MÉMOIRES COURONNÉS PAR L'ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES ET BELLES-LETTRES DE BRUXELLES. # * »>.v»»...»,.>,-\ï.,%,l TOME XIII. a MM vw* wtAw^vv^\\\^ RRUXELLES, M. HAYEZ, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYALE. 1838. \A\\\\\\\\V\\\\\\\\\\\U\\\\\\\\\V\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\V\V\\\\\\\\\\\\\\V\\\\\\\\V\\\V\ TABLE DES MATIERES DU TOME XIII DES MÉMOIRES COURONNES PAR l' ACADEMIE ROYALE. Essai sur l'Histoire de la poésie française en Belgique, par M. André Van Hasselt. Sur les Inventions et Perfectionnemens dans l'industrie, depuis la fin du XVIII' siècle jusqu'à nos jours, par M. N. Rriavoinne. Observations anatotniques et physiologiques sur les appareils sanguins et respiratoires des Batraciens anoures, par M. Lambotte. ESSAI SUR L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE EN BELGIQUE, PAI M. André VAN HASSELT. MÉMOIRE COURONNÉ LE 5 MAI 1837, IH HETONSI À LA QUESTION : PRÉSENTES MH DISSERTATION RAISONNES SUR LA POÉSIE FRANÇAISE , DÈS SA PREMIÈRE ORIGINE Il sut " \ LA TIN ni RÈGNE d'aLBERT ET ISABELLE ; EN T AJOUTANT UN CBOIX JUDICIEUX , MAIS SOBRE , DES PASSAGES LES CI I s SAILLANS , PROPRES A CARACTÉRISER l.'l M'RIT ET LE GENRE DES OUVRAGES DE POÉSIE FRANÇAISE PUBLIÉS OU RESTÉS MANUSCRITS. Tom. XIII. r-tr, VWVWVV\VVVV\Y\WVVVVV\WVV\\M\A\V\VVVVV\ftiV\VV^ ESSAI SUR L'HISTOIRE DE LA POÉSIE FRANÇAISE EN BELGIQUE. Si , avant d'aborder l'histoire de la poésie française en Belgique , nous avions à écrire celle de la formation de la langue romane com- mencée dans nos provinces, nous aurions à retracer l'histoire de toutes les invasions successives que les dialectes du Nord , depuis le Ve siècle, opérèrent dans la Gaule avec les peuples barbares qui les parlaient. Nous aurions à vous montrer d'abord la langue latine couvrant toute cette contrée , comme une nappe dont la transpa- rence et la pureté n'étaient troublées , çà et là, que par quelques restes des idiomes importés dans la commune patrie par les popu- lations dont nos pères descendaient. Sous Gallien, les Francs com- mencent, dans la Gaule, cette série d'irruptions qui se continue, avec 4 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE cette inconcevable opiniâtreté que le Nord met à se ruer sans cesse sur le Midi et sur l'Occident de l'Europe , à travers les règnes de Valentinien, de Constance et de Julien. Partis du fond de leurs forêts germaniques , luttant avec des fortunes diverses , mais gagnant toujours du terrain, ils inondent la Belgique au commencement du Ve siècle, s'établissent en 480 à Tournay, et se fixent à Cambrai en 500. Par intervalles ils longent, en les ravageant, les côtes de l'Océan et s'avancent jusqu'à Terragone. Par intervalles ils poussent comme un flot au cœur de la France d'aujourd'hui , pour refluer vers le Nord , mais restant maîtres chaque fois d'une partie du sol envahi. La Gaule, ainsi entamée au nord par les Francs, dès le Ye siècle, n'est pas mieux traitée à l'orient par les Germains qui y pénètrent jusqu'au Rhône et fondent le royaume de Bourgogne. Puis, voilà des courans de barbares qui la traversent pour faire la conquête de l'Espagne : ce sont les Vandales, les Suèves, les Alains. Ces vastes mouvemens se continuent jusqu'aux environs du Xe siècle. Il est facile de comprendre quels ravages ils opérèrent dans l'ordre de l'intelligence comme dans l'ordre matériel. Le torrent passa sur toutes choses, entraîna toutes choses dans son cours : mœurs, législa- tion, littérature, langue, gouvernement, la civilisation tout entière. Dès le VIe siècle , la poésie s'éteint, les lyres se brisent. Saint Avite renonce à écrire en vers, parce qu'on ne comprend plus ni le rhythme, ni la mesure. Saint Grégoire de Tours s'écrie avec amer- tume : (( Vœ diebus nostris, quia periit studium litterarum à nobis! y> La pureté de la langue latine s'est perdue. Sa cristalline transpa- rence est troublée, comme par une vase impure, par les mots bar- bares que les invasions ont jetés tour à tour dans son bel idiome. Le genre de ses vocables est oublié, leurs sonores et musicales ter- minaisons sont remplacées par des terminaisons étrangères ; elle se corrompt, elle se déforme tout entière. Il ne lui reste plus pour refuge et pour asile que les églises et les monastères, où des écoles s'ouvrent pour remplacer les écoles des villes et où, malgré tous les soins pieux du clergé, la corruption ira l'atteindre pour en faire la EN BELGIQUE. 5 basse latinité. Partout ailleurs elle fait place à une langue vulgaire désignée dans les livres du temps par le nom de lingua romana, rustica, vulgaris ou usualis, langue qui , se perfectionnant toujours, deviendra la langue de Racine, de Pascal et de Rousseau. Il y a deux langues vulgaires en Belgique : la théotisque ou Yal- lemande , et la romane française. Les plus anciens monumens connus en théotisque remontent au commencement du \IHe siècle. La poésie thioise avait déjà acquis un grand développement sous Charlemagne, qui, au rapport d'Egin- hard, en faisait ses délices et affectionnait tellement ce langage, qu'il écrivit lui-même une grammaire pour la ramener à ses véri- tables règles, et qu'il engagea, par son exemple, plusieurs savans à la cultiver. Les monumens les plus anciens de la langue romane française ne remontent guère au delà du milieu du IXe siècle. On en trouve les premières traces écrites dans le serment de Charles-le-Chauve et de Louis-le-Germanique, cité par l'historien Nithard. Déjà, dès le commencement de ce même siècle, le latin était tellement effacé en France, que les conciles provinciaux de Rheims et de Tours, en 813, et de Mayence, en 847, ordonnèrent aux évéques et aux prêtres d'expliquer et de traduire au peuple en roman et en thiois, les sermons et les homélies des pères de l'Église. Ce n'est cependant que deux siècles plus tard qu'il fut, pour la première fois, réelle- ment question de poésie en roman dans nos provinces. En 1071 paraît à Liège le premier jongleur *, puis dans le Hainaut cet autre qui chante à saint Aybert, encore enfant, la vie et la conversion de saint Thibaut et devient ainsi l'instrument de son salut 2 : voix sans écho, éteintes pour nous, comme celle de cette fille de Guillaume-le-Conquérant, Adèle de Hainaut, à laquelle l'é- vêque Baudri accorde le don des vers 3. Mais c'est par le Flandre et 1 Voir l'Histoire littéraire de la France, tom. VII, Avertiss. , p. 48. 1 Ibid.,tom.\l\,p. 128. 3 Ibid., Introduction , p. 49. 6 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE par le Hainaut que la poésie doit entrer en Belgique , surtout par cette Flandre si splendide et dont le lien féodal qui l'attache au royaume suzerain, ses alliances de famille, et surtout les goûts et les habitudes des princes qui la gouvernent, rendent la cour si française. Baudouin V, de Hainaut, cultive la poésie romane. Son fils Bau- douin YI, de Hainaut et de Flandre, figure parmi les poètes proven- çaux du XIIe siècle ' . Le comte Philippe d'Alsace s'attache le plus fécond et le plus renommé des romanciers de son temps, ce Chrestien de Troyes, si loué par presque tous ses contemporains et si justement loué, parce qu'il était réellement au-dessus d'eux tous, tant par l'ima- gination qui brille dans ses ouvrages , que par l'énergie et la grâce de son style. Marie de France traduit en roman les Fables d'Esope et les dédie au comte Guillaume de Dampierre, dont le trouvère Gaultier de Belleperche rappelle avec tant d'éloge le nom dans son roman de Judas Macchabée. Gui de Dampierre protège l'art depoétrie avec une libéralité telle que les poètes le nomment leur père, et que le ménestrel Adenez s'écrie : Li jongleor devront bien plorer Quant il morra; car moult pourront aller Ains que tel père puissent recouvrer. Déjà sous le comte Thierry d'Alsace, la poésie française fut en honneur dans nos provinces , où elle fut probablement importée des pays d'outre-Loire, par Sybille d'Anjou, qui devint l'épouse de ce comte en l'an 1134. M. Raynouard fait mention, d'après maître André, chapelain royal, qui vivait en 1170, d'une Cour d'amour tenue par cette comtesse, en Flandre. Ce fut ainsi par elle que la gaie science du Midi s'établit pour la première fois dans le Nord. Par elle aussi peut-être, son fils Philippe acquit ce goût des lettres qui fit de lui le protecteur du poète auquel nous devons le roman 1 Raynouard , Poésies des Troubadours. EN BELGIQUE. 7 de Tristan , et dont les vers rappellent si honorablement le nom du prince flamand : Christians semc et fet semence D'un romans que il en commence, Et si le scme en si bon lcu Qu'il ne puet estre sans grant preu, Qu'il le fet por le plus preudhomrae Qui soit en l'empire de Romme : C'est li quens Phclipe de Flandres '. Bien que plus d'un poète se soit déjà révélé en Belgique de- puis le commencement du XIIe siècle , et que ce soit du précédent que datent les trouvères, il ne nous reste que peu ou point de monumens écrits de poésies de cette époque. Selon Huon de Méry , notre histoire littéraire doit commencer à Raoul de Houdanc (près de Binche) et à Chrestien de Troyes ; car il fait de ces deux poètes des hennuyers dans le passage suivant de son Tournoyement de FAnte-Christ : Les dits Raoul et Chrestien s Qu'oncques bouche de chrestiens Ne dit si bien com ils faisoient; Car, quant ils dirent^ ils prenoient Li bon françois trestout à plain Si com il leur vcnoit en main, Si qu'ils n'ont rien de bien guerpy. Si j'ay trouvé aucun espy Apres la main aux Hennuyers, Je l'ai glané moult Tolentiers 2. Chrestien florit sous le règne de Philippe d'Alsace, auquel il était attaché en qualité de poète de cour. Il mourut vers l'an 1191. On lui doit plusieurs poèmes, parmi lesquels Percerai le Gallois, achevé par Manessier, le Chevalier au Lyon, Cliget, Erec et Enide, Guillaume d Angleterre et Lancelot du Lac qui fut terminé par 1 La Sema, Mémoire sur la Diblioth. de Bourgogne, pag. 8. 2 Pasquier, Recherches. 8 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE Godefroy de Ligny. Nous possédons, en outre,, de lui trois chansons. D'après Roquefort 1 , c'est à tort que Fauchet lui attribue le roman du Graal, et Pasquier celui du Chevalier à VEspée qui appartient à Raoul de Houdanc, auteur du roman des Esles , de celui de Mérangis et du fabliau de la Voie d'Enfer. Chrestien doit être regardé comme celui de nos trouvères qui rendit le plus de services à la langue française. C'est lui, en effet, qui contribua le plus à la former; c'est lui qui donna à ce parlage, si peu fait encore, un certain caractère d'énergie et de force , et qui l'orna d'une grâce dont elle ne s'était pas encore vue parée jusqu'alors. Si d'autres , aussi heureux , aussi forts que lui , fussent venus con- tinuer l'œuvre si bien commencée par son génie, la langue française fût parvenue à sa maturité au moins quatre siècles plus tôt. Du reste, grâces à lui, qui la tordit, qui la travailla, elle acquit un degré de souplesse et de vigueur qui , dès le XIIIe siècle , nous la montre parvenue à un commencement de perfection qu'on ne lui re- trouve plus au XVIe 2. Aussi, peu de poètes ont été plus unanime- ment loués par leurs contemporains que Chrestien le fut. De son vivant, Raoul de Houdanc, et, après sa mort, Huon de Méry, Thi- baut de Bar et Guillaume de Normandie parlent de lui avec les éloges les plus mérités. Il est au XIIe siècle ce que Ronsard est au XVIe. Comme celui-ci refit la langue par les poètes italiens et pro- vençaux d'abord , puis par les Latins et les Grecs , Chrestien la fit par les poètes de la Provence. Tous ses poèmes sont restés inédits; ceux de Raoul de Houdanc aussi. Après Chrestien de Troyes et Raoul de Houdanc , vient Jehan- li-Nevelois, qui florissait à la fin du XIIe siècle. Il vint à une époque où la littérature française comptait déjà un certain nombre de grandes compositions poétiques depuis le roman de Philomena, qui remonte deux siècles plus haut 3; à une époque où cette lit— 1 Roquefort, État de la poésie française, pag. 72. 2 OU , pag. 20. 3 Histoire litt. de la France , tom. IV , p. 2 1 1 . EN BELGIQUE. 9 térature s'était déjà enrichie de presque toute cette série de poèmes delà Table Ronde, de Charlemagne et d'Alexandre, écrits depuis le temps du pseudonyme Turpin ou Tilpin, jusqu'à celui d'Alexandre de Paris et de Lambert -li- Cor t. On était encore au plus beau règne de ces merveilleuses fictions dans lesquelles les Douze Pairs jouent un rôle si actif et si incroyable. En travers des romans du Brut, de Tristan de Lèonois , de Saint -Graal, de Merlin, de Lancelot du Lac, il lança sa Vengeance d'Alexandre, qui fait suite au poème à? Alexandre du clerc Simon , et de celui d'Alexandre de Paris et de son continuateur Lambert. D'après Fauchet ' , Jehan-li-Nevelois florit au temps de Louis- le-Jeune, roi de France, et avant l'an 1193. Selon M. de la Sema 2, il était de Nevele en Flandre et non pas de Nivelles dans le Brabant , opinion fondée sur l'emploi du mot flamand grams, fâché, que le poète a jeté dans un des vers du prologue de son ouvrage: Ce poème à couplets monorimes et en vers de douze syllabes , fut écrit , comme il paraît, pour un comte Henri que , du reste, Jehan ne désigne pas d'une manière plus précise et qu'il se borne à indiquer assez vague- ment dans ces vers : Un chanterre li dit d'Alexandre à ses piez; Et, quant il l'a oï, s'en fu grams et iriez. Du nus qu'ot de Gandace en a vers commenciez, Bienfaiz et bien rimez, bien diz et bien dictiez : Encor sera du comte Henri molt bien loiez. Ce comte nenri était, encore selon Fauchet % Henri II, comte de Champagne, qui fut depuis élevé au trône de Jérusalem. Mais toute la conjecture du vieux historien sur le dernier des cinq vers que nous venons de citer, ne repose que sur l'existence d'un comte de Cham- pagne du nom de Henri, à la fin du XIIe siècle. D'autres 4 vou- 1 Sur les anciens poètes françois. 2 Mèm. sur la Bibl. de Bourg., p. 117. 8 Ibid. I * M. De Reiffcnberg, Philippe Mouskes, Introd., p. cxivm. To«. XIII. 2 10 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE draient nous faire remonter quelques années plus haut , et nous ren- voyer à ce Henri de Champagne , le premier du nom , qui avait ac- compagné le roi Louis VII dans la croisade de 1 147. Ce prince était, après le comte de Flandre, le plus riche et le plus puissant vassal de la France, et mérita, par ses largesses et ses prodigalités , le surnom de Large ou de Libéral. Rien n'égalait le luxe et la splendeur de sa cour, où sa femme Marie, fille d'Eléonore de Guyenne, avait in- troduit cette recherche d'esprit qui régnait alors dans presque tous les baronnages du midi , et où la douce science du Gai Savoir était tenue en honneur par Adèle, qui devint, depuis, l'épouse de Louis "VII. Henri faisait le meilleur accueil aux trouvères. Ses palais, ses châ- teaux, leur étaient ouverts. Quènes de Béthune et Auboin de Sézannes étaient les rois de ses fêtes. Il les estimait à l'égal des plus illustres chevaliers , lui qui se fit excommunier pour avoir voulu que , dans ses tournois, les chevaliers combattissent toujours à fer aigu et à outrance. Après sa mort, la cour de Champagne continua d'être le rendez-vous des trouvères , grâce à la protection que sa veuve Marie et surtout le vaillant et magnifique Tibault leur accordaient l. Ne serait-ce donc pas plutôt à Henri-le-Libéral que la Vengeance d'A- lexandre fut dédiée? Pour nous cette opinion a plus de probabilité que celle de Fauchet et même que toute autre. Car on ne peut penser à Henri II d'Angleterre , dont le titre de comte d'Anjou avait , de- puis l'an 1155, disparu dans celui de roi, quand les barons nor- mands l'appelèrent à Londres pour succéder à Etienne 2. Ce n'est pas ce Henri que le Nevelois a voulu désigner dans ses vers, et son poème n'a pu être adressé à ce prince , du reste si célèbre par la protection qu'il accordait aux lettres , et qui fit traduire en vers fran- çais par Robert Wace le roman du Brut, cette source si féconde et si précieuse des histoires de la Table-Ronde , et qui avait à sa cour plusieurs des poètes les plus renommés d'alors, Luces du Gast, 1 Ducange, sur Villehardouin , p. 284. 2 Gervas. , Cantuar., pag. 1876. EN BELGIQUE. 11 Gassc le Blond, Gautier Map, Robert de Borron et Rusticien de Pise '. Jehan-li-Nevelois suit donc, dans la série de nos poètes, Chrestien de Troyes et Raoul de Houdanc. Il a été placé singulièrement haut par Geoffroy Tory qui , en parlant de notre Jehan et de Perrot de Saint- Cloud, s'exprime en ces termes : « Ces deux autheurs ont en leur style )> une grande maiesté de langage ancien, et croy que, s'ils eussent eu » le tems en fleur de bonnes lettres, comme il est auiourd'hui, qu'ils » eussent excédé tous autheurs grecs et latins. Ils ont, dy-ie, en leurs » compositions don accomply de toute grâce en fleurs de rhétorique » et poésie ancienne. Jaçoit que Jehan-le-Maire ne face aucune men- » tion d'iceux, toutesfois si a-t-il pris et emprunté d'eux la plus grande w part de son beau langage , comme on pourroit bien voir en la lec- » turc qu'on feroit attentivement èsœuures des uns et des autres ". » Legrand-d'Aussy 3 ne partage pas l'engouement réellement exagéré de Geoffroy Tory pour notre poète. Selon lui , Jehan-li-Nevelois ne renferme qu'un seul vers qui puisse être cité , et malheureusement c'est un vers que nous pouvons écrire ici. La raison est plutôt du côté de Lcgrand que du côté de l'auteur du Champ flori. Car l'œuvre du Nevelois est , en effet , infiniment inférieure à beaucoup de poèmes de son époque, et surtout aux autres compositions que l'histoire d'Alexandre a inspirées. C'est particulièrement la versification et la vérité des détails qui sont la partie faible de la Vengeance d Alexandre. Voici l'analyse de cette conception qui eût pu fournir à un homme de génie une beau morceau , mais qui , sous la main de notre Jehan , est entièrement avortée. Le roi Porus a été vaincu par Alexandre. Il est mort. Sa femme Candace lui a survécu. Elle est couchée dans son lit, lorsque le vainqueur arrive. Elle s'éprend d'amour pour lui. De son côté , Alexandre la trouve belle et l'embrasse à la française , ' Roquefort, État de la poésie française dans les XII" et XIIIe siècles, p. 146, 1-47. 2 Geoffroy Tory , Champ flori, cité dans Pasquier , liv. 7. 1 Notice* et extraits des MSS de la bibliothèque royale de Paris, tom. 8, p. 103-120. 12 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE selon la naïve expression du poète. La dame en remest grosse, et met au jour un fils. Cet enfant, à qui elle a donné le nom d'Alior, grandit et conçoit le désir de venger son père qui a été empoisonné. Sa vengeance doit être d'autant plus terrible , que le crime commis sur l'auteur de ses jours est plus grand à ses yeux. Il prend donc les armes , rassemble ses douze pairs (car les douze pairs manquent rarement dans les romans du moyen âge), et se met avec eux à la tête de ses troupes et des leurs. Il fait une guerre acharnée aux em- poisonneurs de son père et parvient à s'emparer d'eux. Alors il n'a plus qu'une seule crainte, celle de ne pas trouver de supplices assez cruels, de tourmens assez forts, pour leur faire expier leur crime. Cependant il s'en tire passablement bien , grâces à l'imagina- tion du poète qui, en cette matière, se place réellement à la hauteur de son sujet. Presque à la même époque où florit Jehan-li-Nevelois , nous ren- controns un poète qui est , sans contredit, un des plus remarquables que le XIIe ou le XIIIe siècle ait produits. Nous voulons parler d'Au- defroy-le-Bastard. Dans aucun ouvrage contemporain on ne ren- contre de détails sur ce trouvère , dont le nom même manque dans la liste de Fauchet , si soigneux cependant pour d'autres qui ont cent fois moins de valeur que n'en a Audefroy . M. Paulin Paris ' conjecture qu'il appartenait à l'ancien pays d'Artois, parmi les poètes duquel il doit être rangé. Le premier qui ait parlé de lui est Legrand-d'Aussi , lequel lui attribue l'invention des lais, quoique les chansons d'Au- defroy ne soient pas des lais proprement dits, et que ce genre de compositions (c'est-à-dire , des récits qu'on chantait avec accompa- gnement de harpe), existât déjà chez les Bretons long- temps avant l'époque où florit notre poète. Ainsi , dans le roman du Brut , Ro- 2 Romancero français , pag. 1 et suiv. EN BELGIQUE. 13 bert Wace parle du roi Gabbet, qui passait pour le meilleur musicien de son temps et qui savait un grand nombre de lais \ Comme M. Paris, nous placerons Audefroy parmi les poètes de l'Artois , bien que l'emploi de plusieurs mots flamands pût nous faire conjecturer qu'il appartenait à une province moins extrême de Bel- gique. Ainsi , par exemple , au 3e couplet de la romance de la Belle Isaheau8, nous lisons : Grain» - et mariz fist tant par sa inaistrie. Ainsi , au 4e couplet de la chanson de la Belle Emmelos : Li suctis maris l'entent , moût se gramoie. Ainsi, au 4e eouplet de la Belle Idoine, le vers : Se la guerre ne fusl accordée et paie , rappelle le mot paeyen. Ainsi encore , au 7e couplet de la Belle Emmelos, le vers : L'espée trait dont li aciers burnoie offre le mot bernen, barnen. Une circonstance qui viendrait à l'appui de cette conjecture c'est la suivante. Plusieurs des chansons amoureuses d'Audefroy-le-Bastard, dit M. Paris 3 , sont envoyées au seigneur de Nesle , et il croirait volontiers que ce chevalier était Jean de Nesle, châtelain de Bruges, qui se croisa le 23 février 1200, le même jour et dans la même as- semblée que cet autre trouvère Quènes de Béthune, dont il est dit, dans les Mémoires de Sully, qu'il fut un des premiers à arborer l'étendard sur les murailles de Constantinople, lorsque Baudoin VIII, 1 Roquefort , État de la poésie français dans les XII" et XIII" siècles. 2 Pour grains, comme dans Jehan-Ii-Nevelois. * Romancero français, p. S. 14 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE comte de Flandre, emporta cette capitale sur Alexis Commène. Si Audefroy accompagna en Orient le sire de Nesle et Quènes , son rival poétique auprès du châtelain flamand, on lésait aussi peu qu'aucun autre détail sur sa vie. Nous ne connaissons de lui que cinq mor- ceaux publiés dans le Romancero français dont l'auteur divise les poésies de son recueil en deux classes : les chansons et les romances amoureuses, a Les premières, en petit nombre, expriment l'amour vrai ou supposé de l'auteur, ses craintes, ses espérances passionnées, ses protestations d'une inviolable fidélité. Mais la monotonie est le péché mignon de toutes ces tendres complaintes. On dirait qu'il en est de ces vers, interprètes d'un amour souvent profond , comme de l'amour lui-même. Ils ont besoin d'une grande discrétion, et le mys- tère de la confidence ajoute singulièrement à leur charme. Quant aux romances d' Audefroy , leur mérite est bien autrement incontes- table. C'est le récit d'anciennes aventures amoureuses et chevale- resques. Une grande vivacité de coloris , cette naïveté tant recherchée et si rarement découverte, des détails pleins de sensibilité, voilà les véritables titres d' Audefroy à notre admiration. » Les cinq pièces de ce poète publiées jusqu'à ce jour, sont la Relie Isaheaus , la Belle Idoine, Argentine , la Belle Emmelos et Bêatris. Ce sont de vé- ritables ballades , comme la poétique Allemagne, l'Angleterre, l'Espagne et surtout l'Ecosse en possèdent de si délicieuses dans leur ancienne littérature, avec cette différence pourtant qu'elles n'ont pas la forme historique que la romance populaire affectait dans l'origine en Espagne, ni cette ardeur de patriotisme et de révolte contre l'invasion, qui éclate dans les premières ballades chantées en Angleterre et en Ecosse, ni cette teinte mystérieuse répandue sur presque toutes les productions des trouveurs d'Allemagne. Elles ont une couleur chevaleresque et galante tout à la fois , qui les dis- tingue de celles-là, et leur dénouement est toujours heureux. Elles ne célèbrent ni les héros qui ont combattu les Maures en Europe ou les Infidèles dans la Terre-Sainte; elles ne font intervenir ni les personnages surnaturels, ni les géans, ni les sorciers; elles ne met- EN BELGIQUE. 15 tent en scène ni les braconniers ni les outlaws, qui se vengent de l'insolence des seigneurs normands et protestent par leur vie libre contre la conquête. Rien de tout cela. Rien d'allemand, rien d'an- glais, rien d'espagnol. Quelque chose de tout français ; des femmes et des amours, des maris trompés, des belles qu'il faut conquérir et que l'on conquiert la lance au poing. Le caractère de ces poésies sautera aux yeux par l'analyse que nous allons en faire. Dans la première, la belle Isabeaus et Gérars s'aiment en tout honneur et sans que l'un ait jamais requis l'autre d'amoureuse merci. Gérars est un pauvre chevalier sans doute, et les parens d'Isa- beaus la donnent à un vavassour. Gérars, grains et mariz, fâché et triste, se plaint à la belle de l'infidélité qu'elle lui a faite. Elle le console de son mieux et se retranche derrière ses devoirs : « Puisque je ai seigneur qui m'aime et prise, » Bien doi estre de tel valour » Que je ne doi penser folour. » L'amoureux ainsi débouté se résout à s'en aller au pays d'outre- mer. Avant son départ, il demande une dernière entrevue à Isa- beaus qui est là Par la verdour, En un vergier cueillant flour. « Dame, por Dieu, » fait Gérars sans faintise, « D'outremer ai por tous la voie emprise. » A ces paroles la dame eût désiré mourir. Elle se jette dans les bras du chevalier, et tous deux Si s'entrebaisent par doçour, Qu'amdui chaïrent en l'erbour. Le mari, témoin secret de ce spectacle, Pour voir, cuida la dame morte gise Lès son ami : tant se het et desprise 16 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Qu'il pert sa force et sa Tigour Et meurt de deul en tel errour. Cependant les deux amans, revenus de leur pâmoison, se re- lèvent et font faire au mort de très-belles funérailles. Le temps du deuil écoulé, Gérars prit à femme, devant la Sainte -Eglise, la belle Isabeaus. Il ne partit point pour la Terre-Sainte, je crois. Quant à Argentine, voici son histoire. Elle aime le comte Guis dont elle devient l'épouse. Tant furent bonement , braz à bras , souz courtine, qu'elle en eut six beaux fils. Mais aussi fine amour ne dure guère. Le comte négligea bientôt sa femme pour sa fille de compagnie Sabine, qui était si belle et qu'il Ama tant et tint chiére , Que de li ne se pot partir ne traire arriére. La belle résiste long-temps, mais le comte est si aimable, si em- pressé qu'enfin Son bon et son plaisir fait de la damoiselle. Argentine en soupire et s'en plaint amèrement. Guis est de ces hommes qui n'entendent pas raison. Il lui ordonne de Vuidier la contrée, Si , que jaraès nul jour n'en revoiez l'entrée. La comtesse , triste et dolente , s'en va , après avoir embrassé ses enfans et les avoir recommandés à ses barons. Elle prend le chemin de l'Allemagne et est admise au service de l'impératrice. Cependant ses fils croissent en force et en bravoure. Leur renommée se répand partout. Leur valeur les conduit à servir l'empereur qui Moût les aime et croit et prise Et Diex, qui des bien faits est gent guerredonnére, Lor fist connoistre illuec qu'Argentine est lor mère Et que il sunt si fis et li quens Guis lor père. EN BELGIQUE. 17 Grande joie de lu mère, grande joie des fils. Us prennent congé de l'empereur et de l'impératrice qui leur envoient chacun deux sommiers d'or fin. Puis ils se mettent en route et reviennent gaiement au pays, où, par l'intermédiaire des enfans, la paix est faite entre le comte et leur mère , Si c'onques puis ni ot descort ne félonie; Et Sabine, à tousiours, de la terre est banie. L'aventure de la belle Emmelos finit d'une manière plus tragique. Elle est aimée du comte Guion; elle aime le comte Guion. Cela déplaît fort au duc son époux. Un jour elle est assise sous le feuil- lage de l'aiglant , pleurant son ami et se plaignant d'être maltraitée , pour l'amour de lui , par son mari , de telle sorte que Onques mes fille de roi Ne fu menée à tel dcsroi. Mais le duc jaloux est aux aguets. Il a entendu ces paroles d'Em- melos , et entre dans une grande colère. Il court à la parjure et Parmi les dras de soie* La bâti tant que pour un poi Ne l'a morte, lei le rapoi. Le duc l'a laissée là après l'avoir battue ainsi. Mais l'amant arrive. « Belle Emmelos,» fit-il, « Diex vos porvoie! » Dites moi , bêle , je vos proie. » S'on vos a balue por moi. » Sur la réponse affirmative de la dame , le comte tire sa grande épée Dont li aciers burnoie, et, après avoir mis le duc à mort, Sa mie emporte sans effroi Devant lui, sor son palefroi. Tom. XIII. 3 18 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE Le dénouement de la pièce intitulée Bèatris est à peu près le même , à l'exception du mari tué, car Béatris n'a pas de mari encore. Le duc Henri l'a requise en mariage, mais elle a donné son cœur à Ugon son ami dont elle est enchainte. Un jour, « Lasse! fait-elle en bas, que porrai devenir? » Un écuyer a entendu sa plainte et a vu ses larmes. Il va à la belle, et Puis li a son voloir et son bon encargié. Béatris lui répond : Alez-moi dire Ugon, sans point d'arrestement Qu'en mon père vergier l'alandrai sous l'aiglant. L'écuyer part et s'en va trouver l'amant , qui monte incontinent à cheval et vient enlever la dame qu'il emmène dans son pays et dont il fait sa femme. Puis en fisl ses delis, Bonnement sont ensemble corne amie et amis. Pour donner une idée de la manière d'Audefroy-le-Bastard, nous avons choisi la romance de la belle Idoine qui est un petit chef-d'œu- vre de ce genre de poésie. {Voir à la fin de ce Mémoire, la pièce .4.) Coesnes ou Quesnes de Béthune , dont le nom a déjà été écrit plus haut, était, comme nous le disions , contemporain d'Audefroy- le-Bastard. Ce nom , long-temps laissé dans l'oubli , ne fut pour la première fois mis en lumière que par l'historien des croisades, M. Mi- chaud. Cependant Quènes, dit l'auteur du Romancero, à qui nous empruntons ces détails biographiques sur notre poète ', peut ré- clamer une place parmi les guerriers les plus braves, les conseil- lers les plus sages, les orateurs les plus éloquens et les poètes les 1 Romancero français , p. 77,seqq. EN BELGIQUE. 19 plus ingénieux. Il naquit vers l'an 1 150 ou même plus tôt, puisqu'en l'année 1224 le poète historien Philippe Mouskes, en rappelant qu'il n'existait plus, le nomma le vieux Quesnes : La terre fu pis en cest ans; Quar li vieux Quesnes estoit mors. Il était frère de Guillaume, avoué de la ville de Béthune, et depuis son enfance il apprit l'art de poétrie sous la discipline de Hues-d'Oisy, châtelain de Cambrai, qui mourut vers la fin du XIIe siècle et qui était lui-même un fort bon poète et un guerrier dis- tingué. Quènes le rappelle en ces deux vers : Mon maistre d'Oisi Qui m'a appris à chanter dès enfance. Dressé ainsi dans l'art de la gaie science , poète et musicien tout à la fois , se mêlant De chanson faire et de dis et de chants, il s'en vint à la cour de Philippe-Auguste, en 1180, sans doute à l'occasion du mariage du roi avec cette Isabelle de Hainaut que le poète royal Hélinant compare à la fleur qui règne dans la prairie ou à la vierge du voisinage !. Au milieu des splendides et somp- tueuses fêtes de Paris, il ne pense qu'à une seule chose, lui; une seule préoccupation l'absorbe tout entier : c'est la passion que Marie de France, cette élégante héritière des grâces d'Eléonore de Guyenne , a su lui inspirer. Marie, depuis que la mort de Henri Ier l'avait laissée dans le veuvage, quittait souvent la cour de Champagne pour celle de Paris. « Ce fut là que Quesnes de Béthune lui con- sacra ses vers. Bientôt il fut compté parmi les chevaliers les plus courtois et le mieux envoisiés de la cour ; la reine Adèle de Cham- 1 Capefigue, Hi$t. de Philip. Aug., tom. I, pag. 138. Édition de Bruxelles. — Manuscrits du roi, n" 7615. 20 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE pagne, veuve de Louis VII, voulut l'entendre. Quènes chanta en présence du jeune roi et de la comtesse Marie. Mais cette épreuve ne lui fut pas favorable. Adèle, qui se mêlait aussi de poésie et qui protégeait les auteurs, ou les décourageait, trouva les vers de notre poète peu dignes de la politesse de l'Ile de France. Les expres- sions étaient vieilles et mal choisies, ses pensées peu délicates, que sais-je? Peut-être la reine n'avait-elle d'autre but que de mortifier la comtesse de Champagne, objet des préférences du jeune ménes- trel. » Quènes décrit lui-même le chagrin qu'il éprouva de cette humiliation subie en présence de ses compatriotes et surtout de la comtesse. Il dit lui-même Que mon langage ont blasmé li François, Et mes chançons, oyant les Champenois Et la comtesse encoir, dont plus me poise. Il accuse la reine et son fils de l'avoir repris parce que son lan- gage n'était pas choisi et n'était pas français selon les puristes d'alors. La Roïne ne fit pas que courtoise Qui me reprist , elle et ses fiex li rois ; Encoir ne soit ma parole françoise, Si la puet-on bien entendre en françois. Ne cil ne sont bien appris ne cortois Qui m'ont reprist, se j'ai dit mot d'Artois, Car je ne fus pas norriz à Pontoise. Huit ans après, des marchands et des pèlerins venus de la Terre- Sainte avaient répandu des bruits sinistres en Europe, et « denonciè- rent, dit la chronique de Saint-Denis, la doleur et la persécution qui estoient avenus sur la crestienté d'outremer.)) On s'entretenait par- tout de la sanglante défaite de la chevalerie chrétienne près de Tibériade. On parlait de la prise de Jérusalem par Salaheddin , qui avait forcé chaque habitant à payer une rançon de dix pièces d'or pour se racheter, lui et sa famille, de la captivité et de la mort. EN BELGIQUE. 21 On disait a la sainte-crois prise , dont ce estoit soveraine perte , » et les nobles châtelaines en butte à la brutalité des soldats du vainqueur '. Ces nouvelles fatales furent apportées et certifiées par le cardinal d'Albano et Guillaume, archevêque de Tyr , à l'assemblée de Gisors, où Philippe-Auguste et Henri d'Angleterre se trouvaient réunis, avec les barons de France, d'Angleterre et d'Aquitaine, pour traiter de la paix. Urbain II était mort de douleur en appre- nant ces désastres. Grégoire VIII appela toute la chrétienté aux armes 2. Un enthousiasme général éclata en Europe. Les cheva- liers mirent leur cuirasse et prirent leur lance et leur épée. Les deux rois résolurent de marcher au secours de la Terre-Sainte. Le comte de Flandre prit la croix; Quènes de Béthune la prit avec lui. Notre poète fut du petit nombre de ceux qui, après avoir chanté la guerre sainte , allaient aussi en partager les périls 3. Au reste , rien ne le retenait plus en Europe. II avait découvert la perfidie de la com- tesse de Champagne. Il avait perdu la plus belle de ses croyances, la plus douce , la plus chère. Il s'était cru aimé , mais Teil i a qui cuide avoir amie Mono et léaus qui onques ne la fut. Por moi le di qu'uae en a décéu, Quant j'en cuidai avoir la signorie. Cependant , ces vers ayant fait du scandale à Béthune , le poète crut devoir s'excuser dans une chanson où il se défendit de l'ac- cusation qu'on lui avait intentée d'avoir parlé laidement des dames. Cette chanson nous la reproduirons en entier. L'autrier, un jor après la saint Denise, Fui à Béthune où j'ai esté souvent ; Là me souvint des gens de maie guise Qui m'ont mis sus mensoigne, à esciant, ' Guillaume de Tyr, liv. 23. 2 Baronius, Ann. cccles. ad annum 1188. * Villemain, Tableau de la littérature du moyen âge, 5" leçon. 22 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Que j'ai chanté des dames laidement. Mais il n'ont pas ma chanson bien aprise, Ains ne chantai fors d'une seulement , Qui tant forfist que vengeance en fu prise. Il n'est pas droit que l'on me desconfise, Et si, dirai bien la raison comment; S'on prent , par droit , d'un larron la justise , Doit on desplaire as loiaus, de néant? Nenil, par Dieu, qui raison i entend. Mais la raison est si arrière mise, Que ce qu'on doit loer blâme la gent , Et loe ce que li saiges desprise. Dame, lonctems ai fait vostre servise ; La merci Dieu c'or n'en ai , mais talent : Si m'est au cors une autre amour emprise Qui me requiert et allume et esprent; Et me semont d'amer si haltemenl, Que j'el ferai, ne peut estre autrement. En li n'y a ne orgueil ne faintise, Si me mettrai del tout à son commanl. Mais deux ans se sont écoulés et l'ardeur de la croisade s'est singulièrement attiédie dans le cœur des chevaliers. D'un côté , une guerre nouvelle a éclaté entre le roi de France et celui d'Angle- terre; de l'autre, Philippe avait, de concert avec les barons, les archevêques et les évêques du royaume, établi que les pèlerins ne pourraient être inquiétés par leurs créanciers dans un terme limité , et créé la dîme Saladine , c'est-à-dire, astreint tous ceux qui ne prendraient pas la croix , clercs ou laïques , à payer au moins la dixième partie de leurs revenus , pour subvenir aux frais et aux préparatifs de l'expédition '. L'exécution de cette ordonnance s'ar- rêta bientôt devant deux difficultés presque invincibles. Le clergé se 1 Rigordus, Histor. Phil.-Jvg. ad annum 1188. EN BELGIQUE. 23 refusa à payer la dîme; de sorte qu'on fut forcé de recourir à la rigueur pour le faire se soumettre à la loi commune. De leur côté, les barons tenaient à faire rester dans leurs coffres les sommes im- menses que la dîme Saladine avait fait entrer dans leurs mains. C'étaient ainsi des obstacles sans cesse renaissans, et deux années s'étaient écoulées dans ces continuels retards. Le cœur généreux de notre trouvère s'en indigne. Aussi, écoutez comme elle éclate cette colère du poète à qui il tarde d'aller porter aux Infidèles de ces grands coups de lance ou d'épée dont il a parlé tant de fois dans ses chants , peut-être en célébrant les héros de la Table-Ronde, les nobles compagnons d'Arthus. Les deux chansons suivantes expriment tout ce qu'il y avait de généreux dans cette âme ardente et forte : Ahi! amours, com dure départie Me convenra faire de la meillour Qui onques fust amée ne servie! Diex me ramaine à li par sa douçour, Si voirement, que m'en pars à dolour. Las ! qu'ai-je dit? Jà ne m'en pars-je mie : Se li cors va servir nostre Signour, Li cuers remaint del tout en sa baillie. Pour li m'en vois, sospirant , en Surie, Quar je ne doi faillir mon Creatour. Qui li faudra à cest besoin d'aïe Sachiés que il li faudra à greignour. Et saichent bien li grant et li menour Que là doit-on faire chevalerie, Où on conquiert Paradis et honour Et pris et los et l'amour de sa mie. Diex est assis en son saint iretage : Or i parra se cil le secorront Gui il jeta de la prison ombrage, Quant il fu mors en la crois que Turc ont. 24 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE Sachiés, cil sont trop honni qui n'iront, S'il n'ont pouerté ou viellesse ou malage; Et cil qui sain et joene et riche sont Ne poevent pas demourer sans hontage. Tous li clergiés et li home d'éage Qui en aumosne et en bienfais meinront. Partiront tout à cest pèlerinage. Et les dames qui chastement vivront . Se loiaulé font à ceux qui iront. Et s'eles font, par mal conseil, folage, A lasches gens et mauvais le feront, Quar tuit li bon iront en cest voiage. Diex tant avons été preus par huiseuse: Or verra-on qui à certes iert preus, S'irons vengier la honte dolereuse Dont chascuns doit estre iriés et honteus ; Car à nos tens est perdus li saint lieus Où Diex soffri por nous mort glorieuse: S'or i laissons nos ennemis mortieus, A tousjours mais iert nostre vie honteuse. Certes , voilà de beaux vers et surtout de bons vers , des vers où l'é- nergie de l'expression est dans une harmonie si parfaite avec l'énergie de la pensée , où la raison aide si bien l'enthousiasme et où l'enthou- siasme aide si bien la raison, où enfin se réunissent toutes les qualités qui constituent le vrai poète. Ceux qui ont lu Tyrtée dans toutes les traductions qu'on a vainement essayé d'en faire , ceux même qui ont lu Tyrtée dans la langue qu'il parlait aux guerriers de Sparte en les conduisant au combat et à la victoire, n'ont, à coup sûr, rien trouvé dans le poète antique qui soit plus beau ni surtout plus profondément senti que le morceau que nous venons de citer. Comme tous deux sont vrais ! Tyrtée parle aux siens de la patrie , de la gloire qui at- tend le brave, de la honte qui attend le lâche, du butin qui est EN BELGIQUE. 23 » réservé au vainqueur , et surtout de la jeune fille qui refusera son amour à celui qui aura fui, et de la mère qui maudira ses entrailles si son fils n'a pas su mourir quand il aura fallu mourir. Quènes de Béthune parle à ses compagnons du Christ mort sur la croix tom- bée aux mains des Infidèles; il leur montre la terre de Syrie comme une lice ouverte où tout ce qui porte un cœur dans la poitrine et sait tenir une lance à la main , doit aller faire chevalerie pour conquérir l'honneur et le paradis, l'amour et le los des dames, des dames qui demeureront fidèles aux preux et qui feront folour aux lâches. Comme tous deux s'expriment bien et frappent juste! Quelle éloquence entraînante , quelle chaleur émouvante dans l'un et dans l'autre ! Que l'on essaie de comparer avec ce chant de notre poète tous ces sirventes qu'inspira la croisade contre les Turcs de Syrie et contre les maures d'Espagne à Geoffroi Rudel ' , à Foulques de Marseille 3, à Guillaume Faidit 3 , à Foulques de Romans 4 , à Pons de Capduel 5 , et l'on sera étonné de voir combien ces inspirations si vantées tombent au-dessous de celles de notre Quènes. En fa- veur de cette belle poésie , on nous permettra de donner encore la pièce suivante, qui a trait également à la croisade, et qui, si elle manque de cette chaleur, de cette énergie, de cet entraînement qu'on remarque dans celle qui précède, brille cependant par un autre genre de beauté, par une couleur profondément élégiaque et une verve de satire peu commune. Bien nie déusse targier De chansons faire et de dis et de chans . Quant il m'estuet alongnier De la millour de toutes les vaillans. Et si , puis bien faire voire ventance Que je fais plus por Dieu que nus amans. Si en sui moult, en droit l'ame, joians, Mais el cors ai et pitiés et pésance. 3 Kaynouard, tom. 8. | 2 Auguis, Les poètes français, etc., lom. 1 , p. 74. | 3 Millot , Histoire des Troubadours, tom. 2. | * Auguis, ibid., p. 126. | 3 Millot, t'AieJ., tom. I. To». XIII. 4 26 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Chascuns se doit enforcier De Dieu servir, jà ni soit li talens; Et la chair vaincre et plagier , Que tousjours est de pechié désirans, Et lors voit Diex la doble pénitence. Helas! se nus se doit sauver dolans, Dont doit par droit ma mérite eslre grans , Quar plus dolans ne s'en part nus de France. Vous qui robiés les Croisiés , Ne despendés mie l'avoir ainsi; Annemis de Dieu sériés. Et que porront dire si annemi, Là où li saint trembleront de doutance Davant celui qui onques ne menti ? A icel jor serés tuit mal bailli , Se sa pitié ne cuevre sa puissance. Nejà, por nul desirier, Ne remainrai avecques ces tyrans Qui sont croisiés à loier Por dîmer clers et borjois et sergens. Plus en croisa envie qu'encreance ; Et quant la crois n'en pût estre garans, A tex Croisiés sera Diex trop soffrans, Se ne s'en venge à pou de demorance. Nostre sires est jà vengiés Des haus barons qui or li sont faillis. Or les vosist empirier! Que sont plus vil qu'onques mais ne vis si. Dahait li bers qui est de tel semblance Gom li oisel qui concbie son nit! Pou en i a n'ait son règne honni, Por tant qu'il ait sor ses homes puissance. 1 EN BELGIQUE. 27 Qui les barons empiriés Sert, sans aeur, jà tant n'ara servi Que leur en preigne pitiés. Pour ce vaut miés Dieu servir , je vos di , Qu'en lui n'aflicrt ne aeur ne chevance; Mais qui mieus sert et mieus li est meri. Pléust à Dieu qu'amors féist ainsi Envers tos ceus qui en li ont fiance! Envoi. Or vos ai dit des barons ma semblance : Si lor poisc de ccu que vos ai di, Si s'en preignent à mon maislre d'Oisi Qui m'a appris à chanter dés enfance. Après tous ces longs retards , l'armée met enfin à la voile à Gènes, et, après s'être long-temps arrêtée à Messine, aborde à Ptolémaïs dont elle s'empare. Mais, à peine cette ville conquise, Philippe- Auguste fut frappé d'une maladie qui fit croire d'abord qu'il était empoisonné '. Il résolut de retourner incontinent en Europe. En vain les barons essayèrent-ils de le détourner de ce conseil, qui devait nécessairement faire le plus grand préjudice à la croisade. En vain le bouillant Richard, surnommé Cœur-de-Lion, s'écria-t-il dans son indignation : « C'est une honte et un opprobre éternel pour lui et pour le royame de France , s'il s'en va sans avoir achevé l'œuvre pour laquelle il est ici venu 2. » En vain Quènes de Bé- thune joignit- il sa voix de poète à celle de Richard, et dit-il au roi que, « s'il s'en allait, les saints, les martyrs et les apôtres se plaindraient de lui au jour du jugement. » Rien ne put le retenir. Il s'embarqua avec sa chevalerie et s'en retourna en France. Alors l'indignation éclata de toutes parts dans l'armée chrétienne. « Mais 1 Rigordus. Guill. Armor. Philippeidos , lib. 4. 2 Béncd. Petersborough , apud Dom Brial. 20 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE on accabla d'invectives, avant tous les autres , ceux qui avaient conseillé la croisade avec le plus de chaleur. Quènes, dont les vers avaient tant contribué à exciter le zèle des soldats de Jésus-Christ, Quènes, dont on n'avait pas oublié les couplets satiriques, fut à son jtour l'objet d'outrageantes représailles '. )) Messire Hues d'Oisy sur- tout , le poète dont Quènes s'est dit l'élève , comme nous avons vu plus haut, profita de cette occasion pour se venger, dans une chan- son pleine de choses ironiques et amères , de celle où le béthunois l'avait attaqué avant le départ de l'armée chrétienne pour la Terre- Sainte. Environ neuf ans plus tard, en 1199, une nouvelle croisade fut prêchée par Foulques de Neuilly , et toute la chevalerie de Cham- pagne et de Flandre s'unit à celle du reste de la France et résolut de partir pour délivrer la ville sainte retombée au pouvoir des Infi- dèles. Six députés furent envoyés à Venise pour obtenir de la ré- publique des vaisseaux qui transportassent l'armée en Palestine; Quènes de Béthune fut de ce nombre. On sait que les croisés , ar- rivés sur les bords de l'Adriatique , se trouvèrent dans l'impossibilité d'acquitter leur passage , et qu'ils allèrent reprendre pour la répu- blique vénitienne la ville de Zara en Esclavonie , dont le roi de Hongrie s'était rendu maître. Zara reconquise , ils cédèrent aux instances du jeune Alexis , fils d'Isaac, empereur de Constantinople, que son frère avait précipité du trône , et se dirigèrent vers le Bos- phore. Byzance fut prise et le vieux Isaac replacé sur le trône im- périal. Alexis leur avait solennellement promis , au nom de son père, deux cent mille marcs d'argent, des vivres pour l'hiver et une troupe de dix mille hommes d'armes pour les accompagner dans la Terre-Sainte. Mais l'empereur, restitué dans son pouvoir, tardait à exécuter cette promesse. Alors Gauthier de Villehardouin et Què- nes de Béthune furent chargés par les barons d'en aller réclamer l'exécution. Ce fut notre poète qui porta la parole 2. On se ferait 1 P. Paris, Romancero, p. 102. 2 Villehardouin, liv. 4. EN BELGIQUE. 29 difficilement une idée de la hardiesse de son langage; aussi les deux députés faillirent être les victimes de la colère des Latins. Le discours de Quènes avait été un véritable défi, un gant jeté à la face de l'empereur. Les croisés firent pour la seconde fois le siège de la ville et placèrent sur le trône de l'empire Baudouin, comte de Flandre, VIIIe (ou IXe) du nom. Telle fut l'origine de l'empire des Francs à Constantinople. Toute la Grèce se soumit à leurs armes et fut divisée en fiefs que les barons se partagèrent entre eux. « J'attribuerais volontiers , dit l'auteur auquel nous empruntons ces détails sur Quènes ' , j'attribuerais volontiers à cette étrange succession d'événemens glorieux et imprévus l'origine de tous les romans de chevalerie errante , dont la nombreuse famille remplaça, du XIVe au XVIe siècle, les créations plus naïves de l'ancienne musc française. Quoi qu'il en soit, Quènes de Béthune fut l'Ulysse de cette nouvelle Iliade. Il faut voir dans les récits de Geoffroy de Villehardouin , de Henry de Valenciennes et de Philippe Mouskes, tous les services qu'il rendit aux croisés et la renommée de prud'- homme qu'il s'était acquise ajuste titre. Ces détails sont ou devraient et pourraient être connus. « Quènes de Béthune obtint , dans le nouvel empire , les char- ges les plus hautes et les plus honorables. Nommé plusieurs fois régent en l'absence de l'empereur, il gouverna même seul pendant quelques années d'interrègne, comme nous l'apprend Philippe Mouskes. Nous avons déjà dit, d'après ce dernier, qu'il n'existait plus en 1224. Mais, avant de terminer l'article de ce grand homme, je dois citer la dernière de ses chansons , celle qu'il fit contre une haute dame qu'il n'a pas nommée , mais que je crois être la comtesse de Champagne , qu'il avait d'abord tant aimée. Cette pièce est peut- être la plus spirituelle de ses productions; je suppose qu'il la fit après son premier retour de la croisade. 1 Houtancèro, p. 105. 30 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE L'autrier avint, en cel autre pais, Qu'uns chevalier ot une dame amée: La dame , tant que fust en sou bon pris , Li a s'araor escoridite et véée. Puis, fut un jor qu'èle li dit: « Amis, » Par paroles vos ai mené, mains dis, » Or est l'amor conéue et provée; » D'or-en-avant serai à vos devis. » ft Li chevalier la regarda el vis , Si la vit moult palle et descolorée : « Dame, fait-il, certes mal sui baillis , » Quant dès l'autrier n'oï vostre pensée. » Vostre cler vis qui sembloit flor de lis » Est si aies ore de mal en pis, » Qu'il m'est avis que me soies emblée. » A tart avés, dame, ce conseil pris. » Quant la dame s'oït si ramposner, Vergoigne en ot; si dit par felonnie : « Pardieu , vassal, j'el dis por vous gaber, » Cuidiés-vous dont qu'à certes le vos die? » Certes nenil ; ne me vint en penser » Qu'onques nul jor je vos deignasse amer. » Que vos avés, par Dieu, meillor envie >> D'un bel valet baisier et accoler. » — « Dame, fait-il, j'ai bien oï parler » De vostre pris, mais ce n'est ore mie : » Et de Troie r'ai-je oï conter » Qu'ele fu jà de moult graut seignorie, » Or ni puet-on que la place trover. » Por ce , dame , vos loe à escuser , » Que cil ne soient atains de l'irésie » Qui désormais ne vos vorront amer. » ÉÉ EN BELGIQUE. 31 — « Par Dieu , vassal , mar vos vint en pensé , » Quant vos m'avés reprové mon éaige. » Se j'avoie mon jovent tôt usé , » Si sui-je riche et de moût haut parage, » Qu'on m'ameroit, à petit de hiauté. » Certes encor n'a pas deus mois passé » Que li marchis m'envoia son mcssaigc , » Et li Barrois a pour m'amour jousté. » — «Dame, fait-il, ce vos puet moult grever » Que vos fiés en vostre signorage; » Mais tel cent ont por vostre amour ploré, » Que, se estiez fille à roi de Cartage, » Jamais nul ior n'en aroient volenté. » On n'aime pas dame por parenté, » Ains quant ele est bêle, courtoise et sage ; » Vos en saurez, par tems, la vérité. » Le XIIe siècle fut réellement un siècle prodigieux en toutes choses. A côté de ce vaste et profond bouillonnement des communes qui se posèrent comme un troisième élément fondamental ' de la civilisation moderne, avec le régime féodal et l'église; à côté de ce vaste et profond mouvement des croisades qui mit en présence l'Europe et l'Asie, cette Europe chrétienne si pleine de germes de civilisation et cette Asie mahométane si pleine de germes de bar- barie, nous voyons, dans la guerre contre les Albigeois, mourir le dernier flux de cette grande invasion du Nord dans le Midi, de la France dans la Gaule. Nous voyons s'ordonner la féodalité , cet amas confus de forces morcelées, et poindre enfin des idées de sou- veraineté générale et d'unité monarchique sous le règne de Phi- lippe-Auguste. Nous voyons la grande pensée de Grégoire VII, la souveraineté du Saint-Siège, mise largement en pratique par In- nocent III, l'un des plus vastes génies que le monde ait vus. Et, 1 Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, édit. de Bruxelles, p. 192. 32 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE tandis qu'ainsi la suzeraineté monarchique se fondera , quelques années plus tard, par la bataille de Bouvine, et que la suzeraineté pontificale se fonde par le règne de ce puissant successeur de Hil- debrand; tandis qu'ainsi le roi, c'est-à-dire, la force du bras, se pose au-dessus de la société féodale , et l'église , c'est-à-dire , l'intel- ligence et la pensée, au-dessus de tout; tandis qu'ainsi le christia- nisme va combattre au delà des mers le mahométisme et transporte en Asie ces champs de bataille et ces luttes acharnées dont le glaive de Charles-Martel a déjà préservé l'Europe; tandis que, par un enchaînement presque incroyable d'événemens, les barons d'Occi- dent se trouvent, princes ou rois, à la tête de tous les fiefs élevés par les croisades en Orient; tandis que la Terre -Sainte s'ouvre sans cesse à l'esprit aventureux des populations qui vont à leur insu accomplir leur mission civilisatrice, poussées par cette force irré- sistible par laquelle furent lancés sur le Midi et l'Occident de l'Eu- rope tous ces barbares qui avouaient eux-mêmes que ce n'était point à leur volonté qu'ils obéissaient , mais à une impulsion irré- sistible et mystérieuse, fatebantur non suum esse quod facerent , agi enim se divino jussu ac perurgeri l ; au milieu de ce mouve- ment immense et universel , l'imagination des peuples pouvait-elle rester endormie et muette? Aussi , pour nous servir des paroles d'un homme dont le nom est d'un grand poids dans la matière que nous traitons 2, cette grande guerre, poussée au loin, vers l'Asie, fut l'occasion du plus grand développement des courages et des esprits. Le temps des croisades fut , comme la guerre de Troie poul- ies Grecs, l'âge héroïque des nations européennes. Là, les plus beaux souvenirs de leur poésie ont pris leur source ; là , le mouve- ment social a commencé ; là , les gouvernemens même ont pris un caractère nouveau; là, les premiers grands hommes ont paru, non plus isolément, dispersés à de longs intervalles, comme du temps de Charlemagne, mais réunis, groupés ensemble, s'animant l'un 1 Salvianus, De Gubematione Dei, lib. VII. 2 Villemain, Tableau de la littérature du moyen âge, p. 149. EN BELGIQUE. 33 par l'autre. Aussi , voyez bien. Le mouvement n'est pas dans les bras seulement. Il y a aussi quelque chose qui remue dans les cœurs et dans les têtes. Trois grandes sources de poésie sont ouvertes ' , sources fécondes où les siècles suivans iront s'abreuver, où l'ima- gination des poètes à venir puisera de riches trésors d'inspiration : ce sont les traditions grecques et romaines, les traditions bretonnes, les traditions françaises, c'est-à-dire, Alexandre, Hector et Troie, puis les héros de la Table-Ronde, et enfin ceux de Charlemagne et des chansons de geste. En parlant de Jehan -li-Nevelois, nous avons cité, plus haut, les titres des principaux poèmes qui appar- tiennent à chacune de ces trois séries épiques. Cependant, au milieu de ces créations presque toutes composées d'aventures galantes ou chevaleresques, d'amours fidèles , de grands coups d'épée, d'enchantemens ou d'aventures merveilleuses , de géans pourfendus et de monstres vaincus à grands efforts de courage , s'éleva une production étrange parmi toutes ces productions étranges: nous voulons parler de cette épopée du Renard qui fut , dès sa naissance , plus populaire que tous les autres poèmes , même ceux qui ont leur germe dans la tradition et dans l'histoire. Ce serait, à notre avis, un travail intéressant et curieux à faire que d'examiner et de mettre en rapport tout ce qui , depuis le siècle passé , a été écrit sur le roman du Renard en France , en Allemagne et en Hollande. Les mémoires académiques, les dissertations, les articles de bibliologie , les livres même , abondent sur ce poème que revendique chacun des trois pays que nous venons de nommer. Pour ne parler que des derniers écrivains qui se sont occupés avec quel- que détail du Renard, nous passerons sous silence les travaux faits sur cette matière par Hachmann, Von Rollenhagen, Scheller, Bau- mann, Gottsched, Scheltema, Roquefort, Legrand d'Aussi, Marchant, Raynouard et tant d'autres , et nous citerons seulement Méon , qui publia les vingt-sept branches ou parties de l'épopée connues jus- 1 l'an lui Paris , Li Iiomans de Berle aus gratis pies. Lettre de M. De Monmerquc , p. 9. To». XIII. 5 34 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE qu'à ce jour, en français; Mone, auquel nous devons l'édition du Reinardus Vulpes; Grimm et Hoffman von Faîlersleben qui viennent de reproduire le poème flamand , l'allemand , le bas-saxon , l'Isen- grimus et quelques autres parties détachées en allemand , en latin et en français; et enfin notre savant compatriote , M. Willems, qui, non content d'avoir traduit, en excellens vers flamands modernes, une partie de notre Reinaert de Vos, vient de publier l'ancien texte de ce poème avec une dissertation pleine de science et des notes qui trahissent une profonde connaissance des antiquités de notre histoire et de notre littérature. Devant tous ces noms plus ou moins retentissans , celui qui n'a pas lu le Renard aura de la peine à comprendre comment ce livre a pu attirer ainsi l'attention et exercer aussi constamment la sa- gacité des critiques, des historiens et des bibliologues ; il demandera si c'est quelque Iliade , quelque Enéide du moyen âge , si c'est quelque pendant du roman de la Rose , des contes de la Tahle- Ronde , ou de la Divine Comédie du Dante. A cela nous répon- drons que ce n'est ni une Iliade, ni une Enéide, ni un livre qui soit à la sublime hauteur de la Divine Comédie; mais que c'est quel- que chose de bien plus remarquable que le Roman de la Rose , cette froide allégorie dont l'inconcevable fortune reste encore à expliquer, même après ce que Clément Marot ' , Lantin de Damerey2 etGoujet3 ont écrit à cet égard ; quelque chose de bien plus profond que les Contes de la Table-Ronde , de bien plus grand qu'aucune autre production du moyen âge; un poème dont tous les acteurs sont des animaux, le lion, le loup, l'âne, jusqu'au limaçon, mais, par dessus tout, le renard; un poème large, complet, puissamment noué, dont toutes les parties se tiennent, dont l'action se déroule et dont les événe- mens se succèdent comme dans une véritable histoire; un poème où l'esprit est semé à pleines mains, où la science et l'observa- 1 Préface du Roman de la Rose. 2 Supplément au Roman de la Rose. 3 Ribliothèque française , tom. 9. EN BELGIQUE. 35 tion abondent; un monument unique de notre droit, de nos usages, de nos mœurs , de nos croyances au moyen âge ; livre presque ou- blié parmi nous, jeunes gens grandis sous l'empire des arrêtés hol- landais qui en interdisaient l'usage dans nos écoles , mais dont nos pères se ouviennent encore , et que le peuple sait par cœur comme la légende de Marie de Brabant et les aventures des quatre fils Aymon. Et puis , ce serait une belle histoire à écrire que l'histoire de cette fable elle-même , bizarre épopée dont l'origine se perd dans la nuit des temps, mais qui a son caractère à elle, sa couleur à elle, et qui garde ce caractère et cette couleur sur quelque sol qu'elle passe, en Flandre , en France , dans tout le Nord-Est de l'Europe , de même que la race juive dont le type ne s'est altéré depuis deux mille ans sous aucune latitude. Si l'on ignore l'époque, même approximative, de l'invention de la fable et le lieu où elle prit naissance, on a tout lieu de croire qu'elle est franke d'origine et qu'elle remonte au delà du IXe siècle. Nous ne savons si , au IXe siècle , elle était écrite , mais tout porte à croire qu'elle était déjà connue du peuple alors. De même que l'Iliade, l'Enéide et le chant de Niebelungen ne sont que des reproductions poétiques de traditions populaires , l'épopée du Renard n'est qu'une saga, qu'une tradition populaire d'abord. Elle grandit ainsi et se développe dans les récits qui s'en font dans les larges et froides salles des barons, comme dans les huttes basses et étroites des serfs. Puis, voilà que, dans la Flandre méridionale, un poète inconnu s'en empare vers la fin du XIe ou , au plus tard, au commencement du XIIe siècle, et en reproduit, sous le titre d' Isengrimus , et en vers élégiaques qui prouvent une étude particulière d'Ovide, deux aventures, la Maladie du Lion et le Pèlerinage de Bertiliana. Un demi-siècle plus tard , c'est-à-dire dans l'intervalle de 1148 à 1160, un autre poète, égale- ment inconnu, également flamand, la reprend, la retravaille, la recisèle , la refait. Il écrit les 6596 vers du Reinardus Vulpes, où il refond les 688 de Y Isengrimus. Environ dix ans plus tard encore, vers 36 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE l'an 1170 ' , elle fut écrite en flamand par un anonyme dont l'œu- vre est sans contredit la plus belle partie de toutes celles que cette histoire a inspirées. Vers la même époque, la fable fut traitée, en Allemagne , par Heinrich der Glichnesaere , dont l'ouvrage , perdu aujourd'hui, fut, au XIIIe siècle, refondu en partie dans le Rein- hart allemand. En 1230, Pierre de Saint-Cloud (Saint-Cloot d'après Pasquier, Saint -Cloct d'après Fauchet) ouvrit cette série de poètes français qui, en comprenant Marie de France, Robert, le prètie de Lacroix en Brie , Jacquemars Giélée , et se succédant jusqu'à Jean Tennessax, dans le XVe siècle, produisirent, sous les titres de Renarts, de Re- narts contre fets , de Couronnemens de Renart, de Renart li Nouvel, plus de 80,000 vers. Dans le cours du XIIIe siècle, le Reinaert flamand fut complété, d'après les Gestes des Renards français par Willem Van Utenliove. Le Reineke bas-saxon est une imitation de ce poème qui, après l'invention de l'imprimerie , fut mis en prose par un inconnu et im- primé d'abord à Gouda en 1479, puis à Delft en 1485. Trois ans après la publication de la première édition flamande, Caxton en mit au jour une traduction anglaise, et fit connaître ainsi, pour la pre- mière fois, la fable dans la Grande-Bretagne. Enfin, la même prose fut traduite en français , un siècle plus tard , et publiée à Anvers par Plantin. Ce sont là les trois textes qui ont été reproduits tant de fois et dans tous les formats en Angleterre, en Belgique, en France et en Hollande, depuis le XVe et le XVIe siècle jusqu'à nos jours. Voilà en quelques mots l'histoire abrégée de la fable écrite , aperçu rapide où nous n'avons pu faire mention des innombrables petits contes et aventures détachés qui , dès le XIIe siècle , s'élèvent à côté des grands poèmes comme des jets à côté des grands troncs; qui, au XIIIe et au XIVe, apparaissent en plus grand nombre , et dont nous ne voyons plus pointer que quelques minces pousses dans les œuvres 1 Reinaert de Vos, met aenmerkingen en ophelderingen van J.-F. Willems , Gent, 1836. Inlei- ding , bladz. xvi , seqq. EN BELGIQUE. 37 de La Fontaine, de Gay , de Lessing et de quelques autres fabulistes modernes. On tracerait ainsi dans un large cadre l'histoire de cet étrange poème; on le montrerait d'abord sous la forme de tradition, se dé- veloppant peu à peu , couvé dans cette serre-chaude de toute poé- sie, la tête du peuple, pour se présenter, au XIIe et au XIIIe siècle, sous ses formes les plus belles et les plus poétiques, et enfin dégé- nérant plus tard, se reproduisant toujours, il est vrai, mais tou- jours plus étiolé, plus maigre, plus rachitique, comme ces plantes fortes et splendides d'abord et qui deviennent plus chétives et plus pâles d'année en année, parce que l'air, la rosée, le soleil et surtout le jardinier leur manquent. Puis , on verrait la fable , après être sortie des colonnes des manus- crits pour déborder dans les vignettes dont elles s'encadraient, sortir des livres à son tour et inonder toutes choses. On la verrait sculpter ses épisodes aux chapitaux des colonnes de pierre, sur la poignée des épées d'acier, sur les bras ou les dossiers des fauteuils de bois; s'attacher en bas-reliefs aux façades des maisons , des palais , des châteaux ; prendre la forme de gargouilles et s'asseoir sur les gout- tières des édifices pour dégorger dans la rue les eaux pluviales; éta- blir même ses grotesques acteurs dans le lieu saint où ils se placent sous les ogives des portails et des fenêtres , sur les carreaux peints des verrières, dans les balustrades des jubés, sur le pied ou sur le couronnement des chaires et jusque dans les arabesques ciselées des autels. On suivrait les pas des ménestrandies qui la promènent de château en château, et représentent aux yeux des baronnages la vie en- tière de maître Renard , médecin , chirurgien , puis clerc , puis évoque, archevêque et pape, et toujours mangeant force poules et poussins ' . On reproduirait les récits de ces ménestrels qui racon- 1 Capefigue, Hitt. de Philippe -Auguste, tom. 1 , pag. 166 seqq. Edit. de Bruxelles. — Chr. MS à la suite du Roman de Fauv. MSdela Bibliothèque royale de Paris, n° 3612, — Roman de Renart, public par iMéon. 38 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE tent comment, dans une église de Paris, un renard, couvert d'une espèce de surplis fait à sa taille, portant en chef mitre et tiare, était conduit en procession, précédé d'un nombreux clergé, et comment on lui jetait de temps en temps des poules qu'il dévorait en présence des assistans pour signifier les exactions des papes sur les églises ' . Enfin, l'on peindrait d'un seul trait l'engouement général pour l'histoire du Renard par les vers du trouvère Gautier de Coinsy 2 qui , dans sa pieuse indignation , reproche aux moines de faire représenter dans les cellules de leur moustier l'image de maître loup Isengrin plutôt que celle de la mère de Dieu : En leur moustier ne font pas faire Si lost l'image Nostre-Dame Com font Isangrin et sa famé En lour chambres où ils reponent. Sans doute, il y aurait là matière à faire un beau livre; mais, pour cela , il faudrait deux choses : une grande imagination et une vaste science; et nous regrettons de n'avoir ni l'une ni l'autre à notre disposition. Il faudrait , disions-nous , une vaste érudition pour écrire un pa- reil livre. En effet , on aurait à porter la sape des dates sous l'opinion depuis si long-temps accréditée , que les Renards français du XIIIe siècle ont servi de modèles à tous les poèmes de ce nom écrits dans le cours du moyen âge, opinion qui, au reste, n'était pas fondée sans quelque raison sur ce que la plupart des poèmes connus et écrits dans d'autres langues européennes, peuvent être regardés comme des traductions ou des calques faits sur ceux de France , et particu- lièrement sur celui de Jaquemars Giélée. On aurait à réfuter deux écrivains qui se sont le plus spéciale- ment occupés de la littérature du moyen âge , Roquefort et Legrand 1 Capefigue , ibid. — Le P. Théophile Renauld , Heteroclita spiritualia. - Miracles de Nostre-Dame. MS de la bibliothèque de Bourgogne , n° 107 , D. EN BELGIQUE. 39 d'Aussy l qui ne font pas remonter l'invention du poème au delà de 1230 , et désignent comme l'inventeur de la fable ce Pierre de Saint- ( '.IoikI, auquel on doit le Testament d'Alexandre. Pour cela on aurait à citer les deux poèmes latins Isenqrimus et Reinardus Vulpes, dont l'un est du XIe, l'autre du XIIe siècle; Guibert de Beauvais qui, dans son livre De Vitâ sud, écrit vers l'an 1104, nous montre Theudogaldus donnant à Waldric, évéque de Laon en Picardie, le sobriquet d'Isengrin, nom sous lequel le loup est connu dans tous les Renards 2 ; plusieurs passages du poète Gavaudan qui écrivit vers l'an 1195, de Pierre de Bussin- hac qui, d'après Raynouard, florit avant la fin du XIIe siècle, et de Richard de Berbeuil qui vivait au commencement du XIIIe, tous passages qui rappellent le poème d'Isengrin et de Renart; l'excellente dissertation de M. Willems en faveur de l'antériorité du Reinaert flamand 3 ; un sirvente du roi Richard au Dauphin d'Auvergne * écrit vers la fin du XIIe siècle et où il dit : El vos jorastes ou moi Et m'en portastes tiel foi Com Naengris (Isengrin) à Reinart. Enfin, — pour ajouter une dernière preuve à toutes celles que nous venons d'indiquer , et qui suffiraient , croyons-nous , pour démon- trer que, avant l'époque à laquelle Roquefort et Legrand d'Aussy fixent l'invention de la fable, c'est-à-dire au commencement du 1 Roquefort , Etat de la poésie française dans les XIIe et XIII' siècles, pag. 161. — Legrand d'Aussy, Notices et extraits des MSS. de la bibliothèque du Roi, tom. 6. 2 On sait qu'au moyen âge les noms d'animaux , donnes en guise de sobriquets à des hommes, étaient considérés par la loi comme des injures assez graves. Au titre 83 , § 3 , de la Loi Salique, il y a une disposition particulière contre ceux qui donnent à leur prochain le nom de velpecula , renard ; elle les frappe d'une amende fort considérable pour le temps. L'auteur de la vie de saint Remy et Grégoire de Tours (lib. 8, cap. 0) parlent aussi de l'injure qu'on trouvait dans l'appel- lation de renard. *■ Reinaert de Vos, loc. citato. 4 Auguis, Les poètes français , pag. 21. 40 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE XIIIe siècle, on la connaissait déjà dans la Flandre, dans la Picardie et même dans le midi de la France, — on aurait à citer un fait très- intéressant pour nous: c'est que, à la fin du XIIe siècle, éclata dans la Flandre occidentale une sorte de jaquerie qui dégénéra bientôt en une véritable guerre, et que, dans cette lutte, le peuple donnait le surnom ftlsengrins à ceux qui tenaient au parti de la comtesse Mathilde, et celui de Blauwvoeters (de blamvvoet, blaofot, qui est dans plusieurs dialectes du Nord le surnom du Renard) au parti populaire '. Puis, on aurait à examiner l'opinion émise, pour la première fois, il y a plus d'un siècle, par Eccard , dans sa préface des Collectait, etymol., de Leibnitz , où il avance que le roman du Renard est une sorte de poème historique , opinion qui , depuis , n'a cessé d'être adoptée par la plupart de ceux qui se sont occupés du Renard. Eccard prétendait que sous le personnage du renard est caché un duc Reginarius qui apparaît dans l'histoire de Swentibold, roi de Lorraine , vers la fin du IXe siècle 2 , et que le château de Mauper- tuis n'est autre que le château historique de Durfos, situé sur la Meuse. Tout cela ne repose que sur l'analogie extrêmement vague qu'on a trouvée entre les mots Reginarius et Reinhart (Reinart). Dans les monumens qui nous restent du VIIe et du VIIIe siècle, on rencontre fréquemment le nom de Reginhart , qu'on écrivait d'a- bord Raginohart et Ragnohart, et dont la signification était déjà depuis long-temps perdue. Un bénédictin lorrain, Smaragard, qui écrivait vers l'an 816, traduit le mot Reinhart par nitidum consi- lium , conseil pur , en donnant improprement à rein le sens de rheni, pur , et en transposant les lettres h et r de rhât , conseil, pour en faire hart. Il n'était pas besoin cependant de tant de peine pour trouver une autre racine , et, selon nous, la véritable, de Reinhart, abréviation de Raginohart. En effet, la langue des Goths a le mot 1 Guilt. Armorici, Philippeïdos , apud Dom Bouquet, tom. 17. — Rigord. Gesta Philippi Augusti, apud Duchesne, tom. 5. 2 V. aussi Eccard. Comment, de rébus Franc, orientalis. EN BELGIQUE. 41 ragin ou regin qui se perdit dans les dialectes nés depuis , et qui ne se retrouve plus que dans les composés chez les Franks et les Anglo- Saxons, comme dans le mot ragimburgii dont il est questiou aux titres 52, 53 et 59 de la Loi Salique. Il est vrai que, dans les différens textes connus de ce monument, on trouve ce mot écrit avec de cer- tains changemens de lettres , qui , du reste , y sont assez fréquens ; ainsi, ils portent regimburgii , regenburgii, racineburgii , raihem- burgii, etc., comme on peut voir dans Ducange1 et dans Eccard2. Raginhart signifie tout simplement conseiller. Aussi , dans le cours entier du roman , nous voyons le renard remplir ce rôle. Nous pour- rions appuyer ceci sur une foule de passages de la fable où il nous apparaît en cette qualité. Il y a même un texte du poème français où l'auteur donne encore la véritable signification du mot , peut-être en copiant , sans l'avoir comprise , la source où il puisait : Si ai maint bon conseil donné, Por mon droit non ai non Renart3. Ainsi, voilà le renard disant que son vrai nom est renart, parce qu'il a donné maint bon conseil. Ce passage ne prouve-t-il pas à l'évidence que , dans le poème , renart est une appellation carac- téristique , et qui originairement fut donnée avec intention au re- nard? Par suite, il n'y a pas lieu de s'étonner qu'un nom aussi bien approprié au naturel rusé que l'on reconnaît généralement à cet animal , ait pris dans la langue française la place du mot goupil ( anciennement golpil, woupil, wolpil, comme en italien volpe ) par lequel le renard était d'abord désigné. Nous ajouterons ici, en passant, une observation à laquelle nous attachons quelque importance, c'est que la première composition du mot raginhart, reinhart, doit dater d'une époque où la racine 1 V° Ragimburgii. 2 Édition annotée de la Loi Salique. * Vers 15876. Tom. XIII. 6 42 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE ragin ou regin devait encore être généralement comprise, et que, ce sens s'étant perdu depuis bien long-temps avant la fin du XIIe siècle,, nous pouvons conjecturer, non sans fondement, que la fable doit remonter bien au delà. Quant à Durfos, nous ne comprenons aucunement comment on a pu en faire Maupertuis, soit qu'on le dérive du mot roman dur feus , malheureux, suivant Roquefort et plusieurs autres, soit qu'on le compose de duré fossatus, en prenant duré pour malè, ce que nous n'avons jamais vu. Comme Eccard n'a pas trouvé , dans l'histoire de Swentibold et de Reginarius , la moindre chose qui eût rapport au loup , ce per- sonnage, qui dans le poème est si intimement lié au renard qu'il en est pour ainsi dire inséparable , il a supposé que le comte Isanricus (souvent aussi nommé Isangrimus, et qui guerroya, quelques années plus tard , avec le roi Arnulf de Bavière , en Autriche et en Moravie) devait être représenté par le loup : supposition toute gratuite , parce que Reginarius et Isanricus ne se rencontrent nulle part côte à côte dans l'histoire, parce qu'on ne trouve nulle part qu'il y ait eu la moindre relation entre eux , et qu'enfin ils ne se produisent qu'isolés l'un de l'autre et dans des contrées toutes diverses. M. Mone, dans un ouvrage récent ', adopte en partie et en partie modifie l'opinion d'Eccard, qu'il étaie par une série de conjectures nouvelles , mais aussi peu soutenables que celles de son devancier. Car enfin , de quel poids peuvent être des suppositions qui ne re- posent le plus souvent que sur la vague identité d'une syllabe d'un nom produit dans le poème, avec celle d'un nom historique? Suppo- sitions qui, après tout, ne peuvent en aucune manière être justifiées par le témoignage de l'histoire , où , même en dénaturant les faits , on ne trouve aucune analogie entre eux et les faits racontés dans le roman. Il y a un manque si complet de ressemblance entre les noms , et les ressemblances qu'on présente sont si laborieusement cherchées, ' Reinardus Vulpus , carmcn epicum , etc. Stuttgart 1832. EN BELGIQUE. 43 que, pour les trouver, on a toujours dû les forcer en torturant les mots, en les broyant, en faisant sauter les lettres des corps des syl- labes comme les os des corps des malheureux mis à la question. L'opinion d'Eccard ni celle de Mone ne nous paraissent donc pas pouvoir être admises. Et quand môme cette identité serait mieux établie , on aurait encore de la peine à concevoir comment le poète eût pu inventer sa fable sans avoir devant lui un ensemble de données historiques qu'il est impossible de produire. Pour le plaisir de ceux qui persisteraient à vouloir trouver dans l'histoire du moyen âge le sujet du poème, Grimm ' hasarde, en souriant, une troisième opinion , c'est que ce Reinardus pourrait bien être un comte de Sens, Reinardus vetulus , Renars li viels, qui vi- vait dans le cours du XIe siècle. En efTet, il y a encore un Maupertuis, près de Sens, dans le diocèse de Meaux. Les curieux qui ont des loisirs à dépenser, il les engage à consulter, pour cela, Hugo Floriacen- Mê ~ , Chronic. S'-Petri viri senonensis 3 et la chronique de Sl-Denis *. De tout cela on conclurait nécessairement que le poème du Renard n'est pas un poème essentiellement historique, comme Eccard l'a prétendu, bien que l'ouvrage renferme par-ci par-là de simples allusions à des personnages de l'histoire. Du reste, cette manie des interprétations historiques et scientifiques s'est attachée à un grand nombre de productions du moyen âge. Dans la rose du roman de ce nom , les uns ont aperçu l'état de sapience , d'autres l'état de grâce, d'autres la Vierge-Marie , pour ses bontés, douceurs et perfections 5; d'autres enfin, plus positifs, ont cru y trouver le grand-œuvre. Tout le monde sait quel sens on a prétendu attribuer à la Divina Commedia et surtout au Niehelungenlied où plusieurs savans, d'après Trautvetter, n'ont vu qu'un traité de chimie. Quant au Renard , s'il fallait absolument une interprétation à ce livre , nous ne serions pas éloigné d'admettre , avec un des ré- dacteurs de la Revue Germanique , qui donne, nous ne savons 1 Foy. l'introduction du Reinhart Fuchs , Berlin 1834. | 2 Dora Bouquet, tora. 10, p. 221 . | 3 Ibid. p. 222. | « Ibid. p. 805 et 306. | 5 Clément Marot, dans sa préface. 44 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE pourquoi, à notre Reinaert la qualification de Reinhart hollandais, que ce roman , au lieu d'être le roman d'une époque , d'un fait, d'une petite guerre de grands seigneurs , est le tableau du monde entier , la satire vive et mordante des mœurs du moyen âge, la satire par laquelle le peuple se venge de la cruauté et de la fourberie de ses maîtres spirituels et de ses maîtres temporels, du château et de l'abbaye, du palais et du moustier. En effet, le loup a pu être le baron hardi et ambitieux; le renard a pu représenter le moine habile et rusé; le chat, le lapin, l'ours, sont les pauvres vassaux qu'on dépouille de leurs propriétés et de leurs privilèges. Quant au lion , c'est bien le roi égoïste et crédule qui , après avoir reconnu le bon droit d'une cause, se laisse séduire par les flatteries et subjuguer par les présens. Notez encore ces parodies irréligieuses, ces passages licencieux dont le poème est parsemé, ici le ridicule versé à pleines mains sur la confession, là l'excommunication bafouée avec tout l'esprit vol- tairien : ce sont autant de sarcasmes amers que le peuple lance contre l'impiété et l'hypocrisie d'une partie de ceux qui le gouvernent. Certes , un pareil livre tracé sur un large plan et vu d'un peu haut, serait d'un intérêt immense. Il conduirait à l'étude plus sé- rieuse du roman en lui-même dans toutes ses parties, et de cette étude jailliraient sans doute des lumières qui répandraient un grand jour sur l'état des mœurs et de l'industrie, sur la jurisprudence, les lois, les coutumes et les croyances en Flandre au moyen âge. Es- pérons que le temps nous amènera l'homme d'érudition et de poésie, l'homme d'imagination et de science, qui puisse mettre la main à une œuvre de cette importance. Car il faut que l'on comprenne tôt ou tard le prix de cette vieillerie du Renard, exclusivement abandonnée aujourd'hui aux villages et aux communes extrêmes de nos faubourgs, et qui pourtant faisait dire à un des plus savans jurisconsultes modernes, à Heineccius l : « Je me 1 Willems, Reinaert de Vos, bladz. xxxvm. — Heineccii Elementa juris Germanici , tom. 2, p. 5. EN BELGIQUE. 45 > souviens aussi de m'étre servi une fois du témoignage de l'élégant et ingénieux poète auquel nous devons Reineke le Renard; et j'ai presque été honteux de m'étre servi de cette autorité pour éclaircir notre jurisprudence allemande, non point parce qu'il ne se ren- contre pas en ce poème beaucoup d'argumens qui fussent d'un grand poids dans cette matière , mais parce que je craignais de paraître traiter, d'une façon plaisante et légère, un sujet aussi sérieux et aussi grave. Et cependant, il est de toute vérité que nous pourrions opposer ce poème à beaucoup de monumens grecs et latins, si nous savions apprécier à leur véritable valeur nos richesses , et qu'en outre nous y trouverions un incroyable trésor d'excellentes choses, si une fois nous pouvions nous résoudre à le prendre entre les mains. » Le temps viendra où l'on comprendra la valeur et la portée de ce livre qui , durant ces dernières années , a si fortement préoccupé les critiques , les antiquaires et les philologues les plus distingués d'Allemagne et de France, et qui inspira au savant Dreyer un volume tout entier sur les lumières qu'on pourrait en tirer pour éclaircir les antiquités du droit allemand ' ; de ce livre dont Albert Durer jeta des épisodes dans le missel de Maximilien et que nous envie cette profonde Alle- magne; de ce livre que Joost Ammon illustra de ses gravures en bois, que Goethe traduisit en allemand, qu'Oelenschlaeger translata en danois, et dont Laurenbergh disait, dans ses Plattdeutsche Ge- dichte1 : In weltlicker Wyssheit ys kein Boeck geschreven, Di'in men billick mclir Rohm und Loffkan geven, Als Reineke Voss; « la sagesse profane n'a pas produit de livre qui mérite plus d'être » loué que Reineke le Renard ; » de ce livre enfin , dont le savant 1 Willems, Ibxd., loco citato. — Dreyer , V on dem Nùtsen des treflichen Gedichtes Reineke de Vos sur Erklàrung der teutschen Rechtsalterthùmer, insonderheit des ehmaligen Gerichtstcesens. Bûtzow etWissmar, 1768. * Willems. Ibid., p. xn. 46 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE qui nous sert ici de guide, Grimm, parle en ces termes : « Les Belges ont le plus grand intérêt au Renard. Mais ont-ils, depuis des siècles, témoigné encore quelque attachement, quelque tendresse pour leur langue maternelle ? Le profond oubli de soi-même entraîne toujours sa peine avec lui. Aussi, depuis long-temps toute poésie a disparu de cette belle terre de Belgique, où elle répandit tant d'éclat au moyen âge. )> C'est sur le sol belge que sont nées les plus belles branches que l'histoire du Renard ait inspirées, le poème latin et le flamand, Isengrimus ' et Reinaert de Yos 3 : Isengrimus qui est d'une richesse si remarquable dans sa partie descriptive , d'une abondance si éton- nante en tournures et en expressions originales, d'une vivacité si peu commune dans le dialogue, et puis d'une verve dont aucun des poètes latins du XIIe siècle n'offre d'exemple, ni Hildebert de Mans, qui, bien que toujours étroitement emprisonné dans son sys- tème de faire rimer ses vers entre eux ou l'hémistiche avec la fin du vers , a cependant jeté tant d'éclairs de génie au milieu de toutes ces difficultés, plus curieuses que propres à ajouter de l'éclat à la forme poétique; ni le chantre de Philippe-Auguste, Guillaume-le-Breton , qui a tant de points de ressemblance avec Lucain; ni Mathieu de Yendôme, ni Henri de Septimello, ni Gilles de Corbeil; et Reinaert de Vos qui l'emporte encore sur l'autre, par la force et la finesse avec lesquelles les caractères sont dessinés et soutenus , par l'enchaî- nement naturel qui en relie toutes les parties entre elles, par la facilité et l'aisance du dialogue, par la vérité et la vigueur du coloris des descriptions. C'est de ces deux poèmes que sont sorties toutes les branches du Renard qui, au XIIIe siècle, ont distrait la plupart des poètes des sujets de chevalerie qu'ils aimaient tant à traiter dans leurs chants. Parmi ces poètes figure un belge : Jaquemars Giélée , auteur du Renart li nouvel. On ne possède aucun détail sur ce trouvère. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il était de Lille, et qu'il écrivit vers l'an 1290, comme 1 A la suite du Reinhart Fuchs , de Grimm. 2 Ibid. et l'édition de Willems. EN BELGIQUE. 47 il dit en ces vers : En l'an de l'incarnation Mil et dos cens et quatre rings Et dix, fu ci faite la fins De ceste branche, en une ville Qu'on appelle en Flandres l'isle , Et parfaicle le iour saint Denis. Son poème est, en beaucoup d'endroits, imité du Reinaert fla- mand , dont il existe une partie traduite en français pendant la pre- mière moitié du XIIIe siècle, celle qui commence le deuxième volume des vingt-sept branches publiées par Méon. Voici l'analyse de la branche de Jaquemars Giélée. Noble le lion a ouvert une cour plénière en son palais. Musique , danse, gais fabliaux des ménestrels, rien n'y manque, rien, pas même le tournoi. La fête est complète, la joie est complète. Aussi tous les animaux s'y trouvent. Le renard s'y rend , non pas pour s'y réjouir, lui, mais pour se venger d'Isengrin le loup, mari difficile dont il a séduit la femme , dame Hersant , et qui l'a maltraité à cause de cela. La lice est ouverte et les passes se font avec ardeur, à la satis- faction des dames et aux applaudissemens de toute l'assistance. Mais voilà qu'un cri s'élève tout à coup, un long cri d'effroi. L'arène est ensanglantée. Le renard, au milieu du combat, vient de porter au loup un coup de miséricorde, et, non content d'avoir frappé le père, tue aussi son fils aîné. A la faveur du désordre occasionné par cette double catastrophe, le coupable se sauve en son château de Mau- pertuis. Le roi veut en tirer une éclatante vengeance , et va faire le siège du château. L'armée est réunie sous les remparts du manoir et de sanglantes rencontres ont lieu entre les assiégeans et les assiégés. Dans une sortie faite par la garnison , le renard , qui la commande , tue le fils du roi, mais son deuxième fils à lui, Rousseau, est fait prisonnier. Le roi , plein d'une grande colère, ordonne qu'on fasse mourir le captif. Le jour et l'heure sont fixés où Rousseau sera pendu. Le renard tremble pour son fils, et cherche un moyen de le 48 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE sauver du gibet. Il se déguise en frère mineur, demande à con- fesser le condamné , est admis auprès de lui et parvient à lui rendre la liberté. Cependant la paix se fait, et le roi, voulant récompenser le renard des talens dont il a fait preuve pendant le siège de Maupertuis, le nomme son souverain bailli. Après la guerre, voici les chevaleresques occupations de la paix. Le lion est amoureux d'Harouge , la léoparde , et obtient un rendez- vous de la belle. Il a la clé du jardin qu'elle lui a donnée pour qu'il puisse entrer chez elle quand il fera nuit. La nuit est venue , et le renard accompagne son suzerain au rendez-vous. Si quelque danger attendait le lion? Si un piège était tendu là pour lui? Si une embûche lui était préparée où il tomberait, au lieu de tomber dans les bras de sa maîtresse? Le renard lui dit tout cela et s'offre pour aller s'assurer qu'il n'y a rien à craindre pour la vie royale. Noble se dessaisit de la clé; le renard ouvre le jardin et passe la nuit auprès d'Harouge, tandis que le roi se morfond à la porte. Avant le retour du matin , le galant s'est enfui à son château de Maupertuis avec la belle , qu'il renvoie le troisième jour après. Noble a cru le renard tué; mais celui-ci revient lui raconter qu'Ha- rouge l'a retenu trois jours en prison , et ne l'a remis en liberté que lorsqu'elle eut appris qu'il était venu de la part du roi. Mais voici un épisode qui se rattache à un autre à peu près de même nature que celui raconté dans le Reinaert flamand '. Renard sort avec Tibert le chat. Dans une maison où ils sont entrés, ils ont découvert une dépense où une belle jatte de crème et une oie rôtie tentent vivement leur appétit. Tibert s'adresse à la crème; le renard prend l'oie rôtie et s'enfuit après avoir fermé la porte. Le chat, trouvé dans la dépense, est brisé de coups et s'en revient lui reprocher sa per- fidie. En ce moment, apparaît sur la grand' route un cheval qui arrive trottant gaiement et fier de porter, nonchalamment posé sur une 1 Vers 1112—1321. EN BELGIQUE. 49 selle bien douce, un moine de l'ordre de Cîteaux; à sa croupe est sus- pendu un superbe héron aussi appétissant que l'oie rôtie. Le renard avise au moyen de s'en rendre maître, et ce moyen, le voici : il s'étend en travers du chemin par où le cheval doit passer, et il contrefait le mort. Arrivé à ce point de la route, le moine s'arrête et trouve que la peau du mort est belle et pourrait faire une bonne et chaude fourrure. Il descend donc de cheval , enlève le renard et l'attache avec le héron; puis il remonte à cheval et continue son chemin. Alors le captif fait signe au chat pour qu'il vienne le délivrer. Tibert saute lestement sur le cheval, coupe avec les dents le fil qui tient le héron et laisse le renard en peine. Mais celui-ci parvient enfin heureusement à se dégager. Pendant ce temps , Tibert a mangé seul le héron, comme son compagnon a seul mangé l'oie rôtie. Mais 'un orage se prépare, un orage terrible qui va éclater sur la tète du renard. Hermeline , sa femme , est possédée du démon de la jalousie. Elle n'a pu dévorer l'affront que son mari lui a fait en conduisant la léoparde à Maupertuis et en retenant trois jours sa concubine sous le toit conjugal. Pour se venger de cette flagrante infidélité, elle va donc dévoiler au roi l'aventure scandaleuse d'Harouge. Le lion entre dans une furieuse colère, et veut tirer une éclatante vengeance de son souverain bailli. Il va pour la deuxième fois assiéger Maupertuis. Le renard, craignant de ne pas voir l'affaire se terminer, cette fois, aussi bien que la première, se sauve secrètement de Maupertuis et parvient à se mettre en lieu de sûreté. Mais, à peine installé là, il ne pense plus à rien, sinon à recom- mencer le cours de ses galanteries. Il mène trois amours de front ; il écrit à la fois de tendres missives à Harouge , à Hersant la femme du loup, et à Orgueilleuse la femme de son seigneur et roi. Il a le goût fin, le malin ribaud, comme on voit. Les trois belles se sont montré la lettre que chacune d'elles a obtenue, et tirent à la courte paille pour savoir laquelle recevra l'infidèle qui les trompe toutes les trois cependant. Mais le renard, fâché de cette indiscrétion féminine, veut se venger d'elles. Il sait qu'un aimant, placé sous Tom. XIII. 7 50 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE l'oreiller d'une femme endormie, fait qu'elle révèle, en rêvant, les choses les plus cachées de sa vie. Il se déguise donc en mire, et, à la faveur de ce costume, pénètre dans le camp royal. Là, il vante la vertu de la pierre magique aux trois maris, au léopard, au loup , au lion, qui n'ont rien de plus pressé que d'en faire l'essai. Quelles révélations ils obtiennent, on le devinera sans peine. Aussi, les trois infidèles reçoivent une bonne et exemplaire punition , qui ne les empêchera peut-être pas d'accepter encore, plus tard, des ren- dez-vous du galant qui les récompense si mal de leur amour. Cependant, le roi marche avec l'armée sur la nouvelle retraite du renard et ordonne qu'il soit excommunié lui et les siens. C'est l'archiprêtre Timers , l'âne , qui prononce l'anathème : Alors l'archiprêtre Timers Commença si haut à chanter, Qu'en retentirent monts et vaux. Il a chaussé ses estivaux, S'est de ses habits revêtis; Avec lui eut deux de ses fils; Cloches, cierges et bénitier Ils avoient pour excommunier Renart avec sa compagnie. Timers bien haut l'excommunie. Pendant ce temps cloches sonnoient Et jusques là cierges bruloient. Alors fist les cierges esteindre : C'estoit pour mieux Renart contraindre : Et, pour qu'il fust en pire estât, Chanta : « Amen! fiât! fiât! » Cela fait, retourne en arrière; Car il ne sait autre assaut faire. Et Renart, en moquant, s'écrie : « Que ferai-ie? On m'excommunie. Manger ne porrai plus de pain, Si ie n'ai appétit ou faim; Et mon pot bouillir ne pourra , Tant que le feu ne sentira. » EN BELGIQUE. 51 Suit ulors une violente satire , une suite de sarcasmes tout voltai- ririis contre le pape, contre les cardinaux, contre les moines, contre tout ce que les hardis poètes du moyen âge désignaient sous le nom de papelardie. Le renard est devenu vieux. L'âge a tempéré ses passions. Il aspire à une vie meilleure que celle qu'il a menée jusqu'alors. 11 veut entrer dans un moustier et expier, par la prière et par les macérations du cloître , tout le mal qu'il a fait. Il va donc , plein de repentir de sa vie passée, trouver un saint ermite auquel il confesse tous ses péchés gros et menus et fait connaître son projet de retraite. Le bon solitaire lui expose toutes les privations et les sacrifices que demande la nouvelle vie dans laquelle il va entrer. Cela ne fait pas le compte du renard qui, amoureux toujours de bonne chère et de belles femmes, renonce à sa pieuse détermi- nation. Sa renommée cependant s'est au loin répandue sur la terre, tel- lement que tout le monde veut l'avoir avec soi, les gens d'église surtout. Les jacobins l'ont demandé et veulent le placer à la tête de leur ordre; le renard refuse cette dignité et leur donne son fils aîné Regnardel qui devient ainsi général des jacobins. Aux corde- liers, qui l'ont requis à leur tour, il donne son second fils Roussel qui devient général des cordeliers. Quant à lui-même, sa réputation ayant franchi les mers et retenti jusque dans la terre-sainte, l'ordre des templiers et celui des hospitaliers se le disputent pour chef. La querelle entre eux s'irrite au point qu'elle est portée devant le pape et les cardinaux. Mais, le saint-père ni son conseil ne pouvant parvenir à accorder les deux parties, on propose que le renard soit coupé en deux et que l'ordre des hospitaliers et celui des templiers en aient chacun la moitié. Ceci , comme on pense bien , n'est pas entièrement du goût du renard, qui propose une transaction. Il mettra une robe mi-partie qui d'un côté sera des hospitaliers et de l'autre côté des templiers; il aura la moitié de la barbe rasée, de sorte que d'un côté du menton il ressemblera à un templier, tandis 52 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE que de l'autre il aura l'apparence d'un hospitalier complet; et, ainsi tenant de l'un et de l'autre, il sera à la fois général des deux ordres ; et il est fait ainsi. Après cela , Fortune le couronne et le place au haut de sa roue d'où il brave impunément la justice et les lois. Aussi, depuis ce moment, tous les vices régnent sur la terre, tous les vices triomphent. Le monde est devenu l'empire de Renardie. Telle est la morale de cette bizarre et ingénieuse création. En lisant le Renard, on s'étonne tout à la fois de l'esprit et du sens profond de ce poème, et de l'audacieuse liberté de langage et de pensée qui y règne. Le poète s'y joue avec une incroyable impudeur de toutes les choses saintes, de toutes les croyances sacrées, de tous les points de dogme religieux , de tout ce qui obtient le respect et la vénération des hommes. Déjà le Reinaert flamand avait, dans le XIIe siècle, bafoué le sacrement de la confession ', et, en plus d'un endroit, accusé les prêtres de simonie et flétri leur égoïsme et leur rapacité. Ce fut le prélude de toutes ces violentes attaques dirigées par la plupart des écrivains du XIIIe siècle contre le clergé, contre les papelarts 2 , comme ils disent. Ainsi , Rutebeuf que nous venons de citer, écrit dans son poème sur les Ordres de Paris : Par maint semblant, par mainte guise Font cil qui n'ont ouvraingne aprise Par qoi puissent avoir chevance : * Li uns vestent cotele grise, Et li autre vont sanz chemise, Si* font savoir lor pénitence3. Et dans sa Chanson des Ordres : Papelart et Béguin Ont le siècle honi. Ainsi Guiot, dans sa Bible4, et le seigneur de Berze, dans la 1 Vers 1481 et suiv. | 2 Rutebeuf, Chanson des Ordres, 1er couplet. | 3 Auguis, tom. 1, pag. 308. | 4 Barbazan, Fabliaux , tom. 2 , pag. 307.— Méon, Fabliaux, tom. 2 , pag. 307 seqq. EN BELGIQUE. 53 sienne ' , lancent plus d'un trait d'âpre satire contre les clercs que le premier accuse, avec une verve mordante et pleine de colère, d'avoir pris pour épouses trois saintes pucelles, Charité, Justice et Vertu, puis de les avoir déflorées et répudiées. Aujourd'hui, ajoute- t-il, ils les ont remplacées par trois autres : La première a nom Trahison , 17. i in El la seconde, Hypocrisie, Et la tierce a nom Simonie. C'est là un des traits du caractère littéraire de ce XIIe siècle qui fut une époque de rénovation au moyen âge, qui commença ce puis- sant travail de coordonnation en toutes choses , qui relia si vigou- reusement le monde dans cette vaste organisation spirituelle rêvée par Hildebrand, et qui fut en même temps une époque de libre pen- sée et de libre langage. Cette double liberté, qui bien souvent dégé- nère en une inconcevable licence et en un cynisme effréné , se con- tinue dans le XIIIe siècle, où nous la voyons non - seulement se propager dans les chants des poètes 2 , mais se draper dans le man- teau de vingt sectes d'hérétiques , des Stadings , des Flagellans , des Fratricelles , des Apostoliques ; où nous l'entendons du haut d'une chaire accuser le Christ d'imposture par la bouche d'un chanoine de Tournai 3 ; où enfin le Roman de la Rose nous prêche la commu- nauté des femmes avec une impudeur presque saint-simonienne 5. Ainsi, l'exemple d'impiété donné par les premiers auteurs du Renard porta plus tard de bien tristes fruits. Grâce à l'esprit qui pé- tille dans toutes les parties qui la composent, cette curieuse épopée était devenue un livre populaire et avait habitué toutes les oreilles aux moqueries les plus grossières sur les choses les plus respectables et les plus respectées jusqu'alors. 1 Barbazan , ibid. 2 Jehan de Condé : Li plaie des chanoinesses et des nonains grises , et V./pologie des menés- triers. — Roix de Cambrai, Satire contre les ordres monastiques. 3 Simon , auquel on attribue le traite Des trois imposteurs. * Vers U088 seqq. 54 ESSAI SUR LA. POÉSIE FRANÇAISE Cependant la poésie belge n'avait pas pris tout entière cette déplo- rable voie. Audefroid - le - Bastard et Quènes de Béthune avaient compris autrement la poésie clans le XIIe siècle. Et, même en trai- tant une partie de l'histoire du Renard , Marie de France, s'il nous est permis de la réclamer comme belge, est loin de traduire dans ses vers le cynisme que les poètes des autres branches s'étaient comme à plaisir imposé la tâche de jeter dans les leurs. Dans son Couron- nemens Renart elle fait simplement une guerre de tradition , mais une guerre de femme, aux récollets et aux jacobins. Les mêmes causes qui avaient si puissamment agi sur la culture de l'intelligence dans le cours du XIIe siècle, continuèrent à agir sur elle durant le XIIIe. L'étrange fortune de Baudouin en Orient avait donné une singulière importance à la Flandre dont les comtes étaient déjà, depuis si long-temps, renommés comme les vassaux les plus riches et les plus magnifiques de la couronne de France. Le luxe et la splendeur dont rayonnait leur cour, y attiraient inces- samment les ménestrels qui rappelaient dans leurs chants les exploits des chevaliers flamands dans la Terre - Sainte , les fableurs qui égayaient par de joyeux récits les veillées que n'avaient pas remplies la relation de quelque bataille livrée sous les murs de Jérusalem ou de Constantin ople. On sait comment les trouvères furent toujours accueillis aux fêtes de Baudouin, qui fit lui-même, « par le conseil des grands clercs de ses états, recueillir et composer des histoires rédigées en langue française et appelées d'après lui histoires de Bau- douin *. )) Son père, comme nous avons vu plus haut, cultivait la poésie. Lui-même, on sait comment, dans un tenson provençal, il attaqua Folquet de Romans sur la trop grande familiarité dont ce troubadour usait envers un comte2. Sous le règne agité de Jeanne et de Ferrant en Flandre , la situa- tion du pays et les graves circonstances qui ne cessaient de se suc- céder ne furent guère favorables à la culture des lettres. Aussi, nous 1 Jacques de Guise, tom. 13 , liv. xix. 2 M. Oe Reiffenberjj . Introduction à la Chronique de Philippe M ouskes , pag. cxi.. EN BELGIQUE. 55 traversons une grande partie de la première moitié du XIIIe siècle sans rencontrer de poète ; car les poètes ne vivaient que par les cours et par les châteaux , comme l'avoue si ingénument l'auteur du fa- bliau ' sur le partage que Dieu fit de la terre , où les ménestrels sont donnés à nourrir aux barons. Et les barons étaient devenus , grâce aux muuvais temps peut-être, d'une avarice telle que le bon Phi- lippe Mouskes se plaint avec une amertume pleine de tristesse, au commencement de sa Chronique 2, qu'ils sont passés ces beaux jours où l'on faisait Joustps et tornois, Et baleries et dosnois. Une autre cause peut aussi avoir contribué à la rareté des trouvères en Flandre durant cette période, c'est-à-dire la défaveur que la vie déréglée et licencieuse 3 des jongleurs et des ménestriers de bas étage, avait jetée sur la science du gai savoir. Déjà Philippe-Auguste , pour les réprimer et pour empêcher , suivant la Chronique de St-Denis, les prodigalités auxquelles les seigneurs se livraient en leur faveur, les avait chassés de sa cour avant la fin du XIIe siècle. L'église s'était élevée, de son côté, contre eux; le pape Urbain III les avait frappés d'infamie 4. Du haut de la chaire les prêtres condamnaient la mau- vaise générosité des riches qui jetaient en une fois à un jongleur de quoi nourrir pendant un an «XX povres personnes ou XXX5.» L'évêque Etienne de Tournai 6 , en répondant aux calomnies proférées contre lui par Bertherus, archi-diacre de Cambrai, dit qu'il n'est pas de ceux qui enrichissent les jongleurs et les histrions du patri- moine du Christ , histrionibus et scurris patrimonium Christi non dispergo , à l'exemple des seigneurs et des évêques qui , ailleurs , les accueillaient dans les palais et dans les châteaux et leur donnaient pour récompense de l'argent, du drap , des armes , des fourrures et des 1 Lejjrand d'Aussy , Fabliaux et Contes. | 2 Vers 28 seqq. | * V . Barbazan , Fabliau de saint Pierre et du jugleor, tom. 8. | 4 Histoire lût. de la France, j 3 Chroniques de Ut-Denis. | 6 Stephanus Tornacensis , 215° lettre. 56 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE chevaux. Peut-être cette opposition que le métier des ménestrels trouva , depuis les dernières années du XIIe siècle , fut-elle une des causes de l'acharnement qu'ils mirent , dès lors , à attaquer le clergé dans leurs fahliaux. L'art de poétrie fut donc peu cultivé dans nos provinces durant la première moitié du XIIIe siècle , comme nous l'avons dit , pendant le règne si orageux de Ferrant et de Jeanne , sous laquelle nous n'avons rencontré que ce Manessier ' qui termina le poème de Perceval le Gallois, commencé par Chrestien de Troyes et continué par Gautiers de Denet , et que ce Jehan Bodel , qui doit être regardé comme un des premiers écrivains dramatiques français. Nous ne connaissons de lui que Li jus de St. Nicolai 2. Cette pièce est une sorte de légende mise en action ou plutôt simplement dialoguée. En voici une ana- lyse. Au lever du rideau, l'un des acteurs annonce à l'auditoire qu'on va l'entretenir de saint Nicolas le confesseur, qui a fait un grand nomhre de beaux miracles dont l'authenticité est incontes- table et incontestée. Parmi ces miracles, il en est un surtout qui prouve quelle est la puissance du saint ; et c'est celui que nous allons raconter. Un roi d'Afrique , un infidèle , fait une guerre à mort aux chrétiens. Il ne leur laisse ni repos ni relâche. A tout moment il entre sur leurs terres et y met tout à feu et à sang. Un jour que , selon son habitude , il a envahi leur territoire , il est parvenu à les surprendre : il en tue un grand nombre et fait prisonnier le reste. Parmi ces der- niers se trouve un bon vieillard qui a été pris au moment où , age- nouillé devant l'image de saint Nicolas , il adressait sa plus fervente prière à son patron. Les soldats le conduisent, garrotté, devant le roi. — Comment se peut-il que tu aies confiance en ce morceau de bois? lui demanda le roi. — Messire , c'est le saint que le plus je vénère , et par dessus tous autres saints , après le seigneur Dieu pourtant. Jamais nul ne s'est à lui recommandé de cœur et par prières , qui n'en ait reçu confort \ Hist. littér. de la France, tom. 15, pag. 252. 2 Lerjrand d'Aussi. — Mélanges de la société des bibliophiles français , tom. 7. EN BELGIQUE. 57 et solation. Jamais on n'a mis or , ni argent , ni chose précieuse sous sa protection que le trésor n'ait été agrandi et multiplié à merveille. — Nous verrons cela , par Mahom ! Nous verrons s'il fera se mul- tiplier mon trésor que je mettrai sous sa garde , sinon tu mourras et seras auparavant laidement lardé et mis en pièces. Le prisonnier a toute confiance en son divin patron. L'image du saint est mise dans le coffre-fort qui renferme le trésor du roi. Mais, pendant la nuit , des voleurs viennent subtilement l'enlever ; les noms de guerre de ces voleurs sont Cliquet , Pinède et Rasoir. La parole du prisonnier a ainsi failli et le saint n'a pas le pouvoir qui lui a été attribué. Le vieillard court grand danger ; car le roi irrité veut le faire mourir , après l'avoir fait larder comme il l'a juré par Ma- hom. Mais le grand saint ne laissera pas son serviteur en péril, il lui vient en aide et force les voleurs à rapporter le trésor qu'ils ont enlevé. Frappé de ce miracle, le roi renonce à la loi de Mahomet, se convertit au christianisme et se fait baptiser avec tous ses sujets. Ce drame , ou cette légende, ainsi que nous avons dit plus haut, est , comme on voit , une de ces mille imaginations inspirées par les croisades, époque merveilleuse où la conversion d'un Soudan africain avec tout son peuple coûtait aussi peu à nos trouvères que l'admission de Saladin à Yordène de chevalerie par Hugues de Tabarie ' . L'époque où florissait Jehan Bodel, auquel on attribue un ro- man de la bataille de Roncevaux, mis en vers par un anonyme, était aussi celle où vécut cet Adam de la Halle, que l'abbé de La Rue confond si étrangement avec Adenez et que Legrand d'Aussi regarde comme le premier auteur dramatique connu en France. Il est peut-être aussi le premier écrivain du moyen âge qui se soit lui-même mis en scène. Sa vie est, en effet, singulièrement romanesque. Il naquit à Arras et prit l'habit de moine à l'abbaye de Vaucelles, au diocèse de Cambrai. Mais Amour s'en vint un beau jour frapper 1 Legrand d'Aussi, Fabliaux, tom. 2. Ton. XIII. 8 58 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE à la porte de sa cellule , et , comme Adam lui-même s'exprime : Amours me prist en itel point , Où li amans deus fois se point, S'il se veut contre li deffendre : Car pris fu au premier boullon, Tout droit en le verde saison, Et en l'aspreche de jouvent, Où li cose a saveur plus grant. L'été était beau et serein, l'herbe verte, l'air doux et parfumé ; les oiseaux chantaient leurs plus délectables chansons dans le haut bois, près de la fontaine qui épandait son cristal sur le sable et le gravier fin. Adont, continue notre poète, Adont me vint avision De cheli que j'ai à feme ore. Il jette donc le froc aux orties et cange son ahit. Celle qui a pris son cœur est digne , en effet , de l'infidélité qu'il va commettre en- vers l'abbaye, à voir le portrait qu'il nous retrace des perfections de sa beauté '. Il se marie avec la belle, mais il l'abandonne bien- tôt. La raison qu'il donne du délaissement , la voici : Car mes fains en est apaiés. La faim d'amour ainsi apaisée , il songe à quitter la bonne ville d' Arras , à rentrer dans le clergé 2 , et à prendre le chemin de Paris où il pense que la fortune l'attend. Son père, grand avare, le laisse partir , heureux d'en être débarrassé sans lui donner or ni argent et prétextant qu'il ne lui reste en tout que vingt-neuf livres Cependant le joyeux poète ne tourne pas le dos à ses compatriotes, 1 Lijus A dan , vers 80 — 148. J'ai mon habit cangiet, J'ai esté avoec feme , or revois au clergiet. 3 lbid., vers 188. ■> s EN BELGIQUE. 59 avant d'avoir rimé en un jeu ses adieux à sa ville natale. Ce jeu c'est le Jus Adan ou de la Fuillie. Dans cette pièce, on ne trouve pas encore cette entente dramatique qui se révélera plus tard dans notre poète. Ce n'est , à proprement parler, qu'un simple dialogue dans lequel interviennent l'auteur et son père, puis plusieurs bourgeois d'Arras, un fisisciens, un moine, une femme, trois fées et quelques autres personnages accessoires. Une seule scène nous paraît digne d'être citée, c'est celle où le fisisciens (le médecin), après avoir répondu à maître Henri, le père d'Adam , qui l'a interrogé sur sa maladie : Bien sai de coi estes malades; Foi que doi vous, maistre Henri, Bien voi vo maladie chi: C'est uns maus c'on claime avarice, reçoit la visite de Douce Dame ou la Grosse Femme. Voici comment la Douce Dame s'adresse au mire : Biaus maistres, consillie me aussi , Et si prendés de men argent, Car li ventres aussi me tent Si fort que je ne puis aler : S'ai aportée pour moustrer A vous de trois lieues m'orine. LI FISISCIEWS. Chis maus vient de gésir souvine; Dame, ce dist chis orinaus. Aussitôt la dame, qui se croit outragée par ces paroles un peu malsonnantes, entre dans une grosse colère. Elle met ses poings sur les hanches en lui répondant: Vous en mentes, sire ribaus. Je ne sui mie tel barnesse; Onques, pour don ne pour premesse, Tel mestier faire je ne vauc. 60 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Mais elle a beau nier; elle est convaincue de mensonge. Et le médecin : Li orine point n'en mentoit. Puis: Dame, par amours, qui est chiex De qui vous chel enfant avés ? DOUCE DAME. Sire, puis que tant en savés , Le seurplus n'en chelerai jà. Chiex viex leres le vaegna. Si puisse-jou estre délivre! Et en disant ces dernières paroles , elle a désigné le vieux Riquiers qui n'entend guère de cette oreille et se défend chaudement du fait qu'on lui impute : Que dist celé feme? Est-ele yvre? Me met-ele sus son enfant? DOUCE DAME. Oïl. RIKIERS. N'en sai ne tant ne quant. Quant fust avenus chis afaires? DOUCE DAME. Par foy, il n'a encore waires; Che fu un peu devant quaresme. Ce passage se termine par quelques détails sur les méchantes commères de la connaissance du poète, qui semble s'être complu à cette scène que nous regardons comme la plus vraie de son ouvrage. Son Jus de la Fuillie terminé, représenté peut-être devant ses compatriotes dont plus d'un sans doute y reconnut son portrait ou EN BELGIQUE. 61 celui de sa femme, Adam reprit la robe de moine et partit pour Paris , d'où il se rendit en Provence et accompagna le fils du comte Guy de Dampierre , Robert de Béthune , dans l'expédition dirigée contre la Sicile par Charles d'Anjou. Il fit aussi le voyage d'outre-mer à la suite du môme Robert, qui se croisa avec Edouard d'Angleterre et replanta en Orient le drapeau flamand que les Infidèles connais- saient si bien. Puis , après toutes ces lointaines et chevaleresques expéditions, il renonça à la vie aventureuse qu'il avait menée jusqu'alors et aspira de nouveau au calme de sa vieille abbaye de Vaucelles. Mais la paix du cloitre ne put apaiser l'agitation de son esprit. Il alla terminer sa carrière à Naples, où il mourut en 1282'. Le Jus de la Fuillie paraît avoir été composé au premier âge de notre poète. Car une grande inexpérience y règne et s'y trahit d'un bout à l'autre. Sa langue est encore peu correcte et n'a rien de ce poli, de ce brillant, que l'on remarque dans un grand nombre d'autres écrivains de cette époque. Aussi , entre cette pièce et celle du Jeu de Robin, il y a une distance énorme. Dans cette dernière, on voit que le poète n'a pas vu seulement que sa petite ville de province, qu'il n'a pas entendu seulement que la langue peu cultivée de sa petite ville de province ; mais on sent tout d'abord qu'il a profité des enseignemens que lui offrait un théâtre plus vaste et plus digne, et qu'il a élargi son imagination autant qu'il a perfectionné son langage si imparfait jusqu'alors. Cette com- position est , en effet , d'une grâce charmante. Elle est fraîche comme une idylle de Gessner, naïve comme une pastorale de Théocrite. On y respire je ne sais quel doux parfum des champs , je ne sais quelle suave senteur de primitive innocence. Puis, on découvre une singulière intelligence des contrastes dramatiques, du clair-obscur de la scène , si nous pouvons nous exprimer ainsi , dans la piquante opposition du caractère de Robin et de celui du chevalier Aubert. 1 Mélanges publics par lasociété des bibliophiles français, 1822. — Jeu de Robin. Observation*. pag. 0. , 62 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Ceci s'expliquera mieux par l'analyse que nous allons faire de cette délicieuse composition, de laquelle nous daterons l'histoire du théâtre en France. Ce jeu ne se compose que de six personnages. D'abord il y a un chevalier, nommé Aubert; puis Marion, la maîtresse de Robin, et Perrette , l'amie de Marion ; puis Robin et deux bergers, ses amis et parens, Baudouin et Gautier. La scène représente une belle et verte campagne où paît le troupeau de Marion. Le chevalier passe par là pour se rendre à la chasse; il porte un faucon sur son poing, le noble oiseau des seigneurs. Il avise la jolie bergère, s'approche, et , après l'avoir saluée , lui demande pourquoi elle est triste et répète à tout moment le nom de Robin, car elle rêve là à son bien- aimé dont elle soupire incessamment le nom. — Sire, n'en ai-je pas sujet? fait-elle. Car j'aime Robin, et je suis aimée de lui. Puis , enhardie par sa propre réponse , elle s'aventure à son tour à questionner le chevalier, et lui demande le nom de l'oiseau qu'il porte sur son poing, comment on le nourrit, quels sont ses goûts et son usage. Et , quand le chasseur lui a répondu à tout cela : — Robin me plaît bien mieux , Robin qui n'a pas ces goûts-là et qui nous amuse mieux aussi. Personne ne joue mieux que lui de la musette; aussi, tout le village accourt pour l'entendre. Marion est si belle, sa voix est si douce, elle paraît environnée d'une si grande puissance d'amour, que le chevalier oublie sa chasse, oublie son faucon, oublie tout auprès d'elle, et qu'il se sent merveilleuse- ment porté à prendre la place de Robin, si cette place est à prendre. — Je vous en prie, jolie bergère, en confidence dites-le moi, seriez- vous disposée à accepter l'amour d'un chevalier? — Beau sire, je ne connais point comment sont les chevaliers et ne veux avoir d'autre amour que celui de Robin. — Venez avec moi, jolie bergère. Je vous aiderai à monter sur ce beau cheval et je vous conduirai là bas dans le vallon où l'herbe est si fraîche , au bord de ce bocage où tant de fleurs sont écloses. EN BELGIQUE. 63 — Mais je ne suis pas votre nom, messire, encore. — Mon nom est Aubert, ô ma bergère jolie! — Eh bien! messiro Aubert, je vous le dis, vous perdez ici vos paroles et votre temps. Je vous le dis, Robin seul aura mon amour. — Mais songez donc que je porte l'habit de chevalier et que vous portez la cotte de bergère seulement. — Qu'importe? Je ne vous aimerai mie davantage parce que vous êtes chevalier. — Soit, puisque c'est ainsi. Que le Dieu du ciel vous doint bonheur et plaisir avec votre ami ! Et en disant ces paroles , l'amoureux rebuté monte à cheval et s'en va , après avoir salué la belle Marion qui le regarde s'éloigner sans regret. Elle reprend sa chanson : Uni lins m'aime, Robins m'a. Robins m'a demandé si m'ara. Robins m'acata cotèle D'escarlate bone et bêle , Souscanie et chainturele, A leur y va. Robins m'aime, Robins m'a. Robins m'a demandé si m'ara. Et à cette chanson elle fait succéder ce cri : — Robin ! Robin ! Le berger l'a de loin entendue , et accourt en répétant le refrain de sa mie : Robins m'aime, Robins m'a. Robins m'a demandé si m'ara. Elle reconnaît cette voix qui s'approche de plus en plus. Le berger est là. Marion lui raconte tout ce qui s'est passé entre elle et le chevalier. Robin, jaloux, écoute en frémissant et se livre à des menaces peu mesurées contre le chasseur qu'il voudrait voir en face de lui. Marion 64 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE calme de son mieux cette colère et propose à son ami de dîner ensem- ble sur l'herbe. L'herbe est molle, l'air est tiède et la bergère a de quoi faire le repas : c'est du fromage frais et du pain que Robin a apporté. Ils prennent donc place l'un à côté de l'autre sur le gazon , et dînent en tête à tête , oubliant le malencontreux chevalier. Le dîner fini, Robin s'en va quérir ses compères et cousins Baudouin et Gautier, ainsi que la fraîche Perrette, l'amie de Ma- rion, afin de s'amuser ensemble en attendant la fin du jour. Mais, Robin à peine sorti, le chevalier rentre en scène. Cette fois il n'a plus son faucon sur le poing; le faucon s'est envolé. Le chasseur est désolé; mais il se consolerait de la perte de l'oiseau , s'il pouvait trouver, en échange, une aussi gentille amie que Marion. Cependant Robin revient. Aubert lui fait une grande querelle, l'accuse d'avoir tué le faucon et s'emporte même jusqu'à le frapper. Marion intercède avec des larmes et demande grâce pour son berger. Cette grâce lui est accordée, à condition qu'elle ira avec le che- valier. Elle refuse. Il insiste. Il la saisit. Elle se débat. Alors il la lâche et s'en va. Elle accourt vers Robin et lui demande s'il est blessé. — Ce n'est rien : je suis guéri , puisque je te vois. Un gros baiser achève la guérison. En ce moment Perrette et les deux cousins de Robin arrivent , et l'on se met à jouer au jeu saint Coisne, puis au jeu du roi. Bau- douin est le roi. — Marion, dit Gautier, répondez au roi! Dites-lui comment vous aimez Robin. — Je l'aime plus que toutes mes brebis ensemble, plus même que celle-là qui vient de me donner un agneau. Un loup profite de l'occasion et s'enfuit avec un mouton qu'il est parvenu à enlever malgré le chien. Robin l'aperçoit, prend sa massue , court après lui , l'atteint et rapporte le mouton sain et sauf à sa mie qui lui octroie un nouveau baiser pour guerdon. EN BELGIQUE. 65 Muis les jeux cessent. On va goûter. Le goûter pris, Robin re- tourne au village d'où il ramène des ménestriers. Alors la joie reprend de plus belle. On chante des chansons, on danse sur l'herbe Ici malheureusement les pages du manuscrit de ce petit drame se trouvent déchirées, et c'est précisément au moment où l'on s'attend à une nouvelle rentrée du chevalier Aubert et où l'action est si bien et si naturellement nouée. Nos lecteurs regretteront avec nous la perte du reste de cette composition, où se révèle, comme on voit, une cer- taine entente du théâtre , tel qu'on le voit s'établir plus tard et qu'on ne le retrouve plus sous le règne des sotties et des mystères. Il y a dans ce jeu une couleur réellement antique , qui plus tard s'effacera de la palette des écrivains dramatiques, jusqu'à l'époque de la Renaissance. Outre ces deux compositions dramatiques d'Adam delà ïïalle, nous connaissons de lui une chanson pleine de naïveté, que Roquefort ' a, pensons-nous , publiée le premier. Nous la reproduisons ici en entier. Elle donnera la mesure d'un autre côté du talent de ce poète, de la grâce et de ce sentiment exquis dont il se présente déjà quelques traces dans le jeu de Robin et de Marion. La voici : Or voi-je bien qu'il souvient Bonne amour de mi, Car plus asprcment me tient K'ains mais ne senti ; Ce m'a le cuer csjoui De chanter. Einsi doit amans moustrer Le mal joli. Li souvenirs me retient Que j'ai de celi, Dont cis jolis maus me vient Que maint ont pour li, 1 De la poésie française , p. 876. To». XIII. 66 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Qui jà ne seront hardi De parler. A mon cuer (loi comparer L'autrui aussi. Car d'un estre se maintient Qui m'a abaubi, Par quoi je croi qu'il avient As autres einsi. S'ils voient ce que je vi A l'antcr, C'on met, pour li esgarder, Tout en ouvli. Dame, se c'estoit pour noient Ce que j'ai servi, Si sui-je liés qu'il convient Que vos secours pri. D'autre part me fait merci Espérer Pitiés, qui bien set oeuvrer Pour fin ami. Fins cuers qui vostrc devient N'a pas meschoisi , Ne nus ne si apartient Ne porquant je di C'umililés sans nul si Fait sanler. Quant éurs s'en veut mesler Chacun onni Ce que j'ai trop haut choisi. Pardonner Me veilliez, quant por aimer Tant ne souffri. La gloire poétique de la Flandre, fondée par les poètes du XIIine siè- EN BELGIQUE. 