MEMOIRES DE LA » r SOCIETE ROÏALE ACADEMIQUE DE CHERBOURG. ■ 0. 2SI. MÉMOIRES DE LA SOCIÉTÉ ROYALE ACADÉMIQUE m iMiiiioi lu;. I CHERBOURG, Imprimerie de THOMINE. 1847. LISTE DES MEMBRES DE LA Société Royale Académique de Cherbourg. Bureau. Aimées de réception* 1829 Directeur M. Noël-Agnès , Sous-Préfet de l'arrond. de Cherbourg. 1831 Secrétaire M. Delachapelle , Edouard, avocat, docteur es lettres, régent au collège. 1832 Trésorier- Archiviste. M. Lechanteur de Pontaumont, membre de plusieurs sociétés littéraires. Associés Titulaires. 1807 MM. Gaston, ancien principal du collège. 181 S Bonnissent, ancien sous-préfet. 1817 Couppey, juge au tribunal civil. 1829 Delachapelle, Pierre-Adrien , ancien pharmacien. — Obet, docteur en médecine. Vf LISTE DES MEMBRES Années de réception. 1831 MM. Lemonnier, professeur d'hydrographie. — Asselin, Charles, docteur eu médecine. — LeComle du Moncel, pair de France. 1836 Vérusmor, homme de lettres, rédacteur en chef du Phare. — Lefebvre, directeur des consiruclns navales retraité. 1841 L'abbé Menard, principal du collège. — du Moncel , Théodose , membre de plusieurs sociétés savantes. — Menant, juge suppléant au tribunal civil. 18i3 Lemaistre, receveur particulier des finances. 1845 Digard de Lou&ta, conservateur de la bibliothèque. 1846 Méry, sous-directeur des travaux hydrauliques. — Luimant, contrôleur de la marine. — Le Comte d'Harcourt, capitaine de corvette. — Lesdos, négociant. — Le Jolis, botaniste. — de Barmon, lieutenant de vaisseau. Associés libres. 1829 MM. Leroux, Victor, ingénieur en chef retraité. 1836 Bonnissent, Olympe. Associés correspondants. 1808 MM. Duhérissier de Gerville, membre correspondant de l'institut, à Valognes. 1810 Cauchy, membre de l'institut, à Paris. 1811 Lair, P. -A., inspecteur divisionnaire de l'associa- tion normande, à Caen. Vil DE LA SOCIETE. Années de réception. 1815 MM. Le Tertre, conservateur de la bibliothèque de Coutances. 1829 Bretocq, directeur des constructns navales retraité, à St-Étienne-la-Tillaye, Calvados. — Le Baron Marrier de Lagatinerie , commissaire général de la marine, au Havre. — Durand, commissaire des poudres et salpêtres, au Ripault près Tours. — Frimot, ingénieur en chef, à Paris. — Travers, professeur h la faculté des lettres de Caen. — Ancelot, membre de l'académie française, à Paris. — Lachaise, architecte, à Paris. — Le Comte d'Estourmel, ancien préfet de la Manche. 1830 Samson, ancien major au 64° régiment de ligne. — Daniel, recteur de l'académie de Caen. 1831 Laurent, chirurgien de la marine retraité, à Paris. — Cabart, docteur en médecine, a St-Pierre-Église. 1832 Plivart, ancien directeur d'artillerie. — deCaumont, membre correspondant de l'institut, à Caen. — Bataille, direct1" du jardin des plantes, à Avranches. — Jouan, Casimir, directeur des Mines, aux Monts Altay, Russie. 1833 Gattier, ancien préfet de la Manche. — Huvé, architecte, membre de l'institut, à Paris. 1834 LeBruman, inspecteur des écoles prim. h Angers. — Quesnault, conseiller à la cour de cassation, à Paris. — De Givenchy , secrétaire de la société royale des antiquaires de la Morinie, à St-Omer. — Pelouze, membre de l'institut, à Paris. — De Tocqueville, Alexis , membre de l'académie française, député, à Tocqueville. VIII LISTE DES MEMBRES Années de réeeption. 1835 MM. Dubois, ancien sous-préfet. — Houël, Ephreni, directeur des haras. 1836 Lamarche, capitaine de vaisseau retraité, à St-Lo. 1837 Houel, père, propriétaire, h St-Lo. — Le Comte de Montalivet, pair de France, à Paris. 1839 Viel, curé de Sourdeval, Manche. — Escher, sous-intendant militaire, à Caen. — Dufresne, ingénieur, à Melun. 1840 Lemaîlre, receveur de l'enregist, à Avranches. — Piœron de Mondésir , lieutenant-colonel retraité. 1841 Edom, inspecteur de l'académie de Caen. — Moulin, avocat à Paris. — Bailhache, professeur de rhétorique, au Mans. — De Brébisson, membre de plusieurs sociétés savan- tes, à Falaise. — David, professeur de rhétorique. — Faillie, Léon , membre de l'académie des sciences arts, etc., de Rouen. 1843 Bonnet, préfet de la Manche. — Lauvergne , médecin de la marine, à Toulon. — Charma, professeur de philosophie à la faculté des lettres de Caen. 1844 Pillet, régent de rhétorique, à Bayeux. — Mancel, conservateur de la bibliothèque de Caen. — Frigoult, régent au collège de Bayeux. — Benard, docteur en droit. 1846 Leverrier, membre de l'institut, à Paris. — Thierry, Edouard, homme de lettres, à Paris. 1847 Auger, docteur-és-leltres, chanoine honoraire de Bayeux, à Paris. — Chauvin, professeur d'histoire naturelle à la faculté de Caen. IX DE LA SOCIÉTÉ. Années de réception. 1847 Decaisne, membre de l'insiitut, aide-nniiiralisie au Muséum d'histoire naturelle, a Paris. — Delisle, Elève à l'école des Chartes , à Paris. STATUTS DE LA r r SOCIETE ROYALE ACADEMIQUE DE CHERBOUBG. { Avec les modifications arrêtées dans la séance du 7 mai 1847. ] Article premier. La société royale académique est composée d'associés titu- laires, d'associés libres et d'associés correspondants. Art. 2. Les associés titulaires sont ceux qui, domiciliés dans la ville de Cherbourg ou dans l'arrondissement , jusqu'à la distance d'un myriamètre, contractent l'engagement d'assister habituel- lement aux séances de la société. Si quelqu'un des titulaires fixe son domicile à une plus grande dislance, il passe dans la classe des correspondants. Art. 3. Les associés titulaires auxquels leur âge ou leurs infirmités ne permettent pas d'assister régulièrement aux réunions , deviennent, sur leur demande, associés libres. Ils sont convo- qués et admis aux réunions chaque fois qu'ils s'y présentent, et y ont voix délibéralive. xii statuts Art. 4. Les associés correspondants sont ceux dont le domicile habituel est éloigné de Cherbourg de plus d'un myriamètre. Ils sont admis aux réunions lorsqu'ils s'y présentent, et peu- vent prendre part aux discussions littéraires et scientifiques. Art. 5. Les associés titulaires et libres ont seuls voix délibérative lorsqu'il s'agit d'élections ou d'affaires relatives à l'organisa- tion et au régime de la société. Art. 6. Le nombre des associés titulaires est fixé à 25. Celui des associés libres et des correspondants est illimité Art. 7. La société a trois officiers : un directeur, un secrétaire et un trésorier-archiviste. Art. 8. Le directeur préside les séances , pose les questions , recueille les voix , dépouille les scrutins, proclame les résul- tats , porte la parole au nom de la société , et rend tous les ans, en séance publique, un compte abrégé des travaux de l'année. Art. 9. Le secrétaire rédige les procès-verbaux des séances et les délibérations de la société; il est chargé de la correspondance. Art. 10. Le trésorier-archiviste a la garde des anciens registres, des livres , mémoires , etc. appartenant à la société. Il forme un catalogue de ces divers objets , et met à la disposition des membres de la société , sur récépissé , les livres dont ils ont besoin , sans toutefois que chacun puisse les garder au-delà d'un mois. Il reçoit les revenus de la société, et paie les dé- penses sur un mandat du directeur. XIII DE h\ SOCIÉTÉ. Art. 11. Le directeur, le secrétaire et le trésorier-archiviste sont élus à la pluralité des voix , chacun par un scrutin séparé. Ces élections se font après la séance publique de l'année. Le directeur est élu pour un an , le secrétaire et le trésorier- archiviste le sont pour trois ans, et tous trois peuvent être réélus. Art. 12. En cas d'absence du directeur ou du secrétaire, le pre- mier est remplacé de droit par l'associé le plus ancien, et le second parle trésorier-archiviste, ou, en l'absence de ce dernier, par le dernier membre élu, présent à la séance. Art. 13. Les candidats sont proposés par le bureau composé des trois officiers, dans une séance ordinaire. L'élection a lieu dans la séance suivante, après convocation spéciale. Art. 14. La société n'admet dans son sein que des hommes déjà connus du public par quelque ouvrage estimé , ou qui auront offert à la société une production inédile , qui ait mérité son approbation. Art. 15. Toutes les délibérations se font au scrutin, à moins que la société n'ait manifesté le vœu contraire. Celles qui ont pour objet l'élection d'un candidat ou une modification aux statuts, ne peuvent avoir lieu hors la présence de la majorité des mem- bres titulaires présents à Cherbourg. Art. 16. La société, outre les séances spéciales qui pourront être convoquées par le directeur, se réunit en séance particulière, le premier vendredi de chaque mois, à l'heure indiquée sur le billet d'invitation. "XTir STATUTS DE LA SOCIÉTÉ. Art. 17. Les personnes étrangères à la société ne sont admises à ses séances particulières, que lorsqu'elles sont présentées par quelqu'un de ses membres, et avec l'agrément du bureau. Art. 18. Elle entend dans ses séances particulières la lecture de tous les mémoires qui lui sont soumis; elle admet la discussion sur toutes sortes de matières, en tant qu'elles ont rapport aux belles lettres, aux sciences et aux arts. Toute discussion sur la religion et la politique est interdite. Art. 19. Tous les ans, à l'époque fixée par la société, une séance publiquea lieu. Les mémoires destinés à la lecture doivent être soumis à la société, dans une des séances particulières ou dans une séance spéciale convoquée à cet effet, et adoptés au scrutin secret. La lecture sera faite en public sur le manuscrit remis au directeur au moins huit jours à l'avance. Art. 20. Tout ouvrage lu aux séances, soit publiques , soit particu- lières , est remis à l'archiviste qui en fait prendre copie sur un registre a ce destiné. Art. 21. Aucun des membres de la société ne peut prendre le titre d'associé, a la tête de ses ouvrages , s'il n'en a obtenu l'autori- sation formelle. Art. 22. Un volume de mémoires sera imprimé toutes les fois que la situation financière de la société le permettra. Chaque article destiné h l'impression sera lu préalablement dans une réunion spéciale, et devra être admis, au scrutin secret. Le manuscrit sera signé par l'auteur et par le directeur qui le remettra , sé- ance tenante, à l'archiviste chargé d'en surveiller l'impression. DISCOURS Prononcé à l'ouverture de la séance publique DU 13 DÉCEMBRE 1846. PAR M. NOËL AGNÈS, Directeur, Messieurs , L'usage des séances publiques remonte, sinon à l'origine de la Société, au moins à l'époque où elle fui légalement instituée. C'est le 14 janvier 1755 , il y a conséquemment bientôt un siècle , qu'eut lieu la première réunion des fondateurs de la Société Académique de Cherbourg. Nous pouvons, à juste titre, nous enorgueillir d'une date déjà si ancienne ; car elle nous prouve que cette ville a donné l'exemple à la plus grande partie des villes de province. Il n'existait alors que deux aca- démies dans toute la Normandie, à Caen et à Rouen. La pre- mière, qui porte aujourd'hui le titre d'académie des sciences, XVI DISCOURS. ans et belles-lettres , avait commencé ses réunions dans le siècle précédent , mais elle ne reçut de lettres-patentes qu'en 1705, et ce ne fut qu'en 1744 que celle de Rouen, qui porte le même titre , obtint la même faveur. Déjà, h celle époque , ces deux villes étaient très importantes, et celle de Cherbourg, qui comptait à peine 6,000 âmes, était loin de renfermer dans son sein autant d'éléments pour la constitution d'une société litté- raire et scientifique, Le registre des procès-verbaux renferme avec exactitude l'analyse de toutes les séances qui ont eu lieu depuis la fonda- tion de cette société , et cette analyse n'est pas sans intérêt. Les statuts primitifs, qu'on trouve en tête, attirent d'abord l'attention. La première pensée des fondateurs est pour la religion. On aura pour elle, disent-ils, un profond respect et on n'entrera jamais en dispute sur ses mystères. Les statuts veulent ensuite qu'on honore le Roi et l'État, et qu'on n'en parle jamais qu'en très bons termes. Telle est la simplicité de rédaction avec laquelle ces sentiments sont ex- primés. L'article 3 est remarquable par la naïveté du style et de la pensée. On évitera, dit-il, toute cabale, et l'on conservera la meilleure union possible dans la Société, sans disputes, termes fâcheux, ni railleries à l'égard les uns des autres, au sujet des vices d'esprit et de corps. Ces articles n'onl pas élé conservés, au moins textuellement, dans les statuts actuels, mais les deux premiers y sont implici- tement renfermés, et quant au dernier, il n'a pas besoin d'êire écrit pour être rigoureusement observé. C'est là , Messieurs , un avantage que présentent ces réunions où l'on se livre paisi- blement à l'élude des sciences et des lettres. Celte étude est le but ; mais unaulre résultat, non moins important est obtenu. XVII DISCOURS. Los discussions religieuses et politiques sont au nombre de celles qui ont divisé et qui divisent encore le plus les hommes. Les travaux littéraires et scientifiques les rapprochent , et comme les discussions dont je viens do parler sont bannies du sein des Sociétés Académiques, on est sûr que ce rapproche- ment sera suivi d'une union durable, qui ne fera qu'augmenter avec l'habitude de se voir, de se communiquer ses pensées, et de concourir ensemble, dans une proportion si petite qu'elle soit, aux progrès de l'esprit humain. De 1765 à 1773, les procès-verbaux n'offrent aucune trace de séances publiques. Mais les séances particulières sont exactement suivies et occupées par des lectures nombreuses et variées. Les sciences exactes, les mathématiques pures, avec leurs applications diverses, la physique, l'astronomie, la navigation, é:aient l'objet de travaux entrepris par ,plusieurs membres. Us ne se contentaient pas d'études purement théoriques, ils y joignaient encore la pratique. On s'occupait même d'observa- tions astronomiques assez importantes. Ainsi le 3 juin 1769, la compagnie se transporta sur le fort Choisel pour observer le passage de Vénus sur le disque du soleil, avec deux télescopes de 16 pouces, 2 lunettes de 4 pieds, un octant de réflexion et plusieurs montres et pendules qui avaient été réglées sur la méridienne. Les plantes marines qui couvrent les rochers de nos côtes furent analysées, et c'est probablement à ces premières expé- riences qu'est due une industrie devenue si précieuse pour les habitants de notre littoral. A ce sujet, la compagnie se mil en rapport avec M. Tillet, membre de l'académie royale des sciences, et cette correspondance donna lieu , dit le procès- verbal, h plusieurs mémoires importants sur la tnanièie de dégager la soude de varech de son acide marin, et la ren- II XVIII ' Ul9i.uvno. dre propre aux mêmes usages où l'on emploie la soude de kali. La philosophie, l'histoire, la législation particulièrement en ce qui concerne la marine , l'archéologie , la littérature , la poésie elle-même eurent en outre leurs studieux représentants dans le sein de la société nouvelle. Aussi la voyons-nous, dès les premiers temps, en relations suivies, avec plusieurs savants estimés de la France et même des pays étrangers. Ces résultats importants, pour une ville qui l'était si peu a celte époque, ne pouvaient manquer d'attirer l'attention du gouvernement sur la Société. Elle fut autorisée par le roi en 1773. La lettre écrite à ce sujet par M. Berlin, ministre et secrétaire d'état, ayant le département de la Normandie, con- tient en termes exprès la permission de tenir chaque année des séances publiques. Dès la première année, la société fit usage de cette autorisa- lion, et depuis celte époque les séances publiques continuèrent sans interruption. Quelquefois même on en trouve deux dans une seule année. Ce fut dans une seconde séance publique, en 1776, que se fit entendre le célèbre Beauvais, évêque deSenez, membre de la société. Il termina la séance, dit le procès- verbal , par un discours éloquent dicté par l'amour de la reli- gion, de la pairie et de l'honneur , devise de cette Société. Comme vous le voyez , Messieurs , nos prédécesseurs nous ont légué un exemple utile à suivre, celui d'une grande activité dans les travaux qui faisaient l'objet de leur association. Mais la , ne s'arrêtaient pas les effets de ce zèle qui les animait poul- ies intérêts de la science. II se traduisait encore en actes im- médiatement profitables aux habitants de celte ville. Ainsi , chaque année , la Société établissait un concours entre les élèves d'hydrographie, décernait elle-même des prix en séance publique , et , par suite de ce concours , le roi accordait une XIX DISCOURS. dispense dune campagne au service, ou d'une année de navi- gation, ou d'une année d'âge , pour être reçu capitaine au long-cours. C'était aussi du sein de la Société que se tiraient les exami- nateurs chargés de corriger, chaque année , les compositions des élèves du latin. En 1779, de nouveaux statuts furent rédigés. Le nombre des membres titulaires resta toujours fixé à 24 , mais on y ajouta un nombre illimité d'associés adjoints et d'associés libres. Les travaux de la Société furent indiqués d'une manière plus précise : ils devaient avoir principalement pour but l'his- toire naturelle et civile du pays, le commerce, la navigation et l'agriculture. C'est dans cette même année que fut admis au nombre des membres titulaires le général Dumourier, alors commandant de la place de Cherbourg. La Société s'honore encore d'autres noms illustres. Outre l'évêque de Senez , dont j'ai parlé plus haut , elle a compté parmi ses membres titulaires ou associés, plusieurs personnes du nom de Bricqueville, M. de Brecquigny, membre de l'aca- démie française, et M. Tillet , membre de l'académie des sciences. M. Dumourier, qui présida la Société pendant plusieurs années, imprima à ses travaux une activité nouvelle, dont lui- même donna le premier exemple. Les séances publiques con- tinuèrent régulièrement deux fois chaque année : quelquefois aussi il y avait plusieurs séances particulières dans le même mois : Là, le directeur faisait de fréquentes lectures qui attes- tent l'étendue et la variété de ses connaissances, la patience de ses laborieuses investigations, et en même temps cette ardeur du génie qui le portait vers un but marqué, et qui plus lard éleva son nom si haut dans les fastes de la guerre et de la politique. xx discours. Les séances conlinuôrciu jusqu'en 1783, époque à laquelle elles cessèrent sans qu'on en connaisse les motifs. La révolution qui survint et qui emporta avec elle toutes les sociétés littéraires, ne pouvait permettre à celle de Cherbourg une prompte reconstitution. Aussi, cène fut qu'en 1807 qu'elle reprit ses travaux. C'est à tort que l'annuaire des sociétés scientifiques et litté- raires dit qu'à cette époque plusieurs habitants notables réso- lurent de constituer une nouvelle académie. Celle qui rouvrit ses séances en 1807 n'était point nouvelle. Il existait encore un assez grand nombre de membres de l'ancienne société, et cinq d'entre eux qui habitaient Cherbourg se réunirent , pro- cédèrent h des nominations nouvelles, observèrent pendant plusieurs années les statuts anciens, et continuèrent ainsi des travaux qui n'avaient été qu'interrompus. Celte seconde période de l'existence de la Société dura jus- qu'en 1817, époque passé laquelle une lacune de plusieurs années se fait encore remarquer. Enfin les travaux repris depuis 1829 n'ont souffert aucune interruption jusqu'à ce jour , et c'est même à partir de cette époque que la Société a acquis une consistance nouvelle par la publication de ses mémoires. 4 volumes ont vu le jour, le 5m» est aujourd'hui sous presse. La littérature, la poésie, l'his- toire du moyen âge et l'archéologie ont donné lieu à des articles remarquables. La statistique, l'histoire naturelle et la médecine ont aussi fourni leur contingent , et les mathémati- ques elles-mêmes y ont joint leurs sévères formules. L'année qui vient de s'écouler , Messieurs , n'a pas été plus stérile que les précédentes , et fournira d'utiles matériaux à des publications nouvelles. Un mémoire sur l'organisation de la famille d'après les livres sacrés de l'Inde , un recueil de méditations religieuses, une XXI DISCOURS. nolico sur la Corse, des considérations développées sur l'Algé- rie, quelques observations sur les colonies en général , un mémoire sur les preuves judiciaires en Normandie dans le moyen âge, des souvenirs historiques sur les Girondins à Sl- Emilion , et plusieurs autres productions également intéres- santes ont occupé successivement les séances particulières de la Société. Un de nos plus jeunes collègues a enrichi notre bibliothèque d'un atlas qui renferme les vues pittoresques d'Athènes, dessi- nées par lui-même sur les lieux, cl lilhographiées également par lui. Un important mémoire sur les logarithmes et un autre fort curieux sur les propriétés des nombres impairs, suivis d'une note sur la théorie des parallèles, ont été l'objet de deux rap- ports soumis à la Société. Enfin, des notes statistiques ont été fournies sur le mouve- ment de la population à Cherbourg, dans la période décennale de 1831 à 1840. Je pourrais, je devrais peui-ètre, pour me conformer aux statuts, offrir ici l'analyse de ces divers mémoires; mais je m'arrête, Messieurs, car, aujourd'hui, la sobriété dans les paroles est un devoir dont, le premier, je dois donner l'exem- ple. Des personnes , en grand nombre , étrangères à nos ira- vaux, se sont empressées de répondre à l'invitation que nous leur avons adressée. N'abusons pas de leur bonne volonté. Prouvons-leur que notre Société existe, qu'elle marche, que nous faisons tous nos efforts pour atteindre le but qui nous est assigné , mais n'épuisons pas la matière des discussions. Parmi ces personnes il en est surtout dont nous devons crain- dre de fatiguer la bienveillante attention. Elles ont bien voulu contribuer à l'embellissement de celle réunion. Tâchons de leur offrir des lectures courtes cl variées , attrayantes , s'il se XXII DISCOURS. peut. Ce sera le meilleur moyen de leur prouver touie notre reconnaissance, et de mériter pour l'avenir la faveur qu'elles nous accordent aujourd'hui. NOTICE M. PINEL PAR M. NOËL AGNÈS, Maire de Cherboure- '*iiiourd'bui S.-Pr*f»>N (Lue à la séance publique de 1845.) Messieurs , Nous avons perdu, dans le cours de celle année, l'un de nos confrères. Je dois aux relations qui m'unissaient à lui depuis longtemps, d'exprimer en votre nom les regrets que sa perte inattendue nous a fait sentir et de payer à sa mémoire un juste hommage. XXIV NOTICE M. Pinel (Julien-Nicolas-François), naquit au Vretot, près Bricquebec , le 9 juin 1777. Il fit ses études a Valognes et se rendit ensuite à Paris pour y étudier la médecine. Il y fut reçu docteur au moment où la doctrine médicale de son célèbre homonyme , qui professait à l'école de Paris , l'avait rendu l'oracle des médecins français. Son diplôme porte la date du 24 ventôse an XIII. Peu de temps après, M. Pinel vint se fixer à Cherbourg pour y exercer son honorable profession, et il ne tarda pas à s'attirer une confiance qui prenait particulièrement sa source dans l'amour de son art et dans les soins consciencieux qu'il apportait au lit de ses malades. En l'année 1810, il fut nommé médecin de l'hospice et il a constamment exercé ces fonctions jusqu'à sa mort. Là, je puis témoigner du zèle avec lequel il remplissait les devoirs qui lui étaient imposés, de la sollicitude qui lui faisait rechercher avec empressement toutes les occasions d'améliorer le service qui lui était confié, de l'assiduité qu'il apportait dans toutes ses visites et dans toutes les réunions où sa présence était utile. M. Pinel fut aussi nommé médecin des épidémies de l'arron- dissement de Cherbourg, et il a conservé également ces fonc- tions tant qu'il a vécu. Heureusement nous avons peu de chose à dire à ce sujet. Car , à l'exception du choléra, qui apparut dans notre ville en 1832, nous ne pensons pas que M. Pinel ait jamais eu l'occasion de faire dans ses fonctions l'ap- plication de son zèle accoutumé. Cette épidémie terrible, qui fit tant de ravages en France pendant l'année 1832, et dont heureusement nous ne ressen- tîmes que des atteintes peu graves, trouva M. Pinel prêt à lui opposer tous les efforts de sa science et de son dévouement. La violence avec laquelle le fléau destructeur sévissait à Paris cl dans plusieurs contrées de la Fiance, faisait à l'admi- XXV SUK M. P1NEL. nistration un devoir d'user de toutes les précautions que comportaient la localité et l'étendue des ressources dont elle pouvait disposer. Des visites nombreuses furent faites dans tous les lieux où on pouvait soupçonner qu'il existait quelque cause d'insalu- brité; les maisons des pauvres furent blanchies , les dépôts de fumier furent supprimés; des appropriations lurent faites à Tivoli pour recevoir les cholériques , qui n'auraient pu être soignés a domicile ; des commissions de quartier furent insti- tuées pour veiller à l'exécution des mesures arrêtées, et des réunions composées de médecins et d'administrateurs eurent lieu à l'hôtel de ville, pour éclairer et diriger l'administration, dans les pénibles devoirs qu'elle avait à remplir. M. Pinel, qui réunissait à la qualité de médecin celle d'ad- joint, ne faillit point aux embarras de sa double mission. Il prit une part active aux conseils comme à l'exécution de toutes les mesures arrêtées . et l'arrivée du fléau le trouva , comme ses confrères, sur la brèche , prêt à le combattre et à lui dis- puter ses victimes. Noble mission que celle du médecin dans ces temps calami- teux ! Mission d'autant plus noble qu'elle est exposée à plus de dégoûts et de dangers ! Vivre sans cesse au milieu d'un atmosphère empoisonné ; avoir constamment sous les yeux le spectacle des souffrances qu'on ne peut adoucir; être à tous moments le témoin des convulsions de la mort, des luttes incessantes d'une force qui s'éteint avec l'instinct delà conservation, le témoin des regrets déchirants d'une mère, d'une épouse, de toute une famille! Et conserver au milieu de ces scènes de douleur le calme qu'exige la réflexion , la netteté du jugement qui calcule et prévoit, la fidélité du souvenir qui compare et l'usage de cette parole, qui adoucit les maux de l'être moral alors que ceux du corps échappent à tous les secrets de la science: XXVI NOTICE Tels sont les pénibles soins du médecin, dont plusieurs lui sont communs avec le ministre de la religion et aussi avec ces filles pieuses qui apparaissent comme une seconde providence au chevet du mourant. On ne sait pas assez tout ce que celte position exige de cou- rage et de fermeté. Il ne faut rien moins qu'un esprit nourri depuis longtemps des idées de sacrifice et d'abnégation per- sonnelle , ou soutenu par les saintes inspirations de la charité évangélique. M. Pinel était encore membre de la commission sanitaire et président du comité de vaccine de l'arrondissement. Aux oc- cupations multipliées qui résultaient pour lui de l'exercice de sa profession et de ces diverses fonctions, il joignit aussi celle de l'administration. En 1815, il fut nommé adjoint au maire de cette ville, et il a rempli ces fonctions sans interruption jusqu'à la fin de ses jours et conséquemment pendant 28 ans environ. C'est un exemple rare de longévité administrative , dans des temps où les changements survenus dans le gouvernement avaient pour conséquence naturelle des changements analogues dans l'ad- ministration. Ce fait paraîtra moins étonnant quand on dira que M. Pinel, quoiqu'avec des idées arrêtées , resta toujours étranger a la lutte des partis. Il avait peu de sympathie pour les opinions ardentes se produisant avec fracas, refusant toute idée géné- reuse à quiconque n'épouse ni leur système ni leurs passions, et portant le blâme partout où elles ne peuvent exercer leur domination. Dans un de ses rares épanchements sur cette matière , j'ai entendu M. Pinel faire de ces opinions qu'il blâmait d'ailleurs avec impartialité, dans tous les partis, un tableau dont j'ai à peine esquissé les premiers traits. XXVII SUR M. PINEL. Il était jeune encore quand la révolution de 89 éclata, mais il grandit avec ses orages et le souvenir personnel qu'il avait conservé des hommesqui, par leurs excès, avaient compromis le salut du pays jusqu'à le plonger dans un abîme de malheurs, le mettait en garde contre toute exagération. M. Pinel pensait qu'on pouvait utilement servir son pays, sans trop s'inquiéter du système qui présidait à ses destinées , et il le servait effectivement, dans le cercle de ses attributions et de ses moyens, avec autant de zèle que de modestie. Ce dernier sentiment , qu'il exagérait quelquefois, le tint toujours éloigné des fonctions les plus importantes de l'admi- nistration , et il ne voulut jamais se charger que des plus simples qu'il remplissait dailleurs, comme ses autres fonctions, avec la plus grande exactitude. Il y avait des circonstances ou M. Pinel ne manquait pas d'une certaine facilité d'élocution. Quelquefois sa parole était ironique, incisive, semée de traits piquants, mais l'abondance des idées nuisait souvent à la clarté. Son style avait les mêmes qualités et se ressentait des mêmes défauts. L'amour de son art le préoccupait surtout et quand il pou- vait le rattacher à une affaire administrative , il lui arrivait quelquefois de changer les rôles, en faisant une question acces- soire de la principale et réciproquement. Du reste , ses connaissances ne s'arrêtaient pas aux limites tracées par sa profession. Il consacrait à la littérature et aux sciences quelques uns des moments qui lui restaient libres et sa conversation prouvait qu'il avait lu utilement. Une des pensées qui a le plus occupé M. Pinel dans ses fonctions administratives a été la construction d'un hospice dans lequel il aurait désiré un quartier' étendu pour les aliénés. Malheureusement il est mort sans avoir pu appercevoir même XXVIII NOTICIi un commencement d'exécution. Ses idées à cet égard étaient très larges, elles étaient dictées par le sentiment de la charité, et en même temps par le désir qu'il éprouvait de faire dans le nouvel établissement toutes les applications de la science. Vai- nement on lui opposait l'énorme dépense qu'entraînerait l'exé- cution de ses projets, dépense tout h fait hors de proportion avec les ressources de la ville. Son esprit généreux ne compre nait pas qu'il pût y avoir des besoins à satisfaire quand ceux des pauvres étaient en souffrance. M. Pinel était un des plus anciens membres de cette société. Sa présence assidue à toutes vos réunions témoignait assez de l'intérêt qu'il portait à tout ce qui le rattachait aux progrès de la science. Plusieurs fois vous l'avez nommé votre directeur, et cette preuve de confiance et d'estime le flattait infiniment. L'an dernier, ses longs services administratifs avaient été recompensés par la décoration de la légion d'honneur. Il devait malheureusement la porter bien peu de temps. M. Pinel était trop modéré dans ses opinions et trop ennemi des excès pour que les partis politiques pussent avoir en lui une entière confiance , mais il jouissait au plus haut degré de leur estime, et il lui en ont donné plusieurs fois un éclatant témoignage , en le portant tous ensemble à la présidence du collège électoral dans les dernières élections. Tout le monde rendait justice à sa probité, à l'indépendance de son caractère, h la générosité de son cœur. L'exemple de ces vertus dans un homme public est déjà un service rendu à son pays, service d'autant plus précieux qu'il est plus rare et qu'il est pure de toute alliance propre à en diminuer le mérite. Tous les actes du collègue que nous regrettons étaient em- preints de ces généreuses dispositions. II en donna surtout la preuve dans l'une des circonstances les plus remarquables de sa vie. Un engagement avait été contracté par lui avec l'espoir XXIX SUR M. PINEL. d'un brillant avenir, dont nn revers de fortune vint bientôt dissiper l'illusion. Cet engagement pouvait encore'ètre rompu, et bien des hommes auraient trouvé une excuse suffisante dans le changement dos circonstances , sous l'influence desquels il avait été formé. Mais M. Pinel avait donné sa parole et elle était sacrée pour lui. Heureusement la fortune n'a pas seule le privilège du bonheur; il se trouve encore plus sûrement dans les pieuses affections de la famille qui répandent sur notre existence une joie si calme et si pure. Notre confrère , sous ce rapport, n'eut rien à désirer, et il fut amplement dédommagé de son noble sacrifice. L'indépendance du caractère et le dévouement au pays se révélèrent chez M. Pinel , dans une circonstance qui mérite d'être citée. I! était, sous l'empire, chirurgien dune cohorte qui avait été formée à Cherbourg. Des diffîcultées s'élevèrent entre lui et le chef de corps, et plutôt que de céder il préféra donner sa démission. Peu de temps après, il apprend que la cohorte vient d'être mobilisée, alors il court chez le général commandant la division et demande à reprendre son poste, pour voler à la défense du territoire, mais il était trop tard, et il ne put que faire preuve de son dévouement. M. Pinel jouissait d'une santé qui lui promettait encore une longue existence. Un voyage à la campagne , imprudemment fait, peut être dans un moment où il était déjà souffrant , a déterminé une maladie grave , dont les complications l'ont conduit au tombeau le 15 juin 1843. NOTICE SUK M. ASSELIN 1>AK M. A. E. DELAGHAPELLE. (Lue à la séance publique du 26 décembre 1845.) Messieurs, C'est pour la Société académique un pieux devoir dont elle s'est toujours acquittée avec soin, de rappeler dans ses solem- nités , les noms de ceux de ses membres qu'elle a perdus , et, au moment où surtout elle regrette, où, avec elle, vous regrettez leur absence , de conserver le souvenir honorable qui les fait vivre encore parmi nous. XXXII NOTICE Le deuil toul récent dont la mon de M. Asselin a frappé sa famille ei ses nombreux amis, ne pouvait être aujourd'hui oublié ; et, quoique des voix éloquentes aient déjà sur sa tombe, payé le tribut de l'estime publique , vous me permet- trez encore, à moi, qui lui étais uni par les liens du sang et d'une affection respectueuse, de retracer brièvement les prin- cipaux événements de sa vie longue et laborieuse. M. Augustin Asselin est né à Cherbourg en 1756 : il com- mença ses études dans un âge encore tendre, et après les avoir terminées à Valognes, il alla h Caen reprendre le cours de philosophie. Dès ce moment il était entraîné par un goût vif et intelligent vers les sciences historiques, et en même temps vers la littérature proprement dite : la brillante pensée des anciens charmait son imagination, et, aux dernières années de son âge, il en avait conservé la chaleur et la douce lumière. A l'époque où M. Asselin acheva ses études, vers 1778, le monde était tout autre que de nos jours : le choix d'une carrière n'était point alors, comme aujourd'hui , abandonné à une libre délibération; il fallait pour se diriger, consulter autre chose que ses forces et sa liberté : l'usage, les volontés pater- nelles , l'ordre des familles réglaient surtout l'avenir des jeunes gens. M. Asselin, avant l'âge où l'on prend des déter- minations mûrement réfléchies, se trouva destiné à entrer dans les ordres : une dispense d'âge motivée par ses heureux succès , le fixa décidément dans celte voie. Les lettres et la piété, qui aiment à s'unir, l'ensemble d'une vie douce et régu- lière formaient le plan de l'avenir qu'il s'était tracé : dès ce moment, il se donna aux devoirs de son état, réservant pour ses études chéries quelques loisirs, et préparant déjà ses belles collections de livres et de médailles. Au moment où éclata la révolution, M. Asselin était à Paris : XXXIU SUR H. ASSELIN. il se trouva appelé :m nombre de ces électeurs qui , par leur sagesse et leur dévouement, arrêtèrent, ou retardèrent du moins, de déplorables excès. On sait que, revêtus d'un pouvoir agrandi par les circonstances, les électeurs de Paris contri- buèrent par leurs vœux et leur influence à la réunion des trois ordres. On pouvait alors saluer d'une espérance unanime cette révolution dont le cours fut détourné par d'autres évé- nements. Bientôt, en effet, des passions, des intérêts con- traires vinrent troubler l'accord qui avait signalé le mouve- ment de 1789; le but que s'était proposé l'Assemblée Natio- nale fut dépassé, la monarchie ébranlée d'abord , et ruinée dans sa base, ne larda pas à être renversée. M. Asselin alors, cédant au mouvement du temps, et à des circonstances peut- être impérieuses, se livra , sans violer les voeux qu'il avait faits, aux soins de la vie civile et publique. Le vœu des habi- tants de Cherbourg l'appela à la direction de cette cité, il fut nommé maire vers la fin de 1792, ou au commencement de 1793. On sait combien l'administration était difficile à cette époque: laissons en dans l'oubli les excès funestes ou étranges; mais conservons avec reconnaissance la mémoire de ceux qui traversèrent les mauvais jours sans souiller leur honneur, sans faire gémir l'humanité; qui toujours s'efforcèrent de modérer l'action impétueuse du pouvoir central , et les mouvements anarchiques souvent répétés sur tous les points, au sein d'une société si profondément émue. M. Asselin toujours guidé par une âme droite, se préserva de toute violence : il servit le pays, mais il ne servit point les fureurs du gouvernement. C'est ainsi que, tantôt animant un noble enthousiasme, il appelait de jeunes défenseurs au secours de la patrie menacée; tantôt, au milieu de la disette générale, il veillait aux besoins de celte ville déjà populeuse; qu'il re- poussait le fanatisme irréligieux , et qu'enfin il sut préserver Kl XXXIV NOTICK Cherbourg des scènes sanglantes dont tant de villes furent le théâtre. On a déjà cité de lui quelques traits où paraît avec le courage , cette bonté du cœur qui inspire mieux que la réfle- xion. Vers la fin de 1792, quelque temps après les fatales journées de septembre, un vieux "prêtre se présente à l'hôtel— de-ville et demande le maire : M. Asselin le reçoit : cet infor- tuné raconte que, par un bonheur providentiel, il a échappé au massacre de l'Abbaye; il est parvenu, h travers mille dan- gers, en voyageant la nuit, en se cachant à tous les yeux, à atteindre Cherbourg, mais il a lont à craindre encore, un mot, un regard suffît pour le perdre. Il demande un asile d'où il puisse passer à l'étranger. M. Asselin , oubliant le soin de sa sûreté personnelle , indique au prêtre une maison sûre , et cet infortuné est sauvé. On pourrait citer d'autres traits non moins honorables de M. Asselin , et on le fera sans doute dans un récit moins res- serré que cette esquisse rapide. Cependant la violence de la terreur allait toujours croissant : à chaque moment des proconsuls revêtus de pouvoirs illimités venaient du foyer de la Convention , répandre sur tous les points de la France cette flamme sombre dont elle était embra- sée : 11 devenait de plHS en plus difficile aux hommes modérés de résister aux attaques auxquelles ils étaient en butte : ils durent succomber; c'est alors que M. Asselin fut destitué, et rentra pour quelque temps dans la vie privée. Plus tard, appelé à faire partie de l'administration du dé- partement de la Manche, il prit part à diverses mesures sages et utiles : c'est ainsi, par exemple, que l'administration, usant au profit d'une équité généreuse des doctrines de la science du Droit , fit attribuer aux enfants des émigrés le tiers que la Coutume de Normandie réservait sur les biens de leurs parents: on décida qu'ils en étaient investis par le seul fait de leur naissance. XXXV SUK M. ASSELIN. Depuis 1793 le cours des éludes avait été interrompu , les établissements d'instruction avaient été fermés, et la chaîne des traditions de la science et du goût , si difficile à former et à soutenir, demeurait brisée. Aussitôt que Tordre commença à renaître , on sentit la nécessité de réorganiser les études, on décréta la formation des Écoles Centrales. M. Asselin prit la part la plus active et la plus influente à l'organisation de l'École d'Avrancbes; et, le jour où elle fui ouverte, il prononça un discours qai fut remarqué. En 1798, M. Asselin fut appelé au conseil des Cinq cents, et y resta jusqu'au 18 brumaire : il eut alors occasion de connaître des hommes illustres dans les lettres, Chénier , Andrieux, et l'auteur du voyage dans la Troade , le savant et excellent Lechevalier. Cependant la constitution répnblicaine de l'an IILne pouvait subsister : la France revenait au gouvernement monarchique, plutôt par la force naturelle des choses , et par une intime nature de noire société , que par les efforts de quelques hommes , de celui-là même qui devait s'emparer de la Révo- lution. Lorsque le gouvernement consulaire ouvrit le nouvel ordre de choses grand et régulier, qui dut tout consacrer et tout réparer, on s'occupa d'abord de constituer les administra- tions locales. A cette époque, M. Asselin fut nommé à la^sous-^ préfecture de Vire dont il demeura charge jusqu'en 1811. Il s'y fil aimer par son esprit judicieux, son caractère conciliant, et l'aménité de ses manières. Là, comme ailleurs, plus qu'ail- leurs peut-être , à cause du voisinage de la guerre civile , les esprits avaient été divisés : il fallait adoucir, effacer des sou- venirs pénibles : M. Asselin se donna avec zèle à une si noble lâche, et souvent, en réunissant dans sa maison des ennemis de la veille, il parvint à les réconcilier; au moins se lit-il aimer el eslimer de tous. Au milieu des travaux de l'administration, M. Asselin ne XXXVI NOTICE négligeait point le culte des lettres : à Vire, il donna une édi- tion originale des poésies de Basselin , vieux chansonnier ori- ginaire de ce pays, dont les Vaudevires ont probablement donné naissance aux Vaudevilles. La préface de ce livre, écrite avec une élégante pureté , est de M. Asselin. Vers ce même temps, il publia aussi un petit recueil de maximes mo- rales, sous le nom de Cornes juventntis. Il y avait rassemblé, pour ainsi dire, la fleur de ses lectures, et, de temps en temps, ses propres pensées, cachées sous le voile de l'anonyme, viennent se placer sans désavantage , parmi tant de sentences sagement conçues, et rendues avec précision. Alors aussi il fit paraître, mais à un petit nombre d'exemplaires seulement, selon sa réserve et sa modestie ordinaires, une traduction des distiques de Muret, remarquable par le mérite de la difficulté vaincue. Il pensait que ces maximes morales, ainsi enfermées sous la forme d'un vers plein et concis, pénètrent plus vive- ment , plus profondément dans l'esprit , comme pénètre dans les corps la pointe acérée d'un irait. M. Asselin aimait Vire et y était généralement aimé; cepen- dant il aimait plus encore son pays natal, et, sans doute, il se trouva heureux d'y être rappelé en 1811, pour y remplir les fonctions de Sous-Préfet , lorsque l'arrondissement de Cher- bourg fut formé. Bientôt les temps devinrent difficiles , les mesures du gou- vernement , impérieuses et dures : il fallait obéir aux ordres du pouvoir, alors que la France s'épuisait d'hommes et de trésors pour le soutenir , et pour défendre aussi son indépen- dance. M. Asselin s'acquitta de ses devoirs avec un grand esprit de justice, et une bienveillance irréprochable. En 1815, M. Asselin fut, avec son honorable ami, M. Delaville, dont la mémoire sera aussi conservée parmi nous, un des députés de la Manche à la chambre des Représentants, assemblée dont il XXXVII SUR M. ASSEL1N. faut, au moins , louer le courage et l'énergie en des circons- tances si graves. Une réaction générale et violente suivit la seconde Restaura- tion : les fonctions de M. Asselin lui furent retirées; ils fut rendu à la vie privée , et ne songea plus qu'à rendre aussi honorable le repos de son âge avancé , que l'avaient été ses années consacrées aux labeurs de la vie publique. Au sein d'une famille dont il était aimé et respecté, entouré de nombreux amis , et parmi eux se trouvaient tous ceux qui l'avaient connu de près, il goûta la douceur d'une vieillesse honorée et pure : il revint, avec une ardeur qui a duré, pour ainsi dire, jusqu'à ses derniers jours, à ses études, à ses goûts favoris. Depuis longtemps, il avait traduit en vers français les élégies de Tibulle, et sans cesse il revenait à ce travail, croyant n'avoir jamais trouvé le point de perfection qu'il concevait. Vous avez, il y a deux ans, entendu quelques fragments de ces poésies; vous savez, Messieurs, avec quel sentiment délicat de l'élégance antique, il avait vaincu les difficultés qu'une pareille tâche impose. En effet , pour traduire en vers , il ne suffit pas, comme beaucoup se l'imaginent, de posséder à fond les ressources techniques de l'art ; il faut, sinon l'invention des faits et des idées , au moins cette vivacité d'imagination , et cette justesse de sentiment qui fait penser, voir, sentir au traducteur, ce qu'a ressenti l'âme du poète qu'il traduit, ce que son esprit a conçu. Aussi les belles traductions sont-elles plus rares encore que les excellents poèmes originaux. M. Asselin n'a point publié cet ouvrage : un scrupule , rigoureux sans doute, l'en a empêché; et si l'on regrette qu'il se soit ainsi privé de la douceur des louanges, on doit appré- cier la fermeté avec laquelle il a résisté à un si vif attrait. Tout en cultivant la poésie, il ne négligeait ni la numis- matique , ni l'histoire : l'histoire, les antiquités de son pays, COUP d'œil su h LA HAGUE M. J B DIGARD DE LOUSTA. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES — TOPOGRAPHIE — MOEURS, FAMILLES — TRADITIONS POPULAIRES, LÉGENDES LOCALES. Voici l'heure où la flamme s'élève dans les foyer* du hameau. Ses habitaDts rangés en cercle , écoutent avec une attention sollennelle l'histoire épouvantai)!.' d'un fantôme. Thompson. (Saisons). L'histoire des légendes locales et des traditions populaires, quoique moins intéressante en général que celle qui retrace les grands événements de la vie politique et sociale des peuplas, quoique moins féconde en enseignements utiles et en théories humanitaires , mérite néanmoins , sous d'autres rapports , 2 COUP d'oeil qu'on la médite et qu'on l'éludie. Elle est l'expression fidèle de la pensée religieuse , des mœurs, des usages particuliers à chaque commune, h chaque population, à chaque localité. Pendant l'hiver, quand la froidure l'assemble la famille autour du foyer, elle préside aux narrations de la soirée; elle écoute de la bouche des vieillards le récit des anciens jours, et trans- met à la postérité ces allégories poétiques et fabuleuses , ces fictions tour à tour gracieuses et sombres, à travers lesquelles on aperçoit poindre je ne sais quelle lueur de vérité mysté- rieuse , cachée sous le voile obscur du passé, comme une lampe sépulcrale dans l'intérieur d'un tombeau. Elle enrichit la palette du peintre, l'imagination du poète; elle anime d'un vernis de couleur locale les tableaux du romancier, et lui fournit les matériaux nécessaires à la description de ces carac- tères pittoresques, de ces scènes pleines d'intérêt, de ces situations tantôt louchantes et tantôt dramatiques, qui ravis- sent notre admiration , et quelquefois nous arrachent des larmes. Un écrivain d'une renommée européenne, sir Walter Scott, exhumant de la poudre des âges les souvenirs traditionnels de la vieille Ecosse, en a fait jaillir d'inimitables beautés; et , tout en accordant une large part au prestige de la pensée , à la savante contexture du récit, au charme inénarrable de la diction, on ne peut s'empêcher de reconnaître que c'est à l'évocation des contes populaires de son pays , que cet homme illustre doit nue partie de ses impérissables succès. D'ailleurs , personne n'ignore qu'à l'époque de l'enfance des nations, on a cru long temps h la magie, aux secrètes commu- nications avec des esprits bons et mauvais , à l'efficacité de certaines paroles, de certaines formules, à la vertu divina- toire des plantes et des métaux , à tout un ordre fantastique d'enchantements et de merveilles. Il n'est donc pas surprenant 3 SUR LA HAGUE. qu'au fond des campagnes, où la civilisation ne pénètre que lentement , où l'amour du merveilleux subit des phases d'ac- croissement et de décadence, subordonnées au mouvement plus ou moins rapide de la pensée humaine , dans chaque siècle, on ait végété pendant de longues années sous l'empire d'idées superstitieuses, qui, chaque jour, s'en vont s'effaçant, h mesure que le soleil de l'intelligence s'élève a l'horizon du monde spirituel. En conséquence , qu'il nous soit permis de recueillir quelques vestiges de ces vieilles croyances populaires qui s'évanouissent de plus en plus et de décrire brièvement le pays où elles ont pris naissance , en même temps que nous parlerons des principales familles de ce pays, et du caractère de ses habitants. La Hague est située à l'Ouest de l'arrondissement de Cher- bourg. Elle est parsemée de landes et de bruyères qui donnent à sa configuration une apparence de stérilité et de monotonie; mais en revanche, elle possède des prairies fertiles, des vallons accentués, des collines saillantes et pittoresques, des accidents de terrain de l'effet le plus varié. La nature s'est montrée extrêmement parcimonieuse dans la Hague en matière de végétation. A l'exception du bois de Beaiimont , dont le dôme gracieux se découpe sur une plaine grisâtre, on n'y rencontre habituellement que quelques pommiers , quelques ormes ra- bougris , croissant h l'écart, ou protégeant de leurs bras décharnés la solitude d'un hameau. Ce pays , terminé en forme de presqu'île , est borné à l'Est par les falaises de Gréville , à l'Ouest par celles de Jobourg. Au milieu de ces deux hauteurs, s'avance le cap de la Hague, en face duquel mugit le Raz- Blanehard, célèbre par ses tempêtes et par le naufrage de M. de Chéverus. Les falaises de Gréville, couronnées de coteaux rocailleux , et de deux ou trois crêtes de rocher qui surplombent au dessus \ COUP DOEII, des Ilots, n'ont rien qui puisse stimulera un liant degré la curiosité du voyageur. Celles de Jobourg, au contraire, sont liantes et majestueuses : elles renferment de vastes souterrains et des cavernes profondes , où la vague de la tempête se brise avec un rauque fracas. Les rocbers abruptes et sauvages de ces monts solitaires, ont la réputation d'avoir servi d'autels au culte druidique. On raconte qu'on entendait autrefois en ces lieux , les cris plaintifs des enfants immolés par les Druides, et qu'on voyait souvent la cime de l'onde rougie d'un sang pur, versé en l'honneur de Tentâtes. En présence de ces falaises, apparaissent dans le lointain, pareilles à des bancs de nuages, les îles de Serk et d'Aurigny , de Jersey et de Guer- nesey : frais et gracieux archipel , qui présente à l'œil étonné les contours d'un panorama charmant , principalement au coucher du soleil, magnifique en ces parages. Un jour du mois d'avril nous visitions les falaises. Nous étions assis sur une hauteur qui domine toute la côte; le soleil, semblable à une coupole de feu, descendant lentement sous l'horizon , projetait ses rayons obliques et rougeàtres sur la surface agitée des flots ; à droite , le phare d'Audervillc s'éle- vait dans la pénombre du cap , comme un géant de l'Océan ; h gauche, les plaines de sable et les dunes des rivages de Vauville et de Biville brillaient comme un drap d'or sous les derniers reflets de l'astre du jour ; le groupe des îles anglo- normandes flottait dans une atmosphère lumineuse , à travers laquelle jaillissait l'écume blanchâtre d'une mer sourde et orageuse : le silence qui régnait de toutes parts, joint au ra- vissant spectacle dont nous étions témoin , nous plongea dans une ineffable rêverie, prélude de celle joie pure et intérieure , qu'on éprouve dans la contemplation des œuvres de Dieu. La constitution physique de l'habitant de la Hague se trouve dans un parfait rapport avec l'aspect général du pays. Il est 5 SUK LA 11AGUE. doué d'une laille robuste et vigoureusement accentuée. Les traits de sa physionomie, saillante et profondément caracté- ristique, accusent une simplicité naïve, ou une gravité franche; mais sous cet extérieur d'apparente bonhomie , il cache quel- quefois une verve mordante et une spirituelle causticité. Sa causerie est piquante et mêlée de bons mots. Il possède en outre un goût extrêmement prononcé pour l'ironie ; cl, il est certain que celte arme emprunte au feu de son idiome et à l'originalité de ses expressions, une dangereuse supériorité. Cependant, cette propension au sarcasme n'étouffe point en lui les sentiments nobles et généreux, et nous devons compter au nombre des qualités qui le distinguent, sa gracieuse et libérale hospitalité envers les étrangers. Le paysan de la Elague se livre avec une sorte de frénésie à la contrebande des tabacs anglais. Ce genre de commerce l'attire, l' éblouit, l'enchante ; et, pour l'exercer, il ne craint point d'affronter Iesécucils d'une mer perfide, et les regards vigilants du douanier. Qu'on se représente une côte aride et hérissée de rocs à vive arête. Les ténèbres , comme un épais rideau noir , enveloppent la solitude de la mer; l'onde écume et blanchit entre les écneils ; on n'entend rien que le mugissement de la vague , qu'inter- rompt par intervalle le cri de la mouette ou du cormoran. En cet instant, une barque, conduite par quelques rameurs, aborde dans une baie formée de rocaille, ou tapissée de varechs et d'herbes marines. Plusieurs hommes, vêtus à la légère, atten- dent silencieusement penchés sur le rivage. A un signal con- venu , ils entourent la barque mystérieuse, et, la débarrassant furtivement d'un fardeau qui la fatigue, ils le chargent sur leurs épaules, et disparaissent dans l'ombre. Au sein de cette contrée solitaire, de ce désordre des éléments, de celle obscurité lugu- bre qui favorise les manœuvres du contrebandier , il se passe 6 COUP D OEIL quelquefois des scènes du plus beau dramatique, et d'un inté- rêt véritablement romanesque. La Hague n'est point riche en vieux débris. La ruine la plus célèbre de ce pays , est, sans contredit, le Hague-Dick, vaste rempart qui coupait toute la pointe de la presqu'île , et derrière lequel se retranchèrent , dit-on , les Saxons ou les Normands. On y rencontre aussi ça et là , des masures infor- mes, couvertes de ronces et de lierre, qui indiquent à l'obser- vateur qu'en cet endroit s'élevait une demeure féodale ; mais ces décombres n'offrent rien de sérieusement intéressant. Cependant, du milieu de la poussière de ces édifices écroulés , surgissent encore les noms de quelques familles de noble origine, échappés au naufrage des ans; tels que les de Lafou- aidre d'Auderville , les du Bel deSt-Germain-des-Vaux , les de Mary de Jobourg. D'une origine moins ancienne peut-être que les familles dont nous venons de parler , les Jallol étaient dans le principe d'habiles et robustes corsaires , qui , au dire de Monfault, (*) achetèrent le fief noble des seigneurs de Beau- mont, et se constituèrent eux-mêmes, au moyen des immenses richesses qu'ils avaient acquises, les seigneurs et maîtres de ce lieu. Ainsi, il est extrêmement probable que lesJallot devinrent comtes de Beaumont, sous le règne de Charles VI , alors que la querelle des maisons d'Orléans et de Bourgogne, jointe aux fureurs de la trop fameuse Isabelle de Bavière, engendra dans toutes les provinces du royaume le massacre, le pillage et l'incendie; livra la Normandie aux Anglais, et prépara celle longue série de discordes civiles et de désastres politiques , à la suite desquels , une paysanne de Vaucouleurs , suscitée par (*) Procès-verbal de la vérification des litres de noblesse, sous Louis XI, par Monfault. / SUR LA lIAGUli. la providence, releva la couronne de Fiance , tombée au pou- voir d'un insulaire. Quoiqu'il en soit, l'anoblissement des comtes Jallot deBeaumont , ne les empêcha point de se livrer à leur amusement favori. Les archives du parlement de Rouen renferment le dossier d'une condamnation à l'exil, prononcée contre deux membres de cette famille, à cause de cruautés com- mises sur mer, pendant les guerres de Louis XIV, contre les Anglais. Ces deux exilés se réfugièrent en Suède, servirent en qualité de volontaires dans l'armée de Charles XII, et revinrent dans leurs foyers après la chute de cet homme extraordinaire. Nous sommes autorisés à penser que le voyage en Suède de ces deux condamnés, donna naissance à un conte populaire, géné- ralement connu dans la Hague. On rapporte qu'une reine de Suède , accompagnée des princesses du sang royal , aurait été prise , dans son navire, en passant le détroit de la Manche, par le brig corsaire des Jallot, qui auraient fait subir à celte reine, ainsi qu'à ses filles . les traitements les plus atroces et les plus honteux. Il existe sur cet événement prétendu, une chanson , moitié rime, moitié prose , espèce de dialogue entre la reine et le vieux comte de Beaumont, où celle-là emploie tantôt le ton du reproche, tantôt l'accent de la pitié, et celui-ci , le langage d'un insolent vainqueur. Il faut l'avouer, le fait qui a donné lieu à la composition de celte chanson , est totalement cod trouvé. Ni l'histoire de France, ni l'histoire de Suède , ni aucune histoire particulière n'en parle. Et cependant, une aventure de ce genre, arrivée à une reine, dans une région éloignée de sa patrie, livrée sur une côte inhospitalière, à la merci de farouches corsaires , aurait nécessairement soulevé des plaintes, aurait obligé la France à faire des réparations à la partie lésée, et par conséquent, aurait entraîné des négo- ciations connues du public. Il faut donc reléguer celte histoire dans le domaine des chroniques fabuleuses , séjour habituel COUP D OEIL des faux bruiis, des nouvelles mal comprises, ou d'un amour exagéré du merveilleux. Le 9 décembre 1843, dans la matinée, Cherbourg vit passer dans ses murs un corbillard, suivi d'une autre voiture de deuil. Deux ecclésiastiques , assis dans ce corbillard , récitaient les prières des morts à côté d'un cercueil. Ce convoi portait à leur dernière demeure , les restes mortels de M. le comte Marie- Bonaventure , Jallol de Beaumonl, mort à Nancy, à l'âge de 91 ans. Dernier rejeton d'une souche célèbre dans les annales de ce pays, ce vieux gentilhomme allait confondre ses osse- ments avec la cendre de ses aïeux , et se reposer pour toujours dans ce champ du silence et de la mort , ou les fils de noble race , aussi bien que les enfants du peuple les plus obscurs , dorment sous le niveau de l'éternelle égalité. Indépendamment de ces familles nobles, il existe au fond de la Hague deux familles du peuple , qui se distinguent parti- culièrement par leur ancienneté : nous voulons parler des Mauger de Jobourg et des Digard de St-Germain-des-Vaux. L'historien du moyen âge normand , le savant dont la plume habile retrace avec tant de charme et de vérité , tout ce qui touche à l'histoire et à la législation de nos contrées, dans les temps anciens, M. Couppey, s'appuyam sur le roman de Iloti et sur l'histoire de Guernesey , (*) pense que les Mauger dcs- () Nolice sur l'histoire des îles anglaises, de Jersey, Guernesey el Aun- çny, dans ses rapports avec l'histoire de la Normandie , el spécialement du déparlement de la Manche. (Annuaire du département de la Manche, 183-V. ' ■ î) SDH LA BAGUE. pendent de l'archevêque de ce nom. Si on ajoute à ce témoi- gnage la voix de la tradition, qui rapporte que Mauger , ayant séduit une demoiselle de Mary , de Jobourg , en eut plusieurs enfants illégitimes, il est positif que la famille Mauger doit son origine à ce prélat, dont les mœurs dissolues et les nombreuses amours, sont d'ailleurs attestées par l'histoire. Les Digard , au rapport de quelques enthousiastes du nom de famille , auraient une origine incomparablement plus an- cienne. Un livre imprimé à Orléans, l'an VII de la République française , place le berceau de cette famille à St-Germain-des- Vaux, vers le milieu du neuvième siècle. Voici comment s'ex- plique cet opuscule : « Roland, seigneur ou sire de Si-Germain, » issu d'un parent de Charlemagne, avait, dès sa première • jeunesse , porté les armes sous Louis-le-Débonnaire. A > l'avènement de Charles-le-Chauve, il avait pris le parti de » voyager, s'était marié en Italie, et paraissait y avoir oublié le » Colenlin. Mais aussitôt que la renommée l'eut instruit qu'une » partie de l'île d'Aurigny était habitée par les Normands, il » vint s'établir à St-Germain et y fixa sa demeure, avant l'âge » de trente-deux ans. Pour garantir ses domaines des insultes » étrangères, il organisa un corps militaire de jeunes gens de » bonne volonté , qu'il exerça à toutes les évolutions et à j toutes les manœuvres alors usitées. Tout à coup, le 23 juin. » 866, au déclin du jour, on vit une flottille de Normands, qui » abordèrent dans l'anse de Plainvy, se rendant en toute hâte » à Si-Germain , où ils se gorgèrent de carnage et de sang. » Sire Roland faisait en ce moment une promenade militaire du » côté de l'Ouest, à la tête de ses troupes ; le lendemain était » le jour de sa fête , et douze jeunes filles , vêtues de blanc , » devaient lui offrir une couronne de roses. Bientôt le tocsin » de la paroisse l'avertit de l'arrivée des Normands; il vola à » leur poursuite, en fit une épouvantable boucherie, et força 10 COUP D OEIL » ceux qui avaient échappé à sa bravoure , à regagner leurs » barques. < Sire Roland ne voulant laisser aucune relâche h un ennemi » vaincu , se précipite dans les flots pour le frapper encore. ! Aussitôt il voit à ses côtés un berceau qui flottait sur les i vagues, il le saisit, et y trouve un enfant vivant. Plein » de joie, il déinaillolte reniant, il examine scrupuleusement » tout ce qui l'entoure, et reconnaît que le berceau, brûlé « par un de ses côtés, était réduit en biaise dans un espace » deux fois grand comme la main d'un homme, et que l'autre » côté, quoique moins endommagé par les flammes , portail » aussi de fortes marques de l'impression du feu. La couverture i de laine blanche qui enveloppait l'enfant, exhalait une odeur » de laine brûlée; elle était noircie en quelques endroits, et * l'un des côtés était encore trempé de sang à demi coagulé, » qui s'attachait aux doigts, mais l'enfant n'en paraissait » nullement offensé. Voyez , mes amis, dit sire Roland à ceux » qui l'entouraient, celui que Dieu garde aujourd'hui du feu, » du fer et de l'eau! 11 le garde bien, s'écrièrent la plupart » des assistants : ce qui se traduit, suivant l'idiome du temps » et du lieu : Véez-cil que Die-gard. Enfant chéri de la » providence, reprit sire Roland , puisqu'elle m'a choisi pour » être l'instrument de ta conservation , je serai ton protecteur » et ton père. « Alors il fit publier dans toute la province la découverte qu'il avait faite de l'enfant. 11 fit publiquement exposer dans ► St-Germain le berceau , la couverture et tous les autres effets trouvés avec cet enfant. Après un mois de recherches i infructueuses, sire Roland ne douta plus que les parents i de son pupille ne fussent du nombre des infortunées victimes » de la patrie. Dans la crainte que cet enfant n'eût point reçu » le baptême, sire Roland le fil baptiser sous condition, t i 1 1 SUl; LA IIAGUE. * et, comme c'était le jour de la St-Jean , et dans le domaine > de Si-Germain qu'il l'avait trouvé, il lui fit imposer les > prénoms de Jean-Germain , auxquels il ajouta le nom de > Digard. Cet enfant répondit si bien à la tendresse de son t père adoptif , qu'il en fut toujours également chéri. Il fut ■ élevé sous ses yeux, et Roland, vingt ans plus tard, lui » accorda une de ses filles , plus jeune de quelques années » que Jean-Germain Digard. Celte union fut extrêmement i heureuse. Les époux, toujours charmés l'un de l'autre, » justifièrent le choix de Roland, qui, pendant plus d'un demi « siècle, goûta la satisfaction d'avoir fait leur bonheur mutuel. » Enfin, devenu plus que centenaire, il mourut de la mort > des patriarches , entre lès bras de ces époux , et au > milieu de leur famille , déjà parvenue à la troisième > génération. » Tel est le sommaire du livre composé sur l'origine de la famille Digard. Examinons quelle croyance doit èlre accordée aux faits relatés dans cet opuscule. L'auleur est un M. Digard, originaire de Paris, ingénieur, pensionné de la répu- blique, et domicilié à Orléans, lors de la publication du livre qui nous occupe. II rapporte qu'en 1731 , il entendit publier une liste de captifs nouvellement rachetés en Rarbarie par les P, P. de la Rédemption, qu'il y trouva inscrit Pierre Digard, né à Sl-Germain-des-Vaux, qu'il alla voir ce captif au couvent de la Merci , et que celui-ci lui raconta les faits que nous avons retracés plus haut. Nous avons consulté la tradition à cet égard , et elle nous a appris qu'en effet un Fabien, d'Auderville, et un Digard, de St-Germain-des-Vaux avaient été rachetés de l'esclavage par des religieux ; mais celte même tradition se lait complète- ment sur les événements contenus clans le livre précité. L'auleur affirme en outre, qu'au neuvième siècle, St-Gcrmain 12 coup d'oeil des-Vaux contenait neuf mille habitants. Malheureusement lien ne vient à l'appui de cette gratuite assertion. A présent St-Germain est peuplé d'environ un millier d'âmes, et rien ne dit que cette commune ait jamais été une cité populeuse. D'ailleurs, il serait de la plus profonde absurdité de croire, avec le petit livre, que les Digard se soient transmis leur nom de siècle en siècle, de génération en génération , attendu que les noms de famille n'existaient point à l'époque dont il s'agit. Il serait plus raisonnable de supposer, avec M. Ragonde : (I) t Que les vassaux de sire Roland adoptèrent ce mot pour cri > de guerre, et que plusieurs familles de ces vassaux prirent > (quand vint l'usage des noms de famille) le nom de Digard, » si commun de nos jours dans les deux ou trois communes i du Nord du département de la Manche. > Nous sommes donc autorisés à penser que l'anecdote com- posée sur la famille Digard est totalement dénuée de fondement. Soit que le marin Pierre Digard en ail imposé à l'auteur du livre, en lui offrant pour des réalités les rêves d'une imagina- lion féconde; soit que l'auteur lui-même ait voulu rehausser son nom , en le revêtant d'un coloris d'ancienneté , il reste parfaitement démontré que l'histoire écrite sur l'origine de la famille Digard, est fausse , et mérite par conséquent d'être reléguée dans la catégorie de ces romans et de ces pièces de théâtre, qui charment un moment l'esprit, mais qui ne peuvent supporter la critique et s'évanouissent devant un sérieux examen. Du reste, si la famille Digard ne remonte point à l'époque de l'invasion normande, il est certain du moins, qu'elle jouit d'une origine très ancienne, et la tradition sous ce rapport est tellement unanime, qu'elle ne laisse rien à désirer. (1) Le château de Moru-Ilaguez, nouvelle normande, par L. T. L. Ragonde. 13 SUR LA IIAGUE. Maintenant, passons aux superstitions populaires. La Hague , eoninie tous les autres pays du monde, a eu ses personnages fantastiques et ses visions. I! y a moins de vingt années , on avait une croyance tenace aux sorciers et aux revenants. Les sorciers, disait-on, se transportaient, au milieu d'une nuit sombre et pluvieuse dans un cimetière, se dépouil- laient de leurs vêlements, se frictionnaient la peau avec la graisse d'un cadavre, fraîchement inhumé, et de là, s'envolaient à une assemblée générale de sorciers, nommée Sabbat. La jeune fdle qui se levait à l'aube du jour, rencontrait quelquefois dans les champs un sorcier tombé du haut des airs en revenant du Sabbat. Alors, elle était saisie de frayeur, ses joues se décoloraient, son cœur palpitait violemment , elle regagnait en courant la maison paternelle, et racontait à tout le voisinage qu'elle venait de voir un sorcier qui avait perdu sa graisse. Ailleurs, c'était un voyageur attardé qui se trouvait engagé dans un sentier étroit et ténébreux. Le vent soufflait avec violence, les arbres, dépouillés de feuilles s'agitaient au gré de la tempête et murmuraient des sons tristes. 0 prodige ! un cercueil, placé en travers sur la roule, étonnait ses regards; un drap mortuaire couvrait ce cercueil, autour duquel brillaient des cierges allumés; le timide voyageur passait en silence à côté de ce monument funèbre : il poursuivait sa roule avec inquiétude et la tête baissée. Tout à coup, des chants lugubres attristaient ses oreilles ; il se hasardait à regarder en arrière , ei il voyait des prêtres, vêtus de surplis et d'éloles, qui psalmodiaient, d'une voix rauque, le De profanais. Le douanier qui veillait la nuit sur la côte, disait, à son retour, des nouvelles étranges. Il avait vu passer à ses côlés un homme grand et robuste , armé d'un fouet de fer , dont les lanières flamboyantes frappaient continuellement un épais tonneau de feu , qui roulait avec un effroyable fracas. 1 \ coup d'oeil Il y avait un autre fantôme appelé le Hurleur, qui causait aussi la plus terrible épouvante. Il attendait les passants à minuit, les suivait à travers les allées tortueuses d'un bois obscur, et poussait des hurlements tellement farouches que les plus intrépides en étaient consternés. Le grimoire jouait un rôle extrêmement important dans les superstitions populaires. Ce grimoire était un livre mystérieux, écrit en caractères inconnus, en lettres indéchiffrables, véritable alphabet hiéroglyphique, qui eût défié toute la sagacité de Champollion. Chaque prêtre avait un grimoire à sa disposition, lui seul pouvait le lire. Il le cachait avec le plus grand soin , de peur qu'un regard profane et sacrilège n'en effleurât les impénétrables arcanes. Malheur au mortel imprudent ou audacieux , qui eût osé compulser les pages de ce livre, oublié par mégardedans les rayons delà bibliothèque d'un presbytère! Une force fatale et invincible l'eût entraîné tout vivant dans les feux éternels. On citait plusieurs sacristains tombés en enfer, à la suite d'une leclure faite dans le grimoire. Mais dès que le prêtre s'apercevait de la disparition , il lisait ce livre les pieds en haut, et l'homme enlevé par Satan revenait, avec l'avantage d'avoir fuit un voyage d'outre tombe. La facilité avec laquelle les gens de la campagne attribuent aux actions les plus simples des causes surnaturelles , avait engendré celle opinion absurde et généralement répandue : Que les personnes versées dans les sciences, pouvaient se métamorphoser en toutes sortes d'animaux. De là, des hommes qui se métamorphosaient en chats, en chiens, en chevaux, selon le genre d'exercice auquel ils désiraient se livrer, ou le mal qu'ils voulaient faire. Nous passerons sous silence les loups-garoux, les feux follets cl autres visions de même nature, qui ne sont au fond qu'un 13 SUR LA IIAGLE. thème usé , qu'une répétition de la routine des autres pays , pour nous occuper exclusivement de deux fantômes, fameux dans la Hague : la demoiselle de Gruchy et le cavalier des Landes. Caroline de Gruchy, fdle unique d'un personnage haut placé dans la magistrature, naquit, dit-on, à Caen, vers le commen- cement du dix-huitième siècle. Son père désirant développer en elle les brillantes facultés dont l'avait douée la nature, lui procura une éducation en rapport avec sa position sociale, et fut assez heureux pour voir fleurir et fructifier les germes qu'on déposait dans son intelligence précoce et hardie. Caroline lisait sans cesse, et la bibliothèque de son père ne suffisant pas à l'activité de son imagination dévorante, elle se servit des livres de son oncle , prêtre octogénaire et savant antiquaire, qui chérissait tous les objets rouilles ou mutilés par le souffle du temps. Ce fui dans les ouvrages de son oncle qu'elle étudia la magie et l'astrologie judiciaire, sciences antiques et ocultes qui initient leurs adeptes aux mystères de la nalure et aux événements de l'avenir. On rapporte qu'elle fit des progrès si rapides dans ces sortes de sciences, qu'en peu de temps, elle se mit en communication avec toutes les puissances du noir empire , par la force de ses prestiges et par la rapidité de ses enchantements. La nalure, prodigue de ses dons envers cette femme extra- ordinaire, l'avait ornée d'une ravissante beauté; mais ce trésor ineffable de grâce et de charmes extérieurs cachait un cœur perfide, voluptueux, cruel, qui la portait à des atrocités sanglantes envers les victimes de ses séductions. Elle était semblable h ces Sirènes enchanteresses, dont nous parle l'anti- quité fabuleuse, qui étouffaient dans leurs bras les navigateurs trop sensibles à leur enivrante mélodie. Une vague et noire inquiétude l'agitait sans cesse, et celte inquiétude, joinic à 1() coup d'oeil (les passions ardentes , produisait en elle des dégoûts , des emportements et des délires, pendant lesquels elle conjurait l'enfer de l'anéantir, ou de combler le vide immense qui remplissait son cœur. L'enfer exauça ses vœux. Un soir , l'aquilon sifflait contre le toît de la maison où cette jeune Circé se livrait à ses mystérieux travaux. Des nuées blafardes s'amoncelaient h l'horizon ; le tonnerre grondait par intervalles, et des éclairs, qui brillaient de toutes parts, illu- minant sa chambre d'une fugitive lumière, imprimaient à sa belle figure une solennelle expression de majesté. Un livre était devant ses yeux, ses lèvres pâles prononçaient des paroles inintelligibles, l'émotion agitait ses traits; elle était dans l'attente d'un formidable événement. Alors, un ombre parut se mouvoir sur la boiserie de sa chambre. Celle ombre s'augmenta, s'agrandit peu à peu jusqu'aux proportions d'un homme de moyenne taille. Cet homme avait un front noir et plissé de rides, des cheveux longs et crépus, sa bouche était contractée par un léger pli de souffrance et de dédain. D'une main, il portait un rouleau de papier, de l'autre, une épingle d'acier pur et poli. Il arrêta sur la magicienne un regard farouche, mêlé d'orgueil et d'ironie. Il prit un siège, s'assit, ouvrit son rouleau de papier et écrivit quelques lignes qu'il présenta silencieusement à Caroline. Acceptes-tu ces conditions, dit l'homme au front noir? Je les accepte. Dans ce cas, reprit le mystérieux personnage, prends cette épingle, perce ta chair ù l'endroit du cœur , et signe ce contrat avec ton sang. La magicienne obéit. Quand ce pacte terrible fut conclu , les muscles du petit homme se dilatèrent, il tressaillit d'une allégresse infernale, il y eut un second silence, puis il dit : Vois-tu ce manteau étendu sur le plancher? Caroline regarda, et vit une peau tachetée de noir et de blanc. Ce manteau t'appartient, continua-t-il, toute ta force sera dans ce vêtement 17 SUR LA 1IAGUK. comme celle de Samson était dans ses cheveux. Lorsque tu le porteras, rien ne sera capable d'arrêter la rapidité de la course et la vigueur de ton bras; mais si tu l'oublies un instant, tu redeviendras une faible femme. Quand tu me reverras, la tombe se sera fermée sur toi. Adieu ! Caroline se voyant seule, et douée d'une force surhumaine, ressentit une joie féroce, semblable à celle qu'éprouve l'hyène à l'aspect de sa proie. Ce fut pour essayer son pouvoir, qu'elle se mit à parcourir le monde dans tous les sens, semant sur son passage , comme le génie du mal , la destruction et la mort. Elle se plaisait dans le désordre de la nature , dans les spectacles de ruines et de sang. On dit que la Hague fut le principal théâtre de ses forfaits, et quelques uns des traits de sa vie sont, à la vérité, écrits en caractères indélébiles, dans la mémoire dos habitants de nos campagnes. Au milieu d'une nuit d'été, un navire chargé de passagers parut en pleine mer. La lune répandait dans le ciel sa lumière argentée; la surface de l'onde était unie, et rien, excepté le sillage éeumeux du navire, ne troublait le flux et le reflux harmonieux des flots. Tout à coup les matelots aperçoivent une grande femme habillée de blanc. Tantôt elle se penche sur le navire, comme pour embrasser les passagers; tantôt elle s'éloigne et laisse étinceler ses doigts couverts de diamants. Eblouis par celle voluptueuse fantasmagorie, les passagers étendaient la main pour saisir cette forme aérienne qui leur tendait les bras ; mais ces malheureux tombaient dans la mer, au moment où ils croyaient saisir le fantôme trompeur Ainsi, tous périrent, jouets de sa perfidie , et le vaisseau , fracassé contre les rochers, abandonna ses débris au caprice des mers. Plus tard, un jeune homme, monté sur un cheval bai, superbement caparaçonné, traversait la route de Beaumont à Jobourg. Il voit un magnifique château, construit sur le sommet 2 18 COUP d'oiul d'une falaise, au bord du rivage. Emporté par la curiosité, le jeune cavalier lâche les rênes à sa monture, qui vole et le conduit dans la cour du château. 