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BIBLIOTHEQUE CATHOLIQUE

MORLAIX

IL NE FAUT PAS GARDER

LES LIVRES

F»L.US D'UIXr IVIOIS

Toute (létérioralioii diin Livre siM'a compensée par une Amende

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MÉMOIRES

DU

CMMNAL COSSALIII

TOME SECOND

L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de reproduc- tion et de traduction à l'étran^jer.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (direction de la libraiiie), en juin 1864.

-^^ O X3 cK-C-£-t—

PARIS. TYPOGRAPHIE DE HE^'RI PLON

IMPRIMEUR DE l'eMPEREUR

EUE GARASClicRE , 8.

1

âtS^O-^

Lettre du roi Louis X FIJI au cardinal ConsaM,

fiàt^^i, U i^f*^f^^^

A Pa^ai^f'^^^àt^i^i^^

MEMOIRES

DU

CARDINAL CONSALVI

SECHÉTAIIIK d'kTAT DU PAPE PIE VII

AVEC

UNE INTRODUCTION ET DES NOTES ' Par J. CRÉTIiVEAU-JOLY.

CES MÉMOIRES, PUBLIÉS POUR LA PREMIÈRE FOIS,

SONT ENRICHIS

DU FAC-SniILE DE HUIT AUTOGRAPHES PRECIEUX.

TOME SECOND.

PARIS

HENRI PLOX, IMPRIMEUR-ÉDITEUR

RUK GAnANClÈRE, 8.

18Gi

Tous droits réservés.

APR2 1960

MÉMOIRES

DIVERSES ÉPOQUES DE MA VIE.

Je suis 110 à Rome, le 8 juin 1737, et j'ai été baptisé sous le nom crHercule dans l'église de Saint- Laurent in Danuiso. Je suis le premier de quatre flores et d'une sœur, qui mourut au berceau avec mon troisième frère. Mes parents furent le marquis Consalvi, de Rome, et la marquise Claude Carandini, de Modène.

Mon aïeul, le marquis Grégoire Consalvi, n'était pas Romain, mais de la ville de Toscanella '. Ce n'était pas non plus un Consalvi, mais un Brunacci. La famille Brunacci était une des plus nobles de Pise; elle est éteinte depuis peu d'années dans deux femmes, les dernières de cette famille. Il y a environ un siècle et demi qu'un des Brunacci de Pise vint dans l'État ecclésiastique, et s'établit à Toscanella;

^ Le cardinal (l'Andréa, étant délégat apostolique de la pro- vince de Viterbe, s'entendit avec le gonfalonier et les principau.x habitants de Toscanella, dont était originaire la famille du car- dinal Consalvi, pour faire ériger un monument à ce grand homme. Le buste en marbre de Consalvi, supporté par une II. 4

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c'est de lui qu'est descendu mon aïeul Grégoire Brunacci, comme le prouvent les lettres testimo- niales de sa naissance et celles de ses ancêtres, extraites des registres paroissiaux. La famille Con- salvi, de condition distinguée, mais non appartenant à la noblesse romaine, demeurait à Rome. Le der- nier d'entre eux, nommé Hercule, laissa son héritage à Grégoire Brunacci, à la charge de prendre les armes et l'habitation de sa famille , comme il appert de son testament. Ainsi, Grégoire Brunacci devint Grégoire Consalvi. Enrichi des biens de la maison Consalvi, il s'établit à Rome, naquit mon père Joseph.

A la mort des deux dames Brunacci, de Pise, ma fa- mille aurait pu hériter d'une partie de leurs biens ; mais l'abolition des fidéicommis, décrétée en Toscane par

colonne également de marbre, se trouve maintenant à la place tVhonneur dans la salle municipale, avec l'inscription suivanle :

HEUCILI. CONSALVI. PAT. CARD.

PU. VU. PONTIFICIS. MAMMI

FERE. Ql'ANDIl". TEMIT. SACR. PUINCIPATUM

A. NEGOTnS. PUB.

Ql'EM

DIFFICILLIMIS. REI. CHRIST. ET. PUE. TEMPORICLS

ARDVA. Qtr^QUE. EXPLANANTEM

MAGNA. PERFICIENTE»

ELROPA. LMVERSA. ADMIRATA. EST

ORDO. ET. POPLLUS. TCSCAN.

AVCTORE. HIERONYMO. DE. ANDREA

ANTIST. PR.EF. CIVIT. ET. PROV.

CIVI. PR.ECLARE. DE. PATRIA. MERITO

AN.NO. MDCCCXXXXI.

DU CARDINAL CONSALVI. 3

le grand-duc Léopold, avait précédé. Elle rendait cette acquisition un peu douteuse.

Je ne m'en occupai point. L'envie d'acquérir n'a jamais été ma passion : d'ailleurs mon existence, sans être opulente, suffisait à un modeste entretien, grâce aux divers revenus des charges que j'ai suc- cessivement remplies. C'est ainsi que, mis par une faveur du Ciel en dehors de toute vanité et de toute ambition, je n'ai jamais eu l'idée de faire connaître que j'étais un Brunacci et non un Consalvi, lorsque la jalousie ou l'ignorance de mes titres fit parler de ma famille comme d'une famille de noblesse nou- velle, et non ancienne comme n'étaient pas les Con- salvi. J'aurais pu facilement démentir ces imputations ou erreurs. Persuadé comme je le suis que la plus précieuse noblesse est celle du cœur et des actions, convaincu en même temps de la fausseté de ces allé- gations, et persuadé que j'étais bien un Brunacci, et non un Consalvi (ce que d'autres d'ailleurs savaient fort bien), je méprisai ces bruits, que je pouvais faire tomber instantanément, en mettant ma descen- dance au grand jour du Capitole. Je ne changeai pas de manière de voir quand la position plus élevée j'arrivai par la suite m'aplanissait beaucoup la voie pour le faire.

Je n'avais pas six ans lorsque je perdis mon père. Il mourut de langueur à vingt -cinq ans, le 28 mai 1763, et fut inhumé dans l'église de Saint-Marcel au Corso, nous avions un tombeau

1.

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de famille. 3Ia mère aimait beaucoup son frère Philippe Carandini depuis Cardinal et son père, qui, devenu veuf, était entré en prélature et avait une charge à Rome. Elle voulut habiter avec eux; elle cessa de demeurer dans ma maison, dont elle tirait néanmoins un douaire de huit cents écus par an. Moi et mes deux frères, Jacques-Dominique et André, qui étaient le second et le quatrième, selon l'ordre de naissance des cinq enfants qu'avait eus mon père en six années de mariage, nous restâmes auprès de notre aïeul le marquis Grégoire.

Nous le perdîmes en 1766, et il fut déposé, lui aussi, à Saint-Marcel. Dans son testament, il nous confia à notre tuteur le cardinal André Negroni. Ce très-digne personnage avait été élevé dans le collège des pères Scolopii ' à Urbino. Ce collège était alors très-florissant; on y accourait de toutes parts. Le Cardinal se détermina donc à nous y envoyer pour faire notre éducation. Nous nous y rendîmes au mois de septembre 1766.

Je restai dans cette maison environ quatre ans et demi , et j'y fis mes études de grammaire , mes humanités, et môme, pendant plus d'une année, j'y suivis le cours de rhétorique. Ce fut* une circon- stance douloureuse qui occasionna mon départ d'Ur-

* Les Scolopii ou frères des Scuole pie appartiennent à une congre'gation de clercs re'guliers qu'on appelle ai'ssi les pauvres de la Mère de Dieu. Suivant les règles de leur fondateur, saint Joseph Calasanzio, ils doivent se charger de l'éducation des jeunes gens.

DU CARDINAL CONSALVI. 5

bino avant d'avoir terminé mes éludes. Mon second frère, Jacques-Dominique, y contracta une horrible maladie. On l'attribua je ne veux pas aflirmer avec certitude que telle en fut la cause à la bru- tale férocité d'un religieux, surveillant de la division (prcfetto délia camerata) nous nous trouvions. Ce surveillant frappait avec un gros nerf de bœuf, et pour chaque peccadille commise dans la journée, les faibles enfants revêtus seulement de leurs chemises au moment ils allaient se mettre au lit. Or moi, qui n'avais que dix ans, j'étais l'un des plus âgés. Mon pauvre frère se plaignit bientôt d'une douleur très-intense à l'un de ses genoux, sans aucun signe extérieur tout d'abord ; mais peu à peu le genou se dressa presque jusqu'au menton, et demeura ainsi durant le reste de sa vie.

Ma mère et notre tuteur le firent revenir à Rome pour le soigner. Il fallut envoyer de Rome à Urbino la litière du Palais pontifical on n'en trouva pas d'autre, car il était impossible que mon infortuné frère pût faire ce long trajet sans être porté sur un lit. Arrivé à la maison maternelle, après avoir langui dans la soufïrance et subi une opération chirurgicale, il mourut vers l'âge de dix ou douze ans et fut en- terré à Saint-Marcel. Le grand amour que je lui avais voué me fit amèrement ressentir sa perte, bien que je ne fusse que petit enfant. Mais ce n'était pas le coup le plus douloureux que me préparait mon triste sort.

6 MÉMOIRES

Le Cardinal tuteur, voyant que, par suite de ce trépas, notre mère en voulait toujours au collège d'Urbiuo, nous rappela, mon frère André et moi, pour nous placer dans le collège Nazaréen à Rome , tenu, lui aussi, par les Scolopii. Mais une circon- stance accidentelle ne lui permit pas de réaliser son projet. Le cardinal Negroni, étant prélat, avait été auditeur du cardinal duc d'York, alors évèque de Frascati. Or, ce royal Cardinal, fils de Jacques lil, roi d'Angleterre, rouvrait justement alors son séminaire et son collège, qu'il venait de retirer des mains de la Société de Jésus. Comme il recrutait de jeunes clercs pour peupler cet établissement, il demanda au cardinal Negroni de nous y envoyer, lui promettant de nous accorder à tous deux sa protection spéciale.

Le cardinal Negroni ne put pas refuser; il vit même qu'il commençait notre fortune en nous plaçant sous la protection d'un aussi puissant personnage.

Nous fûmes installés dans le collège de Fras- cati au mois de juillet 1771 pour y terminer nos études. J'acquis de la sorte les faveurs et l'amour infini dont, à dater de ce moment, le cardinal duc d'York m'honora jusqu'à la dernière heure de sa vie. Je restai à Frascati environ cinq ans et demi; j'y terminai la rhétorique, la philosophie, les mathéma- tiques et la théologie. J'eus le bonheur d'avoir en rhétorique, en philosophie et en mathématiques deux excellents professeurs, et j'appellerai même le second très-excellent. Je puis bien dire que c'est à

DU CARDINAL CONSALVI. 7

lui que je dois presque entièrement ce discernement, cette critique, ce jugement sûr si toutefois j'en ai un peu que l'indulgence des autres, bien plus que la vérité, a fait quelquefois remarquer en moi. Je prie ceux qui par hasard parcourront ces lignes de regarder ce que je dis à ce sujet comme un effet de ma reconnaissance pour le maître auquel je rapporte le peu que je sais, et non comme une louange de ma propre personne. C'était un homme d'un rare mérite : il connaissait la philosophie, les mathéma- tiques, la théologie et les belles-lettres, et j'ai rare- ment vu quelqu'un digne de lui être comparé.

Je contractai au collège de Frascati une maladie très-sérieuse qui interrompit mes études pendant quelques mois, et non sans me causer un véritable préjudice. Je fus appelé à Rome et placé par mon tu- teur dans la maison maternelle, afin de m'y réta- bhr. Je retournai ensuite au collège. Je fis cette ma- ladie au printemps de 1774, et je me trouvais en convalescence à l'époque de la mort de Clément XIV, ainsi qu'au commencement du Conclave dans lequel Pie VI fut élu. Ayant achevé ma théologie au sémi- naire de Frascati, je le quittai définitivement au mois de septembre 1776. Mon tuteur me plaça, et plus tard il y plaça aussi mon frère André, qui était resté au collège pour achever ses études , dans l'Académie ecclésiastique ouverte de nouveau à Rome par le nouveau pontife Pie VI, qui l'entourait d'une spéciale protection. J'y demeurai six ans et

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mon frère quatre, et j'y étudiai les lois et Thistoire ecclésiastique professée par le célèbre abbé Zaccaria, autrefois jésuite. En sortant de cette académie, je reçus une pension de cinquante écus, ainsi que mon frère. Nous penchions l'un et l'autre vers l'état ecclésiastique, moi plus que lui cependant; c'est pourquoi j'embrassai cette carrière, quoique je fusse l'aîné de la famille. Quant à André, il renonça au sacerdoce, non pour se marier ce qu'il ne fit jamais, mais parce que sa santé ne lui permettait pas de consacrer toutes ses heures, et spécialement celles du matin, aux occupations et aux études im- posées par les devoirs de cet état et les emplois qu'il aurait pu remplir.

Par délicatesse de conscience, il ne se crut pas autorisé à demander dispense pour conserver un bénéfice ecclésiastique de cent écus, qu'il tenait de la générosité du Pape. Il le remit loyalement entre les mains du donateur. Sans qiie je l'eusse sollicité, le Pape déclara au cardinal dataire que ce bénéfice étant déjà entré, comme on dit, dans ma maison, il ne voulait point l'en retirer, et qu'en conséquence on devait m'en attribuer la collation. Ce fut la seule rente ecclésiastique que je touchai jusqu'au Cardinalat. La pension dont j'ai parlé plus haut cessa de m'être payée à l'époque de l'invasion de Ferrare par les Français.

Nous sortîmes, mon frère et moi, de l'Académie au mois d'octobre 17S2, avec la pensée d'entrer dans

DU CARDINAL CONSALVl. 9

la prélature. 11 nous était impossible de vivre sous le même toit que notre mère, qui, demeurant avec son frère, ne pouvait pas se réunir à nous. Nous' choisîmes donc une habitation près d'elle, dans le casino Golonna, aux Irc caneUe, nous réservant d'en prendre une plus iix.e et plus convena])Ie quand je serais devenu prélat. Le 20 avril 1783, tandis que je demeurais dans cet appartement provisoire, je fus nommé camérier secret de Sa Sainteté, et par conséquent prélat de mantellone '. A la fin du mois d'août de cette même année, je fus éprouvé par une perte qui me causa une très-vive douleur. J'avais jusqu'alors fréquenté plus que toute autre la maison Justiniani : j'étais l'ami du prince et de la princesse Justiniani, ainsi que de leurs deux filles, mariées l'une dans la maison des princes Odescalclii, l'autre dans la maison des princes Ruspoii. Cette dernière fut attaquée par la petite vérole, alors qu'elle était enceinte, et il lui fallut dire adieu à la vie à Tàge si tendre de dix-huit ans. C'était un miroir de toutes les vertus, elle apparaissait aussi aimable que sage. Vingt-neuf années se sont écoulées, et aujourd'hui je ressens aussi profondément ce malheur que le jour il arriva. Je puis dire qu'après le trépas de mon frère alors que j'étais presque enfant la mort de la princesse Ruspoii fut pour ma jeunesse et pour

* Le camt'rier secret ou prcint de mantellone n'a qu'une charge spéciale, c'est de se tenir dans les salons ou antichambres du Pape pour recevoir les personnes admises à l'audience.

iO MEMOIRES

mon âge mur la première de toutes les pertes si cruelles que j'eus à déplorer par la suite. Il paraît que le Seigneur voulut éprouver ainsi la sensibilité peut-être trop ardente de mon cœur, ou plutôt je crois que, dans sa clémence, il chercha à punir mes nombreux péchés par ces deuils que mon caractère me rendait plus pénibles.

Pendant un an et plus, je fus camérier secret du Pape. Au mois de juin 1 784 si je ne me trompe, car je ne me rappelle pas très-bien , ou dans le mois d'août au plus tard, je devins prélat domestique '. J'habitais déjà le peut palais au bas de la daterie; je ne le quittai qu'à ma promotion au Cardinalat et quand je fus nommé ministre.

Aux vacances d'automne, j'allai à Naples avec mon frère afin de rétablir ma santé compromise par une maladie assez sérieuse que je fis au mois de sep- tembre. Nous revînmes à Rome dans les premiers jours de novembre. Autant que je puis m'en souve- nir, il se passa encore quatorze ou quinze jours sans que j'eusse aucune charge. J'étais cependant référen- daire de la signature. La Curie se disait contente de mes services, et personne plus que moi n'était rap- porteur d'autant de causes. Des quarante qui sont le

1 Les prélats ilomesliques forment à Rome un corps essentielle- ment distingué. Ils occupent toutes les charges prélatices qui doivent, selon leur mérite et les services rendus au Saint-Siège, soit dans le spirituel, soit dans le temporel, les conduire en un temps plus ou moins rapproché aux honneurs de la pourpre romaine. .

DU CARDINAL COXSALVI. n

non plus ultra des s6aiices de ce tribunal, moi seul j'en avais vingt-cinq et même trente.

Je fus enfin nommé ponente del buoii governo ' dans une promotion nombreuse que fit le Pape à peu près au mois de janvier \ 786 si j'ai bon souvenir. Mon premier pas ne fut ni trop prompt ni trop ines- péré, comme celui de plusieurs autres dans cette pro- motion , et j'aurais pu, si j'avais songé à en prendre la peine, avancer bien plus vite. Il m'eût été facile de marcher à pas de géant, ainsi que plus d'un de mes compagnons de l'Académie ecclésiastique et d'autres prélats mes confrères, si, à l'indulgence que me té- moignait le Pape et à la réputation que me créait le grand concours de la Curie, j'avais cherché à joindre quelques-uns des bons offices de ceux qui s'offraient de me servir auprès du Souverain Pontife. Mais outre que mon caractère était très-éloigné de deman- der et plus encore de faire la cour au premier venu pour mon avancement, j'avais eu sur cette matière un trop bel exemple dans la personne de mon tuteur, le cardinal Negroni,

Cet homme sans ambition, cpie sa probité, ses mœurs, l'élévation de son esprit, l'affabilité de ses manières et son désintéressement rendaient incom- parable, ne fut pas heureux dans sa carrière. Durant

* On appelait à Rome ponente del buon governo les prélats qui jadis taisaient partie de la Congrégation del buon governo. Cet emploi avait pour but d'examiner toutes les questions iiiunici- pales et de les juger. En 18-47, Pie IX a réuni ce tribunal à celui de la Consulte.

MEMOIRES

sa prélature il n'avait rien ol)tenu, malgré sa capa- cité et ses mérites, uniquement parce qu'il ne fit la cour à personne et qu'il ne sollicita rien. En fin de compte cependant , la vérité perça d'elle-même, et, sous le pontificat de Clément XIÎI, il devint auditeur du Pape ' , cardinal et secrétaire des Brefs. Au Con- clave de Pie YI, on le mit sur les rangs pour être élu Pape, et Pie YI le nomma dataire '. Or jamais il ne demanda rien, et chose rare et même unique, il fut constamment estimé et aimé par trois papes succes- sifs, Clément XIII, Clément XIY et Pie YI, qui tous, comme on sait, différaient d'habitudes et de carac- tère. Il professait donc une maxime, maxime mise par lui en pratique dès le principe et qu'il m'incul- quait sans cesse avec beaucoup d'autres excellentes, je veux payer ce tribut de reconnaissance à sa mé-

1 Avec le majordome et le maître de chambre du Souverain Pontife, l'auditeur du Pape , un des quatre prélats palatins comme les deux premiers , a le droit d'habitation dans un des palais apostoliques. A Rome, on l'appelle uditore smilissiîno . par une fausse interprétation du titre latin auditor sanctissimi. Autrefois cet auditeur assistait le Pape dans ses audiences publiques; il l)révenait quand le Saint-Père devait tenir la congrégation de la signature ou de la grâce. Il accordait la permission de recourir au tribunal de la signature, et il désignait les causes à rapporter.

L'auditeur du Pape est toujours un prélat choisi parmi les légistes les plus renommés. Le Pape s'en sert pour étudier et approfondir beaucoup de procès qui sont déférés à sa justice souveraine. L'auditeur a encore la charge d'apprécier le mérite des ecclésiastiques promus à la dignité épiscopale.

- Le cardinal dataire est celui qui préside à la daterie. La daterie est la chancellerie , à Rome , s'expédient les actes pour les bénéfices et les dispenses.

DU CARDINAL C ON S AI, VI. 13

moire. Le Cardinal me disait : a II ne faut rien demander, ne jamais faire la cour pour avancer, mais s'arranger de manière à franchir tous les obsta- cles par l'accomplissement le plus ponctuel de ses devoirs et par une bonne réputation. »

Je suivis toujours ce conseil, et quand j'étais à rx\cadémie ecclésiastique, je ne flattai jamais le célè- bre abbé Zaccaria que cependant j'estimais beau- coup. —

C'était un homme que le Pape aimait et qui, par ses rapports favorables sur les talents et les études de plusieurs de mes compagnons, avait commencé leur fortune. Je ne fréquentais pas davantage les Cardi- naux, ou ceux qui approchaient le plus près du Saint-Père. Poussant même les choses au delà des justes bornes, je ne visitai jamais, ainsi que mes confrères, les neveux du Pape, et je n'assistai jamais à leurs réunions, car j'avais peur qu'on ne crût que l'intérêt me guidait.

Tandis que j'étais Ponente del huon governo , on m'attribua encore un autre emploi. Il existait depuis longtemps une Congrégation de trois cardinaux, pré- sidant à la direction et à l'administration de l'œuvre de l'hospice apostolique appelé Saint-Michel a Ripa. Cet hospice contient cinq divisions ou communau- tés, l'une de vieillards, l'autre de vieilles femmes, la troisième de filles, la quatrième de petits enfants et la cinquième de jeunes débauchés.

Ce n'est pas ici le lieu de parler de l'importance,

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(le l'étendue, de la direction et de l'administration (m'entraîne cette œuvre gigantescpie. Deux des Car- dinaux de la Congrégation étant morts, comme le Pape avait toujours eu la pensée d'abolir cette Con- grégation et de faire de Saint-Michel une charge pré- latice, il ne les remplaça pas. Le cardinal Negroni survivant demeura seul à la tête de l'hospice. La Congrégation avait pour secrétaire monsignor Vai. Quand il mourut , le cardinal Negroni , sans me con- sulter, me proposa au Pape pour le remplacer, et c'est ainsi que je devins secrétaire de la Congrégation. Je m'etTorcai de mériter de mon mieux la confiance que le Cardinal me témoignait; et comme l'état de sa santé ne lui permettait plus de faire de la direction de ce grand établissement l'objet de ses occupations assidues, ce soin retomba sur moi seul. J'eus à traiter toutes sortes d'affaires.

L'année 1789 arriva. Ce fut une époque de grands désastres généralement pour tous, à cause de la révo- lution sans pareille qui éclata en France vers la moitié de cette année, et qui se répandit comme un vaste incendie dans l'Europe entière et même au delà. Ce fut aussi pourmoi, en particulier, une époque de véritables disgrâces qui surgirent alors , ou dont les conséquences se firent sentir plus tard.

Et d'alDord, vers les premiers jours de l'année, mes amertumes commencèrent par la perte que je fis de mon cher bienfaiteur le cardinal Negroni, L'at- tachement que je lui avais voué depuis mon enfance ,

DU CAHDINAL CONSALVI. 15

car j'étais sous sa tutelle , les faveurs que j'eu avais reçues, les maximes de vertu et de bonne con- duite, les sages conseils que sans cesse il semait dans mon âme et les exemples par lesquels il les appuyait, me rendirent cette perte doublement cruelle. De pareils actes me gravèrent profondément dans le cœur son vénérable et bien cher souvenir.

Une attaque d'apoplexie causée par un vice orga- nique dont il avait depuis longtemps des présages certains, l'enleva en un instant, le 17 janvier.

Peu après, mon cœur reçut encore un coup très- sensible du même genre. J'avais à mon service un jeune homme de vingt ans, de mœurs angéliques, d'une prudence, d'une intelligence et d'une capacité très au-dessus de sa condition , d'une rare intégrité et d'une fidélité sans exemple, d'une propreté eu tout et d'une amabilité peu communes. Un diman- che — c'était le I" mars, comme il revenait avec sa femme de Saint-Michel a Ripa, quatre sol- dats échauffés par le vin et par la. luxure se mirent à les suivre. D'abord à l'aide de paroles, ensuite par des actes indécents, ils tourmentèrent la pauvre femme et cherchèrent à la faire accéder à leurs désirs. Le malheureux jeune homme, avec beaucoup de patience, hâta sa course sans oser se retourner vers eux. Mais voyant que, malgré cela, ils voulaient exécuter leur projet et qu'ils touchaient les vête- ments de sa femme, il fit volte-face et leur dit avec douceur que c'était son épouse, et qu'il les priait de

;!6 MÉMOIRES

cesser leurs poursuites et leurs obsessions. Il n'en fallut pas davantage pour enflammer leur colère. Les soldats le saisirent avec violence, ils l'arrachèrent d'auprès de sa femme. A quelques pas de distance, l'un d'eux, malgré ses prières, il n'avait point d'autre défense, lui enfonça sa baïonnette dans une côte. Le coup, ayant traversé l'artère, le tua en peu de minutes, noyé dans une mare de sang. Ce genre de mort et la perte de cet excellent jeune homme, qui m'était très-attaché, me furent plus péni- bles qu'on ne saurait se l'imaginer. Cette même an- née, j'eus la douleur de perdre la duchesse d'Albany, nièce du cardinal duc d'York, qui m'avait toujours comblé de bontés et de gracieusetés. Elle mourut très-jeune à Bologne , elle était allée prendre les bains d'après l'avis de la Faculté. Elle cherchait à se guérir de deux maladies, restes d'une petite vérole mal soignée, ou qui n'avait pas rendu suffisamment.

Enfin la mort d'un autre de mes domestiques, ayant tous les droits à mon estime à cause de la fidé- lité et de l'attachement avec lesquels il me servait , mit le comble aux afflictions de cette espèce, afflic- tions, je l'ai dit , par lesquelles mon âme a toujours été très-éprouvée.

Le cardinal Negroni emportait dans sa tombe la congrégation de Saint-Michel a Ripa, et je restai seul chargé de cette œuvre importante. Je n'ignorais pas que la pensée du Pape était d'en former une charge prélatice d'un grade élevé. Cependant, comme je ne

DU CARDINAL CONSALVI. 17

savais pas cola d'une manière officielle, et qu'en ou- tre je présumais que ce changement ne plairait pas aux Cardinaux, perdant ainsi la prérogative de cette fonction dans laquelle trois d'entre eux étaient em- ployés à la fois, et qui leur valait l'exercice d'une magnifique juridiction , sans compter d'autres avan- tages, je crus que je devais m'adresser au Pape pour qu'il daignât nommer un ou plusieurs cardinaux pro- tecteurs afin de remplacer le défunt.

En agissant de la sorte, je voulais encore empêcher les autres de soupçonner que j'avais travaillé pour moi-même, si le Pape, rendant cette charge préla- tice, venait à faire tomber le choix sur ma personne, ainsi que c'était le plus probable. Je me présentai donc à Sa Sainteté; je lui annonçai la mort du cardinal Negroni, et le vide absolu qu'elle produisait dans la congrégation dont j'étais le secrétaire. Je la priai de pourvoir à la vacance en faisant une nouvelle nomi- nation d'un ou de plusieurs cardinaux. Le Pape me coupa la parole en disant : « Vous ne savez donc pas que Nous voulons rendre cette commission prélatice ? Nous vouions que le prélat qui en sera investi habite sur les lieux mêmes, et se trouve ainsi à portée de donner tous les soins, la vigilance et l'activité que réclame un établissement aussi vaste, tant pour l'édu- cation de la jeunesse et le bonheur de la vieillesse, que dans le but de ranimer, de vivifier et de dévelop- per de plus en plus les arts si utiles qu'on y enseigne au grand avantage des individus et de l'État. » Je II. 2

18 MEMOIRES

répondis qu'il ne m'appartenait pas d'examiner les volontés de Sa Sainteté, ni de les prévenir, et qu'en proposant la nomination d'un ou de plusieurs cardi- naux, je ne faisais que ce que l'état actuel des choses me suggérait comme un devoir de situation; que puisque le Pape désirait opérer la modification indi- quée, — Sa Sainteté me répétait en effet que depuis longtemps elle songeait à en agir ainsi, je le priais de réfléchir qu'il fallait sans retard pourvoir en quel- que manière aux besoins de l'hospice; que tous mes droits avaient cessé du moment que la congrégation dont j'étais le secrétaire n'existait plus. Il répliqua : (( Vous parlez avec justesse. Nous vous ferons expé- dier provisoirement le titre de président avec les facultés nécessaires, jusqu'à ce qu'on rédige le bref d'institution du nouveau système, qui placera cet emploi prélatice dans un degré convenable. »

Le Pape ne s'ouvrit pas davantage sur ses desseins ultérieurs; il ne me dit point qu'il me confierait cette charge ou qu'il la destinait à un autre, quand on aurait pris tous les arrangements. Mais tout portait à croire que je serais choisi de préférence, parce que déjà j'occupais le poste et que le Pape témoignait la véritable satisfaction que ma manière d'administrer lui causait. Le rétablissement de la fabrique des draps, supprimée depuis longtemps dans cette pieuse mai- son, m'avait beaucoup grandi aux yeux d'un Pontife qui protégeait avec tant de splendeur les arts et les établissements utiles à l'État. Je ne parlerai pas des

DU CARDINAL CONSALVI. <9

autres innovations que j'introduisis dans cet hospice, innovations dont Sa Sainteté se montra fort contente. Pie VI vint peu après visiter Saint-Michel et spécia- lement la manufacture de draps. Il témoigna une sa- tisfaction inexprimable en appréciant la beauté des draps qu'on y préparait et qui alors arrivaient vérita- blement à une perfection jusqu'alors inconnue. En parcourant les diverses branches de cette administra- tion, il daigna m'adresser, en présence de tous, les éloges les plus flatteurs.

Ma présidence provisoire continua pendant quel- ques mois. Elle prit fin le jour de la promotion, qui fut l'une des plus nombreuses dont on ait gardé le souvenir. La surintendance de Saint-Michel, trans- formée en charge prélatice, jouissait du titre de pré- sident et du grade de clerc de la Chambre, et d'un revenu annuel de 1,200 écus romains, avec un appartement dans l'hospice, jusqu'alors le prélat secrétaire n'avait absolument rien touché. Elle fut donnée, à la surprise de tous, et je dirai aussi à la mienne, à Mgr Gonoli, alors gouverneur de Lorette, et plus tard cardinal. Le Pape voulait le récompenser pour la nouvelle route d'Ancône jetée sur les bords de la mer, et pour d'autres services qu'il avait ren- dus. Sa Sainteté le regardait comme un très-habile administrateur. Ce prélat avait travaillé en cachette afin d'obtenir le poste que chacun croyait sans aucun doute m'appartenir définitivement.

Je l'avouerai ici, je n'appris pas sans certain déplai-

2.

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sir la perte de la commission de Saint-Michel. Ce ne fut ni par ambition ni par intérêt que je me sentis lésé et blessé; ma peine vint de l'attrait que je goû- tais pour ce genre d'emploi, dont le but était la cha- rité, le soulagement et le bien-èlre d'une si nom- breuse et si intéressante portion de l'humanité. Il y avait aussi dans cette peine l'amour que l'homme éprouve pour tout ce qui est le fruit de ses propres fatigues, et je puis me permettre d'ajouter que j'en avais dépensé beaucoup et beaucoup. Un autre inci- dent contribua encore à me rendre cette perte plus amère. Non-seulement on ne me réserva dans l'ad- ministration aucune charge supérieure à celle que l'on m'enlevait ou tout au moins égale, et qui pût me servir de compensation, mais encore, malgré la quantité de draps qu'on avait à couper, comme on dit, et la multitude d'individus qui s'en habillèrent aux frais de la maison, je n'eus rien; on ne me gratifia de rien , et je restai ponetite del buon governo comme auparavant.

Je craignis que cette circonstance ne me fît soup- çonner par le public de quelque grave faute admi- nistrative, quand il me verrait expulsé du poste que j'occupais, et expulsé sans être nommé à un autre, ce qui, de fondation, est inouï à Rome. Cette crainte fut ma plus douloureuse blessure. Un grand nombre de cardinaux et de personnages qui avaient pour moi des bontés particulières m'adressèrent des compliments de condoléance. Ces compliments me

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flattèrent beaucoup, à cause des expressions dont ils étaient accompagnés.

Le Pape lui-même ne tarda pas à m'accorder une fiche de consolation, surpassant par le plaisir qu'elle me causa l'amertume éprouvée. Il disait à tous ceux qui l'entretenaient de la dernière promotion qu'elle lui avait laissé une épine dans le cœur; qu'il m'avait enlevé le poste de Saint-Michel , parce qu'il désirait m'employer au bureau (al tavolino) et non à la bou- tique (e non in bottega), ce sont ses propres pa- roles, — c'est-à-dire qu'il se proposait de m'enga- ger dans la carrière de la magistrature et des charges d'étude, et non dans celle des administrations. Sa Sainteté ajoutait qu'elle n'avait pu me comprendre dans cette promotion en me donnant une votanza di segnatura à moi destinée; qu'après m'avoir mis sur la liste, il s'était aperçu de la nécessité d'investir de cette charge un autre qu'il fallait rappeler d'un gouvernement son incapacité le rendait impos- sible , et que c'était le motif qui l'avait fait nommer à ma place. Le Pape affirmait que son âme n'aurait pas de paix tant qu'il ne pourrait me récompenser.

Ces paroles et d'autres aussi atlables sur mon compte me mirent l'esprit pleinement en repos , car elles me prouvaient que le Saint-Père n'était pas mécontent de moi, et cela me suffisait. La perspec- tive d'obtenir une charge que le Pape se montrait disposé à m'accorder était très-lointaine : tout avait été distribué dans la dernière promotion, et aucun

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poste n'était inoccupé. Mais exempt d'ambition par caractère et par la grâce du Ciel , je n'avais pas sur ce point la moindre anxiété.

Je ne restai toutefois que fort peu de temps dans cette incertitude. La mort imprévue d'un des votanti di segnatura ' fit vaquer une place à ce tribunal. Tous mes amis m'engagèrent à ne pas perdre un moment et à la demander. Je n'accédai point à leurs instances, et le Pape ne m'en aurait point laissé le loisir si j'eusse voulu le faire. C'est le jeudi saint que cette mort arriva. Le matin suivant, bien que ce fût le vendredi saint, bien que les augustes cérémonies de ce jour dussent avoir lieu, et que, selon l'usage, la secrétairerie d'État fût comme fermée, le Pape envoya au secrétaire d'État l'ordre de m'expédier tout de^suite ma nomination de votante di segnatura. Dès qu'elle me fut parvenue, je courus, comme c'était mon devoir, remercier Sa Sainteté. Elle n'avait pas pour habitude de recevoir quand on lui venait offrir des actions de grâces. Beaucoup moins imagi- nais-je être reçu ce jour-là, et au moment le Pape, rentré dans ses appartements après la fonction du vendredi saint, et devant retourner quelques heures après à la chapelle pour les matines que l'on nomme Ténèbres y récitait complies et allait, quand il les au- rait achevées, se mettre à table pour dîner.

* Les votants de la signature sont des prélats (]ui composent le suprême tribunal de signature et de grâce. Ce tribunal est une espèce de cour de cassation.

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Ayant appris alors que j'étais dans l'antichambre il avait donné l'ordre qu'on ne me renvoyât pas, selon l'usage, si je venais parce qu'il désirait me voir il me fit entrer immédiatement. Apres fju'il eut achevé ses complies devant moi, il m'adressa des paroles si pleines de bonté, que je ne pourrai jamais les oublier tant que je vivrai. Ce fut avec le visage le plus aîTable et qui témoignait vraiment la satis- faction de son cœur, qu'il me dit : « CherMonsignor, vous savez que nous ne recevons jamais personne pour les remercîments , mais nous avons voulu vous recevoir contre l'habitude, malgré cette journée si occupée, et quoique notre dîner soit servi, afin d'avoir le plaisir de vous dire nous-même ceci. En ne vous comprenant pas dans la dernière promo- tion, parce que nous avons été contraint d'attribuer à un autre le poste qui vous était destiné, nous avons éprouvé autant de tristesse que nous goûtons de joie à nous trouver en état de vous offrir de suite la charge de votante di segnatiira miaintenant vacante. Nous le faisons pour vous témoigner la satisfaction que vous nous causez par votre con- duite.. Nous vous avons enlevé de Saint-Michel, parce que nous voulions vous faire suivre la carrière du bureau et non celle de l'administration. »

Le Saint-^Père daigna ajouter ici quelques paroles sur l'opinion que sa bonté, et non mon mérite, lui faisait augurer de moi sous le rapport des études, paroles que la connaissance que je possède de i^oi»

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même ne me permet pas de transcrire. 11 continua ainsi : « Ce que nous vous donnons aujourd'hui n'est pas grand' chose, mais je n'ai rien de mieux, car il n'y a aucune autre place disponible. Prenez-le ce- pendant, comme un gage certain de la disposition nous sommes de ^ous accorder davantage à la pre- mière occasion. »

Il est facile de comprendre qu'à un sembialjle dis- cours, prononcé avec cette grâce, cet air de majesté joint à la plus pénétrante douceur et cette amabilité qui étaient particulières à Pie M, les expressions me manquèrent absolument pour lui répondre. C'est à peine si je pus balbutier : qu'ayant recueilli les pa- roles si clémentes qu'il avait prononcées sur mon compte après la promotion, paroles qui m'assuraient que je n'avais point démérité de sa justice et qu'il n'était pas mécontent de moi dans la charge de Saint-Michel, j'étais fort tranquille, et que je l'au- rais été longtemps encore et toujours ; que je n'avais d'autre désir que celui de ne pas lui déplaire et de ne point faillir à mes devoirs dans tous les emplois auxquels il daignerait m'appeler.

Il m'interrompit : « Nous avons été content, très- content de v^ous à Saint-Michel; mais nous vous ré- pétons que nous voulons vous attacher à d'autres études. Nos promesses d'alors étaient sincères, mais ce n'étaient que des mots; aujourd'hui voici un fait : ce n'est pas grand'chose, mais c'est plus en- core que des mots. Prenez donc ceci maintenant;

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allez, allez. Voyez, mon dîner se refroidit, et nous devons ensuite descendre à la chapelle. »

Ce disant, le Souverain Pontife me congédia avec courtoisie.

Je devins ainsi votante délia segnatura à Pâques de 1790, après avoir été ponente del buon governo pen- dant trois années environ. Par ordre du Pape, je continuai encore plusieurs mois la présidence inté- rimaire de Saint-Michel jusqu'à l'arrivée à Rome de 3Igr Gonoli , à qui je la remis. Il fut installé avec de grandes formalités, suivant le nouveau système, ex- pliqué tout au long dans le Bref de création de la nouvelle présidence. Je laissai dans la procure de cette pieuse maison un certain nombre de papiers, ainsi qu'un compte rendu. Ils relataient diverses opérations et changements faits par moi dans les principales branches de l'administration, les motifs qui me déterminèrent à les tenter et les avantages recueillis.

Il y avait deux ans et quelques mois, à ce qu'il me semble, que j'étais votant de signature quand mou- rut monsignor Origo, l'un des trois auditeurs ro- mains. Vingt-trois concurrents, c'est-à-dire tous les prélats indigènes qui alors résidaient à Rome , sans m'excepter, se présentèrent pour le remplacer. Je confesse avec sincérité que ce fut la seule occasion dans laquelle je ne suivis pas fidèlement le conseil de ne jamais rien demander, que m'avait toujours in- culqué l'excellent cardinal Negroni. J'avais un très-

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vif désir d'être nommé auditeur de Ro!e \ Autant je m'éloignais par goût et par une irrésistible pente naturelle des charges d'administration et de toutes celles qui entraînaient quelque arrière-fardeau, au- tant l'auditorat de Rote me plaisait, parce qu'il n'a pas d'autre responsabilité que celle de juger les procès avec droiture et avec le soin le plus attentif possible. On n'avait pas à redouter dans cet emploi les effets des éventualités extrinsèques qui compro- mettent souvent, et même sans aucune faute de leur part, l'honneur de ceux qui exercent les fonctions administratives, les nonciatures et le gouvernement des cités.

Cette manière de voir s'était si bien gravée dans mon esprit, que je n'avais jamais sollicité ou con- voité aucun de ces emplois. Et si j'ai pu vaincre ma répugnance dans l'administration de Saint-Mi- chel, c'est, ainsi que je l'ai déjà dit, en vue de la charité que l'on y exerçait. J'en étais venu au point de refuser, et non sans risque, la nonciature de Co- logne, car sous Pie YI on ne pouvait guère décliner une charge impunément.

Avant de nommer Mgr Pacca , aujourd'hui car-

* Les aiuliteurs de Rote sont au nombre de douze. Ils composent à Rome le tribunal appelé par excellence Asyhan juslUiœ , le tri- bunal le ])kis ancien et le plus célèbre du monde. Il jouit d'une réputation méritée pour sa jurisprudence canonique et civil*, et pour le grand nombre d'intègres et de savants magistrats qu'il a comptés dans son sein. Les puissances catholiques ont droit de nommer chacune un de leurs sujets à cet auditorat.

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dinal, le Saint-Père me fit savoir par le cardinal Negroni qu'il m'avait choisi pour ce poste. Il me fut impossible alors de maîtriser mes terreurs de res- ponsabilité. J'appréhendais beaucoup que le Saint- Siège n'éprouvât quelque détriment de mon chef, soit par mon incapacité ou par maladresse, soit par un incident déplorable, et je redoutais de voir mon honneur compromis, même sans qu'il y eût de ma faute. Et néanmoins cette offre m'était adressée pres- que aux premiers jours de ma prélature; je devais être très*flatlé de faire tout d'un coup un pas aussi rapide, qui m'assurait à la fin le chapeau de Cardi- nal, privilège ordinaire de cette carrière. En outre, le Pape témoignait le désir de suppléer à la médio- crité de la fortune de ma maison pour les dépenses occasionnées par cette nouvelle position. Il en agit de la sorte avec 3Igr Pacca, et lui accorda une pro- vende annuelle de trois mille écus. Je refusai malgré tout cela, et l'un des innombrables bienfaits du car- dinal Negroni fut de pouvoir décliner cet honneur sans que le Pape en manifestât un déplaisir quelconque.

Je ne voyais rien de semblable à redouter dans l'auditorat de Rote. Ceite charge ne portait avec elle aucune responsabilité, ainsi que je l'ai dit; elle était très-enviée et ne sortait pas du cercle d'études que je m'étais tracé. Si le labeur produisait de grandes fatigues à une certaine époque, il était compensé par de nombreux mois de vacances et de repos. Enfin, je considérais que, quoique exempt de l'am-

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bilion du Cardinalat, toutefois, en le regardant comme le terme honorable de la carrière entreprise, l'audi- torat de Rote m'y conduisait lentement, c'est vrai, mais certainement, sans avoir besoin de mendier la faveur ou la bienveillance de qui que ce fût, ni de faire la cour à personne, puisque le décanat de la Rote mène à la pourpre, d'après l'usage, quand le doyen n'a pas démérité et que l'on n'a véritablement rien à lui reprocher. J'étais jeune encore j'avais environ trente-cinq ans et mon âge me permettait d'attendre le décanat, quelque lenteur t[u'il mit à venir.

J'ajouterai encore que j'avais un autre stimulant pour désirer si passionnément l'auditorat de Rote. J'éprouvais un goût très-prononcé pour les voyages, goût que je n'avais pu satisfaire jusqu'alors que par une petite course à Naples et en Toscane, d'oij j'étais revenu depuis peu. Les vacances de la Rote com- mençaient aux premiers jours de juillet ; elles finis- saient en décembre. J'e trouvais donc ainsi le moyen de voyager chaque année pendant cinq mois et plus, sans manquer à aucune de mes obligations et sans avoir besoin de congés et de permissions obtenus à l'avance.

Toutes ces raisons me firent désirer si fortement l'auditorat de Rote, que je me crus autorisé, pour cette seule fois car je ne l'avais pas fait avant et je ne le fis plus après et pour cette seule charge , à me départir de la maxime du cardinal Negroni,

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d'autant mieux que je ne la violais point par anil)ition, mais par un tout autre motif, et je dirais presque par le motif contraire. Toutefois je ne pus pas m'em- pêclier de me joindre à tant d'autres concurrents; et je n'osai pas m'abandonner entièrement aux espé- rances que m'inspiraient les promesses que le Pape m'avait adressées deux ans auparavant, promesses se résumant en ces mots : « Nous veillerons nous-même à votre avancement. »

Je comptai plutôt sur ses bonnes dispositions, et ne me laissai pas arrêter par le peu de temps écoulé depuis ma dernière promotion. Je priai le cardinal secrétaire d'État (Boncompagni) de parler de moi au Souverain Pontife en même temps que des autres concurrents. De peur que, pressé par les affaires qu'il pouvait avoir, il n'exauçât pas mon vœu, je demandai à l'auditeur du Pape de vouloir bien faire connaître au Saint-Père que moi aussi j'étais sur les rangs, et rien de plus.

Telles furent les seules démarches que je fis et que j'autorisai à faire. Le succès les couronna heu- reusement, et je passai auditeur de Rote dans le mois de mai ou de juin 1792. Je ne me souviens pas de la date précise.

Je ne puis exprimer l'extrême joie que j'en éprou- vai. Ayant rendu à Sa Sainteté les actions de grâces qui lui étaient dues, je crus de mon devoir de lui en g,arder, ainsi qu'à sa famille, une éternelle recon- naissance. Je me trouvai très- embarrassé pour en

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porter l'hommage au duc Braschi, son neveu. J'ai raconté plus haut qu'un excès de délicatesse m'avait toujours éloigné de la maison Braschi, dans l'appré- hension que l'on pût s'imaginer que je la fréquen- tais pour faciliter mon avancement. En obtenant l'auditorat de Rote, j'avais touché le but de mes désirs. Comme j'étais bien résolu de mourir auditeur ou d'attendre le cours naturel des choses, alin d'en être le doyen et d'arriver au Cardinalat par cette voie, je crus que visiter la famille Braschi ce serait alors gratitude et non plus intérêt. Je surmontai avec peine la crainte que me causait mon entrée dans un salon je n'étais pas vu avec trop de plaisir et non sans motif, car les proches du Pape avaient désiré et soUicité l'auditorat de Rote pour Mgr Serlupi, leur parent. Je fus donc accueilli avec froideur. Avant cette époque, je n'étais jamais allé au palais Braschi, si j'en excepte trois ou quatre visites d'étiquette en habit de prélat et confondu dans la foule, pour l'anniversaire de l'élection du Pape. A dater de ce jour, je ne laissai jamais passer une seule soirée sans me rendre chez les Braschi , et je devins leur plus dévoué serviteur et ami. Je crois en avoir fourni par mes actes les preuves les plus certaines et les plus constantes.

J'arrivai donc ainsi à être auditeur de Rote, et j'occupai cet emploi pendant près de huit ans. Tou- tefois, en faisant abstraction des deux années environ durant lesquelles Rome, après l'envahissement de

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l'armée française sous Pie VI, se trouva sous la do- mination républicaine et napolitaine, je n'exerçai ma charge que six ans, jusqu'au 15 février 1798, jour l'on proclama la République romaine, inévi- table conséquence de l'invasion des Français, effec- tuée le 1 0 du même mois.

Je ne me souviens pas avec certitude si ce fut après mon entrée à la Rote ou peu avant que l'on me nomma secrétaire d'une congrégation de cinq cardinaux, formée pour examiner les plaintes des Bolonais contre le plan d'administration et les autres dispositions établies par feu le cardinal Bonconqjagni, relativement au gouvernement de la capitale de cette légation.

Pendant de longues années, le Saint-Père avait toujours, sans se laisser fléchir, soutenu ce plan contre les efforts réitérés que l'on faisait pour empêcher sa mise à exécution. Mais, après les dé- mêlés qui s'élevèrent entre lui et ce Cardinal, dé- mêlés qui amenèrent sa retraite de la secrétairerie d'État, les nouvelles plaintes des Bolonais prévalu- rent. Quoique le Pape, persuadé au fond de l'utilité et de la justice de ce plan, en désirât la mise en œuvre , il ne voulut pas refuser aux Bolonais une espèce de satisfaction en faisant examiner l'objet de leurs querelles. Dans ce but, le Saint-Père créa la congrégation dont je parle : il me choisit pour en être le secrétaire, et il me confia cette charge infi- niment pénible et importante non moins en vue de

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la variété, de la grandeur et de la difficulté de la matière qu'il fallait traiter, qu'à cause des questions politiques soulevées.

Il s'agissait en effet de l'opposition la plus obstinée faite par une ville très-illustre et très-étendue, dans un moment aussi périlleux que l'était celui nous nous trouvions, alors que les principes révolution- naires nés en France produisaient chaque jour les plus épouvantables ravages. Bien que ce plan favori- sât les intérêts du peuple et ne fût onéreux qu'à la noblesse, toutefois, telle était l'influence des idées démagogiques sur la multitude, que cette multitude abhorrait le plan sans l'apprécier et contre son propre avantage. On devait non-seulement recher- cher si le projet était bon en lui-même, mais encore de quelle manière on pourrait le réaliser, dans les circonstances actuelles, sans fournir prétexte à de fâcheux et peut-être à de funestes résultats. La dis- position des matières pour la congrégation qui allait se tenir était sous ma surveillance, ainsi que le rap- port au Pape exposant l'avis des Cardinaux et les résolutions à prendre sur les demandes formulées par moi d'après les réclamations des Bolonais. '

Ceux-ci avaient délégué à Rome un avocat et deux sénateurs qui combattaient le projet en s'aidant d'une formidable masse de parchemins anciens et nou- veaux. Quant au plan, il ne rencontrait personne pour l'appuyer, parce que le cardinal Boncompagni s'était empressé de déclarer qu'il ne croyait pas de sa

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dignité de paraître en cette affaire ; qu'ayant rédigé le plan d'après les bases et d'après les principes con- tenus et exprimés dans le rescrit pontifical, sa dé- fense appartenait plutôt au Pape qu'à lui-même. Je me vis donc obligé, sans être avocat d'office du plan, de relever tout ce qui était nécessaire en chaque ques- tion, afin de mettre les Cardinaux à même de n'être point surpris et trompés par les accusations et par les oppositions que se permettaient les mandataires des Bolonais, sachant qu'ils n'avaient point de contradic- teurs en face. Cela m'occasionna, dans tout le cours de l'affaire, une très-grande fatigue, par suite du genre, de la multiplicité et de la difficulté des matières.

Cet examen , qui dura nombre d'années et qui fit de plus en plus ressortir l'excellence du plan contro- versé, ne put aboutir, grâce à l'invasion de Bologne et à son incorporation avec la République cisalpine. Sans cette crise, et en sacrifiant les quelques petits articles qui blessaient une certaine vanité et de vieux privilèges des Bolonais, à propos de quoi ils avaient peut-être trop cédé au génie de leur caractère, le plan aurait été enfin mis en activité à la satisfaction des Bolonais, ou tout au moins sans les irriter. On aurait agi envers eux avec des ménagements et de bonnes manières, et j'en espérais un heureux succès.

Dans les premiers temps de mon auditorat de

Rote, et dès que le long noviciat d'usage fut achevé,

je commençai à céder à ma passion des voyages. Au

mois d'octobre et de novembre 1 794 ou 95, je ne

II. 3

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me souviens pas très-bien, je parcourus, en com- pagnie d'un de mes excellents collègues, Mgr Bar- daxi. Espagnol, Florence, Gènes, Turin, Milan et Venise, d'où je retournai à Rome. Dans la rivière de Gènes, j'allai visiter à la Pielra, au delà de Finale, l'armée autrichienne, séparée de l'armée française par un fossé. En admirant sa belle tenue et ses posi- tions, je songeais à tout autre chose qu'à la terrible défaite que subit, un mois après, le général allemand qui la commandait. Celte défaite ouvrit aux Français la porte du Piémont et de l'Italie entière.

Je me souviens néanmoins qu'en causant avec un des premiers aides de camp du général, je remarquai des principes et je signalai des tendances de telle nature, que je dis à mon compagnon de voyage que la corruption affichée par celui qui tenait de si près au chef de l'armée me faisait mal augurer des succès de cette armée. Je ne me rappelle pas avec précision si ce fut la même année, ou peu aupara- vant, ou peu après, qu'il m'arriva un fâcheux contre- temps par rapport au vicariat de la basilique de Saint- Pierre. Ce vicariat était vacant par la promotion à l'archevêché de Sienne de 3Igr Zondadari, cardinal plus tard. La libre collation de la charge appartenait au cardinal duc d'York, archiprêtre de la basilique. Il me la conféra tout aussitôt par un etfet des bontés qu'il aimait à me témoigner, et sans que j'en eusse fait ia demande. Outre l'honneur d'être vicaire d'un chapitre aussi renommé et dans une semblable basi-

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lique, le cardinal duc abandonnait sur sa prébende, en faveur de son vicaire, les magnifiques émoluments de mille écus romains par année. Le Pape afleclion- nait beaucoup Mgr Braneadoro, depuis cardinal, alors nonce à Bruxelles, et qui justement était rappelé à Rome en qualité de secrétaire de la Propa- gande, pour remplacer Mgr Zondadari. Le Saint- Père désirait que ce vicariat fût réservé à Braneadoro, afin de subvenir de plus en plus à ses besoins per- sonnels par cette rente de mille écus. Il n'apprit donc pas avec plaisir le choix qui avait été fait de ma personne, non parce que son affection pour moi était amoindrie, mais en vue du motif individuel que je viens d'alléguer.

Les auditeurs de Rote, une fois investis de cet emploi, renoncent aux canonicats qu'ils possèdent, comme incompatibles avec l'étude et les occupations de la Rote. Cet usage fit naître au Pape l'idée que le vicariat avait, lui aussi, ses incompatibilités, parce que le prélat remplissant cette fonction devait assis- ter au chœur, sinon chaque jour, du moins les jours de fête. Afin de s'en assurer, il interrogea l'archi- viste du chapitre, c'était l'un des bénéficiers, et il lui enjoignit de rechercher dans les archives si jamais un auditeur de Rote avait été vicaire de la ba- silique Yaticane. « Chose, ajouta le Saint-Père, que nous ne croyons pas, car elle nous paraît incompati- ble. » L'archiviste commença ses investigations à dater des dernières années, et il découvrit qu'au temps du

3.

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cardinal Annibal Albani, archiprêtre de Saint-Pierre, monsignor Mattei était son vicaire; et quand ce der- nier fut nommé auditeur de Rote, il se dépouilla de sa charge. Cela suffit à l'archiviste. Heureux de por- ter une réponse qui entrait dans les vues du Pape, il ne prit pas la peine de tourner quelques feuillets de plus, pour évoquer des exemples contraires. Sans même examiner si cette démission du vicariat avait été volontaire ou provenait d'un autre motif qiie celui de la prétendue incompatibilité, il courut annoncer au Pape qu'il avait très-bien deviné et jugé fort saine- ment, et qu'un auditeur de Rote ne pouvait pas être vicaire, ainsi que le démontrait le cas de Mgr Mattei. Le Pape écrivit alors au cardinal duc d'York, en lui disant qu'ayant appris son désir de nommer mon- signor Consalvi vicaire de la basilique Taticane, il lui faisait observer que ce prélat ne pouvait point obte- nir cet emploi, parce qu'il était auditeur de Rote. Cette charge, disait le Saint-Père, est incompatible avec celle qu'on lui destine, ainsi que le prouve surabondamment l'exemple de Mgr Mattei. Le Pape ajoutait qu'il avait toujours témoigné le cas qu'il fai- sait de Mgr Consalvi et l'affection qu'il lui portait; que ce n'était point par démérite de son chef qu'il agissait de la sorte; qu'il s'empressait de notifier tout cela à Son Éminence, avant qu'elle me fît pai senir une nomination qui, ne pouvant pas subsiste , serait révoquée après son envoi, à l'extrême désappointe- ment de tous.

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Le Pape n'articulait pas un mot de ses vœux à l'égard de Mgr Brancadoro. Il se promettait dès lors, je le crois du moins, qu'après avoir écarté l'obstacle élevé par moi, il s'y prendrait de façon à n'avoir pas l'air de ravir au cardinal duc une de ses préroga- tives, la libre collation du vicariat. Le cardinal duc souffrit beaucoup de ce contre-temps, car il s était fait une joie véritable de m'avoir près de lui en qua- lité de vicaire. Emporté par l'ardeur de son carac- tère, ce prince adressa à l'instant même au Pape un mémoire respectueux et très-convaincant, par lequel il démontrait avec évidence la faiblesse de la préten- due incompatibilité et la différence existant entre un canonicat qui exigeait un service journalier, et le vicariat qui ne réclamait ce service, d'après l'usage, que pour les solennités. Il y énumérait encore les circonstances qui avaient forcé Mattei à offrir sa démission : elles ne provenaient point de cette pré- tendue incompatibilité , mais bien de ce que le pré- lat Mattei ne trouvait aucun avantage dans la charge du vicariat ne lui rapportant rien, puisque le car- dinal Annibal Albani n'abandonnait pas les mille écus de la prébende, ainsi que lui, cardinal d'York, le faisait. Le Cardinal citait ensuite dans son mé- moire de nombreux exemples de vicaires de Saint- Pierre, auditeurs de Rote, et il blâmait la négligence de l'archiviste s' arrêtant à la première page, sans se préoccuper de tourner les suivantes, qui auraient fourni des preuves tout opposées à celles produites

s MÉMOIRES

par l'archiviste. Enfin il disait que, m'ayantdéjà ex- pédié ma nomination le fait était vrai avant de recevoir la lettre de Sa Sainteté, il ne présumait pas que l'intention du Pape fût de laisser annuler cette nomination, puisque la prétendue incompatibilité alléguée ne subsistait pas, et que le Saint-Père n'avait rien contre ma personne, à laquelle il aimait toujours à témoigner tant de bontés.

En envoyant ce mémoire de Frascati, lieu de sa résidence, le cardinal duc d'York ordonna qu'on me le fît lire d'abord, sous la condition toutefois que je ne dirais pas que le mémoire m'avait été communi- qué. Sa lecture me révéla l'opposition du Pape, op- position que j'ignorais. Je compris immédiatement qu'en donnant cours à cette affaire, je serais sans aucun doute vicaire de la basilique Yaîicane, car les raisons déduites par le duc d'York étaient si prépon- dérantes que le Pape ne pouvait pas les rejeter. Mais je ne me dissimulai pas non plus que l'esprit du Pape serait souverainement blessé en voyant s'évanouir la rente qu'il désirait assurer à Mgr Brancadoro, et que son amour-propre souffrirait quand il reconnaîtrait l'insuffisance de l'incompatibilité si chaleureusement soutenue par lui. Je réfléchis en outre que, comblé de bienfaits par Sa Sainteté, je ne devais pas lui manifester ma gratitude en lui créant un aussi \if déplaisir. J'arrêtai donc le mémoire dans son cours, et je me rendis en toute hâte à Frascati, pour obte- nir du Cardinal son désistement du projet. Le duc

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d'York m'accorda cette faveur après un long débat, et il se sentit si afïligé, qu'il ne songea point à en nommer un autre. Il ne voulait pas, disait-i! , que le Pape, sans aucune raison valable, vînt de nouveau mettre obstacle à l'exercice de ses droits. Tous ceux qui ont su combien Son Eminence était vive et sen- sible à ce qui contrariait ses désirs, surtout quand il s'agissait de personnes aimées par elle, compren- dront facilement de quelle manière tout ce que je raconte a pu arriver.

Quant à moi, je fus heureux plus qu'on ne pour- rait se l'imaginer d'avoir réussi à faire renoncer le cardinal d'York à son dessein. J'avouerai cependant que, si le respect et la reconnaissance que je devais au Pape m'avaient empêché d'hésiter un seul instant sur le parti que je pris, toutefois la perte de ce titre, qui me plaisait infiniment par suite de mon ardente affection pour la basilique Vaticane, et la privation de ces mille écus de rente qui devaient me procurer tant de commodités et de bien-être que la médiocrité de ma fortune ne me permettait pas de rêver, me furent on ne peut plus pénibles. Je ne terminerai pas ce récit sans ajouter que, dans cette même affaire, mon cœur éprouva une jouissance que tous ceux dont les pensées se revêtent d'une certaine délicatesse n'auront pas de peine à apprécier. J'eus le bonheur de servir moi-même d'intermédiaire au Pape pour arriver à l'accomplissement de ses souhaits.

Ayant peu après connu l'affection que me portait

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le cardinal duc d'York, et désireuse de réussir dans son projet, sans avoir l'air de violer un droit, Sa Sainteté me fit appeler. Elle me dit que, le vicariat de la basilique de Saint-Pierre étant vacant depuis quel- ques mois, il fallait que le cardinal duc s'occupât de le conférer; que c'était une de ses prérogatives, et que lui. Pape, ne voulait le contrarier en rien. Il de- venait donc urgent que le Cardinal avisât, et le Saint- Père désirait que je lui écrivisse à ce sujet.

Tandis que l'on m'éloignait de ce poste, je n'avais pas su quelle était la personne désignée par le Pape pour me supplanter. Mais j'avais bien compris que Pie VI formait un vœu, et que ce vœu, il le voilait par délicatesse et par diplomatie. Je saisis sur-le-champ que mon audience cachait un but, et qu'on voulait l'atteindre sans témoigner qu'on l'eut poursuivi. Je répondis que j'allais à l'instant écrire au cardinal duc, ainsi que Sa Sainteté me l'ordonnait, mais que je prévoyais avec certitude sa réponse. Son Altesse Royale m'affirmerait sans aucun doute que, sachant l'amour que le Saint-Père conservait au chapitre Vatican dont il avait été membre, et les relations si fréquentes qu'il avait avec le vicaire durant l'absence de l'archiprètre résidant hors de Rome, le bonheur de Son Altesse Royale serait de choisir une personne qui fut plus particulièrement agréable au Pape, et qu'en conséquence elle le prierait de l'indiquer lui- même. « Si Votre Sainteté, ajoutai-je, daignait me fournir quelque indice^4-©-oaurrais en parler au car-

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dinal duc dans ma lettre; de la sorte, on accélérera l'exécution, qui, sans cela, éprouvera des retards, car je suis bien persuadé que la réponse attendue sera celle que je fais pressentir à Votre Sainteté. »

Le Pape me répondit avec ce ton de vivacité et d'emphase qui lui était naturel : « Oli ! non, certaine- ment, nous ne désignerons jamais personne. Notre maxime est de ne point usurper les droits d'autrui, et de laisser chacun en pleine liberté. »

Convaincu qu'il plairait assez au Pape qu'on lui forçat la main, pour ainsi dire, afin de lui arracher son secret, je répliquai que le cardinal duc appréciait pleinement la délicatesse de Sa Sainteté, qui, pou- vant commander en sa qualité de maître, s'abstenait, dans ces sortes d'affaires, de toute indication même la plus légère, de peur qu'on ne la prît pour une volonté ou pour un désir; mais que je pouvais assu- rer Sa Sainteté ce qui était fort vrai après mon exclusion que le cardinal duc n'avait personne en vue particulièrement; que, tout en restant dans cette inditïérence, il désirait aussi beaucoup, pour le bien du chapitre, choisir quelqu'un qui pût plaire à Sa Béa- titude ; que Sa Sainteté ferait donc une véritable grâce au Cardinal en manifestant le candidat qui lui était le plus agréable, et qu'ainsi elle le tirerait d'em- barras et mettrait fin à ses incertitudes. J'ajoutai que j'espérais que le Très-saint Père accorderait cette faveur au cardinal duc, sachant quelle bonté et quelle tendresse il avait pour lui. Le Pape me répondit :

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« Vous êtes bien curieux. Vous voulez presque par force nous faire sortir de nos habitudes : nous agi- rions certainement ainsi pour le cardinal duc , mais nous nous trouverions très-empêché nous-même, et nous ne saurions qui nommer. »

Alors je répliquai : tt Puisque Votre Sainteté me fait la grâce de s'exprimer de la sorte, qu'elle daigne y réfléchir, et je reviendrai un autre jour à ses pieds afin d'obtenir la réponse, » Puis, avec une froide et indifférente" amabilité, Pie VI laissa tomber ces mots : ((Eh bien, nous verrons »...

Il fit semblant de réfléchir : « Je crois, ajouta-t-il, qu'autrefois le cardinal duc montrait certaine par- tialité en faveur de ce monsignor Brancadoro , notre nonce à Bruxelles, et qui va revenir sous peu à Rome occuper la charge de secrétaire de la Propagande; pensez-vous qu'il pourrait lui plaire? Toutefois, nous le répétons, c'est le droit du cardinal duc, il ne doit contenter que lui-même et ne pas penser à nous , qui sommes on ne peut plus indilïérent à cela. »

Je compris tout alors, et je répondis qu'il était très-vrai qiie le cardinal duc avait une grande par- tialité pour monsignor Brancadoro, et que j'allais lui en parler de suite avec la certitude qu'il le nomme- rait vicaire à l'instant même, parce que les bienfaits dont Sa Sainteté comblait ce prélat devaient faire croire au cardinal duc que son choix serait bien accueilli par le Pape. « Nousvous répétons encore, me dit le Saint-Père, que nous ne voulons en aucune

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façon nous mêler de celle aflaire, el que le Cardinal ne doit songer qu'à lui-même dans une nomination qui est de son droit. » Il me congédia après ces der- nières paroles.

Le jour même, je transmis tous les détails de l'en- tretien au cardinal duc, et j'eus le plaisir de le voir exaucer ma prière. Il me chargea de retourner à l'audience et d'annoncer au Pape que, pour user de la liberté dont le Saint-Père voulait absolument le faire jouir, il s'était déterminé à choisir Mgr Brancadoro, et qu'il se flattait que ce prélat ne déplairait pas trop à Sa Sainteté, puisque déjà elle l'avait comblé de tant de bienfaits. Le lendemain matin, quand j'allai lui porter cette nouvelle, Pie YI me dit : « Le cardinal duc a fait un bon choix : nous en éprouvons beau- coup de satisfaction, et il s'en trouvera fort bien servi. Mandez-lui cela de notre part. »

Ainsi se termina cette affaire. Elle m'a semblé assez intéressante et assez curieuse par la manière dont le Pape la conduisit; c'est pourquoi je l'ai racontée un peu en détail. Je remarquai que dans les audiences qu'il m'accorda à ce sujet, et qui furent très-longues, le Saint-Père ne laissa pas tomber de sa bouche une seule syllabe ayant trait à ce qui m'était arrivé à moi- même quelque temps auparavant.

Je ne cesserai pas de parler du cardinal duc d'York sans relater ici une autre affaire que j'eus avec lui presque à la même époque. Il rédigea son testament et me nomma son héritier fiduciaire ainsi que le cha-

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noine Cesarini, recteur de son séminaire et par la suite évêque de Miievi inpartibus. Il nous communi- qua à tous les deux ses intentions quant à l'héritier propriétaire ; mais relativement aux legs et aux autres dispositions, il ne s'en ouvrit qu'au chanoine Cesa- rini, son commensal, et qui ne se séparait jamais de lui. Le Cardinal ajouta que je les connaîtrais plus tard par Cesarini , auquel il les expliquait chaque jour.

Mais pour ce qui concernait les legs destinés au chanoine et à moi, il les écrivit de sa propre main, ainsi que l'institution fiduciaire. Il laissait au cha- noine Cesarini 600 écus de rente viagère, et à moi 6,000 écus une fois payés.

Après lui avoir témoigné mes remercîments pour tant d'honneur et tant de généreuse bonté , je lui déclarai que j'acceptais l'héritage fiduciaire, mais que je refusais le legs de 6,000 écus. J'ajoutai que le pré- cieux souvenir qu'il daignait conserver de moi en m'instituant son héritier fiduciaire me suffisait, et que je le priais de me dispenser de recevoir autre chose; que je lui demandais de réserver cette somme pour augmenter ses bienfaits en faveur de ses fami- liers, qui le servaient avec tant de zèle et d'atta- chement.

Le Cardinal se mit fort en colère et me signifia d'avoir à ne pas continuer sur ce sujet, en afiirmant qu'il n'adhérerait jamais à mon refus. Il fallait se taire et aviser à un autre moyen. Je lui adressai donc

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une lettre fort délicate et très-respectueuse, mais pleine de raisonnement et de décision. Sa réponse par écrit fut celle qu'il m'avait donnée vive voix; puis, tout en protestant de nouveau qu'il ne souscri- rait jamais à ma prière, le Cardinal concluait en m'avertissant que, si je lui on parlais ou si je lui en écrivais derechef, il se tiendrait pour offensé et ne me reverrait plus. Il fut convenable de se taire; toutefois je n'abandonnai pas mes idées.

Vers la même époque, mon cœur eut à souffrir d'un de ces coups qui me furent toujours si cruels. J'avais pour auxiliaire dans mon étude de la Rote l'abbé Dominique Romich, noble de Macerata, homme d'une probité incontestable, d'une haute intelligence dans les questions de droit, et qui possédait un esprit carré bien supérieur à tous les dons de l'imagination. Cet abbé m'avait voué un attachement passionné; nous ne nous étions pas séparés depuis le Buon Governo et la secrétairerie. La mort me le ravit alors qu'il était encore jeune, et je perdis trop pour ne pas regretter cette perte au suprême degré. Le frère de l'abbé Romich était soldat. Il renonça au service de la France quand l'Assemblée constituante exigea le serment, puis il entra dans l'armée du Pape, il servit avec probité , fidélité et talent jusqu'à la mort, qui l'enleva, lui aussi, dans un âge peu avancé.

C'est bien à propos que je mentionne ce fait mili- taire , car je dois rapporter ce qui m'arriva juste- ment dans ce temps-là sur le même sujet. Le genre

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d'étude auquel je m'eHais livré el mon aversion pro- fonde pour toute espèce d'administration et par-des- sus tout de responsabilité , ainsi que je l'ai dit plus haut, me laissaient présager autre chose que ce dont je vais m'occuper maintenant.

Au préalable, il faut savoir qu'au moment l'es- prit révolutionnaire déborda de la France sur les antres nations , et que républiques et démocraties s'élevèrent sur les débris des gouvernements légi- times, le souverain ponlife Pie VI sentit ses États beaucoup trop rapprochés de la république Cisal- pine, d'où s'échappaient de nombreux embauchages, des essais de séduction et même des bandes armées, afin d'envahir et de pousser à la révolte le pays soumis à la domination de l'Église. Bien moins dans l'inten- tion d'ouvrir les hostilités contre la France , ainsi qu'on l'a prétendu injustement afin de couvrir, à l'aide de ce mensonge, la très-injuste agression et la dévastation d'une partie de ses États par la vole- rie (Jadroneccio) de Tolentino , que pour empê- cher à l'intérieur de son patrimoine les insurrections des méchants excités par des menées et des exemples étrangers, et pour arrêter les agressions des Cisal- pins se renouvelant sans cesse, le Pape se vit obligé d'augmenter le nombre des troupes déjà si restreintes que l'État de l'Église pouvait solder. Or comme il ne se rencontrait personne qui eût assez de capacité et d'expérience pour organiser un système militaire et pour le mettre à exécution, Pie VI fit venir à Rome

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le général Caprara, son sujet, qui se Irouvail au ser- vice de l'Autriche et justement alors en disponibilité. On ne pouvait placer le nouveau système militaire sous la dépendance absolue du prélat président des armes, ainsi que cela s'était pratiqué jusqu'à ce jour, et il paraissait impossible qu'un général commandant fût sous les ordres de ce prélat. D'un autre côté, il n'entrait pas dans les usages du gouvernement pon- tifical de confier une inspection supérieure d'aucun genre aux séculiers, de préférence aux ministres ecclésiastiques. Le Saint-Père eut l'idée d'arranger les choses de telle façon que le général commandant ne fut pas sous les ordres d'un prélat, il l'assu- jettissait seulement à ceux du Souverain lui-même, représenté par son premier ministre , le cardinal secrétaire d'État. Le Pape désira encore que le Gouvernement eût le moyen de contrôler en détail et toujours les registres des affaires militaires à l'aide d'nn de ses prélats.

C'est dans ce but qu'il abolit la charge de président des armes, remplie jusqu'à ce moment par un des clercs de la chambre, et qu'il institua la Congréga- tion militaire, formée du général commandant, de quatre ou cinq autres officiers et d'un prélat avec le titre d'ase:esseur. Le prélat servait d'organe à la se- crétairerie d'État; il surveillait les travaux et la ma- nière de procéder de la Congrégation.

Cette Congrégation établie par Pie YI fut ap- prouvée ensuite solennellement par son successeur

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PieVIî, qui la mentionna dans la Bulle : Post diutur- îias super restauratione pontifîcii regiminis.

Le Pape me désigna pour être le premier prélat assesseur de cette Congrégation : ce qui revient à dire qu'on me nomma aussitôt qu'elle fut créée. Mes prières et mes remontrances, basées sur mon aversion pour tout emploi grevé d'une responsabilité quelcon- que, restèrent vaines. Il est aisé de concevoir qu'en ces temps orageux et difficiles plus qu'on ne le pour- rait exprimer, cet emploi traînait à sa suite la plus terrible de toutes les responsabilités, je veux parler de celle de l'existence même du gouvernement ponti- fical, mise chaque jour en question par les hostilités à l'extérieur, et à l'intérieur par les manœuvres des pervers. Quoique en petit nombre, mais assurés d'avance de l'impunité et fiers de la sécurité que la protection des républiques Cisalpine et Française leur accordait, ils étaient favorisés par l'effroi qu'inspirait aux honnêtes gens la perspective des maux futurs. Ces pervers osaient tout, ils risquaient tout.

Je ne dirai rien des nombreuses fatigues et des graves difficultés de tout genre qu'il me fallut subir pour implanter et systématiser la nouvelle institu- tion, contre laquelle s'acharnaient, à l'ombre de puissants protecteurs, les anciens usages, les vieux abus et le mécontentement de ceux qui perdaient, par l'abolition de l'autre régime, leur influence, leur arbitraire, leurs prérogatives injustes et nui- sibles, et toutes choses semblables. A l'aide de beau-

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coup de patience, de travail, de fermeté et d'éner- gie, je pus réussir, sinon à maîtriser ces oppositions, ce qui était impossible du moins à les compri- mer et à les rendre inefficaces pour arrêter les effets de cet établissement. C'est à la coopération autant qu'à la capacité, à la probité, au zèle de ceux qui la composaient que la cour pontificale dut non-seu- lement lu fin de tous les désordres précédemment signalés dans l'administration, le service et l'écono- mie mililaire, niais encore la sauvegarde de son domaine jusqu'au jour l'irrésistible impétuosité d'une force extérieure trop redoutable le détruisit. De cette façon, le gouvernement français ne put ob- tenir la satisfaction de détrôner le Pape à l'aide des révoltes intérieures, ainsi ([u'il le désirait. Le Direc- toire fut obligé de lever le masque et de renver- ser Pie VI de ses propres mains. On est redevable de cet inappréciable avantage aux soins et aux ser- vices rendus au Saint-Siège par la Congrégation mi- litaire.

Puisque je n'ai pas parlé des fatigues et des diffi- cultés qu'il fallut surmonter pour organiser et faire mouvoir la nouvelle Congrégation militaire, je ne parlerai pas non plus des labeurs qui se succédèrent les uns aux autres. Je m'en réfère aux papiers con- tenus dans l'archive vaticane. Ils en font foi et offrent en même temps de très-utiles renseignements. Je ne rapporterai qu'une seule chose, la douloureuse opéra- tion de la rétrocession de tous les grades d'officiers , II. 4

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amenée par ce que l'on nomme la paix si néfaste de Tolentino.

Après r invasion de Ferrao et de Bologne et la suspension des hostilités, achetée au plus haut prix, le gouvernement pontifical , se fiant sur cette paix et n'ayant pas lieu de craindre de nouveaux malheurs du côté de la France , songea, en tant qu'il lui était possible, à se garantir des agressions et des pièges de la République cisalpine , sa voisine sans cesse menaçante.

Tout à coup, sans conflit, sans dénonciation préa- lable, et sous le prétexte d'une dépêche de la secré- tairerie d'État adressée au prélat Albani alors à Vienne dépèche interceptée et ne fournissant au- cun légitime motif d'attaque, le gros de l'armée fran- çaise se rue à l'improviste sur cette partie des troupes pontificales qui, pour proléger le territoire contre la République cisalpine, gardaient la province de la Romagne. Les soldats du Pape furent mis en déroute, et on les poursuivit jusqu'à Foligno. Pour arrêter le torrent destructeur et pour sauver le centre du Catho- licisme d'une invasion fatale à la Religion, le Saint- Père se vit obligé de consommer le grand sacrifice de Tolentino. Il était persuadé que l'injustice manifeste de l'agression, origine et cause du traité, en aurait annulé les efTets, quand l'ordre se rétablirait dans l'Europe ébranlée et pleine de désolations.

La perte des Légations, jointe à celle du comtat d'Avignon, les millions d'impôt de guerre que coiàta

DU.CARDINAL CONSALVI. -M

cette funeste paix., amoindrirent tellement l'État et appauvrirent d'une si cruelle façon le trésor et ses sources, qu'il en résulta nécessité absolue de diminuer l'effectif des troupes tenues sur pied. Du reste, la paix dont je viens de parler semblait garantir par elle-même ce qui restait du domaine temporel, soit contre les attaques cisalpines l'occupation de la ville de Pesaro, non comprise dans le traité de To- lenlino, démontra plus lard la fausseté de cette ga- rantie, — soit contre les manœuvres démagogiques à l'intérieur. Le licenciement des troupes, qui outre- passaient le chifiVe que l'on pouvait conserver, débar- rassait facilement de l'excédant des soldats, mais non pas des officiers.

Il n'était ni possible ni juste de les renvoyer, car, à l'heure des dangers, tous, guidés par leur amour, étaient accourus pour défendre le Saint-Siège, et ils mettaient un point d'honneur à garder leur poste au service du Souverain. Après avoir tout pesé, le général CoUi, qui avait succédé à feu le général Gaprara , crut que le parti le moins exposé aux incon- vénients et aux passe-droits serait la rétrocession de tous les officiers à un grade inférieur à celui occupé par chacun. Ainsi, par exemple, en reculant de la sorte, le major devenait capitaine, le capitaine lieutenant-capitaine, le lieutenant-capitaine lieute- nant, le lieutenant sous-lieutenant et le sous-lieute- nant enseigne. Les plus anciens de ceux que l'on voulait conserver dans chaque arme gardaient leurs

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positions, et tons les enseignes qui dépassaient le chifiFre, ne pouvant pas descendre à un degré infé- rieur, se trouvaient simples soldais avec le titre de cadets.

Si cette mesure était la meilleure pour l'État sous le rapport de l'économie et sous tous les autres rap- ports, ce ne fut certainement pas la plus sage et la plus habile. Elle engendrait forcément des querelles, des haines et des récriminations mal fondées contre celui qui devait l'exécuter, c'est-à-dire contre moi. On formula ces accusations avec d'autant plus de facihté que le gouvernement français avait, dans l'in- tervalle, exigé l'éloignemeut du général Colli, en sa qualité d'Autrichien.

Il serait difficile de dépeindre , je ne dirai pas les ennuis, c'est la moindre des choses, quoiqu'ils fus- sent réellement à l'infini, mais les questions, les disputes embrouillées pour cause d'ancienneté, qui surgirent entre ceux dont la nomination datait de la même époque, car ils étaient fort nombreux. Même difficulté pour énumérer les protections, les démarches, les intrigues presque toutes déplacées, qu'employèrent les pétitionnaires. Il m'en coûta beau- coup de tourments et de fatigues, et il me fut très- pénible de mener à bonne fin cette mesure, fort désagréable en elle-même, mais commandée par la nécessité et troublée par l'amertume de ces inci- dents. Je cherchai à ne pas faire d'injustices et à ne pas susciter des conflits et des désagréments qui

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auraient pu ])lesscr encore davantage l'âme déjà si éprouvée du Souverain Pontife. Avec la grâce du Ciel, avec de bonnes manières, et par-dessus tout à l'aide d'une impartiale équité, je pus enfin accom- plir ma tâche, malgré les oppositions les plus actives.

L'année 1797 s'ouvrit, et au mois d'avril j'eus la douleur de perdre mon excellente mère, qui mourut en peu d'heures, frappée d'apoplexie. Les médecins avaient déclaré depuis quelque temps qu'elle avait une maladie organique. Ses vertus et son amour pour moi, sans parler des liens de la nature, me firent vivement ressentir ce coup. Comme les autres mem- bres de ma famille, elle fut ensevelie dans notre sépulture de Saint-Marcel.

Au mois d'octobre suivant, j'allai avec les neveux du Pape à une chasse organisée non loin de la porte Saint-Jean. La voiture fit un soubresaut; je me rom- pis le bras gauche près du pouls et me démis presque l'épaule. Cet accident me condamna à d'atroces douleurs, mais quant à la rupture, un habile chirur- gien la conjura à l'instant. Elle ne me fit souffrir ni alors ni plus tard.

Ce qui se passa vers la fin du mois de décembre fut très-fatal à Rome, au gouvernement pontifical, et plus particulièrement à moi qu'à tout autre des ser- viteurs qui lui étaient dévoués. La charge d'asses- seur de la Congrégation militaire en sera, quoique à tort, l'occasion, ainsi que je vais le raconter. Le 28 décembre 1797 est le jour sinistre de l'assassinat

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du général Duphot. Ce général, jeune homme ardent et républicain exalté, osa fomenter une révolte dans Rome, afin de renverser le gouveraement pontifical. Cinq cents patriotes rebelles s'étaient attroupés sous les fenêtres ^ de l'ambassadeur français, qui était alors Joseph, frère du général Bonaparte.

Là, ils se mirent à hurler : « Liberté ! vive la Ré- publique française! à bas le Pape! » Duphot n'hésita point à descendre, à se jeter à leur tète, et à les con- duire à l'assaut du quartier de soldats le plus voisin : c'était celui de Ponte-Sisto. Les soldats, en assez petit nombre, s'y tinrent d'abord renfermés; mais se voyant insultés et attaqués, et ne s'y jugeant pas en sûreté, ils s'avancèrent, le fusil à l'épaule, contre la populace. Elle ne céda pas. Les soldats se sen- taient dans une fâcheuse position , l'un d'eux lâche la détente de son arme. La fatalité, ou plutôt la Provi- . dence dans ses desseins cachés, voulut que ce seul coup atteignît au milieu de celte multitude le général Duphot, placé en tête, et qu'il l'étendît mort. Le peuple effrayé se débanda, et le cadavre de la victime fut enseveli le jour suivant dans l'église paroissiale.

Bien qu'éventuel et légitimé par la défense per- sonnelle des soldats, que le général Duphot venait provoquer à l'aide de vœux coupables, cet assassi- nat^ remplit la Cour romaine et la ville entière dis la plus grande consternation. L'issue de l'entreprise ne

1 L'ambassade occupait le palais Corsini , dans la I.ongaïa.

2 Comme tout ce qui peut directement ou indirectement nuire

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pouvait pas alors être généralement connue. En appre- nant qu'on avait livré l'assaut à la caserne des sol- dats et que la révolution éclatait sur divers points, c'était du moins le bruit qu'ils répandaient, les

au Saint-Sie^e est exploilé avec une perfide adresse par les jour- naux et les écrivains anticalholit|U('s, la mort du gênerai Duphot fut longtemps, elle est même encore un sujet banal de ile'clama- tions. A la nouvelle de ce meurtre , (|ue le gouvernement révolu- tionnaire français avait provotpu' p.ir de sourdes menées, le Direc- toire s'aH'idila de pleureuses; les feuilles publii|ues prirent le deuil , et l'on condamna la France à verser des larmes officielles sur « un de ses plus brillants généraux, assassiné, disait-on, par la main des prêtres de Home ».

Consalvi fut même désigné comme l'un des fauteurs de ce meurtre. Consalvi a enfin la parole. Il réduit le fait à sa plus simple expression; mais il ne dit pas que, le 10 octobre 1797, deux mois et demi avant l'insurrection romaine, dans laquelle périt Duphot, le Directoire avait adressé les instructions suivantes à Joseph Bonaparte, son ministre plénipotentiaire près le Saint- Siège : « Vous avez, lui enjoignait le gouvernement de la Ué|)U- bliijue, deux choses à faire : 1" enqjècher le roi de Nai)les de venir à Rome; 2" aider, bien loin de retenir les bonnes disposi- tions de ceux qui penseraient qu'il est temps que le règne des papes finisse; en un mot, encourager l'élan que le peuple de Rome parait prendre vers la liberté. »

De pareilles instructions étaient évidemment libellées dans le but d'autoriser un guet-apeiis diplomatique et de susciter ou de piotéger une émeute. Gela était si clairement démontré, que Cacault, successeur de Joseph Bonaparte, écrivant, en 1801, au Premier Consul, lui mande avec beaucoup de lovante : « Vous connaissez, ainsi (pu^ moi, les détails de ce déplorable événe- ment. Personne à Rome n'a donné ordre de tirer ou de tuer qui que ce soit. Le général (Duphot) a été imprudent; tranchons le mot, il a été coupable. Il y avait à Rome un droit des gens comme partout. »

C'est ce droit des gens, invoqué par la bonne foi, que les révolutionnaires veulent toujours dénier à l'Église.

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malintentionnés se mirent en mouvement. On tira plusieurs coups de feu dans différents quartiers de la ville. On fit même des tentatives que les seules dispo- sitions adoptées et exécutées avec une rare prompti- tude par la Congrégation militaire rendirent aussi vaines qu'inefficaces. On passa toute cette nuit sous les armes, on braqua des canons sur les places prin- cipales, afin de porter secours le besoin s'en ferait sentir. Nous avions déjà été forcés d'agir plus d'une fois de la sorte dans les moments le Saint-Siège avait à redouter des troubles et des séditions. Nous restâmes donc en proie aux plus vives angoisses, partagés que nous étions entre la crainte d'une émeute contre le Gouvernement de la part des rebel- les et la frayeur de voir les amis du Gouvernement tenter quelque chose contre les Français.

Cette double alternative nous menaçait également, car il était très-difficile de s'y opposer, à cause de l'étendue de la ville. Un semblable malheur aurait accru les ressentiments et le besoin de vengeance que la mort du général Duphot nous faisait envisager comme certains. Notre première occupation fut de pourvoir à la sûreté de la personne et de la maison de l'ambassadeur de France. Nous y envoyâmes un fort détachement de troupes, avec mission de la gar- der et de la protéger. Le cardinal secrétaire d'État, Joseph Doria, habitait avec le Pape au Vatican. Je dus v aller et y retourner trois fois pendant cette nuit, afin de rendre compte, de recueillir les ordres, etc. Je

nu CARDINAL CONSALVI. 57"

parcourais ce long trajet dans ma voiture sans aucune garde, exposé aux coups de fusil que les malveillants, dispersés par la force armée, faisaient partir de temps à autre. Ils n'étaient pas fort redoutables, mais dan- gereux à ce seul point de vue que je pouvais par liasard en être victime. Je passai la nuit dans le quartier de la place Colonna avec le général Santini, successeur du général Colli. Au jour naissant , nous vîmes que les mesures prises pour le maintien de la tranquillité publique étaient couronnées* d'un plein succès, et nous eûmes le bonheur de recevoir l'assu- rance de la souveraine satisfaction que notre con- duite avait inspirée dans un moment aussi cruel et aussi scabreux.

Quand le jour fut venu, l'ambassadeur de la Répu- blique française partit. Aucune prière du Saint- Siège , aucune offre de la plus éclatante réparation , au cas il y aurait eu des coupables dans le fait arrivé, ne purent le retenir au sein de la capitale.

Dès qu'il eut appris la mort du général, le Directoire français fit marcher sur Rome quinze mille hommes , que suivaient d'autres corps. 'Cette armée arriva avec la rapidité de l'éclair. Le Saint-Siège ne put jamais s'expliquer les ordres intimés au général en chef Berthier '. Celui-ci refusa de recevoir les quatre

^ Ces ordres, que le Saint-Siège ne pouvait s'expliquer, se trouvent tout au long dans le troisième volume de la Correspon- dance de Napoléon l"^, publie'e à Paris, chez Pion, éditeur, rue Garancière , 8. Us figurent à la page 475 et avec le titre d'Iusiruc-

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députés que le Pape lui envoyait à Narni pour con- naître ses intentions. Berthier répondit qu'il leur accorderait audience. aux portes de Rome.

Le soir du 9 février, l'armée occupa le Monte- Mario , et , au mépris de sa promesse , le général ne voulut pas s'aboucher avec les députés.

Le 1 0, dans la matinée, un officier et un trompette se présentèrent à la porte c[ui se nomme Angelica. Ils la trouvèrent ouverte et sans aucun préparatif de résistance.

tioiis au général Berthier, rédigées par le général Bonnparte. On y lit SOUS la date de :

« Paris, 22 nivôse an VI (Il jan^■ier 1798).

« La célérité dans votre marche sur Rome est de la plus grande importance; elle i)eut seule assurer le succès de l'opération. Dès l'instant que vous aurez assez de troupes à Ancône, vous les rnettrfz en marche.

» Vous favoriserez secrètement la réunion de tous les pays adjacents à cette ville, tels que le duché d'L'rbin et la province de Macerata.

» Vous ne ferez paraître votre manifeste contre le Pape que lorsque vos troupes seront à Micerata. Vous direz en peu de mots (|ue la seule raison qui vous fait marcher à Rome est la nécessité de punir les assassins du général Duplrot et ceux qui ont osé méconnaître le respect qu'ils doivent à l'ambassadeur de France.

« Le roi de Naples ne manquera point de vous emoyer un de ses ministres, auquel vous direz que le Directoire exécutif de la République française n'est conduit par aucune vue d'ambition; que, d'ailleurs, si la Républlipie française a été assez généreuse pour s'arrêter à Tolentino lorsqu'elle avait des raisons plus graves encore de plaintes contre Rome, il ne serait pcinl impossible que, si le Pape donne la satisfaction (jui contente le Gouverne- ment, cette affaire pût s'arranger.

» Tout en tenant ces propos, vous cheminerez à marches for-

DU CAUDIXAL r.ONSALVI. 59

Le Pape n't'tait point on force pour repousser l'invasion, et il lui répugnait d'exposer son peuple tout prêt à le défendre. Du reste, cette défense aurait été aussi périlleuse pour les Romains qu'insuffisante pour le Saint-Père.

L'officier et le trompette pénétrèrent sans coup férir dans la ville , et ils se rendirent au château Saint-Ange. Après avoir demandé avoir le comman- dant du fort, ils lui signifièrent qu'avant trois heures mille hommes s'avanceraient pour prendre possession

cét'S. L'art ici consiste à gagner (luehjues marches, de sorte que, lorsque le roi tle Naplts s'apercevra (jue votre projet est d'arriver à Rome, il ne soit plus à tem|)s de vous prévenir.

M Lorsque vous vous U'ouverez à deux journe'es de Rome, vous menacerez alors le Pape et tous les membres du Gouvernement qui se sont rendus coupables du plus grand de tous les crimes, afin de leur inspirer l'e'pouvante et de les faire fuir. »

En re'digeant ces instructions, qui n'étaient ni dans son carac- tère ni dans ses vues, Bonaparte voidait ostensiblement flatter la monomanie irréligieuse des Théophilanthropes du Directoire; mais à moins de quinze jours d'intervalle, l'homme d'ordre et de discipline morale prend sa revanche, et, toujours de Paris, il adresse au général Bertliier, sous la date du o pluviôse an VI (21 janvier 1798), une dépèche confidentielle dans laquelle se manifestent ses véritables sentiments :

« Réprimez toute espèce d'excès , écrit Bonaparte à Berlhier, et ne souffrez pas que (juelques polissons de Français ou d'Ita- liens se constituent patriotes par excellence et cherchent à vous ci> imposer. Il ne faut prtS les menacer, mais les fourrer tout bonnement en prison. »

Par malheur, Berthier et ses successeurs ne comprirent pas la sagesse l'avis donné, et comme cela arrive toujours dans les manifestations antipapales, on laissa, malgré Bonaparte, quelques polissons de Fr<i)içtiis ou d' Udicns faire la loi au .Souverain et au peuple des Étals ponlilieau.x.

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du château, qui devait être évacué par les soldats pontificaux. Ils ajoutèrent que le général en chef voulait que le commandant des troupes romaines vînt au Monte-Mario, il avait à lui parler. Quand on eut fait part de ces exigences au cardinal secré-- taire d'État, le commandant de l'armée du Pape alla au Monte-]>[ario pour entendre ce qu'on devait lui signifier, et pour savoir encore, au nom de la Cour romaine, quelles étaient les intentions du général, car on restait plongé dans une ignorance complète. C'était par suite de ce motif et dans le but de se main- tenir en paix avec la République française que le Pape ne s'opposait pas à la marche d'une armée qu'il n'avait pas lieu de croire son ennemie.

Le général en chef répondit que l'armée française arrivait pour exiger une satisfaction de la mort du général Duphot, et non pour renverser le Saint- Siège. Berthier demanda qu'on lui livrât les otages et les personnes désignées que le gouvernement français réclamait; il stipula encore d'autres choses relatives aux troupes pontificales, choses cpi'il est inutile de rapporter dans cet écrit; puis il termina en disant que le général Cervoni expliquerait le sur- plus, en son nom, au cardinal secrétaire d'État. Le commandant papal communiqua les détails de cette entrevue au secrétaire d'État. Ce ministre lui enjoi- gnit de laisser entrer les Français dans le château et de faire retirer les soldats romains dans leurs caser- nes, ainsi que le général Berthier en manifestait le

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tlésir. Le cardinal secrétaire d'État me transmit ces ordres, pour que la Congrégation militaire les fît exé- cuter.

Il sera facile de s'imaginer la consternation uni- verselle que produisit celte mesure et la difficulté de la mettre en pratique dans un si court espace de temps. Je fus obligé de me transporter en personne au châ- teau pour en hâter l'évacuation, et je renonce à décrire le pêle-mêle, la tristesse, l'embarras et les périls de cette lugubre scène. Le peuple , morne et sombre, était assemblé en foule à la porte, tandis que les méchants, partisans des Français, y dansaient en trépignant e i cattivi, partigicmi dei Francesi vie- rano pure in gran tripudio. A force d'activité et de sollicitudes infatigables, je réussis à faire évacuer le château dans le terme prescrit. Cela s'opéra sans désordre et sans trouble populaire. Je pus empêcher toute commotion pendant le reste du jour et durant la nuit suivante. Ainsi du moins j'enlevais aux Fran- çais la triste joie qu'ils ambitionnaient tant , celle de proclamer que le peuple s'était soulevé, soit contre eux, soit contre le gouvernement papal. A l'aide de l'un de ces prétextes, ils auraient pu se justifier en apparence de leur intrusion dans Rome, de l'occupa- tion du château Saint-Ange et des mesures succes- sives qu'ils décrétaient.