67 cle, fut ainsi noblement continuée par ceux du XIIIme. Ce fut surtout après le règne de la comtesse Jeanne, que la poétrie française se développa dans nos provinces de Flandre et de Brabant. Elle com- mence à prendre un plus grand essor sous Marguerite de Constantino- ple, sous Guillaume de Dampierre, et surtout sous le duc Henri III et Jean Ier, en Brabant. « Marguerite, dit Meyerus, rappelant la splen- deur de son père, vécut elle-même avec une magnificence et une dignité vraiment royales. Ce fut une princesse distinguée par sa grandeur d'âme , l'activité de son génie et la générosité qu'elle mon- tra en toute occasion. » Le comte Guillaume fut en grand honneur chez les poètes. Le duc Henri exerça lui-même le bel art de la poésie comme Jean, son fils, le fit plus tard à l'exemple de son père. Sous le règne de Marguerite de Constantinople, nous apparaissent, dans le Hainaut, l'auteur inconnu de ce poème sur la conspiration des Ronds, cité par Jacques de Guise et perdu aujourd'hui ; dans d'autres parties dépendantes du comté de Flandre, Ballehaus qui cueillait des couronnes au puy de Valenciennes; Alars, Camelain, Guy et Foucquart de Cambrai , dont le premier composa un poème intitulé les Dits et sentences des philosophes , et loué par Sainte- Palaye, dont le deuxième est l'auteur du poème de Garin le Lohe- rain , attribué par d'autres à Jean de Flagy ou à Hugues Metel , dont le suivant écrivit le roman de Josaphat et l'une des branches du roman d'Alexandre , et dont le dernier est le poète de ce bizarre et curieux Évangile des Quenouilles que Colard Mansion, de Bruges , impressa peut-être à la recommandation du sire de la Gruthuse; Martin le Béguins, Sauvage et Caraseaux d'Arras, tous trois connus par plusieurs chansons amoureuses; Mathieu de Gand , Gauthier de Soignies, Trésorier et Jean Frumiaux de Lille, connus également par leurs chansons; Roger ou Rogeret de Cambrai, auquel on doit des chansons et des ballades remarquables ; Jehan Moniot d'Arras, lequel, au rebours de presque tous ses contemporains, qui adressent en même temps leurs poétiques hommages à plusieurs belles, se contente d'une 68 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE seule et nous donne vertueusement la preuve de la constance de ses affections : Qui aime sans Irischerie , Ne pense n'a trois n'a dos. D'une seule esl desîro'A, Cil que loyax amors lie. Ne vouldroit d'autre avoir mie; Raoul de Cambrai , et Guillaume de Bapaume qui passent tous deux pour avoir écrit le roman de Guillaume au court nés; Gandor, de Douai, qui fit les romans d'Anseis de Carthage et de la Cour de Charlemagne , et acheva ce long poème sur la conquête de Jérusalem par Godefroi-de-Bouillon , commencé par Renax; Gautier d'Arras, auteur du roman rimé d'Éracle V empereur ; Marie de Lille qui mêle à toutes ces voix qui chantent, sa douce et naïve voix déjeune fille; Hugues d'Oisy, le poétique adversaire de Quènes de Béthune dont il a été parlé plus haut; l'auteur anonyme de la chronique écrite pour Ro- ger, châtelain de Lille, et citée par Lambesius; Gilbert de Montreuil, auteur du gentil roman de Gérard de Nevers ou de la Violette, qui fut translaté en prose au XIVrae siècle , et dont M. de Tressan fit plus tard cette jolie binette que Frédéric Schlegei traduisit en allemand et que nous avons vue récemment réduite encore aux étroites pro- portions d'une pièce de théâtre; puis, enfin, cet Enguerrand d'Oisy qui donna à La Fontaine l'idée du conte le Quiproquo, dans le fabliau suivant. Un meunier, dont le moulin est situé au village d'Asleux, oublie qu'il a donné le serment conjugal à sa meunière, et il est amoureux de Marie, jolie fillette du village d'Estrées. Son garçon en est aussi amoureux que lui, et a promis à son maître un cochon gras s'il lui permet de lui succéder dans son entretien avec la fraîche Marie. Tous deux la pourchassent donc avec ardeur. Mais voici comment tous deux sont trompés dans leur attente. Un rendez-vous est donné aux amou- reux par la jeune fille. Ils y arrivent tout empressés; et, au lieu de Marie, c'est la meunière qui les a reçus. Dupé de cette façon, le meu- • EN BELGIQUE. 69 nier veut au moins avoir le bénéfice de la promesse du garçon ; il réclame donc le cochon gras. On refuse de le livrer. De là procès. Le bailli appelle la cause, pèse le pour et le contre, et, après avoir examiné à fond le sujet du litige, juge dans sa haute sagesse que le garçon a perdu le cochon , mais que le maître ne l'a pas gagné. En conséquence, il confisque l'animal à son bénéfice. De ces poètes la plupart ne sont pas encore imprimés. De quelques- uns nous ne possédons que des fragmens , comme de Guillaume au court nés dont nous ne connaissons que 144 vers publiés pour la première fois dans l'introduction placée par M. le baron de Reiffen- berg en tête de son édition de Philippe Mouskes. Ces vers ont une certaine franchise et une allure qui, en effet, a plus d'un point de ressemblance avec celle de la poésie d'Adenez dont nous aurons à parler plus tard. Jean Ballchaus sur lequel nous ne possédons aucun détail, et dont nous reproduisons ici une chanson couronnée à Valenciennes , avait de la grâce , de la facilité et beaucoup de naïveté surtout. Cette pièce nous a paru donner la mesure de la portée de son talent , et nous la regardons comme la meilleure des trois qu'on a publiées de lui jusqu'à ce jour \ Plourez, amant; car vraie amours est morte. En chest pais jamais ne le Terrez. Anuit par nuit, vint buskant à no porte L'arme de li qu'emporloit un mauflez. Mais tant me fist li dyables de bontés , L'arme mis jus tant m'elle ot trois oés pris, Et par ces oés iert li mous retenus . Che truis tirant en un kanebustin Où je le mis en escril hier matin. S'est bien raisons ke chascuns me déporte Tant que dite vous soit li véritéz ; 1 Serventoit et sottes chansons couronnés à Palcnciennes, p. 41, 77, 81. — Roquefort ,.Sur la poésie franc. , etc., p. 70 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Des nouvelles que je vous en aporte , Morte est amours, ainsi que vous oéz. Mais embrief tant sachiés les raverez. Au départir le dyable, dist Vergilius, Quant il reprist l'arme qu'il ot mis jus, Et le me mist de roumant en latin Si qu'il est chi escrit en parchemin. Accipile li englais ki ail torte L'une des rains et se soit bien couvés , Celui querens qu'il soit de telle sorte, Et de trois oés couver li prières; Et, s'il les keuve, eskiépir les verrez Dedens vin jours; et, s'il y avoit plus, Ne pensez ja que li fruit soit perdus. Naistre en convient amours en un crétin , L'eskierpe au col à loy de pèlerin. Et s'ensi est que fortune li forte Ait fait amours naistre du diestre lez A chest engleske qui en che le déporte, Je vous dirai, seigneur, que vous ferez. Encontre amours tout ensaule en yrez, Se li donra chascuns deux croslecus ; Lors li verrez demonstrer ses vertus, A le maison rasset ou au defrin, Pour le grant feu et le flair du fort vin. Geste chose ferment me reconforte ; Le vous diray pourquoi, se vous volez. Onques ne fui de passion escorte Si bien tenus es bras ne es costez , Que je ferai d'amours , c'est veritéz, De quelle eure que soie revestus. Mais vous véés bien que je suis trestouz nus Se diroit tost amours : va ton chemin, Car qui m'agai bon a parent ne cousin. EN BELGIQUE. 71 Partout lonc tans ai esté tristes et mus ; Mais boine amours, de crei sui reveslus , Me fait canter par dame de haut lies Que j'en amai awan à Saint-Quentin. Ces deux dernières lignes nous ont fourni la seule donnée que nous ayons pu recueillir sur Jehan Ballehaus : elles constatent ses amours à Sl-Quentin. De Marie de Lille ' il ne nous reste qu'un couplet de chanson ; mais il y a là tant de fraîcheur et de grâce féminine , que certes on n'a pas mieux fait depuis, et qu'il serait difficile de mieux exprimer la pensée naïve qui y est traduite. Ce couplet le voici : Moût m'abelist quant je voi revenir Yver, gresill et gelée aparoir; Car en toz tans se doit bien resjoïr Bcle pucele, et joli cuer avoir. Si chanterai d'amors por miex valoir; Car mes fins cuers , plains d'amorous désir , Ne mi fait pas ma grant joie faillir. De Trésorier de Lille nous citerons la chanson suivante, qu'Auguis attribue à Chrestien de Troyes 2. On remarquera dans ce morceau, à côté d'une grande facilité de facture, une grande délicatesse de senti- ment. Avec cette double qualité, Trésorier mérite d'être cité parmi les meilleurs poètes de son siècle. Joie ne guerredon d'amors Ne viennent pas par biau servir ; Car on voit ceus souvent faillir Qui servent sanz changier aillors. Si m'en aïr, Quant celé serf sanz repentir Qui ne me veut faire secors. ' De la Borde. Essai sur la musique , tom. 2. * Poètes français, tom. 1, p. 453. 72 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Voir est qu'amors est grant douçors, Quant dui cuer sont un sanz partir; Mes amor fet les siens languir Et les ennuiz soffrir tozjors. Bien os géhir Que ne puis à amors venir, Et en li gisl tout mon recors. Li haut pris et la grant valor De la bêle que tant désir, Sa biaulé qu'en mon cuer remir, Ses cler vis , sa fresche color, Me font créir Ma mort, et bonement souffrir Les max d'amors et les dolors. Ha! bélc, des non pers la flor, Ne fêtes vostre pris mentir Par trop merci conlrelenir : Quanque vous viengnc désenors, Vueil melz morir. Si n'aura en vous qu'aconplir, Ne n'en ferez rien a rebors. Ja voir n'iert periz mes labors, Se fin cuers doit d'amors joïr; Mes je criem par trop haut choisir Ne soit mes guerredons trop cors. Par son plesir Li pri de merci accueillir. Aumosne li est et honors. Nous avons cité plus haut un couplet de Moniot d'Arras, et ce- pendant sa chanson est bien digne d'être reproduite en entier. Il y a entre cet écrivain et Trésorier de Lille une grande analogie. Même délicatesse dans la pensée, même grâce dans l'expression, même facilité dans le style. On remarquera, en outre, dans la chanson de EN BELGIQUE. 73 Moniot, la scrupuleuse sévérité avec laquelle il observe la règle du mélange et de l'entrelacement des rimes masculines et féminines , déjà, depuis long-temps, entrevue dans le Reclus de Maliens, et, plus tard, devinée par Thibaut de Bar, qui n'y obéissait pas toujours cependant. Il y a peu de poètes du XlIIme siècle qui aient mis en pra- tique cette règle avec autant de religion que notre Moniot le fit. Aussi nous appelons sur ce point l'attention de nos lecteurs. Araors n'est pas, que qu'on die, Ne sages ne bien euros; Cuer qui ne se rent à vos, Il li convient sa folie , Sa guille et sa vilennie, Ses mestlis et ses maux tos Guerpir, puisque suris boisdie Se met en vostre baillie. Sages, cortois, larges, pros Devient par vostre maistrie. Amors qui vostre sens guie, Doit estre simples et dois, A tous com fins amoros Qui mielx vault plus s'humilie. As bons porte compaignie, Bien se part des envios. Por une dont a envie, Monstre à tous sa compaignie. De biau servir est jalos, Por avoir tos en aïe. Qui aime sans trischerie, Ne pense n'a trois n'a dos. D'une seule est desiroz, Cil que loyax amors lie. Ne vouldroit d'autre avoir mie Ses vouloir tout à estros. Car nus soûlas n'a sa vie Guer d'ami s'il n'a amie. Toi. X1H. 10 74 ESSAI SUR LA. POÉSIE FRANÇAISE Cela tient à savaros , Qu'il conquiert par druerie. Cil qui à guiller s'avoie, S'en vat aullres acointant. A chascune faict semblant Que per li morir se doie. Et s'aucune li otroie S'amour, lors li quiert itant , Qu'ele li doint l'aultre joye. Li n'en chaut s'ele folloie, Fors que son bon li créant S'ele s'amour mal emploie. A dame lo qu'ele ne croie Ceux qui trop se vont hastant D'avoir ce qu'en attendant Conquier cil qui de cuer proie. Et desirier mouteploie Bonne amour et fet plus grant. Mes faux drus, quant on li noie Son vouloir, tantost s'efTroie Et vat autres acointant, A qui faulcement dognoie. Les comtes Guillaume et Guy de Dampierre, fils de Marguerite de Constantinople, se distinguèrent par la protection qu'ils accor- daient aux poètes. Aussi , Adenez cite-t-il , dans son Ogier le Danois et dans son Cléomades, le bon conte Guion ; Marie de France rappelle Guillaume le preu et le vaillant, et Gautier de Belleperche dit qu'il .... Porte le pris de chevalier El de preud' homme droiturier. Le premier de ces deux seigneurs fut tué dans un tournoi à Tra- zegnies, par la trahison des d'Avesnes, en 1251. L'autre succéda à sa mère en 1279. Sous ce dernier florirent Hue et Rois de Cambrai, EN BELGIQUE. 75 Courtois d'Arras, Richard de Lille, Jean et Baudouin de Condé. Hue de Cambrai a laissé plusieurs fabliaux pleins de malice et d'esprit. Le fabliau de Maie Honte est le seul dont nous connaissions le texte. Cette pièce , selon La Croix du Maine, est une satire dirigée contre Henri III d'Angleterre et s'élève contre l'usage d'après lequel ce roi avait droit à une partie des biens de ceux qui mouraient sans en- fans ; ou n'est, selon d'autres, qu'une violente raillerie contre ce prince qui , vers le milieu du XIIImc siècle, chercha vainement à recouvrer la Normandie et se vit obligé de céder au roi saint Louis tout ce que ses prédécesseurs avaient possédé en France , excepté la partie de la Guienne qui se trouve au delà de la Garonne '. En voici l'analyse 2. Dans l'évêché de Cantorbéry , il y a un anglais nommé dans le pays Honte, et qui , sentant approcher sa mort, fit le partage de ses biens et enferma dans une malle la part qui revenait au roi. Le partage ainsi fait, il appelle un de ses compères et lui fait jurer, sur Dieu et sur l'âme de son père , d'aller porter cette part à Londres. Le serment reçu, il meurt en paix. Son compère alors A son col ot pendu la maie Qui moult estoit grande et velue. Il arrive au palais , salue le roi et ses barons et dit : Sire,.... oiez mon conte. Je vous aport la maie honte. La maie honte recevez, Quar par droit avoir la devez. Par saint Thomas, le vrai martir, Je la vous ai fet si partir Que je cuit que vous en aiez Le plus, or ne vous esmaiez. Le roi prend ce message pour une grossière plaisanterie et se met dans une furieuse colère. 1 Trouvères cambrésiens, par Arthur Dinaux, p. 63. 2 Rarhazan, Fabliaux et contes, ton». 8. — Auguis, tom. 2. 76 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Vilains, fet-il, li maus feu t'arde, Et Diex te tloinst mal encotnbrier, Ainz que j'aie nul destorbier. Douer me veus trop vilain mes, Quant maie honte me promés. Et il fait à l'instant vider le palais au compère du mort, qui est impitoyablement livré A deux serjanz qui tant le bâtent , Par poi qu'à terre ne l'abalent. Le dos du bonhomme est rudement fêté. A peine si le malheu- reux en revient sans avoir les bras et la jambes cassés. Cependant il s'obstine à vouloir que le roi accepte la malle ; car n'a-t-il pas juré , par Dieu et par l'âme de son père, de la remettre à son adresse selon la volonté du bourgeois de Cantorbéry ? Aussi , il tient bon , Et dist qu'arrière n'en ira De si que li rois avéra La maie honte fet reçoivre. Mais, plus il s'entête à accomplir jusqu'au bout le serment fait à son ami, plus les sergens le rouent, Qui tant li ont doné de cops Que tout li ont froissié les os. Le soir venu, il s'en va se reposer dans une hôtellerie, et le lendemain, après s'être pieusement recommandé à Saint-Germain, il retourne à la cour et avise le roi à l'une des fenêtres du palais. Le roi est entouré de ses barons et de ses chevaliers, lorsque tout à coup l'homme de la veille apparaît à ses regards et que la voix de la veille résonne à son oreille : — Rois de Londres et de Nichole, Fai me escouter, et si m'entent, EN BELGIQUE. 77 La maie honte encor t'aient. Je ne me vueil de ci movoir, Si l'aurez fêle recevoir. La maie honte vous remaigne. Si la portez à vo compaigne Et aus chevaliers de vo table. Le roi, frappé de l'insistance que met cet homme à lui offrir la malle, môme après avoir été aussi rudement maltraité, donne de nouveau l'ordre de l'arrêter. Alors un de ses chevaliers, soup- çonnant que les paroles du messager cachent peut-être un sens, — Sire, fet-il, trop malement Fêtes démener cel preudome , Si n'avez pas oï la somme; Ne cuide rien vers vous mesdire; Lessiez li desrenier son dire, Se sa reson ne sa parole Est outrecuidic ne foie, Qu'il ne sache reson moustrer. Lessiez li, s'il vous plest , entrer. Quar n'afTiert pas à roi d'empire , S'uns fols se mesle de mesdire, Que, pour ce , soit contralieus, Ain.doit estre ferment joieus. Le roi trouve ce propos fort juste et consent à la demande du chevalier. Le porteur de la malle est donc introduit et voici com- ment il s'exprime : — Sire, fet-il , la maie honte Vous aporl moult plaine d'avoir;] Si m'en devez bon gré savoir. A moult grant tort la refusastes Ersoir, quant si vous courrouçastes. La maie honte est granz et lée , Que je vous ai ci aportée. Toute soit vostrc, biaus doux sire; Mon compère me l'a fet dire, 78 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Pour ce, biaus doux sire, que g'ere El son ami et son compère. Partir fist son avoir parmi , Vo part vous envoie par mi En une maie qui fu siue. N'ai mes talent que vo cort siue, Que tant m'i ont doné de cops Que tout m'i ont froissié les os. Mes , toutes voies , sire rois , Puisque ce est resons et drois, Je vous rent ci la maie honte Et si tenez de l'avoir conte. Après avoir dit ces mots, il la détache de son cou et la donne au roi qui l'ouvre aussitôt. Elle est pleine d'or et d'argent. Alors le roi , qui a fait le généreux en lui faisant administrer force coups de bâtons, fait le généreux 'aussi en lui octroyant la malle. Le vilain ne refuse pas, comme on pense bien. II accepte le don royal en disant : La maie praing-je voirement A. tout l'avoir qui est dedenz; Mais je pri Dieu entre mes denz Que maie honte vous otroit; Si fera-t-il , se il m'en croit , Autre que celi que je port ; Quar ledengié m'avez à tort. Puis il prend congé du roi , emportant dans son pays la malle qu'il départ à mainte gent Qui en orent moult grant partie. Toute cette pièce, comme on voit, repose sur le jeu de mots que présentent les mots malle et honte. Elle offre un curieux exemple de l'esprit satirique et mordant de nos fableurs du XIIIe siècle, dont la gaieté et l'incisive malice sont un des caractères distinctifs. Hue de EN BELGIQUE. 79 Cambrai a ainsi sa place marquée à côté de Jean de Boves, de Cortebarbe, de Rutebeuf, de Durand, de Jean-le-Gallois. Rois, ou, selon l'abbé Maisieu ', le roi de Cambrai est appelé ainsi parce que, ayant été couronné comme Adenez , il prit le nom de Rois en souvenir de sa victoire littéraire 2. On possède de lui plusieurs petits opuscules en vers, parmi lesquels on cite une satire contre les ordres monastiques , un poème intitulé /*' A,B, C, par ekivoques et li signification des lettres en vers , li Ave Maria, en roumans, c'est-à-dire l'Ave Maria en langue romane, un poème sur la vie de Saint-Quentin et un autre sur la passion de Notre Seigneur. Courtois d'Arras a laissé un fabliau intitulé Foucher Boyvin. Cette pièce est écrite avec une révoltante grossièreté. L'auteur y introduit le lecteur dans un lupanar de Provins. Les lupanars de Pro- vins avaient une grande célébrité au XIIIe siècle , comme on sait. Cependant ce n'est pas une raison pour que nous nous y arrê- tions. Ceux qui veulent savoir comment ces lieux étaient faits à l'époque où se passe le fabliau, nous les renvoyons au recueil de Legrand d'Aussi 3 qui , bien que ne reculant pas d'ordinaire devant les gros mots ni devant les grosses choses, n'a pas cru pouvoir user pour Courtois d'Arras de son franc parler ordinaire, et s'est vu forcé de jeter un voile sur l'aventure de Boyvin et de dame Mabile. Richard de Lille, contemporain de Courtois d'Arras, est auteur du fabliau Honte et Puterie. Jehan de Condé, qui vivait à la même époque, est célèbre dans l'histoire littéraire par sa défense des ménestrels. La tournure nar- quoise et caustique de son esprit , la hardiesse de ses attaques contre les ordres monastiques, le font remarquer même parmi les poètes les plus renommés de son temps. Il écrivit un assez grand nombre d'ouvrages , parmi lesquels on distingue surtout Li plais des cha- 1 L'abbé Maisieu , Sur la poésie franc. , p. 158. 1 Trouvères Cambraisiens , p. 95-90. * Fabliaux et contes, tom. 4. 80 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE noinesses et des nonnes grises et la Défense des ménestriers. Cette dernière pièce est une satire contre les dominicains qui s'étaient emportés, en chaire, contre les jongleurs. Le poète prend ardem- ment leur défense contre les moines, et soutient ouvertement leur utilité dans le monde. Il base principalement cette utilité sur les services qu'ils rendent en mettant en pratique le grand précepte d'Horace, utile dulci, c'est-à-dire, en censurant les vices des riches et des grands, en les exhortant à la vertu et en les instruisant à leurs devoirs '. Li plais des chanoinesses et des nonnes grises ou des bernardines est un procès ou différend engagé entre les deux ordres, et dont la décision est soumise à la déesse Yénus. Voici de quoi il est question dans ce litige. Les chanoinesses se plaignent de ce que les bernardines leur enlèvent leurs amans, les chevaliers , elles qui se sont contentées jusqu'à présent des moines et des convers. Les chanoinesses réclament justice et demandent que leurs adversaires soient condamnées à s'abstenir de ce qui n'est pas de leur droit et à se borner au menu des frocs et des coules. Les bernardines, jolies, jeunes, fraîches, surtout d'une douceur qui contraste de la manière la plus frappante avec l'orgueil des premières, exposent à leur tour leur fait à dame Mère d'Amour. Quand les deux parties ont été entendues et que les débats sont clos, Vénus répond aux chanoinesses qu'il ne dépend que d'elles seules de garder leurs amis, qu'elles ont tort de se plaindre s'ils deviennent infidèles, qu'elles aient à imiter l'exemple de leur riva- les, à être, comme elles, douces et complaisantes, pour ne plus avoir d'infidélité à craindre 2. Baudouin de Condé est de la même époque que les poètes dont nous venons de parler. On possède de ce trouvère plusieurs dicts ou dictiers, parmi lesquels se distingue celui des Trois mors et des trois vis , décrit par M. Van Praet au catalogue de la Vallière. Son Dit des Héraults est écrit en vers appelés rétrogrades', puérile 1 Fabliaux et contes, tom. 1er. | - Jbid., ibid. | 3 La Sema, p. 116. EN BELGIQUE. 81 recherche de forme de la nature de celles qui accompagnent tou- jours l'enfance ou la décadence de l'art. Le mémoire de La Serna nous a cité, de ce poème, un extrait trop curieux pour que nous puissions nous abstenir de le reproduire. Le voici : Amours est vie glorieuse , Tenir fait ordre gracieuse , Maintenir veult courtoises mours. Maintenant lisez chacune de ces lignes à reculons, vous aurez d'autres vers qui rimeront avec les premiers : Mours courtoises veult maintenir, Gracieuse ordre fait tenir, Glorieuse vie est amours '. Vers le milieu de ce XIIIe siècle qui fut si fécond en poètes, le Brabant ne resta pas en arrière de la Flandre. Alors, il arriva qu'un de nos ducs , Henri III , se fit le protecteur des lettres qu'il cultivait lui-môme avec un succès que bien peu ont atteint aussi complètement qu'il l'atteignit lui. Il nous reste de ce prince plu- sieurs chansons. « La première, dit Fauchet2, est un dialogue adressé à Guillebert de Berneville, qu'il interroge s'il doit quitter l'amour d'une qui l'a laissé : l'autre monstre qu'il n'estoit pas fort loyal en amours et en prenoit où il pouvoit. » Le correspondant du prince était aussi fort adonné à l'art de la poésie. Il écrivit un assez grand nombre de chansons. Et il paraît par celles qu'il a composées, dit La Serna 3, qu'il avait à Courtrai une maîtresse dont on ignore le nom, et une autre dans la ville d'Audenaerde, appelée Béatrix. Fauchet * cite l'envoi de la deuxième de ses chansons, qui commence par ce vers : Chansou, va-t-en à Courtrai droitement, .< La Serna, p. 116. | 2 Poète» fronçait , p. 574. | < Mémoire, p. 119. | 4 Poètes fran- çais, p. 574. To«. XIII. 11 I 82 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE et le dernier couplet de la 11e, qui est ainsi conçu : Chanson, tu t'en iras là Où j'ay tout mon cuer donné. La dame du mont t'aura Qui plus am', en vérité, Foy et loyaulté, Et qui plus en a. Roquefort 1 donne aussi plusieurs couplets de ce poète , également remarquable par la fraîcheur des pensées répandues dans ses com- positions et par les diverses coupes et mesures qu'il a données à ses vers. Enfin, La Borde, dans son Essai sur la musique ' , a recueilli de Guillebert de Berneville , trois chansons dont nous reproduirons les deux qui nous ont paru les meilleures, avec une pastorale et une chanson du duc Henri III. (B.) Mais ce qui a recommandé à la postérité le nom du duc Henri III, plus que ne firent ses propres vers et l'amitié de Guillebert de Berneville, c'est la protection qu'il accorda à Adenez le roi. Ce trouvère , un des plus féconds et des mieux inspirés du XIIIe siècle , doit en effet à ce prince d'avoir été élevé dans l'art de la gaie science, et il le dit, en son poème de Cléomades, avec une expression de reconnaissance bien touchante : Menestrés au bon duc Henri Fui; cil m'aleva et norri Et me fist mon meslier apprendre. Son véritable nom est Adans ou Adenez qui est le diminutif de celui-là. Le surnom de roi, qu'il porte dans la plupart des ma- nuscrits, il le tient de ce que, suivant Fauchet, il fut chef des ménestriez ou que « possible il fut héraut et roy d'armes du duc » son maistre *. » Selon Roquefort, il le reçut parce que l'un de ses ouvrages avait été couronné à un puy d'amour 4. Les auteurs ' Poésie française, p. 76, 77, 78. | 2 Tom. 2 , p. 166. | 3 P. 577. | 4 Poésie française, p. 138. EN BELGIQUE. 83 I de M Histoire littéraire de France attribuent ce titre à la grande supériorité du talent d'Adenez , et le regardent comme une recon- naissance de cette supériorité par les contemporains du poète. L'éditeur du roman de Berte-aus-grans-piés ' adopte la première opinion , celle de Fauchet , qui admet qu'Adenez aurait été roi des ménestrels, c'est-à-dire, chef delà ménestrandie de la cour , fonction qui avait beaucoup de rapport avec celle de nos maîtres d'orchestre. Quoi qu'il en soit, Adenez naquit dans le Brabant, vers l'an 1240, et fut élevé par la libéralité du duc 2 , grâce auquel il apprit son métier, « qui est, je croy, dit le vieux Fauchet, de sonner des » instrumens et de rymer, auquel il profita, mettant en ryme plu- )) sieurs faits et gestes d'anciens chevaliers renommez pour leur vail- » lance. » Il écrivit plusieurs poèmes dont il énumère lui-même les titres au début de son Cléomades : Je qui lis d'Ogier le Danois Et de Bertain qui fu el bois Et de Buevon de Commarchis. On lui doit aussi celui àHAimery de Noirbonne 3. De ces romans, Bertain ou Berte-aus-grans-piés , est le seul pu- blié ; c'est aussi la plus courte des compositions d'Adenez. . Elle appartient au cycle des romans des Douze Pairs , et contient l'his- toire fabuleuse de Pépin et de Berthe, la mère de Charlemagne, qui fut abandonnée dans la forêt Où mainte grosse paine endura et souflri. Le poème sur Ogier-le-Danois appartient au même cycle que celui de Berte , tandis que celui de Buevon de Commarchis est une branche de la série des romans inspirés par la famille de Guil- laume-au-cort-nés. Cléomades est le dernier ouvrage d'Adenez. Il fut écrit après la mort du duc Henri, c'est-à-dire après l'an 1261, * Lettre à M. de Monmerqué , p. xmii. | 2 Ibid. | 3 Roquefort, Poésie française , p. 139. 84 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE et dédié au comte d'Artois , Robert II , qui perdit la célèbre bataille des Éperons, contre les Flamands. On ignore l'époque de la mort d'Adenez, mais on sait que, le duc Henri étant trépassé, il obtint la protection des fils de ce prince, Jean et Godefroi : Lui et mon signour Godefroit Maintes fois m'ont gardé de froit. Puis il se retira auprès de la fille de son maître, qui cultivait elle-même la poésie à l'exemple de son père et égayait ses riches loisirs de reine de France par la culture de l'art : elle était, depuis l'an 1274, mariée à Philippe-le-Hardi. Ce fut à la cour de France qu'il écrivit son Cléomades, à la sollicitation de la reine Marie et de Blanche d'Artois, qui le lui dictèrent et « lesquelles Adenez protestant ne vouloir point nommer , dit Fauchet ' , dé- couvre assez grossièrement en un endroit où les lettres capitales de certains vers sont celles de leurs noms. » Voici comment le poète s'exprime, au commencement de ce poème au sujet de ces deux princesses : Leur noms ne veull en appert dire, Car leur pès aim et dout leur yre, Si que bien sai que je mourroie De duel, se fet et dit avoie Riens, for leur plesir et leur gré. Por ce seront leurs nons nommé, Se je puis, si cou vertement Qu'entendre ne puisse la gent Le non d'cles , quant le liront , S'en ne leur monstre où li non sont. La fin de cest livre serchiez, Se vous les nons trouver, quidiez Des dames dont m'oez parler; Là sont, là les couvient trouver, Là les querez, se vous voulez. 1 Pag. 577. EN BELGIQUE. 85 De ce poème , qui compte dix-neuf mille vers , il n'a encore été publié qu'un fragment de 145 lignes '. Il est, suivant Fauchet, bien suivi en son récit et se voit plein de belles comparaisons. A ce jugement sur le roman de Cléomades, le vieux président ajoute l'opinion suivante sur le talent d'Adenez : « On peut dire de luy qu'il fut facile rymeur autant qu'autre de son temps ; mais il est fascheux en répétions 2. » Voici le jugement que porte sur notre poète l'éditeur du roman de Berte-aus-grans-piés : a Sa versifi- cation est pure et très-correcte; mais on peut dire que le fonds de ses narrations est en général d'autant moins poétique, que son expression semble l'être davantage 3. » Nous ajouterons que ce dé- faut nous a paru bien plus sensible dans le roman de Berthe et dans celui d'Ogier-le-Danois. Là le poète se montre plus gêné dans ses vers monorimes que dans son Cléomades , qui est composé de vers de huit syllabes à rimes plates; dans ce dernier poème, son imagination a acquis plus d'ampleur, il y a plus de grâce et de charme dans les détails, plus de facilité dans le récit. Nous en re- produisons ici un fragment inédit encore. Cléomades est depuis long-temps à la recherche de Clarmondine sa mie. Un beau jour il la trouve. La belle est endormie, et Désir invite le chevalier à tollir un baiser à sa bien aimée. Mais Raison , Avis et Atremprance veillent sur elle. Raison surtout la défend de fait et de paroles, et parle ainsi au chevalier : » Moult l'amons et l'avons amé; » Car tousiours a par nos ouvré; » Et à tousiours mes l'amerons. » Tout son vivant à lui serons. » Ainsi fist Raisons remanoir A Desirrier son dous vouloir. Quant la bêle ot assez, dormi , Lors s'esvcilla et dist : « Ai mi ! . » Biaus dous amis, où estes-vous? » 1 M. De Reiffenberg , Philippe Mouskes, Introduction, pag. clsxiii seqq. | * Poètes français, pag. 877. | 3 Lettre à M. de Monmerquè, pag. -19. 86 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE — « Je sui ça, biaus très fins cuers dous, Débonnaires et allai liés. De vostre repos sui moult liés. Dormi avez, moult doucement. » — messire Robert de Namur, » beau-frère de la reine : Froissait le commença à l'âge de vingt ans, quand il fut à peine sorti de l'école. Il demeura long-temps à la cour d'Angleterre où, « il desservoit )) la noble royne de beaux dictiés et traittez amoureux; et, pour » l'amour du service de la noble et vaillant dame à qui il estoit , » tous autres grands seigneurs, ducs, comtes, barons et chevaliers, » de quelconques nations qu'ils fussent, l'amoient et le véoient vo- » lontiers et luy faisoient grant prouffit. » Il fit plusieurs voyages étant au service de la reine. Il visita l'Ecosse sans autre compagnon qu'un lévrier. Froissarl d'Escoce revenoit Sus un cheval qui gris esloil ; Un Manc lévrier menoit en lasse. Après avoir séjourné pendant cinq ans en Angleterre, le voilà à Melun sur Seine, au mois d'avril 1366, et à la Toussaint sui- vante à Bordeaux, où la princesse de Galles accoucha de Richard H. 108 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE i Il retourna bientôt pour la seconde fois en Angleterre, d'où il passa en Italie en 1366. Nous ne le suivrons ni à Milan, ni à Bologne, ni à Ferrare, ni à Rome, dont toutes les cours le fêtèrent et l'acca- blèrent de présens. Au milieu de ces fêtes, il apprit la mort de la reine Philippe dont il avait reçu tant de bienfaits. Il célébra par un lai ce douloureux événement , et reprit bientôt le chemin du Hainaut par l'Allemagne. Il obtint la cure de Lessines et s'attacha à Wenceslas, duc de Brabant. Après la mort de ce prince, Guy, comte de Chimay et dé Blois, nomma Froissart clerc de sa chapelle, et le sollicita de continuer le récit des histoires qu'il avait depuis long-temps interrompu. A la requête de ce prince, « il se réveilla » de nouvel et entra dans sa forge pour ouvrer et forgier en la » haulte et noble matière de laquelle du temps il s'estoit ensonnié , )>• laquelle traicte et propose les faits et les advenues des guerres » de France et d'Angleterre , et de tous leurs conjoints et adherans, » et comme il appert clèrement par les traicties qui estoient clos w jusqu'au jour de la présente datte de son resveil. » Pour mieux s'instruire de la vérité des faits, il parcourt le midi de la France, visite deux fois Paris et passe tour à tour du fond du Languedoc dans les îles de la Zélande. En 1394 il repart pour l'Angleterre d'où il revient trois ans après pour enterrer son dernier protecteur, le comte de Blois. Froissart avait soixante ans alors et jouissait toujours du bénéfice qu'il tenait du comte Guy : il resta jusqu'à sa mort chanoine et trésorier de la collégiale de Chimay. D'après la Curne de Saint-Palaye, qui nous a servi de guide en tout ceci, notre poète mourut, peu après l'an 1400, en l'abbaye de Contempré, dans le voisinage de Cambrai ' . D'après ce que le lecteur a pu voir, la vie de Froissart ne s'éclaircit que par ses poésies. Ses poèmes, surtout le Dit dou Florin , le Débat dou cheval et du lévrier, le Trettié de Vespinette amoureuse et celui du Joli buisson de jonèce, sont en quelque 1 Trouvères cambraisiens , par Arthur Dinaux , p. 84. EN BELGIQUE. 109 sorte une autobiographie qui est du plus grand intérêt tant pour sa propre histoire que pour l'histoire môme de ses ouvrages. Ils nous apprennent presque toujours où, comment et pourquoi telle œuvre fut entreprise et écrite , détails précieux qui nous expliquent à la fois l'homme et les créations de son génie. Quant à leur mérite littéraire, il n'est pas moins réel ni moins grand. En lisant les productions poétiques de Froissait, on est saisi de deux choses, de la poésie qui règne constamment dans la pensée, et de la poésie de style qui enveloppe toujours l'autre et ne cesse de la mettre en relief. Il possède une merveilleuse entente du rhythme, pour l'épo- que à laquelle il appartient. Sa phrase se développe d'une manière plus large et plus ample que dans aucune autre production contem- poraine. En plus d'un endroit on découvre le plus habile usage du clair-obscur, l'art le plus fin de disposer ses couleurs et ses nuances , partout une fraîcheur d'idées et d'expressions remar- quable. Souvent de l'esprit, comme dans le Dit dou Florin et dans le Débat dou cheval et du lévrier ; toujours une naïveté, qui n'est pas celle de l'ignorance , mais celle du sentiment. Les passages que nous avons reproduits en offrent partout d'éclatans exemples. Aussi, ce fut avec une grande avidité et une grande admiration, que ses ouvrages furent lus par ses contemporains. Martin Franc, pres- que un demi-siècle après la mort de Froissart, en recommande ainsi la lecture dans son Champion des Dames : Lis souvent maistrc Jehan Froissart En son livre et en son trettié De YOrloge amoureuse , où l'art De sage amour est bieu traictié. Froissart, outre les services qu'il a rendus à la culture de la langue , passe pour avoir contribué à l'introduction de plusieurs formes poé- tiques nouvelles '. On lui attribue l'honneur d'avoir mis en vogue 1 Pasquier , Recherche*, etc., liv. 7, ch. 5. 110 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE la ballade. Il composa un grand nombre de ballades, de chants royaux, de rondels, de lais, de virelais, et de triolets semés dans ses poèmes, surtout dans le Joli buisson de jonèce, et dans le Trettié de Vespinette amoureuse. Pour donner une idée de la valeur poétique des compositions légères de Froissart, nous nous permettons de reproduire ici celles qui nous ont paru réunir le mieux les qualités dominantes de son talent. (D.) Nous avons vu, plus haut, que Froissart, après son retour d'Italie et avant de se mettre au service du comte Guy de Blois, s'attacha au duc de Brabant, Wenceslas de Luxembourg. Ce prince professait un vif amour pour les lettres , et cultivait lui-même la poésie avec succès. Ce fut à sa prière que Froissart composa le poème de" Méliador, le chevalier au soleil d'or. Dedens ce romane sont encloses Toutes les chansons que jadis (Dont l'ame soit en paradys ! ) Que fist le bon duc de Braibant , Wincelaus dont on parla tant; Car uns princes fu amourous, Gracious et cbevalerous '. Wenceslas mourut en 1384 et ne le vit pas terminé ce poème qui fit plus tard les délices de Phœbus Gaston de Foix, auquel Froissart se plaisait à le lire à la cour d'Orthez , et du roi d'Angleterre Ri- chard II, auquel le poète l'offrit « enluminé, escrit et historié, et couvert de vermeil veloux à dix doux d'argent dorez d'or, et rose d'or au milieu à deux gros fermaux dorez et richement ouvrez, au milieu rosiers d'or. » Le poème de Méliador est resté inédit. A cette même époque florit Jehan li Tartier, prieur de l'abbaye de Contempré, près de Cambrai , et ami de Froissart. On lui doit, — outre plusieurs écrits historiques dont celui qui traite de l'origine 1 Poésies de Froissart, pag. 8 , vers 298 et suivans. EN BELGIQUE. 111 des divisions et guerres entre la France , l'Angleterre et la Flandre , semble fait à dessein pour servir d'introduction à la chronique de Froissart, duquel il se rapproche beaucoup par le style et le lan- gage ' , — quelques lais composés également dans le style et à l'imi- tation de Froissart. Ses œuvres sont inédites encore. Presqu'en la même année où Froissart, l'illustre chroniqueur français, naquit à Valencicnnes, Jehan Desprez d'Oultremeuse, notre chroniqueur wallon, vit le jour à Liège : ce fut en 1338. Il appartenait à cette puissante famille des Desprez, qui joue, à travers tout le moyen âge, un rôle si grand dans les annales liégeoises , et qui , avant de figurer dans la guerre d'Awans et de Waroux 3, nous apparaît, dès le Xe siècle, sous le règne de l'évê- que Notger \ Dans le prologue de sa grande chronique en prose', il nous apprend qu'il était « clercque liegoiz publes des auctoritez » apostolicque et impériale et délie court de Liège, nottaire et » audienchier, et, par li grâce de Diex et délie majesteit im- » perialle, noble comte palatin. » Ce recueil, compilation bizarre d'histoires, de chroniques et de romans 5, mais précieuse en ce qu'elle nous a conservé beaucoup de données pleines d'intérêt sur les événemens contemporains de l'époque où vivait l'auteur, a été long-temps attribué à un autre écrivain qu'à celui auquel on doit la chronique « en rimes franchoises. » Le baron de Cler , le baron de Villenfagne, et, après eux, M. Dewez, croyaient à l'existence de deux Jehans d'Oultremeuse, dont l'un aurait fait la chronique en prose, et l'autre la chronique rimée. Cependant, l'une et l'autre sont dues au même écrivain. Jehan d'Oultremeuse n'était aucu- nement homme de style; ses deux ouvrages sont écrits avec une étonnante lourdeur et ne présentent aucun mérite littéraire, bien 1 Trouvères cambraisiens, p. 84. * Miroir des nobles do la Hesbaie , par Hemricourt. :1 Anselin. canon. Motherus, apud Cliapeauv., tom. 1, p. 20-4. 4 MS. de la Bibliotli. de Bourgogne, n° 8524. s Jehan d'Oultremeuse prend des chapitres tout entiers dans le roman de Baudouin et de Fer- runt de Portugal. 112 ESSAI SUR LÀ POESIE FRANÇAISE qu'ils soient d'une grande valeur historique pour la ville et la prin- cipauté de Liège. Ses vers se traînent avec une monotonie et une roideur dont il n'y a pas d'exemple , et vainement vous chercheriez quelque vague lueur de poésie dans cette nuit si lourde et si profonde. Aussi , nous nous bornerions à ne rien citer de lui , si nous ne croyions faire plaisir à ceux qui s'occupent d'histoire, en leur donnant un fragment inédit de Jehan Desprez sur la mort de Henri I , duc de Brabant. On verra, dans ce morceau, de quelle façon étrange l'auteur dépeint ce prince auquel il n'a pu pardonner , sans doute , le sac de la ville de Liège sous le règne de l'évèque Hugues de Pierrepont ' , ni la guerre sanglante qui fut faite au pays par les Bra- bançons pour la possession des seigneuries de Moha et de Walef. (E.) Après Jehan d'Oultremeuse, nous noterons encore ici le nom de messire Jehan Lebeau , chanoine de S^Lambert et prévôt de l'église de SWean, à Liège. Suivant Hemricourt, ail estoit lye, gaye )> et golis, et sçavoit faire chansons et verseides 2. » Malheureuse- ment il ne nous est rien parvenu des compositions de ce poète. Le XI Ye siècle fut extrêmement stérile en poètes belges. Les causes qui ont contribué à arrêter ainsi l'élan du génie national dont les ailes s'étaient si largement déployées dans le cours des deux siècles précédens, nous les avons indiquées plus haut. On verra comment, dans le XVe, les lettres se relèveront, grâce à la pro- tection qu'elles retrouveront à la cour de ces magnifiques ducs de Bourgogne, et surtout à celle de Philippe-le-Bon. On verra com- ment la poésie ressuscitera après avoir été assez long-temps négligée pour que le premier poète de ce siècle dise en gémissant : Il ne faut plus estudier Ores pour honneur acquérir; Car c'est meslier pour mendier Et pour honteusement mourir 3. 1 JEgid. Aur. Vallis Htigonis dePetrâ Ponte vita, apud Chapeauv., tora. 2, p, 107 seqq. 2 Miroir des Nobles de la Hesbaie. 3 Martin Franc, Champion des Dames. EN BELGIQUE. 113 Ce prince, qui éleva le duché de Bourgogne au rang des pre- mières puissances européennes, aimait le faste en toutes choses. Sous lui nos provinces reprennent cet éclat de la richesse qu'elles avaient perdu depuis la désastreuse journée de Rosebecque, où tombèrent la force et la puissance de nos communes et avec elles la splendeur de nos villes. Sous lui l'art se développe largement dans toutes ses parties. Les frères Van Eyck lui peignent leurs magnifiques tableaux , ses poètes lui écrivent des livres , ses sculpteurs lui tail- lent des statues. Martin Franc s'écrie, à la vue de tout ce travail, Se tu parles d'art de peintrie , D'historiens, d'enlumineurs, D'entailleurs par grande maistrie , En fust-il oncques de meilleurs? Va véoir Arras ou ailleurs L'ouvrage de tapisserie, Puis laisse parler les railleurs De l'ancienne pleterie '. Dès l'entrée du XVe siècle, voici Jehan de la Fontaine, qui, sorti de cette même ville d'où Froissart était issu, s'en va s'initier, à Montpellier, aux secrets de la médecine, sans toutefois se laisser ab- sorber par la science au point d'abandonner le commerce des muses. On lui doit un poème intitulé La Fontaine des amoureux de science2 . Ce traité, qui, pense-t-on, roule sur l'alchimie, fut, dit l'auteur Faict par amoureux servage, Lorsque n'estoie jeune d'aage, L'an mil quatre cens et treize Que j'avoie d'ans deux fois seize ; Comply fu au mois de janvier En la ville, de Montpellier 3. 1 Martin Franc , Champion des dames. 3 Imprime à la suite du Roman de la Rose , édition de Lenglet Dufresnoy , tom. 8. • Ibid., p. 294. To«. Xïll. 15 114 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE Comme poète, Jehan de La Fontaine n'a qu'un mérite médiocre. L'imagination de son livre est le lieu commun de tous ces poèmes allégoriques qui abondent à l'époque où il florit. Le poète s'est endormi dans un jardin, au bord d'une fontaine, sous une aubépine en fleurs. Deux dames s'approchent de lui , Semblables à filles de roy , Au regard de leur noble arroy. L'une s'appelle Cognoissance, l'autre Raison. Aussitôt , de la fontaine au bord de laquelle le poète est couché , jaillissent sept ruisseaux. Il demanda à Raison l'explication de ce phénomène, et cette dame lui répond : Ceste fontaine Est à une dame d'honneur Laquelle est Nature appelée. Alors intervient dame Nature qui explique cette fontaine et ces sept ruisseaux d'où elle arrive aux sept planètes et aux sept métaux . Plus loin nous défions le plus intrépide liseur de comprendre ce que Jehan de La Fontaine veut dire en son bizarre fatras, où d'ailleurs (( obscuritate rerum verbao bscurantur » et où rien n'est digne d'être cité. Il nous tarde d'arriver à la véritable poésie, à celle de Martin Franc ou Le Franc. Ce poète était d'Aumale, selon Fauchet, ou d'Arras, selon Lemaire des Belges : cette dernière opinion a prévalu. Il fut secrétaire du premier duc de Savoie, puis prévôt et chanoine du chapitre de Lausanne, protonotaire du St-Siége et enfin secré- taire du pape Félix et du pape Nicolas, en 1447. Il mourut vers l'an 1460. Il reste de lui deux ouvrages dont l'un est intitulé Estrifde Fortune et de Vertu, et l'autre, le Champion des Dames1. Le premier de ces poèmes, singulier mélange de prose et de vers, 1 MS. de la Bibliotli. de Bourgogne. EN BELGIQUE. 115 est un dialogue entre la Forture, la Vertu et la Raison : cette der- nière fait l'office de juge et donne nécessairemeut gain de cause à Vertu sur Fortune. Il fut, comme dit l'auteur au duc Philippe-le- Bon, pour qui le livre fut composé, k escript tant pour acomplir » vostre commandement de toute ma poyssance , que remonstrer » sommairement combien Vertu sur Fortune doibt avoir de hon- » neur, de loenge et de pris, » car, Sans vcrlu , Les humains faili ne valent ung feslu. Quant au Champion des Dames , ce poème serait, d'après plu- sieurs écrivains, une réfutation du Roman de la Rose et de l'ouvrage de Matheolus contre le mariage. Il est, comme YEstrifde Fortune et de Vertu, dédié à Philippe-le-Bon, à qui l'auteur raconte, en son prologue, comment un songe lui montra « les horribles assaulx et » la crueuse guerre de Malebouche contre Amours et les Dames, » et que Malebouche ayant été défait par Franc-Vouloir, » un autre ennemi s'est levé, « Dangier qui continuelement tient sur » les chemins et passages espies et routiers pour destrousser et » mettre à mort les soldoyers d'amours et les servans des dames. » Malebouche ayant repris les armes, le poète jette son cri de guerre : A l'assault , dames , à l'assaiill . A l'assault dessur la muraille! Or est venus ci en sorsault * Malebouche en grosse bataille. A l'assault , clames! Chascun aille A sa deffensc et tant s'efforce Que l'envieuse villenaille Ne nous ait d'emblée ou de force! Après avoir décrit la cour d'Amours, où régnent toujours soûlas et joie , il annonce l'arrivée de Franc- Vouloir , le hardi champion armé par les dames Prudence, Attemprance, Force et Justice, lesquelles l'ont recommandé à Raison. Franc-Vouloir va combattre 116 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Malebouche. Mais, avant de croiser l'épée ou la lance, il demande un juge devant lequel lui et son adversaire soient entendus. Male- bouche y consent et nomme Brief-Conseil son avocat. Le débat commence. Franc-Vouloir a la parole, et montre le pouvoir d'A- mours dans le ciel et sur la terre. Brief-Conseil répond. Puis, Trop- Cuidier et Lourd-Entendement , autres soudoyers de Malebouche , prennent tour-à-tour la parole contre Franc-Vouloir qui les con- fond tous et les accable sous ses bonnes raisons. C'est devant l'image de Vérité que le débat a eu lieu. L'image s'anime et cou- ronne le champion, déclaré vainqueur en cette lutte de paroles. Ce n'est qu'un songe que tout cela, et, le rêve fini, l'auteur prend ses tables Et, en recourant tout son songe, Y mist les principaux notables D'ung lès et d'aultre sans mensonge. Dans VEstrif de Fortune et de Vertu, le poète cite avec une étonnante érudition les philosophes païens et les pères de l'église , les poètes grecs et les latins. Toute l'antiquité y est mise à contribu- tion sans distinction de noms, sans égard pour le sacré ni pour le profane, dans un pêle-mêle des plus curieux. Dans le Champion des dames vous rencontrez côte à côte les saintes de la légende et les divinités païennes, la déesse d'Amours et la sainte Vierge, Messaline et la pucelle d'Orléans, des textes de l'Écriture sainte et des contes graveleux comme vous en lisez dans La Fontaine et dans Boccace. Mais tout cela est plein d'une poésie qui s'élève souvent à une hauteur prodigieuse. Selon nous, Martin Franc domine, comme poète, le XVe siècle, ainsi que Chrestien de Troyes dominait le XIIe. Peu d'écrivains ont eu une inspiration aussi haute, peu d'écrivains ont fait preuve d'autant de puissance et de vigueur dans la pensée. Son style est à lui, comme sa phrase toujours si colorée est à lui. Son procédé est tout moderne. Martin Franc est venu qua- tre siècles trop tôt. Sa place était à côté des meilleurs lyriques de nos jours. Quand on a eu, comme nous, le courage de lire ses EN BELGIQUE. 117 deux vastes poèmes, on ne regarde pas comme consacré à un dé- vouement le temps qu'on a donné à cette lecture; on est étonné du talent immense dépensé en de pareils sujets; on est ébloui de ce style étincelant; on est frappé de cet esprit et de la pittoresque originalité de ces expressions. Son imagination à lui a quelque chose d'original après toutes les imaginations si originales de nos trouvères. Si, en écrivant le Champion des Dames, il imite le Roman de la Rose dans sa forme et dans son cadre, il y a dans sa poésie une verve et une chaleur dont ni Jean de Meung ni Guillaume Lorris n'avaient été capables. Il invente l'ode moderne, et , dans l'ode , des rhythmes et des coupes qui n'ont jamais été reproduits depuis, mais qui donnent une haute idée de son génie éminemment lyrique. Puis, à la langue de Froilssart, si moelleuse, si souple, si naïve, si bien faite pour raconter les choses les plus douces du cœur, il donne une trempe nouvelle, une énergie et une force nouvelles. Il la remanie, il la reforge. Il la rend forte comme le fer et pliante comme l'acier. Il lui prête, à elle qui avait la grâce et l'esprit déjà, il lui prête je ne sais quel caractère jusqu'alors inconnu de fermeté et de dignité grave et haute. Il la rend propre à exprimer également les pensées les plus fortes et les plus sublimes. A chaque page de ses livres se présentent de ces traits inattendus qui ne peuvent avoir jailli que d'une tête d'homme de génie. A chaque page de ses livres on est frappé de la splen- deur étonnante de son style, de sa manière toujours si poétique de dire et de la justesse énergique des mots qu'il invente et jette à pleines mains dans ses vers, mots qui expriment souvent une idée tout entière, vocables qui n'ont plus d'équivalens dans notre lan- gage et qu'il faudrait réinstaller dans nos lexiques si pauvres et si nus, pauperes et nudi. Il est du nombre de ces peintres habiles qui détachent et mettent en relief un objet par un seul coup de pinceau. Ici, il nous dépeint Hercule dévêtant les lions; là, c'est la grande stature des Titans épaulus. Plus loin, c'est la vérité cachée comme la racine d'une plante dans le sol , et qui poussera 118 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE tôt ou tard quand son soleil vient à luire. Quant jamais on ne parlcroit D'elle , ou , contre toute nature , En l'abisme on la celeroit, Si viendroit-elle à ouverture ; Car , comme le pré sa verdure , L'hiver passé, seult descheler , Ainsy elle qui tousiours dure, Certain temps ne se poeut celer. Une des pièces capitales de Martin Franc c'est sa grande pro- sopopée sur les discordes et les divisions qui régnèrent en France au XVe siècle et dont les Anglais tirèrent un si grand avan- tage. Nous la reproduisons parmi les extraits que nous donnons de ce poète. Une pièce, aussi vigoureuse et plus originale peut-être que celle-là, c'est l'ode sur le mystère de la divinité, qui se trouve dans YEstrif de Fortune et de Vertu. Ce morceau est remarquable par l'éclat et la couleur du style d'abord, puis par la nouveauté du rhythme qui est entièrement de l'invention de Franc, et qui n'a jamais été reproduit. Il y a cependant quelque chose de bien harmonieux dans cette strophe de huit vers de dix syllabes et de quatre syllabes si savamment entrelacés. Il y a là une parfaite entente de l'harmonie poétique, et nous sommes étonné que les poètes du XVIe siècle, qui ont tant renouvelé de vieilles et bonnes choses en matière de rhythme, n'aient pas songé à ressusciter celui-là. Remarquons encore le procédé qu'emploie le poète dans cette magnifique composition. C'est le procédé remis en usage par les lyriques de nos jours. L'ode n'est qu'une grande image qui, en se développant, développe l'idée sur laquelle roule la pièce, c'est-à-dire que l'image semble être la partie principale, et que l'idée première n'en paraît être que la déduction. Nous regardons Martin Franc comme le poète du moyen âge qui a le plus profondément remué la langue française, et qui, avec Chrestien de Troyes, en a le mieux connu les ressources variées et, , EN BELGIQUE. 119 en même temps , a le mieux tiré parti de ces ressources. Une chose seulement est regrettable, c'est qu'il ait prodigué tant de talent à des sujets aussi frivoles et aussi petits que ceux qu'il a traités. C'était à lui de faire cette grande épopée qui nous manque, car il avait tout ce qu'il fallait pour l'écrire : l'imagination de la pensée et l'ima- gination du style. (F.) Deux écrivains contemporains de Martin Franc et qui tous deux composèrent des poèmes sur les troubles qui agitèrent la France au XVe siècle, sont Martin de Cotigniés et l'anonyme caché sous le nom de Bucarius ' . Le premier, attaché à la maison de Croy , a fourni sur ces événemens une relation rimée, d'un grand intérêt, mais plus historique que littéraire. L'autre est auteur d'un poème allégorique sur la guerre des Armagnacs et des Bourguignons. Son ouvrage est une sorte de panégyrique du duc Jean-sans-peur et de satire contre le duc d'Orléans, qui y est dépeint comme vivant en adultère avec la reine Isabelle de Bavière. Le Pastoralet % « ouquel Bucarius faintement par pastourrie descrit la division des » Franchois et la désolation du roialme de France, » est divisé en vingt chapitres. Il commence par le tableau des « joïeusetés c'on faisoit à Paris et ailleurs en temps de paix , » et finit par le récit de l'assassinat de Jean-sans-peur au pont de Montereau. Dans ce poème, le roi, la reine, tous les princes et les seigneurs qui figurèrent dans cette déplorable guerre intestine, sont représentés sous des noms de bergers et de bergères. Charles VI c'est Florentin , Isabelle c'est Belligère , le duc d'Orléans est appelé Tristifer, le duc de Bour- gogne a le nom de Léonet. Le royaume de France est désigné par le pourpris, la Normandie par le clos, le comté d'Artois par le pré; Paris est le bois, Sl-Denis est le jardinet des fleurs de lis. Toute cette explication forme un chapitre séparé à la fin de l'ouvrage. Ce livre est plein de mérite comme monument de notre histoire. On y apprend une foule de petits détails sur les personnages qui 1 Notices et extr. de la Biblioth. de$ MSS. du roi , tom. 5 et 6. * V oy. Le Pastoralet, MS. de la Biblioth. de Bourgogne. 120 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE ont figuré dans le drame des troubles civils du XVe siècle. Ici c'est Le maisfre du parc gros Ianu , C'est le duc de Berry chenu Qui fus camus et à sa court Ne voloit fors gens à nés court. Là, c'est Charles VI Que nature tout à devis fourma de corps et de vis, Et lui donna force et valour Et fine colour sans palour ; ou Isabelle qui Estoit jolie et avenans , Mais n'avoit, n'a quart n'a demi, Sv granl beaullé que son ami ; Car elle estoit basse et brunette. Mais touse n'y ot tant jonelte , Plaine de sy grand gaieté , Ne de si grand joliveté , Sv amoureuse ne sy lie, Que ceste bergière jolie. Sous le rapport littéraire , Le Pastoralet mérite aussi d'être cité comme une production remarquable parmi celles dont le XVe siècle fut inondé. Une grande facilité , beaucoup de mouvement dans le style et de vivacité dans le récit, voilà les qualités dominantes du pseudonyme Bucarius. Ce n'est pas la chronique diffuse , traînante et pleine de verbiage; mais c'est un chant souvent plein de poésie et semé çà et là de réflexions philosophiques. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple entre vingt-cinq autres, après avoir décrit les fêtes qui régnaient à la cour de France durant la paix , le poète termine ainsi : Si comme la mer Voit l'on par tempeste escumer Après ce qu'el a esté quoie , Vit l'on ceste ioieuse ioie EN BELGIQUE. 111 En la fin et ccst esbanoy Retourner en doel et anoy. Après cler temps \ient la nuée. Joie mondaine et tost muée. Plaisance souvent petit dure, Et la retournée en est dure. L'auteur a semé dans son poème plusieurs chansons et triolets dont nous citerons ceux qui nous ont paru les meilleurs. (G.) Après Cotigniés et Bucarius, nous placerons Jean Dyckman, qui traduisit en vers les distiques de Calon !, et Jean de Stavelol , qui continua jusqu'en 1445 la Chronique de Jehan d Oultremeuse , con- duite par celui-ci jusqu'à l'année 1399 2. Cet écrivain, dont l'ou- vrage, inédit encore, est si souvent cité parles historiens liégeois, est fort peu connu. C'est dans son œuvre même que nous avons dû chercher le peu de données qui nous sont parvenues sur sa naissance et sur sa vie. Il était fils d'un échevin de Stavelot et avait quatorze ans « quant ilh fut, comme il dit, vestis et tondus moyne del dit » englise (de St-Laurent à Liège ). » Il avait été familier de l'abbé dan Stiene de Mairies, XXIVe abbé du monastère de S^Laurent. Ce fut en 1414 qu'il dit sa première messe. Voici comment il s'exprime au sujet de cet évément de sa vie : « Et nos dan Johan de )) Stavelot, moyne de sains Lorent, nos desimes, VIII jours après » cest coronation (de l'empereur Sigismond), nostre nouvelle messe. » Et le desimes si longuement après les ordines portant que nos » avions grant desier que nostre peire y fust enssi qu'ilh y fut. Car » il covenoit eistre à commandement dédit abbeit à Aize, portant » qu'ilh estoit un des esquevins de Stavelot. » Il mourut en 1445 3. Outre sa chronique en prose, nous possédons de lui plusieurs poésies, entre autres une pièce adressée au patron de son monastère et quelques prières. Ces morceaux sont d'une grande faiblesse 1 Robert , Fables inédites, tom. 1, clxiv. 5 MS. de la Bibliothèque de Bourgogne, n° 8524, tona. 3. 3 Ibid. , pag. 24 recto et 80 terso. To*. XIII. 16 122 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE poétique, et ne peuvent être considérés que comme des lignes de mauvaise prose rimée. Cependant nous tenons à citer de lui un petit poème qui n'a pas encore été imprimé, et qui renferme un récit fort curieux d'un de ces épisodes si abondamment semés dans l'histoire des Mauvais Garçons et des Routiers au moyen âge. Après la paix d'Arras, conclue et 1435, la partie du pays de Liège qui fait une pointe dans le Hainaut, du côté de Chimay et de Couvin , fut infestée de bandes armées qui livrèrent la con- trée au pillage et â la dévastation. Déjà depuis l'année précédente des incursions avaient eu lieu, et ces bandes s'étant jetées dans plu- sieurs petits châteaux sur les marches du pays ; il arrivait tous les jours à Liège des plaintes sur les déprédations auxquelles ces sou- dards furieux ne cessaient de se livrer. L'évêque , Jean de Heinsberg, se vit forcé, pour en finir, d'aller les combattre avec les siens et de faire le siège des forteresses qui leur servaient de refuge. Le château de Bosenove, que Monstrelet appelle Boussenoch, fut pris par la force des armes , et tous les mauvais garçons qui s'y trou- vaient furent pendus. Après un long récit en prose de toutes ces incursions, Jehan de Stavelot écrivit, sur le siège du château de Bosenove, le poème dont nous parlions plus haut. Nous le donnons comme un monument historique sur un épisode dont les histoires de Liège ne font pas mention. (II.) Parlerons-nous ici des auteurs inconnus ' de la Confession de la belle fille 2, cette composition si pleine de grâce et d'esprit, des Bal- lades en l'honneur des Dames et de la Sainte-Vierge 3, du Dialogue sur la guerre de Philippe-le-Bon avec les Liégeois 4 ', du Songe de la Pucelle % du Débat du Cœur et de VOEU 6, connus presque tous par les MSS. de la Bibliothèque de Bourgogne, et où il se rencontre plus d'un indice d'où l'on pourrait conclure qu'ils sont d'origine belge ? Les ballades sont d'une facture très-soignée. Il y règne une grande 1 Ste-Beuve, Tableau historique et critique de la poésie française, etc., tom. 1, pag. 17. | 2 MS. de la Biblioth. de Bourgogne. | 3 Ibid., MS. n° 9011, K. | 4 Ibid. , La Danse des Aveugles. | 5 Ibid. , n° 9018. | 6 Ibid. , n° 9014. EN BELGIQUE. 123 fraîcheur d'idées et d'images, et on les dirait tombées de la plume de Charles d'Orléans. Le Songe de la pucelle et le Débat du cœur et de tOEil sont de ces lieux communs qui eurent tant de vogue depuis le XIV0 siècle et qui racontent des plaids ou des débats auxquels l'auteur ou le personnage mis en scène assiste en songe. Mais il y a de l'esprit et beaucoup de facilité d'exécution , et c'est là ce qui nous engage aies reproduire. Le dialogue sur les Liégeois est pris parmi beaucoup d'autres qui sont peut-être d'un mérite égal , mais qui ne donnent pas une idée aussi précise de l'animosité du parti de Bour- gogne contre ses ennemis. (/.) Vers l'an 1479 florit messire Alard Janvier, auquel on doit une histoire en vers de saint Piat et de saint Eïcuthèrc ' . Il était de Tournay où nous trouvons plusieurs autres poètes dont nous parlerons plus bas, à propos du puy de rhétorique tournaisien où ils se formèrent et brillèrent vers la fin du XVe siècle. Tandis que Tournay avait ainsi ses poètes, Ath donna le jour à l'auteur de la Chronique Margaritique, qui écrivit ces lignes si avancées pour l'époque à la- quelle elles appartiennent : Il te vault miculx d'ung vilain estre Engendré sage et vertueux , Que d'ung noble home avoir prins estre Et estre fol et vicieux. Le fils d'ung noble borne est ignoble Et vilain, s'il vit vilement; Mais le fils d'un vilain est noble Et gentil , s'il vit noblement. Un autre poète florit , vers la même époque où vécurent les pré- cédens, à la cour de Philippe-le-Bon : c'est Pierre Michault, dont le lieu de naissance est inconnu , mais que nous avons tout lieu de croire belge. Il vécut à la cour de ce duc et fut secrétaire du comte de Charolais, connu dans la suite sous le nom de Charles-le-Té- 1 De ReifTenberg , Bulletins de V Acad, roy. de Bruxelles, année 1835, tom. ~ . p. G9. 124 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE méraire. On lui doit deux ouvrages, le Doctrinal de Cour et la Danse des Aveugles \ Le premier est un poème allégorique où l'auteur raconte que , s'étant égaré dans une forêt , il y fit la rencon- tre de dame Vertu, laquelle le conduisit dans une grande assemblée souterraine où Corruption, Vaine Gloire, Ambition, Vantance et plusieurs autres vices professent leurs doctrines, puis, au sortir de cet endroit, le mena en l'école de Vérité, qui, en ce moment était déserte et où chaque chaise était occupée par une dame endormie ; ces dames s'appelaient Prudence, Justice, Tempérance et Force. A l'arrivée de dame Vertu, elles se réveillent et tiennent chacune un discours que le poète reproduit, à la prière de sa conductrice, comme les doctrines professées dans l'assemblée qu'ils ont visitée en premier lieu. La Danse des Aveugles est en quelque sorte une imitation de la Danse des morts. C'est un dialogue entre le poète et l'Entende- ment, d'où il résulte que le monde est conduit par trois guides, aveugles tous trois : Amour, Fortune et Mort. Ces deux ouvrages sont mêlés de prose et de vers. La prose de Pierre Michault est assez médiocre. Quant à ses vers , ils sont écrits avec une facilité assez remarquable , et l'on y rencontre souvent de la poésie et de la verve , comme on verra par les extraits que nous donnons ici. (/.) Georges Chastelain fut contemporain de Pierre Michault. Il na- quit, suivant les uns, à Gand, suivant les autres, dans la comté d'Alost. Ses voyages en différons pays de l'Europe le firent sur- nommer l'Adventurier, et lui-même signe souvent de ce nom ses ouvrages 2. De retour dans sa patrie, il s'attache à Philippe-le-Bon qui le nomma son pannetier et son conseiller privé. Il remplit ces charges jusqu'à la mort de ce prince, dont le successeur, Charles- le-IIardi , lui conféra la chevalerie de la Toison d'or et le titre d'in- duciaire ou historiographe. Il était, selon La Croix du Maine, un 1 MS. de la Bibliolh. de Bourgogne. 2 Ibid., MS. n° 617. B. EN BELGIQUE. 125 très-élégant poète , historien et orateur français pour son temps. Plusieurs écrivains contemporains le proclament un des plus beaux génies de son siècle. Geoffroi Tory, Guillaume Crétin, Olivier de la Marche , Jehan Molinet et Lemaire des Belges parlent de lui avec les plus grands éloges. Jehan Bouchet dit de lui : « Georges avait une veine élégante », et Clément Marot ? le cite dans son épigramme à Salel sur les poètes français : De Moulinet, de Jean Le Maire et George*, Ceulx de Havnault chantent à plaines gorges. Il mourut en 1474. On connaît de lui un grand nombre d'ou- vrages. Parmi ceux écrits en prose on cite le Temple de Jehan Boccace, Y Histoire du bon chevalier Jacques de Lalaing, Y In- struction dun jeune prince pour se gouverner devant Dieu et le monde , les Chroniques des ducs de Bourgogne , les Magnificences et les principaux exploits en armes du duc Charles , enfin les Expositions de Georges sur vérité mal prinse. Ses ouvrages en vers sont la Recollection des merveilleuses advenues, qui fut con- tinuée par Molinet ; les Epitaphes d'Hector et de Priant, mélange de prose et de vers; une Complainte sur la mort de Philippe-le- Bon, les Chansons Gorgines , un Recueil de Ballades et de pièces de vers. La Sema lui attribue, en outre, deux poèmes d'Olivier de La Marche , Les vingt-cinq Princes et Les douze Dames 2, et cite de lui une complainte des neuf pays de Philippe-le-Bon sur la mort de ce prince. Cette pièce est divisée en neuf strophes, nombre égal à celui des lettres qui composent le nom de Philippus, et tous les vers de chaque strophe commencent par une de ces neuf lettres. C'est là une de ces puériles difficultés qu'affectionnaient Crétin , Molinet et les poètes de cette époque de rénovation , où la langue allait entrer dans la crise qui devait préparer le règne de Ronsard, et plus tard celui de Malherbe. Les vers de Chastelain 1 Epigramme 4 , liv. '6. 1 Mim. sur la Riblioth. de Bourgogne, p. 12-4 et 125. — MS. de la même Biblioth. 126 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE sont d'une intolérable rudesse, s'ils ne sont d'une ridicule affecta- tion. Ils courent sans cesse après le jeu de mots et ne justifient en aucune façon l'éloge outré que les contemporains se sont accordés à en faire. Cependant il y avait , tandis que toutes les voix de la renommée célébraient la gloire de Chastelain , plusieurs hommes dont les noms sont à peine connus, mais qui, dans les quelques chansons que nous connaissons d'eux, ont mis plus de poésie que l'induciaire ducal n'en a mis dans tous ses poèmes. Ce sont les membres de l'école ou société de rhétorique de Tournay qui se rétablit en cette ville en 1477. Au moyen âge presque chacune de nos villes avait une ou plu- sieurs de ces confréries poétiques, connues sous les noms de Cham- bres de Rhétorique, de Puys ! ou de Cours d'Amour, de Puys verts. Celle de Diest est regardée , selon La Serna 2, comme une des plus anciennes du pays, et l'on place son origine à l'an 1302. Cependant nous avons déjà vu, au XIIe siècle, une cour d'amour instituée en Flandre par Sibylle d'Anjou 3; et, d'après Simon Leboucq, cité par M. Hécart 4, le puy de Yalenciennes date de l'an 1229. La Flandre est une des provinces où ces assemblées poétiques prirent d'abord naissance. Les Provençaux seuls la devancèrent. Mais , dès le XIIIe siècle, elle possède déjà ses gieux soubs ïormel où l'on couronnait le meilleur poète, et ses puys où l'on distribuait des prix de serventois et de chansons. Martin Franc, en son Champion des Dames , rappelle la couleur de ces fêtes avec une sorte d'indi- gnation : Avez-vous point leu, en vos livres, Comment les fols payens rimoyent 1 Puy de Podium, estrade, parce que les juges des concours étaient placés sur une sorte de théâtre pour distribuer les prix adjuges aux vainqueurs. 2 Mèm.surla Bihlioth. de Bourgogne, p. 173. 3 Vog% ci-dessus , p. i, 4 Serventois et sottes chansons couronnés à Valenciennes , p. h et suiv. EN BELGIQUE. 127 Autour de Bachus, dieu des yvres, Et de Venus que tant amoyent , Leurs rondaulx et leurs sirventois? Or, fait on pis qu'ils ne souloyent , En Picardie et en Artois. Le puy de Valenciennes est, comme nous venons de dire, le plus ancien en date. Ce n'était d'abord qu'une simple confrérie établie pour honorer la Vierge. Bientôt à ce but religieux on joignit un but littéraire, et on résolut, pour l'avancement des lettres, de pro- poser des concours de poésie dont les vainqueurs obtiendraient des prix '. La confrérie, d'après les détails fournis par Simon Le- boucq, était limitée au nombre de soixante membres et placée sous la direction de quatre princes et de quatre membres ayant déjà passé par cette dignité. Ces huit directeurs se renouvelaient tous les ans, le dernier dimanche du mois de septembre. C'était le jour de la réunion solennelle, et ce jour-là, le concours jugé, le mieux faisant obtenait a une couronne de fin argent pesant une once et » demie, le second, un capiel aussi d'argent pesant quinze ester- » lings , et tous les autres ayant fait pareil acte de rhétorique , deux » lots de vin pour eulx récréer. » Tel est le sommaire du règlement du puy de Valenciennes au commencement de XVe siècle. On ne connaît rien de sa constitution intérieure avant cette époque. Tout ce qui nous en reste ce sont quelques serventois et sottes chansons couronnés aux concours : nous en avons fait connaître quelques-uns de la composition de Jehan Baillehaus. La chambre de Mons est anté- rieure à l'an 1431 2, celle de Douai date de l'an 1330. Elle se présenta avec les chambres de Valenciennes, de Cambrai, de S'-Quentin et de Hesdin, au concours ouvert en 1431 , par celle d'Arras, sur cette question : « Pourquoi la paix ne venait point en France 3 ? » Ces sociétés n'étaient, dans le principe, généralement composées 1 Serventois et soties chantons couronnés à Valenciennes, ibid. 1 H. Delmottc, Bulletins de l'Académie de Bruxelles, 1835, p. 287. » La Sema , p. 168,174, 180,198,198. 128 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE que de gens. d'église, et ce ne fut guère qu'au milieu du XVe siècle qu'elles admirent des hommes de tous les rangs et de toutes les conditions '. Les membres étaient appelés caméristes et divisés en deux classes, en chefs et en frères caméristes ordinaires. Aux pre- miers appartenaient toutes les dignités de la confrérie : c'étaient l'empereur, le grand doyen, le capitaine, le prince, le facteur et le trouveur. Outre ces dignitaires , il y avait un fiscal chargé de main- tenir le bon ordre, le porte-drapeau qui tenait l'enseigne blasonnée de la compagnie, et le bouffon qui égayait le peuple dans les solennités publiques. Il y avait deux espèces de sociétés, des so- ciétés libres et des sociétés non libres. Les premières étaient celles que l'autorité avait reconnues; les autres celles dont l'existence n'était point sanctionnée par cette reconnaissance. Les chambres libres étaient régies par des lois communes , et chacune d'elles avait le droit de se présenter aux concours ouverts par les autres. Le but de ces institutions était de cultiver la poésie et surtout de s'exercer dans la représentation théâtrale. Les compositions drama- tiques pouvaient se diviser en trois genres ; savoir, les esbatemens ou comédies, les moralités et les facéties ou sotties. Ces représentations avaient ordinairement lieu à des époques déterminées. Mais c'était principalement dans les fêtes publiques et aux autres solennités que les rhétoriciens étalaient leur talent. Outre les réunions ordinaires que tenaient les chambres, les confréries représentaient souvent quelque pièce devant les habitans de la ville où elles étaient établies. A des jours fixes, elles ouvraient, chaque année, des fêtes poéti- ques auxquelles les autres chambres du pays étaient invitées par une carte, laquelle indiquait les sujets à traiter au concours et les prix destinés aux vainqueurs. Outre ces prix , il y en avait pour la société qui faisait son entrée avec le plus de magnificence , pour celle qui venait de la ville la plus éloignée, pour celle qui faisait la plus belle illumination ou le plus beau feu de joie, enfin pour celle 1 Kops , Schets ecner geschiedenis der. Rederijheren. — Siefjenbeek , abrégé de l'histoire de la littérature des Pays-Bas. EN BELGIQUE. 129 qui représentait la meilleure farce, moralité ou mystère \ Au jour marqué, les fêtes commençaient. La plus célèbre dont on se sou- vienne est celle qui eut lieu à Anvers en 1561. Yoici la description que Van Meeteren nous en a laissée dans son Histoire des Pays-Bas. Le chambre des Yioliers avait invité les villes flamandes a pour y » comparoistre le premier d'aougst et y apporter leur solution sur » cette demande : Que c'est qui incite l'homme le plus aux arts et )) aux sciences? Il n'y avoit pas seulement des prix pour ceux qui » donneroyent la meilleure solution, mais aussy pour ceux qui » feroyent leur entrée avec le plus de triomphe, de magnificence, » et avec le plus de gens, et qui pourroyent le mieux représenter » et faire entendre par figure ou aultrement : Comment on pourra )) s'assembler en amitié et départir aimablement? En quatriesme » lieu, pour ecluy qui representeroit le plus artistement sa devise. » En cinqiesme lieu pourceluy qui feroit la plus belle et solemnelle » entrée en l'église. En sixiesme lieu, pour celuy qui feroit le plus » beau feu de joye, soit sur l'eau en des bateaux, soit sur terre » à brusler des tonneaux de poix, à faire des fusées, à allumer » des torches, des lanternes, paëlles à feu. En septiesme lieu, pour » celuy qui joueroit le mieux sa comédie. En huitiesme lieu, pour » celuy qui au prologue de son jeu pourroit le mieux dire : Combien » les marchands qui se comportent justement sont profitables aux » hommes. Et finalement pour celuy qui pourroit le plus innocem- » ment ou gaillardement faire le fol , sans injure ou deshonnesteté. )> En quoy l'on proposa des choses merveilleusement subtiles, » profondes et doctes, pleines de sens et de science, et plusieurs » autres tels prix. » Sur cet envoy, comparurent à Anvers, le troisiesme d'aougst, » quatorze chambres de rhétoriciens, lesquelles vindrent de diverses » villes et seigneuries de Brabant. La chambre de la Guirlande » Marie de Brusselles emporta le plus grand prix, pour avoir fait la 1 Kops , loco citato, — Sicgcnbeek , ibid. — La Scrna, ibid. Tom. XIII. 17 130 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE » plus belle entrée. Car ils firent leur entrée estant bien trois cent )) et quarante hommes à cheval , tous habillés en velours et en soye » rouge cramoisye, avec de longues casaques à la polonnaise, » bordées de passemens d'argent, avec des chapeaux rouges faits à )) la façon de heaumes anticques. Leurs pourpoints, plumages et » bottines estoient blancs. Ils avoient des ceintures de tocque d'ar- )) gent, fort curieusement tissues de quatre couleurs, jaune, rouge, » bleu et blanc. Us avoient sept chariots faicts à l'anticque, qui » estoient gentiment équippés, avec divers personnages représentant )) plusieurs belles figures anticques qui donnoient à entendre com- » ment on s'assemblera par amitié pour départir amiablement. De » Malines vint la chambre appelée la Pione. Ils firent leur entrée » avec trois cent et vingt hommes à cheval , habillés de robes de )) fine estamine incarnate, bordées de passemens d'or, avec des » chapeaux rouges. Les pourpoints, les chausses et les plumages » estoyent de couleur jaune, les cordons d'or, les bottines noires. » Ceux-ci avoyent sept chariots de plaisance faits à l'anticque et )) fort bien enrichis et ornés de personnages. Us avoient encore » seize autres beaux chariots quarrés par en haut et couverts de » draps rouge , chaque chariot ayant huit beaux blazons et deux » de la confrérie assis dedans avec des torches , et derrière il y avoit )) deux paëlles à feu. En telle manière vindrent aussy les autres » chambres , mais non en telle magnificence et avec tant de gens. » On employa quelques jours à faire des feux de joye, à jouer des » comédies, des farces et faire des choses pour rire, et en des ban- » quets, jusques à ce que les prix fussent départis. Ceux de Brus- » selles , comme nous avons dit , eurent le plus grand prix de l'entrée » et de la solution qu'ils apportèrent sur la demande susdite. La )) chambre de Louvain, nommée la Rose, avec la solution et response, » disant que ce qui incitoit le plus les hommes à l'art et science » estoit l'honneur, la gloire et la louenge. » Ces lignes de Yan Meeteren nous donnent une idée de ce que c'étoit que ces fêtes qu'on a plus d'une fois comparées aux fêtes EN BELGIQUE. 131 olympiques de la Grèce. Voyez en effet, par un beau soleil du mois d'août, la ville qui ouvre ses portes toutes larges à la poésie qui entre assise à cheval on traînée dans des chars antiques, la ville qui s'émerveille à la vue de cette riche bigarrure de figures et de cos- tumes, la ville qui tend toutes ses oreilles aux accords de ces musiques dont les sons retentissent de toutes parts, la ville qu'é- blouissent sur toutes ces bannières ventelantes les blasons des sociétés accourues à son hospitalière invitation , la ville qui s'épanouit de rire aux sotties qu'on lui représente ou qui pleure aux lamentables mystères qu'on lui récite, la ville pleine de bruit et pleine de joie; puis les églises qui carillonnent, et les cloches qui sonnent à toutes volées, et les canons qui tonnent, et toute une population qui acclame et bat des mains; puis, quand la nuit est venue, les torches qui s'allument, le fleuve qui semble tout embrasé comme s'il char- riait des étoiles et des météores, les places publiques qu'on prendrait pour des fournaises ardentes , les fusées qui jettent dans l'air des gerbes de feu de mille couleurs, les larges tonneaux de poix qui brûlent , en dardant des flammes allongées et vibrantes comme des langues de serpens, et tout cela, la nuit comme le jour, accompagné des acclamations de la foule, et des orchestres qui chantent, mais dont la voix se perd dans la voix de cet autre immense et formidable orchestre , la foule. Certes, c'étaient là de beaux et magnifiques spectacles, de belles et magnifiques fêtes, des fêtes dignes de cette poésie. On comprend aisément quelle immense influence ces sociétés du- rent avoir et quelle force elles pouvaient devenir aux mains de celui qui aurait essayé de s'en servir comme d'un instrument d'opposition. Aussi, elles contribuèrent à donner, en plus d'une occasion, une certaine direction à l'esprit public, outre les services qu'elles ren- dirent à la langue et à la littérature. Nous avons vu d'abord les gens d'église composant uniquement ces confréries dans la vue de répandre la connaissance de l'évangile par le moyen des représen- tations des mystères. Plus tard , ils ne se servirent plus de ce moyen 132 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE d'action que dans un but purement égoïste. Aussi , ils furent bien- tôt débordés et remplacés par les laïques qui étaient peu à peu entrés dans leurs associations. Dès lors nous voyons souvent ces derniers se mettre au service des opinions qui, dès le commencement du XVe siècle, commencèrent à se heurter dans l'ordre politique et dans l'ordre religieux. Ainsi, les factions des Hoeks et des Kabel- jauws s'étant allumées, les deux partis se servirent tour-à-tour des chambres de rhétorique pour se combattre. Yers le milieu du XVe siècle elles étaient devenues tellement acerbes dans les poésies et dans les représentations qu'elles récitaient ou donnaient devant le peuple ', que Philippe-le-Bon , membre lui-même d'une des con- fréries bruxelloises, effrayé de cette opposition, leur défendit, en 1445, de déclamer et de chanter des poésies factieuses. Plus tard, Charles-le-Téméraire leur accorda sa protection. Ce prince , qui aimait les lettres et qui , au rapport d'Olivier de la Marche , a ap- » prit l'art de musique si perfectement qu'il mectoit sus chansons et » motets et avoit l'art perfectement en soi, » leur permit de chanter à leur aise comme devant. Son petit-fils, Philippe-le-Bel , usa à leur égard d'une politique plus rusée que celle employée par Phi- lippe-le-Bon. Au mois de mars 1492, il ordonna à son chapelain, Pierre Altuers, de convoquer à Malines, pour le mois de mai sui- vant, une assemblée générale des députés et des confréries de rhé- torique de ses pays et villes de la langue flamande seulement, munies de telles pièces de poésie que le chapelain leur désigne- rait, pour communiquer avec elles sur « l'augmentation et la pro- » motion de l'art de rhétorique. » L'assemblée eut lieu et la plupart des chambres s'y trouvèrent. L'archiduc parut se plaire beaucoup aux pièces jouées devant lui et promit de « promouvoir cet art de » rhétorique. r> Il fit donc, de commun accord avec les confréries présentes et après mûre et bonne délibération des députés, a ériger, » ordonner et instituer une chambre souveraine. » Il lui donna des 1 Wagenaar, tom. A , p. 13. EN BELGIQUE. 133 statuts et plaça à la tête de cette confrérie directrice son chapelain avec le titre de Prince souverain de rhétorique. Depuis ce moment, toutes les chambres du pays se trouvèrent sous la main du souve- rain. Cependant la liberté de la pensée à laquelle l'introduction des doctrines religieuses de Luther et de Calvin en Belgique, au XVIe siècle, habitua les esprits, exerça une grande influence sur les cham- bres de rhétorique, qui servirent puissamment à répandre les idées de la réforme. Dans ses mémoires inédits encore ' , le sire de Noyel- les, Renom de France, en parlant de l'état moral de la Belgique à cette époque , ne manque pas de dire , en passant , un mot de ces associations. Il y avait, dit-il, « nombre de comédiens corrompus » es mœurs et religion, que l'on appeloit rhétoriciens , es quels le » peuple print plaisir; et toujours quelque pauvre moine ou nonnette » avoient part à la comédie. Il sambloit qu'on ne se pouvoit réjouir » sans se mocquer de Dieu ou de l'église. » Aussi , les rhétoriciens ne tardèrent pas à mettre en éveil la soupçonneuse inquiétude de Phi- lippe II, qui, le 26 janvier 1559, mit un terme à ces jeux de l'esprit auxquels on mêlait des questions et des matières qui jetaient le trouble dans la religion catholique. En effet, la société des Fontainistes de Gand avait déjà, en 1539, proposé cette question qu'elle était bien sûre de voir résoudre dans le sens des doctrines nouvelles : « Quelle » peut être la plus grande consolation de l'homme mourant ? » Le recueil des réponses présentées au concours fut mis, dans la suite, à l'index par ordre du duc d'Albe, en 1571. Ce fut dans nos trou- bles civils, dans nos guerres religieuses du XVIe siècle, que pé- rirent nos sociétés de rhétorique. Adieu, pour les combats, toute cette poésie qui avait si long-temps embelli les fêtes de nos bons aïeux! Adieu ces spectacles magnifiques auxquels affluait tout ce que le Brabant et la Flandre comptaient de poètes! Les chambres d'Anvers furent frappées les premières dans un de leurs chefs, le bourgmestre Antoine Van Strarlen, décapité à Vilvorde, en 1568. 1 MS. appartenant à M. Dnmortier, membre de la chambre des représentans et de l'aca- démie de Bruxelles. 134 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Le plus grand nombre des membres des confréries flamandes cher- chèrent un refuge en Hollande, où nous voyons, à la fin de ce siècle, surgir, dans plusieurs villes, de ces associations qui jetèrent encore quelque éclat après que les nôtres étaient déjà depuis long- temps déchues pour ne plus se relever. Comme nous le disions plus haut, il ne nous reste des chambres françaises que peu de monumens. Nous avons cité souvent le Recueil de Serventois couronnés à Valenciennes. Il nous reste à faire con- naître la collection inédite des pièces qui ont remporté la couronne ou le capiel à l'école de Tournay l, La chambre, ou puy de cette ville remonte au XIIIe siècle, et est contemporaine de celle de Va- lenciennes 2. Elle fut suspendue, sans doute, au milieu des guerres du XIVe siècle. Ce n'est qu'à la fin du XVe siècle que « Aucuns compaignons amans et cherissans l'art et science de rethoricque vulgaire, et assavoir de mettre langaige et rigme, se sont trouvez ensemble regrettans le tamps passé que semblables compaignies se soloient assembler tous les mois une fois, en la maison de l'un de eux où chescun aportoit et recordoit les ouvrages par luy fais et composez sur le refrain ou refrains donnez par le chief de la com- paignie qui lors es faisoit, lesquelz, ainsy de nouvel trouvez ensemble pour ressourdre et remettre sus la dicte escole, congré- gation et manière de faire qui jà par plusieurs années a esté dé- laissée et mise en nonchaloir , ont advisé , délibéré , accordé , ordonné et statué ensemble desur le fait de la dicte compagnie d'escole estre fait et entretenu ce qui s'ensuit : — Et premiers est ordonné et statué que en la dicte compaignie et congrégation qui sera nommée escole de rethorique, porront entrer et estre receus jus- ques au nombre de treise personnes et non plus , en commémoration de nostre salveur Jesus-Christ et de ses douze apostles , tous hommes de bonne vie et d'honneste conversation , ouvriers de rethorique , tenant mesnaige en Tournay, lesquelz ilz seront receus s'il plaist à 1 Rytmes et refrains tournêsiens. MS. de la ville de Tournay. 2 Philippe Mouskes, Introduct. p. ccxxv. EN BELGIQUE. 135 ceulx de la dicte compaignie dont les noms sont cy derrière escripts et non aultremcnt, et payera chascun pour son entrée XXI deniers tournois, pour emploier au papier du registre et aultres despens extraordinaires venans à cause de la dicte compaignie. » Item que ceulx de la dicte compaignie de treise personnes du plus se assembleront tous les mois une fois, est assavoir le premier mardy de chascun mois, en la maison du chief d'icelle compaignie ou en aultre maison honneste à Tournay, ouquel lieu ilz feront convive ensemble, est assavoir : depuis la feste de tous les sains, jusques à Pasques, au disner, et depuis Pasques jusques à la Tous- sains au souper. » Item que entre ceulx de la dicte compaignie sera fait et créé un chief, lequel sera déposé et ung aultre renouvelé chascun pre- mier mardy du mois au disner ou souper qui lors se fera , à la seule élection du chief précédent, et aura iceluy chief, à son disner ou souper d'issue , à chascun des aultres de la dicte compaignie quatorse deniers tournois pour piet de viande , et tout le vin se payera par tous ceulx de la dicte compaignie disnans ou soupans, autant l'un comme l'autre. Sauf que, se aucun voloit avoir aultre buvraige de grain ou milleur que simple ambours, il seroit compté sur l'escot et payé avec le vin. Et neantmoins, ne pourra le chief faire apoin- tier excessivement viande, sur paine de en rien recepvoir, affin que les aultres y prendent exemple pour le entretenement de la dicte compaignie. » Item donra ouenvoiera, le dict chief d'escole, de bonne heure et jour compétent, à tous ceulx de la dicte compaignie ung refrain de balade ou d'aultre taille de rethoricque honeste, sur lequel seront tenus ouvrer et recorder ouvraige honeste tous ceulx de la dicte com- paignie sur paine qui en deffaulroit de payer, sans déport, au prouiïit de table, dix deniers maille tournois d'amende, excepté le dict chief qui ne sera tenu de ouvrer sur son refrain s'il ne luy plaist et encore le donroit davantage sans gaigner. )> Item sera donné par le dict chief d'escole, à son dict disner ou 136 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE souper d'issue, une couronne et ung capel d'argent, pour pris des meilleurs ouvraiges, et plus ne sera tenu de donner refrain ne joiaulx s'il ne luy plaist, ne aussy les ouvriers de ouvrer plus que sur ung des refrains. Et se le chief voelt plus donner, faire le poura à ses despens en gardant toujours honesteté. » Item quiconques, receu en la dicte compaignie, sera deffaillant de venir à chescun des dicts disners et soupers d'issue, pour tant qu'il sera en la dicte ville de Tournay, ou qu'il aura faculté de y venir, sera privé et trachié d'icelle compaignie, saulve legitisme excusation et en payant XIIII deniers tournois pour son piet de viande, comme il eust fait s'il y eust esté présent, et envoiant le dict escot avec sa dicte excusation avant le cop et de bonne heure affin de faire prouvision selonc les gens qui y seront. w Item que nulz de la dicte compaignie ne poura mener aultruy que luy ausdicts disnerz et souperz, sy non le chief de la journée qui en poura mener ung seul de dehors sa maison , moiennant qu'il soit agréable à la compaignie et qu'il paie son escot de vin comme les aultres. « Item que tous ceulx qui seront receus en la dicte compaignie seront tenus de, incontinent leur réception, faire mettre et escrire de leur main leurs noms et soubsnoms et leurs signes manuelz ou registre présent à ce ordonné, lesquelz noms et signes feront et vaulront approbation de tout ce que cy dedens est contenu et obligation de le du tout entretenir sans contredict ou deffaulte, et quiconques yroit au contraire de tout ce que cy dedens est contenu touchant ces présentes ordonnances en tout ou en partie sans le auctorité des aultres, il en seroit privé et débouté sans recouvrer chose qu'il y eust mis par avant. )> Item et pour ce qu'il est dict que chescun est tenu de ouvrer sur le refrain du chief, etc., toutesvoyes qui voira il poura don- ner son ouvraige davantaige sans ce que nulz soit constraint de le mettre à l'examen s'il ne luy plaist, et se chescun donnoit davan- taige sans gaigner les joiaulx de la journée, iceulx joiaulx seroient EN BELGIQUE. 137 au serviteur de la diète eompaignie. Et pourtant ceulx qui voiront ouvrer pour gaignier pris , seront tenus de aporter ou envoyer leurs ouvraiges au ehief en dedens le soleil couchant du lundy précédent le dict mardy, sur peine de non gaignier. Et, pour faire l'examen, sera pris, avec le chief, le souverain couronné de la feste précédente , qui ne poura gaignier pour ceste fois. » Item, et s'il plaist au chief de la journée, pour le dict examen faire et pour toute suspicion éviter que on pouroit avoir touchant ce cas, poura prenre et évoquier au dict examen, avec le souverain couronné de la feste précédente, comme dict est, ung homme lequel ne seroit des dictes congregacion et eompaignie, ouvrier de réthorique et à ce se cognoissant, sans en rien déroghier à ce que dict est en l'article précédent ne à aulcun de la dicte eompaignie. )) Item est fait ce présent registre ouquel seront à chescune fois enregistrez les ouvraiges de chescune feste avec les noms et soubz- noms des ouvriers de chescune pièce, et ce par ung escripvant correctement de la dicte eompaignie et député par icelle , qui notera en marge les faultes de chescune ligne se aulcunes en y a; dont il aura, pour l'escripture des dictes balades et ouvraiges, son issue du piet de viande qu'il debveroit pour chescune feste quitte, est assa- voir XIIII deniers tournois, pourveu que celuy escripvant fust ung de ceulx de la dicte eompaignie; et, se par aultre se faisoit, il seroit salairié de sa peine, par l'advis et discrétion de ceulx de la dicte eompaignie. Et incontinent les dicts ouvraiges escripts, il reportera le dict registre en la maison du chief nouvel créé, lequel le gardera son terme et non plus. Et ne poura le dict escripvant tenir le dict registre, pour escripre les dicts ouvraiges, que trois jours, sur peine de perdre son salaire , lequel salaire sera tenu de payer le chief sur le refrain duquel les dicts ouvraiges seront fais et composés. » Item est ordonné que se aulcun de la dicte eompaignie aloit de vie à trespas, celuy qui pour lors seroit cief , fera dire et célé- brer pour le trespassé une basse messe de requiem, à laquelle chescun de la dicte eompaignie sera tenu de venir, moyenant qu'il y soit To«. XIH. 18 138 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE semons et saulve légitime excusation , sur demy gros d'amende au prouffit du serviteur qui le nonchera. Et pareillement sera fait pour le serviteur de la dicte compaignie, se de ce siècle décédoit , pour laquelle messe payer seront mis et comptez par le dict chief quatre gros Flandre sur l'escot du disner ou souper que le dict chief fera. » Nous avons tenu à donner en entier le règlement de l'école de rhétorique de Tournay. Il jettera quelque lumière sur la consti- tution intérieure de ces associations dont l'histoire serait si belle à écrire, mais sur lesquelles nous possédons malheureusement si peu de documens. On a \u, par les longs articles que nous venons de transcrire du manuscrit qui nous sert ici de guide , que le puy tour- naisien a eu soin de tout dans son règlement, de l'âme et du corps, du dîner pour les vivans et de la messe de requiem pour les morts. On a vu de quelle manière on procédait aux concours mensuels et de quelle façon les prix se donnaient, à chaque banquet, le pre- mier mardi de chaque mois. Ce fut au mois de mai 1477 que l'école de Tournay, ainsi rétablie, se réunit pour la première fois chez Jean de Marvis. Le refrain proposé était : Bien commenchier et mieulx conclure. La couronne fut adjugée à Jehan Nicolaï et le capiel donné à Jehan de Baudrenghien. Le registre des réunions et des pièces couronnées de cette société ne va que jusqu'à l'an 1491 . Là s'arrêtent donc les données que nous possédons sur cette confrérie dont nous ne connaissons ainsi que les œuvres produites dans le cours de qua- torze années. La plupart de ces morceaux sont des ballades, quel- ques-uns sont des chansons. Parmi les premières on en remarquera plusieurs construites d'une façon remarquable, et qui revêtent les rhythmes les plus savans. Au nombre de celles-là nous citerons celle faite sur le refrain : De mal en pis persévère, proposé pour la con- grégation du mois de novembre 1487. Elle présente cette forme gracieuse de l'invention de laquelle on a fait honneur à Ronsard ou EN BELGIQUE. 139 à Belleau, et que Sainte-Beuve et Victor Hugo ont ressuscitée de nos jouis, cet entrelacement si plein de mollesse et de laisser-aller non- chaleut du vers de sept syllabes avec celui de trois, dont le con- temporain de Ronsard nous a laissé un si gracieux modèle dans sa pièce sur le mois d'avril. Avril , l'honneur de nos bois Et des mois ; Avril , la douce espérance Des fruits qui, sous le coton Du bouton , Nourrissent leur jeune enfance. Jehan de Marvis, chef de la quarante-troisième congrégation, écrivit, au mois de novembre 1487, la strophe suivante dans une ballade dont le refrain proposé était : De mal en pis persévère , strophe qui peint d'ailleurs assez énergiquement l'état du pays, rempli de troubles sanglans depuis la mort de Marie de Bour- gogne : Dol , murdre et prodilion Perchoit-on Jusques entre soer et frère, Et griefve subvertion D'union De mal en pis persévère. Du reste, cette forme avait déjà été employée plusieurs fois dans le Livre d'Amours '. Les noms des poètes du puy de Tournai qui nous ont laissé des poésies, sont les suivans : Jehan Nicolaï, Jehan de Marvis, sire Jehan Crespiel, Jehan deBaudrenghien, Jehan leGalois, Jehan du Broecquet, Michault Canone, Massin Villain, Jehan de Marcoing, Nicolas Didier, Michel Vincque , sire Jacques Despryers, Gérard Desquaries, Robert Puissant, Gadifher Bourgeois, Gérard le Cher- 1 MS. de la Biblioth. de Bourgogne, n» 830. D. 140 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE gier, Pierre Cretielle, Damp Thomas le Roy, Damp Mathieu Grenet, Damp Arnould de Solbroecq, Félix, Jacques de le Plancq, Jehan Coppin de Yalenciennes , Philippe Herche et Jehan Fournier. C'est vraiment une chose touchante à voir que ces hommes se retirant des bruits du dehors, et se recueillant en eux-mêmes et dans le culte saint des Muses. Charles-le-Téméraire tombe à la bataille de Nancy, et ne laisse après lui qu'un seul homme en Europe , Louis XI. Le vaste héritage de ces riches et populeuses provinces sur lesquelles Philippe-le-Bon avait placé sa couronne de duc, il le lègue aux mains d'un enfant,, d'une femme, aux mains de cette Marie dont le règne doit leur être si fatal. La France , profitant de la faiblesse de cet enfant, de cette femme, les dé- vaste et y porte le ravage avec une fureur qui inspire une si élo- quente indignation à ce Molinet , plus poète dans sa prose que dans ses vers. En vain, Maximilien, devenu l'époux de la fille du Té- méraire, vient-il un instant essayer le rôle de pacificateur. Bientôt une guerre acharnée commence entre lui et la Flandre , après que Marie, morte à la suite d'une chute de cheval, eut laissé les rênes du pays à un étranger qui n'aimait à s'entourer que des siens, de ses Allemands et de ses Bourguignons, guerre qui ne cesse qu'en 1492, grâce au traité conclu entre Albert de Saxe et Phi- lippe de Clèves. C'est au milieu de tous ces désordres et de ces dévastations, de tous ces troubles et de ces émeutes , que les poètes , eux , se re- tirent à l'écart dans leur cénacle , pour ne se livrer qu'à la culture des choses de la pensée et du cœur , et ne s'adonner qu'à la pieuse occupation de l'art, mettant ainsi entre eux et le monde cette sainte poésie, source si féconde de courage et de résignation. Mais ce n'est pas qu'ils entrent dans leur humble et tranquille retraite sans y apporter quelque réminiscence des choses du de- hors. Leur premier chant est, en effet, un souvenir d'un des plus grands événemens du XVe siècle , la mort de Charles-le-Téméraire. Voici cette curieuse ballade qui est ainsi une chanson historique : EN BELGIQUE. 141 Ung riche fih bien congnéu , Après la mort de son bon père , Sans plus de soy descongnéu , Fist à maintes gens vitupère. Home trop grant ne luy estoit , Il tuoit l'ung, l'autre batoit, Puis chy, puis là, à l'aventure, Sans aviser comment on doibt Bien commcnchier et mieulx conclure. Quant il eubt longuement vcscu Et mis pluiseurs gens à misère, Fortune luy tourna l'escu, Luy donnant povreté amère. Quant il se trouva en ce ploit, Il ala emprendre un esploit Dont il MHiru à grande injure; Trop peu de chose lui sambloit Bien coramenchier et mieulx conclure. Ces paroles ne sont-elles pas d'une application saisissante? Car personne moins que le Téméraire ne sut Bien commenchier et mieulx conclure, lui qui, pendant le cours de son règne, Fist à maintes gens vitupère. On sait qu'en effet Homme trop grant ne lui estoit, Il tuoit l'ung, l'autre baloit, Puis chy, puis là, à l'adventure. Car sa vie entière ne fut qu'une série d'expéditions aventureuses, à la suite desquelles Fortune luy tourna l'escu , Luy donnant povreté amère. ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE C'est alors que, voulant pressurer nos provinces pour en tirer l'argent nécessaire à ses folles entreprises, Il mit maintes gens à misère. Enfin, quand, après avoir été battu à Granson et à Morat, Il se trouva en ce ploit, Il ala emprendre un esploit Dont il moru à grande injure ; Trop peu de chose lui sambloit Bien commenchier et mieulx conclure. Cette allégorie, si juste et si bien soutenue dans toutes ses par- ties , nous semble d'autant plus applicable à Charles-le-Téméraire , que le poète nous apprend lui-même que sa ballade se rapporte à Un riche fita bien cognéu. Or , ce personnage bien cognéu que l'auteur met en scène pour en déduire que l'on doit Bien commenchier et mieulx conclure, avait un père que le poète qualifie lui-même de bon, en disant : Après la mort de son bon père. Et le père de Charles-le-Téméraire est précisément Philippe-le-Bon. Tout concorde ainsi à rendre cette allusion plausible. Par intervalle, un écho perdu des rumeurs du dehors parvient dans leur retraite. Alors il faut voir quel trouble les saisit tous, quelle inquiétude se manifeste dans le temple. Alors les voix de- viennent muettes jusqu'à ce que des temps meilleurs soient re- venus. Ainsi, quand, en 1477, Colard de Mouy se fut installé à Tournay avec une garnison française au nom de Louis XI ' , « la 1 Barante. Hist. des ducs de Bourg., édit. de M. De Reiffenberg , tom. 9, pag. 66. EN BELGIQUE. 143 » seconde congrégation ' fut délaissée depuis le premier mardi de » may, pour la venue de la garnison2. » Ou il se donnent pour refrain ce vers « Soy recréer en l'art de rhétorique 3 , » et chan- tent les douceurs ineffables et consolatrices de la poétrie. Ou ils se résignent aux malheurs qui les affligent , en se redisant que a Tout » ce se fait par puissance divine *, » Une fois seulement ils se ha- sardent ouvertement dans le domaine de la politique, c'est au mois d'août 1488. Le jour fixé pour la congrégation fut précisément celui où « vindrent les nouvelles que le roy nostre sire (Charles VIII) » avoit eu victoire et submis en son obéissance le pays de Bre- » taigne par sa puissance et force d'armes, et ramené prisonniers » le duc d'Orléans et aultres, pour laquelle victoire on en fist, » lendemain jour de la transfiguracion nostre seigneur, sermon, » aussi procession générale, et chanta un Te Deum laudamus , » et les bonnes gens de la ville en firent feus, convines, dansses » et esbatemens en grant bruyt. Si fut donné pour refrain principal : » Dieu nous doini } paix ou guerre qui le vaille ". » En repassant les noms que nous venons de citer , on en remarquera plus d'un qui est réellement un nom de poète et qui mérite une place distinguée parmi ceux qui illustrèrent la fin du XVe siècle. Nous citerons surtout Jehan de Marvis, sire Jehan Crespiel, Mi- chault Canone et Jehan de Baudrenghien, qui possèdent, avec tant d'esprit, tant de qualités de style et de facture. Le MS. tournaisien se compose de ballades et de chansons, puis encore de triolets, ou de rondels, comme on disait alors. Il en est beaucoup dont le tour est spirituel, dont l'allure est d'une fran- chise et en même temps d'une naïveté qui sautera tout d'abord aux yeux de ceux qui ne connaissent de cette époque que les poé- sies de Jean Marot et d'Octavien de Saint-Gelais. Avec moins de qualités, il faut le dire, que ces dernières, les rhythmes et re- frains tournaisiens n'en sont pas moins d'une valeur littéraire qui 1 Réunion du puy ou de l'escole. | 2 MS. de Tournay, pag. 22. | s Ibid. | * Ibid., pag. 295. | s Ibid. , pag. m. 144 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE mérite qu'on les tire de l'oubli où ils sont restés jusqu'à ce jour. Ils sont surtout intéressans pour notre histoire littéraire , parce qu'ils présentent un certain caractère de transition entre la poésie du moyen âge et la poésie de la Renaissance , entre les trouvères et l'école de Ronsard. Il n'y a plus cette teinte de naïveté qui anime les productions de nos anciens poètes, ni ce coloris brillant qu'on remarque dans Froissart, ni cette verve éblouissante qui étincelle dans les poèmes de Martin Franc , et il n'y a pas encore ces allures grecques et latines qui caractérisent les écrits de Jehan Lemaire. Sous ce rapport , ces poésies sont dignes de l'attention de ceux qui s'occupent de l'histoire littéraire belge. Nous en présentons ici quel- ques-unes , choisies surtout parmi celles qui ont obtenu la couronne ou le capel aux réunions du puy. (K.) Les trouvères tournaisiens ferment, en quelque sorte, notre poésie du moyen âge. Héritiers de ces poètes qui firent éclater si haut l'art en Belgique , surtout dans le cours du XIIIe siècle, ils forment le dernier anneau de cette chaîne qui se prolonge par Froissart, Martin Franc et les auteurs anonymes de la complainte sur Dinant, des chansons sur la guerre que Charles-le-Téméraire fit aux Liégeois , et du poème sur le Malheur de France ', jusqu'à Jean Lemaire des Belges. Jean Lemaire, bien que la plus grande partie de ses poésies appartiennent au XVe siècle, est réellement déjà de l'école de la Renaissance par la couleur de ses productions. Il naquit à Bavai , dans le Hainaut, en l'an 1473, ce qu'il rappelle ainsi dans sa Concorde des deux langages : ... Je qui fus, en temps de guerre et noise, Né de Hainau , pais enclin aux armes. Ce fut à l'époque où le duc Charles-le-Téméraire était en guerre avec les Suisses et perdit la bataille d'Héricourt. 1 MSS. de la Biblioth. de Bourgogne, ■» 5621, 5622, 9041 , 9042. EN BELGIQUE. 145 Jehan Lemaire était parent de Jean Molinet, qui le tint pen- dant quelque temps sous sa discipline et le fit admettre, à Ville- Franche , en qualité de clerc des finances , au service du roi et du duc Pierre de Bourbon. C'est là que Guillaume Crétin remarqua ses dispositions pour la poésie et l'engagea à la cultiver. Crétin lui écrivit à propos du talent qu'il annonçait : Dont Molinet qui t'avoue à parent, Acquiert honneur, bruit et los apparent , Vcu que soubs luy tu as si bien apris Que ton labour vaull eslre mis à pris. La parole de Guillaume Crétin ne s'est pas confirmée encore. Le labour de Jehan Lemaire n'a pas encore été mis à prix. Toute sa gloire est à ressusciter. Il y a tout un travail de restauration à faire pour elle, comme un des plus judicieux critiques modernes fit, il y a quelques années, pour cette autre réputation déchue et mise en oubli , — Ronsard. Jehan Lemaire fut secrétaire de Louis de Luxembourg jusqu'en 1503. En cette année, il passa au service de Marguerite d'Autriche, fille de Maximilien et de Marie de Bourgogne. De 1506 à 1508 il voyagea en Italie, et publia, à son retour, la première partie de son Illustration des Gaules , ouvrage dont il s'occupait déjà huit ans auparavant , et dans lequel il prend le titre de secrétaire induciaire de madame Anne, deux fois royne de France. On n'est pas d'accord sur l'année de sa mort. Suivant les uns, il mourut en 1524, selon les autres en 1548. Jehan Lemaire composa plusieurs ouvrages , parmi lesquels on distingue : Le Temple d'Honneur et de Vertu, La plainte du Désiré, Les Regrets de la Dame infortunée sur le trespas de son très-chier frère unique, Les Épistres de V Amant vert, les contes intitulés Cupido et Atropos, la Couronne Marqaritique et X Illustration des Gaules. Le Temple d Honneur et de Vertu , mélange de prose et de vers, est To«. XIII. 19 146 ESSAI SUR LÀ POÉSIE FRANÇAISE une apothéose de Pierre II , duc de Bourbon ; la Plainte du Désiré est une sorte de poème élégiaque sur la mort de Louis de Luxem- bourg, survenue en 1503, et après laquelle Lemaire entra au ser- vice de Marguerite d'Autriche ; les Regrets de la Dame infortunée furent écrits à l'occasion de la mort de Philippe-lc-Beau, frère de cette princesse , appelée par le poète la dame infortunée par allusion à cette devise qu'elle avait adoptée : Fortune infortune fort une. Les Épistres de F Amant vert furent composées en l'an 1510; l'une exprime les regrets du perroquet de la princesse après qu'elle eut pris route vers l'Allemagne pour revoir son père; l'autre est un dialogue entre l'âme du perroquet mort de chagrin, Mercure et l'Esprit Vermeil, aux enfers. Des contes de Cupido et d'Atropos , le deux derniers seule- ment appartiennent à Lemaire; le premier est traduit du poète italien Seraphino. La Couronne Margaritique est un recueil de poésies composées en l'honneur de cette même princesse. Les trois livres de Y Illustration des Gaules sont écrits en prose. Les contemporains de Jehan Lemaire professaient une grande admiration pour son talent. Clément Marot , après avoir cité le nom de ce poète dans l'épigramme adressée à Salel , dit ailleurs en par- lant de lui avec une exagération du reste assez pardonnable à l'amitié : . . . . Jehan Lemaire Lelgcois Qui eut l'esprit d'Homère le grégeois. Plus tard , Pasquier , dans ses Recherches ', fait son éloge en ces termes : « Le premier qui à bonnes enseignes donna vogue à nostre » poésie fut maistre Jehan Lemaire des Belges, auquel nous sommes )> infiniment redevables non-seulement pour son livre de Vlllustra- » tion des Gaides , mais aussi pour avoir grandement enrichi nostre » langue d'une infinité de beaux traits, tant en prose que poésie, » dont les mieux escrivans de nostre temps se sont sçeu quelquefois » bien aider. Car il est certain que les plus riches traits de cette 1 Tom. 1, col. 699. EN BELGIQUE. 147 » belle hymne, que nostre Ronsard fist sur la mort de la royne de » Navarre sont tirés de luy , au jugement que Paris donne aux trois m déesses. » Nous ajouterons ici les paroles de La Croix du Maine qui le regarde « comme l'un des plus renommés de son temps pour » l'art oratoire et pour écrire bien en vers françois. » En effet , Lemaire possède d'excellentes qualités. Sa poésie est ferme, solide d'étoffe, de bon teint, et toujours habilement nuancée. Il a une imagination riche et féconde, le goût qui tempère ce que cette ima- gination pourrait avoir de trop luxuriant, et une justesse presque continuelle d'expression. Il est comme le point de transition qui des poètes du XVe siècle nous mène à ceux de l'école ronsardienne ou de la Renaissance. On sait quelle immense influence la prise de Constantinople par Mahomet II exerça sur la fin du XVe siècle , en faisant refluer sur l'Occident, avec les débris du grand empire d'Orient, toute une civilisation dépositaire des traditions de l'art et de la sagesse anti- ques. Pie II ' nous apprend ce que c'était que cette Byzance restée jusqu'alors l'asile des lettres et le temple de la philosophie, cette By- zance qui brilla, jusqu'au milieu du XVe siècle, de cette renommée de savoir qui avait fait la gloire d'Athènes au temps de la puissance de Rome. Ce noble dépôt de lumières et de traditions classiques entra en Europe par l'Italie, où les fugitifs de l'empire vinrent cher- cher un asile contre les armes musulmanes. Constantinople fut ainsi en aide, avec ses réminiscences de la civilisation de l'antiquité, au travail spontané de la civilisation moderne, auquel l'Europe se livrait de toutes parts en ce siècle de rénovation ; elle contribua ainsi à hâter la renaissance de lettres. « Ce rétablissement, dit » Philippe de Commines , ne se fust guère avancé si Constanti- » nople n'eut esté prinse et saccagée par Mahomet II, et nous » n'eussions pu dire encore une fois : 1 Gibbon, Histoire de la décadence de l'empire romain. — Vilicmain , Lascarit, note 2, tom. I. — Villemain , Tableau de la littérature au moyen âge, tom. 2, p. 280. 148 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE Grœcia capta ferum victorem cepit, et artes Intulit agresti Latio. » Car ce fust alors que Lascaris, Chrysoloras, Chalcondyle, Bes- )) sarion , Trapezunce , Angyropule , Merulle _, en ung mot , tous » les doctes hommes de la Grèce, se retirant à sauveté vers les )> princes de l'Europe, y apportèrent aussi quant et quant eulx » tous les anciens auteurs , sans lesquels on ne pouvoit passer plus )) oultre. » Certes, s'il y a une époque historique digne d'être étudiée et ap- profondie , s'il y a un spectacle fait pour attirer puissamment les yeux et la pensée , c'est cette aurore poétique et rayonnante qui brille entre la nuit du moyen âge et le jour des temps modernes, aube dont les premières lueurs furent signalées par deux génies, dont l'un compléta la carte du monde par la découverte de l'Amé- rique, et dont l'autre créa une puissance nouvelle, l'imprimerie, sur la terre où toutes les puissances étaient usées hors celle de Dieu : époque merveilleuse d'activité intellectuelle et physique , de mou- vement dans les têtes et dans les bras, de travail dans la pensée, dans la science, dans l'art, dans la forme sociale, en toutes choses; où l'Europe semble mise dans la chaudière d'Eson pour s'y rajeunir, la décrépite; siècle de ruines et de reconstruction, où tout s'écroule, où tout se relève. Voyez, d'un côté, l'Italie qui se polit et se trans- forme, grâce aux Sforce et aux Médicis, et surtout à deux des plus grandes têtes qui aient porté la tiare , Nicolas V et Pie II ; de l'autre , l'Angleterre qui voit finir la lutte des deux Roses et commencer l'ère de la centralisation politique. En Espagne, l'empire des Maures tombe, et la royauté s'affermit, grâce à Ferdinand-le-Catholique , ce reflet de Louis XI; en Allemagne, la prépondérance de la maison d'Autriche s'établit et le pouvoir impérial est posé sur ses bases de pierre par Maximilien I. En France, la féodalité expire sous Char- les VII, et la monarchie absolue naît sous Louis XI. Et , tandis qu'ainsi la carte du monde s'élargit , que les peuples EN BELGIQUE. 149 se forment et que les gouverncmens se fondent , voilà Jean Huss et Jérôme de Prague, annonçant la venue orageuse de Luther, ce grand démolisseur qui, selon la parole du poète, Frappe avec la parole Et proche avec le fer. Tandis que l'unité monarchique se noue, voilà que l'unité re- ligieuse se brise. Voilà qu'ainsi s'apprête en Europe une nouvelle division religieuse des peuples selon les races auxquelles ils appar- tiennent, ceux de race romaine catholiques, ceux de race slave grecs, ceux de race teutonique protestans. Voilà qu'ainsi s'ouvrent ces luttes formidables qui laboureront l'Europe pendant plus d'un siècle , l'Allemagne et les Pays-Bas sous Charles-Quint et Philippe II, la France sous Charles IX et Henri III, l'Angleterre sous Henri VIII, les trois royaumes du Nord sous Frédéric I et Christiern III, puis de nouveau l'Allemagne durant toute la période de la guerre de trente ans. A côté de ce grand mouvement qui se prépare ainsi dans l'ordre des faits, quel mouvement profond dans l'ordre des choses de l'in- telligence et de l'imagination ! L'imprimerie donne à la pensée des ailes, et la pensée se propage sur tous les points de l'Europe, comme ces germes que l'arbre sème aux vents qui doivent les porter au sol où ils iront mûrir et éclore. La peinture à l'huile s'invente à Bruges. Masaccio et Ghirlandajo annoncent Léonard de Vinci et les règnes magnifiques des papes Jules II et Léon X. Brunelleschi fait une révolution dans l'architecture, comme Jean Lemaire en opère une dans la langue française et ouvre la voie à l'école poé- tique de Ronsard. Les sciences et les lettres classiques se répandent en Angleterre, en Espagne, dans toute la patrie allemande. A coup sûr, cette époque est peut-être, de toutes celles de l'his- toire du monde, la plus curieuse à étudier, la plus intéressante à approfondir. Aussi , plaçons-nous au bout de ce XVe siècle où tout se prépare, sur le seuil du XVIe où tout se consomme, et parcou- 150 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE rons-les des yeux dans toutes leurs magiques profondeurs. Quels poètes! quels peintres! quels architectes! quels sculpteurs! quels artistes de toutes parts! Là, le vieux Durer sculpteur, peintre, graveur et savant tout ensemble. Ici , Holbein qui, après avoir tracé dans le cloître des dominicains de Bâle sa fameuse danse des morts, se hâte vers Londres pour y reproduire sur ses toiles toute cette série de femmes dont Henri YIII se séparera tour-à-tour par le di- vorce ou par la hache du bourreau. En Italie, Michel- Ange jette dans l'air le dôme de Saint-Pierre et fait une page immortelle de son jugement dernier, tandis que Raphaël crée ces admirables Ma- dones entrevues par lui seul dans ses rêves divins; Le Tasse chante les combats des croisés devant Jérusalem, tandis que l'Arioste cé- lèbre les merveilleuses aventures de Roland. Benvenuto Cellini ci- sèle l'or et l'argent, comme Jean Goujon taille le marbre et coule le bronze. Fontainebleau s'enrichit des fruits du génie de Primatice, et François Ier ouvre ses bras à Léonard de Yinci pour que le peintre malade expire plus doucement sur le cœur du roi. Camoëns entonne sa Lusiade , et Orland de Lattre accorde cet orgue immense dont le chant doit faire une révolution complète dans l'art de la musique. Hommes prodigieux ! Choses prodigieuses ! L'Italie fut la première à sentir l'effet de cette influence exercée par la chute de Constantinople , influence qui, pour nous servir des paroles d'Hugo ' , ne s'étend guère en France qu'au commen- cement du XVIe siècle, mais qui à l'instant même s'empare de tout , fait irruption partout , inonde tout. « Rien ne résiste au flot. » Architecture, poésie, musique, tous les arts, toutes les études, » toutes les idées, jusqu'aux ameublemens et aux costumes, jusqu'à )) la législation, jusqu'à la théologie, jusqu'à la médecine, jusqu'au )) blason , tout suit pêle-mêle et s'en va à vau-l'eau sur le torrent de )) la Renaissance. La langue est une des premières choses atteintes ; )> en un moment elle se remplit de mots latins et grecs ; elle déborde 1 Littérature et Philosophie mêlées, préface, p. 2-4, seqq. EN BELGIQUE. 151 » de néologismes; son vieux sol gaulois disparait presque entière- » ment sous un chaos sonore de vocables homériques et virgiliens. » A cette époque d'enivrement et d'enthousiasme pour l'antiquité » lettrée , la langue française parle grec et latin comme l'architec- » ture, avec un désordre, un embarras et un charme infini; c'est )> un bégaiement classique adorable. Moment curieux! c'est une » langue qui n'est pas faite, une langue sur laquelle on voit le mot » grec et le mot latin à nu , comme les veines et les nerfs sur l'é- » corché. Et pourtant, cette langue qui n'est pas faite est une langue » souvent bien belle; elle est riche, ornée, amusante, copieuse, » inépuisable en formes, haute en couleur; elle est barbare à force » d'aimer la C rèce et Rome ; elle est pédante et naïve. Observons en » passant qu'elle semble parfois chargée, bourbeuse et obscure. Ce w n'est pas sans troubler profondément la limpidité de notre vieil » idiome gaulois que ces deux langues mortes , la latine et la grec- » que, y ont si brusquement vidé leurs vocabulaires. (( Chose remarquable et qui s'explique par tout ce que nous ve- w nons de dire, pour ceux qui ne comprennent que la langue » courante, le français du seizième siècle est moins intelligible » que le français du quinzième. Pour cette classe de lecteurs, » Brantôme est moins clair que Jean de Troyes. D Ce fut là en grande partie l'œuvre de l'école de Ronsard; et cette œuvre fut commencée par un de nos poètes venus avant le poète de Charles IX, par Lemaire des Belges que Dubellay ' regarde comme ayant le premier « illustré et les Gaules et la langue fran- » çoise, en lui donnant beaucoup de mots et de manières de parler » poétiques, qui ont bien servi même aux plus excellents de nostre » temps. » Car c'est Jehan Lemaire qui , selon nous , doit être regardé comme le véritable fondateur de l'école poétique à laquelle Ron- sard donna son nom. La grande révolution littéraire du XVIe siècle 1 Joachim Duhcllay, Illustration de la langue françoite. 