11 voit des devises gracieuses et des chiffres entrelacés peints sur la façade du riche édifice. À peine les a-t-il considérés, qu'un vieillard à cheveux blancs, se présente et le conduit à travers des salles , des 'galeries et des chambres sans nombre. Les appartements du château brillaient par un ameublement somptueux et un luxe éblouis- sant. De tous côtés rayonnaient des candélabres d'or, des tapisseries représentant des sujets mythologiques , et des tentures de velours bleu , réfléchies par des glaces richement encadrées. Après avoir examiné ces merveilles, le cavalier arriva dans un espèce de boudoir dont la fenêtre, ouverte sur la mer, était festonnée de lilas et de roses. Le plancher était orné d'un tapis dont la couleur imitait l'émeraude. Un fauteuil, sculpté avec adresse et orné de quatre figures d'animaux, était placé devant la fenêtre. C'était dans ce fauteuil qu'était à demi couchée la divinité de ce délicieux séjour. Elle était vêtue d'une robe de gaze émaillée d'or. Un gracieux et léger sourire errait sur ses lèvres, tomme un rayon d'étoile sur un lac endormi ; son bras était nu, ses cheveux roulaient sur son cou en boucles ondoyantes : sur toute sa personne régnait une molle attitude de grâce et de volupté. A la vue du cavalier, la magicienne se leva et le reçut avec cet air de politesse exquise, qui caractérise les personnes d'une éducation supé- rieure et d'un rang élevé. Beau cavalier, lui dit la nouvelle Armide, je bénis l'heureux hasard qui vous conduit en ces lieux. Je suis seule au milieu de ce désert; vous m'aiderez , je l'espère, à en supporter la solitude; et si , en retour du sacrifice que je vous demande, vous désirez quelque chose, je vous offre ce palais et mon cœur. Lorsque ces paroles furent prononcées, les joues de la sorcière se colorèrent d'un vif 19 sur. LA HAGUE. incarnat, et son regard magnétique, brillant à travers des cils d'un noir d'ébène, fascina complètement le cavalier. Il demeura sous le pouvoir d'un charme indéfinissable, semblable à celui que durent épouver ceux qui ressentirent les effets enchantés de la baguette de Morgane ou de Mclusine. Huit jours passè- rent sur celte scène de bonheur radieux; pendant huit jours, on vit le château fantastique resplendir aux feux du soleil. Puis, au lever d'une belle matinée de printemps, des pêcheurs, tendant leurs filets, virent s'élever de l'endroit où le château était construit un nuage de fumée bleue. Au même moment un cadavre heurta le flanc de leur barque. Ils le recueillirent et reconnurent le cavalier qui tenait dans sa main une feuille de papier , sur laquelle la tigresse avait écrit ces mois : Bercez , ô vagues vengeresses , Ce beau mortel que j'ai séduit, Ensevelissez dans la nuit Ce front couvert de mes carresses! Un autre crime vint encore augmenter le nombre de ses forfaits. Une femme vieille et pauvre, nommée Femelle, retour- nait à sa chaumière, chargée d'un faix de branches sèches qu'elle portait à son foyer, pour réchauffer ses membres transis par la neige et par la froidure de l'hiver. Epuisée de fatigue, Pernelle s'assit au bord d'un étang". La sorcière arrive, le regard effaré, le geste menaçant. Que fais-tu là, dit-elle, vieux roseau cassé? Si tu as été jolie, le temps a diablement desséché ta figure, et je crois que je ne ferais pas mal de rafraîchir tes traits dans ce lac! Ce disant, la sorcière poussa un éclat de rire inextinguible, et saisissant la vieille par ses cheveux blancs, la traîna dans, l'eau profonde et glacée. 20 COUP d'oeil On voyait la demoiselle de Gruchy sons toutes sortes de formes. Ici , elle prenait la ligure d'une vierge naïve , elle couronnait sa tête de feuilles de chêne , et dansait sur la verte pelouse des prairies. Là, elle s'enfermait dans une nuée, et poussait des cris plaintifs, pour épouvanter les voyageurs; mais partout, elle se montrait cruelle et barbare. Dans les temps d'orage, on la voyait presque toujours sur la commune de Gréville, à un endroit nommé Grucby, d'où elle lire son nom. On n'est pas d'accord sur la mort de la demoiselle de Grucby. Les uns disent qu'elle fut frappée par la foudre , en revenant des îles anglo-normandes ; les autres prétendent , au contraire, qu'elle fut arrêtée dans sa chambre, par deux sol- dats, au moment où elle avait jeté de côté son manteau, et qu'elle fut condamnée par une cour criminelle, à être brûlée sur un bûcher, en expiation de ses crimes. La cavalier des Landes a autant de réputation que la demoi- selle de Gruchy ; mais il ne se déshonore par aucun acte de cruauté. Il se contente de voyager, dans une nuit de tempête, au milieu des landes de Jobourg , théâtre ordinaire de ses ap- paritions. Quoique nous ayons traité ce sujet sous la forme poétique, nous croyons devoir attester que notre récit est de la plus scrupuleuse exactitude, et par conséquent conforme à la tradition. Quand la feuille des bois, sur la terre fanée, Annonce au voyageur le déclin de l'année, On dit qu'on voit paraître aux landes de Jobourg Un sombre cavalier, vers la chute du jour. Je connais ce fantôme , et sa tragique histoire Est un des ornements de ma faible mémoire , Un de ces vieux récits , qu'auprès d'un foyer noir , 21 SUR LA I1AGUE. La mère à ses enfants aime à conter le soir. Autrefois, deux seigneurs , divisés par la guerre, Habitaient ce pays, témoin de leur colère : L'un , brave , généreux et loyal ennemi , D'un agréable abord, se nommait de Mary ; L'autre, en ses passions, ardent comme la poudre , Avait un cœur féroce et s'appelait Lafoudre. Un jour de Notre-Dame, un funeste hasard Dans un même chemin les conduit à l'écart, A l'heure où d'un bruit sourd les cloches solennelles Appelaient au saint lieu la foule des fidèles. Se mesurant tous deux d'un regard de dédain , Ils courent l'un sur l'autre un glaive dans la main ; Et, le bras étendu, le cœur exempt d'alarmes, Aux rayons du soleil ils font briller leurs armes. Les coups suivaient les coups, le fer croisait le fer : On eût dit deux dénions échappés de l'enfer , Tant ils se maudissaient, tant ils brûlaient d'envie L'un sur l'autre acharnés , de s'arracher la vie. La Foudre, transporté d'un infernal courroux, En aveugle impuissant semblait porter ses coups , Et, ne pouvant blesser son adroit adversaire, S'agitait de dépit, de haine et de colère ; De Mary , calme et froid, conservant sa vigueur, De son brûlant rival excitait la fureur , Et, s'aidant au besoin ou de ruse ou de feinte , Evitait de son bras la meurtrière atteinte. Déjà , depuis long temps , ces nobles chevaliers , Essayaient sur leur sein leurs glaives meurtriers , Quand l'écho de la plaine et le bruit de leurs armes Vont porterai! saint lieu de subites alarmes. •22 GOBP D'OEIL Soudain , dans tous les rangs, une sourde rumeur Circule, el fait germer l'effroi dans chaque cœur. On dit que de Mary , percé d'une blessure, De son généreux sang a rougi la verdure, Et que son doux visage où siégeaient tant d'appas , Est déjà tout couvert des ombres du trépas. Sa femme , à ce récit , tremblante, désolée , Vole au lieu du combat, la tête échevelée ; Du geste et de la voix appelle son époux , Et court en chancelant tomber à ses genoux. De Mary , d'une main, laisse échapper son glaive, Et de l'autre, aussitôt vivement la relève. Mais , ô combat funeste ! ô mortelles douleurs ! Au moment où le bras de cette femme en pleurs Veut ravir à la mort un époux qu'elle adore , La Foudre , en forcené , vient le frapper encore . El plonge en ricanant son glaive furieux Dans le cœur désarmé d'un rival malheureux. Maintenant, une croix , symbole expiatoire, De cet affreux forfait conserve la mémoire ; El deux glaives gravés sur ses angles saillants , Du fatal homicide instruisent les passants. Or, depuis cet instant, un fantôme, dans l'ombre Marche pendant la nuit autour de la croix sombre. Cet effrayant fantôme est un vieux cavalier , Qui , la lance à la main, monte un pâle coursier , Au caparaçon noir, à l'épaisse crinière , Dont les flots ondoyants roulent sur la bruyère. Un gros casque d'airain, surmonté d'un cimier , Couvre comme un rempart le front du cavalier , Dont la barbe blanchâtre et le triste visage 15 SUR LA HAGUli. Semblent accoutumés à délier l'orage. Mais sous sa barbe blanche et son casque d'airain , Circule quelquefois un sourire de dédain , Un souris, dont la lente et cruelle ironie Décèle je ne sais quelle peine infinie. On dit que quand il passe auprès de cette croix , Il murmure des mots d'une lugubre voix, Des mots qui font trembler au fond des cimetières , Les morts ensevelis dans leurs poudreux suaires. Lorsque l'orage éclate au bord de l'horizon , Le voyageur le voit , couvert d'un tourbillon , Sous des ruisseaux d'éclairs , de pluie et de tempête , Marcher comme un géant, en redressant sa tète. Tantôt , sa voix s'élève, et le hennissement De son pâle coursier se mêle au bruit du vent. Puis, on entend des voix , des pleurs, des cris funèbres, Des chants et des sanglots passer dans les ténèbres ; Et quand tout a cessé : plaintes , cris et sanglots , Le cavalier , dit-on , disparaît dans les flots. M LA M ANI ÈRE DE CONNAITRE LE BEAU. DU BEAU CONSIDÉRÉ DANS SES RAPPORTS AVEC LES CROYANCES RELIGIEUSES DE LA SOCIÉTÉ. M. J.-B. DIGARD DE LOUSTA La dissertation suivante a été lue à la Société Royale Académique de Cherbourg, à la séance mensuelle du 4 avril I8i;>, jour de la réception de l'Auteur. Long temps ou a agite celle question fondamentale de la littérature : Qu'est-ce que le beau, et comment le connaître? On répond que le beau n'est qu'une l'ace de celte question plus générale : Qu'esl-ce que le vrai? El on esl convenu de dire, avec Platon : que le beau n'est que la splendeur du vrai. Mais cette définition , universellement admise, entraîne une autre question, plus difficile à résoudre, et qu'on peut formuleF 2(1 DE LA MANIÈRE ainsi : Quelle est la route la plus sûre pour arriver à la con- naissance du beau? Les uns ont adopté pour critérium du beau , la raison générale. Ils ont affirmé que tout ce qu'elle déclare être beau, doit être considéré comme tel : en sorte qu'un individu, qui n'aurait pas le sentiment de cette beauté, devrait croire que son goût particulier est vicieux , en tant qu'il n'est pas conforme au goût universel; et, c'est ce qu'ils ont appelé, en littérature, l'ordre de foi. Les autres ont posé pour base du beau le goût individuel; ils ont affranchi l'écrivain de toute entrave; et, ne lui donnant pour règle que les caprices de son goût particulier, ils ont proclamé l'indépendance , la souveraineté absolue de son intelligence; et ils ont nommé cela, ordre de conception. D'autres enfin , tenant une sorte de milieu entre l'ordre de foi et l'ordre de conception, ont substitué à l'autorité du goût général, l'autorité de tel ou tel peuple, de teile ou telle époque, en présentant la forme littéraire , usitée chez ce peuple , comme le type unique du beau , comme une espèce de moule dans lequel chaque nation devrait jeter sa littérature. Examinons successivement ces trois théories, et voyons laquelle est le plus en rapport avec le développement de l'in- telligence, et la notion du beau, tel que nous l'avons défini. Et d'abord, il est positivement certain que l'ordre de foi est, en littérature, la règle la moins variable, et par conséquent la plus infaillible. Son témoignage ne peut être sujet à contes- tation; et celui qui le révoquerait en doute, ou qui lui refuserait son adhésion , serait réduit à flotter dans le vide d'un scepticisme infini. Prenons Homère pour exemple. Qui n'a admiré la richesse de son langage, le grandiose de sa pensée, la majesté de ses tableaux, l'harmonieuse variété de son style, l'inépuisable fécondité de sou génie? Qui ne se souvient, avec '21 DE CONNAITRE LE BEAU. un charme toujours nouveau , toujours inexprimable , de la ceinture de Vénus, de l'égide de Pallas, de la douleur de Priant, des fureurs éternelles d'Achille? A part quelques rares exceptions, nous croyons que la raison générale du genre humain a consacré la beauté des morceaux poétiques, auxquels se rattachent les noms précités, ainsi que d'un grand nombre d'autres passages du même auteur. Or, l'adhésion universelle de tous les siècles aux beautés d'Homère, ne pouvant être le résultat ni de l'ignorance, ni de l'erreur, ni d'un enthousiasme sans mesure, ni d'un amour exagéré 'de la forme poétique; mais, étant au contraire, une appréciation réelle, conscien- cieuse, intelligente, fondée sur la notion générale du beau ; il s'en suit qu'on ne saurait récuser ce témoignage unanime, celte grande voix de tous les temps et de tous les lieux , qui s'élève en faveur du patriarche de l'épopée, sans tomber dans le scepticisme littéraire, absolument de la même manière que la négation d'une raison supérieure, en matière de philosophie, conduit à un pyrronisme complet. D'où il résulte que chercher le fondement de la certitude, la règle immuable du vrai, en dehors de ee que la raison commune du genre humain est convenue de trouver beau , sublime, c'est se constituer dans un état de doute absolu, de résistance négative, c'est proclamer implicitement la supériorité de la raison individuelle sur la raison générale; absurdité flagrante, qui ne peut être établie que par un renversement monstrueux des lois constitutives de la saine littérature. Ainsi, l'ordre de foi, à cause de son caractère distinctif d'unité, de perpétuité, de fixité, qui correspond à la notion propre du vrai , nous semble le plus capable de conduire le littérateur, le poète, ou l'écrivain, ii la source intarissable du beau. Mais, de même (pic l'ordre 'de foi est absolu, ou le même pour lotis, parce qu'il n'est que la mémo raison permanente 28 DE LA MANIÈRE et ensuite, parce que tous les individus sont également tenus de se soumettre à l'autorité de la raison générale; de même, dans l'ordre de conception , relatif aux divers degrés de capa- cité, il existe diverses manières de concevoir et de sentir, inhérentes à chaque individu, à chaque peuple, à chaque époque, lesquelles ne soin que le développement varié, inépuisable de tout ce qu'il y a de sentiments au fond de l'ame humaine. Or, cette manière de concevoir et de sentir, soil chez un individu, soit chez une nation, demeurant contestable tant qu'elle n'a point été ratifiée par la raison générale, est peu propre , selon nous, à initier à la connaissance du beau. En effet, le jugement individuel, en tant qu'il n'est point réglé par le sentiment commun , renferme en soi je ne sais quoi de mobile, de variable, qui le soumet à une capricieuse inconstance, aune perpétuelle instabilité, au point que ce qu'il admire aujourd'hui peut être demain l'objet de sa haine, ou de sa réprobation. Il résulte donc de ce qui précède, qu'en littérature, l'ordre de conception, abandonné à ses seules ressources, dépourvu de lois qui rattachent les intelligences à un centre commun, tendant à diviser l'esprit par la diversité des pensées, le goût, parla différence des sentiments, ne saurait, en aucun cas, conduire à la notion parfaite du beau. L'école romantique est une preuve frappante de cette vérité. Si nous exceptons quelques hommes illustres, qui, par la forme toute nouvelle de leur style, par les couleurs magiques dont ils ont su revêtir leur pensée, se sont fait une royauté à part dans le domaine des beaux-arts , quelle production durable cette école a-t-elle enfantée? Aucune. Méprisant toutes les traditions littéraires du passé , rejetant avec un dédain superbe tout ce qui émane de l'ordre de foi , elle s'est précipitée aveu- glément dans les plus monstrueuses extravagances; et, foulant à ses pieds toute autorité supérieure, elle a fini par tomber •2i> DE CONNAITRE LE BEAU. dans une anarchie profonde, dans un désordre irrémédiable , symptôme d'une prochaine et douloureuse décadence. Aussi , romans, vaudevilles, drames, tragédies, poésie lyrique, tout annonce-t-il le naufrage de l'art. Qu'est devenu ce goût pur, cet atlicisme irréprochable, ce parfum antique, qui caractérise les écrivains du siècle de Louis XIV? Il n'en reste plus rien , rien qu'une vague réminiscence , qui s'en va chaque jour se perdant dans celte foule innombrable de productions informes dont nous sommes inondés : tristes élucubrations, qui ressemblent à ces lampes funèbres que l'antiquité plaçait sur les tombeaux , et qui ne brillent un instant que pour montrer la ruine de la littérature et les funérailles de la poésie. Enfin, la troisième et dernière théorie, qui consiste, avons- nous dit, à substituer à l'autorité du goût général , l'autorité d'un peuple ou d'une époque quelconque, est-elle de nature à établir une certitude complète, irréfragable, en matière de beau? Nous ne le croyons pas, et nous expliquerons pourquoi. Tant que le goût d'un peuple ou d'une époque n'a point reçu le sceau du consentement universel; tant qu'il appartient à un ordre d'idées douteuses, qui tendent à passer, en obtenant l'approbation commune, dans l'ordre de la certi- tude; tant qu'il n'a pas subi l'épreuve du temps, il est encore subordonné à l'ordre de conception, et (orme conséquemment une partie variable et flottante de la littérature. Donc, le beau, par rapport à l'homme, ne pouvant venir ni du témoignage de la raison collective d'un peuple, ni du témoignage de la raison individuelle, il est nécessaire de s'en rapporter à la raison commune du genre humain. Cependant quoique le sentiment général doive être considéré comme le critérium de toute certitude littéraire, il y a certaines convenances, certaines vérités de temps et de lieu, sur 30 DE LA MANIÈRE lesquelles son autorité ne saurait prévaloir : nous voulons parler des croyances religieuses. Noire admiration pour les anciens nous a entraînés, ce semble, un peu loin à cet égard. Non seulement nous avons adopté de la manière la plus exclu- sive , comme type unique du beau, 1rs littératures de Rome et d'Athènes; mais encore, nous avons chanté les dieux du paganisme. La poésie leur éleva des autels, qu'elle chargea de fleurs et de parfums; des temples où elle fit fumer l'encens ; elle fit intervenir ces dieux dans le merveilleux de ses composi- tions : Jupiter, Junon, Vénus, Neptune, Pluton , Mercure, et cette foule de divinités qui peuplaient le ciel, la terre et la mer, reçurent ses solennelles invocations; et l'on crut un moment se voir transporté sous ce ciel pur de la Grèce, où, selon l'expression d'un auteur : « Une jeune déesse ouvre les » portes de l'Orient, répand la fraîcheur dans les airs, les i fleurs dans la campagne, les rubis sur la route du soleil. » Nous n'établirons point ici de comparaison entre le merveil- leux chrétien et le merveilleux païen : ce sujet mérite une dissertation particulière que nous donnerons peut être plus tard. Nous nous bornons à affirmer en ce moment que rien n'est plus propre a servir l'inspiration du poète que la croyance reli- gieuse de son pays, et que le beau est tellement identique avec cette même croyance, que le poète ne peut chanter une autre foi que la sienne, sous peine de refroidir son sentiment, de glacer son enthousiasme. Et, en effet, quel intérêt peut s'atta- cher, soit dans le genre lyrique, soit dans le genre épique, à une muse qui, dans son froid délire, adresse à des déités étrangères des supplications, des prières ou des vœux? Etrange contradiction : vous croyez à Jéhovah, et vous invoquez Jupiter: vous redoutez Satan , génie du mal , archange déchu , et vous vous agenouillez au pied du trône de Pluton ; vous demandez '.)\ DE CONNAITRE LE BEAU. pardon , et au lion d'implorer la clémence d'un Dieu miséri- cordieux, vous descendez dans les profondeurs du Téuare, pour adoucir l'inexorable sévérilé des trois juges; vous savez qu'il existe un être tout puissant, qui a dit à l'Océan : « Ici lu briseras l'orgueil de tes flots » ; et vous vous courbez avec une sérvilè complaisance sous le trident de Neptune. Une invoca- tion h la divinité, quelle que soit d'ailleurs la richesse de la forme, ne sera jamais qu'une amère dérision, si elle n'est l'expression d'un cœur véritablement croyant. J.-B. Rousseau va nous fournir tout à l'heure un argument sans réplique, à l'appui de cette, assertion. Dans son ode au comte de Luc, alors ambassadeur de France en Suisse, le poète, comme autrefois Orphée, pénètre jusqu'au trône des divinités infernales, pour implorer le retour à la santé de son protecteur. Voici sa prière aux trois Parques : Enflammé d'une ardeur plus noble et moins siérile, J'irais , j'irais pour vous , ô mon unique asile , 0 mon fidèle espoir! Implorer aux enfers ces trois fières déesses , Que jamais jusqu'ici nos vœux, ni nos promesses N'ont su l'art d'émouvoir. Puissantes déités qui peuplez cette rive, Préparez, leur dirai— je , une oreille attentive Au bruit de mes concerts; Puissent-ils amollir vos superbes courages En faveur d'un héros digne des premiers âges Du naissant univers. « La prière du poêle, dit La Harpe, est si touchante, h: •1-2 DE LA MANIÈRE » chant de ses vers si mélodieux , qu'il parait êlre véritable- » ment ce même Orphée qu'il veut imiter. » Les vers de Rousseau sont faciles , doux, harmonieux, si l'on veut; mais an point de vue du sentiment , sa prière nous semble si peu touchante, que nous ne connaissons rien d'aussi sec, rien d'aussi stérile; et quoiqu'un grand nombre de critiques, admirateurs passionnés des richesses mythologiques, se soient extasiés devant l'ode au comte de Luc, nous ne pouvons nous empêcher de penser que la prière adressée par le poète à des êtres purement imaginaires, ne soit de nature à en diminuer singulièrement l'intérêt. Car, si, comme nous l'avons déjà dit, le beau n'est que la splendeur du vrai, il faut avouer que Rousseau est en dehors du vrai , par trois raisons principales. Premièrement, il invoquait des divinités chimé- riques, à l'existence desquelles il ne croyait pas; donc sa prière était nulle. Secondement, il savait que sa prière ne serait pas exaucée; donc, il était inutile de la faire. Troisièmement, enfin, Rousseau était chrétien, il avait la notion d'un Dieu bon, plein d'indulgence et d'amour pour la faible humanité; donc, c'était ce Dieu qu'il devait invoquer. Alors l'invocation du poète eût été réellement belle, parce qu'elle eût été réellement vraie; sa prière eût été réellement touchante, parce qu'elle eût été l'expression sublime de sa pensée , de sa croyance, de sa foi. Certes, il est pénible de le dire , mais le luxe mytho- logique, prodigué à dessein dans la majeure partie des odes de Rousseau, au lieu d'en rehausser l'éclat, en altère, selon nous, profondément la beauté. Le génie du poète a sommeillé sur le Parnasse: il eût déployé toute sa vigueur sur le sommet divin du Golgotha. Du reste, le temps de la mythologie est passé, et Roileau lui-même, qui s'en fil le champion , s'il revenait parmi nous, ««connaîtrait, avec son jugement si juste, son goût si pur 33 DE CONNAITRE LE BEAU. (railleurs, que la religion chrétienne comporte des beautés poétiques, pour le moins égales à celles de la religion d'Homère, d'Horace et de Virgile. Le Tasse, Dante, Milton , Chateau- briand , Lamartine ont tranché la question de la manière la plus brillante et la plus victorieuse; et nous croyons que pour trouver un enthousiasme certain et une véritable inspiration, il est nécessaire de suivre la théorie de ces grands maîtres de la pensée. Parcourons les régions du monde barbare et du monde civilisé; interrogeons les peuples qui marchent sous le soleil; et si ce témoignage ne nous suffît pas , remuons la poussière des sépulcres où gisent les nations éteintes et les empires détruits ; et toutes les générations se reveilleront pour répon- dre : qu'elles n'ont jamais chanté un Dieu étranger à leur Dieu, un culte étranger à leur culte, mais qu'elles ont toujours fait résonner leur lyre sur l'autel sacré de la religion et de la patrie. Avant de terminer cette lecture, qu'il nous soit permis d'offrir à cette honorable et savante assemblée le tribut de notre hommage et de notre reconnaissance ; nous n'oublierons jamais l'honneur qu'elle nous a fait de nous associer à ses travaux , et nous nous souviendrons toujours avec un nouveau sentiment de gratitude , du bienveillant accueil que daigna nous faire , à notre début dans la carrière des lettres , la Société royale Académique de Cherbourg. VOVAGE GÉOLOGIQUE CARENTAN M. LECHANTETJR DE PONT AUMONT , Trésorier - Arcliivisle de la Société Académique de Cherbourg. Lu à la séance annuelle du 20 décembre 1845. Dès le XVI0 siècle , on avait deviné qu'au moyen des restes fossiles des êtres organisés que l'on trouve dans les profon- deurs de la terre on pourrait ultérieurement constituer l'histoire physique du glohe avant le déluge. Vers 1677, Plott confirma cette opinion par des remarques nouvelles (1), et (1) Natural hislory of Oxfordshire. Oxford 1077, in-fol. 36 VOYAGE GÉOLOGIQUE à sa suite, un grand nombre de savants , depuis Pallas (1) jusqu'à Hutton (2) , vinrent développer une science que Cuvier devait placer sous un jour si lumineux. Les débris fossiles d'animaux disparus depuis les périodes antédiluviennes, constataient bien, à la vérité, leur existence à des dates reculées, mais rien n'établissait les phases de suc- cession. L'observation et l'analyse sont venues éclairer ces ténébreuses régions. On a reconnu que ces restes fossiles ne se trouvent jamais dans les lits de granit qui distinguent les terrains primitifs. Ils apparaissent dans les couches intermé- diaires, assez fréquemment dans les secondaires, et très souvent dans les tertiaires, et dans celles de transition. C'est au moyen de ces remarques que l'on est parvenu à expliquer le règne de la vie animale et végétale sur la terre, dans les temps antérieurs à l'existence de l'homme. Sans les fossiles, on ne serait peut-être jamais arrivé à découvrir qu'il y a en, dans la formation du globe, des époques successives et une série d'opérations distinctes. Nos livres sacrés en parlent, il est vrai ; mais les traducteurs emploient l'expression de jours et non celle d'époques ou de périodes. Or les anciens débris • fossiles d'animaux ont prouvé que notre planète n'a pas toujours eu la même enveloppe, car ces animaux ont dû vivre à sa surface avant d'être ensevelis dans ses cavités. Ce que nous venons de dire se rapporte h un ordre général d'observations géologiques; mais si l'on descend dans les (1) Observations sur la formation des montagnes, avec les changements arrivés à notre globe, par P. S. Pallas, trad. par Gobet. Paris, 1782, in-12. (2) Explications de Playfair sur la théorie de la terre, par Hulton, et examen des systèmes géologiques fondés sur le feu et sur l'eau, par Murray, trad. de l'anglais par C.-A. Basset.— Paris, 1815, in-8°. 37 A CAREISTAIN. détails, si l'on veut examiner certaines contrées de l'Europe, puis quelques provinces, on est amené à constater des faits non moins remarquables dans l'ordre partiel que dans l'ordre d'ensemble. C'est surtout en Normandie et en Angleterre que des contrastes frappants se produisent à cet égard. Ces deux pays qui, dans des temps reculés, formaient un seul continent, sont actuellement, sous le rapport de la découverte de débris fossiles, dans des conditions tout-à-fait dissemblables. Le territoire de la Grande-Bretagne a été décbiré par d'immenses bouleversements, tandis que celui de notre province en a subi dans un ordre presque inverse. Des forêts très-vastes qui jadis ombrageaient le sol britannique, ont disparu dans les entrailles delà terre, et ont été transformées en houillières (1). Aussi des couches nombreuses de charbon d'une étendue incalculable s'y montrent, depuis la hauteur de 325 mètres au-dessus de l'Océan, jusqu'à une profondeur inconnue. C'est à la faveur de leurs propriétés antiseptiques que tous les corps qui ont été ensevelis avec les forêts se trouvent dans un état de conserva- lion parfaite. (2) Les cavernes d'Oreston , près de Plymouth, sont les plus riches de l'Angleterre en débris fossiles. On y trouve les vastes ossements du mastodonte, du rhinocéros et de l'hippopota- me. En 1832, on y a découvert plusieurs débris ds dents, qui ont appartenu aux animaux de la plus grande espèce du monde antédiluvien. Ces dents, d'une forme presque circulaire, avaient (1) Connaissance des veines de houille ou charbon de terre, et leur ex- ploitation, avec l'origine des" fontaines, par Genneté. Nancy, 177'», iu-8°. Ç-2) Traité des caractères extérieurs des fossiles, trad. de l'Allemand, de Werner. Dijon, 1790, in-12. — Dons merveilleux de la nature dans le règne minéral, par Buchoz. Pari*, 1782, in-f". 38 VOYAGE GÉOLOGIQUE 16 centimètres de diamètre et 2 mètres de long. Dans ces temps éloignés, la prodigieuse puissance de la nature peuplait la surface de notre planète d'êtres d'une taille gigantesque, tandis que, de nos jours, une sorte de déclin se manifeste dans la distribution de la vie en nos contrées. Le mastodonte colossal ne parcourt plus nos plaines ; les immenses sauriens ont disparu des rives de nos fleuves. Tous ces prodigieux résultats de la création primitive ont fait place à des espèces mesquines ou dégénérées (1) La Grande-Bretagne est riche en produits fossiles; mais la Normandie, qui jadis en était l'annexe, et surtout les environs de Carentan , que nous avons explorés spécialement sous ce rapport, présentent peu de faits à l'observation. Toutes les tourbes qui se trouvent dans les bassins de la Douve et de la 'Faute , sont de formation récente et postérieures aux temps historiques , quoique les annales n'en aient pas gardé le sou- venir. 11 est donc fort difficile d'y donner un âge. Elles renfer- ment des végétaux encore à la surface du sol , et, à chaque instant, on y découvre des preuves du séjour de l'homme. Ainsi, dans les marais de Gorges on a trouvé, il y a peu de temps, un vase de bronze. On y rencontre également des ossements d'animaux appartenant aux espèces qui peuplent nos forêts, et à l'ouverture du canal de la mine du Plessison en reconnut un grand nombre. La couche de tourbe offre une particularité près des deux rivières que nous venons de nommer : vers Angoville et Brevands, elle est comprimée sous un dépôt marin, qui, au Haut-Dick, près du port que l'on creuse actuellement à Carentan, est d'environ 5 mètres d'épaisseur, et cette couche va en se relevant pour se montrer à nu dans les marais de la (1) Revue Britannique. T. i, p. 552. 39 A CARENTAN. Taute cl tic la Douve. C'est sur celle tourbe et sous le dépôt marin qu'a été découverte une pirogue fort ancienne, au sujet de laquelle divers rapports ont été faits en niai et en juin 1845. (1) Elle était semblable à celles que l'on rencontra, il y a quelques années, h Loch-Doon en Angleterre, en faisant des fouilles profondes. Ces pirogues , comme celle qui a été trouvée dans les travaux du port deCarenlan, ont la forme que les sauvages, dans les mers de l'Inde, donnent à leurs canots, forme qui semble instinctive chez l'homme, et dont il ne se rend guère compte. Rien au surplus ne disait l'âge de celte embarcation. Maison fut obligé de fouiller plus avant, et, en pleine tourbe, on découvrit des restes romains. Us con- sistaient en poteries et en débris lumulaires. (2) Il résulte de celle seconde découverte que ces débris ont élé enfouis avant la formation du dépôt marin. L'irruption de la mer dans la baie des Veys serait donc postérieure à la domination romaine. Fixer la date de celte irruption paraît impossible. On présume qu elle a eu lieu lors de la fameuse marée de 709 , qui a envahi la forêt druidique de Scicy et formé la baie du Mont- Saint-Michel; mais c'est là une simple supposition, à l'appui de laquelle je ne pourrais rapporter aucune preuve. Cet événe- ment , antérieur à nos traditions de localité , est un de ces faits que le temps a couverts d'un voile impénétrable. Quant à la constitution géologique du canton de Carenlau, jusqu'à présent elle est peu connue. Des marais se sont étendus sur une partie de son territoire; on n'y rencontre pas, comme (1) Rapports du 24 mai- et du 7 juin 1ÎS15 faits par M. Deslandes , ingénieur des Ponts et Chaussées, chargé des travaux du port de CareiUan. (2) M. Bottiii, juge de paix du canton de Carentan, en a l'ail acquisition pour Ioj donner au musée de la ville de Sl-Lo. 40 VOYAGE GÉOLOCHJlï: en Angleterre, ces déchirements du sol qui mettent les terrains à nu; les escarpements ne sont pas assez considérables pour que le tracé des routes y ail pénétré a une certaine profondeur; les carrières y sont rares : il résulte de ces faits qu'on a trouvé peu d'occasions d'étudier le sol. On peut cependant le décrire en termes généraux. Il semble que la vallée qui commence à la chaussée de Baupie et va se rendre à la mer participe de deux formations distinctes. Le lias, formation inférieure du terrain jurassique, commence à Baupte, descend par Appeville, St-Côme, Angoville, Vierville et Ste-Marie- du-Mont, s'étend au nord dans le canton de Ste-Mère-Église, une partie du canton de Montebourg et va jusqu'à Joganville. Cette couche se montre ça et là, à mer basse, dans la baie des Veys, et se relève pour former le monticule sur lequel est bâti le château de Brevands. En 1812, lors du creusement du canal du Haut-Dick à Carentan , on a trouvé un banc de grès calcarifère qui doit appartenir à cette formation. Au sud de la ligne que je viens d'indiquer , on montre les assises supé- rieures du terrain psammérytrique de Huot , plus ancien que le lias. Les grès, la dolomie ou calcaire magnésien se montrent à Montmartin-en-Graignes et à St-Jean-de-Daye. Il est fort probable que les carrières du domaine de Leauparty à Caren- tan , où l'on a pris les pierres pour l'encaissement de la route de Périers, fournissent de la dolomie. On n'a fait à Carentan aucune découverte notable en fossiles. Ce sont des ammo- nites, des gryphites arquées, des peignes; on n'y a pas encore rencontré d'ossements d'ichthyosaurus et autres sauriens. Un terrain d'une formation beaucoup plus récente se montre encore dans ces parages : c'est le tuf, avec lequel on faisait autrefois les sarcophages, dont l'usage a été abandonné au XIVe siècle. Le tuf est composé de débris de coquilles. Il en existe des carrières à Bohon; la couche se montre à *' A CARENTAN. Sl-Eny, où on la trouve à différentes profondeurs. Enfin on a reconnu le tuf dans la même commune, à Bléhou, en creusant les fondations d'un pont récemment terminé. 11 cesse en cet endroit ou va se perdre dans les marais de Gorges. A St-Sébastien-de-Raids, St-Eny, Auxais et plusieurs autres communes environnantes, on trouve des sables jaunâtres très fins, qui pourraient appartenir aux terrains quaternaires, ou au moins à la partie la plus ancienne du dépôt antédiluvien ; car la base de ces sables alterne parfois avec des couches de tuf, ce qui semblerait annoncer que ces deux dépôts appartien- nent à des époques assez voisines. Au-delà de St-Jean-de-Daye, on reconnaît quelques indica- tions de houille à St-Fromond, Cavigny , St-Pierre-d'Arlhe- nay;à Cavigny et à Bahais, du marbre intermédiaire, qui, dans le département de la Manche, accompagne presque toujours la houille. On l'observe également à Ste-Suzanne et au Plessis. Vers St-Jores, le Plessis, Gorges, Gonfreville, Sl-Germain- le- Vicomte, commencent des terrains bien antérieurs à ceux de Carentan. Ce sont des schistes et des grès, qui s'étendent dans presque tout le canton de Périers. Cependant il existe dans ces parages une formation des plus récentes. On rencontre au bas du Bosq d'Aubigny, contre Marchésieux, un banc de marne calcaire, plutôt sableuse qu'argileuse, renfermant une immense quantité de coquilles, dont la plupart des espèces existent sur nos côtes. Ce banc est effleuré par la route de Périers à St-Lo. On y découvre beaucoup de fucus, assez conservés pour pouvoir déterminer le genre, mais non l'espèce. (1) Si l'on agrandit le Cercle autour de Carentan dans le nord (I) Lcltrc de M. Bollin , on dalcdu 7 décembre 1845. Ci 42 VOYAGE GÉOLOGIQUE A CARENTAN. du département et dans l'arrondissement de Coutances, on trouve des terrains de transition , tels que schistes , micaschis- tes, etc. , et des granits qui constituent le terrain primitif. L'espèce de calcaire rouge qui occupe une partie de l'ar- rondissement de St-Lo, et va même fort près du territoire de Carentan, est désignée, sur la carte géologique de M. de Caumont, sous le nom anglais de Red-Marle (marne rouge), et conglomérat calcaire associé. On le retrouve aussi aux environs de Valognes, où il embrasse un grand nombre de communes. DE LA PREUVE JUDICIAIRE AU MOYEN AGE EN NORMANDIE PAR M. COCPPEY, Juge au Tribunal <.'ivil du Cherbourg. • ^ 1er Que doit-on entendre par une preuve? Quelques essais par nous publiés, soit dans les mémoires de la Société Royale Académique de Cherbourg (1), soit dans ceux de la Société des Antiquaires de Normandie (2), sur la (1) Mémoires des années !»:>:. et 18:,8. (•2) Mémoires rie l'année 18'»0. -44 DE LA PREUVE JUDICIAIRE législation anglo-normande , nous ayant valu des encourage- ments flatteurs de la part de savants français et étrangers , et l'honneur d'une traduction en allemand , nous allons conti- nuer ces mêmes études, avec l'intention de réunir plus-tard, si Dieu nous prête vie, les résultats de nos recherches pour en faire un tableau complet des institutions de l'époque du glorieux empire anglo-normand. Aujourd'hui nous ne parlerons que de la preuve judiciaire, telle qu'elle était alors conçue et pratiquée. Si quelques unes de nos assertions, parais- sent au premier coup d'œil, paradoxales, nous supplions le lecteur d'attendre l'exposé de nos preuves, de les vérifier, de les contrôler, de les discuter; et, si dans les opinions que nous émettons sur quelques parties de la législation moderne, il y aura parfois des censures hardies, ces opinions, que nous soumettons à l'examen de quiconque voudra nous éclairer, sont le résultat d'une longue carrière d'avocat et de njagistrai, et si elles sont des erreurs, elles sont des erreurs de bonne foi. Avant que d'aborder notre sujet, il est naturel de poser pour première question : Qu'est-ce qu'une preuve? La solution est facile pour la conscience, pour le bon sens, pour la pratique; elle est un abîme de difficultés pour l'esprit qui veut des théories précises et rigoureuses. Chaque jour de notre vie nous apprécions des preuves, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans nous en douter. Dans l'état des sociétés patriar- chales, les vieillards qui jugent leurs compatriotes ne consul- tent point d'ouvrages théoriques, et ne pèsent point les preuves dans les balances d'une métaphysique transcendante, ils suivent leur conviction, et lorsque leur sentence est rendue sans qu'ils aient éprouvé ni hésitation, ni incertitude, il y a eu preuve pour eux. La sagacité naturelle, exercée par l'expé- rience, est tout ce'quf forme chez eux les bons juges. Dieu en créant l'homme lui a donné une lumière éclairant tout homme 45 AU MOYEN AGE. venant au monde, connue dit l'Évangile, et n'a pas voulu que pour savoir se conduire , il lui fallût attendre les secours de la philosophie. Voyez, avec quelle facilité des ouvriers s'acquittent de travaux mécaniques dont la théorie, exprimée en lignes et en chiffres, serait au-dessus de leur intelligence. Cet enfant qui grimpe avec aisance , avec célérité le long des mâts, s'élance de cordage en cordage, fait des sauts qui font craindre pour sa vie, comprendrait-il seulement la théorie de ses mouve- ments et des combinaisons continuelles de sa force avec l'in- fluence de son centre de gravité? Non certainement, et celui qui se serait mis dans la tête des démonstrations physiologiques et mécaniques sur ces opérations, courrait les risques, non . seulement d'agir gauchement et maladroitement, mais aussi de perdre la vie ; il en est de même des travaux intellectuels. En réalité, et sauf h examiner si le législateur a le droit d'en circonscrire les limites , la preuve est une conviction sans hésitation et sans nuages; elle est le résultat d'une faculté que nous tenons de Dieu et que l'expérience des affaires per- fectionne. Deux témoins d'accord sur un fait prouvent-ils le fait? Oui et non , selon leur degré de crédibilité , selon la concordance ou discordance du témoignage avec d'autres faits qui sont déjà reconnus et acquis à la cause , ou avec les vraisemblances qui sont pour chacun le résultat de l'expérience. Un écrit, lut-il explicite, est-il une preuve? Oui et non, surtout si l'écrit est ou n'est pas autographe, car une surprise peut avoir eu lieu, une signature peut avoir été apposée à une convention mal comprise ou lue inexactement, une signature peut avoir été imitée et être, par conséquent, fausse : tout rentre donc en fin de cause dans une seule et unique question : Le juge est-il convaincu ? ?*6 DE LA PREUVE JUDICIAIRE La loi doit-elle restreindre ce principe simple, unique, plus philosophique dans sa simplicité que toutes les théories de Kant, de Cousin, de l'école d'Alexandrie, et autres orgueil- leuses aberrations de l'esprit humain, et doit-elle dire au juge : Je vous interdis de proclamer tel fait vrai , quoique vous en soyez persuadé; je vous ordonne de réputer tel fait vrai, quoique sa fausseté vous soit manifeste? Non, sans doute, si la question était toujours soumise à un assez grand nombre d'hommes pour qu'une erreur de conscience, ou la corruption, ou l'influence d'homme a homme ne pussent en donner la solution. L'homme, quoique doué de lumières pour se conduire dans la vie , est cependant sujet à l'erreur ; il peut aussi céder à ses passions, et déguiser, soit un vil intérêt , soit la haine et la vengeance, sous les dehors hypocrites de la justice et de l'im- partialité. D'un autre côté , il est nécessaire que les faits à apprécier soient clairs et même familiers à l'appréciateur, juge, arbitre ou juré , sans quoi il peut s'égarer. Demandez à un homme d'un grand bon sens, mais sans élude de l'astro- nomie, quelle est la cause de l'accélération du mouvement, de la station et de la rétrogradation des planètes dans le zodiaque ; il ne saura quoi vous répondre. Dans nos tribunaux la majorité est de deux voix contre une : je n'en dis pas d'avantage. Dans nos cours d'assises, le jury se compose de douze citoyens, pris dans les classes qu'on suppose éclairées ; mais les déclarations qu'on leur demande ne sont-elles pas quelquefois au dessus de leurs forces intellectuelles? Prenons pour exemple une banqueroute frau- duleuse dont le jugement exigerait des connaissances spéciales. Après que des récusations ont adroitement éliminé les jurés dont la pénétration, l'expérience ou la sévérité sont redoutées, et qu'il ne reste plus sur la liste que d'honnêtes gens 47 AU MOYEN AGE. étrangers au commerce , effrayés même du langage technique et de l'exposé compliqué des opérations commerciales, ils ne peuvent avoir des notions nettes de ce qui est en question , malgré le résumé d'un sage président, et ce qu'ils ont de mieux à faire est d'acquitter, ce qui assure l'impunité à des gens plus criminels que de petits voleurs, qui sont condamnés très sévèrement parce que leur cas est plus facile à comprendre. Un jury spécial pour certaines catégories d'affaires semble indispensable; par exemple , une banqueroute frauduleuse ne devrait être jugée que par des hommes de loi et des négociants. On a disputé sur la preuve depuis que le bon sens a été remplacé par la science : des auteurs ont même distingué des semi-preuves ; deux semi-preuves devaient faire une preuve, cela est mathématique; jamais l'esprit humain ne s'est plus déplorablement égaré. La vraie définition, la vraie nature de la preuve a été formulée dans deux lois, l'une du droit romain, l'autre de notre législation criminelle française, h une dislance de plus de seize cents ans l'une de l'autre. Au titre V, livre 22 du Digeste , des Témoins, nous lisons : i La confiance due aux témoins doit être pesée avec soin ; » dans leurs personnes, il faut examiner avant tout la condi- » tion de chacun : Est-ce un décurion ? est-ce un plébéien ? » est-ce un homme d'une vie honnête et irréprochable? 3 y a-t-il au contraire dans sa vie quelque tache, quelque sujet » de reproche? est-il riche, ou l'indigence ne pourrait-elle » pas lui faire commettre quelque faute par l'appât du gain? » n'est-il point l'ennemi de celui contre qui ii porte » témoignage , ou l'ami de celui à qui son témoignage est » favorable? Car si le témoignage n'est suspect, ni à cause » de la personne, parce qu'elle est honnête , ni parce qu'en » fait elle ait de l'amitié ou de l'inimitié envers une des » parties, le témoignage doit être admis. C'est ainsi que 48 DK LA PKECVE JUDICIAIRE i l'empereur Adrien écrivait au légat de la province de Cilicie, i que celui qui juge peui mieux qu'un autre savoir quelle » croyance il doit avoir dans les témoignages. Voici les » expressions de celte lettre : Tu peux mieux savoir à quel » point les témoins sont dignes de foi , quel est leur rang , » leur caractère moral, et quand ils sont d'accord, s'ils » ont apporté à la justice une déclaration concertée t d'avance , ou s'ils ont répondu aux questions des choses » vraisemblables, spontanées , qui n'annoncent rien de » prémédité. Le même Prince écrivait ce qui suit h Valerius ► Verus, sur la manière de discuter et peser la confiance » qu'on doit aux témoins : // n'y a vraiment aucune manière » de fixer avec précision quels sont les faits qui peuvent • suffire à une preuve, et jusqu'à quel point chacun de > ces faits y coopère; souvent la vérité se découvre sans » qu'il existe aucuns monuments publics du fait; tantôt t le nombre des témoins , tantôt leur dignité et le poids de » leur opinion, tantôt une opinion publique unanime, > établissent la vérité des choses dont on informe. Je ne » puis donc en somme que vous prescrire, en peu de mots, i qu'aucun genre de preuve ne doit vous paraître devoir « enchaîner votre opinion ; mais que vous devez consulter » votre conviction intime , et juger d'après elle (ex amini » tui sententia ) si une chose est prouvée ou douteuse. Le t même divin Adrien écrivait à Junius Rufinius , proconsul de » Macédoine, qu'il fallait croire aux témoins, non aux ► témoignages. Les paroles relatives à cette question sont » comme il suit : Alexandre m'a remis un mémoire d'accu- » sation contre Aper, sans autres témoignages que des t attestations écrites ; je n'admets pas cette manière de » procéder , mais j'ai de coutume d'interroger moi-même s les témoins; je renvoie donc devant le président de la 49 AU MOYEN AGE. » province , pour qu'il examine lui-même les lémoins , et i voie quel degré de confiance ils méritent , et sans ce » complément, l'affaire doit être ajournée. * Rapprochons de celte loi romaine les dispositions du 3e alinéa de l'article. :U2 de notre code d'instruction criminelle : « Avant de commencer la délibération, le chef des jurés » leur fera lecture de l'instruction suivante, qui sera en outre » affichée en gros caractères dans le lieu le plus apparent de > leur chambre : « La loi ne demande pas compte aux jurés des moyens par » lesquels ils se sont convaincus; elle ne leur prescrit point • de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dé- > pendre la plénitude et la suffisance d'une preuve; elle leur » prescrit de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le » recueillement, et de chercher dans la sincérité de leur cons- » cience , quelle impression ont faite sur leur raison , les » preuves rapportées contre l'accusé , et les moyens de sa t défense. La loi ne leur dit point : Fous tiendrez pour vrai » tout fait attesté par tel ou tel nombre de témoins; elle ne > dit pas non plus : Fous ne regarderez pas comme suffi- » samment établie toute preuve qui ne sera pas formée de » tel procès-verbal , de telles pièces , de tant de témoins » ou de tant d'indices. Elle ne leur fait que cette seule ques- » lion, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : Avez- • vous une intime conviction ? Celte instruction n'est que la reproduction littérale de celle que prescrivait le code pénal du 3 brumaire an IV, ouvrage de jurisconsultes, que l'expérience des affaires, que les erreurs des parlements et des tribunaux subalternes, sur h» nature de la preuve, avaient éclairés. A une époque de foi religieuse, on eût ajouté que la providence nous a donné les lumières indis- pensables pour nous conduire, sans que nous puissions , dans i 50 DE LA PREUVE JUDICIAIRE notre orgueil, les réduire en règles positives, et qu'elle permet que nous nous égarions quelquefois , pour que nous restions convaincus que l'infaillibilité appartient seulement à cette in- telligence éternelle et infinie, de qui tout procède , et qui voit tout intuitivement, sans qu'il y ait pour elle ni hésitation , ni induction, ni argumentation quelconque. Cette doctrine si simple et si philosophique, sur la preuve en matière criminelle, semble être devenue, dans la pratique, la règle des jugements correctionnels, quoique le même code d'instruction criminelle ne le prescrive nulle part. En matière civile, il en est autrement. L'impérieuse loi règle en quel cas il y a preuve, en quel cas il n'y a pas preuve, quelque puisse être d'ailleurs la conviction intime du magistrat. Faut-il blâ- mer cette rigoureuse restriction , lorsque la composition des cours et tribunaux est si peu nombreuse, qu'une majorité y est si bornée, si sujette à des inconvénients qu'on devine, et qu'il est trop délicat d'exprimer ? D'un autre côté , faut-il confier les questions de fait en matière civile, comme au XIIe siècle, en Normandie, à douze hommes choisis dans les classes notables de la société, lorsque dans notre siècle , les affaires civiles sont tellement compliquées, qu'elles exigent des études spéciales, lorsque la solution des questions , la valeur même des termes scientifiques, sont évidemment hors de la portée de l'inielligence des gens qui n'ont pas fait ces éludes ? Il est de fait que noire situation laisse à désirer , et qu'il est permis d'élever la question de savoir si le jury , même en matière criminelle, nous convient, ou, ce qui serait peut-être plus exact, si nous convenons au jury , qui, dans cerlaines situa- tions sociales, est la perfection et le beau idéal de l'adminis- tration de la justice. Le jury ne peut être une institution utile que dans le cas où les affaires qui lui seront soumises , inspireront d'abord aux ol AU MOYEN AGE. jurés u» intérêt vrai , et seront en même temps à leur portée ; leur nombre aussi doit être tel , que de dangereuses influences, ou des erreurs tenant à notre pauvre humanité, ou l'ascendant d'un homme sur un autre, n'empochent pas une majorité im- partiale de se former. Dans ces cas, les affaires du pays seront jugés par le pays , selon l'expression concise et énergique des auteurs, qui ont écrit sur la législation Anglo-Normande, notamment de Briilon , qui vivait dans le XIII0 siècle , et chez qui celte expression revient fréquemment. Si Montesquieu a dit que la vertu est le principe du gouver- nement républicain , on peut dire aussi que le principe vital du jury est la vertu. Montesquieu n'a pas voulu dire que la monarchie et le despotisme ne comportent pas d'honnêtes gens, mais il entend qu'une république n'a de vie qu'autant que les citoyens préfèrent l'intérêt public à l'intérêt privé. Le jury exige la même disposition; i! est vicié toutes les fois que le citoyen en accepte les fonctions, sans y apporter un intérêt profondément senti , joint à une idée exacte des faits. Nous voulons établir que sous la législation Anglo-Norman- de, le magistrat n'était chargé que d'appliquer la loi et de faire observer les formes, et que, d'après l'état social de ce temps lh , les douze hommes, prudes et loyaux , pris dans le voisinage du fait à vérifier, dans les matières civiles, les vingt- quatre choisis pour le jugement des affaires criminelles, étaient à portée d'émettre une opinion éclairée , et que leur nombre était une garantie contre la partialité, la corruption , ou l'er- reur à laquelle sera toujours exposée notre nature imparfaite ; enfin , que ces jurés' devaient porter beaucoup d'intérêt h rem- plir convenablement leurs fonctions. Mais il faut préalable- ment poser certains faits historiques. 52 DE LA P.REUVfi JUDICIAIRE § 2. Institution et mœurs des peuples de la Germanie et de la Scandinavie. Les traits dislinctifs du caractère de ces peuples, ressortant des ouvrages de Tacite et de César, dont le génie et l'expé- rience garantissent la certitude de leurs observations (t). Pre- mièrement , il n'y avait pas chez les Germains d'autorité centrale pour le gouvernement de la nation , pas même de magistrature en temps de paix; il y avait des chefs d'expédi- tions, des rois occasionnels. Mais en général, les tribus s'ad- ministraient elles-mêmes; dans les assemblées générales, on choisissait ceux qui devaient administrer la justice dans les villages, et chacun d'eux choisissait cent personnes pour former son conseil ; cependant chez les Germains , comme chez les Gaulois, il existait une aristocratie , qui sera toujours inévitable, soit au centre de la plus parfaite civilisation, soit au milieu de la plus grossière barbarie : aristocratie réelle, résultant de la supériorité du courage, du génie, des richesses, de la clienlelle. Secondement, le droit de venger les injures reçues, ou celles qid ont été laites à des personnes dont on est le parent , ou le protecteur , ou de qui on a reçu des bienfaits, est peut-être le trait le plus prononcé des mœurs germaniques. Que l'on déduise maintenant, que l'on analyse les conséquen- ces naturelles de ces faits capitaux, et ce qui dut advenir, lorsque les nations de la Germaniese mêlèrent avec ces peuples Romains-Gaulois, amollis, qu'elles vainquirent, qu'elles abias- sèrent au dessous d'elles, qu'elles humilièrent, et qui n'eurent pas certainement la vertu de réformer ou de modifier nota- Il) Tacite; des mœurs des Germains. Commentaires de César, Livre VI. 53 AU MOYEN AGE. blement les mœurs et les coutumes de leurs vainqueurs , et on trouvera la clef de l'origine des lois et usages du moyen âge, de ses abus même, et notamment du duel, dont la jurispru- dence sévère de la cour de cassation n'a pas encore extirpé les racines. Les Germains établis dans les Gaules, le chef de l'expédition conserva une certaine souveraineté sur ses compagnons , ou au moins un droit de surveillance générale; leur situation ressemblait à un campement au milieu de populations nom- breuses et assujélies; les terres dévolues à chaque guerrier lurent censées une concession du chef. L'autorité royale, d'a- bord réduite à celle d'un général d'armée , s'accrut ensuite et diminua, suivant le caractère et l'intelligence du Roi, suivant l'énergie ou la turbulence des vassaux , et précisément parce qu'aucune convention précise n'avait fixé les droits de chacun. Enfin l'autorité royale, après avoir été sous les Carlovingiens éclipsée par la féodalité, reprit son ascendant, et finit par être prédominante, aidée de la religion, qui appliqua au monarque tout ce que la bible dit sur le caractère sacré , et la puissance illimitée de l'oint du Seigneur , ou sur l'obéissance due à César. Au temps où un pouvoir central, fort, imposant, actif, manquait, la société se fractionna en associations solidaires, pour le profit et les charges; c'était un phalanslérisme né des besoins sociaux, et plus raisonnable que celui de nos jours ; une centaine de familles forma un tout ayant son chef; la centaine se divisa en dixaines, et chaque dixaine avait aussi son chef; plusieurs centaines formèrent un comté. Nulle part cette division de la société ne lut aussi forte que dans la Grande-Bretagne , à la suite de la conquête des Saxons, dont les lois (collection de Wilkins) parlent fréquemment de dixai- nes et de centaines. 54 DE LA PREUVE JUDICIAIRE Elles se retrouvent même dans les collections des Loix , attribuées à Guillaume-Ie-Bâlard et à ses fils (Wilkins et ilouarcl); elles se maintinrent longtemps à côté de la redouta- ble féodalité normande, qui finit toutefois par tout paralyser et tout annuler autour d'elle. La centaine, en anglais le Hun- dred, se composait de cent familles , comme nous l'avons dit; chaque chef de famille se trouvait à une assemblée générale, où l'on réglait le salaire des esclaves, le mode de culture des terres et les mesures de police nécessitées par les circonstan- ces. Le chef de la centaine jugeait toutes les causes concernant celle police, ainsi que les délits et les causes civiles de peu d'importance; il avaii beaucoup de ressemblance avec un juge de paix de nos jours, sa compétence était même plus étendue; quant au dixainier, chef de douze familles, il ressemblait a un maire de nos communes rurales. Les capiiulaires des rois de nos deux premières races par- lent souvent des centenier?,, rarement des dixainiers. L'au- torité du centenier est citée dans les lois salique et sipuaire ; nous n'en rapporterons, quant à présent, qu'un exemple, parce qu'il donne une idée de l'organisation solide et compacte de la famille, et de la solidarité en toutes choses qui existait entre tous ses membres. Loi salique , tiire 63. De celui qui *eut se séparer de sa pa- renté. (De eo qui se de parent elâ tollere vult). « Quiconque voudra briser les liens qui l'unissent à sa fa- i mille, se présentera à l'audience du centenier (ante cenle- > narium) , et là, il brisera au dessus de sa léle, quatre » branches d'aulne, et en jettera les morceaux aux quatre » coins de la salle d'audience, en présence de tout le monde. » Puis il dira qu'il entend renoncer à l'obligation du serment, » (dejurarnento), aux droits d'hérédité et à tous les rapports 55 Al) MOYEN AGE. » qui l'unisseni à sa famille. Si ensuite quelqu'un de ses pa- » rents vient a mourir ou à être tué , il n'aura aucune part à » sa succession , non plus qu'à la composition qui sera due par » le meurtrier. Si lui-même vient à mourir ou h être tué , sa » succession, de même que la composition due à raison de ce > crime , ne seront point recueillies par ses héritiers , mais » appartiendront au fisc, ou à celui h qui le fisc en aura fait » don. » Cette obligation du serment consistait en ce que , dans les cas où un parent était accusé d'un crime, son parent devait venir jurer avec lui qu'il le croyait innocent, à moins que sa conscience ne lui en fit la défense , et dans le cas de meurtre , venir devant la justice formuler une accusation assermentée contre celui qu'il croyait être le meurtrier. La dixaine et la centaine s'éteignirent promptement en Normandie ; après l'établissement de Rollon , on n'en trouve plus de traces. Mais une société à laquelle certains principes ont donné la vie et le mouvement, en conserve longtemps l'esprit , si les mots n'existent plus. N'oublions pas une autre cause d'association étroite : elle est due à la religion chrétienne, qui , de tant de manières, a civilisé et moialiséje monde. Quand.ses premiers prédicateurs eurent établi la doctrine du Christ sur les superstitions gau- loises, romaines , franques ou Scandinaves , l'église consacrée au culte fut un point de ralliement; chaque dimanche y réunit les familles des environs, qui, sans cela, auraient pu vivre sans se connaître réciproquement. De quoi pouvaient-elles s'entretenir, que des affaires de l'association, à des époques où la lecture était chose si rare, les communications d'endroit à endroit si difficiles , où les soins de la guerre étaient le partage d'une caste belliqueuse, descendant pour la plupart des premiers conquérants , où les agitations de la politique 56 m. LA PREUVE JUDICIAIRE avaient lieu dans une région trop élevée, pour que l'agriculteur et l'artisan eu eussent connaissance , excepté toutefois quand les ravages de la guerre venaient jusqu'à eux, où le commerce extérieur était si borné, où enfin , une variété infinie de con- ditions supérieures et de spéculations séduisantes, n'égaraient point, comme de nos jours, l'homme né dans les classes labo- rieuses? D'un autre côté, la famille avait plus de consistance, plus de densité, qu'on me passe l'expression, que de nos jours, et le père de famille possédait une dignité qu'il n'a plus dans un état social, où les familles disloquées, divisées, éparpillées, n'offrent, au lieu d'un domaine patriarchal et riche , qu'une multitude de petites demeures pauvres ou avec des ressources bornées ; telles, en un mol , que la dixaine ou même la cen- taine de ces humbles foyers, ne pourraient pas sérieusement entrer comme éléments dans l'organisation de la société et dans le système de l'administration de la justice. En Normandie, à l'époque où le vieux Coutumier fut rédigé; c'est-à-dire au XIIIe siècle, l'enfant privé de père et de mère était majeur , ou pour employer la seule expression connue dans celle législation , qui n'avait rien emprunté du droit romain, était en âge à vingt ans; mars quand il avait son père, il était sous sa dépendance, tant qu'il restait avec lui, et le père était responsable des actes de son fils; quand ce dernier aspirait à l'indépendance, on va voir avec quelle solennité sa mise hors des liens de la puissance paternelle avait lieu. Le père et le fils comparaissaient devant le baillif, chef de la justice, siégeant en cour d'Assise; le fils déclarait sa volonlé d'être son maître désormais , le père déclarait y consentir ; s'il n'y avait pas consenti , la puissance paternelle restait immua- ble. La volonlé du père étant exprimée dans le sens de la liberté , le sergent tenant la police de l'audience, proclamait à haute voix , qu'un tel mettait son enfant hors de sa corn- 57 AL' MOYEN ACE. pagnie et pouvoir paternel, et lui donnait puissance et au- torité sur fous conquêts et user de ses droits. Alors il lui délivrait en pleine audience , pour être à portée de commen- cer sa fortune , deux chevaux et un harnois, deux vaches à lait, un lit et un coffre , protestant que chose qu'il fasse , ne lui tournera à préjudice à lui père. Celle émancipation était ensuite publiée à son de trompe au lieu du marché. Certes, quand un fils ne se sépare de son père qu'avec de telles formalités, on peut croire que les familles ne se divisaient pas alors souvent (1). Les diverses sociétés formées d'un état primitif, où tout était divisé sous les deux premières races de nos rois , en dixaines et en centaines, resserrées de plus et consolidées par la com- munauté du temple, où les naissances, mariages et décès, étaient constatés , où loin le monde se rassemblait au moins une fois la semaine , se trouvèrent enveloppées d'un nouveau lien à la fin de la race des Carlovingiens, alors que la féodalité, longtemps à l'état de germe , se dressa tout à coup en arbre gigantesque, qui couvrit tout de ses brandies ; la faiblesse des derniers rois de cette dynastie en fut la cause. Il fut aisé nu principal propriétaire d'une paroisse, chevalier, écuyer, baron, comte ou duc , qui , déjà , en cédant des parties de son vaste domaine, qu'il ne pouvait faire valoir seul , s'était formé une nombreuse clientelle, de devenir le seigneur de celte même paroisse; les propriétaires, qui, jusque là, ne tenaient pas leurs terres de lui, lui offrirent de les tenir à l'avenir , parce qu'ils avaient besoin de la protection d'un homme puissant , (1) Extrait d'un manuscrit intitulé: Du style de procéder en Normandie, et qui parait de la fin du XIIIe siècle ou du commencement du XIVe, à moi communiqué par M. Marnicr, savant bibliothécaire de l'ordre des avocat» de la cour royale de Taris. 58 DE LA PREUVE JUDICIAIRE l'action de l'autorité royale étant presque nulle. Mais la Normandie ayant été détachée du royaume de France avant que cette révolution fut consommée , conserva plus longtemps les mœurs et les usages des premiers siècles de la monarchie , et une plus nombreuse classe plébéienne, libre, riche et indé- pendante. Houard s'est efforcé de démontrer cette thèse; il a été peu lu, et surtout peu compris ; le perfectionnement des éludes historiques doit dans notre siècle le placer sur un pié- destal honorable, que ses contemporains lui ont refusé. Le chef-lieu de la communauté tira son nom de quelque circonstance du terrain , du nom du fleuve , de la rivière , du ruisseau, qui le baignait, ou de la montagne , de la forêt, du lac, qui l'avoisinait; d'autrefois, le mot de ville fut ajouté au nom du Seigneur, ou du saint auquel l'église était consa- crée. Une histoire des noms de villes, de bourgs, de communes rurales, d'églises et de chapelles, serait une grande partie de celle du moyen âge. Tous les contrats de vente d'immeubles, d'échanges, de mise en gage , étaient rendus publics par une proclamation solennelle d'iceux, a V issue de la grande messe paroissiale, devant la porte de l'église, ou à l'entrée du cimetière, toujours dans le lieu accoutumé; il y avait là matière aux entretiens des paroissiens, qui n'en étaient distraits, ni par la politique, dont les soins occupaient seulement ceux qui étaient au timon des affaires, ni par les journaux inconnus alors, ni par les embarras du commerce , alors très berné. Ce mode de publicité valait mieux sans doute que notre transcription dans un registre du bureau des hypothèques, dont on n'obtient la communication que moyennant de l'argent, transcription qui n'est à peu près qu'un mode de publicité nominal ou de convention. L'attachement aux biens de la famille avait donné naissance au retrait-lignage) -, droit en vertu duquel tout parent pouvait 59 AU MOYEN AGE. retirer des mains d'un acquéreur, un immeuble vendu par son parent, en remboursant le prix. Sous l'ancien régime, c'était un des droits les plus cliers à nos maisons palriarchales nor- mandes , et il remontait au moyen âge de notre province. (Couiumier du XlIP siècle, litre de querelle de fief vendu). § 3. Deux catégories distinctes de preuves dans les lois du moyen âge , la preuve évidente et la preuve résultant des apparences. On ne saisira jamais bien l'esprit de la législation du moyen âge , si on laisse échapper celte distinct ion. Ce serait une grave erreur que de s'imaginer que dans tous les procès indistinctement, on faisait battre l'accusateur et Pacciisé, en matière criminelle; le demandeur et le défendeur, en matière civile, pour faire dépendre le jugement du résultat delà bataille; jamais Dieu n'a permis que l'esprit humain descende à un pareil degré d'erreur et de folie. Il est certain qu'il y a des affaires civiles ou criminelles, où le juge ne peut balancer sur la preuve. Une somme d'argent est demandée , le débiteur ne peut méconnaître le prêt, ou le fermage, ou la vente de la chose dont il doit le prix; il est dans l'impuissance d'alléguer des paiements, donc il doit payer. Un écrit de la main du défendeur contient des conventions, donc il doit les exécuter, faute démontrer une convention postérieure qui ait révoqué la première. En matière de crimes ou délits : un homme crie au voleur! un autre s'enfuit, el est 60 DE LA l'KEUVF. JUDICIAIRE arrêté, saisi do l'objet vole ; un assassinat vient d'être commis, le sang de la victime coule encore, un homme cherche à s'évader , à se cacher, on l'arrête, il est encore saisi d'un fer ensanglanté, il ne peut rien répondre de raisonnable pour repousser l'inculpation, ou il l'avoue, soit à l'instant, soit devant le magistrat interrogateur, ou les témoins qui ont vu le délit flagrant font à l'instant des dépositions précises et unanimes : jamais le moyen âge le plus ignorant n'a ordonné dans ces cas le combat entre l'accusateur et l'accusé ; je défie qu'on en cite un seul exemple. Dans tous les cas où l'histoire parle , ou de combat judiciaire , ou d'épreuves par le fer bridant ou l'eau bouillante, il s'agit de ces cas mystérieux, qui confondent l'intelligence et la font vaciller sans cesse de la persuasion à l'incrédulité, et de l'incrédulité à la persuasion, et qui portaient des populations religieuses, profondément croyantes , à demander à Dieu l'éclaircissement du mystère. Nous citerons plus bas plusieures autorités à l'appui de cette assertion , et dès à présent , deux ou trois surtout, tirées delà Législation anglo-normande; elles résolvent nettement la question. D'abord le Couluinier Normand du XIII1' siècle , au litre de Forfaiture, s'exprime ainsi : « Nul ne doit être damné sans jugement, s'il n'est pris à t présent forfait d'homicide , ou de larcin, ou d'autres crimes, » par devant tels gens qui en doivent être crus; en ce cas, » ses œuvres sont aperlement jugement contre lui. Si aucuns » reconnaît en commun le crime dont il est saisi, lui-même i se juge et damne. Par une damnation sans jugement, le Coutumier n'entend pas qu'en cas de flagrant délit, on pendit ou décapitât quelqu'un, sans que le juge lui eût dit pourquoi ; on entendait par jugement la déclaration des vingt-quatre jurés, appelés pour donner leur avis d'après leur conviction ; celle déclara- til AU MOYEN AGIi. lion n'avait lion que dans les cas douteux : quand le crime était manifeste, soit que le coupable fût pris â présent for fait, soit qu'il l'avouât en commun, c'est-à-dire devant la justice, ou un grand nombre de témoins, alors il n'y avait p\m juge- ment; ce n'était plus le magistrat', c'était la loi qui condam- nait à mort par la bouche du juge. Telle est aussi l'interpréta- tion d'un commentateur, presque aussi vieux que le texte, dans l'édition de Rouillé. Lorsque le cas n'était pas manifeste, et que les œuvres ne faisaient pas apertement jugement, que faisait le Bailli f chargé de l'administration de la justice? il informait et mettait provisoirement en prison , avec un régime plus ou moins rigoureux, selon la gravité des circonstances, jusqu'à ce que l'inculpé demandât le jugement du pays c'est-à-dire la déclaration de vingt-quatre de ses concitoyens, sur la question de sa culpabilité. (I) Si le magistrat ne faisait pas de poursuites, alors , en vertu du droit de vengeance privée , des obligations de famille, du lien qui existait entre un bienfaiteur et l'objet de ses bienfaits, tous résultats de l'ancien esprit des peuples du Nord , chaque particulier avait le droit de provoquer au combat, celui, qu'en son âme et conscience, il croyait cou- pable, prenant Dieu pour juge entre lui et l'inculpé. Si on veut voir dans sa plus grande clarté , cette distinction entre le droit du magistrat et celui du particulier, qu'on lise les premiers chapitres de Drilton; il y a toujours à profiter dans cet auteur; le roi Edouard Ie1' donna à son ouvrage , en langage anglo-normand, sur l'administration de la justice, la force d'une loi émanée de l'autorité souveraine. En cas de crime, le roi par ses magistrats faisait informer : après une (1) Coutumicr, chapitre de Suite de meurdve. itJ, DE LA PREUVE JUDICIAIRE suite de chapitres sur les moyens de découvrir la vérité , qui valent bien tout ce qu'on écrit maintenant snr l'instruction cri- minelle, vient une suite d'autres chapitres sur le droit $ appel réservé au particulier , appel de homicide, appel de roberie, appel de maheme, etc., dans lesquels on voit que quiconque avait été lésé par un crime, ou était parent, allié, ami de celui qui avait été lésé, ou mis à mort, pouvait appeler, c'est- à-dire provoquer l'inculpé au combat; mais la loi donnait à ce dernier la faculté de préférer au combat la déclaration de douze de ses concitoyens, en Angleterre, et de vingt-quatre, en Normandie. 11 y a des faits dont le magistral ne peut acquérir la preuve, quand la conviction en est pleinement dans l'amc d'un particulier : par exemple, un ami accompagne son ami qui est assassiné; il a reconnu les assassins; mais seul, son témoignage pourra-*— il faire preuve contre les dénégations des coupables? La loi donnait la faculté de les provoquer au combat, sous l'œil de la divinité, protectrice de l'innocence et vengeresse des forfaits. Ces provocations n'étaient toulefois admises , qu'autant qu'il existait déjà de fortes présomptions, le coulumier dit , chapitre de suite de meurdre : « L'on doit savoir que aucun » ne doit suir de meurdre devant que certaines enseignes » soient trouvées du meurdre. » Il en était de même des autres crimes; le magistrat interve- nait pour qu'une provocation n'eût pas lieu sans des motifs graves. Notre siècle, doué indubitablement de tant lumières, de tant de logique , de tant de supériorités en tout genre, a-t-il le droit de rire de ces étranges manières de chercher la vérité, fondées sur la confiance en la justice divine, lorsque nous conservons encore l'absurde et féroce usage du duel, et lorsque 63 AU MOYEN AGE. deux peuples chrétiens qui ont des prétentions opposées , au lieu de choisir pour juges, dans le sein d'une nation neutre un certain nombre d'hommes sages, ont fait si souvent déci- der la cause par des combats meurtriers , où des personnes qui n'ont aucun motif de se haïr, se massacrent et se tuent , et où celui qui se bat le mieux, finit par avoir raison ? Au moins , dans le moyen âge , se confiait-on dans l'intervention , témé- rairement, mais sincèrement réclamée, de la providence. Dans les procès civils, les questions étaient presque toujours des questions de conviction, que résolvaient les douze jureurs du voisiné , choisis par îe magistrat; il y avait en effet, d'un côté, peu de litres écrits, de l'autre, les faits étaient familiers aux propriétaires voisins du lieu contentieux, arbitres très compétents et très capables. Encore de nos jours, malgré la complication des affaires conteniieuses et l'indifférence égoïste des hommes, quel moyen plus simple et plus sage y aurait-il de mettre fin aux procès consistant en questions de fait , qu'un arbitrage des plus prudes hommes et des plus créab/es du voisiné, prononçant d'après les notions naturelles de l'équité et du bon sens, après avoir ouï les plaideurs eux-mêmes, et surtout après une vue du lieu, s'il s'agissait d'une chose im- mobilière, car, suivant le droit normand , la vue était chose indispensable dans ce dernier cas. Douze arbitres, honnêtes gens et sages, en présence du lieu litigieux , comprendraient souvent mieux la vérité des faits et les moyens de solution des questions, que trois juges, assis dans leurs fauteuils, n'ayant que des plans sous les yeux , et égarés souvent par d'adroites plaidoiries. La distinction entre les choses évidentes et les choses dou- teuses explique la législation du moyen ûge. Quelle doit être la limite des choses évidentes et des choses douteuses ? Le bon sens l'aperçoit bien , la théorie ne peut la fixer. f,4 DE LA PREUVE JUDICIAIRE Avant que la législation anglo-normande eût régularise l'administration de la justice civile et criminelle, pour les points de fait douteux , et créé un jury parfait, bien des essais cl des tâtonnements avaient eu lieu sous les deux premières races de nos rois. Quand un crime avait été commis, et que nul indice certain ne désignait le coupable, que des présomp- tions terribles s'élevaient cependant contre quelqu'un , qu'on se figure les agitations de l'opinion populaire , qui n'a que le bon sens naturel pour se guider, l'un proclame quel est le coupable, et s'indigne de ce qu'il reste impuni, l'autre croit à son innocence, un troisième voudrait y avoir plus clair pour se prononcer. Dans ces circonstances, et quand les charges pa- raissaient convaincantes à un certain nombre de personnes , une accusation se formulait par une déclaration assermentée devant le magistrat; plus il y avait de jureurs, plus l'accusation avait de poids. L'accusé à son tour produisait ses jureurs pour sa justification; il ne faut pas croire que l'accusateur et l'accusé pussent amener au serment leurs valets , des amis servilement dévoués, un tas de lie du peuple. Les jureurs devaient être des gens d'une condition à inspirer de la confiance et d'une répu- tation intacte; c'était de part et d'autre un vrai jury, qui venait proclamer sa conviction. L'accusé était absous, ou condamné , selon que des deux déclarations respectives, l'une aux yeux du magistrat, avait plus de poids que l'autre (1). Ce jury était informe; les jureurs étaient choisis par l'accusateur et l'accusé. Mais lorsque la jurisprudence eut dégrossi l'institution , le moyen âge de notre province eut un jury complet , choisi par lebaillif, soumis aux récusations des parties, écoutant les charces , visitant les lieux dans les contestations immobilières, et enfin délibérant en secret, pour élaborer sa décision. (1) Dictionnaire de Ducange, iwïides juramenlum , pargalores, cojura- lores, compurgalores , sacramcnlum. 65 AU MOYEN ACK. § 4. Note de différentes lois et autres autorités, propres à élucider les assertions des paragra- phes précédents. Décret du roi Clotaire, année 595, capilulaires de Baluze. « Comme les corps de garde établis n'empèchenl point les » voleurs de voler la nuit, parce qu'il y a collusion entre eux • et les gardes, nous avons décrété qu'il y aura des centaines > (centenas fieri). S'il est volé quelque chose dans une » centaine, la centaine le paiera au volé, et le voleur sera poursuivi ; s'il paraît dans la centaine voisine , et que les » habitants négligent de l'arrêter, quoique avertis, ils seront » condamnés h cinq solides d'amende , et le volé recouvrera • sa chose, ou sa valeur, soit de la première centaine, soit » de la seconde ou de la troisième. » Cet ordre d'établir des centaines , s:ms indiquer en quoi elles devaient consister , prouve qu'il ne s'agissait pas d'une institution nouvelle, mais d'une institution bien connue, tom- bée dans la désuétude ou le relâchement. Capilulaires de Charlemagne, livre 3, cliap. 