Les mille hommes entrèrent dans le château ce jour-là même à l'heure indiquée. Ils y restèrent enfermés tout le jour et toute la nuit, sans faire

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autre chose que de s'y fortifier. Le matin suivant, le 11 février, le général français, n'ayant encore rien découvert qui pût servir de prétexte quelconque à l'occupation de la ville elle-même, ne jugea cepen- dant pas à propos de différer davantage cette occu- pation. Il laissa un coips d'armée au Monte-Mario, il se retrancha et il bivouaqua de sa personne; puis il lança sur la ville, plongée dans la stupeur, la crainte, la tristesse et le silence, dix mille hommes qui s'échelonnèrent tout de suite sur les lieux les plus élevés et les plus populeux, tels que le Qui- rinal, Saint-Pierre iji Montorio, la Trinità dei 3ïonti, la place Colonne et le Transtevère. On ne fit ce jour-là aucune autre opération ni aucun autre mouvement.

Sur le soir, le général Cervoni annonça au car- dinal secrétaire d'État les intentions du général en chef et de son Directoire. On conservait le gouver- nement du Pape, mais on lui faisait subir une réforme et on changeait quelques vieux usages. On exigeait une contribution de plusieurs millions dans un délai prescrit , et une portion dans les quarante-huit heures. Le Saint-Père était en outre tenu de faire peser cet impôt sur les plus riches familles, afin d'en assurer plus vite le payement intégral. On voulait comme otages, et pendant un certain laps de temps j, des cardinaux, des prélats et le neveu du Pape. Le Directoire en avait décrété quelques-uns de prise de corps; on exigeait qu'ils fassent remis ou cou-

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signés entre les mains de la République française. Ces dispositions et d'autres encore, qu'il n'est pas utile d'énumérer, furent mises à l'ordre, du jour de l'armée et exécutées immédiatement.

Comme le gouvernement pontifical n'était pas renversé, j'allai ce matin-là même au Vatican, car c'était jour de Rote , afin de juger les procès de cette audience. En sortant du tribunal , je fus mandé par le secrétaire d'État. Avant de raconter ce qu'il me dit, je dois remonter un peu plus haut. Tandis que l'armée française campait à Narni, un membre du club des Jacobins, chaud partisan des idées démagogiques, était en communication très- active avec le général en chef. Il lui faisait {)asser de Rome toutes les nouvelles et les projets dont il avait connaissance pour assurer l'entrée des Français dans la ville, et pour régler les opérations succes- sives. Ce clubiste vint me trouver en cachette dans une maison tierce. Afin de me témoigner la gratitude qu'il me vouait pour un ancien service que je lui avais rendu, il m'avertit secrètement de ceci : En ma qualité d'assesseur de la Congrégation militaire, j'étais le premier sur la liste des personnes qui devaient être consignées au Directoire, dès que l'armée se serait emparée de Rome. Il ajouta encore que la France voulait s'assurer de moi, me suppo- sant chef des troupes pontificales, parce que je pré- sidais la Congrégation militaire. « Vous êtes, me disait-il, celui que noire club a désigné au général

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comme devant être arrêté de préférence à tout autre, afin de le laisser plus libre dans l'exécution de ses plans. »

J'étais de plus, en raison de mon titre d'organe de la secrétairerie d'État auprès des soldats, la première victime indispensable pour colorer l'occupation de Rome. On devait répandre le bruit que mon arres- tation était une expiation de l'assassinat commis sur Duphot, assassinat dont le Directoire espérait faire endosser la faute à la Cour pontificale. Mon jacobin termina en me conseillant de me diriger à l'instant même vers Naples, puisque pour me sauver je n'avais pas une heure à perdre. Il me quitta très-brusque- ment, dans la crainte d'être surpris par quelque autre clubiste, et il ne me laissa presque pas le temps de le remercier de ses bons offices.

J'allai rapporter cette entrevue au cardinal secré- taire d'État, en lui cachant le nom du délateur. Son Éminence voulait que je profitasse de l'avis, et que je partisse sans différer pour Terracine, j'atten- drais l'issue de la crise, et d'où je verrais les mesures qu'il prendrait pour régler soit mon retour à Rome, soit ma retraite dans le royaume de Naples. Je remerciai le Cardinal de l'intérêt qu'il me portait, et je refusai avec fermeté, en lui disant que, par un effet des événements, et non par mon mérite, j'étais fort tranquille; que, dans ces heures si périlleuses tout le monde a peur de se compromettre, si j'avais abandonné mon poste au département militaire, la

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révolution intérieure se serait infailliblement dé- chaînée; que c'était le secret désir des Français, afin de ne pas avoir l'air d'être venus exprès pour renverser le Saint-Siège; qu'ils publieraient que les Romains le détrônaient eux-mêmes; que cette appa- rence leur fournirait un prétexte pour entrer à Home et pour y rétablir le calme ; que je ne voyais qu'une chose dont on pouvait tirer parti dans la chute iné- vitable du Gouvernement, c'était au moins de bien faire ressortir l'injustice et la violence des Français, afin qu'il fût impossible de prétendre que le Pape avait été détrôné par ses sujets. Je lui fis saisir (jue le nombre des méchants était très-inférieur au nombre des bons, mais que ce petit nombre de mal- intentionnés suffisait cependant pour atteindre le but, car les bons, paralysés par la crainte de la pro- chaine arrivée des Français, n'oseraient pas résister aux méchants. J'ajoutai que tant que je serais à la tète du département militaire, j'étais assuré de maintenir la tranquillité publique àFaide des troupes pontificales, et que la négligence, l'abattement ou même la mauvaise volonté de quelques-uns ne sau- raient être nuisibles à l'État; qu'en conséquence, persuadé que la force des choses, et non point ma valeur individuelle, me rendait nécessaire dans cette occasion, je n'achèterais jamais ma propre sécurité au [)rix de celle de mon Souverain et du trône ponti- fical, auquel j'étais attaché jusqu'à la mort'. Je finis 1 En indiquant ces événements du bout de la plume, le canli-

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en déclarant que je refusais absolument de profiter de l'avis ou de la permission, et que je désirais rester à mon poste pour partager le sort de mon maître. Le Cardinal m'embrassa et loua ma résolution, que le Ciel couronna en m'accordant la récompense am- bitionnée.

Ceci posé, je retiens donc à dire qu'après avoir été appelé par le cardinal secrétaire d'État en sortant

nal Consalvi ne dit pas que ses mesures, sages et courageuses en même temps, retardèrent la chute du Gouvernement pontifi- cal. Il se tait sur les euibarras intérieurs, qu'au milieu de tant de difficulle's politiques la jalousie des uns et les lâchetés des autres lui siiscitèrent. Ce n'est point ici le lieu d'évoquer ces tristes discordes intestines qui se présentent partout et noîara- ment sous l'impulbion du caractère italien , cherchant trop à prendrv^ les grandes questions par les petits bouts. Mais ce qu'il faut dire à la louange de Consalvi, c'est que, résolu et conci- liant, il ne céda jamais à un excès de prudence ou à un excès de témérité, et que, par respect pour le Saint-Siège, pour la personne du Pape et pour lui-même, il ne transporta point dans le forum des antichambres ou sur les rostres de la rue ce pugilat d'accusations et de récriminations dont l'honneur et les aiïaires de l'Église doivent avoir tant à souffrir.

L'habileté pleine d'audace de Consalvi lui suscita, dans ces graves circonstances, des inimitiés d'autant plus redoutables qu'elles étaient souterraines et ne procédaient qu'à voix basse, par insinuation , jjour ainsi dire. Le Cardinal a oublié ou méprisé tout cela en rédigeant ses Mémoires. Il ne daigne même pas faire allusion à cet antagonisme de prétentieuses petitesses et de riva- lités mesquines compromettant les meilleures et les plus saintes causes. Nous n'avons qu'à suivre son exemple et à ne ])as entrer dans ces misérables débats que sa correspondance quotidienne avec le pape Pie VI rend si précieux à l'histoire, tantôt comme enseignement rétrospectif, tantôt comme point de compa- raison.

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de la Rote, ce ministre me fit savoir que, parmi les clioses dont le général Cervoni l'avait entretenu le soir précédent, il avait parlé de mon arrestation et de ma remise aux Français pour les raisons citées plus haut; que lui, ministre du Pape, avait plaidé en ma faveur et démontré mon innocence en racontant que je n'avais pas voulu me mettre en sûreté avant l'entrée de l'armée. Le général s'était aussitôt repris pour annoncer qu'il se contentait d'une prévention de quelques jours, motivée sur certaine apparence de culpabilité; qu'il renonçait à me faire arrêter, et qu'il permettait même que mon appartement, et non le fort Saint-Ange, me servît de prison.

Le Cardinal termina notre entrevue en me priant de me rendre directement chez moi et d'y rester aux arrêts jusqu'à nouvel avis, ne devant guère tarder, ainsi qu'il me l'assurait. Je retournai à la maison ^ et j'y demeurai d-'après l'ordre que j'avais reçu du Gouvernement pontifical , au nom duquel tout se fit dans les premières vingt-quatre heures.

Le même jour' le 12 je reçus à l'improviste la visite de deu:<c commissaires français. Ils venaient procéder à un acte bien peu en harmonie avec une arrestation de "Simple formalité et très-momentanée, comme on l'avait assuré au cardinal secrétaire d'État. Ils bouleversèrent tout mon appartement et tous mes meubles, ne me laissant que ma chambre à coucher, ce que j'avais sur moi et sur mon lit. Je les interro- geai pour apprendre ce que cela signifiait; ils me

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répondirent qu'ils n'en savaient rien et qu'ils étaient les exécuteurs de cet ordre.

Le matin suivant le 1 3 je vis apparaître un adjudant qui m'enjoignit de le suivre, et rien de plus. Je descendis l'escalier avec lui en habit noir, tel que je me trouvais, et je montai dans sa voiture sans qu'il m'adressât une seule parole. On me conduisit à la porte du général Sendini , qui était le premier per- sonnage de la congrégation et le chef de l'armée pon- tificale. Sans sortir de la voiture, je vis descendre un autre adjudant qui amenait le général ; on le fit mon- ter dans le carrosse oii je me trouvais, et nous fûmes conduits tous les deux au fort Saint-Ange, l'on nous écroua.

Deux jours après, c'est-à-dire le 1o, anniversaire de la création du Pape, la scène changea. Une poi- gnée de sujets rebelles proclama, de concert avec les Français, l'abolition du Gouvernement pontifical et l'établissement de la République romaine '. Le géné-

1 C'est par l'amplification de rhe'torique suivante que le géne'ra! Berttiier inaugura la seconde républi(]ue romaine :

« Mânes des Galon , des Pompée, des Brutus, des Ciceron , des Hortensius, recevez l'hommage des Français libres dans le Capi- tolc, vous avez tant de fois défendu les droits du peuple et illustré la Ré[)ubli(pje romaine. Ces enfants des Gaulois, l'olivier de la paix à la main , viennent dans ce lieu auguste y rétublir les autels de la liberté dressés par le premier des Brutus. Et vous , peuple romain, qui venez de reprendre vos droits légitimes, rappelez-vous ce sang qui coule dans vos veines! Jetez les yeux sur les monuments de gloire qui vous environnent ! Reprenez votre antique grandeur et les vertus de vos pères ! »

Ceite prosopopée n'était que ridicule; l'odieux s'y ajouta. Au

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rai Cervoni en porta la nouvelle au Saint-Père. Pie VI la reçut avec cette religion et cette fermeté d'âme (jui formaient la base de son grand caractère. Quel- ques jours après il fut enlevé de Rome par les Fran- çais et traîné à Sienne, mais on l'y retint peu de temps, car on trouvait cette ville trop rapprochée de Rome, et on prétendait que Sa Sainteté y était trop libre, quoiqu'elle ne le fût pas beaucoup.

En conséquence, on interna Pie YI à la Chartreuse de Florence, située dans une solitude à trois milles de la ville. Après avoir passé bien des mois dans la plus étroite, la plus ennuyeuse et la plus incom- mode de toutes les captivités, on le fit partir, malgré ses douleurs et son âge très-avancé, pour Besançon en France.

Cependant, grâce aux victoires qu'elles remportè- rent à cette époque, les armées russes gagnèrent du terrain. On redouta qu'elles ne missent le Pape en liberté, et on résolut de le transférer à Dijon. 3!ais les infirmités du Saint-Père ayant augmenté par suite de tant de voyages, ses geôliers se virent obligés de le laissera Valence en Dauphiné, ils l'enfermèrent dans la citadelle. C'est que Pie VI termina sa glo-

nom du peuple libre et souverain de Rome, une de'putation de juifs, de moiftes apostats, d'e'trangers tare's et de mercenaires de la Révolution, repre'sentant les mânes des Caton, desPompe'e et des Brutus évoqués par le futur prince de Wagram, vice-conné- lable de l'Empire français, ose signifier à Pie VI qu'il est déchu de ses droits temporels. On lui apprend qu'à partir de ce beau j.)uril n'est plus qu'un simple citoyen, et peu d'heures après le Pontife se voit traiuer d'exil en exil.

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rieuse vie par une mort glorieuse, le 29 août 1799, après un pontificat de vingt-quatre ans et demi, pon- tificat surpassant par sa durée ceux de tous ses pré- décesseurs depuis saint Pierre.

J'étais resté incarcéré au château Saint-Ange, je demeurai. . . . mois ' sans jamais avoir été in- terrogé, et sans qu'on daignât s'inquiéter de mes sollicitations pour l'issue de mon affaire. On avait procédé à ma prise de corps selon la teneur du dé- cret que j'ai ci(é plus haut, et durant tout ce temps j'avais été oublié, soit à cause du changement de trois ou quatre généraux en chef qui se succédè- rent les uns aux autres à de très-courts intervalles, soit parce que l'on attendait de nouveaux ordres de Paris sur mon compte et sur celui des cardinaux ou prélats.

Toutefois, j'avais eu le bonheur de trouver dans le fort un commandant qui s'est acquis tous les droits à ma gratitude. C'était non-seulement un soldat très-probe, très-honorable et très-désintéressé, c'é- tait encore un être très-humain. Il me prit en afi'ec- tion toute particulière, et il allégea autant qu'il le put l'amertume de ma situation. Il chercha souvent, mais en vain, des biais pour amener mon affaire à bon port. Gbaque soir il venait dans ma cliambrette, et nous jouions à un piquet de très-minime impor- tance. Je n'avais pas un sou; tout ce que je possédais

^ Le Cartlinal a laisse en blanc le nombre des mois.

DU CARDINAL CONSAI.VI. 71

en fait de meubles ou d'autres objets m'était fourni par mes amis, car ma fortune était ou sous les scellés ou sous le séquestre. C'est ainsi (jue se passèrent quarante-trois ou quarante-quatre jours.

Tout à coup, au moment je dînais, un ofïicier vint m'appeler, sans que je fusse prévenu, pour me conduire en voiture du château Saint-Ange à l'ancien couvent des Converties, il me laissa. J'y rencon- trai un cardinal et plusieurs prélats. Ils m'apprirent que dans la nuit même nous allions être dirigés sur Cività-Yecchia, l'on avait déjà réuni sept ou huit cardinaux et quelques prélats. Tous ensemble, nous devions faire voile vers l'Amérique pour être relé- gués dans l'île de Cayenoe.

On peut s'imaginer combien je fus frappé de cette nouvelle imprévue et d'une semblable destination. Mes amis, et particulièrement la famille Patrizi, en furent vivement émus. Le hasard voulut que le géné- ral en chef habitât le palais des princes Ruspoli, pro- ches parents des Patrizi, et qui m'étaient aussi fort attachés. Tous ensemble, avec la plus grande ardeur, se mirent à la peine pour me soustraire à cette dépor- tation. Ils faisaient valoir ma santé, à laquelle un aussi long voyage sur mer serait très-fatal, mais leurs efforts furent inutiles. Quand la nuit fut sombre, on nous entassa tous sur des voitures, puis on nous con-- duisit à Cività-Yecchia, sous l'escorte d'un gros déta- chement de cavalerie française. Je partis avec mon habit noir et muni du peu d'écus qui m'avaient été

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offerts durant ces courts instants par mes amis, plon- gés, eux aussi, dans une extrême détresse.

Arrivés à Cività-Vecchia le jour suivant, on nous claquemura dans le couvent bivouaquaient les car- dinaux et les prélats qui nous attendaient. Tout cela se passait vers le 23 mars, je ne me souviens pas avec précision de la date. Deux jours après, un matin, on nous réunit tous pour nous signifier la sen- tence du Directoire. Nous ressemblions à des hommes condamnés au gibet, lorsqu'ils entendent leur arrêt de mort. L'exil à Cayenne en dilïérait fort peu, du reste. Mais quoi! soit que le bruit qui en avait couru fut exagéré, soit qu'on eut, comme cela s'affirmait, modifié les ordres précédents, le décret portait en substance que nous étions tous destinés à être diri- gés par mer sur l'endroit que nous choisirions. On nous exilait à jamais du territoire de la République romaine, sous peine de mort si nous y rentrions.

Nous reçûmes cet arrêt comme les condamnés à la potence reçoivent la grâce de la vie. La joie fut uni- verselle, car personne n'aurait jamais pu se flatter de choisir librement le lieu de sa déportation. Je n'hésitai pas un moment à jeter mon dévolu. Je {)rùlais d'un pieux désir de revoir le Pape , alors pri- sonnier dans la Chartreuse de Florence, et non-seu- lement j'aspirais à le revoir, mais encore j'espérais me mettre à sa suite et partager sa destinée. Je savais les nombreuses difticultés qui s'opposaient à mon projet, et les ordres que la République française avait

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intimés au i^ouvernement toscan , de ne laisser au- près de Pie VI aucun cardinal et aucun prélat en de- hors des deux qui se trouvaient avec lui. Je devais supposer à plus forte raison que l'on en ai^irait ainsi envers moi, qui étais plus signalé que tout autre. Mais je me flattais de surmonter peut-être ces ob- stacles, à l'aide de beaucoup d'amis que j'avais à Florence. En tout cas, si je ne réussissais pas, j'am- bitionnais du moins de prouver au Saint-Père par un acte public que j'avais fait de mon côté tout le pos- sible afin de résider auprès de lui pour le servir et l'assister jusqu'à ma mort ou jusqu'à la sienne.

Dans cette intention, je m'empressai de désigner Livourne comme lieu de mon exil. Aidé par un né- gociant de mes amis qui habitait Cività-Vecchia , je frétai un navire et je me préparai à partir le premier de tous, c'est-à-dire le jour même. Mais la mauvaise fortune me réservait un tout autre sort. J'étais sur le point de m'embarquer, quand un courrier, expédié de Rome, apporta un ordre enjoignant de laisser libres tous les autres et de me retenir seul, afin de me reconduire dans la capitale. Je fus frappé par ce contie-temps comme par un coup de foudre. Sans savoir à quoi j'étais destiné, je compris néanmoins fort bien tout ce qu'il y avait de préjudiciable pour moi dans ce retour exceptionnel , d'autant plus que je me voyais ravir la faculté d'aller à Livourne, je désirais si vivement arriver, afin d'atteindre mou but.

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L'ordre transmis de Rome était un effet des bons offices des Patrizi et des Ruspoli. Pour mon malheur, ils avaient obtenu du général en chef français de m'épargner une cruelle traversée; et ainsi mes excel- lents amis me rendaient involontairement un fort mauvais service.

S'il se fut encore agi d'être déporté à Cayenne, c'était une faveur inappréciable; mais, en vue de la destination que la sentence m'autorisait à choisir, leur intervention me privait de Ja liberté obtenue. Cette intervention me replongeait dans de nouvelles transes , ou tout au moins dans de uouvetmx doutes sur mon sort. Elle me plaçait dans l'impossibilité absolue de me rendi'e en Toscane; je prévoyais avec certitude qu'à Rome on ne me permettrait jamais de me diriger de ce côté, ainsi que cela était arrivé à Cività-Yecchia, quand ma destinée n'avait pas été décidée isolément, mais confondue avec celle de beaucoup d'autres.

Blessé jusqu'au fond de l'âme d'un contre-temps si cruel et qui m'arrachait la coupe des lèvres comme à Tantale, je sortis de Cività-Vecchia avec le même détachement qui nous avait escortés jusque-là. De retour à Rome, je me vis inopinément écroué dere- chef dans le fort Saint- Ange. Le commandant, qui était très-désolé de mon départ, croyant que j'allais être dirigé sur Cayenne , fut au comble de la joie en me revoyant, et il me fit l'accueil le plus aimable. Mais dès qu'il connut le récit de mes aventures, il

UU CAUDINAL CONSALVI. 75

partagea ma tristesse ; il me témoigna une compas- sion et un intérêt qui, tant que je vivrai, resteront gravés dans ma mémoire et dans mon cœur. On s'imaginera facilement aussi quelle fut la douleur de ceux de mes amis qui, après avoir voulu travailler à m'ètre utiles, s'aperçurent promptement qu'ils avaient été pour moi la cause de tant de maux.

Mon retour, dont le public de Rome ne connais- sait point, ainsi que cela était naturel, la très-simple raison, provoqua la mauvaise humeur et la colère de beaucoup de Jacobins et spécialement des Consuls d'alors ' . Les arrestations faites sous le Gouvernement pontifical de plusieurs d'entre eux, et on en comp- tait même quelques-uns parmi les Consuls en exercice, m'avaient suscité beaucoup d'ennemis, quoique je ne fusse en cela que l'exécuteur passif des ordres reçus. Dans l'enivrement de leurs prospérités et de

* Le gouvernement consulaire, dont parle le Cardinal, avait e'te' manipulé par l'cx-oratorien Daunou et par un calviniste suisse nommé Haller, que la République française tenait à ses gages en qualité de commissaire. La vieille Rome , au temps de sa puis- sance et de sa grandeur, n'eut que deux consuls; en 1798, elle s'en trouva sept sur les bras. Ce gouvernement n'avait pour mis- sion que de proscrire et de voler. 11 était présidé par un accou- cheur juré, et nous lisons dans le Moniteur du 7 floréal an VI, page 2ol , sous la rubrique de Rome, 12 germinal an VI, la nouvelle suivante :

" Le consul Angelucci, célèbre chirurgien-accoucheur, jouit d'une grande popularité. H a publié un avis par lequel il annonce à ses concitoyens ijue ses fonctions de premier magistrat ne l'enipècheront pas d'assister l'iiuiiianité souffrante, lorsque l'on croira avoir besoin de son ministère comme accoucheur et chirurgien. »

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leur pouvoir éphémère, ils ne songeaient qu'à la ven- geance. En me voyant rentrer à Rome tout d'un coup, ils crurent que j'allais, contrairement aux autres, recevoir ma grâce entière, c'est-à-dire obtenir le droit de résider dans la ville. Néanmoins il n'était pas question de cela, et je n'aurais jamais accepté cette faveur, quand bien même elle m'eût été offerte. Ils se donnèrent en conséquence tant de mouvement, ils s'employèrent avec tant de malice à me nuire, que mes affaires, dans ces jours terribles, devinrent on ne peut plus mauvaises.

Ce fut en vain que je réclamai l'exécution du dé- cret directorial publié à Cività-Vecchia, qui me con- damnait à la déportation hors de l'État romain, et dont je me déclar'ais satisfait. Ce fut inutilement que je demandai à être reconduit à Cività-Yecchia d'où j'avais été ramené, non sur ma prière ni sur une prière autorisée par moi; plus inutilement encore que je déclarai me soumettre à l'exil par mer, avec le libre choix cependant du lieu je devais être trans- porté, d'après la teneur du décret et de mon option pour Livourne. Toutes mes tentatives échouèrent, surtout par la malheureuse coïncidence du rappel du général en chef qui eut lieu à cette époque.

Le général Gouvion Saint-Cyr, qui le remplaça, ignorait ce qui s'était passé à mon sujet avec son prédécesseur. Nouveau dans ce conflit, il ne voulait point adopter de détermination sans connaissance de cause, ou révoquer en doute les fausses informations

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que le gouvernement révolutionnaire de Rome lui insinuait méchamment sur mon compte. Les efforts de mes amis et ceux de mon pauvre frère André ne servirent à rien. Je dois ici payer un tribut de grati- tude à sa chère et vénérable mémoire. Il se trouvait éloigné de Rome depuis plusieurs années, car, dévoré de la même passion que moi, il était allé courir le monde. Quand la Révolution s'abattit sur le patri- moine de Saint-Pierre, il habitait Venise. La nou- velle de cet événement lui parvint en mèuje temps que celle de mon arrestation.

N'écoutant que sa tendresse pour moi, il accourut, et je le vis un jour apparaître à l'improviste dans ma chambre lors de ma première détention au château Saint-Ange , c'est-à-dire avant que j'en sortisse pour être transféré à Cività-Vecchia. Son retour en un pareil moment me fit autant de peine que j'aurais éprouvé de joie si je l'avais revu et embrassé dans toute autre circonstance.

A première vue, il me fut impossible de ne pas lui manifestermon profond chagrin, en même temps que mon plaisir et ma reconnaissance de le voir s'exposer à tous les périls et à tous les désastres de la Révolu- tion , uniquement pour me soulager dans ma situation actuelle, car lui, par bonheur, il n'avait personnel- lement rien à redouter. Absent depuis plusieurs années, il ne devait même pas être considéré comme émigré. La perspective des dangers qu'il affrontait par son retour (périls accrus par son titre de frère

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d'un homme non-seulement suspect, mais encore odieux aux républicains , me rendait bien amère la résolution qu'il avait prise. Je l'aimais en elTet plus que moi-même, et je m'apercevais qu'il m'enlevait ainsi l'unique consolation que je goûtais dans ma disgrâce, celle de le croire en sûreté. De plus, je sentais que de nouvelles peines s'ajoutaient à mes douleurs, par les dangers que son amour pour moi l'entrainait à courir.

André n'avait pas épargné les soins et les fatigues durant ma première détention ; il ne les épargna pas davantage pendant la seconde. Raconter tout ce qu'il entreprit en ma faveur, quoique ces efforts n'aient pas été couronnés du succès désiré, serait donc impossible.

Il y avait vingt-quatre ou vingt-cinq jours, peut- être un mois , que j'étais ainsi prisonnier de nou- veau, lorsque, avec la permission du bon comman- dant, voici venir à moi, en même temps que mon cher frère, le prince Chigi et le prince di Teano, mes amis. Ils se disaient porteurs d'une bonne et d'une mauvaise nouvelle. Ils m'apprirent donc qu'enfin on avait sanctionné ma déportation à Naples toutefois, et non pas en Toscane, justement pour m' empêcher d'aller auprès du Pape. En même temps on avait stipulé que je serais traîné à âne par les rues de la ville*, au milieu des sbires, et que, durant le trajet, je recevrais des coups de lanière. On louait déjà les fenêtres par les rues je devais passer, et les Jaco-

DU CARDINAL CONSALVl. 79

bins cL les femmes des Consuls se faisaient grande fête d'assister à cette exécution.

Mes amis furent stupéfaits en me voyant on ne peut plus indi Itèrent à cette seconde nouvelle, qui, en réa- lité, ne me fit £;uère de peine, car je regardais ce traitement comme mon grand triomphe et ma gloire, mais fort désolé de la première, par laquelle j'ap- prenais (jue je ne pouvais me rendre en Toscane, Je désirais tant rejoindre le Pape.

Cet arrêté était l'œuvre du Consulat romain, auquel le général en chef français avait remis mon affaire. Je réclamai hautement sur l'incompétence de cette autorité consulaire, après le décret rendu contre moi par le Directoire exécutif. Ce décret m'avait été notifié à Cività-Yecchia, et j'en invoquais le bénéfice. Le général français , à qui mes amis et mon frère recoururent, fut inflexible sur ce point. Il ne voulut pas, dans son humanité et non sur mes instances, sanctionner l'article concernant la cavalcade sur l'âne à travers la ville, mais il approuva ce qui était relatif à ma déportation dans les environs de Naples.

Toutes mes prières furent inutiles, ainsi que celles que je fis adresser au général , en lui expliquant que la cour de Naples ne laisserait point les exilés de Rome pénétrer dans ses États; qu'en conséquence je risquais et même que j'étais certain de subir une troisième détention à Terracine, détention auprès de laquelle celle du château Saint-Ange était mille fois préférable, tant à cause des douceurs que je pou-

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vais m'y procurer, que par les visites de mon frère, (le mes amis et de l'affectueux commandant. Tout fut tenté en vain '. A la chute du jour, le comman- dant reçut du général l'ordre de faire partir cette nuit- même, dans la direction de Naples, les per- sonnes inscrites sur une liste qu'il lui envoyait. Cette liste contenait vingt-trois noms écrits pêle-mêle, d'après les principes d'égalité de ces temps républi- cains. Les noms qui figuraient sur la liste étaient

1 L'aphorisme si étourdissant de machiavéliques promesses : « L'Église libre dans l'État libre » n'avait pas encore été inventé comme diminutif des grands principes de 1789 par les avocats du piémontisme et par les juifs de la presse italianisée; mais déjà la liépublique française l'avait appliqué dans toute sa consolante fraternité. Le Piémont incarcère et déporte à l'intérieur les car- dinaux, les évêques et les prêtres fidèles à leurs devoirs et à leurs serments; la République française se contentait d'exiler les cardinaux, prélats et sujets romains qui ne se prêtaient pas d'assez bonne grâce aux farandoles citoyennes du Caj^ipidoglio. Consalvi, pour en perpétuer le souvenir, a sauvé de l'oubli toutes les preuves originales de la manière dont la Révolution entendra éternellement le principe : l'Église libre dans l'État libre. Le général de division Dallemagne, commandant à Rome au nom de la République française (Liberté, Égalité!) écrit au prélat Consalvi , le i'"'^ germinal an VI :

'( Je suis bien fâché, citoyen, de n'avoir rien de satisfaisant à vous répondre. L'ordre qui vous déporte est une mesure générale. Je suis esclave de la loi , et l'arrêté du Directoire en est une pour moi. Je ne puis donc rien changer aux dispositions arrêtées pour l'arrestation et la déportalion des cardinaux et prélats. Je suis [)einé de vous voir de ce nombre; mais c'est l'effet des circon- stances, auxquelles je vous invite de vous conformer sans inquié- tude et avec confiance dans le Gouvernement français, qui sait concilier l'humanité avec ses devoirs.

« Salut et fraternité.

» Signé Dallemagne. »

DU CAKDINAL CONSALVI. 81

ceux de dix-huit galériens, d'un frère lai, de deux avocats , d'un ofllcier de l'ancien gouvernement chargé d'arrêter les personnes suspectes ou coupables de crimes, spécialement de crimes d'État, et le mien inscrit sous le numéro 1 3.

Le départ eut lieu à l'aurore et même un peu plus tard. Les dix-huit forçats étaient parqués sur une charrette , les quatre autres personnes dans une mauvaise voiture. Je suivais dans ma calèche, que, pour ce voyage, le général avait autorisé à prendre parmi mes meubles toujours sous le séquestre. Au milieu des larmes de mon cher frère , de plusieurs de mes serviteurs accourus ppur me mettre en carrosse et même de celles du commandant du château, je quittai Rome vers la fm d'avril de cette année 1 798 je ne me souviens pas du jour précis.

Un fort détachement de soldats français escortait le carretto des galériens qui était le premier du con- voi, puis la voilure des quatre honnêtes gens et ma calèche. Je ne sais par quel hasard, sur la belle route d'Albano, cette bonne calèche, qui allait au pas, se rompit aux deux essieux. Cet accident m'obHgea, afin de poursuivre le voyage, à monter dans le car- rosse des quatre. Ils furent six alors, grûce à moi et à un de mes serviteurs qui m'accompagnait.

A Albano, nous fûmes conduits dans une auberge

pour dîner ensemble. J'eus le bonheur de rencontrer

le baron Gavotti qui habitait le pays, et qui obtint la

permission d'entrer dans la chambre je me trou-

II. 6

82 MÉMOIRES

vais avec les galériens et mes autres compagnons. 11 était mon ami; sachant qu'il possédait un casino à Terracine, oii je prévoyais que je serais contraint de séjourner, parce qu'on m'empêcherait de franchir la frontière du royaume de Naples, je lui demandai de pouvoir occuper sa maison, si on m'en accordait la permission. En nous mettant en route le lendemain pour Terracine, nous fûmes abandonnés par l'esca- dron de cavalerie française. Une grosse bande de sbires de campagne, tels qu'il en fallait pour des galériens, le remplaça. On voyagea toute la journée et toute la nuit, et on arriva à Terracine le matin du jour suivant. La force armée nous introduisit en pré- sence du commandant français, auquel le capitaine de nos gardes remit une lettre du général en chef, contenant la liste des vingt-trois déportés et le décret libellé dans les mêmes termes que celui de Cività- Vecchia, quant aux châtiments. Il relatait donc que nous étions condamnés à l'exil perpétuel hors des États romains, sous peine de mort si nous y ren- trions, n'importe de quelle façon et à n'importe quelle époque.

Je cherchai quelle impression devaient produire sur cet officier ne sachant rien de ce qui s'était passé la vue des sbires et des galériens et la lecture d'une lettre aussi sèche et d'une liste qui ne mettait aucune dilférence entre les vingt-trois condamnés. Des qu'il eut achevé sa lecture, je le priai de vou- loir bien m'écouter séparément, parce que j'avais

DU CAUmXAL C ON SA L VI. 83

(fiielque chose à lui communicjiier. Je fis usage de la langue IVançaise; ce fut une première recommanda- tion auprès de lui. Malgré le singulier entourage dont j'ai parlé tout à l'iicure, il m'introduisit de la pièce il nous avait reçus dans sa chambre à coucher.

Je lui expliquai alors ma condition, celle des quatre honnêtes personnes qui étaient avec moi et celle aussi des dix-huit galériens, puis je l'informai de mes aventures précédentes. Je lui dis encore que j'étais persuadé qu'on ne nous laisserait pas traver- ser la frontière de Naples éloignée d'environ un mille et demi de Terracine ; que, dans ce cas, je le priais de ne pas nous confondre avec les dix-huit galériens dans les prisons de la ville durant le temps que nous avions à y rester; je lui demandai enfin de me permettre d'aller habiter avec mes gardes le casino Gavotti, et de placer mes quatre compagnons dans quelque couvent.

Je trouvai chez ce commandant un très-bon sen- timent d'humanité. Il me consola de nos mallieurs causés par la Révolution , il m'assura qu'il accordait une foi entière à mes paroles, seul motif pour lui de se convaincre, car la lettre et la liste n'offraient aucun renseignement. Il me promit de m'accorder la grâce sollicitée dans le cas je resterais à Ter- racine; mais il ajouta qu'il n'en serait rien, parce que Naples n'oserait pas refuser un asile aux dépor- tés du gouvernement français. En le remerciant de tant de courtoisie, je pris la liberté de lui dire qu'il

6.

8i MÉMOIRtîS

se trompait sur ce dernier point, et que pour s'en assurer il pouvait faire un essai. C'était de diriger à la frontière les dix-huit galériens, tandis que nous attendrions dans la salle, pour voir si l'entrée du royaume leur était oui ou non accordée. Le conseil lui sourit. Il nous retint dans son appartement et fit partir les forçats, qui, une fois arrivés à la frontière, furent mis en liberté, après avoir entendu la sen- tence dont nous avons parlé.

■Mais les soldats napolitains de Portello , à quelque distance de la frontière , accoururent aussitôt à leur rencontre, et, la baïonnette en avant, les obligèrent à rétrograder. Au lieu de retourner en arrière et de se faire réintégrer dans la prison , les forçats se jetè- rent dans les montagnes servant de confins, puis ils retournèrent presque tous dans les États romains, j'ignore le sort qu'ils subirent.

L'escorte française, spectatrice du refus fait aux galériens de les laisser pénétrer sur le territoire royal , en fit son rapport au commandant. Cet offi- cier tint sa parole , plaça mes compagnons dans un couvent et me permit d'habiter le casino Gavotti, sans me donner de gardes , se fiant entièrement à ma parole. Je ne crus pas devoir accepter cette fa- veur. Je craignais que les révolutionnaires de Ter- racine ne m'accusassent faussement de recevoir des prêtres chez moi et d'intriguer contre le nouveau Gouvernement. L'officier français finit par m' accor- der la garde que je désirais.

DU CARDINAL CONSALVI. 85

Ce lui on vain (ju'il rejjrésenta au général en chef qu'on ne pouvait plus passer dans le royaume de Naples, en vain aussi fis-je solliciter par mon frère et par mes amis l'autorisation de revenir en arrière, de rentrer une autre fois dans les murs de Rome et d'èlre déporté en Toscane, puisque ma déportation paraissait imj)ossible à etïectuer du côté de Naples. On ne voulait justement pas que j'allasse dans le pays résidait le Souverain Pontife. Les efforts que je ne cessais de multiplier à Rome étaient inutiles. Pour ne pas languir dans une éternelle détention à Terracine, le mauvais air commençait à sévir, il fallut essayer d'arracher un passe-port à la cour de Naples.

Dans le principe, toutes les démarches furent sté- riles , même celles que fit un personnage ayant libre accès auprès de la reine, tant il était nécessaire aux yeux du gouvernement royal de ne pas commencer à ouvrir la porte aux exilés de Rome. A la fin, un changement qui s'opéra dans l'esprit du ministre Acton me fut très-utile. Le cardinal duc d'York, réfugié à Naples depuis la chute du Gouvernement papal, lui avait demandé très-chaudement un passe- port pour moi. Ce ministre, qui était Anglais, fut flatté au delà de toute expression de voir que le lé- gitime roi de la Grande-Bretagne attendait de lui une faveur. J'obtins ainsi un passe-port qui attestait que je pouvais demeurer à Naples trois jours seule- ment. Mais on avait insinué tout bas à l'oieille du

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du cardinal duc que j'y résiderais tant que cela me plairait. Je partis donc pour cette ville vers la tin du mois de mai, après vingt-deux jours d'une troisième captivité à Terracine. J'étais rempli d'obligations et de reconnaissance pour le commandant français, qui, en me traitant avec alTection, était devenu l'émule de celui du château Saint-Ange. Il usa, en effet, envers moi, pendant ma halte forcée de Terracine, de tous les égards les plus courtois ^

Arrivé à Naples, j'y fus reçu avec une extrême bonté par le ministère, par le roi Ferdinand et spé- cialement par la reine. Je ne pouvais souhaiter un plus agréable séjour, tant pour la beauté du climat que pour le bonheur de revoir le cardinal duc et beaucoup de familles amies qui s'empressaient de

1 Quand la République française ne tuait pas du premier coup ses victimes et (ju'elle n'avait pas sous la main un lieu de de'por- tation tout jvrét, elle laissait ses proscrits vaguer aux frontières, en attendant l'exil. Consalvi resta donc plusieurs jours à Terra- cine, et il apprivoisa si bien le commandant de place, nomme' Leduc, que ce vieux soldat se fit, dans son honnêteté' primitive, un devoir et un plaisir de lui délivrer, le 16 floréal an VI, le curieux certificat suivant, dont nous respectons plus le style que l'orthoj^raphe trop peu française :

K Je prie tous ceux qui sont à prier de laisser passer M. Hercule Consalvi, ci-devant prélat auditeur de la Rote romaine, allant à Naples, après avoir été déporté par ordre du gouvernement romain.

» Ledit M. Consalvi a resté dans la place de mon commande- ment vingt-deux jours, et n'ai qu'a me louer de la bonne conduite qu'il a tenue pendant son séjour. C'est pourquoi je lui ai délivré le présent pour lui servir et valoir à tout ce qui est de droit.

Signé Leduc. «

Dr CARDINAL CON'SALVJ. 8^

subvenir à mes besoins, car, comme je Tai dii, mes l)ieus étaient encore sous le séquestre.

Néanmoins je brûlais du désir d'aller auprps du Pape en Toscane. Il n'était pas aisé d'accomplir ce projet : il fallait d'abord quitter le cardinal duc et renoncer aux avantages dont je viens de parler, et ensuite obtenir un passe-port de la cour. Dans des vues politiques, le gouvernement napolitain avait conçu l'idée de faire nommer à Naples le nouveau Pape ce qui ne devait pas tarder beaucoup , car Pie VI était très-intirme et fort vieux. La cour royale voulait en outre que le Pape futur rét^idât à Naples. Ayant ainsi entre les mains le Pontife su- prême , elle espérait trouver en lui un défenseur na- turel pour l'État et le pays. Elle aurait profité de sa présence pour enflammer les peuples, et même pour susciter une guerre de religion dans le cas d'une in- vasion française.

Voilà pourquoi le gouvernement empêchait les Cardinaux et les prélats de sortir de Naples. 11 cher- chait même à y attirer tous ceux qui vivaient réfu- giés dans la Vénétie, appartenant alors à l'^Uitriche, afin que le Conclave eût lieu à Naples. Dans ces circonstances il m'était presque impossible de me faire délivrer un passe-port afin de quitter une ville je n'avais pu entrer qu'à force de prières. Je crus que le motif seul plausible et décent à allé- guer était de supposer un appel de mon oncle, le cardinal Garandini, réfugié à Vicence, dans les États

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de Venise, et de persuader aux autres que ce vieil- lard me demandait pour lui tenir compagnie dans sa solitude. Je pus arracher mon passe-port à l'aide de ce prétexte, mais ce ne fut pas sans peine; et, après un séjour de près de deux mois, je m'embar- quai vers le commencement d'août 1798.

J'essuyai un calme plat en mer; ce calme fit durer onze jours la traversée sur Livourne. Mon cœur souffrit beaucoup quand il revit Terracine et Cività- Vecchia, ces lieux qui me rappelaient tant de sou- venirs. Mais je fus plus spécialement impresi^ionné à Terracine, car j'avais entendu parler en m'embar- quant de la révolte tentée dans cette ville contre le nouveau gouvernement républicain et de l'horrible sac qui en fut la conséquence. L'honnête comman- dant était accouru, comme son devoir le lui prescri- vait, afin d'arrêter le mouvement dès que l'émeute se produisit. Il était mort frappé d'une balle au front. Je lui devais beaucoup, et à cette nouvelle j'éprouvai une sincère douleur.

Débarqué à Livourne le 25 ou le 26 août , je partis immédiatement pour Florence. On peut bien se figurer que ma première pensée fut de me pro- curer le moyen de parvenir aux pieds du Pape. Il fallait agir avec beaucoup de ménagements et de circonspection pour tromper la vigilance du plénipo- tentiaire français dans cette ville. Je laissai s'écouler quelques jours, afin de ne point trop attirer les regards, ainsi que cela aurait eu lieu si j'avais tenté

DU CARDINAL CONSALVI. 89

ce grand pas dès mon arrivée. Je fis en sorte d'ob- tenir un assentiment tacite du ministre toscan, que j'avais besoin de me concilier, dans l'espérance de rester ensuite auprès du Pape , si la chose pouvait s'arranger. «

Je ne rencontrai toutefois chez ce ministre que les manières les plus dures et le plus impoli des refus. Je me vis forcé d'agir alors comme par surprise. Il me fallait voir le Pape à tout prix, et lui prouver au moins ma bonne volonté. Je choisis secrètement le jour et l'heure que je jugeai les plus favorables, et je me rendis à la Chartreuse, à trois milles de Flo- rence, où le Saint -Père était prisonnier. Lorsque j'arrivai au pied de la colline, je ne puis exprimer les sentiments dont mon cœur fut agité à l'idée de revoir mon bienfaiteur et mon Souverain, qui avait eu tant de bontés pour moi , et en pensant au misé- rable état dans lequel se trouvait réduit ce Pie VI que j'avais vu au comble des splendeurs. Chaque pas que je faisais pour me rapprocher du Saint-Père apportait à mon âme une émotion toujours crois- sante. La pauvreté et la solitude de ces murs, le spectacle de deux ou trois malheureuses personnes composant tout son service, m'arrachaient les larmes des yeux. Enfin, je fus introduit en sa présence. 0 Dieu ! que de sensations affluèrent alors à mon cœur, et en vinrent presque à le briser!

Pie VI était assis devant sa table. Cette position empêchait qu'on ne s'aperçût de son côté faible : il

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avait à peu près perdu l'usage des jambes, et il ne pouvait marcher que soutenu par deux bras ro- bustes.

La beauté et la majesté de son visage ne s'étaient pas altérées depuis Rome; il inspirait tout à la fois la plus profonde vénération et l'amour le plus dévoué. Je me précipitai à ses pieds ; je les baignai de larmes; je lui racontai tout ce cju'il m'en coûtait pour le revoir, et combien je souhaitais de rester à ses côtés pour le servir, l'assister et partager son sort. Je lui jurai que je tenterais tous les moyens possibles dans l'espoir d'atteindre ce but.

Je renonce à rapporter ici le gracieux accueil qu'il me fit, la manière dont il agréa mon attachement à sa personne sacrée et ce qu'il me dit de Rome, de Naples, devienne, de la France, et de la conduite tenue par ceux qu'il devait regarder comme les plus attachés et les plus fidèles de ses serviteurs. Le Saint- Père m'affirma ensuite qu'il croyait de toute impos- sibilité que je pusse obtenir la permission de rester auprès de lui. Je répondis que je ne négligerais rien pour réussir, et il me congédia après une heure d'audience. Cette heure mo combla tout ensemble de consolation, de tristesse et de vénération; elle augmenta, s'il est possible, mon respectueux amour.

Revenu à Florence, je ne parlai à personne de cette visite, et, pour éloigner davantage les soup- çons, je demandai l'autorisation de me rendre à Sienne pour voir la famille Patrizi, qui arrivait de

DU CARDINAL CONSALVI.

Rome. Je n'ol)tins ce permis (lu'avec une limite de quinze jours. Cela me fut d'un très-fâclieux augure pour mes projets de résider à Florence , projets que je voulais ensuite essayer de réaliser. Dès que les quinze jours furent écoulés, le commissaire grand- ducal me força de quitter Sienne, et je me séparai avec chagrin de cette famille, que j'aimais lieaucoup.

D'autres jours se passèrent à Florence, pendant lesquels je tentai tout, je dis tout, j'osai tout, direc- tement et indirectement, pour obtenir ce que je sou- haitais avec tant d'ardeur. Mais alors le plénipoten- tiaire de France demanda expressément au premier ministre du grand-duc de me renvoyer sans retard. Mes efforts devenaient inutiles, et mon espérance s'évanouit. Je fus contraint de quitter Florence et d'aller habiter Venise, ainsi que j'en avais pris la ré- solution dans le cas mon séjour auprès de Pie VI ne serait pas autorisé.

Tout ce que je pus faire en cachette, et non sans courir certains risques, fut de me rendre une seconde fois à la Chartreuse pour communiquer au Pape mes vaines tentatives, pour lui baiser encore les pieds et recevoir sa dernière bénédiction. Je fus accueilli avec la même bonté affectueuse. Il éprouva quelque peine en apprenant que je n'avais pas réussi dans mon projet, mais il n'en fut point étonné. Pendant l'heure entière d'audience qu'il m'accorda, il me prodigua toutes sortes de faveurs, et me donna les plus salu- taires conseils de résignation, de sage conduite et de

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courage dont les actes de sa vie et son maintien m'offraient un parfait modèle. Je le trouvai aussi grand et même beaucoup plus grand que lorsqu'il régnait à Rome. Au moment il me charQ;ea de saluer de sa part le duc Brasclii , son neveu , qui ha- bitait Venise et qu'il avait eu la douleur, peu aupa- ravant, de voir arracher d'auprès de lui dans celte même Chartreuse, je jurai à ses pieds que je considé- rerais partout, en tout temps et dans n'importe quelle occasion, comme une dette la plus sacrée, d'être atta- ché à sa famille jusqu'au point de devenir pour elle un autre lui-même. C'est l'expression qui m'échappa alors dans mon enthousiasme. Je me flatte de n'avoir pas failli à ma parole dans les circonstances j'ai pu le faire.

Pie YI me remercia avec une bonté et une majesté que je ne crois pas que l'on puisse égaler. J'implorai sa bénédiction. 11 me posa les mains sur la tête, et, comme le plus vénérable des patriarches anciens, il leva les yeux au ciel, il pria le Seigneur, et il me bénit dans une attitude si résignée, si auguste, si sainte et si tendre, que, jusqu'au dernier jour de ma vie, j'en garderai dans mon cœur le souvenir gravé en caractères ineffaçables.

Je me retirai les larmes aux yeux. La douleur m'avait presque mis hors de moi; néanmoins je me sentais ranimé et encouragé par le calme inexprima- ble de mon souverain et par la sérénité de son visage. C'était la grandeur de l'homme de bien aux prises

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avec l'infortune. De retour à Florence, j'en partis dans les vingt-quatre heures.

J'étais à Venise à la fin de septembre i 798. Après y avoir passé quelques jours, je remplis un devoir en allant visiter mon oncle, le cardinal Carandini, qui habitait Vicence. Je restai avec lui presque tout le mois d'octobre, à l'exception de cinq ou six jours consacrés par moi à des amis que je possédais à Vé- rone. A la fin d'octobre, je retournai à Venise, j'avais des connaissances qui otTraient de subvenir à mon extrême détresse. I^e Gouvernement révolution- naire avait confisqué mes propriétés, sous prétexte que j'étais émigré.

Sur les représentations que mes mandataires firent pour démontrer la fausseté de cette allégation, les Consuls rendirent deux décrets.

Par le premier, on me restituait mes biens comme n'ayant pas émigré; par le second, ces mêmes biens étaient confisqués de nouveau comme appartenant à un ennemi de la République romaine.

Quoique toujours dans les transes à cause du pé- rilleux séjour à Rome de mon cher frère, à qui il n'était plus permis d'en sortir, je restai tranquille- ment à Venise , l'on ne tarda pas à recevoir la nouvelle de la mort du Pape. Elle arriva le 29 août 1799 à Valence, en France, le Directoire l'avait fait traîner sans avoir égard à sa décrépitude et à ses incommodités si graves. Pie VI avait perdu l'usage des jambes, et son corps n'était qu'une plaie.

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Il était bien naturel que la nouvelle de cette mort dirigeât toutes les [)ensées vers la célébration du Conclave pour Télection de son successeur. Le car- dinal doyen résidait à Venise avec plusieurs autres cardinaux; ceux qui habitaient sur le territoire de la République y arrivèrent à Tinstant, ainsi que ceux qui étaient dans les États les plus voisins. Quand ils furent en majorité, ils s'occupèrent tout d'abord de nommer le secrétaire du Conclave, parce que le prélat qui aurait remplir cette charge, en raison de son emploi de secrétaire du Consistoire, n'était pas à Venise, mais à Rome. Du reste, des considérations personnelles interdisaient aux Car- dinaux de le rappeler; ces mêmes considérations l'empêchaient de s'otfrir de lui-même. Tous les prélats les plus élevés en dignité, et alors à Venise, concoururent pour être nommés à ce poste envié. Il y en eut un qui, de préférence aux autres, fut protégé et porté à cet office a^ec le plus grand zèle par un cardinal fort puissant. Ce cardinal avait beau- coup de bontés pour moi; il poussa lamabilité jusqu'à me demander d'abord si j'avais l'intention de me mettre sur les rangs. Il déclarait que, dans ce cas, il renoncerait à son protégé. D'un côté, je professais une constante aversion pour tout emploi à responsa- bilité quelconque: de l'autre, je n'avais pas d'ambi- tion qui pût être flattée des droits ou des affections cpie Ton devait acquérir dans ce poste, soit auprès du nouveau Pape, soit auprès des cardinaux qui

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rapprocheraient de plus près. Je n'iiésitai donc pas un seul instant sur la conduite que j'avais à tenir. J'aliirniai que je ne concourrais en aucune manière pour obtenir cette place.

Les Cardinaux, se rassemblèrent en congrégation générale : ils étaient assistés en premier lieu par tous les concurrents, et d'une façon particulière par celui qui étayait sa candidature sur ses propres mérites et sur les bons offices du cardinal qui le favorisait tant. Le fait est qu'à la réserve de quatre ou cinq votes qui lui furent accordés, je me vis choisi à l'unanimilé.

Très-mortifié d'un événement si peu prévu, je re- doutais que l'on pût imputera toute autre cause qu'à la véritable mon abstention du concours. Je présen- tai ma justification en même temps que mes remer- ciments aux Cardinaux; puis, l'esprit assez peu sa- tisfait, je me mis à exercer les fonctions qui m'étaient déléguées. Mon premier soin fut de composer les lettres annonçant aux souverains la mort du Pape et appelant au Conclave les cardinaux absents. J'avais fait àes, études particulières sur la littérature latine; cependant j'éprouvais une certaine perplexité. Je craignais de ne pas m'en tirer à mon honneur, car depuis longtemps j'avais perdu l'usage de cette langue et les documents de la Rote qui me passaient sous les yeux étaient quelquefois en latin élégant, mais sou- vent aussi fort barbare. En outre, les circonstances particulières de ce Conclave augmentaient encore la difficulté.

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Dans les Conclaves précédents, une simple lettre de communication de la mort du Pape, avec quelques phrases à sa louange , sufïisait pour toutes les cours et s'adaptait à toutes. Elle se réduisait donc à une circulaire très-brève. Mais les choses étaient bien changées. Le roi de Naples, après la capitulation signée avec les Français, avait pris possession de Rome et de l'État pontifical jusqu'à Terracine. De son côté, l'Empereur d'Allemagne s'était emparé du surplus, à partir de Rome jusqu'à Pesaro. Il avait aussi occupé les trois légations enlevées au Saint- Siège par le traité de Tolentino. Dès qu'il avait su la mort de Pie VI, le roi d'Espagne s'était permis des innovations très-sérieuses et portant atteinte à l'au- torité pontificale. Le Conclave se tenait chez un autre, car l'Empereur d'Allemagne régnait à Venise. On peut en articuler autant de plusieurs cours dont les relations avec le Saint-Siège différaient essentiel- lement des relations passées.

De tout cela il ressort qu'on ne devait point adres- ser la même lettre à tous, et qu'il fallait insinuer à chacun quelque chose qui fît allusion à ses rapports particuliers avec la Cour romaine.

Épouvanté à cette pensée, et me défiant de moi- même non sans raison, j'invoquais un secours quel- conque. On nie dit que je pourrais rencontrer cet auxiliaire chez un brave ex-jésuite résidant à Venise. Je courus me recommander à lui, mais l'embarras oii je le vis à l'examen de l'affaire m'effraya un peu.

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Toutelbis nous convînmes de nous réunir à la nuit tombante et d'essayer, dans deux chambres sépa- rées, lequel de nous deux ferait le moins mal. On commença par la lettre la plus facile, c'est-à-diro par celle qui appelait les cardinaux absents au Conclave. Quand j'eus terminé, j'allai dans la chambre du Jésuite pour la lui soumettre. Je le trouvai qui avait à peine tracé quelques lignes fort médiocres, l^ui-mêrae, abasourdi en songeant aux dillicultés trop réelles de la partie principale du travail, les lettres aux sou- verains, — protesta de son impuissance à me servir dans une chose qui n'était pas de son métier. Déses- péré de ne savoir à qui recourir, et pressé par le temps qui ne permettait pas de retarder l'envoi des dépêches aux souverains, je dus me résoudre, mal- gré mon trouble, à faire fout par moi-même. Je restai deux jours et une nuit à mon secrétaire, et j'achevai ce travail. Il eut la chance de plaire au car- dinal doyen, ainsi qu'aux plus importants cardinaux qui en prirent lecture, et l'expédition se fit.

L'une de mes autres graves préoccupations fut d'approprier le local aux convenances du Conclave. Tous, nous étions nouveaux, et tout manquait. Sur moi retombaient les soucis , les soins et la responsa- bilité. Je dus veiller à chaque détail de la formation du Conclave dans le monastère de Saint-Georges, affecté pour cet usage, et à tout ce dont le Sacré- CoUége aurait besoin pendant qu'il durerait. Énumé- rer ces travaux serait long et fastidieux : il sullira de

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noter qu'ils me coûtèrent des peines, des fatigues et des inquiétudes sans nombre.

Le Conclave s'ouvrit le 30 novembre, jour de saint André, et les Cardinaux y entrèrent solennelle- ment. Je ne fus aidé par personne autre que par un copiste. A la différence des Conclaves précédents, je ne profitai point du traitement habituel que touche le secrétaire du Conclave pour sa subsistance et celle de ses secrétaires. Je fournis moi-même à mes besoins, et je gardai le copiste à ma charge. Une main affec- tueuse, sachant que mes biens étaient séquestrés, me donnait quelques subsides.

Ce fut moi qui réglai Temploi de la somme de vingt-quatre mille écus romains, qu'en vue des dépenses nécessitées par le Conclave la cour de Vienne, maîtresse de plus des deux tiers de l'État pontifical, offrit au Saint-Siège, privé de son patri- moine et de ses revenus. A la fin, je rendis un compte exact de cet argent , et je refusai de recevoir même le cadeau que l'on destine à ceux qui, comme moi, n'avaient pas touché leur pension mensuelle.

Durant tout le temps du Conclave, c'est-à-dire trois mois et demi, je me trouvai d'un côté fort occupé par mes fonctions tant de secrétaire du Conclave fonctions très-délicates en ces circonstances, ainsi que je l'ai démontré dans un autre écrit -v- que de véritable maître de chambre (maestro di caméra), puisque toutes les afTaires matérielles retombaient sur moi. Je me tins sur la réserve pour ne pas m'im-

1)1 CAKDINAI. CONSAI-VI. 99

niiscer dans ce qui ne me regardait point, et surtout pour ne me livrer à aucune Iwigue i)ersonnelle. Je ne visitai jamais aucun cardinal que pour les seuls devoirs de mon oflice. Exceptons de cette règle le cardinal doyen, le cardinal duc d'York, auxquels j'étais attaché par tant de liens de date ancienne, le cardinal Carandini, mon oncle, et les trois chefs d'ordre, qui, comme on le sait, se succèdent à tour (le rôle. Aucun cardinal ne peut dire que durant ces trois mois et demi je lui aie parlé ou fait parler en ma faveur, directement ou indirectement.

Ce qui arriva pour les lettres de communication annonçant aux souverains l'élection du nouveau Pape est une preuve de la manière dont je me tins en dehors de ce qui ne touchait pas à mon emploi, ou de ce qui pouvait avoir certaine corrélation avec les événements, suite inévitable du Conclave. Quand il fut presque terminé et que l'on s'aperçut qu'il allait aboutir d'une façon ou d'une autre, un cardinal m'avisa de songer à préparer les dépèches qui doi- vent être adressées, ainsi qu'on le sait, le jour même de l'élection. Je répondis que j'étais secrétaire du Conclave, et qu'en conséquence toutes les choses, à dater du moment de l'élection du Pape, devaient me rester étrangères; que je ne voulais point m'occuper de ces lettres, pour qu'on ne pût pas soupçonner que je cherchais, comme on dit, à m'emprisonner avec le nouveau Pape et à m'en faire un mérite auprès de lui; que ces lettres seraient rédigées par celui que

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le Pape en chargerait. Aucune instance ne put modi- fier ma résolution.

Enfin, après trois mois et demi, les Cardinaux électeurs choisirent le cardinal Chiaramonti, auquel ils allèrent baiser la main dans la soirée du 1 3 mars, pour le nommer ensuite au scrutin du jour suivant.

Dès que la cérémonie du baise-main fut achevée, il fallut songer aux lettres de communication qu'on est dans l'usage de préparer au moment même, afin de les envoyer le lendemain par divers courriers por- teurs de la nouvelle qu'un Pape est accordé à l'Eglise. Pour rédiger ces lettres, un cardinal proposa l'un des conclavistes qu'il croyait le plus apte. Ce concla- viste en libella deux, il les soumit au Pape désigné et au cardinal doyen. Elles leur déplurent tant qu'ils me firent appeler de suite, et tous les deux me prièrent s'il m'est permis de me servir de cette expression tous les deux me prièrent avec instance de m'en charger sans retard.

J.es lettres de participation de la mort de Pie \[ avaient été embarrassantes; pour les mêmes raisons, ceUes-ci offrirent de plus grandes difficultés. Le Pape, en effet, écrivait à divers souverains : les uns s'étaient approprié ses États, les autres avaient des relations moins tendues avec le Saint-Siège. Il est évident qu'il fallait beaucoup de délicatesse et de mesure dans cette occurrence. Grâce au ciel, le travail de cette nuit, qui me coûta une grande contention d'esprit, ne déplut pas à celui qui me l'avait imposé. On l'ex-

DU CAUDINAL CONSALVI. 101

pcdia imincHliatement après l'élection. Elle eut lieu le matin du 14 mars 1800. Le cardinal Chiaramonti, nouveau Pape clu à l'unanimité, prit le nom de Pie VII , en mémoire de son créateur et bienfaiteur Pie VI, dont il était destiné par la Providence à éga- ler les gloires.

Ce jour-là même, après diner, le nouveau Pape descendit dans l'église pour y recevoir l'adoration du Sacré -Collège. Dès que la cérémonie fut accomplie, impatient de prouver par les faits qu'au moment oii s'achevait le Conclave je me considérais comme hors de charge, je fis en moins d'une demi-heure ma visite d'adieu à tous les Cardinaux , fort surpris de ma résolution subite, puis au Saint-Père, qui daigna m'en téaioigner son étonnement et, par indulgence, son grand déplaisir. Je répondis que, le Conclave fini, mes fonctions de secrétaire prenaient fin, elles aussi; que je n'avais plus de motifs pour rester, et que je priais Sa Sainteté de me permettre de me retirer dans mon appartement à Venise, afin de goii ter quelques jours de repos.

Le Pape, que son amabilité naturelle empêchait d'articuler un non positif, n'était pas, depuis si peu d'heures, habitué au commandement. Presque étourdi par une journée semblable, il resta comme interdit à ma demande. Se rendant enfin à mes prières, il me permit de partir, en daignant m'assurer de sa pleine satisfaction pour la manière dont je m'étais acquitté de mon emploi. A l'instant je me retirai dans

Jtn MÉMOIRES

ma maison, et je n'approchai plus du Conclave pen- dant les quatre ou cinq jours qui suivirent.

Cet espace de temps s'était écoulé, lorsque un matin le Pape me fit dire de venir sans retard à l'île de Saint-Georges. Je ne pouvais deviner pourquoi le Saint-Père me mandait, mais je pensai qu'il désirait peut-être des renseignements sur quelques-unes des affaires qui m'étaient passées par les mains durant le Conclave. Quelle ne fut point ma surprise quand, arrivé aux pieds du Saint-Père, il m'annonça qu'il allait me confier une chose d'extrême importance; . qu'il venait de soutenir un violent assaut contre le cardinal Herzan, ministre de TEmpereur; que ce cardinal le pressait d'accepter pour secrétaire d'État le cardinal Flangini, dont lui. Pie A'IÏ, ne voulait à aucun prix pour de très-justes raisons; que néan- moins, se trouvant sur territoire impérial, à Venise, le Conclave avait eu lieu , comme il espérait de l'Empereur la restitution des domaines du Saint- Siège, alors occupés par ses armées, il avait cru ne pas devoir notifier un brusque refus; qu'il avait donc ^ adopté un moyen terme très-naturel et dit qu'il ne croyait pas pouvoir créer un cardinal secrétaire d'État , puisqu'il ne possédait pas d'État. Pie YII ajouta que, le cardinal Herzan lui ayant répondu qu'il était imjiossible que le chef de l'Église ne se servît pas de quelqu'un, lui, Pape, avait déclaré que le Pape continuerait à employer le prélat secrétaire du Conclave, jusqu'alors chargé des affaires; qu'il le

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nommait pro-secrélaire .VÉtat» et qu'il se réservait (l'aviser ensuite, selon l'e. ^s'en )e des événements.

Le Pape termina en annonçant que jour même il allait m'adresser le billet de pro-secrétaire d'État par l'intermédiaire du cardinal Braschi , d'après l'usage réglant que le neveu du Pontife défunt expé- die les premières nominations sous le nouveau Pape, quand il n'y a pas encore de secrétaire d'État.

Je ne pourrais exprimer la douleur et les anxié- tés dont je fus assailli à cette nouvelle, qui aurait causé à tant d'autres la joie la plus vive. Après avoir remercié de mon mieux le Pape, me témoignant une si grande bonté et une conflance que je ne méritais pas, je le conjurai de toutes mes forces de changer d'idée et de choisir quelque antre prélat, puisqu'il lui répugnait alors de prendre un cardinal. Voyant que cela ne suffisait pas pour être exaucé , je lui parlai avec simplicité de mon ancienne et profonde aversion pour toute charge entraînant avec elle une responsabilité, et spécialement pour un em- ploi faisant peser sur moi le fardeau des choses les plus sérieuses. Je lui fis en outre connaître le désarroi que jetteraient dans les affaires mon in- certitude et ma timidité de caractère, conséquence de mes frayeurs de responsabilité. Entin voyant que je ne gagnais rien, j'en arrivai presque à l'im- politesse ou au moins à la désobligeance ^ . J'ajoutai que je lui confesserais encore que je n'avais aucune * Ce mot est en français dans le texte italien du Cardinal.

loi MÉMOIRES

ambition d'être promu au cardinalat, dont l'exercice d'un emploi si relevé pouvait me valoir assez rapide- ment les honneurs; que, quand bien même je cares- serais cette ambition, ma qualité d'auditeur de Rote m'assurait la pourpre lorsque je parviendrais au décanat, et que pour obtenir le chapeau je n'avais pas besoin de faire d'autres démarches; qu'à mon âge j'avais alors quarante-trois ans je pouvais attendre les huit ou dix années qui me restaient au plus pour être doyen, puisque même à cinquante et un ou à cinquante-deux ans je serais dévenu cardinal très-jeune. Je ne laissai pas aussi de l'entretenir de ma passion pour les voyages, passion qu'il m'était loisible de satisfaire comme auditeur de Rote, pen- dant les longues vacances dont je jouirais durant dix années.

En réfléchissant après sur tout ce que je venais de dire au Saint-Père, je m'aperçus que j'avais dépassé les limites permises. Mais j'étais aveugle sur ce point, et je n'écoutais d'autres voix et d'autres conseils que ceux de ma sincère répugnance pour cette charge. Tout me paraissait licite pour l'éloigner de moi.

Le Pape fut inflexible. Il me déclara qu'après son entretien avec le cardinal Herzan, il ne pouvait chan- ger, et que pour choisir un autre prélat il n'avait pas un prétexte aussi naturel et aussi juste que pour moi ; que de moi il était possible et vrai de dire que j'avais toutes les affaires en main. Il m'avoua que cette répugnance dont je lui parlais l'engageait davan-

* DU CARDINAL CONSALVI. 105

tage à me garder à ses côtés, et il eut des paroles que sa bonté seule et non mes mérites lui dictèrent. Pie VII conclut en aflirmant que de mon acceptation dépendait son repos dans cette première et si épi- neuse négociation , et que je le débarrasserais d'une intrigue très-féconde en graves conséquences.

Il devenait cruel de résister à des raisons de telle nature. Je me jetai aux pieds du Saint-Père, et, le priant de me pardonner une répugnance qui prenait sa source dans certaines manières de voir et non dans un manque de gratitude ou dans un dégoût de le servir, je me restreignis à le supplier de ne pas me conférer du moins le titre de pro-secrétaire d'Etat. Le Saint-Père répondit : « Mais quel titre pouvons- nous vous attribuer '^ Comment vous appellerons- nous ? »

Pro-secrétaire de Sa Sainteté, répliquai-je.

Pie YII adhéra à la chose, et il me congédia en m'embrassant très-afïectueusement. Je courus sur- le-champ à l'appartement du cardinal Braschi. Je le priai de ne pas oublier, si le Pape ne s'en souvenait pas quand il lui en parierait, d'insister sur ce point et d'obtenir l'ordre de me donner dans le billet le titre que j'avais sollicité. L'affaire s'arrangea de cette manière.

C'est ainsi que j'arrivai aux fonctions de secrétaire d'État, que je n'aurais jamais eu l'idée de remplir, d'autant mieux, que je n'avais aucune relation avec le cardinal Chiaramonti. Il résidait toujours dans

106 MÉMOIRES

son diocèse, et je ne l'avais vu qu'une fois à Rome. Tant que dura le Conclave, je le visitai seulement aux trois jours qu'il se trouva chef d'ordre. J'avais pris l'habitude de me rendre chez ceux qui occu- paient ce poste, comme je l'ai remarqué plus haut.

Durant tout le temps que je servis de secrétaire, étant encore prélat, je ne signai jamais qu'Hercule Consalvi, auditeur de Rote et pro-secrélaire de Sa Sainteté ; mais tous m'appelaient pro-secrétaire d'État, sans que je pusse les dissuader d'agir ainsi.

Vers le 18 ou le 20 mars, je m'installai dans mon emploi. Ce n'est pas ici le lieu d'énumérer mes actes comme ministre. J'en ferai l'objet d'un écrit spécial, si j'en ai le loisir. Quant à celui-ci, il ne concerne que les Mémoires de ma vie privée, ainsi que le démontre son titre.

Je revins le même jour habiter près du Pape, dans l'île de Saint-Georges, et j'y demeurai jusqu'au départ de Sa Sainteté pour Rome, c'est-à-dire l'es- pace de deux mois, si je ne me trompe, car je ne m'en souviens pas avec précision.

Enfin sonna l'heure du départ. La cour de Vienne était restée sourde aux instances les plus vives et les plus multipliées du Pape. Celui-ci avait réclamé de l'Empereur, dans des lettres officielles et confiden- tielles écrites de sa propre main, la restitution des trois légations arrachées au Saint-Siège par les Fran- çais, et naguère envahies par les armées autri- chiennes. La chancellerie aulique en vint à s'effrayer

DU CARDINAL COXSAI.Vl. 107

de voir le Pape traverser ses anciens États. Elle se persuada que les peuples acclameraient le Ponlile et le reconnaîtraient pour leur Souverain légitime. Elle adopta donc un parti qui surprit la ville entière, celui d'obliger Pie VII à voyager par mer et à s'em- barquer à Venise pour prendre terre à Pesaro , pre- mière contrée au delà des trois légations. On noiisa la seule frégate alors dans l'arsenal. Elle se nommait la Bellone; puis, malgré les désagréments d'une tra- versée, la singularité de la chose, et l'absence de toutes les précautions les plus usuelles, le Saint-Père se vit forcé de céder à des éventualités que personne n'aurait su prévoir. On mit à la voile sur la fin du mois de mai, je crois.

Le Pape avait avec lui les quatre cardinaux Braschi, Doria, Borgia et Pignatelli, qu'il choisit, les prélats attachés à son service immédiat, c'est-à-dire moi, son maître de chambre, monsignor Caracciolo, et son secrétaire des mémoriaux, Mgr Scotti. Tous les deux devinrent cardinaux.

La navigation fut pénible et pleine d'inconvé- nients. Le bâtiment était mauvais, les marins insuffi- sants pour le nombre et pour l'expérience. Joignez à cela une véritable force majeure produite par un temps contraire. Nous nous vîmes contraints de relâcher à Portofino, sur la plage opposée d'Istri. Nous y demeurâmes deux nuits et un jour à attendre les vents propices. Enfin, après onze jours de navi- gation, la Bellone ieia l'ancre en face de Pesaro,

108 MÉMOIRES

l'on aborda à l'aide de chaloupes, le navire ne pou- vant approcher de la côte.

L'entrée de Pie YII à Pesaro, Sinigaglia, Ancône, Lorette, Macerata, Tolentino etFoligno, devint une ovation perpétuelle. Ce fut à Foligno que le marquis Ghislieri, ministre de l'empereur d'Allemagne, opéra la restitution de l'État pontifical, occupé par les Im- périaux de Pesaro jusqu'à Rome. J'annonçai cette nouvelle aux sujets du Pape par un édit que je fis imprimer et répandre. On continua le voyage vers la capitale de la Chrétienté, que le roi deNaples avait rendue peu de jours auparavant, ainsi que le reste des États jusqu'à Termine. Le trajet de Foligno à Rome et l'entrée dans la ville furent deux nouveaux triomphes. Une nombreuse escorte de troupes napo- litaines vint à la rencontre du Pape à une distance de dix milles ; elle le suivit jusqu'au Quirinal. Le peuple alla au-devant de lui à quelques milles de la ville, et à son arrivée toute la noblesse et le patriciat se trouvèrent réunis sur deux magnifiques estrades, aux deux côtés d'un arc de triomphe élevé à leurs frais.

Le Pape était assis dans la première voiture, ayant sur le devant les deux cardinaux Braschi et Doria, avec lesquels il fit le voyage depuis Pesaro. Les deux autres princes de l'Église, compagnons de la traversée, avaient précédé le cortège.

J'étais dans le second carrosse avec les trois pré- lats, le secrétaire des mémoriaux ^ , le majordome et

1 Le secrétaire des mémoriaux est un cardinal ou un prélat,

DU CARDINAL CONSALVI. 109

le maître de chambre. Le poste de pro-secrétaire d'État que j'occupais me rendait, après le Pape, le principal oi)jet de l'attention générale. Je ne pus m'empêcher de réfléchir sur l'instabilité des desti- nées humaines, quand je considérai en quelle si- tuation je revenais dans cette même ville, d'où nn peu plus de deux années auparavant je sortais au milieu de dix-huit galériens, et oii j'avais failli me voir promener sur un âne et fouetté dans les rues par les sbires consulaires. Tant il est vrai de dire :

Tu quamcumqtie Dens tibi fortunaverit hormn, Grata sume manu.

Avant de se rendre au Quirinal, le Saint-Père, accompagné de tout son cortège, alla prier dans la basilique du Prince des apôtres. Dès que Pie VII fut arrivé au palais de Monte-Cavallo, il accorda audience au général en chef et aux officiers de l'armée napo- litaine, ainsi qu'au Sénat romain. 3Ioi, je me retirai dans ma maison, parce que je ne voulais pas loger au Palais. Je me regardais toujours comme un pro devant bientôt céder la place au cardinal qui allait être sans retard nommé secrétaire d'État. Je hâtais ce moment de tous mes vœux. J'avais chaque jour une audience du Pape; souvent il me faisait appeler extraordinairement pour les affaires qui se renouve- laient sans cesse. En outre, je devais de mon côté

chargé de recevoir et de pre'senter les suppliques au Pape. Organe immédiat pour les grâces et la justice , il est l'intercesseur naturel entre le Souverain et les sujets.

MO MÉMOIRES

donner audience aux ministres subalternes et à toutes sortes de personnes. Cela me fit comprendre la né- cessité de demeurer au Palais. Sept jours après je fus forcé de m'y installer par ordre du Pape. Je conservai néanmoins toujours mon habitation parti- culière, où je soupirais si ardemment de revenir au plus tôt.

Quarante jours se passèrent de la sorte à peu près depuis l'entrée du Pape à Rome 3 juillet \ 800 jusqu'au 1 I du mois d'août. Quinze jours environ auparavant, le Pape, sans que je m'y attendisse, me déclara à la fm de l'audience habituelle qu'il était impossible de conserver la charge de secrétaire d'État à un simple prélat ; que cette dignité rendait le ministre inférieur aux Cardinaux, auxquels ce- pendant il devait souvent , à cause de ses fonctions, intimer des ordres. Le Saint-Père ajouta : « Comme nous sommes plus fermement que jamais déterminé à vous garder pour secrétaire d'État, nous vous avertissons de vous préparer au Cardinalat. Nous vous décorerons de la pourpre au premier Consis- toire, que nous tiendrons le il août prochain.»

Cette nouvelle fut pour moi un coup de foudre. Je me jetai aux pieds du Souverain Pontife, et, le remerciant de tant de faveurs, je le conjurai de penser à d'autres. Je lui répétai les mêmes expres- sions et les mêmes raisons que je lui avais exposées avec tant d'insistance à Venise, lorsqu'il me nomma pro-secrétaire d'État. Tout fut inutile : il m'enjoignit

DU CARDINAL CONSALVF. 444

d'obéir, eu me comblant en même temps des plus doux témoignages d'affection ; il m'ordonna aussi d'avertir pour le Cardinalat Mgr Caracciolo, son maître de chambre ' , qu'il voulait m'associer. Il fallut obéir. Le 11 août, ce prélat et moi nous fûmes revêtus de la pourpre. Dans ce Consistoire, le Saint- Père fit de moi un éloge que je ne méritais point, et qui procédait de sa seule indulgence.

Le Pape souhaitait me créer Cardinal de l'ordre des prêtres, mais je désirai être Cardinal diacre. Il me fit remarquer que je perdais ainsi le bénéfice de première créature que m'attribuait sur Mgr Carac- ciolo mon titre de prélature supérieur au sien. Quant à lui, il avait choisi l'ordre des prêtres. Mais je répondis que je n'ambitionnais point les préémi- nences attachées à la qualité de première créature. Je fus donc placé dans l'ordre des diacres. Ce jour-là même je devins secrétaire d'État.

Qu'il me soit permis de dire qu'à l'occasion de mon élévation au Cardinalat , je me fis une règle de ne recevoir aucun des cadeaux que l'on a coutume d'offrir aux ïïo\i\eau^ porporati. Il est facile de s'ima- giner que, si les amis et les connaissances des pro- mus, ceux qui leur sont le plus dévoués ou qui espèrent quelque chose de leur protection , leur en-

' Le maeslro di caméra, ou maître de chambre du Pape, pre'sidc au crremonial de la famille et de la cour pontificale pour l'ad- mission à l'audience du Saint-Père. C'est le prélat inlroducleur ' et qui est, pour ainsi dire, l'inséparable du Souverain.

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voient tous des présents bien que ces cardinaux ne soient élevés qu'à la pourpre et non pas à une charge importante, on en aurait offert davantage à un Cardinal créé en même temps secrétaire d'État et qui l'était déjà de fait. Je ne puis me dissimuler ce que j'aurais amassé dans cette circonstance si je l'avais voulu. 3Iais n'ayant jamais consenti par principe à recevoir le plus mince cadeau dans toutes mes fonctions précédentes , je crus que je devais agir encore de la sorte. Je refusai donc les présents, grands et petits, de mes plus intimes amis, afin de pouvoir, en alléguant cela pour corroborer ma maxime, décliner sans offense tous les autres. Il n'y en eut qu'un seul dont je ne pus me débarrasser. Je veux parler de l'anneau que me donna le car- dinal délia Somaglia, vicaire du Pape à Rome. Aucune raison ne l'ayant persuadé que mon refus n'était pas une injure, je dus céder à un cardinal, me réservant d'acquitter et au delà la dette contrac- tée envers lui.

Ainsi devenu secrétaire d'État, je m'efforçai d'en remplir les devoirs de mon mieux. Le premier soin de mon administration fut de réorganiser l'État pon- tifical, que la révolution précédente avait complè- tement bouleversé. Je ne pourrais dire assez les soucis et les fatigues évoqués par les obstacles et les difficultés que je dus surmonter afin de réussir. Je ne sais comment ma santé put se soutenir à cette époque. Les nuits mon repos se prolongeait au

m (;ai{I)Inal consalvi. n.i

delà (le quatre heures au plus étaient fort rares; Irès-rares aussi les jours mon travail ne durait pas dix-sept ou dix-huit heures sur les vingt-quatre composant la journée.

Au commencement de mon ministère, j'éprouvai deux chai^rins très-vifs, sans parler de beaucoup d'autres. L'un n'eut aucun rapport avec mon em- ploi : ce fut la mort de mon i,q'and ami (dcl mio ami- cissimo) Dominique Cimarosa, le })remier, à mon avis, des compositeurs pour l'inspiration et la science, comme Raphaël est le premier des peintres. Il mourut le il janvier 1801 , à Venise, tandis qu'il y travail- lait à sa seconde Artemisa, si célèbre et qu'il ne put même pas achever.

L'autre peine prit son origine dans ma charge elle-même. Le libre commerce n'existait pas alors dans Rome et dans l'État pontifical. Le vide du trésor, conséquence des dommages produits par d'énormes contributions de guerre, la perte de qua- tre provinces et la Révolution qui arriva ensuite, l'abolition des billets (cedolr) par la création des- quels le gouvernement suppléait d'ordinaire, bien qu'à son préjudice, aux besoins du moment; les nécessités publiques qui absorbaient complètement le peu de revenus de l'État, ne lui permettaient pas les sacrifices qu'il avait coutume de s'imposer afin de donner, en payant de ses deniers le surplus, les den- rées à un prix inférieur à celui du coiit. Le libre commerce devint une nécessité basée non moins

11. 8

lU MÉMOIRES

sur les maximes de la justice que sur celles de la bonne économie et même de la politique. Mais le libre commerce amenait avec lui la fin d'une multi- tude de privilèges, de prérogatives, de droits et (l'abus; il faisait cesser la juridiction et les bénéfices de beaucoup de dicastères et d'emplois déjà très- gênants sous l'ancienne administration toujours en- travée. Le camerlingue ' , qui, dans ce système, accor- dait les permissions pour l'achat des grains, pour les exportations hors de l'État et la circulation même à l'intérieur, perdit plus que personne. Le cardinal Braschi était camerhngue; il n'accepta point avec résignation les préjudices inévitables que le libre commerce lui causait. On le vit le premier et le plus acharné des adversaires de l'innovation, et il mit tout en œuvre pour qu'on ne l'introduisit pas dans l'État et à Rome. Mais ses etforts durent céder à la fermeté et au courage qu'on leur opposa. Le gouver- nement s'attendait à ce que ces obstacles, excitant et fomentant le mécontentement populaire , seraient plus formidables encore. Le Cardinal tourna toute

* Les fonctions du cardinal camerlingue ont été beaucoup ré- duites depuis quelque temps. Ja lis le camerlingue, chef de la Chambre apostolique composée de prélats clercs <ie la Chambre, administrait la justice, réglait les dépenses du trésor et gouver- nait temporellemont l'État. Quand le Pape est mort, c'est le camerlingue , accompagné des prélats de la Cliam!)re, qui recon- naît le cailavre et donne ordre de faire annoncer le décès du Souverain Pontife pac la cloche du Capitule. Pendant la vacance du Siège, il a droit de faire fra[)per la monnaie à ses armes, et il est toujours suivi par un garde suisse.

Ml CAUDINAI, CONSAI.VI. Il'i

son indignalion , je dirai même toute sa fureur, contre celui qui avait favorisé le nouveau système, et qui le défendait sans jespect humain en vue du bien public. Il n'y eut rien (ju'il ne se permît contre moi. J'eus la douleur de voir devenir mon plus crue! ennemi celui pour lequel j'avais le plus d'attache- ment, tant à cause de son oncle le Pontife défunt, que par l'affectueuse estime qu'inspiraient ses qua- lités et ses talents. Il poussa les choses jusqu'à re- noncer à l'emploi dont il se disait obligé de soutenir les droits prétendus, et il fournit de la sorte un ali- ment et une grande force à l'opinion populaire. Et cependant, le Pape et moi, nous l'avions amicalement supplié do ne pas agir ainsi. Quand sa démission fut un fait accompli, loin de me souvenir de sa conduite très-acerbe envers moi, je lui fis conférer de nouveau la charge de secrétaire des Brefs, restée vacante de- puis sa promotion au camerlingat. Par bonheur, elle n'avait pas encore été accordée, et il en remplissait toujours les fonctions en qualité de pro-secrétaire. Je continuai à lui témoigner les plus grands égards. Dans toutes les occasions, dans toutes les circon- stances et dans tous les moments, je me montrai son plus zélé serviteur. J'eus enfin, après quelques an- nées, la douce satisfaction de reconquérir son affec- tion , et de l'entendre dire qu'il me considérait comme l'homme le plus attaché à sa maisoD et à sa personne.

Je ne parlerai pas ici des autres fatigues , des sou-

8.

116 MÉ3rOIRES

cis et des travaux qui se succédèrent pendant ces premières années et celles qui suivirent , comme par exemple l'importante opération du retrait d'une masse de monnaie fausse ou altérée, sans aucune secousse dans l'État ni dans les fortunes privées. Je passerai sous silence d'autres choses semblables, qui s'exécutèrent lors de la prise de possession du gouvernement papal et dans la suite. Ces matières ne trouvent pas leur place dans cet écrit.

Afin d'opérer cette réorganisation, il fallut nom- mer plusieurs cardinaux visiteurs apostoliques ayant droit de surveiller la réforme et la systématisation des principaux établissements publics. L'ancienne affection que j'avais vouée à l'hospice de Saint- Michel me fit choisir l'inspection de cet asile, et j'en restai visiteur jusqu'à la chute du gouvernement, arrivée environ dix années plus tard.

Il n'y avait pas un an que j'étais cardinal et ministre à Rome, lorsque, malgré le poste que j'oc- cupais auprès du Pape , les plus impérieuses circon- stances motivèrent ma mission à Paris pour la grande affaire du Concordat. Les bases du traité n'avaient pu être arrêtées par le prélat Spina, archevêque de Corinthe, et par le père Caselli, autrefois général des servites. Ils devinrent tous deux cardinaux, et ils étaient à Paris pour suivre les négociations. D'un autre côté, le gouvernement français venait de décla- rer au Pape, par l'organe de son envoyé à Rome, M. Cacault, que si on ne signait pas le Concordat

Kl (AUDINAl. CONSALM. 117

dans \c tonne ilc cinci jours, l'ambassadeur devait partir en déclarant la rupture et en faisant présa- ger les terribles conséquences qu'elle entraînerait tant pour le spirituel que pour le temporel du Saint- Siège.

Le Pape ayant refusé d'accéder à cette injonction, le départ de M. Cacault fut résolu , et pour en enipr- cher les résultats s'il était possible, le Sacré-Collége, réuni en congrégation générale, décida nnanimement que je devais partir pour Paris dans les quarante-huit heures, afin d'essayer d'y combiner un Concordat que le Saint-Siège pourrait accepter. Je partis à l'heure dite; je n'étais accompagné que de mon frère André, qui, plein d'amour pour moi, voulut bien endurer les incommodités de ce voyage et en partager avec moi les périls. Il préféra me servir de secrétaire plu- tôt que de m'abandonner. Deux seuls domestiques vinrent avec moi; je partis de Rome le 6 juin avec l'envoyé français, qui s'arrêta ensuite à Florence jus- qu'à son retour à Rome. En quatorze ou quinze jours j'arrivai à Paris et j'y restai jusqu'à la signature du Concordat, c'est-à-dire trente-deux ou trente-trois jours. Les angoisses et les péripéties qui accompa- gnèrent cette mission très-diiïicile et pleine d'amer- tumes feront le sujet d'un autre écrit.

Le Concordat fut terminé le 1 5 juillet de cette an- née 1801, et je partis de Paris vers le 22 ou le 23. Je retournai très-rapidement à Rome, oîi j'arrivai le 6 août, après une absence de deux mois. Ce qui

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m'engagea à faire un voyage si rapide, ce fut l'im- patience que le gouvernement français manifestait pour obtenir la ratification du Pape, afin de publier le Concordat à l'instant même. On ne l'imprima pour- tant qu'une année après, avec la fatale addition des lois organiques. On les élabora dans le courant de l'année, et pour que le public crût qu'elles avaient été formulées en même temps que le Concordat , on leur attribua la date du Concordat lui-même. Ces lois organiques le détruisaient au moment il voyait le jour.

Peu après on signa l'autre Concordat avec la Répu- blique italienne. A part le voyage à l'étranger, il me coûta autant de peine et il eut la même issue mal- heureuse, par suite des décrets ultérieurs du vice- président Melzi et des ordonnances du ministre des cultes.

Quelques mois après mon retour de Paris, j'avais reçu des mains du Pape les ordres du sous-diaconat et du diaconat. Je n'étais que minoré ' quand Pie VII me donna le chapeau. Je me fis un devoir de me

< L'usage de revêtir de la pourpre sacrée des princes de race royale ou des nionngnori ayant honorablement suivi la carrière de la prelature , mais non encore admis dans le sanctuaire, s'est conserve' comme tout se conserve à Kome. Cet usage pouvait, il a même engendrer des aUus de plus d'une sorte. Les Papes l'ont limité et restreint de telle façon que le clerc promu au car- dinalat est obligé de prendre les ordres sacrés dans les six pre- miers mois de sa promotion. Le cas se présente assez rarement; néanmoins, de nos jours, en 1838, monseigneur Merlel fut élevé à la dignité cardinalice n'étant pas encore sous-diacre.

DU CARDINAL CONSALVJ. Mi»

conformer à la roi^le, car j'éproiuais beaucoup de répugnance à solliciter des dispenses pour tout ce qui concernait les devoirs que mon état ou mon oflice m'imposaient.

Je ne me souviens ])as bien de l'époque précise je renonçai à être l'héritier fiduciaire du cardinal duc d'York, mais je sais que ce doit être vers ce temps- là. Je fus engagé à en agir ainsi par la considération qu'à la mort du duc de graves questions s'agiteraient parmi ses nombreux et respectables héritiers, et que, dans ce cas, ma qualité de fiduciaire et mes fonc- tions de secrétaire d'Etat pourraient se trouver incon- ciliables. La délicatesse me suggéra une pareille résolution. Pour la seconde fois, je déclinai en cette circonstance le legs de six mille écus. Le cardinal duc accepta ma démission de fiduciaire, et il rédigea un second testament par lequel il laissait ce titre au seul monseigneur Cesarini, alors évêque de jMilevi in partibits. Il ne me répondit rien à propos du refus de ce legs magnifique; je pensai que le cardinal d'York l'acceptait aussi, car de mon côté la renon- ciation avait été complète.

Presque au même moment, j'eus l'occasion d'en faire encore deux belles. La première fut celle d'un gros bénéfice d'environ 5,000 piastres de revenu, dont le roi d'Espagne me gratifia spontanément et sans m'avoir consulté. Cette nouvelle inattendue me confondit et m'affligea, parce que j'entrevoyais la difficulté de refuser après la collation sans blesser le

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1*0 MÉMOIRES

Roi. La nomination au bénéfice était accompagnée des témoignages d'affection les plus honorables, les plus gracieux et même les plus économiques. Le Roi m'épargnait en etïet tous les frais pour les lettres de naturalisation et de collation; il me faisait remise de la première annuité et demie imposée en faveur du fisc, et d'autres semblables réserves. Ma qualité de ministre du Pape ne me fit pas hésiter un seul in- stant sur le parti à prendre. Je me décidai à remer- cier respectueusement, mais très-nettement, sans me préoccuper des objections que ma détermination pouvait soulever, et sans me laisser influencer par les exemples de mes deux prédécesseurs à la secré- tairerie d'État , les cardinaux Pallavicini et Zelada , qui n'avaient pas cru les deux choses inconciliables. J'adressai une lettre au roi Charles IV , et tout en lui exposant mes raisons avec respect et reconnaissance, je déclinai l'offre. Le roi eut la bonté d'acquiescer à mon refus et de ne pas s'en offenser. Il m'écrivit que le bénéfice me resterait toujours, et qu'il me le réservait pour le cas où, cessant d'être ministre, je n'aurais plus de motifs politiques à mettre en avant. J'estime que le Roi songeait tout au plus alors à un changement du cardinal secrétaire d'État, produit par la mort accidentelle du Pape, puisque le nouveau souverain choisit toujours pour ministre le cardi- nal qui jouit le plus intimement de son affection et de sa confiance. Je me proposai dès lors de remercier Sa Majesté, même en admettant que je perdisse mes

DU CARDINAL CONSALVI. 421

fonctions, si les événements ne faisaient pas oublier cette affaire au Roi et à la cour d'Espaii;ne.

Je renonçai encore à la croix de l'ordre de Malte, que le grand maître me conférait avec une comnian- derie de deux mille piastres de renie, et une déco- ration entourée de brillants. Je refusai, tout en témoi- gnant au donateur ma plus vive gratitude.

A celte époque, je fus frappé d'un de ces coups si douloureux à mon cœur, qui devait pleurer bien souvent la perte des personnes les plus chères. Dès l'âge de cinq ans, il était entré dans notre maison un certain dom Albert Parisani , qui avait grandi et qui était devenu prêtre. Il possédait une intégrité sans pareille, et il avait voué à mes frères et à toute notre famille un attachement profond. A la mort de mon aïeul, mon père l'avait précédé dans la tombe, ainsi que je l'ai raconté en commençant, Parisani nous tint lieu de père, de gardien, de tout, et le cardinal Negroni, notre tuteur, se servait toujours de lui, à cause de l'entière confiance qu'il inspirait. L'abbé Parisani m'avait prodigué tant et de si éloquentes preuves d'amour, il s'était acquis de si nombreux titres à ma gratitude et à ma tendresse, (jue je lui étais extrêmement affectionné. Sa mort me fut un coup bien cruel. Il mourut dans un âge peu avancé, et ce ne devait pas être encore la plus cui- sante douleur réservée à mon âme.

C'est aussi dans ce temps-là que le Pape me nomma préfet de la Signature. En devenant grand pénilen-

122 MÉMOIRES

cier, le cardinal Antonelli avait laissé celte charge disponible. D'après Tusage, on devait conférer au secrétaire d'État le premier poste à vie qui était vacant , parce que , le secrétaire d'État pouvant être démissionné par la mort du Pape, il ne semblait pas convenable que le ministre occupant la première place après le souverain restât sans aucune dignité, une fois le Pape descendu dans la tombe. J'avais refusé le camerlingat, vacant par la retraite du car- dinal Braschi; je refusai encore d'être préfet de la Signature, dont j'avais cependant toujours exercé les fonctions, d'après l'usage voulant que le secrétaire d'État remplisse toutes les charges vacantes jusqu'à ce qu'elles soient conférées. J'avais géré cet office sans toucher le traitement mensuel de cent soixante- cjuinze écus. Enfin, après quelques années, le Pape, dans une de ses audiences quotidiennes, m'appela à cette dignité à l'improviste. Il me contraignit à l'ac- cepter, sans me permettre d'insister et de m'excuser davantage.

L'époque du voyage du Pape à Paris pour le cou- ronnement de l'empereur Napoléon arriva. L'invita- tion que ce dernier adressa au Pape, les raisons qui engagèrent Sa Sainteté, après une très-longue dé- libération avec le Sacré-Collége des Cardinaux, à y consentir; ce qui précéda, accompagna et suivit ce voyage, tout cela est la matière d'un autre écrit et non de celui-ci. Je ne dirai que ce qui regarde mon séjour à Rome. Le Pape pensa tout d'abord à moi

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\)l' CAHIUNAI, CO.NSAI.VI. <23

dans l(' (-lioix des Cardinaux (jui racconijiai^ni'raient un France. .Mais si beaucoup de raisons le poussaient à croire que je devais être du nombre, l)eaucoup d'autres motifs l'en dissuadèrent bientôt. En s'ab- sentant de Rome sans prévoir avec certitude j^our combien de temps, le Pape se livrait au pouvoir d'un autre, et à quel pouvoir!... Il considéra comme peu opportun et même nuisible sous de graves et nom- breux rapports que le prince et le miaistre abandon- nassent ensemble Rome et l'État. Personne n'était au courant des affaires comme moi. Les relations exté- rieures devaient suivre leur train, de même que les all'aires intérieures. Plusieurs autres vues concou- raient à ce principal objet. Par-dessus tout le Saint- Père avait une opinion de moi qui provenait plus de sa bienveillance que de mon mérite, mais il l'avait.

