aristarque, on supprima quatre vers du chant IX. et l'école put croire
l'exécution définitive. C'était dans un petit drame où le précepteur d'Achille lui
raconte que, pour venger sa mère maltraitée par son père, il séduisit la jeune esclave
à laquelle il la sacrifiait; ces quatre vers ajoutent que, devant les violences de son
père, il faillit devenir parricide. Ils ont une raison d'être, car Phémius veut montrer
a son fougueux élève où peut mener une colère sans frein; mais leur suppression
nous dénonce un des procédés de correction des éditeurs. Sans Plutarque, ils seraient
perdus, et l'on serait malvenu de remarquer que le récit reste incomplet. C'est
en 1572 que Giphanius les trouva dans Plutarque, qui proteste contre leur proscrip-
tion. Depuis, ils font partie de l'Iliade, quoi qu'en dise Aristarque et sa docte cabale.
Que de fragments peut-être ont été sacrifiés de même et restent perdus M
1 Quatre autres vers, moins importants (VIN, 54SÔ51 ), ont été retrouvés en 1711.
■2.2. INTRODUCTION.
En général, fidèle au principe du libre examen de ne passe croire infaillible, l'école
se contente de marquer les vers suspects d'un signe réprobateur, jadis Vobèle : —,
aujourd'hui des parenthèses. C'est laisser la cause au goût du public et au tribunal
de l'avenir. Ceux-là. plus nombreux, environ quatre cent cinquante, sont discutés,
et maintes fois la critique moderne a l'occasion de casser la sentence antique. Plus
d'un de ces passages véreux tient aujourd'hui place parmi les plus beaux, témoin
celui que Lessing admirait tant et où l'on entend, sur le dos d'Apollon courant à la
vengeance, les flèches claquer, ou le cri d'Agamemnon lorsqu'il refuse de rendre
Chryséis, ne la nomme même pas et menace son père de s'en faire une concubine.
Une des plus graves erreurs des écoles grecques a donc été de méconnaître, dans
l'époque homérique, ce qui n'entrait pas dans les bienséances de la leur. Platon avait
donné le ton en reprochant à Homère d'avoir fait des dieux tels que les imaginait son
temps, et non comme on les rêvait dans les jardins d'Académus. Le sens artistique
moderne a en cela une supériorité dont il n'use pas toujours. Les plaintes d'Andro-
maque sur le sort de son fils, quand Hector vient de mourir, sont d'une vérité de t< >us
les temps, qu'on s'étonne de voir suspecter par Aristarque pour quelques détails qui
n'étaient plus du sien. Rien aussi de plus naturel que de voir Hélène se débattre
sous les obsessions de Vénus, quand Paris a fui et que la déesse veut que l'épouse
rejoigne le lâche dans sa chambre nuptiale. Tous nos éditeurs maintiennent ces
épisodes, où M. Picrron trouve au plus haut degré la couleur homérique. Chaque
fois que Zeus et Héra se querellent, Wolf et Bekker, d'accord avec Zénodote, crient
à l'interpolation; M. Pierron résiste, mais il se range à leur avis pour admettre
l'obèle d'Aristarque contre Pénumération que Zeus, séduit par son épouse, lui fait de
ses anciennes amours, auxquelles, dans sa passion, il la trouve préférable (ch. XIV).
Bothe croit excuser Homère en rappelant que les épouses d'autrefois se résignaient
au partage; il aurait pu dire que la polygamie était dans les mœurs. Mais le poète
n'a pas à être justifié. Cette sensation au moment où l'on se passionne pour une
femme et cette manière de la flatter en rabaissant ses rivales sont un trait bien
humain.
La fausse idée des convenances, qui résista au nu artistique de Praxitèle et fait
tache a l'exégèse d'Homère, nous a laissé de ces scrupules dont le sens du vrai doit
nous affranchir. Encore un point que j'estime résolu.
Un autre genre d'inconvenances n'égare pas moins les critiques modernes.
M. Croiset * reproche à M. Pierron une sorte de passion systématique en faveur
d'Aristarque, mais il a aussi ses préférences. C'est pour un écrivain allemand. Selon
lui W. Christ fournit les derniers résultats de la critique \ En effet, on ne pourrait
mettre plus en pièces les deux poèmes. Je me défie de ces vivisections d'une poésie
qui n'en est pas à l'état de cadavre, Dieu merci ! Il est rare que ces sortes de méthodes
résistent au sens du beau. L'auteur français va nous donner un riche éloge de
l'œuvre homérique, où l'homme prend la prédominance sur les événements, où
l'épopée devient œuvre dramatique en faisant entendre de vraies passions, œuvre
1 A. et M. Ckoiset, Histoire de la littérature grecque, t. I. Paris, 1889-1890.
3 Homeri lliadis carmina sejuncta, etc. Leipzig, 1884a
INTRODUCTION. 23
morale en célébrant l'excellence du cœur humain, œuvre littéraire par la profondeur
des sentiments, la concision des récits, l'éclat des traits et une poésie sans arrière-
plan, sans parti pris, mais qui arrive à ce ton homérique que deux mots résument :
la grandeur de l'effet associée à la simplicité des moyens \ On ne pouvait dire mieux.
Mais là-dessus, comme s'il n'y avait pas dans toute œuvre, dans tout cycle, des par-
ties nécessaires quoique moins brillantes, qui laissent respirer l'esprit des grandes
émotions en en préparant d'autres, tout ce qui ne rentre pas dans cette rigidité du
beau ne vient pas du grand poète primitif qui a donné son nom, avec son sang,
aux homérides. Ce patron systématique s'applique à tout, va tout trancher; à peine
Y Iliade en gardera-t-elle quelques chants, et le dernier que Platon citait parmi les
plus beaux ne trouvera pas môme grâce. On pourrait penser aussi que ces morceaux
de choix, d'invention plus brillante, d'impression plus vive, ont été l'objet de soins
plus grands pendant des siècles, et il serait aisé d'y montrer des traces de perfection-
nements qui ne sentent guère les rédactions primitives. Cette critique n'entend rien :
au moindre laisser-aller, à la plus légère apparence de contradiction, un peu de
repos pour le génie ou pour l'auditoire, ce n'est plus Homère! C'est ainsi qu'à vouloir
se créer sous ce nom le maître infaillible des temps anciens, un poète idéal de tous
les temps, on n'en conserve rien que des membres dispersés.
Encore si cette critique participait à l'infaillibilité de son être fictif. En réalité, elle
est à consulter souvent, car elle dégage avec soin le ton des diverses époques, les mor-
ceaux de goût différent, et l'on s'y confirme, à chaque page, dans l'idée que l'œuvre
s'est faite par des développements successifs plutôt que par une rédaction géné-
rale. Mais, dès que le scalpel va plus loin, cette prétendue science devient dangereuse
et bien des fois d'un tranchant injuste. Les froides subtilités de raisonnement, les
dédains du bon sens pour le sens poétique, les erreurs d'une dialectique poussée à
l'absolu, donc à l'absurde, les contresens dans l'esprit et même dans la traduction du
poète ' ne peuvent manquer : la critique n'a réussi qu'a déchiqueter un chef-d'œuvre.
Qu'on en juge par quelques exemples. Parce qu'un songe lui a promis le succès,
on s'étonne qu'Agamcmnon éprouve encore son armée. Rien n'est plus vrai, au
contraire, dans cette situation où, le chef de la victoire s'étant retiré du combat,
la confiance des soldats qui l'aiment peut avoir été ébranlée et une partie de l'armée
être en secret de l'avis de Thersite contre les insulteurs du héros. — Achille aussi ne
peut échapper à la sellette. Pourquoi n'accepte-t-il pas, au livre IX, quand on le lui
offre, ce qu'il recommandera, au XVI", à Patrocle de lui ménager? Mais précisément
parce qu'on n'en est qu'au IXe livre, c'est-à-dire lorsque sa colère est dans toute sa
1 II faut mentionner aussi une forte étude sur la langue et la versification homériques.
2 Un seul exemple. Le célèbre passage dont voici le mot-à-mot :
Claquaient alors les flèches sur le dos du dieu irrité,
quand il s'avançait,
est traduit ainsi : « Et, dans les mouvements de sa colère, ses flèches s'agitaient bruyamment, au rythme
bondissant de son pas ».
24 INTRODUCTION.
force et qu'il n'a pas souffert encore assez longtemps de son inaction dans les batailles,
ni de la privation de sa captive aimée. Loin de l'entendre ainsi, les deux critiques
ne veulent même pas admettre qu'il y ait là une interpolation, c'est une contra-
diction qu'ils y voient, et l'ostracisme ne se fait pas attendre. — Nouveau reproche :
De la fin du livre Ier au XIe, les choses restent dans le môme état ; donc il faut couper
encore dans le vif. Mais c'est précisément là le sujet, de montrer les vains efforts
des Hellènes à vaincre sans Achille ou à le ramener à leur tète. — Le caractère du
héros lui-môme est méconnu. Cette fougue généreuse, dont un accès de ressentiment
fut jugé digne en Grèce de servir de sujet à un poème, est l'objet, en France
comme en Allemagne, de je ne sais quel mépris pour ses plus nobles combats de
sentiments, pour ses émotions les plus sublimes, devant la mort d'un ami ou la dou-
leur d'un père. « Les affaires (des Grecs) vont de mal en pis jusqu'à ce qu'il plaise
à Achille d'envoyer ' Patrocle au combat et ensuite de renoncer à sa colère pour
le venger. » On ne parlerait pas autrement d'un caprice d'enfant ou d'une coquetterie
de courtisane.
Et ce n'est pas tout. Le combat singulier de Paris et de Ménèlas, nous dit-on, « se
comprendrait mieux la première année que la dixième, cela est vrai. » — Vraiment!
La vérité, c'est qu'au début d'une expédition, après qu'on a vu repousser les pre-
mières demandes de réparation, on est tout de feu, les cœurs se révoltent, l'ardeur
supprime la réflexion, ou veut se rendre justice, reprendre l'épouse enlevée,
punir le coupable, brûler la ville. Après dix années de souffrances, au contraire, on
commence à se prêter aux conseils de la sagesse, à la modestie des solutions.
Ménélas, Priam, Hector, Paris, Hélène le font assez entendre. Mais les grands
critiques n'écoutent que leur bon sens : « Cela est vrai, mais les invraisemblances de
ce genre sont de celles que tous les poètes se permettent. » Avec quelle irrévérence
cet admirateur d'un Homère idéal parle des poètes ! C'est pour moins que Zoïle
s'est fait un si triste renom. Faut-il dire qu'on n'est poète qu'à la condition de mieux
comprendre le cœur des hommes?
II
Les hiatus d'Homère ont agacé les grammairiens autant que ses inconvenances et
invraisemblances. Payne Knight, en voulant rétablir le pur éolien, les remit en
question. Déjà, en Grèce, on s'était pris d'un beau zèle à farcir le texte de particules
euphoniques. Agacé à son tour, Aristarque les supprima. Heyne, après Bentley,
proposa de reprendre une lettre abandonnée qu'on retrouvait dans les vieilles
inscriptions, le Vau ou Digamma, et de l'employer comme notre /' dont Littré se
gausse en citant La Fontaine : « L'on lui fait trop d'honneur... L'on l'appelle... »
Knight en mit partout. Les hiatus sont nombreux dans les mots, en grec comme en
français; il en fallut là aussi. Le latin appelle les fils d'Atrée, Atrides; le grec disait
Atréides; Knight n'est pas satisfait, il lui faut Atréfides. A ce compte, nous n'aurions
1 C'est : de permettre à Patrocle d'aller combattre, qu'il faudrait dire.
INTRODUCTION. -±5
plus XIlia.de, et c'est bien ainsi qu'il l'entend. En tète de son texte, il met des
digamma, et c'est la Filfiade ou la Wilvia.de qu'il nous donne. Bekker y apporta
plus de modération, et l'idée n'est pas rejetée : M. Pierron n'a pu s'abstenir de
donner une « liste des principaux mots qui, chez Homère, avaient le digamma ».
Pour un traducteur, les hiatus restent seuls en cause. Littré, dans une autre
tentative de remonter au ton primitif, en fait à chaque vers qu'il traduit. Il y
en a partout dans la poésie française jusqu'au XVIe siècle, où Régnier raille encore
ce soin nouveau de
Prendre garde qu'un qui ne heurte une diphtongue.
Malherbe avait commencé la réforme, mais il avait lui-même son hiatus auquel
Régnier fait allusion : « L'àme qui est née ». La Fontaine ne s'en fit pas trop scrupule
et Molière en a un aussi : « Le cerf donné aux chiens » (Les Fâcheux). Génin en cite
d'autres qui sont contestables et omet celui-là qui ne l'est pas. Quant aux hiatus dans
le corps des mots, il serait impossible d'écrire deux pages de suite en les évitant, et on
n'en est pas là en France, au contraire. La loi répond, certe, à un sentiment musical,
mais elle ne peut être absolue, et l'on se met volontiers à l'aise avec elle aujourd'hui.
Voltaire plaidait déjà contre et Littré soutient que, pour rendre les deux hémistiches
de La Fontaine à l'euphonie, il suffit d'y supprimer la lettre euphonique. Que
d'hiatus même servent à l'harmonie ! Après va, on a le choix entre deux lettres de
raccord : « va-t'en, va-z-y » ; on n'en veut aucune dans « va et vient, il va a
Paris », etc. Même quand la lettre y est, on ne la prononce pas ; on a beau être habi-
tué à dire : « petit'ami, grand'ami, on est'ami, cet'ami », on n'en dira pas moins :
« Monsieur et - ami », et l'hiatus l'emporte.