79. « Aux plaids des centeniers , nul ne doit être condamné à > perdre la vie ou la liberté, ou à restituer soit des propriétés, » soit des esclaves. Ces sortes d'affaires doivent être portées ^ devant le comte du devant nos envoyés, > Mêmes Capitulaires , livre 2, chapitre 10. « Pour éviter les (aux jurements, on ne doit point admettre » les témoins à jurer, avant qu'ils ne soient examinés et ap- 5 6G I)E LA PREUVE JUDICIAIRE » préciés, anlequàm discutianlur , et si on n'a aucun ren- » seignements propres à faire apprécier le mérite des témoins, t il faut les entendre et les interroger séparément. Il n'est » point permis à l'accusateur de choisir ses témoins , hors la • présence de sa partie adverse ; que personne ne vienne jurer » et témoigner qu'il ne soit h jeun. Si une partie refuse un » témoin, qu'elle dise pourquoi et le prouve. Les témoins . doivent être choisis dans le même pays, de ipso pago , ou > des centaines voisines, à moins que la cause ne doive être » instruite hors du comté. Quinconque sera convaincu de » faux serment , perdra la main, ou sera obligé de la ra- » cheter. » On voit qu'il s'agit ici , non de témoins , comme nous l'en- tendons, mais de jureurs , pour ou contre, déclarant leur con- viction, car il importe peu, s'il s'agit d'un fait, que celui qui l'a vu, soit du pays ou non. Mêmes Capitulaires , livre 4, chapitre 26. » Si quelqu'un est expulsé de son état d'homme libre, et » que celui qui l'en expulse, ait une réunion de parents qui » l'appuie , alors que celui de qui l'état est contesté , trouve > huitco-jureurs légaux, du côté paternel et du côté maternel t dans la famille dont on veut l'exclure, et quatre choisis dans » d'autres familles, mais possédant aussi les qualités légales, » et jurant avec eux qu'il revendique sa liberté. Si l'expulseur » n'est point accompagné de parents , il suffira à l'autre de > produire douze témoins, hommes libres , quel que soit leur » extraction, qui, jurant avec lui, attestent son état d'homme » libre , ingenuitatem. Toute controverse peut se terminer » devant le centenier , excepté la reddition des terres et des » esclaves, qui ne peut avoir lieu que devant le comte. » On voit encore ici qu'il ne s'agit point de témoins , dans le 67 AU MOYEN AGE. sons actuel, mais de témoins purement de conviction, de jurés, en un mot. Le nombre douze, si souvent répété dans les légis- lations du moyen âge, y figure; quand il s'agit de témoins dans le sens de nos lois , il serait absurde d'en prescrire le nombre et l'origine. On voit également qu'une réclamation motivée d'un demandeur , pouvait en certains cas constituer une présomption, que le défendeur était obligé de détruire par des faits contraires, si ces derniers faits, toutefois, lui étaient personnels, et que la preuve en fût à sa portée. Le Coutumier normand avait conservé cette règle, comme nous le verrons. Mêmes Capitulaires, livre 5 , chapitre 197. « Nous voulons que les jurements , sacramentel, n'aient pas » lieu promptement, mais que chaque juge commence d'abord » par examiner les faits de la cause , pour voir s'il ne décou- » vrira pas la vérité, et pour qu'il n'en vienne pas facilement » aux serments. « C'est bien là la preuve évidente, dont le juge doit rechercher l'existence, pour en faire la base de son jugement , avant que d'en venir aux déclarations de conviction. Mêmes Capitulaires, livre 7, chapitre 184. « A l'égard des voleurs et autres malfaiteurs, nous voulons » que, si cinq ou sept hommes de bonne foi, sans aucune ini- » milié, jurent qu'ils croient quelqu'un coupable, qu'il meure » selon la loi. » Voilà encore la conviction d'un certain nombre d'honnêtes gens, établie comme preuve. Mêmes Capitulaires, même livre, chapitre 188. « 11 faut d'abord que les juges informent avec soin, afin que ^ tout se termine suivant les règles de la justiee. Que personne » ne répute un autre coupable avant un juste jugement; que 68 DE LA PREUVE JUDICIAIRE i jamais des soupçons no servent de fondement à une condam- » nation : On n'est pas coupable pour être accusé , il n'y a de » coupable que celui qui est convaincu. C'est une chose très > mauvaise et très périlleuse, de juger quelqu'un sur des soup- * çons; dans ces circonstances douteuses , il faut réserver à » Dieu le soin déjuger. Dieu s'est réservé le jugement de ce • que la pénétration de l'homme n'a pu éclairer. Une chose t peut être vraie , mais nous ne devons croire que ce qui est » prouvé par des indices certains, ou ce qui est reconnu ma— > nifeslement en justice, ou ce qui est devenu visible par suite » de l'instruction judiciaire, jndiciaiio ordine. » Mêmes Capitulai reS', livre 5, chapitre 156. « Le juge qui examine la cause d'un homme accusé de t crime, ne doit prononcer une sentence capitale , que lors- * que l'accusé avoue , ou qu'il est convaincu manifestement » par des témoins irréprochables et doués de véracité , ou par > les compagnons de son crime. Nous réservons à notre juge- > ment ou à celui de nos successeurs , le jugement des affaires • majeures. » Mêmes Capitulaires, livre 4, chapitre 23. « Si quelqu'un a une contestation quelconque avec un autre, » et que des témoins soient produits contre lui, s'il croit qu'ils » ont menti, il lui est permis de leur opposer d'autres témoins, » les meilleurs qu'il pourra trouver , afin que le témoignage » des témoins vrais, l'emporte sur le témoignage pervers des » témoins faux. Si des deux côtés il y a même force de témoi- » gnages, et qu'une partie ne veuille pas céder à l'autre » qu'on choisisse deux des témoins, un de chaque côté, qui , » avec des boucliers et des bâtons, descendent en champ clos, » et combattent pour établir dequel côté est la fausseté, de » quel côté est la vérité. Le champion qui sera vaincu aura la (i*) AU MOYIiN AGE. s main droite coupée, parce qu'il aura juré faux , et les autres » rachèteront leur main moyennant une amende; de celle » amende, deux parties appartiendront à celui qui a gagné » son procès , la troisième à l'état. Dans les causes séculières, » l'opposition des témoins se résout ainsi en un combat , mais » dans les causes ecclésiastiques, si d'un côté la partie est » séculière , et de l'autre ccclésiassique , le mode de procéder » sera le même. Si l'affaire esl purement ecclésiastique , les » recteurs des églises ont la liberté de choisir tous les moyens » pacificateurs ; si la conciliation ne peut avoir lieu, que leurs » avocats, advocati , comparaissent à l'audience publique , » en présence du comte, et que là , leurs procès se terminent. » Quant aux témoins dans chaque cause , on ne doit les pren- » dre que dans le comté mémo , où sont les choses dont il » s'agit, parce qu'il n'est pas croyable qu'à l'égard de l'état » des personnes , ou de la possession des choses , la vérité » puisse être mieux connue que par ceux qui sont les plus » voisins qui viciniores sunt. Si la contestation a pour objet » des choses situées au confin des deux comtés , les témoins « peuvent être choisis dans les deux centaines voisines, de l'un » et de l'autre comté. » Ce capilulaire contient tout l'ordre de la procédure judici- aire du moyen âge , dans les causes douteuses. Le juge avait épuisé d'abord son examen et cherché s'il n'y avait pas preuve évidente. Si la question est obscure , chaque partie cherche dans le voisinage ou de sa résidence , ou du lieu contentieux, s'il s'agit d'un foiids, ceux qui peuvent en leur ame et cons- cience jurer qu'elle a raison. Si les deux jurys se balancent, comme il faut qu'une contestation finisse , deux champions sont choisis pour décider la question, en invoquant l'interven- tion de la providence divine , pour qu'elle donne la victoire à la bonne cause. 70 DE LA PUEUVE JUDICIAIRE Voilà bien le jury du voisiné , qui était un des principes fondamentaux du droit normand. Mêmes Capitulaires, livre 6, chapitre 146. « Quand des écritures sont faites conformément à la loi , » que le jour et l'année y sont clairement exprimés, ou bien » qu'elles présentent les signes, signa, ou les souscriptions , « subscriptiones , (deux choses différentes) , des obligés et > des témoins , elles doivent être confirmées dans leur vertu » et recevoir leur exécution, t Yves de Chartres, une des lumières du clergé dans le moyen âge, s'exprimait ainsi au sujet des épreuves qui avaient lieu pour la solution des cas douteux : « Les sacrés canons ne permettent pas que l'on extorque » un aveu par l'épreuve du fer brûlant, ou de l'eau bouillante, » et puisque les saints pères ne nous ont pas enseigné un tel » procédé, il ne faut pas qu'une invention superstitieuse l'éla- > blisse sur une simple présomption. Un aveu libre etspon- » tané de l'accusé, la déposition de témoins croyables et crai- » gnant Dieu, voilà tout ce qui doit guider la décision du juge. » Quant aux choses occultes et inconnues , occulta et incog- s nita , il faut les abandonner au jugement de celui qui seul « connaît les cœurs des enfants des hommes. (Epitre74, » d'Yves de Chartres). » Traduction d'un article des lois de Guillaume-le-Conquérant , en très vieux langage , conservées dans l'historien Ingulphe. Article 16. « Si quelqu'un fait un appel contre un autre, » qu'il inculpe de larcin (se home apeled un altre de lareyu), » l'accusé peut se faire absoudre en jurant, si c'est un homme » libre (frank homme) , et s'il est connu pour un homme loyal > et probe (il s'agit évidemment du cas où un crime est don- 71 AU MOYIiN AG!i. » leux, el n'a pour accusaieur que celui qui l'ait V appel). Mais » si l'accusé a été déshonoré précédemment par le jugement « des hommes loyaux , il ne sera acquitté que par douze ser- > ments, onze d'hommes loyaux el le sien. S il ne peut trouver » d'hommes loyaux qui veulent jurer avec lui (c'était alors an t homme diffamé, haï, méprisé, jugé coupable, que personne • n'appuyait), il subira en jugement les épreuves ordinaires » (le fer brûlant ou l'eau bouillante). Mais avant que d'en venir » là, l'accusateur (li appelleur), sera tenu de jurer avec sept > autres personnes , qu'il n'agit point par haine , mais afin de s poursuivre son droit. » Dans la loi suivante , il s'agit d'un appel contre quelqu'un , pour vol avec effraction , dans une maison habitée , ou une église ou un monastère; s'il est d'une bonne réputation, il peut se dispenser de répondre à l'appel, c'est-à-dire d'accep- ter le combat, en produisant douze hommes loyaux et probes, qui viennent affirmer, sous la foi du serment, qu'ils le croient innocent. Mais s'il a été déjà condamné pourvoi, il lui faudra trente-six témoins, ou il faudra qu'il se résolve à prouver son innocence par les épreuves du feu ou de l'eau , qu'on faisait bien de réserver les dernières. D'autres dispositions de ces vieilles lois, dans le plus vieux langage que l'on connaisse , sont analogues à celles que nous venons de citer , et rappellent les témoins accusateurs et les témoins justificateurs des capilulaires des rois des deux pre- mières dynasties. En résumé , nous croyons pouvoir affirmer : 1° que jamais , dans le moyen âge , on n'a admis ou le duel , ou les épreuves du fer brûlant, ou même les témoins de conviction , dans les cas où il existait, de toute autre manière, une preuve manifeste; 2° que dans les cas douteux , embarrassants pour la sagacité humaine, on admettait ou l'appel au jugement de Dieu , qui 72 DE LA PREUVE JUDICIAIRE se résolvait en Normandie en jugement d'un jury régulier, ou Ton admettait chaque partie à produire ses jureurs , qui affir- maient être convaincus de son bon droit, ce qui constituait un un jury, encore informe à la vérité , mais qui ne tardera pas à se perfectionner par le génie anglo-normand ; 3° que les preu- ves manifestes, plus faciles généralement à sentir qu'à expli- quer rigoureusement, étaient, surtout en matière criminelle , le flagrant délit et l'aveu , sans contrainte et sans démence, de l'accusé. La faculté donnée à celui qui était appelle pour un cas criminel ou un cas civil, de refuser le combat pour s'en rap- porter à la décision éclairée de douze hommes du voisiné, est généralement attribuée à Henry II, petit-fils du Bâtard ; elle est effectivement clairement exprimée et régularisée dans le traité de Legibus et Consuetudinibus regni angliœ , par Glanville , grand justicier d'Angleterre au temps de Henry II, et rétablissement y en est attribué à ce monarque ; niais il est aisé de remarquer dans les monuments antérieurs de la légis- lation du moyen âge , tels que les capilulaires et les lois du Bâtard, que dans les causes ambiguës on avait recours aux déclarations de conviction des gens de bien , au lieu du com- bat, et que le nombre douze y est ordinairement employé. § 5. Gomment se faisait la preuve judiciaire sous le droit Anglo-Normand , en matière civile. En matière criminelle , le baillifai ses assesseurs jugeaient les cas manifestes; dans les cas douteux , le baillif emprison- 73 AU MOYEN AGK. naii un prévenu , ou un particulier le provoquait au combat , jusqu'à ce qu'il eût demandé le jugement du pays , c'esl-à- dire de vingt-quatre de ses concitoyens en Normandie et de douze en Angleterre. En matière civile, voici comment les questions de fait étaient résolues d'après le Coulumier du XIII" siècle et les institutions de Brilton. Parlons de l'idée d'une société composée d'asso- ciations secondaires très compactes, où les affaires de chacun sont notoires et familières pour les autres. Les intérêts mobiliers étaient peu de chose , presque pas de commerce extérieur , peu d'industrie ; en revanche, beaucoup de bœufs, de vaches, de taureaux, de chevaux, de pourceaux, d'ânes, de moutons , de chèvres, de volailles ; la nature seule faisait les frais de cette prospérité. Mais ce mobilier vif était une partie intégrante de l'immeuble, ou comme on disait, du fief, ainsi que les ustensiles aratoires. Que restait-il en sus, pour composer le mobilier proprement dit, ou, suivant le lan- gage du temps, les chastels , Catalla P Quelques linges et vêtements , des coffres et des chaises , grossièrement faits chez l'ouvrier et le paysan , ciselés arlislement chez le riche. Tout cela était d'une valeur si peu importante, que le Coulumier en accordait, après le décès du propriétaire, la saisine à l'évêque, qui employait ce mobilier en prières , en aumônes, en restitu- tions secrètes, le tout pour le salut du défunt. « II appartient » à lui de ordonner des chasiels aux morts généralement. » C'est le texte du Coulumier, au titre des usuriers; il se trouve en ce titre , parce que l'usurier mort sans restitution , et en général le pécheur mort sans confession , quoique les secours de l'église lui aient été offertes, n'ayant plus besoin de prières aux yeux des rédacteurs du litre , comme irrémissiblement el infailliblement damne, ne pouvait avoir l'évêque pour héritier de son mobilier , qui , dans ce cas , était dévolu au lise. Tous. 74 DE LA PREUVE JUDICIAIRE cela peut paraître bizarre de nos jours, niais d'après les opi- nions du temps, c'était très logique. (1) Il n'y avait donc d'intérêts importants, que les intérêts im- mobiliers, et c'étaient tous ceux là qu'un jury de douze hom- mes, preudes et créables du voisiné, jugeait souverainement. C'est ce dont on peut avoir le détail clair et précis clans le Coutumier et Britton, déjà cités, et encore dans les Etablisse- ments et coutumes , assises et arrêts de l'échiquier d; Normandie, édités par le savant M. Marnier. Ce dernier ouvrage est peut-être , au moins en majeure partie , ce que nous avons de plus anciennement écrit par la législation nor- mande ; l'orthographe est des commencements de la langue romane septentrionale. Pour donner un exemple de la procédure dans ces sortes d'affaires, quand un homme, possesseur paisible d'un fonds depuis plus d'une année, en était dépossédé par un autre , qui s'en prétendait le propriétaire légitime , le possesseur paisible devait être maintenu provisoirement, si la possession était reconnue réelle. A cet effet, il adressait sa plainte au duc de Normandie, qui rendait le décret suivant , adressé au baillif , chef de l'administration de la justice dans un district : « Commande à (le dessaisisseur), que à droit et sans délai il > resaississe (le dessaissi), d'une terre située à. . . . , dont il l'a 5 dessaissi à tort et sans jugement, depuis moins d'un an , et > s'il ne le fait appelle le reconnaissant du voisiné aux pre- > mières assises de la baillie , et cependant fais voir la terre , d et que toute chose reste en paix. » (1) Cette exiguïté des biens mobiliers ne doit être prise que dans un sens général, car il y avait des elTels de luxe dans la hnute noblesse, les riches couvents et quelques villes commerçantes, comme Rouen, Caen, Bar fleur. Voyez à cet égard les recherches de feu l'abbé de la Rué. 75 AU MOYEN AGE. C'est ce qu'on appelait un bref de nouvelle dessaissine. Si la partie qui avait dessaissi l'autre , refusait de lui remettre le Concis dont elle s'était emparée, douze hommes du voisiné, dans le rayon d'une lieue, car c'est ce qui constituait le voisiné, chevaliers, s'il y en avait, non nobles s'il n'y avait pas de nobles, nobles et non nobles conjointement, si le voisiné présentait des uns et des autres, après une visite exacte du lieu en litige, lors de laquelle visite les parties s'expliquaient , ces douze hommes , disons-nous , après avoir de rechef entendu les parties à l'audience, se retiraient dans une chambre à part, pour délibérer , et revenaient déclarer leur opinion, qui faisait la règle irrévocable du juge. Nous n'entrerons point dans d'autres détails, et ne citerons point les formes du serment et du verdict. Nous avons traité ce sujet dans notre Essai sur le jury normand au moyen âge, appliqué tant aux affaires civiles qu'aux affaires criminelles, inséré dans les Mémoires de la Société royale académique de Cherbourg, année 1838. La même forme de bref, la même nécessité de la vue , le même mode de serment et de délibération des douze jurés du voisiné , étaient communs à toutes les affaires immobilières. Les traités de Britlon et de Fleta et le Coutumier du XIIL siècle, sont en grande partie remplis de ces détails. Cependant, comme la nature des procès alors ordinaires , se lie avec l'état contemporain de la société , il n'est pas hors de propos de les énumérer d'après le Coutumier et Britlon , en observant que toutes les fois qu'il y avait lieu à bref du prince, il y avait lieu à décision du point de fait par les douze jurés du voisiné. 1° Bref de la nouvelle dessaissine. Nous venons d'en par- ler. La possession s'acquérait par an et jour , et toute voie de violence devait être réparée avant tout. "(i DE LA PREUVE JUDICIAIRE 2° Bref de mort d ancesseur. Il s'agissait de la part d'un héritier, de faire reconnaître par le voisiné que le défunt dont il hérite , était saisi de tel ou tel bien à l'époque de son décès, et qu'un autre s'en était h tort emparé. 3° Bref de prochai nneté d'ancesseur. L'usage des actes de Pétat civil n'ayant pas encore actuellement trois cents ans de date, il est évident que les généalogies au moyen âge ne pou- vaient être constatées, quand il s'agissait d'une succession, que par le jury du voisiné, qui désignait le plus prochain héritier. 4° Bref de mariage encombré. Le mariage était ce que le droit romain appelait la dot, car il est bien h remarquer que le Coutumier normand du XIIIe siècle est un Coutumier/w, dans lequel ne s'est filtré aucun mot du droit romain. Un mari dissipateur encombrait, c'est-à-dire aliénait, perdait quelque- fois ce mariage. Quand l'union conjugale était dissoute, la femme obtenait un bref, pour rentrer dans ses biens , et les biens étaient reconnus parles douze hommes preudes etcréa- bles du voisiné. 5° Bref de douaire de femme. L'épouse après le décès de son mari, avait en usufruit le tiers des biens, dont il était saisi lors des épousailles, ou qui lui étaient échus depuis en ligne directe. Faute de contrats, à une époque où l'on écrivait peu , les douze patriarches désignaient les biens sujets au douaire. 6° Bref de patronage d'église. Le droit de patronage d'église a joué un grand rôle dans tout le cours du moyen âge, même jusqu'à notre révolution de 1789; si ce droit entraînait quelques obligations, en revanche, il donnait le droit de pré- sentation à la place de curé vacante, et des droits honorifiques dans l'église. Le jury normand n'était pas sans influence dans ces questions de patronage, mais elles étaient alors tellement compliquées par les prétentions de l'autorité ecclésiastique , que nous ne porterons ce bref ici que pour mémoire. 77 AU MOYEN AGE. 7° Bref de fief et gage ; bref de fief et ferme. Des fraudes faciles pour la mauvaise foi, se commettaient à une époque où il y avait peu d'actes écrits. Un débiteur avait donné ses im- meubles en ga.;e pour sa dette : ce créancier au bout de quel- ques années prenant les fonds en affection , soutenait qu'il en était propriétaire en vertu d'une vente. Un fermier, ce qui était encore plus criminel, se prétendait propriétaire , au bout d'un grand nombre d'années. La conviction des douze patriarches, après la vue du lieu et l'audition des parties sur ce lieu même, résolvait la question. 8U Brefd'establie. Si le débiteur d'une rente à son seigneur prétendait que cette rente se payait contrairement aux conven- tions primitives , il pouvait invoquer le jury ; mais comme il s'agissait de réformer un usage établi depuis long temps, le débiteur avait besoin d'une majorité d'onze voix sur douze. 9° Bref de fief lay et daumosne. Un bien avait-il été vendu ou donné en aumône, c'est-à-dire à Dieu, dans la per- sonne d'une église, ou d'un couvent, ou avait-il été aliéné comme fief ordinaire, un ^/"soumettait l'affaire au jury. 10° De loi apparente ou loi apparissant. Quoique la pos- session annale eût pour conséquence d'arrêter les voies de fait, parce que la loi maintenait cette possession , en attendant la solution de la question de propriété , cependant le vrai pro- priétaire , qu'une possession adroitement usurpée avait dé- pouillé d'un ancien droit, pouvait, en jurant préalablement avec un témoin de connaissance certaine, obtenir de soumettre au jury l'examen de-ses droits apparents de propriétaire. En général, toutes les affaires immobilières, et c'étaient les seules qui fussent alors vraiment importantes dans une société où l'agriculture était tout , et le mobilier, excepté celui qui était inhérent aux terres, se réduisait à très peu de chose , étaient soumises au jury. Ce jury, comme nous l'avons déjà l'ail 78 DE LA PREUVE JUDICIAIRE observer, était à portée déjuger, familier avec les faits, portant un intérêt sérieux à la décision du procès , indépendant dans l'expression de ses opinions , et les jurés en assez grand nom- bre pour éviter les influences délétères qui peuvent former des majorités de trois voix , ou de deux voix seulement. On ne connaissait point dans ce temps là le régime des privi- lèges et des hypothèques ; tous les créanciers étaient égaux , et les biens du débiteur insolvable étaient leur gage commun. Outre la connaissance que ces jurés pouvaient obtenir jour- nellement des faits qui donnaient naissance h des contestations entre leurs voisins , il ne faut pas s'imaginer que leur déclara- lion ne fût qu'une déclaration d'opinion publique, comme on dit de commune renommée. Lisez seulement pour être con- vaincu du contraire, ce passage du Coutumier, titre de jureurs, qui contient les principes généraux et fondamentaux du jury normand. » Quand contends doit être fine par le serment de jureurs, . il convient que ils sachent les circonstances du coniends , si » comme des personnes entre qui le coniends est, et de la » chose de quoi il est , la cause , le lien , le temps et la » manière. » Lisez encore le titre de Vue , et vous verrez combien la visite du lieu, en présence des parties, dans les causes immo- bilières, était réputée importante et indispensable. Les douze hommes les plus probes et les plus sages du voisinage , après l'audiiion des parties, n'étant bornés d'aucune manière dans le mode de recueillir des renseignements pour s'éclairer , seraient encore de nos jours la meilleure juridiction pour les points de fait, si la jurisprudence et la pratique n'en avaient compliqué la solution , et jeté dans la narration des faits une nomenclature , avec laquelle le commun des gens n'est plus familier. 79 AU MOYEN AGE. Il y a la conformité la plus parfaite entre l'ancien jury nor- mand et le jury créé par la loi du 3 mai 1841 , sur l'expro- priation pour cause d'utilité publique. Ce jury est présidé par un magistrat, qui lui expose les faits et lui soumet lous les plans, titres et autres documents qui peuvent élucider la ques- tion. Le jury peut ensuite entendre toutes les personnes qu'il croira pouvoir ï éclairer ; il peut également se transporter sur les lieux; quand les débats sont clos, les jurés se retirent dans leur chambre pour délibérer, et reviennent remettre leur décision écrite au magistrat. Cette faculté illimitée de chercher les éléments de sa conviction où ils peuvent se trouver, vaut mieux que les prétendues précautions du litre des Enquêtes au code de la procédure civile , litre tout hérissé de nullités , de déchéances, de récusations, toutes choses propres à faire per- dre une bonne cause et à faire triompher une mauvaise , et généralement a gêner plutôt qu'à favoriser la manifestation de la vérité. Si des dépositions de témoins étaient des lois qui forceraient l'opinion du magistrat, on ne pourrait pas prendre trop de précautions, exiger des formes trop rigoureuses, et encore , la mauvaise foi, l'iniquité rusée, saurait observer ces formes , et l'équité y ferait naufrage. Les nullités de testament n'ont- elles pas anéanti des dispositions de la plus grande justice , tandis que quelques mots précieux, soigneusement employés , en ont fait maintenir d'odieuses ? Mais si des dépositions de témoins ne sont que des renseignements , des documents, que la conscience éclairée du juge pèse , combine , discute, appré- cie, compare, pour se faire une opinion dont, après le travail intellectuel d'un examen sérieux, il demeure convaincu, pour- quoi gêner, embarrasser , circonscrire les moyens qu'il a de s'éclairer ? Il est vrai que les majorités de deux voix répondent a beaucoup d'observations, et qu'avant de donner une plus 80 DE LA PREUVE JUDICIAIRE grande latitude aux moyens de conviction, peut-être faudrait- il dos tribunaux plus nombreux. Est-il juste que , suivant le code de procédure civile , une parlie soit déchue du droit de recommencer une enquête, pour une petite forme inobservée ? Que l'officier ministériel soit condamné, si on le veut, à une amende, a des dommages inté- rêts, mais il est d'une iniquité absurde d'exclure toute nouvelle preuve. Parmi les causes de récusations des témoins , il faut sans doute conserver celles que réclament des convenances et des bienséances sacrées; on ne doit jamais amener un fils h déposer contre son père , un père contre son fils , un mari contre sa femme, une femme contre son mari , peut-être même un frère contre son frère. M;iis à un degré moins proche, quand la décence n'exige plus qu'on interdise le témoignage, la dépo- sition d'un parent aura plus de force réelle, si elle est contraire aux intérêts de son parent , pourvu qu'il n'y ail entre eux aucune cause d'inimitié. Qu'un neveu, par exemple, nie une dette, et que l'oncle vienne l'attester , malgré de justes répu- gnances , est-ce que son témoignage ne sera pas plus conclu- ant que tout autre ? Cependant le neveu pourra l'écarter. La circonstance d'avoir bu et mangé avec la partie , depuis le jugement qui ordonne l'enquête, est, suivant la même loi , une cause de reproche d'un témoin. Mais sur ce point , il y a oui et non. Si c'est après la connaissance du jugement et par affection pour une parlie , que le témoin a accepté d'elle un repas, ce témoin n'est pas digne de déposer. Mais si c'est sans mauvaise intention, par cas fortuit, dans l'ignorance du procès, qu'il a mangé ou bu avec la partie , il n'y a aucun motif de suspecter sa déclaration; dans tous les cas, si des témoignages ne sont que des documents que la conscience du juge appré- SI AU MOYKN AGE. 1 cie , pourquoi attacher de la gravité à une circonstance qui peut être fort innocente ? Est reprochable celui qui a donné un certificat sur les faits du procès. Mais sur cette question , il y a encore lieu à dire oui et non. Si ce certificat a été donné dans le but évident de favoriser une des parties , il peut y avoir lieu à récusation de la part de L'autre ; mais si ce certificat a été donné pour rendre hommage à la vérité, ou pour servir d'acheminement à une transaction, ainsi que dans cent autres circonstances , rejeter l'audition d'un honnête homme à raison de son certificat, d'une manière générale, absolue, est une absurdité. Est reprochable celui qui a été condamné h une peine afllic- tive ou infamante , ou à une peine correctionnelle , pour vol. Mais on ne choisit pas ses témoins comme on choisit ses ex- perts ou ses arbitres. Un fait qui m'intéresse peut s'être for- tuitement passé devant un repris de justice, qui n'a nul intérêt à la contestation. S'il a été condamné pour des faits politiques, pour un meurtre provoqué, pour des blessures faites dans l'exaltation d'une passion violente , en sera-t-il plus suspect quand il viendra attester une chose qu'il a vue ou entendue, et relativement à laquelle il n'a aucun motif de déguiser la vérité, lorsque sa condamnation ne suppose pas une âme basse, étrangère au sentiment moral ? Avec tout le respect qu'on doit à une loi existante , qu'il faut exécuter jusqu'à ce qu'on la révoque, disons que le titre des enquêtes , au code, de la procédure civile , est en arrière des idées actuelles , contraire à la raison , et qu'il est a désirer qu'on le voie remplacé par dix ou douze articles de pur bon sens, et que surtout le fonds généralement emporte (a forme, sauf à punir les officiers ministériels qui ne veilleront pas soi- gneusement h cette forme, et sauf à recommencer à leurs frais les actes irréguliers. G 8-2 DE LA PREUVE JUDICIAIRE Qu'une enquête soit, appréciée en fin de compte par irois juges, ou par un jury, puisqu'elle est destinée à faire connaître la vérité, elle doit n'avoir exclu aucun moyen d'y parvenir. S 6. Preuves sans jury. Présomptions du droit qui obligeaient une partie à la preuve contraire. Mode spécial de certaines preuves. Les grands intérêts sociaux, tels que la punition des crimes, le sort des propriétés immobilières, étaient toujours jugés par les douze hommes du voisiné. Mais au dessous il y avait une foule d'autres affaires, telles que coups, injures, conventions sur des intérêts mobiliers ; il était impossible et inconvenant de convoquer pour ces menues causes le jury de son pays: la loi avait réglé comment les preuves s'en feraient. Celte pro- cédure s'appelait loi prouvable. En général , deux témoins d'accord faisaient preuve. Nous aurions à dire beaucoup de choses curieuses sur les détails de cette législation , mais nous craignons de fatiguer nos lecteurs. Beaucoup de présomptions de droit obligeaient la partie, qu'elles préjudieiaient à se justifier : c'est ce qu'on appelait se se deresner; par exemple, a la suite d'une clameur publique de Haro sur un assassin ou un voleur, celui qui était accusé par un bruit général d'avoir recelé , ou laissé échapper le malfaiteur, était tenu de s'en deresner, parce qu'il pouvait justifier où il était et ce qu'il avait fait. Le serment d'un plai- 83 AU MOYEN AGE. gnani et d'un témoin qui avait vu, constituait une présomp- tion que le défendeur était tenu de détruire quand il le pouvait, à l'aide de faits à lui personnels, car, dit le Couslumier , article Desrène , chacun sait mieux la vérité de son fait que autre. Quand un seigneur poursuivait en sa cour le paiement de ses redevances, sa déclaration faisait foi jusqu'à preuve contraire, et cette preuve contraire avait lien par quatre témoins de conviction , qui juraient devant la justice et sur les reliques des saints, avec le prétendu débiteur, qu'il était libéré de son obligation. Quand il s'agissait de droits résultant du mariage , et que le mariage était contesté, l'autorité ecclésiastique était consultée, et décidait s'il y avait mariage ou non. Elais-ce d'après des souvenirs, ou tenait-on noie des mariages contractés ? C'est ce qui n'est pas clairement établi. Les actes d'un mineur présumé donnaient liau à des difficul- tés. Quel âge avait-il ? première question. Point d'actes de l'état civil comme de nos jours. Evidemment , les témoins devaient être tous spéciaux. La preuve de l'âge se faisait par les par- rains et les marraines, les parents et les plus proches voisins , et le prêtre qui avait baptisé le nouveau-né ; il fallait sept témoins. Quant aux décès , il n'y avait jamais de difficulté. Trop de gens avaient assisté à un enterrement, pour que la preuve n'en fût pas toujours facile. 8'( DE LA l'UEUVE JUDICIAIRE § 7. Des épreuves par le fer brûlant ou l'eau bouillante , et du combat judiciaire. Nous avons, dans notre Traité de la justice criminelle en Normandie au moyen âge , donné le tableau d'un combat judiciaire. Les formalités simples et terribles de ce drame , où la religion intervenait, l'emprisonnement préalable des deux champions, les agitations morales du coupable, à une époque de croyances, devaient ou provoquer un aveu , ou paralyser les forces de celui que sa conscience accusait. Nous ne reviendrons pas sur ce singulier mode de chercher la vérité , dans les causes ambiguës. (Mémoires de la Société royale académique de Cherbourg, année 1838). Nous allons faire le tableau d'une épreuve par le fer brûlant. Notre narration est tirée des sources contemporaines, et a été l'objet d'une lecture à une des séances publiques delà même société. Nous en reproduisons le texte , auquel nous n'avons rien vu à changer. Il n'y a rien de plus mystérieux , de plus étonnant, de plus inexplicable dans l'histoire, que l'usage fréquent et presque usuel , dans certains siècles et certaines contrées, d'en appeler à la justice divine , par les épreuves du fer brûlant ou de l'eau bouillante, quand l'intelligence humaine se trouvait insuffisante pour dissiper les ténèbres d'une affaire. Pourquoi ne résultait- il pas de ce terrible mode d'instruction , que le patient eût toujours la main brûlée, e! pourquoi des historiens graves et SS AU MOYI.N AGli. consciencieux nous cilent-ils des exemples nombreux de jus- litiealions opérées en subissant l'épreuve sans aucune lésion corporelle ? Nous reviendrons sur cette réflexion , après que nous aurons raconté un fait qui se passa au commencement du XIIe siècle , dans la cathédrale de Rouen , en présence d'un peuple immense , et qui nous est attesté par plusieurs docu- ments historiques contemporains, et spécialement par témoi- gnages d'Orderie-Yital , le premier historien , le Ïite-Live du moyen âge de la Normandie. Mais pour bien saisir l'événe- ment dont il s'agit, nous avons besoin de remonter aux causes, au moyen de quelques récits préliminaires. Dans la partie la plus sauvage de celte belle Neustrie dont s'empara Rollon , partie qui compose aujourd'hui le départe- ment de l'Orne et le sud du département de l'Eure, les com- pagnons de notre premier duc élevèrent des châteaux loris sur les cimes rocailleuses des montagnes, ou dans les profondeurs presque impénétrables des grandes forêts. Delà, ils se livrè- rent souvent au brigandage ou se lirent la guerre entr'eux. Au nombre des familles les plus redoutables qui habitaient celle contrée , fui celle des Talvas , dont l'histoire devrait sin- gulièrement plaire aux auteurs de romans noirs, à personnages de scélérats. Une fdle de cette maison, nommée Mabile, épousa, au temps de Guillaume-le-Conquérant, Roger de Monlgom- mery, et de ce mariage sortirent cinq lils, qui furent élevés dans les exercices du temps, savoir: lâchasse, l'équitation , la natation , les combats , exercices que suivaient les plaisirs d'une table couverte de grosses viandes succulentes, propres à développer les forces physiques de gens que tourmentaient peu les travaux intellectuels. Au milieu des habitations de ces guerriers féroces s'élevait le monastère de Saint-Evroult, dans la Corel d'Ouchc , asile de l'étude et des vertus. Il avait élé fondé par Evroull , seigneui 86 DE LA PREUVE JUDICIAIRE de la cour du roi Clotaire, qui avait quitté le monde et s'était retiré dans celte forêt sauvage , située sur les confins des dio- cèses de Séez , de Lisieux et d'Evreux ; il n'y avait trouvé que des brigands farouches et grossiers. Evroult parvint à leur ins- pirer tant de confiance et de vénération , qu'il les convertit et en fit les premiers moines de son couvent, qui seul échappa aux ravages des hommes du Nord, à cause de sa situation au centre de bois épais, infréquentés, entrecoupés seulement de sentiers étroits et difficiles. Au temps du duc et roi Guillaume, ce mo- nastère, sans être un des plus opulents de la Normandie , réu- nissait de vastes propriétés, mais il avait à subir deux graves inconvénients, le premier, c'est que placé près de la France, il était exposé aux incursions et au pillage, dans les guerres assez fréquentes de nos ducs avec les rois leurs suzerains ; le second, c'est que tous les seigneurs brutaux des châteaux en- vironnants, dont les familles avaient donné plus ou moins de domaines h Saint-Evroult, vendaient cher leur protection , se faisaient payer fréquemment une hospitalité coûteuse , et par- fois reprenaient les biens concédés par eux ou leurs ancêtres. La comtesse Mabile fut de ce nombre. Altière , impérieuse , méprisante, dominant son mari par l'ascendant d'une intelli- gence forte et d'une bravoure au dessus de son sexe , elle avait fait du château escarpé de Montgommery, un centre d'opéra- tions militaires d'où elle s'élançait pour s'emparer des châteaux et des terres de ses voisins. Quand elle passait devant le mo- nastère de Saint-Evroult, se fondant sur les libéralités que sa famille lui avait faites, elle s'y installait sans façon avec sa troupe. Un fois elle y séjourna avec cent chevaliers pendant deux jours , et dévora les provisions que ces bons religieux avaient destinées à leur subsistance d'un mois. Sa conduite ne pouvait manquer de lui faire de tous côtés des ennemis achar- nés et puissants. 87 AU MOYEN AGE. Un jour du commencement de l'été, lorsqu'elle reposait sur un lit , dans une maison de campagne , et que ses domestiques attirés par le beau temps et ie riche spectacle de la nature en Heurs, étaient dispersés dans les prairies et les bois d'alentour, clic fut assassinée et décapitée pendant son sommeil. Quand ses domestiques rentrèrent , ils ne trouvèrent plus sur le lit qu'un tronc sanglant. La tète enveloppée dans sa longue che- velure avait été jetée comme par dérision dans un coin de la cheminée. Quel était l'assassin ? Nul indice grave n'apparaissait; personne n'avait été vu ni entrer, ni sortir; seulement, à quel- que distance de la maison , on avait rencontré trois chevaliers, la visière baissée de manière à cacher entièrement leur visage, poussant rapidement leurs montures dans la direction qui devait les conduire aux frontières qui séparaient la Normandie d'avec la France. Un ennemi pouvait seul avoir commis cet audacieux attentat; mais les familles de Montgommery et de Talvas en avaient un si grand nombre , qu'en inculper un ou plusieurs avec discernement était impossible. La lumière parut jaillir d'un autre côté : il fut constant qu'à l'époque de l'assas- sinat, plusieurs chevaliers avaient quitté la Normandie, mais un mûr examen ramena l'obscurité ; on compta un trop grand nombre de ces émigrés , pour qu'il fût possible d'asseoir un soupçon avec quelque consistance. C'était l'époque où les vail- lants fils de Tancrède, obscur gentilhomme de Ilautteville près Coutances , avaient conquis des royaumes et des principautés dans l'Italie méridionale et la Sicile , et porté la terreur de leurs armes jusqu'au milieu de la Grèce et sur les côtes de l'Afrique. Tout Normand qui courait après les aventures ou les richesses , quittait en temps de paix la Normandie , pour se rendre auprès des Tancrède ses compatriotes. Cependant, au nombre des plus soupçonnés, fut un chevalier nommé Guil- laume Pantol, Les cinq (ils de la comtesse Mabile et son mai i »8 DE LA PREUVE JUDICIAIRE s'engagèrent , par les plus affreux serments , à ne se donner aucun repos, qu'ils n'eussent découvert l'auteur ou les auteurs de l'assassinat, et à tirer d'eux une vengeance exemplaire. Guillaume Pantol revint dans sa patrie au bout de deux ans; il ne larda pas à sentir tout ce que. sa position offrait de dan- gers pour lui , en butte qu'il était à deux familles puissantes , vindicatives, tenaces dans leurs résolutions , et en faveur pour le moment auprès du duc de Normandie. Il fui averti des em- bûches qu'on lui tendait, et crut prudent de demander un asile aux religieux de Saint-Evroult; il redoubla par là les soupçons que combattaient d'un autre côté sa réputation de vertu , de piélé extraordinaire, et les protestations réitérées qu'il faisait de son innocence. Il faut dire ici deux mots de ce qu'était le droit d'asile en Normandie, dans ce temps-là. L'inviolabilité de quiconque se réfugiait dans des édifices sacrés, avait existé dans le paganisme , ei les empereurs chré- tiens l'avaient appliquée aux églises et monastères. Suivant une loi de Guillaume-le-Conquérant , quiconque , poursuivi sous l'imputation d'un crime , se réfugiait dans une église , ou dans un couvent, ou tenait une croix embrassée, n'en pouvait être arraché. Cependant, suivant les lois normandes, cela n'as- surait point son impunité ; il avait neuf jours pour délibérer et résoudre s'il se livrerait à la justice pour subir un jugement , ou s'il consentirait à s'exiler pour jamais de la Normandie. Dans le cas où il ne se décidait à rien , le lieu où il se trouvait était cerné de toutes parts , et il était défendu de lui porter aucun aliment. Cet état ne finissait qu'autant qu'il prenait l'un de ces deux partis , ou être jugé , ou sortir de sa patrie pour n'y rentrer jamais. Déjà les chevaliers des deux maisons accusatrices , en com- plète armure, la lance au poing et l'épée au côté , escortés do nombreux vassaux , tous armés , chacun de diverse manière, 89 AU MOYEN AGE; formaient un cordon jour et nuit autour du mur d'enceinte du couvent. Guillaume Pantol Ht alors déclarer à ses ennemis qu'avec le consentement du duc de Normandie son souverain , il irait subir à Rouen , dans la cathédrale , en présence de ses accusateurs, l'épreuve du fer brûlant. Cette épreuve consistait à saisir un fer rouge et à le porter la longueur de neuf de ses pas. Si la main n'avait pas été brûlée , Dieu avait juge par un miracle, et l'accusé était absous; si la main était brûlée, le patient était réputé coupable et comme tel exécuté à mort sur- le-champ. Avant d'aller plus loin, disons qu'Orderic Vital était dans ces temps-là, même moine au couvent de Saint-Evroult , et que, dans le récit de l'épreuve, il parle d'après ses connais- sances personnelles. Encore une observation : si ces épreuves se faisaient dans les temples , ce n'est pas que l'église eût jamais approuvé cette manière téméraire de demander un jugement à Dieu ; au contraire, divers conciles l'ont condam- née, mais il est certain qu'en beaucoup d'endroits, le clergé , entraîné par une opinion générale, intervenait dans celte ter- rible vérification. Le jour fixé pour l'épreuve , toute l'étendue de la cathédrale de Rouen, jusqu'aux coins et recoins les plus obscurs, et toutes les galeries supérieures de ce vaste édifice , étaient remplis d'une multitude pressée et curieuse avec anxiété; au dehors une foule encore plus grande obstruait les portes et les fenê- tres. Devant le maître-autel, brûlait dans un fourneau un feu très ardent , au milieu duquel on distinguait une barre de fer carrée longue d'un pied, déjà rougie. Auprès du fourneau, le bailly, justicier de la ville de Rouen, présidait la cérémonie, et donnait des ordres pour que le feu fût entretenu activement. A droite siégeaient les familles Talvas et Montgommery ; à gauche , Guillaume Pan toi , les yeux baissés , environné de ses parents. Les accusateurs avaient obtenu de l'autorité ducale lu 90 I)L LA PREUVE JUDICIAIRE faveur d'exécuter eux-mêmes à mort l'accusé, si (ë jugement du fer était contre lui. Un prêtre célébra une messe analogue à la circonstance, et dont on trouve les textes dans beaucoup d'anciens recueils. La messe finie , il descend les degrés de l'autel, et étendant la main droite sur le fer, il le bénit en ces termes : Que la bénédiction de Dieu , le père, le fils et le St- Esprit descende sur ce fer pour nous faire connaître le juste jugement de Dieu; ensuite il le lire du brasier avec des pinces, le place sur deux appuis, et fait signe à Pantol de venir exécuter ce à quoi il s'est soumis. Le chevalier se lève de sa place , se prosterne au pied de l'autel , prie ua insiant, fait le. signe de la croix , et se relève avec calme pour aller prendre dans sa main droite, nue, le fer incandescent. En ce moment tous les regards étaient dirigés vers un seul point , et tomes les respirations étaient arrêtées. Le chevalier porta le for qui étincelait dans sa main , et quand il eut parcouru neuf de ses pas. il le déposa à terre et montra à toute l'assemblée sa main saus brûlure, sans aucune lésion. Des cris de joie retentirent de toutes parts , au dedans , au dehors de la cathédrale , dans toutes les ruescirconvoisines: c'était un tumulte inexprimable. Les accusateurs s'échappèrent par une porte secrète , gagnè- rent la campagne et allèrent ensevelir leur défaite et leur rage dans leurs inexpugnables châteaux. Tel est le récit que les con- temporains nous font d'une scène très étrange.à laquelle, comme on le voit, la publicité n'avait certes pas manqué. Lorsqu'il y a huit ans nos premiers essais sur les anciennes institutions de la Normandie furent publiés, nous nous expri- mions ainsi à propos des épreuves dont nous citions succincte- ment plusieurs exemples, et particulièrement celui de Guil- laume Pantol : i Que faut-il penser de ces épreuves si faites pour nous i étonner, et dont l'explication sera toujours une énigme ? La î)l VU MOYEN AGE. i bonté divine, touchée de la simplicité do la foi de nos pères, > a— t— elle sauvé l'innocence en arrêtant parmi miracle l'acli- > vile dévorante du fer? Si le fond des épreuves n'était que » simulation et charlatanisme, comment aurait-on pu, pendant » tant de siècles, en tant de lieux différents, dans un si grand s nombre d'affaires criminelles , substituer de l'eau tiède à de » l'eau bouillante , un fer légèrement chauffé à un fer incan- > descenl, pour sauver un accusé , sans que les témoins et les » accusateurs eussent aperçu cet artifice , sans que le patient » lui-même eût trahi plus lard , par des confidences , le secret * de sa libération ? Si on suppose que l'épreuve avait lieu » réellement avec du fer brûlant, mais qu'on possédait, dans » ces siècles d'ignorance, des moyens de subir sans lésion » l'action du feu , les questions précédentes se reproduisent » toujours. En effet, le secret de cet ingrédient préservateur » serait-il demeuré inconnu pendant plus de huit cents ans ? > Car il est à noter que depuis l'introduction des épreuves en » Europe , jusqu'à leur entière abolition , pas un auteur , au » moins à notre connaissance, n'a donné la recelte de cette i drogue si efficace , n'a même prétendu qu'il fallût attribuer » hune préparation chimique, le résultat favorable de l'é- » preuve du feu. Ce sont là de ces mystères historiques, moins » faciles à débrouiller qu'on ne pense, surtout à la vue de » circonstances racontées par des historiens consciencieux , • circonstances qui semblent exclure toute idée de fraude. » Depuis le temps où nous écrivions ces réflexions , nous avons lu plusieurs recueils de lois du moyen âge , dans les- quels l'épreuve par le fer ou l'eau est indiquée comme un moyen d'instruction dans les affaires criminelles , où la vérité se trouve enveloppée de nuages, et nous avouons que la ques- tion nous semble plus obscur que jamais. Car il faudrait sup- poser que les magistrats de toutes les juridictions cl le clergé 92 DE LA PREUVE JUDICIAIRE de toutes les églises, étaient, initiés au secret d'épreuves destinées à en imposer aux populations , et un secret confié à tant de personnes n'aurait plus été un secret. J'en mettrais ma main au feu , je n'en voudrais pas mettre ma main au feu , pour dire qu'on se trouve convaincu ou qu'on n'est pas convaincu d'une chose, sont des expressions vulgaires, conservées encore de nos jours, et qui sont évidem- ment des restes de l'ancienne pratique des épreuves par le feu. Cette pratique se retrouve dans les monuments de la plus profonde antiquité, dans les lois des Indous , dans ces poèmes gigantesques de cent mille ou deux cent mille vers , composés dans des siècles reculés, sur les rivages sacrés du Gange, épopées si longtemps inconnues à l'Europe , et qui sortent maintenant de jour en jour de leur mystérieuse obscurité. La Grèce a connu également les épreuves , quoiqu'elle ne les ail pas converties en pratique habituelle. Dans la tragédie d'An- tigone, de Sophocle, celui qui était chargé de garder le cadavre de Polynice , destiné à servir de pâture aux chiens et aux oiseaux, par l'ordre de Créou, roi de Thèbes, et ce, sous peine de mort, dit, pour se justifier de toute complicité dans l'enlè- vement qui en a été fait à son insu : « Mes compagnons cl moi, nous sommes prêts, pour établir » notre innocence, à soulever de nos mains, des morceaux de > fer rouge, à marcher lentement à travers le feu , ou à jurer » par les Dieux sur leurs autels. » Le mol grec |M) Guadet, Marguerile-EIie, né h Sa'ml-Emilion en 1758, s'était distingué comme avocat à Bordeaux ; il se fil également remar- quer à la iribune de l'Assemblée législative ei plus lard à celle de la Convention. 11 était plus irrascible et plus disposé à l'attaque et à la répartie que son collègue Vergniaud , qui semblait souvent insouciant et indifférent lors des querelles les pins vives. Mais ce dernier était doué d'une éloquence plus forte et plus entraînante ; et dès qu'il sortait de son étal d'en- gourdissement pour monter à la tribune , il frappait ses audi- teurs par l'énergie de sa parole , la pureté de son élocution et le coloris de ses images. « Guadet , dit encore l'historien de » la révolution , Guadet, vif, prompt à s'élancer en avant, i passait du plus grand emportement au plus grand sang- i froid : et maître de lui h la tribune , il y brillait par l'a- i> propos et les mouvements. Aussi devait-il , comme tous t les hommes, aimer un exercice dans lequel il excellait, en t abuser même, et prendre trop de plaisir à abattre avec la » parole un parti qui lui répondrait bientôt avec la mort. (?) » (1) Hisl. de laRtfv. Liv. V. (2) Liv. IX. 97 GIRONDINS. Pendant la durée de la Législative ,les députés de la Gironde et leurs partisans, appelés depuis Girondins, eurent une grande influence dans l'assemblée et dans l'administration gouverne- mentale ; mais dans le peuple le parti Jacobin , à la tête duquel sedisiingait Robespierre, avait la suprématie. Là était le foyer du fatanisme révolutionnaire. Avant le 10 août 1792 les Girondins n'étaient pas encore bien arrêtés sur le plan de leur république , puisque si la cour avait voulu suivre les conseils des trois qui signèrent la lettre remise au peintre du roi , ils se seraient rapprochés du pouvoir et lui auraient donné leur appui. Mais le 10 août ils jouèrent un rôle actif dans l'insurrection, et ils contribuèrent à la dé- chéance du roi dont Vergniaud rédigea l'acte. Aussitôt que de nouvelles élections furent jugées indispen- sables pour former la Convention nationale qui devait statuer sur le sort de Louis XVI , les Jacobins qui , par leurs menées, étaient parvenus à être maîtres de Paris et avaient fait faire les massacres de septembre, entrèrent en grand nombre dans l'assemblée. Robespierre , député d'Arras à la Constituante, et qui n'était pas entré à la Législative, parce que lui-même avait fait décréter qu'aucun membre de la première assemblée ne pourrait faire partie de la seconde, Robespierre parut à la Convention le cœur ulcéré par de sombres passions. Il lui fallait pour les assouvir et la mort du roi et la proscription de tous ceux qui s'opposeraient à son orgueilleuse et sanglante dictature. Ses ennemis étaient les Girondins; il vint donc en méditant des vengeances contre eux ,et prêt à les combattre pour les renverser et les proscrire. Le parti de la gauche qui le prit pour chef s'appela la Montagne. De ce moment une guerre à outrance fut déclarée de part et d'autre. Les Monta- gnards remportèrent la victoire ; la proscription et la mort fu- rent la part des vaincus. 98 LES DERNIERS Les Girondins commirent une grande faute en livrant Louis XVI à la terrible vengeance des Montagnards, lorsque d'abord l'infortune du monarque détrôné avait excité leur émotion. Et d'ailleurs c'était un homme vertueux. Intimidés parles menaces de leurs adversaires ils montrèrent la mesure de leur faiblesse. Quand bien même il n'y eût pas eu dans la condamnation à mort du roi un révoltant assassinat et une criante lâcheté , il était impolitique de leur part de faire une telle concession de leurs ennemis. La Montagne sentit sa force par ce manque d'énergie de la Gironde , qui fut l'avant-cou- reur de sa chute prochaine. Ce fut le 31 mai 1793 qu'une députalion composée des membres de l'administration du département de Paris , des autorités constituées de la commune et des sections vint deman- der avec succès à la Convention nationale d'expulser de son sein les membres du côté droit qui avaient montré le plus d'opposition contre Robespierre et son parti. Le 2 juin sui- vant un décret les mil en état d'arrestation chez eux. Envain le 12 du même mois Boyer-Fonfrède défendit éloquemment ses collègues sur lesquels le poignard des assassins était levé, son discours fut accueilli par des rires et des murmures. Les Mon- tagnards sûrs de leur puissance lui firent comprendre qu'il était inutile de réclamer contre la force et l'arbitraire. Fon- frède dut pressentir qu'il n'échapperait pas non plus à leur haine. Cependant la plupart des députés mis en état d'arrestation étaient parvenus à s'évader. Ils se réunirent à Caen auprès de Félix Wimpffen, général de l'armée des côtes de Cherbourg. Ils étaient tous logés à l'intendance. C'est là que vint pour les voir et s'entretenir avec eux une jeune personne que l'on remar- quait par sa beauté et sa modestie. Ses traits avaient de la no- blesse, de la douceur et de la fierté. Son esprit répondait aux 99 GIRONDINS. charmes extérieurs répandus sur sa physionomie. Tout en elle annonçait une belle âme. Elle avait une imagination vive et les théories républicaines la poussèrent au fanatisme. Il n'y avait aucune liaison d'amitié entre elle et les Girondins. Lors- qu'elle venait à l'intendance pour leur faire visite, elle était lonjours accompagnée d'un domestique, et on l'introduisait dans un salon où quelqu'un passait à chaque moment. Cela n'a pourtant pas empêché certains historiens de vouloir ternir la ré- putation de celte jeune fille en lui prêtant pour un des députes un attachement coupable, et l'on n'a pas craint de lui don- ner même une épilhète flétrissante. Il est vrai que c'est imiter le bourreau qui , après lui avoir tranché la tête, eut l'infamie de la saisir et de la souffleter. Mais le peuple féroce qui assistait au supplice en fut indigné. Si le lion est souvent cruel , il montre quelquefois de la générosité : les esprits méchants n'en montrent jamais. Que se passa-t-il donc entre Charlotte Corday, puisque c'est d'elle dont nous parlons, et les Girondins? La poussèrent-ils à assassiner Marat' Non, quoiqu'on en ait dit. Elle voulait connaître des hommes qui avaient acquis de la célébrité ; elle voulait entretenir des orateurs qui avaient fait vibrer son âme et dont elle adoptait les principes politiques parce qu'ils lui rap- pelaient quelque chose des anciens républicains. Déjà son parti était pris , il lui fallait un prétexte pour se rendre à Paris; une lettre qu'elle obtint , lettre assez insignifiante, le lui procura. Bientôt on apprit la mort de celui qu'elle avait immolé en croyant servir la France. On accusa les Girondins d'en être cause. Lors de son interrogatoire on lui demanda ce que fai- saient à Caen les députés proscrits, elle répondit : qu'en at- tendant la fin de l'anarchie pour revenir à leur poste, ils fai- saient des chansons et des proclamations pour rappeler le peuple à l'union. Enfin , sur le point de monter à l'échafaud , 100 LES DERNIERS elle écrivit une lettre à l'un des députés qu'elle avait vus à Caen et dans laquelle elle disait : « Ceux qui me regretteront se ré- « jouiront de me voir dans les ehamps élysées avec Brulus et « quelques anciens, car les modernes ne me tentent pas; ils t sont si vils ! Il est peu de vrais patriotes qui sachent mourir « pour leur pays; ils sont presque tous égoïstes (1). » Char- lotte Corday, comme beaucoup de femmes de ce temps-là, avait puisé dans la lecture des ouvrages anti-religieux de son siècle les principes les plus étranges et les plus dangereux. Les Girondins et les Montagnards les proclamaient du haut de la tribune et dans leurs publications ils ne cessaient de les dé- velopper chaque jour. Réunis à Caen , les députés proserils y formèrent une espèce d'assemblée. Celte ville devint le centre des opérations qui avaient pour motifs, la résistance à l'oppression et lerélalilis- sement de la représentation nationale. Bientôt des divers dé- partements on y envoya des mandataires pour s'entendre avec les députés Girondins. Mais n'ayant pu organiser, comme ils l'avaient supposé une insurrection capable d'intimider les Mon- tagnards et qui leur prouvât que la France s'opposait à leur joug sanguinaire, trahis par Wimpffen, ils se décidèrent à pas- ser en Bretagne, pour de là se retirer dans les déparlements du midi, où nous allons les suivre , jusqu'à ce que, par une terrible catastrophe , et après plusieurs mois de souffrances, de privations et d'alarmes continuelles, la mort la plus triste vienne enfin terminer leur vie. Vers la fin du mois de septembre 1793 plusieurs habitants de Saint-Émilion rencontrèrent, les uns le malin, les autres le soir, des personnages dont la figure était inconnue , la mise étrange et la démarche équivoque : ils les prirent pour des (I) Moniteur versèrent des pleurs en laissant tomber les armes fatales dont ils étaient prèls à faire usage. Enfin sur le soir le curé les envoya chercher. On les condui- sit dans un petit bois où il fallut attendre qu'on trouvât à les mettre à couvert des dangers. A l'orage avait succédé un vent glacial et la pluie tombait à torrents. Bientôt le curé parut lui- même et dit aux représentants que personne ne voulant donner asile à des hommes mis hors la loi, il était absolument nécessaire de revenir chez lui, et qu'il les ferait monter dans un grenier d'où, en cas d'alerte, ils s'échapperaient avec fa- cilité à travers les champs à l'aide d'une corde que l'on atta- cherait à la lucarne. Ils retournèrent donc chez ce bon prêtre. Pendant ce temps il se passait quelque chose d'inquiétant à Saint-Émilion. Dans la soirée du 6 octobre Tallien y arriva à la tète d'un détachement de cavalerie révolutionnaire qu'il amenait de la Réole où, avec Ysabeau , il Vêlait placé pour organiser le système d'attaque contre Bordeaux. Tallien fit des perquisitions dans la commune, arrêta les personnes suspectes et plaça des gardes dans la maison de Guadet père. Prévenus à temps, Guadet et Salles, qui y étaient seuls alors, eurent la faculté de s'enfuir. De ce moment la terreur régna à Saint- Émilion, parce que Tallien remplaça les autorités par d'autres dévouées au parti montagnard. Les biens du représentant Guadet furent confisqués au profit de la nation , et les sans- culottes ne tardèrent pas à montrer leur zèle pour la cause qui triomphait. Aussitôt qu'elles furent établies, les nouvelles autorités 112 LES DERNIERS firent parvenir h la Convention une adresse dans laquelle elles flétrissaient la conduite des députés proscrits, les traitant d'hommes avides et de scélérats. Quand on est faible et malheureux, il semble que tout concourt à aggraver les souf- frances. Il dut être pénible pour Guadel de rencontrer chez ses concitoyens une ingratitude aussi révoltante. Dans cet ins- tant il pouvait faire de tristes reflexions sur les retours étranges de l'opinion du public qui jugeait tout autrement quand il en- voya des mandataires h l'Assemblée législative et à la Conven- tion. Buzot et Pélion n'étaient pas plus heureux dans leurs péré- grinations; à chaque moment ils changeaient de résidence, et ils trouvaient avec peine ce qui leur était nécessaire. Les circonstances ne pouvaient pas être plus effrayantes pour tous. « Tallien, rapporte M. Thiers, faisait les plus grands » efforts pour les découvrir. II n'y avait pas réussi en- » core, mais il parvint malheureusement à saisir Biroteau , > venu de Lyon pour s'embarquer à Bordeaux. Ce dernier » était hors la loi. Tallien fit aussitôt constater l'identité et i consommer l'exécution. Duchatel fut aussi découvert; mais « comme il n'était pas hors la loi, il fut transféré à Paris pour > être jugé par le tribunal révolutionnaire. On lui adjoignit • les troisjeunes amis Biouffe , Girey-Dupré et Marchenna , » qui s'étaient attachés à la fortune /les Girondins (1). » Guadetet Salles avaient fait d'inutiles efforts pour se mettre en sûreté. De tous ses nombreux amis Guadet n'en trouvait pas un qui fût louché de compassion et qui lui vint en aide. Mais un ange se présenta tout à coup : c'était sa belle sœur, qui, a la nouvelle des dangers dont il était entouré, avait quitté (1) Hisl. de la Rév. Liv. XVIII. 1 I 1 GIRONDINS. promptemenl Paris pour venir l'arracher à une mort certaine. De suite elle disposa une retraite pour lui et pour son ami. On les fit descendre dans un souterrain dont l'entrée était à l'intérieur d'un puits , et à une profondeur telle qu'il était impossible de les découvrir. Mais il se présentait d'un autre côté un danger évident pour leur santé en habitant ce lieu : l'inspection que nous en avons faite a suffi pour nous convaincre de ce que nous avançons. Ce danger était produit par l'ini- possibililé de renouveler l'air humide qui remplissait un sou- terrain placé h trente pieds sous terre, et dans un puits. Cependant on y mit des matelas afin de s'étendre et d'être le moins mal qu'il se pouvait faire. L'opération qui offrait le plus de péril était de descendre Guadet et Salles et de les remonter avec la corde qui servait à puiser l'eau. Ce puits est à l'angle de la maison qu'habitait la belle-sœur de Guadet , sur le der- rière et à l'entrée d'un petit jardin. Nous n'avons pas visité sans émotion la demeure de celte femme généreuse, surtout en entendant raconter aux personnes bienveillantes et aima- bles qui nous montraient ce lieu de refuge des représentants, tous les soins, toutes les attentions, tous les saertfices qu'elle s'était imposés pour les arracher à Péchafaud qui les attendait, si par malheur ils étaient découverts. Car, comme on le verra par la suite, ce ne fut pas seulement pour deux qu'elle se montra sublime de dévouement, mais pour sept. Elle s'appe- lait madame Bouquey. Les trois amis recueillis par le bon prêtre ne tardèrent pas à apprendre l'heureux état dans lequel se trouvaient leurs deux collègues chez madame Bouquey. « D'après le louchant » portrait qu'on nous avait fait de cet ange du ciel , dit * Louvet, il n'était pas besoin de lui demander un asile, s'il » n'était pas impossible qu'elle le donnât. Il suffisait de l'a- i vertir de notre situation. Quelqu'un y courut et rapporta 8 1 12 L.KS HERNIERS » quelques heures après la réponse, i Qu'ils viennent tous • trois! » avait-elle dit. Seulement elle nous recommandait » de n'arriver qu'à minuit et avec de grandes précautions. » Pour retourner à Saint— Émilion il fallait passer auprès d'un presbytère où demeurait un curé ami de celui qui avait montré tant de courage et de compassion envers les représentants. C'était probablement ce dernier qui avait prévenu son confrère, car, s'arrêlant chez lui, les voyageurs trouvèrent de l'eau tiède pour se laver, du linge pour changer, un bon feu , un excel- lent souper, et par dessus tout un accueil cordial. Ils commen- cèrent à ressentir un peu de soulagement et la gaité revint avec ses doux charmes. Ils pouvaient épancher leur cœur puisqu'ils rencontraient encore un homme vertueux chez lequel toute crainte était inutile. Depuis leur évasion ils n'a- vaient peut-être pas pris un repas aussi paisilde. Si le presby- tère est l'asile du malheur, il est aussi celui de la paix. Que d'humbles vertus il recèle! Nos fugitifs en purent juger comme nous le pouvons encore à tout moment. Mais il fallut se remet- tre en chemin. A minuit ils arrivèrent à la maison de la belle- sœur de Guadet. Il est inutile de dire la joie qu'ils eurent en voyant cet ange qui les prenait sous sa garde tulélaire, et en retrouvant deux amis dont le sort était commun. Comme il aurait été imprudent d'habiter tous dans le sou- terrain , d'abord à cause de l'insalubrité de l'air que l'on y respirait, et qui serait encore devenu plus nuisible par la pré- sence de trois autres personnes, en second lieu, parce que les difficultés trop grandes déjà pour y descendre Salles et Gua- det se seraient multipliées et auraient pu donner l'éveil , il fallut donc disposer une retraite dans l'appartement le plus retiré de la maison où les cinq proscrits se trouvassent en- semble à l'abri du danger, à moins qu'on ne les trahit. Buzot et Pétion leur firent savoir la position fâcheuse dans ll.J GIRONDINS.. laquelle ils s'étaient trouvés depuis la séparation. Pendant quinze jours ils avaient été forcés de changer sept fois d'asile. et pour l'instant ils étaient réduits aux dernières extrémités. « Qu'ils viennent tous deux , » dit Madame Bouquey. Voilà ce que les égoïstes ne pourront jamais comprendre et surtout au milieu des périls continuels qui entouraient cette femme qu'il est impossible de louer autant qu'elle le mérite. On élève des statues à des hommes qui ont fait un peu de bruit sans que l'humanité en ait retiré même un médiocre avantage, cl tes plus grandes vertus n'en ont pas toujours! Si l'antiquité construisit un temple en l'honneur de l'amour filial, parce que une jeune femme sauva la vie de son père en le nourissant de son lait dans la prison où il était condamné à mourir de faim, que n'aurait-clle pas fait pour celle dont nous parlons? Car rien n'était plus dans la nature que d'employer le moyen auquel eut recours la fille du condamné. Mais qu'une femme se sacrifie pour arracher à la mort sept hommes, dont un seul est son parent par alliance, quand chaque jour l'échafaud est en permanence pour immoler des victimes auxquelles il suffit d'être crues vertueuses, et que l'on menace de brûler vifs dans leurs maisons ceux qui seraient assez téméraires pour y receler des personnes mises hors la loi, il faut en vérité plus que du courage ordinaire, il faut un amour immense , il faut qu'il circule dans l'âme quelque chose de la divinité. Et qu'il devait être consolant pour ses protégés lorsqu'elle leur disait : « Mon » Dieu! qu'ils viennent les inquisiteurs; je suis tranquille, » pourvu que ce ne soit pas vous qui vous chargiez de les rece- » voir : seulement je craindrais qu'ils ne m'arrêtassent; eh! ^ que deviendriez-vous? » Quelle sublimité dans ces paroles, pour qui entend le langage du cœur ! 0 vertu que tu es belle ! non tu n'es pas un vain nom! puisque lu produis dételles choses ! Tu es , ô vertu ! la force qui élève les grandes âmes , 114 LES DERNIERS et lu les mènes ci l'immortalité ! 0 femme admirable ! malheur à vous, car c'est le bourreau qui récompense, et je le vois qui prépare l'instrument de la mort !. . . Buzot et Pétion prirent dans le souterrain la place de Salles et de Guadet. Lorsqu'ils furent ainsi réunis , on fut grande- ment embarrassé, c'est qu'il fallait nourrir ces sept hommes, et les vivres étaient devenus si rares que l'administration municipale ét;iit obligée dans ces temps fâcheux de les recher- cher pour en faire elle-même la distribution selon les besoins des familles. Chaque jour Madame Bouquey recevait pour sa part une livre de pain , mais elle avait une provision de pommes de terre et d'autres légumes qui suppléaient à ce qui manquait. Pour économiser un repas on ne se levait qu'à midi et le dîner que l'on faisait à celle heure se composait seule- ment d'un potage. S'il y avait de la viande obtenue d'ailleurs difficilement, ou des œufs, ou du lail , c'était pour le souper. Ce repas avait lieu lorsqu'il était nuit. Tous se réunissaient alors autour de leur bienfaitrice. C'était le moment de bonheur. Jamais une mère n'eut plus d'attentions pour ses enfants. A table elle se contentait de peu de chose , afin d'en laisser da- vantage aux proscrits. Un mois se passa de la sorte et pendant ce temps ils avaient commencé à écrire. Louvet date la pre- mière partie de ses Notices, des grottes de Saint-Émilion dans la Gironde, aux premiers jours de novembre 1793. Buzot et Barbaroux sont les seuls avec lui dont on ait publié les mémoires, et encore n'a-l-on qu'une partie de ceux de Barba- roux. Ce fut dans ce temps que leur parvint la nouvelle du sup- plice des vingt qui, le 31 octobre, avaient marché à l'échafaud en chantant l'hymne des Marseillais, et suivis du corps de Valazé qui s'était frappé d'un poignard , aimant mieux se donner la mort que de la recevoir du bourreau. La fin tragique f i 5 GIRONDINS. de leurs collègues de Paris dut être un coup de foudre terri- ble pour les députés cachés à Saint-Émilion : car, non seule- ment, ils perdaient leurs amis , mais encore ils restaient seuls désormais du parti qui longtemps avait brillé dans les deux assemblées et devant lequel , lors des luttes de la Convention, Robespierre et les Montagnards tremblèrent plus d'une fois. Un sort pareil à celui de leurs frères leur était réservé si on parvenait à les saisir, et ils devaient trembler que cela n'arrivât , parce qu'ils conservaient encore l'espérance de démasquer l'idole sanguinaire à laquelle on les offrait tous en holocaustes. Nous avons dit que les sept proscrits passèrent un mois heureux chez Madame Bouquey , en effet , mais il ne fut pas possible de prolonger ce temps. Un intime ami de Guadet qui , selon le témoignage de Louvet, était instruit de leur ré- sidence fit tant par ses m anœuvres et ses calomnies que pour y mettre un terme ils furent obligés de quitter l'asile sûr de leur bienfaitrice pour reprendre le cours d'inévitables dangers. Buzol était accablé par le chagrin, car il avait appris le pillage de sa maison à Evreux , et il ne savait que penser du sort de sa femme. Barbaroux était souffrant. Pélion avait les traits excessivement changés. Ils partirent tous trois pour aller, en traversant les Landes, chercher un asile incertain du côté de la mer. L'âme déchirée de douleur et de désespoir, ils dirent adieu à leurs pauvres a mis et à Madame Bouquey. Barbaroux parla ainsi à Louvet : ^ En quelques lieux que tu trouve ma • mère, tâche de lui tenir lieu de fils; je te promets de n'avoir > point une ressource que je ne partage avec ta femme , si le » hasard veut que je la rencontre jamais, t La séparation se lit dans la nuit du 12 au 13 novembre. Madame Bouquey était dans la plus grande désolation : elle leur dit qu'elle comptait bien qu'une fois l'orage passé ils reviendraient tous chez elle. Leurs collègues étant partis, Guadet, Salles et Louvet soi- U6 LES DERNIERS tirent avec Valady qu'ils accompagnèrent uii moment. Celui- ci les quitta pour aller vers la demeure d'un parent chez lequel il avait l'espoir de trouver une retraite. Mais soit qu'on ne l'eût pas reçu, soit que personne ne se trouvât alors dans cette maison, il continua son chemin jusqu'à Périgueux où il fui reconnu , livré au tribunal révolutionnaire et condamné à mort. Les autres s'étaient dirigés vers un bourg éloigné. Aux en- virons il y avait des grottes. Ils y passèrent le reste de la nuit et le jour suivant. Afin d'éviter Libourne il fallait prendre un chemin de traverse. Leur projet était de se rendre chez une personne connue particulièrement de Gnadet. Elle demeurait à six lieues de Saint -Émilion et à une petite distance de la roule de Périgueux. Un ami de Guadet devait leur servir de guide, puis il refusa. Us s'aventurèrent seuls dans le chemin de traverse , s'égarèrent et mirent cinq heures pour faire deux lieues. Ce n'était pas tout, car il leur restait encore quatre lieues. Enfin ils arrivèrent a quatre heures du matin, le 15, au terme du voyage, par un temps affreux et après avoir parcouru les routes les plus mauvaises. Brisés de fatigue, couverts de boue, les vêtements traversés par la pluie, tel était l'étal affreux dans lequel ils se trouvaient. La maison où ils se disposaient à entrer était habitée par une dame dont la famille avait été très-unie avec celle de Guadet. Et lorsque celui-ci était avocat à Bordeaux, cette dame, compromise dans un procès dont la perte aurait couvert son nom d'infamie, le pria de défendre sa cause, et, grâce à son talent, elle fut affranchie du déshonneur. Dans un moment de joie etde reconnaissance, elle épancha son cœur devant Guadet, l'assurant de son attachement el lui promettant d'être toujours disposée à le récompenser. Comptant sur sa parole et probablement sur la disposition naturelle ri son sexe pour 117 GIRONDINS. secourir les infortunes , Guadet n'avait pas balancé à venir réclamer l'effet de ses promesses en lui demandant une retraite où d'ailleurs ils ne devaient rester que quatre h cinq jours , car après ce court intervalle ils se proposaient de revenir auprès de Madame Bonquey. Guadet se présente, on le repousse; il insiste, nouveau refus. Louvel , qui était sans doute d'une complexion déjà faible et qui; la longueur du chemin avait encore exténué , succombe d'épuisement Salles et Guadet l'approchent d'un arbre pour lui procurer un point d'appui et le mettre un peu à couvert de l'eau qui tombait à torrents ; mais il n'a plus la force de se soutenir , il faut l'étendre sur le sol. Voyant son ami privé de sentiment, Guadet qui était vif retourne frapper à coups redoublés à la porte de la femme sur laquelle ils avaient compté vainement. Il demande, au nom du ciel, une chambre seulement pour quelques instants, puis du vinaigre et de l'eau; tout est refusé. Guadet s'emporte, il accuse la nature humaine délie ingrate, et déplore la triste situation où ses amis et lui se trouvent dans ce moment. L'indignation était bien pardonnable. Voilà du reste ce qu'il y a presque toujours à attendre des bienfaits; le coeur de l'homme est sans cesse entraîné par l'égoisme et l'ingratitude; l'amitié n'est souvent qu'une image trompeuse et séduisante dont l'expé- rience vient chaque jour démontrer la chimérique existence. On reconnaît alors par une désolante certitude que le nom a bien quelque chose qui attire le cœur , amuse l'imagination; mais aussitôt qu'on approche tout disparaît et s'anéantit. O cruelle déception pourquoi donc viens-tu réveiller l'âme? Pourquoi donc ne pas la laisser jouir de ses rêves? Ne lui en faut-il pas quelquefois dans ce labyrinthe où elle s'égare a tout instant et où le chemin lui semble si long ? O vie humaine que tu serais affreuse si le sentiment «le l'immortalité ne nous 118 LES DERNIERS arrachait pas à les misères , en nous promenant le bonheur que nous poursuivons en vain ici bas ! Cependant il faut le dire, la femme ordinairement est douée d'une grande sensibilité; que cela vienne de sa constitution physique et morale, il n'en est pas moins vrai qu'il y a là une preuve incontestable de la sagesse providentielle, qui a voulu que cet être si frêle éprouvât de fortes sensations à la vue des souffrances ; et que, par la puissance de la passion que ces sensations font naître , elle employât tous les moyens possibles pour la satisfaire , comme si en soulageant les dou- leurs elle éprouvait les plaisirs enivrants de la volupté, et cela sans s'inquiéter des dangers qui en peuvent advenir. Aussi un exemple d'égoïsme pareil à celui dont nous venons de parler est peu fréquent chez la femme, parce qu'il est en opposition avec sa nature. Louvet sentant ses forces revenues à leur état normal prend la résolution d'en finir avec cette terrible incertitude qui ne leur permettait pas de compter sur un asile où ils fussent à l'abri des craintes continuelles dont ils étaient assaillis. Il y avait des dangers partout , et , dans cet instant de désespoir, il se décide à retourner à Paris. Ses amis veulent l'en dissuader, mais il résiste et abandonne dans le chemin une partie de ses vêtements, afin de n'avoir rien qui l'embarrasse dans sa longue route. Les larmes aux yeux il embrasse Guadet et Salles, partage avec ce dernier le peu de numéraire qui lui reste et part non sans jeter de temps en temps un regard d'attendris- sement et de regret sur des compagnons d'infortune que peut- être il ne verra plus. II fait des vœux pour eux et pour Madame Rouquey. Quelque téméraire que fût sa résolution il lui dut pourtant son salut, car lui seul put échapper à la mon terrible qui frappa ses collègues. Salles et Guadet revinrent à Saint-Étui lion le cœur déchiré 119 GIRONDINS. par deux maux violents , la déception causée par lïngratiuuh et l'égoïsme d'une part, et de l'autre la perte de leur ami qu'ils regardaient comme inévitable. Les infortunés ! ils ne savaient pas que c'était la leur qui l'était; et qu'un joui Louvet prendrait leur défense à la tribune de la Convention . contre des ennemis assez lâches pour les calomnier quand ils ne seraient plus ! Ils se cachèrent de nouveau dans la maison du père de Guadet d'où on avait retiré les gardes que Tallien y avait mis. Buzot, Pétion et Barbaroux ne tardèrent pas à revenir aussi de leurs courses aventureuses. Ce fut encore Madame Bouquey qui les reçut. Ils la comblèrent sans doute de bénédictions quand surtout ils apprirent de quelle manière leurs collègues avaient été trompés dans leur espoir. Ils avaient des motifs de plus pour apprécier leur généreuse protectrice, et pour la regarder comme un ange de consolation et de saint amour qui ne craignait pas de s'exposer, pourvu qu'elle ajoutât quelques jours de plus à leur vie malheureuse qu'ils supportaient en patience, comptant sur un temps meilleur. Leur dénuement était complet. Les pauvres vêtements dont ils se servaient ne leur appartenaient même pas tous. Oh ! quel n'eût pas été I'étonnement de Madame Boland qui trou- vait Barbaroux beau comme Antinous, si elle l'avait vu dans son pitoyable accoutrement, et après avoir été en proie aux chagrins dévorants et aux privations? Elle se serait écriée comme le Troyen, qu'elle ne reconnaissait pas dans celte infor- tuné celui qu'elle admirait autrefois. Mais à cette époque Madame Roland n'existait plus. (1) Sa belle tète avait roulé sur l'échafaud. Ce fut ainsi que l'on se vengea de celle femme d'esprit pour avoir exercé une grande influence sur son époux Elle fut eiëcutéc le 10 novembic 1793. 