Sa Sainteté se détermina donc à me laisser à Rome, et les réflexions qu'elle fit sur son désir do m'emme- ner à sa suite dans le voyage ne purent pas modifier sa résolution. Elle m'attribua une omnipotence dont je n'étais point digne, mais dont je n'abusai pas. Mes pouvoirs étaient illimités en ce qui concernait la direction de l'État dans lequel je restais pour tenir sa place.

Sa Sainteté partit, avec six cardinaux et plusieurs prélats, le 2 novembre 1801; elle ne revint que peu de temps avant la Pentecôte 1 805.

Pendant ces six ou sept mois, je fus absolument dans le gouvernement temporel et quant à la puis-

t-2i MEMOIRES

sance comme un vice-pape, mais je me gardai bien d'user d'une pareille prérogative. J'écrivais au Saint- Père à Paris, et je prenais ses ordres en tout ce qui était possible. Pour ce qui est des alîaires que je ne pouvais transmettre à cause de certaines réserves nécessaires, j'attendais son retour quand elles me semblaient susceptibles d'ajournement. Si c'était im- possible, je faisais de mon mieux, et j'agissais avec une extrême prudence et une modération infinie. Grâce au ciel , personne ne put m'accuser d'avoir abusé en aucune manière de l'omnipotence dont j'étais investi.

J'eus la douleur de voir l'État assailli en même temps par trois fléaux terribles. Je parle d'abord de la peste de Livourne, qui obligea de prendre les mesures de préservation les plus dispendieuses, les plus embarrassantes, les plus capables de compro- mettre la sûreté publique et privée. Ces mesures étaient très-fécondes en questions et en difficultés, "Soit à l'égard des particuliers, soit à l'égard des gou- vernements avec lesquels l'État pontifical entretenait des relations. La seconde calamité fut le déborde- ment du Tibre. Une pareille inondation était sans précédent ' : elle transforma en lac la moitié de la

* Dans la nuit du 31 janvier au d" février 1803, le Tibre de'- borda avec une violence aussi soudaine qu'inusitée. Cette crue submergea en très-peu d'heures le quartier de Ripetta et ceux qui l'avoisinent. Le fleuve charriait des arbres déracinés, des meubles enlevés et des bestiaux que leurs propriétaires n'avaient pas eu le temps de mettre à l'abri. La rue de l'Orso avait de l'eau

nu CAUniNAl. CONSALVI. lî'l

capitale; clic causa de terribles ravages, et, i)ar le fait même, compromit c'était le pire le repos pii])lic en provoquant les craintes et les besoins en

justiii'à ses éliiges supérieurs, de sorte <|ue les luibitjints, surpris (tnns leur sninuieil, s'et'uent à griiud'ijeine réfugies sur les toits. La faim, le froid et l'horreur de la situation leur faisaient pousser des cris de détresse. De tous côtes, on appelait des halcliers pour obtenir des secours ou des provisions. Les barcnroli n'osaient pas affronter le danger. Tout à coup, au milieu de cette désolation générale car l'inondation gagne le Corso et menace les quar- tiers élevés le cardinal Consaivi, revêtu de la pourpre, appa- raît comme un ange tutélaire à ces familles éplorées. Il a trouvé une nacelle et des mariniers. Il leur a communiqué un peu de son audace et de sa confiance; puis, sur ce frêle esfpiif, chargé de vivres et de vêtements de toute espèce, il va , flottant de toit en toit, porter du pain et des consolations à ceux (jui manquent de tout.

Le Cardinal avait espéré que son dévouement serait contagieux ; il ne se trompa point. Entraînés par le spectacle de celte charité qui était tout à la fois un grand péril et un grand devoir, princes, prélats, bourgeois et peuple, a la tète desquels se .signalait le jeune prince Aldobrandini , ne voulurent pas rester en arrière d'une pareille intrépidité. L'élan était donné; chacun s'empressa de le suivre. Après cincpiante-deux heures d'anxiété et de déses- poir, les eaux commencèrent à baisser, et le cardinal Consaivi, ayant mission de réparer tant de désastres, s'acquitta de cette tâche avec un si rare bonheur, (pie le pape Pie VU lui écrivit de sa propre main :

« Notre Cardinal très-aimé,

» Le dernier courrier nous a apporté de bien tristes nouvelles. Notre cœur paternel .s'est ému , nos yeux ont versé de doulou- reuses larmes en apprenant les calamités (jui viennent de fondre sur cette Rome, l'objet de nos regrets et de notre tendresse. Vous avez dignement et courageusement interprété nos inten- tions; vous avez prouvé que vous (uéritiez la confiance (ju'à notre départ nous avions mise en vos lumières et en votre prévoyance. Soyez heureux de la félicité des autres et de celle (|ue vous nous

12G MÉMOIRES

partie véritables, en partie faux, qui surgissent ordi- nairement dans ces occasions. Et la troisième '

L'absence du monarque, et d'un monarque pape, joignant le prestige du respect religieux à son auto- rité temporelle, priva d'un notable secours il est facile de le comprendre l'homme qui, en le rem- plaçant, avait assumé sur sa tête le soin de toutes choses. Le trésor était à sec au milieu des plus pres- sants besoins; le voyage du Pape avait, par ses dépenses énormes, absorbé non-seulement le peu de fonds qui s'y trouvaient, mais encore les ressources des financiers et des banquiers auxquels je pouvais m'adresser dans cette nécessité. A l'aide de soins vigilants, et plus encore grâce à la faveur du Ciel, je pus ne pas faire naufrage, et je ne donnai sur aucun

apportez en gouvernant l'État avec tant de sagesse. Aitoucissez les maux, gue'rissez les plaies, se'chez les larmes, et songez que vous êtes père à notre place. Afin de vous fortifier dans cette pense'e cpie nous savons chère à votre cœur, nous vous re'pe'lons les sentiments de notre àme que vous connaissez si bien, et, en gage de notre affection toute paternelle, nous vous envoyons, avec les témoignages de notre gratitude, la béne'diction apo- stolique.

» Donne' à Paris , le IS février de l'an 1803, de notre Pontificat le sixième.

» Pas P. P. Vil. »

« P. S. L'Empereur, (jui sort d'ici, a beaucoup loue et admire' votre courage; la bonne Jose'pliine a pleure' d'attendrissement et vous envoie un sonvnir. >i

1 Le Cardinal s'est arrête à ce mot; il n'a pas jugé à propos de terminer sa phrase et d'indiquer le troisième fléau qu'il eut à combattre. Dans une autre partie de ses Mémoires, il dit que ce fut la pénurie complète d'argent et le vide du trésor public.

or CAUDINAL CONSALVI. 127

L'Ciieil. Ni l'ordre ni la tranquillilé ne lurent troublés. Le Pape revint et eut la suprême bonté de se dire satisfait de ma gestion pendant son absence.

Toutefois, l'année qui apportait avec elle les dé- sastres de l'État, ceux du gouvernement pontifical et les malheurs du Pape lui-même, sans parler des miens, approchait. Ni ceux-ci ni ceux-là n'auront place dans cet écrit, à moins qu'ils ne soient indis- pensables pour le récit des époques de ma vie pri- vée, c'est-à-dire des événements divers, seul objet de ces pages.

Ce fut l'invasion inopinée et l'occupation de la ville et de la forteresse d'Ancône par les troupes françaises, sans aucune raison apparente, sans aucune déclaration préventive, qui amenèrent tout le reste à leur suite.

Sans compter les respects qui lui étaient dus et comme pontife et comme souverain , Pie VII croyait que son récent voyage à Paris pour couronner l'Em- pereur lui donnait quelques droits à des égards per- sonnels ^ Il ressentit vivement ce coup, qui compro-

' Dans sa lie de Xapolèon Bnonaparte . œuvre historique peut- être trop exaltée en Angleterre et à coup sûr trop depreoie'e en France, Wal ter, Scott, protestant, se trouve sur ce point ilu même avis (jue le Cardinal de la sainte Lglise romaine. L'écrivain e'cos- sais s'exprime ainsi (t. VI, p. 4^01 et 402) :

« Les plus grands admirateurs de Napoléon ne peuvent s'em- pêcher de reconnaître que sa politique, dirigée moins d'apr.ès des principes stables que d'après les circonstances, changeait trop subitement selon l'occasion. Ainsi une des mesures les plus sages de son règne était celle ilu Concordat, qui faisait revivre

MU MÉMOIRES

mettait à un si haut degré l'État et le Saint-Siège en les privant de leur neutralité dans cette guerre, neu- tralité que tout au moins il importait au Pape de revendicjuer franchement et ouvertement en face d'une pareille infraction. Il écrivit de sa propre main à l'empereur Napoléon, alors aux portes de Tienne. Sa Sainteté demandait que la ville d'Ancône fût immédiatement évacuée et qu'on respectât sa neutralité. En outre elle se plaignait du peu d'égards qu'on lui témoignait. Pie YII parla dans le même sens

la religion nationale en France, et re'tablissait l'ancien lien entre ce royaume et l'Église catholique. En recompense tie ce service e'minent, le pape Pie Vil avait consenti à venir à Paris pour ajouter la sanction de la solennité religieuse et la bénédiction du successeur de saint Pierre à la ce're'monie du couronnement de Napoléon. Il semblait qu'une amitié cimentée de la sorte, et qui, im|)ortante pour la sûreté du Pape, était loin d'être indif- férente pom- .Napoléon, aurait du subsister au moins pendant quebjues années; mais ces deux souverains s'observaient l'un l'autre avec méfiance. Pie Vil sentait qu'en sa qualité de Chef de l'Église il avait fait à Napoléon des concessions que sa conscience ne pouvait que difficilement approuver. 11 devait donc compter sur une reconnaissance proportionnée aux scrupules tiu'il avait surmontés; tandis que Napoléon était loin d'apprécier les services de Sa Sainteté, et surtout de comprendre les reproches qu'elle pouvait se faire.

» En outre, le Pape, en se relâchant sur les droits de l'Église dans un si grand nombre de cas , sentait qu'il avait agi sous l'empire de la nécessité, et comme un prisonnier, puistju'il avait cédé plus qu'aucun des pontifes assis sur le Saint-Siège depuis le règne de Constantin. 11 pouvait, par conséquent, se regarder comme doublement obligé de maintenir ce qui restait de la puis- sance de ses prédécesseurs, et même comme autorisé dans l'occasion à revendi(iuer une partie de ce qu'il avait cédé invo- lontairement. )'

DU CARDINAL CONSALVI. 129

au cardinal Fescli, ministre de l'Empereur auprès du Saint-Siège.

Cette lettre et ces réclamations demeurèrent plu- sieurs mois sans effet. L'empereur Napoléon voulut d'abord assurer la plénitude de ses victoires, afin de régler ainsi sa réponse, soit en dévoilant ses desseins, soit en les difl'érant à un autre temps, selon que le sort des armes le favoriserait plus ou moins. La grande victoire d'Austerlitz le mit à même de ne plus retarder sa manifestation. En revenant vers Paris, il écrivit de Munich, dans le cours du mois de janvier, si je me souviens bien, la fameuse lettre qui sera le thème auquel il ne renoncera jamais dans tous ses projets ultérieurs.

Par cette réponse, Napoléon se proclamait empe- reur de Rome, tout en tolérant que le Pape en fût le souverain, mais il voulait être vis-à-vis de Pie YII dans le temporel ce que Pie YII était vis-à-vis de lui dans le spirituel. Il exigeait de la part du Pape cette dépendance que les Pontifes avaient accordée à Charlemagne, dont il se prétendait l'héritier '.

Dans cette même lettre, il parlait de moi comme d'un ennemi de son ambassadeur à Rome et d'un cardinal hostile à la France. Enfin, sans s'occuper des réclamations présentées par le Pape, l'Empereur menaçait des plus désastreuses conséquences si le

1 Charlemagne signait : « .Moi, Charles, roi des Francs et humble auxiliaire du Sainl-Sit'ge npostoli(]ue en toutes choses, » et Charlemagne n'en était pas, il n'en reste pas moins grand pour cela dans l'histoire.

II. 9

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Saint -Père ne suivait pas la route tracée par lui Napoléon.

Si le Pape fut surpris de ce langage inattendu et des principes que la lettre contenait, il ne s'en effraya pas néanmoins. La réponse que l'on adressa sans retard à l'Empereur ne pouvait être ni plus décisive, ni plus franche, ni plus courageuse, ni plus aposto- lique. On y démontrait la fausseté de la dépendance des Papes au temps de Charlemagne, et on prou- vait que, la véracité de cette dépendance même admise, dix siècles de souveraineté libre et indépen- dante avaient complètement effacé cette prétendue subordination de la souveraineté du Saint-Siège. On exposait à la fin combien cette indépendance et cette liberté étaient intimement liées au bien de la Religion pour la complète manifestation de la suprématie spi- rituelle; on disait que les autres puissances ne per- mettraient pas à un Pape vassal d'un prince quel- conque d'exercer son autorité spirituelle dans leurs États. Le Pape déclarait enfin à Napoléon qu'il n'était pas l'empereur de Rome, et que le Pontife ne dépen- drait jamais de lui comme de son suzerain. Pie Vil ajoutait qu'il n'abdiquerait pas volontairement cette neutralité, qui lui convenait sous le double aspect de Père commun et de chef de la Religion.

Cette lettre, pleine d'ailleurs des égards que l'hon- neur autorisait, fut adressée par le Pape à Napo- léon dès que celui-ci eut fait sa rentrée dans la capitale.

DU CARDINAL CONSALVI. 134

On peut croire que l'Empereur s'en montra extrê- mement irrité. Cependant cela ne le persuada j)as, et rien ne lui lit changer de manière de voir. Ceux qui ont par la suite apprécié son caractère et le déve- loppement de ses vastes desseins ont pu s'en aper- cevoir. Non-seulement il ne s'arrêta pas, mais il ne recula point même d'une semelle. Peu à peu, Napo- léon multiplia ses exigences et força le Pape à ne pas les admettre, retenu qu'il était par sa conscience. De la sorte, le Pape dut subir la perte de la domination temporelle du Saint-Siège et les autres conséquences que tout le monde connaît. L'Empereur attribua au ministre, comme toujours cela se pratique, la con- duite du Saint-Père, dont il se prétendait indigné.

A cette cause presque naturelle d'aversion qu'il me témoignait, s'en joignit une autre que je ne puis passer sous silence. Ainsi que je l'ai dit, le cardinal Fesch était ambassadeur de Napoléon à Rome. Il n'y eut pas d'attentions compatibles avec mes devoirs , d'égards délicats et en toute espèce de choses, que je n'eusse pour lui dès le principe. Fesch le savait; il me témoigna tout d'abord une sincère recon- naissance, de l'estime, et même de l'amitié. Mais plusieurs raisons altérèrent ensuite son affection pour moi. Je ne sacrifiais certainement pas mon honneur aux volontés de son maître, auprès duquel il am- bitionnait de se faire bien venir. En conséquence, pour ne pas paraître vis-à-vis de l'Empereur ou peu perspicace ou peu habile, il fallait une viclime sur le

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comple de laquelle on pût rejeter l'inflexibilité du Pape à ses désirs. Fescli avait un caractère fort soup- çonneux, et il s'imaginait presque toujours voir en réalité ce qui n'existait pas même en rêve '. Enfin, pour ne pas trop m'étendre sur ce sujet , il était par malheur devenu l'intime ami d'une famille dont le mari, par soif du lucre, et lafemme, par vanité, étaient mes plus cruels ennemis. Je n'avais jamais voulu sa- crifier les intérêts du Trésor à la cupidité du pre- mier et la bienséance à la coquetterie de la seconde. Voyant, après de nombreux échecs, qu'ils n'avaient rien à gagner près de moi et sous mon ministère, ces pauvres gens dirigèrent tous leurs artifices et toutes leurs batteries vers l'ambassadeur de Napo- léon. C'était déjà la puissance qui dictait la loi au

* Le caractère du cardinal Fescli était un mélange de bonnes et de mauvaises qualités, néanmoins riionnéteté prévalait. Prêtre avant la Révolution, il avait par peur renoncé, pendant la tourmente, à ses devoirs sacerdotaux, et s'était improvisé garde-magasin, munitionnaiie, fournisseur des vivres de l'ar- mée, enfin ce que, dans l'argot des camps, les soldats de la Képubliijue appelaient un rizpainsel. Comme tant d'autres , Joseph Fescli, à ce métier, eut bientôt réalisé une belle fortune. Quand le calme revint dans les esprits et que l'ordre triompha sur les débris lie l'anarchie, Fesch rentra dans le sanctuaire; puis, après la signature du (Concordat, il se vit rapidement nouiiiié archevèciue de Lyon, cardinal et grand aumônier.

Lu l'envoyant à Rome en qualité de son ambassadeur, Napo- léon avait eu la main malheureuse. Le cardinal Fesch n'avait [)as encore bien repris les habitudes de son état, et il s^imaginait tpi'on pouvait traiter les afïaires de l'Église au pas de chai-ge, comme un marché de viande ou de fourrages. Foit de la puis- sance sans limites de son impérial neveu, et poussédans ses der- niers retranchements par les insatiables désirs de Napoléon,

DU CARDINAL COXSALVI. ^i

monde. Ces gens espéraient ainsi qu'il leur serait pos- sible de me faire sauter de mon poste. Pour arriver à leur but, ils employèrent le mensonge, la dupli- cité, la séduction.

Tous ces motifs réunis amenèrent le cardinal Fescli à me représenter comme la cause unicpie de ropi)o- sition du Pape à l'Empereur. Et cependant le Pontife n'avait pas besoin de tels mobiles. JMais il sullisait à l'ambassadeur de France de voir que le Pontife résistait pour inculper résolument son ministre. La douceur du caractère de Pie YII l'avait mal fait juger en France. On ne sut pas distinguer en lui ce besoin d'accomplir ses devoirs, besoin qui l'emportait sur tout le reste.

Peu de paroles suffiront relativement à ce sujet ,

Fesch eut le tort de céder à des emportements et à des jalousies qui n'étaient p;is de saison. 11 voulut même rivaliser de talent, li'induence et de popularité déjà européenne avec Consalvi. Cette ambition, allant jusiiu'à la haine, fut une des causes détermi- nantes des malheurs de Pie VII et de l'invasion française. Mais le cardinal Fesch était au fond un homme juste et sensé; il comprit bientôt (ju'il faisait fausse route. Dans l'intérêt de l'Empire et de l'Fmpereur, souice de sa fortune ecclésiasti(pie , il lutta avec énergie, souvent même avec passion, contre les exigences de A'apoléon. Ainsi, dans plusieurs graves circonstances, et notam- ment en 181:2, au Concile de Paris, dont l'Empereur l'avait nommé président, Fesch s'honora en déployant pour le Pajje prisonnier et pour l'Église persécutée une audace véritablement sainte. Plus tard, à la chute de l'Empire, e.xilé de France et de son siège archiépiscopal, il trouva à Home une alFectueuse hospi- talité. Pie vu et le cardinal Consalvi oublièrent des torts passa- gers pour ne se souvenir (|ue ilu courage déployé, et, j»ar sa vie tligne et circonspecte , le cardinal-archevêque de Lyon prouva qu'il était aussi reconnaissant (lu'honnête.

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c'est-à-dire à Topinion en partie personnelle et en partie inspirée que l'Empereur nourrissait sur mon compte. ïl enjoignit à san plénipotentiaire de me communiquer la lettre qu'il lui écrivait de sa main ce qui fut fait. En parlant de moi dans cette lettre , il terminait ainsi : « Dites au cardinal Consalvi de ma part que, s'il aime sou pays, il n'a qu'une de ces deux choses à faire : ou obéir à tout ce que je veux, ou bien laisser le ministère. »

Je ne balançai point un seul instant quand le cardinal Fesch me fit lire cette dépêche, et je lui permis de répondre de ma part « que je ne ferais jamais la première des deux choses, et que j'étais tout prêt à exécuter la seconde dès que le Pape m'y autoriserait, afin de ne pas servir de prétexte ou de motif aux malheurs de mon ])ays ». Pendant tout le temps que le cardinal Fesch résida à Rome, les déclarations les plus impérieuses de l'Empereur contre moi, ainsi que les manifestes les plus pé- remptoires de sa volonté de ne plus me voir au mi- nistère, et les menaces des plus grands périls pour l'État si je restais dans ma charge, se multiplièrent à l'infini. Les objurgations en vinrent à un tel point qu'il fallut toute la fermeté de ce caractère que l'Eu- rope a depuis, et à son étonnement, admiré dans le Pape , pour le faire résister non moins aux efforts de la France afin de m'éloigner de ses côtés, qu'à mes prières elles-mêmes. Je les appuyais sur ma ferme résolution de n'être pas Toccasion de tous les désas-

DU CAUDINAL CtJ.NSALVI. 43:^

très (jui fondraient sur Sa Sainteté et sur l'Etat; je disais ([u'il fallait avoir soin de ne pas inculquer aux peuples quoique sans raison la pensée que ces désastres arrivaient parce que le Pape avait voulu me défendre, et qu'on les aurait évités s'il eût con- senti à me sacrilicr, ({uoique sans motifs, aux exi- gences de celui qui pouvait tout. Le Pape resta tou- jours inébranlable. Il trouvait en moi, disait-il, des qualités appropriées à son service et à celui de l'Église attaquée; mais c'était un pur effet de sa bonté, car ces qualités n'existaient pas.

La fureur de Napoléon, excitée par la résistance de Pie YII à ses desseins et à ses volontés, allait toujours croissant. Il avait substitué le ministre Alquier au cardinal Fesch, qu'il venait de rappeler, afin que son oncle et cardinal ne fiit pas l'exécuteur de la dernière ruine de Rome, quand l'heure de la réaliser aurait sonné. Alquier reçut contre moi les mêmes ordres que son prédécesseur, mais ils n'eurent pas plus de succès pendant un certain temps. Enfin le moment arriva le Pape crut opportun de se rendre à l'idée de ma retraite. Peu après, l'Empereur répondit au Pape par une note officielle de M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères. On reproduisait dans cette note les prétentions naguère exposées sur sa souveraineté dominatrice à Rome et dans l'État ecclésiastique, sulla sua soprasovranità di Roma e Slato ecclesiastico , ainsi que sur la dépendance du Saint-Siège.

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Cette note demandait encore que l'on entrât dans le système de l'Empereur, que le Pape fît la guerre aux Anglais, qu'il reconnût pour ses amis et pour ses ennemis les amis et les ennemis de l'Empereur, et autres choses semblables, conséquences de sa pré- tendue soprasovrcmità. Le Pape répondit négativement à tout. Mais pour prêter à cet acte solennel un plus grand poids, pour qu'on ne pût attribuer ce refus à une influence étrangère, mais à la volonté spontanée et propre du Saint-Père lui-même, et pour que ce refus pût amener chez l'Empereur la conviction que l'unique et véritable impossibilité de manquer à ses devoirs sacrés et non des inspirations étrangères empêchaient Pie Yll d'accéder à ses désirs, on jugea que c'était le moment de compenser le non définitif donné aux prétentions impériales, par le bonheur qu'il ressentiiait en m'arrachant lui-même du mi- nistère. On prouvait ainsi à Napoléon que le Pape faisait pour lui plaire, bien qu'à contre-cœur, tout ce qu'il était possible de faire, mais qu'il n'accor- dait pas ce que ses devoirs sacrés lui interdisaient de céder. Le Saint-Père se résolut d'autant mieux à consommer son sacrifice, c'est ainsi qu'il l'appe- lait , dans sa bonté , que les exigences de l'Empe- reur et les refus du Pape n'avaient pas été jus- qu'alors livrés à la publicité. Il était donc permis d'espérer qu'après la satisfaction de mon renvoi ob- tenue. Napoléon se convaincrait de la réalité des obstacles s'opposant à ce que Pie VII adhérât à ses

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désirs, et que, dans ce cas, il se désisterait de ses pré- tentions. Il pouvait le faire sans froisser son amour- propre, justement parce que rien n'avait encore trans- piré dans le public, ainsi que je l'ai dit. Je dois rendre justice à la droiture des intentions du Pape et à son excessive bonté envers moi. Il ne les fit céder qu'à cette considération puissante et ne se sou- mit qu'à ces réflexions. Il me sera permis de rendre encore justice, non à moi-même, ce qui ne serait pas convenable, mais à la vérité, sur une particu- larité qui me regarde. Je dirai donc que, quoique non-seulement je n'eusse pas ambitionné la secrétai- rerie d'Etat, mais encore que j'eusse fait tout mon possible pour en décliner les honneurs, cependant ce n'eût pas été au milieu des périls qui menaçaient le Saint-Siège et le Pape, mon grand bienfaiteur, que j'aurais privé l'un et l'autre de mes services, quels qu'ils fussent. Toutefois je me laissai guider dans ma conduite par la pensée dont je viens de parler. 11 en coûta beaucoup à mon cœur à cause des circonstances, et aussi parce qu'il fallait quitter celui que je vénérais et chérissais tant.

La chose ainsi arrêtée entre le Pape et moi, le même courrier extraordinaire portant à Paris le nouveau refus de Pie Vil à propos des grandes affaires qui étaient l'objet des convoitises ambitieuses de l'empereur Napoléon , lui porta en même temps l'acceptation pontificale de mon éloignement du ministère, et la nomination de mon successeur.

438 MÉMOIRES

C'était le cardinal Casoni. Cela arriva le 1 7 juin 1 806, si je ne me trompe. Je ne dois pas raconter la dou- leur du Pape et la mienne à cette séparation. 11 me sera permis de dire seulement que ce ne fut pas sans des pleurs réciproques et que, dans la suite des temps, le Saint-Père ne démentit jamais son immense bien- veillance envers moi.

Me sera-t-il permis d'ajouter que si j'avais ressenti une vive amertume en perdant la charge qui était cer- tainement la première de toutes, j'aurais trouvé une large compensation à ce déplaisir dans le déplaisir universel qui éclata lors de ma retraite du ministère? Je ne parlerai pas des témoignages que me prodiguè- rent les plénipotentiaires étrangers; ils m'adressèrent officiellement les notes les plus flatteuses et toutes contenant les expressions de la peine qu'ils éprou- vaient de mon départ. Ils affirmaient avec énergie que leurs souverains respectifs la partageraient; ils rendaient justice, disaient-ils, à l'honnêteté , à la loyauté et à la franchise de mon caractère ' , et à la célérité avec laquelle j'expédiais les affaires sans les laisser languir; il n'y eut pas un seul ambassadeur qui ne m'écrivît de semblables notes. Si sa qualité obli-

1 Dans une lettre confidentielle datée de Rome le 2 mars 1805, et adressée au Premier Consul , Cacault, l'ambassadeur de la Ré- publique française, trace en (juelciues mots le portrait du secré- taire d'État de Pie VII. 11 écrit : « M. le cardinal Consahi, infini- ment laborieux, et (jui a beaucoup d'esprit, est probe, désintéressé, incorruptible, pauvre et pourtant envié. »

Ces trois lignes sont le plus éloquent et le plus sincère résumé des Mémoires du Cardinal.

DU CARDINAL CONSALVl. 139

gea celui de France à s'en al)stenir, il ne s'abslint pas néanmoins, malgré la délicatesse de sa position, et quoique son gouvernement fût cause de ma re- traite, de m'adresser de vive voix ses compliments de condoléance. Il vint, lui aussi, comme tous les autres ambassadeurs, le lendemain de mon départ du Quirinal, me visiter chez moi; il me donna alors et par la suite les plus constantes preuves d'estime. Mais l'émotion que le public manifesta à la nouvelle que je n'étais plus secrétaire d'État ne fut pas moins flatteuse pour moi. J'irai plus loin, et s'il est possible de le dire, j'ajouterai que j'en fus d'autant plus tou- ché, que cette émotion s'étendit aux diverses classes de la société.

A l'époque de ma chute, car mon sort était tel, sinon de la part du Pape , certainement du moins de la })art de cette puissance que le monde entier regar- dait déjà comme l'arbitre de toutes choses, les regrets et l'atfection dont j'étais entouré ne pouvaient être l'elfet de l'adulation ou de l'égoïsme. On s'exposait même en agissant ainsi , puisqu'on se faisait un démérite auprès de celui qui m'avait renversé de mon poste. Ces marques de publique estime me consolèrent et me charmèrent comme appréciation d'une sage conduite. Mais, grâce au Ciel, j'avais un autre témoin en moi-même qui approuvait ma façon d'agir et qui l'approuve encore : ce témoin m'accompagnait sans cesse et ne me laissait jamais. Ma conscience n'était obsédée d'aucun remords pour

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ce qui a trait à mon administration publique. Je ne pouvais point m'accuser d'avoir sciemment commis !e moindre excès, le moindre passe-droit, le plus insi- gnifiant abus de pouvoir, et je n'avais pas profité de ma position pour m' enrichir ou pour enrichir ma famille. Je n'avais jamais accepté aucun cadeau, ni grand ni petit, pendant les nombreuses années que je fus en charge. Il est facile d'imaginer que les occasions ne manquèrent pas ; mais on ne pourra pas citer un fait pour démentir mon assertion , et je comprends jusqu'aux comestibles, aux régalades et aux tributs de Noël ou d'autres bonnes fêtes, tributs que l'on otfre d'après l'usage. Mon pauvre frère se trouva nu comme moi quand je sortis du ministère, c'est-à-dire tel qu'il était au moment j'y entrai '. Je ne lai avais pas procuré le plus mince avantage, bien que je l'aimasse beaucoup, et de son côté il ne permit jamais à àrae qui vive de tirer })rofit de sa faveur auprès de moi. La même chose arriva pour mes familiers : on ne peut pas dire que je leur aie accordé quelques bénéfices; je m'opposai même à ce que les autres leur en fissent accorder. Je ne con-

1 La justice que se rend ici le cardinal Consalvi, jusiicc méritée sous tous les rap[)orts , doit être e'galement rendue à ses deux plus illustres successeurs. Nous n'avons à parler ni du cardinal délia Soniaglia ni du cardinal Albani, l'un secrétaire d'État du pape Léon XII, l'autre du pape Pie Vlil. Ces ministres ne firent que passer et s'honorèrent ]>ar leur désintéressement. Mais les cardinaux Bernetti et Lainbruschini occupèrent longtemps le poste envié de secrétaire d'Etat, et avec un nom sans tache, ils ne léguèrent à leurs familles que le noble orgueil de leur probité.

DU CARDINAL CONSALVI. 144

sentis pas non plus à ce ({uc mon caniéricr obtînt nn poste de courrier, comme tous les camériers de mes prédécesseurs. Personne ne peut avancer ([iie j'aie reçu un seul placet des mains de mes domestiques. C'est ainsi que je ne pouvais, j^race au Ciel, être soupçonné de la plus imperceptible partialité dans les propositions soumises au Pape pour les .em[)lois. Beaucoup de mes amis furent mécontents en voyant qu'ils n'étaient pas promus comme ils s'en flattaient. allais je m'appliquai à ne peser que le mérite d^es gens et non leurs relations. Enfin , personne ne pourra m'accuser de n'avoir pas consacré aux de- voirs de mon emploi toutes les heures de ma vie. Je n'ai apporté aucun retard aux affaires, aucune diffi- culté à accorder audience. A tout instant, mon cabi- net était ouvert au public; enfin, je ne me suis rendu coupable d'aucune autre faute. Je n'entends pas en écrivant ces choses faire moi-même mon éloge : il n'y aurait rien de plus inconvenant. Je raconte simplement ce qui arriva en réalité, afin de peindre le contentement intérieur qu'au milieu de mon désastre me laissait ma conscience, environnée de sa pureté comme d'une égide invulnérable.

« Solto i'iisbergi) del senlirsi pura. »

Je le dirai encore, parce que je pense que, si ce dont je viens de parler était autant de strictes obli- gations qui m'incombaient, je crois aussi qu'en cer- taines situations et circonstances on doit se rendre

U2 MÉMOIRES

témoignage qu'on a exactement accompli ses devoirs, comme j'étais tenu de les accomplir.

J'abandonnai le Quirinal, puis, installé dans mon habitation particulière, je m'occupai de la direction de Saint-Michel a Ripa et de mes fonctions de préfet de la signature. Je ne pris plus aucune part aux grandes affaires de France en raison de mon oîïice, comme autrefois; mais, en ma qualité de cardinal, j'assistai aux fréquentes congrégations générales de tout le Sacré-Collége , que le Pape assemblait de temps en temps pour délibérer dans les graves occa- sions. Cela dura jusqu'à la chute du gouvernement pontifical.

Un an et un mois après mon éloignement du ministère, j'eus la douleur de perdre le cardinal duc d'York. Il mourut le 15 juillet 1807, et sa mort me fut très-sensible. Quand Mgr Cesarini, son héritier fiduciaire, notifia les volontés du testateur par rap- port aux legs, j'appris avec la plus extrême surprise que le cardinal duc n'avait pas accédé à la seconde renonciation que je fis du beau legs de six mille piastres qu'il m'avait destiné. Il me le confirmait pour la troisième fois, avec une bague d'une valeur de cent cinquante écus à peu près. J'acceptai l'an- neau comme un souvenir très-précieux, et je re- nonçai pour la troisième fois aux six mille piastres , afin de ne pas diminuer l'héritage du Cardinal au préjudice de ses famiUers. Ma renonciation fut re- cueillie dans les actes d'un notaire public

DU CARDINAL CONSALVI. 143

Peu après la perte du cardinal duc d'York, que je respectais et aimais tant et (|ui nie chérissait si paternellement de son côté, mon cœur fui frappé du coup le plus cruel qu'il pût jamais recevoir. Ah ! au moment je commence ce funèbre récit, les pleurs s'échappent en abondance de mes yeux! Que serait-ce donc si je devais écrire longuement sur ce trépas? car, et moi aussi, je puis dire avec vérité :

Tti mea , tu morieyis p-egisti commoda , f rater, Tenim una nostru est toln scpulta domtis!

Omnia tecum una perierunt gaudia noslrn , (Ju(B ttius in v'Ja dulcis altbal amor !

Oui, il mourut-après tous les autres, mon cher et unique frère André , lui qui m'aimait plus que lui- même, et qui m'en avait prodigué de si nombreuses et de si incontestables preuves; lui, un miroir de toutes les vertus : lui, religieux, humble, modeste, désintéressé, bienfaisant, courtois et aimable; lui, plein de talents, de savoir et dont l'esprit était cul- tivé plus qu'aucun autre; lui, tout mon soutien, toute ma consolation et mon bonheur; lui, enfin, dont je ne pourrai jamais faire assez l'éloge pour égaler les mérites. Ah! oui, il mourut après une pénible maladie de soixante- treize jours, pendant laquelle il offrit de très-éclatants modèles de toutes les vertus chrétiennes. Il supporta courageusement ses soutTrances. Au milieu des douleurs et dans ses peines continuelles, il se montra détaché de la terre et de moi-même, qui lui étais néanmoins

Ui MEMOIRES

si cher. Il fut plein de résignation à la volonté de Dieu; il l'aimait ardemment, ainsi que sa très-sainte Mère. La ville entière, qui en sut bientôt la nouvelle, fut Irès-édifiée de cette mort. Il rendit son âme à son Créateur le 6 août 1 807, jour quam semper acer- bam, semper honoratam habebo. Que Dieu le veuille ainsi !

J'étais à ses côtés quand il expira. Je n'avais jamais voulu le laisser un instant. En effet, je lui rendis les derniers devoirs, en faisant la plus extrême violence à mon cœur. Et comme je ne l'abandonnai point jusqu'à ce que le Ciel eût reçu son âme, ainsi je ne l'abandonnerai point après mon trépas. Je désire que nos corps reposent ensemble et soient unis dans la mort, comme nos âmes furent unies durant la vie. Je lui en confirmai la promesse presque au moment il expira. D'une voix affaiblie et tremblante, mais avec toute son âme sur ses lèvVes pâlies, il m'en fit la touchante demande et en exigea l'assurance for- melle. J'espère que le gouvernement sous lequel le Ciel me fera mourir sera assez bon et assez humain pour ne pas mettre obstacle , dans une circonstance aussi indifférente, à l'accomphssement de ces vœux innocents de deux frères que les révolutions purent rendre infortunés je parle plutôt de moi que de lui, mais qui ont toujours été honorés et honora- bles, et qui ne firent jamais de mal à personne. Je l'es- père, et tandis que je nourris de cet espoir le misé- rable reste d'existence dont je désire vivement voir

DU CARDINAL CONSALVl. H'6

le terme , la chère mémoire d'André restera toujours gravée dans mon esprit et dans mon cœur.

A dater de ce moment la \ ic me fut souveraine- ment à charge, et il n'y eut plus de plaisir pour moi. Je n'étais plein que de sa pensée, et je remplissais mes devoirs dans le but de me rendre le moins pos- sible indigne du secours du Ciel et d'aller l'y rejoin- dre un jour. Depuis l'époque douloureuse de sa mort jusqu'au moment j'écris, mon existence a été une série continuelle d'amertumes et de mal- heurs. Pendant l'espace de cinq mois je vis se succé- der des jours plus sombres les uns que les autres, précurseurs de l'irruption des armées françaises ve- nant à Rome pour renverser ce Gouvernement dont je faisais partie, quoique sans mérite de ma part. J'assistai à cette invasion qui eut lieu le 2 février 1 808 , et si elle ne brisa pas subitement la souve- raineté apparente du Pape, elle la détruisit néan- moins en substance. On languit encore dix-sept autres mois, en attendant la crise finale. Les jours et les nuits que l'on passa dans cette anxiété furent plus amers que la mort , morte amariores.

Le 20 juin 1809, cette crise finale éclata; on dé- clara l'abolition de la Souveraineté pontificale et l'annexion des États de l'Église à l'Empire français. Après, je fus témoin d'un siège de plusieurs semai- nes que l'on mit devant le Palais pontifical et qui arrachait les larmes des yeux de tous les bons';

1 Le peuple romain a été accusé et souvent avec -justice II. 10

1*.

U6 MÉMOIRES

puis, dans les ténèbres de la nuit , le sac du Quirinal. On escaladait les murs en différents endroits, comme on aurait pu l'effectuer sur une citadelle prise d'as- saut. Soldats, sbires, coupe-jarrets, galériens, sujets

d'une notoire ingratitude envers les successeurs de saint Pierre. Pendant l'occupation française, il a racheté' par une fidélité à toute épreuve ses ingratitudes passées et futures. De 4809 à 1814. le pape Pie VII était captif à Savone ou à Fontainebleau , et l'em- pereur Napoléon I^"", qui appelait Rome la seconde ville de son Empire et qui avait fait de la capitale du monde chrétien l'héri- tage royal de son fils au berceau , rencontra dans ce peuple une opposition inattendue et à laquelle s'associèrent quelques familles du patriciat romain seulement. Les autres appartenaient au vain- queur par le droit de leur lâcheté. L'opposition se manifesta par un acte de courage de la conscience, refusant de prêter foi et hommage à un autre souverain (ju'à Pie VII, prince légitime. Le palais de Monte-Cavallo ne se nommait plus le Quirinal; dans les bulUiins impériaux, c'était le palais du Roi de Rome. Les Romains ne consentirent jamais à de pareilles annexions, et dans deux se'ances du conseil d'État, tenues, la première à Saint-Cloud , le 10 avril 1812, sous la présidence de Napoléon Ronaparte; la seconde aux Tuileries, le 24 avril 4812, toujours sous la prési- dence de l'Empereur, l'on trouve la trace de cette résistance muette. Les procès-verbaux des deux séances ne furent jamais livrés à la publicité, et pour cause; mais, a notre grand étonne- ment, ils ligurent parmi les papiers du cardinal Consalvi, avec une lettre d'envoi datée de Paris, le H août 1814, et signée par le baron Locré, secrétaire général du Conseil d'État sous l'Empire. C'est donc un titre de gloire, une preuve de sens et un bon exemple qu'il est juste d'évoquer et de remettre sous les yeux des Romains.

Le résumé de la discussion du projet de décret relatif à la prestation du serment dans les États pontificaux est ainsi conçu :

« .M. le comte Boulay, au nom de la section de législation, pré- sente le projet de décret dont la teneur suit (n" 2G38 ter) :

» M. le comte Defermon ne voit de difficulté que lians la dis- position qui prononce la confiscation des biens. Il serait juste

Dr CARDINAL CONSALVI. 147

lobelles et ivres de colère, y pénéfrcrent en armes, après avoir fait tomber la porte intérieure. Ils sur- prirent le Pape au lit, lui laissant à peine le temps de se lever. Ils lui proposèrent de souscrire aux vo-

sîuis doute il'ôler au coup;ible la jouissance de sa fortune ; mais est-il conforme à l'humanité' d'en priver ses enfants? Ils n'ont point pris part à sa faute.

» M. le comte Boulay re'pond que le coupable est en état de révolte, et que dans ce cas le Code pe'nal prononce la confisca- tion. Au surplus, Sa Majesté adoucira la rigueur de la loi en faveur de la femme et des enfants, suivant les circonstances.

» Sa Mnjpsli' dit que les enfants auront toin"ours des aliments; mais qu'il n'est point dans l'intérêt de l'État de maintenir dans l'opulence (juelipies familles règne l'esprit de révolte. I^es enfants ont presque toujours les sentiments de leur père. Quand les pères seuls seront imbus de mauvais principes , on pourvoira plus largement au sort des enfants. Au .surplus, ce n'est pas ici le seul cas la famille se trouve ruinée par la mauvaise con- duite de son chef.

» M. le comte Berlier observe que le coupable n'est pas frappé d'abord : on lui donne le temps de venir à résipiscence. S'il n'en profite pas, assurément on ne peut plus douter qu'il ne changera jamais de princijies.

» M. le comte de Ségur demande le retranchement de la seconde partie de l'article 2. Le cou|)able qui répare sa faute fait connaître qu'elle n'avait pour principes que l'irréflexion ou In sottise; or, la sottise et l'irréflexion ne sont pas des causes qui doivent faire mettre sous la surveillance de la police.

" M. le comte Boulay dit qu'on doit regarder comme une révolte scandaleuse le procédé de celui (pu, pouvant se dispenser tle comparaître, se présente néanmoins et refuse le serment. In tel homme mérite que la police ait constamment les yeux sur lui.

» M. le comte Begnault de Saint-Jean d'Angély voudrait (pi'a- vant de le condamner on lui fit sommation de comparaître à l'effet de se défendre.

') M. le comte Merlin observe que la représentation du con-

10.

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lontés de l'Empereur ou de partir immédiatement, sans désigner le lieu de l'exil. Le Pape refusa avec courage et fermeté. Il fut aussitôt enlevé de sa rési- dence; puis, seul avec le cardinal Pacca, pro-secré-

tumax fait tomber avec toutes les suites les condamnations pro- nonce'es contrj lui.

» Sa Majesté pense qu'il conviendrait de ne remettre la peine qu'autant que le condamne' le demandera. A cet effet, on pour- rait décider que le sé(|uestre mis sur ses biens lui sera signifié; qu'il aura un mois pour se présenter devant la cour impériale et y prêter serment; (|ue faute par lui de le faire, la confiscation et la déportation seront prononcées.

» M. le comte Canarelli dit que les Anglais ont expulsé de l'île de France M. Bertrand, qui y remplissait les fonctions de premier président de la cour impériale, et ne lui ont })as même permis d'emporter aucune partie de ses biens, parce que ce magistrat a refusé de leur prêter le serment.

» Sa .Majesté dit que les deux espèces ne sont pas entièrement les mêmes.

» M. le comte Gassendi dit (|u'on ne peut pas compter sur les serments qui sont prêtés par force. Les sentiments et les opi- nions demeurent les mêmes et n'attendent que l'occasion pour se développer.

» Sa Majesté dit que le serment est toujours un frein , du moins pour les hommes qui ne sont pas entièrement pervertis. On ne demande le serment à personne; mais si (juelqu'un se présente à refï'et de remplir une fonction pour laquelle le serment est exigé, et que néanmoins il le refuse, il vient évidemment braver la loi : le laisser impuni serait un scandale.

» M. le comte Gassendi dit qu'on pourrait se borner à le mettre en surveillance.

» Sa Majesté dit que celte mesure n'est pas une peine. En vérité le gouvernement s'avilit s'il soufîre (ju'un individu puisse spontanément prétendre vivre sous la protection de l'autorité et partager les avantages qu'elle accorde aux citoyens, et que néanmoins il vienne déclarer en public qu'il ne reconnaît ni l'Empereur ni l'Empire. 11 est naturel que cet individu soit écarté

L)i; CAIJDINAI. CONSALM. 149

taire d'Ktat, sans un domestique, sans personne des siens on ne permit ensuite qu'à un petit nombre de le suivre, on le jeta dans une mauvaise voi- ture , sur le siège de laquelle le général français avait

p;if la (leporlalion. Ce jeu est insultnnt. 11 faut y mettre un terme. C'est rinilulgence qui a donne tant fl'audace. Quand on usait de plus de sévérité, personne ne se serait permis ces excès. Aujour- d'hui l'on en fait une plaisanterie. On va rire dans sa maison de sa scandaleuse résistance. Si ipielipies confesseurs y poussent, ces confesseurs sont des ignorants. Jésus-Christ a reconnu César, les saints Pères ont juré fidélité à des empereurs païens. En Italie, tous les évèijues ont prêté serment a la Réiiubliiiue française, même dans le temps ses troupes brisaient les autels. Ils y ont exhorté leurs ouailles par des instructions que tout le monde a vues. Mais alors on était très-sévère. Que du moins maintenant il en coûte les biens pour de semblables jeux, et l'on est bien sûr qu'ils ne se renouvelleront point.

..M. Fiévée, maître des requêtes, rappelle la proposition de M. le comte de Ségur. 11 lui semble (pi'il n'est pas nécessaire de mettre en surveillance un homme qui revient de lui-même.

» Sa Majesté renvoie le projet à la section, pour préparer une rédaction nouvelle conforme aux bases qui viennent d'être posées.

» Sa Majesté consent au retranchement proposé. II y a plutôt folie (]ue mauvaise intention. »

Séance du 2i avril 1812.

.. M. le comte Boulay, par ordre de Sa Majesté et d'après le ren- voi fait à la section de législation dans la séance du 10 avril der- nier, présente une nouvelle rédaction du projet dont la teneur suil(n<> 2568 ter):

« Sa Majesté dit qu'il suffît d'adresser le décret à la cour impé- riale de Home et qu'il ne doit pas être inséré au Bulletin des lois. Rome est la seule ville de France oii le scandale que le décret tend à prévenir ait eu lieu. Aucune autre contrée de l'Empire n'en a jamais donné l'exemple.

» S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire dit (|u'il serait Juste de donner un délai plus long pour purger la contumace.

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pris place. Alors, avec la rapidité de l'éclair, et sans lui accorder aucun répit, on le traina jusqu'à Gre- noble, où il ne resta prisonnier que onze jours, parce que la piété du peuple inspirait des craintes au Gou- vernement. Le Saint-Père fut ensuite transféré à Savone, il est encore captif.

J'ai dit tout à l'heure improprement que j'avais été spectateur de l'assaut du Quirinal. J'ai vu, non de mes yeux, mais j'étais un des rares Cardinaux

» M. le comte Boulay dit qu'on ne peut pas accorder cinq ans à celui qui ne refuse le serment que parce qu'il espère un chan- gement dans l'ordre des choses. Si on lui donne un aussi long délai, il attendra les e've'nements sur lesquels il compte, et il persistera avec d'autant plus d'opiniâtreté dans son refus qu'il es! assure' de recouvrer ses biens après cinq ans, dans le cas il faudrait renoncer a son illusion.

)> M. le comte Defermon dit que cependant il en perdrait irré- vocablement les fruits.

» M. le comte Boulay répond que ce sacrifice n'arrêtera point celui qui espère s'en faire un mérite auprès du Souverain dont il espère le retour.

» Sa Majesté dit qu'elle ne voit pas pourquoi l'on parlerait de la contumace. 11 ne peut jamais y en avoir, puisque pour qu'un individu refuse le serment il faut bien qu'il soit sur les lieux.

» M. le comte Boulay dit qu'il faut prévoir deux cas. Si l'indi- vidu ne se présente pas, il n'y a point de refus de serment ni par conséquent de poursuites; mais il peut se faire aussi (ju'après avoir refusé le serment il s'évade, et alors on serait oblige de le juger par contumace.

« Sa Majesté dit qu'au moment même du refus, on doit s'assurer de sa personne.

)> M. le comte Boulay dit que cette addition aphinit toutes les difficultés. »

On passe, par ordre de Sa Majesté, à la discussion d'une autre affaire, et le décret fut rédigé dans le cabinet de l'Empereur.

I)i: CARDINAL CONSALVf. I.'il

alors résidant à Rome, et je pus savoir par des té- moins oculaires tous les détails qui n'entrent pas dans le cadre de cet écrit ' .

Il est aussi impossible d'imaginer que d'exprimer la douleur que me causa cet événement. A partir du G juillet, je restai à Rome pendant cinq mois et quel- ques jours avec six ou sept (Cardinaux les autres avaient été forcés de partir depuis longtemps. Je vécus dans la tristesse la plus amère et dans de mor- telles angoisses que provoquaient le contraste des circonstances présentes et l'obligation d'accomplir exactement mes devoirs. Plus qu'aucun de mes col- lègues, j'étais placé dans cette alternative par suite d'une combinaison dont je vais parler. Mes collègues n'étaient connus personnellement d'au- cun des hommes composant la nouvelle autorité française. Il n'en était pas ainsi de moi. Mon voyage à Paris et mon séjour prolongé à la secrétairerie d'État m'avaient mis en rapport avec beaucoup de militaires, de magistrats, et avec un grand nombre

' Ce fut dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809 que des soldats français, conduits par quelques re'voluiionuaires romains, péné- trèrent de vive force dans le palais du Quirinal. Radet, général de gendarmerie, déclara le Souverain Pontife prisonnier de Na- poléon, et il le fit partir de Rome avec des précautions ((ui déce- laient de vives craintes et plus d'un reujords peut-être.

Quand les Romains complices de l'attentat vinrent palper le salaire promise leur trahison, le général MioUis ne put s'em- pêcher de dire aux officiers i|ui l'entouraient : « Maintenant, messieurs, chassez cette canaille. »

C'est le remercîment réservé à tous les Iscariotes, à tous les Deutz et à tous les Liborio Komano.

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d'individus de toutes les classes de la nation enva- hissante. Je dirai, en outre, que ces circonstances, et spécialement la seconde, m'avaient fait non-seu- lement connaître, mais encore, qu'on me permette de l'avouer, aimer de tous. Pendant mon ministère, j'avais eu mille occasions de rendre des services à plusieurs d'entre eux. Il m'avait été donné de faire des politesses aux uns, d'être utile aux autres ou à leurs amis; bref, ceux-ci pour une raison, ceux-là pour une autre, m'étaient demeurés reconnaissants et attachés. Autant j'étais mal vu par le chef de la France, à cause des motifs déduits, autant j'étais personnellement aimé, et, s'il est permis de le dire, estimé par tous les Français. Ceux qui étaient absents et surtout les présents se firent un devoir, en cette occurrence, d'user envers moi de tous les égards possibles. Ils me visitèrent, m'honorèrent, m'offri- rent leurs bons offices, me comblèrent de distinc- tions, et s'efforcèrent de me garantir, autant qu'ils le pouvaient, contre les persécutions nées du nouvel état de choses. Cette situation périlleuse me donna plus d'une fois les transes de la mort. Il fallait sauve- ' garder ma dignité de Cardinal et ne pas heurter l'opinion pubUque, qui, soit ignorance, soit méchan- ceté, ne sait point ou ne veut point établir de distinc- tion entre les personnes et leur gouvernement, ni s'appesantir sur les cas particuliers. L'opinion aurait pu se formaliser de me savoir au mieux avec les Français et comblé d'égards. Par délicatesse, je me

DU CARDINAL C(JNSALVI. loî

vis obligé non-seulement de repousser, mais encore de prévenir et d'arrêter leurs soins. J'allai jusqu'à être impoli, incivil et même ingrat. Je le fus cer- tes, et je n'éprouve pas le plus léger remords pour avoir risqué la plus petite démarche qui ne fût pas convenable. Je me repentirais même d'avoir poussé trop loin les choses, jusqu'à ne pas rendre par carte les visites que l'on me fit et que je ne reçus jamais. Je n'acceptai pas davantage les faveurs et les politesses, tant était puissante sur mon âme la crainte de paraître, quoique sans réalité, souiller le moins du monde un nom que je voulus toujours conserver pur et sans tache. Mais Dieu sait combien il m'en coûta, et ils peuvent se l'imaginer ceux qui n'ont pas un cœur ingrat et insensible. Ma douleur vint de l'impossibilité de persuader à ceux qui usaient envers moi de toutes ces prévenances que j'étais forcé de tenir cette conduite, en ma qualité de Cardinal et de membre du Gouvernement qu'ils avaient renversé. Ces fonctionnaires ne voulaient pas et ne pouvaient pas comprendre que, s'ils étaient mes amis personnels, je me voyais dans la nécessité de les considérer comme les ennemis du Saint-Siège et de mon Prince. Ils répondaient que le gouverne- ment français et leur caractère individuel étaient deux choses très-distinctes; que leur amour-propre s'oflensait de mon éloignement prémédité; ils ajou- taient même que leur honneur en soutirait.

Je tins ferme, mais ce combat fut pour moi très-

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pénible et fort douloureux , et la victoire me coûta cher. Rien n'était plus cruel à mon cœur que de paraître, quoique sans le mériter, ingrat et grossier. Mais s'il était amer, dur, déplaisant, embarrassant et souvent même périlleux, d'ap:ir ainsi vis-à-vis des particuliers et des autorités civiles et militaires, bien que subalternes, on peut croire qu'il devenait beau- coup plus scabreux de procéder de la même façon avec l'autorité supérieure qui commandait à Rome. Par malheur je me vis dans ce cas.

Le soldat qui remplissait à la fois les fonctions de général en chef de l'armée et de président de la Con- sulte gouvernementale (MioUis) était lié avec moi par une amitié déjà vieille et par une intimité de re- lations. Il se croyait encore mon redevable pour certains services rendus à son frère avant et après son élévation à la dignité épiscopale. Ce frère, n'é- tant encore que prêtre, avait résidé à Rome en qua- lité d'émigré, et j'avais eu l'occasion de lui être agréable. Une fois qu'il fut sacré, il s'adressa tou- jours à moi dans ses besoins, par suite de nos anciens rapports. Alors j'étais encore en position de le servir de nouveau.

On conçoit facilement comment le général en chef, en souvenir des relations que j'avais eues ayec son frère et avec lui-même, se crut obligé d'user d'égards envers moi, de me visiter, de me témoigner mille attentions. On conçoit aussi combien mes refus et mon abstention je ne lui rendis même pas les

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visites qu'il me faisait à la porte, car je ne le reçus jamais furent blessants pour son amour-propre. Ce sacrifice, imposé à la délicatesse de ma position, me peina beaucoup, et je dois ici payer un tribut de gratitude à la bonté de ce général pour moi , et aux éminentes qualités qui le distinguaient. Au pre- mier rang de ces qualités brillaient le désintéres- sement, la modestie, l'énergie, la modération, l'ab- sence la plus complète de toute vanité et de tout orgueil, et une justice incorruptible '.

Néanmoins, mon abstention n'eut pas à soutenir de plus rude assaut que celui que me livrèrent mes

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scrupules à propos du nouveau roi de Naples. C'é- tait ce général Murât, avec lequel j'avais contracté la plus étroite amitié depuis ses différents voyages à Rome au temps de mon ministère et de notre entre- vue à mon passage à Florence, il commandait l'armée, quand je me rendis à Paris pour le Concor- dat. Une serait pas facile de peindre ici l'intimité de notre liaison, liaison qu'autorisaient et exigeaient son inexprimable dévouement et son attachement pour la personne du Pape, non moins que les bienfaits que le Saint-Père lui-même et l'État en avaient recueillis pour l'avantage de l'Église. Au moment il traversa Rome avec le titre de roi de Naples, le Pape résidait

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encore dans sa capitale, et je fus mis à une rude épreuve Murât n'était pas reconnu par Sa Sainteté comme roi de Naples. Cardinal, je ne crus donc pas que je devais aller le saluer. Il en fut mortifié, affligé, et il me le prouva. Il fit arriver à mes oreilles, et de la manière la plus courtoise et la plus aimable, qu'il pouvait bien, grâce aux circonstances, me par- donner de ne pas le voir en public, mais qu'il ne me pardonnait pas de ne pas lui rendre une visite pri- vée, et, comme on dit habituellement, en cachette. Ma conscience ne me le permit point, bien qu'il me fallût faire un grand effort. Mais quand il revint à Rome, après la chute du gouvernement pontifical et le départ du Pape, il s'y arrêta neuf jours environ, re- vêtu du titre de lieutenant de l'Empereur. L'épreuve à laquelle je me vis soumis fut encore plus dure. Comme le Pape ne résidait plus au Vatican, et qu'il n'était même pas prince de fait, le roi de Naples crut que mon devoir ne m'obligerait plus à la même rete- nue par rapport à une simple visite. Cinq jours après son arrivée, voyant que je n'allais pas chez lui, il me plaça, durant le reste du temps qu'il habita Rome, dans la position la plus fausse et la plus afiligeante. Mes devoirs, ou tout au moins les précautions que je jugeai convenable de prendre pour n'y pas manquer, peut-être ai-je poussé la susceptibilité au delà de ce (ju'ordonnait la règle stricte? l'emportèrent sur tout, et je ne le visitai pas. Je ne saurais dire toute- fois combien mon cœur eut à souffrir de cette absten-

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tion , soit par tout ce que je devais à Murât, soit à cause de l'outrage que, disait-il, ma conduite, spécia- lement dans cette seconde occasion , lui infligeait.

Sans parler de beaucoup d'autres, je ne puis pas- ser sous silence l'embarras dans lequel je me vis à cette époque. Un édit de la Consulte gouvernante forçait tout citoyen romain âgé de moins de soixante ans, de quelque condition ou rang qu'il fût, à deve- nir garde national, exerçant ou contribuant. Les ecclésiastiques étaient placés dans cette seconde catégorie, et la loi ne spécifiait aucune exception. Le cardinal Pacca étant consigné avec le Pape au Quirinal, j'étais le seul cardinal qui, n'ayant pas la soixantaine, fût englobé dans la mesure. Ce n'était point l'intérêt pécuniaire, mais la dignité cardi- nalice, qui m'engageait à m'opposer à cette exi- gence et à ne pas obéir à une loi à laquelle , juste- ment à cause de ma pourpre, je ne me croyais pas astreint. Mais cette pourpre était regardée comme peu de chose parle gouvernement impérial; il prétendait même et il désirait l'humilier. Je me décidai donc à résister vigoureusement, à tous riscpies, en vue de ce que je devais à cette même dignité. Toutes les vexations que l'on me fit subir pour m'amener à payer la contribution qui, quoique bien minime comme intérêt pécuniaire, blessait pourtant beaucoup l'hon- neur du Sacré-Collége , demeurèrent sans effet.

J'étais, on le sait, supérieur de l'hospice de Saint- Michel a Ripa. Celte charge me suscita une autre

DU CARDINAL CONSALM. 159

peine et en même temps un autre grave péril. Mon emploi entraînait de fréquents et sérieux rapports avec le gouvernement séculier, et particulièrement avec la trésorerie ou le ministère des finances, dont l'hospice lirait à pou près tous ses moyens de sub- sistance quotidienne. 11 en était de même pour la police, avec laquelle on se trouvait journellement en relation, à cause des condamnés détenus à la prison de Saint-Michel des Méchants (San-Michele (Ici Catlivi), prison annexée à l'hospice général. Dès que l'administration pontificale eut été renversée, je jugeai que je ne devais plus occuper ma prési- dence, parce que je me serais vu chaque jour en contact avec le Gouvernement nouveau. Ce Gouver- nement m'aurait intimé ses ordres, et, en les exécu- tant, je l'aurais reconnu, ce qui devait répugner à un cardinal. Par motif d'économie, on n'avait pas remplacé le prélat défunt qui exerçait sous moi l'au- torité dans cet hospice. Cela était mon plus grand embarras, car je ne savais en quelles mains la lais- ser, et je m'exposais, en quittant Saint-Michel, à m'entendre accuser d'avoir, par un excès d'aversion pour le Gouvernement nouveau, plongé dans l'anar- chie une agrégation de sept ou huit cents individus. Après de mûres réflexions , je me déterminai à con- voquer les chefs de toutes les communautés et de chacune des sections de l'hospice; puis je leur enjoi- gnis, en les rendant responsables, de diriger chacun son office d'après les règles et les lois actuelles. En

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agissant ainsi, je ne doutais pas qu'après mon dé- part le nouveau pouvoir ne laisserait pas s'écouler un bien long temps sans nommer à un poste que beaucoup ambitionnaient certainement. Cela fait, je me démis de mon titre et ne voulus pas annoncer cette démission au Gouvernement. Il me semblait que de la sorte j'aurais fait acte d'adhésion. Ce scru- pule me créa un risque afiFreux.

Le nouveau pouvoir, ayant appris que j'avais résilié mes fonctions, s'irrita de ce que j'eusse ef- fectué cette retraite sans lui en faire part. De plus, il se trouva vexé d'avoir à s'occuper de me rem- placer au moment des pensées et des affaires plus urgentes absorbaient ses moments. Il s'indigna surtout de l'exemple que ma démission offrait aux autres employés, qui allaient se croire autorisés à m'imiter plutôt qu'à servir le régime impérial. Il me fit adresser une très-verte et très-énergique intima- tion pour avoir à rentrer en charge à l'instant même, sauf à me démettre plus tard dans les formes légales entre les mains du Gouvernement, si ce Gouverne- ment voulait bien m'en accorder la permission. En cas de refus, et tout en me reprochant d'avoir livré à l'anarchie un hospice n'ayant point d'autre chef que moi, on me menaçait de toute la sévérité des lois.

Je répondis au commandant de place , évitant ainsi le titre de gouverneur que j'aurais du employer en m'adressant au général au nom duquel le corn-

Lettre du cardinal Castiglioni {jipe Pie J'III) au cardinal Consalvi.

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DU CARDINAL CONSALVI. 16-1

mandant m'avait fait faire la sommation, et je répondis par écrit, afin qu'on ne pût pas soutenir que j'avais imploré ou reconnu l'autorité, ce qui au- rait eu lieu si j'avais traité de vive voix, car ils étaient libres alors de présenter la chose selon leur manière de penser. Je répondis donc que j'étais fort étonné des alarmes que causait ma démission; qu'il me paraissait étrange qu'on n'eût pas senti et com- pris, comme on devait le faire, ([u'en ma qualité de cardinal j'avais cessé d'avoir un emploi dans le gou- vernement civil, dès que le gouvernement civil dont je le tenais, et au nom duquel je l'exerçais, n'exis- tait plus. J'ajoutai ensuite que, quant à la fausse im- putation d'avoir laissé l'hospice dans l'anarchie, j'y avais pourvu, ainsi qu'on pouvait s'en assurer en prenant la peine d'interroger l'administration elle-même de l'hospice.

Après cette réponse, je ne tentai pas d'autres démarches, et je me résignai sans frayeur aux con- séquences dont on m'avait menacé. On chercha à m'etTrayer ensuite en me détaillant ce que j'avais à redouter de l'Empereur; mais je ne revins point sur mon parti pris.

C'est à travers ces événements et d'autres aussi difficiles et aussi cruels, qui se succédèrent à peu près chaque jour pendant un mois, que je vis se lever le 21 novembre. Une lettre m'arriva du minis- tère des cultes à Paris. Dans cette lettre on m'or- donnait, au nom de l'Empereur, de me rendre à II. 11

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Paris, je devais toucher trente mille francs de pension comme tous les cardinaux français , puisque Rome était proclamée ville française. Quelques-uns des rares princes de l'Église résidant à Rome avec moi avaient reçu peu de temps auparavant semblable injonction. Leur réponse, basée sur des motifs de santé, était dilatoire. Je ne jugeai pas qu'il fut con- venable de suivre la même marche; et le cardinal di Pietro, qui reçut lui aussi sa lettre en même temps que moi, fut de cet avis.

Tous les deux nous répondîmes que nos devoirs ne nous permettaient pas de nous rendre à Paris et de laisser Rome , notre résidence , sans la permission du Pape, à qui nous allions à l'instant en référer; que, quant au traitement, les ordres de Sa Sainteté nous empêchaient de l'accepter; que toutefois nous protestions de notre reconnaissance.

Cette réponse froissa l'Empereur, qui, se regar- dant comme notre prince, désirait d'être obéi sans retard, et tolérait fort peu, par suite de son caractère personnel, que l'on fit dépendre la soumission à ses volontés de la volonté d'un autre, c'est-à-dire du Pape. Le général en chef avait reçu l'ordre de notre appel. Il nous le transmit par l'intermédiaire d'un colonel de gendarmerie. Comme, par les raisons indi- quées, MioUis s'intéressait à moi, il se montra très- affecté de ma réponse, et il n'y eut pas d'assaut que je ne fusse mis en demeure de soutenir de sa part pour me conformer aux injonctions de Napoléon, ou tout

DU CARDINAL CONSALVI. 163

au moins pour adoucir ma résistance, en alléguant un motif de santé ou un autre de ce genre. Il eut la complaisance de celer cette lettre pendant plusieurs jours, afin de m'épargner les terribles résultats aux- quels, disait-il, la missive m'exposait. Je luttai de fermeté, et je ne modifiai point la lettre, qu'il dut enfin se résigner à faire passer. J'écrivis alors au Pape, ainsi que l'autre cardinal, pour lui communi- quer notre refus de la pension, et pour lui demander de nouvelles instructions sur notre appel à Paris. Quelques jours se passèrent, depuis le 21 novembre jusqu'au 8 décembre, puis on me signifia brusque- ment, ainsi qu'au cardinal di Pietro, un ordre exprès de partir pour Paris dans les vingt-quatre heures. Je déclarai que j'étais dans l'impossibilité d'obéir, puis- que je n'avais pas encore reçu les instructions du Pape. L'autre cardinal fit de même.

Les vingt-quatre heures étaient à peine expirées, qu'au commencement de la nuit du 9 décembre je vis s'abattre chez moi la force armée française. L'of- ficier qui commandait la troupe m'intima de partir cette nuit même, escorté de soldats. On agit de la même façon avec di Pietro. Cédant à la violence, je m'apprêtai au départ. Toute la nuit, les soldats restè- rent dans ma maison ; je me séparai de mes amis en larmes, accourus pour me dire adieu, et de mes do- mestiques pleurant. Deux heures avant VAve, Maria, le 10 décembre 1809, et accompagné par la force armée, je descendis l'escalier.

il

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En sortant de chez moi , je vis à ma porte une voiture dans laquelle se tenait le cardinal di Pie- tro, ayant subi la même avanie. L'on m'accordait ainsi la consolation inattendue et inespérée de voya- ger avec le meilleur ami que j'eusse dans le Sacré- GoUége. Au bout de cinq ou six lieues, la force armée nous lâcha, et nous poursuivnnes notre route, auto- risés que nous étions par un ordre que Pie Ali avait intimé quelque temps auparavant à d'autres cardi- naux partis de Rome avec une escorte militaire. Le Pape leur avait dit qu'ils pouvaient continuer le voyage lors même que les soldats les abandonneraient en chemin. A ses yeux, il suffisait de ne pas quitter Rome volontairement.

Notre voyage fut fort long, car nous ne courions pas la poste. Nous ne nous arrêtâmes cependant (jue vingt-quatre heures à Bologne et quarante-huit à Sienne. Mais nous allions à petites journées; rien ne nous pressait pour accélérer la marche, et, dans la prévision de ce qui nous attendait à Paris , nous eus- sions souhaité que notre voyage s'éternisât, puisque nous voulions rester fidèles à nos devoirs. Nous ne passâmes point par Florence, mais par le Tyrol; nous n'allâmes pas par le Cortonais, mais par le Bolonais. Après quarante et un jours de voyage , nous arrivâ- mes à Paris, le 20 février 1810. Là, il fallut se sépa- rer. Di Pietro prit résidence chez les Irlandais, et je louai un appartement rue de Lille.

En me retrouvant à Paris, je me vis plus encore

DU CARIMNAL CONSALVl. IC.i

qu'à Home livré à ces luttes qui me plaçaient entre mes devoirs et ces circonstances personnelles dont j'avais déjà tant souffert. Ma position différait essen- tiellement de celle de mes collègues, que je rencon- trai là presque au nombre de trente. Ils n'étaient pas individuellement connus, et pour eux l'occasion ne s'était pas offerte de nouer des relations avec les au- torités. Quant à moi, j'étais venu neuf années aupa- ravant à Paris. J'y avais négocié le Concordat , c'est- à-dire un traité dont tous généralement s'étaient montrés satisfaits, et en particulier les plus hauts fonctionnaires. Tous les dignitaires de la cour, tous les ministres me connaissaient, et je dirai même qu'ils m'aimaient. Je les connaissais, moi aussi, depuis longtemps. Durant mon ministère, j'avais traité avec eux, j'avais accueilli beaucoup de leurs recomman- dations, j'avais pris soin de leurs affaires et de celles de leurs amis; j'avais été secrétaire d'État, et j'avais eu le bonheur non à cause de mes propres qua- lités — de leur être agréable. Telles étaient les rai- sons fort naturelles de leur attachement et aussi de leur estime pour moi.

L'archichancelier (Gambacérès) , l'architrésorier (Lebrun), le vice-grand électeur (Talleyrand; , le ministre des cultes (Bigot de Préameneu), le mi- nistre de la police (Fouché), et presque tous les autres ministres, se trouvaient dans ce cas à mon égard. Je dirai plus encore. Je connaissais particu- lièrement toute la famille impériale, la mère de l'Em-

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pereur, ses frères, ses sœurs, ses beaux-frères, les uouveaux rois et les nouvelles reines auxquels j'avais rendu service à Rome , ils vinrent au temps de mon ministère. J'avais aussi été en rapport avec eux lors de mon premier voyage à Paris pour le Concor- dat. J'étais donc assuré qu'ils m'auraient prodigué toutes les marques possibles de leur empressement et de leur considération. Leurs soins, les politesses et les invitations ne devaient certainement pas me manquer. Moi-même, en raison des circonstances particulières dont j'ai parlé, je m'avouais tout bas obligé d'être avec eux en d'autres termes que mes collègues.

Ces réflexions me causèrent plus d'angoisses que la crainte oii j'étais de ne pas me prêter aux appa- rences que notre qualité de sujets de fait nous impo- sait, et de ne pas imiterions les autres ^orporafi. 3Iais le Saint-Père avait ordonné à Rome aux Cardi- naux et aux prélats de ne participer à aucun dîner, à aucune réception, à aucune fête dans ces temps de si grand deuil pour l'Église et pour le Saint-Siège. Sans avoir besoin de la prohibition du Pape, mon seul titre de cardinal et de membre du gouverne- ment pontifical me faisait regarder comme une chose très-indécente et très-indigne qu'au moment même notre chef était prisonnier, le Saint-Siège plongé dans le malheur, l'Église privée de sa liberté et de ses domaines, la Religion au milieu des périls, de la ruine et de la tristesse , un cardinal put para-

DU CAUDINAL CONSALVI. -107

derdans les assemblées, dans les conversations, assis- ter aux banquets et faire bonne mine aux représen- tants de ce gouvernement qui avait renversé le sien. En conséquence, j'avais pris la résolution de mener une vie très-solitaire, et de ne faire rien de tout ce dont j'ai parlé, comme je croyais que cela cadrait nécessairement avec mes devoirs et mon ti- tre. Je voulus cependant remplir les formalités abso- lument indispensables de politesse et de convenance. Chacun voit combien cette ligne de démarcation était plus difficile à suivre pour moi que pour tout autre , justement en raison des circonstances parti- culières. Pour accomplir mon devoir, j'évoquai une nouvelle difficulté et de nouveaux périls. La seule excuse qui pouvait m' empêcher d'offenser quel- qu'un me manquait. Il me devenait impossible d'at- tribuer ma réserve à mon rang de cardinal et à une impérieuse nécessité de mon état. La conduite de certains de nos collègues qui avaient précédé notre arrivée à Paris m'enlevait absolument cette excuse. Vaincus par la crainte, je ne veux pas les in- criminer, mais je narre simplement les faits, ces cardinaux pensèrent», quant à la prohibition du Pape, qu'elle ne s'étendait pas hors de Rome; quant aux autres considérations, ils se figurèrent que la /situation dans laquelle ils se trouvaient les rédui- sait toutes à néant. En arrivant, je m'aperçus qu'ils assistaient à tous les dîners. Ils couraient à toutes les soirées, dans les maisons des grands et des mi-

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nistres; ils faisaient céder aux exigences du temps et des périls toutes les considérations, dont ils ne croyaient pas altérer la substance, considérations relatives à leur dignité, à leur individualité, à leur chef, et au Saint-Siège lui-même.

Quant à moi, je n'en jugeai pas de même, et il ne m'appartenait pas de décider si je jugeais bien ou mal. Et comme je ne pensais pas ainsi , aucun sub- terfuge, aucun danger, aucune crainte ne purent m' engager à suivre leur exemple. On comprendra bien qu'il me fut pénible de ne pas faire ce que fai- saient les autres cardinaux, à l'exception du cardi- nal di Pietro, venu avec moi à Paris, et de deux autres dont l'arrivée coïncida avec la nôtre. Ces deux autres (Pignatelli et Saluzzo) étaient animés des mêmes sentiments que nous. Mais absolument incon- nus à Paris et placés dans un cas bien meilleur que le mien , ils eurent à surmonter moins de diffi- cultés et à courir moins de dangers pour dominer cette crainte , et néanmoins il y avait dans leur fait un éclatant mérite.

Je confesserai que cette crainte ne fut pas ce qui me coûta le plus à surmonter. Paraître répondre avec incivilité, impolitesse et ingratitude aux invitations courtoisement réitérées et à cette multitude d'atten- tions et de gracieusetés dont on usa à mon égard, voilà ce qui me devint le plus pénible. Je ne pou- vais point alléguer le véritable motif de ma con- duite; il ne m'appartenait pas en effet de censurer

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et de flétrir la façon d'agir différente de mes collè- gues, façon d'agir qui me privait du plus solide argument pour ma défense. Cet argument pouvait déplaire; c'est vrai, mais il n'admettait aucune juste réplique. Dans cette dure alternative, voici à quoi je m'arrêtai. Je répondis aux invitations à dîner que ma santé m'obligeait à manger toujours chez moi ; quant aux assemblées, aux fêtes et aux visites, je ne pus pas alléguer la même excuse , mais en réalité je m'en abstins complètement , laissant croire tout ce qu'on voulut. Il m'était impossible de transiger avec ce que je pensais être mon devoir. Ainsi, à la réserve des certaines premières visites fort peu nombreuses que je fis dès mon arrivée, on ne m'aperçut dans aucun lieu public, à aucune soirée, à aucune as- semblée, à aucun dîner, à rien de semblable enfin. On en saisit la vraie cause, et il me fut bien cruel d'agir ainsi; mais, avec l'aide du Ciel, je dominai tout respect humain , et durant mon séjour dans cette grande capitale , je fis ce que je crus convenable à ma dignité.

Une autre affaire non moins pénible fut pour moi celle de la pension de 30,000 francs. Tous mes col- lègues, arrivés avant moi à Paris, l'avaient accep- tée. Ils crurent qu'ils n'enfreignaient pas les ordres du Pape, parce que le gouvernement impérial, s'aper- cevant que plusieurs cardinaux témoignaient de la répugnance à recevoir cette somme à litre de traite- ment ou de pension , avait substitué à ce nom celui

MO MEMOIRES

d"inclemnité de dépenses pour leur entretien à Paris. Deux ou trois jours après mon arrivée, malgré le refus formel exprimé dans ma lettre de Rome, le ministre des cultes, au nom de l'Empereur, me noti- fia la collation de ce traitement. Je fus plus à plain- dre en cette affaire que le cardinal di Pietro et que les cardinaux Pignatelli et Saluzzo, venus à Paris presque en même temps que nous. Tous les quatre, nous ne pensions pas qu'il nous fût permis d'accep- ter. L'ordre absolu du Pape et notre conviction per- sonnelle s'y opposaient. Il nous était impossible de croire qu'on put s'endormir sur la défense du Saint- Père, ou s'excuser de ne pas lui obéir, sous pré- texte du titre &' indemnité de dépenses remplaçant celui de traitement ou de pension. Les noms ne créent pas la substance de la chose; mais la chose elle- même était enjeu, c'est-à-dire le recevoir ou le non- recevoir du souverain dont le Pape avait interdit d'accepter les offres.

Quant à nous , notre manière de voir nous faisait considérer comme illicite et indécent d'agréer quoi que ce fut d'un gouvernement qui avait détruit celui du Saint-Siège et qui retenait le Pape en prison. Les cardinaux Pignatelli et Saluzzo, en allant vi- siter le ministre des cultes, eurent la bonne fortune de l'entendre dire qu'il leur adresserait plus tard le mandat mensuel. Ils purent répondre que, n'ayant actuellement aucun besoin, ils le priaient de sus- pendre ses faveurs. Le cardinal di Pietro eut une

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chance à peu près égale. Le ministre, ayant oublié de le prévenir de vive voix pendant sa visite, lui écrivit que le lendemain il recevrait, lui aussi, son mandat mensuel. Di Pietro put donc riposter dans le même sens que les deux autres. Soit oubli, soit fait exprès, soit encore ma mauvaise étoile, je fus le seul des quatre auquel le ministre adressa le man- dat avec un billet m'annonçant le traitement men- suel , qui remontait à plusieurs mois arriérés , afin de liquider les dépenses de mon voyage, ainsi qu'on avait fait aux autres cardinaux. Cet incident, (jui me forçait à joindre à mon refus le renvoi du man- dat, me devint très-amer. Je devais agir ainsi, sous peine de ne pouvoir jamais affirmer que j'avais dénié le traitement, lors même que j'aurais recouru au moyen terme de ne pas toucher le mandat, d'au- tant mieux que le renouvellement de l'envoi et de l'acceptation mensuels prouverait de plus en plus mon adhésion. Enfin on aurait pu attribuer mon refus à ce que je ne me voyais pas dans un besoin pressant d'accepter cet argent, ou à ce que j'avais préféré déposer cette somme en lieu sur.

Mais on comprendra combien le renvoi du man- dat était injurieux et cadrait peu avec le prétexte de ne pas me trouver dans un besoin urgent , prétexte que les trois autres cardinaux avaient pu alléguer. Je prévoyais que le ministre me répondrait que le besoin qui n'existait pas actuellement pouvait venir. Qu'il vînt ou qu'il ne vînt pas, ce n'était point une

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raison pour lui renvoyer le mandai. Je me sentis dans la situation la plus critique et dans les plus rudes angoisses. Mais je voulais à tout prix faire ce que mon devoir me prescrivait. Je grinçai les dents, comme dit le proverbe , et je pris la résolution de tenir une conduite franche, ouverte, courageuse,. et d'avouer sans détour ce que mon cœur éprouvait et ce qui m'obligeait à décliner l'offre. Je pensai que pour amortir l'injure du renvoi, il valait mieux que je reportasse moi-même le mandat au ministre. Bien que ce parti me réduisît à une discussion très-ora- geuse et à tout ce que le papier m'épargnait, car le papier ne rougit pas, assure encore le proverbe, je me décidai et je me rendis chez le ministre le jour suivant.

Après l'avoir remercié, je rappelai ce que je lui avais écrit de Rome à ce sujet; puis, sans ajouter un mot, je le priai de ne pas trouver mauvais que je remisse entre ses mains les faveurs de l'État. On peut facilement s'imaginer sa surprise et son insistance pour que je ne tinsse pas une conduite différente de celle des cardinaux qui tous avaient accepté, sans aucun autre motif valable. Je me vis alors dans la nécessité d'argiier de la défense du Pape et de mes sentiments propres. Le ministre m'objecta que je con- damnais donc comme infracteurs de cette défense pontificale tant de respectables collègues qui avaient accepté. Je ripostai que je ne les condamnais point comme tels; que chacun avait sa manière de penser j

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qu'ils étaient assez heureux pour supposer que le nom d'indemnité les mettait à l'abri, et que j'avais tout lieu de cioire qu'ils se figuraient de bonne foi être autorisés à en agir ainsi : j'étais amené à justifier leur conduite devant le ministre. J'ajoutai que, ne jugeant pas la chose sous le même aspect, je ne pou- vais transiger avec ma conscience et mon sens in- time, et faillir à mon devoir, les yeux ouverts.

Il serait trop long d'énumérer tout ce que me dit le ministre, ce que je répliquai, et les efTorts qu'il fit avec grande bonté, je l'avoue pour me déve- lopper les conséquences de ma situation vis-à-vis de l'Empereur. Il me répéta très -souvent de bien y réfléchir. Je maintins mes actes. Je déclarai que je voyais tout, que je saisissais tout, mais que mon devoir l'emportait sur tout dans mon âme. Et, en exprimant aussi fortement que possible et dans les termes les plus polis le déplaisir que je ressentais de me trouver dans cette dure nécessité , je déposai le mandat sur son bureau. Je le remerciai aussi de l'in- dulgence avec laquelle il m'avait si longtemps écouté, et je sortis. Qui ne l'a pas éprouvé ne pourra com- prendre ce que je soutMs dans cet entretien et dans l'accomplissement de cet acte qui voulait dire tant de choses, che voleva dir tanlo.

Néanmoins, une épreuve plus décisive encore m'était réservée. Je parle de la réception de l'Em- pereur. J'avais toujours eu le pressentiment que, malgré ses dédains et son mauvais vouloir à mon

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égard, puisqu'il était allé jusqu'à me faire sauter du ministère, selon l'expression française, je ne serais pas mal reçu par l'Empereur. Bien plus, j'étais per- suadé qu'il m'accueillerait fort bien. Pendant tout mon voyage, cette idée avait été une épine très-aiguë pour mon cœur. Je considérais, en effet, le préju- dice que la gracieuseté de celui qui jouissait de tout autre chose que de l'amour et de l'estime du monde aurait pu me causer en face de ce même monde, et voici sur quels fondements je basais mon appréhen- sion d'un bon accueil. Je savais que, par caractère, l'Empereur tenait beaucoup à ses premières impres- sions. Or, la première impression que je lui fis avait été favorable, parce que nous avions ensemble né- gocié le Concordat. C'était si vrai que toutes les fois qu'il se plaignait amèrement de moi, il se servait de paroles indiquant qu'au fond il me croyait changé, et que je n'étais pas naturellement ou par mes principes hostile à sa manière de voir. Il di- sait, par exemple, que j'avais perdu la tète, et au- tres sornettes de la même portée. En second lieu, la faveur dont je jouissais près de ses ministres et près de tous les Français dont j'étais connu avait tant fait, qu'au milieu de la scission de plus en plus pro- noncée entre la France et Rome, il entendait souvent, et peut-être incessamment murmurer autour de lui par les siens que ma retraite de la secrétairerie d'État avait été fatale. On lui répétait que, si je m'étais refusé à ce que je ne me croyais point permis

DU CARDINAL GOXSALVI. 175

d'accorder, je n'étais cependant pas ce qu'ils appe- laient — à tort un fanatique, et que je ne re- poussais jamais les choses possibles; que la seule haine et la jalousie du cardinal Fesch m'avaient peint sous de trop fausses couleurs, et qu'en préparant et occasionnant ma chute ce dernier avait rendu un mauvais service aux affaires publiques.

Enfin je réfléchissais que le verre s'étant brisé, comme on dit, en d'autres mains que les miennes, il s'ensuivait naturellement que celui qui ne prenait pas la peine d'approfondir les choses et qui s'arrê- tait à la seule rupture extérieure, rupture non de mon fait ni de mes œuvres, devait croire que mon éloignement du ministère n'était pas un avan- tage. Cependant les événements arrivés étant un ef- fet des principes consacrés , ces événements eussent été les mêmes si j'avais gardé le pouvoir. Il parais- sait donc très-faux de prétendre que dans ce cas ce qui était survenu n'aurait pas eu lieu.

Ces considérations, qui prenaient leur source dans l'essence de la nature humaine, me faisaient appré- hender, je le répète, un accueil favorable, et ce fut avec cette épine dans le cœur que, six jours après mon arrivée, je me rendis à l'audience impériale.

Nous étions cinq Cardinaux que le cardinal Fesch présentait ce jour-là à l'Empereur, tous cinq arri- vés seulement durant cette semaine, savoir : le car- dinal di Pietro, venu avec moi, et les cardinaux Pignatelli, Saluzzo et Despuig. Le cardinal Fesch

176 MÉMOIRES

nous avait placés à part d'un côté, en demi-cercle; tous les autres Cardinaux étant de l'autre. Suivaient les grands de la cour, les ministres, les rois, les princes, les princesses, les reines, et autres digni- taires. A'^oici que l'Empereur arrive. Le cardinal Fesch se détache et commence par lui présenter le premier, qui est le cardinal Pignatelli. Nous étions, nous cinq, rangés par ordre de prééminence de car- dinalat. A Fesch disant : « C'est le cardinal Pigna- telli, » l'Empereur répond : « Napolitain, » et il passe outre, sans rien ajouter. Le cardinal Fesch présente le second, en disant : « Le cardinal di Pie- tro. » L'Empereur s'arrête un peu et lui dit : « Vous êtes engraissé. Je me rappelle de vous avoir vu ici avec le Pape à l'occasion de mon couronnement, » et il passe. Le cardinal Fesch dit en présentant le troisième : « Le cardinal Saluzzo. » « Napolitain, » répond l'Empereur, et il s'avance. Le cardinal Fesch présente le quatrième et dit : « Le cardinal Des- puig. )) « Espagnol, » répond l'Empereur. Et le Car- dinal plein de frayeur de répliquer : « De Majorque, » comme s'il reniait sa patrie. Je ne puis à ce trait re- tenir ma plume.

L'Euipereur passe outre; arrivé jusqu'à moi, il s'écrie, avant que le cardinal Fesch m'eût nommé : « 0 cardinal Consalvi , que vous avez maigri ! je ne vous aurais presque pas reconnu. » Et en parlant ainsi avec un grand air de bonté, il s'arrêta pour attendre ma réponse. Je lui dis alors, comme pour

DU CARDINAL CONSALM. 177

expliquer mon amaii^rissement : « Sire, les années s'accumulent. En voici dix écoulées depuis que j'ai eu l'honneur de saluer Votre Majesté. C'est vrai, répliqua-t-il , voilà bientôt dix ans que vous êtes venu pour le Concordat. Nous l'avons fait dans cette même salle; mais à quoi a-t-il servi? Tout s'en est allé en fumée. Rome a voulu tout perdre. Il faut bien l'avouer, j'ai eu tort de vous renverser du mi- nistère. Si vous aviez continué à occuper ce poste, les choses n'auraient pas été poussées aussi loin. )>

Cette dernière phrase me fit tant de peine, que je n'y voyais presque plus. Quelque désir que j'eusse d'être bien reçu par Napoléon, je n'aurais jamais osé croire qu'il en arrivât là. S'il pouvait m'étre agréable de l'entendre attester en public qu'il avait été la cause de mon éloignement de la secrétairerie , je fus saisi de l'entendre aftirmer que, si j'étais resté dans ce poste, les choses ne seraient pas allées aussi loin. Je craignis, si je laissais passer cette assertion sous silence , que cela ne donnât Heu au pubhc de conclure qu'il en était vraiment ainsi et que j'aurais trahi mes devoirs, comme cela en paraissait la con- séquence naturelle.

Sous l'impression de cette crainte, je ne consultai que mon honneur et la vérité. Au lieu donc de me montrer touché et reconnaissant de sa bonté et de cet aveu si extraordinaire et tellement significatif sur les lèvres d'un pareil homme, aveu fait en s'accusant d'avoir eu le tort de m'écarter du ministère, je me n. 12

17S MÉ.MOÎRES

vis dans la dure nécessité de riposter à une asser- tion des plus obligeantes de sa part par une phrase des plus fortes et des plus énergiques. Je lui dis donc : « Sire, si je fusse resté dans ce poste, j'y au- rais fait mon devoir. »

Il me regarda fixement, ne fit aucune réponse, et , se détachant de moi , il commença un long mo- nologue, allant de droite et de gauche, dans le demi- cercle que nous formions, énumérant une infinité de griefs sur la conduite du Pape et de Rome pour n'avoir pas adhéré à ses volontés et s'être refusé d'entrer dans son système, griefs qui ne sont pas à rapporter ici. Après avoir ainsi parlé pendant un temps assez long, et se trouvant près de moi, dans ses allées et venues, il s'arrêta, puis répéta une seconde fois : « Non, si vous étiez resté dans votre poste, les choses ne seraient pas allées aussi loin. »

Quoiqu'il fût bien suffisant de l'avoir contredit une fois, néanmoins, toujours animé des mêmes motifs, j'osai le faire de nouveau et lui répondre : ce Que Votre Majesté croie bien que j'aurais fait mon devoir. »

Il se mit à me regarder plus fixement. Sans rien réphquer, il se détacha de moi, recommença à aller et venir, continuant son discours , formulant les mêmes plaintes sur les actes de Rome à son égard, sur ce que Rome n'avait plus de ces grands hommes qui l'avaient autrefois illustrée. Puis s'adressant au car- dinal di Pietro, le premier au commencement du

DU r.AUDINAL CONSALVI. ^v^

demi-cercle, comme moi j'étais à l'autre extrémité, il répéta pour la troisième fois : (( Si le cardinal Con- salvi fiJt resté secrétaire d'État, les choses ne se- raient pas allées aussi loin. »

Lorsque Napoléon articula ces paroles pour la troi- sième fois, je ne dirai pas mon courage, mais mon peu de prudence dans cette occasion, et comme un zèle excessif de mon honneur, me firent passer les bornes. Je l'avais déjà contrarié deux fois; il ne me parlait pas alors comme précédemment; il était as- sez éloigné. Néanmoins, à cette répétition, je sortis de ma place; puis m'avançant jusque auprès de lui, à l'autre extrémité, et le saisissant par le bras, je m'écriai : « Sire, j'ai déjà affirmé à Votre IMajesté que, si j'étais resté dans ce poste, j'aurais assuré- ment fait mon devoir. »

xV cette troisième profession de foi, si j'ose ainsi parler, il ne se contint plus; mais, me regardant fixement, il éclata en ces paroles : « Oh! je le ré- pète , votre devoir ne vous aurait pas permis de sa- crifier le spirituel au temporel. » Dans son idée, il cherchait à se persuader que j'aurais adhéré à ses volontés plutôt que d'exposer les intérêts de la Reli- gion aux dangers de le voir rompre avec Rome. Gela djt, il me tourna les épaules, ce qui me fit revenir à mon rang. Alors il demanda, en peu de mots, aux Cardinaux qui étaient de l'autre côté, s'ils avaient entendu son discours. Il revint ensuite à nous cinq, et se tenant proche du cardinal di Pietro, il dit que,

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le Collège des Cardinaux éj,ant à peu près au com- plet à Paris, nous devions nous mettre à examiner s'il y avait quelque chose à proposer ou à régler pour la marche des affaires de l'Église. Il ajouta que nous pouvions nous réunir en conséquence, ou tous à la fois ou quelques-uns des principaux d'entre nous. Il expliqua ce qu'il entendait par les princi- paux : c'étaient les plus versés dans les questions ihéologiques, comme il ressortait de l'antithèse qu'il fit en disant au cardinal di Pietro, à qui s'adres- saient ces paroles : « Faites que dans ce nombre se trouve le cardinal Consalvi, qui, s'il ignore la théo- logie, comme je le suppose, connaît bien, sait bien la science de la politique. » Il termina en demandant qu'on lui remît les résolutions par l'intermédiaire du cardinal Fesch, et il se retira.

L'issue de cette audience et la réponse que par trois fois j'adressai à l'allégation de l'Empereur se répandirent bientôt dans Paris, et de Paris dans la France entière. Ce fut le thème de tous les en- tretiens, et je ne crois pas convenable de m'étendre davantage sur ce sujet.

La présentation dont je viens de parler se fit au moment de la messe dans la chapelle des Tuileries, selon l'usage de l'Empereur, qui donnait avant ou après la messe ses audiences publiques et qui rece- vait les hommages des grands, des corps de l'État et de ceux qui étaient admis à la cour. Or, après ce qui était arrivé à Rome, cette assistance à la messe

DU CAllDINAL CONSALVl. ■I^l

devint l'olyet de mes préoccupations durant tout le cours du voyage.

L'excommunication fulminée dans la Bulle du pjipe ' ne nommait pas l'Empereur d'une manière explicite, mais elle l'atteignait évidemment. C'était du reste sur ce point que roulaient ses doléances per- pétuelles dans ses entreliens privés et publics. Cette excommunication en elle-même ne le rendait pas iniandus, d'après la célèbre Bulle de Martin Y, Ad evit.anda scandala. En etîet, elle ne déclare vitandi que les individus formellement nommés. Toutefois on considérait à Rome l'Empereur comme tel, c'est- à-dire comme devant être généralement évité. On n'avait pas voulu prier pour lui, on ne pouvait com- muniquer de quelque manière que ce fût avec lui in dirinis. Des personnes de toute condition, des né- cessiteux mêmes, et d'autres, au prix de leur fortune et de leur liberté, s'honorèrent à ce propos par de très-éclatants exemples de religion et de courage chrétien. Ils donnèrent des preuves d'une foi digne des premiers confesseurs.

La raison qui faisait regarder l'Empereur comme un excommunié vitandus , selon les résolutions et les réponses émanant de l'autorité légitime demeurée à Rome après l'enlèvement du Pape, n'était pas l'ex- communication contenue dans la Bulle du Pape. Cette Bulle, je l'ai dit, ne le constituait pas vitandus.

'La bulle Quum memoranda , dont parle ici le Cardinal, fut aflichée et publiée à Uoine dans la nuit du 10 au 11 juin 1809.

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C'était, par le fait, l'excommunication ressortant de la Bulle de Martin Y. Ce Pontife, après avoir déclaré vitandi les individus que l'on désignait expressément, attribuait encore ce nom à ceux qui frappaient publi- quement un clerc ; mais il fallait que le cas ftit flagrant : « Nulla possit tergiversatione celari aut excusari. » Dans l'enlèvement violent du Pape exécuté pendant la nuit du 5 au 6 juillet , on avait porté la main injicere violentas manus non-seulement sur un clerc, mais encore sur le Grand-Prêtre et le Vicaire du Christ. On l'avait jeté en prison à Savone, et comme les canonistes voyaient dans la personne du détenteur celui qui avait frappé, on crut que Napo- léon, auteur de ces deux actes, encourait l'excom- munication majeure et qu'il devait être évité, d'après la Bulle du pape Martin V.

Je réfléchis à cela durant le voyage, et je me regardai comme une victime nécessaire de ces prin- cipes à l'occasion de la messe de l'Empereur à la- quelle intervenaient les cardinaux habitant Paris. Je les voyais avec dcfuleur manquer par faiblesse à leurs devoirs, et je me proposais de ne pas les imiter, sans me dissimuler toutefois la gravité de cet acte, qui allait blesser l'Empereur au plus vif en face du public et en dépit de l'exemple de mes col- lègues.