Dans Homère, comme dans toute la poésie primitive, cette « licence » concordait
avec la libre allure du rythme, répondait à la naïveté épique qu'elle ne dépare pas,
était sauvée, comme dans nos patois, par divers procédés de prononciation ou d'éli-
sion. Athénée a très bien justifié cette désinvolture quand il parle du « goût musical
instinctif » qui se remarque dans « cette poésie faite pour le chant ». et qui même
nous présente fréquemment, sans que cela fasse la moindre dilliculté, des vers où il
manque quelque temps, soit au commencement, soit au milieu, soit à la fin. Le succès
modeste du digamma ne s'impose donc pas atout prix à une traduction qui ne croit
devoir négliger aucune des facilités de ton de l'original, ni 1 enjambement libre, ni
la césure changeante, ni la cadence aisée, ni la construction familière. On n'ira pas
jusqu'au vers sans tète ou sans queue, mais pourquoi craindrait-on une rime faible
ou « une voyelle à courir trop hâtée »? Je n'en ferai pas ostentation, mais j'ai trouvé
utile de ne pas m'en abstenir, quand la vivacité du ton pouvait y gagner.
Pour vieillir Homère, Knight le perfectionnait. Littré fait le contraire et se trompe
aussi. Il part du point de comparaison des chansons de gestes, pour traduire le
premier chant de Ylliade en langue d'oïl. Son erreur est de confondre le génie
homérique avec la manière des trouvères, qui en diffère comme la prodigalité du
choix, la profusion de l'ordonnance, la concision de la prolixité, le style de son
embryon. Voyez seulement la belle scène où Hélène nomme à Priam les chefs de
26 INTRODUCTION.
l'armée des Grecs. Dans le Mahabarata, elle prendrait deux ou trois mille vers; du
temps où on parlait la langue d'oïl, peut-être se serait-on contenté de six ou huit
cents; ici, elle se borne à quelques noms, à des détails choisis, et coupe court, après
cent vingt-huit vers. On a beau, d'ailleurs, connaître une langue morte, on ne la
ressuscite pas en la pastichant. Le beau moyen, vraiment, de faire mieux comprendre
Homère, que de le traduire dans une langue incompréhensible, qui, elle-même,
aussitôt, a besoin d'être traduite en des centaines de notes, si bien que pour avoir
une idée du poète il faudrait apprendre une langue oubliée! L'archaïsme est, sans
contredit, l'idéal du ton; mais la langue d'Homère n'en est plus a la Chanson de
Roland ; le seul archaïsme possible est un archaïsme que l'on comprenne, qui soit
clair autant que pittoresque. Régnier, La Fontaine, Molière en sont parfois des
modèles, et Paul-Louis y a réussi, après Amyot. Mais qui reconnaîtrait une harmonie,
si admirée par Lessing, dans ces deux vers :
Es-vos, au dos du Dieu, le carquois a tenti,
De loin, lui cheminant; il vient semblans la nuit.
III
C'est une assez petite chose de rendre aux dieux leur nom grec. Paul de Saint-
Victor en fournit la meilleure raison : la forme latine, passée dans le français, est
devenue trop banale, a prêté même à la parodie. Les archéologues ont donne
l'exemple, et l'usage commence à se faire. On n'a rien porté à l'extrême, cependant.
En général, on ne dit ni Aphrodite, ni Apollon, ni Phoibos, ni Létô; on se contente
d'Aphrodite, d'Apollon, de Phébus, de Latone. Le même auteur conseillait de s'en
tenir au nom des grands dieux, et on ne l'a pas toujours écouté. Se donner ce genre
est tellement facile, qu'il n'y a guère ni mérite ni profit. Ce qui doit nous mettre en
garde, c'est la presque impossibilité d'y rester fidèle sans aller jusqu'à la cacophonie.
Homère a des locutions comme celles-ci : « la fatalité et la mort, la fatalité de la
mort ». Dire : la Kèr et la mort, la Kèr de la mort, est illogique. La Kèr et le
Thanatos seul serait conséquent, mais où va-t-on avec ce système? Pourquoi pas
aussi le Sommeil, le Songe, le Vent, la Paix, la Fortune, la Santé, en grec? Pour-
quoi Hélios et pourquoi pas Los et Gaia? Pourquoi les Kharites, dont le nom français
n'est pas près de se gâter, et pourquoi les Heures? Pourquoi Niké pour la Victoire
et la Persuasion au lieu de la déesse Peitho? On pourrait citer bon nombre de ces
inconséquences, tout aussi inexplicables, qu'impose aux plus grécisants la clarté. Mais
voici qui est plus décisif encore : On risque de confondre l'être divin avec l'élément
qu'il personnifie, et qui sait où cela peut mener l'amphigouri? L'astre-soleil tombe; le
dieu du jour marche, descend, s'élève, s'éloigne, ne fait pas la culbute. Les navires
fendent l'eau; leur faire fendre un dieu, Poséidon ou Neptune, cela ne sera d'aucune
langue, non plus que de dire : « Hélios tomba ». Et si l'on fait, sous le navire, écumer la
mer, c'est bien; mais Neptune écumant parce qu'il est fendu en deux, quelle poésie!
INTRODUCTION. 27
Je prends cet exemple, parce qu'on a été jusque-là; j'ai déjà eu l'occasion de le relever,
après la Revue des Deux-Mondes '.
Les noms d'hommes et de villes ont moins changé. S'il en est un dont on ait usé et
abusé, c'est bien celui de Calchas; il est impossible de le remettre à neuf. Mais que
gagne-t-on à dire Achilleus, Odysseus, Héléna, Hécabé, Troie, Lakedaimon, Atha-
naiens? Homère est-il donc si pauvre qu'il faille jeter tant de poudre aux yeux de
ses lecteurs?
Il est un point qu'il convient davantage de conserver. C'est ce qu'un vieux « trans-
lateur » a appelé : les vertuz
Des adjectifs dont les mots sont vestuz 2.
Si ces épithètes étaient fixes, selon une expression qui n'est pas exacte en tout
point, il pourrait y avoir certaine gène à les faire entrer toutes dans le vers français.
Heureusement, chaque dieu et chaque héros s'en privent souvent, en ont de rechange.
Héra et Athéna en ont plus de huit, Achille et Ulysse plus de treize, Zeus et Ares plus
de vingt. Le même qualificatif passe de dieu à dieu, d'un sexe à l'autre, de dieu à
homme, et il est telle épithète qui a plusieurs variantes. Avec les cinq mots qui
vont de trois à six syllabes pour qualifier le dieu qui lance des flèches, la marge ne
manque point 3. Le plus souvent, d'ailleurs, il serait bien difficile de deviner pour-
quoi le poète a préféré l'un ou l'autre adjectif ou s'en est abstenu. Sauf les cas où le
mot a une visée de force ou d'ironie, d'ampleur ou de grâce, — alors il faut être exact,
— ce qui importe, c'est de garder dans toute l'œuvre cette sorte de coloris épique,
et pour cela il suffira généralement d'en parsemer le récit, ainsi que le texte le fait le
plus souvent, sans autre intention que la couleur même, et au gré du rythme.
Deux de ces épithètes qu'on rencontre dés les premières rhapsodies ont une force
qui s'impose; Pelletier dirait : une vertu. Quand Homère dit : • liera aux yeux de
vache, Athéna à tète de chouette » — ce sens ne fait plus question, — il faut voir là
des vestiges de l'époque hiératique. Il faut y ajouter Apollon Smintheus : raticr ou
tueur de rats. Nul doute que ces noms ne rappellent l'ancien culte aux symboles
d'animaux. Quand Schliemann prétendit que les idoles à tête de chouette, trouvées
dans les restes préhistoriques de la Troade, représentaient Pallas- Athéna, Max
Muller se déclara prêt à acquiescer si l'on y trouvait aussi des idoles a tète de vache.
L'archéologue n'en eut pas le démenti. C'est par centaines qu'il en découvrit à
Mycènes, en terre cuite, sur gemme, en argent, en or : 0 cinquante-six tètes de vache
en or », dit-il 4. Athènes était le centre du culte de la déesse dont elle porte le nom;
1 Encore une page de l'art grec : L'Orestie (Bulletins de l'Académie de Belgique, 3e série, t. XVIII,
p. 729, 188g).
2 Pelletier du Mans, 1347.
3 "Exaxoc, 'ExiepYOç, 'Exiiêd),oî, 'Ey.aTT)6d).o;, 'ExaTT|6eXéci)4. Voir aussi les épithètes d'Ulysse, qui
lui attribuent beaucoup de conseils, d'inventions, de bon sens, d'activité, etc.
4 II y en avait aussi à Tirynthe. A Mycènes on a trouvé une tête de vache, de grande dimension, très
bien modelée en argent, avec les cornes en or, ainsi qu'un soleil plaqué entre les cornes. (Voir Mycènes,
pp. 296 et 2117.
28 INTRODUCTION.
elle avait sur ses monnaies ' une chouette (y).a'j;) avec la tète de .Minerve à l'œil
« globuleux ■), le mot est de Beulé. De même, les monnaies de l'île de Samos et de
Messine, sa colonie, ont des tètes de vache: c'était là que se trouvait le plus grand
sanctuaire de Junon (Héra). Les premiers rédacteurs épiques ne le comprenaient
sans doute plus ainsi et n'y voyaient qu'une épithète élogieuse du bon vieux temps,
« maintenue par la force de l'usage », dit Croiset. On trouve donné indifféremment
à une suivante d'Hélène, à une néréide, à une épouse, un de ces noms d'antique
litanie. Alors, ce serait aller loin que de vouloir attribuer au mot un autre sens
que « femme aux yeux éclatants » : mieux vaut le supprimer ou le remplacer par un
équivalent. Mais où ces épithètes sont des vestiges du culte antique et comme ces
formes de respect dont on salue un dieu chaque fois qu'on le nomme, comment
conserver ces échos vénérables ? Je crois qu'il le faut absolument, comme pour les
formules de prière ou de serment. Pour Athéna, on peut y voir le symbole de l'aube
perçant les ténèbres ou de l'éclair fendant la nue, sortant tout armé de foudre du cer-
veau de Zeus (le ciel) assembleur de nuages, et dire : Athéna, aux yeux fulgurants.
Mais rien de pareil n'est possible pour les yeux de vache, et le caractère religieux
échapperait dans l'un et l'autre cas. Un équivalent, où le trouver? Dans quelle
époque, dans quel culte, dans quelle langue? Le moins qu'on risquerait serait de
mettre une dureté de ton où jadis il y avait une adoration, où plus tard la Grèce a
vu un éloge consacré par les siècles. Je ne connais qu'un moyen, c'est de laisser le
mot tel qu'il est. S'il doit rester hiératique, il ne le peut autrement. La mythologie
et l'histoire nous en fournissent assez d'exemples. On ne traduit pas Aphrodite par
née de l'écume, ce qui serait faux pour Homère même, qui donne à Vénus une autre
origine. Dion comme saint Jérôme reste Chrysostome. On ne reconnaîtrait pas dans
Constantin né dans la pourpre, l'empereur Porphyrogénète; et qui s'aviserait d'ap-
peler Horatius Coclès, Horace le Borgne, ou Marcus Tullius Cicero, Marc Tulle Pois-
chiche? Il en est de même, pour nous borner, de Charles Martel, de Louis le Hutin,
dont on serait mal venu de rajeunir le nom. Ce sera parler grec en français, soit,
mais ce ne sera pas en vue d'une ostentation vaine, et les circonstances le mérite-
ront. On gardait ainsi dans les sanctuaires, à côté des chefs-d'œuvre de la sculpture
représentant les dieux, des restes informes de l'ancien culte : aérolithes 2, mor-
ceaux de bois sculpté 3, idoles dédalnjues, Xoana 4, etc., qui restaient, comme nos
1 On les appelait même des chouettes, — « qui nichent dans les bourses », dit le poète comique. De là
aussi le dicton : porter des chouettes à Athènes, qui équivaut à notre « porter de l'eau à la mer ».
2 « C'est ainsi, dit M. Collignon (Mythologie, p. n), qu'à Thespis, une pierre non travaillée était
conservée comme un antique simulacre d'Éros. » (PausXniaS, IX, 27, 1.)
3 Le poème des Argonautes, attribué à Orphée, et celui d'Apollonius mettent en scène la confection de
ces idoles : « Il y avait, dit ce dernier, un épais tronc de vigne poussé dans la forêt et sans ramure au pied ;
ils (les Argonautes) le coupèrent pour devenir l'image sacrée Je la déesse de la montagne. Argos la tailla
habilement et ils la placèrent sur la cime escarpée, à l'ombre des grands hêtres... Ils firent l'autel avec un
ras de pierres. » (I, v. 1 1 17, etc.) — Callimaque, Hymne à Artémis, mentionne une statue que les Amazones
érigèrent à cette déesse sur le tronc d'un hêtre, et pour laquelle, dans les âges suivants, on bâtit un temple
à Kphèse. (V. 237, etc.)
* Voir sur les Xoana, Collignon, Mythologie, pages 14 a 20. « Les monuments d'un art plus avancé
ne firent jamais oublier à la piété des fidèles les informes Xoana » (p. 17).
INTRODUCTION. 29
reliques, un objet de respect religieux pour les uns, traditionnel pour les autres.
Le plus souvent, le nom hiératique est dissimulé ; de l'idole on a fait un dieu, du
grain de sable une perle. Schliemann, parlant de cette refonte du nom des divinités
orientales dans un moule grec, dit : « Il n'y a pas jusqu'au doux surnom de Zeus
Meilichios, qui ne serve de masque hellénique au redoutable Moloch. »
Nous ne sommes plus au temps où les traducteurs risquaient de n'être pas lus s'ils
n'élaguaient ou n'adoucissaient les textes. Après Mm<: Dacier pour Homère et Ducis
pour Shakespeare, Herder le fit encore pour le Romancero du Cid. Voltaire écrivait
à Mme Dacier : « Il faut écrire pour son temps ». Le temps n'était pas alors a la vérité
archéologique; il a changé aujourd'hui, tâchons d'être du nôtre.