152 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE fut préparée par le poète de Bavai. Un autre en eut l'honneur. Ce ne fut pas Christophe Colomb qui baptisa l'Amérique. Lemaire commença par innover dans la forme, avant d'innover dans la langue elle-même. Il commença par tailler dans l'écorce, avant de tailler dans le cœur même de l'arbre. On sait ce que Clément Marot lui doit sous le rapport de la forme. Ronsard trouva, plus tard, sa langue toute faite, grâce au savant écrivain de V Illustration des Gaules, Ronsard, qu'on surprit plus d'une fois un Jehan Lemaire à la main dans les écuries du roi Jacques, en Ecosse, lorsqu'il y servait comme page de cour. Quand on parcourt les œuvres de Lemaire } une chose nous saute tout d'abord aux yeux : on voit tout d'abord que c'est de lui que doit dater l'époque littéraire connue sous le nom de première époque de Ronsard, c'est-à-dire celle où l'imitation des Latins et des Grecs prévalait encore chez le poète vendômais sur l'imitation des Italiens à laquelle il se livra presque exclusivement plus tard. C'est en effet un remaniement complet de la langue, telle que Froissard et Martin Franc l'avaient laissée. Ce n'est plus le roman avec ses formes naïves, avec ses vocables souvent tout hérissés encore de leurs as- pérités gauloises ou germaniques, avec ses tournures simples, mais un peu trop uniformes peut-être. C'est quelque chose de plus riche, de plus ample, de plus savant, mais malheureusement aussi c'est quelque chose d'entièrement étranger. Ce n'est plus du roman , mais c'est du latin et du grec. Ce u'est pas encore du français , mais c'est du grec et du latin. La langue semble avoir pris un masque sous lequel vous ne devinez plus son antique physionomie d'hier. Elle a ôté ses souliers à la poulaine pour chausser la sandale romaine. Elle a dé- pouillé son juste-au-corps de buffle et sa cuirasse armoriée, pour revêtir la toge athénienne. Elle a dit adieu à toute la curieuse mythologie du moyen âge, à Dangier dont l'œil jaloux ne se ferme ni nuit ni jour, à Malebouche qui se plaît à troubler le doux bonheur de ceux qui s'aiment, à ces belles fées qui dansent le soir en robe verte aux rayons de la lune , à tous ces enchanteurs dont EN BELGIQUE. 153 nos vieux romanciers peuplent leurs fictions, à ces sorcières, à ces géans avec lesquels héros et chevaliers sont à chaque moment en guerre. Elle a dit adieu à tout cela ; elle est redevenue païenne comme on l'était à Athènes , païenne comme on l'était à Rome , il y deux mille ans. Elle oublie Jésus-Christ et les miracles de la Sainte- Vierge, si bien racontés par Gauthier de Coinsy, pour se prosterner à deux genoux devant Jupiter, devant le grand Jupiter, comme elle le nomme. Elle se remet a folâtrer avec les Nymphes et les Grâces. Elle nous repeint, dans toute la fraîcheur de sa beauté, cette pauvre Vénus, édentée depuis presque vingt siècles, Y aime déesse Vénus, . . . . Or douce et puis amère, Dormant en lit de plumetlcs délies , Bien tapissé de verdures jolies. Elle reteint en blond les cheveux gris du vieux petit Amour, ou , comme elle dit , De Cupido, le Dieu des amourettes. Il nous faudrait un volume entier pour dire tout ce que Lemaire a mâché de besogne à Ronsard, tout ce qu'il a fait, lui le premier venu, pour l'école littéraire du XVIe siècle, rénovations opérées dans les mots, rénovations opérées dans la phraséologie, rénovations opérées dans l'ordre même des idées. Il nous faudrait pour cela plus d'espace encore. Ici nous avons seulement tenu à constater que c'est de Belgique qu'est venue la grande réforme littéraire de la Renais- sance, que c'est à un belge qu'est dû peut-être Ronsard et toute son école. Ainsi , nous avons à revendiquer les trois hommes auxquels la langue poétique du moyen âge doit ses plus profondes révolutions : Chrestien de Troyes, Froissart et Jehan. Lemaire; Chrestien de Troyes qui façonna le parler de nos trouvères du XIIIe siècle, ce parler si âpre et si rude d'un côté, si fin et si spirituel de l'autre, celui des poètes du Renard, de Rutebeuf et de Jean de Condé, Tom. XIII. 20 154 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE d'Audefroy-le-Bastard et de Quènes de Béthune; Froissart qui, tout en conservant à la langue sa force et son énergie, lui donna une grâce, un enjouement, une délicatesse naïve, qu'elle n'avait jamais eus jusqu'alors, et en fit la langue de Charles d'Orléans et de Jehan Marot, de Yillon et de Martin Franc; enfin, Jehan Lemaire , qui réforma complètement la littérature du XVIe siècle. Mais ce n'est point assez de s'être mis le premier à remanier, à reforger la langue. Lemaire possède, en outre, cette érudition solide et travailleuse par laquelle se distingueront plus tard en France les élèves de Jean Dorât, dont l'école, selon la poétique expression de Duverdier, sera « le cheval de Troies d'où l'on verra w s'élancer cette troupe de poètes » qui feront pour les lettres ce que les disciples d'Albert Durer et de Lucas Cranach auront déjà fait pour la peinture et la statuaire. Son Illustration des Gaules est une œuvre de poète et d'érudit tout ensemble. Toutes ses poésies ont dans la pensée et dans la forme quelque chose d'antique, et l'on s'aperçoit tout d'abord , en les lisant , qu'il a mis en pratique ce précepte d'Horace, que Dubellay posera comme une règle à cette studieuse jeunesse qui s'associera avec lui, Belleau, Ronsard, Baïf, Passerat et notre Desmasures, pour accomplir la grande réforme littéraire de leur époque : a Lis donc, et relis jour et nuit les )) exemplaires grecs et latins \ » Aussi, son dessin est grec et la- tin , sa couleur est grecque et latine , sa langue aussi ; ses contours sont presque toujours fermes et décidés; çà et là seulement quel- que chose de flottant et qui sent encore son quinzième siècle, ré- miniscence de ce moyen âge que le poète de ce temps de transition n'a pas pu oublier tout entier. Du reste, il justifie partout les pa- roles de Pasquier que nous avons citées plus haut. Voici trois extraits de Lemaire qui donneront une idée de la manière de ce poète. (L.) Presque en même temps que Jehan Lemaire , c'est-à-dire sur la 1 Joachim Dubellay, Illustration de la langue française. EN BELGIQUE. \.\.\ limite du XVe et du XVIe siècle, se présente l'auteur anonyme de F An des sept Dames. Sur le poète auquel nous devons ce singulier livre, nous n'avons pu découvrir aucun détail. Tout ce que nous savons c'est qu'il prend la qualification de u Josne Gentilhomme. » A son poème il a donné ce titre bizarre « pour ce qu'il salue sept dames » demorant en une maison , sur chascun jour de la semaine une , » et ce fait-il ung an durant , chascune cinquante-deulx fois, autant » de semaines qu'il y a en ung an, pour ce qu'il ne les véoit point )) souvent assez à son aise , et tout ce fist-il pour l'amour de l'une » d'elles qu'il aimoit de bonne et léale amour, si prie à Dieu qu'il » luy en doint jouysance en ce monde et paradis en l'aultre. » Le poète consacre ainsi un jour de chaque semaine et un couplet de huit vers à chacune de ses sept maîtresses. Il y a, de cette manière, autant de couplets qu'il y avait de jours en l'an 1503 , car c'est bien alors que cette étrange production fut composée. Les bibliographes ne sont pas d'accord sur cette date, que nous croyons devoir assigner à l'An des sept Dames. Les uns prétendent qu'il est de 1515, les autres qu'il est de 1518. Pourtant les quatre lignes suivantes, qui terminent l'ouvrage , nous semblent assez claires : Trois et C. V. X. escrit on , Crois-le bien sy aras nombre bon, Tous moli retournéi promplement , Vous sarez l'an incontinent. L'An des sept Dames est donc de XVe et trois. Notre opinion, d'ailleurs, s'accorde avec plusieurs passages du livre qui font allu- sion à des événemens arrivés réellement en l'an 1503. Ainsi, dans l'octave 68 , l'auteur dit : D'ung lil/ naquit hier la figure De la princesse de Castille. Ainsi encore, dans l'octave 265 : Je danserai sur une harpe Ou nom du glorieux Philippe. 156 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE Or, on sait que Ferdinand, frère de Charles-Quint, fut mis au monde en 1503 par Jeanne-la-Folle, à Médina. Leur père, le roi Philippe, mourut en 1506. L'âge de ce poème est donc suffisam- ment établi. Ce qui nous fait placer l'auteur de l'An des sept Dames parmi les poètes belges, c'est l'abondance d'idiotismes flamands qui se rencontrent dans son livre. Il parait avoir été au moins sujet de Philippe-le-Beau et avoir habité la Belgique, si le scenarium de son poème et les choses qu'il y dit des hommes et des localités de notre pays ne prouvent pas à l'évidence qu'il y reçut aussi le jour. Pour nous, nous penchons à croire qu'il est du Hainaut, d'où il va souvent visiter l'Artois , comme il dit : Je m'en yray vers le mydi Droit en Artoys sans point attendre; Mon cueur y va souvenleffois. Ce poème est plus curieux comme monument de l'époque à la- quelle il appartient, qu'intéressant sous le rapport littéraire. Comme œuvre de poésie, il n'a que peu de valeur; sous le rapport moral, il en a moins encore. On trouve bien quelque esprit par-ci par-là ; mais beaucoup d'obscurité, une phraséologie entortillée, de l'obscénité souvent, presque toujours du mauvais goût. La langue de l'ano- nyme est au-dessous de celle de Lemaire, autant que la langue de Jean de Stavelot est au-dessous de celle de Martin Franc. Aussi, nous ne citerons de lui que les deux triolets suivans, où l'on remarquera une certaine facilité et peut-être même quelque peu de cette grâce naïve qu'on rencontre parfois dans Jean Marot. Il n'est argent, trésor, ne avoir Que ne donnasse sy l'avoye. Pour bien la grâce d'elle avoir, Il n'est argent trésor ne avoir. Elle est belle et plaisante à voir ; Mon cueur veult que souvent la voye. II n'est argent , trésor ne avoir, Que ne donnasse sy l'avoye. EN BELGIQUE. 157 SUR SA Mil'.. Sa beaulté de doulceur esprise Mes cincq sens a du tout espris. Mon amc en est tenue et prise. Sa beaulté de doulceur esprise, Cescun par tout la loue et prise ; Sur toutes elle a los et pris. Sa beaulté de doulceur esprise Mes cincq sens a du tout espris. UAn des sept Dames est suivi de plusieurs rondeaux, de deux ballades, d'une traduction de V Amphitryon dePIaute, de la dixième églogue de Virgile, de Y Eloge de V Italie tiré des Géorgiques , et enfin d'un petit poème adressé à la Sainte-Vierge. Mais rien de tout cela n'est, sous le rapport littéraire, d'une qualité meilleure que l'œuvre dont le titre est celui du livre. Même vous y remarquerez une plus grande platitude de style et une trivialité qui ne permet pas d'en citer la moindre ligne. Hâtons-nous d'en venir à un nom qui empêcha la poésie de s'é- teindre dans nos provinces, et continua si dignement l'œuvre de Philippe-le-Bon , en encourageant ceux qui la cultivaient : ce nom est celui de Marguerite d'Autriche. Cette princesse , dit l'abbé Maisieu ' « aimoit passionnément la poésie françoise et elle n'omit » rien pour lui donner cours dans les Pays-Bas. Elle se faisoit un » plaisir d'animer les poètes par ses libéralités. » A ces paroles nous ajouterons le passage suivant de La Serna 2 : a Marguerite » d'Autriche peut être regardée comme la restauratrice des lettres » dans la Belgique : simple régente de quelques provinces, elle » fit plus par son zèle et par son amour pour le progrès des arts , » que de grands monarques malgré l'étendue de leurs moyens. » Parmi les savans distingués qui s'attachèrent à cette princesse, » on compte le célèbre Erasme de Rotterdam , Corneille Agrippa , 1 Histoire de la poéiie française , p. 298. 1 Mémoire tur la flibliolh. de Hout(jo. 139. 138 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE » Jean Lemaire des Belges, Jean Molinet, Rémacle de Florennes, » poète latin, etc. Ils en furent reconnaissans, et Corneille Agrippa » prononça son oraison funèbre. Ce fut encore sous son gouver- » nement qu'on vit paraître dans la Belgique ces célèbres musiciens, )) qui se répandirent partout dans la suite et furent les restaurateurs » de la musique en Europe '. » Mais ce n'était point à protéger les lettres que se bornait Mar- guerite. Elle les cultivait elle-même avec goût et avec succès. La bibliothèque de Bourgogne possède d'elle plusieurs recueils de poé- sies et de musique 2 sur lesquels il a déjà été publié une notice par l'académie royale de Bruxelles 3. Nous aurons peu de chose à ajou- ter à ce qui est dit dans cette excellente notice. Marguerite, née en 1480, de Maximilien d'Autriche et de Marie de Bourgogne, fut promise à Charles VIII, fils de Louis XI, par le traité d'Arras, et envoyée à la cour de France. En 1491 elle fut ignominieusement renvoyée en Flandre par le Dauphin, qui épousa Anne de Bretagne. Six ans après, elle fut fiancée à l'infant Don Juan , fils de Ferdinand et d'Isabelle. C'est par mer qu'elle se rendit en Espagne. Pendant le trajet, elle fut assaillie par une tempête af- freuse; et, au milieu du danger, elle écrivit gaiement son épitaphe : Cy-gist Margot , la génie damoiselle, Qu'eust deux maris et sy mourut pucelle. Cependant elle aborda heureusement dans la péninsule. Mais l'infant Don Juan mourut bientôt après. En 1501, elle épousa Phi- libert-le-Beau , duc de Savoie , qui la laissa veuve quatre ans après , c'est-à-dire, à l'âge de vingt-quatre ans. Ce fut alors qu'elle prit cette devise qui a si fort occupé la sagacité des philologues : Fortune infortune fort une. Frappée , à la fleur de sa vie , de ce deuxième veu- vage, elle alla chercher une consolation à ce nouveau deuil, en Alle- 1 Guichardin, Description des Pays-Bas. 2 MSS. n°- 108. A.— 610. D.— 805 D. 3 Notices et extraits des MSS. de la Biblioth. de Bourgogne, par M. le baron de Reiffenbery . EN BELGIQUE. 159 magne, dans l'amour de son père. Elle n'y demeura pas long- temps. Son frère, Philippe-le-Beau, étant mort en 1506, la tutelle de Charles-Quint échut à l'empereur, qui, à cause de l'éloignement où il se trouvait des Pays-Bas, la confia à Marguerite, qu'il nomma gouvernante de ces provinces et à laquelle il donna la jouissance du comté de Bourgogne et du Charolois. «Maximilien, » dit Garnier dans son Histoire de France, « ne pouvait faire choix d'un ministre » plus actif et plus intelligent. Elle était l'ennemi le plus dangereux » et le plus opiniâtre que la fortune pût susciter à la France. » Ainsi, dans cette prodigieuse activité d'esprit dont elle fit preuve pendant sa vie politique, elle essaya de se distraire des traverses qu'elles avait subies. Sans cesse animée contre cette France où Charles VIII l'avait traitée avec si peu d'égards, elle s'occupa sans relâche à créer des ennemis à Louis XII et à François Ier. Elle assista aux conférences de Cambrai et conclut avec le cardinal d'Amboise le traité de 1508. En 1515 elle forma une nouvelle ligue, avec les Anglais, contre Louis XII. En 1529 elle conclut ce traité si funeste à la France et connu sous le nom de Paix des trois princesses , parce que Mar- guerite d'Autriche, Louise de Savoie et Marguerite de Valois y assistèrent. Cette paix, achetée deux millions d'écus d'or, fut célé- brée par Clément Marot dans un de ses plus médiocres rondeaux '. Marguerite mourut, non pas à Bruxelles comme le dit M. Weiss% mais à Malines 3 , d'où elle fut transportée à Bruges. On l'ense- velit , en cette ville , au couvent des Annonciades qu'elle avait fondé et où elle se disposait à se retirer pour y passer le reste de ses jours *. « Elle fut pour les Pays-Bas ce que François Ier fut pour la » France. Jamais princesse ne fit plus de bien aux lettres et ne » récompensa mieux ni plus noblement ceux qui les cultivaient*. » 1 Livre I, rondel XIII. * Biogr. unir. * Anecdota Bruxellensia, ad ann. 1530. MS. de la Biblioth.de Bourgogne. — Graphaeus, Notices et extraits des MSS. p. 131. * La Sema, lUém. sur la Biblioth. de Bourgogne, p. 135. 1 Dis. prélim. des Mémoires de l'académie de Bruxelles. 160 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE Nous avons vu , plus haut , que Molinet et Lemaire des Belges étaient attachés à sa cour. Son palais était le temple des arts , en quelque sorte, et le rendez-vous de cette brillante noblesse belge qui, au XVIe siècle, jeta un si grand éclat. Il fallait voir les musi- ciens et les poètes se grouper autour de cette princesse et chercher à lui faire oublier les tristesses du passé par la musique et par les vers. Ouvrez les recueils de poésies et de musique de Marguerite, que possède la Bibliothèque de Bourgogne, presque à chaque page vous trouverez consacré un souvenir des malheurs qui frappèrent cette noble femme. Souvent elle chante elle-même, poète inspirée au milieu de ces poètes. Parfois, au sein de ses fêtes, une triste ré- miniscence du passé lui vient ; alors elle se complaît à remonter le courant de sa vie, si désolée dès sa jeunesse, et qui aurait pu être si belle pourtant; elle rappelle les regrets qui l'ont assaillie dès son entrée dans le monde : Revenez tous, regrets, je vous convie. Mais bientôt ce léger nuage se dissipe. Lemaire et Molinet , qui se sont mis à chanter aussi tous ces Regretz., grands, moyens et menuz, changent, comme elle, de note et redisent comme elle: Après regretz il se fault resiouir , Chassant tristesse et deul et souvenir. Puis, Josquin Després, Henri Isac, Bruhier, Compère, Pierre de la Rue, Brunel, Agricola, les musiciens célébrés par Rabelais et par Crétin, marient leur musique à cette poésie, et chantent, et endorment, par leurs accords, les soucis et les souvenirs dans ce cœur de princesse éprouvé comme celui de la plus humble des femmes. Parmi les pièces qui composent le recueil de poésies de Marguerite EN BELGIQUE. 161 d'Autriche, connu sous le titre de Ballades ', il y en a plusieurs qui lui appartiennent. Une seule s'y trouve écrite de la main même de cette princesse; c'est celle qui commence parce vers : Pour uog jamais ung regret me demeure. En tête de ce morceau on lit les mots suivans : Vers com- posés par semadams. Le savant baron de Reiffenberg ~ a lu se- madame et demande quelle est la signification de ce mot. Selon nous, c'est tout simplement le mot madame écrit à rebours et au commencement et à la fin duquel se trouve ajoutée la lettre *. Cette explication nous a été fournie par les mots vlednora truopa zama hemadi qu'on lit sur la première page de ce recueil, et dont on peut faire rondel pour madame, en lisant à rebours et en retran- chant la première et la dernière lettre de chaque mot, lettres qu'on y a ajoutées au hasard pour en dérober mieux l'intelligence. Le plus grand nombre de ces ballades, ou, pour mieux dire, de ces ron- deaux , car ce sont bien de véritables rondeaux , portent en marge des inscriptions qui, au premier aspect, paraissent aussi barbares que la ligne que nous venons de citer, mais qui, expliquées de la même manière, présentent les noms des seigneurs de la Baume, de la demoiselle de Vere , du fils du président de Brabant , du bâtard de Bourbon, deD'Aubigni,de Picot et d'autres. Peut-être cette découverte pourra-t-elle aider à jeter une lumière nouvelle sur un côté de la vie de Marguerite, c'est-à-dire sur l'histoire de son cœur, et ouvrira- t-elle dans sa biographie une perspective inconnue jusqu'à ce jour. Par les extraits que nous donnons des poésies contenues dans les différens MSS. de la princesse, on distinguera aisément celles qui furent composées par elle-même , de celles qui furent écrites par les poètes de sa cour. Celles-là roulent presque toujours sur le même sujet; c'est presque toujours un regret du passé, un coup d'oeil 1 MS. de la Giblioth. de Bourgogne, n° 610. D. 1 Notice* et extr. de* MSS. de la Biblioth. de Bourgogne. To«. XIII. 21 162 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE triste jeté sur un temps qui n'est plus, sur un bonheur éteint, sur un beau rêve évanoui , sur l'inconstance des choses du monde et du cœur. Rarement elle sort du cercle des pensées intimes, à moins que ce ne soit pour adresser une chaste prière à la Vierge, la con- solatrice de toutes les douleurs , ou pour mettre en garde ses damoi- selles contre les tromperies et les cautelles des hommes. H y a dans sa poésie quelque chose de suave, une délicatesse féminine dont aucune femme n'avait encore donné d'exemple en ses écrits avant Marguerite, une grâce charmante et pleine de finesse et de naïveté. Quoi de plus vrai et de plus profondément senti que ces lignes délicieuses dont la pensée fut reproduite plus tard par Moncrif en sa jolie romance iïAlis et Alexis : Je vous oublieray ; Pleust à Dieu que fut de ceste heure! Mais de tant plus qu'à ce labeure , Tant plus en mémoire vous av. Quoi de plus gracieux que ce rondel adressé à ses filles d'honneur : Belles parolles en paiement A ces mignons présumptueux, Qui contrefont les amoureux Par beau semblant ou aultrement. Sans nul credo, mais promptement, Donnez pour récompense à eulx Belles parolles en paiement. Mot pour mot, c'est fait justement , Ung pour ung , aussi deulx pour deulx. Se devis ils font gracieux , Respondez gracieusement Belles parolles en paiement. Dans les extraits que nous offrons ici en grande partie pour la première fois à la curiosité des lecteurs, on trouvera plus d'un EN BELGIQUE. 163 morceau à placer à côté de celui-là. Plus d'un servira à faire ap- précier le talent poétique de cette femme qui fit tant , dans l'ordre politique, pour l'empire, et tant, dans le domaine de l'art, pour la Belgique, où, grâce à elle, la poésie jeta un dernier et rayonnant éclat, au XVIe siècle. {M.) Le mouvement imprimé à l'art poétique en Belgique par les so- ciétés de rhétorique et Martin Franc, dans le cours du XVe siècle , et au commencement du XVIe par Marguerite d'Autriche et Jehan Lemaire, ne fut pas sans porter quelques fruits. Si une protection éclairée était venue alors continuer l'œuvre de cette princesse et sur- tout l'œuvre de Lemaire, il se fût, sans doute, rencontré dans nos provinces plus d'un esprit qui eût donné à la révolution commencée par ce poète, le développement qu'elle reçut en France, grâce aux travaux de Ronsard et de l'école qui l'adopta pour chef. Le génie belge eût encore fait pour la langue et pour les lettres françaises, au XVIe siècle, ce qu'il fit pour elles dans le XIIe et dans le XIIIe; mais cette protection lui manqua. D'abord , après la mort de Marguerite d'Autriche , les guerres con- tinuelles de Charles-Quint, son absence continuelle, d'où aussi l'absence de cette cour qui ouvrait, auparavant, ses portes toutes larges à la poésie. Puis une autre langue que la langue française; la langue de Philippe II , de Marguerite de Parme , du duc d'Albe , de Farnèse , de Mansfeld , de Fuentes. Puis les troubles civils et les grands désastres dont les dissensions religieuses affligèrent nos provinces. Toutes ces causes contribuèrent à éteindre ce dernier rayon que, grâce à Lemaire, l'art jeta en Bel- gique. Le vaste naufrage où périt la liberté belge fut aussi le nau- frage où périt notre littérature. Cependant çà et là quelques hommes épars essaient encore d'élever une voix qui s'éteindra bientôt dans le bruit de cette profonde tempête. C'est Gabriel Fourmennois , de Tour- nay, qui met en vers la Harangue du paysan du Danube devant le sénat romain. C'est Michel Coyssard qui, retiré dans les pieuses solitudes d'un cloître de Mons, écrit dans son livre d'heures ces lignes 164 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE pleines de sentiment et de poésie : Je suis , lecteur, le brandon radieux Qui par la nuit de ce monde flamboyé , Dressant chascun à la céleste vove Et aux plaisirs du pourpris glorieux. Je sers d'escorte aux gens dévotieux Qui vont encor par la terrestre voye; Et qui me suit , jamais ne se fourvoyé Du vray sentier qui mène vers les cieux. Tesmoing en est le vénérable Ignace Et tous ceux-là qui ont suivy sa trace. Doncq, si jouir tu veux à lousioursmais Avecq iceux du boire nectarique , De moi , lecteur, ne t'esgare jamais, Lis-moy lousiours et tousiours me praticque '. Puis encore c'est Jacques Boulongne, de Liège, et Gilles Boi- leau, de Bouillon 2, dont on trouve des poésies dans la Sphère des deux mondes. Mais c'est surtout ce Louis Desmasures que Pasquier, dans ses Recherches 3, cite en son chapitre de a la grande flotte » de poètes que produisit le règne du roy Henry II. » La vie de Louis Desmasures est en quelque sorte la répétition de celle de Clément Marot r avec le talent duquel le sien a aussi une certaine analogie. Desmasures naquit à Tournay en 1523, et annonça de bonne heure une facilité remarquable pour l'étude et surtout pour la poésie. Il s'attacha fort jeune au cardinal Jean de Lorraine, dont il devint le secrétaire et à la sollicitation duquel il commença à traduire Virgile en vers français. Le cardinal étant mort en 1550, Desmasures resta dans la misère. Le poète se tourna alors vers l'Italie où l'appelaient la fortune et ce Virgile , dont il 1 MS. de la bibl. de Bourg. , n° 1494 , a. 2 La Croix du Maine, tom. I. 3 Voy. p. 616. EN BELGIQUE. 165 s'occupait à translater les carmes. Il vint à Rome où il suivit le cardinal du Bellay, pour lequel il acheva sa traduction de l'E- néide. Le cardinal le donna pour secrétaire à son fils Joachim, qui cultivait lui - même avec succès la poésie et qui , selon Sainte- Beuve ' , apporta le premier le sonnet de Florence. Cette position devait plaire à Desmasures, sa vie devait être douce dans cette com- munion d'art et de poésie avec son maître, qui, enthousiasmé pour sa translation de Virgile , lui écrivit ces vers : Autant comme l'on peut en un autre langage Une langue exprimer, autant que la nature Par l'art se peut monstrer, et que par la peinture On peut tirer au vif un naturel visage ; Autant exprimes-tu, et encor davantage , Avecques le pinceau de ta docte escriture , La grâce, la façon, 'c Porl et !•* stature De celui qui d'Enée a descrit le visage. Cesle mesme candeur, ceste grâce divine, Ceste mesme douceur et majesté latine Qu'en ton Virgile on void , c'est celle mesme encore Qui françoise se rend par ta céleste veine, Desmasures, sans plus à faute d'un Mécène Et d'un autre César qui ses vertus honore. ■ Cependant Desmasures , esprit inquiet , rentra bientôt dans la Lor- raine, que les doctrines du protestantisme avaient envahie de toutes parts. Il les embrassa ouvertement , comme avait fait Clément Marot , et se mit à les prêcher lui-même avec ardeur. Il se fit pasteur cal- viniste à Metz d'abord, à Strasbourg ensuite. C'est à Strasbourg que l'on pense généralement qu'il mourut en 1580. Il avait été lié avec les hommes les plus distingués de son temps, et compta au nombre de ses amis Salignac, Bèze, Ramus, Rabelais. Les poètes 1 Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, p. 193. 166 ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE le chantèrent. On a vu les vers que Joachim du Bellay lui adressa. François de Clémery lui envoya des distiques où il l'appelait : (( Magnum ore sonans. » Georges de la Putrière lui écrivit en (( beaux vers latins » que France eust esté toujours ignorante et délivre De savoir l'infortune et le troyen meschef , Sans loi et ton labeur qui l'a voulu ensuivre. 11 nous reste de Desmasures, outre sa traduction de Virgile, un recueil d'oeuvres poétiques, contenant des odes, des sonnets, des épigrammes et la traduction de vingt psaumes; puis, une trilogie dramatique sur David, David combattant, David triomphant et David fugitif. Son Enéide fut fort estimée en son temps. Elle n'est presque plus supportable aujourd'hui. Cependant on y remarque une étonnante facilité et même parfois une grande fidélité à re- produire le texte latin. Bien que l'on préfère les vers latins de Desmasures, ses vers français ont des qualités bonnes et solides. Peu de poètes de son temps ont eu souvent autant de verve que lui. Il a par moment une incroyable grandeur dans la pensée et un sentiment profond du pittoresque dans le style. Ainsi, dans la dédicace de sa traduction au prince Charles de Lorraine, il nous dépeint Yirgile qui, sur sa trompe d'airain Fit bruire et entonna l'Enéide aux Romains. Ainsi ailleurs il nous montre la Nuit Enveloppant du manteau spacieux De sa grande ombre et la terre et les cieux. Parmi ses sonnets et ses odes, il y en a plus d'un qui ne figurerait pas avec désavantage à côté des meilleures pièces de Ronsard et des poètes de son école. Ses psaumes n'ont guère plus de valeur que n'en ont ceux de Clément Marot. En général, ses poésies ont EN BELGIQUE. 167 de la grâce, du laisser-aller et souvent un tour piquant et ori- ginal. Les extraits que nous donnons de ses ouvrages sont tirés en grande partie du travail qui a le plus occupé son attention , c'est-à- dire la traduction de Virgile. (TV.) Après Desmasures et Gabriel Fourmennois , il ne nous reste guère plus que les anonymes des Albums de Marie de Bekerke ', de la baronne Hélène de Mérode 2 et d'un autre recueil sans titre que possède la Bibliothèque de Bourgogne 3. Il paraît qu'à la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe, les albums étaient déjà à la mode dans nos provinces. A la vérité, cette fantaisie s'explique assez facilement, quand on se rend compte de cette époque d'agitations et de combats , où , n'étant pas sûr la veille de vivre encore le lendemain, on se hâtait d'écrire son nom sur quelque page d'un livre de souvenirs d'un ami ou d'une femme aimée. La vie était si rapide alors, que, entre deux batailles, tous ces gentilshommes engagés dans la formidable guerre qui désola la Belgique pendant un siècle tout entier, n'avaient que le temps d'ôter leur gantelet de fer et de peindre leur blason ou de tracer quelques lignes sur un album pour laisser au moins un souvenir dans la mémoire d'un être chéri. Sous ce blason , ou sous ces vers, il y avait toujours une devise. Ainsi, sous le nom de Maurice de Nassau , vous lisez : Je maintiendrai/ , sous celui de Louis de Nas- sau : Nec sorte nec morte, sous celui de Philippe de Mérode : Audaces fortuna juvat , sous celui de A. d'Aremberg : Vertu passe tout, sous celui de Philippe de Marnix : Sy l'heur veult. Ces vers n'étaient pas tous à la vérité dignes d'être signés de ces grands noms. Mais il y en avait de charmans, de beaux, de vrais. Il y avait des vers que les poètes de la pléiade française n'eussent pas désavoués, des vers que Desportes, Vauquelin de la Fresnaye, Pas- serat et Durant eussent de bon cœur donnés comme leurs. Que 1 Biblioth. de Bourgogne, MS. 2 Notice dans les Bulletin» de l'Académie. 3 Ibid., MS. 168 - ESSAI SUR LA POÉSIE FRANÇAISE toutes ces poésies aient été composées par les seigneurs qui les ont signées de leurs noms, nous avons tout lieu de ne pas le croire. Cependant de la plupart les auteurs nous sont inconnus , et c'est de celles-là que nous donnons ici un choix , car nous les estimons écrites par les descendans de cette suite de poètes qui , durant tout le moyen âge, ont jeté tant d'éclat sur notre histoire littéraire ', Le plus grand norribre de ces pièces appartiennent à la deuxième période de l'école Ronsardienne. Ce n'est plus l'imitation des Grecs et des Latins qui s'y fait sentir. Ce n'est plus uniquement sur les exemplaires grecs et latins que l'inspiration s'est modelée. Mais c'est l'imitation italienne qui domine en ces sonnets , qui domine en ces chansons , derniers soupirs de notre poésie sous le règne d'Albert et d'Isabelle , derniers échos de ce concert commencé au XIIe siècle et qui dut mourir à l'entrée du XVIIe. (0.) Ainsi nous avons parcouru, d'un pas rapide il est vrai , toutes les phases de l'histoire de la poésie française dans nos provinces. Nous l'avons prise à sa naissance et l'avons suivie jusqu'à l'anneau où cette chaîne si riche et si splendide se brise. Nous avons vu l'art développer ses premières fleurs sous le règne magnifique des comtes de Flandre , à cette cour rayonnante de Philippe d'Alsace , et florir avec éclat sous Guillaume et Gui de Dampierre en Flandre , et sous Henri III en Bra- bant. Nous l'avons vu languissant et pâle, près de s'éteindre au mi- lieu des agitations désastreuses du XIYe siècle, pour s'aviver un instant sous le règne des ducs de Bourgogne. A la fin du XVe siècle , nous l'a- vons vu dépérissant de nouveau , et au commencement du suivant , il nous apparaît de nouveau ranimé par Jehan Lemaire. Après la mort de Marguerite d'Autriche , dernière protectrice de la science du gai savoir, il se perd dans nos troubles civils et dans le bruit de nos 1 Nos bibliothèques publiques étant très-mal fournies en ouvrages imprimés des poètes français du XVIe siècle et du commencement du XVIIe, nous n'avons pu rechercher s'il y en a qui ont le droit de réclamer quelques-unes des poésies contenues dans les albums dont il a été parlé plus haut, et dans lesquels, du reste, nous avons reconnu des productions de Ronsard, de Rémi Belleau , de Mellin de Saint-Gelais et d'autres de leurs contemporains. EN BELGIQUE. 169 guerres religieuses. Le XVIe siècle fut le tombeau du génie poétique en Belgique. ((C'est alors, dit le baron de Reiffenberg ' avec une vérité )) d'aperçu aussi neuve que remarquable , c'est alors que s'effacèrent » les traits les plus heureux de notre caractère national. Albert et w Isabelle, dont on fait encore tous les jours un éloge très-irréfléchi, » eurent mission d'énerver, d'abâtardir, d'aplatir la Belgique. Leur » administration affectait une mansuétude extrême, et le peuple qui » sortait des guerres civiles, étonné de se trouver tranquille , se lais- » sait prendre à cette amorce. On extirpa tout doucement ses habi- w tudes démocratiques ; les archiducs couvrirent le pays d'anoblis, de » moines et de religieuses ; le commerce s'anéantit peu à peu , et la » propriété foncière se vengea en sournoise des humiliations que lui » avait fait long-temps essuyer l'opulence mercantile. Le mal cepen- » dant ne se fit pas sentir tout à coup. Albert et Isabelle étaient ef- )) fectivement de bons princes , d'honnêtes gens qui ruinaient le » pays au physique et au moral le plus paternellement du monde; il » est même possible qu'ils aient cru, en agissant ainsi, travailler à » son bonheur. Mais il n'en est pas moins certain que le Belge subit w alors une complète métamorphose. On ne put cependant lui ravir » tous ses avantages : quelques esprits heureux, surtout parmi les » artistes , secouèrent de temps à autre l'engourdissement qui pesait » sur la nation, et même on les encouragea plusieurs fois. Car, si » ombrageuse que soit la tyrannie, elle prend en gré un beau ta- » bleau , une belle peinture, elle pensionnera même un algébriste ou » un physicien, mais les hommes de lettres en général lui font peur; » ces gens-là remuent trop d'idées , des idées trop vivaces ; ils n'ont » rien à en espérer que des persécutions ou des mépris. » Aussi , désormais plus de poésie chantée. Désormais seulement les marbres de Du Quesnoy , les toiles de Rubens , de Van Dyck et de cette puissante génération de peintres qui ont donné leur nom à une des plus belles écoles, jusqu'à ce que, dans le siècle passé, ces 1 Lettre sur la musique, à M. Fctis , dans le Dimanche , tom. 2 , p. 819 seqq. To*. XIII. - 22 170 ESSAI SUR LA POESIE FRANÇAISE EN BELGIQUE. . ciseaux eux-mêmes se rouillent et que ces pinceaux eux-mêmes s'endorment, pour ne se réveiller que dans le siècle où nous sommes. Ce réveil est commencé, cette résurrection est commencée. L'art a repris vie. La peinture et la statuaire renaissent. La musique a retrouvé sa voix, la poésie aussi, la belle poésie qu'une révolution engloutit dans ses flots et qu'une révolution nous ramène au rivage , qui mourut frappée au cœur dans nos tempêtes du XVIe siècle, et qui se ranime après les orages de 1830. \>\\\\\>VVVV\\\\\\M'VVVVWV\\\W\\\VV\AVV.\\\\IVV\\^ PIÈCES A L'APPUI. ôtk 2ï>0ttw. Bel Idoine se siet desous la verde olive En son père vergicr, à soi tence et eslrive ; De vrai cueur sospirant, se plaint : « Lasse chetive ! » Amis, riens ne ra'i vault, sons, note, ne estive; » Quant ne vos puis véoir n'ai talent que plus vive. >» He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. « A uni lasse, fait-elle, com ci a longue attente ! » Cuens Garsiles amis, por vous sui en tourmente. » Amis, la vostre amours me livre tel entente , » Qu'en lermes et en plours reserai ma jouvente : » N'en puis vive eschapper se ne vous voie ou sente. » He Diex! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. « Mar fu onques la guerre de mon père esméue » Par quoi en cest pais est vostre gent venue ! ■ Tant l'avez par vos armes richement maintenue » Qu'afince l'avez et la pais conscue. » Mais, ainçois, fu la vie maint chevalier tolue. » He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. 172 PIÈCES A L'APPUI. « Bien fust ore la terre de mon père escillie , » Toute la gent menue et morte et mal baillie . » Se la guerre ne fust accordée et paie » Où tant estour féistes, tante fiere assaillie , :> Dont puis ai, mainte nuit , pour vostre amour veillie. He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. u Quant ferme fu la pais et la guerre fénie , » Que toute fu montée la vostre baronnie , ■-> Vo cor me présentastes où aine n'ot vilenie. :> Mais jà ère pour vous de mon cuer desgarnie. » He diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. ii Amis , vostre biautés me plait molt à retraire ; » Tant estes dous et frans, courtois et débonnaire . n Qu'onques rien envers moi ne voulsistes méfaire. « Tant m'avez fait d'amour, ne me poez mesplaire , « Si que mon cuer ne puis de vostre amour retraire. He Diex! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. « He lasse ! que ferai? tant sui en grant destrèce ; » Amis , vo grant biautés, vos sens, vostre proesse » M'ont si féru d'un dart d'amour qu'el cuer me blece . » Se vous ne l'en jectez , n'est hons qui hors l'en mèce. ■a Car vous i avez mis et le fer et le flesche. » HeDiex! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. Queque la bêle Idoine pleure et plaint et dolouse Le preu Garsilion qui tant aime et goulouse, Atant es-vous sa maistre de tost aler jalouse , [snelement courant toute une voie herbouse , Et voit sa demoiselle en vie dolcrouse. PIÈCES A L'APPUI. 173 II.- Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. •c Demoiselle , fait-elle , fraipnez vostre corage ; a Trop avez hui menée grant dolour et grant rage. » Li roi et la roine ont perçu vostre usage , » Et bien dient entr'eus que n'estes mie sage. » Atant es-vous sa mère; y aura grant damage. He Diex! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. Par les trèces la prent qu'ele ot blondes com laine. Devant le roi son père isnèlement l'enmaine, Son errement li conte dont bien estoit certaine. << Or aura, dit li rois, batéure prochaine , » Puis la ferai serrer ensen la tour autaine. » He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. Tantost fait la pucèle despoiller et desçaindre; Tant la bâti d'un fraine là où la pot ataindre , Que toute sa char blanche li fait en vermeil taindre , Puis la fait enserrer en la tour et remaindre. Ensi la cuide bien chastoier et destraindre. He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. Or est la belle Idoiue en la tour seule mise ; Mais , pour ce , ne changea son cuer en nule guise; Qu'èle est si de l'amour Garsilion esprise Qu'il n'est rien en cest mont qu'èle tant aime et prise ; En plourant le regrete, quar bien en est aprise. He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. 174 PIÈCES A L'APPUI. Trois ans fu la pucèle en la tour enserrée , Son dois ami regrete dolente et esplorée. « He! dous amis, fait-elle, com longue demourée ! » Je suis pour vostre amour en ceste tour quarrée ! » Tost i morrai pour vous , tant sui-je plus irée. » HeDiex! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. Lors crie de rechef et ploure à vois autaine. « Amis por vous ai trait mainte dure semaine. » Ci sui por vostre amour enserrée à grant paine. ■ Ne puis sor pies ester, tant sui sosprise et vaine. A cest mot chiet pasmée sans vois et sans alaine. He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. Li rois ot entendu et le cri et la noise : Durement s'esmerveille quant ele ne s'acoise; En la tour vint courant plustot que cerf ne voise ; Sa fille voit pasmée, Idoine la cortoise. Entre ses bras la prend; n'a talent qu'il s'en voise. He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. Grant dolour a on cuer li rois , ne sait que dire ; La roïne raccourt, de deul confont et d'ire ; « Fille, font-il andoi, cest amour vous empire. » Quant elle puet parler, si respont : « Voire, sire. » Lasse! toute i morrai, ne m'en puis escondire. » He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. v — « Fille , com cest amour vous a pâlie et tainte ! n D'amer Garsilion ne vous estes pas fainte. » Jà ne verrez un mois, tant s'amours vous a tainte. » — uSire, por Dieu mercis, ci n'a métiers d'estrainte; » Se ne l'ai à baron, de deul serai estainte. » PIÈCES A L'APPUI. 175 Ile Diex! Qui d'amour sent dolour et paine. Bien doit avoir joie prochaine. — ■ Fille, se vous voliez entendre à mariage, » Fil de roi vous donroie, riche et de hault parage. » — « Sire, jà n'aurai hom en trestout mon cage , » Se n'ai Garsilion , le bel , le preu , le sage ; >■ Car si vaillant, sans vous, ne sai en nul lignage. » He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. Quand li rois ot sa fille qu'aillors ne veut entendre , Un tournoi fait crier, que plus n'i veut atendre ; Devant la tour sera , bien s'i porront estendre. Et qui le pris aura , si le convendra prendre Idoine la courtoise , où il n'a que reprendre. He diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. Par le pais fu tost secue la nouvelle; Plus lor plaist à oïr que harpe ne vielle. Tuit dient qu'il iront conquerre la pucèle, Pour s'amour metterout mainte lance en astelle. He Diex! Qui d'amour sent dolour et paine. Bien doit avoir joie prochaine. Lors viennent chevalier de mainte terre estraigne. Pour amour la pucèle n'i a nul qui remaigne. Cuens Garsiles i vient à moût riche compaigne. Devant la tour la bêle ot mainte riche ensaigne. Et li tournois commence ; n'i a nul qui se faigne. He diex! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. 176 PIECES A L'APPUI. Chascuns por bêle Idoine de bien faire s'avance , Qui s'est mis as fenestres; n'ot si gentile en France Son dolz ami présente par amour une mance, Et li cuens la reçoit ; ens el tournoi se lance. Aine mieudres chevaliers ne tint escu ne lance. He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. Riches fu li tournois desous la tour antive , Chacuns par sa proesce vuet qu'Idoine soit sive. Et la bêle s'escrie : ti Cuens Garsiles , aïve ! » Li cuens qui chevalier ne doute ne esquive , A fait ce jour vuidier maint cheval et mainte yve. He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. Moût le fit bien Garsiles qui proesce a et force ; Por l'amour la pucèle s'esvertue et esforce. Les escus froisse et fent com s'il fuissent d'escorce. A chevalier n'assemble qu'a terre ne le porce. He Diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. Tout le tornoi veinqui , la pucèle a conquise , Et li rois li donna , si l'a à femme prise. En sa terre l'emporte, à haute honor l'a mise. Moût doucement s'entraiment, loiaument, sans faintise . Or a la belle Idoine quant que ses cuers devise. He diex ! Qui d'amour sent dolour et paine Bien doit avoir joie prochaine. PIÈCES A L'APPUI. 177 B. Ctyanson i»c ©ilkkrt. J'ai fel maint vers de chanson, Et s'ai mainte foiz chante : Onques n'en oi guerredon , Nés tant c'on m'en scust gré. Mes jà pour ce n'ière faus. Toz fins et loïauz M'en irni, Il serai Sages ; si m'en retrairai D'amer ccli Où il n'a point de merci. Je ne donroie un bouton D'amors ne de sa fierté. Issuz sui de sa prison Où j'ai mains mauz enduré. A mors n'est fors paine et mauz Tormenz et travaus. Joë n'ai Quant les ai ; Et pour celi me retrai D'amer celi Où il n'a point de merci. Se j'amasse traïson Ne mesdit , ne fausseté , L'on m'eust tenu à bon , Et si m'éust-on amc. Certes , amors deloiauz , Ja n'ière de çaus; Ains ferai, Quant voudrai , Chanson ; si me retrairai D'amer celi Où il n'a point de merci. Nus ne se puet avancier En amor, fors par mentir : Et qui melz s'en set aidier, Plustost en a son plesir. Qui famé justisera, Jà ne l'araera Par convent Loïaument : El pour ce je me repent D'amer celi Où il n'a point de merci. Certes jà celer nel quier, G'enpris ma dame à servir. Rendu m'en a tel loyer Qu'ele me cuida traïr. Voirs fu ; s'iimor m'otria , Mes ell' me gaba Por vil gent. Vengement M'en dont Diex ! Je me repent D'amer celi Où il n'a point de merci. 3l«tre Cljanson. Li joli pense que j'ai Me vienent de fine amor Et de ce que dame sai Bone et sage et de valor. Me conforte et tient en joie, Tom. XIII. Et se je pooie Passer la meillor C'on sache de faire honor, Por ma dame le feroic. 23 178 PIECES A L'APPUI. Jamais je n'entroublierai Un ris qui vint de douçor Qu'ele fist quant l'esgardai. Mes ne dis pas tel folor Que pour moi fust , je faudroie ; Ne voir ne diroie ; Mais de tel savoir M'est el cuer que nuit et jor Me samble qu'adès la voie. Dame , je vous ai doué Mon cuer, sanz jà départir ; S'il pooit estre à vo gré , C'est la rienz que plus désir. Dame franche et débonnaire , Je savoie faire Le vostre plaisir, Mieuz ameroie à morir Que nus m'en véist retraire. Cljaiwon îra îmc Cjenri 333. L'autrier estoie montez Seur mon palefroi anblant, Et pris m'estoit volentéz De trouver un nouviau chant. Tout esbanoïant M'en aloie ; Truis emmi ma voie Pasloie séant Loin de gent ; Bêlement La salu Et li dis : « Vez-ci vo dru. » « Biau sire , trop vous hastez , Dit la louse ; j'ai amant : Il n'est guères loing aléz, II revendra maintenant. Chevauchiez avant , Trop m'effroie Que il ne vous voie, Trop est mescréant ; Ne talent Ne me prent De vos giu : Aillors ai mon cuer rendu. » k Damoiselle , car créez Mon conseil , je vous créant , James povre ne serez , Ainz auroiz à vo talent Cote traînant , Et corroie Ouvrée de soie Cloée d'argent. » Bonement Se défent ; N'a valu Quanque j'ai dit, un festu. « Biau sire , car en alez , Dist-elle, c'est pour noient; Vostre parole gastez Que je ne pris mie un gant. Ne vostre berban N 'ameroie , Vos don ne prendroie , Ne si autrement Vostre argent ; Vo présent N'ai eu ; Maint prometeusai véu. » « Damoiselle , car prenez La çainture maintenant, Et le matin si raurez Trestout l'autre convenant. » Lors va sorriant , Et j'oi joie. Tant fis qu'ele otroie Mon gré maintenant. Le don prent Maintenant : J'ai sentu De quel manière ele fu. PIÈCES A L'APPUI. 179 2utxe Chanson. Amors m'est à cuer entrée ; De chanter m'.i esméu ; Si chant pour la bêle née A cui j'ai mon cucr rendu I.|;;imiiciiI ; Et sachent la gent , Mercier Ne doit-on de mon chanter, Fors li Cui j'aim si Que j'en ai et cuer et cors joli. Se j'ai dolor endurée l'or amor, et mal sentu , Il me plaist bien et agrée Quant j'ai si bien esléu ; N'ai talent D'amer faussement ; Amender Vueil , et loïaument amer Por li Cui j'aim si Que j'en ai et cuer et cors joli. Amors est en moi doublée Plus que onques maiz ne fu ; Si servirai à durée ; Diex doint c'on m'ait retenu Temprement Amoureusement , Sans fausser ; Car je ne puis oublier Celi Cui j'aim ai Que j'en ai et cuer et cors joli. Et s'amors les suens avance . De moi li doit souvenir; Car je sui suenz sanz faillance A toz-jors sanz repentir. Ententis Serai mes touzdis D'avancier Amors, et son nom haucier Porli Cui j'aim si Que j'en ai et cuer et cors joli. Adez me croist ma poissance Et volentez de servir, Sans celi où j'ai fiance Ne porrai mie garir ; Si conquis M'ont si très douz ris : Sans cuidier Sai que ne puis eslongier Deli Cui j'aim si Que j'en ai et cuer et cors joli. Cuens jolis De Flandres , amis . Cui j'ai chier, Me sauriez-vous conseil! ier De li Cui j'aim si Que j'en ai et cuer et cors joli? 180 PIÈCES A L'APPUI. £e jeune DietUaro. Je sui jà viellart par semblance.' Ma viellesce s'est moult hastée ; Elle m'a sourpris en m'enfance ; N'a pas attendu sa journée. Angoisse , doleur et meschance La viellesce m'ont amenée. Foulx est chil qui met sa fiance En chose que est si tost muée. Ma teste qu'estoit bien ornée De cheveulx blonds et de menuz , Est maintenant toute pellée , Et les cheveux sont tous chéuz. Ma pel , tendant et saoullce , Lors quand j'estoye aynsi tenus. Est maintenant vuide et ridée Devant que le temps soit venus. Inconstance î>e la iortune. Fortune va , fortune vient ; Nulle chose ne la retient , Quand elle l'a mis en sa teste. Pour Roy ne pour Duc ne s'arreste. Pour ce , quand aler s'en veult , Paciemment souffrir l'esteult. Chil qui en mer liève sa voile Qu'est soubtilment ouvré de toile , Il se met en gouvernement Et de la bise et de tout vent. Et , pour ce , lui convient attendre Là où le vent le veult eraprendre. C'est la coustume de la mer. Aussi qui veult son champ semer, II n'est pas à sa volenté Qu'il ait tousiours du blet planté. Et , pour ce , quand deffault y vient , Pacience avoir convient. même sujet. Fortune mue ou tost ou tart; Toute chose qu'on puet nommer , En ciel , en terre et en mer, Se change et est en mouvement , Excepté Dieu tant seulement. Le soleil cler change son estre , Depuis le main jusques au vesprc , Au moins quatre fois en appert , Selon ce que li jour se pert; Samblant est que rouge levoit. Devers matin quand l'en le voit ; Vers tierche , selon sa manière , Sa clarté monstre et sa lumière; Entour midi , monstre sa force , Car de nous escauffer s'efforce. As vespres, change sa coulour, Sa clarté pert et sa calour. Quant les bois sont beaux et jolis , De roses et de fleurs polis , En printemps , quand est revenus Le doulx vens qu'a nom Séphirus; Se li dur vens revient après , Il ne demeure , en camps ne en prés , Beaulté de roses ne de flours ; Ains tantost perdent leurs colours. Encor est la mer plus muable. Maintenant la verres estable ; Tantost après, bise retourne Qui toute la mue et trestourne. PIÈCES A L'APPUI. 181 e iîlanjtymtc. SALADE. Sus toutes flours tient-on la rose à belle Et en après , je croi , la violette; La flour de lis est belle , et la perselle; La flour de glay est plaisans et parfette ; Et li pluisour aiment moult l'anquelie, Le pionnier , le muguet , la soussie. Chascune flour a par li sa mérite. Mes je vous dis, tant que pour ma partie , Sus toutes flours j'aime la Margherite. To«. XIII. Car en tous temps , plueve , grésille, ou gellc. Soit la saisons ou fresce , ou laide , ou nette. Cette flour est gracieuse et nouvelle , Doulce et plaisans , blancette et vermillettc. Close est à point , ouverte et espanie ; Jà n'y sera morte ne apalie ; Toute bonté est dedans là escripte ; Et pour un tant quant bien y estudie , Sus toutes flours j'aime la Margherite. 24 186 PIÈCES A L'APPUI. M es trop grant dœil me croist et renouvelle Quant me souviens de la doulce flourette ; Car enclose est dedans une tourelle; S'a une haie, au-devant de li faitte , Qui nuit et jour m'enpêce et contrarie ; Mes s'Amours vœlt eslre de mon aye , Jà , pour créneil , pour tour , ne pour garite , Je ne lairai qu'à occoision ne die : Sus toutes flours j'aime la Margherite. tJirelag. Se par honnour sui donnée Et de ccer énamourée A mon doulx amy , Qui m'ayme bien et je li , Je n'en doi estre blasmée. Car je puis bien dire ensi : « Oncques en lui je ne vi n Chose desrieulée ; u Mais loyalment jusqu'à ci » M'a honnouré' et servi' ; » Et trop bien m'agrée. :> La grasce et la renommée a De tous bons recommandée » Qui est dedans li ; a Car oncques n'en défalli, » Soir ne matinée. » Se par honnour sui donnée En de ccer énamourée A mon doulx amy , Qui m'ayme bien et je li , Je n'en doi estre blasmée. Trop seroient enrichi Losenger et bien parti De bonne journée , S'ils estaient tout onni Et les bons mis en oubli. J'ay aultre pensée. Cil l'aura dont sui amée Et souveraine clamée. Bien l'a desservi'. Or se conforte par mi , Et de riens il ne s'effrée. Se par honnour sui donnée Et de cœr énamourée A mon doulx amy , Qui m'ayme bien et je li, Je n'en doi estre blasmée. (Trettic dufoljr Buisson de Jonèce.) PIÈCES A L'APPUI. 187 tttmïid. Tour vous , doulce créature Me fault souffrir, nuyct et jour , Maint assault plain de dolour. Pcnscrs si garni d'ardurc Pour vous , doulce créature. Regardés quels m. mis j'endure. Se briefinent n'ay vo doçour, Morir m'cstoet sans séjour, Pour vous , doulce créature. Oalabc. Manière en plaisant arroi Est forment recomroendée En dame , et feust fille a roy. Car, quant elle en est parce, Elle est de tous honnourée , Amée et prisiée aussi Pour le bien qu'on voit en li. Et c'est bien drois , par ma foy ! Car manière à point arrée, Soit à vue du en requoy, Est volentiers regardée ; C'est vertus moult renommée. Oncques coer ne le hay Pour le bien qu'on voit en li. Et pour ce que je perçoi Que ma dame en est armée, Sui-je hors de tout anoy ; Car elle est des bons nommée , De grasce et de renommée , La perfecte au coer garni Pour le bien qu'on voit en li. (Itid.) ftonkl. La poincture qui me poinct , Dont conseiller ne me sçai . Nuyct et jour ne cesse point La poincture qui me poinct. Et si me poinct si à point Que riens ne crienc son assni La poincture qui me poinct. (Itid.) 18» PIÈCES A L'APPUI. tKrela». Ve-me-ci resuscité Et hors de péril jette , Puisque je voy Le reconfort où je doy Prendre liece et santé. Et c'est bien chose certainne Que toutte joye m'amainne Li regars De ma dame souverainne ; Car, quant sa façon humainne Je regars , Tout mi mal se sont osté , Gari et reconforté , Ne je ne boy Chose qui tousche à anoy. Sachiés-le pour vérité. Ve-me-ci resuscité Et hors de péril jette , Puisque je voy Le reconfort où je doy Prendre liece et santé. Et se fortune me painne De moy donner haire et painne , C'est li dars De quoy les amans fourmainne. Mais , quoy qu'elle se demainne , Je me pars De luy et de sa durté. Et face sa volenté ; Car, par ma foy, On ne verra jà en moy Fors que toutte loyaulté. Ve-me-ci resuscité Et hors de péril jette , Puisque je voy Le reconfort où je doy Prendre liece et santé. {Ibid.) Uottôcl. Amours , je vous regrasci En quan que vous m'avés fait. Le temps me plest bien ensi. Amours , je vous regrasci , En quan que vous m'avés fait. J'ay mon cœr mis et censi A bel et bon et perfaict. Amours , je vous regrasci , En quan que vous m'avés fait. {Ibid.) PIÈCES A L'APPUI. 1»9 UirclttP. Assés je me recognoi. Coer qui s'esbahist de soi , Ne scet qu'il fet ; De joie en péril se met Et en anoi. El pour ce qu'en ce parti J'ai plus avant obéy Dou temps passé , Qu'il ne besoignoit à mi ; Dont j'en ai souvent senti Mainte durtc. En nom de tout esbanoi , Ma dame , je vous envoi De coer parfet Tout ce q'ung amant promraet En bonne foi. Assés je me recognoi. Coer qui s'esbahist de soi , Ne scet qu'il fet; De joie en péril se met Et en anoi. Et voeil vivre sans soussi , Lies et gai , je le vous di. Car j'ai esté Trop pensicus jusques à ci , Car vostre amour m'a saisi Et si navré Que j'en perc sens et arroi. Mais li bien qu'en vous je voi Me font si fcl Que de péril m'ont hors tret Par leur chastoi. Assés je me recognoi. Cœr qui s'esbahist de soi , Ne scet qu'il fet ; De joie en péril se met Et en anoi. Dùrdû". Se loyalment sui servie Et bellement supplye De mon doulc ami, Il n'a pas le temps en mi Perdu , je li certifie. Souvent se fault abstenir Et couvertement tenir Pour les mesdisans ; Car ils n'ont aultre désir Que grever et escarnir Tous lu vans amans. Trop ont pluisours gens envie Dessus l'amoureuse vie; Je l'ai bien senti. Mais j'ai tout là , Dieu merci ! Enduré à cière lie. Se loyalment sui servie Et bellement supplye De mon doulc ami , Il n'a pas le temps en mi Perdu, je li certifie. 190 PIÈCES A L APPUI. Et pour ce qu'il scet souffrir Et soi sagement offrir, Il vendra le temps Qui guerredon très-entir Lui rendera, sans mentir, De tous ses ahans. S'en servant n'estoit oye Sa proyère et recoeillie , En trop dur parti Seroit , et son temps aussi Plorroit à chière esbahie. Se loyalment sui servie Et bellement supplye De mon doulc ami , Il n'a pas le temps en mi Perdu, je li certifie. (Ibid.) Oolaïie. Quel mal, quel grief ne quel painne Que me faciès recepvoir, Ma dame très-souverainne , S'ai-je corps, cœr et voloir Selonc mon petit povoir De vous loyalment servir. Ensi povés asservir Moy et tout ce qu'il vous plest, Car quanque j'ay, vostres est. Et aflîn que plus certainne Soycs que je die voir, 11 n'a heure en la sepmaine , Nuit , ne jour, ne main , ne soir, Que je puisse bien avoir, Se ne l'ai d'un souvenir Qui de vous me poet venir. De noient pas ne me n'est , Car quanque j'ay, vostres est. En ce doulc penser m'amainne Amours, et me donne espoir Qu'encor me serés humainne; Sans ce ne puis rien valoir. Et s'il vous plest à sçavoir Quels biens me poet resjoïr, C'est qu'à vostre doulc plaisir Commandés, ve-me-ci prest; Car quanque j'ay , vostres est. (Ibid.) Dirclog. Déduit , solas et plaisance , Et tout joious sentement Sont en moy présentement Et m'ont en leur gouvernance. PIÈCES A L'APPUI. IU1 S'en lu Amours qui une paie D'ung si plaisant guerredon ; Car il n'est bien que je n'aie Quant je pense au riche don Et à la doulce ordenance Dont j'ay le commencement. Qui tele fortune attent , Moult est plain de souflisance, Déduit solas et plaisance. Il n'est rien qui ne retraie Par nature a sa saison. Dont , se mon cœr se regaie , Il y a assés raison. Car j'ay bien la cognissanec Que désir grant painne y rent, Et je le croy licment, Car j'ay de sa pourvéance Déduit, solas et plaisance. [IM.) tttrelau. Je n'ai bon an ne bon jour, Ne reconfort ne douçour, Ne souvenir qui le vaille , Se vos regart ne le baille , Ma droite dame d'onnour. Dont souvent sui esbahis; Car je ne puis pas toutdis Estre dalès vous. Quant j'i sui c'est ung périlz Pour mesdisans, ce m'est vis, Qui voient en nous Aucun vrai signe d'amour Dont genglent li trahitour ; C'est la mort, c'est la bataille Que j'ai bien mestier qui faille Pour alégier ma doulour. Je n'ai bon an ne bon jour, Ne reconfort ne douçour, Ne souvenir qui la vaille , Si vos regart ne le baille , Ma droite dame d'onnour. Pour ce, humblement escris A vous , ma dame de pris , Com li vostres tous , Et vous di que je suis cils Qui plainnement est ravis De vos maintiens douls. C'est mon biens, c'est mon retour. C'est ma joie et mon séjour. Il n'est riens dont il me caille, Fors que briefment vers vous aille Pour remirer vo colour. Je n'ai bon an ne bon jour , Ne reconfort ne douçour, Ne souvenjr qui le vaille , Se vos regart ne le baille , Ma droite dame d'onnour. {Ibid.) 192 PIÈCES A L'APPUI. flitw. , VIRELAY. Mesdisant sont moult hardi Qui s'ensonnient de mi , Ne scèvent comment , Et mettent empècement Entre moy et mon ami. Cuident-ils , par leur gengler, Mon ami vers moy grever Ne porter contraire? Certes , nenni. C'est tout cler Que je l'aime sans fausser Et bien le doi faire. Il m'a loyalment servi' , Doubté, crémue' obéy'. Si l'ai-je souvent Refusé ; mes vraiement Oncques ne s'en desconfî. Mesdisant sont moult hardi Qui s'ensonnient de mi , Ne scèvent comment , Et mettent empècement Entre moy et mon ami. Pour faire leurs cœrs crever, En avant li vœil monstrer Chière débonnaire ; Par quoi , s'il les ot parler, Cause aura de tout porter , Soi souffrir et taire. Bien le sçaura faire ensi , Et l'a fait jusques à ci Moult courtoisement. S'en aura tel paiement Qu'il vault et a desservi. Mesdisant sont moult hardi Qui s'ensonnient de mi , Ne scèvent comment , Et mettent empècement Entre moy et mon ami. (Ibid.) tKwlav. Or n'est-il si grant douçour Que de penser, sans séjour, A sa doulce dame gaie. J'ai ce penser qui me paie, Ensi qu'il doibt, nuit et jour. PIÈCES A L'APPUI. 193 Je vous voeil dire comment ; Premièrement , Je ne cesse nullement Que de penser A ma dame entièrement Et liement. Cilz penser me vient souvent Admonester , En remirant sa coulour , Son bien , son sens , sa valour. Dont c'est bien raison que j'aie Ou cœr l'amoureuse plaie , Quant tel saintuaire aour. Or n'est-il si grant douçour Que de penser , sans séjour , A sa doulce dame gaie. J'ai ce penser qui me paie , Eusi qu'il doibt, nuit et jour. Et ce me sont grandement Esbatement Et me sont légièrement Le temps passer ; Car, quant je voi en présent Son doulc corps gent , Je ne puis de ce présent Mes yeulx oster. C'est mon bien , c'est mon retour , C'est ma souverainne amour , C'est le désir qui m'esgaie , Et c'est la fortune vraie Qui me fait tendre à honnour. Or n'est-il si grant douçour Que de penser , sans séjour . A sa doulce dame gaie. J'ai ce penser qui me paie , Ensi qu'il doibt, nuit et jour. (Ibid.) Ce ÏDeporl. VIRELAI. Au départir de vous, ma dame , Le cœr ne scet si le corps part ; Car tousjours tire à vous, par m'ame! Par le grant désir qui m'enflame Pour voslre amour, bruist et art. Mes je vous lais, ma dame chière. Tenés ma foy, m'amour entière Sans départir. Or le prendés à lie chière ; Car vous en estes droicturière Dou pourvéir. To«. XIII. Mon corps se part , le cœr se pasme ; Car vo vair œil , qui son droit dart , L'ont si attaint, que, sans la flame Qui nuit et jour l'art et enflame, N'aurai séjour tempre ne tart. Au départir de vous, ma dame , Le cœr ne scet si le corps part ; Car tousiours tire à vous , par m'ame ! Par le grant désir qui m'enflame Pour vostre amour, bruist et art. {Trellié de l'Eipinette amoureuse.) 25 194 PIÈCES A L'APPUI. Qalcùc. D'un doulx regart amoureusement tret Se doit amans en cœr moult resjoïr ; Car, quant il voit dame où désir l'attret , Qui bellement le daigne conjoïr Et sus li ses y ex ouvrir Liement , par manière d'acointance , Gais et jolis et liés , s'en doit tenir Riches d'espoir, vuis de toute ignorance. Car le regart que sa dame li fait Li accroist sa plaisance et son désir, Et grandement le nourist et le met En volenté de son fait poursiévir De cognoistre et de sentir Que c'est de bien d'onnour. Ensi s'avance Un vrai amans et si voelt devenir Riches d'espoir, vuis de toute ignorance. Pour ce , ne poet amans , par droit souhet , Pour son pourfit mieulx prendre ne cuesir Que d'un regart, mes que telement l'et Qu'on doit tels biens donner et départir A point, sans oultrage yvir ; Car, quant il sont pesé à la balance , Dame s'acquitte et amans voelt servir Riches d'espoir, vuis de toute ignorance. (Ibid.) Oalabe. Très plaisans et très honnourée , En qui tous grans biens sont compris, Mon cuer, m'amour et ma pensée Avés par vos doulx regars pris. Or vous suppli', dame de pris , Que vous me voeilliés faire otri Dou gracieus don de merci. Je n'ai toute iour ajournée. Ne toute nuyt , nul aultre avis Que de moy loialment amée Soyés : ansi serés tousdis Et s'envers vous sui trop petis , Pour Dieu que ne m'ayés bani Dou gracieus don de merci. Loyaulté doibt estre comptée En fais , en oevres et en dis. Or vous plaise d'estre enfourmée De moy; car vos servans m'escris. Et se i'ay en ce riens mespris , Pardonnés-le-moy ; car ie pri Dou gracieus don de merci. PIÈCES A L'APPUI. 195 Uirrlav. Cuer qui reçoit en bon gré Ce que le temps li envoie En bien , en plaisance , en ioie , Son cage use en santé. Partout dire l'oseroie. Comment qu'en la doulce vie D'amours , les pluisours bien sont Navré d'une maladie Et ne sèvent pas qu'ilz ont; Mais leur cuers de ce secré Cognoist bien la droite voie. Hé mi ! vrais Diex , se j'avoie Un seul petit de clarté, Trop plus bernent diroie : •: Cuer qui reçoit en bon (;r<- » Ce que le temps li envoie •■ En bien, en plaisance, en ioie, » Son éage use en santé. » Partout dire l'oseroie. >• Plus plaisant ne plus iolie N'a , ie croi , en tout le mond . Que ma dame qui me lie Le cuer, mes en larmes font; Car, quant i'ay à tout pensé , Ne sçai se li oseroie Dire que ma vie est soie. Et s'elle n'en a pité , N'est drois que plus dire doie : « Cuer qui reçoit en bon gré » Ce que le temps li envoie » En bien , en plaisance , en ioie , ■ Son éage use en santé. ii Partout dire l'oseroie. » (Ibid.) Oalaîie. Pluiscur amans vivent bien en espoir D'avoir merci et d'estre encore amé ; Mes ma vie est tornée en désespoir , Car on m'a jà tant de fois refusé , Tant cslongié , tant monstre de scmblans Durs et crueulx et contre moy nuisans , Que je n'ay fors painne, maulx et dolours. » Je 1 1 1 lirai ensi que fist Tristrans ; » Car je morrai pour amer par amours. » Las ! que briefment puisse la mort avoir ! Plus le désir cassés que ma santé ; Car ma dame , qui tant a de savoir, Ne voelt avoir ne mercy ne pité De moy , qui su i son cremetous servans ; Ains me refuse et griève et uuit tous temps. Se m'en fault dire , et par nuit et par jours : ii Je finerai ensi que Gst Tristrans , >• Car je morrai pour amer par amours. ■> 196 PIECES A L'APPUI. Et si scetbien, ensi comje l'espoir, Com longuement j'ai jà pour li porté Taint le viaire et pâle et mat et noir. Mais point n'i vise on le m'aien compté ; Ains est toutdis en ses pourpos manans. Et quant je sui bien à tout ce pensans , Dire m'en fault en cris, en plains, en plours I mm disoit li dus que chi vos devisons. L'empereur li soit, si vient là de randon , Et .iniiii.it l'cvesque; mais li dus ses sermon Maintient todis cnsi que cy dit nos avons; Et li évesque a dit : ■ Henri , par saint Simon , • Bin tempre veirat ons ta grant dévotion. ■ Ton ovrage apparat par grande affliction. » Tu as de repentir euit le temps si trelon , » Et trestous tes aidans as veius en friction ; > Et si n'as repentance que valhc deux botons ; ■ Certe dolans en suy , bin monstre la raison. ■ L'an douze cent et trent cincq , le sixième de Janvier . L'empereur et l'cvesque vinrent à duc parler. Mais ie vos puy bin dire, par vérité iurer , Le diable tient le duc , à vraie considérer ; Si fort l'at lachiet , ne le veult renfuseir. Todis dist son sermon , ne le puet oblier , Qu'il arderat le Cètre de S' Lambert le bier. Li rois s'en est partis , que ne sceit que penser , Relicques santuaires y at fait apporter. Quant li dus les veyt si comenche à crieir : « Voidiés , voidiés tantoist , ou vos convient Gneir ! » Li prestres s'enfuyent , qui luy recomender Voldrent à tous le diables divers , et présenter. Atant li ménestiers ont corneit le dincr ; A table sont assis. Or poreis csconleir La crueuse vengance et le grant vitupère Que li dus endurât. De luy se vont femeir Ses hommes qui à table se sont volut aller. Pou de gens demorat là pour luy agarder. Le diable qui est subtis qui le volt atrappeir , Au dus donne un somelhe , si le fait reposeir. Quant les gardes voient , si le laisent esteir Les membres sens tenir. Et chis vat experteir. Tantost saillit en pies , un lever vat troveir, Ansi nus qu'il nasquit, les gaites vat frapeir ; Diex huyt en at occis, tous ioines bacheliers ; Puis issit de la chambre , si comenche à trotter. Henry li félons dus de cor Dieu se vengoit. S'en va de chambre en chambre , et son levier portoit ; Tous cheaus qu'il encontroit une à une occioit ; 200 PIÈCES A L'APPUI. Plus de cent en at mors anchois cons l'aperchoit. La saile où l'empereur à son mangier seioit , Voit-il entrer errant ; mais ons li deffendoit. Une grant colp y férit près que Tus ne fendoit. Adonc vinrent là hommes , ne seèvent que ch'astoit. Li une d'une grant baston sour son chief le feroit, Si que le sanc vermeais à la terre en chaioit. Li dus sentit le colp a y XX se melloit. Les XI en at ochis et les altres chachoit Par dedens la cuisine où bien se reponnoit. Li dus est ens entreis, tous les keus il tuoit. Là prist très maile fin , ce fut raison et droit; La cuisine estoit fresse , esquèles ons y lavoit , Partant estoit moult fresse. Et li dus qui coroit, Parmi ceste fressure , tout en sovien tuinoit , Si que le cuer de ventre trestout li estennoit ; Tous col gisoit à terre , mie ne le scavoit ; Un garçon qui un pot de mettaul eskuroit, Celi pot de mettal à deux mains aheirdoit ; Droit à dus est venus qui leveir se voloit , Del pot dessus son chief tel cop se li donoit, Tout emmy la cuisine la cervelle espandoit. Ensi morit Henri qui fausement régnoit. (Extrait d'une Chronique des FF. Charïreui , près de Liège. f^oir Hermann de Wachtendonck , MS. de la Bibliothèque de Bourgogne , n° 376. E.) F. Sien. Hercules fut oultrageux voyagier Qui entreprint toutes les mers nagier , Pour nom acquerre. Mais , quant il vist le merveilleux dangier Où se mettoit par trop eslongier terre , Il fust constraint de voulenté changier , Et de grant erre S'en retourna menant ailleurs sa guerre. Plusieurs monstres il avait abattu , Tué géants et lyons desvestu ; Tant estoit fort , Tant corageux et rempli de vertu , Que tout vainquoit par orgueilleux effort ; Chose qu'il vist ne prisoit ung festu ; Enfin au fort La haulte mer le mist à desconfort. PIECES A L'APPUI. 201 Et, — démonstrant que cellui n'est pas sage, Qui vcult passer où n'a point de passage Et qui l'œul n'a A quelque port ou à quelque rivage, — Le propre lieu dont sa nef retourna , De deux pilliers de merveilleux ouvrage Si bien bourna , Que d'arrester à tous avis donna. Cest exemple comptons-nous contre ceulx Qui, par engin, veulent miner les cieulx Et qui se boutent En abisme par dessuz les sourcieulx, Quant à parler des faits Dieu trop s'escoutent, Disans : « Mal fait » , où trop est péricicux. Las ! poy se doublent Qui contre lui de langues poingnans joustent. Les jugemens divins sont plus parfonts Que nulle abisme; il n'y a point de fons. Au bort demeure ; N'entre dedens , aultrement te confons. De tout venu- il n'est maintenant heure. Loe cellui qui te mist sur les fons. A ce labeure. En trouble mer la voye n'est pas seure. L'ouvrier t'a fait non pas pour le reprendre. Il t'a fait tel , afin de grâces rendre A sa largesse. Se tu pocus riens humainement aprendre, Ton debvoir fais ; tu fais bien , c'est sagesse Mais l'éternel conseil vouloir entendre N'est-ce simplesse Et courousscr la divine haultesse? Conseil divin n'est fontaine , ne mer, Ne haulte abisme ; on ne le poeut sommer ; Car il comprent Eternité impossible à nommer , Et par ainsy tout homme trop mesprent Qui ne se scet à son gré conformer Et qui reprent L'infini sens dont tout fait et emprent. Musez aprèz ce que vous est possible A concevoir ; car il est impossible Que mainte chose Vous soit par cause et rayson entendible ; Le soeul pourquoy en ung seul Dieu repose. Guaires n'y vault entendre bien la bible Avecq la glose ; Dieu son conseil célèbre à porte close. ( Estrlf de Fortune et de Vertu. ) 21uï dans. Francs cueurs, plantés en terre, non pas pour y périr, Mais en cité céleste finablemcnt flourir, Quant la maie fortune vous vient batre et férir, Ayez de moy mémore , preste à tous secourir. Comme bons chevaliers errans , aventureux , Enflammés de vertu et d'honneur amoureux , Attendez sa bataille et ses cops rigoreux ; Plus ferra, plus monstrez qu'estes plus vigoureux. Toa. XIII. 26 202 PIECES A L'APPUI. En l'assault ne povez villainement morir ; Mais , se vous ne croyez haulte gloire mérir , Et renom immortel , pour lequel acquérir , Ne la debvez attendre , ains d'armes requérir. Tant seullement poeut nuyre aux meschans malheureux Qui follement s'amusent en ces biens temporeux Et ne font entreprinse pour aultres ne pour eulx, Fors qu'en sa grâce soient en estât dangereux. (Ibid.) €a .fontaine be Hcmxnce. Jadis cstoit une fontaine , Comme on lit et voit en painture , Où viellesse et âge haultaine Retournoit en vive nature ; Là ne se baingnoit créature , Tant fust-elle ridée et sesche , Sans reprendre une pourtraicture Jone , riant , plaisant et fresche. Là , se muoit la barbe blanche , En ung menton à prime laine; Là, se dressoit la courbe hanche Et retournoit vertu en l'aine ; Là , toute viellesse vilaine , Flestrie et preste de morir , Recouvroit et poux et alaine Et commençoit à reflourir. (Champion des Dames ) €a avance. Mais vous , Franczois de France nés , Donc pensez-vous qu'ainsy avient Que d'Anglois estes gouvernez Et qu'esclave France devient ; Car d'amours il ne vous souvient Et pieça n'en est souvenu ; 11 a convenu et convient Que mal vienne et soit avenu. Puisque commun amour boutastes Arrière de vous , et à part Haines parciales hantastes, En France a couru le Liépart. Encor y est et ne s'en part ; Tant y sera que vous vendrez Ensemble en friez et en champart Et à le vener convendrez. Entré n'y fust pour sa puissance , Sinon par vos haines mauldictes ; Il n'y povait pas entrer sans ce ; De Dieu soient elles maldictes ! Encores diray-je mauldictes, Car il fault que mauldis soyez , Quant aultrement ne contredictes Aux ennemis que vous voyez. Se les membres de vostre corps Avoyent pris débat ensemble , Et mortielx fussent leurs descors , Comment durriez? — Ainsy me semble Pour ce que chascun ne s'assemble Et au commun bien ne s'applicque , Ains pour lui tire hâve et emble , ' Mal va vostre chose publicque. PIÈCES A L'APPUI. 203 Créer , tant envie durra , Tant vostre bien propre amcrcz , Tant vostre royaume endurra Et subjects et foulez serez ; Mais , quant d'acord vous armerez Pour garder vostre France terre , Certainement vous chasserez Vos ennemis en Engleterre. Pensez-en , vos Franczois , se France Maintenant faisoit sa complainte , Mettant en vostre remembrance Tous les maulx dont elle est altainte , Et jusques à la mort eslainte , Qu'elle vous porroit à tous dire , Et se sa douloureuse plainte Vous feroit larmoyer ou rire. 11 m'est avis que je la voye Celle jadis puissante royne, Errant sans sentier et sans voye , En habit de povre meschine , Toute couverte de ruine, Noire de cops et de bastures , Criant le murdre et la famine, Jettce aux maies aventures. Halas ! la dame misérable Sur la quelle ores escopit Celle fortune décepvable Et pièce à pièce l'escharpit , Se son mal lui donne respit Tant que vous dira son pensé, Bénira elle qui rompit L'amour régnant ou temps passé. Ne dira : « Nobles et villains , Franczois esclaves et fuitis, Prenez pitié de moy vile, ains Que j'esrae mes jours chetis , Et aprenez a vos petis Comment haine et faulte d'amour Qui fut et est es cueurs faintis. A fait ainsy flétrir ma flour. » Car puisque haine le palis Du jardin où je m'esbatoye, Rompit , abandonnant le lis Que si soigneusement gardoye , Et vous et aultres gouvernoye Oultre humaine félicité Et disiez : « Saint Denis Montjoye ! » Je n'eus aultre prospérité. » On m'appelloit palais paisible , Temple de vertu et d'onneur. Or suy champ de guerre terrible , Fosse de péchié et d'orreur ; Or ne me poeut on sans fréeur Véoir ne penser seulement ; Et ce m'ont fait haine et erreur Par leur mauvais gouvernement. ■ Richart ne m'avoit pas assez Tempesté oullrageusement ; II n'y a que VI ans passés , Las ! c'est assez nouvellement ; Il falloit qu'en nouveau tourment Henry me remist par vo haine , Et de mon sang habondamment Loyre et Marne rougist et Saine. » Sur Agincourt ne sur Verneul, Ne me fault aler doulouser Le sang des miens ; j'ai partout deul , Partout puis-je mon sang puiser. Le ciel ne poeut tant arrouser La terre , qu'elle ne soit rouge ; On n'y scet que de sang user , L'espée du poing ne se bouge. PIECES A L'APPUI. » O rage hors d'enfer saillie ! Frères et parens s'entretuent, Filz contre pères font sallie ; En bas les hostelz de Dieu ruent; Tous malfaicteurs rient et huent ; Et qui pis me fait, plus désert. O Dieu ! à cui tous malfais puent, Ta justice , las ! de quoi sert ? » Se vous n'avez perdu les sens , Si d'ommes n'estes bestes fais , Sentez, François, ce que je sens, Sentez mes charges et mes fais ; Veullez amender les torfais Dont me mettez à mort amère , Pensez que tousjours je vous fais Comme bonne et piteuse mère. » Voyez-vous point mes champs désers , En lieu de blé , porter espines? Mes laboureurs fuitifs et serfs Pour les murdres et les rapines? Tant d'orphelins et orphelines Sur les fumiers mourans de faim? Plusieurs jadis de sebelines Fourrez, qui n'ont vaillant ung pain? » Je ne vois mais ville champestre , Ne manoir , ne beste en pastis ; Le bonhonmeau n'ose en champ estre ; Doubtant l'espée ou l'apastis , S'eforce emprèz les murs bastis A labourer ; traveille et souffle. Il est mussiez, il est catis, Comme ungpoucin craignant l'escoufle. » Quicunques en France a esté Es temps paisibles et entiers , Voye en pitié la cruaulté Sur bours , sur villes , sur moustiers; Elle est fondue plus du tiers ; Encor ce qui est demouré, Des ennemis et des routiers Est mis au bas et dévoré. « Je ne vous veul pas mettre en conte Murdres, sacrilèges, pillages, Ne pucelles mises à honte , Ne changement des héritages ; Je tays les douloureux vesvages , La servitude , la famine ; Je tays les horribles ouvrages De celle guerre qui tout mine. » Tant est que de mes adversaires Ne suy pas seulement foulée , Mais je vois que de mes haussaires Suys plus vilement pestelée ; Et pour une traître goulée D'or et d'argent , morir me font ; Toute leur guerre est emmiélée Avarice, ainsi leur cueur font. » O cueurs abastus et salis , En vostre vertu ressourdez , Et ayez mémoire du lis Que si villainement perdez. Vo sang espandu regardez, Les os de vos pères espars , Et aux estranges demandez Que je sens en toutes mes pars. » Les povres Sithes vagabundes Par les montagnes et les plaines , Comme sont en la mer les undes Des aures enflées et plaines , N'eurent pas les vertus si vaines Encontre le grand Alexandre Qui , par entreprises haultaines , Fist tant de sang humain respandre. PIÈCES A L'APPUI. 20:5 » Hz lui mandèrent erramment Que , sur les tombeaulx de leurs pures , L'attcnderoyent vaillamment Nonobstant toutes ses bannières. Et vous chassez hors de vos terres Désers de pères et de filz , Et, mis aux derraines misères, Vous laissez ainsy desconfis. » Le ciel vous est-il pas contraire, Ou l'air, ou le vent, ou Fortune? Vous n'en debvez complainte faire , Fors à vostre fausse rancune. Le ciel, le soleil et la lune, Et les planettes meismement , Ne donnent contrainte nesune A vivre ainsy meschamment. » Fortune aussy n'a pas le tort De vous avoir à mal cachié ; Car vous meismes , par grant effort , Avez le malheur destachié ; Que s'il a sa fureur lachié Vers vous , comme faire le doibt , A ce pieça il a tachic; Crevez-vous les deux yeulx du doit. » Certes , Franczois, vostre climat , Vostre ciel vous est favorable. Se vous n'eussiez le cueur si mat , Vostre fait fût plus honnourable. Et force en terre labourable Ne croit-il engins si parfais ; Mais , par erreur intollérable , Estes destruis , estes deffais. » Souviengne-vous que vos ancestres , Par leur vertu qui n'a seconde , Ont estendu leurs puissans sceptres Jusqucs aux 1111 lez du monde. Rome , la dorée et la blonde , Senty leurs mains sur ses espaules ; Grèce aussy , plaine de faconde , Encores craint le nom de Gaules. » De prouesse chevalereuse De paix et d'onneur meismemenl , De loy chrestienne et heureuse J'ay heu le los communément. Or va tout à tresbuschement , Or est changée la devise , Non pas contre moy seulement , Mais nostre mère saincte Eglise. » Paris a perdu sa lumière Laquelle jadis soloit estre La principale et la première Pour la paix en l'Eglise mettre ; Mais erreur y est si grant mestre , Semblablement crainte et faveur , Qu'on n'ose exécuter la lettre De Jésu-Crist notre sauveur. » Hé ! Franczois , tant bien sçavez l'art De farser gracieusement, De baillier aux aultres du lart ; Ce faictes vous communément. Véez-vous point présentement Qu'en nul estât on ne vous prise Et que , par vos fais , lourdement On me lesdenge , on me desprise ? Ressourdez en vostre noblesse , Amendez orguilleusement Les torfais de vostre simplesse , Regardez moy honteusement , Entr'amez-vous entièrement , Et sachiez qu'une mort honnesle Durra biaucop plus longement Que double vie deshonneste. . .. 206 PIECES A L'APPUI. » Ha! seigneurs, diray-je raison : « Ce je dis raisonnablement : » Vous me commettez trahison , » Quand je me fie pleinement » En vous , et tant meschantement » A destruction me mettez. » Je vous le dis secondement , » Vers moy trahison commettez. » » Se vos mères deschevelées Véïez en face blesmye Jusques au morir désolées , Certes , bons filz ne seriez mie , Se de toute chose ennemie Ne les deffendiez et gardiez. Foy donc en vous est endormie , Quant à France aultrement n'aidiez. )i Halas ! France es-tu maintenant Esclave, et jadis flourissoies ; Sur Orient et sur Ponent Ta noble liberté haussoies. France , franc peuple nourrissoies Très humain , très crestien. Las ! Las ! France , faut-il que tu soies Or en si misérables las ? ii France lasse, dolente et mate , En ta flour ne retourneras , S'amour les félons cueurs ne mate; Ains tousjours plus bas tourneras. S'amour les vaint, gouverneras , Flouriras comme fis jadis , Et en cestui monde seras L'aultre terrestre paradis. » Certainement , Franczois , se France Vous racontoit piteusement Sa doulour , sa malemeschance Ce diroit elle et aultrement Et monstreroit évidemment Que voslre haine la consume ; Mais je m'en tais présentement Et mon aultre propos résume. (Ibid.) Ces (Dics. Conter as ouy du novice Qui onques veu femme n'avoit ; Innocent estoit et sans vice Et riens du monde ne sçavoit , Tant que cellui qui l'ensuivoit Lui fist encroire , par les voyes , Des belles dames qu'il véoit , Que c'estoient oysons ou oyes. On ne peut nature tromper. En aprèz tant lui en souvint Qu'il ne peust disner ne soupper , Tant amoureux il en devint; Et quant des moynes plus de viul Lui demandèrent qu'il musoit , 11 respondit comme il convint Que vir les oyes lui plaisoit. (ltiid.) PIÈCES A L'APPUI. 2enne$$e et i)ie\[lc$$e. Car , comme en jonessc le corps Est en ses membres vigorcux, Les bras sont plains, nervus et fors , Le sang boullanl et rigorcux , Visage ouvert , joyeuse chière , Tout y est vert et amoureux , Toute chose en jonessc est chière. En vieillesse, par le contraire, Toutes les vertus s'amortissent, La teste croule , le viaire Palist , et les nerfs se roidissent ; La voix dcffault, durs souspirs issent En lieu de parolle joyeuse ; Toutes choses se anientissent ; Vieillesse est une aage piteuse. Mystère î>e Omonr. Quant dame de son cueur fait monstre A amant et lui baille en garde, C'est par ainsy qu'il ne le monstre , Ains l'enferme en sa sauve-garde Et si secrètement le garde Que nesun véoir ne le puist ; Car elle veult que seul regarde Le bien dont elle l'enrichist. Amour de dame c'est relique Laquelle veult estre enchâssée En cueur très-secret , n'en publicque Montrée , ains à seule pensée , Pour ce que, quant plus est pensée Et ou retraict du cueur véue , Tant plus est sa clarté haussée Et plus chière et plus noble eue. Comm l'escharboucle reluit En la nuit secrète et obscure, Ainsy l'amour de dame luit En cueur qui de celer a cure. Et , comme fine pierre et pure En l'or se resjouist et aise , Ainsy est dame par nature En amy lcal à son aise. (Ibid.) pcmftope. Pénélope monstra se femme Scet garder léaulté entière Et se de légier on entemme Son cueur par don ou par prière. Elle est l'exemple et la lumière Que femme , son mary absent, N'est de mal faire coustumière Et à aultre amour ne consent. Ulixes dix ans demoura Avec maint baron devant Troyc ; Tandis , d'elle s'énamoura Maint homme qui n'eust l'amor soye ; Car, solitaire, simple et coye, En léaulté le jour passoit ; Jamais n'avoit plus grande joye. Que quant à Ulixes pensoit. 208 PIECES A L'APPUI. On la menasse , on lui afferme Qu'en bataille est Ulixes mort ; Tousiours tient-elle sa foy ferme ; En foy tenir est son confort. L'on la tient de si prez auffort Que dist : u Ne seray fiancée , » Se ne voy l'ourlet et le bort » De ceste toille encommencée. » Chascun en espoir attendy Que celle toille fust finée. Mais elle aultrement l'entendy ; Car, jusques à la retournée D'Ulixes , ne fut parfinée ; Car, pour ung fil qu'elle y metoit . La dame , chascune journée , Deulx ou trois ou plus en ostoit Ha ! cueur comme tu te douloyes ! Moult t'estoient longues les nuis , Loing de celui que tu vouloyes. Comme endura si grands ennuis ? Quantesfois à toy-meimes deys : u Ulixes ! Ulixes ! Pour quoy » Seulette demourée suis ? » Halas ! que n'es tu avec moy? » Ulixes dire que debvoit, Quant tel trésor de léaulté , ' A son tardif retour, trouvoit? Il deubt, par espéciauté, Le cueur de telle feaulté Adorer, et prier les Dieux Que Pénélope , de beauté Déesse fissent en leurs cieulx. (Ibid.) €a Qeanié. Belle te semble la flour tendre, La flour qui est tantost finée , La flour qui est tost mise en cendre , La flour morte quant elle est née ; Femme est flour d'une matinée , Peu de chose tantost lui nuit ; Tost vient à maie destinée Comme la glace d'une nuit. Tost vient , tost est ridée et pale , Tost devient flasque et escoulée , Tost part sa couleur principale, Tost a la mamelle avalée , Tost n'y pert ne mont, ne valée, Tost est nient et pis que ne- dis ; Reaulté de femme est tost alée. Fiez-vous-y , folz estourdis. (Ibid.) ta Science. Science est comme un puis parfont Que les anciens descouvrirent , Où les nouviaux engins parfont Ce que les viellars ne parfirent ; Tousdis avant piquent et tirent Les jones engins moult appers A trouver ce qu'onques ne virent Et tousiours se font plus expers. (Ibid.) PIÈCES A L'APPUI. 209 2vn tachons qui ïiiuisaieut la Sxance. Comme les fourmis faictes-vous : Les fourmis ont une manière Qu'ilz veulent estre ensemble tous Au-dessus île leur fourmière. Ainsy l'ung boute l'aultre arrière, l.'mi;; monte amont, l'aultre descent, L'ung va devant et puis derrière ; A paix n'y en a ung de cent. (Ibid.) Culte d'Apollon ci oe îttïbas. Apollo joua ses chansons 'De l'ung et de l'aultre instrument En telx accords et en telx sons Qu'on ne porrait plus doulcement. Jouer povoit divinement Comme Dieu. Et moult estoit fol Qui le cuidoit humainement Surmonter au jeu du flaiol. A voix haultaine et emmiellée Parmy le flaiolet chantoit De la région estcllée Et moult de choses en contoit , Comme chascun ciel fait estoit ; Et du temps et du mouvement, Comme Dieu qui pas ne mentoit , Il chanta merveilleusement. Ses gracieuses chansonnettes Furent toutes entrelardées De la danse des sept planettcs Ensemble moult bien accordées, Disant qu'elles se sont fardées D'influences et d'oingnemens , Aflin d'estre mieulx regardées Des bas et humains jugemens. Tom. XIII. Les douze signes ne teut pas , Ne le char, ne la pouchinière , Ne Fcton qui en son trespas Fit au ciel la blanche charrière : t ' Il conta toute la manière Du lieu et de Testât haultain , Fors de Dieu et de sa chaière Dont il ne fil homme certain. Quant vint au jeu de la musette, II entreraesla son doulx chant Du vent qui le monde viselle Et fait et déliait maint marchant , Et de la nue descochant Pluyes , tonnoirres et grésil , Et de Vulc. mus le meschant , Plus noir et plus sec que brésil. Aussi chanta-il de la mer, De ses périls, de ses Ciclades. Pour quoy elle a le goût amer, Et les tempesles si mal sades , Où Hercules posa ses gades , Et quant Péléus print Thétis . Et de Neplunus li dieux rades Chantait Appolo li faitis. 27 210 PIECES A L'APPUI. La nature aussi des balaines Mit en jeu , et principaument Il fit mencion des Seraines Qui chantent merveilleusement , Et compta la fourme comment Dessus la croupe d'ung daulphin Arrion harpant doulcement Print port de mer et bonne fin. De la terre et de sa grandeur Chanta le sage jouvenciaux , Comment sa grande pesandeur Soustiennent lignes et cordiaux ; D'ommes , de bestes et d'oisiaux , De pierres , d'arbres , métaulx , herbes , Et de tous ses aultres fardiaulx Appolo dit de bons proverbes. Et compta comment la Cibelle Jadis une gent enfanta Contre les Dieux du ciel rebelle, Que Juppiter moult redoubta ; A brief parler, il raconta Tant de choses en son langage Et si haultement les chanta , Qu'on vit qu'il estoit plus que sage. (Ibid.) €e$ Mwe$. Là eust-on veu de la bombarde Jouer dame Eutarpe la blonde , Non pas à la mode lombarde , Mais si souef que la grande unde De la mer esparse et parfonde Prioit le cruel vent marin Que coy se tînt , pour la faconde Ouïr du gracieux clarin. Là jouoit de sa doulce harpe Tercicoire sur les viviers Si souef que brochet et carpe Venoient soubs les oliviers ; Faulcons , sacres et espréviers Se rendoient piteux et mois Vers les perdrix et les plouviers , En oyant si tendres bémols. De Melpomène les douchaines Mains d'armonie ne rendoient ; Les feuilles , les sentans seraines , De leurs arbres se descendoient Et sur le préau l'altendoient , Lui fesant couche et orillier ; Toutes ensemble contendoient A plus prèz ses sons orillier. Caliope , de grosse trompe Quant elle veult ung peu sonner, Semble que le ciel fende et rompe Et que doye tout estonner ; Hault fait-elle Écho résonner Laquelle es cavernes et fosses , Mons et foretz , sans séiourner , Respond aux voix gresles et grosses. PIÈCES A L'APPUI. 211 Clyo faisoit ses dis si beaux Avecque sa vielle tant doulce , Que mors issoyent des tumbeaux Escouter son art et sa touche. Mieulx n'eussent sceu'dire de bouche Leurs fais, comme tous les sçavoit; Elle, qui jamais ne fut louche , Tout le temps passé veu avoit. Là Hérato frisque et cueullie , Jouant de ses bonnes cymbales , Faisoit tours et faulx dcscueullie , Morisques caroles et baies ; Car, tant fut aperte en ses gales , Que bien sembloit qu'elle voloit Et eust plumes , pennes et aies , Quant sur le pré herbu aloit. Et certes dame Polimie , En l'umbre de feuillus buissons , De chanter ne se faignoit mie Et faire ses gracieux sons ; Les rossignolz, à ses chansons, Les alouettes, les mauvis. Les kalendres et les moissons Y furent pasméz et ravis. Là , du flaiol et de la pippe Ou d'ung petit festu de blé Talye joue , et pastour grippe Le mont ; tandis lui est emblé Son bétail ; mais lui a semblé Si souef le jeu de la dame , Qu'il sera très-riche et comblé S'il en peut sçavoir une drame. Là , Uraine, sur roche haulte Que semble touchier près des cieulx , Joue de orgues et sans faulte , Si bien qu'elle apaise les Dieux ; Car, quant ilz veulent aux mortieulx Jetter quelque paine cruelle , Pour l'instrument mélodieux Chascun son courage rappelle. (Itid.) Conseil ouï amoureux. Si , dis les amours pastourelles Estre plus seures , plus prochaines , Plus durans et plus naturelles Et de plus haulte joye plaines , Les citoyennes et mondaines Mortes de crainte et de soussy ; Car jamais ne sont si certaines Que tousjours il n'y ait ung sy. Pour ce Vénus , quant avisoil Adonis aux cheveux dorez Que tant estroictement baisoit Dedens les boys de vert parez , Bien luy disoit : ■ Garez , garez » De chasser beste dangereuse ; » Se chasser voulez, si courez » A beste qui n'est périlleuse. 212 PIECES A L'APPUI. Le sangler est armé de broche , L'ours deschire tout à sa paste , Le cerf de cornes souvent broche , Le loup rend Tomme las et mate ; Certes qui les sieut, il se gaste. A lièvre ou à connin chassez ; Et, se plus grand plaisir vous haste, Faulcons ou espréviers lâchez. » En vérité , souvent on chasse Aux plus grandes de la cité , Et maie mort on s'y pourchasse; Dangier y est tousjours bouté. Doncques , se tu as volenté A la chasse où souvent va-on , Prends la perdrix à seureté Plustost qu'en dangier le paon. Ne t'amuse à dame Ysabel. Ou à madame Marguerite , Car tu y laisseras la pel Se tu n'es de bonne conduite. Et, se bien amer te délite, Va-l-en au bois plein de (loureltes , Et voy quelque belle à l'eslite A cui contes tes amourettes. (Iiid.) Ce iflonbe avant et après la cl)ute be l'Ijamme. Là , printemps flourissoit tousjours ; Là , tousjours rossignolz chantoyent ; Là , au pré vert , arbres et flours Leurs doulces oudeuf s espandoyent ; Là , fountaines elères sourdoient ; Là, ne grésilloil , ne ventoit ; Là , tous humains playsirs estoyent ; Mal ne doleur on n'y sentoit. Ores nous perche Taga vent , Or sur nous chet nesge et greslée , Or oyons-nous tonner souvent, Or roidissons à la gelée , Or avons-nous la peau halée , Or sont mille variétéz , Or est humanité foulée De tant de contrariétéz. {Ibid.) 2Uh .français. Le poète, s'adressant aux Français, leur reproche d'accuser Dieu des mal- heurs qu'ils souffrent et de dire qu'il dort , Et qu'il vous laisse au besoing et au fort , Et ne vous donne advantage ou confort; Ne le blasmez; il faict bien, il n'a tort. PIÈCES A L'APPUI. 213 Et , suppose Que sur France n'eust sont regard posé , Ou qu'il dormist comme mal reposé , Néenlmaius péchié vous a tant exposé A grant malheur, Que sens n'avez , proesse , ne valeur. Par qui France languissant en douleur Puist recouvrer sa première couleur ; Tant est au bas Par vos haines , divisions , débas , Que d'elle on fait comme d'ung viez cabas, Et est subjecte au gorel et au bas. Champs et villages, Villes, cités, bourgs, raoustiers, ports, passages, Dix mille maulx , plus de cent mille oultrages, Monstrent assez que tous ne sont pas sages. Ce ne faict Dieu Qui ne veult mal à personne n'a lieu , Et vous pugnist doulcemenl et par jeu Quand contre luy empaiguiez vostre espieu. Las ! n'appeliez De son décret , se , povres et pelés , Paoureux , fuitifs , là et dechà piles , Batus , foulés , tourmentés , chapelés , Vous véez or Les maulx passés ne sont pugnis ancor, Et les nouveaulx vont à cry et à cor, Que purgier fault et mander à l'essor. Mais quoy? Ayez Le cœur vers Dieu , et tous vices hayez , De charité le bien commun hayez Et encloez , puis ne vous esmayez De la fortune. Car, s'elle est or fort obscure et moult brune, Conclud n'est pas que demourer doye une. Enfin l'aurés aussi elère qui lune. (Estrifde Fortune et de Fcrtii.) Ce Iflon&e avant et après la cl)ute oc l'homme. Et cuyde-moy que la Cybelle , Laquelle souloit de don pur Jetter ses biens , devint rebelle A l'eure qu'elle vit le mur Et la haye assemblée sur Ce qu'elle envoyoit en commun ; Car elle vouloit, j'en suis sûr, Qu'autant en eust l'autre que l'ung. 214 PIECES A L'APPUI. Si la fault ores entamer , Perchier de herches et de soch , Fumer, arrouser et semer, Purgier de pierres et de boch ; Et semble qu'on tire à ung hoch Ce que souloit , de grâce plaine , Donner, car il n'est roi ne roch Qui maintenant ait bien sans paines Au premier temps l'espy grenu Croissoit et amenoit son per , Le fruict pendoit gros et menu , Sans enter arbre ne couper ; La table à disner, à souper, Tousjours fut preste aux terriens. Las ! or' fault la terre fraper Avant ce qu'elle porte riens . [Champion des Dames.) ÎDéfinttton que Ôrtef-Consetl, avocat be Jtlalebouclje, bonnt be l'amour. Amours , meurdrier , comment permet Dieu que tu son peuple décheuves Et en souffre ardant ne te met Que ta pénitance recheuves ? Amours , traître , comment te treuves Entre le peuples que tu tues ? N'est-il pas temps que tu t'en meuves ? Partout sont tes flesches sentues. Amours , Amours , joye ennuieuse , Amours, liesse enlangourée, Amours, charité envieuse , Espérance désespérée , Amours, coulour descoulourée, Ris plourant , enfer glorieux , Félicité très-malheurée, Paradis mérancolieux ; Amours, pensement sans pensée, Regart sans yeulx , sens insensible , Gré sans veul , présence passée , Miel amer , puissance impossible , Ennuy plaisant , repos pénible , Glace ardant, printemps sans flourettes, Basme puant, salut nuisible , Fumier flairant les violettes ; • Paix descordant , maie bonté . Joyeux deul , proesse fuitive , Los blasmé, honneur ahonté , Secret commun , fièvre saintive , Laide beaulté , vertu chétive , Fourment gracieulx , fin sans bout , Amours , en réaulté faintive , Amours n'est rien et semble tout. (Ibid.) Vémxs. Estre me sembla la plus belle . La plus doulce et la plus riant. Oncquesmais je ne vis pucellc De manière si attrayant. PIÈCES A L'APPUI. 215 De flours portait ung chappelet Sur «a tresche fort embellie , Où ne verra poil ne pellet Qui ne soit de fasson polie. Oyseuse, la frisque et la lye , La sert de pigne et de miroir A. soy faire et véoir polie Pour belle et plaisant apparoir. Elle est belle et gente à merveille ; Et ne croy que dame Nature Oncqucs forgast beau I té pareille N'en proporcion n'en paincture. Pour certain , toute créature Est enflammée à son regard ; Et malement se dénature Qui ne recheut en gré son dard. Cunscila aux princes. Le prince en la chose publicque Est comme sang dedens le corps ; Le sang maulvais fait vie oblique Et jette enfin l'esprit dehors ; Le bon rend les esperis fors Et donne aux membres nourreture ; Par ses vertus par ses eflbrs , L'omme a estât, vie et nature. Ainsy , en la publicque chose Quant bonnes vertus espandez , En santé bonne elle repose , Et très-joyeuse la rendez ; Mais , quant aux vices entendez Et menez vie corrumpue , Vous la gastez , vous la perdez , Elle est destruicte, elle est rompue. Prendre désordonné déduit En secret et publicquement , Jouer aux déz toute la nuit , Renier Dieu tout plainement , Es-ce mettre gouvernement ? Es-ce bonne exemple donner A vos subgiez? Certainement C'est vous destruire et les dampner. Seigeurs , seigneurs , droit chariez ; Grand fais avez-vous à conduire ; Alez droit et ne variez , Regardez que vostre chare tire. Le peuple en vos œuvres se mire, Et volentiers , à vostre exemple , Ou il s'amende , ou il s'empire , Et de vertu se vuide ou emple. Tulle, au tiers livre de ses Loys, Reprent ung prince durement Quant il est dissolu galoys , Non pour son péchié seulement ; Mais par la cité prestement Ensieut la maulvaise coustume ; S'il boit péchié , certainement Le peuple incontinent le hume. Si ques, mes seigneurs qui vivez A propre salut acquérir, Et qui aussy faire debvez La chose publicque flourir, Entendez à vertu chiérir, Vices haïr et vanité , Aflin de doublement mérir Envers la haulte Trinité. 216 PIECES A L'APPUI. Fuyez , fuyez faulses délices. Qui les sieut , il ne peut entrer Dedens les vertueuses lices Ne soy gentil homme monstrer; Vertu ne poeut jamais piantrer Avecques orde négligence : Elle ne scet ydolatrer Ne varier sa conscience. (Ibid.) définition ïie l'^Unonr, par k Champion. Amours est vie délittable Laquelle certain espoir maine , Vie courtoise et charitable , Vie commune , vie humaine. Amours tous les bons jours amaine , Amours humains cueurs reconforte , Amours la carolle demaine Où ame ne se desconforte. Amours toute joye nourrit, Amours ennuy vainct et appaise , Amours en souspirant soubrit, Amours n'a riens qui lui desplaise , Amours en attendant est aise , Amours voit le temps avenir, Amours se chiérit et se baise Par ung gracieux souvenir. Amours est vraye médecine , Amours est ayde et secours brief , Amours est de salut racine , Amours chasse tout péril grief, Amours est large en son relief, Amours est basme de confort , Amours est de richesse fief, Triade contre desconfort. Amours les aveugles voir fait , Amours lesimpotens conferme , Amours les contrefais refait , Amours les cueurs fermés defferme , Amours les infermés referme, Amours les vivans vivifie , Amours rend vie sûre et ferme ; Sage n'est pas qui ne s'y fie. Amours les ignorans aprent , Amours les sages enlumine , Amours les oultrageux reprent , Amours les errans achemine , Amours toute rudesse mine, Amours tout orgueil amolit, Amours en tout bien se termine ; Vertu tout péchié abolit. Amours en pacience danse , Amours en adversité chante , Amours en plours est à la danse , Amours en povreté se vante , Amours solitaire tous hante , Amours en plus vivant plus vit , Amours ne fait vie meschante ; Bon espoir ainsi le ravit. PIECES A L'APPUI. 217 Amours fait avoir aux preux gloire, Amours les hardis encourage , Amours donne aux amans victoire, Amours auroist noble courage , Amours hetqui se descourage, Amours qui bien le sert couronne. Amours, en ce mondain orage, C'est cil qui porte la couronne. Amours , Amours , vraye prudence , Justice en bon poids mesurée Force puissant en excellence , Attemprance bien modérée . Espérance très-asseurée , Ferme foy ayant certain erre , En ceste vie malbeurée , Seul montes au ciel de grant erre. €a Renommîe. Elle vole parmy le monde , Ainsy qu'ung oysiau proprement. Il n'est lanier, faulcon , n'arondc Qui vollast plus légièrement. Jaçoit ce que assez lentement Elle s'esmenne et comme à paine ; Mais, s'elle a prins commencement , Elle est de plus en plus souldaine. Tant de plumes a , tant de bouces , Tant de langues et tant d'oreilles , Et tant d'ieulx qui ne sont pas louces , Et tant de voix a despareilles. 0 ! très-merveilleuses merveilles ! Que d'oreilles , de bouches , d'ieulx ! Qui ouït oneques les pareilles? Quele beste est-ce , très-doulx Dieux ? Et si scet parler tous langaiges, Et tout entent et tout regarde, Josnes et vieulx et folz et saiges ; Jamais ne dort, à tout prend garde. Il n'est ne cloche , ne bombarde , Ne tonnoire si hault tonnant , Dont le tambuis si loingz s'éparde Que sa voix en bas sermonnant. Tom. XIII. Or, pensez doneques, je vous prie , Quelle tempeste elle doibt faire Quant à plain gosier elle crie, Se ciel et enfer l'oyent braire. Partout sa haulte voix repaire Et si lourdement ressortist, Que dame Echo ne se peust taire Et six vingtz ans en retentist. Fama l'appele-on en latin , Et nous l'appelions Renommée , Celle par qui , soir et matin , Est mainte personne hlasmée A tort , et mainte bien nommée , Desservant mieulx qu'on en mesdie ; Car, vray ou faulx, fu ou fumée, Tout lui est ung , mais qu'elle en die. Elle a plus de mille buisines , Les aulcunes basses et sourdes Pour deviser à ses voisines, Les aultres eclatans et lourdes , Les unes à raconter bourdes , Les aultres à vérité dire. Se tu dis vray, ou se tu bourdes, Elle te sçaura tout redire. 28 âi8 PIECES A L'APPUI. Ung chascun pour elle traveille , L'ung mains , l'ung plus diversement. Le laboureur fait maint*1 veille Pour avoir son lozengement. Le chevalier semblablement En son chastel mains en repose. Ainsy le clerc principalment Maint livre notable en compose. Mais sur tous ceulx dont elle raille Le clerc est haultement sonné , Car en escript les faicts lui baille Dont chascun aultrc est blasonné. Le nom romain fust ja fine Se ne fussent les escripvains Lesquelz ont à Fama donné Les faicts des vaillans et des vains. (Ibid.) C'Cglise. Son visage angélicque estoit Plus joly et plus argenté Que la belle lune ne soit Au meilleur point de sa clarté; Et, pour accomplir sa beauté , Joes et bouche vermeilloyent Du sang divin. En vérité, Sur elle tous s'esmerveilloyent. Tel col et telle poicterine , Telx bras et telles mains portoit Qu'en toutes ses pars entérine Et faicte par compas estoit. Quel maint aing , quel regard avoit , Vous ne le debvez pas enquerre , Quant cellui hault Dieu qui tout voit Pour elle seule vint en terre. {Ibid.) G. Chanson. Plus plaisant bergière n'a pas De Colette , de Rains à Roye ; Son corps est faillies à compas Miex que dire ie ne porroie. Car elle est parmi la corroie Gresle , par les rains large et plaine , Haulte à point , et s'a tousiours ioie ; C'est des aultres la souveraine. Soubi son chainse de canevas Sa char plus que la noif blanchoie ; Délis dois a et longs les bras , Dont miex en musette notoie. Doulz regart a la simple et coie , Cler chante comme une seraine , Bien scet houler en la saulchoie; C'est des aultres la souveraine. PIÈCES A L'APPUI. 219 Moutons saifjne vers l'oel sans gas , Et tache aignaux de noire croie ; Trop bien sonne I cor hault et bas , Et m h; ; aubcspin duit et ploie. Elle tist un fronteau de soie Et très-bien lâche un chaint de laine , Et mi;; mastin au pain envoie. C'est des aultres la souveraine. l'astours , changier pas ne vorroie ; Pour Berte , Bétrix et Belaine ; Celle à qui suis et qui est moie , C'est des aultres la souveraine. fcriokt. M'amie est Hester et Hélaine , Et Héro et Pénélope , Et de Vergy la chastelaine ; M'amie et Hester et Hélaine. Car humble est et belle et certaine Et chaste et célan son secré ; M'amie est Hester et Hélaine Et Héro et Pénélope. cintre. Pimalion a m'amie entaillie Et Phébus l'a freschement coulourée , Zéphirus lui a grant doulchour baillie ; Pimalion a m'amie entaillie. Paris d'amours l'a duite et consillie , Et Orphéus a sa voix acordée. Pimalion a m'amie entaillie Et Phébus l'a freschement coulourée. 220 PIECES A L'APPUI. Zxiokt. M'amie est belle et blanche et bloie , Courtoise et coulourée à point , Et doulce , débonnaire et quoie ; M'amie est belle et blanche et bloie , Et plaisans et plaine de ioie. De biens deffault en li n'a point. M'amie est belle , blanche et bloie , Courtoise et coulourée à point. autre. Adieu amis , adieu amie , Adieu Robin , adieu Maret. Pense à moi , ne m'oublie mie. Adieu amis , adieu amie. Tu aras ceste chalemie , Et tu cest coler pour touret. Adieu amis , adieu amie , Adieu Robin, adieu Maret. CIjattôDtt. Bergière iolie, Menons chière lie En ce bois ramé. Mon ami' i'en prie, Car la gaie vie Ay tousiours amé. En ce temps d'esté , Par ioieuseté Voel rire et chanter. C'est bien ma santé Et ma volenté De souvent fester. L'en doibt bien loer Qui se scet ioer Envoiséement. Il vault miex danser Qu'en triste penser Manoir longhement. Qui vit tristement N'y poet bonnement Trouver nulle avance. Anoy fait tourment Au corps , et briefment A l'âme grevance. PIÈCES A L'APPUI. Vivons en plaisance , Tout d'une acordance Chantons et dansons. C'est mon espérance , Sans nulle esmaiancc , De faire chansons. Ly beaux Robechons Ne tous ses soichons N'ont pas si bon tamps . Non , que nous avons ; Orendroit trouvons Amours esbatans. triolet. La très-belle beaultc m'amie Ne diroit pas un aultre Tulles. Sens et valour n'abaissent mie La très-belle beaultc m'amie. Elle est de grant douchour garnie Et sy n'est pas des plus entulles. La très-belle beaultc m'amie Ne diroit pas un aultre Tulles. Chanson. Bien me doy loer d'amours ; Car, par sa doulche merchy , Sut de plaisanche enrichi Tous les jours; Je n'ay plus soing ne soussy , Plains ne plours. J'ay choisy bergière Qui chapeau de may Me fait par manière ; Dieu , bon gré l'en sçay. Et me fait de deux coulours Gans qui sont entreparty , Sy qu'il n'y a , bien le dy , Jusqu'à Tours Bergier qui ait autressy Gens atours. Et , par lie chière , La belle au coer gay Me fait pannetière De foelles de glay. Et souvent, en coellant flours, M'appelle son doulz ami ; Et nous deux, ce tamps ioly , En destours Dansons le tribalery De beaux tours. Bien me doy loer d'amours. -\ .\ .\ 111 PIÈCES A L'APPUI. %• Aimy ! lassette que feray? Aimy ! lassette que diray ? Bien croy que porter ne porray Les maulz d'amer, ains en morray. Souvent dient alcun amant , Par désespoir en hault clamant : h Amours , à droit te vois blâmant; » Le doel va mon coer enflamant. » Les aultres redient à part : k Amours de ses biens me départ. » Par son très-gracieux départ >i M'en a donné la mieudre part. » Les uns dont se loent d'amours , Les aultres font de lui clamours. Quant à moy , de ses maulvais mours Me complains et de ses remours. Car plus ne voy mon bel amy. C'est par amours , lassette ! aimy ! Plus ne le voy, dont i'ai gémi; Plus n'ay ne bon iour ne demi. Mon las coer dedens moy sautèle , Comme feroit au vent la tèle ; Mon sang frémist fort et batèle. Lasse ! par amours sui-ie tèle. Mar vy le ioly tamps de may Qui mist mon coer en tel esmay Pour mon ami que trop amay , Quant le choisy dessoubz le may. Sans lui , sans lui ne puis avoir Joie ne bien , pour nul avoir ; Amans, bien les poés savoir, Qui vers Amours faittes debvoir. Chanter d'oisèles sur la branche M'est ungs lais cris en averbranche , Se je ne voy la remembranche De mon ami sans encombranche. Vert bois ramu , pré verdoiant , Que je sui tout l'esté voiant , Me sont durement anoiant , Quant illoec me vois umbroiant. Hault sapin sus clère fontaine , Voix de pucelle bien haultaine Et de lays une quarantaine Me sont dolour, j'en sui certaine. Beaux chapeaux , parés de flourettes , Fais par très-fines amourettes , Flaiolz , frétiaux et turlurettes Adès me sont paines durettes. Je ne sçay que plus vous diroie; Se tout le monde remiroie, Jà nul plaisir n'y sentiroie S'a mon ami ne me tiroie. Il fait mon plour en ris changier, En hault délis mon dur dangier. De moy fait tous maulz estrangier, Quant ie le voy sans atargier. PIÈCES A L'APPUI. 221 En lièce sont mes doulours, En vermeil ma morte colours , En sapience mes folours Et mes foiblèces en valours. Par lui véoir sui fors d'anoy , De 1res palus en vert annoy , De granl couroux en esbanoy. Oncques sans lui bien nul tamps n'oy. Lasse! ie muir pour son demour. La mort me destrait sans cremour. Je puis bien dire , en ma clamour, Que je muir pour loial amour. A la mort voel faire mon lay. A mou ami , sans nul délay, En lieu de ioly virelay , Doing cest lay , car pour ly fait l'ay. Chanson. Amours de son dart me point Et repoint Par tel point, Que n'ay point De bien , se ne voy m'amie. Car sy lie Ne iolie Ne scay mie , Si belje , ne sy à point. vltltrf. En ce ioly mois de may Se renouvèlent amours , Dont les plusours en esmay Fout bien piteuses clamours, Pour alcger les doulours Et le soussy Qu'ardent desir de mercy Fait à celly Qui attent l'heure. J'en suy ainsy , Dont mon coer pleure. PIECES A L'APPUI. £abk ira £onp et iie l'agneau. C'est ce pourquoy plus ne se fie Brebis en loup , mais s'en deffie ; Car iouer ly vault d'un faulz tour, Ainsy sermonnans en destour : — u Soer, doulce soer, ma robe grise Démonstre , sans aultre devise , Que m'acointance est moult séure , Et chascuns bien s'y asséure Fors la berbis qui y varie , Dont ie me mau paie et tarie ; Car en moi nul n'a ma véu , Mais tout bien là où j'ai peu. Souventefois l'ay deffendue Qu'elle fust mangie et perdue. Sy m'évermeille durement Que , pour estre séurement Paissant le pré et le porel , De moy ne fait son pastorel. Car nulz , ne Gobert , ne Gaultier, Ne scet miex de moy le mestier. Sy que , se venir t'en voloies Avoec moy , miex que ne soloies Porroies en bonne pasture Dès or prendre ta nourreture. Sy le fay pour ton bien accroistre. » c Comme ' , fait par un Ijans oe rdigtan en rasrne. Por contresteir à grans forfais Qui fullcment ont esteit fuis A noble et bon pays de Liège , Je vos diray , sans faire siège , Cornent les malvais plains d'obtrage Ont tant querut leur avantaige Par trayson et aultreraent, Affin qu'ilh fessissent tourment A dit pays qu'ilb ont robeit , Ars gens , et pris et ransoneit , Et trahies sens miséricorde A martyr de feu et de corde , Sens espargnier femmes ne enfans , Ne petits, ne moyens ne grands. De nulluy n'avoient merchy. Ce estoit Philpot de Saugay , Aussi .Lu '"t tin de Bctunne Qui al. mail fait des fois plus d'onne , Et aultres de leur compaingnic , Qu'eis tous nommier je ne say mie. Bien croie qu'ilh avoient espoir De plus grans d'eaux avoir confoir Qui ne le poirent aidier , Et après les fault humilier , Qui leur avoit preste forteresse Partant qu'ilh faisoient promesse De faire de pyes qu'ilh poroient , Dont très-bien s'aquitarent. Aveque eaux s'acompangnat Johandc Bealren et jurât Y fault qu'ilh soit sens departeir, Che fut toist de son amy partir ; Et de che Cst-y sa dévisse , Et puis après tantoist s'avisse D'aquérir chastias bons et fors Dedens bonne vilhe et dehors, Pour rechivoir et mètre dedens Bobeurs, laurons et teiles gens, Pour avanchier son entreprise Qui par luy estoit follement prise Contre ses amis et voisiens. Là rechut avoit plusieurs biens. De foy , d'honneur oit peu de cure, De defigureir sa nature , Quant corut at sens deflianche Cheaux qui en luy eurent fianche , Il obliat, si comme je croy , La pussanche de souverain roy Qui plus ne l'at volut souffrir ; Anchois at volut por offrir , Pour expérienebe tout cleire , Le remeide de chesti mateire Laquele on puet moultbien comprendre, Se vos y voleis bien entendre. Noble sengnour frans et gentis , Qui de bien faire n'est pas lentis . L'évesque de Liège , duc de Bulhon , Conte de Louz et de Clermon , De Moha et de Franchymon Marchis par bone conclusion, De Hinchebcrgh fut nationeit, Johan de Louz fut appelleit; De son capitle et noble citeit Et des bonnes vilhes par veriteit At ordineit son mandement ; N'a point esteit de strangnes gent , 1 Voy. Honstrelet, >d ann. 1436. Il écrit Boussenoih. Ton. XIII. !>'.» 226 PIECES A L'APPUI. Mais de ses frères et ses amis , Aussi des gens de son pays. L'an milh CCCC et XXXVI , XVII" jour du mois d'avri, A noble et belle compangnie , Par I mardi, sa départie De Liège fist, et à Huy vinrent, Et planteit de gens le siwirent. Les maistres , le judy après , De la cité furent tou près. De l'ost de Liège fut capitans Giele de Messe , maistre por le tens , Qui son peuple sagement garda Et à grant honeur ramena. Des chascon mestier ot XX homme Et leurs varies, chu fut lesumme. De Tongre, Sains-Tron , Los et Haske ', Blies2, Eyke, Brede et Montenake Et des pays lès plusieurs, Qui suyrenl tous leur sengneurs, Et furent tous très-diligent D'obéir à ses commandement. Après, cheaux de Huy sewirent Dont leur garde fut à présent Conrar de Bonbais , de Huy vowé ; Comme lyons furent tous exprové. Après, siwent cheaux de Dynant, Proise et hardis com gens vailhant ; Fosse, Covin , Tuwin , Franchymont, De pays d'aval et d'amont, Furent comme hardis tous près Délie Tiraxhe passeir les forés ; Mains , quant ly peuple le bois passa , Une de notre cheval le leu luwa , Dont mervelhe pluseurs orent ; Car le misteir n'en tendirent. Et n'y avoit vies ne jovène Qui ne convoitasse Bonsenove Avoir destruite hastievement , Pour prendre des malvais vengement. Une grant mervelhe or escouteis ; Quant les bois furent passeis , Une très-grans fors vens s'enlevât Qui jusques à Bonsenove les butât. Le samedy , V jours en may, Y vinrent sans avoir esmay. A prendre le siège encloirent V livres , et tous les prendirent. Là Dieu grans myracles démostroit ; D'eauwe sauteul point n'y avoit , Fontaine trovont sodaynement Dont gens et biestes bien bevirent. Après le dymenge et londy, Asseis visont grans et pety Par quele manier et par quele guise Elle seroit gangnie et prise. Por quoy du matin le mardy , Après messe, sens contredy, Les alcuns misent sens et cure De faire assault et prendre l'aventure , Si prisent tarches et des belourdes Et à bollorques fort et lourdes Assadirent mult hardiement. Et Dieu les aidât teilement Que les boullorques ilhs gangnon ; Et d'eaux y oit occlusion ; Car l'un des laurons fut tuweis Et despoilhiet et désarmeis Et getteis en une vivier. Des aultres assadirent par dedricr Si fort et si vailhamment, Que cheaux qui dedens astoient Boutont le feu en leur basse-cour Et se fuirent dedens leur thour. Là oit-ilh très-grant hahay , D'engainne , de sajet , et de tray , Et n'y oit dedens sos ne bourgne Saige , sublilh , loxar , ne lorgue , Qui è défendre ne fist bon aquitte. Mains che ne leur vault une mitte; Car par myracle tous leurs ingens Ne pot riens greveir à nos gens. Et sy y eut si fort assa Hasselt. | - Bilsen. PIÈCES A L'APPUI. '2-11 De tous costeis , et bas et ha , De tray , de pire, de horion , De colovre , bombarde et canon , De trompet , de cris et hahay , L'espause de II heures sens délay , Que dedens ne porent plus durer; Et se n-m liiHit à crier : ■ Hahay, por Dieu , nos no rendons, » Mains que ons nos prende à rauchon ! Mains ilh ne avint pas enssi ; Car tantoist et sens merchi Y furent pris à volonté Et de leur thour à corde avale , Et furent en les tentes emyneis, Et là furent examineis, Une et une , II et dois , De chi aile summe de XXXII. Et puis furent de la endroit Tous aux champs myncis tôt droit; A II arbres qui astoieut près La furent pendus tout enprès , Et iin--.il- Robert, leur chapelain , Qui les pendit tous de ses main , Et don s'en eut son guéridon , Car y fut arse en une busson. Che fut le MU jour de mois de niay , Al Translation sains Nicholay. Chi jour meismes et lendemain, Liégeois firent tant par leur main Que Bonenove fut sour scauchon , Si qu'ilh chaït de comble en fon ; Et le semdy ons délogat , Et Monsengnour droit evalat A Abygny qui donc fut ars , Récompensait des malvais ars Que li capitaine avoit fait Quant ilh prist et Cst défait , Ly et ses gens par mal conven , La bonne vilhe de Covien. Tuis vinrent à Ha-Chastelé Liégeois tous prcsl et conforté, D'assalhir le plache et prendre Et cheaux de dedens por les pendre , Se le laison est bien por eaux , Car d'estre pendus n'est mie jeux. Et les Liégeois avisont Ihoirs Les murs , les thours et les fors De cel plache qu'estoit refuge ; Là les laurons prendoient refuge. Se firent tant l'un parmy l'autre Qui n'y demorat pire sor (autre. Et puis fut ordineit d'aleir Tou près de Moson à Vileir; Mains des laurons nus n'y avoit . Car cascon le pendre doutoit. Et cheaux de Moson par gran sens , Pour xhyer les grans despens, Desplaisiers , perdre et damage , Qu'avoir poroient por les forage , Fisent tantoist Vileir abatre, Affin que cause de la enbattre Monsengnour ne les Liégeois Qui en furent douz et cortois Et soy déportarent d'alleir. Après commenchont à maleir , Leveir leurs tentes et leur bagaige , Sens quérir nulle avantaige Sor cheaz qui greveit les cwissent, Se troveir tour y powissent. Or , considéreis le hardilèche Des Liégeois et le grant pièche Que , por lespause de XV jour , Avironeis sont tout atour, Oultre hau bois , en pays estrangne ; Là troveir poioient grant vargaugne Des anemis et des mais vailhan , Et y furent tous si vailhan , Que, por nulle quelconcq défault , Ne de vivre , dont eurent grand défault. Car ilh en y ot qui convoitoient Dou pain, vins , s'ilh en euwissent; Mains sains avoir aultre substanchc , Ilh curent toudis teille constanche. Et retournont, c'hestchouse voir, Liégeois raportant la victoir. Et revinrent en leur pays , Et ne furent point abahis D'alleir tantoist devers Gyvé. Là veisyei les beaux varié 228 PIECES A L'APPUI. Des Liégois tant seulement , Qui furent tous d'assentement D'alleir tantoist abattre Bearen , Sens rins leissier , arbre ne ren , De la forterèche grosse et grande , Et sens faire nulle grant demande. La veissiez Meuse passeir Et le dymengne , à soppeir, Le XXe jour en mois de may Quant ly rosingnol main son glay. \donc leur chairs et leur cheroy Là fissent très-grant aroy A Beauren et tout atour, Et furent , le lundy à jour, Les Liégois révoilhiés matin. N'y oit romain , tieson ne latin , Qui ne métissent très-bon cuer De bien enployer leur labeur De Beauren à ruenne mettre. Là veisyés ehascun les mains mettre A le destruire. Et l'abatirent Et toute la vilhe ardirent. Et don revinrent à Dynan Tous ensemble par bon convenan. Là mynont-y solas et joie ; Et puis cascun envalat sa voie; [/un l'autre à Dieu commanda; Et monsengnour les commanda, Qu'adès fussent entr'eaux d'acort Et qu'ilh n'awissent pont de descord, Et mult fort les remerchiat Des biens qu'en eaux troveit ilh at D'obéissanche et de pièche. Là veissiés mult grant lièche. Ons en fut hours de la citeit V samaynes , che est vériteit. XVII jour d'avrilh en alloient Et le XXII1I de may revinrent. Or , prions à Dieu de gloire Qu'agréable soit la dit victoire , Et à salut de monsenour, De ses subges grans et menour , (Extrait des Chroniques de Jehan A l'honeur , paix et tranquillité De pays et prospérité, Por que nous puissions liement Et de bon cœur, dévotement , Nos Créateur en gré servy, Affin qui nos doinstparady. Amen. Chi est fines mon dy Par Johan de Stavlo escry. Or , je vos veul chi pronunchier, Mains que je y puis bin adierchier, Les noms de tos les malfaiteurs, Qui ont solfier peine et doleurs Por tous les mails qui ilh ont fait Et sour les Liégois forfait. Nulle en oblie n'en melteray , Le capitaine premier nomray, Chest Floridas qui pau de bien' Atfait; enssi fistSmalkin ; Johan l'alman , le bollengier ; Huwar Quaré, le bombardier ; Johan Némy ; Guyot Savaige ; Johan Ongneur , le malsaige; Johan Polen de parfon ba ; Johan d'Aras qui fist ma, Et Johan Tonon de Bourgogne , Et après Piron de Champangne , Wilhamme l'engle et Jake de Bourge , Berthole Gore, Pawillon roige ; Et si estoit Johan le Keu Qui jowoit toudis de fau jeu ; Johan de Messe fist mal se songne , Ossi fist Symonet de Longne , Rolan de Dordrach , Johan Badewiney , Henry Barmele , une fau varlcy ; Sains Nicholay ; Renar de Boisier ; Wilhemme Waff estoit derier Johan de Meire, Petre l'alman , Petre le molnyer et maistre Johan . Le gran Wilkin, Wilhemme Ronchcaux, Tous affulleis de mal piaux , Et puis y estoit le plus apier Leur cappellain messir Robier. D'Oultremcuse , tom. 3, p. 113 verso — 117 recto) PIÈCES A L'APPUI. €a Confession î>c la belle inllc. POfclt. — « Bien celer, bien «oyez venu , Chappellain du manoir d'Amour» , Je suis celle au sens descongneu , Plaine de paine et de dolours, Qui vieng à vous querre secours Des maulx que j'ay fais en ma vie Contre les drois et les atours Du Dieu d'amours , dont suis marrye. » Je me confesse pour le mieulx De mes cinq sens entièrement , Premier du regard de mes yeulx Dont je n'ay mie sy doulccmcnt Regarde, ne sy tendrement Que je deusse, bien l'aperchoy, Celui qui m'aimoit loyaulment , Dont dolente suis , par ma foy. » Et en après de mes oreilles , Desquelles n'ay voulu oyr Celui , dont ce n'est pas merveilles Si le convient de deuil moryr. Et si m'a voulu obéir Et servir jusques à la mort , Pour mon oir l'ay fait languir ; Je m'en repens du cuer très-fort. » De ma bouche me fault parler. Dont j'ay use tant au rebours. Chansonnettes deusse chanter, Dire balades, lais d'amours; Mais reffus se met en destours Pour donner tout empeschemenl ; A cil qui mercy quiert tousiours N'ay point donne d'alégement. » Et de mes mains pareillement , Dont je n'ay mie chappeaulx fais N'atouchié amoureusement Celui qui pour moy a grant faiz Tant qu'il en est pale et dcll'uiz ; S'en double le Dieu amoureux , Que, se n'amende les torsfaiz , Jamais ne soit vers moy piteux. » De mes pieds me confesse aussy, Dont je n'ay mye aie souvent Aux dances , pour vcoir celuy Qui pour moy souffroit tel tourment. Je m'en repens entièrement ; J'en crie à Cupido mercy ; Le me pardonne doulcement , Et jamaiz ne feray ainsy. » Hélas ! des sept péchiés mortelz . Chier père , je m'en rens coupable ; D'orgueil onques ne euz cuer piteux , Mais plus li. mil .lin q'un connestable , Vers celuy. J'ay paour qu'en table N'en soye escripte sans mercy ; Jamais n'aroye cuer estable , Se cuidoye qu'il feust ainsy. .. Et certes du mal péchié d'ire Ne me vueil mie excuser ; Ung seul mot ne le laissoye dire . Que m- iiir voulsisse courcier, Dont faisoye son cuer blecicr Et noyer en larmes de plours. Or, le me \ mille pardonner Le li. mil et puissant Dieu d'amours. 