120 LES DERNIERS Pt sur les Girondins. C'était elle que Maral appelait C/'rce , faisant allusion h la puissance morale dont elle était douép. Vers ce temps, c'est-h-dire dans les derniers jours de l'année, Grangeneuve, député du département de la Gironde à l'Assemblée législative et à la Convention, et qui était hors la loi , fut découvert , condamné a mort et exécuté. (I) Le manque de vivres força Barbaroux , Buzot et Pétion de quitter la maison de Madame Bouquey. On les conduisit chez le curé de Sainl-Émilion , mais ils n'y purent rester que peu de jours. Ce fut le perruquier de la famille Guadet, homme pauvre, mais d'une bonté de cœur reconnue, qui, à l'instiga- tion de madame Bouquey, les reçut chez lui. On était alors au au mois de janvier 1794 L'habitation du nouveau bienfaiteur qui nous a été montrée est très petite. Il fallait de grandes précautions pour que les proscrits n'y fussent pas découverts. Enfin ils y purent goûter quelque rep os. Ils continuèrent d'écrire. Leurs travaux lit- raires qui avaient pour motif principal de défendre leur mé- moire contre les allégations des ennemis acharnés à les perdre furent encore pour eux une douce distraction. C'était celle que le consul romain regardait comme le soutien et le refuge du cœur quand l'adversité l'opprime (3}. Les belles-lettres ont toujours été la consolation des grandes âmes, cela est certain ; elles offrent un ample dédommagement des déceptions de tout genre dont le chemin de la vie se trouve parsemé; mais il est cependant quelque chose qui soutient avec plus de force encore cl qui élève l'âme à sa plus haute puissance, c'est la religion contre laquelle nos infortunés représentants étaient prévenus d'une manière fâcheuse. (1) Le 22 décembre 1797.. (2) Oral, pro Jrchia poe\a. 121 GIRONDINS. Salles se récréait aussi dans la caçlielte où il était avec Giia det. Mais il paraît que ce dernier qui avait la vue faible ne pou- vait h cause du peu de lumière qui les éclairait, se distraire aussi agréablement. Salles composait des drames que lui inspiraient les faits étranges qui venaient de s'accomplir sur la scène du monde politique et social de celte sombre époque, et en rap- port aussi avec son imagination. L'une de ces pièces avait pour sujet Satan cédant le fauteuil à Maral, une autre le dévoue- ment de Charlotte Corday. Plusieurs mois s'écoulèrent. Le brave homme qui avait reçu les trois représentants à la place de madame Bouquey et du curé de Saint-Emilion employa toutes les ruses imaginables pour leur procurer des subsistances. Il s'appelait M. Troquard. Ce qu'il y avait de plus difficile c'était de faire des provisions sans donner l'éveil. L'historien de Saint-Émilion , M. Guadel , auquel nous sommes redevables de plusieurs faits historiques, rapporte au sujet de M. Troquard un entretien très intéressant qu'il eut avec lui , et dans lequel cet excellent homme raconla comment il se procurait des vivres et de quelle manière il veillait sur les proscrits. « Je les soignais dev mou mieux , di- » sail-il ; je gagnais au moins douze cents francs par an (c'était » le temps des assignais) ; le jour, la nuit, j'étais en course » pour leur procurer les subsistances nécessaires , ce qui m'était » plus facile qu'à tout autre, parce que j'avais beaucoup de relations avec les gens de la campagne que je rasais. » Nous » avons appris de lui aussi toutes les précautions , toutes les » ruses qu'il lui fallait employer pour cacher les représentants » à tous les yeux, les difficultés, les fatigues qu'il lui fallait » braver pour leur procurer les choses de première nécessité » sans éveiller les soupçons; le détail en était louchant : de » celui-ci il recevait des ceufs au lieu d'argent , un autre le » payait avec de la farine et du pain ; ici des légumes, là do. » t'2'2 LES DERNfKRS » porc salé, venaient alimenter ses provisions. C'est ainsi qu il » rentrait chaque soir apportant les vivres nécessaires du len- » demain. < Là, nous disait-il , en montrant une cheminée, > nous faisions ensemble notre cuisine; ici couchaient Buzol r et Pétion , ils occupaient mon lit, ici , sur des matelas, re- » posait Barbaroux : » et de grosses larmes roulaient dans ses » yeux. Il conservait religieusement un fauteuil sur lequel » Pétion avait coutume de s'assoir. . » (1) Le moment fatal était arrivé où les infortunés allaient voir la fin de leurs misères par le dénouement le plus tragique. Un autre député à la Convention, Bergoeing, mis aussi hors la loi, et qui s'était enfui avec eux d'abord à Caen , puis en Bretagne et enfin dans le département de la Gironde à Saint-Macaire son lieu natal (2), rencontra beaucoup de dévoue- ment de la part de sa sœur et de son beau-frère. Bergoeing était caché dans une des cavernes qui se trouvent sous les jar- dins d'un antique château. Chaque nuit il recevait la visite de sa sœur qui venait lui apporter des vivres et des journaux. Il quitta cette retraite souterraine pour en prendre une autre plus éloignée et plus sûre , et ce fut alors son beau-frère qui se chargea de lui faire parvenir au péril de sa vie, et toujours de nuit, ce que ses besoins réclamaient chaque jour. Joint aux circonstances plus favorables sans doute que celles dans lesquelles se trouvaient ses collègues de Saint-Émilion , Ber- goeing dut son salut au généreux dévouement de sa sœur et (1) Hist. de Saint-Émilion, par M. Guadct. (2) Saint-Macaire est situé sur la rive droite de la Garonne a une petite distance de Langon et presque vis-à-vis. Bordeaux est à peu près à 8 lieues Bordelais, écrivait Julien , c'est qu'ils traitent le représen- - tant du peuple comme un intendant de l'ancien régime. » Passe-t-il dans les rues, avec les gendarmes qui le suivent , i on se découvre , on applaudit, quelques voix même crient : » Vive le sauveur de Bordeaux ! Parait-il au spectacle, au club, » ou dans une assemblée quelconque , les mêmes cris se font » entendre; l'enthousiasme et l'idolâtrie sont poussés au » dernier période, et j'ai remarqué que c'étaient les aristo- • craies eux mêmes qui, croyant se donner un air de patrio- » lisme, indiquaient souvent au peuple des battements de i mains qui déshonorent à mes yeux des hommes libres, t (1) Jullien avait raison. On ne reconnaissait pas là les hommes qui , après avoir reçu les lettres de Vergniaud, menacèrent de leurs foudres vengeresses les ennemis des députés de la Gi- ronde par ces paroles: « Frémissez, législateurs, frémissez > de l'excès de notre indignation et de notre désespoir. Si la » soif du sang nous a ravi nos frères, nos représentants; » l'horreur du crime dirigera notre vengeance; et les canni- » baies qui auront violé toutes les lois de la justice et de i l'humanité ne périront que sous nos coups! » Est-il possi- (1) Après le supplice de Maximilien Robespierre, la Convention nomma une commission chargée de l'examen des papiers trouvés chez lui et ses complices. Le rapport fut fait au nom de la commission par Courtois, député de l'Aube. Il fut lu à la séance du 16 nivôse an III (5 janvier 1795)- Parmi les pièces justificatives il se trouve plusieurs lettres de Jullien écrites de Bordeaux à son bon ami Robespierre ; toutes nos citations en sont extraites. 125 GIRONDINS. ble après cela de croire à la fermeté et à l'invariabilité des opinions politiques? Mais la crainte de l'échafaud et le senti- ment de leur faiblesse étaient des excuses que les Bordelais pouvaient invoquer dans ce moment de terreur. Aussi Jullien, cet agent de dix neuf ans dévoué à Robes- pierre, se promettait-il d'arriver à rendre la révolution ai- mable et à se faire obéir en silence. Il était ardent, enthou- siaste , intelligent et envieux à l'excès. Mais une chose qui mérite l'attention, c'est de suivre les idées de ce jeune philo- sophe qui trouvait bon dans sa haute expérience d'associer les femmes à l'amour de la patrie. Pour atteindre ce but, il leur faisait prendre des engagements qui élevaient leurs âmes au degré de chaleur républicaine. Puis il ajoutait cerlainemeni à sa louange, que les Bordelaises répondaient à ses désirs patriotiques. Là était le beau , le poétique des grands projets d'amélioration sociale de Jullien, car il avait des moyens moins riants comme la suite le montrera. Cependant ce qui l'irritait au dernier point c'était de voir qu'Ysabeau restât toujours à Bordeaux quoique sa mission fût terminée. Sans cesse il le peint comme un homme dangereux par sa trop grande douceur, il était, disait-il, mielleux et modéré, tandis qu'il était nécessaire que celui qui devait le remplacer fut ferme et disposé à suivre les conseils des montagnards. C'est pourquoi il suppliait Robespierre de faire en sorte que le comité pressât le départ du successeur d'Ysa- beau , ou bien étendit ses pouvoirs à lui Jullien , capable d'a- baisser sous le niveau de l'égalité des fédéralistes aussi lâches qu'insolents et orgueilleux. Tel était le langage 7 GIRONDINS. ils allèrent à Sainte-Foi, commune située à quelques lieues de là. Ils y prirent dix patriotes déterminés à faire ce qui serait exigé, mais sans leur dire où on les menait. L'un d'eux se fit suivre par ses chiens. Ils vinrent chercher à Libourne un fort, détachement de soldats, et partirent de nuit avec des guides qu'ils avaient requis au moment même. Dès le point du jour les carrières de Saint-Émilion et la maison de Guadet père étaient cernées sans qu'on s'en fut aperçu. On parcourt les souterrains mais inutilement. Ceux qui en avaient été chargés sortent saisis de froid et pouvant à peine parler. Des perquisitions sont faites dans les maisons que l'on supposait devoir receler ceux qui étaient appelés des conspi- rateurs et des ennemis delà pairie. Déjà l'on perdait tout espoir quand, à l'instant même, deux perquisiteurs qui avaient parcouru en tous sens la maison de Guadet père, croient s'apercevoir que le rez-de-chaussée est plus long que le grenier. Pour ne laisser aucun doute et s'assurer du fait, ils mesurent l'un et l'autre ; leurs soupçons se changent en certitude. Ils en font part aux autres et tous ils reconnaissent qu'une loge se trouve à l'extrémité du grenier et qu'indubitablement les individus tant cherchés sont là. Ne voyant pas d'ouverture pour y pénétrer, ils découvrent le toit. Au même moment la détente d'un pistolet se fait entendre sans que le coup parte. Ne pou- vant plus fuir , Salles et Guadet crièrent qu'ils allaient se rendre , ce qu'ils firent. Toutes les personnes de la maison furent arrêtées et conduites à Bordeaux pour y être interrogées. On y emmena aussi les deux malheureux députés qui , selon le rapport d'un témoin oculaire et dans le langage hideux de celte époque, y furent expédiés le lendemain. (1) (1) Le 1" messidor (19 juin). 9 1-2S LE8 DERNIERS L'arrêté des commissaires de la Convention nationale était toujours en vigueur. D'après l'article VII de cette loi martiale, il suffisait de reconnaître l'identité des personnes mises hors la loi et l'exécution a» ail lieu dans les 24 heures. 11 n'y eut point d'autres formalités pour le jugement de Salles et de Oiiadet. Nous empruntons à un historien déjà cité la relation de leurs derniers moments. « Quel est ton nom , dit-on au premier ? — Salles , repré- i sentant du peuple. — Ci-devant représentant? — Non re- » présentant. « Cette réponse fit impression. Quand vint le tour i de son collègue : « Je suis (iuadet, dit-il, bourreaux faites > votre office; allez, ma tête à la main, demander votre salaire . aux tyrans de ma patrie. Ils ne la virent jamais sans pâlir; i en la voyant abattue ils pâliront encore. » Les dernières > pensées de Salles furent pour sa femme. Il lui écrivit au • pied de l'echafaud une lettre sublime de sensibilité et de « grandeur d'âme. Guadet se distinguait de son collègue par « une attitude plus sévère. Au peuple accourant sur son pas- > sage, il disait •■ « Citoyens, voilà le dernier de vos repré- « sentants fidèles, i Sur l'echafaud, il voulut parler encore > mais un roulement de tambours couvrit sa voix , et l'on ne » put entendre que ces mois : « Peuple, voilà l'unique res- » source des tyrans : ils étouffent la voix de l'homme libre > pour commettre leurs attentats ! » (1) Un instant après les deux tètes étaient tombées sous la hache fatale, cl les Montagnards tressaillaient de joie comme au jour d'un éclatant triomphe. Avant qu'il fut fait une perquisition chez lui, M. Troquard avait facilité à Barbaroux, à l'élion et à Huzot les moyens de il) Hist. de Saint-Krnilion. 129 GIRONDINS. s'évader. Il y avait cinq mois qu'ils étaient dans sa maism. Craignant de ne pouvoir eux-mêmes récompenser ses services ils lui laissèrent les lettres suivantes par lesquelles ils faisaient leurs adieux l'un à sa mère et les deux autres à leurs malheu- reuses femmes, avec la recommandation de faire tout ce qui dépendrait d'elles pour dédommager l'homme bienfaisant dont la générosité avait été si grande et le courage si magnanime. A Madame Buzot, à Evreux. Je laisse entre les mains d'un homme qui m'a rendu les plus grands services, ces derniers souvenirs d'un mari qui l'aime. Il faut fuir un asile sur, honnête, pour courir de nouveaux hasards. Une catastrophe terrible nous enlève notre dernière espérance. Je ne me dissimule aucun des dangers pressants qui nous menacent; mais mon courage me reste.... Mais, ma chère amie. ... le temps presse, il faut partir. Je te recommande surtout de récompenser, autant qu'il sera en toi, le généreux. . . . qui te remettra ce billet. Il le racon- tera tous nos malheurs. Adieu , je l'attends au séjour des justes. Buzot. A la citoyenne Pons Chalvet, née Pons, à Marseille. 0 ma mère, ma bonne mère, je n'ai pas le temps de t'en dire davantage : je me livre à la providence de Dieu pour chercher un asile. Ne désespère pas de mon sort , et , si tu le peux, récompense le brave homme qui le remettra ou le fera passer mon billet. Adieu, bonne mère ; ton fils l'embrasse. BaRBAROUX. I 30 IIS DSRN1ERS Lettre sans adresse. Ma chère amie , j'ai vécu pour toi , j'ai vécu pour mon. . . ma pairie! des infâmes scélérats qui l'oppriment pour. . . mon honneur. J'ai éprouvé bien des peines, je les ai supportées avec courage ; mon caracière ne s'est jamais démenti. Je m'in- quiète peu de ce que les hommes penseront de moi; j'ai rem- pli mes devoirs avec zèle; j'ai voulu le bien de mon pays, et ma conscience ne me reproche rien. Je me trouve dans la plus cruelle situation qu'il soit possible d'imaginer. Je me jette dans les bras de la providence ; je n'espère pas qu'elle m'en lire. Adieu mille fois, chère femme , je t'embrasse, j'embrasse mon fds; mes derniers soupirs sont pour vous; qu'il se sou- vienne de son père. Récompense le mieux qu'il te sera possible, le brave homme qui te remettra ma lettre; il a fait tout ce qu'il a pu pour in'ètre utile. (1) Pétion. Lorsque les trois proscrits eurent quitté M. Troquard , ils se dirigèrent du côté de Castillon qui n'est pas très éloigné. Ils s'en trouvaient à une demi- lieue quand, pendant le jour . passa une multitude d'hommes sur le grand chemin et a une petite distance du lieu où ils s'étaient arrêtés. Nos infortunés croyant que ces gens avaient été mis à leur poursuite furent glacés de terreur. L'un d'eux, Barbaroux, voulut en finir avec la vie. Il se lira un coup de pistolet dans la mâchoire , tomba renversé, mais il n'était pas mort. Entendant la détonation, (1) Nous avons Iranscril ces lettres avec la plus grande exactitude. Elles se trouvent dans le Moniteur du 24 messidor an III (12 juillet 1795). Les autographes sont à la bibliothèque royale. 131 GIRONDINS. des volontaires qui se rendaient à leur régiment, et qui avaient causé l'erreur des fugitifs, coururent promptement vers l'en- droit d'où le bruit était venu. Ils aperçurent d'abord deux liommes qui se sauvaient à toutes jambes dans un bois fourré, c'étaient Buzot et Pétion. Quant à Barbaroux qu'ils trouvèrent étendu et tout ensanglanté , ils le transportèrent à Castillon où l'agent national du district de Libourne ne tarda pas à se rendre. Aussitôt qu'il fut arrivé, il procéda à son interroga- toire. Voyant les initiales dont le linge du blessé était marqué, il lui demanda s'il n'était pas Buzot. Mais le malheureux re- présentant ne pouvait répondre que par un signe de tête à cause de sa mâchoire brisée par le coup de l'arme à feu. Il lit signe qu'il ne l'était pas. Une seconde question lui fut adressée pour savoir s'il était Barbaroux : il fit signe qu'il i'élail. Nous avons appris d'une personne dont le père servit de témoin a cette occasion et qui eut elle-même connaissance de ce triste et déplorable événement, que la prise de Barbaroux produisit une vive sensation dans le pays : les amis des Girondins étaient consternés, mais ceux des Montagnards éprouvaient un enivre- ment de joie frénétique. De suite on annonça cette nouvelle à Jullien. Il fit partir plusieurs émissaires porteurs de ses ordres. Quoique dans un état affreux Barbaroux fut transporte à Bor- deaux où il eut la tête tranchée. (1) Les gens de la campagne se mirent à la recherche des deux autres , et ils parvinrent à les découvrir. Buzot et Pétion étaient étendus sans vie dans un champ de blé et déjà mécon- naissables, parce que des loups avaient commencé il les dévorer. On ne larda pas à connaître à Paris la nouvelle de tous ces (1) Le " messidor (25 juin). 132 LES DERNIERS faits. Le 6 messidor (24 juin) les Jacobins étaient en séance. Un homme que Robespierre appelait énergique et probe, ca- pable des fonctions les plus importantes, et qui avait acquis une triste célébrité en siégeant comme juge au redoutable tribunal dont Foitquier-ïinville était l'accusateur, Dumas prit la parole. Ainsi s'exprima l'effrayant Montagnard : « J'annonce h la société que Guadet et Salles ont enfin payé * de leurs têtes leurs crimes contre la république : ces scélé- > rats s'élaient réfugiés à Saint-Émilion; on les a trouvés dans > le grenier du père de Guadet. Salles s'y occupait à faire une > comédie, où le comité de salut public jouait les principaux » rôles et y était traité comme il est facile de se l'imaginer; » mais Salles ne se doutait pas qu'il s'agissait plutôt d'une » tragédie où il devait figurer lui-même. Une âme criminelle • ne peut trouver de ressource, et tous les conspirateurs doi- » vent se persuader enfin , que le dénouement de toutes les > trames qu'ils entreprennent sera toujours le dernier sup- > plice. » (1) Deux jours après Jay-de-Sainte-Foi donna lecture à la tri- bune de la Convention d'une lettre que lui avait adressée un membre du district de Bordeaux, dans laquelle se trouvaient consignés les détails de leur arrestation et de la prise de Bar- baroux tels que nous les avons rapportés. A ce récit l'assem- blée fit retentir la salle de ses applaudissements. Enfin elle apprit le 7 juillet par une adresse des sans-culottes de Caslil- lon que les cadavres de Buzot et de Pélion avaient été trouvés dans l'état le plus hideux. Le langage des signataires de l'a- dresse était féroce comme la joie qu'ils manifestaient. Il y aurait lieu de s'en étonner si l'on ne savait à quels excès de (1) Moniteur du 9 messidor au II (i»7 juin IT94). 133 GIRONDINS. cruauté les hommes parviennent quelquefois, et même dans les temps de la plus grande civilisation , quand ils n'écoulent plus le langage de la raison et qu'ils font taire leur conscience iMais laissons parler ceux-ci. « La société populaire et républicaine de Caslillon , district > de Libotirne, département du Bec-d'Ambès à la Conven- > lion nationale. » Citoyens représentants, nos recherches n'ont pas été » vaines, et nos promesses ne le sont point. En vous annou- » çant la prise du scélérat Barbaroux, nous osâmes vous • assurer que morts ou vivants , ses perfides complices, l'élion » et Buzol seraient bientôt en notre pouvoir. » Us y sont en eflet, citoyens représentants, ou pour mieux » dire, ils n'y sont déjà plus. « Il était trop doux pour des traîtres le supplice que la loi > leur préparait, et la justice divine leur en réservait un plus i digne de leurs forfaits. On a trouve leurs cadavres hideux et > défigurés à demi , rongés par les vers, leurs membres épais > sont devenus la proie des chiens dévorants; et leurs cœurs > sanguinaires la pâture des bêles féroces. Telle est l'horrible ; fin d'une vie plus horrible encore. Peuple ! contemple ce » spectacle épouvantable, monument terrible de la vengeance. « Traîtres, que celle mort ignomineuse, que celte mémoire » abhorrée vous fassent reculer d'horreur et frémir d'épou- > vante ! Tel est le sort affreux qui tôt ou lard vous est ré- » serve. « (1) Est-il possible que des Français se soient exprimés dans une langue si barbare il y a un demi-siècle! C'est donc ainsi que les opinions changent? c'est donc ainsi que la renommée (t) Moniteur du 10 messidor an II. (S juillet 17«Ji). j:ii les derniers publie la gloire el immortalise les actions ! 0 Potion ! n était- ce pas toi que le peuple avait appelé quelques années aupa- ravant La vertu Pétion? 0 peuple ! c'est pour en être récom- pensés de la sorte qne tes représentants ont brigué tes faveurs ! Mais, au milieu de ce conflit d'opinions changeantes, il est une chose étonnante et inexplicable, c'est que les hommes, quelque cruels qu'ils soient, veulent encore associer la divinité à leurs actions; et dans leur épouvantable folie, ils croient qu'elle aime à jouir des spectacles les plus sinistres, et , que pour leur complaire , elle se charge du soin de leurs ven- geances. Il y eut encore d'autres victimes. Guadet père, sa sœur, son jeune fils Saint-Brii e , madame Bouquey et son mari montèrent à l'échafaud. M. Troquard fut arrêté, mais après huit mois de séjour dans les cachots, il revint à Saint-Emilion. Par la suite il obtint du gouvernement une récompense pour les secours qu'il avait donnés aux proscrits, et, comme on l'a vu, il raconta plus tard quelques circonstances de leur vie. Les représentants avaient vécu environ neuf mois dans le pays avant d'être découverts; il y avait un peu plus d'un au qu'ils s'étaient enfuis de Paris. Jullien écrivit encore a Robespierre relativement aux faits qui venaient de s'accomplir. Il le priait instamment de lui ob- tenir du comité de salut public une réponse sur quelques ques- tions qu'il avait transmises et au sujet desquelles il attendait une prompte solution. Il demandait entre autres choses : s de » faire raser les maisons ou étaient Guadet , Salles, Pétion. » Buzot et Barbaroux ; de transférer la commission militaire » à Saint-Émilion , pour y juger et faire périr sur les lieux • les auteurs et complices du recèlement des conspirateurs. » Cette demande importait peu sans doute à Robespierre car l'essentiel était que ses ennemis fussent morts. Et si , somme !3o GIRONDINS. on l'a dit, il avait recommandé expressément de ne laisser la vie à personne de la famille Guadet, ses vœux s'accomplis- saient grâce à la guillotine, instrument de ses vengeances , et qui, par un de ces revirements incompréhensibles allait deve- nir bientôt celui de son supplice. (1) L'histoire ne présente pas dans la succession des faits qui caractérisent une époque d'événements plus surprenants que ceux qui se sont accomplis pendant la révolution française. Mais il en est quelques-uns qui intéressent plus particulière- ment les âmes sensibles et acquièrent leurs sympathies. Telle est la fin déplorable des derniers Girondins , de ces hommes si éloquents, si exaltés par les théories républicaines, et qui , dans l'éclal de la jeunesse furent victimes de leurs talents et de leurs opinions. (2) « Nous portons tous dans nos cœurs la haine de la royauté, » avait dit Barbaroux lors du procès de Louis XVI : il énonçai! par ces paroles le vœu formel de tout le parti pour le succès de la république. S'ils furent d'ardents républicains, les députes de la Gironde et leurs partisans ne se montrèrent point révo- lutionnaires comme les Montagnards dont ils combattirent les sanglantes proscriptions. Les Girondins voulaient des lois et non du sang ; mais imbus des principes de la philosophie sen- sualiste du siècle, ils ne comprirent pas que des lois sans religion sont vaines, parce que la religion est la base sur laquelle elles doivent reposer. C'est encore l'erreur de nos jours, et c'est pourquoi les gouvernements tremblent;! chaque instant, chancellent et disparaissent. (!) La lettre de Jullien à Robespierre est datte du 12 messidor au II (30 juin I7!H) cl le 10 thermidor t,28 juillet suivant) le dictateur fut décapité. (;>) l'éiion avait il ans, Guadet 5S, Salles ">':. BujsoJ 33 cl lîarliaroux, -27 136 LES DERNIERS Si les Girondins contribueront à la mort du roi par intimi- dation , ce fut un acte de lâcheté. S'ils le sacrifièrent pour éviter la guerre civile, c'est qu'ils ne se sentaient pas la force d'arrêter la puissance -formidable que les Montagnards déployaient déjà. Enfin s'ils le jugèrent d'après leur conscience, c'est qu'ils l'avaient faussée par une passion que leurs rêves et leurs utopies avaient fait naître. La raison éclairée et impar- tiale ne soutenait pas leur conviction. Aussi les vit-on changer au point que leurs adversaires en furent étonnés et y virent leur triomphe. De quelque côté qu'on l'envisage, c'est une tache indélébile que par des arguments spécieux ou cherchera vai- nement à pallier. Le sang de la victime royale est retombé sur eux : l'histoire dont la voix est inflexible répétera de siècle en siècle l'injustice à laquelle ils participèrent, et, sur leurs fronts, elle le montrera toujours en caractères sanglants et ineffa- çables. Mais une accusation dont il est plus facile de les laver est celle qui regarde leurs opinions républicaines. Le 2Ï mars 1795 un représentant à la Convention, Lecoinlrc de Versailles , prétendit qu'il avait en main la preuve d'un accord fait par les Girondins, lorsqu'ils étaient à Caen, avec les ennemis de la république. Le lendemain , Louvel qui, à cette époque, était rentré dans l'assemblée, prit la défense de ses amis inculpés avec lui. « Représentants, dit-il, prenez-y i garde. . . . hier dans celle partie de la salle (la gauche), des > groupes s'élaieni formés contre les hommes qui ont été pros- » crits au 31 mai. On disait que Pélion , Ruzot, Rarbaroux , » Guadet et Louvel avaient signé dans le Calvados , entre les > mains de Wimpflen, un serment à la royauté. J'ai signé un > serment à la loyauté, moi! Calomniateur apporte la > pièce et viens la déposer ici. » Puis rapportant les dernières pensées de ses collègues avant de monter à l'échafaud , il dit : 137 girondins. t Leur dernier cri fut un cri pour la république, leur dernier i vœu fut que le peuple trompé, qui les voyait tranquillement » périr, recouvrât bientôt sa raison et sa liberté, qu'il rec.m- i nùt et qu'il écrasât ses tyrans, i Bourdon de l'Oise prit la parole et dit que LeCointre s'était vanté , non seulement devant lui , mais devant plus de vingt de ses collègues d'avoir les preuves écrites de ce qu'il avait avancé. Lecointre répondit qu'il n'avait pas dit cela. Alors Bourdon indigné s'écria au milieu de l'assemblée : « Vous êtes un menteur, vous me l'avez dit. « Ces paroles écrasèrent l'ac- cusateur, et il fut ainsi convaincu de calomnie. Au reste c'était ce même Lecointre qui, le 14 octobre 1793 , lors du jugement de la reine Marie-Antoinette, prétendit avoir eu connaissance de fêtes et d'orgies qui avaient eu lieu depuis 1779 jusqu'en 1789 , dans le château de Versailles, et, d'après lui, l'infor- tunée princesse y aurait participé. Hébert, qui avait à déposer contre la malheureuse reine d'atroces infamies qu'il disait avoir entendues de la bouche même de son enfant, fit appelle!- Lecointre pour témoin h charge. Le substitut de Chauniclie eut lieu de s'applaudir de son choix, car Lecointre fut aussi lâche envers l'intéressante et trop malheureuse Marie, qu'il le fut depuis envers les Girondins. Calomniateur à l'égard de ces derniers, on peut croire qu'il le fut aussi dans sa déposition contre la reine. Il est un fait certain, c'est que si la Convention n'avait pas acquis la preuve de l'attachement des Girondins pour la répu- blique, elle n'aurait pas réhabilité leur mémoire , comme elle le fit le 22 germinal (11 avril) et le 21 messidor (9 juillet) de la même année en décrétant : que leurs biens qui avaient été confisqués seraient rendus il leurs familles; que le citoyen Troquard serait récompensé pour les soins qu'il avait donnés ■ ui\ fugitifs; que le comité d'instruction publique serait chargi 138 LES DERNIERS de faire un rapport sur la récompense qu'il était convenable d'accorder à quiconque, aux jours de la tyrannie décemvirale, avait donné asile à l'innocence persécutée ; enlin que les lettres de Pétion , de Buzol et de Barbaroux seraient déposées parmi les manuscrits de la bibliothèque nationale. Il est éton- nant qu'après plus de cinquante années , on rapporte encore les mêmes accusations, et que, par une partialité que l'histoire ne doit pas admettre, on suppose à des hommes des erreurs qu'il n'ont pas eues, comme si les leurs propres ne suffisaient pas pour les accabler. « Au surplus, dit le peintre des orateurs, » le croirait-on? parler, même après un demi siècle delà » Convention nationale, c'est vouloir écrire sur un baril de » poudre, entre des panégyristes enthousiastes et des délrac- t leurs forcenés , tout prêts, chacun de leur côté, à vous faire » sauter en l'air, si vous n'êtes pas exclusivement de leur avis, » et nous n'en sommes pas, dussent-ils mettre le feu aux » poudres! » (1) S'il nous est permis d'émettre un jugement, nous dirons en finissant : c'est parce qu'ils furent moins audacieux que les Montagnards , que les Girondins durent succomber sous leur glaive. Dans les révolutions, et particulièrement dans la révo- lution française , ce fut, comme le disait Danton , l'audace et toujours l'audace qui fit la puissance. Ce fut aussi par cet ef- frayant système que Sylla et Octave soumirent l'empire romain à leur sanglant despotisme. C'est l'audace qui fit la puissance de Mirabeau sous la Constituante. Et n'est-ce pas encore l'au- dace qui commença celle de Bonaparte lorsqu'il eut mitraillé les derniers anarchistes? (2) Ne fut-ce pas là ce qui lui ouvrit (I) Livre des Orateurs, 2e partie, Convention. [->) Le K> vendémiaire, an IV (5 octobre 1.793) 139 girondins; lé chemin dé la gloire dans lequel il a marché en ébranlant l'Europe au bruit de ses pas, (1) jusqu'au terme assigné par la providence ? Puis devenu l'émule de tout ce qui avait été grand avant lui, après avoir peut-être surpassé Alexandre et César et résumé dans sa personne toutes les gloires de la terre il est disparu comme le brillant météore qui, dans certains temps, apparaît dans les cieux. El dans notre étorinement nous nous demandons comment tant de choses ont pu s'accomplir et tant de grandeur disparaître ! . . . Mais jetons un dernier regard sur le drame épouvantable dont le spectacle fut offert à notre belle et malheureuse patrie pendant plusieurs années. On a beau vouloir en attribuer la cause à une fatale destinée , c'est ne rien prouver. Car en admettant ce système il nous semble que l'on renonce à l'exa- men de l'enchaînement des faits dont les causes ne sont pas toujours obscures. En admettant la destinée il n'y a plus à chercher avec la raison, avec la lumière qui éclaire tout homme, l'explication d'aucun problème historique. N'est-il pas évident que si une loi fatale conduit tout, il n'y a plus de crimes et par conséquent plus de Dieu. Si une telle croyance prenait racine dans un pays , il serait impossible que l'escla- vage ne s'y établît pas à la suite. La fatalité est la loi suprême qui convient aux esclaves. Trouverons-nous plus de vérité dans cet autre système qui avance que tout parti vainqueur doit l'être pour le progrès de la civilisation, parce qu'il est meilleur et plus moral que le parti vaincu ? Pour nous, nous n'admet- trons jamais qu'il en soit ainsi à l'égard de la catastrophe qui a bouleversé la France, nous craindrions d'insulter notre patrie. Non , le gouvernement des terroristes, quoiqu'ils fus- il) Expression sublime du Livre des Orateurs. 140 LES DERNII.RS GIRONDINS. sent vainqueurs du plus beau pays du monde , n'était pas le meilleur et le plus moral . mais Dieu dont l'action est toujours présente a voulu le faire servir à l'instruction du inonde. La terreur a immolé de nombreuses victimes , elle a jeté le deuil partout, mais elle a prouvé avec une logique incontestable qu'aussitôt que la société rejette le gouvernement du ciel dont la religion est l'interprète , il n'y a plus de frein à la licence, le pouvoir est à qui peut s'en emparer par la force brutale, et Dieu permet dans sa justice qu'il s'élève des monstres ambi- tieux, auxquels il importe peu que le sol soit jonché de cada- vres et arrosé de sang, pourvu qu'ils régnent et que l'on obéisse en tremblant. ORGANISATION DE LA FAMILLE T> APRES LES LOIS DE MANOU ÏNDE PAR M. Joacbim MENANT. De larges fleuves, des plaines immenses, au milieu desquelles s'élèvent les plus hautes montagnes du globe : voilà l'Inde. — La chaleur est accablante; et la terre, d'une fécondité merveil- leuse, produit sans efforts l'alimentation la plus abondante et la moins pénible à recueillir. Les habitants de ces corttrées sont généralement grands et robustes. La couleur de leur peau varie depuis la teinte basanée des habitants de l'embouchure du Gange, jusqu'aux nuances rosées des habitants de la vallée de Kaschmire. Ils ont tous une grande régularité dans les traits, une grande douceur dans le visage, et surtout, une grande indolence que tout conspire 10 |42' ORGANISATION DE LA l'AMIU.E à développer : — el , celte chaleur excessive qui pèse sur les corps et les énerve; — et, le rapprochement de l'homme d'une nature aussi gigantesque, près de laquelle, quelque grand qu'il soit, il est toujours petit; — et, par-dessus tout cela un système philosophique et religieux qui montre l'action comme une chute, el la méditation comme le terme suprême auquel lout doit tendre. Voilà l'Hindou tel que nos voyageurs peuvent le voir encore, — tanlôt, immobile sur le haut d'une colonne, — tantôt, assis les jambes croisées, absorbé dans une méditation profonde (I). Les livres qui font l'objet de ces méditations sont immenses. L'activité humaine, dirigée vers un développement intellectuel, a produit des œuvres colossales (2), telles que les Védas , les Puranas (3), les Ithyasas, les Samkhyas, poèmes, légendes , discussions de philosophie ou de religion qui vous transportent dans un monde où il semble qu'on ne saisisse plus que des formes ; et , si éloigné du monde réel , qu'on est tenté , après avoir vécu dans ces admirables régions, de se prendre soi- même pour le fantôme ! (1) Voir les relations des voyages aux Indes, de Tavernier , de C. L<; Bruine, de A. Dupcrron, etc., etc. (2) La collection universelle des livres sacrés de l'Inde, actuellement conservée au Thibet, vient d'être publiée à Pékin, aux frais des empereurs de la dynastie régnante, en Chinois, en Mandchou, en Mogol et en Tlnbe- tain;ces quatre traductions réunies forment treize cent quatre-vingt-douze volumes in-folio. (5) Les Puranas forment un recueil de dix-huit ouvrages originairement composés de plus de quatre cent mille slocas , (c'est-à-dire , seize cen mille vers), si l'on en croit un texte répété dans plusieurs de ces poèmes. 143 D'APRÈS LES LOIS DE MANOli. Maintenant, parmi ces livres que vénèrent encore plus de cent cinquante millons de croyants répandus sur un territoire au moins égal à notre Europe (I), le manava-dharma-sastra est celui d'après lequel nous allons essayer de donner une idée de l'organisation de la famille dans l'Inde antique. Il est inutile de dire que la constitution actuelle de l'Asie .a dû singulièrement modifier les sociétés primitives. L'Inde, aujourd'hui , comme tout l'Orient , n'est plus qu'un assem- blage de principes vieillis qui subissent plus ou moins une in- fluence étrangère. Dès lors, les mœurs des temps d'enthousiasme et de foi ne se retrouvent plus que dans les traditions qui en conservent le tableau, comme un fabuleux souvenir. Le Manava-D'harma-Sastra, littéralement, Livre de la loi de Manou , a subi, avec les siècles, des mutilations nom- breuses. Il se composait d'abord de cent mille Slocas, ou dis- tiques, arrangés sous vingt-quatre chefs, en mille chapitres. Cet immense recueil , dont la lecture n'était possible qu'aux Dieux et aux Génies du ciel , fut abrégé pour l'usage du genre humain. Un sage, nommé Soumali, le réduisit, dans des temps reculés, à quatre mille Slocas. Tel qu'on le connaît maintenant, il n'en comprend que deux mille six cent quatre-vingt-cinq (2). (1) Sir Willam Jones donne à l'iudoustan une étendue de il) degrés en tous sens. Comme les anciens géographes , il renferme dans ce carré immense, dont les côtés auraient mille lieues de long, le Candahors , le Caboul , le Thibet et les deux Presqu'îles. (2) Il existe une traduction anglaise du Manava-D'harma-Saslra . donnée par Willam Jones, sous le titre de JnsliluUsofhindu lato, or Ihc ordinences of Manu, according lo Ihc gloss of Kalluka ; comprising Ihc ludian syslcm of duties religious and civil. I.ondre, 1792. — Tojitrécem- 14* 0RGAMSAT10IN DE LA FAMILLE Non seulement ce livre est un code, mais encore c'est tin poëme. Les premières lois de tous les peuples ont été composées en vers, c'est la forme générale sous laquelle la pensée se produit an berceau dessociétés(l). Dans l'Inde, le vers, ou plutôt le distique, c'est le Sloca. Les Hindous attribuent l'invention de ce mètre à un savant personnage nommé Vahniki, et c'est ainsi qu'ils en racontent la louchante origine. Valmiki, exalté par le récit (pie Narada, le messager des Dieux, venait de lui faire des actions éclatantes de Rama, résolut de composer, d'après cet exposé, un ouvrage destine à perpétuer la gloire de ce héros (2). Un jour, qu'il se promenait rêveur sur les bords fleuris du Tamasa, en songeant à la compo- sition de son ouvrage, il aperçut deux eignes éclatants de blancheur; et, au moment même où il admirait la grâce qu'ils imprimaient à leurs mouvements voluptueux , un chas- seur décoche une flèche, il perce le mâle qui vient tomber aux pieds du saint personnage. Valmiki, indigné, maudit le chas- seur; puis, trouvant à ses paroles une cadence nouvelle, il te à un de ses disciples qui l'accompagnait et donne à ee chant plaintif le nom de Sloca. A cet instant Brahma lui- même apparut. Valmiki murmurait encore les paroles que lui avait inspirée la douleur, le Dieu écouta avec ravissement ces sons mélodieux et ordonna au prophète de composer ment, M. Loiseleur-Deslongchamps en a donné une traduction française, sous le titre de Lois de Manou. Paris, I8a3. Cette traduction se divise en douze livres , et chaque livre se compose d'un certain nombre de Sloias aux numéros desquelles nous renverrons dans le cours de nos citations. (1) Goguet. Origine des lois. I.iv. t., art. 1. (é) Ce poëme est le Ramayana, c'est-à-dire l'histoire prophétique de la septième incarnation Yischnou que la terre attendait encore- i %o D APRÈS LES LOIS DE MAIVOC. son poëme dans le rythme qu'il venait d'inventer. Lé déleste vision disparut bientôt (I). C'est sur ce rythme, qui se trouve dans les plus vieilles tra- ditions de la poésie nationale, que les lois de Manou sont rédi- gées. Celle forme atteste à ce recueil une antiquité assez reculée pour nous dispenser d'avoir égard aux calculs plus ou moins précis des savants orientalistes (2). Dès qu'on ouvre ce livre , on se croit transporté sur le sommet d'une haute montagne, de l'Hymalaya par exemple, et alors, si on abaisse les yeux sur le monde on éprouve le vertige. Il est difficile en effet, au milieu de l'immensité qui se déploie sous les regards, de distinguer les éléments divers qui composent cette nation géante; aussi, avant de dégager la fa- mille de cet ensemble, il est indispensable d'avoir présent à la pensée le système qui a fait vivre cette société toute entière, pour saisir, à travers l'espace et le temps qui nous en sépare, ce qu'il y a de vivant dans ces formes diverses dont l'humanité recouvre son éternelle et identique essence. Les livres qui nous parlent de l'origine des choses, du monde et de sa formation, la Genèse et le Boundehesch, par exemple, nous montrent au commencement un premier couple, solitaire, chargé de peupler le globe (3); dans l'Inde il en est autrement [i) Kauayana. Prolcg. — Conf. M. Chézy. Origine du Sloca. (2) M. Chézy faii remonter au une avant notre ère la dernière rédai tion des lois de Manou. — Conf. Journal des Savants. Janvier 1831. (3) B1BLIA SACRA, lit). GtlUSiS , ni|l. II. BOUNDESC.ll. «lailS l« Zend .-du sla, i. il, p. 3iï. 146 ORGANISATION D10 LA FAMILLE Dès que le livre île Manon nous entretient de la terre, elle est peuplée : nous voyons chacun à son poste , les familles et les sociétés s'agitent. Il devait en être ainsi. En effet, pour le Dieu de cet univers, la création n'est pas successive, elle est simultanée (1). Lisons plutôt les saintes révé- lations du Véda. Originairement cet univers n'était qu'aine. LUI eut cette pensée : Je veux créer des mondes, et il créa des mondes (2). Ou comme nous disent les Puranas : tout était obscur dans l'être primitif, IL voulut se voir lui et les choses (3). Puis, continue le Véda , IL eut cette autre pensée : voilà donc des mondes , JE veux créer des gardiens des mondes. Alors IL tira dos eaux la forme humaine (4), et la montra à des existences spirituelles, formées antérieurement, et elles s'écrièrent : cela est bien r cela est bon ! C'est pourquoi l'homme seul est bien formé. (i) four loul ce qui a rapport au dogme, nous avons beaucoup consulté l'ocpnek'hat Cependant, à cause des difficultés que la traduction latine d'Anquetil du Perron présente, et à cause de l'obscurité de certains passages, nous nous sommes abstenus de renvoyer à ce curieux document. (2) L'aitareya a'ran'ya , liv. Il, § iv, dans le Rig véda. (7>) Bagavata pcrana , liv. II, chap. x, st. 21. — C'est h la belle traduction de M. E. Burnouf que nous renvoyons toujours, (i) Le zohai», un des livres les plus curieux de cette ténébreuse philo- sophie connue sous le nom de Kabbale , qui a si long-temps occupé les esprits au moyen âge, renferme plus d'un texte qui pourrait s'expliquer par la connaissance que les juifs ont eue des livres sacrés de l'Inde. Nous axons remarqué enlr'autre un passage dans lequel Siméon ben Jochaï s'ex- prime ainsi : la forme de l'homme renferme loul ce qui est dans le ciel et sur la terre, les êtres supérieurs corrirrié les é'ies inférieurs . c'est pour eeto nu'' l'ancien des anciens la choisie pour sienne. — Conf. la kab- 147 d'après les lois de manou. La forme humaine, celte forme que Parikchit (l'héroïque enfant d'un des plus grands génies du ciel ) vit dans le sein de sa mère (1), voilà le type primordial que revêlronl les gardiens des mondes; et la terre n'est point encore formée, et l'homme n'existe point encore. Il faut d'abord que des sphères d'un ordre supérieur à la nôtre soient peuplées de Maharchis, de Manous, de Dévas; puis, de célestes créatures formeront encore des Gnomes, des géants, des vampires, des musiciens célestes, des nymphes, des titans, des dragons, des oiseaux et les différentes tributs des ancêtres divins des Pitris (2), Maintenant, à un moment qu'on ne peut déterminer dans le temps , Brahma , une des formes de ce Dieu sans nom que la pensée seule peut saisir, Brahma s'éveille ou s'endort, et donne ainsi naissance aux jours et aux nuits. — Pour comprendre la longueur de ces jours et de ces nuits, il faut savoir que la réunion de mille âges divins compose un jour de Brahma, et (pie la nuit de Brahma dure autant que sa veille. Ces mille âges divins équivalent à quatre billons trois cent vingt millons d'années humaines ; et il y des mois, des années, des siècles de Brahma, formés de pareils jours (3) ! A l'expiration d'une de ces nuits, Brahma, qui était endormi, sort de son repos; et, lors- que ce Dieu s'éveille, aussitôt cet univers accomplit ses actes, lorsqu'il s'endort , alors le monde se dissout (4). isa le ou la philosophie religieuse des Hébreux, par Ad Franck, p. 17!) et suivv. — Il est à regretter que le savant commentateur du Zohar et du Sépher felzirah, n'ait pas consacré un chapitre de son remarquable ouvrage à la recherche des rapports c'e la Kabbale avec les doctrines philosophiques et religieuses de l'Inde. (I) Bagav. pub. Trad. de e. Burnouf, liv. I, chap. xu, st. T. 2) Lois de manou, liv. I, sll. ri, 5 et suivv. 5) Ibul. liv. 1, sll. , — lois de M. Passim. 1 îîJ d'après les lois de manoû. cuisse droite, il tira le Faisya, c'est-à-dire l'homme de fati- gue, de travail et d'industrie, le commerçant, le laboureur; de sa cuisse gauche il lira une femme de la même condition ; — enfin, de son pied droit il fit le Soudra, c'est-à-dire l'homme de peine qui exécute lorsque les autres pensent et agissent, en un molle serviteur; la Soudrani sortit de son pied gauche (1). Dès lors , la création est parfaite, elle n'a plus qu'à décheoir. Non seulement l'individu , mais encore la famille et l'état sont sléréotipés à la marque indélébile que la société doit éternel- lement porter (2). Ainsi donc, au réveil deBrahma, la société et les familles sont organisées. Comme l'univers, à cel instant sublime, cha- cun accomplit sa loi (3). Voyez-vous ces Brahmanes portant sur leurs épaules des manteaux de peau de gazelle noire ('(), appuyés sur leurs bâ:ons de Vilva, qui s'élèvent jusqu'à leur tête (S). Ils s'abordent en se demandant si leur religion pros- père, les Kchatriyas parlent de leurs armes , les Vaisyas de leur commerce , ei les Soudras de leur santé (6). Cependant, l'être souverain donna en partage aux Brahma- nes, l'élude et l'enseignement des Védas (7). Leur naissance est l'incarnation de lajustice(S). En venant au monde, ils sont placés (1) Lois de M., liv. I. sll. 31, 52. (2) Jbid. liv. 1. sll. 28 , 29. 3 Ibid. liv. I. si. 52. i) lbid. liv. II. si. 41. îa) Ibid. liv. II. sll. 42 , 45. (6) lbid. liv. II. si. 127. : lbid. liv. I. si. 88. s* Ibid. liv. I. si. 0<) 150 ORGANISATION I)E LA FAMILLE iiu premier rang sur celle terre. Ils forment ainsi une classe privilégiée , une caste, pour nous servir du mot consacre, dont le titre légitime est la science; titre incontestable, qui assure à quiconque la possède , dans une société d'hommes, la souveraineté (2). — Puis Brahma imposa pour devoirs aux Kchatriyas de protéger le peuple, d'exercer la charité, de faire des sacrifices et de lire les livres sacrés (31. La caste des Kcha- triyas est vouée à l'action* son premier devoir est de proléger le peuple , et pour quiconque , en le protégeant, le rend fort, la récompense légitime est la royauté (4). — Les deux autres castes que nous avons déjà indiquées, et d'autres encore, for- ment ce que nous pourrions désigner , sous le nom matière sociale. Les devoirs qui leur sont imposés , sont : pour les Vaisyas, de soigner les bestiaux, de donner l'aumône, de sacrifier , d'étudier quelques livres sacrés , de faire le com- merce, de prêter à intérêt, et de labourer la terre (S). Mais le souverain maître n'assigna pour devoirs aux Soudras,que celui de servir les castes précédentes (6). Ces castes sont établies pour V éternité, elles ne doivent ja- mais se mêler. C'est le plus grand des maux qui puisse désoler le monde que le mélange des races. Ces unions infâmes n'en- fantent que des monstres qui n'ont que l'apparence de la vie; ce sont des cadavres vivants {Parasava) (7), ils forment ainsi de nouvelles casles qui n'ont en partage que le mépris et la honte. (1) Lois de M. liv. I. si. 93, - liv. H. si. 7,0. - iiv. X. sll. 23,74,75. (2) Ibid. liv. IX. sll. 522, 324. — liv. X. - sll. 99, 80. (5) Ibid. liv. VII. Conduite des rois cl de la classe mililairc. U) Ibid. liv. !. si. 90. — liv. I. sll. 326, 328, 329, 330. ,5. Ibid. liv. I. sll. 91. — iiv IX. Sll. 3 i, 335. 6) Ibid. liv. IX. si. 178. i'of k'aitîès les lois de MA.NOl . Les Parias qui sont aujourd'hui le rébus de l'Inde mo- derne, ne sont pas les Soudras de l'Inde antique. Le Soudra a une origine céleste; ses fonctions sont humbles, mais respecta- bles, il les subit. Pour encourir la malédiction, il faut la mériter par quelque vice qu'on se donne, ou par quelque turpitude dont on porte l'empreinte. Aussi dans l'Inde antique, il y a comme dans l'Inde moderne des classes proscrites qui doivent habiter loin des villes et des villages, et avec lesquelles il est interdit de s'unir. Les individus qui les composent sont géné- ralement tous ceux qui participent à un crime quelconque, et qui sont pour cela marqués de signes flétrissants. Ce sont encore les fruits de criminelles amours ; les plus abjects entre ces derniers sont les Tchandalas , nés du commerce adultère d'un Soudra et d'une femme de la classe sacerdotale (1 ). Chacun naît à la place qu'il doit occuper, nous dit à chaque instant la loi. Ce qui ne veut pas dire que l'âme d'un Soudra soit éternellement (2) condamnée à servir? qu'elle remplisse bien les devoirs que sa condition lui impose et elle renaîtra bientôt dans une condition meilleure. De même, le Brahmane n'est pas fatalement voué au bonheur, qu'il néglige ses devoirs, et il retombera de tout le poids de ses fautes aux der- niers degrés de l'échelle des êtres (3). Il y a derrière cette ap- parente immobilité une mobilité réelle et constante que la science (4) révèle, seulement il faut mourir pour changer (5)ï (I) Lois de M. liv. IX. sll. 3", 3r>7, 539. — liv. X. sll. 9, 9, 10, II, l 2, 15, l<> ei passirh. i Ibid. liv. X. si. l*< 3 Ibid. liv. X. si. ï2. I) La science, c.-à-d. la connaissance de I homme, ) On lit dans le Ramayana le passage suivant : Le roi Visvamitra s'est élevé par ses austérités à une haute perfection , sa gloire éclipse celle des plus illustres Richis, il pourrait d'un mol s'emparer des deux et anéantir les trois mondes. Les Dieux s'inquiètent sur leurs trônes menacés! — La puissance de VYogy est souvent redoutable . — Cortf. Samkuya kaiiika. Si tri. et I'Ioya-sastra de Patanrijali passim. I5'{ D'APRÈS tES LOIS DE M AN OU. gieuse que nous venons d'esquisser. Suivons l 'homme dans les différenics conditions de son existence depuis sa naissance jus- qu'à sa mort. La solitude que le souverain Dieu n'a pu supporter n'est pas bonne pour l'homme. Il faut qu'il crée à son tour. D'ailleurs celui-là seul est un homme parfait qui se compose de trois personnes, lui-même, sa femme et son fds (1). Le point de départ de la famille, c'est le couple, les Brah- manes ne cessent de répéter celte maxime éternelle : le mari ne fait qu'une personne avec son épouse. Aussi la monogamie absolue est posée en principe dans la loi de Manou. Au nom- bre des choses qui se font une fois pour toute; le législateur range celle-ci : une seule fois une jeune fille est donnée en mariage, une seule fois le père dit je l'accorde (2). Quelques passages, il est vrai, pourraient faire supposer que si une jeune fille ne peut prendre qu'un époux, il n'en est pas de même à l'égard d'un jeune homme, et qu'il peut prendre plusieurs épou- ses. Le texte le plus formel est celui-ci : Pudjapati Daka destina ses cinquante filles à lui donner des fils pour l'accrois- sement de sa race. Il en donna dix à Dharma (le Dieu de la jus- tice), treize à Kassyapa (le père de plusieurs divinités infé- rieures) et vingt-sept à Sonia, (le roi des Brahmanes et des herbes médecinales,) ces dernières sont les nymphes qui prési- dent aux astérimes lunaires (3). H y a là peut-être, quelque mystérieuse allégorie que nous ne saurions comprendre. Les Puranas reproduisent éga- lement la même idée: ainsi le Bagavata parle des seize mille ! Lois i>k M. iiv. IX. si. '.:.. (S) Ibid. Iiv. IX si. 'C. :î Ibid. Iiv IX. sll. 128; 139. 1,H ORGANISATION DE LA FAMILLE épouses du dieu qui les visite dans les seize mille pavillons de son céleste palais, et qui, présent ou absent, tout à la fois auprès de chacune d'elles, passe à chaque instant dans les bras d'une nouvelle épouse (1). D'après le drame de Calidasa intitulé La reconnaissance de Sacountala, on pourrait encore supposer que les rois avaient un harem ou Gynécée , comme l';i traduit M. Chézy (2). Mari ou cependant est loin de procla- mer ces principes, puisqu'il indique et détermine les causes et les circonstances qui autorisent la séparation et le divorce, et dès lors, exclut toute idée d'une polyginie dont l'Islamisme de l'Inde moderne peut donner des exemples. Quoi qu'il en soit , prenons une existence au berceau , et suivons-la jusqu'à la tombe. Nous verrons ainsi comment au- tour d'un nouveau rejeton se groupe une famille nouvelle , et comment chacun des membres de cette nouvelle famille accomplissent leurs destinées. Un enfant vient de naître, (que de peines il a dû coûter déjà à ses parents, car son éducation commence avant sa naissance!) le père lui fait aussitôt donner un nom : que le nom d'un Brahmane exprime la faveur, — celui d'un Kchalriya la puissance, — celui d'un Vaisya la richesse, — celui d'un Soudra l'abjection; ou encore, suivant ceux qui les portent, — la félicité, — la protection, — la libéralité , — la dépendance. (1) Bagav. pur. Tract, e. Burnouf. liv. I. ch. XI. sll. 31, 34. (2) La reconnaissance de Sacountala. Traduction française de M. Chézy. Ad. 1. n. 12 ei passim. — Ce drame a élé composé dans le siècle ■qui a précédé noue ère, d'après un teste du Mahabarata qui remonte au XIII'- ou XlVe siècle avant J.-C. toi) D APRÈS I.I2S LOIS DE MANOU. Que celui d'une femme soit facile à prononcer, doux, clair , agréable , propice, qu'il se termine par des voyelles longues , et ressemble à des paroles de bénédiction (t). L'enfant grandit , si c'est un garçon, el s'il appartient aux trois premières classes, dans sa première ou troisième année, la cérémonie de la tonsure le prépare à l'initiation des Dwid- jas (2). Celle initiation a lieu , pour un Brabmane dans la troisième année, pour un Kchairiya dans la onzième, pour un Vaisya dans la douzième. Les Soudras , el à plus forte raison les classes mêlées, n'y participent point. Cette initiation con- siste dans l'inveslilure du cordon , et la communication de la Savilri, la plus sainte de toutes les prières (3). Alors le jeune homme est régénéré comme l'indique le nom qu'il porte (Dwidja né deux fois), et désormais il peut participer aux céré- monies religieuses et étudier les livres sacrés. Cette étude se fait sous l'influence du père ; ou , à son dé- faut, d'un directeur qui porte le nom de Gourou ou Atchavia (père spirituel); le respect qu'on lui doit est poussé très loin. Nous pouvons nous en donner une idée par ce qui a lieu lors- que sa mission est finie. L'enfant, est-il dit, sevprosterne devant lui ; le maître posant son pied droit (4) sur la têle de son élève, el allongeant sa main droite lui donne sa bénédiction. Une telle influence et un si grand respect, n'est dû, toutefois , qu'à celui qui possède au plus haut degré les qualités morales el religieuses que sa position réclame. Il faut même encore joindre à ces qualités un exté.-ieur agréable el sans défaut. 1 Lois de M. liv. Il sll. 30, 31, 32, 33. •2 Ibid. liv. II. Sacrements noviciat. Passim. (5) Ibid. liv. II. si. 89. (4) Conf. Note 7-2 «le M. Langlois au IV* arte de la Sacounlala. Irai, de M. Chézj . 156 ORGANISATION DE LA FAMILLE C'est alors seulement que l'on regarde cet instituteur comme l'image de l'Être Suprême. Cet instituteur est le père spirituel de l'enfant qu'il dirige, il lui donne une seconde vie, bien préférable à l'autre qui doit finir, car celle-là est éternelle qui vient de la science divine. Cette filiation ne connaît point le temps : l'ignorant est dans une enfance perpétuelle ; quel que soit son âge , celui qui l'instruit en est le père , fûl-il plus jeune que lui. Un homme n'est pas vieux, en effet , parce que sa tète grisonne. Mais celui qui , jeune encore, a lu la sainte écriture, est regardé comme un homme âgé (1). Toutefois, cet instituteur ne saisit une telle influence que lorsque le père véritable la laisse échapper. Un Brahmane qui n'a pas étudié les livres sacrés est comparable à un éléphant de bois et h un cerf de peau : tous les trois ne portent qu'un vain nom (2). Aussi ce Brahmane lorsqu'il est père , n'est point digne d'occuper le rang que le Gourou de son fils doit obte- nir. Et pourtant encore, lorsque le père lui-même est digne de cette mission, écoutez à qui appartient sur la personne du fils, l'influence suprême: un instituteur est plus vénérable que dix sous-précepteurs, un père que cent instituteurs, une mère que mille pères (3) ! Sous cette triple influence, le jeune homme, toujours soumis et respectueux à ses parents, avance en âge; après avoir accom- pli successivement les cérémonies civiles et religieuses pres- crites par la loi , il peut choisir une épouse et devient h son tour maître de maison (4). La famille du passé vient d'ac- (1) Lois de M. liv. II. si. 156. Sacrements noviciat. Passim. .2) Ibid. liv. II. si. 157. (5) Ibid. liv. II. si. 145. 4> Ibid. liv. III. Devoirs du chef de famille. Passim. 1 57 d'après les lois de MANOU. complir sa lâche : elle a produit un homme qui doit à son tour organiser la famille de l'avenir. Le mariage est prohibe entre tous ceux qui descendent d'une origine commune, jusqu'au sixième degré, en ligne directe ou collatérale (1). La loi de Manou est formelle à cet égard. Viennent ensuite des prohibitions plus ou moins rigou- reuses : un Soudra , est-il dit , ne doit avoir pour femme qu'une Soudra ; un Vaisya peut prendre une épouse dans la classe servile et dans la sienne propre; un Kchatriya, dans les deux classes qui lui sont inférieures et dans la sienne propre; un Brahmane, partout. Cependant il n'est rapporté dans aucune ancienne histoire qu'un Brahmane, ou un Kchatriya, même en cas de détresse , ait pris pour première femme une fille de la classe servile (2). Il y a, avons-nous dit, des familles avec lesquelles il est inter- dit de s'unir, mais qui s'unissent entre elles; il y en a d'autres avec lesquelles il faut éviter de s'unir à quelque condition qu'on appartienne, et quels que soient les avantages qu'on en puisse tirer. Ce sont celles qui sont frappéesxde quelque mal physique, comme l'épilepsie et l'éléphantiasis, ou de quel- que aveuglement moral qui fait craindre pour l'avenir des enfants (3). Après ces préceptes viennent encore quelques exclusions prescrites, à titre de conseils, au jeune homme qui va choisir une compagne. Qu'il n'épouse pas, lui dit la loi divine, une jeune (ille ayant des cheveux roux , ou ayant un membre de (1) Lois de M. liv. III., si. 5. 2 Ibid.Wv. III. sll. 15, 14. (3) Ibid. liv. III. sll. G, 7. - ftas*\ 11 158 ORGANISATION DE LA FAMILLE trop, ou souvent malade , ou nullement velue, ou trop velue , ou insupportable par son bavardage, ou ayant les yeux rouges, ou qui porte le nom d'une constellation, — d'un arbre , — d'une rivière , — d'une peuple barbare , — d'une montagne , — d'un oiseau (1) , — d'un serpent , — d'un esclave (2). — Qu'il prenne au contraire une femme bien faite (3) , dont le nom soit agréable, qui ait la démarche gracieuse, dont le corps soit couvert d'un léger duvet , dont les cheveux soient fins, les dents, petites, et les membres, d'une douceur char- mante (4). L'âge auquel on doit contracter mariage semble être ainsi fixé : un homme de trente ans doit épouser une jeune fille de douze ans; un homme de vingt-quatre ans, une fille de huit (5). Il n'y a là, toutefois, rien de bien rigoureux , car dès qu'un jeune homme a terminé ses études , et qu'il est capable d'entrer dans l'ordre des maîtres de maison, il peut se marier; l'âge de la femme n'est, du reste, fixé que par la puberté. (1) Cette prohibition n'était pas très rigoureuse sans doute, car nous voyons qu'un nom d'oiseau (Sacounta, espèce d'épcrvier, d'où est dciivé ie nom de Sacountala) ne diminue point les charmes de l'amante du puis- sant Douchmanla ; le poète même, relève par un jeu de mots que la tra- duction ne peut rendre, celle heureuse équivoque. — La reconnaissance de Sacountala. Trad. franc, de M. Chézy. Act. VII. nul. 172. (2) Lois de M, liv. III, si. 89. — Conf. sup. p. (5) Ibid. liv. IV. si. 77. (4) Ibid. liv. III. si. iO —On lit dans I'hitopadesa la stcncc suivante : la beauté de l'homme consiste dans la science , celle du pénitent dans la patience; la beauté de la femme consiste dans sa fidélité envers son époux. (5) Lois de M. liv. IX. si. 94. 13D r» APRÈS LES LOIS DE MANOU. Lorsque le jeune homme a fait son choix, d'après ces conseils, ou suivant ces prohibitions, il peut procéder au mariage. Il y a huit modes de mariages indiqués dans la loi , et chacun de ces modes a une influence spéciale sur L'avenir de la famille. Ils sont ainsi décris par Manon (I). 1° Lorsqu'un père, après avoir donné à sa fille une robe et des parures, l'accorde à un homme versé dans la sainte écri- ture et vertueux, qu'il a invité de lui-même et qu'il reçoit avec honneur, ce mariage légal est dit celui de Brahma. 2° Le mode appelé Divin est celui par lequel la célébration d'un sacrifice étant commencée, un père, après avoir paré sa fille, l'accorde an prêtre qui officie. 3° Lorsqu'un père accorde, suivant la règle, la main de sa fille, après avoir reçu du prétendu une vache ou un taureau, ou deux couples semblables , pour l'accomplissement d'une cérémonie religieuse , ce mode est dit celui des Saints. 4° Quand un père marie sa fille avec les honneurs convena- bles, en disant : Pratiquez tous deux ensemble les devoirs prescrits , ce mode est déclaré celui des Créatures. 5° Si le prétendu reçoit de son plein gré la main d'une jeune fille, en faisant aux parents et a la jeune fille des présents selon ses facultés, ce mariage est dit celui des mauvais Génies. 6° L'union d'une jeune fille et d'un jeune homme résultant d'un vœu mutuel est dite le mariage des Musiciens célestes ; née du désir, elle a pour but les plaisirs de l'amour. 7° Quand on enlève par force, de la maison paternelle, une (I) Lois de M !iv. 111. si I. 27 cl suivv. 1 60 ORGANISATION DE LA FAMILI.i: jeune fille qui crie au secours et qui pleure , après avoir tué ou blessé ceux qui veulent s'opposer à celte violence, et fait brèche aux murs; ce mode est dit celui des Géants. 8° Lorsqu'un amant s'introduit secrètement auprès d'une femme endormie, ou enivrée par une liqueur spiritueuse, ou dont la raison est égarée, cet exécrable mariage, appelé mode des Vampires, est le huitième et le plus vil. Les quatre premiers modes de mariages que nous avons rapportés sont irréprochables, les quatre autres sont mauvais; et cette influence se fait sentir sur les enfants qui naissent de ces mariages; ils sont méchants ou vertueux, suivant les qualités de leurs pères. Il faut donc éviter avec le plus grand soin les mariages dignes de mépris. Pour que l'union soit parfaite , il faut que les prières nup- tiales (1), qui sont la sanction nécessaire du mariage, aient été prononcées. Ce sont ces prières, que les époux récitent en se donnant la main et en marchant, qui rendent le nœud irrévo- cable au septième pas. Ces prières, toutefois, sont exclusive- ment destinées aux vierges , une femme qui convole ou qui a perdu sa virginité ne peut participera ces saintes cérémonies. L'union des mains est enjointe lorsque les femmes sont de la même condition que leur mari. Lorsqu'elles sont d'une con- dition inférieure, voici la règle à suivre : une fille de la classe militaire doit tenir une flèche, une fille de la classe commer- çante un aiguillon , une fille soudra le bord d'un manteau (2). La loi ne suppose pas qu'une jeune fille puisse se mésaillier : ,1,' lois de M. liv. ni. si. î3. — Passim. -v Ibid. liv. III. si. iï ci suiw 161 d'après les lois de manou. toutes les l'ois, nous dit-on, qu'une jeune fille aspire à la main d'un homme dune elasse supérieure à la sienne, le roi ne doit pas lui faire payer la moindre amende ; mais si elle s'attache à un homme d'une naissance inférieure, elle doit être renfermée sous bonne garde (1). La femme , en effet , s'élève ou s'abaisse lorsque son époux s'élève ou s'abaisse. Quelles que soient les qualités d'un homme auquel une femme est unie, elle acquiert elle-même ces qualités : Akchamala, femme d'une basse origine , étant unie à Vasichta, et Sârangî étant unie à Mandapala, obtinrent un rang très honorable. Ces femmes-là et d'autres encore de basse extraction , sont parvenues dans ce monde à l'élévation par les vertus de leurs seigneurs (2). Le mari, en imposant ses qualités à la femme avec laquelle il s'unit, marque assez la supériorité de l'homme dans la fa- mille et dans la société. Les femmes sont dans une dépendance continuelle , elles ne doivent jamais se gouverner à leur guise. Pendant leur enfance elles doivent dépendre de leur père, pendant leur jeunesse, de leur mari , et lorsque leur mari est mort, elles retombent sous la tutelle de leurs fds (3). Une jeune fdle, arrivée à l'âge de puberté, doit attendre pen- dant trois ans que son père lui propose un mari. Mais après ce délai , elle peut se présenter devant son père pour lui en demander un. Si elle n'a pas de sœur aînée , ou si sa sœur aînée est mariée (car elle ne pourrait se marier avant elle), le (1) Lois de M. liv. X. si. 't. (2) Ibid. liv. IX. sll. -12, -X, 24. :? Ibid liv V. sll. 147, lis _ ih l\ 162 ORGANISATION DE LA FAMILLE père est répréhensible s'il refuse d'obtempérer h sa demande, elle peut alors se ehoisir le mari qui lui convient (1). Cepen- dant, il vaudrait mieux pour elle rester dans la maison pater- nelle jusqu'à sa mort, que d'épouser un homme dépourvu de bonnes qualités (2). Le père ne doit rien recevoir du mari qui prend sa fille , c'est au contraire à lui et aux parents de la jeune épouse à lui témoigner leur affection par des présents. La femme est en effet le génie tutélaire de la famille et de l'état. Partout, nous dit la loi, où les femmes sont honorées, les divinités sont satis- faites , mais lorsqu'on ne les honore pas , les actes pieux, sont sans fruit (3). — Toute famille où les femmes vivent dans l'af- fliction ne tarde pas à s'éteindre , mais lorsqu'elles ne soin pas malheureuses la famille s'augmente et prospère (4). Certes, si une femme n'est pas parée d'une manière brillante , elle ne fera pas naître la joie dans le cœur de son époux, et si le mari n'éprouve pas de joie, le mariage demeurera stérile (5). — Lorsqu'une femme brille par sa parure, toute la famille res- plendit également , mais si elle ne brille pas , la famille ne jouit d'aucun éclat (6). Le germe du luxe oriental, si célèbre depuis tant de siècles, semble renfermé dans ces préceptes; toutefois, le saint législateur se hâte de nous avertir que la fortune ne fait pas la splendeur d'une famille , mais la science et les avantages que procure l'étude des livres sacrés (7). (1) Lors de M. liv. IX. si. 93. (2) Ibid. liv. IX. si. 89. (3) Ibid. liv. III. Mariage, devoirs du chef de maison, si. 56. Ci) Ibid. liv. III. si. 57. C5) Ibid. liv. III. si. 61. '<;> Ibid. liv. III. si. fâ. - Ibid. liv. II. si. 155, J63 D'APRÈS LES LOIS DK M.4NOU. Nous ne saurions trop insister sur les préceptes qui assurenl le bonheur du jeune couple. Manon, à chaque instant , avec un luxe de détail que la naïveté des mœurs des sociétés primi- tives comporte, mais que nous ne pouvons reproduire, tantôt, défend tout ce qui peut diminuer l'amour ou le respect que le mari doit avoir pour sa femme (1), tantôt, conseille tout ce qui peut l'augmenter , et même si le plaisir et la volupté peuvent contribuer encore à leur bonheur, il fait une part au plaisir et à la volupté (2) ! Pendant le mariage, la femme est occupée des soins du ménage, de la recette des revenus, de la dépense , de la pré- paration de la nourriture et de l'entretien des ustensiles de ménage (3). Le mari de son côte agit au dehors. Dans son intérieur, c^est lui qui achève l'initiation maternelle de la jeune fille , qui doit partager ses destinées. C'est lui , lui seul qui doit révéler à l'épouse , ces mystères du cœur et de lame que la mère doit transmettre a ses fils. Si, à défaut d'un père intelligent, la loi donne un instituteur, un père spirituel, au jeune homme, il n'en est point ainsi pour la jeune lille. Les cérémonies religieuses qui accompa- gnent le mariage remplacent pour les femmes tout autre initia- lion ; leur zèle h servir leur époux leur tient lieu du séjour auprès de leur père spirituel, et le soin de leur maison, de l'entretien du feu sacré (4). Enfin s'écrie le législateur antique, d'une voix que l'on peut comprendre cneoreaujourd'hui : il uy a (1) Lois de M. liv. V. sll. 40, il, 42j, 45, U,i53. (2) Ibid. liv. III. si. 45, - liv, V. si. I".. ;- liv. I- si 25. (3) Ibid. liv. IX. si. 2. - liv. V. si. 150. (4) Ibid liv. Il, si. «7 164 ORGANISATION DE LA FAMILLE ni sacrifice, ni pratiques pieuses qui concernent les femmes en particulier , qu'une épouse chérisse et respecte son mari , et elle sera honorée dans le ciel (1). Les obligations qui résultent du mariage sont réciproques. Dans toute famille où le mari se plaît avec sa femme, la femme avec son mari , le bonheur est assuré pour jamais (2). Aussi, nous dit le législateur, qu'une fidélité mutuelle se maintienne jusqu'à la mort (3), tel est, en somme, le principal devoir de la femme et du mari ; de là découlent tous les autres. Cependant cette réciprocité va faire fléchir la règle suprême de l'indissolubilité du mariage que Manou semble avoir si nettement posée. Un mari, nous dit la loi, lorsqu'il prend une femme qui lui est donnée par les dieux, et pour laquelle il n'a pasd'inclination, doit toujours la proléger si elle est vertueuse (4). Cependant, si au bout d'une année il n'a pu surmonter l'aver- sion qu'il a pour elle, alors il peut cesser de la voir et d'habi- ter avec elle (5). Dans certaines circonstances, il lui est même permis de la répudier tout-à-fait pour en prendre une autre (6): une femme stérile doit être remplacée la huitième année, celle dont les enfants sont morts, la dixième , celle qui n'a que des filles, la onzième, celle qui parle avec aigreur, sur-le-champ (7). (1) Lois du M. liv. V. Devoirs des femmes, si. 155. (2) Jbid. iiv. III. si. 60. - Passim. (3) Jbid. liv. IX. Lois civiles et criminelles, si. 101. (4) Jbid. liv. IX. si 95. (5) Ibid. liv. IX. si. 77. (6) Ibid. liv. IX. si. 82. (7) Cette disposition a été singlièrenicnt modifiée ainsi qu'on peut le voii par la note de W. Jones, que M. Loiseleur-Deslonehamps a insérée à la Tin de sa traduction 165 d'après les lois de manou. Un homme doit toujours abandonner une jeune fille sur la- quelle il découvre des marques funestes : le père doit faire connaître avant le mariage les défauts de sa fille, et s'il trompe son gendre, la loi prononce contre lui des peines sévères (1). La loi autorise donc le mari , à contracter même du vivant de sa femme un second mariage. Cette disposition n'est point réciproque. Les vices et les défauts du mari n'autorisent qu'une séparation, et même quoique la conduite de son époux soit blâmable, dit Manou, bien qu'il se livre à d'autres amours, une femme vertueuse doit continuellement le révérer comme un Dieu (2) ! Si l'homme impose son influence pour le bien dans la famille, c'est aussi sur lui que pèse toute la responsabilité du mal qui pourrait s'y glisser (3). Et pourtant la puissance de la femme est grande pour le mal : une femme peut écarter du droit chemin non seulement l'insensé, mais encore l'homme pourvu d'expérience (4). Heureusement qu'il y a une puissance for- midable qui vient en aide au mari pour maintenir l'ordre dans la famille, dans la société et dans le monde. Le châtiment à la couleur noire , à l'œil rouge, ne se fait point attendre (5). Le (1) Lois de M. liv. IX. si. 7ii. — Passïm, (2) Ibid. liv. V. si. 154. — Parmi les conseils , que le sage Cunoua donne à Sacountala sa fille adoptive, lors de son départ de la forêt sacrée pour aller rejoindre son époux; on remarque celui-ci : ... as-lu quelquefois à te plaindre des manières de ton époux à ton égard? gardes-toi dans un moment de dépit de lui en témoigner le inoindre mécontentement. — La reconn. de sacocnt. aci. IV. Trad. franc de M. Chézy. (3) Ibid. liv. IX. si. 2-2. (4) Ibid. liv. II. si. 214. (5) Ibid. liv. VII. si. l't, i>:> Ifiti ORGANISATION DE LA FAMILLE châtiment qui lait trembler les dieux eux-mêmes , sévit au foyer domestique, lorsque son influence est nécessaire. Il y a en effet des femmes élioniées qui ne tiennent ni à la beauté, ni à Fâge; que leur amant soit laid ou beau , peu leur importe, c'est un homme, elles en jouissent (1) ; que les maris mettent la plus grande attention à les surveiller. Et, cependant on a beau les garder avec vigilance, dit le législateur dans son indi- gnation contre le sexe, à cause de leur passion pour les hom- mes, de l'inconstance de leur humeur, ces femmes seront infidèles à leur époux (2). Dans tous les cas, nous prévient-il , personne ne parvient à tenir les femmes dans le devoir par des moyens violents. Celles-là seules sont bien gardées qui se gardent elles-mêmes de leur propre volonté (3). Le plus grand respect est prescrit dans les relations conju- gales. On ne doit donc pas s'étonner de voir recommander aux femmes d'éviter, dans leurs rapports avec les étrangers, tout ce qui , sur elles, pourrait éveiller le soupçon : être aux petits soins près d'une femme , folâtrer avec elle, toucher sa parure ou ses vêtements , sont considérés comme les preuves d'un amour adultère (4). La loucher d'une manière indécente, se laisser ainsi toucher par elle, sont des actions résultant de l'adultère avec consentement mutuel (5). Mais alors le châti- ment fait son devoir. Le roi , son redoutable ministre sur la terre, punit par des mutilations flétrissantes ceux qui se plai- (1) Lois de M. liv, IX. si. 14. (2) Ibid. liv. IX. s!l. 15, le. -> Ibid. liv. IX. sll. 10, 12. U) Ibid. liv. VIII. Office des juges, si (5) Ibid. liv. VIII. si. :.:>s. 167 n'APRÈS LES LOIS DE MANOU. sent à séduire les femmes des autres (1). Un Soudra doit subh la peine capitale pour avoir fait violence à la femme d'un Brahmane (2). Une tonsure ignominieuse est ordonnée au lieu de la peine capitale si c'est un Brahmane qui a commis le forfait (3). Si une femme fière de sa naissance et de sa famille est infidèle à son époux , que le roi la fasse dévorer par des chiens, dans une place publique. Son complice sera brûlé sur un lit de fer rouge (4). Manon ne voit rien de plus abject sur la terre que la femme infidèle : elle est un but à l'ignominie ici-bas, et dans l'autre vie elle renaîtra dans le ventre d'un schakal, elle sera affligée des maladies les plus honteuses (5) ; il n'y a rien de plus méprisa- ble qu'elle, si ce n'est le mari qui connaît ses désordres et les tolère (6). Alors, la honte et le mépris s'attachent ou en défi- nitive la honte et le mépris doivent toujours s'attacher. Nous avons dit comment la famille s'était constituée, avant de dire comment elle va se dissoudre, ou plutôt se continuer, nous devons signaler encore quelques particularités assez remarquables. Le plus grand des maux est de mourir sans avoir donné le jour à un enfant nulle. Par un fils , nous dit la lui , un homme gagne le monde céleste, par le fils d'un fils, il obtient l'im- (1) Lois de M. liv. VIII. si. 352. (2) Jbid. liv. VIII. si. 3o9. (3) Ibid. liv. VIII. si. r,79. (i) Ibid. liv VIII. sll. 371,372. (•">) Ibid. liv. V. Devoirs des femmes, sll. 153, 151 '<• Ibid. liv. VIII. si. 377. i()8 0KGAN1SATI0N DE LA FAMILLE mortalité , par le fils de ce petit-fils, il s'élève au séjour du soleil (1). Maintenant, celui qui n'a point d'enfants mâles peut charger sa fille de lui en élever un pour le racheter du séjour infernal, en accomplissant pour lui une cérémonie funèbre (2). Mais, si la femme est stérile, nous avons vu que le mari peut et doit l'abandonner (3). Il nous reste maintenant à exposer une disposition tellement étrangère h nos mœurs que nous croyons devoir l'entourer de tous les préjugés de cet âge, ou la dépouiller de toutes les croyances du nôtre, pour l'exposer froidement et atténuer ce qu'elle a de choquant. Pourtant elle a régné au nom d'un saint principe sur ces vieilles sociétés ! Dans l'Inde, comme dans toutes les nations primitives , et sous ce rapport la Judée , notre aïeule , ne pense pas autre- ment que l'Inde , le but de la vie, c'est la propagation de l'es- pèce. Lorsqu'on ignorait encore que l'humanité était appelée à réaliser des destinées que chaque âge devait de plus en plus faire comprendre, on soupçonnait déjà que la famille hu- maine devait durer. Ainsi donc , avant de mourir, le couple humain doit laisser une postérité , il le doit, et la Judée est encore là pour nous dire qu'il le doit à tout prix. Partout, dans le monde oriental, la femme est soumise (4) à l'homme, et dans le monde orien- tal comme dans nos sociétés modernes (nous n'avons pas besoin d'en citer d'illustres exemples), la femme stérile est impitoyablement abandonnée. Maintenant, lorsqu'il s'agit de (1) Lois de M. liv. IX. si. 137. Ci) Ibid. liv. IX. si. 106. (3) Ibid. liv. IX. si. 81. Cunf. stip. p. 16:». (4) Bibl. Sac. lib. Gen cap IV. 161) d'après les lois de mainou. sauver une ame malheureuse , qu'une foi ardente découvre dans un inonde dont celui-ci n'est que l'apparence, en proie aux plus cruelles douleurs, l'homme doit-il faire subir à celle qu'il aime, à tant d'autres égards peut-être, la faute de son impuissance ? Nous sommes dans l'Inde, encore une fois, et dans l'Inde antique, a l'époque ou la famille patriarchale d'Abraham cher- chait à s'organiser dans la Judée (I). Eh bien , à cette époque, dans l'Inde, lorsqu'on n'a pas d'enfants, et qu'un père a chargé sa fille de lui donner un fds (2) pour le sauver du séjour infer- nal, la progéniture que l'on désire peut être obtenue par l'union de l'épouse avec un frère , ou un autre parent de l'époux (3). C'est un devoir rigoureux pour celui qui est chargé d'accomplir cette mission. Il doit s'y préparer (4) par d'austères cérémo- nies. Mais si une pensée impure vient exciter ses sens, celte pieuse action se change en forfait. Le châtiment sévit alors contre lui comme s'il eûtsouillé la couche de son père, ou de son directeur, qui est aussi son père spirituel (5); et celui-là, pour expier son crime, doit en proclamant à haute voix sou forfait, s'étendre lui-même sur un litde fer brûlant et embrasser une image de femme rougie au feu. Ou bien, s'étant lui-même coupé les organes de la génération et les tenant dans ses doigts, qu'il marche d'un pas ferme vers le septentrion , jus- qu'à ce qu'il tombe mort (6). Dans un autre monde, il renaîtra (1) Bibl. Sac. lib. Gcn. cap. XIV et XVII. Ci) Lois de M. liv. IX. Lois civiles cl criminelles, si. li~ . (3) Ibid. liv. IX. si. r.6. - Passim. (4) Ibid. liv. IX. si. 60. (5) Ibid. liv. IX. si. 65. (6) Ibid. liv, XI. sll. 105, 104. 