IV
Le traducteur le plus modeste a maintenant a sa disposition des choses indiscu-
tables, et l'on peut procéder par éliminations. Alors, soit qu'on se sente reporté
a la sculpture polychrome, comme semble le souhaiter Sainte-Leuve, ou qu'on
lui préfère la simplicité nue dont parle Latin, pensant à l'art de Praxitèle, le ton
d'Homère ne se refuse pas a l'analyse, et se tenir dans la vérité de l'époque n'a rien
d'impossible. Quelques exemples seulement. Le nom de Grec est très rare chez les
anciens auteurs. On ne le signale guère que chez Alexandre Etolien '. Il manque dans
Homère, et rien n'est plus juste que de s'en abstenir. Les chevaux ne servaient alors
qu'a traîner les chars de combat, on ne pourra plus parler de cavaliers de guerre.
Le 1er était inconnu à l'époque du siège de Truie, rare du temps d'Homère, où
« l'on ne savait pas bien le travailler », dit Ai. Pierron. Schliemann a trouvé mille
objets en bronze ou en cuivre : épées, poignards, lances, armures, haches de combat,
simples ou à deux tranchants, flèches et pointes de flèches, couteaux, mors, vrilles,
clous, chaudrons, clefs, verroux, trépieds, broches, disques, cuillers, etc. « Je n'ai
jamais trouvé, dit-il, la plus légère trace de 1er dans aucune des cinq cités préhisto-
riques 3. » On ne dira donc pas jeter l'ancre, car ce mot rappelle un instrument en
fer; le texte dit : jeter la pierre, et cela doit suffire. S'il faut laisser a Achille sa grande
épée, on ne dira plus qu'elle était de 1er. non plus que les jambarts des Hellènes.
Je n'ai pas trouvé l'occasion dans ce que j'ai traduit de parler du 1er.
Rien ne permet non plus de penser qu'il y eut des temples à cette époque. < )a
retrouve dans les cités préhistoriques des restes de palais, de forteresses, de
tombes, etc. « Quant aux temples, ils font défaut », dit le savant a qui le Dr Schlie-
mann a demandé une préface pour sa Tirynthe. D'abord, on avait cru reconnaître
des ruines de temple à Lergamos et ailleurs, « mais ces Messieurs (Schliemann et
Dôrpfeld) ont changé d'avis quand ils ont pu, à Tirynthe, explorer des restes
1 Dans le poème des Muscs, cité par Macrobe.
2 Ilios, p. 774. Voir aussi page 3ifi : « Il n'est pas question de fer », page 610 : « Pas la moindre trace
d'épée », et Tirynthe, page 71 : « Même dans le palais supérieur de Tirynthe, je n'en ai pas trouvé trace,
pas plus d'ailleurs que dans les décombres préhistoriques de Mycènes, d'Orchomène et de Troie. »
3o INTRODUCTION.
analogues, mais mieux conservés ». C'étaient des salles de palais. Et le savant
affirme sans réserve que, « dans aucune des trois forteresses jusqu'ici explorées et
appartenant à une haute antiquité (Ilios, Mycènes, Tirynthe), on n'a trouvé trace
d'espaces clos destinés au culte ' ». Il n'y avait que des cours intérieures, des places
publiques ou réservées, où l'on dressait des autels, simples blocs de pierre ou tas
de briques cuites au soleil, avec ou sans fosse de sacrifice, comme à Tirynthe J,
à Mycènes 3, à Troie 4, à Thymbra s. « Là, dit un autre collaborateur de M. Schlie-
manrt, M. Fr. Calvert, nous sommes en présence d'une enceinte sacrée à l'intérieur de
laquelle se dressaient jadis des autels dédiés sans doute à cet Apollon Thymbrien
dont le temple, d'après Strabon, doit avoir été élevé a cette place même 5 ». Il faudra
donc s'inspirer de ces données pour exprimer ce qu'avait en vue le poète.
La simplicité d'Homère tient aussi un peu a l'état de la langue. Alliances de mots,
métonymies, synecdoches, quoi encore? Homère n'en est pas à tant de richesses. Il
ne parlera pas de la vaillance des hommes, il dira : les hommes vaillants. Il connaît
les choses bien faites, bien ouvrées, bien ornées ; le mot d'art, dans le sens autre
que la technique, n'est pas de son vocabulaire : on n'y emploiera que les périphrases
dont il se sert. Si l'on n'exerce sur sa plume une surveillance de tous les instants, on
risque de patauger dans toute sorte de minuscules anachronismes de langage.
Avec si peu de ressources et dans un temps où
Les négligences sont les plus grands artifices,
les répétitions ne pouvaient manquer d'être fréquentes. Même les plus simples
restent dans le ton général de l'œuvre, ne fût-ce qu'en écartant les tournures
modernes qui risquent d'en sortir. Il en est qui servent a l'idée ou à la forme. Celles-
là sont à suivre strictement. Notons, puisqu'on les néglige trop, les adverbes qui se
correspondent : ainsi, de même; alors, alors; au fond, à la surface; aussi longtemps,
aussi longtemps. J'ai cité ailleurs un vers qui perdrait tout si on les omettait : c'est
lorsque Antinous dit à Ulysse que ses paroles ont
La grâce à la surface et la sagesse au fond.
Une autre fois, c'est le mouvement qu'on amoindrirait. Quand Apollon accourt à
l'aide des Troyens, l'égide à la main :
Aussi longtemps qu'inerte il la tient suspendue,
Aussi longtemps, de part et d'autre, on meurt, on tue...
c'est tout un tableau, préparant l'effet de l'égide que va secouer le dieu.
1 F. Adler, préface à Tirynthe du Dr Schliemann, p. u.
2 Plan d'un autel avec fosse de sacrifice, dans la cour d'habitation des hommes de l'acropole. ( Tirynthe,
p 322 et pi. ll.i
3 Mycènes, autel dans un tombeau, planche F.
* Ilios, p. 32, fii;. 6.
5 Ilios, supplément sur Thymbra, par Fr. Calvert, p. 945. fig. 1691, et p. 9^6, fig. 1714.
INTRODUCTION. 3;
Il est d'autres répétitions plus respectables. Quand Anténor fait le portrait
comparé de Ménélas et d'Ulysse, il montre le fils de Laërte prenant la parole
et entraînant l'auditoire :
A cet Ulysse-là. nul n'eût livré bataille.
Et nous n'admirions plus l'Ulysse à large taille.
Le nom d'Ulysse deux fois répété s'impose: le reste peut être laissé aux exigences
du rythme... ou de la rime.
Les redondances sont de cette catégorie. Elles ne sont pas à dédaigner dans un
texte qui s'en colore. M. Pierron remarque à ce sujet que nous disons bien : monter
en haut, descendre en bas, reculer en arriére, sûr et certain, contraint et forcé.
Pourquoi ne dirions-nous pas avec Homère : muets et en silence: il parle et ne se tait
pas ; il obéit et ne résiste point: ou. comme Paris à Hector :
Tu m'attaques pour cause, Hector, et non sans cause.
Le plus souvent, cette insistance sert à une gradation d'idée : alors c'est le sens même
et souvent la poésie qui l'imposent. Quand Thétis demande a /.eus de venger Achille
en donnant la victoire aux Troyens jusqu'à ce que les Achéens • aient honoré mon
fils et lui aient rendu hommage », traduire ainsi c'est remplacer par une répétition
vaine un trait de caractère, car Thétis, croyant avoir fléchi Zeus, enfle ses prétentions
au dernier vers et dit (I, 5io) : « Jusqu'à ce qu'ils aient honoré mon fils et l'aient
augmenté en honneurs ». Ce n'est pas la peine de traduire un poète pour châtrer
la poésie.
Le premier chant de Y Iliade m'a fourni l'occasion de prendre une liberté grande.
Je ne dis pas contre l'antique poésie. Que de manipulations n'a-t-elle pas subies, dont
on voudrait la dégager! Je dis en faveur de l'ordre poétique naturel des épisodes,
qu'on a pu réunir sans avoir le droit de les emmêler. Or, le premier chant est divisé,
dans son titre, en deux sujets : la peste — le ressentiment. Mais on s'aperçoit vite
qu'une partie principale du second a été placée dans le premier, histoire sans
doute d'enchevêtrer le tout de façon qu'on ne puisse plus reprendre la division
en rhapsodies. Pour cela, il a fallu troubler deux fois la suite logique du récit.
Qu'on en juge. Dans la première rhapsodie, bien nommée la Peste, le fléau qui
frappe l'armée, sa cause, ses effets, la recherche du remède, le succès de l'entreprise,
la fin de la peste, voilà me succession de faits où rien ne manque, un drame qui
commence et qui finit. Aussi, dès qu'Agamcmnon et Achille ont pris la résolution,
pour sauver l'armée, d'obéir. 1 un au dieu en rendant sa captive, l'autre au roi en
ne combattant pas pour garder la sienne, la première chose que fait le roi, c'est
d'organiser le départ de Chryséis et d'offrir sur le rivage une hécatombe, préparant
le succès de l'expédition que va conduire Ulysse. Cela dit, quelle est la suite du récit?
3z INTRODUCTION.
Ce ne peut être que l'expédition elle-même : le départ du vaisseau, la restitution de
la fille à son père, etc. Si l'on y passe, toute transition est inutile et l'histoire suit son
cours ininterrompu. Mais que viennent faire là plusieurs scènes qui suspendent
l'entreprise et coupent le récit : celle où Agamemnon envoie deux hérauts enlever sa
c 'ptive à Achille, qui la rend sans résistance; celle où Achille, en larmes se plaint à
sa mère; le résumé qu'il fait à Thétis de ce qui vient d'être raconté tout au long —
résumé qu'Aristarque approuve Zénodote de retrancher et qui, en effet, à cette place,
à quelques vers seulement d'intervalle du récit, ne peut être qu'une superfétatioo : —
enfin, la vieille légende de Briarée et la promesse de Thétis de gagner Zeus :
cent soixante-quatorze vers interrompant le sujet, risquant de compromettre le
succès de l'expédition, détournant l'attention de l'intérêt principal, brisant l'ordre de
la rhapsodie, lorsqu' Agamemnon lui-même vient de dire qu'il reviendra sur cela plus
tard? Puis, comme la digression a dû faire perdre le fil de l'histoire, il faut quatre
vers de raccord pour le renouer. Là même, Zénodote les considérait comme une redon-
dance. « Ils forment transition », dit M. Pierron, qui ne voit pas d'inconvénient bien
gr ive à les supprimer. Ils révèlent surtout le besoin de donner une forte soudure à
deux fragments qui ne tiennent pas ensemble. Qu'on passe, au contraire, a l'expé-
dition d'Ulysse, ces cent soixante-quatorze vers écartés, tout coule de source : l'arrivée
à Chryse, la jeun^ fille rendue à son père, l'holocauste offert au dieu, la prière du
prêtre en faveur des Hellènes, l'apaisement d'Apollon, le festin qui célèbre la récon-
ciliation. La peste étant conjurée, que manquerait-il a la rhapsodie? Klle se termine
sur le retour de l'expédition au camp des Hellènes, sauvés du fléau.
Mais ce long fragment, fourvoyé la, on a déjà compris que c'est le début indispen-
sable, la tête même de la seconde rhapsodie. Cette fois, le sujet est le ressentiment
d'Achille. Si Agamemnon en croyait Nestor, n'exécutait pas sa menace, cette ran-
cune n'aurait plus de raison d'être. Sa seule cause sera l'enlèvement de Briséis. Il
ouvre d'emblée la rhapsodie, et la série régulière des scènes ne s'arrête plus. Les
quatre vers de soudure sont parfaitement inutiles, tout rentre en son lieu et place.
Achille cède, mais il pleure, en appelle à sa mère, lui raconte l'affront qui lui a été
fait, —ici le résumé redevient naturel, — Thétis lui promet de fléchir Zeus quand il
reviendra, dans douze jours. Ainsi finit le fragment publié trop tôt. Replacez-le ici,
le récit s'enchaîne : au douzième jour, Thétis monte à l'Olympe et la rhapsodie va de
lavant jusqu'à la fin. Je demande qu'on lise, sans préméditation aucune, la suite des
épisodes telle que je l'établis, et qu'on juge s'il est rien, le moindre indice, qui puisse
y faire soupçonner un déplacement. J'ose espérer qu'on ne s'en apercevra même pas.
Si les épisodes avaient été trouvés dans l'ordre que je leur donne, qui donc eût jamais
conçu l'idée de s'arroger, pour les classer mieux, la liberté que je me crois en droit
de prendre ?
INTRODUCTION. 33
VI
Si hardies ou si minimes qu'elles soient, ces résolutions ne peuvent former, dans
leur ensemble, qu'une sorte de préparation des valeurs d'un tableau, ou comme le
fond coloriste d'un portrait. L'exécution préparée ainsi, il faut que l'œuvre s'anime.
Un des caractères de la poésie homérique exige la traduction en vers. Car comment
rendre autrement la physionomie du rythme? J'ai déjà traité ce point. Il faut y
prendre garde cependant : cette incessante variété du cadre poétique n'a rien de
préconçu, d'appris, de combiné; elle est inhérente au vers grec, comme née avec lui.
issue de l'instinct musical de la langue, on pourrait dire autochtone. Le « faire dilli-
cilement des vers faciles » ne serait guère en situation, car c'est le faire surtout qui
est naturel ici et franc. Je n'ai plus à insister.
Il en est de même de la langue. Quelque revision qu'elle ait subie à travers les
siècles, elle reste sans parti pris. Force ou grâce, élévation ou violence, naïveté ou
crudité, rien n'y est factice. Zénodote et Aristarque ont eu beau trouver inconvenante
la menace d'Agamemnon a Chrysès de faire de sa fille captive sa concubine, on n'a
pas eu l'idée de mettre une sourdine à ses paroles, comme font nos plus hardis tra-
ducteurs: leur « partager mon lil » est cherché ; coucher serait dur; le texte conserve,
sans intention, le mot simple : venir dans mon lit. Ainsi, dans la statuaire, entre
l'archaïsme des bas-reliefs de Démeter et Coré , par exemple, et les Cérès gracieuses
ou graciles des écoles en décadence, on a les simples déesses aux larges flancs du
l'arthénon ou de Cnide. C'est en ces points que peut être précieuse la vertu d'inno-
cence dont parle Egger, et bien des fois la vieille langue française y servirait a souhait.