230 PIECES A L'APPUI. ■ Et du dolent péchié d'envie (Duquel j'ay péchié jours et nuits ; Car à nulle qui soit en vie Ne vueil qu'il parle , se je puis. Et touttefois telle je suis Que réconforter ne le vueil; J'ay paour qu'en l'amoureux puis Ne m'en faille souffrir grant dueil. » Et du péchié de convoitise. J'ay convoitié son mal véoir, Puisque j'avoye la franchise De le garir à mon voloir. Vray Dieu d'amours , vueilliez avoir De moy mercy, car je suis celle Qui suis dolente à mon povoir De véoir celuy qui le celle. » Du lait péchié de gloutonnie Je me confesse , en vérité , Pour ce que souvent je n'ay mye Esté marauder en esté , Et maintenir joieuseté En bien , c'est ce que trop me blesse , Et que celui y eust esté Qui me tient sa seulle maistresse. » De paresse aussi ne vueil estre Quitte , car ce n'est pas raison , Quant je n'alay à la fenestre , Nue à tout mon pélisson, Pour ouyr la doulce chansson Que celuy disoit qui plaïst Pour moy , dont je requiers pardon , Car j'estoie couchié ou lit. « Et puis de luxure la lase Ne me vueil ne doy empeschier, N'il appartient que je le fasse Sy ne suis-je de fer n' acier ; Maiz le don peut couster sy chier, Que crainte et bel acueil retient , Combien qu'une fois fault paier A Amours ce qu'il appartient. « Des œuvres de miséricorde Me confesse très-humblement , Que n'ay mie , bien me recorde , Accomplies parfaitlement , De repaistre piteusement Povres amans par regarder, Au moins ung qui tant a tourment Pour moy, bien m'en doy confesser. » Hélas ! et de les revestir J'ay eu petite volenté , Ainçois ay voulu desvestir Ung povre, de joieuseté , Qui pour moy tant a lamenté Qu'il le fault près de deuil morir. Je m'en repens , en vérité , De ce que tant l'ay fait languir. » Et , certes , de les reschauffer J'ay trop plus mespris que ne doy ; Car j'en ay veu ung enflamer De l'amoureux fu sans arroy, Qui art et bruit et vient à moy Criant : « Dame, mercy! mercy! » Vray Dieu d'amours, je viens à toy ; Que doy-je faire de ce cy ? » Et de visiter les malades , Ay fait trop peu de diligence. Si m'a-il rescript par balades Son aspre et dure pestillence ; Mais crainte m'a et négligence Tenue de le reconforter, Dont je croy, par ma conscience , Qu'il m'en fauldra grief mal porter. PIÈCES A L'APPUI. 2>,\ » De délivrer ung prisonnier, C'est miséricorde parfaitte. J'en ai un;; qui peut trop crier : « Lasse-my, ma vie est deffaitte, >• D'amour se par vous n'est rcffaitte. » Car je crains trop cestui peschié, Que , se par moy n'est la paix faitte , Mon salut soit fort cmpcschié. » Conseiller ung desconseillié , On dit que c'est moult belle aumosne; Mais j'ay ung cuer mal conseillié Et ung œil qui ne s'abandonne Pour la plus loyalle personne Aider, que jamaiz on verra. S'Amours ce mal ne me pardonne , Je say bien qu'il m'en mescherra. » Et puis d'ensevelir les corps , Ne say que doye devenir. Ce n'est pas par moy s'ilz sont mors , Je n'y puis mettre ne tollir. Se je vueil penser d'eslargir In;; cuer qui se donne tout mien , Point ne me fault ensevelir Ce que je gariroie bien. » Beau père , je vous ay dit cy Mes peschiés dont j'ay abondance. Au Dieu d'amours en cry mercy. Se j'ay failly par ignorance A aymer, j'en ai desplaisance. Se mieux faire ay intension , S'en requiers avec pénitence Amoureuse absolution. » DITES COttriTEOR. — » Confiteor au Dieu d'amours Et à Vénus sa doulce mère Et à tous les vrays servitours Qui ont leur acointance chère , Et à vous , bien celer, biau père . Car moy, dolente pécheresse , Ay péchié en mainte manière Contre Amours, dont je me confesse. » — » Amen , ma fille gracieuse ; Vous soyez la très-bien venue; Assez devés estre joicuse De ce que je vous ay congnue ; Car il n'a homme soubz la nue Qui mieulx vous sceust conseil donner ; De vostre grant desconvenue Amours vous vueille pardonner. » J'ay oy vostre piteux cas Et les griefs maulx qu'avez commis Contre Amours en plusieurs estas , Lesquels vous seront tous remis , Combien qu'ayez vostre temps mis A vos cinq sens mal gouverner ; Jeunesse a vostre cuer submis ; Amours vous vueille pardonner. » Vous venez par dévotion Cy déclarer vostre couraige Et avez grant contrition , Je le voy à vostre visaige , Et entends à vostre langaige Que vous voulcs abandonner A pénitance , comme sage ; Amours vous vueille pardonner. » Ores , ma belle fille gente , Selon vostre confession , Vous estes de cuer bien dolente D'avoir mis vostre affection A donner tant d'affliction A ung qui se vuelt adonner De vous servir sans fiction; Amours vous vueille pardonner. 232 PIECES A L'APPUI. » Le Dieu qui est sy très-piteux Ne vuelt point que soyés perdue ; Il en a maint eu respiteux Et mainte povre esperdue Qui ont leur faulte recongnue ; Il leur a la santé rendue ; Ainsi que vous vueil sermonner, Amours vous vueille pardonner. « Vous estes belle, jeune et tendre , Digne de venir à grant bien , Ne mais que vous Vueilliez entendre A corriger votre maintien ; Car je vous jure qu'il n'est rien Qui tant au Dieu d'amer desplaise Que laissier morir ung chrétien Que poviez sauver à vostre aise. " Belle fille , je vous en prie , Déboutez fierté et desdaing ; Car ils sont , je vous certiflie, Cause de vostre grant mehaing. Ce vous serait bien petit gaing , De, par vostre durté mauvaise , Morir ung de doulceur tout plain , Que povez sauver à vostre aise. » Reffus, Dangier, deux autres branches De ce faulx péchié orgueilleux , Ont tousiours toutes plaines mances De dars mortels et périlleux. Or sont-ilz sy très-cavilleux Que là où ils voient doulx regard , Certes, ces deux gentilz filleux Sont incontinent celle part. » Pour ce , ma belle jeune fille, De ces deux donnez-vous bien garde ; Vous ne semblés assez soublille En ce fait , quant je vous regarde. Ne soyez aussi papelarde , Ne ypocrite en amourettes; Ne faictes point semblant qu'il arde , Se vous n'avez des alumettes. » Par ce point pourrés-vous pluseurs Amuser à perdre leur temps Trop bien a d'aucuns cabuseurs Qui ne font que tromper les gens , Qui toute jour, comme sergens, Vont adiournant de lieu en place ; A ceulx-là je suis bien d'assens Que pareillement on leur face. » Hz sont piéça hors des escrips D'Amours , et cassés de leurs gaiges , Et les a Cupido maudis Et deffendu tous ses passaiges ; Et pour ce ceulx ne sont pas saiges Qui se mettent à les suyr, Car ilz ont fait pluseurs dommaiges Aux voulans ce grant mal fuyr. » Revenons à nostre propos, Pour abrégier; car l'eure est briefve. Fille , pensez mettre à repos Celui qui tant a peine griefve , Que je m'esbahis qu'il ne criève, Vu les maulx que vous m'avés dits. S'amours de ce ne vous reliève , Vous serez avec les maudis. » Emploiez trestous vos cinq sens A le mettre en joieuseté , Soient vos yeulx bien diligens De le visiter cest esté , Vostre oyr vers luy apresté A escouter ce qu'il dira, Ou Amours, qui vous a preste Tant de beaullé , vous maudira. PIÈCES A L'APPUI. 233 > De vo»tre bouche doulccment Le baisiez, ainsi qu'il afiert ; De vos mains gracieusement L'acolez , s'il vous en requiert ; Et, puisque vous savez qu'il quiert , Emploiez vos pics à courir Es lieux où vous pensez qu'il icrl , Pour humblement In secourir. » Ne soiez aussi oultrageuse Comme je vous ay dit devant , Convoiteuse ne envieuse , Ne par ire aucun mal parlant ; Car il fault qu'il face semblant Aux aultres , s'il vous veult celer, Ainsi qu'avons oy devant, Ou tout se pourroit révéler. a Ne soiez aussi parecheuse D'aler quelque part que l'orrez ; Soiez nette , non vicieuse ; Failles le mieulx que vous pourrés , Et gardez ne vous sourriez En cel ort péchié d'avarice , Et vous arez tant que vouldrés Des biens d'Amours en son service. ■ Gromandise aussi évitez , Car c'est un péchié ort et sale. S'en amours vous délités , Vous vivez mieulx qu'en plaine sale Où chascun mengne , boit et gale. Amours ne veult pas grans viandes; Pour ce qu'elle a visaige pale , Elle ayme chosettes friandes. » Des œuvres de miséricorde Acomplir souvent vous souviengne, Et gardez que ne vous estorde; Quelque povret qui à vous viengne , To». XIII. Que resconforté ne se tiengne De quelque aumosne que ce soit ; Et lui donnez , quoiqu'il aviengne , Ung regard ou un doulx atrait. » Vous avez fait de bien grans m. ml \ , Comme vous m'avez confessé , Et y a cas espéciaulx De quoy je suis fort empressé. Et pourtant gardez expresse Qu'envers Amours plus ne failliez , Et que Dangier soit oppressé De vous, quelque part que allie/. ■ Fille , se n'estoit le désir Que j'ay de vostre sauvement , Jamais ne prendroie loisir De vous oyr tant seulement; Car vous avez si folcment Péchié, qu'on ne pourroit plus ; maiz Requérez Amours humblement Qu'il vous pardonne voz meffaiz. » Avez-vous propos , belle seur, De jamais n'offenser Amours ? » — » Oy, certes , de très-bon cueur Luy requiers pardon à tousiours. Jamais ne feray lelz folours , Mon doulx père; non , sur ma foy. • — » Dieu ara mercy de voz plours , Et je feray ce que je doy. » Amours est tant miséricors Et tant béning que c'est merveille; Et , si n'est pas le dolent mort Qui pour vostre amour tant travaille , Je cornerai I.miL à l'oreille Du Dieu , qu'i vous pardonnera ; Maiz que vostre cuer faire vueille Ce que l'on vous ordonnera. 30 * 134 PIECES A L'APPUI. I » Il vous fault donner pénitance , Selon les crismes qu'avés faiz ; Et vous n'avez pas corpulence , Ce croy-je , de porter grant faiz. Touteffois , selon les forfais , Fault tauxer la pugnicion , Qui veult venir aux biens parfais De parfaitte absolution. » N'estes-vous pas d'acord , amie , De faire ce que vous diray? » — » Mon chier père , n'en doubtez mie. Jà'ne vous en escondiray. » — » Or ça , donc, je vous bailleray Pénitance assez légière. » — » Ce que vouldrez acompliray Volentiers et à bonne chière. » — ii La souveraine pénitence Est soy garder de plus forfaire , Et pour ce je vous fais deffense Que jamais ne soiez contraire A Amours n'a tout son afaire ; Mais l'onourez en trestous lieux Et soiez doulce et débonnaire , Chascun vous en aimera mieulx. » Pour pénitance espécial Requérez à cely pardon Qui par vous a eu tant de mal , Et lui donerez en pur don Cuer et corps, tout à son bandon. Vostre honneur et le sien gardé En reconfort et en guerdon De ce que tant avés gardé. « D'amours aussi semblablement Vous dires quatre chansonnettes , Qui seront en allégement Des defiaultes envers lui faittes. Quelque chose que ce vous couste , Quatre beaulx chappeaulx de florettes , Dedens le jour de Penthecouste , Luy donerez par amourettes. » Le bel atrait , les doulx regards Que ferés , de cy en avant , Aux amoureux de toutes pars Comme bonne fille et savant , Les tours que fera par devant Vous, celui que tant aimerez , Les songes que vous songerez , La joie et consolacion Qu'avec vostre ami trouverez , Soient en vostre remission. « La douleur qu'auront ces musars A qui vous monstrerez semblant, La paine qu'auront ces coquars Pour cuidier venir en avant , Les honneurs et le bien régnant, Les salus que leur donnerez , Et bel acueil que leur ferez Par fainte simulacion , Le traveil que leur brasserez , Soient en vostre remission. ii L'absolution vous dépars , Ou nom d'Amours le Dieu vaillant , Et par ainsi de vous me pars; Or, ne soiez plus deffaillant , N'alez vostre cuer esveillant A chascun que regarderés ; Quant loyaulté vous garderés , Vous venrez à salvation , Dont les beaux mots que vous dires Soient en vostre remission. » Quant quelque doleur souffrerés Pour l'amoureuse passion , Les larmes que vous plourerés Soient en vostre remission. PIÈCES A L'APPUI. 235 Ce Regari) be ea Dame. Amour» , lequel partout ses flèches trait, Si m'a le cuer féru de l'agu trait Qui très-souvent point jusques au mourir, Tant que ne m'ait le triade et l'entrait Devant les yeulx mis à moy secourir, C'est la dame que je doy tant chérir Que nature a remplie de tel eur Que , sans aultre médecine quérir , Son doulx ri';;, ut adoulcist ma douleur. Coin le souleil issant de son retrait , A grant joye l'œil semont et attrait, La iniyt se meurt, jour commanec à florir; Ainsy la belle à gracieux attrait , De visage divinement pourtrait, Quant de ses rais veult ma veue férir , Mon cuer , noircy de deuil , prest à périr , Incontenent renouvelle couleur ; Car , en espoir d'aultre bien acquérir , Son douly regart adoulcist ma douleur. Si suis joyeulx quant la regarde à trait; C'est le trésor où tout bien se retrait Et tout plaisir qu'amant doit requérir. Nature aussi ne lui a rien soubstrait; Car elle en est et l'ymage et l'extrait De tous les biens qui sont pour moy guérir. Pour ce doy bien son amour renchérir Et l'onnourer la dame de valeur; Car , seulement sans ailleurs recourir. Son doulx regart adoulcist ma douleur. O princesse de joye et de plaisir , Demandez à vostre contrerôleur Si l'on pourroit au monde miculx choisir. Son doulx regart adoulcist ma douleur. (Eloge oe sa Dame. BALADE. Paris, lequel rendi le jugement, Que des dames belles divinement Vénus estoit à son gré la plus belle, Si à plaisir véoit présentement Celle à qui suis donné entièrement, Il jugeroit qu'il n'en est point de telle : Car tant de biens et tant luisent en elle Que penser plus ne peut humain désir; Et , sans blasmer dame ne damoisclle. On ne pourroit au monde mieulx choisir. Visage elle a fait angéliquement Qui en couleur passe le firmament Et en frescheur la rosette nouvelle ; Le remanant ne fut fuit aultrement , Que l'on voulsist , par très-grant parement . Mettre son corps comme ymage en chappelle. Si suis heureux que son amy m'appelle Et que la puis regarder à loysir; Car advis m'est que pour une pucelle On ne pourroit au monde mieux choisir. 236 PIÈCES A L'APPUI. Et qui plus est, son doulx contiennement , Fait à propos , démonstre proprement L'innocence d'une humble pastorelle. Maistresse elle est de parler sagement , Aler , venir , soy tenir gentement. Vertu du monde en elle ne se celle ; Ainsi bonne est , et belle , et telle qu'elle Mieulx désirer on ne peut à plaisir. Or, voulsist Dieu qu'elle fust immortelle , On ne pourroit au monde mieulx choisir. Haulte princesse, je maintiens la querelle Que , pour vivre sans aucun desplaisirs , Et en toute plaisance temporelle , On ne pourroit au monde mieulx choisir. Comme les Dames prient l'auteur qu'il esmoe contre les lUesbisans. Mous te prions, loyal servant, Doresnavant Fay tout au mieulx que tu sauras, Tousdis nos grâces desservant, Comme devant As fait et encore feras. Pour veillesse ne t'esbayras , Mais poursuyras De bien en mieulx ; à la parfin Los et pris en raporteras , Quant loueras Nostre honneur jusques en la fin. La plume mettras en avant En escrivant , Et les mesdisans destruiras Qui vont leur estandart levant, En s'esmouvant Contre nous ; mais , quant tu diras Et de ta plume rescriras Et dicteras Ce que de nous sçays, doulx cuer fin, Mesdisans suppéditeras Et défendras Nostre honneur jusques en la fin. D'Occident jusques en Levant , Comme sçavant De nous toutes louhé seras , Si nostre honneur es relevant En t'asservant Jonne et vieulx , comme promis as ; Car si aultrement laisseras , Jà ne vivras A honneur, et fusses daulphin. Fay doncques ce que tu devras , Et garderas Nostre honneur jusques en la fin. Quant de ce monde partiras , Au ciel iras Volant comme un beau séraphin ; Au grant louer desserviras Et serviras Nostre honneur jusques en la fin. l'IKCES A L'APPUI. 337 Hcsuimae i)e L'antror mu Dôme*. Pour obéyr à vous , à qui je suis Entièrement et dois plus que ne puis Jamais paier, mesdames souveraines. Mes princesses , déesses et scraines , Puisqu'il vous plesl , je feray mon devoir Et mesdisans , de mon petit povoir , Informeray de vos haultes vertus, Tant que par moy leurs mesdicts abatus Seront du tout, et vostre honneur levé En son hault pris sur les ciculx eslevé ; Et prie à Dieu qu'il me doint si bien dire , En vous louant, que fasse crever d'ire Les mesdisans et toutes leurs séquelles ; Contre eulx diray paroles Dieu scet quelles. Ctootc oxovson à flcstre-Stome ponr tjarïier l'Ijonncnr bes Dômes. Éternelle Dame des ciculx , Luminayre des humains yeulx , Glorieuse beauté parfonde , Déesse par dessur les dieux, Confort . espoir des corps mortieulx , Rose , lis , violette monde , O fleur du monde ! A ceste heure je me présente Devant vostre face excellente Que cuer ne oeuil ne peut comprendre. Vous priant, vierge précellente, Que vostre doulceur voye et sente Les prières que vous vueil rendre. Nonobstant que, Vierge bénigne, Je sois trop vil et trop indigne De vous prier en quelque place Et n'aye en moy vertu ne signe Par quoy je puisse estre condignt- De m'offrir devant vostre face , Se. mu par grâce De quelle je vous sens plus large Que ciel et terre n'ont de large Ne que la mer n'a de parfont ; Pourtant , si péchié trop me charge Quant je me sens soubz votre targe , Vos doulceurs espérer me font. Princesse des cieulx glorieuse , Bataillère victorieuse, Trésor de toute courtoysie , Noble dame très-gràcieuse , Plus que nulle rieus merveilleuse , O seule fleur de Dieu choisie ! Je vous mercie Et de voix et de sens et d'ame ; Car aujourd'hui, bénigne Dame, M'avei donné force et puissance Sur mesdisant , traître et infâme , Plain d'ordure et plain de diffame Et de toute mauvaise usance. 238 PIÈCES A L'APPUI. Reluysant Vierge , doulce et tendre, Vueillez , je vous requiers, entendre De quelle amour , de quelle ardeur Mon cuer a voulu entreprendre A garder le bien et deffendre Les dames, de sens, de vigueur, Pour vostre honneur. Hélas ! Dame , ne desdaignez Ma bonne amour , ne m'esloignez De leur noble et plaisant service , Car , pour y estre mahaignéz Et en mon sang trestout baignez , Si m'y mettray-je , fleur sans vice. Bénoite Dame entre les dames , Relièvement des mortes âmes, Rose de toute grâce emplie, Souef flayrant plus que tous basmes , En toutes vertus acomplie , Je vous supplie , Haulte maistresse honnorable , Si ma requeste est agréable A vous aulcunement ne chière, Que vous , qui estes pitéable , Humble, bénigne, raisonnable, Il vous plaise oyr ma prière. C'est qu'à tousjours et à tout aage Le noble féminin lignage Vous plaise sauver et garder De déshonneur , de faulx langage , De mauvais et de faulx ouvrage , Et de tout annuy prégarder, Et regarder Vous plaise , noble créature , Sur leur estât, sur leur nature, Si bien et si soigneusement Que leur honneur accroisse et dure Et puisse durer sans laidure A jamais sans deflinement. Souveigne-vous , par mes prières , De l'honneur de vos chamberières Qui ont de vostre corps semblance ; Et, si faulte a en leur manières Pour estre fèbles ou légières , Veuillez-y de vostre puissance Mettre attrempance. Car , selon que raison contient , A vous seule il appartient De les doctriner et parfaire ; Et, s'aucun blasme leur survient Ou d'aventure mal leur vient . Advis m'est qu'il vous doit desplaire. Aux haultes dames et princesses Il vous plaise de vos largesses Leur donner , sens , foy et pitié ; Aux dames et aux baronnesses Recognoissance en leurs largesses Et tendre à leur félicité , Par charité ; A toutes jonnes damoiselles , Vefves , mariées , pucelles , Cuer net , constant , léal et ferme , Et à toutes les jouvencelles Les meurs et les vertus si belles Que Dieu en grâce les conferme. Aux nonnains pure conscience , Aux souffreteuses patience. Aux filles bel et doulx maintien , Aux espousées continence, Aux vefves perfette abstinence , A celles qui ont peu ou rien Foyson de bien , Aux malades joye et santé Et aux marchandes loyaulté , Aux bourgeoises cuer sans orgueil , A toutes par vostre bonté Humblesse et bonne volenté , Honneste cuer et ung simple œil. PIÈCES A L'APPUI. 239 A toute prcudc femme en fait Persévérance en son bienfait Et d'honneur entretiennement , Et à toutes qui ont niellait Cognoissance de leur méfiait Et, pour acquérir sauvement, Amendement, Honneur, exaulcement aux bonnes Et de louenge les coronnes Vueillez donner, Dame à corps doulx , Et aux mauvaises et félonnes, Qui ont tortfait à leurs personnes, Tout pardon pour l'honneur de vous. 21 la louange be» Etomes. A vous, dames, à qui est deu Le droit et debvoir de t'omage Qu'Amours a autrefois receu De moy , quant j'estoye en jonne aage , Vien tout quitter , fief et terrage , Car plus ne puis , tant suis usé, Fors que fuir le cariage. Qui ne peut plus , est excusé. J'ay servi au mieulx que j'ay pu , Gardant tousdis vostre advantage , Et paie loyaument le treu Du debvoir de mon labourage; Ne pour paine ne pour domage Ay vos services récusé ; Mais à présent quant plus ne sçay-je . Qui ne peut plus, est excusé. Veillesse m'a du tout recreu Et tolu force et vasselage ; Je suis tout changé, puis un peu, Car ma barbe est de gris pelage. Combien que j'aie bon courage , Si est le povoir abusé , Sans qui on ne peut par usage. Qui ne peut plus, est excusé. Et de la plume et du langage Vous serviray , ce supposé Que de moy n'aurez autre gage. Qui ne peut plus , est excusé. 240 PIECES A L'APPUI. Conteur contre les ilîesoisons. Mesdisans, crevez de douleur Oyans la louange des dames. A vous n'apartient rien du leur; Mauldicts estes de corps et d'ames. Fuyez-vous-en , paillars infâmes ; Car , comme la cire au feu fond . Ainsi la grant vertu des femmes Vos malices art et confond. Vostre venimeuse chaleur Ne sçet servir que de diffames , Et n'avez raison ne couleur Qui ne soit fondée en blasmes. Tous vos mesditz vous sont doux basmes ; Mais le bien que les dames font , Qui vault d'or bien cent mille dragmes, Vos malices art et confond. Aprenez donc leur grant valeur Et le notez bien en vos gammes , Ou par vostre contrerôleur Faictes escrire en vos lames. Aultrement comme faulx bigames . Serez serchiés jusques au fond. Car leur charité par ses fiâmes Vos malices art et confond. 0 faulx mesdisant qui m'enflâmes A escrire si très-parfont , La vertu de celle que naines , Vos malices art et confond. 2moiu et %nte. Vous qui avez vos jonnes ans passé Et maints beaux jours à grant joye chassé , Conseillez-moy l'entrant de majonnesse. Enfance m'a naguères relassc D'innocence , que j'ay jà trépassé. Combien que suis plus lourde qu'une anesse Nature moult de moy poindre s'annesse Tout aultrement qu'acouslumé n'avoye , Et mesmement, quelque part que je voye , D'avoir amy dont le povre cuer fent Me conduisant en ne sçay quelle voye. Amours le veult , mais Honte le défent. Nature ung an de plaider n'a cessé , Le cas d'amours, dont de près m'a pressé : Mais, puis, Raison commande que je cène. C'est l'avocat , comme on m'a confessé , De Honte qui m'a souvent bien lassé De moy prescher, comm' se fust une abbesse. Franchise escoute et veult estre jugesse. L'une tire, l'aultre boute et m'avoye, Tant que souvent , se faire le sçavoye, Feroye ce à quoi mon cuer consent . Cahu , caha , se mourir en devoye. Amours le veult, mais Honte le défent. PIÈCES A L'APPUI. 241 Nature dit : « Je"t'ay tant amassé ■ De tous mes biens et si bien compassé , » Et chièrement nourry , belle maislresse ; :> Mal l'auray mis et sans cause brassé ; » Se ne m'en sers , ce seroit trop farssé » Beauté pour néant est bien grande simplesse. » Raison , d'ailleurs , me crie : « Lcssc ! lesse ! » Et.rougisseur tantost Honte m'envoye : n Que feras-tu , in'arayc? Or te dévoyé » De ce chemin où Nature t'atent. » Et si fault-il qu'à mon fait je pourvoye. Amours le veult, mais Honte le défent. Prince , jugez , quant requise seroye D'amer, comme ont des autres plus de cent, Le temps passé , pour Dieu , se j'oseroye. \mours le vuelt, mais Honte le défent. Clojjc bcs Dames. Dames sont le jardin fertile , Racine d'umaine nature , L'arbre convenable et utile De toute humaine créature. Dames sont la doulce pasture Où il convient tout homme paistre Et toute humaine créature Logier , frucliflïer et naislrc. Dames sont entretiennement Du monde et ung joyeux secours, In;; pilier, ung soustiennement, Ung très-mélodieux recours ; Dames sont fleuves de doulçours, Une mer de toute plaisance , Le trésor de riches amours , Et le vivier de souflisance. Toi. XIII. Dames sont le soûlas, la joye Des hommes et tout leur plaisir , La clarté qui les yeux resjoye , Le ray qui les met en désir ; C'est ce qui fait l'homme saisir En espoir de grant bien avoir Et qui trop fait meilleur choisir Que nulle richesse ou avoir. Dames sont le déduyt des princes, La règle à tous bon chevaliers , L'honneur et Testât des provinces , L'espoir aux vaillans batailliers , L'enseignement des séculiers , La discipline de noblesse , Vcrgoigne a tous irréguliers , Crainte à celui qui honneur blesse. 31 242 PIÈCES A L'APPUI. Dames sont ennort de vaillance, Richesse , trésor des vaillans , La clef de toute bienveillance, Paix et repos des traveillans, Force et vigueur aux defFaillans, Cause de toute haute emprise , L'eschelle des forts assaillans , Confort où leur blessure on prise. Dames sont causes des bienfais Du monde et de tout noble affaire, Confusion des imparfais Et qui n'ont vouloir de bien faire; Dames n'ont povoir de mal faire , Mais redrecier tout cuer meffait Et de tout imperfect parfaire Et l'anoblir d'œuvre et de fait. Dames sont ung trône d'honneurs, Rabat de toute villonnie, Instruction de belles meurs, Vergoigne de noblesse honie , L'amour de toute baronie , Rebutement de toute ordure , Chastiement de félonie Et de tout qui tend à laydure. Dames sont la doulce rosée Qui toute ire et fureur eslaint, Une pluye bien composée Dont trop mieulx vault quanqu'elleattaint; Dames sont la doulceur où maint Toute bonté qui amolist , Par qui le feu de courroux maint Se radoulcist et abelist. Dames sont cause de tous jeux De jonnesse , d'abileté , Ravallement des orgueilleux , Enseignement d'umilité, Le rosier de fertilité , L'odeur de florissant olive , La forme de stabilité Et le droit fruit de s'amour vive. Dames sont assises sur fermes Roches de toute léaulté, Fontaine de piteuses larmes, Parfonde mine de pité , Palaix de toute netteté , Donjon garni de grans vertus, Plain de doulceur et de beauté, Mais de bonté encores plus. Dames sont doulceur immortelle , Une richesse inextimable, Chief de plaisance temporelle, Une liesse incomparable , Ung amour chier et délitable , Ung très-mélodieux trésor, Ung parement plus honnorable Que précieuse pierre en or. Dames sont ung souleil rayant Dont tout cuer d'homme s'esclaircist , Ung miroir les bons attrayant, Ung ray qui les mauvais occist, Une estoille que Dieu assist En cestuy monde ténébreux , Affin que lumière en yssist Pour l'entretienement des preux. Dames font l'esbat des seigneurs , Le hault soûlas des créatures, Réclain des longtains voyageurs , Ressort des bonnes aventures, Reconfort des fortunes dures , Le doulx recueil des eslrangiers , L'espargne des richesses pures Et allégeance en tous dangiers. PIÈCES A L'APPUI. 2M Dames sont un; patron en terre De toutes mondaines doulceurs , Le pourpris où chascun peut querre Perfection de toutes meurs , Perfecte mer de tous honneurs , Le flum dont toutes vertus yssent , Le vivier des dignes humeurs Où toutes bontés se nourrissent. Dames sont angels de visage , En leur maintien cclesliennes , Déesses en fait de corssage , En parler plus que terriennes , En leurs œuvres cothidiennes Doulces comme chants de seraine, De tant de haults biens gardiennes Que chascune vault estre raine. Dames sont un ciel de liesse , Ung paradis de courtoysie, lu;; droit abisme de largesse , Ung doulx vergier de noble vie , Ung manoir plain de mélodie, Ung mur de ferme contenance , La vigne de pitié florie , De foy , d'amour et d'abstinanec. Dames sont plus que nulle rien , Maintenans leur vie en sobresse , Adressans leur courage en bien Et leur vie à perfecte humblesse , A dévocion , à simplesse Et à compassion piteuse Vers ceulx qui vivent en destresse Par fait de fortune doubteuse. Dames sont d'ung sçavant parler , D'ung doulx penser , d'un net courage , D'ung beau maintien sans chanceler, D'ung amoureux et doulx langage , Où Nature par héritage Et Honte et Crainte a fait logier , Pour hardiesse et cuer volage Surtout d'eutr'elles alongier. Dames sont entière concorde , Rivière de prospérité , Fontaine de miséricorde , Montaigne de félicité, Le fort mur en adversité , L'cstclle qui en mer conduyt , Valée de joyeuseté Et souleil qui à jamais luyt. Dames sont trésors de tous biens , La vive source de prouesse , L'abondance des terriens , Le hault souhait de leur richesse , Et le cler ruisseau de largesse , Mine de pierres précieuses , Paradis de joye et liesse Plain de grans doulceurs merveilleuses. Dames sont de doulceur l'abisme , De chasteté soleil luysant, Le feu de charité sublime, L'escarboucle d'amours cuisant, Le puis où chascun va puisant Bénignité et courtoysie Qu'oncque à nul ne fut refusant Tant est merveille infinie. Dames sont vie de malades Et la réfection des sains Vigueur qui colore les fades , Pilier, soustiennement des vains , Désir insatiable aux plains , Le vrai repos des traveillés, L'escu de tous périls mondains Et la clarté des esveillés. PIÈCES A L'APPUI. Dames sont à qui on ne peut Assez d'honneur et de bien rendre , Ne homme tant pour penser veult Qui peut leur dignité comprendre. Car si tout que nature engendre Fust clerc comme saint Augustin Et chascun y voulsist entendre , Si n'y sauroit-on trouver fin. Tout est fait pour homme servir Et homme est fait pour servir dame ; Il ne s'en peut désasservir, Il est sien jusqu'au partir l'àme. La dame en est la haulte game , Car elle est maistresse du maistre; Qui ne le croit doit estre infâme Et ne doit plus en honneur estre. La dame est mieulx dame de tout Que l'omme qui en est seigneur ; Combien que povhoir d'omme est moult, S'est povhoir de dame greigneur; Car l'omme laisse en sa faveur Tout ce qui luy est ordonné, Quant de volenté et de cuer S'est à elle du tout donne. Puisque si grant chose est de dame Que plus grant ne peut devenir , Or ne sçay-je pas , par mon àme, L'omme est digne d'y parvenir , S'il ne devoit jà advenir A autre chose qu'estre sien Et deust-il en ce point mourir S'il est heureux sur toute rien. Bouche ne peut montrer ne dire , Entendement ne sens comprendre , Ne cuer penser , ne main escrire , Ne parchemin, ne livre prendre, Ne nul hault engin entreprendre , Sentement , ne science d'ame , Ne tous les clercs du monde aprendre La valeur d'une bonne dame. C'est ce qu'on ne peut trop louer , Ne trop chérir sans nul amer , Ne trop prisier , ne advouher , Ne trop ne assez réclamer, Trop exaulser, ne trop famer Ne trop honnourer en tous lieux , Ne trop servir, ne trop amer , Après Dieu et les saints des cieulx. Dames valent mieulx mille fois Que Tullus en son beau langage , Ne que Hector le trojanoys , Ne qu'Hercules en vasselage, Ne qu'Absalon en son courage , Ne que Priam en sa richesse , Ne qu'en sens Salomon le sage , Ne qu'Alexandre en sa largesse , S'un homme avoit la léaulté De David et magnificence, Et de Narcissus la beaulté , Et d'Abraham l'obédience , Et de Job la grant pacience, Et d'Achilles le hault vouloir . Pour avoir sa bénivolance , A peine la peut-il valoir. Pour finale conclusion , D'autres vertus ung milion Ont, que je ne sçay raconter; Et, pour la vérité compter, Dames sont ung trésor ytel Que, si Dieu , qui est immortel Et en puissance tant habonde , Avoit créé ce mortel monde PIÈCES A L'APPUI. 245 Mille fois plus bel en son estre Que n'est le Paradis terrestre; Tant que tout le lymon de terre Qui soubs les cieulx s'amasse et serre Et est gros , rude , vil et dur , Fust tout vcrmeillon et azur , Et tout quanqu'il y a dessoubs , Roches et pierres et caillous , Fussent rubis et dyamans Et perles , et tous les aymans , Gros escarboucles et safirs A chascun , selon ses désirs , Et chascune menue herbette Portast ou rose ou violette Sans jamais sécher ne fener, Pâlir , destaindre ne grener , Et toutes ronses et espines , Puantes herbes et peu dignes, Orties , et le jonc marin , Fussent muguet et romarin ; Et , pour plus joyeusement vivre , Tout métal , fer , estaing et cuyvre , Fust tout converti en or fin , Et ne faillist jamais sans fin ; Et tous arbres dont feuilles yssent Et qui fruit portent et (lorissent , A plume de pahon semblassent Et flour et fruit d'or fin portassent Qui sentist et savourast mieulx Que la manne qui plu \ i des cieulx ; Et trestoute meschant vermine Fust une martre ou une hermine, Et tous les busars ou corbeaux Fussent trestous roussigneux beaux , Et cocus , pies , estourneaux , Fussent devenus papegaux , Et trestout bestial du monde Fust de beauté si très-parfonde Qu'onques fut couleur cramoysine Qui rcssemblast à leur peau fine. Leur sang et leur cher et leur corne Fust digne comme la licorne , Et tous les moutons qui sont or Portassent une toyson d'or Comme cclluy que Jason prist En Colcos où il la conquist ; Et tous les loups et les renars Qui sont par tout le monde espars, Fussent I ila us serfs , prives et doulx , Acornés de coral trestous ; Et hours et singes et taissons Fussent trestous privés lyons, Couronnés d:or dessus leur tête ; , Et toute celle meschant beste Qui court par champ ou par chemin , Fust ou vert lièvre ou blanc connin ; Et toute beste venimeuse Fust saine à Pomme et vertueuse ; Et tous asnes fussent coursiers , Et tous meschans chevaulx destriers , Et tous mastins et chiens errans Fussent lévriers et chiens courans. Et les mouches et papillons Fussent gentils esmérillons , Et la pluye ne fust que basme Pour refresebissement de l'àme , Et la noif ne fust rien que soye, Et la glace qu'or et monnoye ; La gresle qui les gens effronté , Toutes grosses perles de conte; Et l'eaue qui en mer repose Fust très-pure et elère eau de rose ; Et trestous les petits poissons Fussent daulphins et esturjons ; Et les rivières fussent vin Et y pocras jusqu'à la fin ; Et les estans qui sont es plaines, Fussent sourses et grans fontaines, A grans tuyaux d'or et d'argent, Partout, pour arrouscr la gent ; Et que , par toute région, N'y eust que paix et union , Et que jamais ne fut grant chault Ne trop grant froit qui autant vault , Ne vent , ne gresles , ne tempestes , Ne jour ouvrable, mais que festes. Et jamais ne fust pouvreté , Fors toute babondance à planté , 246 PIÈCES A L'APPUI. Ne fortune , ne maladie , Mais tout heur et tout mélodie Trestout, ainsy qu'en paradis Et que le jour durast tousdis Sans faire nuyt ne obscurté , Et tout cœur d'homme sans durté , Sans cruaulté, sans tricherie, Et tous vestus d'orfèvrerie , De drap d'or et d'argent aussi, Ou de pourpre ou de cramoisi , De damas de toutes couleurs , A chascun selon ses valeurs , Et que tous lits dessoubs les cieulx Fussent de paremens itieux , Tout linge fust toille de Rains , De Cambray ou Nyvelle au mains , Et tout fust bon qui est mauvais , Et toute hayne vraye paix , Et gros ayer et toutes nuées Sentissent comme les fumées D'encens fondu ou aultre gomme , Ne jamais ne s'enveillist homme , Et les estoilles reluysassent De jour, et toutes se monstrassent Aussi bien comme le souleil , Et chascun vesquist sans traveil, Sans annuy, sans soussi, sans soing , Et tout ce qui luy est besoing Lui venist tantost par souhait; Quant Dieu auroit tout cecy fait Pour enrichir l'omme et complaire Et femme luy voulsist soubstraire Ou qu'esloignée trop luy fust , Tout ne luy vauldroit pas ung fust Et ne pourroit tourner en joye A l'omme , ung chascun le croye. Mais il despiteroit sa vie Et plustost luy prendroit envie De la mort ou de n'avoir riens , Que d'estre roy de tant de biens Sans avoir femme en sa richesse Qui est le tout de sa liesse , Et son corps vault mille fois plus Que tout ce qui est dit dessus. Car femme est bien inextimable , Une doulceur innumérable , Vraye bonté incomparable , Trésor de joye indéfaillable , Perfection tousdis estable , Beaultésur toutes agréable, De corps et façon ressemblable , A la mère Dieu perdurable , Princesse des cieulx très-louable , Laquelle de voix amiable Prieray que soit favorable A toute femme et secourable (MS.de la Biblioth. de Bourg. n»9011. K.) ÏDgobgue. [Sur la guerre de Philippe-le-Bon , due de Bourgogne , avec les Liégeois. ) — Je pense que tu viens du Liège ; Galant, conte-moy des nouvelles. — C'est ung faulx et périlleux piège ; Je ne les en sçay dire belles. — Comment sont-ilz tousiours rebelles? Qu'es-se qu'ilz dient qu'ilz feront ? — Hz l'ont esté, sont et seront. — Que dit-on parmi la cité? Y fait-on nul nouvel édit? — Le deable bénédicité Croiroit ce qu'on y fait et dit. Ce que l'ung dit l'aultre dédit, Et leur rumeur point ne s'abat; C'est ung droit infernal sabbat. PIÈCES A L'APPUI. 1M — Quel est leur parler du bon Duc. El de son noble (il/ le comte ' ? — Ils dient qu'ils aiment le plue, Au surplus n'en font pas grant conte. — Ils eu parviendront à mesconte ; On ne soustient pas adès ire. Adviengne ce que j'en désire — Que dient-ils du Namurois Et autres pays bourguignons? — Dea nous sommes de Namur roys Et contre Lucembourg hongnons. Tant qu'ilz auront en bourg ongnons, Hz n'en parleront autrement; L'ung y bourde fort , l'autre ment. — Et de ces feux qu'ils ont boulez , Es-se point merveilleuse perte , Puisqu'ilz n'ont este déboutez? La douléance en est aperte. Hz ont manière fort experle A briller en pouldre et en souffre. — Pourquoy non, quant on le leur souffre? — Comme font-ilz de leurs promesses Et de la submission d'eulx? — Hz tiennent les vespres pour messes; Car promettre et tenir sont deux. Touleffois sont-ilz sy hideux, Comme on dit , et sy inhumains , Dieu me gart d'entrer en leurs mains. — Or , me raconte de Dynant ; Que dient-ilz que ce sera? — On en parloit ycr en disnant , Disant que point ne cessera. Son grant orgueil abaissera ; l'enduz seront à leurs despens. On inc pende se les despens. — Touteffois le peuple liégois Est-il point avec culx party ? — Brûlés soieut en feu grégois Tous soustenans le leur party. Assault leur sera imparty , Avant que la chose demeure , Autant de verde que de meure. — N'ont-ils point peur d'estre assaillis Et misérablement tuez ? — Ils sont mainteffois jà saillis , En guerre tous habituez. Les biens seront restituez Que ilz ont ravy cet esté; Au mains y auront ilz esté. — Et ces faulses gens des mcsliers Seront-ils tousiours raesdisans ? — Leur party n'est double mes tiers , Non pas pour ungjour mes dix ans. Et s'ilz gardent telx metz disans : « Cecy est pour nous, qui qu'en hongne , De ce me rapporte à Bourgongne. — C'est despit que tel coquinaille Veulent auctoritc avoir. — S'il fault qu'en guerre coquin aille , Point ne craint perdre son avoir. Par cela est-il bon à voir Qu'ilz ne sont de nul mal lassez. Et sy feront du mal assez. — Pour faire leur dernière course , N'ont-ils pas mis des gentilz sus ? — Nenny , au premier qui se cource Ils sont incontinent yssus. Il y en a de mal tissus En tel nombre et de mal affaire ; Hz sont trestous chicr mal a faire. Le comte de Cliaroloi». 248 PIÈCES A L'APPUI. — Quant on leur parle de raison , Pourquoy ne la font-ilz d'eux-mêmes? — Le peuple est plein de desraison , D'abuz etd'arguz trop extrêmes. S'ils bastissent mal leurs prohèmes , La fin n'en (peut) pas estre bonne ; Ils planteront au bout la borne. — Et que dient-ilz de Namur , Quant ilz en parolent entr'eulx? — Hz dient , par Dieu , qu'il n'y a mur Qu'ilz ne remplissent tous de treux. L'autre jour de ce le contre eux ; Car on me dist qu'ilz veulent pais ; Ilz la requièrent au habais. — N'y entens-tu remède donques Pour les mener à raison joindre? — Quant ilz seront vaincuz , adonques Les verrés-vous cesser de poindre. Et doit-on telx faulses gens oindre Sans les désoler et confondre ? On les puist comme bâton fondre. — Ils sont maulvais et faulx vilains , — Selon que par toy puis entendre ; Ils seront fait faulx et vil, ains Que noz arcz soyent prestz à tendre. — Je doubte que le long attendre Ne leur face double maleur; Point ne ressongne le mal leur. — Mais , quant on leur parle du prince , N'ont-ilz point vergongne d'offendre ? Hz respondenl bien qu'ilz ont prins ce Gros martel, pour les gros doz fendre. — Hz ont donc vouloir d'eulx deffendre ? — Mais ilz ne sont pas bien unys , De tant seront plustost punys. — Je prie à Dieu qu'il les mauldie , Tant sont-ils félons et pervers. — Il ne leur chault qui les maulx die Contre eulx par prose et par vers. Ilz ont entendemens divers, Sans cuider estre folz mes saiges ; On n'en peut faire bons messaiges. — Y retourneras-tu sy tost , Pour savoir leur moyen de faire? — Pleust à Dieu que l'on garnist ost Pour les tous destruire et deffaire! Il fault laisser tout autre affaire ; Contr'eulx chascun traveillera ; Se pasteur dort , qui veillera? . — Hz payront le proficiat A leurs despens , je t'en assure. II ne fault que dire fiât ! Car chascun le gros dent a deure. Adonques mauldiront-ilz l'eure Qu'ilz auront commis telz deffaulx. N'en parlons plus , ilz sont trop faulx. {Ibid.) t)ébat îw €mr et to l'ML En may la première sepmaine Que les boys sont parez de vert, Esquels le rossignol s'émaine, Quant il a son doulx chant ouvert Pour resioir ceulx qui couvert Sont en amours de dueil soubdain, Mon plaisir s'estoit descouvert Pour aler chasser cerf ou dain. Et en chassant près de ma voie Voix féminines entendy; One plus doulces oy n'avoie. Lors, de mon cheval descendy Pour mieulx oyr, et attendy Que leur chansson cust fin prise Et du lieu savoir contendy Où estoit ceste doulce emprise. PIÈCES A L'APPUI. Î49 Tant serchay, que tlames sans nombre Trouvay auprès d'une fontaine, Soubz mi;; pin qui leur faisait umhre ; Mais ce m'estoit chose incertaine De cognoistre la plus haultaine; Tant estoit leur atour notable, En toute plaisance mondaine Sur les .mil rrs incomparable. Et estoient acompaignies D'ommes gentilz, bien abilliéz ; Vu n'avoye en compagnies Plus belles gens, ne mieulx tailliez, D'estre prestement conseilliez, De festoyer gens haultement, Tant les véoye resveilliéz Et eulx contenir gentement. Assez près je m'aprouchay d'eulx Et les saluay tous ensamble; Puis devers moy en vindrent deux Qui me dirent : « Sire, il nous semble » Qu'en vous plaisant dcduyt s'assamblt- , » Comme aparoir puet par vos faiz. » De vous nul ne se dcsassamble » Des chiens pour la chasse perfaiz. » Si, vous prions que venez voir » Les dames et les damoiselles , ■ De vous festoyer grant devoir » Feront d'onneur et du bien d'elles ; » Car, pour bien chanter ce sont elles « Qui sur toutes portent le nom ; » Aussi d'amoureuses nouvelles » Conter, elles ont le renom. » Tant de biens on me recorda, Que je fus en joye ravis; Pour quoy mon voloir s'acorda D'elles aler veoir, où je vis Toi. XIII. Leurs gens corps et amoureux vis, De Dieu et à dame Nature En toutes beaultéz assouvis Sur toute humaine créature. A toutes je fis révérence Le mieulx que la savoie fère , Non mie selon l'apparence De leur gentil et noble affère , Où il n'avoit riens que reffère ; C'estoit d'amours l'exemple et fin Qu'on ne saura jà contrefère Tant que le monde prendra fin. Je fu des doulces damoiselles Recully de voloir perfait, Qui de fleurs moût nobles et belles Ungbeau chappel avoient fait. James n'en sera nul si fait, Lequel licment me donnèrent ; Et lors je me trouvai refiait Quant ainsi joli m'ordonnèrent. Puis l'une par la main nu: prist Et une chanson ala dire; Chascune des aultres emprist D'en faire autant, sans contredire, Si très-doulcement que redire N'avoit en leur voix et mesure; C'estoit voie pour oster d'ire Ung cuer troublé à desmesure. Aussi ne se faingnoient pas A chanter les amans gentilz, Qui de leurs yeulx, par droit compas, Traioient leurs regars subtilz. Ou ils avoient appétiz D'offrir leur cuer en bonne entente, Et estre à servir ententis Tant qu'Amours en seroit contente. 32 250 PIÈCES A L'APPUI. Lors hors de la feste yssy Et la corapaignie esloigna Une dame ou n'avoit soussy, Si comm' son maintien tesmoigna. Mon cuer d'elle moult grant soing a, Quant mon œuil la prist regarder ; Car , lors , de tous biens le soigna Pour le tousiours joyeulx garder. Ce sembloit ung angel que Dieux Eust fait du ciel descendre au monde ; On ne pourroit regarder d'ieux Dame plus gracieuse et munde. Car, comme l'eaue qui surunde En mer on ne puet espuisier , Tous ceulx èsquelx sagesse habonde Ne sauroient ses biens prisier Et sa non pareille beauté Mon plaisir tousdis contraindoit A acquérir sa féaulté , A quoy mon penser contendoit. Aussi mon désir n'étendoit A riens qu'à la grâce de celle , Par bonne amour qui s'acordoit Que je fusse serviteur d'elle. Quant elle ot pensé une espace, A la feste s'en retourna , Et, en doulceurs qui toutes passe, A chanter sa voix atourna; Mais, à chascun pas qui tourna , La gracieuse sans desvoy , De mon œuil où nul faulx tourna , Avoit ung amoureulx convoy. Et ains que dit ot sa chanson , Ung cerf vint illec qui sailly En la fontaine, et , par le son De mon cours, mes chiens recueilly , Desquelx le cerf fut acueilly Si asprement en ce pourpris , Que de paour souvent tressailly Pour ce qu'il se sentoit pourpris. Après avoir ainsi réveillé ses chiens par le son du cor, voilà le chevalier lancé sur les traces du cerf. Mais, la meute fatiguée, il la laisse bientôt derrière lui et se trouve seul poursuivant l'animal qui disparaît aussi dans la forêt. Harassé de fatigue, il descend des étriers, lie son cheval à un tronc d'arbre et se couche à côté sur le gazon. Il ne tarde pas à s'endormir, et dans son sommeil, il fait un rêve étrange. Ce rêve le voici : En mon dormant plaindre j'oys Mon cuer et à mon œuil débatre , Disant : « Faulx œuil , mal je joys » De toy qui t'as voulu esbatre ii A fère ton regart einbatre » Ou cler vis de la belle née , > Pour quoy as fait sur moy rebâtie » Très-amoureuse destinée. » PIÈCES A L'APPUI. 2M Un débat s'engage ainsi entre l'œil et le cœur. C'est une querelle complète, où l'injure n'est pas épargnée et où la réplique ne se laisse pas attendre, mais l'in- jure et la réplique sont courtoises au point que ni l'une ni l'autre ne dépasse le seuil de la strophe que l'auteur leur assigne alternativement. Enfin Désir , le mareschal d'Amours, Dist au cuer : « Proposes à droit » Tous les grans cas de vos ramours. Le cœur et l'œil exposent donc tour-à-tour le cas à Désir. Quant Désir of oy Faffayre, Eu my-niay jour leur assigna Devant Amours , et en fist fayre Lettre que chascun d'eulx signa. Car l'une et l'autre enrachina Propos en lui de maintenir Son droit , disant : « Désir si n'a » Riens dit que ne veuillons tenir. Et Désir , sans faire demour , Du fait ala diçe le voir A son seigneur et maistre Amour. Qui lui ordonna que devoir Féist de belle place avoir Pour faire ung champs bien clos de lices Et qu'il eust , pour le gage voir , Eschaffault paré de lices. Lors Désir, comme diligent, Fist faire ung champ de tor en tor. Pavé de fin tissus d'argent A doubles lisses de fin or. Oncques Nabugodonosor Qui fut sur tous ung riche roy , N'amassa si noble trésor Comme estoit ce gentil arroy. Car ou champ a voit deux entrées Faites de jaspre et de cristal Par ouvriers d'estranges contrées , Où verrières de fin coral Furent , per art espécial , Toutes fermans à clefs d'ivoire Qu'ung sarrurier de Portingal Lima d'une lime de voyrre. L'eschaffault d'Amours estoit d'ambre , Fondé sur piliers de balaiz , Où garde-robbe , salle et chambre Estoient comme en ung palaiz. Les tapis n'estoient pas laiz Où de la Rose le romans , Pour lire aux amans clers et laiz, Estoit escript de diamans. La chaière estoit moult jolie Où Amours devoit estre assis . De cler béricle bien polie , Sur quatre lyons d'or massis; Et ou dossier estoient assis Escharbocles fines et nectes , Plus luisans , dont je suis pensis, Que ne sont ou ciel les planètes. 252 PIECES A L'APPUI. Et à l'eure qui estoit prise Du cuer et d'œil combatre là , Amours, que sur tous autres prise, De l'air en son lieu dévala , Et seoir en son siège ala , Vestu d'une robe parée De perles et avec cela D'esmcraudes toute bordée. De sa couronne les fleurons Estoient faiz de camahieux , Et de clers saphirs plas et rons Avoit ses elles en tous lieux Plumettées de bien en mieulx, Et de thopasses très-luisans ; Je croy que les angelz des cieulx M'ont point leurs elles si plaisans. Il avoit ung gracieux arc De licorne , à deux cordes faictes D'or de Cypre pesans ung marc , Et trousses de flesches perfaictes , Qui ne s'estoient point meffaites , Empennées de fins rubis ; Vénus les lui donna si faites Et ferrées d'aymans bis. Quant Amours, l'archier noble et hault, Ot l'arc et la trousse jus mis, Regart , son amoureulx hérault , Trois fois , comme il lui fut commis , Appella le cuer qui promis Avoit de combatre, ce jour, L'œuil qui estoit ses annemis Et qui en ce ne fist séjour. Le cuer vint pour combatre l'œuil , Sur ung destrier couvert de larmes . Armé de harnays fait de dueil ; Trois souspirs estoient ses armes Painctes dessus sa cotte-d'armes De gémissemens dyaprée ; Et l'espée à fayre ses armes Estoit en tristesse trempée. Et avec lui vindrent Honneur , Ardement , Prouesse , Vaillance , Penser , Souvenir et Boneur , Oui estoient de s'aliance, Tous vestus, par sa bienvaillance , De flors de roses et de lis , Et portoient , par ordonnance , De lavandre chapeaulx jolis. Lors Regart , le hérault gentis , Appella l'œuil présentement , Qui de venir fut entends , Armé de doulx esbattement , Sur ung genêt de parement Qui ne sembloil mie eslre las , Couvert de déduit richement ; Et l'espée estoit de soûlas. Cotte-d'armes avoit de joye Où figurée estoit liesse, Des gens avoit grande monioye Où furent Belacueil, Prouesse, Déport, Mélodie, Noblesse, De pervenche abilliés tous vers ; Et de marjolaine à largesse Estoient leurs chevaulx couvers. Et Désir , du champ l'ordonneur , Fist convenir , en la présence D'Amours qui de ioye est donneur , Le cuer et l'œuil plains de prudence Et jurer en leur conscience Qu'en ce fait chascun avoit droit , Que par armes en audience L'un vers l'autre montrer vouldroit. PIÈCES A L'APPUI. i.y.i Et Amours, pour au champ venir, Avoit pour estoutes eslites Penser, Doulx Espoir , Souvenir Et Honneur en ce fait licites, Trestous armés de marguerites, Auxquelx volt fore délivrer De vert lorier lances petites Pour les champions desseurer. Puis Amours , lequel est tant digne Que nul ne le puet ressembler , A Regart, son hérault, fist signe De cuer et l'œuil faire assembler; Et Regart, sans sa voix troubler, Cria qu'ils feissent leur devoir; De quoy se prinrent à trambler Le cuer et l'œuil , sachiez de voir. Et le cuer qui fut appellant De sa tente premier yssi , Qui portoit, corne très-vaillant , Lance ferrée de soussi. L'œuil de son pavillon aussi, Portoit en sa main une lance Que moult gentement conduisi Qui ferrée estoit de plaisance. Le combat s'engage, un combat rude et terrible. Le cœur perce de sa lancé la visière de l'œil, qui. repoussant sur son adversaire, lui porte un coup si vio- lent que . . . de ce cop qu'au cuer sorvint Sembla que de lui faillist l'ame. Mais il ne se monstra pas lasse , Car vistement l'espéc prisl, Et sur l'œuil, sans donner relasse, De durs cops férir entreprist ; Et l'œuil bon courage reprist, Car le cuer boutta de s'espée Contre les lisses et comprist Qu'au cuer fust la force occupée. Le cuer qui se vit en dangier De près estre par l'œuil confus, Comme très-hardi et légier, Tira sa dague de refus Et féri , dont esbahi fus , Sur l'œuil de si forte altainte Que du grant cop sailloit le fus Dont l'œuil recula par contrainte. Mais . tandis que les deux champions sont occupés à se battre la dague au poing, voilà que Dame Pitié , la doulce et sage , Vint , comme certaine message , Devers Amours , où maint lécssc , Priant qu'il oye son message De par Vénus , d'amour déesse. 2o4 PIECES A L'APPUI. Pitié à genoux devant Amours le supplie Disant : > Et de Vénus , sans contredis , » Sur tous bons serviteurs féaulx. » Et pour ce qu'ils sont de sa court, » Vous mande que les renvoiez » Par devers elle brief et court , » Pour du cas dont sont desvoiéz » Cognoistre. » Amours se rend à la prière de Pitié, et les deux adversaires sont désarmés. Pitié les conduit à Vénus, Disant : u Puis qu'estes avec mi , » Je vous feray avant demain , » Comme fuissiez ly mien germain , » Par Vénus mettre en bon acord , » Qui soffrir ne veult , soir ne main , » Que ses gens soient en discord. » Ils arrivèrent en une isle Qui estoit fermée d'ung mur D'ardans brandons, d'ardeur abille , Pour ce qu'il y fasoit obscur, Où deux ostruces , en l'air pur , Portoient , en une litlière D'or fin esmaillée d'asur, Vénus l'amoureuse et entière. Je vy sa littière couverte D'une gracieuse nuée ; Et elle en qui ioye est ouverte Et plaisance continuée , Robe de porpre avoit nuée De flambéentes estinselles Dont oncques ne fut desnuée Pour jonnes amans et pucelles. Le cœur et l'œil exposent tour-à-tour leurs griefs à Vénus, dame amoureuse. Vénus regarda que sans eulx Ne pot son royaume tenir, Pour quoy , tout le procès d'iceulx Voult fayre escripre et retenir Le double , pour les maintenir Sans discorde plus seurement, Et pour son dit entretenir Leur (ist faire bon serrement. Duquel fait ils furent contens ; Et Vénus à tous vrays amans Et amoureuses leurs contens Fist escripre et leur fit commans Que chascun d'eulx fuist afferuians A son sens lequel d'eulx ot droit , Aflîn qu'elle fust confermans La paix entre eux par doulx endroit. IMÈCES A L'APPUI. !'.-,.-> Et qui d'opinion raport Feroit plus vray sur celles choses , Il aura, pour vivre en déport, De par elle ung chapeau de roses. Lors prestement trouvay descloses Les pensées qu'avoye ou songe , Lesquelles , sans adiouster gloses , Escripvi au net sans mensonge. Si pri' ceulx où joycs'embat Et qui d'amer sont en la voie , Que du cuer et l'œuil le débat , Chascun endroit soy le cas voie, Et que l'opinion envoie A Vénus , et qui le chapel Gaignera , Amours le pourvoie De tous ses désirs sans rapel. {US. de la Bibl. de Bourg., />• 90U.) Ce Songe ôe lo pucelle. POÈME. A l'heure du somme doré , Lorsque l'aube du iour se crève , Qu'on se trouve tout essoré , Souvent dure nuit assez grève. M 'endormi , quant autre se lève , Trestout le (in premier de may. En jonnesse n'a point d'esmay. Si tost que je fus endormie , Deux personnages vi venir Qui me dirent : « Ma belle amye , » Il te f mil autre devenir. » Reprens ung noveau souvenir ; » Car d'enfance tu es délivre ; ■ L'âge enseigne comme on doit vivre. > Tu est moult belle , fresche et ferme » Et de tous membres advenue, Ce dist l'une , je le t'afferme , » Autant qu'une autre soubs la nue, ■ Soit dessoubs robe ou de corps nue , ■ Rlanche, neufve, dure et refaicte : ■ Chouse de sayson est parfaicte. » Jamais plus gente je ne tins , • Plus drue ny en meilleur point , » Beau visage , gent corps , tetins » Qui font ores leur premier point. » Du surplus dire ne fault point , » Car on te tient pour ung chef-d'œuvre , » Bel est l'ouvrage qui mieulx n'euvre. >• Là firent ung peu d'entervalle Ces deux semblances que je vy. L'une monte et l'autre devalle ; Chcscune assez bien se chevy ; Et , sur ma foy, je vous plevy Que je dormy jusques la lie. Bien dort qui n'a mérencolie. Ainsi que personne qui songe, Me semble bien que je m'avise Des deux figures de mon songe Cognoistre selon leur devise ; L'abit niesme me les devise En grosse lettre à peu de plait. Adès chouse nouvelle plaît. Je prins aux lettres épelir. Ainsi que famme mal lisant, L'une après l'autre recuillir. Pour voir que alloient disant ; Et tant les allay advisant Que de leurs noms ie fis la preuve. On dit qui bien serche bien treuve Je trouvay que l'une avoit nom Amours , richement atournée , Plus que dame de grant renom , A bien porter son atournée. L'autre fut à part destournée ; Ce fut Honte qui s'eslambit. Selon la personne l'abit. 2Ô6 PIECES A L'APPUI. Amours me print à raisonner, Si fist Honte puis à son tour. Moult me seurent bien sermoner Et me venir tout à l'entour. Elle menèrent grant estour Par paroles bien assaillans. Il n'est assault que de vaillans. AMOURS. Fit Amours qui parla première : « Ma gente fille , jonne et tendre , » Jonnesse est tousiours coustumière » De tout son temps à joie tendre. » Pour ce me veuillez bien entendre ; » De moy n'es pas encore quitte. » Il faut que jonnesse s'aquitte. Adonc Honte respont tout court : « Ma belle amye , non feras. » Car ung si maulvais monde court . » Certes , que trop te meflferas. » Si tost qu'amoureuse seras , " Ja te tiens pour toute esperdue. ii Femme sans honneur est perdue. n Si Honte crois , cesle affolée . ii Jamais ne vauldras un oingnon ; ii Tu es a prendre ta volée ii Pour avoir joye ou jamais non. n Choisis quelque beau compagnon ; >' Mais qu'il souifise à ta plaisance. » Il n'est trésor que souifisance. » Veulx-tu plus eslre diffamée » Que d'avoir nom d'estre amoureuse » D'ung qui te dit sa mieulx amée , » Si le crois , tu es malheureuse. » Garde-toy, pouvre douleureuse , » De toy bouter à tel azart , >■ Busche verte pas à pas art. AMOURS. / n Recognois les biens que nature » T'a donné et si largement » Fait si très-belle créature , ■■> Que c'est ung grant enragement. » Ce sinon au grant jugement » En rendrons compte et reliqua. « On doit garder le relequa. « Tant mieulx t'a nature formée ii Et de toute beauté remplie , » Tant plus dois tu estre informée ii Et de grant vertus acomplie. » Se ton cuer à mal faire plie , » Ton compte ne sera pas bon. » Qui volée a , n'attende bon. AMOURS. » Narcissus qui ne veult amer, ii Fut noyé dedans la fontaine » Par jugement , qui fut amer, n Des Dieux , de ce suis-je certaine. » Pour ce ne soyes si aultaine » Que tu n'aimes qui t'aimera. » Haine mortel trop amer ha. » Susanne fut de Dieu chérie , :■ Car ne veult amer folement. :i Gardée fut d'estre pérîe » Pour garder honneur seulement. » S'elle eust ung dur comancement , » La fin fut bien victorieuse. i Dieu craindre est vie glorieuse. » AMOURS. » Escoute, là , ma mye , et n'est-ce » Grant outrage à ceste ypocrite ? ii Que ferras-tu de ta jonnesse ii Qui est si belle en bien escripte '! » La veux-tu perdre toute fricte , n Sans faire ton loyal devoir ? » On peut bien souvent trop devoir. PIECES A L'APPUI. » Péchié seroit de toy blasmcr, » Ne te mettre villnin cliappcl. » Se les gens te veullent amer, » Doys-lu de ce faire ung appel ? " Non , non. Se j'estoye en ta pel , » Là me vouldroyc-je condescendre. >i Amours fit Dieu du ciel descendre. HOHTI. » L'amour de Dieu et la mondayne - Ne se mectent pas à un;; compte ; » L'une est bonne , l'autre fredayne ; » L'une paye , l'autre mesconte. ■ » Ceux qui vueillent fuyr ce compte , » Si se cueuvrent d'ung sac moullié. >• Rea drap ne droit estre soullié. AMOURS. » C'est bon amour que bien vouloir » A ung aultre coinm à soy-mesmes ; « Et se ung galant a tel vouloir, » Ne le dois-tu vouloir toy-mesmes? » De quant qu'il a te met à mesmes. ■ Ainsi dois-tu , ton honneur saulve. n Bonne femme quand vcult se saulve. HOKTI. » Qui veult eschiver le péril , n II doit fouyr l'occasion. » Pucellc nette comm' béril , » Fuys ordure et confusion , n Affin que , par communion , » Trouver ne te puis entachée. n Blanche couleur est tost tachée. «m, • Je ne sçaroye tant prescher ; » Mais , amye si tu m'en croys. n Vers moy tu te dois adresser, » Par le Dieu qui pent en la croys. n Jà bien n'aura si me mescroys , ■■ Ne plaisance à l'eur de ta vie. « Amer aultruy n'est pas envie. Tom. XIII. >i Fille , tu es en ta franchise ; » Fay ce que bon t'en semblera. » Tu as temps de vivre à ta guise, » Espoir riens on ne t'emblera. » Ton fait d'aultres ressemblera. » Sur le col la bride t'en lesse. » Jeune chien , envis va en lesse. MB, » Ayes honte devant tels yeulx , ■ Quant lu seras d'amer esprinse; >■ Le monde l'en prisera mieulx , >■ Et ne seras de Dieu reprinse » Conduy sagement ton emprinse. ■> Adieu ! je t'ay dit mon message. » Qui bon conseil croit, fait que sage. » LA I' I. Adonc les prins à mercier De ce que me vindrent aprendre , Et dis, pour tout paciflier : « Je me garderay de mesprendre. » Lors me va le grant jour surprendre. Quant plus rien ne vy, je m'esveille. Mais songes plaisent à merveille. Et quant je fus bien esveillée , Pensay ad ce que ouy avoye. Beaucop y vise à la veillée En me pourmenant par la voye ; Et, ainsi comme je sçavoye, Becorday tout deux ou trois fois. Songes sont vrays aucunes fois. J'allay d'aventure trouver Ung qui sçavait lire et escrire, Et m'assaiay de l'esprouver S'il vouldroit mon songe descrire. Il s'accorda. Je luy dis : « Sire , » Pour Dieu , que vos mains s'esvertuent. » EscripU les choses perpétuent. 33 258 PIECES A L'APPUI. Je lui racitay mot à mot Ainsi que je l'eu retenu , Selon ce que esce dit m'ot Et que dessus est contenu . Se j'ay failli , ne soit tenu A mespris, je vous en supplie. A paine est personne acomplie. Et s'il y a riens tant soit peu Qui soit digne d'estre en mémoire Et dont on doit estre repeu , On fera bien s'on le veult croire. Et qui vouldra de ceste ystoire. Que le nom point on ne vous cèle C'est le songe d'une pccelle. (A/51, de la Bibl. de Bourg, n» 9013.) /. Oittonr. Cupido suis par mon tout seul povoir, Dieu des amours , prince de liault vouloir , Seigneur des cuers qui désirent franchise , Qui de présent à chascun fais savoir Qu'il n'est vivant qui. sans moy, puist valoir; Car Valeur est à mes deslroys submise ; Dame Nature en ses faiz m'auctorise , Car je lui suis aidant en mainte guise, Quant je lui faiz ses enfans acoupler Par se tousiours accroistre et mieux peupler. Mon los, mon bruit, ma haulteur , ma puissance Ailleurs ne prent pareil en aliance ; Car sur toutes elle est incomparable; Mon nom florist en haulte reluisance, Renouvcllant tousiours sa naisance Pour à tousiours estre au monde durable. Mon seul povoir est sans fin permanable, Partout s'estent mon règne tant louable, Et ma rigueur sera perpétuelle Jusqu'à la fin de vie naturelle Pour me servir chascun veult le mieulx faire; L'ung chante bien pour à sa dame plaire; L'autre a plaisir à avoir beaux chevaux; Ainsi je fais le monde contrefaire. Je fais rondeaulx et ballades parfaire, Je fais courir et faire maints grands saults, Je fais fonder édifices bien haults, Je fais voler trompettes et chevaulx , Je fais donner bagues , robes et dons , Dont les donnans ont souvent faulx guerdons. Je fais faire , par le monde univers , Habits nouveaulx en façons trop divers ; Je fais souvent ces jolis corps estraindre ; Je fais porter ces chappelets tous vers, Bouquets garnis de très-amoureux vers, Et, en chantant, mainte fois la voix faindre ; Je fais pollir les visages et peindre ; Je fais chausser estroit et estroit ceindre ; Je fais lever ces bonnets et atours Si haultement qu'ils ressemblent à tours. PIÈCES A L'APPUI. Par les doulx traits de mes nmours et chanU, Je blesse a coup les bergières des champs Et les fins cuers des pentes pastourelles , Tant que par moy elles oeuvrent leurs champs , Et sont souvent ensemble racontans A leurs amans dits et chansons nouvelles , Et leur donnent, avec floreltes belles , Plusieurs regards aux pastours d'entour elles. Brief , de présent à chascun fais sçavoir Qu'il n'est vivant qui sans moy peut valoir. (La Danse det Aveugles. US. de la Btbl. de Bourg, n' 9040 ) Ca .fortune. Fortune suis , la déesse mondaine, Empércis et Dame de la terre, De tous seigeurs terriens souveraine, Ayant sur tous puissance très-haultaine, Pour tout donner, tout toulir, tout acquerre, Tout reffaire, tout renverser sans guerre, Et confondre tout qui se nomme humain, Sans frapper cop ne de pié ne de main. J'ay plain povoir et auctorité pure De gouverner tout vivant en ce monde, De refformer les oeuvres de nature, D'auctoriser humaine créature Ou la plongier en doleur très-parfonde Et sy ne l'oist qu'à Ame je responde De mes exploitz ne de mes soubdains faiz , Car je deffaiz et, quant me plait, reffaiz. Je change tout, je tourne, je varie, Je fais chéoir , relever et abattre , Sans aviser qui saigement charie, Je mors, je poins, j'argue et puis harie, A sy faiz jeux me plait tousiours esbattre, Et ne me chault qui s'en vueille débatre, Car qui se plaint ne se relieve riens Pour obtenir par ce plus de mes biens. Ma puissance est par tous pays requise Et toutes gens demandent mon secours; Ma bienveillance est sur toutes exquise Et désirée de chascun estre acquise, Principalment à souveraines courts ; Chascun requiert vers moy avoir recours , Chascun me craint , chascun eureux se juge Qui peut avoir en ma court son reffnge. Que je puisse submettre à mes destrois Tout le monde, comme je le propose, On le voit cler par mes nobles explois Cothidiens, et par mes haultains drois, Dont mon estât je maintiens et dispose. Chascun voit bien qu'il n'est au monde chose Où mon secours ne soit fort invoqué Et mon plaisir à doulceur provoqué. Se Nature met plain povoir et cure A bien former une femme ou ung homme En l'aornant de très-belle stature, De chief, de corps, de moult plaisant figure, Pourungchief-d'ceuvreetdebeaultélasomme, Si faull-il bien que perface et consomme Par mes moyens telle parfection , Ou pas lui vault telle création. 260 PIÈCES A L'APPUI. Car ce beau don à peu d'effect lui monte Se de mes biens je n'y metz affluence, Et ne tient-on au jour d'huy quelque conte D'aucun humain tant soit beau, fin de compte, S'il n'est par moy levé en audience ; Mais, s'il me plait lui prester assistence , Je lui parfaiz sa beauté corporelle En reformant telle œuvre naturelle. Et se Nature a formé et tissu Ung corps humain let et deffiguré , Qui soit boiteux , contrefait et boussu, Très-mal parlant, de basse main yssu, Digne d'estre de tous aventuré , S'il n'est par moy de grans biens poincturé. Et par mon vueil mis en ma bonne grâce, Il n'est sy grant qui ne lui face place. Au semblable prenez ung chevalier D'estat royal ou de grant baronnie Qui peul-cstre n'a maille ne denier, Revenues, ne blé en son grenier, Et sy convient que tost il se marie, Ung bon marchant ne lui baillera mie Sa fille ou niepce , ains lui contredira, Et escondil le noble s'en ira Mais s'ung vilain a des biens de fortune Et est pourveu de revenus ou rente, Tantost mourra une face commune Qu'il est amé de chascun et chascune, Et que digne est d'avoir femme très-gente; Parce moyen ung chascun lui présente Sa fille à femme et volentiers lui donne, Sans aviser se sa naissance est bonne. Mieulx vault estre bien fortuné que saige, En bien heureux vault mieulx que fils de roy. Il n'est honneur, puissance, vasselaige, Bruit, los, ne bien, haultesse de coraige, Qui prouflîte, se n'est par mon arroy. Car je gouverne et chevaulx et charroy. Je faiz verser l'où on n'a pas de doubte Et la cause est pour ce que n'y voy goûte. L'ung est eureux par moy en biens mondains, L'autre n'y a pour tous biens que malheur. L'ung est doubté et ses coffres sont plains, Et l'autre n'a ne l'estrain ne les grains. L'ung a plaisir, l'autre n'a que doleur; L'ung est eureux en armes par valeur. L'autre n'y est qu'aprentif ydyote. L'ung chante bien, et l'autre n'y scet note. Eureux en jouste, eureux en marchandise, Eureux en femme, eureux en jeu de déz, Eureux en eaue, eureux en entreprise , Eureux en sens, eureux en coquardise, Eureux bien tart, eureux ains qu'il soit néz, Eureux par tout, eureux à tous les léz, Par tous moyens trouvères des eureux, Et d'autre part autant de maleureux. Eureux ne peut chéoir que sur ses pies, Et maleureux sans hurter tantost verse ; Eureux ne craint ne mal temps ne meschiés, Et maleureux treuve les faulx marchiés, Car son maleur à tous cops le renverse; L'ung m'aime trop, l'autre me dit diverse; Mais c'est en vain, car mon commun usaige Est de tourner maintesfois mon visaige. Car au jour d'uy je suis à tel amye, Et est par moy monté en hault degré A qui demain je seray ennemie, Et tout son eur je ne lui lairay mie. Ains donray tout ailleurs bon gré mal gré, Et autre n'a maison, vigne ne pré, Qui en aura et d'autres biens assez Qui par autruy ont été amassez. PIÈCES A L'AIU'UI. 261 Puis, s'il me plait, je le feray descendre Soubdainentent, ains qu'il s'en apperçoyve, El toul son eur à cop feray descendre, Sans plus muser et sans une heure attendre , Afin que tost ses biens autre reçoyve, Et ne fault point dire que les reçoyve, Quant en ce point je les mainne et gouverne, Car c'est le vin qu'on livre en ma taverne. COHCL0SIO1. Amour, Fortune et Mort , aveugles et bandes , Font danser les humains, chascun par acordance ; Car, aussitost qu'Amour a ses traiu débandés , L'homme vcult commencer a danser belle danse. Puis Fortune, qui sait le tour de discordance, Pour un simple d'amour fait ung double branler. Du dernier tourdion la Mort nous importune. Et si n'y a vivant qu'on ne voie esbranler A la danse de Mort , d'Amour et de Fortune. (Ibid.) K. Ualoîic. Ung riche filz bien cognéu , Après la mort de son bon père, Sans plus de soy descongnéu , Fist à maintes gens vitupère. Homme trop grant ne luy estoit, II tuoit l'ung , l'autre batoit , Puis chy puis là a l'adventure , Sans aviser comment on doibt Hicn conimenchier et mieulx conclure. Quant il eubt longuement vescu Et mis plusieurs gens à misère , Fortune luy tourna l'escu , Luy donnant povreté amère. Quant il se trouva en ce ploit, Il ala emprendre ung esploit Dont il moru à grant injure. Trop peu de chose luy serabloit Bien commenchier et mieulx conclure. 262 PIECES A L'APPUI. Cest exemple bien entendu Nous donne raison et matère De nous garder de temps perdu , Mais faire nostre chose clère ; Car quiconques ne maintiendrait Tousjours bonne ordre en tout endroit, Il trouveroit sa fin obscure, En aprendant que mieulx vauldroit Bien commenchier et mieulx conclure. Chief , celuy point ne se déchoit Qui met en Dieu fiance et cure. Pourtant veillons , comment qu'il soit, Bien commenchier et mieulx conclure. Jehan Nicolai. ^lutre. Une nouvelle mariée Se plaindoit hier à "se voisine, Disant : » Je fus mal assenée A cel homme que me cousine Me fist prendre ; car au mestier Oncques ne le sceus bon ouvrier ; Oussi il n'ey mest point sa cure , Et ne scet , esté ne yvier, Bien commenchier et mieulx conclure. » Point je ne cris à la volée )> Qu'il est de si parverse mine. » Il m'a donné mainte colée , n Maint horion ; mais , se ne fine , » Ains ung mois , me voray vengier ; » A ce me voeilliés conselier » Par quoy je lui feray injure. :> Il en faulra à l'abrégier » Bien commenchier et mieulx conclure. — it Quant il revient , une vesprée , De drienquier à la centeline , Tout yvres, ayés aprestée Une vergue de boul bien fine. Quant il sera aies couchier, A deux le yrons tant virgongier Que tout desquirons se piau dure, Et adont vous pores jugier Bien commenchier et mieulx conclure. Chief , en bâtant le ois cryer : « Merci ! las ! il fault que i'endur. » Tous temps volray au besongnier » Bien commenchier et mieulx conclure. Sire Jehan Chespjel. PIÈCES A L'APPUI. Oulaôf. Quand Dieu créa l'homme jadis Après sa divine samblance , En son terrestre paradis Il luy donna volenté france De gouster fruis de brance en brance , Pour soy ou bien ou mal norir; Les fruis furent soubz sa puissance Pour à bonne fin parvenir. S'il eust le fruit de vie pris , Il avoit vie à joissance ; Mais de temptation souspris Fu lors par désobéissance. Oussi soinmes-nous en balance , Par nos grans péchiés, de périr. Prendons vertus en abondance Pour à bonne fin parvenir. Le jour et le nuit soions mis Au servir Dieu par espérance. Se nous avons péchiés commis, Confaissons-nous , faisons penance. Aions de la mort souvenance, A bien faire prenons plaisir, Selonc Dieu remplis d'atemprance , Pour à bonne fin parvenir. Chief , aions tous vraie fiance A la mère Dieu , qui mérir Poelt ceulx qui servent par créance Pour à bonne fin parvenir. Jehan Cdespizl. vlutre. Une fille de jone éage S'aprocha de son frère aisné Et luy requist qu'à mariage In;; sien amy luy fust donné, Lequel estoit rice et bien né , Courtois et de doulx. maintenir Et de tous poins bien incliné Pour à bonne fin parvenir. La fille usa tout son langage . Sans pooir riens avoir fine. Son frère , le mal plaisant gage , Demora dur et ostiné. « Bieau doulx Dieu , sire dominé , » Et que porai-ge devenir? » Dist-elle. C'est mal estrinc » Pour à bonne fin parvenir. • 264 PIECES A L'APPUI. Nientmoins elle fa bonne et sage , Point n'a son corps désordonné , Ains entra en ung reclusage Et a le monde abandonné. Le haire et fort avoir juné Le font de vices abstenir. Pensés que Dieu l'y a mené Pour à bonne fin parvenir. Chief , tout batut et tout venné Qui se voelt de pécbié banir, Il a de légier cheminé Pour à bonne fin parvenir. Jehao Nicolai. Zuixe. Du joly tamps que par amours amoye , Que de vingt ans estoit mon jone éage , Mon plus grant bien seulement estimoye Pooir avoir ma dame en mariage , Ou tellement l'avoir à ma cordelle Que de tous poins feusse bien du corps d'elle. A ce pourpos je faisoie des lais , Canchons, rondeaux, ballades, virelais. J'estoie tout sanguin et colérique , Et me sambloit mieulx valoir qu'ung palais Soy récréer en l'art de réthorique. Ce temps dura en plaisance et en joye .lusques au jour que j'entray en maisnage ; Mais là trouvay de soussy la monjoye , Soing infiny, triste pèlerinage; Ribotte y list son borrible libelle , Debte me noyé et gaigagne rebelle , Me femme tenche , et crez que de telz mais J'ay sans cesser et de plaisir jamais , Dont plusieurs fois me souhaide en Auffrique. Nientmoins mieulx vault non désespérer, mais Soy récréer en l'art de réthorique. J'ay dont passé de jonesse la voye , Et se connois du monde le passage. Or fault pensser à Dieu qui nous anoye; Qui ne le fait certes il n'est pas sage. Disons luy dont oroyson pastourelle. u Doulx Dieu , pardonne à ta créaturelle » Ses maulx commis, ses débets, ses méfiais. » Bien heureux sont de ta grâce refais , » Pour contempler la haulte théorique ; » Licitement chascun poet , sur tels fais, )> Soy récréer en l'art de rhétorique. » Chief, j'ay espoir , et de ce je me pais, Qu'en brief avons des biens plus qu'à lestrique, Et que chascun pora le cœr en paix Soy récréer en l'art de réthorique. Jehan Nicolai. pièces a L'appui. -><;;> Oalti&c. Ou temps jadis l'englctier extirpa Charte défunc , bien-amc roy de France , Qui mains jupiaulx de bregiers agripa Et dégrifi'a mains moutons de sa brance. Quant cel estoc fu hors de son pourpris , Nesungs bregiers puis on y tint pour pris, Puis a le lieu tellement maintenu Qu'onques depuis l'estoc n'est revenu. Là demonstra , pour paistre besteleltes , Quant ung gardin est bien entretenu , L'herbe en vault raieulx , aussi font les florettes. — « Justice suy en qui seur arest a n Pour les méfiais corrigier à oultrance. » SalomonVoy en ma loy s'aresta » Qui juge fu pourveu d'atemprance. » Le moyen dist : « Ma dame de hault pris , » Dame justice où tous biens sont compris , » Vostre corps soit en che lieu bien venu. » Vescy le grant, d'aultre part le menu , » Qui percevons que , pour nos brebisettes, » Quant l'ung gardin est bien entretenu, » L'herbe en vault mieulx , aussi font les florettes. » — <■■ Lorsque Jacob en songe reposa , " Che dist le grant , quel déduit et plaisance ! » — « Mais , lorsque Pan sa flûte composa , » Dist le menu , pour oster desplaisance ■ Des pastouriaulx , qui puis furent apris » De bien jouer de (luttes à devis , « O ! quel anoy nous est puis avenu! » Justice dist : — « Discors est sourvenu. » L'estoc coppes tous trois de vos holettes. » Quant ung gardin est bien entretenu , » L'herbe en vault mieulx , aussi font les florettes. « Ton. XIII. 34 266 PIECES A L'APPUI. » Quant Abraham tant de bestes garda » Et que ses biens vindrent en habondance , » Cremeur de Dieu et moy tant regarda , « Que Dieu l'ama et lui donna cevance » Et en ses jours de beaulx enfans petis , » Le plus grant bien de tous ses appetis , » En son pourpris , se j'ay bien retenu, » D'oster discort ne se fut abstenu ; » C'est ung estoc trop nuysant aux cevrettes. n Quant ung gardin est bien entretenu , » L'herbe en vault mieulx , aussi font les florettes. : MlCHACLT CANOKE. Jmct. En m'en alanl pour tirer vers Courtray Sus ung chemin venant de saint Légier , Pastourelles jusqu'à trois encontray Et les oys longuement langagier. Ly une esloit nommée Sarechon , L'autre Hanain et la tierche Annechon. Là disoient , bien les ay entendu , L'une à l'autre sus le chemin herbu , Tout en gardant moutons et brebisettes : « Quant ung gardin est bien entretenu , » L'herbe en vault mieulx , aussi font les florettes. » Mes Sarechon qui avoit le cœr gay Fist à Hanain tantost couleur cangier, En lui disant : L'herbe en vault mieulx, aussi font les florettes. PIÈCES A L'APPUI. 267 Lors dist Hanain à Sarechon : « Bien je ay » De vous oy parler , pour moy vengier, » Du gros Robin pasteur lequel, pour vray , » A vostre herbe foullce sans dangier ; » Et avcs fait souvent vostre parchon » D'entre vous deux recorder vo lichon. » Adont oys, quant orent tout conclu, Qu'elles dirent : « Nostre honneur est perdu. » Nous poons bien dire par amourettes : » Quant iiiij; gardin est bien entretenu, » L'herbe en vault mieulx , aussi font les florettes. » De la tierce pastourelle diray Laquelle estoit de corage legier, De ung Bauduin , le paistre de Lombray , Ses florettes a laissiet calengier Qui estoient en desous son plichon. Adonc dirent les aultres en canchon : « Tel mi, tel ti. « Et celle a respondu : >< Cha le doit , car mal avons retenu » Qu'on nous diroit raaintesfois basselettes : » Quand ung gardin est bien entretenu , » L'herbe en vault mieulx , aussi fout les florettes. » Quand je eulx oy leur pourpos, je me alay Sur une crette assoir pour abrégier. Savés de quoy droit là je me mellay ? Che fu d'une pastourelle forgier , La première dont je eux oncques renom , Telle quelle , soit belle, bonne ou non ; Car je n'y say par quel sens ne par u Y commenchier, il i a bien paru ; Che non obstant , après telles cosettes , Quand ung gardin est bien entretenu , L'herbe en vault mieulx , aussi font les florettes. Chief , je aperchoy qu'en lisant à lunettes, Quand ung gardin est bien entretenu , L'herbe en vault mieulx , aussi font les florettes. Frire Mu»». PIECES A L'APPUI. vUttrc. Amour m'a fait dame choisir Gratieuse et jà toute meure ; En elle gist mon seul désir ; Car de ung œl plus noir que une meure Me esroulle tant parfaictement Que je cuide , à mon jugement , Estre du tout bien à se touce ; Mais j'ay du grant empeschement Par le ciflet de Malebouce. Je ne puis aler ne venir Que ce ciflet ne est, à toute heure , Sur les reus , dont mon faict furnir Ne puis vers celle que je honneure. Se en ce point je suy longement Sans avoir aultre alégement , Mes flancs sont faicts , car pour la doulce Morir me convient à tourment Par le ciflet de Malebouce. Et se je moers, quel desplaisir Pour moy ! Quant je y pense , je en pleure. Pour ce fait piteux retenir , Escripre je feray deseure Ma tombe : « Chy gist noblement » L'amant qui moru proprement » L'an qui trespassa sur sa couce, ••> Sans joir de amour nullement ii Par le ciflet de Malebouce. » Robert Puissant. vkttw. Mère de Dieu , dame de hault empire, Autel du ciel , que Dieu veidt consacrer, Arche du pain , je te puis aussi dire Duquel chacun est tenu de gouster , Tu es le rieu courant sans arester, Où se contient nostre salvation ; Tu es le pris de no rédemption , Quant tu portas IX mois le sainct des saincts , Par quoy tu es , long mon intencion , Temple de honneur et refuge aux humains. Tu es temple, pour mieulx au vray descripre, Plus honouré que on ait oy parler, Fort reluisant, plus que perle ou profire, Ne que rubis ou déamant très-cler ; Et n'est langhe qui sceuist extimer La noblesse de ta fondacion ; Tu es temple sur le mont de Syon , Hault eslevé dessus les vens serains , Dont on te poet nommer sans fiction Temple de honneur et refuge aux humains. PIÈCES A L'APPUI. 269 Se il.ulii celuy qui «on fait bien remire , De coer dévot devers toy retourner. Tu es celle qui poct apaisier le yre De ton i Mit filz et à paix ramener. Tu es preste de doulcement orer Pour les pécheurs , par ta dignation ; Obtiens pour ceulx plaine rémission Qui te servent de cœr a joinctes mains Et te nomment par grant dévotion Temple de honneur et refuge aux humains. Chief, ceste Dame est, sans dilation, Temple de honneur et refuge aux humains. (MS. Je la Bitliolh. Je Tumrmmi.) L. Ces trois Contes bc Cupiîio et o'^tropcis. ri; km n. n coste. Oyez , mortels , un bien nouveau propos De Cupido le dieu des amourettes , Et de la Mort qu'on appelle Atropos. Amour, volant par voyes indiscrètes Vient rencontrer la Mort qui aussi vole; Mais il trouva ses costes trop durettes; Cy dit ainsi : — >■ 0 vieille aveugle et folle ! ■> Voir ne te puis , car j'ai les yeux bandez , ;• Dont en heurtant contre toi je m'affolle. > — « Beau sire Dieu, très-mal vous l'entendez, * Répond la Mort à voix obscure et basse; n J'ai bien à faire , et vous me retardez. ;• — « Pas n'est besoin que toujours mal on fasse . » Dit Cupido ; mais si voulez m'en croire » Appointons-nous , belle dame , allons boire. » Lors . ce disant , ils vont à la taverne. La Mort buvait autant qu'une cisterne, 270 PIEGES A L'APPUI. Vantant les faits desquels est ouvrière; Et Cupido redressait sa bannière , Disant comment tant de gens il fait fous , Et leur fait perdre et maintien et manière ; En disputant, on buvait à tous coups. Atropos pleige, et Cupido s'enivre; L'hosle lassé, bientost d'eux se délivre. Ils s'en vont hors , puis d'un lez , puis de l'autre. La vieille Mort qui tout froisse et espautre , Par grand mescompte , a saisi l'arc d'Amours : Amour aussi qui tout fait à rebours , Croyant saisir le sien, prit l'arc de Mort Et son carquois; voulez-vous plus beaux tours? Sans y viser et sans autre record , S'en vont ailleurs, tirent flesches sans nombre. Mort fait lumière, et Cupido fait ombre. A chacun coup que Cupido descoche , Il attaignoit de mortelle sagette Ou homme ou femme à qui la Mort approche ; Et à tous coups que fausse Atropos jette , Elle faisoit homme ou femme amoureux. Maint beau jeune homme alaigre et vigoureux Y vis-je cheoir atteint de mortel dard , Et maint vieillard , d'amour tout langoureux. 0 quel abus de voir un tel soudard Servir Amour, et le jeune mourir, Laissant Vénus et son grand étendard ! Sage n'est pas , qui trop avant s'y fonde : Mais quel remède ? On n'y peut secourir. Ainsi est-on gourmande en ce monde Par deux médians qui nous font tous périr. DEUXIÈME CONTE. Amour s'en vint depuis, tout yvre et las, Tant eut-il pris de vin et de soûlas, Rendre au giron de sa dame de mère , Qu'on dit Vénus, or douce et puis amère , Dormant en lit de plumettes délies Bien tapissé de verdures jolies. Tout à l'entour sont les Nymphes et Grâces Nues , dormant , bien refaites et grasses : Quand là survint ce fol dieu qu'on maudit , Chascun dormoit , ainsi comme l'ai dit , • PIÈCES A L'APPUI. 271 Fors Volupté , la nièce de Venus , Qui s'csbaltoit avec des enfans nus , Prenant plaisir et faisant un banquet Tout plein de joie et d'amoureux caquet. Gupido but trois fois à son entrer De bon vin doux , pour se mieux accoustrer ; Et Volupté la plaisante et la ('aie, Prit une bnrpe, et de cbanler s'essaie, Pour festoyer Amour à sa venue, Lequel s'endort dessus sa mère nue , Et ronfle, et soufle, et son arc laisse cheoir Sur un coussin, où depuis se vint seoir Volupté gente , et si fort se blessa Qu'un cri aigu dans l'air elle poussa. Vénus s'éveille, et voit sa nièce froide, Qui clost les yeux, et devient toute roide. Lors en plorant s'écrie : — « Ah ! Dieu mon père ! » Grand Jupiter, soyez-moi si prospère » Que je ne perde ainsy ma Volupté. I En ce disant , la nymphe Pasithé Oignit soudain de baume la picqure De Volupté , et santé lui procure. Garie à coup de baume odorifère , Vénus la baise , et ces mots lui profère : — h Las ! qui t'avoit,-ô ma nièce, ma mie, » Ainsy navrée , et en mort endormie ? » Que je le sache , afin de m'en venger. » Lors Volupté montra l'arc estranger, "* Et une flèche encor de son sannr teinte , Qui presque l'a mortellement atteinte. Vénus regarde et connoist l'arc de Mort , Dont de dépit ses belles lèvres mord. — « Gardez, pour Dieu , dit-elle, d'y toucher; ;> Filles , gardez. Ah ! le notable archer » Qui a changé son très-bel arc d'y voire ■> A cestui-cy d'Atropos paslc et noire ! » Qu'il soit porté hors de notre chaste! , » Avec son arc et son carquois mortel. ■ Mais gardez bien de toucher a main nue . » Ni arc, ni flesche; à quel disconvenue ! n Je sçai de vray qu'il en a fait du mal. » Lors une nymphe entour l'arc énormal Et la sagette enveloppe un tapis , Et le tout jette au loin , de peur de pis . 272 PIÈCES A L'APPUI. Par la fenestre , es fosses du chastel , Qui est si beau qu'au monde n'y a tel ; Et ce faisant, par bon accord notable, Voicy venir vin bruit épouvantable De gens crians , cris d'horrible pitié , Lesquels la Mort par force et mauvaistié, , A grans troupeaux chassoit en les battant , Vers le chastel où de dames a tant. Alors Vénus met l'œil à la verrière , Voit tant de gens , s'escrie : — « à la barrière ! » Portiers, fermez, levez le pont-levis. » Oncques le jour tel tumulte ne vis. » Ce sont vieillards toussans , crachans et courbes , Lesquels la Mort chasse à grans tas et tourbes Vers le chastel d'amoureuse plaisance ; Contre le droit de naturelle usance, Et chacun d'eux porte un jeune homme mort Dessus sa croupe , et s'approche bien fort. Alors Vénus , d'une grand' gallerie, Parle à l'Amour, fort dolente et marrie. — «Ah ! mauvais fils , dit-elle , es-tu délivre » De ton fort vin? Seras-tu toujours yvre? » Où est ton arc si noble et triomphant? » Qu'en as-tu fait? Dis , malheureux enfant , » Qui pour tuer tous ceux de noslre hostel, >• As apporté cy-dedans l'arc mortel. » Ainsi disoit Vénus , ayant grand dueil , Dont à Amour la larme vint à l'œil. Il bat sa coulpe et gémit du mesconte Des arcs chargés dont il a dueil et honte, Et dit ainsi à sa mère : — « Ha ! madame , i> Certainement je suis digne de blasme; » J'en ai regret , et le cœur m'en remord , » Tant d'avoir bu avec l'horrible Mort , » Comme d'avoir par erreur pris l'arc sien. » Car bien j'entends qu'elle a ores le mien ; « Mais je suis seur bientost le recouvrer, » Et désormais plus sagement ouvrer. -.< On ne sçait plus céans quel conseil prendre ; Car contre Mort aucun n'ose entreprendre , Fors Cupido , qui monte sur la tour Pour voir la vieille et ses gens à l'entour : — « Que Jupiter, lui dit-il , te confonde ! « Tant m'as-tu mis en tristesse profonde ! I PIÈCES A L'APPUI. 273 ■ Rends-moi mon arc que tu m'as dérobé . » Ou autrement de nully destourbô " Je ne seray , que de ta propre flesche m Je ne te tue icy de ceste bresche ; » Si sera quitte au moins de toy le monde. » » — Ah ! ivrognet , repond la Mort immonde . » Je crains autant tes menaces folettes , » Comme je fais roses et violettes ; " Finir ne puis, ne jamais je mourray; » Ains après toi éternelle seray. » Mais puis qu'ainsi t'es mis en ce danger » Que de mon arc à cestui-cy changer, » Je veuil aussi que nous changions de noms , ■■ Et que le nom do l'un l'autre prenions , » Car désormais en tous cris et clamours » Tu seras dit la Mort et moy Amours. » TROISIÈXE CONTE. De ce, Vénus grandement indignée , Comblée de ducil , de dcsplaisir muée , Pour donner ordre en ce trouble malin , S'en est allée au haut ciel crystallin , Où Jupiter , de tous biens grand donneur. Est triomphant en gloire et en honneur, Auquel ainsy de sa diserte langue , Voulut trousser humblement sa harangue. Vénus à Jupiter. « O Jupiter! mon vrai dieu et mon père. Dont la vertu tout régit et tempère , Escoute-moi. Si en quelque saison Tu es flexible au moyen d'oraison , Je te requiers humblement or en droit , Ainsy que Dieu me vouloir faire droit, Et comme père où gist vraie amitié , De moi ta fdle avoir quelque pitié , Mon Gis a fait change, dont lui remord, De son bel arc avec celui de Mort. A ce moyen , mes armes et mon nom , Et de mon (ils le triomphant renom Passant en bruit celui de tous les dieux , A toutes gens est aussi odieux , To«. XIII. 35 274 PIÈCES A L'APPUI. Que d'Atropos partout furent jadis Les traits méchants ; malheureux et maudits. » Lors Jupiter dit : — « Ma fille , on verra, Et meurement ma cour y pourvoira. » Lors , sans délay, de ce prit soin et cure , En commandant à son héraut Mercure D'aller sommer Atropos pasle et fade , Pour envoyer suffisante ambassade. Vénus aussi eut exprès mandement D'envoyer gens de bon entendement. Mil cinq cent vingt , le premier de septembre , Ses grands estats desquels je vous remembre Furent à Tours assignés, puis tenus. Premièrement , de la part de Vénus , Volupté vint, puis Grâces ou Charités, Dignes de loz par vertueux mérites ; Après leur train , marchoit celuy d'Hébé , Qui me vint dire : — « Or, si tu n'es abbé , Ou grant prélat ayant la tête rase , Je logeray aujourd'hui en ta caze. » En mesme temps , la cruelle Mégère Vint de la part d'Atropos rude et fière. Mercure adonc toutes les assembla , Et Volupté la première parla. Folupté à Mégère. « Pourquoi vouloir par force retenir Ce qu'à autrui l'on sait appartenir? Je parle à toi , ô furie infernale , Orde Mégère , ayant charge totale Par Atropos , comme la plus perverse , Pour soutenir injuste controverse! Le premier point dont je te vueil poursuivre , Est qu'un enfant mineur d'ans , fol ou yvre , Est pleinement relevé de léger, De ce qu'il a pu vendre et estranger. Item , depuis qu'on voit par apparence Qu'en une eschange a grosse différence , Et que l'un passe en tout l'autre à prix juste : Tel changement est faux, vain et injuste. Item , il faut, sans croire le contraire , Qu'eschange soit tout pur et volontaire , Franc , libéral , et qu'il soit présenté PIÈCES A L'APPUI. 275 De l'un à l'autre en franche volonté. Or il est clair, par trop pressé de boire , Que Cupido perdit seus et mémoire , Mesmes alors que , sans penser au cas , Eschange fist de son arc et carcatz : Certes ne fust onques le vouloir tel A Cupido, de prendre l'arc mortel , Pour délaisser à son désavantage Le sien joyeux à la Mort en ostage. Par ces raisons, et autres que ne dis , Pour abréger la somme de mes dits , Je quiers que l'arc d'Amour, dieu des humains, Dès maintenant soit remis en ses mains. A tant finit Volupté le sien dire. Alors Mégère escumant par grand ire , De cœur félon et d'arrogance fière , Lui fait response en semblable manière. » Mégère à Volupté. « Lorsque des arcs fut fait l'eschangement , O Volupté ! tu prétends follement Cupido estre yvre et saoul à outrance ; Je dis que vaine est telle remonstrance Et qu'on ne doit pas droit accepter mie Ce qui produit son crime et infamie. Quant à cela que tu dis par despris , Que l'arc d'Amour est trop de plus haut pris Que cil de Mort, et de meilleure sorte Je te le nie, et aux faits m'en rapporte. Si l'arc de Mort est triste et douloureux, Celui d'Amour est grief et langoureux ; L'un fait à coup du monde trespasser : L'autre en vivant de mort les traits passer. Presque en valeur ils conviennent ensemble. Mais , pour en dire icy ce qu'il m'en semble , Mieux vaut par Mort perdre à coup sa vigueur, Qu'en Amour vivre et traisner en langueur. L'eschangement fut franc et volontaire ; Car on a vu , de manière assez claire , De l'arc mortel Cupido fort tirer, Pour jeunes gens d'iceluy martyrer. Je n'en dis plus , et finis pour cela : Pourtant chacun se tienne à ce qu'il a. > 276 PIECES A L'APPUI. Ainsi finit Mégère sa réplicque , Et Volupté formoit jà sa duplicque, Et tant croissoit toujours leur différend , Que long procès y estoil apparent. Mercure lors monstrant son caducée , Toute discorde et rumeur fut cessée; Car il a bien le pouvoir ici bas Pour amortir tous contens et débats ; Ce fait , aussi bon silence obtenu , Leur déclara ce formel contenu. Mercure. k Oyez . vous tous , assemblés où nous sommes. Par Jupiter, roy des Dieux et des hommes , Ceci j'ordonne , afin que ne fourvoyé : Tiens , Volupté , voilà l'arc qu'il t'envoye , Que porteras à Vénus ta grand' mère , Qui jusqu'ici a eu douleur amère ; Et , de par moy , lui feras à sçavoir Qu'il a puissance et semblable pouvoir, Comme celui dont Atropos la noire Priva son fils Cupido après boire. Mais qu'elle die à son fils et commande, Sur le danger d'encourir grosse amende , Qu'il ne soit plus de cerveau si léger, De le laisser ou perdre , ou estranger. Semblablement entends à moy, Mégère ; Voicy un arc cruel et mortifère Dont Atropos , pleine de venefice , Exercera son coustumier office, Et s'elle veut de l'arc d'Amour tirer. Pour vieilles gens en amour attirer, Tous cy présens, et absens soient certains Qu'à tous ceux-là qui en seront atteints Telle rigueur leur sera impartie Qu'ils aimeront , mais sera sans partie ; Tous ces vieillards toussans , crachans , chanus , Ne seront point aux dames bien venus , Et s'ils le sont , ce sera par l'adresse, Non point d'amour, mais plutost de richesse. Sur ce , finis de ma charge le dit , Qu'observerez sans aucun contredit. ;> PIÈCES A L'APPUI. 277 Son dit fini , Mercure au ciel voila , Puis un chacun sans délay s'en alla , Et peu-à-peu diminua la presse. Le soir venu , Hébé , ma belle hostexe , Pour entremets de la collation De ce me fist br&ve narration. M. Cljonson. Plus nulz regretz, grands, moyens ne menuz, De joye nudz , Ne soient ditz ne escriptz. Oresr evient le bon temps Salurnus Où peu congnuz Furent plaintes et cris. Long-temps nous ont tous malheurs infini/ Battuz, pugniz Et fais povres inaigretz. Mais maintenant d'espoir sommes garniz ; .loi m-!/ et unis, N'ayons plus nulz regretz. Sur nos préaux et jardinetz herbus Luyra Phébus De ses rais ennobliz. Ainsi croistront noz boutonneaux barbus Sans nulz abus Et dangereux troublis. Regretz plus nulz ne nous viennent après ; Vostre heure est près Venant des cieulx béniz. Voisent ailleurs regretz plus durs que gretz , Fiers et aigretz , Et cherchent aultres nidz. Se Mars nous toit la blanche fleur de lis , Sans nulz delietz , Sy nous donne Vénus Rose vermeille , amoureuse , de prix , Dont nos espritz N'auront regretz plus nulz. [Albums de Marguerite d'Autriche.) 278 PIÈCES A L'APPUI. Ronï>el. Changier ne veulx , c'est mon plaisir ; Nul autre ne me peult tant plaire. A tousjours je luy veulx complaire , Quoy qu'en soit , car c'est mon désir. En prende qui veult desplaisir ; Je dis, ne vous veuille desplaire : « Changier ne veulx. >> Et quoy qu'il me puist advenir, Laissiez parler, murmurer, taire ; Jamais aultrement n'en veulx faire , Mais à tousjours ce mot tenir : « Changier ne veulx. » {Ibid.) cintre. Cueurs désolez par touttes nations , Deul assemblez et lamentations ; Plus ne quérez l'armonieuse lire. Lyesse , esbas et consolations , Laissez aller ; pressez pleurs , passions , Et me aydez tous à croistre mon martire, Cueurs désolez. Venez à moy par mille légions , Enfondez-moy douleurs par millions ; Le noble et bon dont on ne peut mal dire . Le soustenel de tous sans contredire Est mort , hélas ! quels mallédictions , Cueurs désolez ! (Ibid.) PIÈCES A L'APPUI. _>7(.i 2lutre. Plaine de deul et de mélancolie, Voiant mon mal qui tousjours multiplie Et qu'en la fin plus je ne puis porter, Contrainte suy, pour me reconforter , Me rendre à toy le surplus de ma vie. Je te requiers et humblement supplie , Pour les douleurs de quoy je suis ramplie, Ne me vouloir jamais abandonner , Puis qu'à vous suis le reste de ma vie , Plaine de deul et de mélancolie. Il ne me chault quy qny en pleure ou rie ; A vous je suis, besoing n'est que le nie; Plus n'est possible à moy dissimuler. Par quoy je dis , en parlant de cuer cler, Qu'à vous me rens le reste de ma vie . Plaine de deul et de mélancolie. cintre. Ce n'est pas jeu d'estre si fortunée Qu'eslongncr fault ce que l'on aime bien ; Et sy suis seure que pas de luy ne vient, Mais me procède de ma grant destinée. Dictes-vous donc que je suis esgarée; Quant je me voy séparée de mon bien. Ce n'est pas jeu d'estre si fortunée. J 'ay le rebours de toute ma pensée , Et s'y n'ayme qui me conforte en rien ; De tout cecy je le porteray bien , Mais que de luy je ne soye oubliée. Ce n'est pas jeu d'estre si fortunée. (Itid.) 280 PIÈCES A L'APPUI. Knlxc. Deuil et ennuy, soussy , regret et payne , Ont eslongé ma plaisance mondaine , Dont à par moy je me plains et tourmente, Et en espoir n'ay plus un brin d'atente ; Véez-là comment Fortune me pourmaine. Je n'ay pensée qui joye me ramaine. Ma fantasie est de desplaisirs plaine ; Car à toute heure devant moy se présente Deuil et ennuy. Ceste longheur vault pis que mort soubdaine, Puis qu'il n'y a sang , char, olz, nerf ny vaine Qui rudement et très-fort ne s'en sente. Pour abrégier, sans qu'en rien je vous mente, J'ai, sans cesser, qui ma vie à fin maine, Deuil et ennuy (Ibid.) Dame qu'estes de Dieu la fille , Qui conceupte vostre souverain père , Et , l'enfantant , demourastes pucelle , Conduisez-moy à mener vie telle Que par péchier mon ame ne se altère. En vous , Dame, tellement m'ame espère De parvenir à telle fin prospère Que parviendra en joye supernelle , Dame, qu'estes de Dieu la fille. Deffendez-moy de l'ennemy haustère , Quant me fauldra gouster la mort aspère Et départir de la vie mortelle. De mon ame faites telle tutelle Que point ne soit des enfers en misère , Dame qu'estes de Dieu la fille. {Ibid.) PIÈCES A L'APPUI. antre. Aussi povre huy que l'aultre jour, Je suis servant bien jrant maîtresse , Et de bien servir je ne cesse , Mais peu me sens de ma labour. Combien que j'en ay fait rumour, Je demeure tousiours sans cesse Aussi povre huy que l'aultre jour. Conte on ne tient de ma clamour ; Je dis aussi vrai que la messe. Paie suis de belle promesse Dont , attendant , vis en langour, Aussi povre huy que l'aultre jour. {Itid.) filtre. Que puis-je mais , se ne suis belle ? A moy ne tient ; c'est à Nature Laquelle fait sa créature Blanche , rouge , rousse ou brunelle. Telle qu'on me voit je suis telle , Puis qu'à moy n'estoit l'électure. Que puis-je mais, se ne suis belle? Bonne suis, noble demoiselle , D'assés élégante stature, Ayant en bon lieu nourriture , Et s'en riens je ne suis miselle , Que puis-je mais, se ne suis belle? (IOd.) To«. XIII. 36 282 PIECES A L'APPUI. Une femme qui n'est pas saige A prins ung hom qui abre n'a , En son jardin si s'adonna A l'aimer comme homs de passaige. Forme d'estre homs en son visaige Il avoit; pourtant l'empoigna Une femme qui n'est pas saige. Et , pour entrer en mariaige , Ung cimier plain d'or luy donna Et son tout luy habandonna. Ainsi commença son mesnaige Une femme qui n'est pas saige. {Ibid.) 2, $($ irilles. Belles parolles en paiement A ces mignons prcsumptueux , Qui contrefont les amoureux Par beau semblant ou aultrement. Sans nul credo , mais promptement , Donnez pour récompense à eulx Belles parolles en paiement. Mot pour mot, c'est fait justement , Ung pour ung, aussi deulx pour deulx ; Se devis ils font gracieux , Respondez gracieusement Belles parolles en paiement. {Ibid.) PIÈCES A L'APPUI. 283 jnonsftjjnfor be Jtonpet. Au plus offrant ma dame est mise Et au dernier enchérisseur. Je ne sçay se c'est par honneur, Mais je n'en prise pas la guise. Elle m'avoit sa foy promise. Mais je voy qu'elle a mis son cueur Au plus offrant. Et pour ce je quicte la prise D'estre nommé son serviteur ; Car dame me porte maleur. Aussi je quicte l'entreprise Au plus offrant. {Ibid.) Réponse. Je ne suis pas en vente mise ; Nul n'est qui soit de moy vendeur ; Car, selon le bon entendeur, Ce n'est pas des dames la guise. Ma foy à nul je n'ay promise , N'a vous, n'a aultre, soyez seur. Je ne suis pas en vente mise. Bien en povez quicter la prise , Comme le non-prenant chasseur. Et ce je tiens pour moy bonheur; Car, pour suivre votre entreprise , Je ne suis pas en vente mise. (Ibid.) 284 PIÈCES A L'APPUI. îlonM. Tant que je vive , mon cueur ne changera , Pour nul vivant , tant soit-il bon ou saige , Fort et puissant , riche , de hault lignaige ; Mon choix est fait, aultre ne se fera. Il peult estre que l'on devisera ; Mais jà pour ce ne muera mon couraige ; Tant que je vive , mon cueur ne changera. Jamais mon cueur à l'encontre n'yra D'un franc vouloir ; l'en ay mis en ostaige. De l'en oster point ne suis si volaige. Où je l'ay mis à tousiours mais sera ; Tant que je vive, mon cueur ne changera. (ibid.) la Qwxm. Quel desplaisir a une demoiselle A qui advient rebours de son espoir ! Point de tel n'est , tant vous fais assavoir, Dont je la tiens entre aultres bien miselle. Puis çà , puis là luy torne la cervelle En grief pencer, dont l'on peult concevoir Quel desplaisir a une demoiselle. Si en maintien et en parler chancelle , Merveille n'est ; car n'est en son pouvoir De varier, ne muer le vouloir De ceulx qui ont total pouvoir sur elle. Quel desplaisir a une demoiselle ! {Ibid.) PIÈCES A L'APPUI. 285 Cqtwrqne. {Liedekerke?) « Qui l'eust pensé? dit-on communément, « L'on y eust mis remède de bonne heure. » Mais en ce dist n'a n'arrest ny demeure ; L'on doit avoir sur son fait pancement. N'est-ce pas dit assez moult folement : « L'on m'a donné d'une prune mal meure ; » Qui l'eust pense? n Considérer chascun certainement Doit , bien pensant en cela que labeure. Se fortune survient ou blanche ou beure , Jà pour cela ne dient promptement : « Qui l'eust pensé? » (Ibid.) iHaïiemotsdle tt Qaabe. Tout pour le mieulx ,-bien dire l'ose , Vient maleur qu'il fault soubtenir; Se c'est pour à mieulx parvenir, L'endurer est bien peu de chose. Mon cueur en franchise repose , Sans riens parcial soy tenir, Tout pour le mieulx. De ma part riens je ne propose. Viengne ce qui pourra venir. Car dire veulx et maintenir Que des emprinses Dieu dispose Tout pour le mieulx. {Ibid.) 286 PIÈCES A L'APPUI. 21 inabemoiaclk k ôauïie. Fiez-vous-y en voz servans , D'heure en avant , mes demoiselles , Et vous vous trouverez de celles Qui en ont eu des décepvans. Ils sont en leurs ditz observans Motz plusdoulx que doulces pucelles. Fiez-vous-y. En leurs cueurs ils sont conservans , Pour décepvoir, maintes cautelles ; Et, puisque ils ont leurs fassons telles, Tout ainsi comme à bavantz , Fiez-vous-y. (ibid.) UonM. Après regretz il se fault resjouyr, Chassant tristesse et deul et souvenir, Car j'ay la grâce de celle que j'aimoye. Rien en ce monde certes je ne vouldroye , Fors tousjours être près d'elle à mon plaisir. Bien longhement elle m'a fait languir En trop grant doubt qu'elle me deubt hayr ; Mais maintenant veult que je me resjoye Après regretz. A tousjours mais je la veulx bien servir; Elle le vault plus qu'aultre sans mentir. Et par ainsy vivrons tousjours en joye , Puisque s'amour m'a donnée et ottroye , Sans plus avant penser à desplaisir Après regretz. {Ibid.) PIÈCES A L'APPUI. 287 3lulrc. Dureront tousjours mes hélas? Prendront-ils jamais point de (in? Les escuz mis avecq l'or fin M'ont gardé d'entrer en solas. De m'en lamenter je suis las. Qu'en sera-il à la parfin? Dureront tousjours mes hélas? J'ay esté et suis en dur las, Plus enserré qu'en ung cophin ; Il n'y a parent ny aflin Qui me gardoit de dire : ■ Las ! « Dureront toujours mes hélas? (Ibid.) tt Castarïi tt Conrbon. A la louche le gentil homme Qu'est extimé à tous endrois , Ne péchera , comme je crois , Pois au pot de une qu'on ne nomme. Ils sont cuitz non pour luy en somme. Pourtant n'en approchoit ses doigts A la louche le gentil homme. Entretiens , tornois à grant somme , Ne mueront les amoureux droits. Aultant à ung motz com à trois, 11 pert le temps qu'en vain consomme A la louche le gentil homme. (Wd.) 288 PIÈCES A L'APPUI. Ce Sanoatge ftlj bu pressent î»c Orabant. Tant de gens sauvaige en ce monde Sont à présent, que c'est merveille. L'ung dort ou songe , et Faultre veille ; L'ung est fol , l'aultre en sens se fonde. L'on trouvera , plus qu'en mer de unde , De diversité non pareille Tant de gens sauvaige en ce monde. Les ungs ont bien belle faconde , L'ung voit cler, l'aultre a sorde oreille , L'ung en amours fort se traveille ; Et pourtant je dis que il habonde Tant de gens sauvaige en ce monde. {Ibid.) iïta Demoiselle. Espoir j'ai eu , partant de mon enfance , Et tousiours ay et veulx avoir espoir Là où l'ay mis ; car vous debvez sçavoir Que tout mon bien il gist en mon avance. Pour la source et bonne relevance De tous maleurs que je pourroye avoir. Espoir j'ay eu , partant de mon enfance. Tout tant que j'ay, sans point de deffaillance, De la vie vient , non pas de mon pouvoir. Si peult l'on bien par mes ditz parcevoir Que contre tous maleurs pour résistance Espoir j'ay eu , partant de mon enfance. (Ibid.) PIÈCES A L'APPUI. Cljanson. Me i. ii M lr. 1-1 1 lousjours ainsy languir? Me faudra-il enfin ainsy morir? Nul n'ara-il de mon mal cognoissanc? Trop a duré , car c'est de mon enfance. Je prie à Dieu qu'il me doint attemprance ; Mestier en ay, je le prens sur ma foy. Car mon seul bien est souvent près de moy , Mais pour les gens fault faire contenance. Par quoy conclus , seullette et à part moy, Qu'il me fauldra user.de pacience. Las ! c'est pour moy trop grande pénitence , Certes , oui , et plus quant je le voy. (ibid.) 2xxixt. Pour ung jamais un regret me demeure Qui , sans cesser, jour et nuit, à toute heure, Tant me tourmente que bien vouldrois morir. Car ma vie est fors seulement languir, Par quoy fauldra à la fin que je meure. D'en eschapper l'atcnte n'est pas seure , Car mon las cuer en tristesse labeure Tant que ne puis celle douleur souffrir ; Et sy m'est force devant gens me couvrir, Par quoy fauldra à la fin que je meure. De m'infortune pensoie estre au deseure , Quant ce regret mauldit où je demeure Me couru sus pour me faire morir. Délaissée fus seule sans nul plaisir, Par quoy fauldra à la fin que je meure. (Ibid.) Tom. XIII. 37 290 PIECES A L'APPUI. Plaine d'ennuy, de longue main attainte De desplaisir en vie langoureuse , Dis à par moy que seroys bien eureuse Se par la mort estoit ma vie estainte. Ne pensez pas que je le dyepar fainte, Car sans cela me tiendray malheureuse , Plaine d'ennuy. Sans Dieu ne puis venir à mon atteinte Auquel je fais pryère douloureuse De non me voir en forme rigoureuse Se je demeure à tousjours de noir tainte , Plaine d'ennuy. {Ibid.) Les vers , en tout malheurs et contraire parti , Me sont refuge seur , qui me fut départi Du ciel bcning dès-lors qu'il eut à ma naissance De mes futurs ennuiz première cognoissance. Hz me sont aux travaux soûlas , retraite et port , Comme le marinier , pressé d'oraige fort, Ou aux flots d'Ionie ou en la mer Egée , L'aiant jà despouillé la tourmante enragée D'ancre, voile et timon, s'efforce ainsi surpris, Avec ses avirons, restans de tout le bris, Prendre terre où il void l'arène secourable Que luy adresse à coup son destin favorable , Adfin que là , estant hors du péril des flots , Les vœux il puisse rendre , avec honneur et los , PIÈCES A L'APPUI. 291 Pour sot et pour sa nef des eaux desvcloppée, A Glauque, à Mélicerte, à dame Panopée : Ainsi moi , du milieu de l'effort obstiné Des maux , que de là sus le ciel m'a destiné , Mn battant la rigueur continuelle et forte , J'ai recours à Parnasse et m'y sauve de sorte Que, trouvant les neuf sœurs dessus le sacré mont , Je recognoi le bien lequel fait elles m'ont, Et leur offre , échappé de la tourmente dure, L'honneur qui leur est deu de libation pure. Là s'en va bonne part de ce qu'ay de loisir ; Et , regardant à quoy elles prennent plaisir , J'emploie à ce devoir peine , sens et étude , Pour tesmoigner un cœur exempt d'ingratitude. Souvent l'aurore , jointe à l'astre matinal , M'a veu , sur le sommet d'Hélicon virginal , Chanter et célébrer l'honneur des muses belles Dont l'amour est aimable ; et qui est aimé d'elles A ung trésor acquis , sous lequel reste bas Tout prix mortel en terre , et ne l'egalle pas. Sonnet sur <Ènée. De cil en terre est vaine l'espérance Qui, tout labeur mettant à nonchaloir, L'estime plus qu'autre animal valoir , Sans que Vertu lui soit ferme asseurance. Ce Cer troien , par sa persévérance , Vainqueur des maux dont on se peut douloir . Montre que vaut le vertueux vouloir Et aux efforts la longue tolérance. Au dur mépris de tous les cas amers . Qui sont parmi tant de terres et mers , De son haut prix la valeur on contemple ; Dont il acquit un immortel renom. Et vous , seigneurs , qui cherchez vostre nom Rendre immortel , suivez un tel exemple. 292 PIÈCES A L'APPUI. Star (Bnse. Après la mer , la tempeste , l'orage , Les bancs , les flots , les périlz endurez , Au port du Tibre , aux sièges désirez , Arrive Énée au valeureux courage. Mais par Junon , qui obstinée en rage , Lui sont les champs moins que l'onde asseuréz , Les rois émeus , les peuples coniuréz , Turnus ardant , vive d'Enfer la rage. Ainsi , mortels , les maux que l'univers Peut amener , et tant de cas divers Que le destin trop cruel nous envoie (En attendant la mort qui du bonheur Est ferme arrest), pour contendre à l'honneur Nous sont pénible et longue et seule voie. Combat k ÏHarès et o'Œntdlf. Ces deux vaillans gens d'armes Arment leur poings d'unes pareilles armes. Soudainement un chacun d'eux se dresse , Et haut en l'air sans peur les bras adresse. Leurs chefs haussez arrière tirent loin Des coups tirez. Puis l'un et l'autre poing Parmi les poings l'un de l'autre entrelacent Et au combat s'échauffent et se lassent. L'un fut des pieds plus léger et dispos . Aiant aussi la jeunesse à propos. L'autre de corps plus ferme en grandeur haute ; Mais les genoux débiles lui font faute , Dont tout il tremble ; et bien fort halletant L'aleine va ses grands membres battant. Maints coups en vain souvent tirent entre eux ; Maints coups tirez doublent au côté creux ; PIÈCES A L'APPUI. 293 Grand son se rend de l'estomac profond. Les mains souvent et soudain passer font Autour du col , des temples , des aureilles. Craquer oit-on les ioues à merveilles Aux rudes coups. Entelle , roide et ferme El trop pesant , se tient en même terme. Du corps entier , avecques l'œil veillant , Se garde bien des traits de l'assaillant L'autre scnblable à celui qui s'efforce De prendre un fort bien haut à toute force , Ou comme cil par qui les ennemis Sont assiégez sur la montagne mis, Puis çà , puis la , de tous costéz il use , Pour les gaigner et veincre , d'art et ruse; Et de beaucoup d'assauts qu'il donne et dresse Souvent en vain les poursuit et les presse. Or va montrer Entelle s'élevant La droite main et la hausse en avant ; L'autre qui vit venir le coup bien vite Dessus son chef , d'un corps léger l'évite, Entelle , au coup sa force entière usant , L'épand au vent, et, de soi trop pesant, Tout plat en terre adoncq de sa hauteur Tombe étendu par sa grand' pesanteur , Comme parfois on voit tomber d'amont Ou au dessus d'Erymanthe le mont Ou dessus Ide , en grandeur tant insigne , Un haut pin creux qui du fond s'éracine. Tant les Troiens que de la Tinacrie Les jeunes gens , chacun s'élève et crie Pour sa faveur; le cri jusque au ciel va. Premier Aceste accourant s'y trouva , A son ami d'aage égal vient grand' erre Et par pitié le relève de terre. Mais le seigneur Entelle , n'estant point Tard pour sa cheute ou troublé d'un seul point , Rentre plus rude au combat et s'augmente La force en lui d'une ire véhémente. La honte adoncq sa force ard et attise , Puis il se tient seur de sa vaillantise. Par tout le camp , espris d'ardeur dépite , Darès h force il presse et précipite ; Puis de la droite et puis de la senestre Doublant ses coups , sans que l'on y voie estre 294 PIECES A L'APPUI. Aucun arrest ne repos ; tout autant Que la gresle est sur les toits craquetant , Ainsi sans fin de ses coups inhumains Traite Darès et le charge à deux mains. 0. Sur raibum îi'^clène î>e iïle. Ce sont de grands seigneurs , ce sont gens d'importance, Qui de leur simple nom te pensent émouvoir; Mais toute leur grandeur , leur crédit, leur pouvoir , Ne doivent point, ma dame, ébranler ta constance. Ils pensent vaincre tout sans trouver résistance , Ils font mestier de feindre et de bien décevoir ; Qui veut d'un doux amour les plaisirs recevoir , Avec les grands de court ne doit faire acointance. Les biens dont ils sont forts , quant et eux périront ; Leur crédit , leur faveur , leur grandeur, passeront ; Leur mémoire et leur nom s'en iront en fumée. Mais , ma dame , en m'aimant , sur l'aile de mes vers Ta beauté volera tousjours en l'univers ; Et jamais par les ans ne sera consommée. G. T. Cfyanson. Tandis que le soleil ardent Brùloit les herbes en la plaine , Le berger Philon , cependant , Assis auprès d'une fontaine, A l'ombre de trois chesnes verts . Sur son flagot sonnoit ces vers : « Bergère légère , légère , » Vostre amitié ne dure guère. » Lorsque i'estois auprès de vous, » J'estois vostre cœur et vostre ame , » Vous soupiriez à tous les coups , » Vous brûliez d'une chaude flamme. » Trois jours durèrent noz amours , » Et se changèrent en trois jours. » Bergère légère , légère , » Vostre amitié ne dure guère. PIÈCES A L'APPUI. 295 Vous fittes un nouveau berger Dont soudain vous fustes csprise; Soudain vous voulûtes changer, Soudain il eut ma place prise , Et soudain il en vint un tiers Que vous aimâtes volontiers. Bergère légère , légère , Vostre amitié ne dure guère. Cestz amours foibles et chétifs Ne viennent jamais en croissance , Mais, comme petits amortis , Périssent en prenant naissance ; Et telle flamme ne produict Jamais ne la fleur ne le fruict. Bergère légère , légère , Vostre amitié ne dure guère. Sy m'avez-vous fay grand plaisir De me quitter à si bonne heure , Devant que j'eusse le loisir De vous aimer d'une amour seure ; Car mon amour est terminé Trois jours avant que d'estre né. Bergère légère , légère , Vostre amitié ne dure guère, n Signée Bogie» , avec la devise : Je prélen. (Oîickttc. Comme la cire peu à peu , Quand près du foyer on l'approche , Se fond à la chaleur du feu ; Ou comme , au costé d'un roche , La neige encore non foulée Au soleil se perd escoulée : Quand tu tomes tes yeux ardens Sur moy d'une œillade subtile , Je sens tout mon coeur au-dedans Qui se consomme et se distile, Et ma pauvre ame n'a partie Qui ne soit en feu convertie. Chanson. Et tu t'enfuis, Quand je te suis , Tournant le dos A mes propos ? Et gay , Bergère , la la la ! Gay , Bergère, le temps s'en va. Laisse sans poeur Cueillir la fleur Du doux printemps De tes beaux ans. Et gay , Bergère , la la la , Gay , Bergère, le temps s'en va. 290 PIECES A L'APPUI. Car , quand l'esté De ta beauté Se passera , Nul n'en vouldra. Et gay , Bergère , la la la ! Gay , Rergère , le temps s'en va. Maintes regrets Auras après De n'avoir pas Prins tes esbats. Et gay , Bergère , la la la ! Gay, Bergère, le temps s'en va. Doncq , mon amour , Viens à ton tour Me mignarder Sans plus tarder. Et gay , Bergère , la la la ! Gay , Bergère , le temps s'en va! Signée BosTIN. Jlutw. Vostre humeur ne m'a point fasché Que pour vous cognoistre distraite ; Ma foy ! j'estois bien empesché De faire un' honeste retraite. Mon cuer aultre part j'ay promis. C'est quit à quit et bons amis. Je ne vous aimois seulement Que pour vous cognoistre muable. Je suis susiect au changement Car chascun aime son semblable. Ainsy n'y a crime commis. C'est quit à quit et bons amis. Lorsque i'estoie vostre cuer, Seul' aussy vous estiez mon ame. Mais vous changés de serviteur , Et moy ie changeray de dame ; Le changement nous est permis. C'est quit à quit et bons amis. Fi ! fi ! de cette léaulté Qui tyrannise nostre vie. 11 n'est qu'un' belle liberté Pour aimer où pousse l'envie. Voilà où nous sommes remis. C'est quit à quit et bons amis. Adieu ! nous nous verrons un jour Pour raconter de nos fortunes ; N'oublions doncques nos amours , Quoy qu'elles soient bien importunes. Qui plus y pert plus y a mis. C'est quit à quit et bons amis. PIÈCES A L'APPUI. 297 3utrc. Dormant j'ay quelque fuis songé Qu'en mouche j'estois eschangé Et que je voletois sans cesse Çà et là dessus les abits , Baisant et rebaisant les plis De la robe de ma maistresse. Je m'esgaroys parmy son sein De beaux lis et de roses plain ; Et puis , d'une brusque volée , En estendant mes èlerons , J'aloys dessus ses cheveulx blonds Percher mon ame consolée. Après , je vins à ses bcaulx yeulx , \ Hin de contenter mon mieulx , Quand elle d'une vive flamme Brûla mes elles de son feu , Et depuis l'heure je n'ay peu Revoler aultour de ma dame. Lors aux pieds elle me foula , Et j'entendis qu'elle parla Ces mots , esprise de colère : « Qui à mes yeulx ose voler » Il se doict les elles brûler ■ Et mourir comme témérayre. Ct passant et la QevQèxe. LE PASSANT. — Dieu vous gard' , gente bergère , Dieu gard' vos moutons aussy. Vous faicttes piteuse chère. Pourquoy pleurez-vous ainsy? Voslre mère Par colère Vous a donné quelque coup Pour la perte Descouverte Du mouton ravi du loup ? S'il n'est ainsy , dictes-moy Qui vous cause cest esmoy. LA 1 i I'.i.h;» . — Ny mon père , uy ma mère , Pour quelque mouton perdu , Causent la douleur amère Dont mon coeur est esperdu. Aultre chose , To». XIII. Que je n'ose Aulcunement descouvrir , Tant me presse Que , sans cesse , Me convient ainsy languir. A mes pleurs le peult-on veoir , Et non la cause sçavoir. LE PASSANT. — C'est assés dict , ma douleetlc , C'est assés , que je suis seur Que quelque flamme secrète Brusle ainsy ton povre cœur. J'ay moy-mesme , Qui trop ayme , Nesme mal que vous avez. Donc , sans faincte , Vostre plaincte Icy dire me povez ; Et je vous diray aussy Tout mon amoureulx soulcy. 