170 ORGANISATION DE LA FAMILLE cent fois herbe , liane ou buisson, puis redevenant animal , il sera hibou, lion ou tigre (1). Dans tous les cas ce rigoureux devoir une fois accompli , les deux personnes redeviennent étrangères l'une à l'autre ; elles ignorent ce qui s'est passé , le véritable père, c'est toujours l'époux (2). Toutefois , dès ces temps reculés, cette pratique a été blâ- mée par les Brahmanes instruits. Un roi puissant, ayant l'esprit égaré par la concupissence, fit naître le mélange des races, et c'est sous son règne qu'on vit approuver et se propager de pareils exemples (3). La dernière rédaction de la loi deManou blâme cette coutume , dont elle ne trouve point la sanction dans la sainte écriture. Nous avons vu comment les familles se forment, nous avons vu comment, les passions et les intérêts jettent le désordre au milieu des membres qui les composent ; la mort va passer à son tour sur ces organisations éphémères. Si la femme meurt avant son mari, celui-ci peut contracter un second mariage (4). Il n'en est point ainsi de la veuve : nulle part, dit la loi , le droit de prendre un second époux n'a été assigné à une femme vertueuse (5). Une femme en effet qui désire obtenir le même séjour de félicité que son mari, ne doit rien faire qui puisse lui déplaire, soit pendant sa vie , soit après sa mort (G) ; car celle qui se conserve chaste après la (1) Lois de M. liv. XII. si. 5s (2) Jbid. liv. IX sll 6-2, 170. — Nous rclrouvons ici l'axiome de la loi romaine : 1s palcr csl quem nupliae dcmonslrant. (3) Ibid. liv. IX. si. 65. (4) Jbid. liv. V. sll. 167, 168. — Passim. — Conf. Sup. p. 165. 5) Ibid. liv. V. si. 162. !6) Ibid. liv. V. si. 159 171 d'après les lois de manou mort de son époux va droit au ciel , bien qu'elle n'ait pas d'enfants (1). Une coutume barbare qui subsiste encore aujourd'hui, a l'ail une triste célébrité à ces veuves qui , pour honorer la mémoire de leur mari , se précipitent dans les flammes de leur bûcher funèbre. Hâtons-nous de dire que nous ne trouvons rien dans Manou qui autorise de pareilles cruautés. La loi révélée et révérée, le Dharma, n'a pas, pour la veuve, de disposition plus rigoureuse que celle-ci : qu'elle amaigrisse volontairement son corps en vivant de fleurs, de racines et de fruits purs; mais après avoir perdu son époux, qu'elle ne prononce même pas le nom d'un autre homme (2). Nous trouvons il est vrai, dans des poèmes d'une haute antiquité, des exemples de cette barbare coutume, dont nos voyageurs modernes peuvent témoi- gner encore. Mais rien de pareil n'existe dans la loi de Manon. Lorsque l'époux est mort , lisons-nous dans le Bagavata , pendant que son corps et la hule qu'il habitait seront consumés par les feux, sa femme vertueuse entrera dans les flammes pour suivre son mari (3). Tavernier, dans son voyage aux Indes, a vu plusieurs fois des femmes se brûler vivantes avec le corps de leur époux. Cette coutume se pratique de différentes ma- nières, suivant les contrées. La description que l'illustre voya- geur donne d'une de ces scènes, a beaucoup d'analogie avec ce qui est rapporté dans le Bagavata ; seulement, la veuve, au lieu d'entrer dans les flammes, se fait attacher auprès du corps, dans une hute construite avec des matières très inflammables. Bientôt après le feu a tout consumé (4). (1) Lois de M. liv. V. si. 159. (2) Ibid. liv. V. si. i:>7. 138. (5) Bagav, pub. Trad. li. Burnouf. Liv. I chap. xm. si. 5">. ('<) Tavermgu. f'oyagt > aux Indes. Liv. III. ) Ibid. liv IX. sll. 107 et suivv. — Conf. Siip. pagg. 168 et suivv. (4) Ibid liv. IX. sll. 201, 202. (?,) Ibid. liv. IX. si. 188. 17(i ORGANISATION DK LA FAMILLE cependant nous eussions voulu nous y enfermer exclusivement. Il y a la, en effet, non pas peut-être, une organisation vivante d'une vie réelle, mais une organisation empreinte d'un sceau divin. Si nous sommes quelquefois sortis des traditions de Manou, c'est qu'une nécessité puissante nous forçait d'éclairer un passage obscur par une révélation étrangère soit en éta- yant l'idée de Manou, soit en la combattant. Toutefois nous ne terminerons pas cet exposé succinct sans dire l'impression qu'à laissée sur nous la présence de ces antiques figures que nous avons esquissées. Le code de Manou est h la fois un code politique et un code religieux. Tout est confus dans ce livre. Les grands principes qui gouverneront un jour les sociétés y sont en germe, et font effort pour se reconnaître. On y découvre des tendances heu- reuses , mais vagues et indécises ; on y voit des questions puériles discutées avec sagesse, et d'importants problèmes, résolus sans motif. Ici , il donne des règles de droit public et privé ; là . il pénètre le for intérieur, examine les consciences. Il organise tout à la fois , avec le même scrupule , l'intérieur d'un ménage, les lois d'un pays, et les révolutions des mondes. C'est enfin le code d'une nation dans son enfance. Et, malgré cette enfance éternelle dans laquelle l'Inde a été plongée, on conçoit qu'elle a du être une des plus grandes nations de la terre : le souvenir de son antique splendeur l'imposera long- temps encore aux respects de l'Europe moderne. Nous n'avons point ici à contrôler les doctrines philosophi- ques et religieuses que nous avons exposées (1). Nous n'avons (1) Nous ne pouvons que renvoyer aux leçons de philosophie orientale 177 d'après les lois ul manou. à rechercher que l'influence de ces doctrines sur l'organisation de la famille. Le panthéisme et la métempsycose, tel est le dogme de Ma- nou. Panthéisme spiritualité au suprême degré; métempsycose nécessaire dans un pareil système. L'âme seule existe; et cette âme, c'est l'univers qui se manifeste. Maiya, l'illusion, l'appa- rence, la forme, crée, conserve ou détruit les mondes en se jouant (1). Cette Maiya trouble l'homme lorsque, dans l'erreur de son intelligence, il se vante avec orgueil du moi et du mien (2). Le moi et le mien sont en effet des prétextes qui servent, comme la nature entière, à l'éducation des âmes. Dès lors la création n'est pas pour l'homme. La pensée de l'Être, sans nom, qui veut , est la seule énergie productive. Le corps est donc pour ceux qu'aveugle encore la qualité d'obscurité propre à la matière, la cause plus ou moins directe d'un plai- sir qu'on peut désirer ou d'une peine qu'on peut fuir. Mais pour ceux auxquels la science a dévoilé tous ses secrets; il n'y a là, comme partout, rien de sérieux. On peut supposer que les âmes, dans ce jeu de la création, apprendront de quel amour le créateur aime la créature, ou de quels respects la créature doit honorer le créateur, lorsque clans cette série d'existences, elles auront éprouvé tour à tour, de M. Charma qui a savamment exploré ees contrées au point de vue de notre destination. — Conf. Essai sur la philosophie orientale, |iag. 107 etsuivv. (1) Bagav. vvn. Trad. E. Burnouf. Liv. I. chap. \. s' 2't, — liv, Il chap. ix. si i, 2, :i. — liv. II. ebap. v. sll. '•. IS, 21. ' Ibid. liv. Il . chai), v. si. r». 178 ORGANISATION DE LA FAMILLE tantôt les chastes voluptés d'époux et d'épouse , tantôt les res- pectueuses soumissions de l'amour fdial, tantôt enfin la tendre sollicitude de l'amour d'un père ou d'une mère. Voilà ce qu'on supposerait peut-être à la vue d'un enchaînement d'exis- tences qui pourraient faire servir les liens de la famille terrestre à l'intelligence des rapports de la créature à Dieu. Mais Manon ne dit point cela, rien même ne l'indique. Dans l'Inde, sous ce rapport, le jeu de la création est encore un spectacle stérile. Les âmes , les vrais gardiens des mondes, existent de toute éternité, lorsqu'une forme apparaît dans le domaine des corps, et qu'une d'elles est prête pour venir l'habiter, elle s'en em- pare et poursuit sa destinée sous la tutelle de ceux qui lui ont ainsi préparé les moyens de l'accomplir. Il faut donc que les âmes soient averties et se comprennent dans ce mystérieux travail. Aussi tandis que la Judée, par exemple, ne soupçonne dans cette union que l'identification des corps (1). Manon laisse entrevoir sous ces impénétrables voiles une étreinte spirituelle et divine et proclame ainsi l'absorption des âme (2) ! Mais, maintenant, n'esl-il pas permis de se demander en- core jusqu'où s'étend le pouvoir de ïillusion, de la puissante Maiya. Le sexe, est-il un de ses caprices , un accident de la matière? — Est-il, au contraire, une qualité de l'âme? — Quel a été ou quel sera, je suppose, le sexe d'une âme emprisonnée (i) Bibl. Sac. lib. Gen- cap. II. v. -U. — Conf. comment, litter. sur les livres de l'Jncien Testament, par le R. P. D. Aug. Calmet. Loc. cil. (2) Lois de M., liv. V, si). 161. 163. 165. — liv. IX, si. IS, — bagav. i»cr. Trad. E. Burnouf. , liv. I. chap. vu. si. IN. 179 d'après les lois de MAïNOU. dans une existence de liant; ou d'herbe destinée à un sacri- fice; et qui, comme nous l'apprend le saint législateur, par la vertu du sacrifice auquel elle participe , s'élèvera à la condi- tion animale, et même à la condition humaine? Ici encore Manon ne s'explique pas seulement, dès que l'existence se développe assez pour que les sexes soient distincts, ils ne varient plus. Dans les chutes de l'âme humaine, l'âme d'un homme tombe toujours dans le corps d'animaux mâles, et l'âme d'une femme dans le corps d'animaux femelles (1). Déjà aussi lors de la créa- lion des mondes, les sexes s'étaient sépares pour la produc- tion de la race, l'homme et la femme ont donc une origine distincte, mais nous ne sortons point des conjectures et des hypothèses que ces problêmes permettent de poser. Enfin, que résulle-l-il de ces transmigrations? Deux âmes se suivront-elles sans cesse dans leur long voyage, se renconire- ront-elles à chaque station? — C'est bien ce que désire la loi, c'est bien un des vœux les plus ardents du Brahmane. Nulle part en effet, le désir de la possession exclusive de l'objet aime n'a été plus ardemment exprimé que dans l'Inde, nulle part aussi, il n'a été plus cruellement compris, ni plus héroïquement satisfait (2). — Mais n'est-ce point en vain ? Le système politique de l'Inde présente, au premier aspecl, une royauté absolue. Cependant les Rois ont un conseil, des ministres qui gouvernent en leur nom, et leur omnipotence (I Lois de M. liv. XII. si. 69. {-2} Conf. sup. pag. 170. — Colebrooke, Sur les devoirs d'une fidèle veuve. Recher. Asiat. V Vol. — Abcl Rémusal, Mélanges Jsiat.l. i, p. ;îs ;. 180 ORGANISATION DE LA FAMILLE se brise devant la souveraineté des Brahmanes. Ce qu'il y a de plus fortement organisé dans l'ensemble social, ce sont les castes : leur constitution est fondée sur une origine céleste, elle est, comme nous pourrions dire, de droit divin, et jamais institution humaine n'a eu plus qu'elle la sanction de la durée. C'est en vain que le sol sur lequel elles ont jeté leurs racines a été labouré par Bouddha , ce Luther antiqtie, qui essaya de planter sur ces anciens rivages l'interprétation éclairée du texte, à la place de la croyance aveugle aux traditions déjà incomprises , elles végètent encore. Chacun naît à la place qu'il doit occuper, avait dit Manou. — Chacun peut conquérir le rang dont il est digne, proclama le hardi réformateur. Le signal du contrôle et de l'indépen- dance était le signal de la révolte et de la mort : les Brahma- nes et les Kchatriyas avaient cessé d'être dignes du rang qu'ils avaient légitimement occupé. Dès lors l'Inde n'a plus donné que le spectacle d'une tyrannie arbitraire luttant sans relâche contre l'insurrection toujours menaçante, jusqu'à ce que, peuples, prêtres et rois aient succombé dans la lutte. Quelles que soient, en effet, les formes sous lesquelles se déguise la hiérarchie nécessaire des membres d'une société quelconque , on trouvera toujours la Souveraineté aux mains de ceux qui ont en partage la science , la vertu et la foi. La Royauté, c'est cette puissance qui s'incarne et se fait homme. Mais, si ceux qui sont au pouvoir ne participent pas de celle souveraineté, alors quelque révolution grondera dans l'ombre. Les signes précurseurs auxquels on reconnaît le cataclisme qui se prépare, c'est, nous dit Manou , le mélange des races. Admettons, ce qui est évidemment l'intention du législateur, 181 d'après les lois de manou. que ces races n'aient d'autre signe de distinction entre elles que la science , la vertu et la foi ; le mélange des races ne signifiera plus que ces saturnales dont l'histoire offre de trop nombreux exemples. Quand les Rois, est-il dit dans les poèmes de l'Inde (1), l'es- prit égaré par l'ignorance, vivent dans l'injustice ; alors pour conserver le monde, revêtant, au moyen de la qualité de bonté, des formes diverses, c'est LUI (Hari, Krichna, une des manifes- tations de l'être que les Védas n'ont pas nommé) qui manifeste dans chaque âge, tantôt sa puissance, tantôt sa vérité, d'autre fois sa rectitude, sa miséricorde et sa gloire. L'Europe a fourni son contingent de révolutions, et la France y figure pour les plus tristes pages. Louis XV, formé par les vertus apostoliques de Dubois, met la Dubary sur le trône : le trône que Geneviève et Jeanne avaient sauvé deux fois est souillé par une courtisane : dès lors il faut qu'il tom- be...! Terrible conséquence vers laquelle sont inévitablement entraînés, un pouvoir qui s'égare, une société qui se corrompt et une religion qui n'est plus comprise de ceux qui la professent. La corruption des mœurs sera toujours et partout le signe de la décadence des familles et des nations. Oh ! que l'immoralité de ma jeunesse coûtera cher à la France, disait un jour, le seul homme qui eût pu sauver une dynastie, si elle eût pu être sauvée, Mirabeau! Maintenant, pour nous en tenir à ce qui regarde plus spé- cialement l'organisation intérieure de la famille, il suffit de [i) Bacav. pck. Trait. M. Burnouf. Liv. I chap. x. si. 2:.. 182 ORGANISATION DE LA FAMILLE comparer les destinées de la femme telles que les voulaient ceux qui rêvaient pour elle une émancipation qui devait la relever de son antique dépendance (1), avec la position que Manou lui a faite dans la famille et dans l'état (2). L'homme et la femme ne sont pas égaux; à l'un la supré- matie de l'action, — c'est h dire de la volonté; — à l'autre la suprématie du sentiment, — c'est-à-dire de la sensibilité; au- dessus d'eux les vieillards que l'on révère n'onl-ils pas ia suprématie de l'intelligence et de la pensée, tandis que le enfants qui grandissent, développent en eux, mais confusé- ment, les germes engourdis de l'intelligence, de la sensibilité et de la volonté, ces trois facultés qui révèlent l'existence de l'âme en éclairant tour à tour l'individu et la famille, de même qu'en éclairant les familles et le monde, elles révèlent l'exis- tence de Dieu ! Un mot résumera ce qui nous reste à dire. Ces recherches, que nous avons entreprises sur l'Inde, nous les poursuivrons, un jour ou un autre, sur tout l'Orient. La Judée attirera parti- culièrement nos regards. Nous verrons comment était orga- nisé, sur les bords du Nil et du Jourdain, le berceau de la famille qui devait enfanter notre Europe. Il sera beau de voir ce que (1) On doit savoir gré au Saint-Simonisme de s'être dévoué, comme l'es- clave de Lacédémone , pour donner au monde moderne, le dégoûtant spectacle de la femme libre ! — Fourier, dont les théories auront une sa- lutaire influence sur l'avenir du monde industriel, a bien esquisé l'orga- nisation d'étranges familles, mais la haute moralité de ses disciples pro- teste, par une heureuse inconséquence, contre les principes du maître. — Platon du reste avait déjà rêvé quelque chose d'analogue. Conf. Platon de la Rêpubl. liv. V. (2) Conf. Supra, p. 156. 183 D'APRÈS IJES LOIS t)E MANOU. les lois grecque et romaine ont fait du genre humain, fils de Moïse, regénéré par le sang de Christ, et de suivre ses pas au milieu des débris des Celtes et des Druides, parmi les institu- tions Anglo-saxonnes de la vieille Europe occidentale. Ce sera un bien beau pèlerinage, s'il nous est donné de l'accomplir , pour arriver à la France. Nous avons consulté d'abord une époque dont la date se perd dans la nuit des temps, tellement éloignée de nous qu'elle ne nous apparaît que comme une étoile, dont nous voyons tout l'éclat, mais dont nous ne pouvons calculer la dislance. Plus d'une fois, nous avons essayé de soufler sur ces vénérables apparitions un soufle de vie ; nous leur avons prêté une existence qu'elles n'ont pas. Rapelons. en effet, ce que le souverain Dieu de l'Inde dit de lui même : J'étais seul avant la création, depuis la création je suis cet univers, et celui qui doit subsister lorsque cet univers ne sera plus , c'est moi (t). Dès lors, ce jeu de la création , dont il est à chaque instant question, n'est-il pas pour l'individu, pour la famille, pour l'univers, pour Dieu lui-même, un jeu stérile. Mais, si la médi- tation et l'extase sont le but des Brahmanes , nous trouverons ailleurs pour animer ces méditations, féconder ces extases, des idées, des sentiments, des passions, des intérêts , des droits et des devoirs. Ce qui ne veut pas dire que les sociétés se forment pièce à pièce des débris de celles qui les ont précédées. La puissance humaine ne peut faire sortir des tombeaux des générations ri) lois de M. — Passim. — Bagav. pci». Trad. fc). Burnouf. liv. II rhap. ix. si. 3-2. 18Ï ORGANISATION DE LA CAMILLE 1>'APRÈS LES LOIS DE MANOU. mortes que des fantômes, mais ces fantômes apportent de salutaires leçons aux hommes qui les ont évoqués. L'avenir en se développant chaque jour, amène chaque jour des faits nouveaux, des idées nouvelles qui vivent de leur propre vie , et qui recueillent le testament du passé. Ainsi l'oriental , ami du repos, ne comprendra pas la fa- mille de la même manière que le Grec plein d'activité et de vie. Chaque groupe vers lequel nous tournerons les yeux , nous offrira ses qualités et ses défauts , ses heureuses tendances et ses imperfections , — qu'y a-t-il d'achevé dans le monde ? — mais nous n'oublirons pas dans nos recherches ultérieures , pour constituer la famille de l'avenir, ce que l'Inde a pu nous donner : la forme. OBSERVATION SUR L'ORGANISATION DES FAMILLES. Habe nun, ach ! Philosophie, Juiïsterey imd Mcdicin, Uad leider auch Théologie ! Durcbaus studht, mit lieiszem Benmhn. Faust. L'univers réalise une pensée divine. — Quelle est celle pensée ? Grand problème, à la solution duquel plus d'un Socrate usera son génie! — S'il eût été donné à l'homme de compren- dre cette pensée, il n'irait pas, aveugle, s'égarer dans des spé- culations téméraires, adorer des mytes impossibles ; il saisirait 18(5 0BSEKVAT10IS le Vrai, le Beau, le Bien, dans leur essence absolue , tandis qu'il soupçonne à peine ces divins attributs dans leurs formes passagères. Dieu pense et crée des réalités. Le génie humain rêve et crée des fantômes, et ces fantômes réalisent pourtant une pensée humaine. Parfois, cette pensée humaine s'associe h la pensée divine, et l'humanité accomplit, heureuse, sa destinée avec la destinée du monde ; parfois, au contraire , la pensée humaine se sépare de la pensée divine; le malaise général in- dique assez que l'humanité s'égare , il faut revenir sur ses pas. Pendant qu'un mouvement sublime emporte l'univers, fatale- ment, dans l'infini et dans l'éternité, pour réaliser la pensée de Dieu , l'homme s'agite , librement , dans le temps et dans l'espace, pour comprendre et adorer cette pensée. Maintenant les individus jouent un rôle dans cet ensemble , et ces collections d'individus qui forment des cités, des na- tions, des empires, ont aussi leur place dans cette céleste épopée ; — les familles seraient-elles des organisations qui doivent passer indifférentes ou inutiles , quand tant de choses ont un but? Les rapports qui existent entre l'homme et la femme dans la constitution de la famille, les liens qui unissent si intime- ment le père et le fils, la mère et la fdle, sont-ils des rapports conventionnels, des liens factices, qu'on peut changer, qu'on doit changer même, quand ils nuisent à certaines combinaisons à certains intérêts; des liens, des rapports, en un mol, dont les législations humaines s'emparent pour les combiner, les modifier selon les besoins du moment, les circonstances parti- JS7 SUR L ORGANISATION DES FAMILLES. culières au milieu desquelles on se trouve, et même selon les caprices des législateurs? — Nous ne saurions le croire. Ainsi par exemple l'union indissoluble de l'homme et de la femme est regardée par un peuple tout entier comme une union sainte et sacrée. Or il arrive qu'un empereur , marié, veut épouser la femme d'un de ses sujets : il promulgue le divorce. Tout est-il brisé, tout est-il détruit par cette loi nouvelle. Ce qu'il y avait de saint, de sacré dans le mariage indissoluble, esl— il maintenant effacé? Non , sans doute, ou jamais il y aurait eu quelque chose de saint ni de sacré dans ces unions. Les lois, en effet, qui régissent les rapports des hommes entre eux , ne saluaient avoir le même effet que les lois qui régissent les rapports de la matière. Ainsi une loi déclare immeuble aujourd'hui ce qu'on avait reconnu pour meuble jusqu'alors, rien de mieux. Mais il y a au-delà des lois des hommes qui distribuent le juste et l'injuste, d'autres lois qu'elles doivent refléter. L'oganisation de la famille ne se détache donc pas de l'en- semble de l'univers pour réaliser une pensée stérile , son organisation se confond avec toutes «es organisations partielles qui composent les mondes, depuis l'organisation des molécu- les animées que l'œil découvre à peine dans les rudiments de la matière , jusqu'à l'organisation de ces globes dont notre système planétaire n'est qu'un épisode, pour former dans l'immensité une harmonie que l'enthousiasme soupçonne, mais que Dieu seul découvre. Et pourtant on a nie tout, dernièrement encore. Aussi, ISS OBSERVATION malgré les solides raisons que le xixe siècle apporte à l'appui de ses croyances, la famille cherche encore la loi de son être et doute de son organisation. Il s'est trouvé de hardis réformateurs qui ont ébranlé !a science, la politique et la religion. Des peuples ont grandi dans la lutte, d'autres y ont succombé. De temps à autre on a pris une existence d'homme au sérieux ; mais les pauvres familles ont subi le sort de la guerre , elles ont été foulées aux pieds. Au milieu de toutes les conquêtes du monde moderne, on ne sait, si l'avenir en se déroulant apportera pour les familles des combinaisons inconnues. Ce serait pourtant le moment de mettre de l'ordre dans son ménage, après un demi siècle de paix bientôt. Mais on a tout soigné, tout développé chez nous, excepté ce qui devait être soigné, développé, le cœur. — On a étudié les lois de la science, de la politique , de la société, excepté les lois du cœur. — On a appris à respecter les lois de la science , de la politique , de la société , excepté a respecter les lois du cœur. C'est ainsi que la société marche, ou plutôt se traîne. Ne faut-il pas que la nature humaine soit réellement bonne, pourvoir résisté, seulement pendant ces derniers temps, à la dépravation de la régence, à la guillotine de la convention , à la faiblesse du directoire , au despotisme de l'empire, et à la corruption hypocrite de la restauration ? Pour arriver aune solution satisfaisante de celle importante question, il faut se mettre à l'œuvre avec la conscience d'une tâ. L'hypothèse de la glace droite ne peut donc être admise que pour un angle très limité que nous aurons occasion de calculer. Maintenant comment concevoir le développement d'une surface sphéri- que? Telle est la question qui paraît impossible mathématiquement parlant, mais qui ne l'est pas, si on réfléchit que cette glace se trouve successive- ment redressée partie par partie par l'effet de la vision, de la même manière que la rétine, dans la perception des objets. En la redressant donc de la même manière dans nos constructions , nous obliendrons son développement total. 14 204 THÉORIE DE LA reconnu la proportionnalité des déviations aux angles visuels des lignes qui les motivent, propriété qui se démontre d'elle- même, si on réfléchit que ces hauteurs comme ces largeurs ainsi redressées , ne sont autre chose que le développement des arcs déterminés sur la génératrice , et sur la ligne de terre de la glace sphérique (1) ; mais cette supposition ne peut être admise qu'autant que ces hauteurs comme ces largeurs se trouvent corrigées et ramenées à représenter le développe- ment de leurs correspondantes de la glace sphérique. Celte correction peut s'effectuer facilement en comparant à l'angle de 90°, dont le développement de l'arc, est représenté par— — , l'angle visuel de ces hauteurs et de ces largeurs; ainsi en admettant que cet angle visuel soit représenté par a, l'oculaire par d, on pourra poser la proportion izd aizd a nd «: 90°::*: — d'où* =£3^ = -* -% izd comme le facteur — — et 90« sont constants pour toute la perspective; le calcul sera très simple à effectuer et dépendra uniquement de l'angle visuel. Maintenant on concevra facilement que la détermination de la déviation visuelle sera bien simplifiée, car, au lieu delà calculer par les angles, on la déterminera directement sur les lignes elles-mêmes, opération d'autant plus facile qu'on peut employer à cet usage le compas de réduction. Ainsi supposons qu'un angle visuel A ait donné une déviation n , on disposera (1) La Jigne de terre de la glace sphérique est comme on peut le com- prendre la circonférence décrite avec l'oculaire pour rayon. 205 PERSPECTIVE APPARENTE. son compas de manière à ce que la réduction soit de A et en la répétant n fois, on aura la déviation correspondante à toutes les longueurs possibles. Quoique celte méthode soit très simple , il est cependant quelquefois plus avantageux de déterminer directement les déviations, sans calculer préalablement le développement des largeurs qui les motivent, car, la plupart du temps, celles-ci n'entrent pas dans les constructions. Pour y arriver, on compa- rera l'angle visuel de ces largeurs à un angle visuel A, je suppo- se, dont la déviation n est connue; la proportion A : n :: a : x, donnera donc la valeur de la déviation correspondante;! l'angle a , de telle sorte qu'en la lui substituant dans la formule pré- cédente, on obtient la projection de celle déviation sans avoir eu recours au développement de la largeur qui Ta motivée. APPLICATION DES DEVIATIONS AUX POINTS ACCIDENTELS. Déviation horizontale. Pour bien se pénétrer du rôle que joue les déviations dans la perspective apparente, supposons qu'une largeur quelconque ail donné un angle visuel BO'P (fig. 2) dont la déviation est représentée par KO' P. Cette déviation signifie que pour la perception de celte largeur, le point de vue P, s'est trouvé déplacé en k. Or imaginons que dans la première position du point de vue, nous ayons déterminé les points accidentels en menant comme on le sait de l'œil du spectateur, des parallèles aux faces fuyantes de l'objet dont l'angle de fuite est accusé par la position de son 206 THÉORIE DE LA plan à logard dé la ligne de lerre ; il arrivera que quand le point de vue se trouvera déplacé en k , le système de l'ocu- laire et de la ligne des points accidentels qui ne peut chan- ger aura parcouru un arc précisément égal à celui de la déviation du point de vue; par conséquent, pour indiquer ce déplacement, dont l'effet réagit sur les lignes de fuite, on devra reculer les points accidentels de la quantité indiquée par la déviation du point de vue. Scholie 1 . Nous remarquerons que dans celte hypothèse du mouvement de rotation du système de l'oculaire et de la ligne des points accidentels , dont l'angle doit rester invariable , les points accidentels de la perspective réelle sont ceux qui résul- tent de l'intersection de la ligne qui les contient, avec la ligne de terre circulaire. Par conséquent, lors du redressement de la glace, on devra les calculer comme on a calculé le dévelop- pement des déviations, et ce sera à eux et non aux points ac- cidentels de la glace plane qu'on devra ajouter les déviations horizontales. Scholie 2. Il suit de là, que plus l'angle formé par l'ocu- laire et la ligne des points accidentels sera grand, moins la déviation horizontale se fera sentir; quelquefois même, si la dé- viation horizontale est peu considérable , il pourra se faire que les points accidentels de la perspective réelle (dans l'hypo- thèse de la glace circulaire) augmentés des déviations horizon- tales, soient moins distants de la ligne angulaire des faces fuyantes, que ceux de la perspective réelle (dans l'hypothèse de la glace droite). Cela provient de ce que les arcs croissent dans le rapport des angles et que les tangentes trigonométri- ques croissent dans un rapport beaucoup plus considérable. Déviation verticale. La déviation verticale suppose, comme on a déjà pu le comprendre par le théorème I, autant de lignes d'horizon qu'il y a de points dans les lignes qui la représen- 207 PERSPECTIVE APPARENTE. lent; or comme ces lignes d'horizon sont toutes entre elles dans les mêmes conditions, puisque les largeurs n'ont pas changé (la glace étant sphérique), il en résulte que les points acci- dentels que nous avons reconnus s'ajouteront les uns aux autres et formeront des lignes verticales égales a la déviation verticale. Il suffit donc pour avoir la combinaison des deux déviations , d'élever aux points accidentels déterminés sur la ligne d horizon principale (celle qui résulte de l'intersection avec la glace du plan horizontal conduit suivant l'œil du spectateur) des perpendiculaires que l'on prendra égales à la déviation verticale, et que l'on disposera relativement à la ligne d'horizon, suivant la position de celle-ci, à l'égard de l'objet. Nous savons maintenant, d'après le théorème I, ce qui résulte de cette combinaison. Scholie 1. La remarque que nous avons faite dans la scholie II, au sujet de la déviation horizontale, peut se répéter dans le cas présent. En effet, les déviations croissant propor- tionnellement aux angles visuels des lignes qui les motivent, leur rapport avec les lignes elles-mêmes différera d'autant plus que ces lignes seront plus longues. Nous allons examiner maintenant plusieurs propriétés qui résultent des combinaisons de ces déviations. S III. ({APPORTS DES DÉVIATIONS. Théorème II. Pour une même distance, les projections des angles 208 , THÉORIE DE VA de déviation croissent, à partir du point de vue princi- pal, dans le rapport des angles visuels; mais si la distance varie ces projections croissent en raison inverse de ces angles, lorsque le rapport des oculaires est égal au carré de celui de ces projections. ' La première partie de ce théorème se prouve d'elle-même, comme nous l'avons déjà dit , puisque les projections des angles de déviation , comme nous les appelons, ne sont autre chose que les développements de leurs arcs. Ainsi BP (fig. 2} ne sera autre chose que l'arc P b, et K P représentera l'arc kV; or comme les arcs sont dans le rapport des angles, si n représente le rapport de ceux-ci, n représentera également le rapport de BP à KP. Cela posé cherchons une troisième proportionnelle entre B P et K P; ce sera je suppose A P, de sorte que l'on aura A P : BP :: BP : K P; joignons KO' et du point B menons une paral- lèle BC à KO', on trouvera alors entre PO' et P G le rapport n .... n qui donnera PO' = zr-z î Pai' 'a même raison , si du point A , on mène encore une parallèle AO à BC, on ohliendra pour PC, le rapport — z , et le substituant dans l'expression n2 „ , PO précédente, elle devient — d ou -z—- == n2. En examinant maintenant la corrélation des angles, on pourra s'assurer que l'angle A OP, dont la projection est AP, n'est autre que l'angle KO'P; il sera donc relativement à l'arc a P, correspondant h AP pour la circonférence décrite du point 0, dans les mêmes conditions que KO'P, vis à vis l'arc AP, correspondant iiKP pour la circonférence décrite du point 0'; il s'ensuit par conséquent que l'angle aOP sera égal à . On en conclut donc que. le point 0, éloigné du 209 PERSPECTIVE APPARENTE. poinl P , de la quantité «2 X PO , sera la distance nécessaire pour que l'angle A OP, n fois plus petit que BOP, donner une projection A P, n fois plus grande que BP qui correspond à ce dernier angle. Corollaire i. II suit de là que tout en fixant un même objet, la projection de la déviation visuelle augmente à mesure que le point de distance s'éloigne, mais que cette augmenta- tion est peu de chose relativement au dérangement du poinl de distance , puisque le rapport, dans ce dernier cas, est n- , lorsqu'il est simplement n dans le premier. On en conclut encore que plus on s'éloigne d'un objet, moins la perspective apparente diffère de la perspective réelle. Théorème III. Les distances des points accidentels de la perspective apparente, sont proportionnelles aux distances des points accidentels de la perspective réelle, augmentés des dévia- tions horizontales (\). Supposons en effet que la figure A B G D E F (fig. 6), repré- sente la perspective apparente d'un bâtiment; supposons que a désigne la projection de la déviation horizontale de la face A B G D et b. celle de la face A B E F , je dis qu'on aura Q U : QU'::QT + «:QT' + b. Soient en effet «' U , a" b" les projections de la déviation verticale reportées aux points G et G', qui représentent les points accidentels T et T, reculés par suite de la déviation horizontale seulement ; on obtiendra des triangles semblables (1) Nous appelerons désormais distance des putnls accidentels la distance qui les sépare de la ligne angu'aire des faces fuyantes; 210 THÉORIE DE LA A Q U , d G U , AQU', à" G'U' ; les deux proportions A Q : û'G ::QU: GUet-AQ: tf'G' :: QU' : G'U' ; mais comme à" G' = à" G , on pourra poser à cause du rapport commun : QU: GU:: QU : G'U' proportion dans laquelle QU — GU : GU :: QU' — GU' : G'U' ou QG :GU :: QG' : G'U'; ces deux dernières proportions ayant les conséquents égaux; on en déduira QU : QU' :: QG:QG', or QG = QT-f- a et QG' = QT'+6. Scholie. On peut facilement comprendre que ce théorème serait encore vrai, si la ligne AQ n'était pas commune aux deux faces fuyantes ; car les déviations étant toujours propor- tionnelles aux perspectives des lignes qui les motivent, leur rapport sera toujours le même, et par conséquent commun aux deux proportions primitivement établies. Théorème IV. Dans une perspective apparente, le rapport des largeurs des faces fuyantes, divisé par le rapport de la différence des hauteurs , est égal à celui des distances des points accidentels. Pour prouver cette proportionalité, nous considérons les triangles semblables AQU' et E IU', AQU et CUR (même fig.) qui donnent les proportions AQ : El :: QU' : IU' et AQ:CR::QU: RU, dans lesquelles AQ-EI : QU — IU':: AQ:QU' AQ — CR: QU — RU::AQ :RU et divisant terme à terme AQ — El . 01 AQ QU' QI(AQ-CR)_ Q U' AQ— CR : QR'' AQ : RU 0UQR(AQ — El) RU ce que nous voulions démontrer. 211 PERSPECTIVE APPARENTE. Théorème V. Dans l'hypothèse d'une glace- cylindrique, les perspec- tives de lignes verticales égales ou d'horizontales égales, concentriques à la glace, sont proporlionelles à leur dis- tance de l'œil du spectateur. Supposons donc que AP (fig. 3) représente la glace dans sa position verticale, que l'œil du spectateur soit en 0, et que la ligne verticale B P, d'abord perçue en BP, se trouve rappor- tée en DE, je dis qu'on aura BP: KP::OE:OP. En effet les deux triangles semblables DEO, KPO donnent la proportion DE : KP :: OE : OP; mais DE = BP; donc onaBP:KP ;: OE ; OP. En renversant la figure et supposant la courbe PH, la ligne de terre à laquelle est concentrique El , on aura, en raison de la proportionalité des arcs aux rayons GP : El ;: OP:OE; or GP est la perspective de la ligne El. Scholie. Dans le cas ordinaire de la glace sphérique, la proportionalité n'existera plus, mais la différence sera si mi- nime qu'on pourra la négliger quand le rapport sera très petit. Menons en effet du point 0 l'arc IIP, la perspective de BP sera alors en HP, et celle de DE en G P. En conséquence si n exprime le rapport des angles que nous désignerons par « eta,« exprimera également celui de H P et G P; mais non pas celui de BP à KP. Pour l'obtenir considérons les deux triangles rectangles BPO' et K P 0 qui donnent B P = B sin. uetRP = f sin. a , et . ... . . BP R sin. BP B sin. „> établissons la proportion — — ou =^= — X KP r sin a. KP r sin. « On comprendra facilement que le rapport de sin. oi à sin. « étant n en raison de la proportionalité des angles à leur sinus. 212 THÉORIE Hli LA On peut lui substituer cette valeur dans l'équation précédente . , . BP R qui devient — — = «x — • KP r La différence des deux rapports existera donc dans celui de R à r. On comprend donc que pour un rapport peu considé- rable on peut la négliger. DETERMINATION DU POINT Z, DU THÉORÈME I (1). Pour obtenir ce point, il suffît, comme nous l'avons fait déjà observer , de prolonger les lignes qui déterminent les points accidentels de deux faces parallèles, et leur point d'in- tersection est le point demandé. Le problème se réduit donc à la détermination des points accidentels de deux faces paral- lèles. En procédant par l'analyse , on parviendrait facilement à les obtenir en joignant à la projection horizontale de l'œil les angles de la projection horizontale de l'objet, et en cherchant la déviation horizontale de ses différentes faces. La combinaison de ces déviations avec celles des lignes verticales qui se sont trouvées déterminées dans la perspective réelle, suffirait, comme nous l'avons dit, pour fournir leurs points accidentels respectifs. Mais celle méthode qui nécessite des constructions assez longues, peut être considérablement simplifiée, lorsque les bâtiments sont réguliers , et c'est le cas le plus habituel ; (1) Dans ce théorème nous n'avons l'ait que signaler cette conséquence importante de la déviation visuelle; mais nous ne l'avons ni démontrée, ni approfondie : c'est ce que nous allons faire maintenant. 213 PERSPECTIVE APPARENTE. d'ailleurs qu'une ligne soit plus ou moins penchée dans la façade d'an bâtiment qui est de guingois, l'œil n'en sera pas choqué et appréciera difficilement la différence. Mais dans un monument parfaitement symétrique , il est plus exigeant et veut retrouver l'impression de la même symétrie, dans sa perspective. Nous observerons aussi qu'il est très important surtout poul- ies dessinateurs de pouvoir opérer dans ce cas, sans avoir recours ni à la projection horizontale du bâtiment, ni à celle de l'œil. Ce qu'ils veulent avoir, c'est la corrélation qui doit exister entre les lignes de ses diflérenles faces ; en d'autres termes leur problème se trouve ainsi posé : ayant déterminé plus ou moins exactement les points accidentels de deux faces fuyantes d'un bâtiment , quels sont les points acci- dentels des deux autres faces ? Supposons donc que ABC D, A B E F (fig. 4) soient les deux faces fuyantes d'un bâtiment , X et U leur point accidentel, et V le point de vue principal; admettons pour un instant que la déviation visuelle des lignes A B, CD ne compte pour rien; il arrivera que si du point C, nous menons une parallèle Cx à AX, le point x représentera le point accidentel appa- rent de la face A B E F reportée en C D, avec l'hypothèse du dé- placement du point de vue V en v (1), mais nous devons nous (1) Comme la perspective d'une ligne parallèle à la glace varie propor- tionellement à la distance, il s'ensuit que lorsque la face ABEF après avoir été reculée en C D se retrouvera sur le même plan que AB, l'espace v D qui avait été pris égal à V B, pour que la face conduite suivant CD fût dans les mêmes conditions à l'égard du point de vue que ABEF, se trouvera plus petit que VBdu rapport des distances; or ce rapport nous étant ici accusé par celui des lignes A B, CD; ou en conclut que la position du peint v dépend du rapport de la proportion VB : v D :: AB : CD qu'il faudra multiplier par R r ' 214 THÉORIE DL LA rappeler que le point X de la face ABEF n'a élé déterminé que par suite de la combinaison de la déviation verticale de la ligne A B , et de la déviation horizontale de la face A B E F, déviations qui évidemment ne peuvent plus être les mêmes, lorsque la face ABEF se trouve reportée en C D; il s'ensuit que la ligne Cx parallèle à AX ne représentera plus la ligne de fuite sur ce nouveau plan et dans la nouvelle position du pointde vue ; il faudra qu'elle se trouve déviée en un point x" qui ré- sultera de la combinaison des rapports de la déviation verti- cale de ABet CD, avec la déviation horizontale de la face ABEF dans l'une et l'autre position. Or comme celte face en s'éloignant de sa première position décroît dans un rapport constant avec AB (1) et que le point de vue est toujours sup- posé garder la même position à l'égard de cette face , on en conclut que les déviations horizontale et verticale décroissent également dans le même rapport , et que par conséquent leur rapport dans les deux positions de la face ABEF sera repré- senté par celui des lignes AB, CD. Le rapport des dé- viations verticale et horizontale étant le même, on le rapportera verticalement dans l'angle C x D, jusqu'à ce qu'il y soit contenu enr«, et le rabattant en nx\ on obtient, enjoignant #'C, la ligne qui représente AX, lorsque le plan A B E F est en C D , et le point de vue V en v . Il s'agit maintenant de ramener le point #' dans le plan de la glace, pour le mettre en rapport avec le point X. Pour cela , nous n'aurons qu'à avancer le système C Da?' jusqu'à ce que CD devienne égal à AB. Le point C viendra alors en H , et le point #' en j; par conséquent , la ligne qui joindra le point y au point C représentera la véritable ligne de fuite de (1) Comme le prouvent les triangles A BXct CD x qui sont semblables. •2\ù PERSPECTIVE APPARENTE. la face menée suivant C I) dans l'hypothèse du point de vue déplacé (I). Reste donc à replacer le point de vue dans sa première po- sition V , chose qui sera très facile si on réfléchit qu'en ra- menant CD dans le plan de la glace, le point v s'est trouvé reculé en 2'\. THÉORIE DE LA la position de l'œil en 0 , déterminer la perspective appa- rente de cette salle sous un angle donné H 0 I. Nous observerons d'abord que dans ce cas, la glace doit être supposée derrière l'objet considéré , de sorte qu'on devra prendre les projections assez petites pour que la perspective ail des proportions convenables, ce que l'on peut prévoir, jusqu'à un certain point , en se rappelant que la ligne B M peut être mise directement en perspective au moyen de la for- mule — X — et représente la ligne verticale la plus en fuite 90 2 ' de la perspective. Cela posé, en prenant la moitié de l'angle donné et menant sur la ligne médiane une perpendiculaire tangente en B , on obtient en x y la ligne de terre. Le prolongement de la ligne médiane en V donnera ensuite le point de vue, et les perpen- diculaires AK HL BM IN, détermineront les projections verticales de la partie du plan comprise dans l'angle H 0 I. On prendra alors les points accidentels géométriques des lignes B D, AB, qui seront en T et T', et observant à leur égard ce quia été dit relativement à la déviation visuelle, on obtiendra en U et U' les points accidentels de la perspective apparente Menant donc par les points B et M les lignes UB, UM, U'B, U'M, on obtient les lignes de fuite des faces BD et AB. Le point de distance reculé de la déviation du point de vue, pour la face A B étant reporté en d, et joint au point G, qui provient du rabattement de A B en M G , donne par son intersection avec la ligne de fuite U' M, la position de l'encoignure A. En répétant la même opération pour la face A C, dont le point accidentel est celui de B D, reculé: de la déviation de l'angle BO H , plus celle qui résulte de la différence des deux hauteurs BM etEF, on obtiendra, en joignant ce nouveau point acci- dentel aux points E et F, la perspective de la face A C, limitée de II en A. 225 PERSPECTIVE APPARENTE. Les points Ici lise trouveraient à leur tour déterminés sur leur ligne de fuite, en procédant comme on a fait pour les points E et F. Scuolie 1. Nous devons remarquer qu'en raison de l'inéga- lité des portions BI, AH, des faces parallèles AC, BD em- brassées par l'angle visuel donné, nous n'avons pu déterminer le point Z, parle procédé que nous avons indiqué pour les objets réguliers. On doit aussi remarquer que ce point qui nous a servi pour la détermination des lignes du plafondf ne se trouve pas dans une position analogue a celui du théorème I , parce que le point de vue est situé entre les deux lignes de fuite parallèles. Scholie 2. L'inspection de la fig. 7 , nous fera facilement juger que l'angle optique a été donné trop grand , puisque la perspective semble tourner autour du point Z. Problème ii. Étant donnés la position du spectateur, le plan et l'élévation d'une tour cylindrique avec ses lignes d'assises, trouver sa perspective apparente. (Fig. 8). La détermination de la ligne de terre sera très simple dans ce cas ; il suffira de joindre la projection horizontale de l'œil du spectateur au centre du cercle, et la tangente a ce diamètre sera la ligne de terre cherchée; reportant ensuite celte circon- férence dans sa véritable position , et menant du point 0 des tangentes , on déterminera l'angle visuel de la largeur de celle tour, au moyen duquel on pourra calculer l'angle de déviation des points accidentels pour les faces D G, l) II , qui seraient conduites de l'extrémité du diamètre de la tour , le plus près de l'œil,; aux points de langence G et H, les derniers; de la circonférence qui puissent être embrassés par l'œil situé [au ^point 0 ; on aura donc par ce moyen tous les points des assises, sur les ligues qui limitent verticalement 226 THÉORIE Î)Ë LA la perspective de la tour. Pour avoir les points l el K de la plus grande convexité des arcs GD, DH, on les joindra au point D, et cherchant ensuite les points accidentels apparents des faces I D, DK, on obtiendra sur les lignes A M, BN la position de chacune des lignes d'assises, aux points I et K de la circonférence. La même opération pouvant se répéter pour tous les points des arcs G D, HD, on peut parvenir à obtenir exactement les courbes des assises, mais il n'est guère besoin que des cinq points G, I, D, K, H; encore n'est-on obligé d'opérer que d'un seul côté , l'autre lui étant exacte- ment semblable. Problème iv. Étant donnés le plan el la coupe dune rotonde cylindrique avec la projection des assises et la position du spectateur en 0, (Fig. 9) trouver la perspective apparente de celte rotonde sous un angle G 0 H. Ce problème qui est relativement au problème précédent, dans les mêmes conditions que le problème II vis-à-vis le problème I , trouvera sa solution d'une manière analogue. Ainsi , après avoir disposé convenablement la glace et avoir tracé l'angle optique de manière à limiter la portion de la circonférence, qui doit être vue en perspective, on joindra GD, DH, dont on cherchera les points accidentels apparents. Ces points accidentels joints aux points L et D , de la hauteur LD et rencontrées en R et IV par les lignes menées du point de distance , détermineront les verticales élevées en G et H et reportés en RS, et R'S' en perspective, et par suite les points où passeront les lignes d'assises en ces endroits de la circonférence. En joignant ensuite ID, DK et faisant les mêmes opérations que pour GD, DH, on obtiendra sur les lignes verticales élevées en MN, M'N', les points où passeront également les assises aux points 1 et K de la circonférence. On comprend qu'en répétant ces constructions en divers 227 PERSPECTIVE APPARENTE. points, on parviendrait par déterminer exactement les cour- bes perspectives. SciiolieI. On peut comprendre d'après les constructions de cette figure , que si l'angle donné avait été supposé très grand le parallélisme des lignes de fuite et des lignes menées du point de distance, aurait pu en advenir et parconséquenl la solution eût été impossible. Sans la déviation verticale, cet angle serait encore assez li- mité; car en le désignant para;, il devrait fournir l'équation x (JL + 1U-— )= 2 sin. x ^ 90 ^ 180V V 180 J ou x X 0,0522 — ( 2 — 0,0174 -Y a? ) = 2 sin. x. Problème vi. Étant donnés le plan et la coupe d'un ca- veau voûté, tel que le tombeau d' Agamemnon à Mf cènes, en déterminer les lignes d'assises apparentes, sous un angle donné. Ce sera à peu près la même opération que la précédente ; seulement , comme les parois ne sont plus verticales, il faudra considérer chaque ligne d'assises comme appartenant à un plan vertical différent ; il sera alors aisé , au moyen du théo- rème I et du point Z , de trouver les différents points acci- dentels qui servent à la détermination des points des lignes d'assises. S v. Hypothèse tle la Glace courbe. Panoramas. Le cas où la glace ne peut plus être supposée droite en raison de la trop grande étendue de la vue, peut se ramener 228 THÉORIE DE LA au cas précédent en observant, comme nous l'avons déjà dit, que la perspective totale se compose de l'ensemble des perspectives partielles, correspondantes à chacun des objets qui attirent successivement le regard , plus les intervalles qui les séparent. Nous sommes placés, je suppose, en 0 (Fig. 10), sur une petite éminence ou au milieu d'une place, et nous voulons faire le panorama de l'ensemble de plusieurs édifices A, B, C, D, E, F, G, H, qui sont autour de nous, et dont nous avons la disposition au moyen d'un plan levé géométriquement. Nous commencerons d'abord par fixer la distance à laquelle nous voulons que la glace soit placée de notre œil , et ce choix dépendra de la dimension que l'on veut donner au dessin, et de l'effet plus ou moins avantageux qui peut en résulter. Le point de distance se trouvant ainsi arrêté, on décrira du point 0 un cercle ayant l'oculaire pour rayon, et qui représentera comme on le sait la ligne de terre , de telle sorte qu'en joignant les différents points des bâtiments A, B, C, 1), E, F, G, H, au point 0,on aura en ab,cd,ef,gh, etc., leurs projections res- pectives, et par suite la position de leur point de vue principal. Il on s'agit donc que de mener des tangentes en ces différents poinis pour obtenir la position que prendra la glace dans son redressement partiel. Sciiolie 1 . On observera que dans le cas où la hauteur du panorama est peu considérable , et c'est celui qui se présente presque toujours, la surface de la glace, au lieu d'être supposée sphérique, peut être considérée comme cylindrique , sans erreur sensible. Au Panorama national de Paris lui-même les tableaux sont représentés sur une pareille surface. Scholie 2. De ce que la déviation visuelle augmente la lon- gueur des objets , il résulte que le panorama étant développé sera plus grand que la circonférence géométrique primitive- ment calculée. 221) PERSPECTIVE APPARENTE. Scholie 3. On doit remarquer que la position de la glace dépendant ici d'une considération bien plus importante que celle qui la suppose au pied de l'objet même, dans le cas delà première hypothèse, il arrivera que ces perspectives partielles ne s'appuiront plus sur la ligne de terre , et nécessiteront par suite quelques constructions géométriques de plus. § VI. Application «le la théorie «le la Perspective apparente AUX DESSINS ARTISTIQUES. La théorie de la perspective apparente, telle que nous venons de la développer, n'est appliquableque pour le dessin linéaire, à cause dé la trop grande étendue des constructions qu'il faut opérer. Mais comme son but principal est de prêter son concours aux dessins artistiques , on devra ne la considérer que comme un guide susceptible de rectifier l'inconséquence de la vue et de suppléer jusqu'à un certain point, à l'habitude qui est si longue à acquérir. C'est pourquoi on ne devra s'at- tacher, pour la majeure partie des cas , qu'aux résultats que nous avons reconnus. Ainsi, l'on saura, si l'on fait, je suppose, la perspective d'un temple comme le Parlhénon, que les points accidentels des deux faces fuyantes devront être sur la même ligne, et que cette ligne doit être conduite à la hauteur de notre vue ; en second lieu , que toutes les lignes horizontales situées dans le plan de ces laces aboutiront au même point 230 TIIÉOKIE DE LA accidentel mais que cellcsqui déterminent les tailloirs des cha- piteaux, et l'architrave de la troisième face fuyante que l'on aperçoit entre les dernières colonnes de la façade , du côté le plus éloigné de l'œil , convergeront à autant de points acci- dentels différents, bien que chacun des plans dans lesquels elles sont situées, soient parallèles aux deux faces : II en résultera 1° que le dessous des architraves paraîtra plus large qne la perspective géométrique ne l'aurait déterminée ; 2° que les lignes de fuite et les tailloirs des chapiteaux des architraves se rapprocheront davantage du parallélisme. Ce qu'il y a de mieux à faire dans cette circonstance, c'est d'acquérir une assez grande habitude du dessin d'après nature, pour juger à priori de l'inclinaison des principales lignes du tableau et d'y subordonner toutes les autres, en déterminant le point Z (Voir le théorème I) , dont elles dépendent. Cette opération devient très facile , quand on a déterminé approxi- mativement deux des faces fuyantes de chaque bâtiment; car le reste dépend du rapport des lignes extrêmes de ces faces avec la ligne angulaire qui leur est commune. Il ne restera plus à calculer que les points accidentels relatifs correspondants aux détails qui doivent être successi- vement fixés : pour les obtenir on indiquera le point de vue principal à peu de chose près, au milieu de la largeur de la perspective, en ayant soin que la différence en moins soit du côté de la face la moins large ou la plus en fuite; puis on pren- dra successivement la distance de ce point au centre des détails fixés, et la reportant à partir du point accidentel qui corres- pond à la portion de la face où. se trouvent ces détails, ou obtient ainsi leurs points accidentels propres. La détermination du point Z fournit encore un autre avan- tage , c'est le moyen de subdiviser en parties égales ou pio- porlionelles, les faces fuyantes d'une perspective, sans avoir 231 PERSPECTIVE APPARENTE. recours aux points de distance ni à la projection horizontale de l'objet ; ce résultai est très important pour les dessins ar- tistiques dans lesquels on n'a jamais recours à l'intermédiaire des projections. Pour s'expliquer comment on peut arriver à cette détermi- nation , il suffît d'observer que si la face ABEF (fig. 5), et la face conduite suivant C D ont eu leur point accidentel dévié l'un de l'autre d'une quantité représentée parXY, la face qui leur sera intermédiaire aura un point accidentel dont la dévia- tion sera moitié moindre; par conséquent en prenant la moitié de XY, et en joignant ce point au point Z , on obtiendra, par le prolongement de cette ligne et sa rencontre avec la ligne de fuite A C , la position en perspective de cette face intermé- diaire. On comprend dès lors qu'il en serait de même pour un nombre quelconque de parties égales ou de parties propor- tionelles. Quand aux objets situés sur les plans en fuite, qui paraissent, comme nous l'avons dit, d'une plus grande dimension à l'œil , que leur perspective rigoureuse ne le comporte , j'engagerai constamment à les grandir , car ils se trouveront toujours d'accord avec les objets des premiers plans , si toutefois on a observé les règles que nous avons reconnues. Si la comparai- son réelle de ces grandeurs entre elles ne correspond pas à la réalité, ce qui a lieu quand on dépouille une vue de l'impres- sion qu'elle donne, par exemple, quand on estime les gran- deurs à l'aide d'une règle, comme le recommande M. Thénot, dans sa perspective pratique ( page 45 , fig. 81), il ne faut pas perdre de vue que le but qu'on se propose dans les dessins pittoresques est de reproduire l'impression que nous a laissée la nature. Une trop grande exactitude ne sert à rien et ne peut être admise que dans les dessins d'architectes. 232 THÉORIE DE LA Les Grecs , qu'on peut citer , certes , comme possédant le goùl le plus exquis en fait d'art, ne regardaient à rien pour assurer l'effet de leurs monuments et des sculptures qui les décoraient. J'ai déjà dit comment ils étaient parvenus à corri- ger l'apparence de la courbure des lignes. Pour leurs sculp- tures, i!s en étaient venus au point d'exagérer les proportions de leurs figures, afin qu'elles pussent paraître sous leur vérita- ble grandeur , lorsqu'on les voyait d'en bas. Celle intention est particulièrement visible dans la frise du temple d'Apollon Épicurius, qui se trouve actuellement au musée de Londres. Dans cette frise, la partie supérieure du corps est tellement exagérée, relativement à la partie inférieure, qu'on les croirait estropiés. Mais on conçoit qu'il devait en être ainsi , pour que le but qu'on se proposait fût atteint. On voit par là que le bon goût ne défend pas de corriger les effets de la nature, lorsqu'ils donnent un résultat contraire à l'impression reçue. 2me pART|E. Effets de la combinaison entre elles de certaines lignes de la Perspective. Les apparences visuelles ne se bornent pas seulement à dénaturer la perspective réelle des objets : elles exercent encore une si grande influence, qu'elles font pencher des 233 PERSPECTIVE APPARENTE. lignes qui sont parfaitement verticales, qu'elles en redressent d'autres qui sont inclinées, enfin qu'elles courbent ou rendent droites, des lignes qui ne sont ni courbes, ni droites. Il est donc nécessaire de connaître les circonstances qui motivent ces effets , afin de pouvoir les prévenir et les corriger quand ils se présentent. 1,c observation. — Déviation visuelle des lignes qui se rencontrent. Nous prendrons pour exemple une colonnade de temple en perspective: si les lignes des triglyphes et des métopes sont tracées parfaitement verticales, il arrivera que, quand elles seront combinées avec les lignes qui indiquent le renflement des colonnes , elles paraîtront inclinées en sens inverse de celles-ci. Pour expliquer cet effet, il suffit d'observer que l'impres- sion produite à l'œil par ces différentes lignes prises deux à deux est simultanée et non pas isolée ; il en résulte ce qui arrive toujours lorsque deux éléments concourrent ou sont soumis à une même action, c'est que ces deux éléments tendent à se rapprocher, lors toutefois qu'ils ne se confondent pas dans une résultante commune. De plus, on peut observer que c'est l'élément le plus fort qui attire le plus faible de son côté et qui en détermine la position. Or, en admettant en prin- cipe, dans le cas qui nous occupe , que l'impression visuelle des objets est en rapport avec leur grandeur, on arrive à cette conclusion : que l'impression des lignes est proportionnelle à leur longueur. On comprend dès lors pourquoi ce sont les lignes verticales qui semblent déviées dans l'exemple que nous avons rite. 234 THEORIE DE LA Maintenant il peut arriver que les lignes soient égales; alors on conçoit que la déviation se répartit également de part et d'autre. Les Grecs avaient encore observé cet effet et l'a- vaient corrigé le plus possible dans les architraves de leurs temples. Une des conséquences les plus curieuses et les plus frap- pantes de cette observation , c'est la manière dont les lignes de fuite se trouvent déviées du point de vue , ou d'un point accidentel, par suite d'une interruption. On a , je suppose, /ï. trois lignes de fuite, VP,VQ,VD ; cette dernière se trouve in- terrompue en A par une ligne BC plus grande, bien entendu , que AD ; il s'ensuivra que celle ligne de fuite VD , au lieu de converger au point de vue V, semblera se diriger vers un autre point placé plus haut, qui sera, je suppose, en G. En partant de l'explication précédente, on comprendra qu'en effet l'im- pression simultanée des lignes AD,CB, reportera la ligne AD en AE , et par suite son prolongement semblera aboutir au point G. - • f-.T • i f - M i Applications T" \ H » L k v r ". . '.'u| I . X. :\\:if .i un /t,\i.•• . ,,.li-iK LA PERSPECTIVE APPARENTE. l'impression des lignes se prolongeait au-delà de leur inter- ruption ; c'est cet effet qui explique celui dont il est ici ques- tion. Prenons pour exemple deux rectangles parfaitement égaux , deux assises de pierre , je suppose , placées l'une sur l'autre, et appuyons-les sur une ligne indéfinie , l'assise du dessous, paraîtra plus épaisse que celle du dessus. On conçoit en effet que, dans le rectangle où les lignes sont limitées, l'œil occupé à suivre les contours conserve à peine l'impression de chaque ligne eu particulier. Mais, dans le se- cond cas , celui des côtés du rectangle qui se confond avec la ligne indéfinie, a son impression balancée à droite et à gauche par la continuation de la ligne ; il arrive donc que l'œil ainsi distrait subit l'influence du prolongement fictif des lignes in- terrompues. NOTES. <• jgv##38 NOTES. la rétine, par conséquent la perception de celte dernière partie reste la môme, malgré la déviation du point de vue. Or les angles de fuite des faces d'un bâtiment nous étant accusés à la vue par l'inclinaison des lignes de fuite, il s'ensuivra que quand le point de vue aura changé de position, l'œil ne conservera de ces angles de fuite que la première impression qu'il en avait reçue. H. De la position que prend le point de vue dan» la perception des faces d'un bâtiment. Nous avons dit que le point de vue se déplaçait toujours de manière à occuper le milieu de la largeur perspective de l'objet ou de ses détails; mais si on rapporte le mouvement opéré dans celte circonstance, au point de vue principal , on trouvera que son déplacement est double et qu'il se compose de la somme des déviations qui sont propres à chacun des angles formés par l'oculaire et les lignes qui déterminent la largeur de la face. II en résulte que le point de vue bien que ne se trouvant pas au milieu de cette largeur, se trouve pourtant dévié par le fait, de la moitié de cette largeur. III. Keclierelie de l'angle optique maximum. On comprend d'après tout ce qui a été dit, que la manière dont nous percevons les objets, dépend essentiellement de la gran- 23i> NOTES. deur maximum de l'angle sous lequel nous pouvons les voir , sans détourner l'œil ni la tête. Mais quel est cet angle ? Com- ment le déterminer? Voilà ce qui m'a longtemps embarrassé, et ce qu'on ne peut résoudre d'une manière rigoureusement exacte. J'avais essayé à plusieurs reprises d'opérer directement au moyen de subdivisions tracées sur une ligne droite, et que je regardais d'un point fixe , en ayant soin de ne jamais perdre de vue un point milieu quej'avais fait assez visible pour attirer toujours l'œil au centre. J'avais eu la précaution , afin que la position fût invariable, d'ajuster un- disque percé d'un trou circulaire assez grand pour ne gêner en aucune façon le libre exercice de mon œil. En m'éloignant ou me rapprochant de ce trou, je pouvais embrasser une plus ou moins grande quantité de ces subdivisions , et m'assurer combien je pouvais en per- cevoir à la fois sans confusion. J'ai trouvé qu'à 0, 30 c. , qui est la dislance de la vue distincte, l'œil ne pouvait embrasser qu'un nombre de subdivisions équivalentes à une longueur de 0, 20 c. , ce qui donne par conséquent un angle d'environ 35°. Mais cette expérience n'a rien de certain , car il est très diffi- cile, pour ne pas dire impossible , de voir une limite sensible, et l'œil, malgré soi , se dérange; d'ailleurs, la persistance de l'impression sur la rétine rend encore cette observation plus difficile et plus douteuse. PROGRAMME. (PRINCIPES DE PHYSIQUE). lu L'impression d'une grandeur est en rapport avec son angle visuel. 2o L'œil se porte toujours au centre de l'objet lixc. Incompatibilité de la perspective mathématique avec la perception des objets telle que nous la ressentons. — Cause de cette incompatibilité. — Mobilité du point de vue. — Influence qu'exerce à la vue la combinaison de certaines lignes de perspective entre elles. 1V1 PROGRAMME. lrr Partie. De la Mobilité du point de Vue. s i. J)E LA GLACE. Positionne la glace relativement a l'oeil du spectateur. — ' Points de distance vrai. — Point de distance de la vue distincte. — La glace peut être plus ou moins rapprochée de l'œil, sans que le point de distance change, pourvu que l'oculaire reste toujours dans le même rapport avec les projections de l'objet. Position de la glace relativement aux objets. — La posi- tion de la glace relativement aux objets n'est pas indéterminée, elle dépend de la direction selon laquelle l'œil les embrasse avec le plus de facilité. — Détermination du point de vue principal. — Conséquence de la mobilité du point de vue rela- tivement à la glace. — Sphéricité de la glace ; développement de cette sphéricité par suite de la perception instantanée. — Délimitation de l'étendue que peut avoir ce développement. — Intervention du point de la vue distincte. — Cas où l'angle optique est considérable ou qu'il embrasse une circonférence entière. — L'hypothèse de la glace parallèle à l'une des faces de l'objet ne peut jamais être admise. — La perspective par points accidentels est la seule dont on peut tenir compte dans cette théorie. •2hZ PROGRAMME. S II- Hypothèse de la si art* droite. DE LA DÉVIATION VISUELLE. La déviation visuelle représente l'angle qui résulte du dé- rangement du point de vue. — Déviation horizontale. — Déviation verticale. — Proportionnalité des angles de déviation aux angles visuels. — Manière d'apprécier les angles visuels. — Substitution des arcs aux angles de déviation. — Calcul du développement de ces arcs lors du redressement de la glace. APPLICATION DES DÉVIATIONS AUX POINTS ACCIDENTELS. Ce que représentent les points accidentels de la perspective réelle. — Comment ils se trouvent déviés par suite du mou- vement du point de vue dans le sens horizontal et le sens ver- tical. — Rapport des déviations aux lignes qui y correspondent. S I«. PROPRIÉTÉS ET RAPPORTS DES DÉVIATIONS. Théorème I. Les lignes horizontales parallèles situées sur des plans différents , convergent à des points accidentels différents. 244 PROGRAMME. qui dépendent d'un point principal déterminé par la combinaison de la déviation visuelle dans le sens vertical et le sens horizontal. Corollaire i. Grosissement à la vue des objets situés sur les plans en fuite. Corollaire h. Inflexion a la vue des lignes droites d'une certaine longueur. Théorème II. Pour une même distance, les projections des angles de déviation croissent, à partir du point de vue princi- pal, dans le rapport des angles visuels; mais si la distance varie, ces projections croissent en raison inverse de ces angles, lorsque le rapport des oculaires est égal au carré de celui de ces projections . Corollaire. Il suit de là que, plus on s'éloigne d'un objet, moins la perspective apparente diffère de la perspective réelle. Théorème III. Les distances des points accidentels de la perspective apparente, sont proportionnelles aux distances des points accidentels de la perspective réelle, augmentés des dévia- lions horizontales. Théorème IV. Dans une perspective apparente, le rapport des largeurs des faces fuyantes, divisé par le rapport de la différence des hauteurs , est égal à celui des distances des points accidentels. 245 PROGRAMME. Théorème V. Dans l'hypothèse d'une glace cylindrique, les perspec- tives de lignes verticales égales ou d'horizontales égales, concentriques à la glace , sont proportionnelles à leur dis- tance de l'œil du spectateur. Scholie. Il en résulte que, pour une glace sphérique, le rapport des distances, comparé à celui des perspectives des lignes verticales égales, est plus petit d'une quantité répré- ,R sentee par. — * r ■ I DÉTERMINATION DU POINT Z DU THÉORÈME I. Méthode fournie par l'analyse. — Simplification dans le cas où les objets sont réguliers. — Démonstration de la conver- gence des lignes accidentelles au point Z. DÉTERMINATION DE LA DÉVIATION VISUELLE. Déplacement régulier du point de vue à mesure que l'on fixe telle ou telle partie de l'objet. — Il se trouve toujours placé au milieu de la partie fixée. — Modifications apportées dans la corrélation des lignes de perspective , par suite de ces changements continuels du point de vue. — Expériences sur la détermination de la déviation visuelle. S iv. APPLICATIONS. Prorlème I. Étant donnés le plan 1$ N L K (Kig. 6), et •2U\ PROGRAMME. les élévations d'un bâtiment, la position O de Vœil du spectateur sur le plan horizontalet son élévation au dessus, trouver l'apparence visuelle de sa perpective. Scholie 1 . La courbure de la glace n'a pas besoin d'être indiquée , elle ne figure que dans le calcul. Schoue 2. Simplification pour la disposition de la déviation verticale aux points accidentels. Schoue 3. Le point de vue principal ne se trouve plus au milieu de la perspective apparente et la différence peut être représentée par la formule — • — b — transformations en bx b . 1y 2 Corollaire. Décomposition d'une perspective apparente dans ses éléments primitifs quand on connaît les déviations horizontales. Problème ii. Étant donnés le plan A B C I) fFig. 7) et les élévations latérales d'une salle rectangulaire , ainsi que la position de l'œil en O , déterminer la perspective appa- rente de celte salle sous un angle donné H O I. Scholie 1. Remarque sur la détermination et la position du point Z dans ce cas. Scholie 2. Remarque sur la trop grande ouverture de l'angle donné. Problème m. Étaid donnés la position du spectateur, le plan et l'élévation d'une tour cylindrique avec ses lignes d assises, trouver sa perspective apparente. (Fig. 8). Problème iy. Étant donnés le plan et la coupe d'une rotonde cylindrique avec la projection des assises et la 247 PROGRAMME. f)Osilion du spectateur en O, (Fig. 9) trouver la perspective apparente de cette rotonde sous un angle GO H. Scholie 1. Remarque sur la grandeur de l'angle. Problème vi. Étant donnés le plan et la coupe d'un ca- veau voûté, tel que le tombeau d ' Agamemnon à My cènes, en déterminer les lignes d'assises apparentes, sous un angle donné. % V. Hypothèse de la Glace courbe. Le cas de la glace courbe peui êire ramené au cas de la glace droite par suite de son redressement partiel. — Moyen d'effectuer ces redressements. — Hypothèse de la glace cylin- drique.— La glace se trouve considérablement allongée par l'effet des apparences visuelles. S VI. Application «le la théorie «le la Perspective apparente AUX DESSINS ARTISTIQUES. La théorie de la perspective apparente ne peut être consi- dérée par les dessinateurs que comme un guide susceptible de rectifier l'inconséquence de la vue, et de suppléer à l'habitu- de qui est si longue à acquérir, car leur but est moins de déter- ri 2\H PROGRAMME. miner exactement les poinls accidentels principaux que d'établir une corrélation exacte entre toutes les lignes pers- pectives entre elles. — Détermination du point Z et des points accidentels particuliers aux différents détails qui sont succes- sivement fixés. — On peut grandir les objets situés sur les plans en fuite sans nuire au bon goût. — Exemple que nous ont donnés les Grecs de corrections analogues. 2me pART|E. Effets de la combinaison entre elles de certaines lignes de Perspective. lre observation. — Déviation visuelle des lignes qui se ren- contrent. — Exemple. — Déviation des lignes de fuite de leur point accidentel. 2e observation. Inappréciation des angles égaux lorsqu'ils sont situés sur un plan en fuite. 3e observation. — Inappréciation des grandeurs égales pla- cées bout à bout l'une contre l'autre, lorsque l'une d'elles n'est limitée que par une ligne indéfinie. SUR / /• QUELQUES PROPRIETES DE LA SUITE DES NOMBRES IMPAIRS J.-F. S. LEMONNIER, Professeur d'hydrographie. PREMIÈRE PROPRIÉTÉ. Pour former les quarrés des termes de la suite naturelle des nombres , il suffira, pour chacun, d'ajouter ensemble autant de termes de la suite des impairs depuis 1, qu'il y aura d'uni- tés dans le nombre proposé. Voici la suite naturelle des nombres : 1, 2, 3, 4, 5, (i, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, etc. 250 SUR QUELQUES PROPRIÉTÉS Voici celle des impairs : 1, 3, 5, 7, 9, 11, 13, 15, 17, 19, 21, 23, 25, 27, elc. Maintenant je dis que le quarré de un est 1 de deux 1+3 = 4 de trois ? 1 +3 + 5 = 9 de quatre 1 + 3 + 5 + 7= 16 et ainsi de suite indéfiniment. Démonstration. Observons d'abord que les nombres impairs forment une progression arithmétique ou par différence , dont le premier terme est 1 et la raison 2 ; tandis que le dernier n est exprime par 1 + ( n — 1)2. Ajoutant le premier avec le dernier, il viendra 2 + («— l)2 = 2+2n — 2 = 2«: or, on sait que la somme des termes d'une progression arithmé- tique, est égale à celle des extrêmes multipliée par la moitié du nombre des termes; donc en appelant s la somme des n , premiers termes de la suite des impairs, on aura s = 2 n X — = n2. Ce qui nous apprend que la sommme des n pre- miers termes de la suite des impairs, est précisément égale à m. Il en résulte que le quarré d'un nombre entier quelcon- que n s'obtiendra par la réunion de ces n premiers termes. DEUXIÈME PROPRIÉTÉ. Pour avoir les cubes des termes de la suite naturelle des 251 HE LA SUITE DES NOMBRES IMPAIRS. nombres, il finit prendre successivement le premier terme de celle des impairs, lequel sera le cube de l'unité ; puis les deux suivants dont la somme sera le cube de 2; les trois qui vien- dront après, dont la somme sera le cube de 3, et ainsi de suite. Voici la suite naturelle des nombres. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, etc. Voici celle des impairs : 1, 3, 5, 7, 9, 11, 13, 15, 17, 19, 21, 23, 25, etc. Cette dernière offre une progression arithmétique croissante dont la raison est 2 ; dès lors on aura, en faisant les dévelop- pements des termes : 1° 1 , pour le cube de 1. 2° s ,« T 2 , ) sommes de ces nouveaux termes. I 1+2x2) ( 2 + 2 X 3)-|= (2 X 4) - = 4 x 2 = b. — — 1 + 2 X 3 ) 3° \ 1+2 x 4 ;; somme de ces trois ternies : 1 + 2x5' (2 + 2 x 8)-=(2x9)-=9 X 3 = 27. 1 + 2 X 6 \ 1 + 2 / 7 r X 2 x 8 i ' somme ^e ces Qual,'e termes : 1+2*9/ (2 + 2 X 15) -|-=(2 X 16)-i = 16 + 4 = 64. 1 + 2 x 10 i 1 + 2 y. 11 5° \ 1 + 2 x 12 }; somme de ces cinq termes 1 + 2 X 13 1 + 2 x U (2+2 X 24) -f =(2>c25)-i= 25 5=125. 17 252 Slin QUELQUES PROPRIÉTÉS Démonstration. Il reste à faire voir la généralité de notre assertion. Pour cela, si Ton représente par n le nombre des sommes ou des progressions partielles déjà formées successivement, on verra que le coefficient de la raison 2, dans le premier terme de la progression partielle suivante ne sera autre chose que la somme des n premiers termes de la suite naturelle des nom- , , , n , bres ou ( 1 + n ) — ; de sorte que ce premier terme aura n pour expression 1 + ( 1 + n ) — - x 2. Or le coefficient de la raison dans le dernier terme de cette même progression sera constamment égal à celui du premier augmenté d'un nombre n d'unités; c'est pourquoi ce dernier terme sera exprimé par 1 + | ( 1 4-n ) — - -+- n ] 2. Cela posé, les ter- mes de la progression partielle dont il s'agit, seront au nom- bre de n -+- 1 ; en sorte que la somme de ces termes se présentera sous la forme ci après : [l+(l+«)|+2 + l+(|l+«)| + «)2] ^tj = [ ( 1 + n + n" ) + 1 + ( n + n} + 2 n ) ] ^-±J = [24-*n4-2#it] — J- = [ 1 + 2 n+n*]{ n + 1). = (l + n)s(" + l) = (1+B)'. Donc en effet, le cube d'un nombre appartenant à la suite naturelle sera toujours égale à la somme des (I -\- n) termes de la suite des impairs, qui succéderont aux ( 1 4 « ) _- 253 DE LA SUITE DES NOMBRES IMPAIRS. premiers termes de la même suite. Si par exemple n = 4, il viendra ( I + n ) r-p = 10; d'où il suit que pour avoir le cube de 5 , il faudra rassembler les cinq termes de la suite des impairs qui se présenteront après les dix premiers, les voici 21, 23, 25, 27, 29, dont la somme 125 est effectivement le cube de 5. TROISIÈME PROPRIÉTÉ. Pour trouver les quatrièmes puissances des ternies de la suite naturelle des nombres, il suffit d'ajouter, h partir de l'unité, autant de termes de celle des impairs qu'il y a d'unilés dans le quarré du nombre dont on cherche la quatrième puissance. Démonstration. En effet, si l'on désigne par n le nombre dont on demande la quatrième puissance, il est clair que le premier terme de la suite des impairs étant 1 , le niiime terme sera nécessai- rement exprimé par 1 -f ( «2 — 1 ) 2 : les impairs formant une progression arithmétique croissante dont la raison est 2, tandis que le nombre des termes est ns. D'après cela, on voit que la somme des n2, premiers termes de la suite des impairs, sera égale à ( 1 + 1 + ( n2 — 1 ) 2 ) -^ ou a ( 2 + 2 n* — 2 ) ^ ou enfin à 2 n'2 x — == nk 25i SUR QUELQUES PROPRIÉTÉS DE LA SUITE DES IMPAIRS. Si, par exemple, n = 3 , on aura n* = 9 ; ainsi pour avoir la quatrième puissance de 3, il faut réunir les 9 premiers termes de la suite des impairs : ces termes sont 1 , 3, 5, 7, 9, 1 1 , 1 3, i 5, 17, dont la somme 81 est la quatrième puissance de 3. CONCLUSION. On aperçoit aisément qu'en vertu des propriétés qui vien- nent d'être exposées, on pourrait dresser par des additions successives trois tableaux : le premier des quarrés, le second des cubes et le dernier des quatrièmes puissances des termes de la suite naturelle des nombre, en partant de l'unité et continuant jusqu'à la limite qu'on voudrait fixer. (1) (1) Ce n'est pas moi, il est vrai, qui ai découvert les deux premières propriétés de la suite des impairs établies ci-dessus ; mais je ne sache pas que jusqu'à présent, elles aient reçu de publicité : d'un autre côté, les démonstrations que je viens d'en donner sont le résultat de mes recherches. Quant à la troisième propriété de la suite des impairs , l'idée m'en est venue il y a peu de jours : aussi ai-je lieu de l'envisager comme entière- ment neuve. (Octobre 1846;. JNOT E Sur la Théorie des Parallèles. — «sBap®U^< Pourquoi suis-je venu au monde dans cet âge; que ue suis-je mort plus In! ou né plus tard, car, maintenant c'est l'âge de fer, ( HtSIODÏ, ) !. 