L'ampleur, parfois emphatique, du latin ne serait pas de mise; l'harmonie même de
Virgile ressemblerait ici à ces « chefs-d'œuvre » de la statuaire romaine, qu'on croit
de l'art grec tant qu'on n'a pas vu autre chose. Mais qu'on retrouve la Victoire de
Pœonios, l'Hermès de Praxitèle, le Criophore de Polyclète. l'Athlète tireur d'épine
de la bonne époque, tout s'oublie devant la simplicité
Et le naïf de l'ancienneté,
comme dit encore Pelletier du Mans. Ceux qui ont cru faire 1 éloge d'une traduction
en parlant de fac-similé oubliaient la première condition d'une œuvre : le style.
C'est une transfusion de sang qu'il y faudrait. Entre un mot a mot, sorte d ecorehé
littéraire, et la vivante résurrection du beau, il y a un abîme. Qui sait de quoi cela
dépend? Du choix des expressions, de L'accent qu'elles prennent, de la place où elles
semblent éclore dans le vers, du souffle de vie qui plane sur le tout? Qui dira jamais
de quoi se compose le travail de l'artiste mettant de verve la dernière main à sa statue?
Alors, apparaîtrait Homère. J'y rêve chaque fois que je relis un de nos écrivains de
bonne roche, « pleins de ces vocables françois naturels, qui sentent le vieux et le libre
françois », comme disait Ronsard à Daubigné. Mais penser à Régnier, à Molière, a
La Fontaine, à Rabelais, à Montaigne, c'est pour désespérer.
4"
34 INTRODUCTION.
Se rapprocher un peu de la vérité de cette poésie, ce serait déjà quelque chose. Ce
serait surtout chose utile, car les études vont à la modernité aujourd'hui, et ce qu'on
sait de grec ne servira bientôt a rien. C'est à des traductions qu'il faudra désormais
demander l'enseignement du goût qui sort des chefs-d'œuvre.
Des traductions et des illustrations, je l'ai déjà dit, et ce n'est pas trop pour
initier l'esprit moderne au sentiment du beau antique. Un archéologue français a
essayé d'analyser l'utilité de la vue des œuvres d'art pour faire comprendre les
œuvres littéraires, « qu'on a trop de penchant à moderniser » :
« La traduction d'une page empruntée à un auteur ancien, dit M. Collignon, nous fait sentir presque à
chaque mot ce genre de difficulté. Dans cette lutte avec la pensée antique, parfois le meilleur nous échappe :
à savoir l'intonation juste qui donne aux mots toute leur portée. En présence d'un monument figuré, il en
va tout autrement. Aucun etfort de critique ne remplace la communication vive et rapide qui s'établit entre
nous et des idées à tous égards bien différentes des nôtres... Les voyageurs savent à quel point l'aspect
d'un pays nouveau, les manifestations extérieures de la vie populaire, les faits les plus simples de la vie
matérielle facilitent l'intelligence de mœurs nouvelles. Les monuments figurés ne nous donnent-ils pas
une éducation analogue en nous montrant les formes mêmes dont s'entourait l'antiquité? Au premier coup
d'oeil, ils invitent l'esprit à sortir de lui-même; l'émotion que produit la vue du réel le conduit, mieux que
le rayonnement, à renoncer aux jugements tout faits... *.
J'ai éprouvé une impression pareille à Rome, il y a bien des années, et chaque
nouvelle révélation de l'art grec, depuis la découverte de chefs-d'œuvre plus simples
jusqu'à cet ensemble de petites merveilles de la terre cuite que pénètre si intimement
le charme de la femme, a réveillé en moi ce sentiment qu'exprime si bien un mot
de Virgile : Amant alterna Camœnce. Chaque fois, je me suis affermi dans l'idée de
l'utilité d'une double interprétation de l'antique par la libre versification moderne
et par l'art plastique de la Grèce.
Je dois revenir à l'illustration, car j'y rencontre aussi ce penchant à moderniser
qui, de siècle en siècle, a défiguré Homère pour l'embellir. Concurremment avec les
traductions plates ou pédantes, des gravures non moins mauvaises trahissaient l'art
grec. Même dans les plus riches éditions, pour le faire admirer mieux, on lui prêtait
de fausses grâces, une solennité froide, un dessin raide et conventionnel, tout un
travestissement tel qu'il n'y a pas à s'étonner qu'on ne le comprenne plus, ne veuille
plus l'enseigner et s'en ennuie comme de thèmes de collège. S'il en faut un exemple,
le bas-relief de la Persuasion d'Hélène, qu'on trouvera plus loin, aurait pu se voir
vingt fois reproduit sans être apprécie. Je ne parle pas seulement d'Inghirami: on
peut ouvrir une des belles publications modernes, celle où Lenormant a mis sa
science et dont les gravures ont pris beaucoup de soin : qui y reconnaîtrait ce chef-
d'œuvre que révèle au premier coup d'œil la moindre photographier Si l'antique
n'a pas été tué sous cette émasculation, c'est que les maîtres connaissaient les origi-
naux et que l'école jurait sur la parole du maître. Aujourd'hui qu'un ne jure plus sur
rien, qu'on entend juger et sentir par soi-même, il était temps qu'un procédé plus
sûr nous en rendit le naturel dans la force ou la délicatesse, l'émotion vraie, la
1 Maxime Coixignon, Essai sur le mythe de Psyché.
INTRODUCTION. 35
simplicité vibrante. Aussi, tous les anciens recueils ne comptent plus que pour indi-
cation depuis que tant de découvertes de chefs-d'œuvre ont transformé l'archéologie
et que la photographie commence à sauver le goût. C'est toute une éducation à refaire,
grâce à laquelle on peut illustrer Homère sans dénaturer l'art qu'il a inspiré.
Une autre erreur s'est propagée avec la complicité des savants. Cette fois, c'est une
habitude de l'œil et comme un préjugé physique dont l'archéologie nous affranchit.
L'art grec fut surtout polychrome, cela ne fait plus doute. Sous ce ciel ardent, le Paros
même avait besoin d'être peint. Ce qui, dans nos climats, pourrait sembler du bario-
lage à des yeux habitués à n'admirer que dans la peinture les harmonies du prisme,
était là comme une floraison naturelle. Il n'y avait pas encore de temples, il y avait
déjà des idoles, des murailles, des plafonds, des armes, des ustensiles, ornés de deux
manières : par la peinture ou par des appliques de divers matériaux : carreaux peints.
clous d'or, dessins de cuivre, d'ivoire, d'argent, pierres précieuses. L'architecture des
temples et des palais fit de même ', et la sculpture y employa d'abord largement, avec
Phidias ', aidé sans doute du peintre son frère, les deux manières : la chrysélèphan-
tine, comme on dit, en de grandioses monuments, comme le Jupiter et la .Minerve:
la polychromie, dans les frontons, les métopes, les frises, comme au Parthènon.
a Égine, etc. Même quand les statues furent tout en marbre, on peignit encore le
marbre. Au dire de Pline, Praxitèle préférait parmi ses œuvres celles où Nicias —
un peintre — avait mis la dernière main. Il nous reste quelques morceaux pareils,
et récemment on a découvert, en Grèce, une tête de statue d'Aphrodite, de l'époque
d'Alexandre, « chef-d'œuvre de beauté, de finesse et de grâce », dit Frôhner. I .1
couleur des cheveux y est •< parfaitement conservée, de même que l'enduit de cire
qui servait de base à la coloration des chairs 3 ».
L'unité du bronze ou du marbre a prévalu, et comme il se fait que ces œuvres
sont les plus nombreuses, presque les uniques, qui nous soient d'abord parvenues,
on s'est habitué à prendre ce genre pour le plus grand de tous et le seul grec.
Certes, il atteint à la beauté par la simplicité des moyens, auxquels s'ajoute la plas-
ticité supérieure du nu ; par la il se rapproche de ce qu'il y a de plus « homérique »
dans la dernière rédaction des deux poèmes, les seuls aussi qui nous restent.
Mais, après la sculpture archaïque, qui s'était rattachée davantage aux hymnes et
aux poèmes cosmogoniques, si Phidias semble s'inspirer, dans ses monuments chargés
d'épisodes, de l'abondance conteuse des rhapsodies épiques, ce qui nous intéresse
on ne peut oublier qu'Homère y domine, comme dans tout le cycle, et que l'auteur
du Jupiter Olympien parut a son époque, resta pour toute l'antiquité son interprète
par excellence et presque l'égal du divin poète. Enfin, la polychromie ne devait pas
abdiquer en Grèce. Après les grands édifices, elle se perpétue dans les fresques architec-
turales, comme à Pompéi, sur les vases et surtout dans la riche collection des figurines
en terre cuite, où souvent Homère préside encore, comme dans un rajeunissement
' Les dernières fouilles faites à l'acropole d'Athènes ont fait découvrir des restes du temple de Pisistrate,
antérieur au Parthènon, dont sept statues peintes et des bas-reliefs en couleur, aux tons « violents et heurte- »
(Revue des Deux Mondes, art. de Max Collignon, i5 février 1800).
2 Et Polyclète dont la Junon de l'Hérésion de Samos est décrite aussi par Pausanias, etc.
3 Collection Hoffmann, seconde partie, page 335, avec la phototypie. Paris, 1SH8; in-4°.
36
INTRODUCTION.
familier de son génie. Ce serait donc pactiser avec un préjugé condamné que de ne
pas faire une place dans l'illustration des rhapsodies à cette nombreuse catégorie
d'oeuvres qu'on ne connaît qu'à demi par des reproductions où toute coloration
manque. Je croirai, au contraire, essentiellement utile de ne jamais, autant de pos-
sible, laisser perdre de vue cette fête des couleurs qui semblent éclore naturelle-
ment dans l'art de la Grèce, comme chez ses poètes, la rose, le narcisse et l'hyacinthe
sous les pieds d'Aphrodite.
Voilà pourquoi, au déclin de la vie, je continue ces études.
— Je dois remercier mon bien-aimé confrère M. A. V\ agener. Nos relations remon-
tent à mes premiers essais de Marbres antiques, et que de fois, aujourd'hui, sa science
exacte et son goût sûr m'ont rappelé le mot d'Horace sur le véritable ami des poètes :
Fiet Aristarchus.
La peinture Je- monuments1.
1 D'après un vase étrusque du Musée >lu Vatican. Tombeau grec dont un homme jeune peint la corniche.
Il a été publié par Gerhard (Fest... von Winckelmann, Berlin, i.Si?); et Hittorf \Rcstit. du temple de Séli-
nonte; Paris, i85l) a utilisé ce dessin pour son frontispice, en y ajoutant aux deux tons usités des vases
peints que nous reproduisons, le rosé de la chair, l'ombre portée du corps, la coloration « probable » du
toit et des moulures. Cela ne pouvait être de mise ici.
LE CADRE
DE
L'ILIADE ET DE L'ODYSSÉE
LA PERSUASION D'HÉLÈNE
Aphrodite persuade à Hélène d'aimer Paris.
La cause de Y Iliade est l'enlèvement d'Hélène. Aussi les scènes où Paris
lui offre des bijoux, où Aphrodite le présente à elle, la persuade de l'aimer,
où il l'enlève sur son char, ont été représentées autant que le jugement où
Paris donne à Vénus la palme de la beauté. Le bas-relief en marbre du
Musée de Naples que nous reproduisons ici, est une des plus belles œuvres
dues à ce sujet. Aphrodite y est conservée dans toute sa beauté. Malheu
reusement la figure d'Hélène est mutilée. Au-dessus du groupe des deux
femmes, on voit sur un socle élevé la statue de la déesse de la Persuasion :
Pytho. Devant elles, Éros — un dieu aux larges ailes — attire Paris
vers Hélène, comme pour le lui offrir et indique le sujet de l'entretien.
Cette scène se trouvait dans le poème les Cypriaques, comme Proclus
l'indique (voir p. 43).
Couronne en or (a
LE CYCLE ÉPIQUE
PHOTIUS : « Proclus parle aussi de ce qu'on a nommé le Cycle
épique, qui commence à l'union du Ciel et de la Terre, racontée d'après les
fables, et dont naquirent trois fils aux cent bras el trois Cyclopes, et il
expose ce qui a été raconté de fables aux Hellènes sur les dieux, el ce qu'on
y trouve qui se rapproche de la vérité historique. Le cycle épique, complété
par différents poètes, se termine au retour d'Ulysse à Ithaque, où il est tué
par son fils Télégone ', qui ne le connaît pas. Il dit aussi que les poèmes
du cycle sont conservés et lus avidement par beaucoup de monde, non pas
tant pour leur mérite que pour la série complète des sujets qui y sont traités.
Il rappelle aussi le nom el la patrie de ceux qui onl travaillé au cycle épique.
Tl parle aussi des Poèmes Cjpriaqucs et d'il que les uns les attribuent à
Siasinus de Gypre, que d'autres désignent Hégésinus de Salamine, d'autres
encore Homère, qui les aurail donnés, avec sa fille, à Stasinus, don! la ville
natale aurait servi à nommer l'œuvre. Mais l'écrivain n'accepte pas cette
explication, etc., etc. 2. »
(a) Trouvée dans l'Ile de T.mian, dans une tomb; du X- siècle avant notre ère. (Commission archéologique de Pétersbourg.)
1 Fils d'Ulysse et de Calypso.
2 Photius, Bibtiotheca, édition Bekker, 1825, n° 239. Voir l'Introduction, p. 11.
42 LE CYCLE EPIQUE.
PROCLUS : « A ces poèmes s'ajoutent les chants nommés cypriaques,
qui comprennent onze livres, dont nous discuterons plus tard le titre pour
ne pas interrompre l'ordre de celte étude.