Cette pensée et cette résolution ne m'appartenaient point en propre. Mon compagnon de voyage et trois autres cardinaux que nous rencontrâmes en route

nu CARDINAL CONSALVl. 183

les partageaient. Mais, arrivés à Paris, nous nous vîmes forcés d'envisager la chose sous un autre aspect et de modifier notre détermination.

Je ne m'arrêterai pas à raconter que les cardinaux et leurs conseillers qui étaient à Paris , en apprenant que nous ne voulions pas nous rendre à la messe de l'Empereur, objectèrent, afin de nous faire changer d'idée et pour légitimer leur conduite, que l'on ne se trouvait pas dans le cas mentionné par la Bulle de Martin Y. D'abord parce que c'était seulement par l'opinion des canonistes et non par le fait des j)aroles de la Bulle, paroles qui in odiosis non sunt ampliandœ , que le détenteur est comparé à celui qui frappe. Ce sont les canonistes et non la Bulle qui prétendent que l'acte consistant à traîner quelqu'un d'un lieu dans un autre à l'aide de la force armée peut être regardé à l'égal d'un coup porté. En second lieu, les paroles : dummodo factum nulla possit lergiversa- tione celari aiii excusari , rendaient évidemment, selon quelques-uns, cette Bulle inapplicable à l'Em- pereur, qui se disculpait de rapt violent exécuté à Rome sur la personne du Pape, et proclamait à haute voix que le général Miollis avait agi ainsi sans son ordre; mais que, la chose faite, des raisons politiques l'empêchaient de replacer Sa Sainteté sur son trône. Napoléon, ajoutaient-ils, affirmait que le Pape à Savone était très-libre et qu'il ne se croyait nulle- ment en captivité. Les Cardinaux reconnaissaient que ces raisons étaient des prétextes dépourvus de sens ;

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mais ces prétextes suffisaient néanmoins pour arra- cher l'Empereur aux effets de la Bulle, qui, dans cette intention , admet les faux-fuyants dès qu'elle déclare que ceux qui ont frappé sont vitandi^ si leur acte ne peut être caché ou excusé par aucune tergiversation. Mieux encore que ce raisonnement, un autre motif nous convainquit que l'Empereur n'était point vitandus. Ce fut l'attestation du cardinal Spina, décla- rant par écrit avoir entendu le Pape à Gênes parler de l'excommunication, et lui dire à lui qu'il n'avait pas nommé expressément l'Empereur dans la Bulle, afm de ne pas le rendre vitandus, et qu'il avait de la sorte tiré d'embarras et de danger les évêques et tous ceux qui seraient dans la nécessité de com- muniquer avec Napoléon. Pie YII parlait de l'excom- munication contenue dans sa Bulle et non de l'ex- communication de la Bulle de Martin Y; toutefois, comme le Pape s'exprimait de la sorte longtemps après la nuit du 5 au 6 juillet, et qu'on ne pouvait pas supposer qu'il ignorât cette doctrine et l'existence de cette Bulle , on devait en tirer la conséquence que le Saint-Père, malgré ce fait, ne regardait pas l'Em- pereur comme vitandus., soit qu'il voulût le dispenser, atin de ne pas compromettre les personnes qui re- fuseraient d'assister aux fonctions et aux prières, soit qu'il crût que les raisons dont l'Empereur pou- vait arguer et il en arguait effectivement ne le plaçaient point dans le cas prévu par la Bulle.

Nous fûmes frappés de cette considération que le

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Pape ne l'envisageait pas comme vilandus. Un car- dinal-archevêque en faisait le serment, et l'exemple de l'évêque de Savone tendait à le confirmer. Sous les yeux du Pape , habitant son palais épiscopal , ce prélat assistait aux fonctions et aux prières pour l'Empereur, et le Pape, qui le voyait chaque soir, ne l'en blâmait point. Ces faits nous démontrèrent que nous ne devions pas , nous aussi , considérer l'Empereur comme vitandus. Cela nous fit réfléchir à la différence qui existe entre Paris et Rome. Pie VII, souverain à Rome , avait témoigné le désir qu'on ne rendît pas à l'Empereur les honneurs qu'on lui devait en sa qualité de souverain, par exemple, le Te Deiim en certaines occasions; et, à Paris, ce désir était comme non avenu. De plus, nous vîmes qu'en France on admettait une doctrine que les Pontifes n'avaient point condamnée , mais qui soutenait que , pour en- courir l'excommunication , une sentence était néces- saire. Nous conclijmes donc qu'en France il était permis de participer à ces fonctions, et c'est ainsi que nous nous rendîmes à la messe impériale.

Je pensai cependant qu'il ne convenait pas à un cardinal de le faire souvent, sinon en vue de l'ex- communication, du moins pour un autre motif. Malheureusement l'usage avait été établi par les pre- miers arrivés , et il ne fallait pas se mettre en désac- cord ouvert avec eux. Il n'était point bienséant aux Cardinaux de courtiser celui qui avait pro- voqué et amené les malheurs du Saint-Siège et de

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leur Chef, et de se montrer en public pendant le deuil de l'Eglise romaine dont ils avaient l'honneur d'être les principaux membres. C'est pourquoi, du- rant mon séjour de cinq mois à Paris, je n'assistai à la messe impériale que le moins possible, c'est-à- dire quatre ou cinq fois au plus, et je l'avoue fran- chement, si je fusse arrivé le premier ou l'un des premiers, je n'y aurais jamais pris part, et j'aurais exprimé très-haut les motifs de mon abstention.

Napoléon nous avait engagés, on ne l'a pas oublié, à lui soumettre un plan ; ce fut pour moi en parti- culier une nouvelle source de chagrins et de périls. On avait soupçonné le but caché de l'Empereur dans cette affaire : il voulait que les Cardinaux fissent un contre-autel (contro altare) au Pape ou au plan qu'ils présenteraient. Ce plan devait être dirigé et réglé par le cardinal agissant au nom de l'Empereur. Plus tard on aurait forcé la main au Saint-Père pour obtenir son adhésion, ou on l'aurait accusé de fermer l'oreille au vœu du Sacré-CoUége. .le fus compro- mis plus que les autres, parce que personne n'osa, après avoir entrevu le motif qui poussait Napoléon , se mettre en avant. Par , on évitait de négocier avec le cardinal Fesch et de lui notifier la réponse que l'on fit ensuite , et que l'on prévoyait bien de- voir être malsonnante aux oreilles de celui à qui elle était destinée. Tous refusèrent donc d'ouvrir la né- gociation; ils répétèrent que ce soin regardait le cardinal di Pietro et moi, tous les deux désignés par

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rEmpereur. Il était faux que Napoléon m'eût désigné, car l'Empereur avait chargé véritablement du tra- vail le seul cardinal di Pietro, et ne m'avait nommé que pour que je fusse compris parmi les principaux à réunir afin de former le plan , dans l'hypothèse qu'il ne convoquerait pas tout le Sacré-Collége. Je ne manquai pas de prouver l'inexactitude de leur asser- tion à ceux qui, pour se débarrasser eux-mêmes d'une commission qu'ils prévoyaient devoir être dan- gereuse , me jetaient en avant à l'aide de ce faux prétexte; mais je ne reculai pas, et le Ciel m'est témoin que je n'agis qu'avec des intentions droites. Je craignais que cette atfaire ne tombât entre des mains moins fermes que les miennes , peu fortes cependant par mon habileté , mais bien fortes par ma bonne volonté. Je préférai donc mille fois m'ex- poser moi-même, plutôt que de compromettre les intérêts ainsi que le service du Pape et du Saint- Siège. Je ne me trompais pas dans mes prévisions. Le cardinal di Pietro et moi , nous visitâmes chacun la moitié des Cardinaux; puis après avoir formulé la réponse , nous la mîmes au net.

Cette réponse portait en substance que les Cardi- naux, séparés de leur chef, ne pouvaient et ne devaient tracer aucun plan , ni rédiger aucune pro- position, notamment dans des questions sur les- quelles le Pap3 avait déjà prononcé un jugement définitif; qu'il ne restait plus autre chose à faire aux Cardinaux que d'unir leurs vœux à ceux de Sa Sain-

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teté, et de supplier Sa Majesté Impériale de les exaucer. Tous les deux nous portâmes cette réponse au cardinal Fesch , avec qui nous avions conféré avant d'interroger les Cardinaux. Nous nous étions trouvés dans la nécessité de lui révéler la diffé- rence qui existait sur divers points entre nos opi- nions et les siennes. Il se montra mécontent de la note, qui non-seulement n'atteignait pas le but de l'Empereur, désireux d'avoir un plan, mais qui ra- vivait les réclamations et les instances du Pape, puisque nous proclamions unir à ses vœux nos pro- pres prières, et que nous demandions qu'elles fus- sent exaucées. L'Empereur fut bien plus mécontent encore que le cardinal Fesch. Ivre de colère en sentant ses volontés dédaignées, il déchira notre lettre en mille morceaux et les jeta au feu, tandis que le cardinal Fesch lui racontait ce qui s'était passé. Mais Fesch, guidé par un reste de son an- cienne animosité contre moi ou par une malicieuse appréciation recueilhe auprès de ceux qui n'eurent pas le courage de lui résister en face lorsqu'il vint reprocher leur abstention à plusieurs cardinaux , fut bien heureux de faire retomber sur moi l'odieux de la chose. Il répéta que j'avais préparé l'insuc- cès de l'affaire en interprétant mal ses paroles aux Cardinaux, et de la sorte je me trouvai de plus en plus compromis avec l'Empereur. Il arriva ensuite ^ que le cardinal Fesch on crut généralement qu'il en avait été chargé par Napoléon fit proposer

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aux Cardinaux, par l'intermédiaire du cardinal Mattei, notre doyen, d'appuyer auprès du Pape une supplique des évêques français, à l'eflet d'ob- tenir certaines facultés qui les auraient transformés en autant de Papes. Ils basaient leurs prétentions sur ce que, dans cette période de temps, le Saint- Père ne pourvoyait pas aux besoins de l'Église. C'était faux, complètement faux, car Pie VU répon- dait toujours aux évêques qui lui écrivaient. Si, dans ce moment, le Saint-Père ne recevait point leurs lettres ou si ses réponses ne leur parvenaient point ', la faute en était au Gouvernement qui les retenait. En outre, le cardinal Fesch insinua aux Cardinaux qu'il serait bon de prier l'Empereur de députer auprès du Pape trois ou quatre membres du Sacré-

1 Nous n'avons point à entrer ici dans le détail de toutes les mesures acerbes dont la captivité du pape Pie VU fut entourée; mais pour corroborer les paroles du carilinal Consaivi , nous croyons indispensable de publier un document évidemment dicte' par l'empereur Napoléon lui-même et transcrit par le préfet de Montenotte, comte de Chabrol. Ce document est libellé en ter- mes plus qu'étranges :

■( Le soussigné, d'après les ordres émanés de son Souverain, Sa Majesté Impériale et Royale, Napoléon, empereur des Fran- çais, roi d'Italie , protecteur de la Confédération , etc., est chargé de notifier au pape Pie VII que défense lui est faite de commu- ni<|uer avec aucune église de l'Empire ni aucun sujet de l'Empe- reur, sous peine de désobéissance de sa p?rt et de la leur; (|u'il cesse d'être l'organe de l'Église calholicpie celui qui prêche la rébellion et dont l'âme est toute de fiel; «pie, puisque rien ne peut le rendre sage, il verra (jue Sa Majesté est assez puissante pour faire ce qu'ont fait ses prédécesseurs et déposer un Pape. » Savonc , le 1 4 janvier 1811. »

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Collège pour l'infonner de l'état des choses et pour lui soumettre des propositions sortables. A une grande pluralité de voix, le Sacré-Collége repoussa ces deux projets du cardinal Fesch.

Sans parler de ce que j'ai déjà avancé plus haut, quant au premier, on considérait le péril offert par le second, et l'on disait que cette députation aurait l'air d'aller tenter le Pape pour qu'il se prêtât aux volontés de l'Empereur. On aurait aussitôt ré- pandu dans le public le bruit que, si l'Empereur n'avait pas jugé cette députation propice à ses des- seins, il ne l'aurait certes point autorisée. On con- sidérait aussi que la députation finirait par être vrai- ment favorable en substance à Bonaparte, puisque avant de partir les envoyés devaient lui être pré- sentés. On aurait difficilement trouvé des hommes capables de lui tenir tête ou de lui résister au mo- ment où il leur dicterait ses conditions. Du reste, il avait donné à entendre que le bien de l'affaire exigeait que le choix des ambassadeurs lui fût confié. Je me rangeai parmi les opposants , en majorité , je l'ai dit. On surchargea mon compte de l'épithète de mécontent, et on ne manqua pas de la faire valoir près de l'Empereur , afin de raviver les idées qu'on lui avait suggérées au temps de mon ministère, et qu'il avait publiquement répudiées quand il s'était accusé de m'avoir écarté de la direction des affaires et du poste que j'occupais.

Cependant, soit qu'il ne fut pas entièrement cou-

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vaincu, soit (ju'il dissimulât, coninio c'est plus pro- bable, Napoléon ne me tint pas rigueur, la seconde fois que je le vis, à l'occasion de l'audience habi- tuelle qu'il accordait chaque dimanche. M'aperce- vantau milieu des Cardinaux, il m'adressa la parole avec un visage calme et un air de bonté, et il me dit : « Gomment vous portez-vous? Vous me semblez un peu plus engraissé. » Ce à quoi je ne répondis que par une révérence. Il me répéta la même chose à la troisième audience. Mais avant de peindre son main- tien vis-à-vis de moi dans la quatrième, je dois d'a- bord rappeler ce qui donna lieu à ma grande catas- trophe et à celle des douze cardinaux qui furent mes compagnons d'exil. En peu de mots, voilà ce qu'il est nécessaire de savoir pour expliquer et compren- dre cet événement.

Je vivais très-retiré à Paris, n'allant jamais aux soirées officielles, aux festins et aux assemblées. Je ne fréquentais que deux maisons que je connaissais depuis longtemps, l'une italienne, l'autre française, et tous mes collègues indistinctement , quoique nous n'eussions pas les mêmes opinions. La célébration du mariage que l'Empereur brûlait de contracter avec une archiduchesse d'Autriche approchait. Ce grand coup provoquait de très-sérieuses et de très-tristes réflexions. On prétendait que le mariage précédent avec Joséphine avait été dissous, quant au lien sacra- mentel, par une sentence de l'otlicialité de Paris, confirmée par l'olTicialité métropolitaine, déclarant

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nulle la première union. Treize cardinaux, du nom- bre desquels j'étais, trouvèrent cette procédure illé- gale et illégitime. L'autorité était incompétente, car nous estimions que les causes de mariage entre sou- verains appartenaient exclusivement au Saint-Siège , qui les jugeait directement ou indirectement par l'in- termédiaire des cardinaux, des évêques, des légats, ou par des conciles présidés eux-mêmes par ses légats. Les autres cardinaux, au nombre de quatorze, sans y comprendre ni le cardinal Gaprara, privé de raison et presque mourant, ni le cardinal Fesch, qui se faisait juge et qui dans cette affaire, après avoir, avec la permission du Pape résidant alors à Paris, uni l'Empereur et l'impératrice Joséphine en mariage religieux, la veille de leur sacre, avait, par les sentences de son officialité , déclaré nul ce même mariage, les autres cardinaux, dis-je, au nombre de quatorze , ne crurent pas devoir partager notre avis. Nous les y engageâmes très-vivement , et nous leur soumîmes nos raisons. Plus tard, ils nièrent tout cela, afin de pallier leur conduite' : je ne puis omettre ces détails dans le récit, afin de ne pas fail- lir à la vérité. Quant à nous, non contents de ma- nifester notre façon de penser à nos collègues, par l'intermédiaire du cardinal Mattei, notre doyen, nous l'exposâmes avec loyauté et fermeté au cardinal

1 Celte accusation, que le cardinal Consalvi fait peser sur une partie du Sacrë-Colk'ge, est très-grave; par malheur, elle est justifiée et au delà par des documents irréfragables, et (jui au- ront leur place ailleurs.

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Fosc'h, oncle de l'Empereur, si intéresse à la chose, puisqu'il devait officier au nouveau mariage.

Nous lui fîmes dire (ju'après avoir juré de main- tenir dans leur intégrité les droits du Saint-Siège, et les voyant, à notre avis, lésés par l'annulation du mariage de l'Empereur, nous ne nous croyions pa? permis d'y assister et de légitimer un acte semblable par notre présence; que nous le prévenions de notre résolution; qu'il devait faire en sorte, pour ne pas rendre tout ceci public et éloigner les autres consé- quences dans un cas si grave et si délicat, de ne pas inviter les Cardinaux, du moins tous, car parmi eux il s'en rencontrait un certain nombre pensant comme nous; que, sous prétexte que l'enceinte était trop étroite pour contenir tout le monde, il serait sage de ne convoquer qu'une partie du Sacré -Collège, ainsi (|u'on le pratiquait pour le Sénat et pour le Corps législatif. Nous ajoutâmes que ceux qui ne pensaient point comme nous y assisteraient, que cela suffirait, en vue de l'invitation limitée, et que notre absence ne produirait pas dans le public les effets qu'on devait en attendre certainement, si, étant tous invités, nous n'assistions pas en corps au mariage.

Nous ne pouvions pas montrer plus de prudence, de loyauté, de franchise et d'égards dans une af- faire plus épineuse. Il est du reste facile d'imaginer ce que nous coûtait le pas que nous étions disposés à franchir. Il s'agissait en etlet de blesser l'Empe- reur à la prunelle des yeux, comme on dit. Le cardi-

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nal Fesch se donna tout le mouvement possible pour nous amener à changer de résolution. Il nous supplia d'intervenir, et nous détailla les conséquences aux- quelles notre abstention allait nous exposer. Puis, comme nous demeurions inébranlables dans l'accom- plissement de ce que nous estimions être notre de- voir, Fesch parla à l'Empereur pour qu'il ne nous fît pas inviter, ainsi que nous en soufflions l'avis. On comprendra parfaitement la fureur de l'Empereur à cette ouverture. Il refusa d'adhérer à notre moyen terme, et il se contenta de dire au Cardinal : « Ils n'oseront pas! » En nous rapportant cette parole, Fesch nous livra de nouveaux assauts, mais sans aucun succès. Nous prîmes la résolution d'accomplir notre devoir à n'importe quel prix.

Ce fut après son entrevue avec le cardinal Fesch que je vis l'Empereur pour la quatrième fois à l'au- dience, un dimanche matin. Peut-être le cardinal Fesch m'avait-il rendu particulièrement en cette oc- casion un mauvais service; peut-être aussi l'Empe- reur lui-même, comme je le crois plutôt, lui avait-il demandé alors si j'étais parmi les opposants, question à laquelle le Cardinal devait répondre affirmative- ment. Le fait est que, dans cette audience, l'Empe- reur vint tout exprès du côté je me trouvais. Sans m'adresser la moindre parole courtoise, ainsi qu'il l'avait fait aux autres fois, il s'arrêta vis-à-vis de moi , me lança un regard terrible avec deux yeux vraiment foudroyants; puis, pour me faire bien com-

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prendre qu'il m'en voulait, se tournant à l'instant, le visage plein de gaieté, vers le cardinal Doria placé à mes côtés, il lui dit les choses les plus aimables. Il lit quelques pas, adressant aussi y d'autres cardinaux des paroles gracieuses, et il revint tout d'un coup en arrière , se posa de nouveau en face de moi , me re- garda d'une manière très-féroce, ferocissimamente, ainsi que la première fois. Comme s'il eût douté que je n'avais pas saisi que c'était pour moi seul, il répéta très-gaiement les mêmes choses obligeantes (ju'il avait adressées d'abord au cardinal Doria, puis il sortit. Je ne devinai pas tout de suite que c'était un effet des insinuations du cardinal Fesch; je le compris plus tard, mais je m'aperçus bien que l'Em- pereur était fort irrité contre moi, et que plus que tout autre je courais des risques. 5e le dis à quel- (jues-uns de mes amis en sortant des Tuileries.

Nous savions qu'il y aurait quatre invitations : la première à Saint-Cloud : l'Empereur devait présen- ter à l'Impératrice, à peine arrivée, tous les grands corps de l'État; la deuxième encore à Saint-Cloud, pour assister au mariage civil; la troisième aux Tui- leries, pour le mariage religieux; la quatrième aussi aux Tuileries, afin de recevoir tous les grands corps de l'État, les souverains étant sur leur trône. Après de longues délibérations entre nous treize, il fut con- venu que nous ne nous rendrions pas à la deuxième et à la troisième invitation , qui regardaient le ma- riage, c'est-à-dire ni au mariage ecclésiastique, par

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la raison susdite, ni an mariage civil, parce que nous ne crûmes pas séant à des cardinaux d'autoriser par leur concours la nouvelle législation qui sépare un tel acte de la bénédiction nuptiale, ainsi qu'on l'appelle, indépendamment de ce que cet acte lui- même donnait lieu de regarder comme brisé légi- timement le lien précédent, ce que nous ne pensions pas, et avec justice.

Nous décidâmes de n'intervenir ni à la seconde ni à la troisième réunion. Quant à la première et à la quatrième, nous n'y vîmes qu'un acte de déférence et de respect à l'abri des difllicultés qui naissaient du mariage. Il nous sembla que nous pouvions faire cette démarche auprès de Napoléon et de l'Archidu- chesse sans les reconnaître par comme mari et Femme. On consi'déra qu'il fallait adoucir autant que possible ce qu'il y avait de dur dans la démonstra- tion que nous allions faire contre l'Empereur en face de l'Europe entière; car ne pas assister à la célébra- tion de son mariage, c'était protester ofTiciellement et canoniquement. Il convenait de tenter tout ce que nous pourrions afin de lui prouver que nous ne refu- sions que l'impossible. Les sentiments étaient parta- gés sur le quatrième point (et je fus un des obstinés à dire non) par la crainte d'une scène en public, comme on a coutume de dire; ce que le caractère violent de l'Empereur ne faisait que trop augurer, après que nous aurions manqué à la seconde et à la troisième réunion. Il n'en était pas de même pour la

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première. Les raisons pour le oui ayant aussi prévalu relativement à la preunere invitation, on conclut, d'un commun accord, de ne pas nous diviser dans une circonstance il était si important d'être unis, et de maintenir notre nombre dans son entier. La raison (jui l'emporta fut, en opposition de celle que nous venons d'indiquer, que paraître à la preniicre et à la quatrième réunion offrait un moyen à l'Empe- reur de passer, au moins en public, sur notre absence des deux autres, ou comme étant due à des causes accidentelles, ou conune lui ayant échappé (et nous pensions qu'il agirait ainsi); car il était de son inté- rêt de ne pas faire un éclat dans une conjoncture aussi délicate. .

Les quatre invitations nous parvinrent. Nous allâ- mes tous à Saint-Cloud le soir de la première céré- monie. Pendant que nous attendions dans le grand salon la venue des deux souverains, j'eus à soutenir un assaut des plus vifs et qui me donna une sueur de mort. Nous étions tous réunis : Rois, Cardinaux, Princes de l'Empire, les Dignitaires, les Ministres, quand je me vis accosté à l'improviste par le ministre de la police, Fouché, duc d'Otrante. J'avais l'ait sa connaissance à mon premier voyage de Paris, et il m'avait pris en extrême amitié. Je lui devais une grâce très-signalée en faveur d'une personne que je lui avais alors recommandée. Pendant mon ministère, il m'avait toujours fait saluer par les Français qui venaient à Rome; il ne parlait de moi qu'avec enthou-

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siasme. A ma visite d'arrivée (la seule que je lui fis pendant les cinq mois que je résidai à Paris pour ce second voyage), il me fil l'accueil le plus honorable et le plus amical, me parla de toutes les difficultés qui avaient eu lieu , en les attribuant à ma sortie de la secrétairerie d'État. La sincérité de mon caractère m'avait engagé à lui répondre franchement (ce dont il ne voulut pas convenir) qu'il en serait arrivé tout autant, parce que j'avais toujours été moi-même et que je serais toujours de l'avis qu'on ne pouvait faire ce qui était exigé.

Ce soir-là, il me prit par la main, me conduisit dans un coin du salon, et me demanda s'il était vrai que quelques cardinaux oseraient faire la folie, ou plutôt, ajouta-t-il, commettre l'énorme attentat de ne point intervenir au mariage de l'Empereur. Comme je ne désirais exposer aucun de mes collègues avant le temps, ni entrer dans une discussion qui serait devenue fort embarrassante, je différai de répondre, ne voulant pas lui nier la chose. Il me répéta sa question avec insistance ; alors , prenant mon parti avec ma franchise ordinaire , je lui répondis que je ne pouvais lui citer le nombre et les noms de ceux- là, mais qu'il parlait à l'un d'eux.

Il s'écria qu'à son plus grand regret il avait en- tendu ce matin même l'Empereur déclarer que j'en étais véritablement, mais qu'il le lui avait nié, en assurant qu'il était impossible qu'un homme doué de mon intelligence, non imbu des préjugés de mes col-

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lègues, pensai ainsi, surtout clans une affaire je voyais la majorité du Sacré-Collége (ce qui nie mon- tra qu'il était sûrement informé) agir tout différem- ment. Il se mit à m'énumérer les conséquences de la démarche que nous prétendions faire, et me dit que nous allions nous rendre coupables envers TÉtat , puisque cette affaire intéressait de si près la succession au trône, la légitimité du mariage et des enfants qui en naîtraient, et la tranquillité de l'Empire. Il ajouta qu'un acte semblable de notre part jetterait la France, sinon maintenant, à cause de la crainte de l'autorité, au moins plus tard, dans des troubles sans lin. Il développa ces motifs, et, avec les prodigieuses res- sources de son talent, il m'apporta je ne saurais dire combien d'arguments divers, tirés des circonstances, et spécialement de ce qu'on ne devait pas appeler mariage l'acte que nous repoussions comme tel, puis- que le mariage, disait-il, a été déjà fait à Vienne, et que tout se réduit maintenant à une pure formalité.

Mais j'eus réponse à tout; je réfutai chacun de ses arguments; et quant aux conséquences que je ne pouvais nier, je lui dis que nous en étions pleins de douleur, que ce n'était point notre faute, puisque nous avions suggéré le moyen de les éviter en n'invi- tant pas tous les Cardinaux: qu'on ne l'avait malheu- reusement pas adopté, et que finalement, en ce qui touchait notre intérêt personnel, ce motif ne serait pas assez puissant pour nous faire trahir noire devoir. Il me répliqua une infinité de choses inutiles à men-

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tionner, ainsi que mes réponses. Il termina en disant que, si mes autres collègues ne voulaient pas se ren- dre, ce ne serait pas, après tout, un mal irréparable, quoique cela fût un mal; mais que, quant à moi, il en était autrement. « Vous marquez trop, reprit-il; vous avez fait le Concordat; vous avez été premier mi- nistre; vous êtes si connu et, ajouta-t-il, si estimé (bien que je ne méritasse pas cette estime), que c'est une chose affreuse de vous voir parmi les absents. L'Empereur en sera plus furieux que de tout le reste. Vous pesez trop dans la balance. »

Il se mit ensuite à me conjurer d'assister au ma- riage ecclésiastique, ce qui était Timportant; il répéta que ce ne serait pas le plus grand des malheurs si je ne paraissais pas au mariage civil. Je tins toujours ferme, je le remerciai de cette bonne opinion non méritée d'homme de jugement qu'il avait de moi; je déclarai que j'avais autant, et plus peut-être que tous les autres, de ce qu'il appelait des préjugés, préjugés que j'appelais, moi, plus sainement, devoirs de mon état; je conclus en l'assurant que rien ne m'en ferait départir. Voyant. qu'on ouvrait les portes pour l'en- trée de Leurs [Majestés, il me laissa, en me conseillant de mieux réfléchir et, bien plus, de persuader à mes collègues d'assister au moins au mariage ecclésiasti- que. — « Quant à vous, termina-t-il , je vous le dis, je suis capable de venir vous prendre moi-même dans ma voiture, ce matin-là, plutôt que de per- mettre votre non-intervention, ce qui serait le pire

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de (ont, non moins ponr la cliose que pour vous- même. )i Ainsi tinit ce colloque, qui me doiin;i, jcle rcpète, une sueur mortelle. Je n'en laissai iii;norer aucun détail à mes douze collègues, qui en avaient été spectateurs avec les autres cardinaux et les prin- ces réunis dans cette salle.

Entrèrent alors les Souverains; l'Empereur tenait par la main la nouvelle Impératrice, et il lui présenta successivement les personnes. Lorsqu'il fut arrivé à nous : « Ah! s'écria-t-il, voici les Cardinaux I » Et, nous passant lentement en revue, il nous nomma à l'Impératrice un à un, ajoutant pour quelques-uns leur qualité, ce qui lui fit dire de moi : « C'est celui qui a fait le Concordat. » Personne ne parlait, mais chacun s'inclinait. L'Empereur fit celte présentation avec un visage plein d'afi'abilité et de courtoisie. Il voulait, comme on l'a su, essayer de triompher, par cette marque de bonté, de notre opposition, dont il était instruit. Cela se passa le 31 mars, un samedi, au soir.

Le dimanche eut lieu le mariage civil à Saint- Cloud. Nous n'y parûmes pas, au nombre de treize, savoir : les cardinaux Maltei, Pignatelli, délia Soma- glia, Litta, Rutïo-Scilla, Saluzzo, di Pietro, Gabrielli, Scotti, Brancadoro, Galefii, Opizzoni et moi. Des quatorze séparés de nous (excepté, je le répète, le presque mourant et sans connaissance Caprara, et le cardinal Fesch, qui intervint avec la maison impériale et civile de la cour en qualité de grand aumônier),

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onze furent présents : les deux Doria, Spina, Caselli, Fabrice Ruffo, Zondadari, Vincenti, Erskine, Rove- rella et Maury. Les trois autres qui ne firent pas acte de présence furent : Bayane, Despuig et Duguani, qui s'excusèrent comme malades; mais l'excuse de santé les fit considérer par la Cour et par le public comme adhérents, et non comme opposants.

Vint le lundi, l'on fit aux Tuileries le mariage ecclésiastique, avec cette immense pompe que l'his- toire a décrite. On vit les sièges préparés pour tous les Cardinaux; jusqu'à la fin on ne perdit pas l'espé- rance de les compter tous parmi les spectateurs de cet acte, qui intéressait le plus vivement la Cour; mais les treize ne parurent point. On enleva de suite les sièges vides, afin qu'ils ne frappassent point les yeux de l'Empereur lorsqu'il arriverait.

Ce fut le cardinal Fesch qui fit la cérémonie du mariage. Quand l'Empereur entra dans la chapelle, son regard se porta d'abord vers l'endroit étaient les Cardinaux. En n'y voyant que le nombre in- diqué ci-dessus , sou visage parut si courroucé que tous les assistants s'en aperçurent. Nous autres treize, nous nous éclipsions entièrement. Nous res- tâmes renfermés ces deux jours comme des \ictimes destinées au sacrifice, en ayant soin de ne nous mon- trer alors à qui que ce fût. C'était tout ce que nous pouvions faire de mieux dans l'état des choses , et sans manquer à aucun de nos devoirs.

Arriva le mardi, jour de la quatrième invitation.

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se devait faire la présentation i^én(3rale aux deux Souverains assis sur leur trône. Nous y allâmes tous, comme il était convenu, et il est facile d'imaginer de quel cœur nous attendions dans la grande salle, se trouvaient Cardinaux, Ministres, Évêques, Sénat, Corps législatif, magistrats, dames et tous les autres grands de l'Empire, le moment solennel de voir l'Empereur et d'en être vus. Tout à coup, après plus de trois heures d'antichambre, et quand on introduisait dans la salle du Trône le Sénat, le Corps législatif et les autres corps, à qui l'on donnait le pas sur les Cardinaux, arrive un aide de camp de l'Empereur av6€ l'ordre aux cardinaux qui s'étaient absentés du mariage de partir immédiatement, parce que Sa Majesté ne les voulait pas recevoir. L'Empe- reur avait, du haut de son trône, appelé cet ofïicier et lui avait intimé cet ordre. L'aide de camp avait à peine descendu les marches du trône, que l'Empereur le rappela et lui dit de renvoyer les seuls cardinaux Opizzoni et Consalvi. Mais cet officier, soit crainte, soit embarras, ne comprit pas bien, et crut que, en excluant tous les treize. Napoléon voulait mortifier plus spécialement ces deux-là. Il notifia donc l'ordre aux treize, au grand étonnement de tous les specta- teurs. Les uns l'entendirent, les autres virent cette scène, que nos costumes rouges rendaient encore plus apparente. Chassés publiquement, nous retour- nâmes dans nos demeures.

Les cardinaux assistant au mariage étaient restés ;

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ils furent ensuite introduits. La présentation se fai- sait en passant un à un, lentement, et ne s'arrêtant au pied du trône que pour un profond salut. Pen- dant tout le temps de leur défilé, l'Empereur debout ne se contint pas et dit des choses terribles contre les cardinaux expulsés. Mais presque tout son mo- nologue et ses terribles invectives tombèrent sur Opizzoni et sur moi. 11 reprochait au premier son ingratitude pour l'archevêché de Bologne et le cha- peau de cardinal qu'il lui avait procurés. Ce qu'il me reprochait, à moi, c'était bien plus grave, et pour ce qu'il y avait de spécieux et pour les consé- quences dont j'étais menacé. Il disait qu'il pouvait peut-être pardonner à tout autre, mais non à moi. ((Les autres, ajoutait-il, m'ont insulté à cause de leurs préjugés théologiques; mais Consalvi n'a pas de ces préjugés. Il m'a offensé par principes poli- tiques. Il est mon ennemi. Il veut se venger de ce que je l'ai renversé du ministère. Pour cela, il a osé me tendre un piège le plus profondément calculé qu'il a pu , en préparant contre ma dynastie un pré- texte d'illégitimité à la succession au trône, prétexte dont mes ennemis ne manqueront pas de se servir (piand ma mort aura dissipé la crainte qui les com- prime aujourd'hui. »

Voilà les couleurs qu'il prêta à une démarche que je n'avais faite que par conscience et pour remplir mon devoir comme tous les autres. On sent facile- ment combien cette accusation était fausse à tous

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(égards. Mais il esl facile aussi (le juger à (luoi m'ex- posaient et m'exposent encore de seinhlahles idées dans un homme qui peut tout ce qu'il veuf, el dont la volonté n'est retenue par aucnn IVein. Ce fui un miracle (ju'ayant dans sa première fureur donné l'or- dre de fusiller trois des treize, Opizzoni, moi et un troisième dont on n'a pas su le nom (ce fut sans doute le cardinal di Pietro), et s'étant ensuite borné à moi seul, la chose ne se soit pas réalisée. Il faut supposer que la suprême adresse du ministre Fouché parvint à me sauver la vie.

Rien de nouveau le lundi et le mardi. Le mercredi, sur les huit heures du soir, les treize reçurent, les uns à leur logis, les autres ils se trouvaient, un billet du ministre des cultes nous convoquant pour les neuf heures, afin de recevoir par lui les ordres de l'Empereur. Nous accourûmes de divers côtés, ignorant ce qu'on devait nous communiquer. Seule- ment, un d'entre nous, qui était évêque d'un diocèse d'Italie, avait appris du ministre Aldini, peu d'heures auparavant, que l'Empereur voulait sa démission de l'évèché qu'il possédait en Italie. Ce qui fut aussi in- timé, par l'organe du ministre des cultes, à quelques autres des treize qui n'avaient pas leurs évêchés dans le royaume d'Italie, mais dans les États ponti- ficaux, alors français. Ces démissions furent minu- tées en une heure de temps, sous le coup de la sur- prise, de la crainte, et sous la menace d'une prison d'Etat. Elles furent minutées avec toute la régularité

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que permettaient la surprise elle-même et cette crainte subite, c'est-à-dire en s'en remettant à la volonté du Pape et selon qu'il les accepterait ou les refuserait. C'est ainsi qu'on sauva la substance de la chose. Le Pape n'en accepta aucune. Ils restèrent donc évêques de ces diocèses, bien que quelques-uns fussent supprimés et réunis à d'autres évêchés par décret impérial. Je reprends mon récit.

Arrivés tous les treize chez le ministre des cultes, nous fumes introduits dans son cabinet , était aussi le ministre de la police Fouché, paraissant s'y rencontrer par hasard. Nous étions à peine entrés que le duc d'Otrante, qui était à la cheminée, dont je m'approchai pour le saluer, me dit à voix basse : (( Je vous ai annoncé , monsieur le Cardinal , que les conséquences seraient terribles ; mais ce qui me désole, c'est de vous voir, vous, au nombre des victimes. » Je le remerciai de ce bon intérêt qu'il prenait à ma personne, et je lui dis que j'étais pré- paré à tout. Ses paroles me donnèrent à comprendre que nous avions tout à redouter. Je l'interrogeai sur ce qu'il en serait. « Le ministre des cultes va vous l'apprendre, me répliqua-t-il, il en est chargé. »

En effet , nous nous assîmes , et ce ministre nous fit un long discours dont le fond était de nous mon- trer notre tort, la gravité de notre faute, ses consé- quences si cruelles pour le repos de la France, soit maintenant, soit plus tard. Il ajouta que nous avions failli à notre devoir, en ne lui manifestant pas nos

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(JoiUes et nos sentiments, et qu'il aurait tout éclairci. Se faisant fort de nous prouver combien notre opi- nion était erronée, il appuya principalement sur le complot tramé entre nous et caché soii^neusement à nos collègues. Après avoir beaucoup insisté sur ce prétendu complot, il finit par déclarer que ce crime, prohibé et puni très-sévèrement par les lois existan- tes, le mettait dans la pénible nécessité de nous signifier les ordres de Sa Majesté. Ils se réduisaient à ces trois points : i" nos biens, soit ecclésiastiques, soit privés, nous étaient enlevés et mis sous séquestre ; nous en étions entièrement dépouillés; 2" on nous défendait de faire usage des insignes cardinalices et de toutes naarques de notre dignité, Sa Majesté ne nous considérant plus comme cardinaux ; 3" Sa Ma- jesté se réservait de statuer sur nos personnes. Il nous fit entendre que quelques-uns d'entre nous seraient mis en jugement.

La plupart, qui ne savaient pas le français, ne comprirent pas ce discours ; ils étaient réduits à se le faire expliquer par leur voisin , si leur voisin enten- dait cette langue.

Les trois ou quatre qui comprenaient le français (et j'étais du nombre) répondirent sur-le-champ qu'on nous accusait à tort , que notre conduite nous était imposée par notre devoir et non sûrement pour notre plaisir; que si nous ne nous étions pas ou- verts à lui, nous ne l'avions pas caché au cardinal Fesch , que nous trou\ions plus à même, comme

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oncle de l'Empereur, comme notre collègue et comme un canal non ministériel, de donner à la chose le moins de publicité possible; qu'il était faux que nous en eussions fait mystère à nos autres collègues ; que nous avions tenu avec eux un juste milieu, en ne leur celant pas notre manière de voir et en ne cherchant pas à la leur faire adopter, afin précisé- ment qu'on ne nous accusât point de former un parti contre le Gouvernement; qu'il n'y avait rien de plus faux que la trame qu'on nous reprochait; que c'était vraiment une toute nouvelle manière de com- ploter que d'informer (comme nous l'avions fait par le cardinal Fesch) celui contre lequel on nous faisait conspirer; que cette accusation flétrissante de rébel- lion était aussi mal fondée qu'absurde et injurieuse à notre dignité et à notre caractère, et que nous le priions de faire connaître à Sa Majesté que c'était la seule chose qui nous tînt au cœur, étant préparés à tout le reste ' .

1 L'empereur Napoléon, qui s'est tant plaint des tiostilités per- sohnelles et polilif|ues dont il se croyait l'objet de la part île Pie YH et des plus illustres cardinaux, était au contraire aime' et admiré par tous. Le Pontife n'avait jamais caché ses sentiments de prédi- lection envers cet homme (jui faisait tant de choses extraordi- naires. Les manuscrits du cardinal Consalvi abondent en révéla- tions sur ce point et même, après la dispersion du Sacré-Collége et l'enlèvement de Pie VU au Quirinal, le successeur des Apôtres n'en persistera p;is moins dans son bimnparhsme. La violence des persécutions et la sainte énergie du Pape-Roi dans l'accom- plissement de ses devoirs pontiHcaux ou royaux n'affaiblissent pas cette tendresse , qui s'épanche même en présence d'un am- bassadeur autrichien. Le comte de Lebzeltern a pu parvenir aux

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Le ministre des cultes, comme celui de la police, parut touché de ces réponses. Il faut dire qu'ils se montrèrent tous deux très-fâchés de ce (jui nous arrivviit et très-désireux de pouvoir y remédier en (|uelque chose, afm de ne pas faire plus d'éclat. Ils

pieds de l'exilé de Savone. Le 1G mai 1810 , il transmet au prince de Metternich un rapport secret sur ses entrevues avec le Pape et nous lisons dans ce rapport : « Il (Pie VII) parut s'intéresser vivement à des détails que, dans le cours de l'enlrelien, il excir tait et que je lui donnais sur le mariage , lequel ofl'rait le plus sûr garant d'une paix stable. Le Pape parut oublier un moment ses griefs, ses chagrins et prendre une part réelle et sincère à cet événement. « Veuille le Ciel, dit-il, que cet événement im- prévu consolide la paix continentale! Nous désirons plus que personne que l'empereur Napoléon soit heureux; c'est un prince qui réunit tant d'éminentes qualités ! Veuille le Ciel qu'il recon- naisse ses vrais intérêts : il a dans ses mains, s'il se rapproche de l'tglise, les moyens de faire tout le bien de la Religion, d'attirer à soi et à sa race la bénédiction des peuples et de la postérité, et de laisser un nom glorieux sous tous les aspects! » « Bientôt après, ajoute le comte de Lebzeltern dans sa dépêche, des souvenirs et des réflexions amères sur sa situation traversèrent ces élans de son cœur délivré, avec celte candeur (jui lui est caractéristique. Son isolement et plusieurs autres sujets dés- agréables furent ramenés par lui sur le tapis. Le discours que je viens de rapporter m'a confirmé dans l'opinion que je n'ai jamais abandonnée , et que j'eus le loisir d'asseoir sur des bases fondées, à la suite de mes observations pendant un séjour de sept à huit ans à Rome : c'est que le Pape a ressenti toujours la plus grande partialité pour l'Empereur personnellement. Com- bien de preuves n'en ai-je pas eu! et, je l'avoue, combien de fois, à une époque bien difl'érente, sous tous les aspects, du grand moment actuel, n'ai-je pas relevé que cette partialité se manifestait bien plus sensiblement pour Napoléon que pour notre Souverain. 11 a fallu toutes les amertumes dont le Pape a été abreuvé pour l'obliger à adopter un système qui au fond répu- gnait évidemment à son cœur. »

II. U

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nous avouaient ouvertement qu'ils le souhaitaient non -seulement pour nous, mais pour le bien de l'Empire, ne sachant comment tout cela devait finir. Ils désiraient qu'au moins on n'apprît pas notce dé- cardinalisation, sentant l'impression fâcheuse qui en résulterait partout. Ils ajoutèrent que, si l'Empereur connaissait les sentiments que nous avions expri- més à son égard, on pourrait espérer peut-être de calmer sa fureur. Nous répondîmes qu'ils n'avaient qu'à le lui apprendre. Ils nous insinuèrent que ces rapports de vive voix ont peu de valeur, parce qu'on les suppose arrangés par l'intermédiaire de ma- nière à être utiles à celui qui est disgracié ; puis ils nous demandèrent si nous ferions difticulté d'écrire nous-mêmes à l'Empereur. Notre réponse fut qu'il n'y en avait aucune, parce que c'était la vérité. Ils nous prièrent alors d'accepter un autre point, mais nous nous y refusâmes. Finalement, ils nous sug- gérèrent une teneur de lettre il y avait du bon et du mauvais, c'est-à-dire certaine chose qui répu- gnait à notre délicatesse. Nous leur déclarâmes que nous nous occuperions de faire cette lettre telle qu'ils la souhaitaient autant que possible, eu égard à tous nos devoirs, et que nous la leur remettrions. Ils nous firent observer que l'Empereur partait le jour suivant pour Saint-Quentin, qu'ils devaient le voir dans la matinée; qu'ils ne pouvaient se dis- penser de lui rapporter ce que nous avions dit à l'intimation de ses ordres; qu'il n'y avait pas de

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temps à perdre, et qu'aucun retard n'était permis. Nous répondîmes que nous nous réunirions cette nuit même dans la maison de notre doyen, et que le jour suivant, de bonne heure, nous leur enverrions cette lettre pour l'Empereur, à qui ils la remettraient en allant à Saint-Cloud. Cet engagement fut pris avec les ministres sur deux pieds, comme on dit, su due piediy entre la surprise et la crainte. Tous les Cardinaux ne se rendirent pas compte de ce qu'ils promettaient. Ils n'eurent pas le temps de réfléchir, et quelques-uns commirent certaines mala- dresses, ainsi qu'il arrive quand plusieurs parlent à la fois sans maturité. Mais l'engagement était pris, on ne pouvait pas reculer. Nous n'avions plus qu'à être bien attentifs à composer une courte lettre inat- taquable, tout en s'écartant le moins possible du projet arrêté avec les deux ministres. Nous nous réunîmes donc chez le cardinal 3Iattei, et, de onze heures du soir à cinq heures du matin, on travailla à la rédaction de la note que l'on devait adresser à l'Empereur. Nous adoptâmes le parti de montrer dans l'introduction que le seul et unique but de notre démarche était de nous disculper de l'imputation de complot et de révolte ; ensuite nous relations avec franchise le véritable motif de notre abstention, et enfin nous déclarions que nous n'entendions point nous immiscer dans le fond de l'affaire, et statuer sur la validité ou sur l'invalidité du premier mariage, par conséquent sur la justice ou l'injustice

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des causes du second; que notre désir était de ne point léser les droits du Saint-Siège, qui, à notre avis, devait être le seul juge compétent dans cette affaire. On rédigea une lettre dans laquelle on di- sait que nous avions été désolés en entendant le ministre de Sa Majesté Impériale nous annoncer que nous étions regardés comme coupables de complot et de révolte ; que cette accusation était incompa- tible avec notre dignité et notre caractère ; que nous nous étions déterminés à exposer nos griefs à Sa Ma- jesté avec loyauté et franchise ; que nous déclarions donc n'être pas intervenus à son mariage, parce que le Pape n'y était pas intervenu lui-même; que nous ne prétendions point nous ériger en juges, et qu'en nous déterminant à suivre cette ligne de conduite, nous n'avions pas voulu répandre dans le public des doutes sur la nature du second mariage et de ses effets futurs. On se servit du mot répandre [spar- gere) pour indiquer que nous n'étions pas poussés par le désir de propager de semblables rumeurs. Nous terminâmes en priant Sa Majesté d'être persuadée de notre soumission et de notre respect. Nous ne fîmes pas une seule allusion aux peines très-sévères qu'on nous avait imposées, et nous n'en demandâmes pas l'annulation.

Cette lettre , signée par tous les treize , fut remise de bonne heure au ministre des Cultes , dans la ma- tinée du 5 avril, par le cardinal Litta, au nom du cardinal Mattei, chez lequel il habitait, et qui ne

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savait pas le français. Le ministre la reçut avec bonté, mais en la lisant il ne s'en montra pas très- satisfait. Il n'en dit [)as moins qu'il allait la porter à Saint-Cloud , et que, dans le courant de la journée, on nous transmettrait la réponse de l'Empereur. Vers le soir, le ministre nous écrivit un billet très- suCcinct, dans lequel il déclarait que l'Empereur avait avancé son départ pour Saint-Quentin, qu'il était parti le matin au lieu de partir le soir; puis le haut fonctionnaire ajoutait que, n'ayant pas pu présenter la lettre à Sa Majesté, il ne se croyait pas autorisé à suspendre les ordres reçus. Nous fûmes donc obligés, le même jour, de ne plus faire usage des insignes cardinalices et de nous revêtir de noir; ce qui donna lieu à la dénomination des ?ioirs et des ronges, déno- mination par laquelle on désigna les deux partis du Sacré-CoUége. Nous restâmes aussi privés de nos biens, tant ecclésiastiques que patrimoniaux. Ils furent tous mis par le Gouvernement sous un séques- tre de nouveau genre. On ne saisit pas seulement nos revenus, mais on les lit verser au trésor, et on mit les scellés jusque sur nos meubles. Nous fûmes réduits pour vivre à puiser dans la bourse de nos amis ou à recourir aux subsides charitables des per- sonnes pieuses, qui ne firent pas défaut. Je ne profitai point de ce second moyen , afin de diminuer les charges des fidèles qui l'alimentaient, et d'en laisser jouir ceux de mes collègues n'ayant pas au- tant d'amis que moi auxquels ils pussent s'adresser

2U MÉMOIRES

pour subvenir à leurs besoins. Deux mois et quel- ques jours se passèrent ainsi. Nous attendions l'exé- cution de la troisième peine dont nous étions mena- cés, c'est-à-dire que l'on décidât de notre sort, ainsi que l'Empereur se l'était réservé, ou que l'on nous rétablît dans notre premier état , soit en raison de la lettre, qui lui parvint plus tard, soit par suite des dé- marches tentées en notre faveur. Ces démarches ne venaient point de notre fait ; nous n'avions même jamais voulu les solliciter, et nous nous y étions re- fusés , quoiqu'on nous engageât beaucoup à les ap- prouver. Mais le cardinal Fesch et certains cardinaux rouges, honteux de la différence qui existait entre notre costume honoré par tous et le leur que cha- cun méprisait, plaidèrent ainsi auprès de l'Empereur plutôt la cause de leur amour-propre que la nôtre. L'Empereur répondit à ces instances par des paroles plus ou moins brusques, et il ne fit rien.

Enfin, le 11 juin 1810, nous fûmes appelés chez le ministre des Cultes, qui nous indiquait une heure spéciale pour nous recevoir deux à deux dans son cabinet. Le cardinal Brancadoro et moi , nous eûmes la première heure. J'arrivai avant les autres, et le ministre, d'une voix triste et avec un air courtois, m'annonça qu'il avait le déplaisir de me notifier que dans les vingt-quatre heures je devais partir pour Reims, je resterais jusqu'à nouvel ordre, ainsi que le cardinal Brancadoro. Le ministre s'exprima dans les mêmes termes avec mon compagnon, en-

DU CARDINAL CONSALVI. 215

trant au moment je sortais. II parla de la sorte à tons les antres, qui furent exilés deux à deux à Kethel, à Mézières, à Saint-Quentin et à Sedan. Ceux qui avaient été relégués dans cette dernière ville allèrent à Charleville , parce qu'il n'y avait pas de logement pour eux. Les trois autres cardinaux se virent internés à Semur et à Saulieu. Peu de jours ai)rès, on leur permit de se réunir tous les trois à Semur. A chacun de nous on otïrit cinquante louis pour les frais de voyage. Quelques-uns acceptèrent, d'autres refusèrent. Le ministre avait oublié de m'of- frir cette somme; au moment je me retirais, il me rappela, s'excusa de son oubli et le répara; mais je déclinai l'otTreen me servant de mes remercîments habituels. Je partis pour Reims quelques heures après l'expiration du délai; mon compagnon n'arriva que deux jours plus tard. Sa voiture n'était pas en état, et il avait obtenu ce bref délai afin de la faire répa- rer. On remarqua qu'en nous fixant le lieu de notre exil, on mit une attention toute spéciale à séparer ceux qui habitaient ensemble à Paris ou qui étaient liés plus intimement. On désigna à chacun pour compa- gnon celui avec lequel il avait le moins de relations cordiales. C'est ainsi que je fus séparé du cardinal di Pietro, mon grand ami, avec lequel j'étais venu à Paris, et que je me vis uni au cardinal Brancadoro, que j'avais fréquenté moins que tout autre pendant mon séjour dans la capitale.

Un mois après notre éloignement de Paris, nous

216 MÉMOIRES

reçûmes une lettre du ministre des Cultes, nous an- nonçant que l'Empereur nous accordait un traite- ment mensuel de deux cent cinquante francs pour notre subsistance. Comme je n'avais jamais rien ac- cepté, le ministre me fit savoir cette nouvelle d'une manière fort délicate. Je répondis le plus poliment possible, mais en déclinant l'offre toutefois. Je crois que les autres firent la même chose de leur côté.

Voici quatre mois que j'habite Reims, et j'y mène la même vie retirée qu'à Paris. Je n'ai accepté au- cune invitation. Je n'ai pas d'autres connaissances que les trois ou quatre maisons auxquelles j'étais recommandé, ou que je fréquente par d'autres motifs. Je n'ai jamais assisté à aucune fête, à aucune réu- nion. J'ai toujours passé mes soirées chez mon com- pagnon, qui a tenu la même conduite. Nous vivons entre nous, et nous faisons et rendons seulement quelques visites de politesse, selon les circonstances. Notre position, celle de notre Chef, du Saint-Siège et de l'Église ne permettaient pas à un cardinal d'agir autrement. Tel est du moins mon avis.

Quand j'en aurai le loisir, je me propose de corri- ger et de châtier ces pages, que je n'ai même pas relues; mais je veux d'abord écrire les mémoires que les dangers quotidiens me commandent de ne pas diflérer. Avant même de revenir sur ce que je confie au papier, j'ajouterai aux souvenirs déjà recueillis les choses les plus intéressantes qui m'arriveront successivement.

DU CARDINAL CONSALVl. 217

Le cardinal Consalvi a joint ù son manuscrit les lip;nes suivantes :

Le 10 du mois de janvier 181 I, je reçus à l'im- [)roviste, et mon compagnon d'exil aussi, un billet du sous-pr(^'fet de Reims (M. Ponsard), par lequel il m'annonçait que « des ordres supérieurs l'obligeaient à m'appeler sans retard à la sous-préfecture, pour lui fournir des renseignements sur l'objet de ces or- dres». A la réception de ce billet, mon compagnon fut saisi de crainte, parce qu'il ignorait la nature des or- dres, et il opinait pour que nous nous présentassions ensemble. Je pensai différemment. Comme il n'était pas question dans ce billet d'une invitation adressée à tous les deux, il me parut à propos pour plusieurs raisons de ne pas le faire. Mais j 'offris à Brancadoro d'y aller le premier, et je déterminai avec lui le moyen de l'informer de l'objet de cet appel, en sor- tant de la maison du sous-préfet, atin qu'il y allât pré- paré d'avance. Et cela non à la dérobée, comme j'ai coutume de faire. Je demandai à Dieu de m' assister (plusieurs événements arrivés à Paris nous donnaient lieu de craindre beaucoup), et je partis. Le sous- préfet me dit qu'il était chargé de me demander quelles sommes j'avais reçues pour mon entretien depuis mon exil à Reims, et par quel intermédiaire, par la poste , ou par la diligence , ou par des voitu- riers, ou par des personnes venues ad hoc, et de qui, et de quel chiffre, et de quelle manière. Je lui répon- dis que je n'avais jamais reçu un sou de personne.

SIS ^B MÉMOIRES

(( Mais, répliqiia-t-il, coramenl faites-vous pour vivre, le Gouvernement ayant saisi tous vos biens ecclé- siastiques et patrimoniaux? » Je lui déclarai que mon banquier de Rome n'avait pas, dans cette cir- constance, retiré à son correspondant de Paris qui il m'avait recommandé à mon départ de Rome) l'or- dre de me fournir de l'argent. La somme que j'en avais reçue pour me rendre à Reims m'avait suffi jusqu'alors, et je n'hésitai pas à manifester que, si le banquier de Rome eût retiré son crédit, j'aurais pro- fité des offres de quelques amis qui m'avaient ouvert leur bourse. Le sous-préfet reprit que, puisque je n'avais rien reçu de personne depuis mon arrivée à Reims, il n'y avait pas lieu de m'adresser les autres questions, c'est-à-dire en quelle quantité, de qui, de ffuelle manière, par quelle voie. Ainsi se termina cette audience, honnête pour la forme : le sous-préfet n'ayant ajouté aucune impolitesse, aucune dureté à la dureté de la chose.

Cette mesure du Gouvernement était provoquée par l'irritation qu'il éprouvait en voyant plusieurs personnes charitables s'unir entre elles et se cotiser pour verser chaque mois dans une caisse commune les sommes destinées à soutenir les Cardinaux dépouillés de tous leurs biens et de leurs revenus. Je n'avais jamais consenti, et quelques autres encore des treize, à recevoir la pension mensuelle de cette caisse, sans autre motif que d'avoir de quoi subsister modeste- ment par le secours dont j'ai parlé. Je ne voulais point

DU CARDINAL CONSALVI. 219

surcharger de gaieté de cœur ces généreux et nobles souscripteurs. Mon compagnon, qui avait toujours accepté les secours de la caisse, se trouvait dans une situation bien différente de la mienne. Pour ne pas compromettre les plus aumôniers ni leurs intermé- diaires en avouant qu'il avait reçu de l'argent, il prit le parti de déclarer qu'il ignorait de quelle manière ces secours charitables avaient été remis chez lui par une main inconnue. L'impossibilité que les autres, dis- persés en divers lieux, on leur fera probablement les mêmes questions dans le même temps, aient donné la même réponse, et le but que le Gouvernement se propose, à ce qu'il paraît , et qui est de nous obliger à plier les épaules et à demander gvdce, propter ino- piam rerum omnium, font cpoire que cette affaire n'en restera point là, et qulelle pourra'avoir des consé- quences inquiétantes et mêmes désastreuses '.

1 Nous tromons dans les portefeuilles du cardinal Consalvi deux lettres qui sont toute une révélation. Après le simulacre de Concordat arrache', le 23 janvier 4813 , par l'empereur Napole'on au pape Pie VU prisonnier à Fontainebleau et isolé de toute communication avec le Sacré-Collége dispersé ou exilé, le gou- vernement impérial crut devoir laisser une apparence de liberté au Pape et aux Cardinaux. Consalvi, Pacca, IJtla, di Piètre, Mattei et les plus éminents personnages de l'Église romaine accoururent auprès du Saint-Père. « Son esprit, ainsi qu'il s'exprime dans sa lettre du 2i mars 1813 adressée à l'Empereur, était continuellement déchiré des plus grands remords et du plus vif repentir. » Il voulait à tout prix annuler un acte qui n'avait aucune portée légale et qui n'engageait pas sa conscience. Les Cardinaux , dévoués à la gloire de l'Église et de la Papauté, le secondèrent dans ce vœu réparateur; mais quand Napoléon, pressé par les armées de l'Europe marchant contre lui, sentit

220 MÉMOIRES DU CARDINAL CONSALVI.

(ju'il ne lui était plus possible de garJer à Fontainebleau son auguste captif, il se de'cida à le renvoyer à Rome, puisque la fortune faisait e'chouer l'un après l'autre tous ses gigantesques projets. Le départ du Pape eut lieu le 23 janvier '1814. La veille et le lendemain de cet heureux jour, le cardinal Consalvi, l'âme des conseils de Pie VU, le prince de l'Église qui avait soutenu et dirige' son courage dans ces rudes e'preuves, reçut le prix d'une inaltérable fidélilé. Le ministre des cultes lui adressa en termes inouïs un nouvel ordre d'exil dans l'exil, ordre que le ministre de la police générale de l'Empire , par un curieux intervertisse- ment de rôles, tâcha d'adoucir au moins dans la forme.

« Paris, le 21 janvier 1814.

» Monsieur le Cardinal, j'ai l'honneur de vous prévenir que Son Excellence le ministre de la police générale est chargé de vous signifier des ordres dont l'exécution ne peut être différée. Je ne pourrais recevoir aucune réclamation, il serait dès lors inutile (pie vous demandassiez un délai pour m'en adresser. Vous donnerez par voire soumission une nouvelle preuve de votre respect pour votre Souverain.

» Agréez , monsieur le Cardinal , l'assurance de ma haute

considération.

« Le ministre des cultes,

M Le comte Bigot de Préameneu. »

.< Paris, le 25 janvier 1814.

y Monsieur le Cardinal , conformément aux ordres que j'ai reçus concernant Votre Éminence, elle doit partir le plus promp- tement possible, et dans le plus sévère incognito, pour se rendre à Réziers, département de l'Hérault. La personne qui vous re- mettra cette lettre est M. Motte, sous-ofTicier de la gendarmerie impériale de Paris, qui a ordre d'accompagner Votre Éminence jusiju'à Béziers.

» Il lui est expressément recommandé d'obtempérer à tout ce que Votre Éminence désirera dans la ligne des ordres qu'il a reçus.

)>J'ai prévenu les autorités de Béziers de votre arrivée, et je suis persuadé iju'elles s'empresseront de concourir à tout ce qui pourra vous en rendre le séjour agréable.

u Je saisis cette occasion d'offrir à Votre Éminence les assu- rances de ma très-haute considération.

» Le duc de RoviGO. »

MÉMOIRES

SUR MON MINISTÈRE.

Je rédige ces Mémoires onze années environ après mon entrée à la secrétairerie d'État (1 8 ou 19 mars 1800), et cinq années après être tombé du pouvoir (17 juin 1806). Je les rédige au milieu des plus grands dangers, et assiégé par la crainte incessante de me voir surpris composant un travail qui pourrait me coûter cher s'il était révélé. En vue de pareils motifs, ces Mémoires ne peuvent donc pas être exacts et accompagnés des considérations que les faits exigeraient. Du reste, je n'ai pas tous les événements présents à l'esprit. Je ne possède en ce moment au- cun papier pour diriger ou corroborer mes souve- nirs. Je n'ai même pas ceux qui furent publiés et qui pourraient suppléer au défaut des souvenirs et des documents. Enfin écrivant dans l'exil, et au mi- lieu de circonstances semblables à celles que nous traversons, je ne jouis pas du temps, du calme, de la sécurité et de la liberté nécessaires pour enri- chir mon manuscrit des réflexions et des ornements opportuns. En m'occupant de cet ouvrage à la hâte,

222 MÉMOIRES

je ne me propose pas crautre but que de courir à fleur d'eau, comme on dit, sur les événements qui me viendront à l'esprit à mesure que j'écrirai pour que la trace ne s'en perde point. Et ce que je fais servira peut-être un jour à quelque chose, dans l'in- térêt ou pour la défense du Saint-Siège, dont on a pillé toutes les archives. Si le Ciel m'accorde une vie et des temps meilleurs, je veux donner à ce tra- vail le perfectionnement qu'il ne m'est pas possible de réaliser maintenant, tant pour le fond que pour la forme et le style.

Ceci posé , je mets de suite la main à l'œuvre.

Mon ministère fut un pur effet du hasard. J'étais alors auditeur de Rote. Me trouvant à Venise au mo- ment de la première chute du gouvernement ponti- fical, sous Pie y I, après avoir souffert plusieurs mois de détention au château Saint-Ange, et d'autres aven- tures aussi tristes qui aboutirent à la déportation et à la perte de mes biens, je fus choisi par les Cardi- naux pour être secrétaire du Conclave qui allait s'ouvrir. Le prélat secrétaire du Consistoire et du Conclave était absent et habitait Rome, il avait voulu rester. Le Conclave terminé, j'en sortis le jour même, par un effet de la délicatesse qui dirigea ma conduite, tout le temps de sa durée.

Je ne désirais rien, je n'ambitionnais rien, et comme pendant le Conclave je n'avais fait la cour à aucun cardinal afin de me préparer up appui parti- culier près du nouveau Pape, je quittai le Conclave

nu CARDINAL CONSALVl. 223

le jour mùino qu'il fut terminé et je me retirai dans mon habitation. Il me répugnai! ((uo l'on pût soup- çonner que je continuais à résider près du Pape dans le but d'obtenir quelque faveur. I^e nouveau Pontife, Pie YII, me connaissait à peine, car le cardinal-cNÙque d'Imolane séjournait jamais à Rome. Durant le (Con- clave, je ne l'avais vu que fort peu, et comme tous les autres, seulement pour les affaires de mon office, alors qu'il était chef d'ordre.

Aussi, quand je pris congé de lui, peu d'heures après son exaltation, il me permit, tout en me témoi- gnant son déplaisir, de me rendre chez moi. Je pas- sai trois ou quatre jours sans le revoir et sans m'ap- procher de l'île de Saint-Georges, le Saint-Père résidait. Voilà que tout à coup il me fait appeler contre mon attente , je pouvais en effet imaginer toute autre chose que celle-là , et il me dit que le cardinal Herzan, ministre de l'empereur d'Autriche, lui avait livré le plus impitoyable assaut pour qu'il nommât secrétaire d'État le cardinal Flangini ; que, lui. Pie VII, n'en voulait absolument pas, et que d'un autre côté , ne pouvant point déplaire tout d'a- bord à la cour impériale par un refus trop net, il avait adopté le parti de répondre que, se trouvant privé de ses États, il n'avait pas besoin d'un secré- taire d'État, Le Pape ajouta que, le cardinal Herzan lui ayant répliqué qu'il ne saurait se dispenser de se servir de quelqu'un pour traiter les affaires de tout genre et spécialement pour négocier avec les cours

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étrangères, lui, Pape, avait riposté qu'il se servirait du prélat secrétaire du Conclave, qu'il y trouvait un avantage puisque ce prélat connaissait déjà les affaires, après les avoir dirigées pendant le temps de l'élection. Pie VU conclut en m' annonçant qu'il m'expédierait le jour même le billet de pro-secrétaire d'État, et que je devais revenir habiter avec lui sans retard.

Une répugnance ancienne et vraiment fatale que j'avais éprouvée pour tout emploi traînant à sa suite une responsabilité quelconque me fit appeler à mon aide toutes les résistances permises, je le confesse avec simplicité, afin de ne pas être chargé de ces fonctions réunissant mille responsa- bilités à la fois, et les plus graves. Mais j'empldyai vainement les prières et les supplications; il fallut obéir, d'autant mieux que Tordre était intimé avec cette bonté et cette douceur irrésistibles qui n'ap- partenaient qu'à Pie VII. Je me bornai à demander qu'il ne me conférât pas le titre de pro-secrétaire d'État, mais celui de simple pro-secrétaire de Sa Sainteté. J'obtins cette faveur. Je fus cependant ap- pelé dans les actes publics pro-secrétaire d'État. Quant à moi, je signai toujours auditeur de Rote et pro-secrétaire de Sa Sainteté. Je me vis donc re- vêtu de la charge de secrétaire d'État sans l'avoir je ne dirai pas ambitionnée, mais encore sans y avoir pensé, car je ne pouvais pas même y songer. Le jour suivant, j'allai de nouveau habiter le couvent

«

DU CAHOINAL CONSALVI. 22.';

le Conclave s'était tenu cl le Pape demeurait; puis j'entrai immédiatement en fonction.

Le Pontife, ayant, selon l'usage, fait part aux souverains et à la Chrétienté de son exaltation dans une encyclique rendue publique, combina tous ses etTorts afin de remettre le Saint-Siège en possession de son héritage. 11 fallait réclamer non-seulement les territoires qui lui étaient restés après ce qu'on nomme la paix de Tolentino la cosi delta pace di TolentinOj et qui, à la suite des revers essuyés par l'armée française, se voyaient occupés d'un côté par les Au- trichiens et de l'autre par les Napolitains, mais en- core les trois légations, perdues en même temps que le Comtat d'Avignon à l'occasion de ce même traité, et dont la maison d'Autriche s'était emparée. A cet etîet, on adressa des notes officielles; le Pape écrivit même de sa main, afin de solliciter cette restitution. Mais ni les notes officielles que l'on renouvela ni les lettres du Pape à l'empereur François et au mi- nistre baron de Thugut auquel Sa Sainteté avait daigné écrire dans le but de tout essayer ne furent honorées d'un mot de réponse. Le ministre en ques- tion ne voulait pas rendre les légations. Peu lui importait qu'on rétablît le reste. Le cardinal Herzan risqua alors une démarche très-grave et on ne peut plus embarrassante. Elle n'allait à rien moins qu'à conduire le Pape à Vienne. Herzan lui représenta les immenses avantages qui devaient résulter de ce voyage, soit pour la Religion, soit pour l'État. Le n. 45

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Cardinal basait sa demande sur la supériorité que les ariues autrichiennes obtenaient en ce moment contre les armes françaises. Partant de là, il faisait ressortir que le Pape devait tout espérer et tout redouter de l'empereur d'Allemagne. On ne peut se figurer les intempérances de zèle mises en jeu par le ministre impérial pour faire réussir ce voyage.

Mais nous avions deviné le motif secret qui l'ani- mait. Il n'était pas difficile de s'expliquer son but, après avoir vu ce qu'il avait tenté , mais en vain , pour faire élire Pape celui qu'il croyait le plus apte à réaliser les intentions de sa cour au moment de l'oc- cupation des trois provinces. Il cherchait à obtenir de l'élu, quand il serait à Vienne, ce que lui, Her- zan, n'avait pu arracher en travaillant à l'élection du candidat qu'il supposait disposé à le favoriser en tout, je crois {io credo a tutto). En deux mots, loin de songer à restituer les légations, on voulait que Pie VU signât librement une confirmation de la cession que son prédécesseur avait acceptée par force ma- jeure. Le plan caché était démasqué. Cela, joint à la considération que les autres puissances pourraient être jalouses en voyant le Pape aller à Vienne, fit qu'on résista victorieusement à ces invitations réité- rées. Et cependant le cardinal diplomate les accom- pagnait de réflexions sur la puissance de l'Empereur, et il ajoutait toujours qu'il ne fallait pas s'ahéner les bonnes grâces d'un homme possédant, outre les trois légations, presque tout l'Étal pontifical jusqu'aux

nu CARDINAL CONSALVI. 227

portes de Rome, et pouvant en accorder ou en diiré- rer la restitution. Sa persévérance et ses assauts répétés ne servirent à rien : le voyage de Vienne n'eut pas lieu.

L'insuccès de cette première tentative fut proba- blement ce qui donna naissance au fait que je vais raconter. Peu après et subitement, on vit arriver à Venise un envoyé extraordinaire de l'empereur d'Al- lemagne. C'était le marquis Ghislieri, de Bologne, et employé à la chancellerie de Vienne. On ne saisit pas tout d'abord le molif de sa venue. En effet, il ne s'était point annoncé comme chargé d'une tache particulière, et, à Venise, nous avions l'ambassa- deur impérial dans la personne du cardinal Herzan. D'autre part, Ghislieri n'était point d'un rang assez élevé pour être apte à une mission de cérémonial, comme, par exemple, celle de complimenter le Pape sur son exaltation ou autre chose semblable. Mais on ne tarda pas à connaître l'objet de son ambassade.

Après de longues circonlocutions (un lungo giro di parole), il exposa les dispositions de sa cour, et annonça qu'elle était prête à restituer les États du Saint-Siège, dePesaro à Rome, contre une renonciation du Pape à ses droits sur les trois léga- tions perdues au traité de Tolentino et occupées maintenant par la maison d'Autriche. Cette proposi- tion fut complètement rejetée, malgré les diverses démarches que Ghislieri ne cessa de faire auprès de moi et auprès du Pontife lui-même. Quand il s'aper-

45.

^P*v

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çut que ses efforts n'aboutissaient à rien, il vint :i composition, ainsi qu'on a l'habitude de le dire, il offrit la restitution d'une des trois légations, la Roma- ine, à l'exception d'une petite partie avoisinant la Mesola et le Ferrarais; mais le Pape devait confir- mer la cession des dfiux autres légations de Bologne et de Ferrare.

Cette offre fut encore repoussée, et la mission de Ghislieri demeura ainsi sans effet. Le Pape pressait pour qu'on lui rendit les trois légations. Voyant que ses lettres, ses prières et ses instances n'aboutissaient à rien, il adressa un jour au marquis Ghislieri ces paroles mémorables, que l'événement vérifia si vite : c( Après tout ce qu€ nous avons dit et écrit pour que l'Empereur rende au Saint-Siège les provinces qui lui appartiennent, nous ne savons plus ni que dire ni que faire, monsieur le marquis. Il ne veut pas res- tituer, mais viendra un temps il se repentira de ne l'avoir pas fait. L'Empereur met dans sa garde- robe des habits qui non -seulement se corroderont bientôt, mais encore qui communiqueront un ver rongeur à ses propres vêtements. » Le marquis Ghislieri, dans sa bouillante jeunesse, et quoique fort religieux et fort honnête, se montra* blessé de ce mot. Il se contint en présence du Pape; mais il accourut se plaindre amèrement à moi. Il disait que le Saint-Père avait peu l'idée de la grandeur et de la force de la cour d'Autriche, et qu'il fallait beaucoup, mais beaucoup, pour qu'un ver se glissât dans ses

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possessions. Je répondis que le Pape s'était sûrement exprimé dal Icllo in shj c'est-à-dire dans la prévision (pie le Ciel ne bénirait pas la maison d'AutiicIie si elle gardait le patrimoine de l'Eglise, et que parlant (lai tctto in sa, la chose pouvait fort bien arri\er malgré la grande puissance de la maison d'Autriche.

Deux mois et quelques jours s'écoulèrent, et la j)rédiction commença à se réaliser. L'Autriche perdit d'abord les trois légations, puis les États vénitiens, puis les autres parties de ses anciens domaines. Ainsi se vérifia ce qu'avait dit le Pape du ver ron- geur que la maison de Habsbourg attachait à ses propres vêtements en plaçant ceux de l'Église dans sa garde-robe.

Ayant perdu tout espoir de restitution , le Saint- Pore suppléa à ce que son prédécesseur n'avait pu l'aire [)endant sa captivité. Il sauvegarda les droits (lu Saint-Siège siir ces provinces par une protestation (jui devait produire ses effets dans des temps meil- leurs. A la fm d'avril, le Pape manifesta son désir d'aller à Piome. Celte ville était occupée, ainsi que le reste des États pontificaux juscju'aux frontières du royaume sans parler des duchés de Bénévenl et de Pontecorvo par les troupes napolitaines; mais le Pontife était certain de tout obtenir du Roi de Naples, auquel il en avait demandé la restitution. Les entraves que le gouvernement autrichien mil à l'exé- cution de ce dessein ne furent pas sans gravité. Le baron de Thugut, n'ayant pu obtenir que le Pape se

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rendît à Tienne, désirait au moins le garder à A'enise ou dans une autre cité voisine. Mais la fermeté du Pape surmonta tout. Une fois le voyage décidé, on songea à la manière de l'exécuter. Le ministre ap- préhendait beaucoup le passage de Pie VII à tra- vers les légations. Il sentait et cela était certain que ces peuples acclameraient le Saint-Père sur la route et le reconnaîtraient pour leur prince, ce qui aurait beaucoup gêné l'Autriche refusant de rendre ces provinces. Le gouvernement impérial adopta le parti de faire embarquer le Pape depuis Venise jusqu'à Pesaro. Or la marine vénitienne n'existait plus qu'à l'état de souvenir. On nolisa à la bonne alla meglio la seule frégate qui se trouvât dans l'arsenal et à peu près en mesure de tenir la mer. On réunit un petit nombre de mau- vais marins pour l'équiper, et on prépara assez mes- quinement ce qui était nécessaire à la navigation. On n'établit même pas de four pour offrir du pain frais au Saint-Père. Le Pape s'embarqua, accompa- gné des quatre cardinaux Joseph Doria , Pignatelli, Borgia etBraschi, et avec les quatre prélats admis à le suivre, le pro-secrétaire d'Etat, le majordome, le maître de chambre et le secrétaire des mémoriaux. n prit aussi quelques-uns de ses domestiques. Le marquis Ghislieri , nommé ambassadeur d'Autriche à Rome, nous suivit. En essayant de gagner le large, on s'aperçut que la Bellone, trop lourde et mal gréée, ne pouvait pas marcher. On consacra toute

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la nuit à la débarrasser de ses canons afin de l'allé- ger. L'impéritie des marins et le mauvais é(at de la frégate, bien plus que les vents contraires, nous obli- gèrent, au lieu de cingler sur Pesaro, à traverser le golfe et à nous réfugier dans le port d'Istri , sur la rive opposée. Nous restâmes près de deux jours à Portofino, en espérant un temps meilleur. Et ce- pendant les autres navires tenaient la mer sans diffi- culté. Enfin, après onze jours de la navigation la plus pénible, nous touchâmes à Pesaro. Le Pape et sa suite montèrent dans une chaloupe pour entrer dans le canal, parce que la frégate ne pouvait pas y péné- trer. Elle alla prendre port à Ancône.

L'accueil que l'on fit au Pape à Pesaro et ensuite à Fano, àSinigaglia et à Ancône, fut un triomphe per- pétuel. Gomme nous descendions de voiture à An- cône, le marquis Ghislieri, qui nous y avait précédés de quelques heures en parlant de Sinigaglia, nous annonça, d'un air plein de tristesse et avec de dou- loureuses paroles, la grande victoire des Français à Marengo , la cession de treize forteresses et de tout le pays jusqu'à l'Adige , cession imposée aux Autri- chiens par l'armistice. C'est ainsi qu'on vit se réaliser la prédiction du Pape sur l'Autriche.

Le marquis Ghislieri, pieux comme il était, m'en fit lui-même la remarque avec peine. On continua le voyage , et ce fut à Foligno que le marquis opéra la restitution au Saint-Siège des États pontificaux, de Pesaro à Rome. Il ne m'en avait pas soufflé mot jus-

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qu'à Lorette, il me l'annonça ainsi qu'à Sa Sain- teté. Un édit que je signai à Foligno faisait connaître cette nouvelle à toutes les populations, et à dater de ce jour, le Pape commença à parler en souverain dans son patiimoine.

Quand on aniva aux environs de Rome, à la dis- tance de dix milles à peu près, on rencontra un des corps de Tannée napolitaine en grande tenue, qui attendait le Pape pour lui servir d'escorte à son en- trée dans la ville. La restitution de Rome et du reste de l'Etat jusqu'aux frontières du royaume deNaples, avait été effectuée peu de jours auparavant par la maison de Naples. Elle avait remis l'autorité entre les mains de trois cardinaux qui précédaient le Pape ; de sorte qu'il entra à Rome le 3 juillet 1 800, en qua- lité de souverain.

Sa Sainteté était placée dans le premier carrosse avec les cardinaux Joseph Doria et Braschi, ses com- pagnons de route depuis Pesaro. Les deux autres, venus par mer avec Pie VII, avaient pris les devants. Je me trouvais dans la seconde voiture avec les trois autres prélats. Le Pape, reçu au milieu des acclama- tions populaires, alla directement à la basilique de Saint-Pierre , puis il se dirigea vers son palais du Quirinal , le soir même il admit la noblesse romaine // baronaggio romano à lui présenter ses hommages. Le général napolitain, accompagné des ofûciei s de l'armée royale, eut le même honneur.

Rentré en possession de ses domaines, le Saint-

nu CARDINAi. CONSALVI. 233

Père s'occupa aussitôt de reconstituer le gouverne- ment pontifical, il n'y avait plus ce i^rand nombre de prélats par l'intermédiaire desquels le Pape exerce son pouvoir soit dans les matières civiles, les magis- tratures et les finances, soit dans les matières crimi- nelles, soit enfin dans l'administration des princi- pales villes de province. Cela, joint à la difficulté d'improviser des modifications à la hâte, rendait la reconstitution immédiate du gouvernement clérical impossible, du moins par le concours des coopérateurs ecclésiastiques. La majeure partie des prélats était absente. Au temps de la Révolution, plusieurs d'entre eux avaient émigré; quelques-uns furent expulsés des corps de la prélature, beaucoup étaient volon- tairement rentrés dans leurs familles. Du reste, l'in- certitude dans laquelle chacun était plongé relative- ment à la résurrection du domaine temporel, sans cesse ajournée, comme je l'ai dit, jusqu'aux derniers moments , n'avait pas permis à la prélature dispersée çà et de revenir assez promptement. Il y en eut aussi qui , regardant la Révolution comme affermie ou tout au moins comme de longue durée, prirent le parti de renoncer à l'habit prélatice et d'abandon- ner la carrière qu'ils avaient embrassée. Nous avions encore une autre raison excellente pour difierer. La Révolution avait tout bouleversé, elle ne cessait de détruire.

En rétablissant l'ancien ordre de choses, il était facile de tirer un bien de ce mal. Quoique les insti-

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tutions du gouvernement pontifical fussent très-sa- ges, il est cependant hors de doute que certaines d'entre elles dégénéraient de leur primitive origine. On en avait altéré, changé ou corrompu quelques autres, et il s'en trouvait qui ne convenaient plus au temps, aux idées nouvelles et aux nouveaux usages. Les effets et les tendances de la Révolution, sur- vivant à la Révolution elle-même, exigeaient des atermoiements et des ménagements, non moins pour la stabilité du Saint-Siège qu'il fallait restaurer, que pour l'avantage du peuple. Je pourrais étendre et développer beaucoup plus au long cette thèse, mais le peu de calme dont je jouis et les obstacles dont j'ai parlé plus haut, sans compter d'autres raisons excel- lentes ressortant de la nature du sujet , s'y opposent absolument. Du reste, ce que j'ai dit suffira à tout lecteur perspicace pour saisir que de très-légitimes et de très-justes motifs nous engageaient à profiter de la circonstance et à différer de quelque temps la restauration des anciennes formes gouvernementales afin d'en modifier quelques parties, du moins les plus urgentes. Cela valait mieux que de le rétablir de suite tel qu'il était avant la Révolution ; et le Saint- Père lui-même émettait ce vœu.

Dans ce but, on prit la détermination de conserver, à dater du moisde juillet jusqu'à la fin d'octobre, le gouvernement provisoire que les troupes napolitai- nes, en déclarant la cessation de l'État républicain, avaient constitué d'après le modèle du régime ponti-

Dr CARDINAL COiNSALVl. 235

lical, et nous le confiâmes aux hommes les plus pro- bes et les plus doctes de la ville.

En même temps que cette prorogation se régulari- sait, on forma une congrégation composée de plusieurs cardinaux, de ([uelques prélats et des séculiers les plus instruits et les plus estimés pour leur bon esprit et leur conduite. On les chargea de tracer un plan pour la restauration du gouvernement, fondé sur les bases et sur les constitutions antiques, mais adapté aux conditions modernes ainsi qu'à la nature des temps , en le dépouillant des vices ou des abus qui auraient pu se glisser dans l'ancien peu à peu avec les années, comme il arrive à toutes les choses de la terre. La congrégation reçut ordre de terminer son travail pour la mi-octobre. Le provisoire devait prendre fin le 1" novembre, après l'approbation du nouveau plan par le Saint-Père, et alors on remettrait l'autorité entre les mains des prélats.

Quelques mois suffisaient, croyait-on, pour que ces derniers pussent arriver à Rome des divers lieux oii ils avaient fixé leur résidence. En même temps que l'on confirmait le gouvernement provisoire dans la capitale, on le confirmait aussi dans les provinces, qu'on prit soin de séparer en six grandes délégations; chacune de ces délégations reçut un prélat avec le titre de délégat apostolique chargé de l'administrer. Toutes les autorités provisoires des villes et des cam- pagnes devaient dépendre d'eux. Nous étions entrés à Rome le 3 du mois de juillet, et nous avions aussi-

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tôt pris toutes ces mesures. Vers la fin du mois, dans une des audiences quotidiennes que j'avais du Saint-Père en vertu de ma charge, le Pape me dit qu'il voulait faire une promotion de deux cardinaux et revêtir de la pourpre moi et son maître de cham- bre (maestro di caméra;, don Diego Caracciolo, Napolitain , afin de récompenser la fidéUté avec laquelle il avait accompagné et servi son prédéces- seur jusqu'à la mort. « Nous sommes décidé, ajouta- t-il, à vous nommer notre secrétaire d'État, et il ne vous serait pas possible, étant simple prélat, de rem- plir ces fonctions. Comme prélat, vous êtes moins (pi'un cardinal; comme secrétaire d'État, vous devez signifier aux Cardinaux des ordres qui émanent de nous. C'est pourquoi nous avons pris la résolution de vous créer cardinal au premier consistoire en même temps que secrétaire d'État. Préparez-vous donc dès cette heure à recevoir le chapeau. »

Le Ciel m'est témoin que je ne mens point en disant que, dans la surprise et la reconnaissance dont ces paroles me pénétrèrent, ma réponse fut tout entière consacrée à prier et à supplier le Saint-Père de changer d'avis. Je lui répétai qu'outre mon inca- pacité, j'avais encore un autre motif à mettre en avant pour refuser : c'était l'ancienne et invincible aversion que je ressentais pour les charges qui en- traînaient une responsabilité, et plus encore pour celle qui les entraînait toutes et au plus haut degré possible. Le Pape demeura inébranlable, et, le \ \ août

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nu CAHDINAL CONSALVl. 2)7

1800, je devins cardinal, ainsi que le prélat cité plus haut. Le même jour je reçus ma nomination de secré- taire d'Etat.

Pendant ce temps, la Congrégation formée pour le rétablissement do l'autorité acheva son travail , qui ne répondit point entièrement aux espérances con- çues. Ce travail indiquait plusieurs changements et certaines modifications sur divers points, mais il ne réglait pas tout, et peut-être même ne régla-t-il pas le plus important.

S'il est partout difficile de vaincre les vieilles habi- tudes, d'opérer des réformes et d'introduire des innovations, il faut avouer que cela le devient bien davantage à Rome, ou, pour mieux dire, dans le régime pontifical. Là, tout ce qui existe depuis quel- que temps est regardé avec une sorte de vénération, comme consacré par l'antiquité même de son insti- tution. Personne ne prend la peine de remarquer qu'il est souvent faux que telles et telles règles aient été établies dans l'origine comme elles apparaissent actuellement. Parfois même il arrive qu'elles sont altérées, soit par les abus dont nulle institution hu- maine ne peut assez se garantir, soit par d'autres vicissitudes, soit par le temps lui-même. En outre, ce qui à Rome plus que partout ailleurs s'oppose aux réformes, c'est la qualité de ceux qui, dans ces réformes, perdent quelques attributs de leur juri- diction ou d'autres privilèges. La (pialité dont ils sont revêtus fait qu'il est plus malaisé de vaincre

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leur résistance, et, par ces justes considérations, le Pape lui-même se trouva quelquefois forcé d'y avoir égard.

Et c'est précisément en vue de telles déférences que je ne puis pas longuement énumérer ces ob- stacles et d'autres semblables fourmillant à Rome plus que partout et s'opposant à toute espèce d'in- novations. Je me tairai donc sur ce point. Je me bornerai à dire que le plan de la Congrégation amenda quelques abus, changea des institutions, en retrancha ou en ajouta de nouvelles, selon que le permirent les obstacles ci-dessus indiqués. Je dois avouer encore que, sans l'efficace volonté du Gou- vernement, qui insista avec vigueur pour qu'on se mît à ouvrir la brèche aux réformes , rien ne se serait fait peut-être, car le Gouvernement ne pouvait pas agir seul.

L'opinion publique ne devait point favoriser les innovations que le Saint-Siège aurait édictées de son chef. Ceux auxquels ces réformes n'étaient point avantageuses, et qui, en raison de leur qualité ou à cause de leurs relations, aspiraient à diriger l'esprit public, auraient su les décréditer dans les masses. La récente élévation du premier ministre, encore jeune, et promu à ce poste au désappointement de ceux qui l'ambitionnaient, la nouveauté du Pape lui- même, devaient fournir des arguties et des prétextes contre les modifications et les changements. Il im- portait de les étayer, du moins en apparence, sur les

DU CARDINAL CONSALVl. 239

idées, les conseils et les réflexions d'un grand nombre, c'est-à-dire d'une Congrégation , d'après l'usage existant à Rome en pareil cas. y

Le Pape lui-même, par suite de la douceur bien notoire de son caractère, qu'il soit permis de pro- duire respectueusement cet autre motif de la néces- sité où l'on était de recourir à une Congrégation dans cette affaire, le Pape lui-même n'aurait peut- être pas pu tenir tête aux opposants et protéger les réformes contre les attaques de tout genre aux- quelles il aurait fallu se résigner, si le Saint-Siège eût agi seul et spontanément. Il devint de nécessité absolue de se servir d'une Congrégation , et une Congrégation ne pouvait donner que ce que l'on obtint. On se vit obligé de s'en contenter : cela va- lait mieux que rien, comme dit le proverbe vulgaire. Le Pape approuva et sanctionna le plan de la Con- grégation par une Bulle intitulée : Sur le rétablisse- ment du Gouvernement, et qui commence par ces mots : Post diuturnas. Elle fut rédigée par le célèbre monsignor Stai, que la mort enleva peu après, dans un âge avancé. Cette Bulle est la dernière œuvre de cette grande plume.

Je ne puis m'empêcher d'ajouter ici une réflexion. La Providence a permis une seconde chute du gou- vernement pontifical , onze ans après son rétablisse- ment. Si cette Providence permettait une seconde résurrection, il serait à désirer que le nouveau pou- voir, en trouvant tout changé et détruit derechef,

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profitât de ce mallieur pour en recueillir plus de fruits qu'on n'en avait tiré lors de la première res- tauration. En maintenant les constitutions et les ba- ses du Saint-Siège, il faudrait d'une manière victo- rieuse surmonter tous les obstacles s'opposant aux changements et aux réformes que pourraient avec raison exiger l'antiquité ou l'altération de certaines institutions , les abus introduits , les enseignements de l'expérience, la différence des temps, des ca- ractères, des idées et des habitudes. Il est permis de formuler ces vœux à celui qui ne les exprime point par mépris des choses anciennes, par amour de la nouveauté ou par singularité d'idées, mais qui ne souhaite tout cela que pour le plus grand bien du gouvernement pontifical, dont il est si fier d'être membre, malgré son indignité, Gouvernement au- quel il reste si profondément attaché qu'il sacrifierait pour lui jusqu'à son existence.

Je dirai encore que parmi les rares modifications introduites par la Congrégation dans le plan que la Bulle sanctionnait , on compte l'admission de la no- blesse romain,e aux emplois publics. Le Saint-Siège témoignait ainsi de la confiance à ce corps, et il se l'attachait par la même occasion. La Révolution ré- cente et les idées qu'elle avait fait germer et qu'elle développait exigeaient de semblables déférences, spécialement dans un pouvoir que l'on accusait déjà avant la Révolution ce fut bien pis après de tout jeter entre les mains des prêtres et de ne laisser

ou CAUDINAL CONSAI.N I. '241

absolument rien aux séculiers. La Cour romaine comprit qu'il était très-aisé (l'introduire quelques laïques dans certains emplois sans altérer la consti- tution de la puissance ecclésiastique et sans heurter contre les écueils que l'on redoutait autrefois, ou du moins que l'on regardait comme à éviter sans aucune raison valable. Le Saint-Siège considéra en outre qu'il existait des places auxquelles on pouvait appeler des laïques non-seulement sans danger, mais encore avec un bénéfice assuré pour le Gouverne- ment, tout on sauvegardant encore plus l'honneur de son ccclésiasiicité, si je puis m'exprimer ainsi.

Par exemple, il était bien plus décent de voir, au moins dans les emplois en dehors, comme les théâtres et les spectacles publics, des fonctionnaires séculiers qu'un prélat gouverneur de Rome'. On pouvait laisser à ce prélat la haute surintendance

' Le prëlat gouverneur de Home , qui n'est souvent ni jirêlre ni engage' dans les ordres sacre's, est, comme beaucoup d'autres fonctionnaires de l'I^tat pontifical, revêtu du costume ecclésias- tique. Par le droit de sa charge, le gouverneur de Home assiste aux repre'senlations théâtrales dans une loge d'avant-scène qui lui est re'servée. Le lendemain de Noël, tous les 26 décembre, le gouverneur préside solennellement à l'ouverture du Xobile teatro di ApoUo ou de Tordinone. Ce jour-là , le gouverneur est dans l'usage de faire offrir aux princesses romaines, aux dames de la diplomatie et aux matrones de distinction des glaces, des sor- bets et toute espèce de bonbons. Il est vu dans sa loge en grand costume vioiet; il est rencontré sur l'escalier des théâtres par tous ceux qui montent ou qui descendent. C'est celle étrange apparition, assez explicable du resle quand on connaît la chose, qui fit répandre et accrédite en Europe le bruit absurde qu'à Rome les cardinaux et les évéques fréquentent les spectacits. II. 4G

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des spectacles et le constituer chef du corps séculier, auquel on en réservait ce que je nommerai la direc- tion ostensible. Et encore ce poste ne faisait-il pas partie de la charge de gouverneur de Rome à cause de la nécessité, mais par suite d'une jalousie qui n'avait rien de fondé. J'en dirai autant du dé- partement militaire, dans lequel le Pontife défunt, Pie VI, avait déjà opéré des réformes, substituant au prélat ministre des armes la congrégation mili- taire, composée du chef le plus élevé en grade de l'État pontifical, de quelques autres officiers et de nobles romains pour la partie économique, et pré- sidée par le Cardinal secrétaire d'État et par un prélat assesseur qui le représentait. Il était encore facile d'ouvrir à des nobles romains la porte des départements de l'Annone et des grains, et, en vue de l'intérêt du Saint-Siège, de les associer aux pré- lats présidents. Je dis dans l'intérêt du Saint-Siège, parce que, à l'heure des irritations populaires provo- quées par la cherté des denrées ou par la disette, ces fonctionnaires auraient partagé avec le prélat ou peut-être même complètement assumé sur leur tête cette haine et ces colères qui, sous l'ancien système, incombaient au seul prélat , parlons plus juste , à la Cour romaine.

A ce sujet on ne manquait pas d'exemples dans la Constitution en vigueur, par laqueUe au prélat président des roules se voyaient adjoints des cheva- liers maîtres des routes (i cavalieri maestri di strade).

nr CARDINAL CONSAI.Vl. 213

D'autres nobles, députés du Monl-do-Piété, étaient associés au prélat trésorier, et ainsi de suite.

Admettre par le nouveau plan des laïques dans les emplois toujours sous la surveillance d'un prélat, mais à condition que ces emplois seraient réglés de façon à ne pas rendre leur coopération tellement humiliante ou servile que l'honneur les empêchât d'accepter, n'était pas une nouveauté. On donnait ainsi une plus large extension à ce qui existait déjà dans la Constitution. Cette extension devait pro- fiter, comme je l'ai remarqué tout à l'heure, à l'avan- tage et au plus grand honneur de l'autorité elle- même. On pouvait et il fallait agir aussi de la sorte dans les autres départements, et non dans ceux- seuls les réformes furent introduites. Mais les obstacles susmentionnés empêchèrent la réalisation de ces progrès, et ce ne fut pas chose de minime importance que d'amener à bien ceux que l'on put arracher. On confirma dans le plan , puis dans la Bulle, l'institution de la Congrégation militaire, et on créa les députations de l'Annone, des vivres et des spectacles. On composa ces députations de laïques associés au prélat qui en était le chef. La noblesse se montra reconnaissante et sensible à la confiance du pouvoir, puis elle exerça ces emplois gratuitement , avec une honnêteté, un zèle et une vigilance dignes des plus sincères éloges. La pensée que l'on avait eue de rattacher la noblesse à un gouvernement , ne dis- tribuant pas de clefs de chambellans, de croix ou

16.