0 poète d'Ascra , du la lyre attristée Reviens comme autrefois faire entendre les chants; Dans les nobles transports de ton âme agitée , Fais siffler sur nos fronts cette corde irritée Dont lu tiras jadis tes sublimes accents. 258 MURMURES. Ainsi le cœur brisé j'exhalais nia colère ; Et sur mon jeune front une pensée amère Dans un pli trop profond que je pressais en vain ; Fixe, depuis longtemps brûlait toujours nia main. Et je sentis des pleurs rouler sous ma paupière , Et bientôt par degrés les vains bruits de la terre Affaiblissant au loin leurs sinistres échos, Je n'entendis plus rien plus rien que mes sanglots. El longtemps immobile et la tête baissée Je laissai son essora ma sombre pensée. . Alors il me sembla que le siècle a mes yeux Démasquait sans pudeur son visage odieux, Et sous l'affreux aspect d'un corps couvert d'ulcères Offrait cyniquement ses honteuses misères. . . • Le monstre a remué son cadavre amaigri, J'ai reculé d'horreur, et le monstre a souri Approche; — et j'approchai d'une marche tremblante ; Une large ouverture a son crâne béante, Que cherchait à couvrir le clinquant d'un lambeau, Laissait voir les débris d'un fétide cerveau, Voilà donc, m'écriai-je, époque malheureuse, Voilà les fruits mortels de cette ardeur fiévreuse Qui dans nos jours sans foi, sur un vénal papier, Fait de l'intelligence un infâme métier. Par mille auteurs vendus, à l'âme intéressée, Vilement exploité, le champ de la pensée Loin de fructifier pour le génie humain, N'a qu'une glèbe impure à mellre sous sa main. Malheur à loi, malheur, ô siècle de souillures. 259 MURMURES. Et le monstre en riant écoutait mes murmures Puis s'avançant vers moi — € Jeune homme, à ton courroux « Comme aux pleurs d'un enfant, il faut quelques bijoux ; « Tous ces bouillants éclats de colères si belles « Comme elles soulevés , s'apaiseront comme elles. < Les vertus d'autrefois ne sont plus de saison ; » Nos modernes auteurs dans leur saine raison, « Aux stupides faveurs d'une gloire inutile i Préfèrent maintenant un objet moins stérile, i Et le doux son de l'or excitant leurs désirs « A réveillé chez eux de plus certains plaisirs. > En prononçant ces mots le spectre au crâne vide Excitait le feu mort de son regard avide, Et sa puante haleine à mon Iront en sueur Jetait en l'effleurant sa repoussante odeur. Alors je contemplai celle ignoble figure; Un sourire infernal ridai;, sa lèvre impure, El sa bouche sanglante, ivre de trahison, Semblait avec bonheur distiller le poison. Empreinte sur ses traits chaque passion vile Montrait l'égoul infecl de celle âme servile, Et sur son front courbé quelques lettres de sang Affichaient de sa honte un stigmate impuissant. i Je règne, dit le monstre, écoute, enfant, ton maître; « Le vice ei le malheur ; la vertu, le bien-être, « Loyauté, trahison, probité, déshonneur, i Ce sont là de vains mots sans aucune valeur. « Qu'importent des moyens qu'un succès justifie? < Près d'un peuple insensé lui seul les purifie, K)(jO MURMURKS. « Dans nos lemps positifs, l'équité, le bon droit, « Quoiqu'on fasse toujours seront au plus adroit : « Pour les âges passés, par un zèle inutile, « En regrets superflus n'épuise point ta bile, « Et suivant le torrent du sciècle d'aujourd'hui, « Sans honte et sans remords donne toi tout à lui. > El soudain j'entendis comme un murmure horribles Un bruit confus de voix d'une foule invisible S'approchant à grands pas, hurlant avec effort, M'apprit bientôt le but de ce hideux transport, Le monstre d'un soupir soulage sa poitrine, Un atroce plaisir fait gonfler sa narine, Et puisant dans une urne entr'ouverte à ses pieds, Il fait voler dans l'air de l'or et des papiers. De mille éclats divers tes échos retentissent, Le bruit de corps pesants qui tombent et gémissent, Des heures de bonheur, des cris de désespoir, Se croisent sous mes yeux qui cherchent sans rien voir, Le monstre en ricanant contemple cette foule Qui par degrés s'apaise et lentement s'écoule. Je demeurai long temps immobile, glacé, La rage enfin sortit de mon cœur oppressé. « 0 poète d'Ascra, de ta lyre attristée « Reviens comme autre fois faire entendre les chanls, « Dans les nobles transports de ton âme agitée « Fais siffler sur nos fronts cette corde irritée < Dont tu tiras jadis tes sublimes accents. » Il Soudain je vis sortir d'une vapeur légère Un fantôme imposant, à l'air grave et sévère Et mon cœur palpitant d'un indicible effroi Faillit briser mon sein quand il vint jusqu'à mor. Et j'entendis alors des concerts magnifiques, Mille voix soupiraient des accords prophétiques. Et d'enivrants parfums mêlés à ces doux chants, Des terrestres liens purifiaient mes sens. « Pourquoi ces pleurs amers, ce désespoir funeste? « Me dit avec douceur la vision céleste, « Sur les malheurs présents pourquoi toujours gémir ? « Sais-tu bien le passé? connais-tu l'avenir? < Ainsi dans son orgueil l'homme insensé murmure, « Drapé dans le manteau de sa science obscure, t II dit : ( des jours meilleurs attendent nos enfants, « Mais Dieu sans les changer fait succéder les temps. 2H2 UURMDRES. « El l'homme hélas ! toujours , blasphème, vain alôme ! « Ecoute bien cesvoix, ajouta le fantôme; » Et sous son doigt divin sentant mon front pressé, J'entendis, frémisssant, tous ces bruits du passé: La voix d'un siècle éteint disait avec des larmes ! « J'ai souffert mille maux, endurer mille alarmes. « Sous son pesant fardeau la guerre aux bras sanglants « Epuisant ma vigueur a torturé mes flancs, « Et toujours j'ai gémi quand les cris d'une mère, « D'un enfant nouveau-né m'annonçaient la misère, « Car du sol étranger lés sillons amaigris • S'engraissaient quelque jour de ses jeunes débris . < J'ai sué lentement une sueur mortelle, « Ma vie en s'éteignant, triste et pâle étincelle « D'un feu que j'excitaide mon souffle épuisé, « A jeté le mépris sur mon cadavre usé. i Heureux l'âge présent, dont la paix bienfaisante « Au fruit de l'olivier porte la lèvre ardente. » Une autre voix disait : « Pauvre peuple ingénu ! « Pour leur faste orgueilleux les grands m'ont mis à nu ; « Sous leur pesante main, à frapper toujours prêle, « Esclave, j'ai long temps courbé ma vieille tête, « J'ai payé de mon sang leur luxe criminel, « El j'ai semé pour eux dans le champ paternel, « 0 jours de désespoir, jours de deuil et de honte ! « Soyez maudits Vers vous que ce seul cri remonte. < Heureux l'âge présent, jours de félicité « Où luit l'éclat des lois et de la liberté. » 263 MURMURES. Une nuire encor disait: « De ses voiles funèbres L'ignorance sur moi répandit les ténèbres, Et dans le froid dédain de son cœur sans amour, Le peuple indifférent n'appelait point le jour. Au milieu du mépris qu'excitait ma faiblesse J'ai porté lourdement mon obscure vieillesse, Et le monde entraîné dans son rapide effort Put distinguer à peine, ou ma vie ou ma mort. « Heureux l'Age présent, jours de gloire immortelle • Où le feu du génie en gerbes étincelle. > Mille autres voix encore en regrets superflus Déploraient les malheurs des temps qui ne sont plus. Et leurs vaines clameurs, tumultueux mélange, De l'époque présente exaltaient la louange; Le fantôme sourit, et d'un soufle empressé Dispersa dans les airs tous ces bruits du passé, El je restai pensif, el dans mon âme émue Je semis pénétrer une joie inconnue, Et je vis que le ciel dans ses desseins puissants Donne des jours d'épreuve a l'homme en tous les temps. La honte alors courba mon front vers ma poitrine, A genoux j'adorai la vision divine, Mais, quand pour l'implorer je relevai les yeux, Le fantôme brillant s'élevait vers les cieux. « 0 poète d'Ascra de ta lyre attristée « Reviens comme autrefois faire entendre les chants, « Mais calme les transports de ton âme agitée, • Et brise maintenant cette corde irritée « Dont lu tiras jadis de trop sombres accents. » RAPPORT LU A LA SOCIÉTÉ ROYALE ACADÉMIQUE DE CHERBOURG , Par M. LE CHANTEUR DE PONTAUMONT , Trésorier Archiviste, SUR LA Maison natale de II. «le Beauvais, s:v«'«|ii«' «le Sen<*3!. Messieurs, Chargés par vous de rechercher l'étal actuel de la maison de celle ville où naquit, le 10 décembre 1731, le célèbre Jean- Bapliste— Charles-Marie de Béarnais, évéque de Senez , prédi- cateur ordinaire de Louis XV, décédé à Paris, le 4 avril I7i>0, nous nous sommes transportés en ladite maison , située rue du Nord, N° 1er, et nous y avons remarqué ce qui suit : La chambre où est né M. de Béarnais est située au secoue! étage; elle a deux fenêtres, l'une assez large ouvrant sur la 2G5 RAPPORT SUR LA MAISON BEAUVAIS. rue Tour-Carrée , et l'autre très étroite donnant sur la rue du Nord. Cette pièce est vieille et délabrée, le plafond est à so- lives saillantes, jaunies par le temps, une cheminée profonde à manteau de bois peint, voilà tout ce qui frappe au premier coup d'oeil. On accède h cette chambre par un escalier étroit et tor- tueux, dont le seuil se trouve dans la petite cour de la maison. Celle maison appartient aujourd'hui h deux propriétaires, Madame Doucet, rue au blé, et Monsieur Lelaidier, domicilié à Isigny. Passant ensuite à l'examen du pan de muraille susceptible de recevoir l'inscription projetée par l'autorité municipale de Cherbourg, nous avons pensé qu'elle ne pourrait être mieux placée que sur la façade de la maison située rue du Nord, entre le 1er et le 2° étage. Cette inscription, à l'instar de celle qu'on lit à Caen, sur la maison où naquit Malherbe, pourrait être en lettres d'or , sur une plaque de marbre noir , ayant 0 m. 35 de haut, 0 m. 54 de large, etO m. 05 d'épaisseur. On y placerait celte inscription : Ici naquit, le 10 décembre 1731, J.-B.-C-M. de Beauvais, évêque de Senez. Signé : VERUSMOB, LE CHANTEUR DE PONTAUMONT, Ace. ASSELIN. M. Jag. Asselin a ajouté à la suite de ce rapport la note ci-après : J'ai été témoin oculaire de l'habitation de Madame de Beauvais dans la maison de Cherbourg qui fait le coin des deux rues du Nord et de Tour-Carrée. Cette dame était née à Tourlaville , de la nombreuse famille Luce. Je ne puis me souvenir si une vieille demoiselle Luce, sa sœur, demeurait dans la même maison; mais je les ai vues plusieurs fois ensemble. Cherbourg, le 7 août 1845. Signé : Auc . ASSELIN. OBSERVATIONS SUR QUELQUES PLANTES RARES Découvertes aux environs de Cherbourg, M. Auguste LE JOLIS, Membre de la Société Royale Académique de Cherbourg, Correspondant de la Société Tinnécnne de Normandie, etc. A MESSIEURS LES MEMBRES DE LA SOCIÉTÉ ROYALE ACADÉMIQUE DE CHERBOURG. Messieurs, J'ai l'honneur de vous soumettre quelques observations au sujet de Plantes que j'ai recueillies aux environs de notre ville, 18 260 OBSliRVATIO.NS elqui, jusqu'à ce jour, n'avaient pas été observées en Norman- die. Parmi ces plantes, toutes remarquables par leur rareté, il en est qui n'ont élé signalées dans aucune Flore française. A raison de l'intérêt que vous portez aux sciences natu- relles, surtout lorsqu'elles ont pour objet l'élude des produiis qui naissent sur le sol de notre pays, j'ose espérer, Messieurs, que vous daignerez accueillir avec bienveillance les notes qui vont suivre. (Lu dans la séance du 9 octobre 1846). ERYTHRJBA DIFFUSA Ervthrjea diffusa, Woods ! ap. Griseb. gent. p. 144. — Hook. compl. to Bot. Mag. y . 2, p. 274. — Hook. et Griseb. in Ann of Nat, Hist. London, 1, p. 437. t. 16. — D. G. Prodr : IX, p. 59. Cette Gentianée, observée d'abord aux îles Açores , n'avait été jusqu'à présent signalée en Europe, que par M. Woods qui l'a rencontrée aux enviions de Morlaix; mais cette indication , rapportée dans les Annals of natural History , puis dans le Prodrome de De Candolle, n'a pas été reproduite dans la der- nière flore française publiée par M. Mutel. Aussi, lorsque je trouvai cette plante dans nos environs, je la pris pendant longtemps pour une espèce nouvelle, et ce n'est qu'après avoir consulté la description contenue dans l'ouvrage anglais déjà cité, et avoir comparé ma plante à des échantillons reçus de Morlaix, que j'ai pu me convaincre de son identité avec YEry- tlirœa diffusa de Woods. 268 OBSERVATIONS. Frappé au premier abord de son aspeel lout particulier, ei surtout de sa foliation si distincte de celle de ses congénères, j'avais donné à celle espèce le nom de Chironia peploides , nom spécifique qui la caractérise mieux , ce me semble , que l'épilhèle diffusa. Pendant plusieurs années, je ne lui connus d'autre localité, dans nos environs, qu'un endroit herbeux des falaises de Gré- ville, où elle se fait remarquer, en juillet et août, par la gran- deur et l'éclat de ses belles corolles d'un rose vif. Elle y croît parmi des touffes naines iïVlex sous lesquelles se ca- chent ses racines; et ses tiges viennent étaler à la surface et sur les bords de ces petits buissons, leurs rameaux garnis en tout temps de feuilles serrées, charnues et luisantes, rappelant l'aspect des feuilles du Peplis portula, L. , ou bien encore , de V Adenarium peploides, Ra/in. Lorsque, en février 1845, je communiquai à la Société Linné- enne de Normandie une description détaillée de celle plante, qu'alors je croyais inédite, je signalai scrupuleusement cette station toute particulière. Les membres de la commission chargée d'examiner mon travail, ne connaissant pas, sans doute, la plante de Woods non plus que les descriptions publiées par les auteurs anglais, s'appuyèrent surtout sur cet habitat inso- lite pour contester la valeur spécifique de cette plante , et la regarder comme une simple forme du Chironia centaurium, forme résultant, suivant les expressions de leur rapport, d'une végétation gênée dans son développement , et modifiée dans son faciès général fi). Ainsi la commission , attribuant les caractères si tranchés (1) Revue de Caen, juin 1845, p. 511-512. -?<>!> SUR QUELQUES PLANTES UAKES. de YErylhrœa diffusa, à l'influence que l'habitat avait dû exercer sur le développement de celle plante, ne fait de ces caractères que de simples modifications de ceux des Ery- thrœa centaurium et E. ramosissima , et n'y voit qu'un phénomène de végétation curieux à observer au po:nt de vue physiologique ou tératologique, mais sur lequel on ne peut constituer ni une espèce, ni même une variété. Les conclusions de ce rapport m'ont surpris d'autant plus, que pour juger de la valeur spécifique de celte plante, la commission possédait, ainsi qu'elle le reconnaît du reste dans son rapport, des moyens d'appréciation aussi com- plets que possible. En effet, à une description détaillée étaient joints un croquis de la plante et des échantillons recueillis à diverses saisons. Depuis lors, j'ai rencontré cette espèce dans d'autres localités distantes de la première et dans des circonstances de végéta- lion totalement différentes. Elle se trouve principalement sur le revers de fossés élevés, ou sur des pelouses rases, où elle croît par petites touffes étalées en rosette. — La seule diffé- rence que l'on remarque entre les échantillons provenant de ces deux stations , ne consiste que dans le plus ou moins de longueur des tiges qui, dans le dernier cas, sont plus courtes, n'étant plus obligées de se faire jour au travers des ajoncs. Les autres caractères ne varient pas. Description. Racines vivaces, dures, ligneuses. Tiges nombreuses, très rameuses a la base, faibles, ('■talées, à peine anguleuses. 270 Rameaux OBSERVATIONS diffus, plus ou moins régulièrement dichotomi- ques ; le plus souvent alternes ou opposés. — Les stériles étalés; les florifères ascendants, de t à 3 décim. de hauteur. Feuilles opposées, très glabres, très entières, charnues, luisantes, légèrement pellucides sur les bords, ordinairement concaves et semblables aux feuil- les de ï Adenarium peploides. — Celles des rameaux stériles ovales-spathulées , arrondies, 1res obtuses , atténuées en un court pétiole, ou presque sessiles mais non semi-embrassantes ; à trois nervures, celle du milieu fortement pronon- cée. — Feuilles des rameaux florifères écartées, plus allongées; les supérieures étroites, linéaires, presque uninervées, légèrement dressées. Inflorescence terminale, disposée le plus ordinairement en cyme 3-fiore, souvent 1 -flore. Fleurs pédicellées, accompagnées de bractées linéaires un peu plus courtes que la moitié des divi- sions du calice. Calice à cinq divisions linéaires, subulées, égalant à peu près en longueur le tube de la corolle. Corolle. grande, à limbe étalé, de 15 à 20 millimètres en diamètre . à cinq divisions aussi longues que le tube, larges, ovales, d'un rose vif éclatant, jaunissant souvent par la dessiccation. Examines dépassant la gorge de la corolle. Anthères grosses, d'un jaune doré. Pistil de la longueur des étamines. Stigmate bilobé. Capsule linéaire-oblongue, obtuse , presque du donhlc plus longue que les div'sions du calice. 271 SUR QUELQUES PLANTES RARES. Graines à lesla ponctué— nr-éolaire. Vivace. — FI. : juillet, août. — Habit. : Hague , falai- ses de Gréville. — Fossés élevés entre Beau- mont et Jobourg. — Pelouses rases à St-Ger- main-des-Vaux et a Omonville. Elle m'a été rapportée de ces deux dernières stations par M. J. Duprey , professeur au collège de notre ville. — Elle doit tout probablement se retrouver encore dans d'autres loca- lités de la Hague , et il est étonnant qu'elle n'y ait pas été rencontrée avant moi par les nombreux botanistes qui ont exploré ces parages. M. Lenormand, à qui j'ai envoyé celte plante, l'a reconnue au moyen d'un échantillon reçu de M. Hochsletter sous le nom de Erytlirœa diffusa, Ram., car, uniflora, et faisant partie de plantes recueillies aux Açores par M. Hochsletter fils. L'étiquette imprimée qui accompagne cet exemplaire porte : « In pratis montosis insulœ Terceirœ. Altit. 500 — 2000— Maioetjunio 1838. i Ne voulant non plus conserver le moindre doute sur l'iden- tité de la plante de notre pays avec celle des environs de Mor- laix, je me suis adressé à un botaniste de celte ville, M. L. de Guernisac, qui a mis le plus généreux empressement à me communiquer des échantillons de cetle espèce. Ces échantillons sont en tout point semblables à ceux que j'ai recueillis moi- même. Ma plante est donc bien évidemment \ Erytlirœa diffusa de Woods, et, à cet égard, je puis encore m'autoriser du té- moignage de MM. de Brébisson et J. Decaisne , qui , dans un voyage tout récent à Cherbourg , ont été à même d'observer ma plante à l'état frais. Je reproduirai ici, comme terme de comparaison, la descrip- 272 OBSERVATIONS lion publiée dans les Armais of Natural History. Celle description, beaucoup plus complète que la phrase diagnos- tique du Prodrome, a élé faite sur la plante de Morlaix, et est accompagnée d'une figure. » Erythrée a diffusa. Woods, in Hooh. compl. to bot. rnag. v. 2, p. 274. Gentianascilloides. L. suppl. p. 175.— Willd. sp.pl. \, p. 1346. Hab. Azores (Francis Masson. ) — On a pièce of rough ground near Morlaix in Britany. {Jos. Woods.) » D. Glaberrima. — Caulis graciiis, quadrangulus, digitalis ferè ad spilhamseam, infernè decumbens, ramosus; rami elon- gati , erecli , subsimplices, apice 1-flori. — Folia opposita, decussala,semi-uneiam longa, inferiora approximata,elliplica v. subrolundo- spalhulata, superiora magis remota, oblonga , sessilia, omnia imegerrima, obtusa, nitidiuscula, trinervia. — Flores terminales, solilarii, bini v. terni, majusculi, pulcherri- mè rosei; siccitate sœpè fusco-lutei. — Calyx basi bibraclea- lus v. nudus, rarô unibractealus, graciiis, S-fidus, subangula- lus, laciniis subulalis, erectis, lubum œquantibus. — Corolla hypocrateriformis. — Tubus graciiis supernè angustior, antè anlhesin calycem vix excedente, srtb anlbesi calice 1/4 longior, limbo 5-parlito, segmenlis elliplicis, patentibus, acutiusculis. — Àntherae exsertae, oblongœ, flavœ, spiraliler torlœ. — Stylus longiludine slaminum. — Stima crassum , bilobum. s Cette espèce esl encore décrite dans l'ouvrage intitulé : « Flora Azorica quant ex colleclioniius schedisque Hochstetteri patris et fîlii elaboravit et tabulis XVI œneis illustravit Mauritius Seubert. Bonnœ apud Adolphum Marcum. » Pans un journal de botanique imprimé à Berlin, la LINN.'EA 273 SUR QUELQUES PLANTES RARES. de 1832, G. L. E. Schmidt a publié une dissertation sur le genre Erythrœa , dans laquelle il n'est pas fait mention de V Erythrœa diffusa. Aucune des plantes qui y sont figurées ne peut se rapporter à cette espèce. (I) Quant à la synonymie attribuée à celte plante dans les Annals ofNalural Hislory , voici une phrase ajoutée à la fin du Prodrome, p. 561, qui lève les doutes à cet égard. Celte remarque est probablement de M. Griesbach auquel a été con- fiée dans cet ouvrage la rédaction de la famille des Gentianées. « Ervtiirjea diffusa, Woods. — Gentianœ scilloides L. syno- nymon quondam liuic Erylhrseae dubitanter adscriplum jàm ex auctoritate cl. Hochstetteri (Erichson archv. 1843, p. 12.) omiseram, dubiisque Genlianis iterùm adjeceram. Nunc verô cl. Seubert in Flora suà Azoricû meam hypolhesin sequi novi , undè apparet Hochsletlerum filium non aliam Gentianam scil- lodern in insulis azoricis legisse nisi stirpem Woodsianam. * Dans les Annals ofNalural History, il n'est pas fait mention de la durée de cette espèce. Le Prodrome (2) la décrit comme annuelle. — Les botanistes qui ont rencontré cette plante, ne l'ayant sans doute vue qu'au moment de sa floraison, lui ont donné, par analogie, un caractère commun à ses congénères indigènes. — Une longue série d'observations m'ont fait recon- naître, au contraire, que cette espèce est vivace, et de plus , h liges et feuilles persistantes (perennes). Ce caractère ne peut être regardé comme une condition exceptionnelle résultat d'un accident. (Opinion émise dans (1) Einige Bemeikungen iiber das Genus Erythrœa von Z>or Schmidt. i:um tab. 2. (XII und XIII). LINNJÎA, 1832, p. '.67-i8i. (-2) D. C. Frodr. pars IX, p. 59. 27'l OBSERVATIONS le rapport de la Société linnéenne de Normandie.) — Il n'est pas rare, sans doute, de voir des plantes ordinairement annuelles prolonger, sous l'influence de certaines circonstances, leur durée au-delà d'une année, et devenir alors bisannuelles. C'est ce qui arrive quelquefois pour le Chironia centauriu/n par exemple, qui, surtout s'il a été brouté , pourrait paraître vivace (1). — Mais dans Y Eiythrœa diffusa, ce n'est plus un état accidentel; c'est un fait constant dont j'ai pu nie convaincre en suivant le développement de celle plante. Ma première observation remonte à l'année 1837 ou 1838; ayant cessé pen- dant quelque temps de m'occuper d'études botaniques, je n'eus occasion de la revoir qu'en 1842. Depuis cette dernière époque, j'ai étudié sa végétation à toutes les saisons de l'année, et j'ai pu reconnaître ainsi la constance du caractère que je viens de signaler. Lors de la floraison, les rameaux florifères se redressent , tandis que, le plus souvent, l'extrémité de la tige reste stérile et continue à ramper. Après la floraison, lorsque ces rameaux sont desséchés, la plante reprend l'aspect étalé qu'elle conserve pendant le reste de l'année. Sa végétation n'est point inter- rompue pendant l'hiver, et sous la neige, je l'ai trouvée pleine de fraîcheur et de vie. — La culture ne modifie aucun des caractères qui distinguent cette plante des autres espèces euro- péennes du même genre, espèces avec lesquelles elle n'offre aucune ressemblance. (1) Reichcnbach cite cet état : « è lesione à pecoribus multieaulis », et Schmidl la figure tab. 2, f. I. d'une dissertation citée par Rchb. et impri- mée à Berlin, in-8», 1828. 275 SUR QUELQUES PLANTES RAltES. DIGITALIS PURPURASCENS. Digitalis pcrpurascens, Roth. Cat. bot. 2. p. 62. — Pers. ench. 2. p. 162. — Elrnig. diss. 45. — Poirct, Encycl. meth. X. p. 481. — DeCand. fl. fr., sp. 2664a. suppl. t. 5 p. 4M. — Boisd. fl. fr. t. 2, p. 259. — Dub. bot. gall. t. 1, p. 542. — Mutel, fl. fr. t. 45. f. 324. — Boreau, fi. du Centre, t. 2, p. 555. — Lindl. mcnog. dig. t. 20. — Rcichenb. fi. excurs. p. 378. PI. crit. ic. 2. f. 284. — Mert. et Koch, deutsch. fl. 4, p. 415 — Koch, syn. fl. germ. et helv. éd. 2. p. 596. — Benth. in D.C. Prdr. X p. 452. n° 17. D. bvbrida, Kœlreut. in Jour», phys. 1782. p. 285. t. 1. f. 1. 2. — De Salvert, in Desv. joum. bot. v. 11. D. fucata, Ehr. beitr. 7. p 15. — Pers. ench. 2. p. 162. — Mœrich. meth. suppl. 164. — Loisel. not. 96. D. longiflora, Lej. rev. fl. Spa, p. 126. D. pcrpcreo-ldtea, Mey. chlor. hanov. p. 524. — Henslow, in trans. of Cambridge Phil. soc. v. 4. pi. 15-18. D. lctea var. uybrida, Lindley, monogr. dig. t. 24. D. intermedia, Lapeyr. abr. 357. — non Persoon. Pip. {mrpùrascens Lej, esl var- parviflora 1>. pû'rpùrcaîj <*x Koch. syn; 1. i 27K OBSERVATIONS Digitale rougeâire. Il y a quelques années, en août 1839 , je rencontrai sur le versant sud de la Fauconnière, dans un terrain aride et rocail- leux et parmi des touffes de Digitale pourprée, un échantillon unique d'une plante appartenant à ce même genre Digitale, mais remarquable par son faciès tout particulier et faisant contraste avec les nombreux individus du Dig. purpurea L. qui l'entouraient. C'était le Digitalis purpurascens de Roth. — plante très rare, qui, en France, n'a encore été observée que dans les montagnes de l'Auvergne, de l'Alsace et des Pyrénées, et en Allemagne, dans les monts porphyriques de l'ancien palalinal du Rhin. L'apparition dans notre pays d'une pareille plante me parut un fait très curieux, et important au point de vue, soit de la physiologie, soit de la géographie botaniques; aussi j'étudiai avec soin les caractères de cette espèce dont je vais donner une description détaillée. Description. Tige haute d'un mètre environ , droite, simple, légèrement striée , pubescente surtout dans le haut. — Feuilles semi- amplexicaules, ovales-lancéolées, dentées en scie, glabres en- dessus, munies en-dessous de quelques poils sur les nervures; les plus rapprochées de l'épi petites, presque entières, linéai- res-lancéolées , pointues , un peu ciliées sur les bords. — Fleurs en long épi serré , terminal et unilatéral, penché au 277 SUR QUELQUES PLANTES RARES. sommet, à axe pubescenl-glanduleux ainsi que les pédicelles, entremêlé de bractées semi-amplexicaules, triangulaires el très pointues. — Calice à 5 divisions ovales-lancéolées, acù- minées, striées, à trois nervures principales, garnies de poils glanduleux sur les bords; la division supérieure beaucoup plus étroite. — Corolle petite, lubuleuse et un peu ventrue , à quatre divisions arrondies; la lèvre supérieure tronquée et échancrée; l'inférieure à trois lobes très obtus, barbus, parti- culièrement le lobe intermédiaire qui est plus large que les latéraux, et dont les poils sont épars et beaucoup plus longs. — Ovaire ovale-allongé, pubescent ainsi que la base du style. — La corolle est rougeâtre en-dessus , jaunâtre en-dessous, et variée de pourpre; les lobes des lèvres sont rosés. L'intérieur de la corolle présente quelques taches analogues à celles que l'on remarque dans la Digitale pourprée , mais plus petites, d'un rouge pâle plus foncé au centre de la macule et se fon- dant sur les bords, paraissant quelquefois à moitié effacées. Ces taches disparaissent en grande partie par la dessiccation. Habit : Fauconnière, petite colline rocailleuse au sud de Cherbourg. — Flor : août 1839. Le Digitalis purpurascens, Roth. ressemble au Dig. lutea, L. ( D. paiviflora, D.C ), par la forme de l'épi et la petitesse des fleurs; mais il s'en éloigne par ses feuilles plus profondément dentées, par sa tige et ses pédicelles pubescents ainsi que les divisions du calice, tandis que, suivant DeCandolle et Koch, le Dig. parviflora est glabre dans toutes ses parties. Cependant j'ai reçu des environs de Rouen, sous le nom de Dig. paiviflora var. iiirsuta, une plante dont les feuilles inférieures sont pres- que laineuses et beaucoup pins velues que celles du Dig. pur- purascens. Je regrette de. n'avoir pu comparer ma plante à des échan- •278 OBSERVATIONS lillons decetie même espèce recueillis dans d'autres localités; mais, jusqu'à présent, il m'a été impossible de me la procurera cause de son extrême rareté; je ne l'ai pas rencontrée non plus dans l'herbier du Muséum d'histoire naturelle de Paris, ni dans les autres collections que j'ai eu occasion de visiter. A défaut d'une confrontation avec des échantillons types, j'ai dû me contenter de la comparer aux descriptions données par les auteurs qui ont parlé de cette plante. Les caractères que présente mon échantillon, se rapportent bien aux caractères attribués à cette espèce dans la Flore française; voici les légères différences que j'ai remarquées. On peut le distinguer de la plante recueillie par M. Gochnat, au château de Landsberg, en Alsace, et par MM. de St-Hilaire et de Salvert, à Davayat, en Auvergne, (D.C. fl. fr. var. yî Mut. fl. fr. var. b. ); en ce que celte variété a la corolle d'un pourpre clair uniforme et sans taches ( suivant Mutel) , tandis que la corolle de ma plante est variée de jaune et de rose, ponctuée de pourpre, et un peu ventrue ; ce qui la fait différer aussi de la plante fabriquée par Kœlreuter, dont la corolle est cylindra- cée, jaunâtre et piquetée de rouge (D. C. fl. fr. var. B.) Les descriptions de Persoon (1) et de Reichenbach (2) s'ap- pliquent très exactement h ma plante , ainsi que celles de MM. Duby (3) et Boreau (4). D'après la flore française de M. Mutel , le Dig. purpurascens doit avoir la lèvre supérieure entière, ce qui est contraire aux descriptions des autres au- (1) Synopsis, T. II. p. 162. — Reproduite dans V Encyclopédie métho- dique de Poiret, T. X. p. 481. (2) Flora excursoria, p. 378. (3) Botanicon Gallicum, T. I. p. 542. (4) Flore du Centre de la France, T. II. p. ",5. 279 SUR QUELQUES PLANTES RARES. teurs. Suivant la diagnose du Prodrome, rédigée par M. P>en- tham d'après un échantillon desséché de l'herbier de De Can- dolle, l'épi est lâche et interrompu (racerno laxo inlerrupto):, il est au contraire habituellement très dense (plur. desc. ). M. Bentham pense que le Digitalis purpurascens doit être rapporté comme variété au Dig. minor, L., qu'il regarde comme une hybride de jardin des Dig. purpurea L. et D. luteaL. (1). Mais, s'il m'est permis d'émettre une opinion dif- férente de celle de ce célèbre botaniste, je croirais plus volon- tiers, d'après la description même du Prodrome, que le Dig. minor L. est une forme du Dig. purpurascens , forme pro- duite par l'hybridation de la même manière que le Dig. pur— pureo-lutea de Henslow. Dans son Synopsis de la flore d'Allemagne et de Suisse, M. Koch a donné une excellente description du Dig. purpuras- cens , qui convient très bien a ma plante. Seulement , suivant cet auteur, les lobes latéraux de la lèvre inférieure de la corolle sont aigus (2) , tandis que dans mon exemplaire ces lobes sont obtus, presque aussi arrondis que le lobe intermédiaire, cl, en cela, conformes à la phrase descriptive de Reichenbach. (1) « Cœterùm D. purpurascens valdè aflinis est D. minori L. et forte art eam reducenda (v. s. sp. in herb. D.C.) » Prodr. X p. 452, no 17. «D. minor (L. mant.) species mini nonnisi èspecim. mancishortensibus et iconibuscitatis cognita. Herbavidetursemipedalis pedalisve, formisdepau- peratis, D. purpureœ haud dissimilis : folia tamèn minus rugosa, et lacini» corollinae ratione tubi majores, magis œquales. An hyhrida hortensis inler D. purpuream et D. luteam? (v. s. c. in herb. Linn. etc.)» I'rodr. X. p. ÏM. n° 14. .s (2) «... laciniis labii inferioris ovalis, lalcralibus aculinsculis, inter- mediâ obtusissimâ corollA multo breviore. » Koch, Syn. I. c. 280 OBSERVATIONS Je dois à l'obligeance de M. Decaisne , la communication d'un Mémoire publié par M. Henslow dans les Transactions de la Société philomatique de Cambridge, sur une Digitale hybride observée dans le jardin botanique de celle ville, et provenant des Dig. purpurea et D. lutea. Voici la description que M. Henslow ^donne de sa plante. Digilalis purpureo-lulea. Stem about 3 1/2 feet. Racem. about 1 1/2 d°, secund, dense, nodding above. Leaves nearly smoolh above, quile woolly below , somevvhat soft, densate. — Radicale subpetiolate broadly-lan- ceolate; caulin. sessile, narrower. Bracteas lanceolate. Pedicels about the length of the calyx, and somevvhat shorler than the bracteas. Flowers médium size, nearly horizontal. Calyx moderatly spreadingin flower, afterwardsconnivent. Sepals ovato-lanceolate, theodd onemuch narrower; hairy on the margins. Corolla yellow ground, tinted vvith red. A few dark purplish red spots surrounded by a paler ring in the throat and tube. Smoolh, with haîrs in the mouth. Distinctly 4-lobed, the lobes blunt ; the uppermost notched. Stamens length of the tube, nearly parallel. Anthers yellow inclining So orange, with a few small scat- lered purple spots. Style cylindrical, with a few hairs on the lower part. Stigma very obtuse. Ovarium oblong-pubescent (1). 281 SUR QUELQUES PLANTES KARES. Celte description convient très bien à l'exemplaire que j'ai recueilli dans nos environs , sauf un caractère relatif aux feuilles. Dans la Digitale de M. Henslow, les feuilles sont laineuses en-dessous (quite woolly below), tandis que dans la mienne, elles ne sont que légèrement pubescenles sur les nervures. — Les figures qui accompagnent ce mémoire mont permis d'établir, avec plus de certitude encore, une com- paraison entre les deux plantes. Les fleurs figurées sont à peu près de la même dimension que dans ma plante ; elles sont tout-à-fait semblables par leur coloris, et les macules pour- pres qui ornent l'intérieur de la corolle sont exactement re- produites. Seulement, d'après l'icône de M. Henslow, les lobes de la lèvre inférieure de la corolle sont triangulaires et poin- tus, et conformes, quant aux lobes latéraux, à la description de M. Koch; dans mon échantillon , au contraire , ils sont ar- rondis.— Les anthères figurées sont jaune clair, et leur coloris ne représente pas exactement la nuance indiquée dans le texte : anthers yellow inclining to orange. Les anthères de ma plante ont pris cette teinte orangée , teinte qui est peut être un effet de la dessication. Le Digitalis purpurascens est regardé, par la plupart des botanistes , comme un hybride provenant des Dig. purpurea et D. lutea L. Kœlreuter, à qui l'on est redevable des premiers travaux importants publiés sur l'hybridation (2), est parvenu , dans ses expériences sur le genre Digitale, à reproduire artifi- (1) On the exaniination of a hybrid Digitalis, by ihe Rev. J. S. Henslow, m. a. Transactions of the Cambridge Phil. Soc. vol. I, pi. 15-18-1831. (2) Mém. Acad. Pétersbourg. 1782-1786. Journ. phys. I. c. 19 282 OKSERVATIOINS riellcment l'espèce qui nous occupe; el la plante qu'il a ainsi obtenue présentait également, dans l'intérieur de la corolle, les macules qui se retrouvent dans ma digitale et dans celle de M. Henslow. Ces expériences directes faites par Kœlreuter, jointes aux caractères de cette plante qui participent en même temps de ceux du D. pwpurea et du D. Lutea, à sa rareté même, etii son existence spontanée dans des pays où croissent les deux autres espèces, ont conduit M. de Candolleà la con- dérer comme une espèce hybride (I). Les cas observés d'hybridation naturelle sont très peu nom- breux ; les plantes qui se développent en toute liberté se trou- vent rarement dans les conditions nécessaires pour la réussite de ces fécondations croisées qu'on ne peut obtenir artificielle- ment qu'en prenant certaines précautions délicates et indis- pensables. M. De Candolle (Phys. vég. p. 707) a cité le petit nombre des hybrides naturelles dont l'existence ait été parfai- tement constatée. En 1832 , ce nombre montait seulement h quarante. Dans les nombreuses herborisations que M. A. de Saint— Hilaire a faites dans les deux Mondes, ce savant naturaliste n'a rencontré qu'une seule de ces plantes, et c'est précisément le Digitalis purpurascens. M. de St-Hilaire, rend ainsi compte de celte découverte, dans son Traité de Morphologie végétale. < Nous promenant, M. de Salvert et moi , aux environs de Combronde dans la Limagne d'Auvergne, nous arrivâmes à un vallon aride et rocailleux presque entièrement couvert de Digitalis pwpurea et de D. lutea ; quelques individus atti- rèrent notre attention par un caractère particulier, et les ayant examinés avec soin , nous trouvâmes qu'ils participaient aux 1) D.C. n. fr. I. e. :>83 SUR QUELQUES PLANTES RAEKS. caractères des deux espèces parmi lesquelles ils étaient nés; pendant plusieurs années, nous retrouvâmes la môme plante, mais elle ne nous offrit jamais que des capsules ridées et des graines avortées qui ressemblaient à de la sciure de bois (1). > M. de Salverl a publié sur celle piaule, dans le Journal bota- nique de Desvaux, vol. II, un mémoire intitule : « Description d'une Digitale particulière. » ( D. hybrïda.) M. Boreau, dans sa llore du centre de la Fiance, s'exprime ainsi dans une note qui suit la description du Dig. purpuras- cens. « Cette rare et curieuse plante est intermédiaire entre les Dig. purputea et lutea, avec lesquelles elle croît souvent mêlée, et dont on pense qu'elle n'est qu'une hybride. Peu fixe dans ses stations, elle disparaît souvent des lieux où naguère elle était abondante. L'ayant recueillie dans un état avance le lrraoût 1835, j'ai observé qu'aucune de ses capsules ne contenait de graines fertiles, phénomène déjà signalé, mais qui se lie à un autre non moins curieux , c'est que «es anthères n'offrent aucune trace de pollen! Cependant l'ovaire étant très bien conformé serait, sans doute, fécondé, si quelques étamines se trouvaient être fertiles, et il paraît que cela a lieu quelque- fois puisque Koch affirme qu'en Allemagne la plante croît isolée et se reproduit par ses graines. « En effet voici ce que dit M. Koch dans son synopsis : < For- tasse hybrida è D. pnrpweâ et D. luteâ , sert in locis memoratïs sœpè solitariè cresch, nequèinier affines, semi- nibusque propagatur. • Celte dernière observation est rapportée encore plus expli- citement par M. Bentham : « Species dubia hinc indèsepa- (1) Leçons de Botanique comprenant principalement la Morphologie végétale, etc., par M. A. de St-Hilaire, p. .V70 et 571. i>8i OBSKKVATIONS ralirn ciescens inter D. luteam et D. purpuream ambigens coloreque varions et idèo à pluribus pro hy brida habita ; sed capsulœ seminibus perfectis implentur , et species me- moralœ rariùs in iisdem locis crescunt. Dig. lutea nempè vix ni si in solo calcareo viget ubi D. purpurea sœpissimè deest. » (Prodr : X. p. 452). — Schiede, dans son ouvrage sur les piaules hybrides (I), ne cite pas cette Digitale. Lorsque je rencontrai celle plante dans nos environs, elle ne faisait qu'entrer en floraison; j'ignore donc si elle eût pro- duit des graines fertiles. Je n'ai pas remarqué si , conformé- ment à l'observation de M. Boreau, les anthères étaient vides de pollen; mais d'après l'autopsie faite sur (échantillon dessé- ché, les étamines paraissent avoir été à l'état normal ainsi que l'ovaire, qui, dans les fleurs situées a la base de l'épi, m'a semblé parfaitement constitué. L'apparition dans notre pays du Digilalis purpurascens doit-elle être considérée comme spontanée, conformément aux observations de MM. Koch et Bentham, ou bien, comme un produit d'hybridation naturelle? Celte question n'est pas facile à résoudre. La parfaite ressemblance de mon échantillon avec l'hybride de Henslow, me ferait pencher pour la dernière hypothèse; mais alors se présente une autre difficulté. Le Dig. lutea L. ne croit pas dans notre déparlement; en conséquence, la fécondation mixte, si elle a lieu, n'aurait pu s'opérer qu'au moyen de quelques individus de celle dernière espèce, cultivés dans des jardins de Cherbourg, où cependant, je dois le dire, je ne l'ai jamais aperçue. Dans ce cas encore, le D. purpuras- cens ne proviendrait pas du D. parviflora fécondé par le (1) De plantis hybridis spontè natis, 182'.. 285 SUR QUELQUES PLANTES UAKES. D. purpurea, ainsi que récrit De Candolle (FI. franc.); mais bien du D. purpurea fécondé par le D. parviflora , puisque la première espèce se trouve en abondance dans la localité où j'ai recueilli le D. purpurascens, tandis que le I). parviflora ne s'y rencontre pas. Dans l'hypothèse où le D. purpurascens serait une production hybride , la rareté de cette plante , dont je n'ai pu trouver qu'un échantillon, s'explique aisément, les plantes fécondées par d'autres plantes ne donnant gé- néralement qu'un petit nombre de graines fertiles , surtout lorsque l'hybridation s'est opérée naturellement; une seule graine, se trouvant dans des conditions normales, s'est dé- veloppée dans ce terrain qui, par sa nature et son exposition, devait lui convenir sous tous rapports. l\ reste encore un fait douteux à éclaircir. Le Dig. purpuras- cens est décrit comme bisannuel par MM. Kochet Boreau; MM. Duby et Dentham l'indiquent comme vivace. D'après l'article de M. de St-Hilaire, on pourrait supposer qu'il se reproduit par ses racines plusieurs années de suite. Il serait intéressant de reproduire artificiellement ctlte plante afin de savoir si elle est simplement bisannuelle ou bien vivace. Le D. purpurea est bisannuel ; suivant la plupart des auteurs, le D. /uteaesl vivace. — L'hybridation procurerait-elle ce dernier caractère au Digitalis purpurascens'! PHALARIS MINOR. l'u. minok. Retz. obs. 3. 8. — Willd. en. — I.ink in Liiin. — Trin. dis» et ic. 7-7'J — Kunlh. — Koch, syn. éd. 2. p. 89'». Pu. aquatica var. c. minor, Mutel, 0. fr. t. IV. p. 15. Ph. aquatica. Ait. Kew. I. 56. — Hosl. 2. t. 39. — Merl. et Koch deutsch. fl. I. p, Ï85. — Rchb. cent. 11. f. I'<93. Ph. capïpsis, Willd. 28() OBSEKVATIONS J'ai découvert cette plante en septembre 1843, dans les sables maritimes de Barfleur et Gatteville, et sur divers points des côtes du Val-de-Saire. Ce Pltalaris n'avait été observe, en France, que sur le littoral de la Méditerrannée, où il croît avec le Pli. aqualica L. Il habile encore, sur le même littoral, l'Illyrie, l'Egypte et la Syrie. — Il se dislingue facilement du Plialaris aquatica L, , avec lequel il a elé longtemps con- fondu, par sa tige non bulbeuse à la base, par son épi plus court , oblong , presque cylindrique, et surtout, par ses fleurs fertiles velues, tandis que le Pli. aqualica L. a les fleurs fer- tiles glabres. SENEBIERA PINNATIFIDA. S. pinnatifida, D.C. sysi. 2. p. 523. — u. lï. i. p. 703. — Dub. bot. gall. 1. p. 47. S. didvma, Pers. syn. 2. p. 185. — Kocb. Syn. éd. 2. p. 80. Lepidicm didymom, L. mant. Lep. angliccm, Huds. COKONOPCS DIDYMCS, Sm. Cor pinnatcs, Hornem. Cette plante, observée d'abord dans quelques ports mariti- mes de l'ouest , en Bretagne et en Gascogne , croît depuis quelque temps, en assez grande quantité, dans les fortifica- tions du porl militaire de Cherbourg, où on la trouve en fruc- tification presque toute l'année (1843). ZANIGHELLIA PEDUNCULATA. Z. PEDUNCULATA, Re'lCh. it. f. 1007. 287 SUR QUELQUES I'LANTKS RARES. Z. pedicellata, Frles, iiovlt. mant. 3. p. 135. — Koch, sjq, éd. 2. p. 782 Z. palustris var. B. pedicellata, Wahlenb. fl. suec. p. 577. Z. uaritima, Nolte. Cette espèce diffère du Zanic/iellia palustris L. , par ses fruits pédicellés, munis d'une large carène dorsale ailée et dentée, et par son style aussi long, et môme, quelquefois plus long que le fruit. Fossés du port militaire, et près du pont de Querqueville. (1844). GNAPHALIUM UNDULATUM. Gn. ckdulatum, L. p. 1197. - D.C. ! Prodr. VI! p. 226. Cette plante, originaire du Cap de Bonne-Espérance, parait croître spontanément aux environs de Cherbourg. Elle se ren- contre particulièrement au bord de la mer et près des nouvelles fortifications du Port militaire; elle se retrouve aussi à Flaman- ville dans un petit bois où, certaines années, on la voit en abondauce, tandis que d'autrefois elle disparaît presque com- plètement. Ce Gnaplialium a beaucoup d'analogie, quant à la forme de la panicule, avec le Gnaphalium paniculatuin Colla (D.C. Prodr. VI. p. 223). dont il diffère du reste, par ses feuilles plus longuement décurrentes, vertes en-dessus, blanches tomenteuses en dessous, et par sa durée annuelle, tandis que le G n. paniculatuin est vivace. Il paraît cependant qu'il est cultivé sous ce dernier nom au Jardin des Plantes de Paris, et dans d'autres jardins botaniques, sous les noms de Gn. lesedi/oliiim, cheirifolium, etc. Je conserve d'autant moins de doute sur la détermination 288 OBSERVATIONS. de cette plante, que je l'ai comparée à un échantillon authen- tique provenant de l'herbier même de DeCandolle, et dont je dois la communication à l'obligeance de M. J. Decaisne ; cet échantillon était étiqueté du Cap de Bonne-Espérance. Un autre Gnaphalinin exotique, le Gn. fœlidum, L. , se propage depuis plusieurs années dans une lande à Tocqueville; mais celte dernière plante, originaire d'Ethiopie , doit néces- sairement être échappée de quelque jardin. Il en est de même du Gn. margaritaceum, L.,qui s'est naturalisé dans quelques localités de nos environs, particulièrement à la Fauconnière. ARENARIA MACRORHÏZA Requlen. — Lois. fl. gall. Celle planle croît sur les rochers voisins du port de Barfleur et le long du mur du cimetière où je l'ai recueillie en Juillet 1842. Elle se fait remarquer par la grosseur de ses racines et de ses tiges étalées en fortes touffes, et par ses larges corolles rouges, dont l'éclat est encore relevé par les stipules argentées qui accompagnent les feuilles. Quelques graines sont marg'mées, mais le plus grand nombre sont aptères. Celte plante forme ainsi le passage entre le Lepigonuim médium Koch Syn. (Are- naiia rubra, var. marina L.), et le Lepig. marginatum Koch (Arenaria marginaux D.C.j. Stendel, dans son JSomenclator Bolanicus 1841, en fait la var. $■ de V Arenaria média. M. Lenormand, qui l'avait déjà vue avant moi à Barfleur, en a reçu des échantillons recueillis aux îles Açores. Il est assez remar- quable que celte plante se retrouve dans ces îles avec YEry- thrœa diffusa Woods. 285) SUR QUELQUES PLANTES RARES. STATICE PSEUDO-LIMONIUM. Rchb. cent. 8. f, 959. — Mut. fl. lï. t. 55. î. 407. Prés à l'embouchure de la rivière de Quinéville. (Septembre 1843). Cette plante, confondue souvent avec le véritable Sla- tice limonium L., dont elle diffère fort peu du reste, avait été indiquée à cette localité et sous ce dernier nom, par M. de Gerville, dans son Catalogue des plantes du département de la Manche. Mena. Soc. linn. de Normandie, t. III , p. 310. STATICE OGGIDENTALIS. Lloyd. Ce Stalice dont les caractères viennent d'être déterminés par M. Lloyd dans sa flore de la Loire-Inférieure, a été pris pendant longtemps par tous les botanistes pour le St. oleœ- folia de Pourret, et M. De Brébisson l'a décrit sous ce nom dans sa flore de Normandie. Le véritable St. oleœfolia Pourr. que j'ai reçu de Marseille, en diffère, et ne se trouve que sur le littoral de la Médiierrannée. — Le Stalice occidental/s Lloyd., croît en abondance dans les falaises de la Hague, à Jobourg, Herqueville, Flamanville, et au cap de Carteret. Il est très voisin du St. dodartii (Fr. do Girard). Cette dernière espèce a été trouvée près d'Avranches. RANUNCULUS PETIVERI Koeh. Syn éd. 2. p. 15. J'ai trouvé cette plante au bord de la mer, dans les fossés de la mare deTourlaville. M. Lebel, de Valognes, l'a décou- verte aussi à Créances (Manche). Elle se; dislingue facilement des R. aquatilis L., et R. tripartitus D.C., par la forme de ses feuilles, de ses pétales et de ses carpelles. 290 OBSERVATIONS SILENE ANNULATÀ, Thore. Ce Silène décrit par Thore dans son Essai dune Clitoris du Département des Landes, p. 173, a été rencontré en abondance par M. Lenormand, dans les champs de lin près de St-Sauveur-le- Vicomte. FRANKENIA LJEVIS. L. sp. 473. — D.C. fl. fr. 4. p. 765. Sur les pelouses sablonneuses qui entourent le phare de Gatteville. (MM. J. Decaisne et Lenormand). M. De Brébisson (Fl. Norm. suppl. p. 409.) l'indique à Pirou, où il a été trouvé par MM. Gay et Godey. SAGINA MARITIMA Sra. Engl. bot. t. 2195. — D.C. prodr. I. p. 389, Sables maritimes de Gatteville. (Juin 1839). SAGINA STRICTA Fries. novit. fl. suec. — D.C. prodr. I. p. 389. — Koch. gyn. éd. 2. p. 118. Barfleur , sur les rochers près du port. (Juin 1839). Ges deux plantes que M. Lenormand a découvertes le pie- 291 SUR QUELQUES PLANTES RARES. inier en Normandie, sonl considérées par plusieurs botanistes comme ne constituant qu'une seule espèce. M. Lenormand ne partage pas celle opinion, et je prends la liberté de reproduire ici textuellement les observations que ce savant naturaliste a bien voulu me transmettre à ce sujel dans une de ses dernières lettres. « Je regarde le Sagina inaritiina Sm., dit M. Lenormand, comme parfaitement distincte du S. stricla (Fries). De Can- dolle a décrit ces deux espèces dans son Prodromus, et les caractères assignés à chacune d'elles sonl tellement tranchés qu'il est impossible de les confondre. — De Candolle ne connaissait à ce qu'il paraît le Sagina marïtima que d'après la figure donnée par Smiib dans YEnglish Botany ; il l'a néanmoins si bien décrit , qu'il semble qu'il avail sous les yeux les échantillons que je possède. Je ne conçois donc pas pourquoi Koch, dans son Synopsis florœ Germanifiœ, Babington, dans ses Primitios florœ Sarnicœ, et d'autres botanistes, l'ont réuni au Sag. stricla, comme ne formant qu'une seule el même espèce. Leurs descriptions ne convien- nent qu'au Sagina stricla. Celui-ci a le port et les carac- tères du S. apetala, et je ne puis l'en distinguer que parce qu'il est parfaitement glabre; à mon avis, il ne devrait for- mer qu'une variété. Le Sagina maritima est complètement couché sur le sol (humifusa); les rameaux qui portent les fleurs el les fruits sont seuls redressés. J'ai vu, sur un échan- tillon peu avancé, les pétales qui sonl de la longueur du calice, et le S. slricta en est dépourvu ainsi que le S. ape- tala. Ses feuilles sont lancéolées, très courtes, et non sub- cylindriques. L'habitat n'est pas non plus le même. Il croît dans le sable marin pur où je l'ai trouvé, à la fin de juin 1839, mêlé au Linaria arenaria, sur les petites dunes bordant le chemin qui conduit de Itarflcur au Phare de Gallcvillc, aprè^ 292 OBSERVATIONS » avoir dépassé le moulin à vont. — Je ne l'ai apperçu que » dans une localité très circonscrite qu'il recouvrait de ses » petites liges grêles et étalées. Je le reconnus, au premier » coup d'œil, par le souvenir qui m'était resté de la descrip- • lion de De Candolle. Le Sagina stricta croissait abondam- i ment sur la terre un peu fraîche dont étaient revêtus les i rochers du bord de la côte, au-delà du port de Barfleur. » Je rappellerai ici les descriptions du Prodrome : « 4. Sagina maritima (Smith, Engl. bot. t. 2195) ramis erectiusculis, foliis lanceolatis brevissimis, pedunculis fructi- l'eris adscendeniibus, peialis lanceolatis calycem tequanlibus, laciniis calycinis ovatis oblusis. (I)? in Angliâ. (Descripl. ex ic.) > Prodr. I. p. 389. « 5. Sagina stricta (Fries, novil. fl. suec. 3. p. 122). glaber- rima caule pedunculisque slrictis, foliis subcylindricis muticis, lobis calycinis lanceolatis acutis. (calyce obtusoHorn. h. hafn. suppl. p. 122). (I) in litloribus DaniœetSueciae ad Cimbrishavn. (v. s. comm. à cl. Horn.) » Prodromus, I. p. 389. Voici enfin la description donnée par Smith dans YEnglish Botany, pag. et lab. 2195, et d'après laquelle De Candolle a rédigé sa diagnose. t Sagina maritima. (Sea Peelwort). Gêner, ch. — Cal. 4-leaved. Petals 4. Capsule of one cell. Specif. char. — Stems nearly upright, divaricated, smooth. Leaves obtuse, without bristles. Petals obsolète. Syn. — Sag. maritima Don. Herb. Brit. fasc. 7. 155. Cette description établit d'une manière précise les caractères qui différencient cette espèce des Sag. stricta ei 5. apetala. De plus, l'icône de Sowerby s'accorde de tout point avec les échantillons recueillis à Barfleur. La synonymie de Koch pour le Sag. stricta, est donc erronée. Le Sagina stricta est décrit dans la Flore de la Loire-Info- 2!>3 SUR QUELQUES PLANTES RAKF.S. Heure par M. Lloyd. Il a été retrouvé par M. Lebel, de Valo- gnes, à l'embouchure de la rivière de Quinévillc. M. Durànd- Duquesney l'a recueilli dans les marais de Deauville (Calvados), et le signale dans son excellent Catalogue des Plantes des arrondissements de Lizienx et Pont-L'Evêque. (Mém. de la Soc. d'Emulation de Lizieux, 1846). Plusieurs botanistes m'ayanl engagé à donner ici un aperçu de la végétation toute spéciale de notre pays, je passerai rapi- dement en revue quelques unes de nos plantes les plus remar- quables. Le sol de l'arrondissement de Cherbourg repose presque exclusivement sur des terrains primitifs ( Roches granitoïdes, Grés intermédiaires, Stéaschistes, etc.);\e terrain calcaire ne s'y rencontre que sur un point très restreint de la limite Sud- Ouest. Les plantes particulières à ce dernier terrain sont donc exclues de notre Flore, h l'exception d'un fort petit nombre que l'on rencontre rarement, et principalement dans nos sables maritimes , où le sol , composé de détritus de coquilles cl de roches de natures différentes, peut également convenir aux plantes des divers terrains. Voici quelques plantes que nous trouvons abondamment aux environs de notre ville, et qui sont rares partout ailleurs en France : Scrophularia scorodonia, L. ; Sibthorpia européen, L. ; Lychnis sylvestris, L.; Oxalis aceiosella, L.; Tldaspi hete- rophyllum, D.C. ; Trifolium glomeralwn, L. ; — striatum, L./ Œnanthe crocata, L.; IVahlenbergia hederacea, Hchb.; Digilalis purpurea, L.; lia ils ici viscosa, L. ; Erica eiliaris, L.; Àndroscemum officinale, AIL; Corydalis claviculata, Pers.; Erodium moschalum, L'Hcrit. ; Parietaria diffusa , 294 OBSERVATIONS Koch.; Fumaria média, Lois.; Senebiera pinnatifida, D.C. ; Carex biligularis, D.C., — binervis, Sun.; clc. etc. Les plantes suivantes se rencontrent plus rarement : Hyme- nophyllum Tunbridgense, Sm.; Anchusa sempervirens , L.; Matthhla sinuata, Brown. ; Trigonella ornithopodioides, D.C; Smyrnium olusatrum, L.; Sison amomum, L.; Scor- zonera humilis, L. ; Stellaria glauca , Wilh./ Cochlearia anglica, L.; Helleborns viridis, L. ; Gnaphalium undula- tum, L. ; Lolium avvense, Wilh. ; Myr'ica gale, L. — J'ai trouvé cette dernière plante cette année pour la première fois; elle n'avait pas encore été recueillie dans le nord du départe- ment de la Manche. Les Sedum anglicam, Huds., et Umbilicus pendulinus, D.C. , couvrent tous nos rochers el tous nos murs. Le Cype— rus longus, L., remplit les près maritimes et y devient d'une force et d'une beauté peu communes. Les clôtures des champs sur la côle du Rozel et celle de St-Vaast sont couvertes de forts buissons de Artemisia absinthium. L. Le Trachyno- tia stricta, D.C, garnit la plage située entre le fort de la Hougue et 9l-Vaast, et qui est recouverte par la mer à chaque marée ; la côle opposée est bordée de haies de Chenopodium fruticosum, Ail., et de Tamarix gal/ica, L., Le Cochlearia danica, L., est très commun sur tout le littoral nord, non seulement dans les lieux humides , mais aussi dans les sables maritimes et sur les murs sablonneux; dans ces deux dernières stations, il croît par gazons très serrés ayant à peine 3 a 4 centimètres de hauteur , et fleurit dès le commencement de février. Il constitue alors une variété locale constante et très curieuse que j<; n'ai vue décrite nulle part, et pour laquelle je propose le non» de Cochlearia prœcox. Les hautes falaises, qui bordent la côle occidentale de notre arrondissement, produisent entre autres plantes : Asplenium 295 SUR QUELQUES PLANTES RARES. marinum, L. , — lanceolatum, Sm.; Cynosurus ecliinatus, L. ; Ixia bulbocodium, L. ; Statice occidentalis, Lloyd. ; /nu/a crithmoides , L. ; Daucus hispidus, Desf. ; Lavatera arborea, L. ; Erodium maiitimum, Sm. ; Rctphanus mari- tirnus, Sm.; Silène uniflora, Ou.; Spergula subulata, Swarlz. — Enfin, outre les espèces communes à tous les sables maritimes de la France, notre littoral présente encore: Lagurus ovatus , L. ; Phalaris minor, Retz.; Polypogon monspeliensis, Desf.; Rot Ibolla filiformis, Roih. , — incur- vata, L.; Triticum junceum , L., — acutum, D.C., — roltbolla, D.C.; Junciis acutus, La m., — marilimus, Lam.; Linaria arena/ia, U.C.; Euphorbia paralias, L., — peplis, L. , — portlandica, D.C. ; £M/j candidhsima, Desf. ; Galium littorale, Bréb. ; Pyrethrum maiitimum, Sm. ; Cerastiwn tetandrum, Sm.; Lepigonum médium et margi- natum, Wahlbg.; Frankenia lœuis, L.; Crambe mari lima, L. ; Adenarium peploides, Rafin. Noire pays n'est pas moins riche en plantes cryptogames qu'en plantes phanérogames. Il me suffira de citer : — Parmi les mousses : Grimmia maritima, Turn. ; Pterigynandrum Smithii, S\v. ; Zygodon Brebissonii, Bruch. et Schimp. ; — riridissimus, Br. et Sch. ; Hypnum undulatum, L.; OMo- trichutn rivu/are, Sm.; Trichostomum polyphyllum, Schw., heterostichum , Hedw. ; Neckera purnila , Hedw. ; etc. — Parmi les lichens : S/Zc/a aurata, Ach. ; — Dufourii , Delise., — glomuli fera, Del.; limbata, Ach.; Pannaria rubiginosa , Del, , — myriocarpa , Del. ; — conoplea , Del. : Parmelia aquila , Ach., — panniformis, Ach.; Despreauxi, Del. , — velutina, Ach. ; — lœvigata, Ach. , — saxatilis, Ach., — sinuosa, Ach. , — speciosa, Ach., — clemefitiana, Ach. , — albinea, Ach. ; Borrera flavicans, Ach.; — lencomelas, Ach.; Ramalina xcopnlorum , Ach. 296 OBSKHVATIONS Roccella phycopsis, Ach. ; Usnea ceralina, Acb. ; Stereo- caulon condyloideum, Ach. , — nanum, Ach. ; Verrucaria maura, Ach. ; — hydrela, Ach. ; etc. — Parmi les hépatiques, le Lunularia vulgaris , Mich. , que M. G. Thuret a découvert en fructification dans nos envi- rons , ce mois de septembre. Celle hépatique , qui se trouve communément à l'état gemmifère sur la terre de nos fossés argileux, est répandue dans l'Europe méridionale, les Canaries et les Açores (l);mais sa fructification, extrêmement rare, n'a été observée que dans un fort petit nombre de localités. Sui- vant Nées ab Esenbeck, cette plante 'ne fructifie jamais en Allemagne; jusqu'à présent elle n'avait pas été signalée en France en cet état. L'appareil fructifère a été observé en Italie au mois de mai par Micheli, et par ïaylor, en Irlande, au mois de septembre; il est figuré par Micheli, gen. p. 4. t. 4, et par Bischoff, act. nat. cur. XVII, p. 11. p. 1008, t. 67. f. 1 a 21. — Le Lunularia des environs de Cherbourg, fructifiant à la même époque qu'en Irlande, doit très probablement être identique à la plante de ce pays; mais en est-il de même pour la plante trouvée par Micheli en Italie, et dont la fructification s'est montrée au mois de mai ? Quand aux hydrophytes, nos côtes, hérissées de rochers , produisent les espèces les plus rares et les plus intéressantes, et il serait irop long d'énumérer celles même qui sont spé- ciales à notre localité. Ayant d'ailleurs l'intention de revenir sur ce sujet dans un travail plus étendu, j'ai voulu seulement, dans celle courte esquisse, attirer l'attention des botanistes sur la richesse de la végétation dans le nord de notre départe- ment. (1) G.M. Gollsche, J. B. G. Lindenberg, el C. G. Nées. — Synopsis Hepa- ticarum,p. 510 et 51 1. DE LA LITTÉRATURE ESPAGNOLE F.T DE CALDERON, M. LECHANTEUR DE PONTAUMONT, Trésorier archiviste de la Société royale académique de Cherbourg, M"inl>re de la Société d'archéologie de la Manche, de l'académie Ebroïcicnnc et de la Société d'émulation de Brest. Lu à la séance annuelle du 13 décembre 1846. Messieurs, Je désire vous dire quelques mots touchant la littérature espagnole et le poète Calderon , à qui elle doit une partie de sa gloire. Vous savez mieux que ne pourrait le raconter une simple notice l'action sur l'Espagne de cette main divine qui agite sans cesse la balance des empires. Vous avez vu le peuple romain, dans le cours de ses conquêtes, arracher l'ancienne 20 "298 DE 1 A LITTÉRATURE ESPAGNOLE Ibérie des mains des Carthaginois et lui imposer ses coutumes et son noble idiome ; vous avez vu plus tard les Goths envahir une partie du territoire des Césars et introduire en Espagne avec leur dialecte barbare leur domination plus barbare encore. Vint ensuite le règne des Arabes avec son esprit chevaleresque, ses lumières, sa poésie au riche coloris, et sa langue si éner- gique. De cette suite de conquêtes, de celte succession d'idio- mes sur le sol ibérique naquit la langue espagnole, que nous trouvons toute formée dès le XIII0 siècle, sous le règne d'Al- phonse—le-Sage. La langue espagnole provient donc de trois sources diffé- rentes : du latin, de l'idiome du Nord parlé par les Golhs et de celui des Arabes. Elle a conservé de la langue des Romains les tournures majestueuses et l'euphonie ; de celle des Goths les syllabes gutturales, notes sévères dans le clavier castillan si harmonieux et si sonore; des Arabes, les termes de sciences et la poésie brûlante d'un courage galant et chevaleresque. Dès le berceau, cette langue a eu de grands écrivains ; ou pourrait même dire que son âge d'or se trouve à cette époque si remarquable où l'Espagne , sortant de ses longs combats avec les Maures , et découvrant de nouvelles terres , de nou- veaux cieux, se donnait une littérature et un théâtre qu'aucun autre peuple de l'Europe ne possédait encore. La France et l'Allemagne n'avaient alors, on le sait, que des idiomes dans l'enfance, tandis que celui de l'Espagne était tout formé. Aussi a-t-on vu les auteurs français et les auteurs allemands franchir les Pyrénées et aller consulter une école et des maîtres qu'ils devaient surpasser par la suite; car en ce monde toute gloire a son déclin. La littérature espagnole, Messieurs, a eu ses périodes de puissance et de faiblesse ; les temps héroïques des conquêtes en ont marqué la gloire, comme l'époque des revers en a signalé •299 ET DE CALDERON. la décadence. Triste et étrange observation pour un pays si favorable au génie ! car en Espagne tout porte à l'inspiration : un ciel d'or et d'azur, une mer aux vagues harmonieuses, des montagnes giganlesques et sombres, des plaines brillantes de verdure et embaumées de parfums, des palais où l'architecture mauresque a imprimé le cachet indélébile de son génie, des remparts et des châteaux où le nom castillan retrouve partout des souvenirs glorieux pour sa (oi et pour son courage. Depuis les premières années du XIVe siècle jusqu'au XVIe, les écrivains espagnols exploitèrent avec un rare bonheur les mines fécondes de leur histoire nationale, de leurs coutumes, de leurs traditions , de leurs croyances. C'est là , Messieurs, que nous les voyons briller d'un si vif éclat dans les sphères propres à leur talent. J'ai développé ce fait dans un ouvrage historique dont je vous ai entretenus naguère (I). Le XVIe siècle survint avec sa politique soupçonneuse, ses bûchers et sa cruauté; aussitôt le génie espagnol fut comprimé, et la bril- lante épopée de l'histoire d'Aragon et du grand règne de Charles-Quint disparut devant de futiles discussions scolasli- ques, qui se glissèrent même sur le théâtre. Mais des temps meilleurs étaient réservés à l'Espagne, sous les règnes de Philippe III et de Philippe IV son fils , pendant le XVIIe siècle, époque à laquelle parut l'auteur dramatique Calderon, dont j'ai dessein d'esquisser rapidement la vie. Don Pèdre Calderon delà Barca naquit à Madrid en 1600. Le génie poétique se révéla en lui dès le berceau. A 15 ans, il présenta au théâtre de Madrid une pièce qui fut jouée sous (I) Pte de i Empereur Charles-Quint. C'est en témoignage de satisfaction pour cet ouvrage que S. A. R. Madame la Dncuesse de Monlpensiei, Infante d'Espagne, a envoyé à l'auteur une épingle ornée de brillants. 300 DE LA LITTÉRATURE ESPAGNOLE le litre rie Char du Ciel; mais, parvenu à cet âge où l'on pré- fère le choc lointain des aventures périlleuses à la vie paisible du foyer, Calderon embrassa la carrière des armes. La position de l'Espagne était alors embarrassée. Le roi Philippe IV, trop faible devant Olivarès, achevait de perdre, parla faute de ce favori, les Açores, Mozambique, Goa, Macao, riches colonies que la sanglante tyrannie de Philippe II , son aïeul, avait déjà irritées contre la métropole. La flotte était défaite près de Lima par les Hollandais; les esprits se soulevaient contre la domination espagnole dans les Pays-Bas, à Milan , à Naples, en Sicile. Calderon, émit par le récit des brillants succès qui marquaient en Flandre et en Italie la présence de Spinola, quitta lout-à-coup, pour suivre les bannières de ce général fameux , les doux loisirs d'une retraite entièrement consacrée aux Muses. Calderon fit donc, dans les rangs de ces vieilles bandes espagnoles si redoutées, quelques campagnes dans les Pays-Bas et en Italie; mais, pendant les dix années de savie passées dans le tumulte et au milieu des périls de la guerre r il n'oubliait pas la poésie, pour laquelle il était né. Dans les camps et pendant les sièges des villes, ses compagnons d'armes jouaient des comédies de sa composition. Comme toutes les âmes [nobles et ardentes, qui à la vue du danger de leur patrie courent aux armes, Calderon n'avait pas hésité à prendre l'épée; mais une vocation irrésistible l'entraînait ailleurs, et \\ profila d'une occasion favorable pour quitter la vie militaire. Le roi Philippe IV, ami du théâtre et lui-même auteur, entendit parler du talent de Calderon et crut avoir trouvé en lui l'homme nécessaire au théâtre de sa cour. Calderon h celte époque était encore simple soldat dans l'armée espagnole. Le roi l'appela près de lui à Madrid en 1636, le fit chevalier de St-Jacques et le combla de biens. 11 devint le poète drama- tique de la cour et le surintendant de ses spectacles. C'esl 301 LT DE CAI.OKRON. dans cette position que Calderon fil représenter 320 pièces de théâtre de sa composition. Elles sont toutes venues jusqu'à nous ; ce sont des tragédies et des comédies remarquables, dont quelques-unes ont été imitées en France par Corneille, et des Actes sacramentaux , qui ne sont pas sans un certain mérite littéraire. Celle prodigieuse fécondité serait moins étonnante si ces pièces ressemblaient à nos Mystères du XIVe et du XVe siècle, faibles débuts de notre scène encore au berceau. Mais loin de là les pièces de Calderon portent toutes l'empreinte du génie. Des contraventions aux règles de l'unité dramatique et plusieurs anachronisme^ sont les seuls reproches qu'on puisse adresser à l'auteur. Après Calderon, l'Espagne a eu, il est vrai , des comédies plus régulières; mais elles ont eu beaucoup moins de succès que les siennes. Calderon n'a imité personne, il a tout lire do- sa riche imagination. Reconnu supérieur pour l'invention à Solis, à Morelo et même à Lope de Vega, il aurait été le chef de la scène espagnole, s'il eûl assujetti son génie aux règles d'un goût épuré. En Allemagne, où les idées sur Tari dramatique se rappro- chent plus qu'en France du goût espagnol, Calderon jouit d'une grande réputation. On a traduit ses meilleures pièces, et l'on a donné avec un grand succès sur le théâtre allemand son Prince inconstant et sa comédie intitulée : La vie est un songe. En 1652 Calderon se consacra à l'église. Il mourut à Madrid en 1687. Un siècle et demi après sa mort, le 18 avril 1841 , ses cen- dres ont été retirées avec pompe de l'église des Callraves à Madrid, pour recevoir une place au panthéon espagnol, honneur dû à un si beau génie (1). 1) Corrcsponsal du 19 avril isii. NOTICE SUR LA CORSE M. LAIMANT, Contrôleur <\< la Marine, D'après les cartes les plus estimées, l'île de Corse s'étend de 41° 22' à 43° l' N. de latitude et se trouve comprise entre 26° 13' et 27° 14' E. de longitude rapportée au méridien de l'île de Fer. Ainsi sa longueur du Nord au Sud est de 183,330 mètres (1) ( un peu moins de 46 lieues de 4,000 mètres, ) et sa (l) 43» i, il 2-2 i " 38' = 183350 mènes, longueur «le l'Ile". 304 NOTICE plus grande largeur de 83,945 mètres, (1) ( -21 lieues de 4,000 mèlres environ ). En faisant abstraction de cap Corse, langue de terre qui la termine au Nord, la Corse figure à peu près un triangle scalène dont l'angle le plus aigu est aBonifacio et dont les autres sont au cap Nord du golfe de Porto et à Bastia. L'île est traversée dans la direction N. 0. et S. E. par une chaîne de hautes montagnes granitiques, qui prend naissance entre l'île Rousse et S'-Florent et se termine près des bouches de Bonifacio. Les points les plus élevés de ce système sont les cimes des monts Rotondo, d'Oro et Cinto. La hauteur du premier au-dessus du niveau de la mer a été trouvée par les géomètres du terrier de la Corse, de 3,019 mèlres , ( 1,549 toises) ; les autres ont quelque chose de moins. L'observation suivante paraît confirmer ce résultat : le sommet du Rotondo est couvert de neige pendant presque toute l'année; or d'a- près le tableau du célèbre Humboldt , la hauteur de la limite inférieure des neiges perpétuelles, à la latitude moyenne de la Corse, n'est pas moins de 3,000 mètres. La chaîne centrale jette dans l'Ouest et le Sud-Ouest de nombreuses ramifications également granitiques qui courent jusqu'à la mer sous une pente peu considérable , et viennent embrasser deux à deux des golfes profonds bordés de côtes élevées, et présentant d'excellents mouillages faciles à prolé- ger. Néanmoins, à l'exception du golfe d'Ajaccio, il n'en est aucun où les bâtiments soient parfaitement abrités des vents. (1) 27° 14' 26 13 lo 1' = 112960 m. — N (Log. - 5.0529247) Cos. Ï2° (latitude moyenne de la Corse) — N. ... (Log. = 9.8710735 Largeur de l'île = 8594o= N. . (Log. = 1 '1.9239982). 305 SUK LA CORSE. Le revers oriental de l'île présente des dispositions différen- tes. Le noyau granitique s'étend peu de ce côté ; il est appuyé latéralement, çà et là, par des montagnes calcaires, schisteuses et autres, dirigées vers le N. E. Une d'elles forme , par son prolongement, le cap Corse. Vers le centre de l'île, ces mon- tagnes secondaires s'abaissent rapidement et laissent entre leurs extrémités et la mer , des plaines plus ou moins vastes que termine une plage de sable qui s'avance au large à une grande distance. Cette plage s'étend sans interruption depuis Baslia jusqu'à Solenzara sur une longueur de 150,000 mètres environ; sur toute cette ligne, la côte ne présente aucunedécou- pure fortement prononcée, et ce n'est qu'à peu de distance des points Nord et Sud de l'île que la mer commence à former des enfoncements dans les terres; le plus considérable et le seul où les bâtiments puissent mouiller avec sûreté est le golfe de Porto-Veechio. Le port de Baslia ne reçoit pas de gros bâtiments, et d'ailleurs le petit môle qui enferme l'entrée ne le garantit pas des terribles effets des vents du large. Cependant il paraît qu'il existait autrefois dans la partie intermédiaire de la côte de l'Est des baies assez profondes. L'histoire parle de différentes colonies qui s'y sont successi- vement établies, et l'on montre encore les vestiges des villes de Mariana et d'Aleria , fondées par les Romains à l'embou- chure du Golo et du Tavignauo, et qui passent pour avoir été très florissantes. On conçoit que ces deux villes n'ont pu acquérir un certain degré de splendeur que par le commerce maritime, et par conséquent sans avoir dans leur voisinage uil ou plusieurs ports susceptibles d'offrir aux navires un abri contre les vents violents auxquels toute celte côte est exposée. La présence, des étangs qui bordent les plaines de Mariana, d'Jleria et du Fiumorbo, et particulièrement les éiangs de Bigiig/ia et de Diana , viennent à l'appui de cette opinion. :{0 du journal des mines contient un mémoire signé De Gensanne , Baslia, 1793, sur les mines de la partie de la Corse située en deçà des monts. Voici le résumé des obser- vations qu'on y trouve. Mine de fer de Corle, parait très riche ; à faire exploiter. Mine de cuivre de Linguisetta idem. Id. de Vallica idem. Id. de Vensolasca; tenter son exploitation. Pyrite arsenicale de Vezzani , paraît couvrir une mine abondante de cuivre et de plomb, à fonder. Mine de cuivre de fer de Lorelo paraît peu importante; d'ail- leurs la fonte en grand du minerai s'opérerait avec difficulté, — à abandonner. M. de Gensanne n'a pas parlé de la mine de Farinole située sur la côte occidentale du cap corse, à peu de distance de St-Florent. Cette mine est célèbre et rend , dit-on jusqu'il 60 p. 0/0. Un sieur Milanelti , de Bastia , en avait entrepris l'exploitation avant la révolution. Le minerai était porté pat- iner h St-Florent, et de là, par terre, à Muralo où existait un haut fourneau qui a été détruit. On ne cite guère de l'autre côté de l'île que la mine de Ici de Calenzarià réputée fort riche. 308 NOTICE Au commencement de 1811, MM. Escudier, commissaire de la niarineen Corse, et Coconcelli, ingénieur ordinaire des ponts et chaussées, furent chargés de déterminer les points des côtes de la Corse les plus propres à l'établissement d'usines pour la fabrication d'ouvrages en fonte et en fer forgé, utiles aux arsenaux maritimes. Ils indiquèrent Galéria et Porto, et pro- posèrent aussi le rétablissement du haut fourneau précédem- ment construit à Muralo. On trouvera dans les rapports de ces fonctionnaires, tous les détails qu'on peut désirer à cet égard, Il n'a été donné jusqu'à présent aucune suite à ces projets. On conçoit qu'un sol aussi fortement accidenté que celui de la Corse doit, entre attires phénomènes, offrir des différences remarquables entre les températures de ses divers points, et, par suite, de grandes variétés dans ses productions. Aussi voit- on croître naturellement dans l'île, à quelques myriamètres de distance, les végétaux les plus méridionaux de l'Europe, et ceux que l'on ne rencontre que dans les régions du Nord, ou sur les hautes montagnes des autres climats. Les gorges et les sommités de celles de Corse où règne une température favo- rable à la végétation des arbres résineux , sont hérisées de forêts de pins dont quelques unes ont une étendue considéra- ble. On y trouve aussi des sapins, des hêtres , une grande quantité de chênes verts et du chêne blanc. Ces forêts suivent la direction de la ligne centrale des montagnes, et il existe entre elles une communication qui n'est presque point inter- rompue. Parmi les espèces de bois qui croissent en Corse éparpillés, je ne citerai que l'aune , le chêne liège, le châtai- gnier et l'olivier. Depuis les hauteurs occupées par les forêts, jusqu'à la mer, la partie du sol végétal de la Corse, que l'homme n'a point encore défrichée , est presque entièrement couverte d'arbusl<\s tels que le buis, le laurier , l'arbousier , le myrte , le ciste, 309 SUR LA CORSE. etc., et qui sont compris dans le pays sous la dénomination générale de Makis. On ne peut s'empêcher de gémir, lorsque l'on songe que ces terrains abandonnés, qui pourraient être utilisés plus ou moins avantageusement pour l'agriculture, embrassent plus des deux tiers de la superficie totale de l'île. On peut juger par cela seul de ce qu'il reste encore h faire en Corse pour amener ce déparlement au degré de prospérité dont il est susceptible. Son sol fertile a d'ailleurs l'avantage d'être propre à toute espèce de culture. Celle qu'il importerait parliculièremeni à la marine d'y propager est la culture du chanvre. Les expériences qui ont été faites a ce sujet ont par- faitement réussi. On retrouve en Corse tous les animaux de la France conti- nentale, sauf quelques exceptions dont la plus saillante consiste en ce qu'il n'y a pas un seul loup dans l'île. C'est un grand bienfait de la providence pour un pays où les troupeaux de chèvres et de moulons constituent la richesse principale des habitants. L'ours est également inconnu en Corse. Ni chamois ni isard, mais, à la place, une sorte de mouton sauvage, à poil de cerf, appelé Muff'oli dans le pays, et dont Buflbn a donné la description sous le nom de Mouflon. En général, l'histoire naturelle de la Corse n'a été jusqu'ici que très imparfaitement étudiée. Il faut en rechercher la cause dans l'insouciance des habitants et dans les obstacles que les localités et les troubles sans cesse renaissants du pays ont op- posés aux explorations des observateurs étrangers. Les autres éléments de la statistique de Corse ne sont pas moins incomplets. Le plus précieux est le terrier de l'île, levé quelques années avant la révolution et non encore publié. Il avait été recueilli sur le même objet d'autres bons documents à l'ancienne intendance et dans les bureaux de la préfecture de l'ex-départemenl du (ïolo, mais ces matériaux tombèrent entre :j|0 NOTICE SUK LA COKSE. les mains des Anglais, lorsqu'on les transportait parmer de Bas- tia à Ajaccio, devenu le chef-lieu du département de la Corse. La Corse est suffisamment connue sous le rapport historique, moral et politique. Au reste je ne puis mieux faire que de ren- voyer a cet égard, au moins pour ce qui concerne les époques antérieures à l'occupation de l'île par les Français, à l'abrégé de l'histoire de Corse, qui se trouve dans l'histoire universelle, lôme 36 ; in-4°. Si l'on veut consulter les sources où les auteurs de cette compilation ont puisé, on en trouvera l'indi- cation dans les notes. On jugera, en lisant ces ouvrages, de l'état déplorable où se trouvait la Corse lorsque nous en prîmes possession en 1769; pauvre, dévastée, presque inculte, en arrière de plusieurs siècles sous le rapport de la civilisation. Les vingt-trois années qui suivirent furent signalées par de grandes améliorations en tout genre, et la Corse marchait à grands pas vers sa régénération , lorsque notre révolution , en bouleversant de nouveau cette île infortunée, la replaça à peu près au point où nous l'avions prise. Il fallut donc travailler sur nouveaux frais à sa restauration , et l'on sait combien il est difficile, en général, de regagner ce qu'on a perdu par une marche rétrograde, et particulièrement lorsqu'il s'agit de civi- liser un pays montagneux , dont la niasse des habitants est retranchée sur les hauteurs. Un gouvernement tout à la fois ferme et paternel , des systè- mes d'amélioration bien conçus et exécutés avec persévérance, et surtout une longue suite de circonstances favorables pour- ionl faire insensiblement prospérer en Corse les différentes branches d'industrie. C'est aux fonctionnaires h qui la haute administration du département se trouve confiée, qu'il appar- tient de tracer la route qui doit conduire dans le moins de temps possible à ce but important. Ajaccio, juillet 1819. CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT DE L'ESPRIT HUMAIN CHEZ LES HÉBREUX Aux Temps des Patriarches , Depuis l'arrivée d'Abraham en Chanaan jusqu'à la mort de Jacob du l'an 2291 a l'an 2059 avant l'ère chrétienne; M. VERUSMOR Rédacteur (Ici Phare de la Manche. Los Hébreux , dont, le nom vient d'Héber , arrière-pelil-fils de Seni et l'un des ancêtres d'Abraham , possédaient, dès l'<''po(juc la plus reculée de leurs annales, celte coutume de prendre le nom d'un des chefs de la tribu et de s'appeler ses enfants, qui s'est conservée chez les Arabes modernes, nabi- 31 '2 CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT lant les mêmes climats. Livrés à la vie pastorale comme les Bédouins de nos jours, et formant comme eux des établissements temporaires, les premiers Hébreux étaient nomades. Nous voyons leur tribu quitter Ur , en Chaldée, sous la conduite du vieux Tharé , et après la mort do ce patriarche, arrivée à Haran où il s'était momentanément arrêté , se diviser et se rendre, les uns en Mésopotamie avecNachor, les autres en Chanaan avec Abraham et Loth son neveu. Ici cette dernière peuplade se partage encore : Loth et sa famille portent leurs tentes sur les bords du Jourdain, au pays de Sodome; Abra- ham reste avec les siens en Chanaan , où il se fixe tour h tour en divers cantons , d'abord dans la plaine près de Sichem , puis entre Béthel et Haï, de là dans les champs de Mambrée, ensuite au pays de Gérar , et revient enfin à Hébron finir sa longue existence. Isaac son fils est plus sédentaire. Jacob son petit-fils a une carrière agitée; il mène une vie presque tou- jours errante, et meurt loin de ses pénales. Abraham , Isaac et Jacob sont la souche de la nation juive. Abraham, le Socratc des premiers âges, vécut 175 ans, et expira l'an du monde 2553. Isaac mourut à l'âge de 185 ans, et Jacob son fils, h 147 ans , l'an 2059 avant Jésus-Christ. Rechercher quel élait l'état de la famille, de la société, des mœurs, de l'industrie, des arts et des sciences, en un mot, présenter l'esquisse du tableau de la condition et des connais- sances humaines chez les Hébreux à l'époque de ces trois patriarches, c'est-à-dire pendant la période de 236 ans qui s'est écoulée depuis l'entrée d'Abraham dans le pays de Cha- naan jusqu'à la mort de Jacob, c'est remonter aux plus anciens temps de l'histoire et prendre la vie sociale à son berceau. Tel est le sujet que je vais essayer de traiter, d'après le texte de la Genèse. 