38 298 PIECES À L'APPUI. LA BERGÈRE. — Puisque , attainct de mesme paine , Mon mal avez deviné , Tandis qu'icy en cest' plaine Paistra mon troupeau laine , Vous veulx dire Le martire Procédant d'ung seul brandon , Qui enflamme Ma povre ame De l'amour de Corydon Qui pourtant tient à si peu Et mon amour et mon feu. LE PASSANT. — Souvent en pleurs je me baigne , Tout semblable comme vous , Pour celle quy me desdaigne Comme ce cruel faict vous. Quant , sans honte , Je luy conte De mon grand mal le dangier , Alors elle , Plus cruelle Que quelque lygre estrangier , Baigne sa joye en mes pleurs Et se rit de mes douleurs. LA BERGÈRE. — Et ce cruel , ô povrette ! Ne me veult pas escouter; Ains , quant il me voit seulletle , Fainct dans les bois s'escarter , Et m'agarde, Quoiqu'il garde Ses moutons avecque moy. Dont ie pleure A toute heure , Ainsy folle que ie vois Que quelque aultre me détient Tout le droit qui m'appartient. LE PASSANT. — Comment seroit-il possible? Sy ne croy-ie pas qu'il soit. Vous estes belle et paisible , Et vostre amant se déçoit. Vostre veue Trop desnue , Et le povoir de choisir, Et la grâce De ta face Où l'on prend tant de plaisir , Peuvent eslre le loyer D'ung plus grand que d'un bergier. LA BERGÈRE. — Je ne puis pas estre belle ; Hélas! belle ie ne suis. Hélas ! ie suis trop fidelle. Las ! trop fidelle ie suis. Ma constance , Quy m'offense D'une trop grande douleur, Tant me presse, Que , sans cesse , Me tient en payne et douleur , Et tant forte cruaulté Le prix de ma léaulté. LE PASSANT. — Puisque , doncq , povre amoureuse , Vostre amy fier ne vous veult; Puisque la mienne fascheuse A moy fleschir ne se veult , S'il vous samble , Par ensamble Aultre amitié commenchons , Sans attente Qui contente , Qu'ainsy nous nous esbations ; Et j'oublieray d'aujourd'hui L'amour d'elle et vous de luy. PIÈCES A L'APPUI. !><)'.) LA BERGÈRE. — Pourtant sy ie suis bergère , Vous vous abusez pourtant De m'estimer sy légère Et de cœur sy inconstant. De ma vie N'eus envie Aultre amitié commencher, Et veulx mesme La mort blesme Mériter pour mon loyer. Ung iour peult-estrc viendra Que sa rigueur changera. LE PASSANT. — Par vostre constance belle Tousiours constant ie seray ; Et soit ma myc cruelle , Jamais ie ne l'oublicray ; De ma vie , N'eus envie; Non , non , non , plustot la mort , Que je fasse A sa grâce Et ma léaulté ce tort. 0 ! que celluy est heureux Quy meurt pour estre amoureulx. LA BERGERE. — L'umbre descend en la plaine. •l.'i le soleil est couché. Voicy la nuict qui ramène Le laboureur trop lassé. Adieu doneques; Et si oneques Les choses changent leurs cours , Faict' prière De manière Qu'ayons plus doulccs amours ; S'il advient iamays ainsy , Vous heureulx et moy aussy. Clégic. Mon cœur, ma chère vie, appaisc tes doulleurs. Je me deulx de ton mal et non de quoy je meurs. Car je meurs bien content, puisqu'en mourant je laisse Mon ame entre les bras de si chère maistresse. Sy , en mourant , on doit sa dame supplier , Par tes cheveux dorés qui me surent lier , 300 PIECES A L'APPUI. Je te prie et supplie, et par ta belle bouche, Et par ta belle main qui jusqu'au cœur me touche , Qu'encore après ma mort tu me veuilles aymer Et dans même tombeau nos amours enfermer ; Ou bien , si ta jeunesse , encore fraîche et tendre , Veut , après mon trespas , nouveau serviteur prendre , Je te supplie, au moins, de vouloir bien choisir Et jamais en un sot ne mettre ton désir , Affin qu'un jeune fat à mon bien ne succède, Ains un ami gaillard en mon lieu te possède. Que je serois marri , si , aux Enfers , là-bas , Quelqu'un me venoit dire , après ce mien trespas : « Celle qui fut là-haut ton cœur et ta pensée , » Qu'avec tant de travaux tu as si bien dressée , » Aymé un sot maintenant. » Ce regret me sfroit Plus grand que les tourmens que Pluton me fcroit. Or, adieu ! Je m'en vay aux rives amoureuses, Compagnon du troupeau des âmes bienheureuses. €1)0110011. Quand premier je vis voz beaux feux, Vous estimant egalle aux Dieux , Voz propos m'estoyent des oracles ; La moindre de voz actions Me sembloyent des perfections , Voz perfections des miracles. Et voiant en vous , chascun jour, Ou croistre ou mourir quelque amour, Et changer estre voz délices , J'alois soudainement juger Que c'estoit vertu de changer Puis que c'estoit vostre exercice. PIÈCES A L'APPUI. 301 Lors résolus d'en faire aultanl Et de demeurer moings constant Que la girouette d'ung temple ; Je rompy soudain ma prison , Estimant faire par raison Ce que je faisois par exemple. Ce fut doneques vostre beaulté Qui desboucha ma luyaulté , M'enseignant d'estre variable. Si, depuis m'estant exercé, L'escolicr le maistre a passé , Il n'est que tant plus estimable. Vous m'en avez en cent fâchons Donne tant et tant de léchons De fait , d'exemple et de parollc, Que ne pouvois qu'en vous suivant , Je ne devinsse bien sçavant Sous ung sy bon maistre d'cscolc. Pourquoy est-ce doncq maintenant Que vous m'en allez reprenant M'en ayant la science apprise? Iniuste est vrayement celluy Quy trouve mauvais en autruy Ce qu'en soi-mesruc il favorise. J'appelle a tcsraoing le soleil Que ce fut pour plaire à votre œil . Qu'ainsy je me changeay moi-mesme , Sachant bien qu'il faut qu'un amant S'aille , tant qu'il peut , transformant Au naturel de ce qu'il ayme. Maintenant de ce doux plaisir Je ne. m'en puis plus dessaisir ; Mon corps en reçoipt nouriture. Et, depuis, l'ayant exercé, Il m'est en coustume passé Et puis de coustume en nature. Ma fermeté me reprendrai Toutes les fois qu'il adviendrat Que vous ne serez plus légère ; Du mesme lieu me doit venir L'exemple de me repentir D'où me vient celluy de mal faire. S'il plaist doncq à vostre beauté Arester ma légèreté , Quictez vostre inconstance extrême ; Ne changez plus à tous les coups ; Quand vous pourrez cela sur vous , Je lepourray bien sur moy-mesme. Marie De Bekercke a écrit dessous Quoy que l'on ait de maux en abondance , Vivre convient tousiours en espérance. ^lutrc. Heureux qui peut se plaindre Librement Et dire, sans rien craindre, Son tourment ! Je pleure et je souspire Nuit et jour; Mais , las ! je n'ose dire Mon amour. 302 PIÈCES A L'APPUI. Infortuné , silence Rigoureux, Tu m'ostes l'espérance D'estre heureux. Je n'ay sceu me deffendre D'un beau feu Qui m'a réduit en cendre Peu à peu. Au moins , si j'osoys dire Ma douleur, Je tiendrois mon martire Pour faveur. cintre. Cruelle départie ! Malheureux jour ! Que n'estoys-ie sans vie Ou sans amour? Que ne te puis-ie suivre , Soleil ardent , Ou bien cesser de vivre Et te perdant ? Les jours de ton absence Me sont des nuicts. , Et la nuict m'est naissance De mille ennuys. Ma bouche qui souspire Incessamment , Tesmoigne mon martire Et mon tourment. Tout plaisir m'abandonne , Et la frayeur Sans cesse m'environne L'ame et le cœur. Bref, qui veult voir l'imaige Du désespoir, Sur mon triste visaige La vienne voir. Uotîbe. Elle s'en va aux champs la petite bergière , Sa quenouille fillant ; son troppeau suyt derrière. Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. Sa quenouille fdant ; son troppeau suyt derrière. Contre le chault elle a ung chappeau de fougière. Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. PIÈCES A L'APPUI. 303 Contre le chault elle a ung chappeau de fougière , Et de diverse» fleurs plaine sa gibessière. Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. Et de diverses fleurs plaine sa gibessière. Les pasteurs elle suit d'une marclie legière. Tant il la faict bon veoir, la petite bergière, Tant il la faict bon veoir. Les pasteurs elle suit d'une marebe legière, Trop contente de soy et de sa beaultc fière. Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. Trop contente de soy et de sa bcaulté fière , Pensant tenir Amour seulle soubz sa bannière. Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. Pensant tenir Amour seulle soubz sa bannière , Touttefois, retournant son regard en arrière..., Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. Toutteffois , retournant son regard en arrière , Vit son gentil bergier qui suivait sa carrière. Tant il la faict bon veoir, la petite bergière, Tant il la faict bon veoir. Vit son gentil bergier qui suivoit sa carrière , Disant : — «Où cours-tu donc glissant comme rivière'.' n Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. 30 ï PIÈCES A L'APPUI. Disant : — « Où cours-tu donc glissant comme rivière? Laquelle suppliât avec humble prière. Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. Laquelle suppliât avec humble prière. — <; La beste je ne suys de ton troppeau , meurtryère. Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. « La beste je ne suys de ton troppeau , meurtrière. » Mais toy qui m'as ravy de ma vue la lumière ; Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. « Mais toy qui m'as ravy de ma vue la lumière , « Tost reste toy la seulle avec un' bonne chière. Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. « Tost reste toy la seulle avec un' bonne chière. » Ce mot là l'arresta comm' l'ancre à la navire. Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. Ce mot l'a l'arresta comm' l'ancre à la navire. O ! combyen peult amour conduire par bonne manière ! Tant il la faict bon veoir, la petite bergière , Tant il la faict bon veoir. Sous cette pièce se trouve la signature de Georges de Lalain, sa devise : Quand Dieu vouldrat, et lu date de 1576. On sait quel rôle il joua dans le grand drame de nos troubles au XVIe siècle, et qu'il mourut en 1681. PIÈCES A L'APPUI. 305 Sontwt. Puisque le temps , l'absence et la raison , Trois médecins les plus seurs et fidellcs De cœurs blessés de poinctures mortelles , N'ont sceu au mien apporter guarison , Et que le trait empenne de poison Ast tant gaigné en mes os et mouclles , Que tous efforts , toutes peines novelles Sont désormais pour moy hors de saison ; Je recognois pour céleste et divine De tout mon mal la source et origine , Et plus n'espère avec conseil humain Povoir guarir, ni par herbe ou racine, Mais seulement par la fatale main Qui fist le mal et sçait la médecine. 71 9a Oame. soimiT. Jusqu'aux autels ie n'iray seulement Me présenter victime au sacrifice , Plus oultre encor, pour vous faire service , J'iray, madame, affectionnément. Je suis à vous dédié tellement Que ie ne crains gesue , mort ou supplice ; Ce m'est assez , mais qu'en mourant ie puisse Vous apporter quelque contentement. To«. XIII. 39 306 PIÈCES A L'APPUI. » Long-temps y a que ie porte , madame , Vous le sçavez , ce désir en mon ame , A tout le moins vous le devez scavoir. Je suis tousiours en ceste mesme envie ; Et si ne puis aultre vouloir avoir Que d'employer, en vous servant, ma vie. ^lutre. Quant ma maistresse au monde print naissance , Honneur, Vertu , Grâce , Scavoir, Beaulté , Eurent débat avecq la Chasteté Qui plus auroit sur elle de puissance. L'une vouloit en avoir jouissance , L'aultre vouloit l'avoir de son costé ; Et le débat immortel eust esté , Sans Jupiter qui fist faire silence. Filles, dict-il, ce n'est pas la raison Qu'une pour elle eust toute la maison ; Pour ce je veulx qu'apoinctement on face. L'accord fut faict , et plus soubdainement Qu'il nel'eust dict, et tous également En son beau corps pour jamais eurent place. Avec la devise : Durer, mourir, sans périr, et la signature de GÉBARDT D'AaCKEU,. 1676. 3,VLÏtt. Ores ie chante et ores me lamente ; Si l'un me plaist, l'aultre me plaist aussy, Qui ne m'arreste à l'effect du soucy Mais à l'object de ce qui me tourmente. PIÈCES A L'APPUI. 307 Soit bien ou mal , désespoir ou attente , Soit que ic brusle ou que ie sois transi, Ce m'est plaisir de demeurer ainsi; Egalement de tout ic me contente. Madame doncq , Amour, ma destinée. Ne changent point de rigueur obstinée ; Ou hault ou bas la fortune me pousse. Soit que ie vive ou bien soit que ie meure Le plus heureux des hommes ie demeure , Tant mon amer a la racine doulce. 3ntrc. Les cieux , l'amour, la mort et la nature, Honneur, crédit , faveur, envie ou crainte , De ceste forme en moy si bien empraincte N'effaceront la vive pourtraicture. Ivoire , gemme et toute pierre dure Se peult briser si du fer est attainte; Mais , bien quell' soit de se rompre contrainte , De se changer iamais elle n'endur e. Mon coeur est tel ; et me le fit prouver Amour, alors que, pour vous y graver, A coups de traits me livra la battaille. Jesçay combien son arc y travailla. Plus de cent coups , non uo seul . me bailla . Premier qu'il peust m'enlever une écaille. ■ 308 PIÈCES A L'APPUI. cintre. Bien que le mal que pour vous ie supporte Soit violent , toutefois ie ne l'ose Appeller mal , pource qu'aucune chose Ne vient de vous qui plaisir ne m'apporte. Mais ce m'est bien une douleur plus forte , Que ie ne puis , de ma tristesse enclose , Tourner la clef, lorsque ie me dispose A vous ouvrir de mes pcnsers la porte. Si doncq mes pleurs et mes soupirs cuisans, Si mes ennuis ne vous sont suffisans Tesmoings d'amour, quelle plus sûre preuve Quelle autre foy, sinon mourir, me reste? Mais le remède , helas ! trop tard se treuve A la douleur que la mort manifeste. Cljcmstm. Bénist soit l'œil noir de ma dame Par qui j'eus l'amoureuse flamme ! Bénist soit qui l'amour trouva ! Bénist soient l'amorce et la mesche , Le carquois et l'arc et la flesche Et qui premier les esprouva ! L'Amour, l'Amour qui fait la guerre Aux cœurs , est ores sur la terre Dedans tes yeulx se pourmenant , Et de là son traict il descoche A celuy-là qui s'en approche , Comme i'espreuve maintenant. Mais, las ! ma dame, que je treuve Bénigne et doulce ceste espreuve Par qui ie me sens vigoureux En contemplant la belle face , En admirant la bonne grâce Qui me faict estre tant heureux. Je vouldrois avoir mille langues Aflin de faire mill' harangues Pour immortaliser ton nom. Hé Dieu ! ne n'ay-ie la faconde Pour pouvoir dire à tout le monde La valeur de ton grand renom ! PIÈCES A L'APPUI. Ho Dieu ! que ne suis-ic un Appelle Pour peindre ta face si belle , Ton front yvorin, tes beaux yeux , Et ta belle tresse (Jonc , Ta bouche vermeille et sucrée Où gist tout l'espoir de mon mieux. Tu es celle qui me peux faire Heureux , si tu m'es débonnaire Et si tu veux que dans ton cœur Et que dans tes yeux point n'habite Le desdainjj ni l'ire dépite , La cruauté ni la rigueur. Tu es toute ma confiance, Tu es toute mon alliance , Tout mon espoir et tout mon bien ; Sans toy ie ne puis l'amour suivre, Hélas! sans toy ie ne puis vivre, Hélas ! sans toy ie ne puis rien. En toy i'ay mis mon assurance , En toy i'ay mis mon espérance, En toy i'ay mis tout mon confort , En toy i'ay mis ma douce envie En toy i'ay mis toute ma vie, En toy i'ay mis toute ma mort. Tu es seule ma renommée , Tu es seule ma bien-aymée , Tu es seule mon doux esraoy , Tu es seule ma désirée , Tu es seule ma Cythcrée Que i'aime beaucoup plus que moy. Plustost l'hyver n'aura froidure , Plustost l'esté n'aura verdure , Plustost n'esclairera le jour, Plustost la mer sera sans onde , Plustost abysmera le monde , Que ie délaisse ton amour. autre. Sçavez-vous ce que ie désire Pour loyer de ma firmeté ? Que vous puissez voir mon martyre Comme ievois votre beauté. Le ciel, ornant vostre ieunesse De ses dons les plus précieux , Pour mieux m'en montrer la richesse M'esclaira l'esprit et les yeulx. Tousiours depuis ie vous admire D'un œil tout en vous arresté ; .Mais vous ne voyez mon martyre Comme ie voy vostre beauté. Maudite soit la congnoissance Qui m'a cousté si chèrement. Ma douleur n'a eu sa naissance Que d'avoir veu trop clairement. Las! i'ay bien raison de mauldire Ce qui perdit ma liberté , Puisque ne voyez mon martyre Comme ie voy vostre beauté. 310 PIECES A L'APPUI. L'aveugle enfant qui me commande , Qu'on nomme à tort dieu d'Amitié , Les deux yeulx comme à lui vous bande Affin que soyez sans pitié. Il le fault ; car i'ose vous dire Que n'auriez tant de cruauté Si vous pouviez voir mon martyre Comme ie voy vostre beauté. Si le ciel de vostre visaige Luit de mille perfections, Il n'en peut avoir davantaige Que mon cœur a de passions. Il pleure, il gémit, il soupire, D'amour nuict et jour tourmenté. Hélas ! voyez doncq mon martyre Comme ie voy vostre beauté. Je me plains d'avoir trop de veue, Moy qui ne puis voir seulement , Parmy tant d'ennuy qui me tue , Ung seul traict de contentement. Aveugle au bien ie me puis dire Et au mal trop plain de clairté , Ne pouvant rien voir que martyre Au miroir de vostre beauté. Puisqu'on guarit par son contraire , Tout l'espoir que ie puis avoir Est de sortir de ma misère Lorsque ie cesseray de voir. A la mort doncq ie me retire Pour rendre mon mal limité ; Lors , si ne voyez mou martyre , Je ne verray vostre beauté. Signé R. Tccheb. 1578. -Hutrc. Il estoit une dame De noble cœur, Belle de corps et d'ame , De grand' valeur. On l'a rendu' nonnette En ung couvent Où va triste et seulette , Où va tousiours pleurant. Son petit cœur soupire Journellement; Tousiours la mort désire , Incessamment. Car tant souffre d'allarmes , Tant souffre , hélas ! Que prières ni larmes Ne luy donnent soûlas. Ung iour, après complye , Seulette estoit; En grand' mélancolie Se lamentoit : « Doulce Vierge Marie , (Disant par soy) n Que trop longue est ma vie » Puisque mourir je doy ! Que ne m'ast-on donnée » A mon ainy Qui m'a tant désirée? n Et moy à luy? Me tiendroit embrascée i> Toute la nuyct ; Me diroit sa pensée , Et moy la mienne à luy. PIÈCES A L'APPUI. 311 Or' adieu , père et mère , » Tous me» parens ! Me voici solitaire » A mon printemps. Je n'auray iouysanoe , >• De mon vivant , Car suis en desplaisain < Enclose en ce couvent. » O ieusne homme en tristesse , » Mal fortuné, » Moy estant ta maistresse » T'ay fasonne. » Foy et ferme espérance » Je t'ay donné » De ta persévérance » Et de ma loyaulté. >• autre. La Parcque si terrible A tous les animaulx, Point ne me samble horrible ; Car le moindre des maulx Qui m'ont fait sy dolent , Me rend plus violent. Comme d'une fontaine , Mes yeulx sont distillants; Ma face est d'eau sy plaine , Que de veoir je m'atents Mon cœur tant soucieux Distiller par mes yeux. De mortelles ténèbres Mes yeulx sont jà noircys; Mes pompes sont funèbres Et mes membres transys; Las ! je ne puis guérir . Et sy ne puis morir. La fortune amyable N'es-se pas moins que rien? O ! que tout est muahle En ce val terrien ! Hélas ! bien je congnois Que riens je ne craignois. Rigueur me tient sans cesse , Doleur me tient de près , Crainte point ne me laisse, Soucy me vient après ; Bref, de iour et de nuyct Toutte chose me nuyt. La verdoyant' campagne , Ses fleuris arbrisseaulx , Tombant de la montagne Les murmurans ruisseaux , Tout ce plaisant ouïr Me me peult resiouir. La musique sauvage Du rossignol du bois Contriste mon courage, Et m'en desplaist la voix De tousjoyeulx oiseaulx Qui sont au bort des eaujx. Le cygne poétique , Lorsqu'il est miculx chantant, Sur la rive aquatique Sa mort va annunsant. Las ! tel chant me plaist bien Qui est semblable au mien. 312 PIECES A L'APPUI. 0 voix repercussive , Tu me vois lamenter De ma peine excessive , Tu me fais tourmenter , Car tout ce que je dis Tousiours tu le redis. Ainsy ioye et liesse Ne me vient point saysir ; N'est rien qui tant m'oppresse Comme le desplaisir; Et la mort , en effect , D'espoir vivre me faict. Dieu tonnant de la foudre , Viens ma mort avancer, Afiin que soye en poudre. Je ne fais que penser A la joye que j'auray Quant ma fin je sauray. ^Imour Hforin. FRAGMENT. Aymez , ainsy que moy , D'ung amour sainte , Et iamais par esmoy Ne ferez plainte. J'ay choisi un espous Qui a la grâce D'estre beau dessus tous En cœur et face. Il a ung grand désier De l'amour mienne , Et moy plus grand plaisier De me veoir sienne. Il m'aime entièrement Et n'est muable , Dont j'ay contentement Inestimable. Si fort est le lien Qui nous assemble, Que je n'ay peur que rien Le désassemble. Aussi , à brief parler , Cet amour mesme , Lequel ne peult celer Sa force extraime , Non ce petit mocqueur Qui a deux ailles Et faict brûler le cœur Des damoiselles , Cestuy-cy est vray Dieu En son essence, Et iamais d'aulcun lieu Ne print naissance. PIÈCES A L'APPUI. 313 Pour le bien précieux Qu'il me pourchasse , Il descendit des cieulx En terre basse , Où print humainne chair, Forme et semblance , Pour de moy s'approicher Par acointance. Pour faire mes accors Envers iustice , Il a offert son corps En sacrifice. Et si m'a , par sa mort , Rendu la vie Qui iadis par mon tort Me fut ravie. Il a sus la mort eu Plainne victoire Et si a abattu D'enfer la gloire. Tant que la mort n'est plus Espouvantable , Ains ce monstre aux eslus Très-amiable. Dont ie dis en mon chant , Bien confortée : « Où est ton dard tranchant , » Mort redoutée? » Ton. XIII. O l'enfer mesprisé , Où sont tes portes ? Mon Christ les a brisé' De ses mains fortes. Sa dure passion Me crusifie ; Sa résurrection Me vivifie. Il m'a le ciel acquis Pour héritaige. O ! amant très-esquis ! Là , quel partaige ! Mais qui induit, ô Roy ! Vostre excellence A m'en donner octroy Et iouissance? Suis-ie , mon cher espous , Trouvée digne Pour mériter de vous Faveur bénigne ? O mon Dieu! hélas! non. Car l'ame née Ne mérite sinon Estre damnée. Donc la bonté En vous enclose Vous vient seule esmouvoir A telle chose. 40 314 PIECES A L'APPUI. Hélas! vous monstrez bipn Qu'à vostre zèle Ne s'accompare en rien L'amour mortelle. — Chantez en voz clamours Bande amoureuse, Que ie suis en amours La bienheureuse. Je n'ay point de socy , Moins de tristesse ; Mon cœur n'est point transy Ni en destresse. Aymez donc , comme moy . D'une amour sainte , Et iamais par esmoy Ne ferez plainte. 3utre. 0 ! que de douleurs mon cœur sent De se voir loingtain et absent D'une en qui tant de grâce abonde! Je l'aymeray seule en ce monde. Parfoys ie me plainctz de ses yeulx , Et si ne puys vivre sans eulx Qu'en tristesse et douleur profonde. Je l'aymeray seule en ce monde. Ce m'est plus grand bien de la voir Que d'autre iouyssance avoir Qui vive sur la terre ronde. Je l'aymeray seule en ce monde. Plus ses yeulx s'esloignent de moy . Plus pris et près d'elle me voy Et plus à l'aymer ie me fonde. Je l'aymeray seule en ce monde. Fortune ioue tous ses jeux Et Argus ouvre tous ses yeulx Et envie en murmure et gronde. Je l'aymeray seule en ce monde. Par mille travaulx et ennuys , Où pour elle submis me suis, Je veulx que mon cœur elle sonde. Je l'aymeray seule en ce monde. A ses grâces de si hault prix , Dont elle m'ast vainqu et pris, J'oppose ma foy pure et munde. Je l'aymeray seule en ce monde. Si je consens une aultre aymer , Encontre moy se puisse armer Le ciel qui n'a fait sa seconde. Je l'aymeray seule en ce monde. Tant qu'abeilles vivront de fleurs , Et le cruel Amour de pleurs, Et les poissons soubs la claire onde , Je l'aymeray seule en ce monde. PIÈCES A L'APPUI. 315 Jlutrt*. Une I n iiiici i <• icy ie voy Qui toute puissance a sur moy. Chascunc grâce en elle abonde. Je l'aymcray seule en ce monde. Du beau don que Venus a pris , l'riscnter luy en dois le prix Et lui quiter la pomme ronde. Je l'aymeray seule en ce monde. Heureux cclluy qu'elle aymera ! Car bien vanter il se pourra D'avoir une Vénus seconde. Je l'aymeray seule en ce monde. 0! qu'heureux seroient mes esprits Si en sa grâce estoy bien pris D'avoir sa gracieuse faconde ! Je l'aymeray seule en ce monde. Définition be l'amour. r«AC«lST. C'est ung plaisir tout remply de tristesse , C'est h u;; tourment tout confit de liesse, Ung désespoir où tousiours l'on espère, Ung espérer où l'on se désespère. C'est ung regret de jeunesse perdue , C'est dedans l'air une pouldre espandue , C'est paindre en l'eaue et c'est vouloir encore Tenir le vent et denoircir un more. C'est une foy pleine de tromperie , Où plus est seur celluy qui moings s'y fie ; C'est ung marché qu'une fraude accompaigne , Où plus y perd celluy qui plus y gaingne. C'est ung fainct ris , c'est une douleur vraye , C'est sans se plaindre avoir au cœur la playe , C'est devenir varlet au lieu de maistre , C'est mille fois le jour mourir et naistre. 316 PIECES A L'APPUI. C'est enfermer à ses amis la porte De la raison qui languist presque morte, Pour en bailler la clef à l'ennemie Qui la reçoit soubs umbre d'estre amie. C'est mille maulx pour une seulle œillade . C'est estre sain et faindre le malade , C'est en mentant se pariurer et faire Profession de flatter et de plaire. C'est ung grand feu couvert d'ung peu de glace , C'est ung beau jeu tout remply de fallace , C'est ung despit, une guerre, une trêve, Ung loing pencer , une parole brève. C'est par dehors dissimuler sajoye, Celant ung cœur au-dedans qui larmoyé ; C'est ung malheur si plaisant qu'on désire Tousiours languir en ung si beau martyre. C'est une paix qui n'ha point de durée ; C'est une guerre au combat asseurée , Où le vaincu reçoit toute la gloire Et le vaincueur ne gaingne la victoire. C'est une erreur de ieunesse qui prise Une prison trop plus que sa franchise , C'est un pencer qui iamais ne repose Et si ne veult penser qu'en une chose. C'est brief amy , c'est une jalousie , C'est une fiebvre et une frénaisie ; Car quel malheur plus maulvais pourroit estre Que recepvoir une femme pour maistre ? PIÈCES A L'APPUI. 317 Doncques , aflln que ton coeur ne se mette Soubs les liens d'une loy si subiette , Si tu me crois , prends-y devant bien garde ; Le repentir est une chose tarde. Avec la devi»e : Espérance j'endure. C.S. (ScHtn.) fUmte. Nous estions trois sœurs tous d'une volonté; Mous allismes au fond du joly boys iouer. Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer ! Nous allismes au fond du ioly boys iouer. Nous trouvasmes l'Amour , nous l'avons salué. Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer ! Nous trouvasmes l'Amour , nous l'avons salué. Mais l'archerot Amour s'en est fort courouché. Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer ! Mais l'archerot Amour s'en est fort courouché, A descoschc sa flesche et sur nous a tiré. Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer ! A descosché sa flesche et sur nous a tiré. Trois jeunes chevaliers par-là ils ont passé. Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer ! Trois jeunes chevaliers par-là ils ont passé. Us ont rechu le coup ; leur cœur en est blessé. Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer ! 318 PIÈCES A L'APPUI. Ils ont rechu le coup: leur cœur en est blessé. « Mesdames , ie vous prye , ayez de nous pitié ! » Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer. « Mesdames ie vous prye , ayez de nous pitié ; « Mesdames , ie vous pry' de vouloir nous ayder ! « Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer ! « Mesdames , je vous pry' de vouloir nous ayder , » De nous oster le traict qu'Amour nous a tiré! » Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer ! ■ De nous oster le traict qu'Amour nous a tiré ! » — « Ne sommes assez fortes pour vous savoir ayder. Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer! u Ne sommes assez fortes pour vous savoir ayder ; » Mais sommes assez sages pour vous bien conseiller. » Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer ! « Mais sommes assez sages pour vous bien conseiller, » D'aller parmy le monde la Fortune chercher. » Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer ! Et de changer de dames, c'est bien vostre mestier. Vray Dieu , qu'il est heureux qui se garde d'aymer! Chanson. — Hélas ! prenez pitié , madame , D'ung trist' amant Qui pour vous , tant honeste dame , S'en va mourant. — Ne consumez plus vostre vie En cel esmoy ; Je n'ay d'aimer aulcun' envye , J'en suis à moy. PIÈCES A L'APPUI. 319 Je supply' vostre cœur , madame , Tant endurcy, Voulloir donner à ma povre ame Mort ou mercy. — Plu» ce fâcheux après moy crye , Moins je l'cntens ; Retirez-vous , ie vous en prye ; Vous perdez temps. — Comment voulez que me retire De vos beaux yeulx Qui sont a me donner martyre Tant gracieux? — Allez ailleurs chercher amye ; Retirez-vous. Car père et mère ne m'ont mye Nory' pour vous. — Sy vous aymiez , ma peine veue En sa vigueur , Vous n'en seriez pas sy pourveue De grand' rigueur. Vous apportez douleur certaine Au cœur humain. — Nonobstant vous perdez voz peines , Soyez certain. — La loyaultc de mon service Ne requiert point Que l'on me traitte sans nul vice Tant mal au point. Sonnet. La nuict m'est courte et le iour trop me dure ; Je fuis l'amour et le suy à la trace. Cruel me suis et requiers vostre grâce; Je prens plaisir au tourment que i'endure. Je voy mon bien et mon mal ie procure; Désir m'enflamme et crainte me rend glace ; Je veux courir et iamais ne desplace ; L'obscur m'est cler et la lumière obscure. Vostre ie suis et ne puis estre mien. Mon corps est libre , et d'ung estroit lien Je sens mon cœur en prison retenu. 320 PIECES A L'APPUI. Obtenir veux et ne puis requérir. Ainsi me blesse et ne me veult guérir Ce viel enfant, aveugle archer , et nu. filtre. Ce que ie sens , la langue ne refuse Vous descouvrir, quand suis de vous absent; Mais , tout soudain que près de moi vous sent . Elle devient et muette et confuse. Ainsi l'espoir me promet et m'abuse; Moins près ie suis, quand plus ie suis présent. Ce qui me nuit c'est ce qui m'est plaisant ; Je quiers cela que trouver ie récuse. Joyeux , la nuict , le jour triste ie suis. J'ay , en dormant, ce qu'en veillant poursuis. Mon bien est faulx, mon mal est véritable. D'une me plains , et défaut n'est en elle. Fay doncq , Amour , pour m'estre charitable . Brève ma vie et ma nuict éternelle. £\)an$oti. Le seul ouyr de vous, ma dame, Sans t'avoir veu', Ton loz , ton bruict , ta bonne famé M'avoit esmeu. Mais , puisque mon œuil ci t'a veue Tout à loisir Et ta grand' douleur aperceue , J'en eus désir. Ta grâce doncques non pareille Sur tous a prix ; Ne fault pas tenir à merveille Sy i'en suis pris. Or , prisonnier suy-ie pour une Que soubtenir Veulx la plus belle soubz la lune Sans point mentir. PIÈCES A L'APPUI. 321 Pour y penser ne dors ne veille ; Tant suis espris, Qu'à la servir fort je travcille Tous mes esprits. Un vray chief donné de nature Sur tous vivons Me cause les peines qu'endure Et griefs tormans. Sy parvenir puis en sa grâce , Ferme et constant Dcmeureray en toute place Le sien servant. Ainsy de mon oeil vient la playe Qui tant me nuict , C'est donc à bon droist que part i'aye A ce déduict. filtre. Allons , mon amourette , Allons nous resiouyr, Là ! là ! Et dessus ceste herbette De noz amours iouyr, Là! là! Allons au bois, allons, m'amour! Allons-y doncq au point du jour! Gaignons ce verd boccaige. Le soleil sera hault , Là! là! Et trouvons cest ombraige , Avant qu'il soit plus chault, Là ! là ! Allons au bois , allons , m'amour! Allons-y doncq au point du jour ! Encore par la plaine Les bergers ne sont pas Là ! là ! Viens doncq , que ie te mainc Gentiment soubz le bras , Là! là! Allons au bois, allons m'amour ! Allons-y doncq au point du jour! Las ! tu me tues l'âme Et me brûles d'ardeur Là ! là ! Si tu n'estains ma flamme , Je mourray, j'en suis scur , Là ! là ! Allons au bois, allons m'amour ! Allons-y doncq au point du jour. (Dïie. Je ne veux désormais jamais plus espérer La fin de mes travaux , ny de voir alléger Mes peines ordinaires ; Je n'attends plus secours à mes maulx langoureux , Si ce n'est pas la mort , la mort , repos heureux De mes longues misères. To». XIII. 41 322 PIECES A L'APPUI. Voyant que mes souspirs , ma foy , mon amitié , N'avoient pas eu pouvoir d'esmouvoir à pitié Ton obstiné courage , Je pensois les tourmens qu'Amour me fait souffrir , M'esloingnant, adoucir, et du tout m'affranchir De son cruel servage. Mais , ores , ie cognois que c'est trop vainement Que je veux alléger par ung esloingnement Mon amoureux martire ; Plus ie veux mes tourmens par l'absence guarir , Plus croistre ie les sens ; et plus ie veux fuir, Plus ma douleur s'empire. Voyez-, madame, hélas ! si ie dois espérer De iamais chose voir qui puisse contenter Mon arae désolée ; Si ie suis près de vous , ie n'ay que déconfort ; Si i'esloingne vos yeux , ie sens par leur effort Ma peine redoublée. Quand ie pense aux plaisirs qui ie soulois avoir , Du temps que ie vivois franc de crainte et d'espoir Et d'amoureuse envie ; Las ! quand ie pense aux jours remplis de triste esmoy , Que i'ay passés , depuis que mon ame à la loy D'Amour s'est asservie ; Je regrette , en pleurant , ma perdu' liberté ; Je despite le iour que i'ay tant de beauté Veu dans vos yeulx reluire ; Je maudy le destin qui m'a faict vous choisir ; Pour , depuis , tant d'ennuis , tant de tourments souffrir Qu'ils ne se peuvent dire. S'il advient quelquefois que i'ay quelque plaisir , C'est, hélas! quand la mort, pour mes peines finir, Las de vivre, i'appelle; Je la prie instamment de m'oster du danger ; Sans cesse ie requiers de ma vie abréger Et ma douleur cruelle. PIÈCES A L'APPUI. 38 Mai» je l'appelle en vain ; elle dédaingne ouïr Les plaintes que ie fais , et ne la sçais flcschir A m'cstre favorable. Malheureux que ie suis ! à quoy doy-ie aspirer? Las ! ie ne pense pas qu'un se puisse trouver Tant que moy misérable. Las! que feray-ie donc? Doy-ie désespérer ? Non , non ; en mon amour ie veux persévérer , Tousiours ferme et fidelle ; Bien que ma fermeté ie voy récompenser De refus et desdains , il me plaist d'endurer Pour maistresse si belle. Cfyatwon. La peine dure Qu'hélas! j'endure Ce voulez-vous Entendre tous? Voyez l'attente Qui me tourmente , Voyez mon heur Et mon malheur. Le ciel me donne Volonté bonne ; Nature a faict Mon cœur parfaict. Amour me porte Et reconforte; Mais nul ne peult Tout ce qu'il veut. Le ciel j'adore , Nature honore ; Je prye amour , Pour chascun jour , Que la fortune Rende opportune , Et fasse veoir Son grant pouvoir. Et vous, aymée, Tant estimée , Ostez rigueur De vostre cœur. Car le myen tire Par son martyre Droit à la mort Pour reconfort. 324 PIECES A L'APPUI. Fortune adverse Qui tout renverse , Rent noz effectz Tous imperfaictz. Persévérance Et pacience, Que fault offrir Par bien souffrir, Disent : « Supporte n La peine forte ; » Quant l'on attent » Ce qu'on prêtent ; Doulce est la peine Quant elle amaine , Après tourment , Contentement, n Sur k Jtortrcttct b'anùrar. Voici mon sainct Amour, durable en son essence, Clairvoyant de pensée ainsi qu'il est des yeux , Desgarny de plumage , ayant , victorieux Des maux et de la mort, tous biens en sa puissance; Il n'a point d'aillerons , pour monstrer sa constance , Rendant mon amitié tousiours ferme en son mieux; Ses yeux ne sont bandés, il en void iusqu'aux cieux; Et des yeux naist l'amour et prend d'eulx accroissance. 11 n'est mal avisé ; ses yeux ne m'ont espris Qu'à de belles amours envers une Cypris ; II a d'estre immortel sur la Mort sa victoire. Bref, sa belle demeure au glorieux séjour, Sa couronne et laurier font foy que mon amour Sera vainqueur de tout et couronné de gloire. PIÈCES A L'APPUI. 325 21 une Dame. SONNET. Amour, un de ces jours, admirant en ma belle Son parler angélicque et l'esclair de ses yeux Et les roses astrans son sein délicieux , Soudain lui cherche un ciel , la croyant immortelle. 11 vit, après, mon coeur tournant tousiours vers elle, Lambrisé d'un feu pur comme celuy descieux ; Et , tirant ses traitz d'or d'un ordre ingénieulx , Estoila son pourpris d'une façon nouvelle. Depuis , tousiours mon cœur est par elle agité , Et mon cœur est le ciel de sa divinité , Où toutes grâces sont ; — donc , 6 nymphe , imagine Ta grandeur, que mon cœur soit faict divin par toy; Mais , pour faire bien plus , sois humaine vers moy ; Car plus on est humaine et plus on est divine. FIN. \\V\\\\\\\\W\\\\\'WV\\\\\\V\\VA\VV\V\'V\VVV\\VW\\\>V\\\\\\\\\\V\\\\\\\VW\\\V\V\\\\\V\\\\AW\\\V POST-FACE. L'histoire de l'ancienne littérature française en Belgique serait belle à écrire. Nos poètes, nos romanciers, nos chroniqueurs, figu- rent parmi les meilleurs que la langue romane puisse citer. C'est à l'Académie des sciences et belles-lettres qu'il appartient de pro- voquer des travaux qui mettent en relief tous ces noms glorieux, mais inconnus de la foule. Ce serait un magnifique tableau à peindre. L'auteur de cet Essai sur la poésie française dans nos provinces, s'estimerait heureux s'il avait réussi à crayonner un tout petit coin de cette toile, en attendant que le peintre vienne. Dans cette partie de l'histoire de notre poésie, il a entendu par Belgique, non la Belgique morcelée et rognée à tous les coins, telle que nos divisions intestines et nos voisins l'ont faite, mais la Belgique forte et grande telle qu'elle se présenta sous Philippe- le-Bon dans sa splendeur et dans son unité. Ce fut celle de nos anciens poètes, si ce n'est plus celle de nos poètes futurs. a. v. H. SUR LES INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS DANS L'INDUSTRIE, UEPUS LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE JUSQU'A NOS JOURS.; PAR M. N. BRIAVOIME. MÉMOIRE COURONNÉ LE 8 MAI 1837, EN RÉPONSE A LA Qt'ESTION : INDIQUER l'ÉPOQUE PRÉCISE DES INVENTIONS , IMPORTATIONS ET PERFECTIONNEMENS QDI ONT SUC- CESSIVEMENT CONTRIBUÉ M \ PROGRES DES ARTS INDUSTRIELS EN BELGIQUE , DEPUIS LES DERNIÈRES ANNÉES DU XVIII* SIÈCLE JUSQU'A NOS JOUIS , ET SIGNALER LES PERSONNES QUI , LES PREMIÈRES , IN ONT FAIT USAGE PARMI NOUS. Tom. XIII. ^f^v\^v^\v^v\\^v^^^^^v^\^\^v^\^^vv\v\v^^\v^\^^^\^\^^^v\\^\^v\vv\^\^\^\\\^^\\^\^^\\^^\^^^\^\\v\^\v\^ AVERTISSEMENT. L'auteur de ce Mémoire ne peut avoir la prétention de présenter un historique complet des inventions et perfectionnemens intro- duits depuis cinquante ans dans toutes les branches de l'industrie sans exception. Il s'est attaché aux principaux faits. C'est ainsi que la question , quoique posée en termes généraux par l'Académie , lui a paru devoir être comprise. On n'a pu vouloir imposer une tâche que la vie entière d'un homme laborieux serait peut-être impuissante à remplir. Il a cherché à s'appuyer autant qu'il l'a pu sur des documens authentiques; mais souvent les documens officiels lui ont manqué parce qu'ils n'existent pas ; il a donc dû, examinant les lieux par lui- même , parcourant les centres de la production , interroger les sou- venirs des industriels et des savans les plus recommandables du pays; telle est la marche qu'il a suivie, et il reste convaincu qu'aucune autre n'aurait jamais amené de résultat aussi certain. D'ailleurs les documens qu'il a eus sous les yeux lui ont appris que , dans le nom- bre , il en est plusieurs qui , entachés d'exagérations ou d'erreurs, ne 4 AVERTISSEMENT. doivent être accueillis qu'avec défiance. Les listes de brevets d'in- vention qu'il a consultées lui ont paru un moyen insuffisant et dangereux; insuffisant, parce que sous l'Empire, et dans les pre- mières années du royaume des Pays-Bas, les brevets sollicités et obtenus par des Belges sont fort rares, quoique le renouvellement des procédés de fabrication date en grande partie de cette époque ; insuf- fisant encore , parce que les découvertes les plus brillantes n'y ont pas laissé de trace ; dangereux, parce que la délivrance du brevet d'in- vention n'emporte en aucune manière la preuve d'un succès réel. Si donc on objectait à l'auteur du Mémoire que les faits qu'il avance n'ayant parfois d'autre garantie que le témoignage de sa parole, man- quent de cette autorité qui fait le véritable caractère historique, il répondrait qu'il n'a jamais négligé de recourir aux documens offi- ciels toutes les fois qu'il en existait , mais que toutes les fois que leur absence complète s'est fait sentir, il y a suppléé par les témoignages les plus respectables, recueillis et confrontés avec impartialité. Tra- vaillant sous les yeux de ses contemporains, ayant à subir le juge- ment d'un corps aussi consciencieux que juge compétent, il espère n'avoir jamais oublié qu'il devait surtout se rendre digne des suf- frages des uns et des autres à force de véracité et de bonne foi. W WWYVWW WW \w> w w v\\\ \\ \\ ww www ww wwwwww w www w w www w www www w ww w SUR LES INVENTIONS ET MJU ECTIONNEMENS DANS L'INDUSTRIE. On ne peut porter ses regards sur les cinquante dernières années, sans qu'à l'instant même mille grands souvenirs ne s'éveillent. C'est qu'aussi les événemens que cette période embrasse ne s'arrêtent pas seulement à une partie du monde civilisé, ils ne sont pas circons- crits dans un seul résultat. Tous les intérêts, tous les principes, tous les pays se trouvent en même temps ébranlés; il s'agit à la fois d'une révolution dans la politique , dans la guerre , dans les institutions , dans les sciences, dans l'industrie. Aux deux extrémités de ce demi-siècle , la Belgique se présente , la première fois pour défendre ses lois et ses mœurs , la seconde pour reconquérir son indépendance ; et dans l'intervalle , soit que gron- dent les passions, ou que l'intelligence agrandisse son domaine , nous la retrouvons encore. Mais nous n'avons pas à décrire les pro- portions de ce vaste tableau , nous tâcherons seulement d'en esquis- ser une des faces. 6 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS L'Académie a mis au concours la question suivante : a Indiquer » l'époque précise des inventions , importations, perfectionnemens, )> qui ont successivement contribué aux progrès des arts industriels » en Belgique, depuis les dernières années du XVIIIe siècle jusqu'à )> nos jours, et signaler les personnes qui les premières en ont fait » usage parmi nous. » Je vais entreprendre d'y répondre. Cette tache n'est assurément pas sans grandeur, elle n'est pas surtout sans utilité. Pour qu'elle soit convenablement remplie, c'est une histoire complète de l'indus- trie qu'il faudrait faire, en y joignant celle des sciences qui s'y rat- tachent. J'aurais voulu pouvoir me proposer pour but d'examiner les effets du développement industriel sur la moralité et le bien-être. Mais c'est un mémoire que j'ai à soumettre à l'Académie. Je me ren- fermerai dans le cercle qui m'est tracé. Mes recherches se sont trouvées naturellement divisées en deux parties, je conserverai au récit l'ordre que j'ai suivi dans mes études. Je rappellerai quelle était la situation industrielle de la Belgique sous l'administration autrichienne au moment où éclata la révolu- tion brabançonne. J'énumèrerai les inventions , les améliorations et les perfectionne- mens introduits dans les diverses méthodes de fabrication depuis cette époque jusqu'à nos jours, en nommant les hommes à qui ces progrès sont dus. De ce que je vais dire , résultera la preuve que la Belgique s'est à toutes les époques montrée industrieuse, amie du travail; que si dans la brillante carrière des découvertes , il ne fut pas tou- jours donné à ses habitans de prendre l'initiative, la faute en est surtout à cette situation politique équivoque qui privait l'intelli- gence nationale de son élan naturel. Mais il est facile de voir que malgré les obstacles et les entraves , elle s'est montrée si prompte et si habile à s'approprier, quelquefois en les perfectionnant, les diverses inventions dont l'Angleterre a été la source , qu'elle fut pres- que toujours la première à en doter le continent. DANS L'INDUSTRIE. 7 Mes recherches nous amèneront encore à reconnaître que si l'é- poque que nous allons parcourir est une des plus brillantes dans les annales du inonde industriel , comme elle est la plus mémorable sous le rapport politique et militaire , nous devons en beaucoup de circonstances modérer nos éloges ; car, d'une part nous avons beau- coup reçu des générations qui nous ont précédés , et de l'autre nous laissons encore beaucoup à faire aux générations qui nous suivent. SITUATION DE L'INDUSTRIE SOCS L ADM1MSTRATI0J AITR10IUEXJE. PREMIÈRE ÉPOQUE. Nous voyons pour l'industrie en Belgique trois époques distinctes pendant le temps que dura l'administration autrichienne. La pre- mière commence au traité de la Barrière en 1 7 15 , et s'étend jusqu'au traité d'Aix-la-Chapelle en 1748; l'industrie se débat alors pénible- ment et végète. La seconde comprenant tout l'espace entre ce traité et l'année 1780, embrasse l'administration du prince Charles presque tout entière; nous comptons là trente-deux années de prospérité. Enfin de 1780 à 1795 nos fabriques sont frappées d'une nouvelle décadence. Nous allons nous restreindre à quelques faits principaux ; ils ne doivent servir ici que comme point de départ. Fatiguées de l'administration sans prévoyance qui depuis la mort d'Isabelle (1 633) n'avait pas su réparer les désastres des guerres civiles, et laissait les querelles de l'Europe se vider sur leur territoire, les provinces belgiques auraient pu bénir comme une révolution heu- reuse les événemens qui, dans les premières années du XVIIIe siècle, 8 INVENTIONS ET PERFECTIONNERONS amenèrent leur séparation de l'Espagne et les placèrent sous la pro- tection plus puissante de l'Autriche. Elles pouvaient espérer sinon de la gloire , au moins du repos et du bien-être ; mais de long-temps encore la sollicitude éclairée de Marie -Thérèse et du prince Charles ne devait pas faire sentir son action bienfaisante , et le premier acte du gouvernement auquel la politique venait de confier les destinées de ce pays, fut un acte de faiblesse. Le commerce et l'industrie de la Belgique furent sacrifiés aux prétentions rivales de la Hollande et de l'Angleterre. Après que les événemens de la guerre de la succession d'Espagne eurent livré Bruxelles aux puissances confédérées, les commissaires anglais et hollandais avaient, le 23 juin 1706, annulé toutes les mesures de 1698 et 1699 prises dans le but de protéger l'industrie du pays ; ils avaient rétabli le tarif de 1 680 arrêté sous l'administration d'Alexandre Farnèse. Ce tarif n'imposait sur la plupart des marchan- dises de provenance étrangère que « six sols du cent pesant pour droit )> d'entrée au comptoir de l'abord , et 3 sols à celui de l'issue pour » droit de sortie , tonlieux et convoi sans aucun égard ou distinction » de valeur. » Ce n'était certes pas dans l'intérêt du peuple que le sort des armes faisait tomber en leur pouvoir, que les puissances victorieuses avaient rétabli ce système. Cependant le traité de la Bar- rière de 1715 , qui faisait entrer définitivement les Pays-Bas catho- liques dans les états de la maison d'Autriche, consacra par son article 26 le maintien non -seulement des dispositions commerciales de 1706, mais encore de toutes celles précédemment établies par le traité de Munster relativement à la navigation de l'Escaut et au com- merce maritime du pays; et le 15 novembre 1715, la Belgique apprit avec douleur que ce traité avait été signé , en son nom , par un ministre plénipotentiaire autrichien, le comte de Kônigsegg, per- mettant ainsi à la paix de reconnaître à tout jamais le droit inique de la conquête. M. De Neny a rendu un compte exact du malheureux triomphe que remporta sur les Belges dans cette circonstance la diplomatie DANS L'INDUSTRIE. 9 hollandaise. ((En 1715, dit-il, nos deux principales sources de » richesses se trouvèrent complètement taries. Privés du com- » merce maritime et forcés d'admettre dans nos ports les vaisseaux » anglais et hollandais aux mêmes droits que les nôtres , tous les » produits d'outre-mer nous étaient livrés par nos voisins , sans que )) notre marine fût même admise à partager les profits du transport. » D'autre part, notre industrie à la merci d'un tarif de douanes établi » par nos rivaux , voyait sa ruine assurée sans qu'il fût au pouvoir » du gouvernement de remédier à cet étrange abus d'une politique » aussi perfide qu'inhumaine. » M. Steur, dans un mémoire couronné par l'Académie , ne s'élève pas avec moins d'énergie contre les fatales conséquences de ce traité : « Finances, commerce, industrie, indépendance, tout ce que les » hommes ont de plus cher y fut compromis. Toutes les entraves que » des rivaux d'industrie peuvent imaginer furent imposées à notre » commerce. Nos ports fermés aux vaisseaux étrangers , les routes » maritimes interdites à nos marins ; liés par des lois fiscales étran- » gères , a la merci d'un système intérieur de douanes , ouvrage de M nos adversaires, nous ne pouvions pas faire un pas dans la route » des innovations, sans rencontrer des obstacles, rendre une loi salu- » taire , élever une institution bienfaisante ou une compagnie d'in- » dustrie , sans exciter les cris de nos voisins et nous attirer les » menaces de l'Europe entière. » Le comte de Kônigsegg avait signé le traité de 1715 plus encore par ignorance et légèreté que par faiblesse , on peut le croire ; car quelques années après ce fut lui qui conçut un des premiers , l'idée de cette fameuse compagnie d'Ostende qui devait faire le commerce direct des Grandes Indes. Mais les Hollandais se hâtèrent d'invoquer l'art. 5 du traité de Munster '; des négociations s'ouvrirent qui ordon- 1 Cet article est ainsi conçu : ■ Les Espagnols retiendront leur navigation en telle manière » qu'ils la tiennent pour le présent ès-Indes orientales, sans se pouvoir estendre plus avant; » comme aussi les habitans de ces Pays-Bas s'abstiendront de la fréquentation des places que » les Castillans ont ès-Indes orientales. » To«. XIII. 2 10 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS nèrent en 1727 la suspension de cette compagnie et en décidèrent plus tard la suppression. Le commerce maritime de la Belgique fut alors réduit à des rela- tions avec la Porte Ottomane et avec l'Espagne. François Veydt, d'Anvers, s'exprime ainsi sur cette époque dans un mémoire publié en 1788 : «Depuis la paix de Munster jusqu'à celle » d'Aix-la-Chapelle (1748) , ce pays ne fait plus qu'un commerce » précaire, passif, intermédiaire par la Hollande, tributaire de la » République et par conséquent ruineux pour la nation. Toutes les » marchandises que nous recevions de l'étranger, toutes celles que » nous lui destinions , passaient par les mains des Hollandais. Le » marché de nos grains et autres productions territoriales était en » Hollande , nos raffineries de sucre , nos imprimeries de coton )> n'existaient pas. » Tels furent les résultats naturels de cette liberté illimitée du commerce sans réciprocité que l'étranger, abusant de la force et de la victoire , avait imposée à la Belgique. DEUXIÈME ÉPOQUE. Le prince Charles gouvernait les Pays-Bas depuis 1744. — Lorsque la paix signée à Aix-la-Chapelle en 1748 lui eut permis de suivre ses goûts éclairés pour le bien-être du pays, on le voit saisir les premiers griefs que lui fournit la Hollande, pour s'affranchir du traité de la Barrière, et cela dans un intérêt tout-ji-fait belge. De ce moment l'état industriel du pays va changer. Le prince Charles se déclare protecteur de l'industrie et du commerce ; il encourage les artistes, les mécaniciens, tous les hommes laborieux; il s'entoure d'administrateurs éclairés , il introduit dans la législation intérieure et par le moyen des tarifs , une distinction marquée entre l'industrie du pays et l'industrie étrangère. La ville de Bruxelles lui doit l'éta- blissement de manufactures d'Indiennes , une des sources de sa prospérité d'alors. C'est dans son parc de Tervueren qu'eurent lieu , à ses frais, les premières expériences. Des essais furent faits pour DANS L'INDUSTRIE. 11 l'introduction de la fabrication de la batiste, pour celle de la culture du mûrier et l'éducation des vers-à-soie. Une fonderie de caractères d'imprimerie fut encore établie à Bruxelles sous la protection du Prince. L'érection de plusieurs papeteries et verreries fut encoura- gée par des octrois spéciaux du gouvernement qui emportaient tou- jours avec eux la concession de certains avantages. Une fabrique de porcelaine à Tournai , une fabrique de faïence dans le Luxembourg, celle de M. Boch, une usine à fer dans le pays de Namur, reçurent aussi des preuves toutes particulières de l'attention et de la bien- veillance de l'Archiduc. Une fabrique de batiste s'étant formée à Momegnies sur la terre de Chimai , des facilités lui furent accordées pour l'entrée de ses matières premières et la sortie des marchandises fabriquées. Tandis que par divers règlemens successifs les marchan- dises étrangères étaient frappées de droits de douanes, les impôts qui étaient perçus sur les produits des manufactures nationales à l'entrée de presque toutes les villes des Pays-Bas étaient abolis par diverses ordonnances que la nature des choses et la justice récla- maient avec instance. — La Belgique rentra promptement dans les voies d'une brillante prospérité, a L'administration du prince Charles, » dit le secrétaire intime du prince de Ligne , marquée par la jus- » tice , la douceur, l'équité , les encouragemens donnés aux lettres, » aux beaux-arts , et ce qui vaut mieux , à V agriculture , aux ma- » nufactures , au commerce , devint l'âge d'or des Pays-Bas. » Cependant après la paix de 1748, l'Escaut continua de rester fermé; mais le gouvernement s'occupa des moyens de tirer parti d'Ostende. Dès lors le commerce maritime se développe; la Belgique commence à ne pas dépendre des Hollandais pour l'exportation de ses produits nationaux , ni pour l'importation des marchandises étrangères. Insensiblement elle reprend sa part dans le commerce du transit et y acquiert bientôt une certaine supériorité. Dans le même temps la Flandre, sans l'assistance des autres provinces , creuse la coupure de Gand à Bruges , rétablit le canal de Bruges à Slyckens, augmente les ouvrages du port d'Ostende et parvient 12 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS ainsi à réparer en partie la perte que la fermeture de l'Escaut avait causée à tout le pays. A la même époque, Louvain emploie ses ressources communales à la construction du canal de Louvain à Malines; commencé en 1750, il fut ouvert à la navigation en 1763 *. La construction du premier canal en Angleterre ne date que de 1755. Déjà sous le règne de Charles VI, pour mettre les draps du Lim- bourg en état de lutter avec ceux d'Angleterre qui profitaient du tarif de 1 706 , remise avait été accordée aux fabriques de tous droits d'entrée non-seulement sur les laines, mais encore sur les huiles , les couleurs , et tous autres ingrédiens nécessaires à ces manufactures ; le prince Charles rétablit les droits protecteurs de 1699 , et la fabri- cation des draps du Limbourg occupa bientôt trente mille personnes. Elle tirait ses laines d'Espagne , et trouvait ses débouchés pour une partie en Flandre et en Brabant, mais principalement dans les foires de Francfort, Leipzick, Brunswick, Breslau, Kœnigsberg et dans le Levant. On s'était plaint que l'exportation libre du lin « mît les fabriques » de toile à leur ruine. » Le gouvernement maintint la libre exporta- tion du lin peigné , mais la sortie du lin vert ou écru , des étoupes et du chanvre fut souvent défendue. La sortie du houblon fut aussi prohibée dans l'intérêt des brasseries. En faveur des papeteries, des droits furent imposés sur l'entrée des papiers étrangers ; la sortie des chiffons était interdite. Il se fabriquait beaucoup de rubans particulièrement à Ypres et à Anvers, le gouvernement frappa de droits prohibitifs les rubans étrangers. Les verres venant du dehors étaient aussi soumis à des droits. Les articles servant de matière première pour les fabriques na- tionales ne payaient pas , ou ne payaient que des taxes très-modiques ; mais le thé, le café, le tabac, le vin, les liqueurs, l'épicerie et le 1 Bruxelles avait fait exécuter le canal de Willebroeck dès l'année 15ol. DANS L'INDUSTRIE. 13 sel venant de l'étranger pour la consommation du pays, furent sou- mis à des droits de finance. Tant qu'on avait été lié par le traité de la Barrière , les droits de sortie sur la semence de colza et ceux d'entrée sur les huiles étaient sans importance. Les Hollandais enlevaient les semences, les con- vertissaient en huile qu'ils renvoyaient en Belgique avec un bénéfice considérable. La culture des semences était découragée par le bas prix. Mais peu après le traité d'Aix-la-Chapelle, on établit un droit de 9 florins à l'aime sur les huiles de production étrangère ; les mou- lins ou tordoirs se multiplièrent , la culture des semences à faire huile s'accrut rapidement par un débit plus facile et plus avanta- geux. La production dépassa bientôt les besoins de la consommation, et on expédia vers l'Allemagne. De 1771 à 1780, il y eut peu de branches de l'industrie d'alors qui n'eussent pas pris racine en Belgique. L'ancienne fabrication de dentelles et de toiles , les brasseries, les savonneries, les distilleries, les blanchisseries, les fabriques de tapis, de chandelle, de cire et de suif, se trouvaient à cette époque au-dessus de toute concur- rence étrangère. La Belgique rivalisait avec la Saxe pour les bas , les bonnets et les couvertures de laine, avec Lille et Elberfeld pour les basins siamois et les futaincs ; avec Leyde, Bois-le-Duc, le pays de Liège, Aix-la-Chapelle, la France et surtout l'Angleterre pour les draps. Les impressions sur toile de coton étaient un article enlevé aux Hollandais, et que ceux-ci cherchaient à disputer encore con- curremment avec la Flandre française où elles venaient de s'éta- blir. Les papeteries belges soutenaient la concurrence avec celles de Hollande et du pays de Liège ; les fabriques de porcelaine et de faïence avec celles de tous les pays circonvoisins ; les manufactures et teintureries de soie avec celles de France , d'Espagne et d'Italie ; les clouteries de Charleroy avec celles du pays de Liège, du Duché de Berg et de Julliers; mais les raffineries de sel et de sucre redou- taient les produits similaires de l'Angleterre et de la Hollande , qui recueillaient la matière première de ces fabriques chez elles , ou la tiraient directement de leurs colonies. Les verreries, la teinturerie 14 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS en laine, la rubannerie, pouvaient soutenir la lutte avec quelque chance de succès. Il y avait des sculpteurs et des scieurs en bois et marbre à Bruxelles et à Anvers, quelques armuriers dans le Limbourg. A Bruxelles, à Boom, à Malines, à Termonde, des chantiers existaient pour la construction des bateaux au-dessous de 50 tonneaux ; les construc- teurs belges devaient être bons, car ils travaillaient même pour la Hol- lande. On reconnaissait l'infériorité de la Belgique dans la fabrication des étoffes de laine, de camelot, des étoffes de coton, fil et coton, basins veloutés, velours de coton, welverette, ou autres articles imitant ceux de Manchester. Ces fabriques ainsi que celles d'épin- gles, de plomb, de fer, de pipes, avaient besoin de la protection du tarif. Ce pays était encore au-dessous de l'Angleterre pour la fabrication des cuirs tannés, les approvisionnemens de laine brute et en général dans tous les moyens de se procurer les matières pre- mières. La Belgique exportait des tabacs , des draps , des indiennes , des chapeaux, des voitures, des toiles de lin , des dentelles, de la bonne- terie, du fil, de la coutellerie, de l'huile de vitriol, des eaux-fortes, de l'amidon, de la poudre à tirer, des pierres à bâtir, des tableaux, etc. Quelques mines de fer étaient exploitées dans le Luxembourg, dans le comté de Namur et le pays d'entre Sambre et Meuse. Le fer du Luxembourg était converti en clous , celui du comté de Namur et de l'entre Sambre et Meuse , était propre à de gros ouvrages de forgerons ou de maréchaux. En 1760 on fit un essai pour établir dans le Hainaut une fabrique d'acier au moyen du fer de Suède affiné et converti en acier par certains procédés. On abandonna l'entreprise parce que les procédés étaient coûteux. L'importation de l'acier venant en grande partie de l'Allemagne s'élevait à 200,000 livres. Nous avions peu d'ouvriers en quincaillerie; nous tirions du dehors beaucoup de menus ouvrages. On ne fabriquait pas d'aiguilles ; Aix-la-Chapelle en fournissait alors à tout le continent. DANS L'INDUSTRIE. 15 Une mine de plomb était exploitée dans la province de Namur ; il venait du dehors un million de livres de plomb brut. Pour réserver la main-d'œuvre au pays, on avait frappé de droits le plomb travaillé. Les carrières d'ardoises étaient assez abondantes pour fournir à toute la consommation du pays ; cependant il en venait un peu d'Angle- terre à Anvers. Malgré les riches charbonnages duHainaut, l'Angle- terre envoyait de la houille dans les Flandres et dans une partie du Brabant. On fabriquait de la potasse dans les Pays-Bas, mais pas assez; il en venait quatre à cinq millions de livres de l'étranger. Quoiqu'on produisît du savon , il en arrivait du dehors ; la fabrique de savon noir prospérait. Il n'existait pas de manufactures de glaces, aussi les droits dont cet article était frappé furent annulés en 1788. Divers indices constatent que la prospérité du pays et son activité industrielle s'élevèrent à cette époque à un degré depuis bien long- temps inconnu, et qui ferait presque douter qu'elles pussent être facilement surpassées. L'intérêt de l'argent tomba en 1780 à 3 p. °/0, il était à ce taux en Hollande et à 5 en Angleterre; la Belgique dans cette année reçut de France des marchandises pour une valeur de dix-huit millions de livres. L'importation des vins par Ostende s'était élevée en 1771 à 2,208,000 livres, et l'on estimait que la Flandre seule en consommait annuellement soixante mille pièces. Cependant la grande pêche n'existait plus dans la patrie de Guil- laume Beukels, qui en 1396 avait inventé l'art d'encaquer les ha- rengs: les Hollandais, en vertu du tarif de 1706, en avaient le mo- nopole; Nieuport était entièrement déchu. Au mois d'avril 1766 une ordonnance défendit l'importation du hareng de pêche étrangère depuis juin jusqu'en août et plus tard jusqu'en décembre. En 1767 l'entrée du hareng fut complètement interdite (plus tard la même mesure fut prise à l'égard de la morue). La pèche se ranime et à compter de 1774 ses progrès deviennent sensibles. Cette année onze chaloupes de pêcheurs produisirent, pour l'été, 2800 tonnes de 16 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS harengs et 140 tonnes de morues ; pour l'hiver 764 tonnes de harengs. En 1780 Nieuport envoie à la pêche d'Islande 14 dogres qui rap- portent 9165 tonnes ; en 1 782 , 25 dogres et 24 grandes chaloupes produisirent 13,347 tonnes de morues qui furent vendues 1,334,700 livres de France, et cela indépendamment de la pêche du hareng et autres. Ostende s'était élevée plus rapidement. La guerre des puis- sances maritimes, de 1777 à 1783, lui avait été favorable. La fran- chise de son port l'avait portée à une splendeur qui n'eut de terme qu'à la suppression de cette franchise. Le prince Charles fut puissamment secondé dans ses vues d'amé- lioration par le comte de Cobenzl, qui mérita d'être surnommé le Colbert des Pays-Bas, parce qu'il avait pour principe de protéger l'industrie et le commerce, d'encourager l'agriculture. C'est à lui qu'on doit en 1766 le rétablissement du transit par la création des entrepôts. Le comte Belgioioso qui représentait les provinces belges en An- gleterre, et qui les administra plus tard, professait le même système, et en poussait même l'application plus loin; il était de l'école anglaise, c'est dire qu'il inclinait pour la prohibition absolue de tous produits étrangers qu'on pouvait obtenir de l'industrie nationale; il allait jusqu'à sacrifier le transit au commerce intérieur. En 1780, l'Angle- terre venait de prendre des mesures hostiles contre les dentelles de Belgique; on voit le comte de Belgioioso solliciter des mesures de représailles contre les laines et les cotons que fournissait cette puis- sance. A cette époque il manifesta au gouvernement de la Grande- Bretagne l'intention de négocier un nouveau traité de commerce dans lequel serait observée une équitable réciprocité, perspectâ utriusque gentis utilitate. TROISIÈME ÉPOQUE. Le prince Charles meurt en 1780, mais les effets de son adminis- tration vigilante se font sentir quelques années encore. En 1785 les DANS L'INDUSTRIE. 17 douanes donnèrent un produit de fl. 3,263,122; elles avaient produit en 1784 11. 3,352,756. Le revenu de cette branche d'impôts tomba en 1788 a 11. 3,013,134. Dans ces résultats, le transit n'est pas com- pris; il figure en 1788 pour fl. 358,112. En faisant connaître ces calculs M. le conseiller Delplanck ajoute : « Par l'effet de la fermen- » tation, le courant de la consommation a été notablement dérangé ; )) diverses fabriques ont langui, il y a eu moins de constructions; » une partie du peuple a reçu moins de salaire. » En 1789, l'avocat Criquillon s'exprimait ainsi : «Depuis 1785 les » fabriques indistinctement ont subi un choc qui les a mises dans » une décadence progressive. L'argent est devenu rare, et l'intérêt » a considérablement augmenté; les faillites sont plus fréquentes; » le prix des loyers et celui des propriétés dans les villes éprouvent » un décroissement épouvantable. » Le même avocat présentait de la manière suivante la situation du Hainaut à cette époque : a Le » Hainaut manque de tous moyens d'exportation; son commerce » avec la Flandre est obstrué à cause des frais excessifs d'une navi- » gation lente et détournée qui le rend tributaire de la France. Les » eaux de la Haisne servent à voiturer le charbon, mais le cours de » cette rivière nécessitant le passage par Condé, la France y a imposé » cinquante couronnes sur chaque bateau qui traverse cette ville; » aussi les charbons d'Anzin et de Vieux-Condé ont-ils la préférence » dans le commerce. En 1787, la construction d'un canal prenant » naissance à la ville de Mons avait été déterminée par les Etats. » Ce projet correspond a celui qui a été réalisé depuis par le canal d'Antoing. J'ai fait connaître le chiffre du produit des douanes dans les années 1784 et 1788; si l'on rapproche ces revenus des revenus actuels, de ceux par exemple qui figurent au budget de 1836, si l'on remarque en outre, que le pays de Liège et quelques cantons limitrophes de la France dans le Luxembourg et le comté de Namur ne faisaient pas partie de la Belgique autrichienne , on peut hardiment y voir les preuves d'une prospérité qui se maintenait encore. Les droits de To». XIII. 3 18 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS douanes à l'entrée et à la sortie ne sont portés au budget de 1836 que pour fr. 7,520,000 et le transit seulement pour 180,000. Pour per- cevoir cette somme de 7,700,000 il faut 4,300 employés, il n'en fallait alors que 1 ,468. La diminution de revenu constatée en 1 788 avait fortement alarmé les esprits ; un grand nombre de personnes dans un moment où mille idées nouvelles avaient cours se mirent à battre en brèche le système qui, sous le prince Charles, avait fait la prospérité du pays. On ré- clama avec force la liberté du commerce; ces principes pendant un moment s'infiltrèrent parmi les hommes qui composaient l'adminis- tration d'alors, de manière à inquiéter sérieusement l'industrie na- tionale. De nombreux mémoires parurent qui traitèrent avec chaleur le pour et le contre de la question. « La Belgique , disait M. Gruyer, » employé supérieur de la douane, la Belgique ne peut être consi- » dérée comme ce qu'on appelle un pays à manufactures , quoi qu'il » y en ait et qu'il y en aura toujours d'importantes. Elle doit être » considérée comme un pays dont la richesse doit venir principale- » ment de l'agriculture et de l'exploitation des mines et des fossiles. » Dans une note secrète transmise en 1 788 de Bruxelles au cabinet autrichien, on proposait nettement de supprimer les douanes et en même temps de traiter les Belges en matière de commerce comme des étrangers vis-à-vis le reste de la monarchie autrichienne. a On estime, disait-on, dans cette note curieuse, que cela réduira )) l'exportation des draps du Limbourg, mais l'augmentation de » population que la liberté du commerce devra procurer à la Bel- )) gique ne tardera pas à l'indemniser. Il ne s'agit pas d'établir de )> nouvelles fabriques, mais seulement de maintenir celles qui s'y )> trouvent. On se propose d'accorder des primes aux fabriques les » plus méritantes (expression textuelle) pour les dédommager jusqu'à » un certain point de l'introduction libre des fabriques étrangères. » Voici les deux argumens sur lesquels reposait le raisonnement du système. « On fera de la patrie le berceau du commerce et de la » liberté, on donnera au caractère général de la nation une impul- DANS L'INDUSTRIE. 19 » sion plus forte que la sienne propre, impulsion qui, jointe au » retour de l'esprit philosophique, ne tardera pas d'abattre l'hydre w ultramontaine par des voies peut-être et plus promptes et plus » efficaces que toute autre. » Entre les mains de Joseph II et de s»s conseillers, la Belgique était destinée à devenir une terre d'épreuve pour toutes les idées philosophiques et commerciales qui fermen- taient alors. Dans le même moment, la France recueillait les tristes fruits du même système établi par le traité de commerce de 1786 avec l'Angleterre. Lorsque les États-Généraux brabançons se trouvèrent en possession du pouvoir en 1789, un de leurs premiers soins fut d'examiner la situation industrielle de la Belgique ; ils avaient appelé les lumières de tous les bons citoyens sur cette grave question : à quelles causes peut-on attribuer la décadence du commerce des Pays-Bas? Ils se proposaient d'examiner cette matière dans le courant de l'année 1790, mais les événemens politiques ne leur en laissèrent pas le temps. Le rétablissement de l'administration autrichienne de 1790 à 1792 ne reposa pas sur des bases assez solides pour qu'on pût réparer le mal que le goût trop ardent de Joseph II pour les innovations avait causé ; toutes les institutions , tous les intérêts , avaient été ébranlés , ils ne purent se rasseoir, et la guerre de 1792 à 1795 dont la Bel- gique fut le théâtre acheva de tout détruire. Ainsi donc une période de dix années, mais dix années dans lesquelles, il est vrai, deux révolutions s'accomplirent, avait suffi pour enlever à la Belgique son industrie, pour effacer trente-six années d'une administration pa- ternelle , et replacer ses habitans à peu près dans la triste situation où les troubles les avaient mis. Les débouchés extérieurs furent per- dus; la consommation intérieure s'arrêta, les capitaux disparurent; les ateliers se fermèrent. Les réquisitions militaires épuisèrent les épargnes, les campagnes foulées aux pieds cessèrent de produire; la disette de l'année 1794 et enfin l'invasion des assignats auraient complété la ruine, si la richesse du sol et la persévérance industrieuse des Belges n'étaient inépuisables. 20 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENT RÉUNION A LA FRANCE. Le 17 décembre 1792, la ville d'Anvers célébra par des illumi- nations et des banquets la réouverture de la navigation de l'Escaut, dont elle était privée depuis cent cinquante ans et que l'armée fran- çaise venait de conquérir. Ce grand événement semblait de nature à décider le vœu des Anversois pour une réunion à la France , ce- pendant voici ce que, d'après une correspondance datée d'Anvers le 18 décembre, le Moniteur faisait remarquer avec franchise : « Il est )> inconcevable que ce peuple se passionne ainsi pour la liberté de » l'Escaut lorsqu'il témoigne vouloir conserver ses anciens fers ; il » voudrait jouir des avantages de la liberté et néanmoins être soumis )> à ses anciens tyrans. » Là déjà aucune sympathie pour la France n'éclatait donc ! La même lettre , à laquelle le caractère officiel du journal donne du poids, s'exprimait ainsi sur les dispositions du Brabant. « Ce qu'il y a de plus singulier dans l'invincible obstina- » nation des Brabançons, c'est que le fanatisme aristocratique est » bien plus grand chez les jeunes gens que chez les hommes mûrs » et les vieillards. Ce sont les jeunes gens surtout qui s'élèvent avec » le plus de roideur contre les principes français, qui plaident avec » le plus de chaleur la cause des moines et des nobles , et qui me- )> nacent le plus insolemment ceux qui ont le courage de ne pas )) penser comme eux ; telle est la situation actuelle des esprits dans » cette province. » Pour se déclarer partisan de la réunion, il fallait donc du courage! quelle preuve veut-on de plus de l'impopularité de cette opinion ? Cependant la réunion fut réclamée dans des assem- blées communales arbitrairement organisées à Mons, à Gand, à Bruges, à Ypres, à Bruxelles, à Louvain, à Tournai, à Namur, à Ostende : ces demandes furent provoquées à coup de sabre l ; la 1 Raoux , ex-conseiller au conseil souverain du Hainaut. Mémoire sur le projet de réunion de la Belgique avec la France. DANS L'INDUSTRIE. 21 Convention y fit droit par son décret du 9 vendémiaire an IV (1er octobre 1795). Alors les esprits dans les provinces belgiques n'étaient animés que d'un besoin, celui de mettre fin à une incertitude dans laquelle se consumaient toutes leurs ressources. Froissés depuis plusieurs années au milieu de mouvemens révo- lutionnaires, les Belges semblaient étourdis par les événemens; abâ- tardis par les revers, ils étaient tombés dans une sorte de marasme '. Il fallait à tout prix se soustraire aux contributions de guerre, à l'enlèvement des otages et à l'envoi des garnisaires, aux confiscations de toute nature et aux pillages des proconsuls. Il fallait cesser d'être pays conquis. Ces considérations bien plus que l'espérance d'avan- tages qui pouvaient résulter pour le commerce et l'industrie de l'ouverture de l'Escaut et de l'agrandissement du marché intérieur, firent accepter l'événement avec résignation , mais non sans répu- gnance. Quelques hommes s'avouaient bien déjà que la réunion pourrait un jour être profitable au commerce de la Belgique, mais on ne doit pas taire quelles étaient alors les dispositions à peu près una- nimes du pays. Voici comment parla dans la discussion, Lesage, d'Eure et Loire, qui avait été en mission dans ces provinces : u On » vous dira que les Liégeois et les Belges ont voté leur réunion à la » République, que la France a accepté leurs vœux ! on le dit, mais » dois-;je le croire , quand j'entends répéter de toutes parts la manière » cruellement révolutionnaire dont ce vœu a été commandé ? Et qui » oserait rouvrir la page du livre où l'histoire a buriné toutes les » horreurs qui se sont commises dans ce malheureux pays ? C'est » là que l'on a fait les essais du terrorisme et de la morale révolu- » tionnaire; c'est là que les Lacroix, les Danton et tant d'autres ont » développé leurs grands talens pour le vol , l'assassinat et les con- » eussions , précurseurs de tous ceux que l'on vit ensuite paraître à » Paris, et dans tous les proconsuls envoyés dans les départemens et 1 Paroles de Lefevre de Nantes à la Convention. 22 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS )) les armées. Et l'on ose nous rappeler ces temps qu'on ne saurait » trop s'appliquer à nous faire oublier! » En effet, que d'abus de la force ! c'étaient d'abord les armées occu- pant notre territoire qu'il fallait nourrir; ce fut ensuite un impôt extraordinaire de 70 millions de livres frappé sur nos principales villes qu'il fallut payer ' . Pendant plusieurs mois de longs convois de chariots chargés d'or et d'argent ne cessèrent d'emporter vers Paris la majeure partie du numéraire que possédait la Belgique : une députation de la ville de Gand voulut tenter de fléchir l'avidité du vainqueur. Admise au sein de la Convention, elle fit entendre ces touchantes paroles. « La disette augmente à un point qui effraie ; la » contribution imposée sur notre commune surpasse dix années de » subsides ordinaires, tandis que Robespierre même ne la fixa qu'à )) deux fois le revenu annuel des contributions perçues par l'ancien » gouvernement. On dit quelquefois le Belge est riche! mais on se » trompe, le Belge est économe et laborieux; ce n'est ni l'or ni m l'argent qui font sa richesse, c'est la culture, ce sont les soins et le » travail assidu qui lui donnent une certaine aisance. Son sol ne w produit pas dix récoltes par an ; il ne peut donc payer dix années )) de subsides à la fois. » Mais ce les opérations des représentans du peuple dans la Belgique )> ne se bornent pas à la levée du numéraire , ils envoient en France » les objets utiles aux arts, à l'enseignement et aux fabriques; ils » s'occupent de la vente des biens nationaux, qu'ils ont déjà com- » mencée, et leur produit nous servira à retirer une partie des assi- » gnats de la circulation. » Cet aveu est textuellement extrait d'un rapport de Cambon à la Convention. Il aurait pu ajouter que les 1 Dans cet impôt on aimera peut-être à connaître le partage qui fut fait entre les diverses villes, pour apprécier approximativement l'état de richesses de chacune d'elles à cette époque. Anvers fut frappé de dix millions. On imposa Bruxelles à cinq millions (on eut égard aux pertes que le départ du gouvernement autrichien lui avait fait éprouver) ; Malines eut à payer deux millions , Gand sept millions , Bruges quatre millions, Ostende deux millions, Ypres un million, Courtrai trois millions, Louvain deux millions, Namur cinq millions, Tournai quatre millions, Alost et Ninove quatre millions, Mons un million six cent cinquante mille francs , etc. , etc. DANS L'INDUSTRIE. églises étaient honteusement profanées, le clergé proscrit, et que tout ce qu'il possédait avait été livré au pillage. Il aurait pu dire encore par combien de millions dans leur douleur et malgré leurs pertes immenses, les Belges auraient voulu pouvoir racheter la perte de leurs Rubens, de leurs Jordaens, de leurs Crayer, de leurs Van Dyck, mais ceux qui connaissent le culte que la Belgique rend aux beaux-arts le comprennent. Tels sont les auspices sous lesquels le peuple belge, après avoir rompu avec l'Espagne, puis avec l'Au- triche , allait tenter une union nouvelle avec la France. On la lui présentait alors comme un abri au sein d'une grande nation, comme un moyen de s'affranchir de tout préjugé. On reconnaissait que le contingent de la Belgique se composait d'immenses ressources ter- ritoriales, d'un grand esprit industrieux, d'une abondante popula- tion. La France n'offrait alors en échange qu'une guerre à soutenir contre l'Europe, l'odieuse conscription, des finances obérées, un gouvernement sans consistance, une politique de passion. On ne pouvait pas encore prévoir que du sein de ce chaos , l'ordre allait renaître, qu'une nouvelle organisation sociale allait se développer, que les sciences et avec elles les arts industriels allaient reprendre leur essor. Cette réaction heureuse suivit de bien près cependant le triste tableau que j'ai tracé. Dès l'année 1795, la guerre s'éloigne de nos frontières pour n'y reparaître que dix-huit ans plus tard. Une abon- dante récolte vient ranimer le courage de nos cultivateurs. Le traité de paix conclu à Bàle en 1795 avec la Prusse est suivi , deux années après, du traité de Campo Formio. L'Europe semble vouloir respirer. C'est dans ce moment que la révolution industrielle commence. Depuis nombre d'années, elle se préparait surtout en Angleterre, mais en silence. Là déjà d'heureux essais avaient préludé à l'emploi de la vapeur, à la filature et au tissage mécaniques du coton et de la laine , à la construction des chemins de fer. Mais ces essais étaient encore, sinon douteux, du moins forts circonscrits; ils avaient eu jusqu'alors si peu de retentissement que dans les provinces belges un 2i INVENTIONS ET PERFECTION NEMENS écrivain, semblant protester par avance contre l'avenir de progrès qui allait s'ouvrir, disait : « Dans l'état actuel de l'industrie humaine , » il est très-rare de trouver dans le secours de la physique, des » inventions qui puissent ajouter une valeur exclusive aux nouvelles » découvertes. Les lois de la statique sont trop connues pour espérer » quelque nouveau degré de perfection. » Les lois de la physique et de la mécanique en général n'étaient pas trop connues, mais elles avaient été jusqu'à ce jour trop mal observées ; les notions chimiques étaient incomplètes. Cependant la plupart des grands principes qui, en vertu de ces lois , allaient bientôt féconder le travail de l'homme et centupler sa puissance de production , étaient déjà découverts par un petit nombre d'adeptes. En Belgique on possédait dans le sys- tème des métiers à la barre pour la rubannerie le principe de la navette volante; quelques-uns des charbonnages de Liège et du Hainaut employaient depuis 1722 des machines à épuisement mues par la vapeur ; quelques essais , assez informes , il est vrai , pour le filage du coton à la mécanique avaient été tentés. Malheureusement l'organisation industrielle de l'époque semblait contraire aux inno- vations. L'institution des corps et métiers quoique vieillissant existait encore. Un édit de l'impératrice Marie-Thérèse, rendu le 15 sep- tembre 1753, avait rappelé et remis en vigueur aies lois fonda- » mentales qui défendaient et annulaient l'établissement de toute » corporation nouvelle sans le consentement du Souverain. » Les corps et métiers avaient été formés d'abord dans la vue d'offrir des garanties plus nombreuses de bonne foi et de régularité aux ache- teurs; mais à l'abri de cette législation, ils s'étaient mis successive- ment en possession de nombreux privilèges dont plusieurs avaient sinon pour but du moins pour résultat d'éterniser les procédés de fabrication. Les arts industriels étaient retenus par eux dans une routine qui , sans exclure tout-à-fait l'habileté et même la perfection à certains égards, semblait devoir ajourner indéfiniment tout notable progrès. Sans doute le règlement qui exigeait de tout individu un certain nombre d'années d'apprentissage avant qu'il ne fût admis à la DANS L'INDUSTRIE. 25 maîtrise , n'était pas sans prévoyance ; mais là ne se bornaient pas toutes les conditions. II fallait en outre se conformer dans l'exécution des chefs-d'œuvre demandés, aux procédés de fabrication usités; s'en écarter dans l'espérance de faire mieux pouvait devenir un sujet d'exclusion. Le récipiendaire devait craindre d'exciter la jalousie de ceux dont il demandait à devenir le confrère , et par conséquent le rival; et le plus souvent on obtenait son admission plutôt à force d'argent que de connaissance. Certaines corporations en étaient ve- nues à un point tel de monopole que le titre de maître ne pouvait plus se conférer que par droit d'hérédité. Défense était faite à tout citoyen autre que ceux de la corporation, quelqu'aptitude qu'il eût, de prendre des ouvriers, de fabriquer et de vendre. Par tous ces ré- glemens les membres des corps et métiers croyaient peut être ne s'être réservé qu'une protection légitime et utile à tous. Il est certain cependant et tout le monde aujourd'hui le conçoit, qu'ils avaient fini par étouffer la concurrence et enlevé par là au progrès son plus sûr stimulant. Les grandes améliorations industrielles se trouvaient donc impossibles. La révolution française arrive, elle abolit tous les privilèges de profession comme de naissance, elle ouvre toutes les carrières. Cha- cun est libre dès lors de prendre conseil de sa vocation, de dispo- ser de sa volonté et de son intelligence suivant son gré. Cette entrave une fois détruite, la concurrence vint bientôt ranimer tous les efforts; de là cette nécessité, ce besoin incessant de faire toujours mieux et à meilleur marché; de là tous ces nouveaux procédés qui se suc- cèdent en si grand nombre et avec tant de rapidité que pour les énu- mérer nous serons forcé de faire un choix. L'esprit de concurrence auquel l'abolition des corporations et des maîtrises était venue donner l'essor serait peut-être resté long- temps encore stérile, si dans le même temps le goût des sciences n'était venu l'éclairer et lui servir de guide dans ses conquêtes nou- velles. Mais par une heureuse coïncidence le mouvement scienti- fique et le mouvement industriel se déclarent à la fois, les hommes To*. XIII. 4 26 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS de théorie et les hommes de pratique long-temps sans rapport se rapprochent; l'industrie recueille les faits, la science les enchaîne et les explique. C'est à cet heureux concours que sont dus bien des prodiges. De son côté le gouvernement ne resta pas étranger au dévelop- pement qui partout cherchait à se faire jour. La Convention fran- çaise elle-même avait commencé par donner l'exemple en créant le conservatoire des arts et métiers, le bureau des longitudes, une école normale, enfin cette institution si célèbre, connue depuis sous le nom d'école polytechnique , et qui dans le principe était une école de travaux publics destinée à former des hommes spéciaux dans les sciences mathématiques et physiques, pour la direction des travaux publics et l'exploitation des mines. Le 7 avril 1795 , elle décréta l'adoption du système décimal, l'uni- formité des poids et mesures. Peut-être même peut-on dire que l' As- semblée Constituante l'avait précédée dans cette voie, puisqu'on lui doit une bonne loi sur les brevets d'invention et un tarif de douanes dans lequel un système de protection modérée était nettement pro- clamé, et aussi où était reconnue la nécessité d'affranchir les ma- tières premières les plus utiles aux fabriques. Quoi qu'il en soit, à l'époque de la Convention remonte déjà l'application de plusieurs inventions, notamment le télégraphe ', des perfectionnemens dans la fabrication de la poudre , du salpêtre , des fusils , des armes blanches, des bouches à feu. On vit plusieurs fois cette assemblée faire en faveur de l'industrie, par haine pour l'Angleterre , ce qu'elle n'eût peut-être pas songé à faire par conviction. L'attention avec laquelle ses orateurs relevaient toujours les diverses professions industrielles ne manqua pas sans doute aussi de répandre la plus grande ému- lation. Le Directoire succède à la Convention , et fonde sous le ministère de François de Neuf-Château, les expositions d'industrie. La première 1 Le procédé télégraphique avait été inventé cent ans plus tôt par Amontons en France , mais il était resté sans application. DANS L'INDUSTRIE. 27 a lieu le troisième jour complémentaire an VI (10 septembre 1798) , mais aucun industriel des provinces belges n'y va prendre part : annoncée seulement plusieurs semaines à l'avance, cette solennité toute nouvelle pour ceux qui y étaient appelés n'étendit ses bienfaits que sur quelques centaines d'exposans appartenant à Paris et à ses environs. Cependant c'est de l'exposition de l'an VI, a dit plus tard M. Chaptal , « que datent les premières espérances de nos fabriques, » le mouvement rendu à nos ateliers et pour ainsi dire la renaissance )> de tous les arts utiles. » Une seconde exposition est annoncée pour l'an IX ; le Directoire avait fait place au Consulat, M. Chaptal venait d'être nommé ministre de l'intérieur; il apportait au ministère un grand amour du bien public , des connaissances vastes et positives dans les arts industriels. Une puissante impulsion était donnée au corps social. L'exposition de l'an IX s'ouvrit avec pompe; plusieurs industriels belges s'y montrèrent. L'éclat dont elle brilla fut plus vif que celui de la première ; mais il fut effacé par la splendeur de celles qui suivirent : voici comment le ministre de l'intérieur s'exprimait dans cette occasion sur la situation des fabriques d'alors : a Ces » fabriques sont toutes naissantes, leur marche est encore timide et )) mal assurée; elles ne présentent pas encore cette marche affermie w que donnent des capitaux énormes, une consommation certaine, » une préférence universelle; elles réclament donc une protection » éclairée ; elles exigent de puissans secours. » Du reste, on y remarqua déjà d'heureux résultats des divers pro- cédés mécaniques importés d'Angleterre. Des draps et des étoffes de coton fabriqués par les nouvelles méthodes se produisirent, et le gouvernement leur accorda les plus hautes distinctions. Un belge, Liévin Bauwens , eut la médaille d'or pour ses cotons filés au Mull- Jenny, ses mousselinettes, ses piqués, ses basins tissés à la navette volante. Et MM. Ternaux frères eurent une médaille d'or pour des draps fabriqués à Ensival, province de Liège. Dans le même moment, la Société d encouragement se fondait à Paris (( pour propager les découvertes existantes et pour en provo- 28 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS » quer de nouvelles, » disait son secrétaire M. De Gérando , dans la séance d'installation , le 9 brumaire an X ; et le gouvernement offrait deux prix , l'un de 40,000 francs et l'autre de 20,000 , à l'auteur des machines reconnues le plus propres à ouvrir, peigner, carder et filer les différentes espèces de laine dans tous les degrés de finesse pour chaîne et trame. Le ministre de l'intérieur à la même époque faisait venir des divers départemens un certain nombre d'ouvriers intelli- gens, dans les ateliers modèles, pour leur apprendre l'art de faire mouvoir la navette volante et de filer le coton par les nouvelles ma- chines. A la tête de ces ateliers modèles établis à Passy, c'est encore un belge que l'on retrouve , ce belge est L. Bauwens. Le gouvernement favorisait donc de tous ses efforts , de tous ses encouragemens, la révolution industrielle qui s'opérait; cependant elle introduisait de grands changemens parmi les travailleurs , elle présentait deux problèmes à résoudre. La classe ouvrière précé- demment distribuée dans les chaumières de la campagne allait être concentrée dans de vastes établissemens et principalement dans les villes, le petit fabricant allait être écrasé par le gros manufacturier, l'activité ne pourrait plus lutter contre la richesse, les machines se multipliant à l'infini laisseraient de nombreux travailleurs sans ou- vrage et pousseraient la production au delà de ses bornes naturelles, la consommation. De là des perturbations industrielles à craindre. A une autre époque, des considérations de cette importance eussent pu rendre le gouvernement indécis, elles ne lui auraient pas permis de se prononcer aussi ouvertement qu'il le fit pour les nouveaux procédés; mais la situation dans laquelle on se trouvait placé vis-à-vis de l'Angleterre empêcha de s'y arrêter long-temps. Il y avait lutte entre les deux pays, lutte qui embrassait l'industrie comme la poli- tique. Cette lutte décida la concurrence; et la concurrence entre ces deux peuples eut une puissante influence sur toutes les amélio- rations et les inventions qui , pendant trente-cinq ans , vont se suc- céder. Dans cette lutte, l'Angleterre dès le principe eut un immense DANS L'INDUSTRIE. 29 avantage ; elle avait une avance considérable dans l'application des nouveaux procédés. Dès avant 1789, elle se trouvait en possession déjà des trois grandes découvertes dans lesquelles le XIXe siècle pourra se résumer un jour : la vapeur, les chemins de fer et la filature mécanique ; et en 1738, la navette volante avait été trouvée par elle. J'ai fait succinctement connaître les circonstances qui amenèrent l'incorporation de la Belgique à la France , et les souffrances de toute espèce qui pour les peuples de ces provinces , signalent cette époque. Je viens de parcourir rapidement les causes qui semblent avoir pré- paré et facilité la révolution industrielle du commencement de notre siècle , les principales mesures par lesquelles le gouvernemeut cher- cha à en favoriser le développement; je vais maintenant énumérer les découvertes remarquables et les principaux perfection nemens introduits depuis lors dans les diverses branches d'industrie. Je pren- drai une à une les plus importantes , celles qui ont exercé la plus grande influence , je présenterai le résumé des autres; et je nommerai tous les industriels belges qui , soit comme ayant importé, soit comme ayant inventé ou perfectionné , ont attaché leurs noms à ces con- quêtes. ( ARTS MÉCANIQUES. Machines à vapeur. Les Anglais ne se contentent pas de la gloire d'avoir appliqué les premiers la vapeur à l'industrie ; ils veulent aussi que ce soit un de leurs compatriotes qui en ait découvert le principe. En 1663, le mar- 30 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS quis de Worcester en a parlé dans son livre : Century of Inventions ; mais avant lui Héron d'Alexandrie , 120 ans avant notre ère, Blasco de Garay en 1543, Salomon de Caus en 1615 et Branca en 1629, avaient reconnu dans la vapeur une force d'expansiou qu'on pouvait employer comme force motrice. En 1 683 un anglais , Morland , dans un ouvrage adressé à Louis XIV parle de l'emploi de la vapeur dans les machines en ces termes : « L'eau étant évaporée par la force du feu , ces vapeurs de- » mandent incontinent un plus grand espace (environ deux mille w fois) que l'eau n'occupait auparavant , et plutôt que d'être toujours » emprisonnées, feraient crever une pièce de canon. Mais étant bien )) gouvernées, selon les règles de la statique et par science, réduites » à la mesure, au poids et à la balance, alors elles portent paisible- » ment leurs fardeaux (comme de bons chevaux) ; et ainsi servent- » elles d'un grand usage au genre humain , particulièrement pour )> l'élévation des eaux. » Voici les paroles de Worcester qui présen- tent un sens moins clair : « Cette admirable méthode que je propose » pour élever l'eau par la force du feu est sans bornes, si les récipiens )) sont assez forts; car j'ai pris un canon dont j'ai bouché herméti- )) quement l'orifice ainsi que la lumière : puis l'ayant rempli aux » trois quarts d'eau, je l'ai exposé au feu pendant vingt -quatre » heures, après quoi il a éclaté avec une violente explosion. Ayant » ensuite découvert le moyen de fortifier les vaisseaux intérieure- » ment et en les combinant de manière qu'ils agissent d'une manière » successive , j'ai obtenu un jet d'eau continuel de plus de quarante » pieds de hauteur. La personne qui conduisait l'opération n'avait )> rien autre chose à faire qu'à tourner deux robinets, de manière que » lorsque l'eau d'un des vaisseaux était épuisée, celle de l'autre » commençait à chasser, puis à remplir le premier d'eau froide et » ainsi de suite. » Les Français, depuis quelques années, réclament pour un de leurs savans , pour Papin , la plus grande part de l'invention , celle d'avoir imaginé la première machine à piston. C'est en effet à ce dernier DANS L'INDUSTRIE. 31 qu'on doit la première description claire et méthodique de la pompe à feu , connue aujourd'hui sous le nom de machine atmosphérique. Ses idées se trouvent consignées dans un mémoire qu'il publia en Allemagne en 1690 dans les Actes de Leipsick. On fait même remonter ses expériences jusqu'en 1685. Il fit exécuter un petit appareil dont le corps de pompe n'avait que deux pouces et demi de diamètre. A chaque oscillation du piston, il élevait soixante livres de toute la hauteur de la course du piston descendant, en condensant la vapeur qui se trouvait au-dessous. Déplus, il avait prévu qu'on pouvait tirer parti du mouvement du piston pour produire des effets mécaniques variés , en transformant en mouvement de rotation les alternations du piston. Dès ce moment les esprits se trouvèrent occupés du parti qu'on pouvait tirer de la découverte. En 1699 le capitaine Savery , en Angleterre , obtenait un brevet d'invention pour une ma- chine qui faisait servir la vapeur à l'ascension de l'eau ; la même année, Amontons présentait un projet analogue à l'académie des sciences de Paris. Toutefois ce fut seulement quelques années plus tard que la machine à vapeur commença réellement à être employée en Angleterre comme moyen d'épuisement dans les mines. Deux simples ouvriers , Newcommen et Cawley s'associèrent dans ce but. Dans une dissertation que Hooke , l'un des membres les plus célèbres de la société royale de Londres , et l'un des esprits les plus inventifs de son époque, avait faite sur un projet de ce genre et qu'il avait communiquée à la société royale, se trouve ce passage remarquable : « Si M. Papin pouvait faire subitement le vide sous son piston tout » serait fini. » Papin n'était donc probablement pas parvenu à opérer le vide d'une manière régulière , c'est ce que Newcommen trouva au moyen d'une injection d'eau froide. La machine à vapeur appliquée aux épuisemens fut dès lors connue sous le nom de Machine de Nowcommen. Cette machine présentait plusieurs défauts. En 1764 Watt déve- loppa le principe de Newcommen et le poussa si près de la perfec- tion , qu'aujourd'hui les noms de tous les hommes qui ont contribué 32 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS à réaliser cette grande découverte disparaissent presque entièrement effacés par le sien. Watt a le mérite d'avoir senti après Papin que par la machine à vapeur on pouvait obtenir non-seulement le mouvement alternatif, mais aussi le mouvement de rotation , celui qui est transmis par le moyen d'une bielle, d'un arbre de couche, aux engrenages. Cette découverte permit d'en étendre l'application, de l'épuisement des mines dans lequel elle était restreinte depuis un demi-siècle, à tous les usages de l'industrie et notamment au filage , bientôt après au tissage du coton. On lui doit en outre dans la construction de la machine plusieurs améliorations ayant principalement pour but l'é- conomie et un meilleur emploi de la vapeur. Il en doubla la force en diminuant la dépense dans une proportion au moins égale. Dans le système de Newcommen l'introduction de la vapeur dans le cylindre froid était un inconvénient grave, par la grande destruc- tion de vapeur qui en résultait et qui se répétait à chaque coup de piston , puisque le cylindre était continuellement refroidi par le jet d'eau froide au moyen duquel la condensation était opérée. Watt imagina le condenseur ; dès lors le cylindre fut constamment main- tenu aussi chaud que la vapeur même ; l'injection fut supprimée; une communication étant ouverte entre le cylindre et le condenseur dans un moment donné, c'est dans cette dernière chambre que la vapeur fut précipitée et condensée par le moyen de l'injection. Dans l'appareil de Newcommen un seul des mouvemens du piston était utilisé ; le temps de l'ascension était perdu pour l'effet , parce que le piston était alors simplement soulevé par un contre-poids; l'air atmosphérique en pressant sur la partie supérieure du piston servait à le faire descendre quand le vide était opéré et la force ne s'exer- çait qu'alors ; enfin pour empêcher le passage de la vapeur entre le cylindre et le piston, on couvrait ordinairement celui-ci d'une couche d'eau froide qui mouillait intérieurement le cylindre et aug- mentait la déperdition déjà fort grande de la vapeur. Watt supprima l'usage de la pression atmosphérique, fit mouvoir le piston par la DANS L'INDUSTRIE. 33 * y force de la vapeur seule ; en l'introduisant tour-à-tour en dessous et en dessus du piston et faisant au même instant le vide sur la surface opposée , il produisit par là une force dans chacun des deux sens. Chaque course du piston devint active, et la quantité de chaleur em- ployée à le maintenir chaud pendant son ascension ne fut pas perdue inutilement. Ces machines ainsi perfectionnées se nommèrent, ma- chines à double effet. Watt, auquel les Anglais ont élevé une statue après sa mort en 1824, se vit disputer sa gloire avec acharnement par ses propres concitoyens ; il lutta pendant plus de vingt ans contre des rivaux, et ne put être déclaré le véritable inventeur qu'en 1799. Depuis , nous avons encore à mentionner plusieurs améliorations importantes. Mauldslay imagina les machines sans balancier ni parallélogramme ; Wolf la machine à double cylindre ; enfin Leu- pold, Trevethick et Vivian construisirent les machines à haute pression , c'est-à-dire celles dans lesquelles le condenseur et ses acces- soires sont supprimés, les machines réduites à la chaudière et au cylindre avec son piston , et où la vapeur est employée à une tension quatre et cinq fois supérieure à la force de l'atmosphère. Ces der- nières machines servent surtout pour la locomotion. On a vu à quelle époque les machines de Newcommen commen- cèrent à fonctionner en Angleterre comme machines à épuisement. L'époque exacte de leur introduction en Belgique ne peut être qu'as- sez difficilement établie. Le pays de Liège eut la première ; ce fait est reconnu par les habitans du Hainaut, et ne saurait être con- testé ; mais on varie sur l'époque. Les déclarations de plusieurs industriels instruits que j'ai consultés sur ce point à Liège font remonter suivant les uns jusqu'à 1722, et suivant les autres seu- lement jusqu'à 1730 ou même 1733, l'établissement de cette ma- chine importée d'Angleterre; elle fut montée sur une houillère de la montagne S'-Gilles qui appartenait à la famille Massillon, surnommée la Grosse-Houille. Un ingénieur anglais vint dans le but spécial de l'élever sur place; mais n'ayant pu y parvenir, on fut obligé de s'adresser à un serrurier des environs nommé Fastré , chez lequel To«. XIII. 5 34 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS on trouva en intelligence toutes les ressources qui manquaient à l'ingénieur anglais. La machine ne tarda pas à marcher à la satis- faction des exploitans. Depuis fort long-temps cette machine est détruite. Dans la province du Hainaut c'est à Lodelinsart (arrondis- sement de Charleroy) qu'on a vu fonctionner la première pour cette province , la seconde pour la Belgique. L'auteur du Mémoire sur l'introduction des machines à vapeur dans le Hainaut, M. Toilliez, couronné par la société des sciences, des arts et des lettres du Hainaut, dit : « La première machine à vapeur établie dans le Hainaut a » été montée en 1725 à Lodelinsart par des Liégeois, déjà en pos- » session de ces nouveaux appareils. Elle existe encore et n'a cessé )) de fonctionner qu'en 1834. Son constructeur se nommait Mathieu » Misonne. Son cylindre a 38 pouces (lm 12e) de diamètre; il est » en fer battu et la tradition rapporte que l'ouvrier qui le forgea » mourut par suite de la chaleur qu'il subit dans cette opération. » Ainsi l'honneur de l'importation appartient bien aux Liégeois; dans le récit de M. Toilliez , l'année seule pourrait être à discuter. En admettant la version qui place à l'année 1 722 l'établissement de la première machine , il n'y a rien d'invraisemblable qu'à vingt lieues de là ce système ait pu être adopté trois ans plus tard. Mais entre les deux versions que j'ai fait connaître , il faudrait avant tout lever le doute. Deux autres machines furent quelques années après pla- cées dans l'arrondissement de Mons aux charbonnages de la Grande Veine YÉvéque et de la Grande Garde de Dieu sur Pâturages. Sui- vant le mémoire que j'ai cité plus haut , la direction des travaux et de la machine du premier de ces charbonnages fut confiée à un ma- chiniste liégeois nommé F. Gofiint. Et comme si dans ces premiers pas , aucune des provinces où s'ex- ploitent les mines ne voulût rester en arrière , dans le pays de Namur, en 1 740 , Fastrée , maréchal à Védrin (qu'il ne faut pas con- fondre malgré la ressemblance du nom avec celui déjà nommé), construisit une machine à vapeur, sur le système de Newcommen, de la force de trente-cinq chevaux pour l'assèchement de la mine DANS L'INDUSTRIE. 35 de plomb de Védrin. Cette machine était encore en activité en 1830; on voit d'après cela que la construction des machines à vapeur en Belgique n'est guère moins ancienne que leur application. L'importation des machines à rotation qui servent à apporter la houille ou le minerai à la surface , qui transmettent le mouvement soit aux mécaniques chargées du tissage et de la confection des étoffes, soit aux outils et instrumens tels qu'alésoirs, tours, scies, rabots, etc., a été plus tardive. En 1803 , quatre machines de ce système de la force de huit chevaux chacune et sortant des ateliers de Perier frères à Chaillot, furent montées à la fonderie de canons de Liège. Deux de ces quatre machines avec balanciers et bâtis en bois marchaient encore à la fin de 1836, faisant mouvoir 3 alésoirs chacune. Ces quatre machines doivent être remplacées en 1837, par deux machines nouvelles , chacune de la force de vingt chevaux. En 1810 , M. Orban en fit placer une à la houillère Plomterie, faubourg Stc-Walburge à Liège , de la force de 20 à 25 chevaux , basse pression , sortant éga- lement des ateliers de Perier frères. Dans le Hainaut , les premières machines à rotation furent montées aux charbonnages de Belle-Vue sur Êlonqes et de Rieu du Cœur; elles étaient également construites dans les ateliers des frères Perier. M. Toilliez, et en général les industriels du Hainaut, placent l'établissement de ces deux machines à l'année 1807; mais à Liège toutes les personnes compétentes que j'ai interrogées ont été unanimes pour en restituer l'initiative, quant aux charbonnages bien entendu, à M. Orban, qui cependant n'a com- mencé à faire usage de la sienne qu'en 1810. On fixe à l'année 1790 l'époque à laquelle les filatures de coton à la mécanique en Angleterre commencèrent à faire usage des ma- chines de Watt pour moteurs. Arkwright, que nous aurons occasion de faire connaître lorsque nous parlerons du nouveau système de filature, fut le premier qui les employa dans les belles fabriques qu'il avait établies à Cromford, village du comté de Derby. En Belgique on n'en signale l'application à cette sorte d'usage qu'à compter de 1808. MM. Liévin Bauwens, J. Rosseel et Cic de Gand remplacèrent 36 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS à cette époque les chevaux employés aux manèges de leurs filatures par trois machines à vapeur rotatives de la force d'ensemble 42 che- vaux, sortant des ateliers de Perier frères; mais suivant le Moniteur universel de 1803, M. Frisou de Gand, avait déjà dans le cours de cette même année, imaginé et exécuté lui-même une pompe à feu (langage de l'époque), c'est-à-dire une machine à vapeur, pour sa fabrique de céruse. L'emploi de la vapeur resta presque stationnaire en Belgique, durant la période impériale. On était sans rapports avec l'Angleterre, et l'on ignorait les ressources immenses et variées qu'à cette époque déjà nos rivaux en commerce et en industrie avaient su tirer de cette puissance. En 1813, M. Cockerill , à qui on devait déjà depuis quinze ans l'importation des machines employées au filage de la laine , se char- gea de donner l'impulsion. Il fit venir d'Angleterre une machine rotative , système de Watt , pour servir de moteur à une filature de coton qu'il exploitait. Cette machine entre les mains de M. Cockerill devint féconde; elle fut le modèle sur lequel il en fabriqua depuis grand nombre d'autres , en adoptant toutes les améliorations de dé- tail qui y ont été introduites. Au siècle dernier plusieurs tentatives pour la construction des machines à vapeur avaient été faites en Belgique; et quoiqu'elles eussent réussi, elles étaient restées sans imitation. M. Cockerill a été de nos jours le premier qui ait entrepris dans ce pays de donner à cette industrie l'importance qu'elle com- porte; il forma pour cela des ateliers. Cet habile mécanicien avait bien jugé tout à la fois sa force, et la situation industrielle de la Belgique. Il prévoyait déjà qu'il pourrait en faire un jour le grand atelier du continent pour la construction des machines et des méca- niques. L'impulsion une fois donnée fut rapide. Quelques années après , la vapeur était devenue en Belgique comme en Angleterre , la clef de toutes les industries , le principe générateur de toutes les usines , des filatures comme des charbonnages , des hauts-fourneaux comme des fabriques de drap. On la retrouve jusque dans la fabrica- DANS L'INDUSTRIE. 37 tion des armes et des produits chimiques. Elle est l'agent indispen- sable du gros et du petit fabricant. Dans plus de vingt ateliers divers dispersés sur la surface du pays , on construit aujourd'hui des ma- chines à vapeur de toutes les grandeurs et de tous les systèmes, sans craindre la concurrence de personne. Francis Jeffrey en prononçant l'oraison funèbre de Watt, a donné une idée par les paroles suivantes des nombreuses applications de la vapeur : « La trompe d'un éléphant qui saisit une épingle et brise » une chaîne ne saurait lui être comparée. Au moyen de la vapeur » ou grave un cachet , on aplatit comme la cire les métaux les plus » durs , on fde sans le rompre un fil aussi fin que le plus léger duvet; » on soulève un vaisseau de guerre comme une chaloupe ; on brode » la mousseline et on forge des ancres; on taille l'acier en petits » rubans , et on fait marcher les navires en dépit des courans et des » tempêtes. Cette découverte a donné aux faibles mains de l'homme » un pouvoir sans limites , et assuré à l'intelligence un triomphe per- w pétuel sur la matière, » Le nombre des machines à vapeur employées en Belgique aux divers usages de l'industrie , était à la fin de 1834 de cinq cent trente- quatre; on n'en comptait en 1830 que quatre cent vingt-huit, ainsi réparties par provinces. 1830. ra 1834. Province d'Anvers 9 9 Brabant 36 42 Flandre occidentale 2 7 Flandre orientale 77 91 Hainaut 118 123 Liège 171 232 Limbourg 4 4 Namur 11 26 Au 31 décembre 1836, on comptait neuf machines à vapeur dans la province d'Anvers, 56 dans le Brabant , 17 dans la Flandre occiden- tale ,115 dans la Flandre orientale, 241 dans la province de Liège, 38 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS 25 dans celle de Namur et 344 dans le Hainaut. Total 811. L'aug- mentation depuis 1834 est d'environ 280. La France, qui possède une population huit fois plus considérable que la Belgique , n'avait encore à la fin de 1834 que 1 ,132 machines. S'il est vrai de dire avec M. Chaptal que l'étendue de l'industrie d'un pays se mesure aujourd'hui moins par le chiffre de sa population que par celui des machines qu'il possède , la disproportion entre la France et la Belgique ne serait pas très-grande. Bateaux à vapeur. Une des applications les plus fécondes dans ses résultats est celle de la vapeur à la navigation. Nous trouvons dans les journaux an- glais de 1801 la mention assez vague qu'un homme ingénieux de leur nation (Symington) avait découvert le moyen de faire remonter les bateaux dans les rivières par l'effet d'une petite pompe à feu qu'il y avait adaptée ; mais bientôt des réclamations s'élevèrent en France pour revendiquer l'honneur de la priorité. On rappela d'abord qu'en 1780 un chanoine d'Alais, nommé l'abbé d'Arnal, avait présenté au roi et à l'académie des sciences un exposé de procédés pour diriger les bateaux à l'aide d'une pompe à feu. Puis cette prétention en sou- leva bientôt une autre qui paraît non moins fondée. Un nommé Jouffroy d'Albans (c'est le marquis de Jouffroy), membre de la so- ciété d'agriculture et des arts de Besançon, produisit un procès- verbal passé devant un notaire de Lyon, le 19 août 1783, lequel constatait que le 15 juillet précédent plusieurs personnes qui ont signé la minute de l'acte , invitées par l'inventeur à être présentes à la remonte d'un bateau de 130 pieds de long sur 14 de large, tirant 3 pieds d'eau, le virent en effet s'avancer par le seul secours de la pompe à feu contre le cours de la Saône , dont les eaux se trouvaient alors au-dessus de leur élévation moyenne. Ces essais ne sont pas encore les premiers que l'on puisse constater. En 1775, Perier construisit en France un bateau à vapeur; en An- DANS L'INDUSTRIE. 39 gleterre Jonathan Hull prit en 1 736 une patente pour un procédé de navigation dans lequel la vapeur figurait comme agent principal , mais qui fut reconnu impraticable, l'a pin , en 1695 , avait décrit des moyens de navigation de ce genre. A une époque plus rapprochée , en 1791, d'autres essais furent faits en Angleterre par Miller, et en 1795 par Lord Stanhope. Quoi qu'il en soit , ce fut un américain, et cet américain estFulton, qui a attaché son nom à ce nouveau développement de l'emploi de la vapeur ; on lui en attribue aujourd'hui toute la gloire , parce qu'il y a mis plus de persévérance que ceux qui l'avaient précédé , et parce qu'il en sut rendre l'exécution possible. Fulton habitait la France ; il fit sa première expérience en 1801, à Paris, sur la Seine; il offrit alors ses services au premier consul , qui projetait une descente en Angleterre. La proposition fut soumise à l'examen d'une commission de mécaniciens et de savans qui traitèrent Fulton de visionnaire. Fulton passa en Angleterre où il ne fut pas mieux compris. II fallait quinze ans encore, le retour de la paix et du commerce , pour que l'Europe songeât à la réalisation de ce nouveau progrès. Mais depuis plusieurs années l'Europe se trouvait devancée par les Etats-Unis. Un premier bateau à vapeur fut construit à New-Yorck, par MM. Brown, sous la direction de Fulton, en 1807 et 1808; il avait cent cinquante pieds de long et seize de large. Une machine à vapeur à double effet faisait tourner les aubes qui, plongeant de chaque côté dans l'eau, imprimait au bâtiment un mouvement dont la rapidité excédait celle d'un paquebot ordinaire ou d'une voiture de poste. Presqu' aussitôt après, il fit construire avec le secours du gouvernement pour la défense des ports , en temps de guerre , une frégate mue par une machine de la force de 120 chevaux. A Fulton comme à Watt , des envieux entreprirent de contester le mérite de sa découverte '. L'introduction de la navigation par la vapeur en Belgique date 1 Fulton en est mort de chagrin. 40 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENT de 1823. Une société belge se forma alors pour entreprendre le passage du Moerdyke par le moyen de ce nouveau système. A la même époque un bateau à vapeur commença à être employé pour le trajet d'Anvers à Rotterdam. Un peu plus tard le Zélandais, le JVimègue , \e Batavia, la Ville d Anvers, Y Atlas, le Curaçao, VO- reste, le Pylade parurent successivement. Tous ces bateaux furent, à l'exception d'un seul, construits par M. Cockerill; il y en eut qui firent le voyage des colonies hollandaises. En 1829 un bateau à vapeur fut établi pour naviguer entre Anvers et Gand; il eut une fin malheureuse en 1830. En 1832, MM. Dewitte frères ont tenté un système de navigation par bateaux à vapeur sur les ca- naux. Ils firent venir d'Angleterre un bateau qui n'a pas répondu à l'objet pour lequel il était construit, mais il a mis à même de constater que cette navigation pouvait s'effectuer sans aucun dom- mage pour les berges des canaux. Ce bateau réparé en Belgique sert aujourd'hui à la navigation d'Anvers à Gand. Il existe plusieurs bateaux à vapeur à Ostende et à Anvers; l'un d'eux le John Bull du port de 600 tonneaux est remarquable par l'élégance de ses pro- portions et la puissance de sa machine qui est de deux cent cinquante chevaux; sa longueur est celle d'un vaisseau de ligne. Le passage de la Tête de Flandre à Anvers s'effectue depuis la fin de 1835 , par un bateau à vapeur dont la machine a été construite dans les ateliers de Seraing. Voitures à vapeur. L'application de la vapeur à la locomotion des voitures fut un progrès presqu'aussi important que son emploi dans la navigation. Les tout premiers essais faits sur des routes ordinaires donnèrent d'abord à croire qu'on n'en pouvait faire usage que sur des routes construites spécialement , les routes à rainures. C'est encore en Angle- terre que ces premiers essais eurent lieu. Au dire de M. Cumming ', 1 Illustrations ofthe origin and progress of rail and frame-roads and steam carriages. DANS L1NDUSTRIE. 41 la pensée de faire mouvoir les voitures par la vapeur remonterait à 1759 ; le docteur Robinson en aurait eu le premier l'idée. Trevethick et Wivian la réalisèrent; un brevet fut pris par eux en 1802. Une voiture mue par la vapeur construite en 1804 fut essayée sur le che- min de fer de Merthyr-Tidvil. Ce ne fut qu'en 181 1 que Blinkinsop, propriétaire des mines de houille à Middleton , adopta ce procédé pour transporter le charbon sur ses chemins de fer. Dans le principe les rails et les roues étaient dentés. Le système de Trevethick et Wivian fut perfectionné par M. Stephenson de Newcastle, qui prit une patente en 1816 et remporta le prix dans le concours ouvert entre ces sortes de voitures sur la route en fer de Liverpool à Man- chester. On estime qu'avec 41 kilog. de houille appliqués à mettre en mouvement une voiture à vapeur, on obtient un résultat égal à celui d'un cheval de roulage travaillant pendant six heures. On a , depuis , tenté de faire rouler les voitures à vapeur sur les routes ordinaires. M. Gurney en Angleterre, a le premier essayé l'en- treprise. Ses expériences datent de 1825; en 1827, il fit un voyage qui un moment fit croire que ce nouveau problème était résolu ; ce- pendant on ne peut pas dire encore qu'on soit parvenu à vaincre tous les obstacles, et notamment ceux qui résultent, pour la solidité de la machine, des secousses de la route. M. Gurney a donné à son mé- canisme une vitesse de trois lieues de poste à l'heure sur une route horizontale. En Belgique , les premières locomotives ont roulé sur le chemin de fer de Bruxelles à Malines, depuis le commencement de 1835. Elles ont été importées d'Angleterre par le gouvernement; mais au mois de décembre de la môme année il en est sorti une première des ateliers de M. John Cockerill à Seraing, qui ne le cède en rien aux machines anglaises; et depuis lors M. Cockerill en a construit 7 dont une pour St-Pétersbourg. En 1832 et en 1833, M. Dietz, mécanicien de Bruxelles, fit divers essais d'un système de remorqueur à vapeur destiné à fonctionner sur les routes ordinaires; ces essais mentionnés par les journaux de To». XIII. 6 42 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENT l'époque ont donné de grandes espérances. Il avait à vaincre une difficulté que M. Gurney n'a pas rencontrée en Angleterre , celle du pavé de nos routes. Ses expériences ont depuis été renouvelées à Paris et à Bruxelles; mais il n'est pas encore parvenu à donner à son système une application utile, et l'on ne sait s'il est permis d'espérer une solution prochaine et heureuse. Pendant les essais de M. Dietz, soit à Bruxelles, soit à Paris, deux voitures à vapeur pour routes ordinaires ont été amenées en Belgique, importées par MM. Huens et d'Asda. Ils ont pris pour leur, système , qui diffère de celui de M. Dietz, un brevet que depuis ils ont vendu à M. Lefebvre Meuret. Ces nombreux essais ne tranchent pas encore la question de savoir si dans quelques années le système de locomo- tion à la vapeur sera utilement appliqué même sur les routes pavées. Chemins de Fer. ROUTES A RAINURES. Il en est des chemins de fer comme de la vapeur. Quoique l'on revendique généralement pour le XIXe siècle les honneurs de cette invention, il est incontestable qu'elle remonte beaucoup plus haut. On suppose qu'un chemin construit sur les principes des chemins de fer actuels fut employé pour la première fois dans les houillères de Newcastle et Tyne vers le milieu du XVIIe siècle. Dans un ouvrage publié en 1 676 (la vie de Lord Keeper North) on trouve une indi- cation précise des chemins à rails employés pour l'exploitation des houillères de Newcastle. « Les transports, y est-il dit, s'effectuent )) sur des rails en charpente établis le long de la route depuis la » mine jusqu'à la rivière; on emploie sur ce genre de chemins de » grands chariots portés par quatre rouleaux qui reposent sur les » rails. Il résulte de cette disposition tant de facilité dans le roulage » qu'un seul cheval peut descendre de quatre à cinq chaldrons (le » chaldron de Newcastle équivant à cinquante-trois quintaux , on DANS L'INDUSTRIE. 