» Voici ce que ces livres contiennent :
LES CYPRIAQUES.
» Jupiter délibère avec Théinis sur la guerre de Troie "... »
SCHOLIE : « On raconte que la Terre, oppressée par une trop grande
multitude d'hommes en qui il n'y avait aucune piété, adressa à Zeus des
prières pour être débarrassée de ce fardeau; que, d'abord, le dieu suscita
la guerre de Thèbes qui en fit périr beaucoup, et qu'ensuite, sur l'avis de
Momus, il entreprit ce qu'Homère, au début de V Iliade, appelle « le décret
de Zeus », [c'est-à-dire que] pouvant les détruire tous par la foudre ou
par les eaux, ce que Momus lui déconseilla, il résolut, d'après son avis,
de marier Thétis avec un homme mortel et d'engendrer une fille mer-
veilleusement belle, Hélène 2, double cause qui fit naître la guerre entre
les Hellènes et les Barbares; d'où il résulta que la Terre fut allégée par
des morts sans nombre. L'histoire est racontée dans Stasinus, auteur des
Poèmes Cypriaques, qui parle ainsi :
« Des milliers de tribus d'hommes, errant naguère,
Recouvraient la largeur immense de la Terre;
Zeus, le voyant, s'émut et voulut prudemment
De la Terre nourrice apaiser le tourmenl ;
Il souffla les combats dont Ilios fut la proie,
Pour alléger la charge; et les morts, devant Troie,
S'entassaient; le décret de Zeus s'exécutait 8. »
1 On croit que Proclus vivait sous Antonin. J'interromps un instant son texte
pour donner une scholie qui s'y rapporte.
2 Un vers des Cypriaques, cité par Athénée, fait d'Hélène la troisième fille de Léda :
Alors parut Hélène, enchantement des hommes.
3 Villoison, Mas, ms. de Venise, scholie au chant Ier, vers 5, de l'Iliade.
LE CYCLE ÉPIQUE. 43
PROCLUS : « Alors la Discorde (Eris) survient parmi les dieux qui
festoyaient aux noces de Pelée, et elle suscite une dispute sur la beauté entre
Athéna, Héra et Aphrodite, qui, par ordre de Zeus, sont conduites auprès
de Paris (Alexandre), sur l'Ida, pour qu'il en juge. Paris, séduit par la
promesse d'épouser Hélène, donne la préférence à Aphrodite. Ensuite, sur
le conseil d'Aphrodite, il fait construire des navires. Hélénus lui prédit les
événements futurs, et Aphrodite ordonne à Enée de prendre mer avec lui.
Cassandre, à son tour, lui annonce l'avenir. Arrivé en Laconie, Paris reçoit
l'hospitalité chez les fils de Tyndare, puis, à Sparte, chez Ménélas. Pendant
un festin, il fait des présents à Hélène. Ensuite, Ménélas se rend en Crète,
après avoir recommandé à Hélène de traiter convenablement ses hôtes
jusqu'à leur départ.
» Pendant ce temps, Aphrodite introduit Hélène chez Paris ' et, après
leur union, emportant de grands trésors, ils mettent, de nuit, à la voile
Héra les poursuit d'une tempête. Rejeté sur Sidon, Paris détruit la ville et
de là retourne à Troie, où il célèbre son mariage avec Hélène.
» En ce temps-là, Castor et Pollux sont surpris à dérober les bœufs d'fdas
et de Lyncée; Castor esl tué par Idas, Lyncée et Idas sont tués par Pollux.
Zeus leur accorde l'immortalité de jour à autre.
» Cependant, Iris apprend ce qui s'est passé, à Ménélas, qui, dès son
retour, délibère avec son frère (Agamemnon) sur une expédition à organiser
contre Ilios. Ménélas se rend chez Nestor. Nestor lui raconte, en digression,
comment Epopée, ayant séduit la fille de Lycus, fut [tué et sa ville]
détruite; puis l'histoire d'Œdipe, et la fureur d'Hercule, et les aventures
de Thésée et d'Ariane. Ils (les deux Atrides) parcourent ensuite l'Hellade
pour rassembler les chefs de peuples. Ulysse, simulant la folie pour ne pas
prendre les armes, ils déjouent sa ruse, d'après le conseil de Palamède, en
lui enlevant, pour le torturer, son (ils Télémaque.
» Arrivés en Aulide, ils font un sacrifice. L'histoire du dragon et des
passereaux leur est racontée, et Calchas leur prédit l'issue de l'entreprise.
Reprenant la mer, ils abordent en Teuthranie et, la prenant pour Troie, la
dévastent. Mais Télèphe, accouru à l'aide, tue Thersandre, fils de Poly-
nice, et est lui-même blessé par Achille. Ils quittent la Mysie. Une tempête
survient et les disperse. Achille, ayant abordé à Scyros, épouse la fille
de Lycomède, Déidamie, et Téléphus, qui, d'après l'oracle, doit entrer
' C'est à cette phrase que se rapporte le bas-relief reproduit en tête de ce chapitre.
a Ces mots mis entre crochets sont une lacune du texte remplie par les éditeurs.
44 LE CYCLE EPIQUE.
dans Argos, est guéri par Achille pour servir de guide à la navigation
\ ers Ilios.
» La flotte étant une seconde lois réunie en Aulide, Agamemnon tue un
cerf et se prétend plus habile chasseur qu'Artémis. Irritée, la déesse leur
envoie des tempêtes cjui empêchent la navigation. Mais Calchas leur révèle
la colère de la déesse et conseille de sacrifier à Artémis Iphigénie, qui,
amenée sous prétexte d'épouser Achille, va être immolée, lorsque Artémis
l'enlève, la transporte en Tauride et la rend immortelle; elle a mis une
biche à la place de la vierge, sur l'autel.
» De là ils arrivent à Ténédos. Philoctète, blessé par une hydre dans
un festin, vu la terrible odeur de sa plaie, est abandonné à Lemnos. Achille,
appelé en dernier lieu, s'emporte contre Agamemnon. Alors ils abordent
au rivage de Troie. Les Troyens les repoussent et Protésilas est tué par
Hector. Achille les met en fuite, après avoir tué Cycnus, fils de Poséidon.
Ils ensevelissent les morts et envoient des ambassadeurs aux Troyens, pour
qu'ils rendent Hélène et ses trésors. Comme ils n'y consentent pas, les
Grecs aussitôt battent leurs murailles, puis ravagent la contrée et les villes
voisines. Cependant Achille désire voir Hélène; ils sont amenés en un
même lieu par Aphrodite et par Thétis. Alors les Achéens veulent s'en
retourner, Achille les retient. Puis il enlève les bœufs d'Enée, ravage
Lyrnesse, Pédase et nombre de villes des environs, et tue Troïlus. Patrocle
conduit Lycaon à Lemnos et le vend.
» Parmi le butin, Achille prend pour sa part Briséis, et Agamemnon
Chryséis '.
» Vient ensuite la mort de Palamède, le projet de Zeus de secourir les
Trojens, en détachant Achille de la fédération des Hellènes, et l'énumé-
ration des alliés des Troyens.
» L'œuvre qui continue la suite des événements précédemment racontés,
est Y Iliade d'Homère.
' Chryscis est fille de Chrysés, prêtre d'Apollon à Chrvse. Briséis, fille de Brisés,
prêtre d'Apollon à... Lyrnesse. Sauf pour ce dernier nom de ville, lu lésrende simplifie
ainsi. On dit que Chryséis s'appelait Astynomé et Briséis llippodamie.
LE CYCLE ÉPIQUE. 45
L'ETHIOPIDE D'ARCTINUS.
» Après, viennent les cinq livres de l'Éthiopide d'Arctinus, comprenant
ce qui suit :
» L'amazone Penthésilée, fille d'Ares (Mars), Thrace de naissance, arrive
pour combattre en faveur des Troyens. Achille tue cette héroïne. Les Troyens
l'enterrent, et Achille met à mort Thersite qui l'injuriait et lui faisait honte
de son amour pour Penthésilée. Une sédition éclate parmi les Achéens à cause
du meurtre de Thersite. Après cela, Achille navigue vers Lesbos et, ayant
offert un sacrifice à Apollon, à Artémis et à Latone, il est purifié du meurtre
par Ulysse.
» Or Memnon, fils d'Éos (l'Aurore), ayant une armure, œuvre d'Hé-
phœstos, arrive pour secourir les Troyens. Thétis prédit à son fils le sort
de Memnon et, le combat étant engagé, Antiloque est tué par Memnon.
Après quoi, Achille met Memnon à mort. Eos demande pour lui à Zeus
l'immortalité, qu'il lui accorde. Ayant refoulé les Troyens et s'étant précipité
dans la ville, Achille est tué par Paris et par Apollon ; un violent combat
s'engage pour son corps; Ajax l'enlève et le transporte dans les navires,
pendant qu'Ulysse contient les Troyens. Ensuite, on enterre Antiloque et
on expose le cadavre d'Achille. Thétis vient avec les Muses et leurs sœurs
pleurer son fils. Puis, Thétis, ayant enlevé son fils au bûcher, le transporte
dans l'île de Leucé. Les Achéens lui élèvent un tombeau et y instituent
des jeux solennels. Alors, Ajax et Ulysse se disputent les armes d'Achille.
LA PETITE ILIADE, DE LESCHÉS.
» Ici viennent les quatre livres de la Petite Iliade de Leschès de Mytilène,
contenant ceci : Le jugement au sujet des armes est rendu : Ulysse, guidé
par les conseils de Pallas, les obtient; Ajax, pris de folie, se jette sur
le butin des Achéens et se tue lui-même. Ensuite Ulysse tend un piège à
Hélénus. 11 est capturé, et, d'après une prophétie faite par lui sur la prise
de la ville, Diomède ramène de Lemnos Philoctète. Celui-ci est guéri par
Machaon, se bat seul à seul avec Paris et le tue. Son cadavre, outragé par
Ménélas, est enlevé et enterré par les Troyens.
» Après cela, Déiphobe épouse Hélène. Ulysse va chercher Néoptolème
46 LE CYCLE EPIQUE.
a Scyros et lui donne les armes de son père, Achille, qui lui apparaît en
songe. Eurypyle, fils de Télèphe, arrive en auxiliaire aux Troyens, mais
ce héros est tué par Néoptolème.
» Et déjà les Troyens sont assiégés dans leur ville. Epéus, sur le conseil
d'Athéna, construit un cheval de bois. Ulysse, de son côté, après s'être
défiguré, pénètre en espion à Ilios. Reconnu par Hélène, il s'entend avec
elle sur la prise de la ville. 11 tue un certain nombre de Troyens et retourne
vers les vaisseaux. Ensuite, de concert avec Diomède, il enlève d'Ilios le
Palladium.
» Alors, les plus vaillants étant entrés dans le cheval de bois, les tentes
sont brûlées et ce qui reste des Hellènes navigue vers Ténédos. Les Troyens,
se croyant délivrés de tous leurs maux, introduisent le cheval de bois dans
la ville, en abattant une partie de la muraille, et festoient comme s'ils
avaient vaincu les Hellènes.
LA DESTRUCTION D'ILIOS, PAR ARCTINUS DE MILET.
» Viennent ensuite de tout cela les deux li\ res de la Destruction d'Ilios
d'Arctinus de Milet, contenant ceci : Rassemblés avec défiance autour du
cheval, ils (les Troyens) délibéraient sur ce cj u'il convenait d'en faire. Et
aux uns il paraissait devoir être jeté à l'abîme; aux autres, incendié; mais
d'autres dirent que l'objet sainl devait être consacré à Athéna. A la fin,
l'avis de ces derniers l'emporta. Alors, revenus à la confiance, ils font
bonne chère, comme s'ils étaient délivrés de la guerre. Mais, pendant ce
temps, deux dragons apparaissent et dévorent Laocoon et l'un de ses
deux fils "... »
VIRGILE ~ : « Laocoon, élu grand-prêtre de Neptune,
Immolait avec pompe un taureau sur la dune;
Mai-; voici qu'au milieu du grand calme des eaux,
O terreur, deux serpents aux immenses anneaux
1 Proclus, Chrestomalhia grammatica, pp. 416 et 525, édition Gaisford, i832,
d'après deux manuscrits de l'Escurial et de Venise.
1 J'intercale ici, d'après l'Enéide, l'épisode de Laocoon, où Virgile a imité Homère.
LE CYCLE ÉPIQUE. 47
Surgissent; de concert ils marchent au rivage.
Leur gueule ensanglantée et leur crête sauvage
Se dressent sur les flots; le reste au gouffre amer
Nage, et la vaste croupe a sillonné la mer.
L'onde clapote, écume : ils occupent la rive.
Leurs yeux gonflés de sang lançaient la flamme vive,
Leurs dards qui haletaient dans leurs gosiers fumants
Léchaient leur large gueule avec des sifflements.
Nous fuyons, éperdus. Eux deux, sûrs à l'attaque,
Vont au prêtre; à ses fils l'un et l'autre s'attaque,
Étreint leurs jeunes corps, les broie en s'y tordant,
Et dans leurs tendres chairs ils enfoncent la dent.
Lui-même, armé de traits, accourait à leur râle;
Ils l'ont saisi : déjà la terrible spirale
Deux fois le serre au cou, deux fois le serre au flanc,
Et leur crête au-dessus se dresse en triomphant.
De venin et de sang les bandelettes teintes,
Lui, des deux mains repousse, à la fois, leurs étreintes,
Et jette de grands cris, à la fois, jusqu'au ciel.
Tel un taureau blessé, s'échappant de l'autel,
Mugit en secouant la cognée inhabile.
Au temple de Minerve, enfin, l'affreux reptile
Fuit ; près de sa statue, ils sont retranchés
Et sous l'orbe arrondi du bouclier cachés. »
PROCLUS {suite) : « Terrifiés par ce prodige, les compagnons d'Ënée
s'enfuient sur l'Ida. Mais Sinon, par des feux, appelle les Achéens; il était
entré, la veille, par ruse, dans la ville. Ceux qui reviennent par mer
de Ténédos et ceux qui étaient dans le cheval de bois se jettent sur les
ennemis, en tuent un grand nombre et prennent de force la ville.