313 de l'esprit humain chez les hébreux. J. De la Famille ches les Patriarches. — Mariage. — Polygamie. Concubinage. Au temps d'Abraham, le neuvième patriarche de père en fils depuis Noé , et dont l'existence remonte à plus de 4,000 ans, on trouve la famille constituée régulièrement. Celle société domestique, qui sert de fondemeut à la société nationale , car un peuple n'est qu'un composé de familles , est établie par la nature; c'est la société originelle : elle naquit avec le genre humain. La famille commence 'par l'union des sexes, et c'est la nature elle-même qui les invite à s'allier. Le mariage, basé sur une coutume qui avait force de loi et protégé par l'usage , existait dès cette époque; mais sa célébration n'était accom- pagnée d'aucune cérémonie nuptiale, d'aucune des formalités dont cet acte important de la vie a été entouré plu? lard. Il consistait uniquement de la part de l'homme h demander la femme pour épouse, et de la part de celle-ci et de ses tuteurs à consentir à l'union sollicitée. Les conjoints recevaient la bénédiction de leurs parents, et le mariage se trouvait conclu. En arrivant de Mésopotamie en Chanaan, avec Eliézer, Rébecca rencontre Isaac son fiancé; elle se couvre d'un voile, descend du chameau sur lequel elle est montée, et , sans façons , se laisse conduire par Isaac dans la tente qu'avait occupée Sara : voilà tout le cérémonial de la conclusion de leur mariage. Cette simplicité de forme se rapprochait beaucoup de l'état de nature , auquel la société tenait encore par plusieurs points essentiels. 21 31i CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT Néanmoins la Genèse (1) donne des exemples du respect qu'on avait pour l'union conjugale; on la regardait déjà comme la base de l'établissement de la famille et de l'existence sociale. Chez les premiers Hébreux, ainsi que chez tous les peuples voisins de la condition primitive, la femme n'apportait point de dot au mari ; c'était le fiancé qui la donnait : il était en quelque sorte tenu d'acheter la personne qu'il voulait épouser. Lorsque Abraham envoie Eliézer près de Bathuel demander Rébecca pour Isaac, le serviteur du patriarche part avec dix chameaux chargés de présents pour cette fille, pour son père, sa mère et ses frères. Jacob sert comme domestique pendant sept ans son oncle Laban , pour obtenir en mariage Rachel sa fille; et, par supercherie , n'ayant eu que Lia, il fait sept autres années de domesticité pour épouser Rachel. Sichem , sollicitant la main de Dina , fille de Jacob , dit aux fils de ce patriarche : « Que voulez-vous pour son mariage ? Demandez quels présents il vous plaira, je vous les donnerai volontiers. » Cette coutume d'acheter ainsi la femme qu'on désirait épouser, se pratiquait en Grèce aux temps héroïques , selon le témoi- gnage d'Homère; elle avait lieu dans la Thrace, dans l'an- cienne Germanie ; elle existe encore chez les Tartares , chez des tribus nomades de l'Orient , et chez plusieurs peuplades sauvages. Les mariages étaient quelquefois d'inclination, plus souvent de convenance ; ils exigeaient dans tous les cas le consente- ment des parents. Toutefois, l'obéissance des filles étant pas- sive , elles n'auraient pu refuser l'époux choisi par le chef de famille, dont la puissance n'avait pas de limites. (I) Chap. XII, vers. 19; c. XX, v. 9; r. XXVI, v. 10. 315 de l'esprit humain chkz les hébreux. La polygamie existait dans la société patriarcale; elle y était permise, comme elle l'est de nos jours dans les pays musul- mans. Jacob épouse les deux sœurs, Lia et Rachel, du consen- tement de leur père Laban. Esaù avait deux femmes lorsqu'il en prit une troisième , fille de son oncle Ismaël. Cependant la polygamie n'excluait pas le concubinage; il régnait ouvertement chez les patriarches. Loin de s'en forma- liser, les femmes légitimes le provoquaient elles-mêmes, tant ii était commun et semblait naturel. Sara donne à son mari sa servante Agar, de laquelle il a Ismaël; le patriarche fait un grand nombre d'enfants à d'autres concubines. Quand Rachel et Lia deviennent vieilles, elles.se font remplacer dans la couche conjugale par leurs servantes , Rachel par la jeune Râla qui met au monde Dan et Nephtali, Lia par Zelpha qui devient mère de Gad et d'Azer. Ces femmes ne suffisent pas à Jacob ; il a des enfants avec la plupart de ses esclaves. Esaù et ses fils ont également plusieurs femmes et des concubines en nombre illimité; c'était l'usage chez ce peuple pasteur, comme chez tous les Orientaux. IL Régime domestique ou Gouvernement du chef de famille. — Autorité absolue des Pères. — Partage des successions. — Droit d'aînesse. — Actes civils. — Esclavage domestique. Sous Abraham , Isaac et Jacob, les Hébreux , dont la tribu ne se composait que d'une grande famille, vivaient sous le 316 CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT régime domestique ou paternel , qui précéda le système mo- narchique en lui servant de modèle, et fut partout la première méthode de gouvernement. Le père avait une autorité absolue sur ses enfants; il pouvait leur infliger toutes sortes de châtiments , rien ne bornait sa force réprimante; il exerçait sur eux le droit de vie et de mort, pouvoir exorbitant qu'on voit régner plus tard dans la légis- lation criminelle d'Athènes et de Rome. La puissance pater- nelle, livrée a elle-même et ne dépendant que de sa volonté , n'avait d'autre frein que le sentiment naturel et l'impossibilité des choses. On trouve un exemple positif de cette omnipotence du chef de famille, dans la sentence portée par Juda contre Thamar sa belle-fille, qu'il condamne a être brûlée vive pour crime d'inceste (1). La souveraineté du chef domestique s'éten- dait sur toute sa maison; son pouvoir était illimité sur ses femmes et ses esclaves comme sur ses enfants. La pénalité chez les anciens Hébreux, comme chez tous les peuples primitifs, était excessivement sévère, ce qui tend à prou- ver, contre l'opinion de J.-J. Rousseau, que l'homme naturel a des instincts plus cruels que l'homme civilisé. Les premiers législateurs furent généralement des Dracons, et le roi d'Athè- nes ne fit que maintenir dans ses lois la rigueur des peines consacrées par les coutumes traditionnelles. Dracon est- il d'ailleurs plus dur dans son code que le législateur des Hé- breux? Les lois de Moïse, postérieures aux patriarches , mais qui ne sont vraisemblablement, en partie au moins, que la codification des lois hébraïques antérieures, punissent de la peine de mort l'idolâtrie , le blasphème, la violation du sabbat, le sortilège . l'homicide, l'adultère, l'inceste, la sodomie, la fi) Genèse, ch. XXVHI, vers. 2i 317 DE l'esprit humain chez les hébreux. violence envers les auteurs de ses jours, elc. ; et le genre de mort était toujours cruel : c'étaient des supplices barbares , tels que le tourment du feu , la lapidation et autres atrocités. Sous le gouvernement paternel , le père de famille, souve- rain dans sa lente, était le seul juge des fautes que commet- taient ses enfants, ses femmes et ses esclaves, et des différends qui s'élevaient entre eux. Cette juridiction toute naturelle était nécessaire au maintien de l'ordre, avant la constitution de la société politique. Cependant on voit peu d'union entre les membres de la famille. Esaù ne vil jamais en bonne intelli- gence avec Jacob ; les enfants de celui-ci causent à leur père de vifs chagrins, et se livrent aux dernières extrémités de l'inimitié contre leur frère Joseph. En l'absence des lois écrites, il existait sous le régime do- mestique des coutumes orales qui faisaient autorité. Le partage des successions était réglé par l'usage , mais pourtant subor- donné jusqu'à certain point à la volonté arbitraire du père de famille. Abraham exclut de sa succession les enfants nés de son mariage avec Célhura, pour laisser tout son bien à Isaac; les enfants de Célhura et ceux qu'il avait de ses concubines reçoivent de simples dons. Nous voyons aussi Jacob, par ses dispositions testamentaires, avantager son fds Joseph de toutes les terres qu'il avait conquises sur les Amorrhéens ; il donne h ses filles une part égale à celle de leurs autres frères. Si le droit d'aînesse proprement dit n'existait pas avec le caractère qu'il a eu par la suite, il y avait certaines préroga- tives en faveur du premier né; l'histoire de Jacob et d'Esaii le prouve d'une manière trop manifeste pour laisser aucun doute à cet égard. On voit également le droit d'aînesse servir de pré- texte à Laban pour se justifier auprès de Jacob de la fraude dont il a usé , en substituant Lia à Rachel qu'il lui avait pro- mise pour femme. 318 CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT Afin d'empêcher les usurpations de terrain et de prévenir les discordes, chaque propriétaire était tenu de fixer par des bornes l'étendue de son domaine; celle pratique est marquée très expressément dans la Genèse (1). Tous les contrats se faisaient verbalement. Il fallait cepen- dant les constater. La forme usitée pour les rendre authen- tiques était de les passer en présence du peuple, surtout s'il s'agissait d'une propriété foncière. Quand Abraham achète d'Ephron la grotte de Macphéla pour enterrer Sara , la vente s'en fait devant l'assemblée de la tribu d'Hébron. Une autre formalité avait lieu pour consacrer la pacification des différends entre les particuliers ; on scellait les accords en élevant, h l'endroit même où ils se concluaient, un grossier monument de pierre. C'est ce que fait Jacob à l'occasion de sa réconciliation avecLaban : il amasse un tas de pierres pour servir de témoignage entre eux, et les parties lui donnent le nom de monceau du témoin , monceau du témoignage. Abraham en avait fait autant dans des circonstances analogues. Ainsi des pierres amoncelées ou érigées en monuments mono- lithes, servaient de garantie aux traités de paix domestiques et à certains actes civils; on les employait aussi à la consécration des conventions politiques. Ces usages primitifs, d'une origine antérieure à l'art d'écrire, se sont maintenus bien des siècles; ils étaient en pleine vigueur en Grèce au temps d'Homère : on dressait des pierres, on sacrifiait des victimes sur ces rustiques autels. L'esclavage était établi sous le régime patriarcal. Ce droit odieux dont l'antiquité est immémoriale, a sûrement pris nais- sance dans les calamités de la guerre. Ce que la Genèse l C,h. LXIX, vers. 14. 319 de l'esi-ku' humain ciikz les hébreux. nomme des serviteurs n'étaient point des domestiques à gages, mais des esclaves devenus objets de propriété mobilière, et sur lesquels leurs maîtres avaient droit de vie et de mort. On en achetait des étrangers à prix d'argent ou par commutation, on en trafiquait; c'était dès lors un article de commerce em- brassant indistinctement l'un et l'autre sexe. La plupart des serviteurs d'Abraham étaient des esclaves achetés des mar- chands; les autres lui avaient été donnés par des princes, comme ceux qu'il reçut de la libéralité d'Abimélech. Joseph fut vendu par ses frères à des marchands madianites, qui le payèrent vingt pièces d'argent , et le revendirent en Egypte à Puliphar, officier de Pharaon (I). III. Gouvernement politique — Premières lois positives. — Traités de paix. Si les patriarches gouvernaient eux-mêmes leurs familles cl n'étaient sous la dépendance d'aucun souverain , ils vivaient C|) Pour me conformer an texte de la Genèse, je prends le mot puabaon dans une acception propre ; il est cependant reconnu que Pharaon était un substantif commun, attribué à tous les souverains de l'antique Egypte, comme à Rome on donnait le titre de César à tous les empereurs, comme en Russie on appelle Czar et en Turquie Sullan les chefs de ces deux empires. 320 CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT cependant parmi de petites monarchies, avec les chefs des- quelles ils avaient de fréquents démêlés. C'est le régime monarchique, succédant au régime paternel, qui paraît avoir été la première forme de gouvernement poli- tique. Les tribus devenues plus nombreuses, ou la réunion de plusieurs tribus en corps social, sous l'autorité d'un chef unique, rendirent nécessaires de nouveaux moyens d'adminis- tration. Les lois positives ou civiles s'introduisirent alors dans la société, pour suppléer à l'insuffisance des lois naturelles ou primitives : l'agriculture et le commerce leur ont sans doute donné naissance. Mais il est impossible de saisir l'origine de ces premières constitutions et d'en suivre le développement à travers l'obscurité des siècles. Le soin de l'administration de la justice fut d'abord confié aux rois ou chefs de tribus; ils s'en acquittèrent personnellement tant que le nombre de leurs sujets et les affaires de l'état furent peu considérables. A l'époque des patriarches, on rendait la justice aux portes de la ville ou du village, en présence du peuple assemblé. Celle coutume se retrouve encore chez les Grecs des âges héroïques. Les anciennes monarchies dans le pays de Chanaan avaient très peu d'étendue. Au temps d'Abraham, il existait jusqu'à cinq royaumes dans la vallée deSodome, probablement autant que de villages. L'autorité de ces petits monarques était aussi bornée que les limites de leurs étals. Le peuple avait une grande part au gouvernement ; les affaires se traitaient dans les assemblées de la nation. Hémor, roi de Sichem, n'accepte les perfides propositions des fils de Jacob, à la suite du rapt de Dina, qu'après en avoir fait part au peuple et obtenu son consentement (1). 1 Genèse, ch. XXXtX, v. 20 et suiv. 321 de l'esprit humain chez les hébreux. Les lois pénales, extrêmement sévères pour certains crimes et muettes pour d'autres , étaient sans cesse violées, et ces infrac- tions restaient presque toujours impunies , ce qui témoigne de l'insuffisance de la répression ou de la partialité du juge. Elles punissaient l'adultère, le viol, le rapt ; cependant ces actes étaient fréquents, et rarement sévissait-on contre les coupables. L'homicide aussi était très commun ; mais il ne paraît pas qu'on s'attachât beaucoup à le réprimer. Sous ces premiers gouvernements politiques, les traités de paix s'accomplissaient avec des formalités particulières. A l'occasion de son alliance avec Abimélech , Abraham donne sept brebis au roi de Gérar pour servir de témoignage à leurs conventions. L'endroit où se faisait le traité prenait ordinaire- ment le nom de l'objet en litige , et était marqué par un mon- ceau de pierres qu'élevaient les contractants. Le lieu où se conclut l'alliance d'Abraham et d'Abimélech s'appela Ber- sabée , c'est-à-dire puits du serment , parce qu'il s'agissait d'un puits creusé par Abraham , et que lui contestaient les sujets du roi de Gérar. Abimélech garantit au patriarche la jouissance de ce puits; de son côté, Abraham, dont la puis- sance balançait celle des rois ses voisins, promit à Abimélech de ne point nuire a ses descendants et de ne faire aucun tort à ses sujets. IV. Guerre. — Cruauté du vainqueur. — Esclavage. — Partage du butin. — Organisation militaire. — Armes. La guerre est presque aussi vieille que le genre humain. Les 322 C0NS1DLKAT10NS SUK 1,'lÏTAT lamilles primitives, les premières tribus se battirent entre elles dès leur formation; et à mesure que la société s'agrandit, on s'égorgea sur une plus vaste échelle, de nation à nation. Ces premières guerres étaient horribles : les belligérants, obéis- sant à leur instinct barbare , n'étaient arrêtés par aucun motif d'humanité; les vainqueurs massacraient impitoya- blement les vaincus. Ce que nous appelons le droit des gens n'existait pas chez les peuples primitifs; la servitude était le traitement le plus doux que pussent éprouver ceux qui succombaient dans la lutte : de là l'origine de l'esclavage. La Genèse parle de la guerre comme d'une chose commune, d'un état de crise auquel la société était depuis longtemps accoutumée. Abraham apprenant que Loth son neveu se trouve au nombre des captifs faits par Codorlahomor, roi des Elamites, dans la victoire qu'il venailde remporter sur les rois réunis deSodome, de Gomorrhe, d'Adama, de Sébroïm et de Ségor, choisit parmi ses esclaves ceux qui sont les plus capables de porter les armes; il en réunit 318, avec lesquels il poursuit le vainqueur, le défait, lui enlève son butin, délivre Loth, met en liberté les autres prisonniers , et rétablit les cinq rois dans leurs états, en les affranchissant sans doute de la dépendance du tyran contre lequel ils s'étaient révoltés. Il y avait des règles pour le partage du butin fait à la guerre. Abraham donne la dîme des dépouilles de l'armée de Codor- lahomor à Melchisédech, roi de Salem et prêtre du Très-Haut. Il refuse la part de butin que lui offre le roi de Sodome; mais il veut que ses alliés, Aner, Escol et Mambrée , jouissent du lot qui leur revient dans les prises faites sur l'ennemi. A cette époque, les troupes avaient un ou plusieurs chefs, mais l'institution hiérarchique des grades subalternes n'exis- tait probablement pas; les armées étaient d'ailleurs peu nom- 323 de l'esprit humain chez les hébreux. breuses. Il esl vraisemblable qu'elles avaient des enseignes ou étendards , dont l'invention remonte aux premiers temps et se rencontre chez les sauvages. Elles ne traînaient à leur suite ni magasins de subsistances, ni objets généraux de campement; chaque homme portait ses vivres, chaque tribu portait ses tentes. Toutes les villes étaient ouvertes, on ne connaissait pas les fortifications. L'Egypte seule avait une sorte d'organisation militaire; un commandant de la milice y exerçait une juridic- tion spéciale sous le ministère de Joseph. Les armes offensives tenaient sans doute , pour la plupart , de celles des sauvages de nos jours : c'étaient des instruments en forme de poignards , des bûlons en forme de lances, des massues , des pierres. Cependant on faisait usage de la flèche et de l'épée : Ismaël se rend habile à tirer de l'arc; Esaù, dit la Genèse, prend son carquois pour aller à la chasse; Abra- ham s'arme d'un coutelas pour immoler Isaac; Siméon et Lévi entrent l'épée à la main dans Sichem et en égorgent la population. Quant aux armes défensives, on ne sait guère en quoi elles consistaient. On se couvrait de peaux de bêtes pour amortir les coups ; peut-être même le bouclier était-il connu, s'il est vrai qu'il soit une invention égyptienne. Le cheval était déjà dompté à la domesticité dès le temps de Jacob ; les riches possédaient de ces animaux et avaient coutume de les monter. On s'en servait à la guerre; mais il ne paraît pas qu'il y eût encore de cavalerie. 321 CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT V. Religion. — Idolâtrie. — Victimes humaines. Les premiers Hébreux vivaient dans l'idolâtrie; leur religion, comme celle des autres Chaldéens, était le sabéisme ou ado- ration des astres, antérieur au polythéisme, et dont l'origine se confond probablement avec celle du culte des éléments de la nature. Abraham, élevé dans la foi de ses ancêtres, était lui- même sabéen avant sa vocation , que la chronologie bénédic- tine fixe à l'an 2296 avant Jésus-Christ. Au sabéisme s'unissait le culte des idoles, tout-puissant en Egypte dès cette époque. Il n'y avait pas de religion dont le caractère fût rigoureusement tranché ; chez les Hébreux mêmes , c'était un mélange de théisme et d'idolâtrie. Lorsque Jacob passe en Mésopotamie , il trouve dans la famille de son oncle Laban le culte des idoles mêlé à celui du vrai Dieu. Rachel , en fuyant de la maison paternelle avec sa sœur Lia et leur mari Jacob , dérobe les idoles de son père , et quand celui-ci l'atteint dans sa route et réclame ses dieux, elle use de toute son adresse pour les conserver. Ces deux circonstan- ces prouvent l'attachement de Laban et de sa fille pour ces images et la grande importance qu'ils leur donnaient. Plus tard, un reste d'idolâtrie régnait encore sous la tente de Jacob. En s'éloignant de Sichem que ses fils avaient ensanglanté, il rassemble ses dieux étrangers, et les enfouit soigneusement au pied d'un chêne, comme on le ferait d'un trésor précieux. Peut-être ces idoles, ainsi que. celles de Laban, étaient-elles de petites figures humaines, ce qui témoignerait de la haute antiquité de la sculpture. On voit d'ailleurs dans Y Exode que 325 DE l'esprit humain chez les hébreux. l'Eternel défend à son peuple d'avoir des images taillées, de se faire des dieux de métal; il ordonne de briser toutes les statues des divinités adorées par les Chananéens. On serait aussi porté à croire qu'il existait une sorte de mo- nothéisme sous les patriarches ; la Genèse nous le fait entre- voir dans différents passages ; Jacob en donne un exemple à l'occasion de son échelle mystérieuse : il prend à son réveil la pierre dont il avait fait son chevet, et la dresse comme monu- ment de sa vision. Cependant on n'aperçoit nulle trace de temples; on avait simplement des autels rustiques en plein air , élevés dans des cas particuliers, et qu'on délaissait ensuite. Il paraît que l'immolation des victimes humaines, ces hor- ribles hommages que la plupart des nations primitives ont adressés à leurs dieux, existait au temps d'Abraham. Nous voyons ce patriarche, dans une circonstance surnaturelle, prêt à immoler son fils a Dieu : si l'acte préparé se fût accompli, quelle différence y aurait-il , au point de vue philosophique, entre le sacrifice d'Isaac et celui de la fille de Jephté , du fils d'Idoménée, et autres faits de pédothysie que présente l'an- tiquité? Ces affreux holocaustes, offerts aux idoles dès les premiers temps par les Amorrhéens, devinrent un accessoire du culte public parmi les descendants de l'inceste des filles de Loth , les Moabites et les Ammonites. Les anciens Assyriens sacrifiaient des hommes à leur idole Annamalec. Cette cou- tume d'immoler des victimes humaines aux dieux avait cours de temps immémorial en Egypte, suivant Manéthon , cité par Diodore de Sicile et par Porphyre; c'est d'ailleurs ce qu'éta- blissent avec évidence les sculptures de Denderah, de Philoé, de Thèbes, et les bas-reliefs millénaires des grottes d'Elelhya. î-2(i CONSIDÉRATIONS SUR I.'ÉTAT VI. Elat des Mœurs. — Libertinage. — Incestes. — Rapt. — Perfidies. — Bonne foi. — Hospitalité. Les mœurs étaient très dépravées aux temps des patriarches; à certains égards, elles tenaient encore de la vie sauvage. La société formée d'éléments empreints de l'état dénature, en avait la grossièreté et la rudesse ; c'était presque toujours l'ins- tinct animal qui gouvernait ses membres. L'homme se laissait conduire par ses passions , la décence ne le refrénait pas. Dans ses vengeances, on ne le voit retenu par aucune consi- dération personnelle ou sociale, par la crainte d'aucune loi : s'il a la puissance d'assouvir sa haine, il l'exerce ; s'il dévore en silence son ressentiment , c'est qu'il ne peut le satisfaire. Dans ses passions charnelles, il se livre également sans réserve à la fougue de ses sens, à la voracité de son appétit brutal. La débauche et la perversité devaient être excessives, puis- que Abraham crut prudent de faire passer Sara pour sa sœur, dans la crainte qu'on ne le tuât pour la posséder, s'il l'avouait pour sa femme ; et son pressentiment se fût peut-être accom- pli, car deux fois on la lui enleva. Isaac eut plus lard la même appréhension, et fit aussi passer pour sa sœur sa femme Rébecca. Cela concernait plutôt les mœurs publiques que les mœurs privées, et s'appliquait moins h la peuplade hébraïque qu'aux nations voisines; cependant la chasteté n'était pas la vertu domestique des Hébreux. Ruben souille la couche de son père. Les fils de Jacob se disputent leur propre sœur ; elle excite leur convoitise, ils se battent pour ses charmes, comme 327 DE I-'ESPRIÏ HUMAIN CHEZ LES HÉBREUX. auraient pu le (aire des rivaux étrangers. Lolh, échappé à la destruction de Sodome et retiré sur une montagne avec ses deux filles, dont la dépravation ne le cédait guère a celle des Sodomites, est deux fois entraîné à son insu dans un com- merce incestueux. Ses coupables filles l'enivrent avec du vin , et, tour à tour, profilent de son absence de raison pour se livrer à ses caresses. Par suite de ce double inceste, si audacieuse- ment consommé, l'aînée des filles de Loth donne le jour à Moab et la jeune enfante Ammon, souches impures des Moa- bites et des Ammonites. Un fait non moins significatif est l'inceste de Thamar. Cette veuve ayant été mariée successive- ment aux deux frères, Her et Onan, fils de Juda , et n'en ayant point eu d'enfants, forme la résolution de séduire son beau-père. Elle se dépouille de ses vêtements de veuve , s'ha- bille en prostituée, et, couverte d'un voile, va se poster dans un carrefour par où Juda devait passer. Son costume et l'atti- tude dans laquelle elle se tient, font croire à Juda que c'est une femme publique. Il s'approche de sa belle-fille sans la recon- naiirc ; marchande ses faveurs, et les obtient moyennant un chevreau, pour garantie duquel il donne en nantissement son anneau, son mouchoir et son bâton. L'aventure terminée, Tha- mar s'éloigne et reprend ses habits ordinaires. Et lorsqu'un berger vient, de la part de Juda , apporter à la prostituée le prix convenu et délivrer les gages, les gens a qui il s'informe d'elle, répondent qu'ils n'ont point vu de femme débauchée assise dans le carrefour; d'où il s'ensuit implicitement que ces sortes de rencontres devaient être fort communes , qu'il y avait alors un assez grand nombre de femmes publiques, et qu'on les reconnaissait pour telles non seulement h leurs vêtements, mais encore à leurs postures. De l'inceste de Tha- mar naquirent Pharez et Zara. Sodome et Gomorrhe riaient des sentines de corruption; la 328 CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT débauche effrénée qui régnait dans ces deux villes est devenue proverbiale. Lorsque les anges arrivent chez Loth à Sodome, les jeunes gens elles vieillards delà ville entourent sa maison, et se disposent à user de violence pour en arracher ses hôtes. En vain Loth leur offre ses deux filles, encore vierges, pour en faire ce qu'il leur plairait, selon l'expression de la Genèse; les anges ne se garantissent de la frénésie de ces libertins qu'en les frappant d'un châtiment suprême. L'exemple de Dina est un autre témoignage de l'immoralité des hommes aux temps patriarcaux. Cette jeune personne étant sortie pour voir les filles du pays, Sichem, fils d'Hémor, prince des Sichimites, la rencontre, la trouve belle, l'enlève publiquement en plein jour et la viole. Mais les mœurs étaient aussi barbares que dissolues. Les fils de Jacob tirent de l'outrage fait à leur sœur une vengeance horrible , à laquelle ils arrivent par la plus noire perfidie. Sichem demande à réparer son crime en épousant Dina. Les fils de Jacob, qui ont le projet d'employer à l'accomplissement d'un forfait le concours de la cérémonie essentielle de leur religion, consentent au mariage de leur sœur, si les Sichimites veulent pratiquer la circoncision. Hémor en délibère avec son peuple : la condition est acceptée, un accord est conclu. Les Sichimites se font circoncire ; et lorsqu'ils se trouvent dans le moment le plus douloureux des suites de l'opération, se reposant sur la foi d'un traité solennellement juré , ils sont lâchement égorgés parles fils de Jacob, qui n'épargnent ni les femmes, ni les enfants, et qui pillent la ville. On ne trouve dans l'iiistoire d'aucun peuple, quelque fourbe et quelque féroce qu'il soit , un acte de trahison plus exécrable que celui- là. La conduite de Sichem avait été infâme , mais si elle appe- lait un châtiment, c'était avant la conclusion de la paix; dans tous les cas, il devait être personnel comme la faute, et ne 3:>9 de l'esprit humain chez les hébreux. pas retomber indistinctement sur toute une population inno- cente du fait. Les enfants de Jacob n'étaient pas seulement perfides et cruels envers les étrangers, ils apportaient les mêmes défauts dans le sein de leur famille , troublant sans cesse l'harmonie domestique, abreuvant de chagrins leur infortuné père: fourbes, dissimulés, menteurs, méchants, dénaturés, mau- vais fils, mauvais frères, ils avaient beaucoup de vices et peu de bonnes qualités. La conduite qu'ils tiennent à l'égard de leur frère Joseph, est d'une barbarie dont la cruauté soulève encore au bout de 4,000 ans l'indignation du lecteur. Ils le dépouillent de sa robe qui avait excité leur envie, le jettent dans un puits pour le faire périr , après s'être proposé de le massacrer, enfin le réduisent à l'esclavage en le vendant à des marchands madianites. Pour tromper Jacob sur le sort de Joseph, ils traînent sa robe dans la fange, ils la tachent du sang d'un bouc , et la présentent ainsi souillée à leur père , affirmant qu'ils l'ont trouvée en cet état dans les champs. Cet odieux stratagème leur réussit : Jacob croit que les bêtes sauvages ont dévoré son malheureux fils ! La perversité chez les Egyptiens n'était pas moins grande que chez les Hébreux. La tentative de Zaluca, femme de Puti- phar, pour séduire Joseph son esclave, témoigne du débor- dement des mœurs dans les états de Pharaon ; une femme ne saurait pousser plus loin l'effronterie de la débauche. Cepen- dant l'adultère était déjà considéré comme une action avilis- sante, puisque Zaluca accusant Joseph devant son mari , dit qu'il a voulu la déshonorer. Le vice encourait donc le blâme et la honte; mais les lois, s'il y en avait pour le réprimer, le châtiaient rarement , et il s'exerçait avec une audace désor- donnée en tout ce qui concernait la satisfaction des passions sensuelles. 22 330 CONSIDÉRATIONS SUK l/ÉTAT La bonne foi pour être moins rare que les bonnes mœurs , régnait pourtant avec peu d'empire. En vertu d'un accord, Jacob sert pendant sept ans son oncle Laban pour avoir en mariage sa tille Rachel. Ce terme expiré, Laban donne le fes- tin des noces; mais à la faveur des ténèbres de la nuit, il use dune insigne supercherie pour tromper Jacob et lui dérober la récompense de son long labeur, en conduisant dans la cou- che nuptiale Lia, sa fdle aînée, à la place de Rachel. Le len- demain au jour, quand Jacob se plaint de celle substitution , qui était au fond une vraie friponnerie, Laban daigne à peine s'en excuser; il lui dit de le servir encore sept autres années, au bout desquelles il obtiendra Rachel. Quelle indignité de la part d'un oncle envers son neveu, el qui est de plus son gendre! Jacob adorait Rachel el n'aimait pas Lia ; il consent à la nouvelle servitude qui lui est imposée pour devenir le mari des deux sœurs. Ce manque de parole, celle violation des conventions se remarque entre les tribus comme entre les particuliers. Nous n'en citerons qu'un exemple. Abraham avait fait des puits pour abreuver ses troupeaux; la jouissance en avait été for- mellement garantie à ses descendants par des traités solennels : après sa mort, les habitants de la contrée les comblèrent ; et le bon Isaac , qui ne possédait ni la puissance ni l'énergie de son père, dul en creuser de nouveaux dans un autre terrain. A côté de ces mœurs détestables se trouvaient quelques bonnes qualités, qu'on chercherait en vain parmi les nations civilisées d'aujourd'hui. L'hospitalité, celte vertu de l'homme voisin de l'étal de nature, brillait dans toute sa pureté chez les peuples pasteurs. Les étrangers élaienl accueillis avec amitié sous la tente d'Abraham : il rôtissait lui-même le che- vreau, pendant que sa femme Sara faisait cuire le pain sous la cendre ; la première place au festin était pour le voyageur. :î:}| de l'esprit humain chez les hébreux. Lolh recevait ses hôtes avec la même cordialité à Sodome. Jacob aussi observait religieusement la loi de l'hospitalité. Entre, dii Bathuel à Eliézer qu'il ne connaît pas, entre, béni de l'Eternel! Lorsque les fds de Jacob , poussés par la famine qui désolait leur patrie , vont acheter du blé en Egypte où ils n'ont aucune liaison, c'est le saint dogme de l'hospilalité qui est leur unique sauve-garde depuis le pays de Chanaan jusqu'aux bords du Nil. Alors on considérait le voyageur comme un protégé du ciel ; la religion elle-même commandait les devoirs hospita- liers. Cette vertu des anciens temps, transmise de génération en génération, a longtemps régné au foyer domestique. Elle était pratiquée par les Grecs de la période héroïque. L'étranger trouvait un asile sûr et un bon accueil dans toutes les habita- tions qu'il rencontrait sur sa route. Cette fraternité subsista comme une chose sacrée tant que les hôtelleries furent incon- nues ; et de nos jours elle se retrouve encore , mais bien alté- rée, chez les populations que le commerce et la passion du lucre n'ont pas perverties. C'est la civilisation qui, en chassant les mœurs antiques, a détruit l'hospitalité, et brisé ces saints nœuds qui liaient autrefois les hommes de contrées et de nations différentes. Vil. Usages. — Coutumes. — Deuil. — Inhumations. Les usages sous les patriarches, dans le cours ordinaire des actions de la vie , sont bien peu connus , comme tout ce qui M2 CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT tienl à ces lenips recules; cependant la Genèse en révèle quelques-uns. Les femmes, tenues dans un état de servitude semblable a celui qu'elles subissaient en Grèce au siècle d'Homère, étaient regardées comme indignes de manger avec les hommes. La famille ne prenait pas ses repas en commun; le père mangeait avec ses fils, et la mère avec ses filles; c'était un usage à peu près général : ainsi le voulait la bienséance , alors que la femme n'était pas, à proprement parler, la compagne de l'homme, mais sa très humble esclave. Sara n'est point du festin qu'Abraham sert aux anges dont il reçoit la visite. Rébecca ne paraît point au banquet que son père donne à Eliézer quand il vient la demander en mariage pour Isaac. Les lois hospitalières prescrivaient de témoigner beaucoup d'égards et d'attentions aux étrangers. On leur présentait de l'eau pour se laveries pieds, fort mal enfermés dans des espèces de sandales. Si le maître de la maison voulait honorer ses hôtes, il les servait lui-même a table, à la manière d'A- braham dans le festin qu'il offre aux anges. Une autre civilité consistait à reconduire le voyageur au moment de son départ. Pour saluer avec respect, on se courbait profondément en signe d'humilité. 11 y avait des occasions où l'on s'embrassait; la Genèse donne plusieurs exemples de ces pratiques d'ami- cale politesse. On chantait , on jouait des instruments, on dansait dans les réunions. Ces amusements de la société patriarcale sont encore ceux de la population champêtre dans la société moderne. Il était de coutume que les personnes notables portassent , par marque de distinction, un bâton fait d'une façon particu- lière. Si l'on avait des affaires à traiter, on allait en délibérer à la porte de la ville ou sur la place du village. 333 de l'esprit humain chez les hébreux. Les mères allaitaient leurs enfants, ce qui avait lieu sans doute depuis l'origine du genre humain. Sara nourrit son fils Isaac, et Abraham fit un festin à l'occasion de son sevrage. Déjà la circoncision, introduite chez les Hébreux par Abra- ham , se pratiquait sur les enfants mâles le huitième jour de leur naissance; mais il ne paraît pas qu'il y eût des personnes chargées spécialement de celte opération. L'usage de manifester la douleur de la perle de ses proches par des marques extérieures, existait dès Abraham. Ce pa- triarche, dit la Genèse, remplit les devoirs de son deuil à la mort de Sara. Juda ayant perdu sa femme, ne reparaît en public qu'après avoir laissé passer le temps consacré aux regrets. Jacob recevant la robe de Joseph souillée de sang, et croyant son fils devenu la proie des bêtes féroces , pleure sa mort, déchire ses vêlements, et se ceint d'un sac. On ne connaît ni la durée du deuil, ni de quelle manière il se portait. Il est certain qu'on changeait d'habils , et qu'il y en avait de particuliers pour les veuves. Lorsque Thamar veut tromper Juda pour commettre son inceste, elle quille son habillement de veuve et en revêt un autre. Il paraît aussi que la forme des habits de deuil étail différente de celle des habits ordinaires. Tout étant simple alors, on ne connaissait ni les pompeuses funérailles , ni les magnifiques mausolées. Les morts étaient enterrés avec une pieuse douleur, sans faste et sans vanité. Seulement on avait déjà l'habitude de réunir les membres d'une famille dans la même sépulture. La grotte de Macphéla, où Sara avait éle inhumée, reçut les dépouilles mortelles d'Abraham , d'Isaac, de Rébecca , de Lia , et de Jacob qui , expirant loin de ses pénates, à Memphis, demanda à sa der- nière heure à y être transporté ; son corps y fut religieuse- ment conduit par ses enfants. Joseph l'avait fait embaumer ; 334 CONSIDÉRATIONS SUK L'ÉTAT l'opération exigea quarante jours. Je note celte circonstance comme une preuve de l'ancienneté de l'art des embaumements on Egypte. Quelquefois on enterrait les morts sous des chênes. C'est au pied d'un arbre de cette espèce que Débora , nourrice de Rébecca , reçut la sépulture. Jacob éleva un monument de pierre sur les restes de sa femme Rachel, qui mourut h Ephrata , nommé depuis Beth- léem. Esaù cl Jacob ensevelirent eux-mêmes leur père Isaac. VIII. Travaux domestiques. — Bestiaux. — Agriculture. — Chasse. Les maîtresses de maison, c'est-à-dire les femmes des chefs de famille , apprêtaient de leurs mains une partie de la nour- riture, témoin Sara, Rébecca et Rachel. Les filles aidaient à leurs mères dans les travaux du ménage. Rébecca allait fori loin chercher de l'eau dans un pays aride, et portait sa cruche sur son épaule (1) ; Eliézer la trouva qui remplissait sa jarre à un puils dans la campagne. Mais le soin des troupeaux était la grande occupation des premiers hommes réunis en tribus. Jacob garde longtemps (I) Genèse, XXIV, 15. 335 de l'esprit humain chez les hébreux. les troupeaux de Laban , et quand il est de retour dans sa patrie, ses fils paissent les siens. Les filles s'en occupaient aussi chez les peuples pasteurs. Kachel conduisait aux champs les troupeaux de son père, quoiqu'elle eût des frères. Les troupeaux se composaient principalement de brebis et de chèvres. Cependant les patriarches possédaient des bœufs, des vaches, quelques chameaux et des ânes. Quant aux che- vaux, ils étaient rares chez les Hébreux , mais communs en Egypte où nous voyons les habitants , pendant la famine qui les désole , en amener à Joseph pour avoir du blé. Il est certain que les hommes en peuplades ont été pasteurs avant de devenir agriculteurs proprement dits. Selon la Genè- se, la terre fut cultivée par Noé au sortir de l'arche. Ses des- cendants durent suivre cet exemple, les nécessités de la vie les y invitaient. Néanmoins l'agriculture paraît peu avancée chez les Hébreux patriarcaux. Ils labouraient pourtant avec la charrue , dont les Phéniciens attribuent l'invention à Dagou, les Egyptiens à Osiris, les Grecs à Cérès, les Latins à Saturne. On se servait déjà de bœufs pour les travaux du labourage; on y employait aussi les ânes ; et plus lard Moïse défend aux Israélites d'atteler à la même charrue un âne et un bœuf. La terre était d'une extrême fertilité , si l'on prend à la lettre ces paroles de la Genèse, qu'Isaac sema et recueillit au centuple. On battait le ble en plein air, dans un emplacement disposé exprès, en le faisant fouler par des bœufs, des chameaux, des ânes ou des chevaux, qui passaient et repassaient dessus jusqu'à ce que le grain fût sorti de l'épi; on se servait aussi de pièces de bois hérissées de chevilles , qu'on traînait sur les gerbes comme des herses. C'est encore à peu près ce qui se pratique actuellement en Egypte et en Turquie. Quelques connaissances arboricoles étaient répandues parmi les Hébreux; ils cultivaient le figuier et l'amandier. Lorsque ■13(> CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT Jacob envoie Benjamin en Egypte , il lui fait porter à Joseph, entre autres présents , des amandes ou pistaches. L'horticul- ture, déjà florissante à Babylone sous Sémiramis, ne leur était pas non plus inconnue : ils se nourrissaient de lentilles et de certains autres légumes, que la terre ne pouvait produire avec- abondance sans la participation du travail de l'homme. Enfin ils cultivaient la vigne, puisqu'ils avaient du vin. Us connais- saient aussi le miel ; mais on ne sait s'ils le recueillaient à l'état naturel dans le creux des arbres , comme cela se fait en quelques contrées de l'Amérique septentrionale, ou s'ils éle- vaient des abeilles. Une autre grande occupation à cette époque était lâchasse. On chassait moins peut-être par goût que par nécessité : d'une part, la venaison entrait pour beaucoup dans l'alimentation ; de l'autre , il fallait absolument se débarrasser des bêtes sau- vages, les éloigner des troupeaux; on devait se trouver dans l'obligaiion de leur faire une guerre continuelle. IX. Habitations. — Tentes — Ameublement. — Architecture. Les Hébreux patriarcaux vivaient sous la tente, celle habi- tation des peuplades errantes , dont l'usage remonte à la plus haute antiquité , et que nous retrouvons encore aujourd'hui chez les Bédouins et les ïarlarcs. Abraham, Isaac et Jacob M'avaient pas d'autres demeures. Les tentes étaient probable- 337 DE i, 'esprit humain chez les hébreux. menl faites de peaux de bêles, ce qui les rendait impénétrables à la pluie et très aisées à transporter d'une contrée à l'autre. Rien dans la Genèse n'indique comment était distribué l'intérieur des logements d'Abraham et de Jacob; s'ils avaient plusieurs compartiments, ou s'ils ne formaient qu'une seule pièce; si l'âlre se trouvait dans la tente, ou s'il était au dehors. On ne connaît pas davantage la forme des tentes. On sait seu- lement que les femmes avaient des appartements séparés (1). Isaac en recevant Rébecca pour épouse, la mène dans la tente de Sara. Le texte sacré ferait croire qu'il s'agissait plutôt d'une tente particulière pour les femmes que d'une division spéciale dans l'habitation du chef. Quant a l'ameublement des tentes , la Genèse n'en dit rien de précis. Elle parle des lits, mais elle ne fait connaître ni comment ils étaient faits , ni ce qui les composait. Il est per- mis de supposer que l'on sCcouchait , enveloppé dans des peaux d'animaux , sur des herbes sèches , des feuilles ou des mousses. Quels étaient les sièges ? s'asseyait-on par terre ou sur des bancs? Quels pouvaient être les autres meubles.? En quoi consistaient les ustensiles de cuisine et la vaisselle? Y avait-il des décorations, des ornements quelconques dans les appartements? On ne pourrait répondre à ces questions que par des analogies et des suppositions. Il est présumable qu'on ne s'éclairait la nuit qu'avec des torches ou des matières rési- neuses, et que l'huile n'était pas employée à cet usage. Douze à quatorze siècles plus lard , Homère ne mentionne point les lampes dans sa description du palais d'Alcinoùs : ce sont des torches éclatâmes qui éclairent pendant la nuit les banquets du roi de la Phéacie. I) Genèse, XVIII, 28 ri 67; XXXI, 33 338 CONSIDÉRATIONS SUK l/ÉTAT L'architecture élail comme bien avant Abraham; le projet tle la Tour de Babel est un témoignage que les descendants de Noé en possédaient l'art dès le second âge du monde. Mais cette science dut se perdre dans la vie errante qu'ils menèrent après la dispersion qu'entraîna leur audace. Cependant aux temps d'Abraham et de Jacob , plusieurs villes, qui ne pou- vaient se composer uniquement de lentes , existaient dans les contrées qu'ils habitaient; l'art de b tir était connu en Cnanaan et florissaiten Egypte. Vêtements. — Chaussure. — Coiffure. — Etoffes de lame et de lm. — Art de filer , de tisser et de teindre les Etoffes. Les vêtements, rustiques comme les mœurs , répondaient à la simplicité grossière des habitations , delà nourriture cl des goûts. La Genèse n'en parle pas d'une manière précise ; elle dit à peine comment l'on se vêlait. Il paraît que l'habillement des palriarches consistait en une tunique à manches larges, sans plis, et en une espèce de manteau fait d'une seule pièce (1). On ne connaissait point l'usage du linge. La tunique se mettait sur la chair ; le manteau se portait par-dessus la tunique. Des sandales de cuir, attachées avec des courroies , formaient la chaussure. I Gcnète, XXXVII, 31; LIX, il. 335» de l'esvmt humain chez les hébreux. Los personnes riches avaient une provision d'habils; elles étaient dans l'habitude d'en donner en cadeau. II se trouve des habits parmi les présents qu'Eliézer fait à toute la famille de Bathuel, lorsqu'il va demander pour Isaac la main de Rébecca. Déjà le luxe était né : il y avait dans les vêtements une sorte de magnificence relative, comme il en existe pour tous les produits de l'industrie humaine, quel qu'en soit le degré d'im- perfection. Rébecca, pour donner le change à Isaac affligé de cécité, fait prendre à Jacob les habits d'Esaù , qu'elle gardait soigneusement, parce qu'ils étaient beaux. Jacob revêt Joseph dune robe distinguée qui surexcite la jalousie de ses frères. Il ne reste aucun monument de l'état de la mode en ces temps reculés. On ignore si l'usage était de se couvrir la tête; on voit seulement dans certaines occasions les femmes se voiler. Il est question aussi de vêtements parfumés, et cela semble assez naturel sous un climat où les parfums sont communs. Une chose plus importante à remarquer, c'est la connais- sance, dès la période patriarcale, de l'art d'employer le lin et la laine à la confection des habits. Mais comment se fabri- quaient ces étoffes? Il est vraisemblable que c'était plutôt une espèce de feutre qu'un tissu. Cependant l'art de filer et de lisser était pratiqué pour le lin, et probablement aussi pour la laine. Abraham refusant la part de butin que lui offre le roi de Sodome, dit qu'il ne prendra rien, depuis \efilde la trame jusqu'à la courroie des souliers. Abimelech fait présent d'un voile à Sara. Rébecca se couvre d'un voile en apercevant Isaac. Jacob donne à Joseph une tunique rayée de plusieurs couleurs, et Pharaon présente à celui-ci une robe de coton très fine. Ces faits établissent la haute antiquité des tissus à chaîne et à trame, et justifient l'opinion de Platon, qui met la tissande- rie au nombre des arts les plus anciennement inventés. Il s'ensuit aussi que l'art de teindre les étoffes était connu des 340 CONSIDÉRATJOiVS SIR LÉTAT patriarches; la robe rayée de Joseph , ei le fil d'écarlate ou bandelette en laine ronge attaché au bras de Pharez, le pre- mier né des enfants de Thamar, le constatent positivement. XI Nourriture. — Composition d'un Festin. — Pain. — Mouture du Blé. — Apprêt des Viandes. — Boisson. — Gloutonnerie. Primitivement les hommes furent herbivores, frugivores, carnivores; nous n'osons pas dire anthropophages. Sortis de la vie sauvage , réunis en familles, formés en tribus, constitués enfin en corps politiques, ils passèrent par ces transformations successives en mettant en commun leur industrie, leurs talents divers; et cependant le genre humain vécut très longtemps d'une alimentation grossière, qui ne différait de celle des ani- maux que par l'emploi du feu pour sa cuisson. Sous les patriarches, le monde étant déjà vieux, la nourriture humaine se composait de viande rôtie ou grillée, de pain cuit sous la rendre, de lait, de beurre, de légumes et de fruits; on buvait quelquefois du vin. Il ne se trouve ni sauce, ni ragoût , ni gibier même dans le détail que fait la Genèse du banquet donné par Abraham aux trois anges qui viennent le visiter dans la vallée de Membrée. Il leur sert un veau rôti, dn lait, du beurre et du pain fraîche- ment cuit sous la cendre ; voilà toute la carte du festin. 341 de l'esprit humain chez les hébreux. Ce repas, ainsi que ceux îles héros d'Homère, était plus solide que délicat. Le patriarche dut pourtant traiter de sou mieux des hôtes aussi distingués. Il était riche en troupeaux , en esclaves, en métaux précieux ; c'était un des hommes les plus opulents du pays : on peut donc considérer le repas qu'il donne aux anges comme le type des festins magnifiques de l'époque. Je serais curieux de savoir comment Abraham servit son festin; l'Ecriture ne le dit pas. Si l'on en juge par analogie avec ce qui se faisait encore chez les Grecs longtemps après la guerre de Troie, il paraîtra indubitable qu'Abraham partagea la viande avec ses mains, et que c'était également avec les mains que ses convives la portaient à leur bouche. On ne con- naissait point les fourchettes, et comme on ne faisait pas usage d'aliments liquides, sinon pour boisson, on n'avait nul besoin de cuillères. Que de tentatives l'industrie humaine n'a-l-elle pas dû faire avant de connaître l'art précieux de convertir le blé en farine et la farine en pain ? Celle découverte est néanmoins très an- cienne, puisqu'il y avait du pain dans le festin d'Abraham. Il se fabriquait d'une manière aussi simple qu'imparfaite. On délayait tout uniment la farine dans un peu d'eau; on pétrissait a peine la pâle, et on la faisait cuire en même lemps que les autres mets du repas. L'âtre du foyer servait à cel usage : on posait dessus la pâle aplatie , on la couvrait de cendres chau- des, et le pain cuisait ainsi. Ce fui de la sorte que Sara fit le pain qu'Abraham offrit aux auges. Il était nécessairement lourd, compacte; ce devait être une espèce de gâteau plal et mince, qu'on rompait avec les mains. Il ne paraît pas d'ailleurs qu'il entrât du levain dans le pain d'Abraham ; Sara le met à cuire aussitôt après le mélange de la farine et de l'eau. Cepen- dant la connaissance et l'emploi du levain sont antérieurs au .'H 2 CONSIDERATIONS SUR 1,'ÉTAT siècle de Moïse. Ce législateur , en prescrivant aux. Hébreux la manière de manger l'agneau pascal, leur interdit l'usage du pain levé ; et ailleurs, il dit que les Israélites mangèrent du pain sans levain à leur sortie d'Egypte, n'ayant pas eu le temps de mettre le levain dans la pâle. On réduisait bien mal le blé en farine quand on ne savait que le piler ; la farine devait être très grossière. Ce moyen primitif, long et pénible, était-il le seul usité du temps d'Abraham ? Il semblerait que déjà l'on avait imaginé un pro- cédé moins imparfait. Abraham ordonne à Sara de pétrir trois mesures de la plus pure farine , et il est difficile , je dirai même impossible , de faire de belle farine sans le secours de la meule. Si ce passage n'est pas assez concluant, nous en trouvons un autre plus explicite ; il est parlé dans la Genèse de meules à moudre le blé au temps de Jacob. Plus tard , Moïse défend aux Israélites de prendre en gage les meules des moulins. Ces machines, évidemment fort simples, étaient mues à force de bras; c'était le travail des serviteurs ou esclaves. « Je parcourrai l'Egypte , dit le Seigneur par la bouche de Moïse, à l'occasion de la dernière plaie dont ce pays fut frappé, et tous les premiers nés des Egyptiens mourront , depuis le premier né de Pharaon qui est assis sur le trône, jusqu'au premier né de la servante qui tourne la meule dans le moulin. > A la viande des troupeaux on ajoutait le gibier. Allez à la chasse , dit Isaac à Esaù , et quand vous aurez pris quelque chose, faites-en un mets dans le goût que vous savez qui me plaît. Rébecca , donnant le change à son mari , accommode deux chevreaux, de façon qu'Isaac, dont les sens sont affaiblis par l'âge , s'y trompe et les prend pour de la venaison. Ce fait atteste qu'on savait dès lors apprêter les viandes de diffé- rentes manières ; mais on ne les laissait pas mortifier : Abra- ham met cuire son veau et Rébecca ses chevreaux aussitôt 3'43 de l'esprit humai m qAez UES hébreux. après les avoir tués. (Juanl au poisson , il n'en est jamais question dans la Genèse. Telle était la nourriture des Hébreux pendant la période patriarcale. Leur boisson était plus simple encore : elle se composait d'eau, de lait pour ceux qui possédaient des trou- peaux, et de vin dans certaines occasions. Le vin est très an- ciennement connu , puisque Noé s'en enivra ; les patriarches en usaient quelquefois; mais il ne semble pas que cette liqueur fût commune , ou elle était médiocrement prisée. Abraham n'en offrit point aux anges dans le repas qu'il leur donna ; on ne la voit figurer dans aucun festin. II y avait du vin dans le sacrifice de Melchisédech pour rendre grâce au Très-Haut de la victoire d'Abraham sur Codorlahomor. Les fdles de Lolh enivrent leur père avec du vin pour commettre leur inceste. Jacob fait Loire du vin à lsaac , lorsqu'il obtient par surprise sa bénédiction. L'huile élait connue aussi ; nous voyons Jacob en verser sur la pierre qu'il érige à Béthel en mémoire de son songe; mais on ignore si l'on s'en servait comme assaisonnement , si elle entrait pour quelque chose dans l'art culinaire. Toutefois il n'est pas probable qu'elle fût faite avec des olives, cette fabri- cation exigeant diverses opérations dont on ne pouvait guère posséder l'art dès l'enfance de la société. Dans les anciens temps, l'homme mangeait beaucoup plus que dans les siècles modernes ; il fallait une masse de viande pour satisfaire son appétit dévorant. Ce n'était pas toujours la vie dure qu'on menait qui provoquait ce besoin d'une nounilure abondante et substantielle ; on était naturellement glouton, peut-être de forte stature , et sans doute plus robuste que de nos jours. Uébecca sert deux chevreaux pour le repas dTsaac accablé par les ans. Le vorace Esaù cède son droit d'aînesse pour Hp plat de lentilles qu'il aperçoit chez son frère et qui 344 COSIOÉFIATÏOINS SUR 1,'ÉTAT lui fait envie. Les héros d'Homère dévoraient des quartiers de bœufs rôtis; il leur fallait des porcs eniiers pour se rassasier. Sous les patriarches , l'usage était de faire trois repas par jour, le matin , à midi et le soir. Il est vraisemblable qu'alors on mangeait assis, devant une table sur laquelle se trouvaient les mets. Il y avait des occasions marquées pour des festins d'apparat et de réjouissance. Abraham donne un banquet le jour qu'on sèvre Isaac. Laban invite un grand nombre de ses amis au repas de noce de sa fdle. XII. Des arts. — Arts domestiques. — Sculpture. — Métallurgie. Travail des métaux. — Orfèvrerie. — Bijoux. — Monnaie. Nous avons vu qu'aux temps patriarcaux on connaissait l'art de filer le lin et sans doule la laine, de tisser, défaire des habits, des chaussures, des tentes, de bâtir des maisons en pierre, de moudre le blé et de convertir la farine en pain ; on avait du beurre , du vin et de l'huile ; on savait apprêter cer- tains mets ; on employait la charrue pour labourer la terre; c'était avec l'arc qu'on chassait, et avec des flèches qu'on tuait le gibier ; on forgeait les métaux, on en fabriquait des armes, des épées ou poignards, des espèces de coutelas; enfin le genre humain était séparé de son berceau par un immense intervalle, et ses connaissances en général , quelque imparfaites qu'elles 345 DE L' ESPRIT HUMAIN CHEZ LES HÉBREUX. fussent , avaient atteint un degré déjà pius éloigné de l'état primitif qu'il ne l'était encore de la perfection. Il paraît que l'art du potier était connu, et que l'on faisait usage de vases de terre cuite pour porter et rafraîchir l'eau , ce que d'ailleurs les Egyptiens pratiquaient dès la plus haute antiquité. Abraham chassant Agar , lui donne une cruche pour porter avec elle sa boisson. Rébecca prenait de l'eau à un puits avec une jarre, lorsque l'envoyé d'Abraham la ren- contre en venant la demander pour le fds de son maître. Les vases furent originairement de bois et de terre; sous les patriarches il en existait déjà de métal. Eliézer fait présent à Rébecca de vases d'or et d'argent. Joseph, ministre d'Egypte, buvait habituellement dans une coupe d'argent. La mécanique étant encore dans l'enfance, on devait en connaître peu de chose et ignorer à peu près toutes ses lois; cependant on se servait du levier , la première des ma- chines simples. L'usage des chariots était commun en Egypte, mais il ne semble pas qu'il y en eût chez les Hébreux. On possédait quelques notions de sculpture, puisqu'on avait des idoles. Tharé, père d'Abraham, était sculpteur. Quanta la peinture, il n'en est fait nulle mention dans l'histoire des patriarches. Un art compliqué et difficile, la métallurgie, était non seu- lement révélé a la société dès ce temps-là , mais il avait déjà fait des progrès considérables. Aussi en attribue-t-on la découverte à Tubal-Caïn. On savait forger les métaux, qui sans doute ne se trouvaient pas toujours à l'état natif, et qu'il fallait quelquefois tirer du minerai. Ils étaient travaillés avec le mar- teau et l'enclume. On fabriquait des ornements , des outils, des armes métalliques. Abraham avait un coutelas pour immo- ler Isaac. On devait posséder aussi divers instruments de tail- landerie, tels que des ciseaux , par exemple , pour tondre les 23 •J'»ti CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT brebis. On savait même exécuter en or et en argent des ou- vrages qui demandent de la délicatesse. Enfin l'état des con- naissances métallurgiques h cette époque prouve l'ancienneté de cet art , dans lequel on n'avait pu faire ces progrés que longtemps après les premières découvertes. Toutefois il ne paraît pas qu'on connût encore le fer, moins aisé à extraire et d'une manipulation plus difficile que les autres métaux. Il était même assez rare chez les Grecs au siècle d'Homère , 1200 ans plus lard; le cuivre en tenait lieu, et servait à faire les armes, les instruments aratoires, les divers outils connus. A la vérité, Moïse , si les traducteurs ont bien rendu le sens de ses termes , parle du fer comme d'un métal anciennement en usage en Egypte et en Palestine : de son temps, disent ses interprètes, les Israélites employaient le fer à fabriquer des épées, des couteaux, des cognées, ce qui annoncerait un art perfectionné, et ferait croire que le génie humain avait déjà trouvé le secret de convenir le fer en acier au moyen de la trempe. Chez les peuples primitifs de l'antiquité , comme chez les sauvages d'aujourd'hui , les parures furent en rapport avec l'état naissant de l'industrie ; elles suivirent la marche pro- gressive des arts. Quand l'homme sut travailler les métaux, il employa ce talent à faire des bijoux , des ornements pour la beauté et la puissance. On portait des anneaux précieux dès le temps d'Abraham. Les présents métalliques qu'Eliézer offrit à Réhecca consistaient, outre les vases, en des bracelets, des anneaux , des pendants d'oreilles d'or et d'argent. Il semble même que ces derniers bijoux étaient communs chez plusieurs peuples de l'Asie; les hommes en portaient comme les femmes, ainsi que des bracelets et des bagues. Jacob invite les person- nes de sa suite à se défaire de leurs pendants d'oreilles. Juda donne en gage son anneau à Thamar. L'usage de ces objets de 347 de l'esprit humain chez i.es hébreux. parure était ancien en Egypte. Pharaon en élevant Joseph à la dignité de premier ministre , lui remet son anneau d'or et le décore d'un collier de même métal. A ces témoignages de Moïse, on pourrait joindre ceux des auteurs profanes sur l'an- tiquité de l'orfèvrerie. Ces bijoux étaient sans doute ornés de ciselures, de gravures en creux , de dessins en relief, exécutés grossièrement , à la manière de tout ce qui se fait dans l'enfance de l'art. La monnaie métallique, comme signe représentant la valeur des choses, existait déjà dès la période patriarcale , et était employée dans le commerce concurremment avec le mode primitif de la commutation. Des auteurs ont rapporté à Tubal- Cain l'invention de la monnaie battue et marquée ; mais cette origine antédiluvienne, remontant au berceau du genrehumain, est une supposition au moins improbable. Ce sont les besoins du commerce qui ont fait inventer la monnaie ; elle n'a pu précéder le trafic des denrées et des autres objets devenus marchandises : prétendre qu'elle leur est antérieure , c'est placer l'effet avant la cause. Il résulte des plus anciens témoi- gnages de l'histoire, d'accord avec la raison, que le commerce régnait depuis des siècles et se faisait par échange, lorsque les espèces monnayées vinrent faciliter ses opérations. Il esta remarquer que la monnaie, en usage chez les pa- triarches , n'est point mentionnée dans la Genèse avant le voyage d'Abraham en Egypte ; il n'en est question qu'après son retour. Les métaux précieux étaient communs dans la vallée du Nil ; Abraham en revint très riche en or et en argent. Mais les espèces métalliques avaient cours en d'autres pays : Abimélech , roi de Gérar, en Palestine , donne 1,000 pièces d'argent à Abraham h l'occasion de l'enlèvement de Sara. Alors la monnaie se pesait, et le poids en déterminait la valeur, ce qui constate que déjà la balance était connue. Abra- 348 CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT ham ayant acquis le champ d'Ephron pour la sépulture de sa femme, au prix de 100 sicles d'argent, fait peser cette somme en présence du peuple. Il paraît qu'indépendamment du poids, on avait aussi égard au degré de pureté et de finesse, au litre des espèces ; car Moïse observe (1) que l'argent donné par Abraham était de bon aloi, d'une qualité reçue dans le com- merce. Dans le récit du voyage que les enfants de Jacob font en Egypte pour y acheter du blé , il est également parlé de la valeur intrinsèque des métaux monnayés, de l'argent selon son poids. Pourtant on trouve dans la Genèse différents passages qui semblent indiquer que l'usage de fixer la valeur extrinsèque de la monnaie avait déjà lieu. Abimélech donne 1,000 pièces d'argent à Abraham , les enfants de Jacob vendent leur frère 20 pièces d'argent , Joseph fait présent de 300 pièces d'argent à son frère Benjamin , Jacob achète des enfants d'Hémor une portion de champ pour 100 kesitahs, et dans aucune de ces circonstances il n'est question du poids, mais seulement de la quantité des pièces. Faut-il en inférer avec Goguet (2), i que dès le temps de Jacob l'art d'imprimer sur les métaux certaines marques qui servissent à en faire connaî- tre et constater la valeur, était connu et pratiqué dans quelques pays? » Je n'ose adopter une conclusion aussi tranchée. Le monnayage resta longtemps grossier. Si Thésée fit frapper à Athènes des pièces d'or avec une empreinte , ce ne fut qu'à la fin du IXe siècle avant notre ère, plus de 1 200 ans après Jacob, que Phidon, roi d'Argos, donna le premier aux monnaies une forme régulière, et une valeur déterminée par le titre et le (1) Genèse, XXIII, 16 (2) Origine des Lois, des Arls et des Sciences, t. 1er, pag. 503 et 504. 349 de l'esprit humain chez les hébreux. poids de la matière. Gela indique assez quelle pouvait eh être la façon chez les Hébreux sous les patriarches. XIII. Des Sciences proprement dites. — Médecine. — Pharmacie. — Chirurgie. — Anatomie. — Botanique. — Arithmétique. — Géométrie. — Ecriture. — Astronomie. — Division du temps. — Mesures itinéraires. — Navigation. J'ai dit ce qu'étaient les arts aux temps patriarcaux ; je vais examiner quel pouvait être l'état des sciences proprement dites pendant cette période dont quarante siècles nous séparent. Les sciences nées dans l'enfance des sociétés se réduisaient originairement h de simples pratiques, à des formules dénuées de principes et de méthodes; ce n'est qu'a pas lents , à force de tâtonnements ou par d'heureux hasards , que la routine a été assujélie à des règles, successivement chez un même peu- ple ou simultanément dans deux pays éloignés l'un de l'autre, et à des époques qui nous sont presque toujours inconnues. Les hommes durent s'occuper d'abord et de bonne heure du soin de leur conservation. Cependant il n'est pas question de la médecine avant Moïse ; la Genèse n'en parle jamais. L'histoire des patriarches fait mention des maladies d'Isaac , d'Abimélech, de Rachel, de Jacob, et nulle part il n'est dit un mol des médecins. On voit seulement que Joseph en choisit 350 CONSIDÉRATIONS SUK L'ÉTAT pour embaumer le corps de son père; mais ces médecins, ne s'occupant que du cadavre, n'étaient évidemment que des embaumeurs , auxquels on donnait un nom qui a reçu par la suite une tout autre signification. On n'avait pas plus de connaissances pharmaceutiques que de connaissances médicales. Homère même , à une époque bien postérieure, ne dit rien qui ait rapport à la pharmacologie, encore inconnue en Grèce. La chirurgie aussi était à naître. Cependant il y avait des sages-femmes chargées des accouchements ; on en trouve la preuve dans le chapitre XXXV, verset 17, de la Genèse , où il est parlé des couches de Rachel, qui mourut en donnant le jour à Benjamin, et dans le chapitre XXXVIII , verset 28, où l'on voit une sage-femme présider à l'accouchement de Thamar. Quelques notions de botanique étaient déjà dans l'esprit humain ; peut-être même cultivait-on cette science. Les aro- mates qu'exigeaient les embaumements, et l'usage des parfums, assez répandu, avaient porté l'attention sur les végétaux aro- matiques. Les Hébreux connaissaient la propriété de certaines plantes ; j'en vois un exemple dans l'empressement que Rachel met à demander h sa sœur une herbe que Ruben avait apportée des champs , et à laquelle Moïse donne le nom de dudaïm : on croit que c'était la mandragore. Rachel aurait donc eu l'idée de l'efficacité de cette plante contre la stérilité, vertu chimé- rique que les anciens lui ont généralement attribuée. Déjà l'arithmétique était connue, au moins dans sa partie élémentaire. Abraham paie le champ d'Ephron 400 sicles d'argent, qu'il pèse devant le peuple. Les poids et les balances existaient donc alors, et l'on s'en servait pour déterminer la valeur des espèces métalliques, qui n'avaient cours qu'intrin- sèquement. Cela ne laisse aucun doute sur les progrès déjà 3al DE L'ESPRIT HUMAIN CHEZ LES HÉBREUX. faits en arithmétique : sans cette science, l'invention des poids et des balances eût été une découverte inutile, le pesage exi- geant des opérations numériques plus compliquées que la simple addition. On devait posséder aussi certaines notions de géométrie. La terre avait cessé d'être à tous pour devenir la propriété du petit nombre ; elle était divisée par domaines ; les enfants se partageaient l'héritage immobilier de leurs pères ; on vendait un champ, on en achetait un autre : ce morcellement du sol et ces mutations des biens-fonds, qui devaient nécessairement s'opérer d'après des règles déterminées, font supposerquelque usage de l'arpentage, une mesure agraire quelconque. Connaissait-on alors l'art d'écrire? Les uns sont pour l'affir- mative, les autres pour la négative. La question est en effet difficile à résoudre, comme toutes celles où les éléments de solution échappent à l'examen. Et l'origine de l'écriture est d'autant plus malaisée h fixer, qu'on a employé successivement divers systèmes graphiques pour désigner les choses et expri- mer la pensée. L'homme, dès les premiers temps, a cherché à conserver à ses descendants sa mémoire et celle des événements. La trans- misssion s'en est faite par plusieurs moyens avant l'invention de l'écriture , cet art merveilleux de peindre la parole et de parler aux yeux par des signes. Sanchonialon dit que des pierres brutes et des poteaux furent les premiers mémoriaux des peuples de la Phénicie. La poésie, sous forme d'odes ou de cantiques historiques, servit à perpétuer le souvenir des faits avant la découverte du premier procédé graphique , bien pos- térieur à la formation des premières sociétés. Moïse composa un cantique historique pour consacrer la mémoire du passage miraculeux de la mer Rouge. Cet usage de l'homme primitif s'est retrouvé au XVI0 siècle chez les Mexicains et les Péril- 352 CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT viens; il se rencontre encore de nos jours parmi les sauvages de l'Océanie. On a connu tour à tour différentes méthodes d'écrire, que la science divise en trois systèmes généraux : l'écriture figu- rative ou symbolique, l'écriture syllabique ou phonétique, enfin l'écriture alphabétique. Il est impossible de fixer l'épo- que de la découverte de ces systèmes d'écriture, entre chacun desquels bien des siècles durent s'écouler. On croit communément que l'écriture alphabétique, la plus prodigieuse des inventions de l'esprit humain , était connue du vivant d'Abraham. La manière dont Moïse s'exprime sur celte écriture, prouve que de son temps l'usage n'en était pas nouveau. L'histoire profane, s'accordanl sur ce point avec le Pentateuque, rapporte que Sémiramis, contemporaine d'Abra- ham , reçut des lettres d'un roi de l'Inde, et qu'elle fit placer une inscription en caractères syriens au sommet du mont Bagislhan. Cadmus, qui apporta en Grèce les sciences de la Phénicie, inventa l'alphabet hellénique cinq siècles après la mort de Jacob ; et 200 ans plus tard , pendant le siège de Troie, Bellérophon parlait d'Argos et portait en Lycie une lettre de Prcetus à Iobatès. Du temps de Jacob, on écrivait sur des lames de plomb ou de cuivre, avec un slylel de fer, d'après l'opinion de plusieurs auteurs. Moïse grava sur la pierre son Décalogne; ce fut éga- lement sur la pierre que Josué grava le Deutéronome. Les Babyloniens écrivirent sur des briques leurs premières obser- vations astronomiques. Longtemps après , Solon écrivit ses lois sur des tables de bois. Avant que le papyrus fût en usage, on écrivait aussi sur des peaux d'animaux. Lorsque l'écriture élait connue de peu de personnes et dune pratique difficile, on dut, pour mieux conserver ce qu'elle retraçait , la fixer sur des malières solides et durables; alors on gravait plutôt qu'on n'écrivait. 353 de l'esprit humain chez les hébreux. Si récriture existait dès la période patriarcale, il est certain qu'on s'en servait rarement, tant la manière de tracer ses carac- tères devait être longue et pénible; on ne voit pas qu'on l'em- ployât dans les usages ordinaires de la vie. Joseph qui s'est fait connaître à ses frères, les renvoie en Chanaan sans les charger d'aucune lettre pour son père; il leur donne seule- ment des paroles verbales. Jacob marque la place de la sépulture de Rachel par une colonne funéraire, et ne met nulle inscription sur ce cippe. Rien n'indique quelles pou .-aient être alors les connaissan- ces dans l'art d'écrire. Il suffit de constater que par l'invention de l'écriture alphabétique , l'homme avait déjà franchi le plus grand pas qu'il ait jamais fait; et c'est au bout de 4000 ans que son génie a trouvé le complément de celte merveille, par l'admirable découverte de l'imprimerie. L'astronomie, cultivée de. temps immémorial en Chaldée , berceau d'Abraham, ne pouvait être, quant à ses éléments vulgaires , ignorée des Hébreux à l'époque des patriarches. Les premières notions de celle science , c'est-à-dire l'obser- vation du mouvement des astres et quelques méthodes pour mesurer le temps, étaient connues bien avant Moïse ; ce grand homme possédait lui-même les connaissances astronomiques de son siècle, ses calculs sur la durée de la vie des patriarches el son explication des circonstances du déluge ne permettent pas d'en douter. II paraîtrait, selon différents auteurs, que l'année était déjà divisée en 360 jours , formant 12 mois de 30 jours chacun. Peul-èlre serait-il plus vraisemblable d'avancer que l'année était lunaire ou de 354 jours, ainsi que l'ont réglée les plus anciens peuples. Mais si l'année était établie el partagée en mois el en jours, il ne semble pas que la division du jour en heures fût connue. Pour indiquer l'heure de l'arrivée des anges chez Abraham, 35 'i CONSIDERATIONS SUR l/ÉTAT la Genèse dit que c'élail dans la plus grande chaleur du jour. Il en est de même dans toutes les occasions où il s'agit de marquer le temps. Les divers moments de la journée ne sont jamais désignés que d'une manière vague : lorsque le soleil était près de se coucher, sur le soir, le matin , au lever du soleil, vers le milieu du jour, dans la nuit, et autres expres- sions aussi peu précises, démontrant qu'on ignorait la méthode artificielle de partager le jour en heures ou portions d'égale durée. Du reste, ou n'a aucun renseignement sur les moyens qui pouvaient être employés pour connaître et mesurer le cours des astres. L'astronomie était encore enveloppée dans les langes de l'enfance; cependant il serait possible qu'on connût déjà le zodiaque et quelques autres constellations. En l'absence de la division du jour en heures, les mesures itinéraires ne pouvaient pas exister, au moins comme nous les entendons. La dislance d'un lieu h un aune lieu était esti- mée par journées de marche : Tel endroit est éloigné de tel autre de tant de jours de chemin ; c'est l'expression usitée dans la Genèse. A défaut d'heures et de lieues , l'évaluation par journées de marche était l'unique moyen de supputer les dislances et d'établir la situation respective des pays : c'esl ce que faisaient les peuples de la Germanie 3000 ans plus lard ; c'est ce que font encore aujourd'hui les nations sauvages ou barbares. Si ce qu'on peut appeler la science nautique était loin encore de naître, déjà la navigation se pratiquait sur différents rivages. Des colonies égyptiennes et phéniciennes passèrent en Grèce par mer peu de temps après la mort de Jacob. 353 de l'esprit humain chez les hébreux. XIV. Du Commerce; son étendue, en quoi il consistait. — Transport des marchandises. — Caravanes. — Manière de voyager. — Opérations commerciales. Dès l'âge patriarcal, le commerce, né depuis des siècles ci s'élendant sur divers pays , mettait en relation des peuples séparés par de grandes distances. Les Ismaélites et les Madia- niles auxquels Joseph fut vendu par ses frères, venaient de G-alaad ou Giléad , et allaient porter des marchandises en Egypte. Il résulte des renseignements donnés par la Genèse, qu'il existait à celte époque un commerce d'importation et d'expor- tation et un commerce sédentaire. Ce dernier devait naturelle- ment embrasser tous les produits de l'industrie et toutes les productions de la nature dont la société faisait usage. L'aulre devait rouler sur des objets de prix , et surtout de transport facile, alors qu'on n'avait ni voitures ni navires pour porter les marchandises. C'était seulement dans les temps de famine que l'homme, contraint par la nécessité, allait au loin cher- cher des denrées. Pendant la disette qui désole le pays de Chanaan, les fils de Jacob vont des bords du Jourdain acheter du blé dans la vallée du Nil pour sustenter leur famille. Hors ces cas exceptionnels , on n'apportait des contrées lointaines que des choses légères et de valeur. Les Madianites qui ache- tèrent Joseph allaient vendre en Egypte leurs marchandises consistant en drogues, baume, myrrhe (1), cl autres parfums (1) Genèse, XXXVII, 35. 