43 » 2689 kilog.), ce qui procure aux négociansun immense avantage. » La seule différence entre ces premiers chemins et ceux d'aujourd'hui est que les rails qui alors étaient en bois sont maintenant en fer. Les rails en bois étaient promptement détériorés par le frottement des roues et se brisaient avant d'être entièrement usés; ils entraînaient des frais considérables de main-d'œuvre et de matériaux pour le renou- vellement continuel des rails et des madriers, frais qui pourtant finissaient par être couverts par l'économie du transport. On essaya d'abord de remédier à cet inconvénient en plaçant deux rails l'un au-dessus de l'autre. On cloua ensuite sur la surface des rails, des plaques en fer battu. En 1738 les rails en fonte furent pour la première fois substitués aux rails en bois ; la pesanteur des chariots empêcha le succès de cette expérience, qu'on ne renouvela qu'en 1770. On avait imaginé en 1768 de construire un certain nombre de chariots de plus petite dimension , pour diviser la charge. On commença à cette époque à les employer dans les galeries souter- raines des houillères du duc de Norfolk près de Sheilield. Ces rails étaient plats avec un rebord pour maintenir la roue. Peu de temps après l'adoption des rails en fonte , on a mis en usage le système connu sous le nom de rails saillans. Ce système a été employé en 1789 par M. W. Jessop, sur le chemin de fer de Lough- borough. Enfin en 1805, M. C. Nixon construisit pour la première fois aux houillères de Wallbottle près de Newcastle , sur Tyne , des rails en fer malléable qui purent être confectionnés à meilleur mar- ché que ceux en fonte, attendu que leur poids est moindre de moitié pour une égale solidité , et que le prix du fer malléable est loin d'être double de celui de la fonte. MM. R. Stephenson , ingénieur d'Edim- bourg, et G. Stephenson de Newcastle leur donnèrent une préférence qui n'est plus contestée. Ce mode de communication n'était employé que pour de courtes distances et sur des points où les inégalités de terrain excluaient l'usage des canaux. L'esprit de spéculation qui agitait toutes les têtes en Angleterre pendant l'année 1825 , le refus fait par les propriétaires 44 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS * des deux canaux entre Manchester et Liverpool , d'augmenter les moyens de transport et de réduire les péages, telles furent les causes qui déterminèrent la construction de la route en fer de Manchester à Liverpool à la fin de 1826. L'immense succès de ce chemin sous le triple rapport de la célérité , de l'exactitude et du produit , a déter- miné une impulsion à peu près générale. M. Sylvester a dressé le tableau des avantages comparés des routes ordinaires , des routes en fer et des canaux ; il en résulte que si , avec une vitesse donnée de deux milles à l'heure , la même force motrice est employée sur une route ordinaire , une route à rainures et un canal, l'avantage du canal sera dans la proportion de quinze à un sur les routes ordinaires, et de deux à un sur les routes à rainures; que si la vitesse était de deux milles et —^ à l'heure , le canal et la route à rainures transporteraient à peu près le même poids; qu'à trois milles à l'heure la route à rainures transporterait 22,400 livres et le canal 19,1 11 , et qu'à neuf milles à l'heure on transporterait toujours 22,400 livres sur la route à rainures, tandis qu'on ne pour- rrit plus transporter sur le canal que 2212 livres , c'est-à-dire seule- ment le huitième du poids que la même force transporterait sur une route à rainures. La construction du premier chemin de fer en Belgique remonte un peu plus haut qu'on ne le croit généralement. Dans l'établissement royal de la fonderie de canons à Liège , un chemin de fer conduit de l'atelier des fonderies aux foreries, et il existe depuis 1804. C'est sur les lieux mêmes et par d'irrécusables témoignages que j'ai vérifié ce fait intéressant. Ce chemin peut avoir de 70 à 80 mètres de longueur, il est à rail saillant et en fer malléable. Ce système a ensuite été appliqué dans l'intérieur des houillères ; j'en préciserai l'époque lorsque je traiterai spécialement l'exploita- tion des charbonnages. Il a été mis en usage aussi à partir de 1819 à l'intérieur de Seraing, pour le service des divers ateliers. Comme acheminement à l'exécution des chemins de fer en grand , on peut mentionner ce qui se fit en 1824 et 1825 à Grand-Camp près DANS L'INDUSTRIE. 45 Tournai, dans des travaux que dirigeaient alors MM. Simons et De Ridder. Ces ingénieurs, pour le transport des terres provenant d'un déblai considérable que nécessitait l'établissement du canal de Pommerœulà Antoing, firent établir des voies de roulage consistant en bandes de fonte à rebord d'environ trois pieds de longueur (de l'espèce appelée plaie rail en Angleterre) et sur lesquelles roulaient las tombereaux ordinaires. Elles n'avaient comme on voit qu'un rap- port assez éloigné avec les rails saillans en fer malléable actuelle- ment employés pour les grandes communications, et qui exigent dans les roues une forme spéciale. Cet établissement d'ailleurs n'avait rien de permanent , mais la pensée première des chemins de fer s'y trou- vait. Un peu plus tard M. Dégorge Legrand en entreprit un pour le ser- vice extérieur de son charbonnage de Hornu. Les travaux commen- cèrent en avril 1829. Une chaussée pavée conduisait la houille du centre des puits d'extraction aux rivages du canal de jonction de Condé a Mons. Cent soixante chevaux étaient employés à ce trans- port. Sur le chemin de fer actuel , mis en activité depuis le mois de mai 1830, le même transport s'opère avec vingt-quatre chevaux. Chaque cheval traîne 9800 kilog. en y comprenant le poids du cha- riot qui est de 2000 kil. Le développement total de la voie double sur presque toute sa longueur , est de 18,517 mètres ; les frais de construc- tion , en évaluant le prix du fer, de la fonte et du terrain fourni par le propriétaire, s'élevèrent à 18 fr. par mètre; celui de Man- chester à Liverpool, a coûté 410 fr. L'entreprise de M. Dégorge Legrand, regardée alors comme la première en ce genre, malgré les essais que nous avons cités , provoqua dans ses débuts une cer- taine sensation. Il est bien rare que les innovations ayant pour but une économie dans la main-d'œuvre n'excitent pas les inquié- tudes de la classe ouvrière , et par suite n'amènent pas quelques excès. L'époque de la mise en activité du chemin de fer de M. De- gorge coïncidant à quelques mois près avec la révolution , plusieurs milliers d'ouvriers tentèrent de profiter du moment de trouble qui 46 INVENTIONS ET PERFECTIOINNEMENS l'accompagna pour détruire cet ouvrage. Ce fut les armes à la main et à coups de fusil que M. Dégorge, aidé de ses amis, se vit obligé de défendre une des plus belle créations de l'industrie des temps modernes. Les dégâts commis par ces hommes ignorans contre le chemin de fer ne s'élevèrent pas à plus de 3000 fr. , mais ils avaient brisé 36,000 vitres. Le récit serait incomplet si je ne parlais du chemin de fer entre- pris par le gouvernement. Dès l'année 1831 , même avant les fatals événemens du mois d'août et le traité qui en fut le résultat, on s'était préoccupé de l'idée de remplacer les eaux intérieures de la Hollande et la navi- gation du Rhin , par un chemin de fer d'Anvers à la frontière prus- sienne, pour conserver au commerce belge le bénéfice du transit des denrées coloniales vers l'Allemagne. Le chemin de fer de Man- chester à Liverpool était en activité depuis plus d'une année, et la presse retentissait de ses prodigieux résultats sous le rapport de la célérité et de l'exactitude des transports. On ambitionnait en Belgique de faire la première application en grand de ce nouveau système de communications; ce rôle est celui que ce pays joue presque toujours dans les améliorations industrielles. Il est constant, quelqu'étrange que cela puisse paraître , que des négocians d'Anvers eurent assez de confiance dans l'avenir pour offrir au régent , malgré toutes les agitations d'alors , de se charger des travaux de cette grande entreprise. Après l'inauguration de Léopold , le chemin de fer d'Anvers à Cologne fut encore une des pensées du premier ministère que le Roi avait composé et dont M. De Theux faisait partie ; seulement il donna la préférence au mode d'exécution par concession, et l'adjudication par voies d'enchères publiques en fut fixée au mois de mai 1832. Des doutes constitutionnels sur la question de savoir si le ministère pouvait traiter ainsi l'affaire sans l'intervention de la législature, ayant été soulevés dans le sein de la chambre des repésentans , l'en- treprise fut ajournée. Reprise seulement en 1834, le gouvernement DANS L'INDUSTRIE. 47 se résolut à exécuter lui-même ce grand travail. M. Rogier, ministre de l'intérieur d'alors, soutint cette nouvelle combinaison; et il y fut autorisé par une loi du 1er mai 1834, qui étendit le système des chemins de fer à la Belgique entière, en stipulant que quatre lignes, auxquelles Malines fut donnée pour centre, seraient construites aux frais de l'état, l'une se dirigeant au nord vers Anvers, l'autre à l'est vers la frontière prussienne , la troisième à l'ouest vers Ostende , et la quatrième au midi vers la France en passant par Bruxelles. Les devis des ingénieurs faisaient monter la dépense totale à trente mil- lions de francs environ. Il faut reconnaître que l'heureuse configu- ration du sol belge, où les accidens de terrain sont en général moins fréquens qu'ailleurs, les nombreuses populations agglomé- rées, semblent faciliter l'exécution de ce système ; d'ailleurs une considération politique frappait tous les esprits : il fallait créer une sorte de fleuve artificiel qui achevât de mettre l'Escaut en rapport direct avec l'Allemagne et la Suisse. La section de Malines à Bruxelles, commencée aussitôt après l'adoption de la loi, a été livrée à la circulation une année après. La magnifique inauguration du 5 mai 1835 fait époque dans l'histoire in- dustrielle de la Belgique. Des allemands , des hollandais , des belges de toutes les provinces étaient accourus pour être témoins d'un spectacle qui pour ce pays allait résoudre un grand problème, celui de sa prospérité et de son indépendance commerciale. Le succès fut complet. En ce jour, on vit bien que le génie de la science et des arts ne refuse jamais son aide aux peuples qui savent l'invoquer. Le ministre de l'intérieur, M. De Theux, qui le premier avait fait commencer les études de ce travail , vint le premier aussi , en juillet 1835, faire un rapport à la législature sur la situation de l'entreprise, et ses premiers résultats; ils dépassaient les espérances. En une année les travaux d'une section de quatre lieues d'étendue avaient été achevés et ceux de plusieurs autres sections commencés. La dépense totale de cette section s'élève à 1,224,100 francs. En moins de trois mois, du 7 mai au 31 juillet, la recette a été de 106,802 48 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS francs payés par 163,382 voyageurs; et la dépense de 49,907 francs répartis ainsi : fr. 20,774 80 pour entretien et réparation du rail- ivay ; 23,212 75 cs, pour entretien du matériel des transports; 5,919 pour frais d'administration. Aucun accident grave n'était à déplorer. Depuis cette époque, les travaux des autres portions de la route ne peuvent plus marcher assez vite au gré de ceux-là même que l'im- mensité de l'entreprise avait d'abord effrayés ; et de toutes parts les projets de chemins de fer se multiplient de manière à faire croire qu'a- vant peu d'années la Belgique en sera sillonnée. Je ne parlerai pas du projet de chemin de fer de Paris à Bruxelles, qui dépend de con- ventions à régler entre les deux gouvernemens ; mais le chemin de fer du Haut et du Bas Flénu , concédé à une société, a été livré à la cir- culation dans le cours de 1836. On travaille en ce moment à ceux qui doivent mettre les charbonnages du centre en contact avec le canal de Charleroy. On parle d'un autre chemin qui unirait la Sambre et la Haine , puis la Sambre et la Meuse. Pour exécuter un chemin de Gand vers Lille, il ne s'agit que de savoir qui, du gouver- nement ou d'une compagnie particulière , en aura l'exécution ' . Les travaux du chemin de fer entrepris par l'état sont conduits par deux ingénieurs belges , MM. Simons et De Ridder, que de lon- gues études recommandaient , et qui , dans le principe pour éclairer les cas douteux n'ont jamais manqué de recourir à l'expérience de M. Stephenson de Newcastle, que j'ai cité à l'occasion du chemin de fer de Liverpool. Les premières locomotives sortent des ateliers de cet habile ingénieur anglais; et le 5 mai 1835 il était aux côtés du roi , prenant sa part dans les honneurs de cette solennité. L'ouverture de la seconde section , celle de Malines à Anvers , a eu lieu le 3 mai 1836 et a complété entre Anvers et Bruxelles, une communication de quarante-sept kilomètres, que cent mille voya- 1 Dans la session de 1837, l'exécution aux frais de l'ctat d'un chemin de fer de Gand vers Lille par Courtrai , avec embranchement sur Tournai , a été décidée ; la même loi porte qutr Namur, les provinces du Luxembourg et du Limbourg seront rattachées par des chemins de fer au grand système. DANS L'INDUSTRIE. 49 geurs parcourent tous les mois, et qui offre déjà une revenu annuel d'environ douze cent mille francs. La troisième section, celle de Malincs à Termonde, a été inaugurée le 2 janvier 1837. On promet pour les fêtes de septembre de 1837, l'ouverture des sections d'un côté jusqu'à Liège et de l'autre jusqu'à Gand, le tout présentant un développement d'environ 180 kilomètres \ Construction de Machines, Outils et Instrumens divers. On n'a songé que depuis trop peu de temps à diriger les études des ouvriers , des fabricans et des mécaniciens eux-mêmes , vers la théorie des arts mécaniques par la fondation d'écoles industrielles ou de commerce. C'est pourtant le plus sûr moyen de donner à l'ap- titude industrielle du pays tout son essor. Sous ce rapport il y a eu jusqu'à ces dernières années lacune presque complète en Belgique. Avant cette époque, si des hommes habiles à construire des machines, à forger des outils, à mettre les métaux en œuvre, se sont fait con- naître , ce n'était le plus souvent que par exception , en vertu d'une espèce d'instinct et en tirant par le travail un heureux parti de cette intelligence industrielle que l'on trouve si abondamment répandue sur notre sol. Ce que nous disons-là peut s'appliquer à ceux qui, dans le pays de Liège et de Namur, comme les deux Fastrée , montèrent ou construisirent les premières machines à vapeur, puis encore à ceux qui , un peu plus tard , vinrent du pays de Liège dans le Hainaut comme Mathieu Misonne et F. Goffint, propager les modèles, ou diriger les opérations de cette puissance motrice; enfin aux élèves, malheureusement en petit nombre, que ces premiers mécaniciens firent dans le Hainaut. Quoi qu'il en soit, rien de grand, rien de durable n'était sorti de ces débuts. A l'époque du consulat et de l'em- pire, les machines à vapeur, les autres mécaniques, se tiraient trop 1 A la fin de 1837, toutes ces sections étaient en effet terminées; elles étaient livrées a la circulation , excepté celles qui s'étendent de Tirlcmont à Liège. L'insuffisance de matériel pour l'exploitation était cause du retard par rapport à ces dernières. To«. XIII. 7 50 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS souvent de la France. Les événemens politiques de 1815 eurent à opérer en ce genre une espèce d'émancipation nouvelle. Vingt ans se sont à peine écoulés , et il y a peu de pays sur le continent qui ne soient devenus tributaires des constructeurs et mécaniciens belges. La fondation de Seraing, il faut le reconnaître, a été une des causes les plus actives de ce progrès. Cependant hâtons-nous de le dire , même sous l'empire , la pénurie de mécaniciens et de bons ouvriers ne fut pas aussi grande qu'on pourrait le croire. A Liège, M. W. Coc- kerill, comme constructeur de mécaniques pour la fabrication du drap, dans le Hainaut, MM. Henri et Clément Dorzée, pour la con- struction des machines d'épuisement, à Gand, les ateliers fondés par MM. Bauwens et Rosseel, pour la construction des machines à filer le coton, rendirent des services et brillaient déjà de quelque éclat. Farrar, constructeur de machines à Mons , remporta le prix au concours ouvert en l'an 10, par le gouvernement français, pour les meilleurs machines à filer le coton ; il avait profité rapidement des facilités offertes par Bauwens, importateur des métiers anglais, qui, comme on le verra plus loin , appela ses concitoyens sans distinc- tion à recueillir en concurrence avec lui les avantages du nouveau système. Lors de l'exposition qui eut lieu à Gand au mois de messidor, an 1 1, le rapporteur du jury signala le mécanicien Hysette comme réunis- sant le talent , le génie et la modestie, compagne fidèle du mérite, et lui décerna une médaille d'or pour les immenses services qu'il rendait à tous les établissemens à cylindres, à mécaniques, à rouages, accu- mulés dans la ville de Gand. J'ai pris le soin de conserver ici les termes mêmes du rapport. M. Huygh fonda à Bruxelles dans les premières années de ce siècle une manufacture de tuyaux de plomb laminé sans soudure, d'après des procédés dont il était l'inventeur; il fut honorablement cité dans le rapport du jury de l'exposition de 1806. A la même époque Clarck et André d'Havrée se firent connaître par leurs broches de mull-jennys pour grosse filature et pour filature DANS L'INDUSTRIE. 51 continue; Ph. Franken de Malines, par ses cardes pour drapiers, chapeliers, et fileurs de coton. A Liège, MM. Poncelet et Poncelet-Raunet arrivèrent dans la fabrication des limes à un degré de supériorité qui leur valut une mention honorable dans le rapport du jury de l'exposition de 1806; ils furent encore cités dans le rapport du jury pour la distribution des prix décennaux en 1810. M. Hysette de Gand , que je viens de nommer, produisit à l'exposi- tion française de 1806, deux modèles de chemin de fer sur lesquels je regrette de n'avoir pu obtenir aucun détail ; ils étaient tellement chose nouvelle pour le continent qu'ils y furent à peine remarqués. En parlant des machines à vapeur, j'ai cité Frisou de Gand, qui, en 1803 , imagina et exécuta lui-même une pompe à feu pour sa fabrique de céruse. Le mérite de Frisou est d'autant plus grand que ce fut une machine rotative qu'il dut concevoir, système déjà connu en Angleterre, il est vrai , mais fort peu répandu partout ailleurs. Dans les premières années du royaume des Pays-Bas, l'amélioration est d'abord assez lente , mais elle se fait; et bientôt après une impul- sion plus vive est donnée. Déjà avant 1820, M. Spineux à Liège, avait acquis comme constructeur de machines à vapeur, une réputation qu'il n'a cessé de mériter depuis. A l'exposition qui eut lieu à Gand en 1820, M. Groetaers, méca- nicien à Bruxelles, obtint une médaille d'or pour un modèle d'écluse à bascule sans perte d'eau inventée par lui. Cette invention avait été précédemment approuvée par le comité d'artillerie de la société royale de Londres, et son auteur avait obtenu deux brevets d'invention l'un pour l'Angleterre, l'autre pour la France. Le jury belge rendit hom- mage à la simplicité de la construction tout aussi bien qu'à son utilité. M. Ch. Brizard de Liège fonda, en 1814, une fabrique de limes d'horloger qui , depuis 1820 , sont reconnues supérieures à celles que la Suisse fournissait antérieurement; il a par sa fabrication dispensé la Belgique de recourir pour cet article à l'étranger. M. Brizard fait des envois de sa lime en France , malgré l'énorme droit de 260 francs 52 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS par cent kilog. dont elle est frappée. Il expédierait également en Alle- magne, si sa fabrique pouvait suffire aux demandes. En 1814, il a commencé à travailler seul et il emploie aujourd'hui vingt- six ou- vriers; il en emploierait un bien plus grand nombre s'il n'était obligé de les former lui-même , et si plusieurs années n'étaient nécessaires pour faire un bon ouvrier. Une intéressante conquête pour le pays fut encore la fabrication des cardes qui occupent aujourd'hui plusieurs établissemens impor- tans à Gand, à Menin , à Verviers , à Liège , etc. M. Bernard de Pauw, beau-frère de Liévin Bauwens est incontestablement un de ceux qui , avec M. Cockerill , ont contribué à l'importation de cette industrie. Jusqu'à présent sa fabrique est encore entre toutes une des plus inté- ressantes. Ayant exposé de ses produits en 1820, le jury reconnut qu'ils pouvaient par leur exécution rivaliser avec ceux de l'étranger. MM. Henri Renoz de Borlé à Jupille ont commencé, il y a quelques années (ils sont les premiers) la fabrication des vis à bois. Leurs vis n'égalent pas encore celles de France des frères Japy, mais elles sont supérieures à celles d'Allemagne. MM. Stadel et Cie à Mons jouissent d'une réputation fort ancienne pour la fabrication de leurs broches en acier et en fer , destinées au filage du lin, de la laine et du coton. M. Cochaux, ingénieur-mécanicien à Bruxelles, a pris un rang élevé dans sa profession par la construction d'un bateau dragueur, le St-Michel, qui depuis 1834 est employé au curage et à l'approfon- dissement du canal de Bruxelles ; il a vaincu de la manière la plus heureuse les difficultés que présentait cette machine dont les résul- tats surpassent ceux des appareils du même genre construits en An- gleterre. Les Anglais avaient livré des bateaux dragueurs aux ports d'Amsterdam, de Hambourg, d'Alexandrie et jusqu'à Batavia , mais la faiblesse de ces machines en avait fait abandonner l'emploi. Il résulte du travail opéré par le St-Michel dans le canal de Bruxelles , que la machine de M. Cochaux peut descendre jusqu'à trente-cinq pieds de profondeur dans la glaise , le sable et le gravier. M. Cochaux , DANS L'INDUSTRIE. 53 indépendamment des dragueurs à vapeur destinés au service des canaux et rivières , en construit pour les rades et les ports où il y a flux et reflux, et qui sont exposés à l'action du vent. Il s'est en outre occupé à peu près dans le même temps que M. Dietz du système des voitures à vapeur pour routes ordinaires. Lors de l'exposition de 1835 , dans le rapport que fit sur les indus- triels les plus recommandables de la province la députation du Bra- bant , elle s'exprime ainsi sur M. Cochaux. «Son bateau dragueur, construit avec soin, solidité et une pro- )) fonde connaissance des forces motrices, démontre combien ce » jeune et savant mécanicien peut rendre de services au pays. La » puissante machine à vapeur de ce bateau, et celles qu'il construit « dans ses ateliers, le placent sur la ligne des hommes éminemment » utiles dans une branche d'industrie qui peut élever nos mines , » nos usines et nos manufactures au plus haut degré de prospérité. » Le jury a adopté ces motifs et décerné la médaille de vermeil à M. Cochaux. La ville de Tirlemont possède dans M. Jacques-Joseph Gilain un mécanicien distingué, qui doit trouver sa place dans ce mémoire : « M. Gilain , propriétaire d'une filature de laine et constructeur de machines à vapeur, introduisit à Tirlemont, en 1823, un assortiment de machines à filer la laine cardée, construites par lui-même et d'après des procédés dont il garde le secret. Il ranima l'industrie des nombreux fabricans d'étoffe à Tirlemont , et les produits de sa fila- turc furent recherchés à Bruxelles , à Anvers , à Gand , à Tournai , à Malines, à Mouscron. Devenu constructeur de machines à vapeur, celles qu'il livre au commerce offrent, par une combinaison qui lui appartient , l'inappréciable avantage d'épargner tout à la fois le com- bustible et l'eau. Aussi ne peut-il suffire à toutes les commandes qui lui sont faites. Depuis l'année 1832 seulement on n'en compte pas moins de vingt-huit qui ont été confectionnées par lui. ' » A la suite 1 Voir le rapport du jury , 1836. 54 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS de cette même exposition, le jury voulant récompenser les perfec- tionnemens introduits par M. Gilaindans les machines à vapeur sor- ties de ses ateliers, et les services qu'il a rendus en ravivant à Tirle- mont un genre d'industrie (la filature de laine) qui y languissait , a réclamé pour lui une médaille de vermeil. M. Fafchamps est inventeur d'une pompe à double effet, mue par la vapeur , pour l'épuisement et l'élévation des eaux , qui se fait remarquer par une grande simplicité de construction. Le balancier, la bielle , le volant des autres machines ne se retrouvent pas dans celle de M. Fafchamps; elle présente en outre une assez grande éco- nomie de combustible. Le piston , muni d'une tige qui traverse le cylindre dans sa partie inférieure comme dans sa partie supérieure , met deux pompes en mouvement, l'une par son action directe et l'autre au moyen d'une poulie de renvoi. Ce système paraît princi- palement bon dans le cas où il n'est requis qu'une force petite ou moyenne. M. Mathieu, mécanicien à Bruxelles, s'adonne principalement à la petite machinerie. Parmi les diverses machines dont on lui doit l'importation , il faut citer le tour à réduire, utile dans la confection des médailles et des monnaies, les machines à faire les agraffes, et le tour à fileter. MM. Houget et Teston à Hodimont, près Verviers , se distinguent dans la construction des machines employées à la fabrication du drap. Simples ouvriers en 1823, leur établissement à Verviers date de 1824 ; il y a maintenant peu de pays en Europe où leurs noms ne soient connus comme ceux d'excellens mécaniciens pour toutes les machines propres à cette sorte de fabrication. On leur doit un système de dé- catissage et de brossage du drap à la vapeur. En concurrence sur ce point avec M. Sauvage, qui a importé le système anglais vers 1828, ils ont établi pour 1500 fr. ce que M. Sauvage voulait et devait faire payer 25000. Ils ont introduit dans la construction des ton- deuses transversales importées d'Angleterre plusieurs améliorations de détail, et établissent actuellement pour 1000 fr. une machine DAÎNS L'INDUSTKIE. de ce genre qui en coûtait 5000 dans le principe. Us s'adonnent aussi avec bonheur à la construction des machines à \apeur , Con- fectionnent surtout des machines à vapeur à haute et à moyenne pression, et ont les premiers, à Verviers, donné l'idée d'utiliser la vapeur sortant des machines à haute pression , après qu'elle a pro- duit son effet , pour chauffer les ateliers et les rames. Le jury leur a décerné une médaille d'or à l'exposition de 1835. Quelques années avant 1830, M. Degorge-Legrand forma à Hornu des ateliers pour la construction en grand des machines à vapeur, et de ses ateliers est sortie, il y a trois ans, la plus forte machine à vapeur d'épuisement qui existe dans le pays. Elle fonctionne au char- bonnage de Sartlongchamps et possède une force habituelle de 300 à 320 chevaux, qu'on pourrait facilement portera 400. M. Toilliez, dans le mémoire que j'ai déjà cité, parle en ces termes de cet éta- blissement : (c On peut dire que M. Dégorge a rendu un grand service à tout » le Hainaut et à l'arrondissement de Mons en particulier, en mon- )> tant à Hornu le bel atelier de construction de machines dont » M. Cockerill lui a fourni toutes les pièces , ainsi que la machine )> à basse pression de la force de 45 chevaux qui lui sert de mo- )) teur. )) Je continuerai cette citation qui fait voir que le Hainaut , pour la construction des machines, a plus long- temps laissé à désirer que les autres provinces : « Nos industriels et nos exploitans , ajoute w M. Toilliez, ne seront plus obligés, pour posséder des machines » bien construites, de les aller acheter hors de la province, puisque » celles qui sortent de cet atelier ne le cèdent en rien pour la beauté » et la solidité du travail , et pour l'exactitude des proportions , à » celles exécutées par les meilleurs constructeurs étrangers ' . )> M. Decartier de Liège est parvenu à couler des cylindres à lami- noir de toutes dimensions, à l'instar de ceux de Bristol et d'une dureté 1 Un vaste atelier pour la construction des machines existe maintenant à Charleroi ; il dépend de Couillet , dont il sera question plus loin , et est comme cet établissement sous le patronage de la société générale. 56 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS à toute épreuve. Ces cylindres sont en fonte , ils servent à faire des tôles, des fers blancs, des fers feuillards et rubans. M. Decartier a distribué son système de cylindres en cinq catégories suivant les usages auxquels on les destine. Il livre beaucoup de ces cylindres à la France. MM. C. Devos et O, de Gand, fabriquent depuis 1830 des peignes à tisser par des procédés mécaniques qui présentent une grande économie de temps et de main-d'œuvre. Avant 1830, il fallait, pour confectionner un peigne , autant d'heures qu'il faut maintenant de minutes. Les peignes qu'ils fabriquent sont en acier ou en cuivre; les peignes en acier sont employés dans le tissage de la toile , ceux en cuivre dans le tissage de la soierie; on les préfère aux anciens peignes en roseau que beaucoup de fabricans font encore. M. Sacré l'aîné a inventé un procédé pour reproduire les bas- reliefs par la gravure , en même temps qu'un procédé analogue était inventé en France. Il a poussé le sien plus loin que celui de son concurrent, car il peut réduire à volonté la dimension des objets qu'il reproduit. Le nom de M. Sacré doit être cité encore pour la construction d'excellentes balances ; une balance d'essai qui est em- ployée à l'hôtel des monnaies de Londres a été faite par lui. Il est à regretter qu'il n'ait pas persévéré dans ce genre de fabrication. Une vingtaine d'années avant lui, un M. Delmotte , près de Bruxelles, avait entrepris la confection de ces instrumens ; il avait organisé un atelier sur une vaste échelle dans lequel il construisait de fortes balances pour le commerce, et des balances d'essai perfectionnées. La mort de M. Delmotte est venue renverser cet établissement. M. Aug. Sacré, frère du précédent, a inventé des machines pour le serançage et le filage du lin ; il se recommande encore par la con- struction d'un grand nombre d'instrumens de physique en concur- rence avec les artistes de Paris et de Londres , notamment pour ses piles termo-électriques de Nobili, ses galvanomètres, ses appareils pour le mélange des vapeurs , et pour en mesurer la force élastique dans le vide. M. Thémar a obtenu à juste titre de la réputation pour DANS L'INDUSTRIE. 57 la construction de ses machines électriques, mais surtout pour ses instrumens de mathématiques. Dans le rapport déjà cité sur l'exposition de 1835, deux ouvriers tisserands, MM. Tremery et Chrétien de Gand, ont encore été hono- rablement mentionnés l'un et l'autre pour un perfectionnement mé- canique. M. Tremery a le premier imaginé de substituer aux parois de bois des navettes , des parois en fer pour le tissage du coton ; le second a perfectionné ce procédé en imaginant une navette entière- ment en fer. Le métier à la Jacquard dont l'invention remonte en France à 1800, ne parut en Belgique qu'en 1827; on en doit l'introduction à un piémontais nommé Giraud ; et ce fut lui qui construisit les pre- miers de ces métiers qu'on ait vus dans le pays. II travailla d'abord chez M. Velliqus à Bruxelles, dont il dirigea la tisseranderie en soie. En 1829 , M. Vial fit venir de France un autre métier à la Jacquard pour fabriquer des schalls; mais M. Giraud, dans le principe, futencore le seul qui pût le faire marcher. Un peu plus tard M. Van Halen en fit monter plusieurs, également pour fabriquer des schalls et toujours sous la direction de Giraud. Ce métier, reconnu d'un usage facile, est maintenant assez répandu en Belgique , ainsi qu'on le verra aux chapitres relatifs aux tissages des étofFes de coton , de soie et de lin; depuis on a fait venir de France tous ceux qu'on a employés. Mais deux établissemens en Belgique sont tout-à-fait en première ligne pour la construction des machines; ce sont ceux de M. John Cockerill à Seraing, et de M. Huy tens-Kerremans , à Gand. Ils ont l'un et l'autre une réputation européenne; la Belgique par le moyen de ces deux maisons livre à l'étranger tous les ans pour plusieurs mil- lions de francs en machines et métiers de toute espèce , machines à vapeur, métiers pour la filature de la laine et du coton. Ces deux éta- blissemens méritent quelques détails : ATELIERS DU PHÉMX . A GARD. Le rapport sur l'exposition de 1835 s'exprime ainsi, au sujet de To*. XIII. 8 58 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS M. Huytens-Kerremans : « Les importans services rendus à l'industrie par M. Huytens-Kerremans sont de notoriété publique. Son établis- sement, monté sur la plus grande échelle, ne fournit pas seulement à nos manufactures nationales , les mécaniques propres à la filature et au tissage du coton , mais il en fait encore des envois considérables en Autriche , en Russie, en Pologne et dans d'autres Etats. » Le jury lui vota la médaille d'or. La fondation de cet établissement date de 1821. M. Huytens-Ker- remans s'adjoignit en 1824 un anglais, M. Bell; des ouvriers pris sur les lieux furent formés et bientôt il fut reconnu que les Flamands n'avaient pas moins d'aptitude pour manier le fer et la fonte que pour remuer la terre ou travailler le lin. Au moment de la révolu- tion, en 1830, deux cents à deux cent trente ouvriers, tous, à de très-rares exceptions près , d'origine flamande étaient occupés dans les ateliers du Phénix. Le premier mérite de M. Huytens-Kerremans et de M. Bell , est donc d'avoir introduit l'industrie en grand du fer et des machines dans une province qui, par sa position, semblait de- voir y rester étrangère. Depuis 1830 jusqu'à 1832, cet établisse- ment souffrit beaucoup. Il a ensuite repris peu à peu. Il aurait en ce moment une activité au moins égale à celle qu'il avait lorsqu'arriva la révolution, si la mort de M. Huytens-Kerremans, survenue en juillet 1836, n'avait jeté beaucoup d'incertitude dans sa direction et sur son avenir '. Toutes les machines qui sortent des ateliers du Phénix se recommandent par la qualité et le bon marché; elles sont en grande réputation auprès des fabricans de Gand; on y fabrique principalement les machines qui servent au tissage et à la filature du coton, telles que batteurs, bancs à broches, mull-jenny, métiers à tisser ou poicer-looms, etc. M. Huytens-Kerremans est le premier en Belgique qui ait construit V eclipspeider , machine destinée dans la filature à suppléer, et même en certains cas, à remplacer les bancs à broches; elle a été introduite par M. J. de Ruyck; il en sera ques- 1 Depuis, les incertitudes ont cessé : la société générale pour favoriser l'industrie l'a pris sous son patronage. DANS L'INDUSTRIE. 59 tion au chapitre relatif à l'industrie du coton. Les bancs à broches ont en outre été perfectionnés par lui, d'après le système américain. Il projetait des améliorations dans les continues. Il est encore breveté pour un système de poulies perfectionnées , connu sous le nom tfex- pandingpullcy. Les grandes commandes viennent presque toutes de l'Espagne, de l'Autriche et de la Hollande. Cet établissement pos- sède un assez grand nombre de tours de toute grandeur , une ma- chine a raboter le fer ; le tout est mis en mouvement par une machine à vapeur de la force de 25 chevaux. On y remarque une mécanique ingénieuse nommée slyp-machine , qui sert à aiguiser les broches. Il y a en outre , au Phénix, des ateliers pour la fabrication des modèles et la charpente, un fourneau à manche pour le fer et des fourneaux à vent pour le moulage du cuivre. M. Huytens-Kerremans a été associé avec M. Schroder pour l'in- troduction des filtres de Taylor dans les raffineries de sucre, et pour un procédé de raffinage (ou un procédé évaporatoire pour la cuisson des sirops), qui a été adopté par MM. Casier et Mechelynck, procédé que des savans allemands, français et danois ont admiré; il a encore été breveté pour les cylindres à moudre le malt pour les brasseurs. ATELIERS DE SERAING. Messieurs Cockerill , itère et fils. La fabrication du drap, en Belgique, doit beaucoup à M. Cockerill père. Arrivé dans le pays, il y a maintenant trente-neuf ans, il fixa sa résidence à Verviers d'abord et à Liège ensuite. Il avait inventé en Angleterre les cardes à laine et le métier à filer en gros (jenny). Il importa les machines à ouvrir et filer la laine , et construisit en Bel- gique les premiers métiers à tisser la laine à la navette volante sur le modèle de ceux usités dans ce pays voisin. Il a également importé d'Angleterre les machines à apprêter le drap, il en a construit d'autres dont l'invention lui appartient. En 1813, M. Cockerill père se retira des affaires. MM. Charles- 60 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS James et John Cockerill , ses fils, ont commencé en 1814 à construire les nouvelles machines à vapeur à simple et à double effet, à haute, basse et moyenne pression , d'après les systèmes de Watt , de Wolf et d'Evans , les presses hydrauliques. Les machines dont on se servait en Belgique avant cette époque, sortaient en général ou des ateliers anglais ou de ceux de MM. Perier. (Dans le Hainaut pourtant, il avait été construit déjà plusieurs machines à vapeur, mais seulement pour l'épuisement des eaux sur l'ancien modèle de Newcommen.) En 1815, MM. Charles-James et John Cockerill établirent une manufacture de cardes; c'est de leur maison de Paris, William Coc- kerill et fils , que fut tirée la première machine , et ce modèle leur servit pour en faire construire un grand nombre d'autres par la suite, qu'ils ne livrèrent cependant pas immédiatement au commerce. Ces premiers travaux n'étaient que le prélude d'entreprises plus grandes. Seraing s'offrit à leurs regards. La cession de cette pro- priété, autrefois la résidence des princes-évêques de Liège, devenue depuis domaine de l'Etat, leur fut faite et annonça chez les frères Cockerill autant de hardiesse dans la conception que de tact dans le coup-d'ceil; car s'ils avaient bien saisi tout ce que présentait de ressources à l'industrie la situation de Seraing , sur les bords de la Meuse , à deux lieues de Liège , au milieu des exploitations de char- bonnages, traversée par plusieurs veines de houille grasse, à proximité du minerai, pouvant recevoir également par eau celui qui descend des Ardennes par l'Ourte , et celui que le pays de Namur fournit à la province de Liège, ils durent en même temps comprendre tout ce qu'il y avait de gigantesque et par conséquent , de difficile dans la réalisation du plan tel qu'ils le conçurent. Seraing devint la propriété de MM. Charles-James et John Cocke- rill au mois de janvier 1817, et le contrat porte la condition d'y former un établissement pour le travail du fer et la construction des machines. Toutefois ce projet, qu'une exécution prématurée aurait pu compromettre, ne fut pas immédiatement réalisé. On utilisa d'a- bord les bâtimens en y fondant une filature de lin à la mécanique; DANS L'INDUSTRIE. 61 cinq assortimens y furent successivement montés et restèrent en acti- vité jusqu'en 1822, époque à laquelle les métiers furent exportés en Allemagne, et laissèrent la place libre pour l'entier développement d'une conception industrielle sans antécédent par son ensemble et ses proportions, et qui, à une époque d'entreprises audacieuses n'a encore été nulle part ni surpassée , ni atteinte ; mais il ne faut pas seulement s'étonner de la hardiesse de ceux qui en formèrent le pro- jet, il faut surtout admirer l'esprit de suite qui a porté l'établissement au point où nous le voyons aujourd'hui. Les commencemens de Seraing comme fabrique pour le travail du fer remontent à 1819. Le roi Guillaume y fit un voyage alors et fut témoin des premiers essais. On y construisit d'abord des machines à filer le lin et des machines à vapeur; mais c'est seulement entre les années 1822 et 1823 que toute sa grandeur s'annonce. Dans l'inter- valle, des travaux avaient été faits pour y percer des bures et se pro- curer sur les lieux la houille nécessaire à la consommation, pour y préparer la construction d'un haut-fourneau, de fours à réverbère où la fonte pût être traitée par le coak et le fer travaillé à l'anglaise. Les plans du haut-fourneau y furent dressés en 1819, et c'est en 1824 seulement qu'on en obtint les premiers produits. Je ne suivrai pas les ateliers de Seraing dans leurs phases suc- cessives, dans leurs agrandissemens rapides; on me permettra de chercher à faire connaître , avec toute l'importance qu'il mérite , mais en me défendant d'un enthousiasme qui serait bien naturel , un établissement que l'étranger envie à la Belgique, et que tant de voyageurs admirent. Seraing, dans une enceinte d'un peu plus de dix-huit hectares , ren- ferme deux houillères , le Grand-Collard et le Henri-Guillaume , deux h auts- fourneaux , dix-huit fours à chauffer, quinze fours à puddler, deux affincries, deux chauftours à griller les mines etdeux fours à cuire les briques, quatre-vingt-une forges de forgerons, deux ateliers pour le moulage de la fonte , un atelier pour le moulage du cuivre , un atelier pour la confection des chaudières, un autre pour la confection 62 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS des briques réfractaires, un atelier pour la construction des loco- motives, un autre pour monter les balanciers et autres fortes pièces; de nombreux ateliers pour les ajustages, pour la construction des petites machines de toute espèce , et pour les menuisiers , des bu- reaux pour les dessinateurs, enfin de nombreux magasins pour les modèles. Les bàtimens qui couvrent les magasins, les bureaux et les ateliers des ajusteurs et des menuisiers embrassent seuls deux cours dont l'une peut avoir 70 mètres de long sur 30 mètres de large , et l'autre sur une largeur égale n'a que la moitié de cette longueur. Les ateliers et les magasins sont disposés dans toute la longueur de ces bàtimens, au rez-de-chaussée, au premier et au second étage. Un canal creusé spécialement pour l'usage de Seraing met la Meuse en communication avec le cœur de l'établissement. C'est un port placé au centre de la production. Par la Meuse, Seraing com- munique avec l'Ourte et la Sambre et presque avec la mer. Neuf mille mètres environ de chemin de fer distribués principalement au- tour des houillères, de la fabrique de fer, des ateliers pour le moulage et les chaudières , lient et rapprochent toutes les parties de cet im- mense établissement. Seize machines à vapeur, représentant une puis- sance de 695 chevaux, mettent toutes les forces en mouvement; 2000 à 2200 ouvriers, dont 500 pour les houillères , y sont constamment occupés , sous la direction de trois gérans principaux , dont l'un surveille la construction des machines, l'autre la préparation du fer, le troisième l'exploitation des deux houillères. La consommation journalière s'élève en houille à 450 mille kilog. pour l'usage de tous les feux allumés et l'entretien des deux hauts-fourneaux , et à 45,000 kilog. de minerai pour les deux hauts- fourneaux. L'établissement tout entier est éclairé par le moyen d'un gazomètre qui y a été spéciale- ment construit depuis 1819. Pour l'exploitation des deux houillères, depuis un accident de feu grisou survenu en 1827, on a supprimé le foyer d'airage, que l'on a remplacé par une espèce de calorifère à la surface, qui a depuis écarté le retour de tout nouveau malheur. La machine à vapeur DANS L'INDUSTRIE. 63 pour l'épuisement des eaux sur la houillère Collard, a une force de deux cents chevaux , et se fait remarquer par la rare précision avec laquelle elle fonctionne. Construite sur les lieux mêmes, elle fait le plus grand honneur aux ateliers de M. Cockerill. Le cylindre du piston est d'une seule pièce et a six pieds anglais de diamètre, la levée du piston est de dix pieds \ Des deux fourneaux en activité, il y en a un qui marche depuis 1824; l'autre ne date que du commencement de 1836. L'ancien haut- fourneau produit journellement de 12 à 13000 kilog. de fonte; le second huit mille , et produira successivement davantage. Au mois de septembre 1836, toutes les constructions étaient faites pour appli- quer à l'un d'eux le système de l'air chaud. Cinq machines à va- peur sont employées dans cette partie de l'établissement, soit à donner le vent aux hauts-fourneaux, soit à faire mouvoir les lami- noirs et les martinets. Quatre d'entre elles sont réunies sur un seul point, au centre même de la fabrique de fer. La qualité du fer de Seraing, due à l'habileté des mélanges, jouit d'une grande réputa- tion. La production des deux hauts- fourneaux ne suint pas tout-à- fait à la consommation des ateliers de construction. Il n'y a pas de machines que l'on ne soit en mesure de construire à Seraing, et il n'y en a guère qu'on n'y ait déjà confectionné. Je n'énumèrerai que les plus importantes. En 1823, des machines pour bateaux à vapeur y furent construites pour la première fois en Belgique. Il est assez remarquable que deux machines, établies hors des ateliers de M. Cockerill et employées dans l'étendue du royaume des Pays-Bas, l'une d'Anvers à Gand et l'autre d'Anvers à Rotterdam , ne purent jamais bien marcher. Le bateau d'Anvers à Rotterdam cessa son service par suite d'un vice de construction; l'autre, celui d'Anvers à Gand, fit explosion peu de temps avant la révolution, et coûta la vie à plusieurs personnes. On a commencé à construire à Seraing en 1825, des machines à 1 A la fin de 1836, on construisait à Seraing, pour les ctablisscracns d'Ougrce, une macliine destinée à avoir une force courante de 400 chevaux. 64 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS filer et à tisser le coton avec tous les perfectionnemens introduits en Angleterre. La plupart de celles qu'on y a établies depuis lors ont eu pour destination principale la Russie, l'Espagne, l'Italie et l'Allemagne. Depuis 1827, on y fait des potoer-looms. Depuis 1828, on y confectionne des presses mécaniques sur le modèle anglais. Toutes celles qui sont sorties de ces ateliers ont été achetées par des allemands ; il n'en est pas resté une seule en Belgique. En 1834 et 1835, une grande quantité de machines à polir et à adoucir les glaces destinées pour la fabrique de Saint-Gobin , ont été construites dans l'établissement. Aussitôt après l'ouverture du chemin de fer de Bruxelles à Malines, on y a entrepris la construction de locomotives qui rivalisent sous tous les rapports avec celles qu'on avait tirées d'abord d'Angleterre ; au mois de septembre 1836, on en comptait sept en construction dont une d'une grande dimension pour la Russie; lorsque de nou- velles machines paraissent en Angleterre , Seraing en fait l'acquisi- tion pour servir de modèles , et les offrir ensuite non-seulement à la Belgique , mais au continent tout entier. L'avantage de Seraing sur les établissemens anglais , ressort prin- cipalement dans le prix des machines pour bateaux à vapeur, où il entre peu de matière et beaucoup de main-d'œuvre. Dans toute espèce de machine à vapeur, il rivalise avec ce dernier pays sous le rap- port de la qualité et du fini des machines. Tout ce qui dans les arts mécaniques a été conçu et exécuté en Angleterre pour abréger le travail de l'homme se trouve à Seraing , ce sont entre autres : plusieurs machines à raboter le fer, la fonte et le cuivre ; on en remarque une sur laquelle on peut placer des pièces de trente pieds de longueur. Une machine à faire des mortaises dans le fer. Une machine à scier le bois seulement pour les poutres et les madriers. DANS L'INDUSTRIE. 63 Une machine à raboter le bois ; elle fait en même temps les rai- nures et les languettes pour assembler les planches. Cet établissement possède encore une grande variété de tours et de machines à aléser. Depuis 1819, M. Ch. -James Cockerill s'est retiré de la société; en 1825 une association fut contractée par M. John Cockerill avec le gouvernement d'alors. Cette intervention devint une circonstance heureuse. Le mobilier de l'établissement fut alors estimé à un mil- lion de florins. Cette société ayant été rompue le 3 octobre 1833, l'expertise faite par suite de la liquidation, expertise digne de toute confiance, a fixé comme suit la valeur totale de l'établissement : Les houillères à fr. 1,200,000 » Les fabriques de fer 1,368,917 36 L'atelier de construction de machines 1,420,452 77 Non compris des machines et plans détaillés séparément qui, après avoir été évalués , ont été cédés en bloc de gré à gré pour . . .- 100,000 i> Fr. . . . 4,089,370 13 Et depuis il a pris de nouveaux accroissemens. En visitant Seraing, soit qu'on cherche à embrasser l'ensemble ou à descendre dans les détails, on trouve à s'étonner : cet établissement, dans son état actuel, est le résultat de dix-sept années de travaux; les développemens qu'il a reçus ont été progressifs, ils ont suivi le besoin des affaires ; et cependant tout s'y trouve ordonné de manière qu'il semble que rien n'ait été conçu et exécuté que d'un seul jet , tant on est frappé des admirables proportions dans lesquelles les diverses parties de ce grand tout paraissent se fondre. Entre les houillères, la fabrique de fer et les ateliers de construction, une division existe, suffisante pour éviter toute confusion et pourtant pas assez marquée pour détruire l'harmonie; les travailleurs sont assez près les uns des autres pour s'aider et pas assez pour se nuire. Lorsque vous approchez de Seraing, vous êtes averti à l'avance de l'importance de l'établissement par ces nombreuses aiguilles ou cheminées dont la fumée dérobe le ciel ; mais lorsque vous êtes à la To«. XIII. 9 66 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS la porte même de Seraing , le silence et l'ordre sont si parfaits qu'il serait impossible de croire qu'on est séparé seulement par quelques mètres de 2000 travailleurs et de machines dont la puissance éva- luée en bras d'hommes n'a pas encore été calculée . Aussi pour apprécier à sa juste valeur le mérite des fondateurs de Seraing, il ne suffira pas d'insister sur l'utilité de cet établissement pour le pays , sur les nombreux élèves qui ont pu s'y former, et sur l'active impulsion donnée par là à la construction des machines en Belgique , il faudra faire ressortir encore la perfection de l'organisa- tion intérieure, les excellentes distributions , la bonne tenue qu'on a su y donner aux ouvriers; sous plus d'un rapport Seraing peut donc être cité comme modèle. A beaucoup d'individus la gloire d'avoir fondé cet établissement aurait pu suffire; sans doute c'est le plus grand titre que M. Cockerill ait à faire valoir, mais ce n'est pas le seul. Le jury d'examen de l'exposition nationale, en 1835, ayant porté les yeux sur quelques-uns de nos industriels , alors même qu'ils n'a- vaient exposé aucun de leurs produits , s'exprima ainsi sur le compte de M. John Cockerill. a Nous avons été unanimement d'avis qu'il y avait lieu de décer- » ner la médaille d'or à M. John Cockerill. Il serait superflu d'énu- » mérer ici tous les titres de ce grand industriel à la reconnaissance » nationale. Nous nous bornerons à rappeler que M. Cockerill a » introduit un des premiers en Belgique, le traitement du minerai )> de fer au coak , et celui de la fonte à la houille, que sa filature de )> coton et sa filature de laine peignée à Liège, son impression sur » étoffes de coton et sa papeterie à Andennes , sont montées sur une )) très-grande échelle , emploient un nombre considérable d'ou- » vriers et livrent au commerce des produits aussi recommandables )) par leurs bas prix que par leur beauté ; enfin que ses fabriques » de machines en tout genre sont celles qui ont contribué le plus )> puissamment aux progrès que tant de branches d'industrie ont » faits en Belgique depuis quinze années. » DANS L'INDUSTRIE. 67 Cette liste n'est pas complète : il faut ajouter encore que M. Coc- kcrill n'a pas seulement donne l'élan à la construction des machines de toute espèce , et à la préparation des métaux , il n'a pas seulement contribué aux progrès de la papeterie , de la filature de coton et des laines peignées, à l'impression sur étoffes; il s'est en outre associé à l'introduction des moulins à vapeur à l'instar des Anglais , à celle du tissage mécanique des étoffes, de la fabrique de mérinos, de la filature de lin ; il a fait des recherches pour la fabrication de l'acier, et ses yen \ sont constamment ouverts sur toutes les industries, comme sur tous les progrès. Au mois d'octobre 1836, M. John Cockerill a reçu pour les ser- vices qu'il a rendus à l'industrie , la croix de l'ordre de Léopold. Filature de coton à la mécanique. L'importation en Belgique des nouvelles machines à filer le coton remonte à 1798 \ L'Institut de France , dans son rapport sur la dis- tribution des prix décennaux en 1810, s'exprime ainsi : « La filature du coton par le moyen des machines, qui est si impor- )) tante pour notre industrie et nos relations commerciales, s'était )) établie en France depuis quelques années , mais elle venait de re- » cevoir plusieurs perfectionnemens en Angleterre où elle avait pris » naissance ainsi que l'art de fabriquer les différons tissus de coton. )) M. Bauwens naturalisa parmi nous ces différens perfectionnemens.» Avant de faire connaître les difficultés qui entourèrent cette con- quête industrielle, nous dirons quelques mots de son origine en Angleterre. Jusqu'en 1765, le comté de Lancastre était la seule province d'Angleterre qui eût des fabriques d'étoffes de coton. Là comme ail- 1 Avant cette époque, et en remontant jusqu'en 1782, on trouve que divers essais mécani- ques pour filer le coton avaient été tentés sur plusieurs points , mais n'avaient été suivis d'aucun résultat heureux. Deltombe à Bruxelles, Philippe et comp0 h Louvain , Jacques-François-Joseph Delvigne et Philippe-Joseph Vernier a Tournai, prirent successivement part à ces essais (Rap. du Jury, expos. 1885). 68 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENTS leurs on ne connaissait que l'usage du rouet ou du fuseau. Le calicot se faisait partie en lin, partie en coton; la trame était de coton et la chaîne en fil de lin. Les fileuses pouvaient difficilement suffire aux besoins des tisserands. On sentait l'imperfection de ces procédés et la nécessité de les améliorer. Chaque jour il se faisait quelque expé- rience dans ce but, et en attendant leur succès, l'Europe continuait à être tributaire de l'Inde pour ses nankins , ses indiennes , ses mous- selines , ses calicots , ses percales , etc. Un tisserand du comté de Lancastre, nommé Hargrave, inventa d'abord un nouveau procédé pour carder le coton, et ensuite une machine pour filer appelée spinning -jenny. Les ouvriers s'unirent contre l'inventeur, brisèrent ses métiers et le forcèrent d'aller s'éta- blir ailleurs. Le malheureux Hargrave tenta de se fixer à Nottingham où il rencontra les mêmes difficultés; il mourut peu après dans la plus profonde misère. Les premiers essais de Hargrave sont placés à l'année 1767 '. En 1769, un homme que les obstacles contre lesquels Hargrave luttait, n'ont pas effrayé, tente de son côté l'entreprise. C'est Ark- wright. Il avait commencé sa carrière par l'état de barbier , et l'exer- çait encore à 32 ans. Il se concerta d'abord avec un horloger , nommé Kay ; le but de leurs recherches comme celui de Hargrave était de substituer au rouet sur lequel une personne file un seul fil à la fois, et obtient en vingt-quatre heures , tout au plus , une once ou deux de fil de coton , un métier d'où sortiraient plusieurs centaines de fils en même temps , et que dirigerait le même ouvrier, de manière à centu- pler plusieurs fois son travail dans le même intervalle de temps. Dans le système de Hargrave, déjà plusieurs fils étaient filés à la fois, un chariot en reculant alongeait des mèches. Les premiers métiers d'Ark- wright , dans lesquels ce système était développé d'une manière plus 1 M. Baines, dans son Histoire des manu factures de coton, attribue la première invention des procédés mécaniques pour la filature du coton à John Wyatt, qui prit un brevet en 1738. Un étranger, M. Louis Paul, figure dans le brevet, et par conséquent cette invention pourrait bien n'être pour l'Angleterre qu'une importation. DANS L'INDUSTRIE. 69 large et avee plus d'intelligence, parurent en 1769, et firent très- promptement oublier ceux de Hargrave. Arkwright remplaça l'action des deux mains lorsqu'elles pincent à peu de distance l'une de l'autre une mèche de coton et l'affinent en l'allongeant, par une double paire de cylindres à travers lesquels le fil passa et fut étiré; une broche pla- cée à distance et tournant avec rapidité put ensuite tordre ce coton atténué autant qu'il était nécessaire, à mesure qu'il sortait des cylin- dres. Dans ces deux opérations , on reconnaît nettement le principe du métier continu dont on a fait plus tard le throstle. La découverte d' Arkwright commença par lui demander cinq années d'études , dans lesquelles cinq cent mille francs furent dépensés en expériences. Elle lui attira en outre pendant vingt ans des coalitions et des émeutes d'ouvriers, dans lesquelles ses métiers furent brisés à plusieurs re- prises ; elle lui valut de longs procès où il eut à défendre la réalité de son invention , mais elle finit par lui procurer une fortune de vingt- quatre millions de francs , et de nombreuses distinctions. Samuel Crompton inventa en 1775 une autre machine appelée mull-jenny (machine à cylindres cannelés et à chariot mobile) pour laquelle il reçut en 1812 du parlement anglais une gratification de 125,000 francs. C'est cette machine qui attira l'attention tout entière de Bauwens. Ce métier porta d'abord 144 broches; il en fut ainsi, tant qu'un ouvrier dût le faire marcher à la main , mais depuis l'ap- plication de la vapeur comme force motrice à la filature , les métiers portent de 300 à 400 broches, et un seul ouvrier en dirige deux. Jamais industrie n'éprouva une révolution ni plus immense ni plus rapide. On calcule qu'aujourd'hui un seul individu peut produire au- tant de fil que deux cents en produisaient il y a cent ans, et le fil du n° 100, qui en 1786 se vendait en Angleterre 47 francs 50 centimes la livre , n'y vaut plus aujourd'hui que 3 francs 75 centimes à 5 francs. Dans les cinq premières années du XVIIIe siècle , les importations du coton en laine dans les ports d'Angleterre s'élevaient à vingt-neuf millions et demi de francs par an ; on peut l'estimer maintenant à trois cent millions. En 1701 , la valeur des marchandises de coton qu'ex- 70 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS porta la Grande-Bretagne , était de six cent mille francs à peu près ; en 1764, le chiffre s'éleva à fr. 5,008,750, et en 1833, la valeur des exportations de ces mêmes marchandises est évaluée àfr. 462,160,000. Enfin dans ce même pays, 838,000 personnes sont employées direc- tement ou indirectement à la fabrication du coton. Les renseignemens qu'on a sur la production et la consommation en Belgique, sont moins complets; mais toute proportion gardée, ils annoncent des résultats non moins surprenans. En 1 785 , il entra en Belgique 543,296 livres de coton en laine , et 21,988 livres furent réexportées. L'importation depuis dix ans a roulé entre cinq et six millions de kilog. — En 1785, les importations en fil de coton s'élevèrent à 310,000 livres, les exportations à 68,267. Dans la même année la Belgique reçut 1 4 1 ,899 aunes d'étoffes , fil et coton , 22,326 paires de bas de coton , 19,015 bonnets du même tissu, 242 paires de gants et mitaines de coton, 414 pièces et 62,872 aunes de velours de coton ; elle vendit 68,267 livres fil de coton , 781 pièces, plus 34,498 aunes d'étoffes, fil et coton, 13 pièces et 1141 aunes de velours de coton , 2,735 paires de gants et mitaines de coton, 35,508 bonnets et 68,687 paires de bas de coton. L'exportation en étoffes diverses de coton s'est élevée en 1 834 , suivant des tableaux officiels , à dix millions de francs. Les importations sont indétermi- nées à cause de la contrebande facile pour la plupart de ces articles ; on l'évalue à vingt-cinq millions de francs , tant de France que de Suisse , d'Angleterre et d'Allemagne. Mais revenons aux circonstances qui ont amené l'introduction des procédés mécaniques pour la fila- ture du coton en Belgique et sur le continent. » Depuis l'année 1 782 , Liévin Bauwens faisait de fréquens voyages en Angleterre pour un commerce de tannerie auquel il se livrait en société avec plusieurs frères. Il était parvenu à réexporter en Angle- terre des cuirs que jusqu'alors l'Angleterre avait fournis au continent. Dans les voyages qu'il fit de 1 795 à 1 798 , il entrevit la révolution qui s'opérait dans la fabrication du coton. Etudier cette nouvelle in- dustrie , acheter des machines , s'attacher des ouvriers habiles , voilà DANS L'INDUSTRIE. 71 ce qu'il se résolut à faire, et cela malgré les peines rigoureuses dont le menaçait la législation anglaise. Au bout de trois ans tout paraissait devoir réussir au gré de ses souhaits; déjà une partie des machines était en mer, il allait lui-même s'embarquer, mais il se trouva un traître dans le nombreux personnel qu'il avait dû embaucher. Il vit arrêter à ses côtés un anglais nommé Harding qu'il emmenait avec lui comme son directeur de travaux. Ordre avait été donné de saisir Bauwens lui-même, mais il s'était fait si ressemblant à un Anglais que les recors cherchant un étranger ne le reconnurent pas d'abord , et lui donnèrent le temps de s'échapper. Un procès s'ensuivit. Toutes celles des machines qui n'avaient pu être encore expédiées furent con- fisquées. Harding fut condamné à cinq cents livres sterling d'amende et à la déportation ; un correspondant de la maison Bauwens à la même amende et à une année de prison ; défense fut faite à Liévin Bauwens de reparaître jamais en Angleterre. Malgré les efforts de la police anglaise ; une partie des machines et quarante bons ouvriers avaient précédé Bauwens à Gand ; il fit monter les machines qu'il avait reçues , remplaça celles qui lui manquaient en les faisant construire d'après des souvenirs ; et l'on eut quelques mois après dans le local de la Chartreuse à Gand, un établissement où le coton se cardait et se filait d'après le système anglais. Cet établissement , en 1805, faisait vivre douze mille individus '. L'assortiment de machines importé par Bauwens se composait du diable à volant , de cardes , d'un étirage , de lanternes et de mull-jenny de 216 à 240 broches. La charpente de ces machines était en bois ; il existe encore dans une filature près de Namur, dirigée par un neveu de Bauwens, un des mull-jenny de l'importation primitive, et qui au mois de septembre 1836 conti- nuait à fonctionner. Le gouvernement français s'intéressa bientôt à la nouvelle entre- prise; il prit avec Liévin Bauwens des arrangemens pour que ses métiers fussent rendus publics; des modèles furent construits et 1 Ce renseignement est extrait d'un rapport du préfet de l'Escaut en 1006. Il y a lieu de croire le chiffre exagéré, car cet établissement n'a jamais eu plus de 70 mull-jenny. 72 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENT déposés au conservatoire des arts et métiers à Paris , où on les voit figurer encore. Un établissement modèle fut fondé à Passy près Paris , sous la direction du grand industriel; on y enseignait le nouveau système de filature et l'emploi de la navette volante pour le tissage , autre importation de Liévin Bauwens et sans laquelle il eût été impossible de consommer tout le fil que les nouveaux métiers , bien- tôt aidés de la machine à vapeur de Watt, créaient tous les jours. Liévin Bauwens se vit alors au comble de la fortune et des hon- neurs; nommé maire de Gand, son nom retentissait dans toutes les solennités industrielles pour recevoir quelque distinction nou- velle ou quelque suffrage honorable. Dans la seconde exposition des produits de l'industrie, celle de l'an IX , Bauwens reçut la première récompense , consistant en une médaille d'or, pour les étoffes de coton; il avait exposé des cotons filés à la mécanique jusqu'au n° 250, des basins, des piqués, des mousselinettes. Le jury déclara que les basins , piqués et mousseli- nettes lui paraissaient capables de rivaliser avec ce que l'industrie des autres peuples offrait de plus beau en ce genre. Une exposition eut lieu en l'an XI à Gand , où les frères Bauwens (François et Liévin) , associés , obtinrent encore une médaille d'or pour les étoffes de coton. Un rapport du ministre de l'intérieur, du 29 fructidor an XI, attri- bua à François et Liévin Bauwens le développement de la filature du coton au mull-jenny en France. Quelques années plus tard le même fait fut encore proclamé par l'Institut. Dans un concours ouvert par le gouvernement en l'an XI , les machines des frères Bauwens furent reconnues comme méritant la préférence. Le 19 mai 1810, Liévin Bauwens fut créé membre de la légion d'honneur. Enfin dans plusieurs rapports de la société pour l'encou- ragement de l'industrie, fondée à Paris en 1801 sous les auspices du gouvernement et avec le concours de toutes les notabilités scienti- fiques et industrielles de l'époque , il est mentionné avec les témoi- gnages de la plus haute considération. DANS L'INDUSTRIE. 73 Tous ces honneurs cependant ne mirent pas les frères Bauwens à l'abri des revers de fortune; il n'y a pas dans le commerce et l'in- dustrie de situation si élevée qui en soit affranchie. Les événemens de 1812 à 1814 renversèrent les établissemens fondés par tant d'ha- bileté et de travail , et à la fin de sa carrière , Liévin Bauwens , presque oublié dans sa ville natale, se vit forcé d'aller chercher asile à Paris , où il eut la consolation de trouver dans le gouverne- ment et dans l'industrie des hommes qui se rappelaient encore les services qu'il avait rendus; il y est mort en 1826, et le gouvernement d'alors lui fit faire de pompeuses funérailles. L'industrie importée par Bauwens ne tarda pas à faire en Belgique de nombreux prosélytes. Parmi eux on remarque des noms encore exis- tant et qui, sortis triomphans de toutes les secousses commerciales, ont conservé les plus honorables positions. Il faut citer en première ligne , M. Rosseel , puis M. Frans Devos, beau-frère de Bauwens. Tous trois, Bauwens, Rosseel et Devos, indépendamment des ateliers pour la fila- ture qu'ils montèrent, s'associèrent pour la construction des machines propres à la filature. Un établissement se forma ensuite à Audenaerde sous la direction de M. J. Gallon , et dans lequel le préfet de l'Escaut, M. Faypoult, prit un intérêt. Les établissemens de la veuve Coppens et de Banneville s'élevèrent à Gand. M. Tiberghien eut un établisse- ment à S'-Denis près de Mons pour la filature , composé de 70 mull- jennys et mu par une force hydraulique , puis un autre à l'abbaye d'Heilissem près de Tirlemont pour le tissage et le blanchiment, où se fabriquaient des tissus façonnés , tels que piqués , basins et autres étoffes les plus fines. Lorsque Liévin Bauwens étudiait en Angleterre les procédés mécaniques de la filature de coton, le mull-jenny à chariot mobile perfectionné par Samuel Cromptonj avait alors la préférence, et c'est celui qui fut importé par lui , nous l'avons dit tout-à-Fheure ; mais le métier d'Arkwright, le throstle ou continue, a joué dans cette fa- brication un assez beau rôle ; il est en ce moment même l'objet d'une assez grande attention de la part des hommes de cette industrie , pour To*. XIII. 10 74 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS que j'aie fait aussi des recherches sur l'époque de son introduction. Les premières continues à Gand datent de 1805. Quelques-unes de ces machines dites à système furent apportées à cette époque par un nommé Massez de Renaix ; mais elles étaient d'une construction imparfaite. On ignore s'il les a fait venir de Rouen, où elles étaient alors en assez grand usage , mues par des moteurs hydrauliques , ou bien s'il les a construites lui-même ; ce que l'on sait, c'est que le préfet du département de l'Escaut , M. Faypoult , propriétaire de la filature d'Audenaerde , fit venir des ateliers de Perier frères , de 1806 à 1807, quelques continues aussi à système , exécutées avec le plus grand soin. Ces machines furent introduites depuis dans plusieurs ateliers. M. Ros- seel en fit venir en 1 809 de la construction de Calla à Paris ; et plus tard un atelier complet de ces continues fut monté par lui sur les modèles et sous la direction de Macfee , mécanicien anglais. MM. F.-G. et H. Lousbergs de Gand possédèrent un assez grand nombre de ces machines à Renaix. Un nommé Walker en établit aussi dans les environs de Bruxelles. A la chute de l'empire , il se trouvait à Gand vingt filatures de coton , faisant mouvoir environ 85,000 broches. La filature d'Aude- naerde en comptait 6,000. Jusqu'en 1815, la filature en Belgique resta pour les procédés mécaniques à peu près au point où Liévin Bauwens l'avait portée. Lorsque la paix eut été rendue à l'Europe , beaucoup de fabricans allèrent en Angleterre pour connaître les progrès que la filature avait pu y faire pendant un si long intervalle; mais comme les années qui suivirent 1815 furent pour cette branche d'industrie en Belgique une époque de grande détresse , on ne remarque alors que des pro- grès presque insensibles. Depuis les machines à vapeur montées par MM. Bauwens et Rosseel, il ne s'en était construit aucune jusqu'en 1820, époque à laquelle M. De Hemptinne en fit venir d'Angle- terre, une du système de Hall. Un nouvel intervalle de cinq années s'écoule encore, avant que cette branche d'industrie puisse sortir de son état stationnaire. M. De Bast de Hert, de Gand, de même que DANS L'INDUSTRIE. 75 Bauwens, alla en Angleterre pour y acheter les machines nouvelles, qui, au moyen de perfectionnemens successifs, avaient acquis sur les anciennes une incontestable supériorité; mais une partie de ses machines fut saisie et confisquée en Angleterre, et il dut appeler à grands frais des mécaniciens anglais pour les reconstruire. Voici la liste des machines introduites par ce fabricant en 1825 : 1° Le batteur perfectionné. Il existait antérieurement un système de diable à volant; mais ce nouveau batteur, muni d'un plus grand nombre de volans, a pour avantage d'extraire plus promptement et d'une manière plus complète la poussière et les graines. 2° Le batteur-ètaleur-éplucheur. Le coton , après avoir subi deux battages et une ventilation dans le batteur, tombe derrière cette machine, plus ou moins ouvert et dépouillé d'ordures. Le batteur- étaleur remplaça une opération qui était précédemment confiée aux éplucheuses k la main; il eut pour résultat non-seulement de per- fectionner le battage et la ventilation , mais encore d'étaler le coton en nappes régulières. Ces nappes venant se placer derrière les cardes en gros ou en fin , permirent de supprimer la main-d'œuvre qu'exi- geait l'ancien système pour livrer le coton au cardage. En ce moment encore l'ancien système de cardage est conservé dans plusieurs établissemens ; mais M. DeBast, à la même époque, adapta au sien les perfectionnemens que la France avait introduits. En 1829, un système de cardes jumelles de la construction de M. Westerman , directeur des ateliers d'Arnould frères et Fournier de Paris, a été importé par M. Poelman; ce système n'a pas été accueilli à Gand ; il est mieux apprécié à Liège et à Verviers; M. Coc- kerill en construit beaucoup pour l'étranger. 3° Une machine à aiguiser les chapeaux des cardes. 4° Une machine à aiguiser le gros et le petit tambour d'une carde. 5° Une machine à laminer le coton, d'après le système admis en grand à Manchester. Le laminage a pour but d'obtenir un beau ruban final de grosseur égale , dans lequel tous les filamens de coton ont une direction uniforme. 76 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS 6° Les bancs à broches en gros ; ils ont remplacé les lanternes. MM. De Hemptinne et Bossaert ont introduit de leur côté, et à peu près à la même époque (1826), le premier un banc à broches en gros, venant de Piet frères de Paris, et M. Bossaert celui d'Ar- nould frères et Fournier, également de Paris. 7° Les bancs à broches en fin. M. De Hemptinne, et ensuite MM. Rosseel et Bossaert , ont également à la même époque , intro- duit de leur côté des bancs à broches en fin. Le fil de coton reçoit sur ces deux métiers les dernières préparations avant de passer sur le mull-jenny. Ils ont remplacé avantageusement ce qu'on appelait le mull-jenny en gros. 8° Le mull-jenny de 300 à 312 broches (on l'a porté depuis à 400 broches pour trames) , avec porte-cylindres en fonte , tambour de fer-blanc, double vitesse, etc. Il y a au sujet de l'usage du mull-jenny une observation impor- tante à faire ; quoique le fil obtenu par le métier continu soit tou- jours le meilleur pour chaîne , et surtout dans les numéros inférieurs , on est parvenu à donner à Gand, au fil provenant du mull-jenny, la force nécessaire pour supporter la teinture en rouge d'Andrinople. En Angleterre on se sert exclusivement, pour la teinture, du fil produit par les continues. Toutes les nouvelles mécaniques construites sur le modèle de celles importées par M. De Bast, ont le bâti en fonte; celles qui existaient en Belgique avant 1826, étaient construites en bois et par consé- quent plus sujettes à se déranger. M. De Bast de Hert introduisit encore des cardes qui, au lieu d'a- voir un tambour en bois très-prompt à se déjeter, ont un tambour en tôle couverte d'un mastic aussi dur que le marbre , et ne cessent jamais d'être cylindriques. Deux cardages sont nécessaires pour le coton chargé d'ordures. Avec les cardes introduites par lui, M. De Bast, pour les numéros ordinaires, s'est contenté long-temps d'un seul cardage. Ce filateur ne sollicita pas de brevet, et se fit au contraire une sorte de devoir DANS L'INDUSTRIE. 77 de faire participer tous ses confrères à un perfectionnement qu'il n'avait pourtant obtenu qu'à force de temps et de dépenses , dans lesquelles figurait en première ligne une somme de cinquante mille francs pour la saisie qu'il avait subie. Lors de l'exposition de 1835, la médaille d'or offerte à M. De Bast de Ilert, eut pour but de consacrer le souvenir de ces actes utiles et désintéressés. Voici comment s'exprime sur son compte le rapport du jury d'exa- men lors de l'exposition de 1835 : « Le pays est redevable à M. De Bast de Hert de l'introduction » faite sur la fin de 1825, de mécaniques d'après le dernier système » et propres à filer toute espèce de coton. Cette importation de » l'Angleterre rencontra beaucoup d'obstacles; plusieurs caisses, qui » renfermaient les pièces des mécaniques, furent saisies sur la Ta- » mise et confisquées. M. De Bast n'en parvint pas moins à établir » une filature modèle. » MM. Poelman fils et Fervaecke , Frans-Claes , furent , parmi les fa- bricans gantois, ceux qui se montrèrent les plus empressés à adopter ces améliorations notables. A compter de 1830, les effets de la secousse politique une fois passés, le progrès dans la filature ne se ralentit plus. Le rota-frotteur est introduit en 1832 par M. Chauvière; ce métier est destiné à rem- placer le banc à broches en gros et le banc à broches en fin pour les numéros ordinaires. Il a d'abord été employé éhez M. Claes de Cock et chez M. Ph. Bartsoen. D'un autre côté le modèle d'une machine inventée en Amérique, Y eclipspeider , utile également pour les bas numéros est importé par M. J. De Ruyck, et construit aussitôt par M. nuytens-Kerremans. Un peu plus tard M. Huytens-Kerremans obtient un brevet pour un banc à broches, avec engrenage, ayant 64 broches au lieu de 48, muni d'un ressort pour rendre les bo- bines plus dures, et sous ce rapport économisant de la main-d'œuvre; il existe déjà chez M. De Hemptinne. Le métier continu est en même temps perfectionné par le même mécanicien. Le nombre des machines à vapeur s'accroît rapidement. Les mé- 78 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS tiers sont renouvelés dans presque toutes les anciennes filatures. On peut citer à Gand, parmi les plus remarquables, celles de MM. Rosseel et O , Fr. Lousbergs , Francs-Claes , Ed. Yanaken et De Bast , de Gand ; à Liège l'établissement de M. Cockerill sous la direction de M. Alexander, à Yerviers, celui de MM. Grandry et Poswick. Dans la filature de Liège, des étirages et des bancs à broches à pression venant d'Angleterre , des bancs à broches différant un peu de ceux pour lesquels M. Huytens-Kerremans a été breveté, y sont en activité depuis quelques mois. I Tissage mécanique. On a vu que l'importation de la navette volante est due à Liévin Bauwens ; elle est ainsi nommée parce que l'ouvrier n'y touche pas ; elle est chassée par des taquets au lieu de l'être par la main du tis- serand. Les tisserands, ceux de coton comme ceux de laine, étaient jusqu'alors dans l'usage de jeter la navette à travers les mailles du tissu , et quand la pièce excédait trois pieds en largueur, il fallait deux hommes à chaque métier, dont l'un jetait la navette de droite à gauche et l'autre de gauche à droite. Les Anglais font remonter l'invention de la navette volante, qu'ils nomment picking-peg, jusqu'en 1738, et l'attribuent à un nommé John Kay de Bury. Ce procédé permit aux tisserands de faire, les uns disent deux fois autant d'ouvrage , les autres seulement les deux cinquièmes de plus dans un temps donné. Il eut de plus l'avantage de fatiguer beaucoup moins l'ouvrier , en même temps qu'il lui donnait le moyen de tisser des étoffes de toutes les largeurs sans qu'il eût besoin d'aucun secours. La navette volante avait été employée en Angleterre , d'abord dans les manufactures de laine , et ne fut intro- duite que vingt ans après dans la fabrication du coton. En Belgique elle fut adaptée à l'une et à l'autre fabrication vers la même époque , c'est-à-dire en 1798. C'est de cette invention que date seulement, pour les Anglais, l'époque où ils commencèrent à exporter leurs étoffes DANS L'INDUSTRIE. 79 de coton. Ce qu'ils produisaient antérieurement suffisait à peine aux besoins de leur consommation. Mais les perfectionnemens dans les moyens de tissage ne devaient pas se borner là. En 1784 un ecclésiastique du comté de Kent, M. Cartwright, à la suite d'une conversation qu'il eut avec des fabri- cans de Manchester, qui faisaient observer qu'au moyen des nou- veaux procédés ou filerait bientôt tant de coton qu'il serait impossible de trouver les mains nécessaires pour le tisser, inventa le métier à tisser mécanique autrement dit le power-loom. Ce procédé n'obtint pas d'abord tout le succès auquel on s'at- tendait; cela venait surtout de ce qu'il était indispensable de rajuster de temps en temps les chaînes après qu'on les avait mises sur le mé- tier, d'où il résultait qu'il fallait une personne pour chacun de ces métiers. Mais une machine très-ingénieuse, inventée par M. Th. John- son de Bradbury, et nommée machine à apprêter de Ratcliffe, a obvié à cet inconvénient. Au moyen de cette machine, un enfant de douze à quatorze ans suffit pour deux métiers , et il produit dans un temps donné trois fois autant d'étoffes qu'en produit le meilleur tisserand à la main. En 1818 on ne comptait encore à Manchester et aux environs que deux mille métiers à tisser mécaniques, il y en avait quarante-cinq mille dix ans après. En 1804, un premier tissage mécanique pour le calicot fut monté à Gand par MM. F. G. et H. Lousbergs, dans le local du château de Renaix; on y compta jusqu'à 400 métiers battans, mais ce système no se répandit pas. En 1823 un autre système nommé dandy-loom, fut introduit par M. Frans De vos à l'abbaye de Tronchiennes; il con- sistait en un bâti ordinaire de tissage, mais la chaîne était préparée à la mécanique; les dandy-lomns furent bientôt dépassés par les p&wer- looms, et ils sont maintenant relégués dans les campagnes. En 1824 un anglais nommé Hurel apporta en Belgique les plans des métiers à tisser mécaniques, autrement appelés power-looms , et les céda à M. V. Voortman de Gand. Le système importé par Ilurel ne 80 INVENTIONS ET PERFECTIONNERONS réunissant pas toutes les conditions, MM. Martens, Smits, DeHemp- tinne et Y. Coppens firent exporter d'Angleterre la même année, en fraude, le système complet de Robertshill de Manchester, qui est généralement adopté aujourd'hui. Les métiers introduits par ces derniers ont servi de modèles à M. Huytens Kerremans pour commencer la construction des siens ; on en compte à présent plus de 2000 à Gand. On estime qu'ils ne bat- tent que 90 à 100 révolutions par minute. Il en existe en Angleterre qui battent 130 révolutions. Ce système vient d'être introduit par MM. Duncan et Grant, autres constructeurs de machines à Gand. M. F. Lousbergs a appliqué depuis 1832 les métiers à la Jacquard au tissage du coton. Il possède déjà environ cent de ces métiers réu- nis dans un atelier magnifique , et avec lesquels il produit des étoffes ouvragées admirables, telles que fichus, gilets, linge damassé, courtes- pointes, jupons de femmes. Impressions sur coton. ■ L'introduction des imprimeries d'indiennes avait été encouragée par le prince Charles l . Elles s'étaient multipliées à Bruxelles avant la réunion de la Belgique à la France ; elles avaient repris de l'activité comme beaucoup d'autres fabriques dans les dernières années du XVIIIme siècle ; et dans la seule province du Brabant (le département de la Dyle) on en comptait dix-huit , au premier rang desquelles se plaçait celle de MM. Basse frères, la plus ancienne de toutes, et qui avait servi de modèle aux établissemens du même genre. Cette fabri- que, créée d'abord par un nommé Lepper, avait été cédée à M. Rom- berg auquel MM. Basse avaient succédé. La presque totalité des toiles de MM. Basse s'exportait vers l'Al- 1 II est vrai de dire que le premier introducteur de cette industrie en Belgique fut Jean- Baptiste Meeus qui , à titre d'encouragement , obtint un privilège de dix ans pour la teinture et l'impression des toiles de coton blanches. L'octroi est du 6 août 1726. Le second octroi fut accordé à M. J. Beerenbroeck d'Anvers, le 13 juillet 1756. DANS L'INDUSTRIE. 81 lemagne ; leur fabrique pouvait presque rivaliser avec celle que MM. Oberkampf avaient fondée à Jouy près Paris. En 1803, on comptait déjà à Gand vingt-deux imprimeries sur coton, grandes ou petites. Celle de la famille Clemmen, connue en- suite sous le nom de Speelman et Durot , était la plus ancienne dans cette province et avait en quelque sorte engendré les autres. Les plus considérables ensuite étaient celles de MM. Devos et Voortman. MM. Vilder-Villiot, F. G. et H. Lousbergs, Snell Van Hoord, Claes, Story, Janssens - Sunaert , Julien Seghers, travaillaient pour les goûts les plus difficiles. Mais c'est ici le lieu de rechercher et de faire l'historique des divers procédés mécaniques successivement employés dans ces établissemens. Vers 1795 l'art de l'impression sur coton était encore dans son enfance, et ne produisait que des dessins aussi grossiers dans l'exé- cution qu'imparfaits pour le coloris. L'impression se faisait alors à la planche de bois gravée en relief sur poirier. Les différentes couleurs d'application se mettaient au pinceau; ce travail était confié à des femmes appelées pinceauteuses . Ce genre d'application de couleurs, non moins coûteux qu'impar- fait, excita des recherches et fut bientôt remplacé par de petites planches en bois qui s'appliquaient sur les rapports du dessin. Ce mode est encore employé aujourd'hui; il en est de même de la plan- che de bois dont l'usage est également conservé chez un grand nom- bre d'industriels pour le genre réserves et fantaisies. La gravure sur planche de bois a été tellement perfectionnée depuis, et cela par le secours des pointes en cuivre avec lesquelles on trace les lignes du dessin, qu'on s'en sert en partie pour l'impression des mousselines les plus fines; elle serait difficilement remplacée pour beaucoup d'articles. A l'époque où l'on commença à faire usage des petites planches en bois avec rapport, un peu avant le commencement de ce siècle, Liévin Bauwens introduisit d'Angleterre une machine à imprimer sur planches de cuivre. Ces planches épaisses de six à huit lignes Tom. XIII. 11 82 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS étaient de la largeur de la toile de coton. Elles se gravaient au burin ou à l'eau-forte. La couleur s'appliquait au moyen d'une brosse ; une racle d'acier en enlevait la superficie. La toile disposée sur un rouleau était amenée sur la planche gravée et une forte pression de rotation la forçait d'enlever la couleur restée dans la gravure. Ce genre d'impression n'était propre que pour faire les fonds blancs à bouquets détachés, les meubles, et une espèce de mignonnette grossière dite planche de cuivre. L'impression à la planche de cuivre présentait un inconvénient difficile à surmonter ; il consistait à laisser sur la toile imprimée les traces du rapport de la planche. Ce défaut se faisait surtout apercevoir dans l'impression des petits dessins. MM. F. Devos et Yoortman firent, les premiers, usage de la ma- chine à imprimer à la planche de cuivre, qui n'est plus guère em- ployée que pour le genre meuble. En 1800 la maison F. G. et H. Lousbergs de Gand inventa une mécanique pour imprimer au moyen de planches de cuivre gravées en relief. La Couleur s'appliquait avec un tampon, et la toile amenée sur la planche gravée en enlevait la couleur par la pression donnée au moyen d'un rouleau. Ce genre d'impression présentait encore plus de difficultés que la machine ci-devant décrite. Les rapports des planches se laissaient apercevoir davantage. Tous ces inconvéniens n'ayant pu être surmontés, cette mécanique fut abandonnée. Toutefois MM. Lousbergs exposèrent en 1806 à Paris des étoffes de coton im- primées d'après ce système. Pendant que l'impression au rouleau était inventée en Angleterre, elle l'était également en France par un nommé Lefèvre de Paris , qui commença par y trouver le principe d'une belle fortune et que le désespoir d'avoir manqué une machine à vapeur entreprise pour le compte d'une maison de Mulhausen, poussa plus tard au suicide. En 1807, MM. F. Devos et Lousbergs à Gand, et à peu de temps de là M. Fréd. Basse à Bruxelles adoptèrent le système de Lefèvre. Cette machine consiste en un bâti dans lequel s'ajuste un rou- DANS L'INDUSTRIE. 83 leau gravé sur cuivre jaune de la largeur de la toile. Ce rouleau, par un mouvement de rotation continu, prend la couleur placée au-dessous dans un baquet; une racle d'acier ajustée derrière le rouleau enlève la couleur et n'en laisse que dans la gravure. La toile disposée sur un rouleau touche le rouleau gravé, et au moyen d'une pression de 10 à 15,000 livres, elle se trouve forcée d'entrer dans la gravure la plus fine et d'en enlever exactement la couleur. La machine à imprimer au rouleau fit une révolution immense dans l'art de l'impression sur coton. Tous les obstacles rencontrés dans les mécaniques qui avaient précédé étaient levés, tant sous le rapport du fini et de la délicatesse des dessins que pour les moyens d'exécution. Cent vingt-cinq pièces de 32 aunes s'impri- mèrent en douze heures de travail avec l'assistance de quatre personnes. L'impression au rouleau présenta pendant grand nombre d'années des difficultés sous le rapport de la gravure; le manque d'artistes spéciaux et de bonnes machines retardèrent de beaucoup le développement dont ce genre d'imprimerie était susceptible. La gravure s'appliquait sur des rouleaux en cuivre rouge ou jaune massifs. Les premiers sont venus de Paris. Depuis, une maison d'Anvers a tenté de les couler; mais les soufflures qui s'y trouvèrent les rendaient impropres à la gravure. La maison Pierlot de Liège les coule aujourd'hui parfaitement bien. Les Anglais remplacèrent les rouleaux massifs par des rouleaux creux qui consistaient d'abord en une feuille de cuivre rouge jointe par la soudure. Ce mode reconnu vicieux fut remplacé par des rouleaux creux étirés d'une pièce sans soudure. Un axe se fixe au milieu et sert à une série de rouleaux. Ce système de rouleaux creux n'est pas généralement adopté par les industriels belges. Plus minces que les rouleaux massifs , ils ont l'inconvénient de nécessiter de fréquens renouvellemens. On a aussi essayé des rouleaux en fer de fonte. Peu d'industriels en font usage. On employait pour la confection de la gravure de petits poinçons 84 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS gravés sur acier. Ces poinçons s'enfonçaient dans le rouleau en cuivre au moyen du mouton ou de la presse; une division adaptée au tour en réglait la marche. A l'inconvénient qu'avait ce mode d'être très-long, il s'enjoignait un autre, celui de produire rarement une belle gravure. Un mois et six semaines étaient souvent employés pour finir la gravure d'un rouleau ; encore cette gravure était-elle imparfaite ; on ne pouvait notamment produire par le poinçon la gravure avec le picotage. Après une vingtaine d'années pendant lesquelles on fit usage de la gravure au poinçon, on se procura les machines propres à graver à la molette. En 1827, à Gand, M. De Hemptinne, successeur de F. G. et H. Lousbergs, à Bruxelles, M. F. Basse, firent venir d'Angleterre tout le système propre à faire la molette , consistant en une machine à relever, diviser et appliquer la molette sur le rouleau. Ce genre de gravure nécessite de bonnes mécaniques ; la machine à diviser doit être d'une précision parfaite. L'immense avantage de la gravure à la molette est de produire des dessins plus parfaits et de gagner un temps précieux. La molette étant confectionnée, l'application sur le rouleau peut se faire en 12 heures suivant le genre de gravure. La difficulté de la gravure à la molette consiste dans la perfection de la molette elle-même. Pour confectionner la molette, l'artiste graveur applique d'abord sur une molette en acier le bouquet ou une fraction du dessin dont il veut recouvrir son rouleau en cuivre. Cette gravure faite en creux se nomme la matrice. Cette matrice s'enfonce dans une deuxième molette et produit ainsi un relief qui se nomme le mâle. Au moyen de la machine à diviser on applique le mâle sur une troisième molette, et on l'enfonce autant de fois que la division le nécessite. Le résultat est la molette entière en creux. On enfonce ce creux dans une quatrième molette qui produit le relief; cette molette, après avoir été trempée, s'applique sur le rouleau et DANS L'INDUSTRIE. 85 s'enfonce an moyen d'une pression produite par une bascule ou par une presse. Le système de la machine à imprimer au rouleau a déjà subi des améliorations. Il en existe aujourd'hui à deux et trois couleurs. M. Story Van Waes de Gand en possède une à deux couleurs dans sa belle fabrique de Laeken. En 1826, M. De Hemptinne et M. Poelman-Hamelinck de Gand, M. F. Basse de Bruxelles, introduisirent le tour à guillocher les rouleaux pour l'impression. Ce genre de gravure était particulière- ment bon pour les dessins à colonnes. On exécute aussi par ce procédé les plus belles choses en points sautés. La gravure au guilloché a cédé au caprice de la mode et n'est plus à l'ordre du jour. En 1834, M. De Hemptinne et M. Poelman-Hamelinck de Gand, MM. Prévinaire et Seny de Bruxelles, introduisirent la machine dite pérotine, système au moyen duquel trois couleurs s'appliquent à la fois, remplaçant ainsi la planche de bois. Cette machine, ingénieusement disposée, est composée de trois planches gravées sur bois, et de la largeur de la toile de coton; la toile amenée par des rouleaux, reçoit successivement l'impression de chaque planche. Les planches se trouvent alimentées en cou- leur par des châssis que présente le mécanisme de la machine. L'avantage de la pérotine est d'abord de produire une perfection où les rapports des planches ne sont point aperçus , et en second lieu , de faire le travail de dix à quinze ouvriers imprimeurs. L'impression à la pérotine est surtout avantageuse pour le genre faux teint, attendu que ces couleurs ne subissant pas le garançage, les différentes nuances peuvent s'imprimer à la fois. Pour la couleur bon teint on ne peut réunir que le noir , le rouge et le lilas qui subissent l'opération du garançage. Pendant un laps de plus de 40 ans, les imprimeurs d'indiennes ont fait des recherches et des essais inutiles afin de trouver une machine qui remplaçât avantageusement la butte ou le fléau , 86 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS servant à nettoyer et dégorger la toile de coton. Le foulon, quoi- qu'imparfait , est resté en usage chez quelques industriels. Enfin en 1826 le sieur F. Devos fit construire une machine aussi simple que solide, sur le système de celles déjà établies à Rouen, et le but fut rempli. Deux gros rouleaux en bois tournent l'un sur l'autre. Le rouleau inférieur est pourvu de 7 ou 8 cannelures. Les rouleaux ainsi disposés reçoivent un mouvement de rotation qui force le marteau supérieur de retomber dans les cannelures , et donne ainsi à la toile un coup qui remplace l'action du fléau. En 1827, M. De Hemptinne obtint un brevet d'invention pour une machine qui avait l'avantage de battre et de rincer à la fois la toile de coton; mais cette machine, susceptible de grandes réparations , fut abandonnée par son auteur. La machine à battre, maintenant en usage, ne peut servir que pour les tissus grossiers. Il paraît qu'en France on fait usage des roues à laver dites wash- wheels pour les étoffes fines, telles que mousselines, jaconas, etc. L'impression sur coton a aussi reçu des améliorations dans le système de garançage , qui se fait presque généralement à la vapeur. Ce mode , outre l'économie de combustible et de main d'œuvre , donne une teinture plus régulière. Les indienneurs ne sont pas d'accord sur le système du blanchi- ment de la toile de coton : les uns blanchissent au chlore, les autres font encore usage de la prairie. Le temps décidera du meilleur mode à suivre. Depuis quelques années on a fait usage du système pour fixer à la vapeur les couleurs d'application. Ce système introduit par M. Aubert en 1830, et pratiqué d'abord pour les impressions sur soieries , a l'avantage de donner des couleurs plus brillantes , et en même temps plus solides. De 1807 (époque de l'introduction du rouleau) jusqu'à 1820, l'impression de l'indienne fit peu de progrès en Belgique. La preuve de ce fait résulte de l'exposition de l'industrie nationale à DANS L'INDUSTRIE. 87 Gand, en 1820. Exceptons cependant M. F. Basse qui rivalisait déjà alors avec les Suisses, pour le genremignonnette, et la maison Schavye de Bruxelles , qui exposa des impressions sur rouge d'An- drinople jusqu'alors inconnues dans la fabrication du pays. Dans l'intervalle de l'exposition de 1820 à celle de 1830, on peut remarquer un progrès qui provenait principalement de la gravure. Les coloris avaient peu changé, à l'exception cependant du lilas exposé par MM. F. Basse et Desmet frères, qui pouvaient rivaliser avec ce que les Français faisaient de mieux. MM. Prévinaireet Seny , Yates et compagnie, Alexis Sauvage , avaient produit des impressions sur mousseline bien traitées, mais on peut dire que ces industriels avaient fait un tour de force, en confectionnant ces objets, qui n'étaient que de circonstance, et qu'ils n'auraient pu couramment fournir à la consommation. : ;-_,. Arriva enfin l'exposition de 1835, qui mit à découvert des progrès immenses dans l'impression de l'indienne. Les lilas, les lapis, le gros bleu fonds blancs, imprimés sur la machine à deux couleurs, se faisaient remarquer; les rouges d'Andrinople exposés par MM. De- leemans et Prévinaire et Seny pouvaient être comparés avec ce que les étrangers font de mieux. Les fantaisies et les dessins roses pro- duits par M. De Uemptinne laissaient peu à désirer sur ce que les fabriques de Mulhausen fournissent de mieux dans ce genre, et, cir- constance qu'il ne faut pas omettre, tous les articles présentés étaient livrés à la consommation journalière par les industriels exposant. La manière dont les produits de M. De Hemptinne de Gand figurèrent à l'exposition de 1835, les services qu'il avait rendus à sa branche d'industrie par une longue suite d'efforts, valurent à ce fabricant, au mois d'octobre 1836 , la croix de l'ordre Léopold. Le rapport du jury lui reconnaît encore un titre , qui se trouve omis dans mon récit. « M. De Hemptinne a très-bien réussi à appliquer sur les toiles de » coton, une couleur végétale solide qui n'était pas encore en usage » chez nous. Cet habile fabricant s'exerce sans relâche à perfection- 88 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS » ner les articles qu'il livre au commerce. Sa manufacture, établie » sur une grande échelle, joignant à l'impression la filature et le tis- » sage, réunit tous les titres à une distinction du rang le plus élevé. » Au mois d'octobre 1836, M. F. Basse a obtenu comme M. De Hemptinne, et pour les mêmes motifs, la croix de l'ordre Léopold. Fabrication du drap. Jusqu'en 1798, les diverses opérations qui constituent l'art du drapier, se faisaient en général à la main. Cette fabrication, pour la Belgique, avant sa réunion à la France, était presque entière- ment restreinte au pays du Limbourg ' , parce que la main-d'œuvre y était à meilleur marché qu'ailleurs ; elle n'employait pas moins de 30,000 personnes; la laine venait en majeure partie d'Espagne. Au moment de la réunion de la Belgique à la France , cette branche d'industrie avait un fort grand développement; elle était répartie en 52 villages et 580 petits hameaux, dont Yerviers et Eupen étaient le centre. La surveillance du fabricant devait être alors plus difficile. Les ouvriers habitaient la campagne; ils recevaient du fabricant, soit la laine pour filer, soit le fil pour tisser l'étoffe; ils travaillaient à façon chez eux, surtout durant les longues soirées d'hiver au milieu de leur famille, qui les aidait dans ce travail. Ce système avait surtout pour inconvénient d'entraîner de plus longs délais de fabrication , et un coulage certain dans l'emploi de la matière première ; les fabricans étaient forcés de mettre dehors des capitaux plus considérables , qui rapportaient moins, parce qu'ils se renouvelaient moins souvent. Mais ils économisaient les frais d'entretien et les intérêts d'un grand matériel; et la main 1 M. Gachard , dans un précis historique qui précède le rapport du jury d'examen sur l'exposition de l'industrie en 1835, fait connaître minutieusement les circonstances qui ont amené le déplacement de cette industrie dont le siège était d'abord dans les Flandres. Tous ces détails remontent à une époque antérieure à celle que j'avais à traiter. DANS L'INDUSTRIE. 89 d'œuvre était d'ailleurs à si bon marché que, pendant plusieurs années ce mode de travail a pu lutter contre les procédés mécaniques que nous allons décrire. Sur quelques points de la France, et même en Belgique, dans les parties reculées du Luxembourg, il tente de résister encore. Le système alors en usage dans le Limbourg pour la fabrication du drap a beaucoup d'analogie avec celui qui continue de prévaloir dans les Flandres pour la fabrication de la toile de lin, et dans le Ilainaut pour la bonneterie. Au milieu de ces fabricans, on en comptait plusieurs qui avaient une grande importance. Les maisons Biolley et Simonis tenaient déjà le premier rang. Dans le courant de l'année 1798, à cette époque où toutes les branches d'industrie dépouillaient les anciennes formes, un ouvrier anglais se présenta aux chefs de ces deux maisons; il leur exposa qu'il venait de Stockholm où il avait construit plusieurs machines dont on se servait déjà en Angleterre pour la filature de la laine; il désirait trouver de l'occupation pour lui et sa famille, qui était assez nom- breuse; il leur proposa de construire un ou deux assortimens de ces machines. MM. Biolley et Simonis accueillirent de suite la propo- sition ; il y avait d'abord dans la situation de l'homme par qui elle était faite , quelque chose qui touchait de près au besoin , et qui excitait l'intérêt; son langage d'ailleurs inspirait la confiance. Un accord entre les maisons Biolley ' et Simonis d'une part, et cet ouvrier de l'autre , par lequel le prix de chacun de ces assortimens était fixé à 25,000 fr., fut aussitôt conclu. L'assortiment se composait d'une droussette, d'une carde, d'un moulin à filer en gros et de quatre moulins à filer en fin. Tel fut le principe de la révolution qui devait en peu d'années 1 La maison Biolley était dirigée alors par M™ veuve Biolley, qui a laissé à Verviersune grande réputation d'habileté. Elle est morte à Verviers en 1832. Les affaires sont maintenant entre les mains de M. Raymond Biolley, qui sait maintenir cette maison au point élevé où Mm* veuve Biolley l'avait portée. Tom. XIII. 12 90 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS changer la face de l'industrie drapière en Belgique. Telle fut aussi l'origine de la maison Cockerill , car l'ouvrier dont nous venons de parler n'était autre que William Cockerill père. Les faits que je viens de rappeler ont une certaine importance historique ; ils constatent que , dans cette circonstance encore , quoique depuis quelques années les provinces belges fussent incor- porées à la France, elles continuaient de se distinguer entre les diverses parties de ce grand empire , par leur esprit industriel et leur sagacité à saisir , les premières , tout ce qui constituait un véritable progrès \ MM. Biolley et Simonis étaient en possession des nouvelles machines construites par Cockerill; ils les faisaient fonctionner depuis long-temps; d'autres fabricans de Yerviers et des environs, étaient entrés dans ce mouvement, lorsqu'en 1802, un nommé Douglas , attiré d'Angleterre à Paris par le gouvernement français , obtint un brevet d'invention de quinze années pour de nouvelles machines perfectionnées propres à la fabrication, à l'apprêt et au brossage de toutes sortes de draps , casimirs , étoffes de laine, et forma un établissement pour la construction de ces mécaniques dans l'île des Cygnes près Paris, avec trente mille francs que lui 1 On lit dans le Moniteur Universel du 28 germinal an XIII. «c Aucune province d'Europe n'offre une population plus nombreuse, plus industrieuse, plus aisée peut-être que celle qui occupe le territoire des Belges successivement réuni à la France. » Le génie patient, l'honnêteté, le bon sens de ces peuples, expliquent cette prospérité et sont autant de garans de succès de ce qu'ils entreprennent dans les arts, le commerce et l'industrie. » Dès avant le XV0 siècle, ils étaient presque les seuls fabricans distingues et les plus riches négocians connus , si l'on en excepte ceux d'Italie avec lesquels ils entretenaient un grand commerce. C'est à l'émigration d'un grand nombre d'entre eux pendant la guerre qu'ils eurent avec FEspagne , que sont dus les premiers établissemens des fabriques d'étoffes qui se for- mèrent alors en Angleterre , en France et dans plusieurs états de la Saxe. » Un caractère particulier des Belges, et qui sert encore à expliquer la population et l'in- dustrie remarquables de leur contrée, c'est l'esprit de ressource locale, si l'on peut parler ainsi, qui leur fait trouver dans les lieux de résidence, les moyens de prospérité ou d'aisance que d'autres aiment à aller chercher au loin. » DANS L'INDUSTRIE. 91 fournit le gouvernement français. M. Douglas a dûàcette circonstance de position , l'avantage d'être nommé presque toujours de pair avec MM. Biolley , Simonis et Cockerill comme ayant contribué à l'im- portation des mécaniques pour la fabrication des draps; mais il a toujours été reconnu que les villes qui furent les premières à se servir de ces mécaniques sont Verviers, Hodimont, puis Eupen et Aix-la-Chapelle, et qu'elles augmentèrent par là l'importance de leur commerce avec le Levant. Cet aveu se trouve dans le Moniteur universelle 1810. Cependant lors de la distribution des prix décennaux, en 1810, les machines de Douglas avaient été citées de préférence à celles du mécanicien qui , depuis plus de douze ans, avait adopté la Belgique pour patrie, et n'avait cessé depuis ce temps de l'enrichir du fruit de ses inventions et de son travail; il réclama contre cette injustice et provoqua un nouvel examen qui fut suivi d'un rapport supplé- mentaire , où l'on remarque la phrase suivante : « M. Cockerill avait pour rival dans la construction des machines pour la fabrication des draps , M. Douglas. La commission de l'in- stitut a reconnu que les machines construites dans les ateliers de ce mécanicien sont établies sur de bons principes; on remarque dans celle à ouvrir que la laine n'est point brisée dans la carde , que l'on peut régler la position respective des cylindres sans arrêter la machine, ce qui abrège l'opération. Dans la machine à filer, l'on peut donner à chaque aiguillée de fil beaucoup plus de longueur qu'avec les autres machines du même genre. Le mécanisme destiné à ouvrir et fermer la barre pour faire avancer le fil sans le fatiguer , est simple et ingénieux. L'exécution de toutes ces machines nous a paru d'une bonté et d'une précision suffisantes pour leur desti- nation. » Les diverses machines qui prévalurent dans la filature de la laine sont celles qui furent construites sur le principe qu'on avait si heureusement appliqué à la préparation du coton. On commen- çait par ouvrir la laine dans la droussette, on la cardait et on la 92 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENT faisait ensuite passer sur les divers moulins ou mull-jennys à filer en gros et en fin jusqu'à ce que le fil eût atteint le degré de finesse qu'on désirait lui donner. Les machines de Cockerill étaient toutes d'après ce système. La seule modification introduite dans le tissage des draps, est l'emploi de la navette volante ; elle suivit de près l'emploi des ma- chines à filer : nous pouvons la placer entre 1802 et 1803. Parmi les diverses améliorations importantes qui depuis, et suc- cessivement , furent encore apportées dans les autres opérations de la fabrique des draps, nous citerons la machine àlainer, dont l'in- troduction est due à M. Douglas, et remonte à 1806. Le lainage du drap est une façon qu'on lui donne après qu'il a été foulé ; elle a pour but de tirer au moyen de chardons les poils de la laine en longueur, et de lui donner par là de la douceur et de l'éclat. Cette opération, qui se faisait précédemment à la main, se fait partout actuellement par la nouvelle machine , au moyen d'un mouvement de rotation qui lui est imprimé. Les grands fabricans déjà nommés adoptèrent encore les premiers ce perfectionnement. Après les machines à lainer, arrivèrent les machines à tondre. Les forces ou cisailles que maniaient à la main d'abord les ouvriers, étaient mises en mouvement, dans un premier système, par un mo- teur général. Elles furent remplacées en 1822, par les tondeuses, invention américaine exploitée d'abord en France par Poupart de Neuflize. Ces machines opéraient par le moyen de lames en spirale, telles qu'elles ont été notablement améliorées en Angleterre. M. Biol- ley a importé le nouveau modèle en 1827 ; on a pu voir une de ces machines construites par MM. Houget et Teston, à l'exposition de 1835; elle a valu à ces mécaniciens le suffrage de tous les con- naisseurs. L'emploi de la vapeur comme force motrice dans les fabriques de draps ne date que de la paix. La situation de Verviers sur la Vesdre, qui permettait à chaque fabrique d'en utiliser le cours et la force , n'avait pas fait prompte- DANS L'INDUSTRIE. 93 ment sentir cette nécessité. Toutefois il existe aujourd'hui un assez grand nombre de ces machines; elles sont utiles d'abord dans les petits établissemens pour lesquels une chute d'eau excéderait les besoins ; elles sont utiles encore dans les grands établissemens en été, lorsque la rivière ne fournit plus une masse d'eau suffisante pour alimenter les moulins. Les premières machines à vapeur furent montées chez M. Hodson, M. Sauvage et M. Biolley; la première avait une force de seize chevaux et les deux autres de quatre ; elles ne commencè- rent à fonctionner qu'en 1817. Mentionnons encore une amélioration qui, quoique secondaire, joue en ce moment un rôle au-dessus de son importance, parce qu'elle a pour résultat d'augmenter le coup d'oeil de l'étoffe ; c'est du dëcatissage à la vapeur que nous voulons parler. Ce procédé vient d'Angleterre, où il est connu sous le nom de patent-dress. Les fabricans belges en font usage depuis 1826. La première machine a été importée par M. Sauvage, et il s'était fait délivrer un brevet ; mais presqu'aussitôt après MM. Houget et Teston en ont construit d'autres de leur invention qui ont rempli le même but, et étaient beaucoup moins chères. Le décatissage fait que des draps de même qualité peuvent paraître plus ou moins flatteurs les uns que les autres. Les divers exposans en draps, à l'exposition de 1835, ont montré tout le parti qu'ils en savent tirer. En sa qualité d'inventeur d'un assortiment de machines à filer la laine cardée, le nom de M. Gilain de Tirlemont, déjà cité au chapitre de la construction des machines, doit être rappelé ici, puisque l'amélioration dont il est l'auteur se rattache à la fabrication du drap. Parmi les industriels auxquels le pays est redevable de sa supério- rité, indépendamment de ceux que j'ai précédemment nommés, il faut citer encore M. Laoureux et MM. Lieutenant et Pelzert. M. Laoureux a des ateliers qui sont partout mis en première ligne par leur ensem- ble et leur belle tenue; il s'est toujours montré fort empressé de saisir les perfectionnemens , et l'heureuse application qu'il en a su faire, 94 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS l'a mis à même de soutenir avantageusement toutes les concurrences. Il gagnait à une époque où presque tous ses confrères restaient sta- tionnantes. La plupart des étoffes de laine nouvelles ont été introduites par MM. Lieutenant et Pelzert qu'une grande activité distingue. C'est à eux qu'on dut, en 1822, la première fabrication des cuirs de laine; plus tard celle des draps â côtes et de toutes les étoffes dites de nou- veautés mélangées de soie ou de coton. Ils ont appliqué jusqu'à quinze lames au métier à tisser. La draperie en Belgique est une industrie éminemment progres- sive; elle le doit à l'esprit éclairé des maisons qui en occupent les premiers rangs, et aux grands capitaux qu'elles ont trouvés dans leur économie et leur travail persévérant. Ces maisons ont survécu â toutes les grandes secousses politiques qui , en venant périodique- ment fondre sur la Belgique, semblent rappeler ses habitans d'une manière constante à la prudence; en dépit des pertes que ces évé- nemens ont dû leur occasionner, elles ont trouvé moyen de se tenir toujours au niveau du progrès que l'infatigable Angleterre réalise chaque jour dans ses divers travaux industriels ; et tout en adoptant les améliorations étrangères, elles ont su conserver cer- taines qualités inhérentes au sol et à l'esprit de l'ouvrier belges, qui les mettent à même de lutter avec presque toutes les nations rivales, et empêchent quelquefois les nations rivales de lutter avec elles. On ne pourrait sans sortir du cadre qui nous est tracé, expliquer les diverses améliorations que M. Biolley a introduites dans l'orga- nisation intérieure de sa fabrique ; il faut donc renoncer à faire con- naître tous les liens de prévoyance , de sage philanthropie et de douce moralité , par lesquels cet homme de bien semble s'être constitué le bienfaiteur et le père plus encore que le maître de 2000 travailleurs qu'il fait vivre. Sous ce rapport surtout, M. Biolley mériterait d'être cité comme le généreux fondateur d'un système complet de gestion industrielle qui honore le pays. DANS L'INDUSTRIE. 95 Laines peignées. Une grande partie des laines peignées que la bonneterie belge emploie a été jusqu'ici travaillée à la main. Les étoffes fines dans la fabrication desquelles entre ce genre de laines , ailleurs si variées , et l'objet d'affaires importantes, ne sont encore pour la produc- tion nationale que des raretés et des exceptions. Des essais, soit pour la filature, soit pour le tissage, ont été tentés, et se pour- suivent; mais, quoique dirigés par des mains habiles, ils éprouvent une peine fort grande à surmonter la concurrence étrangère. La maison Biolley pour ce genre d'industrie encore s'est mise à la tête du progrès. Une fabrique de laines peignées a été fondée par elle en 1822; elle possède 800 broches mues par une machine à vapeur, et le système des métiers continus fut celui auquel on donna la pré- férence pour le travail de la filature. Depuis la mort de Mu,° Biolley, M. Grandry, beau-frère de M. Raimond Biolley, dirige cet établisse- ment; il y a ajouté le tissage du stuff; mais il ne parait satisfait des résultats de son travail ni pour le fil ni pour les étoffes qu'il produit. Il y a à Verviers une autre filature de laine peignée sous la raison Pastor et Cic, et dans laquelle M. Cockerill est intéressé. On y a com- mencé la fabrication du mérinos. On compte à Liège également quelques fabriques du même genre, notamment celles de M. de Melhem et de M. Jamme; la première file et tisse les laines fines, la seconde les laines peignées communes. Aux diverses expositions depuis 1820, il a toujours paru des échan- tillons de laines peignées et filées à la mécanique, ou d'étoffes au tissage desquelles ces laines sont employées; et cependant on ne peut regarder ces diverses fabrications que comme étant encore dans l'état incertain des industries à leur début. Ainsi à l'exposition de 1835, M. Biolley a produit de beaux échantillons de flanelle dans le genre anglais, qui ne laissaient rien à désirer pour la qualité; mais cette maison n'a pu, à cause des prix, ajouter cette fabrication à celle qu'elle suit déjà avec tant de supériorité. Il y a quelques 96 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS . petites fabriques de flanelle commune dans la Flandre occidentale. Le gouvernement précédent avait entrepris de donner à la fabrica- tion du mérinos ainsi qu'à celle des mousselines de laine des encoura- gemens tout particuliers , qui n'ont rien produit de durable. Il nous reste à signaler quelques autres inventions ou améliora- tions de procédés mécaniques appliqués aux divers arts de l'industrie. Ceux que nous avons fait connaître, et qui comprennent la fabrica- tion des étoffes de laine et de coton, résument avec les machines à vapeur, dans leurs emplois multipliés, et les chemins de fer, toute la grande révolution industrielle de notre époque; cette révolution dont l'Angleterre a recelé le germe pendant une partie du XVIIIe siècle, et qui depuis cinquante ans s'étend sur tous les pays avec bien plus de rapidité que les révolutions sociales ou politiques. Les résultats de cette transformation ont pu être assez long-temps douteux ; aujourd'hui encore ils sont jusqu'à un certain point con- testés. Et, en effet, à la vue des misères sociales toujours si nombreu- ses, au souvenir de toutes ces crises industrielles dans lesquelles la faim a paru pousser des milliers d'ouvriers au désordre, en présence du fléau de la mendicité qui semble dévorer nos villes , s'il n'est pas rigoureusement logique de dire que nous devons ces maux à l'emploi des machines, il est peut-être du moins permis de penser que les nouveaux procédés n'ont pas encore rempli toutes leurs promesses ; et s'ils ont diminué déjà une partie de ces misères, combien donc elles devaient être lourdes et nombreuses celles qui pesaient sur les générations précédentes ! Du reste des faits ont été mis en regard, un parallèle a été établi , et la moindre conclusion qu'on en puisse tirer en faveur des machines , c'est que sans elles il serait impossible de produire le strict nécessaire pour satisfaire aux divers besoins de la population ; c'est que sans elles encore nous aurions continué à être tributaires pour plusieurs centaines de millions de francs chaque année des étoffes de l'Inde que l'Europe fabrique maintenant. La DANS L'INDUSTRIE. 97 conclusion que l'Angleterre en tire, c'est qu'elle leur doit sa pré- pondérance industrielle, commerciale et politique, sa population doublée , ses immenses ressources financières , son triomphe dans la lutte qu'elle soutint contre Napoléon; et nul pays n'a certes poussé plus loin le développement de ce système de fabrication , puisqu'en ce moment on y estime le travail qui s'y fait par machines à celui qu'exécuteraient quatre cent millions d'hommes. Il y a dans ce der- nier chiffre quelque exagération; mais voici pour le seul filage du co- ton les calculs qui ont été faits, et qu'on peut regarder comme exacts : « En Angleterre deux cent mille fileurs et fileuses mettent en » œuvre chaque année trois cent millions de livre de coton en laine ' ; » ils dirigent le travail de neuf millions cinq cent mille fuseaux » mécaniques, mis en mouvement par des forces hydrauliques équi- « valentes au tirage de onze mille chevaux, et par des forces de )) vapeur équivalentes au tirage de trente-quatre mille chevaux. » Il faudrait au moins dix-neuf millions de fileuses indiennes » pour opérer le même travail. Chaque fileuse de l'Indoustan gagne » un misérable salaire, seize centimes deux tiers par jour, un franc )) par semaine, cinquante-deux francs par an. Pour dix-neuf mil- » lions de personnes, il n'en résulterait pas moins une dépense totale » de neuf cent quatre-vingt-huit millions, c'est-à-dire près d'un » milliard par année 2. » Dans la Grande-Bretagne, les hommes, les femmes, lesenfans, employés au filage du coton gagnent , terme moyen , deux francs par jour, douze francs par semaine, six cent vingt-quatre francs par an. Cela fait pour deux cent mille fileurs et fileuses , un peu moins de cent vingt-cinq millions de francs par année. De plus quarante- cinq mille chevaux de forces inanimées, fussent-elles toutes fournies par la vapeur, n'exigeraient guère, en matières combustibles, que vingt millions de dépenses annuelles. Dépense totale des forces tant animées qu'inanimées, au plus cent quarante-cinq millions. 1 Pour 1830 , on l'estime à près de quatre cent millions de livres (1,200,000 balles). » Ch. Dupin. To». XIII. 13 98 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS On voit donc qu'avec un gain moyen si différent , cinquante-deux francs par année pour chaque fileuse de l'Inde , six cent vingt-quatre francs par année pour chaque fileur d'Angleterre, la même quantité de travail exigerait comme prix des forces tant animées qu'ina- nimées : Travail de l'Inde au moins 988 millions. Travail de l'Angleterre, au plus, 145 millions. Le profit matériel est clair; mais un résultat qui jusqu'à présent nous paraît beaucoup moins prouvé, quoiqu'il ait cessé de faire l'objet d'un doute dans l'esprit de beaucoup d'hommes distin- gués, c'est celui de savoir si le nouveau système industriel tend à inspirer à l'homme qui travaille un sentiment plus certain de sa di- gnité, des habitudes d'ordre plus régulières, des goûts d'économie plus vifs, des pensées de morale plus pures. On cite à l'appui les dé- pôts des caisses d'épargnes; à ce résultat matériel, il est facile d'op- poser les tables de l'état civil et des hospices d'enfans trouvés qui mettent à découvert un triste dérèglement dans les familles, les statistiques criminelles, qui nous révèlent une progression croissante de délits et de crimes. La question n'est pas mûre encore; elle n'est pas entourée d'un nombre suffisant de faits précis pour recevoir une solution positive. Filage du lin. FABRICATION DE LA TOILE. La révolution dans le filage du lin et la fabrication de la toile n'est pas encore fort avancée en Belgique; cependant on peut déjà la pressentir. Elle est presque complète en Angleterre. Dans le pre- mier de ces pays, l'opinion des consommateurs est jusqu'à présent restée contraire à la qualité des fils travaillés et des étoffes de lin tissées par les métiers à mouvement continu. Les fileurs et les tisse- DANS L'INDUSTRIE. 