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de cordons, comme les autres souverainetés sécu- lières, et par conséquent possédant peu de moyens de la rendre fidèle et dévouée, provoqua l'idée d'in- stituer la garde noble.

Avant la Révolution , la garde du corps des Papes était confiée aux régiments des chevau-légers et des cuirassiers. Ce dernier avait déjà été supprimé sous Pie YI, à la création de la nouvelle adminis- tration militaire, et on l'avait remplacé par des escadrons de cavalerie. La Révolution détruisit le corps des chevau-légers, qui, à proprement parler, formait la garde du corps. Cette garde était compo- sée d'hommes de basse et même de vile extraction. Mille fois on avait entendu dire que c'était peu con- venable et peut-être aussi peu rassurant pour le Sou- verain, et qu'il ne fallait faire entrer dans cette garde que des nobles. Outre certains obstacles qui existaient avant la Révolution et qui s'opposaient à l'accomplissement de ce projet , clans un État les protections et les titres exercèrent toujours une large influence par la nature même du Gouvernement, on ne savait comment et placer ce corps qu'on allait détruire, afin de lui substituer déjeunes nobles. C'é- tait une difiiculté. En désorganisant cette troupe, la Révolution s'était chargée de la besogne. On voulut profiter de la circonstance pour la composer de no- bles romains, d'autant mieux que ceux-ci désiraient remplir cet ofiice, même à titre onéreux. On accepta leur offre; mais quant au service gratuit, on crut

DU CARDINAL CUNSALVI. 24:.

(ju'il ne (.levait pas être entièrement tel. On assigna donc à chaque soldat la somme nécessaire au moins |)oiir l'entretien de son cheval. On pensa aussi que cette situation précaire ne saurait durer long- temps. On ne consentit à rétribuer ainsi les soldats que jusqu'au jour les pensions accordées par le Gouvernement aux individus autrefois chevau- lé- gers, que l'on n'employait plus, feraient retour au Trésor, et jusqu'à l'heure la prospérité des finances lui permettrait d'assigner une solde conve- nable à la nouvelle garde noble, même avant l'ex- tinction des pensions.

En instituant cette garde noble, dans laquelle furent admis les jeunes patriciens de la capitale et des provinces, toujours sous le commandement de ces princes romains qui avaient été chefs des chevau- légers suj)primés, on eut en vue non-seulement d'ho- norer davantage ou de mettre plus en sûreté la per- sonne du Saint-Père, et d'attacher au Saint-Siège tant de familles nobles admises dans cette garde ou espérant y être reçues plus tard, mais encore on se proposa de veiller sur la conduite morale de la jeu- nesse appelée à en faire partie. Cette jeunesse était mise dans l'impossibilité de se livrer au mal ou de se corrompre par la fréquentation des mauvaises compagnies, soit à cause du service qu'elle devait remplir auprès du souverain durant de si longues heures, heures qui se seraient passées autrement et dans des occupations bien différentes, soit en

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raison de la crainte de ne pas avancer dans le corps et de démériter auprès des chefs ayant inspection sur chacun. Malgré cela, il y en eut qui ensuite blâ- mèrent cette institution : ce fut reffet très-naturel du besoin que l'on éprouve de critiquer tout ce que fait l'autorité. Dans le cas présent, c'était tout sim- plement un désir, un acte d'opposition contre celui qui présidait aux affaires, et qui, par suite des cir- constances dans lesquelles il avait été choisi, ne pouvait pas ne pas être un objet d'envie et de con- tradiction.

Les mécontents se mirent donc à exploiter les fautes que commirent certaines recrues de la nou- velle garde noble. Ces fautes, avouons-le, furent très-légères, fort rares durant l'espace de neuf à dix ans, toutes naturelles parmi tant de jeunes gens, très-aisées à empêcher et à punir par les chefs, et absolument insignifiantes en comparaison des fautes reprochées au corps précédent ; mais on semblait en avoir perdu le souvenir. On oubliait les torts des anciens pour mieux s'appesantir sur ceux de leurs remplaçants.

Le 1 " novembre , le gouvernement provisoire prit fin, et, selon le nouveau plan de la Congrégation et de la Bulle Post diuturnas, on remit l'administration entre les mains des prélats. L'installation de ce pou- voir fut accompagnée d'une nombreuse promotion, car nous avions eu le soin de distribuer les emplois à des prélats nouveaux, et qui, n'ayant exercé au-

nu CAKDLNAL CON SALVI:™^" 247

ciine fonction sous l'ancien régime, ne |)urent cepen- dant pas s'habituer à la diflorence signalée soit dans l'extension de la juridiction, soit dans la diminution des traitements, diminution qui naissait du change- ment de système.

Une pareille précaution suffit à |)eine pour calmer l'irritation de ceux qui entraient en charge. Cette irritation devait plus tard paralyser le régime qu'on inaugurait. A l'exception de quelques prélats, en petit nombre, auxquels on ne saurait accorder trop de louanges et rendre une justice trop méritée, la plupart n'envisagèrent pas les charges telles qu'ils les recevaient, mais telles qu'elles auraient être si on n'avait pas introduit le nouveau système. Bien loin de se prêter aux dispositions nouvelles, ils en devinrent les ennemis les plus acharnés et cher- chèrent constamment à les ébranler. Cette hostilité porta un notable préjudice aux atTaires; elle causa de cruels embarras et des soucis de toute espèce au Saint-Siège lui-même. De vigoureuses mesures au- raient pu facilement mettre un terme à cette opposi- tion , mais le caractère trop doux du Souverain Pon- tife n'était pas fait pour les moyens acerbes. D'un autre côté, les protections puissantes dont se glori- fiaient les mécontents augmentaient les difficultés précisément en raison de l'indulgence du Saint-Père, et le Gouvernement eut à souffrir dix fois plus qu'il ne fallait de fatigues et de tracasseries pour faire marcher, comme on dit, la machine.

2.i8 MEMOIRES

La grande œuvre de l'introduction dans l'État pontifical du libre commerce fut l'un des premiers devoirs de l'autorité après son rétablissement. Le libre commerce était un mot complètement ignoré dans les États du Pape. Personne plus que le précé- dent pontife Pie YI n'avait été partisan du libre commerce; mais, malgré l'immense dose de courage dont la nature l'avait gratifié, ce Pape n'avait jamais osé exécuter un projet si vaste et si utile. Il était fort sensible aux témoignages de la faveur popu- laire. La crainte de s'aliéner cette faveur par l'intro- duction du libre commerce, introduction qui, dans les circonstances particulières le Sain (-Siège se plaçait, devait d'abord mécontenter le peuple, au- quel on n'aurait plus fourni les denrées à vil prix sans porter un énorme préjudice au trésor, fut ce qui retint ce grand Pape dans l'accomplissement d'une œuvre aussi éclatante.

La gloire et le mérite de doter l'État d'un sem- blable bienfait étaient réservés à Pie YII. Le mérite fut en lui d'autant plus digne d'admiration que les événements au milieu desquels il inaugura ce pro- grès étaient plus défavorables. Pape depuis très-peu de mois, il n'avait pas encore eu le temps de gagner les tendresses du peuple. Ce peuple sortait à peine d'une révolution dans laquelle il s'était vu à même de recueillir des sentiments et des opinions à l'égard de la Papauté certes bien inusités à Rome dans les siècles passés. Le rétablissement de la Repu-

DU CARDINAL CONSALVI. 240

blique cisalpine et les nouveaux. (rionij)Iies de l'ar- nioe française surexcitaient les esprits des malinten- tionnés. Rien n'était donc plus scabreux que de froisser le peuple ; or l'augmentation du prix des denrées qui allait se produire en inaugurant le nou- veau système ne pouvait nécessairement que l'irriter. Il fallut donc un étonnant courage et un plus admi- rable dédain de la faveur populaire pour décréter une innovation aussi antipathique aux Romains, et aussi peu conforme aux actes de tous ses prédécesseurs. Mais les lumières, ainsi que l'appréciation des prin- cipes d'économie sociale, ne manquaient pas à Pie VII. Il savait encore les avantages qui, pour l'État el les particuliers, résulteraient du nouveau système. Enfin la nécessité elle-même que les circonstances lui fai- saient subir le poussa à surmonter tous les obstacles qui s'opposeraient à ce salutaire projet. Le trésor public, sous les Pontifes précédents, avait pu parer à de ruineuses dépenses, et faire acheter par la pré- fecture de r Annone les grains à douze , à quinze , à dix-huit piastres la mesure de blé (il riibbio) pour la distribuer aux Romains à huit écus et même à moins. On livrait donc pour un sou (///? ba'iocco) un pain de sept ou huit onces. Il en était de même à la présidence des vivres pour tout ce qui se trouvait de son ressort, comme la viande, l'huile et autres den- rées semblables. A l'aide d'un billet de quelques lignes, les Papes, en un jour ou dans une nuit, faisaient fabriquer par le mont-de-piété ou par la

250 MEMOIRES

banque du Saint-Esprit deux ou trois cent mille écus en papier, de telle sorte que le trésor n'était jamais à sec.

Mais la fabrication de tant de billets, n'étant pas garantie par une somme de numéraire correspon- dante , devait à la longue entraîner , comme elle l'entraîna, la ruine du Gouvernement. La Révolution avait virtuellement aboli les billets de banque : les ressusciter eût été un affreux désastre, et le peuple ne s'y serait pas prêté. Il n'existait donc plus de billets; d'un autre côté , on signalait un vide immense dans le trésor, vide produit par les énormes contributions que les Français avaient imposées , par la perte des plus riches provinces et par l'augmentation succes- sive de la dette. Comment donc l'État aurait-il pu, pour plaire au peuple , maintenir à ses dépens le prix des vivres, les acheter à leur valeur aux pro- priétaires, puis les livrer à un taux si inférieur, afin de garder l'ancienne proportion entre la valeur véritable de la denrée et le tarif accordé à la mul- titude ?

Le libre commerce qui permettait à chacun de vendre ses denrées au juste prix, on ne conservait que les lois dirigées contre le monopole , le libre commerce qui obligeait le pubhc à payer les choses selon la valeur, était conseillé non-seulement par les principes d'économie sociale et d'utilité publique, et la Toscane en offrait un exemple lumineux, mais encore par la nécessité, à moins qu'on ne se

nr CARDINAL COXSALVI. 254

décidât , pour s'allircr les caresses de la rue pendant peu d'années, disons mieux, durant (juelqucs mois, à réduire le Saint-Siège , par de très-ruineuses opé^ rations, à la dernière extrémité. Néanmoins chacun avouait qu'après un certain laps de temps le libre commerce devait indispensablement arrêter l'éléva- tion des prix, que des faits exceptionnels occasion- nèrent alors.

Les tarifs ne pourraient que s'abaisser, car le nombre des cultivateurs, alléchés par la liberté des transactions, allait s'accroître; puis, avec des béné- fices considérables, il en résulterait pour l'État l'in- troduction des denrées étrangères et plusieurs autres conséquences qu'il est inutile de rapporter ici. On calculait encore que si dans cette mauvaise saison le prix des vivres pouvait augmenter, il était juste que tout le monde s'en ressentit, et que les agricul- teurs, la classe la plus nécessiteuse de l'État, et le trésor public avec eux , ne fussent pas les seuls à en souffrir. On prit courageusement le grand parti , on procéda avec la prudence et la circonspection requises. Pour faire concorder dans l'opinion pu- blique un tel changement avec les pensées qui allaient surgir, non d'une tète ou de deux têtes, mais d'un très-grand nombre, on voulut, après de mûres discussions et de sérieuses réflexions , assem- bler une Congrégation de dix-huit cardinaux et de plusieurs prélats, en présence du Pape, afin de déli- bérer sur la chose.

25-2 MÉMOIRES

Les raisons militant en faveur du nouveau système étaient évidentes. Elles démontraient si logiquement l'avantage intrinsèque que l'on en retirait, elles prouvaient si bien que les circonstances actuelles exigeaient de semblables réformes, que tous les pré- lats et quinze cardinaux se rangèrent à l'affirma- tive. Un seul prince de l'Église, le cardinal Braschi, camerlingue, fut de l'avis contraire. Deux autres cardinaux opinèrent comme lui, afin de le flatter, mais ils n'eurent pas le courage d'exprimer franche- ment leur manière de voir. Ils se retranchèrent der- rière un vote douteux, inclinant plutôt vers le non. C'étaient les cardinaux Roverella et Rinuccini. Ce dernier, fort lié avec le camerlingue, pensait plutôt avec l'esprit de son ami qu'avec le sien propre. Le Pape s'expliqua parfaitement à ce sujet, il adhéra à l'affirmative, et le libre commerce fut inauguré. Les effets répondirent bientôt à notre attente.

On s'aperçut très-promptement de la différence par rapport aux vivres, et Rome, qui avait toujours vécu dans les transes de ne pas être ravitaillée du- rant toute l'année, et qui alors n'avait pas en maga- sin pour quarante jours de subsistances, ne manqua jamais de rien , même dans les saisons les moins propices. A dater de ce moment et sans que l'au- torité s'en mêlât, Rome se vit toujours abondam- ment pourvue. Quant à ce qui concernait l'accroisse- ment ou la diminution des tarifs, les effets, comme on l'avait prévu, ne furent pas tout d'abord excel-

DU CARDINAL CONSAF.Vl. 253

lenls: mais ils s'améliorèrent ensuKe, et la foule, peu (le temps après, s'en montra fort satisfaite. Dans le principe, deux mauvaises récoltes successives mirent à l'épreuve le courage du Pape. Le poisson était très- cher, et on avait lieu de redouter des troubles à cette occasion. Toutefois l'auloriléy à force de soins, réus- sit à maîtriser tous les obstacles, et les peuples furent obligés de reconnaître qu'ils avaient reçu de Pie VII un bienfait dont aucun de ses prédécesseurs n'avait songé à les gratifier.

Un autre bienfait, encore plus signalé à cause de l'heure il fut accordé par le Pontife, et qui ne coûta pas autant de luttes que le libre commerce, fut le renouvellement des monnaies. Les besoins extrêmes dans lesquels on s'était vu plongé avant la Révolution tirent multiplier d'une façon scandaleuse la monnaie de mauvais aloi (moneta erosa.) L'or et l'argent n'existaient plus dans le commerce, et la inoneia erosa produisait le même mal que les billets. Les difficultés qui empêchaient qu'on l'anéantît pa- raissaient insurmontables, surtout au milieu de tous les désastres d'une contrée si appauvrie et si amoin- drie. Le Gouvernement ne se laissa cependant pas effrayer par la crainte d'aborder une entreprise aussi ardue. Beaucoup de royaumes plus étendus, plus peuplés et plus riches que l'État pontifical, ont désiré et désirent encore l'essayer chez eux; mais, malgré les progrès et les efforts de tant d'années, ils n'ont pas encore pu inventer un moyen pour réussir. A

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l'aide de plans sagement combinés, cette grande opération s'effectua en peu de mois. Les particuliers ne perdirent pas un sou, et l'État ne ressentit aucune secousse. Bien plus, personne ne s'aperçut du chan- gement, tant les précautions avaient été calculées pour prévenir les inconvénients que l'on redoutait à juste titre. La monnaie de mauvais aloi disparut complètement, quoiqu'elle fût très-abondante, et on ne vit plus que de l'or et de l'argent, ainsi qu'une quantité fort restreinte de billon romain indispensa- ble au petit commerce. Les effets de cette opération furent si heureux, qu'il ne serait pas possible d'en parler suffisamment.

Ces deux opérations, le libre commerce et le renouvellement de la monnaie, rendirent une vie nouvelle à l'État. Malgré les pertes endurées, l'admi- nistration publique, dotée de règlements nouveaux et de lois sages , et se livrant à son économie d'au- trefois, commença tellement à prospérer que l'on peut dire avec vérité et sans craindre d'être démenti que, si l'empire français n'avait pas provoqué de nouvelles calamités et poussé l'État à sa dernière ruine, non-seulement on aurait perdu le souvenir des malheurs passés, mais encore on n'aurait jamais vu d'époque plus féconde et plus heureuse.

Dans les premiers mois de son rétablissement, le Saint-Siège s'occupa aussi de la grande affaire de la dette publique. Au moment de la Révolution, et même auparavant , on peut dire qu'à cause des

nu CARDINAL CONSALVl. i'oi

charges oncTeuses imposées par la France , le Trésor avait cessé de la payer. D'autres gouvernements beaucoup plus fertiles en ressources que le gouver- nement pontifical n'eurent même pas l'idée, sans avoir passé par la Révolution, de s'occuper de leur dette. Ils mirent à profit les troubles qui avaient forcé le Trésor public à l'arriéré, et ils laissèrent sub- sister cet ordre de choses, au grand détriment des créanciers de l'État. Le Pape pensa qu'une sembla- ble manière de faire banqueroute ne convenait ni à sa justice ni à son paternel amour. II décréta le payement de la dette dans une mesure au-dessus de ses moyens. Il remboursa les deux cinquièmes, et il fit espérer qu'on arriverait peu à peu à couvrir le tout.

Le Saint-Père aurait très-sincèrement tenu et réa- lisé sa promesse , si de nouvelles calamités et la der- nière catastrophe qui suivit n'en eussent arrêté l'exé- cution.

On continua à s'occuper d'autres objets d'utilité publique. On fonda un nouveau système pour l'ad- ministration des communes et des municipes. Un plan fut mis à l'étude afin d'opérer l'extinction de leur passif successivement accru. On érigea une Con- grégation en faveur de l'économie publique et pour les inventions utiles à l'agriculture, aux manufac- tures, aux douanes, et à d'autres nouveaux systèmes introduits ou à introduire. Les fouilles commencè- rent dans Rome et au dehors. On voulait compenser ainsi la perte immense et à jamais regrettable des

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Statues et des monuments anciens que la paix de To- lentino avait causée à l'îltat. On interdit sous des peines sévères d'exporter à l'étranger les manuscrits, les statues et les tableaux anciens. Cette prohibition fut maintenue malgré les réclamations des plus hau- tes puissances, accoutumées à ne pas trouver à Rome de résistance à leurs désirs.

Afin de ne point porter préjudice à leurs posses- seurs qui ne pouvaient pas vendre au dehors, l'État acheta lui-même ces objets d'art avec une économie aussi pleine de prudence que de régularité, et il les acheta à des conditions peu onéreuses. On en forma, sous la direction du célère chevalier Canova, la grande galerie Vaticane dans l'immense corridor qui conduisait au Musée Pio Clementino. Sous le rapport intrinsèque de3 raretés qu'elle renfermait, cette gale- rie rivalisa avec le musée qui la précédait et qui était au zèle des Papes défunts. On déblaya, on res- taura les plus fameux des monuments antiques, comme les arcs de Septime Sévère et de Constantin, qui furent déterrés jusqu'au niveau du pavé romain. On débarrassa leColisée des pierres et des monceaux de terre qui depuis tant de siècles encombraient ses issues. De nouveaux escaliers ainsi que de nouvel- les plates-formes y furent découverts. Ces heureu- ses recherches démontrèrent la fausseté de ce qui jusqu'alors avait été accrédité. On inaugura aussi de semblables travaux dans l'arène et à l'extérieur, afin de rendre le gigantesque monument à son état pri-

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mitif; mais les crises qui se succédèrent ne permirent pas de mener cette œuvre à bonne fin. Pour empê- cher la chute imminente d'un des côtés qui menaçait ruine et qui pouvait occasionner celle de la plus notable partie de l'édifice, on construisit le grand éperon {il grande spcrone), et au témoignage de tous, ce grand éperon est digne du Cotisée , qu'il sou- tient. Ces motssutfisent pour faire comprendre l'im- portance de l'ouvrage.

On travailla aussi beaucoup aux fondements du Panthéon ' ; nous avions même conçu le dessein d'en faire autant pour les autres monuments. On encou-

^ Au nombre des projets qui préoccupaient le Cardinal, il en est un dont il aimait à s'entretenir avec le Saint-Père et les grands artistes. Ce projet consistait à rendre au Panthe'on sa splendeur primitive, tout en respectant la sombre vi'lusle dont les siècles l'ont couvert. Consahi voulait isoler le vieux monu- ment (l'Agrippa, le débarrasser des ignobles maisons (|ui l'ob- struent , l'isoler, lui donner plus d'espace et |)lus d'air, et jirendre des mesures pour de'tourner les e'gouts voisins. Ce projet, qui suffirait à la gloire d'un règne, était le rêve de pre'dileclion du Cardinal. Les éve'nemenls se jetèrent toujours à h traverse pour en arrêter la réalisation, et le 3 mai 181 'J, Canova lui e'rrivait :

« La graniie pe: see que, depuis l'exaltation du Saint-Père, a conçue Votre Éminence pour la résurrection du Panthéon s'est vue exposée à tant de chances contraires, (jue je crois devoir y renoncer dans le désespoir de mon àme. Je suis trop âge' et trop épuisé pour voir briller celte nouvelle aurore de l'art. Votre Kminence a accompli tant de merveilles de toute nature (jue celte dernière peut encore lui être n'servée, et que certaine- ment elle lui est bien due; mais ce n'est pas sous un Pontife malheureusement prescjue octogénaire qu'il faut commencer une aussi vaste entreprise. Xous avons eu la gloire de l'idée, d'autres peut-être auront l'honneur de l'exécution. «

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ragea les arts et l'industrie par tous les moyens pos- sibles, et on s'occupa aussi du bon ordre et de la propreté de la ville. On plaça aux rues et aux mai- sons des indications et des numéros , chose qui n'avait jamais existé. On traça des plans pour que la cité fût éclairée pendant la nuit, pour que, hors des murs, deux ou trois cimetières fussent établis, afin d'enlever des églises certaines émanations qui étaient aussi pénétrantes que pernicieuses. Nous songions à tracer une promenade publique, qui manquait à Rome. Cette promenade devait partir de la place du Peuple et finir à Ponte-Molle , sur les rives du Tibre. Elle pouvait se faire sans que le Gouvernement s'im- posât trop de sacrifices, mais on aurait trouvé la compensation des dépenses dans l'utilité même de l'œuvre. Les malheurs qui fondirent ensuite sur le Saint-Siège empêchèrent d'exécuter ces plans, qu'il fallut abandoni^er. Nous étions réduits à l'impuis- sance absolue par suite des sommes immenses que, contre toute justice, on arrachait au Trésor pour en- tretenir les troupes françaises de passage ou en gar- nison dans les provinces. Nous devions enlever tout prétexte de plaintes au public, toujours disposé à la critique par ignorance ou par malignité. Ce public aurait murmpré s'il avait vu le Gouvernement se li- vrer à des dépenses peu urgentes, tandis que pour remplir les obligations dont j'ai parlé nous retar- dions de quelques mois le payement de la dette, ou que nous l'accroissions par un nouvel impôt.

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L'introduction du libre commerce me coûta fort cher sous le rapport des sentiments de respect ([ue je portais dans mon cœur à la mémoire de Pie VI. Son souvenir m'attachait étroitement à sa famille, et ce fut justement dans le cardinal Braschi, son neveu, avec lequel j'avais été très-lié jusqu'à cette époque, que je rencontrai un ennemi, lors de l'introduction du nouveau système. Il avait été secrétaire des Brefs ' et était devenu plus tard camerlingue. Cette charge, d'après le nouvel état des choses, subissait de grandes pertes, soit dans sa juridiction, soit dans ses revenus. Il n'était plus besoin de permission pour l'exporta- tion ou l'importation des blés dans le pays, et quel- ques-unes des prérogatives du camerlingue cessaient parle fait même.

Le cardinal Braschi se crut obligé de soutenir les droits de sa charge. Je ne puis , en effet, attri- buer à aucun autre motif, indigne de lui , la guerre à mort qu'il lit au nouveau système. Malgré tous mes efforts, il ne put jamais se rendre à mes repré- sentations; il contrecarra le projet directement et indirectement le plus possible. Il tourna spécialement

^ Les fonctions du cardinal secrétaire des Brefs consistent à re'diger et à signer les lettres sur parchemin (jue le Souverain Pontife adresse à des personnes prive'es, à des communautés et à des princes. Ces Brefs n'ont point rapport aux affaires géné- rales de l'Kglise; mais ils embrassent tous les cas particuliers. Cette universalité fait du titre et des prérogatives du canlinal secrétaire des Brefs une des charges les plus enviées de la Cour romaine.

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la fureur et son dédain contre celui qui avait intro- duit le libre commerce et qui le défendait avec vigueur, en dépit des manœuvres de tous les agents subalternes. Ceux-ci, dans leur désappointement, tentaient tout pour entraver sa réussite. N'ayant pu empêcher qu'on mît le plan à l'étude, ils cher- chèrent à le faire échouer. Le cardinal Braschi se jeta à la tête d'un parti d'opposition fort nombreux et très-puissant dans l'opinion publique. Comme il avait beaucoup de crédit, en sa qualité de neveu du Pape défunt et de chef des créatures de son on- cle ', il entraîna à sa suile une multitude de person- nages et d'individus. Mais le Gouvernement, inébran- lable comme un roc, soutint une opération aussi utile à l'État; alors le Cardinal, poussé à bout, renonça à sa charge.

Cette action qui produit toujours un certain éclat sur les masses nuisit étonnamment à notre entreprise ; elle souleva bien des haines contre celui qui en était l'auteur. Durant de longues années encore, le cardinal Braschi resta mon plus redou- table ennemi , et ce ne fut seulement qu'après mon ministère qu'il se montra juste et me témoigna la confiance que j'avais toujours méritée. Pendant cette longue et terrible guerre qu'il me suscita, je ne lui rendis que le bien pour le mal, et j'en cher- chai les occasions avec le soin le plus minutieux. Loin de me souvenir des injures qu'il m'adressa et

' Les Créatures d'un Pa|)e sont les cardinaux nommés par ce Pape.

DU CAUDINAL CONSALM. 2(J

(Je tout ce (ju'il disait publiquement ou jicrmettait contre moi , je n'opposai à ses actes que les marques el les preuves les plus positives d'estime, d'égards et d'intérêt pour sa personne. Je lui lis restituer la (.harge de secrétaire des Brefs, que par bonheur nous n'avions pas encore conférée, et qu'il .continuait à exercer en ([ualité de pro-secrétaire. Je ne voulus point lui succéder et accepter son titre de camer- lingue, malgré l'usage fort ancien qui veut que l'on attribue aux secrétaires d'État la première charge inamovible venant à vaquer pendant leur ministère. L'exemple récent du cardinal Valenti, secrétaire d'État sous Clément XIV et camerlingue tout ensem- ble, ne modifia point ma résolution. Suivant l'acte de Pie YI envers Clément XIV, le Pape ne voulait plus laisser le droit du chapeau ' à la famille Braschi. J'engageai le Saint-Père à ne pas lui enlever ce droit. Sur la présentation du cardinal Braschi, monsignor Serlupi, son concitoyen et son ami, aujourd'hui cardinal, fut revêtu de la pourpre. Je ne cessai pas de rendre à Braschi ainsi qu'à sa maison tous les témoignages possibles d'honneur, afin de montrer mon attachement aux ne\eux et à la mémoire de Pie YI. Je les servis en tout et pour tout. Mais quand

* H est d'usage à lîome que le Pape nouvellement exalte' restitue à la famille de son prédécesseur le chapeau (ju'il en a K'çu. I^our s'acquitter de cette dette de gratitude, le Pape nomme cardinal un neveu ou un parent de son prédécesseur, et Gré- goire XVI, en honorant île la pourpre sacrée le cardinal délia Genga, neveu de Léon XII, s'était conformé à cette tradition.

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le gouvernement français, qui retenait le cadavre de Pie VI, car le Pape était mort à Valence en Dau- phiné, pendant sa captivité, eut rendu sa dépouille mortelle au Saint-Siège , la magnifique et si gran- diose réception, ou plutôt le triomphe qui entoura le cercueil, fut mon œuvre et celle du Pape. Nous a^mes en cela contre le gré des principaux cardi- naux, je dirai même de tous. Ils craignaient de dé- plaire à la France. Ce fait peut bien, ce me semble, être cité en preuve de mon assertion,

Rome ne vit jamais un spectacle plus auguste, plus splendide, et en même temps plus émouvant. Toute la gloire et tout l'honneur en rejaillirent sur la mé- moire du grand Pontife vers laquelle j'avais tout dirigé.

A propos de charges refusées , je crois que je dois parler d'un autre exemple presque contemporain. Je n'acceptai point la succession du cardinal Antonelli, promu à la grande pénitencerie, tandis qu'il était préfet de la Signature. Cette dernière charge m'in- combait, en raison de son inamovibilité. Ainsi que les secrétaires d'État sont tenus de le faire pour les emplois cardinalices vacants , je l'exerçai , mais je n'en touchai point les émoluments, et cela durant plusieurs années. Enfin , un jour, le Saint-Père me contraignit à l'accepter, et il fallut obéir à son ordre absolu.

Cependant les affaires les plus graves se succé- daient les unes aux autres à l'extérieur. Depuis le

DU CARDINAL CONSALVI. 26}

commencement jiis(|u'à la lin de; ce laborieux mi- nistère, elles absorbèrent tellement les soins du pouvoir, qu'elles lui enlevèrent tout moyen de s'oc- cuper des affaires intérieures. D'a[)rès la forme du gouvernement pontifical, le secrétaire d'Elat, contre l'usaire des autres cours, est tout à la fois ministre du dedans et du dehors. Il est donc bien difficile d'ex- pliquer comment on put , pendant la gestion ])oli- tique dont je parle ici, prêter une attention quel- conque aux travaux susmentionnés, et à d'autres encore dont je n'ai rien dit afin d'être plus concis. La multiplicité et la gravité des événements extérieurs s'emparèrent effectivement de l'homme tout entier, sans lui laisser un seul instant de trêve et de calme pour veiller à d'autres intérêts. J'indiquerai seule- ment les principales, ou plutôt quelques-unes des principales affaires étrangères, si nombreuses sous mon administration. Afin de me répéter aussi peu que possible , je suivrai moins l'ordre des temps que l'ordre des différentes puissances avec lesquelles j'eus à traiter. Je m'explique. Dans mon récit, je réunirai tous les événements qui eurent lieu dans chaque pays, quoiqu'ils se soient passés à diverses époques.

Je diviserai donc ainsi cette matière. Je parle- rai notamment des affaires de Naples, d'Espagne, de Portugal, d'Autriche, de Russie, de Malte et de France. Ce qui regarde les autres puissances, comme l'Italie, Gênes, Eucques, la Toscane, la ré-

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publique de Raguse, la Hollande et l'Angleterre, fut purement ecclésiastique , les deux derniers États , par exemple, et en conséquence n'est pas du ressort de la sécrétai rerie d'État. Ces négociations, assez peu remarquables par elles-mêmes , pourraient très -bien dispenser de s'en occuper. Tout au plus dirons-nous sur chacune d'elles deux ou trois mots à ])eine. Je répète néanmoins que la situation dans laquelle j'écris me force à ne m'énoncer qu'avec ré- serve sur ces affaires, qu'il fallut traiter avec les puissances dont je parlerai. Je ne m'étendrai donc sur aucune, et on ne devra prendre ce que je ra- conte que pour des notes rares et très-brèves.

Je commence par celles de Naples. La première eut lieu par rapport à Bénévent et à Ponte-Corvo. La cour de Naples, maîtresse de Rome pour la première fois, à l'aide d'une nombreuse armée qui venait de chasser les quelques républicains français préposés à sa garde, avait tout d'abord affiché d'autres dis- positions que celle de rendre la ville au Saint-Siège. Mais elle se résolut à agir différemment dans la seconde invasion. La cour de Naples se trouvait, après les revers des Français en Italie, en face des troupes autrichiennes, qui occupaient l'État ponti- fical jusqu'aux portes de Rome. L'Autriche possédait en effet les domaines du Saint-Siège depuis Pesaro , sans compter les trois légations; et la cour de Naples, qui s'était emparée du reste de l'État jusqu'à Termini, servant de frontière, sentait bien que la cour de

DU CAKDJ.NAl. CUXSALVI. 2Go

Vienne, plus loi(e qu'elle, pouvait faeilemenl, en continuant à battre les Français, mettre la niaiu sur ce qui restait du (l()niain(! j)onlitical, pousser ses conquêtes même au delà et se jeter sur Naples. Les idées envahissantes du baron de Thugut, premier iriinistre à Vienne, étaient connues. Il ambitionnait de faire revivre les prétendus droits impériaux sur ritalie tout entière. Dans le seul but de pourvoir à sa propre sûreté , la cour de Naples se détermina à restituer au Saint-Siéc;e la partie de ses Élals qu'elle occupait depuis les frontières du royaume jusqu'à Rome. Elle considérait que le patrimoine du Pape servirait de barrière à ses propres États, et que la chancellerie autrichienne éprouverait plustde diffi- cultés à dépouiller, en face de la Chrétienté, le Saint- Père qui venait de rentrer dans ses possessions, qu'à spolier le roi de Naples. Mais cette tactique , portant la cour des Deux-Siciles à restituer au Pape ses pro- vinces de ïerracine à Rome, perdait de sa valeur en ce qui regardait Bénévent et Ponle-Corvo, en- clavés au milieu du pays napolitain. On sait que la cour avait toujours désiré posséder ces deux villes, (juoique de peu de prix en comparaison de ses pro- pres domaines si vastes et si étendus. Or, comme il se trouvait qu'elle les occupait depuis l'invasion des États de l'Eglise par la République française, il lui semblait aussi naturel qu'opportun de ne plus songer à les rendre.

Cependant le général Acton, qui dirigeait tout à

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t66 MEMOIRES

Naples, n'osait pas avouer ouvertement, dans sa politique pleine d'astuce et de mensonge , qu'il ne voulait pas remettre le Pape en possession de cette partie de ses États. En conséquence , sous le même prétexte à l'aide duquel on avait laissé à Rome, après sa restitution, des troupes napolitaines, on continua à en maintenir aussi à Bénévent et à Ponte-Corvo. Mais ce prétexte n'avait pas la même valeur appa- rente. On échelonnait à Rome des soldats napolitains comme un corps avancé pour la défense de l'État; on ne pouvait pas en dire autant pour Bénévent et Ponte-Corvo, villes situées dans le royaume.

L'occupation de Rome dura plusieurs mois, malgré les remontrances du Pape. Les Napolitains se virent enfin forcés de rentrer chez eux, par un article de la paix signée avec Bonaparte au traité de Florence. Quant à Toccupalion de Ponte-Corvo et de Bénévent, elle fut plus longue, et cependant le motif qu'on alléguait pour expliquer sa continuation perdait toute valeur depuis l'arrangement définitif avec les Fran- çais. Le cabinet de Naples n'avait point l'intention de restituer au Pape ces deux territoires. Tel était le vrai motif qui le déterminait. N'osant pas, dans ce moment assez peu propice, s'en emparer à force ouverte, il s'obstinait à y rester sous de frivoles prétextes. Chaque jour il faisait un pas de plus. Ne se renfermant pas dans les limites d'une occupation militaire , il exerçait avec perfidie d'autres actes de juridiction civile. Il serait difiicile, même si j'en

DU CARDINAL CONSAl.Vl. 267

avais lu loisir, de raconter toutes les intrigues et les fourberies du général Acton ' dans cette entreprise, et ce qu'il en coûta de formalités et de circonspec- tion au gouvernement pontifical. Il ne pouvait pas tolérer de tels actes, qui lésaient ses droits souverains. Il réclamait chaque jour son entière réintégration dans ses domaines, puis en même temps le Saint- Siège luttait pour ne pas rompre en visière à une cour avec laquelle il devait terminer les affaires ecclésiastiques et entretenir des relations de bon voi- sinage. En outre, l'apparence du bienfait récent de la restitution des États pontiiicaux de Terracine à Rome empêchait jusqu'à la plus légère rupture. Après bien des remontrances , tantôt pleines de dou- ceur et tantôt fort aigres, et après une insistance que ni les artifices , ni la mauvaise humeur, ni les refus évidents ne lassèrent jamais, les troupes napo- litaines évacuèrent enfin le patrimoine de l'Église. Une circonstance fortuite contribua beaucoup à cette

Joseph Acton, premier ministre du roi deNaples, e'tait un de ces nombreux aventuriers qui, vers la fin du dix-huitième siècle, remplirent l'Europe du bruit de leurs noms. Ne' en 173C, à Besançon, d'une famille d'origine irlandaise, il vint s'établira Naples, après de longues courses sur mer et sur terre, il gagua la confiance du roi Ferdinand et de la reine Caroline; puis, à force d'inlrigues, il arriva a gouverner l'État. De concert avec l'amiral Nelson et la fameuse Emma Lyon, plus connue sous le nom de lady Hamilton , ce ministre exerça sur les Deux-Siciles un despotisme (|ui ne pouvait que rendre odieuse la famille royale. Ce trio d'Anglais, présidé par une courtisane avide et fan- tasque, amena les crimes ou les sanglantes repre'sailies de 1799, que l'histoire a si souvent reprochés à la cour de Naples.

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heureuse issue. Le Premier Consul laissa échapper quelques demi-paroles en présence de l'ambassadeur de Naples à Paris, et il déclara qu'il voulait voir exécuter complètement l'article de la paix de Flo- rence relatif à la rentrée des troupes napolitaines sur leur territoire, dont Bénévent et Ponte-Gorvo, ajouta-t-il, ne faisaient point partie. C'est alors que cette usurpation prit fin.

La réduction des évêchés lui succéda. Ferdi- nand IV désirait diminuer le nombre des évêques d'une manière exorbitante. Si je ne me trompe, son projet était de les réduire de cent quatre-vingts à cin- quante. Il s'agissait aussi de ménager un concordat pour débrouiller les affaires ecclésiastiques fort nom- breuses et fort graves, et d'après la teneur de l'in- vestiture qui avait été accordée aux rois de Naples , pour régler le payement du tribut et de la haquenée. Ces trois opérations peuvent se raconter simultané- ment comme n'en faisant qu'une, d'autant mieux qu'elles coïncidèrent ensemble.

La cour ne voulait parler que des deux premières, se promettant bien d'en tirer quelque chose. Quant à la troisième, comme il y avait longtemps qu'elle ne payait plus le tribut et ne fournissait plus la ha- quenée, elle s'exposait à ne subir que des mécomptes en remettant cette question sur le tapis. En consé- quence, la cour manifesta la plus vive répugnance pour la négociation entamée dans le but de traiter ce dernier point , et le Saint-Siège ayant toujours

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DU CARDIN AI, CONSALVl. 269

déclart' qu'il exigeait qu'on trancliàl toutes les dilli- cultés, la cour fit valoir une objection spécieuse en apparence, mais qui au fond n'offrait aucune hase solide.

Elle prétendit que le Pape se montrerait cou- pable de ne pas terminer les affaires religieuses en s'obstinant à y rattacher une question purement temporelle dont la cour refusait d'entendre parler. Nous répondîmes que d'abord on ne pouvait pas ap- peler chose purement temporelle le payement du tribut et de la ha({uenée, parce que c'était un droit du Saint-Siège, et qu'en cette qualité, ce droit ne devait pas être regardé comme temporel ainsi que ceux des princes séculiers. Nous fîmes observer qu'il était de la nature de tous les accommodements, quand on négociait de bonne foi, d'achever tout d'un seul coup, et de ne pas laisser subsister des débats qui alimentent sourdement la rupture et détruisent bien vite. ce que l'on croit avoir arrangé. Nous ajoutâmes encore qu'en raison de ses obliga- tions et de ses serments, le Saint-Père ne pouvait pas mettre de côté cette affaire , et que dans une transaction de ce genre il fallait que tout fût liquidé en même temps. Mais la cour consentait à négocier sur le reste, pourvu qu'on ne mît pas ce dernier point en avant. Elle désirait tout gagner, comme je l'ai dit, sachant fort bien que, dans les traités signés avec le Pape, celui-ci, grâce aux malheureuses éven- tualités de notre siècle, ne fait que des concessions

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et perd toujours, sans aucune compensation, quel- ques-uns de ses droits et de ses prérogatives. La persévérance du Pape et de son ministère fit enfin reculer la cour de Naples, et elle consentit à parler de la haquenée.

Deux questions étaient à résoudre sur ce sujet, savoir : les huit ou dix mille écus que le royaume de Naples devait fournir au Saint-Siège , et la présenta- tion solennelle d'une haquenée. La cour refusait de payer le tribut comme tel, mais elle offrait de l'ac- quitter sous forme de pieuse oblation ou d'aumône à saint Pierre. Quant à la cérémonie de la présentation d'une haquenée, le gouvernement napolitain regret- tait d'en entendre parler, malgré le pacte de l'investi- ture et les serments tenus non-seulement par les prédécesseurs du roi Ferdinand, mais encore par le roi lui-même, et cela pendant si longtemps. Dans la négociation entamée, le Saint-Siège, tout en se déclarant opposé à l'abandon de son droit sur la présentation solennelle telle qu'elle était décrite dans le placet d'investiture, se montra très-disposé à mo- difier le cérémonial et à en faire disparaître les arti- cles qui pouvaient blesser ce que j'appellerai le point d'honneur de la cour, à cause des nouvelles idées du siècle. Le roi de Naples ne comprenait plus que cette manifestation adressée au Pape, beaucoup moins puissant que lui en force et en grandeur tem- porelle, ne froissait pas sa dignité, mais que c'était un témoignage de respect pour le chef de l'Église et

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pour le Saint-Siège, et qu'un pareil acte de vénération n'abaissait certainement pas celui qui l'accomplissait. Jamais en effet le plus fort ne s'est humilié en ho- norant le plus faible, car son hommage est spontané et nullement forcé. Mais la cour ne considérait pas la chose sous cet aspect. Dans le but de repousser toute accusation d'orgueil ou d'ambition, et malgré les droits évidents que lui accordait le traité d'inves- titure, confirmé par des serments et observé pen- dant de longs siècles. Pie VU se montra prêt à mo- difier le plus possible la solennité , pourvu qu'elle ne fut pas entièrement abrogée et qu'on reconnût catégoriquement le droit du Saint-Siège. On élabora divers projets sur la forme moins pompeuse qui pourrait être donnée à la présentation. Tous demeu- rèrent sans réponse. On ne sait pas s'ils auraient été admis, quand bien même la question serait arrivée à son terme. Mais la conclusion devait être le refus inévitable de la cour de payer le tribut, en tant que tribut, et son obstination à l'acquitter, comme of- frande volontaire. Elle avait même déclaré qu'elle se servirait de ce terme en payant la dette.

Il était impossible au Saint-Siège de transiger sur ce point. On dénaturait la substance de la pré- rogative, et accepter cet argent comme oblation pieuse et volontaire, n'était autre chose que renon- cer expressément à son droit. On l'anéantissait par conséquent. Cette négociation fut donc rompue, et nous continuâmes à protester solennellement comme

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par le passé, depuis qu'on avait cessé d'offrir la ha- quenée. C'est le Pape lui-même qui, après la grand'- messe, le jour de la fête de saint Pierre, réclamait publiquement au milieu de l'église.

Il est bon de raconter ici une anecdocte qui pourra donner une idée de la frauduleuse politique avec la- quelle le général Acton traitait les affaires.

Peu d'années après, le roi Ferdinand perdit son royaume, et il se vit remplacé par Joseph Bonaparte, frère de l'Empereur. Ferdinand s'était réfugié en Sicile, tandis que Rome était occupée par l'armée fran- çaise, qui ne laissait au Saint-Père que l'ombre du pouvoir, ombre qui lui fut elle-même bientôt ravie.

Sans qu'il s'y attendît, le Pape reçut par une voie détournée une lettre du roi Ferdinand, proposant, à l'occasion de la fête de saint Pierre qui approchait , de présenter la haquenée avec la pompe la plus so- lennelle et toutes les formalités usitées, formalités que l'on avait refusé d'accomplir les années précé- dentes et pendant la négociation. Toutefois, on per- sévérait dans la lettre à nommer ce tribut une pieuse offrande. Le général Acton savait bien que la mise en scène de cette pompe et de cette solennité était impossible sans la permission de l'armée française. Il offrit donc ce qu'il était certain d'avance de ne pas réaliser, tout en persistant à dénier ce que la lettre pouvait si parfaitement accorder, et ce que personne n'aurait empêché, je veux dire la reconnais- sance du tribut comme tel. Le général se proposait

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d'arracher une roponsc (jui maintînt la maison de Naplcs dans ses droits sur le royaume occupé par Josepli Bonaparte. Dans le cas il ne pourrait j)as l'obtenir, et il ne l'obtint {)as en effet, il espérait du moins prouver un jour qu'il avait témoigné de sa bonne volonté pour satisfaire à une obligation. Mais en n'otlrant pas le tribut comme tel, il n'acquittait nullement cette dette.

Malgré cela, c'était un grave sujet de réflexions sur l'instabilité des choses humaines que de contem- pler la cour de Naples s'empressant d'offrir volon- tairement de faire son devoir, quoique d'une manière détournée, au moment elle ne possédait plus de trône, elle qui, dans sa puissance, avait cessé d'ac- complir ce même devoir pendant trente années, et qui avait même refusé de l'accomplir, malgré l'in- sistance du Saint-Siège. Elle prétendait alors qu'elle n'y était plus tenue depuis qu'elle avait eu le mérite, disait-elle, de réintégrer le Pape dans une portion de ses domaines. On ne considérait pas qu'en agissant ainsi, si toutefois l'on peut dire que ce fût l'œuvre d'un homme, et non l'œuvre des circonstances et d'une nécessité particulière, le Roi ne faisait ({ue remplir l'engagement imposé par le pacte d'in- vestiture.

La réduction des évêchés et l'arrangement des

affaires ecclésiastiques ne réussirent pas mieux. Le

Saint-Père ne pouvait pas se prêter à une réduction

aussi notable dans une contrée qui n'avait pas les

11. 18

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mêmes raisons que la France à faire valoir. Du reste Sa Sainteté, pour consentir à diminuer les évêchés de ce pays, s'était vue condamnée à de longs efforts et à de rudes angoisses. La Cour ne voulut jamais se contenter de la diminution discrète à laquelle le Pape se montrait enclin. Quant aux autres affaires, la Cour aspirait à prendre tout et à ne rien donner, comme dit le proverbe. Elle désirait que le Saint- Père consacrât en substance dans l'accommodement toutes les usurpations , toutes les violations des lois et des privilèges de l'Église, toutes les irrégulari- tés qui avaient été mises à l'ordre du jour depuis tant d'années et que le Gouvernement sanctionna. Il visait à détruire le Concordat du pape Benoît , ainsi que les lois ecclésiastiques, et il ne voulait rien céder. De plus, il exigeait des concessions et l'intro- duction de nouveaux usages que le Saint-Siège ne pouvait accorder sans travailler lui-même au renver- sement de son autorité. Toutes les conférences de- meurèrent donc sans effet. Il serait presque im- possible de rapporter ce qu'on eut à souffrir de la politique insidieuse du général Acton pendant la négociation, et combien d'expédients et d'habiles procédés on dut employer pour ne pas se laisser tromper par lui et pour ne pas rompre avec sa Cour. Le cardinal Fabrice Ruffo était ministre de Naples à Rome. C'est lui dont on parla tant lorsque, les armes à la main, il reconquit le royaume sur les républicains. Le général Acton, ne le croyant pas

DU C.\Ri)INAL COASALVI. 27u

apte aux manèges qui étaient dans son caractère et dans son esprit , créa un second ministre , que je nommerai confidentiel, dans la personne du cardinal CarafTa di Belvédère (qui renonça à la pourpre quel- ques années plus tard), et qui lui paraissait plus propre à faire réussir ses desseins. Les convenances , que je suis forcé de ménager, ne me permettent pas de dire autre chose à ce sujet. Je me bornerai à déclarer que toutes ses tentatives furent infruc- tueuses, et que si elles causèrent de cruels soucis, des amertumes et des embarras au gouvernement pontifical , elles ne purent jamais produire les effets que leur auteur en attendait.

Je ne parlerai pas de beaucoup d'autres négocia- tions moins importantes qu'on engagea avec la cour de Naples. On peut en juger par ce que je racontais tout à l'heure. Ce fut un grand malheur que d'avoir à traiter avec un homme tel que le général Acton. Tout ce que l'on entreprit avec lui éprouva le même sort, et le ministre pontifical fut sans cesse obhgé de se tenir en garde contre sa politique astucieuse et mé- chante. La vérité seule m'arrache de la plume celte dernière expression.

Voici néanmoins un de ces faits qui me revient à l'esprit sur le moment même, et je ne crois pas devoir le taire, car si les choses se rétablissent un jour, sa révélation pourra servir les intérêts du Saint- Siège. Si j'en parle, ce n'est point parce que la diplomatie du général Acton aurait triomphé, cela

<8.

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était impossible. Je n'en veux entretenir le lecteur qu'à cause de son importance intrinsèque.

A la mort du cardinal Zurlo, archevêque de Naples, la Cour présenta pour lui succéder un nouvel arche- vêque dont je ne me rappelle pas le nom avec cer- titude, mais qui devait être, je crois, Mgr ]Mon- forte. Ce prélat vint à Rome pour les informations et pour être préconisé. On l'installa, et la Cour eut la prétention de le faire nommer cardinal , parce que l'usage voulait que les archevêques de Naples fussent membres du Sacré-Col lége. jMais si cet usage ne fai- sait pas loi pour le Saint-Siège, comme le prouvait le récent exemple de Mgr Filangieri, Pie YI n'avait jamais consenti à le décorer de la pourpre à cause de sa doctrine, dont le Saint-Père n'avait pas lieu d'être édifié; cet usage ne pouvait pas avoir plus de valeur dans les circonstances présentes.

Sous le règne de Pie VI, le Saint-Père et le Roi avaient accepté un article , le premier d'un Concor- dat à l'état de négociation, et par lequel on attribuait au Roi la nomination à toutes les églises du royaume. Bien que le Saint-Siège ne fût pas contraint de reconnaître comme ayant force de lot ce premier article, préUminaire d'un traité qui n'avait point abouti; cependant le successeur de Pie YI, après avoir protesté qu'il n'y était pas tenu, mais par condescendance et dans l'espoir de voir se terminer bientôt le Concordat, laissa passer les nominations présentées par le Roi, parmi lesquelles se rencontra

DU CARDINAL CONSALVI. 277

celle (le Monforte. Cette raison seule n'obligeait pas le Pape à lui accorder le chapeau cardinalice. Quand l'archevêque de Napies était nommé par le Pape , celui-ci, en le créant cardinal, donnait le chapeau à une de ses créatures. Mais l'archevêque de Na- pies dépendant du Roi, si le Pape eût fait cardinal le prélat désigné, la cour de Napies acquérait par même le privilège de la nomination au chapeau , privilège qu'elle ne partageait pas avec plusieurs autres puissances catholiques. Et en effet, si le Pape avait maintenu l'usage de créer les archevêques de Napies cardinaux, il suffisait à la Cour de faire arche- vêque de Napies celui auquel elle désirait procurer la pourpre. Ces réflexions firent que le Saint-Siège refusa complètement d'élever Monforte au cardinalat. Soit hasard, soit chagrin, Monforte mourut peu de mois après, et la cour de Napies, pour éviter de tomber de nouveau dans le même embarras, nomma à l'archevêché monseigneur RulTo Scilla, déjà car- dinal.

Je passe aux affaires d'Espagne. Le caractère loyal et franc de la nation espagnole développa pendant mon ministère toutes les dispositions nécessaires et désirables pour s'entendre et pour arranger les choses, quand les deux parties traitent de bonne foi et avec la ferme volonté d'arriver à une solution.

Les prétentions de la cour de Madrid étaient bien dures au Saint-Siège. Les voici en peu de mots. En Espagne, le Nonce n'avait pas été réduit à la simple

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qualité d'ambassadeur du Souverain de Rome, comme cela se pratiquait ailleurs; il était considéré comme l'envoyé du Pape. Bientôt on voulut, en le privant de toute juridiction , le jeter dans la même impasse que les Nonces auprès des autres cours. On essayait de placer les réguliers sous la domination des évêques et de les soustraire à l'autorité de leurs supérieurs généraux. On s'efforçait d'attribuer aux évêques les facultés pour toutes les dispenses matrimoniales. On désirait accaparer la collation de tous les bé- néfices et d'autres pouvoirs très- étendus. La cour de Madrid demandait le droit d'imposer à volonté les biens ecclésiastiques et de confisquer même plu- sieurs de ces biens , au préjudice évident du clergé. Bref, on exigeait simultanément tant de choses, et des choses si importantes, qu'on ne pourrait pas y ajouter foi si on les rapportait ici.

Quoique ces prétentions fussent appuyées sur la menace de faire revivre le fameux décret promulgué à la mort de Pie VI, décret qu'on avait aboli à l'élec- tion de son successeur, cependant le Saint-Siège tint ferme, et il résista à ces sollicitations avec la plus grande énergie. Seulement il permit de nommer un visiteur général pour tous les ordres religieux, dans la personne du cardinal de Bourbon, afin de rechercher et de dévoiler au Saint-Siège les abus qui pourraient s'être glissés dans les monastères.

Cette visite souffrit une multitude de difficultés et de retards, et la Cour, après toutes les remontrances

nu CAUDINAL CONSALVI. 279

qu'on lui fit , renonça à son désir de soumettre les réguliers à la juridiction des évoques. Elle demanda alors d'arracher les religieux au pouvoir de leurs généraux résidant à l'étrangçr, et de confier l'exer- cice de l'autorité à des supérieurs espagnols qui habiteraient l'Espagne, et seraient ainsi plus à inêine de connaître le mal et d'y apporter remède. On ter- mina ces différends par une conciliation et un Con- cordat. On décida qu'à l'exemple de l'ordre des Franciscains, ainsi régularisé depuis la bulle de Léon X, les ordres qui ne devaient pas, d'après leur institution, avoir des généraux indigènes, seraient gouvernés désormais par un général tantôt espagnol, tantôt étranger; que, dans ce dernier cas, l'Espagne aurait des vicaires généraux, et vice versa, qui ren- draient compte au général étranger des événements les plus graves, lui demanderaient et en obtien- draient les facultés déléguées pour tout le reste, et administreraient ainsi leurs ordres respectifs. De cette façon, nous empêchâmes non-seulement que les réguliers dépendissent des évoques locaux, mais encore on s'opposa à ce qu'ils ne fussent pas sous- traits à la juridiction de leurs généraux de Rome. Nous obtînmes ainsi un Concordat fort avantageux eu égard aux circonstances. On accorda encore à la Cour des subsides extraordinaires sur les biens ecclésiastiques. Des brefs pontificaux imposèrent ces subsides aux religieux, en vue de la guen-e contre les Anglais et pour accélérer la destruc-

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tion du papier- monnaie qui encombrait l'Espagne.

Ce fut à ces légères concessions que se réduisirent les nombreuses prétentions de la cour de Madrid , et la nonciature, les facultés des évêques, les dispenses matrimoniales, les ordres réguliers, le clergé, les biens ecclésiastiques, demeurèrent en l'état et ne subirent aucun changement. La Cour elle-même se montra si satisfaite, quoiqu'on lui eût à peu près tout refusé, que non-seulement l'union la plus étroite et l'harmonie réciproque continuèrent à sub- sister entre elle et Rome, mais encore elle voulut, afin de manifester plus amplement son adhésion, conférer un bénéfice annuel de quatre mille écus, dans la cathédrale de Cordoue, au cardinal secrétaire d'État avec lequel tout avait été négocié.

Je crus de mon devoir de ne pas l'accepter, et cependant le Roi m'avait déjà nommé et la collation était publiée. Les efforts du plénipotentiaire d'Es- pagne à Rome pour m'empêcher de renoncer à ce bénéfice furent inutiles. Il mit en avant les exemples des cardinaux Pallavicini et Zelada, jouissant des munificences de la cour de Madrid, quoiqu'ils fussent secrétaires d'État je croyais que ce titre m'empê- chait d'accepter; mais le ministre espagnol ne put rien sur moi. J'écrivis au Roi une lettre de remer- cîments et en même temps de renonciation, que je fondai sur le motif dont je viens de parler, en le priant de ne pas prendre ma conduite en mauvaise part. Le Roi me répondit avec grande indulgence; il

nu CARDINAL CONSALVI. 281

accepta ma démission et me fit savoir (|iie ce l)énéfice resterait toujours vacant, qu'on le conserverait pour moi dans le cas je cesserais, par un motif quel- conque, d'être secrétaire d'État, puisqu'alors je n'au- rais plus de motifs pour le refuser '.

De longues années s'écoulèrent après cet événe- ment. Je n'avais jamais eu l'intention de jouir de ce bénéfice, même si je cessais d'être secrétaire d'État, Je présumais qu'en attendant ce jour le Roi aurait tout oublié, ou que d'autres exigences empêcheraient l'exécution d'un projet si éloigné. Il n'en fut pas ainsi.

Quand je me démis du poste que j'occupais, pour les motifs que je raconterai à la fin de ces Mémoires, le Roi, de son propre mouvement et sans que je lui en eusse fait la demande, ordonna à la même heure de me conférer ce bénéfice, ainsi que l'arriéré des revenus. Par erreur, il avait été accordé à d'autres. Aussitôt le Roi m'en fit otl'rir un second, dans la même église de Cordoue, et encore plus productif. Je ne voulais pas le recevoir, mais je n'avais pas de bonnes raisons pour agir ainsi sans offenser le Roi. Du reste, le Pape ne me permit à aucun titre de le refuser. Je l'acceptai donc, mais je ne devais pas en jouir longtemps. Un ou deux ans après, pendant les- quels je ne touchai qu'une somme très-minime, les tristes catastrophes de l'Espagne m'en privèrent

* Toutes les lettres dont parle le cardinal Consalvi sont entre nos mains; mais nous croyons (jue leur publication n'est pas nécessaire.

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complètement. Revenons maintenant au récit des affaires publiques.

PaiTûi tous les faits qui arrivèrent sous mon mi- nistère entre Rome et le Portugal, je ne parlerai que d'un seul , fort important et fort douloureux pour le Saint-Siège. Les autres en effet ne le furent pas au- tant, quoiqu'il y en eût de plus ou moins graves; mais j'ai autre chose à raconter et je n'en dirai rien. Au moment le Pape était en France pour sacrer l'empereur Napoléon, la cour de Portugal publia un édit qui blessait les droits du Saint-Siège et plusieurs lois canoniques. Cet édit était composé d'une mul- titude d'articles : comme je ne m'en souviens pas très-exactement, je n'en ferai pas l'énumération. Le Saint-Père écrivit lui-même de Paris au prince régent de Portugal; mais, grâce aux ruses du cabinet de Lisbonne, ce fut avec peu de succès. Toutefois la Cour ne recula pas pour entrer en discussion, et son ministre à Rome passa plusieurs notes tendant à sou- tenir le fait, tout en accordant des modifications. On répliqua par des mémoires, et peut-être serions-nous arrivés à une conciliation aussi favorable que nous aurions pu l'espérer au temps l'on vivait, si les affaires de France, nombreuses et déplorables, n'eus- sent pleinement absorbé par leur importance toute la sollicitude du Pape et de son ministre. La négo- ciation avec le Portugal se vit ajournée pour quelque temps , et je ne sais si elle eut des suites après ma sortie du ministère.

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DU CARDINAL CONSALVI. 283

La piét^ de Louis I", roi d'Étrurie ', nous procura de i^randes consolations et nous fit concevoir les meilleures espérances pour l'état de l'Église dans ce royaume. Le fameux décret par lequel il révoqua en partie les lois joséphines du grand -duc Léo[)old remplit le Saint-Siège d'allégresse. Mais l'opposilion fatale du ministre français, soutenue par l'empereur Na{)oléon , qui ne voulait pas même chez les autres une législation différente de la sienne, arrêta l'exé- cution des nouvelles ordonnances. Le Saint-Siège traita avec la Toscane beaucoup d'autres questions sous ce roi, et, après sa mort, sous la reine régente. Ce fut toujours avec une parfaite bonne foi récipro- que. Ces affaires ne furent cependant pas aussi inté- ressantes que ce que j'ai rapporté jusqu'ici, et ce qui me reste à raconter me dispense d'en entretenir plus au long le lecteur.

La démocratique république de Lucques causa à Rome des déplaisirs et des amertumes. Les négocia- tions se terminèrent néanmoins à la satisfaction des deux parties. Pour les raisons que j'ai exposées, je ne les relaterai pas. Plus grave et plus amer fut ce

* En 1801, Bonaparte, Premier Consul, s'e'tait imagine' de transformer le grand-duche' de Toscane en royaume d'Étrurie. II avait nomme' souverain de ce royaume improvise' l'Infant d'Es- pagne, Louis, prince he'réditaire de Parme. Bonaparte appela à Paris ce pelit-fils de Louis XIV. 11 lui fit rendre tous les honneurs dus à son rang, comme pour habituer les Parisiens à revoir des tètes couronne'es; puis, trois ou quatre ans plus tard , le royaume d'Etrurie, qui n'avait eu ([u'une éphémère dure'e, fut réuni à l'Empire français sous le vocable de trois diipartenients italiens.

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qui arriva avec le nouveau prince de Lucques, beau- frère de l'empereur Napoléon '. Ce prince ayant promulgué plusieurs décrets fort préjudiciables aux lois de l'Église, le Pape réclama aussitôt. Ce ne fut pas le prince qui nous répondit, mais sa femme qui se chargea de ce soin. Elle nous adressa une lettre très-dure. De son côté, Napoléon se prit à soutenir ce qu'on avait fait à Lucques comme très-conforme à ses maximes et à ses lois. Napoléon en vint jusqu'à reprocher au Pape de notifier ses observations à un prince que lui, Napoléon, aurait désiré voir reconnu par le Saint-Siège; puis il ajouta que si le Pape vou- lait réclamer, c'était à Paris et non à Lucques qu'il fallait s'adresser. Je parlerai du royaume Italique quand j'arriverai aux affaires de France, puisque le même souverain régnait sur les deux pays.

Passons aux négociations avec la cour de Vienne.

Je ne dois m'occuper que de celles qui occasion- nèrent au Pape les plus cruelles amertumes et, pour plus de brièveté, je laisserai les autres de côté. Les lois joséphines, que Pie YI combattit et flétrit, quoi- que sans résultat, comme opposées aux règles, à la discipline de l'Église et aux droits du Saint-Siège, loin d'être révoquées ou modifiées d'après les instan- ces faites par Pie YII à l'empereur François, rece-

' Ce prince de Lucques e'tait Félix Bacciochi , e'poux d'Élisa Bonaparte, celte sœur de Napoléon qu'on avait surnommée la Sémiramis de Luc<iues. Elle régnait, elle gouvernait, et son mari n'était tout au plus que son premier commis.

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valent chaque jour des développements plus étendus de la part des divers ministères. Ils empeciiaient ce monarque de se rendre aux prières du Pape; ils le pressaient même d'outre-passer ces lois, tout en lui persuadant qu'il n'agissait que d'après leur teneur. Ils abusaient ainsi d'une certaine vénération vouée par l'Empereur, depuis son enfance, à tout ce que Joseph II, son oncle, entreprit et réalisa. Le Saint- Père n'avait rien épargné^ je l'ai dit, et il ac- complissait avec zèle les devoirs de son apostolat, afin d'obtenir l'abrogation de ces décrets. Il s'éleva beaucoup plus encore contre l'extension dont la chan- cellerie de Yienne les gratifiait.

L'un des premiers objets de cette extension regarda la juridiction du Nonce. Quoique les lois joséphines , après lui avoir enlevé sa juridiction, l'eussent réduit à n'être qu'un ambassadeur du prince de Rome, au lieu d'agir en délégué du Pape, on lui avait laissé néanmoins quelques attributions, soit par irréflexion, soit par tolérance , soit enfin parce que les lois josé- phines n'osaient pas pousser plus loin' les choses. Mais, sous François II, les ministres cherchèrent à ravir au Nonce ce que Joseph et Léopold lui avaient abandonné. Nous réclamâmes et nous fîmes valoir ce motif, sans compter les raisons intrinsèques. L'inno- vation la plus étrange fut de vouloir empêcher le Nonce de faire les procédures pour les évêques nom- més; et cependant, sous Joseph, ainsi que sous Léo- pold, les Nonces avaient toujours exercé ce droit.

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La cour de Vienne eut la prétention de vouloir que les procédures fussent suivies par les évêques; elle défendit très-sévèrement au Nonce de s'en mêler désormais.

On alla jusqu'à menacer le Pape de pousser les choses à l'extrême. Comme Sa Sainteté avait déclaré avec une grande fermeté qu'elle ne confierait jamais les procédures à d'autres qu'au Nonce, la Cour signi- fia que dans les États impériaux elle se passerait de l'institution canonique pour les évêques. Le Saint- Père opposa de son côté la plus vigoureuse résistance ; il fit la sourde oreille aux menaces; il ne montra pas de craintes pusillanimes, et il affirma que, si l'on exécutait ce qu'on se promettait d'accomplir, Rome ferait son devoir, car elle ne redoutait rien. Nous exposâmes combien étaient injustes les prétentions élevées contre le Nonce, et nous en administrâmes une preuve à laquelle la Cour ne sut que répliquer.

Nous lui dîmes qu'en admettant l'hypothèse qui prétendait que les lois joséphines auraient enlevé toute juridiction au Nonce, les informations sur les évêques désignés n'étaient pas un acte de juridiction, et qu'en conséquence de semblables procédures n'avaient rien à démêler avec ces lois. Les procédures ne consistent point en autre chose, ajoutions-nous, qu'à recueillir les témoignages sur les personnes nommées : or, charger quelqu'un de recueillir des témoignages, c'est prouver qu'on a plus de confiance en lui qu'en tout autre, mais ce n'est pas un acte de

DU CARDINAL CONSALVI. 287

juridiction qu'il exerce. Avant d'accorder aux évêques nommés l'institution canonique, le Saint-Père doit d'abord apprécier leurs qualités personnelles et s'as- surer qu'ils possèdent en eux ce qui est requis par les canons. Dans ce but, il délègue à son Nonce la charge de réunir les preuves que ces qualités existent et de les lui faire connaître. Le Pape ayant plus de confiance en son ambassadeur qu'en tout autre, et lui accordant de préférence cette insigne fonction, c'était donc chose très-naturelle. En cela, il ne fai- sait que ce qu'un prince séculier aurait pratiqué à Rome à l'égard de son ambassadeur. Et celui-ci, en prenant à Rome des informations de ce genre pou- vant intéresser son souverain, n'aurait jamais été taxé d'exercer un acte de juridiction. On appuya, on confirma ces réflexions en citant des exemples de procédures instruites par les Nonces en dépit des lois joséphines et sous les empereurs Joseph et Léopold. Ces exemples prouvaient parfaitement qu'on avait accepté les informations comme des preuves de con- fiance plutôt que comme des actes de juridiction.

Ces arguments et la fermeté du Saint-Siège firent que la Cour impériale se relâcha de ses prétentions, et, comme par le passé, le Nonce continua à infor- mer le procès des nouveaux évêques. Mais le Nonce lui-même avait couru le risque de faire naufrage , et l'y arracher fut presque un miracle. La Cour était blessée de quelques actes de juridiction qu'il avait exercés. Je parle de ces' actes en petit nombre et

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très-peu essentiels que les Nonces avaient toujours pu accomplir, même depuis les lois joséphines, sous les yeux des deux empereurs précédents et sous François II jusqu'à ce jour.

Désireuse de donner une plus ample extension à ces lois, la Cour ne se borna pas à défendre au Nonce la plus légère intervention dans n'importe quelle négociation, mais encore elle insista vivement et avec persévérance pour qu'il fut rappelé. Elle pro- fitait en cela de certaines paroles de politesse que Rome jeta au vent durant les luttes entre l'Empire et la Papauté. Nous avions fait savoir à l'Empereur que si, par de mauvais procédés, le Nonce s'était mis dans le cas de déplaire à Sa Majesté, nous n'éprouverions aucune difficulté à le rappeler. Mais, en tenant ce langage, le gouvernement pontifical avait entendu parler de fautes véritables, et non des griefs injustes que l'on accumulerait contre son ambassadeur. On dut user de beaucoup de fermeté pour que ces demandes de rappel restassent sans effet. La favorable issue de c«tte scabreuse affaire fut due en partie à la connaissance personnelle que j'avais faite du premier ministre de Vienne, le comte de Cobenzl , quand nous nous rencontrâmes en France. Nous y étions venus, moi pour le Concor- dat, et lui pour la paix de Lunéville. Je lui écrivis une longue lettre confidentielle, et je m'exprimai en toute sincérité. Les raisons que j'alléguai, l'opinion qu'il avait de ma loyauté et de mon jugement, et

DU CARDINAI, CONSALVI. 289

l'amiliô qui nous unissait , enipêchôronf le mal de s'aggraver.

La cause matrimoniale de la comtesse Kinski, à laquelle le ministère et la Cour prenaient le plus vif intérêt, eut le même succès quant à la juridiction du Nonce. Il s'agissait d'une dispense de mariage ratifié et non consommé ratum et non consum- matxim. Le Pape seul avait le droit de juger celte affaire, à la différence des causes de nullité du mariage, qui, dans la première instance, étaient soumises à l'Ordinaire.

Sous Pie Yl , le Nonce apostolique avait chargé l'archevêque de Vienne de suivre les procédures et de les transmettre ensuite à Rome. En raison de son grand âge, l'archevêque ne put pas s'en occuper, et il laissa traîner la chose en longueur. La Cour, s'apercevant que l'archevêciue ne prenait pas cette affaire à cœur, manifesta le désir de la voir en d'autres mains. Sur sa demande, le Saint-Siège confia la procédure à l'archevêque de Prague. Celte délé- gation s'était faite par une ordonnance du Nonce, et la Cour n'y avait rien vu à redire. Mais au bout de quelques années, pendant lesquelles le silence s'était fait autour de la cause matrimoniale, Vienne et Rome se trouvant envahies par les armées fran- çaises, — la chancellerie impériale poursuivit ses instances. Comme déjà elle s'était mise à l'œuvre pour donner aux lois joséphines une plus large extension et pour anéantir les pouvoirs du Nonce H. 19

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apostolique, elle révéla une étrauge ambition. Elle voulait que l'archevêque de Prague, qui lui plaisait, restât chargé de la procédure, mais elle exigeait qu'il tut de nouveau investi de celte fonction par un Bref pontifical, parce que la Cour répugnait à reconnaître l'ordonnance du Nonce.

S'associer à une semblable idée, c'était faire affir- mer par le Saint-Père lui-même que le Nonce n'avait pas de juridiction dans les affaires ecclésiastiques. Le Pape pouvait souffrir et tolérer cela comme tout ce qu'il est impossible d'empêcher; mais il ne de- vait à aucun prix s'y prêter et le sanctionner. Par un effet de l'esprit de conciliation qui dirige le gou- vernement pontifical dans tout ce qu'il lui est permis d'accorder, on offrit, plutôt que de rompre dans des temps si difficiles et si périlleux, de changer de personne, et de nommer un autre archevêque ou évêque au lieu de celui de Prague. Dans ce cas, le Pontife aurait donné une nouvelle délégation par un Bref et non par une ordonnance du Nonce. C'était fuir recueil contre lequel Sa Sainteté aurait pu se briser, si elle avait délégué par un Bref la même personne déjà indiquée parle Nonce, le Pape ne pou- vant admettre que l'acte du Nonce fût invalidé.

La Cour refusa d'adopter ce parti, si raisonnable pourtant, et elle en rejeta plusieurs autres proposés, eux aussi, par le Pape dans le même esprit de con- cihation. On en mit sur le tapis un dernier que l'ambassadeur d'Autriche à Rome jugea excellent,

nu CARDINAL CONSALVI. 291

parfaitement admissible, et qui sauvait même les apparences pour sa cour. Le vieil archevêque de Vienne était mort; Pie VII offrit de délrguer par un Bref le nouvel archevêque. La délégation retournant de la sorte au lieu d'où elle était sortie à cause de l'âge du réfimt, le public aurait jugé ce motif très- suffisant pour enlever l'office à l'archevêque de Prac;ue. Ainsi les deux parties se seraient estimées satisfaites, comme on dit. Mais qu'arriva-t-il? La cour impériale désapprouva ce que son plénipoten- tiaire avait arrangé à Rome; elle ne consentit même pas à se rendre à cette proposition. Tenant à ce que la délégation restât entre les mains de l'archevêque de Prague , la Cour voulait en outre qu'un nouveau Bref papal vînt annuler l'œuvre du Nonce. L'affaire prit tant de gravité que l'on vit le moment les plus fâcheuses conséquences allaient en décoider. Pour ne point y fournir prétexte, nous recourûmes à un autre parti. Nous donnâmes à l'archevêque de Pra- gue un pouvoir plus ample, par conséquent différent de celui que le Nonce avait signé.

D'habitude en déléguant une affaire de dispense dans les mariages /y// ?^es et non consommés^ on charge le délégué d'informer simplement le procès. La cause est ensuite jugée par le Pape après un Aote d'une Congrégation cardinalice, qui lui conseille d'accorder ou de refuser la dispense. La délégation donnée d'abord à l'archevêque de Prague était rédigée dans les termes ordinaires, c'est-à-dire qu'elle ne s'éten-

19.

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dait qu'à la seule préparation du procès. Dans le Bref qu'on lui adressa postérieurement sans lui parler du passé, on le chargea aussi de ce que la Congréga- tion cardinalice fait en pareil cas. On lui permit d'instruire le procès d'abord, et, en outre, il fut admis à émettre son avis sur le oui ou le non de la dispense, afin de hâter le cours de la procédure, qui durait depuis dix ans et plus. Ce moyen terme, qui ne détruisait pas l'œuvre du Nonce et ne préjudiciait en rien à son autorité, puisqu'on remettait à l'arche- vêque des pouvoirs plus étendus que ceux relatés dans le décret, plut à la Cour, et c'est ainsi que se termina cette épineuse question par rapport à la juridiction de la Nonciature. J'ai dit par rapport à la juridiction de la Nonciature, car l'affaire en elle- même eut plus tard (après mon ministère) une très- fàcheuse issue.

L'archevêque de Prague trahit indignement set^ devoirs les plus sacrés. Au lieu de prononcer son vote sur la concession ou le refus de la dispense, dont le Pape devait demeurer seul juge, et au lieu de rechercher dans le procès si le mariage avait été oui ou non consommé, objets sur lesquels roulait sa délégation , il instruisit le procès et se déclara pour la nullité du mariage. Cet arrêt était sans valeur et très-inique. Il était sans valeur, car l'archevêque n'avait pas la faculté d'agir ainsi. Il était très-inique, car cette nullité de mariage s'appuyait non sur les lois de l'Église, mais sur les lois joséphines, qui pou-

Dr CARDIN AL CONSALVI. '29;{

vaiont (ont au plus rendre le mariaii;c nul (juanl aux ellets civils, mais non (juant au lien reliii;ieux. La comtesse Kinski se maria de nouveau, elle donna sa main au ij;énéral de Merveldt, Le Pape adressa un Bref très-sévère à l'archevêque de Prague. Il annula sa sentence et les secondes noces; il écrivit encore au cabinet de Vienne, mais il parlait à des sourds.

Les circonscriptions de certains diocèses, dont (pielques-uns avaient été érigés à nouveau et d'autres démembrés ou constitués d'une manière dirtérente par le fait de la Cour, devinrent pour le Saint-Siège une source d'em})arras. On sait qu'il n'appartient (pi'au Pape de délimiter les diocèses, et que le pou- Noir séculier n'y a et ne peut y avoir aucune part. Quand les gouvernements désirent que les diocèses soient établis d'une manière plutôt que d'une autre, ils soumettent leur vœu au Pape, qui, s'il n'y voit pas d'inconvénients, se prête volontiers à ce qu'on solli- cite de lui. La Cour, écrivant à ce sujet à Sa Sainteté, se servit de paroles positives qui n'exprimaient pas une demande, mais une opinion formelle et qui n'at- tendaient rien du Pape, si ce n'est qu'il expédiât son Bref en conséquence. Ce procédé parut outra- geant au Saint-Siège, car on lésait ainsi l'autorité de l'Église. Après bien des contestations, nous refu- sâmes d'admettre les lettres, et on les renvoya à l'am- bassadeur d'Autriche à Rome pour qu'elles fussent modiliées. Cette affaire se compliqua d'une façon fort douloureuse. N'ayant pas de bonnes raisons à mettre

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en avant, ia cour impériale s'appuya sur les faits. JEile produisit des lettres antérieures dans lesquelles elle avait tenu le même langage , et ces lettres n'a- vaient pas été rejetées par les précédents secrétai- res d'État. Par malheur ce n'était que trop vrai, et cela provenait de l'inadvertance ou de la faiblesse. A l'aide d'un faux-fuyant, l'on espérait pallier la chose, et Ton disait que, dans le Bref le Saint- Père parle de son autorité absolue, on passait ces lettres sous silence; mais ces lettres me semblèrent inadmissibles et préjudiciables, même en dépit du moyen terme. Il est inutile de le démontrer, et je les l'epoussai. Je fis valoir que les expressions dont elles étaient accompagnées accusaient plus de vio- lence que les précédentes, et, après beaucoup de pourparlers et d'efforts, je terminai cette autre négo- ciation sans que l'autorité du Pape eût à en souffrir. On traita encore bien des choses entre le Saint- Siège et la cour de Vienne, mais je me bornerai à " raconter succinctement et en dernier lieu le Concordat germanique, qui nous causa, dès son principe, tant de soucis et de tracas, qui nous exposa à tant de périls et qu'on ne put jamais mener à bonne fin. En parlant du Concordat autrichien, j'entretiendrai en même temps le lecteur du Concordat de Bavière, qui lui est connexe. Cette puissance, la plus grande des puissances germaniques après l'Autriche, mérite une mention particulière , à cause de la gravité des actes qu'elle s'était permis contre les lois de l'Église. Le

F)U CARDINAL CONSALVl. 2>9ii

Concordat germanique fut des plus dilficiles et des plus inquiétants pour le Saint-Siège, qui se trouva engagé dans la lutte entre la cour de Vienne et les autres États de la Confédération, soutenus par la France. Il s'agissait de statuer sur le lieu Ton traiterait, sur le mode dont ou traiterait et sur la matière qu'on aurait à traiter. Les puissances germa- niques déclarèrent que chacune d'elles voulait a\oir son Concordat séparé. C'était peut-être ce qui pou- vait aller le mieux aux intérêts du Saint-Siège, d'après l'axiome connu : divide et irnpera. Le Premier Consul de la République française, qui aspirait à dominer en Allemagne et qui méditait déjà ce qu'il exécuta plus tard , appuyait ces puissances de tout son pou- voir et leur faisait insinuer en même temps qu'il dé- sirait négocier leurs Concordats à Paris. 3Iais cela ne plaisait pas aux puissances; elles songeaient absolu- ment à faire des Concordats séparés et indépendants du chef de l'Empire, qui était l'empereur d'Autriche, mais elles ne se souciaient point de traiter à Paris et sous la dépendance de Napoléon. Ce qu'elles souhai- taient, c'était de négocier à Rome ou dans leurs propres capitales.

De son côté, l'empereur d'Autriche, en sa qualité de chef de l'Empire, insistait et faisait valoir les droits que lui attribuait son titre, aux termes de la Consti- tution. Il proposait de rédiger un Concordat générai à Vienne ou tout au plus à Rome, mais lui seul se chargeant de traiter au nom de tous. La position du

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Saint-Siège peut s'imaginer plus facilement qu'on ne saurait la dépeindre. Il fallait nécessairement déplaire soit à la France, soit aux puissances germaniques, soit à l'empereur d'Autriche. Dans ces conflits divers, voyant qu'il était impossible de ne pas blesser quel- qu'un, nous prîmes le parti de la justice, qui est toujours le meilleur, s'il n'est pas toujours le plus productif et le plus heureux. La raison était en fa- veur de l'empereur d'Autriche : le Saint-Père inclina de ce côté. Le Pape, courageux et ferme, fit donc savoir aux princes germaniques et à la France qu'il ne devait pas et ne voulait pas négocier séparément ni indépendamment du chef de l'Empire. Les princes ne manquèrent pas d'exposer le bon parti que Rome tirerait à son avantage en traitant séparément avec eux; de son côté, le Premier Consul donna des marques de mauvaise humeur qu'il accompagna de menaces; mais rien ne put ébranler la constance du Saint-Siège. Les sacrifices du Pontife furent bien mal récompensés par celui en faveur duquel il se sacrifiait.

Quand, par l'intennédiaire du Nonce à Vienne, qui traitait avec une personne désignée par le Gou- vernement, on essaya d'arrêter les bases du Con- cordat germanique que l'on cherchait à rendre commun à toutes les puissances, la Cour impériale déclara tout d'abord qu'elle ne consentirait pas à introduire le moindre changement dans ses domaines héréditaires. Elle voulait que l'on ne dérangeât en

l)V CARDINAL CUNSALVI. 297

rien l'état des allaires ecclésiastiques, état fort pré- caire cependant depuis les lois joséphines et les au- tres en vigueur. En substance, la Cour ambitionnait de faire le Concordat au nom des autres puissances de l'Empire, afin de prendre de l'influence sur elles et de les dominer, mais son but n'était pas de favoriser l'Église, qu'elle se proposait d'acculer à une fâcheuse alternative dans ses propres domaines. En second lieu, la Cour soumit un plan de Concordat au Nonce. Ce n'était pas un plan sur lequel on devait établir les bases du Concordat, ainsi qu'il en avait été convenu, mais c'était un projet de traité religieux, tel (jue le demandait le cabinet autrichien. Le Nonce y décou- vrit tant de propositions contraires aux maximes et aux lois de l'Eglise, aux droits et aux prérogatives du Saint-Siège, qu'après d'innombrables, mais inu- tiles remontrances, il prit le parti de l'envoyer à Rome. On y déclara aussitôt, franchement et avec force, que jamais on n'y adhérerait, et qu'il fallait en conséquence refondre ce projet et en rédiger un autre sur des bases différentes.

Pendant le long espace de temps qu'on employa à débattre ces questions, Rome eut beaucoup de peine à équilibrer les atfaires des autres États et en parti- culier celles de la France, dont le mécontentement devenait plus redoutable à mesure que croissait son ascendant sur l'Europe. On en était là, quand les ha- sards de la guerre, toujours favorables aux Français, changèrent la face des choses. La Constitution de

298 MÉMOIRES

l'Empire germanique s'affaissa peu à peu ; plusieurs membres se séparèrent du tronc et se confédérèrent avec la France. Enfin l'empereur d'Allemagne lui- même prit la résolution de renoncer à l'Empire et de se proclamer empereur d'Autriche. D'un côté, cet événement tirait presque le Pape des embarras du Concordat germanique , puisque , après sa renoncia- tion au Saint-Empire , la cour de Vienne n'avait plus titre pour se mêler de cette affaire; mais d'un autre côté, le Pape, au lieu de sortir définitivement de l'im- passe où ces incidents l'avaient précipité, se voyait plongé dans un dédale de plus grandes complica- tions. Il restait toujours à décider si le Concordat se ferait avec chacune des puissances germaniques sé- parément ; si les négociations auraient lieu à Rome ou chez elles, ainsi que c'était leur vœu; ou bien si l'empereur Napoléon se chargerait des transactions , comme il le signifiait d'une manière absolue, surtout depuis qu'il lui était facile d'alléguer les prétendus droits que lui attribuaient la renonciation de l'empe- reur François et l'établissement de la Confédération rhénane, dont lui , Bonaparte , s'était déclaré le pro- tecteur et le chef.

Dans l'abdication de l'empereur François, le Pape ne voyait de légitime que l'abdication en elle-même, car l'Empereur avait le droit d'agir ainsi. Mais parce que ce Prince renonçait au diadème germanique , le Pape ne pouvait pas en conclure que le Saint-Empire n'existait plus, qu'il était transféré en France et que

DU CARDINAL CONSAÎ.VI. 299

le titre d'empereur était légitimement acquis à Na- poléon.

Le fait est que le Saint-Père ne reconnut jamais ces actes; il n'accepta pas la Confédération rhénane et la suprématie établie sur cette Confédération par le nouveau priucu primat, dans la personne deriîlec- teur de Bavière. Les vicissitudes de la guerre l'a- vaient fait Électeur de Mayence, et le Pape avait con- tribué à sa nomination. Pie Vil n'admit pas non plus le coadjuteur (jue l'Empereur imposa à ce prince dans la personne du cardinal Fescli, et il n'accorda jamais à l'empereur Napoléon les titres d'empereur d'Allemagne, des Romains et d'Occident qu'il prenait.

La manière d'agir du Pape et ses refus amenèrent enfin la ruine totale de son domaine temporel, et les autres événements dont je parlerai en terminant cet écrit. Continuons maintenant à expliquer le Concor- dat germanique.

Le parti le moins dangereux qui restait à prendre au Pape était d'accepter de faire des Concordats sé- parés avec les États germaniques, d'après les vœux de chacun. Depuis l'abdication de François II et la désunion des princes allemands, le Saint-Père pou- vait entrer dans cette voie sans se mettre en dés- accord avec son passé. Outre la satisfaction des puissances, ce parti offrait deux avantages : il em- pêchait de reconnaître la prétendue suprématie de l'empereur Napoléon, et il permettait d'éviter un

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(Concordat œuvre de ses mains. La politique qu'il avait suivie en négociant les Concordats français et italien, ou, pour mieux dire, les tentatives par lui mises à jour afin de ruiner ces Concordats à l'aide des lois qu'il y fit annexer, on en pailera plus bas, donnaient une idée de ce que le Saint-Siège aurait à espérer des Concordats qu'il dirigerait. jMalgré les mauvaises dispositions des puissances contractantes en tout ce qui regardait l'Église et le Siège aposto- lique, le Pape pouvait attendre d'elles, et non sans fondement, de moms tristes résultats.

On prit le parti de traiter séparément avec elles; puis on ouvrit les conférences à Rome avec les mi- nistres étrangers, et spécialement avec la Bavière. Me voici donc arrivé au point je puis raconter quel- (jues-unes des affaires particulières de cette puis- sance.

Après la mort de l'Électeur de Bavière Charles- Théodore , Maximilien - Joseph , prince de Deux- Ponts, lui succéda. Il devint Électeur et plus tard roi de Bavière. Il faut renoncer à raconter les amer- tumes qu'il causa au Saint-Siège par sa conduite relativement aux transactions ecclésiastiques ' . Le

' Comme beaucoup de princes et de rois de ce temps-là , Maxi- milieu Joseph avait subi l'influence des sophistes du dix-huitième siècle et accorde toute sa confiance à un n)inistre iml)U des doc- trines [thiiosophii|ues et antichretieunes. Franc-maçon, illuminé, incre'dule, novateur et libéral, ne faisant du despotisme (jue contre les principes religieux et les hommes monarchiiiues, le comte de Montgelas, le ministre favori du roi de Bavière, était le plus

nr CAHDINAl. CONSALN I. 301

Saint-Père n'épargna ni les bons oflices, ni les priè- res, ni les admonitions, ni les plaintes provoquées par les décrets que ce nouveau monarque ne ces- sait de rendre au détriment de l'Église et des lois canoni(|ues. Il en était de même à l'égard des faits si nombreux qui furent un sujet de scandale pour l'univers catholique. On avait adressé à ce prince des brefs, des lettres officielles, des lettres particulières de la main du Pape, afin de le ramener dans la voie droite. Tout resta inutile. Il avait adopté un moyen de se défendre assez commode. C'était de nier tout , même les choses les plus certaines et les plus notoires. Ses réponses portaient invariablement : que Sa Sain- teté était mal informée, qu'on n'avait promulgué aucune loi, qu'on n'avait commis aucun acte dont l'Kglise put avoir à se plaindre. Il fallut accumuler de longs écrits, indépendamment du Concordat , pour lui mettre sous les yeux ce dont le Pape se plaignait avec tant de raison. Il répondait en niant ce qui était le plus évident et en arrangeant le reste à sa façon. Par malheur, ce que nous avions allégué ne souf- frait aucune explication. Les mois et les années

ardent .sectaire de l'Allemagne. Il dt'ponillait les couvents pour enrichir les loges maçonniciues. Tole'rant en |)aroles et jauiais en action, il torturait les lois afin d'en exiraire de bonnes petites persécutions contre le cierge. Le roi Ma.ximilien-Joseph était sous le charme; mais enfin le comte de Montgelas fut oblige de ce'der à l'indignation des cœurs religieux et à la pression des événe- ments. Après la chute de l'empire napole'onien , il tomba en dis- grâce complète et laissa la Bavière ainsi que son roi faire heureu- sement leur paix avec le Sainl-Siëge.

302 MEMOIRES

s'écoulèrent au milieu de ces prières infructueuses. Enfin, à l'époque dont j'ai parlé, quand, après l'ab- dication de l'empereur François II, il eut été admis que l'on traiterait séparément les Concordats avec chacun des princes allemands, les affaires de la Bavière, c'est-à-dire les reproches que lui adressait le Saint-Siège, se mêlèrent, si j'ose m'exprimer ainsi, au Concordat bavarois. Alors Maximilien- Joseph assura que tout allait s'arranger désormais à la satis- faction réciproque des deux parties. On entreprit donc à Rome, avec le ministre de Bavière, de poser les fondements du Concordat. On en fit autant avec les autres cours germaniques. Bientôt , à la demande des souverains, le Saint-Siège leur donna pour Nonce Mgr délia Genga, archevêque de Tyr, qui devait se transporter successivement dans les diverses cours et conclure avec chacune d'elles un Concordat parti- cuher. Le Nonce partit. Il se rendit d'abord en Ba- vière , puis dans le Wurtemberg,

Les deux Concordats étaient sur le point d'être signés, quand un ordre impérieux et irrésistible de Napoléon, dont la puissance était à son apogée, força le Nonce à interrompre ce qu'il avait entrepris et ce qui lui restait à entreprendre. Il fut obligé d'accourir immédiatement à Paris, au grand déplaisir du Pape et des cours avec lesquelles il traitait.

Je n'étais plus alors au ministère. Le Nonce séjourna à Paris quelques mois sans rien faire. La rupture entre le Saint-Siège et l'Empereur ayant éclaté pu-

nu CARDINAL CONSAI.VI. 303

bli(|iieinent, le Pape se vit dans la nécessité de rap- peler son légat près la cour de France et le Nonce lui-même. Le Saint-Père n'avait pas d'autre moyen de témoigner le mécontentement qu'il ressentait de toutes les manœuvres de l'Empereur contre l'Église et contre le Siège apostolique. Le légat, après s'être démis de son titre, demeura cependant à Paris, en qualité d'archevêque de Milan (j'en parlerai tout à l'heure), et le Nonce retourna à Rome.

Peu après, la grande catastrophe pontificale arriva. Le Pape fut détrôné et réduit en captivité. Les Car- dinaux .se virent séparés et le gouvernement du Saint- Siège aboli. Les Concordats qui depuis le principe avaient coûté tant de soins et de sacrifices à l'Église restèrent à l'état de projet. Je ne dirai rien des affaires de Prusse, qui pourtant ne furent ni peu nombreuses ni peu graves, ni faciles îi conduire;' toutefois, dans les circonstances j'écris ces pages, je dois les laisser de côté , pour m'occuper de choses plus intéressantes et plus sérieuses. Je ferai seule- ment remarquer que ce fut sous Pie Yïl et au temps de ma Secrétairerie que l'on vit à Rome, pour la pre- mière fois, un ministre plénipotentiaire de Prusse. Ce fut M. le baron de Humboldt. Avant Pie VII, Rome n'avait jamais admis? de représentants des puis- sances non catholiques. Elles n'avaient même pas de consuls dans les ports de Cività-Vecchia et d'Ancône.

Il existait un usage par lequel le gouvernement papal créait lui-même deux consuls dans ces ports,

30i MÉMOIRES

ils étaient ses sujets et habitaient sur les lieux. On les appelait consuls du levant et du ponant, parce que chacun d'eux servait de protecteur aux bâtiments des nations qui étaient à l'orient ou à l'occident de leur résidence. Cet usage, sans entrer dans d'autres considérations, offrait de graves incon- vénients intrinsèques. Souvent, en effet, les navires de deux puissances situées toutes les deux, par exemple, au levant, avaient ensemble quelques démê- lés. Le même consul devait donc représenter et plaider leur cause auprès du Saint-Siège , ce qui était absurde, comme on le voit. Au moment de l'oc- cupation napolitaine à Rome et à Cività-Yecchia, lors de la première Révolution et de l'établissement de la république romaine sous Pie YI, les Napolitains admirent à Cività-Vecchia des consuls anglais ou ap- partenant à d'autres nations. Pie YII, rentré en pos- session de l'État pontifical, se vit dans le cas de l'axiome : turpius ejicitur quam non admittiiur , et c'est ainsi que s'introduisirent dans le patrimoine de l'Église des agents accrédités par des puissances non catholiques. D'abord il n'y eut que des consuls dans les ports , ensuite vinrent à Rome même des minis- tres plénipotentiaires. D'ailleurs les temps étaient trop changés pour que le Pape pût refuser de les ad- mettre sans exposer la Religion à de notables préju- dices dans les États schismatiques ou hérétiques. En vue de ce motif et pour d'autres que je dois taire ici, on jugea opportun d'adoucir la sévérité de l'an-

DU C.\IU)1.\AL CONSALVJ. 305

ciun système. Le ministre |)lcni|)otentiaire de Prusse fut le premier leprésentant des puissances non ca- tlioliques qu'on laissa s'installer à Rome. Il n'est point nécessaire de les citer tous; il suilit d'avoir expliqué coinment ils s'y introduisirent.

Je viens aux alïaires de Russie. La première négo- ciation eut lieu sous Paul P'. Il s'agissait du rétablis- sement légal des Jésuites en Russie. On sait que, quand Clément XIV détruisit cet ordre , la Russie ne permit pas que le Bref de suppression fût publij^. Les Jésujtes, qui résidaient alors dans cet empire, y res- tèrent donc, et ce fut avec une joie infinie qu'ils prirent cette détermination, car ils étaient fort atta- chés à leur Institut. Cependant ils devaient s'avouer VUlégalité de leur existence, et souhaiter que la si- tuation fut éclaircie et mise hors de tout débat.

Dès que le Pape Pie VII se vit de retour à Rome, il reçut une lettre de l'empereur Paul I" qui lui de- mandait avec instance le rétablissement des Jésuites dans ses États V On ne sut jamais si le czar avait été

1 Avant même d'avoir reçu la lettre de l'empereur de Russie sollicitant la résurrection de l'ordre de saint Ignace de Loyola, i*ie V|l s'était déjà occupé de celte ijueslion. A peine Souverain Ponlife depuis un mois, il écrit à l'infant Ferdinand, duc de Parme, qui a pris les devants même sur la Russie, et par cette lettre autographe du Pape on peut juger quels furent toujours ses sentiments à l'égard des Jésuites :

« Altesse Royale,

« Le P. Panizzoni , que Votre Altesse Royale nous a recom- mandé, vo\is remettra cette lettre et vous dira en mémo touips 11. -20

306 MÉMOIRES

poussé à cette démarche par les sollicitations des Pères, ou s'il agit par un mouvement de volonté personnelle. Le Pape saisit avec joie une aussi bonne occasion d'être agréable à un grand monarque, et de faire une louable action.