» Et Néoptolème tue Priam, réfugié près de l'autel de Zeus Hercéen.
Ménélas trouve Hélène et la ramène dans ses navires, après avoir égorgé
Déiphobe. Ajax, fils d'Oïlée, en arrachant par force Cassandre, entraîne
avec elle le xoanon d'Athéna; les Hellènes, irrités, veulent lapider Ajax.
Mais lui, en se réfugiant dans l'enceinte d'Athéna, échappe à l'imminent
48 LE CYCLE ÉPIQUE.
danser. Ensuite, les Hellènes mettent à la voile et Athéna trame leur perte
sur la mer...
» ... Astyanax est tué par Ulysse. Néoptolème prend pour sa part
\iidromaque, le butin restant est partagé. Démophon et Acamas retrouvent
Éthra et l'emmènent avec eux. Ensuite, avant brûlé la ville, ils immolent
Polyxène sur le tombeau d'Achille.
LES RETOURS, PAR AUGIAS DE TRÉZÈNE.
» Joignez à cela les cinq livres des Retours par Augias (alias Hagias) de
Trézène, contenant ceci :
» Athéna soulève une querelle entre Agamemnon et Ménélas au sujet du
départ. Agamemnon reste pour apaiser la rancune d'Athéna; mais Dio-
mède et Nestor s'en retournentet parviennent dans leurs demeures. Ménélas,
parti après eux, arrive en Egypte avec cinq navires, ses autres navires
ayant péri en mer. Les gens de Calchas, de Léonteus et de Polypètes
rentrent par terre à Colophon, où ils ensevelissent Tirésias qui vient de
mourir.
» Cependant, lorsque les hommes d'Agamemnon se mettent en route,
l'ombre d" \chille, apparue, tente de s'y opposer en leur prédisant ce qui
arrivera. Alors, est racontée une tempête près des rochers de Capharée.
avec la mort d'Ajax le Locrien. Néoptolème, conseillé par Thétis, prend la
route de terre; arrivé en Thrace, il rejoint Ulysse à Maronée et achève le
reste de sa route. Phénix étant mort, il l'ensevelit ; puis, arrivé chez le^
Molosses, il est reconnu par Pelée (son aïeul)... Ensuite, viennent le meurtre
d'Agamemnon par Égisthe et Clytemnestre, vengé par Oreste et Pylade,
et le retour de Ménélas.
» Après cela, vient V Odyssée d'HoMÈRE; puis les deux livres de la Télè-
goiùe d'Eugainmon de Cvrène, qui contiennent ceci :
LA TÉLÉGONIE.
» Les prétendants (au trône d'Ulysse et à l'amour de Pénélope) sont
enterrés par leurs parents. El Ulysse, après avoir fait un sacrifice aux
Nymphe-, se rend en Klide pour inspecter les troupeaux. Il est traité en hôte
LE CYCLE ÉPIQUE. 49
par Polyxenus et en reçoit en présent un cratère. Puis, viennent les aventures
deTrophonius, d'Agamède et d'Augéas. De là, retourné à Ithaque, il accom-
plit les sacrifices conseillés par Tirésias. Ensuite, il arrive chez les Thes-
protes et épouse Callidice, leur reine. Puis, commence une guerre des
Thesprotes contre les Bryges, sous le commandement d'Ulysse. Là, Ares se
tourne contre ceux d'Ulysse, mais Athéna entre en bataille pour lui.
Apollon les met d'accord. Après la mort de Callidice, Polypètes, fils
d'Ulysse, lui succède dans sa royauté, et lui-même retourne à Ithaque.
Pendant ce temps, Télégone, naviguant à la recherche de son père, avait
abordé à Ithaque et ravageait l'île. Ulysse, accouru au secours, est tué par
son fils, qui ne le connaît pas. Télégone, s'apercevant de son erreur, trans-
porte le corps de son père, avec Télémaque et Pénélope, auprès de sa
mère (Circé). Circé les rend immortels, et Pénélope devient l'épouse de
Télégone et Circé de Télémaque. 9
Ces souvenirs d'un temps où le cycle épique de la Grèce était
conservé en entier, même dans les bibliothèques privées, nous
paraissent comme des restes de voie antique, aboutissant aux
deux monuments, demeurés debout, Y Iliade et VOdyssée.
L'ILIADE
PRÉAMBULE
Muse, dis le courroux d'Achille Péliade,
qui causa de grands maux aux hommes de l'Hellade ',
et jeta che, Had'es tant d'âmes de héros
illustres, et leurs corps en pâture auv oiseau*,
aux chiens (les lois Je /.eus ainsi s'exécutèrent).
quand, la première fois, l'un l'autre se heurtèrent.
Atride, chef de peuple, Achille, issu de dieux.
i Lequel des immortels mit la discorde entr'eux 2 1
C'est le fis de Latone. Enflamme de colère,
sur l'armée il lança la peste meurtrière ,
et les hommes tombaient sous le dieu courrouce,
pour son prêtre Chrysès par Atride offensé.
■ Les vers latins, dans toutes les éditions, commencent par une majuscule. Il en est différemment tics vers grecs. Je n'en
aucune édition parmi les plus anciennes ou les plus récentes, ni les incunables, ni Villoison, ni M. Pierron, qui emploient la majuscule,
si habituelle à la poésie française, si contraire à l'aisance de mouvement de la poésie hellénique Je suivi ai l'exemple, et l'on s'y
habituera, j'espère.
» Je donne en marge de chaque alinéa le chiffre correspondant du vers de Xlliadc.
3 Le texte emploie trois expressions pour désigner le fléau. J'ai varié comme lui. Un s'est demandé si une épidémie pouvait,
à la fois, s'étendre aux hommes et aux animaux. Cela est fort oiseux. Homère mettait sérieusement en scène la vengeance du dieu,
qu'on ne peut pas même appeler un miracle, tant l'intervention des dieux est ici naturelle, habituelle, régulière. Que les Hellènes
aient dû y voir une peste, cela résulte du récit même, et il faut un oracle de Calchas pour en dévoiler la cause. Mais il y a des
nuances à garder, selon le personnage qui parle ou qui agit. Le préambule, fait après coup, dit ici la J'este; parlant d'Apollon,
il devrait dire la flèche. Je fais comme lui mais je m'efforcerai dans la rhapsodie de garder les nuances.
LA DISPUTE D'ACHILLE ET D'AGAMEMNON
Péliade, en sa tête et son cœur balançant,
tire sa grande épée. Alors Pallas descend
du ciel.
Vers 102-194.)
Ce bas-relief est une des faces d'un sarcophage en marbre blanc qui fait
partie du Musée du Capitole à Rome. Il représente Achille au moment où
il tire son épée contre Agamemnon et que Pallas-Athéna, invisible pour
tous excepté pour lui, le tire par les cheveux pour qu'il se retourne et la
reconnaisse. ("Vers 198.)
RHAPSODIE I : LA QUERELLE
I Iliade, livre I, partie 1 1.
Apollon '
12 Chrysès monte aux vaisseaux où campent les Hellènes ',
pour racheter sa fille apportant charges pleines2.
• Figure du milieu du fronton oriental du temple d'Olympie (Cuktius, pi. X): Apollon présidant aux combats des Lapithes
contre les Centaures. D'autres pensent que c'est Pirithoûs (voir V. ±>*i). Pausauias attribue ce fronton à Alcamenes.
' Le texte, pour relier ce début au préambule, le met à l'imparfait. La rhapsodie
que j'en détache devait commencer au présent.
2 Un bas-relief représente Chrysès à genoux devant Agamemnon pendant que des
serviteurs déchargent le chariot qui porte la rançon de sa fille. (Voir Duruv, Histoire
des Grecs, II, 167.)
S4 L'ILIADE.
Autour du sceptre d'or, dans sa main il montrait
les bandeaux d'Apollon qui lance Loin Le trait.
Il parle à tons les Acliéens, mais sa prière
aux deux Atrides, chefs d'hommes, va la première :
.7 « Fils d'Atrée, Acliéens aux jambarts éclatants,
pnissiez-vous, grâce aux dieux, de L'Olympe habitants,
forcer Troie et rentrer heureux dans la patrie!
Mais accepte/ ce prix pour ma fille chérie,
par respect d'Apollon cpii lance Loin le trait. »
23 Chacun des Achéens d'un murmure adhérait :
qu'on eût égard au prêtre et prît sa rançon forte;
mais non, Agamemnon s'y refuse et s'emporte,
Le chasse avec opprobre et parle en menaçant :
20 « Qu'on ne te trouve plus, vieillard, dans notre camp;
garde-toi d'\ rester ou bien d'y reparaître.
Rien n'y ferait, bandeau du dieu, sceptre de prêtre.
Ne la rendrai \ sinon lorsqu'elle aura vieilli
à tisser de la laine, à venir dans mon lit ,
sous mon toit, en Argos 4, bien loin de sa patrie.
Toi, pars sans m'irriter, si tu tiens à la vie. »
33 II dit. Le vieillard tremble et se rend à ses lois.
Silencieux, il suit la mer aux grandes voix,
roulant mille projets, pressant de sa prière
Phœbus-roi dont Latone aux longs cheveux fut mère.
' Voir l'Introduction pour la liberté d'allures du vers (p. 25). J'emploierai à l'occa-
sion l'alexandrin sans césure au milieu, mais à deux césures régulières : Il parle
à tous — les Achéens — mais sa prière.
2 « Agamemnon, dit Aignan, dédaigne de nommer Chryséis. C'est bien la le cri
de l'orgueil et de la colère. Je n'ai pas cru que la langue française se refusât à en
retracer la brusque énergie. »
3 Plusieurs traducteurs esquivent ce trait de mœurs (voir l'Introduction, p. ^3).
4 Argos. C'est le pays dont il s'agit et non la ville.
RHAPSODIE I.
55
37 « Entends-moi, dieu de Chryse, armé de l'arc d'argent,
roi de Cille la sainte, à Ténédos régnant,
*^. :,_ S-
y.m
Apollon Smïntheus
Smintheusl Si je te lis des autels avec grâce,
si j'y brûlai souvent pour toi la cuisse grasse
d'un taur ou d'une chèvre, allège mes douleurs :
Qu'expient les Danaens, sous Les Qèches, mes pleurs! »
43 Tel il prie. Apollon accueille sa prière
et descend de l'Olympe, enflammé de colère.
Il porte arc et carquois de pennes surmonté;
les (lèches, sur son dos, quand d marche irrité,
claquent. Il s'avançait pareil à la nuit sombre;
il s'assied à l'écart et lance un trait dans l'ombre;
formidable est le bruit que jette l'arc d'argent;
il vise en premier lieu mule et chien diligent ;
puis, décochant ('outre eux ' la flèche vengeresse,
Trappe, et sur les bûchers, des corps brûlaient sans cesse.
' Sminthetu (que je préfère a SmmthitH qui |>i>urr.ni faire supposer la signification de dieu de Sminthc) veut dire : ratier,
ttUUT de rats, d'après une légende qui a son analogue chez les Hébreux et chez les] Dans Horuerc, le lieu ou le dieu
était adoré sons ce nom était dans la plaine de Thébé et de i lli \ se. M Von constate que de son temps cette contrée était devenue
déserte. Le culte s 'était répandu dans la l'roade, la Mysie, l'Êolide, et son sanctuaire par excellence : le Smiuthion, se trouvait
près d'Hamaxitus, au nord du cap Lectuin. 1 .à était une statue de Scnp.is dont parle Strabon, ou Apollon était représenté avec un
rat sous son pied. Plus tard, le roi d'Asie Antigonus éleva, non loin de là, une ville qui porta son nom jusqu'à ce que Lysimaque,
roi de Thrace, lui donnai eu lui du vainqueur de l'Inde, en y ajoutant, pour la distinguer de son homonyme d'tgypte, un qualificatif:
Alexandrin Troas, C'est la que la numismatique nous a conserve le souvenir du dieu SmintheuS, sur des tetradrachmes d'argent
des rois de Bithynie dont les millésimes, qui vont de 141 à 236, soit qu'ils se rapportent a l'ère d'Alexandre ou a celle des Seleiicides
ou à ta fondation de la ville, nous reportent au deuxième siècle avant notre erc. Ou y voit, d'un coté, la tête d'Apollon, ceinte de
lauriers, et au revers, le dieu debout, le carquois au dos, l'arc a la main, et quelquefois dans l'autre un rat. * Le type du revers,
dit De Witte, rappelle la statue de Scopas et a ete évidemment inspiré par l'cCUVre du célèbre sculpteur. Nous reproduisons
une de ces médailles d'après un exemplaire en bronze du cabinet de Paris. (Voir De Witte, Afollon Smintkitn, iS58, et ÀVi'»<-
numisttmti.juc, art. de Longpérier, nouv. série, t. IV, 1859.)
1 Contre eux : les hommes. C'est une ellipse que je conserve.
56 L'ILIADE.
53 Neuf jours, les traits du dieu sur L'armée ont volé.
Le dixième, au conseil le peuple est appelé.
D'Héra aux bras de neige Achille eu eut l'idée ' :
voir périr les Argieus l'avait apitoyée.
Dès qu'ils sont accourus en ordre se ranger,
entre eux se dresse1 et parle Achille au pied Léger :
59 « Atride, il va falloir, nous dispersant encore,
lâcher pied, si d'abord la mort ne nous dévore;
car le fléau nous tue et la guerre à la fois.
Donc, consultons un piètre, un deviu, ou la voix
des songes, Zeus aussi des songes est le père,
pour savoir ce qui met Apollon eu colère :
son autel sans taureaux ou quelques vœux trahis,
et si l'odeur d'agneaux ou de chevreaux choisis
peut lui faire à la peste apporter une trêve. »
67 Achille, ayant parlé, s'assied. Alors, se lève
Calchas, fils de Thestor, l'augure le plus sûr;
il connaît le passé, le présent, le futur;
c'est lui qui jusqu'à Troie avait su les conduire,
grâce à l'art qu'Apollon lui donna de prédire.