99 rands repoussent l'emploi de métiers qui, dirigés par des mains encore mal exercées, ne peuvent naturellement produire tout ce qu'avec plus d'expérience chez l'ouvrier ils pourraient donner. Au dire d'hommes experts, ces métiers d'ailleurs, sous le rapport de l'économie et de la perfection du travail, n'ont peut être pas encore vaincu toutes les difficultés que présente le lin par la longueur de son fil, et par la force de cohésion qui réunit entre eux tous les brins élémentaires. Les tentatives en Belgique n'ont guère jusqu'ici porté que sur la fabrication du fil d'un bas numéro. Une circonstance paraît au sur- plus justifier la circonspection des fabricans et des ouvriers de ce pays; leur toile filée et tissée à la main continue d'obtenir la pré- férence, en concurrence avec les toiles d'Angleterre l. La production du lin étant plus limitée que celle du coton, les moyens par lesquels l'industrie de l'homme cherche à se mettre en mesure d'en fabriquer une quantité plus grande ont beaucoup perdu de leur importance. Cette importance , il était naturel qu'ils l'eussent à l'époque de la guerre continentale, et de cette lutte entre deux peuples où il fallait forcer la nature et l'art pour que chacun pût se passer des productions de l'autre. Aussi comprend-on qu'alors Napoléon ait offert un prix d'un million à celui qui, en inventant les moyens mécaniques de tisser le lin aussi facilement, et dans les mêmes finesses que le coton, ferait entrevoir la possibilité de re- pousser le coton de la consommation du continent. Depuis que la culture de ce lainage s'est multipliée, et qu'il est tombé à si bas prix que malgré les grands frais de transport qu'il occasionne, il reste comme matière première infiniment meilleur marché et plus abon- dant, la nécessité de ce nouveau perfectionnement s'est fait moins sentir; c'est du moins ainsi qu'on a cru pouvoir raisonner jusqu'à ce jour dans les Flandres, et considérer avec une sorte d'indifférence les efforts des Anglais. 1 Depuis 1837, la fabrication anglaise a Tait des progrès qui menacent sérieusement la fa- brication belge. 100 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENT Les opérations préparatoires influent beaucoup sur la qualité du lin. De ce nombre sont le rouissage et le serançage. On a essayé le rouissage à la minute; les Anglais ont construit une machine à l'aide de laquelle on exécute sur la tige du lin toutes les opérations qui constituent le rouissage, le serançage et le maillotage. En Belgique plusieurs personnes , au nombre desquelles il faut citer MM. Dandelin et M. A. Sacré, ont essayé des procédés analogues , mais l'expérience n'a pas encore donné une sanction définitive au succès de leurs re- cherches. M. Christian, né en Belgique, directeur du conservatoire des arts et métiers de Paris, est inventeur d'une machine propre à préparer le lin et le chanvre sans rouissage. Ces premières opérations continuent donc à se faire par l'ancien système, c'est-à-dire le rouis- sage dans l'eau , le serançage et le maillotage à la main ; et l'on prétend qu'il en est encore de même en Angleterre. On réussit mieux pour le filage. J.-B. Kruck, natif de Gand, est assez généralement regardé comme le premier inventeur en Belgique d'un procédé pour filer le lin à la mécanique ; ses premiers essais remontent à l'année 1806; c'est à Bruxelles qu'il les entreprit; mais il manquait de capitaux , il ne put faire à ses machines les améliora- tions que l'expérience lui faisait découvrir. Les lignes suivantes que l'on trouve dans un rapport officiel sur la maison de détention de Gand , publié le 20 nivôse an II, par le Moniteur Universel , éclairent un peu ce fait : a La filature du lin à la mécanique, y est-il dit , s'est beaucoup » améliorée depuis que l'entrepreneur a trouvé le moyen d'hu- )> mecter le fil au moment où il se forme. Cette pratique lui donne » un degré de solidité qu'on avait vainement cherché à produire » jusqu'à présent. Aujourd'hui ce fil est parfaitement propre à » former les chaînes destinées à la fabrication de la toile. » L'en- trepreneur dont on parle était Liévin Bauwens. On peut donc pré- sumer par là, que Kruck ne fut que le continuateur d'un procédé importé dans l'origine par Bauwens, en même temps que les ma- chines à filer le coton. Kruck a en effet été employé par ce dernier. DANS L'INDUSTRIE. 101 Madame Biolley entreprit la filature du lin; M. Pirard, son beau- frère, lui a succédé dans l'établissement qu'elle avait fondé dans ce but à Ensival. M. Pirard a ensuite été remplacé par MM. F. Delmar- mol et Ci0 qui, pour les bas numéros réussissent assez bien, mais pourraient peut-être perfectionner leurs machines. Les essais de Mme Biolley à Ensival datent à peu près de la même époque que ceux auxquels les frères Cockerill se sont livrés à Seraing dans les premières années de la constitution du nouveau royaume des Pays- Bas. En parlant de Seraing nous avons mentionné ces derniers. En 1829, une société anonyme se forma sous la direction de M. E. Claessens pour se livrer à ce genre de filature; elle avait établi ses ateliers à la porte de Laeken; les événemens politiques de 1830 et 1831 l'arrêtèrent. A la même époque, MM. Demonceau frères commencèrent un éta- blissement à Grez près Wavre, pour filer à la mécanique, non-seule- ment le lin, mais aussi les étoupes; c'est le système de J.-B. Kruck qu'ils mirent en œuvre, mais avec des perfectionnemens. Les produits de cette fabrique obtiennent un succès incontestable. On y file prin- cipalement depuis le n° 12 jusqu'au n° 22 métrique; leur fil est em- ployé également pour fil à coudre et pour fil à tisser. Il est difficile à MM. Demonceau de suffire à toutes les commandes qu'ils reçoivent ; ils peuvent exporter avec avantage. Ces fabricans construisent eux-mêmes leurs machines; le fils de M. Kruck dirige leurs ateliers de construction. Leurs métiers à filer n'ont que trente broches , ceux d'Angleterre en comptent jusqu'à 132. MM. Demonceau trouvent que leurs métiers sont plus faciles à ma- nœuvrer pour des ouvrières qui n'ont pas encore toute l'habileté désirable. Les frères Demonceau n'emploient que des ouvriers du pays, principalement déjeunes filles au-dessous de 20 ans, qu'ils se chargent de former eux-mêmes à l'emploi de leurs métiers. M. Lousberg de Matines , M. Catteaux-Gauqué de Courtrai et quelques autres encore fournissent également au commerce des fils de lin travaillés à la mécanique; leur finesse ne dépasse pas le n° 40, 102 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS et leurs prix ne présentent qu'une différence très-légère sur ceux des fils filés à la main. Dans ce nouveau système de filature , un des principaux obstacles au succès est la difficulté d'utiliser les étoupes , et la difficulté est d'autant plus sérieuse, que le déchet produit par ce mode de filage est plus grand. En 1823, M. Romain-Denys de Courtrai a entrepris de monter une filature pour les étoupes de lin , d'après le système anglais. De- puis 1834, il a obtenu des résultats fort satisfaisans. Les frères Demonceau de Grez et M. Romain-Denys sont jusqu'à présent les seuls qui utilisent les étoupes. Le système dont se sert ce dernier a été importé par un écossais , M. James Smith. En France on cite un nommé Gérard qui, au dire de M. Chaptal , aurait appliqué la mécanique à la filature du lin, avec beaucoup de succès; il filait à volonté depuis le plus gros numéro jusqu'au fil de dentelle. Mais il a été attiré par le gouvernement autrichien, et dirige un établissement de ce genre près de Vienne. En Angleterre , le plus grand filateur connu employant ce système et auquel les principaux progrès sont dus, est M. Marshall. Ce ma- nufacturier, consulté dans la dernière enquête commerciale ins- truite en Angleterre, a déclaré qu'il estimait que les manufactures employées au filage du lin avaient doublé d'importance en Angle- terre , et triplé en Ecosse; qu'il n'y avait eu d'ailleurs d'améliorations que pour le filage , mais que le blanchissage et le tissage n'avaient pas varié pendant les dix-neuf dernières années. Toujours suivant sa déclaration, le prix du fil de lin serait tombé de 40 p. °/0, mais les salaires seraient restés les mêmes. Il les fixe ainsi : Pour les enfans de 9 à 11 ans fir. 8 88 par semaine. — de 12 ans -4 25 id. Tour les ouvriers de 18 ans - 8 15 id. Pour ceux au-dessus de 21 ans - 21 00 id. DANS L1NDUSTRIE. 103 Ces salaires , même en faisant la part de la différence qui existe dans le prix de la main-d'œuvre entre l'Angleterre et la Belgique, semblent indiquer que l'emploi des procédés mécaniques permet d'allouer aux ouvriers une rétribution plus élevée. Le tissage reste stationnaire en Belgique: il continue de se faire sur les anciens métiers, comme il y a cinquante ans, si ce n'est pour la fabrication des toiles à voiles qui s'exécute suivant le système hol- landais, c'est-à-dire par un procédé mécanique, dans une fabrique fondée depuis quelques années à Wyneghem, près Anvers, par M. E. Kums. Sous ce rapport les Anglais et les Français sont plus avancés. Depuis quelques années M. Dujardin a commencé à employer le métier à la Jacquard pour la fabrication du linge damassé ; mais « il semble que les anciens métiers, disent les marchands de toile » de Courtrai , donnent plus de perfection à l'ouvrage. » BATISTES. Déjà des essais pour fabriquer la batiste en Belgique ont été tentés dans les siècles précédens. Une fabrique fut établie à Nivelles; une autre à Momegnies près Chimai. Ces essais ont été renouvelés depuis vingt ans. En 1820, le sieur Costens de Gand a reçu dans ce but quelques encouragemens pécuniaires du gouvernement. A l'exposi- tion de 1835, M. Célestin Monier de Saintes (Brabant) a reçu une médaille d'argent; l'un et l'autre s'étaient livrés à cette fabrication qui, pour le moment, est sans importance dans le pays. FIL A COUDRE. La maison Danneel de Courtrai a commencé à fabriquer en 1823 en Belgique le fil façon de Lille. Depuis 1826 elle a acquis une im- portance que justifie la supériorité de ses produits. Elle a donné un tel développement et une telle perfection à cette industrie, que non- seulement il n'entre plus de fil de Lille en Belgique, mais que les produits belges concourent à l'étranger avec les produits français. 104 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS Fabrication de la soierie. Cette branche de fabrication tend plutôt à décroître qu'à prospérer en Belgique. De douze cents métiers que la province d'Anvers pos- sédait en 1794, le nombre en est réduit en 1836 à deux cents, à peu près exclusivement consacrés à la fabrication des étoffes noires pour failles et pour cravattes, dans lesquelles la supériorité des fabricans belges est jusqu'à présent restée incontestable. La blonde de soie noire qui se confectionne à Beaumont va sou- tenir la concurrence jusque sur les marchés français. Le fil d'Anvers est depuis long-temps en réputation , surtout pour les soies à coudre ; elles se recommandent à la consommation par la solidité du fil, le moelleux et la beauté du noir. M. Goethals-Danneel de Courtrai a entrepris depuis 1828 la fa- brication du fil de soie retors par une méthode simplifiée ; il est parvenu en dernier lieu à établir un article qu'on n'avait pu faire avant lui dans le pays, les gros bleus de Paris, nommés aussi soies de Grenade, remarquables par le tordage et la régularité du fil; il est en mesure de concourir avec la France , pour les articles qu'il fabrique, non-seulement sur le marché belge, mais sur les marchés étrangers. Diverses améliorations, notamment l'invention du métier à la Jacquard ont été introduites depuis trente ans dans cette branche d'industrie. Si elles n'en ont pas changé la face aussi complètement que celle de la fabrication du drap et des étoffes de coton , elles ont du moins permis de donner une plus grande variété à ses produits. Pour cette fabrication c'est de la France qu'est presque toujours partie l'impulsion. Le premier fabricant qui ait fait usage en Bel- gique du métier à la Jacquard est M. Yelliqus. Quelques années avant 1 830, avec le secours du gouvernement d'alors , il avait com- mencé à fabriquer les soieries à l'instar de Lyon. Cet établissement a cessé de marcher. M. J. Wilmer de Bruxelles, fait usage aujourd'hui du métier à la Jacquard pour confectionner de fort beaux articles DANS L'INDUSTRIE. 105 de passementerie de soie. M. Casse van Regemortel, qui dirige une des fabriques les plus anciennes et les plus importantes d'Anvers , a introduit en 1827 la fabrication des étoffes de foulard; il fait aussi quelques gros-de-naples. Depuis plusieurs années le gouvernement belge avec un courage digne d'éloges, a entrepris de relever cette branche d'industrie en la reprenant en quelque sorte en sous-œuvre. , Au commencement du dix-septième siècle, sous le gouvernement d'Albert et d'Isabelle , dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, sous l'administration de l'archiduc Charles de Lorraine, des ten- tatives avaient été faites pour l'introduction en Belgique du mûrier, et l'éducation des vers- à-soie; mais des sacrifices pécuniaires, et même quelque privilèges accordés aux importateurs ne purent vaincre le préjugé, et ne mirent pas surtout à l'abri des fautes qui signalent presque toutes les entreprises à leurs débuts. En 1826, le gouvernement adopta un projet d'établissement modèle pour la culture du mûrier et l'éducation des vers-à-soie ; il acheta dans ce but le château du Manage à Meslin-l'Evéque près d'Ath , avec cinq hectares de terre , et en confia la direction au che- valier De Beramendi. Les premiers pas de ce nouvel établissement n'ont pas été heureux. L'emplacement n'avait pas été choisi avec toutes les connaissances requises ; les achats de plants de mûriers ne furent pas faits avec l'intelligence désirable. De là , premier retard dans les progrès. Depuis 1830, l'établissement a été réorganisé sous la direction de M. C. Mévius, et un autre établissement placé sur un terrain plus propice a été fondé à Uccle. De plus, des primes d'en- couragement ont été offertes, des distributions gratuites de plants de mûrier ont été faites, des ouvrières pour le dévidage sont fournies; la soie est rachetée aux personnes qui se livrent à ces entreprises. M. C. Mévius, directeur des établissemens modèles formés à Meslin- l'Evéque et à Uccle , a donné à ces efforts une direction dont les résultats croissent chaque année d'une manière sensible. Les noms de M. Conninck, de M. De Gandt, de M. Lebrun, de M. Jouret, de To*. XIII. 14 106 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS M. Mérestan, de M. Ortegat, et de M. Cazin, figurent parmi ceux des personnes qui travaillent avec le plus d'ardeur à mettre le pays en possession de cette nouvelle source de richesses. En 1834, vingt-sept particuliers ont fait filer à rétablissement modèle de Meslin-1'Evêqué 160 kil. 727 gram. de cocons, qui ont donné 15 kil. 340 de soie. Dans cette même année qui n'était qu'une année d'attente (les mûriers doivent se reposer une année sur deux), Meslin-l'Évéque a tiré 3 kil. 500 gr. de 40 kil. de cocons récoltés. En 1835, seize particuliers ont envoyé à l'établissement 216 kil. 281 gr. de cocons qui ont donné 21 kil. 628 gr. de soie. La récolte seule de M. De Gandt a produit en outre 239 kil. 760 gr. de cocons, ce qui élève la production totale des particuliers connus à 456 kil. 41 gr., près du triple de la production de 1834. La récolte de l'éta- blissement modèle a été, pour l'année 1835, de 249 kil. 500 gr. produisant 32 kil. de soie. En ce moment on ne compte encore en Belgique que vingt-cinq personnes qui se livrent à la culture du mûrier et à l'éducation des vers-à-soie. La production peut en être évaluée, y compris celle des établissemens du gouvernement, pour 1836, à 100 kil. de soie repré- sentant sur le pied de 60 à 80 francs le kil. six ou huit mille francs. Cependant il est reconnu que le mûrier réussit en Belgique ; que les vers-à-soie étant élevés dans l'intérieur des habitations y sont moins exposés aux changemens de température; que la soie, au fur et à mesure qu'elle est récoltée plus au nord , entre les mains d'ouvriers de mérite égal , devient plus fine et plus brillante ; enfin que la soie récoltée en Belgique, lorsque tous les soins nécessaires sont donnés au filage , acquiert une beauté telle qu'elle sert à la fabrication des étoffes les plus riches, comme les blondes, les gazes, les façonnés; mais il faut que la connaissance de ces faits se répande , que le préjugé soit vaincu ; il est nécessaire de s'armer de persévérance. M. Dugniolle, soit comme chef de division du ministère de l'intérieur, soit comme secrétaire-général de la même administration, a donné des soins constans et éclairés à cette culture; il a presque toujours été le DANS L'INDUSTRIE. 107 promoteur des diverses mesures au moyen desquelles les premiers résultats que nous venons de constater ont été obtenus. Impressions sur étoffes de soie. L'impression sur étoffes de soie a été introduite en Belgique en 1830 par M. Obert; son établissement ne marche plus depuis 1835, mais la branche d'industrie importée par lui lui survivra; elle est actuellement pratiquée par plusieurs indienneurs de Gand. A l'ex- position de 1835, on a remarqué parmi les produits de M. Obert, des impressions avec des tons et des gradations de couleur que des Lyonnais désespéraient de pouvoir faire aussi bien exécuter chez eux . Une médaille de vermeil lui fut décernée alors, en considération des perfectionnemens apportés par lui à l'impression sur étoffes de soie , et de l'impulsion qu'il a donnée à cette branche d'industrie. Imprimerie et fonderie de caractères. • . ■ La Belgique fut un des berceaux de l'imprimerie; et dans ces der- niers temps le même pays à vu renaître et s'étendre cet art indus- triel. Le premier livre imprimé à Bruxelles est de 1476, c'est-à-dire de vingt ans postérieur à l'époque où l'on est convenu de placer l'in- vention de l'art typographique. On le doit à une communauté reli- gieuse chargée de l'instruction , et connue sous le titre de Frères de la vie commune. Deux ans auparavant, en 1474, Jean de Westphalie et Théodoric Martens avaient imprimé à Alost un ouvrage intitulé Liber predicabilium. Au XVIme siècle, du temps de Philippe II et d'Isabelle , Plantin parut avec un éclat qui n'est pas encore oublié. Sous l'administration autrichienne, on commença à Bruxelles quel- ques contrefaçons; mais la concurrence de la Hollande et des pays de Liège et de Bouillon , empêcha de donner une grande extension à cette branche de commerce. 108 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS En 1802, on comptait à Bruxelles vingt imprimeries, dix-sept librairies, et deux fonderies de caractères. Ce nombre était de beau- coup réduit à la chute de l'Empire , mais après la paix il se releva et n'a cessé de s'accroître. Jusqu'en 1817, cette industrie fut stationnaire sous le rapport des procédés. On se servait alors pour imprimer de presses en bois à un ou deux coups comme à Paris; et pour mettre l'encre sur les caractères on faisait usage de balles en peau de mouton écrue , puis de peau de chien. En 1817 on importa d'Angleterre les balles faites avec les matières à rouleau dont on se sert actuellement; et en 1818 les rouleaux parureut. Un colombien, à peu près vers la même époque , offrit à M. Falck , chargé du ministère de l'intérieur, la première presse en fer qu'on ait vue en Belgique. Ce ministre la fit déposer chez M. Weissembruch , où elle fut montée. Sur le rapport favorable de ce dernier, elle fut achetée pour compte de l'imprimerie de l'Etat, et M. Weissembruch en fit faire deux sur le même modèle par le mécanicien Gouy. On lui donna le nom de Colombienne , à cause de son inventeur. Plus tard , M. Wahlen fit venir de Londres une presse en fer dite à la Cooper qui servit de modèle aux mécaniciens de Bruxelles. M. Bou- houle, mécanicien à Anvers, construisit les premières presses dites à la Stanhope. Ces diverses presses ne diffèrent entre elles que par de légers changemens. Les machines à imprimer, autrement dites petites presses à la Selligue , avec lesquelles deux hommes font facilement le travail de quatre, ont été introduites en 1831 , par M. Demat d'abord et depuis par M. Balleroy. En 1833, MM. Ode et Wodon importèrent de Paris une presse mé- canique plus compliquée , mais aussi qui procure une plus grande économie de travail ; elle peut être mise en mouvement par la force d'un seul homme, ou par celle de la vapeur. Elle opère par un mou- vement de rotation continu l'impression d'une feuille des deux côtés sans exiger l'intervention de la main de l'ouvrier ; mais on n'est pas DANS L'INDUSTRIE. 109 encore parvenu à faire tomber l'impression constamment et réguliè- rement en registre. Cette machine est en usage en Angleterre depuis vingt ans, en France depuis sept ou huit. Seize hommes feraient difficilement, sur les presses ordinaires, le travail que deux hommes peuvent faire avec cette presse mécanique dans un temps donné. MM. Ode et Wodon ont fait venir une seconde presse semblable à la première; et à la fin de 1836, MM. A. Wahlen et Cie en ont im- porté deux du même système , dans laquelle on remarque quelques perfectionnemens. A la fin du régime français , il n'y avait plus de fonderie de carac- tères en Belgique. En 1815, M. Foudriat tenta l'entreprise; MM. De- lemer et Gando vinrent ensuite. Il y a actuellement sept fondeurs de caractères à Bruxelles , parmi lesquels les frères Pennequin se font remarquer par l'importance de leur établissement ; il n'en existe pas dans les autres villes du royaume. Le perfectionnement de la fonderie est dû, non à des procédés nouveaux, mais à de simples améliora- tions dans la confection des outils , dans les soins apportés au choix des ustensiles, et surtout à la surveillance des travaux. L'introduction des presses en fer et la perfection de la fonderie ont amené les progrès de l'imprimerie, et par suite le succès des expor- tations. Ces exportations consistent en réimpressions d'ouvrages fran- çais ou anglais que les libraires-éditeurs livrent au commerce géné- ralement à cinquante pour cent au-dessous des prix de Londres ou de Paris , et quelquefois plus bas encore. Ce commerce a été commencé en 1817, par MM. Wahlen, Demat , Voglet, Remy, qui le continuent. Repris depuis 1830, par MM. Tar- lier, Meline , Dumont et quelques autres, la concurrence et l'activité commerciale lui donnent d'année en année une progression croissante. Le gouvernement précédent fit d'assez grands sacrifices pour le développement de cette industrie; il fonda l'imprimerie normale; il aida plusieurs imprimeurs-libraires; le gouvernement actuel s'est entièrement abstenu d'intervenir , et le progrès semble devenir plus rapide. 110 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS Nous dirons quelques mots sur l'introduction de la stéréotypie en Belgique et ses premiers pas. La stéréotypie est comme on sait fort * utile pour tout ouvrage destiné à être tiré à grand nombre, puis- qu'elle a pour résultat d'éviter les frais d'une composition nouvelle , et permet aux imprimeurs de ne tirer que le nombre strict d'exem- plaires dont ils ont immédiatement besoin. Le premier essai de stéréotypage remonte à 1827; il a été fait par MM. Voglet et Foudriat, d'après les principes de Didot. Il n'a pas réussi. En 1829, M. Voglet recommença avec le plâtre des essais qui réussirent mieux. On a vu à l'exposition de 1830 un grand nombre de vignettes et plusieurs formes stéréotypées que cet imprimeur y avait envoyées. A l'exposition de 1835, M. Ronsin a également produit des échan- tillons de stéréotypie en plâtre. Un autre procédé de stéréotypage, qui n'a aucun rapport avec le précédent, a été introduit en Belgique et acheté plus tard par M. Meeus-Vandermaelen ; M. Demat paraît en être aussi possesseur; mais on en fait encore un secret. Papeterie. Le succès des papeteries belges a dû suivre de près celui de l'im- primerie. Le temps n'est pas encore fort éloigné où ce pays recevait de France de fortes quantités de papier à écrire ou à imprimer. Mal- gré les droits , malgré les frais de transport qui s'élevaient ensemble à plus de vingt pour cent, les fabricans belges pouvaient à peine soutenir la concurrence. Grâce à MM. Cockerill et Hennessy, qui possèdent les papeteries les plus importantes du pays , cet état d'in- fériorité a presque complètement cessé. En 1828, M. Cockerill, et quelque temps après M. Hennessy, ont importé d'Angleterre chacun une machine qui , mue par la vapeur ou par une chute d'eau, fabrique des feuilles de papier d'une longueur indéterminée. M. Renoz , autre fabricant du pays de Liège, les avait • DANS L'INDUSTRIE. 111 môme précédés pour l'emploi de cette machine. Ces messieurs sont parvenus en même temps à varier leurs produits , à rendre la pâte de leur papier plus égale ; et en dernier lieu, M. Cockerill a fait venir d'Angleterre une machine à satiner le papier, destinée à en faire disparaître les petites aspérités à l'envers comme à l'endroit ; il a en outre adapté à la machine sur laquelle le papier continu se fabrique, une machine à couper le papier, une autre à le coler en feuilles; M. Hennessy, en ce moment même, fait également venir d'Angleterre une machine à satiner; de sorte qu'il ne reste plus à ces fabricans que bien peu d'améliorations de détail à introduire pour rivaliser tant sous le rapport du prix que sous celui de la qualité avec les fabriques étrangères. La machine à fabriquer le papier mécanique ou continu est d'in- vention française et date de 1 799. On la doit à Louis Robert, employé dans une papeterie à Essonne. Importée en Angleterre par Léger Didot, propriétaire de la papeterie d'Essonne, elle y reçut plusieurs perfectionnera ens, notamment de Samuel Dernison, et surtout de Domkins, et est revenue depuis avec ses améliorations sur le conti- nent, où son usage se répand avec rapidité. Mais quelque immense qu'il ait été, l'accroissement de la production du papier semble n'avoir pas égalé encore l'accroissement de la consommation. Jamais le papier, toute proportion gardée dans les qualités, n'a été ni plus cher ni plus rare. II y avait au commencement de 1836 en Belgique six fabriques où l'on se servait de machines à papier mécanique , ce sont : MM. Renoz à Liège, ils ont une machine tirée d'Angleterre; M. Hennessy à La Hulpe , une machine tirée d'Angleterre ; M. Mathieu près de Wavre, une machine tirée d'Angleterre ; MM. Burghoff Magnée et Cie à Ruremonde, une machine tirée d'Angleterre ; MM. J. C. De Liagre et Cic à Bruxelles, une machine tirée d'Angle- terre; MM. Cockerill et C" à Andennes, trois machines, dont une tirée 112 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENT d'Angleterre et deux construites et perfectionnées par M. Cockerill. Ce nombre a été augmenté dans le courant de l'année 1836. M. Godin a fait venir de France une machine à papier continu ; et il projette l'établissement d'une seconde machine du même genre dans ses fabriques des environs de Huy. On a fait divers essais pour fabriquer du papier avec d'autres ma- tières que le chiffon ; on n'a pu réussir encore que pour le papier commun destiné aux emballages, dans lequel on emploie quelque- fois de vieilles cordes, de la paille et divers autres ingrédiens analo- gues. En mai 1836, M. Hennessy a obtenu un brevet d'importation pour la fabrication d'un papier infalsifiable, destiné à garantir de toute falsification, altération, surcharge, les actes publics et privés. Le procédé chimique dont M. Hennessy s'est trouvé mis en possession , était annoncé d'abord comme étant celui pour lequel M. Mozart est propriétaire en France d'un brevet d'invention, et qui a mérité le suffrage de tous les savans; mais depuis il est survenu des doutes à cet égard , et un autre brevet d'importation ayant la même fabrica- tion pour objet a été sollicité et obtenu par M. Moreau. Puits forés ou artésiens. Parmi les puits forés , il en est qui fournissent de l'eau , d'autres qui l'absorbent. Dans le premier cas, et c'est le but qu'on se propose le plus généralement, il s'agit de pratiquer à travers le sol un trou de sonde jusqu'à la rencontre d'une nappe d'eau souterraine soumise à une pression telle que l'eau remonte à une certaine hauteur dans le tube artificiel. Lorsque ces puits produisent des eaux qui s'élèvent au-dessus de la surface du sol , on leur donne quelquefois le nom de fontaines jaillissantes. Les opérations usitées pour traverser le sol sont restées jusqu'à ce jour entièrement semblables à celles que le mineur pratique chaque jour soit pour la recherche des mines, soit pour l'aérage de ses tra- DANS L'INDUSTRIE. 113 vaux. Il faut une grande diversité d'outils destinés à traverser cha- que espèce de terrain, des branches de fer que l'on ajoute en les vissant les unes aux autres à mesure que l'on descend, et que l'on désassemble à mesure qu'on les retire. Il est aisé de concevoir que sur une longueur un peu considérable un tel instrument devient très-diilicile à manier, que les barres se tordent et se cassent souvent dans le tube. M. Jobard, à Bruxelles, a fait connaître un nouveau système au moyen duquel une simple corde est substituée aux barres de fer. Elle est garnie à son extrémité d'un mouton en fer avec une pointe d'acier fortement trempé, de manière à pénétrer par son propre poids dans les matières les plus dures. Le mouton est disposé pour loger à l'intérieur le limon ou la poussière qu'il pro- duit en fonctionnant. Ce système a été mis en application en France par M. Selligue et y a obtenu quelques succès '. Il offre économie de temps et de bras, et peut conduire à des profondeurs souter- raines beaucoup plus grandes. Au mois d'octobre 1836, le puits artésien que l'on creuse par ce système aux abattoirs de Grenelle à Paris, était arrivé à 1112 pieds (370 mètres) de profondeur. Quelques puits forés ont été creusés à Tirlemont par les soins de la Régence, sous la direction de MM. Hamesse et Jacques Routian, charpentiers de cette ville, par le moyen de l'ancien système de son- dage. Les travaux de ces deux habiles ouvriers ont été couronnés d'un plein succès. Cet exemple a été suivi par plusieurs particuliers de la même ville qui ont également réussi. Les travaux du premier puits commencés au mois de mars 1834, ont été finis en quatre semaines. Il a une profondeur de cent cinquante-six pieds , et ramène l'eau à la surface de la terre. La perforation d'un second puits dans la partie élevée de la ville a duré à peu près deux mois , et fournit également de l'eau en abondance; sa profondeur est d'environ deux cents pieds, mais l'eau qu'il fournit reste à douze pieds au-dessous 1 On en avait déjà fait l'essai il y a une dixaine d'années h Tromcourt, près de Mariembourg , pour une recherche de mine de houille. Tom. XIII. 15 114 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENT de la surface de la terre. Un troisième puits, perforé dans le bas de la ville, à une profondeur de cent soixante pieds, ramène une eau abondante et pure à quatre pieds au-dessus de la surface du sol , et donne au moins trois hectolitres d'eau par minute. Cette source reste constamment la même. Un quatrième puits a été perforé sur une élévation; il a deux cent soixante-dix pieds de profondeur, et ramène l'eau au-dessus de la surface de la terre, mais jaillissant faiblement. Sur quatre puits forés pour des particuliers, trois jaillissent à un, deux et trois pieds au-dessus de la surface. «ij On a fait des essais à Hoegarde etàPiétrain près Tirlemont, sans réussir. A Hasselt il a fallu également abandonner l'entreprise. Des travaux semblables ont été commencés à Anvers sans avoir amené de résultat ; on a dû y renoncer. A Bruxelles , une tentative faite par M. Séraphin Fortin, sur les bords de la Senne, n'a pas été plus heureuse. L'époque à laquelle la sonde a été appliquée à la recherche des eaux jaillissantes n'est pas exactement connue. Les premières re- cherches paraissent avoir été entreprises en France dans la province d'Artois (ancienne Belgique). La dénomination de puits artésiens donnée aux fontaines de ce genre vient à l'appui de cette opinion. Les puits artésiens du reste sont d'un usage ancien et général dans cette province française, dans l'ancien Tournaisis, qui s'étend le long de la Scarpe, et dans quelques provinces du nord de l'Italie. Ce n'est que depuis cinquante à soixante ans au plus, que leur usage s'est répandu en Allemagne et en Angleterre. Horlogerie. L'art de l'horlogerie, qui a pris de si grands développemens en France et en Angleterre, est en Belgique une industrie secondaire. Aussi les hommes qui lui ont fait faire des progrès depuis un demi- siècle, et ces progrès sont immenses, appartiennent - ils à l'une et à l'autre de ces deux premières nations. Il faut citer d'abord DANS L'INDUSTRIE. 115 M. Breguet, comme ayant mis, par le parachute, le balancier à l'abri des fortes secousses ; il a aussi trouvé le moyen de conserver la môme justesse aux garde-temps ou chronomètres quelle que soit la position verticale ou inclinée de l'instrument ; il a encore composé des garde-temps dont le balancier porte sa compensation; enfin il a inventé : 1° un échappement appelé naturel qui a l'avantage de n'avoir pas besoin d'huile, et dans le mécanisme duquel il n'entre pas de ressort; 2° un échappement double qui n'a pas de frottement, et qui répare à chaque vibration la perte faite par le pendule. MM. Jan- vier, Pons, Lepaute, ont encore laissé des noms connus. En horlogerie la demande du consommateur, de tous les encoura- gemens le plus indispensable , a presque toujours manqué aux artistes belges. Cependant à l'exposition de Gand, en 1820, M. Emile Rouma produisit un chronomètre armé d'un compensateur destiné à corriger les effets de la dilatation et de la condensation. Cet instrument valut à son auteur la médaille d'or. Le jury d'examen reconnut qu'il y avait dans la disposition de ce compensateur, composé d'une lame d'acier soudée à l'argent avec une lame de cuivre courbée ou repliée sur elle-même , un perfectionnement réel apporté aux chronomètres et garde-temps. Les frères Sacré se sont fait connaître par la construction de plusieurs bons chronomètres. C'est en outre à l'aîné d'entre eux qu'est due l'horloge de Phôtel-de-ville de Bruxelles, réputée généra- lement comme une belle pièce d'art , et qui , par la régularité de ses mouvemens, peut être comparée à ce que nous offrent de mieux les pays étrangers. M. Sacré père avait obtenu, comme horloger, une mention honorable de l'académie des sciences de Paris , dans les der- nières années du siècle précédent. Depuis 1830, le gouvernement s'est montré disposé à tendre la main à l'horlogerie. Il a pris en 1832 un arrêté qui assure des primes ou des médailles d'encouragement aux constructeurs de chrono- mètres au sujet desquels un rapport favorable sera fait après dépôt de leur ouvrage pendant six mois , à l'observatoire astronomique de» 116 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS Bruxelles, pour que la marche régulière en puisse être observée. Jusqu'à l'exposition de 1835, aucun horloger n'avait cru devoir profiter des termes de cet arrêté ; il s'en est alors présenté deux qui sont MM. Dekemel d'Anvers, et Mertens de Bruxelles ; il résulte du rapport fait par le savant directeur de l'observatoire, M. Quetelet, que le régulateur déposé par M. Mertens était le meilleur des deux instru- mens exposés, que pourtant il n'était pas très-bien compensé, mais qu'il n'avait pas eu de sauts brusques, et que les inégalités de marche qu'il avait présentées étaient peu sensibles. La médaille de vermeil a été décernée à M. Mertens sur la proposition de M. Quetelet. M. Lefebvre a fondé à Liège, il y a peu d'années, une fabrique pour la confection des mouvemens de pendules-trente-heures par des moyens mécaniques. Il se propose d'entrer en concurrence avec les horlogers de la Suisse et vise à remplacer dans le commerce les pen- dules en bois que l'Allemagne fournit. Ce fabricant a exposé en 1835 plusieurs produits de son établissement qui ont fait naître des espé- rances. Exploitation des charbonnages. Les améliorations introduites pour l'exploitation des charbonnages, consistent dans les machines à vapeur, tant celles dites d'épuisement que celles de rotation , dans l'introduction des chemins de fer et des chevaux à l'intérieur des mines, dans les lampes à la Davy et les ma- chines soufflantes pour l'aérage. Ce sont les machines à vapeur qui ont permis de descendre à une plus grande profondeur sans augmentation du prix de revient, et de porter la production presque au double de ce qu'elle était lorsqu'on faisait usage des manèges. En 1789, on n'allait pas à plus de cent quatre-vingt mètres; on descend maintenant jusqu'à quatre cents et plus. Il y a des exploitations en Angleterre qui vont jusqu'à 1700 pieds anglais. En 1789, le puits ou bure qui donnait par jour 5 à 600 hectolitres, en peut fournir 1,000 aujourd'hui. DANS L'INDUSTRIE. 117 On a déjà vu que l'emploi des premières pompes à feu en Belgique, pour l'épuisement des houillères, date de 1722 à 1730 , et que les plus anciennes connues sont celles qui furent établies d'abord à Liège, sur la montagne Sl-Gilles, ensuite à Lodelinsart au lieu dit Fayat, district de Charleroi. Les machines a rotation pour extraire la houille ont été placées à compter de 1810, époque à laquelle M. Orban donna l'exemple. • Les premiers chemins à ornières en fer au fond des fosses , furent construits en 1810, dans la province de Liège; leur introduction est due à M. Orban, qui, vers 1819 à 1820, employa encore le premier les chevaux dans l'intérieur des mines à Plomterie et à Sle-Margue- rite, pour conduire les gaillots. Cette double amélioration n'a été importée que plus tard dans le Ilainaut. Les rails y ont été intro- duits d'abord au charbonnage de Cache-Après sur Cuesme, en 1825, et ensuite au nord du bois de Boussu, en 1829; ils se généralisent rapidement. L'emploi des chevaux dans les galeries souterraines , pour ce qu'on appelle le hierchage du charbon , est à peu près aussi ancien dans la houillère de la Nouvelle-Espérance (province de Liège), appartenant à M. Cockerill , que dans les deux houillères de M. Orban; il n'a été introduit que depuis 1834 , dans le district de Mons à Tapatout, et à Belle-Vue sur Elouges. Il faut pour cela que les veines de houille aient une puissance qui ne se rencontre pas dans tous les char- bonnages. Les perfectionnemens dans les machines d'épuisement ont été assez lents ; le système de Newcommen prévaut encore sur beaucoup de points. MM. Perier montèrent à Produits, il y a cinquante ans, une machine de Watt à simple efFet et pression de vapeur; la seconde a été établie en 1827, au charbonnage de llornu et Wasmes; mais, circonstance assez singulière, en 1818, la machine de Watt, montée sur la houillère de Produits , a été remplacée par l'ancien système de Newcommen , tant on manquait encore à cette époque de bons mé- caniciens dans le Ilainaut. 118 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS Avant 1819, les machines à rotation qui furent montées sur les divers charbonnages n'étaient que d'assez mauvaises copies de celles de Perier, faites par des constructeurs encore grossiers, dans le pays. En 1819, M. Cockerill monta des machines à basse pression sur le modèle de celles de Watt. Les machines à basse pression ont été depuis remplacées par celles à moyenne et haute pression sans con- densation, qui sont d'un prix inférieur, consomment moins de charbon et fort peu d'eau. Le plus grand nombre sort des ateliers de M. Cockerill; mais depuis, M. Spineux, MM. Lamarche et Braine, M. Degorge-Legrand , M. Tassin , M. Braconnier, M. Cochaux, etc., en ont également fourni à cette industrie. Le nombre des charbonnages ayant des machines d'épuisement et des machines de rotation s'est accru tous les jours; cependant sous ce rapport il existe encore des exceptions. Si nous énumérions toutes celles que présentent le dictrict de Huy, et même celui de Charleroi, la longueur de la liste pourrait surprendre. Les environs de Liège sont plus avancés. La province de Namur possède trois ex- ploitations que l'on peut citer par l'extension de leurs travaux et l'in- telligence avec laquelle ils sont conduits. Depuis deux ans, les capitaux se sont portés avec quelque empressement vers ces sortes d'entreprises ; cette circonstance ne peut manquer de rendre le progrès plus rapide; elle était peut-être nécessaire pour mettre, quant à cette branche d'industrie, la Belgique de niveau avec l'Angleterre. Les exploitans belges craignent la concurrence des charbons anglais , et il n'en devrait pas être ainsi. Il y a en Belgique d'ailleurs quelques établissemens qui pourraient déjà servir de mo- dèles; celui de M. Degorge-Legrand à Hornu est du nombre. Son existence et sa prospérité sont une preuve de ce que peut la persé- vérance d'un seul homme. Il y a vingt ans, M. Degorge-Legrand avait pendant un moment dépensé pour la continuation de travaux de recherches dans ses fosses non-seulement ce qu'il possédait, mais encore trois ou quatre cent mille francs appartenant à ses amis; on lui conseillait d'abandonner; il persista, et le charbonnage qu'il a DANS L'INDUSTRIE. 119 laissé à sa veuve représente aujourd'hui une valeur de plusieurs mil- lions de francs. A la fin de 1836, la production totale de la Belgique en charbon de terre était estimée à près de quarante millions de quintaux métriques par an; celle de la France seulement à quinze millions, et celle de l'Angleterre à cent soixante millions. En 1837 la pro- duction belge a encore augmenté. La force totale des machines à vapeur employées pour le service des mines de houille, dans le seul district de Mons, est de six mille six cent soixante-douze chevaux. Ce district forme un peu plus du tiers de la production totale de la Belgique. Pour prévenir les déplorables accidens résultant de l'explosion du feu grisou dans les mines, M. Davy construisit la lampe qui porte son nom. On sait que le mélange, dans une certaine proportion , du gaz hydrogène carboné qui se dégage des mines de houille avec l'air atmosphérique, produit, à la rencontre de la moindre étincelle, une détonation capable de tuer ou de blesser les ouvriers qui se trouvent dans ces lieux souterrains. L'impossibilité de procéder aux travaux des mines sans lumière rendait ce désastreux événement très-redou- table. Il fut reconnu qu'une des propriétés des toiles formées de fils métalliques dont le réseau est très-serré, est de ne pas laisser traverser la flamme. On en conclut dès lors que si l'on environnait de toutes parts d'une toile métallique une lampe allumée, l'air nécessaire à la com- bustion continuerait d'arriver, et que si l'on transportait l'appareil au milieu d'un mélange détonant d'hydrogène et d'oxigène, la portion de gaz qui s'introduirait dans l'espace enfermé par la toile détone- rait seule, sans que l'inflammation pût être transportée au dehors. De là l'origine de la lampe de Davy que le père de M. Delneufcour, ingé- nieur des mines du district de Mons, importa d'Angleterre au mois d'août 1816. Elle fut employée d'abord dans les fosses de YAgrappe sur Frameries, ensuite à Grisœul et à la Grande-veino-sur-Wasmes; elle se répandit bientôt dans toutes les houillères sujettes au grisou. Malheureusement les lampes Davy n'ont peut-être pas entièrement 120 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS répondu aux espérances qu'elles avaient fait naître; les accidens sont plus rares, mais ils n'ont pas cessé. Il n'y a pas d'année que le récit de quelque explosion ne vienne nous en fournir la preuve. Le gouvernement anglais a ouvert un concours pour le perfectionne- ment de cette lampe , et MM. Rupton et Robert passent pour avoir résolu le problème; il n'est pas à notre connaissance que cette lampe perfectionnée ait été jusqu'ici introduite en Belgique. Mais il est fait usage en ce moment à la houillère du Poirier, et à celle du Petit-Forét, toutes deux sujettes à de fréquentes explosions de feu grisou, de machines pneumatiques au moyen desquelles on a réussi à prévenir toute nouvelle explosion de ce genre; elles donnent le droit d'espérer les mêmes avantages partout où la nécessité s'en ferait sentir. Ces appareils très-simples consistent en deux grands cylindres en bois sec avec un fond et un piston mobile , munis de soupapes au moyen desquelles on aspire l'air qui a parcouru les galeries souterraines en augmentant en même temps la vitesse du courant. Une machine à vapeur de la force de huit chevaux sert de moteur à ces appareils construits dans les ateliers de M. Tas- sin à Liège. M. Gérard, ingénieur des mines du deuxième district de la province de Hainaut , est pour beaucoup dans la mise en œuvre de ce nouveau procédé, dont M. Clément Désorme, parcou- rant la Belgique il y a dix à douze ans, avait fortement conseillé l'emploi. M. Cockerill fait usage à l'une des houillères de Seraing, pour com- battre le feu grisou, d'un calorifère à la surface, imaginé par M. Pon- celet, l'un de ses plus anciens directeurs. Nous en avons parlé au chapitre qui concerne cet établissement. Le feu grisou n'est malheureusement pas le seul danger contre lequel les ouvriers mineurs aient à défendre leur vie; les soins des ingénieurs de mines sont constamment dirigés vers les précautions à prendre contre les éboulemens, et surtout contre des inondations sans cesse menaçantes. Le jeu continuel des pompes ne suffit pas pour prévenir de soudaines irruptions. DANS L'INDUSTRIE. 121 Métaux. PRÉPARATION DC U.R. L'industrie a fait de grands efforts depuis cinquante ans pour augmenter et perfectionner la production du fer; elle a surtout réussi dans le travail de la fonte qu'elle est parvenue pour beaucoup d'usages à substituer au fer. Ces améliorations ont réagi de la manière la plus heureuse sur toutes les branches de l'industrie dans lesquelles ce métal est un agent indispensable. On citera donc avec honneur tous les hommes qui ont pris part à ces divers perfectionnemens. Karsten reconnaît dans son Manuel de la métallurgie du fer que ce fut d'abord en Belgique que l'on commença à donner plus de hauteur aux fourneaux permanens, dans lesquels s'opère la conver- sion directe du minerai en fer ; et que l'on doit au même pays l'in- vention des hauts-fourneaux, propres à produire la fonte. M. Gachard, dans son préambule historique sur l'exposition des produits de l'industrie en 1835, cite un document officiel d'où il résulte qu'en 1560 on comptait en activité dans la province de Namur jusqu'à 35 fourneaux pour la fonte du fer et 85 forges. Avant la réunion de la Belgique à la France , la forgerie était lan- guissante dans la partie de ces provinces que l'Autriche administrait. Il existait environ quarante-cinq hauts-fourneaux au charbon de bois à fondre le minerai de fer. Ces établissemens produisaient en- semble , y compris les chômages , à peu près quarante mille kilog. de fonte par jour, soit par an 14,600,000 kilog., dont une petite partie était employée aux objets de moulage et le reste passait à l'affinage au charbon de bois. Le fer affiné était employé à la grosse quincail- lerie, à la fabrication des clous, aux besoins du roulage et aux constructions. Dans le pays de Liège, à la même époque, on comptait 18 four- neaux , treize forges et quatre platineries , situés partie à Liège et To«. XIII. 16 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS dans quelques villages sur les bords de la Meuse, de l'Ourte et de la Vesdre, partie dans le quartier d'entre Sambre et Meuse. Les hauts- fourneaux produisaient année commune, suivant un calcul fait sur la production de dix années, 3,933,000 kil. de fonte, avec huit mil- lions de minerai et 194,500 stères de bois. 1,500,000 kil. environ de fonte convertie en barres de fer sortaient tous les ans de la princi- pauté. Liège fabriquait des armes et des clous qu'elle exportait en Espagne, en Portugal, en Hollande, en Allemagne, en France et en Belgique. Mais pour ces deux sortes de fabrication, elle complé- tait ses approvisionnemens dans le Luxembourg et dans le comté de Namur; il est certain que pour le commerce du fer, les forges du pays de Liège soutenaient difficilement la concurrence avec les établisse- mens de Charleroi, qui étaient favorisés par des règlemens prohibitifs. Sous l'administration française, la production du fer prit du déve- loppement. Déjà alors plusieurs améliorations furent introduites. La forme des hauts-fourneaux à huit pans fut remplacée par la forme circulaire; l'élévation fut portée à vingt-cinq pieds au lieu de dix-sept qu'elle avait auparavant. Les soufflets en cuir et les soufflets en bois furent remplacés par ceux à piston. Il en est résulté la réforme de deux roues et de deux paires de soufflets sur trois, une grande économie d'eau, de l'épargne dans les frais d'entretien et plus de régularité dans la distribution du vent. Les hauts-fourneaux produi- sirent alors jusqu'à trois mille kilog. de fonte chacun par jour. La nouvelle construction et les nouveaux soufflets furent exécutés d'abord par Rambourg aux forges de St-Roch, près Couvin l. M. Gachard, dans son préambule historique sur l'industrie , cite M. Paul de Maibe comme ayant substitué le premier dans les deux hauts-fourneaux de Falemprise , pendant les premières années de la réunion de la Bel- gique à la France , les soufflets à piston aux soufflets en cuir. L'éta- blissement de M. Paul de Maibe avait reçu de l'empereur Joseph II une patente contenant décharge de tout droit, parce que son fer avait 1 M. Chaptal, Industrie française, tom. II. DANS L'INDUSTRIE. 123 été reconnu d'assez bonne qualité pour approvisionner les arsenaux du gouvernement; ce fait est constant , mais il nous semble que l'as- sertion de M. Gachard , par rapport à l'introduction des soufflets à piston, étant en opposition avec celle de M. Chaptal, aurait eu besoin d'être plus clairement justifiée. Le moyen de purifier le fer en lui enlevant le phosphate et le soufre, fut trouvé dans les forges de Marche, et la qualité s'en trouva singulièrement améliorée ' ; M. J.-F. Jaumenne de Marche-lez-Dames, de simple ouvrier devint à cette époque , pour la théorie comme pour la pratique, un des hommes les plus éclairés dans l'art sidérurgique. M. Gérard , propriétaire de l'usine de Berchivez (Luxembourg), fut signalé en 1806 comme fabricant les meilleurs fers forts de tout l'empire français ; aussi les employait-on à la manufacture d'armes de Charleville. Les rebuts passaient dans le commerce où ils étaient recherchés pour les ouvrages les plus fins de serrurerie. Ce qui en faisait le principal mérite , c'est qu'ils pouvaient être coupés à froid et percés à jour sans présenter ni paille ni gerçures. C'est encore pendant cette époque que l'on commença à travailler le fer par la méthode dite à la comtoise , qui consiste à affiner le fer et à chauffer la pièce dans le même feu , d'où résulte une économie de main-d'œuvre et de charbon. La fonte et le fer étaient alors re- cherchés pour la fabrication des armes de guerre et les constructions maritimes. Le chantier d'Anvers en faisait surtout une consomma- tion considérable. Une fonderie de canons établie à Liège en 1802, pour l'usage du ministère de la marine, fournissait année commune, cinq cent soixante canons et caronades de 12,200 quintaux métriques, représentant une valeur de sept cent quatre-vingt mille francs. En 1808 , M. Huart de Charlcroi obtint un brevet d'invention pour une méthode propre à souder les mitrailles de Hollande au four à réverbère ; il en retira d'excellent fer de mauvais qu'il était auparavant. 1 Moniteur universel de 1806 , pag. 1183. Rapport du préfet. 124 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS On compta alors dans le pays de Liège 17 forges, 23 fourneaux et autant de marteaux en activité complète; et le nombre des feux d'affinerie fut porté à 142 dans le pays de Namur et le Hainaut. Dans le Luxembourg , la fabrication du fer faisait exister cinq mille familles et mettait annuellement en circulation pour plus de 2,800,000 francs de matières ouvrées \ M. Gachard , dans son préambule historique déjà cité , établit ainsi la statistique des usines sidérurgiques de la Belgique à la fin de la période impériale : 89 Hauts-fourneaux, 124 Forges, 35 Martinets, 18 Fonderies, 27 Platineries. Après la paix, l'essor que reprend la forgerie belge ne commence qu'en 1821. Je vais tâcher d'en préciser les divers développemens. On aperçoit au premier abord dans le travail préparatoire du fer trois grandes divisions qui constituent trois branches d'industrie distinctes : l'extraction du minerai , la conversion du minerai en fonte, la conversion de la fonte en fer. Toutefois les deux dernières opérations se traitent le plus souvent dans les mêmes établissemens. L'extraction du minerai est restée jusqu'à ce jour, sauf quelques exceptions , entre les mains de simples ouvriers. Il en est ainsi dans le Luxembourg, dans la majeure partie des provinces de Liège, du Hainaut et de Namur, où se trouvent les gîtes les plus importans. Il est vrai de dire que la distribution inégale du minerai , que l'on trouve répandu par amas çà et là, rend cette sorte d'exploitation toujours incertaine et ne comporte pas de grands ouvrages d'art; on travaille à galerie découverte, ou l'on creuse des puits jusqu'à ce que l'on rencontre l'eau. 1 Rapport du préfet en 1806. Moniteur universel, pag. 1216. DANS L'INDUSTRIE. On ne trouve qu'assez rarement des situations satisfaisantes pour le transport et le lavage du minerai. Dans la province de Namur, cette branche d'industrie n'est pas aussi généralement restée dans l'enfance. Les exploitations des mines de fer par machines à vapeur se sont multipliées depuis quelques années. Plusieurs exploitans se sont mis également en devoir de laver le minerai au sortir de la mine, sur les lieux, ce qu'on ne peut pas toujours faire ailleurs. Ce travail est pourtant fort utile en certains cas. Avant la révolution de 1830, M. Hannonet-Gendarmc a donné l'exemple en montant une première machine à vapeur sur la minière la Suédoise, à Couvin, une seconde aux bois des Minières, deux autres sur Ja- mioulle. M. le baron de Cartier en a monté une aussi sur Morialmé. On en établit plusieurs autres. Les premiers essais pour le traitement du minerai par le coak, ont eu lieu sous l'administration autrichienne; ils sont dus à M. l'abbé Needham, ancien membre de l'académie de Bruxelles. On lit la notice suivante au tome V des Mémoires de ce corps savant, imprimé en 1788 : « M. Needham, ancien directeur de l'académie, s'est oc- » cupé spécialement pendant les dernières années de sa vie des » moyens de suppléer dans la fonte et l'affinage du fer par les braises )) du charbon de terre, au déchet de bois qui se fait remarquer en » plus d'un pays. Il a fait beaucoup de recherches et dessais fort » dispendieux sur cet objet, et en a donné le résultat à l'académie » sous la forme d'un rapport » dont M. l'abbé Mann a donné un extrait intéressant , imprimé à la suite des lignes que nous venons d'extraire. Plus tard, sous l'empire, M. Huart, maître de forges à Charleroi, déjà nommé, a repris ces mêmes expériences. On en a signalé d'au- tres, d'abord à Glabeck près de Tubise, dans lesquelles on se borna à mélanger le coak au charbon de bois par moitié; puis à Bouvigne avec du coak seul , sous la direction du M. Amand; mais près de vingt ans passèrent sur ces tentatives , qui toutes cependant avaient paru promettre de bons résultats , car la fonderie de canons de Liège avait 126 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS eu 12,000 kilog. de fontes de M. Amand traitées par le coak, et s'en était, dit-on, montrée satisfaite. C'est en 1824 seulement qu'à Char- leroi parurent les premiers produits du haut-fourneau que M. Huart avait fait construire aux Hauchis, et la même année à Liège, on eut les produits du haut-fourneau de Seraing, construit par M. Cockerill, les uns et les autres traités par le coak, à la méthode anglaise. Dès ce moment commence pour Charleroi une ère nouvelle de richesse. Sa réputation pour la production des meilleures fontes grises de la Belgique s'établit. En 1826, M. Hannonet-Gendarme éleva un haut- fourneau à Couvin. En 1828, MM. Fontaine et Cie établirent aux Hauchis un haut-fourneau qui remplaça celui que M. Huart n'y avait fait construire en 1 824 que provisoirement. Enfin Couillet fut créé et commença à marcher en 1829. A peu près dans le même temps s'éleva le haut-fourneau de Laneffe, district de Dinant. Les progrès du traitement du minerai par la méthode anglaise, un moment arrêtés par la révolution de 1830, ont repris un élan depuis, qui est surtout devenu remarquable dans le cours de l'année 1836. A la fin de 1836, on comptait en activité : Dans la province de Liège, quatre hauts-fourneaux au coak , savoir : 1 Aux Vennes, 1 A Grivegnée, 2 A Seraing. On en comptait onze en construction : 2 A Ougrée, 6 A Sclessin, 2 A l'Espérance, 1 Aux environs de Huy, Plusieurs étaient en projet. Etaient en activité dans le district de Charleroi : 3 A Couillet , DANS L'INDUSTRIE. 127 1 Aux II. m m Lis. 2 A Châtelineau , société Wilmar , 1 A Châtelineau, Dupont, 2 A Acoz, De Dorlodot, 1 A Hourpes sur Sambre (société de Hourpes), 1 A Montignies sur Sambre , Champeaux-Chapel , 3 A Marchienne-au-Pont , Goffart. Total quatorze pour ce seul distriot. Etaient en construction : 4 A Couillet, 1 A Châtelineau, 2 A Hourpes, 1 A Marchienne-au-Pont , 2 Au Fayt, 2 A Thil-Château, 2 Dans le Borinage. . Était en activité dans la province de Namur, 1 A Laneffe. Étaient en inactivité : 2 A Couvin, 1 Au Fairroul. Total général, vingt-deux hauts- fourneaux construits et vingt- cinq en construction. Ce calcul n'est pas aussi exagéré que beaucoup d'autres qu'on a présentés dans ces derniers temps, mais il est exact. Dans le cours de l'année 1836 , M. Dupont au Fayt, et M. Cockerill à Seraing ont fait des essais pour introduire l'air chaud chacun dans un haut-fourneau. Le résultat de ce système peut être d'amener une économie de combustible; mais rien ne dit encore que les expé- riences aient été heureuses. On a tenté, mais inutilement, à Grive- 128 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS gnée et dans quelques autres établissemens, de se servir de houille crue pour opérer la fusion du minerai. Il me reste à parler de la troisième et dernière partie du travail , qui complète la méthode anglaise. Le système qui consiste à convertir la fonte en fer par le moyen de la houille, en la faisant passer dans des fours à affiner, puis dans des fours à puddler et à réchauffer, appelés génériquement fours à réverbère, date de 1821 ; il a été entrepris presqu'en même temps par MM. Huart et Henrard , M. Cockerill, M. Orban et M. Hannonet-Gendarme. M. Huart et M. Henrard en société établirent à Couillet deux fours à puddler, où ils formèrent des ouvriers et obtinrent de très-bons résultats. Le fer ainsi fabriqué put être employé comme fer fort à la clouterie, à la fabrication des chaînes , des bandages de roues , des tôles pour chaudières de machines à vapeur. Il est vrai de dire que l'usage conteste encore ces résultats, et donne la préférence au fer travaillé au bois. Les essais de MM. Huart et Henrart dans cette usine leur firent découvrir l'utilité des soles en fer pour les fours à puddler. M. Huart obtint un brevet en 1823 pour cette dernière découverte. En même temps que MM. Huart et Henrard, dans le district de Charleroi, commençaient l'affinage du fer à la houille, M. Orban introduisait la même méthode dans la province de Liège; il fondait l'établissement de Grivegné. M. Cockerill en faisait autant à Seraing. M. Hannonet-Gendarme établit aussi alors des fours à puddler à Couvin. M. Orban, le premier, fit monter un laminoir à étirer le fer en barres. Le laminoir est substitué à l'action du marteau employé pré- cédemment , et qui avait pour but de réduire le fer en barres de différentes dimensions. L'opération par le laminoir procure une grande économie de temps , mais lorsqu'il s'agit d'avoir du fer fort , l'action du marteau reste encore préférée comme étant plus complète et corroyant le métal plus également. M. Hannonet et M. Cockerill vinrent ensuite. DANS L'INDUSTRIE. 129 En 1823, MM. Huart et Henrard firent construire l'usine des ll.ii m his à Marcinelle, composée de plusieurs fours à puddler, de laminoir , fenderie et marteau, le tout mu par une machine à vapeur de la force de vingt-quatre chevaux. On regarde le laminoir que Mme Puissant, à Charleroi, a mis ré- cemment en activité , comme le plus beau du pays. Les ateliers de Mme Puissant sont sous la direction d'un anglais , M. Bonneel , venu en Belgique en 1824, et qui, depuis lors a concouru comme ingénieur à la construction d'un grand nombre de laminoirs , de fours à puddler et de hauts-fourneaux. On lui doit l'introduc- tion, il y a plusieurs années, d'un système consistant à chauffer les chaudières des machines à vapeur par le calorique qui s'échappe des fours à puddler et à réchauffer. M. Splingard s'est fait délivrer , en 1835, un brevet d'importation qui fait double emploi avec le système de M. Bonneel. L'établissement de Couillet, qui tient déjà en activité trois hauts- fourneaux, et en projette quatre autres, a fait construire dans le cours de l'année 1836, un atelier pour le puddlage du fer et l'étirage au laminoir, où l'on fait usage du système de M. Bonneel. Par la con- struction de ce magnifique atelier, on peut dire que Couillet s'est complété et a pris le premier rang dans le pays parmi les usines où la fonte et le fer se travaillent tout à la fois. Dans la province de Namur , M. Hannonct-Gendarme avait créé à Couvin un établissement qui semblait destiné à ne le céder à aucun autre ; il réunissait l'exploitation du minerai , le travail de la fonte et du fer au coak et à la houille ; il était favorisé par le plus beau cours d'eau du pays et par une qualité de minerai que tous les maîtres de forges recherchent; ces avantages n'ont pu l'emporter sur les fautes qui ont été commises dans l'administration de ses ateliers , et surtout sur l'éloignement des lieux de production de la houille. Il faut citer dans cette même province un industriel actif et éclairé, M. le baron de Cartier d'Yves, qui, proportionnant le progrès aux ressources des localités, n'a pu songer à introduire la fabrication à la To*. XIII. 17 130 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS houille dans un pays où le bois abonde, mais qui a établi un laminoir mu par une machine hydraulique, a ajouté une seconde tuyère à ses hauts-fourneaux au bois, et a su donner à ses produits une ré- putation de qualité désormais incontestée. On peut dire de lui avec justice qu'il s'efforce de rapprocher le fer belge, pour le prix, des fers anglais, et pour la qualité, des fers de Suède. M. Didot, de la même province, propriétaire de l'usine d' Annevoye, est le premier qui ait donné deux tuyères à un haut-fourneau de l'ancienne construction. Dans le Luxembourg, où l'industrie du fer a eu de tout temps une grande importance, il n'y a eu d'autres améliorations introduites que l'agrandissement des fourneaux, le changement des souffleries et le travail dit à la comtoise, qui permet la suppression d'un foyer. L'art de mouler la fonte et de l'appliquer à une foule de meubles domestiques est aujourd'hui fort répandu en Belgique. Avec la fonte on remplace non-seulement le fer malléable , mais aussi, dans beau- coup de cas, le bronze, le bois, la pierre, le cuivre. M. Loran, fon- deur à Bruxelles, M. Yanden Branden, fondeur à Scharbeek, ont eu beaucoup de succès dans cette foule d'emplois qui peuvent être con- sidérés comme ayant donné le jour à une industrie nouvelle; ce sont les premiers qui débutèrent ; leurs essais ne remontent par au delà de douze années. En 1807, la société d'encouragement de Paris avait ouvert un con- cours pour la confection en fonte de petits ouvrages de serrurerie et de quincaillerie dans lesquels on employait habituellement le fer forgé ou le cuivre forgé ou fondu. Les conditions du concours ne purent être remplies alors. A Liège on s'est depuis trois ans livré avec ardeur à la quincaillerie en fonte polie, et on l'a fait avec succès. Les mêmes objets qu'on ne croyait pouvoir donner précédemment qu'en fer malléable et à des prix élevés, tels que des garnitures de fusil, des mouchettes, des éperons, des étriers, etc., sont maintenant offerts à des prix réduits, quoiqu'ils aient beaucoup plus d'éclat. Us sont en fonte douce , nullement cassante. M. Max Lesoinne, qui a DANS L'INDUSTRIE. 131 entrepris le premier cette fabrication au moyen d'ouvriers anglais qu'il a fait venir, s'applaudit beaucoup des résultats. Acier. Depuis long-temps l'Allemagne et l'Angleterre produisaient de l'acier, de manière à suffire à tous les besoins de leur consommation, que La France en était encore aux tâtonnemens : les savans et les industriels en faisaient l'objet de leurs recherches. En 1807, la so- ciété d'encouragement offrit un prix de 4000 francs à celui qui fabri- querait en grand de l'acier fondu égal en qualité au plus parfait des fabriques étrangères. Le 17 février 1808, M. De Gérando, secrétaire de cette société; annonça dans son rapport que : « les frères Poncelet » de Liège, par la fabrication de leur acier, venaient enfin de mettre » la France en possession d'un procédé si important, si désiré dans » les arts ; découverte qui promet de grands résultats, et qui a mérité » l'appui du gouvernement. » En effet, MM. Poncelet reçurent du gouvernement, pour leur découverte, une récompense de 30,000 francs , et la société d'encouragement leur décerna la médaille d'or. Nous avons déjà dit que leurs limes leur valurent des distinctions honorables. Ils n'en méritèrent pas moins pour leurs divers instru- mens de labourage, leurs faux entre autres. La fabrique de MM. Pon- celet date de 1802, et existe encore aujourd'hui. Postérieurement à la séparation de la Belgique et de la France, un écrivain français la jugeait ainsi : a La France a possédé une fabrique d'acier fondu » comparable à celui d'Angleterre. Malheureusement cette usine » créée en quelque sorte par les soins de la société d'encouragement, » a passé à l'étranger avec le pays de Liège où MM. Poncelet l'avaient » établie. » L'acier Poncelet offre trois variétés : la première, extrêmement » ductile à froid, est la tôle d'acier bonne pour les ressorts , les sur- » faces planes pour l'horlogerie , la bijouterie , les cuirasses ; la » seconde est en grosses barres carrées ou rondes, pour coins , ma- 132 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS » trices ou cylindres; enfin la troisième est en barres de différens )) échantillons, pour les limes fines, les pivots d'horlogerie, les outils )) et la coutellerie fine. » Cette fabrique fournit encore de l'acier fondu prenant le dur à » l'air, de l'acier de seconde fusion très-ductile et susceptible d'un » poli parfait. Tous ces aciers, pour le moins égaux aux meilleurs » aciers anglais , sont fabriqués exclusivement avec la houille , tant » pour la fonte que pour le forgeage. » La fabrique de M. Poncelet est restée la seule que la Belgique possède. Dirigée depuis 1821, par M. Regnier-Poncelet, gendre de ce dernier, elle a été constituée en 1836 en société anonyme, sous le nom de société St-Léonard, et paraît destinée à recevoir de nom- breux accroissemens. L'acier de M. Regnier-Poncelet est fabriqué avec du fer étranger. Des essais pour la fabrication de l'acier ont été tentés à Couvin par M. Hannonet-Gendarme , en 1826, mais ils ont cessé avec la révolution. On doit le regretter d'autant plus que l'acier y était fait avec le fer de Couvin et qu'il avait une excellente qualité. On en a fait des objets de coutellerie. C'était de l'acier de cé- mentation corroyé, qui rappelait l'acier fondu d'Angleterre dans plu- sieurs qualités. On doit le regretter encore parce que l'établissement de S^Léonard est loin de suffire à la consommation entière du pays. Enumèrerons-nous maintenant d'autres recherches et d'autres commencemens de fabrication? M. Cockerill à Seraing, M. Goubeau à Namur, puis encore avant eux M. Salmon à Tournay, ont tenté l'entreprise ; on pourrait en citer d'autres , mais aucun résultat définitif n'en est sorti. Un événement tragique est venu interrompre les essais auxquels M. Cockerill s'était livré. Tôles. Le siège de la fabrique de tôle en Belgique a été de tout temps dans la province de Liège, dans le district de Huy principalement. Depuis 1 790, elle y prit un grand accroissement. DANS L'INDUSTRIE. 133 En 1751 on avait déjà tenté de laminer quelques tôles propres à être étamées ; mais les établissemens belges ne purent alors soutenir la concurrence avec la Suède et l'Angleterre. On se servait dans ce temps-là du martinet; des règlemens empêchèrent l'usage du lami- noir. En 1810 il existait sur les bords de l'Ourte, de la Yesdre et du Iloyoux quatorze laminoirs occupant cent ouvriers, et produisant annuellement 280,000 quintaux. L'introduction des laminoirs eut une grande influence sur la qualité des tôles. A l'exposition de 1806, MM. Dautrebande et Bastin se firent connaître par la supériorité de leurs produits en ce genre. Le rapport du jury reconnut que les tôles de M. Bastin surtout étaient d'une excellente qualité. C'est donc à ces deux fabricans que revient en partie l'honneur des progrès que la Belgique a faits dans cette branche d'industrie , en tête de laquelle aujourd'hui encore le nom de M. Dautrebande fils se fait remarquer, mais qu'une foule d'autres industriels exploitent également avec succès. Fer-blanc. On s'occupait depuis long-temps en France de la fabrication du fer-blanc en feuilles ; les produits des manufactures de ce pays lais- saient beaucoup à désirer; cette insuffisance était attribuée à l'imper- fection de la tôle de ses fabriques. La société d'encouragement de Paris promit un prix de trois mille francs à celui qui présenterait des fers-blancs aussi beaux, aussi bien fabriqués que les plus estimés; ils devaient réunir le brillant, la souplesse et l'égalité d'éta- mage, nécessaires à la confection des ouvrages de ferblanterie. Le concours resta ouvert six ans. Enfin en 1808, M. Delloye,de Huy,qui, lors de l'exposition de 1806, avait obtenu déjà une médaille d'argent pour la beauté de ses produits , remporta le prix offert. Il avait pour concurrens les fonderies de Vaucluse , celles de Dilling , et la manu- facture des Bains , département des Vosges. M. DeGérando en rendit compte ainsi : « Le sieur Delloye, établi à Huy, département de » l'Ourte , a obtenu dans la fabrication des fers-blancs des succès 134 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS » long-temps attendus, non moins désirables que ceux relatifs à » l'acier , récompensés par la générosité du gouvernement français ; » s'ils présentaient des difficultés moins nombreuses , ils promettent » cependant au commerce une matière dont la consommation est » très-étendue. » M. Delloye reçut du gouvernement d'alors, pendant trois ans, pour les fers-blancs qu'il livra au commerce, une prime qui monta à la somme de 94,158 francs. Cette fabrication existe encore à Huy , mais un peu déchue , sinon quant à la qualité des produits , du moins quant à l'importance de la vente. Les débouchés lui man- quent à l'étranger. Mise en œuvre du fer. FIL DE FER , CLOUTERIE , POÊLERIE , CABLES. La fabrique du fil de fer est récente en Belgique. Il existe, depuis deux ans seulement, dans la province de Luxembourg, un établisse- ment dirigé par M. De Nonancourt, qui commence à en livrer au commerce; il se croit en état de lutter contre la concurrence fran- çaise, mais il redoute celle de Prusse. L'ancien système de fabrication des clous à la main est toujours celui qui domine en ce pays ; les clouteries des environs de Charleroi et du pays de Liège, où ce système est seul pratiqué, ne voient pas encore diminuer les demandes. Cependant il se fait quelques tentatives pour fabriquer des clous d'épingles ou autres à la méca- nique. M. Hirsoux , à Fontaine-L'Evêque , M. De Bavay, M. Couture et M. Christophe-Poirson à Bruxelles , MM. Lefebvre-Clossé et Bour- geois à Liège, ont pris des brevets d'invention ou de perfectionnement pour ce genre de fabrication; mais le temps n'a pas encore sanc- tionné les expériences de ces divers industriels. Il existe aussi, mais hors de Belgique , des fabriques de clous faits à froid qui sont loin d'avoir vaincu l'ancienne méthode. M. Devillez-Camion, maître de forges à Bouillon, a introduit , en 1818 , la fabrication des ustensiles de cuisine connus sous le nom DANS L'INDUSTRIE. 135 de poélerie façon d'Allemagne. Encouragé en 1825 par une médaille qui lui fut accordée à l'exposition de Harlem, il a pris le dessus depuis cette époque sur ses anciens maîtres; il donne aux produits de sa fabrique un noir ou brun luisant par un procédé dont il est l'inven- teur, et dont il est resté jusqu'à présent seul en possession. M. Vandenkieboom de Huy s'est fait connaître pas ses ustensiles de cuisine en tôle , estampés d'une seule pièce , qui présentent une grande économie sur les mêmes ustensiles en fer coulé ; il est bre- veté depuis 1833 pour ce procédé; il est parvenu à estamper des chaudrons de tôle d'une seule pièce d'une grande dimension. Sa fabri- que marche par une machine à vapeur, la seule qui existe à Huy. M. Cornils, à Gosselies, a importé, en 1825, la fabrication des câbles en fer sur le modèle des câbles anglais , et il y obtient du succès. Fabrique d'armes. La fabrication des armes à feu est une des industries les plus na- tionales; elle est presque toujours restée concentrée à Liège et aux environs. Ou comptait déjà dans cette ville, avant 1789, une vingtaine de marchands ou commissionnaires pour exécuter les commandes en armes qui leur étaient faites. C'est à Liège que le reste de la Belgique venait alors s'approvisionner de cet article, qui s'expédiait encore en Espagne, en Portugal, en Hollande et en Allemagne. Sous l'empire, cette industrie ne prospéra pas comme on pourrait le croire. Les fabricans furent restreints à la confection des fusils et pistolets de luxe, qui s'élevait annuellement en moyenne à six mille fusils et deux mille pistolets ; le nombre des fabricans tomba alors à quatorze. La fabrication des armes de guerre fut réservée à la ma- nufacture impériale que le gouvernement français fonda dans cette cité belge, et d'où sortaient tous les ans vingt-sept mille fusils con- struits par près de mille ouvriers. Alors les principaux fabricans liégeois s'étaient réunis en une société que l'on nomma la société des treize. Dans un voyage que l'empereur Napoléon fit en Belgique , une 136 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS députation de cette société demanda la permission de lui offrir un fusil de chasse du plus grand prix, et à la construction duquel l'habileté des meilleurs ouvriers avait concouru. Les fabricans accompagnèrent ce présent d'une pétition par laquelle ils sollici- taient l'empereur de les admettre à la fabrication des armes de guerre en concurrence avec les ateliers de l'état. Napoléon reçut gracieusement le fusil , et son premier mouvement fut celui d'un soldat, il prit la baguette pour l'introduire dans le canon du fusil; malheureusement elle n'avait pas le calibre ; elle ne put donc entrer. Cet accident , que les fabricans attribuèrent à une odieuse machina- tion , fit froncer le sourcil du grand capitaine , et aucune réponse ne fut jamais faite à la pétition qu'on venait de lui remettre. Durant la période hollandaise, la fabrication des armes a pris du développement; le débouché de l'Amérique s'ouvrit pour elle ; de- puis la révolution de 1830, ce développement s'est encore accru. En 1829, cent quatre-vingt-dix mille six cent soixante armes à feu sortirent de ses ateliers; on en compte, pour 1835, deux cent soixante et onze mille cinq cent quatre-vingt-sept , se composant de 74,608 armes de guerre, 100,488 fusils de luxe à un coup, 24,337 fusils doubles, 7,229 fusils de bord, 15,537 paires de pistolets de luxe, de combat, d'arçon, etc., 49,488 paires de pistolets de poche, représentant environ une valeur de cinq millions de francs. La fabrication a encore augmenté en 1836; voici ce que Liège a produit dans cette dernière année : Fusils de luxe à un coup 152,044 Fusils de luxe à deux coups 24,846 Fusils de bord 8,438 Pistolets d'arçon (par paires) 22,086 Pistolets de poche (par paires) 70,314 Fusils de munition, mousquets 71,651 Total. 349,379 Il est essentiel de faire observer, pour n'induire personne en erreur, que ces calculs sont fournis par le banc d'épreuve où se vérifient les DANS L'INDUSTRIE. 137 armes avant leur achèvement. Beaucoup de canons octogones entre autres sont envoyés, bruts et sans être montés, dans le Levant. Les fusils de Liège s'expédient dans le monde entier malgré les barrières de douane. Le bon marché assure cet avantage aux fabri- cans liégeois. Birmingham, le grand atelier de l'Angleterre, ne l'emporte pas sur Liège par le nombre de pièces qu'il fournit. Nous parlons des fusils de luxe et de commerce, car pour les fusils de guerre, on n'en peut expédier ni en Angleterre, ni en Autriche, ni en Prusse, ni en Russie. A l'époque où le gouvernement s'était réservé la fabrication des armes de guerre , en 1804, la fabrication des platines identiques fut trouvée à Liège par M. Feuillet. L'avantage qu'on retire de cette amélioration, est que si on démonte un certain nombre de platines, et qu'on mêle les pièces toutes ensemble, on peut recomposer les platines de pièces détachées prises au hasard. L'identité qui existe entre toutes les pièces fournit le moyen de remplacer sur-le-champ, et même en campagne, les pièces qui manqueraient. Depuis on a dû renoncer au système des platines identiques pour les fusils du 1er numéro, dit le modèle 1777 corrigé. On en fait usage pour les seconde et troisième qualités. Quelques années plus tard, M. Antoine Gyrard de Henné, près Chaudfontaine sur la Vesdre, acquit une grande réputation dans l'art de fabriquer les canons de fusil à ru- bans damassés. Le procédé avait été pratiqué d'abord à Versailles, et aujourd'hui Liège fournit à Paris les canons damassés, parce qu'on les fait à meilleur marché. Une circonstance aurait pu porter obstacle à l'introduction de perfectionnemens dans la fabrication des armes à feu en Belgique; les ouvriers ne sont pas réunis dans des ateliers; mais dans la ville et dans les villages environnans, chacun d'eux travaille dans son domicile, où il est aidé par sa famille. C'est, comme on voit, l'an- cienne organisation industrielle, qui, pour quelques branches cherche encore à se perpétuer. Ce système n'a pas empêché une division de travail presque infinie de s'établir , et par là chaque ouvrier acquiert To». XIII. 18 138 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS une habileté dans la partie à laquelle il s'adonne , qui met la fabri- que liégeoise hors des atteintes de toute concurrence. Sans que la Belgique fasse usage des divers procédés connus et pratiqués en France ou en Angleterre, pour la fabrication des canons et des bois à la mécanique, on est arrivé à force de dextérité à livrer au com- merce pour 70 fr. des fusils de chasse à deux coups, qui en coûtaient 110 il y a vingt-cinq ans. Pourtant les outils des ouvriers sont les mêmes. Au surplus M. Malherbe de Goffontaine, est parvenu depuis quelques années à former une véritable manufacture d'armes, dans laquelle il peut réunir, et a réuni jusqu'à quatre cents ouvriers, et où toutes les pièces qui constituent une arme à feu se confectionnent rapidement, sans sortir de l'établissement, et par le moyen d'une subdivision de travail poussée jusqu'aux dernières limites. A Liège l'avantage de ce système de fabrication est vivement contesté, et une tentative faite par MM. Hanquet et Ancion, pour le faire prévaloir, a été en 1836, la cause de débats et de sérieuses agitations dans cette ville. Quoi qu'il en soit, M. Malherbe de Goffontaine a su donner quelque réputation à ses produits. Il peut faire usage de tous les moyens mécaniques adaptés à cette fabrication ; il possède entre autres ce que les petits ateliers ne peuvent avoir , une machine à vapeur, pour achever le forage des canons de fusil, et pour polir ; il fait en outre les vis à la mécanique. Par les procédés qu'il a mis en pratique et avec la subdivision de travail qu'il a établie, M. Malherbe de Goffontaine est parvenu à faire forger et achever entièrement en onze heures et demie un fusil de guerre, modèle belge, 1777 corrigé. M. Malherbe de Goffontaine s'efforce en outre de naturaliser en Belgique la fabrication des armes blanches, qui, par une circonstance singulière, avait été négligée jusqu'à présent. Celles qu'il fabrique rivalisent avec les armes de Solingen en Allemagne. On s'est beaucoup occupé depuis quelques années des fusils dits à la Robert, qui se chargent par la culasse, importés en 1831 par l'inventeur lui-même , M. Robert. Les armuriers de Liège ont tous fait des essais de ce fusil, et y ont renoncé pour la plupart, à cause DANS L'INDUSTRIE. 139 des inconvéniens; le plus grand est de ne pouvoir servir long-temps sans se déranger. Une amélioration plus ancienne a été introduite dans la confec- tion des fusils, c'est celle des fusils à piston, ou à percussion, dans lesquels on se sert pour amorcer de poudre fulminante. Déjà en 1802 , M. Malherbe de Gofibntaine la trouva en Autriche; elle fut importée à Liège en 181 1 ; mais la fabrication des capsules ne date que de 1814. KL Malherbe de Gofibntaine et M. P.-J. Malherbe de Liège sont l'un et l'autre auteurs de nouveaux perfectionnemens à ce système. M. Malherbe de Gofibntaine a remplacé la platine compliquée des fusils ordinaires, par un ressort, et un balancier; M. P.-J. Malherbe a imaginé un fusil de munition a percussion qui s'amorce tout seul; mais il n'est pas encore employé ; on s'occupe sérieusement depuis quelques années de substituer dans l'armée le fusil à percussion au fusil à pierre. Fonderie de canons à Liège. On ne peut parler de la fabrique d'armes à Liège , sans mentionner en même temps la fonderie royale de canons, qui, par son ensemble , son importance, sa tenue intérieure, mérite d'occuper non-seulement le premier rang entre les divers établissemens analogues de l'Europe, mais doit être encore recommandée à l'attention des industriels qui aiment à étudier les progrès des procédés, et à en connaître les ré- sultats. La fonderie de canons existe à Liège depuis 1802; trois militaires se sont succédé jusqu'ici dans la direction de cet établissement ; le capitaine Béranger, le général Huguenin et le major Frédérix. Tous trois semblent avoir pris à tâche de prouver qu'entre la science des armes et la science de l'industrie, la distance peut être facilement comblée, et que l'une sait alors prêter son appui à l'autre. Et en effet , l'administration de ces trois directeurs se rapporte à trois époques distinctes, à l'empire, puis à la période hollandaise, enfin au régime INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS actuel. Si nous envisageons la situation de l'établissement à chacune de ces trois époques , nous la trouvons marquée par l'adoption des procédés les plus avancés qui distinguent chacune d'elles. A la direction du capitaine Béranger remontent l'emploi des pre- mières machines à vapeur rotatives, et l'établissement du premier chemin de fer que l'on ait vus dans le pays. Avec la direction du général Huguenin commence le coulage des bouches à feu en fonte de fer avec une supériorité qui peut soutenir toutes les comparaisons de l'étranger, système que jusqu'alors la Suède seule avait osé adopter pour l'artillerie de campagne. Enfin à la direction du major Frédérix se rattachent la confection des pièces de bronze, l'introduction de l'air chaud dans les diverses opérations sidérurgiques de la fonderie , plusieurs améliorations ob- tenues, par la construction des fourneaux à réverbères ainsi que par l'emploi du coak provenant des escarbiles , dans la fusion et le mou- lage de la fonte. L'établissement dans son aspect extérieur se compose, au milieu d'une cour immense, d'un atelier de boulets, d'un atelier pour la fonderie des canons, d'un atelier de forgerons, d'un autre pour les tourneurs, d'un autre encore pour le sciage et le forage, enfin d'un atelier de menuiserie , et de plusieurs magasins pour le cuivre et autres objets de menu détail. Dans l'intérieur des ateliers, on compte douze fourneaux à réver- bère, douze bancs de forage, quinze feux de forges ; un maka et un four à chauffer les grosses pièces. Le mouvement est imprimé par cinq machines à vapeur; le nombre doit en être réduit à trois en 1837, mais elles auront plus de puissance. La fonderie de Liège est la seule en Europe qui réunisse la confection des pièces de fer et des pièces de bronze. Si elle ne possède pas comme quelques fonderies étrangères des hauts-fourneaux , c'est que l'expérience a démontré l'infériorité des bouches à feu obtenues de première fusion ; et du reste elle a plus de bancs de forage qu'aucune autre ; elle a autant de fourneaux à réverbère que la principale fonderie de France (celle DANS L'INDUSTRIE. 141 de Ruelle près d'Angouléme); elle en a plus que la principale fon- derie d'Allemugne (celle de Sayn près de Coblentz). La fonderie de canons de Liège occupe 127 ouvriers, et pouvait produire l'un dans l'autre, en 1836, une pièce par jour ; elle en pro- duira une et demie en 1837. Nous ne reviendrons pas sur les détails que nous avons déjà donnés par rapport aux chemins de fer et aux machines à vapeur que l'établissement renferme (voir machines à vapeur et chemins de fer). On pourrait cependant ajouter que dans l'atelier même du forage, il existe un autre chemin de fer ingénieux sur lequel roulent les bou- ches à feu les plus pesantes avec une excessive facilité. Par sa dispo- sition , ce chemin de fer est en quelque sorte aérien. Depuis que l'on confectionne à Liège des bouches à feu en fonte , des expériences positives ont démontré que les minerais et les fontes belges , traités par des mains habiles, peuvent rivaliser avec les meil- leures fontes de Suède et peut-être les surpasser l . L'excellente qua- lité des pièces coulées à la fonderie royale de Liège ressort encore des concours ouverts à La Fère en France, en 1835 et 1836, entre l'artillerie belge et l'artillerie française. Il m'est impossible, sans multiplier outre mesure les détails, de m'étendre sur les diverses améliorations introduites par le major Frédérix, qui, neveu du général Huguenin, attaché avant 1830 à cet établissement, se trouvait par là associé aux précédens perfec- tionnemens. Toutefois je dirai en peu de mots, d'après un rapport du lieutenant Godelet, fait par lui en mars 1836, quels ont été les résultats de l'application de l'air chaud dans les forges de maréchal. Le major Frédérix avait à choisir entre deux systèmes, celui de Taylor en Angleterre et celui de Fabvre-Dufaur en France. M. Go- ' En 1831 , trois canons de Suède ont tiré 1500 coups; on les a ensuite soumis à une épreuve à outrance : deux de ces canons ont éclaté au bout de 7 coups et le troisième au bout de 19. En 1835, un obusier belge de 2-1 a tiré 2112 coups et a subi une épreuve a outrance de 11 coups. Cet obusier existe encore sans dégradations notables. J'ai eu les procès-verbaux des expériences entre les mains. ' 142 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS delet constate l'épreuve de l'un et l'autre sur la fabrication de quatre demi-essieux en fer pour avant-trains de voitures de campagne ; il a trouvé entre autres avantages dans le système de l'air chaud , en gé- néral économie de temps et de combustible, de plus moins de déchet dans le fer; mais en même temps la comparaison de l'appareil Taylor avec l'appareil Fabvre-Dufaur a déterminé sa préférence en faveur du dernier ; car à l'air chaud, par l'appareil Fabvre-Dufaur, le déchet a été k. 2,66 pour cent moindre qu'à l'air froid, et par l'appareil Taylor seulement de k. 1,65; enfin le prix des essieux non tournés s'est élevé , fabriqués à l'air froid à 80 fr. 89 ; par l'appareil Taylor à 77 fr. 23, et par l'appareil Fabvre-Dufaur à 76 fr. 67. Le cupelot de la fonderie de boulets , dans l'établissement , reçoit également l'air chaud au moyen de dispositions indiquées par le major Frédérix, qui était allé préalablement étudier les applica- tions diverses de ce procédé à la fonderie de Sayn en Allemagne; mais je ne suis pas à même d'en préciser les résultats, quoiqu'on en paraisse fort satisfait. La supériorité du vent à air chaud sur l'air froid dans les hauts-fourneaux et les feux d'affinerie reste encore à établir pour la Belgique avec plus de précision qu'on ne l'a fait jus- qu'ici. Zinc. M. J.-J.-D. Douy de Liège, conçut l'espoir en 1790 de tirer le zinc de la pierre calaminaire; après plusieurs années d'expériences, il devint, en 1805, concessionnaire de la mine de calamine de la Vieille-Montagne près de Liège. En 1809 ses recherches furent cou- ronnées de succès. Dès ce moment le zinc fut extrait en grand de la calamine. Les traités de 1815 ont fait passer à la Prusse une partie du territoire sur lequel s'étend la concession , mais la portion ( en- viron la moitié) restée à la Belgique rapporte encore à l'Etat un revenu annuel de 7500 francs. C'est donner une idée de l'importance de cette découverte. En 1810, M. Douy livrait 1000 kil. par jour de ce métal à la consommation, à raison de 2 fr. le kil. Cette mine est DANS L'INDUSTRIE. 143 devenue la propriété de M. Mosselman, entre les mains de qui l'exploi- tation tend à s'accroître encore. Par la production, comme par le nombre des ouvriers que cet établissement occupe , il doit être re- gardé comme un des plus considérables et des plus intéressans de la Belgique. Dans ces dernières années l'emploi du zinc s'est généralisé. Aussi la valeur s'en est accrue; de 55 à 60 frv le prix en a été porté jus- qu'à 75 fr. les 100 kil. depuis 1830. Une seconde extraction de pierre calaminaire ainsi qu'une fabrique de zinc ont été montées à Huy ; mais le métal sort de ce dernier établissement à l'état brut pour entrer ensuite dans la composition du laiton. Les premières recherches relatives à cette exploitation remontent à 1826. C'est M. Devaux, ingénieur, qui a appris le parti qu'on pouvait tirer de la calamine aux habitans de Huy, où ce minerai n'était pas connu. L'établissement est actuellement dirigé par M. Morsomme et occupe 200 ouvriers. Minerai de plomb ou alquifoux. La société de Longwely (province de Luxembourg), qui exploite la galène ou le sulfure de plomb , connu dans le commerce sous le nom d'alquifoux, et que l'on emploie pour le vernissage des poteries, eut beaucoup à souffrir des événemens qui séparèrent la Belgique de la France, parce qu'ils furent suivis, de la part de cette dernière puissance, de mesures restrictives à l'égard des produits du sol et des manufactures belges. Cet état de choses dura pendant toute la pé- riode hollandaise. En 1832, M. Benoît, directeur de la société, in- troduisit des procédés d'extraction et de lavage économiques au moyen desquels il obtint de l'alquifoux en poudre de la plus grande pureté, de l'aquifoux lin, des boues plombifères servant au vernissage des poteries et des tuiles; il obtint encore des résidus plus ou moins riches en plomb propre à la fonte. Ce produit doit au traitement introduit par M. Benoit un agrandissement de débouchés en Belgique et des exportations en Allemagne. \ 144 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS ARTS CHIMIQUES. Nous allons maintenant parcourir les diverses fabrications dans lesquelles la chimie joue le plus grand rôle. A ce titre, la préparation des métaux aurait pu se trouver comprise dans cette division ; mais il m'a semblé qu'il convenait mieux d'en faire le sujet d'une catégorie spéciale, en y faisant entrer celles des industries qui y tiennent de plus près, comme les armes, la clouterie et la fabrication de quelques ustensiles domestiques. Cette classification m'a paru plus naturelle. Fabrication des produits chimiques. ACIDES MINÉRAUX. La plus ancienne fabrique d'acides minéraux aujourd'hui connue en Belgique , est celle de la famille Vander Elst de Bruxelles. Elle date du milieu du siècle dernier. L'aïeul de M. Yander Elst , fabricant actuel , s'adonna aux re- cherches chimériques de l'alchimie. S'il n'atteignit pas le but vers lequel il tendait , il eut au moins l'avantage d'appliquer à la fabrica- tion en grand un procédé qui ne se pratiquait que dans le laboratoire du chimiste; celui de la décomposition du nitrate de potasse par l'acide sulfurique. L'ancien procédé des fabriques consistait à décomposer le nitrate de potasse par l'argile ou la couperose verte calcinée. Depuis lors le prix de l'acide sulfurique ayant baissé, M. Yander Elst, l'aïeul, com- prit qu'il y aurait économie de fabrication d'en faire usage; il fut le premier qui l'employa dans sa fabrique et vendit même ce procédé, qui était un secret à cette époque pour les fabricans. DANS L'INDUSTRIE. 143 Indépendamment de l'acide nitrique , la famille Vander Elst entre- prit la fabrication de l'acide sulfurique avec le môme succès. Sous l'empire français jusqu'en 1815, la fabrication des acides sulfurique et nitrique ne donna naissance à aucun autre établisse- ment important qui ait réellement prospéré. M. Morée monta à Ho- dimont, mais sur une petite échelle, une fabrique d'acides minéraux et de quelques sels; Mme veuve Castels en fit autant aux environs d'Anvers. Cette dernière fabrique n'existe plus. Derudder fonda un établissement du même genre à Gand. A compter de 1815, cette branche d'industrie tend à se répandre davantage en Belgique. Des améliorations venaient d'être introduites en France pour la fabrication de l'acide sulfurique ; les chambres de plomb avaient été agrandies. La combustion du soufre se faisait d'une manière plus favorable; les cornues pour la concentration avaient été remplacées par des vases en platine. Ces divers perfec- tionnemens amenèrent de l'économie par une augmentation d'un tiers dans les produits. En 1817, M. Claes de Cock monta à Gand une fabrique d'acide sulfurique avec les nouveaux appareils en platine, et peu après M. Yander Elst les adopta aussi. Depuis et successivement, M. De Uemptinne à Bruxelles, en 1822, M. Delfosse aux Trois-Fontaines, en 1826 , et M. Cappellemans au pont de Lacken, montèrent des éta- blissemens par les mêmes procédés. La fabrique aux Trois-Fontaines n'est plus en activité depuis quelques années. M. Vander Elst concentre l'acide par courant d'air et en vais- seau clos. Le premier procédé n'est en usage que depuis quelque temps , et l'expérience n'en a pas encore démontré l'avantage : aussi M. Yander Elst continue-t-il la concentration par les deux moyens. Outre le nitrate de potasse ou emploie encore à la fabrication de l'eau-forte, le nitrate de soude. Ce nitrate était inconnu dans le com- merce ; mais depuis quelques années des importations considérables de ce sel provenant de l'Amérique du sud ont eu lieu en France, en Ton. XIII. 19 146 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS Angleterre, en Belgique. Son prix favorable décida les fabricans à l'employer. Sous l'empire français, la fabrication de l'alun prit une grande extension dans le pays de Liège qui fournissait ses produits à la France. Jusqu'en 1804, rien n'avait été changé dans l'ancienne fabri- cation routinière de l'alun ; mais à cette époque M. Hubert Dumont , fabricant de Liège , utilisa un produit perdu depuis des siècles pour l'industrie. C'était le résidu ou les eaux-mères des alunières que les fabriques du pays laissaient couler à la Meuse, comme inutiles et ne méritant pas d'attirer leur attention. M. Dumont fit l'analyse de ces eaux-mères, et ayant reconnu qu'elles contenaient en grande quantité de sulfate acide d'alumine ; il satura cet acide d'abord avec la chaux , ensuite avec divers résidus de soude et de potasse , et obtint par cette dernière base saline une cristallisation d'alun très-abondante. Il conclut de là que la potasse était essentielle à la formation de l'alun. Le prix élevé de la potasse lui suggéra l'idée de remplacer cette matière par des sels à base de cet alcali. Le sulfate de potasse, résidu des fabriques d'acide nitrique, lui parut présenter tous les avantages économiques qui faisaient l'objet de ses recherches. Il utilisa donc un produit dont l'emploi à cette époque était très-borné, et favorisa ainsi la fabrication de l'acide ni- trique. DIVERS PRODUITS SOUS L'EMPIRE. Pour achever de suite ce que nous avons à dire de la fabrication des divers produits chimiques, sous l'empire, nous dirons que M. Stevenaert Gozan et M. Bequet de Namur s'étaient fait un nom en 1 809 pour la fabrication du blanc de céruse ; que les couleurs vertes de la fabrique de Delforge-Stewens de Gand furent reçues avec éloge dans le même temps par la société d'encouragement de DANS L'INDUSTRIE. 147 Paris comme un produit nouveau; que MM. Vanderschelden Raep- saet et C° et M. Frisou de Gand, les premiers dans la fabrication du bleu-pale , le second dans celle du blanc de céruse , avaient eu égale- ment du succès. La famille Chevremont entreprit à Liège , il y a 33 ou 34 ans, de fabriquer le sel ammoniac, les sels de saturne, les sul- fates de zinc; mais cet établissement ne se soutint pas. Un autre grand établissement pour la fabrication des produits chimiques, dans lequel MM. Chaptal , Ternaux et Darcet étaient intéressés, fut essayé à Liège un peu plus tard; ni les capitaux ni le talent des directeurs ne purent lui donner de la consistance; car avant la chute de l'em- pire français il avait déjà disparu. SEL AHOHIAC. M. Walkiers a fondé, en 1816, à la ferme de Ransfort, près de Bruxelles, une fabrique de sel ammoniac qu'il porta promptement au dernier degré de perfection; il travailla au charbon de terre, et en 1819 ou 1820, il a utilisé les résidus du gaz. Ce procédé a été im- porté par lui en France où il n'était pas connu , et il y est maintenant pratiqué en grand. Avant son importation, MM. Payen et Pluvinet avaient vainement tenté de tirer parti des eaux ammoniacales prove- nant du gaz. Au moment où , par la découverte de M. Walkiers , ce produit était tombé à fr. 1 50 c. le kilog. en Belgique , en France, où la fabrication par les matières animales était seule connue, le sel ammoniac valait encore fr. 3 30 c. NOIR ANIMAL. En 1816 également, M. Walkiers commença le premier en Bel- gique la fabrication du noir animal , qui , en donnant de la valeur aux os est devenue une grande ressource pour la classe malheureuse , et a de plus exercé une immense influence sur les progrès de la raffinerie du sucre. Dans ses premiers essais, il se trouva soutenu 148 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS par une association qu'il forma avec M. Prévinaire , et à la suite de laquelle fut montée la fabrique du Pont-du-Diable , commune de Mo- lenbeek , d'où s'expédia pendant plusieurs années le noir nécessaire aux raffineries de Gand. Dans la fabrication du noir animal, M. Vandermersch , actuelle- ment employé à la société des Pays-Bas à Amsterdam , est venu après M. Walkiers , et a également réussi. Il faut citer encore M. Barré à Gand, qui commença en 1820. MM. Robette et Wins, dont il sera parlé au chapitre relatif à la fabrication des sucres de betteraves , ont importé en 1836 un procédé nouveau pour la fabrication et la revi- vification du noir animal qui se recommande par une extrême sim- plicité. 111 ILE DE PIED DE BOEL'F. De 1814 à 1815, MM. Walkiers et Prévinaire , aidés des conseils de M. De Hemptinne, ont fait quelques essais pour la fabrication des huiles de pied de bœuf qu'on ne pouvait le plus souvent tirer de Paris que mélangées avec la graisse de vache. Ces essais réussirent; mais il n'y fut pas donné suite alors. Depuis 1830, M. Walkiers a entre- pris, hors la porte de Laeken à Bruxelles, une fabrique de chlorure de chaux liquide et solide, et il y a joint la fabrication des huiles de pied de bœuf, celle de l'ammoniaque liquide et d'autres produits tels que le sel d'Epsom , jaune de chrome, etc., etc. L'établissement par lui fondé à la ferme de Ransfort est mainte- nant dirigé par M. Boon. sn.FAl.TE DE SOLDE. CIILOUI'KF. DE CHAUX. L'établissement de produits chimiques de M. Cappellemans, hors la porte de Laeken, à Bruxelles, date de 1823; il a été organisé par un nommé Dizé de Paris. On y fabriqua d'abord de l'acide hydro- chlorique et du sulfate de soude. Quoique pour le sulfate de soude il ait été précédé en Belgique par les tentatives de M. Chevremont à - DANS L'INDUSTRIE. 149 Liège, on peut le regarder comme ayant mis définitivement la Bel- gique en possession de ce produit. M. Cappellemans peut encore être cité pour la fabrication du chlorure de chaux solide. Depuis dix-huit mois lentement il a commencé à concentrer l'acide sulfurique. En 1828, M. Tassart a commencé à fabriquer également du sul- fate de soude à Goorend près de Braschaet. VINAIGRE DE BOIS. Une fabrique d'acide pyroligneux fut fondée en 1825 ou 1826 , sous la raison de Gadiot, Chevremont et Ce, à Erpent, près de Namur ; elle appartient maintenant à M. Michiels et n'est pas en grande activité. Un nommé Dupré à Bruxelles a commencé cette fabrication aupa- ravant. En ce moment, il s'organise en grand à Waterloo un établis- sement destiné à la fabrication spéciale de cet acide , sous la direction de M. Chevremont et de M. Anoul; il sera sous peu en activité. M. Dams, pharmacien à Bruxelles et M. Cappellemans en fabriquent de petites quantités. M. Dams, dont l'établissement est situé hors la porte de liai à Bruxelles, produit en outre du sel d'étain et de l'acé- tate de fer. Son établissement existe depuis 1828. SULFATE DE 11.11. SOUFRE EN CANON, ET Al'TRES PRODtITS. M. Dartigue , industriel distingué, fonda à Vonèche et à Védrin des établissemens de fabrication de soufre en canon et de sulfate de fer. II obtint ces produits en utilisant les pyrites martiales dont on rem- plit des cylindres placés dans des foyers appropriés pour en extraire le soufre. Le sulfate de fer s'obtient ensuite en exposant à l'air le résidu des pyrites dont on a retiré le soufre. Ces pyrites, après avoir été sulfa- tisées, produisent le sulfate de fer par lessivation. La fabrique de Védrin est maintenant exploitée par M. Bequet de Sévrin. M. Barbanson , à Bruxelles, fabriqua il y a quelques années, du INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS sulfate de fer, par l'acide sulfurique et le fer; mais cette fabrique n'a pas continué, sans doute à cause du bas prix actuel du sulfate de fer. M. Claes De Cock, à Gand, entreprit le même genre de fa- brication. MM. Kennis et Yan Mechelen à Louvain se recommandent par des améliorations de détail dans la manipulation de plusieurs produits chimiques. Ils fabriquent en grand le noir animal , et font usage d'une machine à vapeur pour faire mouvoir les meules qui broient les os calcinés ; ils produisent du bleu de Prusse , du bichromate de potasse , des jaunes de chrome et de perroquet d'une grande per- fection. BLANC DE PLOMB. A Namur, la fabrication du blanc de plomb ou céruse qui y est ancienne, a pris de nouveaux développemens, mais aucune amélio- ration de procédé ne s'y rattache. Seulement quelques établissemens montés sur une assez grande échelle, sont à même de produire bien et beaucoup. Une nouvelle fabrique de céruse s'est assez récem- ment établie à Courtrai ; une autre près de Bruxelles. ELAKCHÎMENT. Les premiers essais pour le blanchiment par le chlore et le chlorure de chaux sont déjà anciens. On lit dans un mémoire statistique sur le département de la Lys, qui date de 1804, que M. Van Ruymbeke, lé- gislateur, avait fondé en l'an VIII, à Menin, un établissement où l'on blanchissait les toiles par V acide muriatique oxicjéné. M. Welter, natif du Luxembourg et fixé à Menin vers la même époque _, s'occupa aussi de ce genre d'industrie. En chimie, on se sert encore des tubes de Welter pour la dissolution du chlore dans l'eau. Dans le département de l'Escaut , les frères Bauwens se livrèrent également à la même entreprise. Mais alors l'usage de ce procédé se trouva presque aban- donné, soit, comme le dit le mémoire statistique que je viens de DANS L'INDUSTRIE. 151 citer, que les essais n'aient pas été faits avec assez de soin , soit que les préparations n'aient pas été telles qu'elles devaient l'être; les résultats ont fait revenir les blanchisseurs à l'ancienne méthode , et dans l'arrondissement de Courtrai c'est encore l'ancienne méthode qui l'emporte aujourd'hui. Toutefois, en 1825 ou 1826, M. Wilson à Stalle, en 1828 MM. Schuteeten frères, à Gand, et la même année M. Wood, à Anvers, ont monté des établissemens de blanchisserie par le chlore et le chlorure de chaux, qui sont aujourd'hui en bonne voie d'activité. M. Walkiers a un grand débit de chlorure de chaux qu'il fabrique, pour cette destination. ESPRIT DE FECULE. Une autre fabrication qui pourrait être importante pour la Bel- gique, celle de l'esprit de fécule, a été entreprise, il y a une dixaine d'années, d'abord par M. Vanden Bosch à Heylissem. Son établisse- ment, monté sur un pied convenable, est pourtant fermé depuis 1835. Nous avons encore M. Brémont à Molenbeek-Sl-Jean, M. Receveur à Liège. Une autre personne de Liège, M. Plumier, après avoir entre- pris cette fabrication, y a également renoncé. L'esprit de fécule pourrait avantageusement remplacer l'eau-de-vie, dans tous les cas où l'esprit d'eau-de-vie est employé pour ce qui tient à l'art du liquo- riste et du parfumeur; mais la fraude qui se fait sur les eaux-de-vie venant de France, a porté obstacle jusqu'ici à cette nouvelle branche d'industrie. ll'l EATIOS DIS BXILBS. L'épuration des huiles, par l'acide sulfurique, remonte à 1808. M. Delvaux , à Bruxelles, doit avoir fait les premiers essais, mais ce système a langui jusqu'en 1818 ou 1820. Un établissement impor- tant, celui de M. Debbauldt Delacroix s'est formé depuis lors à Courtrai ; on peut citer a Louvain ceux de MM. Robyns et Keremin. 162 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS VINAIGRE DE RAISIN. Un procédé qui consiste à transformer l'alcool en vinaigre a été introduit en Belgique, il y a quinze ans, par un allemand nommé De Born. L'importateur s'établit d'abord à Louvain, où il s'associa avec M. Peemans qui a continué la fabrication de ce vinaigre , connu dans le commerce sous le nom de vinaigre de raisin _, quoiqu'il soit principalement composé avec l'eau-de-vie de grain. Un M. Smith a apporté le même procédé à Gand en 1832; et il est actuellement adopté par M. Claes de Lembeck , M. Dierickx-Dumortier de Gand et plusieurs autres. Les vinaigre qu'on obtient par ce procédé est sans couleur, il a une saveur franche et une acidité prononcée. M. Demeuldre , savonnier à Charleroi , a introduit de nouveaux procédés dont il fait encore un secret pour préparer les lessives alca- lines; il emploie aussi la vapeur pour opérer la cuisson du savon. Je ne puis me flatter d'avoir fait un récit complet sur les décou- vertes et les améliorations que notre époque doit à la chimie; il faudrait un volume entier pour faire connaître en détail les progrès qu'elle a faits et fait faire. Pour être plus court, j'ai dû renoncer à expliquer les ressources infinies offertes aux diverses fabrications par les produits chimiques. Je me suis renfermé dans une énumé- ration aride. MOIRÉ MÉTALLIQUE. Ajoutons ici toutefois quelques mots sur un perfectionnement d'agrément , le moiré métallique ; car il a pris naissance en Belgique et a joui en France, pendant plusieurs années, d'une vogue extraor- dinaire. M. Allard, receveur des domaines dans l'arrondissement de Louvain , le découvrit en se livrant à des recherches sur l'électricité; espérant trouver plus d'encouragemens à Paris , il y transporta la nouvelle branche d'industrie à laquelle il prévoyait que son inven- tion allait donner naissance. On n'a jamais bien connu ses procédés de fabrication. On sait qu'il lavait le fer-blanc bien décapé, avec des DANS L'INDUSTRIE. 153 acides minéraux; mais on s'est bientôt livré à des essais, et l'on est parvenu assez, promptement au même résultat que M. Àllard , par un grand nombre de méthodes, et des méthodes économiques ' . De ce qui précède on peut conclure que la fabrication des produits chimiques, restée dans l'enfance en Belgique sous la domination française, n'a pris de développemens réels que de 1815 à 1830. M. De Ilemptinne de Bruxelles a pris une part active à cette impulsion. Il est dans le pays , du bien petit nombre de ceux qui , dans nos vingt dernières années, aient publié des recherches sur cette science. Les Annales générales des sciences physiques ont reçu de lui, ainsi que de M. Van Mous, de nombreux articles sur la chimie ou la physique, par rapport aux applications industrielles. M. De Hemptinne a examiné entre autres les nouveaux systèmes de distillation. Auteur d'un mémoire important sur l'emploi de la vapeur comme moyen d'échauffé ment, il a attiré il y a quinze ans, l'attention des industriels sur un procédé qu'ils ne connaissaient pas encore, et qui est devenu depuis d'un usage à peu près général. Teinture. Parmi les diverses branches de l'art de la teinture , la plus impor- tante est sans contredit celle qui a pour objet le rouge d'Andrinople. La Belgique avait long-temps été tributaire en cet article , pour le fil, de l'Allemagne; pour la toile, de la Suisse ou de la France. Dans le mémoire statistique officiel du département de la Lys déjà cité, publié en 1804, se trouve la notice suivante : « Courtrai possède plusieurs teintureries dans lesquelles on est » parvenu à imiter le rouge d'Andrinople au point de tromper les » marchands les plus connaisseurs. Cette découverte est due en )) partie aux lumières du citoyen Deboye, médecin, qui, par amour » pour les arts se plaît à enseigner gratuitement la chimie à ceux des lÊ/ÊÊÊÊÊfglt 1 annales générale* des sciences. Ton. XIII. 20 154 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS » fabricans que la connaissance de cette science peut intéresser. » Néanmoins, si l'on s'en rapporte au témoignage de plusieurs fabricans recommandables et pourvus de connaissances spéciales, ce n'est pas à une époque aussi ancienne que l'on peut placer l'acqui- sition définitive pour la Belgique de cette industrie. Il faut supposer que les essais provoqués par M. Deboye, avec quelque plaisir d'ailleurs que nous en prenions note, n'eurent pas les résultats que le rapport statistique du préfet semblait promettre. On regarde généralement la maison Guillaume-Jacques Vanesse et Cie comme la première qui ait su donner aux cotons filés écrus la teinture rouge qu'on appelle rouge d'Andrinople. Les débuts de cette maison en ce genre datent de 1808. Le procédé lui fut apporté par un allemand nommé Altenloh. MM. Mosselman et 0° vinrent après eux en 1815; M. Schumacher en 1816, puis M. Prévinaire et Sény en 1817, et M. Séraphin Fortin en 1819. Les trois premières maisons donnaient pour teindre la préférence à la manière allemande. MM. Fortin et Prévinaire importèrent le système de Rouen, qui est le seul usité aujourd'hui en Belgique, et qu'Elberfeld a fini par adopter, du moins en partie. M. Séraphin Fortin a porté si haut ce genre de teinture, que la Belgique ne craint plus ni la concurrence allemande, ni la concur- rence française, et qu'elle pourrait même se trouver en mesure de vendre à l'étranger. Jusqu'en 1823, M. Séraphin Fortin eut sur ses concurrensdu pays une supériorité marquée. Son établissement était à Forest près Bruxelles , où il reconnut que l'excellente qualité de l'eau qu'il em- ployait, facilitait beaucoup son travail. On peut estimer que ses produits étaient aussi beaux que ceux si réputés de Ste-Marie-aux- Mines de France. Depuis 1832, M. Fortin a dû transporter ses ateliers dans Bruxelles; et, de son aveu, jusqu'au mois d'octobre 1835, il n'avait pu faire aussi beau qu'à Forest; cependant depuis le mois d'octobre dernier il espère rendre à ses produits leur précédent éclat. On peut placer les commencemens de la teinture de la toile en DANS L'INDUSTRIE. 155 rouge d'Andrinople en 1816. M. Mesanguy, natif de Béarnais, mais habitant la Belgique depuis longues années, coloriste connu pour avoir fait des choses remarquables dans les couleurs extra-vives , est inven- teur d'un procédé pour teindre et ronger ensuite le rouge dAndrinople. Sa découverte, qui date de 1816, a été vendue à MM. Sehavye et De- vroom , qui réussirent de la manière la plus heureuse dans l'exécution. M. Devroom étant mort, il a été remplacé par M. De Leeman qui a son établissement à Cureghem, et auquel la beauté de ses produits a valu une médaille de vermeil à l'exposition de 1835. La maison Prévinaire et Sény, qui s'était bornée pendant quelques années à perfectionner la teinture du fil en rouge d'Andrinople, conçut et exécuta le projet d'appliquer cette couleur à la toile. A cette époque, ce procédé, dont la maison Schavye et Devroom faisait un secret, offrait beaucoup de difficultés , mais après quelques essais in- fructueux, MM. Prévinaire et Sény parvinrent à obtenir les résultats les plus satisfaisans. Cependant une difficulté restait à vaincre : c'était l'impression de ces toiles dont l'opération a un caractère tout-à-fait chimique. Ces messieurs consultèrent M. de Hemptinne de Bruxelles, et ce chimiste trouva et leur communiqua le secret suisse, qui con- siste à ronger le rouge , pour obtenir ainsi les couleurs variées qu'on remarque dans les impressions sur toile d'Andrinople. Cette maison marcha depuis lors de succès en succès, et elle par- vint à égaler les produits des fabriques suisses. M. Séraphin Fortin est le premier qui ait fait en Belgique les cou- leurs de fantaisie, telles que le rose, le paillaka, le lilas, etc. Depuis une quinzaine d'années il se fait des essais en Belgique comme en France pour l'emploi en teinture du prussiate de fer. On avait cru pouvoir le substituer à l'indigo, mais on a beaucoup rabattu de cette prétention ; on n'est encore parvenu qu'à des résultats pres- qu'incertains. A Verviers, MM. Lardinois frères etM.Biolley, chacun de son coté , ont pris part à ces essais. M. Biolley a donné à ses draps une couleur bleue fort éclatante par le moyen du prussiate de fer; mais il n'a pu jusqu'à présent lui donner toute la solidité désirable. 156 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS MM. Verplanke frères, négocians de Gand, se rappelant que du XIIe au XVIe siècle, la garance couvrait de nombreuses parties de terrains dans les Flandres, ont, depuis quinze ans, entrepris de réintroduire dans ces deux provinces la culture d'une plante si né- cessaire à l'impression et à la teinture des étoffes. Sur 37,000 kil. de garance fabriquée en 1830 en Belgique, l'établissement de Tron- chiennes-lèz-Gand , appartenant à MM. Verplanke, en a produit 24,000. Ils emploient pour la manipuler une machine à vapeur de la force de dix chevaux. On doit à M. Verplanke un traité sur la cul- ture de la garance. Raffineries de sucre. L'emploi du noir animal pour opérer la décoloration des sucres est la première amélioration que l'on ait à mentionner dans la raffinerie du sucre, industrie d'ailleurs fort ancienne, mais que la domination française avait trouvée et laissa stationnaire. Cet emploi , comme on l'a vu au chapitre des produits chimiques, remonte à 1816. Les raf- fineurs qui en firent les premiers usage, sont, à Bruxelles MM. Meeus- Vandermaelen et Zanna, à Gand M. Hebbelinck, M. François Van Goethem et M. J.-B. Van Goethem , Mme veuve Mechelynck et M. Ca- sier. Dès lors les produits gagnèrent beaucoup en qualité; mais les procédés pour bonifier le rendement des sucres ne furent introduits que beaucoup plus tardivement. Un des hommes qui ont le plus contribué en France à améliorer les procédés de la raffinerie, M. Cellier-Blumenthal , habite aujour- d'hui la Belgique. En recherchant les moyens d'extraire de la bette- rave les sirops en plus grande abondance, il trouva celui de cuire dans le vide; il fit faire en 1817, un appareil pour mettre à exécution cette idée. Abandonnée pour un moment par suite de vices de détail, elle ne fut reprise que quelques années plus tard par M. de Rosne, et d'autres raffineurs français. En 1835, la société d'encouragement de DANS L'INDUSTRIE. Paris a décerné à M. Cellier-Blumcnthal une médaille d'or pour cette invention. En 1 823 , M. Van Aken a introduit dans la raffinerie exploitée actuellement par M. J. do Meulemeester et fils, le système de chau- dières à bascules, système peu dispendieux et qui s'est répandu de là non-seulement à Gand , mais dans plusieurs raffineries d'Anvers , notamment chez MM. Elsen et Vanlinden, un des plus importans établissemens de cette dernière ville. Les chaudières ou pannes de Howard , dans lesquelles on fait le vide au moyen d'une pompe pneumatique mise en mouvement par une machine à vapeur, furent importées en 1829, presqu'en même temps par M. Feyerickx et M. Claus Van Aken de Gand. Ce système exige de grands frais de premier établissement, mais il permet de donner au travail une grande rapidité. La raffinerie de M. Claus Van Aken, dans laquelle l'appareil de Howard est monté à Gand, a été spécialement construite pour le recevoir; on peut la citer comme un modèle de bonne distribution industrielle ; tout est prévu pour pro- curer une économie dans la main-d'œuvre. Les sucres bruts une fois montés par le moyen de la machine à vapeur jusqu'à la partie la plus élevée du bâtiment, n'ont plus qu'à descendre ensuite d'étage en étage pour recevoir les diverses préparations qu'ils doivent subir et être ensuite livrés au commerce. Le procédé de Philip Taylor a été introduit en 1829 par M. Van Ooteghem de Gand. H y a tout lieu de croire que jusqu'à présent cette raffinerie est la seule où il existe. Dans ce système, on évapore les sirops dans des chaudières oblongues, rectangulaires, au fond desquelles se trouve un grillage formé de tuyaux pleins de vapeur à deux atmosphères et demie. En 1835, M. De Vos-Maes a importé le procédé de Roth pour la cuisson des sirops dans le vide. Dans ce procédé, le vide se fait par la condensation de la vapeur sans le secours d'aucune machine. MU1C veuve Neyt et Martens van Rotterdam ont presque en même temps monté des raffineries par ce procédé. 158 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS Sur les trois raffineries montées par le procédé de Roth, M. Martens van Rotterdam renonce à son entreprise et M. de Vos-Maes a fait faillite. Un autre procédé encore a été établi en octobre 1830, dans la raffi- nerie de Mme veuve Mechelynck et fils, par MM. Schroder et Huytens- Kerremans. Dans ce procédé, la chaudière à évaporer les sirops est placée immédiatement sur un générateur à deux atmosphères et demie. Le sirop est ainsi chauffé à la vapeur , comme dans le pro- cédé de Philip Taylor , mais il y a de plus un triple serpentin hori- zontal , formé de tuyaux à vapeur : ce serpentin mis en mouvement par une machine à vapeur , tourne au-dessus de la chaudière , dans laquelle il plonge en partie. Une certaine quantité de sirop s'attache à ce serpentin ; elle est entraînée par ce dernier hors de la chaudière , et présente ainsi une surface considérable, sur laquelle l'évaporation est d'ailleurs favorisée par un courant d'air; ce sirop est ensuite ra- mené dans la chaudière par le mouvement de rotation , et remplacé par une autre portion de sirop qui s'attache à son tour au ser- pentin. M. Claus Van Aken s'est occupé en dernier lieu de l'introduction des formes en fer pour les pains de sucre , mais il n'a pu encore ob- tenir de résultat. Quant aux filtres, les anciens filtres ont été remplacés dans la plupart des raffineries par les filtres de Taylor. On sait que ces filtres sont formés de sacs doubles, longs et étroits, attachés au nombre de seize à vingt-cinq au fond d'une même caisse en fonte, qui sert d'entonnoir pour tous. Ces filtres ont été introduits, pour la première fois en Belgique chez M. J.-L. Casier, de Gand, au printemps de 1829, par MM. Schroder et Huytens-Kerremans. Trois jours après, les mêmes filtres furent adoptés par M. F. Mechelynck, par M. Roegiers Mechelynck et Mme Ye Mechelynck et fils. Cinq mois plus tard , il y en avait dans huit raffineries de Gand. Les filtres de Howard , formés de sacs plats , serrés les uns contre les autres et maintenus par des plaques de cuivre , ont été établis en DANS L'INDUSTRIE. 