356 CONSIDÉRATIONS SUR l/ÉTAT et productions précieuses. De pareils objets d'exportation, qui peut-être ne provenaient pas de Galaad, lieu de départ de la caravane, et qui avaient plus de rapport au luxe qu'aux néces- sités réelles , font supposer un commerce réglé et suivi depuis longtemps. D'un autre côté , l'achat que ces marchands font de Joseph pour le vendre en Egypte , démontre que le trafic des esclaves était généralement en usage. On employait des bêtes de somme pour le transport des marchandises. Les chameaux servaient pour les longues traites; les Ismaélites et les Madianiles auxquels Joseph fut vendu , étaient montés sur des animaux de celle espèce. Dans les petits voyages on usait communément d'ânes, comme firent les enfants de Jacob allant en Egypte chercher du blé. Pour se garantir des bêtes féroces et des brigands pendant la route, les marchands s'attroupaient et formaient ce qu'on appelle une caravane. La Genèse parle des chemins de Thèma et de Saba, et des caravanes qui parlaient de ces deux villes d'Arabie. Celle manière d'aller en troupe , afin de se secourir mutuellement et d'être à même de repousser une agression , remonte à l'origine de la société civile. Toute caravane portait avec elle sa nourriture et ses tentes, comme cela se fait encore chez les Arabes modernes, avec lesquels les premiers Hébreux avaient bien des traits de res- semblance. Elle dressait ses lentes dans l'endroit le plus com- mode pour se reposer ou pour passer la nuit. C'est ainsi que voyageaient Abraham et Jacob. Cependant à l'époque de ce dernier patriarche , les hôtelleries étaient déjà connues dans quelques contrées; mais la coutume déporter en voyage de quoi s'abriter et se nourrir subsistait comme auparavant. Nous avons vu que l'usage de la monnaie s'étant introduit dans la société, le commerce se faisait en numéraire plutôt que par échange , surtout avec les marchands étrangers. Mais 357 de l'esprit humain chez les hébreux. parmi les habitants d'un même endroit, entre voisins, les opé- rations commerciales avaient ordinairement lieu d'après le mode originel de la commutation, quand il s'agissait d'objets susceptibles d'être échangés; néanmoins les espèces métal- liques entraient assez souvent dans ce trafic local , suivant le désir ou la commodité des parties. XV. De l'Idiome des Hébreux durant la période patriarcale. Quel idiome parlaient les patriarches? Etait-ce le même langage que celui des Israélites sous Moïse ? J'en doute par plusieurs raisons. À la vérité, les rabbins disent que la langue hébraïque est celle dont Dieu s'est servi pour commander à la nature à la création du monde ; que c'est de la bouche du créateur même que le premier homme l'a apprise , et que ses descendants, se la transmettant d'âge en âge, à travers les révolutions physiques et morales, l'ont fait passer sans interrup- tion et sans altération de la famille d'Adam au peuple d'Israël. Mais nul esprit sensé ne saurait croire à cette origine céleste de la langue hébraïque : la divinité n'a point d'idiome qui lui soit propre, puisqu'elle les entend tous. L'hébreu est une lan- gue humaine, comme toutes celles qui se sont parlées et qui se parlent parmi les hommes; elle a eu comme les autres son commencement, ses progrès, ses variations. Sortie de la nuit des temps, son origine historique est in- connue. En admettant toutefois que la langue hébraïque ait tïS CONSIDÉRATIONS SUR L'ÉTAT été celle d'Adam , il ne s'ensuivrait pas qu'Abraham et ses enfants la parlaient. Abraham, chaldéen de famille et de nais- sance, devait naturellement parler la langue cbaldéenne, et peut-être n'en connaissait-il pas d'autres. Il est très vraisem- blable aussi que sa postérité conserva son langage pendant quelques générations. Puis l'idiome des Hébreux s'altérant peu h peu par les relations de cette tribu avec les Chananéens, les Egyptiens et les peuplades voisines , finit enfin par se mélanger avec ces langues et former un dialecte particulier , qui devint le parler des Israélites. Telles sont, je pense, l'ori- gine et la filiation de l'hébreu, qui n'est point un idiome original, une langue mère, ainsi que plusieurs auteurs le prétendent (1). Le chaldéen d'Abraham différait peu sans doute du chana- néen et de l'égyptien de cette époque; car ce patriarche arrive enChanaan, se rend en Egypte, et ne se sert pas d'interprète pour converser avec les habitants de ces deux pays. Une preuve certaine que le chaldéen se parla longtemps dans la famille d'Abraham, c'est que son petit-fils Jacob allant chercher une femme en Chaldée , s'entretient dans la langue maternelle de son aïeul avec les pasteurs de cette contrée et avec la famille deLaban. Il y avait alors 160 ans que les Hé- breux avaient quitté la terre natale, et pour que l'idiome chal- déen se fût conservé parmi eux durant cet intervalle, il fallait nécessairement qu'on le parlât dans leur tribu. (1) C'est ce qu'a établi Volneydans son Hébreu simplifié, et ce qu'avaient prouvé auparavant Brianl Wallon dans les prolégomènes de sa Bible polyglotte, et Schultens dans ses Origines Hebrasœ. Le raisonnement de ces savants philologues est une autorité qui doit prévaloir contre les traditions rabbiniques et les commentateurs du Talmud. D'ailleurs il faut considérer que l'hébreu que nous connaissons est celui des derniers temps de la nation juive. 359 de i/espbit humain chez les hébreux. XVI. Conclusion. J'ai exposé succinctement, d'après la version de la Genèse et des comparaisons tirées de l'histoire profane , que l'indus- trie, les arts et les sciences étaient plus avancés chez les Hé- breux aux temps patriarcaux qu'on ne le pense généralement. Les principales branches des connaissances humaines, les plus essentielles étaient nées; plusieurs même avaient déjà fait r'e grands progrès. Le mariage, la légitimité des enfants, rétablissement de la famille enfin différait peu de ce qu'il est aujourd'hui, sauf poul- ies actes de l'état civil qu'on ne connaissait point. Le régime domestique était constitué tel qu'il exista par la suite chez les peuples civilisés de l'antiquité, où la puissance paternelle avait conservé son autorité primitive. La propriété et le partage des successions reposaient sur des hases régulières dans celte communauté juvénile, au sein de laquelle régnaient déjà l'esclavage et le droit d'aînesse. Quant aux institutions sociales ou politiques, à peine sorties de leur berceau , elles avaient l'imperfection qu'elles ont eue originairement chez toute nation naissante. Ce que nous connaissons le mieux de ce peuple voisin des temps diluviens , c'est son état moral , et ses mœurs étaient détestables, considérées au point de vue de notre époque. Mais les actions auxquelles les modernes donnent les qualifications de vices ou de vertus, n'avaient peut-être pas alors les mêmes significations; ce que nous blâmons pouvait être une chose indifférente, ce que nous regardons comme une dépravation 360 CONSIDÉRATIONS SUR LÉTAT DE L'ESPRIT HUMAIN. pouvait paraître naturel ; on avait d'autres notions du bien et du mal que les nôtres. Pascal l'a dit avec vérité, un méridien, un cours d'eau, une limite artificielle, décident souvent du vrai et du faux, du juste et de l'injuste : erreur et vice en-deçà, vérité et vertu au-delà. On ne voit presque rien qui ne change de qualité en changeant de cl'imat , et à plus forte raison en changeant de siècle. Les mœurs d'une époque reculée ou d'un pays lointain ne sauraient être, d'une manière absolue, jugées historiquement par comparaison ; si l'on veut en faire une appréciation exacte , il faut, à l'aide de ce que j'appelle- rai une érudition locale et contemporaine, se reporter aux temps, aux lieux, et étudier jusque dans leurs moindres détails les lois du peuple dont il s'agit de peser la vie publique et privée. Mais s'il est impossible de connaître complètement ces points préliminaires, on ne pourra porter sur la moralité individuelle et sociale qu'un jugement relatif, et dès lors bien imparfait. Cherbourg, décembre 1846. CATALOGUE DES GRAMINÉES OUI CROISSENT SPONTANÉMENT DANS L'ARRONDISSEMENT DE CHERBOURG. TAR M. P. A. DELACHAPELLE, ancien pharmacien. Anthoxantum. — Odoratum. — Flouve odorante. Celle piaule, commune dans les prés , est aromatique dans toutes ses parties, surtout à l'état sec. C'est à elle que l'on doit l'odeur agréable que l'on remarque dans le foin récolté dans un temps sec. Recherchée par tous les bestiaux. Alopecurus. — Vulpin. A. Praiensis. — Croît dans les prés. Celle plante est rare dans nos environs: quoique celte espèce ne fournisse que des tiges et des feuilles un peu maigres, elle don- ne un bon fourrage. 2*4 363 CATALOGUE Al. — Geniculatus. — Croît dans les terrains aquatiques. Donne un fourrage recherché par les vaches et les chevaux. Al. — Bulbosus. — Partage avec les précédentes ses bonnes qualités ; ses racines sont recher- chées par les cochons. Trouvée dans un pré h Siouville. Polypogon. — Monspeliense. — Croît sur le bord de la mer, à Fermanville; donne très peu de foui- rage, délaissé par les bestiaux. Fleole. — P. Pratense. — Dans les prés gras; Phleum. Phi. Phalaris. donne un excellent fourrage. Pha. Panicum. — Nodosum. — Dans les lieux incultes ma- récageux: mêmes qualités que le précédent. — Arenaria. — Croît sur les dunes de sable à Cherbourg : ne fournit aucune substance nutritive. — Aquatica. — Croît dans les champs près la mer , sur la côie du Val-de-Saire , près Barfleur. — Crus galli. — Plante très rare trouvée dans un champ près la chapelle St-Sauveur , à Cherbourg. Cynodon daclylum. Pied de poule. Croît sur le bord de la mer, à Siotot (Flamanville). Ne donne aucun fourrage; ses racines traçantes sont employées sous le nom de chiendent , comme celles du trilicum repens. Agrostis. — Rubra. — Cette plante, peu commune , croît dans les lieux marécageux : elle fournit peu de fourrage, mais de bonne qualité. Ag. — Canina. — Croît dans les miellés de .{(î.'J 1IES GRAMINÉES. Cherbourg. Celle espèce, ayant des feuilles très courtes, ne fournit presque pas de four- rage. Recherchée par les moulons. Ag. — Lendigera. — Plante très rare; se trouve dans les moissons aux environs de la mare de Vrasville. Ag. — Effusa. — Milium effusum. Mer. Bord des bois, lieux ombragés : fournit peu de fourrage. Ag. — Vulgaris. — Celte espèce et ses variétés, Ag. Stolonifera. — Ag. Alba. assez commu- nes dans nos environs ; croissent dans les terres forles et argileuses , et fournissent un excellent fourrage dont on ne peut trop re- commander la multiplication aux agriculteurs. Calamagrostis-colorata — DC. Phalaris arundinacea. Lin. — Bord de la Divette. Calam. — Aienaria. — Commune dans nos Miellés. Cette plante est quelquefois cultivée pour fixer les sables au moyen de ses racines tra- çantes. Çcdam. — Epigeos. — L. Croît dans des terrains humides et ombragés. Lagurusovatus. — Queue de lapin. — Plante rare croissant sur les sables près la mare de Tourlaville. Melica uniflora. — Croît dans les haies. Celle plante jouit de propriétés nutritives, mais ne fournit presque pas de fourrage. Danlhonia decumbens. — Triodiadecumbens . — Mert. Plante commune sur la montagne du Roule et sur les landes , parmi les bruyères : ne contient aucun principe nulrilif. 364 CATALOGUE Avenu. — Fatua. — Folle avoine. Celle plante, con- nue sous le nom d'Avron, quoique un excel- lent fourrage , est regardée comme une fléau par les cultivateurs : elle vient quelquefois en si grande abondance dans les terres cultivées, qu'elle étouffe les récoltes dont elles sont en- semencées. Av. — Elatior. — Très bon fourrage, mais faisant beaucoup de tort aux récoltes où elle se trouve quelquefois en grande quantité. Cette plante est cultivée dans quelques cantons sous le nom de fromental. pour former des prairies artificielles. Avena. — Bulbosa. — Cette espèce, quoique un bon fourrage , n'est souvent que trop commune dans les terres cultivées qu'elle remplit de ses racines traçantes, munies de bulbes en forme de chapelet: elle est connue dans le pays sous le nom d'herbe à nœuds. Av. — Lanata. — Holcus lanatus. Cette plante, assez commune dans les prés, est peu propre à la nourriture des bestiaux; elle forme des touffes très fortes qui nuisent à la végétation des plantes fourragères qui l'avoisinent, et on doit autant que possible la détruire dans les bonnes prairies. Av. — Mollis. — Holcus mollis . Mêmes proprié- lés que la précédente: elle croît dans les lieux secs et incultes, souvent au pied des fossés et le long des haies. Av. — Flavescens. — Cette espèce rare croît dans les lieux incultes, près la mer, à Quer- queville. 365 DliS GRAMINES. A ira. Ai. Ai. Ai. Arundo. Festuca. Fes. Fes. F es. Fes. Fes. Fes. — Flexuosa. — Cette plante, assez commune dans les lieux montueux et arides, fournil un fourrage recherché par les moulons; les autres Lestiaux le trouvent trop dur. — Cœspitosa. — Moins commune que la précédente. Celle espèce jouit des mêmes propriétés, et croît dans les prés à Tourlaville. — Caryophillea. — Commune dans les lieux arides. — Prœcox. — Croît sur les murs, où elle fleurit au premier printemps: plante, comme les précédentes, sans propriétés nutritives. — Pliragmites. — Commune le long des rivières; ne sert qu'à faire de petits balais. — Aspera. — Bromus asper. Peu commune, croît dans les lieux ombragés , ne contient pas de substance nutritive-. — Gigantea. — Bromus giganteus. Même localité; peut contribuer h la nourriture des bestiaux. Rubra. — Croîl dans les bruyères arides. Cette espèce est nutritive pour les chevaux et les moutons. — Ovina. — Commune dans les mêmes loca- lités que la précédente , possède les mêmes propriétés. — Tenuifolia. — Diffère très peu de la Fes. ovina, dont elle paraît n'être qu'une variété. Recherchée par les moulons. — Duriuscula. — Bruyères arides. — Cinerea. — Mêmes localités: peut-être regardée comme une variété de la Fes. durius- cula. 366 CATALOGUE Fes. — Glauca. — Mêmes lieux , sur les falaises dans la Hague. Fes. — Myurus. — Sur les murs et dans les lieux arides. Fes. — Uniglumis. — Miellés de Cherbourg. Fes. — Bromoides. — Même localité. Fes. — Sabulicola. — Miellés de Cherbourg. tes. — Maritima. — Miellés de Cherbourg. Ces deux dernières espèces ne diffèrent entre elles que par des cils qui bordent la baie dans la Fes. sabulicola, les baies de la Fes. marîti- ma en étant privées. Ces huit espèces ne fournissent aucune substance nutritive. Poa-Cœrulea. — Festuca cœrulea. — Lieux humides et couverts; fournit très peu de fonrrage, quoi- que très élevée, et n'est recherchée par aucuns bestiaux. P. — Airoides, aira aqualica. — Lin. Fossés aquatiques. Celte espèce, rare dans notre pays, est recherchée des bestiaux. P. — Nemoralis. — Dans les bois couverts : ne contient point de principe nutritif. P. Compressa. — Croît dans les lieux arides et sur les murs : quoique contenant une subs- tance nutritive, cette plante n'est pas recher- chée par les bestiaux. P. — Procumbens. — Croît sur les glacis du port militaire. Mêmes propriétés que la pré- cédente. P. — Maritima. — Croît proche la mer, derrière le fort du Hommet, près le port militaire. P. — Annua. — Commune dans les chemins et les allées de jardin. :$<>7 niCS URAMINKUS. P. P. P. Glyceria. P- — Scabra. — Terres cultivées. P- — Pratensis. — Dans les prés. Poa. — Palustris. — Celte espèce croît dans les prés humides, surtout le long des ruisseaux , elle fournit ainsi qne les trois précédentes, un excellent fourrage très recherché deshesliaux. — Aqualica. — Croît dans les fossés aquati- que, à Nacqueville, près la mer. — Elatior. — Festuca elalior. Bois humi- des, prés montueux. Cette espèce , ainsi que la précédente, quoique jouissant de proprié- tés nutritives, est peu recherchée des bes- tiaux. — Rigida. — Sur les murs. — Fluitans. -Poa fluitans. Festuca fluitans. Cette plante se fait remarquer dans les fossés aquatiques par ses feuilles larges et étalées sur l'eau et par ses tiges hautes de 2 à 3 pieds, à panicules, grêles et allongées: mêmes pro- priétés nutritives que la précédente. Briza. — Media. — Se trouve à Tourlaville sur les bords du Trotbec. Cette plante, peu recher- chée des bestiaux , ainsi que la suivante , qui peut n'être qu'une variété de celle-ci. B. — Virens. — Champs incultes, Tourlaville. Bromus — Sterilis. — Sur les murs, les haies, et dans les lieux incultes. B. — Secalinus. — Dans les champs. B. — Mollis. — Dans les chemins et les prés secs. B. — Squarosus. — Champs incultes ou en friche. 368 B. CATALOGUE Racemosus. — Prés secs. Dactytis. Trachynolia. Koeleria. Les espèces de ce genre sont quelquefois très multipliées clans les terres en friche et augmentent la quantité de fourrage qu'elles produisent; mais nulle part on ne les cultive pour cet objet, car ce fourrage est dur et peu sapide. — Glomerata. — Dans les chemins et les prés secs; fournit mi fourrage dur et délaissé par les bestiaux. — Stricta- Dactytis stricta. — Croît dans les terrains bas où la mer monte, près la mare de Galteville, dans la baie de La Hougue. — Cristala. — Dans les miellés et sur les coteaux secs. Cynosurus. — Cristatus. — Cretelle. Cette plante fournit un excellent fourrage, mais qui foisonne peu: son abondance indique toujours une bonne nature de pré. Chrysurus echinatus. — Cynosurus echinatus. — Croît sui- tes falaises du Rosel, près la maison des Si- gnaux. — Stricta. — Croît sur la terre aride, aux falaises du Rosel. — Incurvata. — Croît sur les murs de la Retenue. — Recta. —R. filiformis. Bot. gai. Ophyu- rus rectus. P. de B. Croît dans les fossés du port militaire. Les quatre espèces ci-dessus ne contiennent aucune substance nutritive. — Maritimwn. — Lin. Voyez Festuca ma- ri ti ma. IVardus. Rottbolla. R. Triticum. 3«fJ DES GRAMiNES. T. — Pinnatum. — Croît sur les haies, au bord de la mer, aux Moitiers, près Surtainville. T. — Sylvaticum. — Dans les haies , principa- lement dans le Val-de-Saire. T. — Phenicoides. — Croit sur les dunes de sa- ble, sur le rivage, au Val-de-Saire. T. — Junceum. — Millegreux. Dans les dunes de sable, sur toutes nos côtes. T. — Aculiim. — Très voisin du précédent : peut-être en est-il une simple variété plus rare: il croît au pied des falaises du Rosel. T. — Rotbolla. — Croît dans les Miellés de Cherbourg et de Tourlaville. T. — Sepium. — Triticum caninum. Lin. Commun dans les haies et les buissons. Toutes les espèces de ce genre, ci-dessus indiquées , ne jouissent d'aucune propriété nutritive, et ne peuvent entrer dans la récolte d'un bon fourrage. Le triticum junceum et le triticum acutum sont employés à faire des balais, et sont connus sous le nom de mille- greux. Triticum. — Repens. — Quoique cette graminée soit recherchée des bestiaux, loin de la cultiver, les agriculteurs font tous leurs efforts pour la détruire, ses racines traçantes connues sous le nom de chiendent, se multipliant en si grande quantité qu'elles empêchent toute production dans les terres qui en sont infestées. Lolium. — Perenne. — Ivraie vivace. Dans leschemins et les terres incultes. Celte graminée, connue sous le nom de ray-grass, est cultivée pour 370 CATALOGUE former des prairies artificielles ; elle fournil un fourrage très nourrissant , surtout h l'état vert. L. — Tenue, — Croît dans les champs , à Octe- ville. Elle est probablement une variété de la précédente. L. — Multiflorum. — Croît dans les environs et sur les glacis du port militaire, à Cherbourg. L. — Bouclieanum. — Koch. Même localité. Cette espèce est regardée comme une variété de la précédente par Mutel, dans sa Flore française. L. — Arvense. — Plante très rare trouvée dans un champ de lin à Flamanville. L. — Temulentum. — Ivraie. Plante bien con- nue; se trouve dans les récoltes de froment et et d'orge. Sa semence est malfaisante, et le pain fait avec des farines où il s'en trouve une certaine quantité, occasionne des vertiges. Elymus. — Arenarius. — Sur les dunes de sable. Riva- ges maritimes du Val-de-Saire. Nutritive pour le cheval. Hordeum. — Secalinum. — Orge des prés. Cette plante rare croît dans les prés, à Surlainville; elle fournit un fourrage très recherché des bes- tiaux. Mais malheureusement trop rare dans notre pays. H. — Murinwn. — Queue de souris. Très com- mune sur les murs et le long des chemins: ne contient aucune substance nutritive. Hordeum. — Marititnum. — Croît sur le bord de la mer , dans les dunes de sable ou au pied des 371 DES GRAMINÉES. falaises. Cette espèce a le même aspect que la précédente , et comme elle est rejetée par les bestiaux. Setaria. — Verticillata. — Pal. de B. Panicum ver- ticillatum. Croît dans les champs cultivés, à Baubigny. DISCOURS POUR LA Distribution des Prix au Collège. 1846. M. A. E. DELAGHAPELLE. Messieurs, L'étude des lettres anciennes, la méditation approfondie des auteurs classiques, est, comme tout le monde sait, l'objet prin- cipal des travaux de l'Université : h la vérité, dans le cercle de son enseignement , les sciences exactes occupent une place importante, une légitime part a été faite aux langues étrangères et aux beaux arts, mais le plan principal subsiste toujours, consacré par l'autorité de l'expérience et par l'assentiment de tontes les nations civilisées. 374 DISCOURS Ce grand corps, auquel l'état a confié l'éducation de la jeu- nesse, croit donc que, pour former les esprits à une manière de penser raisonnable et utile, la voie la plus sure est d'asso- cier aux enseignements sacrés de la religion et de la morale, l'étude des langues anciennes, des auteurs classiques de l'anti- quité, et l'étude devenue aujourd'hui nécessaire, des plus illustres écrivains français. L'Université pense encore que les chefs-d'œuvre de la Grèce et de Rome sont des modèles éternels dont la contemplation est nécessaire à ceux-là mêmes qui , emportés par un libre génie, veulent s'ouvrir dans l'histoire , dans la philosophie , dans la poésie ou l'éloquence, des routes nouvelles. Je n'exa- minerai pas ici la valeur des objections que l'on a proposées contre une doctrine si ancienne et si générale. Quelques hom- mes , parmi lesquels il en est d'éminents , nient l'utilité de l'éducation classique pour la plupart de ceux qui s'y appliquent; d'autres prétendent que, dépassés par le génie moderne , les grands écrivains de l'antiquité ont fait leur temps, et doivent rester ensevelis dans la poussière des bibliothèques. Ce sont là, nous en sommes convaincus, des paradoxes que l'on peut soutenir avec éclat quand on a beaucoup de talent, et que l'on a soi-même fait d'excellentes éludes, mais qui ne résistent pas à un examen sérieux. Une autre question se présente, moins épuisée, et qui, pour être approfondie, demanderait un long discours: j'es- saierai d'en loucher au moins les points essentiels. Il s'agit de savoir quel est le sens général, l'esprit de l'en- seignement classique ; et , si l'on peut réduire sous quelques idées dominantes cette variété de faits, de sentiments et d'im- pressions que nous offre la lecture des écrivains de l'antiquité, de déterminer ces idées avec précision et clarté. C'est tout d'abord une chose étrange que l'on s'efforce de 375 POUR LA DISTRIBUTION DICS PRIX. faire revivre parmi nous, au prix de tant de peines et de veilles, les arts et les doctrines d'une civilisation éteinte depuis une longue suite de siècles. Par notre religion, nos mœurs , notre politique, par tout ce qui fait l'homme et la société, non seu- lement nous différons des anciens, mais même la contempla- tion de ce monde qui n'est plus , en présence du monde mo- derne, plein dévie et d'activité, offre le plus frappant contraste. A Athènes et à Rome , la vraie notion de Dieu est oubliée ; les phénomènes naturels, les passions, les hommes fameux sont adorés au lieu de l'éternelle Providence : de cette première notion pervertie tout le reste suit : la morale est altérée dans sa source : comme on ne connaît pas l'unité du genre humain, on ne connaît pas aussi la fraternité qui doit unir entre eux les membres de la grande famille. L'esclavage règne sans contradiction ; dans les plus floris- santes cités, les trois quarts des habitants sont hors de tout culte, et pour ainsi dire, de toute loi. La plupart des gouver- nements reposent sur une forme, de toutes la plus étrangère à nos idées, une aristocratie républicaine mêlée de démocratie, sorte de constitution qui n'assure ni la paix ni la liberté, ni l'égalité ni la hiérarchie. Les sciences, dont il est si difficile au - jourd'huide reculer les limites, se renfermaient chez ces peuples dans le plus étroit espace; l'industrie, la puissance dominante de notre siècle, réduite lors aux plus vulgaires métiers, était méprisée et le plus souvent abandonnée aux esclaves. Les arts , il est vrai , ont brillé dans la Grèce et h Rome , mais les monuments qu'ils ont élevés sont faits pour le climat méridio- nal , pour les mœurs et le culte des païens. Voilà ce que l'on dit, et il est facile de multiplier ces con- trastes; mais cette singularité qui prête à la déclamation et à l'anlithèse est-elle bien réelle? l'opposition que l'on signale va-l-ellc au fond des choses, voilà surtout ce qu'il faudrait savoir. 376 discouks Depuis qu'un homme célèbre a dit : la littérature est l'ex- pression de la société, pensée en partie vraie et en partie fausse, comme beaucoup d'autres traits ingénieux , on s'est accoutumé à ne voir dans les ouvrages de l'esprit qu'une peinture des temps et des lieux où vivaient ceux qui les ont composés; on s'est épris de celte variété d'images qui amuse, des singularités passagères qui excitent la curiosité. On n'a pas assez insisté sur cette vérité, à savoir que les grands écri- vains sont de tout pays et de tout âge. Ce qui a surtout fait l'objet de leur élude, c'est l'homme lui-même et sa destinée; ce sont les points les plus importants de la morale et de la politique, non ces amusements que cherche notre caprice. Dans les ouvrages de l'esprit, comme dans les moeurs et les institutions, il y a des parties que le temps change ou efface; mais il y en a aussi de durables et que n'emporte point le cours des années. Ainsi, pour juger des anciens , il convient de ne pas voir seulement ce qu'il y a chez eux de particulier à leur siècle ou à leur nation , c'est là le moindre : il se faut de préférence attacher h reconnaître ce que leur a transmis nne tradition plus ancienne, ou fait découvrir une réflexion plus générale : à peu près, comme dans un tableau nous négligeons volontiers les détails du costume, pour fixer notre attention sur la pein- ture toujours nouvelle de la figure humaine, et des sentiments qui la viennent animer. Si la littérature ancienne n'avait en elle une force vraie et durable, elle eût pu étonner ou distraire un moment l'Europe moderne, mais elle n'eût pas fait celte impression profonde que nous voyons. Je ne retracerai point ici la renaissance des lettres au 15e siècle : il est aisé à chacun de vous de rappeler à sa mémoire le tableau de celte époque féconde, ce mouvement tumultueux des esprits qui se précipitent vers des découvertes inattendues, 377 POUR LA DISTRIBUTION OIS PRIX. ou recherchent avec une ardeur patiente les débris longtemps regrettés de l'antiquité ; qui aspirent à trouver des mondes nouveaux , ou à retrouver le monde de Périclès et celui d'Auguste. Il faudrait, après avoir peint ce vif essor, montrer, au sei- zième siècle, les arts et les doctrines de l'antiquité renaissant de toutes parts, en même temps que le génie moderne s'élève, et rayonne d'un éclat encore inconnu; puis, au dix-septième, ce travail achevé, le calme répandu duns le monde de la pen- sée comme dans le monde politique, et le génie français rece- vant, par un don naturel, les caractères du génie classique , l'ordre, l'harmonie, la simplicité vraie, et la noblesse sans emphase. Ces réflexions qui semblent nous détourner de la roule que nous avons indiquée, l'abrègent cependant; elles aideront à la solution de la question proposée. Nous cherchons à définir le génie ancien, ou plutôt classique, en nous plaçant au point de vue le pins général. Et d'abord, veuillez y faire attention, tous les écrivains de l'antiquité ne sont pas classiques, au sens dont il s'agit; les meilleurs môme ne le sont pas toujours. On com- prend que je ne puis ici m'attacher aux exceptions de détail : quand on essaie de construire la carte générale d'un pays, on trace de grandes lignes, on s'attache aux points principaux sans s'occuper de telle ou telle irrégularité dans les chaînes de montagnes ou le dessin des côtes. Pour trouver ces points saillants qui doivent fixer nos regards, ces lignes qui donnent une idée de l'ensemble, je vais parcourir successivement les principalesfacullés clans lesquelles s'est manifesté avec éclat cet esprit que nous tentons de caractériser, le droit, la philosophie, l'éloquence et la poésie. Quelques traits rapides feront tonte celle esquisse: ils suffiraient s'ils étaient bien choisis et rendus avec netteté. 25 378 discours Le Droit romain, qui avait disparu de l'Europe Occidentale après l'invasion des barbares, reparaît vers le milieu du moyen- âge : peu à peu, autour des écoles où il s'enseigne, des tribu- naux où il s'applique, se forme un groupe d'hommes dévoués à ses principes ; et ces légistes, unis aux bourgeois des com- munes affranchies, encouragés par l'appui des rois, forment plus tard le tiers-état, c'est-à-dire , la base de la société moderne. N'oublions pas ici toutefois, égarés par la poursuite de notre thèse, l'influence bienfaisante de l'Eglise , et du droit canonique auquel nous devons tant d'idées libérales en fait de politique et de législation. Le Droit Romain devient la loi d'une moitié de la France; dans l'autre, ses principes modifient ou complètent les Coutumes : partout où son esprit souille, la règle se substitue au caprice, le pouvoir royal a la force des grands : aux vassalités, aux seigneuries succèdent la société politique, l'administration centrale, la grande communauté de l'État. D'où vient ce succès des lois romaines? de ce qu'elles ne sont pas fondées sur des volontés arbitraires, mais sur la science même du droit , sur la raison appliquée aux choses civiles. La loi des douze tables fut toute romaine d'abord, cl faite pour la cité fondée par Romulus; niais le droit qui en découle, lentement perfectionné par des jurisconsultes philo- sophes, et plus tard épuré par l'influence de la religion révélée, cesse, pour ainsi parler, d'être le droit romain , pour devenir un droit humain, chrétien, universel, pour devenir chez tous les peuples civilisés, une source féconde de législation. La même chose, h plusieurs égards, se peut dire de la phi- losophie ancienne. Platon , Aristole , Zenon résument dans leurs doctrines tous les systèmes, hormis ceux qui s'écartent des limites du sens commun pour se plonger dans les abîmes que creuse l'imagination. Cicéron choisit dans les ouvrages 379 POUR I.A DISTRIBUTION DES l'RIX. des Grecs la meilleure substance, ei s'attache surtout à pré- senter avec les charmes d'un style accompli, les preuves natu- relles de la Providence, et de notre immortelle destinée, enfin les saintes lois du devoir qui gouvernent les hommes et les sociétés. Tous ces philosophes s'élèvent par la pensée au- dessus des erreurs de leur temps: leurs doctrines ne sont pas faites seulement pour leurs concitoyens ; elles ne viennent pas des mœurs ou des institutions de la Grèce ou de l'Italie ; elles remontent plus haut , elles vont plus loin. En cela, elles diffè- rent de l'antique philosophie de l'Inde, el de la philosophie actuelle de l'Allemagne, étranges produits de la pensée , qui , voulant franchir toute borne et toute contrainte, se va perdre hors du champ où s'arrête la raison humaine; œuvres d'un génie local, qui ne peuvent servir au progrès de l'intelligence, car la mesure est une condition pour agir, et le mouvement d'une force sans frein est inutile et dangereux. Le génie grec, vif à la discussion, ingénieux dans l'hypothèse, mais sobre encore et contenu , s'unit merveilleusement à la force calme, à la tendance pratique du génie romain. Et, aujourd'hui même, que la révélation a éclairé l'homme sur ses rapports avec Dieu, et que ce problême si longtemps débattu de la destinée humaine, est clairement et sûrement résolu par l'enfant qui a écoulé l'instruction familière de la paroisse ou de l'école, cette philosophie n'est pas inutile. Elle témoigne de la faiblesse de l'esprit humain, mais elle témoigne aussi de sa puissance. Descartes, dit-on, ne lisait point, et toutefois la racine de ses principes est dans l'école de Socrate. Plus tard ces illustres représentants de l'église de France et de l'esprit français, Bossuet et Fénelon sont tout pénétrés de la philoso- phie grecque ; et , sans effort, ils en font, après les pères de l'église, une préparation a l'étude de la religion. Ces hommes grands et sensés n'ont point méprisé la raison humaine, comme 380 DISCOURS l'ont l'ail en ces derniers temps des esprits aventureux , lassés de suivre la route commune; ils n'ont pas cru que, pour sou- mettre l'homme au frein de la foi, il le fallût d'abord dégrader; ils l'ont montré ce qu'il est, capable de connaître Dieu , inca- pable toutefois d'arriver seul et sans le secours de Dieu lui- même, sans une révélation précise, au point de connaissance qui lui est nécessaire. L'histoire, telle que les anciens l'ont écrite, est bientôt de- venue un exemple pour nous. L'histoire n'était dans nos chro- niques cl nos romans qu'un amas de faits sans enchaînement, sans arl et sans but, ou un amalgame de traditions dénaturées el de capricieuses imaginations. On trouva dans les écrits des Grecs et des Romains, l'histoire savamment développée, féconde en applications morales et politiques. Raconter pour prouver ou au moins pour éclairer, telle est leur manière de concevoir l'histoire : le mot de Quintilien, historia scribitur ad nar- randum non ad probandum , n'a rien de contraire h ceci : le rhéteur veut seulement distinguer la narration oratoire, qui sert de base à une argumentation directe, du récit histori- que, d'où l'instruction doit sortir naturellement , el selon la réalité des faits vus d'un œil impartial. De même que les phi- losophes cherchaient ce que le bien et le mal moral font dans l'homme isolé, ou dans la société civile en général, les histo- riens développent, par le spectacle des événements, l'action du bien et du mal moral dans les sociétés ; puis, l'action des lois, des gouvernements , el le reste , se tenant d'ailleurs en loul cela aux conséquences claires et prochaines. Hérodote et Tacite, si éloignés l'un de l'autre, ont pourtant ce point commun : l'un enseigne aux peuples et aux rois malheureux la résignation et l'espoir, aux puissants, la mo- destie; l'autre inspire la haine de la tyrannie et de la servilité; l'un el l'autre enseignent, cl soni féconds en idées générales. 381 POUR LA D1STKIUUTION DES l'MX. Les anciens onl fait de l'histoire un ait ; ils aiment à donner à leurs récits l'imité de plan et d'intérêt, la forme dramatique, et la beauté d'expression qui caractérisent l'Epopée, se renfer- mant d'ailleurs dans la vérité des faits, et les limites de la prose. Quelle idée les anciens se sont-ils faite de l'éloquence, cl quel sera un art oratoire basé sur le leur? Leur but, en cet art, est de convaincre et de persuader : pour l'atteindre, ils onl créé la dialectique et la rhétorique : en d'autres termes , partant de ce principe que ce qui est prouvé pour un homme raisonnable le doit être pour tous, et que ce qui émeut un homme bien organisé doit, en général, émouvoir les autres hommes, ils ont étudié les règles du raisonnement, et les communes données de la sensibilité. Puis, sachant qn'un style noble, vif, agréable, proportionné au sujet du discours, attire et soutient l'attention ; que, de plus, l'émotion de la voix et du geste se communique aisément de l'orateur à l'auditeur, et que l'auditeur ému ou attiré écoute mieux, ils ont réduit en règles les inspirations que la nature à cet égard suggère, mais en ramenant tout à ce but unique, la persuasion. Peut être onl ils trop compté sur le secours d'une méthode rigoureuse; peut-être se promettent-ils, en fait d'éloquence, plus de succès que Ton n'en doit attendre, des leçons et des règles. L'abus était chez eux fort à craindre en ce sens. Comme l'éloquence conduisait à tout , était le plus puissant moyen d'influence dans le gouvernement , on aimait à se persuader que des études et des procédés connus pouvaient donner l'éloquence. Ces abus au reste sont venus assez tard. Ce qui rend plus claire la définition de l'art oratoire, tel que les Athéniens l'ont institué, c'est le double contraste qu'il pré- sente avec l'éloquence inculte et avec la rhétorique asiatique; la première, telle qu'elle fut à Athènes avant Périclès , ou chez 382 Discourts nous jusqu'au XVe siècle , sans méthode , sans tenue , sans agrément; la seconde, inventée par Gorgias, cherchant l'effet plus que la persuasion, chargée de vains ornements, abondant selon le goût du jour en anthithèses aiguës, ou en pompeuses métaphores, propre enfin à séduire le vulgaire , sans exercer jamais aucune influence utile. L'éloquence Attique au contraire, le type le plus achevé de l'éloquence ancienne, brille par la pureté et la sobriété: elle tend à l'action ; elle ne vise pas à séduire l'imagination des hommes , mais à se rendre maîtresse de leur volonté. Le champ où elle s'exerce est celui des intérêts privés ou publics: du haut de cette tribune au-dessus de laquelle plane la clarté d'un ciel lumineux , au milieu d'une foule confuse , ardente , passionnée, délicate, l'orateur arrivait à des effets que l'on ne peut guère attendre de nos discussions modernes, plus froi- des, plus compliquées, devant des assemblées ou des juges moins nombreux et moins enthousiastes. Un des caractères saillants de cette éloquence est l'usage des lieux communs: n'allons pas ici nous méprendre; si nous en- tendons par lieux communs des idées vagues et rebattues , chez les anciens c'est tout autre chose. Ils appellent de ce nom les points principaux sur lesquels , d'après la nature du dis- cours, se porte la pensée; par exemple, les idées de justice, de patrie, d'humanité ; les devoirs de la vie domestique , les ten- dresses de la famille , les grands enseignements de la morale. Ces lieux communs sont, dans la discussion des affaires, ce que la lumière est dans un tableau : là , dans les idées générales, est la raison et l'intérêt des faits. Philosophie, histoire, éloquence , voilà , avec les traités spéciaux sur les sciences et les arts, le cercle où s'enferme la prose des anciens. Us ont à peine connu le roman ; et le peu qu'ils ont laissé d'histoires fictives n'appartient pas aux 383 l'OUB LA DISTRIBUTION DLS PRIX. grandes époques de leur littérature. Le roman esi le poème de la vie privée : or chez les peuples de l'antiquité; la vie privée était obscure et monotone; tout se faisait au dehors et en commun; les fêtes religieuses, les assemblées politiques, les jeux, les spectacles, occupaient la meilleure partdeleursloisirs; ce que nous appelons réunions du monde, amusements et de- voirs de société, rien de cela n'était pour ainsi dire connu. Il a fallu le monde moderne , avec les mœurs , les passions et le génie qui lui sont propres, pour produire Cervantes, Richard- son, Le Sage. Quant à écrire des aventures compliquées, mêlées de sentiments étranges, ou de descriptions vulgaires, les anciens n'ont pu y penser: ils ne lisaient pas par désœu- vrement ; et comme le parchemin ou le papyrus était cher, on lâchait de ne faire que des livres qui pussent être relus. Tour achever celle esquisse rapide, où je puis loucher à peine les points les plus essentiels, il me faudrait caractériser encore la poésie ancienne; mais comment définir avec précision un ensemble si varié ? comment ne pas omettre les traits les plus saillanls, ou ne pas répéter ce qui a été dit cent fois ? La poésie ancienne est née dans la Grèce; elle y a, de plusieurs siècles, précédé la prose. Celte forme brillante et précise de la pensée, perfectionnée avec un art exact et savant, ne perdit rien pour cela de sa vivacité primitive, de sa fraîcheur naturelle. Tout se réunissait chez les Grecs pour inspirer la poésie : la beauté innée du langage, l'harmonie des sons, la clarté de l'intelli- gence, la sincérité dans l'expression des sentiments de 1 ame, ou des aspects de la nature; mais surtout, en ceux qui écoutaient le poète , un mobile enthousiasme uni au goût le plus délicat. Plus sérieux et moins naïfs, toujours préoccupés du souci de fonder et de défendre la ville éternelle, les Ro- mains ne se livrèrent que lard au culte des belles-lettres : ce qui pour les Grecs avait été comme une naturelle parure , lin 38'l DISCOURS pour eux un ornement de luxe. Aussi leur poésie est-elle le plus souvent une imitation des Grecs : n'allons pas trop loin toutefois : les poèmes de Lucrèce, les géorgiques de Virgile, les poésies familières d'Horace, sont l'œuvre du génie et de la civilisation romaine; le caractère romain, fier et réfléchi, se montre encore avec éclat dans l'Enéide , et fait paraître en beaucoup d'autres ouvrages des beautés inconnues à la Grèce. En général, la poésie ancienne, prise à son aspect le plus étendu, peint les mœurs et raconte les souvenirs des âges héroïques, de même que la prose, se réfère à une époque plus récente, aux temps de l'ère républicaine et aristocratique. Ainsi, pendant que la prose, image de la langue parlée, se prêle aisément aux discussions du forum, aux méditations des philosophes, ou aux graves récits des historiens ; la poésie encore empreinte du chant musical auquel elle fut d'abord unie , remonte aux plus anciens âges : là elle trouve de grandes et merveilleuses guerres, l'invention des premiers arts, les traditions religieuses , la simplicité des mœurs , la vie champêtre, libre et enjouée; et, au fond des palais de Thébes ou d'Argos, les sombres histoires qui accusent l'inflexible destinée. Elle aime à exprimer les sentiments communs , les choses fa- milières, à peindre les objets comme tout le monde peut les voir; mais elle le fait avec une justesse de trait, une pureté et un éclat de couleur qui ne laissent pas oublier le tableau. Hormis les traditions mythologiques, il n'y a dans ses inventions rien d'étrange , et, comme la nature même , elles semblent toujours nouvelles. Ces imaginations surprenantes, ces témé- rités de pensée ou d'expression où se complaisent quelques modernes, peuvent amuser un moment, mais , à une seconde lecture, tout cela n'intéresse guère plus qu'une énigme déjà devinée. Au contraire, les anciens plaisent davantage à mesure qu'on les examine avec un soin plus attentif: il faut apprendre 383 POUR LA DISTRIBUTION DES PRIX. à les aimer : de même que les statues antiques, ou les tableaux de Raphaël, ce n'est point à la première vue que leur charme se découvre. La poésie ancienne doit une partie de ses beautés aux qua- lités heureuses du langage dont elle se sert : sonore et mesuré, il prèle encore au poète la hardiesse de ses tours , la mobilité de ses constructions, et l'énergie de l'expression où l'empreinte primitive parait avec un relief ineffaçable': il respire le parfum des anciens âges : mais cette poésie doit plus encore à un art profond, qui toujours pénétré de l'idée du beau, ne se satisfait point s'il n'a enchâssé la pensée dans une forme inaltérable , s'il n'a retranché tout ornement superflu, s'il n'a tout ramené à une exacte justesse et aux proportions qu'un sens délicat révèle. Résumons.* L'esprit de la littérature classique se manifeste sous troisaspects : les choses qui font l'objet de la pensée; la pensée même, ou le mouvement et la conduite de l'esprit; la forme et l'expression. Les choses qui d'ordinaire occupent les grands écrivains de cet ordre sont les plus générales parmi les hommes; les bases premières de la vie humaine, le culte divin, la famille, la cité; et les devoirs qui, en conservant la société domestique cl la société civile, rendent l'homme digne db sa destinée. La pensée, chez eux, tend à la généralisation : ils s'efforcent le plus souvent de fixer par la parole ce sens universel que la raison donne à tous : dans la perception des idées morales , ils sont à peu près réalistes , et paraissent, confiants dans la sa- gesse antique du langage, reconnaître aux mots qui désignent ces idées, une valeur propre, une force virtuelle et expansive. Celle pensée va du général au particulier, et, si quelquefois elle s'égare ou se subtilise à l'excès , elle n'en imprime pas moins dans les csnrils des idées fortes et fécondes. La forme 38t> DISCOURS ei l'expression ont, chez les auteurs classiques, pour caractères essentiels la vérité, la force et la justesse , une tendance cons- tante vers l'unité et la proportion. L'excès , l'affectation leur répugnent, la discordance et le vague sont les défauts qu'ils évitent avec le plus de soin. 11 estaisé devoir qu'ils n'écrivent que pour le lecteur attentif: ils n'improvisent pas; ils croient que les œuvres de l'art, comme les œuvres de la nature, n'a- rivent à la perfection que par un long travail, et une réflexion prolongée. Tels sont les caractères principaux de la littérature classi- que, tracés à la vérité d'après ses chefs-d'œuvre les plus ac- complis. Dans ces auteurs même que nous vantons , il y a beaucoup d'erreurs, surtout en ce qui louche la morale. La corruption du paganisme y a laissé des souillures que l'on doit soustraire aux regards. A part ces excès, on y trouve en- core la sagesse humaine enveloppée de ténèbres : aussi faut-il pour la contempler avec fruit, être guidé par la pure clarté do l'Evangile; il faut régler tous ces enseignements d'après l'en- seignement de la religion : telle a été toujours la pensée de l'Eglise qui a mis tant de zèle à nous ouvrir les trésors de l'an- tiquité ; telle est la pensée de l'Université ancienne et nouvelle. Jeunes élèves, répondez par vos efforts au zèle de ceux à qui est confiée la mission de vous instruire. Toutes ces études n'ont d'autre but que de former en vous une intelligence prompte , un esprit ferme et actif, mais surtout d'élever votre âme vers les idées éternelles du bien, du vrai et du beau. C'est par là que la vie humaine s'ennoblit et s'élève. En travaillant , ne songez pas à vous seuls : comme vous le lisez dans un livre élémentaire, nous devons aussi une part de nous-mêmes à nos parents, à nos concitoyens et h la patrie. Placés par la providence dans un sort qui vous permet de cultiver votre intelligence, vous devez, par votre esprit de justice, par la 387 POUR LA DISTRIBUTION OES PRIX. pureté de vos mœurs , par votre attachement à la religion , devenir l'exemple de tant d'autres qui , à votre âge, attendent d'un travail pénible le pain quotidien ; vous devrez être leur appui. Que la littérature soit pour vous une source pure où votre esprit se délasse, où votre âme se retrempe, se calme et se fortifie : tout ouvrage littéraire qui ne laisse pas cette impression doit être rejeté. Vous apprendrez de l'histoire à respecter l'ordre et les lois, à aimer les institutions sous lesquelles vous êtes appelés à vivre, et qui vous ont été préparées par le travail de tant de siècles, par tant de combats et de veilles. Ces institutions, vous le saurez mieux à mesure que vous aurez plus étudié et plus réfléchi, non seulement ont concilié la grandeur du comman- dement et la liberté des citoyens, Res olim dissociabiles prin- cipalum et libertalem, mais même ont augmenté la majesté du pouvoir de toute la confiance d'un peuple libre, et garanti la liberté des citoyens sous l'égide d'une force réglée par la loi. Mais, dès ce moment, vous bénirez la Providence qui tant de fois a protégé le Roi d'un secours si manifeste, vous lui de- manderez de prolonger longtemps les jours de ce prince qu'elle a appelé à préparer h la France un heureux avenir, en y faisant régner une paix forte et laborieuse. Venez recevoir les prix que vous avez mérités; mais tenez pour assuré que, de toutes les récompenses, la meilleure est le témoignage d'une bonne conscience; la satisfaction d'a- voir fait son devoir. TUNIS ET PAR M. L. de BARMON Lieutenant de vaisseau. L'intérêt mérité qui s'est dernièrement porté sur le bey de Tunis, nous engage à faire connaître quelques points des états de ce souverain, qui, visitant notre pays, y a laissé des souve- nirs non moins précieux pour nous que ceux qu'il a rapportés dans le sien. Les relations amicales qui unissent depuis longtemps le gouvernement de France à celui de la régence, ont souvent l'ait envoyer nos escadres sur ses côtes. Nous faisions partie , lorsque nous les avons visitées, de l'élat-major du vaisseau amiral Vléna , stationné avec plusieurs bâtiments en la rade de Tunis. Les notes que nous avons prises sur les étals de la régence, formeront l'objet de cet opuscule. 390 TUNIS La rade de Tunis est située au fond du golfe de ce nom. On désigne ainsi la partie du littoral comprise entre la tour de Sidi-bou-Saïd et les eaux thermales d'Hammam-el-eui. La ville de Tunis est jointe à la mer par un lac de huit lieues de circonférence; une étroite langue de sable, qui sépare le lac de la Méditerranée , les met en communication par un canal. Autour de. ce canal s'élèvent les fortifications de la Goulette qui en gardent l'entrée. Ces fortifications, étagées les unes près des autres, défendues par des pièces de gros calibre enlevées aux armées espagnoles sont formidables. Les murs de la Goulette renferment un arse- nal, une petite ville et un port militaire ; dans ce dernier sont des forges, un bassin de carénage , des chantiers de construc- tion, des hangars, des magasins et des approvisionnemens de toutes sortes. Le chenal qui traverse la Goulette est étroit; des piquets, placés sur ses bords, soutiennent les terres qui , entraînées par les courants , pourraient, sans cet obstacle, le combler. Le lac est peu profond, les eaux en sont bourbeuses et très salées. Les bateaux tunisiens qui le traversent ont, par nécessité, la carène presque plate. Le fond du lac est rempli de roches et de madrépores ; vers le milieu est l'îlot Skikli ; le fort qui est construit sert de lazaret. Les eaux du lac s'élè- vent particulièrement avec les vents de Soliman, qui sont ceux de S. E. La ville de Tunis, d'un bel aspect, se détache graieuse- cment de la colline sur laquelle elle est assise. Ça et là apparaissent les coupoles des mosquées, les flèches des mina- rets, les fortifications , les casernes. La ville se compose de deux parties : l'ancienne et la nouvelle. La seconde contient la première. Celle-ci est entourée de murs flanqués de trente tours carrées, festonnées, ainsi que les murailles, d'embrasu- res dans le goût moresque. La casbak domine la ville; auprès 391 . r sks EKVrRGNS. les anciens murs se raccordent avec les nouveaux; et les liantes fortifications noircies contrastent avec les maisons blanches , aux terrasses également blanchies, qui sont à leurs pieds. Tunis est une ville populeuse; on fait monter à cent trente mille le nombre de ses habitants. Près de la porte de la ville qui fait face au lac est le fondonc des étrangers : c'est la réunion des hôtels consulaires. Les maisons qui bordent les rues étroites de cette ville sont assez élevées; rien h l'extérieur n'en décelle l'élégance; h peine quelques fenêtres étroitement grillées paraissent sur la façade; à l'intérieur est le plus sou- vent une petite cour avec bassins et jets d'eau; alentour sont les appartements, dont les étages se communiquent par des galeries couvertes, portées par de légers et élégants arceaux. Tunis, malgré ses rues peu droites, souvent sales, est une des plus belles cités des états barbaresques. Elle est ornée de palais, de mosquées, de bains, de bazars, de fontaines auxquelles un bel aqueduc apporte les eaux. Elle a des écoles, des manufactures de velours, de maroquin , de fessis ou bon- nets tunisiens , de soieries et de toiles. Elle fait un grand commerce de laine , de coton , d'huile, de dattes. Celle ville est placée sur une colline déclinant vers l'est. Non loin, à l'ouest, un coteau rapide, infranchissable, voit ses pieds baignés par les eaux d'un second lac assez étendu, mais sans profon- deur ; de nombreux forts de ce côté , joints aux accidents du terrain , en complètent la défense. S. A. R. le bey de Tunis a plusieurs palais, parmi lesquels nous nommerons, après celui de la capitale , ceux des thermes d'Hammam-el-euf , de la plaine de Mersa , de la Goulcltc , de la Manouba et du Barde, où est sa résidence habituelle. Par suite des craintes qu'inspirait trop souvent autrefois une garde turbulente, formée de janissaires, parmi lesquels étaient choisis les souverains électifs, les demeures royales étaient de 392 tunis véritables places fortes , défendues par l'artillerie, entourées de fossés. Plusieurs palais ont encore aujourd'hui conservé cet aspect. Celui du Barde, flanqué de tours et de bastions , a un seul côté moins sévère : c'est celui du midi ; de ce côté se voient de belles galeries vitrées, qui ferment de frais et somp- tueux appartements. Lebey actuel a là, près de lui, une école de jeunes officiers élevés sous ses yeux. Le palais de la Ma- nouba, voisin de celui du Barde, est renommé par sa position, ses jardins, ses jets d'eau, ses fruits délicieux, et aussi par les sculptures qui décorent les appartements. Les dessins en relief qui avoisinent le soffitte de chacun d'eux sont d'une grâce et d'un goût presque inimitables. Au sud de Tunis sont de majestueuses hauteurs, que relie un mur. A leurs pieds, de silencieux monuments témoignent de la vénération des Tunisiens pour leurs aïeux. Les tombes ne sont point ornées d'ifs ni de cyprès comme les autres lieux funéraires de l'Orient ; mais, à défaut d'édifices naturels, des marbres verticaux chargés d'inscriptions, des monuments aux coupoles arrondies ornent ce séjour funèbre. Ces tombeaux sont décorés à l'intérieur par des arabesques du plus gracieux effet; des lignes courbes ou droites, symétriques, se croisent en tous sens et forment, autour de l'édifice, des frises continues, droites ou brisées, d'où s'échappent, soit en montant vers la voûte, soit en descendant vers les parois, des dessins de toutes formes, allongés, arrondis, anguleux, qui sont la repro- duction des premières lignes répétées. Ces tombeaux sont sous la protection d'uu marabout vénéré, h qui est consacré une mosquée située sur la hauteur de Sidi-Blaïssen, dont elle a pris le nom. En s'éloignant de Tunis par le chemin qui passe près de ce lieu, vous trouvez un gros caroubier auquel ont été pendus, par les ordres du bey, cinq soldats, qui , chargés de protéger 393 ET SES ENVIRONS. dos voyageurs, avaient fait de ses environs le théâtre de lents crimes. De ce côté, te pays est très cultivé ; le sol est si fertile que, sans recevoir d'engrais , il produit les plus belles moissons. Les oliviers se voient partout, et les fruits de ces arbres sont d'une grosseur peu ordinaire. Le chemin qui conduit aux bains d'Hammam-el-euf , se bifurque à Sidi-fat-halla , village malsain, quoique près d'une élévation, qui en rend l'aspect pittoresque; mais il est entouré de flaques d'eau croupie. La roule qui se rend au village de Rades passe près de celui de Mégri ; les habitants y brûlent les herbes salées du lac pour en faire de la soude. Le chemin de Rades est accidenté; le village de ce nom, placé sur une élévation, domine la baie de Tunis; les maisons ressemblent h celles de nos fermes, à part la toiture rempla- cée par une terrasse. Les vignes et les oliviers se partagent presque partout le sol depuis Rades jusqu'à Hammam-el-euf. Au sommet de la montagne de ce nom, nous avons trouvé des restes d'habitation , des morceaux de briques romaines, sur lesquelles nous avons distingué plusieurs caractères. Nous avons lu quelque part que de pieux cénobites s'y réfugièrent sous le Bas-empire, abandonnant les choses de ce monde pour ne songer qu'à leur salut. Il s'y trouve encore des citernes, des caveaux et des grottes. Dans les plis que forme la monta- gne, on jouit d'une température délicieuse; nous y avons vu des troupeaux de bœufs presque sauvages, à demi cachés par de hautes herbes , que fouillent souvent les sangliers. Nous regrettons de ne pouvoir faire connaître à nos lecteurs l'admirable panorama qui s'ouvre au sommet de cette monta- gne; toute description serait inutile pour peindre ce beau pays, ce vaste horizon. Elle serait d'ailleurs imparfaite pour ceux qui le connaissent, et surabondante pour eeux à qui une carte seule indiquerait la position des lieux. 20 394 TUNIS Au nord de Tunis sonl lus montagnes d'Ariana , qui prennent leur nom d'un joli village éloigné de cinq kilomètres de la ville , traversé par un aqueduc , dont les ruines majestueuses s'étendent jusqu'aux montagnes de Zaghwan , distantes de 12 lieues. Cet aqueduc traverse, pour s'y rendre, un plateau assez bas, qu'il surmonte quelquefois de 95 pieds. Lorsque, peu après le coucher du soleil, la silhouette mutilée de cet édifice se détache à l'occident sur un fond coloré, la \ue en est d'un merveilleux effet; c'était par là qu'autrefois les belles eaux de Zaghwan coulaient vers Carthage. La plaine qui s'étend depuis Ariana jusqu'à Sidi- bou-Said est très cultivée; elle est partagée en jardins et en vergers, entremêlés de champs couverts de vignes ou d'oliviers; des haies fourrées , épineuses , en rendent l'entrée difficile. Souvent vous rencontrez, dans un coin de champ , un tertre recouvert par les herbes; c'était là que s'élevaient, jadis d'élégantes villas romaines , où l'on voyait des citernes , des bains et des puits. A chaque pas aujourd'hui se rencontre l'un ou l'autre : ici une citerne séchée ou des puits dont les eaux saumâtres, montées par les boeufs du laboureur, servent à l'irrigation ; là de riches mosaïques , le plus souvent recou- vertes par le sédiment des eaux , qui , pétrifiées aujourd'hui , les cachent à tous les yeux. Cest dans celte plaine , appelée par les Tunisiens Sidi-bou-Said, particulièrement vers le cap Carthage , que se trouvent les campagnes des consuls et celles des riches habitants de la capitale; l'air, dans ces lieux, rafraîchi par la brise solaire , est d'une température agréable. Ce quartier, appelé la Mersa, est très animé pendant l'été. Le village de Sidi-bou-Said est formé de l'assemblage d'une cinquantaine de maisons , que sépare une rue. Le marabout vénéré dont il porte le nom était un des compagnons de Mahomet. La mosquée élevée en son honneur au milieu du 395 ET SES KNV1K0NS. village est saluée d'un coup de canon par les bûiimenis de guerre musulmans qui arrivent sur la rade ou qui s'en éloi- gnent. Le parvis de son temple est un lieu sacré; tous ceux qui l'atteignent ne peuvent être poursuivis parla rigueur des lois; le bey seul a le droit d'y faire saisir les coupables , et encore son pouvoir s'arrête à leur porte, s'ils ont eu le temps de se construire une maisonnette près du temple. Ces renseigne- ments sur la mosquée de Sidi-bou-Satd nous ont été donnés sur les lieux par un agent de l'ambassadeur envoyé par la régence au sacre de Charles X. Divers fait prodigieux viennent attester les pouvoirs surnaturels de Sidi-bou-Saïd. Un bâti- ment, au milieu d'une tempête, se voyait près de périr; l'équi- page s'était épuisé en d'inutiles efforts pour éviter l'imminence du danger, lorsque, par une inspiration fortuite, les marins, dans leurs prières, font un vœu à Sidi-bou-Saïd. Soudain la tourmente s'apaise, les flots se calment et le bâtiment à demi naufragé parvient sûrement à sa destination. De la mosquée descend vers la mer un chemin rapide, à peine praticable. Conduits, par hasard, vers un puits peu éloi- gné, nous vîmes arriver une jeune arabe, à cheval avec sa famille, accompagnée de ses serviteurs. Malgré noire présence, elle changea de vêlements , en prit de neufs et habilla ensuite ses deux enfants. Elle s'avança vers la mer et se fit apporter un beau coq , qu'elle saigna ; et , entrant avec ses fils dans l'eau jusqu'à la hauteur des genoux, elle répandit autour d'eux le sang de la victime, qu'elle jeta au loin. Une nuée d'Arabes se précipitèrent sur le coq , et chacun d'eux s'en partagea les membres sanglants. Nous apprîmes qu'elle avait accompli ce sacrifice pour se rendre favorable le marabout vénéré. Elle voulait par là obtenir pour ses enfants la santé et la force et pour elle la grâce de rester longtemps féconde. Nous sûmes qu'en ce lieu, après avoir désiré d'étancher une 390 TUNIS soif dévorante, Sidi-bou-Said était venu mourir; alors ses serviteurs, sans force pour supporter leur douleur, s'étaient tués de désespoir. Afin de constater la fidélité des compagnons du marabout, et pour faire passer aux générations futures un témoignage de leurs regrets , un prodige s'était opéré : le sang des compagnons du grand Sidi-bou-Saïd s'était coagulé et avait formé la roche rouge , raboteuse, sur laquelle nous n jus trouvions. Le beylik de Tunis est le plus peuplé et le mieux cultivé des états barbaresques : les villes principales sont, sur le littoral nord , Bizerte et Porlo-Farina ; le port de cette der- nière ville a été magnifique; mais aujourd'hui les sables apportés par le fleuve Medjerdah laissent à peine passage aux plus faibles embarcations. Les villes au sud sont Hammamet, Sousak , Monastier, Africa , Sierbi. Celte dernière ville est située sur une île du groupe des Zerbi; le port est accessi- ble aux bâtiments d'un faible tonnage ; il est renommé par son commerce, qui consiste principalement en tissus; c'est là que sont déportées les femmes accusées de légèreté. Dans l'intérieur sont deux cités importantes : la première, Touser, sur le bord occidental du lac Chibka, est la ville la plus fréquentée et la plus commerçante du pays des dattes ; la seconde est Kerwan , qui fut pendant plusieurs siècles la capitale de l'Afrique musulmane. On cite parmi ses édifices une vaste mosquée, que décorent cinq cents colonnes de granit. Le gouvernement de la régence est monarchique absolu ; il fait nominalement partie de l'Empire ottoman. A l'avènement de chaque souverain, aujourd'hui héréditaire , le grand sultan envoie, en marque de son adhésion, un riche cafetan avec le titre de pacha h trois queues. L'envoyé de la Porte, chargé en 1838 de la remise du manteau royal, était un homme de vingt-huit ans, à qui deux années auparavant le sultan 397 ET SES ENVIRONS. Mahmoud avait confié le titre d'amiral pour avoir construit un vaisseau de 92 canons; l'amiral était alors amt assadeur auprès delà régence. Le bey de Tunis avait envoyé à Constantinople, en échange du manteau d'investiture , un superbe bâtiment neuf parfaitement armé. Outre les cadeaux en nature et en solde qu'il fit aux officiers et à l'équipage de l'envoyé lurcr il donna 40000 francs et des provisions de toute espèce à l'amiral ottoman, dont le pavillon flottait sur une très belle frégate. Nous dirons peu de choses ici du souverain de la Régence : la presse française nous a fait connaître sa tournure militaire, sa figure expressive et ses réponses pleines de convenance et d'à-propos. Nous rappellerons celle qu'il a faite aux autorités de Marseille, lors de son dernier passage dans cette ville : « Je quitte la France, disait-il, mais point entièrement, j'y laisse une partie de moi-même : j'y laisse la moitié de mon cœur et conserve la seconde pour mes sujets, p Nous avons eu nous-méme, avant qu'il vint en France, l'honneur de saluer S. A., alors qu'elle quittait la Goulette pour retourner à Tunis Nous nous doutions peu alors que ce prince qui avait déjà une partie de nos sympathies, un jour les aurait toutes, et que nos populations le salueraient avec un respectueux empressement (1). (t) S. A. était accompagnée en France par son secrétaire et conseiller M. le chevalier Raffo, par trois de ses beaux-frères, les généraux Mousta- pha Kasnadar, ministre des finances; Moustapha Aga, ministre de la guerre; Mohomed Mozebelz, commandant les troupes; le colonel Ahmed ali cl diaf, secrétaire de S. A. ; l'amiral llassouna-Morali , deux aides de camp, deux colonels français, son médecin, le commandant les gardes du palais. NOTES STATISTIQUES SUR LE Mouvement de la Population DANS LA VILLE DE CHERBOURG Pendant la Période décennale de 1831 à 1840. ML 1NOLL AGNÈS Maire de Cherbourg. ^Aujourd'hui S.-Prélet). nm&mfr La population de celte ville était en 1831 de 18,377 1835 19,315 1840 20,665 L'augmentation quinquennale entre les deux premières époques est de 938 , la deuxième de 1350, et l'augmentation ''• 00 NOTES totale est de 2,288. L'excès des naissances sur les décès, n'a qu'une faibfe part dans eette augmentation. Cette différence dans les dix ans ne s'est élevée qu'à 167. Au chiffre de 20,665, qui représente la population séden- taire de 1840 , il faut ajouter celles de 2,743 provenant de la garnison, de l'hospice et du collège, qui ont dû être ajoutées en vertu des instructions ministérielles publiées à cetleépoque, de sorte que la population légale de la ville de Cherbourg est aujourd'hui de 23,408. Mais un dernier recensement achevé en 1842 a constaté une augmentation de 918 , de sorte que la population réelle de la fin de celte année était de 24,326. Cependant le chiffre de 23,408 restera le seul légal pendant cinq ans , à partir de 1840 (1). L'augmentation de la population s'est particulièrement fait sentir dans le quartier situé à l'Est de l'avant-port et du bassin de commerce. En 1835 ce quartier ne renfermait que 2,091 habitants, En 1840 il y en avait 3,026 — Différence . . . 935 Plusieurs causes ont dû contribuer à cette augmentation : D'abord le prix du loyer y est moins élevé; En second lieu , une église y a été bâtie en l'année 1836, au moyen de quêtes , de souscriptions et de dons du gouverne- ment , provoqués par le zèle religieux de l'abbé Régnier, qui a été le premier curé d'une paroisse établie sous l'invocation de Notre-Dame du Roule. Ce quartier, jusqu'en 1831 , n'avait pas eu d'écoles ou n'en (I) Colle population en IsiT est de 20,949. 101 STATISTIQUES. avait eu que de très imparfaites, l'administration municipale, a cette époque, y fit ouvrir une école mutuelle, qui est suivie dès aujourd'hui par 150 enfants. Plus tard, on s'occupa aussi de l'instruction des jeunes filles. Les sœurs de la Charité furent chargés de la direction d'une maison qui compte 3 classes aujourd'hui , et elles ont joint à cette œuvre la visite des pauvres et la distribution des secours à domicile. Des rues nouvelles ont reçu de nouveaux habitants : on en compte 46 dans la rue Cachin, 47 dans la rue Vauban, Il dans la rue Don Pedro. Les rues Louis-Philippe, de Tourville et de la Bretonnière, sont encore à peu près inhabitées. Dans les rues anciennes, on remarque un accroissement de population assez considérable dans les rues de Paris et du Val- de-Saire. La lrc qui, en 1831, ne comptait que 359 habitants, en possède aujourd'hui 701, et la 2e a augmenté de 359 à 644. Le quartier de l'Ouest s'est accru dans une proportion beaucoup moins considérable , pendant la période décennale qui nous occupe. Des rues nouvelles y ont été formées également ; ce sont les rues Louis XVI, François Ier , Vaslel et Delaville, qui forment les quatre côtés parallèles de la place Divelte; la rue Thomas Henry et la rue Troude et Groult , perpendiculaires h la rue Delaville. Tous ces noms sont destinés, comme ceux que nous avons cités plus haut, à conserver des souvenirs historiques ou à honorer la mémoire d'anciens habitants de celte cité. Mais ces rues n'ont reçu encore qu'un bien petit nombre d'habitants, à l'exception de la rue Thomas Henry , dont une façade existait déjà depuis longtemps. Une seule rue nouvelle, ouverte par M. Hélain sur ses propriétés, et dont le nom lui a été donné, comptait déjà 169 habitants en 1840. 402 NOTES La l'UjB Napoléon qui, jusqu'à la hu de 1842 , u'avait clé qu'une impasse sous le nom de Cocquerel > comptait déjà 93 habitants en 1840. La rue de la Comédie , qui longtemps aussi a été à l'état d'impasse , a vu presque se doubler sa population de 1831 à 1840. A cette époque, les rues les plus peuplées et qui rcnlennaini plus de 600 habitants, étaient : La rue de la Poudrière 987 bab. du Faubourg 896 au Blé 785 du Chantier 738 du Vieux-Pont 721 de Paris 701 du Val-de-Sairc 644 Tour-Carrée, 638 Un grand nombre de communes rurales renferment mie po- pulation inférieure à ce dernier chiffre, et on considère même comme importantes celles qui réunissent le chiffre le plus élevé. Quelle différence pour la salubrité ! Et combien celte diffé- rence ne paraît-elle pas plus grande encore, quand on com- pare la population de ces rues à l'étendue de ces communes. Ainsi , les 72 communes rurales de l'arrondissement de Cherbourg contiennent 56,755 hectares, ce qui donne à cha- cune une étendue moyenne de 788 hecl. La population de ces communes était, d'après le recensement de 1840, de 56,266 , ce qui donne, à peu de chose près, 1 habitant par hectare. Maintenant si nous prenons la rue au Blé qui a 180 mètres de long seulement , et que nous supposions une profondeur moyenne de 20 mètres à chaque maison, à cause des boèls et des cours intérieures qui s'y trouvent en grand nombre, nous trouvons qu'une population de 785 individus se trouve réunie '<03 STATISTIQUES. sur une espace de 72 aies ou 7,200 mènes carré , ce qui ne donne pas tout-à-fait 10 mètres carré à chaque habitant, tandis que cette moyenne s'élève à 10,000 pour l'habitant des campagnes. La densité de la population pour des quartiers de la ville même très rapprochés, est aussi très différente. Ainsi, lorsque nous comparons l'espace enfermé entre les rues au Blé, Grande-Rue , place de la Trinité et rue de la Vase , à celui qui se trouve circonscrit par les rues des Corderies, Grande- Vallée , du Chantier et Christine , nous trouvons dans le 1C1 12,980 mètres carrés et 1,665 habitants, et dans le 2e, 43,920 mètres carrés et 1,062 habitants. Ce qui fait pour chaque habitant, dans le 1er quartier, un peu moins de 8 mètres carré , et dans le second 41 mètres. Les 20,665 habitants de la population de 1840 étaient répar- tis entre 5,658 ménages, et habitaient 2,520 maisons , ce qui donne par maison en ménage 2,25 , et en habitants 8,20, et par chaque ménage en individus 3,65. Les rapports du nombre des maisons à celui des ménages et des individus , varie beaucoup avec la nature de la popu- lation : Ainsi, pour la rue de la Comédie qui renferme une popu- lation aisée, ces rapports sont exprimés par les chiffres I , 1.5b , 5.22 Pour la rue au Blé où l'on trouve beaucoup de pauvres; ces rapports sont 1 , 3.09 , 10 Il n'en est pas ainsi de la proportion qui existe entre les ménages et le nombre d'individus qui les composent , elle n'augmente pas avec le degré d'indigence, et même on la rencontre souvent dans un sens contraire. Ainsi , le nombre des individus par ménage , dans la rue des Corderies , est de 3.37, tandis qu'il n'est que de 3.29 clans la rue au Blé. Il 404 NOTES n'est que de 3.48 dans la rue de la Poudrière , tandis que ce chiffre s'élève à 3.79 dans la rue des Bastions. Cette différence s'explique naturellement par le nombre de domestiques qu'on rencontre dans les maisons riches , et qui comptent dans le ménage. Je vais examiner maintenant la nature de la population sous le rapport du sexe , des âges , et sous divers autres points de vue. Le population sédentaire se composait, en 1840, de 9,884 individus appartenant au sexe masculin; et de 10,781 — — au sexe féminin. On voit que le 2e surpasse le 1er d'1/20. Cette proportion est la même , a très peu de chose près , pour tout le département. Le 1er chiffre se décompose en 5,830 pour les garçons; 3,643 pour les hommes mariés ; 41 1 pour les veufs. On trouve dans le 2e : 5,845 filles; 3,687 femmes mariées; Et 1,249 veuves. De la comparaison de ces divers chiffres, il ressort une chose assez remarquable , c'est que le nombre des garçons et des filles, d'une part, des hommes et des femmes mariés, de l'au- tre , est à peu près le même , tandis que la différence signalée plus haut entre le nombre des individus de chaque sexe com- posant la population totale, est fournie entièrement et même au-delà , par la classe des veufs et des veuves. La population du département offre les mêmes remarques. 11 y a seulement une observation à faire pour les hommes et les femmes mariés 405 STATISTIQUES. Ainsi, dans l'une et dans l'autre population, le nombre îles tilles et des veuves surpasse le nombre des garçons et des veufs; mais à Cherbourg le nombre des femmes mariées est plus considérable que celui des hommes, tandis que le con- traire a lieu pour l'ensemble du département. Il est probable que ce résultat , au moins pour Cherbourg , est dû particulièrement aux abandons et aux séparations volontaires , car les soldats et les marins sont portés comme présents, et il n'y a qu'un très petit nombre d'officiers sous les drapeaux dont les femmes, demeurant en ville , sont portés isolément de leurs maris. Nous avons vu qu'il y avait entre le nombre des veufs et celui des veuves , une différence considérable. Ce dernier est triple pour la ville, comme pour l'ensemble du département, et cette proportion se retrouve à peu près dans chaque arron- dissement. Ce résultat serait-il dû à la différence d'âge de chaque époux au moment du mariage? je ne le crois pas, et cette opinion est fondée sur plusieurs motifs. Quand nous en serons aux mariages contractés pendant la période dont nous nous occupons , nous verrons qu'on peut évaluer h peine à 5 ans la différence moyenne de l'Age entre les époux. Quand nous examinerons les détails relatifs aux décès, nous trouverons beaucoup plus de veuves que de veufs mourant dans un âge avancé. Cette population est plus que double pour Cherbourg et dépasse le triple pour le département. Enfin, la proportion entre le nombre des veufs et des veuves qui se remarient , est loin d'atteindre celle qui nous occupe principalement. Si donc il reste moins de veufs, ce n'est pas parce que ceux-ci , étant plus âgés , doivent les premiers payer leur 40(5 NOTES tribut à la nature ; co n'est pas davantage parce qu'il y a plus de veufs remariés que de veuves; c'est évidemment parce que les veuves vivent plus longtemps. On peut dire au moins que les deux premières causes n'exercent qu'une influence très faible auprès de la deuxième, Il semblerait donc, au premier coup d'œil, qu'il y aurait ici une loi commune, indépendante delà nature de la population, de sa situation topographique etde ses occupations habituelles, une loi qui tiendrait seulement à l'organisation de chacun des sexes, et qui ferait que la mortalité frappe beaucoup plus les hommes mariés et veufs que les femmes. Et cependant les femmes sont plus faibles, elles sont sujettes à des maux dont les hommes sont exempts. Le chagrin et la misère doivent avoir plus d'empire sur elles, car elles ont moins de force et de distractions pour bannir l'un et l'autre. La différence que nous avons remarquée semble donc être une anomalie, si on écarte les considérations physiologiques qui peuvent s'y rattacher , et que je ne suis pas compétent pour discuter ici. En dehors de ces considérations , je crois qu'on peut indi- quer plusieurs causes. D'une part , les hommes sont exposés à des travaux plus rudes. Ils font , dans un temps donné , une dépense de force beaucoup plus grande , et c'est peut-être aux dépens de la durée. Une partie d'entr'eux courent des dangers qui peuvent amener une fin prématurée. Un grand nombre s'expose , par des imprudences et des excès de tout genre , aux maladies qui doivent abréger leur existence. Chez les femmes, nous trouvons généralement des disposi- tions contraires. Si elles sont plus faibles et sujettes à plus de maladies, elles sont aussi plus tempérantes et se ménagent mieux. L'instinct de leur faiblesse est chez elles un préservatii 407 STATISTIQUES. des excès cl contribue à leur conservation. Leur vie sédentaire s'écoule au milieu d'occupations qui offrent moins d'aliment aux passions , et peut-être aussi , dans la classe malheureuse , un intérêt plus grand dirige-t-il vers elle des secours plus abondants et plus efficaces. Je hasarde ces explications et laisse à d'autres le soin d'en trouver de plus concluantes. Sous le rapport de l'âge, j'ai divisé les habitants en 6 catégories. La lre renferme tous les enfants de la naissance à 2 ans , et se compose de 948 individus des deux sexes. La 2e va de 2 h 6 ans et comprend tous ceux qui pourraient être reçus dans une salle d'asile , au nombre de 1725. Nous verrons dans un instant que la classe ouvrière cl indigente peut être évaluée aux 7/10 de la population totale. Il y aurait donc environ 1200 enfants appartenant à cette classe, qui réclame- raient le bienfait de cette institution nouvelle. Le maximum des enfants qu'on puisse recevoir dans une salle d'asile ne dépasse guère 200. Il en faudrait donc 6 à Cherbourg, et comme nous n'en avons qu'une, il en faudrait encore 5, pour soustraire tous ces enfants aux dangers et aux inconvénients de l'état actuel. La 3e catégorie comprend tous les enfants de 6 h 12 ans, qui doivent fréquenter les écoles primaires , au nombre de 1940. Un recensement fait h la même époque , élève à 2400 le nom- bre des enfants qui suivent les écoles primaires, tant publiques que privées. Mais il faut observer qu'un certain nombre d'enfants au dessus de 12 ans et au dessous de 6 , fréquentent ces mêmes écoles. Toutefois , il n'est pas probable que le nombre dépasse beaucoup celui de 500 , d'où il suivrait qu'il reste très peu d'enfants privés des avantages de l'instruction. La 4° catégorie comprend tous les jeunes gens de 12 à 20 108 NOTES ans, au nombre d