Il parle en sage : « Ami de Zeus, tu veux de moi
que j'explique ce grand courroux d'Apollon-roi,
je parlerai. Mais jure et taisons alliance :
De la voix et du bras tu prendras ma défense.
Car je crains d'irriter L'homme qui naquit roi
d'Argos et qui pour tous les Achéens fait loi.
Plus terrible est un maître au faible qui follènse;
s'il semble au premier joui' étouffer sa vengeance,
tant qu'éclate la bile, eu secret il la tient
clans son cœur. Parle doue- : seras-tu mon soutien? ••
1 Je fais ici un hiatus. (Voir l'Introduction, pp. 34 et j\i
RHAPSODIE r. 57
84 Achille au pied léger parle et répond au prêtre :
« Dis-nous l'oracle en sûreté, quel qu'il puisse être,
car nul des Danaens, par Phœbus cpii te fait
aux Hellènes ouvrir l'oracle à ton souhait,
n'osera, moi vivant et vovant la lumière,
porter sur toi, Calchas, une main meurtrière;
même quand tu voudrais parler d'Agamenmon,
lui qui des Achéens se sait le plus grand nom. »
92 Lors, rassuré, le grand devin ainsi s'exprime :
« Ce n'est pas pour un vœu ni pour une victime,
c'est pour son prêtre; avec outrage, Agamemnon
retient sa fille et n'en accepte la rançon.
Pour ce, l'archer-dieu tue et tuera sans relâche
et plus rien ne fera que l'affreux mal nous lâche,
rien que rendre à Chrysès sa tille aux vils clins d'yeux,
sans rachat, et conduire en offrande cent bœufs
à Chryse. Apaisons-le, sans doute il fera grâce. »
101 Calchas s'assied. Alors se dresse sur la masse,
le héros dominant au loin, Agamemnon.
Il souffre, son cœur noir se remplit jusqu'au fond
de colère; ses yeux semblent d'ardentes braises;
il s'adresse à Calchas, rêvant œuvres mauvaises :
io5 « Prophète de malheur, m'as-tu jamais servi?
Toujours ton cœur d'un mal à prévoir est ravi;
le bien, tu n'as jamais su le faire ou le dire.
Et voici qu'aux Argiens, dans ton art de prédire,
tu soutiens que, des traits du dieu s'ils ont souffert,
c'est qu'un grand prix m'étant pour Chryséis offert,
j'ai refusé. C'est elle, en vérité, que j'aime
garder, je la préfère à Clytemnestre même,
ma vraie épouse; car elle la vaut, je crois,
en esprit, en beauté, grâce et travail des doigts.
58 L'ILIADE.
Cependant, si cela convient, je restitue :
sauver le peuple est mieux que souffrir qu'on le tue ';
mais remplacez mon lot, pour que, seul dépouillé,
je ne reste pas sans butin, car point ne sied.
Vous voyez tous quelle est la part qui m'est ravie. »
m Mais le divin Achille au pied léger s'écrie :
« Atride très illustre, homme avare entre tous,
comment ce lot nouveau, te le donnerions-nous?
Rien ne fut réservé de l'abondant pillage,
des trésors des cités on a fait le partage,
point ne sied de remettre en commun tous ces hiens.
Mais rends-la cependant au dieu, les Achéens
doubleront, tripleront ton butin de batailles
quand Zeus nous livrera Troie aux fortes murailles. »
i3o Atride-roi répond : « Non, toi si valeureux,
ne ruse pas ainsi, héros égal aux dieux;
tu ne peux me convaincre et ne peux me surprendre.
Tu gardes le butin et je devrais le rendre 2,
oui, si les Achéens m'offrent un bien nouveau
qui soit d'un prix égal et me semble aussi beau.
S'ils refusent, c'est moi qui me rendrai justice,
en enlevant ta part, ou d'Ajax, ou d'Ulysse;
il frémira celui chez qui je descendrai .
Mais sur ces choses-là plus tard je reviendrai ;
or, poussons sur la mer divine un noir navire,
rassemblons les rameurs qu'il faut pour le conduire.
' Ce vers était condamné par Zénodote comme trop naïf, et défendu par Aris-
tarque. On le maintient aujourd'hui pour cette simplicité même.
■ Aristarque marque ici de l'obel, comme une répétition inutile, deux vers que
cela m'autorise à rendre par un seul.
3 Le manuscrit de Venise, sans doute d'après Zénodote, condamne ce vers que
l'ayne Knight supprime, que Bekker rejette en note, mais que M. Pierron conserve
en regrettant qu'Aristarque n'ait pas protesté en sa faveur.
RHAPSODIE T. 59
chargeons-y, pour l'autel, l'offrande de cent bœufs;
alors, que Chryséis, au teint délicieux,
y monte et qu'un de vous du pouvoir s'investisse :
Ajax, Idoménée ou le divin Ulysse,
ou toi, fils de Pelée, effroyable entre tous,
pour nous calmer, par tes offrandes, son courroux. »
148 Achille, lui lançant des yeux torves, lui crie :
« O cœur astucieux, masqué d'effronterie,
comment peut un Hellène encore t'écouter,
te suivre et vaillamment pour ta cause lutter?
Ce n'est pas aux Troyens habiles de la lauce
que je m'attaque; ils ne m'ont fait aucune offense.
Jamais ils ne m'ont pris ni chevaux, ni taureaux,
ni ravagé Phthia, nourrice de héros;
car il est entre nous fies barrières puissantes :
les monts ceints de lorêts et les mers mugissantes.
Impudent, nous t'avons suivi pour t'obliger,
pour venger Ménélas, chien, et pour te venger,
sur Troie. Il ne t'en chant ni ne t'en souvient guère.
Bien plus, tu veux m'ôter le prix de cette guerre,
reçu des Achéens, pour qui j'ai tant lutté.
Jamais, lorsqu'aux Troyens on prend une cité,
comme toi je n'obtiens nue part aussi belle;
mais le plus lourd fardeau de la guerre cruelle,
je le supporte, et quand le partage se fait,
ton lot est le plus fort, moi, de peu satisfait,
je rentre en mes vaisseaux sans 1111 butin qui vaille
après m'être épuisé pour gagner la bataille.
Maintenant je retourne à Phthie; il vaut bien mieux
que je rentre au pays sur mes navires creux.
Mais tu n'amasseras — je ne puis pas le croire —
richesses ni butin, si je reste sans gloire. »
172 Pour lui répondre, alors, parle Agamemnon-roi :
« Pars, si le cœur t'en dit; je ne te vais pas, moi,
f,o L'ILIADE.
prier de me servir; plus d'un autre me reste
qui m'honore, et d'abord Zeus, protecteur céleste.
Toi que je hais le plus de tous les fi ls de dieux,
tu n'aimes que discords, guerre et coups furieux.
Elle te vient d'un dieu, la ibrce où tu t'admires ';
rentre au pays avec tes gens et tes navires,
sois roi des Myrmidons, je n'en ai point souci;
je nargue ta colère et te menace ainsi :
Chryséis, puisqu'enlin Phœbus me la retire,
je la renvoie, avec mes gens, sur mon navire;
mais Briséis, ta part, dans ta tente j'irai
moi-même l'enlever pour que tu tiennes vrai
que je suis plus puissant, et que nul n'ait l'audace
de me croire un égal et me braver en face. »
,s7 II dit. Achille soutire, et son cœur indécis,
sous son torse velu, ballotte deux partis :
dispersant ses soldats, doit-il tuer Atride,
ou calmer sa colère et la tenir en bride9
' Le texte dit tort simplement : « Si tu es fort, c'est un dieu, je crois, qui te l'a
donné ». J'ai dû changer, gâter même ce vers pour conserver le détail du vers
suivant : « Avec tes gens et tes navires », qui sert aussitôt a une de ces répétitions
caractéristiques de 1 épopée homérique.
2 Le mot lente : xkvriT\, demande à être expliqué. Ni baraque ni maison ne vau-
draient mieux. » Toutes les tentes ou baraques, dit Schliemann, doivent avoir été
plus ou moins » — plutôt moins — <• comme celle d'Achille décrite au 24e chant de
l'Iliade. Mlle était entourée d'une clôture de pieux, la porte s'en fermait avec une
barre a l'intérieur, et autour de la baraque régnait une cour... La baraque. . était
entourée d'un vestibule ouvert, soutenu par des pieux... d'où l'on pénétrait dans
la pièce centrale par une ouverture... Cette pièce centrale ou intérieure était proba-
blement ornée d'objets précieux, acquis a la guerre ou aux jeux gymnastiques ou
autres. C'est dun^ ce sens probablement que nous devons entendre les murs brillants
de la tente d'Idoménce. 1 lerrière cette salle, se trouvaient des chambres qui servaient
soit de resserre pour les objets précieux, soit d'habitations pour les femmes esclaves
et les concubines. De ce cote. Achille et PatTOCle avaient chacun leurs chambres
séparées. Les baraques étaient couvertes d un chaume de roseaux chevelus. Il devait
y avoir dans la cour des abris pour les chariots et des écuries pour les chevaux. »
[Ilios, édition Didot. p. loi
RHAPSODIE I.
Péliade, en sa tête et son cœur balançant,
Restes de deux épées *.
tire sa grande épée. Alors Pallas descend
du ciel, Héra l'envoie, Héra aux bras de neige
tous deux, d'un cœur égal, les aime et les protège;
elle vient par derrière et prend ses blonds cheveux,
visible pour lui seul, cachée ;i Ions les veux.
Achille, stupéfait, détourne sa figure
et reconnaît Pallas à son œil <|ni fulgure.
Il lui jette ces mots ailés : « Yiens-lu céans,
déesse, voir Atride ;i ses emportements?
Mais je dis, et le Init s'accomplira, je pense,
que bientôt de la vie il paiera s;i jactance.
206 Athéna Glaucôpis élève alors la voix :
Athéna Glaucôpis ".
« Je viens pour apaiser ton cœur, si tu m'en crois.
• Lames en bronze, gardes d'or, boutons d*oi restant des fourreaux de bois, etc., objets trouvés a Myccnes dans un tombeau,
et reproduits au quart environ de leur grand* 11 (d'aprea \fy Wi du I > Schlîem inn, Rg. 460, p. 385, édition Hachette).
•■ Monnaie d'Atbènes en argent, du V* sici le \\ ant notre êrc, avers et revers. (Voir l'Introduction, pp. 27 et 28.)
ui L'ILIADE.
du ciel : Héra m'envoie, Héra aux bras de neige,
tous deux, d'un cœur égal, vous aime et vous protège.
Ne tire pas l'épée, apaise ton courroux,
Ou, s'il le faut, ne rends qu'en paroles les coups.
Mais je dis, et le lait s'accomplira, je jure :
Tu recevras, deux l'ois, trois lois, pour cette injure,
plus de trésors. Contiens-toi donc et cède aux dieux. ».
2,b Alors, répond Achille au pied impétueux :
« Déesse, je suivrai, quelle que soit ma rage,
Ce que vous m'ordonnez à deux, c'est le plus sage.
Oui cède aux dieux, les dieux l'exaucent à leur tour. »
219 11 dit, sur le pommeau d'argent pose un poing lourd
Et repousse au fourreau son arme vengeresse ' :
il n'a pas hésité d'en croire la déesse.
Elle, aussitôt, retourne au mont Olympe où Zens,
l'égide en main, habite avec les autres dieux.
aa3 Péliade aussitôt a repris L'invective
contre le roi, car sa colère est toujours vive.
:2s « Ivrogne, aux yeux de dogue, au courage de daim 2,
jamais, parmi le peuple, au combat, l'arme en main,
on ne te vit marcher, ni, clans une embuscade,
te joindre aux plus vaillants des hommes de l'Helladr,
tu n'osais, tu voyais la mort, à chaque pas.
Mieux vaut, certes, régner sur de nombreux soldats,
et dépouiller quiconque ose te contredire.
0 monarque, mangeur de peuples, ton empire
s'il ne s'imposait pas à des gens sans fierté,
pour la dernière Ibis tu m'aurais insulté.
1 Zénodotc réduisait ces deux vers à un seul, ce qui affaiblissait le mouvement de
la s:éne.
1 Ce discours était supprimé, comme inconvenant, par Zénodotc. Mais alors, que
devient le dernier mot d'Athéna, si vrai : Ne rends du moins les coups qu'en paroles^
RHAPSODIE I. 63
Mais je dis et, faisant un grand serment, je jure
par ce sceptre, à jamais sans feuille ni ramure ;
du tronc, sur la montagne une fois détaché,
il ne reverdit plus, l'airain en a tranché
les feuilles et l'écorce, et les fils des Hellènes,
quand ils veillent pour Zeus aux justices humaines.
le tiennent à la main ; voici mon grand serment :
Un jour, les Argiens, tous, pleureront hautement
Achille, et toi, tu ne pourras, quoi que tu lasses,
les sauver, quand Hector, tueur d'hommes, par masses,
les abattra; mais tu te rongeras le cœur
pour avoir méprisé leur plus tort défenseur. »
245 II dit, et jette à terre, eu sa colère extrême,
le sceptre aux boutons d'or ; puis, il s'assied lui-même.
Atride contre lui s'irrite. Alors, entre eux,
vient Nestor, des Pyliens l'orateur savoureux;
plus douce que le miel, la voix sort de sa bouche;
il avait pu déjà voir une double couche
d'hommes grandir et naître '; à présent, le héros
régnait sur la troisième, en la sainte Pylos.