C'en était une en etîet que de rendre la vie à un Institut si bien méritant de la Chrétienté et dont la chute avait hâté la ruine de l'Église, des trônes , de Tordre public, des mœurs et de la société. On peut s'exprimer ainsi sans craindre d'être taxé d'exagé- ration ou de mensonge par les hommes probes, rai- sonnables , et qui ne sont pas imbus d'une fausse philosophie et de l'esprit de parti. Quoique tout dis- posé à remplir les vœux de l'Empereur, le Pape com- prit bien la délicatesse de l'affaire qui lui incombait, et les suites que le Saint-Siège pouvait avoir à redou-

quelles sont nos bonnes dispositions par rapport à la nouvrlle affaire si délicate qui vous tient tant au cœur ainsi qu'à nous. (C'/ie somm/imente a cuore a tei non meiio che a ?ioi.)

» Nous avons déjà commencé à nous en occuper, quoique in- directement, afin de pouvoir le faire ensuite directement avec plus de certitude de succès, et nous tâchons, s'il est possible, d'éloigner les obstacles et d'arriver à notre but sans provoquer des conséquences fâcheuses pour la Religion catholique. Nous devons sur ce point nous tenir bien sur nos gardes au milieu des périls et des méchants (jui nous environnent. Dès que nous aurons des détails plus précis, nous nous ferons un devoir d'en faire part à Votre Altesse, à laquelle nous donnons de tout cœur, ainsi qu'à sa royale famille, notre paternelle et apostolique ♦bénédiction.

« Donné à Venise, le vingl-cintpjième jour d'avril 1800, de notre pontificat la première année.

« Pas P. P. Ml. »

DU CARDINAL CONSALVI. 307

ter (lo la part des adversaires de la Compagnie de Jésus, c'est-à-dire de tous les pliilosoplies et des ennemis de Tordre public et de la Religion. Pie VII saisit encore cjuils s'opposeraient tous à ce rétiiblis- sement auprès des cours ayant exigé la destruction, et l'ayant arrachée de force à Clément XIV. Après avoir différé autant que possible l'exécution de la mesure, ce Pape crut devoir enfin céder à la tour- mente et ne pas compromettre, pour la conservation d'un ordre religieux, la paix de l'Église, menacée en paroles et en actions par tous les États catholi- ques qui en réclamaient l'abolition.

Comme dans cette affaire, l'Espagne s'était placée à la tête des puissances, le Saint-Père crut qu'il fallait d'abord s'assurer d'elle, puisque les cours de Vienne et de Portugal ne témoignaient plus aucune animo- sité contre la Société de Jésus, et que la France n'était pas ralliée à la Chaire de Pierre par un Concordat. 11 n'eut lieu que plus tard. Le Pape différa de ré- pondre à Paul I", et il s'adressa d'abord à l'Espagne. Il écrivit au roi Charles IV une lettre autographe si bien conçue , si persuasive , si sage , si modérée , si pleine de déférence et d'affection, que cette seule page suffirait pour donner une idée de la prudence, du bon sens et de la capacité du pontife Pie VII, ainsi que de sa manière de voir et de traiter les affai- res. Le Pape mandait au roi d'Espagne que, sans préjudice pour la Religion en Russie, il était dans l'impossibilité de rejeter la prière que l'empereur

-20.

308 MÉMOIRES

Paul faisait en faveur de ses États, puisque lui, Pape, n'avait aucune bonne raison à alléguer pour légitimer soïi refus, et puisqu'il s'agissait d'une chose excel- lente et utile en elle-même \ Le roi d'Espagne, bien que peu charmé, s'aperçut de la position dans laquelle se trouvait Pie VIT.. Touché des égards dont le Saint- Père le comblait, il ne mit pas d'obstacles à son des- sein et ne s'en plaignit même point. Après la réponse du Roi, le Pape ne ])erdit pas de temps. Il composa le Bref du rétablissement de la Compagnie de Jésus pour les diverses parties de l'empire russe; il révo- qua, en tant que c'était nécessaire, l'acte Clémentin, puis avec le Bref de résurrection, il adressa une lettre très-affectueuse à l'empereur Paul. Mais la triste mort de ce prince était arrivée quand le Bref et la dé- pêche parvinrent à Saint-Pétersbourg. Le successeur, bien que moins favorablement disposé que Paul en faveur des Jésuites, exécuta cependant le Bref; et les Jésuites furent reconstitués en Russie.

Quelques années plus tard, le roi Ferdinand de- manda leur rétablissement dans ses États de Naples et de Sicile. Le Saint-Père, ayant encore écrit à Charles IV, roi d'Espagne, tit un second Bref par lequel il les réinstituait dans ce royaume. Il s'en fallut de peu qu'ils ne rentrassent aussi à Vienne. La

1 Voir, pour toutes ces négociations relatives aux Jésuites, VHis- toire religieuse , politique et Ltléroire de la Compnguie de Jésus, par J. Crétineau-Jol\ , tome sixième et dernier de li quatrième édition de Paris.

DU CAUDINAL CONSALVI. 309'

Cour les demanda, disons mieux, l'Empereur les réclama ; mais dès que le ministre eut vent de cette démarche, il accumula tant et de si énergiques ma- nœuvres qu'elles firent avorter ce sage projet. On con- sentait à avoir des Jésuites, mais de telle façon et sous une telle forme (ju'ils n'auraient plus été Jésuites. Le Pape ne se prêta point à les rétablir dans ces condi- tions, et la Cour impériale ne les ayant pas acceptés tels qu'ils étaient , on ne parla plus de l'atîaire.

La question relative à l'ordre de Malte et à l'élec- tion du nouveau grand maître fut plus difficile à résoudre en Russie que celle dont je viens d'entre- tenir le lecteur. Chacun sait l'étrange idée que Paul I" mita exécution en se créant grand maître de l'ordre de Malte. On sait aussi et ce qu'il réalisa en cette qualité et l'opposition qu'il rencontra chez le pape Pie VI. Quoique captif, et tout en ayant besoin du puissant secours de ce monarque, Pie VI préféra l'accomplissement d'un devoir à ses intérêts person- nels. Son devoir l'obligeait à ne pas reconnaître pour chef d'un ordre religieux un prince ne professant pas la Religion cathoUque. La mort de Paul I" n'avait pas fait cesser l'embarras et la position critique du Saint-Siège. Son successeur Alexandre ne prit pas le même goût à l'aifaire de Malte. Il ne tenait pas à la grande maîtrise de l'Ordre, et il ne voulut même pas en porter les insignes; mais il cherchait à sau- vegarder sa dignité et l'honneur de sa couronne. Or, argiier de nullité les actes de Paul I" et nier qu'il

310 MEMOIRES

fût grand maître de Malte, c'était blesser cette même dignité. Ainsi donc, sans se préoccuper de ce titre, la cour de Russie, par l'intermédiaire d'un consul, se mit à diriger les afftdres de l'ordre et spéciale- ment l'élection du nouveau grand maître. On se proposait de combiner, après cette cérémonie, un moyen pour régulariser les actes de Paul P^ Quand il s'agit de l'élection, la cour de Russie ordonna que tous les prieurs de l'Ordre désigneraient un nombre de candidats au Magistère', proportionné à l'impor- tance et à la qualité de chacun des prieurés. Après avoir rempli ces intentions, les candidats devaient être présentés au Pape par la cour de Russie, afin que le Saint-Siège put choisir pour grand maître celui qu'il jugerait le plus digne. Le Pape prit con- naissance de tout cela. Eu égard aux circonstances, il passa outre sur le mode de la présentation. De son autorité privée, il légalisa ce qui n'était pas conforme aux statuts de l'Ordre, statuts qu'il était impossible d'observer, puisque la situation de l'île de Malte ne le permettait pas; mais le Saint-Père fut si embar- rassé du choix, qu'il eût beaucoup mieux valu le laisser aux prieurs de l'Ordre eux-mêmes. Ils auraient nommé le grand maître d'une manière régulière, et le Pape aurait ensuite sanctionné leur œuvre.

Cependant il est bon de savoir qu'à cette époque la France et la Russie entretenaient des relations

1 Le Magistère était la dignité et le gouvernement du grand maître de l'ordre de Malte.

DU CAUDIN'AL CONSALVI. 3M

bien diOérentes de celles qu'elles entretiennent à cette heure-ci. L'aversion la moins douteuse et une rivalité d'influence et d'intéi'éts les divisaient. L'une contrariait éternellement et généralement les ten- dances et les projets de l'autre. En outie, la France s'occupait beaucoup de son côté de l'aflaire de Malte. Elle avait sur cette île de secrètes vues politiques, spécialement contre l'Angleterre et la Russie. Le Premier Consul s'elTorçait donc d'assurer l'élection d'un grand maître qui servît ses idées. Il aspirait surtout à éloigner de cette charge ceux qui a\ aient des relations avec la cour de Russie. D'autre part, si celle-ci laissait le Pontife libre de choisir, elle ne voulait pas qu'il nommât un ami de la France. La Russie souhaitait qu'il désignât quelqu'un ayant des rapports, au moins indirects, avec la chancellerie de Pétersbourg. On comprend l'embarras dans le- quel se trouvait le Pape. II aurait bien pu peut-être renoncer à faire le choix et se tirer ainsi du guê- pier, mais il était honteux d'avouer sa faiblesse et ses craintes; puis le bien de l'Ordre s'opposait à ce qu'il reculât. On ne savait pas sur qui d'autres intéressés pourraient faire tomber le choix et com- ment l'élection aurait lieu. Il sembla (jue la for- tune eut ouvert un sentier pour sortir de la si- tuation critique dans la(iuelle on s'engageait. On crut du moins qu'on ne réussirait pas trop mal , qu'on ne blesserait personne, sans néanmoins satis- faire chaque partie, et qu'ainsi on favoriserait l'ordre

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lui-même. Le prieuré de Rome avait, par bonheur, désigné pour candidat le bailli Ruspoli, de la famille des princes de ce nom, et par conséquent sujet pon- tifical. C'était un homme d'une haute probité, d'un vrai mérite et ((ui avait servi d'une manière digne d'éloges. On jeta les yeux sur lui pour en faire un grand maître.

Le Pape désignant un de ses sujets ne portait ombrage à aucune des deux cours ni aux autres, qui, elles aussi, protégeaient les candidats de leurs prieurés : comme l'Autriche, la Bavière, le Portu- gal, etc. Il se trouvait encore que le bailli Ruspoli, après avoir longtemps couru les mers, était précisé- ment revenu d'Amérique à ce moment même, et qu'il avait débarqué en Angleterre. Cette heureuse coïncidence le faisait étranger à tous les événements accumulés en son absence, et par conséquent fort indifférent. On se figura donc avoir touché le ciel avec la main; on l'élut, et on lui transmit cette nou- velle en même temps que sa nomination par un courrier extraordinaire.

La joie fut de peu de durée. Le bailli Ruspoli s'obstina à décliner cette dignité. On employa tous les moyens pour la lui faire accepter : raisons, prières et injonctions, car le Pape s'effrayait à la pensée de retomber dans les difficultés auxquelles il croyait avoir échappé. Sa Sainteté se vit, avec douleur, obligée de boire le calice et de nommer quelqu'un n'ayant pas les qualités dont était doué le bailli Rus-

nu CARDINAL COXSALVl. 343

poli. T,a France non-t;eiileiiiont ne voulait pas un cantlidal russe, mais elle exii^cait qu'on acceptât ou le prieur Caprara ou un prieur bavarois dont le nom m'échappe. Pour de très-justes motifs, la cour de Rome ne crut devoir choisir ni celui-ci ni celui-là. Ne plaisant pas à la France, on chercha à plaire à la Russie, mais de manière que la France ne fût pas trop fâchée. Le prieuré de Russie avait pré- senté quatre candidats. Heureusement l'un de ces candidats était Italien, c'était le bailli Tommasi, de Sienne, homme probe et estimé. Le Pape le dési- gna, croyant que le choix d'un Italien serait plus agréable à celui qui possédait l'Italie que le choix d'un Allemand, d'un Russe, d'un Portugais, etc. On accompagna cette nomination d'attentions et d'égards, on agit avec tant de prudence, que, tout en conten- tant la Russie, on ne déplut pas à la France. Restait à traiter l'affaire des actes de Paul P'. Il était impos- sible de les sanctionner, et ils ne furent pas approu- vés. On ne crut pas cependant devoir exposer l'ob- servance stricte des règles tant de l'ordre de Malte que de l'Église, en confiant cette inspection au nou- veau grand maître. C'eut été pourtant bien commode pour délivrer le Pape d'une semblable préoccupation et pour ne pas se compromettre soi-même.

La considération que le Magistère, dominé tantôt par la Russie, tantôt par la France, selon les éventua- lités de la guerre, aurait diliicilement pu par la suite s'empêcher, eu égard à sa faiblesse, de ne jamais rien

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faire qui fût toujours parfaitement régulier dans une matière si ardue et si délicate, arrêta l'exécu- tion du projet. Le Pape prit le parti de se réserver le droit d'examiner et de juger de pareils actes cha- que fois que l'occasion s'en offrirait. Tl espérait ainsi saisir le moyen d'arranger peu à peu les choses ou d'empêcher par sa prudence que les décisions n'eus- sent de fâcheux effets. La Russie, liée par les récents égards et par les considérations en faveur du Pape qui avait choisi Tommasi, candidat de son prieuré catholique, se montra très-heureuse de cette solu- tion. Ainsi se termina une affaire si délicate et si dif- ficile. Tommasi, installé dans sa nouvelle dignité, crut devoir m'offrir un témoignage de reconnais- sance. Il m'envoya la croix de Malte, enrichie de brillants, et me conféra une commanderie de deux mille écus de rente. Je n'acceptai rien, toujours par le même motif qui m'avait fait refuser les bénéfices espagnols.

Je veux achever le chapitre des affaires de Malte dont j'ai déjà dit un mot, à cause de la connexion qu'elles eurent avec celles de Russie. La vie du grand maître Tommasi fut de courte durée. A sa mort, la situation de l'Ordre n'ayant pas permis que son successeur fût élu sur place, d'après la règle, le Conseil suprême, à la pluralité des voix, désigna comme candidat au Magistère le bailli Caracciolo, Napolitain, dont le Pape avait à ratifier l'élection. Deux prieurs vinrent à Rome, afin de demander à

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Sa Sainteté de supjjlcor, par son autorité souveraine, à toiilos les formalités aux(|iielles les circonstances ne permettaient pas de recourir. Pendant ce tenjps, l'Ordre était gouverné par un lieutenant que le grand maître Tommasi avait indiqué avant sa mort. L'arrivée des deux prieurs de Malte coïncida avec celle d'un courrier venant de Paris. Ce courrier apportait les injonctions les plus absolues de l'Em- pereur, Supposant à ce qu'on nommât Caracciolo grand maître. Bonaparte exigeait l'élection d'un au- tre sujet qu'il avait en vue. Ces désirs étaient ac- compagnés des plus altières menaces, dans le cas satisfaction ne lui serait pas accordée. Le Pape se trouva de nouveau plongé dans un embarras aussi extrême (jue la première fois. On prit le parti de suspendre l'élection du candidat présenté par le Conseil, candidat du reste qui avait contre lui plu- sieurs prieurs. On n'adhéra point à l'impérieuse de- mande de Napoléon, et par un Bref pontifical, on délégua au lieutenant la direction du Magistère, et afin que l'Ordre n'eût pas à souffrir de ces tiraille- ments, on lui accorda des pouvoirs plus amples que ceux qu'il possédait. Au moment j'écris, je ne sais si le lieutenant, alors assez âgé, vit toujours, et j'ignore ce qui a arriver (juant à la grande maîtrise, s'il est mort. Mais revenons aux affaires de Russie.

La bonne harmonie qui régnait entre Rome et l'Empereur nous donna l'idée d'accréditer un Nonce à Pélersbourg. Il y en avait déjà eu deux sous Pie VI,

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monsignor Archelti et monsignor Litta , cardinaux depuis. Il fut très -difficile de faire goûter notre proposition, et nous fûmes obligés de convenir avec la cour de Russie que le nouveau Nonce serait extra- ordinaire et non pas ordinaire, ainsi que le Saint- Siège le désirait pour mieux servir les intérêts de la Religion dans ce vaste empire.

Les ennemis de Rome, à la tête desquels se distin- guait le célèbre archevêque de MohiiefT, autrefois luthérien, puis converti au Catholicisme, et enfin promu à cet archevêché, n'aimaient pas à voir un Nonce à Saint-Pétersbourg. Ils se remuèrent si acti- vement, qu'ils réussirent à ne le faire accepter que comme extraordinaire, afin que la Cour pût renvoyer la nonciature dès que cela lui plairait. Le Nonce, monsignor Arezzo, archevêque de Séleucie, se rendit à Saint-Pétersbourg. Ses manières et sa conduite y obtinrent tant de succès, que son titre de Nonce ex- traordinaire ne donna pas lieu de craindre que cette mission serait de courte durée. On traita plusieurs affaires ecclésiastiques relatives aux diocèses et aux évêques, ainsi qu'à certaines lois auxquelles Rome désirait qu'on apportât des modifications. Malgré les efforts des ennemis de la Chaire de Pierre, et spécia- lement malgré ceux de l'archevêque de Mohileff, ne voyant pas de bon œil un Nonce dans une capitale où, sans cela, il aurait tenu le premier rang, les choses prirent un bon pli. On obtint des concessions; on en espérait même d'autres avec certitude. Une

DU CARDINAL CONSALVl. 317

cordiale entente faisait cliaciuo jour de nouveaux |)roii;res, lorsque la déplorable avenluio de Vernè- gues, émigré français, brisa complètement, et jus- qu'au dernier, tous les liens (ju'on avait si pénible- ment noués avec la cour de Russie.

Je ne sache pas qu'il y ait eu une plus désolante affaire que celle de ce Yernègues '. Elle fut très- malheureuse dans son principe , dans tout son cours et jusque dans son issue. Il y a véritablement certains événements humains dans lesquels la pré- voyance, les précautions, la régularité, la sagesse, la diligence, les soins, l'habileté, la délicatesse et les égards, en un mot, tous les elforts et toutes les res- sources de l'esprit, ne peuvent vaincre la force du

' Le chevalier de Yernègues, venu à Rome en l'anne'e 1802, avec les comtes d'Avaray et de la Maisonfort, était, ainsi que les réfugiés et les émigrés de tous les partis, un homme (jiii rêvait tout éveillé et qui ne croyait qu'à ses passions ou à ses préjugés. Arrivé h l'intrigue polili(jue après avoir usé toutes les cordes de l'abnégation et du dévouement , Yernègues se figurait qu'en courant le monde il le gouvernait, ou tout au moins qu'il le dirigeait. Pour susciter des ennemis à Bonaparte et au pouvoir consulaire, Yernègues se mettait à la peine. Il écrivait, il corres- pondait, il prenait les armes, se chargeait de toute espèce de missions, d'intrigues et de rapports secrets; puis, comme tant de grands patriotes, libéraux ou révolutionnaires, il calomniait à dire d'ex|)ert. Les ennemis de la Révolution et de Bonaparte étaient par ce fait seul ses amis; il les servait avec toute la con- science de sa haine. Mais Yernègues ne i)0ussa jamais plus loin les choses; et quand il aura été livré à la France par le Saint- Siège, forcé dans ses derniers retranchements, on verra le Pre- niirr Consul ne plus s'occuper de Cil émigré qui faillit faire écraser le gouvernement jioulilical entre les rivalités guerrières, diplomatiques et personnelles de la France et de la Russie.

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destin , ou , pour mieux dire , ne peuvent suspendre ce que veut ou permet la Providence dans ses con- seils si justes, quoique ignorés. L'histoire de Vernè- gues en sera une preuve éclatante. Il est impossible, après tant d'années écoulées, de s'arrêter à toutes les particularités de ce fait, particularités démontrant jusqu'à l'évidence la vérité de ce que je viens d'avan- cer. Mais quand bien même les détails seraient encore présents à ma mémoire , je crois qu'il deviendrait trop long de les relater tous. Ce que j'en dirai suffira et au delà pour confirmer ma thèse.

Vers le 26 octobre 1803, si je ne me trompe, un courrier extraordinaire, envoyé au cardinal Fesch, arriva à Rome. Il apportait l'ordre le plus pressant du Premier Consul de demander au Gouvernement pontifical l'arrestation et l'extradition immédiate du chevalier de Vernègues, émigré français. Bonaparte affirmait avoir entre les mains les preuves que cet homme avait attenté et attentait encore à la vie du Premier Consul, et qu'il se plaçait à la tête d'un affreux complot dont le gouvernement français avait besoin de découvrir les trames. Le crime dont Ver- nègues était accusé (crime d'État pour avoir conspiré contre la vie du souverain lui-même) paraissait fla- grant. D'après le droit commun et celui des gens, d'après les devoirs réciproques entre princes, ce crime ne laissait aucun doute pour l'accomplissement des désirs de l'autorité consulaire, avec laquelle le Saint-Siège était dans 1^ meilleures relations. Ordre

DU CARDINAL COXSALVI. 319

fut transmis au gouverneur de Rome d'avoir à faire arrôler Vornègues. Le cardinal Fesch assurait qu'il résidait à Rome, ce qui était vrai.

C'est ici que commence la première fatalité de ce déplorable événement. Qui le croirait ? Quoique Ver- nèi<ues, iii;norant qu'on fût sur ses traces, ne se ca- chât pas et même se montrât dans les assemblées et les conversations publiques, le chef des sbires romains (il Bargèllo), ayant la direction de cette par- tie de la police et chargé par le gouverneur d'opérer son arrestation, ne put néanmoins l'appréhender au corps. Soit que les employés subalternes du Bargèllo fussent embarrassés par la diflérence de l'idiome, et qu'en estropiant le nom de Yernègues ils rendis- sent vains tous leurs efforts, soit pour d'autres causes produites par la fatalité, le fait est que le gouverneur jugea que l'inculpé n'était pas à Rome. On notifia cette réponse au cardinal Fesch.

Ainsi cette arrestation n'eut pas lieu à cette épo- que, où elle pouvait cependant s'opérer sans le moindre inconvénient, puisque alors Yernègues n'était qu'un Français. 3Iais les démarches que le cardinal Fesch fit de son côté, pressé par les ordres réitérés du Premier Consul, se donnant le plus grand inouve- ment à ce sujet, soit qu'il se défiât de l'habileté de la police romaine, soit qu'il crût qu'on ne se souciait pas de livrer le coupable , firent arriver aux oreilles de Yernègues qu'on était à sa poursuite. Au lieu de se dérober aux recherches et de partir de Rome , il

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préféra se targuer d'im titre qui empêcherait le gou- vernement pontifical de mettre la main sur lui.

Il était allé en Russie, il avait fait plusieurs con- naissances à la Cour. Je crois bien aussi qu'il avait servi durant quelques mois dans un corps auxiliaire lors de la guerre des Russes et des alliés contre la France.

En ce moment, nous avions à Rome deux ambas- sadeurs de Russie. L'un était le comte de Cassini, ministre russe accrédité près le Saint-Siège, l'autre le comte Lizakevitz, ministre russe auprès du roi de Sardaigne, qui, par suite de la perte de ses États de Piémont, s'était réfugié dans la capitale de la Catho- licité.

Entre ces deux plénipotentiaires régnait une ancienne et profonde aversion. Cassini craignait énormément Lizakevitz, qui ne cessait de le desser- vir auprès de sa Cour. Le caractère intrigant et per- vers de ce dernier, caractère qu'il démasqua durant son ambassade à Gênes, le rendait terrible non- seu- lement au comte Cassini, mais encore à tous ceux qui étaient en relation avec lui ou qui avaient le malheur d'être sous ses ordres. Ce fut à cet homme et non à Cassini que Vernègues se confia. Il lui apprit les recherches que le gouvernement français faisait de sa personne, et il le pria d'écrire à sa Cour pour obtenir un brevet de naturalisation russe avec la faculté de porter la cocarde de cette nation. Lizake- vitz, perfide par nature et désireux de se faire un

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mérite au préjudice de Gassini en montrant à sa Cour (ju'il avait été plus vigilant que son adverâaire pour informer la chancellerie de ce qui arrivait à l'un de ses dévoués, ou du moins à un homme qui entretenait de bonnes relations à Saint-Pétersbourg, saisit cette occasion avec joie. Il écrivit à sa Cour et demanda le brevet de naturalisation que sollicitait Vernègues.

Dans cet intervalle de temps, ce dernier se tint si bien caché que le gouvernement pontifical et le cardinal Fesch lui-même, après mille recherches, furent convaincus qu'il n'habitait plus la ville. La réponse et le brevet arrivèrent de Saint-Péters- bourg à Rome le 21 décembre. Alors Yerncgues, se croyant à l'abri sous ce palladium, et persuadé que le gouvernement pontifical n'oserait pas arrêter un individu portant la cocarde russe, commença à se montrer et à défier le péril. Deux jours ne s'étaient pas écoulés que le cardinal Fesch, qui poursuivait ses investigations, apprit le séjour du coupable à Rome. Il fit constater immédiatement sa demeure, la dénonça à la police pontificale , et renouvela ses très-vives instances pour l'arrestation et l'extradi- tion. Le secrétaire d'État, qui ne savait rien, donna de nouveau au gouverneur l'ordre d'arrêter Vernè- gues. C'était le 23 décembre. Dans la matinée du 24, le gouverneur annonça qu'ayant su par ses agents que Vernègues portait la cocarde russe, il avait diflféré l'arrestation, afin de connaître sur ce point II. 21

322 MÉMOIRES

les intentions de ses supérieurs. On rapporta tout au Pape, et on entrevit aussitôt les douloureuses consé- quences qui pouvaient résulter de cette arrestation. Nous nous avouâmes que, si on avertissait secrètement Vernègues d'avoir à se soustraire par la fuite, Vernè- gues n'y consentirait jamais, s'estimant comme très- libre sous la cocarde russe. Nous jugeâmes encore que, s'il ne gardait point le secret de cet avis, il com- promettrait la Cour romaine vis-à-vis de la France dans une affaire si délicate et il s'agissait de la vie du Premier Consul.

Pressé par toutes ces fatales complications, le Pape, ne voyant aucun moyen d'éluder, aucune ressource dilatoire, prit le parti de s'adresser au cardinal Fesch lui-même. Pie YII lui lit remarquer la difficulté qu'il y avait à arrêter Vernègues porteur de la cocarde russe, et il le pria de se désister de sa demande, au moins pour le moment , afin de trouver le temps de sortir d'embarras.

Mais le cardinal Fesch, auquel le Pape exposait toutes les raisons et toutes les bienséances qui s'op- posaient à ce qu'il plaçât dans une aussi affreuse position le Saint-Siège, auquel il appartenait étroi- tement en sa qualité de cardinal, avait reçu des ordres trop positifs et trop exclusifs pour prendre à sa guise quelque chose sur lui dans cette scabreuse affaire. D'un autre côté, il s'aperçut que la folie et l'insolence de Vernègues, repoussant l'idée de fuite, lui enlevaient tout moyen de favoriser le Pape quand

DU CARDINAL CONSALVI. 323

bien mènic il le voudrait; car, Vernègiies restant à Rome en face de tous les Français qui coniuiissaient la réclamation de leur gouvernement, Fesch aurait été obligé de faire le lendemain ce qu'il ne faisait pas aujourd'hui. De plus, il se serait vu accusé par le cabinet des Tuileries de n'avoir pas agi conformé- ment à son oilice et aux ordres reçus. Tout en refu- sant d'accéder aux prières que nous lui adressâmes , et elles furent très-pressantes, le Cardinal fit valoir les justes raisons qui appuyaient et autorisaient la demande de son gouvernement, la qualité du délit, c'est-à-dire la conspiration contre la vie du Premier Consul, dont Vernègues était accusé. Les preuves existaient entre les mains de Bonaparte, et, d'après les égards et les devoirs réciproques entre souve- rains, on ne pouvait pas refuser d'admettre ses asser- tions positives. Il allégua encore le péril extrême auquel était exposée la vie du Premier Consul, tant qu'on n'aurait point, par l'arrestation et l'extradition de Yernègues, coupé les fils de la conspiration, après les avoir découverts. Il mit en avant les obligations communes qui dans ces sortes de dangers et d'atten- tats existent entre souverains, quand ils ^ivent en paix et en bonne harmonie; les conséquences dont le Pape se rendait passible en repoussant cette légi- time réclamation, et la futilité de l'argument qu'on présentait en parlant de la cocarde russe arborée par Vernègues. Il était, disait le Cardinal, d'origine française, par conséquent sujet français avant d'être

21.

ZU MÉMOIRES

sujet étranger. Il avait sollicité sa naturalisation in fraudem et postérieurement au délit; il n'était pas présumable que la cour de Russie, alors en paix avec la France, voulut protéger un homme qui attentait à la vie du chef de l'État. La cour de Russie ne pou- vait pas manquer aux plussacrés devoirs imposés aux souverains vis-à-vis les uns des autres; et quand bien même elle se montrerait désireuse de ne point les accomplir, ajoutait le Cardinal, tous les torts étaient de son côté, car aucun motif ne peut soustraire un étranger à la loi, quand cet étranger commet un crime hors de son pays. Tous les jours on en voyait des exemples, même dans les délits communs et beaucoup plus dans ces sortes de matières.

Ces raisons paraissaient toutes très -fondées, à l'exception de la première , affirmant que Vernègues était sujet français avant d'être sujet étranger, car la loi avait déclaré que les émigrés cessaient d'être Français. Mais peu importait que cet argument ne valût rien quand les autres étaient excellents. Le cardinal Fesch conclut que, si la secrétairerie d'État ne faisait pas procéder à l'arrestation cette nuit- même, et si incontinent elle n'opérait pas l'ex- tradition, il se verrait forcé le lendemain d'en- voyer un courrier à Paris. Ce courrier serait chargé d'annoncer qu'on avait trouvé Vernègues à Rome, mais que le gouvernement pontifical n'avait pas jugé à propos de l'arrêter et de le livrer, uniquement à cause d'un respect mal entendu pour la cocarde

DU CARDINAL CONSALVI. 325

russe, que Vernègues avait oljteniie par supercliciie et en cachant à la cour de Saint-Pétersbourg son crime et la requête adressée par la France. Nous vîmes qu'il ne restait plus rien à espérer, et qu'il fal- lait boire le calice jusqu'à la lie.

Les égards que nous voulions témoigner à la cour de Russie firent tenter un autre moyen pour s'exemp- ter, s'il était possible, d'opérer cette arrestation et celte extradition. J'allai moi-même chez l'ambassa- deur de Russie, le comte de Cassini, qui était, je l'ai dit, ministre accrédité près le Saint-Siège. Après lui avoir raconté ce qui arrivait, j'ajoutai que le Pape m'avait autorisé à lui proposer de faire évader immédiatement Vernègues; de la sorte, quand au milieu de la nuit le gouverneur enverrait ses sbires pour l'arrêter, on ne le trouverait plus à Rome. Ce parti exposait bien encore le Saint-Siège au ressenti- ment du cardinal Fesch et à celui de sa cour, qui comprendraient fort bien que nous avions averli Vernègues et protégé son évasion. Toutefois, on préféra souffrir ce préjudice, moindre que l'arresta- tion elle-même , plutôt que d'emprisonner Vernègues. On espérait ensuite s'en tirer de quelque autre façon. Cassini protesta de sa gratitude pour le service que la Cour pontificale lui rendait et pour la déférence dont, à ses risques et périls, elle usait envers la cour de Russie. Cassini prit sur lui de faire partir Ver- nègues, et il courut immédiatement chez cet individu.

Le croira-t-on? Vernègues refusa de partir : il

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résista obstinément aux sollicitations et aux instances de Cassini , lui démontrant l'impossibilité de le dé- fendre. Vernègues alla plus loin : il menaça Cassini et lui dit que le Gouvernement pontifical n'oserait pas l'arrêter tant qu'il porterait la cocarde russe; que si ce gouvernement l'osait, lui, Vernègues, serait défendu par Lizakevitz, qui alors écrirait à la chancellerie que Cassini avait décliné sa protec- tion. Ce dernier en vint à son tour aux menaces, et il annonça à Vernègues qu'il allait le faire enlever de vive force par ses domestiques , afin de ne pas donner lieu au scandale qui arriva plus tard. II aurait bien agir ainsi avec ce fou et ce téméraire, et il l'aurait fait s'il n'eût pas redouté Lizakevitz, comme il le con- fessa depuis au Gouvernement pontifical. Vernègues s'obstinait à ne pas fuir; Cassini manquait décourage pour l'y contraindre; alors le Saint-Siège se trouva privé de tous les moyens de retarder l'arrestation. Le ministre de France savait que le coupable était à Rome ce jour-là même; on demandait son arrestation pour un délit d'une nature très-grave. Cette de- mande était appuyée sur des raisons valables, d'après les principes reconnus ; il fallut agir.

Tout ce que l'on put faire afin de témoigner à la Russie, en tant qu'il était possible, les égards que l'on avait pour elle, consista à se limiter à l'arresta- tion et à refuser l'extradition, bien qu'on ne doutât pas qu'à la longue il faudrait en venir là, à cause des raisons exposées tout à l'heure. Mais on espérait

i

DU CARDINAL CONSALVI. 327

que dans l'intervalle on convoquerait quelque moyen ternie, et que la Russie serait ainsi convaincue qu'on avait fait pour elle tout ce que l'on pouvait en affrontant le péril.

Vernègues, malgré les prières du ministre de Russie, s'obstinait donc à rester à Rome, et ce fut une autre preuve de la fatalité qui accompagna toute cette alfaire. On rencontrait un fou qui préférait se condamner à la captivité plutôt que de fuir ; et ce- pendant il ne pouvait pas, après les démarches de Gassini , douter qu'on procéderait à son arrestation ; mais Vernègues croyait que, si on en venait à cette extrémité , il serait immédiatement relâché sur l'or- dre de Lizakevitz. La nuit même, on s'empara de lui dans son domicile et on l'écroua au château Saint- Ange. On annonça cette arrestation le lendemain matin au cardinal Fesch; mais on lui signifia en même temps, et dans la même note officielle, que, si la Cour pontificale avait cru devoir se prêter à une mesure conservatrice et de précaution telle que l'ar- restation, pour assurer ainsi la vie du Premier Con- sul, elle ne voulait pas adhérer à l'extradition '. Nous ajoutions que le gouvernement français devait

1 L'aventure de cet émigré français qui a tant agité les cabinets de Rome, de Paris et de Petersbourg, est si naïvement exposée et si clairement racontée par le cardinal Consaivi, qu'il deviendrait superflu de s'étendre davantn<;<' sur un j)areil incident. Le Saint- Siège se voyait entre l'enclume et le marteau, 11 se débattait dans son innocence , appelant à son aide toutes les ressources de la diplomatie. La conspiration tramée par le chevalier de Vernègues

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transmettre à Rome les preuves du crime imputé au

détenu, pour que sa cause fût jugée par le souverain

sur le territoire duquel il avait été saisi.

La cardinal Fesch renouvela les plus vives instances

afin que Verncgues fût immédiatement livré, mais

c'était en vain. Le Gouvernement pontifical expédia

aussitôt un courrier à Saint-Pétersbourg, chargeant

le Nonce d'expliquer les choses en détail à la Cour

* et l'attentat contre la vie de Bonaparte étaient des chimères, et le Premier Consul ne l'ignorait point. Mais il voulait triom- pher de la Russie au pied du Capitole, avant de la vaincre à Au- sterlitz. Ce fut au de'trimenl du Saint-Sit'ge et de l'Église qu'il livra celte grande bataille diplomatiijue, le Pontillcat seul paya les frais de la guerre. Vernègues consjiirait peu, tout au plus aurait-il su cahaler; mais ses imprudences servirent de prétexte à Bonaparte pour diriger les hostilités contre la Russie et son souverain. Le Premier Consul s'empara de ce prétexte avec avidité, et la lettre suivante, adressée au cardinal Fesch, prouve jus(iu'à l'évidence t|ue le gouvernement français ne pour- suivait pas un assassin imaginaire dans Vernègues, mais une créature de la Kussie, dont à tout prix alors ii désirait l'humilia- tion :

« Paris, 22 nivôse an XH (13 janvier 1804).

a Monsieur le cardinal Fesch, j'ai été satisfait d'apprendre l'arrestation de Vernègues. 11 est convenoide qu'il soit remis sans délai aux premiers postes français, et conduit sous bonne et sûre escorte à Paris. On ne doit attacher aucune importance à la dé- marche qui a été faite par les Busses, d'abord parce (lu'elle n'est pas approuvée par l'Empereur; mais il sera possible que quebjues intrigants de ce cabinet, gagnés par l'Angleterre, veuilléïiL se mêler de ce qui ne les regarde pas. Le moyen d'éviter les dis- cussions est de le faire partir sur-le-champ. La Russie e:<t hors delà sphère de l'Europe, et, indépendamment que Vernègues est Français, celte affaire ne peut en rien la regarder.

w Bonaparte. »

DU CARDINAL CONSALVI. 329

et (le faire valoir auprès d'elle les motifs qui nous avaient forcé d'emprisonner Vernogues. Aiin de ne pas compromettre Cassini, avec lequel tout s'était traité confidentiellement et à l'amiable, le Nonce dut taire que nous avions offert de travailler à l'éva- sion de l'émigré. On chargeait encore monsignor Arezzo de faire valoir les égards que l'on avait mani- festés envers la Russie en refusant à la France de lui livrer le prisonnier. On ajoutait cependant qu'il serait impossible de résister à la longue à cette extra- dition , par suite des raisons excellentes qui l'ap- puyaient, et on concluait en demandant que la cour de Russie, pour n'avoir pas à s'occuper de cette extradition , privât d'abord Vernègues de la natio- nalité russe qu'il avait frauduleusement extorquée, ou bien qu'elle chargeât son ministre à Paris de traiter celte atîaire directement avec le Premier Consul.

Le messager pontifical arriva avant celui de Cas- sini, porteur aussi des dépêches de Lizakevitz. La relation du Nonce au ministre des affaires étrangères de Saint-Pétersbourg obtint le plus favorable ac- cueil. Il dit que la Cour romaine avait raison, et que la cour de Russie se trouvait fort satisfaite des déférences et des considérations que l'on avait eues pour elle. Il conclut en ajoutant qu'il donnerait cette réponse officiellement sous deux ou trois jours, afin que le Nonce pût réexpédier son courrier. Ce laps de temps devait suffire, d'après lui, pour en-

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lever à Vernègues, selon les formes, sa nationalité et le brevet frauduleusement obtenus. En parlant ainsi , le ministre russe se plaignit des intrigues de certains émigrés français qui compromettaient les princes chez lesquels ils s'étaient réfugiés. Ces sen- timents de satisfaction sur la conduite tenue à Rome à ce propos furent aussi développés par la relation de Gassini , dont le courrier arriva peu après le cour- rier pontifical. Ces rapports prévalurent dans l'es- prit du ministre sur la narration très-défavorable et très-maligne de Lizakevitz. Le Nonce attendait cha- que jour la dépêche officielle tant désirée, afin de renvoyer le courrier. Mais, hélas! la mauvaise chance qui, dès le principe, s'était attachée à cette affaire ne l'abandonna pas encore.

Deux funestes incidents se jetèrent à la traverse dans ce moment même : le premier fut le change- ment du ministre à Saint-Pétersbourg. Ce ministre était disgracié et remplacé par un autre. Le second vint d'une nouvelle arrestation ordonnée encore par Bonaparte sur un autre Français naturalisé russe qui habitait la Saxe, et qui se nommait le comte d'Entraigues. Le nouveau ministre russe avait une politique toute différente de celle de son prédéces- seur. Irrité de la coïncidence de ces deux faits, et se prêtant davantage aux méchantes insinuations de Lizakevitz qu'aux affirmations de Cassini, il adressa au Nonce, qui ne s'y attendait guère, une lettre officielle par laquelle il déclarait que la cour de

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Russie se rendnil bien compte des circonstanres qui avaient forcé le Saint-Siège à opérer l'arrestation de A'ernègues, et (ju'elle ne s'en offensait pas. Néan- moins, il ajoutait que sa Cour se croirait attaquée si on livrait le prévenu, et qu'elle exigeait que le procès fut jugé à Rome. Par la même occasion, il déclarait que l'ambassadeur russe à Paris n'aurait jamais à se mêler de cet incident. Pareille réponse était pour le Saint-Siège cette coupe fort amère dont je parlais tout à l'heure. Le Saint-Siège, qui pouvait se comparer à un faible agneau placé entre deux gros dogues, était sacrifié au point d'honneur ainsi qu'aux passions de deux puissances rivales, et il voyait bien qu'il en serait la victime.

Comment raconter ici tous les efforts du gouver- nement pontifical pour se tirer le moins mal possible d'un aussi mauvais pas? On appela à son aide la raison, la pitié, les prières, les bons offices des cours étrangères, on mit, par exemple, l'Autriche en contact avec la Russie, et l'Espagne avec la France, mais tout devint inutile. On expédia en Russie un second courrier porteur d'un mémoire qui prouvait jusqu'à l'évidence que dans le cas dont il s'agissait la qualité du délit et les autres raisons alléguées plus haut et soutenues par les prétentions de la France empêchaient complètement le Pape de refuser l'ex- tradition de Vernègues, chaque jour réclamé plus vivement et plus impérieusement par celui qui avait ses armées aux portes de Rome. On implorait en-

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core la générosité et la compassion de la Russie, et on lui retraçait tout ce que le Saint-Père avait fait pour les mériter. On expédia en même temps un autre courrier à Paris. Le Pape, dans une lettre écrite de sa main , faisait valoir auprès du Premier Consul le bénéfice de l'arrestation , les services rendus par le Saint-Siège , et en particulier le Concordat conclu dernièrement, à la grande satisfaction de Bonaparte. Sa Sainteté implorait également sa compassion et sa générosité pour qu'il ne mît pas le gouvernement pontifical aux prises avec la Russie, position dont le résultat devait être si préjudiciable au Catholicisme dans cet Empire. Le Pape terminait en priant Bona- parte d'admettre que le procès de Vernègues fût instruit à Rome, ainsi que la Russie le proposait.

Pendant ce temps, on résista courageusement aux assauts quotidiens et aux menaces du ministre fran- çais et des Tuileries, afin d'attendre le retour des seconds messagers expédiés à Saint-Pétersbourg et à Paris et l'effet des négociations entamées. Elles ne réussirent pas plus que les premières. La cour de Russie resta immobile comme un roc, et elle donna une réponse très- défavorable aux demandes du Pape. La cour de France eu fit autant de son côté, et pour ne pas exaucer les prières de Pie VII par rap- port au jugement que l'on prononcerait à Rome, si elle le voulait bien , Bonaparte annonça qu'il serait impossible d'envoyer tous les documents nécessaires au procès. Ces papiers étaient trop volumineux, et

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les témoins et les complices que l'on devait con- fronter pour l'examen et la manifestation d'un aussi vaste complot étaient en trop grand nombre. Enfin le Premier Consul déclara que, si Vernègues n'était pas livré sans retard, il allait faire marcher une division de son armée sur Rome ; qu'il saisirait de force le coupable, et qu'il réclamerait une juste sa- tisfaction du refus essuyé.

Les choses étant arrivées à ce point, il n'y eut plus d'autre parti à prendre que de faire justice, comme on dit, et de se mettre pour le reste entre les mains de la Providence avec une conscience heu- reuse de n'avoir rien à se reprocher. Le bon droit était du côté de la France , si l'on étudiait le cas en lui-même et selon les faits énoncés. Nous pouvons, sans mentir, prendre le Ciel à témoin de la vérité de ce que nous allons dire. Le bon droit était pour la France. Cette considération , et non la peur de voir mettre à exécution les menaces proférées, fut ce qui décida enfin le Saint-Siège à livrer Vernègues, après avoir usé de tous les atermoiements et pris toutes les mesures pour éviter cette extrémité. Et cependant tout nous engageait à ne pas exposer la dignité pontificale à un outrage public et aux résul- tats d'une satisfaction redoutable, ^lais, dans cette occasion , il était impossible de refuser ce qu'on demandait au Pape. Après bien des mois dinutiles et de très-amères négociations, Vernègues, qui jus- qu'alors avait été détenu dans le château Saint-Ange,

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et traité aux frais du gouvernement pontifical et avec les plus grands soins, sortit de prison. Escorté par quelques soldats romains jusqu'à Pesaro, il fut livré aux troupes françaises. Aussitôt on expédia un courrier à Saint-Pétersbourg pour annoncer cette nouvelle et justifier le Saint-Siège. On mit en avant les raisons les plus évidentes : on parla de l'irrésis- tible nécessité l'on s'était trouvé, on implora de nouveau la pitié et la générosité de l'Empereur. On lui répéta que ce qui était arrivé n'avait pas été tramé dans le but de lui déplaire, et qu'on s'était vu forcé de l'exécuter par suite de la faiblesse et de la situation du gouvernement pontifical. Mais les en- nemis du Siège apostolique l'emportèrent auprès de la cour de Russie : non-seulement on n'obtint aucun adoucissement, mais encore le Nonce fut congédié au bout de deux jours, et l'on déclara que les relations avec Rome cessaient à dater de cet instant. On sent combien le Pape eut à souffrir en apprenant ces nouvelles.

Tout le monde le plaignait et le regardait comme une victime sacrifiée à l'animosité secrète qui dévo- rait les souverains de France et de Russie. Néan- moins ils étaient extérieurement en paix, mais cette paix ne fut pas de longue durée. On donna raison au gouvernement pontifical, et on ne lui reprocha qu'une faute , celle de ne s'être pas tiré d'embarras en fai- sant échapper Vernègues avant de l'arrêter. Le public ne savait pas, et le Saint-Siège ne pouvait

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pas dire, combien cette critique était peu fondée, et ce que le Gouvernement avait tenté, quoique inu- tilement, de concert avec le ministre de Russie, pour favoriser une fuite que la folie et la témérité de Verncgues, ainsi que l'orgueil de Lizakevitz, avaient empêchée. Ce que j'ai raconté jusqu'ici ne donne pas une idée entière de la fatalité qui suivit toujours cette malheureuse aifaire.

J'ai dit en commençant qu'elle fut déplorable dans son principe, dans la manière dont on la conduisit et jusque dans son issue. Il me reste à prouver cette dernière assertion. Je vais le faire.

Le Premier Consul , à qui le Pape lenouvelait chaque jour ses demandes afin qu'il renonçât à l'extradition de Vernègues, s'en montra ému. Ayant aperçu le cardinal légat Caprara dans une réception aux Tuileries , il le prit à part et lui dit que la situa- tion du Pape lui faisait compassion; qu'en consé- quence, sans abandonner l'extradition de Vernègues, parce qu'il voulait vaincre la Russie sur ce point, il se contenterait cependant de l'apparence; que le Pape n'avait qu'à faire partir Vernègues de Rome sous l'escorte d'un détachement de soldats, mais qu'à Lorette, avant d'entrer à Pesaro, le coupable serait livré aux Français, il fallait le laisser s'éva- der; que lui, Bonaparte, ne s'en plaindrait pas, et qu'il accepterait cette excuse comme très-valable. Le cardinal Caprara devait expédier immédiatement un courrier à Rome. Ce courrier serait arrivé deux

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OU trois jours avant le départ de Vernègues. Il aurait mis le gouvernement pontifical en mesure d'avertir la Russie que Rome s'était trouvée dans la nécessité de satisfaire extérieurement Bonaparte, mais que l'évasion de Vernègues à Lorette serait un effet de la bonne volonté du Pape vis-à-vis du cabinet russe, qui en aurait été fort aise.'

Chose étrange ! au lieti de hâter cette expédition de courrier, le cardinal Caprara subtilisa, ergota, selon sa coutume et fort mal à propos, sur ce que le Premier Consul lui avait dit. Craignant qu'une chose communiquée de vive voix pût ensuite être niée, il demanda au ministre Talleyrand de la lui trans- mettre par écrit. Il ne l'obtint pas, comme de juste, et il ne voulut point alors risquer, il s'exprima ainsi plus tard , sur une simple parole l'expédition à laquelle le Premier Consul l'autorisait. Il rendit compte à Rome, par la poste, d'une ouverture aussi grave et qu'il dépeignait dans sa dépêche comme une chose peu importante, parce qu'elle n'était point rédigée en forme de note. Sa lettre nous parvint long- temps après le départ de Vernègues. En face d'un fait pareil, il faut avouer que le malheur s'attacha jusqu'à la fin à cette affaire, qui avait été si déplo- rable à son commencement et pendant tout son cours. On avouera aussi, après avoir pris connais- sance de ces incidents divers, que nous n'avons jamais eu de plus désolante négociation à mener. J'irai plus loin : elle continua à nous causer des

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ennuis même sous ses cendres, si je i)uis parler de la sorte.

Quand Pie VII, longtemps apiès cotte époque, alla à Paris pour sacrer l'empereur Napoléon, il ap- prit que Yernègues était encore étroitement détenu. Sa Sainteté saisit l'occasion de demander à l'Empe- reur la liberté de cet homme, et il l'obtint. Ayant fait venir Vernègues devant lui, le Saint-Père l'ac- cueillit parfaitement, lui donna une bonne somme d'argent, et lui remit une lettre pour l'empereur Alexandre, auprès duquel Vernègues retournait. Dans sa lettre, le Pape informait le Czar de la liberté qu'il avait fait rendre à l'émigré ; puis il priait chaude- ment Sa Majesté Impériale de rétablir les communi- cations avec Rome et de renouer l'ancienne amitié. L'empereur Alexandre fut touché de la démarche. Il y répondit même, et l'on sut indirectement que le pro- jet de réponse était tel qu'on pouvait le désirer. Mais les sourdes menées de l'archevêque de Mohiletf et des ennemis de Rome prévalurent peut-être. Peut-êlre aussi le ministère fit-il ses etTorts pour empêcher la réconciliation d'être complète. Il est encore possible que la nouvelle alliance entre la Russie et Napoléon (qui avait toujours vu d'un mauvais œil l'intimité de Rome et de Pétersbourg) engagea l'empereur Alexan- dre et ses ministres à ne pas déplaire à leur nouvel ami. Quoi qu'il en soit, la lettre du Pape resta tou- jours sans réponse directe, et les communications de

la Russie avec Rome ne reprirent jamais leur cours. H. 22

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Cependant le Pape, jusqu'à son détrônement et à son emprisonnement, ne cessa de chercher à les renouer. Ainsi l'affaire de Yernègues continua à être fatale à Rome même après ses cendres, dopo le ceneri, ainsi que je le disais plus haut , et l'on vit se vérifier de plus en plus qu'il n'avait pas existé d'affaire plus désagréable, malgré tout ce qu'on fit au commence- ment, au milieu et à la fin, pour l'empêcher d'en arriver là. Tant il est vrai que contre le Ciel il n'est pas de lutte humaine possible lorsque le Ciel, dans sa justice, a décidé qu'un événement aurait lieu.

Je passe enfin aux affaires de France. Depuis le commencement de mon ministère, c'est-à-dire depuis le règne de Pie VU jusqu'à ma retraite et même au delà, ces affaires furent perpétuellement et principa- lement l'objet des soucis et des labeurs du Siège apostolique et de la secrétairerie d'État. Quoique j'aie parlé de la France en raison de la simultanéité des événements qui se passaient dans ce pays et dans les autres, je me suis réservé de m'en occuper ici spécialement. Je répète cependant à celui qui lira ces pages qu'à cause de la multiplicité et de la gravité des matières à traiter et des circonstances dans les- quelles je me trouve, je n'en donnerai qu'une légère idée. Je n'ai aucun papier, aucun document; ma mémoire peut me faire défaut depuis le temps, et je tremble d'être surpris dans la situation à laquelle je suis réduit et dans l'état actuel de l'Église.

Il semble que le destin voulait que la première

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négociation entamée par le Saint-Siège avec la France fut de la même nature que la dernière, qui amena sa chute, ou, pour mieux dire, qui servit de prétexte à sa destruction. Ce récit mettra dans tout son jour la constance avec laquelle le Souverain Pon- tife a jus({u'au bout respecté les doctrines que son ministère paternel et apostolique lui faisait regarder comme un devoir.

Peu de temps après que le Pape fut arrivé de Venise à Rome et qu'il eut repris l'exercice de son pou- voir, les nouveaux triomphes des Français en Italie, la résurrection de la République cisalpine à nos por- tes, et d'autres circonstances, toutes du moment, nous donnèrent lieu de penser que la République ro- maine pourrait de nouveau être proclamée elle aussi, et que le Pape serait menacé de perdre une fois en- core le patrimoine de l'Église. Nous ignorions les dispositions du gouvernement français à l'égard de Rome, et nous étions dans une grande perplexité à ce sujet. Tout à coup, et au moment oii l'armée fran- çaise, alors commandée par Mural, allait se mettre en marche et se diriger sur le royaume de Naples, parut une proclamation du général. Murât enjoignait à ses soldats, pénétrant dans l'État pontifical du côté dePérouse, de se bien conduire et d'observer une sévère discipline en traversant un territoire ami.

Cette déclaration nous surprit et nous combla de joie, comme on peut se le figurer. Le général avait connu àï'lorence, d'où il arrivait avec l'armée, mon-

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signor Caleppi, y résidant de son côté, et, en ce moment, désigné pour la nonciature apostolique du Brésil. Ce prélat, qui autrefois avait traité plusieurs affaires du Saint-Siège à Naples, à Florence, à To- lentino, etc., craignant pour l'Église et ignorant la proclamation de Pérouse, n'écouta que son zèle. Sans avoir reçu d'ordres de Rome, il courut après le général et le rejoignit à Foligno. Caleppi profita des bons rapports établis entre Murât et lui à Flo- rence, et s'efforça d'assurer le salut des États du Pape en libellant un traité qu'il porta ensuite à Rome, afin de le faire ratifier par le Pape, auprès duquel il croyait s'être ménagé ainsi un protecteur reconnaissant. Ce traité, composé de peu d'articles, en contenait cependant un qui nous plongea dans une stupeur profonde et dans la situation la plus critique. L'article déclarait que le Saint-Père fer- merait aux Anglais et aux divers ennemis de la France les Russes et d'autres nations encore l'entrée de ses ports. Le Pape, père commun et mi- nistre de paix , ne voulait prendre aucune part à la guerre, et il entendait conserver une exacte neutra- lité, autant pour le bien de ses sujets que pour celui de la Religion. Il espérait ainsi que le libre exercice de sa suprématie spirituelle ne serait pas entravé dans les États de ces princes contre lesquels la France guerroyait. On résolut de ne ratifier ce traité à aucun prix. On voit quel contre-temps c'était, et dans quelle horrible alternative se trouvait placé le

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gouvernement pontifical par le zèle trop ardent de monsignor Caleppi, qui, pour ce traité, jetait le Pape dans la nécessite de faire une déclaration fort peu opportune à cette heure.

Le général Murât arriva quelque temps après à Rome. Ce fut en cette occasion qu'il fallut se pronon- cer, car nous devions ou ratifier ou désavouer l'acte de Foligno. J'eus une longue conférence avec le gé- néral, que je voyais pour la première fois. J'appuyai sur l'inutilité d'un traité entre deux puissances (|ue sa proclamation déclarait amies. Je lui dis en- suite droitement et avec la plus entière franchise (pie le Pape devait et voulait rester neutre à cause des motifs expliqués plus haut, et je lui fis connaître l'inexprimable douleur que lui avait causée le faux pas de monsignor Caleppi, qui n'avait reçu aucun pouvoir, aucune mission à ce sujet. Je dois attribuer dabord à la protection du Ciel, puis moins au mé- rite de mes paroles qu'à la bonté dame du général IMurat, l'heureuse issue de cette première négocia- tion. Ce général, doué d'un caractère fort doux, était loyal, sincère, et avait un cœur excellent. Il avouait de son côté ne pas avoir d'ordre de son gou- vernement pour négocier un traité. La France, en effet, attendait le moment de manifester ses inten- tions, et elle voulait d'abord obtenir autre chose de Rome. Le général Murât ne fit donc que profiter des offres de monsignor Caleppi, et il saisit l'occa- sion de servir les intérêts de son pays. Voyant la

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tristesse du Pape et connaissant la répugnance fon- dée qu'il montrait pour ne pas ratifier le traité, Murât écouta la bonté de son cœur, qui ne lui permettait point de travailler à la ruine du Saint-Siège. Il aurait pu maintenir le traité et instruire Bonaparte du refus essuyé; il préféra se priver du mérite qu'il se serait acquis auprès de la République française, s'il eût poursuivi l'affaire jusqu'au bout. S'abstenant d'em- ployer la force et la menace pour arriver à son but, il chercha mille raisons morales afin de vaincre notre résistance; et il termina -en me disant : « Eh bien, puisque ce traité fait tant de peine au Saint-Père et à vous, jetons-le au feu et n'en parlons plus. »

Cette façon d'agir qu'il ne démentit jamais, qu'il confirma toujours par de nouvelles marques de piété et par de sincères respects envers le Saint- Siège dans toutes les affaires qu'il eut à négocier et dont j'aurai occasion de parler bientôt, lui valut la plus tendre affection du Pape ainsi que la mienne. Je puis dire avec vérité qu'il prodigua sans cesse à Pie VU de nouveaux témoignages de sa vénération et de son attachement, et qu'il m'honora personnel- lement d'une amitié aussi affectueuse que loyale. Je me crois tenu de lui payer ici ce juste tribut de re- connaissance , et je le dois à la noble conduite qu'il tint toujours envers le Saint-Siège, envers le Pape et envers moi.

Un court espace de temps sépara cette affaire des grandes négociations pour le Concordat de 1 804 .

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Une lettre du cardinal Martiniana, évêque de Ver- ceil, arriva inopinément à Rome. Le Cardinal an- nonçait (jue le. Premier Consul, en passant par Verceil à la lôte de son armée, l'avait chargé de notifier au Saint-Père qu'il désirait rétablir la Reli- gion en France ', et qu'il fallait que le Pape fît partir pour Turin le prélat Spina, avec lequel le Premier Consul s'entendrait à cet etfet. Bonaparte avait connu ce prélat aujourd'hui cardinal à Valence en Dauphiné, il avait accoHq)agné le pontife Pie VI dans sa captivité. Le Pape y mourut, et le Premier Consul, alors général Bonaparte, était arrivé peu de jours après venant de Fréjus, il avait débarqué à son retour d'Egypte. Le motif de l'invitation était

1 La question de savoir si, pendant les vingl anne'es de son éblouissanle cariièie, Napoléon Bonaparte, général, premier consul ou empereur, a voulu détruire ou conserver le Saint- Siège et la Papauté, fut souvent posée et agitée à différents points de vue. Nous n'avons pas à entrer dans ces discussions rélrospeclives et à peser ici le pour ou le contre. En fais^ant la part des éclats de colère, des lettres et des ordres irréfléchis que. l'enivrement du pouvoir inspira ou arracha quelquefois à l'empereur Napoléon , en tenant même compte des suggestions contre lesfpielles rinipétueuse droiture de son caractère et de son esprit ne le mit pas assez en garde, on nrrive néanmoins très-facilement à la conclusion que, catholi(pie, Bonaparte n'atïicha jamais la pensée de s'attaquer à la Religion calholiijue et à son Chef sur la terre.

Les passions eurent bien leurs entraînements coupables, en- traînements (pii furent expiés d'une cruelle manière sur le ro- cher de Sainte- Hélène; mais, en étudiant celte vie si pleine de glorieux tumultes, il n'y a même pas un iloute possible à élever. Bonaparte, au milieu et à la fin de son histoire, est tou- jours resté fidèle aux sentiments qu'il révéla dès sa première

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de s'aboucher pour le rétablissement de la Reli- iiion en France. Un pareil motif ne permettait pas d'hésiter pour savoir si l'on accéderait à ce vœu, et Spina fut envoyé, avec l'ordre d'entenire et de rapporter. Arrivé à Turin, il attendit otielque temps le Premier Consul. Tout à coup il apprend (fue Bonaparte était rentré en France par une autre loute et qu'il l'appelait immédiatement à Paris. Le prélat donna avis de ce changement à Rome, et il prit la liberté de partir sans avoir de réponse. Il ne doutait pas de la permission, car il lui^semblait qu'en- tendre dans un lieu ou dans un autre, restait exacte- ment la même chose. Ce n'était pas absolument vrai; toutefois ou n'aurait pas pu lui refuser l'autorisation,

campagne d'Italie, alors que, de son quartier gcnëral de Vérone, le 7 brumaire an V (28 octobre 1796), il écrivait à Cacault, le plénipotentiaire de la République en Italie :

" Désirant donner au Pape une marque du désir que j'ai de voir cette guerre si longue se terminer, et les malheurs qui affligent la nature humaine avoir un terme, je lui ofï're une manière honorable de sauver encore son bonneuretleChef de la Religion.

» Vous pouvez l'assurer de vive voix que j'ai toujours été con- traire au traité qu'on lui a proposé, et surtout a la manière de négocier; que c'est en conséquence de mes instances particulières et réitérées que le Directoire m'a chargé d'ouvrir la route d'une nouvelle négociation. J'ambitionne bien plus le titre de sauveur que celui de destructeur du Saint-Siège. Vous savez vous-même que nous avons toujours eu là-dessus des principes conformes; et, moyennant la faculté illimitée que m'a donnée le Directoire, si l'on veut être sage a Rome, nous en profiterons pour donner la paix à cette belle partie du monde et tranquilliser les con- fciences timorées de beaucoup de peuples.

» Bonaparte. »

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(|uoiqu'on connût le désavantage de négocier à Paris, car le motif de cet appel aurait constitué le Pape dans son fort, s'il avait tait des diOicultés relatives à l'étiquette ou à d'autres vues secondaires dérivant de la qualité du lieu ou de la forme.

Mon but n'est point, en parlant ici du Concordat, de rapporter en quoi que ce soit ce qui regarde l'in- trinsèque de la chose, c'est-à-dire les matières qui en furent l'objet et les raisons qui déterminèrent le Saint-Siège à rejeter certains points et à en accepter d'autres. Mon intention n'est pas non plus d'examiner les causes de cette conduite. Tout cela se trouvera pleinement exposé dans les dépêches qui furent écrites à ce sujet au milieu de ces mémorables débats, si toutefois ces dépêches ont pu être sauvées du grand naufrage qui suivit le détrônement du Pape, l'occu- pation de Rome et le pillage de toutes les archives et autres endroits se conservaient les correspondan- ces du Saint-Siège. Les documents de l'Église furent transportés à Paris et devinrent la proie du vain- queur. Sans le secours de ces papiers, il serait im- possible de parler du Concordat intrinsèquement. Et cela fùt-il praticable à ce point de vue, l'époque j'écris ces pages ne l'autoriserait guère.

Mon intention est de m'occuper seulement du Concordat exfrinsèquement. Je ne le ferai que d'une manière incomplète et presque sans détails. C'est du reste la matière d'un autre écrit particulier. Mon travail actuel sera aussi bref et aussi rapide que pos-

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sible, et je ne toucherai qu'aux principaux événe- ments, afin que le souvenir ne s'en perde pas. Ceci posé, je dis donc que, peu de temps après l'arrivée à Paris du prélat Spina, ayant avec lui un théolo- gien , le P. CaselU, autrefois général des Servîtes et maintenant cardinal lui aussi, on commença à de- viner quelles étaient les intentions du gouvernement français et la direction qu'il voulait imprimer aux négociations. On ne permit jamais à l'envoyé ponti- fical d'énoncer ses idées. Du reste, il n'aurait pas pu le faire dans le principe, puisque ses pouvoirs se bornaient à entendre et à rapporter. Le gouver- nement républicain, au contraire, émit successive- ment divers plans qu'il avait conçus lui-même et qu'il imposait, si je puis m'exprimer de la sorte, comme des lois auxquelles le Pape devait se sou- mettre. Il fallait que Sa Sainteté rétablît la Religion en France dans la manière et dans la forme qu'il plaisait au Premier Consul. J'ai dit qu'on développa l'un après l'autre plusieurs projets au prélat, car quelques-uns d'entre eux furent rejetés par lui. Il jugeait inutile de les transmettre à Rome, parce qu'ils élaient absolument indiscutables. D'autres se virent repoussés par le Saint-Siège quand Spina, pour ne pas assumer sur lui seul toute la responsabilité de ses refus, nous les fil parvenir.

Il avait été créé à Rome une très-nombreuse Con- grégation des premiers et des plus doctes cardinaux et théologiens, qui examinaient les projets. La Con-

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grégation se réunissait en présence du Pape, et on ne rejetait ces plans qu'après les avoir soumis à un examen sérieux. Eiiliii le prélat Spina envoya un projet gouvernemental, qui lui sembla moins inad- missible que les j)récédents et susceptible de quelque accommodement. 1^ Congrégation travailla beaucoup sur ce projet. Elle bitla une grande partie des articles, en conserva quelques-uns et les réexpédia sur Paris ainsi amendés. On accordait au prélat la faculté de signer le traité, si le Gouvernement acceptait les corrections indiquées.

Pendant ce temps, un plénipotentiaire français arrivait dans la capitale. C'était M. Cacault, déjà venu sous Pie VI, au moment de l'armistice de Bo- logne et de la paix de Tolentino. Il avait été commis- sionné par Bonaparte pour régler les affaires qui regardaient les Fiançais demeurant à Rome, et pour témoigner des bonnes dispositions du Premier Con- sul à renouer les relations avec le Saint-Siège. Au fond, le véritable but de sa course était de sur\ cil- ler ce que Ton faisait au Vatican relativement au Concordat, et d'étudier à fond les intentions et les vues du Saint-Siège et de ses dignitaires, tous bien connus de Cacault.

Lors de son premier séjour à Rome, ce diplo- mate avait acquis une grande expérience des cho- ses et des hommes. Il n'apporta point de lettres de créance, mais le ministre des affaires étrangères, M. de Talleyrand, avait dit à Spina que la Cour

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pontificale pouvait s'en référer à cet agent, chargé d'une mission par le gouvernement français. Ce Gouvernement se ménageait ainsi une issue pour au besoin désavouer Cacault en faisant valoir qu'il n'était pas accrédité. Cependant la France se servait de son envoyé, et le Saint-Siège, depuis les paroles du ministre Talleyrand à Spina, ne pouvant pas sou- tenir avec certitude que Cacault n'était point avoué par la France, et trop faible pour tenter autre chose, se renferma dans une extrême circonspection quand il dut traiter avec lui. Du reste, Cacault manifestait une louable prudence et d'excellentes intentions. Il habitait donc Rome ; il y avait déjà traité diverses affaires pour les Français ou pour leurs alliés, sans s'être jusqu'alors mêlé ouvertement du Concordat, quoiqu'il fut tout prêt à le faire, d'après les ordres qu'il avait reçus. Après le renvoi à Paris du projet de Concordat corrigé, une note ofiicielle fut transmise au Saint-Siège, non par Spina, comme c'était l'ha- bitude, mais par Cacault. Cette note ne contenait que peu de paroles, très-énergiques cependant. Le Premier Consul, lisait-on dans cette note, accor- dait un espace de cinq jours pour adopter pure- ment et simplement le projet de Concordat que l'on n'avait pas voulu accepter et qui fut renvoyé à Paris avec certains amendements. Dans le cas le traité n'aurait pas été signé au bout des cinq jours, Bonaparte enjoignait à Cacault de partir et de dé- clarer la rupture avec Rome. Dans cette hypothèse,

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Cacaiilt reçut ordre de se diriger sur Florence, auprès du général en chef de l'armée française, Murât, auquel le Premier Consul avait donné ses instruc- tions. C'était du moins ce qu'il lui écrivait.

Une telle nouvelle surprit et consterna le Pape et son ministère. Ils en prévoyaient les conséquences; mais elle n'abattit pas leur courage, elle ne leur fit point trahir leur devoir. Afin de procéder dans une alVaire aussi importante avec la sagesse et la maturité requises, on assembla les Cardinaux en présence du Pape, et l'on répondit ensuite négativement, sans se préoccuper des conséquences qui pouvaient en résulter. Je communiquai cette réponse à Cacault; il ^en fut très-sincèrement afi'ecté. Il aimait Rome, il avait résidé dans sa jeunesse, et la loyauté remar- quée dans le gouvernement pontifical, dont il était très-satisfait, l'attachait de plus en plus à nous. Sa douleur augmenta lorsque je lui exposai les motifs qui empêchaient le Pape d'adhérer à ce Concordat. Cacault ne s'était jamais mêlé de l'affaire en elle- même; il n'avait pris soin que de l'intérieur, obser- vant si, à Rome, on y portait un véritable intérêt, si on y travaillait sans relâche, s'il s'y démasquait quelque intrigue essayant de la contrecarrer, et au- tres choses semblables.

Quand il m'entendit énumérer les raisons sur les- quelles le Pape basait son refus, il ne put, avec la fran- chise de son naturel, s'empêcher de s'écrier : « Vous avez raison : vos motifs sont légitimes et évidents; il

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me semble impossible que le Premier Consul, venant à les étudier avec les détails que vous me donnez, n'en reste pas convaincu. Il n'est pas juste de dire que la vérité ne peut pas arriver jusqu'à lui. » Et, en prononçant ces paroles et d'autres équivalentes avec une expression de sentiment qu'on ne pourrait pas rendre, il songeait au moyen de nous tirer d'em- barras. Il allait et venait par sa chambre, et frappait, pour ainsi dire sa tête contre les murailles, dominé par l'irritation qu'excitait en lui la rupture entre les deux Gouvernements. Dans un transport de fièvre, il s'écria : « Pourquoi n'allez-vous pas vous-même à Paris ? Le premier ministre de l'empereur d'Allemagne , le comte de Cobenzl , ne s'y trouve-l-il pas pour régler les intérêts de sa cour? Je suis très-certain que si vous suiviez son exemple, tout s'arrangerait. Cette marque de considération de la part du Saint-Père, tout en prouvant son désir de ne pas rompre, flatte- rait au plus haut degré le Premier Consul. Vous lui parleriez directement, et personne ne pourrait l'em- pêcher de s'instruire par lui-même du véritable état des choses et des arguments du Pape. Croyez-moi, allez, et vous verrez que tout finira bien. »

Il s'exprimait de cette façon et avec des paroles sor- tant véritablement du cœur. Ce langage m'impres- sionna beaucoup. Les motifs sur lesquels il basait son plan de voyage et auxquels il donna les plus amples développements me parurent fondés. Je voyais d'ail- leurs qu'il n'y avait aucun moyen d'arrêter notre

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ruine imminente et certaine, ou que le seul était de faire partir pour la France un négociateur dont le titre et le nom sauraient caresser l'orgueil du Pre- mier Consul. Je considérai encore que, par cette initiative, le Saint-Père le jetterait dans l'embarras en faisant rejaillir sur lui la responsabilité de la rup- ture, après lui avoir fourni une preuve si patente et si solennelle de son désir de tout essayer pour l'évi- ter. Je répondis que cette idée me paraissait plau- sible en substance, sinon dans toute son extension. Elle était plausible quant à la miséion d'un cardinal à Paris, mais non quant au choix de la personne. Je n'étais pas au mieux dans les papiers de la Républi- que française ,par suite des événements passés. Bien qu'innocent, on m'avait persécuté lorsque j'étais prélat, au moment du triomphe de la première Révo- lution, sous Pie VI. Mon refus d'adhérer aux exi- gences actuelles du gouvernement consulaire ne devait pas modifier cet état de choses, car il est d'u- sage de faire retomber les fautes sur le ministre. Je conclus donc que, relativement à la personne à en- voyer, il me semblait plus opportun de choisir le cardinal Mattei, que le Premier Consul connaissait déjà, ou le cardinal Doria, qui avait été nonce à Paris. Je fis remarquer que ces deux Cardinaux joi- gnaient un beau nom à tous ces avantages. Pour ce qui regardait la mission en général, je me réservai d'en parler au Saint-Père, qui déciderait cette ques- tion comme il croirait devoir le faire. En me pressant

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d'en référer sur l'heure au Pape et en sollicitant une audience pour lui parler directement, CacauH insista sur ce que je devais aller à Paris et non pas un autre. « Si chez les autres, répétait sans cesse ce bon ministre , il y a quelque chose de plus qu'en vous, les autres ne sont pas secrétaires d'État comme vous, et c'est ce qui flattera le Premier Consul. N'est-ce pas parce que le comte de Cobenzl est premier ministre de l'empereur d'Allemagne que Bonaparte a été si fier de le recevoir? » Il ajouta quelques louangeè à mon adresse, que le manque de vérité et un peu de modestie ne me permettent point de relater.

Le Pape, après mon rapport, jugea que l'idée de Cacault était digne de grande considération, et quant à lui il l'approuva. Il fit néanmoins rassembler tout le Sacré-CoUége afin de procéder avec maturité dans cette démarche décisive, et il lui posa ces deux ques- tions : Doit-on envoyer un cardinal en France? Qui doit-on envoyer?

Pie VII accorda l'audience à Cacault, et après l'avoir entendu, il demeura plus persuadé que jamais de l'opportunité du voyage, II se réserva cependant d'écouter les avis des Cardinaux. Le Sacré-CoUége se rassembla en sa présence, la veille de la fête du Cor- pus Domhii. Le Pape m'ordonna d'expliquer l'affaire et fit ses deux interrogations. Les votes furent unani- mes. Les Cardinaux déclarèrent qu'on devait dépu- ter un cardinal et que ce devait être moi. Le Pape,

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DU CARDINAL CONSALVI. 353

qui avait ç^ardé le silence pour laisser une entière liberté aux. sull'rages, s'exprima à la (in dans le même sens. Je m'étais prononcé pour l'allirmative quant à l'ambassade, et je l'avais repoussée sous le rapport du choix de la personne. Je m'appuyais sur ce que le talent indispensable à pareille mission me manquait absolument, et sur le proverbe connu : Si vismiitere, mitte gratum, puis je démontrai que je n'étais pas agréable à Bonaparte. Je proposais les deux cardinaux dont j'ai parlé tout à l'heure, mais inutilement, car tous les Cardinaux, y compris ceux qui, pour les orageuses discussions du libre commerce ou pour d'autres raisons, ne m'aimaient pas, décla- rèrent à l'envi que je devais partir. Le Saint-Père iinit par m'en intimer l'ordre; il fallut baisser la tète et se résigner à l'obéissance.

On arrêta que je me mettrais en route dans les vingt-quatre heures, ou un peu plus, parce qu'alors expirait le délai des cinq jours fixés pour donner réponse au gouvernement français. En annonçant celte nouvelle à M. Cacault, je devais faire en sorte qu'il ne s'éloignât pas de Rome, justement à cause de mon ambassade à Paris. La raison de ce désir était d'empêcher le mauvais etTet que son départ aurait produit dans la ville parmi les malintention- nés. On se souvenait des tristes catastrophes de Basville et de Duphot, et l'on craignait avec raison (jue, surexcités par la rupture dont le départ de l'envoyé français serait le signal, les méchants ne

II. 23

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tentassent quelque coup contre le Saint-Siège. Bien plus, on redoutait qu'il ne cherchassent à faire du mal aux Français résidant à Rome. Pour attirer la ven- geance de la République sur la Cour romaine, que l'on accuserait d'être l'auteur présumé de l'attentat, les méchants auraient pu désigner et immoler une victime. On pensa enfin que l'envoyé français res- tant dans la capitale, c'était une assurance morale que les troupes campées en Toscane n'entrepren- draient rien contre le Pontificat suprême. Toutes ces raisons réunies firent souhaiter que M. Cacault ne s'éloignât pas de Rome lorsque j'en partirais. Bien que j'eusse tenté tous les moyens pour amener ce résultat, et quoiqu'il fût très -satisfait de la déci- sion prise relativement à mon ambassade à Paris, Cacault ne put pas se prêter à ma demande, parce qu'il lui était impossible de transgresser des ordres positifs. Il devait partir, on le sait, au bout de cinq jours, si on n'adhérait pas au Concordat projeté. Il m'avoua cependant qu'il avait un moyen à opposer aux mouvements et aux attentats que des malinten- tionnés pourraient rêver après son départ. « Partons ensemble, me dit-il. Eu nous voyant tous les deux dans la même chaise de poste, cela déconcertera leurs plans. Ils auront peur et ne compteront pas beaucoup sur la rupture de deux gouvernements dont les ministres voyagent côte à côte et dont l'un va dans la capitale réside le souverain de l'autre. » Le Saint-Père approuva ce biais, et le matin du jour

nu CARDINAL CONSALVI. 355

qui suivit la fôte du Corpus Domini , le 6 juin, je crois, j'allai prendre Cacault dans ma voilure, et je sortis avec lui de Rome oii le cardinal Joseph Doria, en qualité de doyen des cardinaux palatins, me remplaça jusqu'à mon retour dans l'exercice de ma charge de secrétaire d'État. Je voyageai avec le ministre Cacault jusqu'à Sienne. Là, je me séparai de lui, parce que nous avions appris que le général en chef Murât était à Pise et non à Florence. J'avais in- térêt à le voir pour m'assurer, en tant qu'il me serait possible, de ses mouvements afin de tranquilliser le Pape. M. Cacault resta à Sienne pour se reposer quel- que temps, et je poursuivis ma route vers Pise; mais, chemin faisant, un courrier envoyé par le gé- néral Murât à Cacault, qui l'avait instruit de tout lorsqu'il était à Rome, m'annonça que le général retournait à toute bride de Pise à Florence pour me voir, lors de mon })assage dans cette ville. J'allai donc à Florence, le ministre Cacault arriva quelques heu- res après moi. La réception que me fit le général Murât ne pouvait être ni plus honorable ni plus ami- cale. Je dînai avec lui, et je pus écrire au Pape que le Saint-Siège n'avait rien à craindre pour le moment. Je laissai Florence la nuit même, et quatorze jours après mon départ de Rome , j'arrivai à Paris dans la soirée du 20 ou du 21 juin, accablé de fatigue et très-inquiet sur la manière dont le gouvernement français prendrait mon voyage, qui lui avait été notifié par un courrier expédié avant mon départ.

23.

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Le lendemain matin, Tabbé Bernier depuis évê- que d'Orléans vint me rendre visite. Il avait été désigné par le Premier Consul pour traiter avec le prélat Spina, dans l'hôtel duquel j'allai habiter. Je le chargeai d'apprendre mon arrivée au Premier Consul, et de lui annoncer que je désirais savoir quand il voudrait me recevoir, et dans quel costume, car à cette époque les ecclésiastiques ne paraissaient pas avec leurs vêtements sacerdotaux dans les rues de Paris. Les mœurs et les usages de la Révolution y étaient encore en vigueur. On lisait au frontispice des églises des dédicaces semblables à celles-ci : Au Commerce, à l'Amitié, à la Jeunesse, à la Vieillesse, et à d'autres divinités de même étoffe.

Mon intention n'était pas de quitter l'habit ecclé- siastique, puisque, pendant mon voyage, je m'étais revêtu des insignes cardinalices, au grand ébahisse- ment de tout le monde, car on n'avait pas vu de cardinal depuis dix ans et plus, c'est-à-dire depuis l'époque de la Révolution. Mais je ne devais pas exposer la pourpre romaine à des outrages dans la capitale de la France. Voilà pourquoi je voulais être éclairé par l'autorité et avoir une règle sur le plus ou sur le moins.

En peu d'heures, j'eus la réponse du Premier Con- sul, qui me causa un fort vif déplaisir. Bonaparte me faisait savoir qu'il me recevrait tout de suite, c'est-à-dire à une heure de l'après-midi, et que je devais venir à lui en cardinal le plus possible. Je ne

DU CARDINAL CONSALVI. 357

me laissai pas égarer (|iiaiil à ce dernier point, et me souvenant bien que les Cardinaux ne portent la pour- pre (|ue chez le Pape, et que c'est seulement par abus que les cardinaux sujets vont ainsi à l'audience de leurs souverains, je résolus de me présenter en habit court, en noir, avec les bas, le collet et la ca- lotte rouges, vêtu, en un mot, comme quand nous sommes habillés di corto. Mais je fus mécontent de me rendre à l'audience, fatigué comme je l'étais, igno- rant tout, puisque le temps matériel me manquait pour m'informer, et complètement seul, car le prélat Spina, n'ayant pas encore vu le Premier Consul, n'osa pas m'accompagner, parce qu'il n'avait point été nommé dans la réponse qu'on m'adressa. Le maître des cérémonies vint, dans un carrosse consulaire, me prendre à mon hôtel à l'heure indiquée, et, seul avec lui , j'allai à la Cour, déjà installée aux Tuileries.

Je croyais être reçu en tête-à-tête par le Premier Consul , mais je fus bien trompé dans mon attente. On avait commandé la parade, qui alors se faisait tous les quinze jours, et à laquelle assistaient, avec les deux autres Consuls, tous les premiers corps de l'État, le Tribunat , le Sénat, les grands de la Cour, les ministres, les généraux, enfin ce qu'il y avait de plus élevé en dignité à Paris. Je crois que l'amour-propre de Napoléon Bonaparte lui fit saisir avec délices cette occasion de se faire voir à moi dans toute sa splendeur, de m'imposer à première " vue, et de montrer en même temps aux Parisiens

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un cardinal nouveauté alors à Paris et un pre- mier ministre du Pape venant à son audience. Il voulut, par ces motifs, me recevoir ce jour-là, sans m'accorder un peu de répit après un pareil voyage, et sans me permettre d'interroger, de prendre lan- gue et de sonder les eaux dans lesquelles je navi- guais. Je n'avais été prévenu de rien par le maître des cérémonies. Je me vis donc transporté tout d'un coup au milieu de cinq ou six mille personnes , stu- péfait de l'éclat d'une magnificence au-dessus de toute description , ne sachant rien et ne comprenant pas même ce que je voyais.

Arrivé, à travers une foule immense, dans la grande salle se trouvait le Premier Consul, je crus, quand on ouvrit la porte à deux battants, assister à une représentation théâtrale. Il y avait autour du salon un nombre infini de personnes très-richement chamarrées. C'étaient les corps de TÉlat rangés en demi-lune, aux deux cotés de lacpielle se tenaient des soldats, des ministres et des grands. J'aperçus au fond et séparés de la foule trois personnages qui étaient les trois Consuls, mais que je ne connaissais pas pour tels. Celui qui était au milieu s'avança de quelques pas vers moi. Je le vis attendre que je fusse arrivé jusqu'à lui.

Comprenant par ce seul mouvement qu"il était le

Premier Consul, je m'inclinai; je m'avançai à mon

tour, ayant à mes côtés le ministre Talleyrand. Sans

que je susse qui il était, il m'avait abordé dans la

DU CARDINAL CONSALM. 359

salle précédente et m'introduisait dans celle-ci. Je voulais faire mon compliment et, mali^ré ma surprise et ma confusion, dire que le Pape m'envoyait à Paris dans le vif désir qu'il éprouvait de resserrer les anciens nœuds qui attachaient le Saint-Siège à la France; Bonaparte ne m'en laissa pas le temps. Il prit la parole en me déclarant, sans politesse comme aussi sans impolitesse, qu'il connaissait l'objet de mon voyage, que les négociations commenceraient sans retard, parce qu'il n'avait point de temps à per- dre. Il ajouta qu'il m'accordait cinq jours; que si, dans cet intervalle , le traité ne se concluait pas , je n'avais rien de mieux à faire que de retourner à Rome, parce que son parti était déjà pris dans ce cas. Je ne sais s'il me fixa ce terme par hasard ou pour persister dans le chitîre qu'il avait enjoint de pres- crire à Rome.

A un compliment aussi singulier, je répliquai que je voulais me flatter que, dans le délai fixé, tout s'ar- rangerait à la satisfaction commune. Il reprit alors la parole, et il entama un long monologue sur les affaires. Il s'exprimait moitié en langue française, moitié en langue italienne. Tout en discourant, il aborda les questions dans le plus grand détail , et il s'échauffa avec une vivacité inouïe. Je répondais ce qui me paraissait opportun , et le Ciel m'assista de telle sorte que je ne perdis pas contenance. Malgré l'étonnement, la solennité attribuée à l'entrevue et l'appareil imposant dont j'étais environné, tous

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les regards étaient braqués sur moi, j'eus le bon- heur de ne pas broncher et en même temps de ne pas déplaire. Enfin après une réception de plus d'une demi-heure, pendant laquelle le Premier Consul parla beaucoup, l'ambassadeur du Saint-Père pas trop mal et le ministre ne dit rien, Bonaparte me fit une gracieuse inchnation de tête, me congédia de la sorte, et se replia sur la ligne se tenaient, à une très-petite distance, les deux autres Consuls. Je fis alors une révérence, et je sortis, accompagné du ministre Talleyrand toujours silencieux. Il me conduisit dans la salle précédente, me fit un salut, et me remit au maître des cérémonies. Ce dernier me ramena dans sa voiture à l'hôtel. J'étais certainement plus étonné et plus confus à mon retour qu'à mon départ.

Après cette réception , je ne perdis pas une mi- nute, et les négociations commencèrent entre l'abbé Bernier et moi. Celui-ci me laissa toujours le prélat Spina et le théologien Caselli pour travailler de con- cert. En partant de Rome, j'avais eu le soin de ne pas m'attribuer une puissance absolue. J'avais même fait ajouter au Bref de formalité, ou lettres de créance, un autre Bref, dans lequel on m'enjoignait expres- sément d'arranger les choses pour que le Con- cordat fût rédigé d'après le projet amendé à Rome, projet que le cabinet français n'avait pas accepté. On ne m'autorisait pas à m'en éloigner substantielle- ment, mais seulement dans les formes ou dans les

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expressions propres à (oui concilier sans en altérer l'essence. De plus le Saint-Père se réservait toujours le droit de ratifier ce qui aurait été décidé. J'avais songé à cette précaution pour qu'on ne pût pas me forcer la main à Paris, et parce (pie je ne voulais pas assu- mer sur moi cette lourde responsabilité dans une atfaire d'une importance aussi majeure. Je désirais donc marcher, le plus qu'il me serait possible, en sécurité de conscience et sur les traces que l'on m'in- diquerait de Rome.

Je ne dirai rien ici du cours et des péripéties des négociations, (jui, et on peut se l'imaginer facile- ment,— ne furent pas terminées dans les cinq jours que le Premier Consul m'avait accordés à son au- dience. Chaque jour était regardé comme le dernier terme prescrit; je laisse donc à juger quels furent la fatigue, l'angoisse, les craintes et les tourments de cette très-douloureuse affaire. J'étais obligé d'écrire même la nuit, sans goûter un instant de repos, et de transmettre mes Mémoires sans avoir pris le temps de les relire. J'eus une ou deux audiences, je ne me souviens plus avec certitude si ce fut une ou deux, dans le cabinet du Premier Consul, à la Malmaison. Chaque matin et chaque soir, nous tenions les conférences, mes deux collègues, l'abbé Bernier et moi. L'abbé en rapportait quotidiennement le résultat au Premier Consul ou au ministre, et il n'osa jamais prendre sur lui d'assurer ou de résoudre quoi que ce fût. Il répétait sans cesse qu'il devait

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d'abord demander l'avis du Premier Consul. Mon sort était bien différent du sien. On ne me permit pas d'expédier un courrier à Rome. On répondait à mes sollicitations à ce sujet que c'était inutile, puisque le Pape m'avait investi de l'omnipotence. J'eus beau montrer et remontrer cent fois le Bref dont j'ai parlé, je ne pus arriver à modifier cette affirmation dans leurs bouches. Je dus supporter des peines mortelles , car Bonaparte déclarait ne jamais vouloir adhérer aux corrections faites à Rome. Il manifes- tait même d'autres exigences, et je ne pouvais pas consulter le Saint-Père, puisqu'on m'empêchait de lui adresser un courrier , et que l'on me pressait de conclure l'affaire ou d'y renoncer.

Ce dernier parti entraînait avec lui d'affreuses conséquences , tant pour le spirituel que pour le temporel. Je sentais bien que ceux qui à Rome, le danger passé , auraient critiqué le traité après sa signature , comme n'étant pas suffisamment avanta- geux au Saint-Siège et aux intérêts de l'Église, déclameraient dans le péril, si le Concordat ne se terminait point, contre une rigueur excessive et préjudiciable qui m'aurait porté à tout briser. Mais si ces réflexions et les conséquences désolantes dont j'ai parlé (conséquences qui devaient provoquer la ruine de la Rehgion non -seulement en France, mais encore partout, car le Premier Consul répétait sans cesse que s'il se séparait de Rome il saurait bien n'être pas seul, et entraîner avec lui tous les

DU CARDINAL CONSALVI. 363

pays sur lesquels il dominait par la force); si, dis-je, ces conséquences désolantes me faisaient redouter la rupture, d'un autre côté j'appréhendais justement la conclusion de l'aflaire telle qu'on la souhaitait. Je ne voulais, à aucun prix, signer le traité tant (ju'on tâchait de m'engagcr à violer la substance du projet corrigé à Rome, chose que je ne pouvais ni ne désirais faire. J'étais très-résolu à ne pas m'éloi- gner d'une ligne et à ne pas me séparer de ce palla- dium. On comprendra très-aisément quelle horrible position fut la mienne et les sueurs de sang que m'arrachèrent ces négociations. Après vingt ou vingt et un jours d'angoisses, je réussis enfin à mettre sur pied un Concordat qui ne s'éloignait en aucune manière de la substance du Concordat amendé à Rome, et qui n'en différait seulement que dans la forme et par les expressions plus propres à concilier les choses, mais sans toucher à l'essence, ainsi qu'on me l'avait bien recommandé.

Le 1 3 juillet fut le jour fixé pour la signature du Concordat, et le matin même on lut dans le Moniteur que le cardinal Consahi avait réussi dans la mission pour laquelle il était venu à Paris. La signature devait avoir lieu dans la maison du frère du Pre- mier Consul , Joseph Bonaparte , regardée comme plus décent que l'hôtel je logeais. Joseph , le con- seiller d'État Cretet et l'abbé Bernier devaient si- gner pour le Consul; le prélat Spina, le théologien Caselli et moi pour le Pape. J'allai avec mes deux

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collègues à la maison du frère du Premier Consul , à quatre heures de l'après-midi. Nous y Irouvèmes les trois autres personnages. Après quelques compli- ments, Joseph Bonaparte nous invita à nous asseoir pour procéder à la cérémonie, qui, disait -il, ne devait pas être longue, puisque nous n'avions qu'à apposer nos noms à un traité déjà terminé. Chacune des deux parties avait par devers elle la copie du traité arrêté à l'avance, ainsi qu'on l'a remarqué, et que le Premier Consul, à qui Dernier rapportait tout, avait approuvé. On devait signer les deux copies d'après l'usage. L'abbé Bernier exhiba la sienne et la plaça en vue, pour qu'elle fût signée la première. Il y eut d'abord quelques difficultés sur la préséance. Le frère du Premier Consul croyait qu'en cette qua- lité il devait avoir le pas, mais il y renonça quand je lui eus démontré que la préséance appartenait aux Cardinaux, et que je n'étais point maître de décli- ner cet honneur. Alors je m'avançai vers la table. Comme la copie à laquelle j'allais mettre ma signa- ture était celle de la partie adverse, je crus qu'au- paravant je devais la parcourir de l'œil.

Quelle ne fut point ma surprise en la voyant rédigée dans d'autres termes que ceux dont nous étions convenus, et par conséquent différente de ce que j'avais accepté! Non-seulement on ne tenait plus sur cette feuille de papier à ce qui avait été arrêté dans les négociations suivies avec moi à Paris, ni au plan autrefois envoyé à Rome et qu'on y avait re-

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fusé , mais encore on renchérissait sur ce projet lui-même, et la copie étalait des articles qui ne se lisaient point dans le premier plan. A la surprise (|ue je témoi2;nai avec beaucoup de vivacité pour un fait semblable, se joignit Tétonnement du frère de Bonaparte. Il n'avait jamais pris part à la négocia- tion, et, uniquement pour signer le Concordat, il était venu de Mortefontaine , il s'occupait avec le comte de Cobenzl des affaires d'Autriche. Joseph croyait tout arrangé, et il ne pouvait rien comprendre à ce que je révélais, ne sachant pas la ditférence qui existait entre la feuille présentée par l'abbé Bernier à ma signature et celle que je possédais. Je me retournai avec énergie vers l'abbé Bernier qui se tai- sait, et je l'appelai en témoignage de la vérité, en lui demandant raison de ces changements. Alors, plein de honte et très-confus, il avoua que c'était \ rai , mais que tel avait été l'ordre du Premier Consul, affirmant (pie tant qu'un traité n'était pas signé on pouvait toujours le changer.

On s'expliquera sans peine le sentiment que pro- duisit dans mon âme une pareille manœuvre. Pour abréger, je déclarai que je ne signerais jamais un tel Concordat, à quelque prix que ce fut, et je me levai pour sortir. Le frère du Premier Consul, effrayé de ce qui se passait, m'adressa les représentations les plus vives et tout à la fois les plus polies et les plus courtoises sur la situation dans laquelle étaient les affaires. Il me faisait remarquer qu'à l'occasion

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de la fête du jour suivant (le 1 4 juillet), Napoléon devait, dans un dîner de trois cents personnes, annoncer la signature du Concordat , et que sa con- clusion avait déjà été proclamée par le Moniteur de ce jour dans la France entière. (On avait publié cet article afin de me mettre dans l'impossibi- lité d'échapper sans un grand éclat à la ruse que l'on méditait.) Il ajouta que je devais envisager les tristes conséquences de la colère d'un homme que ces événements allaient pousser à bout. Bonaparte, répétait-il, n'a pas pour habitude d'être contrarié, et il fonce toujours en avant avec le canon. Joseph m'insinua de ne pas partir, et de tenter au moins s'il ne serait pas possible de faire là, dans sa maison, un projet qui satisfît les deux camps. Joseph déclara qu'il y contribuerait pour sa part non moins en coo- pérant avec nous qu'en cherchant le moyen de faire accepter notre travail par son frère.

Il accompagna ces paroles de tant de bonne foi apparente, de tant d'intérêt et d'une courtoisie si vraie, que, placé entre la crainte des conséquen- ces et l'irapossibiUté de refuser sans incivilité d'es- sayer au moins ce qu'il proposait, je fus obligé de mettre la main à l'œuvre. Je ne pourrais pas affir- mer qu'il ignorât la fraude dont il se plaignait, mais en scrutant la conduite qu'il tint alors et plus tard, je suis persuadé qu'il en était ainsi. Je montrai la copie du Concordat qu'on avait accepté, et après lui avoir fait toucher au doigt les différences, [e pro-

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testai que je ne pouvais nie mettre à travailler que sur ces bases. Je ne parlerai point en détail de ce labeur : je me contenterai de dire qu'il dura près de vingt heures, c'est-à-dire depuis quatre heures du soir de ce jour jusqu'au lendemain à midi. Nous passâmes dans celte chambre la nuit entière sans prendre de repos. On peut se figurer notre travail, notre épuisement, et, qui plus est, la torture de nos esprits.