159 même temps que l'appareil évaporatoire de Howard, chez M. Clans Van Aken et chez M. Feyerickx. MM. Van Goethem frères, rafïineurs à Bruxelles, hors la porte de Laeken , font marcher leur établissement par un procédé qu'ils tien- nent secret ; ils prétendent obtenir en quinze jours des produits qui doivent coûter à leurs confrères six semaines et deux mois. Ce résul- tat se rapprocherait beaucoup de celui de Howard. Sucre de betterave. Dès l'année 1800, MM. Cels, Chaptal, Fourcroy, Guy ton, Par- mentier, Tessier et Vauquelin, firent un rapport à l'institut sur les premiers travaux auxquels venait de se livrer M. Achard , directeur de la classe de physique à l'académie de Berlin , pour extraire le sucre de la betterave. Tous ces savans reconnurent la réalité de l'inven- tion, et l'attention publique se trouva dès ce moment excitée \ En Belgique, sous l'empire, les encouragemens que le gouverne- ment accordait alors à cette nouvelle fabrication, et surtout ceux qu'elle trouvait dans les prix élevés du sucre de canne , décidèrent plusieurs industriels à s'en occuper. On a connu quatre fabriques à Liège , une à Visé , une au Val-St-Lambert près Seraing , plusieurs à Bruxelles, dans la province de Namur, et à Charleroi; à Liège la fabrique de Piret et Lefebvre, à Charleroi celle de M. Huart, sont les seules qui parvinrent avec leurs produits à faire des sucres mêlés et des candis. La chute de l'empire entraîna ces établissemens. En 1827, M. Cellier-Blumenthal, qui, en 181 1 , avait commencé à 1 Ce n'est point à Achard qu'il faut attribuer la découverte de l'existence du sucre dans la racine de betterave , mais bien à Margraff son compatriote et peut-être son maître, qui, en 1788, dans un beau travail sur l'analyse végétale, présenté à l'académie de Rerlin, annonça avoir obtenu une grande quantité de sucre par l'évaporation et le traitement du jus de la betterave. Le procédé de MargrafT resta entièrement néglige , et peut-être oublié jusqu'à l'époque où il fut reproduit avec des améliorations notables par Achard. Cependant plusieurs des mémoires scien- tifiques, qui font partie de la collection des Mémoires de l'académie de Bruxelles, attestent que de 1780 à 1785 plusieurs savans belges connaissaient parfaitement les propriétés de la bette- rave. Déjà à cette époque, on en déterminait le rendement en sucre. 160 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS s'adonner à cette fabrication en France, renouvela en Belgique ses essais ; il les entreprit de concert avec M. Claes de Lembeck. En 1829, M. Vandermeulen établit à Cluysen , près de Gand, une fabrique de sucre de betterave. Cette tentative resta sans succès. La quantité de terrain consacrée à la culture de la betterave était trop petite ; on fut obligé de planter les betteraves jusqu'à trois an- nées de suite dans la même terre , quoique en général la terre ne soit propre à cet usage que tous les quatre ans; aussi l'hectare de terre qui doit généralement rapporter de 30 à 40 mille kilogrammes de betteraves, ne donna à M. Vandermeulen qu'environ 12,000 kilog. En 1835, MM. Robette frères et Wins ont monté à Boussu une fabrique de sucre de betterave sur un plus grand pied , et d'après les derniers perfectionnemens. Leur fabrique ne marcha pas d'abord très- bien ; les macérateurs employés par eux ne suffisaient pas aux besoins de la fabrique , à cause des dérangemens fréquens qu'ils éprouvaient. Ces messieurs furent obligés, non-seulement de travailler jusqu'au mois de mai, tandis que la campagne eût dû être terminée en mars, mais même d'interrompre le travail à la fin de mars, pour remplacer les macérateurs par des râpes et des presses. Malgré ces désagrémens, les résultats de la campagne eussent été satisfaisans , si la baisse des sucres coloniaux n'était venue dès le principe frapper en quelque sorte dans son germe cette industrie naissante. Pendant l'année 1836, plusieurs compagnies se sont formées et des autorisations ont été demandées pour ce genre d'exploitation. Les premiers appareils pour l'extraction du sucre de la betterave ont été tirés de France. On les fabrique maintenant à Charleroi , dans les ateliers de MM. Traxeler et Bourgeois; et déjà quatre fabriques importantes de cette espèce de sucre sont groupées autour de cette dernière ville. On en compte 23 dans toute la Belgique. Distillation. En France, dans les autres pays du continent, les procédés pré- DANS L'INDUSTRIE 161 sentes ou proposes depuis trente-cinq ans soit pour accélérer, soit pour simplifier In distillation, sont nombreux. Chez nous, au contraire, les changemens sont récens et moins sensibles. M. De Ilemptinne proposa, en 1817, dans un mémoire que l'académie de Bruxelles a fait imprimer , un appareil pour la distillation de l'eau-de-vie de grain par la vapeur. Un peu plus tard, le même savant se livra à la compa- raison de tous les nouveaux procédés de distillation pratiqués en France et ailleurs ; il fit ressortir les inconvéniens qui résultent de leur usage et ne parut pas éloigné de donner la préférence à l'ancien appareil adopté en Belgique ( voir tome IV des Annales générales des sciences physiques, page 260). «Avec ce simple appareil, disait- » il, on peut faire tout ce qu'on fait avec des appareils compliqués; » et il a même sur eux l'avantage que la matière fermentée est plus » chaude quand elle doit passer à la chaudière. » M. Cellier Blumenthal, à qui l'on doit en France le procédé de la distillation continue (attribué alors par quelques écrivains à M. De- rosne) ' , vint en Belgique en 1823. Il modifia son système de manière à l'approprier à la distillation des grains; il eut à vaincre la con- fiance que les distillateurs belges mettaient dans la supériorité de leur ancien procédé. A la fin de 1826, MM. Dooms de Lessines consenti- rent à prendre un de ces appareils à l'essai ; les expériences furent satisfaisantes; et depuis, plusieurs grands distillateurs se sont décidés à adopter le système de M. Cellier Blumenthal. A ses appareils pour distiller les matières brutes, il a joint, pour rectifier les produits spiritueux , d'autres appareils au moyen desquels on obtient des esprits à un degré qui était inconnu dans le commerce, et qui pourrait faire espérer qu'ils remplaceront un jour avantageu- sement ceux de France , si ce n'étaient les obstacles que la contre- bande met à la prospérité de cette fabrication. Il en a été parlé au chapitre des prodtiits chimiques. 1 Pour cette découverte , il a été décerné à M. Cellier Blumenthal par la société d'encourage- ment de Taris . en 1817, une des quatre grandes médailles d'or offertes par elle aux plus belles inventions réalisées dans le cours des dix années antérieures. Toi. XIII. -H 162 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS M. Scheidtweiler a introduit, en 1830, un appareil distillatoire dont on se sert en Allemagne ' et qui déjà commence à se répandre dans la province de Luxembourg et dans celle de Namur. M. Gérard, un des principaux distillateurs de Namur, l'emploie depuis 1832, et estime qu'il présente une économie sur l'appareil de M. Cellier Blu- menthal. Dans une distillerie de Gand appartenant à M. Vandermeulen, on a commencé en 1836 à chauffer à la vapeur au lieu du feu nu. Ce système est celui de M. De Hemptinne. Une autre amélioration récente qui s'applique à la distillerie comme à la brasserie, a été introduite récemment dans quelques établissemens du pays, ce sont des cylindres ayant pour objet d'é- craser l'orge germée au lieu de la moudre ; on calcule que l'économie qui en résulte s'élève à près de 10 °/0- C'est à M. Huytens-Kerremans qu'est due cette importation (voir construction des machines, ateliers du Phéniœ). Brasseries. On pourrait dire d'une manière générale que les procédés pour brasser la bière sont aujourd'hui ce qu'ils étaient il y a cinquante ans. Cependant à Namur et aux environs, on a substitué dans quel- ques établissemens à l'appareil réfrigérant en bois un appareil réfri- gérant en laiton conçu par M. Brabant père. Ce système évite des réparations trop fréquentes. A Gand, on a essayé d'en faire usage et l'on y a renoncé. M. Cellier Blumenthal en a produit un à l'exposition de 1835, qui a été trouvé ingénieux, mais qu'on juge embarrassant dans la pratique. Pendant les dernières années du gouvernement des Pays-Bas , M. Vandecasteele a introduit d'Angleterre, dans sa brasserie des environs d'Ostende : la Mashing-machine destinée à faire le travail 1 On se sert en Allemagne de l'appareil de Pistorîus, qui a beaucoup d'analogie avec celui de M. Cellier ; il est à croire que c'est celui-là que M. Scheidtweiler a importé. DANS L'INDUSTRIE. de la cuve-matière ; les cylindres mentionnés plus haut, pour moudre le grain. Il a en même temps adopté dans les dispositions intérieures de son établissement la méthode anglaise qui économise la main- d'œuvre du transvasement. On commence à Gand à améliorer la construction des fourneaux pour économiser le combustible, et l'on place les chaudières de manière que l'eau s'écoule par des robinets dans la cuve-matière, ce qui facilite beaucoup le travail. Ce procédé date de huit ou dix ans, et a été pratiqué d'abord chez MI1,C Plaeschaert à Louvain Mmc Ve Van Schauwenberge de Gand a introduit, en 1831, des chaudières construites sur le modèle des chaudières de M. Perkins de Londres, dans lesquelles la vapeur dégagée pendant la coction de la bière, sert à chauffer l'eau pour opérer de nouvelles trempes. Il s'est monté depuis à Ostende une brasserie à la vapeur sur le même système que celle de Mme Van Schauwenberge. Deux sociétés qui s'annoncent avec l'intention de monter des brasseries d'après les procédés les plus nouveaux, se sont formées en Belgique dans le cours de l'année 1836 avec de grands capitaux. Gaz hydrogène carburé. IHIUIU.. BALLONS. Les Anglais, les Allemands et les Français s'attribuent réciproque- ment la première invention de l'éclairage par le moyen du gaz hydrogène. La Belgique est le berceau réel de cette découverte qui , pour les Anglais eux-mêmes, n'avait été dans l'origine qu'un sujet de plaisanterie. Un belge non-seulement en trouva le principe, mais en fit, le premier, l'application. Le docteur Minkelers, natif de Maestricht, professeur de physique et de chimie à l'ancienne université de Louvain, a fait admirer à ses élèves la flamme brillante du gaz qu'il était parvenu à obtenir de la 164 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS houille. Ses expériences remontent à 1784. Il existe encore des témoins oculaires du fait, qui racontent que Minkelers réduisait la houille en poudre et l'introduisait dans de grands cylindres de tôle terminés par un cône, lequel, à son tour, se terminait par un tube qui servait d'échappement au gaz. Cet appareil n'est pas sans analogie avec le thermolampe que l'ingénieur Lebon inventa en France quelques années plus tard. Je dois à l'obligeante communication de M. Jaequemyns, professeur de l'école d'industrie à Gand , les détails suivans : « Peu de jours après que Charles eut fait monter un ballon à gaz hydrogène (cette ascension avait eu lieu à Paris le premier dé- cembre 1783), le duc d'Aremberg nomma une commission chargée de rechercher un procédé simple , économique et facile pour remplir les ballons. Cette commission était composée de Van Bouchaute, professeur de chimie, Thysbaert, directeur de l'école des arts, et Min- kelers, professeur au collège du Faucon de l'université de Louvain. Minkelers en a publié les résultats dans une brochure intitulée : Mémoire sur l'air inflammable tiré de différentes substances ; Lou- vain 1784. On y lit, page 45 : « Dès les premiers jours, M. le profes- )) seur Minkelers ayant employé dans le canon du charbon fossile ou « houille , nous fûmes surpris , mais très-charmés de sa légèreté et w autres bonnes qualités; nous eûmes le même jour l'honneur d'en » rendre compte à S. A. et peu de temps après nous lançâmes en son » château d'Hevres, au moyen de cet air, un ballon construit par » M. Dey son secrétaire.» Voilà donc un ballon à gaz hydrogène car- buré 52 ans avant celui au moyen duquel l'anglais M. Green a fait, à la fin de 1836, la traversée de Londres à Weilburg (duché de Nassau). L'ingénieur français Lebon proposa son thermolampe ' dans lequel il se servit du gaz provenant de la distillation du bois comme moyen 1 M. Dumas, dans son livre de Chimie appliquée aux arts, place le fait à l'année 1786.Chaptal dans son Histoire de l'industrie française, ne fait remonter les expériences de Lebon qu'en 1799 ou 1800. Un essai avait été tenté, mais sans succès, par Clayton ; il est consigné dans les Philosophical transactions de 17S9. DANS L'INDUSTRIE. 165 d'éclairage ; et quoique cet appareil ne donnât que fort peu de lu- mière, il passe en France pour l'inventeur de l'éclairage au gaz. Cependant, a la même époque, Minkelers s'éclairait dans ses leçons au gaz de la houille. Il se servit donc du procédé d'éclairage actuel- lement adopté dans la plupart des fabriques; et il avait d'ailleurs, dans ses recherches sur les aérostats, appris à purifier le gaz par la chaux. Mais Minkelers ne pouvait alors songer à tirer parti d'une découverte dont l'industrie ne réclamait pas l'application; et cette ingénieuse idée resta stérile en Belgique , tandis que Murdoch com- mença l'éclairage en grand dans quelques fabriques anglaises de 1800 à 1806. Un essai public d'éclairage au gaz sous la direction d'un des frè- res Poncelet, fabricans d'acier, eut lieu à Liège en 1811 à la société d'émulation ; ce fait est constaté par un procès-verbal ; mais quoique fait avec succès, il n'y fut pas donné de suite. En octobre 1818, le café Larivière à Bruxelles fut éclairé parce procédé. On a vu que M. Cockerill fit construire un gazomètre à Seraing pour éclairer ses ateliers vers 1819. C'est à cette même épo- que que l'application en grand du système commence en Belgique. La ville de Bruxelles donna l'exemple. Le contrat passé entre la régence et la société des actionnaires formée pour exploiter cette entreprise est en date du 13 mai 1819. Il porte, article premier, que la ville accorde à ladite société l'entreprise de l'éclairage par le gaz de ses rues et places publiques, et ce pour un terme de vingt années consécu- tives à compter du 1er août 1819. La ville de La Haye fut la seconde; mais ce système d'éclairage n'y fut introduit qu'en 1823 ou 1824. A Gand , on commença par extraire le gaz de la résine. MM. L. Roe- landt et L. Vandermeulen étaient à la tète de l'entreprise; ils cédèrent ensuite leur contrat à une compagnie anglaise, qui a abandonné l'éclairage au gaz de résine pour le remplacer par le gaz de houille. Liège, Namur, Charleroi, Verviers, Louvain, sont venus ensuite. On monte un appareil à Courtrai. A Gand on emploie pour dépurer le gaz , de la chaux sèche sou- 166 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS tenue par des grilles en fer, au lieu d'employer du lait de chaux comme à Bruxelles, à Charleroi, etc., ou de la chaux et du foin, comme à Paris. Ce mode de dépuratiou, qui présente de grands avan- tages, a été introduit en 1832 par M. Drory. Un belge, M. Pauwels, a monté à Paris, en 1820, le premier appareil qu'ait eu cette capitale pour l'éclairage au gaz de ses rues et édifices. A Louvain et à Courtrai , on vient d'essayer de substituer des con- duits en grès aux conduits en fonte. M. De Hemptinne, dont j'ai déjà parlé, a fait connaître dans les sciences physiques les moyens d'éviter l'inconvénient de l'engorge- ment par la glace qui obstrue en hiver les tuyaux conducteurs du gaz aux lanternes, lorsque la gelée se prolonge quelque temps. Le même chimiste, pour se débarrasser des produits résultant de la combustion du gaz, s'est servi d'un procédé que je crois utile de rapporter, parce qu'il pourrait trouver des applications ailleurs. Au-dessus de la flamme se trouve une cloche, du fond de laquelle part un tuyau qui descend sous le plancher et se rend dans la che- minée d'une pièce voisine échauffée par un foyer ordinaire. Il s'établit par cette disposition un courant d'air descendant, qui entraîne dans la cheminée la fumée, l'acide sulfureux et l'eau produite par la com- bustion du gaz. Des essais pour utiliser le gaz extrait de l'huile de résine sont re- nouvelés depuis un an à Anvers. Il semblerait résulter de ces expériences que cinq pieds cubes de gaz de résine donneraient au- tant ou plus de lumière que dix pieds cubes de gaz de houille. La comparaison des deux gaz indiquerait donc que le pouvoir éclai- rant est en faveur du gaz de résine comme un est à deux; mais ce gaz ne donne aucun résidu, tandis que la houille donne du coak, qui se vend aussi cher que la houille elle-même , en sorte que le gaz ne coûte presque rien. C'est ainsi que s'explique la résolution prise par la compagnie anglaise de Gand, d'abandonner le gaz de résine pour le gaz de houille. DANS L'INDUSTRIE. 167 M. Jobart est inventeur d'un procédé qui a pour but de produire de la lumière au moyen du gaz hydrogène extrait de l'eau; cette invention paraît devoir faire l'objet d'une grande entreprise en France. Un appareil pour compter ou mesurer le gaz a été importé d'An- gleterre par M. Jean- Adolphe-Joseph Devaux, ingénieur. Il figurait à l'exposition de 1835 avec quelques perfectionnemens que M. De- vaux y a introduits; il a valu une médaille d'argent et les éloges du jury à son auteur; les villes de Verviers et de Liège en font usage. Faïence , porcelaine , terre de pipe. Une découverte dans la fabrication de la faïence est due à M. Bon- hivers , ancien fabricant de faïence à Andennes; elle s'est trouvée rappelée dans un rapport que la députation des Etats de INamur a adressé au jury d'examen de l'exposition de 1835, et le jury recon- nut en effet « que M. Bonhivers, à la suite d'essais multipliés et assez coûteux, parvint il y a une dizaine d'années à découvrir dans les environs d' Andennes un sable fondant, propre à remplacer avan- tageusement dans la composition des émaux de faïence, celui que l'on avait tiré jusqu'alors de l'étranger. » Ce sable a été depuis em- ployé avec succès par les faïenceries d' Andennes, et leur procure une économie annuelle qu'on évalue à plus de 12,000 fr. Une médaille d'argent a été , à la suite de ce rapport, accordée à M. Bonhivers. N'oublions pas de dire qu'il y a vingt ans, MM. Beke et fils, dans la province d'Anvers, et Wouters à Andennes, s'étaient fait un nom, les premiers pour la fabrication de la poterie de grès en noir, à l'instar de celle de Colchester, les seconds pour la faïence noire passant du froid au chaud. M. De Bousies mérite encore d'être nommé comme directeur depuis longues années de la fabrique de faïence de Nimy près Mons, dont les produits se recommandent par le bon marché. Les porcelaines qui, avant 1 789, étaient le partage exclusif de l'opu- lence, ont été successivement ramenées à des prix qui les mettent à la 168 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENTS portée de presque toutes les fortunes, par suite des seuls progrès des ouvriers. M. Fabre, et avant lui M. Kuhn, ont contribué à conserver cette industrie dans le pays. M. Fabre s'est surtout distingué dans l'art de décoi'er et de peindre la porcelaine; MM. Panneel etChappel, Jacquet et Nedonchel ont donné depuis 1830 à cet art, un déve- loppement et une perfection qui ont été pour elle une sorte de création nouvelle. La véritable porcelaine de Sèvres ne se fabrique dans notre pays qu'au moyen de matières premières venant de France; mais nous possédons en outre en Belgique , à Tournai et dans le Luxembourg, plusieurs imitations de porcelaine. Deux établissemens pour la fabrication de la porcelaine dite de Tournai , existent dans cette dernière ville. Au siècle dernier et au commencement de celui-ci, elle jouissait d'une fort grande réputa- tion : c'est à François Peterinck que la fondation du plus ancien des deux établissemens est due. Comme elle date de 1750, nous n'au- rions à nous en occuper ici avec détail que pour constater les améliorations qui auraient pu y être introduites durant nos cin- quante dernières années. Malheureusement cet art, malgré plusieurs tentatives, soit pour adopter un genre de dorure plus économique, soit pour varier et améliorer les impressions, est à peu près resté stationnaire. On a dû se restreindre comme par le passé dans les cou- leurs bleues. Les événemens politiques de 1815 et le nouveau tarif français qui en a été la suite, lui ont opposé les plus grands obsta- cles; cependant après de longs efforts, M. De Bettegnies, proprié- taire de l'un d'eux, et petit-fils du fondateur, est parvenu à fabriquer depuis quelques années à Tournai une faïence qui a de la ressem- blance avec la porcelaine française. La fabrication de la porcelaine opaque , dans le Luxembourg , est une création récente. Le jury d'examen de l'exposition de 1835, rend compte en ces termes des produits envoyés par M. Bosch : « Sa porcelaine opaque, fabrication nouvelle qu'il vient d'intro- » duire en Belgique , et dont il exhibe plusieurs services complets , DANS L'INDUSTRIE. 169 » réunit toutes les qualités que l'on peut désirer dans cette espèce de » produits : la légèreté, la bonne exécution des pièces , la netteté des » couleurs, du vernis et celle de la pâte, enfin la pureté des dessins » dont les noirs surtout peuvent soutenir la comparaison avec ceux )) des produits analogues qui nous arrivent de l'étranger. Les mêmes » qualités se font remarquer dans sa faïence proprement dite. » Une médaille d'or lui fut en conséquence décernée. Le jury reconnaît donc que M. Bosch a enrichi sa province, le Luxembourg, d'une nouvelle fabrication qui tient le milieu entre la faïence et la porcelaine. La manufacture de Sept-Fontaines, qu'ex- ploite M. Bosch, compte soixante-dix années d'existence; fondée par le père du propriétaire actuel, elle remonte à 1766, et reçut alors le titre de manufacture impériale et royale; mais on n'y fabriqua d'abord que de la faïence dite de Luxembourg. Déjà en 1806, à une exposition qui eut lieu en France , la bonne qualité de ses produits avait été proclamée; et depuis, chaque exposition nouvelle est venue constater un nouveau progrès. Les Hollandais avaient la fabrication presque exclusive des pipes de terre, et s'y étaient maintenus depuis un temps presqu'immé- morial par des sacrifices extraordinaires. M. Jean Lenssen de Venloo a entrepris de rivaliser avec les Hollandais. Ses premiers essais re- montent à 1806. Il est parvenu à balancer la fabrication hollan- daise. Cette branche d'industrie , à laquelle les environs d'Andennes fournissent la matière première en abondance, a continué de se main- tenir dans le pays. Cristallerie , verrerie. Ni avant ni depuis 1789 la Belgique n'a possédé de manufac- ture de glaces. La fabrication du cristal et du verre y réussit, et s'est constamment tenue au niveau et quelquefois au-dessus de la fabrication des autres peuples. M. Dartigues s'était rendu acquéreur, en 1802, des ustensiles et d'un emplacement propre à faire le verre, à Vonèche, arrondisse- Tox. XIII. Tl 170 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS ment de Dinant. Huit ans après, dans la distribution des prix décen- naux à Paris, M. Dartigues fut considéré comme le fondateur de l'établissement le plus utile à l'industrie. La commission de l'indus- trie lui consacra la mention suivante : a Les efforts de M. Dartigues » sont dirigés principalement vers la fabrication des verres les plus )) précieux et les plus utiles , et particulièrement vers ceux dits de » Bohême , qu'il a su corriger de deux défauts qui en altéraient le » poli et la transparence. Il fabrique chaque année six à sept cent » milliers de minium ' ; à l'aide de cette matière , qu'il ne doit qu'à » lui-même, sa manufacture de cristaux a pris un accroissement si » rapide que ses verres ont remplacé les anciennes gobeleteries par le w prix modéré auquel il peut les livrer. » Le jury lui attribuait, en terminant, un mérite d'une bien plus haute importance encore : a Pour la fabrication du flint-glass, M Dartigues a su diriger ses » essais en chimiste habile. Une lunette astronomique, construite » avec le cristal qu'il a fourni, par Cauchois, a été mise en expé- » rience à l'observatoire. Elle a donné plus de lumière que celle de )> Dollond, mais elle a paru terminer les objets moins bien. » Ce fabricant , habitué à voir et à traiter les affaires en grand , a quitté la Belgique quelques années après les événemens de 1815, qui l'avaient placé trop à l'étroit pour ses opérations. Il est allé en France créer un autre établissement, Baccara. Le matériel de Vo- nèche fut vendu en 1830 à MM. Zoude et Cioqui l'ont transporté à Namur. M. Dartigues a renoncé depuis à Baccara et est revenu ré- sider à Vonèche. L'établissement de Vonèche était en possession d'une espèce de monopole pour la fourniture des cristaux en Belgique et en Hol- lande. M. Kemlin, long-temps directeur des travaux de Vonèche, et dont M. Dartigues avait soigné l'instruction en la dirigeant tout spécialement vers les études chimiques , fonda, avec l'aide de quelques 1 M. Dartigues a commencé sa carrière en France, par la fabrication du minium qu'on tirait précédemment d'Angleterre. II n'avait encore que 1 7 ans lorsqu'il débuta dans l'industrie par l'introduction de ce procédé de fabrication. DANS L'INDUSTRIE. 171 actionnaires le Val-Sl-Lambert, en 1826. Il avait à lutter contre des difficultés de diverses sortes. La fabrication des cristaux était chose nouvelle dans cette localité; il fallut former des ouvriers de toute espèce , en appeler à grands frais d'Allemagne , d'Angleterre et de France. M. Kemlin, secondé dans ses travaux par un directeur ha- bile, M. Lelièvre, a introduit l'usage d'un système de fours à la houille, analogues à ceux employés en Angleterre; il obtint un brevet d'importation et de perfectionnement pour la fonte à creusets ouverts du cristal et de la gobeleterie ordinaires. Ce procédé permit d'atteindre un haut degré de perfection et d'opérer en même temps une baisse de prix de plus de 25 p. °j0. Le Val-S'-Lambért tient trois fours en activité et occupe journellement quatre cents ouvriers. On y fait usage d'une machine à vapeur pour la taille des cristaux o«di- naires. En 1836, le Val-S'-Lambert s'est constitué en société anonyme, et a augmenté l'importance de ses capitaux pour doubler le nombre de fours en activité et introduire en Belgique la fabrication des glaces. Le minium entrant dans la composition du cristal se fabrique au Val-St-Lambert , comme il s'est fabriqué à Yonèche d'abord et depuis à Namur. Il faut citer encore M. Kemlin pour la prévoyance philanthro- pique dont il est animé envers ses ouvriers. Un des premiers en Belgique, il a donné un exemple utile aux grands industriels en fondant une caisse d'épargnes et une école gratuite au Yal-St-Lam- bert, pour les ouvriers et leurs enfans. Tout le monde connaît le cristal et le demi-cristal moulé; mais deux améliorations sont venues dans ces dernières années lui donner de grands avantages. Il ne s'obtenait d'abord que par l'insufflation. On lui a depuis substitué deux méthodes : la première est le piston , la seconde la presse. Le piston a été inventé en France par un ouvrier valétudinaire qui éprouvait la nécessité de se soustraire à la fatigue de l'insufflation. Cette découverte fut très-largement ré- compensée par le gouvernement français. La presse a été pratiquée 172 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS d'abord par les Américains et importée depuis six ans environ en Europe. Ces deux procédés se trouvent à Namur comme au Yal- St-Lambert; mais les ouvriers, sans doute par esprit d'habitude, recourent plus généralement à l'insufflation qu'au piston. La presse au contraire est pour eux d'un très-grand usage ; elle permet d'exé- cuter des pièces que la taille elle-même ne pourrait fournir. Les produits des cristalleries belges se livrent au commerce de 15 à 25 p. °/0 au-dessous des prix des fabriques françaises, pour les articles courans. Paris conserve le sceptre du luxe et du goût. Toute- fois Namur mérite d'être cité pour la blancheur de ses cristaux et la pureté de ses formes. La France et l'Angleterre exploitaient seules les petites tailles sur cristaux; M. Cappellemans de Bruxelles a fait venir, en 1816, des ouvriers anglais et français experts en cette partie. Il monta ensuite un atelier où il admit de jeunes orphelins belges qui furent en- tretenus et instruits dans l'établissement. Ces élèves, en s'exerçant à la taille des cristaux sous des maîtres habiles, devinrent eux-mêmes au bout de quelques années d'excellens ouvriers; ce sont eux qui nous procurent aujourd'hui ces admirables tailles répandues dans toutes les classes, et qui ont rendu facile la formation d'ateliers du même genre à Namur, au Val-St-Lambert , et chez M. Voglet à Bruxelles. Le district de Charleroi est en Belgique le centre de la production de la verrerie. Il s'y trouve des familles qui comptent trois siècles d'existence bien établie dans l'exercice de cette profession. Celle de M. Dedorlodot est du nombre. Toutefois son développement ne date que de 1812. Depuis cette époque seulement, on y a com- mencé la fabrication du verre-blanc , et M. Drion est celui à qui elle est due. Cette fabrication, qui paraît aujourd'hui fort simple, n'a pourtant réussi qu'après de nombreux essais. M. Drion a encore, le premier , fabriqué des verres de couleur , tels que des verres bleus , rouges et jaunes; la fabrication des verres de couleur ne date que de trois ans, et déjà elle est dans son plein développement. DANS L1NDUSTR1E. 173 M. Dedorlodot, devenu le directeur d'une société anonyme qui s'est portée l'acquéreur de son établissement, se proposait, à la fin de 1836, d'utiliser les capitaux de cette compagnie en introduisant à Charleroi la fabrication du cristal et du demi-cristal. Un industriel a obtenu, en 1836, la croix de l'ordre Léopold pour plusieurs améliorations importantes apportées dans le cours des der- nières années à la fabrication du verre, et déjà ses produits lui avaient valu, à l'exposition de 1835, la médaille d'or. Cet industriel est M. Houtart-Cossée , par qui la compagnie anonyme des verreries de Mariemont a été fondée en 1828. La chambre de commerce et des fabriques de Charleroi, la com- mission provinciale d'examen et la députation des Etats, se sont plu à signaler les services rendus par M. Houtart à l'industrie qu'il exerce. Le 9 juillet 1830 et le 20 octobre 1832, des brevets lui ont été délivrés pour les perfectionnemens ci-après : 1° Le chauffage au charbon. M. Houtart-Cossée a substitué la houille au bois dans le chauffage des fourneaux; et quatre de ces fourneaux, à l'usage d'une verrerie , sont remplacés par un seul qui est continu. Dans les anciens fours , les verres exigent une recuisson de cinq à six jours; dans le nou- veau quatre heures suffisent ; 2? L'étendage. Cette opération se fait , dans les anciens établissemens , sur pierres fixes ; M. Houtart fait son étendagesur pierres mobiles, et par ce moyen il évite les raies, les griffes et la perte du lustre qui dégradent généralement les verres à vitres. 3° Le changement déposition du verre dans les fours. M. Hou- tart pose les verres à plat et non verticalement comme dans l'ancien système, ce qui permet de les obtenir toujours droits, plans et unis. Pour ces trois inventions, M. Houtart-Cossée a obtenu des brevets sous la dénomination dètendage au charbon sur pierres mobiles et four continu. « Indépendamment de ces découvertes , qui ont contribué aux pro- » grès de cette industrie, M. Houtart, dit la chambre de commerce » de Charleroi, est parvenu à fabriquer le verre vert ou commun, 174 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENT » sans employer les cendres de bois, et à remplacer le grésil par des » crasses de verres en les faisant calciner et passer à l'eau , économie » importante, qui a permis de baisser les prix de 25 à 30 p. °j0. C'est » aussi lui qui a commencé, en 1832, la fabrication des tuiles ou » pannes de verre , industrie toute nouvelle , utilisant le verre de » rebut qui était une perte pour les fabricans , et procure au seul éta- )) blissementde Haine-Sl-Pierre , dont il est directeur, un placement » d'environ 1 million de pieds carrés par année ' . Ces différens chan- » gemens dans la fabrication des matières ont été adoptés par tous » les maîtres de verreries, immédiatement après leur découverte. » La commission provinciale a reconnu que la verrerie de Marie- mont est la première du Hainaut. La députation des Etats a déclaré que toujours cet industriel était à la tête du progrès, et que la pros- périté dont jouit la verrerie est due, en partie, aux perfectionnemens et aux économies qu'il y a introduits. On aura une idée du nouvel élan donné à la fabrication du verre dans ces dernières années, quand on saura que dans le district de Charleroi le nombre des verreries, qui n'était que de 10 en 1823, était déjà de 23 en 1826, puis de 32 en 1833 ; enfin de 37 en 1836 , et qu'il s'en construisait encore de manière à en porter le nombre très-prochainement à 42 ou 43. Pour la fabrication du verre en Belgique, les industriels ont dans la main-d'œuvre et le combustible un avantage que les pays voisins peuvent difficilement lui disputer. Toutefois, il est peut-être à re- gretter qu'il faille encore aujourd'hui tirer de France les tubes et les divers appareils de chimie , d'Allemagne ou de France les fioles de médecine. Dans la fabrication des verres de couleur, nos fabricans avouent qu'il leur reste des progrès à faire pour les couleurs rouges et jaunes. 1 Ces pannes se trouvent déjà répandues en Hollande et en Allemagne ; elles présentent une pTan.de économie pour l'éclairage des greniers et des mansardes. La panne de verre s'intercale entre celles de terre, et dispense des frais de châssis; la grêle, quelque violente qu'elle soit, ne peut la briser. DANS L'INDUSTRIE. 175 PLUSIEURS AUTRES AMELIORATIONS INDUSTRIELLES. Nous avons présenté jusqu'ici les découvertes qui se rattachent aux industries les plus importantes , ou qui ont introduit les changemens les plus notables dans les procédés de fabrication ; celles encore qui , par leur singularité, ont le plus vivement excité l'attention des con- temporains. Nous allons maintenant parcourir rapidement et en résumé d'autres perfectionnemens dont les résultats sont en général moins aperçus. Nous pourrons encore nommer un grand nombre de belges qui ont contribué à les naturaliser. PRÉPARATION DES CUIRS. Citons d'abord la préparation des cuirs. Les cuirs tannés ont été rendus imperméables et plus souples. A ceux qu'on destinait aux harnachemens et aux équipemens militaires, on a donné un brillant vernis sans rien enlever à leur solidité. Le temps du tannage a été abrégé. La chimie a dirigé le mégissier et le chamoiseur dans leurs opérations. Les basanes ont été fendues par un procédé mécanique de manière qu'une peau d'agneau en fait deux ; le même mode a été appliqué aux peaux de buffle; la fabrication du maroquin n'a plus été l'apanage exclusif du Levant; ajoutons encore que les toiles cirées ont reçu un éclat inattendu de l'application des couleurs les plus vives et des dessins les plus variés. Les premiers progrès du tannage datent de 1788 à 1789. C'est à François et Liévin Bauwens qu'ils sont dus. Les peaux de veau qui exigeaient autrefois six et huit mois de préparation, purent être livrées en six semaines au commerce; et au moyen de cette améliora- tion , ces deux industriels furent à même de fournir leurs produits aux Anglais eux-mêmes en acquittant un droit de 30 p. °/0. M. Jorez et M. Helinck-Janssens ont rivalisé pour la fabrication des cuirs vernis et des toiles cirées; Muller d'Echternach, Delhaye Ladrière de Pern- 176 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS welz, Ithier-Spinau d'Etterbeck, ont concouru pour la bonne prépa- ration des basanes et l'importation de la fabrication des maroquins. M. Ithier-Spinau nous a dotés des premières basanes fendues. C'est dans les prisons de Vilvorde et sous la direction de M. Reymaekers que les peaux de buffle ont été divisées ; enfin la maison Malacors , dirigée aujourd'hui par M. Mésange de Stavelot, doit une fortune immense à la qualité de ses cuirs imperméables. M. Ambroise Bauchau deNamur, a introduit dans la tannerie un changement de détail. Au lieu d'exposer les peaux à la fumée du tan pour les mettre en fermentation , il les abandonne à la fermentation spontanée dans des caves, et les ouvriers ne sont plus incommodés par la fumée. Lorsque les pores sont ouverts par la fermentation , il met les peaux dans une dissolution de tanin préparé avec le résidu des écorces qui proviennent des fosses. FABRICATION DES CORDAGES. La fabrication des cordages pour l'exploitation des mines de houille et de la marine est importante en Belgique. Nous avons à mentionner deux tentatives d'amélioration qui s'y rapportent. La première est l'introduction , vers l'année 1829, du procédé mécanique connu sous le nom de patent-rope en Angleterre; on le doit à M. James Hall Greive qui habite Hornu. M. Vandensteen de Termonde, l'emploie également. La seconde amélioration est celle des cordes et cordages fabriqués avec le chanvre d'aloès. En 1819, 30,000 livres de cette espèce de chanvre ont été importées par MM. Decock frères de Gand, et travaillées àHamme. L'essai fut abandonné. Quelques années plus tard, MM. Vlies etCie ont repris cette fabrication, et ont constitué pour son exploitation une compagnie au capital d'un million de francs. Il résulte de plusieurs renseignemens recueillis que le mérite de cette dernière amélioration rencontre encore de nombreux incrédules. On réclame en faveur du chanvre récolté et manipulé en Belgique, une grande supériorité de qualité. DANS L'INDUSTRIE. 177 orfèvrerie. M. Dcfuisscau de Mons a introduit dans l'orfèvrerie un procédé mécanique, l'estampage, qui économise la main-d'œuvre et la matière; ce procédé s'applique aux objets d'un grand débit, et dont les modèles ne doivent subir aucun changement; les ornemens d'église et l'ar- genterie de table sont de ce nombre. On a annoncé à la fin de 1836 qu'une machine pour fabriquer les couverts d'argent venait d'être inventée par M. J. Allard de Bruxelles; qu'elle l'emportait sur les procédés dont on s'était servi jusqu'ici, en ce qu'elle permettait à deux ouvriers de fabriquer douze couverts en une journée, etc. ; rien ne garantit encore l'exactitude de ce fait, qui au fond peut n'être qu'une nouvelle application de l'estampage. TELLE DE COTON. M. Davreux afné, de Bouillon, a monté depuis 1834 une fabrique où le tulle de coton se tisse par des métiers à rotation; mais il avait été précédé plusieurs années auparavant par M. Ensor, qui a établi à Gand, dans les dernières années du royaume des Pays-Bas, une fabrique montée d'après les mêmes procédés, et a depuis transporté son industrie en Hollande. COUTELLERIE. M. Arnould Raymond possède à Namur la fabrique de coutellerie la plus importante du pays ; il a monté depuis douze ans dans son établissement une machine à vapeur au moyen de laquelle il donne le polissage à ses produits; il est jusqu'ici le seul qui fasse usage de cette méthode. Le mérite principal de M. Arnould Raymond est d'avoir, à force d'activité et d'économie, opéré de fortes réductions dans le prix de ses produits, et de pouvoir de cette façon soutenir la concurrence étrangère et se jouer en quelque sorte des barrières de douane que lui opposent les pays voisins. Ce mérite, d'ailleurs, il le Toa. XIII. 23 178 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS partage en partie avec MM. Laderier, autres fabricans de Namur, qui ont également su se faire un nom dans cette fabrication. La fabrique de tapis de haute-lice, qui, pendant plusieurs siècles a brillé en Belgique, avait presque complètement disparu à la fin du siècle dernier. Des établissemens importans où ces beaux ouvrages se travaillaient à Gand et à Bruxelles, étaient fermés. MM. Piat- Lefebvre et fils entreprirent de relever à Tournay cette industrie ; et ils y parvinrent. Le commencement de leur fabrication date de l'année 1781. Ils obtinrent presque aussitôt l'appui de la famille impériale d'Autriche. En 1784, le gouvernement éleva les droits d'entrée sur les tapis étrangers de 10 à 25 p. °/0 , indépendamment des droits de convoi et de tonlieu; en 1786, 1,200 ouvriers étaient occupés par eux. On rap- porte, pour prouver jusqu'où allait pour ces fabricans la sollicitude des princes qui gouvernaient alors la Belgique, qu'un des plus jolis dessins de tapis de pied, encore aujourd'hui usité, est de la compo- sition d'un archiduc ; et que souvent Marie-Christine arrivait inat- tendue pour suivre de ses yeux la marche intérieure de cet établis- sement. Sous l'empire, cette fabrique s'accrut puissamment. On fit non-seulement des moquettes, mais encore des tapis en savonnerie. M. Lecocq, dans son Coup et œil sur la statistique commerciale de l'arrondissement de Tournay, s'exprime ainsi sur cette fabrique : « Son organisation intérieure est un chef-d'œuvre que nous pouvons » présenter comme modèle aux plus vastes établissemens; » et il entre à ce sujet dans de nombreux détails qui montrent toute la force de conception industrielle de ceux qui la dirigeaient à cette époque. Lors de l'exposition de 1806, ils entrèrent en concours avec les fabri- ques de France les plus renommées , et ils remportèrent la médaille d'or. Le jury leur consacra la mention suivante : « Tapis fabriqués » solidement et remarquables par la perfection du dessin. Ils ont DANS L'INDUSTRIE. 179 » introduit dans leurs ateliers une méthode et une division de travail » qui permettent de baisser les prix sans baisser les qualités. » On a compté jusqu'à trois mille ouvriers employés dans cette fabrique actuellement dirigée par MM. Schumaker et Overman. Depuis l'an- née 1836, elle a été constituée en société anonyme, et tout annonce qu'elle prendra bientôt une activité nouvelle. Depuis trois ou quatre ans, une fabrication de tapis en poils de vache a été importée à Anvers. Ces sortes de tapis fournissent, dit-on, autant de chaleur que les tapis de laine , et sont à meilleur marché. Il en a été produit à l'exposition de 1835, par Mme veuve Jacques, d'Anvers, que le jury a favorablement accueillis. PARQIETERIE. MM. Couvert et Lucas, menuisiers parqueteurs à Bruxelles, ont poussé l'art de la parqueterie à un point qu'aucun pays voisin n'a pu encore atteindre; ils font usage de procédés mécaniques pour débiter les bois qu'ils travaillent. Un nommé Sackman , aujourd'hui dans un hospice de bienfaisance de Liège, peut être pour cette industrie, placé sur la même ligne sinon plus haut qu'eux; car c'est par lui qu'ont été confectionnés les parquets si justement célèbres de Tervueren. niiiiiiih!!. Dans la chapellerie, les tissus végétaux ont remplacé les substances animales. L'introduction des chapeaux de soie en Belgique ne date que de ces dernières années. M. J. E. Pottier, de Bruxelles, et avant lui M. Jacquot, également de Bruxelles, ont donné en Belgique l'exemple de ce mode de fabrication. RI EAT3IMI. M. De Poorter aîné, fabricant de rubans à Bruxelles, mérite une place distinguée dans la liste des industriels qui inventent ou perfec- 180 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS tionnent et savent résister à la concurrence étrangère. Il a monté en Belgique la seule fabrique de lacets que le pays possède, et y a adapté le plus ingénieux mécanisme. Il a augmenté le nombre de lames du vieux métier à la barre et en a tiré presqu'autant de ressources que du métier à la Jacquard. Enfin il le dispute aux Allemands pour la fabrication des rubans de fil et coton , de même que ceux-ci avaient commencé par le disputer à la ville d'Ypres pour la fabrication des rubans de fil. Il est parvenu à mêler le fil de lin et la soie de manière à faire illusion. L'établissement de M. De Poorter, qui n'existe à Bruxelles que depuis 1827, est déjà la manufacture la plus consi- dérable que la ville possède ; sept cents ouvriers y sont continuel- lement employés. PASSEMENTERIE. La passementerie fine est redevable à M. Vander Hecht fils d'une conquête qu'elle a faite sur la France. Jusqu'en 1825, les matières premières, c'est-à-dire les traits, bouillons et fils d'or et d'argent venaient de Lyon, qui en fournissait à toute l'Europe. M. Vander Hecht alla en France faire son apprentissage de tireur d'or; il im- porta en Belgique les procédés des Lyonnais, forma des élèves dans ses ateliers; et les produits de sa fabrique marchent aujourd'hui de pair avec ceux de France, tant pour le prix que pour le brillant, l'éclat et la solidité de la dorure. Dans la passementerie d'or et d'argent, M. Grosse de Gand, est à citer. CAOUT-CHODC. M. Meeus-Vandermaelen a importé en Belgique la fabrication des tissus élastiques de caout-chouc , dit gomme élastique ; l'utilité en est incontestable déjà dans les ceintures, corsets, bretelles, jarre- tières , etc. , et on la croit généralement susceptible d'une exten- sion beaucoup plus grande. Il a fallu inventer des machines et des procédés pour presser la gomme, la découper en lanière, réduire les lanières en fils plus minces et d'uniforme grosseur, pour faire DANS L'INDUSTRIE. 181 perdre à ce fil son élasticité , pour le revêtir ensuite de coton et de soie et le tisser comme un fil ordinaire , enfin pour lui rendre dans une certaine proportion l'élasticité qui est sa propriété naturelle. Tous ces obstacles ne pouvaient manquer d'être vaincus par le génie inventif de l'époque. Cette importation a valu à la société qui l'exploite une médaille d'or à l'exposition de 1835. PAPIEHS PKI5T8. Il faut signaler encore les progrès qu'ont faits les papiers peints , tant pour la richesse des ornemens dans certains cas que pour le bas prix dans d'autres. Cette fabrication a d'abord profité de l'amélio- ration introduite dans la fabrication du papier blanc par le moyen de la mécanique continue, et ensuite, pour ses couleurs, des perfec- tionnemens obtenus dans la fabrication des produits chimiques. Elle a donné plus d'élégance à ses dessins , plus de solidité à ses applica- tions; les ouvriers, devenus plus habiles, se sont contentés pour salaire d'un prix moins élevé. MM. Vangelder-Parys, de Bruxelles, et Everaerts frères , de Louvain , se sont placés en tête de cette bran- che d'industrie. UfSTRCVEKS DE MCSIQIE. La perfection des divers instrumens de musique n'a pas cessé de suivre le développement du goût musical en Belgique. Sous l'empire, P. J. Tuerlinck de Malines, simple tourneur, parvint sans aucune instruction à porter la fabrication des instrumens de musique à un point très-élcvé de perfection; il améliora la contre-basse en lui donnant deux tons de plus et en diminuant son volume. M. Dupré , à Tournay, a inventé le tuba. Mais quand bien même nous n'aurions jamais possédé d'autres artistes en ce genre , un seul, M. C. S. Sax, de Bruxelles, suffirait pour donner a la Belgique la supériorité dans la fabrication des instrumens. Le jury d'examen, dans son rapport sur l'exposition de 1835, donne les détails qui suivent à ce sujet : 182 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS « L'établissement de M. Sax, créé en 1816, est, dans son genre, » sans rival en Europe. On y trouve rassemblées des branches d'in- » dustrie qui, dans les autres pays, occupent plusieurs fabriques » différentes. Il n'est aucune partie de la construction des instrumens » de musique qui n'y soit exécutée. Le bois, le cuivre, l'argent, » entrent bruts dans ses ateliers et en sortent façonnés en instrumens » de toutes les espèces. )) M. Sax expédie ses produits dans les diverses contrées de l'Eu- » rope; il a des dépôts à Paris et dans d'autres villes de France, )> ainsi qu'à Francfort, Cologne, Londres et Lisbonne. Il emploie » ordinairement une centaine d'ouvriers, tous belges et ses élèves. » Il travaille dans ce moment à établir des relations avec le Levant. )) Il fait construire, pour donner plus d'extension encore à sa fabri- )) que de nouveaux et vastes ateliers. )) La plupart des instrumens que fabrique M. Sax ont été perfec- )■> tionnés par lui; les brevets qu'il a obtenus en font foi. Tous sont » confectionnés avec un soin , une précision , une élégance qui ne » laissent rien à désirer. » On peut dire de M. Sax, qu'il a agrandi le domaine de l'harmonie par l'invention de ses cors omnitoniques ; ses perfectionnemens ont en outre porté sur les clarinettes. Le jury lui décerna alors une médaille; et depuis, au mois d'oc- tobre 1836, le roi lui a accordé la croix de l'ordre Léopold. M. Lichtenthal a introduit le piano-viole , dont les sons sont si graves et si majestueux; la fabrique des pianos à queue a été na- turalisée en Belgique par les soins de MM. Groetars, Hoberechts et Lichtenthal. LITHOGRAPHIE. Un art tout nouveau est sorti du produit des carrières; c'est la lithographie , qui est destinée à faire pénétrer le goût du dessin et de la gravure jusqu'aux extrémités sociales , et à multiplier les com- munications industrielles de toute espèce par le bon marché avec lequel tous les plans se retracent et les idées en quelque sorte DANS L'INDUSTRIE. 183 peuvent se traduire. La lithographie fut découverte à Munich, en 1799, par M. Senefelder ; elle s'annonça en France par des essais malheureux de 1806 à 1808, et ne s'y fixa définitivement qu'en 1816, grâce aux efforts de M. de Lasteyrie qui était allé étu- dier lui-môme cet art en Allemagne. Elle parut en Belgique en 1818. MM. Jobard et Van Burggraeff d'abord, et M. Goubauld ensuite, s'oc- cupèrent de cette amélioration. M. Dewasme arriva en 1822. On leur doit une foule de publications d'art, qui ont popularisé à l'é- tranger les noms de plusieurs artistes belges , surtout ceux de Madou , et de Lauters. D'ailleurs rien de plus simple que les procédés par lesquels on est parvenu à tirer parti de la lithographie; la presse, l'encre, le crayon, les acides sont, à peu de chose près, ce qu'ils étaient dans le principe. M. Dewasme croit pouvoir attribuer la netteté d'exécution de la plupart de ses publications au soin qu'il prend de faire chauffer la pierre avant le dessin, pour prévenir l'hu- midité à laquelle les pierres sont fort sensibles. Les pierres lithogra- phiques ne sont pas un produit indigène ; on les tire exclusivement des environs de Munich. HSTRUIE.>S DE (.niRIRGIE. M. F. Bonneels est au nombre des industriels que le Roi a nommés chevaliers de son ordre, par son arrêté d'octobre 1836. Il est fabricant d'instrumens de chirurgie à Bruxelles, et en a perfectionné plusieurs. Les services rendus à l'industrie non-seulement par M. François Bon- neels, mais par son père, se trouvent établis dans le passage suivant du rapport du jury d'examen sur l'exposition de 1835 : « Ce fut M. François Jean Bonneels, de Termonde, qui érigea le » premier établissement destiné à la fabrication des instrumens de « chirurgie; il était allé étudier les principes de son art dans les » meilleurs ateliers de Paris. Le gouvernement autrichien appela » M. Bonneels à Bruxelles en 1787, pour l'attacher à l'université )) nouvellement transférée de Louvain dans cette capitale. 104 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS » M. François Jean Bonneels eut son fils pour successeur; c'est à » ce dernier qu'est principalement dû le degré de perfection auquel » est parvenue en Belgique la confection des instrumens de chirurgie. » Cet habile fabricant n'a cessé, depuis vingt années qu'il dirige les )) ateliers créés par son père, de marcher de progrès en progrès. » Non-seulement il s'approprie et exécute sur-le-champ les inven- )) tions de l'industrie étrangère, mais plus d'une fois il y a apporté )) des améliorations, fruits de ses propres études. Tous les ouvriers » qu'il emploie sont belges et formés par lui. » Parmi les produits exposés par M. Bonneels en 1835, et qui lui valurent alors la médaille d'or, on a remarqué la couronne à trépan perfectionnée par lui , et la collection des instrumens pour le traite- ment des maladies d'yeux. Il a été le premier â exécuter dans le pays les appareils propres au redressement des déviations de la colonne vertébrale. Après M. Bonneels, un autre constructeur d'instrumens, M. P. J. Despy, à Bruxelles , est parvenu à acquérir dans le même art quelque célébrité. DANS L'INDUSTKIK CONCLUSION. Nous venons d'énumérer les découvertes et perfectionnemens qui ont depuis cinquante ans agrandi ou amélioré le domaine des arts industriels; je le sens, quels qu'aient été mes efforts , le tableau que j'ai tracé n'est pas complet; mais il fallait que quelqu'un ouvrît la voie; il fallait pénétrer au milieu de cette masse de faits pour en saisir au moins les principaux. C'est un exemple que j'ai voulu donner. Si l'on juge que, pour recueillir ces détails épars, pour interroger les souvenirs confus d'un grand nombre d'industriels , un peu de courage fut nécessaire, je ne cherche à m'en prévaloir que comme d'un titre à l'indulgence. C'est pour moi d'ailleurs une satisfaction que d'avoir été auprès de cette élite d'hommes laborieux et entreprenans l'organe de l'es- time publique, et d'avoir pu l'être en présence d'une assemblée que son dévouement à la science et à la gloire du pays met si bien à même de me comprendre. Je n'ai pu sans éprouver le sentiment d'une joie sincère, inscrire parmi les hommes utiles tant de noms belges, qui plus tard peut-être eussent été oubliés ou méconnus. Hommes utiles ! il n'est pas désormais de plus beau titre. C'est surtout pour eux que les pages de l'histoire doivent maintenant s'ouvrir, car c'est par eux que commence la grande époque de travail et de bien- être qui embrassera bientôt le monde entier. Ici nous pourrions borner notre tâche, mais une conclusion man- que. De toutes ces découvertes, de tous ces perfectionnemens, de tous ces efforts de l'industrie quel est aujourd'hui le résultat pour la Belgique? Je me hâte de répondre : il est tel que tout homme aimant ce pays peut s'en réjouir. Les manufacturiers belges se transmettent de père en fils un esprit Toa. XIII. 24 - 186 INVENTIONS ET PERFECTIONNEMENS de prudence et d'économie dont ils puisent le principe dans les nombreuses révolutions politiques de leur histoire. Sur une terre tant de fois foulée par la guerre et la conquête, ils se tiennent toujours en garde. Ainsi les événemens de 1830, quelqu'inattendus qu'ils pa- russent au plus grand nombre, ne les prirent cependant pas tout-à- fait au dépourvu. Le commerce et l'industrie de ce pays souffrirent; mais ils souffrirent moins qu'ailleurs de la tempête. La révolution une fois faite, on commença à s'interroger avec inquiétude sur l'avenir; on entrait dans un ordre de choses tont nouveau, sans analogie avec le passé : à la période autrichienne avait succédé la période impériale ; la période hollandaise avait suivi celle de l'empire. Quelque pé- nible qu'ait été pour l'industrie chacune de ces transitions, du moins pouvait-on dire qu'à ces diverses époques une nation de consom- mateurs en était venue remplacer une autre , et qu'il ne restait aux producteurs belges qu'à étudier les goûts des nouveaux associés que la politique leur apportait. Après 1830, on ne vit rien de pareil; les ressources du commerce, les débouchés de l'industrie s'étaient fermés ; comment parvenir de sitôt à les rouvrir ? Pour consommer tout ce que l'industrie arrache à la terre ou produit sans son con- cours, il ne fallait donc plus compter que sur soi-même! On s'in- quiéta; l'indépendance du pays dans ce moment parut un pro- blème. On se demanda si le bien-être devait être sacrifié à la liberté, ou la liberté au bien-être, car pour la Belgique isolée, ces deux biens semblaient inconciliables. Par quel miracle la concilia- tion s'est-elle faite ? Le miracle , s'il en est , se cache sous un ordre de faits naturels qui se déroulent paisiblement , et que peu de mots expliquent : la liberté du travail est laissée au peuple belge. Que les Belges suivent donc leurs destinées , et surtout qu'ils se persuadent qu'avec l'indépendance c'est aussi le bien-être qu'ils ont conquis. Ils marchent immédiatement après l'Angleterre dans la voie des découvertes et des progrès; ils occupent depuis long-temps la première place industrielle sur le continent. Les savans et les écri- vains le répètent , tous les manufacturiers étrangers le prouvent en DANS L'INDUSTRIE. 107 repoussant de leurs marchés les produits belges, ou en les faisant frapper de droits élevés. Dans un ouvrage spécialement consacré à l'industrie française, M. Stéphane-Flachat a écrit naguères : « On sait que la Belgique et » l'Angleterre nous dépassent de loin dans l'exploitation des mines et » dans le traitement des métaux. » Là est la base du succès. Il y a peu de temps un autre écrivain de la même nation a dit : « Si en dix ans » la Belgique a pu atteindre l'industrie anglaise qui cependant ne » stationnait pas, pourquoi dans le même délai ne rattraperions- » nous pas l'industrie belge? » Lorsqu'en France on veut donner une idée de fabricans industrieux , ce sont les belges que l'on cite. Lors de l'enquête en France, M. Clément Desormes, professeur de chimie, s'exprimait ainsi : « Je viens de Belgique, où j'ai passé huit » jours avec M. Cockerill, fabricant renommé de ce pays, et qui est » habitué à la recherche et à l'étude des procédés étrangers. Une » industrie nouvelle s'établit-elle en Angleterre, M. Cockerill s'y )) transporte, et après quelques mois d'étude, il en rapporte des » renseignemens assez précis, une connaissance assez profonde de » la matière pour n'avoir plus qu'à monter les machines et à fabri- » quer. » Retenons bien tous ces témoignages; mais retenons bien aussi cette vérité : si les Belges savent honorer la mémoire de ceux de leurs concitoyens qui ont porté leur pays à cette hauteur, ils sau- ront aussi s'y maintenir; car les hommes que l'on admire, on éprouve le besoin de les imiter. FIN. /v^wwwv^^^^l^^^v\^^^^\^\\v\\\v^\^^^\\\^\\^^\^\^\^^^\^v\^^vw^^^^^^^v^^.\\^\^v^^^v\\.^^.\v\\^\^v\\vv TABLE DES MATIÈRES. P«ge.. avertissement •- • Exposition •• 8 Situation de l'industrie sous l'administration autrichienne. — 1™ époque 7 2e époque 10 3* époque 16 Réunion à la France 20 Arts mécaniques. — Machines à vapeur 29 Bateaux à vapeur 88 Voitures à vapeur > 40 Chemins de fer. — Routes à rainures 42 Constructions de machines, outils et instrumens divers 49 Ateliers du Phénix à Gand ' 87 Ateliers de Seraing 89 Filature du coton à la mécanique 67 Tissage mécanique 78 Impressions sur coton 80 Fabrication du drap 88 Laines peignées 98 Filage du lin. — Fabrication de la toile 98 Batistes 10* Fil à coudre ■**• Fabrication de la soierie 104 Impressions sur étoffes de soie 107 Imprimerie et fonderie de caractères lo. Papeterie 110 Puits forés ou artésiens 112 Horlogerie 114 Exploitation des charbonnages 116 Métaux. — Préparation du fer 121 Acier W 190 TABLE DES MATIERES. Pages. Tôles 1» Fer-blanc lâs Mise en œuvre du fer. — Fil de fer, clouterie, poèlerie, câbles 134 Fabrique d'armes • 135 Fonderie de canons à Liège , 139 Zinc . 141 Minerai de plomb , ou alquifoux 1-48 Arts chimiques *•*•* Fabrication des produits chimiques. — Acides minéraux lb. Teinture 1Sg Raffineries de sucre I36 Sucre de betterave 1S9 Distillation 160 Brasseries *"^ Gaz hydrogène carburé.— Éclairage. — Ballons 163 Faïence, porcelaine , terre de pipe 167 Cristallerie, verrerie 169 Plusieurs autres améliorations industrielles 175 Préparation des cuirs Ib. Fabrication des cordages 1 "6 Orfèvrerie 177 Tulle de coton Ib. Coutellerie ^- Tapis •...„.... 178 Parqueterie 1 '9 Chapellerie Ib. Rubannerie • • • • !"• Passementerie • • *°" Caout-chouc • '"■ Papiers peints 1°' Instrumens de musique *"• Lithographie 1"* Instrumens de chirurgie 183 Conclusion • • *"° FIN DE LA TABLE DES MATIERES. OBSERVATIONS ANATOMIQUES ET PHYSIOLOGIQUES -il. LES APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES DES BATRACIENS ANOURES, PAR M. LAMBOTTE, ^ a, Docteur en Sciences Naturelles cl Conservateur des Préparations Zootomiques de l'Université de Liège. MÉMOIRE COURONNÉ LE 8 MAI 1837, F.K «iPOSSI A LA ^VVV\\VV\V\A,VV\V\\VVVVVVVV\\VV^VVV\VVVVVVVVV\\\VVVVVVVVVVVVVVVV\V'VVVV\VV\V\,V\V\\V\\VVV\\V\V OBSERVATIONS ANATOMQUES ET PHYSIOLOGIQUES M 11 LES APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES DES BATRACIENS ANOURES. ÉTAT DES APPAREILS RESPIRATOIRES ET SANGUINS A LA NAISSANCE. CONSIDERATIONS ANATOMIQUES. A. APPAREILS RESPIRATOIRES. Les organes que je regarde comme servant à la respiration du jeune têtard , sont : l'appareil branchial , le péritoine , les sacs pul- monaires et la peau. a. Appareils de la respiration branchiale et pe'rïionéale. Dans le têtard des grenouilles et des crapauds, l'appareil bran- chial consiste en quatre paires de feuillets branchiaux soutenus par 6 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES autant d'arcs cartilagineux. Ces feuillets sont placés aux deux côtés du cou, derrière les rudimens du maxillaire inférieur et sont ren- fermés dans une cavité qui possède une issue au dehors. Le cœur et l'artère qui en naît (Jig. 6), séparent les feuillets du côté droit de ceux du côté gauche. Au bord inférieur de l'arc carti- lagineux qui soutient chaque feuillet {Jig. 9), se trouvent deux troncs artériels; l'un vient du cœur {a) et porte le sang à la branchie, l'au- tre {b) naît de celle-ci et porte le sang aux organes auxquels il est destiné. Du bord inférieur de ces artères naissent des rameaux qui donnent des ramuscules peu nombreux ; ce sont ces derniers qui for- ment les franges branchiales ; le nombre de ces branches vasculaires varie selon les branchies : il y en a de 25-40 aux trois premières , et seulement de 12-15 à la quatrième. Les branchies sont encore fort rudimentaires et semblent ne for- mer que deux tubercules placés des deux côtés du cou ; on ne recon- naît leur division en feuillets qu'en les étalant avec un pinceau ; le quatrième feuillet est si petit qu'on le voit difficilement à cette époque. Des arcs cartilagineux servent à soutenir les branchies comme les arcs branchiaux des poissons ' . Les arcs branchiaux2 sont ici des prolongemens de l'hyoïde. Ce dernier est une petite plaque cartilagineuse un peu concave en de- dans, convexe en dehors, située au plancher de la fosse orale; à son bord antérieur il présente une petite échancrure en rapport avec la langue rudimentaire; de chaque côté de cette échancrure naît une apophyse qui se porte transversalement en dehors. Cette apophyse présente, à son extrémité libre, une petite facette destinée à l'articu- lation avec la mâchoire inférieure rudimentaire. Au bord postérieur 1 M. Martin-S'-Ange a donne de l'appareil des arcs branchiaux, une description détaillée, accompagnée de planches [Recherches anatomiques et phijsiologiques sur les organes transitoires et la métamorphose des batraciens, avec 10 planches. Annal, des se. naturelles, 1831, tom. XXIV, pag. 366). Aussi je ne m'étendrai pas beaucoup sur ce sujet. 2 Martin-S'-Ange , loc. cit., pi. 25. DES BATRACIENS ANOURES. 7 de l'hyoïde, à la ligne médiane, on trouve aussi une échancrure qui doit recevoir plus tard le larynx. Des deux côtés de cette échancrure, les arcs branchiaux (branches hyoïdes) naissent du corps de l'hyoïde; ils se dirigent d'avant en arrière, en dehors et un peu en bas, en décrivant une courbe légère dont la concavité est en haut ; ces arcs sont réunis ensemble à leur extrémité libre. Entre le maxillaire inférieur et la première branche hyoïde, ainsi qu'entre chacune des quatre branches hyoïdes , se trouvent les fentes branchiales au nombre de quatre de chaque côté. Les faces des bran- ches cartilagineuses qui sont en dedans des fentes, sont garnies de petits tubercules mousses, comparables aux pointes coniques des arcs branchiaux des poissons ; mais ici les fentes branchiales ne peuvent pas être entièrement fermées par l'engrènement des tubercules entre eux, et môme, à la première fente, ces tubercules n'existent pas. Plusieurs muscles sont destinés à mouvoir les branches hyoïdes et les branchies ; les uns sont transitoires , les autres doivent persister pendant toute la vie , mais à l'époque dont il s'agit ici , ils sont peu développés. Les muscles transitoires sont au nombre de trois : deux ont pour fonction d'ouvrir les fentes branchiales, le troisième est l'antagoniste des précédons et ferme les fentes branchiales. Les premiers sont attachés d'un côté à la partie inférieure de l'orbite, de l'autre à l'hyoïde au devant de l'apophyse latérale dont nous avons parlé plus haut : en se contractant, ils font monter la partie antérieure de l'hyoïde , tandis que , par un mouvement de bascule , la partie postérieure aux apophyses articulaires descend , et les fentes bran- chiales s'ouvrent. Le troisième muscle est placé transversalement sous l'hyoïde, derrière les apophyses sus-mentionnées ; par sa con- traction, il repousse dans la fosse orale, la partie postérieure de l'hyoïde , et conséquemment les fentes branchiales se resserrent. La cavité qui renferme les branchies communique avec la fosse orale par les fentes branchiales; en outre, elle communique avec le dehors par un petit canal placé à la ligne médiane , et qui s'ouvre 8 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES à l'extérieur par une petite fissure de forme semilunaire (fig. 1). En avant , cette cavité arrive jusqu'aux premières fentes branchiales de chaque côté, et, au milieu, jusqu'à la partie antérieure du cœur, limitée à peu près comme le montre la fig. 7. En arrière, elle se prolonge dans l'abdomen , entre les viscères qui y sont contenus ; à l'endroit où la cavité abdominale commence, c'est-à-dire , un peu derrière le cœur , la cavité est traversée par un tronc veineux con- sidérable qui se jette dans le foie. C'est entre cette veine et le cœur que se trouve le petit canal qui conduit au dehors , à la fissure semi- lunaire dont je viens de parler. Lorsqu'on insuffle de l'air par cette fissure, on voit se distendre la région des branchies et la cavité ab- dominale ; à travers les parois de celle-ci ', on peut reconnaître que l'air se trouve entre les intestins , et qu'il y pénètre , sous forme de bulles , des deux côtés de la fissure ou plutôt de la veine qui tra- verse la cavité à cet endroit. Tous les organes dont nous venons de parler , sont recouverts par une membrane muqueuse que nous allons décrire : Dans la cavité orale , la muqueuse recouvre d'abord le petit tuber- cule qui représente la langue rudimentaire {fig. 10); elle arrive en- suite sur l'hyoïde, et vient former au bord postérieur de celui-ci, un repli qui l'entoure sous la forme d'une petite bandelette dont le bord libre flotte en arrière. De ce repli en partent d'autres qui sui- vent le bord supérieur des branches hyoïdes et les rudimens du maxil- laire inférieur; ces replis peuvent, en s'abaissant en arrière, recou- vrir les fentes branchiales, comme l'épiglotte recouvre la glotte. Lorsque la muqueuse a formé ces duplicatures , elle se continue dans les fentes branchiales; celles-ci sont disposées aux deux côtés de la fosse orale, dans deux petits enfoncemens qui peuvent en partie être recouverts par la bandelette qui entoure l'hyoïde; la muqueuse revêt ensuite les branchies, elle y devient extrêmement mince et se perd entre les capillaires dont ces organes sont formés. 1 A cette époque la couche musculaire est trop mince pour empêcher de voir, à travers les parois de l'abdomen , les organes y contenus. DES BATRACIENS ANOURES. 9 Des fentes branchiales , la membrane se porte dans la cavité qui contient les branchies; elle recouvre la face inférieure du cœur, parvient jusqu'à la partie antérieure de ce viscère; là, elle se re- plie en bas et vient tapisser la paroi inférieure de la cavité bran- chiale; c'est de cette paroi qu'elle se prolonge dans le petit canal d'écoulement et qu'ensuite, à la fissure extérieure, elle se confond avec l'enveloppe cutanée. Derrière les branchies, la muqueuse revêt les bras rudimentaires renfermés dans la cavité branchiale; et de là, elle se continue enfin dans la cavité abdominale, en formant une sorte de gaine à la veine qui traverse la cavité et dont nous avons parlé plus haut. Dans la cavité abdominale , la muqueuse se comporte comme le péritoine dont elle ne parait différer que par sa communication avec l'extérieur : on sait que dans le têtard les intestins sont roulés en forme de spirale (fig. 6), le péritoine pénètre entre ces viscères et forme une sorte de lame spirale qu'on pourrait comparer , quant à la forme , à une feuille de papier roulée en cornet. Telles sont les dispositions anatomiques que présente l'appareil branchial et le sac péritonéal; examinons maintenant l'appareil pul- monaire aux premiers temps de la vie. b. Organe de la respiration pulmonaire. Cet organe est d'une grande simplicité ; il ne consiste qu'en un petit sac formé par un prolongement de la muqueuse du pharynx. Derrière l'hyoïde , dans l'échancrure qui se trouve à son bord posté- rieur , la muqueuse présente une petite fissure longitudinale (fig. 10), c'est la glotte ; on ne la reconnaît qu'avec beaucoup d'attention à cause des replis longitudinaux qu'offre la muqueuse à cet endroit ; mais en soufflant de l'air sur cette partie , on écarte les bords de la fissure qui se montre alors distinctement. Cette fente communique immédiatement avec une cavité vésiculaire (fig. 12, 13), placée sous l'œsophage, et terminée postérieurement par deux petits culs- Tox. XIII. 2 10 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES de-sac qui se portent un peu sur les côtés de ce dernier (fig. 10). Cette cavité est constamment distendue par de l'air; sur ses parois se voient deux artères et deux veines; les premières suivent la partie supérieure et latérale jusqu'à l'extrémité des culs-de-sac pré- cités (fig. 12); les veines reviennent en dessous et se rapprochent de la ligne médiane (fig. 13). c. Organe de la respiration cutanée. Nous arrivons à la description de l'organe de la respiration cuta- née, qui semble surtout très-active dans le premier âge, et d'une grande importance pour le développement du jeune être. A la naissance, la peau du têtard offre une couleur grisâtre, pâle, uniforme sur tout le corps; mais bientôt on voit la face dorsale devenir plus foncée et se marquer de taches noirâtres arrondies , surtout à la partie médiane et vers la tête ainsi que sur la queue. A la face ventrale, on remarque, au contraire, une teinte plus pâle et des taches blanchâtres; sur les flancs elle ne présente qu'une teinte intermédiaire et point ou peu maculée. Si l'on examine la peau à un grossissement de vingt à trente dia- mètres, on reconnaît qu'elle présente une multitude de points ronds , translucides , assez semblables à ceux qu'offrent les feuilles du mille-pertuis (fig. 27); c'est surtout au dos qu'on les voit bien et notamment dans les taches de cette partie; cependant, avec un peu d'attention, on les observe également parmi toute la surface cutanée; à la peau du ventre ces points s'aperçoivent difficilement, mais néanmoins la différence légère de transparence permet encore de les distinguer; on y voit même un petit anneau jaunâtre qui les entoure; dans les taches de cette partie on reconnaît mieux ces points. Au dos , entre tous les points dont nous venons de faire men- tion , on trouve une matière noire , déposée en petits points angu- leux qui sont rangés en lignes irrégulières, doubles, et qui sem- DES BATRACIENS ANOURES. 11 ble indiquer le trajet de canalicules. C'est à cette matière qu'est due la coloration noirâtre de la peau; en s'accumulant en plus grande quantité, elle produit les taches noires dont la peau du dos est parsemée. Aux flancs, cette substance noirâtre est moins abon- dante ; elle n'y forme que de petits points épars et qui sont plus an- guleux. Au ventre, on n'aperçoit plus les points noirs, ou du moins ils y sont en très-petit nombre (fig. 27). Si l'on se borne à cet examen de la peau, on est déjà porté à y soupçonner l'existence de nombreux canalicules , du moins à la peau du dos où le pigment noir semble les circonscrire. Mais ces cana- licules sont-ils des capillaires sanguins ou bien des vaisseaux élé- mentaires? les points transparens sont-ils des dilatations de ces derniers ou bien ne sont-ils pas en communication avec eux? existe-t-il de semblables vaisseaux à la peau ventrale? et n'est-ce pas une illusion d'optique qui fait prendre pour des vaisseaux les interstices que l'on voit entre les points de matière colorante de la peau du dos? c'est ce qu'il serait difficile dédire. Mais, lorsqu'à l'aide d'une injection heureuse, on a pénétré les derniers ramuscules sanguins , on reconnaît la véritable nature et la disposition des canalicules que l'on avait soupçonnés. La peau présente des troncs sanguins très-forts qui se ramifient et forment à sa face interne un réseau peu serré (fig. 28); des capillaires excessivement déliés naissent de ce réseau, et constituent à la face externe du derme un lacis très-serré. Ce sont ces capil- laires que Ton voyait dans la peau non injectée et qui sont évi- demment les dernières ramifications des artères. Ces capillaires se portent autour des points clairs que présente la peau; ils ne les pénètrent pas, et l'on voit bien évidemment que ces points ne sont pas des dilatations des canalicules; je regarde ces points comme de petites fossettes qui s'enfoncent entre les mailles du lacis vasculaire, ce qui me semble prouvé par les changemens qui surviennent dans ces organes chez plusieurs espèces. Quant aux points de matière noire, ils ne paraissent être qu'une 12 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES sécrétion des capillaires; ce qui est d'autant plus probable qu'on la trouve également sur les parois des gros troncs sanguins. L'injection démontre que la peau du ventre présente des vais- seaux sanguins semblables à ceux du dos; la seule différence, c'est qu'il ne s'y trouve pas de pigment noir ; ce qui permet de recon- naître qu'autour des fossettes il y a, outre l'anneau sanguin, un anneau jaunâtre qui serait peut-être un anneau lymphatique; il y a encore une matière blanchâtre qui semble remplacer la matière noire de la peau du dos. Les capillaires que j'ai injectés dans la peau sont d'une exces- sive ténuité ; les fossettes ou les points clairs ont un diamètre moyen de 0,04 de millimètre; les points noirs ont un volume qui varie selon les vaisseaux avec lesquels ils sont en rapport. B. APPAREILS SANGUINS. L'appareil de la circulation se compose du cœur, des artères, des veines et des capillaires. Nous allons décrire ces diverses parties dans l'ordre où nous venons de les nommer. a . Cœur. Le cœur est situé dans l'intervalle qui sépare les deux groupes de branchies , un peu en arrière ; il consiste en une oreillette et un ventricule. L'oreillette est grande (fig. 17), vésiculaire, à parois très-minces; elle se compose de deux parties , l'une plus grande placée plus en arrière , et l'autre plus petite est plus en avant ; le sang aborde dans l'oreillette par cinq troncs veineux : la veine cave inférieure, les deux veines axillaires ou caves supérieures et les deux veines pul- monaires. Les trois premiers troncs s'ouvrent dans la grande divi- sion de l'oreillette qui semble n'être qu'une dilatation de la veine cave inférieure; les deux veines pulmonaires sont très-petites, et s'ouvrent dans la petite division de l'oreillette. DES BATRACIENS ANOURES. 13 Le grand compartiment est adhérent au foie et pourrait être regardé comme un sinus veineux; il y a aussi un petit étrangle- ment qui pourrait la faire diviser en deux parties , l'une postérieure et l'autre antérieure. Le ventricule (fig. 18) a une forme arrondie, ses parois sont épaisses; il est placé sous l'oreillette et son sommet est tourné en bas. Son volume n'est guère que la moitié de celui de l'oreillette. b. Artères. Au côté droit de la base du ventricule naît une artère considé- rable qui présente une forme bulbeuse à son origine, comme l'ar- tère correspondante dans les poissons; mais elle diminue bientôt de diamètre, et se divise en deux faisceaux de trois troncs chacun (fig. 17, 18) : ces troncs sont destinés aux branchies. Les deux pre- mières artères de chaque faisceau se rendent aux deux premières branchies de chaque côté sans se diviser; le troisième tronc se di- vise en deux branches, la première destinée à la troisième branchie, la seconde destinée à la quatrième. La première artère branchiale afférente décrit une courbe dont la concavité est en arrière, et arrive près de l'origine de la première branche hyoïde ; elle se porte alors au bord antérieur de la bran- chie, de sorte que,. pour la voir, il faut renverser les franges branchiales en arrière. Cette artère donne quinze à vingt rameaux qui , en se divisant , forment les franges branchiales avec les ra- mifications de l'artère efférente qui lui répond; en outre elle four- nit (fig. 9) un petit ramuscule excessivement délié qui s'anastomose avec l'artère efférente. Cette artériole naît à l'extrémité interne de la branchie , c'est ordinairement la première branche que donne l'artère afférente. La seconde artère branchiale afférente est accollée à la première jusque près des branches hyoïdes et présente la môme courbure qu'elle; mais arrivée près des branches hyoïdes, elle se dirige un 14 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES peu en arrière, et vient longer la face postérieure de la seconde branchie en suivant le bord inférieur de l'arc cartilagineux qui la soutient; de sorte que pour voir cette artère, il faut étaler en avant les franges de la branchie; le nombre des branches que donne l'artère est de 18-24; elle fournit en outre un capillaire d'anastomose à l'artère efférente, ce capillaire est placé à l'extrémité interne de la branchie (fig. 21). Le troisième tronc sanguin qui naît de l'artère bulbeuse est d'abord réuni aux deux autres, dont il occupe la face supérieure (fig. 17-18); mais parvenu à la moitié de la distance entre le cœur et les branchies, il quitte les deux premières artères et se divise immédiatement en deux branches ; celles-ci vont , en arrière , aux deux dernières branchies. La troisème artère branchiale afférente se porte d'abord un peu en arrière , pour gagner ensuite la face postérieure de la troisième branchie; elle fournit à cette dernière 18-20 rameaux, plus une branche d'anastomose entre elle et l'artère efférente; cette branche est ordinairement placée à l'extrémité externe de la branchie (fig. 21); cependant j'ai vu plusieurs fois cette anastomose à l'extrémité in- terne comme aux deux premières branchies. Enfin, la quatrième artère branchiale afférente se dirige en ar- rière jusqu'à la quatrième branche hyoïde; elle ne donne que six ou huit rameaux pour former les franges branchiales dont elle oc- cupe la face postérieure. Il y a une branche d'anastomose entre les artères afférente et efférente ; elle se trouve ordinairement à l'ex- trémité externe de la branchie; mais je l'ai toujours vue à l'extrémité interne quand la branche analogue de la troisième branchie était dans le même cas. A chacune des artères branchiales afférentes, répond une ar- tère efférente; à chaque branchie, les deux artères se trouvent du même côté, l'artère efférente est la plus superficielle et est for- mée à peu près par le même nombre de rameaux que ceux four- nis par l'artère afférente. DES BATRACIENS ANOURES. 15 L'artère efférente de la première branchie est formée par la réunion de quinze à vingt tronculcs; elle est placée en avant de la branchie et fournit le sang à la tète et à la région sous-maxil- laire; elle a la forme d'un arc de cercle dont la concavité serait en haut. Le sang qu'elle charrie se dirige en partie vers l'extré- mité interne de la branchie et en partie vers l'extrémité externe. La branche qui se porte en dedans est peu considérable, elle est destinée à la langue rudimentaire et aux muscles de cette région. C'est en dehors de ce rameau que se trouve l'anastomose entre l'ar- tère afférente et l'artère efférente. La figure 9 montre cette dis- position. La branche qui quitte le feuillet à la partie externe est la con- tinuation du tronc; elle tourne derrière le maxillaire inférieur, et, passant entre la muqueuse du palais et le crâne, elle se porte en avant et en dedans. Arrivée près de la fosse orbitaire, elle pé- nètre dans le crâne après avoir donné un rameau à l'oeil et quel- ques autres au palais. On voit que l'artère qui revient de la première branchie est la correspondante de la carotide primitive. La seconde artère branchiale efférente fournit le sang à un grand nombre d'organes; c'est la plus considérable du corps, et elle cor- respond à l'aorte latérale. Après avoir quitté la branchie à son extrémité externe, elle tourne derrière l'œsophage et vient se réu- nir à l'artère du côté opposé, à peu près au-dessus du foie, pour former le tronc de l'aorte descendante. Avant cette réunion, elle donne un rameau pour le crâne (artère vertébrale) qui pénètre dans cette cavité , derrière l'occipital ; elle donne encore une bran- che pour le bras très-rudimentaire , et qui n'est à cette époque qu'un petit tubercule blanchâtre situé derrière les branchies; l'artère en suit le côté externe; elle est plus forte que ne semblerait l'exiger ce petit organe; cette artère se divise sur le tubercule en un grand nombre de branches. Après avoir fourni ces deux rameaux, l'aorte latérale se réunit à celle du côté opposé et forme ainsi le tronc descendant. Ce der- 16 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES nier donne bientôt naissance à un faisceau d'artères mésentériques qui sont très-nombreuses et qui se confondent avec les artères de l'estomac et de l'œsophage; il n'existe pas encore de différence entre estomac et intestin , le foie est très-peu développé. Les rami- fications des artères mésentériques sont disposées dans la lame spi- rale du péritoine. L'aorte fournit encore, sur les côtés, les artères rénales, les ar- tères testiculaires ou ovariennes, et des branches pour les muscles du dos; ensuite elle se continue dans la queue en se comportant de la manière suivante : Le tronc de l'aorte se prolonge jusqu'à l'extrémité de la queue, en devenant de plus en plus délié; il occupe la partie inférieure de la tige cartilagineuse qui constitue le squelette de cette partie {fia. 23). Avant de quitter la cavité abdominale, au-dessus du rec- tum, cette artère donne une branche plus considérable que celle qui forme la continuation du tronc principal; cette branche des- cend derrière le rectum , et arrivée près de l'anus , elle se porte en arrière et suit le bord inférieur de la queue dans la rainure qui sépare les muscles du côté droit de ceux du côté gauche; enfin elle se termine par un rameau qui s'anastomose avec l'extrémité de l'aorte caudale. Cette dernière, après que l'artère dont nous venons de parler s'en est séparée, donne quelquefois naissance à deux artérioles pour les pattes postérieures rudimentaires. L'aorte fournit ensuite des rameaux musculaires en petit nombre; mais le sang qu'elle char- rie va en grande partie dans l'artère sous-caudale par des canaux d'anastomose entre ces artères , et qui sont disposés comme le mon- tre la fig. 23. De la branche sous-caudale naissent toujours, près de l'anus, deux rameaux pour les pattes postérieures; ces artères sont plus en ar- rière que les deux autres, lorsqu'elles existent. Le tronc qui les a fourni jette sous la queue un grand nombre de branches qui vont sur les côtés de cette partie se ramifier dans les muscles ; ces DES BATRACIENS ANOURES. 17 petits troncs sont enfoncés dans des rainures qui se dirigent obli- quement d'arrière en avant, sur les côtés de la queue jusqu'au milieu des faces latérales de cette partie; c'est de ces rameaux que la peau qui revêt cet organe reçoit une portion de son sang. La troisième artère branchiale efférente semble au premier abord ne se rapporter à aucune des artères de l'homme; elle est pres- que aussi forte que l'aorte latérale; elle quitte la branchie à son extrémité externe, se porte d'abord un peu en arrière, tourne derrière le maxillaire inférieur rudimentaire , et s'engage entre les muscles et la peau; c'est à cette dernière qu'elle est destinée; elle entre dans cet organe derrière la membrane tympanique, fournit de suite une branche qui se dirige sous l'œil (fig. 25 ) , et ramifie en avant à la peau de la tête et de la région sous-maxillaire, où elle s'anastomose avec des rameaux du côté opposé. Le tronc principal continue ensuite son trajet en arrière en suivant les deux côtés de la face dorsale; il donne beaucoup de branches à la peau du dos et à celle du ventre; à la ligne mé- diane, ses rameaux s'anastomosent avec ceux de l'artère corres- pondante de l'autre côté. C'est la troisième artère branchiale ef- férente qui fournit la presque totalité du sang que reçoit la peau; cependant celle-ci en tire aussi de l'aorte et des carotides, par de petits troncules qui viennent se réunir avec ceux de l'ar- tère cutanée. C'est surtout vers l'extrémité postérieure que ces petits rameaux se voient en grand nombre. Nous examinerons plus loin à quelles artères de l'homme peuvent correspondre les artères cu- tanées dont nous venons de donner la description. L'artère efTérente de la quatrième branchie est destinée unique- ment à fournir le sang au sac pulmonaire; elle sort de la bran- chie au côté externe et vient gagner en arrière le bord latéral du petit sac ; elle suit ce bord jusqu'à l'extrémité du prolongement que présente cet organe à sa partie postérieure (fig. 12). L'ar- tère pulmonaire donne beaucoup de rameaux qui forment un ré- seau sur les parois du poumon rudimentaire. Il y a quelquefois une To*. XIII. 3 18 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES petite branche d'anastomose qui réunit l'artère pulmonaire et l'ar- tère cutanée , à l'endroit où elles quittent les branchies. c. Veines. Le système veineux se comporte ici d'une manière bien remar- quable. Le nombre des veines qui s'ouvrent dans l'oreillette unique à cette époque, est de cinq, comme nous l'avons déjà dit en parlant du cœur : ce sont les deux veines axillaires (fig. 17), les deux veines pulmonaires et la veine cave inférieure ; mais ces veines ne sont pas chargées tout-à-fait des mêmes fonctions que dans les animaux d'or- dre supérieur. Les veines axillaires ou caves supérieures, au nombre de deux, ramènent au cœur une portion du sang qui a circulé dans l'aorte et la carotide; elles se composent chacune des veines caudales, cru- rale, brachiale et jugulaire. Il y a quatre veines caudales (fig. 23, 24), la première est située au bord supérieur de la queue, dans la fente longitudinale qui sépare les muscles de l'un et l'autre côté, c'est la plus grande des quatre. La seconde est placée au bord supérieur de la tige cartilagineuse qui soutient la queue , elle est petite. Les deux autres se trouvent dans les rainures longitudinales qui divisent en deux les faces laté- rales ; elles sont peu considérables. Des veinules nombreuses mettent ces quatre troncs en communication, et de petits canaux unissent directement les veines avec les artères de cette partie. Arrivée à la racine de la queue, la veine caudale supérieure se porte sur le côté , pour se joindre à l'une des veines latérales tantôt à droite tantôt à gauche. La veine profonde perce les muscles pour se réunir aussi avec l'une des latérales. La caudale supérieure envoie latéralement des branches à l'une et l'autre latérale , de sorte que le sang qu'elle charrie est déversé plus loin dans les deux axillaires. Les deux veines crurales s'ouvrent également dans les caudales latérales à peu près au même endroit que la caudale supérieure. Les DES BATRACIENS ANOURES. 19 veines latérales , considérablement grossies , continuent leur trajet, en recevant des veinules qui reviennent des muscles du dos, passent devant les bras, reçoivent de ces organes une petite veine. Elles changent de direction en se portant en dedans, reçoivent enfin la jugulaire et vont s'ouvrir dans le grand compartiment de l'oreillette. On voit que, dans le têtard, la veine cave supérieure remplit une partie des fonctions de la veine cave inférieure des animaux d'un ordre plus élevé. Les deux veines pulmonaires répondent aux artères du même nom ; elles viennent s'ouvrir dans le petit compartiment de l'oreillette. La veine cave inférieure est très-courte dans les animaux dont nous nous occupons; et si l'on regarde comme faisant partie du cœur le sinus qui se trouve entre ce viscère et le foie , la veine cave in- férieure n'existerait pas. Cette veine se compose de deux grands troncs : la veine porte et la veine ombilicale. Le système de la première répond aux artères mésentériques , ainsi qu'à celles des reins et des testicules ou des ovaires. Comme les artères mésentériques , elle se compose d'un grand nombre de branches excessivement déliées et qui sont étalées dans la lame spirale du mésentère; ces branches se réunissent en un ou deux troncs qui viennent se ramifier dans le foie, en y pénétrant par la face supérieure; les ramifications de cette veine s'anastomo- sent dans l'organe hépatique , avec celles de la veine ombilicale. Le système de la veine ombilicale est principalement formé par les veines qui reviennent de la peau ; il reçoit , en outre , des vei- nules des parois de l'abdomen et de la partie postérieure de l'appa- reil digestif. Le principal tronc de ce système (fig. 26) est situé à la ligne médiane de la paroi inférieure du ventre; il se trouve sous la peau entre les muscles longitudinaux sous-jacens; il reçoit des branches latérales qui sont placées entre ces muscles et qui s'a- bouchent à angle droit dans la veine principale; ces branches ti- rent le sang qu'elles charrient de la peau et des muscles, et sont en anastomose avec les veines latérales qui reviennent de la queue ; 20 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES des troncules nombreux se rendent directement de la peau dans la veine ombilicale ; avant d'entrer dans le foie , deux rameaux consi- dérables se jettent dans la veine ; ces rameaux viennent de la par- tie antérieure du corps et ramènent le sang fourni à la peau de la tête par la branche antérieure de l'artère cutanée, ainsi que celui donné à la région sous maxillaire par la carotide primitive ; les deux veines dont je parle pennent naissance sous la peau de la tête; les troncules formés se portent, en arrière, dans l'inter- valle qui sépare le cœur des branchies; ils passent ensuite près des commissures de la fente qui sert à l'écoulement de l'eau ; ils s'ouvrent enfin dans la veine oubilicale qui se distribue au foie, en y pénétrant par la face inférieure. Dans cet organe, comme nous l'avons déjà dit, les veines porte et ombilicale s'anastomosent et donnent ensuite naissance aux veines sushépatiques, qui se jet- tent dans le cœur par l'intermédiaire du sinus ou veine cave in- férieure. d. Capillaires. La distribution du sang dans le corps du têtard offre une par- ticularité bien remarquable : dans les animaux d'ordre supérieur, comme on sait, le sang sort du cœur et passe dans les artères, traverse ensuite un système de capillaires et revient directement au cœur par les veines, si l'on en excepte le sang que charrie la veine porte et qui doit encore passer dans un second système de capillaires avant de revenir au cœur par les veines sushépatiques et cave inférieure. Mais dans le têtard des grenouilles^ le cours du sang n'est pas aussi simple : ce liquide doit traverser un plus grand nombre de systèmes capillaires. En effet, sorti du cœur, il circule d'abord dans les capillaires des branchies, se réunit ensuite dans les artères efférentes, qui se ramifient en un second système de capillaires ; ce n'est qu'après avoir traversé ce dernier que le sang revient au cœur en petite quantité; la majeure partie doit encore se diviser dans un troisième système, et alors seulement il revient DES BATRACIENS ANOURES. 21 au cœur en totalité. Il n'y a que le sang qui revient du sac pul- monaire et une partie de celui de la veine cave supérieure qui rentrent dans le cœur après le passage dans le second système de capillaires; le reste du sang se jette dans le foie par les veines porte et ombilicale; cette dernière s'anastomose, comme nous l'a vons déjà dit , avec les branches des veines caudales latérales après que celles-ci se sont grossies du sang des veines caudales su- périeure et profonde, des crurales et même brachiales. Le sang, fourni à la région sous-maxillaire par l'artère carotide, revient aussi dans le foie, par les branches antérieures de la veine om- bilicale. Jetons maintenant un coup d'œil sur la disposition des capil- laires dans les divers systèmes. Les capillaires qui forment les branchies sont d'un diamètre bien plus grand que celui des capillaires des autres systèmes; la masse à injection les traverse facilement; ils ne forment pour ainsi dire que de simples anses pour établir la communication des artères afférentes et efTérentes. Un capillaire très-délié , très-court , passe di- rectement de l'artère afférente dans l'efférente (/£«jr. 9 et 21); c'est un vaisseau qu'on pourrait comparer au canal de Botal entre l'artère pulmonaire et l'aorte , avec cette différence que le canal de Botal n'est en fonction que quand le sang n'a pas encore éta- bli sa route par les poumons; tandis que dans le têtard, quand le canal d'anastomose s'est dilaté, le sang ne passe plus par les branchies. Je ferai remarquer la position du vaisseau anastomotique de la première branchie (fig. 9) : près de l'endroit où le sang noir peut être versé par ce vaisseau dans l'artère efTérente, un rameau se détache de celle-ci (l'artère sous-maxillaire) et se porte en de- dans ; le sang noir est nécessairement charrié par cette artère ; cette disposition permet au cerveau de recevoir un sang plus pur , et peut être comparée celle qui, chez le crocodile, a évidemment cette destination. 22 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES Tout le sang qui a passé par la première branchie ne tra- verse que deux systèmes de capillaires, excepté la partie qui est poussée dans l'artère sous-maxillaire, qui revient par les branches antérieures de la veine ombilicale ; cette circonstance , me paraît- il, vient à l'appui de l'opinion que le sang noir, versé dans l'ar- tère efférente, passe entièrement dans l'artère sous-maxillaire. Le sang qui est conduit par l'aorte , est destiné en majeure partie aux organes de l'abdomen et à ceux du mouvement; celui qui se rend dans le mésentère, passe dans la veine porte par des capillaires excessivement déliés et très-nombreux; lorsqu'on les a injectés, les intestins et le mésentère prennent la couleur de la matière à injec- tion ; ils semblent entièrement formés de capillaires; ceux-ci sont flexueux et ne laissent apercevoir entre eux aucune espèce de mailles : ce sont les capillaires les plus déliés du corps. L'aorte fournit encore des capillaires aux organes rénaux et génitaux ; tous ces canalicules charrient du sang qui est porté dans le foie, où il traverse de nouveaux capillaires. Le reste du sang de l'aorte est dis- tribué principalement aux muscles; il revient par les veines caves supérieures et ne passe conséquemment qu'en partie par le foie, au moyen d'anastomoses entre les dernières veines citées et- la veine ombilicale. L'aorte donne aussi des troncules à la peau, et le sang qu'ils contiennent revient alors par la veine ombilicale. C'est surtout en suivant le cours du sang de la troisième branchie que l'on voit bien le passage de ce liquide à travers trois systèmes de capillaires : après avoir passé dans les capillaires de cette bran- chie , le sang est porté par l'artère cutanée dans les canalicules de la peau ; ces derniers se réunissent et forment des veines qui versent le liquide qui les remplit, dans la veine ombilicale; celle-ci le transmet aux capillaires du foie. Le calibre des capillaires de la peau est d'une extrême ténuité : les plus déliés ont moins de 0,0057 de millimètre, ils forment un réseau très-régulier; c'est entre les mailles de ce réseau que se trouvent les points transparens dont nous avons parlé plus haut DES BATRACIENS ANOURES. 23 (fig. 28). Ces capillaires si déliés , ne conduisent certainement pas du sang rouge. Dans le foie, les capillaires sont si nombreux que cet organe prend une couleur très-intense par l'injection de ses vaisseaux sanguins; mais les capillaires qui le forment, semblent ne pas être très-déliés par la facilité avec laquelle l'injection pénètre des vaisseaux afférens dans les efférens. Il nous reste un mot à dire des capillaires du sac pulmonaire : la quatrième artère branchiale eflérente se ramifie sur ce sac, et ses dernières divisions constituent les capillaires dont nous parlons. Ceux-ci se continuent dans la veine pulmonaire , et sont plus déliés que ceux de la peau; ils forment un réseau à mailles très- serrées. De ces capillaires le sang revient directement au cœur par la veine pulmonaire. Telles sont les observations que j'ai faites sur la disposition des organes de la respiration et de la circulation dans le têtard des gre- nouilles à la première période de son existence. Avant de décrire les changemens qui surviennent dans ces organes, je vais examiner comment s'opère ici la fonction respiratoire et comparer brièvement les appareils qui l'exécutent avec ceux des autres animaux. CONSIDERATIONS PHYSIOLOGIQUES. Semblable aux êtres placés le plus bas dans l'échelle animale , le têtard paraît respirer par toutes les surfaces qui viennent en con- tact avec le fluide ambiant. a. Respiratioti branchiale. La respiration branchiale doit être fort incomplète si l'on en juge par he peu de développement des branchies, et le peu de 24 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES ténuité de leurs capillaires; cette circonstance empêche que toute la masse du sang se mette en contact avec l'oxygène de l'eau. Ce mode de respiration ressemble entièrement à cette fonction dans les poissons; il existe néanmoins entre l'appareil branchial de ces deux ordres d'animaux, une différence remarquable, de peu d'importance dans le premier âge, mais qui modifie peu à peu la respiration branchiale du têtard : je veux parler des canaux d'anas- tomoses entre les artères afférentes et efférentes, et qui , dans le jeune têtard ne sont que des capillaires très-ténus. b. Respiration péritonéale. Le sac abdominal est un organe respiratoire bien remarquable et qui rappelle , à mon avis , le mode de respiration des holoturies et de quelques autres êtres aussi inférieurs. Je ne doute aucune- ment que la respiration ne s'opère par la surface que présente cette cavité ; voici les raisons que j'apporte à l'appui de cette opinion : l'eau peut aisément pénétrer dans cette cavité; après avoir traversé entre les feuillets branchiaux, par le même mécanisme que dans les poissons, ce liquide vient remplir la cavité branchiale, d'où il se répand dans le péritoine. Dans ce dernier,, il vient en contact avec les capillaires si déliés du système de la veine porte; la ténuité de ces capillaires doit favoriser l'action de l'oxygène sur le sang, et force l'eau déjà en partie dépouillée de ce gaz dans les branchies , à en céder encore une nouvelle quantité. Après que l'eau a servi à la respiration dans le sac péritonéal , elle peut en être expulsée par l'action des muscles abdominaux , et s'écouler par la fissure qui fait communiquer la cavité branchiale avec l'extérieur. L'analogie nous porterait encore à considérer le sac péritonéal comme organe respiratoire , puisque l'on en a un exemple dans le crocodile, où des canaux amènent l'eau dans le péritoine (canaux péritonéaux) ; il y a cependant cette différence que dans le crocodile , l'entrée dans ces canaux se trouve à la partie postérieure de l'abdomen. DES BATRACIENS ANOURES. i>'> c. Respiration pulmonaire. Le sac pulmonaire concourt-il déjà à exécuter la respiration dans le jeune têtard? Si cet organe remplit déjà la fonction qui nous occupe, il doit le faire aux dépens de l'air en nature, car sa cavité est toujours remplie d'un fluide aériforme. C'est ce qu'on a avancé en disant que le têtard vient à la surface de l'eau humer de l'air ; mais je crois que cette observation n'est pas exacte , et je pense que l'air qui se trouve dans la cavité pulmonaire, provient d'une sécré- tion gazeuse qui s'opère dans l'organe lui-même; en observant le têtard, j'ai effectivement remarqué qu'il s'approchait de la surface de l'eau, mais, au lieu de le voir humer de l'air, j'ai vu qu'il en rejetait, sous forme de bulles qui demeurent quelques instans sur l'eau; souvent même le têtard ne vient pas jusqu'à la surface, et il rejette cependant ces bulles d'air. On pourrait croire que, quand le gaz sécrété distend les parois du sac pulmonaire , l'animal s'é- lève pour que, la pression diminuant, une portion de l'air s'échappe avec plus de facilité; il n'est pas d'ailleurs surprenant que le poumon vésiculaire du têtard sécrète un fluide gazeux, lorsque l'on voit cette circonstance dans la vessie natatoire des poissons, qui offre tant d'analogie avec le sac pulmonaire dont il s'agit; ce fait est même, peut-être, une analogie de plus entre ces deux organes; et ne pourrait-on pas en conclure que le poumon, à son état de développement parfait, continue encore à sécréter des gaz, et que les matières fournies par l'expiration ne sont pas entièrement dues à l'action de l'air sur le sang? d. Respiration cutanée. La respiration par la surface cutanée présente aussi des parti- cularités qui pourront offrir quelqu'intérêt : ce mode de respiration peut être comparé avec celui que l'on trouve dans les animaux les plus inférieurs et dans les végétaux; mais ici, l'appareil se modifie To«. XIII. 4 26 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES et la nature semble préluder à la formation d'un organe important dans les animaux d'ordre supérieur , puisqu'il est chargé seul d'exé- cuter la fonction respiratoire, pendant une certaine époque de leur développement : je veux parler du placenta. La peau est un organe essentiellement vasculaire, comme nous l'avons dit plus haut; sa surface est criblée de petites fossettes, qui pénètrent entre les mailles du réseau vasculaire. Il est probable que le liquide ambiant s'introduit dans ces cryptes, comme l'air dans les stygmates des insectes ou les stomates des plantes; quoi qu'il en soit, la surface du corps est continuellement en contact avec l'eau; et le sang, qui y est exposé dans des capillaires très- ténus, doit éprouver des modifications. Il est possible aussi que les cryptes n'opèrent qu'une sécrétion analogue à celle qu'exécute le sac pul- monaire , et que le produit de cette sécrétion soit dissout dans l'eau à mesure qu'il se forme; tandis que dans le reste de la peau, il s'exécute une réaction semblable à celle qui a lieu dans le poumon par le contact de l'air, ou dans les branchies par le contact de l'eau. Je crois que la lumière n'est pas sans influence sur la respiration cutanée ; et cela expliquerait aisément pourquoi les têtards ne se développent presque plus en captivité. Je pense aussi que la surface dorsale concourt le plus à la respiration; et la matière noire, dé- posée entre tous les vaisseaux de cette partie, ne serait-elle pas produite pendant l'accomplissement de l'hématose, comme la ma- tière qui colore en noir les glandes lymphatiques voisines du pou- mon dans l'homme? Quant à l'influence de la lumière sur le développement du têtard , il me semble qu'on ne peut pas la révoquer en doute : voici quel- ques observations qui viennent à l'appui de cette opinion; je les rapporte ici, parce que je crois que c'est en exerçant son influence sur le système respiratoire cutané, que le fluide lumineux est indis- pensable au développement du jeune être. Les têtards que l'on trouve dans des ruisseaux ou des mares qui ne sont pas recouverts de végétaux , se développent rapidement , DES BATRACIENS ANOURES. 27 tandis que dans les ruisseaux couverts de plantes , en assez grande quantité pour intercepter le passage de la lumière, on voit les té- tards se développer lentement, et même souvent on les trouve encore, dans une saison très-avancée, à peu près tels qu'ils sont quelques jours après la sortie de l'œuf. J'ai aussi remarqué la même chose dans une fontaine qui était recouverte d'une grande pierre qui empêchait la lumière de pénétrer facilement : les têtards que j'avais vus plusieurs mois auparavant, étaient encore à peu près dans le même état à la fin de la bonne saison ; la plupart ne mon- traient pas encore au dehors les pattes antérieures; dans le ruis- seau qui provenait de cette source, au contraire, les jeunes larves se sont développées rapidement et sont passées à l'état parfait. Ces observations ne pourraient-elles pas conduire à expliquer pourquoi certains batraciens conservent , pour ainsi dire , l'état de têtard pendant toute leur vie, le protée par exemple? Cet animal, qui vit dans les lacs souterrains de la Carniole, n'est nullement soumis à l'influence de la lumière; ne devrait-il pas, peut-être, son origine à un batracien non branchié dont les œufs se seraient développés dans ces eaux souterraines; il y aurait eu arrêt de dé- veloppement dans les organes, et cette disposition serait devenue héréditaire? Mais reprenons notre sujet : j'ai dit plus haut que la respiration cutanée était ici le prototype du placenta des mammifères; la dis- position des vaisseaux sanguins est bien propre à faire admettre cette opinion : deux artères qui naissent de la troisième branchié de chaque côté, suivent la face dorsale de la peau, se ramifient dans cet organe et leurs capillaires se réunissent en une veine unique , qui suit la ligne médiane du ventre et vient se jeter dans le foie. Dans le dernier tronc, on reconnaît évidemment la veine ombilicale, et l'on doit considérer les artères cutanées comme les analogues des artères ombilicales ; les seules différences qu'elles pré- sentent , c'est qu'elles ne naissent pas de l'aorte , et que leur origine est à une partie du corps bien plus antérieure. La première de ces 28 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES différences disparaît après que les branchies se sont atrophiées; quant à la seconde, je me borne à dire qu'il n'est pas plus sur- prenant de voir naître les artères ombilicales de la partie anté- rieure de l'aorte , que de voir les artères pulmonaires tirer leur origine de ce tronc artériel. Ayant établi l'analogie entre les vaisseaux sanguins de la peau du têtard et ceux du placenta des animaux supérieurs, on devra admettre que la peau est l'analogue du placenta, avec cette diffé- rence que le dernier opère la respiration aux dépens du sang de. la mère , tandis que la peau exécute cette fonction aux dépens de l'oxy- gène dissous dans l'eau. DES BATRACIENS ANOURES. 29 MODIFICATIONS DES APPAREILS RESPIRATOIRES ET SANGUINS. A. APPAREILS RESPIRATOIRES. a. Appareils de la respiration branchiale et pe'ritonéale. Les changemens qui s'opèrent dans l'appareil branchial ne sont pas très- notables pendant long-temps; ils consistent seulement dans un développement plus grand des branchies ; on reconnaît au premier abord la division en feuillets de ces organes; la quatrième branchie surtout prend un accroissement rapide, quoiqu'elle soit encore plus petite que les autres. On voit avec plus de facilité le canal d'anastomose qui conserve néanmoins long-temps une grande ténuité. C'est lorsque les pattes antérieures se sont montrées au dehors, que les branchies ont acquis leur plus haut degré de développe- ment; à partir de cette époque, les canaux d'anastomose se dilatent peu à peu, les branchies commencent à être moins perméables, elles prennent une couleur plus pâle, leurs franges se crispent; les muscles de la partie inférieure du cou, qui n'étaient d'abord que de très-petits filets, s'accroissent et repoussent les branchies sur les côtés; les capillaires de ces organes sont enfin tout-à-fait imperméables au sang qui ne remplit plus que les gros troncs ; le canal d'anastomose se dilate assez pour permettre le passage direct du sang des artères afférentes dans les efférentes (fig. 22). Alors les branchies se soudent; les fentes branchiales disparaissent; peu 30 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES à peu l'absorption enlève les derniers vestiges des branchies, et l'animal passe à l'état parfait. Pendant ces changemens , les bran- ches hyoïdes s'oblitèrent, la première et la quatrième ne forment plus que deux apophyses et les deux autres sont résorbées. Les apophyses antérieures de l'hyoïde s'allongent et se recourbent en arrière, les muscles transitoires s'atrophient, les duplicatures de la muqueuse qui garnissaient les fentes branchiales , se déplissent ainsi que celle qui entourait le bord postérieur de l'hyoïde. La respiration péritonéale n'existe que dans les premiers temps de la vie ; mais aussitôt que les branchies ont commencé à se déve- lopper davantage, avant que les membres postérieurs ne puissent servir à la nage , la muqueuse qui forme le péritoine , se sépare du reste de la muqueuse , comme la membrane vaginale propre du tes- ticule , dans l'homme , se sépare du péritoine : les deux feuillets se soudent aux environs du foie, et le péritoine se détache et forme alors un sac sans ouverture, caractère qui appartient à toutes les séreuses. Cette séparation coïncide avec un plus grand développe- ment du foie; peut-être celui-ci exerce-t-il une pression qui déter- mine la réunion des deux feuillets du péritoine , et , par suite , l'isolement de ce dernier; ou plutôt, le foie ne se développe-t-il pas davantage pour suppléer à la respiration abdominale qui vient de cesser ? Après la division du péritoine, la cavité branchiale ne se pro- longe plus en arrière que jusqu'à la veine ombilicale; en avant elle ne présente pas de différence ; l'eau qui a servi à la respiration branchiale , s'écoule immédiatement par le petit canal placé derrière le cœur (fig. 1.) Peu à peu les membres antérieurs logés dans la cavité branchiale , grandissent et commencent à se mouvoir {fig. 8) ; ils exercent un frottement continuel sur les parois de la cavité ; celles-ci s'amincis- sent et se percent (fig. 2, 3). C'est ainsi qu'il se forme, de chaque côté, un trou qui s'élargit rapidement et donne passage au bras qui se montre alors au dehors par l'ouverture qu'il a pratiquée , comme DES BATRACIENS ANOURES. 31 l'on voit les dents paraître à l'extérieur après avoir percé le sac qui les renfermait (fig. 4). La muqueuse qui revêtait les bras a pris une structure identique à celle de la peau avec laquelle elle se soude par la suite. La cavité branchiale présente donc actuellement trois ouvertures pour l'évacuation de l'eau ; mais le sternum qui se développe dans la duplicature qui constitue la lèvre antérieure de la fissure par où l'eau s'écoulait auparavant , détermine bientôt la réunion des lèvres; la fissure disparait. L'eau ne s'écoule plus que par les deux fentes placées à la base des bras (fig. 4) ; la cavité branchiale est divisée en deux compartimens qui sont en communication par une sorte de canal placé transversalement sous le cœur. Enfin lorsque les bran- chies ne servent plus à la respiration , et que les fentes branchiales se sont soudées, les ouvertures qui se trouvent à la base des bras, se bouchent (fig. 5) ; la muqueuse qui tapissait la cavité branchiale forme un sac sans ouverture et semble se transformer en péricarde. Le cœur s'est reporté plus en arrière et est entouré par les deux feuillets. b. Organe de la respiration pulmonaire. Nous avons vu qu'à la naissance cet appareil ne consistait qu'en un sac terminé en arrière par deux petits prolongemens (fig. 12, 13) ; après la naissance, la division en deux parties devient de plus en plus prononcée; et finalement le sac se trouve partagé en deux autres (fig. 14) qui se séparent immédiatement à la glotte; ces deux sacs sont placés des deux côtés de l'œsophage ; leur longueur augmente pendant quelque temps : lorsque les pattes postérieures peuvent servir à la nage, ils se prolongent au-dessus du foie, bien avant dans l'abdomen. Les vaisseaux sanguins forment un réseau à mailles assez larges, à la surface de ces sacs ; ces mailles sont elles-mêmes occupées par un lacis très-serré de capillaires ; lorsque les pattes antérieures ont 32 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES percé la peau , le sac pulmonaire prend un accroissement plus rapide, occasionné probablement par le plus grand développement de la quatrième branchie ; les vaisseaux qui forment le réseau dont nous venons de parler ne croissent pas aussi vite que le sac; celui-ci devenant trop grand, forme des bosselures entre les mailles (fig. 11 et 1 5) ; ces bosselures augmentent , se touchent et se changent en vésicules ; ces dernières sont elles-mêmes recouvertes du lacis de capil- laires mentionné ci-dessus; ceux-ci ne peuvent bientôt plus s'ac- croître aussi vite que la membrane des vésicules; de nouvelles bosselures se forment, se changent en vésicules qui recouvrent les premières, et de cette manière les poumons ont remplacé les sim- ples poches ou vessies qui existaient précédemment {fig. 16). C'est quand le poumon prend l'apparence vésiculaire , que le larynx devient apparent et qu'il montre des cartilages que je n'ai pu recon- naître à une époque antérieure Çfig. 15-16) à la formation des vési- cules. Lorsque le poumon a pris cet accroissement, le têtard est pourvu de ses quatre membres, la queue s'est atrophiée et ne tarde pas à disparaître ; c'est aussi alors que les branchies se déforment et sont absorbées. c. Organe de la respiration cutanée. Les modifications que la peau éprouve s'opèrent insensiblement depuis la naissance jusqu'à l'époque du développement parfait. La coloration de cet organe varie beaucoup ; d'abord il est uniformé- ment teint d'un gris pale ; mais peu après la naissance une matière noirâtre se dépose entre les capillaires de la peau du dos, et donne une couleur plus foncée à cette partie; des tâches noirâtres s'y for- ment. La peau du ventre, au contraire, se pénètre d'une substance blanche qui lui donne une teinte plus pâle et y fait naître des taches blanches. J'ai dit à quelle cause j'attribuais cette différence de couleur. DES BATRACIENS ANOURES. 33 La déposition de la matière colorante continue à s'opérer et rend la peau plus épaisse et son tissu plus dense. Après la métamor- phose, la peau prend des couleurs qui diffèrent selon les espèces : verte dans les reinettes, brunâtre, jaunâtre, roussâtre , verdâtre , etc., dans les crapauds et les grenouilles ; ces couleurs semblent en rap- port avec les lieux où vivent les espèces et peuvent même varier aux différentes époques de l'année. Les points clairs que l'on apercevait dans la peau (fig. 27) de- viennent plus grands , et tandis que dans la jeune larve ils étaient tous à peu près du même diamètre , quand l'animal approche , au contraire, de l'état parfait , ils deviennent très-inégaux et présentent au centre un pertuis qui pénètre dans le derme (fig. 29). Dans plusieurs espèces , il se forme des verrues ou de petites glandes qui offrent plusieurs canaux excréteurs , aux endroits où exis- taient des taches noires, et, par conséquent , où les capillaires étaient plus nombreux. C'est surtout lorsque les pattes antérieures se sont montrées au dehors que ces verrues se développent ; la peau devient alors moins lisse, les fossettes se dessinent mieux sur les petites émi- nences que ces organes forment en soulevant la peau ; ces fossettes sont les canaux excréteurs des petites glandes. Lorsque la respira- tion branchiale cesse, ces dernières prennent un accroissement rapide. A cette époque on voit très-bien l'anneau jaunâtre qui entoure l'orifice des fossettes, tant à la peau du dos qu'à celle du ventre. B. APPAREILS SANGUINS. Parmi les modifications que subissent les organes de la circulation, les unes sont plutôt en rapport avec les altérations qui surviennent dans les différentes parties du corps, les autres semblent, au con- traire , déterminer des réactions dans les organes transitoires ou seulement coïncider avec eux. Ainsi avec le développement plus grand d'un organe coïncidera nécessairement une augmentation Tom. XIII. 5 34 APPAREILS SANGUINS ET RESPIRATOIRES dans le calibre des troncs sanguins de cet organe. Au contraire, lorsque, par une cause quelconque, le sang ne peut plus arriver à un organe , celui-ci devra nécessairement s'atrophier. a. Cœur. Les changemens appréciables que le cœur éprouve dans le têtard , ne surviennent que quand l'animal est prêt à passer à l'état parfait ; c'est alors que la division de l'oreillette en deux cavités devient plus prononcée; la cavité où s'ouvrent les veines pulmonaires s'accroît beaucoup (fig. 19, 20); elle occupe la partie antérieure et supérieure du ventricule , et située au-dessus de l'artère qui naît de ce dernier ; cette division de l'oreillette reçoit du sang rouge. L'autre division reçoit du sang noir et est placée derrière la précédente ; elle présente deux parties : l'une plus antérieure , adhérente au ventricule , ap- partient évidemment au cœur ; c'est dans sa cavité que les veines axillaires déversent le sang qu'elles ramènent; l'autre partie est adhérente au foie, et n'est, pour ainsi dire, qu'une veine cave inférieure très-courte et très-large ou plutôt un sinus veineux des- tiné à reprendre le sang des veines sushépatiques ; elle n'est séparée de l'oreillette proprement dite que par un rétrécissement peu mar- qué et n'est pas renfermée dans le péricarde. Les deux cavités de l'oreillette , ou mieux , les deux oreillettes occupent la partie supérieure du cœur et s'ouvrent dans le ventri- cule unique qui prend une forme plus allongée, plus conique; son sommet est tourné en bas et en arrière. b. Artères. A mesure que les branchies sont rejetées en dehors , le cœur se reporte plus en arrière et s'enfonce davantage dans le mince péricarde , derrière le sternum ; en même temps , l'artère bulbeuse s'allonge , le bulbe devient moins prononcé ; au lieu de donner DES BATRACIENS ANOURES. 35 naissance à six troncs, la division en deux devient plus profonde et il n'existe plus que deux branches à cette artère, qui constitue le trône de l'aorte, dès que le passage direct du sang, par les canaux d'anastomose des branchies, est établi (Jig. 22). Chacune de ces deux branches se divise en trois rameaux dont le premier se dirige en avant , c'est la carotide commune (/? Minioirr.' iiiiiroii/itV tir / Irni/fi/i'i' Tmu \lll l'„, ■!. /■%/ + 1 ll.l.amboUt.tlei Mr/ft,' '/, : l.r 1,1,11111 toin, Mil H l.miibotlr va ' Il.l;nnà»t/r ttr/. # • •'#. * MVVVV\\\>YVYV\AWV\\VVVVVVVVVVVV\\\\IV^^ TABLE DES MATIÈRES. Pag». AYAST-rHOTOS 3 État des appareils respiratoire* et sanguins à la naissance. Considérations anatoraiques 5 A. Appareils respiratoires /£. a. Appareils de la respiration branchiale et péritoncale Jb. b. Organe de la respiration pulmonaire • . . . 9 c. Organe de la respiration cutanée 10 B. Appareils sanguins 12 a. Cœur /$_ b. Artères 1g e. Veines . . 18 d. Capillaires 20 Considérations physiologiques 28 a. Respiration branchiale /j_ b. Respiration péritonéalc , 24 e. Respiration pulmonaire 25 d. Respiration cutanée /£_ Modifications des appareil» respiratoires et sanguin». A. Appareils respiratoires 29 a. Appareils de la respiration branchiale et péritonéalc /0. b. Organe de la respiration pulmonaire SI c. Organe de la respiration cutanée 32 46 TABLE DES MATIERES. Pages. B. Appareils sanguins 83 a. Cœur , 84 b. Artères '. . . Ib. c. Veines . . • 36 d. Capillaires 87 Causes de l'atrophie des branchies 38 Remarque sur l'appareil respiratoire du pipa 39 Explication des figures ' il FIN DE LA TABLE DES MATIERES.