Ami de la sagesse, avec eux il s'explique :
2i.4 « Dieux, quel immense deuil pour la terre hellénique,
pour Priam et les lils de Priam quel plaisir,
et les autres Troyens vont-ils se réjouir,
1 Grandir et naître. Ce vers a donné lieu à des velléités de correction auxquelles,
malgré M. Pierron, je ne me suis pas rendu. On pense que l'ordre logique voudrait
que Nestor dît : naître et grandir, et l'on ajoute, pour excuser Homère, d'un ton que
nous avons déjà vu prendre avec les poètes, que « les Grecs mettent souvent ainsi
la charrue avant les bœufs ». Il me semble que le point de vue du poète est plus
juste. Des deux générations que le vieillard avait vues, la première était bien la
sienne, qui avait dû grandir avec lui, je suppose; puis, était venue l'autre, qu'il
avait vue naître.
64 L'ILIADE.
en voyant entre vous la discorde enflammée,
unis premiers au conseil ainsi que dans l'armée!
Mais croyez-moi, je suis à tons deux votre aîné,
parmi de plus vaillants que moi j'ai séjourné l
autrefois; ils n'ont pas dédaigné de nie croire.
Jamais je n'avais vu des hommes, dans leur gloire,
ni n'en verrai tels que Divas, Pirithoùs,
Polyphème divin, Cénée, Exadius2;
c'étaient là les plus forts des hommes de la terre;
les plus idrts, aux plus forts ils portèrent la guerre :
aux Centaures des monts dont le sort fut affreux.
J'avais quitté Pylos et vivais avec eux,
ils m'avaient appelé sur la lointaine rive,
j'y luttais pour mon compte. Ah! nul homme qui vive
aujourd'hui, n'oserait braver des cœurs pareils;
pourtant ils m'écoutaient et suivaient mes conseils.
Suivez-les donc aussi, car mieux vaut qu'on les suive.
N'allez pas , toi, ravir, quoique roi, sa captive,
car c'est le lot d'abord que le peuple lui lit;
ni Péliade, toi, mettre Atride au défi,
en lace, car jamais un roi que Zens honore
ne reçut en partage autant de Liens encore.
' Plus vaillants que moi. Moi est la version d'Aristarque. Zénodote et la vulgate
préfèrent vous. C'est la même chose, dite directement ou indirectement. Mais le ton
insinuant du discours de Nestor plaide en faveur du choix d'Aristarque.
' La vulgate ajoute ici un vers : « Et Thésée, fils d'Egée, semblable aux Immor-
tels ». Ce vers n'est pas dans le manuscrit de Venise et il est marqué partout comme
apocryphe. On le sait emprunté au Bouclier d'Hercule. d'Hésiode. » Il lut interpolé
fort tard », dit M. Pierron. Quand on retrouve dans l'Odyssée le nom de Thésée,
il n'y est pas moins suspect, l'lutarque, d'après Hégésias de Mégare, prétend que le
vers de 1 Odyssée, chant XI, 63i, fut ajouté par Pisistrate. On y voit une supercherie
pour glorifier Athènes. « On dirait qu'Homère ne connaît pas ce héros ", dit
M. Pierron. Cela sutlit pour supprimer ce vers.
3 N'allez pas, etc. Nestor réunit d'abord les deux adversaires, clans l'égalité des
devoirs qu'il va leur conseiller. J'ai tâché de rendre cet effet.
RHAPSODIE I. 65
Toi, fils d'une déesse, es-tu le plus vaillant ',
lui, chef d'un plus grand nombre, il est le plus puissant.
Donc, je te prie, Atride, apaise la querelle,
n'ofïense plus Achille : en la guerre mortelle
il est pour tout le peuple un solide rempart. »
285 Le roi prend la parole et lui répond : « Vieillard,
Tout ce que tu dis, certe, est dit avec sagesse;
mais cet homme sur tous veut dominer sans cesse,
tous veut nous diriger, à tous nous commander,
nous plier tous. Moi, rien ne peut m'y décider.
Si les dieux immortels l'ont fait homme de guerre,
est-ce pour lui donner droit à l'injure amère? »
292 Achille, lui coupant la parole, répond :
« D'un lâche et d'un sans-cœur je recevrais le nom
si je t'obéissais, quoi que tu pusses dire.
Commande aux autres donc; mais moi, sons ton empire,
plier, rien désormais ne in'\ décidera*.
Une chose eneor, mais en ton cœur grave-la :
Je ne combattrai, toi ni d'autres, pour la femme
que l'on m'avait donnée et que l'on me réclame;
mais tout ce qui me reste en mon prompt \ aisseau noir,
de ne pas V toucher fais-toi bien un devoir;
sinon, ose : tes gens connaîtront 111,1 puissance,
aussitôt ton sang noir coulera sur ma lance. »
3o4 Ils se lèvent après cette lutte de mots
et rompent le conseil tenu près des vaisseaux.
Achille vers sa tente et son puissant navire.
avec Patrocle et ses compagnons se retire.
Atride, sur la mer, lance un navire creux,
y place vingt rameurs et l'offrande de bœufs
1 Les cinq vers qui commencent ici sont contestés. Ils sont cependant la suite
naturelle d'un discours que l'âge de Nestor ne permet pas d ecourter.
2 Encore deux vers qu'on supprime. Ils sont cependant la réplique aux paroles
d'Agamemnon, vers 288-89.
66 L'ILIADE.
pour Phœbus; Chrjséis, dont La joue est splendide,
\ monte; puis, le sage Ulysse, qui préside.
îia Pendant cj n'i ls s'avançaient au Liquide chemin,
le roi veut que chacun se purifie au bain ;
tous, plongeant dans le flot, \ laissent leurs souillures,
puis, présentent au dieu des hécatombes pures
de taurs et de chevreaux, sur les stériles bords;
3,7 et l'odeur s'élevait aux cieux. Ulysse alors '
43 1 arrive à Chryse avec l'hécatombe sacrée.
Lorsque du port profond ils ont franchi l'entrée,
\ ite ils roulent la voile au tond du noir vaisseau,
lâchent le câble au mât qui descend aussitôt
sur ses chevalets; puis, de la rame, on a horde,
ou jette au fond la pierre 2, on attache la corde
d'amarrage, puis, tous sur la plage ont sauté \
pour porter l'hécatombe à Phœbus irrité.
Chryséis sort du prompt vaisseau qui fend la lame.
Ulysse au lieu sacré ' conduit la jeune femme,
il la rend à son père en Lui parlant ainsi :
442 « Chrysès, Agamemnon, Le roi, m'envoie ici
pour te rendre ta fille et faire une hécatombe
au dieu Phœbus, afin que sa colère tombe,
qui Ht aux Achéens souffrir des maux nombreux.
446 Ulysse alors remet au père tout heureux,
' Je passe du vers 317 au vers pi. (Voir l'Introduction, pp. }] et }a.) On peut
observer ici un exemple de raccord. Le vers 517 devait finir par ces mots qu'on
trouve à la fin du vers |3o : Alors Ulysse. Pour changer l'épisode de place, il a sutli
de les retrancher et le remplissage fut heureux : « Et l'odeur s'élevait aux cieux
dans Ij fumée ».
La pierre. C'est l'ancre primitive, composée d'une grosse pierre liée a un câble.
' M. Leconte de Lisle fait ici des contresens : « Ils abattirent joyeusement sur
l'avant le mât, dégagé de ses manœuvres, et, menant La nefà force de rames, après
avoir amarré les câbles et mouillé les roches, ils, etc. »
1 Lieu sacré. Ce n'est pas un temple. (Voir l'Introduction, pp. _>o et îo.)
RHAPSODIE I.
l'enfant chère. Aussitôt l'hécatombe sacrée,
autour du large autel, en ordre est préparée.
67
Autel de sacrifice
Ils se lavent; de l'orge ils arrangent les grains,
et tout haut Chrysès prie, en élevant les mains :
,5. « Entends-moi, dieu de L'arc, dont la gloire domine
à Chryse, à Ténédos, à Cille la divine ',
je t'implorai jadis et tu me protégeas;
en affligeant le peuple argieii tu me vengeas.
Donc, maintenant encor, que mon vœu s'accomplisse:
qu'au camp des Danaens le désastre linisse. »
4.s7 Tel il prie et Phœbus accomplit ses desseins.
Dès qu'ils ont fait L'offrande et répandu les grains.
on tend le cou des bœufs qu'on égorge et dépèce;
on détache la cuisse, on l'entoure de graisse,
avec d'autres quartiers de chair qu'on va coupant;
le vieux prêtre, allumant les bûches, \ répand
1 Ces deux vers sont la répétition des vers 3j et 38 du début. Mais l'ordre des
rimes amenant ici une terminaison féminine, tandis qu'en premier lieu elle était
masculine, je n'ai pu les reproduire exactement.
• En pierre taillée, trouvée a Troie, dans l'enceinte consacrée a Athéna, (SCHLIBMANH, llios, p. 3.>, tig. 6.)
68
L'[LIADE.
un vin pur ' ; près de lui des jeunes gens manient
les broches à cinq dents, et quand se torréfient
les cuisses et qu'on a goûté de l'intestin,
ils embrochent et font griller, pour le ti'stin,
devant le feu, les chairs en tranches partagées,
qu'ils savent retirer a point d'être mangées.
Alors, quand tout est fait, ils dressent le repas
où tous ont part égale et ne se privent pas.
Quand la faim et la soif deviennent plus légères,
les jeunes gens, de vin couronnent les cratères,
puis, entamant la coupe, ils la passent à tous.
Coupe à deux anses en terre cuite \
Tout le jour, par un hymne apaisant son courroux,
1 Un vin pur. Les Hellènes ne boivent pas de vin pur, ils le réservent pour les
libations religieuses. Cela m'autorise a ajouter ici le mot pur qui n'est pas dans le
texte, mais qui se trouve ailleurs dans V Iliade. Macrobe, en traduisant ce vers, dit :
du vin ardent; ce qui équivaut.
* SCHI ISMANN, Hios, tig. 363.
RHAPSODIE I. 69
ils chantent à Phœbus un paean sur la rive '.
473 Dès que le soleil tombe et que la nuit arrive,
ils s'endorment auprès des câbles du vaisseau.
Quand l'aube aux doigts rosés, née au matin nouveau,
paraît, ils prennent mer, vers leur camp, devant Troie,
et propice est le vent qu'Apollon leur envoie.
Les mâts sont redressés et la voile se tend,
les toiles sous le vent s'enflent, le flot montant
retentit tout autour du vaisseau qui s'avance,
et lui, sûr du chemin, court sur la mer immense.
Au camp des Achéens quand ils sont parvenus,
ils tirent le vaisseau noir sur les sables nus,
le fixent, hors de l'eau, sur des poutres puissantes "
et regagnent chacun leurs vaisseaux et leurs tentes.
1 Bekker retranche ce vers: Aristarque condamne celui qui suit, que Bekker sarcle,
mais que M. Pierron met entre parenthèses. Cela suffit pour que je ne traduise pas
celui qu'Aristarque supprime. C'est une repétition des détails qui précédent.
' Au chant XIV, vers 410, ces supports sont en pierre.
RHAPSODIE II
RHAPSODIE II : LA RANCUNE D'ACHILLE
(Livre I. partie II).
Achille et Briséis '.
[.3.8 Pendant qu'ils agissaient ainsi, le fils d'Atrée
contre Achille couvait la menace jurée :
il appelle Eurybate ainsi que Talthybius,
de ses commandements serviteurs résolus :
5ai « Allez vers les vaisseaux d'Achille et dans s;i tente,
et m'amenez la femme à La joue éclatante;
s'il refuse, j'irai, suivi de gens nombreux,
moi-même, et ce sera pour lui plus douloureux. •>
3î6 II les envoie avec ces paroles hostiles.
Eux, partant à regret, le long des Ilots stériles,
gagnent des Myrmidons les tentes, les vaisseaux. .
Auprès de son navire, ils trouvent le héros
reposant; à les voir, rien ne l'a fait sourire;
eux, tremblants du respect que le roi leur inspire,
• Pierre gravée (INGHIRAMI, pi. XXXI). Achille livre Briséis aux hérauts d"Agamemnon. Il est assis et pleure. Patrocle est
devant lui, debout, appuyé a une colonne. Iîriséis, désespérée, est derrière Achille. A coté de Patroclc, un des hérauts; dans le
i'oud, l'autre héraut et une femme.
74
[/ILIADE.
s'arrêtent, n'osant pins taire un pas, dire un mot.
Lui, comprend dans son cœur et leur parle aussitôt :
3?4 « Salut, hérauts des rois et de Zens redoutable I
Entrez, ce n'est pas vous, seul Atride est coupable,
qui vous envoie ici pour eette femme. Or, va,
Patroele, amène-nous la femme et livre-la;
qu'ils l'emmènent. Mais vous, rendez-moi témoignage
devant hommes et dieux, devant ce roi sauvage,
s'il arrive que l'on ait besoin de nouveau
de moi pour en sauver de l'horrible lléau
d'autres. Car lui, l'esprit troublé par la colère,
ne voit rien en avant, ne voit rien en arrière,
pour que les Achéens luttent en sûreté. »
343 II dit. Par son ami l'ordre est exécuté;
Patroele va chercher Briséis et la livre
aux hérauts qu'à regret, au camp, elle doit suivre.
En larmes, loin des siens, Achille va s'asseoir ',
et, du bord blanehissant, regarde le Ilot noir.
Souvent, il tend les mains vers sa mère et supplie :
352 « Mère, pour peu de jours tu m'as donné la vie,
mais la gloire, du moins, Zeus, dans le ciel tonnant,
me la devait. Où suis-je honoré maintenant?
Sur mon honneur l' Atride ose même entreprendre,
il m'outrage; mon bien, il vient de me le prendre. »
337 Tout en larmes, il parle, et sa mère l'entend
d'auprès de son vieux père, au fond de l'océan.
Aussitôt, elle sort des Ilots comme un nuage,
et, près d'Achille en pleurs s'asseyant au rivage,
de la main le caresse et lui parle et lui dit :
36a « Mon fils, pourquoi pleurer? Quel chagrin t'envahit?
Parle, ouvre-toi, voyons à deux ce qui t'opprime.
3