A midi, on était convenu de tous les articles, à l'exception d'un seul. L'abbé Bcrnier nous déclara que le Premier Consul était inébranlable sur ce point et qu'il l'exigeait tel quel. Cela fit que ses représen- tants n'osèrent pas s'en écarter pour adopter les mo- difications qui nous permettaient seules d'y sous- crire. N'apercevant pas d'autre moyen terme, je proposai de ne prendre de résolution définitive à ce sujet que quand le Saint-Père, auquel on devait en- voyer les articles du traité afin qu'il les ratifiât, se serait prononcé. Le retard était de peu d'impor- tance, puisqu'on devait soumettre le Concordat à Tapprobation du Pape. Mais il ne m'était pas pos- sible, pour plusieurs raisons, d'accepter l'article tel qu'on le formulait , pas même sous les réserves de la ratification du Pape. On proposa d'ajourner cet article, puisqu'il était impossible de l'admettre; mais Joseph Bonaparte ann(mça qu'il n'osait point s'enga- ger à obtenir du Premier Consul qu'il s'arrêtât à ce parti. L'heure était venue pour lui de se rendre à la

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grande parade qui avait lieu ce jour-là. Joseph se chargea de porter notre commun travail à son frère, et nous convînmes de rester chez lui et d'attendre son retour. Une heure après, il arriva, et, la tristesse peinte sur le visage, il nous dit que le Premier Consul s'était emporté et qu'il avait déchiré le projet en cent morceaux, en se déclarant fort irrité de sa teneur, si différente du projet qu'il avait envoyé pour qu'on le signât. Joseph ajouta que malgré cela, grâce aux plus pressantes prières, il avait obtenu de son frère l'admission de tous les articles , sauf l'article ré- servé, dans lequel on en déférait au Pape sur la réso- lution à prendre par rapport au principe que je ne pouvais pas adopter. Il termina en disant que son frère avait exigé qu'on le signât tel quel ou bien qu'on rompît les négociations, et qu'il en avait déjà pris son parti. Je restai anéanti à cette réponse, et, pendant deux heures, je subis l'assaut qui me fut livré, afin de me persuader d'accepter cet article. On n'oublia pas de m'énumérer les conséquences qu'entraînerait mon obstination. Je les évoquai toutes, mais je ne trahis pas mon devoir. Je persistai invinciblement à ne pas signer, et la négociation fut rompue.

Nous quittâmes en hâte la maison de Joseph Bo- naparte. L'heure du dîner solennel approchait, et nous y étions invités tous les trois. On compren- dra dans quelles dispositions d'esprit je m'y rendis. J'allais me trouver en public face à face avec le Consul, alors dans le premier accès de sa colère.

DU CARDINAL CONSALVI. 369

Il est facile de s'iina£j;incr coFiiment Bonaparte me reçut, lui qui devait annoncer, à l'occasion de ce repas, la signature du Concordat, et (jui, par mon refus, se voyait obligé d'avouer (pie tout était brisé. Je subis ses plus amers reproches avant, après et à tous les instants. Les menaces furent aussi nom- breuses que les objurgations. Il déclara que, si le dé- sir de changer la Religion en Angleterre avait réussi à Henri VIII, moins puissant que lui néanmoins pour obtenir ce résultat, lui, Bonaparte, ferait changer de culte à l'Europe entière; qu'il la mettrait tout en feu; que Rome verrait ce qu'elle avait fait en rom- pant avec lui, et qu'elle répandrait des larmes de sang sur ses pertes incalculables. Il interpella le comte de Gobenzl , auquel il dit des choses si fortes que ce dernier en était affligé et consterné.

Je fus assailli de tous les côtés et spécialement par le comte de Cobenzl. On me pressait de signer le Concordat, mais je demeurai inflexible. Alors on essaya de renouer les négociations, mais le Premier Consul, qui s'était longuement entretenu avec le comte de Cobenzl sur l'article, cause de la rupture, persista dans sa volonté de ne rien céder. De mon côté, je continuai à déclarer que je ne pouvais y souscrire sans modifications. Le comte de Cobenzl supplia le Premier Consul de permettre qu'on reprît les négociations, afin, disait-il, de tenter le moyen de s'accorder récipro([ucment , puisque j'en avais le plus ardent désir.

II. 24

370 MÉMOIRES

Après une opiniâtre résistance, le Premier Consul répondit qu'il voulait bien qu'on ouvrît une autre séance le jour suivant, mais que, si on ne terminait pas le traité ce jour-là même, je pourrais partir sur- le-champ, car il ne se souciait plus d'en entendre parler. Nous ne comprîmes pas très-bien, par la tournure de sa phrase , s'il permettait que l'on mo- difiât l'article. 11 me sembla même que non. Toute- fois nous profitâmes de la faculté qu'il laissait de se réunir, ce qui eut lieu à midi, le jour suivant.

La nouvelle séance dura douze heures. Les man- dataires français étaient inflexibles; ils s'obstinaient à exiger que l'article fut adopté sans modifications. Je fus plus inébranlable qu'eux, et je maintins qu'il resterait tel quel. Je ne me laissai point effrayer par les conséquences, je ne me résignai pas à faillir à tous mes devoirs. A la fin, appréciant ma persévé- rance, Joseph Bonaparte, qui désirait avec ardeur terminer le Concordat , prit sur lui d'admettre les améliorations que je proposais. Il dit qu'il se char- geait de la responsabilité, et que son titre de frère du Premier Consul l'autorisait à cette démarche. « Si le Premier Consul me désapprouve, ajouta-t-il, je ne me repentirai jamais d'avoir encouru sa disgrâce pour un acte que ma conscience juge bon et utile. »

Les deux autres, en le voyant assumer toute la responsabilité, se joignirent à lui, mais à celte con- dition seulement, puis, à minuit, le Concordat fut si2;né.

DU CARDINAL CONSALVI. .371

Le frère du Premier Consul se chargea de le pré- senter le lendemain, el de me faire savoir si le chef de l'État l'avait approuvé ou rejeté. Il m'avertit le jour suivant que Bonaparte, après s'être mis en grande colère et après lui avoir adressé de sévères repro- ches sur les changements introduits dans l'arliclc en question, s'était rendu aux prières de son fière et qu'il avait fini par ajouter : « Puisque la chose est terminée, il faut bien que je l'approuve. »

Je restai encore à Paris quatre ou cinq jours seu- lement. Je vis deux fois le Piemier Consul, et je con- clus avec lui div'erses autres affaires.

Pendant les négociations du Concordat, le Pape n'avait pas permis qu'on ouvrit la bouche sur les démêlés temporels. Le seul avantage de la Religion, telle était sa pensée dominante, et il ne v^oulut pas que les contemporains ou la postérité pussent lui reprocher avec quelque apparence de justice d'av oir entrepris le Concordat dans des vues purement hu- maines. Malgré l'opportunité de la situation , Sa Sainteté ne songea pas à compenser ou à réparer les pertes énormes que l'État pontifical avait eu à subir durant la Révolution .

Peu de temps après, le Premier Consul restitua Pesaro, dont la République cisalpine s'était emparée en violation du traité de Tolcntino, et je puis l'aflir- mer, si Bonaparte fit cet acte d'équité, il ne suivit en cela que son inspiration , car le Pape ne lui avait rien demandé. Pie VU comprenait trop son devoir et sa

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dignité pour en appeler jamais à cette paix préten- due de Tolentino , et pour la sanctionner même indi- rectement. Il se trouvait plus libre que son prédéces- seur ne l'avait jamais été. Je crois que la raison qui empêcha le Pape de reconnaître le traité de Tolen- tino a été peu différente de celle qui engagea Bona- parte à le faire dans des vues opposées, et ce fut le motif de la restitution de Pesaro.

Tandis que j'étais à Paris, on traita l'affaire des biens nationaux, c'est-à-dire des biens appartenant à la Chambre apostolique et aux corporations ecclé- siastiques, biens qu'on avait confisqués pendant les Républiques romaine et française, et que les pou- voirs nouveaux avaient vendus ou cédés en paye- ment à plusieurs particuliers. Quand le Pape revint dans ses États, la République française ne voulut point qu'on privât ces individus, très-chers à la Ré- volution, des propriétés qu'ils avaient acquises. La République craignait en effet de leur déplaire et d'être forcée de leur payer la compensation promise. Cette négociation fut dillicile et pénible, à cause de la différence qui existait entre les parties contrac- tantes, la Cour pontificale et la France. Je pus enfin arranger l'affaire en abandonnant un seul quart de ces biens aux acquéreurs, soit en nature, soit en argent, soit autrement, selon leur bon plaisir. Cet abandon du quart fut entouré de tant de conditions, et de conditions si onéreuses, que dans la disparité, je le répète, existant entre les forces des parties con-

DU CARDINAL CONSALVI. 373

tractantes, je le répète de nouveau, raccord fut on ne peut plus avantageux pour le Saint-Siège.

On s'occupa aussi des affaires de la juridiction et de la poste française à Rome, en vertu d'un des ar- ticles du Concordat, qui attribuait au nouveau gou- vernement français les prérogatives et les privilèges de l'ancien régime.

J'avouai en toute franchise au Premier Consul que l'intention formelle du Pape était de faire cesser ces deux privilèges, ou, pour mieux dire, ces deux abus; que Sa Sainteté songeait à les enlever à toutes les autres cours, et qu'elle ne les conserverait à la France que jusqu'au jour les divers princes con- sentiraient à y renoncer. Le Premier Consul accepta.

Pour bien comprendre cela, il faut savoir que, durant la Révolution qui éclata sous Pie VI, la Ré- publique romaine, parlons plus clairement, la Ré- publique française qui la manipulait, abolit à Rome les postes étrangères, les droits d'asile, et les juri- dictions des places et des enceintes (dont quelques- unes étaient fort vastes) attenantes aux palais des ambassadeurs. Quand on restaura le gouvernement pontitical, nous reculâmes devant la résurrection des abus qui avaient été engloutis dans le naufrage. Nous cherchâmes le moyen d'abolir tous ces privi- lèges ou droits que les Napolitains avaient rétablis en même temps que ceux appartenant directement à leur Cour. Je donnai au Saint-Père le conseil de les supprimer tous de fait par une déclaration très-

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énergique. Je lui en avais démontré liniquité, et après lui avoirexposé de quelle manière la République romaine avait procédé, je lui dis que, si les puissances étrangères avaient accepté cette suppression des mains de la République, il faudrait bien la subir venant du Souverain Pontife, (lui n'était certainement pas à comparer à cette République. Mon avis ne plut point au Pape. Pour procéder avec plus d'égards et de douceur, et persuadé que les Cours étrangères ne pourraient résister à l'évidence de ces raisons, il préféra traiter l'affaire avec elles. Mais il fut en grande partie déçu dans son espérance, et il perdit cette occasion propice. Elle se représentera dans une seconde restaura.tion du gouvernement pontifical (si le Ciel la permet), et il est à croire que le Saint-Père s'empressera d'en profiter d'une façon plus ferme et par conséquent plus efficace que la première fois.

Les cours de Naples, de Toscane, de Sardaigne et d'Autriche, adhérèrent aux sollicitations du Pape. De plein gré, elles consentirent à renoncer à leurs prétendues juridictions et aux postes, à la condition qu'on agirait ainsi vis-à-vis de toutes les Cours qui, comme elles, jouissaient de ces privilèges. Par mal- heur, l'Espagne s'y refusa, et ses ambassadeurs en furent cause.

Ils exerçaient à Rome une espèce de souveraineté, car leur juridiction s'étendait sur onze ou douze mille habitants. L'Espagne ne répondit pas autre chose, sinon que c'était un ancien privilège qu'elle

DU CARDINAL CONSALVI. 375

possédait et (ju'elle désiiait garder. Mais si cette excuse eût été valable, le Pape se serait fort l)ien trouvé de la réciprocité en maintenant les privilèges et les droits anciens dont le Sainl-Siége avait été gratifié en Espagne et qui n'existaient plus. L'affaire fut mise en délibéré. Les négociations s'éternisèrent, et c'est ainsi que je n'eus pas la gloire de procurer à l'Etat l'inestimable bienfait de l'abolition des postes et des juridictions étrangères, bienfait que nous au- rions obtenu, sans aucun doute, en procédant par voie d'autorité, comme je l'avais conseillé'.

Les choses se trouvaient dans cet état quand la ' France exigea la restitution de ces privilèges. On ne pouvait point lui disputer ce que les autres cours possédaient actuellement. Une seule chose était pra- ticable, il fallait s'assurer que la France renoncerait aux prérogatives rendues dès que les autres cours y renonceraient elles-mêmes, et le Consul s'y engagea. Je quittai Paris vers le 23 juillet et je retournai en toute hâte à Rome, pour que la ratification du Con- cordat j)ar le Pape pût être remise à Bonaparte qua- rante jours après la signature, ainsi qu'on en était convenu. Je ne puis exprimer avec quelle force le gouvernement français insista sur ce point, disant à haute voix que l'on ne pouvait pas ditlerer la publi- cation du Concordat snns un notable préjudice pour l'Etat, et qu'en conséquence il fallait en obtenir promptement la ralilication. Quoique je marchasse ' Après 181 i, le cardinal Consaivi réalisa son projet.

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jour et nuit, cependant je fus rejoint à Florence par un courrier qui avait pour mission de me presser encore davantage. J'arrivai à Rome le 6 août, juste deux mois après mon départ.

Le Pape m'accueillit avec les plus tendres démons- trations de joie et de bonté. On distribua de suite l'exemplaire du Concordat à tous les Cardinaux, dont le Pape voulait, avant la ratification, demander l'avis dans une Congrégation générale, qui se tiendrait en sa présence. La ratification fut ensuite portée à Paris par un courrier pontifical. Elle y arriva trente-six ou trente-sept jours après la signature du traité.

Je n'abandonnerai pas la question de ce traité sans parler de ce qui suivit. Au grand étonnement de tout le monde, il s'écoula plusieurs mois avant la publication du Concordat en France. Le Gouverne- ment ne témoignait plus la même ardeur qu'autre- fois, et la rapidité avec laquelle j'avais effectué mon voyage me paraissait complètement superflue. Nous avions couru, presque volé, et cette précipitation m'avait causé, ainsi qu'à mes gens, une telle fatigue, qu'à notre arrivée à Rome nous avions tous été contraints de garder le lit par suite du gonflement de nos jambes, gonflement que la douleur née d'un voyage aussi rapide avait occasionné. On ne compre- nait pas les raisons de ce mystérieux retard, mais on en eut bientôt la clef quand, à Pâques de l'année suivante, on vit apparaître un gros volume portant pour titre : Concordai.

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La première cl la seconde pae;e contenaient seules le véritable texte du traité, en dix-sept articles, si j'ai bonne mémoire. Les lois orpjaniques fabriquées l)ar le gouvernement français remplissaient tout le volume. Pour persuader aux lecteurs superficiels et vulgaires que ces articles ori^aniques avaient été acceptés par le Pape, on les avait frauduleusement placés sous le titre et sous la date du Concordat. Et cependant ils étaient postérieurs au moins d'un an à ce traité. Il n'y eut qu'une chose qu'on ne se permit point, ce fut d'apposer sous ces articles, (juc nous ne connaissions pas, nos noms, qui se lisaient au bas du véritable Concordat. Je renonce à dépeindre le cha- grin que ces lois organicjues causèrent au Pape. Il comprenait que le Concordat était bouleversé et anéanti au moment même de sa publication, et qu'on portait ainsi un immense préjudice à la Religion et aux règles essentielles de l'Église. Il ne restait à Pie VU d'autre moyen de protester que de déclarer hautement, en face du monde, dans une allocution consistoriale, imprimée à l'heure même le Con- cordat paraissait à Rome, que ces lois organiques lui étaient absolument inconnues, qu'il n'y avait pris aucune part, qu'elles lui infligeaient la plus vive peine, et qu'il allait présenter au Premier Consul ses plus pressantes réclamations, ce qu'il fil. Il ajoutait que Bonaj)arte, après avoir désiré, par le Concordat, rétablir en théorie la Religion catholique, ne pouvait pas lui-même se mettre en contradiction

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vait être rei^ardée comme l'acceptation d'une nouvelle discipline siibslituoo à colle de la constiliilion du clergo, et non comme une flétrissure de cette dernière, en tant que coupal)le et erronée. Le gouvernement français avait fini par se rendre à ces raisons; il avait promis la rétractalion expresse des évêques nommés, et nous nous étions arrangés pour la formule. Elle consistait à se soumettre aux jugements du Saint- Siège exprimés dans les Brefs si répandus de Pie VI, sur la question des actes ecclésiastiques de France.

Or il arriva que, sans être muni des pouvoirs nécessaires, le cardinal Caprara, en sa qualité de cardinal légat, s'imagina de donner l'institution ca- nonique aux évêques nommés. Il assura d'abord que ces constitutionnels s'étaient rétractés en présence des deux évêques de Vannes et d'Orléans (l'abbé Bernier), et il fit passer à Rome leur procès et leur serment. Mais les évêques nommés lui infligèrent bientôt un démenti public dans leurs brochures; ils dirent même que, bien loin d'avoir souscrit à la for- mule que les deux évêques de Vannes et d'Orléans leur proposaient d'accepter, ils l'avaient foulée aux pieds. Peu importe de savoir qui fut trompeur ou trompé dans cette afffure; ce qui ne paraissait que trop réel , c'était le scandale et le malheureux veu- vage des églises.

Ces deux grands et très-cruels déboires, l'installa- tion sur les nouveaux sièges des conslilulionncls qui persistaient dans le schisme, et la promulgation des

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avec sa volonté en maintenant des lois qui lui étaient si opposées. Le Pape fit connaître de la sorte (ju'ij était resté étranger à ces articles, et qu'il savait les qualifier du titre qu'ils méritaient, afin que les Catho- liques pussent se tenir sur leurs gardes.

A l'amertume que les lois organiques provoquaient dans le cœur du Père commun, vint se joindre la nomination de certains prêtres constitutionnels aux évèchés. Nous nous étions assurés d'avance, pen- dant les négociations, que le gouvernement fran- çais abandonnerait radicalement les constitutionnels, que le Saint-Siège déclarait appartenir encore au schisme, pour l'abolition duquel le Concordat avait été rédigé en partie. Mais, après la signature de cet acte religieux, le Gouvernement insinua que la poli- tique le forçait à nommer quelques constitutionnels aux sièges nouveaux. Nous nous opposâmes èner- giquement à ce projet, en démontrant à Bonaparte combien il serait nuisible à tous égards. Comme les efforts de la Cour de Rome restaient sti'riles, elle déclara à la France qu'elle se voyait dans l'impossi- bilité d'agréer ses présentations aux évêchés, si les prêtres qu'on y appelait ne rétractaient pas leurs er- reurs. Le Gouvernement prétendit alors qu'il suffisait que ces prêtres acceptassent le Concordat, qui était, à son avis, une rétractation implicite. Nous répon- dîmes qu'il n'en était point ainsi, car le Concordat ne renfermait pas un mot sur la schismalique constitution civile du clergé; que l'acceptation du Concordat pou-

DU CARDINAL CONSALVI. 379

Tait êfre regardée comme l'acceptation d'une nouvelle discipline substituée à celle de la constilulion du clergé, et non comme une flétrissure de cette dernière, en tant que coupable et erronée. Le gouvernement français avait fini par se rendre à ces raisons; il avait promis la rétractation expresse des évêqucs nommés, et nous nous étions arrangés pour la formule. Elle consistait à se soumettre aux jugements du Saint- Siège exprimés dans les Brefs si répandus de Pie VI, sur la question des actes ecclésiastiques de France.

Or il arriva que, sans être muni des pouvoirs nécessaires, le cardinal Caprara, en sa qualité de cardinal légat, s'imagina de donner l'institution ca- nonique aux évêques nommés. Il assura d'abord que ces constitutionnels s'étaient rétractés en présence des deux évêques de Vannes et d'Orléans (l'abbé Bernier), et il fit passer à Rome leur procès et leur serment. Mais les évêques nommés lui infligèrent bientôt un démenti public dans leurs brochures; ils dirent même que, bien loin d'avoir souscrit à la for- mule que les deux évêques de Vannes et d'Orléans leur proposaient d'accepter, ils l'avaient foulée aux pieds. Peu importe de savoir qui fut trompeur ou trompé dans cette atfaire; ce qui ne paraissait que trop réel, c'était le scandale et le malheureux veu- vage des églises.

Ces deux grands et très-cruels déboires, l'installa- tion sur les nouveaux sièges des constitutionnels qui persistaient dans le schisme, et la promulgation des

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lois organiques destructives du traité, furent les deux épines qui continuèrent à déchirer le cœur du Pape, et qui l'engagèrent à entreprendre le voyage de Paris pour le couronnement de l'empereur Napo- léon. En terminant l'atFaire du Concordat français, je dois avertir le lecteur que j'ai écrit à ce sujet d'autres Mémoires. Si entre ma première version et celle-ci on signalait quelque différence, on devrait s'en référer à la première. Elle est plus intégrale, plus détaillée ; elle a été composée dans des moments moins critiques et qui me permettaient mieux l'exac- titude et la réflexion.

Au Concordat français succéda le Concordat ita- lien, c'est-à-dire le Concordat du royaume d'Italie, qui fut négocié par le Cardinal légat à Paris.

La triste expérience qu'il avait faite pour le Con- cordat français engagea le Pape à prendre ses pré- cautions, afin d'empêcher qu'à l'aide de lois orga- niques ou de quelque autre moyen on ne battît en brèche le nouvel édifice aussitôt qu'il serait élevé. Le Saint-Père signa donc le Concordat italien, dans lequel il avait intercalé plus d'articles avantageux à l'Eglise que dans le Concordat français. Pour en arriver là. Sa Sainteté avait mis en avant qu'on ne prétendrait pas pour le royaume d'Italie, comme pour la France, que l'état des choses et le renverse- ment total de la Religion n'autorisaient rien de plus que ce que le Gouvernement accordait. Le Pape y fit insérer en outre un article très-net par lequel il fut

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stipulé (lu'on ne pourrait rien innover dans les allaires ecclésiasticjues sans s'être concerté avec le Saint-Siège. ÎMais cet article, très-clair cependant, ne garantit pas le Pape des atteintes qu'il redoutait.

A l'instar des lois organicpics françaises sur le Concordat, on \it apparaître avec le Concordat d'Italie d'abord les décrets du président ]\le!zi, el ensuite, sur les réclamations du Pape, les ordon- nances dn ministre des cultes, et les décrets de 1 Empereur lui-même révoquant en apparence les arrêtés de Melzi et les maintenant en réalité. C'est ainsi que ce Concordat, comme celui de la France, fut bouleversé au moment il voyait la lumière, et bouleversé malgré les oppositions incessantes du Pape, qui, soit par l'intermédiaire de ses ministres, soit par ses démarches personnelles, par ses Brefs ou par ses lettres, continua ses plaintes à ce sujet jus- qu'après son départ de Rome, et même pendant sa longue captivité, qui dure encore.

Le mariage de Jérôme, frère de l'Empereur et aujourd'hui roi de Westphalie, succéda aux péripé- ties des deux traités religieux. Sa Majesté écrivit au Pape pour ([u'il annulât le mariage que son frère avait contracté en Amérique sans son consentement et sans celui de leur mère. \.n négociation fut entamée et suivie à Rome par le cardinal Fesch, qui venait de succéder à M. Cacault en qualité d'ambassadeur. Cette aflaire fut fort pénible, tant par la vivacité avec laquelle l'Empereur adressa et soutint sa demande,

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que par la nature des factums que fit rédiger le cardinal Fesch, afin d'arriver au but de leurs désirs. Le Pape n'adhéra jamais, parce que, disait-il, les lois de l'Église s'opposaient à cette prétention; mais l'Empereur voyant un ecclésiastique et un cardinal tel que Fesch soutenir avec tant de force qu'il n'était pas vrai que les lois de l'Église s'opposassent à sa demande, se figura que le Sainl-Père avait un motif secret pour agir. Au lieu de trouver un avantage dans la qualité du ministre qui traitait avec nous. Pie Vil n'y rencontra que de cruels désagréments. Le Pape, dans ses réponses, démontra jusqu'à l'évi- dence que le défaut de consentement des parents ne constituait point un empêchement dirimant pour l'effet sacramentel, s'il en constituait un en Fiance pour les effets civils. Il établit que le seul moyen de le faire souscrire au vœu impérial, c'était de lui prouver que le concile de Trente avait été publié à Baltimore, ville le maiiage fut contracté. Dans ce cas, disait le Pape, nous déclarerions nulle cette union, parce qu'elle n'aurait pas été contractée dans les nouvelles formes prescrites par le Concile. Si, d'un autre côté, ce Concile n'y a pas été publié, l'ancienne discipline y étant encore en vigueur, d'après le Concile lui-même et les Constitutions apostoliques pour les lieux il n'aurait pas été promulgué, le mariage est on ne peut plus valide. » On ne prouva jamais que la publication du Con- cile avait eu lieu à Baltimore, et le Pape persista

nu CARDINAL CONSALVI. 383

dans son refus. Je dus certes beaucoup souffrir, qu'on nie permette ce bon mot, des nouvelles formes qu'inventa l'ambassadeur français à Rome pour négocier cette aifaire. Il y a quehjue chose de plus singulier encore par rapport à ce mariage. Dans les lettres que l'Empereur écrivit au Saint-Père pour en obtenir l'annulation, Bonaparte relevait toujours avec une extrême vivacité que l'épouse de son frère était protestante, et il vitupérait vertement le Pontife de vouloir maintenir une hérétique dans une famille dont tous les membres étaient destinés à occuper des trônes.

A cette objection , le Pape répondait que l'Église désapprouvait certainement les mariages contractés entre des personnes de cultes différents, qu'elle les regardait comme illicites, mais qu'elle ne les arguait point d'invalidité et de nullité. Après ces lettres, aurions-nous jamais pu croire que, le mariage une fois déclaré nul par l'autorité ecclésiastique de Paris, je ne sais à coup sûr en vertu de quel droit et de quels pouvoirs , on aurait fait épouser par ce même prince Jérôme Bonaparte une protestante, la fille du roi de Wurtemberg, et qu'on l'aurait placée sur le trône de Westphalie ?

J'arrive au grand événement du voyage de Pie VII à Paris. On reçut inopinément à Home une lettre du Cardinal légat. Elle portait que l'Empereur l'avait fait appeler, et lui avait dit que tous les ordres de l'État et les personnes les mieux intentionnées en

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faveur de la Religion catholique , lui faisaient ob- server qu'il serait très-utile aux intérêts de cette même Religion d'être couronné par le Pape sous son nouveau titre d'Empereur des Français; que tel était. aussi son avis; que les circonstances dans les- quelles se trouvait la France et son élévation récente à la dignité impériale, après la grande crise d'où sortait le pays, rendaient impossible son voyage à Rome pour recevoir le diadème des mains du Pape; qu'en conséquence, puisque lui, l'Empereur, ne pouvait pas quitter Paris sans un trop grave préju- dice, il ne restait qu'un moyen d'accomplir cette cérémonie, c'était que le Pontife vînt de sa personne à Paris, comme quelques-uns de ses prédécesseurs n'avaient pas eu de difficulté à lui en fournir l'exemple; que le Pape serait satisfait de son voyage au delà même de ses vœux, à cause des fruits que la Religion en retirerait, qu'il fallait en référer au Saint-Père; que, si sa réponse était affirmative, on l'inviterait officiellement avec toute la solennité et la pompe dignes de l'invité et de son hôte.

A ces communications faites de la part de l'Empe- reur, le Cardinal légat ajoutait qu'il pouvait assurer de son côté que si le Pape accueillait cette demande, il en résulterait de grands avantages, et que s'il la rejetait, on n'avait qu'à s'attendre à des calamités prochaines: qu'un refus serait très-sensible et ne serait jamais pardonné ; que les excuses basées sur la santé, sur le grand âge du Saint-Père, sur les

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inconvénients du voyage, etc., seraient prises pour ce qu'elles valaient, c'est-à-dire pour des prétextes, et qu'elles produiraient le plus mauvais eflel; qu'un retard dans la réponse serait considéré à l'éj^al d'un refus, et que la situation faite au nouveau Gouverne- ment ne le permettait pas; qu'il était inutile et fasti- dieux de soulever des objections sur l'étiquette de la réception et du séjour, car il savait de source cer- taine que l'on ferait sur ce point, en faveur du Saint-Siège, tout ce qui avait été fait autrefois, et beaucoup au delà même des souhaits; néanmoins l'Empereur ne voulait pas subir l'humiliation d'ac- corder en obtempérant à un traité préventif, il dési- rait agir par une propension naturelle du cœur. Le Légat ajoutait enfin que tout semblait concourir pour que le Pape donnât une réponse non-seulement aflir- mative, mais encore très-prompte, et pour que la transmission en fût aussi rapide que possible.

On comprend que cette lettre, sur une matière aussi délicate qu'importante , dut plonger le Pape dans des méditations profondes. On saisit à vue d'œil les conséquences qui découleraient de l'acceptation ou de la non-acceptation d'une pareille demande; on prévit sur-le-champ ce que l'on pouvait attendre d'un tel homme si, par un refus, on le blessait au plus vif. On ne se dissimula point l'impression que, vu la disposition des esprits en Europe à l'égard de Bonaparte, cette promesse du voyage allait produire sur les particuliers et dans les Cours , et l'on pres-

II. 25

386 MÉMOIRES

sentit le jugement qu'il était permis d'attendre de la postérité'.

Pour suivre la route droite et ne pas se tromper au milieu de tant de difficultés, il n'y avait qu'à mar- cher avec une grande pureté d'intention. Il importait de ne pas se laisser guider par des intérêts et des

1 Ce jugement est prononce', et la me'moire du pape Pie VU n'a pas à s'en plaindre. Les partis extrêmes, les seuls vrais par conséquent , attaquèrent la re'solulion du Souverain Pontife avec toute sorte d'armes. L'imprécation, la satire, la douleur, furent mises en jeu, et le comte Joseph de Maistre, le futur auteur du célèbre ouvrage intitulé L>u Pape, et les évèques français émigrés et les royalistes de toutes les nuances tirent cause commune avec l'incrédulité et la démagogie pour s'opposer à cette consé- cration suprême. Aujourd'hui que toutes ces fiévreuses agitations ne sont plus que du domaine de l'histoire, même sous le second Empire, 'nous pensons, en nous reportant à l'époque et aux cir- constances; que Pie vil ne pouvait faire mieux, et qu'il lui était impossible de faire autrement.

Dans une note séparée de ses écrits, note qui s'y rattache cependant d'une manière intime, le cardinal Consalvi se montre beaucoup plus explicite que dans ses Mémoires, et il dit :

ff L'empereur Napoléon exerçait sur le Saint-Père une espèce de fascination et d'éblouissement que toutes les calamités privées ou publiques ne purent jamais faire cesser. C'était un mélange d'admiration et de crainte, de tendresse paternelle et de pieuse gratitude. Le Concordat était son oeuvre de prédilection , l'acte de paix et de foi qui avait réconcilié la France avec l'Église, et préservé le monde entier d'un schisme universel ou d'une vio- lente séparation d'avec le Saint-Siège. Pie Vil , qui n'entrevoyait la politique qu'au point de vue de la Religion, et dont la vie s'était écoulée loin des calculs ambitieux et des intrigues de la diplomatie , ne reconnaissait (ju'une chose nécessaire. Il ne s'oc- cupait que du salut des âmes et du bien spirituel des peuples, il écartait donc autant que possible tout ce qui pouvait nuire à son œuvre. Les agitations de cette époque si troublée, les complots éclatant à Paris contre la vie du Premier Consul et de l'Empereur,

DU CARDINAL CONSALVI. 387

motifs humains, et de n'avoir d'autres vues que celles que le Pape devait manifester en raison de son caractère et de son apostolat, c'est-à-dire il s'agissait de n'envisager en cela que la Religion. Le Saint-Père, se défiant de sa propre sagesse, jugea nécessaire de réunir le Collège des Cardinaux tout

les rêves des uns, les crimes des autres, les passions de tous, n'altéraient en rien le calme de sa pensée; mais, après l'assassinat du duc d'Enghien , le Saint-Père ne crut pas, dans l'intérêt uième de Napoh'on, devoir rester indifTérent.

» Quand le cardinal Fesch vint, de la part du chef delà France, annoncer au Pape l'assassinat de cette grande et innocj^-nte vic- tia»€j le Saint-Père pleura beaucoup, et il dit que ses larmes coulaient autant sur la mort de l'un que sur l'attentat de l'autre. Dans sa pensée. Pie VU déplorait amèrement cette mort; mais il déplorait encore plus amèrement peut-être que Bonaparte s'en fût rendu coupable. Les explications embrouillées que le cardinal Fesch était chargé de lui présenter ne le convaimiuireut point, et lorstpi'on mit en question le couronnement de Bonaparte et le voyage à Paris, la mort du duc d'Enghien fut une des causes secrètes qui firent si longtemps hésiter le Saint-Père.

» Plus mêlé ijue lui aux choses et aux hommes, et forcé i>ar la nature de mon emploi à les voir souvent du mauvais côté, je ne partageais pas d'une manière absolue tous les sentiments que le Pape professait à l'égard de l'Empereur. J'avais vu ce prince de fort près. J'admirais la puissance de son génie , la rapidité de son intelligence et cette merveilleuse fécondité de ressources dans l'esprit (|ui en faisait un être à part. Mais je ne me dissimulais pas qu'à tant de brillantes qualités venaient malheureusement se mêler de grandes ombres et d'innombrables défauts que l'ivresse du succès devait développer outre mesure. Bonaparte , qui aurait été invincible dans la discussion , ne voulait plus permettre qu'on discutât avec lui. Je suis peut-être un tle ceux, assez rares en Europe , ([ui lui ont tenu têle et ([ui ne se sont pas courbés sous sa volonté de fer, et j'avoue ici , devant Dieu, n'avoir jamais eu à m'en repentir. Dans ses accès de colère , colère plutôt feinte que réelle vers les premiers temps surtout, il menaçait bien de faire

25,

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entier. Persuadé que les pensées des mortels sont toujours timides et incertaines, cogitaliones morta- lium timidœ et incerlœ , ainsi qu'il le dit ensuite dans son allocution consistoriale tenue avant son départ, le Pape implora les lumières et l'aide du Ciel pour que la résolution à prendre devînt, tôt ou tard, la plus honorable et la plus utile au bien de la Religion et de l'Église.

Ce fut dans ces dispositions que le Saint-Siège entama à Rome les négociations relatives à cette grande affaire. Je dis à Rome, car le gouvernement français, en faisant écrire par le Cardinal légat, avait informé de tout son ambassadeur, le cardinal Fesch. Il l'avait chargé de suivre les négociations et de les mener à bonne fin avec la plus vive sollicitude. Ce

fusiller, ce qu'il lui est arrivé de dire même assez souvent pour moi; mais je suis persuade qu'il n'aurait jamais signé l'ordre d'exécution. J'ai entendu raconter plus d'une fois à ses serviteurs les plus dévoués et à ses confidents les plus intimes que le meurtre du duc d'Enghien avait été plutôt une surprise qu'un acte de sa volonté. Je ne serais pas étonné que cela fût vrai, car c'était un crime inutile, ne laissant (pie honte et remords, et Bonaparte aurait pu très-aisément se les épargner.

» Le Pape, se rendant à Paris pour le couronner, lui donnait un si grand témoignage de tendresse paternelle et d'estime sou- veraine ; Rome dérogeait si pleinement à ses droits et à ses usages, que nous ne doutâmes pas que l'Empereur saurait gré au Saint-Siège d'une condescendance si marquée. Nous fûmes tous trompés dans nos prévisions religieuses. Pour ma part j'en éprouvai une douleur presque aussi cuisante que celle du Saint- Père; mais, tout bien réfléchi, si l'occasion se présentait de nou- veau dans les mêmes conditions, je crois que je recommencerais encore. »

DU CARDINAL CONSALVl. 389

Cardinal commença à travailler avec moi et avec le Pape lui-môme. Que l'on ne s'attende ])as à lire ici dans ses détails et d'après l'ordre chronoloi;i(|ue tout ce qui se dit et se fit; ce serait impossible, à moins d'avoir entre les mains les notes émanées des deux parties. Et quand bien même je posséderais ces docu- ments, je ne le pourrais pas encore, eu égard aux circonstances dans lesquelles ces pages sont écrites. Je ne relaterai en gros que les choses les plus essen- tielles, car je me vois dans l'impuissance matérielle de les rapporter toutes.

Je dis donc qu'après avoir communiqué aux Car- dinaux une copie des lettres du Cardinal légat et du cardinal Fesch, on leur demanda à tous d'exprimer leur avis sur le papier. Le plus grand nombre se dé- clara pour l'affirmative. L'Empereur avait fait con- naître de la manière la plus formelle que le Saint- Père n'aurait point à regretter son voyage à Paris, et qu'il aurait lieu d'en être très-content par les résultats que la Religion y trouverait. On jugea que le Pape ne pouvait pas reculer devant ce voyage, même en supposant que Bonaparte ne tiendrait pas la parole donnée. Et, dans cette hypothèse, on pensa que le Pape ne devait point fournir de prétextes à l'accusation que tout le monde, et spécialement le clergé français, aurait fait peser sur lui, quoique sans raison valable. On aurait dit que, par son refus, le Pontife occasionnait tout le mal dont on avait tant à se plaindre en France, et par môme empêchait

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tout le bien qui ne s'y faisait pas et qu'on aurait pu espérer; qu'il s'était opposé aux intérêts vérital)les de la Religion, en redoutant les vaines paroles et les censures des hommes animés d'un esprit de parti. Ces accusations, prévues d'avance, étaient intrinsè- quement dénuées de fondement, car il pouvait fort bien airiver que le voyage du Pape ne mît pas un terme aux maux de la France si Napoléon violait ses impériales promesses. Toutefois on crut devoir enle- ver aux crédules le moyen si commode d'attribuer à Pie VII ces tristes éventualités; on ne voulut pas fournir au monde et à l'Église une occasion de scan- dale. Le nouvel Empire était reconnu par toutes les puissances catholiques et par les autres '. Il n'y avait donc pas à objecter l'intrusion de ce pouvoir, que le Pape avait reconnu comme l'Europe. En acceptant l'idée du voyage, nous eûmes encore la pensée de ne pas attirer par un refus les affreuses conséquences qui auraient fondu sur le Saint-Siège. Du reste ces conséquences ne regardaient pas seulement la Chaire de Pierre; elles intéressaient aussi l'univers entier, car la séparation de la tète et du centre devait néces- sairement provoquer une grande perturbation dans le Catholicisme.

Ces réflexions l'emportèrent dans la balance sur

1 L'Angleterre seule s'obstina à ne jamais reconnaître l'Empe- reur et l'Empire. Aussi, en 1815 et à Sainte-Hélène, elle ne voulut voir dans Napole'on, son prisonnier europe'en, que le général Buonaparte.

DU CARDINAL CONSALVI. 391

celles qu'on leur opposait; je n'ai fait que les effleu- rer ici, puisque ce n'est ni le lieu ni l'heure de déve- lopper les motifs qui nous déterminèrent.

A ces raisons e;énérales vinrent se joindre plus particulièrement les deux autres dont j'ai parlé quel- ques pages plus haut : les lois organiques et l'instal- lation sur les nouveaux sièges épiscopaux des évèques constitutionnels n'ayant pas sincèrement rétracté leurs erreurs. C'étaient les deux profondes dou- leurs qui déchiraient lame du Pape. On s'en sou- vient, ces lois organiques avaient étouffé le Concordat dans son berceau, et les nominations des constitu- tionnels laissaient subsister ce schisme pour l'extinc- tion duquel le Concordat fut souscrit. On pensa qu'il y aurait mérite à accepter l'invitetion impériale, et que le séjour du Saint-Père à Paris, ainsi que les promesses formelles de Napoléon , faciliteraient l'exécution du projet que nous avions conçu relati- vement à ces deux graves sujets. Toutefois, en accor- dant notre assentiment au voyage réclamé par l'Em- pereur, il nous sembla prudent et sage pour le Pontife de ne pas le donner à l'aveugle , comme on dit , et avec une confiance absolue dans les promesses qu'on nous avait faites. Nous crûmes que nous devions préparer et assurer l'accomplissement de ce que le Pape se proposait d'obtenir par sa condescendance. Les simples promesses verliales adressées au Cardinal légat et les expressions génériques sur le bien de la Religion mises en avant par les notes du cardinal

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Fesch nous parurent trop insufiisantes et pas assez péremptoires pour prononcer le oui définitif.

Le cardinal Fesch insista souvent et avec ténacité pour que le Pape mit à sa complaisance la con- dition que les trois légations seraient restituées au Saint-Siège; mais Pie VII ne songeait pas à faire en- trer pour quelque chose le temporel dans sa déter- mination. Il rejeta cette idée; il défendit même de lui en parler dorénavant.

Les événements prouvèrent plus tard qu'-en sug- gérant un pareil projet, et en cherchant à le popu- lariser, ainsi qu'il le fit, le cardinal Fesch n'agissait point par ordre de Napoléon; car, bien loin de vou- loir restituer au Saint-Siège ce qui lui avait déjà été ravi. Napoléon méditait dès lors de s'emparer de tout le reste. Le Cardinal agissait de la sorte parce qu'il était poussé par son zèle en faveur du temporel de l'Église, et je me fais un devoir de lui rendre cette justice. La négociation tendit entièrement vers ce but, s'assurer d'une manière plus positive, d'une manière liant plus étroitement, s'assurer, dis-je, que toutes ces paroles génériques et volantes et toutes ces promesses en l'air pour le bien de la Religion étaient sincères. On insista spécialement sur les deux points des lois organiques et de l'abandon des consti- tutionnels qui refusaient de se rétracter sincèrement et publiquement. Cette négociation dura beaucoup plus de temps que le gouvernement français ne l'aurait désiré, car elle se prolongea pendant quatre

DU CARDINAL CONSALVI. 395

OU cinq mois, et plus encore, si j'ai bonne mémoire. Nous ne voulûmes pas dire oui sans avoir ces pro- messes, et sans les avoir de Paris '. Après les plus

' Non content de la de'péclie olTicielle que le Cardinal le'gat reçut avec prière de la transmettre à Rome, l'empereur Napolt-on voulut que le prince de Talleyrand, son ministre des affaires étrangères, lui adressât un rapport secret sur la question , et l'on eut bien soin que ce ra|»port parvint au Vatican. Le langage de l'ancien évéque d'Autun, (|ui avait abdiqué la crosse et la mitre pour prendre femme, était assez respectueusement significatif j»our faire espérer au Saint-Siège , de la part des Constitutionnels, un repentir plus solide et une vénération moins diplomatique- ment compassée.

Voici le rapport du prince de Talleyrand à l'Empereur, sous la date du 15 juillet 1804 :

« Sa Majesté m'a fait l'honneur de me renvoyer une lettre dans laquelle son ministre près la Cour de Home lui a fait connaître la disposition du Saint-Père i-elativementà son voyage en France. J'ai reçu de M. le Cardinal légat une note oHicielle sur le même sujet. Je vais rendre à Sa Majesté le compte qu'elle me demande de l'état actuel de cette discussion.

» Le Saint -Père n'a pu prendre sa détermination sur une démarche aussi importante, sans consulter la partie du Sacré Collège résidant à Rome : les avis des Cardinaux ont été partagés, mais la majorité a adhéré au projet de voyage sous des réserves qu'il est utile de discuter.

» Ces réserves sont basées sur deux difficultés •. l'une de pure susceptibilité ultramontaine, qui est relative à la conduite indis- crète et peu déférente de quelques évéques ci-devant constitu- tionnels ta l'égard de la Cour de Rome; l'autre dogmati(jue et (|ui a trait au serment que Sa Majesté iloit prêter au couronnement. La première difficulté peut aisément être levée : si quehjues évêques constitutionnels ont manqué dans leurs actions ou dans leurs écrits au respect et à la bienséance ijui doivent être observés à l'égard du Saint-Siège , ils doivent être re[)ris , ramenés à la soumission dans ce (pii est prescrit par les usages et les lois de la discipline. Dans tous les cas, le Saint-Père sera en France comme il est à Rome, le chef de l'Église catholique. Il les accueillera ou

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vifs débats se renouvelant chaque jour avec le car- dinal Fesch, et c'est à dater de cette époque que naissent et croissent son aversion et sa haine contre moi, nous arrachâmes enfin une note officielle

refusera de les admettre auprès de sa personne, et certainement Sa Majesté' ne souffrira pas qu'aucun eccle'siastique, de quelque grade ou de quel(|ue communion ([u'il soit, manque de respect en quoi que ce soit au Père commun des fidèles. La seconde diffi- culté se subdivise en deux griefs. Le serment, disent les Cardi- naux, n'est pas catiiolique : en ce qu'il consacre la tolérance des cultes; en ce (ju'il assimile au Concordat les lois organiques, que la Cour de Home regarde comme étant, en quehjues points importants, subversives de l'autorité de l'Église.

» D'abord on peut écarter tout à fait cette difficulté et les griefs qui la motivent, en disant que le serment est un acte accessoire au couronnement, et que le couronnement est une solennité politicjue qui n'a aucun rapport avec la cérémonie reli- gieuse du sacre. Le sacre et le couronnement peuvent être faits ensemble , et ils peuvent aussi avoir lieu à des moments et dams des lieux différents.

« Mais le serment , dùt-il être prêté dans le temps de l'onction impériale et sous les yeux mêmes et les auspices du Saint-Père, ne renferme rien (|ui puisse offenser sa piété, parce qu'il est entièrement politique et n'exprime rien de relatif à la croyance religieuse.

» Il prescrit l'obéissance aux lois du Concordat, parce que, en langage de droit public, les stipulations de deux puissances sont des lois que les publicistes appellent lois de lu lettre. Les lois orga- niques sont des lois d'une autre nature. Le prince ne peut pas jurer de les faire observer, parce qu'elles peuvent être changées, et s'il avait été dans l'intention du constituant de le prescrire, il n'aurait pas dit les lois du Concordat , mais les lois organiques du Concordat.

«Quant à la tolérance, elle est en France et dans la plus graniie partie des États de l'Europe un devoir politique qui n'affecte en rien la catholicité des souverains et des États qu'ils gouvernent. En Allemagne, en Italie, à Rome même et en France,

DU CARDINAL CONSALVI. 395

adressée par M. de Talleyrand au Cardinal légat, changé de la transmettre à Kome. On y donnait les plus positives assurances que le Pape serait satisfait quant aux lois organiques; la dépêche portait en

on interdit l'insulte et les persécutions;^ on plaint les dissidents, mais on cominaiitle le res|)ect de leur opinion et du culte que la conscience leur prescrit de pratiquer.

» Telles sont les observations simples et décisives qu'on peut opposer aux dillicultés des Cardinaux, et je ne doute |)as (|u'elks ne sufïisent pour dissiper toute iniiuiétude dans l'esprit du Sou- verain Pontife. Si Sa Majesté les approuve, je lui proposerai de m'auloriser à adopter un projet de réponse qui m'a été ilonné par M. l'évèque d'Orléans, et (|ui est joint au rapport <|uc j'ai l'iion- neur de présenter. »

La noie du prince de Talhyrand au Cardinal légat est ainsi conçue :

« Sa Majesté voit avec peine »iu'on paraisse insinuer (|u'elle n'a point encore lait tout ce qu'elle pouvait faire pour que le Sou- verain Pontife répondit à son invitation; elle otl're avec satisfac- tion au Saint-Siège et à l'Europe entière ses titres sacrés à la reconnaissance de l'Église. Les temples rouverts, les autels relevés, le cuite rétabli, le ministère organisé, les chapitres dotés, les séminaires fondés, vingt millions sacrifiés pour le payement des desservants, la possession des États du Saint-Siège assurée, Rome évacuée par les Napolitains, Bénévenl et Ponte- Corvo restitués, Pesaro, le fort Saint-Leo, le duché d'Lrbin rendus à Sa Sainteté, le Concordat italique conclu et sanctionné, les négociations pour le Concordat germanique fortement ap- puyées, les missions étrangères rétablies , les catholiques d'Orient arrachés a la persécution et protégés ellicacemeiit auprès du Divan : tels sont les bienfaits de l'Empereur envers l'Eglise romaine. Quel monanjue pourrait en olVrir d'aussi grands et d'aussi nombreux dans le court espace de deux à trois ans? La liberté des cultes est absolument distincte de leur essence et de leur constitution. La première a pour objet les indiviilus qui professent ces cultes ; la seconde, les principes et l'enseignement qui les constituent. Maintenir l'une n'est pas approuver l'autre.

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termes exprès que Sa Sainteté pourrait renouveler les représentations faites à Sa Majesté sur ces lois, qu elle pourrait même en ajouter d'autres, que Sa Majesté les accueillerait toutes et en traiterait direc- tement à Paris avec Sa Sainteté, avant ou après le couronnement, et que le Saint-Père obtiendrait satis- faction complète à ce sujet. On serait même allé plus loin pour devancer les vœux du Pape , et l'on insi- nuait discrètement que, si Sa Sainteté avait des de- mandes à présenter sur le temporel, Sa Majesté s'empresserait de les accueillir. Il est bon de répéter

Charles-Quint autorisa dans la diète de Spire, en 1529 , la liberté' du culte lulhe'rien en Allemagne, jusqu'au concile ge'ne'ral qui n'était pas encore indicpié, et Cle'ment VII ne lui objecta jamais cette tolérance. Charles fut couronné par le Pontife le 24 février de l'année suivante. Il est des mesures que la sagesse indique et que les circonstances commandent. La modération de Sa Sainteté est trop connue pour qu'on lui suppose un seul instant le désir et la pensée même d'exiger que l'Empereur des Français pro- scrive des cultes établis depuis longtemps dans ses États, au risque de renouveler à la face de l'Europe étonnée l'effrayant spectacle d'une seconde révolution. On ne choque pas ainsi les idées reçues , les sentiments et les prétentions d'un grand peuple, et encore moins la Charte conslilulionnelle qui garantit les droits de ce même peuple et du monarque qu'il a librement choisi pour le gouverner.

» Le voyage de Sa Sainteté en France ne peut inspirer aux cours étrangères aucune espèce de soupçon. La France n'a pas balancé à reconnaître Sa Sainteté , quoique son élection eût été faite dans les États d'un souverain étranger et au milieu des en- nemis qu'elle avait alors à combattre. Comment ces mêmes puis- sances, aujourd'hui amies ou alliées de la France, verraient-elles de mauvais œil que le Père commun des lideies honorât de sa présence ce vaste et glorieux Empire rendu à la Religion? Le cabinet de Versailles, quelque peu satisfait (ju'il dût être de la

or CARDINAL CONSALVI. 397

ici que le Pape n'a\ciil rien exigé sur ce point et qu'il n'avait même témoigné aucun désir, malgré les con- seils du cardinal Fesch. Quant aux évêques intrus, la note de M. de Talleyrand alfirmait beaucoup. Mais il nous sembla que la teneur et le vague de ces pro- messes n'offraient pas au Saint-Père cette intime cer- titude qu'il voulait acquérir.

Peu satisfaits sur ce dernier point de la dépêche du ministre français, nous continuâmes à traiter avec le cardinal Fesch, auquel on faisait passer et qui nous adressait chaque jour des mémoires relatifs à la question. Nous fûmes plus d'une fois tentés de tout

comluite de Joseph II, ne reprocha jamais à Pie VI son voyage à Vienne. Quel ombrage pourrait donc exciter cehii de Pie VII à Paris, quand la France ne compte pour enneuiie <|u'une puis- sance séparée du Saint-Sit-'ge?

» Sa Sainteté n'a rien à redouter des anciens partis cpii ont si longtemps divisé la France. A peine aura-t-elle fait quei(pies pas sur le sol français, (ju'elie apercevra que ces partis n'existent plus. Tous les cœurs unis voleront au-devant d'elle , et les hommes qui rendirent les hommages les plus éclatants aux restes de Pie VI, mort dans la captivité, vénéreront avec transport son digne successeur, jouissant au milieu d'eux des heureux fruits qu'ont p.roduits sa sagesse et sa modération. Les ordres les plus précis seront donnés pour (jne la réception de Sa Sainteté en France soit digne et de la grandeur du Souverain qui l'invite et de la dignité sublime du Chef de l'Église. Tout sera ménagé avec autant de soin que de délicatesse pour (jue Sa Sainteté trouve à chaque instant ce qui pourra lui être nécessaire , utile et agréable. Ses jours ne courront aucune espèce de danger. Ils sont trop chers à Sa Majesté et à la France pour qu'elles ne veillent pas à la conservation de ces jours si précieux.

» Sa Sainteté recevra une lettre d'invitation telle qu'elle la désire, ou par les mains de M. le cardinal Fesch , ou par celles de deux évèques députés. »

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rompre, parce que le Cardinal ne nous communi- quait que des réponses dilatoires. Je ne dirai pas ce que j'eus à soufifrir de son caractère, aussi facile à se laisser aller à la colère la plus ardente, qu'enclin aux soupçons les plus invraisemblables comme aussi les moins fondés. Enfin il nous donna par écrit, et au nom de l'Empereur, l'assurance que les constitution- nels feraient entre les mains du Pape leur rétracta- tion positive, et dans la forme que le Pape prescrirait; que, pour cette cérémonie, ils profiteraient de la cir- constance de sa venue à Paris, et que, dans le cas peu probable l'un de ces constitutionnels ne vou- drait pas s'y prêter, le Gouvernement l'obligerait à se démettre de son siège. Après de telles certitudes accordées sur ce point, nous ne voulûmes pas encore prononcer le oui définitif. Il nous parut nécessaire de savoir, au moins en général, et non dans les plus minutieux détails, comment le Pape serait reçu et traité par l'Empereur, et s'il le serait d'une manière convenable à la dignité pontificale, que Sa Sainteté ne pouvait pas et ne devait pas compromettre.

M. de Talleyrand écrivit au Cardinal légat que les évêques constitutionnels seraient privés de leurs évêchés s'ils ne se rétractaient pas. Il lui confirma aussi ce qui avait été si solennellement prorais, que le Pape serait content de la réception préparée. Le cardinal Fesch nous parla dans le même sens. Il suffira sur ce point de citer le passage de la note de 31. de Talleyrand, passage qui mérite d'être

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connu pour pliisicuis raisons. En parhint de la réce|)- tion du Pape et de la manière dont il serait traite par l'empereur Napoléon, le ministre Talleyrand se servit de ces paroles mémorables : « Entre le Noyage de Pie YII en France, sa réception^ son traitement et les elïets qui en résulteront, et le voyage de Pie VI à Vienne, il y aura autant de dilïerence qu'il y en a entre Napoléon I" et Joseph II. »

Nous prîmes en outre les précautions que nous jugeâmes nécessaires. Les notes les plus récentes du cardinal Fesch oflVaient une fort étrange variété d'expressions. Le cardinal Fesch se servait du terme consécration consecrazione au lieu de couronne- ment — incoronazione qu'on lisait dans l'invitation primitive faite au nom de l'Empereur par le Cardi- nal légat. Nous demandâmes compte de ce change- ment. Le cardinal Fesch répondit : Le Pape ne peut mettre en doute que l'Empereur se fasse couronner par lui, mais je crois qu'il y aura un double couron- nement, celui de l'Église par le Saint-Père, et celui du Champ de Mars par le Sénat.

Cet aveu n'ayant pas plus satisfait le Pape (jue le Sacré-CoIlége, nous écrivîmes au Légat à Paris. Nous lui enjoignions de signifier nettement au ministre que le Saint-Père ne pouvait pas admettre qu'après avoir couronné l'Empereur, ce même Empereur serait encore couronné par d'autres; qu'en consé- quence il déclarait tout rompre si on ne lui don- nait pas à cet égard la certitude qu'il exigeait, car il

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lui était impossible d'engager la dignité du chef de l'Église. Dans une note officielle, le ministre prodi- gua les assurances désirées, se servant même de cette expression, que l'Empereur attachait un trop grand prix à être couronné par les mains du Pape pour chercher encore à recevoir le diadème des mains de quelques autres.

En un mot , on vit se réaliser pendant toute cette négociation le vieux proverbe : Longue promesse, mince résultat. Longa promessa con aiteniler corto.

Tout ce que fit le gouvernement français tendait uniquement à obtenir le voyage du Pape, car ce gouvernement avait l'intention bien arrêtée de ne tenir aucune de ses paroles. Le cardinal Fesch s'oc- cupa beaucoup avec nous de la suite du Pontife. La France souhaitait qu'il conduisît avec lui douze cardinaux et un nombre correspondant de prélats et de patriciens de Rome. En faisant cette demande, le cabinet de Paris songeait à donner le plus grand éclat à la cérémonie. Plus la suite du Pape serait nombreuse et imposante, plus cette magnificence allait rejaillir sur celui en l'honneur duquel avait heu la funzione. Quant au Pape, il aspirait, lui, à ne prêter à la solennité qu'une splendeur res- treinte. Dans le principe, le Saint-Père ne songea à se faire accompagner que par quatre cardinaux et par autant de prélats, qui furent quatre évo- ques. On ne comptait pas dans ce nombre les pré- lats attachés au service immédiat de Sa Sainteté,

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tels que le majordome et le maître de chambre. Il désigna aussi comme devant le suivre les deux princes'romains, chefs de la garde noble, et le surin- tendant des postes pour diriger le voyage. Pio YII crut devoir cependant accorder deux autres Cardi- naux diacres aux prières les plus pressantes du car- dinal Fesch.

Il choisit les cardinaux Braschi et de Bayane, qui pouvaient plus aisément supporter le voyage. Les quatre autres étaient les cardinaux Antonelli, di Pietro, Borgia et Caselli. On souhaitait à Paris que je fusse du voyage, mais le Saint-Père répondit que Rome ne pouvait pas être en même temps délaissée parle Souverain et parle premier ministre. Je restai donc.

Jamais on ne pourra raconter et même pressentir les discussions si pénibles et les ennuis si profonds que j'eus à subir pendant ces longues négociations. Je ne puis ni ne dois en faire le récit, mais on me per- mettra bien de ne point passer complètement la chose sous silence et d'avouer que je supportai même ce qui était insupportable. Le désir que j'avais de ne point léser les intérêts du Pape et du Saint-Siège me fit tout endurer. Nous prononçâmes enfin la parole décisive. Ce oui fut d'abord confidenliel et privé, car le oui diplomatique ne devait être échangé qu'au moment de l'invitation officielle. Cette invitation ne pouvait arriver qu'après que tout aurait été réglé. Mais à Paris on ébruita le oui confidentiel, puis le

II. 26

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voyage du Pape pour couronner l'Empereur fut bien- tôt livré par les journaux à la curiosité publique. De cette façon, et ainsi que l'on avait procédé lorsqu'on fit insérer au Moniteur la conclusion du Concordat avant qu'il fût signé , on cherchait à embarrasser le Pape et à lui rendre impossible un retour en ar- rière. — du moins sans soulever les plus tristes dis- cussions, — s'il ne s'estimait pas heureux de ce qu'on tramerait et exécuterait ensuite. La forme dans laquelle l'invitation oilicielle fut enveloppée n'eut rien d'agréable et sembla faite pour déplaire. Au lieu de se servir de l'antique formule usiiée par la France en de semblables occasions, ainsi qu'on l'avait promis au Cardinal légat, et de choisir pour porter cette lettre à Pie YIÎ au nom de l'î'jnpereur les ecclésiastiques et les fonctionnaires les plus illus- tres, ce fut un général de brigade (Caffarelli) qui présenta à Sa Sainteté un billet de Napoléon, si mes- quin sous tous les rapports, que le Pape se vit sur le point de retirer sa parole et de répondre par un non. Il ne voulut cependant pas se décider dans une affaire aussi grave sans prendre l'avis duSacré-Collége. Les Cardinaux jugèrent que, puisque sur les engagements pris on avait adhéré au voyage de P^ris uniquement pour procurer un plus grand bien à la Religion, il fallait tout sacrifier à ce but.

La précipitation avec laquelle on obligea le f'ape à effectuer ce voyage ne fut pas niuins indécente pour sa dignité que nuisiijle à sa santé. Très-souvent

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on lui expédia de nouveaux courriers pour hâter chaque jour sa venue, et il se vil coulraint de partir pendant la mauvaise saison, le 2 novembre 1804, afin «l'arriver à Paris le 27 ou le 28. Durant tout ce loni^ tnijet, il ne lui fut permis de s'arrêter qu'un jour ou deux à Florence et un jour à Turin, et on le laissa à peine se reposer quelques heures dans d'au- tres endroits. IjQs invitations faites à l'armée et aux autorités civiles et militaires, d'autres raisons à peu près de même force scnironl de prétextes et d'ex- cuses au Gouvernement pour -pallier rindi'cence du procédé et expliquer les incommodités du voyage accéléré auxquelles le Pape était condamné. On no l'avait même pas consulté pour fixer l'époque de la cérémonie, et cependant le plus simple !)on sens in- diquait cette déférence. En un mot, on fit galoper le Saint-Pèi*e vers Paris comme un aumônier que son maître appelle pour dire la messe.

Je ne parlerai point de tout ce que le Pape eut à souffrir dans la capitale par rapport au décorum; je ne dirai pas la manière dont Napoléon se présenta à Sa Sainteté à Fontainebleau. Il allait à la chasse ou il en revenait avec une meute de cinquante chiens. Je ne dirai pas non plus l'entrée nocturne et silencieuse dans Paris, pour cacher aux yeux de tous l'Empe- reur à la gauche du Pape; il était forcé de laisser la droite au Saint-Père, puisqu'il se trouvait dans sa propre voiture. Je tairai encore comment et pour- quoi, le jour du sacre, Napoléon fit altendre Sa

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Sainteté une heure et demie, assise sur le trône au- près de l'autel ; comment se passa cette cérémonie elle- même, si différente de tout ce qui avait été réglé et convenu; je ne dirai pas que l'Empereur se couronna lui-même, après avoir brusquement saisi la cou- ronne sur l'autel, avant même que le Pape étendît la main pour la prendre; je ne dirai pas qu'au dîner impérial de ce jour, donné en présence de tous les grands corps de l'État, on mit le Pontife au troisième rang à la table se trouvaient l'Empereur, l'Impé- ratrice et le prince électeur de Ratisbonne; je ne par- lerai pas non plus du second couronnement, qui eut lieu au Champ de Mars, contrairement à la parole jurée; de la manière dont Bonaparte quoiqu'il fût chez lui prit la droite de Sa Sainteté dans toutes les occasions il se montrait publiquement avec elle, et du peu de respect avec lequel il la traita. Il ne lui accorda jamais ces témoignages de vénération que tant de grands rois et d'empereurs avaient été fiers de rendre aux Souverains Pontifes. Enfin je tairai les humiliations dont Pie VII fut abreuvé pen- dant tout le temps de ce douloureux séjour. La mé- moire et la plume se refusent à de semblables narra- tions. Je n'ai fait qu'énumérer ces souffrances, afin qu'on comprît bien ce qu'il fallut au Pape de vertu, de modération et de bonté pour suivre les magnifi- ques exemples d'abaissement que révéla et prodigua le Dieu dont Pie VII était le Vicaire ici-bas. Mon but encore était d'exposer une conduite que je ne me

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permettrai pas de qualifier, car je ne |)oiirrais pas le faire de sang-froid et avec la dignité convenable.

En supportant de tels aflronts, le Pape, qui avait déjà consommé un grand sacrifice, voulait du moins recueillir le fruit des promesses qui lui avaient été faites relativement à ce qu'il stipula pour le bien de la Religion. Mais lui était-il possible d'atteindre le but de ses désirs? En peu de mots j'en dirai assez pour qu'on puisse juger. Quant aux lois organiques, il se convainquit bientôt qu'il ne saurait rien obte- nir. Le Saint-Père adressa des mémoires, il eut des conférences avec l'Empereur, il fit tous les eiîorts imaginables afin de Tamener à remplir les engage- ments pris. Pie YII ne rencontra que des refus pour certaines choses et de très-faibles assurances pour d'autres, qui du reste ne se réalisèrent pas davantage. La seule consolation qu'il goûta lui vint des évèques constitutionnels, et il ne la dut qu'à ses vertus per- sonnelles et non à l'accomplissement d'une parole de Napoléon.

Dès que le Pape fut installé aux Tuileries, il s'oc- cupa des schismatiques, qui d'abord résistèrent ou- vertement à ce qu'il attendait d'eux. Le pouvoir ne songea pas le moins du monde à les éliminer de leurs sièges, ainsi qu'il en avait fait la promesse. Le Pape ne perdit point courage : il daigna les ap- peler plusieurs fois à son audience; et ses vertus, son alfeclion, ses douces paroles, produisirent une telle impression sur leurs âmes, qu'ils s'avouèrent

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vaincus et prononcèrent leur rétractation selon la formule prescrite par le Saint-Siège. Beaucoup d'entre eux renoncèrent au schisme du plus profond de leurs cœurs; d'autres en petit nombre, dit-on, demeurè- rent attachés aux principes qu'ils avaient abjurés, mais je ne sais. pas avec certitude si cette imputation est sérieuse. Ce qu'il y a de bien avéré, c'est que ces évêques ne témoignèrent jamais extérieurement leur manière de penser, et qu'ils ne démentirent point leur abjuration, du moins en public, pas plus dans leurs paroles que dans leurs actes. Le Pape éprouva donc l'ineffable joie d'avoir, par son voyage, éteint ce schisme, pour la destruction duquel il avait entre- pris le Concordat. Dans l'allocution qu'il prononça à son retour à Rome, le Souverain Pontife énuméra quelques autres avantages légers, mis en compa- raison avec les espérances conçues et les promesses solennelles, avantages qu'il avait recueillis de cette course. Et comme il pouvait encore compter un peu sur des paroles qu'on lui avait données quand il s'était rendu à Paris, il ne crut pas, dans sa pru- dence, devoir susciter des obstacles à leur accom- plissement en exprimant ses amertumes '. Il fit

1 Le cardinal Consalvi a écrit que le Pape et l'Empereur avaient e'change des notes et des nie'moires relatifs aux affaires de l'Église et à celles du monde. Ces notes et mémoires, les questions sont posées el de'battues avec une grande perspicacité, appar- tiennent à l'histoire générale; mais dans un de ces actes date du 1 1 mars iSOo, l'empereur, voyant que M. de Talleyrnnd n'avait pas saisi et rendu toute sa pensée catholique, lui dicta sur la

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cependant comprendre qu'après les fjuchnies avan- tages éparpill<f's dans son allocution, il revenait avec des espérances et non avec des réalités.

Pour ne pas interrompre le fil des événements, j'ai réuni en (fuelqiies pages tout ce qui se rattachait au voyage de Pie Yll. Il faut maintenant que je ra- conte ce que je fis à Rome pendant l'absence du Pape. A son départ, il me donna la preuve la plus positive de l'intime confiance qu'il daignait mettre en moi. Après avoir, dans les choses les plus urgentes, étendu les pouvoirs ordinaires des Congrégations et

minute manuscrii.e le paragraplie suivant qui légitimait lîi'aucoup de saintes espérances et qui devait faire alisoudre plus d'une faute impe'riale. L'Empereur s'exprime en ces termes ;

(' Si Dh u nous accorde la durée de la vie commune îles hommes, nous esjxTons trouver des circonstances il nous sera permis de consolider et d'étendre le domaine du Saint-Père et déjà aujounl'hui nous pouvons et voulons lui prêter une main secou- raWe, l'aider à sortir du chaos et des embarras ou l'ont entraîne' les crises de la guerre passe'e, et par donner au monde une preuve de notre véne'ration pour le Siint-Père, de notre protec- tion pour la capitale de la Chrétienté, et enlin du dés-ir constant qui nous anime de voir notre Religion ne le céder à aucune autre pour la jtompe de ses cérémonies . l'éclat de ses tem|)les et tout ce qui peut imposer aux nations, nous avons chargé notre oncle, le cardinal grand aumônier, d'expliquer au Sainl-Pere nos inten- tions et ce que nous voulons taire.

» toujours fidèle au plan (|ue l'L'.mpereur s'est fait dès le prin- cipe, il mettra sa gloire et son bonheur a être un des plus fermes soutiens du Saint-Siège et uu des plus sincères défenseurs de la prospérité des nations chrétiennes. Il veut (ju'on place au premier rang des actions (jui ont jeté de l'éclat sur sa vie le resjiect qu'il a toujours montré pour l'Église de Home, et le succès des efforts qu'il a faits pour lui réconcilier le cœur et la foi de la première nation de l'univers. «

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des autres départements ecclésiastiques pour tout ce qui intéressait le temporel et le gouvernement de l'État, il me remit entre les mains une véritable omni- potence. Il désirait que je le remplaçasse absolument, et de telle façon que les ministres et même l'auditeur du Pape ne devaient dépendre que de moi seul. J'avais le pouvoir de faire tout ce que je jugerais opportun. Je n'abusai pas de cette omnipotence, et je continuai à prendre ses ordres, durant son absence, pour tout ce qui n'était pas trop pressé et pouvait, dans la situation nous nous trouvions, se traiter par lettres. La correspondance entre le Saint-Père et moi fut tenue par le cardinal Antonelli , qui , en sa qualité de doyen et d'homme du plus grand mérite , servait à Paris de premier ministre et d'intermédiaire à Pie VIL

Pendant le voyage de Sa Sainteté, j'eus à subir trois malheureuses catastrophes, qui rendirent ma position très-précaire et très -critique. Ce furent : la peste de Livourne, qui me contraignit à établir des cordons sanitaires et à recourir à d'autres pré- cautions de première nécessité et fort dispendieuses. Elles provoquèrent les doléances et le méconten- tement des citoyens qui y furent assujettis. Cette calamité engendra des querelles très-sérieuses et très-pénibles avec les ministres étrangers par rap- port à leurs postes et à leurs courriers qu'ils ne re- cevaient plus, et à d'autres motifs analogues. Une inondation subite du Tibre , telle qu'on n'en

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avait pas vu depuis des siècles, couvrit bientôt les deux tiers ou du moins la moitié de Rome. Cette inondation me condamna encore à de larges sacri- fices ; elle nous exposa aux manifestations populaires, parce que les denrées pouvaient venir à mampier. Il n'y avait qu'un polit nombre de barques, et les autres moyens de transport paraissaient presque nuls. Il était ditlicile de faire passer des vivres dans toutes les parties de la cité et dans les environs avec celte promptitude que réclamaient les véritables besoins et qu'exigeaient la paniijue, la fraude et l'avidité. On comprend que ces appréhensions de soulèvement dans le peuple étaient plus à redouter en l'absence du Souverain et spécialement d'un Souverain Pape, trouvant dans la vénération imposée par son titre les ressources et les remèdes qu'un simple ministre ne peut pas obtenir. Un vide effrayant dans le tré- sor public se joignit aux deux premières calamités. Les caisses publiques, déjà bien entamées par les événements antérieurs, avaient été, comme on dit, mises à sec dans toute la force du terme par les dé- penses que nécessitait le voyage du Pape et par les cadeaux qu'il fut obligé de faire dans tous les lieux il s'arrêta, en Toscane et en France. Il donna des souvenirs aux familles régnantes, à leurs ministres et aux gens de la cour. Ces munificences nous for- cèrent non-seulement à vider le trésor, mais encore à épuiser d'autres ressources.

Ce fut au milieu de ces circonstances difficiles et

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très-affligeantes qu'il me fallut tenir le gouvernail de l'État pendant près de six mois. Quant aux affaires étrangères avec les autres cours, je continuai à les diriger à Rome, tous les ambassadeurs résidaient, à l'exception de celui de France, qui avait précédé le Pape à Paris.

Le retour du Saint-Père, après lequel je soupirais ardemment, s'effectua enfin. Pie YII avait exprimé plusieurs fois à l'Empereur son désir de quitter Paris, sans pouvoir le réaliser. Cependant, peu de temps avant Pâques, à l'occasion du voyage de Napoléon en Italie pour se faire couronner à Milan, le Pape exécuta son dessein et prit la route de sa capitale. On lui donna à entendre qu'on souhaitait très-vive- ment qu'il passât, lui aussi, par Milan, devait se célébrer la cérémonie de cet autre sacre; mais afin de nu point autoriser par un acte semblable l'incorporation des trois légations avec le nouveau royaume d'Italie, le Saint-Père fit la sourde oreille d'une manière très-résolue.

Il est bon de savoir à ce sujet que l'on choisit jus- tement le moment le Pape habitait les Tuileries pour métamorphoser la République italienne en royaume d'Italie. Après s'être adjugé cette couronne et ce titre nouveau, l'Empereur engloba solennelle- ment les trois légations dans le royaume; il ajouta même aux armes d'Italie les clefs pontificales, afin de montrer que ces provinces^vaient appartenu jadis au Saint-Siège, et que maintenant elles faisaient par-

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tie de l'empire napolc^onien. Le lion de Venise avait subi le même sort, et il servait d'annexé au blason impérial.

Tout cela se fit sous les yeux du Pape à Paris, ainsi que la cérémonie dans laquelle, en plein sénat, Bonaparte prit possession du royaume. Telle était la marche de ce prince, qui , pour que le Saint-Père accueillit favorablement son invitation, ne s'était pas contenté de lui promettre d'exaucer tous ses sou- haits relativement aux atïaires ecclésiastiques, seul objet des prières expresses du Pape, mais qui en outre lui avait allirmé, dans une note» officielle de son ministre Talleyrand, qu'il accomplirait ses vœux même en ce qui touchait au temporel. Sur ce point, le Pape n'avait rien demandé, mais on ne pouvait ignorer son ardent et juste désir de rentrer en possession de ses provinces , c'est-à-dire des trois légations.

Loin de satisfaire Pie YII relativement à cette res- titution, Napoléon n'eut même pas la délicatesse de lui éviter cette douloureuse scène. Bonaparte voulut que le Saint-Père, si je puis m'exprimer ainsi, la vît jouer sous ses propres yeux. L'époque du départ du Souverain Pontife arriva. Pour que rien ne vînt à manquer à ses humiliations, et afin que l'inconve- nance fût poussée au comble, on décida que ce départ s'effectuerait en même temps que celui de l'Empe- reur. Sans égards pour l'hôte vénérable qu'il rece- vait dans son palais. Napoléon partit le premier. On

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força le Pape à le suivre et à s'arrêter à tous les relais, afin d'attendre les chevaux qui avaient déjà été employés au service de ses équipages.

Le Saint-Père laissa à Paris un excellent souvenir et une impression en sa faveur qu'il est aussi impossible d'exprimer que de comprendre. Cette grande ville, tout s'use et vieillit au bout de quelques jours, posséda le Pape dans ses murs pendant de longs mois; elle lui témoigna un enthousiasme qui, au lieu de s'éteindre ou de diminuer, augmentait chaque jour. Catholiques ou non catholiques, croyants ou incrédules, bons et méchants, hommes de tous les partis, les philosophes eux-mêmes, en un mot, toutes les classes de la société , sans exception , furent en- chantées du Pape. Ses incontestables vertus, la dou- ceur de son caractère , sa sagesse et ses manières affectueuses lui gagnèrent tous les cœurs et lui con- quirent irrésistiblement le respect, l'estime et l'a- mour. Les habitants de Paris lui en prodiguèrent toutes les preuves possibles dans les occasions ils purent le voir, car on ne lui permit jamais de faire aucune cérémonie pubhque , pas même le jour de Noël. A celte solennité il fut forcé d'aller dire la messe basse dans une paroisse. Par sentiment de jalousie encore, on ne lui laissa point célébrer les fêtes de Pâques dans la capitale. On le contraignit même à s'arrêter à Màcon, afin qu'il ne se trouvât pas à Lyon en ce saint jour.

Le vova2;e du Pontife à travers la France fut encore

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au retour un véritable triomphe. La religion des peu- ples triompha des obstacles artificieux du Gouverne- ment, qui ne put point empocher la foule d'accourir sur le passage de Pie VII. Le Paj)e revit l'Empereur à Turin, il s'était arrêté quelques jours, et c'est qu'on lui réitéra de nouvelles promesses à propos des affaires ecclésiastiques, afin qu'il ne rentrât pas à Rome trop découragé. Mais on ne tint pas plus ces dernières que les premières. L'Empereur partit pour Milan, et le Pape pour Florence par la voie d'Alexandrie. La reine régente d'Étrurie l'accueillit avec la même magnificence et les mêmes démonstra- tions de respect et de piété dont elle avait entouré le Saint-Père quand il se dirigeait vers Paris. La réception que la cour d'Étrurie fit au Pape ne doit pas être mise en parallèle avec celle de la cour des Tuileries. Le Ciel voulut donner à Pie YII à Florence une consolation religieuse qui remplit son cœur de la joie la plus pure.

C'était à lui que Dieu réservait la gloire et le bon- heur de ramener au giron de l'Église, par une pleine et sincère rétractation , ce monsignor Scipion Ricci qui avait tant fait de bruit au fameux synode de Pistoie et en embrassant les doctrines jansénistes. En vue du retentissement que ce synode obtint au temps de Pie YI et de l'influence que la rétractation du chef pouvait exercer sur ceux qui se ralliaient à son parti, le Saint-Père annonça cet événement dans l'allocution consistoriale de son retour. Il revint par

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la route de Pérouse et il pénétra dans ses États. J'allai à sa rencontre à Nepi et j'en repartis avant lui pour le précéder à Rome. Son entrée dans la ca- pitale du monde chrétien fat un triomphe semblable à celui qu'on lui avait décerné après son élection à Venise.

Le peuple l'accueillit avec l'amour et les trans- ports que commandaient sa piété, sa vertu, ses bienfaits et ses manières si aimables. L'inondation du Tibre avait détruit les constructions en bois du Ponte-Molle. Il les trouva établies à neuf du côté qui regarde Rome, et il fit observer que le coude dange- reux et incommode qu'on y signalait auparavant ne subsistait plus. On y arrivait directement, ainsi qu'au grand forum de l'ancienne tour. Cette œuvre si ap- plaudie et tant réclamée fut inaugurée pour le retour du Pape. Il vit aussi la nouvelle voie Flaminienne ouverte pour la première fois, et faite sur un plan plus facile et moins onéreux pour le trésor. Sa Sain- teté honora ces travaux de son approbation souve- raine. Les deux officiers fiançais qui, par ordre de l'Empereur, accompagnèrent le Pape jusqu'à Rome, furent témoins de l'enthousiasme avec lequel ses sujets le reçurent. Le rang inférieur de ces deux officiers, dont l'un était colonel (Durosnel) et l'autre écuyer de cour (de Brii2;ode), fit croire, non sans fon- dement, que l'Empereur, en donnant pour escorte à Pie YII deux personnes d'un rang si inférieur, vou- lait faire contrôler les particularités du voyage, ou hu-

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milier jusqu'au dernier moment la dignité du Sou\e- rain Pontife.

J'eus la satisfaction de voir le Saint-Père applau- dir pleinement à l'usage fait de l'omnipctence qu'il me confia en partant, et il me dit que je n'avais point trompé ses espérances. Grâce au Ciel, personne ne pu' porter au pied de son (rùne la plus minime plainte contre moi; je goûtai même le plaisir d'en- tendre le public déclarer, en termes non équivoques, qu'il était fort heureux de mon administration.

Je n'achèverai pas ce récit du voyage de Pie VII à Paris sans dire un demi-mot (vna mezza pûrold) des cadeaux qu'il reçut à cette occasion. Il en porta d'abord de magnifiques à l'Empereur ainsi qu'à la familln impériale, et je le confesserai, dans cette splendeur il outre-passa de beaucoup ses moyens. Mais le Saint-Père crut qu'il devait témoigner ainsi sa considération aux personnages auxquels ces dons étaient destinés. Le célèbre Canova en eut la direction et le choix. On peut penser que des vues difféi entes présidèrent à Paris à l'échange qui allait s'opérer. On chercha en effet, par la mesquinerie des présents en eux-mêmes, à prouver le peu de valeur de celui auquel on les offrait. Comme c'était le Pape qui allait à Paris, on croyait bien, même en faisant abstraction des richesses de l'Empereur, que les ca- deaux de ce prince surpasseraient de beaucoup en splendeur ceux du Pontife. Il n'en fut pas ainsi. On offrit à Sa Sainteté une tiare de très -grand prix;

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mais son plus précieux joyau était une pierre arra- chée des tiares pontificales sous Pie YI pour payer les contributions de Tolentino. Le reste se réduisit à quelques tapisseries desGohelins, fort vieilles et des plus médiocres , à deux candélabres et à un service très-ordinaire pour une personne, le tout en porce- laine de Sèvres. Le fameux autel , les deux riches voitures et d'autres dons de même splendeur furent annoncés et décrits dans les journaux; mais ils ne nous parvinrent jamais.

Le cardinal Fesch arriva peu après le retour du Pape. J'ai déjà dit que la négociation du voyage de Pie YII à Paris avait été le commencement de son animositécontre moi. Auparavant, nous vivions en- semble dans les meilleurs termes; j'ajouterai même que nous étions amis. Je n'avais jamais cessé de le combler de tous les égards possibles et de lui témoi- gner mon estime et mon attachement particulier, à tel point que les autres ambassadeurs s'en montraient un peu jaloux. Mais, dans ces négociations, j'en- courus sa disgrâce en accomplissant mon devoir. Son caractère, toujours soupçonneux, toujours méfiant, toujours dissimulé et toujours emporté , fut bien pour quelque chose dans ce changement. Et néan- moins je ne lui opposais qu'une incomparable dou- ceur, le calme le plus parfait et le plus invincible sang-froid. Mais je dois avouer qu'une circonstance accidentelle exerça une très-large influence sur son aversion.

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Fesch s'ôtail lié d'une étroile amitié avec la famille d'un grand financier romain qui me haïssait à mort. Les immenses voleries qu'au moins, du temps do mon ministère, je ne voulus jamais tolérer et légitimer chez le mari, et la vanité de la femme (juc je ne con- sentis point à encourager en fréquentant la maison, m'avaient complètement aliéné cette famille. Cher- chant son intérêt dans mon éloignemcnt du minis- tère, elle s'efforça de mettre à profit l'intimité du cardinal Fesch pour me faire sauter par ses mains, comme on dit. Sans s'apercevoir du piège, il s'y trouva pris, et je dois rendre justice à ses intentions que je n'ai jamais jugées mauvaises, quoiqu'elles fussent faussées sur plusieurs points. Je ne puis dou- ter des manœuvres que mit en jeu auprès de lui cette méchante race, car elle les renouvela ensuite auprès de son successeur (M. Alquier). Ce fut lui qui m'apprit les séductions dont il s'était vu l'objet, et celles auxquelles avait succombé son prédécesseur. Cette famille les lui avoua pour s'en faire un mérite et pour obtenir auprès de lui accès et confiance, en plaçant sous ses yeux l'exemple du cardinal Fesch.

Me voici arrivé à la grande époque commence la rupture entre l'Empire français et le Saint-Siège, rupture qui donna lieu d'abord à ma chute du mi- nistère — chose fort peu importante du reste et au renversement bien plus grave du domaine tem- porel du Pape. Cette rupture prit sa source dans l'invasion d'Ancône. Les troupes françaises avaient II. 27

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le droit d'aller et de venir, ainsi que de traverser cette ville pour entrer dans les États pontificaux. Tout à coup, au mois d'octobre 1 805 , si ma mé- moire est fidèle, sans le moindre avis préalable et uniquement par trahison, un corps de l'armée de Bonaparte s'empare de la forteresse, de la ville, du port, puis y établit une nombreuse garnison. Le Pontife fut très-blessé de ce procédé, non-seulement parce qu'on manquait d'égards envers lui , mais en- core parce que cette manière frauduleuse d'agir était indigne du titre de puissance amie que la France s'attribuait vis-à-vis de nous. Deux raisons plus sé- rieuses encore, ayant rapport à sa qualité ainsi qu'au bien de ses sujets et de la Religion elle-même, lui firent plus douloureusement ressentir cet affront. En sa qualité de chef de l'Église, de ministre de paix et de Père commun, le Pape était tenu de garder une stricte neutralité et de ne prendre aucune part dans une guerre qui ne le concernait point. Son devoir l'obligeait à bien se garder de fournir des prétextes aux puissances ennemies de la France (telles que l'Autriche, la Russie, l'Angleterre, Naples, etc.), et à empêcher ces Cours de regarder le Saint-Siège comme un adversaire faisant cause commune avec Napoléon et favorisant ses projets.

Le Pape devait éviter ces inculpations afin d'ame- ner les puissances (excepté la Russie, qui, on le sait, s'était déjà brouillée) à ne pas rompre leurs commu- nications avec lui et à ne pas porter ainsi un notable

DU CAUDINAL COXSALVI. 419

préjudice à la Religion, en le mettant dans l'impossi- bilité d'exercer librement dans leurs États sa supré- matie spirituelle. Les cours étrangères auraient pu redouter que la France ne se servît du Pape, son allié, pour peser sur elles à l'aide d'une influence reli' gieuse. Mais en dehors de cette considération ma- jeure, le Pape avait encore un autre grave motif pour agir de la sorte. Le bien de ses sujets exigeait qu'il restât parfaitement neutre, afin que les puissan- ces hostiles à Bonaparte ne traitassent pas l'État pontitical en ennemi. Le formidable débarquement opéré à Naples par les Anglais et par les Russes (dé- barquement qui contraignit les Français à la retraite), rendait ce péril plus certain dans le cas les deux armées auraient voulu prendre les Français entre deux feux, ce qui eût été facile, caries Autrichiens, avec lesquels Napoléon était en guerre, occupaient alors Vérone.

~ Toutes ces circonstances si périlleuses déterminè- rent le Pape à réclamer auprès de l'empereur Napo- léon contre l'occupation d'Ancône, et à en exiger la prompte évacuation. Il fallut accentuer l'inflexible volonté du Saint-Siège cherchant à rester neutre. Nous nous crûmes obligés de présenter sa requête de manière qu'on jugeât que ses réclamations étaient sérieuses et véritables, d'autant mieux que le Concordat, le voyage à Paris et les relations inti- mes que le Pape entretenait avec l'Empereur toutes les fois que ses devoirs le lui permirent, avaient,

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quoique sans raison, accrédité le bruit que nous étions partisans de la France. L'Empereur, de son côté, pouvait faire beaucoup de mal à la Religion et à l'État par sa prépondérance toujours croissante. Pie Yll lui adressa une assez courte lettre de sa main. Il ne lui dissimulait pas la surprise et la peine que lui causaient l'occupation d'Ancône et le procédé em- ployé pour s'en saisir. Le Saint-Père disait qu'il ne se serait pas attendu à voir répondre ainsi à la con- duite qu'il ne cessait de tenir envers lui. Il énumé- rait les dangers auxquels cette occupation exposait ses États et sa propre dignité, et il demandait que les troupes fussent promptement retirées, car il aspi- rait à garder une neutralité réelle dans les conflits surgissant entre les puissances belligérantes. Le Pape avait bien des motifs de croire que sa prière ne serait pas exaucée. Afin de tenter tous les moyens de la faire accueillir, il ajouta que, dans le cas oij le Saint- Siège n'obtiendrait pas l'accomplissement de ses vœux , il croyait que les relations existant entre lui et l'ambassadeur français, alors à Rome, ne pourraient pas se maintenir. En parlant ainsi, le Pontife voulait préparer le mieux possible le succès de sa prière ; il désirait encore, si cette prière n'était pas prise en considération, que la rupture avec l'ambassadeur de Napoléon prouvât, par un fait, aux autres puissances que le Pape avait agi sérieusement. De cette manière, en effet, on ne pouvait pas l'accuser de ne s'être plaint que pour la forme. Cependant le Saint-Père,

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dans le cas d'un refus, n'entendait pas renvoyer de Rome le ministre français; il se bornait à suspendre avec lui les relations ordinaires, ainsi tpie le disait la lettre en ternies positifs. Cette dépêche fut consignée par Pie VII lui-même au cardinal Fesch, pour (ju'il la fit passer à IKnipereur.

Quelques jours après, le Cardinal, qui avait en- voyé la lettre, se repentit de ne pas l'avoir ouverte auparavant, pour en apprécier la teneur et en tirer copie. Le Pape la lui avait remise cachetée. Le Car- dinal prétendit savoir de moi ce que contenait la dépêche. Il me pria de la lui communiquer, se ba- sant sur ce que c'était l'habitude de déhvrer aux ambassadeurs la copie des lettres aux princes. Je ripostai que cet usage n'avait pas force de loi quand il s'agissait de lettres autographes et confidentielles de souverain à souverain, et je fis remarquer à Son Éminence que les actes de l'empereur Napoléon lui- même en fournissaient une preuve qu'il ne pouvait récuser.

L'Empereur, en effet, avait souvent adressé au Pape des lettres cachetées. Ces lettres étaient re- mises ou par des oliiciers ou par Son Éminence, qui me priait de les porter à Sa Sainteté, sans que la copie m'en eût jamais été délivrée. Je conclus en disant que l'intention du Pape avait été de montrer à l'Empereur que les chancelleries de Rome et de France ne devaient pas connaître ce qu'il écrivait confidentiellement. En réalité, le Saint-Père avait

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juge à propos d'offrir à l'Empereur un expédient pour retirer volontairement ses troupes et empêcher son amour-propre de s'absorber dans le fait accom- pli , afin de ne pas avoir l'air de céder à une récla- mation, si cette réclamation eut été ébruitée. Le cardinal Fesch ne resta pas convaincu. I! demanda la copie au Pontife lui-même, auquel il exposa le motif de ses plaintes. Pie VII tint ferme de son côté et répondit comme moi. Le Cardinal, mécontent et désireux de se garantir aux yeux de l'Empereur, rejeta tout sur mon compte, comme on devait bien s'y attendre. La lettre du Pape demeura plusieurs mois sans réponse, depuis le mois de novembre jusqu'en janvier.

L'Empereur reçut cette lettre à Tienne, oii il était entré victorieux après avoir fait subir de cruelles pertes à l'Autriche à Ulm et dans les batailles pré- cédentes. Mais l'armée russe était encore intacte et éloignée. L'empereur Napoléon ne regardait pas comme un triomphe certain l'issue de cette guerre, qui devait lui acquérir une prépondérance absolue et le dispenser désormais de tout ménagement. x4fin de régler sa conduite d'après les événements, il différa de répondre au Pape. L'éclatante victoire d'Austerlitz et la paix ruineuse de Presbourg ayant déterminé en sa faveur la plus grande de toutes les supériorités, il n'attendit pas son retour à Paris pour écrire au Saint-Père. Il data sa lettre de Mu- nich, le 7 janvier 1806, si ma mémoire ne me

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trahit pas, et elle n'arriva à Rome qu'à la lin du mois.

Dans cette lettre si fameuse, Bonaparte démasquait entièrement ses batteries et les idées qu'il n'avait jamais laissé entrevoir, même au Pape. Elles durent produire une surprise et une sensation que l'on peut plus facilement se figurer qu'analyser. Loin de con- sentir à la demande du Saint-Père de faire évacuer Ancône pour respecter sa neutralité, l'Empereur, après quelques doléances, exposait les nouveaux rap- ports (|u'il ambitionnait d'établir entre le Saint-Siège et lui, et les droits qu'il s'arrogeait sur le Pape cl sur ses propres États. Il disait en substance que, si le Pape était le souverain de Rome, lui. Napoléon, en était l'empereur; que le Pape devait être à son égard ce que les Papes avaient été à l'égard de Charle- magne; que les rapports du Pape envers lui dans le temporel devaient être les mêmes que ceux qu'il avait envers le Pape dans le spirituel; que le Pape devait reconnaître pour ses amis ou ses ennemis les amis et les ennemis de l'Empereur et de la France; que si la cour de Rome ne suivait pas ce système, qui serait pour l'avenir le code permanent du Saint- Siège, les conséquences les plus désastreuses pour le domaine temporel allaient naître de cette obstination. Napoléon disait encore dans cette lettre que, puisque Sa Sainteté avait osé menacer de renvoi le cardinal Fesch si on n'évacuait pas Ancône, l'Empereur se proposait de le faire remplacer le plus tôt possible

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par un ambassadeur séculier, et de le rappeler en France, afin de ne pas le laisser en proie à la haine que lui portait le cardinal Consalvi.

Les expressions de celte lettre étaient trop claires pour avoir besoin de plus amples développements. On comprenait très-bien à vue d'œil que Napoléon, empereur des Français, se constituait par la même occasion empereur de Rome, ainsi qu'il se procla- mait lui-même en teimes formels.

C'était imposer au Saint-Siège et au patrimoine de l'Église un véritable vasselage, et les regarder comme feudataires de son empire. C'était arracher ainsi à la souveraineté du Pape cette liberté et cette indépen- dance dont les Pontifes jouissaient au moins depuis dix siècles, sans parler des temps plus reculés. On comprenait qu'en assimilant les rapports temporels du Pape envers lui à ses rapports spirituels envers le Pape, il osait évidemment affirmer que le Pape devait dépendre de lui et être son sujet dans le temporel , ainsi que lui , Napoléon , dépendait du Père commun dans le spirituel. On sentait qu'il allait s'attribuer le litre de successeur de Charle- magne, quoiqu'il n'y eût entre lui et ce prince qu'un intervalle de dix siècles, et qu'en supposant faussement que les Papes eussent été les vassaux de cet empereur d'Occident, ce n'était pas un motif suffisant pour établir qu'à dater de ce jour les Papes allaient dépendre de l'Empire français. Napoléon oubliait queCharlemagne ne fut empereur que parce

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que le Saint-Sioge le constitua dans cette dignité. Nous vîmes tous que, loin d'admettre la neulra- lité du Saint-Siège, Bonaparte prétendait môme l'obliger, par ce titre de feudataire et de vassal, à prendre fait et cause à la suite de la France dans n'importe quelle guerre qui s'engagerait plus tc'ird. Il exigeait que le Pape reconnût pour ses amis et pour ses ennemis les amis et les ennemis de la France, ainsi que s'exprimait la lettre, et il imposait ce système comme permanent. Le Saint-Siège était forcé de participer à n'importe quelle guerre, juste ou injuste, et de se voir du matin au soir atta- qué par l'Autriche, l'Espagne et toutes les autres puissances catholiques ou non catholiques. L'intérêt de la Religion et l'équité démontraient que le Saint- Père ne devait pas ofTenser ou aigrir ces derniers États. Or qui aurait donc pesé sur le Souverain Pontife pour le brouiller avec l'Europe entière? La seule ambition ou l'avidité de la France qui altére- rait ainsi dans le Pape ses titres de Père commun , de ministre de paix et de chef de la Religion, ambition ou avidité qui sèmerait la ruine chez les peuples soumis à la tiare en maintenant un perpétuel état de guerre.

Tout cela se comprenait, ainsi que je l'ai dit, à la seule lecture de la lettre, presque à vue d'œil; mais l'Empereur, croyant peut-être qu'on ne pénétrerait pas ses intentions aussi rapidement qu'il le désirait, et se figurant que sa dépêche ne suffirait peut-être pas

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pour faire accepter le nouveau joug, adressa par le même courrier une missive au cardinal Fesch dans laquelle il développait sa réponse au Pape. Il le chargeait de lire aussi à Sa Sainteté et au secrétaire d'État cette missive qu'il écrivait à son ambassa- deur \ On y trouvait de nouvelles considérations

1 Les deux lettres de Napoléon Bonaparte à Pie VII , l'une dale'e de Munich , 7 janvier 1806, l'autre de Paris, 13 février de la même année, sont aussi connues que les répliques du Pape. Nous croyons donc inutile de les reproduire ici, surtout après l'analyse faite par le cardinal secrétaire d'État, qui fut bien pour quelque chose dans les réponses.- Les dépèches adressées scus la même date au cardinal Fesch par l'Empereur sont beaucoup qioins con- nues; elles expliquent la situation sans jihrases et sans ambiguïté. C'est le style et le caractère de l'homme pris dans le vif par l'histoire , et ces deux lettres au cardinal Fesch sont plutôt à nos yeux une circonstance atténuante de folie qu'une accusation :

« Munich , le 7 janvier 4 806.

» Le Pape m'a écrit, en date du novembre, la lettre la plus ridicule , la plus insensée : ces gens me croyaient mort. J'ai occupé la place d'Ancône parce que, malgré vos représentations, on n'avait rien fait pour la défendre, et que d'ailleurs on est si mal organisé, que, quoi qu'on eût fait, on aurait été hors d'état de la défendre contre personne. Faites bien connaître que je ne souffrirai plus tant de railleries; que je ne veux point à Rome de ministre de Hussie ni de Sardaigne. Mon intention est de vous rappeler et de vous remplacer par un séculier. Puisque ces imbé- ciles ne trouvent pas d'inconvénient à ce qu'une protestante puisse occuper le trône de France, je leur enverrai un ambassadeur protestant. Dites à Consalvi que, s'il aime sa patrie, il faut qu'il quitte le ministère, ou qu'il fasse ce que je demande; que je suis religieux, mais ne suis point cagot; que Constantin a séparé le civil du militaire, et que je puis aussi nommer un sénateur pour commander en mon nom dans Rome. 11 leur convient bien de parler de religion , eux qui ont admis les Russes et qui ont rejeté Malte, et qui veulent renvoyer mon ministre ! Ce sont eus qui

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tr(>s-amples sur tout ce dont j'ai parlé jusqu'ici, et je ne saurais jamais assez signaler les soubresauts et l'Apreté d'expression avec lesquels, en peu de mots et sans user d'aucune nuance ni d'aucun mé- nagement, il disait qu'il voulait ([ue Rome agît en toutes choses à sa guise, et que le Pape ne pourrait

prostihjcnt la Religion. Y a-t-il un exemple d'un nonce aposto- lique en Russie? Dites à Consalvi, dites même au Pape (|ue, puis- qu'il veut chasser mon ministre de Home, je pourrai bien aller l'y rétablir. On ne pourra donc rien faire de ces liomincs-là que par la force? Ils laissent pe'rir la Religion en Allemagne en ne voulant rien terminer pour le Concordat; ils la laissent périr en Bavière, en Italie; ils deviennent la risée des cours et des peu- ples. Je leur ai donné des conseils qu'ils n'ont jamais voulu écou- ter. Ils croyaient donc que les Russes, les Anglais, les Napolitains auraient respecté la neutralité du Pape! Pour le Pape, je suis Cliarleniagne, [)arce(|ue, comme Cliarlemagne, je réunis la cou- ronne de France à celle des Lombards, et que mon eiu|)ire cou- fine avec l'Orient. J'entends donc que l'on règle avec moi sa con- duite sur ce point de vue. Je ne changerai rien aux. apparences si l'on se conduit bien; autrement je réduirai le Pape à être évèque de Rome. Ils se ])laignent que j'ai fait les adaires de l'Italie sans eux. Fallait-il donc qu'il en fût comme de l'Allema- gne, où il n'y a i)lus de solennités, de sacrements, de Religion ? Dites-leur que, s'ils ne finissent pas, je les montrerai à l'Kurope comme des égoïstes, et ijue j'établirai les afïaires de l'Église en Allemagne avec l'archichancelier et sans eux. Il n'y a rien, en vérité, d'aussi déraisonnable que la cour de Rome.

» Napoléon. »

.< Paris, le 13 février 1806.

w Je ne suis point content de voire conduite. Vous ne montrez aucune fermeté pour mon service. Vous voudrez bien recjuérir l'expulsion des États du Pape de tous les Anglais, Russes et Sue'- dois, et lie toutes les personnes attachées à la cour de Sardaigne. Il est fort ridicule qu'on ail voulu maintenir M. Jackson à liome;

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conserver sa souveraineté qu'à ce prix. Cette lettre parlait encore de moi, et on y lisait ces paroles que les années n'effaceront jamais de mon esprit : « Dites au cardinal Consalvi que, s'il aime la Religion et sa patrie, il n'a qu'un de ces deux: partis à prendre : faire toujours tout ce que je veux ou quitter le ministère. »

Ces lettres devaient embarrasser beaucoup le car- dinal Fesch. En ma présence, il se montra très-décon- tenancé par les paroles de l'Empereur au Saint-Père sur ma haine contre lui. Ces expressions témoi- gnaient qu'il avait écrit à. l'Empereur dans ce sens,

s'il y est encore, requérez-en l'arrestation : c'est un agent des Russes. Aucun bâtiment suédois, anghiis ni russe ne doit entrer dans les États du Pape; sans (pioi je lesterai con(is(juer. Je n'en- tends plus (jue la cour de Rome se mêle de politiijue. Je proté- gerai ses États contre tout le monde. Il est inutile qu'elle ait tant de ménagements pour les ennemis de la Religion. Faites expédier les Bulles pour mes évèques. On met un mois pour faire un tra- vail de vingt-(|uatre heures. Ce n'est pas de la religion. En Allemagne, il n'y a qu'un cri contre la Cour de Rome. Sa con- duite est révoltante, et cette partie si importante de la chré- tienté est dans l'anarchie. Je donne orilre au prince Josepii de vous prêter main-forte, et je vous rends responsable de l'exécu- tion de ces deux points : l'expulsion des Anglais, Russes, Suédois et Sardes de Rome et de l'État romain ; 2" l'interdiction des fiorls aux navires de ces puissances. Dites bien que j'ai les yeux ouverts; ijuc je ne suis trompé qu'autant que je le veux bien; (jue je suis Charlemagne, l'épée de l'Église, leur Empe- reur ; que je dois être traité de même; qu'ils ne doivent pas savoir s'il y a un empire de Russie. Je fais connaître au Pape mes inten- tions en peu de mots. S'il n'y acquiesce pas, je le réduirai a la même condition qu'il était avant Charleaiat^ne.

» Napoléo.n. »

DU CARDINAL CONSALVI. 429

et il ne sut (jiic riposter lorsque je l'interpellai avec un grand sang-froid pour savoir de lui quelle preuve de haine je lui avais donnée; qu'il me semblait ne lui avoir prodigué que des témoignages tout dilTé- rents, et que d'ailleurs mon caractère n'avait jamais été susceptible de nourrir un sentiment aussi vil contre qui que ce fut. Le Cardinal s'efforça d'adoucir autant qu'il put auprès du Pape les expressions de l'Empereur conceinanl sa suprématie en Italie. Il les attiibua à la mauvaise humeur provoquée par la demande de Tévacucition d'Ancone; mais ces paroles étaient trop claires pour qu'on pût les passer sous silence, ainsi que le conseillait le Cardinal. N'y pas répondre c'était les admettre dans les circonstances et vu le caractère de l'Empereur. Nous pensâmes que les intérêts les plus essentiels du Saint-Siège se trouvaient engagés dans ce conflit, et que, si nous ne relevions pas de pareilles assertions, il en résulterait d'énormes préjudices pour la Religion , la Souverai- neté temporelle et l'État.

En effet, dès que le chef de l'Église perd son indépendance, la Religion doit en souffrir cruelle- ment en tous lieux. Le Pape se décida à répliquer avec la plus entière franchise et la plus louable loyauté, et à défendre la liberté et l'indépendance du Saint-Siège, ainsi qu'il y était tenu par ses devoirs et par ses serments. Pie VII savait combien il serait dan- gereux, pour cette indépendance et cette liberté, de se servir de mots douteux ou trop mesurés par

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rapport à la substance de la question, en s'adressant à l'homme qui avait énoncé de telles doctrines et qui tirerait avantage de la moindre syllabe pour s'empresser de les déclarer admises et reconnues.

Aûn que sa réponse ne prêtât pas à des interpréta- tions nuisibles, ou à l'inculpation d'une coupable et déshonorante faiblesse, le Pape voulut que la lettre à l'Empereur, douce dans la forme, ne man- quât ni de fermeté ni d'énergie dans le fond. Nous pensions bien que les menaces d'un homme aussi im- périeux et en même temps aussi puissant que Napo- léon recevraient tôt ou tard leur exécution. C'est pourquoi on ne procéda i)oint, dans une affaire qui intéressait tant le Saint-Siège (puisqu'on y traitait de la continuation ou de la fin de son existence quant au pouvoir temporel) , sans recourir aux lumiè- res et aux conseils du Sacré-Collége. On le réunit de- vant le Pape.

J'allai moi-même prévenir franchement le cardinal Fesch de cette convocation. Je lui exposai que, dans une affaire de si haute importance, le Saint-Père, avant de répondre à l'Empereur, désirait recueillir les suffrages de tous les Cardinaux qui allaient se rassem- bler autour de lui. Je maintins qu'en sa quahté d'am- bassadeur de France il ne pouvait pas assister à la discussion qui, en sa présence, ne serait point libre. Je lui notifiai que la lettre de l'Empereur au Pape serait communiquée en copie aux Cardinaux, et qu'on les informerait complètement de tout ce que Son Émi-

1)U CARDINAL COXSALVI. 4;jl

nencc avait ajouté d'aprcs la dépêclie qu'elle avait reçue elle-même de Sa Majesté ; que s'il désirait écrire ou parler aux Cardinaux pendant les trois jours qui précéderaient la réunion, il en était parfaitement le maître. Je lui lis encore remarquer que, sa manière de voir étant déjà connue du Pape, son intervention n'était nullement nécessaire. Fescli me répondit qu'il comprenait trop bien qu'en sa qualité de ministre de France , il ne pouvait pas assister à un conseil tenu pour délibérer sur l'acceptation ou le refus d'une alTaire concernant la France; qu'écrire aux Cardinaux lui semblait inutile, puisqu'on leur communiquait la lettre de l'Empereur qui disait tout, et qu'il s'entre- tiendrait plutôt de vive voix avec les membres du Sacré-Collége. Il y avait un Français parmi eux, le cardinal de Bayane. Je dis au cardinal Fesch que, comme ce prince de l'Église n'était pas ambassadeur, il ne serait pas exclu de la Congrégation, Le cardinal Fesch n'avait pas du tout réclamé avant la séance; il avait même jugé très-naturel qu'on l'en écartât en sa qualité de ministre de Napoléon. Était-il présu- mable, après cela, qu'il put faire un crime à la ('our pontificale de ne pas l'avoir appelé à cette solennelle réunion?

L'Empereur se plaignit et nous reprocha notre con- duite à ce sujet , mais ses plaintes et ses reproches étaient fort injustes, ainsi que cela fut démontré quand nous répondîmes à ses doléances. On voulait nous imposer une absurdité et une monstruosité qui

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ne se rencontrent chez aucun peuple. Jamais le prince, quand il soumet à son conseil la discussion d'une affaire ou d'une prétention élevée par une cour étran- gère, n'autorise l'ambassadeur du postulant ou du prétendant à être introduit pour assister à la séance; jamais non plus il n'est venu à l'esprit d'aucun roi de soutenir une thèse aussi étrange. Ce ne fut point un Consistoire que le Pape assembla autour de lui,

on lui objectait qu'il ne pouvait pas en exclure le cardinal Fesch comme cardinal , ce fut une simple Congrégation en habit court (m ahito corto) , sans aucune des formalités habituelles qui distinguent les Consistoires. Parce que tous les autres Cardinaux y prenaient part, cette assemblée ne cessait pas d'être une Congrégation; elle ne changeait point de nature. D'ailleurs la présence d'un cardinal français

le cardinal de Bayane ofTrait à l'ambassadeur toutes les facilités pour faire dire, par son inter- médiaire, ce qu'il jugeait à propos, même sur ce point. Admettre un cardinal français dans une Con- grégation où l'on devait discuter les- affaires de France , c'était prouver tout à la fois et la loyauté et la modération du Pape, qui aurait pu, sans innover et sans faire outrage, ne pas introduire ce cardinal, car on citait de cela mille précédents dans l'his- toire. Le cardinal Fesch réunissait en lui deux per- sonnes : le prince de l'Église et l'ambassadeur. Or l'ambassadeur empêchait le prince de l'Éghse d'être admis à une conférence sur les prétentions de sa

DU CARDINAL CONSALVI. 433

cour. Tout ceci est plus manifeste (juo l'évidence, et néanmoins il fallut souffrir cette très-inique accusa- tion, sans compter les autres.

La Congrégation s'assembla devant le Pape. Je donnai lecture de tout ce qui était relatif à l'allaire ainsi que de la lettre de l'Empereur au sujet de la- quelle on réclamait l'avis des Cardinaux. Tous furent surpris en entendant parler de ma haine contre le cardinal Fesch, car plusieurs membres du Sacré- CoUége , confondant la politesse de mes manières et les devoirs démon état, m'avaient taxé, sans raison, de paraître trop son ami. On distribua aux Cardi- naux une page de questions sur la lettre impériale dont une copie leur était remise. Pour laisser à la réflexion tout le temps nécessaire dans une cir- constance aussi délicate, on arrêta que le Sacré- Collége se réunirait de nouveau deux jours plus tard. Les Cardinaux devaient y apporter leurs décisions par écrit. L'ambassadeur de Napoléon eut donc encore la faculté de s'entretenir avec le Sacré-CoUége tant que cela put lui être agréable.

Pour la seconde fois , les Princes de l'Église s'as- semblèrent autour de Pie VII au nombre de trente, si je ne me trompe. Il n'y eut qu'un seul vote en faveur des désirs de l'empereur Napoléon. Ce fut celui du Cardinal français, et, en l'émettant, il ne trahit pas ses devoirs, mais il suivit un faux juge- ment depuis longtemps conçu. Bâyane prétendait et soutenait que le seul moyen d'échapper aux maux II. 28

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extrêmes qui nous menaçaient était de se plier aux volontés de l'Empereur, quelles qu'elles fussent. Les autres Cardinaux estimèrent qu'il fallait à tout prix sauv'egarder l'indépendance du Saint-Siège, parce qu'elle était trop étroitement liée au bien de la Re- ligion, et vice versa à sa perte (troppo strettamente connessa col bene délia Belîyione , e vice versa col suo danno); qu'en conséquence on devait répondre sans tergiverser et avec la plus catégorique netteté. Le Pape-avait gardé le silence pour n'influencer per- sonne ; enfin il éleva la voix et se rangea à l'avis du Sacré-Goliége. J'avais aussi parlé dans ce sens, lors- que mon tour était venu : on me chargea de rédiger la réponse. Le cardinal Fesch vint me trouver après la Congréi::aiion, afin de savoir quelle résolution le Pontife avait prise. Je ne lui cachai pas qu'elle était contraire à ses désirs. Il en fut indigné et désolé.

Nous jetâmes les bases de la réponse à l'Empereur. Après avoir exprimé combien il avait été surpris à la lecture des principes, des doctrines et des insinua- tions contenus dans les lettres impériales, le Saint- Père disait qu'il allait user de la liberté et de la fran- chise apostoliques qui étaient si séantes à son titre de Pape et à son caractère personnel. Il ajoutait alors qu'il reconnaissait dans Napoléon l'empereur des Français, mais non l'empereur de Rome; que la souveraineté du Saint-Siège était libre et indépen- dante; qu'il l'avait ainsi reçue des njains de ses pré- décesseurs, et qu'à n'importe quel prix il la trans-

DU CARDINAL CONSALVl. 435

mettrait, sans aucune altération, à ses successeurs; que ses devoirs et ses serments l'y ohlii^eaient stric- tement, ainsi que le bien de la Religion avec laquelle celte indépendance était intimement liée depuis que les souverainetés et les empires s'étaient tant multi- pliés; que, sans elle, la jalousie et les préoccupations temporelles porteraient les princes à interdire dans leurs États le libre exercice de l'autorité spirituelle à un Pape (jui dépendrait d'un prince étranger dont, par l'intermédiaire pontifical , ils auraient à redouter chez eux l'influence; que les Pontifes, au temps de Charlemagne, ne le reconnaissaient point pour leur souverain; que ce Prince n'était même devenu em- pereur que par leur permission et par leur fait ; qu'il était faux que le domaine temporel des Papes fui un don de Charlemagne; qu'il uavait fait qu'a- grandir le territoire de la Papauté, dont celte Pa- pauté jouissait avant lui et avant Pépin son père; qu'en admettant que la souveraineté temporelle eût été un de ses dons et dépendant de lui, les dix siècles d'un pouvoir libre et incontesté prescrivaient tous les titres et tranchaient la question; que le Saint-Siège ne voulait et ne pouvait accepter la su- prématie de Napoléon et se considérer comme son feudataire; que la liberté et l'indépendance du Pon- tife, dans l'ordre actuel établi par la Providence, étaient intimement liées au bien de la Religion; que la neutralité et l'eloiguement de toute guerre for- maient l'apanage de ses titres de ministre de paix

28.

436 MÉMOIRES

et du sanctuaire, de père commun et de chef de l'Église universelle; qu'il serait trop nuisible aux intérêts de la Religion de renoncer à ces prérogatives, et que, par même, il ne pouvait ni ne voulait le faire; qu'il ne devait pas non plus entrer dans un système permanent de guerre, qui l'exposait sans parler des motifs précédents à s'immiscer dans des conflits gros d'iniquités, puisqu'on le forçait à participer aux guerres futures , dont il ne saurait prévoir ni la justice ni l'injustice; qu'il ne lui était pas possible de consentir à prendre pour ses amis ou pour ses ennemis les amis et les ennemis de la France. Le Pape ajoutait que les rapports de l'Em- pereur avec lui dans le spirituel ne devaient point servir de règle et de mesure aux siens vis-à-vis de l'Empereur dans le temporel; qu'il renouvelait sa promesse de rester neutre , et qu'en conséquence il demandait encore l'évacuation d'Ancône; qu'il n'é- tait pas vrai qu'il eût jamais dit ou écrit qu'il ren- verrait de Rome le cardinal Fesch , mais qu'il avait seulement exprimé la crainte d'être tenu, par la nécessité, de suspendre avec lui ses relations, afin de prouver ainsi aux puissances sou désir eliîcace de conserver la neutralité. Si, par malheur, sa prière n'était pas exaucée, qu'il suppliait l'Empereur de se souvenir que le Pape, durant les négociations du Concordat, lors de son voyage pour le couronnement et dans tous les autres événements de son Pontificat, lui avait prodigué les preuves les plus éclatantes de

DU CARDINAL CONSALVI. 437

son sincère attachement, jnsqn'à exciter la jalonsie des autres cours; que, puisqu'il avait agi de la sorte à son égard toutes les fois qu'il avait pu le faire, si aujourd'hui le Pape se retranchait derrière un refus, c'est qu'en réalité il ne pouvait pas obtempérer. Pie Yll terminait en disant qu'il espérait cjue l'Empe- reur se rendrait à de si justes et de si évidentes raisons, mais que, s'il devait en être autrement, il remettait sa cause entre les mains de Dieu , préparé qu'il était à tout souffrir plutôt que de faillir à ses devoirs , à ses serments , à la défense de la Religion et à celle de ses peuples.

Telle fut en substarice cette lettre, dont les termes et les expressions étaient très -modérés. Quand il fallut répondre sur mon propre compte, je n'hésitai pas un seul instant à prendre ma résolution et à la faire connaître. Je dis donc franchement au cardinal Fesch qu'il pouvait annoncer à l'Empereur que, entre les deux alternatives qu'il me laissait : exécu- ter ses volontés ou sortir de la secrétairerie d'État, mon choix ne serait jamais douteux; que toujours et partout j'avais accompli mon devoir et obéi aux vo- lontés de mon maitre et non à celles des autres sou- verains; que j'osais me flatter que les désirs de Sa Majesté cadreraient sans cesse avec ceux du Pape, mais que, s'il n'en était pas ainsi, je ne trahirais jamais ma foi; que je ne tenais point à un minis- tère accepté seulement par obéissance, et que, si le Saint-Père consentait, j'étais tout prêt à y renon-

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cer, dès que je voyais qu'il me serait impossible, ayant eu le malheur d'encourir la disgrâce de Sa Majesté, d'être utile aux deux États et de main- tenir entre eux la bonne harmonie. Et de fait, dans l'espoir que- mon éloignement aplanirait les difticultés et contribuerait au bien public, je suppliai à diverses reprises et très-vivement le Saint-Père de m'accor- der ma démission pour ce motif, et de me nommer un successeur qui ne fût pas mal agréé; mais le Pape, encore libre, n'y daigna jamais consentir à aucun prix.

La réponse du Pontife fut expédiée par courrier au Cardinal légat, afin qu'il la fit tenir à l'Empereur. On le chargeait en même temps de bien expliquer à Sa Majesté et à son cabinet l'impossibilité absolue dans laquelle était le Saint-Père de se conduire au- trement. Capiara devait adoucir les refus de Sa Sain- teté en assurant qu'elle était véritablement et sin- cèrement prête à rendre à l'Empereur tout ce qui n'était pas en opposition avec ses devoirs sacrés. Le Pape et moi nous nous exprimâmes de la même fa- çon, quand nous vîmes le cardinal Fesch,

Les hommes qui ont étudié les faits que je viens de raconter ou les événements qui suivirent, et qui, par cette expérience, ont appris à connaître le caractère et la force de volonté de l'empereur Napoléon , com- prendront aisément par eux-mêmes qu'un refus aussi carré et aussi contraire à ses desseins (qui prenaient chaque jour de nouveaux développements) dut être

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la cause de sa rupture déliuitive avec le Sainl-Siége et avec celui qui était chargé des allaires polit i(jues, c'est-à-dire avec moi. On concevra aussi facilement combien ce refus engagea le cardinal Fesch à m'at- tribuer toute la faute, tant par suite de laversion qu'il me portait, qu'en vue de la nécessité il se trouvait de s'excu>.er du peu de succès obtenu dans sa mission auprès du Pape.

Le Cardinal légat, ayant remis la lettre du Pape, reçut une note ofticielle du ministre Talleyrand. Dans le but d'expliquer pourquoi l'Empereur ne répondait pas au Sainl-Père et prenait, pour lui signilier ses volontés, la voie ministérielle, on reprochait à Sa Sainteté d'avoir communiqué la lettre impériale aux Cardinaux. On ajoutait que désormais Napoléon n'é- crirait plus directement, afin de ne pas exposer ses confidences à être livrées à la publicité. Bonaparte nous fit donc un crime de cette communication au Sacré-Collége , qui fut approuvée et presque ordon- née par son ambassadeur. l,e cardinal Fesch avait même insisté pour que l'on fit connaître aux Car- dinaux les significations faites au Pa[)e par l'Empe- reur, sans changer les termes de sa lettre. 11 m'avait aussi accusé, dans le principe, d'avoir soumis à ce sujet des questions aux Cardinaux, disant que ces questions pouvaient être caplieusement posées, et que la seule lettre devait être mise sur le ta[)is. Par bonheur j'avais agi de la sorte, et son accusa- tion sur les demandes aux Cardinaux n'avait plus

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de raison d'être, dès que ces derniers se trouvaient en mesure de les confronter avec la lettre dont ils avaient une copie, et de s'assurer de l'identité des termes. 3Iais ce qui avait plu à l'ambassadeur et ce qu'il avait ordonné fut regardé, je le répète, comme un crime par l'Empereur. Et cependant la plainte devenait étrange et évidemment injuste. Les Cardi- naux étaient le conseil-né du Pape; or jamais il n'a été défendu à un souverain de communiquer à son conseil privé tout ce qu'il croit indispensable ou utile pour l'examen et la solution de l'atTaire sur laquelle il a besoin de lumières. Quant à la discrétion, il n'y a pas de conseil qui la garde mieux que celui des Cardinaux. On a l'habitude de les mettre au courant des affaires graves et importantes sous le secret du saint office, secret le plus rigoureux et le plus in- violable de tous. On leur avait parlé de la lettre im- périale sous le sceau du mystère. On leur avait même défendu d'en parler à leurs auditeurs théologiens, afin que le secret restât complètement entre cardi- naux. La querelle suscitée par la note de M. de Tal- leyrand était donc injuste, car la lettre de Napoléon n'avait pas été livrée au public.

Entrant alors en matière , la note , sans prêter la moindre attention aux raisons si remarquables allé- guées par le Pape , on ne prit même pas la peine de les discuter, ressassait, mais avec plus de dé- veloppements, tous lessophismes accumulés dans la première lettre de Sa Majesté. Ce ressassement n'était

DU CARDINAL CONSALVI. 441

qu'une amplificalion; il no conlenait rien de neuf en substance, si j'en excepte deux seules particularités. L'Empereur signifiait que ses grandes victoires l'a- vaient rendu maître de Tltalie entière, et par même admirez la justesse du raisonnement des Etats romains qui s'y trouvaient enclavés^ ainsi que s'exprimait M. de ïalleyrand; comme si ces victoires attribuaient à l'Empereur un titre pour dé- pouiller de leur indépendance et de leur liberté un royaume et un souverain n'ayant pas eu guerre avec lui et n'ayant pris aucune part dans les conflits. L'autre particularité se rattachait aux exemples des siècles passés. On disait à ce propos que beaucoup de Papes n'avaient point hésité à entamer des guer- res, à préparer des ligues et des confédérations, à s'y mêler très-activement, et ils ne croyaient pas que cette immixtion nuisît en quelque chose à leur qua- lité de pape, puisqu'ils y joignaient celle de prince temporel, et puisque c'était en vertu de ce titre qu'ils s'accordaient le droit de faire la guerre et de se confédérer.

Afin de mieux saisir la portée de celte seconde particularité, il faut savoir que la note oflicielle con- tenait les mêmes allégations que la lettre de l'Em- pereur à laquelle on avait déjà répondu. Cependant l'énergie même de la réplique du Pape fit reproduire avec plus d'astuce en même temps qu'avec la même force les arguments de Napoléon. On ne rétractait rien , on ne reculait devant aucun des principes arti-

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de raison d'être, des que es erniers se trouvaien en mesure de les confroi 3r ec la lettre dont il.v avaient une copie, et de 'assurer de l'identité des termes. Mais ce qui avait »lu l'ambassadeur et ce qu'il avait ordonné fut retrdé je le répète, comme un crime par lEmpereui Et ependant la plainte devenait étrange et évide mt i injuste. Les Cardi- naux étaient le conseil-né lu i ape; or jamais il n"a été défendu à un souven i dr communiquer à son conseil privé tout ce qu'il oit idispensable ou utile pour l'examen et la soluti i d' l'affaire sur laquelle il a besoin de lumières. Q nt < la discrétion, il n'y a pas de conseil qui la g de nieux que celui des Cardinaux. On a l'habitud de s mettre au courant des affaires graves et imprtan es sous le secret du saint office, secret le plu rig ireux et le plus in- violable de tous. On leur ;ait arlé de la lettre im- périale sous le sceau du m ;tèr< On leur avait même défendu d'en parler à leis auditeurs théologiens, afin que le secret restât omp' tement entre cardi- naux. La querelle suscitée 3ar note de M. de Tal- leyrand était donc injuste cai i lettre de Napoléon n'avait pas été livrée au pblic

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Cillés par Sa 3Iajesté, mais on les supposait déjà con- nus, et on en parlait beaucoup moins que des consé- quences qui en découlaient naturellement. On exigeait donc et plus que jamais que le Souverain Pontife fût toujours, et en vertu de son vasselage et de sa dé- pendance, forcément allié de l'Empire français; qu'il comptât pour ses amis et ses ennemis les amis et les ennemis de la nation; qu'il prît part à toutes ses guerres et entrât dans ses systèmes politiques. Tout cela, ainsi que beaucoup d'autres choses, était ex- primé dans la note très-clairement et très -résolu- ment, mais en même temps on n'y parlait qu'à peine et sous voile (sotto vcîo) des principes d'où l'on dé- duisait toutes ces utopies. On les supposait, je le ré- pète, comme passés à l'état de chose jugée *et nulle- ment rétractés. De toutes les raisons énumérées dans la réponse du Pape, celle qui avait paru la plus indis- cutable était l'argument par nous tiré d'abord de ses titres de père commun , de ministre de paix et de chef de la Religion , et ensuite des fâcheux effets que produirait l'alliance du Pontife contre des princes qui, le regardant comme un ennemi, l'empêcheraient d'exercer sa suprématie spirituelle parmi les peuples et nuiraient ainsi beaucoup à la Religion.

Afin d'atténuer la vigueur de cet argument, le seul auquel la note répondît indirectement, le ministre de l'Empereur mit en avant les exemples des guerres soutenues et des ligues formées par les Papes précé- dents. Grâce à cette preuve extrinsèque, on espérait

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tenir en échec la force de l'objection. Mais le raison- nement opposé au nôtre était extrinsècpie. Bien plus, il était faux, n'avait aucune valeur et ne prouvait rien. Il était faux, car les guerres et les ligues des Papes furent d'une nature différente de celle (ju'ini- posait l'Empereur.

Ces Papes, en effet, n'avaient jamais songé à entrer dans une fédération permanente, ni à faire partie d'un système perpétuel. Et Napoléon exi- geait de Pie VU qu'il s'obligeât, lui et ses succes- seurs, à reconnaître pour amis ou ennemis du Saint- Siège les amis et les ennemis do la France. Pie YII devait la soutenir dans toutes ses guerres, en un mot friire cause commune avec elle. Ces Papes avaient entrepris telle ligue, telle guérie, dans une occasion donnée (nous verrons plus loin s'ils eurent tort ou raison), mais ils ne se livrèrent jamais à un système de fédération permanent et perpétuel: et dans les siècles passés, il serait impossible de citer un seul exemple de cette fédération sans terme que l'Empereur rêvait d'établir. Donc le raisonnement tiré de pareils précédents était faux; mais de plus il n'avait aucune valeur et ne prouvait absolument rien.

Les Papes prenant part à une guerre et combinant une lic^ue dans les éventualités ils agirent de la sorte, pouvaient les croire ou nécessaires ou justes, et en cela ils se trompaient peut-être. J'irai j)lus loin : comme ils étaient hommes, ils se trompaient

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peut-être, même volontairement. Cependant il n'en reste pas moins vrai qu'ayant à résoudre une ques- tion actuelle et présente, il leur était facile de se former un jugement sur son mérite; mais la fédé- ration permanente et basée sur une acceptation de système n'autorisait même pas la possibilité de prononcer sur la justice ou l'injustice de ces guerres futures dans lesquelles le Saint-Siège se verrait en- gagé par son alliance éternelle avec la France. Bien plus, le Pape avait tout lieu de prévoir que l'ambi- tion, l'avidité de conquérir et le caprice le mêle- raient tôt ou tard à des aventures fort iniques. En second lieu, les confédérations et les ligues dans lesquelles les Pontifes étaient entrés n'eurent jamais le point de départ que l'Empereur prétendait leur imposer : ce point est le vasselage et la dépendance comme feudataires. De tels principes, en effet, dé- truisaient radicalement la liberté et l'indépendance de cette souveraineté dont le Saint-Siège jouissait depuis tant de siècles. Sa liberté et son indépendance se trouvaient en outre intimement liées dans l'ordre actuel des choses (c'est-à-dire au milieu de tant de souverains et de royaumes indépendants), aux inté- rêts de la Religion. Enfin, et pour m'exprimer avec cette franchise qui naît de la vérité et qui est même utile dans les grandes occasions, si quelques-uns de ces Papes organisèrent des guerres et des ligues, ce ne fut pas ce qu'ils firent de mieux. (Je parle de quelques-uns et non de tous , car plusieurs de ces

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guerres purent être occasionnées par des motifs né- cessaires et très-légitimes.)

N'était-il donc pas étrange qu'après avoir si em- phatiquement déclamé, et souvent à tort, contre ces Papes qui, pour se mêler aux affaires politiques, s'étaient écartés des devoirs et de la nature de leur ministère de paix et de paternité commune, et avaient presque abdiqué leur titre de chef de la Religion , en prenant part à des ligues et en livrant des batailles, n'était-il pas étrange, dis-je , qu'on offrît leur conduite, si sévèrement jugée et si blâ- mée, pour modèle au Pape actuel et à ses succes- seurs? N'était-il pas étrange qu'on essayât de con- traindre les Souverains Pontifes à marcher sur les traces de leurs prédécesseurs et d'une manière si dissemblable? Leur fait avait été individuel; il ne s'était présenté qu'une fois, et l'on aspirait à rendre ce fait permanent. On tentait de l'ériger en système, et, afin de combler la mesure, on lui donnait pourrai- son d'être les principes (|ue j'ai développés plus haut.

La note de }>[. de Talleyrand arguait encore de la nécessité pour le Saint-Siège d'entrer dans ce système d'alliance permanente, en vertu de la domination universelle sur toute l'Italie dévolue à l'Empereur par ses victoires. Napoléon était maître de la Pénin- sule jusqu'aux deux frontières du patrimoine ecclé- siastique. Il ne pouvait donc pas sans inconvénients laisser subsister un État intermédiaire qui n'adopte- rait pas son système et qui n'obéirait pas à ses

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lois. Celle allégation était on ne peut plus frivole, en droit ainsi qu'en fait. Il est inutile de faire ici une dissertation sur le droit, dont nous dûmes tirer assez bon parti en répondant pour la première fois. Quant au fait, Timpuissance de l'Élat pontifical était trop démontrée. Sa faiblesse ne lui permettait pas d'empêcher la France d'exécuter tout ce qui lui plaisait, même dans les États de l'Église : de sorte que les troupes françaises allaient et venaient sur son territoire comme et quand elles voulaient. Les ports de Sa Sainteté étaient occupés par ces troupes, sous prétexte de repousser tout débarquement d'An- glais; des exactions de tout genre s'y commettaient, malgré les réclamations de Rome. Aussi, pendant les débats, le ministre du Pape, pour arrêter l'ambas- sadeur de France osant contraindre le Saint-Père à se soumettre aux prétentions de l'Empereur, avait-il pu, en toute vérité, déclarer ceci : « Il est singulier que Napoléon ne se contente pas des provinces pon- tificales que déjà il possède de fait, et qu'il veuille encore se donner toutes les apparences de la souve- raineté. » C'était dire, sous une autre forme, que, puisque Sa Majesté commandait chez le Pape, grâce à son omnipotence, il semblait inutile d'exiger que le Saint-Siège sanctionnât volontairement celte usurpa- tion par un traité solennel. J'émis encore a ce sujet celte autre vérité incontestable, à savoir, que, si la prépondérance actuelle de la nation fiançaise se maintenait pendant des siècles, la France ne cesse-

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rail (le tenter en rralil(3 ton! ce (jifelle voudrait dans le très-faible Etal ponlifical, et qu'en vue de cela il n'était besoin dV.ucun pacte; mais que si elle venait à perdre cette siq^rcniatie momentanée, tout pacte serait rompu à dater du jour son prestige s'évanouirait.

Ces arguments si péremptoires avaient été, ils res- tèrent inutiles, car les prétentions de l'Empereur prenaient leur source dans les maximes dont j'ai parlé, et dans l'impérieux désir qu'il rnanifestait de les faire accepter. Il ne se contentait pas de la chose, il amljitionnait encore davantage. Il luttait pour l'ap parence et prétendait que le Saini-Siége lui-même la lui reconnût.

Le Cardinal légat nous transmit cette note de la part de M. de Talleyrand, et nous fûmes dans la nécessité de libeller une réponse définitive. Je dis définitive, car on nous signifiait expressément dans cette note, ainsi que dans les déclarations du ministre à Paris et de l'ambassadeur français à Rome, que la réponse attendue déciderait du sort de la Papauté et de la domination temporelle. On avait entouré ces exigences des menaces les plus acerbes; elles étaient bien faites pour nous amener à la soumission. On n'avait pas manqué en même tenq)s de rejeter toute la responsabilité des refus du Pape sur mon compte : on disait que Pie VU se laissait aveuglé- ment diriger par moi, en raison de la grande inlluence que j'exerçais sur lui. On nie rendait coupable aussi

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du refus des Cardinaux. Ils ne blâmaient point mes hostilités, disait-on, parce que j'étais premier mi- nistre et tout-puissant sur l'esprit du Saint-Père , et ils se trouvaient abusés par ma façon de colorer et de présenter les choses, afin d'engager le Sacré- Collége à se prononcer contre les prétentions de la France, dont j'aurais été l'ennemi le plus acharné. Les rapports du cardinal Fesch sur ce point avaient ainsi faussé les idées; on ne se souvenait plus que j'avais négocié le Concordat. Si on y pensait encore, c'était pour incriminer ma fermeté et l'opposition que, dans cette occurrence, j'avais faite à divers articles.

Quoique la note du ministre Talleyrand roulât en substance sur les mêmes prétentions, et -que le Sacré- Collége tout entier se fût déjà déclaré contre elles, on crut néanmoins qu'il serait sage de rassembler de nouveau les princes de l'Église, autant à cause de la déclaration énonçant que la réponse donnée serait la dernière, et qu'elle déciderait irrévocablement du sort de Rome et du domaine temporel, que pour cer- taines formes et particularités nouvelles remarquées dans la note. On la distribua donc à tous les Cardi- naux, ainsi que les dépêches du légat.

Je ferai remarquer ici que le Cardinal légat, esti- mant que l'on devait tout tenter pour continuer à vivre et à rester sur ses pieds (il s'exprimait de la sorte), avait rempli et remplissait inévitablement ses dépêches, et cela depuis le premier jour de sa mis-

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sion, de toutes les arguties possibles |)our cnirni^cr le Pape à souscrire aux volontés de l'Empereur. On jugea que les Cardinaux devaient lire ces dépêches, afin d'avoir une enlière connaissance de l'niraire. On les leur communiqua. Après avoir enjoint au Sacré- Collége d'apporter par écrit son opinion à la Congjé- gation, qui devait se rassembler devant le Pape, on lui imposa le rigoureux secret du saint ofïice, avec défense de parler de la chose à personne, pas même aux auditeurs théologiens. Notre but était de ne rien laisser transpirer de ce qui se passerait dans cette assemblée. Et, en réalité, jamais rien ne transpira. A dater de ce jour, on prescrivit ce profond mystère dans toutes les affaires, afin de ne point blesser l'Em- pereur et aussi dans un but politique. On espérait ainsi fiiciliter à Napoléon, s'il était possible, le moyen de revenir sur ses prétentions, que le public ignorait encore. On considérait, en effet, qu'avec son carac- tère et son audacieuse opiniâtreté, il s'acharnerait à les soutenir et à n'en point démordre, comme on dit. Si le monde eût été initié à ce secret, Bonaparte n'aurait jamais voulu avoir la honte de céder, car c'est ainsi qu'il désignait le pas qu'il aurait faire en arrière. Nous préférâmes renoncer à la gloire que notre résistance nous aurait acquise auprès des Cours, afin d'obtenir le solide avantage de voir l'Em- pereur reculer. Sa résipiscence paraissait impossible, si l'on ne cachait pas à l'Europe ses exigences et les refus qu'on leur opposait.

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Les avis des Cardinaux dans cette Congrégation générale furent les mêmes qu'à la Congrégation précé- dente. Tels étaient aussi le mien et celui du Pape, qui, cette fois encore, parla le dernier, afin de laisser aux diverses opinions la liberté de se produire. On prit la résolution de faire son devoir à n'importe quel prix, et de donner une réponse négative. Ainsi que la première fois, le Sacré-Collége me chargea de la rédiger.

D'autres sérieuses demandes vinrent retarder l'en- voi de ma note , car nous désirions répliquer à tout du même coup. Ces nouvelles demandes étaient ac- compagnées des mêmes menaces. On nous annonçait que la souveraineté da Pape allait disparaître si nous n'adhérions pas aux volontés impériales. La plus significative de toutes fut l'immédiate, pure et simple reconnaissance de Joseph Bonaparte comme roi des Deux-Siciles. Ce prince régnait déjà sur le royaume de Naples; mais il n'avait pas la Sicile, le roi Fer- dinand s'était réfugié.

Tout le monde sait que le Saint-Siège exerça pen- dant plus de huit siècles le droit d'investiture sur ce royaume. Il est facile de croire que l'empereur Na- poléon, ayant la prétention de regarder le Pontife comme investi par lui et comme son feudataire, n'au- rait certainement pas voulu qu'il accordât Tinvesti- ture au nouveau roi de Naples. Lui seul, Napoléon, entendait bien la déléguer en constituant Joseph son feudataire, ainsi qu'il l'avait fait pour les souverains

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sur les États desquels il étendait le prestige de son nom par la terreur de ses armes.

Le Saint-Siéû;o ne consentit pas à saluer le non- veau roi. Le Saint -Siège ne pouvait pas annihiler son droit d'investiture, et il désirait garder toutes les convenances vis-à-vis du roi Ferdinand. Et néan- moins ce prince ne méritait guère ces attentions de- puis qu'il avait A'iolé les lois de l'investiture et refusé de payer le tribut qu'il devait au Pape et de lui oflrir lahaquenée. Mais, dans sa longanimité toujours pa- cifique et douce. Pie YII avait ainsi réglé sa con- duite, ïl espérait qu'un jour, à une époque plus heu- reuse, il lui serait donné, en récompense de ses bontés, d'arranger les affaires de Naples avec le roi Ferdinand.

A peine eut-il fait savoir qu'il ne pouvait regarder Joseph comme le roi légitime, qu'une note officielle foudroyante arriva de Paris. On y enjoignait au Pape de reconnaître sans retard purement et simplement le prince Joseph, sous peine de voir l'Empereur cesser d'admettre la souveraineté pontificale. Nous désirâmes encore, sur cette prétention, interroger le Sacré-Collége. Les Cardinaux se rassemblèrent en présence du Pape. Il fut établi que les circonstances actuelles, les rapports entre le Saint-Siège et Na- poléon et les prérogatives évidentes que Sa Sain- teté avait juré de maintenir intactes en montant sur le trône apostolique ne permettaient pas, à n'importe quel prix, d'adhérer à cette reconnaissance pure et

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simple. Elle nous enlevait jusqu'à notre dernière ressource, celle des protestations, et la protestation du moins sauvegardait nos droits. Nous arrêtâmes donc que l'on ferait encore sur ce point une réponse négative.

Et à propos de reconnaissance, je dirai ici qu'une multitude c'est le mot de nouveaux rois, ducs et princes, créés par l'empereur Napoléon, notifièrent au Pape leur nouvelle dignité et s'efforcèrent par eux-mêmes, ou en mettant l'Empereur des Français en avant, d'obtenir l'adhésion pontificale. Quoique les anciens usages du Saint-Siège offrissent plus d'une difficulté à l'admission de ces nouveaux titres, cependant, par suite des changements survenus dans les idées, on crut que des considérations plus urgen- tes et majeures devaient prévaloir. Ces considérations étaient : Que la Religion gagnerait beaucoup ou perdrait bien davantage dans les États do ces princes, selon qu'on leur accorderait ou qu'on leur dénierait cette satisfaction; que toutes les principales cours de l'Europe s'y étaient prêtées; qu'il ne fallait pas irriter l'Empereur jusqu'à l'excès en lui refusant tout, et qu'il était sage de lui prouver, en le contentant lorsqu'on le pouvait, que, si on lui résistait sur cer- tains points, ce n'était pas par mauvaise volonté, mais parce qu'un devoir rigoureux s'y opposait.

Le Pape reconnut donc les nouveaux rois de Ba- vière et de Wurtemberg, le grand-duc de Berg, le duc de Baden et d'autres princes semblables. Mais il

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ne consentit pas à agir do la sorte vis-à-vis des nou- veaux rois de Naples et de Westphalie. S'il eût donné son adhésion à ce dernier et s'il eût entamé des né- gociations avec lui, il se serait trouvé fort embar- rassé par rapport à la nouvelle compapine du prince Jérôme, car, tant ([ue le premier mariage contracté en Amérique n'était pas légitimement annulé. Sa Sainteté ne pouvait pas accoider à cette princesse le titre de reine.

Pie YII ne reconnut pas non plus le nouveau roi de Naples Joacliim Murât, ni le nouveau roi d'Es- pagne Joseph, qui, à la chute des Bourbons, dans ce pays, vint les remplacer sur le trône. Mais ces deux derniers événements ne tiennent pas à mon ministère. Je ne les cite ({ue parce que leur connexion avec ce qui précède les rappelle à mon souvenir.

Un autre événement très-grave eut lieu pendant que je répondais à la note du ministre impérial. C'était l'usurpation des territoires de Bénévent et de Ponte-Corvo. Xous apprhnes par les journaux (le Saint-Père n'en fut pas autrement informé) que l'empereur Napoléon, sous prétexte de faire cesser à jamais les discordes éclatant à époques non fixes entre les cours de Naples et de Rome pour la domi- nation du Saint-Siège sur ces Etats enclavés dans le royaume de Naples, en dépouillait officiellement le Saint-Siège, auquel on promettait une compensa- tion, incertaine sur le temps, le lieu et la valeur, puisqu'on n'en parlait point. L'Empereur érigeait

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ces deux États en principautés, et il les attribuait à son ministre des atïaires étrangères, M. de Tailey- rand, et au maréchal Bernadette. On comprendra sans peine la surprise et les sentiments qu'un tel fait excita dans l'âme du Pape. C'était un acte très-im- portant, non-seulement à cause de la perte de ces deux territoires, mais encore par la signification de l'acte en lui-même. L'Empereur exerçait ainsi les prétendus droits de suzeraineté et de haute juridic- tion qu'il avait usurpés sur l'État pontifical et sur son Souverain, en mettant en pratique les principes contenus dans sa fameuse lettre. 11 regardait donc le Pape comme son feudataire, car s'il ne s'était pas cru suzerain , il n'aurait pas eu le droit de s'im- miscer dans les affaires de Rome , dans celles de Naples et de voiler cette usurpation sous un prétexte qui était faux actuellement, et qui, eût-il été fondé, ne lui accordait aucun droit pour agir de la sorte. Nous jugeâmes qu'en cette occasion il importait de réclamer, non pour conjurer l'envahissement, ce qui était impraticable, mais au moins pour je- ter tout l'éclat et la publicité possibles sur le refus du Pape. Il ne pouvait pas, sans élever la voix, perdre les deux États de Ponte-Corvo et de Béné- vent, et il ne devait pas admettre les nouveaux principes destructeurs de la liberté et de l'indépen- dance de la Souveraineté pontificale elle-même. En conséquence , on prit la résolution d'adresser à Paris en même temps que les autres réponses , une très-

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énergique protestai ion sur ce point. On y tléclarait qu'on n'acceptait aucune idée de compensation et qu'on exigeait simplement les États usurpés. Puis on écrivit à toutes les cours, on leur communiqua les réclamations de Pie VU, et on chargea les fonction- naires romains résidant à Bénévent et à Ponte-Corvo de protester eux aussi catégoriquement. Grâce à l'extrême rapidité avec laquelle on leur expédia cet ordre, la protestation put arriver en même temps que l'occupation militaire.

Je ne parlerai pas d'une multitude d'événements qui se succédèrent à Piome entre le ministère pa- pal et le cardinal Fesch, ambassadeur de France, événements qui, par mon titre de secrétaire d'Etat, me mirent en contact plus immédiat avec lui. Ma position devint de jour en jour plus pénible et plus douloureuse que la mort. Ce n'était pas pour moi seul que je ressentais jusqu'au fond de l'âme de telles angoisses; c'était encore en prévision des ca- lamités qui devaient résulter ])Our le Saint-Siège, pour le Pape et pour l'État, des nouvelles persé- cutions, des querelles et des mécontentements que je voyais le Gouvernement français fomenter contre le Gouvernement pontifical. Cet état de choses pro- venait peut-être en notable partie des rapports que le Cardinal ambassadeur faisait à sa cour, et qui tous, je le crois, découlaient de sa plume sans qu'il y prît garde. Fesch me détestait, on le sait, et je comprenais sans peine que la résistance du Saint-

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Siège aux injonctions de l'Empereur suffisait pour accroître cette haine , même sans que le Cardinal y mît beaucoup du sien. Cela entrait dans son carac- tère : il devait, et du reste c'est assez l'habitude, rejeter sur le compte du premier ministre tout l'odieux de tant de négociations. En agissant ainsi, il pouvait le haïr à mort et chercher à se débarrasser d'un homme aussi contraire à ses vues.

Quatre années plus tard, il le confessa publique- ment lorsqu'il me revit à Paris, après l'abolition du domaine temporel appartenant au Saint-Siège '. Je l'avais compris d'avance, je le répète, et l'excellent M. Cacault m'en avait instruit en son temps avec cette loyauté qui le caractérisait. Une épine s'enfonçait peu à peu dans mon cœur, lorsque je réfléchis- sais que la colère de l'Empereur contre moi person- nellement, colère envenimée par les rapports sur mon compte que pouvait faire le cardinal Fesch , augmentait et précipitait les malheurs de l'État et de la Cour pontificale. Les amerlumes et les vexations journalières que le Saint-Siège était forcé de souffrir à l'intérieur n'autorisaient que trop mes craintes. Je m'abstiendrai de raconter ces douleurs, car les cir- constances dans lesquelles j'écris ces lignes et le peu de liberté dont je jouis ne me le permettent pas.

^ Nous avons déjà explii]ué les erreurs de caractère et les fautes de tcmi»erauu'nt que commit à Rome le cardinal Fesch. Il les racheta plus tard très-amplement, et Pie VII ainsi que le cardinal Consalvi ne tinrent jamais rigueur à son repentir, à sa fidélité et à ses vertus.

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Je ne citerai qu'un seul l'ait qui donnera une idée de l'extravagance des hommes et de l'injustice de tout ce que l'on lit endurer au Saint-Siège et à son mi- nistre.

Ce (jui va suivre pourra en outre fournir (jueUiuos utiles rcnseignenienls au Saint-Siégo, l'éclairer et lui servir de règle dans des alFaires analogues, si le Ciel permet qu'il soit réintégré dans son pouvoir tem- . porel.

L'irritation que témoignait le Gouvernement fran- çais contre le Gouvernement pontifical, irritation qui fut rendue publique par le cardinal Fescli, inca- pable de garder un secret et déclamant sans cesse contre moi, inspira de la hardiesse aux ennemis de l'Église et aux malintentionnés à son égard. Le nombre des gens (|ui, sans aucun titre, portaient la cocarde française, était devenu si considérable que le cardinal Fesch m'en parla lui-même un jour et me dit qu'on ferait bien d'interdire l'usage de la cocarde à tout le monde, excepté à ceux qui étaient attachés à la légation française, à l'auditeur de Rote français, au directeur de l'Académie, au di- recteur de la poste, à tous les autres fonctionnaires français même (piand ils seraient Italiens ou Ro- mains — et à tous les Français résidant à Rome. Je répondis que déjà il existait des lois défendant le port des cocardes étrangères à ceux qui n'en avaient pas le droit; que, malgré cela, le Saint-Siège dé- sirait en publier une nouvelle pour renouveler les

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anciennes à ce sujet, mais qu'il se sentait arrêté justement par les trop nombreuses exceptions que Son Éminence autorisait et que le Gouvernement connaissait déjà.

J'ajoutai que le Pape ne pouvait pas y condescendre, et que, par cela même , il se voyait embarrassé pour promulguer une nouvelle loi; qu'il lui était impossible d'admettre au privilège tous ceux que Son Éminence désignait , et qu'en les passant sous silence on créait un perpétuel motif de conflit entre la Cour romaine et l'amljassadeur de France. D'un autre côté, accep- ter toutes les exceptions, c'était violer les propres droits du Gouvernement pontifical. Je lui démon- trai que, si le Saint-Siège n'avait aucune difficulté à permettre l'usage de la cocarde étrangère aux per- sonnes attachées à la légation française, même aux Italiens, et aux directeurs de l'Académie et de la poste, il ne pouvait pas autoriser la même pré- rogative en faveur des Italiens au service de l'audi- teur de Rote et de ces directeurs, pas plus qu'en faveur des Français habitant Rome. Je lui prouvai que les deux directeurs ne jouissaient point, quant à leurs domestiques italiens, d'un droit des gens pareil à celui dont ils jouissaient eux-mêmes ainsi que les serviteurs de la légation; que, quoique l'auditeur de Rote fut Français, il n'était cependant qu'un prélat romain, constitué tel par le Pape, et qu'il ne pouvait point exiger pour ses famihers et ses domestiques le privilège de la cocarde, puisque les

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autres auditeurs autiichien et espai5'nol ne l'avaient pas, nen faisaient pas et n'en avaient jamais fait usage. Quant à l'exception réclamée polir les Fran- çais vivant à Rome, je lui exposai que non-seule- ment l'exemple des autres peuples C'tait de fait con- traire à sa prétention, car ni les Autrichiens, ni les Espagnols, ni le* Anglais, ni les Napolitains, ni au- cune puissance étrangère ne se permettaient l'usage de la cocarde nationale, mais encore qu'en droit ce cpi'i! désirait ne reposait sur aucun fondement. Les étrangers, en efTet, ne jouissent pas de ce privilège; ceux qui appartiennent aux légations peuvent seuls porter la cocarde de leur pays. J'allai plus loin. Je lui développai les inconvénients auxquels on don- nerait naissance si, dans une ville remplie d'étran- gers telle que Rome, on permettait l'usage de la cocarde nationale. Ces inconvénients devaient être fort redoutables pour un gouvernement plus faible que les autres, et ils ne sauraient qu'engendrer de criants abus. Je terminai en déclarant qu'il était impossible au Saint-Siège de pronii'.lguer une nou- velle loi au sujet des cocardes, si le Cardinal ne re- nonçait pas aux exceptions par lui faites et qui lé- saient les droits de la Cour romaine ; que, dans ce cas, il fallait se contenter des lois existantes; qu'on les ferait observer par les personnes en dehors des proté- gés de Son Éminence; qu'on dissimulerait (piant aux autres, mais que le Pape n'autoriserait jamais ces prétentions en les libérant d'une manière formelle

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de la règle générale. Le cardinal Fesch ne sut jamais se relâcher de ses exigences à propos de toutes les dispenses dont j'ai parlé plus haut. On se vit dans l'impossibilité d'édicter la loi nouvelle, et on enjoignit au gouverneur de Rome de faire , aussi sévèrement qu'il le pourrait, observer les lois existantes par tous ceux qui portaient des cocardes étrangères; mais on lui recommanda de dissimuler quant aux exceptions indûment arrachées par la France. Nous pensions que si on ne pouvait pas les autoriser ouvertement par un acte imprimé, ainsi que le désirait le cardinal Fesch, il fallait au moins se taire, plutôt que de se contredire et de fournir ainsi un nouvel aliment au feu qui couvait sous la cendre.

J'ai raconter ce qui précède autant pour éclairer le gouvernement pontifical , s'il revient à la vie, que pour faciliter l'intelligence de ce fait anormal que je me suis proposé de choisir entre mille autres événements intérieurs qui , dans cet inter- valle, firent notre désespoir.

Il arriva que deux Italiens, portant la cocarde française , assassinèrent sur la place Navone un marchand de pastèques se plaignant que ces deux hommes eussent mangé ses fruits , sans vouloir le payer. Ce fait qui excita la compassion uni- verselle en faveur de Tinforluné marchand , le croira-t-on ? ce fait fournit du cardinal Fesch le plus étrange prétexte à réquisitoire contre moi. Il s'ima- gina que, toujours désireux de rendre la France

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odieuse à Rome et d'ameuter le peuple coutre les Français, j'avais autorisé ce meurtre pour soulever la plèbe romaine, et que je l'avais fait commettre tout exprès par deux individus porteurs de la co- carde française. 11 faut remarquer (juc le Carrlinal eut plusieurs fois la bonté, en vue de la faiblesse du Gouvernement, de me prêter ces indignes, je dirai môme, ces stupides idées. Pour preuve de son ex- travagante accusation, je ne me permettrai pas une qualification plus énergique, il avança que je n'avais pas osé condescendre à ses désirs, et renou- veler la défense de porter les cocardes étrangères; mais il ne parla pas de ses exigences immodérées qui avaient arrêté le Gouvernement pontifical , et l'avaient amené à n'insister que le plus possible sur l'observation de l'ancienne loi, au lieu d'en édicter une nouvelle.

Ce fait fut sur le point de produire de sérieuses conséquences. Blessé au vif par cette imputation d'exciter le peuple contre les Français, imputation aussi mensongère pour ma personne que préjudi- ciable au Gouvernement, j'en écrivis aussitôt au cardinal Fesch, et, dans une note officielle, je lui exprimai mon indignation. En même temps je de- mandais un passe-port pour un courrier qui devait aller porter à Paris mes plaintes les plus énergiques. Je lui écrivis, car, dans l'accès de ses continuelles et fougueuses colères, il était impossible de lui parler de vive voix sans compromettre mon propre honneur,

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et sans m'exposer moi-même à lui témoigner des mépris qu'un premier mouvenDent n'aurait pas su maîtriser. Pour m'empècher de mettre mon projet à exécution, il rétracta en apparence ses calomnies, tout en refusant le passe-port. Je dis en apparence, car ce qui arriva par la suite prouve évidemment qu'on avait enraciné dans la tête de Bonaparte l'idée qu'en ma qualité de secrétaire d'État, et par les moyens les plus détournés, mais les plus effi- caces, j'excitais le peuple de Rome et des pro- vinces à l'insurrection contre la France et contre les Français.

Ce récit me rappelle, je ne sais comment (je n'y vois pas en effet d'autres connexions que celle-ci : ce sont deux, faits extérieurs et provenant l'un et l'autre d'un rejet de prétention française) , ce récit, dis-je, me rappelle un autre trait dont j'aurais parler beaucoup plus tôt et que je vais raconter brièvement, afin de n'en pas laisser périr le sou- venir. Il s'agit de la demande formelle adressée par le Gouvernement français lors de l'ambassade de M. Cacault à propos du roi Yictor-Emmanuel de Sardaigne.

La France tenait à ce que le Pape expulsât de Rome ce prince et sa cour, qui s'y étaient réfugiés après la perte du Piémont, au lieu de résider dans une île comme la Sardaigne, par exemple. Malgré le ton très-hautain qui accentuait cette demande et qui en faisait un ordre, elle fut repoussée avec la plus ferme

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atlitiule '. Je crois (|vie la sagesse de M. Cacault contribua h ce que noire lefiis n'eut pas tle suites fâclieuses, du moins alors. Mais achevons. le récit. Pendant le cours de ces débals, nous avions pré-

* Ce siècle, (|iii est témoin de tant de cat;istrophes royales et qui assiste à toutes les instaMliles dynastiques, n'a vu (jue la Papauté immuable dans ses principes, dans son action et dans l'accoinplissement de ses devoirs. Les rois par la grâce de Dieu, comme les rois par le fait des Hévolulions, tombèrent les uns après les autres de tous leurs trônes chancelants. Ils errèrent tour à tour, proscrivant et proscrits, et ce fut in('vit3blemeut à la Chaire de f^ierre qu'ils dccouriuTnt demander l'asile ouvert à tous par la paternité universelle.

Les Bonaparte, (}ui, en 1803, exigeaient qu'un prince de la maison de Savoie ne jouît pas à Home d'une hospitalité digne de lui et du Chef de l'Église, vinrent, après 181-i, implorer du Souverain Pontife un refuge qui leur fut offert et mnintenu, malgré les menaçantes protestations de i'Kurope.

Aujourd'hui, en 1864, par une curieuse interversion de rôles, qui est toute une leçon, Viclor-Kmmanuel, de Sardaigne, pour- suit jusque dans la Ville e'ternelle un Bourbon, roi des Deux-Sî- ciles, qu'il a fait dépouiller de son royaume par quelques malan- drins protf'gés de l'Angleterre.

Les monan|ues de droit ou de fait ont tout perdu, jusiju'à la di- gnité de l'infortune et au sentiment des convenances. C'est Rome seule qui garde le précieux trésor des grandes traditions monarchi- ques < t chrétiennes; c'est le Pape (|ui, toujours outragé, toujours menacé et toujours plus respectueux envers le malheur, accueille sans distinction les exilés du trône. D.tns un siècle l'autorité est subordonnée à la fortune et les intt'rèts du moment l'em- portent sur les principes , ce spectacle d'hospitalité permanente offert à tous a bien son charme et son prix.

Un jour, nous l'espérons de la justice de Dieu et de l'indi- gnation des hommes, un jour, Victor-Emmanuel, de Piémont, ira implorer un asile auprès de la Chaire de Pii rre qu'il a spoliée, et comme tous les autres, Victor-Kmman\iel sera reçu a bras ouverts par cette Église romaine tlont il s'est déclaré l'ennemi le plus tapageur et le plus hypocritement consliluliormel.

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paré tous les titres que nous désirions envoyer à Paris : notre réclamation sur l'usurpation de Béné- vent, sur la non-reconnaissance du nouveau roi de Naples, dont on a parlé plus haut , et certaines pièces encore contenant d'autres doléances que je suis dispensé d'énumérer, puisqu'elles sont moins graves et que je dois aller vite. Mais le document le plus instructif était la réponse à la note de M. de Talley- rand. Elle contenait le refus, ou, pour mieux dire, la persistance la plus prononcée dans le refus d'ad- hérer aux principes que l'Empereur nous avait im- posés et aux conséquences qui en découlaient. Il fut très-difficile et très-pénible de composer cette ré- ponse. On la fit ni courte, ni ambiguë, ni faible. Il m'est impossible de la citer dans son entier; je dirai en substance qu'on y donna tout le dévelop- pement nécessaire aux raisons qui empêchaient le Saint-Siège de se prêter à ce que voulait l'Empereur. On prouva que la liberté et l'indépendance de la souveraineté du Saint-Siège étaient non-seulement protégées par une prescription de dix siècles, pres- cription qui anéantissait tous les titres antérieurs que l'on pouvait alléguer, et l'on démontra qu'ils n'existaient pas, mais encore que cette indépen- dance et cette liberté se trouvaient, dans l'état actuel des choses, très-étroitemenl liées au bien de la Reli- gion. Sur ce point, on ajouta que cette considéra- tion, jointe aux serments du Pape, l'obligeait à sou- tenir l'indépendance et la liberté que l'Empereur

DU CARDINAL CONSALVl. 463

chercliait à lui ravir, et on cita le tériioignaii;e si foruiel du célèbre Bussuet dans sou Sermon sur l'unilé de VÉglise. Il y dit en substance (car je ne me sou- viens pas exactement des paroles du texte) que Dieu a voulu que l'Eglise romaine, mère de tous les royaumes, ne fut plus, dans le cours des siècles, sujette à aucun royaume dans le temporel, et que le Chef de la Religion fût indépendant de n'importe quel prince terrestre pour que l'exercice de son pou- voir spirituel fut plus libre dans tous les royaumes et dans tous les empires; que ceux-ci , en etVet, dirigés par la jalousie et par les raisons d'État , souvent en- nemis les uns des autres, ne souffriraient pas dans leurs domaines l'influence du Chef de la Religion qui dépendrait de l'un d'entre eux.

Mais ce Bossuet , qui est un oracle quand il s'agit des quatre fameux articles qu'il a rédigés contre l'Église romaine, dès qu'il parle en faveur de l'Église romaine, non-seulement n'est plus un oracle, mais encore est un imbécile qui n'a pas le sens commun et qu'on ne doit pas écouter. {Ma quel Bossuet, che quando si traita dei famosi 4 articoli (da lui rédigés) conlro la Chiesa romana e un oracolo, quello stesso Bossuet quando parla in favore délia Chiesa romana, non e piîi un oracolo , ma e un imbecille, ne ha il senso comune , ne gli si punto ascolto.)

On développait ensuite les titres du Pape comme chef de l'Église, ministre de paix et père commun; puis on démontrait qu'il répugnait au Pontife, à cause

II. 30

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de ces qualités essentielles, d'entrer dans un étal permanent de fédération avec tel ou tel prince, de se constituer en un système quelconque de guerre et d'accepter pour ses amis ou pour ses ennemis les amis ou les ennemis d'une puissance. On ajoutait que, s'il y avait deux personnes dans le Pape , celle de Sou- verain Pontife et celle de Prince temporel, il ne pouvait pas entreprendre comme Roi , titre tout secondaire en lui, ce qui répugnait à sa qualité prééminente de Pontife; que le Pape différait en cela des monarques séculiers, qui, par cela même qu'ils sont revêtus de ce' seul titre, peuvent exécuter ce que la double puissance du Pape lui empêche d'ac- complir. On démontrait l'impossibilité qu'il y aurait à appliquer dans le cas actuel les exemples des Papes précédents, puisque aucun d'eux n'avait contracté d'alliance permanente et systématique telle que l'Em- pereur la sollicitait. On démontrait qu'il était encore plus difficile d'adhérer à la prétention impériale quand on la soumettait à des clauses établissant la suzeraineté et la haute juridiction de l'Empereur vis-à-vis du Pape, son feudataire et son vassal. On prouvait jusqu'à l'évidence les incalculables dom- mages qui résulteraient de la dépendance du Pape pour la Religion, soit dans les royaumes catholiques, soit dans les royaumes séparés du Catholicisme, la profession du culte était tolérée. Les princes enne- mis ou jaloux de celui avec lequel le Pape aurait si- gné alliance indéfinie et sous la suzeraineté duquel il

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Vivrait, contraricraicnl ou arrèleraient le libre exer- cice de sa siijjirmatie spirituelle dans leurs provinces. On établissait que l'Empereur ne jouissait que trop par le fait, et malgré les réclamations les plus chau- des et les plus multipliées du Pape, des avantages qu'il prétendait retirer de sa fédération avec Sa Sainteté; enfin on conjurait l'Empereur de lendre la paix, au Saint-Siège et de se souvenir des preuves de déférence et d'attachement que Pie YII lui avait pro- diguées en face de l'Europe, au grand déplaisir des autres princes qui en étaient jaloux. Le Saint-Père, ajoutait-on, s'est conduit de la sorte toutes les fois qu'il a pu le faire. S'il recule aujourd'hui, il ne faut attribuer sa résistance qu'au besoin d'accomplir ses devoirs. On terminait en disant que, si, par malheur. Napoléon n'exauçait point sa prière, le Pape était disposé à toutsoutfrir plutôt que de trahir sa mission, et qu'il remettrait avec coniiancc sa cause entre les mains du Seigneur.

Avant que le courrier chargé de ces dépêches se fût mis en route pour Paris, un autre événement s'était passé à Rome : le cardinal Fesch avait été rappelé. L'Empereur voulut peut-être réaliser la menace qu'il avait faite au Pape de remplacer le Cardinal par un plénipotentiaire séculier, atîn de le soustraire ainsi à ma haine. Peut-être aussi Napoléon n'osa-t-il pas accomplir avec le concours d'un Car- dinal, son oncle, le dessein qu'il avait de renverser le pouvoir temporel du Saint-Siège ; on crul génèra-

30.

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lement que tel était son motif, et l'événement prouva qu'on avait eu raison. Le fait est que l'ambassa- deur reçut tout d'un coup l'ordre de rentrer en France. Avant de partir, Fesch eut avec le Pape une alter- cation très-vive: Comme Sa Sainteté le chargeait d'exposer ses plaintes à l'Empereur, le Cardinal, dans la conversation , se laissa entraîner par ses colères habituelles, et il en vint jusqu'à manquer de respect à Pie YII. Il le menaça d'en appeler au Con- cile , et il sortit du cabinet du Pape profondément exaspéré et ne se possédant plus. 11 étonna et scan- dalisa beaucoup tous les prélats de l'antichambre, et il se permit au dehors de parler de cette scène d'une façon fort irrévérencieuse.

Quant à moi, il y avait déjà quelque temps qu'il ne venait plus me voir et qu'il ne me recevait plus. Pour ne pas compromettre ma dignité de cardinal et de ministre d'État, j'avais été forcé de renoncer à ses soirées. J'y étais allé autrefois avec indifférence et en affectant assez peu de me souvenir de ses inju- res, par amour de la paix et afin de ue pas nuire aux intérêts de l'État. J'avais été si mal reçu, que je crus pouvoir me dispenser de provoquer de nouveau un semblable accueil. Toutefois, quand j'appris par le Pape, et non par lui, qu'il était sur le point de partir, j'allai le visiter pour lui souhaiter le bon voyage, l'entretenir des besoins du Saint-Siège et faire la paix, s'il était possible; mais, quoique chez lui, il ne dai- gna pas me faire ouvrir sa porte. Avant son départ,

DU CARDINAL CONSALVI. 469

il m'envoya une carte de visite par un tloniestique : il ne vint pas en personne, parce cpi'il ne se souciait pas d'être reçu. Il partit sans que je le visse. Je pro- teste à la face du Ciel que, dans tout ce que j'ai dit sur le compte de ce cardinal pour servir à la vérité des faits, je n'ai été animé par aucun esprit de ran- cune ou par aucune autre passion. Bien plus, je me fais un devoir de déclarer que, s'il a le malheur d'être doué d'un caractère soupçonneux, défiant et très-enclin à se laisser enguirlander par des personnes que guident la cupidité, la haine et d'autres mauvais instincts, s'il a le malheur d'être on ne peut plus gal- lican — yalUcanissimo dans ses préventions con- tre l'autorité pontificale, s'il a le malheur d'embrouil- ler toutes les questions et de semer la discorde sans le vouloir, cependant, au fond, ses intentions ne sont nullement coupables, à mon avis, et il a du zèle pour la Religion, ainsi qu'une grande régularité dans les mœurs. J'affirme que je parle de la sorte afin de rendre un hommage qu'en toute sincérité je crois à la justice.

Le cardinal Fesch eut pour successeur M. Alquier, qui, après avoir été d'abord ambassadeur de France à Naples, se trouvait à Rome depuis quelque temps en simple particulier. Peut-être même le gouver- nement français l'y entretenait -il pour seconder ses projets. En ma qualité de secrétaire d'Etat, j'avais eu plusieurs fois occasion de lui être agréa- ble, soit en le protégeant à la douane pour ses envois

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et autres détails semblables, quand il travem la ville pour aller remplir sa mission à Naples en revenant d'Espagne, soit lorsqu'il se réfugia à Rome après les événements du royaume de Naples. Ce fut même dans cette dernière occurrence que j'eus le plaisir de lui être assez utile. Il m'avait personnellement toujours témoigné son estime et sa gratitude; quel- quefois même il s'était hasardé mais seulement en passant et quand il me rencontrait à m'ex- primer sa désapprobation des manières d'agir du car- dinal Fesch. Devenu ambassadeur de France, il se vit placé entre les ordres qu'il recevait à mon adresse et les sentiments particuliers dont il était animé envers moi '.

Les ordres qui lui arrivaient de Paris à mon égard

* Le cardinal Fesch, volens, nolens , avait tout fait pour em- brouiller les affaires de Rome avec la France; son successeur, M. Al(|uier, prend toutes les peines imaginables pour conciliei: et rapprocher. M. Alquier était nu conventionnel régicide qui, au temps de la Terreur de 1795, avait, aux autels de la de'esse Raison et de la de'esse Liberté', proclamé la fin de tous les cultes et de toutes les royautés. Devenu ambassadeur de Fenapereur Napoléon l'^"', cet homme comprit la folie de l'incrédulité et l'ab- surde de l'iniUfférence religieuse; puis, par esprit d'équité ou par calcul politique, on le vit limidement, mais honnêtement, battre eo brèche l'œuvre du cardinal Fesch. Le vieux régicide aspirait à conserver, lors(|ue le Cardinal de la sainte Église ro- maine à son insu avait tout fait pour renverser. Et ce ne sera pas la dernière fois que cette interversion de rôles sera signalée dans la capitale de la Clirélienté. 11 vient des heures de péril le Saint-Siège a plus à gagner avec des ennemis avoués qu'avec des amis entêtés, malhabiles ou pusillanimes, et il sait à l'occa- sion tirer de ces adversaires un excelknt parti. Cela s'est vu dLans

DU CAHDINAL CONSALVI. 474

étaient i)lns que loiidroyants. Je ne sais si la |)r('- sence du cardinal Fesch à côté de l'Empereur en était cause. En somme, le gouvernement français m'ac- cusait d'nbord de pousser le Pape à la résistance; on disait (]ue Pie YII était entièrement absorbé par moi, et en cela on faisait le plus tlagrant outrage à sa capacité, à sa force d'ame, à sa sagesse, et à tout ce

les siècles passés; cela se voit de nos jours et se verra encore dans les âges suivants.

Ce fragment de la correspondance officielle d'Alcuiier avec Talleyrand, ministre des affaires étrangères, montrera la cotir romaine et le cardinal Consalvi sous leur véritable jour ;

« Il est de fait que l'avis du secrétaire d'État est à peu près sans influence dans toutes les affaires (|ui ont une affinité reli- gieuse, et que, dans ce ras, la confiance du Sainl-Père apj)elle d'autres conseils, et notamment ceux des cardinaux Anlonelli et di Pieiro. J'ai trouvé le cardinal Consalvi parfaitement raison- nable et conciliant sur tous les points il n'y a |)asde prétexte à des discussions tbéologiques, et toutes les fois qu'il a pu se décider seul et comme homme d'État, et d'après ses dispositions particulières. Mais ce dont il faut toujours se garder avec la cour de fîoine, c'est de prendre dans les négociations les routes qui peuvent conduire à discuter les droits du sanctuaire. C'est peut- être parce ([u'on s'est écarté de ce principe que l'adhésion au pacte fédéralif de l'Empire français est devenue une chose im- possible à obtenir. On a demandé que cet objet purement poli- tique fût soumis à la délibération du Sacré-Collége, et le refus des Cardinaux s'est fondé sur celte maxime, que le chef de l'Église, le père commun des fidèles, ne doit pas contracter des engagements qui affaibliraient l'autorité du Saint-Siège ilans ub€ partie de l'Europe et mettraient en péril la foi des habitants de ces contrées... J'oserai représenter qu'il est à désirer cpie Sa Ma- jesté rEin|)ereur el Roi veuille bien dans ce moment ne (irendre aucune mesure de rigueur contre la cour de Kome. 11 convient, je crois, de ne pas effrayer les esprits déjà vivement affectés , et de terminer avec tranquillité l'affaire de l'investiture , qui ne l)renilra (pie fort peu de jours. »

472 MÉMOIRES

cortège de vertus et de qualités que la Providence fit briller en lui lorsque, seul et dans la plus étroite captivité, il dév^eloppa, au milieu de ses douleurs, une inébranlable constance. On m'accusait en outre des crimes les plus infâmes. On prétendait que j'or- ganisais la révolte dans tout l'État, le massacre des Français qui y demeuraient , et celui des soldats qui marchaient par petites bandes. On disait encore que je grevais le peuple d'impôts afin d'accroître la haine contre la France. Je ferai remarquer com- bien nous étions malheureux alors. Le Pape avait été forcé de payer des sommes fabuleuses pour les trou- pes de passage et pour celles qui séjournaient dans l'État. Il avait subvenir aux travaux et aux approvisionnements d'Ancône et des autres villes occupées par les Français, et on ne voulait pas, je ne dirai point qu'il levât des contributions, mais encore qu'il négociât des emprunts pour remplir certaines obligations auxquelles il ne savait trop comment faire face. Le gouvernement français m'accusait aussi d'exciter le fanatisme en répandant des images saintes et des prières dirigées contre la France. Tout cela était très-faux et absurdement calomnieux. M. Alquier reçut même une lettre de l'Empereur qui éclatait en invectives contre moi; et cette lettre, il lui était enjoint de me la lire. Il obéit, quoique à regret, et s'efforça d'en adoucir les termes. Je me souviens qu'entre autres particularités cette lettre contenait ces paroles : « Dites au cardinal Consalvi

DU CARDINAL CONSALM. 473

que je le talonne, et que rien de ce (ju'il fait ne m'échappe. ))

Mais tout ce qui m'était personnel ne me trouljlait guère. Ce qui blessait mon cœur, c'était de voir qu'une animosité aussi violente contre moi et la per- suasion enracinée de ma prétendue inlluence sur le Pape me rendaient toujours de plus en plus respon- sable des calamités dont le Saint-Siège était me- nacé. Je craignais que mes rares amis, mes nom- breux ennemis et tous les indifl'érents n'attribuassent ces calamités, comme c'est la coutume, à ma pré- sence au ministère. Ils auraient pu dire que, s'il se fut rencontré à la secrétairerie d'État un homme moins en vue, ou que si, à tort ou à raison, j'avais été cet homme, la chute imminente du Pontificat aurait encore pu être retardée.

Cette considération me porta à réfléchir très-mûre- ment. Bien souvent déjà j'avais offert au Pape ma démission, s'il la jugeait utile au bien public; mais toujours le Saint-Père s'y était opposé. Quoiqu'il eût pour moi une indulgence infinie, cependant je dois lui rendre cette justice, qu'en refusant d'accéder à ma prière, il ne se laissait point guider par son af- fection ou par le chagrin qu'il éprouverait de m'éloi- gner de lui. Le motif qui le faisait agir était beau- coup plus relevé. Pie VII m'avouait qu'il ne voulait pas donner des marques de crainte et de faiblesse, tandis que les plus graves questions s'agitaient entre lui et l'Empereur; que s'il commençait à té-

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moigner quelque frayeur, Napoléon pourrait espé- rer davantage et se flatterait certainement de faire céder le Pape dans la grande affaire relative à ses prétentions.

Cette raison alléguée par Pie VU me paraissait d'un si grand poids que je n'avais pas eu le courage de revenir à la charge. Cependant les preuves que l'Empereur prodiguait chaque jour de son aversion contre ma personne, dans les lettres à ses ministres à Rome , dans ses notes officielles et par-dessus tout dans ses entretiens avec le Cardinal légat, et les paroles très-cassantes par lesquelles Napoléon décla- rait qu'il voulait me voir à tout prix évincé du mi- nistère, prirent de telles proportions qu'il fallut s'y arrêter et réfléchir très-sérieusement.

Les accusations de comploter et d'organiser une révolte générale dans l'État contre la France, et tout ce que j'ai raconté par surcroît, prêtaient par leur nature une plus ample matière à mes médita- tions. Le monde savait que le Pape m'aimait beau- coup. Je jugeai donc utile de ne pas vulgariser cette fausse idée que le Saint-Père me soutenait au pouvoir uniquement par affection pour moi. Je crus qu'il était nécessaire d'offrir une espèce de satisfac- tion au public en lui montrant (fu'au lieu d'exposer Rome aux malheurs dont elle était menacée , le Pape cherchait par tous les moyens avouables à la préser- ver, et que pour cela il me sacrifiait à la haine de la France dans l'impossibilité il était de l'apaiser da-

DU CAlîDINAl. CUNSAI.VI. 47o

vantage en traliissant ses devoirs ])oiir flalU'r les pré- tentions (Je Napoléon.

Cette pensée qne je nourrissais dégageait encore ma conscience , et je ne pouvais m'empêcher de vou- loir écarter de moi la supposition très -fausse que j'abusais de la bonté du Pape à mon égard afin de m'élerniser au ministère. Le pouvoir n'avait pour moi aucun attrait, mais il m'en coûtait immensément de priver le Souverain Pontife de mes services au moment d'une si affreuse bourrasque. Malgré la dou- leur que je ressentais à l'idée de me séparer du Pape, je me crus permis de lui répéter à diverses reprises ces paroles du prophète Jonas : « Tollite me

etmittite in mare quoniam pr opter me iempestas

hœe (jr&ndisvenit super vos. » u Pren«z-miOL et jetez-moi à la mer, puis<:jue c'est à cause de moi que celle hor- rible tempête fond sur nous, » Mais ces réflexions n'auraient peut-être pas encore déterminé ma re- traite des affaires, si une cause supérieure t», toute autre dans sa force et dans sou objet n'eût hâté l'évé- nement. J'ai dit peut-être, car je ne puis avancer avec certitude ce qui serait arrivé à la longue. Ma retraite était en réalité la seule et unique chance pouvant contribuer au succès de la lutte que nous soutenions pour la sauvegarde des droits du Saint- Siège et pour les effets qui devaient en résulter au bénéfice de la Religion et de l'État lui-même.

La réponse du Pape, entièrement défavorable aux prétentions de l'Empereur, allait bientôt être expé-

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diée à Paris, et il était facile de prévoir que Napo- léon en ressentirait une terrible colère. Ce qui devait surtout l'irriter, c'était le rejet des exigences qu'il avait affichées et propagées avec tant de bruit. Nous refusions en effet d'entrer dans son système, de nous confédérer à tout jamais avec la France et de faire cause commune avec elle pour consacrer sa problé- matique suzeraineté et sa haute juridiction sur l'État pontifical. La non-acceptation de tous ces points était la réponse péremptoire et définitive d'où dépendait le sort de Rome et de la domination ec- clésiastique.

Deux réflexions se présentèrent à notre esprit; elles parurent toutes deux dignes d'attention et très- importantes. La première fut que, si l'Empereur pou- vait se persuader que les réponses négatives qu'on lui adressait émanaient véritablement du Pape, et n'étaient point inspirées par l'influence qu'un autre exerçait sur lui, cela, et Cela seul, l'engagerait peut- être à se désister de ses exigences. S'il arrivait en effet à se convaincre que Pie VII agissait par lui- même, Napoléon désespérerait peut-être d'en triom- pher et ferait un pas en arrière, du moins il était permis de le supposer, parce qu'il pourrait le faire sans s'humilier.

La négociation était encore enveloppée du plus profond mystère. Mais pour que l'Empereur se per- suadât que le non venait bien de Sa Sainteté, il fallait ne plus voir près d'elle ce ministre que Na-

DU CARDINAL CONSALVI. Ml

poléon, à (orl, croyait être l'inspiralcur du Pape. Alors, après l'éloignement du ministre, il pourrait se convaincre que si Pie VII refusait encore d'adliérer à ses prétentions, c'est que tels étaient sa volonté et son devoir. On comprit en outre que le sacrifice fait par le Saint-Père d'un secrétaire d'État que l'Em- pereur rciçardait comme son ennemi adoucirait la négative qu'on lui transmettait; que ce sacrifice lui permettrait de regarder le changement de ministère comme une satisfaction à lui accordée, et que celte satisfaction flatterait ainsi son amour-propre dans les apparences.

On estima donc que si le même courrier chargé de la réponse négative lui portait en même temps la nouvelle de ma sortie des affaires et la nomination de mon successeur, il serait impossible d'évoquer un meilleur moyen pour favoriser l'heureuse issue de l'entreprise, ou tout au moins pour arrêter la prompte exécution des menaces et pour conjurer ainsi l'orage, en gagnant du temps. Ces réflexions, mûries entre le Pape et moi, le déterminèrent, quoiqu'il en res- sentît une grande douleur je ne puis m'empê- cher de l'avouer sans orgueil*, mais avec vérité et gratitude à se séparer d'un fonctionnaire qu'il honorait de sa plus intime confiance, et dont il était servi, il le savait, avec une fidélité et un zèle que la calomnie elle-même ne put jamais effleurer. Qu'il me soit permis de m'exprimer ainsi sur mon propre compte. Il me serait impossible de dire auquel des

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deux le sacrifice fut le plus cruel, mais si la sépara- tion était dure au Pape uniquement en vue de sa bonté et non en vue de mes mérites, la fidélité et le zèle mis hors de cause, cette séparation dut être bien plus amère pour moi, qui perdais ce que j'avais de plus cher au monde. Je ne pouvais plus admirer d'aussi près tant et de si sublimes vertus; je ne pouvais plus servir mon grand bienfaiteur et l'assister d'une manière spéciale dans ces moments redoutables; je ne pouvais plus lui témoigner ma reconnaissance par mes soins attentifs et fidèles et de la seule façon qu'il me fut possible de la témoi- gner. Mais je prends le Ciel à témoin qu'en faisant un aussi pénible sacrifice, je n'aurais jamais pu avoir une intention plus pure. Cette intention, qui me con- solait un peu dans la tristesse de mon âme, fut de tenter tout ce qui serait en mon pouvoir pour le ser- vice et le bon succès de la sainte cause que j'avais entre les mains.

Avant de divulguer cette résolution, Pie VU désira choisir mon successeur. Plus d'une fois, dans ses co- lères, le cardinal Fesch avait désigné un certain nombre de cardinaux comme contraires à la France. Prendre parmi eux, quoique les rapports de l'oncle de l'Empereur fussent entachés de partialité à ce sujet, n'était ni prudent ni utile, puisqu'on changeait le ministère pour accorder une satisfaction à Bona- parte. Notre but n'aurait pas été atteint si nous eus- sions nommé un cardinal hypothétiquement hostile à

DU CARDINAL COXSALVI, 47'.»

sa personne. Quelques cardinaux ne ponvaicnl pas être secrétaires d'Elat par de certaines raisons indi- viduelles. Le Pape jugea que parmi ceux qui res- taient le choix le plus opportun à faire était celui du cardinal Casoni. Casoni avait été d'abord prési- dent à Avignon, puis Nonce dans une cour amie de la France, en Espagne, et, sous aucun prétexte, il n'était suspect au gouvernement français. Ce Car- dinal joignait à une rare probité, à une exquise hon- nêteté de caractère et à une capacité peu commune dans les négociations , l'avantage de l)ien parler la langue française, si utile pour traiter avec l'ambas- sadeur, sans avoir recours à des intermédiaires.

Lorsque tout fut combiné, je notifiai au ministre Alquier, par ordre du Saint-Père , ce qui devait s'ef- fectuer. Je le notifiai avant le départ du courrier, afin qu'il put écrire à Paris, s'il le voulait, par le courrier lui-même, et qu'il ne fît pas une mauvaise figure près de son Gouvernement, comme on dit. Grâc^ aux sentiments personnels du ministre Alquier en- vers moi pour les motifs accidentels dont j'ai parlé, je dus soutenir un rude assaut de sa part. Quoiqu'il eût reçu l'ordre de tout risquer pour accélérer ma chute, il m'avoua qu'il en éprouvait une peine très- profonde et qu'il me priait de suspendre ma démis- sion. La tempête soulevée contre moi venait, ce sont ses propres expressions, des rapports que le cardinal Fesch adressait à Paris, lorsqu'il était ambassadeur. Si je consentais à lui laisser un mois

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OU deux, il se chargeait de modifier insensiblement la fausse opinion que l'Empereur avait de moi. Mais je ne prêtai pas l'oreille à ses plans. Nous n'étions pas certains du succès , et de plus l'heure avait sonné pour le Pape d'oflVir à l'Empereur cette marque de déférence, en lui signifiant en même temps un refus formel. On expédia donc une dépêche au Car- dinal légat, dans laquelle on lui disait que Sa Sain- teté n'ignorait pas que l'Empereur m'était on ne peut plus hostile, et qu'il me croyait l'ennemi de la France; que tout cela venait uniquement des rap- ports inexacts faits sur mon compte; que néan- moins , afin de prouver à Sa Majesté le vif désir que Sa Béatitude avait de rester avec elle en bonne har- monie et d'entretenir toujours avec la France d'ami- cales relations, le Pape avait enfin consenti, et non sans regrets, à me sacrifier et à m'accorder l'autori- sation de laisser le ministère ; qu'il m'avait déjà donné un successeur dans la personne du cardinal Casoni av-ec lequel, à dater de ce jour, le Légat aurait désormais à correspondre. La dépêche enjoi- gnait au Cardinal légat de faire connaître tout cela à Sa Majesté Impériale. Le courrier partit, emportant cette dépêche et les réponses positives dont j'ai déjà analysé le texte.

J'expédiai au cardinal Casoni sa nomination de secrétaire d'État le même jour, c'est-à-dire le 17 juin 1806, si j'ai bonne mémoire; puis le lende- main j'abandonnai le Quirinal, et j'allai habiter la

DU CARDINAL CONSALVl. 481

maison (juc dans cet intervalle j'avais louée à la bâte.

Je ne parlerai pas des démonstrations de bonté et de tendresse que le Saint-Père me prodii^ua lorsque je me séparai de lui. A ce souvenir, et après un es- pace de cinq années, mon cœur est encore vivement ému. Il m'en coûta peu de perdre la première charge de Rome. Je ne l'avais jamais ni sollicitée, ni ambi- tionnée, et elle n'était pas de nature à me plaire, par suite de mon aversion souveraine pour les fonctions entraînant quelque responsabilité. Or la secrétaire- rie d'État les assumait toutes. Mais ce qui me causa des afllictions mortelles, ce fut de laisser le Pape. Loin d'éprouver de l'embarras à confesser ma tris- tesse, je m'en fais honneur et gloire. Je déclare donc franchement que si jamais un acte de ma vie aura pu être méritoire, ce sera celui-ci, ^car je sacrifiai au bien du Saint-Siège et à l'ordre public ce que j'avais de plus cher au monde. Le Pape continua toujours à me donner à l'avenir les marques de la plus souveraine bonté. 11 est inutile d'en parler ici. De mon côté, j'ai invariablement regardé ma vie comme lui appartenant et comme toute dévouée à son service.

Quand on annonça dans Rome ma retraite du mi- nistère, j'éprouvai une satisfaction qui doit être douce à tout honnête homme, celle de voir la ville entière me témoigner son chagrin. iMa maison fut remplie, pendant plusieurs jours, de toutes sortes de

II. 31

-iSÏ MÉMOIRES

personnes qui venaient m'offiir une preuve d'amitié, d'autant plus flatteuse et plus sincère qu'elle n'était pas intéressée. Les ministres étrangers, y compris l'ambassadeur de France, accoururent aussitôt me visiter et m'assurer de la peine que ma retraite leur causait. Non contents de ce qu'Us avaient fait, tous, à l'exception de M. Alquier, osèrent m'adresser des billets oflîciels très-honorables, par lesquels ils m'ex- primaient, avec leurs regrets personnels, les regrets que leurs cours respectives en éprouveraient, di- saient-ils, connaissant comme ils la connaissaient leur opinion à mon égard.

Outre la satisfaction ressentie en souvenir de cette tendre bienveillance que me portaient les étrangers et mes concitoyens, j'en goûtai une autre, la plus grande de toutes et la plus pure. Grâces au Ciel, en me retirant du ministère, je n'emportai avec moi aucun remords et je n'en ai jamais eu depuis relativement à la manière dont j'avais rempli mes devoirs pendant que j'étais en charge. Oui, je le répète, grâce au Ciel, car ce fut une de ses faveurs, je ne pus, même en sondant les profondeurs de ma conscience, me reprocher d'avoir fait sciemment quelque mal. En me remémorant les détails de mon administration, j'eus et j'ai toujours avec moi

« La hell'i rompagnia ch'e Vuriino frani'heggla , » Solto l'iiibergo del sentirsi para » ,

c'est-à-dire l'assurance d'une bonne conscience. Je n'avais jamais accepté de qui que ce fût aucun

DU CARDINAL CONSALVI. 483

don, aucun cadeau, ni pelil ni iijrand; j'avais même repou^^sé jusqu'à ceux que l'usage aulorise et (|u'on regarde comme les épiées de l'emploi. Je n'ai jamais abusé de l'autorité, et personne ne pourra me repro- cher le plus léger excès, le moindre orgueil ou la plus petite dureté. Tous les jours, à toutes les heures, on put arriver jusqu'à moi. Je ne laissai aucune affaire en souHrance, et cependant elles furent bien multi- ples et bien graves sous mon ministère. Je consacrai perpétuellement à l'application et à l'accomplissement de mes devoirs dix-sept et dix-huit heures par jour, n'en réservant à peine que cinq ou six pour l(?s né- cessités de la vie, telles que la nourriture, le sommeil et le repos indispensable après les fatigues de l'esprit. Je trouvai sur ma route la haine de quelques patri- ciens, parce que je reujplissais ma mission sans me laisser intimider par le respect humain . La suppression de certains privilèges, ou, pour mieux dire, de cer- tains abus, et particulièiement la suppression des pa- tentes données aux grands ainsi que celles du saint office pour le port, des armes, m'occasionnèrent des déplaisirs et des déboires. (On vit reparaître peu de temps après ma sortie du ministère les patentes du saint office.) Je fus souvent en proie à ces tris- tesses par l'estime que je vouais aux personnes que l'on disait irritées contre moi, mais je n'en fus pas découragé. Cela ne m'empêcha point de persévérer dans les réformes que je jugeai équitables et utiles au bien public. Je m'aperçois que ma plume s'égare

484 MÉMOIRES

involontairement, et l'on pourrait croire que j'écris ainsi pour faire mon éloge. Or je ne connais rien de plus bas et de moins autorisé. Je proteste donc à la face du Ciel qu'en traçant ces pages, je n'ai pas été inspiré par la vanité ni par le désir de m'exalter moi-même. J'ai cru que j'étais obligé de rendre compte de ma gestion pendant mon ministère. J'ai cru aussi qu'il me serait permis de prendre soin de mon nom, ainsi que nous le recommandent les oracles de la sainte Écriture.

J'ai rédigé ces 3Iémoires dans des heures si cri- tiques que, pour en donner une faible idée , il sufïira de dire qu'aussitôt après avoir terminé une feuille, je devais la cacher en lieu sûr, afin de la soustraire aux recherches imprévues que nous avions toujours à redouter. Je n'ai donc pas pu chercher les moyens et le temps de confronter mes feuillets les uns avec les autres, de les corriger et de les retoucher. Je n'ai même pas pu lire avec réflexion et tranquillité ces pages composées peu à peu. J'ai omis beaucoup de choses graves et importantes, soit parce que je ne m'en souvenais pas exactement, soit parce que j'ai cru opportun d'écarter les faits les moins intéres- sants, comparés aux autres, à cause du peu de liberté que j'avais et des circonstances dans lesquelles j'é- crivais.

Si, à une époque plus heureuse, je trouve le temps et le loisir de relire et d'améliorer ce travail, je le ferai, et j'y ajouterai ce qui me paraîtra utile. Si

DU CARDINAL CONSALVI. 485

le temps ne m'est pas donné, il pourra toujours, quel qu'il soit , servii- à la seule (in pour laquelle il a été entrepris. Il préservera de l'oubli beaucoup d'événements dont le souvenir aurait pu se perdre après les pillages des archives et des secréfaireries du Saint-Siège. La révélation de ces événements deviendra peut-être un jour avantageuse aux inté- rêts ou à la défense de la Religion.

Reims, 7 fc'vrier 1812.

H., CARDIN.VL CoNSàLVI.

FIN DU TOME SECOND ET DERNIER.

TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES

DANS LE TOME SECOND ET DERNIER.

Mémoires sur diverses époques de ma vie 1

Mémoires sur mon ministère 221

FIN DE LA TABLE.

DG 798.35 .C6 1864 v 2

SMC

Consalvi, Ercole,

1757-1824. Mmoires du Cardinal

Consalvi, secrtaire

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